LET TRE
A L'AUTEUR DU MERCURE,
Sur le projet d'un nouveau Dictionnaire plus
utile que tous les autres.
M
ONSIEUR, je fuis François , mais
malheureufement j'arrive de ma
province. Je m'étois laiffe perfuader qu'avant
de me rendre à la capitale , ce centre
où tout ce qu'il y a de bon & de mauvais
vient aboutir , il m'étoit effentiel de meubler
ma tête de belles connoiffances , & de
tout ce qui peut orner l'efprit d'un jeune
homme , afin de n'être point déplacé parmi
les honnêtes gens : En conféquence
comme je ne me figurois rien de plus agréa
ble que de venir à Paris , & d'y tenir mon
coin dans les compagnies fans avoir l'air
provincial , je prenois avec une ardeur
incroyable des idées un peu plus que fuccintes
de toutes les fciences & de toutes
les parties des belles lettres : Je m'attachois
principalement à l'étude de ma langue , me
doutant bien que ce feroit à cela qu'on feroit
le plus d'attention , & que la maniere
de parler étoit l'étiquette des Provincianx.
Je m'étois même procuré le dictionnaire
Aw
10 MERCURE DE FRANCE.
néologique , afin de n'être pas plus embarrallé
qu'un autre fur les termes nouveaux
& précieux mais croiriez - vous ,
Monfieur , que malgré toutes mes précautions
& tous mes foins je n'en fuis pas plus
avancé. Je fuis précisément dans le cas
d'un répondant qui s'eft long- tems préparé
fur les principaux points de fa thefe , &
qu'on argumente fur toute autre chofe.
En quelque endroit que j'aille , on ne dit
pas un mot de ce que jai étudié , & l'on
parle de chofes qui font tout -à- fait neuves
pour moi. Modes dans les habits modes
dans les ameublemens ; modes dans les
équipages , modes dans la cuifine , modes.
de toute efpece ; voilà avec les nouvelles
du jour ce qui fait l'entretien de tous les
gens comme il faut. Je fuis h neuf fur toutes
ces matieres qu'on me prend tout - à-fait
pour un étranger , on ne me fait pas même
l'honneur de me regarder comme un pro
vincial j'ai beau m'obferver & m'étudier
à parler comme les autres , je fuis tout
auffi embarraffé que le premier jour , non
feulement pour le tour & la conftruction
des phrafes , mais même fur les termes.
Je tache de retenir quelque chofe dans un
cercle pour aller vîte briller en le débitant
dans un autre , comme font la plupart des
gens à la mode , mais je confonds les mots.
JUILLET. 1755 .
& j'ai le chagrin de m'appercevoir que je
fais rire les autres . A table , fi on me demande
d'un plat , je fers d'un autre ; ce
qui me femble être de la viande eft du
poiffon , ce qui me paroît poiffon eft légume
, & je prends de la volaille des
pour
écreviffes , tant on a porté loin l'art de
mafquer tout ce que l'on mange. Les noms
feuls des différens ragoût qui ont déja
frappé mon oreille effrayent ma mémoire.
Les coëffures des Dames & même celle des
hommes , par je ne fçais quel rapport avec
les événemens du fiécle , changent auffi
fouvent de formes & de noms qu'il futvient
de circonftances nouvelles dans les
affaires du tems , ou dans les phénomenes
naturels. Nos meubles , grace aux recherches
des heureux du fiécle & à l'art ingénieux
de nos ouvriers , ne reffemblent plus
à ceux de nos peres. Ces induftrieux Dé
dales , fous prétexte de rendre les chofes
plus commodes , multiplient les inutilités .
Habiles à faire tourner notre légereté à leur
profit & à fe faire un fonds folide de notre
goût pour les futilités , ils femblent
avoir envie d'épuifer toutes les combinaifons
des figures , & chaque nouvelle
forme reçoit un nouveau nom ; mais tout
cela n'est rien en comparaifon du nombre
A vj
12 MERCURE DE FRANCE.
>
immenfe d'équipages de différente efpe
ce , dont Paris voit avec empreffement fes
promenades décorées , & qui nous font
l'honneur de nous éclabouffer ou de nous
faire avaler la pouffiere. Quel plaifir au
fortir de cette belle & agréable promena→
de des Boulevards de s'entretenir dans un
cercle de gens d'efprit & du bon ton de
toutes les jolies chofes qu'on y a vûes
de faire un éloge emphatique des voitures
les plus leftes , des peintures les plus gaies ,
des vernis les plus beaux , enfin des jolis
chevaux , des harnois brillans , des robes.
de goût & afforties aux couleurs du carroffe
, & de s'entr'exciter à faire encore
mieux le Jeudi ou le Dimanche fuivant :
mais auffi quel chagrin de ne pouvoir rendre
un compte exact de tout ce qu'on a
vu , faute de fçavoir les noms de toutes
ces admirables inventions modernes , &
quelle mortification pour un jeune homme
qui veut fe faire une réputation dans
le monde d'être arrêté à chaque inftant ,
de confondre fans ceffe les termes & de
ne fçavoir pas diftinguer les cabriolets ,
les culs- de-finge , les diables , les defobli
geantes , les vis - à- vis , les folo , les foufflets
, les dormenfes , les fabots , les phaëtans ,
les ......
JUILLE T. 1755 13
Ma foi, fur tant de mots ma mémoire chancelle . *
Voilà précisément ce qui me défefpere ,
& ce qui m'oblige , Monfieur , à prendre
la liberté de vous écrire. Vous pourrez ,
en rendant ma lettre publique ,faire naître
à quelque bel efprit verfé dans toutes ces
connoiffances précieufes , & qui n'aura
rien de mieux à faire , une idée que je
m'étonne n'être encore venue à perfonne
dans le tems & dans le pays où nous vivons
:c'eſt le projet d'un dictionnaire qui
expliqueroit tous ces termes de nouvelle
fabrique , & qui nous en fixeroit la juſte
valeur & la vraie fignification . Quoi ! on
a la manie de tout mettre en dictionnaire
, jufqu'aux fciences mathématiques . On
nous donne par ordre alphabétique des
théorêmes , des fermons , des vérités métaphyfiques
, des régles mêmes pour la conduite
des moeurs , & perfonne ne s'eft encore
avifé de travailler à l'explication des
termes nouveaux de cuifine , d'ajuftemens,
d'équipages & de meubles . Voilà pourtant
, fi je ne me trompe , une vraie matiere
à dictionnaire. Le nom feul de ces
fortes d'ouvrages emporte l'idée de l'ex-
* M. Deftouches. Dans la Comed. du Glorieux
Act. S
14 MERCURE DE FRANCE.
plication des mots d'une langue , & affitrement
je ne vois pas qu'il y en ait qui
reviennent plus fouvent dans la converfation
que ceux dont il eft ici queftion . Comme
le befoin que j'ai d'un pareil livre m'en
a fait fentir toute l'importance , & que
j'ai long-tems médité & réfléchi fur ce
projet , je veux bien communiquer me's
idées & tracer le plan felon lequel je conçois
qu'on pourroit l'exécuter. L'ouvra
ge , en imprimant d'un caractere un peu
moins gros que de coutume , & en fupprimant
pour la commodité du lecteur ce
qu'on appelle les reffources de la Librairie
,fauf à le faire payer plus cher , pourra
être réduit à un vome in - 8 °. fous le titre
de Dictionnaire portatif de tous les
>> termes nouveaux & en ufage parmi un
certain monde , concernant la table , les
équipages , les ameublemens , les ajuſte-
» mens , tant d'hommes que de femmes ,
» & les modes de toute efpece , pour fer-
» vir de monument à la conftance & au
» bon goût de la nation ; ouvrage extrê-
» mement utile à tous ceux qui veulent
» fe répandre & paroître bonne compagnie ,
avec des anecdotes , & c.
-39
Vous voyez , Monfieur , que le titre de
l'ouvrage intéreffe & promet beaucoup
mais la maniere de l'exécuter peut encore
JUILLET. 1755. I'S
furpaffer l'attente du lecteur , & je la crois
fufceptible de beaucoup d'agrémens. L'aureur
pourra à chaque article , outre l'étymologie
, la définition & la critique des
termes , donner des anecdotes auffi curieufes
qu'intéreffantes. La matiere eft affez
ample , & la provifion des ridicules n'eft
pas prête à être épuifée. Pour un qui difparoît
il en renaît dix, Combien de jolies
chofes à nous apprendre , combien d'aventures
amufantes à nous raconter , combien
d'apoftilles qu'on peut placer à propos de
chaque efpece de mode différente ? L'origine
& la commodité des vis-à vis , l'hiftoire
& l'étymologie des cabriolets , la
généalogie d'un brillant équipage qu'on a
vû paffer fucceflivement d'une Actrice à
une honnête femme , & d'une honnête
femme à une Actrice ; les différentes fcenes
que nos jeunes éventés nous donnent
tous les jours fur les Boulevards ; leurs
difputes & la fage retenue de quelquesuns
d'entr'eux ; la defcription de cette délicieufe
promenade qui eft bordée d'un
côté par des derrieres de maifon & de l'autre
par les égoûts , la voirie & quelques
fauxbourgs en perfpective ; les embelliffemens
qui s'y font tous les jouts en élevant
à menus frais des cabarers à bierre mal
alignés , mauvaiſes copies d'un joli petis
16 MERCURE DE FRANCE.
caffé gardé par un Suiffe pour empêche
les laquais de boire avec leurs maîtres , &
diverfes baraques pour les géans , les nains,
les marionettes , les danfeurs de corde ,
les finges , & autres curiofités ; ces parades
fi fpirituelles qui amufent également le
petit peuple & les gens à équipages ; ces
parties fines auffi promptement exécutées
que formées , de s'en aller après -minuir
d'un air évaporé faire relever les joueurs
de marionettes pour s'ennuyer , bâiller ,
& feperfuader au fortir de là qu'on s'eft
bien amufé parce qu'on a fait quelque chofe
d'extraordinaire ; ces différentes fortes
de voitures à la file les unes des autres ,
dont les plus maflives écrafent les plus
leftes , les difputes des cochers , les cris
des Dames , le contrafte burlefque du carroffe
d'un grand Seigneur vis- à- vis de celui
d'un Sou -fermier , d'un demi - équipage de
Médecin à côté de la berline d'un conva
lefcent en bonnet fourré , de la voiture
noble & décente d'un Abbé à la faite d'un
vis-à vis lefte & brillant d'une fille à talent
, le tout entrelardé de remifes & de
fiacres poudreux ; la même confufion &
peut - être encore plus bizarre parmi ce
qu'on appelle l'infanterie ; cerse cohue mal
compofée de gens de toute efpece qui fe
condoient , qui fe preffent , & qui s'obfti
JUILLET. 1755. 17
Want à fe promener toujours dans un efpace
très-limité , s'aveuglent & s'étranglent
de pouffiere malgré les attentions du fucceffeur
de M. Jofeph Outrequin ; les beautés
de tout âge étalées fur des chaiſes , &
qui prendroient grand plaifir à voir la
foule & à en être vûes fi on ne leur marchoit
pas fur les pieds , & fi on ne leur faifoit
pas avaler la pouffiere ; les Dames qui
veulent mettre pied à terre pour mieux
refpirer , & qui font obligées de remonter
en leurs carroffes & de s'y enfermer pour
ne pas étouffer ; les bourgeoifes du Marais
en gand panier qui ont la patience de refter
affifes jufqu'à la nuit fermée , malgré
les incommodités de la promenade , pour
ne pas paroître s'en retourner à pied ; des
jeunes filles qui jouent les Agnés & qui
amufent deux hommes à la fois ; fur des
chaiffes un peu plus à l'écart certaines
beautés d'une autre efpece , moins honnêtes
à la vérité , mais peut- être moins fourbes
, qui attendent un fouper ; les honnêtes
gens confondus avec la canaille , parmi
des foldats ivres qui vous infultent ,
des pauvres qui vous demandent l'aumône
, des artiſans qui reviennent de la guinguette
, des marchands de ptifane avec
leurs maudites fontaines , dont le robinet
femble s'alonger tout exprès pour vous
is MERCURE DE FRANCE.
meurtrir les bras ; des nourrices affifes aux
pieds des arbres qui donnent à têter à leurs
enfans , & qui jurent & peftent contre les
cabriolets dont elles appréhendent les reculades
, & encore plus contre les jeunes
fous qui veulent faire le métier de leurs
cochers fans y rien entendre ; enfin tous
ces objets divers forment un tableau bien
varié , dont le détail ne peut manquer de
plaire étant amené à
,
propos.
Au refte , quelque habile que foit l'auil
ne faut pas qu'il fe repofe trop fur
fes propres lumieres , il doit tout voir
tout confulter , & n'épargner aucune démarche
pour perfectionner fes recherches.
Il faudra qu'il fe trouve affidument aux
fpectacles , aux promenades , principalement
fur les cours , qu'il fréquente les
gens de l'art , qu'il fe rende dans les cuifines
des Fermiers Généraux , & même
"des Commis , qu'il aille vifiter les boutiques
des felliers , des marchands de modes
, des bijoutiers & autres marchands de
fuperfluités pour les confulter & pour s'entretenir
avec eux : c'eſt ſouvent avec ces
gens - là qu'on puife les lumieres les plus
folides , & pour peu qu'on fçache les interroger
& les faire parler , on profite plus
avec eux qu'avec les livres : par ce moyen
il fera informé de la premiere main de
JUILLET. 1755. 19
toutes les admirables variations qui font
furvenues dans nos modes , il fera en état
d'en faire l'hiftoire , de fixer le fens de
chaque terme , d'en donner la véritable
étymologie , & d'expofer au jufte la circonftance
de l'événement , foit politique ,
foit phyfique qui y a donné lieu . Il apprendra
aux lecteurs étonnés que ce n'eft
pas toujours aux ouvriers qu'on doit les
belles découvertes dans ce genre , & que
fouvent c'eft à la fagacité & aux réflexions
fages de certaines têtes qu'on croiroit occupées
du bien public que nous fommes
redevables de la tournure d'une manche ,
ou de la forme d'un fiége de cocher : ainſi
il affurera la gloire & l'invention à celui à
qui elle eſt dûc .“
Comme il eft vraisemblable qu'il y aura
des changemens & des augmentations à
faire tous les ans , on pourra donner le
fupplément gratis à ceux qui auront foufcript
, jufqu'à ce que tous les termes qui
font aujourd'hui en ufage étant vieillis &
tout- à-fait tombés après une longue période
, * par exemple , de vingt ans on foit
* On lit dans nos Auteurs comiques qui vivoient
il y a quarante ou cinquante ans , des
termes alors en ufage pour fignifier des mots
tout-à-fait inconnus , la ftinkerque , la malice
l'innocente, lafouris.
20 MERCURE DE FRANCE.
obligé de recommencer un autre vocabu→
laire.
Voilà , Monfieur , le projet que j'ai
conçu , & que j'aurois exécuté fi je m'étois
fenti en état de le faire. Je vous prie d'en
faire part au public , afin que fi quelqu'un
fe fent affez de capacité , de mérite & de
patience , il le mette en exécution ; je puis
répondre d'un grand nombre de foufcripteurs.
J'ai l'honneur d'être , &c.