Auteur du texte (7)
[empty]
[empty]
[empty]
[empty]
[empty]
[empty]
[empty]
Détail
Liste
Résultats : 7 texte(s)
1
p. 7-13
ÉPITRE AU MERCURE.
Début :
Toi qui du monde studieux [...]
Mots clefs :
Messager, Logogriphes, Chansons, Art dramatique, Louis, Mercure de France, Crébillon, Pensions
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : ÉPITRE AU MERCURE.
ÉPITRE AU MERCURE.
Toror qui du monde ſtudieux
Seize fois dans un an parcours l'immenfe eſpace,
Ardent Meffager du Parnalle ,
Et rival quant au nom , du Mellager des Dieux :
On dit qu'allez longtemps votre emploi fat le
même ;
Que fouvent , l'un & l'autre avec art travestis ,
Votre foin journalier , votre devoir ſuprême
A iv
8 MERCURE DE FRANCE .
Fut de porter à quelque Iſis ,
En dépit des Argus , plus d'un galant emblême.
Des Logogryphes , des Chansons ,
Jadis , de nos François captivoient les fuffrages.
Le Mercure Galant , fi j'en crois mes foupçons ,
Eût alors dédaigné de plus graves meſſages .
Ces temps ont difparu : tout change avec les
moeurs.
Le Mercure de France , au brillant joint l'utile.
Son moderne appanage eft un enclos fertile
Où les fruits s'uniffent aux fleurs.
Là , comme auparavant , Beliſe peut encore
Cueillir les doux préſens de Flore :
Là , figurent , en même temps ,
VERTUMNE CERES & POMONE :
Là , chacun à fon gré moiffonne
Les dons paffagers du Printemps ,
Et les fruits durables d'Automne.
Je vois l'Agriculteur , ce Philofophe heureux ,
Guidé par tes leçons dans fes travaux ruſtiques :
Je vois nos Citadins , raiſonneurs haſardeux ,
Réformer , d'après toi , leurs calculs chimériques:
Je vois l'Emule de Strabon ,
Celui d'Archimède & d'Euclide ,
Ceux d'Hipocrate & de Newton ,
Grace à ta courfe uniforme & rapide ,
JANVIER . 1763 . 9
Donner & recevoir mainte docte leçon.
Plus loin la jeune Eglé pour qui tant de ſcience
N'eſt rien , avec raifon , auprès d'un Madrigal ,
Détourne cent feuillets pour chercher une ftance,
Et fourit , en lifant certain Conte moral :
Route fleurie , où trop d'orgueil peut- être ,
Même, après Marmontel , m'a déja fait paroître : *
Ah , puiſſé- je , du moins , y marcher ſon égal !
Ce n'est pas tout je vois encore
Et Polymnie & Terpficore ,
>
Se foumettre à ton Tribunal .
Ces jeux où Dangeville , Eléve de Thalie,
Emprunte les accens , fon fouris , fon regard ,
Où Clairon , du Tragique épuifant l'énergie
Atteint , fans nul éffort , les bornes de fon art :
Cet autre art plus fublime où triomphe Voltaire ,
Où Saintfoix , où Piron brillent chacun à part :
L'art dramatique enfin , pour nous fi néceſſaire ;
Tous ces talens , du Sage accueillis , révérés ,
'Dont le but en tous lieux eft d'inftruire & de
plaire ,
Trouvent dans ton recueil leurs faftes confacrés.
La Corne d'Amalthée , l'Anneau de Gygès , Lindor
Délie , trois Contes inférés dans les précédens Mercures
, font de l'Auteur de cette Epitre , de même que les
Quiproquo , Nouvelle inférée en partie dans ce premier
Volume,
A v
10 MERCURE DE FRANCE .
Que dirai - je de plus ? C'eft ton heureux domaine
Qui fert de récompenfe à ces Mortels vantés ,
Dont le crayon fublime ou l'éloquente veine
Plus d'une fois à nos yeux enchantés
Fit triompher Clio , Thalie & Melpomène.
Aux foutiens des beaux Arts , trop longtems ou
bliés ,
Tu fournis des fecours que res fuccès font naître .
Par-là de leurs travaux ils fe verroient payés ,
Si de teis travaux pouvoient l'être .
Ainfi , Rome naiffante oroit à fes Guerriers ,
Outre de ftériles Lauriers ,
Une part du Domaine accrû par leur courage.
Bientôt elle y joignit d'auguftes monumens ,
De la reconnoiffance ingénieux hommage ,
Et muets orateurs de leurs faits triomphans.
Chez toi renaît encor ce jufte & noble uſage :
Oui , lorfque parvenus au terme rigoureux
De leur humaine deſtinée ,
La mort fur tes Héros étend fon voile affreux ;
Quand des Mufes en deuil la troupe conſternée ,
Regrette Echyle * Plaute , arrachés à nos voeux ;
Par des monumens plus durables
Que des fimulachres pompeux ,
Tu confacres chez nos neveux ,
* Feu M, de Crébillon 5 fi juftement furnommé l'Echyle
François , avoit une penfion fur le Mercure . Il ne
feroit pas difficile de trouver plus d'an Plaute parmi
MM. les Penfionnaires vivans.
JANVIER. 1763 .
11
La gloire de ces morts à jamais mémorables ,
Et toujours vivans à leurs yeux.
Poarfuis ; & que ton Caducée
Devienne le fceptre des Arts ;
De ces Enfans des Cieux la troupe difperfée
Par les cris du terrible Mars ,
Se réunit de toutes parts ,
Et reprend ſa ſplendeur trop longtems éclipſée .
Un Roi qui la chérit , qui dans tous les deffeins ,
Prend l'honneur pour flambeau , prend la vertu
pour guide ,
Enchaînant fous les pieds la difcorde homicide ,
De nos jours orageux a fait des jours fereins .
Louis , ( à ce nom feul votre elpoir ſe ranime ,
Beaux Arts , que fi ſouvent ont cherché les bienfaits
! )
LOUIS , à votre éffor fublime
Prépare un libre cours , & de vaſtes ſujets.
Déja plus d'une fois l'Art de nos Praxitelles
Imprima fur l'airain l'image de ſes traits * :
* On ſçait qu'il y a déja plufieurs années que les Villes
de Bordeaux & de Rennes ont l'une & Pautre fait elever
une Statue au Roi dans leur enceinte . Paris & Rheims
vont jouir du même avantage. Ces quatre Monuniens
doivent à tous égards fixer l'attention de la pollerité.
On a beaucoup écrit fur celui que fait riger la Walle
de Rheims. Je dois ajo ter qu'à cette occafio 1 , cette Cité
antique femble avoir pris une nouvelle forme. Une foule
d'Ouvrages modernes l'embellit & la decore . Ceft de
quoi le Public pourra juger par le Plan qui en doit bien-
A vj
12 MERCURE DE FRANCE ..
C'eſt à vos touches immortelles ,
Mufes , qu'il appartient d'animer ces Portraits.
Peignez cette ame égale , intrépide , fincère ,
Cette ame de LOUIS , fi digne de TITUS ,
Ce coeur né pour aimer , ce noble caractère ,
Cette fermeté rare , & pour dire encor plus ,
Cette bonté que rien n'altère ....
O toi , prompt Meffager , qui dans ton cours heureux
Ne marches que fous fes aufpices ,
T
Porte jufqu'à fes pieds mon encens & mes voeux.
Jadis mes yeux ont vu ce Roi victorieux
De mes foibles éffais accueillir les prémices * .
Renaîffez , ô momens pour moi fi glorieux !
Du moins , puiffe à fon gré , mon zéle induſtrieux
Multiplier fes facrifices.
Ont dit que pour chanter les vergers & les champs ,
Tranſporté d'une ardeur extrême ,
Le Berger Héfiode obtint des Mufes même
La Lyre qui régla ſes ruftiques accens :
Ah ! fid'un pareil avantage
tôt paroître. Tous ces travaux , ainfi que ceux de la nouvelle
Place , te font exécutés d'après les Deffeins & fous
les yeux de M. le Gendre , Ingénieur en Chef de la
Province de Champagne. Ses talens ont dignement fecondé
le zéle des Citoyens & des Magiftrats municipaux
de cette Ville ancienne & célébre,
* En 1748 , l'Auteur n'étant âgé que de 19 ans, eut
l'honneur de préfenter au Roi un Difcours en Vers de fa
compofition fur les Victoires de SA MAJESTE'.
JANVIER. 1763 . 13
Mes voeux ardens étoient ſuivis ;
Mon choix eft fait : je jure par LOUIS ,
D'en faire un plus fublime uſage.
Par M. DE LA DIXMERIE.
Toror qui du monde ſtudieux
Seize fois dans un an parcours l'immenfe eſpace,
Ardent Meffager du Parnalle ,
Et rival quant au nom , du Mellager des Dieux :
On dit qu'allez longtemps votre emploi fat le
même ;
Que fouvent , l'un & l'autre avec art travestis ,
Votre foin journalier , votre devoir ſuprême
A iv
8 MERCURE DE FRANCE .
Fut de porter à quelque Iſis ,
En dépit des Argus , plus d'un galant emblême.
Des Logogryphes , des Chansons ,
Jadis , de nos François captivoient les fuffrages.
Le Mercure Galant , fi j'en crois mes foupçons ,
Eût alors dédaigné de plus graves meſſages .
Ces temps ont difparu : tout change avec les
moeurs.
Le Mercure de France , au brillant joint l'utile.
Son moderne appanage eft un enclos fertile
Où les fruits s'uniffent aux fleurs.
Là , comme auparavant , Beliſe peut encore
Cueillir les doux préſens de Flore :
Là , figurent , en même temps ,
VERTUMNE CERES & POMONE :
Là , chacun à fon gré moiffonne
Les dons paffagers du Printemps ,
Et les fruits durables d'Automne.
Je vois l'Agriculteur , ce Philofophe heureux ,
Guidé par tes leçons dans fes travaux ruſtiques :
Je vois nos Citadins , raiſonneurs haſardeux ,
Réformer , d'après toi , leurs calculs chimériques:
Je vois l'Emule de Strabon ,
Celui d'Archimède & d'Euclide ,
Ceux d'Hipocrate & de Newton ,
Grace à ta courfe uniforme & rapide ,
JANVIER . 1763 . 9
Donner & recevoir mainte docte leçon.
Plus loin la jeune Eglé pour qui tant de ſcience
N'eſt rien , avec raifon , auprès d'un Madrigal ,
Détourne cent feuillets pour chercher une ftance,
Et fourit , en lifant certain Conte moral :
Route fleurie , où trop d'orgueil peut- être ,
Même, après Marmontel , m'a déja fait paroître : *
Ah , puiſſé- je , du moins , y marcher ſon égal !
Ce n'est pas tout je vois encore
Et Polymnie & Terpficore ,
>
Se foumettre à ton Tribunal .
Ces jeux où Dangeville , Eléve de Thalie,
Emprunte les accens , fon fouris , fon regard ,
Où Clairon , du Tragique épuifant l'énergie
Atteint , fans nul éffort , les bornes de fon art :
Cet autre art plus fublime où triomphe Voltaire ,
Où Saintfoix , où Piron brillent chacun à part :
L'art dramatique enfin , pour nous fi néceſſaire ;
Tous ces talens , du Sage accueillis , révérés ,
'Dont le but en tous lieux eft d'inftruire & de
plaire ,
Trouvent dans ton recueil leurs faftes confacrés.
La Corne d'Amalthée , l'Anneau de Gygès , Lindor
Délie , trois Contes inférés dans les précédens Mercures
, font de l'Auteur de cette Epitre , de même que les
Quiproquo , Nouvelle inférée en partie dans ce premier
Volume,
A v
10 MERCURE DE FRANCE .
Que dirai - je de plus ? C'eft ton heureux domaine
Qui fert de récompenfe à ces Mortels vantés ,
Dont le crayon fublime ou l'éloquente veine
Plus d'une fois à nos yeux enchantés
Fit triompher Clio , Thalie & Melpomène.
Aux foutiens des beaux Arts , trop longtems ou
bliés ,
Tu fournis des fecours que res fuccès font naître .
Par-là de leurs travaux ils fe verroient payés ,
Si de teis travaux pouvoient l'être .
Ainfi , Rome naiffante oroit à fes Guerriers ,
Outre de ftériles Lauriers ,
Une part du Domaine accrû par leur courage.
Bientôt elle y joignit d'auguftes monumens ,
De la reconnoiffance ingénieux hommage ,
Et muets orateurs de leurs faits triomphans.
Chez toi renaît encor ce jufte & noble uſage :
Oui , lorfque parvenus au terme rigoureux
De leur humaine deſtinée ,
La mort fur tes Héros étend fon voile affreux ;
Quand des Mufes en deuil la troupe conſternée ,
Regrette Echyle * Plaute , arrachés à nos voeux ;
Par des monumens plus durables
Que des fimulachres pompeux ,
Tu confacres chez nos neveux ,
* Feu M, de Crébillon 5 fi juftement furnommé l'Echyle
François , avoit une penfion fur le Mercure . Il ne
feroit pas difficile de trouver plus d'an Plaute parmi
MM. les Penfionnaires vivans.
JANVIER. 1763 .
11
La gloire de ces morts à jamais mémorables ,
Et toujours vivans à leurs yeux.
Poarfuis ; & que ton Caducée
Devienne le fceptre des Arts ;
De ces Enfans des Cieux la troupe difperfée
Par les cris du terrible Mars ,
Se réunit de toutes parts ,
Et reprend ſa ſplendeur trop longtems éclipſée .
Un Roi qui la chérit , qui dans tous les deffeins ,
Prend l'honneur pour flambeau , prend la vertu
pour guide ,
Enchaînant fous les pieds la difcorde homicide ,
De nos jours orageux a fait des jours fereins .
Louis , ( à ce nom feul votre elpoir ſe ranime ,
Beaux Arts , que fi ſouvent ont cherché les bienfaits
! )
LOUIS , à votre éffor fublime
Prépare un libre cours , & de vaſtes ſujets.
Déja plus d'une fois l'Art de nos Praxitelles
Imprima fur l'airain l'image de ſes traits * :
* On ſçait qu'il y a déja plufieurs années que les Villes
de Bordeaux & de Rennes ont l'une & Pautre fait elever
une Statue au Roi dans leur enceinte . Paris & Rheims
vont jouir du même avantage. Ces quatre Monuniens
doivent à tous égards fixer l'attention de la pollerité.
On a beaucoup écrit fur celui que fait riger la Walle
de Rheims. Je dois ajo ter qu'à cette occafio 1 , cette Cité
antique femble avoir pris une nouvelle forme. Une foule
d'Ouvrages modernes l'embellit & la decore . Ceft de
quoi le Public pourra juger par le Plan qui en doit bien-
A vj
12 MERCURE DE FRANCE ..
C'eſt à vos touches immortelles ,
Mufes , qu'il appartient d'animer ces Portraits.
Peignez cette ame égale , intrépide , fincère ,
Cette ame de LOUIS , fi digne de TITUS ,
Ce coeur né pour aimer , ce noble caractère ,
Cette fermeté rare , & pour dire encor plus ,
Cette bonté que rien n'altère ....
O toi , prompt Meffager , qui dans ton cours heureux
Ne marches que fous fes aufpices ,
T
Porte jufqu'à fes pieds mon encens & mes voeux.
Jadis mes yeux ont vu ce Roi victorieux
De mes foibles éffais accueillir les prémices * .
Renaîffez , ô momens pour moi fi glorieux !
Du moins , puiffe à fon gré , mon zéle induſtrieux
Multiplier fes facrifices.
Ont dit que pour chanter les vergers & les champs ,
Tranſporté d'une ardeur extrême ,
Le Berger Héfiode obtint des Mufes même
La Lyre qui régla ſes ruftiques accens :
Ah ! fid'un pareil avantage
tôt paroître. Tous ces travaux , ainfi que ceux de la nouvelle
Place , te font exécutés d'après les Deffeins & fous
les yeux de M. le Gendre , Ingénieur en Chef de la
Province de Champagne. Ses talens ont dignement fecondé
le zéle des Citoyens & des Magiftrats municipaux
de cette Ville ancienne & célébre,
* En 1748 , l'Auteur n'étant âgé que de 19 ans, eut
l'honneur de préfenter au Roi un Difcours en Vers de fa
compofition fur les Victoires de SA MAJESTE'.
JANVIER. 1763 . 13
Mes voeux ardens étoient ſuivis ;
Mon choix eft fait : je jure par LOUIS ,
D'en faire un plus fublime uſage.
Par M. DE LA DIXMERIE.
Fermer
Résumé : ÉPITRE AU MERCURE.
L'épître au Mercure célèbre le périodique 'Mercure de France' et ses diverses contributions. Le texte compare ce périodique à la planète Mercure et au messager des dieux, soulignant leur rôle commun de messagers. Il évoque l'évolution du 'Mercure Galant', autrefois dédié à des messages plus légers, vers le 'Mercure de France', qui combine l'utile et le brillant. Ce périodique offre une variété de contenus, allant des poèmes aux traités philosophiques, en passant par des œuvres dramatiques et des contes. Le 'Mercure de France' couvre plusieurs disciplines, telles que l'agriculture, les sciences, la philosophie et les arts dramatiques. Il mentionne des figures littéraires et artistiques contemporaines comme Voltaire et Marmontel. Le périodique est présenté comme un soutien aux arts et aux lettres, récompensant les talents et perpétuant la mémoire des grands hommes. L'épître rend hommage au roi Louis, qui soutient les arts et les lettres, et exprime le souhait que le 'Mercure de France' continue de prospérer sous ses auspices. Le texte se conclut par un vœu pour que le périodique puisse multiplier ses sacrifices en l'honneur du roi.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Fermer
2
p. 15-38
SUITE DES QUIPROQUO, NOUVELLE.
Début :
LA Marquise n'étoit point présente à ces propos ; Damon profita de son [...]
Mots clefs :
Marquise , Portrait, Chevalier, Peindre, Rivale, Ridicule, Jalousie
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : SUITE DES QUIPROQUO, NOUVELLE.
SUITE DES QUIPROQUO ,
L
NOUVELLE.
A Marquife n'étoit point préfente
à ces propos ; Damon profita de fon
abfence pour tirer Dorval à l'écart. Il
l'invite fimplement à fe rendre avec lui
à l'étoile fous quelques minutes. Je vais
t'y devancer , reprit ce dernier , fans'
être cependant , au fait du myftère . En
effet , il fortit l'inftant d'après . Damon
ne tarda pas à le fuivre. Tous deux fe
rejoignirent au lieu indiqué. L'air férieux
de Damon ne furprit point Dorval
; il ne lui en connoiffoit guères d'autre.
Comment va la nouvelle intrigue
lui dit- il ? ma foi , Comte , je t'en félicite
, ton choix ne pouvoit mieux tomber
que fur la Marquife. Elle te fera
faire plus de progrès en deux mois que
Lucile en deux ans. Mes progrès , répondit
féchement Damon , font encore
plus prompts que vous ne penfez ; j'ai
16 MERCURE DE FRANCE.
,
•
déja appris à difcerner un ami vrai d'a-.
vec un ami faux. Quoi ? repliqua Dorval
, un peu furpris du ton avec lequel
ces paroles avoient été prononcées
eft- ce à ces fortes d'inftructions que la
Marquife borne fes foins ? Laiffons-là
la Marquife , reprit Damon , avec encore
plus de hauteur , parlons de vos
procédés : ce n'eft pas la premiere fois
qu'ils me choquent ; mais je fonge à
m'en venger plutôt qu'à les définir.
Sçais-tu bien, Comte , ajouta Dorval
qu'à la fin ce ton m'ôteroit la liberté
& même la volonté de te défabufer ?
Peu m'importe , interrompit Damon
& d'ailleurs , ce feroit peine perdue ; je
fçais à quoi m'en tenir . Cherchons quelque
endroit plus écarté. Ils s'avancent
fans ancune fuite , & ne tardent pas à
trouver ce qui leur convient. Dorval qui
n'avoit qu'un feul ton pour toutes les
circonftances de la vie , n'en changea
point dans celle où il fe trouvoit . Il me
femble , difoit-il , voir renaître le fiécle
de nos anciens Preux : quand ils n'avoient
rien de mieux à faire , ils s'amufoient
à rompre une lance en l'honneur
de leurs Dames. Il eft vrai , pourſuivoit-
il , qu'un bras en écharpe eut toujours
des grâces aux yeux d'une Belle.
>
JANVIER. 1763 . 17
Ils s'arrêtent en un lieu qui leur paroît
propre à ce qu'ils méditent. Là ils mettent
l'épée à la main & fe battent avec
la même ardeur que s'ils euffent toujours
été ennemis. Ils s'étoient déja
bleffés l'un & l'autre, quand le Chevalier
de B..... arriva. Meffieurs , leur dit il ,
en les féparant , que fignifie cette fcène
? Ma foi , mon cher Chevalier ,
prit Dorval , je l'ignore : demande-le à
Damon ; peut - être le fçait-il . Damon
croyoit effectivement le fçavoir ; mais
il ne jugea pas à propos de s'expliquer.
Les deux prétendus rivaux avoient chacun
befoin des fecours d'un Chirurgien.
On en fait venir un chez le Suiffe
du Bois de Boulogne. Il panfa les
deux bleffés ; après quoi , l'un & l'autre
ayant envoyé ordre à leurs épuipages
d'avancer , chacun remonta dans le fien .
Le Chevalier accompagna Damon qu'il
jugeoit avoir été l'aggreffeur dans cette
affaire . Il lui fit encore quelques quef
tions inutiles pour en favoir le motif. II
conclud , enfin , que la jaloufie armoit
les deux rivaux l'un contre l'autre , &
que l'objet de cette jaloufie étoit la Marquife.
C'étoit du moins elle qui avoit foupçonné
la premiere le motif de leur for18
MERCURE DE FRANCE.
tie . Elle étoit fans qu'on le fçût , dans
un cabinet voifin , lorfque Damon avoit
parlé en fecret à Dorval ; elle avoit entendu
nommer le lieu du rendez -vous
& c'étoit à fa priére que le Chevalier
avoit fuivi les deux Champions. De-là
fon apparition fi fubite , & que ni Dorval
, ni Damon n'avoient pû prévoir.
Le Chevalier l'inftruifit de ce qui s'étoit
paffé , & lui fit part de fes conjectu
res. Le mot de combat l'éffraya d'abord.
Elle n'étoit pas de nos Coquettes qui
dans ces fortes d'occafions regardent la
mort d'un amant , comme une victime
offerte à leurs charmes, comme le triomphe
le plus réel de leur beauté. Le Che
valier la raffura , en lui apprenant que
les bleffures des deux rivaux n'étoient
pas dangereufes . Rien , au furplus , ne
pouvoit l'induire en erreur . Elle favoit
que Damon aimoit Lucile , elle favoit
qu'il etoit l'aggreffeur dans cette difpute.
Elle n'avoit qu'une crainte ; c'étoit que
la jaloufie de Damon ne fût point mal
fondée. Cependant , par un motif de
tracafferie , affez commun parmi les
›
femmes elle fit fécrettement informer
Cinthie de la difpute des deux amis. On
ajouta de plus , par fon ordre , que felon
toutes les apparences , la Marquife les
avoit rendus rivaux.
JANVIER. 1763. 19
A
Il eft facile de rendre jaloufe une
femme qui ne peut que difficilement réparer
fes pertes . Cinthie étoit dans le
cas. Lui enlever Dorval c'étoit lui ravir
Tout ce qui lui reftcit . Elle ne put déguifer
fon défefpoir , même aux yeux
de fa niéce. D'ailleurs elle diffimuloit
beaucoup moins avec Lucile , depuis
qu'elle la croyoit oubliée de Damon .
J'ajouterai même qu'elle avoit porté la
confiance envers elle à un point éxceffif.
Lucile s'amufoit à peindre en miniature
, & y réuffiffoit parfaitement . Cinthie
voulut qu'elle traçât de mémoire lè
Portrait de Dorval. Un prétexte affez
frivole vint à l'appui de cette demande.
Lucile fans approfondir fes vues , obéit
à fes ordres , & fongea à faire auffi
ufage de ce talent pour elle - même . Elle
fe trouvoit cependant encore plus hu
miliée que fa tante. Hélas ! difoit- elle
s'il eft vrai que Damon & Dorval s'étoient
querellés pour la Marquife , il
eft donc bien sûr que Damon ne fonge
plus à moi , qu'il me facrifie à cette rivale
! C'étoit pour accroître ce facrifice
que l'Ingrat vouloit fçavoir ce qui fè
paffoit dans mon coeur. Je lui en ai tû
la meilleure partie , & lui en ai trop dit
encore .
•
20 MERCURE DE FRANCE .
mon ,
Tandis que Lucile accufoit ainfi Dail
étoit lui-même partagé entre
les regrets d'avoir peut- être injuftement
querellé Dorval , & la crainte d'avoir
eu trop de raifon de le faire. La fiévre
l'avoit faifi & retardoit la guériſon de
fa bleffure . Dorval , au contraire fut
guéri de la fienne au bout de huit jours.
Il apprit l'état où étoit fon adverfaire
& en fut touché. Toute rancune étoir
bannie de fon âme , ou pour mieux dire
fon âme étoit incapable d'en conferver.
Il s'étoit battu avec Damon fans être fon
ennemi . Il réfolut de le fervir comme'
s'ils ne fe fuffent jamais battus , à le réconcilier
une feconde fois avec Lucile.
Ce font , difoit-il , deux enfans qui s'aiment
& qui fe boudent. Il faut avoir pi
tié de leur inexpérience , il faut les obliger
à s'entendre.
Dans ce deffein il ſe rend chez Cinthie
, à laquelle il fe propofoit de taire
la vraie caufe de fon abfence depuis huit
jours. Il fut furpris de l'en trouver inftruite.
Quoi ! Monfieur , lui dit - elle ,
auffi-tôt qu'elle l'apperçut , vous vous
expofez aux rifques de fortir ? Celle qui
vous a fait braver les périls d'un combat
ne vous oblige pas , du moins , à
prendre foin de votre guérifon ? C'eſt
JANVIER. 1763 . 21
bien mal connoître le prix de certaines
choſes. Je vous jure d'honneur , Madame
, reprit Dorval , que j'ignore de qui
vous vouliez parler.... Comment , Monfieur
n'avez-vous pas eu affaire avec
Damon ? ... Je l'avoue , puifque vous le
favez ; mais c'eft tout ce que je fais làdeffus
moi-même.... Quoi ? vous vous
battez fans fçavoir pour qui , ni à quel
fujet ? ... Eh ! Madame , eft- ce donc une
chofe fi extraordinaire ? ... Mais on s'explique
du moins .... Madame , reprit
encore Dorval, ces fortes d'explications
ne fervent qu'à faire foupçonner la valeur
de quiconque s'y arrête , un peu
équivoque. Il vaut mieux paroître s'entendre.
On s'explique après , s'il en eft
encore temps. Mais Damon garde encore
pour lui fon fecret.
Dorval en étoit cependant bien inf
truit ; mais il n'en vouloit faire part qu'à
Lucile. Nayant pu alors l'entretenir en
particulier , il revint le jour fuivant.
L'occafion étoit favorable ; Cinthie étoit
abfente & Lucile abfolument feule dans
fon cabinet. Dorval qui étoit en poffeffion
d'entrer librement , ufe de ce privilége.
Il pénétre fans bruit jufqu'au cabinet
, dontla porte fe trouva toute ouverte.
Il voit Lucile occupée à peindre ,
22 MERCURE DE FRANCE.
& reconnoît le Portrait de Damon qu'elle
traçoit de fouvenir , en laiffant de loin .
à loin échapper quelques larmes. L'ouvrage
étoit affez avancé pour que Dorval
ne pût s'y méprendre. Il comprit dèslors
que le foin d'apaifer Lucile n'étoit
pas le plus preffé & qu'on pouvoit s'en
repofer fur elle même . Il fort comme il
étoit entré fans faire de bruit , fans être
apperçu . Lucile étoit trop férieufement
occupée pour qu'il fût aifé de la diftraire.
Voici ,, difoit
Dorval
, chemin
faifant
, voici
un
nouveau
fpécifique
pour
ce
pauvre
Damon
; refte
à trouver
le
moyen
de
lui
en
faire
part
. Il craignoit
d'irriter
fon
mal
, en
s'offrant
à fa vue
.
Il fe rendit
chez
le
Chevalier
qui
leva
fes
doutes
avant
qu'il
les
lui
eût
expliqués
. J'allois
chez
toi
, lui
dit-il , auffitôt
qu'il
l'apperçut
, &
j'y
allois
de
la
part
de Damon
, qui
t'invite
fincérement
à te
rendre
chez
lui. De
tout
mon
coeur
reprit
Dorval
; ma
vifite
je crois
, vaudra
mieux
pour
lui
que
celle
de
fon
Médecin
. Tous
deux
fe
rendent
chez
le
malade
, qu'ils
trouvent
au
lit.
A peine
apperçut
-il
Dorval
, qu'il
lui
tendit
la
main
de l'air
le plus
intime
. On
m'affu
re , lui
dit-il , que
tous
mes
foupçons
à
F
JANVIER. 1763. 23
ton égard font faux , je commence à le
croire. Oublions le paffé , & daigne encore
être mon ami. Très -volontiers , répondit
Dorval , je le fuis , & n'ai point
ceffé de l'être. J'ai fait , de plus , une
découverte qui doit anéantir ta fiévre
& tes foupçons . Quelle est - elle ? reprit
vivement Damon... Des meilleures pour
toi.Tu fçais ou ne fçais pas que la fille d'un
certain Dibutade craignant de ne plus revoir
fon amant , charbonna fes traits fur
le mur de fa chambre ? ... Hé bien ! que
m'importe ? ... Lucile te traite avec plus
de diftinction ; elle te peint en miniature.
Lucile me peint ! s'écria Damon....
Mieux que ne feroit un peintre , repliqua
Dorval: une jeune perfonne dont
F'Amour conduit le pinceau , fait toujours
des prodiges dans ces fortes d'occafions.
Tu me flattes , mon cher Marquis
, ajoutoit Damon , en fe foulevant
pour l'embraffer , tu me flattes ! Lucile
eft trop indifférente pour en ufer ainfi ...
Oh , parbleu ! je veux t'en donner le
plaifir. D'ailleurs , il faut bien que tu
viennes obtenir ton pardon ; c'eſt une
cérémonie préalable... Je t'avoue que je
crains les reproches de Cinthie ... Cinthie
eft occupée à faire juger un procès de
la plus grande là conféquence. Elle fort
24 MERCURE
DE FRANCE .
"
tous les matins & a la maladreffe de ne
pas mener Lucile avec elle. Tu profiteras
de cette lourde bévue.
Damon fut en état de fortir au bout
de quelques jours , tant le ſpécifique de
Dorval avoit produit un prompt effet.
Ce dernier conduit Damon chez Cinthie.
Elle étoit abfente , comme ils l'a--
voient prévu. Lucile elle-même ne fe
trouva point dans fon appartement. On
leur dit qu'elle accompagnoit
dans le
Parc une vieille parente qui étoit venue
la vifiter. Damon pria Dorval d'aller la
prévenir fécrettement
fur fon arrivée :
ce que ce dernier exécuta avec plaifir.
A peine commençoit - il à s'éloigner ,
Damon entre dans le cabinet de
Lucile. Son but ne pouvoit pas être
bien décidé. Peut être efpéroit-il y trouver
ſon portrait. Mais que devint-il ,
en appercevant celui de Dorval , trèsreffemblant
, & auquel Lucile paroifloit
avoir encore travaillé le jour même ?
Une pareille vue déconcerteroit
l'amant
le plus flegmatique . Pour Damon , il
devint furieux. Quoi ! s'écria-t- il , hois
de lui-même , je ferai donc fans ceffe
le jouet d'une perfide & d'un traître ?
C'est pour me rendre le témoin de ma
honte qu'il ofe me conduire ici ? Ah !.
que
je
JANVIER. 1763.. 25
je, ne dois plus écouter que ma rage . Il
s'en fallut peu qu'il ne mît le portrait en
piéces ; mais il fe contenta de fortir de
la maiſon , fans avoir parlé ni à Lucile
ni à Dorval.
Tandis qu'il retourne chez lui ne refpirant
que vengeance , Dorval inftruifoit
Lucile de fon arrivée. Cet avis la
jette dans le plus grand trouble . Elle
quitte avec précipitation fa Parente &
Dorval pour courir à fon appartement.
Voilà , difoit ce dernier , une activité
qui n'eft point de mauvais augure pour
Damon. Mais le defir de le revoir n'étoit
pas l'unique raifon qui engageât
Lucile à fe preffer ainfi . Elle vouloit
fouftraire à fa vue le portrait qu'elle
avoit laiffé en évidence ; oubli dont l'arrivée
de fa vieille parente étoit la feule
caufe. Lucile arrive , retrouve le portrait
à peu près à la même place , mais elle
n'apperçoit point Damon : elle fonne
elle demande ce qu'il eft devenu ; on
lui apprend qu'il vient de remonter dans
fon vis-à-vis & de s'éloigner en toute diligence.
Alors Lucile ne doute plus
qu'il n'ait vû le fatal portrait. Je fuis
perdue , difoit- elle , il va me regarder
comme une perfide , rien ne pourra plus
le défabufer : que je fuis malheureuſe !
II. Vol. B
>
26 MERCURE DE FRANCE.
Elle s'étoit renfermée dans fon cabinet ;
elle y reftoit accablée, elle oublioit qu'elle
eût compagnie dans le jardin . Dorval,
qui s'ennuyoit fort avec la vieille, jugeoit
qu'apparemment Lucile & Damon trouvoient
les inftans plus courts. Il avoit été
un peu furpris de voir Lucile s'éloigner
avec tant d'activité ; il ne le fut pas moins
de la voir reparoître avec un air de trifteffe
& d'abattement . La vieille Coufine
ayant mis fin à fa vifite , leur laiffa le
temps de s'expliquer. Eh bien ! belle
Lucile , lui dit Dorval , ne vous ai -je pas
ramené Damon , le plus docile de tous
les hommes ? je ne crains plus qu'une
chofe , c'eft qu'il ne devienne timide à
l'excès . Je n'ai pù le réfoudre à fe montrer
avant que vous foyez prévenue de
fon arrivée mais que vous a-t - il dit ?
qui ? Damon ? reprit Lucile , hélas ! je
ne l'ai pas même vû ! ... Quoi , Mademoiſelle
, vous m'avez laiffé morfondre
une demie -heure auprès d'une Baronne
feptuagénaire , & vous n'étiez pas -avec
Damon ? ... Je ne l'ai point vû , vous
dis -je , il étoit déjà parti : fa viſite n'eſt
qu'un outrage de plus pour moi ... Oh
parbleu , il y a là-deffous du fingulier ,
de l'extraordinaire ! Lucile foupçonnoit
bien ce qu'il pouvoit y avoir , mais elle
JANVIER. 1763. 27
n'ofoit en inftruire Dorval. Je vais , lui
dit ce dernier , éclaircir cette énigme
& reviens auffi-tôt vous faire part de ma
découverte. Arrêtez ! lui cria Lucile
je crains quelque nouvelle criſe entre
Damon & vous ... mais cette objection ,
& beaucoup d'autres , ne purent empêcher
Dorval de s'éloigner.
Il arrive chez Damon & le trouve
feul fe promenant à grands pas . Sçaistu
bien , lui dit-il , que tu deviens l'homme
de France le plus fingulier ? &
qu'on rifque de fe couvrir de ridicule
en s'intéreffant pour toi ? Damon
furpris de fa vifite , & le regardant
avec des yeux ou la furcur étoit peinte :
Monfieur , lui dit- il , venez-vous braver
jufque chez lui un ami que vous
trahiffez indignement ? ... Alte- là , interrompit
Dorval , je vois qu'il y a
ici quelque nouvelle méprife. Non ,
non , reprit Damon , il ne peut y avoir
d'équivoque ; tous mes doutes font
éclaircis. Julie , & vous êtes d'accord
enfemble pour me jouer. Mais que
plutôt .... Écoute , Damon , ajoûta
Dorval, nous nous connoiffons ; que
penferois-tu qui pût me réduire à diffimuler
avec toi ? Sais- tu qu'il y auroit
urieuſement d'orgueil de ta part à me
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
foupçonner de cette baffeffe ? ... Hé
bien , foit ; je confens à croire que tu
n'es point le complice de Lucile ; mais
je n'en fuis pas moins trahi , tu n'en es
pas moins la principale caufe... Oh !
explique-toi plus clairement fi tu veux
que je t'entende. Mais non, réponds- moi
d'abord : pourquoi , quand je vais annoncer
ton arrivée à Lucile, & que cette
pauvre enfant accourt vers toi , fans
prendre garde qu'elle rifque de facher
une parente , riche , caduque & qui
veut la faire fon héritière ; pourquoi Lu
cile ne te retrouve-t- elle plus ? Ah la
perfide ! s'écria Damon , ce n'étoit pas
moi qu'elle afpiroit à voir , c'étoit la
preuve de fa trahifon qu'elle vouloit
fouftraire à mes yeux ! , .. Comment ?
quelle preuye ? .., ton portrait , puifqu'il
faut le dire : l'ingrate eft actuellementoccupée
à te peindre...Mon portrait ! mais tu
te trompes , Damon , c'eſt le tien ; j'ai vu
Lucile occupée à l'achever... c'eft le tien ,
te dis-je ; crois- en l'attention avec la
quelle je l'ai examiné , crois-en la rage
qui me possède ! ... Parbleu l'aventure
eft des plus comiques , le quiproquo des
plus bizarres : tu crois , dis- tu , être bien
fur de ton fait ? ... Ah , trop fùr ! que
n'en puis-je au moins douter I mais non ,
JANVIER. 1763.. 29
tout est éclairci. C'est toi que l'ingrate
me préfére, c'est toi qu'elle aime. Dorval
reſta un moment rêveur , après quoi il
ajoûta , en pirouettant , ma foi , mon
pauvre Damon , cela pourroit bien être ,
je ne vois rien là de miraculeux , ce n'eft
pas la première fois que je triomphe fans
le fçavoir & fans y prétendre : après tout ,
il y auroit de la barbarie à rébuter cet
enfant ... Songe que la vie n'eft rien
pour moi fi Lucile m'eft enlevée , &
que tu n'obtiendras l'une qu'après m'avoir
arraché l'autre ... En vérité , Damon,
tu ne te formes point , tu es l'homme du
monde que je voudrois le moins tuer ;
mais , enfin , que veux -tu que je faffe ?
tu connois Lucile ; crois - tu qu'il foit
bien-aifé de lui tenir rigueur ? ... La
perfide ! ... Qu'entends-tu par ce mot ?...
Quoi ! peut- elle douter un inftant que
je ne l'adore ? ... Elle s'en fouviendra
quelque jour , & alors tu prendras ta
revanche , en lui préférant une rivale ...
Non , je veux , je prétends qu'elle s'explique
dès aujourd'hui , qu'elle prononce
entre toi & moi ... Tu n'y fonges pas ;
as-tu donc oublié que Lucile n'eft qu'un
enfant ? & qu'un pareil aveu embarrafferoit
la femme la plus aguerrie ? ....
N'importe , je jouirai de fa confufion ,
B iij
30 MERCURE DE FRANCE .
je pourrai l'accabler de reproches....
oh parbleu , c'eft ce que je ne dois pas
fouffrir. D'ailleurs , fonge au ridicule de
la démarche oùtu veux m'engager : l'amour
n'eft aujourd'hui qu'une convention
tacite ; on s'aime , on fe laiffe , &
tout cela doit fe deviner ; toute queſtion
à cet égard eft puérile , tout aveu fuperflu,
tout reproche ignoble & déplacé.
Il fallut , cependant , que Dorval cédât
aux inftances de Damon ; mais ce
ne fut qu'avec beaucoup de répugnance.
Lorfqu'il avoit promis à Lucile de le
lui ramener , il croyoit lui caufer de la
joie , & non de l'embarras . Leur arrivée
la fit pálir. C'eft de quoi Dorval
s'apperçut d'abord. Il prit ce ton léger
qu'il employoit à tous propos. Belle Lucile
, lui dit-il , banniffez toute contrainte.
Le défolé Damon veut être inftruit
de fon fort. Il foupçonne votre coeur de
fe déclarer pour moi , il croit que cer→
tain portrait , dont vous faites myftère
eft le mien. C'eft éxiger un aveu bien
authentique je l'avoue ; mais tel eft Damon
; Il préfére un arrêt foudroyant à
une plus longue incertitude .
Lucile ne répondit rien & parut encore
plus agitée . Ah ! s'écria Damon
ce filence n'en dit que trop. C'en eft
JANVIER. 1763. 31
>
fait , je fuis facrifié. Mais cruelle , celui
que vous me préférez ne jouira pas de
fon triomphe , ou la mort que je recevrai
de fa main m'empêchera de voir
mon opprobre. Lucile ne répondoit rien
encore. Ma foi , mon pauvre Damon
dit alors Dorval , j'ai pitié de l'état où
je te vois , & s'il n'étoit pas au-deffus ·
de l'homme d'être ingrat envers Lucile
peut- être euffé- je porté l'héroïsme à
fon comble. Mais regarde-la & vois ce
qu'il eft poffible de faire ? Lucile ne put
foutenir plus long-temps cette bifarre
-méprife. Mais , Monfieur , dit- elle à Damon
, avec une agitation extrême , depuis
quand prenez- vous tant d'intérêt à
ce qui fe paffe dans mon coeur ? Vous
avez paru en faire trop peu de cas
pour.... Oui , Oui , interrompit Damon
oui , j'ai mérité vos rigueurs , votre haine.
J'ai paru oublier vos charmes , j'ai
paru vous donner une rivale ; mais , en
vous fuyant , je vous adorois , je n'entretenois
cette rivale que de vous . Elle
a des charmes & je ne lui parlois que
des vôtres.Peut- être elle m'abhorre pour
avoir connu à quel point je vous aime ...
Ah Ciel ! s'écria Lucile , à quelle extrẻ-
mité me vois-je réduite ? Parlez , reprenoit
Damon , il n'eft plus temps de fein-
>
>
Biv
32 MERCURE DE FRANCE .
1
du
>
dre . Mais que pourriez-vous dire qui pût
démentir ce que j'ai vu ? Tranchez net
la difficulté , difoit Dorval , ou ,
moins , expliquez-vous par emblême ;
laiffez parler le portrait en queftion. Je
tremble ! ajoûta Lucile , en tirant un
portrait de fa poche. O Ciel ! s'écrioit
Damon , cette vue va donc regler ma
deſtinée ? Courage , difoit Dorval à Lucile
qui héfitoit toujours , faites ce que
votre coeur vous préfcrira. Hé bien , lui
dit-elle , en tremblant de plus en plus
voyez vous-même ce qu'il convient de
faire... A ces mots elle lui donne le
portrait.
Grand Dieu ! s'écrie de nouveau
Damon , c'en eft donc fait ? Il ne me
refte plus qu'à m'immoler aux pieds de
l'ingrate. Déja il avoit tiré fon épée &
la tournoit contre fon fein . Arrête , arrête
lui cria Dorval , voila un défefpoir
finguliérement placé : regarde cette
pienture. Damon la fixe d'un ceil égaré ,
& reconnoît fes traits. Adorable Lucile
dit-il , en fe précipitant à fes genoux ,
que ne vous dois-je point ? & que mes
foupçons me rendent coupable ! Quoi ,
tandis que je vous outrageois , vous daigniez
raffembler les traits d'un ingrat ?...
Mais reprenoit-il , en s'interrompant ,
un autre a joui de la même faveur ! A
JANVIER. 1763. 33
ce difcours Lucile change de couleur &
refte interdite. Nouvelles allarmes pour
-Damon. Oui , pourſuivoit- il , un autre
portrait a tantôt frappé ma vue. De grace
, expliquez- nous ce qu'il fignifie . En
faites- vous une collection ? Ecoute
mon cher, interrompit Dorval , Mademoiſelle
a un talent fi décidé pour ce
genre qu'il feroit affreux qu'elle l'enfouît.
Craignez , dit alors Lucile à Damon
, craignez que je n'éclairciffe vos
injuftes foupçons ; je ne vous les pardonnerai
pas après les avoir détruits .
Ces trois perfonnes étoient occupées
au point que Cinthie entra fans qu'on ſe
fut même douté de for arrivée . Elle
venoit annoncer à fa niéce le gain de
fon procès. Elle la trouve dans une agitation
extrême , voit Damon à -peu-près
dans le même état , & Dorval qui fembloit
participer à cette fcène . Qu'est-ce
que cela fignifie , Mademoifelle ? demanda
Cinthie. Mais Lucile n'avoit pas
l'affurance de répondre. Dorval commençoit
à fe douter du fait. Il réfolut de
mettre fin à toute cette intrigue , &
d'ufer de l'afcendant qu'il avoit fur l'efprit
de la tante. Il s'agit , Madame , lui
dit-il , de certain portrait furtivement
apperçu . Comment ! quel portrait ? de-
B
34 MERCURE DE FRANCE .
manda- t-elle avec empreffement. Lucile,
qui ne pouvoit plus foutenir l'état où
elle voyoit Damon, fit un effort fur ellemême.
Le voilà ce portrait , dit- elle à
Cinthie; il n'appartient qu'à vous d'en
difpofer. Alors elle le lui donne . Cinthie
irritée , n'en prit que plus promptement
fa réfolution . Elle s'approche de Dorval
& lui fait voir le portrait que Lucile
vient de lui remettre. C'eft le vôtre , lui
dit-elle , & c'est par mon ordre que
Lucile a imité vos traits. Vous ne doutez
point que l'on ne s'intéreffe à un objet
que l'on fait peindre . Je garde le portrait,
& vous offre en échange ma main avec
toute ma fortune augmentée de cent
mille livres de rente par le gain de mon
procès. Madame , reprit Dorval , voilà
un concours de circonftances bien favorable.
Mais fouffrez que je m'occupe
d'abord des intérêts d'un ami. Sans doute
qu'en vous décidant à vous marier vous
ne prétendez pas condamner Lucile au
célibat. Il y auroit de l'inhumanité dans
cet arrangement. Ici Damon interrompit
Dorval , & s'adreffant à Cinthie : je
ne puis plus vous cacher , Madame , lui
dit-il , que j'adore votre charmante niéce.
Ma conduite , je le fais , annoncoit
tout le contraire ; mais ce n'étoit qu'une
JANVIER. 1763. 35
ce
feinte , & cette rufe eft une faute que
l'aimable Lucile me pardonne : daignez
imiter fon indulgence. Vraiment , reprit
Cinthie , je m'apperçois bien que ma
niéce eft fort indulgente. Mais , enfin
Marquis , dit- elle à Dorval , confeillezmoi
, que faut- il faire ? Il faut , Madame,
repliqua-t- il , unir Lucile avec Damon ,
& partager avec eux votre fortune.
Madame , interrompit ce dernier ,
n'eſt point à vos richeffes que j'en veux ;
l'aimable Lucile eft au- deffus de tous les
tréfors de la terre ; & d'ailleurs , ce que
j'ai de bien peut fuffire... Non , non ,
interrompit Cinthie à fon tour , il en
fera comme le Marquis vient de le régler.
Ah ! ma chère tante ! s'écria Lucile ; ah
cher Dorval! s'écria en même temps
Damon... Dorval fe refufa à de plus
longs remercimens . Maintenant , Madame
, ajoûta- t-il , voyez quelles font
vos dernières réfolutions. Comment ,፡
Marquis , reprit Cinthie , que fignifie ce
langage ... Oh ! Madame , il ne fignifie
que ce que vous voudrez... Le mariage
vous éffraye - t-il? ... Point du tout;
le mariage n'éffraye point quiconque
fait fon monde ... C'eft -à -dire , que vous
imirerez ceux qui fe piquent de le bien
favoir ? ... Moi ? Madame ; oh parbleu ,
B vj
36 MERCURE DE FRANCE .
je ne me calque fur perfonne . Mais il eft
des cas où il faut fuivre l'ufage , ou fe
couvrir d'un éternel ridicule ... Et moi ,
Marquis , je vous déclare qu'un mari du
bon ton me conviendroit fort peu...
Mais , Madame , comment donc faire ?
Faut-il fe reléguer jufques dans la claffe
des moindres bourgeois ? Ce font les
feuls qui n'ayent pas encore mis à l'écart
les gothiques entraves de l'hymen . Cela
étoit bon du temps de Saturne & de
Rhée !... Je prétends vivre comme on
vivoit alors... Alors , Madame , l'hymen
étoit le Dieu de la contrainte : aujourd'hui
c'eſt le Dieu de la liberté . On a
fubftitué aux froids égards , à l'éternelle
affiduité , une aifance toute aimable ,
une confiance à toute épreuve. En un
mot , le domaine de l'hymen eft devenu
la maiſon de campagne de l'amour. C'eſt
le lieu où il prend les vacances & où il
fe remet de fes fatigues. Il femble , reprit
vivement Cinthie , que vous ayez
reçu des mémoires de feu mon époux ,
il agiffoit comme vous propofez d'agir ;
mais il a fçu me dégoûter d'un mari
Petit- maître. Oubliez l'offre que je vous
ai faite : j'oublierai de mon côté.... Ah
cher Dorval! interrompit Damon tu
me replonges dans l'abîme d'où tu fem-
,
JANVIER. 1763. 37
blois m'avoir tiré ! Mais , point du tout ,
reprit Dorval , me voila encore tout prêt
à me dévouer. Il n'en eft pas befoin ,
ajoûta vivement Cinthie; raffurez - vous ,
Damon. En rompant pour jamais avec
Dorval, je n'en tiendrai pas moins ce
que je vous avois promis . Je confens
que vous époufiez ma Niéce , & je lui
donne la moitié de mon bien , en attendant
mieux. A ces mots , Cinthie entre
& s'enferme dans fon boudoir.
Que ne te dois-je , point , cher Dorval,
difoit Damon ? C'est toi qui as conduit
les chofes jufqu'à cet heureux dénouement
. Oublie mes torts. & mes injuftes
foupçons : J'ai pour jamais appris
à te connoître . Comment donc ? reprit
Dorval , tes craintes n'avoient rien de
ridicule ; on craindroit à moins . Il n'eft
pas maintenant douteux que Lucile ne
te préfére : mais , franchement , j'ai eu
peur pour toi.
Le temps éclaircit la deftinée de ces
différens Perfonnages. Cinthie ſe jetta
dans la réforme , y joignit la médifan-
& y prit goût. Dorval époufa la
Marquife , & tous deux vécurent dans
une confiance & une diffipation réciproques.
Lucile & Damon vécurent en
ce 9
38 MERCURE DE FRANCE.
Epoux qui fe fuffifent à eux mêmes.
tous furent contens.
Par M. DE LA Dixmerie.
L
NOUVELLE.
A Marquife n'étoit point préfente
à ces propos ; Damon profita de fon
abfence pour tirer Dorval à l'écart. Il
l'invite fimplement à fe rendre avec lui
à l'étoile fous quelques minutes. Je vais
t'y devancer , reprit ce dernier , fans'
être cependant , au fait du myftère . En
effet , il fortit l'inftant d'après . Damon
ne tarda pas à le fuivre. Tous deux fe
rejoignirent au lieu indiqué. L'air férieux
de Damon ne furprit point Dorval
; il ne lui en connoiffoit guères d'autre.
Comment va la nouvelle intrigue
lui dit- il ? ma foi , Comte , je t'en félicite
, ton choix ne pouvoit mieux tomber
que fur la Marquife. Elle te fera
faire plus de progrès en deux mois que
Lucile en deux ans. Mes progrès , répondit
féchement Damon , font encore
plus prompts que vous ne penfez ; j'ai
16 MERCURE DE FRANCE.
,
•
déja appris à difcerner un ami vrai d'a-.
vec un ami faux. Quoi ? repliqua Dorval
, un peu furpris du ton avec lequel
ces paroles avoient été prononcées
eft- ce à ces fortes d'inftructions que la
Marquife borne fes foins ? Laiffons-là
la Marquife , reprit Damon , avec encore
plus de hauteur , parlons de vos
procédés : ce n'eft pas la premiere fois
qu'ils me choquent ; mais je fonge à
m'en venger plutôt qu'à les définir.
Sçais-tu bien, Comte , ajouta Dorval
qu'à la fin ce ton m'ôteroit la liberté
& même la volonté de te défabufer ?
Peu m'importe , interrompit Damon
& d'ailleurs , ce feroit peine perdue ; je
fçais à quoi m'en tenir . Cherchons quelque
endroit plus écarté. Ils s'avancent
fans ancune fuite , & ne tardent pas à
trouver ce qui leur convient. Dorval qui
n'avoit qu'un feul ton pour toutes les
circonftances de la vie , n'en changea
point dans celle où il fe trouvoit . Il me
femble , difoit-il , voir renaître le fiécle
de nos anciens Preux : quand ils n'avoient
rien de mieux à faire , ils s'amufoient
à rompre une lance en l'honneur
de leurs Dames. Il eft vrai , pourſuivoit-
il , qu'un bras en écharpe eut toujours
des grâces aux yeux d'une Belle.
>
JANVIER. 1763 . 17
Ils s'arrêtent en un lieu qui leur paroît
propre à ce qu'ils méditent. Là ils mettent
l'épée à la main & fe battent avec
la même ardeur que s'ils euffent toujours
été ennemis. Ils s'étoient déja
bleffés l'un & l'autre, quand le Chevalier
de B..... arriva. Meffieurs , leur dit il ,
en les féparant , que fignifie cette fcène
? Ma foi , mon cher Chevalier ,
prit Dorval , je l'ignore : demande-le à
Damon ; peut - être le fçait-il . Damon
croyoit effectivement le fçavoir ; mais
il ne jugea pas à propos de s'expliquer.
Les deux prétendus rivaux avoient chacun
befoin des fecours d'un Chirurgien.
On en fait venir un chez le Suiffe
du Bois de Boulogne. Il panfa les
deux bleffés ; après quoi , l'un & l'autre
ayant envoyé ordre à leurs épuipages
d'avancer , chacun remonta dans le fien .
Le Chevalier accompagna Damon qu'il
jugeoit avoir été l'aggreffeur dans cette
affaire . Il lui fit encore quelques quef
tions inutiles pour en favoir le motif. II
conclud , enfin , que la jaloufie armoit
les deux rivaux l'un contre l'autre , &
que l'objet de cette jaloufie étoit la Marquife.
C'étoit du moins elle qui avoit foupçonné
la premiere le motif de leur for18
MERCURE DE FRANCE.
tie . Elle étoit fans qu'on le fçût , dans
un cabinet voifin , lorfque Damon avoit
parlé en fecret à Dorval ; elle avoit entendu
nommer le lieu du rendez -vous
& c'étoit à fa priére que le Chevalier
avoit fuivi les deux Champions. De-là
fon apparition fi fubite , & que ni Dorval
, ni Damon n'avoient pû prévoir.
Le Chevalier l'inftruifit de ce qui s'étoit
paffé , & lui fit part de fes conjectu
res. Le mot de combat l'éffraya d'abord.
Elle n'étoit pas de nos Coquettes qui
dans ces fortes d'occafions regardent la
mort d'un amant , comme une victime
offerte à leurs charmes, comme le triomphe
le plus réel de leur beauté. Le Che
valier la raffura , en lui apprenant que
les bleffures des deux rivaux n'étoient
pas dangereufes . Rien , au furplus , ne
pouvoit l'induire en erreur . Elle favoit
que Damon aimoit Lucile , elle favoit
qu'il etoit l'aggreffeur dans cette difpute.
Elle n'avoit qu'une crainte ; c'étoit que
la jaloufie de Damon ne fût point mal
fondée. Cependant , par un motif de
tracafferie , affez commun parmi les
›
femmes elle fit fécrettement informer
Cinthie de la difpute des deux amis. On
ajouta de plus , par fon ordre , que felon
toutes les apparences , la Marquife les
avoit rendus rivaux.
JANVIER. 1763. 19
A
Il eft facile de rendre jaloufe une
femme qui ne peut que difficilement réparer
fes pertes . Cinthie étoit dans le
cas. Lui enlever Dorval c'étoit lui ravir
Tout ce qui lui reftcit . Elle ne put déguifer
fon défefpoir , même aux yeux
de fa niéce. D'ailleurs elle diffimuloit
beaucoup moins avec Lucile , depuis
qu'elle la croyoit oubliée de Damon .
J'ajouterai même qu'elle avoit porté la
confiance envers elle à un point éxceffif.
Lucile s'amufoit à peindre en miniature
, & y réuffiffoit parfaitement . Cinthie
voulut qu'elle traçât de mémoire lè
Portrait de Dorval. Un prétexte affez
frivole vint à l'appui de cette demande.
Lucile fans approfondir fes vues , obéit
à fes ordres , & fongea à faire auffi
ufage de ce talent pour elle - même . Elle
fe trouvoit cependant encore plus hu
miliée que fa tante. Hélas ! difoit- elle
s'il eft vrai que Damon & Dorval s'étoient
querellés pour la Marquife , il
eft donc bien sûr que Damon ne fonge
plus à moi , qu'il me facrifie à cette rivale
! C'étoit pour accroître ce facrifice
que l'Ingrat vouloit fçavoir ce qui fè
paffoit dans mon coeur. Je lui en ai tû
la meilleure partie , & lui en ai trop dit
encore .
•
20 MERCURE DE FRANCE .
mon ,
Tandis que Lucile accufoit ainfi Dail
étoit lui-même partagé entre
les regrets d'avoir peut- être injuftement
querellé Dorval , & la crainte d'avoir
eu trop de raifon de le faire. La fiévre
l'avoit faifi & retardoit la guériſon de
fa bleffure . Dorval , au contraire fut
guéri de la fienne au bout de huit jours.
Il apprit l'état où étoit fon adverfaire
& en fut touché. Toute rancune étoir
bannie de fon âme , ou pour mieux dire
fon âme étoit incapable d'en conferver.
Il s'étoit battu avec Damon fans être fon
ennemi . Il réfolut de le fervir comme'
s'ils ne fe fuffent jamais battus , à le réconcilier
une feconde fois avec Lucile.
Ce font , difoit-il , deux enfans qui s'aiment
& qui fe boudent. Il faut avoir pi
tié de leur inexpérience , il faut les obliger
à s'entendre.
Dans ce deffein il ſe rend chez Cinthie
, à laquelle il fe propofoit de taire
la vraie caufe de fon abfence depuis huit
jours. Il fut furpris de l'en trouver inftruite.
Quoi ! Monfieur , lui dit - elle ,
auffi-tôt qu'elle l'apperçut , vous vous
expofez aux rifques de fortir ? Celle qui
vous a fait braver les périls d'un combat
ne vous oblige pas , du moins , à
prendre foin de votre guérifon ? C'eſt
JANVIER. 1763 . 21
bien mal connoître le prix de certaines
choſes. Je vous jure d'honneur , Madame
, reprit Dorval , que j'ignore de qui
vous vouliez parler.... Comment , Monfieur
n'avez-vous pas eu affaire avec
Damon ? ... Je l'avoue , puifque vous le
favez ; mais c'eft tout ce que je fais làdeffus
moi-même.... Quoi ? vous vous
battez fans fçavoir pour qui , ni à quel
fujet ? ... Eh ! Madame , eft- ce donc une
chofe fi extraordinaire ? ... Mais on s'explique
du moins .... Madame , reprit
encore Dorval, ces fortes d'explications
ne fervent qu'à faire foupçonner la valeur
de quiconque s'y arrête , un peu
équivoque. Il vaut mieux paroître s'entendre.
On s'explique après , s'il en eft
encore temps. Mais Damon garde encore
pour lui fon fecret.
Dorval en étoit cependant bien inf
truit ; mais il n'en vouloit faire part qu'à
Lucile. Nayant pu alors l'entretenir en
particulier , il revint le jour fuivant.
L'occafion étoit favorable ; Cinthie étoit
abfente & Lucile abfolument feule dans
fon cabinet. Dorval qui étoit en poffeffion
d'entrer librement , ufe de ce privilége.
Il pénétre fans bruit jufqu'au cabinet
, dontla porte fe trouva toute ouverte.
Il voit Lucile occupée à peindre ,
22 MERCURE DE FRANCE.
& reconnoît le Portrait de Damon qu'elle
traçoit de fouvenir , en laiffant de loin .
à loin échapper quelques larmes. L'ouvrage
étoit affez avancé pour que Dorval
ne pût s'y méprendre. Il comprit dèslors
que le foin d'apaifer Lucile n'étoit
pas le plus preffé & qu'on pouvoit s'en
repofer fur elle même . Il fort comme il
étoit entré fans faire de bruit , fans être
apperçu . Lucile étoit trop férieufement
occupée pour qu'il fût aifé de la diftraire.
Voici ,, difoit
Dorval
, chemin
faifant
, voici
un
nouveau
fpécifique
pour
ce
pauvre
Damon
; refte
à trouver
le
moyen
de
lui
en
faire
part
. Il craignoit
d'irriter
fon
mal
, en
s'offrant
à fa vue
.
Il fe rendit
chez
le
Chevalier
qui
leva
fes
doutes
avant
qu'il
les
lui
eût
expliqués
. J'allois
chez
toi
, lui
dit-il , auffitôt
qu'il
l'apperçut
, &
j'y
allois
de
la
part
de Damon
, qui
t'invite
fincérement
à te
rendre
chez
lui. De
tout
mon
coeur
reprit
Dorval
; ma
vifite
je crois
, vaudra
mieux
pour
lui
que
celle
de
fon
Médecin
. Tous
deux
fe
rendent
chez
le
malade
, qu'ils
trouvent
au
lit.
A peine
apperçut
-il
Dorval
, qu'il
lui
tendit
la
main
de l'air
le plus
intime
. On
m'affu
re , lui
dit-il , que
tous
mes
foupçons
à
F
JANVIER. 1763. 23
ton égard font faux , je commence à le
croire. Oublions le paffé , & daigne encore
être mon ami. Très -volontiers , répondit
Dorval , je le fuis , & n'ai point
ceffé de l'être. J'ai fait , de plus , une
découverte qui doit anéantir ta fiévre
& tes foupçons . Quelle est - elle ? reprit
vivement Damon... Des meilleures pour
toi.Tu fçais ou ne fçais pas que la fille d'un
certain Dibutade craignant de ne plus revoir
fon amant , charbonna fes traits fur
le mur de fa chambre ? ... Hé bien ! que
m'importe ? ... Lucile te traite avec plus
de diftinction ; elle te peint en miniature.
Lucile me peint ! s'écria Damon....
Mieux que ne feroit un peintre , repliqua
Dorval: une jeune perfonne dont
F'Amour conduit le pinceau , fait toujours
des prodiges dans ces fortes d'occafions.
Tu me flattes , mon cher Marquis
, ajoutoit Damon , en fe foulevant
pour l'embraffer , tu me flattes ! Lucile
eft trop indifférente pour en ufer ainfi ...
Oh , parbleu ! je veux t'en donner le
plaifir. D'ailleurs , il faut bien que tu
viennes obtenir ton pardon ; c'eſt une
cérémonie préalable... Je t'avoue que je
crains les reproches de Cinthie ... Cinthie
eft occupée à faire juger un procès de
la plus grande là conféquence. Elle fort
24 MERCURE
DE FRANCE .
"
tous les matins & a la maladreffe de ne
pas mener Lucile avec elle. Tu profiteras
de cette lourde bévue.
Damon fut en état de fortir au bout
de quelques jours , tant le ſpécifique de
Dorval avoit produit un prompt effet.
Ce dernier conduit Damon chez Cinthie.
Elle étoit abfente , comme ils l'a--
voient prévu. Lucile elle-même ne fe
trouva point dans fon appartement. On
leur dit qu'elle accompagnoit
dans le
Parc une vieille parente qui étoit venue
la vifiter. Damon pria Dorval d'aller la
prévenir fécrettement
fur fon arrivée :
ce que ce dernier exécuta avec plaifir.
A peine commençoit - il à s'éloigner ,
Damon entre dans le cabinet de
Lucile. Son but ne pouvoit pas être
bien décidé. Peut être efpéroit-il y trouver
ſon portrait. Mais que devint-il ,
en appercevant celui de Dorval , trèsreffemblant
, & auquel Lucile paroifloit
avoir encore travaillé le jour même ?
Une pareille vue déconcerteroit
l'amant
le plus flegmatique . Pour Damon , il
devint furieux. Quoi ! s'écria-t- il , hois
de lui-même , je ferai donc fans ceffe
le jouet d'une perfide & d'un traître ?
C'est pour me rendre le témoin de ma
honte qu'il ofe me conduire ici ? Ah !.
que
je
JANVIER. 1763.. 25
je, ne dois plus écouter que ma rage . Il
s'en fallut peu qu'il ne mît le portrait en
piéces ; mais il fe contenta de fortir de
la maiſon , fans avoir parlé ni à Lucile
ni à Dorval.
Tandis qu'il retourne chez lui ne refpirant
que vengeance , Dorval inftruifoit
Lucile de fon arrivée. Cet avis la
jette dans le plus grand trouble . Elle
quitte avec précipitation fa Parente &
Dorval pour courir à fon appartement.
Voilà , difoit ce dernier , une activité
qui n'eft point de mauvais augure pour
Damon. Mais le defir de le revoir n'étoit
pas l'unique raifon qui engageât
Lucile à fe preffer ainfi . Elle vouloit
fouftraire à fa vue le portrait qu'elle
avoit laiffé en évidence ; oubli dont l'arrivée
de fa vieille parente étoit la feule
caufe. Lucile arrive , retrouve le portrait
à peu près à la même place , mais elle
n'apperçoit point Damon : elle fonne
elle demande ce qu'il eft devenu ; on
lui apprend qu'il vient de remonter dans
fon vis-à-vis & de s'éloigner en toute diligence.
Alors Lucile ne doute plus
qu'il n'ait vû le fatal portrait. Je fuis
perdue , difoit- elle , il va me regarder
comme une perfide , rien ne pourra plus
le défabufer : que je fuis malheureuſe !
II. Vol. B
>
26 MERCURE DE FRANCE.
Elle s'étoit renfermée dans fon cabinet ;
elle y reftoit accablée, elle oublioit qu'elle
eût compagnie dans le jardin . Dorval,
qui s'ennuyoit fort avec la vieille, jugeoit
qu'apparemment Lucile & Damon trouvoient
les inftans plus courts. Il avoit été
un peu furpris de voir Lucile s'éloigner
avec tant d'activité ; il ne le fut pas moins
de la voir reparoître avec un air de trifteffe
& d'abattement . La vieille Coufine
ayant mis fin à fa vifite , leur laiffa le
temps de s'expliquer. Eh bien ! belle
Lucile , lui dit Dorval , ne vous ai -je pas
ramené Damon , le plus docile de tous
les hommes ? je ne crains plus qu'une
chofe , c'eft qu'il ne devienne timide à
l'excès . Je n'ai pù le réfoudre à fe montrer
avant que vous foyez prévenue de
fon arrivée mais que vous a-t - il dit ?
qui ? Damon ? reprit Lucile , hélas ! je
ne l'ai pas même vû ! ... Quoi , Mademoiſelle
, vous m'avez laiffé morfondre
une demie -heure auprès d'une Baronne
feptuagénaire , & vous n'étiez pas -avec
Damon ? ... Je ne l'ai point vû , vous
dis -je , il étoit déjà parti : fa viſite n'eſt
qu'un outrage de plus pour moi ... Oh
parbleu , il y a là-deffous du fingulier ,
de l'extraordinaire ! Lucile foupçonnoit
bien ce qu'il pouvoit y avoir , mais elle
JANVIER. 1763. 27
n'ofoit en inftruire Dorval. Je vais , lui
dit ce dernier , éclaircir cette énigme
& reviens auffi-tôt vous faire part de ma
découverte. Arrêtez ! lui cria Lucile
je crains quelque nouvelle criſe entre
Damon & vous ... mais cette objection ,
& beaucoup d'autres , ne purent empêcher
Dorval de s'éloigner.
Il arrive chez Damon & le trouve
feul fe promenant à grands pas . Sçaistu
bien , lui dit-il , que tu deviens l'homme
de France le plus fingulier ? &
qu'on rifque de fe couvrir de ridicule
en s'intéreffant pour toi ? Damon
furpris de fa vifite , & le regardant
avec des yeux ou la furcur étoit peinte :
Monfieur , lui dit- il , venez-vous braver
jufque chez lui un ami que vous
trahiffez indignement ? ... Alte- là , interrompit
Dorval , je vois qu'il y a
ici quelque nouvelle méprife. Non ,
non , reprit Damon , il ne peut y avoir
d'équivoque ; tous mes doutes font
éclaircis. Julie , & vous êtes d'accord
enfemble pour me jouer. Mais que
plutôt .... Écoute , Damon , ajoûta
Dorval, nous nous connoiffons ; que
penferois-tu qui pût me réduire à diffimuler
avec toi ? Sais- tu qu'il y auroit
urieuſement d'orgueil de ta part à me
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
foupçonner de cette baffeffe ? ... Hé
bien , foit ; je confens à croire que tu
n'es point le complice de Lucile ; mais
je n'en fuis pas moins trahi , tu n'en es
pas moins la principale caufe... Oh !
explique-toi plus clairement fi tu veux
que je t'entende. Mais non, réponds- moi
d'abord : pourquoi , quand je vais annoncer
ton arrivée à Lucile, & que cette
pauvre enfant accourt vers toi , fans
prendre garde qu'elle rifque de facher
une parente , riche , caduque & qui
veut la faire fon héritière ; pourquoi Lu
cile ne te retrouve-t- elle plus ? Ah la
perfide ! s'écria Damon , ce n'étoit pas
moi qu'elle afpiroit à voir , c'étoit la
preuve de fa trahifon qu'elle vouloit
fouftraire à mes yeux ! , .. Comment ?
quelle preuye ? .., ton portrait , puifqu'il
faut le dire : l'ingrate eft actuellementoccupée
à te peindre...Mon portrait ! mais tu
te trompes , Damon , c'eſt le tien ; j'ai vu
Lucile occupée à l'achever... c'eft le tien ,
te dis-je ; crois- en l'attention avec la
quelle je l'ai examiné , crois-en la rage
qui me possède ! ... Parbleu l'aventure
eft des plus comiques , le quiproquo des
plus bizarres : tu crois , dis- tu , être bien
fur de ton fait ? ... Ah , trop fùr ! que
n'en puis-je au moins douter I mais non ,
JANVIER. 1763.. 29
tout est éclairci. C'est toi que l'ingrate
me préfére, c'est toi qu'elle aime. Dorval
reſta un moment rêveur , après quoi il
ajoûta , en pirouettant , ma foi , mon
pauvre Damon , cela pourroit bien être ,
je ne vois rien là de miraculeux , ce n'eft
pas la première fois que je triomphe fans
le fçavoir & fans y prétendre : après tout ,
il y auroit de la barbarie à rébuter cet
enfant ... Songe que la vie n'eft rien
pour moi fi Lucile m'eft enlevée , &
que tu n'obtiendras l'une qu'après m'avoir
arraché l'autre ... En vérité , Damon,
tu ne te formes point , tu es l'homme du
monde que je voudrois le moins tuer ;
mais , enfin , que veux -tu que je faffe ?
tu connois Lucile ; crois - tu qu'il foit
bien-aifé de lui tenir rigueur ? ... La
perfide ! ... Qu'entends-tu par ce mot ?...
Quoi ! peut- elle douter un inftant que
je ne l'adore ? ... Elle s'en fouviendra
quelque jour , & alors tu prendras ta
revanche , en lui préférant une rivale ...
Non , je veux , je prétends qu'elle s'explique
dès aujourd'hui , qu'elle prononce
entre toi & moi ... Tu n'y fonges pas ;
as-tu donc oublié que Lucile n'eft qu'un
enfant ? & qu'un pareil aveu embarrafferoit
la femme la plus aguerrie ? ....
N'importe , je jouirai de fa confufion ,
B iij
30 MERCURE DE FRANCE .
je pourrai l'accabler de reproches....
oh parbleu , c'eft ce que je ne dois pas
fouffrir. D'ailleurs , fonge au ridicule de
la démarche oùtu veux m'engager : l'amour
n'eft aujourd'hui qu'une convention
tacite ; on s'aime , on fe laiffe , &
tout cela doit fe deviner ; toute queſtion
à cet égard eft puérile , tout aveu fuperflu,
tout reproche ignoble & déplacé.
Il fallut , cependant , que Dorval cédât
aux inftances de Damon ; mais ce
ne fut qu'avec beaucoup de répugnance.
Lorfqu'il avoit promis à Lucile de le
lui ramener , il croyoit lui caufer de la
joie , & non de l'embarras . Leur arrivée
la fit pálir. C'eft de quoi Dorval
s'apperçut d'abord. Il prit ce ton léger
qu'il employoit à tous propos. Belle Lucile
, lui dit-il , banniffez toute contrainte.
Le défolé Damon veut être inftruit
de fon fort. Il foupçonne votre coeur de
fe déclarer pour moi , il croit que cer→
tain portrait , dont vous faites myftère
eft le mien. C'eft éxiger un aveu bien
authentique je l'avoue ; mais tel eft Damon
; Il préfére un arrêt foudroyant à
une plus longue incertitude .
Lucile ne répondit rien & parut encore
plus agitée . Ah ! s'écria Damon
ce filence n'en dit que trop. C'en eft
JANVIER. 1763. 31
>
fait , je fuis facrifié. Mais cruelle , celui
que vous me préférez ne jouira pas de
fon triomphe , ou la mort que je recevrai
de fa main m'empêchera de voir
mon opprobre. Lucile ne répondoit rien
encore. Ma foi , mon pauvre Damon
dit alors Dorval , j'ai pitié de l'état où
je te vois , & s'il n'étoit pas au-deffus ·
de l'homme d'être ingrat envers Lucile
peut- être euffé- je porté l'héroïsme à
fon comble. Mais regarde-la & vois ce
qu'il eft poffible de faire ? Lucile ne put
foutenir plus long-temps cette bifarre
-méprife. Mais , Monfieur , dit- elle à Damon
, avec une agitation extrême , depuis
quand prenez- vous tant d'intérêt à
ce qui fe paffe dans mon coeur ? Vous
avez paru en faire trop peu de cas
pour.... Oui , Oui , interrompit Damon
oui , j'ai mérité vos rigueurs , votre haine.
J'ai paru oublier vos charmes , j'ai
paru vous donner une rivale ; mais , en
vous fuyant , je vous adorois , je n'entretenois
cette rivale que de vous . Elle
a des charmes & je ne lui parlois que
des vôtres.Peut- être elle m'abhorre pour
avoir connu à quel point je vous aime ...
Ah Ciel ! s'écria Lucile , à quelle extrẻ-
mité me vois-je réduite ? Parlez , reprenoit
Damon , il n'eft plus temps de fein-
>
>
Biv
32 MERCURE DE FRANCE .
1
du
>
dre . Mais que pourriez-vous dire qui pût
démentir ce que j'ai vu ? Tranchez net
la difficulté , difoit Dorval , ou ,
moins , expliquez-vous par emblême ;
laiffez parler le portrait en queftion. Je
tremble ! ajoûta Lucile , en tirant un
portrait de fa poche. O Ciel ! s'écrioit
Damon , cette vue va donc regler ma
deſtinée ? Courage , difoit Dorval à Lucile
qui héfitoit toujours , faites ce que
votre coeur vous préfcrira. Hé bien , lui
dit-elle , en tremblant de plus en plus
voyez vous-même ce qu'il convient de
faire... A ces mots elle lui donne le
portrait.
Grand Dieu ! s'écrie de nouveau
Damon , c'en eft donc fait ? Il ne me
refte plus qu'à m'immoler aux pieds de
l'ingrate. Déja il avoit tiré fon épée &
la tournoit contre fon fein . Arrête , arrête
lui cria Dorval , voila un défefpoir
finguliérement placé : regarde cette
pienture. Damon la fixe d'un ceil égaré ,
& reconnoît fes traits. Adorable Lucile
dit-il , en fe précipitant à fes genoux ,
que ne vous dois-je point ? & que mes
foupçons me rendent coupable ! Quoi ,
tandis que je vous outrageois , vous daigniez
raffembler les traits d'un ingrat ?...
Mais reprenoit-il , en s'interrompant ,
un autre a joui de la même faveur ! A
JANVIER. 1763. 33
ce difcours Lucile change de couleur &
refte interdite. Nouvelles allarmes pour
-Damon. Oui , pourſuivoit- il , un autre
portrait a tantôt frappé ma vue. De grace
, expliquez- nous ce qu'il fignifie . En
faites- vous une collection ? Ecoute
mon cher, interrompit Dorval , Mademoiſelle
a un talent fi décidé pour ce
genre qu'il feroit affreux qu'elle l'enfouît.
Craignez , dit alors Lucile à Damon
, craignez que je n'éclairciffe vos
injuftes foupçons ; je ne vous les pardonnerai
pas après les avoir détruits .
Ces trois perfonnes étoient occupées
au point que Cinthie entra fans qu'on ſe
fut même douté de for arrivée . Elle
venoit annoncer à fa niéce le gain de
fon procès. Elle la trouve dans une agitation
extrême , voit Damon à -peu-près
dans le même état , & Dorval qui fembloit
participer à cette fcène . Qu'est-ce
que cela fignifie , Mademoifelle ? demanda
Cinthie. Mais Lucile n'avoit pas
l'affurance de répondre. Dorval commençoit
à fe douter du fait. Il réfolut de
mettre fin à toute cette intrigue , &
d'ufer de l'afcendant qu'il avoit fur l'efprit
de la tante. Il s'agit , Madame , lui
dit-il , de certain portrait furtivement
apperçu . Comment ! quel portrait ? de-
B
34 MERCURE DE FRANCE .
manda- t-elle avec empreffement. Lucile,
qui ne pouvoit plus foutenir l'état où
elle voyoit Damon, fit un effort fur ellemême.
Le voilà ce portrait , dit- elle à
Cinthie; il n'appartient qu'à vous d'en
difpofer. Alors elle le lui donne . Cinthie
irritée , n'en prit que plus promptement
fa réfolution . Elle s'approche de Dorval
& lui fait voir le portrait que Lucile
vient de lui remettre. C'eft le vôtre , lui
dit-elle , & c'est par mon ordre que
Lucile a imité vos traits. Vous ne doutez
point que l'on ne s'intéreffe à un objet
que l'on fait peindre . Je garde le portrait,
& vous offre en échange ma main avec
toute ma fortune augmentée de cent
mille livres de rente par le gain de mon
procès. Madame , reprit Dorval , voilà
un concours de circonftances bien favorable.
Mais fouffrez que je m'occupe
d'abord des intérêts d'un ami. Sans doute
qu'en vous décidant à vous marier vous
ne prétendez pas condamner Lucile au
célibat. Il y auroit de l'inhumanité dans
cet arrangement. Ici Damon interrompit
Dorval , & s'adreffant à Cinthie : je
ne puis plus vous cacher , Madame , lui
dit-il , que j'adore votre charmante niéce.
Ma conduite , je le fais , annoncoit
tout le contraire ; mais ce n'étoit qu'une
JANVIER. 1763. 35
ce
feinte , & cette rufe eft une faute que
l'aimable Lucile me pardonne : daignez
imiter fon indulgence. Vraiment , reprit
Cinthie , je m'apperçois bien que ma
niéce eft fort indulgente. Mais , enfin
Marquis , dit- elle à Dorval , confeillezmoi
, que faut- il faire ? Il faut , Madame,
repliqua-t- il , unir Lucile avec Damon ,
& partager avec eux votre fortune.
Madame , interrompit ce dernier ,
n'eſt point à vos richeffes que j'en veux ;
l'aimable Lucile eft au- deffus de tous les
tréfors de la terre ; & d'ailleurs , ce que
j'ai de bien peut fuffire... Non , non ,
interrompit Cinthie à fon tour , il en
fera comme le Marquis vient de le régler.
Ah ! ma chère tante ! s'écria Lucile ; ah
cher Dorval! s'écria en même temps
Damon... Dorval fe refufa à de plus
longs remercimens . Maintenant , Madame
, ajoûta- t-il , voyez quelles font
vos dernières réfolutions. Comment ,፡
Marquis , reprit Cinthie , que fignifie ce
langage ... Oh ! Madame , il ne fignifie
que ce que vous voudrez... Le mariage
vous éffraye - t-il? ... Point du tout;
le mariage n'éffraye point quiconque
fait fon monde ... C'eft -à -dire , que vous
imirerez ceux qui fe piquent de le bien
favoir ? ... Moi ? Madame ; oh parbleu ,
B vj
36 MERCURE DE FRANCE .
je ne me calque fur perfonne . Mais il eft
des cas où il faut fuivre l'ufage , ou fe
couvrir d'un éternel ridicule ... Et moi ,
Marquis , je vous déclare qu'un mari du
bon ton me conviendroit fort peu...
Mais , Madame , comment donc faire ?
Faut-il fe reléguer jufques dans la claffe
des moindres bourgeois ? Ce font les
feuls qui n'ayent pas encore mis à l'écart
les gothiques entraves de l'hymen . Cela
étoit bon du temps de Saturne & de
Rhée !... Je prétends vivre comme on
vivoit alors... Alors , Madame , l'hymen
étoit le Dieu de la contrainte : aujourd'hui
c'eſt le Dieu de la liberté . On a
fubftitué aux froids égards , à l'éternelle
affiduité , une aifance toute aimable ,
une confiance à toute épreuve. En un
mot , le domaine de l'hymen eft devenu
la maiſon de campagne de l'amour. C'eſt
le lieu où il prend les vacances & où il
fe remet de fes fatigues. Il femble , reprit
vivement Cinthie , que vous ayez
reçu des mémoires de feu mon époux ,
il agiffoit comme vous propofez d'agir ;
mais il a fçu me dégoûter d'un mari
Petit- maître. Oubliez l'offre que je vous
ai faite : j'oublierai de mon côté.... Ah
cher Dorval! interrompit Damon tu
me replonges dans l'abîme d'où tu fem-
,
JANVIER. 1763. 37
blois m'avoir tiré ! Mais , point du tout ,
reprit Dorval , me voila encore tout prêt
à me dévouer. Il n'en eft pas befoin ,
ajoûta vivement Cinthie; raffurez - vous ,
Damon. En rompant pour jamais avec
Dorval, je n'en tiendrai pas moins ce
que je vous avois promis . Je confens
que vous époufiez ma Niéce , & je lui
donne la moitié de mon bien , en attendant
mieux. A ces mots , Cinthie entre
& s'enferme dans fon boudoir.
Que ne te dois-je , point , cher Dorval,
difoit Damon ? C'est toi qui as conduit
les chofes jufqu'à cet heureux dénouement
. Oublie mes torts. & mes injuftes
foupçons : J'ai pour jamais appris
à te connoître . Comment donc ? reprit
Dorval , tes craintes n'avoient rien de
ridicule ; on craindroit à moins . Il n'eft
pas maintenant douteux que Lucile ne
te préfére : mais , franchement , j'ai eu
peur pour toi.
Le temps éclaircit la deftinée de ces
différens Perfonnages. Cinthie ſe jetta
dans la réforme , y joignit la médifan-
& y prit goût. Dorval époufa la
Marquife , & tous deux vécurent dans
une confiance & une diffipation réciproques.
Lucile & Damon vécurent en
ce 9
38 MERCURE DE FRANCE.
Epoux qui fe fuffifent à eux mêmes.
tous furent contens.
Par M. DE LA Dixmerie.
Fermer
Résumé : SUITE DES QUIPROQUO, NOUVELLE.
Le texte relate une série de malentendus et de quiproquos entre plusieurs personnages, principalement Damon, Dorval, la Marquise, Cinthie et Lucile. Damon invite Dorval à se rendre à l'Étoile pour discuter en privé. Lors de cette rencontre, Damon reproche à Dorval ses procédés et exprime son désir de vengeance. Ils en viennent aux mains et se blessent mutuellement. Leur duel est interrompu par le Chevalier de B..., qui les sépare et les soigne. La Marquise, ayant entendu leur conversation, informe le Chevalier du rendez-vous, ce qui explique son intervention. La Marquise est inquiète car elle sait que Damon aime Lucile et qu'il a provoqué Dorval. Elle craint que la jalousie de Damon ne soit fondée. Par tracasserie, elle informe Cinthie de la dispute, laissant entendre que la Marquise en est la cause. Cinthie, jalouse et désespérée à l'idée de perdre Dorval, se confie à Lucile, qui est également troublée par la situation. Dorval, guéri plus rapidement que Damon, décide de réconcilier les deux amis. Il se rend chez Cinthie et apprend que celle-ci est déjà informée du duel. Il rencontre ensuite Lucile, qui peint un portrait de Damon en pleurant. Dorval comprend alors que Lucile aime toujours Damon et décide de ne pas intervenir. Dorval et le Chevalier rendent visite à Damon, qui est alité. Damon tend la main à Dorval, reconnaissant ses erreurs. Dorval révèle à Damon que Lucile le peint en miniature, ce qui apaise Damon. Quelques jours plus tard, Damon, guéri, se rend chez Cinthie avec Dorval. Lucile, avertie par Dorval, se précipite dans son cabinet mais trouve Damon furieux après avoir vu le portrait de Dorval. Damon quitte la maison sans parler à Lucile. Lucile, désespérée, craint que Damon ne la considère comme perfide après avoir vu le portrait. Le texte relate ensuite une situation complexe impliquant Lucile, Damon et Dorval. Lucile, accablée, se trouve dans le jardin, oubliant la présence de Dorval. Ce dernier, s'ennuyant avec une vieille dame, observe que Lucile et Damon semblent passer un moment agréable ensemble. Il est surpris de voir Lucile revenir avec un air triste et abattu après une brève absence. La vieille dame, ayant terminé sa visite, laisse Lucile et Dorval seuls. Dorval interroge Lucile sur sa rencontre avec Damon, mais elle révèle qu'elle ne l'a pas vu, car il était déjà parti. Dorval, intrigué par cette situation, décide d'aller voir Damon pour éclaircir l'affaire. Chez Damon, Dorval trouve ce dernier en train de se promener nerveusement. Damon accuse Dorval et Julie de comploter contre lui. Dorval, surpris, explique qu'il n'est pas complice de Lucile mais qu'il a vu Lucile occupée à peindre un portrait. Damon, furieux, révèle que Lucile est en train de peindre son propre portrait, croyant qu'il s'agit de celui de Dorval. Dorval comprend alors le quiproquo et explique à Damon que Lucile peignait en réalité son portrait à lui. De retour auprès de Lucile, Dorval révèle la vérité à Damon, qui est bouleversé. Lucile, agitée, finit par montrer le portrait à Damon, qui reconnaît ses propres traits. Damon, confus et reconnaissant, se jette aux pieds de Lucile. Cinthie, la tante de Lucile, entre et annonce le gain de son procès. Elle découvre l'agitation des trois personnages et demande des explications. Lucile montre le portrait à Cinthie, qui révèle qu'elle avait ordonné à Lucile de peindre les traits de Dorval. Cinthie propose alors sa main et sa fortune à Dorval, mais ce dernier suggère de marier Lucile et Damon, partageant ainsi sa fortune avec eux. Damon accepte, affirmant que son amour pour Lucile dépasse tous les trésors. Cinthie approuve finalement cette union. Dorval et Cinthie discutent ensuite des convenances du mariage, Cinthie exprimant son désir de vivre selon les usages modernes, où le mariage est vu comme un lieu de liberté et de confiance. Le texte se conclut par la révélation des destins des personnages : Cinthie se réforme et se consacre à la méditation, Dorval épouse la marquise et vit dans la confiance et la dissipation réciproque, tandis que Lucile et Damon vivent heureux en tant qu'époux.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Fermer
3
p. 14-46
ABBAS ET SOHRY, NOUVELLE PERSANNE.
Début :
ABBAS , Roi de Perse, fut, comme tant d'autres Potentats, surnommé le [...]
Mots clefs :
Princesse, Eunuque, Portrait, Charmes, Pouvoir, Peinture, Tableau, Esclave
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : ABBAS ET SOHRY, NOUVELLE PERSANNE.
ABBAS ET SOHRY ,
NOUVELLE PERS ANNE.
ABBAS , Roi de Perfe , fut , comme
tant d'autres Potentats , furnommé le
Grand, pour avoir fait de grands maux
à fes Voifins. Il aimoit paffionnément
les femmes & la guerre . Il la faiſoit
autant pour peupler fon Sérail que pour
accroître fes Etats . Tout Roi dont la
femme étoit belle & le Royaume voifin
de celui de Perfe , devoit alors fonger
à défendre l'une & l'autre. Du refte ,
Abbas étoit auffi prompt à fe refroidir
qu'à s'enflammer , & en amour comme
en guerre , une conquête achevée lui
en faifoit bientôt defirer une nouvelle .
Il y avoit alors dans le Pays d'Imirete
, ( c'eft l'ancienne Albanie ) une
Nota. Le fonds de ce Conte eft vrai , & tiré
des Voyages de Chardin . Sohry eſt auffi connue ,
auffi célébre en Perfe, que la belle Agnès l'eft en
France.
AVRIL. 1763. IS
jeune Princeffe , nommée Sohry , &
foeur du Souverain de cette Contrée. ,
Sohry étoit plus belle qu'on ne le peut
décrire , même en ftyle oriental . C'eſt
elle que les Poëtes Perfans ont depuis
chantée à l'envi. Mais l'hyperbole , qui.
leur eft fi familière , fe trouva dans ,
cette rencontre au - deffous de la réalité.
Il fut , pour cette feule fois , hors de,
leur pouvoir d'outrer un Sujet.
L'admirable Sohry vivoit fous la tutelle
d'une mere qui l'égaloit prèfque .
en beauté , & ne la furpaffoit que de
trois luftres en âge : c'eft-à -dire qu'elle
n'avoit guéres que trente ans. Cette
Princeffe après avoir été Reine s'étoit
faite Religieufe ; état qui dans cette
contrée n'oblige point à s'enfermer dans .
un Cloître. On refte dans fa maiſon ,
& l'on eft libre d'en fortir fans que pour
cela aucun des voeux reçoive , ou foit.
censé avoir reçu nulle atteinte.
Sohry , que nul voeu pareil n'enchaînoit
, gardoit cependant une folitude
plus rigoureufe. Elle habitoit & ne quittoit
point certain Château inacceffible à
tout étranger. J'en excepte le Prince de
Georgie à qui , felon l'ufage de ces
lieux , la Princeffe étoit fiancée depuis
l'âge de cinq ans. Déja même il auroit
16 MERCURE DE FRANCE.
dû être fon époux , fi une guerre fanglante
qui l'occupoit , & la connoiffance
qu'il avoit du caractère d'Abbas , n'euffent
retardé le moment de cette union.
A cela près , les charmes de Sohry n'étoient
guères connus que de fa mère
du Roi fon frère & des femmes qui la
fervoient. Ces femmes , à l'exception
d'une feule , ignoroient même fa qualité.
Tant de précautions avoient pourbut
de dérober cette jeune merveille
aux pourfuites du Roi de Perfe , qui
avoit l'ambition de ne peupler fon Sérail
que de Princeffes. On eut même
recours à un autre moyen , beaucoup
plus infupportable pour cette captive
que la folitude la plus trifte. Ce fut de
publier que fon extrême laideur obligeoit
de la fouftraire à tous les regards.
Ce bruit trouva peu d'incrédules.
On fe fouvint qu'il avoit déja fallu en
ufer ainfi à l'égard d'une foeur aînée de
la Princeffe ; objet réellement auffi difforme
que Sohry étoit féduifante . On
avoit même depuis publié la mort de
cette première captive , qui néanmoins
éxiftoit toujours. La raifon de ce procédé
, c'eft que chez cette nation , la
laideur eſt un opprobre , & qu'elle n'eft
pas moins rare dans ces heureuſes conAVRIL.
1763. 17
#
trées , que l'extrême beauté dans quel
ques autres.
Quant à Sohry , elle ne fe conſoloit
point de l'injure qu'on faifoit à fes charmes.
Elle ignoroit que quelqu'un fongeât
aux moyens de détromper , à cet
égard , & le Public ; & furtout le Roi
de Perfe . C'étoit Zomrou , ancien Miniftre
du feu Roi d'Imirette , & qui d'abord
avoit efpéré de devenir beau - père
du Roi regnant. Las d'efpérer en vain
il pria ce Prince d'époufer fa fille , ou
de ne point vivre avec elle comme s'il
l'eût époufée. Difvald , c'eft le nom du
Roi , répondit en Souverain abfolu
& Zomrou fe retira en Sujet mécon-,
tent.
>
Il crut , toutefois , de voir encore diffimuler
; mais au fond il ne refpiroit
que vengeance , & choifit Abbas pour
fon vengeur. Il fongea à tirer parti du
caractère de ce Prince. La faveur où il
s'étoit maintenu jufqu'alors à la Cour
d'Imirette , l'avoit mis à portée de s'inftruire
de ce qui étoit un mystère pour
tout autre Particulier ; il fçavoit que la
laideur de Sohry n'étoit que fuppofée ,
& il fçavoit de plus le motif de cette
fuppofition . Il fait part at Sophi de toutes
fes découvertes , s'efforce d'exagérer
f
18. MERCURE DE FRANCE .
C
les charmes de Sohry , & trace un por-,
trait bien inférieur encore à fon mo-"
déle. En un mot , il n'épargne rien pour
irriter Abbas contre le frère , & l'enflam-.
mer vivement pour la foeur.:
Ce moyen bifarre a tout le fuccès
qu'il pouvoit avoir Abbas comptoit
parmi fes Eunuques , un Italien qui pour
entrer au Sérail n'avoit pas eu befoin
de changer d'état. C'étoit un de ces
Etres anéantis dès leur naiffance , & à
qui , pour tout dédommagement , l'art
procure un fauffet plus ou moins aigre .
Ce Chantre involontaire avoit dès- lors ;
fçu joindre la Peinture à la Mufique.
Il alloit tour-à-tour du lutrin au chevalet
; il paffoit d'une dévote Ariette au
Portrait d'une Beauté galante . Mais il
trouva que ces travaux réunis ne rapprochoient
point de lui la fortune. II
réfolut de la chercher dans d'autres climats
. Ses voyages , le hafard , ou fa deftinée
, le conduifirent jufqu'à Ifpahan .,
Là , fa qualité d'Eunuque lui procure.
l'avantage de s'attacher au Roi de Perfe ,.
& le caractère de ce Prince lui fournit .
bientôt l'occafion de déployer tous festalens.
Déjà plus d'une fois ce nouveau confident
lui avoit fait connoître les plus .
}
AVRIL. 1763. 19.
belles Princeffes des pays voifins , fans,
que pour cela Abbas eût été obligé de
quitter fa Cour. Il fut queftion d'ufer
d'un ftratagême à -peu-près femblable.
auprès de la Princeffe d'Imirette . Voilà
l'Eunuque encore une fois déguifé en
femme , & conduit en diligence jufqu'à
la Capitale de cette contrée. Il y voit
Zomrou , & en tire certains éclairciffemens
indifpenfables . Quant au furplus
, Abbas l'avoit mis à portée de
furmonter bien des obftacles , ou ce
qui revient au même , l'avoit mis en
état de prodiguer l'or. Il le prodigua &
féduifit tous ceux dont il crut avoir be--
foin. Mais nul d'entr'eux ne pénétra fes
vues . Il fe garda bien , furtout , de nommer
la Princeffe à ceux qui avoifinoient
fa demeure , inftruit d'avance , que ni
eux , ni même la plupart des femmes.
qui la fervoient , ne la connoiffoient
fous ce titre. Au furplus , il apprit que
la jeune Solitaire paroiffoit affez fouvent
à certaine fenêtre , donnant fur une plaine,
vafte & riante. Il fut charmé de la découverte
, fe rendit au lieu indiqué ,
& trouva , de plus , un petit bofquet
propre à favorifer fon deffein. Il étoit,
peu diftant de la fenêtre dont il vient
d'être parlé. L'Eunuque toujours dé20
MERCURE DE FRANCE.
guifé y entra , s'y plaça de maniere à
n'être vu qu'autant qu'il le voudroit
& attendit que la Princeffe daignât ellemême
fe laiffer voir.
1
Elle n'avoit fur ce point aucune répugnance
; chofe affez croyable dans
une jeune Beauté. Souvent même en
contemplant fes charmes dans une glace
, elle gémiffoit de les contempler feule
. Les jardins où elle ne trouvoit pour
toute compagnie que des fleurs , des
ftatues & des femmes , lui devenoient
infipides. Elle n'y jetroit les yeux , ou
ne les parcouroit que par défoeuvrement.
L'Eunuque fans quitter fon embufcade
, fongeoit aux moyens de l'attirer
du côté de la plaine. Il y réuffit avec
le fecours de quelques ariettes Italiennes
, qu'il fe mit à chanter de fon mieux ,
& fort bien. A peine fes accens eurent
frappé l'oreille de la Princeffe , qu'elle
accourut vers fa fenêtre favorite . Ellemême
étoit fort empreffée de voir la
Cantatrice étrangère , car elle jugea, quoiqu'à
regret , que cette voix ne pouvoit
être que celle d'une femme . De fon côté,
l'Eunuque fe tenoit à l'entrée du bofquet,
& là fans être vu trop à découvert ,
& fans difcontinuer de chanter, il tira fes
crayons & déſſina la Princeffe , qui enAVRIL.
1763.
21
chantée de fa voix , ne fongeoit ni à
l'interrompre , ni à difparoître. Déjà
même l'efquiffe du Portrait étoit achevée
, & l'Eunuque chantoit encore
étoit encore écouté . Il crut en avoir
affez fait pour le moment , renferma fes
crayons , & mit fin aux ariettes . Alors
la Princeffe donna ordre que la prétendue
Chanteufe lui fût amenée. C'étoit
ce que demandoit l'Agent travefti.
Il eft introduit auprès d'elle , gracieufement
accueilli , loué fur fa voix ; &
obligé de répondre à une foule de queftions.
?
Il les avoit prévues en partie , & ne
fut embaraffé par aucunes. Sohry lui
demanda entre autres chofes , fi les
Princeffes de fon Pays étoient belles
& les Princes fort galans ? Madame , répondit
la fauffe Italienne , aucune de ces
Princeffes ne vous égale en beauté ,
& tous les Princes de la terre deviendroient
galans , deviendroient paffionnés
, s'ils avoient le bonheur de vous
voir un feul inftant, Sohry ne répondit
rien à ce difcours , mais elle foupira ,
L'Eunuque étoit trop habile pour ne pas
entrevoir la caufe de ce foupir. Etre la
plus belle perfonne de l'Orient & paffer
pour la plus laide , n'avoir que dix22
MERCURE DE FRANCE.
huit ans & pas l'ombre de liberté ; ne
compter qu'un adorateur , qu'on ne voit
que rarement , qu'on n'aime que fort
peu , & ne pouvoir efpérer qu'un autre
le remplace : à coup fùr on foupireroit
, on gémiroit à moins ; & Sohry ,
en effet , ne ſe bornoit pas toujours à
foupirer.
Elle propofe à la fauffe Cantatrice de
s'arrêter quelque temps auprès d'elle .
C'étoit ce que l'Eunuque defiroit le plus ;
cependant il diffimula , oppofa quelques
obftacles faciles à lever , & fe conduifit
avec tant d'art qu'il augmenta l'empreffement
de Sohry , & diffipa tous
les foupçons de fes furveillantes. Il céda ,
enfin , & parut n'avoir fait que céder.
Son emploi confifta d'abord à chanter
auprès de la Princeffe , & à lui donner
quelques leçons de Mufique. Elle joignoit
à fes autres perfections , une voix
auffi propre à charmer l'oreille , que
fes
traits l'étoient à charmer les yeux. L'Eunuque
avoit foin de lui chanter les airs
les plus tendres , & c'étoit toujours
ceux qu'elle apprenoit le plus aifément.
Elle vouloit auffi qu'il lui expli
quât les paroles fur lefquelles ces avis
avoient été compofés . Mais le Traducteur
avoit prèfque toujours foin de leur
AVRIL. 1763: 23
donner un fens relatif à la fituation où
fe trouvoit fa charmante éléve , & aux
fentimens qu'il vouloit faire naître en
fon âme. Delà nouveaux foupirs , nouvelles
rêveries , nouvelles queftions. Il
crut l'inftant favorable pour hafarder
'une épreuve d'une autre genre. Ce fut
de placer le Portrait d'Abbas fous les
yeux de la Princeffe d'Imirette .
,
Sohry lui parloit fouvent & de l'ennui
attaché à une folitude perpétuelle ,
& de la difficulté de vaincre cet ennui.
Je ne vois qu'un moyen de l'éviter , &
c'eft à vous que j'en fuis redevable .
Mais on ne peut ni toujours entendre
chanter , ni toujours chanter foi -même.
Il eft , reprit vivement l'Italien d'autres
talens auffi récréatifs que celui - là ,
auffi faciles à acquérir . Si la Mufique
vous fait imiter & furpaffer le chant des
oifeaux de vos bofquets , la Peinture
par exemple , vous apprendroit à imiter
les oifeaux mêmes , & bien d'autres
objets plus intéreffans que des oifeaux.
Eh quoi ? reprit encore plus vivement
Sohry , auriez-vous auffi le talent dont
vous parlez ? Feu mon époux , repliqua
l'intrépide Italien , le poffédoit au plus
haut degré ; je conferve même le Portrait
d'un Prince de Perfe qu'il peignit
24 MERCURE DE FRANCE .
durant le féjour qu'il fit à Ifpahan .
A peine eut-il prononcé ces mots ,
que la Princeffe voulut voir le Portrait,
& à peine l'a -t-il mis en évidence
qu'elle s'en faifit , le fixe avec attention
, paroît s'émouvoir , loue avec exclamation
l'art du Peintre , & admire
encore plus , mais fans en rien dire , les
traits qu'il a imités . Elle s'informe cependant
qui on a voulu repréfenter dans
cette peinture , & file Peintre n'a point
flatté fon modéle ? Je fçais que fon
grand talent fut d'imiter la reffemblance
, reprit l'Eunuque ; mais j'ignore à
qui ce Portrait reffemble. Une mort
fubite empêcha mon époux de m'en
inftruire à fon retour au Caire où il
m'avoit laiffée. Quelqu'un , à qui la
Cour de Perfe eft connue , m'a dit reconnoître
ici les traits du grand Abbas
C'eft ce que je n'ai pu vérifier , & ce
que fans doute je ne vérifierai jamais .
L'Agent d'Abbas n'avoit pas cru devoir
paroître mieux inftruit de peur de
fe rendre fufpect . Il fçavoit d'ailleurs
que cette incertitude ne ferviroit qu'à
irriter l'impatience de la Princeffe , &
que cette impatience une fois fatisfaite
, la conduiroit à un fentiment plus
vif en core. Il ne fe trompoit pas. Sohry
tomba
AVRIL. 1763. 25
tomba dans une rêverie mélancolique
& profonde. Le Portrait qu'elle avoit
en fon pouvoir l'intéreffoit vivement.
Quelle impreffion ne feroit donc pas
fur elle l'objet qui y eft repréſenté ?
Quel dommage fi ce Prince n'exiftoit
plus ! & s'il exiftoit encore , quel plus
grand dommage d'ignorer qui il eſt ,
d'en être ignorée foi-même ? Toutes ces
penfées agitoient fucceffivement la Princeffe
captive. L'Eunuque l'examinỏit &
la devinoit . Elle lui fit une nouvelle
queftion. Cet Art , lui dit-elle , que
votre époux poffédoit fi bien , vous eftil
donc abfolument inconnu ? C'étoit
encore où l'adroit Emiffaire l'attendoit.
Il répondit que , fans y exceller , il s'y
étoit fouvent éffayé avec fuccès. Vous
pourriez donc , reprit la Princeffe , imiter
la figure de ce petit chien ? Vous en
jugerez , repliqua l'Eunuque , en préparant
fes crayons. A l'inftant même il
deflina cet animal , & le jour fuivant ,
il fit voir à Sohry le tableau déja fort
avancé. C'est dommage , lui dit- elle ,
de n'employer vos talens qu'à peindre
des animaux. J'ai une Efclave qui m'amufe
par fes folies , autant qu'une femme
peut en amufer une autre : fa figure
a quelque chofe d'original , & je vou-
I. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
drois par votre fecours en conferver la
copie. Volontiers , dit encore l'Eunuque
, à qui cette gradation parut devoir .
être bientôt fuivie d'une plus éffentielle .
Déja il demandoit
à Sohry la permiffion
de faire venir cette Efclave ... Attendez,
ajouta de nouveau la Princeffe ; tout ceci
eft , & doit être un mystère entre nous,
& l'Efclave la plus zélée peut devenir
indifcrette
. Ne pourriez-vous pas , pourfuivit-
elle en rougiffant
un peu, exercer
vos talens fur un autre objet ? Par
exemple , me peindre moi-même au lieu
d'elle Madame , repliqua l'Eunuque
tranfporté de joie , mais toujours habile
à diffimuler , je doute que tout l'effort
de l'Art puiffe aller jufques-là : mais
j'exquifferai de mon mieux ces traits.
que la Nature elle-même auroit peine
à reproduire une feconde fois .
•
Sohry lui demanda enfuite quelle
attitude lui fembloit la plus avantageufe
. Celle , répondit-il , qui vous eſt la
plus ordinaire . Il n'eft pas plus en votre
pouvoir d'être fans grâce que fane
beauté.
L'Eunuque alors commença librement
ce Portrait qui étoit l'objet principal
de fa miffion , & qu'il avoit cru
auparavant ne pouvoir éxécuter qu'à
AVRIL. 1763. 27
>
la dérobée . Le zéle qu'il avoit pour fon
Maître & les facilités que lui donnoit
la Princeffe , firent qu'il fe furpaffa
lui- même dans cette nouvelle occafion
. Il parut avoir peint la plus belle
Perfonne du monde , & n'égala pas
encore fon modéle . Cependant , chofe
affez rare , il fatisfit la Beauté qu'il avoit
peinte. Il fe propofoit de tirer une copie
éxacte de ce Portrait : la Princeffe
lui en épargna la peine . Elle lui permit
d'emporter l'Original dans fa Patrie.
Qu'il ferve , ajouta -t -elle , à m'y faire
mieux connoître que dans la mienne où
je dois toujours vivre ignorée. Elle prononça
ces mots d'une voix tremblante
fes yeux devinrent humides C'en fut
affez pour déterminer l'Eunuque à s'expliquer
un peu plus qu'il n'avoit fait jufqu'alors
; mais , cependant , toujours
par emblême ; forte de langage que fon
art le mettoit à même d'employer à fon
choix. Il n'eut pas le loifir d'en faire un
long ufage. La prochaine arrivée du
Prince de Georgie l'obligea de précipiter
fon départ. Sehry elle-même ne crut
pas devoir s'y oppofer. Mais , en partant
, il la fupplia d'accepter une autre
production de fon art , un tableau dont
elle pourroit voir un jour la répétition
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
au naturel. A ces mots , la fauffe Italienne
préfente à la Princeffe un paquet
bien enveloppé , bien cacheté , & s'éloige
en diligence.
Sohry foupçonne que c'eft quelque
autre Portrait , non moins anonyme
que le premier , dont l'Etrangère vient
de lui faire préfent. Elle rompt l'enveloppe
& voit un tableau compofé de
deux figures. Mais quelle eft fa furpriſe
de reconnoître dans l'une fa propre image
, & dans l'autre celle du Portrait
dont on vient de parler ! Cette derniere
figure étoit repréfentée aux pieds de
celle de Sohry & lui offroit un Sceptre.
Le Prince , d'ailleurs , étoit orné de tous
les attributs du Monarque , & même
du Conquérant. Mais c'étoit là tout ;
rien de plus ne fervoit à indiquer fon
nom. L'Agent d'Abbas s'étoit tenu fur
cette réſerve , ne fe croyant pas autorifé
à en dire plus , & craignant furtout
, d'en dire trop.
C'eſt Abbas ! difoit Sohry en ellemême
; plus d'une raifon me porte à
le préfumer. Mais hélas ! Si c'eft lui ,
que de raifons s'oppofent à fes vues ?
Ne s'expliquera-t-il point trop tard ? Me
fera-t-il jamais poffible de l'entendre ,
ou permis de l'écouter ?
AVRIL. 1763 . 29
Ces réfléxions fe renouvelloient fouvent
dans fon âme , & l'attriftoient
toujours. Cependant l'Eunuque arrive
à Ifpahan ; inftruit le Monarque de ce
qu'il a fait , & l'exhorte à venir luimême
achever un ouvrage fi heureuſement
commencé. Le Portrait de Sohry
étoit pour Abbas une exhortation encore
plus éfficace. Il lui parut fi beau
qu'il le foupçonna d'être un peu flatté.
Le Peintre cependant , lui proteſtoit
qu'en cette occafion , l'art étoit reſté
fort au-deffous de la nature , & cet aveu
ne partoit point d'une fauffe modeftie :
Sohry étoit auffi fupérieure à fon Portrait
, qu'il l'étoit lui-même à toutes
les Beautés dont le Sérail d'Abbas étoit
peuplé.
.
On ne tarda pas à voir paroître à
la Cour d'Imirette un envoyé du Sophy.
Cette ambaffade avoit un double objet
; de demander Sohry au nom d'Abbas
, ou de déclarer la guerre en cas
de refus. Lui-même regardoit ce refus
comme certain. Une haine ancienne ,
& par conféquent ridicule , & par conféquent
implacable , animoit les deux
nations , l'une contre l'autre . De fort
mauvais Politiques les entretenoient dans
ce préjugé ; & leurs Princes , qui fou-
Biij
30 MERCURE DE FRANCE.
vent ne l'approuvoient pas , n'ofoient
éffayer de le détruire .
C'eft , furtout , ce que ne vouloit
point tenter Difvald , frère de Sohry ,
& de plus ennemi perfonnel d'Abbas.
Réfolu de réjetter fa demande , il prend
avec le Prince de Georgie , fon futur
beau-fière , des mefures pour lui réfifter.
On éffaye en même tems de
faire prendre le change à l'Envoyé du
Sophy. On ne lui parle que de la
pré endue laideur de Sohry , & pour
mieux l'en convaincre , on fait paroître
à fes yeux cette four aînée , difforme
à tous égards , & qui n'a rien de commun
avec fa cadette , excepté le nom .
L'Agent d'Abbas étoit fort furpris qu'un
Roi pût fe réfoudre à 'raffembler une
armée pour tenter une pareille conquête.
La vraie Sohry , celle qui occafionnoit
tout ce trouble , en étoit la moins
inftruite . Elle continuoit à vivre &
à s'ennuyer dans la folitude. Le tableau
que lui avoit laiffé l'Eunuque ,
en la quittant , occupoit fouvent fes
regards . Seroit-il bien vrai , qu'Abbas
ne me crût pas auffi affreufe qu'on
le publie Elle fe le perfuadoit de fon
mieux , & à tout évenement cette idéo
AVRIL. 1763. 31
la confoloit . Survint tout-à- coup le
Prince de Georgie occupé lui même
d'un idée fort affligeante pour elle , &
qu'il croit propre à le raffurer. Il
venoit , dis- je , exiger de fa Fiancée
un facrifice qui paroîtra toujours exceffivement
dur à une belle perfonne
, & même à une laide : c'étoit d'écrire
de fa propre main au Roi de
Perfe , qu'elle n'a ni agrémens , ni
beauté. Une telle propofition fit frémir
la Princeffe . Elle trouva que c'étoit
abufer de fa docilité & porter
Pafcendant jufqu'à la tyrannie . Elle gardoit
un morne & froid filence. Taymuras
réitére fa demande , & eft furpris
d'avoir été contraint de le faire .
He quoi ! lui dit-elle enfin , avec beaucoup
d'emotion & de vivacité , ma
réputation de laideur n'eft - elle pas fuffifament
établie ? ne paffai- je pas pour
un modéle de difformité ? Le Roi de
Perfe , reprit-il avec chagrin , n'en paroît
pas bien convaincu. Il vous fait
demander par un Ambaſſadeur , &
il vient lui-même appuyer cette demande
à la tête de cent mille hommes.
Cette réponſe rendit la Princeffe une
feconde fois rêveufe. Le dépit fur fon-
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
vifage parut avoir fait place à d'autres
mouvemens & Taymuras crut même y
remarquer l'empreinte de la joie. Ce
fut une raifon de plus pour infifter
fur la démarche qu'il exigeoit. Eh que
produira ma lettre ? ajouta la Princeffe ;
détrompera- t-elle plutôt Abbas
que les
difcours de toute une Nation ? Une
ligne de votre main , repliqua Taymuras
, en fera plutôt crue que toutes les
bouches de l'Afie. Une femme qui déclare
qu'elle manque de beauté , ne doit
point trouver d'incrédules.
Sohry lui objecta encore que fa main
ne devoit pas être plus connue d'Abbas
que fa figure , qu'il ne pouvoit connoître.
Mais Taymuras lui apprit qu'une
lettre , qu'elle lui adreffoit dans certaine
occafion , étant tombée au pou
voir du Sophy , il connoiffoit & fon
écriture , & leurs engagemens réciproques.
A l'égard de vos charmes , pourfuivit
il , peut-être Abbas a -t- il fait fur
ce point certaines découvertes ; peutêtre
n'eft- ce qu'un foupçon , & c'eft ce
foupçon qu'il faut détruire .
C'étoit là au contraire , ce que Sohry
eût voulu confirmer. Il fallut , pour la
réduire , les ordres abfolus de la Reine
fa mère. Alors elle vit qu'il falloit céAVRIL.
17630
33
der . Hé bien , dit-elle à Taymuras , avec
un mouvement de dépit qu'elle ne put
contenir , voyons comment vous exigez
qu'on tourne cette lettre fingulière ?
Choififfez-en vous-même les expreffions;
je ne ferai qu'écrire fous votre dictée .
Volontiers , reprit Taymuras , & il
commença ainfi :
La Princeffe d'IMIRETTE , au Roi
DE PERSE.
à
ma J'apprends , Seigneur , que vous prétendez
m'arracher à mon pays ,
famille , au Prince qui doit être mon
époux. C'est à quoi vous ne parviendrez
jamais de mon aveu.
...
La Princeffe avoit écrit , fans interruption
, tout le commencement de
cette phrafe ; mais elle fe fit répéter la
fin jufqu'à trois fois . Taymuras pourfuivit
en ces termes :
Je dois même vous répéter ce que la
Renommée a dû vous apprendre ;
fuis peu digne de cet excès d'empreffement..
Ces derniers mots parurent encore
embarraffer Sohry. Eft -ce bien là ce
que vous avez voulu dire ? demandatelle
au Prince en rougiffant, Précifé-
B v
34 MERCURE DE FRANCE.
ment , reprit-il ; & il répéta les mêmes
expreffions aufquelles il ajouta celles
qui fuivent :
J'ai moins d'attraits que la moins
belle des femmes de cette contrée.....
Vous me trouvez donc bien affreuſe ?
interrompit- elle de nouveau .... Ah !
vous n'êtes que trop adorable , reprit
Taymuras. Mais voulez - vous paffer
pour telle dans l'efprit du Roi de Perfe ?
Ah ! s'il eft ainfi , quittez la plume &
montrez-vous ? Sohry , quoique d'une
main tremblante , écrivit donc encore
ce que le Prince venoit de lui dicter.
Elle s'en croyoit quitte ; mais il
ajouta :
C'eft cette entiere privation de char
mes qui m'oblige à fuir tous les regards
; je voudrois pouvoir me fuir
moi-même ·
Chacun de ces mots faifoit friffonner
la Princeffe. L'altération de fon
vifage marquoit celle de fon âme . La
plume lui échappa de la main . En vérité
, Seigneur , dit- elle , en fe levant
avec dépit , j'ignore quand vous tarirez
fur mes imperfections ! Eh , madame
reprit Taymuras , à peine ce porAVRIL.
1763. 35.
trait idéal fuffit pour me raffurer ! Hébien
, ajouta Sohry , toujours fur le
même ton , je vais vous aider à finir
le tableau . A ces mots , faififfant un
miroir elle éxamine fes traits en détails
; & regardant Taymuras d'un
air ironique & fier : commençons , pourfuivit-
elle › par ces yeux : fans doute
qu'il faut les peindre petits , ronds ,
caves , fans efprit , fans activité ? A
merveille ! reprit Taymuras.
4
SOHRY .
Cette bouche , des plus grandes ; ces
lévres , pâles & livides ?
TAYMURAS,
On ne peut mieux !
SOHRY .
Ces dents , noires & mal rangées →
Bon !
TAYMURAS.
SOHRY.
Ce teint , fans blancheur , fans coloris
, fans vivacité ?
TAY MURA S..
: Parfaitement bien !
SOHRY.
Enfin , toute cette phyfionomie,maf
fade & rebutante ?
B- vj
36 MERCURE DE FRANCE.
TAY MEURAS.
Oui ! voilà le Portrait qu'il convient
d'envoyer au Roi de Perfe.
<
Sohry écrivit , en effet , toutes ces
chofes ; mais non fans murmurer contre
celui qui l'obligeoit à les écrire. La
lettre part , eft remife au Sophy & le
jette dans la plus extrême furpriſe. Il
compare cette lettre avec celle qui auparavant
eft tombée entre fes mains.
L'écriture lui en paroît toute femblable.
C'eft , difoit - il , Sohry ellemême
qui s'accufe de laideur : puis - je
refufer de l'en croire ? Mais fi je l'en
crois , l'Eunuque à coup fur , n'eft qu'un
impofteur. Il ordonne qu'on le faffe venir
, & lui prefcrit impérieuſement d'accorder
, s'il le peut , les deux Portraits :
celui qu'il a fait de Sohry en peinture
& celui qu'elle fait d'elle -même par
écrit.
Chaque ligne que lifoit l'Eunuque
ajoutoit à fon étonnement. Il reconnoît
la main de la Princeffe , & ne recon- .
noît aucun de fes traits dans les détails
burleſques dont cette lettre eft remplie .
Ce n'eft pas tout ; arrivent à l'inſtant
même des dépêches de l'Envoyé du
Sophy , dépêches qui femblent confirmer
en tout point les détails de la let
AVRIL. 1763. 37
tre. L'Eunuque , hors de lui-même
tombe aux genoux d'Abbas. Je jure par
le Commentaire d'Aly , s'écrie le Renégat
Italien , que le portrait que j'ai remis
à votre Majefté eft encore bien inférieur
aux charmes de la Princeffe d'Imirette
, & que la peinture qu'elle fait
ici d'elle-même , n'eft que pour vous
faire prendre le change , comme on l'a
fait prendre à votre Miniftre.
Quoi ! s'écria le Sophy indign é , cette
femme me mépriferoit au point de vouloir
que je la cruffe laide ? Il y a peu
d'exemples d'un mépris porté jufques-là .
N'importe, c'est ce qu'il faut vérifier . En
effet , dès le jour même , il donna des
ordres pour faire marcher une armée
nombreuſe vers les frontièresd'Imirette ,
& peu de temps après , il marcha luimême
pour la commander. Il eut foin
de conduire l'Eunuque avec lui pour
deux raifons ; pour le mettre à même de
fe juftifier , ou pour le faire pendre s'il
ne fe juflifioit pas .
On fçut bientôt à la Cour d'Imirette
qu'il falloit ou fe battre , ou trouver au
Roi de Perfe , une Princeffe auffi belle
qu'il fe la figuroit . On s'en tint au premier
parti. Quant à celle dont la beauté
occafionnoit tant de mouvemens , elle
38 MERCURE DE FRANCE.
Qût volontiers approuvé le parti le plus
doux. Il eft rare qu'une femme fache
mauvais gré à tel amant que ce puiffe
être des efforts qu'il fait pour l'obtenir
, & Sohry étoit fort contente que
fa lettre n'eût point ralenti ceux d'Abbas.
qui
Les Rois d'Imirette & de Georgie
avoient réuni leurs forces . Ils s'étoient
retranchés , & attendoient Abbas , quit
ne fe fit pas long- temps attendre. Il les
attaqua fans héfiter. Le combat fut rude
& fanglant. Les deux Rois alliés s'y comporterent
, l'un en Souverain qui défend
fes Etats , l'autre en amant qui défend
fa maîtreffe . Mais les efforts d' Abbas ne
furent pas moins grands , & furent plus
heureux . Il remporta une victoire complette
, détruifit , ou diffipa l'armée ennemie
, & pourfuivit les deux' Chefsjufqu'à
la Ville où le frère de Sohry tenoit
fa Cour.
Inftruit par l'Eunuque Italien que
la Princeffe tenoit la fienne ailleurs
il y marcha fur le champ , tandis que
la meilleure partie de fes troupes bloquoit
la Capitale. Il arrive & apprend
qu'en effet Sohry habite ce fejour. On
conçoit fans peine l'excès de fon impatience
& de fa joie . Il ordonne qu'on
le conduife vers la Princeffe. Il eft obéis
AVRIL 1763 . 39
Mais que voit-il ? Un'objet auffi hideux
qu'il efpéroit le trouver féduifant ,
le vrai modéle du portrait exprimé dans
la lettre qu'il a reçue avant fon départ
; en un mot , la difforme Princeffe
qu'on a déja fait voir à fon Envoyé !
Certains rapports faits aux deux Rois
fur le féjour & le départ de la fauffe
étrangère , les avoit déterminés à ſubſtituerdans
cette même folitude l'aînée
à la cadette. Abbas fit quelques queftions
à fa prifonnière. Les réponfes qu'il
en reçut , augmenterent fon déplaifir.
Elles étoient parfaitement conformes à
la lettre qu'il fuppofoit avoir été écrite
par elle ; & il refte perfuadé que cette
Sohry fi fameufe par fa beauté, ne doit
l'être que par fa laideur. Je n'ai nuk
reproche à lui faire , difoit Abbas , elle
eft encore plus difforme qu'elle ne me
l'écrit. Pour toi , miférable , ajouta - t-il
en parlant à l'Eunuque , ce qui la juf
tifie te condamne : cette exceffive dif
formité eft l'arrêt de ta mort.
Grand Roi ! s'écria l'Eunuque , en
tombant de nouveau aux pieds . dur
Sophy , que votre Majefté me laiffe
éclaircir ce mystère. Il y en a un dans
tout ceci que je ne connois pas . J'ai
eu à peindre & j'ai peint la plus
40 MERCURE DE FRANCE.
belle perfonne du monde : ce n'eft
donc pas celle
que vous voyez. Mais
celle que j'ai peinte exifte , j'en réponds
fur ma tête , que vous ferez le maître.
de me faire enlever demain comme
aujourd'hui . De grâce retournez vers la
Capitale , hatez - en le fiége , la prife.
pourra mettre entre vos mains une capture
encore plus précieuse.
Zomrou eût pû en partie développer
cette énigme.Mais lui-même avoit laiffé.
pénétrer fes deffeins : il étoit gardé à
vue par ordre des deux Rois , depuis le
jour de l'arrivée du Miniftre d'Abbas .
Par cette raiſon , il n'avoit pas été plus
utile à cet Envoyé qu'il ne pouvoit l'être
alors au Sophy même. Abbas prit donc
une double réfolution . Ce fut de preffer
la Ville affiégée , & de faire battre
la campagne par des Emiffaires munis
du Portrait que l'Eunuque avoit tracé .
Le Prince leur ordonna de lui amener
toutes les femmes qui auroient quelque
reffemblance avec ce Portrait . L'Eunuque
ambitionnoit cette commiffion ;
mais Abbas ne lui permit pas de s'éloigner
de lui. Il vouloit s'en fervir à diftin-.
guer la Princeffe , au cas qu'elle fe trouvât
dans la Ville , ou pouvoir venger
fur lui fon chagrin , au cas qu'elle ne
fe trouvât nulle- part.
"
AVRIL. 1763. 41
Le Siége fut pouffé avec tant de vigueur
qu'en peu de jours la Ville n'avoit
plus guéres que la moitié de fes défenfes
& de fa garnifon . Mais le courage
des deux Rois étoit toujours le
même. Ils ne vouloient ni fe rendre
ni livrer la Princeffe qu'Abbas eût préferé
à toutes les Villes de leurs Etats.
Elle n'étoit point d'ailleurs dans la Capitale.
Sohry inconnue & déguisée
habitoit un afyle fi peu fait pour
elle
qu'il n'y avoit nulle apparence qu'on
dût l'y chercher. Là , elle gémiffoit fur
fes charmes qui caufoient l'oppreffion
de fa Patrie. Mais prèfque certaine
qu'Abbas eft celui dont elle adore en
fecret l'image , elle n'ofe le qualifier
d'oppreffeur. Elle fent même qu'il ne
tient qu'à ce léger éclairciffement pour
qu'il foit , à-peu- près , juftifié dans for
âme.
,
Cependant , le péril augmentoit fans
relâche pour la Capitale. D'un inſtant
à l'autre la Place pouvoit être forcée
pillée , faccagée . Le Roi Difvald , réfolu
à tout , excepté à voir fa Maîtreffe
& fa Mère expofées aux fuites qu'entraîne
le fac d'une Ville , prit le parti
de les faire échapper , l'une après l'autre
, par une voie qu'il croyoit füre,
42 MERCURE DE FRANCE .
Mais Abbas avoit pris des précautions
plus fùres encore . Peu d'inftans après
feur fortie on lui amena les deux fugiti
ves.
J'ai déja dit que la mère de Sohry ne
cédoit en beauté qu'à Sohry même.
Il y avoit , de plus , entre elles , cette
forte de reffemblance qui ne fuppofe
pas toujours une entiére égalité de charmes.
Par cette raifon le Portrait qu'avoit
tracél'Eunuque , Portrait bien inférieur
à l'original , reffembloit beaucoup
plus à la premiere qu'à la feconde.
Abbas au premier coup d'oeil s'y
méprit & crur tout l'emblême expliqué.
Les charmes de fa Captive firent même
tant d'impreffion fur lui , qu'il ne fongea
plus à faire d'autres recherches , & que
' Eunuque Peintre lui parut abfolument
juftifié . Mais celui - ci prétendit lui-même
ne l'être pas encore. Il affura fon Maître
que jamais cette Princeffe n'avoit fervi
de modéle au Portrait , en queſtion ,
& qu'à coup für ce modéle exiftoit..
S'il eft ainfi , Madame , reprit Abbas
, en s'adreffant à la mère de Sohry
vous voyez dès à préfent ce qui peut &
doit former votre rançon. Un objet qui
vous reffemble peut feul vous remplacer
auprès de moi. Vous régnerez , dang
AVRIL. 1763. 43
mon Sérail , ou bien la Princeffe votre
fille y occupera le rang qui vous eft
offert. Je ne puis renoncer à l'une que
pour obtenir l'autre.
>
Ce difcours fit frémir la belle prifonnière
. Elle conjura en vain le Sophy de
fe rappeller le voeu par lequel elle s'étoit
liée vou qui ne lui permettoit plus:
de difpofer d'elle- même . Un pareil motif
a bien peu de pouvoir fur l'âme d'un
Sectateur d'Aly. A peine Abbas parutil
y faire quelque attention : Il ne dépend
que de vous , Madame , reprit - il , &
de garder vos voeux , & de combler les
miens. Que l'aimable Sohry vienne jouir
d'un avantage que vous dédaignez , fau
te de le bien connoître . N'efpérez pas
du moins, que je cherche à étouffer l'a
mour le plus fincère & le plus ardent ,
lorfque vous paroîtrez n'écouter qu'une
haine injufte & de vains préjugés .
Abbas , qui n'avoit prèfque pas remarqué
Fatime ( c'eft le nom de la fille
de Zomrou ) l'envifagea lorfquelle commençoit
à murmurer , tout bas , de
cette inattention . Abbas. trouva l'amour
de Difvald parfaitement bien fondé.
Fatime avoit affez de charmes pour l'en--
flammer lui-même , fi elle n'eût pas eu
Sohry pour rivale. Il fongea cepen
44 MERCURE DE FRANCE
dant à faire craindre au Roi d'Imirette
que Sohry n'éffayât trop tard de l'emporter
fur Fatime.
Ce ftratagême lui réuffit. A peine
Difvald eut appris la captivité de fa
mère & de fa maîtreffe , qu'il fongea:
férieufement à les échanger pour fa
foeur. Ce fut dans ce moment là-même ,
que les Emiffaires d'Abbas lui amenerent
une jeune perfonne vêtue en Efclave
, & infiniment plus belle encore
que le portrait qu'il leur avoit confié.
On s'empreffe , on regarde , on admire.
C'eft Sohry ! s'écrie auffitôt l'Eunuque ;
c'eft ma fille ! s'écrie la Princeffe Douairiere
: c'eſt Abbas ! s'écrie en même
temps la prétendue Efclave , & elle s'évanouit.
Abbas , hors de lui - même , ébloui de
tant d'attraits , & ne fachant comment
interpréter cette défaillance & cette exclamation
fubites , ordonne qué les
fecours foient prodigués à la Princeffe.
Lui-même eft le plus ardent à la fecourir.
Au milieu de quelques agitations
inévitables, une boete cachée dans
ſes habits d'eſclave s'échappe & tombe.
Abbas croit la reconnoître , s'en faifit ,
l'ouvre & y trouve fon portrait. A
cette vue , toute fa fierté afiatique difAVRIL.
1763. 45
paroît ; il tombe aux genoux de la fauffe
efclave. Adorable Sohry , s'écria- t- il !
quoi même en fuyant ma perfonne ,
vous fuyiez avec mon image ! Il eſt
donc vrai que vous ne m'évitiez que
par contrainte ? Ah, ceffez de gêner vos
fentimens & daignez - en recueillir les
fruits à peine les croirai - je affez
payés de toute ma tendreffe & de
toute ma puiffance.
Sohry , en ce moment , ouvre les
yeux. Quelle eft fa furprife ! elle voit
fe réalifer la tableau que l'Eunuque
lui a laiffé en la quittant ; elle voit
en perfonne le fuperbe Abbas dans
l'attitude où elle l'a vû tant de fois en
peinture ; elle le voit à fes pieds ! Un
mouvement de joie qu'elle cherche à
cacher une forte de confufion modefte
ajoutent encore à fa beauté.
Survient à l'inftant la Reine fa mère ,
& fa confufion augmente. Mais un
Envoyé du Roi d'Imirette vint mettre
fin à leur embarras réciproque . Il venoit
propofer pour l'échange des deux
premieres captives , celle que le hazard
avoit déja mis au pouvoir du Sophy.
Ce qui n'empêcha pas que l'échange
ne fut accepté , la paix faite , & ce qui
46 MERCURE DE FRANCE .
dit encore infiniment plus , toute femence
de guerre éteinte .
Abbas reffentoit fon bonheur , au
point de vouloir que tous les autres
fuffent heureux . Il acerut les Etats du
Roi d'Imirette , qui époufa Fatime ; il
fit époufer fa propre foeur au Princ eà
qui il enlevoit Sohry : il partagea avec
cette dernière toute fa puiffance &
la laiffa régner fans partage fur fon
âme. L'Eunuque mit fin à fes voyages ;
& Sohry en fixant le coeur de fon Epoux,
afura aux Princes voifins leur repos ,
leurs femmes & leurs Etats .
Par M. DE LA DIXMERIE .
NOUVELLE PERS ANNE.
ABBAS , Roi de Perfe , fut , comme
tant d'autres Potentats , furnommé le
Grand, pour avoir fait de grands maux
à fes Voifins. Il aimoit paffionnément
les femmes & la guerre . Il la faiſoit
autant pour peupler fon Sérail que pour
accroître fes Etats . Tout Roi dont la
femme étoit belle & le Royaume voifin
de celui de Perfe , devoit alors fonger
à défendre l'une & l'autre. Du refte ,
Abbas étoit auffi prompt à fe refroidir
qu'à s'enflammer , & en amour comme
en guerre , une conquête achevée lui
en faifoit bientôt defirer une nouvelle .
Il y avoit alors dans le Pays d'Imirete
, ( c'eft l'ancienne Albanie ) une
Nota. Le fonds de ce Conte eft vrai , & tiré
des Voyages de Chardin . Sohry eſt auffi connue ,
auffi célébre en Perfe, que la belle Agnès l'eft en
France.
AVRIL. 1763. IS
jeune Princeffe , nommée Sohry , &
foeur du Souverain de cette Contrée. ,
Sohry étoit plus belle qu'on ne le peut
décrire , même en ftyle oriental . C'eſt
elle que les Poëtes Perfans ont depuis
chantée à l'envi. Mais l'hyperbole , qui.
leur eft fi familière , fe trouva dans ,
cette rencontre au - deffous de la réalité.
Il fut , pour cette feule fois , hors de,
leur pouvoir d'outrer un Sujet.
L'admirable Sohry vivoit fous la tutelle
d'une mere qui l'égaloit prèfque .
en beauté , & ne la furpaffoit que de
trois luftres en âge : c'eft-à -dire qu'elle
n'avoit guéres que trente ans. Cette
Princeffe après avoir été Reine s'étoit
faite Religieufe ; état qui dans cette
contrée n'oblige point à s'enfermer dans .
un Cloître. On refte dans fa maiſon ,
& l'on eft libre d'en fortir fans que pour
cela aucun des voeux reçoive , ou foit.
censé avoir reçu nulle atteinte.
Sohry , que nul voeu pareil n'enchaînoit
, gardoit cependant une folitude
plus rigoureufe. Elle habitoit & ne quittoit
point certain Château inacceffible à
tout étranger. J'en excepte le Prince de
Georgie à qui , felon l'ufage de ces
lieux , la Princeffe étoit fiancée depuis
l'âge de cinq ans. Déja même il auroit
16 MERCURE DE FRANCE.
dû être fon époux , fi une guerre fanglante
qui l'occupoit , & la connoiffance
qu'il avoit du caractère d'Abbas , n'euffent
retardé le moment de cette union.
A cela près , les charmes de Sohry n'étoient
guères connus que de fa mère
du Roi fon frère & des femmes qui la
fervoient. Ces femmes , à l'exception
d'une feule , ignoroient même fa qualité.
Tant de précautions avoient pourbut
de dérober cette jeune merveille
aux pourfuites du Roi de Perfe , qui
avoit l'ambition de ne peupler fon Sérail
que de Princeffes. On eut même
recours à un autre moyen , beaucoup
plus infupportable pour cette captive
que la folitude la plus trifte. Ce fut de
publier que fon extrême laideur obligeoit
de la fouftraire à tous les regards.
Ce bruit trouva peu d'incrédules.
On fe fouvint qu'il avoit déja fallu en
ufer ainfi à l'égard d'une foeur aînée de
la Princeffe ; objet réellement auffi difforme
que Sohry étoit féduifante . On
avoit même depuis publié la mort de
cette première captive , qui néanmoins
éxiftoit toujours. La raifon de ce procédé
, c'eft que chez cette nation , la
laideur eſt un opprobre , & qu'elle n'eft
pas moins rare dans ces heureuſes conAVRIL.
1763. 17
#
trées , que l'extrême beauté dans quel
ques autres.
Quant à Sohry , elle ne fe conſoloit
point de l'injure qu'on faifoit à fes charmes.
Elle ignoroit que quelqu'un fongeât
aux moyens de détromper , à cet
égard , & le Public ; & furtout le Roi
de Perfe . C'étoit Zomrou , ancien Miniftre
du feu Roi d'Imirette , & qui d'abord
avoit efpéré de devenir beau - père
du Roi regnant. Las d'efpérer en vain
il pria ce Prince d'époufer fa fille , ou
de ne point vivre avec elle comme s'il
l'eût époufée. Difvald , c'eft le nom du
Roi , répondit en Souverain abfolu
& Zomrou fe retira en Sujet mécon-,
tent.
>
Il crut , toutefois , de voir encore diffimuler
; mais au fond il ne refpiroit
que vengeance , & choifit Abbas pour
fon vengeur. Il fongea à tirer parti du
caractère de ce Prince. La faveur où il
s'étoit maintenu jufqu'alors à la Cour
d'Imirette , l'avoit mis à portée de s'inftruire
de ce qui étoit un mystère pour
tout autre Particulier ; il fçavoit que la
laideur de Sohry n'étoit que fuppofée ,
& il fçavoit de plus le motif de cette
fuppofition . Il fait part at Sophi de toutes
fes découvertes , s'efforce d'exagérer
f
18. MERCURE DE FRANCE .
C
les charmes de Sohry , & trace un por-,
trait bien inférieur encore à fon mo-"
déle. En un mot , il n'épargne rien pour
irriter Abbas contre le frère , & l'enflam-.
mer vivement pour la foeur.:
Ce moyen bifarre a tout le fuccès
qu'il pouvoit avoir Abbas comptoit
parmi fes Eunuques , un Italien qui pour
entrer au Sérail n'avoit pas eu befoin
de changer d'état. C'étoit un de ces
Etres anéantis dès leur naiffance , & à
qui , pour tout dédommagement , l'art
procure un fauffet plus ou moins aigre .
Ce Chantre involontaire avoit dès- lors ;
fçu joindre la Peinture à la Mufique.
Il alloit tour-à-tour du lutrin au chevalet
; il paffoit d'une dévote Ariette au
Portrait d'une Beauté galante . Mais il
trouva que ces travaux réunis ne rapprochoient
point de lui la fortune. II
réfolut de la chercher dans d'autres climats
. Ses voyages , le hafard , ou fa deftinée
, le conduifirent jufqu'à Ifpahan .,
Là , fa qualité d'Eunuque lui procure.
l'avantage de s'attacher au Roi de Perfe ,.
& le caractère de ce Prince lui fournit .
bientôt l'occafion de déployer tous festalens.
Déjà plus d'une fois ce nouveau confident
lui avoit fait connoître les plus .
}
AVRIL. 1763. 19.
belles Princeffes des pays voifins , fans,
que pour cela Abbas eût été obligé de
quitter fa Cour. Il fut queftion d'ufer
d'un ftratagême à -peu-près femblable.
auprès de la Princeffe d'Imirette . Voilà
l'Eunuque encore une fois déguifé en
femme , & conduit en diligence jufqu'à
la Capitale de cette contrée. Il y voit
Zomrou , & en tire certains éclairciffemens
indifpenfables . Quant au furplus
, Abbas l'avoit mis à portée de
furmonter bien des obftacles , ou ce
qui revient au même , l'avoit mis en
état de prodiguer l'or. Il le prodigua &
féduifit tous ceux dont il crut avoir be--
foin. Mais nul d'entr'eux ne pénétra fes
vues . Il fe garda bien , furtout , de nommer
la Princeffe à ceux qui avoifinoient
fa demeure , inftruit d'avance , que ni
eux , ni même la plupart des femmes.
qui la fervoient , ne la connoiffoient
fous ce titre. Au furplus , il apprit que
la jeune Solitaire paroiffoit affez fouvent
à certaine fenêtre , donnant fur une plaine,
vafte & riante. Il fut charmé de la découverte
, fe rendit au lieu indiqué ,
& trouva , de plus , un petit bofquet
propre à favorifer fon deffein. Il étoit,
peu diftant de la fenêtre dont il vient
d'être parlé. L'Eunuque toujours dé20
MERCURE DE FRANCE.
guifé y entra , s'y plaça de maniere à
n'être vu qu'autant qu'il le voudroit
& attendit que la Princeffe daignât ellemême
fe laiffer voir.
1
Elle n'avoit fur ce point aucune répugnance
; chofe affez croyable dans
une jeune Beauté. Souvent même en
contemplant fes charmes dans une glace
, elle gémiffoit de les contempler feule
. Les jardins où elle ne trouvoit pour
toute compagnie que des fleurs , des
ftatues & des femmes , lui devenoient
infipides. Elle n'y jetroit les yeux , ou
ne les parcouroit que par défoeuvrement.
L'Eunuque fans quitter fon embufcade
, fongeoit aux moyens de l'attirer
du côté de la plaine. Il y réuffit avec
le fecours de quelques ariettes Italiennes
, qu'il fe mit à chanter de fon mieux ,
& fort bien. A peine fes accens eurent
frappé l'oreille de la Princeffe , qu'elle
accourut vers fa fenêtre favorite . Ellemême
étoit fort empreffée de voir la
Cantatrice étrangère , car elle jugea, quoiqu'à
regret , que cette voix ne pouvoit
être que celle d'une femme . De fon côté,
l'Eunuque fe tenoit à l'entrée du bofquet,
& là fans être vu trop à découvert ,
& fans difcontinuer de chanter, il tira fes
crayons & déſſina la Princeffe , qui enAVRIL.
1763.
21
chantée de fa voix , ne fongeoit ni à
l'interrompre , ni à difparoître. Déjà
même l'efquiffe du Portrait étoit achevée
, & l'Eunuque chantoit encore
étoit encore écouté . Il crut en avoir
affez fait pour le moment , renferma fes
crayons , & mit fin aux ariettes . Alors
la Princeffe donna ordre que la prétendue
Chanteufe lui fût amenée. C'étoit
ce que demandoit l'Agent travefti.
Il eft introduit auprès d'elle , gracieufement
accueilli , loué fur fa voix ; &
obligé de répondre à une foule de queftions.
?
Il les avoit prévues en partie , & ne
fut embaraffé par aucunes. Sohry lui
demanda entre autres chofes , fi les
Princeffes de fon Pays étoient belles
& les Princes fort galans ? Madame , répondit
la fauffe Italienne , aucune de ces
Princeffes ne vous égale en beauté ,
& tous les Princes de la terre deviendroient
galans , deviendroient paffionnés
, s'ils avoient le bonheur de vous
voir un feul inftant, Sohry ne répondit
rien à ce difcours , mais elle foupira ,
L'Eunuque étoit trop habile pour ne pas
entrevoir la caufe de ce foupir. Etre la
plus belle perfonne de l'Orient & paffer
pour la plus laide , n'avoir que dix22
MERCURE DE FRANCE.
huit ans & pas l'ombre de liberté ; ne
compter qu'un adorateur , qu'on ne voit
que rarement , qu'on n'aime que fort
peu , & ne pouvoir efpérer qu'un autre
le remplace : à coup fùr on foupireroit
, on gémiroit à moins ; & Sohry ,
en effet , ne ſe bornoit pas toujours à
foupirer.
Elle propofe à la fauffe Cantatrice de
s'arrêter quelque temps auprès d'elle .
C'étoit ce que l'Eunuque defiroit le plus ;
cependant il diffimula , oppofa quelques
obftacles faciles à lever , & fe conduifit
avec tant d'art qu'il augmenta l'empreffement
de Sohry , & diffipa tous
les foupçons de fes furveillantes. Il céda ,
enfin , & parut n'avoir fait que céder.
Son emploi confifta d'abord à chanter
auprès de la Princeffe , & à lui donner
quelques leçons de Mufique. Elle joignoit
à fes autres perfections , une voix
auffi propre à charmer l'oreille , que
fes
traits l'étoient à charmer les yeux. L'Eunuque
avoit foin de lui chanter les airs
les plus tendres , & c'étoit toujours
ceux qu'elle apprenoit le plus aifément.
Elle vouloit auffi qu'il lui expli
quât les paroles fur lefquelles ces avis
avoient été compofés . Mais le Traducteur
avoit prèfque toujours foin de leur
AVRIL. 1763: 23
donner un fens relatif à la fituation où
fe trouvoit fa charmante éléve , & aux
fentimens qu'il vouloit faire naître en
fon âme. Delà nouveaux foupirs , nouvelles
rêveries , nouvelles queftions. Il
crut l'inftant favorable pour hafarder
'une épreuve d'une autre genre. Ce fut
de placer le Portrait d'Abbas fous les
yeux de la Princeffe d'Imirette .
,
Sohry lui parloit fouvent & de l'ennui
attaché à une folitude perpétuelle ,
& de la difficulté de vaincre cet ennui.
Je ne vois qu'un moyen de l'éviter , &
c'eft à vous que j'en fuis redevable .
Mais on ne peut ni toujours entendre
chanter , ni toujours chanter foi -même.
Il eft , reprit vivement l'Italien d'autres
talens auffi récréatifs que celui - là ,
auffi faciles à acquérir . Si la Mufique
vous fait imiter & furpaffer le chant des
oifeaux de vos bofquets , la Peinture
par exemple , vous apprendroit à imiter
les oifeaux mêmes , & bien d'autres
objets plus intéreffans que des oifeaux.
Eh quoi ? reprit encore plus vivement
Sohry , auriez-vous auffi le talent dont
vous parlez ? Feu mon époux , repliqua
l'intrépide Italien , le poffédoit au plus
haut degré ; je conferve même le Portrait
d'un Prince de Perfe qu'il peignit
24 MERCURE DE FRANCE .
durant le féjour qu'il fit à Ifpahan .
A peine eut-il prononcé ces mots ,
que la Princeffe voulut voir le Portrait,
& à peine l'a -t-il mis en évidence
qu'elle s'en faifit , le fixe avec attention
, paroît s'émouvoir , loue avec exclamation
l'art du Peintre , & admire
encore plus , mais fans en rien dire , les
traits qu'il a imités . Elle s'informe cependant
qui on a voulu repréfenter dans
cette peinture , & file Peintre n'a point
flatté fon modéle ? Je fçais que fon
grand talent fut d'imiter la reffemblance
, reprit l'Eunuque ; mais j'ignore à
qui ce Portrait reffemble. Une mort
fubite empêcha mon époux de m'en
inftruire à fon retour au Caire où il
m'avoit laiffée. Quelqu'un , à qui la
Cour de Perfe eft connue , m'a dit reconnoître
ici les traits du grand Abbas
C'eft ce que je n'ai pu vérifier , & ce
que fans doute je ne vérifierai jamais .
L'Agent d'Abbas n'avoit pas cru devoir
paroître mieux inftruit de peur de
fe rendre fufpect . Il fçavoit d'ailleurs
que cette incertitude ne ferviroit qu'à
irriter l'impatience de la Princeffe , &
que cette impatience une fois fatisfaite
, la conduiroit à un fentiment plus
vif en core. Il ne fe trompoit pas. Sohry
tomba
AVRIL. 1763. 25
tomba dans une rêverie mélancolique
& profonde. Le Portrait qu'elle avoit
en fon pouvoir l'intéreffoit vivement.
Quelle impreffion ne feroit donc pas
fur elle l'objet qui y eft repréſenté ?
Quel dommage fi ce Prince n'exiftoit
plus ! & s'il exiftoit encore , quel plus
grand dommage d'ignorer qui il eſt ,
d'en être ignorée foi-même ? Toutes ces
penfées agitoient fucceffivement la Princeffe
captive. L'Eunuque l'examinỏit &
la devinoit . Elle lui fit une nouvelle
queftion. Cet Art , lui dit-elle , que
votre époux poffédoit fi bien , vous eftil
donc abfolument inconnu ? C'étoit
encore où l'adroit Emiffaire l'attendoit.
Il répondit que , fans y exceller , il s'y
étoit fouvent éffayé avec fuccès. Vous
pourriez donc , reprit la Princeffe , imiter
la figure de ce petit chien ? Vous en
jugerez , repliqua l'Eunuque , en préparant
fes crayons. A l'inftant même il
deflina cet animal , & le jour fuivant ,
il fit voir à Sohry le tableau déja fort
avancé. C'est dommage , lui dit- elle ,
de n'employer vos talens qu'à peindre
des animaux. J'ai une Efclave qui m'amufe
par fes folies , autant qu'une femme
peut en amufer une autre : fa figure
a quelque chofe d'original , & je vou-
I. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
drois par votre fecours en conferver la
copie. Volontiers , dit encore l'Eunuque
, à qui cette gradation parut devoir .
être bientôt fuivie d'une plus éffentielle .
Déja il demandoit
à Sohry la permiffion
de faire venir cette Efclave ... Attendez,
ajouta de nouveau la Princeffe ; tout ceci
eft , & doit être un mystère entre nous,
& l'Efclave la plus zélée peut devenir
indifcrette
. Ne pourriez-vous pas , pourfuivit-
elle en rougiffant
un peu, exercer
vos talens fur un autre objet ? Par
exemple , me peindre moi-même au lieu
d'elle Madame , repliqua l'Eunuque
tranfporté de joie , mais toujours habile
à diffimuler , je doute que tout l'effort
de l'Art puiffe aller jufques-là : mais
j'exquifferai de mon mieux ces traits.
que la Nature elle-même auroit peine
à reproduire une feconde fois .
•
Sohry lui demanda enfuite quelle
attitude lui fembloit la plus avantageufe
. Celle , répondit-il , qui vous eſt la
plus ordinaire . Il n'eft pas plus en votre
pouvoir d'être fans grâce que fane
beauté.
L'Eunuque alors commença librement
ce Portrait qui étoit l'objet principal
de fa miffion , & qu'il avoit cru
auparavant ne pouvoir éxécuter qu'à
AVRIL. 1763. 27
>
la dérobée . Le zéle qu'il avoit pour fon
Maître & les facilités que lui donnoit
la Princeffe , firent qu'il fe furpaffa
lui- même dans cette nouvelle occafion
. Il parut avoir peint la plus belle
Perfonne du monde , & n'égala pas
encore fon modéle . Cependant , chofe
affez rare , il fatisfit la Beauté qu'il avoit
peinte. Il fe propofoit de tirer une copie
éxacte de ce Portrait : la Princeffe
lui en épargna la peine . Elle lui permit
d'emporter l'Original dans fa Patrie.
Qu'il ferve , ajouta -t -elle , à m'y faire
mieux connoître que dans la mienne où
je dois toujours vivre ignorée. Elle prononça
ces mots d'une voix tremblante
fes yeux devinrent humides C'en fut
affez pour déterminer l'Eunuque à s'expliquer
un peu plus qu'il n'avoit fait jufqu'alors
; mais , cependant , toujours
par emblême ; forte de langage que fon
art le mettoit à même d'employer à fon
choix. Il n'eut pas le loifir d'en faire un
long ufage. La prochaine arrivée du
Prince de Georgie l'obligea de précipiter
fon départ. Sehry elle-même ne crut
pas devoir s'y oppofer. Mais , en partant
, il la fupplia d'accepter une autre
production de fon art , un tableau dont
elle pourroit voir un jour la répétition
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
au naturel. A ces mots , la fauffe Italienne
préfente à la Princeffe un paquet
bien enveloppé , bien cacheté , & s'éloige
en diligence.
Sohry foupçonne que c'eft quelque
autre Portrait , non moins anonyme
que le premier , dont l'Etrangère vient
de lui faire préfent. Elle rompt l'enveloppe
& voit un tableau compofé de
deux figures. Mais quelle eft fa furpriſe
de reconnoître dans l'une fa propre image
, & dans l'autre celle du Portrait
dont on vient de parler ! Cette derniere
figure étoit repréfentée aux pieds de
celle de Sohry & lui offroit un Sceptre.
Le Prince , d'ailleurs , étoit orné de tous
les attributs du Monarque , & même
du Conquérant. Mais c'étoit là tout ;
rien de plus ne fervoit à indiquer fon
nom. L'Agent d'Abbas s'étoit tenu fur
cette réſerve , ne fe croyant pas autorifé
à en dire plus , & craignant furtout
, d'en dire trop.
C'eſt Abbas ! difoit Sohry en ellemême
; plus d'une raifon me porte à
le préfumer. Mais hélas ! Si c'eft lui ,
que de raifons s'oppofent à fes vues ?
Ne s'expliquera-t-il point trop tard ? Me
fera-t-il jamais poffible de l'entendre ,
ou permis de l'écouter ?
AVRIL. 1763 . 29
Ces réfléxions fe renouvelloient fouvent
dans fon âme , & l'attriftoient
toujours. Cependant l'Eunuque arrive
à Ifpahan ; inftruit le Monarque de ce
qu'il a fait , & l'exhorte à venir luimême
achever un ouvrage fi heureuſement
commencé. Le Portrait de Sohry
étoit pour Abbas une exhortation encore
plus éfficace. Il lui parut fi beau
qu'il le foupçonna d'être un peu flatté.
Le Peintre cependant , lui proteſtoit
qu'en cette occafion , l'art étoit reſté
fort au-deffous de la nature , & cet aveu
ne partoit point d'une fauffe modeftie :
Sohry étoit auffi fupérieure à fon Portrait
, qu'il l'étoit lui-même à toutes
les Beautés dont le Sérail d'Abbas étoit
peuplé.
.
On ne tarda pas à voir paroître à
la Cour d'Imirette un envoyé du Sophy.
Cette ambaffade avoit un double objet
; de demander Sohry au nom d'Abbas
, ou de déclarer la guerre en cas
de refus. Lui-même regardoit ce refus
comme certain. Une haine ancienne ,
& par conféquent ridicule , & par conféquent
implacable , animoit les deux
nations , l'une contre l'autre . De fort
mauvais Politiques les entretenoient dans
ce préjugé ; & leurs Princes , qui fou-
Biij
30 MERCURE DE FRANCE.
vent ne l'approuvoient pas , n'ofoient
éffayer de le détruire .
C'eft , furtout , ce que ne vouloit
point tenter Difvald , frère de Sohry ,
& de plus ennemi perfonnel d'Abbas.
Réfolu de réjetter fa demande , il prend
avec le Prince de Georgie , fon futur
beau-fière , des mefures pour lui réfifter.
On éffaye en même tems de
faire prendre le change à l'Envoyé du
Sophy. On ne lui parle que de la
pré endue laideur de Sohry , & pour
mieux l'en convaincre , on fait paroître
à fes yeux cette four aînée , difforme
à tous égards , & qui n'a rien de commun
avec fa cadette , excepté le nom .
L'Agent d'Abbas étoit fort furpris qu'un
Roi pût fe réfoudre à 'raffembler une
armée pour tenter une pareille conquête.
La vraie Sohry , celle qui occafionnoit
tout ce trouble , en étoit la moins
inftruite . Elle continuoit à vivre &
à s'ennuyer dans la folitude. Le tableau
que lui avoit laiffé l'Eunuque ,
en la quittant , occupoit fouvent fes
regards . Seroit-il bien vrai , qu'Abbas
ne me crût pas auffi affreufe qu'on
le publie Elle fe le perfuadoit de fon
mieux , & à tout évenement cette idéo
AVRIL. 1763. 31
la confoloit . Survint tout-à- coup le
Prince de Georgie occupé lui même
d'un idée fort affligeante pour elle , &
qu'il croit propre à le raffurer. Il
venoit , dis- je , exiger de fa Fiancée
un facrifice qui paroîtra toujours exceffivement
dur à une belle perfonne
, & même à une laide : c'étoit d'écrire
de fa propre main au Roi de
Perfe , qu'elle n'a ni agrémens , ni
beauté. Une telle propofition fit frémir
la Princeffe . Elle trouva que c'étoit
abufer de fa docilité & porter
Pafcendant jufqu'à la tyrannie . Elle gardoit
un morne & froid filence. Taymuras
réitére fa demande , & eft furpris
d'avoir été contraint de le faire .
He quoi ! lui dit-elle enfin , avec beaucoup
d'emotion & de vivacité , ma
réputation de laideur n'eft - elle pas fuffifament
établie ? ne paffai- je pas pour
un modéle de difformité ? Le Roi de
Perfe , reprit-il avec chagrin , n'en paroît
pas bien convaincu. Il vous fait
demander par un Ambaſſadeur , &
il vient lui-même appuyer cette demande
à la tête de cent mille hommes.
Cette réponſe rendit la Princeffe une
feconde fois rêveufe. Le dépit fur fon-
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
vifage parut avoir fait place à d'autres
mouvemens & Taymuras crut même y
remarquer l'empreinte de la joie. Ce
fut une raifon de plus pour infifter
fur la démarche qu'il exigeoit. Eh que
produira ma lettre ? ajouta la Princeffe ;
détrompera- t-elle plutôt Abbas
que les
difcours de toute une Nation ? Une
ligne de votre main , repliqua Taymuras
, en fera plutôt crue que toutes les
bouches de l'Afie. Une femme qui déclare
qu'elle manque de beauté , ne doit
point trouver d'incrédules.
Sohry lui objecta encore que fa main
ne devoit pas être plus connue d'Abbas
que fa figure , qu'il ne pouvoit connoître.
Mais Taymuras lui apprit qu'une
lettre , qu'elle lui adreffoit dans certaine
occafion , étant tombée au pou
voir du Sophy , il connoiffoit & fon
écriture , & leurs engagemens réciproques.
A l'égard de vos charmes , pourfuivit
il , peut-être Abbas a -t- il fait fur
ce point certaines découvertes ; peutêtre
n'eft- ce qu'un foupçon , & c'eft ce
foupçon qu'il faut détruire .
C'étoit là au contraire , ce que Sohry
eût voulu confirmer. Il fallut , pour la
réduire , les ordres abfolus de la Reine
fa mère. Alors elle vit qu'il falloit céAVRIL.
17630
33
der . Hé bien , dit-elle à Taymuras , avec
un mouvement de dépit qu'elle ne put
contenir , voyons comment vous exigez
qu'on tourne cette lettre fingulière ?
Choififfez-en vous-même les expreffions;
je ne ferai qu'écrire fous votre dictée .
Volontiers , reprit Taymuras , & il
commença ainfi :
La Princeffe d'IMIRETTE , au Roi
DE PERSE.
à
ma J'apprends , Seigneur , que vous prétendez
m'arracher à mon pays ,
famille , au Prince qui doit être mon
époux. C'est à quoi vous ne parviendrez
jamais de mon aveu.
...
La Princeffe avoit écrit , fans interruption
, tout le commencement de
cette phrafe ; mais elle fe fit répéter la
fin jufqu'à trois fois . Taymuras pourfuivit
en ces termes :
Je dois même vous répéter ce que la
Renommée a dû vous apprendre ;
fuis peu digne de cet excès d'empreffement..
Ces derniers mots parurent encore
embarraffer Sohry. Eft -ce bien là ce
que vous avez voulu dire ? demandatelle
au Prince en rougiffant, Précifé-
B v
34 MERCURE DE FRANCE.
ment , reprit-il ; & il répéta les mêmes
expreffions aufquelles il ajouta celles
qui fuivent :
J'ai moins d'attraits que la moins
belle des femmes de cette contrée.....
Vous me trouvez donc bien affreuſe ?
interrompit- elle de nouveau .... Ah !
vous n'êtes que trop adorable , reprit
Taymuras. Mais voulez - vous paffer
pour telle dans l'efprit du Roi de Perfe ?
Ah ! s'il eft ainfi , quittez la plume &
montrez-vous ? Sohry , quoique d'une
main tremblante , écrivit donc encore
ce que le Prince venoit de lui dicter.
Elle s'en croyoit quitte ; mais il
ajouta :
C'eft cette entiere privation de char
mes qui m'oblige à fuir tous les regards
; je voudrois pouvoir me fuir
moi-même ·
Chacun de ces mots faifoit friffonner
la Princeffe. L'altération de fon
vifage marquoit celle de fon âme . La
plume lui échappa de la main . En vérité
, Seigneur , dit- elle , en fe levant
avec dépit , j'ignore quand vous tarirez
fur mes imperfections ! Eh , madame
reprit Taymuras , à peine ce porAVRIL.
1763. 35.
trait idéal fuffit pour me raffurer ! Hébien
, ajouta Sohry , toujours fur le
même ton , je vais vous aider à finir
le tableau . A ces mots , faififfant un
miroir elle éxamine fes traits en détails
; & regardant Taymuras d'un
air ironique & fier : commençons , pourfuivit-
elle › par ces yeux : fans doute
qu'il faut les peindre petits , ronds ,
caves , fans efprit , fans activité ? A
merveille ! reprit Taymuras.
4
SOHRY .
Cette bouche , des plus grandes ; ces
lévres , pâles & livides ?
TAYMURAS,
On ne peut mieux !
SOHRY .
Ces dents , noires & mal rangées →
Bon !
TAYMURAS.
SOHRY.
Ce teint , fans blancheur , fans coloris
, fans vivacité ?
TAY MURA S..
: Parfaitement bien !
SOHRY.
Enfin , toute cette phyfionomie,maf
fade & rebutante ?
B- vj
36 MERCURE DE FRANCE.
TAY MEURAS.
Oui ! voilà le Portrait qu'il convient
d'envoyer au Roi de Perfe.
<
Sohry écrivit , en effet , toutes ces
chofes ; mais non fans murmurer contre
celui qui l'obligeoit à les écrire. La
lettre part , eft remife au Sophy & le
jette dans la plus extrême furpriſe. Il
compare cette lettre avec celle qui auparavant
eft tombée entre fes mains.
L'écriture lui en paroît toute femblable.
C'eft , difoit - il , Sohry ellemême
qui s'accufe de laideur : puis - je
refufer de l'en croire ? Mais fi je l'en
crois , l'Eunuque à coup fur , n'eft qu'un
impofteur. Il ordonne qu'on le faffe venir
, & lui prefcrit impérieuſement d'accorder
, s'il le peut , les deux Portraits :
celui qu'il a fait de Sohry en peinture
& celui qu'elle fait d'elle -même par
écrit.
Chaque ligne que lifoit l'Eunuque
ajoutoit à fon étonnement. Il reconnoît
la main de la Princeffe , & ne recon- .
noît aucun de fes traits dans les détails
burleſques dont cette lettre eft remplie .
Ce n'eft pas tout ; arrivent à l'inſtant
même des dépêches de l'Envoyé du
Sophy , dépêches qui femblent confirmer
en tout point les détails de la let
AVRIL. 1763. 37
tre. L'Eunuque , hors de lui-même
tombe aux genoux d'Abbas. Je jure par
le Commentaire d'Aly , s'écrie le Renégat
Italien , que le portrait que j'ai remis
à votre Majefté eft encore bien inférieur
aux charmes de la Princeffe d'Imirette
, & que la peinture qu'elle fait
ici d'elle-même , n'eft que pour vous
faire prendre le change , comme on l'a
fait prendre à votre Miniftre.
Quoi ! s'écria le Sophy indign é , cette
femme me mépriferoit au point de vouloir
que je la cruffe laide ? Il y a peu
d'exemples d'un mépris porté jufques-là .
N'importe, c'est ce qu'il faut vérifier . En
effet , dès le jour même , il donna des
ordres pour faire marcher une armée
nombreuſe vers les frontièresd'Imirette ,
& peu de temps après , il marcha luimême
pour la commander. Il eut foin
de conduire l'Eunuque avec lui pour
deux raifons ; pour le mettre à même de
fe juftifier , ou pour le faire pendre s'il
ne fe juflifioit pas .
On fçut bientôt à la Cour d'Imirette
qu'il falloit ou fe battre , ou trouver au
Roi de Perfe , une Princeffe auffi belle
qu'il fe la figuroit . On s'en tint au premier
parti. Quant à celle dont la beauté
occafionnoit tant de mouvemens , elle
38 MERCURE DE FRANCE.
Qût volontiers approuvé le parti le plus
doux. Il eft rare qu'une femme fache
mauvais gré à tel amant que ce puiffe
être des efforts qu'il fait pour l'obtenir
, & Sohry étoit fort contente que
fa lettre n'eût point ralenti ceux d'Abbas.
qui
Les Rois d'Imirette & de Georgie
avoient réuni leurs forces . Ils s'étoient
retranchés , & attendoient Abbas , quit
ne fe fit pas long- temps attendre. Il les
attaqua fans héfiter. Le combat fut rude
& fanglant. Les deux Rois alliés s'y comporterent
, l'un en Souverain qui défend
fes Etats , l'autre en amant qui défend
fa maîtreffe . Mais les efforts d' Abbas ne
furent pas moins grands , & furent plus
heureux . Il remporta une victoire complette
, détruifit , ou diffipa l'armée ennemie
, & pourfuivit les deux' Chefsjufqu'à
la Ville où le frère de Sohry tenoit
fa Cour.
Inftruit par l'Eunuque Italien que
la Princeffe tenoit la fienne ailleurs
il y marcha fur le champ , tandis que
la meilleure partie de fes troupes bloquoit
la Capitale. Il arrive & apprend
qu'en effet Sohry habite ce fejour. On
conçoit fans peine l'excès de fon impatience
& de fa joie . Il ordonne qu'on
le conduife vers la Princeffe. Il eft obéis
AVRIL 1763 . 39
Mais que voit-il ? Un'objet auffi hideux
qu'il efpéroit le trouver féduifant ,
le vrai modéle du portrait exprimé dans
la lettre qu'il a reçue avant fon départ
; en un mot , la difforme Princeffe
qu'on a déja fait voir à fon Envoyé !
Certains rapports faits aux deux Rois
fur le féjour & le départ de la fauffe
étrangère , les avoit déterminés à ſubſtituerdans
cette même folitude l'aînée
à la cadette. Abbas fit quelques queftions
à fa prifonnière. Les réponfes qu'il
en reçut , augmenterent fon déplaifir.
Elles étoient parfaitement conformes à
la lettre qu'il fuppofoit avoir été écrite
par elle ; & il refte perfuadé que cette
Sohry fi fameufe par fa beauté, ne doit
l'être que par fa laideur. Je n'ai nuk
reproche à lui faire , difoit Abbas , elle
eft encore plus difforme qu'elle ne me
l'écrit. Pour toi , miférable , ajouta - t-il
en parlant à l'Eunuque , ce qui la juf
tifie te condamne : cette exceffive dif
formité eft l'arrêt de ta mort.
Grand Roi ! s'écria l'Eunuque , en
tombant de nouveau aux pieds . dur
Sophy , que votre Majefté me laiffe
éclaircir ce mystère. Il y en a un dans
tout ceci que je ne connois pas . J'ai
eu à peindre & j'ai peint la plus
40 MERCURE DE FRANCE.
belle perfonne du monde : ce n'eft
donc pas celle
que vous voyez. Mais
celle que j'ai peinte exifte , j'en réponds
fur ma tête , que vous ferez le maître.
de me faire enlever demain comme
aujourd'hui . De grâce retournez vers la
Capitale , hatez - en le fiége , la prife.
pourra mettre entre vos mains une capture
encore plus précieuse.
Zomrou eût pû en partie développer
cette énigme.Mais lui-même avoit laiffé.
pénétrer fes deffeins : il étoit gardé à
vue par ordre des deux Rois , depuis le
jour de l'arrivée du Miniftre d'Abbas .
Par cette raiſon , il n'avoit pas été plus
utile à cet Envoyé qu'il ne pouvoit l'être
alors au Sophy même. Abbas prit donc
une double réfolution . Ce fut de preffer
la Ville affiégée , & de faire battre
la campagne par des Emiffaires munis
du Portrait que l'Eunuque avoit tracé .
Le Prince leur ordonna de lui amener
toutes les femmes qui auroient quelque
reffemblance avec ce Portrait . L'Eunuque
ambitionnoit cette commiffion ;
mais Abbas ne lui permit pas de s'éloigner
de lui. Il vouloit s'en fervir à diftin-.
guer la Princeffe , au cas qu'elle fe trouvât
dans la Ville , ou pouvoir venger
fur lui fon chagrin , au cas qu'elle ne
fe trouvât nulle- part.
"
AVRIL. 1763. 41
Le Siége fut pouffé avec tant de vigueur
qu'en peu de jours la Ville n'avoit
plus guéres que la moitié de fes défenfes
& de fa garnifon . Mais le courage
des deux Rois étoit toujours le
même. Ils ne vouloient ni fe rendre
ni livrer la Princeffe qu'Abbas eût préferé
à toutes les Villes de leurs Etats.
Elle n'étoit point d'ailleurs dans la Capitale.
Sohry inconnue & déguisée
habitoit un afyle fi peu fait pour
elle
qu'il n'y avoit nulle apparence qu'on
dût l'y chercher. Là , elle gémiffoit fur
fes charmes qui caufoient l'oppreffion
de fa Patrie. Mais prèfque certaine
qu'Abbas eft celui dont elle adore en
fecret l'image , elle n'ofe le qualifier
d'oppreffeur. Elle fent même qu'il ne
tient qu'à ce léger éclairciffement pour
qu'il foit , à-peu- près , juftifié dans for
âme.
,
Cependant , le péril augmentoit fans
relâche pour la Capitale. D'un inſtant
à l'autre la Place pouvoit être forcée
pillée , faccagée . Le Roi Difvald , réfolu
à tout , excepté à voir fa Maîtreffe
& fa Mère expofées aux fuites qu'entraîne
le fac d'une Ville , prit le parti
de les faire échapper , l'une après l'autre
, par une voie qu'il croyoit füre,
42 MERCURE DE FRANCE .
Mais Abbas avoit pris des précautions
plus fùres encore . Peu d'inftans après
feur fortie on lui amena les deux fugiti
ves.
J'ai déja dit que la mère de Sohry ne
cédoit en beauté qu'à Sohry même.
Il y avoit , de plus , entre elles , cette
forte de reffemblance qui ne fuppofe
pas toujours une entiére égalité de charmes.
Par cette raifon le Portrait qu'avoit
tracél'Eunuque , Portrait bien inférieur
à l'original , reffembloit beaucoup
plus à la premiere qu'à la feconde.
Abbas au premier coup d'oeil s'y
méprit & crur tout l'emblême expliqué.
Les charmes de fa Captive firent même
tant d'impreffion fur lui , qu'il ne fongea
plus à faire d'autres recherches , & que
' Eunuque Peintre lui parut abfolument
juftifié . Mais celui - ci prétendit lui-même
ne l'être pas encore. Il affura fon Maître
que jamais cette Princeffe n'avoit fervi
de modéle au Portrait , en queſtion ,
& qu'à coup für ce modéle exiftoit..
S'il eft ainfi , Madame , reprit Abbas
, en s'adreffant à la mère de Sohry
vous voyez dès à préfent ce qui peut &
doit former votre rançon. Un objet qui
vous reffemble peut feul vous remplacer
auprès de moi. Vous régnerez , dang
AVRIL. 1763. 43
mon Sérail , ou bien la Princeffe votre
fille y occupera le rang qui vous eft
offert. Je ne puis renoncer à l'une que
pour obtenir l'autre.
>
Ce difcours fit frémir la belle prifonnière
. Elle conjura en vain le Sophy de
fe rappeller le voeu par lequel elle s'étoit
liée vou qui ne lui permettoit plus:
de difpofer d'elle- même . Un pareil motif
a bien peu de pouvoir fur l'âme d'un
Sectateur d'Aly. A peine Abbas parutil
y faire quelque attention : Il ne dépend
que de vous , Madame , reprit - il , &
de garder vos voeux , & de combler les
miens. Que l'aimable Sohry vienne jouir
d'un avantage que vous dédaignez , fau
te de le bien connoître . N'efpérez pas
du moins, que je cherche à étouffer l'a
mour le plus fincère & le plus ardent ,
lorfque vous paroîtrez n'écouter qu'une
haine injufte & de vains préjugés .
Abbas , qui n'avoit prèfque pas remarqué
Fatime ( c'eft le nom de la fille
de Zomrou ) l'envifagea lorfquelle commençoit
à murmurer , tout bas , de
cette inattention . Abbas. trouva l'amour
de Difvald parfaitement bien fondé.
Fatime avoit affez de charmes pour l'en--
flammer lui-même , fi elle n'eût pas eu
Sohry pour rivale. Il fongea cepen
44 MERCURE DE FRANCE
dant à faire craindre au Roi d'Imirette
que Sohry n'éffayât trop tard de l'emporter
fur Fatime.
Ce ftratagême lui réuffit. A peine
Difvald eut appris la captivité de fa
mère & de fa maîtreffe , qu'il fongea:
férieufement à les échanger pour fa
foeur. Ce fut dans ce moment là-même ,
que les Emiffaires d'Abbas lui amenerent
une jeune perfonne vêtue en Efclave
, & infiniment plus belle encore
que le portrait qu'il leur avoit confié.
On s'empreffe , on regarde , on admire.
C'eft Sohry ! s'écrie auffitôt l'Eunuque ;
c'eft ma fille ! s'écrie la Princeffe Douairiere
: c'eſt Abbas ! s'écrie en même
temps la prétendue Efclave , & elle s'évanouit.
Abbas , hors de lui - même , ébloui de
tant d'attraits , & ne fachant comment
interpréter cette défaillance & cette exclamation
fubites , ordonne qué les
fecours foient prodigués à la Princeffe.
Lui-même eft le plus ardent à la fecourir.
Au milieu de quelques agitations
inévitables, une boete cachée dans
ſes habits d'eſclave s'échappe & tombe.
Abbas croit la reconnoître , s'en faifit ,
l'ouvre & y trouve fon portrait. A
cette vue , toute fa fierté afiatique difAVRIL.
1763. 45
paroît ; il tombe aux genoux de la fauffe
efclave. Adorable Sohry , s'écria- t- il !
quoi même en fuyant ma perfonne ,
vous fuyiez avec mon image ! Il eſt
donc vrai que vous ne m'évitiez que
par contrainte ? Ah, ceffez de gêner vos
fentimens & daignez - en recueillir les
fruits à peine les croirai - je affez
payés de toute ma tendreffe & de
toute ma puiffance.
Sohry , en ce moment , ouvre les
yeux. Quelle eft fa furprife ! elle voit
fe réalifer la tableau que l'Eunuque
lui a laiffé en la quittant ; elle voit
en perfonne le fuperbe Abbas dans
l'attitude où elle l'a vû tant de fois en
peinture ; elle le voit à fes pieds ! Un
mouvement de joie qu'elle cherche à
cacher une forte de confufion modefte
ajoutent encore à fa beauté.
Survient à l'inftant la Reine fa mère ,
& fa confufion augmente. Mais un
Envoyé du Roi d'Imirette vint mettre
fin à leur embarras réciproque . Il venoit
propofer pour l'échange des deux
premieres captives , celle que le hazard
avoit déja mis au pouvoir du Sophy.
Ce qui n'empêcha pas que l'échange
ne fut accepté , la paix faite , & ce qui
46 MERCURE DE FRANCE .
dit encore infiniment plus , toute femence
de guerre éteinte .
Abbas reffentoit fon bonheur , au
point de vouloir que tous les autres
fuffent heureux . Il acerut les Etats du
Roi d'Imirette , qui époufa Fatime ; il
fit époufer fa propre foeur au Princ eà
qui il enlevoit Sohry : il partagea avec
cette dernière toute fa puiffance &
la laiffa régner fans partage fur fon
âme. L'Eunuque mit fin à fes voyages ;
& Sohry en fixant le coeur de fon Epoux,
afura aux Princes voifins leur repos ,
leurs femmes & leurs Etats .
Par M. DE LA DIXMERIE .
Fermer
Résumé : ABBAS ET SOHRY, NOUVELLE PERSANNE.
Le texte raconte l'histoire du roi Abbas de Perse, connu pour ses conquêtes territoriales et son goût pour les femmes. Il entend parler de la princesse Sohry d'Imirete, réputée pour sa beauté exceptionnelle. Pour la protéger, sa mère et ses proches diffusent la rumeur qu'elle est laide et l'isolent dans un château inaccessible. Zomrou, un ancien ministre jaloux, informe Abbas de la véritable beauté de Sohry. Abbas envoie alors un eunuque italien, doué en musique et en peinture, déguisé en chanteuse, pour approcher Sohry. L'eunuque séduit Sohry par ses talents et lui montre un portrait d'Abbas sans révéler son identité. Intriguée et émue, Sohry tombe en rêverie. L'eunuque peint un portrait de Sohry et lui offre un tableau représentant deux figures, dont un prince aux attributs royaux. Sohry suspecte qu'il s'agit d'Abbas. L'eunuque retourne à Ispahan et informe Abbas, qui décide de se rendre en Imirete. Le frère de Sohry, Difvald, refuse la demande d'Abbas et prépare la guerre. Taymuras, prince de Géorgie, demande à Sohry d'écrire une lettre affirmant son manque de beauté, ce qu'elle fait à contrecœur. Abbas, surpris par la lettre, ordonne à l'eunuque d'expliquer la contradiction entre le portrait et la lettre. Abbas marche vers l'Imirete avec une armée et assiège la capitale après une bataille victorieuse. L'eunuque révèle qu'Abbas a vu l'aînée des princesses, substituée à la cadette. Abbas poursuit la véritable Sohry. Pendant le siège, la mère et la sœur de Sohry tentent de s'échapper mais sont capturées. Abbas, ébloui par la beauté de la mère de Sohry, croit d'abord qu'elle est la princesse. L'eunuque insiste sur l'existence de la véritable Sohry, qui est finalement retrouvée déguisée en esclave. Abbas, reconnaissant son portrait chez elle, comprend qu'elle l'aime en secret. La paix est conclue, et Abbas épouse Sohry, accordant des mariages avantageux à ses alliés pour assurer la stabilité régionale.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Fermer
4
p. 55-63
DIALOGUE entre DÉMOCRITE & MOLIERE.
Début :
N'EST-CE pas vous que les sottises des hommes faisoient rire ? [...]
Mots clefs :
Ridicule, Athéniens, Auteurs, Discours, Sottises, Corriger les hommes
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : DIALOGUE entre DÉMOCRITE & MOLIERE.
DIALOGUE entre DÉMOCRITE &
N
MOLIERE.
MOLIER É.
' EST - CE pas vous que les fottifes
des hommes faifoient rire ?
DEMOCRITE.
N'eft- ce pas vous qui faifiez rire les
hommes de leurs fottifes ?
MOLIER E.
Qui ; notre emploi fut très- différent ,
comme vous voyez.
DEMOCRIT E.
Je choifis le moins pénible , celui
en même temps , qui me parut le plus
Civ
$6 MERCURE DE FRANCE.
propre à corriger l'efpéce humaine de
fes travers.
MOLIERE.
L'expérience dut bientôt vous détromper.
Loin que ces ris perpétuels
guériffent les Athéniens de leurs folies ,
ils chargerent , dit-on , Hippocrate du
foin de vous guérir de la vôtre.
DEMOCRITE.
J'avoue que j'ai laiffé mes Compatriotes
auffi extravagans qu'ils l'étoient
d'abord. Mais vous-même , qu'euffiezvous
fait à ma place ?
MOLIERE.
Ce que j'ai fait depuis vous . Au lieu
de me livrer à un rire immodéré , &
dès-lors , un peu ridicule , j'aurois tracé
le tableau des travers qui le provoquoient.
DEMOCRITE.
C'eût été vous- même rifquer le fort
de Zeuxis , qui mourut , à force de
rire , en contemplant certain grotesque
portrait qu'il venoit de tracer.
MOLIER E.
Oh , pour moi , je n'ai jamais ri .
AVRIL. 1763. 57
DÉMOCRITE.
Vous euffiez donc pleuré.
MOLIERE.
Ne diroit- on pas , à vous entendre
que vos Athéniens eurent un brévet
exclufif de ridicule ? Nos François ne
pourront - ils , au moins , prétendre au
parallèle ?
DEMOCRITE.
J'en doute. Figurez-vous une Nation
Tégère , capricieufe , inconféquente ; approuvant
aujourd'hui ce qu'elle blâmera
demain ; fans but , fans réflexion , fans
caractére : changeant avec la même facilité
, de fyftême , de ridicules , de mo--
des & d'amis : une Nation , en un mot ,
qui n'a d'uniformité que dans fon inconftance....
Tels furent mes Compatriotes.
Auriez -vous eu de pareils objets
à peindre ?
MOLIERE,
A-peu-près ..
DÉMOCRITE ,
Par exemple , y eut- il jamais parmi
vous d'étourdi auffi effronté que notre
Alcibiade ?
Cv
58 MERCURE DE FRANCE .
MOLIER E.
Alcibiade eût été parmi nous un
homme à citer , une efpéce de Sage.
DÉMOCRIT E. •
Que dirons nous de ce Peuple qui
s'amufoit à plaindre le chien de cet
infenfé , & qui ne plaignoit pas tant
de maris dont il féduifoit , ou enlevoit
la femme ?
MOLIER E.
J'ai connu certaine contrée où les
maris fupportoient plus facilement ces
fortes d'affronts , qu'un coup donné
mégarde à leur chien .
DEMOCRITE.
par
Qui n'eût pas ri , à ma place , de
voir cette multitude orgueilleufe ériger
une foule de ftatutes aux Orateurs qui
fçavoient le mieux louer fes travers &
Les caprices?
MOLIER E.
Chez nous la multitude ne peut
rien ; auffi n'eft - ce pas elle qu'on loue.
Il eft, en même temps , affez rare qu'un
Grand outre la reconnoiffance envers
ceux qui l'ont le plus flatté. Il fe borne
à trouver l'éloge un peu mince , &
AVRIL. 1763. 59
à oublier jufqu'au nom de l'Auteur .
DEMOCRITE.
N'ai-je pas vû ces mêmes Athéniens
traiter plus mal leurs meilleurs Généraux
que leurs plus mauvais Rhéteurs ,
& bannir des Murs de leur Ville
ceux qui les avoient le mieux défendus
?
MOLIERE.
›
Nos François fuivent une autre méthode.
Ils payent fouvent d'un malin
vaudeville les plus grandes actions
comme les plus grandes fautes , &
nulle difgrace ne les afflige , dès qu'il
en peut naître une épigramme.
DEMOCRITE .
A propos d'épigramme , parlons des
Auteurs mes contemporains. Que de
jaloufies , que de petiteffes dans les
plus Grands! Que de prétentions , que
d'orgueil dans les plus Petits ! Je crois les
voir encore s'agiter , cabaler , s'entremordre,
s'entre-détruire, avec autant de
fureur que les Grecs , & les Troyens ,
autre espéce de foux , combattirent
pour une Beauté déja furrannée ..
Oh certainement , vos Auteurs ont
été plus raisonnables !
C vj
60 MERCURE DE FRANCE.
MOLIER E.
Il femble , au contraire , que vous
ayez voulu les peindre . Mais je pour--
rois ajouter plus d'un trait au tableau .,
Si les Ecrivains modernes font infé--
rieurs aux anciens , ce n'eft pas du côté
de la tracafferie .
DÉMOCRITE.
Paffe encore pour certains Auteurs
& furtout pour les Poëtes. Mais que
dire des Philofophes ? Quelle contrariété
dans leurs difcours , dans leur
conduite , dans leurs fyftêmes ! Chacun
d'eux crée un monde à fa manière
& fe perfuade avoir faifi la vraie. J'ai
auffi , moi-même qui vous parle , bâti
mon Univers. Après quoi , j'ai ri de ce
frêle édifice , comme j'avois fait des
tant d'autres.
MOLIERE..
"
Nous ne manquons pas , non plus ,
de ces fortes d'Architectes . Il n'en eft
aucun qui ne croye avoir bâti fur de
meilleurs fondemens que tous fes rivaux
. Mais , au bout d'un quart de fiécle
, on pourroit dire de ces Monumens
, comme de la Ville de Priam ::
c'est ici ou fut Troye
AVRIL. 1763 .
or
DEMOCRITE.
Une telle manie a dû vous fournir
plus d'une fcène vraiment comique.
MOLIER E..
J'ai refpecté le peu que nous fçavions
d'Aftronomie , c'est - à - dire , tout ce
qui m'a paru démontré fur cette matière.
Mais & peut-être j'eus tort ) je.
ridiculifai dans les femmes ces fortes de
recherches.
DÉMOCRITE . {
Quoi ! parmi vous les femmes s'amufent
à mefurer les Cieux ? J'en félicite
leurs époux . Nos Athéniennes
pour la plûpart , facrifioient à d'autres:
genres de curiofité.
MOLIER E.
Oh ! nous avons auffi des curieufes
de plus d'une espéce..
DÉMOCRITE.
Leurs maris font - ils jaloux ? J'ai beau
coup ri des vaines précautions de certains
époux d'Athenes , éviter cer
tain accident qu'on n'évite guères que
par hafard.
pour
MOLIER E.
De mon temps , plus d'un mari eut le
même. foible ; & moi-même je n'en:
62 MERCURE DE FRANCE.
fus pas exempt. Mais j'eus le courage
de fronder & mon ridicule , & celui
des autres : leçon qui fructifia au point
que
mes fucceffeurs font réduits à fronder
un ridicule tout oppofé.
DÉMOCRITE.
Eft- ce la feule de vos leçons qu'on
ait prife trop à la lettre ?
MOLIERE.
J'en puis citer d'autres . Par exemple
, j'ai ridiculifé , & prèfque à tous
propos , le jargon barbare , le craffeux
pédantifme des Médecins de mon fiécle.
Aujourd'hui c'eft l'élégance de
leurs difcours , de leur parure & de leur
équipage , qui fert de matière aux Sarcafmes
de Thalie. Il en eſt ainfi de
quelques autres travers , qui n'ont fait
que fe métamorphofer en travers non
moins bifarres.
DÉMOCRITE.
Avouez donc , entre nous , que votre
méthode pour corriger les hommes
n'eft pas plus éfficace que la mienne.
MOLIER E.
C'eft ce que je n'avouerai pas. Un
ridicule anéanti , fût-il même remplacé
AVRIL. 1763. 63
par un autre , eft toujours un ridicule
de moins.
DEMOCRITE.
Comment cela ?
MOLIER E.
C'eft que tous deux euffent pu exifter
en même tems. Aux Précieufes ridicu
les , ont fuccédé les Petites -Maîtreſſes.
Mais fi je n'euffe réuffi à diffamer les premieres
, on les verroit marcher de frontavec
les fecondes.
DEMOCRITE.
Que conclure , enfin , de tout ceci ?
MOLIERE
.
Que la fource du ridicule eft intariffable
chez les humains ; qu'on peut
en prévenir les débordemens , mais non
en arrêter le cours : en un mot , qu'un
Moliere y trouveroit toujoursà réprendre
, & un Démocrite toujours à rire.
Par M. DE LA DIXMERIE.
N
MOLIERE.
MOLIER É.
' EST - CE pas vous que les fottifes
des hommes faifoient rire ?
DEMOCRITE.
N'eft- ce pas vous qui faifiez rire les
hommes de leurs fottifes ?
MOLIER E.
Qui ; notre emploi fut très- différent ,
comme vous voyez.
DEMOCRIT E.
Je choifis le moins pénible , celui
en même temps , qui me parut le plus
Civ
$6 MERCURE DE FRANCE.
propre à corriger l'efpéce humaine de
fes travers.
MOLIERE.
L'expérience dut bientôt vous détromper.
Loin que ces ris perpétuels
guériffent les Athéniens de leurs folies ,
ils chargerent , dit-on , Hippocrate du
foin de vous guérir de la vôtre.
DEMOCRITE.
J'avoue que j'ai laiffé mes Compatriotes
auffi extravagans qu'ils l'étoient
d'abord. Mais vous-même , qu'euffiezvous
fait à ma place ?
MOLIERE.
Ce que j'ai fait depuis vous . Au lieu
de me livrer à un rire immodéré , &
dès-lors , un peu ridicule , j'aurois tracé
le tableau des travers qui le provoquoient.
DEMOCRITE.
C'eût été vous- même rifquer le fort
de Zeuxis , qui mourut , à force de
rire , en contemplant certain grotesque
portrait qu'il venoit de tracer.
MOLIER E.
Oh , pour moi , je n'ai jamais ri .
AVRIL. 1763. 57
DÉMOCRITE.
Vous euffiez donc pleuré.
MOLIERE.
Ne diroit- on pas , à vous entendre
que vos Athéniens eurent un brévet
exclufif de ridicule ? Nos François ne
pourront - ils , au moins , prétendre au
parallèle ?
DEMOCRITE.
J'en doute. Figurez-vous une Nation
Tégère , capricieufe , inconféquente ; approuvant
aujourd'hui ce qu'elle blâmera
demain ; fans but , fans réflexion , fans
caractére : changeant avec la même facilité
, de fyftême , de ridicules , de mo--
des & d'amis : une Nation , en un mot ,
qui n'a d'uniformité que dans fon inconftance....
Tels furent mes Compatriotes.
Auriez -vous eu de pareils objets
à peindre ?
MOLIERE,
A-peu-près ..
DÉMOCRITE ,
Par exemple , y eut- il jamais parmi
vous d'étourdi auffi effronté que notre
Alcibiade ?
Cv
58 MERCURE DE FRANCE .
MOLIER E.
Alcibiade eût été parmi nous un
homme à citer , une efpéce de Sage.
DÉMOCRIT E. •
Que dirons nous de ce Peuple qui
s'amufoit à plaindre le chien de cet
infenfé , & qui ne plaignoit pas tant
de maris dont il féduifoit , ou enlevoit
la femme ?
MOLIER E.
J'ai connu certaine contrée où les
maris fupportoient plus facilement ces
fortes d'affronts , qu'un coup donné
mégarde à leur chien .
DEMOCRITE.
par
Qui n'eût pas ri , à ma place , de
voir cette multitude orgueilleufe ériger
une foule de ftatutes aux Orateurs qui
fçavoient le mieux louer fes travers &
Les caprices?
MOLIER E.
Chez nous la multitude ne peut
rien ; auffi n'eft - ce pas elle qu'on loue.
Il eft, en même temps , affez rare qu'un
Grand outre la reconnoiffance envers
ceux qui l'ont le plus flatté. Il fe borne
à trouver l'éloge un peu mince , &
AVRIL. 1763. 59
à oublier jufqu'au nom de l'Auteur .
DEMOCRITE.
N'ai-je pas vû ces mêmes Athéniens
traiter plus mal leurs meilleurs Généraux
que leurs plus mauvais Rhéteurs ,
& bannir des Murs de leur Ville
ceux qui les avoient le mieux défendus
?
MOLIERE.
›
Nos François fuivent une autre méthode.
Ils payent fouvent d'un malin
vaudeville les plus grandes actions
comme les plus grandes fautes , &
nulle difgrace ne les afflige , dès qu'il
en peut naître une épigramme.
DEMOCRITE .
A propos d'épigramme , parlons des
Auteurs mes contemporains. Que de
jaloufies , que de petiteffes dans les
plus Grands! Que de prétentions , que
d'orgueil dans les plus Petits ! Je crois les
voir encore s'agiter , cabaler , s'entremordre,
s'entre-détruire, avec autant de
fureur que les Grecs , & les Troyens ,
autre espéce de foux , combattirent
pour une Beauté déja furrannée ..
Oh certainement , vos Auteurs ont
été plus raisonnables !
C vj
60 MERCURE DE FRANCE.
MOLIER E.
Il femble , au contraire , que vous
ayez voulu les peindre . Mais je pour--
rois ajouter plus d'un trait au tableau .,
Si les Ecrivains modernes font infé--
rieurs aux anciens , ce n'eft pas du côté
de la tracafferie .
DÉMOCRITE.
Paffe encore pour certains Auteurs
& furtout pour les Poëtes. Mais que
dire des Philofophes ? Quelle contrariété
dans leurs difcours , dans leur
conduite , dans leurs fyftêmes ! Chacun
d'eux crée un monde à fa manière
& fe perfuade avoir faifi la vraie. J'ai
auffi , moi-même qui vous parle , bâti
mon Univers. Après quoi , j'ai ri de ce
frêle édifice , comme j'avois fait des
tant d'autres.
MOLIERE..
"
Nous ne manquons pas , non plus ,
de ces fortes d'Architectes . Il n'en eft
aucun qui ne croye avoir bâti fur de
meilleurs fondemens que tous fes rivaux
. Mais , au bout d'un quart de fiécle
, on pourroit dire de ces Monumens
, comme de la Ville de Priam ::
c'est ici ou fut Troye
AVRIL. 1763 .
or
DEMOCRITE.
Une telle manie a dû vous fournir
plus d'une fcène vraiment comique.
MOLIER E..
J'ai refpecté le peu que nous fçavions
d'Aftronomie , c'est - à - dire , tout ce
qui m'a paru démontré fur cette matière.
Mais & peut-être j'eus tort ) je.
ridiculifai dans les femmes ces fortes de
recherches.
DÉMOCRITE . {
Quoi ! parmi vous les femmes s'amufent
à mefurer les Cieux ? J'en félicite
leurs époux . Nos Athéniennes
pour la plûpart , facrifioient à d'autres:
genres de curiofité.
MOLIER E.
Oh ! nous avons auffi des curieufes
de plus d'une espéce..
DÉMOCRITE.
Leurs maris font - ils jaloux ? J'ai beau
coup ri des vaines précautions de certains
époux d'Athenes , éviter cer
tain accident qu'on n'évite guères que
par hafard.
pour
MOLIER E.
De mon temps , plus d'un mari eut le
même. foible ; & moi-même je n'en:
62 MERCURE DE FRANCE.
fus pas exempt. Mais j'eus le courage
de fronder & mon ridicule , & celui
des autres : leçon qui fructifia au point
que
mes fucceffeurs font réduits à fronder
un ridicule tout oppofé.
DÉMOCRITE.
Eft- ce la feule de vos leçons qu'on
ait prife trop à la lettre ?
MOLIERE.
J'en puis citer d'autres . Par exemple
, j'ai ridiculifé , & prèfque à tous
propos , le jargon barbare , le craffeux
pédantifme des Médecins de mon fiécle.
Aujourd'hui c'eft l'élégance de
leurs difcours , de leur parure & de leur
équipage , qui fert de matière aux Sarcafmes
de Thalie. Il en eſt ainfi de
quelques autres travers , qui n'ont fait
que fe métamorphofer en travers non
moins bifarres.
DÉMOCRITE.
Avouez donc , entre nous , que votre
méthode pour corriger les hommes
n'eft pas plus éfficace que la mienne.
MOLIER E.
C'eft ce que je n'avouerai pas. Un
ridicule anéanti , fût-il même remplacé
AVRIL. 1763. 63
par un autre , eft toujours un ridicule
de moins.
DEMOCRITE.
Comment cela ?
MOLIER E.
C'eft que tous deux euffent pu exifter
en même tems. Aux Précieufes ridicu
les , ont fuccédé les Petites -Maîtreſſes.
Mais fi je n'euffe réuffi à diffamer les premieres
, on les verroit marcher de frontavec
les fecondes.
DEMOCRITE.
Que conclure , enfin , de tout ceci ?
MOLIERE
.
Que la fource du ridicule eft intariffable
chez les humains ; qu'on peut
en prévenir les débordemens , mais non
en arrêter le cours : en un mot , qu'un
Moliere y trouveroit toujoursà réprendre
, & un Démocrite toujours à rire.
Par M. DE LA DIXMERIE.
Fermer
Résumé : DIALOGUE entre DÉMOCRITE & MOLIERE.
Le texte relate un dialogue entre Démocrite, philosophe grec, et Molière, dramaturge français, sur leurs méthodes respectives pour critiquer les travers humains. Démocrite choisit de rire des folies des hommes, tandis que Molière préfère les représenter dans ses œuvres pour les critiquer. Démocrite reconnaît que ses compatriotes athéniens restent aussi extravagants qu'auparavant, mais Molière affirme que son approche a eu plus d'impact. Ils comparent les ridicules et les travers de leurs nations respectives, avec Démocrite décrivant les Athéniens comme capricieux et inconstants, et Molière reconnaissant des similitudes chez les Français. Ils évoquent également les comportements des écrivains et des philosophes de leurs époques, soulignant les jalousies et les prétentions. Molière mentionne que les ridicules évoluent mais ne disparaissent jamais complètement, et que chaque époque a ses propres travers. Le dialogue se conclut sur l'idée que le ridicule est intarissable chez les humains, et que chaque génération trouvera toujours des sujets à critiquer ou à moquer.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Fermer
5
p. 16-62
LES SOLITAIRES DES PYRÉNÉES. NOUVELLE Espagnole & Françoise.
Début :
SUR ces Monts qui séparent l'Espagne d'avec la France, deux Hermites [...]
Mots clefs :
Comte, Marquis, Ermite, Larmes, Ennemie, Haine, Monde, Espagnol, Français, Vengeance
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LES SOLITAIRES DES PYRÉNÉES. NOUVELLE Espagnole & Françoise.
LES SOLITAIRES DES PYRÉNÉES
NOUVELLE Espagnole & Françoise.
SUR OUR ces Monts qui féparent l'Efpagne
d'avec la France , deux Hermites
T'un François , l'autre Efpagnol , ' habitoient
à peu de diftance l'un de Pautre.
Leur âge étoit à- peu-près égal , &
MA I. 1763. 17
** peu avancé , leur figure des plus avantageufe,
même fous leur habit difforme,
leur conduite entièrement oppofée à
celle des Hermites ordinaires. Ils ne
mandioient pas , ne recevoient ni dons
ni vifites , fçavoient lire & lifoient.
Leur premierfoin avoit été de fe fuir ;leur
conduite réciproque les rapprocha : ils
fe virent fouvent & fe parlerent fans
défiance. En un mot , ils étoient voifins
fans être ennemis , chofe prèſque
auffi rare entre des Emules de cette
nature , qu'entre des Rivaux de toute
autre efpéce .
Chacun d'eux avoit un fecond , fur
lequel il fe repofoit de certains menus
détails. L'Hermite François dur
particulièrement applaudir aux foins de
fon jeune Difciple. C'étoit un modèle
d'attachement , de zéle & d'activité. Nulle
fatigue ne le rebutoit , nulle démarche
ne lui fembloit pénible. A peine , ce→
pendant , paroiffoit- il toucher à fa quinziéme
année. Toutes les grâces de la
jeuneffe & de la beauté brilloient fur
fon vifage on l'eût pris pour l'Amour
qui , par divertiffement , s'étoit affublé
d'un froc .
t
Un jour qu'il étoit abfent , le Reclus
Espagnol vint converfer avec le Fran- -
-
18 MERCURE DE FRANCE .
çois. Non , difoit-il à ce dernier , le chétif
habit qui vous couvre, ne peut vous
déguifer àà mes yeux. Vous n'étiez
point fait pour être ainfi vêtu , logé ,
couché , en un mot pour vous enfevelir
dans ces montagnes . Quelque incident
vous aura fait renoncer au monde .
Mais fongez qu'il en faut de bien cruels ,
ou de bien bizarres , pour juftifier une
telle réfolution . Oh ! s'il eft ainfi , reprit
celui à qui il parloit , je fuis plus que
juftifié. Mais vous même quels bifarres ,
ou quels fâcheux incidens vous ont fait
prendre une réfolution toute pareille à
la-mienne ?
.
Il eft vrai , repliqua l'Espagnol qui
vouloit caufer , & qui ne trouvoit nuk
danger à le faire , il eft vrai que je n'étois
point né pour m'affubler d'un fac ,
me nourrir de racines & coucher fur
la dure. Il eft encore vrai que je mitige
en fecret cette auftérité apparente.
Mais une foule de difgraces & de fautes
m'a rendu ce déguiſement néceffaire ...
Oh! vos travers & vos malheurs n'ont jamais
pû égaler les miens , interrompit
l'autre Hermite . Vous en allez juger ,
ajouta l'Eſpagnol. Premierement je fuiss
marié. Et moi auffi , reprit l'Hermite
François . J'aime ma femme qui me fuit,
MA I. 1763 . 19
ajouta le premier : Je fuis ma femme
qui m'aime , repliqua le fecond .
L'ESPAGNOL.
J'époufai la mienne par ſupercherie.
LE FRANÇOIS
.
On y eut recours pour me faire époufer
la mienne.
L'ESPAGNOL.
Je l'aimerai toujours.
LE
FRANÇOIS.
Je doute que je puiffe l'aimer jamais.
Voilà effectivement , reprit l'Hermite
Espagnol , un contrafte auffi bifarre que
marqué. Mais voyons jufqu'où il peut
s'étendre. Je vais commencer , perfuadé
que vous imiterez ma franchife & ma
confiance .
Frère Paul, tel qu'on fe figure ici le
voir en moi , eft à Madrid le Comte
d'Ol.... Ma Maiſon eft ancienne & illuftrée
, ma fortune affez confidérable .
J'ai fervi mon Roi avec zéle & avec fuccès
dans fes armées. C'étoit en Italie où
la guerre fe faifoit . J'y formai quelque
liaifon avec le Comte de C.... S .... nom
qui n'étoit pas le fien propre , mais qu'il
devoit à une action des plus éclatantes.
Vous fçavez que c'eft l'ufage en Efpagne
de donner à un Officier qui fe
diftingue , le nom même du lieu où il
s'eft diftingué récompenfe la plus flat20
MERCURE DE FRANCE .
teufe pour une âme noble. D'ailleurs ,
le Comte avoit par lui-même de la naiffance
& de la fortune :
avantages qui lui
en affuroient un autre bien digne d'envie.
Il devoit à fon retour époufer Dona
Léonor , une des plus belles perfonnes
de toutes les Efpagnes ; mais en
même-temps une des plus altières . Elle
femble avoir oublié cette fenfibilité fi
naturelle à fon fexe & furtout dans cette
Contrée , pour emprunter toute la
hauteur du nôtre. L'orgueil eft fa paffion
la plus décidée ; elle veut des efclaves
plutôt que des amans. Je ne la connoiffois
quede nom & n'en étoispas mieux
cónnu ; comme cependant elle étoit née
mon ennemie , c'est-à- dire qu'il y avoit
entré ma famille & la fienne , une de
cés haines héréditaires qu'on prend ridiculement
foin de perpétuer dans chaque
génération , j'étois loin d'adopter cette
haine injufte. J'éprouvai même un fentiment
bien oppofé à l'afpect du portrait
de Dona Léonor. Sa famille l'avoit
envoyé au Comte en attendant qu'il pût
aller prendre poffeffion du modèle . Mais
il me parut moins ébloui que moi- même,
des charmes qu'étaloit cette peinturé
. Il me fembla trop peu occupé du
bonheur qui l'attendoit ; loin de fe liMA
I. 1763.
21
vrer à une joie vive & bien fondée , il
étoit rêveur & mélancolique ; il ne répondoit
qu'avec embarras aux queſtions
qu'on lui faifoit fur fon futur mariage.
Enfin , il me donna lieu de juger qu'il
ne s'y difpofoit qu'avec répugnance :
découverte qui me caufoit une extrême
furpriſe.
La guerre fe faifoit avec vivacité
les rencontres étoient fréquentes &
meurtrières. Le Comte fut un jour commandé
pour une expédition fecrette ;
je le fus moi -même pour le foutenir. Il
tomba dans une embuscade & ſe vit enveloppé
par une Troupe bien fupérieure
à la fienne . J'arrivai à temps pour la dégager
; mais déja le Comte étoit bleffé
, renversé de cheval fans connoiffance
& prêt à être foulé aux pieds par
ceux des ennemis. Je le fis fecourir
tandis que je faifois tête aux Allemans
qu'une Troupe nouvelle venoit de renforcer.
Enfin , après une mêlée furieuſe
l'avantage nous demeura. Je fis tranf
porter le Comte au Quartier- Général
où les plus habiles Chirurgiens défefpérèrent
de fa vie. Ce fut dans ce moment ,
qu'un Soldat de ma Troupe m'offrit le
portrait de Léonor. Il l'avoit pris dans
la poche d'un Soldat ennemi qui avant
,
"
22 MERCURE DE FRANCE .
d'être tué avoit eu la précaution de fouiller
le Comte . L'état où étoit reduit ce
dernier , & furtout l'envie de garder
le portrait de Léonor , m'en fit fufpendre
la reftitution . Je fis remettre la boëte
parmi les effets du bleffé , après en avoir
détaché la miniature qu'elle renfermoit.
L'indulgente Loi de la galanterie tolère
aifément ces fortes de larcins. Je crus
qu'elle m'autorifoit à me faire fur ce
point, l'héritier du Comte , fuppofé qu'il
ne guérît pas de fes bleffures.
Il étoit encore dans l'état le plus équivoque
, lorsqu'une paix fubite fépara
les Armées & que des motifs
preffans me rappellerent en Eſpagne . Je
me rendis à Séville ; c'étoit le féjour
qu'habitoit Dona Léonor. Je parvins à
la voir , mais fans me faire connoître
fans même avoir pû en être remarqué.
Elle me parut encore plus belle en réalité
que dans fon portrait. J'en devins
éperdûment épris . Mais en même-temps ,
je frémis des obftacles que l'antipathie
de nos familles alloit oppofer à cet
amour.
J'éffayai quelques voies de réconciliation
; toutes furent inutiles. Dans cet
intervalle , le Comte de C .... S .... guéri
de fes bleffures , avoit été nommé GouMA
I. 1763. 23
verneur d'Oran & étoit parti du fein
de l'Italie même , pour fe rendre à cette
- Ville d'Afrique . Vous fçavez que le Gouverneur
de cette Place ne peut s'en ab-
- fenter fous aucun prétexte. Ce pofte
- n'eft pour lui qu'une prifon honorable ,
& le nouveau Gouverneur jugeoit Dona
Léonor très-propre à égayer cette prifon.
Il jugeoit bien ; mais il s'y prit
mal. Ne pouvant agir par lui- même
il choifit pour député un de fes principaux
domestiques , Africain d'origine ,
& mille fois plus intéreffé que cette origine
ne le fuppofe . Je lui avois été utile
en Italie , où dès-lors il fervoit le Comte.
Le hafard me le fit rencontrer comme il
débarquoit à Cadix . Il me reconnut ,
m'aborda , & m'apprit le fujet de fon
voyage. Il venoit , me dit-il , demander
au nom de fon maître , DonaLéonor
à fes parens.Cette nouvelle me fit pâlir ,
& l'Africain s'en apperçut. Il ofa me
faire différentes queftions qui toutes
avoient pour but & de me marquer
du zéle , & de m'arracher mon
fecret. Je crus pouvoir le lui confier ; je
lui avouai que mon trépas étoit certain
fi quelqu'autre que moi épouſoit Dona
Léonor.
L'Africain parut un inftant rêveur ;
24 MERCURE DE FRANCE.
7
•
après quoi il ajouta , qu'il fcavoit un fecret
pour conferver mes jours ; mais
que les fiens feroient par la fort expofés
& fa fortune perdue fans reffource .
Je lui offris , pour le raffurer , ma protection
, & une récompenfe proportion-
-née à ce grand fervice. Je ne prévoyois
pas qu'il pût m'en rendre d'autres que
de faire manquer le mariage qu'il s'étoit
chargé de faire réuffir , & , en effer
c'étoit déja beaucoup. Mais l'Afriquain
ofa davantage. Il me propofa de me
-fubftituer à la place de fon maître : chofe
, felon lui , fort aifée & très-excufable.
Quant à moi , elle me parut & plus
difficile & très-peu thonnête. C'étoit
néanmoins le feul expédient qui me reftât.
Que n'ofepointun amourimpétueux ,
à qui les moyens ordinaires manquent
pour arriver à fon but , & , furtout , à
qui la route opposée offre un moyen
für d'y parvenir ? En effet , l'Agent du
Comte étoit muni des atteftations les
plus claires , les plus authentiques . Il
n'étoit pas poffible de révoquer fa miffion
en doute. Ce n'eft pas tout , le
Comte marquoit expreffément que fur
la réponse de fon Envoyé , il viendroit
lui- même effectuer en perfonne l'alliance
qu'il follicitoit par un tiers. L'âge de
ce
1
MA I.
1753. 25
cè rival étoit d'environ dix ans plus
avancé que le mien ; mais cette différence
étoit peu remarquable . Il y avoit ,
d'ailleurs , entre notre taille & nos traits
ce rapport qui peut faire illufion à des
yeux peu familiarifés avec l'objet qu'on
veut remplacer ; & ce qui achevoit de
rendre cette illufion facile , c'eſt que le
Comte abfent de fon pays depuis vingt
ans , étoit abfolument inconnu à Dona
Léonor ; il n'étoit guère mieux connu
perfonnellement des autres parens de
cette belle Efpagnole . Tant de facilités
me féduifirent. Ainfi nous convînmes
l'Africain & moi , qu'il feroit , en effet
la demande au nom du Gouverneur ;
mais qu'il fubftitueroit mon portrait au
fien. J'y joignis même pour plus d'authenticité
, celui de Dona Léonor auquel
j'avois fait adapter une boëte toute femblable
à celle que j'avois reftituée au
Comte. Ce que nous avions prévu arriva.
La propofition du Gouverneur d'Oran
fut approuvée de toute la famille de
Dona Léonor ; & ce que je n'avois ofé
prévoir , mon portrait plut à cette jeune
& altière beauté. Vous préfumez bien
que l'Agent du Comte lui écrivit d'un
ftyle à le clouer plus que jamais à fon
rocher. Mais tandis que ce rival , trom-
B
26 · MERCURE DE FRANCE .
4 pé par cette lettre , regardoit fa démarche
comme infructueufe , j'en recueillois
hardiment les fruits.
Au bout d'un intervalle raiſonnable ,
je me préfente fous le nom du Comte, accompagné
de quelques amis qui approuvoient
& fervoient mon ftratagême.
C'étoit vers le foir , & la cérémonie
ne fut pas même différée jufqu'au matin.
Je motivai cette extrême diligence
de l'abfolue néceffité qui me rappelloit
à mon Gouvernement , du danger qu'il.
y auroit pour moi à être furpris en
Efpagne. Ces raifons étoient plaufibles
, & elles furent goûtées . Nous nous
acheminâmes , fans différer vers le
Port de Cadix , où un Vaiffeau nous
attendoit. Une vieille tante de Dona
Léonor, & qui l'avoit élevée , voulut
s'embarquer avec elle : je ne m'y oppofai
pas , mais je n'y confentis qu'à
regret. Dona Padilla , ( c'eft le nom
de cette tante ) étoit doublement mon
ennemie , & par rapport à la haine héréditaire
dont j'ai déja parlé , & parce
que mon père avoit refufé de mettre
fin à cette haine , en époufant Dona
Padilla forte d'injure qu'une femme
ne peut naturellement oublier , & que
celle- ci avoit toujours préfente. QuoiM
A I. 1763. 27
'qu'il en foit , nous partimes . Le Pilote
avoit le mot , & d'ailleurs , le Détroit
de Gibraltar que nous paffames , acheva
de tranquillifer la vieille tante qui fe
piquoit de connoître la Carte. Elle ne
douta plus que nous n'allaffions en
Afrique. Pour ma nouvelle épouſe ,
elle étoit feule avec moi dans la principale
chambre du Vaiffeau , & elle ne
s'apperçut ni ne s'informa de rien qui
concernât le trajet que nous avions à
faire. Nous continuâmes ainfi à côtoyer
de loin les terres d'Efpagne qu'on
perfuadoit à la vieille être celles d'Afrique
, & nous arrivâmes à Alicant ,
que la tante & la niéce prirent pour
la Ville dont j'étois Gouverneur. Il
étoit prèfque nuit ; circonftance qui
aidoit encore à l'illufion . J'avois , d'ailleurs
, envoyé d'avance mes ordres par
terre. Une voiture lefte & commode
nous attendoit au Port. Je fis traverfer
la Ville à mes deux compagnes de
voyage & les conduifis en toute diligence
à quelques liéues de là dans un
Château qui m'appartient. Je voulois
encore diffimuler , au moins , quelques
jours ; mais les foupçons de l'une & de
l'autre devinrent fi marqués , fi preffans
, qu'il fallut enfin me réfoudre à
1
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
parler net. Je leur déclarai que je n'étois
ni le Comte de C ... S... ni le Gouverneur
d'Oran mais que mon nom valoit ,
pour le moins , celui que j'avois emprunté
; que je pouvois prétendre aux
mêmes emplois que mon rival ; que
ma fortune égaloit la fienne , & qu'à
mon amour l'emportoit
coup für
fur le fien .
Comment reçut - on votre aveu ? interrompit
brufquement l'Hermite François.
On ne peut pas plus mal , répondit
l'Efpagnol. Je le crois reprit fière
Pacôme ( c'eft le nom que s'étoit donné
l'autre Cenobite. ) Et pourquoi , replifrère
Paul , en êtes -vous fi intimement
perfuadé ? C'eſt , ajouta frèrẻ
Pacôme , que j'ai moi -même éffuyé un
pareil aveu , que certainement je l'ai
reçu plus mal encore. Mais pourſuivez
votre récit. Le prétendu frère le continua
en ces termes :
qua
&
Non , je ne puis vous exprimer la
furpriſe où ce difcours jetta & la tante
& la nièce. Jufqu'à ce moment Dona
Léonor m'avoit prodigué les marques
de la plus vive tendreffe. Quelle fut
ma douleur de la voir défapprouver
hautement mon ftratagême ! Je lui
proteſtai qu'il ne m'avoit été dicté que
M A I. 1763. 29
par l'amour, & par l'impoffibilité de
pouvoir l'obtenir autrement ; que j'avois
un rang à lui donner , & que
j'étois prêt à réparer tout ce qui dans
cette affaire pouvoit pécher par la
forme , puifqu'auffi bien il n'y avoit
plus rien à réparer quant au fond. Je
vis le moment où Dona Léonor alloit
oublier fon courroux ; mais la vieille
tante étoit infléxible , & l'afcendant
qu'elle avoit für fa nièce l'emporta fur
celui que je croyois y avoir moi-même.
Je continuai cependant à les traiter avec
tous les égards poffibles. Elles avoient
tout à fouhait , excepté la liberté de
m'échapper , & même celle de faire
fçavoir à leur famille l'efpéce de captivité
où je les retenois. D'un autre côté
leurs parens les croyoient en Afrique ;
mais le Gouverneur d'Oran ne tarda
pas à les détromper. Impatient de ne
recevoir aucunes nouvelles de fon député
, il prit le parti d'en dépêcher un
fecond. Celui- ci le fervit plus fidélement
que l'autre , peut-être parce qu'il
ne trouva pas la même occafion de le
trahir. Le Comte apprit par lui une
partie de ce qui s'étoit paffé & devina
fe refte. Jugez de fa rage & de fa confufion
! Ce qui achevoit de le défeſpé-
B iij
30
'MERCURE DE FRANCE ,
1er étoit de ne pouvoir fans déshonneur
& fans crime s'abfenter de la
Fortereffe qui lui étoit confiée. Il préféra
enfin fa vengeance à fa fortune
demanda un fucceffeur , l'obtint & ſe
rendit fur les lieux pour vérifier le
rapport de fon nouveau confident &
toute la perfidie de l'ancien .
-
Là il apprit tout ce qu'il defiroit &
craignoit d'apprendre . On lui confirma
qu'un prétendu Gouverneur d'Oran
avoit époufé , & par conféquent enlevé
celle qu'il fe propofoit d'épouſer
lui-même. Il lui refloit à fçavoir quel
étoit ce raviffeur , quelle route il avoit
prife , quelle retraite il avoit choifie,
Peut être n'efpéroit - il pas découvrir
fi promptement toutes ces choſes ;
mais le hafard le fervit mieux qu'il ne
l'efpéroit. Un Matelot qui fit avec nous
le trajet de Cadix à Alicante & quit
étoit de Séville , y revint ayant oui
parler du rapt de Dona Léonor, il dit
publiquement avoir aidé à la conduire.
à Alicante . Le Comte , à cette nouvelle
, ne confulte que fa fureur. Il fe rend
par terre & en pofte à Alicante. Le
mier objet qui s'offre à fa vue eft l'Africain
qui l'a trahi. Celui- ci l'ayant
reconnu cherchoit à l'éviter ; mais ce
preM
A I. 1763. 31
•
.
fut en vain. Ta mort eft certaine , lui
dit le Comte en le joignant , fi tu ne
me détailles ton infâme trahifon , & fi
tu ne m'introduis jufques chez ton complice
. L'Africain , demi-mort de frayeur,
me nomma à fon ancien Maître. Le
Comte fut très -furpris de trouver en
moi celui qu'il cherchoit ; mais il n'en
fut que plus irrité. Il perfifta à vouloir
être conduit & introduit chez moi.
J'avoue que mon étonnement & ma
confufion furent extrêmes en le voyant
paroître. Je ne fçavois quel difcours lui
adreffer; il me prévint. Dom Fernand ,
me dit- il , tu vois en moi l'homme du
monde que tu as le plus vivement outragé,
Peut-être te dois- je la vie ; mais
tu viens de me ravir l'honneur : la
compenfation n'eft pas éxacte . J'ai ofé
pénétrer chez toi fans fuite & fans défiance
. J'aurois pu recourir aux voies
toujours lentes , & fouvent peu fûres
de la Juftice ; mais des hommes tels
que nous doivent fe faire juftice euxmêmes.
Choifis fans différer l'inſtant
& le lieu .
Il est trop jufte , lui répondis- je , de
vous donner la fatisfaction que vous
éxigez . C'eft , d'ailleurs , la feule qui
foit en mon pouvoir & en ma volonté.
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
Car vous n'efpérez pas , fans doute ,
que je vous céde jamais Dona Léonor ?
Je vous ai enlevé cet objet que vous
n'aimiez qu'en idée & que j'aimois
réellement. J'ai emprunté votre nom
pour arriver à mon but. Non que j'aie
à rougir du mien & qu'il n'égale peutêtre
l'éclat du vôtre ; mais il s'agiffoit
de tromper une haine injufte & implacable.
J'y ai réuffi par ce moyen.
C'est une rufe qui eft d'ufage à la
guerre & qui eft , au moins , tolérable
en amour. Quoiqu'il en foit , votre
reffentiment eft légitime , & me voilà
prêt à vous fuivre. Je l'exhortai , cependant
, à prendre quelque repos , &
même quelques rafraîchiffemens. Il me
témoigna n'avoir envie que de fe battre.
Je le mis bientôt à même de fe
fatisfaire . Il fortit fans affectation ; je le
fuivis de près ; & à peu de distance de
mon Château , nous commençâmes un
combat des plus animés . Je n'ignorois
point à quel homme j'avois affaire , & il
remplit toute l'idée que j'avois eu de lui .
Je l'avouerai même , je ne combattois
fans remords. Il me bleffa avant
que j'euffe pu lui porter aucune atteinte .
Je redoublai mes éfforts & le bleffai à
mon tour. Deux autres bleffures que
pas
M A I. 1763. 33
2
je lui fis ne purent le réduire à demander
quartier. Mais , enfin , il tomba
affoibli par la perte de fon fang. Je ne
me permis point de défarmer un fi
brave homme ; je m'éloignai en lui
promettant un prompt fecours. Ce fut ,
en effet , mon premier foin. Un de
mes gens qui étoit Chirurgien , voulut
d'abord me panfer. Je m'y oppofai , &
le conduifis , moi - même , auprès du
Comte qui avoit perdu toute connoiffance.
On lui mit le premier appareil
fur le champ de bataille même : après
quoi je le fis tranfporter chez moi le
plus doucement. qu'il fut poffible. Ses
bleffures étoient confidérables ; cependant
le Chirurgien jugea qu'elles pour
roient n'être pas mortelles. Il reprit un
peu fes fens , & je m'éloignai , tant
pour ne point le mortifier par ma préfence
, que pour me faire panfer moimême
.
Revenu entiérement à lui , le Comte
demanda chez qui il étoit. J'avois défendu
qu'on l'en inftruisît. Il reçut pour
réponse qu'il étoit en lieu de paix &
de fûreté ; qu'il n'eût d'autre . inquiétude
que de fe guérir. On . avoit pour
lui les attentions les plus empreffées
& j'avois de mon côté celle de ne point
B.v.
34 MERCURE DE FRANCE .
m'offrir à fa vue . Etonné , cependant ,
de ne voir paroître que des domeſtiques
, il réitéra fes queftions ; & les réponfes
de mes gens étant toujours àpeu
- près les mêmes , il foupçonna ce
qu'on lui cachoit avec tant de foin.
Pourquoi , demanda- t-il encore , pourquoi
celui qui en ufe avec moi fi généreufement
, me croit- il moins généreux
que lui ? Ce difcours m'ayant été
de nouveau tranfmis , je fis dire au
Comte , qu'une bleffure affez confidérable
m'avoit jufqu'alors contraint de
garder la chambre ; mais que j'efpérois
aller bientôt m'informer en perfonne de
fa propre fituation . Cette réponſe parut
le fatisfaire .
Il est temps de revenir à Dona Léonor.
Elle & fa vieille tante habitoient
toujours mon Château ; mais la partie:
qu'elles occupoient n'avoit nulle communication
avec le refte . Il eût été plus.
éffentiel pour moi d'interrompre toute
communication entr'elles. Mes complaifances
euffent pù adoucir Dona
Léonor , que les confeils de fa tante aigriffoient
de plus en plus contre moi .
Une jeune perfonne excufe toujours
affez facilement les fautes que l'amour
fait commettre ; mais il n'eft aucun âge
MA I. 1763. 31
où une femme puiffe oublier une injure
qui part du mépris ou de l'indifférence
auffi Dona Padilla eût - elle
voulu fe venger de celle de feu mon
père fur toute fa poftérite.
Dona Padilla & fa niéce avoient vu
des fenêtres de leur pavillon , ce qui
s'étoit paffé durant & après mon combat
contre Dom Tellez. Elles ignoroient
le nom de mon Adverfaire , & je n'avois
pas moi-même fait réflexion qu'elles
.pouvoient nous appercevoir dans
ce moment. Je fuis für que les voeux de
Dona Padilla furent tous contre moi ;
& ce qui m'afflige beaucoup plus , j'ignore
fi fa niéce ne fut pas fur ce point
d'accord avec elle. Au furplus , ce com
bat étoit une énigme pour l'une & pour
l'autre . Ce fut apparemment pour la développer
, ou du moins , pour vérifier
leurs foupçons à cet égard , que Donar
Padilla me fit demander un entretien.
Elle ignoroit que je fuffe bleffé. Je ne
Pen fis pas inftruire. On lui dit feulement
de ma part , qu'une incommodité fubite
m'empêchoit de me rendre auprès
d'elle. A cela près , je lui laiffois la liberté.
de prévenir ma vifite ; & , en effet , elle
la prévint. Je n'appercus ni fur fon front,
ni dans fes difcours , aucune marque.de
B.vj
36 MERCURE DE FRANCE.
haine. Elle diffimula au point que je
crus que le temps & fes propres ré--
flexions l'avoient entiérement changée .
J'avoue , me difoit elle , du ton le plus
véridique , j'avoue que certaine prévention
héréditaire m'anima contre vous
dès l'inftant où vous vous fites connoître .
Mais enfin j'ai fenti que cette prévention
étoit injufte , & que d'ailleurs ce
malheur fuppofé étoit fans reméde. J'eſ
pére avec le temps perfuader la même
chofe à ma niéce , qui me voyant changée
à votre égard , imitera bien volontiers
mon exemple.
Il fuffit d'aimer pour être crédule. Je ne
foupçonnai aucun artifice dans ce difcours.
Je jurai à Dona Padilla une reconnoiffance
, un dévouement éternel.
Je voulois , malgré l'état d'épuisement
où je me trouvois , je voulois , dis-je
aller trouver fa niéce & lui renouveller
Poffre de tout réparer , offre tant de
fois renouvellée en vain. Mais Dona Padilla
s'oppofa à cette démarche , me
promit d'applanir toutes les difficultés ,
& me laiffa ivre d'efpérance & de joie.
Le jour fuivant y mit le comble . Js
vis la tante & la niéce entrer dans ma
chambre ; je crus voir , dans les yeux de
cette dernière, plus que l'autre ne m'avoi
M. A. & 1763. 37
promis. Dès- lors elles jouirent d'une
liberté entière , de même que leur fuite.
Il est vrai que l'évafion d'un de leurs
domeſtiques me donna quelque inquiétude
; mais la franchiſe apparente de
l'une & de l'autre me raffura. Je portai
la confiance jufqu'à leur apprendre que
L'adverfaire avec qui elles m'avoient
vu aux prifes , étoit le Comte lui -même ;
qu'il étoit dans mon Château , & qu'il
leur feroit libre au premier jour de lui
parler. La crainte,d'occafionner à celuici
quelque révolution fâcheufe , m'empêchafeule
d'avancer le moment de cette
entrevue. Il convenoit , d'ailleurs , que
j'euffe d'abord avec lui un entretien par
ticulier. Lui-même defiroit me voir , &
je me rendis à fon invitation . Il m'adref
fa la parole auffitôt qu'il m'apperçut.
Marquis , me dit-il , il ne peut plus y
avoir de rivalité entre nous . Votre bras
m'a vaincu ; vos procédés me défarment
; jouiffez en paix du tréfor que
vous fçavez fi bien défendre. Braye.Comte
, lui répondis -je , un homme tel que
vous , n'a de fu érieurs ni en courage ,
ni en générofité. Il me demanda , s'il
ne lui feroit pas permis d'envifager , au
moins une fois , Dona Léonor. J'y confentis
fur le champ , perfuadé que tou
38 MERCURE DE FRANCE.
"
tes fes anciennes prétentions fur elle ne
pouvoient plus décemment exifter. Je
fçavois , d'ailleurs , que Dona Padilla
defiroit cette entrevue autant que luimême.
Auffi ne fe fit-elle point trop attendre.
Elle vint accompagnée de fa
niéce.
C'étoit quelque chofe d'affez nouveau
qu'une pareille fituation : j'examinai
en filence & le Comte & Dona
Léonor. Elle a tant de charmes que je
ne fus pas furpris de voir mon ancien
rival tout prêt à le redevenir. Il perdit
& la parole & toute contenance en la
voyant. Pour elle je n'apperçus prèsqu'aucune
altération fur fon vifage , &
cette extrême tranquillité rappella toute
la mienne.
Je l'avoue , il n'échappa à Dom Tellez
aucun difcours qui annoncât ni defir ,
ni efpérance de fa part. I y auroit eu
de la barbarie à exiger qu'il étouffat jufqu'aux
regrets . Il eut même la force de
n'en témoigner qu'autant que la politeffe
fembloit le lui préfcrire ; mais il fut moins
réfervé dans l'entretien que nous eumes
tête-à-tête. Il m'avoua qu'il feroit audeffus
de fes forces de me la céder fi
el'e pouvoit encore faire l'objet d'une
difpute. Avouez en même - temps , lui
MA I. 1763. 39
dis-je , qu'il a pû être au-deffus des miennes
de me la laiffer ravir , pouvant me
l'affurer ? Le Comte me fit un autre
aveu que je n'attendois pas . Il me dit ,
qu'en lui enlevant Dona Léonor , je lui
épargnois un parjure ; qu'il étoit fécrettement
lié en France , & que cet évenement
joint à fes remords , l'alloit rendre
à fes premières chaînes. En attendant
, il s'offrit d'être médiateur auprès
de la niéce & de la tante. Ce fut lui qui
m'inftruifit que la première feroit bientôt
appaifée , fi la feconde pouvoit l'être .
Je le conjurai de redoubler fes efforts
auprès d'elle. Ses bleffures étoient àpeu-
près guéries , & fon zéle pour mes
intérêts fembloit s'accroitre à chaque
inftant. Mais la haine de Dona Padilla
étoit toujours la même.
Retiré unjour au fond de mon cabinet
, j'y étois abîmé dans une rêverie
mélancolique & profonde . Elle fut brufquement
interrompue par le Comte.
Âmi , me dit-il d'un ton vif& pénétré ,
vous être trahi , vous êtes vendu . Une
nombreuſe troupe d'Alguafils affiége le
Château , & leur Chef demande à vous
parler de la part du Roi . C'eft un trait de
la vengeance de Dona Padilla : mais
décidez promptement ce qu'il faut faire .
40 MERCURE DE FRANCE.
Faut- il réfifter ? me voilà prêt à verfer
tout mon fang pour vous.
Courageux ami , lui répondis -je , vor
tre générofité vous perdroit fans me
fauver. Il nous fiéroit mal de réfifter
aux ordres d'un Roi que nous avons
fi bien fervi . Gardez- vous , reprit- il avec
vivacité , gardez-vous bien d'obéir entiérement
: vous êtes perdu fi on vous
arrête. Eh que puis -je donc faire ? ajou
tai- je. Vous déguifer & difparoître ,
pourſuivit-il : je vais vous en donner les
moyens ; je vais me livrer à votre place
& fous votre nom . Je ne fuis pas plus
connu de cette vile troupe que vousmême
. Il fera facile de lui faire prendre
le change . Il vous fera également aifé
d'être inftruit de ce qui fe paffe . J'efpére
que le temps & mes foins accommoderont
toutes choſes .
Ce confeil me donna à rêver ; mais
l'inftant d'après je rougis de mes foupçons
; d'ailleurs , confidérant qu'il ne
pouvoit y avoir aucun rifque pour le
Comte , & qu'à tout événement , je
pourrois toujours venir le dégager , je
confentis à ce qu'il- éxigeoit.
Dona Padilla , qui fans doute craignoit
mon reffentiment , s'étoit renfermée
dans fon pavillon avec fa niéce.
M.A.F. 1763. 41
Elle aidoit par là , à notre ftratagême.
Auffi eut-il un plein fuccès. On conduifit
le Comte à la Ville Capitale de
Murcie. I refta feulement chez moi
jufqu'à nouvel ordre , quelques : Alguafils
, canaille qu'avec le fecours de mes
gens , il m'eût été facile d'exterminer ;
mais je n'en avois aucune idée pour le
moment . J'étois bien éloigné de fonger
à compromettre Dom Tellez plus qu'il
n'avoit voulu l'être . Couvert d'habits
fimples , après avoir donné mes ordres
à mes principaux. domeftiques , j'allois
abandonner ma maifon à mon ennemie
& à fes fatellites ; jallois m'éloigner ,
même fans chercher à voir Dona Léonor
: le hazard vint l'offrir à mes yeux.
Je la rencontrai noyée dans fes larmes
& dans l'agitation la plus vive . Quand
même elle ne m'eût pas reconnu , je
n'aurois pu m'empêcher de me faire
connoître à elle , je n'en n'eus pas befoin.
Qui êtes-vous , me dit- elle avec une exclamation
involontaire & qui auroit pû
s'attribuer à la joie ; par quel prodige
êtes-vous encore ici ? Je n'y ferai pas
long-temps , lui repliquai - je , vous me
voyez prêt à m'éxiler de ma propre demeure
vos voeux & ceux de votre tante
barbare feront bientôt , remplis. Dona
42. MERCURE DE FRANCE.
Léonor ne répondit rien , mais fes lar
mes continuoient à couler. Hé bien ,
ajoutai-je , s'il eft vrai que vous ne foyez
pas mon ennemie , fuyons enſemble ;
tout éxil , tout climat me fera doux , fi
vous l'habitez avec moi. Non , repritelle
en fanglottant , non , une telle démarche
ne m'eft ni permiſe , ni poffible.
Un Cloître auftère va enfevelir ma
honte & tout efpoir de réunion avec
vous.... A ces mots , elle s'évanouit.
J'étois hors de moi-même . J'appellai
quelques domeftiques. Ils accoururent
& avec eux l'implacable vieille. Elle
me reconnut ; elle frémit & reprocha
à trois Alguafils qui fe trouvoient là ,
d'avoir manqué leur proye ; ajoutant ,
avec des cris furieux , que j'étois Dom
Fernand. Cet excès d'audace mit le
comble à ma fureur. J'allois immoler
cette mégère ; un refte d'orgueil me
retint ; mais rien ne put m'empêcher de
fondre avec rage fur les fatellites qui.
me crioient de merendre . Un de ces miférables
tomba à mes pieds percé de
coups ; les deux autres firent feu en
s'éloignant. Ils me manquerent ; mais
en revanche , une des deux balles alla
caffer le bras droit à la barbare Padilla.
Mes domeftiques accoururent en
MA I. 1763. 43
armes. Les Archers ne fe trouvant pas
les plus forts , & éffrayés de ce qu'ils .
venoient de faire , fe virent eux - mêmes
obligés de fe rendre .
J'ordonnai des fecours à ma cruelle
ennemie. Son accident jettoit fa nièce
dans une défolation trop grande pour
qu'il fut poffible de lui parler d'autre
chofe. La nuit avançoit , & j'avois
mille raifons d'en profiter pour mon
départ. Ainfi je m'éloignai accompagné
d'un feul domeftique. Chemin faiſant
je réfléchis que l'affaire étoit devenue.
plus grave ; qu'il pourroit y avoir quelque
danger pour Dom Tellez. Je ne ba-
Jançai pas ; je m'acheminai vers le lieu
de fa détention , réfolu de me ſubſtituer
à fa place. Il jouiffoit d'un affez grande
liberté , & j'eus celle de lui parler têteà-
tête. Mon arrivée lui caufa autant de
furprife que d'inquiétude ; mais je prévins
les queftions qu'il alloit me faire..
Ami , lui dis -je , c'eft trop vous compromettre
& vous expofer : les circonf
tances ne font plus les mêmes & je dois.
feul en courir les rifques . Alors je l'inſtruifis
de ce qui s'étoit paffé depuis
l'infant de fon départ. Et c'eft pour
cela , reprit-il vivement , que vous deez
plus que jamais vous éloigner . Les
44 MERCURE DE FRANCE .
rifques feront toujours beaucoup plus
grands pour vous que pour moi . La
mort de l'Alguafil & l'arrêt des autres
ne font rien . En vain lui oppofai - je les
raifons les plus preffantes. Il ne les approuva
pas plus que les premières ; &
malgré toute ma répugnance , il me
fallut moi-même céder aux fiennes.
Mes larmes coulerent en embraffant
ce généreux ami . J'érrai quelque temps
d'un lieu à l'autre , toujours déguiſé &
toujours méconnu . Un émiffaire fidéle
m'inftruifoit de tout ce qu'il m'importoit
de fçavoir. J'appris qu'une troupe
nombreuſe d'Aguafils avoit de nouveau
reparu chez moi ; que Dona Padilla ,
prefque guérie de fa bleffure , ne pour
fuivoit que moi feul & non ceux qui
l'avoient bleffée ; que mes gens étoient
à- peu-près efclaves dans mon Château ;
& que mon ennemie y commandoit
en maîtreffe. Le Comte lui-même s'eft
vu pris à partie par Dona Padilla &
par fes frères. Il a eu recours au Roi
qui s'eft réfervé la décifion de ce procès
bifarre. Mais vous fçavez l'efpéce
de maladie dont ce Monarque eſt attaqué
depuis plufieurs mois. Il ne peut
ni donner aucune audiance , ni s'occuper
d'aucune affaire ; & , cependant le
M A I. 1763. 45
Comte eft toujours prifonnier ; Dona
Padilla toujours implacable , Dona
Léonor toujours ingrate , & moi tou
jours fugitif. Enfin , las d'érrer de Province
en Province , j'ai choifi ces montagnes
pour afyle & cet habit pour
dernier déguisement. J'en ai fecrettement
fait inftruire mon généreux rival ,
& je n'apprends pas que rien en ait
encore inftruit mes perfécuteurs. Mais
avouez , ajouta l'Efpagnol , qu'il en
faut fouvent moins pour fe faire Hermite
, & que de plus foibles difgraces
Vous retiennent enfeveli dans cette
Grotte ?
C'eft précisément ce que je n'avouerai
pas , reprit l'Hermite François. Mon
récit , il est vrai , fera plus court que
le vôtre & moins rempli d'héroïſme ;
mais vous allez voir fi j'ai eu de bonnes
raifons pour fuir le monde , les
hommes du bon ton & , fur- tout , les
femmes , quelque ton qu'elles puffent
prendre.
Comme il achevoit ces mots , fon
jeune compagnon entra pour quelque
motifindifférent. Il parut l'inftant d'après
vouloir fe retirer. Non , lui dit
frère Pacóme , demeurez avec nous.
Le récit que je vais commencer pourra
46 MERCURE DE FRANCE.
vous être utile. On s'épargne bien des
fottifes quand on fait une mûre attention
à celles d'autrui . Le jeune Solitaire
obéit en rougiffant ; & fon Patron
pourfuivit en ces termes.
Mon nom eft le Comte D ..... à
peixe forti du Collége où j'avois perdu
huit à dix ans , j'allai en perdre àpeu-
près autant a fréquenter la Cour ,
les cercles , & à tromper les femmes.
Elles ne tarderent pas à prendre leur
revanche .
J'étois fort lié avec le jeune Marquis
de P .... Nous avions l'un & l'autre la
même conduite , les mêmes penchans ,
les mêmes fociétés , les mêmes travers .
Le hafard voulut encore que nous
donnaffions dans la même intrigue , &
bientôt après dans le même piége .
Doricourt , c'eft le nom que je donné
au Marquis , me procura entrée chez
Belife , veuve encore affez jeune pour
avoir des prétentions ; mais qui les portoit
un peu trop loin . Je lui plus fans
le vouloir , & juftement lorfque Doricourt
ne vouloit plus lui plaire. De fon
côté elle ne vouloit rien perdre ; elle
prétendoit garder fes anciens captifs &
en faire de nouveaux . Nous nous concertâmes
Doricourt & moi pour la tromM
A I. 1763. 47
per & nous y réuffimes. Elle nous
croyoit rivaux & non confidens l'un de
l'autre . Mais le hafard vint la tirer d'erreur.
On l'inftruifit de nos démarches
publiques & fecrettes . Elle vit , fans
en pouvoir douter , que de deux amans
qu'elle croyoit avoir, il ne lui en reftoit
pas même un. Jugez de fon dépit ! Elle
diffimula cependant ; chofe affez rare
dans une femme irritée , & qu'irrite un
outrage de cette eſpéce.
La forte de vengeance qu'elle imagina
fut auffi bitarre qu'exactement remplie.
Jufques-là le jeune Solitaire qu'on.
avoit contraint d'écouter ce récit , avoit
laiffé entrevoir beaucoup d'émotion ;
mais elle redoubla à ces derniers mots.
Il vouloit fortir un nouvel ordre de
fon Mentor l'obligea de refter. Voici
comme l'Hermite Comte , pourſuivit
fon difcours.
Belife avoit deux Niéces qu'elle faifoit
élever dans deux couvents féparés.
Elles étoient feules , & n'avoient que
quatorze à quinze ans. Des Niéces de
cette figure & de cet âge déplaiſent toujours
à une Tante qui a l'ambition de
plaire ; & Belife les tenoit féqueftrées ,
moins pour les empêcher de voir que
d'être vues. Telle étoit , du moins , fa
18 MERCURE DE FRANCE.
premiere intention . Nous contribuâmes
à la faire changer. Belife réfolut de faire
fervir la beauté de fes Niéces à fa
vengeance. Quiconque ne fçauroit pas.
jufqu'où une femme peut la porter ,
douteroit à coup fùr du ftratagême que
celle - ci mit en ufage. Elle commença
par exciter entre nous quelque réfroidiffement
; après quoi elle nous parla
à chacun en particulier , d'une Niéce
qu'elle faifoit élever dans tel couvent.
Elle avoit fes raifons pour ne nous parler
que d'une Niéce & non de deux. Je
fus le premier qu'elle pria de l'accompagner
dans une vifite qu'elle fit à l'une
d'entr'elles , c'eft a dire à celles que.
Belife vouloit me faire connoître . Elle
defiroit que j'en devînffe épris ; & dès
cette premiere vifite , elle dut s'appercevoir
que j'en étois plus que frappé.
Ces fortes de vifites fe multiplioient.
Cependant je crus voir que la jeune
perfonne ne les trouvoit point trop fréquentes.
Belife ne me gênoit en rien làdeffus
. Elle éxigeoit feulement que j'en
fiffe mystère à Doricourt : difcrétion
qui me coûtoit peu. Il fuffit d'aimer
pour fçavoir fe taire à propos ; & j'aimois
déja trop , pour ne pas redouter un
rival. Ce qu'il y a de plus particulier
- -
dans
MA I. 1763. 49
dans cette avanture , c'eft que Doricourt
ufoit de la même circonfpection envers
moi , & croyoit avoir les mêmes raiſons
d'en ufer ainfi . Belife l'avoit introduit
auprès de fon autre niéce, en fe gardant
bien de lui parler de la premiere. D'ailleurs
, la feconde avoit affez de charmes
pour qu'on ne s'informât point fi elle
avoit une foeur. Elle plut à Doricourt ,
& ce qui prouve beaucoup plus , furtout
dans un petit -maître , elle lui ôta
toute envie de plaire à d'autres , toute
envie de publier qu'il lui plaifoit. Nous
nous félicitions chacun à part & de notre
découverte , & de notre prudence .
Nous crûmes , furtout , l'avoir portée
fort loin un jour que le hazard nous réunit
en particulier , Doricourt & moi.
Eh bien , Comte , me dit- il , où en
es-tu avec Belife ? C'eſt à moi , répondis-
je , à te faire cette queftion ; vous
êtes trop fouvent enfemble pour qu'on
puiffe vous y croire mal . Ma foi , mon
cher , reprit - il d'un ton à demi ironique
, je trouve à cette femme des reffources
prodigieufes dans l'efprit. J'ai
tant vu d'Agnès m'ennuyer , que j'en
reviens à l'expérimentée Belife.C'eft bien
penfé , repliquai-je à-peu-près fur le
même ton ; j'ai moi - même quelques
}
C
50 MERCURE DE FRANCE .
vues fur fon expérience. Ainfi notre rivalité
ne fera bientôt plus un jeu . Soit ,
ajouta Doricourt ; il faut en courir les
rifques. Nous joignimes à ce perfifflage
beaucoup d'autres propos équivalens ; &
nous nous quittâmes fort contens de
nous-mêmes & très- difpofés à nous
divertir aux dépens l'un de l'autre .
>
Celle qui réellement fe jouoit de nous
deux alloit à fon but fans s'arrêter. Elle
vit que nous étions trop vivement épris
pour n'être
pas facilement trompés. Elle
eut de plus recours à l'artifice pour nous
faire courir au piége qu'elle nous tendoit.
Ce fut encore à moi qu'elle s'adreffa
d'abord. Ma niéce, me dit- elle un jour,
fe difpofe à partir pour l'Espagne ..
Pour l'Espagne ! m'écriai-je , avec une
furpriſe douloureufe ! oui , répondit- elle
avec un fang froid étudié ; ce Royaume
fut la patrie de fon père qui n'eft plus ;
fa mère elle-même eft morte au monde,
& m'a laiffé un abfolu pouvoir fur la
deftinée de fa fille. Je l'interrompis encore
par de nouvelles queftions , & elle
entra dans de plus grands détails ; mais
je dois vous les épargner. Il vous fuffira
d'apprendre en bref que le père de Lucile
, Efpagnol de naiffance , avoit ſéjourné
quelque temps à Paris ; qu'il y
époufa fecrettement la foeur de Belife ;
MA I. 1763 . 51
qu'obligé de quitter fubitement la France
avant que d'avoir pu faire approuver
fon mariage à fa famille , il ne put
emmener avec lui ni fon épouse , ni
une fille qu'il en avoit eue & qu'on faifoit
élever fecrettement ; qu'au bout de
quelque temps on apprit la nouvelle de
fa mort; que fa veuve ne fe croyant
plus à temps de déclarer fon mariage ,
avoit cru devoir renoncer au monde &
s'étoit enfermée dans un cloître . Tel
fut en gros le récit de Belife. Il étoit
fincére , excepté qu'au lieu d'une fille ,
fa foeur avoit donné le jour à deux.
Elle ajouta que la famille de feu fon
beau-frère , inftruite de l'éxiſtence de
Lucile & touchée de fon état , ſe diſpofoit
volontairement à la reconnoître ;
mais qu'elle éxigeoit que Lucile paſſât
en Espagne , d'où jamais , fans doute
elle ne reviendroit en France .
" Je frémis à ce difcours ; je me jettai
aux pieds de Belife & lui fis l'aveu de
ce que je reffentois pour fa charmante
niéce. Elle en parut furprife , & encore
plus fatisfaite. J'augurai bien de cette
joie , parce que j'en ignorois la vraie
caufe. Il eft fâcheux , me dit- elle , que
vous ayez tant tardé à vous expliquer ;
j'aurois pu faire pour vous il y a quel-
Cij
$ 2 MERCURE DE FRANCE.
ques jours , ce qui n'eft plus en mon
pouvoir actuellement. Eh , pourquoi ?
lui demandai - je avec vivacité. Parce
que l'Ambaffadeur d'Efpagne , preffe
le départ de ma niéce ..... Et depuis
quand ? . Depuis hier . Ah ! reprisje
avec tranfport , fouffrez que j'épouse
Lucile dès aujourd'hui. Doucement ,
doucement , repliqua Belife en fouriant ;
ces mariages impromptus font pour
l'ordinaire peu folides ; & d'ailleurs
que diront nos Efpagnols ? Mon nom ,
ajoutai-je , eft d'un ordre à figurer
côté des plus grands noms d'Espagne ;
ma fortune eft au-deffus de la médiocre
; la destinée de votre niéce dépend
encore de vous : daignez combler le
bonheur de la mienne. Il faut donc ,
reprit-elle , fans négliger les précautions ,
ufer de diligence , afin que je puiffe
fuppofer avoir été prévenue trop tard.
C'étoit foufcrire à ma demande , & je
ne m'occupai plus que du bonheur
dont j'allois jouir.
Durant ce temps Belife employoit
auprès de Doricourt les mêmes artifices
& avec le même fuccès. Il eut auffi peu
de défiance & autant d'empreffement
que moi - même ; & trois jours après
toutes les difficultés furent applanies ,
M A I. 1763. 53
tous les arrangemens préliminaires éffectués.
Belife employa cet intervalle à
préparer la fcène cruelle & bifarre qu'elle
vouloit nous faire éffuyer. Sans faire
part de fes vues à perfonne , pas même
à fes niéces , elle les fit troquer de demeure
, c'est-à-dire , qu'elle transféra
J'une à la place de l'autre. Il y avoit
entr'elles cette reffemblance de famille
affez ordinaire , & cette égalité de charmes
affez rare entre foeurs. Circonftance
qui aida encore au ftratagême de leur
tante. Cette perfide avoit eu foin de
nous perſuader , & toujours chacun à
part , que ce mariage devoit être fait
à bas bruit & prèſqu'à la dérobée. Le
mien fe fit à une heure du matin , &
celui du Marquis à deux . Notre impa
tience feconda les vues de la perfide
Belife ; & j'étois déja l'époux de la foeur
de Lucile , que je croyois encore l'être
de Lucile même. Certains difcours que
me tint ma nouvelle époufe , me parurent
cependant incompréhensibles . J'avois
moi- même quelques idées que je
ne concevois pas. l'inftant de les éclaircir
approchoit . Nous nous rendîmes à
l'appartement de Relife . Comment vous
exprimer mon étonnement ! Le premier
objet qui me frappa fut Lucile
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
aflife à côté du Marquis. Il ne fut pas
moins étonné de reconnoître Sophie
dans celle que je conduifois par la main.
Un cri perçant nous échappe à tous
deux à la fois. Sophie & Lucile en jettent
un femblable & s'évanouiffent. Je
cours à Lucile & le Marquis à Sophie.
Elles reprennent enfin connoiffance ,
mais ce fut pour paroître encore plus
agitées. Une fombre horreur nous pénétroit
tous , & nous ôtoit la force d'entrer
en explication . Pour y mettre le
comble , Belife entre avec un air mo
queur & fatisfait. Elle prévint nos juftes
reproches. Enfin , je fuis vengée , s'écria
cette femme abominable ; je fuis
vengée & vous êtes punis : j'ai fait de
vous un éxemple digne de corriger tous
vos femblables des vaines tracafferies
& de la fatuité. Vous m'avez. fçu jouer ;
& j'ai pris ma revanche . Puiffiez -vous
fentir tout le ridicule de votre fituation !
Peu s'en fallut que je ne cédaffe à
l'impétuofité de ma fureur. Il en eût
coûté la vie à celle qui la provoquoit
avec tant d'audace . Le Marquis reſtoit
pétrifié : Sophie & Lucile fondoient en
larmes. Leur cruelle tante reprit ainfi
la parole. Ces deux jeunes victimes de
ma vengeance n'en font point les comMA
I. 1763. 55
plices. Leur naiffance eft telle que je
vous l'ai fait connoître ; mes biens feront
même un jour pour elles. Croyezmoi
donc l'un & l'autre ; fubiffez paifiblement
votre deftinée. Elle ne peut
longtemps être à charge à des hommes:
de votre caractère. Je vous épargne le
ridicule d'aimer vos femmes.
Je frémiffois de voir cette perfide
jouer à l'épigramme dans un pareil moment.
Doricourt y repliqua par quelques
traits fanglans ; il m'en échappa quelques-
uns à moi - même ; mais bientôt
j'eus regret de m'avilir ainfi : c'étoit
d'ailleurs un mal fans reméde . Ce qui
acheva de m'adoucir un peu fut de voir
Sophie à mes pieds me conjurer avec.
fanglots , avec larmes , de ne point la
livrer à l'opprobre & au défefpoir . Une
jeune Beauté a bien du pouvoir quand
elle pleure & s'humilie jufqu'à ce point.
J'étois ému , attendri : je jettai involonrairement
les yeux fur Lucile & je la
vis dans la même fituation que Sophie ;
je la vis aux pieds de Doricourt . Quel
affreux coup d'oeil ! & que devins -je à
cet afpect ! Doricourt parut lui - même
frémir de voir Sophie à mes pieds ; &
fans doute Sophie , & fans doute Lucile ,
éprouvoient en elles-mêmes des mou-
C iv
56 MERCURE DE FRANCE.
vemens tous femblables , des combats
non moins horribles. Je tire le rideau
fur une fituation trop difficile à peindre.
Nous relevâmes les deux fuppliantes ;
après quoi je fortis & Sophie me fuivit ,
plutôt que je ne l'emmenai . Il en fut
de même de Lucile à l'égard du Marquis.
Un mois s'écoula , durant lequel
nous nous vîmes affez peu , & toujours
avec les mêmes regrets. Je dois cependant
l'avouer , Sophie me parut céder
affez facilement à la néceffité. Je n'ai
rien remarqué de fa part qu'il foit poffible
d'attribuer à aucune répugnance
pour moi. Bientôt même je crus y
voir un attachement réel ; mais l'image
de Lucile m'étoit toujours préfente. Je
réfolus de quitter les lieux qu'elle habitoit
; je partis avec Sophie pour une de
mes Terres fituée en Languedoc. J'y
appris au bout de quelques mois que
Lucile avoit fuccombé à fa langueur ,
& que Doricourt devenu veuf , oublioit
qu'il eût jamais été époux. Pour
moi , ne pouvant pas plus m'accoutumer
à l'être en Province qu'à Paris , &
la Paix ne me fourniffant aucun objet
de diftraction , je pris le parti d'abandonner
furtivement ma Terre & de
venir habiter ces lieux éfcarpés . Je
M A I. 1763. 57
n'inftruifis perfonne de mon deffein &
Sophie moins encore que tout autre.
Je me bornai à lui laiffer par écrit certaiá
nes régles de conduite , avec un pouvoir
abfolu de diriger tous mes biens
à fa volonté. J'ignore l'ufage qu'elle
fait & de ce pouvoir & de mes confeils
& de la liberté que je lui laiffe . Je
l'eftime & la plains. C'est tout ce que
mon coeur peut faire de plus pour elle ,
& certainement ce n'eft pas affez .
En parlant ainfi , le faux Hermite
s'apperçut que le jeune frère qu'il avoit
contraint de l'écouter , fondoit endarmes
& fembloit prêt à s'évanouir. Comment
donc lui dit-il , je ne croyois
pas avoir fait un narré fi pathétique .
Mais lui- même perdit toute contenance
en examinant le jeune Solitaire de plus
près. Que vois-je s'écria-t-il , eſt- ce
vous , infortunée Sophie ? Vous que je
fuis , que j'abandonne & qui venez me
chercher jufques dans cette folitude ?
Sophie ( car en effet c'étoit elle ) tomba
à fes pieds pour toute réponſe. Elle
voulut parler ; fes foupirs & fes fanglots
lui couperent la voix. Le Comte la releva
en l'embraffant , & laiffa lui-même
échapper quelques larmes. L'admiration
, la pitié , peut- être auffi un com-
Cy
58 MERCURE DE FRANCE,
mencement de tendreffe , pénétroient
& agitoient fon âme. Il demanda à
Sophie comment elle avoit pu découvrir
le lieu de fa retraite ? Ce n'a été
reprit- elle , qu'après les recherches les
plus conftantes & les plus pénibles..
Quelqu'un que le hafard avoit inftruit
de votre métamorphofe , me fit part
de fa découverte , & j'en profitai fur le
champp ....... Que vous êtes heureux !
dit alors l'Hermite Efpagnol à fon
confrère , & que je ferois heureux moimême
fi l'ingrate Léonor vouloit imiter
l'aimable & rendre Sophie !
A l'inftant même il apperçoit plufieurs
perfonnes qui dirigeoient leurs pas vers
la folitude efcarpée. Il y avoit parmi
cette troupe quelques femmes voilées ,
& l'une d'entr'elles étoit conduite par
le Comte de C ... S ... Que vois -je ? dit
alors le Marquis d'Ol .... ah puiffent mes
foupçons fe vérifier ! En parlant ainfi
lui-même s'avançoit vers le Comte ,
qui eut peine à le reconnoître fous fon
déguisement. Quittez , lui dit ce dernier
, en l'embraffant , quittez ce ridicule
attirail. Vos périls & vos malheurs fontpaffés.
Le Roi vous rend fa bienveil
lance , Dona Léonor fa tendreffe , &
ce qui vous étonnera beaucoup plus ,
MA I. 1763 . 59
Dona Padilla met fin à fa haine....
Ciel s'écria le faux Hermite , un fi
heureux changement eft il poffible ?
En croirai-je votre récit ?... Croyez- en
Dona Léonor même , dit cette belle Efpagnole
en fe dévoilant , & mouillant
de fes larmes une des mains que fon
époux lui préfentoit ; croyez qu'en me
déclarant votre ennemie , j'ai toujours
fait une horrible violence à mon coeur.
..
à
La joie du Marquis étoit à ſon com--
ble. On entra dans la cabane de l'Hermite
François , que l'Espagnol fit d'a
bord connoître pour ce qu'il étoit réellement.
Que ne vous dois-je point
mon cher Comte , difoit le Marquis
fon ancien rival ! votre générofité ne
s'eft point démentie : elle feule pouvoit
me tirer du précipice où m'avoit jetté
mon imprudence. J'ai fait ce que j'ai
pû , reprit le Comte ; votre bonne for .
tune a fait le refte. Le Roi , informé
par moi-même de toute l'avanture , l'a
trouvée des plus fingulières: Les Loix
étoient contre vous ; mais il m'a laiffe
juge des Loix. Vous voyez que la décifion
n'a pû que vous être favorable.
C'eût été cependant peu de chofe en
core , fi Dona Padilla & fa charmante
niéce cuffent perfifté à vous être con
7
"
G vj
60 MERCURE DE FRANCE.
traires. Les larmes de Dona Léonor ont
fléchi cette parénte fi long - temps infléxible.
Vous n'avez plus d'ennemis
& vous retrouvez une épouſe qui vous
aime. Pour moi , ajouta le Comte en
foupirant , je vais paffer en France où
j'euffe pû jouir autrefois d'un pareil
avantage ; mais je n'oſe ni ne dois l'efpérer
déformais. Une abfence de dix
ans , un abandon de ma part auffi entier
qu'inéxcufable , le honteux projet
de manquer à ma foi jurée & reçue ,
en voilà plus qu'il ne faut pour m'avoir
banni du coeur de la tendre Orphife.
Ce nom fit jetter à Sophie un cri perçant
& qui étonna toute l'affemblée.
Depuis l'inftant de l'arrivée du Comte
de C... S... , cette jeune Françoiſe toujours
travestie , n'avoit ceffé de l'envifager
avec une attention mêlée de faififfement
; mais au nom d'Orphife , tous
fes doutes parurent éclaircis. Elle vint
toute en larmes embraffer les genoux du
Comte. Eft- ce vous Dom Tellez ? lui
dit- elle en fanglotant , eſt-ce vous , mon
père ! ah ! la nature me parle trop vivement
pour vouloir me tromper . Dix
ans d'abſence n'ont pû effacer vos traits
de mon fouvenir ; ils me font toujours
préfens , malgré l'âge tendre où je reçus
MA I. 1763.
61
vos adieux paternels. Daignez vousmême
reconnoître une de vos filles , l'infortunée
Sophie.
Il feroit difficile. d'exprimer tout ce
qui fe paffoit alors dans l'âme du Comte.
Quoi ? vous ma fille ! s'écrioit- il en la
relevant & la preffant avec tendreffe ;
vous dans ces lieux , & fous cet extérieur
! Que fignifie cette étrange métamorphofe
?
On lui en expliqua le motif en peu
de mots. L'époux de Sophie , à qui elle
devenoit plus chère d'un inftant à l'autre
, apprit à ſon Beau - père ( car en effet
c'étoit lui ) qu'avant même fon arrivée ,
leur départ de cette folitude étoit réfolu ,
leur réunion décidée . Et Orphife , s'écria
de nouveau le Comte de C.... S .....
Orphife eft- elle encore en état , ou dans
le deffein de me pardonner ? Son Gendre
lui répond qu'Orphife éxifte encore ,
& éxifte pour lui ; mais que depuis fon
départ , elle s'eft entiérement derobée
au monde. Ce difcours ne fit qu'accroî
tre le defir qu'avoit fon époux de fe
réunir à elle ; & comme chacun dans
cette affemblée avoit fes motifs d'impatience
, on fe hâta réciproquement d'abandonner
le double Hermitage. Les
deux Hermites ne fe quitterent qu'avec
62 MERCURE DE FRANCE.
de vifs regrets , & beaucoup de promef
fes de franchir fouvent les Pyrénées pour
fe revoir. Ce qui arriva plus d'une fois.
par la fuite. Il arriva auffi que ceux d'entre
ces époux qui s'étoient crûs d'abord
trompés , en rendirent grace au hazard ;
que les deux tantes parurent avoir tout
oublié , & moururent de rage en moins.
de fix mois ; & que chacun des trois
couples répétoit à part en fe félicitant :
Peut- être nous aimerions-nous moins
fi nous nousfuffions aimé toujours.
"
Par M. DE La DixmeriEL.
NOUVELLE Espagnole & Françoise.
SUR OUR ces Monts qui féparent l'Efpagne
d'avec la France , deux Hermites
T'un François , l'autre Efpagnol , ' habitoient
à peu de diftance l'un de Pautre.
Leur âge étoit à- peu-près égal , &
MA I. 1763. 17
** peu avancé , leur figure des plus avantageufe,
même fous leur habit difforme,
leur conduite entièrement oppofée à
celle des Hermites ordinaires. Ils ne
mandioient pas , ne recevoient ni dons
ni vifites , fçavoient lire & lifoient.
Leur premierfoin avoit été de fe fuir ;leur
conduite réciproque les rapprocha : ils
fe virent fouvent & fe parlerent fans
défiance. En un mot , ils étoient voifins
fans être ennemis , chofe prèſque
auffi rare entre des Emules de cette
nature , qu'entre des Rivaux de toute
autre efpéce .
Chacun d'eux avoit un fecond , fur
lequel il fe repofoit de certains menus
détails. L'Hermite François dur
particulièrement applaudir aux foins de
fon jeune Difciple. C'étoit un modèle
d'attachement , de zéle & d'activité. Nulle
fatigue ne le rebutoit , nulle démarche
ne lui fembloit pénible. A peine , ce→
pendant , paroiffoit- il toucher à fa quinziéme
année. Toutes les grâces de la
jeuneffe & de la beauté brilloient fur
fon vifage on l'eût pris pour l'Amour
qui , par divertiffement , s'étoit affublé
d'un froc .
t
Un jour qu'il étoit abfent , le Reclus
Espagnol vint converfer avec le Fran- -
-
18 MERCURE DE FRANCE .
çois. Non , difoit-il à ce dernier , le chétif
habit qui vous couvre, ne peut vous
déguifer àà mes yeux. Vous n'étiez
point fait pour être ainfi vêtu , logé ,
couché , en un mot pour vous enfevelir
dans ces montagnes . Quelque incident
vous aura fait renoncer au monde .
Mais fongez qu'il en faut de bien cruels ,
ou de bien bizarres , pour juftifier une
telle réfolution . Oh ! s'il eft ainfi , reprit
celui à qui il parloit , je fuis plus que
juftifié. Mais vous même quels bifarres ,
ou quels fâcheux incidens vous ont fait
prendre une réfolution toute pareille à
la-mienne ?
.
Il eft vrai , repliqua l'Espagnol qui
vouloit caufer , & qui ne trouvoit nuk
danger à le faire , il eft vrai que je n'étois
point né pour m'affubler d'un fac ,
me nourrir de racines & coucher fur
la dure. Il eft encore vrai que je mitige
en fecret cette auftérité apparente.
Mais une foule de difgraces & de fautes
m'a rendu ce déguiſement néceffaire ...
Oh! vos travers & vos malheurs n'ont jamais
pû égaler les miens , interrompit
l'autre Hermite . Vous en allez juger ,
ajouta l'Eſpagnol. Premierement je fuiss
marié. Et moi auffi , reprit l'Hermite
François . J'aime ma femme qui me fuit,
MA I. 1763 . 19
ajouta le premier : Je fuis ma femme
qui m'aime , repliqua le fecond .
L'ESPAGNOL.
J'époufai la mienne par ſupercherie.
LE FRANÇOIS
.
On y eut recours pour me faire époufer
la mienne.
L'ESPAGNOL.
Je l'aimerai toujours.
LE
FRANÇOIS.
Je doute que je puiffe l'aimer jamais.
Voilà effectivement , reprit l'Hermite
Espagnol , un contrafte auffi bifarre que
marqué. Mais voyons jufqu'où il peut
s'étendre. Je vais commencer , perfuadé
que vous imiterez ma franchife & ma
confiance .
Frère Paul, tel qu'on fe figure ici le
voir en moi , eft à Madrid le Comte
d'Ol.... Ma Maiſon eft ancienne & illuftrée
, ma fortune affez confidérable .
J'ai fervi mon Roi avec zéle & avec fuccès
dans fes armées. C'étoit en Italie où
la guerre fe faifoit . J'y formai quelque
liaifon avec le Comte de C.... S .... nom
qui n'étoit pas le fien propre , mais qu'il
devoit à une action des plus éclatantes.
Vous fçavez que c'eft l'ufage en Efpagne
de donner à un Officier qui fe
diftingue , le nom même du lieu où il
s'eft diftingué récompenfe la plus flat20
MERCURE DE FRANCE .
teufe pour une âme noble. D'ailleurs ,
le Comte avoit par lui-même de la naiffance
& de la fortune :
avantages qui lui
en affuroient un autre bien digne d'envie.
Il devoit à fon retour époufer Dona
Léonor , une des plus belles perfonnes
de toutes les Efpagnes ; mais en
même-temps une des plus altières . Elle
femble avoir oublié cette fenfibilité fi
naturelle à fon fexe & furtout dans cette
Contrée , pour emprunter toute la
hauteur du nôtre. L'orgueil eft fa paffion
la plus décidée ; elle veut des efclaves
plutôt que des amans. Je ne la connoiffois
quede nom & n'en étoispas mieux
cónnu ; comme cependant elle étoit née
mon ennemie , c'est-à- dire qu'il y avoit
entré ma famille & la fienne , une de
cés haines héréditaires qu'on prend ridiculement
foin de perpétuer dans chaque
génération , j'étois loin d'adopter cette
haine injufte. J'éprouvai même un fentiment
bien oppofé à l'afpect du portrait
de Dona Léonor. Sa famille l'avoit
envoyé au Comte en attendant qu'il pût
aller prendre poffeffion du modèle . Mais
il me parut moins ébloui que moi- même,
des charmes qu'étaloit cette peinturé
. Il me fembla trop peu occupé du
bonheur qui l'attendoit ; loin de fe liMA
I. 1763.
21
vrer à une joie vive & bien fondée , il
étoit rêveur & mélancolique ; il ne répondoit
qu'avec embarras aux queſtions
qu'on lui faifoit fur fon futur mariage.
Enfin , il me donna lieu de juger qu'il
ne s'y difpofoit qu'avec répugnance :
découverte qui me caufoit une extrême
furpriſe.
La guerre fe faifoit avec vivacité
les rencontres étoient fréquentes &
meurtrières. Le Comte fut un jour commandé
pour une expédition fecrette ;
je le fus moi -même pour le foutenir. Il
tomba dans une embuscade & ſe vit enveloppé
par une Troupe bien fupérieure
à la fienne . J'arrivai à temps pour la dégager
; mais déja le Comte étoit bleffé
, renversé de cheval fans connoiffance
& prêt à être foulé aux pieds par
ceux des ennemis. Je le fis fecourir
tandis que je faifois tête aux Allemans
qu'une Troupe nouvelle venoit de renforcer.
Enfin , après une mêlée furieuſe
l'avantage nous demeura. Je fis tranf
porter le Comte au Quartier- Général
où les plus habiles Chirurgiens défefpérèrent
de fa vie. Ce fut dans ce moment ,
qu'un Soldat de ma Troupe m'offrit le
portrait de Léonor. Il l'avoit pris dans
la poche d'un Soldat ennemi qui avant
,
"
22 MERCURE DE FRANCE .
d'être tué avoit eu la précaution de fouiller
le Comte . L'état où étoit reduit ce
dernier , & furtout l'envie de garder
le portrait de Léonor , m'en fit fufpendre
la reftitution . Je fis remettre la boëte
parmi les effets du bleffé , après en avoir
détaché la miniature qu'elle renfermoit.
L'indulgente Loi de la galanterie tolère
aifément ces fortes de larcins. Je crus
qu'elle m'autorifoit à me faire fur ce
point, l'héritier du Comte , fuppofé qu'il
ne guérît pas de fes bleffures.
Il étoit encore dans l'état le plus équivoque
, lorsqu'une paix fubite fépara
les Armées & que des motifs
preffans me rappellerent en Eſpagne . Je
me rendis à Séville ; c'étoit le féjour
qu'habitoit Dona Léonor. Je parvins à
la voir , mais fans me faire connoître
fans même avoir pû en être remarqué.
Elle me parut encore plus belle en réalité
que dans fon portrait. J'en devins
éperdûment épris . Mais en même-temps ,
je frémis des obftacles que l'antipathie
de nos familles alloit oppofer à cet
amour.
J'éffayai quelques voies de réconciliation
; toutes furent inutiles. Dans cet
intervalle , le Comte de C .... S .... guéri
de fes bleffures , avoit été nommé GouMA
I. 1763. 23
verneur d'Oran & étoit parti du fein
de l'Italie même , pour fe rendre à cette
- Ville d'Afrique . Vous fçavez que le Gouverneur
de cette Place ne peut s'en ab-
- fenter fous aucun prétexte. Ce pofte
- n'eft pour lui qu'une prifon honorable ,
& le nouveau Gouverneur jugeoit Dona
Léonor très-propre à égayer cette prifon.
Il jugeoit bien ; mais il s'y prit
mal. Ne pouvant agir par lui- même
il choifit pour député un de fes principaux
domestiques , Africain d'origine ,
& mille fois plus intéreffé que cette origine
ne le fuppofe . Je lui avois été utile
en Italie , où dès-lors il fervoit le Comte.
Le hafard me le fit rencontrer comme il
débarquoit à Cadix . Il me reconnut ,
m'aborda , & m'apprit le fujet de fon
voyage. Il venoit , me dit-il , demander
au nom de fon maître , DonaLéonor
à fes parens.Cette nouvelle me fit pâlir ,
& l'Africain s'en apperçut. Il ofa me
faire différentes queftions qui toutes
avoient pour but & de me marquer
du zéle , & de m'arracher mon
fecret. Je crus pouvoir le lui confier ; je
lui avouai que mon trépas étoit certain
fi quelqu'autre que moi épouſoit Dona
Léonor.
L'Africain parut un inftant rêveur ;
24 MERCURE DE FRANCE.
7
•
après quoi il ajouta , qu'il fcavoit un fecret
pour conferver mes jours ; mais
que les fiens feroient par la fort expofés
& fa fortune perdue fans reffource .
Je lui offris , pour le raffurer , ma protection
, & une récompenfe proportion-
-née à ce grand fervice. Je ne prévoyois
pas qu'il pût m'en rendre d'autres que
de faire manquer le mariage qu'il s'étoit
chargé de faire réuffir , & , en effer
c'étoit déja beaucoup. Mais l'Afriquain
ofa davantage. Il me propofa de me
-fubftituer à la place de fon maître : chofe
, felon lui , fort aifée & très-excufable.
Quant à moi , elle me parut & plus
difficile & très-peu thonnête. C'étoit
néanmoins le feul expédient qui me reftât.
Que n'ofepointun amourimpétueux ,
à qui les moyens ordinaires manquent
pour arriver à fon but , & , furtout , à
qui la route opposée offre un moyen
für d'y parvenir ? En effet , l'Agent du
Comte étoit muni des atteftations les
plus claires , les plus authentiques . Il
n'étoit pas poffible de révoquer fa miffion
en doute. Ce n'eft pas tout , le
Comte marquoit expreffément que fur
la réponse de fon Envoyé , il viendroit
lui- même effectuer en perfonne l'alliance
qu'il follicitoit par un tiers. L'âge de
ce
1
MA I.
1753. 25
cè rival étoit d'environ dix ans plus
avancé que le mien ; mais cette différence
étoit peu remarquable . Il y avoit ,
d'ailleurs , entre notre taille & nos traits
ce rapport qui peut faire illufion à des
yeux peu familiarifés avec l'objet qu'on
veut remplacer ; & ce qui achevoit de
rendre cette illufion facile , c'eſt que le
Comte abfent de fon pays depuis vingt
ans , étoit abfolument inconnu à Dona
Léonor ; il n'étoit guère mieux connu
perfonnellement des autres parens de
cette belle Efpagnole . Tant de facilités
me féduifirent. Ainfi nous convînmes
l'Africain & moi , qu'il feroit , en effet
la demande au nom du Gouverneur ;
mais qu'il fubftitueroit mon portrait au
fien. J'y joignis même pour plus d'authenticité
, celui de Dona Léonor auquel
j'avois fait adapter une boëte toute femblable
à celle que j'avois reftituée au
Comte. Ce que nous avions prévu arriva.
La propofition du Gouverneur d'Oran
fut approuvée de toute la famille de
Dona Léonor ; & ce que je n'avois ofé
prévoir , mon portrait plut à cette jeune
& altière beauté. Vous préfumez bien
que l'Agent du Comte lui écrivit d'un
ftyle à le clouer plus que jamais à fon
rocher. Mais tandis que ce rival , trom-
B
26 · MERCURE DE FRANCE .
4 pé par cette lettre , regardoit fa démarche
comme infructueufe , j'en recueillois
hardiment les fruits.
Au bout d'un intervalle raiſonnable ,
je me préfente fous le nom du Comte, accompagné
de quelques amis qui approuvoient
& fervoient mon ftratagême.
C'étoit vers le foir , & la cérémonie
ne fut pas même différée jufqu'au matin.
Je motivai cette extrême diligence
de l'abfolue néceffité qui me rappelloit
à mon Gouvernement , du danger qu'il.
y auroit pour moi à être furpris en
Efpagne. Ces raifons étoient plaufibles
, & elles furent goûtées . Nous nous
acheminâmes , fans différer vers le
Port de Cadix , où un Vaiffeau nous
attendoit. Une vieille tante de Dona
Léonor, & qui l'avoit élevée , voulut
s'embarquer avec elle : je ne m'y oppofai
pas , mais je n'y confentis qu'à
regret. Dona Padilla , ( c'eft le nom
de cette tante ) étoit doublement mon
ennemie , & par rapport à la haine héréditaire
dont j'ai déja parlé , & parce
que mon père avoit refufé de mettre
fin à cette haine , en époufant Dona
Padilla forte d'injure qu'une femme
ne peut naturellement oublier , & que
celle- ci avoit toujours préfente. QuoiM
A I. 1763. 27
'qu'il en foit , nous partimes . Le Pilote
avoit le mot , & d'ailleurs , le Détroit
de Gibraltar que nous paffames , acheva
de tranquillifer la vieille tante qui fe
piquoit de connoître la Carte. Elle ne
douta plus que nous n'allaffions en
Afrique. Pour ma nouvelle épouſe ,
elle étoit feule avec moi dans la principale
chambre du Vaiffeau , & elle ne
s'apperçut ni ne s'informa de rien qui
concernât le trajet que nous avions à
faire. Nous continuâmes ainfi à côtoyer
de loin les terres d'Efpagne qu'on
perfuadoit à la vieille être celles d'Afrique
, & nous arrivâmes à Alicant ,
que la tante & la niéce prirent pour
la Ville dont j'étois Gouverneur. Il
étoit prèfque nuit ; circonftance qui
aidoit encore à l'illufion . J'avois , d'ailleurs
, envoyé d'avance mes ordres par
terre. Une voiture lefte & commode
nous attendoit au Port. Je fis traverfer
la Ville à mes deux compagnes de
voyage & les conduifis en toute diligence
à quelques liéues de là dans un
Château qui m'appartient. Je voulois
encore diffimuler , au moins , quelques
jours ; mais les foupçons de l'une & de
l'autre devinrent fi marqués , fi preffans
, qu'il fallut enfin me réfoudre à
1
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
parler net. Je leur déclarai que je n'étois
ni le Comte de C ... S... ni le Gouverneur
d'Oran mais que mon nom valoit ,
pour le moins , celui que j'avois emprunté
; que je pouvois prétendre aux
mêmes emplois que mon rival ; que
ma fortune égaloit la fienne , & qu'à
mon amour l'emportoit
coup für
fur le fien .
Comment reçut - on votre aveu ? interrompit
brufquement l'Hermite François.
On ne peut pas plus mal , répondit
l'Efpagnol. Je le crois reprit fière
Pacôme ( c'eft le nom que s'étoit donné
l'autre Cenobite. ) Et pourquoi , replifrère
Paul , en êtes -vous fi intimement
perfuadé ? C'eſt , ajouta frèrẻ
Pacôme , que j'ai moi -même éffuyé un
pareil aveu , que certainement je l'ai
reçu plus mal encore. Mais pourſuivez
votre récit. Le prétendu frère le continua
en ces termes :
qua
&
Non , je ne puis vous exprimer la
furpriſe où ce difcours jetta & la tante
& la nièce. Jufqu'à ce moment Dona
Léonor m'avoit prodigué les marques
de la plus vive tendreffe. Quelle fut
ma douleur de la voir défapprouver
hautement mon ftratagême ! Je lui
proteſtai qu'il ne m'avoit été dicté que
M A I. 1763. 29
par l'amour, & par l'impoffibilité de
pouvoir l'obtenir autrement ; que j'avois
un rang à lui donner , & que
j'étois prêt à réparer tout ce qui dans
cette affaire pouvoit pécher par la
forme , puifqu'auffi bien il n'y avoit
plus rien à réparer quant au fond. Je
vis le moment où Dona Léonor alloit
oublier fon courroux ; mais la vieille
tante étoit infléxible , & l'afcendant
qu'elle avoit für fa nièce l'emporta fur
celui que je croyois y avoir moi-même.
Je continuai cependant à les traiter avec
tous les égards poffibles. Elles avoient
tout à fouhait , excepté la liberté de
m'échapper , & même celle de faire
fçavoir à leur famille l'efpéce de captivité
où je les retenois. D'un autre côté
leurs parens les croyoient en Afrique ;
mais le Gouverneur d'Oran ne tarda
pas à les détromper. Impatient de ne
recevoir aucunes nouvelles de fon député
, il prit le parti d'en dépêcher un
fecond. Celui- ci le fervit plus fidélement
que l'autre , peut-être parce qu'il
ne trouva pas la même occafion de le
trahir. Le Comte apprit par lui une
partie de ce qui s'étoit paffé & devina
fe refte. Jugez de fa rage & de fa confufion
! Ce qui achevoit de le défeſpé-
B iij
30
'MERCURE DE FRANCE ,
1er étoit de ne pouvoir fans déshonneur
& fans crime s'abfenter de la
Fortereffe qui lui étoit confiée. Il préféra
enfin fa vengeance à fa fortune
demanda un fucceffeur , l'obtint & ſe
rendit fur les lieux pour vérifier le
rapport de fon nouveau confident &
toute la perfidie de l'ancien .
-
Là il apprit tout ce qu'il defiroit &
craignoit d'apprendre . On lui confirma
qu'un prétendu Gouverneur d'Oran
avoit époufé , & par conféquent enlevé
celle qu'il fe propofoit d'épouſer
lui-même. Il lui refloit à fçavoir quel
étoit ce raviffeur , quelle route il avoit
prife , quelle retraite il avoit choifie,
Peut être n'efpéroit - il pas découvrir
fi promptement toutes ces choſes ;
mais le hafard le fervit mieux qu'il ne
l'efpéroit. Un Matelot qui fit avec nous
le trajet de Cadix à Alicante & quit
étoit de Séville , y revint ayant oui
parler du rapt de Dona Léonor, il dit
publiquement avoir aidé à la conduire.
à Alicante . Le Comte , à cette nouvelle
, ne confulte que fa fureur. Il fe rend
par terre & en pofte à Alicante. Le
mier objet qui s'offre à fa vue eft l'Africain
qui l'a trahi. Celui- ci l'ayant
reconnu cherchoit à l'éviter ; mais ce
preM
A I. 1763. 31
•
.
fut en vain. Ta mort eft certaine , lui
dit le Comte en le joignant , fi tu ne
me détailles ton infâme trahifon , & fi
tu ne m'introduis jufques chez ton complice
. L'Africain , demi-mort de frayeur,
me nomma à fon ancien Maître. Le
Comte fut très -furpris de trouver en
moi celui qu'il cherchoit ; mais il n'en
fut que plus irrité. Il perfifta à vouloir
être conduit & introduit chez moi.
J'avoue que mon étonnement & ma
confufion furent extrêmes en le voyant
paroître. Je ne fçavois quel difcours lui
adreffer; il me prévint. Dom Fernand ,
me dit- il , tu vois en moi l'homme du
monde que tu as le plus vivement outragé,
Peut-être te dois- je la vie ; mais
tu viens de me ravir l'honneur : la
compenfation n'eft pas éxacte . J'ai ofé
pénétrer chez toi fans fuite & fans défiance
. J'aurois pu recourir aux voies
toujours lentes , & fouvent peu fûres
de la Juftice ; mais des hommes tels
que nous doivent fe faire juftice euxmêmes.
Choifis fans différer l'inſtant
& le lieu .
Il est trop jufte , lui répondis- je , de
vous donner la fatisfaction que vous
éxigez . C'eft , d'ailleurs , la feule qui
foit en mon pouvoir & en ma volonté.
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
Car vous n'efpérez pas , fans doute ,
que je vous céde jamais Dona Léonor ?
Je vous ai enlevé cet objet que vous
n'aimiez qu'en idée & que j'aimois
réellement. J'ai emprunté votre nom
pour arriver à mon but. Non que j'aie
à rougir du mien & qu'il n'égale peutêtre
l'éclat du vôtre ; mais il s'agiffoit
de tromper une haine injufte & implacable.
J'y ai réuffi par ce moyen.
C'est une rufe qui eft d'ufage à la
guerre & qui eft , au moins , tolérable
en amour. Quoiqu'il en foit , votre
reffentiment eft légitime , & me voilà
prêt à vous fuivre. Je l'exhortai , cependant
, à prendre quelque repos , &
même quelques rafraîchiffemens. Il me
témoigna n'avoir envie que de fe battre.
Je le mis bientôt à même de fe
fatisfaire . Il fortit fans affectation ; je le
fuivis de près ; & à peu de distance de
mon Château , nous commençâmes un
combat des plus animés . Je n'ignorois
point à quel homme j'avois affaire , & il
remplit toute l'idée que j'avois eu de lui .
Je l'avouerai même , je ne combattois
fans remords. Il me bleffa avant
que j'euffe pu lui porter aucune atteinte .
Je redoublai mes éfforts & le bleffai à
mon tour. Deux autres bleffures que
pas
M A I. 1763. 33
2
je lui fis ne purent le réduire à demander
quartier. Mais , enfin , il tomba
affoibli par la perte de fon fang. Je ne
me permis point de défarmer un fi
brave homme ; je m'éloignai en lui
promettant un prompt fecours. Ce fut ,
en effet , mon premier foin. Un de
mes gens qui étoit Chirurgien , voulut
d'abord me panfer. Je m'y oppofai , &
le conduifis , moi - même , auprès du
Comte qui avoit perdu toute connoiffance.
On lui mit le premier appareil
fur le champ de bataille même : après
quoi je le fis tranfporter chez moi le
plus doucement. qu'il fut poffible. Ses
bleffures étoient confidérables ; cependant
le Chirurgien jugea qu'elles pour
roient n'être pas mortelles. Il reprit un
peu fes fens , & je m'éloignai , tant
pour ne point le mortifier par ma préfence
, que pour me faire panfer moimême
.
Revenu entiérement à lui , le Comte
demanda chez qui il étoit. J'avois défendu
qu'on l'en inftruisît. Il reçut pour
réponse qu'il étoit en lieu de paix &
de fûreté ; qu'il n'eût d'autre . inquiétude
que de fe guérir. On . avoit pour
lui les attentions les plus empreffées
& j'avois de mon côté celle de ne point
B.v.
34 MERCURE DE FRANCE .
m'offrir à fa vue . Etonné , cependant ,
de ne voir paroître que des domeſtiques
, il réitéra fes queftions ; & les réponfes
de mes gens étant toujours àpeu
- près les mêmes , il foupçonna ce
qu'on lui cachoit avec tant de foin.
Pourquoi , demanda- t-il encore , pourquoi
celui qui en ufe avec moi fi généreufement
, me croit- il moins généreux
que lui ? Ce difcours m'ayant été
de nouveau tranfmis , je fis dire au
Comte , qu'une bleffure affez confidérable
m'avoit jufqu'alors contraint de
garder la chambre ; mais que j'efpérois
aller bientôt m'informer en perfonne de
fa propre fituation . Cette réponſe parut
le fatisfaire .
Il est temps de revenir à Dona Léonor.
Elle & fa vieille tante habitoient
toujours mon Château ; mais la partie:
qu'elles occupoient n'avoit nulle communication
avec le refte . Il eût été plus.
éffentiel pour moi d'interrompre toute
communication entr'elles. Mes complaifances
euffent pù adoucir Dona
Léonor , que les confeils de fa tante aigriffoient
de plus en plus contre moi .
Une jeune perfonne excufe toujours
affez facilement les fautes que l'amour
fait commettre ; mais il n'eft aucun âge
MA I. 1763. 31
où une femme puiffe oublier une injure
qui part du mépris ou de l'indifférence
auffi Dona Padilla eût - elle
voulu fe venger de celle de feu mon
père fur toute fa poftérite.
Dona Padilla & fa niéce avoient vu
des fenêtres de leur pavillon , ce qui
s'étoit paffé durant & après mon combat
contre Dom Tellez. Elles ignoroient
le nom de mon Adverfaire , & je n'avois
pas moi-même fait réflexion qu'elles
.pouvoient nous appercevoir dans
ce moment. Je fuis für que les voeux de
Dona Padilla furent tous contre moi ;
& ce qui m'afflige beaucoup plus , j'ignore
fi fa niéce ne fut pas fur ce point
d'accord avec elle. Au furplus , ce com
bat étoit une énigme pour l'une & pour
l'autre . Ce fut apparemment pour la développer
, ou du moins , pour vérifier
leurs foupçons à cet égard , que Donar
Padilla me fit demander un entretien.
Elle ignoroit que je fuffe bleffé. Je ne
Pen fis pas inftruire. On lui dit feulement
de ma part , qu'une incommodité fubite
m'empêchoit de me rendre auprès
d'elle. A cela près , je lui laiffois la liberté.
de prévenir ma vifite ; & , en effet , elle
la prévint. Je n'appercus ni fur fon front,
ni dans fes difcours , aucune marque.de
B.vj
36 MERCURE DE FRANCE.
haine. Elle diffimula au point que je
crus que le temps & fes propres ré--
flexions l'avoient entiérement changée .
J'avoue , me difoit elle , du ton le plus
véridique , j'avoue que certaine prévention
héréditaire m'anima contre vous
dès l'inftant où vous vous fites connoître .
Mais enfin j'ai fenti que cette prévention
étoit injufte , & que d'ailleurs ce
malheur fuppofé étoit fans reméde. J'eſ
pére avec le temps perfuader la même
chofe à ma niéce , qui me voyant changée
à votre égard , imitera bien volontiers
mon exemple.
Il fuffit d'aimer pour être crédule. Je ne
foupçonnai aucun artifice dans ce difcours.
Je jurai à Dona Padilla une reconnoiffance
, un dévouement éternel.
Je voulois , malgré l'état d'épuisement
où je me trouvois , je voulois , dis-je
aller trouver fa niéce & lui renouveller
Poffre de tout réparer , offre tant de
fois renouvellée en vain. Mais Dona Padilla
s'oppofa à cette démarche , me
promit d'applanir toutes les difficultés ,
& me laiffa ivre d'efpérance & de joie.
Le jour fuivant y mit le comble . Js
vis la tante & la niéce entrer dans ma
chambre ; je crus voir , dans les yeux de
cette dernière, plus que l'autre ne m'avoi
M. A. & 1763. 37
promis. Dès- lors elles jouirent d'une
liberté entière , de même que leur fuite.
Il est vrai que l'évafion d'un de leurs
domeſtiques me donna quelque inquiétude
; mais la franchiſe apparente de
l'une & de l'autre me raffura. Je portai
la confiance jufqu'à leur apprendre que
L'adverfaire avec qui elles m'avoient
vu aux prifes , étoit le Comte lui -même ;
qu'il étoit dans mon Château , & qu'il
leur feroit libre au premier jour de lui
parler. La crainte,d'occafionner à celuici
quelque révolution fâcheufe , m'empêchafeule
d'avancer le moment de cette
entrevue. Il convenoit , d'ailleurs , que
j'euffe d'abord avec lui un entretien par
ticulier. Lui-même defiroit me voir , &
je me rendis à fon invitation . Il m'adref
fa la parole auffitôt qu'il m'apperçut.
Marquis , me dit-il , il ne peut plus y
avoir de rivalité entre nous . Votre bras
m'a vaincu ; vos procédés me défarment
; jouiffez en paix du tréfor que
vous fçavez fi bien défendre. Braye.Comte
, lui répondis -je , un homme tel que
vous , n'a de fu érieurs ni en courage ,
ni en générofité. Il me demanda , s'il
ne lui feroit pas permis d'envifager , au
moins une fois , Dona Léonor. J'y confentis
fur le champ , perfuadé que tou
38 MERCURE DE FRANCE.
"
tes fes anciennes prétentions fur elle ne
pouvoient plus décemment exifter. Je
fçavois , d'ailleurs , que Dona Padilla
defiroit cette entrevue autant que luimême.
Auffi ne fe fit-elle point trop attendre.
Elle vint accompagnée de fa
niéce.
C'étoit quelque chofe d'affez nouveau
qu'une pareille fituation : j'examinai
en filence & le Comte & Dona
Léonor. Elle a tant de charmes que je
ne fus pas furpris de voir mon ancien
rival tout prêt à le redevenir. Il perdit
& la parole & toute contenance en la
voyant. Pour elle je n'apperçus prèsqu'aucune
altération fur fon vifage , &
cette extrême tranquillité rappella toute
la mienne.
Je l'avoue , il n'échappa à Dom Tellez
aucun difcours qui annoncât ni defir ,
ni efpérance de fa part. I y auroit eu
de la barbarie à exiger qu'il étouffat jufqu'aux
regrets . Il eut même la force de
n'en témoigner qu'autant que la politeffe
fembloit le lui préfcrire ; mais il fut moins
réfervé dans l'entretien que nous eumes
tête-à-tête. Il m'avoua qu'il feroit audeffus
de fes forces de me la céder fi
el'e pouvoit encore faire l'objet d'une
difpute. Avouez en même - temps , lui
MA I. 1763. 39
dis-je , qu'il a pû être au-deffus des miennes
de me la laiffer ravir , pouvant me
l'affurer ? Le Comte me fit un autre
aveu que je n'attendois pas . Il me dit ,
qu'en lui enlevant Dona Léonor , je lui
épargnois un parjure ; qu'il étoit fécrettement
lié en France , & que cet évenement
joint à fes remords , l'alloit rendre
à fes premières chaînes. En attendant
, il s'offrit d'être médiateur auprès
de la niéce & de la tante. Ce fut lui qui
m'inftruifit que la première feroit bientôt
appaifée , fi la feconde pouvoit l'être .
Je le conjurai de redoubler fes efforts
auprès d'elle. Ses bleffures étoient àpeu-
près guéries , & fon zéle pour mes
intérêts fembloit s'accroitre à chaque
inftant. Mais la haine de Dona Padilla
étoit toujours la même.
Retiré unjour au fond de mon cabinet
, j'y étois abîmé dans une rêverie
mélancolique & profonde . Elle fut brufquement
interrompue par le Comte.
Âmi , me dit-il d'un ton vif& pénétré ,
vous être trahi , vous êtes vendu . Une
nombreuſe troupe d'Alguafils affiége le
Château , & leur Chef demande à vous
parler de la part du Roi . C'eft un trait de
la vengeance de Dona Padilla : mais
décidez promptement ce qu'il faut faire .
40 MERCURE DE FRANCE.
Faut- il réfifter ? me voilà prêt à verfer
tout mon fang pour vous.
Courageux ami , lui répondis -je , vor
tre générofité vous perdroit fans me
fauver. Il nous fiéroit mal de réfifter
aux ordres d'un Roi que nous avons
fi bien fervi . Gardez- vous , reprit- il avec
vivacité , gardez-vous bien d'obéir entiérement
: vous êtes perdu fi on vous
arrête. Eh que puis -je donc faire ? ajou
tai- je. Vous déguifer & difparoître ,
pourſuivit-il : je vais vous en donner les
moyens ; je vais me livrer à votre place
& fous votre nom . Je ne fuis pas plus
connu de cette vile troupe que vousmême
. Il fera facile de lui faire prendre
le change . Il vous fera également aifé
d'être inftruit de ce qui fe paffe . J'efpére
que le temps & mes foins accommoderont
toutes choſes .
Ce confeil me donna à rêver ; mais
l'inftant d'après je rougis de mes foupçons
; d'ailleurs , confidérant qu'il ne
pouvoit y avoir aucun rifque pour le
Comte , & qu'à tout événement , je
pourrois toujours venir le dégager , je
confentis à ce qu'il- éxigeoit.
Dona Padilla , qui fans doute craignoit
mon reffentiment , s'étoit renfermée
dans fon pavillon avec fa niéce.
M.A.F. 1763. 41
Elle aidoit par là , à notre ftratagême.
Auffi eut-il un plein fuccès. On conduifit
le Comte à la Ville Capitale de
Murcie. I refta feulement chez moi
jufqu'à nouvel ordre , quelques : Alguafils
, canaille qu'avec le fecours de mes
gens , il m'eût été facile d'exterminer ;
mais je n'en avois aucune idée pour le
moment . J'étois bien éloigné de fonger
à compromettre Dom Tellez plus qu'il
n'avoit voulu l'être . Couvert d'habits
fimples , après avoir donné mes ordres
à mes principaux. domeftiques , j'allois
abandonner ma maifon à mon ennemie
& à fes fatellites ; jallois m'éloigner ,
même fans chercher à voir Dona Léonor
: le hazard vint l'offrir à mes yeux.
Je la rencontrai noyée dans fes larmes
& dans l'agitation la plus vive . Quand
même elle ne m'eût pas reconnu , je
n'aurois pu m'empêcher de me faire
connoître à elle , je n'en n'eus pas befoin.
Qui êtes-vous , me dit- elle avec une exclamation
involontaire & qui auroit pû
s'attribuer à la joie ; par quel prodige
êtes-vous encore ici ? Je n'y ferai pas
long-temps , lui repliquai - je , vous me
voyez prêt à m'éxiler de ma propre demeure
vos voeux & ceux de votre tante
barbare feront bientôt , remplis. Dona
42. MERCURE DE FRANCE.
Léonor ne répondit rien , mais fes lar
mes continuoient à couler. Hé bien ,
ajoutai-je , s'il eft vrai que vous ne foyez
pas mon ennemie , fuyons enſemble ;
tout éxil , tout climat me fera doux , fi
vous l'habitez avec moi. Non , repritelle
en fanglottant , non , une telle démarche
ne m'eft ni permiſe , ni poffible.
Un Cloître auftère va enfevelir ma
honte & tout efpoir de réunion avec
vous.... A ces mots , elle s'évanouit.
J'étois hors de moi-même . J'appellai
quelques domeftiques. Ils accoururent
& avec eux l'implacable vieille. Elle
me reconnut ; elle frémit & reprocha
à trois Alguafils qui fe trouvoient là ,
d'avoir manqué leur proye ; ajoutant ,
avec des cris furieux , que j'étois Dom
Fernand. Cet excès d'audace mit le
comble à ma fureur. J'allois immoler
cette mégère ; un refte d'orgueil me
retint ; mais rien ne put m'empêcher de
fondre avec rage fur les fatellites qui.
me crioient de merendre . Un de ces miférables
tomba à mes pieds percé de
coups ; les deux autres firent feu en
s'éloignant. Ils me manquerent ; mais
en revanche , une des deux balles alla
caffer le bras droit à la barbare Padilla.
Mes domeftiques accoururent en
MA I. 1763. 43
armes. Les Archers ne fe trouvant pas
les plus forts , & éffrayés de ce qu'ils .
venoient de faire , fe virent eux - mêmes
obligés de fe rendre .
J'ordonnai des fecours à ma cruelle
ennemie. Son accident jettoit fa nièce
dans une défolation trop grande pour
qu'il fut poffible de lui parler d'autre
chofe. La nuit avançoit , & j'avois
mille raifons d'en profiter pour mon
départ. Ainfi je m'éloignai accompagné
d'un feul domeftique. Chemin faiſant
je réfléchis que l'affaire étoit devenue.
plus grave ; qu'il pourroit y avoir quelque
danger pour Dom Tellez. Je ne ba-
Jançai pas ; je m'acheminai vers le lieu
de fa détention , réfolu de me ſubſtituer
à fa place. Il jouiffoit d'un affez grande
liberté , & j'eus celle de lui parler têteà-
tête. Mon arrivée lui caufa autant de
furprife que d'inquiétude ; mais je prévins
les queftions qu'il alloit me faire..
Ami , lui dis -je , c'eft trop vous compromettre
& vous expofer : les circonf
tances ne font plus les mêmes & je dois.
feul en courir les rifques . Alors je l'inſtruifis
de ce qui s'étoit paffé depuis
l'infant de fon départ. Et c'eft pour
cela , reprit-il vivement , que vous deez
plus que jamais vous éloigner . Les
44 MERCURE DE FRANCE .
rifques feront toujours beaucoup plus
grands pour vous que pour moi . La
mort de l'Alguafil & l'arrêt des autres
ne font rien . En vain lui oppofai - je les
raifons les plus preffantes. Il ne les approuva
pas plus que les premières ; &
malgré toute ma répugnance , il me
fallut moi-même céder aux fiennes.
Mes larmes coulerent en embraffant
ce généreux ami . J'érrai quelque temps
d'un lieu à l'autre , toujours déguiſé &
toujours méconnu . Un émiffaire fidéle
m'inftruifoit de tout ce qu'il m'importoit
de fçavoir. J'appris qu'une troupe
nombreuſe d'Aguafils avoit de nouveau
reparu chez moi ; que Dona Padilla ,
prefque guérie de fa bleffure , ne pour
fuivoit que moi feul & non ceux qui
l'avoient bleffée ; que mes gens étoient
à- peu-près efclaves dans mon Château ;
& que mon ennemie y commandoit
en maîtreffe. Le Comte lui-même s'eft
vu pris à partie par Dona Padilla &
par fes frères. Il a eu recours au Roi
qui s'eft réfervé la décifion de ce procès
bifarre. Mais vous fçavez l'efpéce
de maladie dont ce Monarque eſt attaqué
depuis plufieurs mois. Il ne peut
ni donner aucune audiance , ni s'occuper
d'aucune affaire ; & , cependant le
M A I. 1763. 45
Comte eft toujours prifonnier ; Dona
Padilla toujours implacable , Dona
Léonor toujours ingrate , & moi tou
jours fugitif. Enfin , las d'érrer de Province
en Province , j'ai choifi ces montagnes
pour afyle & cet habit pour
dernier déguisement. J'en ai fecrettement
fait inftruire mon généreux rival ,
& je n'apprends pas que rien en ait
encore inftruit mes perfécuteurs. Mais
avouez , ajouta l'Efpagnol , qu'il en
faut fouvent moins pour fe faire Hermite
, & que de plus foibles difgraces
Vous retiennent enfeveli dans cette
Grotte ?
C'eft précisément ce que je n'avouerai
pas , reprit l'Hermite François. Mon
récit , il est vrai , fera plus court que
le vôtre & moins rempli d'héroïſme ;
mais vous allez voir fi j'ai eu de bonnes
raifons pour fuir le monde , les
hommes du bon ton & , fur- tout , les
femmes , quelque ton qu'elles puffent
prendre.
Comme il achevoit ces mots , fon
jeune compagnon entra pour quelque
motifindifférent. Il parut l'inftant d'après
vouloir fe retirer. Non , lui dit
frère Pacóme , demeurez avec nous.
Le récit que je vais commencer pourra
46 MERCURE DE FRANCE.
vous être utile. On s'épargne bien des
fottifes quand on fait une mûre attention
à celles d'autrui . Le jeune Solitaire
obéit en rougiffant ; & fon Patron
pourfuivit en ces termes.
Mon nom eft le Comte D ..... à
peixe forti du Collége où j'avois perdu
huit à dix ans , j'allai en perdre àpeu-
près autant a fréquenter la Cour ,
les cercles , & à tromper les femmes.
Elles ne tarderent pas à prendre leur
revanche .
J'étois fort lié avec le jeune Marquis
de P .... Nous avions l'un & l'autre la
même conduite , les mêmes penchans ,
les mêmes fociétés , les mêmes travers .
Le hafard voulut encore que nous
donnaffions dans la même intrigue , &
bientôt après dans le même piége .
Doricourt , c'eft le nom que je donné
au Marquis , me procura entrée chez
Belife , veuve encore affez jeune pour
avoir des prétentions ; mais qui les portoit
un peu trop loin . Je lui plus fans
le vouloir , & juftement lorfque Doricourt
ne vouloit plus lui plaire. De fon
côté elle ne vouloit rien perdre ; elle
prétendoit garder fes anciens captifs &
en faire de nouveaux . Nous nous concertâmes
Doricourt & moi pour la tromM
A I. 1763. 47
per & nous y réuffimes. Elle nous
croyoit rivaux & non confidens l'un de
l'autre . Mais le hafard vint la tirer d'erreur.
On l'inftruifit de nos démarches
publiques & fecrettes . Elle vit , fans
en pouvoir douter , que de deux amans
qu'elle croyoit avoir, il ne lui en reftoit
pas même un. Jugez de fon dépit ! Elle
diffimula cependant ; chofe affez rare
dans une femme irritée , & qu'irrite un
outrage de cette eſpéce.
La forte de vengeance qu'elle imagina
fut auffi bitarre qu'exactement remplie.
Jufques-là le jeune Solitaire qu'on.
avoit contraint d'écouter ce récit , avoit
laiffé entrevoir beaucoup d'émotion ;
mais elle redoubla à ces derniers mots.
Il vouloit fortir un nouvel ordre de
fon Mentor l'obligea de refter. Voici
comme l'Hermite Comte , pourſuivit
fon difcours.
Belife avoit deux Niéces qu'elle faifoit
élever dans deux couvents féparés.
Elles étoient feules , & n'avoient que
quatorze à quinze ans. Des Niéces de
cette figure & de cet âge déplaiſent toujours
à une Tante qui a l'ambition de
plaire ; & Belife les tenoit féqueftrées ,
moins pour les empêcher de voir que
d'être vues. Telle étoit , du moins , fa
18 MERCURE DE FRANCE.
premiere intention . Nous contribuâmes
à la faire changer. Belife réfolut de faire
fervir la beauté de fes Niéces à fa
vengeance. Quiconque ne fçauroit pas.
jufqu'où une femme peut la porter ,
douteroit à coup fùr du ftratagême que
celle - ci mit en ufage. Elle commença
par exciter entre nous quelque réfroidiffement
; après quoi elle nous parla
à chacun en particulier , d'une Niéce
qu'elle faifoit élever dans tel couvent.
Elle avoit fes raifons pour ne nous parler
que d'une Niéce & non de deux. Je
fus le premier qu'elle pria de l'accompagner
dans une vifite qu'elle fit à l'une
d'entr'elles , c'eft a dire à celles que.
Belife vouloit me faire connoître . Elle
defiroit que j'en devînffe épris ; & dès
cette premiere vifite , elle dut s'appercevoir
que j'en étois plus que frappé.
Ces fortes de vifites fe multiplioient.
Cependant je crus voir que la jeune
perfonne ne les trouvoit point trop fréquentes.
Belife ne me gênoit en rien làdeffus
. Elle éxigeoit feulement que j'en
fiffe mystère à Doricourt : difcrétion
qui me coûtoit peu. Il fuffit d'aimer
pour fçavoir fe taire à propos ; & j'aimois
déja trop , pour ne pas redouter un
rival. Ce qu'il y a de plus particulier
- -
dans
MA I. 1763. 49
dans cette avanture , c'eft que Doricourt
ufoit de la même circonfpection envers
moi , & croyoit avoir les mêmes raiſons
d'en ufer ainfi . Belife l'avoit introduit
auprès de fon autre niéce, en fe gardant
bien de lui parler de la premiere. D'ailleurs
, la feconde avoit affez de charmes
pour qu'on ne s'informât point fi elle
avoit une foeur. Elle plut à Doricourt ,
& ce qui prouve beaucoup plus , furtout
dans un petit -maître , elle lui ôta
toute envie de plaire à d'autres , toute
envie de publier qu'il lui plaifoit. Nous
nous félicitions chacun à part & de notre
découverte , & de notre prudence .
Nous crûmes , furtout , l'avoir portée
fort loin un jour que le hazard nous réunit
en particulier , Doricourt & moi.
Eh bien , Comte , me dit- il , où en
es-tu avec Belife ? C'eſt à moi , répondis-
je , à te faire cette queftion ; vous
êtes trop fouvent enfemble pour qu'on
puiffe vous y croire mal . Ma foi , mon
cher , reprit - il d'un ton à demi ironique
, je trouve à cette femme des reffources
prodigieufes dans l'efprit. J'ai
tant vu d'Agnès m'ennuyer , que j'en
reviens à l'expérimentée Belife.C'eft bien
penfé , repliquai-je à-peu-près fur le
même ton ; j'ai moi - même quelques
}
C
50 MERCURE DE FRANCE .
vues fur fon expérience. Ainfi notre rivalité
ne fera bientôt plus un jeu . Soit ,
ajouta Doricourt ; il faut en courir les
rifques. Nous joignimes à ce perfifflage
beaucoup d'autres propos équivalens ; &
nous nous quittâmes fort contens de
nous-mêmes & très- difpofés à nous
divertir aux dépens l'un de l'autre .
>
Celle qui réellement fe jouoit de nous
deux alloit à fon but fans s'arrêter. Elle
vit que nous étions trop vivement épris
pour n'être
pas facilement trompés. Elle
eut de plus recours à l'artifice pour nous
faire courir au piége qu'elle nous tendoit.
Ce fut encore à moi qu'elle s'adreffa
d'abord. Ma niéce, me dit- elle un jour,
fe difpofe à partir pour l'Espagne ..
Pour l'Espagne ! m'écriai-je , avec une
furpriſe douloureufe ! oui , répondit- elle
avec un fang froid étudié ; ce Royaume
fut la patrie de fon père qui n'eft plus ;
fa mère elle-même eft morte au monde,
& m'a laiffé un abfolu pouvoir fur la
deftinée de fa fille. Je l'interrompis encore
par de nouvelles queftions , & elle
entra dans de plus grands détails ; mais
je dois vous les épargner. Il vous fuffira
d'apprendre en bref que le père de Lucile
, Efpagnol de naiffance , avoit ſéjourné
quelque temps à Paris ; qu'il y
époufa fecrettement la foeur de Belife ;
MA I. 1763 . 51
qu'obligé de quitter fubitement la France
avant que d'avoir pu faire approuver
fon mariage à fa famille , il ne put
emmener avec lui ni fon épouse , ni
une fille qu'il en avoit eue & qu'on faifoit
élever fecrettement ; qu'au bout de
quelque temps on apprit la nouvelle de
fa mort; que fa veuve ne fe croyant
plus à temps de déclarer fon mariage ,
avoit cru devoir renoncer au monde &
s'étoit enfermée dans un cloître . Tel
fut en gros le récit de Belife. Il étoit
fincére , excepté qu'au lieu d'une fille ,
fa foeur avoit donné le jour à deux.
Elle ajouta que la famille de feu fon
beau-frère , inftruite de l'éxiſtence de
Lucile & touchée de fon état , ſe diſpofoit
volontairement à la reconnoître ;
mais qu'elle éxigeoit que Lucile paſſât
en Espagne , d'où jamais , fans doute
elle ne reviendroit en France .
" Je frémis à ce difcours ; je me jettai
aux pieds de Belife & lui fis l'aveu de
ce que je reffentois pour fa charmante
niéce. Elle en parut furprife , & encore
plus fatisfaite. J'augurai bien de cette
joie , parce que j'en ignorois la vraie
caufe. Il eft fâcheux , me dit- elle , que
vous ayez tant tardé à vous expliquer ;
j'aurois pu faire pour vous il y a quel-
Cij
$ 2 MERCURE DE FRANCE.
ques jours , ce qui n'eft plus en mon
pouvoir actuellement. Eh , pourquoi ?
lui demandai - je avec vivacité. Parce
que l'Ambaffadeur d'Efpagne , preffe
le départ de ma niéce ..... Et depuis
quand ? . Depuis hier . Ah ! reprisje
avec tranfport , fouffrez que j'épouse
Lucile dès aujourd'hui. Doucement ,
doucement , repliqua Belife en fouriant ;
ces mariages impromptus font pour
l'ordinaire peu folides ; & d'ailleurs
que diront nos Efpagnols ? Mon nom ,
ajoutai-je , eft d'un ordre à figurer
côté des plus grands noms d'Espagne ;
ma fortune eft au-deffus de la médiocre
; la destinée de votre niéce dépend
encore de vous : daignez combler le
bonheur de la mienne. Il faut donc ,
reprit-elle , fans négliger les précautions ,
ufer de diligence , afin que je puiffe
fuppofer avoir été prévenue trop tard.
C'étoit foufcrire à ma demande , & je
ne m'occupai plus que du bonheur
dont j'allois jouir.
Durant ce temps Belife employoit
auprès de Doricourt les mêmes artifices
& avec le même fuccès. Il eut auffi peu
de défiance & autant d'empreffement
que moi - même ; & trois jours après
toutes les difficultés furent applanies ,
M A I. 1763. 53
tous les arrangemens préliminaires éffectués.
Belife employa cet intervalle à
préparer la fcène cruelle & bifarre qu'elle
vouloit nous faire éffuyer. Sans faire
part de fes vues à perfonne , pas même
à fes niéces , elle les fit troquer de demeure
, c'est-à-dire , qu'elle transféra
J'une à la place de l'autre. Il y avoit
entr'elles cette reffemblance de famille
affez ordinaire , & cette égalité de charmes
affez rare entre foeurs. Circonftance
qui aida encore au ftratagême de leur
tante. Cette perfide avoit eu foin de
nous perſuader , & toujours chacun à
part , que ce mariage devoit être fait
à bas bruit & prèſqu'à la dérobée. Le
mien fe fit à une heure du matin , &
celui du Marquis à deux . Notre impa
tience feconda les vues de la perfide
Belife ; & j'étois déja l'époux de la foeur
de Lucile , que je croyois encore l'être
de Lucile même. Certains difcours que
me tint ma nouvelle époufe , me parurent
cependant incompréhensibles . J'avois
moi- même quelques idées que je
ne concevois pas. l'inftant de les éclaircir
approchoit . Nous nous rendîmes à
l'appartement de Relife . Comment vous
exprimer mon étonnement ! Le premier
objet qui me frappa fut Lucile
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
aflife à côté du Marquis. Il ne fut pas
moins étonné de reconnoître Sophie
dans celle que je conduifois par la main.
Un cri perçant nous échappe à tous
deux à la fois. Sophie & Lucile en jettent
un femblable & s'évanouiffent. Je
cours à Lucile & le Marquis à Sophie.
Elles reprennent enfin connoiffance ,
mais ce fut pour paroître encore plus
agitées. Une fombre horreur nous pénétroit
tous , & nous ôtoit la force d'entrer
en explication . Pour y mettre le
comble , Belife entre avec un air mo
queur & fatisfait. Elle prévint nos juftes
reproches. Enfin , je fuis vengée , s'écria
cette femme abominable ; je fuis
vengée & vous êtes punis : j'ai fait de
vous un éxemple digne de corriger tous
vos femblables des vaines tracafferies
& de la fatuité. Vous m'avez. fçu jouer ;
& j'ai pris ma revanche . Puiffiez -vous
fentir tout le ridicule de votre fituation !
Peu s'en fallut que je ne cédaffe à
l'impétuofité de ma fureur. Il en eût
coûté la vie à celle qui la provoquoit
avec tant d'audace . Le Marquis reſtoit
pétrifié : Sophie & Lucile fondoient en
larmes. Leur cruelle tante reprit ainfi
la parole. Ces deux jeunes victimes de
ma vengeance n'en font point les comMA
I. 1763. 55
plices. Leur naiffance eft telle que je
vous l'ai fait connoître ; mes biens feront
même un jour pour elles. Croyezmoi
donc l'un & l'autre ; fubiffez paifiblement
votre deftinée. Elle ne peut
longtemps être à charge à des hommes:
de votre caractère. Je vous épargne le
ridicule d'aimer vos femmes.
Je frémiffois de voir cette perfide
jouer à l'épigramme dans un pareil moment.
Doricourt y repliqua par quelques
traits fanglans ; il m'en échappa quelques-
uns à moi - même ; mais bientôt
j'eus regret de m'avilir ainfi : c'étoit
d'ailleurs un mal fans reméde . Ce qui
acheva de m'adoucir un peu fut de voir
Sophie à mes pieds me conjurer avec.
fanglots , avec larmes , de ne point la
livrer à l'opprobre & au défefpoir . Une
jeune Beauté a bien du pouvoir quand
elle pleure & s'humilie jufqu'à ce point.
J'étois ému , attendri : je jettai involonrairement
les yeux fur Lucile & je la
vis dans la même fituation que Sophie ;
je la vis aux pieds de Doricourt . Quel
affreux coup d'oeil ! & que devins -je à
cet afpect ! Doricourt parut lui - même
frémir de voir Sophie à mes pieds ; &
fans doute Sophie , & fans doute Lucile ,
éprouvoient en elles-mêmes des mou-
C iv
56 MERCURE DE FRANCE.
vemens tous femblables , des combats
non moins horribles. Je tire le rideau
fur une fituation trop difficile à peindre.
Nous relevâmes les deux fuppliantes ;
après quoi je fortis & Sophie me fuivit ,
plutôt que je ne l'emmenai . Il en fut
de même de Lucile à l'égard du Marquis.
Un mois s'écoula , durant lequel
nous nous vîmes affez peu , & toujours
avec les mêmes regrets. Je dois cependant
l'avouer , Sophie me parut céder
affez facilement à la néceffité. Je n'ai
rien remarqué de fa part qu'il foit poffible
d'attribuer à aucune répugnance
pour moi. Bientôt même je crus y
voir un attachement réel ; mais l'image
de Lucile m'étoit toujours préfente. Je
réfolus de quitter les lieux qu'elle habitoit
; je partis avec Sophie pour une de
mes Terres fituée en Languedoc. J'y
appris au bout de quelques mois que
Lucile avoit fuccombé à fa langueur ,
& que Doricourt devenu veuf , oublioit
qu'il eût jamais été époux. Pour
moi , ne pouvant pas plus m'accoutumer
à l'être en Province qu'à Paris , &
la Paix ne me fourniffant aucun objet
de diftraction , je pris le parti d'abandonner
furtivement ma Terre & de
venir habiter ces lieux éfcarpés . Je
M A I. 1763. 57
n'inftruifis perfonne de mon deffein &
Sophie moins encore que tout autre.
Je me bornai à lui laiffer par écrit certaiá
nes régles de conduite , avec un pouvoir
abfolu de diriger tous mes biens
à fa volonté. J'ignore l'ufage qu'elle
fait & de ce pouvoir & de mes confeils
& de la liberté que je lui laiffe . Je
l'eftime & la plains. C'est tout ce que
mon coeur peut faire de plus pour elle ,
& certainement ce n'eft pas affez .
En parlant ainfi , le faux Hermite
s'apperçut que le jeune frère qu'il avoit
contraint de l'écouter , fondoit endarmes
& fembloit prêt à s'évanouir. Comment
donc lui dit-il , je ne croyois
pas avoir fait un narré fi pathétique .
Mais lui- même perdit toute contenance
en examinant le jeune Solitaire de plus
près. Que vois-je s'écria-t-il , eſt- ce
vous , infortunée Sophie ? Vous que je
fuis , que j'abandonne & qui venez me
chercher jufques dans cette folitude ?
Sophie ( car en effet c'étoit elle ) tomba
à fes pieds pour toute réponſe. Elle
voulut parler ; fes foupirs & fes fanglots
lui couperent la voix. Le Comte la releva
en l'embraffant , & laiffa lui-même
échapper quelques larmes. L'admiration
, la pitié , peut- être auffi un com-
Cy
58 MERCURE DE FRANCE,
mencement de tendreffe , pénétroient
& agitoient fon âme. Il demanda à
Sophie comment elle avoit pu découvrir
le lieu de fa retraite ? Ce n'a été
reprit- elle , qu'après les recherches les
plus conftantes & les plus pénibles..
Quelqu'un que le hafard avoit inftruit
de votre métamorphofe , me fit part
de fa découverte , & j'en profitai fur le
champp ....... Que vous êtes heureux !
dit alors l'Hermite Efpagnol à fon
confrère , & que je ferois heureux moimême
fi l'ingrate Léonor vouloit imiter
l'aimable & rendre Sophie !
A l'inftant même il apperçoit plufieurs
perfonnes qui dirigeoient leurs pas vers
la folitude efcarpée. Il y avoit parmi
cette troupe quelques femmes voilées ,
& l'une d'entr'elles étoit conduite par
le Comte de C ... S ... Que vois -je ? dit
alors le Marquis d'Ol .... ah puiffent mes
foupçons fe vérifier ! En parlant ainfi
lui-même s'avançoit vers le Comte ,
qui eut peine à le reconnoître fous fon
déguisement. Quittez , lui dit ce dernier
, en l'embraffant , quittez ce ridicule
attirail. Vos périls & vos malheurs fontpaffés.
Le Roi vous rend fa bienveil
lance , Dona Léonor fa tendreffe , &
ce qui vous étonnera beaucoup plus ,
MA I. 1763 . 59
Dona Padilla met fin à fa haine....
Ciel s'écria le faux Hermite , un fi
heureux changement eft il poffible ?
En croirai-je votre récit ?... Croyez- en
Dona Léonor même , dit cette belle Efpagnole
en fe dévoilant , & mouillant
de fes larmes une des mains que fon
époux lui préfentoit ; croyez qu'en me
déclarant votre ennemie , j'ai toujours
fait une horrible violence à mon coeur.
..
à
La joie du Marquis étoit à ſon com--
ble. On entra dans la cabane de l'Hermite
François , que l'Espagnol fit d'a
bord connoître pour ce qu'il étoit réellement.
Que ne vous dois-je point
mon cher Comte , difoit le Marquis
fon ancien rival ! votre générofité ne
s'eft point démentie : elle feule pouvoit
me tirer du précipice où m'avoit jetté
mon imprudence. J'ai fait ce que j'ai
pû , reprit le Comte ; votre bonne for .
tune a fait le refte. Le Roi , informé
par moi-même de toute l'avanture , l'a
trouvée des plus fingulières: Les Loix
étoient contre vous ; mais il m'a laiffe
juge des Loix. Vous voyez que la décifion
n'a pû que vous être favorable.
C'eût été cependant peu de chofe en
core , fi Dona Padilla & fa charmante
niéce cuffent perfifté à vous être con
7
"
G vj
60 MERCURE DE FRANCE.
traires. Les larmes de Dona Léonor ont
fléchi cette parénte fi long - temps infléxible.
Vous n'avez plus d'ennemis
& vous retrouvez une épouſe qui vous
aime. Pour moi , ajouta le Comte en
foupirant , je vais paffer en France où
j'euffe pû jouir autrefois d'un pareil
avantage ; mais je n'oſe ni ne dois l'efpérer
déformais. Une abfence de dix
ans , un abandon de ma part auffi entier
qu'inéxcufable , le honteux projet
de manquer à ma foi jurée & reçue ,
en voilà plus qu'il ne faut pour m'avoir
banni du coeur de la tendre Orphife.
Ce nom fit jetter à Sophie un cri perçant
& qui étonna toute l'affemblée.
Depuis l'inftant de l'arrivée du Comte
de C... S... , cette jeune Françoiſe toujours
travestie , n'avoit ceffé de l'envifager
avec une attention mêlée de faififfement
; mais au nom d'Orphife , tous
fes doutes parurent éclaircis. Elle vint
toute en larmes embraffer les genoux du
Comte. Eft- ce vous Dom Tellez ? lui
dit- elle en fanglotant , eſt-ce vous , mon
père ! ah ! la nature me parle trop vivement
pour vouloir me tromper . Dix
ans d'abſence n'ont pû effacer vos traits
de mon fouvenir ; ils me font toujours
préfens , malgré l'âge tendre où je reçus
MA I. 1763.
61
vos adieux paternels. Daignez vousmême
reconnoître une de vos filles , l'infortunée
Sophie.
Il feroit difficile. d'exprimer tout ce
qui fe paffoit alors dans l'âme du Comte.
Quoi ? vous ma fille ! s'écrioit- il en la
relevant & la preffant avec tendreffe ;
vous dans ces lieux , & fous cet extérieur
! Que fignifie cette étrange métamorphofe
?
On lui en expliqua le motif en peu
de mots. L'époux de Sophie , à qui elle
devenoit plus chère d'un inftant à l'autre
, apprit à ſon Beau - père ( car en effet
c'étoit lui ) qu'avant même fon arrivée ,
leur départ de cette folitude étoit réfolu ,
leur réunion décidée . Et Orphife , s'écria
de nouveau le Comte de C.... S .....
Orphife eft- elle encore en état , ou dans
le deffein de me pardonner ? Son Gendre
lui répond qu'Orphife éxifte encore ,
& éxifte pour lui ; mais que depuis fon
départ , elle s'eft entiérement derobée
au monde. Ce difcours ne fit qu'accroî
tre le defir qu'avoit fon époux de fe
réunir à elle ; & comme chacun dans
cette affemblée avoit fes motifs d'impatience
, on fe hâta réciproquement d'abandonner
le double Hermitage. Les
deux Hermites ne fe quitterent qu'avec
62 MERCURE DE FRANCE.
de vifs regrets , & beaucoup de promef
fes de franchir fouvent les Pyrénées pour
fe revoir. Ce qui arriva plus d'une fois.
par la fuite. Il arriva auffi que ceux d'entre
ces époux qui s'étoient crûs d'abord
trompés , en rendirent grace au hazard ;
que les deux tantes parurent avoir tout
oublié , & moururent de rage en moins.
de fix mois ; & que chacun des trois
couples répétoit à part en fe félicitant :
Peut- être nous aimerions-nous moins
fi nous nousfuffions aimé toujours.
"
Par M. DE La DixmeriEL.
Fermer
Résumé : LES SOLITAIRES DES PYRÉNÉES. NOUVELLE Espagnole & Françoise.
Le texte 'Les Solitaires des Pyrénées' raconte l'histoire de deux ermites, un Français et un Espagnol, vivant isolés dans les Pyrénées. Ces hommes, d'âge avancé et de figure respectable malgré leurs habits simples, ne mendiaient pas et savaient lire et écrire. Leur conduite différait de celle des ermites ordinaires, et ils se voyaient souvent sans méfiance. Un jour, l'ermite espagnol, nommé Frère Paul, se rendit chez l'ermite français en son absence. Il exprima son étonnement face à la décision de ce dernier de se retirer du monde, révélant qu'il avait des raisons similaires pour adopter cette vie solitaire. Lors de leur conversation, ils découvrirent qu'ils étaient tous deux mariés. L'ermite espagnol, le Comte d'Ol..., avait épousé Dona Léonor en se faisant passer pour le Comte de C.... S...., un ami blessé au combat. L'ermite français, quant à lui, avait été forcé d'épouser sa femme pour des raisons similaires. Le Comte d'Ol... raconta comment il avait utilisé un portrait de Dona Léonor pour la séduire, profitant de l'absence prolongée du véritable Comte de C.... S.... en Afrique. Il avait ainsi réussi à épouser Dona Léonor et à la conduire dans son château, en dissimulant la vérité à sa famille et à sa tante, Dona Padilla. L'intrigue se complexifie avec l'intervention de plusieurs personnages. Un homme, se faisant passer pour le Comte de C... S... et le Gouverneur d'Oran, révèle à Dona Léonor et sa tante qu'il n'est pas celui qu'il prétend être mais que son nom vaut au moins autant. Il avoue son amour pour Dona Léonor et affirme que sa fortune et ses prétentions sont égales à celles de son rival. La révélation est mal reçue, surtout par la tante, qui reste inflexible malgré les protestations de l'homme. Le Gouverneur d'Oran, apprenant la situation, envoie un émissaire qui confirme les faits. Furieux et confus, il décide de se venger et se rend sur les lieux. Il découvre que l'imposteur a épousé Dona Léonor. Avec l'aide d'un matelot, il retrouve l'homme et le défie en duel. Blessés tous les deux, le Comte est soigné dans le château de son adversaire. Pendant ce temps, Dona Léonor et sa tante sont retenues dans le château. La tante, Dona Padilla, est initialement hostile mais finit par changer d'avis. Elle rencontre l'homme et lui assure qu'elle convaincra sa nièce d'accepter la situation. L'homme, blessé, rencontre le Comte et ils conviennent de mettre fin à leur rivalité. Le Comte demande à voir Dona Léonor une dernière fois, mais il est clair que leurs sentiments passés ne peuvent plus exister. Finalement, l'homme et Dona Léonor semblent prêts à vivre en paix. Le texte relate ensuite une série d'événements impliquant le Comte, Dona Léonor, Dona Padilla et un groupe d'Alguazils. Le Comte révèle qu'en enlevant Dona Léonor, il épargne un parjure à un homme en France. Il propose de médiatiser entre Dona Léonor et sa tante, Dona Padilla. Le Comte apprend que Dona Léonor sera bientôt apaisée si sa tante l'est également. Il conjure le Comte de redoubler ses efforts auprès de Dona Padilla, dont la haine reste inchangée. Un jour, le Comte interrompt une rêverie mélancolique pour annoncer que le narrateur est trahi et que des Alguazils assiègent le château. Il suggère que c'est la vengeance de Dona Padilla. Le Comte propose de se déguiser et de disparaître, offrant de se livrer à sa place. Le narrateur accepte, et le Comte est conduit à la ville capitale de Murcie. Le narrateur, déguisé, rencontre Dona Léonor en larmes. Elle révèle qu'elle entrera dans un couvent, ce qui la fait s'évanouir. Une altercation s'ensuit avec Dona Padilla et les Alguazils, au cours de laquelle Dona Padilla est blessée. Le narrateur s'éloigne ensuite, accompagné d'un domestique. Il réfléchit aux dangers pour le Comte et décide de se substituer à lui. Le Comte, cependant, insiste pour que le narrateur s'éloigne. Le narrateur erre déguisé, apprenant que Dona Padilla et les Alguazils continuent de le poursuivre. Le Comte est toujours prisonnier, et le roi, malade, ne peut intervenir.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Fermer
6
p. 72-82
DIALOGUE entre ALCINOUS & un FINANCIER.
Début :
LE FINANCIER. AVOUEZ que vous futes heureux qu'Homère ait daigné chanter votre prétendue [...]
Mots clefs :
Financier, Terre, Richesses, Femmes, Accord, Ordre primitif, Uniforme, Variée, Artistes
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : DIALOGUE entre ALCINOUS & un FINANCIER.
DIA LOGUE entre ALCINOUS & un
FINANCIER.
LE FINANCIER.
Ανοι
T
VOUEZ que vous futes heureux
qu'Homère ait daigné chanter votre prétendue
magnificence ?
ALCINOUS.
Que fignifie ce langage ! N'ai- je pas
été le Prince le plus magnifique de mon
temps ?
LE FINANCIER.
Il falloit être auffi pauvre qu'un Roi
d'Itaque pour admirer d'auffi minces richeffes.
ALCINO US.
Qui donc êtes -vous , pour en parler
ainfi futes- vous Roi de Memphis , ou
de Babylone ?
LE FINANCIER .
Je ne fus que l'un des Receveurs d'un
Monarque
I
M A I. 1763. 73
Monarque dont la demeure pourroit à
jufte titre émerveiller plus d'un Ulyſſe,
& les vertus occuper lus d'un Homère. }
ALCINOU S.
Quoi ? un Traitant ( car je crois que
c'est là le mot ) ofera faire affaut de
luxe avec moi ?
LE FINANCIER.
Mon cher Souverain de Phéacie ( car
vous fçavez qu'ici l'on fe parle fans façon
) apprenez que le moindre de ces
Traitans peut furpaffer en richeſſes un
Roi des temps héroïques .
ALCINO U S.
Voilà un grand mot qui fort de votre
bouche... Connoiffez vous bien les tems
dont vous parlez ? Homère lui - même
vous eft-il bien connu ? Il me femble
que vos prédéceffeurs ne fçavoient que
chiffrer.
LE FINANCIER.
Tout change d'un fiécle à l'autre. Aujourd'hui
plufieurs de mes pareils peuvent
lire Homère dans fa langue. D'autres
même compofent dans la leur des
ouvrages qu'ils ne donneroient pas
pour Iliade & Odyffée.
ALCINO U S.
Ils ont donc admiré , ainſi que vous,
ces portes , ces chambranles , ces an-
D
74 MERCURE DE FRANCE .
neaux , ces chiens , ces efclaves d'or &
d'argent , & tant d'autres merveilles
qu'Homère dit avoir décoré mon Palais.
LE FINANCIER .
Je ne vois dans toutes ces chofes , que
de l'or en barre & en maffe ; genre de
fpectacle où un Financier pourroit l'emporter
fur plus d'un Potentat. La vraie
magnificence ne confifte point dans ce
vain étalage ; mais bien à prodiguer
l'or pour acquérir certains ornemens de
caprice.
ALCINOUS.
Eh , quels ornemens ?
LE
FINANCIER.
Par exemple, des Vafes , des Pagodes,
des Magots , des Peintures , & c.
ALCINO u s.
J'entends. C'eſt- à- dire qu'il n'éxiſte
parmi vous ni arts ni induſtrie , & que
c'eft un tribut que vous payez à celle
des Chinois .
LE FINANCIER .
C'est tout le contraire. Nos Artiſtes
produifent des chefs- d'oeuvres qu'on admire
en paffant , felon l'ufage. De plus ,
ma Nation eft affez fertile en productions
fantaftiques pour ruiner toutes les
Nations de l'Europe & de l'Afie ce
qui lui réuffit à l'égard de quelquesM
A I. 1763. 73
unes. Quant à elle , fa méthode eft de
rendre cette efpéce de tribut aux Chinois,
qui jufqu'à préfent ont eu celle
de ne le rendre à perfonne.
ALCINO U S.
Ce trait feul fait leur éloge : ils s'en
tiennent au folide , & ma conduite fut
leur exemple. Mes richeffes étoient des
richeffes réelles.
LE FINANCIER.
Peut-être le bon Homère en parle-t-il
un peu en aveugle . Autrement vous
euffiez bien fait de fubftituer à vos efclaves
, des efclaves naturels qui euffent
épargné à la Princeffe votre fille le foin
de laver elle- même fes robes & celles
de fes frères .
ALCINOUS.
Quoi ? vos femmes ne prennent- elles
pas le même foin ?
LE FINANCIER .
Les esclaves de leurs efclaves dédaigneroient
de le prendre. J'aime auffi
beaucoup à voir la Reine , votre augufte
épouſe , filer fa quenouille depuis le
point du jour jufques long-temps après
Îe crépuscule.
ALCINOUS.
Ne faut-il pas qu'une femme s'occLE
pe ?
D ij
76 MERCURE DE FRANCE.
LE FINANCIER .
Oh , les nôtres ne font pas inutiles.
ALCINO US.
Apparemment que leurs travaux font
plus importans que ceux qui captivoient
ma chère Areté.
LE FINANCIER .
N'en doutez pas . Ce font elles qui
repréfentent , qui tiennent le jeu , la
table & le peu de converfation qui eft
aujourd'hui d'ufage. De là , elles vont
fe montrer au Spectacle , y faire des
noeuds , juger la Piéce , protéger ou
dénigrer l'Auteur. Ce font elles auffi
qui difpenfent aux gens de Lettres les
fortunes , les honneurs , les réputations ,
le rang , l'eftime & jufqu'au ridicule.
ALCINOU s .
Leur crédit fut moins étendu parmi
nous. J'eus cependant beaucoup d'égards
pour ma chère Areté , qui eut
pour moi celui de n'en abuſer jamais.
LE FINANCIER.
,
De quoi pouvoit abuſer une Reine
dont la fonction journalière étoit de filer
? Vous-même , quels pouvoient être
vos plaifirs.
ALCINOUS .
J'en eus de plus d'une efpéce. J'aimai
la bonne chère , la mufique , la
M A 1. 1763. 77
danfe. Homère a dû vous inftruire de
mes goûts. Ne me repréfente-t il pas
quelque part , affis à table comme un
Dieu?
LE FINANCIER .
Il me femble que les repas de l'Olympe
durent être différens des vôtres ; ou
Comus , à coup fûr , étoit mauvais cuifinier.
ALCINOUS.
Quoi done ? n'ai -je pas traité fplendi
dement le fage Ulyffe , mon hôte ?
LE FINANCIER.
Ulyffe trouva chez vous de quoi affouvir
fa faim dévorante . Lui-même
n'étoit pas accoutumé à des feftins plus
délicats . Mais quel eft le fou -traitant ,
qui voudroit s'accommoder de pareils
mets ? Le dos d'un boeuf , d'un veau ,
d'un mouton
, d'un porc , fervi tout
entier devant un convive n'étoit- il
pas bien propre à ranimer fon appétit
?
ALCINOUS.
Eh , qu'euffiez-vous donc fervi au Roi
d'Itaque ?
LE FINANCIER .
Ce qu'on peut décemment offrir à
un honnête homme ; c'eft-à-dire quelques
mets légers. & piquans ; tels qu'u-
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
ne aîle de faifan , ou de perdrix , tant
foit peu du rable ou du ventre d'un
liévre , quelques poiffons rares , quelques
menus entremets , & c . Que n'aije
ici le Dictionnaire de Cuifine , les
Dons de Comus , le Cuifinier François ,
& tant d'autres ouvrages effentiels compofés
fur cette matière difficile & inépuifable
! vous verriez ....
ALCINOUS.
Quoi , l'on s'amufe chez vous à écrire.
fur un pareil fujer ?
LE FINANCIER.
Voilà une queftion bien digne d'un
Roi , qui fut , comme un fimple Contrôleur
de nos Fermes , borné à une
fimple cuifinière ! Apprenez que nous
avons plus d'écrits fur la cuifine , qu'il
n'y en eut de votre temps
fur toutes les
autres matières enfemble. Mais revenons
à notre objet. Il me femble qu'on
ne fervoit même dans vos grands repas ,
que d'une feule efpéce de vin ?
ALCINO U S.
N'étoit- ce pas affez ? Nous buvions
d'excellent vin grec ; vin dont quelques
rafades fans eau , fuffifoient pour enyvrer
un Polypheme.
LE FINANCIER .
Ce vin- là nous eft connu , & nous
MA I. 1763. 79
en ufons parce qu'il vient d'outre - mer.
Mais que je vous plains de n'avoir jamais
goûté ni du Bourgogne , ni du
Champagne , ni du Grave , ni du Tocai
, ni du Malaga , ni du...
ALCINO US.
Arrêtez ! cette énumération devient
fuperflue. Je n'ai
pas même connu de
nom ces vins que vous citez , & je
doute qu'aucun d'eux l'eût emporté fur
grec.
mon vin
LE FINANCIER .
J'oubliois les liqueurs , autre avantage
précieux que vous ne connûtes jamais..
Ces liqueurs & la plûpart de ces vins font,
pour l'ordinaire , verfés par les femmes ,
par les femmes toujours charmantes vers
la fin d'un repas , & que vous aviez la
mal-adreffe d'éloigner des vôtres.
ALCINO U S.
En revanche , nous les chargions de
certains emplois qui n'étoient pas fans
agrément pour elles & pour nous. C'étoient
elles qui ....
LE FINANCIER .
Je fcais en quoi confiftoient ces fonctions
, & j'avoue qu'elles avoient leur
mérite. Mais en être réduit au feul vin
grec !...
D iv
80 MERCURE DE FRANCE .
ALCINOUS.
Hé bien ! je vous paffe cet article. Il
m'en reste affez d'autres à faire valoir.
Parlons d'abord du divin chantre Démodocus
, lui qui marioit fi ingénieuſement
fa lyre avec fa voix . Je doute que
vous ayez connu cette heureuſe manière
d'égayer un repas.
LE
FINANCIER .
Il faut , mon Prince , vous réfoudre
à cliffer fur cet article comme fur les
précédens . Votre mufique fut auffi uniforme
que votre cuiſine & votre cellier.
La nôtre , au contraire , fut auffi variée
que nos mets & nos vins. Il nous faut
un concert complet , & non la fimple
voix d'un homme & le fimple fon d'une
lyre , fuffent-ils même divins , à la manière
de votre temps.
ALCINOUS.
Je vois qu'il vous faut de la profufion
partout. Mais que pourrez-vous oppofer
à la grandeur , à la beauté de mes
jardins ? Vous favez avec quel enthoufiafme
Homère en parle.
LE FINANCIER.
Souvenez-vous bien qu'ils n'étoient
peuplés que d'arbres à fruits , & qu'une
pareille décoration eft ignoble
.
MA I. 1763.
81
ALCINOUS.
Comment ! vous m'étonnez . De quels
arbres voudriez -vous donc faire uſage ?
Eft-il naturel de cultiver ceux qui ne
produisent rien ?
LE FINANCIER.
Ce qui eft fi naturel , eft rarement
digne qu'on s'en occupe . Il faut du fingulier
, du piquant. Il faut dérober au
foleil l'afpect de la terre , & ne laiſſer
à la terre même qu'une fécondité ſtérile .
Autrement votre parc & l'enclos de votre
Jardinier , feront abfolument femblables.
J'ai , moi qui vous parle , arraché
au domaine de Cérès , plus de terrain
que fon Triptoleme n'en eût
pu culfiver
en un an .
ALCINOUS.
Voilà une fingulière manie ! Mais du
moins aurez -vous refpecté l'ordre primitif
des chofes ; laiffé couler une fontaine
, ferpenter un ruiffeau , fubfifter
une colline , un vallon , un bofquet comme
la nature l'avoit d'abord difpofé. En
un mot , l'art n'aura fait que la feconder
au lieu de l'anéantir.
LE FINANCIER
Au contraire , j'ai voulu qu'il la
domptât en tout point. J'ai parlé &
bientôt une terraffe a fuccédé à un val-
D.V
82 MERCURE DE FRANCE.
lon , un baffin à une colline , le gazon
au gravier , le gravier au gazon , l'eau.
à la terre , la terre à l'eau ; en un mot
j'ai voulu être créateur & j'y ai réuffi .
Par-là , mon jardin eft devenu auffi
éxactement compaflé que les vers du
Poëte qui a chanté le vôtre.
ALCINO U S.
Je ne fçais , mais je préfume que cette
exacte fymétrie , eft auffi infipide en fait
de jardins qu'elle eft agréable en fait de
vers.
LE FINANCIER .
Il me femble que nous vifons fort
nous trouver d'accord.
peu à
ALGINO U S.,
J'avoue que cet accord me paroît difficile.
LE FINANCIER .
Effayons toutefois de nous rappro
cher. Je vous laiffe juge de la question ;:
mais foyez fincère.
ALCINO U S.
Je le ferai , & voici ma déciſion.
Peut-être de mon temps fuivions- nous
la nature de trop près ; mais à coup für
vous vous en êtes trop éloignés.
Par M. DE LA DIXmerie,
FINANCIER.
LE FINANCIER.
Ανοι
T
VOUEZ que vous futes heureux
qu'Homère ait daigné chanter votre prétendue
magnificence ?
ALCINOUS.
Que fignifie ce langage ! N'ai- je pas
été le Prince le plus magnifique de mon
temps ?
LE FINANCIER.
Il falloit être auffi pauvre qu'un Roi
d'Itaque pour admirer d'auffi minces richeffes.
ALCINO US.
Qui donc êtes -vous , pour en parler
ainfi futes- vous Roi de Memphis , ou
de Babylone ?
LE FINANCIER .
Je ne fus que l'un des Receveurs d'un
Monarque
I
M A I. 1763. 73
Monarque dont la demeure pourroit à
jufte titre émerveiller plus d'un Ulyſſe,
& les vertus occuper lus d'un Homère. }
ALCINOU S.
Quoi ? un Traitant ( car je crois que
c'est là le mot ) ofera faire affaut de
luxe avec moi ?
LE FINANCIER.
Mon cher Souverain de Phéacie ( car
vous fçavez qu'ici l'on fe parle fans façon
) apprenez que le moindre de ces
Traitans peut furpaffer en richeſſes un
Roi des temps héroïques .
ALCINO U S.
Voilà un grand mot qui fort de votre
bouche... Connoiffez vous bien les tems
dont vous parlez ? Homère lui - même
vous eft-il bien connu ? Il me femble
que vos prédéceffeurs ne fçavoient que
chiffrer.
LE FINANCIER.
Tout change d'un fiécle à l'autre. Aujourd'hui
plufieurs de mes pareils peuvent
lire Homère dans fa langue. D'autres
même compofent dans la leur des
ouvrages qu'ils ne donneroient pas
pour Iliade & Odyffée.
ALCINO U S.
Ils ont donc admiré , ainſi que vous,
ces portes , ces chambranles , ces an-
D
74 MERCURE DE FRANCE .
neaux , ces chiens , ces efclaves d'or &
d'argent , & tant d'autres merveilles
qu'Homère dit avoir décoré mon Palais.
LE FINANCIER .
Je ne vois dans toutes ces chofes , que
de l'or en barre & en maffe ; genre de
fpectacle où un Financier pourroit l'emporter
fur plus d'un Potentat. La vraie
magnificence ne confifte point dans ce
vain étalage ; mais bien à prodiguer
l'or pour acquérir certains ornemens de
caprice.
ALCINOUS.
Eh , quels ornemens ?
LE
FINANCIER.
Par exemple, des Vafes , des Pagodes,
des Magots , des Peintures , & c.
ALCINO u s.
J'entends. C'eſt- à- dire qu'il n'éxiſte
parmi vous ni arts ni induſtrie , & que
c'eft un tribut que vous payez à celle
des Chinois .
LE FINANCIER .
C'est tout le contraire. Nos Artiſtes
produifent des chefs- d'oeuvres qu'on admire
en paffant , felon l'ufage. De plus ,
ma Nation eft affez fertile en productions
fantaftiques pour ruiner toutes les
Nations de l'Europe & de l'Afie ce
qui lui réuffit à l'égard de quelquesM
A I. 1763. 73
unes. Quant à elle , fa méthode eft de
rendre cette efpéce de tribut aux Chinois,
qui jufqu'à préfent ont eu celle
de ne le rendre à perfonne.
ALCINO U S.
Ce trait feul fait leur éloge : ils s'en
tiennent au folide , & ma conduite fut
leur exemple. Mes richeffes étoient des
richeffes réelles.
LE FINANCIER.
Peut-être le bon Homère en parle-t-il
un peu en aveugle . Autrement vous
euffiez bien fait de fubftituer à vos efclaves
, des efclaves naturels qui euffent
épargné à la Princeffe votre fille le foin
de laver elle- même fes robes & celles
de fes frères .
ALCINOUS.
Quoi ? vos femmes ne prennent- elles
pas le même foin ?
LE FINANCIER .
Les esclaves de leurs efclaves dédaigneroient
de le prendre. J'aime auffi
beaucoup à voir la Reine , votre augufte
épouſe , filer fa quenouille depuis le
point du jour jufques long-temps après
Îe crépuscule.
ALCINOUS.
Ne faut-il pas qu'une femme s'occLE
pe ?
D ij
76 MERCURE DE FRANCE.
LE FINANCIER .
Oh , les nôtres ne font pas inutiles.
ALCINO US.
Apparemment que leurs travaux font
plus importans que ceux qui captivoient
ma chère Areté.
LE FINANCIER .
N'en doutez pas . Ce font elles qui
repréfentent , qui tiennent le jeu , la
table & le peu de converfation qui eft
aujourd'hui d'ufage. De là , elles vont
fe montrer au Spectacle , y faire des
noeuds , juger la Piéce , protéger ou
dénigrer l'Auteur. Ce font elles auffi
qui difpenfent aux gens de Lettres les
fortunes , les honneurs , les réputations ,
le rang , l'eftime & jufqu'au ridicule.
ALCINOU s .
Leur crédit fut moins étendu parmi
nous. J'eus cependant beaucoup d'égards
pour ma chère Areté , qui eut
pour moi celui de n'en abuſer jamais.
LE FINANCIER.
,
De quoi pouvoit abuſer une Reine
dont la fonction journalière étoit de filer
? Vous-même , quels pouvoient être
vos plaifirs.
ALCINOUS .
J'en eus de plus d'une efpéce. J'aimai
la bonne chère , la mufique , la
M A 1. 1763. 77
danfe. Homère a dû vous inftruire de
mes goûts. Ne me repréfente-t il pas
quelque part , affis à table comme un
Dieu?
LE FINANCIER .
Il me femble que les repas de l'Olympe
durent être différens des vôtres ; ou
Comus , à coup fûr , étoit mauvais cuifinier.
ALCINOUS.
Quoi done ? n'ai -je pas traité fplendi
dement le fage Ulyffe , mon hôte ?
LE FINANCIER.
Ulyffe trouva chez vous de quoi affouvir
fa faim dévorante . Lui-même
n'étoit pas accoutumé à des feftins plus
délicats . Mais quel eft le fou -traitant ,
qui voudroit s'accommoder de pareils
mets ? Le dos d'un boeuf , d'un veau ,
d'un mouton
, d'un porc , fervi tout
entier devant un convive n'étoit- il
pas bien propre à ranimer fon appétit
?
ALCINOUS.
Eh , qu'euffiez-vous donc fervi au Roi
d'Itaque ?
LE FINANCIER .
Ce qu'on peut décemment offrir à
un honnête homme ; c'eft-à-dire quelques
mets légers. & piquans ; tels qu'u-
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
ne aîle de faifan , ou de perdrix , tant
foit peu du rable ou du ventre d'un
liévre , quelques poiffons rares , quelques
menus entremets , & c . Que n'aije
ici le Dictionnaire de Cuifine , les
Dons de Comus , le Cuifinier François ,
& tant d'autres ouvrages effentiels compofés
fur cette matière difficile & inépuifable
! vous verriez ....
ALCINOUS.
Quoi , l'on s'amufe chez vous à écrire.
fur un pareil fujer ?
LE FINANCIER.
Voilà une queftion bien digne d'un
Roi , qui fut , comme un fimple Contrôleur
de nos Fermes , borné à une
fimple cuifinière ! Apprenez que nous
avons plus d'écrits fur la cuifine , qu'il
n'y en eut de votre temps
fur toutes les
autres matières enfemble. Mais revenons
à notre objet. Il me femble qu'on
ne fervoit même dans vos grands repas ,
que d'une feule efpéce de vin ?
ALCINO U S.
N'étoit- ce pas affez ? Nous buvions
d'excellent vin grec ; vin dont quelques
rafades fans eau , fuffifoient pour enyvrer
un Polypheme.
LE FINANCIER .
Ce vin- là nous eft connu , & nous
MA I. 1763. 79
en ufons parce qu'il vient d'outre - mer.
Mais que je vous plains de n'avoir jamais
goûté ni du Bourgogne , ni du
Champagne , ni du Grave , ni du Tocai
, ni du Malaga , ni du...
ALCINO US.
Arrêtez ! cette énumération devient
fuperflue. Je n'ai
pas même connu de
nom ces vins que vous citez , & je
doute qu'aucun d'eux l'eût emporté fur
grec.
mon vin
LE FINANCIER .
J'oubliois les liqueurs , autre avantage
précieux que vous ne connûtes jamais..
Ces liqueurs & la plûpart de ces vins font,
pour l'ordinaire , verfés par les femmes ,
par les femmes toujours charmantes vers
la fin d'un repas , & que vous aviez la
mal-adreffe d'éloigner des vôtres.
ALCINO U S.
En revanche , nous les chargions de
certains emplois qui n'étoient pas fans
agrément pour elles & pour nous. C'étoient
elles qui ....
LE FINANCIER .
Je fcais en quoi confiftoient ces fonctions
, & j'avoue qu'elles avoient leur
mérite. Mais en être réduit au feul vin
grec !...
D iv
80 MERCURE DE FRANCE .
ALCINOUS.
Hé bien ! je vous paffe cet article. Il
m'en reste affez d'autres à faire valoir.
Parlons d'abord du divin chantre Démodocus
, lui qui marioit fi ingénieuſement
fa lyre avec fa voix . Je doute que
vous ayez connu cette heureuſe manière
d'égayer un repas.
LE
FINANCIER .
Il faut , mon Prince , vous réfoudre
à cliffer fur cet article comme fur les
précédens . Votre mufique fut auffi uniforme
que votre cuiſine & votre cellier.
La nôtre , au contraire , fut auffi variée
que nos mets & nos vins. Il nous faut
un concert complet , & non la fimple
voix d'un homme & le fimple fon d'une
lyre , fuffent-ils même divins , à la manière
de votre temps.
ALCINOUS.
Je vois qu'il vous faut de la profufion
partout. Mais que pourrez-vous oppofer
à la grandeur , à la beauté de mes
jardins ? Vous favez avec quel enthoufiafme
Homère en parle.
LE FINANCIER.
Souvenez-vous bien qu'ils n'étoient
peuplés que d'arbres à fruits , & qu'une
pareille décoration eft ignoble
.
MA I. 1763.
81
ALCINOUS.
Comment ! vous m'étonnez . De quels
arbres voudriez -vous donc faire uſage ?
Eft-il naturel de cultiver ceux qui ne
produisent rien ?
LE FINANCIER.
Ce qui eft fi naturel , eft rarement
digne qu'on s'en occupe . Il faut du fingulier
, du piquant. Il faut dérober au
foleil l'afpect de la terre , & ne laiſſer
à la terre même qu'une fécondité ſtérile .
Autrement votre parc & l'enclos de votre
Jardinier , feront abfolument femblables.
J'ai , moi qui vous parle , arraché
au domaine de Cérès , plus de terrain
que fon Triptoleme n'en eût
pu culfiver
en un an .
ALCINOUS.
Voilà une fingulière manie ! Mais du
moins aurez -vous refpecté l'ordre primitif
des chofes ; laiffé couler une fontaine
, ferpenter un ruiffeau , fubfifter
une colline , un vallon , un bofquet comme
la nature l'avoit d'abord difpofé. En
un mot , l'art n'aura fait que la feconder
au lieu de l'anéantir.
LE FINANCIER
Au contraire , j'ai voulu qu'il la
domptât en tout point. J'ai parlé &
bientôt une terraffe a fuccédé à un val-
D.V
82 MERCURE DE FRANCE.
lon , un baffin à une colline , le gazon
au gravier , le gravier au gazon , l'eau.
à la terre , la terre à l'eau ; en un mot
j'ai voulu être créateur & j'y ai réuffi .
Par-là , mon jardin eft devenu auffi
éxactement compaflé que les vers du
Poëte qui a chanté le vôtre.
ALCINO U S.
Je ne fçais , mais je préfume que cette
exacte fymétrie , eft auffi infipide en fait
de jardins qu'elle eft agréable en fait de
vers.
LE FINANCIER .
Il me femble que nous vifons fort
nous trouver d'accord.
peu à
ALGINO U S.,
J'avoue que cet accord me paroît difficile.
LE FINANCIER .
Effayons toutefois de nous rappro
cher. Je vous laiffe juge de la question ;:
mais foyez fincère.
ALCINO U S.
Je le ferai , & voici ma déciſion.
Peut-être de mon temps fuivions- nous
la nature de trop près ; mais à coup für
vous vous en êtes trop éloignés.
Par M. DE LA DIXmerie,
Fermer
Résumé : DIALOGUE entre ALCINOUS & un FINANCIER.
Le dialogue oppose Alcinoüs, roi de Phéacie, et un financier contemporain. Alcinoüs se vante de sa magnificence et de ses richesses, telles que décrites par Homère, tandis que le financier minimise ces richesses en les comparant à celles des traitants modernes. Il affirme que les financiers d'aujourd'hui surpassent en richesse les rois des temps héroïques. Alcinoüs, sceptique, interroge le financier sur sa connaissance des temps anciens et d'Homère. Le financier répond que les temps changent et que les financiers modernes sont également lettrés. Alcinoüs mentionne les merveilles de son palais, ornées d'or et d'argent, que le financier réduit à de simples barres d'or. Le financier explique que la véritable magnificence réside dans l'acquisition d'objets de caprice, comme des vases, des pagodes et des peintures. Alcinoüs critique cette vision, estimant que les financiers dépendent des productions chinoises. Le financier rétorque que leur nation produit également des chefs-d'œuvre et ruine les autres nations par ses productions. Le dialogue aborde ensuite les rôles des femmes. Alcinoüs défend les tâches domestiques de sa femme et de sa fille, tandis que le financier décrit les femmes modernes comme des figures influentes dans la société, contrôlant les arts, les lettres et les spectacles. Alcinoüs admire la musique et la bonne chère, mais le financier trouve ses goûts trop simples, préférant des mets plus raffinés et variés. Le financier énumère également les vins et liqueurs modernes, inconnus d'Alcinoüs. Enfin, ils discutent de la musique et des jardins. Alcinoüs vante le chanteur Démodocus, mais le financier préfère les concerts complets. Alcinoüs admire ses jardins naturels, tandis que le financier préfère des jardins artificiels et symétriques. Le dialogue se termine sur un désaccord quant à la préférence pour la nature ou l'artifice.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Fermer
7
p. 200-204
LETTRE de M. DE LA DIXMERIE à M. DE LA PLACE.
Début :
J'ai lu, Monsieur, dans votre Mercure du mois de Juillet dernier, Article [...]
Mots clefs :
Mémoire, Histoire de France, Anecdotes, Ouvrage, Historiens, Bibliothèque, Saint-Esprit, Ordres, Naples
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LETTRE de M. DE LA DIXMERIE à M. DE LA PLACE.
LETTRE de M. DE LA DIXMERIE
à M. DE LA PLACE.
J'AI lu , Monfieur , dans votre Mercure
du mois de Juillet dernier , Article
des Nouvelles Littéraires , cette annonce
: Mémoire pour fervir à l'Hiftoire
de France du quatorziéme fiécle , contenant
les Statuts de l'Ordre du S. Efprit
AU DROIT DESIROU DU NOEU , inf
titué à Naples , en 1352 , par Louis
Premier du Nom , Roi de Jerufalem ,
JUILLET. 1764. 201
de Naples & de Sicile , & renouvellé en
1579 par Henri III , Roi de France
,fous le titre de l'ORDRE DU S. Es-
PRIT , avec une notice fur le manufcrit
original qui renferme les anciens Statuts
, & des Remarques Hiftoriques fur
cet Ordre , par M. LEFEVRE , Prétre
de la Doctrine Chrétienne. Brochure
de quatre vingt-deux pages.
J'ai cru fur ce titre , que je trouverois
dans cette petite brochure quelques
Anecdotes & quelques faits concernant
notre Ordre du S. Efprit ; il n'y
en a pas un feul , excepté que l'Auteur
dit qu'il a été renouvellé d'après
celui de Naples.
M. de Saintfoix , en 1758 , fit imprimer
un petit Ouvrage fur notre
Ordre du S. Efprit ; il le préfenta même
au Roi ; il y rapporte les Statuts
de celui de Naples avec des notes &
quelques Anecdotes fur cet Ordre qui
font à- peu-près les mêmes que celles
de M. Le Fevre. Je ne prétends pas
dire que M. Le Fevre ait vù ce petit
Ouvrage de M. de Saintfoix ; j'ai même
des raifons pour ne le pas croire ;
mais voici ce que M. de Saintfoix y
dit : Louis d'Anjou , Roi de Jérufalem
& de Naples , inflitua , en 1352 ,
I v
202 MERCURE DE FRANCE .
un Ordre du S. Efprit. Plufieurs dé
nos Hiftoriens difent qu'attendu les
troubles dont fon régne fut agité dès
l'an 1354 , cet Ordre du S. Efprit
ne putfe foutenir, & que peut - être igno
reroit-on qu'il eût exifté , fi le hafard
n'avoit pas fait tomber le titre original
de fon inflitution entre les mains d'un
Noble Vénitien qui en fit préfent a
Henri III , lorfqu'il paffa par Venife
à fon retour de Pologne ; que ce
Prince voulant s'en approprier l'idée,
le tint fort caché , & qu'après avoir
fait extraire par Chiverni , Chancelier
de France , ce qu'il en vouloit tirer
pour fon nouvel Ordre , il lui ordonna
de le briller ; que Chiverni conferva
cette pièce rare & curieufe , en
partie à caufe des belles mignatures
dont elle étoit ornée ; qu'après fa mort ,
elle paffa dans la Bibliothèque de fon
Fils , & de cette Bibliothèque dans celle
du Président de Maifons . Si ces Hiftoriens
avoient confronté les Statuts de
rOrdre du S. Efprit de Naples , inftituée
en 1352 ; avec ceux de l'Ordre
de l'Etoile , inftitué à Paris un an
auparavant , en 1351 , par le Roi
Jean , ils auroient vu qu'ils font les
mêmes , & qu'étant les mêmes , & ceux
JUILLET. 1764. 203
de l'Ordre de l'Etoile étant très connus
en France , Henri III par conséquent
n'avoit pas pu penfer à s'en approprier
l'idée. D'ailleurs parmi les Statuts de
notre Ordre du S. Efprit , il n'y en
a' au que ou
femblent à ceux de cinq qui refl'Ordre
S.
prit de Naples , & ces quatre ou cinq
Statuts fe trouvent auffi parmi ceux de
S. Michel inftitué par Louis XI: ainfi
ce ne feroit pas de l'Ordre du S. Ef
prit de Naples que Henri III les auroit
pris, mais de celui de S. Michel. Enfin
fi ces Hiftoriens avoient la les Statuts
de nos Ordres de S. Michel & du
S. Efprit , ils auroient vu que le fond
eft entierement le même , & qu'il n'y
a que les changemens qu'exigeoient les
temps différens ; le droit féodal par
rapport a la convocation des grands
& petits Vaffaux , fubfiftoit encore du
temps de Louis XI , au lieu qu'il ne
fubfiftoit plus du temps de Henri III.
Voilà ce qu'avoit dit M. de Saintfoix
& ce que nous retrouverons fans
doute dans fon Hiftoire des Ordres
du Roi . On peut juger à préfent fis
M. Le Fevre a raifon de mettre dans
le titre de fa Brochure que Henri III
Ivj
204 MERCURE DE FRANCE.
n'a fait que renouveller l'Ordre du
S. Efprit de Naples.
J'ai l'honneur d'être & c.
DE LA DIX MERIE,
A Paris , le 7 Juillet 1764.
à M. DE LA PLACE.
J'AI lu , Monfieur , dans votre Mercure
du mois de Juillet dernier , Article
des Nouvelles Littéraires , cette annonce
: Mémoire pour fervir à l'Hiftoire
de France du quatorziéme fiécle , contenant
les Statuts de l'Ordre du S. Efprit
AU DROIT DESIROU DU NOEU , inf
titué à Naples , en 1352 , par Louis
Premier du Nom , Roi de Jerufalem ,
JUILLET. 1764. 201
de Naples & de Sicile , & renouvellé en
1579 par Henri III , Roi de France
,fous le titre de l'ORDRE DU S. Es-
PRIT , avec une notice fur le manufcrit
original qui renferme les anciens Statuts
, & des Remarques Hiftoriques fur
cet Ordre , par M. LEFEVRE , Prétre
de la Doctrine Chrétienne. Brochure
de quatre vingt-deux pages.
J'ai cru fur ce titre , que je trouverois
dans cette petite brochure quelques
Anecdotes & quelques faits concernant
notre Ordre du S. Efprit ; il n'y
en a pas un feul , excepté que l'Auteur
dit qu'il a été renouvellé d'après
celui de Naples.
M. de Saintfoix , en 1758 , fit imprimer
un petit Ouvrage fur notre
Ordre du S. Efprit ; il le préfenta même
au Roi ; il y rapporte les Statuts
de celui de Naples avec des notes &
quelques Anecdotes fur cet Ordre qui
font à- peu-près les mêmes que celles
de M. Le Fevre. Je ne prétends pas
dire que M. Le Fevre ait vù ce petit
Ouvrage de M. de Saintfoix ; j'ai même
des raifons pour ne le pas croire ;
mais voici ce que M. de Saintfoix y
dit : Louis d'Anjou , Roi de Jérufalem
& de Naples , inflitua , en 1352 ,
I v
202 MERCURE DE FRANCE .
un Ordre du S. Efprit. Plufieurs dé
nos Hiftoriens difent qu'attendu les
troubles dont fon régne fut agité dès
l'an 1354 , cet Ordre du S. Efprit
ne putfe foutenir, & que peut - être igno
reroit-on qu'il eût exifté , fi le hafard
n'avoit pas fait tomber le titre original
de fon inflitution entre les mains d'un
Noble Vénitien qui en fit préfent a
Henri III , lorfqu'il paffa par Venife
à fon retour de Pologne ; que ce
Prince voulant s'en approprier l'idée,
le tint fort caché , & qu'après avoir
fait extraire par Chiverni , Chancelier
de France , ce qu'il en vouloit tirer
pour fon nouvel Ordre , il lui ordonna
de le briller ; que Chiverni conferva
cette pièce rare & curieufe , en
partie à caufe des belles mignatures
dont elle étoit ornée ; qu'après fa mort ,
elle paffa dans la Bibliothèque de fon
Fils , & de cette Bibliothèque dans celle
du Président de Maifons . Si ces Hiftoriens
avoient confronté les Statuts de
rOrdre du S. Efprit de Naples , inftituée
en 1352 ; avec ceux de l'Ordre
de l'Etoile , inftitué à Paris un an
auparavant , en 1351 , par le Roi
Jean , ils auroient vu qu'ils font les
mêmes , & qu'étant les mêmes , & ceux
JUILLET. 1764. 203
de l'Ordre de l'Etoile étant très connus
en France , Henri III par conséquent
n'avoit pas pu penfer à s'en approprier
l'idée. D'ailleurs parmi les Statuts de
notre Ordre du S. Efprit , il n'y en
a' au que ou
femblent à ceux de cinq qui refl'Ordre
S.
prit de Naples , & ces quatre ou cinq
Statuts fe trouvent auffi parmi ceux de
S. Michel inftitué par Louis XI: ainfi
ce ne feroit pas de l'Ordre du S. Ef
prit de Naples que Henri III les auroit
pris, mais de celui de S. Michel. Enfin
fi ces Hiftoriens avoient la les Statuts
de nos Ordres de S. Michel & du
S. Efprit , ils auroient vu que le fond
eft entierement le même , & qu'il n'y
a que les changemens qu'exigeoient les
temps différens ; le droit féodal par
rapport a la convocation des grands
& petits Vaffaux , fubfiftoit encore du
temps de Louis XI , au lieu qu'il ne
fubfiftoit plus du temps de Henri III.
Voilà ce qu'avoit dit M. de Saintfoix
& ce que nous retrouverons fans
doute dans fon Hiftoire des Ordres
du Roi . On peut juger à préfent fis
M. Le Fevre a raifon de mettre dans
le titre de fa Brochure que Henri III
Ivj
204 MERCURE DE FRANCE.
n'a fait que renouveller l'Ordre du
S. Efprit de Naples.
J'ai l'honneur d'être & c.
DE LA DIX MERIE,
A Paris , le 7 Juillet 1764.
Fermer
Résumé : LETTRE de M. DE LA DIXMERIE à M. DE LA PLACE.
M. de La Dixmerie écrit à M. de La Place au sujet d'une brochure de M. Lefèvre intitulée 'Mémoire pour servir à l'histoire de France du quatorzième siècle'. Cette brochure traite des Statuts de l'Ordre du Saint-Esprit, institué à Naples en 1352 par Louis Ier, Roi de Jérusalem, de Naples et de Sicile, et renouvelé en 1579 par Henri III. La brochure ne contient aucune autre information sur l'Ordre du Saint-Esprit, sauf la mention de son renouvellement par Henri III. M. de La Dixmerie compare cette brochure à un ouvrage de M. de Saintfoix publié en 1758. Saintfoix relate que Louis d'Anjou a institué l'Ordre du Saint-Esprit en 1352, mais que les troubles de son règne ont empêché sa pérennité. Henri III a redécouvert cet ordre grâce à un titre original trouvé par un noble vénitien et a décidé de le renouveler. Saintfoix souligne que les Statuts de l'Ordre du Saint-Esprit de Naples sont identiques à ceux de l'Ordre de l'Étoile, institué en 1351 par le Roi Jean. Il note également des similitudes avec les Statuts de l'Ordre de Saint-Michel, institué par Louis XI. Saintfoix conclut que Henri III a probablement repris les Statuts de l'Ordre de Saint-Michel pour renouveler l'Ordre du Saint-Esprit. M. de La Dixmerie conclut que M. Lefèvre a raison de mentionner dans le titre de sa brochure que Henri III a renouvelé l'Ordre du Saint-Esprit de Naples.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Fermer
Pas de résultat.
Pas de résultat.
Pas de résultat.