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p. 3-6
ELOGE DE LA PEINTURE, A M. Soubeyran, très-habile Dessinateur, & fameux Peintre à Geneve ; par un de ses éleves.
Début :
Soubeyran, de tous vos ouvrages [...]
Mots clefs :
Art, Coeur, Dessinateur, Peinture
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texteReconnaissance textuelle : ELOGE DE LA PEINTURE, A M. Soubeyran, très-habile Dessinateur, & fameux Peintre à Geneve ; par un de ses éleves.
ELOGE DE LA PEINTURE ;
A M. Soubeyran , très- habile Deffinateur
&fameux Peintre à Geneve ; par un de
fes éleves.
Soubeyran , de tous vos ouvrages
J'admire les traits , la beauté ;
Permettez - vous à mon coeur enchanté ,
De vous rendre ici les hommages
Que confacre la vérité ?
Peignez -vous fous un verd ombrage
1.Vel. A ij
4 MERCURE DE FRANCE.
Des oiſeaux enrichis des plus belles couleurs ?
Mon oreille entend leur ramage ;
Et fi vous nous tracez des fleurs ,
J'admire leur éclat , leur port , leur affemblage ,
Et je crois fentir leurs odeurs .
Je vois du papillon les volages ardeurs ;
Et je ris de fon badinage.
Par quel art , de votre pinceau
Ce vallon éloigné vient -il frapper ma vûe ?
Et malgré fa vafte étendue
Se place- t-il dans un tableau ?
Ici l'objet fort de la toile ,
Et femble s'offrir à ma main ;
Là fe dérobant fous un voile ,
Un autre fuit dans le lointain.
A ton art , aimable Peinture ,
Tu foumets toute la nature ,
Tu rapproches de nous , & les lieux & les tems ;
Et par ton adroite impofture ,
De l'hiftoire la plus obfcure
Nous voyons les événemens.
Aux fineffes de l'art i je pouvois atteindre ,
Que mes voeux feroient fatisfaits !
Mufe , tu me verrois au gré de mes fouhaits ,
Faifant des vers , ainfi que tu fçais peindre ,
Chanter tes dons & dire tes bienfaits.
Votre art , cher Soubeyran , donne à tout un langage
,
2
DECEMBRE . 1754 .
S
De la vie & des fentimens.
Sans prodiguer les ornemens ,
Tout plaît & touche en votre ouvrage.
D'un pere , d'un époux exprimez - vous l'image ?
Malgré l'éloignement des lieux ,
Malgré les rigueurs de l'abſence ,
Une parfaite reffemblance
Les fait reparoître à nos yeux,
Et nous rend encor leur préfence.
Des plus infortunés vous calmez les regrets.
Sous vos doigts la toile refpire ;
D'un ami , que la mort retient dans ſon empire ,
Mon oeil peut contempler les traits ,
Et mon trifte coeur qui foupire ,
Erre encore avec lui fous de fombres cyprès.
Mais , dites-nous , par quels preftiges
Vous marquez de nos corps & l'âge & les progrès ?
Apprenez - nous par quels prodiges
Vous peignez de l'efprit les mouvemens fecrets ,
Vous nous montrez les replis de notre ame ,
Ses craintes , fes defirs & l'efprit qui l'enflamme.
Mais que ne pouvez - vous pénétrer dans mon
coeur ?
Vous verriez pour votre art le zéle qui m'anime ,
Vous y liriez pour vous mon reſpect , mon eſtime,
Et mes voeux pour votre bonheur.
Que je me trouve heureux d'avoir pú vous connoître
,
De profiter de vos dons excellens !
A iij
MERCURE DE FRANCE.
Moi , difciple d'un fi grand maître ,
Que ne fuis- je digne de l'être ,
Par mon goût & par mes talens !
A M. Soubeyran , très- habile Deffinateur
&fameux Peintre à Geneve ; par un de
fes éleves.
Soubeyran , de tous vos ouvrages
J'admire les traits , la beauté ;
Permettez - vous à mon coeur enchanté ,
De vous rendre ici les hommages
Que confacre la vérité ?
Peignez -vous fous un verd ombrage
1.Vel. A ij
4 MERCURE DE FRANCE.
Des oiſeaux enrichis des plus belles couleurs ?
Mon oreille entend leur ramage ;
Et fi vous nous tracez des fleurs ,
J'admire leur éclat , leur port , leur affemblage ,
Et je crois fentir leurs odeurs .
Je vois du papillon les volages ardeurs ;
Et je ris de fon badinage.
Par quel art , de votre pinceau
Ce vallon éloigné vient -il frapper ma vûe ?
Et malgré fa vafte étendue
Se place- t-il dans un tableau ?
Ici l'objet fort de la toile ,
Et femble s'offrir à ma main ;
Là fe dérobant fous un voile ,
Un autre fuit dans le lointain.
A ton art , aimable Peinture ,
Tu foumets toute la nature ,
Tu rapproches de nous , & les lieux & les tems ;
Et par ton adroite impofture ,
De l'hiftoire la plus obfcure
Nous voyons les événemens.
Aux fineffes de l'art i je pouvois atteindre ,
Que mes voeux feroient fatisfaits !
Mufe , tu me verrois au gré de mes fouhaits ,
Faifant des vers , ainfi que tu fçais peindre ,
Chanter tes dons & dire tes bienfaits.
Votre art , cher Soubeyran , donne à tout un langage
,
2
DECEMBRE . 1754 .
S
De la vie & des fentimens.
Sans prodiguer les ornemens ,
Tout plaît & touche en votre ouvrage.
D'un pere , d'un époux exprimez - vous l'image ?
Malgré l'éloignement des lieux ,
Malgré les rigueurs de l'abſence ,
Une parfaite reffemblance
Les fait reparoître à nos yeux,
Et nous rend encor leur préfence.
Des plus infortunés vous calmez les regrets.
Sous vos doigts la toile refpire ;
D'un ami , que la mort retient dans ſon empire ,
Mon oeil peut contempler les traits ,
Et mon trifte coeur qui foupire ,
Erre encore avec lui fous de fombres cyprès.
Mais , dites-nous , par quels preftiges
Vous marquez de nos corps & l'âge & les progrès ?
Apprenez - nous par quels prodiges
Vous peignez de l'efprit les mouvemens fecrets ,
Vous nous montrez les replis de notre ame ,
Ses craintes , fes defirs & l'efprit qui l'enflamme.
Mais que ne pouvez - vous pénétrer dans mon
coeur ?
Vous verriez pour votre art le zéle qui m'anime ,
Vous y liriez pour vous mon reſpect , mon eſtime,
Et mes voeux pour votre bonheur.
Que je me trouve heureux d'avoir pú vous connoître
,
De profiter de vos dons excellens !
A iij
MERCURE DE FRANCE.
Moi , difciple d'un fi grand maître ,
Que ne fuis- je digne de l'être ,
Par mon goût & par mes talens !
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Résumé : ELOGE DE LA PEINTURE, A M. Soubeyran, très-habile Dessinateur, & fameux Peintre à Geneve ; par un de ses éleves.
Le texte est un éloge de la peinture adressé à M. Soubeyran, un peintre renommé de Genève. L'auteur admire les œuvres de Soubeyran, soulignant la beauté et la précision des traits. Les peintures de Soubeyran capturent la nature avec une telle vivacité que l'on peut presque entendre le chant des oiseaux, sentir l'odeur des fleurs et observer les mouvements des papillons. Il s'émerveille de la capacité de Soubeyran à représenter des paysages éloignés et à donner une impression de profondeur dans ses tableaux. La peinture est louée pour sa capacité à rapprocher les lieux et les temps, permettant de voir des événements historiques obscurs. L'auteur exprime son désir de maîtriser l'art de la peinture pour chanter les bienfaits de cet art. Il souligne que l'art de Soubeyran donne vie aux émotions et aux sentiments, rendant présents des êtres chers malgré la distance ou la mort. L'auteur admire également la capacité de Soubeyran à représenter l'âge et les progrès des personnes, ainsi que les mouvements secrets de l'esprit et de l'âme. Il exprime son zèle pour l'art de Soubeyran et son respect pour le peintre, se réjouissant d'avoir pu profiter de ses enseignements. Enfin, il souhaite être digne de son maître par son goût et ses talents.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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2
p. 6-18
ELOGE HISTORIQUE DE MADAME DU CHASTELET ; PAR M. DE VOLTAIRE.
Début :
Cet éloge doit être mis à la tête de la traduction de Newton. [...]
Mots clefs :
Newton, Émilie du Châtelet, Langue, Traduction, Éloge, Ouvrage, Livre
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texteReconnaissance textuelle : ELOGE HISTORIQUE DE MADAME DU CHASTELET ; PAR M. DE VOLTAIRE.
ELOGE HISTORIQUE
DE MADAME DU CHASTELET;
PAR M. DE VOLTAIRE.
Cet éloge doit être mis à la tête de la traduction
de Newton.
Ette traduction que les plus fçavans
Cette
que les autres doivent étudier , une Dame
l'a entrepriſe & achevée , à l'étonnement
& à la gloire de fon pays. Gabrielle - Emilie
de Breteuil , époufe du Marquis du
Chaftelet- Lomont , Lieutenant général des
armées du Roi , eft l'auteur de cette traduction
, devenue néceffaire à tous ceux qui
voudront acquerir ces profondes connoiffances
dont le monde eft redevable au grand
Newton.
C'eût été beaucoup pour une femme de
fçavoir la Géométrie ordinaire , qui n'eſt
pas même une introduction aux vérités fublimes
enfeignées dans cet ouvrage im
mortel ; on fent affez qu'il falloit que Madame
la Marquife du Chaftelet fût entrée
DECEMBRE . 1754. 7
bien avant dans la carriere que Newton
avoit ouverte , & qu'elle poffedât ce que ce
grand homme avoit enfeigné. On a vu
deux prodiges ; l'un que Newton ait fait
cet ouvrage , l'autre qu'une Dame l'ait traduit
& l'ait éclairci.
Ce n'étoit pas fon coup d'effai ; elle
avoit auparavant donné au public une explication
de la Philofophie de Leibnits ,
fous le titre d'Inftitutions de Phyfique
adreffées à fon fils , auquel elle avoit enfeigné
elle - même la Géométrie.
Le difcours préliminaire qui eft à la tête
de ces inftitutions , eft un chef- d'oeuvre de
raifon & d'éloquence ; elle a répandu dans
le refte du livre une méthode & une clarté
que Leibnits n'eut jamais & dont fes idées
ont befoin , foit qu'on veuille feulement
les entendre , foit qu'on veuille les réfuter.
Après avoir rendu les imaginations de
Leibnits intelligibles , fon efprit qui avoit
acquis encore de la force & de la maturité
par ce travail même , comprit que cette
Métaphyfique fi hardie , mais fi peu fondée,
ne méritoit pas fes recherches : fon ame
étoit faite le fublime , mais
pour
vrai. Elle fentit que les monades & l'harmonie
préétablie devoient être mifes avec
les trois élémens de Defcartes , & que des
fyftêmes qui n'étoient qu'ingénieux , n'épour
le
A iiij
8 MERCURE DE FRANCE.
toient pas dignes de l'occuper. Ainfi après
avoir eu le courage d'embellir Leibnits ,
elle eut celui de l'abandonner , courage
bien rare dans quiconque a embraffé une
opinion , mais qui ne couta gueres d'efforts
à une ame paffionnée pour la vérité.
Défaite de tout espoir de fyftême , elle
prit pour fa régle celle de la Société royale
de Londres , nullius in verba ; & c'eſt parce
que la bonté de fon efprit l'avoit rendue
ennemie des partis & des fyftêmes ,
qu'elle fe donna toute entiere à Newton.
En effet Newton ne fit jamais de fyftême ,
ne fuppofa jamais rien , n'enfeigna aucune
vérité qui ne fût fondée fur la plus fublime
Géométrie , ou fur des expériences
inconteftables. Les conjectures qu'il a hazardées
à la fin de fon livre , fous le nom
de recherches , ne font que des doutes ; il
ne les donne que pour tels , & il feroit
prefqu'impoffible que celui qui n'avoit jamais
affirmé que des vérités évidentes ,
n'eût pas douté de tout le refte.
Tout ce qui eft donné ici pour principe
eit en effet digne de ce nom ; ce font les
premiers refforts de la nature , inconnus
avant lui , & il n'eft plus permis de prétendre
à être Phyficien fans les connoître .
Il faut donc bien fe garder d'envifager
ce livre comme un fyftême , c'est - à - dire
DECEMBRE . 1754. 9
comme un amas de probabilités qui peuvent
fervir à expliquer bien ou mal queleffets
de la nature. ques
S'il y avoit encore quelqu'un affez abfurde
pour foutenir la matiere fubtile &
la matiere cannelée , pour dire que la terre
eft un foleil encrouté , que la lune a été
entraînée dans le tourbillon de la terre ,
que la matiere fubtile fait la pefanteur ,
pour foutenir toutes ces autres opinions
romanefques fubftituées à l'ignorance dest
anciens , on diroit , cet homme eft Cartéfien
; s'il croyoit aux monades , on diroit ,
il eft Leibnitien ; mais on ne dira pas de
celui qui fçait les élémens d'Euclide qu'il
eft Euclidien ; ni de celui qui fçait d'après
Galilée en quelle proportion les corps tombent
, qu'il eft Galiléifte : auffi en Angleterre
ceux qui ont appris le calcul infinitefimal
, qui ont fait les expériences de la
lumiere , qui ont appris les loix de la
vitation , ne font point appellés Newtoniens
; c'est le privilege de l'erreur de donner
fon nom à une fecte . Si Platon avoit
trouvé des vérités , il n'y auroit point eu
de Platoniciens , & tous les hommes auroient
appris peu-à-peu ce que Platon auroit
enfeigné ; mais parce que
dans l'ignorance
qui couvre la terre , les uns s'attachoient
à une erreur , les autres à une augra-
A v
10 MERCURE DE FRANCE.
tre , on combattoit fous différens étendarts ;
il y avoit des Péripateticiens , des Platoniciens
, des Epicuriens , des Zénoniſtes , en
attendant qu'il y eût des Sages.
Si on appelle encore en France Newtoniens
les Philofophes qui ont joint leurs
connoiffances à celles dont Newton a gratifié
le genre humain , ce n'eft que par un
reſte d'ignorance & de préjugé. Ceux qui
fçavent peu & ceux qui fçavent mal , ce
qui compofe une multitude prodigieuſe ,
s'imaginerent que Newton n'avoit fait autre
chofe que combattre Defcartes , à peu
près comme avoit fait Gaffendi . Ils entendirent
parler de fes découvertes , & ils les
prirent pour un fyftême nouveau . C'eſt
ainfi que quand Harvée eut rendu palpable
la circulation du fang , on s'éleva en
France contre lui ; on appella Harvéiftes
& Circulateurs ceux qui ofoient embraſfer
la vérité nouvelle que le public ne prenoit
que pour une opinion. Il le faut
avouer , toutes les découvertes nous font
venues d'ailleurs , & toutes ont été combattues
. Il n'y a pas jufqu'aux expériences ,
que Newton avoit faites fur la lumiere ,
qui n'ayent effuyé parmi nous de violentes
contradictions. Il n'eftpas furprenant
après cela que la gravitation univerfelle
de la matiere ayant été démontrée , ait été
aufli combattue.
DECEMBRE. 1754. II
Les fublimes vérités que nous devons à
Newton , ne fe font pleinement établies en
France qu'après une génération entiere de
ceux qui avoient vieilli dans les erreurs
de Defcartes. Car toute vérité , comme
tout mérité , a les contemporains pour ennemis
.
Turpe putaverunt parere minoribus , & que
Imberbes didicere , fenes perdenda fateri.
Madame du Chaftelet a rendu un double
fervice à la pofterité en traduifant le livre
des Principes & en l'enrichiffant d'un commentaire.
Il eſt vrai que la langue latine
dans laquelle il est écrit , eft entendue de
tous les Sçavans ; mais il en coûte toujours
quelques fatigues à lire des chofes
abftraites dans une langue étrangere . D'ailleurs
le Latin n'a pas de termes pour exprimer
les vérités mathématiques & phyfiques
qui manquoient aux anciens .
Il a fallu que les modernes créaffent des
mots nouveaux pour rendre ces nouvelles
idées ; c'eſt un grand inconvénient dans les
livres de fcience , & il faut avouer que ce
n'eſt plus gueres la peine d'écrire ces livres
dans une langue morte , à laquelle il faut
toujours ajouter des expreffions inconnues
à l'antiquité & qui peuvent caufer de l'embarras.
Le François qui eft la langue cou-
A vj
12 MERCURE
DE FRANCE
.
rante de l'Europe , & qui s'eft enrichi de
toutes ces expreffions nouvelles & néceffaires
, eft beaucoup plus propre que le Latin
à répandre dans le monde toutes ces
connoiffances nouvelles.
A l'égard du Commentaire algébrique ,
c'est un ouvrage au - deffus de la traduction .
Madame du Chaftelet y travailla fur les
idées de M. Clairaut , elle fit tous les calculs
elle- même ; & quand elle avoit achevé
un chapitre , M. Clairaut l'examinoit &
le corrigeoit. Ce n'eft pas tout ; il peut
dans un travail fi pénible échapper quelque
méprife : il eft très- aifé de fubftituer
en écrivant un figne à un autre. M. Clairaut
faifoit encore revoir par un tiers les
calculs quand ils étoient mis au net , de
forte qu'il eft moralement impoffible qu'il
fe foit gliffé dans cet ouvrage une erreur
d'inattention ; & ce qui le feroit du moins
autant , c'eft qu'un ouvrage où M. Clairaut
a mis la main ne fût pas excellent en fon
genre.
Autant qu'on doit s'étonner qu'une femme
ait été capable d'une entrepriſe qui demandoit
de fi grandes lumieres & un travail
fi obſtiné , autant doit- on déplorer fa
perte prématurée : elle n'avoit pas encore
entierement terminé le commentaire , lorfqu'elle
prévit que la mort alloit l'enlever.
DECEMBRE. 1754. 13
Elle étoit jaloufe de fa gloire & n'avoit
point cet orgueil de la fauffe modeftie , qui
confifte à paroître méprifer ce qu'on fouhaite
, & à vouloir paroître fupérieur à cette
gloire véritable , la feule récompenfe de
ceux qui fervent le public , la feule digne
des grandes ames , qu'il eft beau de rechercher
& qu'on n'affecte de dédaigner que
quand on eft incapable d'y atteindre.
C'est ce foin qu'elle avoit de fa réputation
, qui la détermina quelques jours avant
fa mort à dépofer à la Bibliothèque du Roi
fon livre tout écrit de fa main.
Elle joignit à ce goût pour la gloire une
fimplicité qui ne l'accompagne pas toujours
, mais qui eft fouvent le fruit des études
férieuſes. Jamais femme ne fut fi fçavante
qu'elle , & jamais perfonne ne mérita
moins qu'on dît d'elle c'eſt une
femme fçavante. Elle ne parloit jamais de
fcience qu'à ceux avec qui elle croyoit
pouvoir s'inftruire , & jamais n'en parla
pour fe faire remarquer. On ne la vit point
raffembler de ces cercles où il fe fait une
guerre d'efprit , où l'on établit une efpece
de tribunal où l'on juge fon fiécle , par
lequel en récompenſe on eft jugé très-ſéverement.
Elle a vécu long- tems dans des
fociétés où l'on ignoroit ce qu'elle étoit ,
& elle ne prenoit pas garde à cette igno
rance.
14 MERCURE DE FRANCE.
Les Dames qui jouoient avec elle chez
la Reine , étoient bien loin de fe douter
qu'elles fuffent à côté du Commentateur
de Newton on la prenoit pour une perfonne
ordinaire , feulement on s'étonnoit
quelquefois de la rapidité & de la juſteſſe
avec laquelle on la voyoit faire les comptes
& terminer les différends ; dès qu'il y
avoit quelques combinaiſons à faire , la
Philofophe ne pouvoit plus fe cacher. Je
l'ai vûe un jour divifer jufqu'à neuf chiffres
par neuf autres chiffres , de tête &
fans aucun fecours , en préſence d'un Géometre
étonné , qui ne pouvoit la fuivre.
Née avec une éloquence finguliere , cette
éloquence ne fe déployoit que quand
elle avoit des objets dignes d'elle ; ces
lettres où il ne s'agit que de montrer de
l'efprit , ces petites fineffes , ces tours délicats
que l'on donne à des penfées ordinaires
, n'entroient pas dans l'immenfité
de fes talens. Le mot propre , la préciſion ,
la jufteffe & la force étoient le caractere
de fon éloquence. Elle eût plutôt écrit
comme Paſcal & Nicole que comme Madame
de Sévigné. Mais cette fermeté févere
& cette trempe vigoureufe de fon efprit
ne la rendoit pas inacceffible aux
beautés de fentiment. Les charmes de la
poësie & de l'éloquence la pénétroient , &
DECEMBRE. 1754.
15
jamais oreille ne fut plus fenfible à l'harmonie.
Elle fçavoit par coeur les meilleurs
vers , & ne pouvoit fouffrir les médiocres.
C'étoit un avantage qu'elle eut fur Newton
, d'unir à la profondeur de la Philofophie
le goût le plus vif & le plus délicat
pour les Belles - Lettres. On ne peut que
plaindre un Philofophe réduit à la féchereffe
des vérités , & pour qui les beautés
de l'imagination & du fentiment font perdues.
Dès fa tendre jeuneffe elle avoit nourri
fon efprit de la lecture des bons Auteurs
en plus d'une langue . Elle avoit commencé
une traduction de l'Eneïde , dont j'ai vû
plufieurs morceaux remplis de l'ame de
fon auteur ; elle apprit depuis l'Italien &
l'Anglois. Le Taffe & Milton lui étoient
familiers comme Virgile . Elle fit moins de
progrès dans l'Eſpagnol , parce qu'on lui
dit qu'il n'y a gueres dans cette langue
qu'un livre célebre , & que ce livre eft frivole.
L'étude de fa langue fut une de fes prin-,
cipales occupations. Il y a d'elle des remarques
manufcrites , dans lesquelles on
découvre , au milieu de l'incertitude & de
la bizarrerie de la grammaire , cet eſprit
philofophique qui doit dominer par- tout ,
& qui eft le fil de tous les labyrinthes.
16 MERCURE DE FRANCE.
Parmi tant de travaux , que le fçavant le
plus laborieux eût à peine entrepris , qui
croiroit qu'elle trouvât du tems , non feulement
pour remplir tous les devoirs de la
fociété , mais pour en rechercher avec avidité
tous les amuſemens ? Elle fe livroit au
plus grand nombre comme à l'étude . Tout
ce qui occupe la fociété étoit de fon ref
fort , hors la médifance . Jamais on ne
l'entendit relever un ridicule. Elle n'avoit
ni le tems ni la volonté de s'en appercevoir
; & quand on lui difoit que quelques
perfonnes ne lui avoient pas rendu juftice
, elle répondoit qu'elle vouloit l'ignorer.
On lui montra un jour je ne fçais
quelle miférable brochure dans laquelle
un auteur , qui n'étoit pas à portée de la
connoître , avoit ofé mal parler d'elle ; elle
dit que fi l'Auteur avoit perdu fon tems à
écrire ces inutilités , elle ne vouloit pas
perdre le fien à les lire ; & le lendemain
ayant fçu qu'on avoit renfermé l'auteur de
ce libelle , elle écrivit en fa faveur fans
qu'il l'ait jamais fçu .
Elle fut regrettée à la Cour de France
autant qu'on peut l'être dans un pays où
les intérêts perfonnels font fi aifément oublier
tout le refte . Sa mémoire a été précieuſe
à tous ceux qui l'ont connue particulierement
, & qui ont été à portée de
!
DECEMBRE. 1754. 17
voir l'étendue de fon efprit & la grandeur
de fon ame.
Il eût été heureux pour fes amis qu'elle
n'eût pas entrepris cet ouvrage dont les
Sçavans vont jouir. On peut dire d'elle , en
déplorant fa deftinée , periit arte fuâ.
Elle fe crut frappée à mort long - tems
avant le coup qui nous l'a enlevée dèslors
elle ne fongea plus qu'à employer le
peu de tems qu'elle prévoyoit lui rester à
finir ce qu'elle avoit entrepris , & à dérober
à la mort ce qu'elle regardoit comme
la plus belle partie d'elle-même. L'ardeur
& l'opiniâtreté du travail , des veilles continuelles
dans un tems où le repos l'auroit
fauvée , amenerent enfin cette mort qu'elle
avoit prévûe. Elle fentit fa fin approcher ,
& par un mêlange fingulier de fentimens
qui fembloient fe combattre , on la vit regretter
la vie & regarder la mort avec intrépidité.
La douleur d'une féparation éternelle
affligeoit fenfiblement fon ame ; & la
Philofophie dont cette ame étoit remplie lui
laiffoit tout fon courage. Un homme qui
s'arrache triftement à fa famille defolée ,
& qui fait tranquillement les préparatifs
d'un long voyage , n'eft que le foible portrait
de fa douleur & de fa fermeté , de forte
que ceux qui furent les témoins de fes derniers
momens , fentoient doublement fa
18 MERCURE DE FRANCE.
perte par
leur affliction & propre
par
fes
regrets , & admiroient en même tems la
force de fon efprit , qui mêloit à des regrets
fi touchans une conftance fi inébranlable .
Elle eft morte au Palais de Luneville , le
10 Août 1749 , à l'âge de 43 ans & demi ,
& a été inhumée dans la Chapelle voiſine .
Cet éloge a paru dans la Bibliothèque impartiale
: nous l'avons pris de cet ouvrage
périodique , qui s'imprime en Allemagne , &
qui , quoique bon , est tout-à-fait inconnu ca
France.
DE MADAME DU CHASTELET;
PAR M. DE VOLTAIRE.
Cet éloge doit être mis à la tête de la traduction
de Newton.
Ette traduction que les plus fçavans
Cette
que les autres doivent étudier , une Dame
l'a entrepriſe & achevée , à l'étonnement
& à la gloire de fon pays. Gabrielle - Emilie
de Breteuil , époufe du Marquis du
Chaftelet- Lomont , Lieutenant général des
armées du Roi , eft l'auteur de cette traduction
, devenue néceffaire à tous ceux qui
voudront acquerir ces profondes connoiffances
dont le monde eft redevable au grand
Newton.
C'eût été beaucoup pour une femme de
fçavoir la Géométrie ordinaire , qui n'eſt
pas même une introduction aux vérités fublimes
enfeignées dans cet ouvrage im
mortel ; on fent affez qu'il falloit que Madame
la Marquife du Chaftelet fût entrée
DECEMBRE . 1754. 7
bien avant dans la carriere que Newton
avoit ouverte , & qu'elle poffedât ce que ce
grand homme avoit enfeigné. On a vu
deux prodiges ; l'un que Newton ait fait
cet ouvrage , l'autre qu'une Dame l'ait traduit
& l'ait éclairci.
Ce n'étoit pas fon coup d'effai ; elle
avoit auparavant donné au public une explication
de la Philofophie de Leibnits ,
fous le titre d'Inftitutions de Phyfique
adreffées à fon fils , auquel elle avoit enfeigné
elle - même la Géométrie.
Le difcours préliminaire qui eft à la tête
de ces inftitutions , eft un chef- d'oeuvre de
raifon & d'éloquence ; elle a répandu dans
le refte du livre une méthode & une clarté
que Leibnits n'eut jamais & dont fes idées
ont befoin , foit qu'on veuille feulement
les entendre , foit qu'on veuille les réfuter.
Après avoir rendu les imaginations de
Leibnits intelligibles , fon efprit qui avoit
acquis encore de la force & de la maturité
par ce travail même , comprit que cette
Métaphyfique fi hardie , mais fi peu fondée,
ne méritoit pas fes recherches : fon ame
étoit faite le fublime , mais
pour
vrai. Elle fentit que les monades & l'harmonie
préétablie devoient être mifes avec
les trois élémens de Defcartes , & que des
fyftêmes qui n'étoient qu'ingénieux , n'épour
le
A iiij
8 MERCURE DE FRANCE.
toient pas dignes de l'occuper. Ainfi après
avoir eu le courage d'embellir Leibnits ,
elle eut celui de l'abandonner , courage
bien rare dans quiconque a embraffé une
opinion , mais qui ne couta gueres d'efforts
à une ame paffionnée pour la vérité.
Défaite de tout espoir de fyftême , elle
prit pour fa régle celle de la Société royale
de Londres , nullius in verba ; & c'eſt parce
que la bonté de fon efprit l'avoit rendue
ennemie des partis & des fyftêmes ,
qu'elle fe donna toute entiere à Newton.
En effet Newton ne fit jamais de fyftême ,
ne fuppofa jamais rien , n'enfeigna aucune
vérité qui ne fût fondée fur la plus fublime
Géométrie , ou fur des expériences
inconteftables. Les conjectures qu'il a hazardées
à la fin de fon livre , fous le nom
de recherches , ne font que des doutes ; il
ne les donne que pour tels , & il feroit
prefqu'impoffible que celui qui n'avoit jamais
affirmé que des vérités évidentes ,
n'eût pas douté de tout le refte.
Tout ce qui eft donné ici pour principe
eit en effet digne de ce nom ; ce font les
premiers refforts de la nature , inconnus
avant lui , & il n'eft plus permis de prétendre
à être Phyficien fans les connoître .
Il faut donc bien fe garder d'envifager
ce livre comme un fyftême , c'est - à - dire
DECEMBRE . 1754. 9
comme un amas de probabilités qui peuvent
fervir à expliquer bien ou mal queleffets
de la nature. ques
S'il y avoit encore quelqu'un affez abfurde
pour foutenir la matiere fubtile &
la matiere cannelée , pour dire que la terre
eft un foleil encrouté , que la lune a été
entraînée dans le tourbillon de la terre ,
que la matiere fubtile fait la pefanteur ,
pour foutenir toutes ces autres opinions
romanefques fubftituées à l'ignorance dest
anciens , on diroit , cet homme eft Cartéfien
; s'il croyoit aux monades , on diroit ,
il eft Leibnitien ; mais on ne dira pas de
celui qui fçait les élémens d'Euclide qu'il
eft Euclidien ; ni de celui qui fçait d'après
Galilée en quelle proportion les corps tombent
, qu'il eft Galiléifte : auffi en Angleterre
ceux qui ont appris le calcul infinitefimal
, qui ont fait les expériences de la
lumiere , qui ont appris les loix de la
vitation , ne font point appellés Newtoniens
; c'est le privilege de l'erreur de donner
fon nom à une fecte . Si Platon avoit
trouvé des vérités , il n'y auroit point eu
de Platoniciens , & tous les hommes auroient
appris peu-à-peu ce que Platon auroit
enfeigné ; mais parce que
dans l'ignorance
qui couvre la terre , les uns s'attachoient
à une erreur , les autres à une augra-
A v
10 MERCURE DE FRANCE.
tre , on combattoit fous différens étendarts ;
il y avoit des Péripateticiens , des Platoniciens
, des Epicuriens , des Zénoniſtes , en
attendant qu'il y eût des Sages.
Si on appelle encore en France Newtoniens
les Philofophes qui ont joint leurs
connoiffances à celles dont Newton a gratifié
le genre humain , ce n'eft que par un
reſte d'ignorance & de préjugé. Ceux qui
fçavent peu & ceux qui fçavent mal , ce
qui compofe une multitude prodigieuſe ,
s'imaginerent que Newton n'avoit fait autre
chofe que combattre Defcartes , à peu
près comme avoit fait Gaffendi . Ils entendirent
parler de fes découvertes , & ils les
prirent pour un fyftême nouveau . C'eſt
ainfi que quand Harvée eut rendu palpable
la circulation du fang , on s'éleva en
France contre lui ; on appella Harvéiftes
& Circulateurs ceux qui ofoient embraſfer
la vérité nouvelle que le public ne prenoit
que pour une opinion. Il le faut
avouer , toutes les découvertes nous font
venues d'ailleurs , & toutes ont été combattues
. Il n'y a pas jufqu'aux expériences ,
que Newton avoit faites fur la lumiere ,
qui n'ayent effuyé parmi nous de violentes
contradictions. Il n'eftpas furprenant
après cela que la gravitation univerfelle
de la matiere ayant été démontrée , ait été
aufli combattue.
DECEMBRE. 1754. II
Les fublimes vérités que nous devons à
Newton , ne fe font pleinement établies en
France qu'après une génération entiere de
ceux qui avoient vieilli dans les erreurs
de Defcartes. Car toute vérité , comme
tout mérité , a les contemporains pour ennemis
.
Turpe putaverunt parere minoribus , & que
Imberbes didicere , fenes perdenda fateri.
Madame du Chaftelet a rendu un double
fervice à la pofterité en traduifant le livre
des Principes & en l'enrichiffant d'un commentaire.
Il eſt vrai que la langue latine
dans laquelle il est écrit , eft entendue de
tous les Sçavans ; mais il en coûte toujours
quelques fatigues à lire des chofes
abftraites dans une langue étrangere . D'ailleurs
le Latin n'a pas de termes pour exprimer
les vérités mathématiques & phyfiques
qui manquoient aux anciens .
Il a fallu que les modernes créaffent des
mots nouveaux pour rendre ces nouvelles
idées ; c'eſt un grand inconvénient dans les
livres de fcience , & il faut avouer que ce
n'eſt plus gueres la peine d'écrire ces livres
dans une langue morte , à laquelle il faut
toujours ajouter des expreffions inconnues
à l'antiquité & qui peuvent caufer de l'embarras.
Le François qui eft la langue cou-
A vj
12 MERCURE
DE FRANCE
.
rante de l'Europe , & qui s'eft enrichi de
toutes ces expreffions nouvelles & néceffaires
, eft beaucoup plus propre que le Latin
à répandre dans le monde toutes ces
connoiffances nouvelles.
A l'égard du Commentaire algébrique ,
c'est un ouvrage au - deffus de la traduction .
Madame du Chaftelet y travailla fur les
idées de M. Clairaut , elle fit tous les calculs
elle- même ; & quand elle avoit achevé
un chapitre , M. Clairaut l'examinoit &
le corrigeoit. Ce n'eft pas tout ; il peut
dans un travail fi pénible échapper quelque
méprife : il eft très- aifé de fubftituer
en écrivant un figne à un autre. M. Clairaut
faifoit encore revoir par un tiers les
calculs quand ils étoient mis au net , de
forte qu'il eft moralement impoffible qu'il
fe foit gliffé dans cet ouvrage une erreur
d'inattention ; & ce qui le feroit du moins
autant , c'eft qu'un ouvrage où M. Clairaut
a mis la main ne fût pas excellent en fon
genre.
Autant qu'on doit s'étonner qu'une femme
ait été capable d'une entrepriſe qui demandoit
de fi grandes lumieres & un travail
fi obſtiné , autant doit- on déplorer fa
perte prématurée : elle n'avoit pas encore
entierement terminé le commentaire , lorfqu'elle
prévit que la mort alloit l'enlever.
DECEMBRE. 1754. 13
Elle étoit jaloufe de fa gloire & n'avoit
point cet orgueil de la fauffe modeftie , qui
confifte à paroître méprifer ce qu'on fouhaite
, & à vouloir paroître fupérieur à cette
gloire véritable , la feule récompenfe de
ceux qui fervent le public , la feule digne
des grandes ames , qu'il eft beau de rechercher
& qu'on n'affecte de dédaigner que
quand on eft incapable d'y atteindre.
C'est ce foin qu'elle avoit de fa réputation
, qui la détermina quelques jours avant
fa mort à dépofer à la Bibliothèque du Roi
fon livre tout écrit de fa main.
Elle joignit à ce goût pour la gloire une
fimplicité qui ne l'accompagne pas toujours
, mais qui eft fouvent le fruit des études
férieuſes. Jamais femme ne fut fi fçavante
qu'elle , & jamais perfonne ne mérita
moins qu'on dît d'elle c'eſt une
femme fçavante. Elle ne parloit jamais de
fcience qu'à ceux avec qui elle croyoit
pouvoir s'inftruire , & jamais n'en parla
pour fe faire remarquer. On ne la vit point
raffembler de ces cercles où il fe fait une
guerre d'efprit , où l'on établit une efpece
de tribunal où l'on juge fon fiécle , par
lequel en récompenſe on eft jugé très-ſéverement.
Elle a vécu long- tems dans des
fociétés où l'on ignoroit ce qu'elle étoit ,
& elle ne prenoit pas garde à cette igno
rance.
14 MERCURE DE FRANCE.
Les Dames qui jouoient avec elle chez
la Reine , étoient bien loin de fe douter
qu'elles fuffent à côté du Commentateur
de Newton on la prenoit pour une perfonne
ordinaire , feulement on s'étonnoit
quelquefois de la rapidité & de la juſteſſe
avec laquelle on la voyoit faire les comptes
& terminer les différends ; dès qu'il y
avoit quelques combinaiſons à faire , la
Philofophe ne pouvoit plus fe cacher. Je
l'ai vûe un jour divifer jufqu'à neuf chiffres
par neuf autres chiffres , de tête &
fans aucun fecours , en préſence d'un Géometre
étonné , qui ne pouvoit la fuivre.
Née avec une éloquence finguliere , cette
éloquence ne fe déployoit que quand
elle avoit des objets dignes d'elle ; ces
lettres où il ne s'agit que de montrer de
l'efprit , ces petites fineffes , ces tours délicats
que l'on donne à des penfées ordinaires
, n'entroient pas dans l'immenfité
de fes talens. Le mot propre , la préciſion ,
la jufteffe & la force étoient le caractere
de fon éloquence. Elle eût plutôt écrit
comme Paſcal & Nicole que comme Madame
de Sévigné. Mais cette fermeté févere
& cette trempe vigoureufe de fon efprit
ne la rendoit pas inacceffible aux
beautés de fentiment. Les charmes de la
poësie & de l'éloquence la pénétroient , &
DECEMBRE. 1754.
15
jamais oreille ne fut plus fenfible à l'harmonie.
Elle fçavoit par coeur les meilleurs
vers , & ne pouvoit fouffrir les médiocres.
C'étoit un avantage qu'elle eut fur Newton
, d'unir à la profondeur de la Philofophie
le goût le plus vif & le plus délicat
pour les Belles - Lettres. On ne peut que
plaindre un Philofophe réduit à la féchereffe
des vérités , & pour qui les beautés
de l'imagination & du fentiment font perdues.
Dès fa tendre jeuneffe elle avoit nourri
fon efprit de la lecture des bons Auteurs
en plus d'une langue . Elle avoit commencé
une traduction de l'Eneïde , dont j'ai vû
plufieurs morceaux remplis de l'ame de
fon auteur ; elle apprit depuis l'Italien &
l'Anglois. Le Taffe & Milton lui étoient
familiers comme Virgile . Elle fit moins de
progrès dans l'Eſpagnol , parce qu'on lui
dit qu'il n'y a gueres dans cette langue
qu'un livre célebre , & que ce livre eft frivole.
L'étude de fa langue fut une de fes prin-,
cipales occupations. Il y a d'elle des remarques
manufcrites , dans lesquelles on
découvre , au milieu de l'incertitude & de
la bizarrerie de la grammaire , cet eſprit
philofophique qui doit dominer par- tout ,
& qui eft le fil de tous les labyrinthes.
16 MERCURE DE FRANCE.
Parmi tant de travaux , que le fçavant le
plus laborieux eût à peine entrepris , qui
croiroit qu'elle trouvât du tems , non feulement
pour remplir tous les devoirs de la
fociété , mais pour en rechercher avec avidité
tous les amuſemens ? Elle fe livroit au
plus grand nombre comme à l'étude . Tout
ce qui occupe la fociété étoit de fon ref
fort , hors la médifance . Jamais on ne
l'entendit relever un ridicule. Elle n'avoit
ni le tems ni la volonté de s'en appercevoir
; & quand on lui difoit que quelques
perfonnes ne lui avoient pas rendu juftice
, elle répondoit qu'elle vouloit l'ignorer.
On lui montra un jour je ne fçais
quelle miférable brochure dans laquelle
un auteur , qui n'étoit pas à portée de la
connoître , avoit ofé mal parler d'elle ; elle
dit que fi l'Auteur avoit perdu fon tems à
écrire ces inutilités , elle ne vouloit pas
perdre le fien à les lire ; & le lendemain
ayant fçu qu'on avoit renfermé l'auteur de
ce libelle , elle écrivit en fa faveur fans
qu'il l'ait jamais fçu .
Elle fut regrettée à la Cour de France
autant qu'on peut l'être dans un pays où
les intérêts perfonnels font fi aifément oublier
tout le refte . Sa mémoire a été précieuſe
à tous ceux qui l'ont connue particulierement
, & qui ont été à portée de
!
DECEMBRE. 1754. 17
voir l'étendue de fon efprit & la grandeur
de fon ame.
Il eût été heureux pour fes amis qu'elle
n'eût pas entrepris cet ouvrage dont les
Sçavans vont jouir. On peut dire d'elle , en
déplorant fa deftinée , periit arte fuâ.
Elle fe crut frappée à mort long - tems
avant le coup qui nous l'a enlevée dèslors
elle ne fongea plus qu'à employer le
peu de tems qu'elle prévoyoit lui rester à
finir ce qu'elle avoit entrepris , & à dérober
à la mort ce qu'elle regardoit comme
la plus belle partie d'elle-même. L'ardeur
& l'opiniâtreté du travail , des veilles continuelles
dans un tems où le repos l'auroit
fauvée , amenerent enfin cette mort qu'elle
avoit prévûe. Elle fentit fa fin approcher ,
& par un mêlange fingulier de fentimens
qui fembloient fe combattre , on la vit regretter
la vie & regarder la mort avec intrépidité.
La douleur d'une féparation éternelle
affligeoit fenfiblement fon ame ; & la
Philofophie dont cette ame étoit remplie lui
laiffoit tout fon courage. Un homme qui
s'arrache triftement à fa famille defolée ,
& qui fait tranquillement les préparatifs
d'un long voyage , n'eft que le foible portrait
de fa douleur & de fa fermeté , de forte
que ceux qui furent les témoins de fes derniers
momens , fentoient doublement fa
18 MERCURE DE FRANCE.
perte par
leur affliction & propre
par
fes
regrets , & admiroient en même tems la
force de fon efprit , qui mêloit à des regrets
fi touchans une conftance fi inébranlable .
Elle eft morte au Palais de Luneville , le
10 Août 1749 , à l'âge de 43 ans & demi ,
& a été inhumée dans la Chapelle voiſine .
Cet éloge a paru dans la Bibliothèque impartiale
: nous l'avons pris de cet ouvrage
périodique , qui s'imprime en Allemagne , &
qui , quoique bon , est tout-à-fait inconnu ca
France.
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Résumé : ELOGE HISTORIQUE DE MADAME DU CHASTELET ; PAR M. DE VOLTAIRE.
Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, est célébrée par Voltaire pour ses contributions significatives à la science. Sa traduction des œuvres de Newton est particulièrement saluée, car elle permet d'accéder aux nouvelles connaissances apportées par ce dernier. Madame du Châtelet avait déjà démontré ses compétences en traduisant et expliquant la philosophie de Leibniz dans ses 'Institutions de Physique'. Son travail sur Newton est loué pour sa clarté et sa rigueur scientifique, évitant les systèmes spéculatifs et se basant sur des vérités géométriques et des expériences incontestables. Voltaire admire son courage intellectuel à abandonner les idées de Leibniz pour adopter celles de Newton, qui sont fondées sur des principes solides. La traduction de Newton par Madame du Châtelet est enrichie d'un commentaire algébrique, réalisé en collaboration avec Clairaut, garantissant ainsi l'exactitude des calculs. Voltaire déplore la perte prématurée de Madame du Châtelet, qui n'avait pas terminé son commentaire au moment de sa mort. Il admire son dévouement à la science, sa modestie et son éloquence, ainsi que son goût pour les belles-lettres et la poésie. Madame du Châtelet était également connue pour sa simplicité et son refus de se vanter de ses connaissances scientifiques. Le texte mentionne également une femme dont l'identité n'est pas précisée. Après la publication d'un libelle, elle écrivit en faveur de son auteur emprisonné sans qu'il le sache. Elle fut regrettée à la Cour de France, où les intérêts personnels dominent. Sa mémoire est précieuse pour ceux qui l'ont connue et ont pu apprécier son esprit et son âme. Elle entreprit un ouvrage dont les savants profiteront, mais cette tâche accéléra sa fin. Elle sentit sa mort approcher et consacra ses dernières forces à achever son travail. Sa mort, survenue le 10 août 1749 à l'âge de 43 ans et demi au Palais de Lunéville, fut marquée par un mélange de regret pour la vie et de courage face à la mort. Elle fut inhumée dans la chapelle voisine. Cet éloge fut publié dans la Bibliothèque impartiale, un périodique allemand peu connu en France.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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3
p. 18-19
VERS A M. DE RUFFEY, Président à la Chambre des Comptes de Bourgogne, sur la remise qu'il vient de faire au frere du Testateur d'une succession de cent mille livres que lui avoit laissée son cousin.
Début :
Dans ce siécle de fer on ne voit plus paroître [...]
Mots clefs :
Testateur, Remise
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texteReconnaissance textuelle : VERS A M. DE RUFFEY, Président à la Chambre des Comptes de Bourgogne, sur la remise qu'il vient de faire au frere du Testateur d'une succession de cent mille livres que lui avoit laissée son cousin.
VERS A M. DE RUFFEY ,
Préfident à la Chambre des Comptes de Bourgogne
, fur la remife qu'il vient de faire au
frere du Teftateur d'une fucceffion de cent
mille livres que lui avoit laiſſée fon confin .
DAns
Ans ce fiécle de fer on ne voit plus paroître
Les nobles fentimens que tu nous as fait voir :
L'intérêt dans les coeurs regne en fouverain maî
tre ;
Ce monftre fur le tien n'eut jamais de pouvoir,
Digne de l'âge d'or , Ruffey , tu le ramenes ;
Aftrée en ta faveur va defcendre des cieux :
Dans les jours vertueux & de Rome & d'Athenes ,
DECEMBRE. 1754. 19
On t'eût placé parmi les demi -Dieux.
Favori des neuf Soeurs , que faut- il à ta gloire ?
Leurs mains gravent ton nom au temple de Mémoire.
Honneur de ta patrie & de l'humanité ,
Ta généreuse probité
Vivra dans tous les coeurs de la race future :
Je goûte en l'admirant la douceur la plus pure ;
J'ofe la célébrer . Dans ce fiéele pervers ,
Qu'il eft beau de fervir d'exemple à l'univers !
Préfident à la Chambre des Comptes de Bourgogne
, fur la remife qu'il vient de faire au
frere du Teftateur d'une fucceffion de cent
mille livres que lui avoit laiſſée fon confin .
DAns
Ans ce fiécle de fer on ne voit plus paroître
Les nobles fentimens que tu nous as fait voir :
L'intérêt dans les coeurs regne en fouverain maî
tre ;
Ce monftre fur le tien n'eut jamais de pouvoir,
Digne de l'âge d'or , Ruffey , tu le ramenes ;
Aftrée en ta faveur va defcendre des cieux :
Dans les jours vertueux & de Rome & d'Athenes ,
DECEMBRE. 1754. 19
On t'eût placé parmi les demi -Dieux.
Favori des neuf Soeurs , que faut- il à ta gloire ?
Leurs mains gravent ton nom au temple de Mémoire.
Honneur de ta patrie & de l'humanité ,
Ta généreuse probité
Vivra dans tous les coeurs de la race future :
Je goûte en l'admirant la douceur la plus pure ;
J'ofe la célébrer . Dans ce fiéele pervers ,
Qu'il eft beau de fervir d'exemple à l'univers !
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Résumé : VERS A M. DE RUFFEY, Président à la Chambre des Comptes de Bourgogne, sur la remise qu'il vient de faire au frere du Testateur d'une succession de cent mille livres que lui avoit laissée son cousin.
Le poème célèbre la générosité de M. de Ruffey, Président à la Chambre des Comptes de Bourgogne, qui a renoncé à une succession de cent mille livres pour le frère du poète. Ruffey est comparé aux héros vertueux de l'Antiquité. Sa probité et sa générosité sont louées comme des exemples pour l'humanité, destinés à vivre dans les cœurs des générations futures.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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4
p. 19-28
CONVERSATION SINGULIERE.
Début :
Je passois en Allemagne, il n'y a pas long-tems. Mes affaires me retinrent [...]
Mots clefs :
Philosophe, Adam, Feuille périodique, Conversation
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : CONVERSATION SINGULIERE.
CONVERSATION SINGULIERE.
E paffois en Allemagne , il n'y a pas
long - tems . Mes affaires me retinrent
quelques jours dans une ville d'Univerfité ,
dont le nom n'importe pas à la choſe. Je
fus introduit dans la plus fine aſſemblée
de la ville : on y parloit François. Le jeune
Atys , avec qui j'avois fait une partie de
mon voyage , y fut auffi conduit : il cherchoit
à rire, & j'obſervois.
L'objet le plus remarquable de la compagnie
étoit le grave & profond Marfonius
, Profeffeur en langues orientales ,
perfonnage refpectable , dont la tête accablée
fous le poids de la ſcience & des années
, étoit ombragée fous le vafte contour
d'un feutre large & détrouffé , qui s'en20
MERCURE DE FRANCE.
fon
fonçoit fur une perruque vénérable par
antiquité. Son menton à triple étage defcendoit
avec grace fur une fraife ample &
craffeufe , qui contraftoit peu avec un habit
dont le tems avoir rendu la couleur
indécife entre le blanc & le noir. Sa fcience
étoit fur-tout reconnoiffable , par la
profonde empreinte qu'avoit laiffée fur fon
nez une paire d'énormes lunettes. 11 eft ,
dit - on , fort érudit. Cela fe peut ; mais làdeffus
il eft fi facile d'en impofer ! Du bon
fens vous en jugerez.
Le refte de la compagnie étoit compofé
d'un affez grand nombre de devots admirateurs
de M. Marfonius , & de deux ou trois
gens d'efprit qui s'en moquoient.
On eut bientôt épuifé les annales du
beau tems , la chronique du quartier & la
littérature des Romans ; car on en parle
même en Allemagne. On propofa des queftions
, on difputa , & le parti de M. Marfonius
fut toujours le plus fort , parce que
les autres raifonnoient , & qu'il citoit des
autorités d'un ton haut & décifif , ce qui
impofoit un filence de pitié aux gens d'efprit
& d'admiration aux fots .
Je ne fçai par quel hazard quelqu'un s'avifa
de parler de la feuille périodique d'Adam
, fils d'Adam . On fe récria fur la bizarrerie
du titre. Que le Spectateur Anglois
DECEMBRE. 1754. 21
fe foit intitulé Socrate moderne , cela eft
raifonnable , Socrate étoit bon obfervateur...
Oui fans doute , interrompit brufquement
Atys , Socrate étoit un habile
homme , je l'entends citer tous les jours :
mais, Adam ! Adam n'étoit pas Philofophe .
Adam n'étoit pas Philofophe ! s'écria notre
Théologien en fureur, & mettant les poings
fur les côtés : où avez - vous pris cela ? Je
vous foutiens avec le fçavant George Hornius
, qu'Adam avoit par infufion toutes
les fciences , tout comme je vous prouverai
auffi que Socrate n'a jamais écrit .
Pour Socrate , répartit vivement Atys ,
je vous l'abandonne ; mais , Monfieur , faites-
moi la grace de me dire fi Adam étoit
Ariftotelicien , Cartéfien , Sceptique , Académicien
, Newtonien , Stoïcien , Pirrhonien
, Pithagoricien , Cynique ? ce qu'il
penfoit du mouvement de la terre , de la
chaleur , du froid , des couleurs , du magnétifme
, des particules organiques , de
l'origine des idées , de l'électricité , des
longitudes & de toutes ces matieres fur lefquelles
nos Philofophes modernes difputent
fans fin .
Notre Sçavant ne fe poffédoit pas pendant
toute cette tirade ; il l'auroit interrompue
plufieurs fois , fi l'impétuofité avec
laquelle elle fut prononcée le lui eût per
22 MERCURE DE FRANCE.
mis ; mais enfin elle fe termina d'ellemême
, & laiffa le tems à M. Marfonius
de refpirer. Oh ! prodige d'ignorance ,
s'écria - t - il , en levant les yeux au ciel ,
Adam pouvoit - il fçavoir ce qui n'a été
trouvé que long-tems après lui ? Pour mon
ignorance , je l'avoue , interrompit le jeune
homme ; mais , Monfieur , il ne s'agit pas
de la mienne , il s'agit d'Adam ; faitesmoi
la grace de me dire ce qu'il fçavoit. Il
fçavoit , répondit le docte Théologien , la
Médecine , l'Hiftoire naturelle , l'Architecture
, les Mathématiques , l'Aftronomie
, l'Aftrologie , l'Agriculture , en un
mot toutes les ſciences . Cela eft fort poffible
& fort vraisemblable , répliqua d'un
ton railleur le jeune étourdi ; mais , Monfieur
, toutes ces fciences ont été inventées
& perfectionnées bien long-tems après le
déluge. O pectora caca ! s'écria M. Marfonius
; cela eft-il poffible ! Je vous dis
iterum atque iterum , que cela eft certain ,
d'une certitude morale , phyfique & métaphyfique
, & que la Philofophie antediluvienne
étoit beaucoup plus avancée que
la nôtre.
Fort bien , répartit Atys , je ne vous
avois pas d'abord compris. Voilà ce que
c'eft que d'expliquer tranquillement fes
raifons , on s'éclaircit toujours. Les PatriarDECEMBRE.
1754. 23
1.
S
ches étoient fans doute de très - fçavans
hommes. Mais , Monfieur , quel fyſtême
fuivoit- on dans ce tems-là ? car il n'eft
pas poffible de s'en paffer. Qu'il y eût un
fyfteme reçu & fuivi , répondit M. le Profeffeur
, c'eft de quoi on ne fçauroit douter.
Tout comme auffi on doit fe perfuader
néceffairement que le fyftême d'Adam
triomphoit comme le plus ancien .
Atys. Adam avoit donc un fyftême ?
Marfonius. Cela eft hors de doute ; car
il étoit non feulement Philofophe , mais
encore Prophete & de plus Théologien :
les Juifs lui attribuent le Pfeaume XCII .
Le Pape Gelafe a connu quelques livres
que les Gnoftiques lui fuppofoient. Le P.
Salian cite là - deffus Mafius , & enfin il eft
certain que les Arabes parlent de plus de
vingt volumes écrits de fa main. Vous pouvez
confulter là- deffus , non 'feulement
Hottinger , mais encore Reland , de religione
Mahumedanâ.
Atys. Ah , Monfieur , des livres d'Adam !
en quelle langue les fit- il imprimer ? n'en
auriez-vous point ? pourriez-vous me les
faire voir ?
Marf. Voilà , voilà les jeunes gens , ils
font toujours dans les extrêmes . Je ne vous
dis
pas que les Juifs , les Gnoftiques , ni
les Arabes en doivent être crus fur leur
24 MERCURE DE FRANCE.
parole , je prétens feulement qu'il y a làdeffus
une tradition conftante qui doit
avoir néceſſairement quelque fondement
réel .
Atys. Oh ! pour votre tradition , Monfieur
, je n'y ai pas la foi ; tout cela font
des rêveries.
Marfonius. Des rêveries. Je crois , petit
mirmidon , que vous prétendez ici m'infulter
; il vous fied bien à votre âge de vous
oppofer au fentiment d'un homme qui étudie
depuis quarante- cinq ans les langues
orientales. Apprenez , jeune préfomptueux ,
que vous devez refpecter ma fcience , mes
cheveux gris & ma charge. Souvenez- vous
qu'avec ce ton décifif & ce petit orgueil ,
Vous courez droit à l'impieté.
Eh ! de grace , M. le Profeffeur , reprit
Atys , d'un ton hypocrite , ne vous fâchez
pas , mon deffein n'étoit pas de vous offenfer
; je recevrai , puifqu'il le faut , la tradition
, non feulement antediluvienne
mais même préadamique.
Marfonius. Je vois avec plaifir que vous
vous rendez à mes raiſons , auffi je veux
bien vous inftruire des véritables argumens
fur lefquels nous nous fondons , pour
croire qu'Adam étoit philofophe. Vous
avez lu la Geneſe ?
Atys. Oui vraiment .
Marf.
DECEMBRE.
1754. 25
Marf. Vous y avez donc lû que le premier
homme fortit parfait des mains du
Créateur ?
Atys . Non , Monfieur.
Marf. Quelle mémoire ! N'y avez - vous
pas lû que le premier homme fut fait à l'image
de Dieu ?
Atys. Affurément.
Marf.Eh bien ! ne s'enfuit-il pas de là
qu'Adam avoit par infufion toutes les
fciences ?
Ays. La conféquence vous paroît - elle
juſte ?
Mars. En doutez-vous ?
Atys. Il faut donc bien la recevoir.
Que je fuis charmé , repartit M. Marfonius
, de vous voir fi docile ! il faut que
je vous embraffe. Là deffus le grave Profeffeur
s'approche , le ferre étroitement
dans fes bras , l'étouffe , le dérange & lui
donne un baifer ; mais un baifer ! ... 11
fe feroit bien paffé de cette accolade ; il la
fouffrit cependant , afin d'être initié dans
tous les myfteres. En effet , quand la gravité
de M. Marfonius eut repris fon équilibre
: voici , dit- il , l'argument des argumens
, la preuve des preuves , en faveur
du fyftême de la Philofophie adamique.
Vous fçavez que Dieu fit paffer en revûe
en préfence d'Adam tous les animaux , &
1. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
qu'il leur donna à chacun leur nom ?
Atys. Je m'en fouviens très-bien . Et cela
prouve ?..
Marf.Cela prouve. Attendez donc le
fçavant Bochart a fait voir dans un de fes
fermons , que ces noms des animaux défignent
leurs qualités effentielles . Cela ne
prouve-t-il pas qu'Adam avoit une connoiffance
exacte de l'Hiftoire naturelle &
même de la logique , fuivant le ſentiment
d'Eufebe ?
Atys. Eufebe & Bochart ! Cela eft clair ;
il n'y a rien à dire.
Marf. J'ai cependant oui raifonner des
fçavans qui n'étoient pas de ce fentiment ,
& même j'ai là deffus depuis dix ans une
correfpondance fort intéreffante avec un
Profeffeur de .. J'en vais publier l'abrégé
en deux volumes in folio , fous ce titre :
Adami doctrina adverfus reluctantium incurfiones
vindicata, five Mularius confutatus ,
c. Il eft certain qu'il aura du deffous ; car
fes lettres , quoique je les aye mifes toutes
entieres , ne rempliffent pas vingt pages.
L'ouvrage est tout prêt , & il ne s'agit plus
que de trouver un Libraire qui veuille's'en
charger.
Atys. Ce n'eft pas l'embarras mais
Monfieur , que peut répondre votre antagoniſte
à tant de preuves ? Il faut qu'il foit
DECEMBRE. 1754. 27
bien opiniâtre & bien peu fubtil.
Marf.Il dit qu'il n'eft pas certain qu'Adam
parlât Hébreu , que cependant Bochart
a pofé fur ce principe ; peut- être les
animaux n'ont pas pris leur nom des qualités
qu'ils ont , mais que ces qualités ont
été ainſi appellées à caufe des animaux qui
les avoient. Que tout le fyftême porte fur
la fcience des étymologies qui eft i fouvent
chimerique ; il ajoute je ne fçai combien
d'autres fadaifes , qui ne méritent pas
qu'on s'y arrête , d'autant mieux qu'elles
tendent à foutenir une opinion dangereuſe.
Atys. Enforte , Monfieur , que celui qui
attaque la Philofophie d'Adam , attaque
Dieu , la religion , & qui plus eft les fçavans.
Mais jufqu'où , je vous prie , alloit
la fcience de notre premier pere ?
Ce point , répondit Marfonius , en baiffant
les yeux par orgueil , n'eft pas abfolument
décidé. Il y a dans cette question
importante deux principaux écueils à éviter
; l'un où eft tombé Henri de Haffia ,
qui prétend qu'Adam n'étoit pas plus fçavant
qu'Ariftote ; l'autre vers lequel inclinent
les Rabbins , qui mettent Adam audeffus
de Moïfe , de Salomon & des Anges
même. L'un péche en défaut , comme vous
voyez , & l'autre en excès.
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
Atys , qui fe trouvoit tout auffi inftruit
après cette converfation qu'on a coutume
de l'être après une difpute publique , prit
alors le ton d'un écolier qui vient d'oppo
fer à une theſe , & faifant une profonde
revérence : je vous rends grace , dit - il ,
fçavantiffime , illuftriffime , doctiffime ,
vigilantiffime Profeffeur , de ce que vous
avez daigné éclaircir mes doutes ; je continue
à faire des voeux pour la fanté de
votre corps , pour celle de votre efprit &
pour l'heureuſe organiſation de votre cerveau.
M. Marfonius étoit fi content de lui ,
que fans s'appercevoir qu'on le railloit , il
alloit remercier par le compliment le plus
emphatique , lorfqu'il fut déconcerté par
un éclat de rire prodigieux qu'Atys entonna,
& qui fut repété par quelques - uns même
des adorateurs de M. Marfonius. Les
autres regardoient le jeune étranger avec
des yeux de flamme , & méditoient fans
doute une vengeance éclatante , lorſqu'il
prit prudemment le parti de la retraite . Je
le fuivis , & nous vînmes écrire enſemble
ce fingulier dialogue.
E paffois en Allemagne , il n'y a pas
long - tems . Mes affaires me retinrent
quelques jours dans une ville d'Univerfité ,
dont le nom n'importe pas à la choſe. Je
fus introduit dans la plus fine aſſemblée
de la ville : on y parloit François. Le jeune
Atys , avec qui j'avois fait une partie de
mon voyage , y fut auffi conduit : il cherchoit
à rire, & j'obſervois.
L'objet le plus remarquable de la compagnie
étoit le grave & profond Marfonius
, Profeffeur en langues orientales ,
perfonnage refpectable , dont la tête accablée
fous le poids de la ſcience & des années
, étoit ombragée fous le vafte contour
d'un feutre large & détrouffé , qui s'en20
MERCURE DE FRANCE.
fon
fonçoit fur une perruque vénérable par
antiquité. Son menton à triple étage defcendoit
avec grace fur une fraife ample &
craffeufe , qui contraftoit peu avec un habit
dont le tems avoir rendu la couleur
indécife entre le blanc & le noir. Sa fcience
étoit fur-tout reconnoiffable , par la
profonde empreinte qu'avoit laiffée fur fon
nez une paire d'énormes lunettes. 11 eft ,
dit - on , fort érudit. Cela fe peut ; mais làdeffus
il eft fi facile d'en impofer ! Du bon
fens vous en jugerez.
Le refte de la compagnie étoit compofé
d'un affez grand nombre de devots admirateurs
de M. Marfonius , & de deux ou trois
gens d'efprit qui s'en moquoient.
On eut bientôt épuifé les annales du
beau tems , la chronique du quartier & la
littérature des Romans ; car on en parle
même en Allemagne. On propofa des queftions
, on difputa , & le parti de M. Marfonius
fut toujours le plus fort , parce que
les autres raifonnoient , & qu'il citoit des
autorités d'un ton haut & décifif , ce qui
impofoit un filence de pitié aux gens d'efprit
& d'admiration aux fots .
Je ne fçai par quel hazard quelqu'un s'avifa
de parler de la feuille périodique d'Adam
, fils d'Adam . On fe récria fur la bizarrerie
du titre. Que le Spectateur Anglois
DECEMBRE. 1754. 21
fe foit intitulé Socrate moderne , cela eft
raifonnable , Socrate étoit bon obfervateur...
Oui fans doute , interrompit brufquement
Atys , Socrate étoit un habile
homme , je l'entends citer tous les jours :
mais, Adam ! Adam n'étoit pas Philofophe .
Adam n'étoit pas Philofophe ! s'écria notre
Théologien en fureur, & mettant les poings
fur les côtés : où avez - vous pris cela ? Je
vous foutiens avec le fçavant George Hornius
, qu'Adam avoit par infufion toutes
les fciences , tout comme je vous prouverai
auffi que Socrate n'a jamais écrit .
Pour Socrate , répartit vivement Atys ,
je vous l'abandonne ; mais , Monfieur , faites-
moi la grace de me dire fi Adam étoit
Ariftotelicien , Cartéfien , Sceptique , Académicien
, Newtonien , Stoïcien , Pirrhonien
, Pithagoricien , Cynique ? ce qu'il
penfoit du mouvement de la terre , de la
chaleur , du froid , des couleurs , du magnétifme
, des particules organiques , de
l'origine des idées , de l'électricité , des
longitudes & de toutes ces matieres fur lefquelles
nos Philofophes modernes difputent
fans fin .
Notre Sçavant ne fe poffédoit pas pendant
toute cette tirade ; il l'auroit interrompue
plufieurs fois , fi l'impétuofité avec
laquelle elle fut prononcée le lui eût per
22 MERCURE DE FRANCE.
mis ; mais enfin elle fe termina d'ellemême
, & laiffa le tems à M. Marfonius
de refpirer. Oh ! prodige d'ignorance ,
s'écria - t - il , en levant les yeux au ciel ,
Adam pouvoit - il fçavoir ce qui n'a été
trouvé que long-tems après lui ? Pour mon
ignorance , je l'avoue , interrompit le jeune
homme ; mais , Monfieur , il ne s'agit pas
de la mienne , il s'agit d'Adam ; faitesmoi
la grace de me dire ce qu'il fçavoit. Il
fçavoit , répondit le docte Théologien , la
Médecine , l'Hiftoire naturelle , l'Architecture
, les Mathématiques , l'Aftronomie
, l'Aftrologie , l'Agriculture , en un
mot toutes les ſciences . Cela eft fort poffible
& fort vraisemblable , répliqua d'un
ton railleur le jeune étourdi ; mais , Monfieur
, toutes ces fciences ont été inventées
& perfectionnées bien long-tems après le
déluge. O pectora caca ! s'écria M. Marfonius
; cela eft-il poffible ! Je vous dis
iterum atque iterum , que cela eft certain ,
d'une certitude morale , phyfique & métaphyfique
, & que la Philofophie antediluvienne
étoit beaucoup plus avancée que
la nôtre.
Fort bien , répartit Atys , je ne vous
avois pas d'abord compris. Voilà ce que
c'eft que d'expliquer tranquillement fes
raifons , on s'éclaircit toujours. Les PatriarDECEMBRE.
1754. 23
1.
S
ches étoient fans doute de très - fçavans
hommes. Mais , Monfieur , quel fyſtême
fuivoit- on dans ce tems-là ? car il n'eft
pas poffible de s'en paffer. Qu'il y eût un
fyfteme reçu & fuivi , répondit M. le Profeffeur
, c'eft de quoi on ne fçauroit douter.
Tout comme auffi on doit fe perfuader
néceffairement que le fyftême d'Adam
triomphoit comme le plus ancien .
Atys. Adam avoit donc un fyftême ?
Marfonius. Cela eft hors de doute ; car
il étoit non feulement Philofophe , mais
encore Prophete & de plus Théologien :
les Juifs lui attribuent le Pfeaume XCII .
Le Pape Gelafe a connu quelques livres
que les Gnoftiques lui fuppofoient. Le P.
Salian cite là - deffus Mafius , & enfin il eft
certain que les Arabes parlent de plus de
vingt volumes écrits de fa main. Vous pouvez
confulter là- deffus , non 'feulement
Hottinger , mais encore Reland , de religione
Mahumedanâ.
Atys. Ah , Monfieur , des livres d'Adam !
en quelle langue les fit- il imprimer ? n'en
auriez-vous point ? pourriez-vous me les
faire voir ?
Marf. Voilà , voilà les jeunes gens , ils
font toujours dans les extrêmes . Je ne vous
dis
pas que les Juifs , les Gnoftiques , ni
les Arabes en doivent être crus fur leur
24 MERCURE DE FRANCE.
parole , je prétens feulement qu'il y a làdeffus
une tradition conftante qui doit
avoir néceſſairement quelque fondement
réel .
Atys. Oh ! pour votre tradition , Monfieur
, je n'y ai pas la foi ; tout cela font
des rêveries.
Marfonius. Des rêveries. Je crois , petit
mirmidon , que vous prétendez ici m'infulter
; il vous fied bien à votre âge de vous
oppofer au fentiment d'un homme qui étudie
depuis quarante- cinq ans les langues
orientales. Apprenez , jeune préfomptueux ,
que vous devez refpecter ma fcience , mes
cheveux gris & ma charge. Souvenez- vous
qu'avec ce ton décifif & ce petit orgueil ,
Vous courez droit à l'impieté.
Eh ! de grace , M. le Profeffeur , reprit
Atys , d'un ton hypocrite , ne vous fâchez
pas , mon deffein n'étoit pas de vous offenfer
; je recevrai , puifqu'il le faut , la tradition
, non feulement antediluvienne
mais même préadamique.
Marfonius. Je vois avec plaifir que vous
vous rendez à mes raiſons , auffi je veux
bien vous inftruire des véritables argumens
fur lefquels nous nous fondons , pour
croire qu'Adam étoit philofophe. Vous
avez lu la Geneſe ?
Atys. Oui vraiment .
Marf.
DECEMBRE.
1754. 25
Marf. Vous y avez donc lû que le premier
homme fortit parfait des mains du
Créateur ?
Atys . Non , Monfieur.
Marf. Quelle mémoire ! N'y avez - vous
pas lû que le premier homme fut fait à l'image
de Dieu ?
Atys. Affurément.
Marf.Eh bien ! ne s'enfuit-il pas de là
qu'Adam avoit par infufion toutes les
fciences ?
Ays. La conféquence vous paroît - elle
juſte ?
Mars. En doutez-vous ?
Atys. Il faut donc bien la recevoir.
Que je fuis charmé , repartit M. Marfonius
, de vous voir fi docile ! il faut que
je vous embraffe. Là deffus le grave Profeffeur
s'approche , le ferre étroitement
dans fes bras , l'étouffe , le dérange & lui
donne un baifer ; mais un baifer ! ... 11
fe feroit bien paffé de cette accolade ; il la
fouffrit cependant , afin d'être initié dans
tous les myfteres. En effet , quand la gravité
de M. Marfonius eut repris fon équilibre
: voici , dit- il , l'argument des argumens
, la preuve des preuves , en faveur
du fyftême de la Philofophie adamique.
Vous fçavez que Dieu fit paffer en revûe
en préfence d'Adam tous les animaux , &
1. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
qu'il leur donna à chacun leur nom ?
Atys. Je m'en fouviens très-bien . Et cela
prouve ?..
Marf.Cela prouve. Attendez donc le
fçavant Bochart a fait voir dans un de fes
fermons , que ces noms des animaux défignent
leurs qualités effentielles . Cela ne
prouve-t-il pas qu'Adam avoit une connoiffance
exacte de l'Hiftoire naturelle &
même de la logique , fuivant le ſentiment
d'Eufebe ?
Atys. Eufebe & Bochart ! Cela eft clair ;
il n'y a rien à dire.
Marf. J'ai cependant oui raifonner des
fçavans qui n'étoient pas de ce fentiment ,
& même j'ai là deffus depuis dix ans une
correfpondance fort intéreffante avec un
Profeffeur de .. J'en vais publier l'abrégé
en deux volumes in folio , fous ce titre :
Adami doctrina adverfus reluctantium incurfiones
vindicata, five Mularius confutatus ,
c. Il eft certain qu'il aura du deffous ; car
fes lettres , quoique je les aye mifes toutes
entieres , ne rempliffent pas vingt pages.
L'ouvrage est tout prêt , & il ne s'agit plus
que de trouver un Libraire qui veuille's'en
charger.
Atys. Ce n'eft pas l'embarras mais
Monfieur , que peut répondre votre antagoniſte
à tant de preuves ? Il faut qu'il foit
DECEMBRE. 1754. 27
bien opiniâtre & bien peu fubtil.
Marf.Il dit qu'il n'eft pas certain qu'Adam
parlât Hébreu , que cependant Bochart
a pofé fur ce principe ; peut- être les
animaux n'ont pas pris leur nom des qualités
qu'ils ont , mais que ces qualités ont
été ainſi appellées à caufe des animaux qui
les avoient. Que tout le fyftême porte fur
la fcience des étymologies qui eft i fouvent
chimerique ; il ajoute je ne fçai combien
d'autres fadaifes , qui ne méritent pas
qu'on s'y arrête , d'autant mieux qu'elles
tendent à foutenir une opinion dangereuſe.
Atys. Enforte , Monfieur , que celui qui
attaque la Philofophie d'Adam , attaque
Dieu , la religion , & qui plus eft les fçavans.
Mais jufqu'où , je vous prie , alloit
la fcience de notre premier pere ?
Ce point , répondit Marfonius , en baiffant
les yeux par orgueil , n'eft pas abfolument
décidé. Il y a dans cette question
importante deux principaux écueils à éviter
; l'un où eft tombé Henri de Haffia ,
qui prétend qu'Adam n'étoit pas plus fçavant
qu'Ariftote ; l'autre vers lequel inclinent
les Rabbins , qui mettent Adam audeffus
de Moïfe , de Salomon & des Anges
même. L'un péche en défaut , comme vous
voyez , & l'autre en excès.
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
Atys , qui fe trouvoit tout auffi inftruit
après cette converfation qu'on a coutume
de l'être après une difpute publique , prit
alors le ton d'un écolier qui vient d'oppo
fer à une theſe , & faifant une profonde
revérence : je vous rends grace , dit - il ,
fçavantiffime , illuftriffime , doctiffime ,
vigilantiffime Profeffeur , de ce que vous
avez daigné éclaircir mes doutes ; je continue
à faire des voeux pour la fanté de
votre corps , pour celle de votre efprit &
pour l'heureuſe organiſation de votre cerveau.
M. Marfonius étoit fi content de lui ,
que fans s'appercevoir qu'on le railloit , il
alloit remercier par le compliment le plus
emphatique , lorfqu'il fut déconcerté par
un éclat de rire prodigieux qu'Atys entonna,
& qui fut repété par quelques - uns même
des adorateurs de M. Marfonius. Les
autres regardoient le jeune étranger avec
des yeux de flamme , & méditoient fans
doute une vengeance éclatante , lorſqu'il
prit prudemment le parti de la retraite . Je
le fuivis , & nous vînmes écrire enſemble
ce fingulier dialogue.
Fermer
Résumé : CONVERSATION SINGULIERE.
Le texte décrit une conversation qui se déroule en Allemagne, dans une ville universitaire, entre le narrateur, Atys et une assemblée parlant français. La figure centrale de cette assemblée est Marfonius, un professeur de langues orientales respecté pour ses connaissances, mais dont l'apparence et les manières sont ridicules. Marfonius est entouré de dévots admirateurs et de quelques esprits moqueurs. La discussion porte sur la feuille périodique d'Adam, fils d'Adam. Atys critique l'idée qu'Adam était philosophe, ce qui provoque la colère de Marfonius. Ce dernier affirme qu'Adam possédait toutes les sciences par infusion divine. Atys remet en question les connaissances supposées d'Adam sur des sujets modernes à travers une série de questions. Marfonius, irrité, insiste sur la tradition constante qui attribue à Adam une grande érudition. Atys, pour éviter un conflit, feint la soumission et accepte les arguments de Marfonius. Satisfait, Marfonius embrasse Atys et lui expose ses preuves, notamment l'idée que les noms donnés par Adam aux animaux prouvent sa connaissance de l'histoire naturelle et de la logique. Atys, après avoir écouté Marfonius, prend congé en le raillant subtilement. Marfonius, ne s'apercevant pas de la moquerie, est sur le point de le remercier lorsque Atys et le narrateur quittent l'assemblée, laissant derrière eux une atmosphère tendue.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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5
p. 29
Vers de feu M. Foucault, Intendant de Caën, au sujet d'une jeune Demoiselle de Normandie très-spirituelle, mais extrêmement petite dans son enfance, & quelques années après grande, bien faite, & toujours très-spirtuelle.
Début :
Pour faire ce petit miracle, [...]
Mots clefs :
Esprit, Spirituelle
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : Vers de feu M. Foucault, Intendant de Caën, au sujet d'une jeune Demoiselle de Normandie très-spirituelle, mais extrêmement petite dans son enfance, & quelques années après grande, bien faite, & toujours très-spirtuelle.
Vers defeu M. Foucault , Intendant de Caën,
au fujet d'une jeune Demoiselle de Normandie
très -fpirituelle , mais extrêmement
petite dans fon enfance , & quelques années
après grande , bien faite , & toujours
très-fpirituelle.
PREMIET COUPLET.
Pour faire ce petit miracle ,
Qu'on écoute comme un oracle ,
Sçavez-vous comment on s'y prite
La façon en eft finguliere.
On a commencé par l'efprit ,
Et le corps eft encore à faire.
SECOND COUPLET.
L'efprit avoit devancé l'âge ,
Et fur le corps pris l'avantage ,
Dans les plus tendres de ſes ans ;
Mais la nature juſte & fåge ,
de tems
A fçu remettre en peu
L'égalité dans fon ouvrage.
au fujet d'une jeune Demoiselle de Normandie
très -fpirituelle , mais extrêmement
petite dans fon enfance , & quelques années
après grande , bien faite , & toujours
très-fpirituelle.
PREMIET COUPLET.
Pour faire ce petit miracle ,
Qu'on écoute comme un oracle ,
Sçavez-vous comment on s'y prite
La façon en eft finguliere.
On a commencé par l'efprit ,
Et le corps eft encore à faire.
SECOND COUPLET.
L'efprit avoit devancé l'âge ,
Et fur le corps pris l'avantage ,
Dans les plus tendres de ſes ans ;
Mais la nature juſte & fåge ,
de tems
A fçu remettre en peu
L'égalité dans fon ouvrage.
Fermer
Résumé : Vers de feu M. Foucault, Intendant de Caën, au sujet d'une jeune Demoiselle de Normandie très-spirituelle, mais extrêmement petite dans son enfance, & quelques années après grande, bien faite, & toujours très-spirtuelle.
Le texte décrit une jeune Normande remarquable par son esprit vif dès l'enfance. Initialement petite, elle a grandi pour devenir grande et bien proportionnée. Le poème souligne deux étapes de son développement : d'abord, son esprit a surpassé son âge, puis son corps a rattrapé son esprit, harmonisant ainsi ses qualités physiques et intellectuelles.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Fermer
6
p. 30-35
HISTOIRE MORALE.
Début :
Un jour en me promenant avec mon air abstrait & négligé, les yeux égarés [...]
Mots clefs :
Histoire morale, Douleur, Parents, Enfants
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : HISTOIRE MORALE.
HISTOIRE MORALE.
UNF
jour en me promenant avec mon
air abitrait & négligé , les yeux égarés
& la tête baiffée , je m'étois écarté plus
loin qu'à mon ordinaire ; je m'approchai
prefque fans m'en appercevoir du château
de C*** De vaftes parterres bordés d'orangers
, femés de mille fleurs brillantes
qu'arrofent des ruiffeaux argentés , & que
careffoit le tendre zéphir , parfumoient
l'air de leurs délicieufes odeurs . Des allées
dont les extrêmités échappoient à la vûe
formoient ici des berceaux fombres & folitaires
, qui ne laifoient pas échapper
un feul rayon du foleil. Là des ombrages
moins épais fe mêlangeoient agréablement
avec la foible lumiere du foleil fur fon
déclin . D'un autre côté , des grottes tapiffées
de verdure , ou des cafcades orageufes
précipitoient du haut d'un rocher des
ondes de cryftal . En un mot , l'art & la nature
femblent s'être difputés la gloire d'embellir
ce féjour . Un palais majestueux &
commode fitué au fommet d'un amphithéatre
, formé par un côteau riant , acheve
de rendre magnifique cette demeure délicicufe.
Je fortois peu à- peu de ma rêverie ,
DECEMBRE. 1754. 3.I
& je commençois à jouir du fpectacle
dont je n'ai tracé qu'une foible peinture ,
lorfque j'entendis des foupirs lugubres ,
interrompus par des fanglots fréquens . Je
me tournai avec émotion , & j'apperçus un
vieillard vénérable courbé fur fes genoux ,
& qui paroiffoit accablé de douleur . Je
m'approchai à la faveur d'une charmille
fans être vû ; & plein d'une agitation d'autant
plus grande que la pitié pour laquelle
nous fommes faits , trouva mon coeur tranquille
, je le confiderai quelque tems . Mon
trouble augmenta fenfiblement quand je
reconnus ce vieillard pour une perfonne
avec qui j'avois eu quelque liaiſon , que
j'eftimois beaucoup , & que mon âge ,
profeffion , mes voyages , m'avoient fait
perdre de vûe depuis long- tems.
ma
Je l'abordai auffi - tôt , & le priai de
m'apprendre la caufe de fes pleurs. Il ne
me répondit qu'en verfant de nouvelles
larmes . Je pleurai avec lui , je le preſſai de
répandre fon chagrin dans mon coeur : je
mérite de l'adoucir , lui dis -je , puifque.
ma douleur me le fait partager avec vous.
Sa ſurpriſe ſembla calmer fa douleur. Il
me reconnut , il m'embraffa , & il me répondit
ces mots que fes fanglots interrompirent
mille fois : vous voyez , me ditil
en étendant la main , ce palais , ces
Biiij
32 MERCURE DE FRANCE.
و د
23
jardins ! hélas ! l'unique héritier de ces
» biens n'eft plus ; la mort vient de l'enle-
» ver à la fleur de fon âge ; fa jeuneſſe me
» fut confiée , & mes foins n'avoient pas
» été fuperflus ; il étoit vertueux . Occupé
» depuis deux jours à confoler les parens
» infortunés de ce jeune homme , je cache
ע
avec peine le chagrin qui me dévore . Je
» venois un moment dans cette retraite
» donner un libre cours à mes pleurs , &
» chercher dans l'abandon à ma douleur
» le courage néceffaire pour effuyer leurs
» larmes. Si j'en dois juger par l'amertume
»de votre douleur , lui répondis-je , quelle
ne doit point être celle des parens qui
» ent perdu un fils chéri , un fils unique ,
» vertueux , déja avancé , & qui font eux-
» mêmes dans un âge où ils ne peuvent
plus efperer d'en avoir ! Cependant ,
» ajoutai- je , il faut l'efperer , le tems &
vos foins adouciront leurs peines. Hélas
! me repliqua - t- il , le tems appaiſe- til
les remords ? Quels remords peuvent-
» ils avoir , lui dis- je , s'ils ont donné
» tous leurs foins au fils qu'ils ont perdu ?
"
و ر
Ce n'eft pas lui qui les excite , reprit- il ,
» mais vous fçavez la coutume des riches :
» à peine ont- ils un ou deux enfans qu'ils
craignent de ne pouvoir pas les élever, les
doter d'une maniere affez diftinguée ; ils
23
DECEMBRE. 1754. 38
"fe privent de ce qu'il y ade plus doux dans
» le lien conjugal , afin de ne pas augmen
» ter une famille qui leur paroît d'autant
03
plus à charge que leurs biens font plus
» confidérables. C'eft là le crime que fe
» reprochent les poffeffeurs , d'ailleurs fi
» vertueux , de ce château : ils fentent à
préfent de quels biens , de quelle confolation
ils fe font privés . Telles font les
» leçons de l'adverfité ! Faut il donc que
» les hommes apprennent leur devoir d'un
» maître fi rude ? Mais , ajoûta-t-il les lar-
» mes aux yeux , je ne fçaurois les aban-
» donner plus long- tems ; il faut aller les
» diftraire , s'il eft poffible , finon pleurer
» avec eux . Adieu .
A ces mots il me laiffa étourdi comme
វ je fuffe forti d'un profond fommeil . Les
objets les plus ordinaires ont une face fous
laquelle ils font en droit de nous furprendre.
Il faudroit n'avoir jamais effuyé de
difgraces ou n'être pas hómme , pour être
infenfible au malheur des autres . Je fus
vivement frappé du fort de ce pere infortuné
, qui venoit de perdre fon fils . Je me
le repréfentois errant çà & là dans fes vaftes
appartemens , cherchant à fe rappeller
un fils dont le fouvenir déchire fon coeur.
Ici après une longue abfence , il avoit reçu
fes premiers embraffemens : là il avoit
By
34 MERCURE DE FRANCE.
eu avec lui les plus doux entretiens ailleurs
fon fils prenoit fes recréations , & les
recréations du fils étoient les plaifirs du
pere. Par-tout il retrouve l'image d'un fils
chéri ; par-tout il lit ces triftes mots , il
n'eft plus, il n'est plus ! ... Quel abandon '
quelle défolation ! Il n'y a donc plus de
plaifir pour lui , plus de momens heureux ,
plus de tranquillité , plus de repos ! Il va
paffer les triftes reftes d'une vie malheureufe
, fans foutien , fans confiance , fans parens
, fans amis : car quels parens & quels
amis , que ceux qu'attireront auprès de
lui de grandes richeffes dont ils efperent
la fucceffion !
C'est maintenant qu'il fent de quels
biens il s'eft privé , en refufant les enfans
qu'il ne tenoit qu'à lui d'avoir. Si fa famille
eût été nombreuſe ( j'ofe l'affurer , &
ceux qui fe connoiffent en fentiment ne
me démentiront pas ) , fes plaifirs auroient
augmenté avec les enfans ; chacun d'eux
l'auroit confolé des chagrins & des allarmes
que les autres lui auroient donnés
& maintenant il auroit de la douleur , je
l'avoue , mais il ne feroit pas inconfolable
; il feroit du moins fans remords . Un
pere feroit fans doute bien injufte & bien
cruel , qui laifferoit à l'un de fes enfans des
biens immenſes , tandis qu'il réduiroit les
C
1
4
DECEMBRE. 1754. 35
autres à la mendicité . Mais n'eft-il pas encore
plus injufte de priver les uns de l'exiftence
avant qu'ils foient nés , & de leur
refufer la vie , pour procurer aux autres
quelques prétendus avantages ?
UNF
jour en me promenant avec mon
air abitrait & négligé , les yeux égarés
& la tête baiffée , je m'étois écarté plus
loin qu'à mon ordinaire ; je m'approchai
prefque fans m'en appercevoir du château
de C*** De vaftes parterres bordés d'orangers
, femés de mille fleurs brillantes
qu'arrofent des ruiffeaux argentés , & que
careffoit le tendre zéphir , parfumoient
l'air de leurs délicieufes odeurs . Des allées
dont les extrêmités échappoient à la vûe
formoient ici des berceaux fombres & folitaires
, qui ne laifoient pas échapper
un feul rayon du foleil. Là des ombrages
moins épais fe mêlangeoient agréablement
avec la foible lumiere du foleil fur fon
déclin . D'un autre côté , des grottes tapiffées
de verdure , ou des cafcades orageufes
précipitoient du haut d'un rocher des
ondes de cryftal . En un mot , l'art & la nature
femblent s'être difputés la gloire d'embellir
ce féjour . Un palais majestueux &
commode fitué au fommet d'un amphithéatre
, formé par un côteau riant , acheve
de rendre magnifique cette demeure délicicufe.
Je fortois peu à- peu de ma rêverie ,
DECEMBRE. 1754. 3.I
& je commençois à jouir du fpectacle
dont je n'ai tracé qu'une foible peinture ,
lorfque j'entendis des foupirs lugubres ,
interrompus par des fanglots fréquens . Je
me tournai avec émotion , & j'apperçus un
vieillard vénérable courbé fur fes genoux ,
& qui paroiffoit accablé de douleur . Je
m'approchai à la faveur d'une charmille
fans être vû ; & plein d'une agitation d'autant
plus grande que la pitié pour laquelle
nous fommes faits , trouva mon coeur tranquille
, je le confiderai quelque tems . Mon
trouble augmenta fenfiblement quand je
reconnus ce vieillard pour une perfonne
avec qui j'avois eu quelque liaiſon , que
j'eftimois beaucoup , & que mon âge ,
profeffion , mes voyages , m'avoient fait
perdre de vûe depuis long- tems.
ma
Je l'abordai auffi - tôt , & le priai de
m'apprendre la caufe de fes pleurs. Il ne
me répondit qu'en verfant de nouvelles
larmes . Je pleurai avec lui , je le preſſai de
répandre fon chagrin dans mon coeur : je
mérite de l'adoucir , lui dis -je , puifque.
ma douleur me le fait partager avec vous.
Sa ſurpriſe ſembla calmer fa douleur. Il
me reconnut , il m'embraffa , & il me répondit
ces mots que fes fanglots interrompirent
mille fois : vous voyez , me ditil
en étendant la main , ce palais , ces
Biiij
32 MERCURE DE FRANCE.
و د
23
jardins ! hélas ! l'unique héritier de ces
» biens n'eft plus ; la mort vient de l'enle-
» ver à la fleur de fon âge ; fa jeuneſſe me
» fut confiée , & mes foins n'avoient pas
» été fuperflus ; il étoit vertueux . Occupé
» depuis deux jours à confoler les parens
» infortunés de ce jeune homme , je cache
ע
avec peine le chagrin qui me dévore . Je
» venois un moment dans cette retraite
» donner un libre cours à mes pleurs , &
» chercher dans l'abandon à ma douleur
» le courage néceffaire pour effuyer leurs
» larmes. Si j'en dois juger par l'amertume
»de votre douleur , lui répondis-je , quelle
ne doit point être celle des parens qui
» ent perdu un fils chéri , un fils unique ,
» vertueux , déja avancé , & qui font eux-
» mêmes dans un âge où ils ne peuvent
plus efperer d'en avoir ! Cependant ,
» ajoutai- je , il faut l'efperer , le tems &
vos foins adouciront leurs peines. Hélas
! me repliqua - t- il , le tems appaiſe- til
les remords ? Quels remords peuvent-
» ils avoir , lui dis- je , s'ils ont donné
» tous leurs foins au fils qu'ils ont perdu ?
"
و ر
Ce n'eft pas lui qui les excite , reprit- il ,
» mais vous fçavez la coutume des riches :
» à peine ont- ils un ou deux enfans qu'ils
craignent de ne pouvoir pas les élever, les
doter d'une maniere affez diftinguée ; ils
23
DECEMBRE. 1754. 38
"fe privent de ce qu'il y ade plus doux dans
» le lien conjugal , afin de ne pas augmen
» ter une famille qui leur paroît d'autant
03
plus à charge que leurs biens font plus
» confidérables. C'eft là le crime que fe
» reprochent les poffeffeurs , d'ailleurs fi
» vertueux , de ce château : ils fentent à
préfent de quels biens , de quelle confolation
ils fe font privés . Telles font les
» leçons de l'adverfité ! Faut il donc que
» les hommes apprennent leur devoir d'un
» maître fi rude ? Mais , ajoûta-t-il les lar-
» mes aux yeux , je ne fçaurois les aban-
» donner plus long- tems ; il faut aller les
» diftraire , s'il eft poffible , finon pleurer
» avec eux . Adieu .
A ces mots il me laiffa étourdi comme
វ je fuffe forti d'un profond fommeil . Les
objets les plus ordinaires ont une face fous
laquelle ils font en droit de nous furprendre.
Il faudroit n'avoir jamais effuyé de
difgraces ou n'être pas hómme , pour être
infenfible au malheur des autres . Je fus
vivement frappé du fort de ce pere infortuné
, qui venoit de perdre fon fils . Je me
le repréfentois errant çà & là dans fes vaftes
appartemens , cherchant à fe rappeller
un fils dont le fouvenir déchire fon coeur.
Ici après une longue abfence , il avoit reçu
fes premiers embraffemens : là il avoit
By
34 MERCURE DE FRANCE.
eu avec lui les plus doux entretiens ailleurs
fon fils prenoit fes recréations , & les
recréations du fils étoient les plaifirs du
pere. Par-tout il retrouve l'image d'un fils
chéri ; par-tout il lit ces triftes mots , il
n'eft plus, il n'est plus ! ... Quel abandon '
quelle défolation ! Il n'y a donc plus de
plaifir pour lui , plus de momens heureux ,
plus de tranquillité , plus de repos ! Il va
paffer les triftes reftes d'une vie malheureufe
, fans foutien , fans confiance , fans parens
, fans amis : car quels parens & quels
amis , que ceux qu'attireront auprès de
lui de grandes richeffes dont ils efperent
la fucceffion !
C'est maintenant qu'il fent de quels
biens il s'eft privé , en refufant les enfans
qu'il ne tenoit qu'à lui d'avoir. Si fa famille
eût été nombreuſe ( j'ofe l'affurer , &
ceux qui fe connoiffent en fentiment ne
me démentiront pas ) , fes plaifirs auroient
augmenté avec les enfans ; chacun d'eux
l'auroit confolé des chagrins & des allarmes
que les autres lui auroient donnés
& maintenant il auroit de la douleur , je
l'avoue , mais il ne feroit pas inconfolable
; il feroit du moins fans remords . Un
pere feroit fans doute bien injufte & bien
cruel , qui laifferoit à l'un de fes enfans des
biens immenſes , tandis qu'il réduiroit les
C
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4
DECEMBRE. 1754. 35
autres à la mendicité . Mais n'eft-il pas encore
plus injufte de priver les uns de l'exiftence
avant qu'ils foient nés , & de leur
refufer la vie , pour procurer aux autres
quelques prétendus avantages ?
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Résumé : HISTOIRE MORALE.
Lors d'une promenade dans un domaine magnifique, l'auteur observe des jardins luxuriants et un palais majestueux. Il est interrompu par les pleurs d'un vieillard qu'il reconnaît comme une ancienne connaissance. Ce vieillard, accablé de douleur, révèle que l'unique héritier du domaine est décédé à un jeune âge. Il exprime son chagrin et ses remords, expliquant que les parents du défunt, riches et vertueux, avaient limité leur famille par crainte de ne pouvoir élever et doter leurs enfants de manière distinguée. Le vieillard regrette amèrement cette décision, soulignant que les parents se privent désormais des consolations que des enfants nombreux auraient apportées. L'auteur, profondément touché, médite sur l'abandon et la désolation du père, qui voit partout l'image de son fils disparu. Il conclut en affirmant que les parents auraient trouvé du réconfort dans une famille nombreuse, malgré les chagrins, et qu'il est injuste de priver des enfants de l'existence pour des avantages matériels.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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7
p. 35
Feu M. de la Motte avoit fait les deux vers suivans.
Début :
C'est que déja l'enfant est homme, [...]
Mots clefs :
Enfant, Homme
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : Feu M. de la Motte avoit fait les deux vers suivans.
Feu M. de la Motte avoit fait les
deux vers fuivans .
C
'Eft que déja l'enfant eſt homme ,
Et que l'homme eft encore enfant.
Trouvant difficile de les amener par deux
autres auffi heureux , il invita plufieurs gens
d'efprit à effayer de le faire. Deux Poëtes célebres
lefirent de la maniere ſuivante..
L'homme pour moins que rien , l'enfant pour une
pomme ,
Rit , pleure , attaque & fe défend.
C'eft que déja l'enfant eft homme ,
Et
que l'homme eft encore enfant.
L'enfant fur fes pareils veut emporter la pomme ;
L'homme s'abat pour rien , pour rien eſt triomphant.
.
C'eft que déja l'enfant eft homme ,
i Et que l'homme eft encore enfant.
deux vers fuivans .
C
'Eft que déja l'enfant eſt homme ,
Et que l'homme eft encore enfant.
Trouvant difficile de les amener par deux
autres auffi heureux , il invita plufieurs gens
d'efprit à effayer de le faire. Deux Poëtes célebres
lefirent de la maniere ſuivante..
L'homme pour moins que rien , l'enfant pour une
pomme ,
Rit , pleure , attaque & fe défend.
C'eft que déja l'enfant eft homme ,
Et
que l'homme eft encore enfant.
L'enfant fur fes pareils veut emporter la pomme ;
L'homme s'abat pour rien , pour rien eſt triomphant.
.
C'eft que déja l'enfant eft homme ,
i Et que l'homme eft encore enfant.
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Résumé : Feu M. de la Motte avoit fait les deux vers suivans.
M. de la Motte a composé deux vers et invité des poètes à les compléter. Deux continuations ont été proposées. La première décrit des réactions opposées entre l'homme et l'enfant. La seconde explore des comportements similaires. Les deux continuations se concluent par les vers initiaux.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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8
p. 36-44
FLORENCE ET BLANCHEFLEUR, OU LA COUR D'AMOUR. Conte tiré d'un manuscrit du treizième siécle, conservé dans l'Abbaye Saint Germain des Prés, cotté No 1830.
Début :
Vous m'avez paru contente, Madame, des différens morceaux que je [...]
Mots clefs :
Amour, Église, Chevaliers, Dieu, Cour
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : FLORENCE ET BLANCHEFLEUR, OU LA COUR D'AMOUR. Conte tiré d'un manuscrit du treizième siécle, conservé dans l'Abbaye Saint Germain des Prés, cotté No 1830.
FLORENCE ET BLANCHEFLEUR ,
OU LA COUR D'AMOUR.
Conte tiré d'un manuſcrit du treizièmeſiècle ,
confervé dans l'Abbaye Saint Germain des
Prés , cotté N° 1830 .
Vo
Ous m'avez paru contente , Madame
, des différens morceaux que je
vous ai fait lire ; & vous y avez trouvé ,
dites - vous , la preuve que je vous avois
produite de la naïveté de nos peres . Je me
fuis encore engagé à vous convaincre qu'ils
avoient de l'imagination dans leurs ouvrages.
Je crois que le petit extrait de la
Cour d'Amour qui contient environ trois
cens cinquante vers , vous donnera une
idée de celle qu'ils employoient quelquefois
; car il ne me feroit pas facile, malgré
toute ma bonne volonté , de repéter fouvent
ces fortes d'exemples : les traits d'efprit
& d'imagination fe trouvent , il eft
vrai , dans leurs ouvrages , mais ils font
épars & noyés dans des longueurs infupportables
; leur objet même eft rarement
agréable , ce font le plus ordinairement
des moralités qui ne font qu'ennuyeufes ,
ou des contes à la vérité fort jolis , mais fi
DECEMBRE. 1754
37
S
libres que je n'oferois vous les préfenter.
Au refte vous ne ferez point étonnée de
la conclufion de ce petit ouvrage , fi vous
vous rappellez que les Chevaliers fçavoient
à peine lire dans les fiécles qui piquent
aujourd'hui votre curiofité , & que les Pretres
& les Moines étoient les feuls qui
fçuffent écrire. Il faut cependant convenir
que ces Auteurs étoient peu conféquens &
peu fixes dans leurs idées. Ils promettent
des chofes qu'ils ne tiennent pas , ils né
s'embarraffent point de remplir celles qu'ils
ont avancées. L'auteur que vous allez lire
abandonne , par exemple , l'image de l'Amour
comme Dieu , par laquelle il débute ,
pour en parler enfuite comme d'un Roi ,
par la feule raifon que l'imitation d'une
Cour lui étoit plus facile , & fe trouvoit
plus à fa portée. Il y auroit bien d'autres
obfervations à faire fur les inconféquences
de fond & de détail que ces Auteurs
préfentent à chaque pas . Mais ce n'eft point.
une critique que j'ai l'honneur de vous
envoyer ; c'eſt un exemple : heureux s'il
peut vous amufer encore !
Ce qui eft en italique eft traduit litté
salement .
L'Auteur commence par dire qu'il ne
faut point entretenir lespokrons , les pay- :
38 MERCURE DE FRANCE.
fans & ceux quife donnent des airs , de tout
ce qui peut regarder l'amour ; mais il ajoute
que ces propos conviennent aux gens
d'Eglife & aux Chevaliers , & fur- toùt aux
filles douces & aimables aufquelles ils font
fort néceffaires.
Florence & Blanchefleur , jeunes filles ,
de grande naiffance & douées de tous les
agrémens poffibles , entrerent un jour d'été
dans un verger des plus agréables pour fe
divertir enfemble , & jouir des beautés de
la nature & de la faifon ; elles avoient des
manteaux chamarrés de fleurs , & principalement
de rofes les plus fraîches ; l'étoffe étoit
d'amour , les attaches de chants d'oiseaux.
Elles trouverent , après avoir fait quelque
pas dans le verger , un ruiffeau , dans lequel
elles regarderent leurs visages dont l'amour
alteroit fouvent les couleurs ; elles fe repoferent
enfuite au pied des oliviers dont le
bord étoit planté. Florence prit la parole &
dit : Qui feroit feule ici avec fen amant fans
que perfonne en put être inftruit ! Si les
nôtres arrivoient dans le moment , nous ne
pourrions les empêcher de nous embraffer , de
nous careffer & de jouir du plaifir d'être avec
nous , pourvû que la chofe n'allât pas plus ·
loin , car nous ne le voudrions pas autrement :
nous ne devons jamais donner la moindre
prife furnous , & quand un arbre a perdu
DECEMBRE. 1754. 39
fes feuilles il a bien perdu de fa beauté.
Blanchefleur lui répondit qu'elle avoit raifon
, & que l'honneur étoit préférable à toutes
les richeffes. Elles s'amuferent tout le jour ,
elles s'entretinrent , mais en général , des
Sentimens dont leur coeur étoit occupé. Cette
bonne intelligence ne dura que jufques au
foir ; elles fe brouillerent & devinrent furieufes
l'une contre l'autre par la raiſon
fuivante.
Florence demanda doucement à Blanchefleur
: à qui avez - vous donné ce coeur qui me
paroît fi bon &fi fincere Blanchefleur rougit
& pâlit , & lui répondit : je veux bien
vous avouer que j'ai donné mon coeur &
tout ce qui dépend de moi à un jeune homme
d'Eglife , charmant de fa figure , mais dont le
caractere eft encore préférable à la beauté.
Il me feroit impoffible , ajoûta- t- elle , de
louer la bonté de fon coeur & la politeffe
de fon efprit autant qu'elles le méritent.
Florence lui répondit avec furprife , comment
avez - vous pû vous déterminer à
prendre un homme d'Eglife pour ami ?
Quand le mien va dans un tournoi & qu'il
abbat un Chevalier , il vient me préfenter
fon cheval. Les Chevaliers font eftimés de
tout le monde , les gens d'Eglife font méprifés
; il faut affurément que votre eſprit
foit dérangé d'avoir fait choix d'une telle
efpece,
40 MERCURE DE FRANCE.
Blanchefleur ne put foutenir ces propos
infultans , & lui dit avec une colere mêlée
d'impatience , qu'elle avoit tort de dire du
mal de fon ami , qu'elle ne le fouffriroit point ,
& qu'il étoit plus fot à elle d'aimer un Chevalier
; & dans fa colere elle fit la critique
& le portrait de la pauvreté & des befoins
ordinaires des Chevaliers. Elle finit par
dire qu'elle prouveroit devant toute la
terre que les
gens d'Eglife étoient les feuls
que l'on dût aimer , qu'ils étoient plus polis
&plus remplis deprobité que les Chevaliers.
Florence lui répliqua que tout ce qu'elle
difoit étoit faux , & lui propofa d'aller
faire juger leur différend à la cour du Dieu
d'Amour. D'accord fur ce point , elles fortirent
du verger fans fe dire un mot & fans
fe regarder.
Elles furent exactes à fe mettre en marche
le jour dont elles étoient convenues.
Elles partirent en même-tems , & fe rencontrerent
non fans être piquées de fe
trouver toutes deux fi belles & fi bien parées.
En effet jamais parures n'eurent autant
d'éclat & de véritables agrémens .
Leurs robes étoient faites des rofes les plus
fraiches , leurs ceintures de violettes que les
amours avoient arrangées pour leur plaiſir ,
leurs fouliers étoient couverts de fleurs jaunes,
leurs coeffures étoient d'églantier 2
DECEMBRE. 1754 41
auffi l'odeur en étoit parfaite . Elles montoient
deux chevaux plus blancs que la
neige , & auffi beaux que magnifiquement
parés ; car l'yvoire & l'ambre étoient employés
avec profufion fur leurs harnois.
Ces beaux chevaux avoient le poitrail orné
de fonnettes d'or & d'argent , & par un
enchantement de l'amour elles fonnoient des
airs nouveaux , plus doux que ne le fut jamais
le chant d'aucun oiseau. Quelque malade
qu'un homme eût été , cette mélodie l'auroit
auffi-tôt guéri.
Florence & Blanchefleur firent le voyage
enfemble , & découvrirent fur le midi
la tour & le palais que le Dieu d'Amour
habitoit s il étoit fur un lit tout couvert de
rofes , & dont les rideaux étoient galamment
attachés avec des clous de girofle
parfaitement arrangés.
Les deux Demoifelles mirent pied à ter
re fous un pin , dans une prairie charmante
qui formoit l'ayant- cour du château. Deux
oifeaux volerent à elles , & les conduisirent
au château , d'autres eurent foin de pren
dre leurs chevaux .
Quand le Dieu d'Amour les apperçut
il fe leva de fon lit avec empreffement ,
les falua avec toutes les graces dont il eft
capable , les prit l'une & l'autre par la
main , les fit affeoir auprès de lui , & leur
42 MERCURE DE FRANCE.
ger
demanda le fujet de leur voyage . Blanche-
Aeur lui en rendit compte , & le pria de juleur
différend . Auffi -tôt le Roi donna
ordre qu'on fit affembler les oiſeaux , fes
barons , pour décider la queftion . Il leur
conta la difpuie des deux Belles , & leur dit
de lui donner franchement leur avis.
L'Epervier parla le premier , & dit que
les Chevaliers étoient plus polis & plus
honnêtes que les gens d'Eglife.
La Huppe dit que cela n'étoit pas vrai ,
& que jamais on ne pouvoit comparer un
Chevalier avec un Clerc , par rapport
mattreſſe.
Le Faucon fe leva en pied , & donna le
démenti à la Huppe , en l'affurant qu'il
n'y avoit ni Clerc ni Prêtre qui pût en îça
voir autant en amour qu'un Chevalièr .
L'Alouette contredit l'avis du Faucon ,
affurant que l'homme d'Eglife devoit mieux
aimer.
Le Geai laiffa à peine le tems à l'Alouette
de donner fon avis , tant il étoit preſſé
de parler en faveur des Chevaliers , affurant
qu'ils étoient les plus aimables , ajoutant
que les gens d'Eglife ne devoient point aimer,
que leur état les engageoit à fonner les cloches
& à prier pour les ames , & que les Chevaliers
devoient au contraire aimer les Da
mes. fut
DECEMBRE. 1754. 43
Le Roffignol fe leva & demanda audience
: Les amours , dit - il , m'ont fait leur
confeiller , j'ofe donc déclarer , ſelon ma
penfée , que perfonne ne peut fi bien aimer
qu'un homme d'Eglife , & je m'offre à le
prouver par les armes.
Le Perroquet fe leva , & après avoir dit
deux fois , écoutez , écoutez ; il ajoûta , le
Roffignol ment , j'accepte le combat : en difant
ces mots , il jetta fon gant : le Roile prit;
le Reffignol vint a lui & lui donna lefien ,
pour prouver qu'il acceptoit la bataille.
Auffi - tôt ils allerent prendre leurs armes
; & quoiqu'elles ne fuffent que de
fleurs , le combat fut très - vif & fort difputé.
Cependant aucun des combattans
n'y périt ; mais le Perroquet fut terraffé ,
obligé de rendre fon épée , & de convenir
que les gens
gens d'Eglife foni braves & honnêtes ,
& plus dignes d'avoir des maîtreffes que les
hommes de tout autre état , & par confequent
que les Chevaliers.
Florence au defefpoir de fe voir 'condamnée
, s'arracha les cheveux , tordit fes
poings , & ne demanda à Dieu que le bonbeur
de mourir ; elle s'évanouit trois fois , &
la quatriéme elle mourut.
Tous les oifeaux furent convoqués pour
lui faire des obfeques magnifiques ; ils
répandirent une prodigieufe quantité de
44 MERCURE DE FRANCE.
fleurs fur fon tombeau , fur lequel ils placerent
cette épitaphe : Ci git Florence qui
préféra le Chevalier.
L'Auteur , après avoir fait parler la Kalande
, qui eft une efpece d'Alouette huppée
, fait auffi- tôt après paroître une autre
Alouette. J'ai pris la licence de faire intervenir
un autre oifeau dans le Confeil.
Sans prétendre faire aucune comparaiſon ,
la Fontaine m'a autorifé fur le fait de Maiwe
Alaciel , & j'ai crû pouvoir ſuivre ſon
exemple fur le compte d'une Alouette.
J'ai l'honneur d'être , Madame.
OU LA COUR D'AMOUR.
Conte tiré d'un manuſcrit du treizièmeſiècle ,
confervé dans l'Abbaye Saint Germain des
Prés , cotté N° 1830 .
Vo
Ous m'avez paru contente , Madame
, des différens morceaux que je
vous ai fait lire ; & vous y avez trouvé ,
dites - vous , la preuve que je vous avois
produite de la naïveté de nos peres . Je me
fuis encore engagé à vous convaincre qu'ils
avoient de l'imagination dans leurs ouvrages.
Je crois que le petit extrait de la
Cour d'Amour qui contient environ trois
cens cinquante vers , vous donnera une
idée de celle qu'ils employoient quelquefois
; car il ne me feroit pas facile, malgré
toute ma bonne volonté , de repéter fouvent
ces fortes d'exemples : les traits d'efprit
& d'imagination fe trouvent , il eft
vrai , dans leurs ouvrages , mais ils font
épars & noyés dans des longueurs infupportables
; leur objet même eft rarement
agréable , ce font le plus ordinairement
des moralités qui ne font qu'ennuyeufes ,
ou des contes à la vérité fort jolis , mais fi
DECEMBRE. 1754
37
S
libres que je n'oferois vous les préfenter.
Au refte vous ne ferez point étonnée de
la conclufion de ce petit ouvrage , fi vous
vous rappellez que les Chevaliers fçavoient
à peine lire dans les fiécles qui piquent
aujourd'hui votre curiofité , & que les Pretres
& les Moines étoient les feuls qui
fçuffent écrire. Il faut cependant convenir
que ces Auteurs étoient peu conféquens &
peu fixes dans leurs idées. Ils promettent
des chofes qu'ils ne tiennent pas , ils né
s'embarraffent point de remplir celles qu'ils
ont avancées. L'auteur que vous allez lire
abandonne , par exemple , l'image de l'Amour
comme Dieu , par laquelle il débute ,
pour en parler enfuite comme d'un Roi ,
par la feule raifon que l'imitation d'une
Cour lui étoit plus facile , & fe trouvoit
plus à fa portée. Il y auroit bien d'autres
obfervations à faire fur les inconféquences
de fond & de détail que ces Auteurs
préfentent à chaque pas . Mais ce n'eft point.
une critique que j'ai l'honneur de vous
envoyer ; c'eſt un exemple : heureux s'il
peut vous amufer encore !
Ce qui eft en italique eft traduit litté
salement .
L'Auteur commence par dire qu'il ne
faut point entretenir lespokrons , les pay- :
38 MERCURE DE FRANCE.
fans & ceux quife donnent des airs , de tout
ce qui peut regarder l'amour ; mais il ajoute
que ces propos conviennent aux gens
d'Eglife & aux Chevaliers , & fur- toùt aux
filles douces & aimables aufquelles ils font
fort néceffaires.
Florence & Blanchefleur , jeunes filles ,
de grande naiffance & douées de tous les
agrémens poffibles , entrerent un jour d'été
dans un verger des plus agréables pour fe
divertir enfemble , & jouir des beautés de
la nature & de la faifon ; elles avoient des
manteaux chamarrés de fleurs , & principalement
de rofes les plus fraîches ; l'étoffe étoit
d'amour , les attaches de chants d'oiseaux.
Elles trouverent , après avoir fait quelque
pas dans le verger , un ruiffeau , dans lequel
elles regarderent leurs visages dont l'amour
alteroit fouvent les couleurs ; elles fe repoferent
enfuite au pied des oliviers dont le
bord étoit planté. Florence prit la parole &
dit : Qui feroit feule ici avec fen amant fans
que perfonne en put être inftruit ! Si les
nôtres arrivoient dans le moment , nous ne
pourrions les empêcher de nous embraffer , de
nous careffer & de jouir du plaifir d'être avec
nous , pourvû que la chofe n'allât pas plus ·
loin , car nous ne le voudrions pas autrement :
nous ne devons jamais donner la moindre
prife furnous , & quand un arbre a perdu
DECEMBRE. 1754. 39
fes feuilles il a bien perdu de fa beauté.
Blanchefleur lui répondit qu'elle avoit raifon
, & que l'honneur étoit préférable à toutes
les richeffes. Elles s'amuferent tout le jour ,
elles s'entretinrent , mais en général , des
Sentimens dont leur coeur étoit occupé. Cette
bonne intelligence ne dura que jufques au
foir ; elles fe brouillerent & devinrent furieufes
l'une contre l'autre par la raiſon
fuivante.
Florence demanda doucement à Blanchefleur
: à qui avez - vous donné ce coeur qui me
paroît fi bon &fi fincere Blanchefleur rougit
& pâlit , & lui répondit : je veux bien
vous avouer que j'ai donné mon coeur &
tout ce qui dépend de moi à un jeune homme
d'Eglife , charmant de fa figure , mais dont le
caractere eft encore préférable à la beauté.
Il me feroit impoffible , ajoûta- t- elle , de
louer la bonté de fon coeur & la politeffe
de fon efprit autant qu'elles le méritent.
Florence lui répondit avec furprife , comment
avez - vous pû vous déterminer à
prendre un homme d'Eglife pour ami ?
Quand le mien va dans un tournoi & qu'il
abbat un Chevalier , il vient me préfenter
fon cheval. Les Chevaliers font eftimés de
tout le monde , les gens d'Eglife font méprifés
; il faut affurément que votre eſprit
foit dérangé d'avoir fait choix d'une telle
efpece,
40 MERCURE DE FRANCE.
Blanchefleur ne put foutenir ces propos
infultans , & lui dit avec une colere mêlée
d'impatience , qu'elle avoit tort de dire du
mal de fon ami , qu'elle ne le fouffriroit point ,
& qu'il étoit plus fot à elle d'aimer un Chevalier
; & dans fa colere elle fit la critique
& le portrait de la pauvreté & des befoins
ordinaires des Chevaliers. Elle finit par
dire qu'elle prouveroit devant toute la
terre que les
gens d'Eglife étoient les feuls
que l'on dût aimer , qu'ils étoient plus polis
&plus remplis deprobité que les Chevaliers.
Florence lui répliqua que tout ce qu'elle
difoit étoit faux , & lui propofa d'aller
faire juger leur différend à la cour du Dieu
d'Amour. D'accord fur ce point , elles fortirent
du verger fans fe dire un mot & fans
fe regarder.
Elles furent exactes à fe mettre en marche
le jour dont elles étoient convenues.
Elles partirent en même-tems , & fe rencontrerent
non fans être piquées de fe
trouver toutes deux fi belles & fi bien parées.
En effet jamais parures n'eurent autant
d'éclat & de véritables agrémens .
Leurs robes étoient faites des rofes les plus
fraiches , leurs ceintures de violettes que les
amours avoient arrangées pour leur plaiſir ,
leurs fouliers étoient couverts de fleurs jaunes,
leurs coeffures étoient d'églantier 2
DECEMBRE. 1754 41
auffi l'odeur en étoit parfaite . Elles montoient
deux chevaux plus blancs que la
neige , & auffi beaux que magnifiquement
parés ; car l'yvoire & l'ambre étoient employés
avec profufion fur leurs harnois.
Ces beaux chevaux avoient le poitrail orné
de fonnettes d'or & d'argent , & par un
enchantement de l'amour elles fonnoient des
airs nouveaux , plus doux que ne le fut jamais
le chant d'aucun oiseau. Quelque malade
qu'un homme eût été , cette mélodie l'auroit
auffi-tôt guéri.
Florence & Blanchefleur firent le voyage
enfemble , & découvrirent fur le midi
la tour & le palais que le Dieu d'Amour
habitoit s il étoit fur un lit tout couvert de
rofes , & dont les rideaux étoient galamment
attachés avec des clous de girofle
parfaitement arrangés.
Les deux Demoifelles mirent pied à ter
re fous un pin , dans une prairie charmante
qui formoit l'ayant- cour du château. Deux
oifeaux volerent à elles , & les conduisirent
au château , d'autres eurent foin de pren
dre leurs chevaux .
Quand le Dieu d'Amour les apperçut
il fe leva de fon lit avec empreffement ,
les falua avec toutes les graces dont il eft
capable , les prit l'une & l'autre par la
main , les fit affeoir auprès de lui , & leur
42 MERCURE DE FRANCE.
ger
demanda le fujet de leur voyage . Blanche-
Aeur lui en rendit compte , & le pria de juleur
différend . Auffi -tôt le Roi donna
ordre qu'on fit affembler les oiſeaux , fes
barons , pour décider la queftion . Il leur
conta la difpuie des deux Belles , & leur dit
de lui donner franchement leur avis.
L'Epervier parla le premier , & dit que
les Chevaliers étoient plus polis & plus
honnêtes que les gens d'Eglife.
La Huppe dit que cela n'étoit pas vrai ,
& que jamais on ne pouvoit comparer un
Chevalier avec un Clerc , par rapport
mattreſſe.
Le Faucon fe leva en pied , & donna le
démenti à la Huppe , en l'affurant qu'il
n'y avoit ni Clerc ni Prêtre qui pût en îça
voir autant en amour qu'un Chevalièr .
L'Alouette contredit l'avis du Faucon ,
affurant que l'homme d'Eglife devoit mieux
aimer.
Le Geai laiffa à peine le tems à l'Alouette
de donner fon avis , tant il étoit preſſé
de parler en faveur des Chevaliers , affurant
qu'ils étoient les plus aimables , ajoutant
que les gens d'Eglife ne devoient point aimer,
que leur état les engageoit à fonner les cloches
& à prier pour les ames , & que les Chevaliers
devoient au contraire aimer les Da
mes. fut
DECEMBRE. 1754. 43
Le Roffignol fe leva & demanda audience
: Les amours , dit - il , m'ont fait leur
confeiller , j'ofe donc déclarer , ſelon ma
penfée , que perfonne ne peut fi bien aimer
qu'un homme d'Eglife , & je m'offre à le
prouver par les armes.
Le Perroquet fe leva , & après avoir dit
deux fois , écoutez , écoutez ; il ajoûta , le
Roffignol ment , j'accepte le combat : en difant
ces mots , il jetta fon gant : le Roile prit;
le Reffignol vint a lui & lui donna lefien ,
pour prouver qu'il acceptoit la bataille.
Auffi - tôt ils allerent prendre leurs armes
; & quoiqu'elles ne fuffent que de
fleurs , le combat fut très - vif & fort difputé.
Cependant aucun des combattans
n'y périt ; mais le Perroquet fut terraffé ,
obligé de rendre fon épée , & de convenir
que les gens
gens d'Eglife foni braves & honnêtes ,
& plus dignes d'avoir des maîtreffes que les
hommes de tout autre état , & par confequent
que les Chevaliers.
Florence au defefpoir de fe voir 'condamnée
, s'arracha les cheveux , tordit fes
poings , & ne demanda à Dieu que le bonbeur
de mourir ; elle s'évanouit trois fois , &
la quatriéme elle mourut.
Tous les oifeaux furent convoqués pour
lui faire des obfeques magnifiques ; ils
répandirent une prodigieufe quantité de
44 MERCURE DE FRANCE.
fleurs fur fon tombeau , fur lequel ils placerent
cette épitaphe : Ci git Florence qui
préféra le Chevalier.
L'Auteur , après avoir fait parler la Kalande
, qui eft une efpece d'Alouette huppée
, fait auffi- tôt après paroître une autre
Alouette. J'ai pris la licence de faire intervenir
un autre oifeau dans le Confeil.
Sans prétendre faire aucune comparaiſon ,
la Fontaine m'a autorifé fur le fait de Maiwe
Alaciel , & j'ai crû pouvoir ſuivre ſon
exemple fur le compte d'une Alouette.
J'ai l'honneur d'être , Madame.
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Résumé : FLORENCE ET BLANCHEFLEUR, OU LA COUR D'AMOUR. Conte tiré d'un manuscrit du treizième siécle, conservé dans l'Abbaye Saint Germain des Prés, cotté No 1830.
Le texte présente un conte médiéval intitulé 'Florence et Blanchefleur, ou La Cour d'Amour', extrait d'un manuscrit du XIIIe siècle conservé à l'Abbaye Saint-Germain-des-Prés. L'auteur vise à montrer que les écrivains du Moyen Âge possédaient une imagination fertile, malgré les longueurs et les moralités souvent ennuyeuses de leurs œuvres. Le conte raconte l'histoire de deux jeunes filles, Florence et Blanchefleur, qui se disputent sur la supériorité des Chevaliers ou des gens d'Église en matière d'amour. Un jour d'été, dans un verger, Blanchefleur révèle à Florence avoir donné son cœur à un jeune homme d'Église. Florence, choquée, préfère les Chevaliers et propose de soumettre leur différend à la cour du Dieu d'Amour. Les deux jeunes filles se rendent au palais du Dieu d'Amour, où un débat est organisé entre divers oiseaux représentant les deux camps. Après un combat symbolique, le Perroquet, représentant les Chevaliers, est vaincu et reconnaît la supériorité des gens d'Église en amour. Florence, désespérée par cette défaite, meurt de chagrin. Les oiseaux lui rendent des honneurs funèbres et placent une épitaphe sur sa tombe. L'auteur mentionne également l'intervention d'une autre alouette dans le conte, s'inspirant de La Fontaine.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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9
p. 44-46
A MADAME P.. Sur son voyage à Argenteuil.
Début :
Venus, à l'insçu de son fils, [...]
Mots clefs :
Argenteuil, Voyage, Peuple, Amour
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : A MADAME P.. Sur son voyage à Argenteuil.
A MADAME P ..
Surfon voyage à Argenteuil.
Enus , à l'infçu de fon fils ,
Ayant réfolu de réduire
Un nouveau peuple à fon empire ,
Projetta de quitter Paris.
Elle en vouloit faire un myſtere
A ce Dieu jaloux de fes droits ,
Qui penfe à la nature entiere
Pouvoir lui feul donner des loix.
Pour ne rien faire à l'aventure ,
La Déeffe crut cette fois
Devoir , en changeant de figure ,
Et ne confultant que fon choix ,
DECEMBRE . 1754.
45
En prendre une dont le minois
Répondît à la conjoncture .
Voulant s'aflurer du fuccès ,
Et ne point faire de mépriſe ,
De P.. elle prend les traits
Sûre que parfon entremife
Et le fecours de fes attraits ,
Elle achevera l'entrepriſe.
L'Amour informé du ſecret ,
Et piqué de voir que fa mere
N'empruntoit pas fon miniftere ,
Jura de rompre le projet.
Animé par la jaloufie
Et par un téméraire orgueil ,
Ce Dieu , précédé de l'envie ,
Part & fe rend dans Argenteuil.
Dans ces lieux peu faits pour les charmes ,
Ileft un peuple de guerriers ;
Pour devife on lit fur leurs armes ,
Point de myrtes , mais des lauriers.
C'étoit à ce peuple infenfible
Que Venus deftinoit des fers ,
Afin que tout dans l'univers
Connût fon pouvoir invincible.
Au mépris de fes intérêts ,
L'Amour balançoit fa puiffance ;
Il n'écoutoit que la vengeance
Et que fes ferments indifcrets.
Il avoit devancé fa mere ,
46 MERCURE DE FRANCE.
Et déja par plus d'un propos ,
Quoiqu'il fût fûr de lui déplaire,
Il avoit féduit ces héros , ^
Qui tous attachés à la gloire
Ne fuivoient que ſes étendarts ;
Et fiers de plus d'une victoire ,
Défioient les plus grands hazards.
P.. paroît , tout rend les armes ,
Tout céde à fes attraits vainqueurs ;
Et l'hommage de tous les coeurs
Fait le triomphe de fes charmes.
L'Amour en paroît irrité ;
Il fuit ces lieux avec colere ,
Et dit en partant pour Cythere ;
Tout eft facile à la beauté.
Surfon voyage à Argenteuil.
Enus , à l'infçu de fon fils ,
Ayant réfolu de réduire
Un nouveau peuple à fon empire ,
Projetta de quitter Paris.
Elle en vouloit faire un myſtere
A ce Dieu jaloux de fes droits ,
Qui penfe à la nature entiere
Pouvoir lui feul donner des loix.
Pour ne rien faire à l'aventure ,
La Déeffe crut cette fois
Devoir , en changeant de figure ,
Et ne confultant que fon choix ,
DECEMBRE . 1754.
45
En prendre une dont le minois
Répondît à la conjoncture .
Voulant s'aflurer du fuccès ,
Et ne point faire de mépriſe ,
De P.. elle prend les traits
Sûre que parfon entremife
Et le fecours de fes attraits ,
Elle achevera l'entrepriſe.
L'Amour informé du ſecret ,
Et piqué de voir que fa mere
N'empruntoit pas fon miniftere ,
Jura de rompre le projet.
Animé par la jaloufie
Et par un téméraire orgueil ,
Ce Dieu , précédé de l'envie ,
Part & fe rend dans Argenteuil.
Dans ces lieux peu faits pour les charmes ,
Ileft un peuple de guerriers ;
Pour devife on lit fur leurs armes ,
Point de myrtes , mais des lauriers.
C'étoit à ce peuple infenfible
Que Venus deftinoit des fers ,
Afin que tout dans l'univers
Connût fon pouvoir invincible.
Au mépris de fes intérêts ,
L'Amour balançoit fa puiffance ;
Il n'écoutoit que la vengeance
Et que fes ferments indifcrets.
Il avoit devancé fa mere ,
46 MERCURE DE FRANCE.
Et déja par plus d'un propos ,
Quoiqu'il fût fûr de lui déplaire,
Il avoit féduit ces héros , ^
Qui tous attachés à la gloire
Ne fuivoient que ſes étendarts ;
Et fiers de plus d'une victoire ,
Défioient les plus grands hazards.
P.. paroît , tout rend les armes ,
Tout céde à fes attraits vainqueurs ;
Et l'hommage de tous les coeurs
Fait le triomphe de fes charmes.
L'Amour en paroît irrité ;
Il fuit ces lieux avec colere ,
Et dit en partant pour Cythere ;
Tout eft facile à la beauté.
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Résumé : A MADAME P.. Sur son voyage à Argenteuil.
Le texte décrit un projet de Vénus visant à conquérir un peuple à Argenteuil. Pour éviter l'ingérence de Jupiter, elle adopte l'apparence de Madame P., espérant ainsi réussir grâce aux attraits de cette dernière. Cependant, l'Amour, jaloux de n'avoir pas été sollicité, décide de contrecarrer le plan. Il se rend à Argenteuil, un lieu peu propice aux charmes, et y trouve un peuple de guerriers symbolisés par des lauriers. Animé par la jalousie et l'orgueil, l'Amour persuade les guerriers de suivre ses étendards. Lorsque Madame P. apparaît, tous succombent à ses charmes, irritant l'Amour. Il quitte alors les lieux en colère, déclarant que tout est facile pour la beauté.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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10
p. 46-53
ESSAI PHILOSOPHIQUE.
Début :
L'Histoire de l'esprit humain est l'étude la plus flateuse & en même tems la [...]
Mots clefs :
Philosophie, Religion, Esprit, Philosophes, Athéisme, Christianisme
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : ESSAI PHILOSOPHIQUE.
ESSAI PHILOSOPHIQUE.
'Hiftoire de l'efprit humain eft l'étude
la plus flateufe & en même tems la
plus humiliante pour un fage. Après bien
des réflexions , l'homme n'eft plus à fes yeux
qu'une efpece bizarre en qui la mifere &
la grandeur fe tiennent par la main , &
dont l'être entier eft un paradoxe. Si on
le confidere du côté des lumieres de l'efprit
, il n'eft jamais fi petit que lorfqu'il
paroît monté à fon plus haut point d'élévation.
Les connoiffances les plus refé7
DECEMBRE 1754 . 47
chies n'ont fervi aux efprits bienfaits qu'à
leur faire voir de plus près leur ignorance
, & n'ont fait qu'égarer les autres . La
Philofophie dont le but doit être de nous
apprendre nos devoirs , n'a gueres fervi
qu'à fournir des prétextes pour fe difpenfer
de les remplir . La religion fur tour
cet objet fi intéreſſant pour nous , puif
qu'il décidé de notre fort dans cette vie
& de celui qui nous attend dans l'immenfité
de la nature ; la religion , dis- je , a
prefque toujours été la victime des fauffes
lumieres de la raifonte Suivons la marche
de l'incrédulité , nous la verrons , à la honte
de l'efprit humain , s'élever avec l'aurore
de la Philofophie , s'accroître avec elle
par dégrès , & la fuivre dans tous fes développemens.
L'existence d'une divinité , cette vérité fi
fimple que le fentiment démontre à tous les
hommes , ne devint un paradoxe que lorfque
la raifon voulut la foumettre à l'analy
fe. Prefque tous les Philofophes anciens la
nierent ; Philofophe & Athée chez les Grecs
& les Romains étoient à peu- près fynonymes
, & on mettoit , dit Cicéron , au nombre
des propofitions probables celles - ci :
Les meres aiment leurs enfans : les Philofophes
ne croyent point de dieux . Thalés , Démocrite
, Epicure , &c. enfeignerent l'Athéif48
MERCURE DE FRANCE.
me : on ne fçaitpas fi Ariftote a été Athée ,
parce qu'il ne s'eft pas expliqué affez clairement
, mais au moins nia- t-il , la providence.
Pour Straton fon difciple , il fit un
fyftême de matérialiſme des plus décidés.
Tous les autres embrafferent le Scepticifme
, qui ne vaut pas mieux que l'Athéifme..
L'impiété ne prit chez les Romains que
fort tard , parce qu'ils ne connurent la
Philofophie que fort tard. Quelques Sçavans
qui voyagerengen Gréce , y puiferent
avec les principes de la Philofophie , ceux
de l'irréligion . Lucrece afficha le Matérialifme
; & les écrits de Cicéron , de Pline
& Senéque , refpirent le Scepticiſme.
Si nous paffons au Judaïfme , nous verrons
la religion de Moïfe confervée avec
vénération chez les Hébreux , malgré la
captivité , la difperfion & les révolutions
qu'ils eurent à effuyer , jufqu'à ce que la
Philofophie s'étant mêlée parmi eux , on
vit naître le Saducéïfme qui rejetta la fpiritualité
& l'immortalité de l'ame . Cette
fecte impie fut non feulement tolérée &
admife à la communion judaïque ; mais
on vit même un de fes plus zélés partifans ,
le célebre Hircan , affis fur le thrône pontifical.
Dans les premiers fiécles du Chriftianifine
,
DECEMBRE. 1754 49
nifme , où la religion devoit être d'autant
plus pure qu'elle étoit plus près de fa
fource , l'introduction de la Philofophie
payenne ouvrit la porte à l'erreur. Le Platoniſme
étoit pour lors en regne , la conformité
de ce lyftême avec quelques dogmes
de la religion le firent adopter : de
là cette foule d'héréfies , qui ne font qu'un
mêlange monstrueux des principes du
Chriftianifme avec quelques idées des
Philofophes payens , & qui ne furent enfantées
ni par l'erreur ni par le fanatif
me. Leurs Auteurs étoient des ambitieux
fans religion , qui fe jouant de la crédulité
des peuples , en firent l'inftrument de
leur ambition .
La Philofophie ayant été tranſplantée
chez les Arabes dans le VIII fiécle , ne
manqua pas de répandre fes influences fur
la religion de ces peuples. Le célebre Almanzor
, ce Calife Aftronome & Philofophe
, & après lui Abdallah & Almamon
voulant faire fleurir les Arts & les Sciences
chez cette nation , jufques- là barbare ,
y attirerent plufieurs fçavans , & firent traduire
en Arabe les meilleurs Auteurs anciens
& fur-tout leurs ouvrages philofophiques.
Le goût de la Philofophie s'étant
répandu , les efprits devinrent plus éclairés,
& l'Alcoran perdit en même tems beau-
1. Vol. C
so MERCURE DE FRANCE.
coup de la vénération qu'on lui portoit.
On vit naître une fecte de Philofophes ,
Médecins & Chymiftes , la plûpart Athées.
On ne connoît que trop le fameux Aver
roës , dont le fyftême de matérialiſme trouva
des profelites jufqu'en Europe . La dégradation
du Mahometifme ne manqua pas
d'exciter les murmures des zélés Mufulmans.
Bayle rapporte que Takiddin , un
de leurs Auteurs , s'éleva fort contre Almanzor
qu'il menaça de la colere célefte
pour avoir altéré la dévotion des vrais
croyans par l'introduction de la Philofophie.
Enfin par tout où vous trouverez les
traces de la Philofophie , vous trouverez
celles de l'irréligion qui la fuit toujours.
›
Lotfque Mahomet II eut pris Conftantinople
, où l'empire des Lettres avoit été
tranfplanté avec l'Empire Romain , les plus
fçavans hommes de la Grece fe retirerent
en Italie , où ils porterent les femences de
l'athéifme , qui s'y développa avec une rapidité
prodigieufe. Il est étonnant combien
on vit paroître d'athées en Italie dans les 15
& 16 fiécles ; on n'en a point connu en
France avant la reftauration des lettres par
François I. Mais depuis cette époque , la
philofophie y ayant monté au point de perfection
où elle eft aujourd'hui , l'incrédu
lité a gagné du terrein , & a ſuivi les mêDECEMBRE
. 1754
Sx
mes proportions dans fes progrès.
Les abus que les efprits forts ont fait
de tous les fyftêmes philophiques prouvent
que les principes de la philofophie ne font
pas faits
pour être adaptés à ceux de la
religion. Le pere de la philofophie mo-
1 derne , Descartes a malheureuſement
moins réuffi à démontrer l'exiſtence d'un
Dieu qu'à prouver que l'univers a pû fe
former & fe conferver tel qu'il eft par les
loix générales du mouvement. Quelque
éloigné que Defcartes ait voulu paroître
d'appuyer l'athéifme par ſon ſyſtême , il
n'en eft pas moins vrai que Spinofa n'a
fondé fon hypothèſe que fur les principes
du Cartefianifme. Bayle s'eft fervi de
ces mêmes principes pour établir fon fyftême
de pyrronifme , & pour combattre
tous les raifonnemens que l'on pouvoit
faire en faveur de la religion.
L'optimisme du célébre Leibnitz conduit
naturellement au fatalifme , & eft
d'autant plus féduifant qu'il juftifie la providence
de l'imputation du mal moral &
du mal phyfique ; l'harmonie préétablie du
même philofophe exclut toute liberté dans
l'homme.
Locke , ce fage & dangereux métaphyficien
, doit être regardé comme le pere du
matérialiſme moderne. Démontrer, comme
Cij
52. MERCURE DE FRANCE.
il prétendoit l'avoir fait , que la matiere
peut penfer , c'étoit en bonne logique démontrer
qu'elle penfe effectivement ; car
fi la matière eft fufceptible d'intelligence ,
la création d'une autre fubftance feroit
un hors d'oeuvre , & nous ferions d'autant
plus autorisés à la rejetter qu'il n'y a
que la néceffité de fon exiftence pour expliquer
la penfée , qui puiffe faire recourir
à un être qu'il nous eft impoffible de
concevoir.
Le grand Newton , malgré fon reſpect
pour la Divinité , n'a pû empêcher que
fon fyftême ne foit un des plus favorables
à l'irréligion ; & les pfeudo-Newtoniens ,
je veux dire ceux qui regardent , certe le
fentiment de Newton , l'attraction comme
une qualité effentielle à la matiere , font
de ce principe la baſe de l'athéifme le plus
décidé.
Mallebranche , qui a été le philofphe le
plus pénétré des fentimens de la religion ,
eft un de ceux dont les opinions ont été les
plus dangereufes ; fes principes l'avoient
conduit à nier l'existence des corps , & il
ne la croyoit que parce que l'Ecriture Sainte
le lui enfeignoit. En fuivant fes idées ,
d'autres ont conclu de la non - exiſtence de
la matiere , que les livres de l'écriture n'étoient
, ainfi que les corps , qu'une illufion
DECEMBRE . 1754 $ 3
des fens. Je regarde Mallebranche comme
l'auteur de la fecte des idéaliſtes , plus étendue
qu'on ne penfe , & dont l'opinion eft
un pur fcepticiſme , abfurde au premier
coup d'oeil , mais qui n'en devient que plus
dangereux dès qu'on l'approfondit.
Ce font là cependant les oracles de la
philofophie : fi les lumieres de leur efprit
& la droiture de leur coeur n'ont pû les
mettre à l'abri de l'erreur , croyons que
notre raiſon eft un flambeau trop foible
pour nous éclairer , & cherchons une
lumiere plus fûre , que nous ne pouvons
trouver que dans la religion : notre ame
ne fe connoît pas elle-même , ni le corps
qu'elle gouverne , ni les objets avec lefquels
elle a des rapports immédiats ; comment
connoîtroit- elle les rapports de l'homme
avec l'être fuprême ? elle ne peut parcourir
la chaîne immenfe qui les fépare :
qu'elle refte donc dans fa fphere. Reconnoiffons
la foibleffe & l'impuiffance de
notre raison , qui n'eft pas même capable
de me prouver l'existence de mon propre
corps , le fentiment feul me le perfuade ,
& je ne puis en douter : ainfi je ne fuis
pas convaincu , mais je fens l'exiſtence
d'un être fuprême , & la néceffité d'un
culte ; cela me me fuffit , je me tais , &
j'adore .
'Hiftoire de l'efprit humain eft l'étude
la plus flateufe & en même tems la
plus humiliante pour un fage. Après bien
des réflexions , l'homme n'eft plus à fes yeux
qu'une efpece bizarre en qui la mifere &
la grandeur fe tiennent par la main , &
dont l'être entier eft un paradoxe. Si on
le confidere du côté des lumieres de l'efprit
, il n'eft jamais fi petit que lorfqu'il
paroît monté à fon plus haut point d'élévation.
Les connoiffances les plus refé7
DECEMBRE 1754 . 47
chies n'ont fervi aux efprits bienfaits qu'à
leur faire voir de plus près leur ignorance
, & n'ont fait qu'égarer les autres . La
Philofophie dont le but doit être de nous
apprendre nos devoirs , n'a gueres fervi
qu'à fournir des prétextes pour fe difpenfer
de les remplir . La religion fur tour
cet objet fi intéreſſant pour nous , puif
qu'il décidé de notre fort dans cette vie
& de celui qui nous attend dans l'immenfité
de la nature ; la religion , dis- je , a
prefque toujours été la victime des fauffes
lumieres de la raifonte Suivons la marche
de l'incrédulité , nous la verrons , à la honte
de l'efprit humain , s'élever avec l'aurore
de la Philofophie , s'accroître avec elle
par dégrès , & la fuivre dans tous fes développemens.
L'existence d'une divinité , cette vérité fi
fimple que le fentiment démontre à tous les
hommes , ne devint un paradoxe que lorfque
la raifon voulut la foumettre à l'analy
fe. Prefque tous les Philofophes anciens la
nierent ; Philofophe & Athée chez les Grecs
& les Romains étoient à peu- près fynonymes
, & on mettoit , dit Cicéron , au nombre
des propofitions probables celles - ci :
Les meres aiment leurs enfans : les Philofophes
ne croyent point de dieux . Thalés , Démocrite
, Epicure , &c. enfeignerent l'Athéif48
MERCURE DE FRANCE.
me : on ne fçaitpas fi Ariftote a été Athée ,
parce qu'il ne s'eft pas expliqué affez clairement
, mais au moins nia- t-il , la providence.
Pour Straton fon difciple , il fit un
fyftême de matérialiſme des plus décidés.
Tous les autres embrafferent le Scepticifme
, qui ne vaut pas mieux que l'Athéifme..
L'impiété ne prit chez les Romains que
fort tard , parce qu'ils ne connurent la
Philofophie que fort tard. Quelques Sçavans
qui voyagerengen Gréce , y puiferent
avec les principes de la Philofophie , ceux
de l'irréligion . Lucrece afficha le Matérialifme
; & les écrits de Cicéron , de Pline
& Senéque , refpirent le Scepticiſme.
Si nous paffons au Judaïfme , nous verrons
la religion de Moïfe confervée avec
vénération chez les Hébreux , malgré la
captivité , la difperfion & les révolutions
qu'ils eurent à effuyer , jufqu'à ce que la
Philofophie s'étant mêlée parmi eux , on
vit naître le Saducéïfme qui rejetta la fpiritualité
& l'immortalité de l'ame . Cette
fecte impie fut non feulement tolérée &
admife à la communion judaïque ; mais
on vit même un de fes plus zélés partifans ,
le célebre Hircan , affis fur le thrône pontifical.
Dans les premiers fiécles du Chriftianifine
,
DECEMBRE. 1754 49
nifme , où la religion devoit être d'autant
plus pure qu'elle étoit plus près de fa
fource , l'introduction de la Philofophie
payenne ouvrit la porte à l'erreur. Le Platoniſme
étoit pour lors en regne , la conformité
de ce lyftême avec quelques dogmes
de la religion le firent adopter : de
là cette foule d'héréfies , qui ne font qu'un
mêlange monstrueux des principes du
Chriftianifme avec quelques idées des
Philofophes payens , & qui ne furent enfantées
ni par l'erreur ni par le fanatif
me. Leurs Auteurs étoient des ambitieux
fans religion , qui fe jouant de la crédulité
des peuples , en firent l'inftrument de
leur ambition .
La Philofophie ayant été tranſplantée
chez les Arabes dans le VIII fiécle , ne
manqua pas de répandre fes influences fur
la religion de ces peuples. Le célebre Almanzor
, ce Calife Aftronome & Philofophe
, & après lui Abdallah & Almamon
voulant faire fleurir les Arts & les Sciences
chez cette nation , jufques- là barbare ,
y attirerent plufieurs fçavans , & firent traduire
en Arabe les meilleurs Auteurs anciens
& fur-tout leurs ouvrages philofophiques.
Le goût de la Philofophie s'étant
répandu , les efprits devinrent plus éclairés,
& l'Alcoran perdit en même tems beau-
1. Vol. C
so MERCURE DE FRANCE.
coup de la vénération qu'on lui portoit.
On vit naître une fecte de Philofophes ,
Médecins & Chymiftes , la plûpart Athées.
On ne connoît que trop le fameux Aver
roës , dont le fyftême de matérialiſme trouva
des profelites jufqu'en Europe . La dégradation
du Mahometifme ne manqua pas
d'exciter les murmures des zélés Mufulmans.
Bayle rapporte que Takiddin , un
de leurs Auteurs , s'éleva fort contre Almanzor
qu'il menaça de la colere célefte
pour avoir altéré la dévotion des vrais
croyans par l'introduction de la Philofophie.
Enfin par tout où vous trouverez les
traces de la Philofophie , vous trouverez
celles de l'irréligion qui la fuit toujours.
›
Lotfque Mahomet II eut pris Conftantinople
, où l'empire des Lettres avoit été
tranfplanté avec l'Empire Romain , les plus
fçavans hommes de la Grece fe retirerent
en Italie , où ils porterent les femences de
l'athéifme , qui s'y développa avec une rapidité
prodigieufe. Il est étonnant combien
on vit paroître d'athées en Italie dans les 15
& 16 fiécles ; on n'en a point connu en
France avant la reftauration des lettres par
François I. Mais depuis cette époque , la
philofophie y ayant monté au point de perfection
où elle eft aujourd'hui , l'incrédu
lité a gagné du terrein , & a ſuivi les mêDECEMBRE
. 1754
Sx
mes proportions dans fes progrès.
Les abus que les efprits forts ont fait
de tous les fyftêmes philophiques prouvent
que les principes de la philofophie ne font
pas faits
pour être adaptés à ceux de la
religion. Le pere de la philofophie mo-
1 derne , Descartes a malheureuſement
moins réuffi à démontrer l'exiſtence d'un
Dieu qu'à prouver que l'univers a pû fe
former & fe conferver tel qu'il eft par les
loix générales du mouvement. Quelque
éloigné que Defcartes ait voulu paroître
d'appuyer l'athéifme par ſon ſyſtême , il
n'en eft pas moins vrai que Spinofa n'a
fondé fon hypothèſe que fur les principes
du Cartefianifme. Bayle s'eft fervi de
ces mêmes principes pour établir fon fyftême
de pyrronifme , & pour combattre
tous les raifonnemens que l'on pouvoit
faire en faveur de la religion.
L'optimisme du célébre Leibnitz conduit
naturellement au fatalifme , & eft
d'autant plus féduifant qu'il juftifie la providence
de l'imputation du mal moral &
du mal phyfique ; l'harmonie préétablie du
même philofophe exclut toute liberté dans
l'homme.
Locke , ce fage & dangereux métaphyficien
, doit être regardé comme le pere du
matérialiſme moderne. Démontrer, comme
Cij
52. MERCURE DE FRANCE.
il prétendoit l'avoir fait , que la matiere
peut penfer , c'étoit en bonne logique démontrer
qu'elle penfe effectivement ; car
fi la matière eft fufceptible d'intelligence ,
la création d'une autre fubftance feroit
un hors d'oeuvre , & nous ferions d'autant
plus autorisés à la rejetter qu'il n'y a
que la néceffité de fon exiftence pour expliquer
la penfée , qui puiffe faire recourir
à un être qu'il nous eft impoffible de
concevoir.
Le grand Newton , malgré fon reſpect
pour la Divinité , n'a pû empêcher que
fon fyftême ne foit un des plus favorables
à l'irréligion ; & les pfeudo-Newtoniens ,
je veux dire ceux qui regardent , certe le
fentiment de Newton , l'attraction comme
une qualité effentielle à la matiere , font
de ce principe la baſe de l'athéifme le plus
décidé.
Mallebranche , qui a été le philofphe le
plus pénétré des fentimens de la religion ,
eft un de ceux dont les opinions ont été les
plus dangereufes ; fes principes l'avoient
conduit à nier l'existence des corps , & il
ne la croyoit que parce que l'Ecriture Sainte
le lui enfeignoit. En fuivant fes idées ,
d'autres ont conclu de la non - exiſtence de
la matiere , que les livres de l'écriture n'étoient
, ainfi que les corps , qu'une illufion
DECEMBRE . 1754 $ 3
des fens. Je regarde Mallebranche comme
l'auteur de la fecte des idéaliſtes , plus étendue
qu'on ne penfe , & dont l'opinion eft
un pur fcepticiſme , abfurde au premier
coup d'oeil , mais qui n'en devient que plus
dangereux dès qu'on l'approfondit.
Ce font là cependant les oracles de la
philofophie : fi les lumieres de leur efprit
& la droiture de leur coeur n'ont pû les
mettre à l'abri de l'erreur , croyons que
notre raiſon eft un flambeau trop foible
pour nous éclairer , & cherchons une
lumiere plus fûre , que nous ne pouvons
trouver que dans la religion : notre ame
ne fe connoît pas elle-même , ni le corps
qu'elle gouverne , ni les objets avec lefquels
elle a des rapports immédiats ; comment
connoîtroit- elle les rapports de l'homme
avec l'être fuprême ? elle ne peut parcourir
la chaîne immenfe qui les fépare :
qu'elle refte donc dans fa fphere. Reconnoiffons
la foibleffe & l'impuiffance de
notre raison , qui n'eft pas même capable
de me prouver l'existence de mon propre
corps , le fentiment feul me le perfuade ,
& je ne puis en douter : ainfi je ne fuis
pas convaincu , mais je fens l'exiſtence
d'un être fuprême , & la néceffité d'un
culte ; cela me me fuffit , je me tais , &
j'adore .
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Résumé : ESSAI PHILOSOPHIQUE.
L'essai philosophique 'Histoire de l'esprit humain' examine la dualité de l'homme, oscillant entre misère et grandeur. Les connaissances humaines, plutôt que d'éclairer, révèlent souvent l'ignorance et égarent les esprits. La philosophie, destinée à enseigner les devoirs, a souvent été utilisée comme prétexte pour s'en dispenser. La religion, essentielle pour la destinée humaine, a été altérée par les fausses lumières de la raison. L'incrédulité a progressé avec la philosophie, notamment chez les philosophes grecs et romains, où athéisme et philosophie étaient presque synonymes. Des penseurs comme Thalès, Démocrite et Épicure enseignaient l'athéisme, tandis que d'autres adoptaient le scepticisme. À Rome, l'incrédulité est apparue plus tard, introduite par des savants ayant voyagé en Grèce. Dans le judaïsme, la religion de Moïse était vénérée jusqu'à l'introduction de la philosophie, qui a donné naissance au sadducéisme, rejetant la spiritualité et l'immortalité de l'âme. Dans le christianisme primitif, la philosophie païenne a engendré des hérésies mêlant christianisme et idées philosophiques. Chez les Arabes, la philosophie a affaibli la vénération de l'Alcoran, menant à l'athéisme et au matérialisme, comme celui d'Averroès. En Europe, après la chute de Constantinople, l'athéisme s'est développé en Italie et en France, suivant les progrès de la philosophie. Les systèmes philosophiques modernes, de Descartes à Newton, ont souvent conduit à l'irréligion. Descartes a démontré un univers sans Dieu, Spinoza a fondé son système sur le cartésianisme, et Bayle a utilisé ces principes pour le pyrrhonisme. Leibniz a justifié le fatalisme, Locke a promu le matérialisme, et Newton a indirectement favorisé l'athéisme. Mallebranche, malgré sa piété, a conduit au scepticisme idéaliste. L'auteur conclut que la raison humaine est insuffisante pour comprendre les rapports avec l'être suprême et recommande de se fier au sentiment religieux.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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11
p. 54-55
EPITRE A Mlle D.... qui m'avoit demandé quelle étoit ma meilleure amie.
Début :
Oui, c'est encore une friponne, [...]
Mots clefs :
Meilleure amie
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : EPITRE A Mlle D.... qui m'avoit demandé quelle étoit ma meilleure amie.
EPITRE
A Mile D.... qui m'avoit demandé quelle
étoit ma meilleure amie,
Oui , c'eftencore une friponne ,
Qui de moi fait un Céladon .
Vous voulez connoître le nom
Et les charmes de la perfonne :
Mais j'ai le don d'être difcret,
Ou tout au moins de le paroître .
Cependant je brûle en fecret
De vous la donner à connoître.
Ecoutez donc à ce portrait
Vous la reconnoîtrez peut - être .
Au fond d'un antre ou d'un vallon ,
En vain la jeune violette ,
Nous dérobe fous le gazon
Sa beauté fimple , mais parfaite .
Bientôt une douce vapeur
Qu'exhale au loin fon humble fleur ,
Trahit le lieu de fa retraite ;
Elle a charmé par fon odeur ,
Elle enchante par fa couleur ;
Telle eft auffi cette Brunette
Par qui l'amour est mon vainqueur ;
DECEMBRE. 1754.
55
Contente d'unir la douceur
Et la bonté du caractere ,
A tout ce qu'a de féducteur
Un efprit que le goût éclaire ;
Elle ne cherche point à plaire
Par un dehors faux & trompeur.
Toujours belle , toujours piquante ,
Mais modefte dans ſes attraits ,
Ma bergere ne fçut jamais
Qu'elle eft encore plus charmante
Qu'en ce tableau je ne la fais.
Pour me tirer plutôt d'affaire ,
Ainfi que dans tous les portraits ,
Vous dirai- je qu'elle a les traits
De la Déeffe de Cythere ?
Je le pourrois , je le fçais bien ;
Mais tout Cythere eft une fable ;
Maintenant , donc je ne vois rien
Qui foit à D ..... comparable.
A Mile D.... qui m'avoit demandé quelle
étoit ma meilleure amie,
Oui , c'eftencore une friponne ,
Qui de moi fait un Céladon .
Vous voulez connoître le nom
Et les charmes de la perfonne :
Mais j'ai le don d'être difcret,
Ou tout au moins de le paroître .
Cependant je brûle en fecret
De vous la donner à connoître.
Ecoutez donc à ce portrait
Vous la reconnoîtrez peut - être .
Au fond d'un antre ou d'un vallon ,
En vain la jeune violette ,
Nous dérobe fous le gazon
Sa beauté fimple , mais parfaite .
Bientôt une douce vapeur
Qu'exhale au loin fon humble fleur ,
Trahit le lieu de fa retraite ;
Elle a charmé par fon odeur ,
Elle enchante par fa couleur ;
Telle eft auffi cette Brunette
Par qui l'amour est mon vainqueur ;
DECEMBRE. 1754.
55
Contente d'unir la douceur
Et la bonté du caractere ,
A tout ce qu'a de féducteur
Un efprit que le goût éclaire ;
Elle ne cherche point à plaire
Par un dehors faux & trompeur.
Toujours belle , toujours piquante ,
Mais modefte dans ſes attraits ,
Ma bergere ne fçut jamais
Qu'elle eft encore plus charmante
Qu'en ce tableau je ne la fais.
Pour me tirer plutôt d'affaire ,
Ainfi que dans tous les portraits ,
Vous dirai- je qu'elle a les traits
De la Déeffe de Cythere ?
Je le pourrois , je le fçais bien ;
Mais tout Cythere eft une fable ;
Maintenant , donc je ne vois rien
Qui foit à D ..... comparable.
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Résumé : EPITRE A Mlle D.... qui m'avoit demandé quelle étoit ma meilleure amie.
L'épître est adressée à Mile D...., qui avait demandé à l'auteur d'identifier sa meilleure amie. L'auteur décrit cette amie comme une personne discrète, mais il souhaite la révéler. Il la compare à une jeune violette cachée dans un vallon, dont la beauté et l'odeur la trahissent. Cette amie, une brunette, est douce, bonne et dotée d'un esprit éclairé par le goût. Elle ne cherche pas à plaire par des apparences trompeuses, restant toujours belle et piquante, modeste dans ses attraits. L'auteur refuse de la comparer à la déesse de Cythère, car il ne voit rien de comparable à cette amie. L'épître est datée de décembre 1754.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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12
p. 56-63
CONTES.
Début :
Tout un peuple étoit si disposé à la joie & à la gaité qu'il n'étoit plus capable [...]
Mots clefs :
Homme, Juge, Serpent, Esclave, Argent, Accusé
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : CONTES.
CONTES.
PREMIER CONTE.
Out un peuple étoit fi difpofé à la
joie & à la gaité qu'il n'étoit plus capable
de rien , c'étoient les Tirinthiens.
Comme ils ne pouvoient plus reprendre
leur férieux fur quoi que ce foit , tout
étoit en defordre parmi eux. S'ils s'affembloient
, tous leurs entretiens rouloient fur
des folies , au lieu de rouler fur les affaires
publiques : s'ils recevoient des Ambaffadeurs
, ils les tournoient en ridicule : s'ils
tenoient le confeil de ville , les avis des
plus graves Sénateurs n'étoient que des
bouffonneries , & en toutes fortes d'occafions
, une parole ou une action raifonnable
eût été un prodige chez cette nation .
Ils fe fentirent enfin fort incommodés
de cet efprit de plaifanterie. Ils allerent
confulter l'Oracle de Delphes , pour lui demander
les moyens de recouvrer un peu
de férieux : l'Oracle répondit que s'ils pouvoient
facrifier un taureau à Neptune fans
rire , il feroit déformais en leur pouvoir
d'être plus fages. Un facrifice n'eft pas une
occafion fi plaifante d'elle-même ; cepenDECEMBRE
1754 57
dant pour le faire
férieufement ils y apporterent
bien des précautions. Ils réfolurent
de n'y point recevoir de jeunes gens ,
mais feulement des vieillards ; & non pas
encore toutes fortes de vieillards , mais
feulement ceux qui avoient ou des infirmités
, ou beaucoup de dettes , ou des
femmes fâcheufes & incommodes. Quand
toutes ces perfonnes choifies furent fur le
bord de la mer pour immoler la victime ,
il fallut encore , malgré les femmes diableſſes
, les dettes , les maladies , & l'âge ,
qu'ils compofaffent leur air , baiffaffent les
yeux , & fe mordiffent les lévres . Mais
par malheur il fe trouva là un enfant qui
s'y étoit gliffé. On voulut le chaffer , & il
cria : quoi ! avez-vous peur que je n'avale
votre taureau Cette fottife déconcerta
toutes ces gravités contrefaites : on éclata
de rire ; le facrifice fut troublé , & la
raifon ne vint point aux Tirinthiens .
SECOND CONTE.
On raconte qu'il y avoit un Cadis, nommé
Roufbehani , il étoit dans le Tabariftan
; c'étoit un homme qui poffédoit toutes
les qualités que demande fa charge. Un
jour un homme fe préfenta devant lui
pour intenter procès à un autre à qui il
Cv
58 MERCURE
DE FRANCE
.
à
avoit prêté de l'argent : le Cadis dit à l'acufe
, avez vous l'argent de cet homme ?
l'accufé le nia ; le Cadis demanda à l'accufateur
, avez - vous des témoins ? il répondit
, je n'en ai point ; le Cadis répondit , il
faut le faire jurer. L'accufateur
pleura , &
lui dit : ô juge ! prenez garde , fecourezmoi
, je n'ai point de témoins pour lui &
il jurera : le juge lui dit , par rapport
vous , je n'irai point contre la loi , il faut
que vous ayez des témoins ou que votre
adverfaire jure . L'homme pleura & fe jetta
par terre , je fuis un pauvre homme ,
faire
pas
dit-il , & fi vous ne me faites
juſtice , je ferai trompé ; examinez ma
caufe qui eft jufte . Alors le juge voulant
examiner le jufte procédé de cet homme ,
le fit approcher , & lui dit : comment
avez vous donné de l'argent à cet homme ?
je l'ai prêté , répondit il : à quelle condition
le lui avez -vous prêté ?
O juge ! foyez toujours heureux. Sçachez
que cet homme étoit mon ami : il
devint amoureux d'une efclave ; le prix de
cette efclave étoit de cent fequins , tout
fon bien ne les vaut point . Cet homme
étoit toujours plongé dans le chagrin
quelque part qu'il allât. Un jour nous
étions enfemble à la promenade , nous
nous repofâmes dans un endroit où il fe
0
DECEMBRE. 1754. 59
reſſouvint de fa maîtreffe ; il pleura tant
que j'eus pitié de lui , par rapport à notre
ancienne amitié de vingt ans. Vous n'avez
point affez d'argent , lui dis- je , pour
acheter cette efclave ; perfonne ne vous
fecourt : à peine ai- je cent fequins que j'ai
gagnés depuis que je fuis né , voulez - vous
que je vous les prête ? vous mettrez auffi
de l'argent, & vous acheterez cette efclave :
après en avoir joui pendant un mois vous
la revendrez , & vous me rendrez ce qui
m'appartient . Auffi tôt cet homme ſe jetta
à mes pieds , & me jura de ne fe fervir
qu'un mois de cette efclave , & qu'enfuite
il la revendroit , foit qu'il y perdît ,
foit qu'il y gagnât , afin de me rendre
mon argent. Je me rendis à fes prieres , &
je lui donnai cet argent ; il n'y avoit avec
nous perfonne , excepté Dieu . Depuis ce
tems - là , quatre mois fe font écoulés fans
que j'aye vû paroître ni mon argent ni
l'efclave. Dans quel lieu avez vous donné
cet argent ? l'homme dit à l'ombre d'un arbre
: pourquoi dites-vous que vous n'avez
point de témoins ? Il dit alors à l'accufé
reftez auprès de moi ; & à l'accufateur ,
allez à cet arbre , priez- y Dieu , & enfuite
dites lui : le juge vous demande , venez &
rendez témoignage pour moi . L'accufé fourit
au difcours du juge : le juge s'en apper-
Cvj
60 MERCURE DE FRANCE.
çut , & fit femblant de ne le point voir
allez , dit- il , à l'accufateur , qu'il vienne
vîte pour rendre témoignage. L'accufateur
répondit , je crains que cet arbre ne veuille
point aquiefcer à ma feule parole , donnez
- moi quelque marque pour lui faire
fçavoir que c'eft de votre part que je viens.
Le juge lui en donna une , & lui dit , allez
& montrez lui cela ; dites -lui , le juge
vous demande pour rendre témoignage
fur ce que vous fçavez . Cet homme ayant
pris le figne , partit : l'accufé refta , le juge
caufa avec toute l'affemblée fans fonger à
l'accufé. Quelque tems après , il lui demanda
, cet homme eft-il arrivé à l'arbre ? il lui
répondit , il n'eft point encore arrivé : il
montra par cette réponſe qu'il étoit coupable.
Pour l'accufateur , étant allé à l'arbre
il eut beau le prier , lui montrer le ſignal
du juge , lui dire qu'il le demandoit pour
rendre témoignage , & ne pouvant rien
obtenir de l'arbre , il retourna , & dit au
juge Seigneur , j'ai montré votre figne ,
je n'ai rien obtenu de l'arbre. Alors le juge
répondit , cet arbre eft venu avant vous ,
il a rendu témoignage : vîte , donnez les
cent fequins à cet homme . L'accufé répartit
, quand eft-ce que l'arbre eft venu ? j'ai
toujours été préfent.
Le juge répondit , lorfque je vous aî
DECEMBRE. 1754. 61
demandé fi cet homme étoit arrivé à l'arbre
, pourquoi n'avez - vous point répondu
, comment puis- je fçavoir s'il y eft arrivé
, puifque je ne fçais où eft cet arbre ?
fi vous n'euffiez point connu cet arbre ,
vous n'euffiez point répondu : il n'y eft point
encore arrivé. L'accufé convaincu par luimême
, donna ce qu'il avoit à cet homme.
Quoique dans cette occafion le juge
n'aye point confulté le livre des loix , cependant
il a rendu la juftice par fon fçavoir.
III . CONTE.
Abdoul Dyebbar raconte que Mouhamed
, fils de Humeïr , étant un jour forti
pour chaffer , il vit un ferpent s'avancer
vers lui avec beaucoup de vîteffe . Lorfqu'il
fut arrivé auprès de lui , il lui dit :
fauve-moi , & Dieu te fauvera le jour que
perfonne autre que lui ne peut fauver . Il
demanda au ferpent de quoi il vouloit qu'il
le fauvât il lui répondit , d'un ennemi
qui veut me couper en pièces . Il lui demanda
où il vouloit qu'il le cachât ? il répondit
, fi tu veux faire une bonne action
cache-moi dans ton eftomac. Il ouvrit fa
bouche , & à peine le ferpent étoit - il defcendu
dans fon eftomac qu'il vit venir un
homme le fabre à la main , qui lui de62
MERCURE DE FRANCE.
1
manda où étoit le ferpent ? il lui répondit
qu'il ne l'avoit point vû , & l'homme paffa
outre. Sentant un moment après le ferpent
remonter , il ouvrit fa bouche ; le ferpent
mit la tête dehors, & lui demanda s'il voyoit
l'homme qui le cherchoit ? il répondit qu'il
avoit paffé , & qu'il ne le voyoit plus. Le
ferpent lui dit alors de choisir de deux chofes
l'une , ou qu'il lui piquât le coeur , ou
qu'il lui fendît le foie. Le fils de Humeïr
répondit : j'attefte Dieu que tu ne me traites
pas comme je l'ai mérité. Le ferpent
repliqua : il est vrai ; mais tu as fait du
bien à un ingrat , & il faut que tu choififfes
un des deux partis , il n'y a pas d'autres
moyens . Le fils de Humeïr lui dit :
puifqu'il faut que je meure , la feule grace
que je te demande eft que tu me donnes le
tems d'arriver au pied de cette montagne
qui eft devant nous pour m'y faire un tombeau.
Le ferpent y ayant confenti , il fe
mit à marcher du côté de la montagne.
A peine avoit il fait quelques pas qu'il rencontra
un jeune homme , d'un beau viſage
& bien habillé , qui lui dit : bon vieillard ,
qu'avez - vous ? il femble que vous foyez
defefpéré de la vie , & que vous alliez vous
préfenter à une mort certaine. Il lui répondit
: un ennemi qui eft dans mon eftomac
& qui veut me faire périr , m'a mis
DECEMBRE . 1754. 63
dans cet état. A ces mots le jeune homme
tira quelque chofe de fa manche & le lui
donna , en lui difant de l'avaler : l'ayant
avalé , il fentit une douleur violente dans
fes entrailles ; il fe plaignit au jeune homme
, & il lui en donna une autre : dès qu'il
l'eut avalé il rendit le ferpent en plufieurs
morceaux par le bas. Senfible au dernier
point au fervice qu'il lui avoit rendu , il lui
donna mille bénédictions , & le pria de lui
dire qui il étoit . Il répondit je fuis un ange
, mon nom eft Marouf, & ma place eſt
dans le quatrième ciel. Tu fçauras que les
habitans du ciel voyant le tour indigne
que le ferpent vouloit te jouer , ils ont été
touchés de ton état , & ont prié Dieu de
t'aider ; & c'est par fon ordre que je fuis
venu pour te tirer d'embarras. Hadjadje
demanda un jour à une perfonne quelles
étoient les chofes les plus mal employées ?
Il lui répondit , la pluie fur une terre falée
, une chandelle allumée devant le foleil
, une belle efclave entre les mains de
quelqu'un qui n'eft pas homme , & un
bienfait à un ingrat.
PREMIER CONTE.
Out un peuple étoit fi difpofé à la
joie & à la gaité qu'il n'étoit plus capable
de rien , c'étoient les Tirinthiens.
Comme ils ne pouvoient plus reprendre
leur férieux fur quoi que ce foit , tout
étoit en defordre parmi eux. S'ils s'affembloient
, tous leurs entretiens rouloient fur
des folies , au lieu de rouler fur les affaires
publiques : s'ils recevoient des Ambaffadeurs
, ils les tournoient en ridicule : s'ils
tenoient le confeil de ville , les avis des
plus graves Sénateurs n'étoient que des
bouffonneries , & en toutes fortes d'occafions
, une parole ou une action raifonnable
eût été un prodige chez cette nation .
Ils fe fentirent enfin fort incommodés
de cet efprit de plaifanterie. Ils allerent
confulter l'Oracle de Delphes , pour lui demander
les moyens de recouvrer un peu
de férieux : l'Oracle répondit que s'ils pouvoient
facrifier un taureau à Neptune fans
rire , il feroit déformais en leur pouvoir
d'être plus fages. Un facrifice n'eft pas une
occafion fi plaifante d'elle-même ; cepenDECEMBRE
1754 57
dant pour le faire
férieufement ils y apporterent
bien des précautions. Ils réfolurent
de n'y point recevoir de jeunes gens ,
mais feulement des vieillards ; & non pas
encore toutes fortes de vieillards , mais
feulement ceux qui avoient ou des infirmités
, ou beaucoup de dettes , ou des
femmes fâcheufes & incommodes. Quand
toutes ces perfonnes choifies furent fur le
bord de la mer pour immoler la victime ,
il fallut encore , malgré les femmes diableſſes
, les dettes , les maladies , & l'âge ,
qu'ils compofaffent leur air , baiffaffent les
yeux , & fe mordiffent les lévres . Mais
par malheur il fe trouva là un enfant qui
s'y étoit gliffé. On voulut le chaffer , & il
cria : quoi ! avez-vous peur que je n'avale
votre taureau Cette fottife déconcerta
toutes ces gravités contrefaites : on éclata
de rire ; le facrifice fut troublé , & la
raifon ne vint point aux Tirinthiens .
SECOND CONTE.
On raconte qu'il y avoit un Cadis, nommé
Roufbehani , il étoit dans le Tabariftan
; c'étoit un homme qui poffédoit toutes
les qualités que demande fa charge. Un
jour un homme fe préfenta devant lui
pour intenter procès à un autre à qui il
Cv
58 MERCURE
DE FRANCE
.
à
avoit prêté de l'argent : le Cadis dit à l'acufe
, avez vous l'argent de cet homme ?
l'accufé le nia ; le Cadis demanda à l'accufateur
, avez - vous des témoins ? il répondit
, je n'en ai point ; le Cadis répondit , il
faut le faire jurer. L'accufateur
pleura , &
lui dit : ô juge ! prenez garde , fecourezmoi
, je n'ai point de témoins pour lui &
il jurera : le juge lui dit , par rapport
vous , je n'irai point contre la loi , il faut
que vous ayez des témoins ou que votre
adverfaire jure . L'homme pleura & fe jetta
par terre , je fuis un pauvre homme ,
faire
pas
dit-il , & fi vous ne me faites
juſtice , je ferai trompé ; examinez ma
caufe qui eft jufte . Alors le juge voulant
examiner le jufte procédé de cet homme ,
le fit approcher , & lui dit : comment
avez vous donné de l'argent à cet homme ?
je l'ai prêté , répondit il : à quelle condition
le lui avez -vous prêté ?
O juge ! foyez toujours heureux. Sçachez
que cet homme étoit mon ami : il
devint amoureux d'une efclave ; le prix de
cette efclave étoit de cent fequins , tout
fon bien ne les vaut point . Cet homme
étoit toujours plongé dans le chagrin
quelque part qu'il allât. Un jour nous
étions enfemble à la promenade , nous
nous repofâmes dans un endroit où il fe
0
DECEMBRE. 1754. 59
reſſouvint de fa maîtreffe ; il pleura tant
que j'eus pitié de lui , par rapport à notre
ancienne amitié de vingt ans. Vous n'avez
point affez d'argent , lui dis- je , pour
acheter cette efclave ; perfonne ne vous
fecourt : à peine ai- je cent fequins que j'ai
gagnés depuis que je fuis né , voulez - vous
que je vous les prête ? vous mettrez auffi
de l'argent, & vous acheterez cette efclave :
après en avoir joui pendant un mois vous
la revendrez , & vous me rendrez ce qui
m'appartient . Auffi tôt cet homme ſe jetta
à mes pieds , & me jura de ne fe fervir
qu'un mois de cette efclave , & qu'enfuite
il la revendroit , foit qu'il y perdît ,
foit qu'il y gagnât , afin de me rendre
mon argent. Je me rendis à fes prieres , &
je lui donnai cet argent ; il n'y avoit avec
nous perfonne , excepté Dieu . Depuis ce
tems - là , quatre mois fe font écoulés fans
que j'aye vû paroître ni mon argent ni
l'efclave. Dans quel lieu avez vous donné
cet argent ? l'homme dit à l'ombre d'un arbre
: pourquoi dites-vous que vous n'avez
point de témoins ? Il dit alors à l'accufé
reftez auprès de moi ; & à l'accufateur ,
allez à cet arbre , priez- y Dieu , & enfuite
dites lui : le juge vous demande , venez &
rendez témoignage pour moi . L'accufé fourit
au difcours du juge : le juge s'en apper-
Cvj
60 MERCURE DE FRANCE.
çut , & fit femblant de ne le point voir
allez , dit- il , à l'accufateur , qu'il vienne
vîte pour rendre témoignage. L'accufateur
répondit , je crains que cet arbre ne veuille
point aquiefcer à ma feule parole , donnez
- moi quelque marque pour lui faire
fçavoir que c'eft de votre part que je viens.
Le juge lui en donna une , & lui dit , allez
& montrez lui cela ; dites -lui , le juge
vous demande pour rendre témoignage
fur ce que vous fçavez . Cet homme ayant
pris le figne , partit : l'accufé refta , le juge
caufa avec toute l'affemblée fans fonger à
l'accufé. Quelque tems après , il lui demanda
, cet homme eft-il arrivé à l'arbre ? il lui
répondit , il n'eft point encore arrivé : il
montra par cette réponſe qu'il étoit coupable.
Pour l'accufateur , étant allé à l'arbre
il eut beau le prier , lui montrer le ſignal
du juge , lui dire qu'il le demandoit pour
rendre témoignage , & ne pouvant rien
obtenir de l'arbre , il retourna , & dit au
juge Seigneur , j'ai montré votre figne ,
je n'ai rien obtenu de l'arbre. Alors le juge
répondit , cet arbre eft venu avant vous ,
il a rendu témoignage : vîte , donnez les
cent fequins à cet homme . L'accufé répartit
, quand eft-ce que l'arbre eft venu ? j'ai
toujours été préfent.
Le juge répondit , lorfque je vous aî
DECEMBRE. 1754. 61
demandé fi cet homme étoit arrivé à l'arbre
, pourquoi n'avez - vous point répondu
, comment puis- je fçavoir s'il y eft arrivé
, puifque je ne fçais où eft cet arbre ?
fi vous n'euffiez point connu cet arbre ,
vous n'euffiez point répondu : il n'y eft point
encore arrivé. L'accufé convaincu par luimême
, donna ce qu'il avoit à cet homme.
Quoique dans cette occafion le juge
n'aye point confulté le livre des loix , cependant
il a rendu la juftice par fon fçavoir.
III . CONTE.
Abdoul Dyebbar raconte que Mouhamed
, fils de Humeïr , étant un jour forti
pour chaffer , il vit un ferpent s'avancer
vers lui avec beaucoup de vîteffe . Lorfqu'il
fut arrivé auprès de lui , il lui dit :
fauve-moi , & Dieu te fauvera le jour que
perfonne autre que lui ne peut fauver . Il
demanda au ferpent de quoi il vouloit qu'il
le fauvât il lui répondit , d'un ennemi
qui veut me couper en pièces . Il lui demanda
où il vouloit qu'il le cachât ? il répondit
, fi tu veux faire une bonne action
cache-moi dans ton eftomac. Il ouvrit fa
bouche , & à peine le ferpent étoit - il defcendu
dans fon eftomac qu'il vit venir un
homme le fabre à la main , qui lui de62
MERCURE DE FRANCE.
1
manda où étoit le ferpent ? il lui répondit
qu'il ne l'avoit point vû , & l'homme paffa
outre. Sentant un moment après le ferpent
remonter , il ouvrit fa bouche ; le ferpent
mit la tête dehors, & lui demanda s'il voyoit
l'homme qui le cherchoit ? il répondit qu'il
avoit paffé , & qu'il ne le voyoit plus. Le
ferpent lui dit alors de choisir de deux chofes
l'une , ou qu'il lui piquât le coeur , ou
qu'il lui fendît le foie. Le fils de Humeïr
répondit : j'attefte Dieu que tu ne me traites
pas comme je l'ai mérité. Le ferpent
repliqua : il est vrai ; mais tu as fait du
bien à un ingrat , & il faut que tu choififfes
un des deux partis , il n'y a pas d'autres
moyens . Le fils de Humeïr lui dit :
puifqu'il faut que je meure , la feule grace
que je te demande eft que tu me donnes le
tems d'arriver au pied de cette montagne
qui eft devant nous pour m'y faire un tombeau.
Le ferpent y ayant confenti , il fe
mit à marcher du côté de la montagne.
A peine avoit il fait quelques pas qu'il rencontra
un jeune homme , d'un beau viſage
& bien habillé , qui lui dit : bon vieillard ,
qu'avez - vous ? il femble que vous foyez
defefpéré de la vie , & que vous alliez vous
préfenter à une mort certaine. Il lui répondit
: un ennemi qui eft dans mon eftomac
& qui veut me faire périr , m'a mis
DECEMBRE . 1754. 63
dans cet état. A ces mots le jeune homme
tira quelque chofe de fa manche & le lui
donna , en lui difant de l'avaler : l'ayant
avalé , il fentit une douleur violente dans
fes entrailles ; il fe plaignit au jeune homme
, & il lui en donna une autre : dès qu'il
l'eut avalé il rendit le ferpent en plufieurs
morceaux par le bas. Senfible au dernier
point au fervice qu'il lui avoit rendu , il lui
donna mille bénédictions , & le pria de lui
dire qui il étoit . Il répondit je fuis un ange
, mon nom eft Marouf, & ma place eſt
dans le quatrième ciel. Tu fçauras que les
habitans du ciel voyant le tour indigne
que le ferpent vouloit te jouer , ils ont été
touchés de ton état , & ont prié Dieu de
t'aider ; & c'est par fon ordre que je fuis
venu pour te tirer d'embarras. Hadjadje
demanda un jour à une perfonne quelles
étoient les chofes les plus mal employées ?
Il lui répondit , la pluie fur une terre falée
, une chandelle allumée devant le foleil
, une belle efclave entre les mains de
quelqu'un qui n'eft pas homme , & un
bienfait à un ingrat.
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Résumé : CONTES.
Le texte présente trois contes distincts. Le premier conte relate l'histoire des Tirinthiens, un peuple excessivement enclin à la joie et à la gaieté, au point de ne plus être capable de sérieux. Cette légèreté affectait tous les aspects de leur vie, rendant impossibles les discussions sérieuses ou les décisions importantes. Pour remédier à cette situation, ils consultèrent l'Oracle de Delphes, qui leur conseilla de sacrifier un taureau à Neptune sans rire. Malgré leurs efforts pour rester sérieux, la présence d'un enfant qui fit une remarque moqueuse fit échouer le sacrifice, et les Tirinthiens ne retrouvèrent pas leur sérieux. Le second conte raconte l'histoire d'un cadis nommé Roufbehani, connu pour ses qualités de juge. Un homme vint lui demander justice contre un ami qui avait emprunté de l'argent pour acheter une esclave mais ne l'avait pas remboursé. Le cadis, respectant la loi, exigea des témoins ou un serment. L'accusateur, désespéré, pleura et se jeta par terre. Le cadis, voulant examiner la cause, fit approcher l'accusé et écouta son récit. L'accusé expliqua qu'il avait prêté l'argent à son ami pour acheter une esclave, mais que celui-ci ne l'avait pas remboursé. Le cadis utilisa une ruse en demandant à l'accusé de se rendre auprès d'un arbre pour témoigner, révélant ainsi la culpabilité de l'accusé qui ne connaissait pas l'arbre. Le troisième conte est narré par Abdoul Dyebbar et concerne Mouhamed, fils de Humeïr. Un jour, un serpent demanda à Mouhamed de le sauver d'un ennemi. Mouhamed accepta et cacha le serpent dans son estomac. Plus tard, un ange nommé Marouf sauva Mouhamed en lui donnant une substance qui tua le serpent. L'ange révéla qu'il avait été envoyé par les habitants du ciel pour aider Mouhamed, soulignant l'ingratitude du serpent.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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14
p. 64
QUATRAIN. A une femme laide qui avoit des boutons, & qui vouloit en guérir à quelque prix que ce fût.
Début :
Si vous pouviez pour argent ou pour or, [...]
Mots clefs :
Boutons
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texteReconnaissance textuelle : QUATRAIN. A une femme laide qui avoit des boutons, & qui vouloit en guérir à quelque prix que ce fût.
QUATRAIN.
A une femme laide qui avoit des boutons ;
& qui vouloit en guérir à quelque prix
que ce fut.
ST
I vous pouviez pour argent ou pour or ,
A vos boutons trouver quelque remede ,
Vons feriez , j'en conviens , moins laide ;
Mais vous feriez bien laide encor.
A une femme laide qui avoit des boutons ;
& qui vouloit en guérir à quelque prix
que ce fut.
ST
I vous pouviez pour argent ou pour or ,
A vos boutons trouver quelque remede ,
Vons feriez , j'en conviens , moins laide ;
Mais vous feriez bien laide encor.
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15
p. 64-75
LETTRE A UN ETRANGER Sur les Moralistes François.
Début :
Mais vous n'êtes donc pas si frivoles, me disoit un jour un Anglois qui, [...]
Mots clefs :
Moralistes, Moralistes français, Morale, Esprit, Coeur, Montaigne, Hommes, Philosophie
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LETTRE A UN ETRANGER Sur les Moralistes François.
LETTRE A UN ETRANGER
Sur les Moraliftes François.
M
fi frivoles , Ais vous n'êtes donc pas
me difoit un jour un Anglois qui ,
après avoir bien étudié notre littérature ,
fut étonné de trouver tant de profondeur
dans nos bons écrivains , & admira fur-tout
nos ouvrages de morale . En effet ce recueillement
dans l'efprit & cette force de raiſon
que l'étude de la morale exige , ne vont
DECEMBRE . 1754. 65
pas avec le goût de minutie qu'il nous
foupçonnoit. Ce reproche fi commun dans
la bouche des étrangers , fe repére tous les
jours avec une forte de complaifance dans
un tas de brochures , de petites pieces &
de préfaces , dont les Auteurs accufent de
bonne foi leur propre nation d'être frivòle ,
parce qu'ils ne la connoiffent que par le
côté frivole ; & fans doute ils réuffiroient
bien mieux à accréditer cette accufation
par leurs ouvrages que par leurs fatyres..
Je vais , Monfieur , vous donner une
idée générale de nos Moraliftes , en fuivant
la marche de leurs ouvrages & en effayant
de faifir le caractere propre de leur efprit.
Le premier en date , & peut-être en mérite
, c'eft le célebre Montagnell vivoit
dans le XVI fiécle. Une étude profonde
de l'efprit humain l'avoit conduit au Scepticifme
le plus décidé : Que fçais -je ? étoit
fa dévife . Ennemi du ton avantageux des
dogmatiftes , il s'eft plû à répandre des
nuages fur les vérités les plus généralement
reçues . Tout devient paradoxe entre
fes mains ; le peu de confiftence des principes
que nous croyons les mieux fondés ,
l'infuffifance de notre raifon , l'inconftance
& les variations des opinions humaines.
fur les chofes les plus effentielles , & c.ce
font là les argumens dont il accable l'or66
MERCURE DE FRANCE:
gueil des Philofophes à fyftêmes. Il ne faifoit
pas plus de grace à nos vertus qu'à
nos connoiffances. Il remontoit à leur
fource pour apprécier leur mérite , & il
évaluoit ce mérite à bien peu de choſe :
enfin , felon lui , les vérités & les vertus
humaines ne tiennent à rien ou prefque à
rien. Pour peindre le coeur humain , Montagne
n'a fait qu'analyfer fon coeur . Nous
tenons à l'humanité par tant d'endroits ,
que le premier moyen d'apprendre à connoître
le coeur des autres , eft d'étudier de
bonne foi le fien propre . Montagne expofe
dans fes Effais fes idées & fes fentimens
, fes bonnes & fes mauvaifes qualités
avec une franchiſe finguliere , & cet
ouvrage eft un tableau où chacun reconnoît
quelques- uns de fes traits. Son livre
eft d'ailleurs mal fait , fans ordre , fans
méthode ; on y voit une imagination brillante
, mais livrée à fes caprices , irréguliere
dans fa marche , qui ne peut fuivre
aucun objet , s'égare fans ceffe & s'accroche
à tout on a dit bien joliment de
Montagne ,, que perfonne ne fçait moins ce
qu'il va dire , & ne fçait mieux ce qu'il dit.
Il cite à tout propos des paffages anciens
ou des hiftoires qui n'ont aucun rapport
au fujet qu'il traite ; fon ftyle eft furanné,
même pour le tems où il vivoit ; mais
DECEMBRE. 1754. 67
charmant par la naïveté , la vivacité & le
pittorefque de fes expreffions. Paſcal
Mallebranche , Nicole & quelques autres
ont été révoltés de l'Egoifme continuel qui
regne dans fon ouvrage ; avec tout cela
c'eſt la lecture la plus délicieuſe pour tout
homme qui fçait penfer.
Montagne eut pour difciple & pour ami
Pierre Charron , célebre par fon livre de
la Sageffe , qui fit beaucoup de bruit , &
manqua de faire des affaires férieufes à
fon auteur , parce qu'on y trouva l'air de
liberté , une Philofophie peu commune
dans ces tems encore barbares , & qu'on
pritpour de l'impiété . Charron étoit Théologien.
Bayle trouve fingulier que celui
des deux amis qui auroit dû inftruire l'autre
, en fût le difciple. Le livre de la Sageffe
eft eftimable & plein de belles chofes ;
mais il y en a peu dont on ne trouve au
moins le germe dans celui de Montagne.
Il est écrit avec plus de nerf & de méthode
que celui - ci , mais auffi avec bien moins
d'aménité , de grace & même de profondeur
.
Les Ecrivains de Port Royal nous ont
fourni dans le milieu du dernier fiécle
des ouvrages de morale bien eftimables .
Les Effais de Morale de M. Nicole font un
chef -d'oeuvre de méthode , d'éloquence
68 MERCURE DE FRANCE.
& de bonne philofophie , fur- tout dans les
quatre premiers volumes ; l'harmonie de
la morale & de la religion y eft préfentée
avec toute la force & la dignité dont
eft fufceptible une matiere auffi refpectable
; mais il regne dans cet ouvrage ce ton
d'aufterité , qui eft le cachet du Janfénifme
, & une monotonie qui à la longue devient
infupportable.
Mallebranche a donné auffi un excellent
traité de Morale chrétienne . Le célebre
Paſcal nous a laiffé des penfées morales
, où l'on trouve beaucoup de nerf &
de profondeur. A travers les parologifies
dont ce recueil eft rempli , on découvre
à chaque inftant des éclairs de génie qui
décelent toute la fublimité du fien ; mais
cet homme dont l'imagination étoit naturellement
trifte , & affoiblie par les maladies
& une dévotion trop auftere , voyant fans
ceffe un abîme à fes côtés , a répandu dans
fes penfées toute la noirceur de fon imagination
: elles ont un air fombre & effrayant
, qui tire fouvent au fanatifme.
Je ne puis m'empêcher de placer ici
Moliere , dont quelques comédies , indépendamment
du mérite dramatique , font
un traité de morale des plus précieux. Qui
a jamais connu le coeur humain mieux
que lui ? Qui l'a jamais mieux peint , &
DECEMBRE. 1754. 69
qui a jamais donné des leçons us touchantes
pour corriger les moeurs ? La morale
mife en action , fair à coup für une
impreffion bien plus vive & plus fenfible
qu'un traité didactique . Quel fond de Philofophie
ne faut-il pas pour faifir le point
fixe des moeurs avec autant de précision
que lui , lorfqu'il fait contrafter deux caracteres
oppofés qui marquent les deux
extrêmités du vice , pour faire mieux fentir
le jufte milieu où réfide la vertu ? Moliere
eft peut - être l'homme qui a jamais
eu le plus de philofophie dans la tête &
dans le coeur : voici un de fes traits que
je ne puis me laffer d'admirer , & qui peint
bien fon génie. Il revenoit un jour de
campagne avec Chapelle : un pauvre fur
le chemin lui demande l'aumône ; il met
fa main dans fa poche , & en tire une
piece de monnoye qu'il lui donne. Le
pauvre ayant regardé cette piece , courut
après lui pour la lui rapporter , en lui difant
que c'étoit un louis d'or , & qu'il
n'avoit pas eu fans doute deffein de lui
donner une fi groffe fomme. Moliere tira
un autre louis de fa poche , le lui
donna , & fe tourna vers fon ami , en lui
difant : Où diable la vertu va-t - elle fe nicher
? L'action eft belle , mais c'eft la réflexion
que j'admire : qu'elle me paroît
MERCURE DE FRANCE.
profonde ! elle ne pouvoit partir que d'un
Philofophe accoutumé à lire dans le coeur
humain , & dont le premier coup d'oeil a
l'humanité pour objet.
M. le Duc de la Rochefoucault a fait le
premier ouvrage de penfées détachées :
fon fameux livre de Maximes eft un fyftême
de morale bien neuf & bien fingulier
, & il y fait envifager l'humanité
fous un point de vûe bien humiliant . M.
D. L. R. F. ne croyoit point aux vertus ;
nous n'agiffons , felon lui , que par des
vûes d'intérêt & d'amour propre ; & les
plus belles actions feroient fouvent rougir
leur auteur , fi l'on en connoiffoit le principe
: voilà la bafe de fon fyftême . Il defcend
dans les profondeurs du coeur humain,
pour analyfer les vertus ; il les réduit à
leurs principes , & par là même il les réduit
à rien ce font des pierres précieuſes
qui perdent leur prix & leur brillant dans
la décompofition . L'héroïfme la
› grandeur
, la philofophie , ne font que de la
fauffe monnoye aux yeux de M. D. L. R. F.
& toute la fageffe humaine n'eft que le
mafque de l'amour propre. Il faut avoir du
courage & une réputation bien fûre pour
afficher un femblable fyftême ; un autre
auroit rifqué de fe faire envelopper dans
cette profcription générale des vertus , &
DECEMBRE. 1754. 71
&
c'eft un trait d'équité du public d'avoir
rendu juſtice à l'ouvrage de M. D. L. R.
fans foupçonner fon coeur.
Le livre des Maximes fit naître peu de
tems après celui de la fauffeté des Vertus
humaines , qui n'en eft qu'un commentaire.
Il est fait par M. Efprit , qui eft à M. D.
L. R. F. ce que Charron eft à Montagne.
On vit paroître enfin les Caracteres de
la Bruyere , ouvrage admirable que l'on
devroit fçavoir par coeur , & qu'on ne
peut trop méditer : c'eft le tableau de la
vie humaine peint d'après nature : fon mérite
eft trop bien établi pour m'y étendre
davantage. Beaucoup de gens font per
fuadés que M. de la Bruyere a peint réellement
des perfonnes connues ; cela paroît
affez vraisemblable : d'ailleurs fon
livre étant , pour ainfi dire , une galerie
de portraits d'hommes ridicules , fots &
vicieux , il n'y a rien de fi aifé que de
trouver des originaux qui y reffemblent.
Les caracteres font relevés encore par l'éclat
du coloris ; on y trouve de la force
de la nobleſſe , de l'imagination dans le
Style & très-fouvent une grande éloquence
; mais il est beaucoup travaillé , & on
le fent. Il vife quelquefois trop à l'épigramme
, & il me femble qu'on y trouve
quelques femences de ce précieux dans
72 MERCURE DE FRANCE.
les tours , qui s'eft développé dans notre
fiécle. Il y a tel auteur de nos jours qui
voudroit bien avoir créé telle expreffion
de la Bruyere ; mais on ne s'avife pas tout
feul du mérite des autres .
Notre fiècle avoit vû naître un de ces
hommes rares faits pour éclairer les autres
, & que la mort a enlevé au commencement
de fa carriere ( a ) ; c'eſt l'auteur
de l'Introduction à la connoiffance de l'ef
prit humain , ouvrage plein de principes
qui annonce un Philofophe qui avoit bien
refléchi fur lui -même , & qui connoifſoit
les hommes , quoiqu'il n'eût fait que les
entrevoir. Dans le brillant de la jeuneffe ,
au milieu des occupations militaires , accablé
de maladies longues & cruelles , M.
de Vauvenargues avoit confervé un efprit
libre & tranquille , une raifon vigoureuſe ,
qui devoit , fans doute , le conduire bien
loin. Le livre qu'il nous a laiffé ne montre
pas tout ce qu'il étoit , mais tout ce qu'il
devoit être. On y découvre les traces du
génie , des idées grandes , des réflexions
prefque toujours vraies & quelquefois fublimes
, un fens droit , & beaucoup d'efprit
, fans qu'il y prétendît. Son effai fur
le bien & le mal moral eft précieux par les
( 4 ) M. le Marquis de Vauvenargues , mort à
L'âge de 27 ans.
vûes ,
TA
DECEMBRE. 1754. 73-
vûes , la netteté & la faine philofophie
qu'il y a mis : fon ftyle mâle , pathétique ,
plein de vie , refpire par- tout ce ton de
fentiment qui a tant de charmes pour les
ames fenfibles je laiffe à de petits critiques
le foin de faire remarquer quelques
fautes d'exactitude grammaticale qui lui
font échappées . Il y a , ce me femble , une
reffemblance frappante entre Paſcal & M.
de Vauvenargues , & dans le caractere de
leur génie , & dans leurs maladies , & leur
mort prématurée.
L'homme confidéré en lui -même ou dans
par
fes rapports particuliers avec les autres
hommes , voilà l'objet qu'ont envifagé jufqu'ici
les moraliftes. Il eft venu un génie
créateur , qui joignant à ces confidérations
celles des rapports des hommes entr'eux
comme membres d'une fociété politique ,
a réuni là toute la fcience des moeurs ;
c'eſt fous ce point de vue fi étendu que la
morale eft developpée dans l'Esprit des loix ,
ouvrage unique , fait pour inftruire les
peuples , les Rois & les Philofophes , &
auffi admirable dans la magnificence &
l'immensité du plan que dans l'oeconomie
de l'exécution . On fent bien que la morale
doit être la bafe de la politique . Les
moeurs , les loix & les climats fe tiennent
entr'eux par des rapports délicats & dont
1. Vol. D
74 MERCURE DE FRANCE.
les combinaiſons font infinies ; ce font ces
rapports que M. de M. a démêlés avec autant
de fagacité que de profondeur : on eft
étonné de cette variété d'obfervations & de
cette multitude de faits , fouvent contradictoires
, qui viennent fe ranger d'euxmêmes
fous un principe fécond , & lui
fervir de point d'appui : on admire dans
fon ftyle cette éloquence rapide & énergi
que , cette force d'expreffion qui naît de la
force des idées ; cette précifion fi finguliere
, qui fait un tableau fini d'un feul
coup de pinceau ; cette imagination vive
& flexible , qui à côté d'une image légere
& gracieufe , nous préfente une image forte
& fublime qui nous étonne . M. de M.
eft tout ce qu'il veut être , & il eſt toujours
grand , toujours créateur ; il ne reſfemble
jamais à perfonne , même de loin ,
& je doute fort que quelqu'un lui reſſemble
de long- tems . On connoît un autre ouvrage
de lui plein d'efprit & de vûes fines
& profondes fur les moeurs , que j'admirerois
quand il ne renfermeroit que
l'hiftoire des Troglodites , qui me paroît
le morceau de morale le plus touchant &
du goût le plus neuf & le plus agréable
qui ait jamais été fait . Qu'il me foit permis
d'ajouter que le fublime des moeurs
que M. de M. a peint dans fes écrits , fe
"
DECEMBRE. 1754. 75
retrouve dans fon ame avec cette aimable
fimplicité , le charme de la fociété , &
qu'on a rencontrée quelquefois dans les
grands hommes. Il m'en coûte pour ne
m'étendre pas davantage fur fon éloge ; il
y a tant de plaifir à louer les hommes vertueux
! je ne craindrois pas affurément d'en
trop dire , mais je craindrois de ne dire pas .
ce qu'il faut.
On fera peut- être charmé d'apprendre
que M. de M. eft un defcendant du célé
bre Montagne ; on voit que le génie & la
philofophie font un bien de patrimoine ,
qui n'a fait qu'augmenter en paffant dans
les mains de M. de M.
Nous avons encore des gens d'efprit
des Philofophes qui ont bien étudié l'efprit
humain , & qui ont porté dans la morale
les nouvelles lumieres que notre fiécle
a acquifes ; mais je referve pour une
autre lettre la fuite de mes obfervations
fur les ouvrages que nous leur devons.
Sur les Moraliftes François.
M
fi frivoles , Ais vous n'êtes donc pas
me difoit un jour un Anglois qui ,
après avoir bien étudié notre littérature ,
fut étonné de trouver tant de profondeur
dans nos bons écrivains , & admira fur-tout
nos ouvrages de morale . En effet ce recueillement
dans l'efprit & cette force de raiſon
que l'étude de la morale exige , ne vont
DECEMBRE . 1754. 65
pas avec le goût de minutie qu'il nous
foupçonnoit. Ce reproche fi commun dans
la bouche des étrangers , fe repére tous les
jours avec une forte de complaifance dans
un tas de brochures , de petites pieces &
de préfaces , dont les Auteurs accufent de
bonne foi leur propre nation d'être frivòle ,
parce qu'ils ne la connoiffent que par le
côté frivole ; & fans doute ils réuffiroient
bien mieux à accréditer cette accufation
par leurs ouvrages que par leurs fatyres..
Je vais , Monfieur , vous donner une
idée générale de nos Moraliftes , en fuivant
la marche de leurs ouvrages & en effayant
de faifir le caractere propre de leur efprit.
Le premier en date , & peut-être en mérite
, c'eft le célebre Montagnell vivoit
dans le XVI fiécle. Une étude profonde
de l'efprit humain l'avoit conduit au Scepticifme
le plus décidé : Que fçais -je ? étoit
fa dévife . Ennemi du ton avantageux des
dogmatiftes , il s'eft plû à répandre des
nuages fur les vérités les plus généralement
reçues . Tout devient paradoxe entre
fes mains ; le peu de confiftence des principes
que nous croyons les mieux fondés ,
l'infuffifance de notre raifon , l'inconftance
& les variations des opinions humaines.
fur les chofes les plus effentielles , & c.ce
font là les argumens dont il accable l'or66
MERCURE DE FRANCE:
gueil des Philofophes à fyftêmes. Il ne faifoit
pas plus de grace à nos vertus qu'à
nos connoiffances. Il remontoit à leur
fource pour apprécier leur mérite , & il
évaluoit ce mérite à bien peu de choſe :
enfin , felon lui , les vérités & les vertus
humaines ne tiennent à rien ou prefque à
rien. Pour peindre le coeur humain , Montagne
n'a fait qu'analyfer fon coeur . Nous
tenons à l'humanité par tant d'endroits ,
que le premier moyen d'apprendre à connoître
le coeur des autres , eft d'étudier de
bonne foi le fien propre . Montagne expofe
dans fes Effais fes idées & fes fentimens
, fes bonnes & fes mauvaifes qualités
avec une franchiſe finguliere , & cet
ouvrage eft un tableau où chacun reconnoît
quelques- uns de fes traits. Son livre
eft d'ailleurs mal fait , fans ordre , fans
méthode ; on y voit une imagination brillante
, mais livrée à fes caprices , irréguliere
dans fa marche , qui ne peut fuivre
aucun objet , s'égare fans ceffe & s'accroche
à tout on a dit bien joliment de
Montagne ,, que perfonne ne fçait moins ce
qu'il va dire , & ne fçait mieux ce qu'il dit.
Il cite à tout propos des paffages anciens
ou des hiftoires qui n'ont aucun rapport
au fujet qu'il traite ; fon ftyle eft furanné,
même pour le tems où il vivoit ; mais
DECEMBRE. 1754. 67
charmant par la naïveté , la vivacité & le
pittorefque de fes expreffions. Paſcal
Mallebranche , Nicole & quelques autres
ont été révoltés de l'Egoifme continuel qui
regne dans fon ouvrage ; avec tout cela
c'eſt la lecture la plus délicieuſe pour tout
homme qui fçait penfer.
Montagne eut pour difciple & pour ami
Pierre Charron , célebre par fon livre de
la Sageffe , qui fit beaucoup de bruit , &
manqua de faire des affaires férieufes à
fon auteur , parce qu'on y trouva l'air de
liberté , une Philofophie peu commune
dans ces tems encore barbares , & qu'on
pritpour de l'impiété . Charron étoit Théologien.
Bayle trouve fingulier que celui
des deux amis qui auroit dû inftruire l'autre
, en fût le difciple. Le livre de la Sageffe
eft eftimable & plein de belles chofes ;
mais il y en a peu dont on ne trouve au
moins le germe dans celui de Montagne.
Il est écrit avec plus de nerf & de méthode
que celui - ci , mais auffi avec bien moins
d'aménité , de grace & même de profondeur
.
Les Ecrivains de Port Royal nous ont
fourni dans le milieu du dernier fiécle
des ouvrages de morale bien eftimables .
Les Effais de Morale de M. Nicole font un
chef -d'oeuvre de méthode , d'éloquence
68 MERCURE DE FRANCE.
& de bonne philofophie , fur- tout dans les
quatre premiers volumes ; l'harmonie de
la morale & de la religion y eft préfentée
avec toute la force & la dignité dont
eft fufceptible une matiere auffi refpectable
; mais il regne dans cet ouvrage ce ton
d'aufterité , qui eft le cachet du Janfénifme
, & une monotonie qui à la longue devient
infupportable.
Mallebranche a donné auffi un excellent
traité de Morale chrétienne . Le célebre
Paſcal nous a laiffé des penfées morales
, où l'on trouve beaucoup de nerf &
de profondeur. A travers les parologifies
dont ce recueil eft rempli , on découvre
à chaque inftant des éclairs de génie qui
décelent toute la fublimité du fien ; mais
cet homme dont l'imagination étoit naturellement
trifte , & affoiblie par les maladies
& une dévotion trop auftere , voyant fans
ceffe un abîme à fes côtés , a répandu dans
fes penfées toute la noirceur de fon imagination
: elles ont un air fombre & effrayant
, qui tire fouvent au fanatifme.
Je ne puis m'empêcher de placer ici
Moliere , dont quelques comédies , indépendamment
du mérite dramatique , font
un traité de morale des plus précieux. Qui
a jamais connu le coeur humain mieux
que lui ? Qui l'a jamais mieux peint , &
DECEMBRE. 1754. 69
qui a jamais donné des leçons us touchantes
pour corriger les moeurs ? La morale
mife en action , fair à coup für une
impreffion bien plus vive & plus fenfible
qu'un traité didactique . Quel fond de Philofophie
ne faut-il pas pour faifir le point
fixe des moeurs avec autant de précision
que lui , lorfqu'il fait contrafter deux caracteres
oppofés qui marquent les deux
extrêmités du vice , pour faire mieux fentir
le jufte milieu où réfide la vertu ? Moliere
eft peut - être l'homme qui a jamais
eu le plus de philofophie dans la tête &
dans le coeur : voici un de fes traits que
je ne puis me laffer d'admirer , & qui peint
bien fon génie. Il revenoit un jour de
campagne avec Chapelle : un pauvre fur
le chemin lui demande l'aumône ; il met
fa main dans fa poche , & en tire une
piece de monnoye qu'il lui donne. Le
pauvre ayant regardé cette piece , courut
après lui pour la lui rapporter , en lui difant
que c'étoit un louis d'or , & qu'il
n'avoit pas eu fans doute deffein de lui
donner une fi groffe fomme. Moliere tira
un autre louis de fa poche , le lui
donna , & fe tourna vers fon ami , en lui
difant : Où diable la vertu va-t - elle fe nicher
? L'action eft belle , mais c'eft la réflexion
que j'admire : qu'elle me paroît
MERCURE DE FRANCE.
profonde ! elle ne pouvoit partir que d'un
Philofophe accoutumé à lire dans le coeur
humain , & dont le premier coup d'oeil a
l'humanité pour objet.
M. le Duc de la Rochefoucault a fait le
premier ouvrage de penfées détachées :
fon fameux livre de Maximes eft un fyftême
de morale bien neuf & bien fingulier
, & il y fait envifager l'humanité
fous un point de vûe bien humiliant . M.
D. L. R. F. ne croyoit point aux vertus ;
nous n'agiffons , felon lui , que par des
vûes d'intérêt & d'amour propre ; & les
plus belles actions feroient fouvent rougir
leur auteur , fi l'on en connoiffoit le principe
: voilà la bafe de fon fyftême . Il defcend
dans les profondeurs du coeur humain,
pour analyfer les vertus ; il les réduit à
leurs principes , & par là même il les réduit
à rien ce font des pierres précieuſes
qui perdent leur prix & leur brillant dans
la décompofition . L'héroïfme la
› grandeur
, la philofophie , ne font que de la
fauffe monnoye aux yeux de M. D. L. R. F.
& toute la fageffe humaine n'eft que le
mafque de l'amour propre. Il faut avoir du
courage & une réputation bien fûre pour
afficher un femblable fyftême ; un autre
auroit rifqué de fe faire envelopper dans
cette profcription générale des vertus , &
DECEMBRE. 1754. 71
&
c'eft un trait d'équité du public d'avoir
rendu juſtice à l'ouvrage de M. D. L. R.
fans foupçonner fon coeur.
Le livre des Maximes fit naître peu de
tems après celui de la fauffeté des Vertus
humaines , qui n'en eft qu'un commentaire.
Il est fait par M. Efprit , qui eft à M. D.
L. R. F. ce que Charron eft à Montagne.
On vit paroître enfin les Caracteres de
la Bruyere , ouvrage admirable que l'on
devroit fçavoir par coeur , & qu'on ne
peut trop méditer : c'eft le tableau de la
vie humaine peint d'après nature : fon mérite
eft trop bien établi pour m'y étendre
davantage. Beaucoup de gens font per
fuadés que M. de la Bruyere a peint réellement
des perfonnes connues ; cela paroît
affez vraisemblable : d'ailleurs fon
livre étant , pour ainfi dire , une galerie
de portraits d'hommes ridicules , fots &
vicieux , il n'y a rien de fi aifé que de
trouver des originaux qui y reffemblent.
Les caracteres font relevés encore par l'éclat
du coloris ; on y trouve de la force
de la nobleſſe , de l'imagination dans le
Style & très-fouvent une grande éloquence
; mais il est beaucoup travaillé , & on
le fent. Il vife quelquefois trop à l'épigramme
, & il me femble qu'on y trouve
quelques femences de ce précieux dans
72 MERCURE DE FRANCE.
les tours , qui s'eft développé dans notre
fiécle. Il y a tel auteur de nos jours qui
voudroit bien avoir créé telle expreffion
de la Bruyere ; mais on ne s'avife pas tout
feul du mérite des autres .
Notre fiècle avoit vû naître un de ces
hommes rares faits pour éclairer les autres
, & que la mort a enlevé au commencement
de fa carriere ( a ) ; c'eſt l'auteur
de l'Introduction à la connoiffance de l'ef
prit humain , ouvrage plein de principes
qui annonce un Philofophe qui avoit bien
refléchi fur lui -même , & qui connoifſoit
les hommes , quoiqu'il n'eût fait que les
entrevoir. Dans le brillant de la jeuneffe ,
au milieu des occupations militaires , accablé
de maladies longues & cruelles , M.
de Vauvenargues avoit confervé un efprit
libre & tranquille , une raifon vigoureuſe ,
qui devoit , fans doute , le conduire bien
loin. Le livre qu'il nous a laiffé ne montre
pas tout ce qu'il étoit , mais tout ce qu'il
devoit être. On y découvre les traces du
génie , des idées grandes , des réflexions
prefque toujours vraies & quelquefois fublimes
, un fens droit , & beaucoup d'efprit
, fans qu'il y prétendît. Son effai fur
le bien & le mal moral eft précieux par les
( 4 ) M. le Marquis de Vauvenargues , mort à
L'âge de 27 ans.
vûes ,
TA
DECEMBRE. 1754. 73-
vûes , la netteté & la faine philofophie
qu'il y a mis : fon ftyle mâle , pathétique ,
plein de vie , refpire par- tout ce ton de
fentiment qui a tant de charmes pour les
ames fenfibles je laiffe à de petits critiques
le foin de faire remarquer quelques
fautes d'exactitude grammaticale qui lui
font échappées . Il y a , ce me femble , une
reffemblance frappante entre Paſcal & M.
de Vauvenargues , & dans le caractere de
leur génie , & dans leurs maladies , & leur
mort prématurée.
L'homme confidéré en lui -même ou dans
par
fes rapports particuliers avec les autres
hommes , voilà l'objet qu'ont envifagé jufqu'ici
les moraliftes. Il eft venu un génie
créateur , qui joignant à ces confidérations
celles des rapports des hommes entr'eux
comme membres d'une fociété politique ,
a réuni là toute la fcience des moeurs ;
c'eſt fous ce point de vue fi étendu que la
morale eft developpée dans l'Esprit des loix ,
ouvrage unique , fait pour inftruire les
peuples , les Rois & les Philofophes , &
auffi admirable dans la magnificence &
l'immensité du plan que dans l'oeconomie
de l'exécution . On fent bien que la morale
doit être la bafe de la politique . Les
moeurs , les loix & les climats fe tiennent
entr'eux par des rapports délicats & dont
1. Vol. D
74 MERCURE DE FRANCE.
les combinaiſons font infinies ; ce font ces
rapports que M. de M. a démêlés avec autant
de fagacité que de profondeur : on eft
étonné de cette variété d'obfervations & de
cette multitude de faits , fouvent contradictoires
, qui viennent fe ranger d'euxmêmes
fous un principe fécond , & lui
fervir de point d'appui : on admire dans
fon ftyle cette éloquence rapide & énergi
que , cette force d'expreffion qui naît de la
force des idées ; cette précifion fi finguliere
, qui fait un tableau fini d'un feul
coup de pinceau ; cette imagination vive
& flexible , qui à côté d'une image légere
& gracieufe , nous préfente une image forte
& fublime qui nous étonne . M. de M.
eft tout ce qu'il veut être , & il eſt toujours
grand , toujours créateur ; il ne reſfemble
jamais à perfonne , même de loin ,
& je doute fort que quelqu'un lui reſſemble
de long- tems . On connoît un autre ouvrage
de lui plein d'efprit & de vûes fines
& profondes fur les moeurs , que j'admirerois
quand il ne renfermeroit que
l'hiftoire des Troglodites , qui me paroît
le morceau de morale le plus touchant &
du goût le plus neuf & le plus agréable
qui ait jamais été fait . Qu'il me foit permis
d'ajouter que le fublime des moeurs
que M. de M. a peint dans fes écrits , fe
"
DECEMBRE. 1754. 75
retrouve dans fon ame avec cette aimable
fimplicité , le charme de la fociété , &
qu'on a rencontrée quelquefois dans les
grands hommes. Il m'en coûte pour ne
m'étendre pas davantage fur fon éloge ; il
y a tant de plaifir à louer les hommes vertueux
! je ne craindrois pas affurément d'en
trop dire , mais je craindrois de ne dire pas .
ce qu'il faut.
On fera peut- être charmé d'apprendre
que M. de M. eft un defcendant du célé
bre Montagne ; on voit que le génie & la
philofophie font un bien de patrimoine ,
qui n'a fait qu'augmenter en paffant dans
les mains de M. de M.
Nous avons encore des gens d'efprit
des Philofophes qui ont bien étudié l'efprit
humain , & qui ont porté dans la morale
les nouvelles lumieres que notre fiécle
a acquifes ; mais je referve pour une
autre lettre la fuite de mes obfervations
fur les ouvrages que nous leur devons.
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Résumé : LETTRE A UN ETRANGER Sur les Moralistes François.
La lettre met en lumière la profondeur et la force de raison des moralistes français, souvent sous-estimées par les étrangers. L'auteur répond à un Anglais surpris par la richesse de la littérature morale française, soulignant que cette profondeur ne s'oppose pas à la minutie souvent reprochée aux Français. L'auteur commence par Montaigne, un sceptique qui analyse le cœur humain avec franchise. Bien que son ouvrage soit désordonné, Montaigne est admiré pour sa naïveté et sa vivacité. Son disciple, Pierre Charron, est célèbre pour 'La Sagesse', mais son œuvre est moins profonde que celle de Montaigne. Les écrivains de Port-Royal, comme Nicole et Malebranche, ont produit des ouvrages moraux estimables, bien que parfois austères et monotones. Pascal, malgré son imagination sombre, laisse des pensées morales profondes. Molière, à travers ses comédies, offre une morale en action, corrigeant les mœurs avec précision. Le Duc de La Rochefoucauld, avec ses 'Maximes', présente une vision pessimiste des vertus humaines, réduites à l'intérêt et à l'amour-propre. La Bruyère, dans ses 'Caractères', peint la vie humaine avec force et éloquence, bien que parfois épigrammatique. Vauvenargues, malgré sa courte vie, laisse un ouvrage philosophique profond et touchant. Enfin, Montesquieu, dans 'L'Esprit des lois', développe la morale en lien avec la politique, les mœurs et les lois, avec une grande variété d'observations et une éloquence énergique. L'auteur exprime également son admiration pour les hommes vertueux et mentionne que M. de M., un descendant de Montaigne, incarne le génie et la philosophie comme des héritages familiaux. Il note l'existence de philosophes contemporains qui ont bien étudié l'esprit humain et apporté de nouvelles lumières à la morale, mais réserve ses observations détaillées pour une autre lettre.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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16
p. 76-78
LE CREPUSCULE.
Début :
Enfin le jour baisse ; [...]
Mots clefs :
Crépuscule, Nuit
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LE CREPUSCULE.
LE CREPUSCULE.
Enfin le jour baifle ;
L'aftre qui nous luit,
Après lui ne laiffe
Qu'un éclat qui fuit.
Auffi
voyageres
Qu'on voit les éclairs ,
Des vapeurs légeres
Enflamment les airs ,
Le Dieu que je fers
Fait de nos fougeres ,
Sous ces berceaux verds ,
Le lit des bergeres.
L'ombre fe répand
L'Amour moins timide ,
Livre impunément
A ma main avide
Ces biens précieux ,
Ces charmes fans nombre,
Que la nuit plus fombre
Dérobe à mes yeux.
Moment favorable !
Couché fur les fleurs,
Un objet aimable
N'a plus de rigueurs.
Mais déja tout çéde
DECEMBRE . 1754. 77
Au plus doux repos ,
A de longs travaux
Le fommeil fuccéde ,
Et volage encor ,
Dans les bras de Flore ,
Attendant l'Aurore ,
Zéphire s'endort.
Sommeil favorable ,
Ton charme agréable
Diffipe nos maux.
Autour des
pavots
Les fonges voltigent
Des fonges menteurs
Les folles erreurs
Confolent , affligent ,
Raffurent nos coeurs.
Le Berger fommeille
Près de fon troupeau s
Le plaifir feul veille
Près de ce ruiffeau :
Bientôt le filence ,
Enfant de la nuit ,
Dans ces bois devance
L'Amour qui le fuit.
Plus loin du myſtere ;
Le charme trompeur ,
Séduit & fait taire
L'auftere pudeur.
Voulant fe défendre
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
Philis va fe rendre
Au preffant defir ;
Déja le Plaifir
A
Badinant près d'elle ,
Fléchit la cruelle ;
J'entends un foupir.
Douce Nuit , acheve ,
Pour combler mes voeux ,
De me rendre heureux ;
Que le Jour fe leve
Témoin de nos feux.
Enfin le jour baifle ;
L'aftre qui nous luit,
Après lui ne laiffe
Qu'un éclat qui fuit.
Auffi
voyageres
Qu'on voit les éclairs ,
Des vapeurs légeres
Enflamment les airs ,
Le Dieu que je fers
Fait de nos fougeres ,
Sous ces berceaux verds ,
Le lit des bergeres.
L'ombre fe répand
L'Amour moins timide ,
Livre impunément
A ma main avide
Ces biens précieux ,
Ces charmes fans nombre,
Que la nuit plus fombre
Dérobe à mes yeux.
Moment favorable !
Couché fur les fleurs,
Un objet aimable
N'a plus de rigueurs.
Mais déja tout çéde
DECEMBRE . 1754. 77
Au plus doux repos ,
A de longs travaux
Le fommeil fuccéde ,
Et volage encor ,
Dans les bras de Flore ,
Attendant l'Aurore ,
Zéphire s'endort.
Sommeil favorable ,
Ton charme agréable
Diffipe nos maux.
Autour des
pavots
Les fonges voltigent
Des fonges menteurs
Les folles erreurs
Confolent , affligent ,
Raffurent nos coeurs.
Le Berger fommeille
Près de fon troupeau s
Le plaifir feul veille
Près de ce ruiffeau :
Bientôt le filence ,
Enfant de la nuit ,
Dans ces bois devance
L'Amour qui le fuit.
Plus loin du myſtere ;
Le charme trompeur ,
Séduit & fait taire
L'auftere pudeur.
Voulant fe défendre
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
Philis va fe rendre
Au preffant defir ;
Déja le Plaifir
A
Badinant près d'elle ,
Fléchit la cruelle ;
J'entends un foupir.
Douce Nuit , acheve ,
Pour combler mes voeux ,
De me rendre heureux ;
Que le Jour fe leve
Témoin de nos feux.
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Résumé : LE CREPUSCULE.
Le texte décrit la transition du crépuscule vers la nuit. La lumière déclinante laisse place à des éclairs et des vapeurs légères qui illuminent l'air. L'amour se manifeste plus librement, offrant des charmes précieux que la nuit sombre dissimule. Un moment propice permet de se reposer sans contrainte. Le sommeil succède aux travaux, et même Zéphyr, le vent doux, s'endort dans les bras de Flore. Le sommeil, entouré de pavots et de songes menteurs, disperse les maux. Les bergers dorment près de leur troupeau, tandis que le plaisir veille. La nuit avance, et l'amour la suit. Philis, séduite par le plaisir, succombe à ses désirs. Le texte se conclut par un souhait que la nuit rende heureux avant que le jour ne se lève, témoin des feux amoureux.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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17
p. 78-88
ETAT De la Poësie Dramatique en Allemagne.
Début :
Michel Sachse, Historien Allemand, nous apprend dans la quatrieme [...]
Mots clefs :
Hans Wurst, Théâtre, Acteurs, Comédie, Jean Saucisse, Allemagne, Poésie dramatique
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : ETAT De la Poësie Dramatique en Allemagne.
ETAT
De la Poëfie Dramatique en Allemagne.
M
Ichel Sachfe , Hiftorien Allemand ,
nous apprend dans la quatrieme
partie de fa Chronique des Empereurs ,
que la premiere Comédie fur jouée en
Allemagne en 1497 ; que Reuchlin en fut
l'auteur ; qu'il la compofa en l'honneur
de Jean de Dalberg , Evêque de Worms
& que le peuple la regarda comme un prodige
: c'eft là la premiere trace de l'origine
des fpectacles en Allemagne. L'ufage ne
peut gueres en avoir été plus ancien en
>
DECEMBRE . 1754. 79
France puifque fous François I on y
jouoit des comédies faintes , qui , autant
qu'on en peut juger par les titres , devoient
être monftrueufes. Il eft vrai que
fi l'on remonte à cet Anfelme Faidet dont
parle M. de Fontenelle dans fon Hiftoire
du Théatre François , & qui après avoir
promené fes tragédies & fes comédies
avec un grand fuccès dans plufieurs Cours ,
mourut en 1220 , le fpectacle fe trouvera
au moins de 277 ans plus ancien en France
qu'en Allemagne.
La principale caufe qui a empêché le
théatre allemand d'acquerir le dégré de
perfection auquel font parvenus les théâtres
d'Italie , d'Angleterre , & fur-tout celui
de France ; c'eft qu'ayant été en proye
à des troupes de bâteleurs errans , qui couroient
de foire en foire par toute l'Allemagne
, jouant de mauvaiſes farces pour
amufer la populace , les honnêtes gens fe
font revoltés contre cette forte de fpectacles
, & l'Eglife les a condamnés comme
propres par leur indécence , à corrompre
les moeurs. Il ne s'eft pas trouvé un homme
du monde , pas un génie d'un certain
ordre qui ait voulu travailler pour de pareils
hiftrions.
Le premier vice du théatre allemand
étoit donc de manquer de bonnes pieces ;
D iiij
So MERCURE DE FRANCE.
celles qu'on y repréfentoit , devenoient
également odieufes , & par le plan & par
l'exécution . On n'y voyoit jamais une
époque de la vie , un événement développé
; c'étoit toujours des hiftoires , quelquefois
de plufieurs fiécles : les régles du
dramatique y étoient tout- à - fait inconnues
, & les Comédiens donnoient une
pleine carriere à leur imagination.
La comédie qu'on jouoit le plus univerfellement
, c'étoit Adam & Eve , ou la
chute du premier homme ; elle n'eft pas encore
tout -à - fait profcrite , & il n'y a que
quelques années qu'on l'a repréfentée à
Strasbourg. On y voit une groffe Eve ,
dont le corps eft couvert d'une fimple
toile couleur de chair , exactement collée
fur la peau avec une petite ceinture de
feuilles de figuier , ce qui forme une nudité
très dégoûtante . Adam eft fagoté de
même. Le pere Eternel paroît avec une
vieille robe de chambre , affeublé d'une
vafte perruque & d'une grande barbe blanche
; les diables font les bouffons & les
mauvais plaifans.
Une autre piece que les Comédiens regardoient
comme une tragédie fublime ,
& qu'ils nommoient dans leurs affiches ,
une action d'éclat & d'état , c'eft Bajazet
Tamerlan. Après que ces deux rivaux
DECEMBRE. 1754. 81
de la tyrannie fe font fait dire par leurs
Ambaffadeurs , les invectives les plus atroces
& les faletés les plus groffieres , ils en
viennent à la bataille qui fe donne fur le
théatre. On voit Tamerlan qui terraffe
Bajazet : ces Princes fe prennent à braffecorps
, & font des efforts terribles pour s'étrangler
mutuellement , en jettant des cris
& des hurlemens affreux .
Dans une tragédie , intitulée Diocletien
, cet Empereur , grand perfécuteur des
Chrétiens , apprend que la belle Dorothée
a embraffé en cachette le Chriftianifme :
tranſporté de colere il fait venir fon Général
Antonin ; & lui commande de violer publiquement
cette Princeffe.Bien loin d'exécuter
cet étrange ordre , Antonin conçoit
pour elle un amour refpectueux & tâche de
la fauver. L'Empereur féduit par les mauvais
confeils de fon Chancelier , fait couper
la tête à la Princeffe , & cette exécution fe
paffe fur le théatre à la vûe des fpectateurs.
Dioclétien ne tarde point à fe repentir
de fon crime ; mais un moment
après il eft englouti par la terre. Le Général
Antonin perd la raifon de defefpoir , &
fait mille extravagances ; il s'endort à la
fin : Arlequin furvient , & le réveille avec
un jeu de cartes , en lui criant aux oreilles :
quatre matadors & fans prendre.
Dv
82 MERCURE DE FRANCE.
Le bouffon ou plaiſant de la véritable
comédie allemande eft appellé Jean fauciffe
( Hans-Wurft ) ; c'eft une efpéce de
balourd. Pour être parfait en fon genre ,
on veut qu'il ait l'accent Saltzbourgeois ; il
a le privilége de dire des faletés : au prix
de lui le Polichinel François eft très- poli .
Dans une piece intitulée Charles XII ,
Roi de Suede , le Général Fierabras commande
dans la fortereffe de Friderichshall
; il paroît fur les remparts , provoque
Charles XII , lui chante pouille , & l'appelle
fanfaron. Charles de fon côté le menace
qu'il le fera hacher menu comme
chair a pâté. Sur quoi le Roi va reconnoître
la ville. Jean Sauciffe qui est en faction ,
lui crie : Qui va là ? Le Roi répond , Charles
XII , & ajoute : Et toi , qui es -tu ?
Jean Sauciffe XIII , lui replique le bouffon
, en lui faifant la généalogie des Jean
Sauciffe. A la fin Charles fe met de mauvaiſe
humeur & fait commencer la canonnade
; mais il est bientôt étendu fur le
carreau. Fierabras fuivi de Jean Sauciffe ,
fort de la place ; & après avoir chanté victoire
fur le cadavre du Roi Suédois , il regagne
la ville , & la piece finit.
Ce n'eft pas que parmi tant de fottifes
on ne voye de tems en tems fur l'ancien
théatre allemand quelques bluettes d'efDECEMBRE
. 1754- 85
prit , quelques faillies plaifantes. Il y a
certainement des traits qui font rire , même
les honnêtes gens ; mais ils font rares &
prefque toujours défigurés par des poliffonneries
groffieres , ou par le noeud ridicule
de la piece.
Un autre défaut de ces anciennes pieces
allemandes , & qui n'eft pas des moindres ,
c'eft qu'elles ne font pas écrites d'un bout
à l'autre. Les Comédiens pour l'ordinaire
n'en ont que le cannevas , & jouent le
refte d'imagination . Jean Sauciffe fur-tout
y trouve unbeau champ pour donner carriere
à fes plaifanteries.
Au refte tout étoit mauffade dans ce
fpectacle : une mauvaiſe cabanne de planches
fervoit de maifon ; les décorations y
étoient pitoyables ; les acteurs vêtus de
de haillons & coëffés de grandes & vieilles
perruques , reflembloient à des fiacres
habillés en héros : en un mot , la comédie
étoit un divertiffement abandonné à la lie
du peuple.
Au milieu de cette barbarie une femme
aimable ofa concevoir le deffein d'épurer
le théatre allemand , de lui donner une
forme raisonnable , & de le porter , s'il étoit
Foffible , à la perfection ; but que les ef-
Frits d'un certain ordre fe propofent toujours
dans leurs entrepriſes. Cette femme
D vj
84 MERCURE DE FRANCE .
étoit Madame Neuber , épouſe d'un affez
mauvais Comédien , mais bonne actrice :
outre fon talent pour le théatre , elle en a
beaucoup pour la Poëfie , fuite du génie &
du goût avec lefquels elle eft née . Ses premiers
fuccès furent d'abord très- brillans ;
elle commença par s'affarer de plufieurs
bons acteurs , & en forma d'autres . Ce ne
fut pas une petite acquifition que celle
qu'elle fit en Monfieur Koch , Comédien ,
qui auroit paffé même à Paris pour excellent
, s'il avoit fçu la langue Françoiſe
auffi bien qu'il poffedoit l'Allemande : c'étoit
d'ailleurs un homme d'efprit qui avoit
de bonnes études , & qui dans la fuite a
traduit en vers allemands quelques-unes
des meilleures pieces Françoifes.
Mais ce n'étoit pas le tout d'avoir de
bons acteurs ; Madame Neuber crut avec
raifon qu'il falloit auffi fe pourvoir de
bonnes pieces , & rien n'étoit plus difficile
par les raifons qu'on vient de rapporter.
Elle s'avifa du meilleur expédient qu'elle
pût prendre , & réfolut de commencer par
donner au public de bonnes traductions
avant que de fonger à lui préfenter des
originaux. Son premier début fut en Saxe ,
& elle y trouva des fecours . M. Gottſched
accorda une espece de protection à ce théatre
naiflant , & le fournit non feulement
DECEMBRE . 1754. 85
de quelques bonnes verfions de pieces
françoifes , mais auffi de plufieurs Comédies
de fa façon ou de celle de fes amis ,
& entr'autres d'une tragédie qui feroit
belle dans toutes les langues du monde ;
c'eſt la mort de Caton , imitée en partie
de l'Anglois de M. Addiffon , & en partie
de l'invention de M. Gottfched. M. Koch
travailla auffi de fon côté avec fuccès à la
traduction des meilleures pieces du théatre
François , & le public goûta avec avidité
ces beautés nouvelles qui parurent fur
la fcene allemande .
Le théatre de Madame Neuber avoit
déja fait de grands progrès , lorqu'elle vint
débuter à Hambourg ; elle y trouva des
perfonnes de goût & des gens de lettres ,
amateurs des beaux Arts , dont les travaux
contribuerent beaucoup aux progrès dramatiques.
M. de Stuven dont les talens ont
été employés depuis plus utilement par
deux grands Princes , fut excité par fon
beau génie à confacrer fes momens de loifir
aux ouvrages dramatiques Il traduifit
en peu de tems , avec autant d'élégance que
de fidélité , Phédre & Hippolyte , Britannicus
, le Comte d'Effex , Brutus & Alzire. Il
a été depuis imité par plufieurs de fes compatriotes
; & peu s'en faut qu'on n'ait aujourd'hui
en Allemand les meilleures pie86
MERCURE DE FRANCE.
ces de Corneille , de Racine , de Voltaire ,
de Crébillon , de Campiftron , de Moliere ,
de Regnard , de Deftouches , en un mot
des plus célebres tragiques & comiques
François. Les Allemands font à cet égard
auffi riches que les Anglois , qui ont approprié
à leur théatre des traductions des plus
excellentes pieces Françoifes.
Ceux qui font au fait des détails du
théatre , fçavent combien il faut de dépenfes
& de goût pour l'habillement des
acteurs , pour les décorations & pour mille
autres befoins , dont le fpectateur s'apperçoit
à peine , mais qui font ruineux pour
les entrepreneurs. Mme Neuber n'eut pour
fubvenir à tous ces frais & pour la réuffite
de toutes fes entrepriſes , que la générosité
de quelques particuliers & les reffources
de fon efprit. Mais le croira- t- on ? Cette
femme à laquelle on ne fçauroit difputer
la gloire d'avoir produit en Allemagne le
premier théatre raisonnable , a été pendant
plufieurs années en bute à la fatyre la plus
noire & la plus amere , & fe trouve maintenant
réduite par les perfécutions de fes
ennemis à un état d'indigence , qui fait
honte au fiécle & à la nation. Au lieu de
reconnoiffance & d'encouragement, elle n'a
rencontré que des traverfes & de l'envie.
La defunion s'eft mife auffi dans fa troupe ,
DECEMBRE. 1754. 87
& plufieurs autres circonstances ont concouru
à la décadence de ce théatre , chacun
des principaux acteurs ayant eu l'ambition
d'être chef de troupe , & de fe former une
compagnie féparée. Cette mefintelligence
a tout ruiné. Du fein de la troupe de Mme
Neuber font forties celles de Schonemann
de Koch , de Shuch & d'autres , qui fe n
fant réciproquement n'ont pu s'élever chacune
en particulier à la perfection qu'elles
auroient atteinte fi elles fuffent demeurées
unies. Aujourd'hui chacune de ces troupes
eft défectueufe par quelque endroit , &
fur-tout par les acteurs , qui faifant de leur
art une fimple profeffion méchanique
jouent pour l'ordinaire fans efprit & fans
ame. Ils font ou froids à glacer, ou furieux.
Ce qui choque d'ailleurs beaucoup fur la
ene allemande , c'eft la façon mauffade
& prefque indécente dont s'habillent , fe
chauffent & fe coëffent les Comédiens Allemands
, fur-tout les femmes : on n'y
trouve point ce goût & ces graces fi néceffaires
pour plaire au public raifonnable .
Tout cet expofé prouve qu'il feroit poffible
de porter le théatre allemand à un
certain dégré de perfection ; mais il fait
voir en même tems que la chofe ne fe fera
jamais à moins que quelque Prince éclairé
ne s'en mêle , & n'entretienne à fes dépens
38 MERCURE DE FRANCE.
une bonne troupe , dirigée par un de ſes
courtifans , qui foit au fait du fpectacle.
De la Poëfie Dramatique en Allemagne.
M
Ichel Sachfe , Hiftorien Allemand ,
nous apprend dans la quatrieme
partie de fa Chronique des Empereurs ,
que la premiere Comédie fur jouée en
Allemagne en 1497 ; que Reuchlin en fut
l'auteur ; qu'il la compofa en l'honneur
de Jean de Dalberg , Evêque de Worms
& que le peuple la regarda comme un prodige
: c'eft là la premiere trace de l'origine
des fpectacles en Allemagne. L'ufage ne
peut gueres en avoir été plus ancien en
>
DECEMBRE . 1754. 79
France puifque fous François I on y
jouoit des comédies faintes , qui , autant
qu'on en peut juger par les titres , devoient
être monftrueufes. Il eft vrai que
fi l'on remonte à cet Anfelme Faidet dont
parle M. de Fontenelle dans fon Hiftoire
du Théatre François , & qui après avoir
promené fes tragédies & fes comédies
avec un grand fuccès dans plufieurs Cours ,
mourut en 1220 , le fpectacle fe trouvera
au moins de 277 ans plus ancien en France
qu'en Allemagne.
La principale caufe qui a empêché le
théatre allemand d'acquerir le dégré de
perfection auquel font parvenus les théâtres
d'Italie , d'Angleterre , & fur-tout celui
de France ; c'eft qu'ayant été en proye
à des troupes de bâteleurs errans , qui couroient
de foire en foire par toute l'Allemagne
, jouant de mauvaiſes farces pour
amufer la populace , les honnêtes gens fe
font revoltés contre cette forte de fpectacles
, & l'Eglife les a condamnés comme
propres par leur indécence , à corrompre
les moeurs. Il ne s'eft pas trouvé un homme
du monde , pas un génie d'un certain
ordre qui ait voulu travailler pour de pareils
hiftrions.
Le premier vice du théatre allemand
étoit donc de manquer de bonnes pieces ;
D iiij
So MERCURE DE FRANCE.
celles qu'on y repréfentoit , devenoient
également odieufes , & par le plan & par
l'exécution . On n'y voyoit jamais une
époque de la vie , un événement développé
; c'étoit toujours des hiftoires , quelquefois
de plufieurs fiécles : les régles du
dramatique y étoient tout- à - fait inconnues
, & les Comédiens donnoient une
pleine carriere à leur imagination.
La comédie qu'on jouoit le plus univerfellement
, c'étoit Adam & Eve , ou la
chute du premier homme ; elle n'eft pas encore
tout -à - fait profcrite , & il n'y a que
quelques années qu'on l'a repréfentée à
Strasbourg. On y voit une groffe Eve ,
dont le corps eft couvert d'une fimple
toile couleur de chair , exactement collée
fur la peau avec une petite ceinture de
feuilles de figuier , ce qui forme une nudité
très dégoûtante . Adam eft fagoté de
même. Le pere Eternel paroît avec une
vieille robe de chambre , affeublé d'une
vafte perruque & d'une grande barbe blanche
; les diables font les bouffons & les
mauvais plaifans.
Une autre piece que les Comédiens regardoient
comme une tragédie fublime ,
& qu'ils nommoient dans leurs affiches ,
une action d'éclat & d'état , c'eft Bajazet
Tamerlan. Après que ces deux rivaux
DECEMBRE. 1754. 81
de la tyrannie fe font fait dire par leurs
Ambaffadeurs , les invectives les plus atroces
& les faletés les plus groffieres , ils en
viennent à la bataille qui fe donne fur le
théatre. On voit Tamerlan qui terraffe
Bajazet : ces Princes fe prennent à braffecorps
, & font des efforts terribles pour s'étrangler
mutuellement , en jettant des cris
& des hurlemens affreux .
Dans une tragédie , intitulée Diocletien
, cet Empereur , grand perfécuteur des
Chrétiens , apprend que la belle Dorothée
a embraffé en cachette le Chriftianifme :
tranſporté de colere il fait venir fon Général
Antonin ; & lui commande de violer publiquement
cette Princeffe.Bien loin d'exécuter
cet étrange ordre , Antonin conçoit
pour elle un amour refpectueux & tâche de
la fauver. L'Empereur féduit par les mauvais
confeils de fon Chancelier , fait couper
la tête à la Princeffe , & cette exécution fe
paffe fur le théatre à la vûe des fpectateurs.
Dioclétien ne tarde point à fe repentir
de fon crime ; mais un moment
après il eft englouti par la terre. Le Général
Antonin perd la raifon de defefpoir , &
fait mille extravagances ; il s'endort à la
fin : Arlequin furvient , & le réveille avec
un jeu de cartes , en lui criant aux oreilles :
quatre matadors & fans prendre.
Dv
82 MERCURE DE FRANCE.
Le bouffon ou plaiſant de la véritable
comédie allemande eft appellé Jean fauciffe
( Hans-Wurft ) ; c'eft une efpéce de
balourd. Pour être parfait en fon genre ,
on veut qu'il ait l'accent Saltzbourgeois ; il
a le privilége de dire des faletés : au prix
de lui le Polichinel François eft très- poli .
Dans une piece intitulée Charles XII ,
Roi de Suede , le Général Fierabras commande
dans la fortereffe de Friderichshall
; il paroît fur les remparts , provoque
Charles XII , lui chante pouille , & l'appelle
fanfaron. Charles de fon côté le menace
qu'il le fera hacher menu comme
chair a pâté. Sur quoi le Roi va reconnoître
la ville. Jean Sauciffe qui est en faction ,
lui crie : Qui va là ? Le Roi répond , Charles
XII , & ajoute : Et toi , qui es -tu ?
Jean Sauciffe XIII , lui replique le bouffon
, en lui faifant la généalogie des Jean
Sauciffe. A la fin Charles fe met de mauvaiſe
humeur & fait commencer la canonnade
; mais il est bientôt étendu fur le
carreau. Fierabras fuivi de Jean Sauciffe ,
fort de la place ; & après avoir chanté victoire
fur le cadavre du Roi Suédois , il regagne
la ville , & la piece finit.
Ce n'eft pas que parmi tant de fottifes
on ne voye de tems en tems fur l'ancien
théatre allemand quelques bluettes d'efDECEMBRE
. 1754- 85
prit , quelques faillies plaifantes. Il y a
certainement des traits qui font rire , même
les honnêtes gens ; mais ils font rares &
prefque toujours défigurés par des poliffonneries
groffieres , ou par le noeud ridicule
de la piece.
Un autre défaut de ces anciennes pieces
allemandes , & qui n'eft pas des moindres ,
c'eft qu'elles ne font pas écrites d'un bout
à l'autre. Les Comédiens pour l'ordinaire
n'en ont que le cannevas , & jouent le
refte d'imagination . Jean Sauciffe fur-tout
y trouve unbeau champ pour donner carriere
à fes plaifanteries.
Au refte tout étoit mauffade dans ce
fpectacle : une mauvaiſe cabanne de planches
fervoit de maifon ; les décorations y
étoient pitoyables ; les acteurs vêtus de
de haillons & coëffés de grandes & vieilles
perruques , reflembloient à des fiacres
habillés en héros : en un mot , la comédie
étoit un divertiffement abandonné à la lie
du peuple.
Au milieu de cette barbarie une femme
aimable ofa concevoir le deffein d'épurer
le théatre allemand , de lui donner une
forme raisonnable , & de le porter , s'il étoit
Foffible , à la perfection ; but que les ef-
Frits d'un certain ordre fe propofent toujours
dans leurs entrepriſes. Cette femme
D vj
84 MERCURE DE FRANCE .
étoit Madame Neuber , épouſe d'un affez
mauvais Comédien , mais bonne actrice :
outre fon talent pour le théatre , elle en a
beaucoup pour la Poëfie , fuite du génie &
du goût avec lefquels elle eft née . Ses premiers
fuccès furent d'abord très- brillans ;
elle commença par s'affarer de plufieurs
bons acteurs , & en forma d'autres . Ce ne
fut pas une petite acquifition que celle
qu'elle fit en Monfieur Koch , Comédien ,
qui auroit paffé même à Paris pour excellent
, s'il avoit fçu la langue Françoiſe
auffi bien qu'il poffedoit l'Allemande : c'étoit
d'ailleurs un homme d'efprit qui avoit
de bonnes études , & qui dans la fuite a
traduit en vers allemands quelques-unes
des meilleures pieces Françoifes.
Mais ce n'étoit pas le tout d'avoir de
bons acteurs ; Madame Neuber crut avec
raifon qu'il falloit auffi fe pourvoir de
bonnes pieces , & rien n'étoit plus difficile
par les raifons qu'on vient de rapporter.
Elle s'avifa du meilleur expédient qu'elle
pût prendre , & réfolut de commencer par
donner au public de bonnes traductions
avant que de fonger à lui préfenter des
originaux. Son premier début fut en Saxe ,
& elle y trouva des fecours . M. Gottſched
accorda une espece de protection à ce théatre
naiflant , & le fournit non feulement
DECEMBRE . 1754. 85
de quelques bonnes verfions de pieces
françoifes , mais auffi de plufieurs Comédies
de fa façon ou de celle de fes amis ,
& entr'autres d'une tragédie qui feroit
belle dans toutes les langues du monde ;
c'eſt la mort de Caton , imitée en partie
de l'Anglois de M. Addiffon , & en partie
de l'invention de M. Gottfched. M. Koch
travailla auffi de fon côté avec fuccès à la
traduction des meilleures pieces du théatre
François , & le public goûta avec avidité
ces beautés nouvelles qui parurent fur
la fcene allemande .
Le théatre de Madame Neuber avoit
déja fait de grands progrès , lorqu'elle vint
débuter à Hambourg ; elle y trouva des
perfonnes de goût & des gens de lettres ,
amateurs des beaux Arts , dont les travaux
contribuerent beaucoup aux progrès dramatiques.
M. de Stuven dont les talens ont
été employés depuis plus utilement par
deux grands Princes , fut excité par fon
beau génie à confacrer fes momens de loifir
aux ouvrages dramatiques Il traduifit
en peu de tems , avec autant d'élégance que
de fidélité , Phédre & Hippolyte , Britannicus
, le Comte d'Effex , Brutus & Alzire. Il
a été depuis imité par plufieurs de fes compatriotes
; & peu s'en faut qu'on n'ait aujourd'hui
en Allemand les meilleures pie86
MERCURE DE FRANCE.
ces de Corneille , de Racine , de Voltaire ,
de Crébillon , de Campiftron , de Moliere ,
de Regnard , de Deftouches , en un mot
des plus célebres tragiques & comiques
François. Les Allemands font à cet égard
auffi riches que les Anglois , qui ont approprié
à leur théatre des traductions des plus
excellentes pieces Françoifes.
Ceux qui font au fait des détails du
théatre , fçavent combien il faut de dépenfes
& de goût pour l'habillement des
acteurs , pour les décorations & pour mille
autres befoins , dont le fpectateur s'apperçoit
à peine , mais qui font ruineux pour
les entrepreneurs. Mme Neuber n'eut pour
fubvenir à tous ces frais & pour la réuffite
de toutes fes entrepriſes , que la générosité
de quelques particuliers & les reffources
de fon efprit. Mais le croira- t- on ? Cette
femme à laquelle on ne fçauroit difputer
la gloire d'avoir produit en Allemagne le
premier théatre raisonnable , a été pendant
plufieurs années en bute à la fatyre la plus
noire & la plus amere , & fe trouve maintenant
réduite par les perfécutions de fes
ennemis à un état d'indigence , qui fait
honte au fiécle & à la nation. Au lieu de
reconnoiffance & d'encouragement, elle n'a
rencontré que des traverfes & de l'envie.
La defunion s'eft mife auffi dans fa troupe ,
DECEMBRE. 1754. 87
& plufieurs autres circonstances ont concouru
à la décadence de ce théatre , chacun
des principaux acteurs ayant eu l'ambition
d'être chef de troupe , & de fe former une
compagnie féparée. Cette mefintelligence
a tout ruiné. Du fein de la troupe de Mme
Neuber font forties celles de Schonemann
de Koch , de Shuch & d'autres , qui fe n
fant réciproquement n'ont pu s'élever chacune
en particulier à la perfection qu'elles
auroient atteinte fi elles fuffent demeurées
unies. Aujourd'hui chacune de ces troupes
eft défectueufe par quelque endroit , &
fur-tout par les acteurs , qui faifant de leur
art une fimple profeffion méchanique
jouent pour l'ordinaire fans efprit & fans
ame. Ils font ou froids à glacer, ou furieux.
Ce qui choque d'ailleurs beaucoup fur la
ene allemande , c'eft la façon mauffade
& prefque indécente dont s'habillent , fe
chauffent & fe coëffent les Comédiens Allemands
, fur-tout les femmes : on n'y
trouve point ce goût & ces graces fi néceffaires
pour plaire au public raifonnable .
Tout cet expofé prouve qu'il feroit poffible
de porter le théatre allemand à un
certain dégré de perfection ; mais il fait
voir en même tems que la chofe ne fe fera
jamais à moins que quelque Prince éclairé
ne s'en mêle , & n'entretienne à fes dépens
38 MERCURE DE FRANCE.
une bonne troupe , dirigée par un de ſes
courtifans , qui foit au fait du fpectacle.
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Résumé : ETAT De la Poësie Dramatique en Allemagne.
Le texte aborde l'évolution du théâtre dramatique en Allemagne. La première comédie allemande connue date de 1497, écrite par Reuchlin en l'honneur de Jean de Dalberg, évêque de Worms. En France, des comédies étaient déjà jouées sous François Ier, avec des spectacles remontant même à 1220, comme ceux d'Anselme Fadet. En Allemagne, le théâtre était longtemps dominé par des troupes de bateleurs errants, ce qui lui a valu une mauvaise réputation et une condamnation par l'Église. Les pièces étaient souvent de mauvaise qualité, mélangeant des histoires de différentes époires sans respecter les règles dramatiques. Des comédies comme 'Adam et Eve' ou des tragédies comme 'Bajazet Tamerlan' et 'Dioclétien' étaient courantes, caractérisées par leur indécence et leur manque de réalisme. Madame Neuber, actrice et poétesse, a tenté de réformer le théâtre allemand en engageant de bons acteurs et en traduisant des pièces françaises célèbres. Elle a reçu le soutien de M. Gottsched et d'autres intellectuels, permettant au théâtre allemand de progresser. Cependant, des querelles internes et des persécutions ont conduit à la décadence de son théâtre. Les troupes allemandes actuelles souffrent de désunion et de manque de professionnalisme, avec des acteurs jouant sans esprit ni âme. Le texte conclut que pour atteindre un certain degré de perfection, le théâtre allemand nécessiterait le soutien d'un prince éclairé.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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18
p. 88
« Le mot de la premiere Enigme du Mercure de Novembre est Chemin Celui de la [...] »
Début :
Le mot de la premiere Enigme du Mercure de Novembre est Chemin Celui de la [...]
Mots clefs :
Chemin, Cartes à jouer, Caractère
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : « Le mot de la premiere Enigme du Mercure de Novembre est Chemin Celui de la [...] »
Le mot de la premiere Enigme du Mercure
de Novembre eft Chemin Celui de la
feconde eft Cartes à jouer. Le mot du Logogryphe
eft Caractere , dans lequel on
trouve carte géographique , terre , art , rare
, car , rat , carte à jouer , Raca , artere.
de Novembre eft Chemin Celui de la
feconde eft Cartes à jouer. Le mot du Logogryphe
eft Caractere , dans lequel on
trouve carte géographique , terre , art , rare
, car , rat , carte à jouer , Raca , artere.
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19
p. 88-89
ENIGME.
Début :
Mon pere est le blond Apollon, [...]
Mots clefs :
Épée
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : ENIGME.
ENIGM E.
Mon pere eft le blond Apollon ;
Ma mere eft celle d'Egeon .
J'aime la valeur , le courage ;
Je me plais beaucoup au carnage :
Ma vûe imprime la terreur .
Je fuis l'afyle de l'honneur.
Sous l'un & fous l'autre topique
On me chérit & l'on me craint ;
Du fond de la Chine au Mexique
J'agite & je mets tout en train.
Depuis la naiffance du monde ,
Je devins en exploits féconde.
Je fais du bien , je fais du mal ;
J'ai fervi le grand Annibal ,
DECEMBRE. 1754 89
Céfar , Scipion , Alexandre ;
Tous ces conquerans , fous mes loix ,
Ont forcé le monde à fe rendre.
Je foutiens le thrône des Rois .
A ces traits tu peux reconnoître ,
Cher Lecteur , mon nom & mon être.
Mon pere eft le blond Apollon ;
Ma mere eft celle d'Egeon .
J'aime la valeur , le courage ;
Je me plais beaucoup au carnage :
Ma vûe imprime la terreur .
Je fuis l'afyle de l'honneur.
Sous l'un & fous l'autre topique
On me chérit & l'on me craint ;
Du fond de la Chine au Mexique
J'agite & je mets tout en train.
Depuis la naiffance du monde ,
Je devins en exploits féconde.
Je fais du bien , je fais du mal ;
J'ai fervi le grand Annibal ,
DECEMBRE. 1754 89
Céfar , Scipion , Alexandre ;
Tous ces conquerans , fous mes loix ,
Ont forcé le monde à fe rendre.
Je foutiens le thrône des Rois .
A ces traits tu peux reconnoître ,
Cher Lecteur , mon nom & mon être.
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20
p. 89-90
AUTRE.
Début :
J'ai les femmes pour ennemies, [...]
Mots clefs :
Silence
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : AUTRE.
AUTR E.
JAi les femmes pour ennemies ,
Si l'on croit certain croniqueur ;
Vois , ami , quel eſt mon malheur
D'être banni de leurs parties.
Aux hommes moins indifférent ,
Par fois ils me rendent hommage ;
Mais c'eft un honneur de paffage :
Je ne fuis Roi que dans certain Couvent.
Combien de fois l'amant timide
Me garde-t-il contre fon gré ?
De ces Meffieurs rarement réveré ,
Peu voyagent fous mon Egide.
Il eft pourtant , fans vanité ,
Des cas où j'ai l'éloquence en partage :
D'autres , où de ftupidité
Je fuis la plus parfaite image.
A bien des divers mouvemens
Je dois moneffence & mon être
90 MERCURE DE FRANCE.
Je donne des plaifirs , je cauſe des tourmens.
N'en eft- ce pas aflez pour me faire connoître ?
JAi les femmes pour ennemies ,
Si l'on croit certain croniqueur ;
Vois , ami , quel eſt mon malheur
D'être banni de leurs parties.
Aux hommes moins indifférent ,
Par fois ils me rendent hommage ;
Mais c'eft un honneur de paffage :
Je ne fuis Roi que dans certain Couvent.
Combien de fois l'amant timide
Me garde-t-il contre fon gré ?
De ces Meffieurs rarement réveré ,
Peu voyagent fous mon Egide.
Il eft pourtant , fans vanité ,
Des cas où j'ai l'éloquence en partage :
D'autres , où de ftupidité
Je fuis la plus parfaite image.
A bien des divers mouvemens
Je dois moneffence & mon être
90 MERCURE DE FRANCE.
Je donne des plaifirs , je cauſe des tourmens.
N'en eft- ce pas aflez pour me faire connoître ?
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21
p. 90-91
LOGOGRYPHE.
Début :
Guidés par la folie & nourris par l'espoir, [...]
Mots clefs :
Loterie
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LOGOGRYPHE.
LOGOGRYPHE.
Guidés par la folie & nourris par l'eſpoir ,
Jouets ambitieux d'une vaine avarice ,
Mille & mille mortels foumis à mon pouvoir ,
S'exposent tous les jours aux coups de mon caprice.
Aveugle en mes faveurs , bizarre dans mon choix ,
Capricieuſe , injufte même ,
De mes défauts , malgré le nombre extrême ,
On veut encore fubir mes loix.
Si ce tableau fur moi te laiffe quelque doute ,
Pour me montrer , lecteur , je prens une autre
route.
Partage tout mon corps en deux ,
J'offre d'abord le don que je deftine
A ceux que je veux rendre heureux.
Enfuite joins mes fept pieds , & combine ,
Tu trouveras du Créateur
Un oeuvre dans lequel éclate fa puiſſance ,
Une riviere de la France ,
Remarquable par ſa grandeur ,
Un ornement aux Prêtres néceſſaire ,
Un cas honteux qu'on ne fait guere à jeun ,
Dans un repas un ſervice ordinaire ,
DECEMBRE. 1754. 91
Un métal autrefois au Pérou fort commun ;
Un inftrument avec lequel Orphée
Sçutjadis attendrir Pluton ;
De la jalouſe & cruelle Junon
La rivale qui fut la plus perfecutée.
Un Prophête fameux , ce qui fert au repos ;
Après le vin ce qui refte aux tonneaux ;
Une chofe fort néceffaire ,
Que tout le monde doit porter ;
Le nom d'un mortel qu'on revere
Un Saint connu dans le calendrier.
Un pays de la Gréce , une plante qui pique ;
Un Dieu puiflant dont Zéphire eft le fils ,
Plus une note de Mufique :
Enfin un ....
Mais , Lecteur , c'eſt aſſez , je finis.
Guidés par la folie & nourris par l'eſpoir ,
Jouets ambitieux d'une vaine avarice ,
Mille & mille mortels foumis à mon pouvoir ,
S'exposent tous les jours aux coups de mon caprice.
Aveugle en mes faveurs , bizarre dans mon choix ,
Capricieuſe , injufte même ,
De mes défauts , malgré le nombre extrême ,
On veut encore fubir mes loix.
Si ce tableau fur moi te laiffe quelque doute ,
Pour me montrer , lecteur , je prens une autre
route.
Partage tout mon corps en deux ,
J'offre d'abord le don que je deftine
A ceux que je veux rendre heureux.
Enfuite joins mes fept pieds , & combine ,
Tu trouveras du Créateur
Un oeuvre dans lequel éclate fa puiſſance ,
Une riviere de la France ,
Remarquable par ſa grandeur ,
Un ornement aux Prêtres néceſſaire ,
Un cas honteux qu'on ne fait guere à jeun ,
Dans un repas un ſervice ordinaire ,
DECEMBRE. 1754. 91
Un métal autrefois au Pérou fort commun ;
Un inftrument avec lequel Orphée
Sçutjadis attendrir Pluton ;
De la jalouſe & cruelle Junon
La rivale qui fut la plus perfecutée.
Un Prophête fameux , ce qui fert au repos ;
Après le vin ce qui refte aux tonneaux ;
Une chofe fort néceffaire ,
Que tout le monde doit porter ;
Le nom d'un mortel qu'on revere
Un Saint connu dans le calendrier.
Un pays de la Gréce , une plante qui pique ;
Un Dieu puiflant dont Zéphire eft le fils ,
Plus une note de Mufique :
Enfin un ....
Mais , Lecteur , c'eſt aſſez , je finis.
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