PRÉCIS HISTORIQUE fur la vie
DE RAIMOND LULLE,
LAABRÉGÉ
Chronologique
de l'hiftoire
Eccléfiaftique
, imprimé
chez
Hériffant
, rue S. Jacques
, fait
mention
, fous l'année
1312 , d'un établiſfement
de Maîtres
en Langues
Hébraïque
, Arabique
& Chaldéenne
dans
les principales
Villes
de l'Europe
, pour
faciliter
la converfion
des Infidéles
. On
42 MERCURE DE FRANCE.
étoit fort touché dans ce tems , du
defir de faire la conquête de la Terre
Sainte , par ce pieux motif. L'Au--
teur de l'excellent Ouvrage que je viens .
de citer , attribue cette établiſſement
au zéle de Raimond Lulle , du tiers
Ordre de S. François , qui le follicitoit
depuis long- temps. On ajoute fur
le compte de ce Sçavant , qu'on en
fcait fi peu l'hiftoire , que les uns en
ont fait un Magicien , les autres un
Hérétique , & les autres un Martyr.
Ces qualités ne font incompatibles
, en même temps , dans le même
fujet , que dans la vraie acception , qui
eft la feule raiſonnable. Un même objet
peut être confideré fous plufieurs
afpects , & l'on juge ordinairement par
la maniere dont on voit , fans s'embarraffer
fi l'on a vu comme il falloit.
Il n'eft point étonnant que Raimond
Lulle ait paffé pour Magicien. Difciple
d'Arnoud de Ville Neuve dans l'Alchymie
, il s'eft fort appliqué à chercher
des fecrets extraordinaires ; il a beaucoup
travaillé & écrit fur le grand
OEuvre ; & l'on affure qu'il a fait de
l'or. Agrippa a été un de fes Sectateurs
dans des temps plus voifins de
nous ; & les lumieres d'un Siécle plus
1
MARS. 1763. 43
éclairé ne l'ont point garanti de l'accufation
de magie. Rien n'empeche que
Raimond Lulle n'ait été regardé comme
Magicien par des gens qui affùrement
ne l'étoient pas. Il est tout fimple que
ceux qui ne portoient pas la mauvaiſe opinion
fur ce laborieuxChymiſte aupoint
de le croire en commerce avec le Diable
, fe foient retranchés charitablement
à le taxer d'Héréfie ;fentiment plus favorable
qui retardoit au moins jufqu'à fa
mort fon affociation avec les Damnés. Je
ne fçais dans quelles fources on a puifé ,
pour jetter des foupçons fi injurieux
fur la mémoire d'un grand homme
qui a fouffert le martyre pour la Religion
Chrétienne ; & pourquoi on a
cru que l'on manquoit de notice fur
fa vie. Il étoit Efpagnol , né de parens
nobles , dans l'Ifle Majorque en
1235. Jeune il s'appliqua beaucoup à l'étude
de la Logique , & acquit le furnom
de Docteur illuminé. Il s'attacha enfuite
à la Chymie , fit beaucoup d'écoliers ,
& publia un grand nombre des Traités
fort connus & eftimés des Adeptes.
On fçait qu'il a vêcu jufqu'à l'âge de
quatre-vingt ans , & qu'il a été martyrifé
en Afrique par les Infideles.
On fixe même le jour de fa mort au
44 MERCURE DE FRANCE.
vingt-neuviéme Juin 1315. Il eft certain
que dès l'âge de 30 ans , les Sciences
mondaines n'eurent plus pour lui
le moindre attrait. Il fe dévoua entiérement
à la converfion des Mahométans
, & il a emploié les quarante-
cinq dernieres années de fa vie à
les prêcher avec autant de zéle que de
fuccès. Ses travaux ont été glorieufement
courronnés par la même palme
que le premier Martyr. Il fut lapidé
par ordre d'un Roi : juffu Regis Bo
gia je ne fçais fi Bogia eft le nom
du Roi , ou de fon Royaume .
Rien ne juftifie qu'il ait été Reli
gieux , comme quelques uns l'ont avancé.
Le Tiers Ordre de S. François
eft une Congrégation , cu plutôt une
Confrairie de piété, dans laquelle on admet
les gens mariés. On dit queRaimond
Lulle étoit de ce nombre . George Mathias
Profeffeur de Médecine en l'Univerfité
de Gottingen , dans un livre
imprimé en 1761 , qui a pour titre ,
Confpectus hiftoriæ medicorum chrono
logicus , prétend que Lulle abandonna
fa femme pour embraffer la regle de
S. François ; & M. Eloy , Auteur du
Dictionnaire Hiftorique de la Médeci
ne , rapporte fous la caution d'Ecri
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vains Efpagnols , que Lulle fut épris
pour une jeune fille , appellée Elénore ,
qui refufoit opiniatrément de l'écouter.
Un jour qu'il la preffoit & qu'il lui
demandoit la raifon de fes refus , elle
ouvrit fur le champ fon corfet , & lui
montra un fein dévoré par un cancer.
On prétend que Lulle , en amant tendre
& généreux , fut porté par cette occafion
à voyager pour étudier en Chymie
, & trouver fous les grands maîtres
en cet art , des rémedes contre
l'infirmité de fa Maîtreffe . D'autres
difent que frappé du fpectacle qu'on
lui avoit mis fous les yeux , il s'adonna
à la vertu & aux exercices
de la pénitence , & que de là eft venu
fon entier devoûment à la converfion
des Infideles . Il étudia dans cette vue
l'Arabe à l'âge de trente ans ; & Jacques,
Roi d'Arragon , fonda à fa follicitation
, un Séminaire à Majorque pour
l'inftruction des Miffionnaires.