Résultats : 20 texte(s)
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1
s. p.
EPITRE d'un Curé du N.. à Madame la Marquise de S. R. à Paris.
Début :
DE votre voix l'attrait persuasif [...]
Mots clefs :
Église, Cœur, Gloire, Amour, Voix
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EPITRE d'un Curé du N.. à Madame
la Marquife de S. R. à Paris.
D.E votre voix l'attrait perſuaſif
Sçut m'arracher jadis , fage Marquife ,
D'un lieu de peine * , où les loix de l'Eglife
Depuis un an me retenoient captif.
Avec encor plus de force & d'empire ,
*Le Séminaire.
A iij
6 MERCURE DE FRANCE .
La même voix me réveille & me tire
D'un froid repos dont , loin de l'hélicon
Le défeſpoir de grimper à fa cime ,
Et de cueillir le laurier de la rime ,
Avoit fajfi mon timide Apollon."
Oui , dans la douce & charmante carrière ,
Où , dès l'abord , mes premières chanfons
Avoient eu l'art ou le bonheur de plaire ,
Je fommeillois couché fous la barrière.
Avois-je tort ? Ecoutez mes raiſons .
Un bon Poëte , ainſi que tout grand-homme ,
Tout bien compté , Madame, n'eft en lomme,
Que l'effet feul de quelque paffion ,
Rapide , ardente , & pleine d'action ,
Dont le feu vif faifit , pénétre , enflamme ,
Brule fon coeur des plus hardis tranſports :
Ainfi que l'âme eſt le reffort du corps ,
Les Paffions font le reffort de l'âme.
La gloire , l'or , l'amour , l'ambition ;
Tel eft l'inftinct des actions fublimes ,
Des grands talens , des vertus & des crimes.
Qui n'eft piqué de ce vif aiguillon ,
Foible jouet d'efforts pufillanimes ,
Au champ de Mars n'eft jamais qu'un poltron ,
Au double- mont qu'un Raccolleur de rimes .
Les Paffions font la divinité
Que , fous le nom de Démon , de Génie ,
De Muſe , enfin de Dieux de l'harmonie ,
Chanta jadis la docte antiquité.
M A I. 1763. 7
Or appliquons cette maxime fûre.
D'un pauvre hère , à qui , pour fon malheur ,
L'ordre du Sort confia la pâture
Et le falut du troupeau du Seigneur ;
D'un Preſtolet , vrai Pâtre évangélique ,
Fait pour trotter , fans repos & fans fin ,
Sur tous les pas d'un animal ruſtique ,
A mille écarts par fa malice enclin :
Si quelquefois , las de courir en vain ,
Affis le foir au bord d'une prairie ,
Au lieu d'aller irriter fon chagrin ,
Par quelque trifte & fotte rêverie ,
Sur des pipeaux affemblés de fa main ,
Pour le diftraire , il lui prend fantaiſie
De frédonner quelqu'air vif & badin ,
Quelle fera fa-muſe , ſon génie !
L'ambition ? Mais la fienne eft remplie
Quand les amis , ou fon heureux deftin
.8.30 °
1
Ont pu le mettre à l'abri de la * faim.( a )
1001
La foif de l'or ? Eh ! comment pourroit naître
Če fol defir au coeur étroit d'un être ,
F
Qui quelquefois n'a pas fon faoul de pain ? ( b )
L'amour O ciel , d'une telle foibleffe
201 I
Daigne à jamais fauver fon chafte coeur :
D'un triple acier défends- en la froideur
t
Voyez la fin de la Piéce , où l'on a renvoyé
les Notes pour la commodité de ceux qui ne voú,
dront pas les lire,
A iv .
8 MERCURE DE FRANCE.
Contre les feux d'une oeillade traîtreffe ;
Tour , jufqu'à l'air du Dieu de la tendreffe
Doir pour un Prêtre être un objet d'horreur.
La gloire Hélas ! des Pafteurs de l'Eglife ,
Depuis longtemps le mondain orgireilletix.c
Borne la gloire au foin religieux.
De bien remplir des devoirs qu'il mépriſe.
Etrange état que l'état clérical !
Aux yeur d'un fiècle où la licence regne ,
Un Prêtre eft-il modefte ? on le délaigne :
Dail
C'est un cagot , un Sage machinal il
Eft-il doué d'un efprit vif, aimable ;
Par fois au jeu , dans les cercles , à table ,
Léger ,badin , fémillant , jovial ?
Tout eft perdu : fa gaîté fcandalife
Tout à la fois & le monde , & l'Eglife.
Eft-if néé doux ? C'eſt un bon animal ,
en fr for permettre .
Devant lequel on fçait tout le
Entit zélé , fermé ? C'est un brutal
Un orgueilleux qui voudroit tout foumettre
Aujoug facré du bâton Paftoral.
As Rock the rodette
Enfin , qui fcait , fur cette mer
stileb ich 90
obliqué ,
Guider la nef , d'un cours toujours égal
Entre l'amour & l'eftime publique
Sans donner onc en nul écueil fatal ,
N'eft pas un Sot ; & , dans ce temps critique,
-Malgré les flors , les vents , & les Anglois
Des bords Bretons jufqu'à la Märtinique.,
M.A 1. 1763.
Pourroit paller vingt Régimens François.
Mais rev enons. Du Lyrique rivage
Mainte raiſons m'interdifant l'accès ,
J'avois fait vou, clos dans mon hermitage,
D'en oublier pour toujours le langage,
Et rachetant par un filence fage
Le temps perdu de mes foibles éſſais ,
De confacrer tous mes foins déformais
Aux feuls devoirs où mon état m'engage.
De ce deffein qu'encore affermiffoir
Certain penchant à la fainéantiſe ,
Vice qu'on fçait fi cher aux gens d'Eglife ,
Et que mon coeur idolâtre en fecret ,
Par vos diſcours, éloquente Marquise ,
Vous m'excitez à rompre le projet.
Vos volontés font des loix que j'adore.
Sans oppofer nulle vaine raifon
A des defirs dont le motif m'honore ,
Je céde , & vais , pour quelques jours encore
Porter mes pas dans le facré vallon .
Si pour monter juſqu'aux lieux deſirables ,
Où les neuf Soeurs , loin des vulgaires yeux ,
Ont établi leur ſéjour radieux ,
Et révélé tant de fecrets aimables
Aux Arrquets , aux Rouffeaus , aux Chaulieux ,
J'avois befoin des aîles fecourables
De quelqu'inting plein de nerf & d'ardeur ,
Le fouvenir profond qu'en traits de flamme
Ont imprimé vos bienfaits en mon âme ,
A v
10 MERCURE DE FRANCE . ,
Sera mon guide & mon introducteur.
"
A. D. d. P. le .... 1762 .
la Marquife de S. R. à Paris.
D.E votre voix l'attrait perſuaſif
Sçut m'arracher jadis , fage Marquife ,
D'un lieu de peine * , où les loix de l'Eglife
Depuis un an me retenoient captif.
Avec encor plus de force & d'empire ,
*Le Séminaire.
A iij
6 MERCURE DE FRANCE .
La même voix me réveille & me tire
D'un froid repos dont , loin de l'hélicon
Le défeſpoir de grimper à fa cime ,
Et de cueillir le laurier de la rime ,
Avoit fajfi mon timide Apollon."
Oui , dans la douce & charmante carrière ,
Où , dès l'abord , mes premières chanfons
Avoient eu l'art ou le bonheur de plaire ,
Je fommeillois couché fous la barrière.
Avois-je tort ? Ecoutez mes raiſons .
Un bon Poëte , ainſi que tout grand-homme ,
Tout bien compté , Madame, n'eft en lomme,
Que l'effet feul de quelque paffion ,
Rapide , ardente , & pleine d'action ,
Dont le feu vif faifit , pénétre , enflamme ,
Brule fon coeur des plus hardis tranſports :
Ainfi que l'âme eſt le reffort du corps ,
Les Paffions font le reffort de l'âme.
La gloire , l'or , l'amour , l'ambition ;
Tel eft l'inftinct des actions fublimes ,
Des grands talens , des vertus & des crimes.
Qui n'eft piqué de ce vif aiguillon ,
Foible jouet d'efforts pufillanimes ,
Au champ de Mars n'eft jamais qu'un poltron ,
Au double- mont qu'un Raccolleur de rimes .
Les Paffions font la divinité
Que , fous le nom de Démon , de Génie ,
De Muſe , enfin de Dieux de l'harmonie ,
Chanta jadis la docte antiquité.
M A I. 1763. 7
Or appliquons cette maxime fûre.
D'un pauvre hère , à qui , pour fon malheur ,
L'ordre du Sort confia la pâture
Et le falut du troupeau du Seigneur ;
D'un Preſtolet , vrai Pâtre évangélique ,
Fait pour trotter , fans repos & fans fin ,
Sur tous les pas d'un animal ruſtique ,
A mille écarts par fa malice enclin :
Si quelquefois , las de courir en vain ,
Affis le foir au bord d'une prairie ,
Au lieu d'aller irriter fon chagrin ,
Par quelque trifte & fotte rêverie ,
Sur des pipeaux affemblés de fa main ,
Pour le diftraire , il lui prend fantaiſie
De frédonner quelqu'air vif & badin ,
Quelle fera fa-muſe , ſon génie !
L'ambition ? Mais la fienne eft remplie
Quand les amis , ou fon heureux deftin
.8.30 °
1
Ont pu le mettre à l'abri de la * faim.( a )
1001
La foif de l'or ? Eh ! comment pourroit naître
Če fol defir au coeur étroit d'un être ,
F
Qui quelquefois n'a pas fon faoul de pain ? ( b )
L'amour O ciel , d'une telle foibleffe
201 I
Daigne à jamais fauver fon chafte coeur :
D'un triple acier défends- en la froideur
t
Voyez la fin de la Piéce , où l'on a renvoyé
les Notes pour la commodité de ceux qui ne voú,
dront pas les lire,
A iv .
8 MERCURE DE FRANCE.
Contre les feux d'une oeillade traîtreffe ;
Tour , jufqu'à l'air du Dieu de la tendreffe
Doir pour un Prêtre être un objet d'horreur.
La gloire Hélas ! des Pafteurs de l'Eglife ,
Depuis longtemps le mondain orgireilletix.c
Borne la gloire au foin religieux.
De bien remplir des devoirs qu'il mépriſe.
Etrange état que l'état clérical !
Aux yeur d'un fiècle où la licence regne ,
Un Prêtre eft-il modefte ? on le délaigne :
Dail
C'est un cagot , un Sage machinal il
Eft-il doué d'un efprit vif, aimable ;
Par fois au jeu , dans les cercles , à table ,
Léger ,badin , fémillant , jovial ?
Tout eft perdu : fa gaîté fcandalife
Tout à la fois & le monde , & l'Eglife.
Eft-if néé doux ? C'eſt un bon animal ,
en fr for permettre .
Devant lequel on fçait tout le
Entit zélé , fermé ? C'est un brutal
Un orgueilleux qui voudroit tout foumettre
Aujoug facré du bâton Paftoral.
As Rock the rodette
Enfin , qui fcait , fur cette mer
stileb ich 90
obliqué ,
Guider la nef , d'un cours toujours égal
Entre l'amour & l'eftime publique
Sans donner onc en nul écueil fatal ,
N'eft pas un Sot ; & , dans ce temps critique,
-Malgré les flors , les vents , & les Anglois
Des bords Bretons jufqu'à la Märtinique.,
M.A 1. 1763.
Pourroit paller vingt Régimens François.
Mais rev enons. Du Lyrique rivage
Mainte raiſons m'interdifant l'accès ,
J'avois fait vou, clos dans mon hermitage,
D'en oublier pour toujours le langage,
Et rachetant par un filence fage
Le temps perdu de mes foibles éſſais ,
De confacrer tous mes foins déformais
Aux feuls devoirs où mon état m'engage.
De ce deffein qu'encore affermiffoir
Certain penchant à la fainéantiſe ,
Vice qu'on fçait fi cher aux gens d'Eglife ,
Et que mon coeur idolâtre en fecret ,
Par vos diſcours, éloquente Marquise ,
Vous m'excitez à rompre le projet.
Vos volontés font des loix que j'adore.
Sans oppofer nulle vaine raifon
A des defirs dont le motif m'honore ,
Je céde , & vais , pour quelques jours encore
Porter mes pas dans le facré vallon .
Si pour monter juſqu'aux lieux deſirables ,
Où les neuf Soeurs , loin des vulgaires yeux ,
Ont établi leur ſéjour radieux ,
Et révélé tant de fecrets aimables
Aux Arrquets , aux Rouffeaus , aux Chaulieux ,
J'avois befoin des aîles fecourables
De quelqu'inting plein de nerf & d'ardeur ,
Le fouvenir profond qu'en traits de flamme
Ont imprimé vos bienfaits en mon âme ,
A v
10 MERCURE DE FRANCE . ,
Sera mon guide & mon introducteur.
"
A. D. d. P. le .... 1762 .
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2
p. 10-11
NOTES.
Début :
( a ) Quand un Ecclésiastique est assez heureux, après vingt ans de travaux, de miséres, [...]
Mots clefs :
Ecclésiastique, Fortune, Somme, Curé, Curés
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NO TE S.
་
( a ) Quand un Eccléfiaftique eft affez heureux
, après vingt ans de travaux , de miſéres ,
pour obtenir une petite Cure de quatre à cinq
cens livres , il peut regarder la fortune comme
faite , & , tout en prenant poffeffion de fon Eglife ,
marquer dans le Cimetiere , en qualité de premier
pauvre de la Paroiffe , la place de fa fépul
eft celui de tous les fubalternes
ture. Ce partage
dans les divers états de la vie .
Le Vigneron , dont l'art heureux
Fair mûrir ce fruit délectable ,
Qui mit , dans les temps fabuleux ,
Son inventeur au rang des Dieux ,
S'abreuve d'un cidre impotable..
Le Laboureur infatigable ,
Qui fur de raboteux guerèts
Séme & cueille avec tant de peine
Les dons utiles de Cérès
Ne le paît que d'orge & d'avoine.
Le Soldat , fier enfant de Mars ,
Qu'on vit vingt fois fur des murailles ,
A la tranchée , en des batailles ,
Braver les plus affreux hafards ;
Si , furvivant à fon audace ,
Il ne tombe pas fur la place
Atteint d'un perfide métal ,
!
MAL. 1763.
II
S'en va , lorfque l'âge décline ,
Couvert de gloire & de vermine ,
Pourrir au fond d'un Hôpital.
(b ) De 250 Cures environ , dont eft compofé
le Diocèle de N .... ( je crois qu'il en eft
de même de tous les autres ) ,il y en a pour le
moins un tiers franc , où les Titulaires n'ont que la
portion congrue ,
dont la manfe eft fixée à la
fomme de 300 liv. Sur cette fomme prenez
so liv. pour les décimes , taux auquel on peut les
impofer ; autant pour l'entretien de la Chaumiere
Paftorale , toujours prête à tomber ; le double
pour la nourriture & le falaire d'un domestique ;
car enfin il faut quelqu'un qui fafle bouillir la
marmite du Curé pendant qu'il dit la Meffe ;
refte pour la table , fon ameublement & fon
veftiaire , la fomme de 100 liv . c'eft - à dire , `s fo
ƒ den. par jour . Je ne fais point mention du
cafuel ; un Curé n'a garde d'attendre le plus
léger honoraire d'une troupe de milérables qui
n'ont pas fouvent un mauvais linceul pour les
enfevelir : il eft trop heureux ,
Lorfque , d'un défunt qu'on lui porte
Pour le gîter au monument ,
La veuve , après l'enterrement ,
Ne vient pas , traînant une eſcorte
De marmots qui crévent de faim ,
Affiéger le feuil de fa porte ,
Et reclamer pour eux du pain.
་
( a ) Quand un Eccléfiaftique eft affez heureux
, après vingt ans de travaux , de miſéres ,
pour obtenir une petite Cure de quatre à cinq
cens livres , il peut regarder la fortune comme
faite , & , tout en prenant poffeffion de fon Eglife ,
marquer dans le Cimetiere , en qualité de premier
pauvre de la Paroiffe , la place de fa fépul
eft celui de tous les fubalternes
ture. Ce partage
dans les divers états de la vie .
Le Vigneron , dont l'art heureux
Fair mûrir ce fruit délectable ,
Qui mit , dans les temps fabuleux ,
Son inventeur au rang des Dieux ,
S'abreuve d'un cidre impotable..
Le Laboureur infatigable ,
Qui fur de raboteux guerèts
Séme & cueille avec tant de peine
Les dons utiles de Cérès
Ne le paît que d'orge & d'avoine.
Le Soldat , fier enfant de Mars ,
Qu'on vit vingt fois fur des murailles ,
A la tranchée , en des batailles ,
Braver les plus affreux hafards ;
Si , furvivant à fon audace ,
Il ne tombe pas fur la place
Atteint d'un perfide métal ,
!
MAL. 1763.
II
S'en va , lorfque l'âge décline ,
Couvert de gloire & de vermine ,
Pourrir au fond d'un Hôpital.
(b ) De 250 Cures environ , dont eft compofé
le Diocèle de N .... ( je crois qu'il en eft
de même de tous les autres ) ,il y en a pour le
moins un tiers franc , où les Titulaires n'ont que la
portion congrue ,
dont la manfe eft fixée à la
fomme de 300 liv. Sur cette fomme prenez
so liv. pour les décimes , taux auquel on peut les
impofer ; autant pour l'entretien de la Chaumiere
Paftorale , toujours prête à tomber ; le double
pour la nourriture & le falaire d'un domestique ;
car enfin il faut quelqu'un qui fafle bouillir la
marmite du Curé pendant qu'il dit la Meffe ;
refte pour la table , fon ameublement & fon
veftiaire , la fomme de 100 liv . c'eft - à dire , `s fo
ƒ den. par jour . Je ne fais point mention du
cafuel ; un Curé n'a garde d'attendre le plus
léger honoraire d'une troupe de milérables qui
n'ont pas fouvent un mauvais linceul pour les
enfevelir : il eft trop heureux ,
Lorfque , d'un défunt qu'on lui porte
Pour le gîter au monument ,
La veuve , après l'enterrement ,
Ne vient pas , traînant une eſcorte
De marmots qui crévent de faim ,
Affiéger le feuil de fa porte ,
Et reclamer pour eux du pain.
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3
p. 12-13
LE MOT POUR RIRE. AIR : Je ne sçais pas écrire.
Début :
LA bonne chère & le bon vin, [...]
Mots clefs :
Gaîté, Amis, Allégresse, Censeur, Rire, Plaisir, Mot
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Reconnaissance textuelle :
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LE MOT POUR RIRE.
LA
AIR : Je ne fçais pas écrire.
A bonne chère & le bon vin ,
Premier éloge d'un feftin ,
Sont bien faits pour féduire.
Mais , ce n'eſt rien qu'un grand repas ,
Quand la gaîté n'y régne pas .
Je veux le mot pour rire.
Donnons à nos amis abfens
Moins de défauts que de talens
Pas un trait de fatyre.
Ayons le fel de la gaîté ,
Sans l'art de la méchanceté.
Je veux le mot pour rire.
Un Bel- Efprit affez ſouvent
Nous prive de l'heureux moment
Que l'allegreffe inſpire.
A table il n'eft que l'enjoûment.
Point de Cenfeur , de froid fçavant :
Je veux le mot pour rire.
Bacchus anime les propos ,
Il eft le père des bons mots ,
Sans chercher à les dire.
M A 1. 1763. 13
Buvons , peut-être en dirons-nous :
Voifin , ils font fréquents chez vous
Je veux le mot pour rire.
On doit aimer fincérement ,
S'en faire un doux amuſement ,
Un
Et non pas un martyre.
peu d'amour nous rend joyeux :
Extrême , il nous rend ennuyeux.
Je veux le mot pour rire.
Dans ce féjour délicieux ,
L'image de celui des Dieux ,
Le plaifir nous attire :
Enchaînons-le de tout côté ;
Non, laiffons-lui la liberté :
Je veux le mot pour rire.
Par M. FUZILLIER , à Amiens.
LA
AIR : Je ne fçais pas écrire.
A bonne chère & le bon vin ,
Premier éloge d'un feftin ,
Sont bien faits pour féduire.
Mais , ce n'eſt rien qu'un grand repas ,
Quand la gaîté n'y régne pas .
Je veux le mot pour rire.
Donnons à nos amis abfens
Moins de défauts que de talens
Pas un trait de fatyre.
Ayons le fel de la gaîté ,
Sans l'art de la méchanceté.
Je veux le mot pour rire.
Un Bel- Efprit affez ſouvent
Nous prive de l'heureux moment
Que l'allegreffe inſpire.
A table il n'eft que l'enjoûment.
Point de Cenfeur , de froid fçavant :
Je veux le mot pour rire.
Bacchus anime les propos ,
Il eft le père des bons mots ,
Sans chercher à les dire.
M A 1. 1763. 13
Buvons , peut-être en dirons-nous :
Voifin , ils font fréquents chez vous
Je veux le mot pour rire.
On doit aimer fincérement ,
S'en faire un doux amuſement ,
Un
Et non pas un martyre.
peu d'amour nous rend joyeux :
Extrême , il nous rend ennuyeux.
Je veux le mot pour rire.
Dans ce féjour délicieux ,
L'image de celui des Dieux ,
Le plaifir nous attire :
Enchaînons-le de tout côté ;
Non, laiffons-lui la liberté :
Je veux le mot pour rire.
Par M. FUZILLIER , à Amiens.
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4
p. 13-16
TRADUCTION en Vers libres de la XIVe Ode du IIe Livre d'Horace : Otium divos rogat in patenti, &c.
Début :
LORSQU'AU milieu de sa carrière [...]
Mots clefs :
Dieux, Repos, Heureux, Guerre, Mort, Destin, Vulgaire
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TRADUCTION en Vers libres de la
XIVe Ode du II Livre d'Horace :
Otium divos rogat in patenti , & c.
LORSQU'AU U'AU milieu de la carrière
L'Aftre des nuits dérobe la lumière,
Et que les vents fougueux tyrannifent les flots ;
Le timide Marchand furpris par la tempêre,
14 MERCURE DE FRANCE .
Redoutant les dangers ſuſpendus ſur ſa tête ,
Adreffe aux Immortels des voeux pour le repos.
Ces Favoris du Dieu redouté fur la terre ,
Ces Médes indomptés , brillans par leurs carquois ,
Laffés des longs travaux d'une pénible guerre
Recherchent un loifir qu'ils ont bravé cent fois.
Les rubis éclatans ; la pourpre éblouiſſante
Ces Palais , ces liceurs & ces nombreux troupeaux
Peavent- ils , cher Grofphus , procurer le repos ,
Repouffer des chagrins la foule renaiſſanté ,
Et calmer des efprits par l'ennui dévorés ?
Les foins volent toujours fous des lambris dorés.
Heureux cent fois celui que le Dieu des richeſſe s
Ne berce pas defes vaines promeffes !
Qui vit long-temps du bien de fes a ïeux
Sans crainte , fans remords , fans defirs odieux !
Sur un lit de gazon , couché dans la chaumière ,
Ce mortel peut goûter les douceurs du repos :
Le fommeil à fon gré vient fermer la paupière.
Et prodigue fur lui fes paifibles pavots.
Paifque l'on vit fi peu , pourquoi tout entreprendre
?
Crait- on fixer du temps le trop rapide cours ?
A quoi , mon cher Grofphus , l'homme oſe - t-il
prétendre ?
Prétend t- il reculer le terme de ſes jours ?
On a beau parcourir tous les climats du monde ,
On ne peut s'éviter ; on le trouve toujours.
M A I. 1763. 15
Ce fou , qui s'abandonne au caprice de l'onde ,
Croit- il , fur un vaiffeau plus léger que les vents
Se dérober aux traits des remords dévorans ?
Vaine erreur ! Le chagrin ardent à le poursuivre
S'élance fur la pourpe & fait voile avec lui.
Puifque rien ne nous en délivre ,
Tâchons du moins d'adoucir notre ennui .
Saififfons du préfent le rapide avantage ,
Et laiffons l'avenir entre les mains des Dieux.
Corrigeons du deftin le caprice odieux ,
Et faifons des plaifirs un agréable uſage.
On ne peut en tout être heureux< ;
Et le fort le plus doux a des revers affreux.
Achille eut en naiffant la valeur en partage ;
Achille des Troyens put renverfer les tours ;
Mais la mort a frappé du coup le plus terrible
Dans la fleur de fes ans , ce Héros invincible.
A l'amour de Titon l'Aurore fut fenfible ;
Titon fe vit aimé . Mais malgré fes amours
Une lente vieilleffe afçu miner les jours.
Le fort m'accordera peut -être
Ce qu'il vous aur arefufé.
Des plus riches Palais , les Dieux vous ont fait
maître ;
Plutus de tous fes dons pour vous s'eſt épuifé ;
Pour vous mille taureaux mugiffent dans la plaines
Vos habits font tiffus de pourpre Tyrienne;
Les Dieux des plus grands biens vous ont favorisé :
16 MERCURE DE FRANCE
Votre deftin ne me fait point envie:
Ces Dieux ne m'ont donné , (je les en remercie
Que ce ruftique toît & le foible talent
D'imiter de nos Grecs le lyrique genie.
Auffije fuis heureux ; rien ne trouble ma vie ;
Et je me ris des voeux du Vulgaire infolent.
Par M. B. D. S.
XIVe Ode du II Livre d'Horace :
Otium divos rogat in patenti , & c.
LORSQU'AU U'AU milieu de la carrière
L'Aftre des nuits dérobe la lumière,
Et que les vents fougueux tyrannifent les flots ;
Le timide Marchand furpris par la tempêre,
14 MERCURE DE FRANCE .
Redoutant les dangers ſuſpendus ſur ſa tête ,
Adreffe aux Immortels des voeux pour le repos.
Ces Favoris du Dieu redouté fur la terre ,
Ces Médes indomptés , brillans par leurs carquois ,
Laffés des longs travaux d'une pénible guerre
Recherchent un loifir qu'ils ont bravé cent fois.
Les rubis éclatans ; la pourpre éblouiſſante
Ces Palais , ces liceurs & ces nombreux troupeaux
Peavent- ils , cher Grofphus , procurer le repos ,
Repouffer des chagrins la foule renaiſſanté ,
Et calmer des efprits par l'ennui dévorés ?
Les foins volent toujours fous des lambris dorés.
Heureux cent fois celui que le Dieu des richeſſe s
Ne berce pas defes vaines promeffes !
Qui vit long-temps du bien de fes a ïeux
Sans crainte , fans remords , fans defirs odieux !
Sur un lit de gazon , couché dans la chaumière ,
Ce mortel peut goûter les douceurs du repos :
Le fommeil à fon gré vient fermer la paupière.
Et prodigue fur lui fes paifibles pavots.
Paifque l'on vit fi peu , pourquoi tout entreprendre
?
Crait- on fixer du temps le trop rapide cours ?
A quoi , mon cher Grofphus , l'homme oſe - t-il
prétendre ?
Prétend t- il reculer le terme de ſes jours ?
On a beau parcourir tous les climats du monde ,
On ne peut s'éviter ; on le trouve toujours.
M A I. 1763. 15
Ce fou , qui s'abandonne au caprice de l'onde ,
Croit- il , fur un vaiffeau plus léger que les vents
Se dérober aux traits des remords dévorans ?
Vaine erreur ! Le chagrin ardent à le poursuivre
S'élance fur la pourpe & fait voile avec lui.
Puifque rien ne nous en délivre ,
Tâchons du moins d'adoucir notre ennui .
Saififfons du préfent le rapide avantage ,
Et laiffons l'avenir entre les mains des Dieux.
Corrigeons du deftin le caprice odieux ,
Et faifons des plaifirs un agréable uſage.
On ne peut en tout être heureux< ;
Et le fort le plus doux a des revers affreux.
Achille eut en naiffant la valeur en partage ;
Achille des Troyens put renverfer les tours ;
Mais la mort a frappé du coup le plus terrible
Dans la fleur de fes ans , ce Héros invincible.
A l'amour de Titon l'Aurore fut fenfible ;
Titon fe vit aimé . Mais malgré fes amours
Une lente vieilleffe afçu miner les jours.
Le fort m'accordera peut -être
Ce qu'il vous aur arefufé.
Des plus riches Palais , les Dieux vous ont fait
maître ;
Plutus de tous fes dons pour vous s'eſt épuifé ;
Pour vous mille taureaux mugiffent dans la plaines
Vos habits font tiffus de pourpre Tyrienne;
Les Dieux des plus grands biens vous ont favorisé :
16 MERCURE DE FRANCE
Votre deftin ne me fait point envie:
Ces Dieux ne m'ont donné , (je les en remercie
Que ce ruftique toît & le foible talent
D'imiter de nos Grecs le lyrique genie.
Auffije fuis heureux ; rien ne trouble ma vie ;
Et je me ris des voeux du Vulgaire infolent.
Par M. B. D. S.
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5
p. 16
VERS pour mettre au bas du Portrait de Madame GUIBERT.
Début :
APOLLON & l'Amour, jaloux de leurs succès, [...]
Mots clefs :
Amour, Traits, Lyre, Jaloux
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VERS pour mettre au bas du Portrait
de Madame GUIBERT .
APOLLON & l'Amour , jaloux de leurs fuccès ,
Noulurent la fixer tous deux fous leur empire:
Celui- ci lui donna fes traits ,
Et l'autre lui remit fa lyre.
Par M. D..…….
de Madame GUIBERT .
APOLLON & l'Amour , jaloux de leurs fuccès ,
Noulurent la fixer tous deux fous leur empire:
Celui- ci lui donna fes traits ,
Et l'autre lui remit fa lyre.
Par M. D..…….
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6
p. 16-62
LES SOLITAIRES DES PYRÉNÉES. NOUVELLE Espagnole & Françoise.
Début :
SUR ces Monts qui séparent l'Espagne d'avec la France, deux Hermites [...]
Mots clefs :
Comte, Marquis, Ermite, Larmes, Ennemie, Haine, Monde, Espagnol, Français, Vengeance
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LES SOLITAIRES DES PYRÉNÉES
NOUVELLE Espagnole & Françoise.
SUR OUR ces Monts qui féparent l'Efpagne
d'avec la France , deux Hermites
T'un François , l'autre Efpagnol , ' habitoient
à peu de diftance l'un de Pautre.
Leur âge étoit à- peu-près égal , &
MA I. 1763. 17
** peu avancé , leur figure des plus avantageufe,
même fous leur habit difforme,
leur conduite entièrement oppofée à
celle des Hermites ordinaires. Ils ne
mandioient pas , ne recevoient ni dons
ni vifites , fçavoient lire & lifoient.
Leur premierfoin avoit été de fe fuir ;leur
conduite réciproque les rapprocha : ils
fe virent fouvent & fe parlerent fans
défiance. En un mot , ils étoient voifins
fans être ennemis , chofe prèſque
auffi rare entre des Emules de cette
nature , qu'entre des Rivaux de toute
autre efpéce .
Chacun d'eux avoit un fecond , fur
lequel il fe repofoit de certains menus
détails. L'Hermite François dur
particulièrement applaudir aux foins de
fon jeune Difciple. C'étoit un modèle
d'attachement , de zéle & d'activité. Nulle
fatigue ne le rebutoit , nulle démarche
ne lui fembloit pénible. A peine , ce→
pendant , paroiffoit- il toucher à fa quinziéme
année. Toutes les grâces de la
jeuneffe & de la beauté brilloient fur
fon vifage on l'eût pris pour l'Amour
qui , par divertiffement , s'étoit affublé
d'un froc .
t
Un jour qu'il étoit abfent , le Reclus
Espagnol vint converfer avec le Fran- -
-
18 MERCURE DE FRANCE .
çois. Non , difoit-il à ce dernier , le chétif
habit qui vous couvre, ne peut vous
déguifer àà mes yeux. Vous n'étiez
point fait pour être ainfi vêtu , logé ,
couché , en un mot pour vous enfevelir
dans ces montagnes . Quelque incident
vous aura fait renoncer au monde .
Mais fongez qu'il en faut de bien cruels ,
ou de bien bizarres , pour juftifier une
telle réfolution . Oh ! s'il eft ainfi , reprit
celui à qui il parloit , je fuis plus que
juftifié. Mais vous même quels bifarres ,
ou quels fâcheux incidens vous ont fait
prendre une réfolution toute pareille à
la-mienne ?
.
Il eft vrai , repliqua l'Espagnol qui
vouloit caufer , & qui ne trouvoit nuk
danger à le faire , il eft vrai que je n'étois
point né pour m'affubler d'un fac ,
me nourrir de racines & coucher fur
la dure. Il eft encore vrai que je mitige
en fecret cette auftérité apparente.
Mais une foule de difgraces & de fautes
m'a rendu ce déguiſement néceffaire ...
Oh! vos travers & vos malheurs n'ont jamais
pû égaler les miens , interrompit
l'autre Hermite . Vous en allez juger ,
ajouta l'Eſpagnol. Premierement je fuiss
marié. Et moi auffi , reprit l'Hermite
François . J'aime ma femme qui me fuit,
MA I. 1763 . 19
ajouta le premier : Je fuis ma femme
qui m'aime , repliqua le fecond .
L'ESPAGNOL.
J'époufai la mienne par ſupercherie.
LE FRANÇOIS
.
On y eut recours pour me faire époufer
la mienne.
L'ESPAGNOL.
Je l'aimerai toujours.
LE
FRANÇOIS.
Je doute que je puiffe l'aimer jamais.
Voilà effectivement , reprit l'Hermite
Espagnol , un contrafte auffi bifarre que
marqué. Mais voyons jufqu'où il peut
s'étendre. Je vais commencer , perfuadé
que vous imiterez ma franchife & ma
confiance .
Frère Paul, tel qu'on fe figure ici le
voir en moi , eft à Madrid le Comte
d'Ol.... Ma Maiſon eft ancienne & illuftrée
, ma fortune affez confidérable .
J'ai fervi mon Roi avec zéle & avec fuccès
dans fes armées. C'étoit en Italie où
la guerre fe faifoit . J'y formai quelque
liaifon avec le Comte de C.... S .... nom
qui n'étoit pas le fien propre , mais qu'il
devoit à une action des plus éclatantes.
Vous fçavez que c'eft l'ufage en Efpagne
de donner à un Officier qui fe
diftingue , le nom même du lieu où il
s'eft diftingué récompenfe la plus flat20
MERCURE DE FRANCE .
teufe pour une âme noble. D'ailleurs ,
le Comte avoit par lui-même de la naiffance
& de la fortune :
avantages qui lui
en affuroient un autre bien digne d'envie.
Il devoit à fon retour époufer Dona
Léonor , une des plus belles perfonnes
de toutes les Efpagnes ; mais en
même-temps une des plus altières . Elle
femble avoir oublié cette fenfibilité fi
naturelle à fon fexe & furtout dans cette
Contrée , pour emprunter toute la
hauteur du nôtre. L'orgueil eft fa paffion
la plus décidée ; elle veut des efclaves
plutôt que des amans. Je ne la connoiffois
quede nom & n'en étoispas mieux
cónnu ; comme cependant elle étoit née
mon ennemie , c'est-à- dire qu'il y avoit
entré ma famille & la fienne , une de
cés haines héréditaires qu'on prend ridiculement
foin de perpétuer dans chaque
génération , j'étois loin d'adopter cette
haine injufte. J'éprouvai même un fentiment
bien oppofé à l'afpect du portrait
de Dona Léonor. Sa famille l'avoit
envoyé au Comte en attendant qu'il pût
aller prendre poffeffion du modèle . Mais
il me parut moins ébloui que moi- même,
des charmes qu'étaloit cette peinturé
. Il me fembla trop peu occupé du
bonheur qui l'attendoit ; loin de fe liMA
I. 1763.
21
vrer à une joie vive & bien fondée , il
étoit rêveur & mélancolique ; il ne répondoit
qu'avec embarras aux queſtions
qu'on lui faifoit fur fon futur mariage.
Enfin , il me donna lieu de juger qu'il
ne s'y difpofoit qu'avec répugnance :
découverte qui me caufoit une extrême
furpriſe.
La guerre fe faifoit avec vivacité
les rencontres étoient fréquentes &
meurtrières. Le Comte fut un jour commandé
pour une expédition fecrette ;
je le fus moi -même pour le foutenir. Il
tomba dans une embuscade & ſe vit enveloppé
par une Troupe bien fupérieure
à la fienne . J'arrivai à temps pour la dégager
; mais déja le Comte étoit bleffé
, renversé de cheval fans connoiffance
& prêt à être foulé aux pieds par
ceux des ennemis. Je le fis fecourir
tandis que je faifois tête aux Allemans
qu'une Troupe nouvelle venoit de renforcer.
Enfin , après une mêlée furieuſe
l'avantage nous demeura. Je fis tranf
porter le Comte au Quartier- Général
où les plus habiles Chirurgiens défefpérèrent
de fa vie. Ce fut dans ce moment ,
qu'un Soldat de ma Troupe m'offrit le
portrait de Léonor. Il l'avoit pris dans
la poche d'un Soldat ennemi qui avant
,
"
22 MERCURE DE FRANCE .
d'être tué avoit eu la précaution de fouiller
le Comte . L'état où étoit reduit ce
dernier , & furtout l'envie de garder
le portrait de Léonor , m'en fit fufpendre
la reftitution . Je fis remettre la boëte
parmi les effets du bleffé , après en avoir
détaché la miniature qu'elle renfermoit.
L'indulgente Loi de la galanterie tolère
aifément ces fortes de larcins. Je crus
qu'elle m'autorifoit à me faire fur ce
point, l'héritier du Comte , fuppofé qu'il
ne guérît pas de fes bleffures.
Il étoit encore dans l'état le plus équivoque
, lorsqu'une paix fubite fépara
les Armées & que des motifs
preffans me rappellerent en Eſpagne . Je
me rendis à Séville ; c'étoit le féjour
qu'habitoit Dona Léonor. Je parvins à
la voir , mais fans me faire connoître
fans même avoir pû en être remarqué.
Elle me parut encore plus belle en réalité
que dans fon portrait. J'en devins
éperdûment épris . Mais en même-temps ,
je frémis des obftacles que l'antipathie
de nos familles alloit oppofer à cet
amour.
J'éffayai quelques voies de réconciliation
; toutes furent inutiles. Dans cet
intervalle , le Comte de C .... S .... guéri
de fes bleffures , avoit été nommé GouMA
I. 1763. 23
verneur d'Oran & étoit parti du fein
de l'Italie même , pour fe rendre à cette
- Ville d'Afrique . Vous fçavez que le Gouverneur
de cette Place ne peut s'en ab-
- fenter fous aucun prétexte. Ce pofte
- n'eft pour lui qu'une prifon honorable ,
& le nouveau Gouverneur jugeoit Dona
Léonor très-propre à égayer cette prifon.
Il jugeoit bien ; mais il s'y prit
mal. Ne pouvant agir par lui- même
il choifit pour député un de fes principaux
domestiques , Africain d'origine ,
& mille fois plus intéreffé que cette origine
ne le fuppofe . Je lui avois été utile
en Italie , où dès-lors il fervoit le Comte.
Le hafard me le fit rencontrer comme il
débarquoit à Cadix . Il me reconnut ,
m'aborda , & m'apprit le fujet de fon
voyage. Il venoit , me dit-il , demander
au nom de fon maître , DonaLéonor
à fes parens.Cette nouvelle me fit pâlir ,
& l'Africain s'en apperçut. Il ofa me
faire différentes queftions qui toutes
avoient pour but & de me marquer
du zéle , & de m'arracher mon
fecret. Je crus pouvoir le lui confier ; je
lui avouai que mon trépas étoit certain
fi quelqu'autre que moi épouſoit Dona
Léonor.
L'Africain parut un inftant rêveur ;
24 MERCURE DE FRANCE.
7
•
après quoi il ajouta , qu'il fcavoit un fecret
pour conferver mes jours ; mais
que les fiens feroient par la fort expofés
& fa fortune perdue fans reffource .
Je lui offris , pour le raffurer , ma protection
, & une récompenfe proportion-
-née à ce grand fervice. Je ne prévoyois
pas qu'il pût m'en rendre d'autres que
de faire manquer le mariage qu'il s'étoit
chargé de faire réuffir , & , en effer
c'étoit déja beaucoup. Mais l'Afriquain
ofa davantage. Il me propofa de me
-fubftituer à la place de fon maître : chofe
, felon lui , fort aifée & très-excufable.
Quant à moi , elle me parut & plus
difficile & très-peu thonnête. C'étoit
néanmoins le feul expédient qui me reftât.
Que n'ofepointun amourimpétueux ,
à qui les moyens ordinaires manquent
pour arriver à fon but , & , furtout , à
qui la route opposée offre un moyen
für d'y parvenir ? En effet , l'Agent du
Comte étoit muni des atteftations les
plus claires , les plus authentiques . Il
n'étoit pas poffible de révoquer fa miffion
en doute. Ce n'eft pas tout , le
Comte marquoit expreffément que fur
la réponse de fon Envoyé , il viendroit
lui- même effectuer en perfonne l'alliance
qu'il follicitoit par un tiers. L'âge de
ce
1
MA I.
1753. 25
cè rival étoit d'environ dix ans plus
avancé que le mien ; mais cette différence
étoit peu remarquable . Il y avoit ,
d'ailleurs , entre notre taille & nos traits
ce rapport qui peut faire illufion à des
yeux peu familiarifés avec l'objet qu'on
veut remplacer ; & ce qui achevoit de
rendre cette illufion facile , c'eſt que le
Comte abfent de fon pays depuis vingt
ans , étoit abfolument inconnu à Dona
Léonor ; il n'étoit guère mieux connu
perfonnellement des autres parens de
cette belle Efpagnole . Tant de facilités
me féduifirent. Ainfi nous convînmes
l'Africain & moi , qu'il feroit , en effet
la demande au nom du Gouverneur ;
mais qu'il fubftitueroit mon portrait au
fien. J'y joignis même pour plus d'authenticité
, celui de Dona Léonor auquel
j'avois fait adapter une boëte toute femblable
à celle que j'avois reftituée au
Comte. Ce que nous avions prévu arriva.
La propofition du Gouverneur d'Oran
fut approuvée de toute la famille de
Dona Léonor ; & ce que je n'avois ofé
prévoir , mon portrait plut à cette jeune
& altière beauté. Vous préfumez bien
que l'Agent du Comte lui écrivit d'un
ftyle à le clouer plus que jamais à fon
rocher. Mais tandis que ce rival , trom-
B
26 · MERCURE DE FRANCE .
4 pé par cette lettre , regardoit fa démarche
comme infructueufe , j'en recueillois
hardiment les fruits.
Au bout d'un intervalle raiſonnable ,
je me préfente fous le nom du Comte, accompagné
de quelques amis qui approuvoient
& fervoient mon ftratagême.
C'étoit vers le foir , & la cérémonie
ne fut pas même différée jufqu'au matin.
Je motivai cette extrême diligence
de l'abfolue néceffité qui me rappelloit
à mon Gouvernement , du danger qu'il.
y auroit pour moi à être furpris en
Efpagne. Ces raifons étoient plaufibles
, & elles furent goûtées . Nous nous
acheminâmes , fans différer vers le
Port de Cadix , où un Vaiffeau nous
attendoit. Une vieille tante de Dona
Léonor, & qui l'avoit élevée , voulut
s'embarquer avec elle : je ne m'y oppofai
pas , mais je n'y confentis qu'à
regret. Dona Padilla , ( c'eft le nom
de cette tante ) étoit doublement mon
ennemie , & par rapport à la haine héréditaire
dont j'ai déja parlé , & parce
que mon père avoit refufé de mettre
fin à cette haine , en époufant Dona
Padilla forte d'injure qu'une femme
ne peut naturellement oublier , & que
celle- ci avoit toujours préfente. QuoiM
A I. 1763. 27
'qu'il en foit , nous partimes . Le Pilote
avoit le mot , & d'ailleurs , le Détroit
de Gibraltar que nous paffames , acheva
de tranquillifer la vieille tante qui fe
piquoit de connoître la Carte. Elle ne
douta plus que nous n'allaffions en
Afrique. Pour ma nouvelle épouſe ,
elle étoit feule avec moi dans la principale
chambre du Vaiffeau , & elle ne
s'apperçut ni ne s'informa de rien qui
concernât le trajet que nous avions à
faire. Nous continuâmes ainfi à côtoyer
de loin les terres d'Efpagne qu'on
perfuadoit à la vieille être celles d'Afrique
, & nous arrivâmes à Alicant ,
que la tante & la niéce prirent pour
la Ville dont j'étois Gouverneur. Il
étoit prèfque nuit ; circonftance qui
aidoit encore à l'illufion . J'avois , d'ailleurs
, envoyé d'avance mes ordres par
terre. Une voiture lefte & commode
nous attendoit au Port. Je fis traverfer
la Ville à mes deux compagnes de
voyage & les conduifis en toute diligence
à quelques liéues de là dans un
Château qui m'appartient. Je voulois
encore diffimuler , au moins , quelques
jours ; mais les foupçons de l'une & de
l'autre devinrent fi marqués , fi preffans
, qu'il fallut enfin me réfoudre à
1
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
parler net. Je leur déclarai que je n'étois
ni le Comte de C ... S... ni le Gouverneur
d'Oran mais que mon nom valoit ,
pour le moins , celui que j'avois emprunté
; que je pouvois prétendre aux
mêmes emplois que mon rival ; que
ma fortune égaloit la fienne , & qu'à
mon amour l'emportoit
coup für
fur le fien .
Comment reçut - on votre aveu ? interrompit
brufquement l'Hermite François.
On ne peut pas plus mal , répondit
l'Efpagnol. Je le crois reprit fière
Pacôme ( c'eft le nom que s'étoit donné
l'autre Cenobite. ) Et pourquoi , replifrère
Paul , en êtes -vous fi intimement
perfuadé ? C'eſt , ajouta frèrẻ
Pacôme , que j'ai moi -même éffuyé un
pareil aveu , que certainement je l'ai
reçu plus mal encore. Mais pourſuivez
votre récit. Le prétendu frère le continua
en ces termes :
qua
&
Non , je ne puis vous exprimer la
furpriſe où ce difcours jetta & la tante
& la nièce. Jufqu'à ce moment Dona
Léonor m'avoit prodigué les marques
de la plus vive tendreffe. Quelle fut
ma douleur de la voir défapprouver
hautement mon ftratagême ! Je lui
proteſtai qu'il ne m'avoit été dicté que
M A I. 1763. 29
par l'amour, & par l'impoffibilité de
pouvoir l'obtenir autrement ; que j'avois
un rang à lui donner , & que
j'étois prêt à réparer tout ce qui dans
cette affaire pouvoit pécher par la
forme , puifqu'auffi bien il n'y avoit
plus rien à réparer quant au fond. Je
vis le moment où Dona Léonor alloit
oublier fon courroux ; mais la vieille
tante étoit infléxible , & l'afcendant
qu'elle avoit für fa nièce l'emporta fur
celui que je croyois y avoir moi-même.
Je continuai cependant à les traiter avec
tous les égards poffibles. Elles avoient
tout à fouhait , excepté la liberté de
m'échapper , & même celle de faire
fçavoir à leur famille l'efpéce de captivité
où je les retenois. D'un autre côté
leurs parens les croyoient en Afrique ;
mais le Gouverneur d'Oran ne tarda
pas à les détromper. Impatient de ne
recevoir aucunes nouvelles de fon député
, il prit le parti d'en dépêcher un
fecond. Celui- ci le fervit plus fidélement
que l'autre , peut-être parce qu'il
ne trouva pas la même occafion de le
trahir. Le Comte apprit par lui une
partie de ce qui s'étoit paffé & devina
fe refte. Jugez de fa rage & de fa confufion
! Ce qui achevoit de le défeſpé-
B iij
30
'MERCURE DE FRANCE ,
1er étoit de ne pouvoir fans déshonneur
& fans crime s'abfenter de la
Fortereffe qui lui étoit confiée. Il préféra
enfin fa vengeance à fa fortune
demanda un fucceffeur , l'obtint & ſe
rendit fur les lieux pour vérifier le
rapport de fon nouveau confident &
toute la perfidie de l'ancien .
-
Là il apprit tout ce qu'il defiroit &
craignoit d'apprendre . On lui confirma
qu'un prétendu Gouverneur d'Oran
avoit époufé , & par conféquent enlevé
celle qu'il fe propofoit d'épouſer
lui-même. Il lui refloit à fçavoir quel
étoit ce raviffeur , quelle route il avoit
prife , quelle retraite il avoit choifie,
Peut être n'efpéroit - il pas découvrir
fi promptement toutes ces choſes ;
mais le hafard le fervit mieux qu'il ne
l'efpéroit. Un Matelot qui fit avec nous
le trajet de Cadix à Alicante & quit
étoit de Séville , y revint ayant oui
parler du rapt de Dona Léonor, il dit
publiquement avoir aidé à la conduire.
à Alicante . Le Comte , à cette nouvelle
, ne confulte que fa fureur. Il fe rend
par terre & en pofte à Alicante. Le
mier objet qui s'offre à fa vue eft l'Africain
qui l'a trahi. Celui- ci l'ayant
reconnu cherchoit à l'éviter ; mais ce
preM
A I. 1763. 31
•
.
fut en vain. Ta mort eft certaine , lui
dit le Comte en le joignant , fi tu ne
me détailles ton infâme trahifon , & fi
tu ne m'introduis jufques chez ton complice
. L'Africain , demi-mort de frayeur,
me nomma à fon ancien Maître. Le
Comte fut très -furpris de trouver en
moi celui qu'il cherchoit ; mais il n'en
fut que plus irrité. Il perfifta à vouloir
être conduit & introduit chez moi.
J'avoue que mon étonnement & ma
confufion furent extrêmes en le voyant
paroître. Je ne fçavois quel difcours lui
adreffer; il me prévint. Dom Fernand ,
me dit- il , tu vois en moi l'homme du
monde que tu as le plus vivement outragé,
Peut-être te dois- je la vie ; mais
tu viens de me ravir l'honneur : la
compenfation n'eft pas éxacte . J'ai ofé
pénétrer chez toi fans fuite & fans défiance
. J'aurois pu recourir aux voies
toujours lentes , & fouvent peu fûres
de la Juftice ; mais des hommes tels
que nous doivent fe faire juftice euxmêmes.
Choifis fans différer l'inſtant
& le lieu .
Il est trop jufte , lui répondis- je , de
vous donner la fatisfaction que vous
éxigez . C'eft , d'ailleurs , la feule qui
foit en mon pouvoir & en ma volonté.
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
Car vous n'efpérez pas , fans doute ,
que je vous céde jamais Dona Léonor ?
Je vous ai enlevé cet objet que vous
n'aimiez qu'en idée & que j'aimois
réellement. J'ai emprunté votre nom
pour arriver à mon but. Non que j'aie
à rougir du mien & qu'il n'égale peutêtre
l'éclat du vôtre ; mais il s'agiffoit
de tromper une haine injufte & implacable.
J'y ai réuffi par ce moyen.
C'est une rufe qui eft d'ufage à la
guerre & qui eft , au moins , tolérable
en amour. Quoiqu'il en foit , votre
reffentiment eft légitime , & me voilà
prêt à vous fuivre. Je l'exhortai , cependant
, à prendre quelque repos , &
même quelques rafraîchiffemens. Il me
témoigna n'avoir envie que de fe battre.
Je le mis bientôt à même de fe
fatisfaire . Il fortit fans affectation ; je le
fuivis de près ; & à peu de distance de
mon Château , nous commençâmes un
combat des plus animés . Je n'ignorois
point à quel homme j'avois affaire , & il
remplit toute l'idée que j'avois eu de lui .
Je l'avouerai même , je ne combattois
fans remords. Il me bleffa avant
que j'euffe pu lui porter aucune atteinte .
Je redoublai mes éfforts & le bleffai à
mon tour. Deux autres bleffures que
pas
M A I. 1763. 33
2
je lui fis ne purent le réduire à demander
quartier. Mais , enfin , il tomba
affoibli par la perte de fon fang. Je ne
me permis point de défarmer un fi
brave homme ; je m'éloignai en lui
promettant un prompt fecours. Ce fut ,
en effet , mon premier foin. Un de
mes gens qui étoit Chirurgien , voulut
d'abord me panfer. Je m'y oppofai , &
le conduifis , moi - même , auprès du
Comte qui avoit perdu toute connoiffance.
On lui mit le premier appareil
fur le champ de bataille même : après
quoi je le fis tranfporter chez moi le
plus doucement. qu'il fut poffible. Ses
bleffures étoient confidérables ; cependant
le Chirurgien jugea qu'elles pour
roient n'être pas mortelles. Il reprit un
peu fes fens , & je m'éloignai , tant
pour ne point le mortifier par ma préfence
, que pour me faire panfer moimême
.
Revenu entiérement à lui , le Comte
demanda chez qui il étoit. J'avois défendu
qu'on l'en inftruisît. Il reçut pour
réponse qu'il étoit en lieu de paix &
de fûreté ; qu'il n'eût d'autre . inquiétude
que de fe guérir. On . avoit pour
lui les attentions les plus empreffées
& j'avois de mon côté celle de ne point
B.v.
34 MERCURE DE FRANCE .
m'offrir à fa vue . Etonné , cependant ,
de ne voir paroître que des domeſtiques
, il réitéra fes queftions ; & les réponfes
de mes gens étant toujours àpeu
- près les mêmes , il foupçonna ce
qu'on lui cachoit avec tant de foin.
Pourquoi , demanda- t-il encore , pourquoi
celui qui en ufe avec moi fi généreufement
, me croit- il moins généreux
que lui ? Ce difcours m'ayant été
de nouveau tranfmis , je fis dire au
Comte , qu'une bleffure affez confidérable
m'avoit jufqu'alors contraint de
garder la chambre ; mais que j'efpérois
aller bientôt m'informer en perfonne de
fa propre fituation . Cette réponſe parut
le fatisfaire .
Il est temps de revenir à Dona Léonor.
Elle & fa vieille tante habitoient
toujours mon Château ; mais la partie:
qu'elles occupoient n'avoit nulle communication
avec le refte . Il eût été plus.
éffentiel pour moi d'interrompre toute
communication entr'elles. Mes complaifances
euffent pù adoucir Dona
Léonor , que les confeils de fa tante aigriffoient
de plus en plus contre moi .
Une jeune perfonne excufe toujours
affez facilement les fautes que l'amour
fait commettre ; mais il n'eft aucun âge
MA I. 1763. 31
où une femme puiffe oublier une injure
qui part du mépris ou de l'indifférence
auffi Dona Padilla eût - elle
voulu fe venger de celle de feu mon
père fur toute fa poftérite.
Dona Padilla & fa niéce avoient vu
des fenêtres de leur pavillon , ce qui
s'étoit paffé durant & après mon combat
contre Dom Tellez. Elles ignoroient
le nom de mon Adverfaire , & je n'avois
pas moi-même fait réflexion qu'elles
.pouvoient nous appercevoir dans
ce moment. Je fuis für que les voeux de
Dona Padilla furent tous contre moi ;
& ce qui m'afflige beaucoup plus , j'ignore
fi fa niéce ne fut pas fur ce point
d'accord avec elle. Au furplus , ce com
bat étoit une énigme pour l'une & pour
l'autre . Ce fut apparemment pour la développer
, ou du moins , pour vérifier
leurs foupçons à cet égard , que Donar
Padilla me fit demander un entretien.
Elle ignoroit que je fuffe bleffé. Je ne
Pen fis pas inftruire. On lui dit feulement
de ma part , qu'une incommodité fubite
m'empêchoit de me rendre auprès
d'elle. A cela près , je lui laiffois la liberté.
de prévenir ma vifite ; & , en effet , elle
la prévint. Je n'appercus ni fur fon front,
ni dans fes difcours , aucune marque.de
B.vj
36 MERCURE DE FRANCE.
haine. Elle diffimula au point que je
crus que le temps & fes propres ré--
flexions l'avoient entiérement changée .
J'avoue , me difoit elle , du ton le plus
véridique , j'avoue que certaine prévention
héréditaire m'anima contre vous
dès l'inftant où vous vous fites connoître .
Mais enfin j'ai fenti que cette prévention
étoit injufte , & que d'ailleurs ce
malheur fuppofé étoit fans reméde. J'eſ
pére avec le temps perfuader la même
chofe à ma niéce , qui me voyant changée
à votre égard , imitera bien volontiers
mon exemple.
Il fuffit d'aimer pour être crédule. Je ne
foupçonnai aucun artifice dans ce difcours.
Je jurai à Dona Padilla une reconnoiffance
, un dévouement éternel.
Je voulois , malgré l'état d'épuisement
où je me trouvois , je voulois , dis-je
aller trouver fa niéce & lui renouveller
Poffre de tout réparer , offre tant de
fois renouvellée en vain. Mais Dona Padilla
s'oppofa à cette démarche , me
promit d'applanir toutes les difficultés ,
& me laiffa ivre d'efpérance & de joie.
Le jour fuivant y mit le comble . Js
vis la tante & la niéce entrer dans ma
chambre ; je crus voir , dans les yeux de
cette dernière, plus que l'autre ne m'avoi
M. A. & 1763. 37
promis. Dès- lors elles jouirent d'une
liberté entière , de même que leur fuite.
Il est vrai que l'évafion d'un de leurs
domeſtiques me donna quelque inquiétude
; mais la franchiſe apparente de
l'une & de l'autre me raffura. Je portai
la confiance jufqu'à leur apprendre que
L'adverfaire avec qui elles m'avoient
vu aux prifes , étoit le Comte lui -même ;
qu'il étoit dans mon Château , & qu'il
leur feroit libre au premier jour de lui
parler. La crainte,d'occafionner à celuici
quelque révolution fâcheufe , m'empêchafeule
d'avancer le moment de cette
entrevue. Il convenoit , d'ailleurs , que
j'euffe d'abord avec lui un entretien par
ticulier. Lui-même defiroit me voir , &
je me rendis à fon invitation . Il m'adref
fa la parole auffitôt qu'il m'apperçut.
Marquis , me dit-il , il ne peut plus y
avoir de rivalité entre nous . Votre bras
m'a vaincu ; vos procédés me défarment
; jouiffez en paix du tréfor que
vous fçavez fi bien défendre. Braye.Comte
, lui répondis -je , un homme tel que
vous , n'a de fu érieurs ni en courage ,
ni en générofité. Il me demanda , s'il
ne lui feroit pas permis d'envifager , au
moins une fois , Dona Léonor. J'y confentis
fur le champ , perfuadé que tou
38 MERCURE DE FRANCE.
"
tes fes anciennes prétentions fur elle ne
pouvoient plus décemment exifter. Je
fçavois , d'ailleurs , que Dona Padilla
defiroit cette entrevue autant que luimême.
Auffi ne fe fit-elle point trop attendre.
Elle vint accompagnée de fa
niéce.
C'étoit quelque chofe d'affez nouveau
qu'une pareille fituation : j'examinai
en filence & le Comte & Dona
Léonor. Elle a tant de charmes que je
ne fus pas furpris de voir mon ancien
rival tout prêt à le redevenir. Il perdit
& la parole & toute contenance en la
voyant. Pour elle je n'apperçus prèsqu'aucune
altération fur fon vifage , &
cette extrême tranquillité rappella toute
la mienne.
Je l'avoue , il n'échappa à Dom Tellez
aucun difcours qui annoncât ni defir ,
ni efpérance de fa part. I y auroit eu
de la barbarie à exiger qu'il étouffat jufqu'aux
regrets . Il eut même la force de
n'en témoigner qu'autant que la politeffe
fembloit le lui préfcrire ; mais il fut moins
réfervé dans l'entretien que nous eumes
tête-à-tête. Il m'avoua qu'il feroit audeffus
de fes forces de me la céder fi
el'e pouvoit encore faire l'objet d'une
difpute. Avouez en même - temps , lui
MA I. 1763. 39
dis-je , qu'il a pû être au-deffus des miennes
de me la laiffer ravir , pouvant me
l'affurer ? Le Comte me fit un autre
aveu que je n'attendois pas . Il me dit ,
qu'en lui enlevant Dona Léonor , je lui
épargnois un parjure ; qu'il étoit fécrettement
lié en France , & que cet évenement
joint à fes remords , l'alloit rendre
à fes premières chaînes. En attendant
, il s'offrit d'être médiateur auprès
de la niéce & de la tante. Ce fut lui qui
m'inftruifit que la première feroit bientôt
appaifée , fi la feconde pouvoit l'être .
Je le conjurai de redoubler fes efforts
auprès d'elle. Ses bleffures étoient àpeu-
près guéries , & fon zéle pour mes
intérêts fembloit s'accroitre à chaque
inftant. Mais la haine de Dona Padilla
étoit toujours la même.
Retiré unjour au fond de mon cabinet
, j'y étois abîmé dans une rêverie
mélancolique & profonde . Elle fut brufquement
interrompue par le Comte.
Âmi , me dit-il d'un ton vif& pénétré ,
vous être trahi , vous êtes vendu . Une
nombreuſe troupe d'Alguafils affiége le
Château , & leur Chef demande à vous
parler de la part du Roi . C'eft un trait de
la vengeance de Dona Padilla : mais
décidez promptement ce qu'il faut faire .
40 MERCURE DE FRANCE.
Faut- il réfifter ? me voilà prêt à verfer
tout mon fang pour vous.
Courageux ami , lui répondis -je , vor
tre générofité vous perdroit fans me
fauver. Il nous fiéroit mal de réfifter
aux ordres d'un Roi que nous avons
fi bien fervi . Gardez- vous , reprit- il avec
vivacité , gardez-vous bien d'obéir entiérement
: vous êtes perdu fi on vous
arrête. Eh que puis -je donc faire ? ajou
tai- je. Vous déguifer & difparoître ,
pourſuivit-il : je vais vous en donner les
moyens ; je vais me livrer à votre place
& fous votre nom . Je ne fuis pas plus
connu de cette vile troupe que vousmême
. Il fera facile de lui faire prendre
le change . Il vous fera également aifé
d'être inftruit de ce qui fe paffe . J'efpére
que le temps & mes foins accommoderont
toutes choſes .
Ce confeil me donna à rêver ; mais
l'inftant d'après je rougis de mes foupçons
; d'ailleurs , confidérant qu'il ne
pouvoit y avoir aucun rifque pour le
Comte , & qu'à tout événement , je
pourrois toujours venir le dégager , je
confentis à ce qu'il- éxigeoit.
Dona Padilla , qui fans doute craignoit
mon reffentiment , s'étoit renfermée
dans fon pavillon avec fa niéce.
M.A.F. 1763. 41
Elle aidoit par là , à notre ftratagême.
Auffi eut-il un plein fuccès. On conduifit
le Comte à la Ville Capitale de
Murcie. I refta feulement chez moi
jufqu'à nouvel ordre , quelques : Alguafils
, canaille qu'avec le fecours de mes
gens , il m'eût été facile d'exterminer ;
mais je n'en avois aucune idée pour le
moment . J'étois bien éloigné de fonger
à compromettre Dom Tellez plus qu'il
n'avoit voulu l'être . Couvert d'habits
fimples , après avoir donné mes ordres
à mes principaux. domeftiques , j'allois
abandonner ma maifon à mon ennemie
& à fes fatellites ; jallois m'éloigner ,
même fans chercher à voir Dona Léonor
: le hazard vint l'offrir à mes yeux.
Je la rencontrai noyée dans fes larmes
& dans l'agitation la plus vive . Quand
même elle ne m'eût pas reconnu , je
n'aurois pu m'empêcher de me faire
connoître à elle , je n'en n'eus pas befoin.
Qui êtes-vous , me dit- elle avec une exclamation
involontaire & qui auroit pû
s'attribuer à la joie ; par quel prodige
êtes-vous encore ici ? Je n'y ferai pas
long-temps , lui repliquai - je , vous me
voyez prêt à m'éxiler de ma propre demeure
vos voeux & ceux de votre tante
barbare feront bientôt , remplis. Dona
42. MERCURE DE FRANCE.
Léonor ne répondit rien , mais fes lar
mes continuoient à couler. Hé bien ,
ajoutai-je , s'il eft vrai que vous ne foyez
pas mon ennemie , fuyons enſemble ;
tout éxil , tout climat me fera doux , fi
vous l'habitez avec moi. Non , repritelle
en fanglottant , non , une telle démarche
ne m'eft ni permiſe , ni poffible.
Un Cloître auftère va enfevelir ma
honte & tout efpoir de réunion avec
vous.... A ces mots , elle s'évanouit.
J'étois hors de moi-même . J'appellai
quelques domeftiques. Ils accoururent
& avec eux l'implacable vieille. Elle
me reconnut ; elle frémit & reprocha
à trois Alguafils qui fe trouvoient là ,
d'avoir manqué leur proye ; ajoutant ,
avec des cris furieux , que j'étois Dom
Fernand. Cet excès d'audace mit le
comble à ma fureur. J'allois immoler
cette mégère ; un refte d'orgueil me
retint ; mais rien ne put m'empêcher de
fondre avec rage fur les fatellites qui.
me crioient de merendre . Un de ces miférables
tomba à mes pieds percé de
coups ; les deux autres firent feu en
s'éloignant. Ils me manquerent ; mais
en revanche , une des deux balles alla
caffer le bras droit à la barbare Padilla.
Mes domeftiques accoururent en
MA I. 1763. 43
armes. Les Archers ne fe trouvant pas
les plus forts , & éffrayés de ce qu'ils .
venoient de faire , fe virent eux - mêmes
obligés de fe rendre .
J'ordonnai des fecours à ma cruelle
ennemie. Son accident jettoit fa nièce
dans une défolation trop grande pour
qu'il fut poffible de lui parler d'autre
chofe. La nuit avançoit , & j'avois
mille raifons d'en profiter pour mon
départ. Ainfi je m'éloignai accompagné
d'un feul domeftique. Chemin faiſant
je réfléchis que l'affaire étoit devenue.
plus grave ; qu'il pourroit y avoir quelque
danger pour Dom Tellez. Je ne ba-
Jançai pas ; je m'acheminai vers le lieu
de fa détention , réfolu de me ſubſtituer
à fa place. Il jouiffoit d'un affez grande
liberté , & j'eus celle de lui parler têteà-
tête. Mon arrivée lui caufa autant de
furprife que d'inquiétude ; mais je prévins
les queftions qu'il alloit me faire..
Ami , lui dis -je , c'eft trop vous compromettre
& vous expofer : les circonf
tances ne font plus les mêmes & je dois.
feul en courir les rifques . Alors je l'inſtruifis
de ce qui s'étoit paffé depuis
l'infant de fon départ. Et c'eft pour
cela , reprit-il vivement , que vous deez
plus que jamais vous éloigner . Les
44 MERCURE DE FRANCE .
rifques feront toujours beaucoup plus
grands pour vous que pour moi . La
mort de l'Alguafil & l'arrêt des autres
ne font rien . En vain lui oppofai - je les
raifons les plus preffantes. Il ne les approuva
pas plus que les premières ; &
malgré toute ma répugnance , il me
fallut moi-même céder aux fiennes.
Mes larmes coulerent en embraffant
ce généreux ami . J'érrai quelque temps
d'un lieu à l'autre , toujours déguiſé &
toujours méconnu . Un émiffaire fidéle
m'inftruifoit de tout ce qu'il m'importoit
de fçavoir. J'appris qu'une troupe
nombreuſe d'Aguafils avoit de nouveau
reparu chez moi ; que Dona Padilla ,
prefque guérie de fa bleffure , ne pour
fuivoit que moi feul & non ceux qui
l'avoient bleffée ; que mes gens étoient
à- peu-près efclaves dans mon Château ;
& que mon ennemie y commandoit
en maîtreffe. Le Comte lui-même s'eft
vu pris à partie par Dona Padilla &
par fes frères. Il a eu recours au Roi
qui s'eft réfervé la décifion de ce procès
bifarre. Mais vous fçavez l'efpéce
de maladie dont ce Monarque eſt attaqué
depuis plufieurs mois. Il ne peut
ni donner aucune audiance , ni s'occuper
d'aucune affaire ; & , cependant le
M A I. 1763. 45
Comte eft toujours prifonnier ; Dona
Padilla toujours implacable , Dona
Léonor toujours ingrate , & moi tou
jours fugitif. Enfin , las d'érrer de Province
en Province , j'ai choifi ces montagnes
pour afyle & cet habit pour
dernier déguisement. J'en ai fecrettement
fait inftruire mon généreux rival ,
& je n'apprends pas que rien en ait
encore inftruit mes perfécuteurs. Mais
avouez , ajouta l'Efpagnol , qu'il en
faut fouvent moins pour fe faire Hermite
, & que de plus foibles difgraces
Vous retiennent enfeveli dans cette
Grotte ?
C'eft précisément ce que je n'avouerai
pas , reprit l'Hermite François. Mon
récit , il est vrai , fera plus court que
le vôtre & moins rempli d'héroïſme ;
mais vous allez voir fi j'ai eu de bonnes
raifons pour fuir le monde , les
hommes du bon ton & , fur- tout , les
femmes , quelque ton qu'elles puffent
prendre.
Comme il achevoit ces mots , fon
jeune compagnon entra pour quelque
motifindifférent. Il parut l'inftant d'après
vouloir fe retirer. Non , lui dit
frère Pacóme , demeurez avec nous.
Le récit que je vais commencer pourra
46 MERCURE DE FRANCE.
vous être utile. On s'épargne bien des
fottifes quand on fait une mûre attention
à celles d'autrui . Le jeune Solitaire
obéit en rougiffant ; & fon Patron
pourfuivit en ces termes.
Mon nom eft le Comte D ..... à
peixe forti du Collége où j'avois perdu
huit à dix ans , j'allai en perdre àpeu-
près autant a fréquenter la Cour ,
les cercles , & à tromper les femmes.
Elles ne tarderent pas à prendre leur
revanche .
J'étois fort lié avec le jeune Marquis
de P .... Nous avions l'un & l'autre la
même conduite , les mêmes penchans ,
les mêmes fociétés , les mêmes travers .
Le hafard voulut encore que nous
donnaffions dans la même intrigue , &
bientôt après dans le même piége .
Doricourt , c'eft le nom que je donné
au Marquis , me procura entrée chez
Belife , veuve encore affez jeune pour
avoir des prétentions ; mais qui les portoit
un peu trop loin . Je lui plus fans
le vouloir , & juftement lorfque Doricourt
ne vouloit plus lui plaire. De fon
côté elle ne vouloit rien perdre ; elle
prétendoit garder fes anciens captifs &
en faire de nouveaux . Nous nous concertâmes
Doricourt & moi pour la tromM
A I. 1763. 47
per & nous y réuffimes. Elle nous
croyoit rivaux & non confidens l'un de
l'autre . Mais le hafard vint la tirer d'erreur.
On l'inftruifit de nos démarches
publiques & fecrettes . Elle vit , fans
en pouvoir douter , que de deux amans
qu'elle croyoit avoir, il ne lui en reftoit
pas même un. Jugez de fon dépit ! Elle
diffimula cependant ; chofe affez rare
dans une femme irritée , & qu'irrite un
outrage de cette eſpéce.
La forte de vengeance qu'elle imagina
fut auffi bitarre qu'exactement remplie.
Jufques-là le jeune Solitaire qu'on.
avoit contraint d'écouter ce récit , avoit
laiffé entrevoir beaucoup d'émotion ;
mais elle redoubla à ces derniers mots.
Il vouloit fortir un nouvel ordre de
fon Mentor l'obligea de refter. Voici
comme l'Hermite Comte , pourſuivit
fon difcours.
Belife avoit deux Niéces qu'elle faifoit
élever dans deux couvents féparés.
Elles étoient feules , & n'avoient que
quatorze à quinze ans. Des Niéces de
cette figure & de cet âge déplaiſent toujours
à une Tante qui a l'ambition de
plaire ; & Belife les tenoit féqueftrées ,
moins pour les empêcher de voir que
d'être vues. Telle étoit , du moins , fa
18 MERCURE DE FRANCE.
premiere intention . Nous contribuâmes
à la faire changer. Belife réfolut de faire
fervir la beauté de fes Niéces à fa
vengeance. Quiconque ne fçauroit pas.
jufqu'où une femme peut la porter ,
douteroit à coup fùr du ftratagême que
celle - ci mit en ufage. Elle commença
par exciter entre nous quelque réfroidiffement
; après quoi elle nous parla
à chacun en particulier , d'une Niéce
qu'elle faifoit élever dans tel couvent.
Elle avoit fes raifons pour ne nous parler
que d'une Niéce & non de deux. Je
fus le premier qu'elle pria de l'accompagner
dans une vifite qu'elle fit à l'une
d'entr'elles , c'eft a dire à celles que.
Belife vouloit me faire connoître . Elle
defiroit que j'en devînffe épris ; & dès
cette premiere vifite , elle dut s'appercevoir
que j'en étois plus que frappé.
Ces fortes de vifites fe multiplioient.
Cependant je crus voir que la jeune
perfonne ne les trouvoit point trop fréquentes.
Belife ne me gênoit en rien làdeffus
. Elle éxigeoit feulement que j'en
fiffe mystère à Doricourt : difcrétion
qui me coûtoit peu. Il fuffit d'aimer
pour fçavoir fe taire à propos ; & j'aimois
déja trop , pour ne pas redouter un
rival. Ce qu'il y a de plus particulier
- -
dans
MA I. 1763. 49
dans cette avanture , c'eft que Doricourt
ufoit de la même circonfpection envers
moi , & croyoit avoir les mêmes raiſons
d'en ufer ainfi . Belife l'avoit introduit
auprès de fon autre niéce, en fe gardant
bien de lui parler de la premiere. D'ailleurs
, la feconde avoit affez de charmes
pour qu'on ne s'informât point fi elle
avoit une foeur. Elle plut à Doricourt ,
& ce qui prouve beaucoup plus , furtout
dans un petit -maître , elle lui ôta
toute envie de plaire à d'autres , toute
envie de publier qu'il lui plaifoit. Nous
nous félicitions chacun à part & de notre
découverte , & de notre prudence .
Nous crûmes , furtout , l'avoir portée
fort loin un jour que le hazard nous réunit
en particulier , Doricourt & moi.
Eh bien , Comte , me dit- il , où en
es-tu avec Belife ? C'eſt à moi , répondis-
je , à te faire cette queftion ; vous
êtes trop fouvent enfemble pour qu'on
puiffe vous y croire mal . Ma foi , mon
cher , reprit - il d'un ton à demi ironique
, je trouve à cette femme des reffources
prodigieufes dans l'efprit. J'ai
tant vu d'Agnès m'ennuyer , que j'en
reviens à l'expérimentée Belife.C'eft bien
penfé , repliquai-je à-peu-près fur le
même ton ; j'ai moi - même quelques
}
C
50 MERCURE DE FRANCE .
vues fur fon expérience. Ainfi notre rivalité
ne fera bientôt plus un jeu . Soit ,
ajouta Doricourt ; il faut en courir les
rifques. Nous joignimes à ce perfifflage
beaucoup d'autres propos équivalens ; &
nous nous quittâmes fort contens de
nous-mêmes & très- difpofés à nous
divertir aux dépens l'un de l'autre .
>
Celle qui réellement fe jouoit de nous
deux alloit à fon but fans s'arrêter. Elle
vit que nous étions trop vivement épris
pour n'être
pas facilement trompés. Elle
eut de plus recours à l'artifice pour nous
faire courir au piége qu'elle nous tendoit.
Ce fut encore à moi qu'elle s'adreffa
d'abord. Ma niéce, me dit- elle un jour,
fe difpofe à partir pour l'Espagne ..
Pour l'Espagne ! m'écriai-je , avec une
furpriſe douloureufe ! oui , répondit- elle
avec un fang froid étudié ; ce Royaume
fut la patrie de fon père qui n'eft plus ;
fa mère elle-même eft morte au monde,
& m'a laiffé un abfolu pouvoir fur la
deftinée de fa fille. Je l'interrompis encore
par de nouvelles queftions , & elle
entra dans de plus grands détails ; mais
je dois vous les épargner. Il vous fuffira
d'apprendre en bref que le père de Lucile
, Efpagnol de naiffance , avoit ſéjourné
quelque temps à Paris ; qu'il y
époufa fecrettement la foeur de Belife ;
MA I. 1763 . 51
qu'obligé de quitter fubitement la France
avant que d'avoir pu faire approuver
fon mariage à fa famille , il ne put
emmener avec lui ni fon épouse , ni
une fille qu'il en avoit eue & qu'on faifoit
élever fecrettement ; qu'au bout de
quelque temps on apprit la nouvelle de
fa mort; que fa veuve ne fe croyant
plus à temps de déclarer fon mariage ,
avoit cru devoir renoncer au monde &
s'étoit enfermée dans un cloître . Tel
fut en gros le récit de Belife. Il étoit
fincére , excepté qu'au lieu d'une fille ,
fa foeur avoit donné le jour à deux.
Elle ajouta que la famille de feu fon
beau-frère , inftruite de l'éxiſtence de
Lucile & touchée de fon état , ſe diſpofoit
volontairement à la reconnoître ;
mais qu'elle éxigeoit que Lucile paſſât
en Espagne , d'où jamais , fans doute
elle ne reviendroit en France .
" Je frémis à ce difcours ; je me jettai
aux pieds de Belife & lui fis l'aveu de
ce que je reffentois pour fa charmante
niéce. Elle en parut furprife , & encore
plus fatisfaite. J'augurai bien de cette
joie , parce que j'en ignorois la vraie
caufe. Il eft fâcheux , me dit- elle , que
vous ayez tant tardé à vous expliquer ;
j'aurois pu faire pour vous il y a quel-
Cij
$ 2 MERCURE DE FRANCE.
ques jours , ce qui n'eft plus en mon
pouvoir actuellement. Eh , pourquoi ?
lui demandai - je avec vivacité. Parce
que l'Ambaffadeur d'Efpagne , preffe
le départ de ma niéce ..... Et depuis
quand ? . Depuis hier . Ah ! reprisje
avec tranfport , fouffrez que j'épouse
Lucile dès aujourd'hui. Doucement ,
doucement , repliqua Belife en fouriant ;
ces mariages impromptus font pour
l'ordinaire peu folides ; & d'ailleurs
que diront nos Efpagnols ? Mon nom ,
ajoutai-je , eft d'un ordre à figurer
côté des plus grands noms d'Espagne ;
ma fortune eft au-deffus de la médiocre
; la destinée de votre niéce dépend
encore de vous : daignez combler le
bonheur de la mienne. Il faut donc ,
reprit-elle , fans négliger les précautions ,
ufer de diligence , afin que je puiffe
fuppofer avoir été prévenue trop tard.
C'étoit foufcrire à ma demande , & je
ne m'occupai plus que du bonheur
dont j'allois jouir.
Durant ce temps Belife employoit
auprès de Doricourt les mêmes artifices
& avec le même fuccès. Il eut auffi peu
de défiance & autant d'empreffement
que moi - même ; & trois jours après
toutes les difficultés furent applanies ,
M A I. 1763. 53
tous les arrangemens préliminaires éffectués.
Belife employa cet intervalle à
préparer la fcène cruelle & bifarre qu'elle
vouloit nous faire éffuyer. Sans faire
part de fes vues à perfonne , pas même
à fes niéces , elle les fit troquer de demeure
, c'est-à-dire , qu'elle transféra
J'une à la place de l'autre. Il y avoit
entr'elles cette reffemblance de famille
affez ordinaire , & cette égalité de charmes
affez rare entre foeurs. Circonftance
qui aida encore au ftratagême de leur
tante. Cette perfide avoit eu foin de
nous perſuader , & toujours chacun à
part , que ce mariage devoit être fait
à bas bruit & prèſqu'à la dérobée. Le
mien fe fit à une heure du matin , &
celui du Marquis à deux . Notre impa
tience feconda les vues de la perfide
Belife ; & j'étois déja l'époux de la foeur
de Lucile , que je croyois encore l'être
de Lucile même. Certains difcours que
me tint ma nouvelle époufe , me parurent
cependant incompréhensibles . J'avois
moi- même quelques idées que je
ne concevois pas. l'inftant de les éclaircir
approchoit . Nous nous rendîmes à
l'appartement de Relife . Comment vous
exprimer mon étonnement ! Le premier
objet qui me frappa fut Lucile
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
aflife à côté du Marquis. Il ne fut pas
moins étonné de reconnoître Sophie
dans celle que je conduifois par la main.
Un cri perçant nous échappe à tous
deux à la fois. Sophie & Lucile en jettent
un femblable & s'évanouiffent. Je
cours à Lucile & le Marquis à Sophie.
Elles reprennent enfin connoiffance ,
mais ce fut pour paroître encore plus
agitées. Une fombre horreur nous pénétroit
tous , & nous ôtoit la force d'entrer
en explication . Pour y mettre le
comble , Belife entre avec un air mo
queur & fatisfait. Elle prévint nos juftes
reproches. Enfin , je fuis vengée , s'écria
cette femme abominable ; je fuis
vengée & vous êtes punis : j'ai fait de
vous un éxemple digne de corriger tous
vos femblables des vaines tracafferies
& de la fatuité. Vous m'avez. fçu jouer ;
& j'ai pris ma revanche . Puiffiez -vous
fentir tout le ridicule de votre fituation !
Peu s'en fallut que je ne cédaffe à
l'impétuofité de ma fureur. Il en eût
coûté la vie à celle qui la provoquoit
avec tant d'audace . Le Marquis reſtoit
pétrifié : Sophie & Lucile fondoient en
larmes. Leur cruelle tante reprit ainfi
la parole. Ces deux jeunes victimes de
ma vengeance n'en font point les comMA
I. 1763. 55
plices. Leur naiffance eft telle que je
vous l'ai fait connoître ; mes biens feront
même un jour pour elles. Croyezmoi
donc l'un & l'autre ; fubiffez paifiblement
votre deftinée. Elle ne peut
longtemps être à charge à des hommes:
de votre caractère. Je vous épargne le
ridicule d'aimer vos femmes.
Je frémiffois de voir cette perfide
jouer à l'épigramme dans un pareil moment.
Doricourt y repliqua par quelques
traits fanglans ; il m'en échappa quelques-
uns à moi - même ; mais bientôt
j'eus regret de m'avilir ainfi : c'étoit
d'ailleurs un mal fans reméde . Ce qui
acheva de m'adoucir un peu fut de voir
Sophie à mes pieds me conjurer avec.
fanglots , avec larmes , de ne point la
livrer à l'opprobre & au défefpoir . Une
jeune Beauté a bien du pouvoir quand
elle pleure & s'humilie jufqu'à ce point.
J'étois ému , attendri : je jettai involonrairement
les yeux fur Lucile & je la
vis dans la même fituation que Sophie ;
je la vis aux pieds de Doricourt . Quel
affreux coup d'oeil ! & que devins -je à
cet afpect ! Doricourt parut lui - même
frémir de voir Sophie à mes pieds ; &
fans doute Sophie , & fans doute Lucile ,
éprouvoient en elles-mêmes des mou-
C iv
56 MERCURE DE FRANCE.
vemens tous femblables , des combats
non moins horribles. Je tire le rideau
fur une fituation trop difficile à peindre.
Nous relevâmes les deux fuppliantes ;
après quoi je fortis & Sophie me fuivit ,
plutôt que je ne l'emmenai . Il en fut
de même de Lucile à l'égard du Marquis.
Un mois s'écoula , durant lequel
nous nous vîmes affez peu , & toujours
avec les mêmes regrets. Je dois cependant
l'avouer , Sophie me parut céder
affez facilement à la néceffité. Je n'ai
rien remarqué de fa part qu'il foit poffible
d'attribuer à aucune répugnance
pour moi. Bientôt même je crus y
voir un attachement réel ; mais l'image
de Lucile m'étoit toujours préfente. Je
réfolus de quitter les lieux qu'elle habitoit
; je partis avec Sophie pour une de
mes Terres fituée en Languedoc. J'y
appris au bout de quelques mois que
Lucile avoit fuccombé à fa langueur ,
& que Doricourt devenu veuf , oublioit
qu'il eût jamais été époux. Pour
moi , ne pouvant pas plus m'accoutumer
à l'être en Province qu'à Paris , &
la Paix ne me fourniffant aucun objet
de diftraction , je pris le parti d'abandonner
furtivement ma Terre & de
venir habiter ces lieux éfcarpés . Je
M A I. 1763. 57
n'inftruifis perfonne de mon deffein &
Sophie moins encore que tout autre.
Je me bornai à lui laiffer par écrit certaiá
nes régles de conduite , avec un pouvoir
abfolu de diriger tous mes biens
à fa volonté. J'ignore l'ufage qu'elle
fait & de ce pouvoir & de mes confeils
& de la liberté que je lui laiffe . Je
l'eftime & la plains. C'est tout ce que
mon coeur peut faire de plus pour elle ,
& certainement ce n'eft pas affez .
En parlant ainfi , le faux Hermite
s'apperçut que le jeune frère qu'il avoit
contraint de l'écouter , fondoit endarmes
& fembloit prêt à s'évanouir. Comment
donc lui dit-il , je ne croyois
pas avoir fait un narré fi pathétique .
Mais lui- même perdit toute contenance
en examinant le jeune Solitaire de plus
près. Que vois-je s'écria-t-il , eſt- ce
vous , infortunée Sophie ? Vous que je
fuis , que j'abandonne & qui venez me
chercher jufques dans cette folitude ?
Sophie ( car en effet c'étoit elle ) tomba
à fes pieds pour toute réponſe. Elle
voulut parler ; fes foupirs & fes fanglots
lui couperent la voix. Le Comte la releva
en l'embraffant , & laiffa lui-même
échapper quelques larmes. L'admiration
, la pitié , peut- être auffi un com-
Cy
58 MERCURE DE FRANCE,
mencement de tendreffe , pénétroient
& agitoient fon âme. Il demanda à
Sophie comment elle avoit pu découvrir
le lieu de fa retraite ? Ce n'a été
reprit- elle , qu'après les recherches les
plus conftantes & les plus pénibles..
Quelqu'un que le hafard avoit inftruit
de votre métamorphofe , me fit part
de fa découverte , & j'en profitai fur le
champp ....... Que vous êtes heureux !
dit alors l'Hermite Efpagnol à fon
confrère , & que je ferois heureux moimême
fi l'ingrate Léonor vouloit imiter
l'aimable & rendre Sophie !
A l'inftant même il apperçoit plufieurs
perfonnes qui dirigeoient leurs pas vers
la folitude efcarpée. Il y avoit parmi
cette troupe quelques femmes voilées ,
& l'une d'entr'elles étoit conduite par
le Comte de C ... S ... Que vois -je ? dit
alors le Marquis d'Ol .... ah puiffent mes
foupçons fe vérifier ! En parlant ainfi
lui-même s'avançoit vers le Comte ,
qui eut peine à le reconnoître fous fon
déguisement. Quittez , lui dit ce dernier
, en l'embraffant , quittez ce ridicule
attirail. Vos périls & vos malheurs fontpaffés.
Le Roi vous rend fa bienveil
lance , Dona Léonor fa tendreffe , &
ce qui vous étonnera beaucoup plus ,
MA I. 1763 . 59
Dona Padilla met fin à fa haine....
Ciel s'écria le faux Hermite , un fi
heureux changement eft il poffible ?
En croirai-je votre récit ?... Croyez- en
Dona Léonor même , dit cette belle Efpagnole
en fe dévoilant , & mouillant
de fes larmes une des mains que fon
époux lui préfentoit ; croyez qu'en me
déclarant votre ennemie , j'ai toujours
fait une horrible violence à mon coeur.
..
à
La joie du Marquis étoit à ſon com--
ble. On entra dans la cabane de l'Hermite
François , que l'Espagnol fit d'a
bord connoître pour ce qu'il étoit réellement.
Que ne vous dois-je point
mon cher Comte , difoit le Marquis
fon ancien rival ! votre générofité ne
s'eft point démentie : elle feule pouvoit
me tirer du précipice où m'avoit jetté
mon imprudence. J'ai fait ce que j'ai
pû , reprit le Comte ; votre bonne for .
tune a fait le refte. Le Roi , informé
par moi-même de toute l'avanture , l'a
trouvée des plus fingulières: Les Loix
étoient contre vous ; mais il m'a laiffe
juge des Loix. Vous voyez que la décifion
n'a pû que vous être favorable.
C'eût été cependant peu de chofe en
core , fi Dona Padilla & fa charmante
niéce cuffent perfifté à vous être con
7
"
G vj
60 MERCURE DE FRANCE.
traires. Les larmes de Dona Léonor ont
fléchi cette parénte fi long - temps infléxible.
Vous n'avez plus d'ennemis
& vous retrouvez une épouſe qui vous
aime. Pour moi , ajouta le Comte en
foupirant , je vais paffer en France où
j'euffe pû jouir autrefois d'un pareil
avantage ; mais je n'oſe ni ne dois l'efpérer
déformais. Une abfence de dix
ans , un abandon de ma part auffi entier
qu'inéxcufable , le honteux projet
de manquer à ma foi jurée & reçue ,
en voilà plus qu'il ne faut pour m'avoir
banni du coeur de la tendre Orphife.
Ce nom fit jetter à Sophie un cri perçant
& qui étonna toute l'affemblée.
Depuis l'inftant de l'arrivée du Comte
de C... S... , cette jeune Françoiſe toujours
travestie , n'avoit ceffé de l'envifager
avec une attention mêlée de faififfement
; mais au nom d'Orphife , tous
fes doutes parurent éclaircis. Elle vint
toute en larmes embraffer les genoux du
Comte. Eft- ce vous Dom Tellez ? lui
dit- elle en fanglotant , eſt-ce vous , mon
père ! ah ! la nature me parle trop vivement
pour vouloir me tromper . Dix
ans d'abſence n'ont pû effacer vos traits
de mon fouvenir ; ils me font toujours
préfens , malgré l'âge tendre où je reçus
MA I. 1763.
61
vos adieux paternels. Daignez vousmême
reconnoître une de vos filles , l'infortunée
Sophie.
Il feroit difficile. d'exprimer tout ce
qui fe paffoit alors dans l'âme du Comte.
Quoi ? vous ma fille ! s'écrioit- il en la
relevant & la preffant avec tendreffe ;
vous dans ces lieux , & fous cet extérieur
! Que fignifie cette étrange métamorphofe
?
On lui en expliqua le motif en peu
de mots. L'époux de Sophie , à qui elle
devenoit plus chère d'un inftant à l'autre
, apprit à ſon Beau - père ( car en effet
c'étoit lui ) qu'avant même fon arrivée ,
leur départ de cette folitude étoit réfolu ,
leur réunion décidée . Et Orphife , s'écria
de nouveau le Comte de C.... S .....
Orphife eft- elle encore en état , ou dans
le deffein de me pardonner ? Son Gendre
lui répond qu'Orphife éxifte encore ,
& éxifte pour lui ; mais que depuis fon
départ , elle s'eft entiérement derobée
au monde. Ce difcours ne fit qu'accroî
tre le defir qu'avoit fon époux de fe
réunir à elle ; & comme chacun dans
cette affemblée avoit fes motifs d'impatience
, on fe hâta réciproquement d'abandonner
le double Hermitage. Les
deux Hermites ne fe quitterent qu'avec
62 MERCURE DE FRANCE.
de vifs regrets , & beaucoup de promef
fes de franchir fouvent les Pyrénées pour
fe revoir. Ce qui arriva plus d'une fois.
par la fuite. Il arriva auffi que ceux d'entre
ces époux qui s'étoient crûs d'abord
trompés , en rendirent grace au hazard ;
que les deux tantes parurent avoir tout
oublié , & moururent de rage en moins.
de fix mois ; & que chacun des trois
couples répétoit à part en fe félicitant :
Peut- être nous aimerions-nous moins
fi nous nousfuffions aimé toujours.
"
Par M. DE La DixmeriEL.
NOUVELLE Espagnole & Françoise.
SUR OUR ces Monts qui féparent l'Efpagne
d'avec la France , deux Hermites
T'un François , l'autre Efpagnol , ' habitoient
à peu de diftance l'un de Pautre.
Leur âge étoit à- peu-près égal , &
MA I. 1763. 17
** peu avancé , leur figure des plus avantageufe,
même fous leur habit difforme,
leur conduite entièrement oppofée à
celle des Hermites ordinaires. Ils ne
mandioient pas , ne recevoient ni dons
ni vifites , fçavoient lire & lifoient.
Leur premierfoin avoit été de fe fuir ;leur
conduite réciproque les rapprocha : ils
fe virent fouvent & fe parlerent fans
défiance. En un mot , ils étoient voifins
fans être ennemis , chofe prèſque
auffi rare entre des Emules de cette
nature , qu'entre des Rivaux de toute
autre efpéce .
Chacun d'eux avoit un fecond , fur
lequel il fe repofoit de certains menus
détails. L'Hermite François dur
particulièrement applaudir aux foins de
fon jeune Difciple. C'étoit un modèle
d'attachement , de zéle & d'activité. Nulle
fatigue ne le rebutoit , nulle démarche
ne lui fembloit pénible. A peine , ce→
pendant , paroiffoit- il toucher à fa quinziéme
année. Toutes les grâces de la
jeuneffe & de la beauté brilloient fur
fon vifage on l'eût pris pour l'Amour
qui , par divertiffement , s'étoit affublé
d'un froc .
t
Un jour qu'il étoit abfent , le Reclus
Espagnol vint converfer avec le Fran- -
-
18 MERCURE DE FRANCE .
çois. Non , difoit-il à ce dernier , le chétif
habit qui vous couvre, ne peut vous
déguifer àà mes yeux. Vous n'étiez
point fait pour être ainfi vêtu , logé ,
couché , en un mot pour vous enfevelir
dans ces montagnes . Quelque incident
vous aura fait renoncer au monde .
Mais fongez qu'il en faut de bien cruels ,
ou de bien bizarres , pour juftifier une
telle réfolution . Oh ! s'il eft ainfi , reprit
celui à qui il parloit , je fuis plus que
juftifié. Mais vous même quels bifarres ,
ou quels fâcheux incidens vous ont fait
prendre une réfolution toute pareille à
la-mienne ?
.
Il eft vrai , repliqua l'Espagnol qui
vouloit caufer , & qui ne trouvoit nuk
danger à le faire , il eft vrai que je n'étois
point né pour m'affubler d'un fac ,
me nourrir de racines & coucher fur
la dure. Il eft encore vrai que je mitige
en fecret cette auftérité apparente.
Mais une foule de difgraces & de fautes
m'a rendu ce déguiſement néceffaire ...
Oh! vos travers & vos malheurs n'ont jamais
pû égaler les miens , interrompit
l'autre Hermite . Vous en allez juger ,
ajouta l'Eſpagnol. Premierement je fuiss
marié. Et moi auffi , reprit l'Hermite
François . J'aime ma femme qui me fuit,
MA I. 1763 . 19
ajouta le premier : Je fuis ma femme
qui m'aime , repliqua le fecond .
L'ESPAGNOL.
J'époufai la mienne par ſupercherie.
LE FRANÇOIS
.
On y eut recours pour me faire époufer
la mienne.
L'ESPAGNOL.
Je l'aimerai toujours.
LE
FRANÇOIS.
Je doute que je puiffe l'aimer jamais.
Voilà effectivement , reprit l'Hermite
Espagnol , un contrafte auffi bifarre que
marqué. Mais voyons jufqu'où il peut
s'étendre. Je vais commencer , perfuadé
que vous imiterez ma franchife & ma
confiance .
Frère Paul, tel qu'on fe figure ici le
voir en moi , eft à Madrid le Comte
d'Ol.... Ma Maiſon eft ancienne & illuftrée
, ma fortune affez confidérable .
J'ai fervi mon Roi avec zéle & avec fuccès
dans fes armées. C'étoit en Italie où
la guerre fe faifoit . J'y formai quelque
liaifon avec le Comte de C.... S .... nom
qui n'étoit pas le fien propre , mais qu'il
devoit à une action des plus éclatantes.
Vous fçavez que c'eft l'ufage en Efpagne
de donner à un Officier qui fe
diftingue , le nom même du lieu où il
s'eft diftingué récompenfe la plus flat20
MERCURE DE FRANCE .
teufe pour une âme noble. D'ailleurs ,
le Comte avoit par lui-même de la naiffance
& de la fortune :
avantages qui lui
en affuroient un autre bien digne d'envie.
Il devoit à fon retour époufer Dona
Léonor , une des plus belles perfonnes
de toutes les Efpagnes ; mais en
même-temps une des plus altières . Elle
femble avoir oublié cette fenfibilité fi
naturelle à fon fexe & furtout dans cette
Contrée , pour emprunter toute la
hauteur du nôtre. L'orgueil eft fa paffion
la plus décidée ; elle veut des efclaves
plutôt que des amans. Je ne la connoiffois
quede nom & n'en étoispas mieux
cónnu ; comme cependant elle étoit née
mon ennemie , c'est-à- dire qu'il y avoit
entré ma famille & la fienne , une de
cés haines héréditaires qu'on prend ridiculement
foin de perpétuer dans chaque
génération , j'étois loin d'adopter cette
haine injufte. J'éprouvai même un fentiment
bien oppofé à l'afpect du portrait
de Dona Léonor. Sa famille l'avoit
envoyé au Comte en attendant qu'il pût
aller prendre poffeffion du modèle . Mais
il me parut moins ébloui que moi- même,
des charmes qu'étaloit cette peinturé
. Il me fembla trop peu occupé du
bonheur qui l'attendoit ; loin de fe liMA
I. 1763.
21
vrer à une joie vive & bien fondée , il
étoit rêveur & mélancolique ; il ne répondoit
qu'avec embarras aux queſtions
qu'on lui faifoit fur fon futur mariage.
Enfin , il me donna lieu de juger qu'il
ne s'y difpofoit qu'avec répugnance :
découverte qui me caufoit une extrême
furpriſe.
La guerre fe faifoit avec vivacité
les rencontres étoient fréquentes &
meurtrières. Le Comte fut un jour commandé
pour une expédition fecrette ;
je le fus moi -même pour le foutenir. Il
tomba dans une embuscade & ſe vit enveloppé
par une Troupe bien fupérieure
à la fienne . J'arrivai à temps pour la dégager
; mais déja le Comte étoit bleffé
, renversé de cheval fans connoiffance
& prêt à être foulé aux pieds par
ceux des ennemis. Je le fis fecourir
tandis que je faifois tête aux Allemans
qu'une Troupe nouvelle venoit de renforcer.
Enfin , après une mêlée furieuſe
l'avantage nous demeura. Je fis tranf
porter le Comte au Quartier- Général
où les plus habiles Chirurgiens défefpérèrent
de fa vie. Ce fut dans ce moment ,
qu'un Soldat de ma Troupe m'offrit le
portrait de Léonor. Il l'avoit pris dans
la poche d'un Soldat ennemi qui avant
,
"
22 MERCURE DE FRANCE .
d'être tué avoit eu la précaution de fouiller
le Comte . L'état où étoit reduit ce
dernier , & furtout l'envie de garder
le portrait de Léonor , m'en fit fufpendre
la reftitution . Je fis remettre la boëte
parmi les effets du bleffé , après en avoir
détaché la miniature qu'elle renfermoit.
L'indulgente Loi de la galanterie tolère
aifément ces fortes de larcins. Je crus
qu'elle m'autorifoit à me faire fur ce
point, l'héritier du Comte , fuppofé qu'il
ne guérît pas de fes bleffures.
Il étoit encore dans l'état le plus équivoque
, lorsqu'une paix fubite fépara
les Armées & que des motifs
preffans me rappellerent en Eſpagne . Je
me rendis à Séville ; c'étoit le féjour
qu'habitoit Dona Léonor. Je parvins à
la voir , mais fans me faire connoître
fans même avoir pû en être remarqué.
Elle me parut encore plus belle en réalité
que dans fon portrait. J'en devins
éperdûment épris . Mais en même-temps ,
je frémis des obftacles que l'antipathie
de nos familles alloit oppofer à cet
amour.
J'éffayai quelques voies de réconciliation
; toutes furent inutiles. Dans cet
intervalle , le Comte de C .... S .... guéri
de fes bleffures , avoit été nommé GouMA
I. 1763. 23
verneur d'Oran & étoit parti du fein
de l'Italie même , pour fe rendre à cette
- Ville d'Afrique . Vous fçavez que le Gouverneur
de cette Place ne peut s'en ab-
- fenter fous aucun prétexte. Ce pofte
- n'eft pour lui qu'une prifon honorable ,
& le nouveau Gouverneur jugeoit Dona
Léonor très-propre à égayer cette prifon.
Il jugeoit bien ; mais il s'y prit
mal. Ne pouvant agir par lui- même
il choifit pour député un de fes principaux
domestiques , Africain d'origine ,
& mille fois plus intéreffé que cette origine
ne le fuppofe . Je lui avois été utile
en Italie , où dès-lors il fervoit le Comte.
Le hafard me le fit rencontrer comme il
débarquoit à Cadix . Il me reconnut ,
m'aborda , & m'apprit le fujet de fon
voyage. Il venoit , me dit-il , demander
au nom de fon maître , DonaLéonor
à fes parens.Cette nouvelle me fit pâlir ,
& l'Africain s'en apperçut. Il ofa me
faire différentes queftions qui toutes
avoient pour but & de me marquer
du zéle , & de m'arracher mon
fecret. Je crus pouvoir le lui confier ; je
lui avouai que mon trépas étoit certain
fi quelqu'autre que moi épouſoit Dona
Léonor.
L'Africain parut un inftant rêveur ;
24 MERCURE DE FRANCE.
7
•
après quoi il ajouta , qu'il fcavoit un fecret
pour conferver mes jours ; mais
que les fiens feroient par la fort expofés
& fa fortune perdue fans reffource .
Je lui offris , pour le raffurer , ma protection
, & une récompenfe proportion-
-née à ce grand fervice. Je ne prévoyois
pas qu'il pût m'en rendre d'autres que
de faire manquer le mariage qu'il s'étoit
chargé de faire réuffir , & , en effer
c'étoit déja beaucoup. Mais l'Afriquain
ofa davantage. Il me propofa de me
-fubftituer à la place de fon maître : chofe
, felon lui , fort aifée & très-excufable.
Quant à moi , elle me parut & plus
difficile & très-peu thonnête. C'étoit
néanmoins le feul expédient qui me reftât.
Que n'ofepointun amourimpétueux ,
à qui les moyens ordinaires manquent
pour arriver à fon but , & , furtout , à
qui la route opposée offre un moyen
für d'y parvenir ? En effet , l'Agent du
Comte étoit muni des atteftations les
plus claires , les plus authentiques . Il
n'étoit pas poffible de révoquer fa miffion
en doute. Ce n'eft pas tout , le
Comte marquoit expreffément que fur
la réponse de fon Envoyé , il viendroit
lui- même effectuer en perfonne l'alliance
qu'il follicitoit par un tiers. L'âge de
ce
1
MA I.
1753. 25
cè rival étoit d'environ dix ans plus
avancé que le mien ; mais cette différence
étoit peu remarquable . Il y avoit ,
d'ailleurs , entre notre taille & nos traits
ce rapport qui peut faire illufion à des
yeux peu familiarifés avec l'objet qu'on
veut remplacer ; & ce qui achevoit de
rendre cette illufion facile , c'eſt que le
Comte abfent de fon pays depuis vingt
ans , étoit abfolument inconnu à Dona
Léonor ; il n'étoit guère mieux connu
perfonnellement des autres parens de
cette belle Efpagnole . Tant de facilités
me féduifirent. Ainfi nous convînmes
l'Africain & moi , qu'il feroit , en effet
la demande au nom du Gouverneur ;
mais qu'il fubftitueroit mon portrait au
fien. J'y joignis même pour plus d'authenticité
, celui de Dona Léonor auquel
j'avois fait adapter une boëte toute femblable
à celle que j'avois reftituée au
Comte. Ce que nous avions prévu arriva.
La propofition du Gouverneur d'Oran
fut approuvée de toute la famille de
Dona Léonor ; & ce que je n'avois ofé
prévoir , mon portrait plut à cette jeune
& altière beauté. Vous préfumez bien
que l'Agent du Comte lui écrivit d'un
ftyle à le clouer plus que jamais à fon
rocher. Mais tandis que ce rival , trom-
B
26 · MERCURE DE FRANCE .
4 pé par cette lettre , regardoit fa démarche
comme infructueufe , j'en recueillois
hardiment les fruits.
Au bout d'un intervalle raiſonnable ,
je me préfente fous le nom du Comte, accompagné
de quelques amis qui approuvoient
& fervoient mon ftratagême.
C'étoit vers le foir , & la cérémonie
ne fut pas même différée jufqu'au matin.
Je motivai cette extrême diligence
de l'abfolue néceffité qui me rappelloit
à mon Gouvernement , du danger qu'il.
y auroit pour moi à être furpris en
Efpagne. Ces raifons étoient plaufibles
, & elles furent goûtées . Nous nous
acheminâmes , fans différer vers le
Port de Cadix , où un Vaiffeau nous
attendoit. Une vieille tante de Dona
Léonor, & qui l'avoit élevée , voulut
s'embarquer avec elle : je ne m'y oppofai
pas , mais je n'y confentis qu'à
regret. Dona Padilla , ( c'eft le nom
de cette tante ) étoit doublement mon
ennemie , & par rapport à la haine héréditaire
dont j'ai déja parlé , & parce
que mon père avoit refufé de mettre
fin à cette haine , en époufant Dona
Padilla forte d'injure qu'une femme
ne peut naturellement oublier , & que
celle- ci avoit toujours préfente. QuoiM
A I. 1763. 27
'qu'il en foit , nous partimes . Le Pilote
avoit le mot , & d'ailleurs , le Détroit
de Gibraltar que nous paffames , acheva
de tranquillifer la vieille tante qui fe
piquoit de connoître la Carte. Elle ne
douta plus que nous n'allaffions en
Afrique. Pour ma nouvelle épouſe ,
elle étoit feule avec moi dans la principale
chambre du Vaiffeau , & elle ne
s'apperçut ni ne s'informa de rien qui
concernât le trajet que nous avions à
faire. Nous continuâmes ainfi à côtoyer
de loin les terres d'Efpagne qu'on
perfuadoit à la vieille être celles d'Afrique
, & nous arrivâmes à Alicant ,
que la tante & la niéce prirent pour
la Ville dont j'étois Gouverneur. Il
étoit prèfque nuit ; circonftance qui
aidoit encore à l'illufion . J'avois , d'ailleurs
, envoyé d'avance mes ordres par
terre. Une voiture lefte & commode
nous attendoit au Port. Je fis traverfer
la Ville à mes deux compagnes de
voyage & les conduifis en toute diligence
à quelques liéues de là dans un
Château qui m'appartient. Je voulois
encore diffimuler , au moins , quelques
jours ; mais les foupçons de l'une & de
l'autre devinrent fi marqués , fi preffans
, qu'il fallut enfin me réfoudre à
1
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
parler net. Je leur déclarai que je n'étois
ni le Comte de C ... S... ni le Gouverneur
d'Oran mais que mon nom valoit ,
pour le moins , celui que j'avois emprunté
; que je pouvois prétendre aux
mêmes emplois que mon rival ; que
ma fortune égaloit la fienne , & qu'à
mon amour l'emportoit
coup für
fur le fien .
Comment reçut - on votre aveu ? interrompit
brufquement l'Hermite François.
On ne peut pas plus mal , répondit
l'Efpagnol. Je le crois reprit fière
Pacôme ( c'eft le nom que s'étoit donné
l'autre Cenobite. ) Et pourquoi , replifrère
Paul , en êtes -vous fi intimement
perfuadé ? C'eſt , ajouta frèrẻ
Pacôme , que j'ai moi -même éffuyé un
pareil aveu , que certainement je l'ai
reçu plus mal encore. Mais pourſuivez
votre récit. Le prétendu frère le continua
en ces termes :
qua
&
Non , je ne puis vous exprimer la
furpriſe où ce difcours jetta & la tante
& la nièce. Jufqu'à ce moment Dona
Léonor m'avoit prodigué les marques
de la plus vive tendreffe. Quelle fut
ma douleur de la voir défapprouver
hautement mon ftratagême ! Je lui
proteſtai qu'il ne m'avoit été dicté que
M A I. 1763. 29
par l'amour, & par l'impoffibilité de
pouvoir l'obtenir autrement ; que j'avois
un rang à lui donner , & que
j'étois prêt à réparer tout ce qui dans
cette affaire pouvoit pécher par la
forme , puifqu'auffi bien il n'y avoit
plus rien à réparer quant au fond. Je
vis le moment où Dona Léonor alloit
oublier fon courroux ; mais la vieille
tante étoit infléxible , & l'afcendant
qu'elle avoit für fa nièce l'emporta fur
celui que je croyois y avoir moi-même.
Je continuai cependant à les traiter avec
tous les égards poffibles. Elles avoient
tout à fouhait , excepté la liberté de
m'échapper , & même celle de faire
fçavoir à leur famille l'efpéce de captivité
où je les retenois. D'un autre côté
leurs parens les croyoient en Afrique ;
mais le Gouverneur d'Oran ne tarda
pas à les détromper. Impatient de ne
recevoir aucunes nouvelles de fon député
, il prit le parti d'en dépêcher un
fecond. Celui- ci le fervit plus fidélement
que l'autre , peut-être parce qu'il
ne trouva pas la même occafion de le
trahir. Le Comte apprit par lui une
partie de ce qui s'étoit paffé & devina
fe refte. Jugez de fa rage & de fa confufion
! Ce qui achevoit de le défeſpé-
B iij
30
'MERCURE DE FRANCE ,
1er étoit de ne pouvoir fans déshonneur
& fans crime s'abfenter de la
Fortereffe qui lui étoit confiée. Il préféra
enfin fa vengeance à fa fortune
demanda un fucceffeur , l'obtint & ſe
rendit fur les lieux pour vérifier le
rapport de fon nouveau confident &
toute la perfidie de l'ancien .
-
Là il apprit tout ce qu'il defiroit &
craignoit d'apprendre . On lui confirma
qu'un prétendu Gouverneur d'Oran
avoit époufé , & par conféquent enlevé
celle qu'il fe propofoit d'épouſer
lui-même. Il lui refloit à fçavoir quel
étoit ce raviffeur , quelle route il avoit
prife , quelle retraite il avoit choifie,
Peut être n'efpéroit - il pas découvrir
fi promptement toutes ces choſes ;
mais le hafard le fervit mieux qu'il ne
l'efpéroit. Un Matelot qui fit avec nous
le trajet de Cadix à Alicante & quit
étoit de Séville , y revint ayant oui
parler du rapt de Dona Léonor, il dit
publiquement avoir aidé à la conduire.
à Alicante . Le Comte , à cette nouvelle
, ne confulte que fa fureur. Il fe rend
par terre & en pofte à Alicante. Le
mier objet qui s'offre à fa vue eft l'Africain
qui l'a trahi. Celui- ci l'ayant
reconnu cherchoit à l'éviter ; mais ce
preM
A I. 1763. 31
•
.
fut en vain. Ta mort eft certaine , lui
dit le Comte en le joignant , fi tu ne
me détailles ton infâme trahifon , & fi
tu ne m'introduis jufques chez ton complice
. L'Africain , demi-mort de frayeur,
me nomma à fon ancien Maître. Le
Comte fut très -furpris de trouver en
moi celui qu'il cherchoit ; mais il n'en
fut que plus irrité. Il perfifta à vouloir
être conduit & introduit chez moi.
J'avoue que mon étonnement & ma
confufion furent extrêmes en le voyant
paroître. Je ne fçavois quel difcours lui
adreffer; il me prévint. Dom Fernand ,
me dit- il , tu vois en moi l'homme du
monde que tu as le plus vivement outragé,
Peut-être te dois- je la vie ; mais
tu viens de me ravir l'honneur : la
compenfation n'eft pas éxacte . J'ai ofé
pénétrer chez toi fans fuite & fans défiance
. J'aurois pu recourir aux voies
toujours lentes , & fouvent peu fûres
de la Juftice ; mais des hommes tels
que nous doivent fe faire juftice euxmêmes.
Choifis fans différer l'inſtant
& le lieu .
Il est trop jufte , lui répondis- je , de
vous donner la fatisfaction que vous
éxigez . C'eft , d'ailleurs , la feule qui
foit en mon pouvoir & en ma volonté.
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
Car vous n'efpérez pas , fans doute ,
que je vous céde jamais Dona Léonor ?
Je vous ai enlevé cet objet que vous
n'aimiez qu'en idée & que j'aimois
réellement. J'ai emprunté votre nom
pour arriver à mon but. Non que j'aie
à rougir du mien & qu'il n'égale peutêtre
l'éclat du vôtre ; mais il s'agiffoit
de tromper une haine injufte & implacable.
J'y ai réuffi par ce moyen.
C'est une rufe qui eft d'ufage à la
guerre & qui eft , au moins , tolérable
en amour. Quoiqu'il en foit , votre
reffentiment eft légitime , & me voilà
prêt à vous fuivre. Je l'exhortai , cependant
, à prendre quelque repos , &
même quelques rafraîchiffemens. Il me
témoigna n'avoir envie que de fe battre.
Je le mis bientôt à même de fe
fatisfaire . Il fortit fans affectation ; je le
fuivis de près ; & à peu de distance de
mon Château , nous commençâmes un
combat des plus animés . Je n'ignorois
point à quel homme j'avois affaire , & il
remplit toute l'idée que j'avois eu de lui .
Je l'avouerai même , je ne combattois
fans remords. Il me bleffa avant
que j'euffe pu lui porter aucune atteinte .
Je redoublai mes éfforts & le bleffai à
mon tour. Deux autres bleffures que
pas
M A I. 1763. 33
2
je lui fis ne purent le réduire à demander
quartier. Mais , enfin , il tomba
affoibli par la perte de fon fang. Je ne
me permis point de défarmer un fi
brave homme ; je m'éloignai en lui
promettant un prompt fecours. Ce fut ,
en effet , mon premier foin. Un de
mes gens qui étoit Chirurgien , voulut
d'abord me panfer. Je m'y oppofai , &
le conduifis , moi - même , auprès du
Comte qui avoit perdu toute connoiffance.
On lui mit le premier appareil
fur le champ de bataille même : après
quoi je le fis tranfporter chez moi le
plus doucement. qu'il fut poffible. Ses
bleffures étoient confidérables ; cependant
le Chirurgien jugea qu'elles pour
roient n'être pas mortelles. Il reprit un
peu fes fens , & je m'éloignai , tant
pour ne point le mortifier par ma préfence
, que pour me faire panfer moimême
.
Revenu entiérement à lui , le Comte
demanda chez qui il étoit. J'avois défendu
qu'on l'en inftruisît. Il reçut pour
réponse qu'il étoit en lieu de paix &
de fûreté ; qu'il n'eût d'autre . inquiétude
que de fe guérir. On . avoit pour
lui les attentions les plus empreffées
& j'avois de mon côté celle de ne point
B.v.
34 MERCURE DE FRANCE .
m'offrir à fa vue . Etonné , cependant ,
de ne voir paroître que des domeſtiques
, il réitéra fes queftions ; & les réponfes
de mes gens étant toujours àpeu
- près les mêmes , il foupçonna ce
qu'on lui cachoit avec tant de foin.
Pourquoi , demanda- t-il encore , pourquoi
celui qui en ufe avec moi fi généreufement
, me croit- il moins généreux
que lui ? Ce difcours m'ayant été
de nouveau tranfmis , je fis dire au
Comte , qu'une bleffure affez confidérable
m'avoit jufqu'alors contraint de
garder la chambre ; mais que j'efpérois
aller bientôt m'informer en perfonne de
fa propre fituation . Cette réponſe parut
le fatisfaire .
Il est temps de revenir à Dona Léonor.
Elle & fa vieille tante habitoient
toujours mon Château ; mais la partie:
qu'elles occupoient n'avoit nulle communication
avec le refte . Il eût été plus.
éffentiel pour moi d'interrompre toute
communication entr'elles. Mes complaifances
euffent pù adoucir Dona
Léonor , que les confeils de fa tante aigriffoient
de plus en plus contre moi .
Une jeune perfonne excufe toujours
affez facilement les fautes que l'amour
fait commettre ; mais il n'eft aucun âge
MA I. 1763. 31
où une femme puiffe oublier une injure
qui part du mépris ou de l'indifférence
auffi Dona Padilla eût - elle
voulu fe venger de celle de feu mon
père fur toute fa poftérite.
Dona Padilla & fa niéce avoient vu
des fenêtres de leur pavillon , ce qui
s'étoit paffé durant & après mon combat
contre Dom Tellez. Elles ignoroient
le nom de mon Adverfaire , & je n'avois
pas moi-même fait réflexion qu'elles
.pouvoient nous appercevoir dans
ce moment. Je fuis für que les voeux de
Dona Padilla furent tous contre moi ;
& ce qui m'afflige beaucoup plus , j'ignore
fi fa niéce ne fut pas fur ce point
d'accord avec elle. Au furplus , ce com
bat étoit une énigme pour l'une & pour
l'autre . Ce fut apparemment pour la développer
, ou du moins , pour vérifier
leurs foupçons à cet égard , que Donar
Padilla me fit demander un entretien.
Elle ignoroit que je fuffe bleffé. Je ne
Pen fis pas inftruire. On lui dit feulement
de ma part , qu'une incommodité fubite
m'empêchoit de me rendre auprès
d'elle. A cela près , je lui laiffois la liberté.
de prévenir ma vifite ; & , en effet , elle
la prévint. Je n'appercus ni fur fon front,
ni dans fes difcours , aucune marque.de
B.vj
36 MERCURE DE FRANCE.
haine. Elle diffimula au point que je
crus que le temps & fes propres ré--
flexions l'avoient entiérement changée .
J'avoue , me difoit elle , du ton le plus
véridique , j'avoue que certaine prévention
héréditaire m'anima contre vous
dès l'inftant où vous vous fites connoître .
Mais enfin j'ai fenti que cette prévention
étoit injufte , & que d'ailleurs ce
malheur fuppofé étoit fans reméde. J'eſ
pére avec le temps perfuader la même
chofe à ma niéce , qui me voyant changée
à votre égard , imitera bien volontiers
mon exemple.
Il fuffit d'aimer pour être crédule. Je ne
foupçonnai aucun artifice dans ce difcours.
Je jurai à Dona Padilla une reconnoiffance
, un dévouement éternel.
Je voulois , malgré l'état d'épuisement
où je me trouvois , je voulois , dis-je
aller trouver fa niéce & lui renouveller
Poffre de tout réparer , offre tant de
fois renouvellée en vain. Mais Dona Padilla
s'oppofa à cette démarche , me
promit d'applanir toutes les difficultés ,
& me laiffa ivre d'efpérance & de joie.
Le jour fuivant y mit le comble . Js
vis la tante & la niéce entrer dans ma
chambre ; je crus voir , dans les yeux de
cette dernière, plus que l'autre ne m'avoi
M. A. & 1763. 37
promis. Dès- lors elles jouirent d'une
liberté entière , de même que leur fuite.
Il est vrai que l'évafion d'un de leurs
domeſtiques me donna quelque inquiétude
; mais la franchiſe apparente de
l'une & de l'autre me raffura. Je portai
la confiance jufqu'à leur apprendre que
L'adverfaire avec qui elles m'avoient
vu aux prifes , étoit le Comte lui -même ;
qu'il étoit dans mon Château , & qu'il
leur feroit libre au premier jour de lui
parler. La crainte,d'occafionner à celuici
quelque révolution fâcheufe , m'empêchafeule
d'avancer le moment de cette
entrevue. Il convenoit , d'ailleurs , que
j'euffe d'abord avec lui un entretien par
ticulier. Lui-même defiroit me voir , &
je me rendis à fon invitation . Il m'adref
fa la parole auffitôt qu'il m'apperçut.
Marquis , me dit-il , il ne peut plus y
avoir de rivalité entre nous . Votre bras
m'a vaincu ; vos procédés me défarment
; jouiffez en paix du tréfor que
vous fçavez fi bien défendre. Braye.Comte
, lui répondis -je , un homme tel que
vous , n'a de fu érieurs ni en courage ,
ni en générofité. Il me demanda , s'il
ne lui feroit pas permis d'envifager , au
moins une fois , Dona Léonor. J'y confentis
fur le champ , perfuadé que tou
38 MERCURE DE FRANCE.
"
tes fes anciennes prétentions fur elle ne
pouvoient plus décemment exifter. Je
fçavois , d'ailleurs , que Dona Padilla
defiroit cette entrevue autant que luimême.
Auffi ne fe fit-elle point trop attendre.
Elle vint accompagnée de fa
niéce.
C'étoit quelque chofe d'affez nouveau
qu'une pareille fituation : j'examinai
en filence & le Comte & Dona
Léonor. Elle a tant de charmes que je
ne fus pas furpris de voir mon ancien
rival tout prêt à le redevenir. Il perdit
& la parole & toute contenance en la
voyant. Pour elle je n'apperçus prèsqu'aucune
altération fur fon vifage , &
cette extrême tranquillité rappella toute
la mienne.
Je l'avoue , il n'échappa à Dom Tellez
aucun difcours qui annoncât ni defir ,
ni efpérance de fa part. I y auroit eu
de la barbarie à exiger qu'il étouffat jufqu'aux
regrets . Il eut même la force de
n'en témoigner qu'autant que la politeffe
fembloit le lui préfcrire ; mais il fut moins
réfervé dans l'entretien que nous eumes
tête-à-tête. Il m'avoua qu'il feroit audeffus
de fes forces de me la céder fi
el'e pouvoit encore faire l'objet d'une
difpute. Avouez en même - temps , lui
MA I. 1763. 39
dis-je , qu'il a pû être au-deffus des miennes
de me la laiffer ravir , pouvant me
l'affurer ? Le Comte me fit un autre
aveu que je n'attendois pas . Il me dit ,
qu'en lui enlevant Dona Léonor , je lui
épargnois un parjure ; qu'il étoit fécrettement
lié en France , & que cet évenement
joint à fes remords , l'alloit rendre
à fes premières chaînes. En attendant
, il s'offrit d'être médiateur auprès
de la niéce & de la tante. Ce fut lui qui
m'inftruifit que la première feroit bientôt
appaifée , fi la feconde pouvoit l'être .
Je le conjurai de redoubler fes efforts
auprès d'elle. Ses bleffures étoient àpeu-
près guéries , & fon zéle pour mes
intérêts fembloit s'accroitre à chaque
inftant. Mais la haine de Dona Padilla
étoit toujours la même.
Retiré unjour au fond de mon cabinet
, j'y étois abîmé dans une rêverie
mélancolique & profonde . Elle fut brufquement
interrompue par le Comte.
Âmi , me dit-il d'un ton vif& pénétré ,
vous être trahi , vous êtes vendu . Une
nombreuſe troupe d'Alguafils affiége le
Château , & leur Chef demande à vous
parler de la part du Roi . C'eft un trait de
la vengeance de Dona Padilla : mais
décidez promptement ce qu'il faut faire .
40 MERCURE DE FRANCE.
Faut- il réfifter ? me voilà prêt à verfer
tout mon fang pour vous.
Courageux ami , lui répondis -je , vor
tre générofité vous perdroit fans me
fauver. Il nous fiéroit mal de réfifter
aux ordres d'un Roi que nous avons
fi bien fervi . Gardez- vous , reprit- il avec
vivacité , gardez-vous bien d'obéir entiérement
: vous êtes perdu fi on vous
arrête. Eh que puis -je donc faire ? ajou
tai- je. Vous déguifer & difparoître ,
pourſuivit-il : je vais vous en donner les
moyens ; je vais me livrer à votre place
& fous votre nom . Je ne fuis pas plus
connu de cette vile troupe que vousmême
. Il fera facile de lui faire prendre
le change . Il vous fera également aifé
d'être inftruit de ce qui fe paffe . J'efpére
que le temps & mes foins accommoderont
toutes choſes .
Ce confeil me donna à rêver ; mais
l'inftant d'après je rougis de mes foupçons
; d'ailleurs , confidérant qu'il ne
pouvoit y avoir aucun rifque pour le
Comte , & qu'à tout événement , je
pourrois toujours venir le dégager , je
confentis à ce qu'il- éxigeoit.
Dona Padilla , qui fans doute craignoit
mon reffentiment , s'étoit renfermée
dans fon pavillon avec fa niéce.
M.A.F. 1763. 41
Elle aidoit par là , à notre ftratagême.
Auffi eut-il un plein fuccès. On conduifit
le Comte à la Ville Capitale de
Murcie. I refta feulement chez moi
jufqu'à nouvel ordre , quelques : Alguafils
, canaille qu'avec le fecours de mes
gens , il m'eût été facile d'exterminer ;
mais je n'en avois aucune idée pour le
moment . J'étois bien éloigné de fonger
à compromettre Dom Tellez plus qu'il
n'avoit voulu l'être . Couvert d'habits
fimples , après avoir donné mes ordres
à mes principaux. domeftiques , j'allois
abandonner ma maifon à mon ennemie
& à fes fatellites ; jallois m'éloigner ,
même fans chercher à voir Dona Léonor
: le hazard vint l'offrir à mes yeux.
Je la rencontrai noyée dans fes larmes
& dans l'agitation la plus vive . Quand
même elle ne m'eût pas reconnu , je
n'aurois pu m'empêcher de me faire
connoître à elle , je n'en n'eus pas befoin.
Qui êtes-vous , me dit- elle avec une exclamation
involontaire & qui auroit pû
s'attribuer à la joie ; par quel prodige
êtes-vous encore ici ? Je n'y ferai pas
long-temps , lui repliquai - je , vous me
voyez prêt à m'éxiler de ma propre demeure
vos voeux & ceux de votre tante
barbare feront bientôt , remplis. Dona
42. MERCURE DE FRANCE.
Léonor ne répondit rien , mais fes lar
mes continuoient à couler. Hé bien ,
ajoutai-je , s'il eft vrai que vous ne foyez
pas mon ennemie , fuyons enſemble ;
tout éxil , tout climat me fera doux , fi
vous l'habitez avec moi. Non , repritelle
en fanglottant , non , une telle démarche
ne m'eft ni permiſe , ni poffible.
Un Cloître auftère va enfevelir ma
honte & tout efpoir de réunion avec
vous.... A ces mots , elle s'évanouit.
J'étois hors de moi-même . J'appellai
quelques domeftiques. Ils accoururent
& avec eux l'implacable vieille. Elle
me reconnut ; elle frémit & reprocha
à trois Alguafils qui fe trouvoient là ,
d'avoir manqué leur proye ; ajoutant ,
avec des cris furieux , que j'étois Dom
Fernand. Cet excès d'audace mit le
comble à ma fureur. J'allois immoler
cette mégère ; un refte d'orgueil me
retint ; mais rien ne put m'empêcher de
fondre avec rage fur les fatellites qui.
me crioient de merendre . Un de ces miférables
tomba à mes pieds percé de
coups ; les deux autres firent feu en
s'éloignant. Ils me manquerent ; mais
en revanche , une des deux balles alla
caffer le bras droit à la barbare Padilla.
Mes domeftiques accoururent en
MA I. 1763. 43
armes. Les Archers ne fe trouvant pas
les plus forts , & éffrayés de ce qu'ils .
venoient de faire , fe virent eux - mêmes
obligés de fe rendre .
J'ordonnai des fecours à ma cruelle
ennemie. Son accident jettoit fa nièce
dans une défolation trop grande pour
qu'il fut poffible de lui parler d'autre
chofe. La nuit avançoit , & j'avois
mille raifons d'en profiter pour mon
départ. Ainfi je m'éloignai accompagné
d'un feul domeftique. Chemin faiſant
je réfléchis que l'affaire étoit devenue.
plus grave ; qu'il pourroit y avoir quelque
danger pour Dom Tellez. Je ne ba-
Jançai pas ; je m'acheminai vers le lieu
de fa détention , réfolu de me ſubſtituer
à fa place. Il jouiffoit d'un affez grande
liberté , & j'eus celle de lui parler têteà-
tête. Mon arrivée lui caufa autant de
furprife que d'inquiétude ; mais je prévins
les queftions qu'il alloit me faire..
Ami , lui dis -je , c'eft trop vous compromettre
& vous expofer : les circonf
tances ne font plus les mêmes & je dois.
feul en courir les rifques . Alors je l'inſtruifis
de ce qui s'étoit paffé depuis
l'infant de fon départ. Et c'eft pour
cela , reprit-il vivement , que vous deez
plus que jamais vous éloigner . Les
44 MERCURE DE FRANCE .
rifques feront toujours beaucoup plus
grands pour vous que pour moi . La
mort de l'Alguafil & l'arrêt des autres
ne font rien . En vain lui oppofai - je les
raifons les plus preffantes. Il ne les approuva
pas plus que les premières ; &
malgré toute ma répugnance , il me
fallut moi-même céder aux fiennes.
Mes larmes coulerent en embraffant
ce généreux ami . J'érrai quelque temps
d'un lieu à l'autre , toujours déguiſé &
toujours méconnu . Un émiffaire fidéle
m'inftruifoit de tout ce qu'il m'importoit
de fçavoir. J'appris qu'une troupe
nombreuſe d'Aguafils avoit de nouveau
reparu chez moi ; que Dona Padilla ,
prefque guérie de fa bleffure , ne pour
fuivoit que moi feul & non ceux qui
l'avoient bleffée ; que mes gens étoient
à- peu-près efclaves dans mon Château ;
& que mon ennemie y commandoit
en maîtreffe. Le Comte lui-même s'eft
vu pris à partie par Dona Padilla &
par fes frères. Il a eu recours au Roi
qui s'eft réfervé la décifion de ce procès
bifarre. Mais vous fçavez l'efpéce
de maladie dont ce Monarque eſt attaqué
depuis plufieurs mois. Il ne peut
ni donner aucune audiance , ni s'occuper
d'aucune affaire ; & , cependant le
M A I. 1763. 45
Comte eft toujours prifonnier ; Dona
Padilla toujours implacable , Dona
Léonor toujours ingrate , & moi tou
jours fugitif. Enfin , las d'érrer de Province
en Province , j'ai choifi ces montagnes
pour afyle & cet habit pour
dernier déguisement. J'en ai fecrettement
fait inftruire mon généreux rival ,
& je n'apprends pas que rien en ait
encore inftruit mes perfécuteurs. Mais
avouez , ajouta l'Efpagnol , qu'il en
faut fouvent moins pour fe faire Hermite
, & que de plus foibles difgraces
Vous retiennent enfeveli dans cette
Grotte ?
C'eft précisément ce que je n'avouerai
pas , reprit l'Hermite François. Mon
récit , il est vrai , fera plus court que
le vôtre & moins rempli d'héroïſme ;
mais vous allez voir fi j'ai eu de bonnes
raifons pour fuir le monde , les
hommes du bon ton & , fur- tout , les
femmes , quelque ton qu'elles puffent
prendre.
Comme il achevoit ces mots , fon
jeune compagnon entra pour quelque
motifindifférent. Il parut l'inftant d'après
vouloir fe retirer. Non , lui dit
frère Pacóme , demeurez avec nous.
Le récit que je vais commencer pourra
46 MERCURE DE FRANCE.
vous être utile. On s'épargne bien des
fottifes quand on fait une mûre attention
à celles d'autrui . Le jeune Solitaire
obéit en rougiffant ; & fon Patron
pourfuivit en ces termes.
Mon nom eft le Comte D ..... à
peixe forti du Collége où j'avois perdu
huit à dix ans , j'allai en perdre àpeu-
près autant a fréquenter la Cour ,
les cercles , & à tromper les femmes.
Elles ne tarderent pas à prendre leur
revanche .
J'étois fort lié avec le jeune Marquis
de P .... Nous avions l'un & l'autre la
même conduite , les mêmes penchans ,
les mêmes fociétés , les mêmes travers .
Le hafard voulut encore que nous
donnaffions dans la même intrigue , &
bientôt après dans le même piége .
Doricourt , c'eft le nom que je donné
au Marquis , me procura entrée chez
Belife , veuve encore affez jeune pour
avoir des prétentions ; mais qui les portoit
un peu trop loin . Je lui plus fans
le vouloir , & juftement lorfque Doricourt
ne vouloit plus lui plaire. De fon
côté elle ne vouloit rien perdre ; elle
prétendoit garder fes anciens captifs &
en faire de nouveaux . Nous nous concertâmes
Doricourt & moi pour la tromM
A I. 1763. 47
per & nous y réuffimes. Elle nous
croyoit rivaux & non confidens l'un de
l'autre . Mais le hafard vint la tirer d'erreur.
On l'inftruifit de nos démarches
publiques & fecrettes . Elle vit , fans
en pouvoir douter , que de deux amans
qu'elle croyoit avoir, il ne lui en reftoit
pas même un. Jugez de fon dépit ! Elle
diffimula cependant ; chofe affez rare
dans une femme irritée , & qu'irrite un
outrage de cette eſpéce.
La forte de vengeance qu'elle imagina
fut auffi bitarre qu'exactement remplie.
Jufques-là le jeune Solitaire qu'on.
avoit contraint d'écouter ce récit , avoit
laiffé entrevoir beaucoup d'émotion ;
mais elle redoubla à ces derniers mots.
Il vouloit fortir un nouvel ordre de
fon Mentor l'obligea de refter. Voici
comme l'Hermite Comte , pourſuivit
fon difcours.
Belife avoit deux Niéces qu'elle faifoit
élever dans deux couvents féparés.
Elles étoient feules , & n'avoient que
quatorze à quinze ans. Des Niéces de
cette figure & de cet âge déplaiſent toujours
à une Tante qui a l'ambition de
plaire ; & Belife les tenoit féqueftrées ,
moins pour les empêcher de voir que
d'être vues. Telle étoit , du moins , fa
18 MERCURE DE FRANCE.
premiere intention . Nous contribuâmes
à la faire changer. Belife réfolut de faire
fervir la beauté de fes Niéces à fa
vengeance. Quiconque ne fçauroit pas.
jufqu'où une femme peut la porter ,
douteroit à coup fùr du ftratagême que
celle - ci mit en ufage. Elle commença
par exciter entre nous quelque réfroidiffement
; après quoi elle nous parla
à chacun en particulier , d'une Niéce
qu'elle faifoit élever dans tel couvent.
Elle avoit fes raifons pour ne nous parler
que d'une Niéce & non de deux. Je
fus le premier qu'elle pria de l'accompagner
dans une vifite qu'elle fit à l'une
d'entr'elles , c'eft a dire à celles que.
Belife vouloit me faire connoître . Elle
defiroit que j'en devînffe épris ; & dès
cette premiere vifite , elle dut s'appercevoir
que j'en étois plus que frappé.
Ces fortes de vifites fe multiplioient.
Cependant je crus voir que la jeune
perfonne ne les trouvoit point trop fréquentes.
Belife ne me gênoit en rien làdeffus
. Elle éxigeoit feulement que j'en
fiffe mystère à Doricourt : difcrétion
qui me coûtoit peu. Il fuffit d'aimer
pour fçavoir fe taire à propos ; & j'aimois
déja trop , pour ne pas redouter un
rival. Ce qu'il y a de plus particulier
- -
dans
MA I. 1763. 49
dans cette avanture , c'eft que Doricourt
ufoit de la même circonfpection envers
moi , & croyoit avoir les mêmes raiſons
d'en ufer ainfi . Belife l'avoit introduit
auprès de fon autre niéce, en fe gardant
bien de lui parler de la premiere. D'ailleurs
, la feconde avoit affez de charmes
pour qu'on ne s'informât point fi elle
avoit une foeur. Elle plut à Doricourt ,
& ce qui prouve beaucoup plus , furtout
dans un petit -maître , elle lui ôta
toute envie de plaire à d'autres , toute
envie de publier qu'il lui plaifoit. Nous
nous félicitions chacun à part & de notre
découverte , & de notre prudence .
Nous crûmes , furtout , l'avoir portée
fort loin un jour que le hazard nous réunit
en particulier , Doricourt & moi.
Eh bien , Comte , me dit- il , où en
es-tu avec Belife ? C'eſt à moi , répondis-
je , à te faire cette queftion ; vous
êtes trop fouvent enfemble pour qu'on
puiffe vous y croire mal . Ma foi , mon
cher , reprit - il d'un ton à demi ironique
, je trouve à cette femme des reffources
prodigieufes dans l'efprit. J'ai
tant vu d'Agnès m'ennuyer , que j'en
reviens à l'expérimentée Belife.C'eft bien
penfé , repliquai-je à-peu-près fur le
même ton ; j'ai moi - même quelques
}
C
50 MERCURE DE FRANCE .
vues fur fon expérience. Ainfi notre rivalité
ne fera bientôt plus un jeu . Soit ,
ajouta Doricourt ; il faut en courir les
rifques. Nous joignimes à ce perfifflage
beaucoup d'autres propos équivalens ; &
nous nous quittâmes fort contens de
nous-mêmes & très- difpofés à nous
divertir aux dépens l'un de l'autre .
>
Celle qui réellement fe jouoit de nous
deux alloit à fon but fans s'arrêter. Elle
vit que nous étions trop vivement épris
pour n'être
pas facilement trompés. Elle
eut de plus recours à l'artifice pour nous
faire courir au piége qu'elle nous tendoit.
Ce fut encore à moi qu'elle s'adreffa
d'abord. Ma niéce, me dit- elle un jour,
fe difpofe à partir pour l'Espagne ..
Pour l'Espagne ! m'écriai-je , avec une
furpriſe douloureufe ! oui , répondit- elle
avec un fang froid étudié ; ce Royaume
fut la patrie de fon père qui n'eft plus ;
fa mère elle-même eft morte au monde,
& m'a laiffé un abfolu pouvoir fur la
deftinée de fa fille. Je l'interrompis encore
par de nouvelles queftions , & elle
entra dans de plus grands détails ; mais
je dois vous les épargner. Il vous fuffira
d'apprendre en bref que le père de Lucile
, Efpagnol de naiffance , avoit ſéjourné
quelque temps à Paris ; qu'il y
époufa fecrettement la foeur de Belife ;
MA I. 1763 . 51
qu'obligé de quitter fubitement la France
avant que d'avoir pu faire approuver
fon mariage à fa famille , il ne put
emmener avec lui ni fon épouse , ni
une fille qu'il en avoit eue & qu'on faifoit
élever fecrettement ; qu'au bout de
quelque temps on apprit la nouvelle de
fa mort; que fa veuve ne fe croyant
plus à temps de déclarer fon mariage ,
avoit cru devoir renoncer au monde &
s'étoit enfermée dans un cloître . Tel
fut en gros le récit de Belife. Il étoit
fincére , excepté qu'au lieu d'une fille ,
fa foeur avoit donné le jour à deux.
Elle ajouta que la famille de feu fon
beau-frère , inftruite de l'éxiſtence de
Lucile & touchée de fon état , ſe diſpofoit
volontairement à la reconnoître ;
mais qu'elle éxigeoit que Lucile paſſât
en Espagne , d'où jamais , fans doute
elle ne reviendroit en France .
" Je frémis à ce difcours ; je me jettai
aux pieds de Belife & lui fis l'aveu de
ce que je reffentois pour fa charmante
niéce. Elle en parut furprife , & encore
plus fatisfaite. J'augurai bien de cette
joie , parce que j'en ignorois la vraie
caufe. Il eft fâcheux , me dit- elle , que
vous ayez tant tardé à vous expliquer ;
j'aurois pu faire pour vous il y a quel-
Cij
$ 2 MERCURE DE FRANCE.
ques jours , ce qui n'eft plus en mon
pouvoir actuellement. Eh , pourquoi ?
lui demandai - je avec vivacité. Parce
que l'Ambaffadeur d'Efpagne , preffe
le départ de ma niéce ..... Et depuis
quand ? . Depuis hier . Ah ! reprisje
avec tranfport , fouffrez que j'épouse
Lucile dès aujourd'hui. Doucement ,
doucement , repliqua Belife en fouriant ;
ces mariages impromptus font pour
l'ordinaire peu folides ; & d'ailleurs
que diront nos Efpagnols ? Mon nom ,
ajoutai-je , eft d'un ordre à figurer
côté des plus grands noms d'Espagne ;
ma fortune eft au-deffus de la médiocre
; la destinée de votre niéce dépend
encore de vous : daignez combler le
bonheur de la mienne. Il faut donc ,
reprit-elle , fans négliger les précautions ,
ufer de diligence , afin que je puiffe
fuppofer avoir été prévenue trop tard.
C'étoit foufcrire à ma demande , & je
ne m'occupai plus que du bonheur
dont j'allois jouir.
Durant ce temps Belife employoit
auprès de Doricourt les mêmes artifices
& avec le même fuccès. Il eut auffi peu
de défiance & autant d'empreffement
que moi - même ; & trois jours après
toutes les difficultés furent applanies ,
M A I. 1763. 53
tous les arrangemens préliminaires éffectués.
Belife employa cet intervalle à
préparer la fcène cruelle & bifarre qu'elle
vouloit nous faire éffuyer. Sans faire
part de fes vues à perfonne , pas même
à fes niéces , elle les fit troquer de demeure
, c'est-à-dire , qu'elle transféra
J'une à la place de l'autre. Il y avoit
entr'elles cette reffemblance de famille
affez ordinaire , & cette égalité de charmes
affez rare entre foeurs. Circonftance
qui aida encore au ftratagême de leur
tante. Cette perfide avoit eu foin de
nous perſuader , & toujours chacun à
part , que ce mariage devoit être fait
à bas bruit & prèſqu'à la dérobée. Le
mien fe fit à une heure du matin , &
celui du Marquis à deux . Notre impa
tience feconda les vues de la perfide
Belife ; & j'étois déja l'époux de la foeur
de Lucile , que je croyois encore l'être
de Lucile même. Certains difcours que
me tint ma nouvelle époufe , me parurent
cependant incompréhensibles . J'avois
moi- même quelques idées que je
ne concevois pas. l'inftant de les éclaircir
approchoit . Nous nous rendîmes à
l'appartement de Relife . Comment vous
exprimer mon étonnement ! Le premier
objet qui me frappa fut Lucile
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
aflife à côté du Marquis. Il ne fut pas
moins étonné de reconnoître Sophie
dans celle que je conduifois par la main.
Un cri perçant nous échappe à tous
deux à la fois. Sophie & Lucile en jettent
un femblable & s'évanouiffent. Je
cours à Lucile & le Marquis à Sophie.
Elles reprennent enfin connoiffance ,
mais ce fut pour paroître encore plus
agitées. Une fombre horreur nous pénétroit
tous , & nous ôtoit la force d'entrer
en explication . Pour y mettre le
comble , Belife entre avec un air mo
queur & fatisfait. Elle prévint nos juftes
reproches. Enfin , je fuis vengée , s'écria
cette femme abominable ; je fuis
vengée & vous êtes punis : j'ai fait de
vous un éxemple digne de corriger tous
vos femblables des vaines tracafferies
& de la fatuité. Vous m'avez. fçu jouer ;
& j'ai pris ma revanche . Puiffiez -vous
fentir tout le ridicule de votre fituation !
Peu s'en fallut que je ne cédaffe à
l'impétuofité de ma fureur. Il en eût
coûté la vie à celle qui la provoquoit
avec tant d'audace . Le Marquis reſtoit
pétrifié : Sophie & Lucile fondoient en
larmes. Leur cruelle tante reprit ainfi
la parole. Ces deux jeunes victimes de
ma vengeance n'en font point les comMA
I. 1763. 55
plices. Leur naiffance eft telle que je
vous l'ai fait connoître ; mes biens feront
même un jour pour elles. Croyezmoi
donc l'un & l'autre ; fubiffez paifiblement
votre deftinée. Elle ne peut
longtemps être à charge à des hommes:
de votre caractère. Je vous épargne le
ridicule d'aimer vos femmes.
Je frémiffois de voir cette perfide
jouer à l'épigramme dans un pareil moment.
Doricourt y repliqua par quelques
traits fanglans ; il m'en échappa quelques-
uns à moi - même ; mais bientôt
j'eus regret de m'avilir ainfi : c'étoit
d'ailleurs un mal fans reméde . Ce qui
acheva de m'adoucir un peu fut de voir
Sophie à mes pieds me conjurer avec.
fanglots , avec larmes , de ne point la
livrer à l'opprobre & au défefpoir . Une
jeune Beauté a bien du pouvoir quand
elle pleure & s'humilie jufqu'à ce point.
J'étois ému , attendri : je jettai involonrairement
les yeux fur Lucile & je la
vis dans la même fituation que Sophie ;
je la vis aux pieds de Doricourt . Quel
affreux coup d'oeil ! & que devins -je à
cet afpect ! Doricourt parut lui - même
frémir de voir Sophie à mes pieds ; &
fans doute Sophie , & fans doute Lucile ,
éprouvoient en elles-mêmes des mou-
C iv
56 MERCURE DE FRANCE.
vemens tous femblables , des combats
non moins horribles. Je tire le rideau
fur une fituation trop difficile à peindre.
Nous relevâmes les deux fuppliantes ;
après quoi je fortis & Sophie me fuivit ,
plutôt que je ne l'emmenai . Il en fut
de même de Lucile à l'égard du Marquis.
Un mois s'écoula , durant lequel
nous nous vîmes affez peu , & toujours
avec les mêmes regrets. Je dois cependant
l'avouer , Sophie me parut céder
affez facilement à la néceffité. Je n'ai
rien remarqué de fa part qu'il foit poffible
d'attribuer à aucune répugnance
pour moi. Bientôt même je crus y
voir un attachement réel ; mais l'image
de Lucile m'étoit toujours préfente. Je
réfolus de quitter les lieux qu'elle habitoit
; je partis avec Sophie pour une de
mes Terres fituée en Languedoc. J'y
appris au bout de quelques mois que
Lucile avoit fuccombé à fa langueur ,
& que Doricourt devenu veuf , oublioit
qu'il eût jamais été époux. Pour
moi , ne pouvant pas plus m'accoutumer
à l'être en Province qu'à Paris , &
la Paix ne me fourniffant aucun objet
de diftraction , je pris le parti d'abandonner
furtivement ma Terre & de
venir habiter ces lieux éfcarpés . Je
M A I. 1763. 57
n'inftruifis perfonne de mon deffein &
Sophie moins encore que tout autre.
Je me bornai à lui laiffer par écrit certaiá
nes régles de conduite , avec un pouvoir
abfolu de diriger tous mes biens
à fa volonté. J'ignore l'ufage qu'elle
fait & de ce pouvoir & de mes confeils
& de la liberté que je lui laiffe . Je
l'eftime & la plains. C'est tout ce que
mon coeur peut faire de plus pour elle ,
& certainement ce n'eft pas affez .
En parlant ainfi , le faux Hermite
s'apperçut que le jeune frère qu'il avoit
contraint de l'écouter , fondoit endarmes
& fembloit prêt à s'évanouir. Comment
donc lui dit-il , je ne croyois
pas avoir fait un narré fi pathétique .
Mais lui- même perdit toute contenance
en examinant le jeune Solitaire de plus
près. Que vois-je s'écria-t-il , eſt- ce
vous , infortunée Sophie ? Vous que je
fuis , que j'abandonne & qui venez me
chercher jufques dans cette folitude ?
Sophie ( car en effet c'étoit elle ) tomba
à fes pieds pour toute réponſe. Elle
voulut parler ; fes foupirs & fes fanglots
lui couperent la voix. Le Comte la releva
en l'embraffant , & laiffa lui-même
échapper quelques larmes. L'admiration
, la pitié , peut- être auffi un com-
Cy
58 MERCURE DE FRANCE,
mencement de tendreffe , pénétroient
& agitoient fon âme. Il demanda à
Sophie comment elle avoit pu découvrir
le lieu de fa retraite ? Ce n'a été
reprit- elle , qu'après les recherches les
plus conftantes & les plus pénibles..
Quelqu'un que le hafard avoit inftruit
de votre métamorphofe , me fit part
de fa découverte , & j'en profitai fur le
champp ....... Que vous êtes heureux !
dit alors l'Hermite Efpagnol à fon
confrère , & que je ferois heureux moimême
fi l'ingrate Léonor vouloit imiter
l'aimable & rendre Sophie !
A l'inftant même il apperçoit plufieurs
perfonnes qui dirigeoient leurs pas vers
la folitude efcarpée. Il y avoit parmi
cette troupe quelques femmes voilées ,
& l'une d'entr'elles étoit conduite par
le Comte de C ... S ... Que vois -je ? dit
alors le Marquis d'Ol .... ah puiffent mes
foupçons fe vérifier ! En parlant ainfi
lui-même s'avançoit vers le Comte ,
qui eut peine à le reconnoître fous fon
déguisement. Quittez , lui dit ce dernier
, en l'embraffant , quittez ce ridicule
attirail. Vos périls & vos malheurs fontpaffés.
Le Roi vous rend fa bienveil
lance , Dona Léonor fa tendreffe , &
ce qui vous étonnera beaucoup plus ,
MA I. 1763 . 59
Dona Padilla met fin à fa haine....
Ciel s'écria le faux Hermite , un fi
heureux changement eft il poffible ?
En croirai-je votre récit ?... Croyez- en
Dona Léonor même , dit cette belle Efpagnole
en fe dévoilant , & mouillant
de fes larmes une des mains que fon
époux lui préfentoit ; croyez qu'en me
déclarant votre ennemie , j'ai toujours
fait une horrible violence à mon coeur.
..
à
La joie du Marquis étoit à ſon com--
ble. On entra dans la cabane de l'Hermite
François , que l'Espagnol fit d'a
bord connoître pour ce qu'il étoit réellement.
Que ne vous dois-je point
mon cher Comte , difoit le Marquis
fon ancien rival ! votre générofité ne
s'eft point démentie : elle feule pouvoit
me tirer du précipice où m'avoit jetté
mon imprudence. J'ai fait ce que j'ai
pû , reprit le Comte ; votre bonne for .
tune a fait le refte. Le Roi , informé
par moi-même de toute l'avanture , l'a
trouvée des plus fingulières: Les Loix
étoient contre vous ; mais il m'a laiffe
juge des Loix. Vous voyez que la décifion
n'a pû que vous être favorable.
C'eût été cependant peu de chofe en
core , fi Dona Padilla & fa charmante
niéce cuffent perfifté à vous être con
7
"
G vj
60 MERCURE DE FRANCE.
traires. Les larmes de Dona Léonor ont
fléchi cette parénte fi long - temps infléxible.
Vous n'avez plus d'ennemis
& vous retrouvez une épouſe qui vous
aime. Pour moi , ajouta le Comte en
foupirant , je vais paffer en France où
j'euffe pû jouir autrefois d'un pareil
avantage ; mais je n'oſe ni ne dois l'efpérer
déformais. Une abfence de dix
ans , un abandon de ma part auffi entier
qu'inéxcufable , le honteux projet
de manquer à ma foi jurée & reçue ,
en voilà plus qu'il ne faut pour m'avoir
banni du coeur de la tendre Orphife.
Ce nom fit jetter à Sophie un cri perçant
& qui étonna toute l'affemblée.
Depuis l'inftant de l'arrivée du Comte
de C... S... , cette jeune Françoiſe toujours
travestie , n'avoit ceffé de l'envifager
avec une attention mêlée de faififfement
; mais au nom d'Orphife , tous
fes doutes parurent éclaircis. Elle vint
toute en larmes embraffer les genoux du
Comte. Eft- ce vous Dom Tellez ? lui
dit- elle en fanglotant , eſt-ce vous , mon
père ! ah ! la nature me parle trop vivement
pour vouloir me tromper . Dix
ans d'abſence n'ont pû effacer vos traits
de mon fouvenir ; ils me font toujours
préfens , malgré l'âge tendre où je reçus
MA I. 1763.
61
vos adieux paternels. Daignez vousmême
reconnoître une de vos filles , l'infortunée
Sophie.
Il feroit difficile. d'exprimer tout ce
qui fe paffoit alors dans l'âme du Comte.
Quoi ? vous ma fille ! s'écrioit- il en la
relevant & la preffant avec tendreffe ;
vous dans ces lieux , & fous cet extérieur
! Que fignifie cette étrange métamorphofe
?
On lui en expliqua le motif en peu
de mots. L'époux de Sophie , à qui elle
devenoit plus chère d'un inftant à l'autre
, apprit à ſon Beau - père ( car en effet
c'étoit lui ) qu'avant même fon arrivée ,
leur départ de cette folitude étoit réfolu ,
leur réunion décidée . Et Orphife , s'écria
de nouveau le Comte de C.... S .....
Orphife eft- elle encore en état , ou dans
le deffein de me pardonner ? Son Gendre
lui répond qu'Orphife éxifte encore ,
& éxifte pour lui ; mais que depuis fon
départ , elle s'eft entiérement derobée
au monde. Ce difcours ne fit qu'accroî
tre le defir qu'avoit fon époux de fe
réunir à elle ; & comme chacun dans
cette affemblée avoit fes motifs d'impatience
, on fe hâta réciproquement d'abandonner
le double Hermitage. Les
deux Hermites ne fe quitterent qu'avec
62 MERCURE DE FRANCE.
de vifs regrets , & beaucoup de promef
fes de franchir fouvent les Pyrénées pour
fe revoir. Ce qui arriva plus d'une fois.
par la fuite. Il arriva auffi que ceux d'entre
ces époux qui s'étoient crûs d'abord
trompés , en rendirent grace au hazard ;
que les deux tantes parurent avoir tout
oublié , & moururent de rage en moins.
de fix mois ; & que chacun des trois
couples répétoit à part en fe félicitant :
Peut- être nous aimerions-nous moins
fi nous nousfuffions aimé toujours.
"
Par M. DE La DixmeriEL.
Fermer
7
p. 62-67
LA CONVALESCENCE D'EUPHÉMIE.
Début :
ELLE se leve enfin des ombres de la mort [...]
Mots clefs :
Yeux, Ciel, Amitié, Alarmes, Voix, Dieu, Jeunesse, Raison
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LA CONVALESCENCE
D'EUPHÉ MI E.
ELLE fe leve enfin des ombres de la mort
Cette femme adorée , aimée avec tranfport ,
De l'amitié le fuprême Génie ,
Et par l'Amour & la Vertu d'accord
De tous les attraits embellie ,
De ce monde charmé la Vénus Uranie
EUPHEMIE a dompté la colère du fort !
Elle a rouvert fes yeux a la douce lumière !
Les Plaifirs ingénûs , les Amours innocens
Marquent devant fes pas fa nouvelle carrière ,
Et la fément des fleurs d'un éternel Printemps
Un nouveau jour te luit ; Atropos adoucie
MAI: 1763.
A repris de tes jours le tilfu précieux ;
Et fur cette trame chérie
Va verfer tous les dons de la Terre & des Cieux ....
Objet d'allarmes éternelles
Tu ne fçauras jamais nos craintes , nos tourmens ;
D'un coeurqui partageoit tes fouffrances mortelles,
Les horribles déchiremens.
Jignorois tes périls ; ton image charmante
Rempliffoit tous mes fens;jufques dans le fommeil ,
Ton image me fuit ; & c'eſt à mon réveil
La premiere qui fe préfente.
Je me difois dans un fonge flatteur
Dont la vérité même eût avoué l'érreur :
Euphémie eft d'un Dieu le plus parfait ouvrage ;
Euphémie eft d'un Dieu la plus céleste image.
Son éclat s'embellit de la fimple candeur ;
Les Grâces à l'envi brillent fur fon viſage ;
Et les vertus refpirent dans fon coeur :
Elle connoît l'amitié pure
Dans un âge trompeur & trompé tour- à- tour ,
Où l'on ne connoît que l'amour ,
Elle aime fans foibleffe & plaît fans impoſture ;
Toujours la même aux yeux du Sentiment ,
Pour le goût toujours différente ,
A la fois vive & tendre , & naïve & piquante ,
Elle montre fans ornement
La fagelle fublime & la beauté touchante.....
Qui la connoît , doit l'aimer conftamment .
Une lugubre voix , la voix de la mort même,
Vient m'arracher à ce fommeil fi doux.
64 MERCURE DE FRANCE .
7
J'apprends , Dieux ! que tout ce que j'aime
Eft l'objet de votre courroux . ……….
Qu'Euphémie en un mot , d'un mal fubit atteinte.
J'accours , je volé à toi ... mes yeux cherchent tes
yeux ;
Dans mon fein agité ma voix retombe éteinte .
Je te vois ...la clarté s'enfuyoit de ces lieux ...
Je vois fous les couteaux du farouche Efculape
Jaillir ton fang !.. tout le mien s'eft glacé ;
C'est mon flanc même que l'on frappe ;
Je fens mon coeur de mille traits percé.
Tremblant d'ouvrir mes yeux appefantis de larmes
Surtonfort...& pourtant brûlant de l'éclairer
Craignant de trop fçavoir , & de trop ignorer ,
Emporté , déchiré d'allarmes en allarmes ;
Quelquefois embraffant ce fantôme flatteur ,
L'efpoir , du malheureux le feul confolateur ,
L'efpoir , de qui bientôt la lueur expirée
Me replongeoit aufein d'une plus fombre horreur
Et me montroit ta perte , ô ciel ! plus affurée !
Avec toi chaque inftant à mon dernier foupir ,
M'enfonçant avec toi dans la tombe éffroyable :
Tel étoit mon tourment ... torture inexprimable !
Devois- je croire encor qu'on pouvoit plus fouffrir ?
Oui !je te vois ouvrir ta paupière charmante
Pour contempler un ami malheureux ;
Tu me dis d'une voix mourante ,
Tume dis.... c'en eft fait , recevez mes adieux !
N'accufons point du Ciel la fageffe profonde ...
mon ami ! vivez pour être utile au monde,
M A I. 1763. 65
Pourvos parens .... hélas ! mes derniers voeux
Sont que ce jufte Ciel vous rende plus heureux.
Eh! ne vaut il pas mieux qu'il termine ma vie ,
Que d'avoir fur la vôtre étendu ſes rigueurs ?
L'amitié même en vous m'auroit été ravie ....
Confolez-vous du trépas d'Euphémie :
Parlez-en quelquefois , mais fans verfer de
pleurs ...
Pour moi , s'il m'eft permis d'emporter des ardeurs
Que l'innocence juſtifie ;
De mon ami , du modéle des coeurs ,
J'aurai toujours l'âme remplie ...
Ces mots à peine prononcés ,
Mots qui dans mon efprit vivront toujours tracés,
Ta me tends une main tremblante :
J'y porte avec ma bouche une âme défaillante...
D'an fardeau de douleurs mes ſens appeſantis
Dans un fommeil de mort tombent anéantis ...
Je fors de cette nuit ...Je vois quelques amis
Qui m'avoient tranfporté loin d'un fpectacle horri
ble:
Mes regards , tout mon coeur en ce moment terrible
Volent fur leur vifage ; avidement j'y lis ...
Dans leurs traits , dans leurs yeux , je cherche l'ef
pérance ! ...
Eh bien eft- elle ? ... mieux ... dans leurs bras je
m'élance ;
O mes amis !... & Ciel ! .. elle vivroit ! ...
66 MERCURE DE FRANCE.
Ciel ta bonté me la rendroit !.....
Dieu Tout-Puiffant achève ton ouvrage ;
Toi qui tiens l'éxiftence & la mort dans tes mains ,
Conferve ton image aux regards des humains.
Eh,qui pourroit t'offrir un plus touchant homma
ge ? ....
Déjà pour moi les jours devenoient plus fereins .
Tout flattoit mes fouhaits ... cependant ma tendreffe
S'inquiétoit & s'allarmoit fans ceffe.
Qui fçait aimer , craint aiſément :
Un ami d'Euphémie a l'âme d'un amant.
J'implorois à chaque moment ,
Le Ciel qui de la mort ditipoit le nuage....
Enfin , chère Euphémie , il nous a tous fauvés s
Il a calmé les flors , il a chaffé l'orage ;
Des foleils radieux fur toi le font levés ...
De la tendre amitié goûte bien tous les charmes;
Qu'une joie innocente éfface nos allarmes ;
Qu'aujourd'hui le plaifir , le plaifir fi touchant
De te voir , d'épancher dans ton fein renaiſſant:
Tous les tranfports du plus pur Sentiment
Faffe lui feul couler nos larmes !
Puiffent ces pleurs fi chers , d'intérêt dépouillés ,
Que le terreftre amour ,les fens n'ont point fouil
lés ›
Lorfque du fort mortel tu fubiras l'outrage ,
Aller chercher ton coeur fous les glaces de l'âge
Et mêler leurs douceurs à tes réfléxions !
M A I. 1763.
67
E
Une autre qu'Euphémie à cette fombre image,
Repoufferoit mes auſtères crayons ,
Mais on peut parler de vieilleffe ,
Offrir les vérités de l'arrière- faifon
A qui n'eftime la jeuneſſe ,
Q'autant qu'elle a de force à fuivre la Raiſon ..
De ton âme toujours nouvelle .
Conferve les tréfors , les attraits fi puiffans.
Tes durables appas , d'un vrai luftre éclatans ,
De l'avide vautour qui dévore les ans ,
Braveront la faim éternelle.
Il peut dans fa fuite cruelle
Emporter les faux agrémens :
Mais la vertu s'affermit fur fon aîle
Et l'amitié pure & fidelle
L
Eft la beauté de tous les temps.
D'EUPHÉ MI E.
ELLE fe leve enfin des ombres de la mort
Cette femme adorée , aimée avec tranfport ,
De l'amitié le fuprême Génie ,
Et par l'Amour & la Vertu d'accord
De tous les attraits embellie ,
De ce monde charmé la Vénus Uranie
EUPHEMIE a dompté la colère du fort !
Elle a rouvert fes yeux a la douce lumière !
Les Plaifirs ingénûs , les Amours innocens
Marquent devant fes pas fa nouvelle carrière ,
Et la fément des fleurs d'un éternel Printemps
Un nouveau jour te luit ; Atropos adoucie
MAI: 1763.
A repris de tes jours le tilfu précieux ;
Et fur cette trame chérie
Va verfer tous les dons de la Terre & des Cieux ....
Objet d'allarmes éternelles
Tu ne fçauras jamais nos craintes , nos tourmens ;
D'un coeurqui partageoit tes fouffrances mortelles,
Les horribles déchiremens.
Jignorois tes périls ; ton image charmante
Rempliffoit tous mes fens;jufques dans le fommeil ,
Ton image me fuit ; & c'eſt à mon réveil
La premiere qui fe préfente.
Je me difois dans un fonge flatteur
Dont la vérité même eût avoué l'érreur :
Euphémie eft d'un Dieu le plus parfait ouvrage ;
Euphémie eft d'un Dieu la plus céleste image.
Son éclat s'embellit de la fimple candeur ;
Les Grâces à l'envi brillent fur fon viſage ;
Et les vertus refpirent dans fon coeur :
Elle connoît l'amitié pure
Dans un âge trompeur & trompé tour- à- tour ,
Où l'on ne connoît que l'amour ,
Elle aime fans foibleffe & plaît fans impoſture ;
Toujours la même aux yeux du Sentiment ,
Pour le goût toujours différente ,
A la fois vive & tendre , & naïve & piquante ,
Elle montre fans ornement
La fagelle fublime & la beauté touchante.....
Qui la connoît , doit l'aimer conftamment .
Une lugubre voix , la voix de la mort même,
Vient m'arracher à ce fommeil fi doux.
64 MERCURE DE FRANCE .
7
J'apprends , Dieux ! que tout ce que j'aime
Eft l'objet de votre courroux . ……….
Qu'Euphémie en un mot , d'un mal fubit atteinte.
J'accours , je volé à toi ... mes yeux cherchent tes
yeux ;
Dans mon fein agité ma voix retombe éteinte .
Je te vois ...la clarté s'enfuyoit de ces lieux ...
Je vois fous les couteaux du farouche Efculape
Jaillir ton fang !.. tout le mien s'eft glacé ;
C'est mon flanc même que l'on frappe ;
Je fens mon coeur de mille traits percé.
Tremblant d'ouvrir mes yeux appefantis de larmes
Surtonfort...& pourtant brûlant de l'éclairer
Craignant de trop fçavoir , & de trop ignorer ,
Emporté , déchiré d'allarmes en allarmes ;
Quelquefois embraffant ce fantôme flatteur ,
L'efpoir , du malheureux le feul confolateur ,
L'efpoir , de qui bientôt la lueur expirée
Me replongeoit aufein d'une plus fombre horreur
Et me montroit ta perte , ô ciel ! plus affurée !
Avec toi chaque inftant à mon dernier foupir ,
M'enfonçant avec toi dans la tombe éffroyable :
Tel étoit mon tourment ... torture inexprimable !
Devois- je croire encor qu'on pouvoit plus fouffrir ?
Oui !je te vois ouvrir ta paupière charmante
Pour contempler un ami malheureux ;
Tu me dis d'une voix mourante ,
Tume dis.... c'en eft fait , recevez mes adieux !
N'accufons point du Ciel la fageffe profonde ...
mon ami ! vivez pour être utile au monde,
M A I. 1763. 65
Pourvos parens .... hélas ! mes derniers voeux
Sont que ce jufte Ciel vous rende plus heureux.
Eh! ne vaut il pas mieux qu'il termine ma vie ,
Que d'avoir fur la vôtre étendu ſes rigueurs ?
L'amitié même en vous m'auroit été ravie ....
Confolez-vous du trépas d'Euphémie :
Parlez-en quelquefois , mais fans verfer de
pleurs ...
Pour moi , s'il m'eft permis d'emporter des ardeurs
Que l'innocence juſtifie ;
De mon ami , du modéle des coeurs ,
J'aurai toujours l'âme remplie ...
Ces mots à peine prononcés ,
Mots qui dans mon efprit vivront toujours tracés,
Ta me tends une main tremblante :
J'y porte avec ma bouche une âme défaillante...
D'an fardeau de douleurs mes ſens appeſantis
Dans un fommeil de mort tombent anéantis ...
Je fors de cette nuit ...Je vois quelques amis
Qui m'avoient tranfporté loin d'un fpectacle horri
ble:
Mes regards , tout mon coeur en ce moment terrible
Volent fur leur vifage ; avidement j'y lis ...
Dans leurs traits , dans leurs yeux , je cherche l'ef
pérance ! ...
Eh bien eft- elle ? ... mieux ... dans leurs bras je
m'élance ;
O mes amis !... & Ciel ! .. elle vivroit ! ...
66 MERCURE DE FRANCE.
Ciel ta bonté me la rendroit !.....
Dieu Tout-Puiffant achève ton ouvrage ;
Toi qui tiens l'éxiftence & la mort dans tes mains ,
Conferve ton image aux regards des humains.
Eh,qui pourroit t'offrir un plus touchant homma
ge ? ....
Déjà pour moi les jours devenoient plus fereins .
Tout flattoit mes fouhaits ... cependant ma tendreffe
S'inquiétoit & s'allarmoit fans ceffe.
Qui fçait aimer , craint aiſément :
Un ami d'Euphémie a l'âme d'un amant.
J'implorois à chaque moment ,
Le Ciel qui de la mort ditipoit le nuage....
Enfin , chère Euphémie , il nous a tous fauvés s
Il a calmé les flors , il a chaffé l'orage ;
Des foleils radieux fur toi le font levés ...
De la tendre amitié goûte bien tous les charmes;
Qu'une joie innocente éfface nos allarmes ;
Qu'aujourd'hui le plaifir , le plaifir fi touchant
De te voir , d'épancher dans ton fein renaiſſant:
Tous les tranfports du plus pur Sentiment
Faffe lui feul couler nos larmes !
Puiffent ces pleurs fi chers , d'intérêt dépouillés ,
Que le terreftre amour ,les fens n'ont point fouil
lés ›
Lorfque du fort mortel tu fubiras l'outrage ,
Aller chercher ton coeur fous les glaces de l'âge
Et mêler leurs douceurs à tes réfléxions !
M A I. 1763.
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E
Une autre qu'Euphémie à cette fombre image,
Repoufferoit mes auſtères crayons ,
Mais on peut parler de vieilleffe ,
Offrir les vérités de l'arrière- faifon
A qui n'eftime la jeuneſſe ,
Q'autant qu'elle a de force à fuivre la Raiſon ..
De ton âme toujours nouvelle .
Conferve les tréfors , les attraits fi puiffans.
Tes durables appas , d'un vrai luftre éclatans ,
De l'avide vautour qui dévore les ans ,
Braveront la faim éternelle.
Il peut dans fa fuite cruelle
Emporter les faux agrémens :
Mais la vertu s'affermit fur fon aîle
Et l'amitié pure & fidelle
L
Eft la beauté de tous les temps.
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p. 67-68
LE RÉVEIL CHAMPÊTRE.
Début :
L'AURORE avec ses doigts de rose [...]
Mots clefs :
Réveil, Aurore, Jour, Doux, Amours, Bonheur
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LE RÉVEIL CHAMPÊTRE,
L'AURORE ave AURORE avec fes doigts de roſe
Ouvroit fur l'horiſon la barrière du jour ,
Quand lejeune Daphnis éveillé par l'amour
Qui chez lui jamais ne repole ,
Al'objet de fes voeux alloit faire la cour.
La Nature étoit languiſſante
Et les approches du Soleil
Faifoient voir d'un beau jour la lumière naiffante ,
Şemblable au doux éclar qu'Iris à fon réveil
68 MERCURE DE FRANCE.
Répand fur les amours dont la troupe galante
L'amufe mollement dans les bras du fommeil..
Le repos n'eft pas long fous une telle éſcorte ,
Les enfans de Cythère en font les ennemis ,
Et l'impatiente cohorte
Déja battoit aux champs & réveilloit Iris.
Ils la ménent fur le rivage ;
Ils l'amufent par mille jeux ;
Et fous l'appas trompeur d'un fimple badinage,
Dans le fond de fon coeur ils attifent leurs feux,
Elle cherche Daphnis , & Daphnis le préſente :
Elle le reçoit en amante.
Tous deux affis fur le gazon ,
S'obfervent tendrement , ſoupirent ,
Et foupirent à l'aniſſon,
Les amours malins en fourirent ,
Leur montrent un jeune Pinſon
Qui près d'une aimable Fauvette ,
Chantoit les doux tranſports d'une flâme parfaite.….
Refpectons ces amans livrés à leurs defirs.
Et vous triſtes cenfeurs des amoureuſes fiammes ,
Si vous condamnez leurs plaiſirs ,
C'eftque le vrai bonheur n'eſt point fait pour vos
âmes.
L'AURORE ave AURORE avec fes doigts de roſe
Ouvroit fur l'horiſon la barrière du jour ,
Quand lejeune Daphnis éveillé par l'amour
Qui chez lui jamais ne repole ,
Al'objet de fes voeux alloit faire la cour.
La Nature étoit languiſſante
Et les approches du Soleil
Faifoient voir d'un beau jour la lumière naiffante ,
Şemblable au doux éclar qu'Iris à fon réveil
68 MERCURE DE FRANCE.
Répand fur les amours dont la troupe galante
L'amufe mollement dans les bras du fommeil..
Le repos n'eft pas long fous une telle éſcorte ,
Les enfans de Cythère en font les ennemis ,
Et l'impatiente cohorte
Déja battoit aux champs & réveilloit Iris.
Ils la ménent fur le rivage ;
Ils l'amufent par mille jeux ;
Et fous l'appas trompeur d'un fimple badinage,
Dans le fond de fon coeur ils attifent leurs feux,
Elle cherche Daphnis , & Daphnis le préſente :
Elle le reçoit en amante.
Tous deux affis fur le gazon ,
S'obfervent tendrement , ſoupirent ,
Et foupirent à l'aniſſon,
Les amours malins en fourirent ,
Leur montrent un jeune Pinſon
Qui près d'une aimable Fauvette ,
Chantoit les doux tranſports d'une flâme parfaite.….
Refpectons ces amans livrés à leurs defirs.
Et vous triſtes cenfeurs des amoureuſes fiammes ,
Si vous condamnez leurs plaiſirs ,
C'eftque le vrai bonheur n'eſt point fait pour vos
âmes.
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9
p. 69
MADRIGAL.
Début :
Je cherche à faire une maîtresse ; [...]
Mots clefs :
Maîtresse, Sagesse, Esprit, Vœux
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MADRIGAL.
Je cherche àfaire une maîtreſſe ;
E
Voila ce qui me rend rêveur :
Car je voudrois elprit , fagelfe ,
Beauté complette & ten fre coeur.
Lepuis que je vous vois , Thémire ,
Trois de mes voeux font bien remplis ;
Mais vous feule pouvez me dire ,
Si les quatre font accomplis.
Je cherche àfaire une maîtreſſe ;
E
Voila ce qui me rend rêveur :
Car je voudrois elprit , fagelfe ,
Beauté complette & ten fre coeur.
Lepuis que je vous vois , Thémire ,
Trois de mes voeux font bien remplis ;
Mais vous feule pouvez me dire ,
Si les quatre font accomplis.
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10
p. 69-71
COUPLETS à Madame ***. Sur l'AIR : Que ne suis-je la fougère.
Début :
QUOI d'abjurer ton Empire, [...]
Mots clefs :
Amour, Cœur, Aurore, Tendre, Éclat
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COUPLETS à Madame *** .
Sur l'AIR : Que ne fuis-je la fougère a
Qu
1
Uo1 d'abjurer ton Empire ,
Amour , ta m'ôres l'efpoir.
Rien de tout ce qui refpire
Ne peut donc fuir ton pouvoir ?
J'avois dans l indifférence
Sauvé mon coeur de tes traits ;
Lifette par la présence
L'en a percé pour jamais.
Le matin dans la prairie ,
Comme on voit s'épanouir
Une fleur tendre & chérie
70 MERCURE DE FRANCE:
Sous les aîles du zéphir ;
Sous les doigts de la Nature
Lifette voit chaque jour ,
Eclore pour fa parure
Tous les trésors de l'Amour.
L'éclat dont brille l'Aurore
Céde à l'éclat de fon teint .
La roſe ne ſe colore
Que pour mourir fur fon fein.
En vain le Printemps étale
Mille beautés fur les pas ;
Parmi nos champs rien n'égale
La fraîcheur de les appas.
Dans fa bouche eſt l'innocence ,
Dans les yeux eft la candeur ;
Son maintien eft la décence
Son efprit eft la douceur.
>
Heureux celui dont la flâme
Allumera les defirs ,
Qui porteront dans ſon âme
Le fentiment des plaifirs !
Si la fatale puiffance
D'un fort armé de rigueurs ,
Me fait loin de fa préſence
Languir au fein des douleurs ;
Son image retracće
M A I. 1763. 74
Par le pinceau des amours ,
Occupera ma penſée
Jufqu'au dernier de mes jours.
Lorfque pour toute ma vie ,
Amour , je fuis fous ta Loi ;
>
Pour ma liberté ravie
J'attens un gage de toi.
Fais qu'un regard de Lifette ,
Soit l'aurore du bonheur
Que ta gloire fatisfaite
Promit à mon tendre coeur.
Par M. D....
Sur l'AIR : Que ne fuis-je la fougère a
Qu
1
Uo1 d'abjurer ton Empire ,
Amour , ta m'ôres l'efpoir.
Rien de tout ce qui refpire
Ne peut donc fuir ton pouvoir ?
J'avois dans l indifférence
Sauvé mon coeur de tes traits ;
Lifette par la présence
L'en a percé pour jamais.
Le matin dans la prairie ,
Comme on voit s'épanouir
Une fleur tendre & chérie
70 MERCURE DE FRANCE:
Sous les aîles du zéphir ;
Sous les doigts de la Nature
Lifette voit chaque jour ,
Eclore pour fa parure
Tous les trésors de l'Amour.
L'éclat dont brille l'Aurore
Céde à l'éclat de fon teint .
La roſe ne ſe colore
Que pour mourir fur fon fein.
En vain le Printemps étale
Mille beautés fur les pas ;
Parmi nos champs rien n'égale
La fraîcheur de les appas.
Dans fa bouche eſt l'innocence ,
Dans les yeux eft la candeur ;
Son maintien eft la décence
Son efprit eft la douceur.
>
Heureux celui dont la flâme
Allumera les defirs ,
Qui porteront dans ſon âme
Le fentiment des plaifirs !
Si la fatale puiffance
D'un fort armé de rigueurs ,
Me fait loin de fa préſence
Languir au fein des douleurs ;
Son image retracće
M A I. 1763. 74
Par le pinceau des amours ,
Occupera ma penſée
Jufqu'au dernier de mes jours.
Lorfque pour toute ma vie ,
Amour , je fuis fous ta Loi ;
>
Pour ma liberté ravie
J'attens un gage de toi.
Fais qu'un regard de Lifette ,
Soit l'aurore du bonheur
Que ta gloire fatisfaite
Promit à mon tendre coeur.
Par M. D....
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11
p. 71
VERS à M. P ... pour le jour de S. Joseph sa Fête.
Début :
CHEF Ami, dans ce jour de Fête [...]
Mots clefs :
Fête, Candeur, Violette, Cœur
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VERS à M. P ... pour le jour de
S. Jofeph fa Fête.
CHEF Ami , dans ce jour de Fête
Reçois cette humble violette ,
Le fymbole de la candeur.
De mes fleurs elle eft la plus belle ,
Et la plus digne de ton coeur :
Je n'ai pas trouvé d'immortelle.
S. Jofeph fa Fête.
CHEF Ami , dans ce jour de Fête
Reçois cette humble violette ,
Le fymbole de la candeur.
De mes fleurs elle eft la plus belle ,
Et la plus digne de ton coeur :
Je n'ai pas trouvé d'immortelle.
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12
p. 71-72
RÉPONSE à M. D ...
Début :
Cher Ami, tu connois mon cœur, [...]
Mots clefs :
Bouquet, Violette, Immortelle
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RÉPONSE à M. D …….
Cher Ami, tu connois mon coeur ,
Ton Bouquet en eft l'interprètes
De ta part une violette
72
MERCURE DE FRANCE.
Me fatte plus qu'une autre fleur.
Elle eft de mon coeur le modéle ,
La feule fleur digne de moi ;
Mais je te laille l'immortele ,
La feule fleur dignè de toi.
Par M. DE CAIX.
Cher Ami, tu connois mon coeur ,
Ton Bouquet en eft l'interprètes
De ta part une violette
72
MERCURE DE FRANCE.
Me fatte plus qu'une autre fleur.
Elle eft de mon coeur le modéle ,
La feule fleur digne de moi ;
Mais je te laille l'immortele ,
La feule fleur dignè de toi.
Par M. DE CAIX.
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13
p. 72-82
DIALOGUE entre ALCINOUS & un FINANCIER.
Début :
LE FINANCIER. AVOUEZ que vous futes heureux qu'Homère ait daigné chanter votre prétendue [...]
Mots clefs :
Financier, Terre, Richesses, Femmes, Accord, Ordre primitif, Uniforme, Variée, Artistes
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DIA LOGUE entre ALCINOUS & un
FINANCIER.
LE FINANCIER.
Ανοι
T
VOUEZ que vous futes heureux
qu'Homère ait daigné chanter votre prétendue
magnificence ?
ALCINOUS.
Que fignifie ce langage ! N'ai- je pas
été le Prince le plus magnifique de mon
temps ?
LE FINANCIER.
Il falloit être auffi pauvre qu'un Roi
d'Itaque pour admirer d'auffi minces richeffes.
ALCINO US.
Qui donc êtes -vous , pour en parler
ainfi futes- vous Roi de Memphis , ou
de Babylone ?
LE FINANCIER .
Je ne fus que l'un des Receveurs d'un
Monarque
I
M A I. 1763. 73
Monarque dont la demeure pourroit à
jufte titre émerveiller plus d'un Ulyſſe,
& les vertus occuper lus d'un Homère. }
ALCINOU S.
Quoi ? un Traitant ( car je crois que
c'est là le mot ) ofera faire affaut de
luxe avec moi ?
LE FINANCIER.
Mon cher Souverain de Phéacie ( car
vous fçavez qu'ici l'on fe parle fans façon
) apprenez que le moindre de ces
Traitans peut furpaffer en richeſſes un
Roi des temps héroïques .
ALCINO U S.
Voilà un grand mot qui fort de votre
bouche... Connoiffez vous bien les tems
dont vous parlez ? Homère lui - même
vous eft-il bien connu ? Il me femble
que vos prédéceffeurs ne fçavoient que
chiffrer.
LE FINANCIER.
Tout change d'un fiécle à l'autre. Aujourd'hui
plufieurs de mes pareils peuvent
lire Homère dans fa langue. D'autres
même compofent dans la leur des
ouvrages qu'ils ne donneroient pas
pour Iliade & Odyffée.
ALCINO U S.
Ils ont donc admiré , ainſi que vous,
ces portes , ces chambranles , ces an-
D
74 MERCURE DE FRANCE .
neaux , ces chiens , ces efclaves d'or &
d'argent , & tant d'autres merveilles
qu'Homère dit avoir décoré mon Palais.
LE FINANCIER .
Je ne vois dans toutes ces chofes , que
de l'or en barre & en maffe ; genre de
fpectacle où un Financier pourroit l'emporter
fur plus d'un Potentat. La vraie
magnificence ne confifte point dans ce
vain étalage ; mais bien à prodiguer
l'or pour acquérir certains ornemens de
caprice.
ALCINOUS.
Eh , quels ornemens ?
LE
FINANCIER.
Par exemple, des Vafes , des Pagodes,
des Magots , des Peintures , & c.
ALCINO u s.
J'entends. C'eſt- à- dire qu'il n'éxiſte
parmi vous ni arts ni induſtrie , & que
c'eft un tribut que vous payez à celle
des Chinois .
LE FINANCIER .
C'est tout le contraire. Nos Artiſtes
produifent des chefs- d'oeuvres qu'on admire
en paffant , felon l'ufage. De plus ,
ma Nation eft affez fertile en productions
fantaftiques pour ruiner toutes les
Nations de l'Europe & de l'Afie ce
qui lui réuffit à l'égard de quelquesM
A I. 1763. 73
unes. Quant à elle , fa méthode eft de
rendre cette efpéce de tribut aux Chinois,
qui jufqu'à préfent ont eu celle
de ne le rendre à perfonne.
ALCINO U S.
Ce trait feul fait leur éloge : ils s'en
tiennent au folide , & ma conduite fut
leur exemple. Mes richeffes étoient des
richeffes réelles.
LE FINANCIER.
Peut-être le bon Homère en parle-t-il
un peu en aveugle . Autrement vous
euffiez bien fait de fubftituer à vos efclaves
, des efclaves naturels qui euffent
épargné à la Princeffe votre fille le foin
de laver elle- même fes robes & celles
de fes frères .
ALCINOUS.
Quoi ? vos femmes ne prennent- elles
pas le même foin ?
LE FINANCIER .
Les esclaves de leurs efclaves dédaigneroient
de le prendre. J'aime auffi
beaucoup à voir la Reine , votre augufte
épouſe , filer fa quenouille depuis le
point du jour jufques long-temps après
Îe crépuscule.
ALCINOUS.
Ne faut-il pas qu'une femme s'occLE
pe ?
D ij
76 MERCURE DE FRANCE.
LE FINANCIER .
Oh , les nôtres ne font pas inutiles.
ALCINO US.
Apparemment que leurs travaux font
plus importans que ceux qui captivoient
ma chère Areté.
LE FINANCIER .
N'en doutez pas . Ce font elles qui
repréfentent , qui tiennent le jeu , la
table & le peu de converfation qui eft
aujourd'hui d'ufage. De là , elles vont
fe montrer au Spectacle , y faire des
noeuds , juger la Piéce , protéger ou
dénigrer l'Auteur. Ce font elles auffi
qui difpenfent aux gens de Lettres les
fortunes , les honneurs , les réputations ,
le rang , l'eftime & jufqu'au ridicule.
ALCINOU s .
Leur crédit fut moins étendu parmi
nous. J'eus cependant beaucoup d'égards
pour ma chère Areté , qui eut
pour moi celui de n'en abuſer jamais.
LE FINANCIER.
,
De quoi pouvoit abuſer une Reine
dont la fonction journalière étoit de filer
? Vous-même , quels pouvoient être
vos plaifirs.
ALCINOUS .
J'en eus de plus d'une efpéce. J'aimai
la bonne chère , la mufique , la
M A 1. 1763. 77
danfe. Homère a dû vous inftruire de
mes goûts. Ne me repréfente-t il pas
quelque part , affis à table comme un
Dieu?
LE FINANCIER .
Il me femble que les repas de l'Olympe
durent être différens des vôtres ; ou
Comus , à coup fûr , étoit mauvais cuifinier.
ALCINOUS.
Quoi done ? n'ai -je pas traité fplendi
dement le fage Ulyffe , mon hôte ?
LE FINANCIER.
Ulyffe trouva chez vous de quoi affouvir
fa faim dévorante . Lui-même
n'étoit pas accoutumé à des feftins plus
délicats . Mais quel eft le fou -traitant ,
qui voudroit s'accommoder de pareils
mets ? Le dos d'un boeuf , d'un veau ,
d'un mouton
, d'un porc , fervi tout
entier devant un convive n'étoit- il
pas bien propre à ranimer fon appétit
?
ALCINOUS.
Eh , qu'euffiez-vous donc fervi au Roi
d'Itaque ?
LE FINANCIER .
Ce qu'on peut décemment offrir à
un honnête homme ; c'eft-à-dire quelques
mets légers. & piquans ; tels qu'u-
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
ne aîle de faifan , ou de perdrix , tant
foit peu du rable ou du ventre d'un
liévre , quelques poiffons rares , quelques
menus entremets , & c . Que n'aije
ici le Dictionnaire de Cuifine , les
Dons de Comus , le Cuifinier François ,
& tant d'autres ouvrages effentiels compofés
fur cette matière difficile & inépuifable
! vous verriez ....
ALCINOUS.
Quoi , l'on s'amufe chez vous à écrire.
fur un pareil fujer ?
LE FINANCIER.
Voilà une queftion bien digne d'un
Roi , qui fut , comme un fimple Contrôleur
de nos Fermes , borné à une
fimple cuifinière ! Apprenez que nous
avons plus d'écrits fur la cuifine , qu'il
n'y en eut de votre temps
fur toutes les
autres matières enfemble. Mais revenons
à notre objet. Il me femble qu'on
ne fervoit même dans vos grands repas ,
que d'une feule efpéce de vin ?
ALCINO U S.
N'étoit- ce pas affez ? Nous buvions
d'excellent vin grec ; vin dont quelques
rafades fans eau , fuffifoient pour enyvrer
un Polypheme.
LE FINANCIER .
Ce vin- là nous eft connu , & nous
MA I. 1763. 79
en ufons parce qu'il vient d'outre - mer.
Mais que je vous plains de n'avoir jamais
goûté ni du Bourgogne , ni du
Champagne , ni du Grave , ni du Tocai
, ni du Malaga , ni du...
ALCINO US.
Arrêtez ! cette énumération devient
fuperflue. Je n'ai
pas même connu de
nom ces vins que vous citez , & je
doute qu'aucun d'eux l'eût emporté fur
grec.
mon vin
LE FINANCIER .
J'oubliois les liqueurs , autre avantage
précieux que vous ne connûtes jamais..
Ces liqueurs & la plûpart de ces vins font,
pour l'ordinaire , verfés par les femmes ,
par les femmes toujours charmantes vers
la fin d'un repas , & que vous aviez la
mal-adreffe d'éloigner des vôtres.
ALCINO U S.
En revanche , nous les chargions de
certains emplois qui n'étoient pas fans
agrément pour elles & pour nous. C'étoient
elles qui ....
LE FINANCIER .
Je fcais en quoi confiftoient ces fonctions
, & j'avoue qu'elles avoient leur
mérite. Mais en être réduit au feul vin
grec !...
D iv
80 MERCURE DE FRANCE .
ALCINOUS.
Hé bien ! je vous paffe cet article. Il
m'en reste affez d'autres à faire valoir.
Parlons d'abord du divin chantre Démodocus
, lui qui marioit fi ingénieuſement
fa lyre avec fa voix . Je doute que
vous ayez connu cette heureuſe manière
d'égayer un repas.
LE
FINANCIER .
Il faut , mon Prince , vous réfoudre
à cliffer fur cet article comme fur les
précédens . Votre mufique fut auffi uniforme
que votre cuiſine & votre cellier.
La nôtre , au contraire , fut auffi variée
que nos mets & nos vins. Il nous faut
un concert complet , & non la fimple
voix d'un homme & le fimple fon d'une
lyre , fuffent-ils même divins , à la manière
de votre temps.
ALCINOUS.
Je vois qu'il vous faut de la profufion
partout. Mais que pourrez-vous oppofer
à la grandeur , à la beauté de mes
jardins ? Vous favez avec quel enthoufiafme
Homère en parle.
LE FINANCIER.
Souvenez-vous bien qu'ils n'étoient
peuplés que d'arbres à fruits , & qu'une
pareille décoration eft ignoble
.
MA I. 1763.
81
ALCINOUS.
Comment ! vous m'étonnez . De quels
arbres voudriez -vous donc faire uſage ?
Eft-il naturel de cultiver ceux qui ne
produisent rien ?
LE FINANCIER.
Ce qui eft fi naturel , eft rarement
digne qu'on s'en occupe . Il faut du fingulier
, du piquant. Il faut dérober au
foleil l'afpect de la terre , & ne laiſſer
à la terre même qu'une fécondité ſtérile .
Autrement votre parc & l'enclos de votre
Jardinier , feront abfolument femblables.
J'ai , moi qui vous parle , arraché
au domaine de Cérès , plus de terrain
que fon Triptoleme n'en eût
pu culfiver
en un an .
ALCINOUS.
Voilà une fingulière manie ! Mais du
moins aurez -vous refpecté l'ordre primitif
des chofes ; laiffé couler une fontaine
, ferpenter un ruiffeau , fubfifter
une colline , un vallon , un bofquet comme
la nature l'avoit d'abord difpofé. En
un mot , l'art n'aura fait que la feconder
au lieu de l'anéantir.
LE FINANCIER
Au contraire , j'ai voulu qu'il la
domptât en tout point. J'ai parlé &
bientôt une terraffe a fuccédé à un val-
D.V
82 MERCURE DE FRANCE.
lon , un baffin à une colline , le gazon
au gravier , le gravier au gazon , l'eau.
à la terre , la terre à l'eau ; en un mot
j'ai voulu être créateur & j'y ai réuffi .
Par-là , mon jardin eft devenu auffi
éxactement compaflé que les vers du
Poëte qui a chanté le vôtre.
ALCINO U S.
Je ne fçais , mais je préfume que cette
exacte fymétrie , eft auffi infipide en fait
de jardins qu'elle eft agréable en fait de
vers.
LE FINANCIER .
Il me femble que nous vifons fort
nous trouver d'accord.
peu à
ALGINO U S.,
J'avoue que cet accord me paroît difficile.
LE FINANCIER .
Effayons toutefois de nous rappro
cher. Je vous laiffe juge de la question ;:
mais foyez fincère.
ALCINO U S.
Je le ferai , & voici ma déciſion.
Peut-être de mon temps fuivions- nous
la nature de trop près ; mais à coup für
vous vous en êtes trop éloignés.
Par M. DE LA DIXmerie,
FINANCIER.
LE FINANCIER.
Ανοι
T
VOUEZ que vous futes heureux
qu'Homère ait daigné chanter votre prétendue
magnificence ?
ALCINOUS.
Que fignifie ce langage ! N'ai- je pas
été le Prince le plus magnifique de mon
temps ?
LE FINANCIER.
Il falloit être auffi pauvre qu'un Roi
d'Itaque pour admirer d'auffi minces richeffes.
ALCINO US.
Qui donc êtes -vous , pour en parler
ainfi futes- vous Roi de Memphis , ou
de Babylone ?
LE FINANCIER .
Je ne fus que l'un des Receveurs d'un
Monarque
I
M A I. 1763. 73
Monarque dont la demeure pourroit à
jufte titre émerveiller plus d'un Ulyſſe,
& les vertus occuper lus d'un Homère. }
ALCINOU S.
Quoi ? un Traitant ( car je crois que
c'est là le mot ) ofera faire affaut de
luxe avec moi ?
LE FINANCIER.
Mon cher Souverain de Phéacie ( car
vous fçavez qu'ici l'on fe parle fans façon
) apprenez que le moindre de ces
Traitans peut furpaffer en richeſſes un
Roi des temps héroïques .
ALCINO U S.
Voilà un grand mot qui fort de votre
bouche... Connoiffez vous bien les tems
dont vous parlez ? Homère lui - même
vous eft-il bien connu ? Il me femble
que vos prédéceffeurs ne fçavoient que
chiffrer.
LE FINANCIER.
Tout change d'un fiécle à l'autre. Aujourd'hui
plufieurs de mes pareils peuvent
lire Homère dans fa langue. D'autres
même compofent dans la leur des
ouvrages qu'ils ne donneroient pas
pour Iliade & Odyffée.
ALCINO U S.
Ils ont donc admiré , ainſi que vous,
ces portes , ces chambranles , ces an-
D
74 MERCURE DE FRANCE .
neaux , ces chiens , ces efclaves d'or &
d'argent , & tant d'autres merveilles
qu'Homère dit avoir décoré mon Palais.
LE FINANCIER .
Je ne vois dans toutes ces chofes , que
de l'or en barre & en maffe ; genre de
fpectacle où un Financier pourroit l'emporter
fur plus d'un Potentat. La vraie
magnificence ne confifte point dans ce
vain étalage ; mais bien à prodiguer
l'or pour acquérir certains ornemens de
caprice.
ALCINOUS.
Eh , quels ornemens ?
LE
FINANCIER.
Par exemple, des Vafes , des Pagodes,
des Magots , des Peintures , & c.
ALCINO u s.
J'entends. C'eſt- à- dire qu'il n'éxiſte
parmi vous ni arts ni induſtrie , & que
c'eft un tribut que vous payez à celle
des Chinois .
LE FINANCIER .
C'est tout le contraire. Nos Artiſtes
produifent des chefs- d'oeuvres qu'on admire
en paffant , felon l'ufage. De plus ,
ma Nation eft affez fertile en productions
fantaftiques pour ruiner toutes les
Nations de l'Europe & de l'Afie ce
qui lui réuffit à l'égard de quelquesM
A I. 1763. 73
unes. Quant à elle , fa méthode eft de
rendre cette efpéce de tribut aux Chinois,
qui jufqu'à préfent ont eu celle
de ne le rendre à perfonne.
ALCINO U S.
Ce trait feul fait leur éloge : ils s'en
tiennent au folide , & ma conduite fut
leur exemple. Mes richeffes étoient des
richeffes réelles.
LE FINANCIER.
Peut-être le bon Homère en parle-t-il
un peu en aveugle . Autrement vous
euffiez bien fait de fubftituer à vos efclaves
, des efclaves naturels qui euffent
épargné à la Princeffe votre fille le foin
de laver elle- même fes robes & celles
de fes frères .
ALCINOUS.
Quoi ? vos femmes ne prennent- elles
pas le même foin ?
LE FINANCIER .
Les esclaves de leurs efclaves dédaigneroient
de le prendre. J'aime auffi
beaucoup à voir la Reine , votre augufte
épouſe , filer fa quenouille depuis le
point du jour jufques long-temps après
Îe crépuscule.
ALCINOUS.
Ne faut-il pas qu'une femme s'occLE
pe ?
D ij
76 MERCURE DE FRANCE.
LE FINANCIER .
Oh , les nôtres ne font pas inutiles.
ALCINO US.
Apparemment que leurs travaux font
plus importans que ceux qui captivoient
ma chère Areté.
LE FINANCIER .
N'en doutez pas . Ce font elles qui
repréfentent , qui tiennent le jeu , la
table & le peu de converfation qui eft
aujourd'hui d'ufage. De là , elles vont
fe montrer au Spectacle , y faire des
noeuds , juger la Piéce , protéger ou
dénigrer l'Auteur. Ce font elles auffi
qui difpenfent aux gens de Lettres les
fortunes , les honneurs , les réputations ,
le rang , l'eftime & jufqu'au ridicule.
ALCINOU s .
Leur crédit fut moins étendu parmi
nous. J'eus cependant beaucoup d'égards
pour ma chère Areté , qui eut
pour moi celui de n'en abuſer jamais.
LE FINANCIER.
,
De quoi pouvoit abuſer une Reine
dont la fonction journalière étoit de filer
? Vous-même , quels pouvoient être
vos plaifirs.
ALCINOUS .
J'en eus de plus d'une efpéce. J'aimai
la bonne chère , la mufique , la
M A 1. 1763. 77
danfe. Homère a dû vous inftruire de
mes goûts. Ne me repréfente-t il pas
quelque part , affis à table comme un
Dieu?
LE FINANCIER .
Il me femble que les repas de l'Olympe
durent être différens des vôtres ; ou
Comus , à coup fûr , étoit mauvais cuifinier.
ALCINOUS.
Quoi done ? n'ai -je pas traité fplendi
dement le fage Ulyffe , mon hôte ?
LE FINANCIER.
Ulyffe trouva chez vous de quoi affouvir
fa faim dévorante . Lui-même
n'étoit pas accoutumé à des feftins plus
délicats . Mais quel eft le fou -traitant ,
qui voudroit s'accommoder de pareils
mets ? Le dos d'un boeuf , d'un veau ,
d'un mouton
, d'un porc , fervi tout
entier devant un convive n'étoit- il
pas bien propre à ranimer fon appétit
?
ALCINOUS.
Eh , qu'euffiez-vous donc fervi au Roi
d'Itaque ?
LE FINANCIER .
Ce qu'on peut décemment offrir à
un honnête homme ; c'eft-à-dire quelques
mets légers. & piquans ; tels qu'u-
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
ne aîle de faifan , ou de perdrix , tant
foit peu du rable ou du ventre d'un
liévre , quelques poiffons rares , quelques
menus entremets , & c . Que n'aije
ici le Dictionnaire de Cuifine , les
Dons de Comus , le Cuifinier François ,
& tant d'autres ouvrages effentiels compofés
fur cette matière difficile & inépuifable
! vous verriez ....
ALCINOUS.
Quoi , l'on s'amufe chez vous à écrire.
fur un pareil fujer ?
LE FINANCIER.
Voilà une queftion bien digne d'un
Roi , qui fut , comme un fimple Contrôleur
de nos Fermes , borné à une
fimple cuifinière ! Apprenez que nous
avons plus d'écrits fur la cuifine , qu'il
n'y en eut de votre temps
fur toutes les
autres matières enfemble. Mais revenons
à notre objet. Il me femble qu'on
ne fervoit même dans vos grands repas ,
que d'une feule efpéce de vin ?
ALCINO U S.
N'étoit- ce pas affez ? Nous buvions
d'excellent vin grec ; vin dont quelques
rafades fans eau , fuffifoient pour enyvrer
un Polypheme.
LE FINANCIER .
Ce vin- là nous eft connu , & nous
MA I. 1763. 79
en ufons parce qu'il vient d'outre - mer.
Mais que je vous plains de n'avoir jamais
goûté ni du Bourgogne , ni du
Champagne , ni du Grave , ni du Tocai
, ni du Malaga , ni du...
ALCINO US.
Arrêtez ! cette énumération devient
fuperflue. Je n'ai
pas même connu de
nom ces vins que vous citez , & je
doute qu'aucun d'eux l'eût emporté fur
grec.
mon vin
LE FINANCIER .
J'oubliois les liqueurs , autre avantage
précieux que vous ne connûtes jamais..
Ces liqueurs & la plûpart de ces vins font,
pour l'ordinaire , verfés par les femmes ,
par les femmes toujours charmantes vers
la fin d'un repas , & que vous aviez la
mal-adreffe d'éloigner des vôtres.
ALCINO U S.
En revanche , nous les chargions de
certains emplois qui n'étoient pas fans
agrément pour elles & pour nous. C'étoient
elles qui ....
LE FINANCIER .
Je fcais en quoi confiftoient ces fonctions
, & j'avoue qu'elles avoient leur
mérite. Mais en être réduit au feul vin
grec !...
D iv
80 MERCURE DE FRANCE .
ALCINOUS.
Hé bien ! je vous paffe cet article. Il
m'en reste affez d'autres à faire valoir.
Parlons d'abord du divin chantre Démodocus
, lui qui marioit fi ingénieuſement
fa lyre avec fa voix . Je doute que
vous ayez connu cette heureuſe manière
d'égayer un repas.
LE
FINANCIER .
Il faut , mon Prince , vous réfoudre
à cliffer fur cet article comme fur les
précédens . Votre mufique fut auffi uniforme
que votre cuiſine & votre cellier.
La nôtre , au contraire , fut auffi variée
que nos mets & nos vins. Il nous faut
un concert complet , & non la fimple
voix d'un homme & le fimple fon d'une
lyre , fuffent-ils même divins , à la manière
de votre temps.
ALCINOUS.
Je vois qu'il vous faut de la profufion
partout. Mais que pourrez-vous oppofer
à la grandeur , à la beauté de mes
jardins ? Vous favez avec quel enthoufiafme
Homère en parle.
LE FINANCIER.
Souvenez-vous bien qu'ils n'étoient
peuplés que d'arbres à fruits , & qu'une
pareille décoration eft ignoble
.
MA I. 1763.
81
ALCINOUS.
Comment ! vous m'étonnez . De quels
arbres voudriez -vous donc faire uſage ?
Eft-il naturel de cultiver ceux qui ne
produisent rien ?
LE FINANCIER.
Ce qui eft fi naturel , eft rarement
digne qu'on s'en occupe . Il faut du fingulier
, du piquant. Il faut dérober au
foleil l'afpect de la terre , & ne laiſſer
à la terre même qu'une fécondité ſtérile .
Autrement votre parc & l'enclos de votre
Jardinier , feront abfolument femblables.
J'ai , moi qui vous parle , arraché
au domaine de Cérès , plus de terrain
que fon Triptoleme n'en eût
pu culfiver
en un an .
ALCINOUS.
Voilà une fingulière manie ! Mais du
moins aurez -vous refpecté l'ordre primitif
des chofes ; laiffé couler une fontaine
, ferpenter un ruiffeau , fubfifter
une colline , un vallon , un bofquet comme
la nature l'avoit d'abord difpofé. En
un mot , l'art n'aura fait que la feconder
au lieu de l'anéantir.
LE FINANCIER
Au contraire , j'ai voulu qu'il la
domptât en tout point. J'ai parlé &
bientôt une terraffe a fuccédé à un val-
D.V
82 MERCURE DE FRANCE.
lon , un baffin à une colline , le gazon
au gravier , le gravier au gazon , l'eau.
à la terre , la terre à l'eau ; en un mot
j'ai voulu être créateur & j'y ai réuffi .
Par-là , mon jardin eft devenu auffi
éxactement compaflé que les vers du
Poëte qui a chanté le vôtre.
ALCINO U S.
Je ne fçais , mais je préfume que cette
exacte fymétrie , eft auffi infipide en fait
de jardins qu'elle eft agréable en fait de
vers.
LE FINANCIER .
Il me femble que nous vifons fort
nous trouver d'accord.
peu à
ALGINO U S.,
J'avoue que cet accord me paroît difficile.
LE FINANCIER .
Effayons toutefois de nous rappro
cher. Je vous laiffe juge de la question ;:
mais foyez fincère.
ALCINO U S.
Je le ferai , & voici ma déciſion.
Peut-être de mon temps fuivions- nous
la nature de trop près ; mais à coup für
vous vous en êtes trop éloignés.
Par M. DE LA DIXmerie,
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14
p. 83
« LE mot de la premiere Enigme du second volume d'Avril est la Noix [...] »
Début :
LE mot de la premiere Enigme du second volume d'Avril est la Noix [...]
Mots clefs :
Noix, Cerneaux, Moulin à vent, Tapisserie, Tapis, Risée, Pâtisserie, Innocence, Ionie, Noce, Non, Ninon, Nonce, None, Oncle, Nice
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LE
Noix
E mot de la premiere Enigme du
fecond volume d'Avril eft la
qui , coupée en deux , devient Cernaux.
Celui de la feconde eft Moulin à vent.
Celui du premier Logogryphe eft Tapilferie
, dans lequel on trouve Tapis ,
rifée & Patiflerie . Celui du fecond eft
Innocence , dans lequel on trouve Io ,
nie , nôce , non , Ninon , nonce , none ,
oncle , Nice , & d'autres que je n'ai point
mis.
Noix
E mot de la premiere Enigme du
fecond volume d'Avril eft la
qui , coupée en deux , devient Cernaux.
Celui de la feconde eft Moulin à vent.
Celui du premier Logogryphe eft Tapilferie
, dans lequel on trouve Tapis ,
rifée & Patiflerie . Celui du fecond eft
Innocence , dans lequel on trouve Io ,
nie , nôce , non , Ninon , nonce , none ,
oncle , Nice , & d'autres que je n'ai point
mis.
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15
p. 83-84
ENIGME.
Début :
On ne me rencontre qu'aux Champs, [...]
Mots clefs :
Charrue
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ENIGM E.
N ne me rencontre qu'aux Champs ,
Point à la Cour , point à la Ville ,
Et cependant je, fuis utile
Aux plus petits , comme aux plus Grands :
Pour moi l'ouvrage eft un martyre.
Et , ce qui doit vous faire rire ,
Pour que j'exerce mon emploi ,
On est toujours trois après moi...
Je paffe pour laborieuſe ,
Et fuis d'une pareffe affreufe ,
Car je ne fais rien de mon cru.
Pour que je falle des merveilles ,
D.
VJJ
84 MERCURE DE FRANCE.
Il faut , quand deux des trois me tirent les
oreilles ,
Que l'autre , fort fouvent me pouffe par le cul.
Par M. NARET .
N ne me rencontre qu'aux Champs ,
Point à la Cour , point à la Ville ,
Et cependant je, fuis utile
Aux plus petits , comme aux plus Grands :
Pour moi l'ouvrage eft un martyre.
Et , ce qui doit vous faire rire ,
Pour que j'exerce mon emploi ,
On est toujours trois après moi...
Je paffe pour laborieuſe ,
Et fuis d'une pareffe affreufe ,
Car je ne fais rien de mon cru.
Pour que je falle des merveilles ,
D.
VJJ
84 MERCURE DE FRANCE.
Il faut , quand deux des trois me tirent les
oreilles ,
Que l'autre , fort fouvent me pouffe par le cul.
Par M. NARET .
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16
p. 84
AUTRE.
Début :
Vous ne le croirez pas à moins de l'avoir vû : [...]
Mots clefs :
Vinaigre
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AUTR E.
ous ne le croirez pas à moins de l'avoir vû:
Dans Paris tous les jours fur un char étendu ,
Conduifant avec moi la maiſon qui me loge ,
J'entends retentir mon éloge.
Un héraut publiant mes bonnes qualités ,
La corde au col me fuit à pas comptés.
La corde au col ? le plaifant équipage !
Va-t-on le pendre ? oh de grace , arrêtez ,
Ne m'aigrillez pas davantage :
Si c'eft votre delfein , vous pourriez réaffir ,
Maisje ne ferois pas facile à radoucir .
Par M. L. G....
ous ne le croirez pas à moins de l'avoir vû:
Dans Paris tous les jours fur un char étendu ,
Conduifant avec moi la maiſon qui me loge ,
J'entends retentir mon éloge.
Un héraut publiant mes bonnes qualités ,
La corde au col me fuit à pas comptés.
La corde au col ? le plaifant équipage !
Va-t-on le pendre ? oh de grace , arrêtez ,
Ne m'aigrillez pas davantage :
Si c'eft votre delfein , vous pourriez réaffir ,
Maisje ne ferois pas facile à radoucir .
Par M. L. G....
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17
p. 84-86
LOGOGRYPHE.
Début :
Je suis un jeune enfant adoré de ma mère : [...]
Mots clefs :
Printemps
Afficher :
Reconnaissance textuelle :
afficher
LOGO GRYPH E.
Je fais un jeune enfant adoré de ma mère ; E
C'eſt d'elle que je tiens tout ce qu'il faut pour
plaire ,
Douceur , grâces , beauté , tendreſſe , ris , attraits
Sont les dons que ſur moi répandent ſes bienfaits.
•
M A I. 1763. 85
Mes charmes innocens rendent mon régne aimable.
Mais malheureuſement il eſt trop peu durable ,
Car mes frères , jaloux de toutes ces faveurs ,
Me forcent tour -à- tour à fouffrir leurs rigueurs
Mais où vais -je ? ... à quoi bon parler de ma famille
?
Et pourquoi m'égarer de vétille en vétille ?
Il s'agit , cher Lecteur , de deviner mon nom ;
Ainfi venons au fait dont il eft queſtion .
Décompofe ; & bientôt tu trouveras peut-être
Qu'il n'eſt pas malaifé de pouvoir me connoître.
Je t'offre en mes huit pieds par différens rapports,
Plus de quarante mots renfermés dans mon corps.
Un enfant de Noé trois notes de mufique ;
Un ornement d'Evêque ; un terme dogmatique³
Une eſpèce de fel ; un endroit fourerrain ;
Un outil de maçon ; ce qu'on voit dans le pain ;
Un arbre ; deux oiſeaux , un fol que la Nature
Deux ou trois fois par an tapiffe de verdure ;
Le bouquet qui renferme un utile aliment ;
Ce qu'un mauvais payeur ne rend pas aifément ;
Un terme de commerce , ou bien de bréviaire ;
Le titre Souverain qu'en Europe on révére ;
Ce qui , bien cultivé , fait honneur au bon lens ,
Mais fouvent dont le trop peut nuire à bien des
gens;
Un péché capital ; une marque de joye ;
86 MERCURE DE FRANCE .
Ee vafte fein des eaux ; une antique monnoye
Dont l'efpéce aujourd'hui chez nous n'a plus de
cours;
Ce qui fans s'arrêter , fuit & régle nos jours ;
Le nom d'un grand Seigneur qu'on reſpecte en
Turquie ;
Cinq Villes , deux en France , une dans l'Italie,
Une autre dans la Flandre , & la derniere enfin
Se trouve en Allemagne affife fur le Rhin.
Plus un terme de chaffe ; un autre de Barême ;
Ce que Boileau cherchoit avec un foin extrême;
Un jeu fort ulité ; trois pronoms poſſeſſifs ;
Une meſure , un nombre & quatre infinitifs.
C'en eft affez , Lecteur , fi ceci te contente ,
Car je crois entre nous que ce jeu te tourmente.
Combine maintenant , & vois fi tu pourras ,
En cherchant qui je fuis , te tirer d'embarras.
Par M. FABRE , Licentié en Droit
à Strasbourg.
Je fais un jeune enfant adoré de ma mère ; E
C'eſt d'elle que je tiens tout ce qu'il faut pour
plaire ,
Douceur , grâces , beauté , tendreſſe , ris , attraits
Sont les dons que ſur moi répandent ſes bienfaits.
•
M A I. 1763. 85
Mes charmes innocens rendent mon régne aimable.
Mais malheureuſement il eſt trop peu durable ,
Car mes frères , jaloux de toutes ces faveurs ,
Me forcent tour -à- tour à fouffrir leurs rigueurs
Mais où vais -je ? ... à quoi bon parler de ma famille
?
Et pourquoi m'égarer de vétille en vétille ?
Il s'agit , cher Lecteur , de deviner mon nom ;
Ainfi venons au fait dont il eft queſtion .
Décompofe ; & bientôt tu trouveras peut-être
Qu'il n'eſt pas malaifé de pouvoir me connoître.
Je t'offre en mes huit pieds par différens rapports,
Plus de quarante mots renfermés dans mon corps.
Un enfant de Noé trois notes de mufique ;
Un ornement d'Evêque ; un terme dogmatique³
Une eſpèce de fel ; un endroit fourerrain ;
Un outil de maçon ; ce qu'on voit dans le pain ;
Un arbre ; deux oiſeaux , un fol que la Nature
Deux ou trois fois par an tapiffe de verdure ;
Le bouquet qui renferme un utile aliment ;
Ce qu'un mauvais payeur ne rend pas aifément ;
Un terme de commerce , ou bien de bréviaire ;
Le titre Souverain qu'en Europe on révére ;
Ce qui , bien cultivé , fait honneur au bon lens ,
Mais fouvent dont le trop peut nuire à bien des
gens;
Un péché capital ; une marque de joye ;
86 MERCURE DE FRANCE .
Ee vafte fein des eaux ; une antique monnoye
Dont l'efpéce aujourd'hui chez nous n'a plus de
cours;
Ce qui fans s'arrêter , fuit & régle nos jours ;
Le nom d'un grand Seigneur qu'on reſpecte en
Turquie ;
Cinq Villes , deux en France , une dans l'Italie,
Une autre dans la Flandre , & la derniere enfin
Se trouve en Allemagne affife fur le Rhin.
Plus un terme de chaffe ; un autre de Barême ;
Ce que Boileau cherchoit avec un foin extrême;
Un jeu fort ulité ; trois pronoms poſſeſſifs ;
Une meſure , un nombre & quatre infinitifs.
C'en eft affez , Lecteur , fi ceci te contente ,
Car je crois entre nous que ce jeu te tourmente.
Combine maintenant , & vois fi tu pourras ,
En cherchant qui je fuis , te tirer d'embarras.
Par M. FABRE , Licentié en Droit
à Strasbourg.
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18
p. 86-88
AUTRE. A Mlle de V***. à Limoges.
Début :
Sous bien des sens je pourrois me produire, [...]
Mots clefs :
Compagnie
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Reconnaissance textuelle :
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AUTR E.
A Mlle.de. V ***. à Limoges...
Sous bien des fens je pourrois me produire .
Mais fous un feul je vais tâcher , Thémise ,..
De vous indiquer qui je fuis.
M A I. 1763. 87
Sachez donc que l'efprit , l'enjoûment , la décence
Au goût , au Sentiment , aux grâ
râces réunis ,
Sont mes ornemens favoris ,
Et jugez fur ce pied combien votre préſence
Peut me donner d'éclat , de mérite & de prix !
Si tous ces traits ne me font pas connoître
Sondez mes plis & mes replis ,
Ils me dévoileront peut- être ,
Et mes neufpieds combinés , défunis ,
Vous offriront un fruit dont la peau raviſſante ,
Ainfi que votre teint tout à la fois préfente
L'incarnat de la rofe & la blancheur du lis ;
Un être à la beauté duquel on vous compare ;
Un tréfor qu'on dit être rare ,
Mais qui depuis longtemps en moi vous eſt acquisi
Une fête bien defirable
Pour celui dont les jours par un lien durable
. Aux vôtres doivent être unis ;
Certaine fubftance immortelle ,
De la Divinité précieuſe parcelle
Dont en vous mille traits annoncent la beauté ;
Certain ordre fecret émané de vos charmes ,
Et qui , quoique fuivi de foupirs & d'allarmes ,
N'en eft pas moins éxécuté ;
Une ouvrière incomparable/
Qu'on peut nommer chez vous l'agente fecours ..
ble
De la douceur & de l'humanités
88 MERCURE DE FRANCE.
1
Mais je pourrois bleſſer votre délicateſſe :
Il faut qu'à vos yeux je paroiffe
Sous des rapports qui vous foient étrangers.
Commençons , & voyez celui qui par
A fon frère arracha cruellement la vie ;
envie
Le Dieu des Champs & des Bergers ;
Le fymbole de l'ignorance ;
Trois Saints , quatre Evêchés de France;
Le plus agréable.des mois ;
L'endroit où pour tenter de glorieux exploits
Un Général affemble & place fon armée;
Sept oifeaux différens , dont deux font babillards.;
Trois dans la baffe- cour ont fçu trouver entrée ,
Et deux par leur plumage attirent les regards
Un grand Empire de l'Afie ;
Un, adorateur des faux Dieux ;
Un terme de mufique ; un fleuve d'Italie ;
Par fes bons vins un Bourg fameux ;
Enfin un inſtrument propre à fouiller la terre ;
J'aurois bien d'autres mots , Thémire , à vous citers
Mais je veux m'en tenir , pour vous moins tourmenter
"
Au mot qui chaque jour finit votre prière..
A Mlle.de. V ***. à Limoges...
Sous bien des fens je pourrois me produire .
Mais fous un feul je vais tâcher , Thémise ,..
De vous indiquer qui je fuis.
M A I. 1763. 87
Sachez donc que l'efprit , l'enjoûment , la décence
Au goût , au Sentiment , aux grâ
râces réunis ,
Sont mes ornemens favoris ,
Et jugez fur ce pied combien votre préſence
Peut me donner d'éclat , de mérite & de prix !
Si tous ces traits ne me font pas connoître
Sondez mes plis & mes replis ,
Ils me dévoileront peut- être ,
Et mes neufpieds combinés , défunis ,
Vous offriront un fruit dont la peau raviſſante ,
Ainfi que votre teint tout à la fois préfente
L'incarnat de la rofe & la blancheur du lis ;
Un être à la beauté duquel on vous compare ;
Un tréfor qu'on dit être rare ,
Mais qui depuis longtemps en moi vous eſt acquisi
Une fête bien defirable
Pour celui dont les jours par un lien durable
. Aux vôtres doivent être unis ;
Certaine fubftance immortelle ,
De la Divinité précieuſe parcelle
Dont en vous mille traits annoncent la beauté ;
Certain ordre fecret émané de vos charmes ,
Et qui , quoique fuivi de foupirs & d'allarmes ,
N'en eft pas moins éxécuté ;
Une ouvrière incomparable/
Qu'on peut nommer chez vous l'agente fecours ..
ble
De la douceur & de l'humanités
88 MERCURE DE FRANCE.
1
Mais je pourrois bleſſer votre délicateſſe :
Il faut qu'à vos yeux je paroiffe
Sous des rapports qui vous foient étrangers.
Commençons , & voyez celui qui par
A fon frère arracha cruellement la vie ;
envie
Le Dieu des Champs & des Bergers ;
Le fymbole de l'ignorance ;
Trois Saints , quatre Evêchés de France;
Le plus agréable.des mois ;
L'endroit où pour tenter de glorieux exploits
Un Général affemble & place fon armée;
Sept oifeaux différens , dont deux font babillards.;
Trois dans la baffe- cour ont fçu trouver entrée ,
Et deux par leur plumage attirent les regards
Un grand Empire de l'Afie ;
Un, adorateur des faux Dieux ;
Un terme de mufique ; un fleuve d'Italie ;
Par fes bons vins un Bourg fameux ;
Enfin un inſtrument propre à fouiller la terre ;
J'aurois bien d'autres mots , Thémire , à vous citers
Mais je veux m'en tenir , pour vous moins tourmenter
"
Au mot qui chaque jour finit votre prière..
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19
p. 88-89
ENVOI.
Début :
Pensant à vous à tout moment [...]
Mots clefs :
Agrément, Souvenir, Asile
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ENVO 1.
Penfant à vous à tout moment
Dans mon afyle folitaire,
Du mot dont je vous fais myſtère
Je me rera e l'agrément.
Si je n'ai point aujourd'hui l'avantage
D'en partager près de vous le plaifir ,
Souffrez au mo s que je m'en dédommage
Par le charme du fouvenir...
Par M DESMARAIS DU CHAMBON,
Ce 22 Mars 1763.
Penfant à vous à tout moment
Dans mon afyle folitaire,
Du mot dont je vous fais myſtère
Je me rera e l'agrément.
Si je n'ai point aujourd'hui l'avantage
D'en partager près de vous le plaifir ,
Souffrez au mo s que je m'en dédommage
Par le charme du fouvenir...
Par M DESMARAIS DU CHAMBON,
Ce 22 Mars 1763.
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20
p. 89
CHANSON.
Début :
LOIN du tendre Berger qu'on aime, [...]
Mots clefs :
Chanson, Berger, Malheur, Tourments, Appas, Plaisirs
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CHANSON.
LOIN du tendre Berger qu'on aime ,
Eft- il , hélas ! de doux monens ?
Grands Dieux , dans ce malheur extrême ,
-On fouffre mille affreux tourmens !
L'on s'inquiette , l'on defire ,
La folitude a des appas ;
Au fein des plaifirs on foupire :
En eft-il pour moi , fans Lycas. ?
La Mufique eft de M. DOBERT , fils,
Organifte de Châteaudun.
LOIN du tendre Berger qu'on aime ,
Eft- il , hélas ! de doux monens ?
Grands Dieux , dans ce malheur extrême ,
-On fouffre mille affreux tourmens !
L'on s'inquiette , l'on defire ,
La folitude a des appas ;
Au fein des plaifirs on foupire :
En eft-il pour moi , fans Lycas. ?
La Mufique eft de M. DOBERT , fils,
Organifte de Châteaudun.
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