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1
p. 242-256
LIVRE NOUVEAU.
Début :
Il paroît depuis peu dans Paris un Livre imprimé à Amsterdam, [...]
Mots clefs :
Livre, Idées, Platon, Esprit, Genre
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texteReconnaissance textuelle : LIVRE NOUVEAU.
LIVRE NOUVEAU.
L paroîtdepuis peu
dans Paris un Livre
imprime à Amsterdam,
qui a pour titre Nouveaux
dialogues des Dieux,ou ré,
-
jllxiansjûr Ils pasîons; avec
un discourssur la nature du
dialogue. À
Le dialogue, dit l'auteur
,
est le genre
d'écrire
le plus ancien. Il est à croi4
que lespremiers que la va
nité, ou l'oisivetéengage-
eut à travailler, choisirent
,ette maniere!Lès homnesayanttrouvéle moyen
le rendre leurs idées par
l'usage des mots, lierent
les conversations, & je
~le doute point qu'avec le
penchant qu'ils ont à
l'initation,ils n'ayent don-
~éà leurs écrits la forme
le conversation ou de diaogue, qui devoit vraifem-
~diablement se presenter à
eux, &c.
-
Après cette reflexion
censée,qui faitsentir qu'en
effet. la premiere maniere
de s'exprimer par écrit a
dû être une mitation naïve dela manierenaturelle
dont les hommes s'expriment entr'euxde vive voix,
il donneà Platon l'honneur d'avoir renouvellé de
son temps l'usage du dialogue.
Ensuiteil fait l'élogede
Platon, il nous peint avec
force les grandes qualitez,
& justifie avec adressedes
défautsqu'il n'estplus permis de blâmer dans un
homme qui s'est acquis le
surnom dedivin.
Il convient par exemple
que Platon ejiiresdtjjus,
il dit pour l'excuser que
Les anciens ne se viquoiet
point d'aller à la vérité'
parlechemin le plttKourt:
ilsst ménageoientleplaisir dela chercherlongtemps.
:.' Si l'auteur dit que
Platon cft obscur, que
ses idées ne sont point
nettes
,
il a
joûte que
toutes,les foisqu'il tmrle
de l'amoursonstile enfait
leloge, sonimagination échauffée par son
cœur en devient une fois
plus brillant:e; quand il
parle de Ubeauté, tvow
le croye.Ztiflmdthiranfsorts" qtteUtcause; ce ne
font quegrands mots qui,
parcequ'ils ontde confar,
peignent parfaitement le
desordredel'amour.
C'est ainsi que l'Autheur
,
en jugeant sainement & sans prévention, des deffauts de
Platon, évite de heurter de front la prévention de ceux qui croiroient blasphemer, en
convenant que Platon
manque quelquefois de
jupefJe. plit] a
du chimerique dansson
élevation d'esprit.
L'Autheur donne enfuite à Platon la plus
grande loüange qu'on
puisse donner à un Philosophe.
Il tft certain, dit-il,
que de tous les Payens
Cf Platon a eu laMorale
la plttf pure, & la plus
conforme aux intérêts de
ll4 societé.
L'Autheur établit ensuite, une maxime trés
veritable, & à laquelle
peu de gens font attention. L'cfprtt, 4 quis'exerce
sur un genre particulier,
a
bésoin pouryexceller,
de toutes les qua.l,tè.(" necessaires pour réussir dans
tous les genres en generaL
Je croirois qu'il en
est de même des beaux
arts J.
qu'unPeintre, par
exemple, ne peut être
excellent Peintre, qu'il
n'ait un genie propre à
laPoësie,&àla Musique; Lully n'étoit si
grandMusicien,que
parce qu'il eût pu erre
prand Poëte,& grand
Peintre, s'ileût cultivé
la poësie &: la peinture;
Racine eût été bon Peintre, M. le Brun eût été
bon Poëte, & ainsi des
autres, qui ont excellé,
& qui excellent encor
apresent dans ces trois
genres; c'est ce que je
tâcherai de prouver
dans une Dissertation
que j'espere donner
quelque jour au public.
L'auteurparle enfuite de Ciceron & de
Lucien qu'il joint à Platon, & les donne tous
trois pour les plus parfaits modeles du dialogue.
Avant que de parler
du dialogueilkèX*rdt
quelques,t&fljeftures sur
ce quI ouvrage. fan la beauté d'un à"uju
J'entrcprens,QQM\n\i.è~
t-il
,
de montrer quepour
plaire
,
il ne s'agit que
de flater l'esprit humain
,
accommoder sa partjje.
1
L'auteur fait pluficurs
reflexionstrésdelicates
sur la maniere de s'accommoder à ces deux
foibles,en donnantdans
les ouvrages d'esprit
assez à penetrer, à deviner
,
fic non pastrop:
parce que,dit-il, on
veut bien chercher,pourvuqu'on ne cherche pas
longtemps, & qu'onsoit
Jitr de trouver.
Aprés cettepetitedissertation ilvientaudialogue, ex; semble VOlt."
loir prouver que c'est
le genre d'écrire le plus
difficile:tousceux qui
y
réussissentenconviendront; ceuxqui travaillent dans un autre gen-
-
re s'y opposeront, & ils
pourroient bien avoir tort.
Le style oratoire le
style poëtique font pins
commodes:il ne s'agit
poury réujjirquc de donner à son imagination le
degré de chaleur qui fait
enfanter les idées vives
qui produit lesimages
fortes.
Dansle dialogue vous
êtes A fIjrce d'être .., naif, Of réduit au naturel; cvOUJ ne
sçauriezdonner à vos
idées que le feu qu'elles
ont> & elles ne doivent
point en emprunter de celui qui les expose.
Q^uand vom faitesun
Poëme, ou une Odevous
vous donnezpourinspiré,
vous aVtZ, une Muse
ou un Dieu,sur le compte
duquel vote pou vez mettre tous les écarts que
DQMS faites.
A pres plusieurs autres
reflexions sur le dialogue,l'auteur paroist
conclure & avec raison,
qu'entre les dialogues
le plus difficile est celui du theâtre
:
mais le
temps de rinlpreffiorl
me presse ,remettons au
mois prochain à parler
durestedulivre qui
merite plus de temps&
plus d'attention que je
11ay pû en donner à
la
premiere partie du Ji,
vre, qui ne m'est tombe
dans les mains que dans
le moment qu'il a
salu
finir le Mercure dece mois.
L paroîtdepuis peu
dans Paris un Livre
imprime à Amsterdam,
qui a pour titre Nouveaux
dialogues des Dieux,ou ré,
-
jllxiansjûr Ils pasîons; avec
un discourssur la nature du
dialogue. À
Le dialogue, dit l'auteur
,
est le genre
d'écrire
le plus ancien. Il est à croi4
que lespremiers que la va
nité, ou l'oisivetéengage-
eut à travailler, choisirent
,ette maniere!Lès homnesayanttrouvéle moyen
le rendre leurs idées par
l'usage des mots, lierent
les conversations, & je
~le doute point qu'avec le
penchant qu'ils ont à
l'initation,ils n'ayent don-
~éà leurs écrits la forme
le conversation ou de diaogue, qui devoit vraifem-
~diablement se presenter à
eux, &c.
-
Après cette reflexion
censée,qui faitsentir qu'en
effet. la premiere maniere
de s'exprimer par écrit a
dû être une mitation naïve dela manierenaturelle
dont les hommes s'expriment entr'euxde vive voix,
il donneà Platon l'honneur d'avoir renouvellé de
son temps l'usage du dialogue.
Ensuiteil fait l'élogede
Platon, il nous peint avec
force les grandes qualitez,
& justifie avec adressedes
défautsqu'il n'estplus permis de blâmer dans un
homme qui s'est acquis le
surnom dedivin.
Il convient par exemple
que Platon ejiiresdtjjus,
il dit pour l'excuser que
Les anciens ne se viquoiet
point d'aller à la vérité'
parlechemin le plttKourt:
ilsst ménageoientleplaisir dela chercherlongtemps.
:.' Si l'auteur dit que
Platon cft obscur, que
ses idées ne sont point
nettes
,
il a
joûte que
toutes,les foisqu'il tmrle
de l'amoursonstile enfait
leloge, sonimagination échauffée par son
cœur en devient une fois
plus brillant:e; quand il
parle de Ubeauté, tvow
le croye.Ztiflmdthiranfsorts" qtteUtcause; ce ne
font quegrands mots qui,
parcequ'ils ontde confar,
peignent parfaitement le
desordredel'amour.
C'est ainsi que l'Autheur
,
en jugeant sainement & sans prévention, des deffauts de
Platon, évite de heurter de front la prévention de ceux qui croiroient blasphemer, en
convenant que Platon
manque quelquefois de
jupefJe. plit] a
du chimerique dansson
élevation d'esprit.
L'Autheur donne enfuite à Platon la plus
grande loüange qu'on
puisse donner à un Philosophe.
Il tft certain, dit-il,
que de tous les Payens
Cf Platon a eu laMorale
la plttf pure, & la plus
conforme aux intérêts de
ll4 societé.
L'Autheur établit ensuite, une maxime trés
veritable, & à laquelle
peu de gens font attention. L'cfprtt, 4 quis'exerce
sur un genre particulier,
a
bésoin pouryexceller,
de toutes les qua.l,tè.(" necessaires pour réussir dans
tous les genres en generaL
Je croirois qu'il en
est de même des beaux
arts J.
qu'unPeintre, par
exemple, ne peut être
excellent Peintre, qu'il
n'ait un genie propre à
laPoësie,&àla Musique; Lully n'étoit si
grandMusicien,que
parce qu'il eût pu erre
prand Poëte,& grand
Peintre, s'ileût cultivé
la poësie &: la peinture;
Racine eût été bon Peintre, M. le Brun eût été
bon Poëte, & ainsi des
autres, qui ont excellé,
& qui excellent encor
apresent dans ces trois
genres; c'est ce que je
tâcherai de prouver
dans une Dissertation
que j'espere donner
quelque jour au public.
L'auteurparle enfuite de Ciceron & de
Lucien qu'il joint à Platon, & les donne tous
trois pour les plus parfaits modeles du dialogue.
Avant que de parler
du dialogueilkèX*rdt
quelques,t&fljeftures sur
ce quI ouvrage. fan la beauté d'un à"uju
J'entrcprens,QQM\n\i.è~
t-il
,
de montrer quepour
plaire
,
il ne s'agit que
de flater l'esprit humain
,
accommoder sa partjje.
1
L'auteur fait pluficurs
reflexionstrésdelicates
sur la maniere de s'accommoder à ces deux
foibles,en donnantdans
les ouvrages d'esprit
assez à penetrer, à deviner
,
fic non pastrop:
parce que,dit-il, on
veut bien chercher,pourvuqu'on ne cherche pas
longtemps, & qu'onsoit
Jitr de trouver.
Aprés cettepetitedissertation ilvientaudialogue, ex; semble VOlt."
loir prouver que c'est
le genre d'écrire le plus
difficile:tousceux qui
y
réussissentenconviendront; ceuxqui travaillent dans un autre gen-
-
re s'y opposeront, & ils
pourroient bien avoir tort.
Le style oratoire le
style poëtique font pins
commodes:il ne s'agit
poury réujjirquc de donner à son imagination le
degré de chaleur qui fait
enfanter les idées vives
qui produit lesimages
fortes.
Dansle dialogue vous
êtes A fIjrce d'être .., naif, Of réduit au naturel; cvOUJ ne
sçauriezdonner à vos
idées que le feu qu'elles
ont> & elles ne doivent
point en emprunter de celui qui les expose.
Q^uand vom faitesun
Poëme, ou une Odevous
vous donnezpourinspiré,
vous aVtZ, une Muse
ou un Dieu,sur le compte
duquel vote pou vez mettre tous les écarts que
DQMS faites.
A pres plusieurs autres
reflexions sur le dialogue,l'auteur paroist
conclure & avec raison,
qu'entre les dialogues
le plus difficile est celui du theâtre
:
mais le
temps de rinlpreffiorl
me presse ,remettons au
mois prochain à parler
durestedulivre qui
merite plus de temps&
plus d'attention que je
11ay pû en donner à
la
premiere partie du Ji,
vre, qui ne m'est tombe
dans les mains que dans
le moment qu'il a
salu
finir le Mercure dece mois.
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Résumé : LIVRE NOUVEAU.
Un nouveau livre intitulé 'Nouveaux dialogues des Dieux, ou les passions' a été publié à Amsterdam et est disponible à Paris. L'auteur y examine la nature du dialogue, qu'il considère comme le genre d'écriture le plus ancien, imitant les conversations orales pour exprimer des idées par écrit. Il attribue à Platon le mérite d'avoir renouvelé l'usage du dialogue, louant ses grandes qualités tout en excusant ses défauts, tels que l'obscurité et le style parfois confus. Ces défauts sont justifiés par le fait que Platon cherchait à prolonger le plaisir de la quête de la vérité plutôt que de la trouver rapidement. L'auteur affirme que Platon est le païen ayant la morale la plus pure et la plus conforme aux intérêts de la société. Le texte explore également l'idée que l'excellence dans un genre particulier nécessite des qualités nécessaires pour réussir dans tous les genres. L'auteur mentionne des figures comme Lully, Racine et Le Brun pour illustrer cette maxime. Il compare ensuite Cicéron et Lucien à Platon, les considérant comme les modèles parfaits du dialogue. L'auteur discute ensuite de la beauté d'un ouvrage, affirmant qu'il faut flatter l'esprit humain et accommoder sa partie. Il réfléchit sur la manière de rendre les œuvres d'esprit suffisamment pénétrantes sans être trop difficiles à comprendre. Il conclut que le dialogue est le genre d'écriture le plus difficile, en particulier celui du théâtre, mais manque de temps pour approfondir ce sujet dans cette première partie du livre.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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2
p. 59-72
LETTRE à M*** au sujet d'un Livre qui a pour titre : Réfléxions sur la Poësie en général, sur l'Eglogue, sur la Fable, sur l'Elegie, sur la Satyre, sur l'Ode, et sur les autres petits Poëmes.
Début :
Vous me demandés, Monsieur, ce que c'est qu'un Livre nouveau, intitulé [...]
Mots clefs :
Auteur, Fontenelle, Imagination, Poésie, Ouvrage, Raison, Esprit, Idées, La Motte, Goût, Sentiment, Sublime, Images, Plaisir, Ode
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LETTRE à M*** au sujet d'un Livre qui a pour titre : Réfléxions sur la Poësie en général, sur l'Eglogue, sur la Fable, sur l'Elegie, sur la Satyre, sur l'Ode, et sur les autres petits Poëmes.
LETTRE à M *** au sujet d'un Livre
qui a pour titre : Réfléxions sur la Poësie
en général , sur l'Eglogue , sur la Fa
ble, sur l'Elegie, sur la Satyre, sur l'Ode,
et sur les autres petits Poëmes.
Vous
'Ous me demandés , Monsieur , ce
que c'est qu'un Livre nouveau , intitulé
: Réfléxions , &c ?C'est un Ouvrage
singulier, qui ne ressemble à rien de tout
ce que vous connoissez . L'Auteur tresdésinteressé
sur sa propre réputation
n'évite peut-être point assez le stile qu'il
condamne , il se tenoit en garde , mais
imperceptiblement et à son insçû, la contagion
l'aura gagné.
Le dessein de l'Auteur est de traitter
de la Poësie en général et des différens
genres de Poësie ; vous vous imaginez
peut- être qu'il se borne à en donner les
préceptes et les régles ; il va plus loin , il
remontejusqu'aux sources de notre plaisir. Se
flatte-t- il de les avoir découvertes ? Il s'égaye
en présentant toujours force images
Dij
et
to MERCURE DE FRANCE
et de temps à autre quelques idées qui lui
sont particulieres,
Le seul mot de Poësie le met d'abord .
en enthousiasme. Au nom de la Poësie
ne voyez vous pas s'animer tout ce qui
existe dans la nature ? L'Auteur qui croit
en devoir parler poëtiquement envoye
audevant de son Lecteur les Faunes et les
Dryades. Le murmure des Ruisseaux
vient se joindre à une autre sorte de concert
formé par les habitans des Airs . D'un
autre côté par respect et pour ne pas déplaire
, se retirent les Bêtes meurtrieres ,
qui ne veulent pas troubler nos plaisirs.
Tels sont les Privileges de la Poësie .
Ce n'étoit pas - là notre premier langage
; nous prîmes d'abord la forme de
nous exprimer la plus simple , mais il
nous falloit un langage de fête. La Poësie
nous en a servi . Elle devient pour nous
un plaisir de convention , que l'on ne goute
qu'à mesure que l'on se fait à la lecture
des Vers. Naissent en foule les images,
toujours agréables par deux endroits.
Elles servent à fixer nos idées , elles réveillent
nos passions ; la premiere de ces
raisons de notre plaisir , nous la sçavions;
la seconde , qui n'est pas connue de tout
le monde,est peut- être un peu trop aprofondie
par comparaison , avec le reste de
J'OuJANVIER.
1734
Zi
Ouvrage. Ne vous en étonnez pas ;
1'Auteur qui raporte tout au sentiment,
n'a voulu que sentir , et s'est moins sou
cié de raisonner.
Mais à l'égard de cet avantage de réveiller
les passions que l'on attribuë à la
Poësie et à ses images ; l'éloquence le partage
avec elle ; elle a ses peintures et ses
mouvemens. Quel est donc le grand plaisir
que produit la Poësie ? Celui de voir
la difficulté vaincuë. Un Poëte se gêne et
se contraint pour rendre ses idées , et malgré
la contrainte il parvient à les rendre ;
nous partageons avec lui cette petite victoire.
Que dis - je ? Petite victoire , c'est
une conquête importante , et c'étoit sagesse
de la part du Poëte de risquer à ce
prix le sacrifice de tout ce que l'imagi
nation et le génie pouvoient lui fournir.
Les Grands Poëtes ne perdront rien à la
gêne , l'Auteur s'en rend la caution. Mal
propos M. de la Motte se plaint- il de
ce que pour lui donner des Vers , on lui
enlève le plus souvent la justesse , la précision
, l'agrément , les convenances. L'Auteur
des Réfléxions veut des Vers à quelque
prix que ce soit , et sur sa parole vous
pouvez croire que c'est le propre du
grand Poëte de ne se ressentir en rien de
la gêne des Vers.
Diij Mais
62 MERCURE DE FRANCE!
Mais il y a Vers et Vers ; sa folie c'ese
l'Eglogue, et son malheur, c'est de n'en paint
trouver d'assez bonnes ; il aime les Prez ,
les Bois , les Fontaines ; il confesse sa foiblesse
, si vous en aviez envie , vous le séduiriez
avec le murmure d'une Fontaine.
Accourez Bergers et Bergeres , mais pre
nez bien garde au ton que vous allez
donner à vos Chalumeaux ; on ne veut
point de vos Airs rustiques, encore moins
de ces Airs rafinez que l'on chante dans
les Villes. Eloignez - vous également de
l'un et de l'autre ton , et vous aurez trouvé
le véritable . Rien que du sentiment ,
voilà tout ce qu'il nous faut. Si vous pouviez
ne faire que respirer , ce seroit encore
mieux; le fond de vos conversations ',
il est aisé de le regler . M. de Fontenelle
vous a fait parler de vos amours et de
votre tranquillité : ce ne sont point les
détails de la vie champêtre que nous aimons
; entretenez nous de votre bonheur
et de la paix profonde où vous vivez .
Quoique l'Auteur copie M. de Fontenelle
, ne croyez pas qu'il en soit trop épris,
il a fait l'anatomie de ses Eglogues ; ellos
lui avoient d'abord paru tendres , mais
il s'étoit trompé , ce n'est que le ton qui en
est tendre. Tout le monde en est la dupe,
l'Auteur en convient ; mais il nous avertit
JANVIER. 1734. 3
tit que nous nous méprenons, que nous
ne sentons point , que nous croyons sentir.
M. de Fontenelle va changer de
nom , ce n'est plus un grand Poëte , ce
n'est plus un esprit facile , tendre , naïf ,
délicat , sublime ; c'est un grand sorcier ,
qui a pris tous ces différens tons - là; l'Auteur
lui accorde seulement d'avoir dit des
choses fines et lui reproche de les avoir
dites trop fines pour l'Eglogue. Une chose
m'embarasse , c'est que la plupart des
femmes apprennent par coeur ces Eglogues
; elles qui se connoissent en sentiment
, pour le moins aussi bien que
nous, y sont trompées toutes les premiéres
; et loin de vouloir être désabusées ,
elles prient Messieurs les Auteurs de les
tromper toujours de la même façon.
De l'Eglogue , l'Auteur passe à la Fable,
c'est un genre de Poëme, où doit sur-tout
regner le naïf. Il faut choisir une verité
agréable, qui fasse un fond gay; que le récit
ne soit ni trop court, ni trop long. Semez-
le , si vous voulez , de réfléxions , mais
de réfléxions vives , et qui naissent du fond
du sujet.Sur tout, ayezgrand soin du choix
de vos personnages, car l'Auteur ne pardonne
point à M. de la Motte d'avoir fait parler
Dom Jugement , Dame Mémoire et
Demoiselle Imagination ; on ne sçait de
Diiij quelle
64 MERCURE DE FRANCE
quelle couleur les habiller. M. de la Motre
a eu grand tort de ne pas habiller Demoiselle
Imagination en couleur de Rose,
il auroit un procès de moins à essuyer
aussi l'Auteur aime t'il la Lime pour personnage
dans une Fable , parce qu'il connoît
la couleur d'une Lime . Pour ce qui est
de placer la Moralité , l'Auteur vous en
laisse le maître ; le commencement , la
fin de la Fable , toute place lui est également
bonne ; si vous placez la moralité
à la fin , chaque circonstance du fait sert
à l'annoncer ; si vous la placez au commencement
, au lieu de la deviner , on en
fait l'application à mesure que l'on avance
dans le fait , ce qui est une autre sorte
de plaisir . Par occasion , l'Auteur parle
des Contes , où il voudroit de la finesse,
mais ils en auroient plus de poison . A titre
de Philosophe , il nous conseille de
nous en passer.
C'est bien à regret que l'Auteur nous
parle de ces vilains petits Poëmes que l'on
appelle Elegies ; une bonne raison pour
laquelle il ne les goute point , c'est qu'il
veut vivre et qu'il ne veut point que les autres
meurent. La belle chanson que celle d'un
homme qui dit continuellement en vers qu'il
va mourir. Encore l'Elegie est- elle si courte
que l'on n'a pas le tems de faire connoisJANVIER
1734 65
noissance avec lui , et de devenir sensible
à ses maux ; du moins dans une Tragédie
où s'interresse davantage au sort de celui
qui gémit, parce qu'on le connoît et que
l'on a tout le cours de la piéce pour s'attendrir.
L'Auteur trouve un grand défaut
dans les Elegies , même les plus estimées
, c'est que l'on y répand des images
trop fortes et trop énergiques , il voudroit
plus de molesse dans le stile parce
qu'il présume que la douleur affoiblit le
plaignant.
,
L'Auteur glisse sur la Satyre , il y veut
du feu , du sel même des agrémens
étrangers,car peut s'en faut , dit l'Auteur,
qu'à l'égard de ce genre d'ouvrage , notre
inconstance ne l'emporte sur notre malignité
et que nous ne demandions des Satyres qui
ne soient plus satyres.
› Chemin faisant , il faut s'arrêter au sublime
avec l'Auteur , il en parle à propos
de l'Ode, et il n'en connoît que de deux
sortes , celui des Images et celui des Tours.
Ici il copie Boileau pendant plus de trois
pages pour le dédommager de ce qu'il
avoit dit de lui sur la Satyre , qu'il manquoit
de délicatesse. Le sublime des Images
c'est les differentes peintures qu'elles
présentent ; celui - ci ne lui paroît rien
par comparaison avec le sublime des Tours,
Dy 1212
66 MERCURE DE FRANCE
un qu'il mourût de Corneille lui paroît
un tour sublime,voyez ,je vous prie, comme
nous nous trompions . Vous croyez que'
lorsque l'on rapporte à Horace le pere la
fuite de son fils , que vous le voyez dans
l'indignation et qu'interrogé sur le parti'
qu'eut dû prendre le fils , le pere répond
qu'il mourut , vous croyez que c'est le
sentiment que vous admirez , point du
tout : c'est le tour. Que reste - t- il à dire
de l'Ode à présent , le sublime en fait
partie , on ne fait plus qu'attaquer les
Odes méthodiques , on y veut des écarts,
et ces écarts, au gré de l'Auteur, valent bien
tout ce que la raison peut produire avec tout
son orgueil ; à vous dire mon avis , j'avois
toujours crû l'imagination aussi orgüeilleuse
que la raison, mais que voulez vous ?
l'Auteur feint de se brouiller avec la raison.
Des écarts surtout, des écarts , voilà ce
qu'il demande à un Poëte lyrique. L'ordre
de l'Ode c'est le désordre, si M. de la Motte
revenoit , il auroit beau s'écrier , je voudrois
dans une Ode de la raison et du
feu. L'Auteur répondroit , je préfere mon
feu à toute votre raison. L'Auteur admet
par complaisance des Odes anacréontiques
, mais il y veut encore du désordre ,
il n'y a , selon lui , qu'une façon d'écrire
lans chaque genre , point d'Eglogue , si
elle
JANVIER 1734. 67
>
elle n'est simple , point de fable si elle
n'est naïve point d'Ode si vous n'y
mettez des écarts et si la foule des di
gressions n'y surpasse le fond de la chose .
D'un vol leger l'Auteur a couru sur
tous les genres ; voyez le se rabattre sur
les petits Poëmes , à commencer par le
Sonnet, et celui - ci c'est son favori , il a ,
si vous l'en croyez ,un raport parfait avec
Mlle Camargo ; comme elle , il est asservi
à la contrainte,et son mérite est d'être
libre comme elle. Vous craignez pour
l'Auteur et pour la Danseuse et l'un et
l'autre vous surprennent par les graces ;
par la même raison le Rondeau , la Ballade
et les Triolets lui plaisent infiniment , les
Stances ont le même avantage . Il est dif
ficile de réussir dans ces sortes d'ouvrages,
mais l'Auteur aimeroit mieux avoir fait
Pun des moindres d'entre ces petits Poëmes
que deux Ouvrages entiers de raisonnement ,
que quatre Tragédies. Il n'oublie le
Madrigal et l'Epigramme , et dans ces nouveaux
Poëmes- ci , l'Auteur veut encore
du naïf ; il nous surprend ce naïf , et il
n'est jamais l'effet de la colere ; par là il
porte des coups plus certains les Cantates
ne sont point du gout de l'Auteur
il passeroit les piéces marotiques , si elles
n'étoient pas en stile marotique.
D vj . Vous
pas
>
6.8 MERCURE DE FRANCE
६
Vous ne vous plaindrez pas , Monsieur,
d'être accablé par le grand nombre de
principes ; l'Auteur nous a instruit , le
voilà en droit de nous dire son avis sur
les causes de la corruption du gout.
Il en parle historiquement dans une
premiere lettre.Chez les Romains , comme
parmi nous la Paix a été l'époque de la
naissance et des progrez du gout ; et parmi
nous , comme chez les Romains , la
guerre a été le tombeau du gout . Mais
comme dit l'Auteur , après la décadence
du gout , l'ignorance est le grand remede
apparemment elle emporte les mauvaises
impressions de l'esprit , comme le grand
remede emporte le mauvais sang. Ne nous
chicannez pas, je vous prie , sur la comparaison
, car c'est ce que j'ai vû de plus
énergique dans l'ouvrage.
Dans une seconde lettre l'Auteur se
propose de parler philosophiquement ,
écoutez le Philosophe. Un homme a gâté
le gout chez les Romains , c'est Seneque,
et c'est parce qu'il avoit beaucoup d'esprit
qu'il a gâté le gout en fait d'éloquence ,
comme Ovide l'avoit gâté avant lui en
fait de Poësie ; les Seneques et les Ovides
de nôtre tems, c'est, dit- on , M. de Fontenelle
et M. de la Motte . M. de Fontenelle,
à ce que dit l'Auteur, a beaucoup de
délicatesse
JANVIER 17345 69
délicatesse dans l'imagination ; il ne dit pas
dans l'esprit. Vous me dites quelquefois
que M. de Fontenelle est sans contredit
un des plus grands Génies et un des plus
beaux Esprits que les siècles ayent produit
; l'Auteur ne lui en accorde pas tant,
il dit seulement que M. de Fontenelle est
capable de s'élever aux premiers principes ,
de mener à la verité par le chemin le plus
court et de semer ce chemin de fleurs . M. de
Fontenelle a de l'imagination et s'en rend le
maître , ce qui est un défaut selon l'Auteur
, car ce qui constitue le grand Génie ,
c'est de se laisser emporter par son imagination,
dès- là, point de chaleur chez M. de
Fontenelle et en supposant avec l'Auteur
que le sentiment dans un ouvrage doive
passer avant les vûës , on pourroit conclure
que tout ouvrage qui ne s'étayera
pas du sentiment, petilla t '-il de lumieres
philosophiques , ne doit pas tenir un
grand rang parmi les Ouvrages d'esprit.
Mais ce qui manque à M. de Fontenelle
du côté du désordre des idées , il le gagne du
côté de la précision , il surprend continuellement
et par ses idées et par le tour heureux
qu'il donne à ses idées : il en a de neuves et
de communes qu'il fait passer pour neuves ,
qu'il habille en paradoxes . L'Auteur a
jugé des paradoxes de M. de Fontenelle.
par
70
MERCURE
DE FRANCE
par comparaison
avec les siens . Ceux
qu'il a donnez au Public ont été trouvez
plus ingenieux que solides , et en lisant
ceux de M. de Fontenelle , on croit ne
faire qu'ouvrir les yeux sur un pays connu
; et vous entendez quel défaut c'est en
fait d'ouvrage d'esprit , de s'accorder avec
le Lecteur. Ce n'est pas là tout le merite
de M. de Fontenelle ; chez lui l'Art est
si caché, que quand vous attendez de lui
des ornemens , il vous donne des choses
simples qui vous surprennent
plus que
les ornemens n'eussent fait , et qu'en revanche
vous retrouvez avec la parure des
matieres qui sembloient ne la pas comporter.
En effet, quelle est l'idée de M. de
Fontenelle de badiner avec la Mort ? de
montrer de l'imagination
et même de la
plus enjouée dans une Oraison funebre ?
il a beau produire par son enjoument
l'effet qu'il lui demande , on seroit bien
plus content de voir M. de Fontenelle
gémir sur le sort d'un ami , cela feroit
preuve du bon coeur. Encore en matiere
de Géometrie les fleurs révoltent : M. de
Fontenelle réduit les Scavans au niveau
des autres hommes , qui, attirez par les
idées sensibles , se trouvent avoir recueilli
les principes comme les Géometres mêmes.
Tout le corps des Géometres devroit
s'élever
JANVIER 1734 71
s'élever contre un pareil attentat . M. de
Fontenelle a encore grand tort de tailler
une idée comme on taille un diamant ; on
l'aimeroit mieux brutte et moins brillante,
on le quitte de ses agrémens , c'est un
plaisir qu'il procure , à la verité , mais
c'est une illusion qu'il cause .
L'Auteur n'est pas plus favorable à M.
de la Motte , il ne manque pas d'esprit ,
mais l'Auteur trouve qu'il manque de
gout. Et il est à propos de faire une bonne
fois le procès à ce Public , qui a mis les
Odes de M. de la Motte à côté de celles
de Rousseau , qui a comparé ses Fables
à celles de la Fontaine , ses Tragédies à
celles des Corneilles et des Racines, et ses
Operas à ceux de Quinault , et qui a encore
assigné à ses discours l'éloquence et
à toute sa Frose une classe à part pour ne
le comparer en ce point qu'à lui - même .
Ce Public a le gout gâté, corrompu. Prenez
vous en à M. de Fontenelle que l'Auteur
compare à un Cuisinier. Et surquoi
fondée la comparaison? sur ce que M. de
Fontenelle a introduit dans le pays des
Lettres le gout de la précision , sur ce
qu'il a semé les Analises en tout genre.
d'ouvrages, et sur ce qu'il a réduit l'imagination
à n'aller jamais que de pair avec
la raison. M. de la Motte a aussi tourné
du
72
MERCURE DE FRANCE
›
du côté de cette Logique incommode , il
a été habile à tirer les conséquences , et c'étoit
sur le choix des principes qu'il falloit
l'être : éclairé par l'Auteur , il eut mieux
fait et n'eut cependant pas si bien réussi,
parce que le Public avoit le gout gâtẻ.
La conclusion de cet Ouvrage c'est
que nous devons consulter le sentiment ,
et ne pas nous en raporter à notre raison,
qui n'est par elle - même que sécheresse .
C'est dans notre coeur qu'est la source du
gout , et mal- à - propos à- t'on regardé
jusqu'ici le discernement comme une
qualité de l'esprit.
L'Auteur dans une troisiéme et derniere
Lettre observe heureusement qu'une des
causes de la corruption du gout , c'est
l'esprit de manege aujourd'hui , trop à la
mode parmi les gens de Lettres . Ce malheureux
talent énerve les qualitez de
Fame. Cette souplesse qui fait de bons
courtisans ne nous éleve point assez l'imagination
et nous rend au contraire incapables
de ces grandes et sublimes idées
qui n'appartiennent qu'à une imagination
indépendante. Je suis & c.
Je me propose de vous entretenir par
une seconde Lettre , des détails de l'Ouvrage
, et de rendre justice aux beautez
qui y sont répanduës, sans en dissimuler les
défauts
qui a pour titre : Réfléxions sur la Poësie
en général , sur l'Eglogue , sur la Fa
ble, sur l'Elegie, sur la Satyre, sur l'Ode,
et sur les autres petits Poëmes.
Vous
'Ous me demandés , Monsieur , ce
que c'est qu'un Livre nouveau , intitulé
: Réfléxions , &c ?C'est un Ouvrage
singulier, qui ne ressemble à rien de tout
ce que vous connoissez . L'Auteur tresdésinteressé
sur sa propre réputation
n'évite peut-être point assez le stile qu'il
condamne , il se tenoit en garde , mais
imperceptiblement et à son insçû, la contagion
l'aura gagné.
Le dessein de l'Auteur est de traitter
de la Poësie en général et des différens
genres de Poësie ; vous vous imaginez
peut- être qu'il se borne à en donner les
préceptes et les régles ; il va plus loin , il
remontejusqu'aux sources de notre plaisir. Se
flatte-t- il de les avoir découvertes ? Il s'égaye
en présentant toujours force images
Dij
et
to MERCURE DE FRANCE
et de temps à autre quelques idées qui lui
sont particulieres,
Le seul mot de Poësie le met d'abord .
en enthousiasme. Au nom de la Poësie
ne voyez vous pas s'animer tout ce qui
existe dans la nature ? L'Auteur qui croit
en devoir parler poëtiquement envoye
audevant de son Lecteur les Faunes et les
Dryades. Le murmure des Ruisseaux
vient se joindre à une autre sorte de concert
formé par les habitans des Airs . D'un
autre côté par respect et pour ne pas déplaire
, se retirent les Bêtes meurtrieres ,
qui ne veulent pas troubler nos plaisirs.
Tels sont les Privileges de la Poësie .
Ce n'étoit pas - là notre premier langage
; nous prîmes d'abord la forme de
nous exprimer la plus simple , mais il
nous falloit un langage de fête. La Poësie
nous en a servi . Elle devient pour nous
un plaisir de convention , que l'on ne goute
qu'à mesure que l'on se fait à la lecture
des Vers. Naissent en foule les images,
toujours agréables par deux endroits.
Elles servent à fixer nos idées , elles réveillent
nos passions ; la premiere de ces
raisons de notre plaisir , nous la sçavions;
la seconde , qui n'est pas connue de tout
le monde,est peut- être un peu trop aprofondie
par comparaison , avec le reste de
J'OuJANVIER.
1734
Zi
Ouvrage. Ne vous en étonnez pas ;
1'Auteur qui raporte tout au sentiment,
n'a voulu que sentir , et s'est moins sou
cié de raisonner.
Mais à l'égard de cet avantage de réveiller
les passions que l'on attribuë à la
Poësie et à ses images ; l'éloquence le partage
avec elle ; elle a ses peintures et ses
mouvemens. Quel est donc le grand plaisir
que produit la Poësie ? Celui de voir
la difficulté vaincuë. Un Poëte se gêne et
se contraint pour rendre ses idées , et malgré
la contrainte il parvient à les rendre ;
nous partageons avec lui cette petite victoire.
Que dis - je ? Petite victoire , c'est
une conquête importante , et c'étoit sagesse
de la part du Poëte de risquer à ce
prix le sacrifice de tout ce que l'imagi
nation et le génie pouvoient lui fournir.
Les Grands Poëtes ne perdront rien à la
gêne , l'Auteur s'en rend la caution. Mal
propos M. de la Motte se plaint- il de
ce que pour lui donner des Vers , on lui
enlève le plus souvent la justesse , la précision
, l'agrément , les convenances. L'Auteur
des Réfléxions veut des Vers à quelque
prix que ce soit , et sur sa parole vous
pouvez croire que c'est le propre du
grand Poëte de ne se ressentir en rien de
la gêne des Vers.
Diij Mais
62 MERCURE DE FRANCE!
Mais il y a Vers et Vers ; sa folie c'ese
l'Eglogue, et son malheur, c'est de n'en paint
trouver d'assez bonnes ; il aime les Prez ,
les Bois , les Fontaines ; il confesse sa foiblesse
, si vous en aviez envie , vous le séduiriez
avec le murmure d'une Fontaine.
Accourez Bergers et Bergeres , mais pre
nez bien garde au ton que vous allez
donner à vos Chalumeaux ; on ne veut
point de vos Airs rustiques, encore moins
de ces Airs rafinez que l'on chante dans
les Villes. Eloignez - vous également de
l'un et de l'autre ton , et vous aurez trouvé
le véritable . Rien que du sentiment ,
voilà tout ce qu'il nous faut. Si vous pouviez
ne faire que respirer , ce seroit encore
mieux; le fond de vos conversations ',
il est aisé de le regler . M. de Fontenelle
vous a fait parler de vos amours et de
votre tranquillité : ce ne sont point les
détails de la vie champêtre que nous aimons
; entretenez nous de votre bonheur
et de la paix profonde où vous vivez .
Quoique l'Auteur copie M. de Fontenelle
, ne croyez pas qu'il en soit trop épris,
il a fait l'anatomie de ses Eglogues ; ellos
lui avoient d'abord paru tendres , mais
il s'étoit trompé , ce n'est que le ton qui en
est tendre. Tout le monde en est la dupe,
l'Auteur en convient ; mais il nous avertit
JANVIER. 1734. 3
tit que nous nous méprenons, que nous
ne sentons point , que nous croyons sentir.
M. de Fontenelle va changer de
nom , ce n'est plus un grand Poëte , ce
n'est plus un esprit facile , tendre , naïf ,
délicat , sublime ; c'est un grand sorcier ,
qui a pris tous ces différens tons - là; l'Auteur
lui accorde seulement d'avoir dit des
choses fines et lui reproche de les avoir
dites trop fines pour l'Eglogue. Une chose
m'embarasse , c'est que la plupart des
femmes apprennent par coeur ces Eglogues
; elles qui se connoissent en sentiment
, pour le moins aussi bien que
nous, y sont trompées toutes les premiéres
; et loin de vouloir être désabusées ,
elles prient Messieurs les Auteurs de les
tromper toujours de la même façon.
De l'Eglogue , l'Auteur passe à la Fable,
c'est un genre de Poëme, où doit sur-tout
regner le naïf. Il faut choisir une verité
agréable, qui fasse un fond gay; que le récit
ne soit ni trop court, ni trop long. Semez-
le , si vous voulez , de réfléxions , mais
de réfléxions vives , et qui naissent du fond
du sujet.Sur tout, ayezgrand soin du choix
de vos personnages, car l'Auteur ne pardonne
point à M. de la Motte d'avoir fait parler
Dom Jugement , Dame Mémoire et
Demoiselle Imagination ; on ne sçait de
Diiij quelle
64 MERCURE DE FRANCE
quelle couleur les habiller. M. de la Motre
a eu grand tort de ne pas habiller Demoiselle
Imagination en couleur de Rose,
il auroit un procès de moins à essuyer
aussi l'Auteur aime t'il la Lime pour personnage
dans une Fable , parce qu'il connoît
la couleur d'une Lime . Pour ce qui est
de placer la Moralité , l'Auteur vous en
laisse le maître ; le commencement , la
fin de la Fable , toute place lui est également
bonne ; si vous placez la moralité
à la fin , chaque circonstance du fait sert
à l'annoncer ; si vous la placez au commencement
, au lieu de la deviner , on en
fait l'application à mesure que l'on avance
dans le fait , ce qui est une autre sorte
de plaisir . Par occasion , l'Auteur parle
des Contes , où il voudroit de la finesse,
mais ils en auroient plus de poison . A titre
de Philosophe , il nous conseille de
nous en passer.
C'est bien à regret que l'Auteur nous
parle de ces vilains petits Poëmes que l'on
appelle Elegies ; une bonne raison pour
laquelle il ne les goute point , c'est qu'il
veut vivre et qu'il ne veut point que les autres
meurent. La belle chanson que celle d'un
homme qui dit continuellement en vers qu'il
va mourir. Encore l'Elegie est- elle si courte
que l'on n'a pas le tems de faire connoisJANVIER
1734 65
noissance avec lui , et de devenir sensible
à ses maux ; du moins dans une Tragédie
où s'interresse davantage au sort de celui
qui gémit, parce qu'on le connoît et que
l'on a tout le cours de la piéce pour s'attendrir.
L'Auteur trouve un grand défaut
dans les Elegies , même les plus estimées
, c'est que l'on y répand des images
trop fortes et trop énergiques , il voudroit
plus de molesse dans le stile parce
qu'il présume que la douleur affoiblit le
plaignant.
,
L'Auteur glisse sur la Satyre , il y veut
du feu , du sel même des agrémens
étrangers,car peut s'en faut , dit l'Auteur,
qu'à l'égard de ce genre d'ouvrage , notre
inconstance ne l'emporte sur notre malignité
et que nous ne demandions des Satyres qui
ne soient plus satyres.
› Chemin faisant , il faut s'arrêter au sublime
avec l'Auteur , il en parle à propos
de l'Ode, et il n'en connoît que de deux
sortes , celui des Images et celui des Tours.
Ici il copie Boileau pendant plus de trois
pages pour le dédommager de ce qu'il
avoit dit de lui sur la Satyre , qu'il manquoit
de délicatesse. Le sublime des Images
c'est les differentes peintures qu'elles
présentent ; celui - ci ne lui paroît rien
par comparaison avec le sublime des Tours,
Dy 1212
66 MERCURE DE FRANCE
un qu'il mourût de Corneille lui paroît
un tour sublime,voyez ,je vous prie, comme
nous nous trompions . Vous croyez que'
lorsque l'on rapporte à Horace le pere la
fuite de son fils , que vous le voyez dans
l'indignation et qu'interrogé sur le parti'
qu'eut dû prendre le fils , le pere répond
qu'il mourut , vous croyez que c'est le
sentiment que vous admirez , point du
tout : c'est le tour. Que reste - t- il à dire
de l'Ode à présent , le sublime en fait
partie , on ne fait plus qu'attaquer les
Odes méthodiques , on y veut des écarts,
et ces écarts, au gré de l'Auteur, valent bien
tout ce que la raison peut produire avec tout
son orgueil ; à vous dire mon avis , j'avois
toujours crû l'imagination aussi orgüeilleuse
que la raison, mais que voulez vous ?
l'Auteur feint de se brouiller avec la raison.
Des écarts surtout, des écarts , voilà ce
qu'il demande à un Poëte lyrique. L'ordre
de l'Ode c'est le désordre, si M. de la Motte
revenoit , il auroit beau s'écrier , je voudrois
dans une Ode de la raison et du
feu. L'Auteur répondroit , je préfere mon
feu à toute votre raison. L'Auteur admet
par complaisance des Odes anacréontiques
, mais il y veut encore du désordre ,
il n'y a , selon lui , qu'une façon d'écrire
lans chaque genre , point d'Eglogue , si
elle
JANVIER 1734. 67
>
elle n'est simple , point de fable si elle
n'est naïve point d'Ode si vous n'y
mettez des écarts et si la foule des di
gressions n'y surpasse le fond de la chose .
D'un vol leger l'Auteur a couru sur
tous les genres ; voyez le se rabattre sur
les petits Poëmes , à commencer par le
Sonnet, et celui - ci c'est son favori , il a ,
si vous l'en croyez ,un raport parfait avec
Mlle Camargo ; comme elle , il est asservi
à la contrainte,et son mérite est d'être
libre comme elle. Vous craignez pour
l'Auteur et pour la Danseuse et l'un et
l'autre vous surprennent par les graces ;
par la même raison le Rondeau , la Ballade
et les Triolets lui plaisent infiniment , les
Stances ont le même avantage . Il est dif
ficile de réussir dans ces sortes d'ouvrages,
mais l'Auteur aimeroit mieux avoir fait
Pun des moindres d'entre ces petits Poëmes
que deux Ouvrages entiers de raisonnement ,
que quatre Tragédies. Il n'oublie le
Madrigal et l'Epigramme , et dans ces nouveaux
Poëmes- ci , l'Auteur veut encore
du naïf ; il nous surprend ce naïf , et il
n'est jamais l'effet de la colere ; par là il
porte des coups plus certains les Cantates
ne sont point du gout de l'Auteur
il passeroit les piéces marotiques , si elles
n'étoient pas en stile marotique.
D vj . Vous
pas
>
6.8 MERCURE DE FRANCE
६
Vous ne vous plaindrez pas , Monsieur,
d'être accablé par le grand nombre de
principes ; l'Auteur nous a instruit , le
voilà en droit de nous dire son avis sur
les causes de la corruption du gout.
Il en parle historiquement dans une
premiere lettre.Chez les Romains , comme
parmi nous la Paix a été l'époque de la
naissance et des progrez du gout ; et parmi
nous , comme chez les Romains , la
guerre a été le tombeau du gout . Mais
comme dit l'Auteur , après la décadence
du gout , l'ignorance est le grand remede
apparemment elle emporte les mauvaises
impressions de l'esprit , comme le grand
remede emporte le mauvais sang. Ne nous
chicannez pas, je vous prie , sur la comparaison
, car c'est ce que j'ai vû de plus
énergique dans l'ouvrage.
Dans une seconde lettre l'Auteur se
propose de parler philosophiquement ,
écoutez le Philosophe. Un homme a gâté
le gout chez les Romains , c'est Seneque,
et c'est parce qu'il avoit beaucoup d'esprit
qu'il a gâté le gout en fait d'éloquence ,
comme Ovide l'avoit gâté avant lui en
fait de Poësie ; les Seneques et les Ovides
de nôtre tems, c'est, dit- on , M. de Fontenelle
et M. de la Motte . M. de Fontenelle,
à ce que dit l'Auteur, a beaucoup de
délicatesse
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délicatesse dans l'imagination ; il ne dit pas
dans l'esprit. Vous me dites quelquefois
que M. de Fontenelle est sans contredit
un des plus grands Génies et un des plus
beaux Esprits que les siècles ayent produit
; l'Auteur ne lui en accorde pas tant,
il dit seulement que M. de Fontenelle est
capable de s'élever aux premiers principes ,
de mener à la verité par le chemin le plus
court et de semer ce chemin de fleurs . M. de
Fontenelle a de l'imagination et s'en rend le
maître , ce qui est un défaut selon l'Auteur
, car ce qui constitue le grand Génie ,
c'est de se laisser emporter par son imagination,
dès- là, point de chaleur chez M. de
Fontenelle et en supposant avec l'Auteur
que le sentiment dans un ouvrage doive
passer avant les vûës , on pourroit conclure
que tout ouvrage qui ne s'étayera
pas du sentiment, petilla t '-il de lumieres
philosophiques , ne doit pas tenir un
grand rang parmi les Ouvrages d'esprit.
Mais ce qui manque à M. de Fontenelle
du côté du désordre des idées , il le gagne du
côté de la précision , il surprend continuellement
et par ses idées et par le tour heureux
qu'il donne à ses idées : il en a de neuves et
de communes qu'il fait passer pour neuves ,
qu'il habille en paradoxes . L'Auteur a
jugé des paradoxes de M. de Fontenelle.
par
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MERCURE
DE FRANCE
par comparaison
avec les siens . Ceux
qu'il a donnez au Public ont été trouvez
plus ingenieux que solides , et en lisant
ceux de M. de Fontenelle , on croit ne
faire qu'ouvrir les yeux sur un pays connu
; et vous entendez quel défaut c'est en
fait d'ouvrage d'esprit , de s'accorder avec
le Lecteur. Ce n'est pas là tout le merite
de M. de Fontenelle ; chez lui l'Art est
si caché, que quand vous attendez de lui
des ornemens , il vous donne des choses
simples qui vous surprennent
plus que
les ornemens n'eussent fait , et qu'en revanche
vous retrouvez avec la parure des
matieres qui sembloient ne la pas comporter.
En effet, quelle est l'idée de M. de
Fontenelle de badiner avec la Mort ? de
montrer de l'imagination
et même de la
plus enjouée dans une Oraison funebre ?
il a beau produire par son enjoument
l'effet qu'il lui demande , on seroit bien
plus content de voir M. de Fontenelle
gémir sur le sort d'un ami , cela feroit
preuve du bon coeur. Encore en matiere
de Géometrie les fleurs révoltent : M. de
Fontenelle réduit les Scavans au niveau
des autres hommes , qui, attirez par les
idées sensibles , se trouvent avoir recueilli
les principes comme les Géometres mêmes.
Tout le corps des Géometres devroit
s'élever
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s'élever contre un pareil attentat . M. de
Fontenelle a encore grand tort de tailler
une idée comme on taille un diamant ; on
l'aimeroit mieux brutte et moins brillante,
on le quitte de ses agrémens , c'est un
plaisir qu'il procure , à la verité , mais
c'est une illusion qu'il cause .
L'Auteur n'est pas plus favorable à M.
de la Motte , il ne manque pas d'esprit ,
mais l'Auteur trouve qu'il manque de
gout. Et il est à propos de faire une bonne
fois le procès à ce Public , qui a mis les
Odes de M. de la Motte à côté de celles
de Rousseau , qui a comparé ses Fables
à celles de la Fontaine , ses Tragédies à
celles des Corneilles et des Racines, et ses
Operas à ceux de Quinault , et qui a encore
assigné à ses discours l'éloquence et
à toute sa Frose une classe à part pour ne
le comparer en ce point qu'à lui - même .
Ce Public a le gout gâté, corrompu. Prenez
vous en à M. de Fontenelle que l'Auteur
compare à un Cuisinier. Et surquoi
fondée la comparaison? sur ce que M. de
Fontenelle a introduit dans le pays des
Lettres le gout de la précision , sur ce
qu'il a semé les Analises en tout genre.
d'ouvrages, et sur ce qu'il a réduit l'imagination
à n'aller jamais que de pair avec
la raison. M. de la Motte a aussi tourné
du
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du côté de cette Logique incommode , il
a été habile à tirer les conséquences , et c'étoit
sur le choix des principes qu'il falloit
l'être : éclairé par l'Auteur , il eut mieux
fait et n'eut cependant pas si bien réussi,
parce que le Public avoit le gout gâtẻ.
La conclusion de cet Ouvrage c'est
que nous devons consulter le sentiment ,
et ne pas nous en raporter à notre raison,
qui n'est par elle - même que sécheresse .
C'est dans notre coeur qu'est la source du
gout , et mal- à - propos à- t'on regardé
jusqu'ici le discernement comme une
qualité de l'esprit.
L'Auteur dans une troisiéme et derniere
Lettre observe heureusement qu'une des
causes de la corruption du gout , c'est
l'esprit de manege aujourd'hui , trop à la
mode parmi les gens de Lettres . Ce malheureux
talent énerve les qualitez de
Fame. Cette souplesse qui fait de bons
courtisans ne nous éleve point assez l'imagination
et nous rend au contraire incapables
de ces grandes et sublimes idées
qui n'appartiennent qu'à une imagination
indépendante. Je suis & c.
Je me propose de vous entretenir par
une seconde Lettre , des détails de l'Ouvrage
, et de rendre justice aux beautez
qui y sont répanduës, sans en dissimuler les
défauts
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Résumé : LETTRE à M*** au sujet d'un Livre qui a pour titre : Réfléxions sur la Poësie en général, sur l'Eglogue, sur la Fable, sur l'Elegie, sur la Satyre, sur l'Ode, et sur les autres petits Poëmes.
La lettre traite d'un ouvrage intitulé 'Réflexions sur la Poésie en général, sur l'Églogue, sur la Fable, sur l'Élégie, sur la Satyre, sur l'Ode, et sur les autres petits Poëmes'. L'auteur de la lettre répond à une demande concernant ce livre, qu'il décrit comme singulier et différent de tout ce que le destinataire connaît. L'auteur de l'ouvrage, bien que désintéressé par sa propre réputation, ne parvient pas toujours à éviter le style qu'il critique. L'ouvrage examine la poésie en général et ses différents genres. Contrairement à une simple présentation de préceptes et de règles, l'auteur explore les sources du plaisir poétique. Il utilise des images et des idées personnelles pour illustrer ses points, souvent avec enthousiasme. La poésie est présentée comme un langage de fête, un plaisir de convention qui fixe les idées et réveille les passions. L'auteur discute des privilèges de la poésie, qui anime la nature et contraint le poète à exprimer ses idées malgré les difficultés. Il critique certains poètes, comme M. de la Motte, pour leur manque de justesse et de précision dans les vers. Il apprécie les églogues, les fables, les odes et les petits poèmes, chacun ayant ses propres règles et contraintes. Par exemple, il préfère les églogues simples et les fables naïves, et il critique les élégies pour leur style trop énergique. L'auteur aborde également la corruption du goût, attribuant cette décadence à des figures comme Sénèque et Ovide chez les Romains, et à des contemporains comme M. de Fontenelle et M. de la Motte. Il conclut en discutant des causes historiques et philosophiques de cette corruption, soulignant l'impact de la paix et de la guerre sur le goût littéraire. Le texte critique les œuvres de M. de Fontenelle et M. de la Motte, tout en discutant du goût littéraire du public. M. de Fontenelle est loué pour sa précision et son habileté à surprendre par ses idées, mais ses paradoxes sont jugés plus ingénieux que solides. Son art est si caché qu'il surprend par des choses simples plutôt que par des ornements. Cependant, son enjouement dans une oraison funèbre et ses fleurs en géométrie sont critiqués. L'auteur compare M. de Fontenelle à un cuisinier, introduisant la précision et l'analyse dans les lettres. M. de la Motte est jugé manquant de goût, malgré son esprit. Le public est accusé d'avoir un goût corrompu, comparant les œuvres de M. de la Motte à celles de grands auteurs. La conclusion est que le goût réside dans le cœur et non dans la raison. L'auteur critique également l'esprit de manège parmi les gens de lettres, qui énerve les qualités de l'imagination.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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3
p. 71-102
LE MIROIR. Par M. DE MARIVAUX.
Début :
Si vous aimez, Monsieur, les aventures un peu singulieres, en voici une [...]
Mots clefs :
Aventure singulière, Esprits, Esprit, Hommes, Idées, Auteur, Génies, Homme, Sophocole, Racine, Corneille, Jean Chapelain, Miroir, Mérite, Estime, Poème, Cicéron
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LE MIROIR. Par M. DE MARIVAUX.
LE MIROIR.
Par M. DE MARIVAU X.
vous aimez , Monfieur , les aventures
un peu fingulieres , en voici une
qui a dequoi vous contenter : je ne vous
prefferai point de la croire ; vous pouvez
la regarder comme un pur jeu d'efprit ,
elle a l'air de cela ; cependant c'eſt à moi
qu'elle est arrivée.
Je ne vous dirai point au refte dans quel
endroit de la terre j'ai vû ce que je vais
vous dire. C'eft un pays dont les Géographes
n'ont jamais fait mention , non qu'il
ne foit très- fréquenté ; tout le monde y va ,
vous y avez fouvent voyagé vous- même ,
& c'est l'envie de m'y amufer qui m'y a
infenfiblement conduit. Commençons.
Il y avoit trois ou quatre jours que j'étois
à ma campagne , quand je m'avifai
un matin de me promener dans une allée
de mon parc ; retenez bien cette allée ,
car c'eft de la d'où je fuis parti pour le
voyage dont j'ai à vous entretenir.
Dans cette allée je lifois un livre dont
la lecture me jetta dans de profondes réflexions
fur les hommes,
Et de réflexions en réflexions , tou72
MERCURE DE FRANCE.
jours marchant , toujours allant , je mar
chai tant , j'allai tant , je réfléchis tant , &
fi diverſement , que fans prendre garde à
ce que je devenois , fans obferver par où
je paffois , je me trouvai infenfiblement
dans le pays dont je parlois tout à l'heure ,
où j'achevai de m'oublier , pour me livrer
tout entier au plaifir d'examiner ce qui
s'offroit à mes regards , & en effet le ſpectacle
étoit curieux. Il me fembla donc ;
mais je dis mal , il ne me fembla point :
je vis fûrement une infinité de fourneaux
plus ou moins ardens , mais dont le feune
m'incommodait point , quoique j'en
approchaffe de fort près.
Je ne vous dirai pas à préſent à quoi
ils fervoient ; il n'eft pas encore tems .
Ce n'eft pas là tout ; j'ai bien d'autres
chofes à vous raconter. Au milieu de tous
les fourneaux étoit une perfonne , ou , fi
vous voulez , une Divinité , dont il me feroit
inutile d'entreprendre le portrait , auſſi
n'y tâcherai-je point.
Qu'il vous fuffife de fçavoir que cette
perfonne ou cette Divinité , qui en gros
me parut avoir l'air jeune , & cependant
antique , étoit dans un mouvement perpétuel
, & en même tems fi rapide , qu'il
me fut impoffible de la confiderer en face.
Ce qui eft de certain , c'eft que dans le
mouvement
JANVIER. 1755 . 73
mouvement qui l'agitoit , je la vis fous
tant d'afpects , que je crus voir fucceffivement
paffer toutes les phifionomies du
monde , fans pouvoir faifir la fienne , qui
apparemment les contenoit toutes.
Ce que je démêlai le mieux , & ce que
je ne perdis jamais de vue , malgré fon
agitation continuelle , ce fut une efpece
de bandeau , ou de diadême , qui lui ceignoit
le front, & fur lequel on voyoit écrit
LA NATURE.
Ce bandeau étoit large , élevé , & comme
partagé en deux Miroirs éclatans ,
dans l'un defquels on voyoit une repréfentation
inexplicable de l'étendue en gé
néral , & de tous les myfteres ; je veux
dire des vertus occultes de la matiere , de
l'efpace qu'elle occupe , du reffort qui la
meut , de fa divifibilité à l'infini ; en un
mot de tous les attributs dont nous ne
connoiffons qu'une partie.
L'autre miroir qui n'étoit féparé du
premier que d'une ligne extrêmement déliée
, repréſentoit un être encore plus indéfiniffable.
C'étoit comme une image de l'ame , ou
de la penſée en général ; car j'y vis toutes
les façons poffibles de penfer & de fentir
des hommes , avec la fubdivifion de tous
les degrés d'efprit & de fentiment , de vices
D
74 MERCURE DE FRANCE.
& de vertus , de courage & de foibleffe ,
de malice & de bonté , de vanité & de
fimplicité que nous pouvons avoir.
Enfin tout ce que les hommes font ,
tout ce qu'ils peuvent être , & tout ce
qu'ils ont été , fe trouvoit dans cet exemplaire
des grandeurs & des miferes de l'ane
humaine.
J'y vis , je ne fçai comment , tout ce
qu'en fait d'ouvrages , l'efprit de l'homme
avoit jufqu'ici produit ou rêvé , c'eſt-àdire
j'y vis depuis le plus mauvais conte
de Fée , jufqu'aux fyftêmes anciens & modernes
les plus ingénieufement imaginés
; depuis le plus plat écrivain jufqu'à
l'auteur des Mondes : c'étoit y trouver les
deux extrêmités. J'y remarquai l'obſcure
Philofophie d'Ariftote ; & malgré fon obfcurité
, j'en admirai l'auteur , dont l'efprit
n'a point eu d'autres bornes que celles que
l'efprit humain avoit de fon tems ; il me
fembla même qu'il les avoit paffées .
J'y obfervai l'incompréhenfible & merveilleux
tour d'imagination de ceux qui
durant tant de fiécles ont cru non feulement
qu'Ariftote avoit tout connu , tout
expliqué , tout entendu , mais qui ont encore
cru tout comprendre eux - mêmes ,
& pouvoir rendre raifon de tout d'après
lui.
JANVIER. 1755. 75
J'y trouvai cette idée du Pere Mallebranche
, ou , fi vous voulez , cette viſion
auffi raifonnée que fubtile & finguliere ,
& qui n'a pu s'arranger qu'avec tant d'efprit
, qui eft que nous voyons tout en
Dieu .
Le fyftême du fameux Defcartes , cet
homme unique , à qui tous les hommes
des fiécles à venir auront l'éternelle obligation
de fçavoir penfer , & de penfer
mieux que lui ; cet homme qui a éclairé
la terre , qui a détruit cette ancienne idole
de notre ignorance ; je veux dire le tiſſu
de fuppofitions , refpecté depuis fi longtems
, qu'on appelloit Philofophie , & qui
n'en étoit pas moins l'ouvrage des meil,
leurs génies de l'antiquité ; cet homme
enfin qui , même en s'écartant quelquefois
de la vérité , ne s'en écarte plus en
enfant comme on faifoit avant lui , mais
en homme , mais en Philofophe , qui nous
a appris à remarquer quand il s'en écarte
qui nous a laiffé le fecret de nous redreffer
nous mêmes ; qui , d'enfans que nous
étions , nous a changés en hommes à notre
tour, & qui, n'eût- il fait qu'un excellent Roman
, comme quelques- uns le difent , nous
a du moins mis en état de n'en plus faire .
Le fyftême du célebre , du grand
Newton , & par la fagacité de fes dé-
D ij
75 MERCURE DE FRANCE.
couvertes , peut-être plus grand que Defcartes
même , s'il n'avoit pas été bien plus
aifé d'être Newton après Defcartes , que
d'être Defcartes fans le fecours de perfonne
, & fi ce n'étoit pas avec les forces
que ce dernier a données à l'efprit humain
, qu'on peut aujourd'hui furpaffer
Defcartes même. Auffi voyois- je qu'il y a
des génies admirables , pourvû qu'ils viennent
après d'autres , & qu'il y en a de faits
pour venir les premiers. Les uns changent
l'état de l'efprit humain , ils caufent une
révolution dans les idées. Les autres , pour
être à leur place , ont befoin de trouver
cette révolution toute arrivée , ils en corrigent
les Auteurs , & cependant ils ne l'auroient
pas faite .
J'obfervai tous les Poëmes qu'on appelle
épiques , celui de l'Iliade dont je ne
juge point , parce que je n'en fuis pas digne
, attendu que je ne l'ai lû qu'en françois
, & que ce n'eft pas la le connoître
mais qu'on met le premier de tous , &
qui auroit bien de la peine à ne pas l'être ,
parce qu'il eft Grec , & le plus ancien, Celui
de l'Enéide qui a tort de n'être venu
que le fecond , & dont j'admirai l'éléganla
fageffe & la majefté ; mais qui eft
ce ,
un peu long.
Celui du Taffe qui eft fi intéressant ,
JANVIER. 1755 77
qui eft un ouvrage fi bien fait , qu'on lit
encore avec tant de plaifir dans la derniere
traduction françoife qu'un habile
Académicien en a faite ; qui y a conſervé
tant de graces; qui ne vous enleve pas ,
mais qui vous mene avec douceur , par un
attrait moins apperçu que fenti ; enfin qui
vous gagne , & que vous aimez à fuivre ,
en françois comme en italien , malgré
quelques petits conchettis qu'on lui reproche
, & qui ne font pas fréquens.
Celui de Milton , qui eft peut - être le
plus fuivi , le plus contagieux , le plus fublime
écart de l'imagination qu'on ait ja
mais vû jufques ici
J'y vis le Paradis terreftre , imité de Mil
ron , par Madame Du .. Bo ... ouvrage
dont Milton même eut infailliblement
adopté la fageffe & les corrections , &
qui prouve que les forces de l'efprit humain
n'ont point de fexe . Ouvrage enfin
fait par un auteur qui par-tout y a laiffé
l'empreinte d'un efprit à fon tour créateur
de ce qu'il imite , & qui tient en lui , quand
il voudra , de quoi mériter l'honneur d'être
imité lui-même.
Celui de la Henriade , ce Poëme fi agréa
blement irrégulier , & qui à force de
beautés vives , jeunes , brillantes & continues
, nous a prouvé qu'il y a une magie
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
d'efprit , au moyen de laquelle un ouvrage
peut avoir des défauts fans conféquence.
J'oubliois celui de Lucain qui mérite
attention, & où je trouvai une fierté tantôt
Romaine & tantôt Gafconne , qui m'amufa
beaucoup.
Je n'aurois jamais fait fi je voulois parler
de tous les Poëmes que je vis ; mais
j'avoue que je confiderai quelque tems
celui de Chapelain , cette Pucelle fi fameufe
& fi admirée avant qu'elle parut ,
& fi ridicule dès qu'elle fe montra .
L'efprit que Chapelain avoit en de fon
vivant , étoit là auffi bien que fon Poëme ,
& il me fembla que le Poëme étoit bien
au deffous de l'efprit.
J'examinai en même tems d'où cela ve
noit , & je compris , à n'en pouvoir douter
, que fi Chapelain n'avoit fçu que la
moitié de la bonne opinion qu'on avoit
de lui , fon Poëme auroit été meilleur , ou
moins mauvais.
·
Mais cet auteur , fur la foi de fa réputation
, conçut une fi grande & fi férieuſe
vénération pour lui-même , fe crut obligé
d'être fi merveilleux , qu'en cet état il n'y
eut point de vers fur lequel il ne s'appefantit
gravement pour le mieux faire ,
point de raffinement difficile & bizarre
dont il ne s'avisất ; & qu'enfin il ne fir
JANVIER, 1755. 79
plus que des efforts de miférable pédant ,
qui prend les contorfions de fon efprit
pour de l'art , fon froid orgueil pour de la
capacité , & fes recherches hétéroclites
pour du fublime.
Et je voyois que tout cela ne lui feroit
point arrivé , s'il avoit ignoré l'admiration
qu'on avoit eue d'avance pour fa Pucelle .
Je voyois que Chapelain moins eftimé
en feroit devenu plus eftimable ; car dans
le fond il avoit beaucoup d'efprit , mais il
n'en avoit pas affez pour voir clair à travers
tout l'amour propre qu'on lui donna ;
& ce fut un malheur pour lui d'avoir été
mis à une fi forte épreuve que bien d'autres
que lui n'ont pas foutenue.
Il n'y a gueres que les hommes abfolument
fupérieurs qui la foutiennent, & qui
en profitent , parce qu'ils ne prennent jamais
de ce fentiment d'amour propre que
ce qu'il leur en faut pour encourager leur
efprit .
Auffi le public peut-il préfumer de ceuxlà
tant qu'il voudra , il n'y fera point
trompé , & ils n'en feront que mieux . Ce
n'eft qu'en les admirant un peu d'avance ,
qu'il les met en état de devenir admirables
; ils n'oferoient pas l'être fans cela ,
on peut- être ignoreroient- ils combien ils
peuvent l'être.
Div
So MERCURE DE FRANCE.
Voici encore des hommes d'une autre
efpece à cet égard là , & que je vis auffi
dans la glace . L'eftime du public perdit
Chapelain , elle fut caufe qu'il s'excéda
pour s'élever au deffus de la haute idée
qu'on avoit de lui , & il y périt : ceux- ci
au contraire fe relâchent en pareil cas ;
dès que le public eft prévenu d'une cer
taine maniere en leur faveur , ils ofent en
conclure qu'il le fera toujours , & qu'ils
ont tant d'efprit , que même en le laiffant
aller cavalierement à ce qui leur en viendra
, fans tant fe fatiguer, ils ne fçauroient
manquer d'en avoir affez & de reite , pour
continuer de plaire à ce public déja fr
prévenu.
Là- deffus ils fe négligent , & ils tombent.
Ce n'eft pas là tout. Veulent - ils fe
corriger de cet excès de confiance qui leur
a nui ? je compris qu'ils s'en corrigent
tant , qu'après cela ils ne fçavent plus où
ils en font. Je vis que dans la peur qui
les prend de mal faire , ils ne peuvent plus
fe remettre à cet heureux point de hardieffe
& de retenue , où ils étoient avant
leur chûte , & qui a fait le fuccès de leurs
premiers ouvrages.
C'est comme un équilibre qu'ils ne re
trouvent plus , & quand ils le retrouve
roient , le public ne s'en apperçoit pas d'a
JANVIER. 1755.
8'r
bord : il renonce difficilement à fe mocquer
d'eux ; il aime à prendre fa revanche de
l'eftime qu'il leur a accordée ; leur chûte
eft une bonne fortune pour lui.
Il faut pourtant faire une obfervation :
c'est que parmi ceux dont je parle , il y en
a quelques- uns que leur difgrace fcandalife
plus qu'elle ne les abbat , & qui ramaffant
fierement leurs forces , lancent ,
pour ainfi dire , un ouvrage qui fait taire
les rieurs , & qui rétablit l'ordre.
En voilà affez là - deffus : je me fuis:
peut-être un peu trop arrêté fur cette matere
; mais on fait volontiers de trop longues,
relations des chofes qu'on a confidérées
avec attention .
Venons à d'autres objets : j'en remar
quai quatre ou cinq qui me frapperent ,
& quí , chacun dans leur genre , étoient
d'une beauté fublime :
C'étoit l'inimitable élégance de Racine ,
le puiffant génie de Corneille , la fagacité
de l'efprit de la Motte , l'emportement admirable
du fentiment de l'auteur de Rhadamifte
, & le charme des graces de l'auteur
de Zaïre .
Je m'attendriffois avec Racine , je me
trouvois grand avec Corneille ; j'aimois
mes foibleffes avec l'un , elles m'auroient:
deshonoré avec l'autre,
D vi
82 MERCURE DE FRANCE.
L'auteur de Zaïre ennobliffoit mes idées
celui de Rhadamifte m'infpiroit des paffions
terribles ; il fondoit les profondeurs
de mon ame , & je penfois avec la Motte.
Permettez-moi de m'arrêter un peu
fur ce
dernier.
C'étoit un excellent homme , quoiqu'il
ait eu tant de contradicteurs : on l'a mis
au deffous de gens qui étoient bien audeffous
de lui , & le miroir m'a appris d'où
cela venoit en partie .
C'eft qu'il étoit bon à tout , ce qui eft un
grand défaut il vaut mieux , avec les hommes
, n'être bon qu'à quelque chofe , & la
Motte avoit ce tort.
Qu'est- ce que c'eft qu'un homme qui ne
fe contente pas d'être un des meilleurs
efprits du monde en profe , & qui veut
encore faire des opera , des tragédies , des
odes pindariques , anacréontiques , des
comédies même , & qui réuffit en tout
ce que je dis là , qui plus eft cela eſt ri—·
dicule.
Il faut prendre un état dans la République
des Lettres , & ce n'eft pas en avoir
un que d'y faire le métier de tout le
monde ; auffi fes critiques ont- ils habilement
découvert que la Motte avec toute fa.
capacité prétendue , n'étoit qu'un Philofophe
adroit qui fçavoit fe déguifer en ce qu'il
JANVIER. 1755 .
83
vouloit être , au point que fans fon excellent
efprit, qui le trahiffoit quelquefois ,
on l'auroit pris pour un très -bel efprit ;
c'étoit comme un fage qui auroit très - bien
contrefait le petit maître .
On dit que la premiere tragédie dont
on ignoroit qu'il fut l'auteur , paſſa d'abord
pour être un ouvrage pofthume de
Racine.
Dans fes fables même qu'on a tant décriées
, il y en a quelques- unes où il abufe
tant de fa foupleffe , que des gens d'ef
prit qui les avoient lûes fans plaifit dans
le recueil , mais qui ne s'en reffouvenoient
plus , & à qui un mauvais plaifant , quel
que tems après , les récitoit comme de la
Fontaine , les trouverent admirables , &
crurent en effet. que c'étoit la Fontaine qui
les avoit faites. Voilà le plus fouvent comme
on juge, & cependant on croit juger,
Car pourquoi leur avoient- elles paru mauvaifes
la premiere fois qu'ils les avoient
lues : c'eft que la mode étoit que l'auteur
ne réuffit pas; c'eft qu'ils fçavoient alors
que la Motte en étoit l'auteur ; c'eft qu'à la
tête du livre ils avoient vû le nom d'un
homme qui vouloit avoir trop de fortes
de mérite à la fois , qui effectivement les
auroit eus , fi on n'avoit pas empêché le
public de s'y méprendre , & qui même n'a
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
pas laiffé de les avoir à travers les contra--
dictions qu'il a éprouvées ; car on l'a plus
perfécuté que détruit , malgré l'efpece d'oftracifme
qu'on a exercé contre lui , & qu'il'
méritoit bien.
Il faut pourtant convenir qu'on lui fait
un reproche affez juſte , c'eſt qu'il remuoit
moins qu'il n'éclairoit ; qu'il parloit
plus à l'homme intelligent qu'à l'hom
me fenfible ; ce qui eft un defavantage:
avec nous , qu'un auteur ne peut affectionner
ni rendre attentifs à l'efprit qu'il nous.
préfente , qu'en donnant , pour ainfi dire ,
des chairs à fes idées ; ne nous donner
que des lumieres , ce n'eft encore embraffer
que la moitié de ce que nous fommes ,
& même la moitié qui nous eft la plus indifférente
: nous nous fouçions bien moins
de connoître que de jouir , & en pareit
cas l'ame jouit quand elle fent.
Mais je fais une reflexion ; je vous ai
parlé de la Motte , de Corneille , de Racine
, des Poëmes d'Homere , de Virgile ,
du Taffe , de Milton , de Chapelain , des
fyftèmes des Philofophes paffés , & il n'y
a pas de mal à cela.
pas
Beaucoup de gens , je penfe , ne feront
de l'avis du Miroir , & je m'y attends ,
par hazard vous montrez mes relations
comme je vous permets de le faire.
fi
JANVIER. 1755. 85
Mais en ce cas , fupprimez- en , je vous
prie , tout ce qui regardera les auteurs vivans.
Je connois ces Meffieurs là , ils ne
feroient pas même contens des éloges que
j'ai trouvés pour eux.
Je veux pourtant bien qu'ils fçachent
que je les épargne , & qu'il ne tiendroit
qu'à moi de rapporter leurs défauts qui fe
trouvoient auffi ; qu'à la vérité , j'ai vu
moins diftinctement que leurs beautés ,
parce que je n'ai pas voulu m'y arrêter ,
& que je n'ai fait que les appercevoir.
Mais c'eft affez que d'appercevoir des
défauts pour les avoir bien vûs , on a malgré
foi de fi bons yeux là - deffus. Il n'y a
que le mérite des gens qui a befoin d'être
extrêmement confidéré pour être connu ; on
croit toujours s'être trompé quand on n'a
fait que le voir. Quoiqu'il en foit , j'ai remarqué
les défauts de nos auteurs , & je
m'abſtiens de les dire . Il me femble même
les avoir oubliés : mais ce font encore là
de ces chofes qu'on oublie toujours affez
mal , & je me les rappellerois bien s'il
le falloit ; qu'on ne me fache pas ..
A propos d'Auteurs ou de Poëtes , j'apperçus
un Poëme intitulé le Bonheur , qui
n'a point encore paru , & qui vient d'un
génie qui ne s'eft point encore montré an
public , qui s'eft formé dans le filence ,
86 MERCURE DE FRANCE.
& qui menaceroit nos plus grands Poëtes
de l'apparition la plus brillante : il iroit
de pair avec eux , ou , pour me fervir de
l'expreffion de Racine , il marcheroit du
moins leur égal , fi le plaifir de penfer philofophiquement
en profe ne le débauche
pas , comme j'en ai peur.
Il étoit fur la ligne des meilleurs efprits ;
il y occupoit même une place à part , &
étoit là comme en réferve fous une trèsaimable
figure , mais en même tems fi
modefte qu'il ne tint pas à lui que je ne
le viffe point.
Mais venons à d'autres objets ; je parle
des génies du tems paffé ou de ceux d'au
jourd'hui , fuivant que leur article fe préfente
à ma mémoire ; ne m'en demandez
pas davantage. Il y en aura beaucoup d'autres
, tant auteurs tragiques que comiques
, dont je ferai mention dans la fuite
de ma relation .
Entre tous ceux de l'antiquité qu'on
admire encore > & par l'excellence de
leurs talens , & par une ancienne tradition
d'eftime qui s'eft confervée pour eux ; enfin
par une fage précaution contre le mérite
des modernes , car il entre de tout
cela dans cette perpétuité d'admiration qui
fe foutient en leur faveur.
Entre tant de beaux génies , dis -je , Eus
JANVIE R. 1755 . 87
ripide & Sophocle furent de ceux que je
diftinguai les plus dans le miroir.
Je les confiderai donc fort attentivement
& avec grand plaifir , fans les trouver
, je l'avoue , auffi inimitables qu'ils le
font dans l'opinion des partifans des anciens.
L'idée qui me les a montrés n'eft
d'aucun parti , elle leur fait auffi beaucoup
plus d'honneur que ne leur en font les
partifans des modernes.
Il eft vrai que le fentiment de ceux- ci
ne fera jamais le plus généralement applaudi
; car ils difent qu'on peut valoir les anciens
, ce qui eft déja bien hardi ; ils difent
qu'on peut valoir mieux , ce qui eſt encore
pis.
Ils foutiennent que des gens de notre
nation , que nous avons vûs ou que nous
aurions pû voir ; en un mot , que des modernes
qui vivoient il n'y a gueres plus
d'un demi-fiécle , les ont furpaffés ; voilà
qui eft bien mal entendu .
Car cette poffibilité de les valoir , &
même de valoir mieux , une fois bien établie
, & tirée d'après des modernes qui
vivoient il n'y a pas long- tems , pourquoi
nos illuftres modernes d'aujourd'hui ne
pourroient- ils pas à leur tour leur être
égaux , & même leur être fupérieurs ? il
ne feroit pas ridicule de le penfer ; il ne
SS MERCURE DE FRANCE.
fe feroit pas même de regarder la chofe
comme arrivée ; mais ce qui eft ridicule
& même infenfé , à ce que marque la glace
, c'eft d'efperer que cette poffibilité &
fes conféquences puiffent jamais paffer.
Quoi , nous aurons parmi nous des
hommes qu'il feroit raifonnable d'honorer"
autant & plus que d'anciens Grecs ou d'anciens
Romains !
Eh mais , que feroit- on d'eux dans la fociété
: & quel fcandale ne feroit -ce point là ?
Comment ! des hommes à qui on ne'
pourroit plus faire que de très- humbles
repréſentations fur leurs ouvrages , & non
pas des critiques de pair à pair comme en
font tant de gens du monde , qui pour'
n'être point auteurs , ne prétendent pas
en avoir moins d'efprit que ceux qui le
font , & qui ont peut- être raifon ?
Des hommes vis- à vis de qui tant de
fçavans auteurs & traducteurs des anciens
ne feroient plus rien , & perdroient leus
état ? car ils en ont un très- diftingué , &
qu'ils meritent , à l'excès près des privileges
qu'ils fe donnent. Un fçavant eft
exempt d'admirer les plus grands génies
de fon tems ; il tient leur mérite en échec ,
il leur fait face ; il en a bien vû d'autres.
Des hommes enfin qui romproient tout
équilibre dans la république des Lettres 2:
JAN VIE K. 1755.
qui laifferoient une diſtance trop décidée
entr'eux & leurs confreres ? diftance qui a
toujours plus l'air d'une opinion que d'un
fait.
Non , Monfieur , jamais il n'y eut de
pareils modernes , & il n'y en aura jamais .
La nature elle-même eft trop fage pour
avoir permis que les grands hommes de
chaque fiécle affiftaffent en perfonne à la
plénitude des éloges qu'ils méritent , &
qu'on pourra leur donner quelque jour
il feroit indécent pour eux & injurieux
pour les autres qu'ils en fuffent témoins .
Auffi dans tous les âges ont- ils affaire
à un public fait exprès pour les tenir en
refpect , & dont je vais en deux mots vous
définir le caractere.
Je commence par vous dire que c'eft le
public de leur tems ; voilà déja fa définition
bien avancée .
Ce public , tout à la fois juge & partie
de ces grands hommes qu'il aime & qu'il
humilie ; ce public , tout avide qu'il eft
des plaifirs qu'ils s'efforcent de lui donner
, & qu'en effet ils lui donnent , eft ce--
pendant aflez curieux de les voir manquer
leur coup , & l'on diroit qu'il manque
le fien , quand il eft content d'eux.
Au furplus la glace m'a convaincu d'une
shofe ; c'eft que la poftérité , fi nos grands
90 MERCURE DE FRANCE.
}
hommes parviennent juſqu'à elle , ne ſçaura
ni fi bien , nifi exactement ce qu'ils valent
que nous pouvons le fçavoir aujourd'hui .
Cette poftérité , faite comme toutes les poftérités
du monde , aura infailliblement le
défaut de les louer trop , elle voudra qu'ils
foient incomparables ; elle s'imaginera fentir
qu'ils le font , fans fe douter que ce
ne fera là qu'une malice de fa part pour
mortifier fes illuftres modernes , & pour
fe difpenfer de leur rendre juftice. Or je
vous le demande , dans de pareilles difpofitions
pourra-t- elle apprécier nos modernes
qui feront fes anciens le mérite
imaginaire qu'elle voudra leur trouver , ne
l'empêchera-t- il pas de difcerner le mérite
réel qu'ils auront ? Qui eft-ce qui pourra
démêler alors à quel dégré d'eftime on
s'arrêteroit pour eux , fi on n'avoit pas
envie de les eftimer tant au lieu qu'au
jourd'hui je fçais à peu près au jufte la
véritable opinion qu'on a d'eux , & je fuis
fûr que je le fçais bien , car il me l'a dit ,
à moins qu'elle ne lui échappe.
Je pourrois m'y tromper fi je n'en croyois
que la diverfité des difcours qu'il tient
mais il fe hâte d'acheter & de lire leurs
ouvrages , mais il court aux parodies qu'on
en fait , mais il eft avide de toutes les critiques
bien ou mal tournées qu'on répand
1
JANVIER. 1755. 91
contr'eux ; & qu'est- ce que tout cela fignifie
finon beaucoup d'eftime qu'on
ne veut pas déclarer franchement.
Eh ! ne fommes nous pas toujours de cette
humeur là ? n'aimons nous pas mieux vanter
un étranger qu'un compatriote ? un homme
abfent qu'un homme préfent ? Prenez-y.
garde , avons-nous deux citoyens également
illuftres celui dont on eft le plus
voifin eft celui qu'on loue le plus fobrement.
Si Euripide & Sophocle , fi Virgile &
le divin Homere lui-même revenoient au
monde , je ne dis pas avec l'efprit de leur
tems , car il ne fuffiroit peut-être pas aujourd'hui
pour nous ; mais avec la même
capacité d'efprit qu'ils avoient, précisément
avec le même cerveau , qui fe rempliroit
des idées de notre âge ; fi fans nous avertir
de ce qu'ils ont été , ils devenoient nos
contemporains , dans l'efpérance de nous
ravir & de nous enchanter encore , en s'adonnant
au même genre d'ouvrage auquel
ils s'adonnerent autrefois , ils feroient
bien étourdis de voir qu'il faudroit qu'ils
s'humiliaffent devant ce qu'ils furent; qu'ils
ne pourroient plus entrer en comparaiſon
avec eux-mêmes , à quelque fublimité d'efprit
qu'ils s'élevaffent ; bien étourdis de fe
trouver de fumples modernes apparemment
2 MERCURE DE FRANCE.
bons ou excellens , mais cependant des
Poëtes médiocres auprès de l'Euripide ,
du Sophocle , du Virgile , & de l'Homere
d'autrefois , qui leur paroîtroient , fuivant
toute apparence, bien inférieurs à ce qu'ils
feroient alors. Car comment , diroient-ils ,
ne ferions-nous pas à préfent plus habiles
que nous ne l'étions ? Ce n'eft pas la capa
cité qui nous manque' ; on n'a rien changé
à la tête excellente que nous avions , &
qui fait dire à nos partifans qu'il n'y en a
plus de pareilles. L'efprit humain dont nous.
avons aujourd'hui notre part , auroit- il
baiffé ? au contraire il doit être plus avancé
que jamais ; il y a fi long- tems qu'il féjourne
fur la terre , & qu'il y voyage , &
qu'il s'y inftruit ; il y a vu tant de chofes
, & il s'y eft fortifié de tant d'expériences
, diroient- ils .... Vous riez , Monfieur
; voilà pourtant ce qui leur arrive
roit , & ce qu'ils diroient . Je vous parle
d'après la glace , d'où je recueille tout ce
que je vous dis-là,
Il ne faut pas croire que les plus grands'
hommes de l'antiquité ayent joui dans'
leur tems de cette admiration que nous
avons pour eux , & qui eft devenue avec
juftice , comme un dogme de religion litréraire.
Il ne faut pas croire que Demof
thene & que Ciceron ( & c'eft ce que nous
JANVIER. 1755. 93
avons de plus grand ) n'ayent pas fçu à
leur tour ce que c'étoit que d'être modernes,
& n'ayent pas effuyé les contradictions
attachées à cette condition- là ? Figurezvous
, Monfieur , qu'il n'y a pas un homine
illuftre à qui fon fiécle ait pardonné l'eftime
& la réputation qu'il y a acquifes , &
qu'enfin jamais le mérite n'a été impuné
ment contemporain .
Quelques vertus , quelques qualités
qu'on ait , par quelque talent qu'on ſe diftingue
, c'est toujours en pareil cas un
grand défaut que de vivre.
Je ne fçache que les Rois , qui de leur
tems même & pendant qu'ils regnent, ayent
le privilege d'être d'avance un peu anciens;
encore l'hommage que nous leur rendons
alors , eft-il bien inférieur à celui qu'on
leur rend cent ans après eux. On ne fçauroit
croire jufqu'où va là deffus la force ,
le bénéfice & le preftige des diftances .
Leur effet s'étend fi loin , qu'il n'y a point
aujourd'hui de femme qu'on n'honorât,
qu'on ne patût flater en la comparant à
Helene ; & je vous garantis , fur la foi
de la glace , qu'Helene , dans fon-tems , fut
extrêmement critiquée , & qu'on vantoit
alors quelque ancienne beauté qu'on mettoit
bien au- deffus d'elle , parce qu'on ne
la voyoit plus , & qu'on voyoit Helene ,
94 MERCURE DE FRANCE.
Je vous affure que nous avons actuellement
d'auffi belles femmes que les plus
belles de l'antiquité ; mais fuffent - elles
des Anges dans leur fexe ( & je ris moimême
de ce que je vais dire ) ce font des
Anges qui ont le tort d'être vifibles , &
qui dans notre opinion jalouſe ne ſçauroient
approcher des beautés anciennes que
nous ne faifons qu'imaginer , & que nous
avons la malice ou la duperie de nous repréfenter
comme des prodiges fans retour.
Revenons à Sophocle & à Euripide dont
j'ai déja parlé ; & achevons d'en rapporter
ce que le miroir m'en a appris.
C'eft qu'ils ont été , pour le moins , les
Corneille , les Racine , les Crébillon &
les Voltaire de leur tems , & qu'ils auroient
été tout cela du nôtre ; de même
que nos modernes , à ce que je voyois auffi
, auroient été à peu près les SSoophocle
& les Euripide du tems paffé.
Je dis à peu près , car je ne veux blafphêmer
dans l'efprit d'aucun amateur des
anciens : il eſt vrai que ce n'eft pas là mé
nager les modernes , mais je ne fais pas
tant de façon avec eux qu'avec les partifans
des anciens , qui n'entendent pas raillerie
fur cet article - ci ; au lieu que les
autres , en leur qualité de modernes & de
gens moins favorifés , font plus accommoJANVIER.
1755. 95
dans , & le prennent fur un ton moins fier .
J'avouerai pourtant que la glace n'eft pas
de l'avis des premiers fur le prétendu affoibliffement
des efprits d'aujourd'hui .
Non, Monfieur, la nature n'eft pas fur fon
déclin, du moins ne reffemblons - nous guere
à des vieillards , & la force de nos paſſions ,
de nos folies , & la médiocrité de nos connoiffances
, malgré les progrès qu'elles ont
faites , devroient nous faire foupçonner que
cette nature est encore bien jeune en nous.
Quoiqu'il en foit , nous ne fçavons pas
l'âge qu'elle a , peut - être n'en a- t -elle point,
& le miroir ne m'a rien appris là - deſſus.
Mais ce que j'y ai remarqué , c'eft que
depuis les tems fi renommés de Rome &
d'Athenes , il n'y a pas eu de fiécle où il n'y
ait eu d'auffi grands efprits qu'il en fut
jamais , où il n'y ait eu d'auffi bonnes têtes
que l'étoient celles de Ciceron , de Démofthene
, de Virgile , de Sophocle , d'Euripide
, d'Homere même , de cet homme
divin , que je fuis comme effrayé de ne pas
voir excepté dans la glace , mais enfin qui
ne l'eft point.
Voilà qui eft bien fort, m'allez-vous dire
comment donc votre glace l'entend- elle ?
Où font ces grands efprits , comparables
à ceux de l'antiquité & depuis les Grecs
& les Romains , où prendrez- vous ces Ci96
MERCURE DE FRANCE.
1
ceron , ces Démofthene , &c. dont vous
parlez ?
Sera -ce dans notre nation , chez qui ,
pendant je ne fçais combien de fiécles &
jufqu'à celui de Louis XIV , il n'a paru en
fait de Belles- Lettres , que de mauvais ouvrages
, que des ouvrages ridicules ?
Oui , Monfieur , vous avez raifon , trèsridicules
, le miroir lui- même en convient,
& n'en fait pas plus de cas que vous ; &
cependant il affure qu'il y eut alors des génies
fupérieurs , des hommes de la plus
grande capacité..
Que firent- ils donc ? de mauvais - ouvrages
auffi , tant en vers qu'en profe ; mais
des infiniment moins mauvais ,
ouvrages
( pefez ce que je vous dis là ) infiniment
moins ridicules que ceux de leurs contemporains.
Et la capacité qu'il fallut avoir alors
pour n'y laiffer que le degré de ridicule
dont je parle , auroit fuffi dans d'autres
tems pour les rendre admirables .
N'imputez point à leurs Auteurs ce
qu'il y refta de vicieux , prenez - vous en
aux fiécles barbares où ces grands efprits
arriverent , & à la déteſtable éducation
qu'ils y recurent en fait d'ouvrages d'efprit .
Ils auroient été les premiers efprits d'un
autre fiécle , comme ils furent les premiers
efprits
JANVIER. 1755 . 97
efprits du left ; il ne falloit pas pour cela
qu'ils fuffent plus forts , il falloit feulement
qu'ils fuffent mieux placés .
Ciceron auffi mal élevé , auffi peu encouragé
qu'eux , né comme eux dans un fiécle
groffier , où il n'auroit trouvé ni cette
tribune aux harangues , ni ce Sénat , ni ces
affemblées du peuple devant qui il s'agiffoit
des plus grands intérêts du monde , ni
enfin toute cette forme de gouvernement
qui foumettoit la fortune des nations &
des Rois au pouvoir & à l'autorité de l'éloquence
, & qui déféroit les honneurs &
les dignités à l'orateur qui fçavoit le mieux
parler.
Ciceron privé des reffources que je viens
de dire , ne s'en feroit pas mieux tiré que
ceux dont il eft queftion ; & quoiqu'infailliblement
il eut été l'homme de fon tems
le plus éloquent , l'homme le plus éloquent
de ce tems là ne feroit pas aujourd'hui
l'objet de notre admiration ; il nous paroîtroit
bien étrange que la glace en fit un
homme fupérieur , & ce feroit pourtant
Ciceron , c'est -à- dire un des plus grands
hommes du monde, que nous n'eftimerions
pas plus que ceux dont nous parlons , & à
qui , comme je l'ai dit , il n'a manqué que
d'avoir été mieux placés.
Quand je dis mieux placés , je n'entends
E
93 MERCURE DE FRANCE.
pas que l'efprit manquât dans les fiécles que
j'appelle barbares. Jamais encore il n'y en
avoit eu tant de répandu ni d'amaffé parmi
les hommes , comme j'ai remarqué que
l'auroient dit Euripide & Sophocle que
j'ai fait parler plus bas.
Jamais l'efprit humain n'avoit encore
été le produit de tant d'efprits , c'est une
vérité que la glace m'a rendu fenfible .
J'y ai vû que l'accroiffement de l'efprit
eft une fuite infaillible de la durée du
monde , & qu'il en auroit toujours été
nné fuite , à la vérité plus lente , quand
Fécriture d'abord , enfuite l'imprimerie
n'auroient jamais été inventées.
Il feroit en effet impoffible , Monfieur ,
que tant de générations d'hommes euffent
paffé fur la terre fans y verfer de nouvelles
idées , & fans y en verfer beaucoup plus
que les révolutions , ou d'autres accidens ,
n'ont pû en anéantir ou en diffiper.
Ajoûtez que les idées qui fe diffipent ou
qui s'éteignent , ne font pas comme fi elles
n'avoient jamais été ; elles ne difparoiffent
pas en pure perte ; l'impreffion en refte
dans l'humanité , qui en vaut mieux feulement
de les avoir eues , & qui leur doit
une infinité d'idées qu'elle n'auroit pas
fans elles.
eue
Le plus ftupide ou le plus borné de tous
JANVIER. 1755 . ୭୭
les peuples d'aujourd'hui , l'eft beaucoup
moins que ne l'étoit le plus borné de tous
les peuples d'autrefois .
La difette d'efprit dans le monde connu ,
n'eft nulle part à préfent auffi grande qu'elle
l'a été , ce n'eft plus la même difette.
La glace va plus loin. Par- tout où il y a
des hommes bien ou mal affemblés , ditelle
, quelqu'inconnus qu'ils foient au reſte
de la terre , ils fe fuffifent à eux - mêmes
pour acquerir des idées ; ils en ont aujourd'hui
plus qu'ils n'en avoient il y a deux
mille ans , l'efprit n'a pû demeurer chez
eux dans le même état .
Comparez , fi vous voulez , cet efprit
à un infiniment petit , qui par un accroiffement
infiniment lent , perd toujours quelque
chofe de fa petiteffe.
Enfin , je le repéte encore , l'humanité
en général reçoit toujours plus d'idées
qu'il ne lui en échappe , & fes malheurs
même lui en donnent fouvent plus qu'ils
ne lui en enlevent.
La quantité d'idées qui étoit dans le
monde avant que les Romains l'euffent
foumis , & par conféquent tant agité , étoit
bien au-deffous de la quantité d'idées qui
y entra par l'infolente profpérité des vainqueurs
, & par le trouble & l'abaiffement
du monde vaincu..
E ij
335236
100 MERCURE DE FRANCE.
Chacun de ces états enfanta un nouvel
efprit , & fut une expérience de plus pour.
la terre.
Et de même qu'on n'a pas encore trouvé
toutes les formes dont la matiere eſt
fufceptible , l'ame humaine n'a pas encore
montré tout ce qu'elle peut être ; toutes
fes façons poffibles de penfer & de fentir
ne font pas épuifées .
Et de ce que les hommes ont toujours
les mêmes pailions , les mêmes vices & les
mêmes vertus , il ne faut pas en conclure
qu'ils ne font plus que fe repérer.
Il en eft de cela comme des vifages ; il
n'y en a pas un qui n'ait un nez , une bouche
& des yeux ; mais auffi pas un qui n'ait
tout ce que je dis là avec des différences
& des fingularités qui l'empêchent de reffembler
exactement à tout autre vifage.
Mais revenons à ces efprits fupérieurs
de notre nation , qui firent de mauvais
ouvrages dans les fiécles paflés.
J'ai dit qu'ils y trouverent plus d'idées
qu'il n'y en avoit dans les précédens , mais
malheureufement ils n'y trouverent point
de goût ; de forte qu'ils n'en eurent que
plus d'efpace pour s'égarer.
La quantité d'idées en pareil cas , Monfieur
, eft un inconvénient , & non pas
un fecours ; elle empêche d'être fimple ,
JANVIER. 1755 . TOI'
& fournit abondamment les moyens d'être
tidicule.
Mettez beaucoup de ticheffes entre les
mains d'un homme qui ne fçait pas s'en
fervir , toutes les dépenfes ne feront que
des folies.
Et les anciens n'avoient pas de quoi être
auffi fous , auffi ridicules qu'il ne tierdroit
qu'à nous de l'être.
En revanche jamais ils n'ont été fimples.
avec autant de magnificence que nous ; il
en faut convenir. C'eft du moins le fentiment
de la glace , qui en louant la fimplicité
des anciens, dit qu'elle eft plus litterale
que la nôtre , & que la nôtre eft plus riche
; c'eft fimplicité de grand Seigneur .
Attendez , me direz - vous encore , vous
parlez de fiécles où il n'y avoit point de
goût , quoiqu'il y eût plus d'efprit & plus
d'idées que jamais ; cela n'implique-t- il pas
quelque contradiction ?
Non , Monfieur , fi j'en crois la glace ;
une grande quantité d'idées & une grande
difette de goût dans les ouvrages d'efprit ,
peuvent fort bien fe rencontrer enfemble ,
& ne font point du tout incompatibles.
L'augmentation des idées eft une fuite infaillible
de la durée du monde : la fource
de cette augmentation ne tarit point tant
qu'ily a des hommes qui fe fuccédent , &
E iij
101 MERCURE DE FRANCE.
des aventures qui leur arrivent.
:
Mais l'art d'employer les idées pour des
ouvrages d'efprit , pent fe perdre les lettres
tombent , la critique & le goût difpa-
.roiffent ; les Auteurs deviennent ridicules
ou groffiers , pendant que le fond de l'efprit
humain va toujours croiffant parmi les
hommes.
Par M. DE MARIVAU X.
vous aimez , Monfieur , les aventures
un peu fingulieres , en voici une
qui a dequoi vous contenter : je ne vous
prefferai point de la croire ; vous pouvez
la regarder comme un pur jeu d'efprit ,
elle a l'air de cela ; cependant c'eſt à moi
qu'elle est arrivée.
Je ne vous dirai point au refte dans quel
endroit de la terre j'ai vû ce que je vais
vous dire. C'eft un pays dont les Géographes
n'ont jamais fait mention , non qu'il
ne foit très- fréquenté ; tout le monde y va ,
vous y avez fouvent voyagé vous- même ,
& c'est l'envie de m'y amufer qui m'y a
infenfiblement conduit. Commençons.
Il y avoit trois ou quatre jours que j'étois
à ma campagne , quand je m'avifai
un matin de me promener dans une allée
de mon parc ; retenez bien cette allée ,
car c'eft de la d'où je fuis parti pour le
voyage dont j'ai à vous entretenir.
Dans cette allée je lifois un livre dont
la lecture me jetta dans de profondes réflexions
fur les hommes,
Et de réflexions en réflexions , tou72
MERCURE DE FRANCE.
jours marchant , toujours allant , je mar
chai tant , j'allai tant , je réfléchis tant , &
fi diverſement , que fans prendre garde à
ce que je devenois , fans obferver par où
je paffois , je me trouvai infenfiblement
dans le pays dont je parlois tout à l'heure ,
où j'achevai de m'oublier , pour me livrer
tout entier au plaifir d'examiner ce qui
s'offroit à mes regards , & en effet le ſpectacle
étoit curieux. Il me fembla donc ;
mais je dis mal , il ne me fembla point :
je vis fûrement une infinité de fourneaux
plus ou moins ardens , mais dont le feune
m'incommodait point , quoique j'en
approchaffe de fort près.
Je ne vous dirai pas à préſent à quoi
ils fervoient ; il n'eft pas encore tems .
Ce n'eft pas là tout ; j'ai bien d'autres
chofes à vous raconter. Au milieu de tous
les fourneaux étoit une perfonne , ou , fi
vous voulez , une Divinité , dont il me feroit
inutile d'entreprendre le portrait , auſſi
n'y tâcherai-je point.
Qu'il vous fuffife de fçavoir que cette
perfonne ou cette Divinité , qui en gros
me parut avoir l'air jeune , & cependant
antique , étoit dans un mouvement perpétuel
, & en même tems fi rapide , qu'il
me fut impoffible de la confiderer en face.
Ce qui eft de certain , c'eft que dans le
mouvement
JANVIER. 1755 . 73
mouvement qui l'agitoit , je la vis fous
tant d'afpects , que je crus voir fucceffivement
paffer toutes les phifionomies du
monde , fans pouvoir faifir la fienne , qui
apparemment les contenoit toutes.
Ce que je démêlai le mieux , & ce que
je ne perdis jamais de vue , malgré fon
agitation continuelle , ce fut une efpece
de bandeau , ou de diadême , qui lui ceignoit
le front, & fur lequel on voyoit écrit
LA NATURE.
Ce bandeau étoit large , élevé , & comme
partagé en deux Miroirs éclatans ,
dans l'un defquels on voyoit une repréfentation
inexplicable de l'étendue en gé
néral , & de tous les myfteres ; je veux
dire des vertus occultes de la matiere , de
l'efpace qu'elle occupe , du reffort qui la
meut , de fa divifibilité à l'infini ; en un
mot de tous les attributs dont nous ne
connoiffons qu'une partie.
L'autre miroir qui n'étoit féparé du
premier que d'une ligne extrêmement déliée
, repréſentoit un être encore plus indéfiniffable.
C'étoit comme une image de l'ame , ou
de la penſée en général ; car j'y vis toutes
les façons poffibles de penfer & de fentir
des hommes , avec la fubdivifion de tous
les degrés d'efprit & de fentiment , de vices
D
74 MERCURE DE FRANCE.
& de vertus , de courage & de foibleffe ,
de malice & de bonté , de vanité & de
fimplicité que nous pouvons avoir.
Enfin tout ce que les hommes font ,
tout ce qu'ils peuvent être , & tout ce
qu'ils ont été , fe trouvoit dans cet exemplaire
des grandeurs & des miferes de l'ane
humaine.
J'y vis , je ne fçai comment , tout ce
qu'en fait d'ouvrages , l'efprit de l'homme
avoit jufqu'ici produit ou rêvé , c'eſt-àdire
j'y vis depuis le plus mauvais conte
de Fée , jufqu'aux fyftêmes anciens & modernes
les plus ingénieufement imaginés
; depuis le plus plat écrivain jufqu'à
l'auteur des Mondes : c'étoit y trouver les
deux extrêmités. J'y remarquai l'obſcure
Philofophie d'Ariftote ; & malgré fon obfcurité
, j'en admirai l'auteur , dont l'efprit
n'a point eu d'autres bornes que celles que
l'efprit humain avoit de fon tems ; il me
fembla même qu'il les avoit paffées .
J'y obfervai l'incompréhenfible & merveilleux
tour d'imagination de ceux qui
durant tant de fiécles ont cru non feulement
qu'Ariftote avoit tout connu , tout
expliqué , tout entendu , mais qui ont encore
cru tout comprendre eux - mêmes ,
& pouvoir rendre raifon de tout d'après
lui.
JANVIER. 1755. 75
J'y trouvai cette idée du Pere Mallebranche
, ou , fi vous voulez , cette viſion
auffi raifonnée que fubtile & finguliere ,
& qui n'a pu s'arranger qu'avec tant d'efprit
, qui eft que nous voyons tout en
Dieu .
Le fyftême du fameux Defcartes , cet
homme unique , à qui tous les hommes
des fiécles à venir auront l'éternelle obligation
de fçavoir penfer , & de penfer
mieux que lui ; cet homme qui a éclairé
la terre , qui a détruit cette ancienne idole
de notre ignorance ; je veux dire le tiſſu
de fuppofitions , refpecté depuis fi longtems
, qu'on appelloit Philofophie , & qui
n'en étoit pas moins l'ouvrage des meil,
leurs génies de l'antiquité ; cet homme
enfin qui , même en s'écartant quelquefois
de la vérité , ne s'en écarte plus en
enfant comme on faifoit avant lui , mais
en homme , mais en Philofophe , qui nous
a appris à remarquer quand il s'en écarte
qui nous a laiffé le fecret de nous redreffer
nous mêmes ; qui , d'enfans que nous
étions , nous a changés en hommes à notre
tour, & qui, n'eût- il fait qu'un excellent Roman
, comme quelques- uns le difent , nous
a du moins mis en état de n'en plus faire .
Le fyftême du célebre , du grand
Newton , & par la fagacité de fes dé-
D ij
75 MERCURE DE FRANCE.
couvertes , peut-être plus grand que Defcartes
même , s'il n'avoit pas été bien plus
aifé d'être Newton après Defcartes , que
d'être Defcartes fans le fecours de perfonne
, & fi ce n'étoit pas avec les forces
que ce dernier a données à l'efprit humain
, qu'on peut aujourd'hui furpaffer
Defcartes même. Auffi voyois- je qu'il y a
des génies admirables , pourvû qu'ils viennent
après d'autres , & qu'il y en a de faits
pour venir les premiers. Les uns changent
l'état de l'efprit humain , ils caufent une
révolution dans les idées. Les autres , pour
être à leur place , ont befoin de trouver
cette révolution toute arrivée , ils en corrigent
les Auteurs , & cependant ils ne l'auroient
pas faite .
J'obfervai tous les Poëmes qu'on appelle
épiques , celui de l'Iliade dont je ne
juge point , parce que je n'en fuis pas digne
, attendu que je ne l'ai lû qu'en françois
, & que ce n'eft pas la le connoître
mais qu'on met le premier de tous , &
qui auroit bien de la peine à ne pas l'être ,
parce qu'il eft Grec , & le plus ancien, Celui
de l'Enéide qui a tort de n'être venu
que le fecond , & dont j'admirai l'éléganla
fageffe & la majefté ; mais qui eft
ce ,
un peu long.
Celui du Taffe qui eft fi intéressant ,
JANVIER. 1755 77
qui eft un ouvrage fi bien fait , qu'on lit
encore avec tant de plaifir dans la derniere
traduction françoife qu'un habile
Académicien en a faite ; qui y a conſervé
tant de graces; qui ne vous enleve pas ,
mais qui vous mene avec douceur , par un
attrait moins apperçu que fenti ; enfin qui
vous gagne , & que vous aimez à fuivre ,
en françois comme en italien , malgré
quelques petits conchettis qu'on lui reproche
, & qui ne font pas fréquens.
Celui de Milton , qui eft peut - être le
plus fuivi , le plus contagieux , le plus fublime
écart de l'imagination qu'on ait ja
mais vû jufques ici
J'y vis le Paradis terreftre , imité de Mil
ron , par Madame Du .. Bo ... ouvrage
dont Milton même eut infailliblement
adopté la fageffe & les corrections , &
qui prouve que les forces de l'efprit humain
n'ont point de fexe . Ouvrage enfin
fait par un auteur qui par-tout y a laiffé
l'empreinte d'un efprit à fon tour créateur
de ce qu'il imite , & qui tient en lui , quand
il voudra , de quoi mériter l'honneur d'être
imité lui-même.
Celui de la Henriade , ce Poëme fi agréa
blement irrégulier , & qui à force de
beautés vives , jeunes , brillantes & continues
, nous a prouvé qu'il y a une magie
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
d'efprit , au moyen de laquelle un ouvrage
peut avoir des défauts fans conféquence.
J'oubliois celui de Lucain qui mérite
attention, & où je trouvai une fierté tantôt
Romaine & tantôt Gafconne , qui m'amufa
beaucoup.
Je n'aurois jamais fait fi je voulois parler
de tous les Poëmes que je vis ; mais
j'avoue que je confiderai quelque tems
celui de Chapelain , cette Pucelle fi fameufe
& fi admirée avant qu'elle parut ,
& fi ridicule dès qu'elle fe montra .
L'efprit que Chapelain avoit en de fon
vivant , étoit là auffi bien que fon Poëme ,
& il me fembla que le Poëme étoit bien
au deffous de l'efprit.
J'examinai en même tems d'où cela ve
noit , & je compris , à n'en pouvoir douter
, que fi Chapelain n'avoit fçu que la
moitié de la bonne opinion qu'on avoit
de lui , fon Poëme auroit été meilleur , ou
moins mauvais.
·
Mais cet auteur , fur la foi de fa réputation
, conçut une fi grande & fi férieuſe
vénération pour lui-même , fe crut obligé
d'être fi merveilleux , qu'en cet état il n'y
eut point de vers fur lequel il ne s'appefantit
gravement pour le mieux faire ,
point de raffinement difficile & bizarre
dont il ne s'avisất ; & qu'enfin il ne fir
JANVIER, 1755. 79
plus que des efforts de miférable pédant ,
qui prend les contorfions de fon efprit
pour de l'art , fon froid orgueil pour de la
capacité , & fes recherches hétéroclites
pour du fublime.
Et je voyois que tout cela ne lui feroit
point arrivé , s'il avoit ignoré l'admiration
qu'on avoit eue d'avance pour fa Pucelle .
Je voyois que Chapelain moins eftimé
en feroit devenu plus eftimable ; car dans
le fond il avoit beaucoup d'efprit , mais il
n'en avoit pas affez pour voir clair à travers
tout l'amour propre qu'on lui donna ;
& ce fut un malheur pour lui d'avoir été
mis à une fi forte épreuve que bien d'autres
que lui n'ont pas foutenue.
Il n'y a gueres que les hommes abfolument
fupérieurs qui la foutiennent, & qui
en profitent , parce qu'ils ne prennent jamais
de ce fentiment d'amour propre que
ce qu'il leur en faut pour encourager leur
efprit .
Auffi le public peut-il préfumer de ceuxlà
tant qu'il voudra , il n'y fera point
trompé , & ils n'en feront que mieux . Ce
n'eft qu'en les admirant un peu d'avance ,
qu'il les met en état de devenir admirables
; ils n'oferoient pas l'être fans cela ,
on peut- être ignoreroient- ils combien ils
peuvent l'être.
Div
So MERCURE DE FRANCE.
Voici encore des hommes d'une autre
efpece à cet égard là , & que je vis auffi
dans la glace . L'eftime du public perdit
Chapelain , elle fut caufe qu'il s'excéda
pour s'élever au deffus de la haute idée
qu'on avoit de lui , & il y périt : ceux- ci
au contraire fe relâchent en pareil cas ;
dès que le public eft prévenu d'une cer
taine maniere en leur faveur , ils ofent en
conclure qu'il le fera toujours , & qu'ils
ont tant d'efprit , que même en le laiffant
aller cavalierement à ce qui leur en viendra
, fans tant fe fatiguer, ils ne fçauroient
manquer d'en avoir affez & de reite , pour
continuer de plaire à ce public déja fr
prévenu.
Là- deffus ils fe négligent , & ils tombent.
Ce n'eft pas là tout. Veulent - ils fe
corriger de cet excès de confiance qui leur
a nui ? je compris qu'ils s'en corrigent
tant , qu'après cela ils ne fçavent plus où
ils en font. Je vis que dans la peur qui
les prend de mal faire , ils ne peuvent plus
fe remettre à cet heureux point de hardieffe
& de retenue , où ils étoient avant
leur chûte , & qui a fait le fuccès de leurs
premiers ouvrages.
C'est comme un équilibre qu'ils ne re
trouvent plus , & quand ils le retrouve
roient , le public ne s'en apperçoit pas d'a
JANVIER. 1755.
8'r
bord : il renonce difficilement à fe mocquer
d'eux ; il aime à prendre fa revanche de
l'eftime qu'il leur a accordée ; leur chûte
eft une bonne fortune pour lui.
Il faut pourtant faire une obfervation :
c'est que parmi ceux dont je parle , il y en
a quelques- uns que leur difgrace fcandalife
plus qu'elle ne les abbat , & qui ramaffant
fierement leurs forces , lancent ,
pour ainfi dire , un ouvrage qui fait taire
les rieurs , & qui rétablit l'ordre.
En voilà affez là - deffus : je me fuis:
peut-être un peu trop arrêté fur cette matere
; mais on fait volontiers de trop longues,
relations des chofes qu'on a confidérées
avec attention .
Venons à d'autres objets : j'en remar
quai quatre ou cinq qui me frapperent ,
& quí , chacun dans leur genre , étoient
d'une beauté fublime :
C'étoit l'inimitable élégance de Racine ,
le puiffant génie de Corneille , la fagacité
de l'efprit de la Motte , l'emportement admirable
du fentiment de l'auteur de Rhadamifte
, & le charme des graces de l'auteur
de Zaïre .
Je m'attendriffois avec Racine , je me
trouvois grand avec Corneille ; j'aimois
mes foibleffes avec l'un , elles m'auroient:
deshonoré avec l'autre,
D vi
82 MERCURE DE FRANCE.
L'auteur de Zaïre ennobliffoit mes idées
celui de Rhadamifte m'infpiroit des paffions
terribles ; il fondoit les profondeurs
de mon ame , & je penfois avec la Motte.
Permettez-moi de m'arrêter un peu
fur ce
dernier.
C'étoit un excellent homme , quoiqu'il
ait eu tant de contradicteurs : on l'a mis
au deffous de gens qui étoient bien audeffous
de lui , & le miroir m'a appris d'où
cela venoit en partie .
C'eft qu'il étoit bon à tout , ce qui eft un
grand défaut il vaut mieux , avec les hommes
, n'être bon qu'à quelque chofe , & la
Motte avoit ce tort.
Qu'est- ce que c'eft qu'un homme qui ne
fe contente pas d'être un des meilleurs
efprits du monde en profe , & qui veut
encore faire des opera , des tragédies , des
odes pindariques , anacréontiques , des
comédies même , & qui réuffit en tout
ce que je dis là , qui plus eft cela eſt ri—·
dicule.
Il faut prendre un état dans la République
des Lettres , & ce n'eft pas en avoir
un que d'y faire le métier de tout le
monde ; auffi fes critiques ont- ils habilement
découvert que la Motte avec toute fa.
capacité prétendue , n'étoit qu'un Philofophe
adroit qui fçavoit fe déguifer en ce qu'il
JANVIER. 1755 .
83
vouloit être , au point que fans fon excellent
efprit, qui le trahiffoit quelquefois ,
on l'auroit pris pour un très -bel efprit ;
c'étoit comme un fage qui auroit très - bien
contrefait le petit maître .
On dit que la premiere tragédie dont
on ignoroit qu'il fut l'auteur , paſſa d'abord
pour être un ouvrage pofthume de
Racine.
Dans fes fables même qu'on a tant décriées
, il y en a quelques- unes où il abufe
tant de fa foupleffe , que des gens d'ef
prit qui les avoient lûes fans plaifit dans
le recueil , mais qui ne s'en reffouvenoient
plus , & à qui un mauvais plaifant , quel
que tems après , les récitoit comme de la
Fontaine , les trouverent admirables , &
crurent en effet. que c'étoit la Fontaine qui
les avoit faites. Voilà le plus fouvent comme
on juge, & cependant on croit juger,
Car pourquoi leur avoient- elles paru mauvaifes
la premiere fois qu'ils les avoient
lues : c'eft que la mode étoit que l'auteur
ne réuffit pas; c'eft qu'ils fçavoient alors
que la Motte en étoit l'auteur ; c'eft qu'à la
tête du livre ils avoient vû le nom d'un
homme qui vouloit avoir trop de fortes
de mérite à la fois , qui effectivement les
auroit eus , fi on n'avoit pas empêché le
public de s'y méprendre , & qui même n'a
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
pas laiffé de les avoir à travers les contra--
dictions qu'il a éprouvées ; car on l'a plus
perfécuté que détruit , malgré l'efpece d'oftracifme
qu'on a exercé contre lui , & qu'il'
méritoit bien.
Il faut pourtant convenir qu'on lui fait
un reproche affez juſte , c'eſt qu'il remuoit
moins qu'il n'éclairoit ; qu'il parloit
plus à l'homme intelligent qu'à l'hom
me fenfible ; ce qui eft un defavantage:
avec nous , qu'un auteur ne peut affectionner
ni rendre attentifs à l'efprit qu'il nous.
préfente , qu'en donnant , pour ainfi dire ,
des chairs à fes idées ; ne nous donner
que des lumieres , ce n'eft encore embraffer
que la moitié de ce que nous fommes ,
& même la moitié qui nous eft la plus indifférente
: nous nous fouçions bien moins
de connoître que de jouir , & en pareit
cas l'ame jouit quand elle fent.
Mais je fais une reflexion ; je vous ai
parlé de la Motte , de Corneille , de Racine
, des Poëmes d'Homere , de Virgile ,
du Taffe , de Milton , de Chapelain , des
fyftèmes des Philofophes paffés , & il n'y
a pas de mal à cela.
pas
Beaucoup de gens , je penfe , ne feront
de l'avis du Miroir , & je m'y attends ,
par hazard vous montrez mes relations
comme je vous permets de le faire.
fi
JANVIER. 1755. 85
Mais en ce cas , fupprimez- en , je vous
prie , tout ce qui regardera les auteurs vivans.
Je connois ces Meffieurs là , ils ne
feroient pas même contens des éloges que
j'ai trouvés pour eux.
Je veux pourtant bien qu'ils fçachent
que je les épargne , & qu'il ne tiendroit
qu'à moi de rapporter leurs défauts qui fe
trouvoient auffi ; qu'à la vérité , j'ai vu
moins diftinctement que leurs beautés ,
parce que je n'ai pas voulu m'y arrêter ,
& que je n'ai fait que les appercevoir.
Mais c'eft affez que d'appercevoir des
défauts pour les avoir bien vûs , on a malgré
foi de fi bons yeux là - deffus. Il n'y a
que le mérite des gens qui a befoin d'être
extrêmement confidéré pour être connu ; on
croit toujours s'être trompé quand on n'a
fait que le voir. Quoiqu'il en foit , j'ai remarqué
les défauts de nos auteurs , & je
m'abſtiens de les dire . Il me femble même
les avoir oubliés : mais ce font encore là
de ces chofes qu'on oublie toujours affez
mal , & je me les rappellerois bien s'il
le falloit ; qu'on ne me fache pas ..
A propos d'Auteurs ou de Poëtes , j'apperçus
un Poëme intitulé le Bonheur , qui
n'a point encore paru , & qui vient d'un
génie qui ne s'eft point encore montré an
public , qui s'eft formé dans le filence ,
86 MERCURE DE FRANCE.
& qui menaceroit nos plus grands Poëtes
de l'apparition la plus brillante : il iroit
de pair avec eux , ou , pour me fervir de
l'expreffion de Racine , il marcheroit du
moins leur égal , fi le plaifir de penfer philofophiquement
en profe ne le débauche
pas , comme j'en ai peur.
Il étoit fur la ligne des meilleurs efprits ;
il y occupoit même une place à part , &
étoit là comme en réferve fous une trèsaimable
figure , mais en même tems fi
modefte qu'il ne tint pas à lui que je ne
le viffe point.
Mais venons à d'autres objets ; je parle
des génies du tems paffé ou de ceux d'au
jourd'hui , fuivant que leur article fe préfente
à ma mémoire ; ne m'en demandez
pas davantage. Il y en aura beaucoup d'autres
, tant auteurs tragiques que comiques
, dont je ferai mention dans la fuite
de ma relation .
Entre tous ceux de l'antiquité qu'on
admire encore > & par l'excellence de
leurs talens , & par une ancienne tradition
d'eftime qui s'eft confervée pour eux ; enfin
par une fage précaution contre le mérite
des modernes , car il entre de tout
cela dans cette perpétuité d'admiration qui
fe foutient en leur faveur.
Entre tant de beaux génies , dis -je , Eus
JANVIE R. 1755 . 87
ripide & Sophocle furent de ceux que je
diftinguai les plus dans le miroir.
Je les confiderai donc fort attentivement
& avec grand plaifir , fans les trouver
, je l'avoue , auffi inimitables qu'ils le
font dans l'opinion des partifans des anciens.
L'idée qui me les a montrés n'eft
d'aucun parti , elle leur fait auffi beaucoup
plus d'honneur que ne leur en font les
partifans des modernes.
Il eft vrai que le fentiment de ceux- ci
ne fera jamais le plus généralement applaudi
; car ils difent qu'on peut valoir les anciens
, ce qui eft déja bien hardi ; ils difent
qu'on peut valoir mieux , ce qui eſt encore
pis.
Ils foutiennent que des gens de notre
nation , que nous avons vûs ou que nous
aurions pû voir ; en un mot , que des modernes
qui vivoient il n'y a gueres plus
d'un demi-fiécle , les ont furpaffés ; voilà
qui eft bien mal entendu .
Car cette poffibilité de les valoir , &
même de valoir mieux , une fois bien établie
, & tirée d'après des modernes qui
vivoient il n'y a pas long- tems , pourquoi
nos illuftres modernes d'aujourd'hui ne
pourroient- ils pas à leur tour leur être
égaux , & même leur être fupérieurs ? il
ne feroit pas ridicule de le penfer ; il ne
SS MERCURE DE FRANCE.
fe feroit pas même de regarder la chofe
comme arrivée ; mais ce qui eft ridicule
& même infenfé , à ce que marque la glace
, c'eft d'efperer que cette poffibilité &
fes conféquences puiffent jamais paffer.
Quoi , nous aurons parmi nous des
hommes qu'il feroit raifonnable d'honorer"
autant & plus que d'anciens Grecs ou d'anciens
Romains !
Eh mais , que feroit- on d'eux dans la fociété
: & quel fcandale ne feroit -ce point là ?
Comment ! des hommes à qui on ne'
pourroit plus faire que de très- humbles
repréſentations fur leurs ouvrages , & non
pas des critiques de pair à pair comme en
font tant de gens du monde , qui pour'
n'être point auteurs , ne prétendent pas
en avoir moins d'efprit que ceux qui le
font , & qui ont peut- être raifon ?
Des hommes vis- à vis de qui tant de
fçavans auteurs & traducteurs des anciens
ne feroient plus rien , & perdroient leus
état ? car ils en ont un très- diftingué , &
qu'ils meritent , à l'excès près des privileges
qu'ils fe donnent. Un fçavant eft
exempt d'admirer les plus grands génies
de fon tems ; il tient leur mérite en échec ,
il leur fait face ; il en a bien vû d'autres.
Des hommes enfin qui romproient tout
équilibre dans la république des Lettres 2:
JAN VIE K. 1755.
qui laifferoient une diſtance trop décidée
entr'eux & leurs confreres ? diftance qui a
toujours plus l'air d'une opinion que d'un
fait.
Non , Monfieur , jamais il n'y eut de
pareils modernes , & il n'y en aura jamais .
La nature elle-même eft trop fage pour
avoir permis que les grands hommes de
chaque fiécle affiftaffent en perfonne à la
plénitude des éloges qu'ils méritent , &
qu'on pourra leur donner quelque jour
il feroit indécent pour eux & injurieux
pour les autres qu'ils en fuffent témoins .
Auffi dans tous les âges ont- ils affaire
à un public fait exprès pour les tenir en
refpect , & dont je vais en deux mots vous
définir le caractere.
Je commence par vous dire que c'eft le
public de leur tems ; voilà déja fa définition
bien avancée .
Ce public , tout à la fois juge & partie
de ces grands hommes qu'il aime & qu'il
humilie ; ce public , tout avide qu'il eft
des plaifirs qu'ils s'efforcent de lui donner
, & qu'en effet ils lui donnent , eft ce--
pendant aflez curieux de les voir manquer
leur coup , & l'on diroit qu'il manque
le fien , quand il eft content d'eux.
Au furplus la glace m'a convaincu d'une
shofe ; c'eft que la poftérité , fi nos grands
90 MERCURE DE FRANCE.
}
hommes parviennent juſqu'à elle , ne ſçaura
ni fi bien , nifi exactement ce qu'ils valent
que nous pouvons le fçavoir aujourd'hui .
Cette poftérité , faite comme toutes les poftérités
du monde , aura infailliblement le
défaut de les louer trop , elle voudra qu'ils
foient incomparables ; elle s'imaginera fentir
qu'ils le font , fans fe douter que ce
ne fera là qu'une malice de fa part pour
mortifier fes illuftres modernes , & pour
fe difpenfer de leur rendre juftice. Or je
vous le demande , dans de pareilles difpofitions
pourra-t- elle apprécier nos modernes
qui feront fes anciens le mérite
imaginaire qu'elle voudra leur trouver , ne
l'empêchera-t- il pas de difcerner le mérite
réel qu'ils auront ? Qui eft-ce qui pourra
démêler alors à quel dégré d'eftime on
s'arrêteroit pour eux , fi on n'avoit pas
envie de les eftimer tant au lieu qu'au
jourd'hui je fçais à peu près au jufte la
véritable opinion qu'on a d'eux , & je fuis
fûr que je le fçais bien , car il me l'a dit ,
à moins qu'elle ne lui échappe.
Je pourrois m'y tromper fi je n'en croyois
que la diverfité des difcours qu'il tient
mais il fe hâte d'acheter & de lire leurs
ouvrages , mais il court aux parodies qu'on
en fait , mais il eft avide de toutes les critiques
bien ou mal tournées qu'on répand
1
JANVIER. 1755. 91
contr'eux ; & qu'est- ce que tout cela fignifie
finon beaucoup d'eftime qu'on
ne veut pas déclarer franchement.
Eh ! ne fommes nous pas toujours de cette
humeur là ? n'aimons nous pas mieux vanter
un étranger qu'un compatriote ? un homme
abfent qu'un homme préfent ? Prenez-y.
garde , avons-nous deux citoyens également
illuftres celui dont on eft le plus
voifin eft celui qu'on loue le plus fobrement.
Si Euripide & Sophocle , fi Virgile &
le divin Homere lui-même revenoient au
monde , je ne dis pas avec l'efprit de leur
tems , car il ne fuffiroit peut-être pas aujourd'hui
pour nous ; mais avec la même
capacité d'efprit qu'ils avoient, précisément
avec le même cerveau , qui fe rempliroit
des idées de notre âge ; fi fans nous avertir
de ce qu'ils ont été , ils devenoient nos
contemporains , dans l'efpérance de nous
ravir & de nous enchanter encore , en s'adonnant
au même genre d'ouvrage auquel
ils s'adonnerent autrefois , ils feroient
bien étourdis de voir qu'il faudroit qu'ils
s'humiliaffent devant ce qu'ils furent; qu'ils
ne pourroient plus entrer en comparaiſon
avec eux-mêmes , à quelque fublimité d'efprit
qu'ils s'élevaffent ; bien étourdis de fe
trouver de fumples modernes apparemment
2 MERCURE DE FRANCE.
bons ou excellens , mais cependant des
Poëtes médiocres auprès de l'Euripide ,
du Sophocle , du Virgile , & de l'Homere
d'autrefois , qui leur paroîtroient , fuivant
toute apparence, bien inférieurs à ce qu'ils
feroient alors. Car comment , diroient-ils ,
ne ferions-nous pas à préfent plus habiles
que nous ne l'étions ? Ce n'eft pas la capa
cité qui nous manque' ; on n'a rien changé
à la tête excellente que nous avions , &
qui fait dire à nos partifans qu'il n'y en a
plus de pareilles. L'efprit humain dont nous.
avons aujourd'hui notre part , auroit- il
baiffé ? au contraire il doit être plus avancé
que jamais ; il y a fi long- tems qu'il féjourne
fur la terre , & qu'il y voyage , &
qu'il s'y inftruit ; il y a vu tant de chofes
, & il s'y eft fortifié de tant d'expériences
, diroient- ils .... Vous riez , Monfieur
; voilà pourtant ce qui leur arrive
roit , & ce qu'ils diroient . Je vous parle
d'après la glace , d'où je recueille tout ce
que je vous dis-là,
Il ne faut pas croire que les plus grands'
hommes de l'antiquité ayent joui dans'
leur tems de cette admiration que nous
avons pour eux , & qui eft devenue avec
juftice , comme un dogme de religion litréraire.
Il ne faut pas croire que Demof
thene & que Ciceron ( & c'eft ce que nous
JANVIER. 1755. 93
avons de plus grand ) n'ayent pas fçu à
leur tour ce que c'étoit que d'être modernes,
& n'ayent pas effuyé les contradictions
attachées à cette condition- là ? Figurezvous
, Monfieur , qu'il n'y a pas un homine
illuftre à qui fon fiécle ait pardonné l'eftime
& la réputation qu'il y a acquifes , &
qu'enfin jamais le mérite n'a été impuné
ment contemporain .
Quelques vertus , quelques qualités
qu'on ait , par quelque talent qu'on ſe diftingue
, c'est toujours en pareil cas un
grand défaut que de vivre.
Je ne fçache que les Rois , qui de leur
tems même & pendant qu'ils regnent, ayent
le privilege d'être d'avance un peu anciens;
encore l'hommage que nous leur rendons
alors , eft-il bien inférieur à celui qu'on
leur rend cent ans après eux. On ne fçauroit
croire jufqu'où va là deffus la force ,
le bénéfice & le preftige des diftances .
Leur effet s'étend fi loin , qu'il n'y a point
aujourd'hui de femme qu'on n'honorât,
qu'on ne patût flater en la comparant à
Helene ; & je vous garantis , fur la foi
de la glace , qu'Helene , dans fon-tems , fut
extrêmement critiquée , & qu'on vantoit
alors quelque ancienne beauté qu'on mettoit
bien au- deffus d'elle , parce qu'on ne
la voyoit plus , & qu'on voyoit Helene ,
94 MERCURE DE FRANCE.
Je vous affure que nous avons actuellement
d'auffi belles femmes que les plus
belles de l'antiquité ; mais fuffent - elles
des Anges dans leur fexe ( & je ris moimême
de ce que je vais dire ) ce font des
Anges qui ont le tort d'être vifibles , &
qui dans notre opinion jalouſe ne ſçauroient
approcher des beautés anciennes que
nous ne faifons qu'imaginer , & que nous
avons la malice ou la duperie de nous repréfenter
comme des prodiges fans retour.
Revenons à Sophocle & à Euripide dont
j'ai déja parlé ; & achevons d'en rapporter
ce que le miroir m'en a appris.
C'eft qu'ils ont été , pour le moins , les
Corneille , les Racine , les Crébillon &
les Voltaire de leur tems , & qu'ils auroient
été tout cela du nôtre ; de même
que nos modernes , à ce que je voyois auffi
, auroient été à peu près les SSoophocle
& les Euripide du tems paffé.
Je dis à peu près , car je ne veux blafphêmer
dans l'efprit d'aucun amateur des
anciens : il eſt vrai que ce n'eft pas là mé
nager les modernes , mais je ne fais pas
tant de façon avec eux qu'avec les partifans
des anciens , qui n'entendent pas raillerie
fur cet article - ci ; au lieu que les
autres , en leur qualité de modernes & de
gens moins favorifés , font plus accommoJANVIER.
1755. 95
dans , & le prennent fur un ton moins fier .
J'avouerai pourtant que la glace n'eft pas
de l'avis des premiers fur le prétendu affoibliffement
des efprits d'aujourd'hui .
Non, Monfieur, la nature n'eft pas fur fon
déclin, du moins ne reffemblons - nous guere
à des vieillards , & la force de nos paſſions ,
de nos folies , & la médiocrité de nos connoiffances
, malgré les progrès qu'elles ont
faites , devroient nous faire foupçonner que
cette nature est encore bien jeune en nous.
Quoiqu'il en foit , nous ne fçavons pas
l'âge qu'elle a , peut - être n'en a- t -elle point,
& le miroir ne m'a rien appris là - deſſus.
Mais ce que j'y ai remarqué , c'eft que
depuis les tems fi renommés de Rome &
d'Athenes , il n'y a pas eu de fiécle où il n'y
ait eu d'auffi grands efprits qu'il en fut
jamais , où il n'y ait eu d'auffi bonnes têtes
que l'étoient celles de Ciceron , de Démofthene
, de Virgile , de Sophocle , d'Euripide
, d'Homere même , de cet homme
divin , que je fuis comme effrayé de ne pas
voir excepté dans la glace , mais enfin qui
ne l'eft point.
Voilà qui eft bien fort, m'allez-vous dire
comment donc votre glace l'entend- elle ?
Où font ces grands efprits , comparables
à ceux de l'antiquité & depuis les Grecs
& les Romains , où prendrez- vous ces Ci96
MERCURE DE FRANCE.
1
ceron , ces Démofthene , &c. dont vous
parlez ?
Sera -ce dans notre nation , chez qui ,
pendant je ne fçais combien de fiécles &
jufqu'à celui de Louis XIV , il n'a paru en
fait de Belles- Lettres , que de mauvais ouvrages
, que des ouvrages ridicules ?
Oui , Monfieur , vous avez raifon , trèsridicules
, le miroir lui- même en convient,
& n'en fait pas plus de cas que vous ; &
cependant il affure qu'il y eut alors des génies
fupérieurs , des hommes de la plus
grande capacité..
Que firent- ils donc ? de mauvais - ouvrages
auffi , tant en vers qu'en profe ; mais
des infiniment moins mauvais ,
ouvrages
( pefez ce que je vous dis là ) infiniment
moins ridicules que ceux de leurs contemporains.
Et la capacité qu'il fallut avoir alors
pour n'y laiffer que le degré de ridicule
dont je parle , auroit fuffi dans d'autres
tems pour les rendre admirables .
N'imputez point à leurs Auteurs ce
qu'il y refta de vicieux , prenez - vous en
aux fiécles barbares où ces grands efprits
arriverent , & à la déteſtable éducation
qu'ils y recurent en fait d'ouvrages d'efprit .
Ils auroient été les premiers efprits d'un
autre fiécle , comme ils furent les premiers
efprits
JANVIER. 1755 . 97
efprits du left ; il ne falloit pas pour cela
qu'ils fuffent plus forts , il falloit feulement
qu'ils fuffent mieux placés .
Ciceron auffi mal élevé , auffi peu encouragé
qu'eux , né comme eux dans un fiécle
groffier , où il n'auroit trouvé ni cette
tribune aux harangues , ni ce Sénat , ni ces
affemblées du peuple devant qui il s'agiffoit
des plus grands intérêts du monde , ni
enfin toute cette forme de gouvernement
qui foumettoit la fortune des nations &
des Rois au pouvoir & à l'autorité de l'éloquence
, & qui déféroit les honneurs &
les dignités à l'orateur qui fçavoit le mieux
parler.
Ciceron privé des reffources que je viens
de dire , ne s'en feroit pas mieux tiré que
ceux dont il eft queftion ; & quoiqu'infailliblement
il eut été l'homme de fon tems
le plus éloquent , l'homme le plus éloquent
de ce tems là ne feroit pas aujourd'hui
l'objet de notre admiration ; il nous paroîtroit
bien étrange que la glace en fit un
homme fupérieur , & ce feroit pourtant
Ciceron , c'est -à- dire un des plus grands
hommes du monde, que nous n'eftimerions
pas plus que ceux dont nous parlons , & à
qui , comme je l'ai dit , il n'a manqué que
d'avoir été mieux placés.
Quand je dis mieux placés , je n'entends
E
93 MERCURE DE FRANCE.
pas que l'efprit manquât dans les fiécles que
j'appelle barbares. Jamais encore il n'y en
avoit eu tant de répandu ni d'amaffé parmi
les hommes , comme j'ai remarqué que
l'auroient dit Euripide & Sophocle que
j'ai fait parler plus bas.
Jamais l'efprit humain n'avoit encore
été le produit de tant d'efprits , c'est une
vérité que la glace m'a rendu fenfible .
J'y ai vû que l'accroiffement de l'efprit
eft une fuite infaillible de la durée du
monde , & qu'il en auroit toujours été
nné fuite , à la vérité plus lente , quand
Fécriture d'abord , enfuite l'imprimerie
n'auroient jamais été inventées.
Il feroit en effet impoffible , Monfieur ,
que tant de générations d'hommes euffent
paffé fur la terre fans y verfer de nouvelles
idées , & fans y en verfer beaucoup plus
que les révolutions , ou d'autres accidens ,
n'ont pû en anéantir ou en diffiper.
Ajoûtez que les idées qui fe diffipent ou
qui s'éteignent , ne font pas comme fi elles
n'avoient jamais été ; elles ne difparoiffent
pas en pure perte ; l'impreffion en refte
dans l'humanité , qui en vaut mieux feulement
de les avoir eues , & qui leur doit
une infinité d'idées qu'elle n'auroit pas
fans elles.
eue
Le plus ftupide ou le plus borné de tous
JANVIER. 1755 . ୭୭
les peuples d'aujourd'hui , l'eft beaucoup
moins que ne l'étoit le plus borné de tous
les peuples d'autrefois .
La difette d'efprit dans le monde connu ,
n'eft nulle part à préfent auffi grande qu'elle
l'a été , ce n'eft plus la même difette.
La glace va plus loin. Par- tout où il y a
des hommes bien ou mal affemblés , ditelle
, quelqu'inconnus qu'ils foient au reſte
de la terre , ils fe fuffifent à eux - mêmes
pour acquerir des idées ; ils en ont aujourd'hui
plus qu'ils n'en avoient il y a deux
mille ans , l'efprit n'a pû demeurer chez
eux dans le même état .
Comparez , fi vous voulez , cet efprit
à un infiniment petit , qui par un accroiffement
infiniment lent , perd toujours quelque
chofe de fa petiteffe.
Enfin , je le repéte encore , l'humanité
en général reçoit toujours plus d'idées
qu'il ne lui en échappe , & fes malheurs
même lui en donnent fouvent plus qu'ils
ne lui en enlevent.
La quantité d'idées qui étoit dans le
monde avant que les Romains l'euffent
foumis , & par conféquent tant agité , étoit
bien au-deffous de la quantité d'idées qui
y entra par l'infolente profpérité des vainqueurs
, & par le trouble & l'abaiffement
du monde vaincu..
E ij
335236
100 MERCURE DE FRANCE.
Chacun de ces états enfanta un nouvel
efprit , & fut une expérience de plus pour.
la terre.
Et de même qu'on n'a pas encore trouvé
toutes les formes dont la matiere eſt
fufceptible , l'ame humaine n'a pas encore
montré tout ce qu'elle peut être ; toutes
fes façons poffibles de penfer & de fentir
ne font pas épuifées .
Et de ce que les hommes ont toujours
les mêmes pailions , les mêmes vices & les
mêmes vertus , il ne faut pas en conclure
qu'ils ne font plus que fe repérer.
Il en eft de cela comme des vifages ; il
n'y en a pas un qui n'ait un nez , une bouche
& des yeux ; mais auffi pas un qui n'ait
tout ce que je dis là avec des différences
& des fingularités qui l'empêchent de reffembler
exactement à tout autre vifage.
Mais revenons à ces efprits fupérieurs
de notre nation , qui firent de mauvais
ouvrages dans les fiécles paflés.
J'ai dit qu'ils y trouverent plus d'idées
qu'il n'y en avoit dans les précédens , mais
malheureufement ils n'y trouverent point
de goût ; de forte qu'ils n'en eurent que
plus d'efpace pour s'égarer.
La quantité d'idées en pareil cas , Monfieur
, eft un inconvénient , & non pas
un fecours ; elle empêche d'être fimple ,
JANVIER. 1755 . TOI'
& fournit abondamment les moyens d'être
tidicule.
Mettez beaucoup de ticheffes entre les
mains d'un homme qui ne fçait pas s'en
fervir , toutes les dépenfes ne feront que
des folies.
Et les anciens n'avoient pas de quoi être
auffi fous , auffi ridicules qu'il ne tierdroit
qu'à nous de l'être.
En revanche jamais ils n'ont été fimples.
avec autant de magnificence que nous ; il
en faut convenir. C'eft du moins le fentiment
de la glace , qui en louant la fimplicité
des anciens, dit qu'elle eft plus litterale
que la nôtre , & que la nôtre eft plus riche
; c'eft fimplicité de grand Seigneur .
Attendez , me direz - vous encore , vous
parlez de fiécles où il n'y avoit point de
goût , quoiqu'il y eût plus d'efprit & plus
d'idées que jamais ; cela n'implique-t- il pas
quelque contradiction ?
Non , Monfieur , fi j'en crois la glace ;
une grande quantité d'idées & une grande
difette de goût dans les ouvrages d'efprit ,
peuvent fort bien fe rencontrer enfemble ,
& ne font point du tout incompatibles.
L'augmentation des idées eft une fuite infaillible
de la durée du monde : la fource
de cette augmentation ne tarit point tant
qu'ily a des hommes qui fe fuccédent , &
E iij
101 MERCURE DE FRANCE.
des aventures qui leur arrivent.
:
Mais l'art d'employer les idées pour des
ouvrages d'efprit , pent fe perdre les lettres
tombent , la critique & le goût difpa-
.roiffent ; les Auteurs deviennent ridicules
ou groffiers , pendant que le fond de l'efprit
humain va toujours croiffant parmi les
hommes.
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Résumé : LE MIROIR. Par M. DE MARIVAUX.
Le texte 'Le Miroir' de Marivaux relate une aventure singulière vécue par le narrateur lors d'une promenade dans son parc. Il se retrouve dans un pays inconnu où il observe des fourneaux ardents sans en être incommodé. Au milieu de ces fourneaux, il aperçoit une entité en perpétuel mouvement, portant un bandeau avec l'inscription 'LA NATURE', divisé en deux miroirs. Le premier miroir représente les mystères de la matière, tandis que le second montre les différentes façons de penser et de sentir des hommes, ainsi que leurs œuvres et leurs vertus. Le narrateur observe divers systèmes philosophiques et littéraires, des philosophes anciens comme Aristote aux modernes comme Descartes et Newton. Il admire des poèmes épiques tels que l'Iliade, l'Énéide, et le Paradis perdu, ainsi que des œuvres contemporaines comme la Henriade. Il critique la Pucelle de Chapelain, soulignant les dangers de l'excès d'admiration. Le texte explore également les dangers de l'excès de confiance et de la peur de mal faire, qui peuvent empêcher les auteurs de retrouver leur équilibre créatif. Le narrateur mentionne des qualités littéraires telles que l'élégance de Racine, le génie de Corneille, et le charme de Voltaire. Il critique la mode et les préjugés qui influencent les jugements littéraires, soulignant que les critiques peuvent être injustes et influencées par des opinions préconçues. Le texte aborde la difficulté de juger équitablement les auteurs contemporains, notant que les défauts sont souvent mieux perçus que les qualités. Il mentionne un poème intitulé 'Le Bonheur', écrit par un génie prometteur mais encore inconnu. La réflexion se poursuit sur les grands auteurs de l'antiquité, comme Euripide et Sophocle, dont les œuvres sont admirées pour leur excellence et leur tradition d'estime. L'auteur critique ceux qui pensent que les modernes peuvent égaler ou surpasser les anciens, estimant que cette idée est ridicule et injuste envers les anciens. Il explore également la nature du public et de la postérité, notant que les grands hommes sont souvent mieux appréciés après leur mort. Le texte conclut en soulignant la difficulté de juger équitablement les œuvres littéraires en raison des préjugés et des modes.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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4
p. 124-134
« TRAITÉ DES SENSATIONS, à Madame la Comtesse de Vassé, par M. l'Abbé de [...] »
Début :
TRAITÉ DES SENSATIONS, à Madame la Comtesse de Vassé, par M. l'Abbé de [...]
Mots clefs :
Condillac, John Locke, Idées, Sens, Muet, Sourd, Facultés, Opérations, Âme, Liberté, Esprit, Connaissances, Plaisir
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : « TRAITÉ DES SENSATIONS, à Madame la Comtesse de Vassé, par M. l'Abbé de [...] »
TRAITÉ DES SENSATIONS , à Madame
la Comteffe de Vaffé , par M. l'Abbé de
Condillac , de l'Académie royale de Berlin.
A Paris, chez Debure l'aîné , quai des Auguftins
, à S. Paul. 1754. 2. vol. in 12 .
Le deffein du Traité que l'on publie eft
proprement parler , une décompofition
de l'homme, dont on confidere féparément
JANVIER. 1755. 125
les fens , afin de diftinguer avec précifion
les idées qu'il doit à chacun d'eux ,
& d'obferver avec quel progrès ils s'inftruifent
, & comment ils fe prêtent des
fecours mutuels. Pour remplir cet objet ,
l'auteur de l'ouvrage que nous annonçons
imagine une ftatue organifée intérieurement
comme nous , & animée d'un efprit
privé de toute efpece d'idées. Il fuppofe
encore que l'extérieur tout de marbre ne
lui permet l'ufage d'autun de fes fens ,
& fe réfervé la liberté de les ouvrir , à fon
choix , aux différentes impreffions dont ils
font fufceptibles. C'eft pourquoi il a foin
d'avertir le lecteur de fe mettre à la place
de la ftatue qu'il fe propofe d'examiner.
Il veut qu'on ne commence d'exifter qu'avec
elle , qu'on n'ait qu'un feul fens quand
elle n'en a qu'un. Il ne faut acquerir que
les idées qu'elle acquiert , ne contracter
que les habitudes qu'elle contracte ; en
un mot il faut n'être que ce qu'elle eft.
Elle ne jugera des chofes comme nous ,
que quand elle aura tous nos fens & notre
expérience ; & nous ne jugerons comme
elle , que quand nous nous fuppoferons
privés de tout ce qui lui manque.
Ce font les expreffions de M. de Condillac,
à qui il a paru néceffaire de débuter par
cet avis , qui indique les moyens propres
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
à nous procurer l'intelligence de fon ou
vrage , autrement il avoue qu'on pourra
lui oppofer des difficultés fans nombre ::
en cas qu'elles ayent lieu , l'auteur nous
femble être en état d'en donner la folution
qu'on exigera de lui . Il a cru devoir commencer
par l'odorat , parce que c'eft de
tous les fens celui qui paroît contribuer le
moins aux connoiffances de l'efprit humain.
Les autres ont été fucceffivement
& comme par gradation , l'objet de fes recherches
, & après les avoir confidérées .
féparément , & enfemble , il a vû la ftatue
devenir un animal capable de veiller
à fa confervation.
?:
Le principe qui détermine le dévelop
pement de fes. facultés ,, eft Gmple. Les.
fenfations même le renferment ; car toutes
étant néceſſairement agréables ou defa
gréables , la ftatue eft intéreffée à jouir
des unes , & à fe fouftraire aux autres. Or
on fe convaincra que cet intérêt ſuffic
pour donner lieu aux opérations de l'entendement
& de la volonté. Le jugement
la réflexion , les defirs , les paffions , &c,
ne font que la fenfation même , qui fe
transforme différemment . Si l'on objecte
à M. de Condillac , que les bêtes ont des
fenfations , & que cependant leur ame n'eft
pas capable des mêmes facultés que celle
JANVIER. 1755. 127
de l'homme il répond que cela eft vrai ,
parce que l'organe du tact eft en elles moins
parfait, & par conféquent il ne sçauroit
être pour elles la caufe occafionnelle de
toutes les opérations qui fe remarquent en
nous . On dit la caufe occafionnelle , parce
que les fenfations font les modifications
propres de l'ame , & que les organes n'en
peuvent être que l'occafion. De là le Phi
lofophe doit conclure , conformément à ce
qui nous eft enfeigné par la foi , que l'a
me des bêtes eft d'un ordre effentiellement
différent de celle de l'homme . Car
ce feroit donner atteinte à la fageffe de
Dieu , que de croire qu'un efprit capable
de s'élever à des connoiffances de toute
efpece , de découvrir fes devoirs , de
mériter & de démériter , fût affujetti à
un corps qui n'occafionneroit en lui que
les facultés néceffaires à la confervation de
l'animal. L'auteur a donc jugé inutile de
fuppofer que l'ame tient immédiatement
de la nature toutes les facultés dont elle
eft douée. Les organes que nous recevons
de la nature fervent par le plaifir ou par
la douleur qu'ils communiquent , à nous
avertir de ce que nous devons rechercher ,
ou de ce que nous devons fuir. Mais elle
s'arrête là ; elle laiffe à l'expérience le foin
de nous faire contracter des habitudes , &
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
d'achever l'ouvrage qu'elle a commencé.
M. de Condillac fe flatte que cet objet eft
neuf, & penfe qu'il montre toute la fimplicité
des voyes de l'Auteur de la nature.
C'est une chofe digne , felon lui , d'admiration
, quand on réfléchir qu'il n'a fallu
que rendre l'homme fenfible au plaifir
& à la douleur , pour faire naître en lui
des idées , des defirs , des habitudes &
des talens de toute efpece. Il eft aifé de
fe repréfenter , par l'expofé de ce fyftême ,
les difficultés qu'il y a à furmonter pour
le développer dans toutes fes parties ; elles
n'ont pourtant point détourné l'auteur
d'en former l'entreprife . Comme nous ne
prétendons point fubftituer notre jugement
à celui du public , nous aimons mieux
nous repofer fur lui du foin de décider
fi M. de Condillac a parfaitement réuffi
dans l'exécution. Au refte il nous apprend
que ce Traité eft le réfultat des converfations
qu'il a eues avec feue Mlle . Ferrand ,
qui l'a éclairé de fes confeils fur les principes
, fur le plan , & fur les moindres détails
qui le compofent. Auffi l'auteur ne
borne-t- il pas fa reconnoiffance à prodi
guer fimplement les éloges dûs au mérite
de cette Demoifelle , que les qualités du
coeur & de l'efprit rendoient également eftimable
; il ſe fait encore un vrai plaifir de
JANVIER. 1755. 129
partager avec elle l'honneur de fon travail.
M. de Condillac , pour procéder avec
ordre dans l'examen métaphyfique des
fenfations divife le traité qui le concerne
en quatre parties. Il y fait voir
que le plaifir & la douleur qui en émanent,
font l'unique principe du développement
des facultés de l'ame , & de la variété
des opérations qui en dépendent , en l'appliquant
à chaque fens en particulier, dont
il analyfe les propriétés. Selon cette divifion
relative aux quatre points de vûe différens
, fous lefquels l'auteur confidere les
effets que ce développement produit , il
montre quels font les fens qui par euxmêmes
ne jugent pas des objets extérieurs ;
2 °. que le toucher eft le feul qui foit capable
d'en juger par lui -même ; 3 ° . comment le
toucher apprend aux autres fens à juger des
objets extérieurs. 4° . Il vient à l'obfervation
des befoins , de l'induſtrie , & des idées d'un
homme feul qui jouit de tous fes fens . Le but
général de cet ouvrage eft de ramener l'origine
des connoiffances humaines aux impreffions
primitives que les fens reçoivent
de la contemplation des objets extérieurs.
Il réfulté de là , qu'à l'égard de la génération
des idées , M. de Condillac ne penfe
pas autrement que M. Locke , qui a com-
Fy
130 MERCURE DE FRANCE.
battu avec tant de fuccès celles que les
Philofophes défignent fous le nom d'idées
innées. En effet , il eft bien difficile de ne
fe pas rendre aux raifons fenfibles que ce
célébre métaphyficien Anglois a apportées:
pour nous convaincre de l'impoffibilité où
ces idées font d'exifter originairement dans :
l'ame ce font des preuves qui égalent ,
pour ainfi dire , l'évidence des démonftrations
mathématiques . Au refte , s'il y a
quelque chofe qu'on puiffe defirer pour la
perfection de ce Traité des fenfations , ce ſeroit
quelquefois une plus grande précifion
dans des détails , fur lefquels il paroît que
Fauteur arrête trop long- tems fes lecteurs ;
mais après tout , cela ne doit pas être re
gardé comme un défaut dans une matiere:
fort abftraite par elle-même . M. de Condillac
a fenti de quelle importance il étoit
de fe faire bien entendre , afin qu'on entrâ
dans fes vûes en développant la connexion
de fes idées avec toute la clarté
dont les fujets métaphyfiques peuvent être
fufceptibles. Il mérite même un éloge , en
ce qu'il ne prend pas pour propofer fes
fentimens , ce ton de confiance & d'autorité
qui peut impofer d'abord , mais qui
ne fçauroit jamais perfuader quand il
n'eft pas foutenu de raifons convaincan¬
tes il y auroit de l'injustice à le placer
JANVIER. 1755. 131
dans la claffe de ces auteurs qui , prévenus
en faveur de leurs opinions , veulent
les faire recevoir à toute force , comme
des regles fixes & certaines , qui font feules
capables de nous diriger dans le chemin
de la vérité : il fçait trop que les raiſonne
mens métaphyfiques n'emportent pas toujours
avec eux tous les dégrés poffibles de
certitude ; conféquemment la prudence
exige de les ranger , pour la plupart , dans
l'ordre des conjectures & des probabilités.
C'eft auffi le parti qu'a pris M. deCondillac .
Pour mettre à portée de juger fûrement
de la folidité de fon fyftême , il faudroit
le fuivre dans toutes les conféquences qui
Fétabliffent , expofer l'enchaînement des
parties qui le lient , & en combiner les
différens rapports : ce qui demanderoit un
extrait dont l'étendue fort des bornes que
preferit un fimple précis ; c'eft pourquoi
nous fommes dans l'obligation de renvoyer
à la lecture de l'ouvrage même. Les perfonnes
qui aiment à refléchir fur leur inaniere
d'être , y pourront trouver de quoi
s'inftruire. M. de Condillac a cru devoir
joindre au traité dont nous venons de parler
, une differtation fur la liberté ,, comme
étant une fuite de la matiere qu'il a
difcutée . En effet , il ne pouvoit confidérer
les actions de la ftatue en queſtion :
Evj
132 MERCURE DE FRANCE..
fans remonter à leur principe , qui conduit
néceffairement à fçavoir comment elle
délibere & fe détermine dans le choix de
fes defirs. Il réfulte de là un examen ; 1 °. du
pouvoir qui conftitue la liberté , 2º . des
connoiffances que fuppofe l'exercice de ce
pouvoir , 3 ° . de celles qui font faire le
meilleur ufage de la liberté , enfin de la
dépendance qui ne lui eft pas contraire , &
par conféquent il s'agit de définir en quoi
cette liberté confifte ; ce font autant de
points qui fixent les recherches de M. de
Condillac. Il termine fon livre par une réponfe
où il fe juftifie d'un reproche qu'on
lui a fait fur ce que le projet exécuté dans
le Traité des fenfations , n'a pas le mérite
de la nouveauté , puifqu'il a déja été propofé
dans la lettre fur les fourds & les
muets , imprimée en 1751. Il convient que
l'Auteur de cette lettre propofe de décompofer
un homme ; mais il nous apprend
que cette idée lui avoit été communiquée
long- tems auparavant par Mile Ferrand . Il
ajoûte que plufieurs perfonnes fçavoient
même que c'étoit là l'objet d'un traité auquel
il travailloit ; & il infinue que l'Auteur
de la lettre fur les fourds & les muets
ne l'ignoroit pas. Cependant il avoue que
eet Auteur a pu regarder comme à lui cette
idée , à laquelle fes propres réflexions
JANVIER. 1755. 133
fuffifoient pour le conduire. Il paroît beaucoup
moins difficile à M. de Condillac
d'expliquer cette rencontre , que de dire
pourquoi ce fujet n'a pas été traité plutôt ;
il femble que la décompofition de l'homme
auroit dû s'offrir naturellement à l'efprit
de tous les Métaphyficiens. Quoiqu'il
en foit , on reconnoît que l'auteur de cette
lettre eft trop riche de fes propres idées ,
pour être foupçonné d'avoir befoin de celles
des autres ; on donne à cette occafion
des louanges à la beauté de fon génie . Enfin
M. de Condillac confent à fe déclarer
plagiaire , fi c'eſt l'être que de s'approprier
des idées dont on lui a abandonné l'ufage.
Au refte il fait remarquer que s'il a eu
à peu-près pour le fonds de fon travail le
même objet que l'Ecrivain célebre dont il
parle , il ne s'eft pas rencontré avec lui dans
la façon de le traiter & dans les obfervations
qui y tiennent. C'eft pour faciliter au
Lecteur les voies de la comparaifon , qu'il
a cru à propos de tranfcrire tout ce que
dit à ce fujet l'Auteur de la Lettre fur les
fourds & les muets.
PRINCIPES DISCUTÉS pour faciliter
l'intelligence des livres prophétiques ,
& fpécialement des pfeaumes , relativement
à la langue originale ; fuivis de plu134
MERCURE DE FRANCE.
feurs differtations fur les Lettres II , III ,
IV & V de M. l'Abbé de Villefroi , dans
lefquelles il eft traité de la conduite à
l'égard de fon Eglife depuis le commencement
du monde. A Paris , chez Simon ,
Imprimeur du Parlement , rue de la Har
pe , à l'Hercule ; & Cl . Hériffant , Librai
re-Imprimeur , rue neuve Notre Dame ;
1755 , quatre gros volumes in- 12 .
On trouvera dans le cours de cet ouvrage
, où l'on a déployé une érudition con
venable au fujet , des vûes nouvelles , dont
quelques- unes pourront paroître fingulie
res pour l'explication des livres prophéti
ques , & particulierement des pleaumes .
Si l'on ne demeure pas toujours d'accord
de la folidité des principes qu'on effaye
d'établir pour en développer le véritable
fens , on avouera du moins qu'il y a quel
ques interprétations qu'on a fçu préfenter
fous un afpect favorable .
la Comteffe de Vaffé , par M. l'Abbé de
Condillac , de l'Académie royale de Berlin.
A Paris, chez Debure l'aîné , quai des Auguftins
, à S. Paul. 1754. 2. vol. in 12 .
Le deffein du Traité que l'on publie eft
proprement parler , une décompofition
de l'homme, dont on confidere féparément
JANVIER. 1755. 125
les fens , afin de diftinguer avec précifion
les idées qu'il doit à chacun d'eux ,
& d'obferver avec quel progrès ils s'inftruifent
, & comment ils fe prêtent des
fecours mutuels. Pour remplir cet objet ,
l'auteur de l'ouvrage que nous annonçons
imagine une ftatue organifée intérieurement
comme nous , & animée d'un efprit
privé de toute efpece d'idées. Il fuppofe
encore que l'extérieur tout de marbre ne
lui permet l'ufage d'autun de fes fens ,
& fe réfervé la liberté de les ouvrir , à fon
choix , aux différentes impreffions dont ils
font fufceptibles. C'eft pourquoi il a foin
d'avertir le lecteur de fe mettre à la place
de la ftatue qu'il fe propofe d'examiner.
Il veut qu'on ne commence d'exifter qu'avec
elle , qu'on n'ait qu'un feul fens quand
elle n'en a qu'un. Il ne faut acquerir que
les idées qu'elle acquiert , ne contracter
que les habitudes qu'elle contracte ; en
un mot il faut n'être que ce qu'elle eft.
Elle ne jugera des chofes comme nous ,
que quand elle aura tous nos fens & notre
expérience ; & nous ne jugerons comme
elle , que quand nous nous fuppoferons
privés de tout ce qui lui manque.
Ce font les expreffions de M. de Condillac,
à qui il a paru néceffaire de débuter par
cet avis , qui indique les moyens propres
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
à nous procurer l'intelligence de fon ou
vrage , autrement il avoue qu'on pourra
lui oppofer des difficultés fans nombre ::
en cas qu'elles ayent lieu , l'auteur nous
femble être en état d'en donner la folution
qu'on exigera de lui . Il a cru devoir commencer
par l'odorat , parce que c'eft de
tous les fens celui qui paroît contribuer le
moins aux connoiffances de l'efprit humain.
Les autres ont été fucceffivement
& comme par gradation , l'objet de fes recherches
, & après les avoir confidérées .
féparément , & enfemble , il a vû la ftatue
devenir un animal capable de veiller
à fa confervation.
?:
Le principe qui détermine le dévelop
pement de fes. facultés ,, eft Gmple. Les.
fenfations même le renferment ; car toutes
étant néceſſairement agréables ou defa
gréables , la ftatue eft intéreffée à jouir
des unes , & à fe fouftraire aux autres. Or
on fe convaincra que cet intérêt ſuffic
pour donner lieu aux opérations de l'entendement
& de la volonté. Le jugement
la réflexion , les defirs , les paffions , &c,
ne font que la fenfation même , qui fe
transforme différemment . Si l'on objecte
à M. de Condillac , que les bêtes ont des
fenfations , & que cependant leur ame n'eft
pas capable des mêmes facultés que celle
JANVIER. 1755. 127
de l'homme il répond que cela eft vrai ,
parce que l'organe du tact eft en elles moins
parfait, & par conféquent il ne sçauroit
être pour elles la caufe occafionnelle de
toutes les opérations qui fe remarquent en
nous . On dit la caufe occafionnelle , parce
que les fenfations font les modifications
propres de l'ame , & que les organes n'en
peuvent être que l'occafion. De là le Phi
lofophe doit conclure , conformément à ce
qui nous eft enfeigné par la foi , que l'a
me des bêtes eft d'un ordre effentiellement
différent de celle de l'homme . Car
ce feroit donner atteinte à la fageffe de
Dieu , que de croire qu'un efprit capable
de s'élever à des connoiffances de toute
efpece , de découvrir fes devoirs , de
mériter & de démériter , fût affujetti à
un corps qui n'occafionneroit en lui que
les facultés néceffaires à la confervation de
l'animal. L'auteur a donc jugé inutile de
fuppofer que l'ame tient immédiatement
de la nature toutes les facultés dont elle
eft douée. Les organes que nous recevons
de la nature fervent par le plaifir ou par
la douleur qu'ils communiquent , à nous
avertir de ce que nous devons rechercher ,
ou de ce que nous devons fuir. Mais elle
s'arrête là ; elle laiffe à l'expérience le foin
de nous faire contracter des habitudes , &
Fiv
128 MERCURE DE FRANCE.
d'achever l'ouvrage qu'elle a commencé.
M. de Condillac fe flatte que cet objet eft
neuf, & penfe qu'il montre toute la fimplicité
des voyes de l'Auteur de la nature.
C'est une chofe digne , felon lui , d'admiration
, quand on réfléchir qu'il n'a fallu
que rendre l'homme fenfible au plaifir
& à la douleur , pour faire naître en lui
des idées , des defirs , des habitudes &
des talens de toute efpece. Il eft aifé de
fe repréfenter , par l'expofé de ce fyftême ,
les difficultés qu'il y a à furmonter pour
le développer dans toutes fes parties ; elles
n'ont pourtant point détourné l'auteur
d'en former l'entreprife . Comme nous ne
prétendons point fubftituer notre jugement
à celui du public , nous aimons mieux
nous repofer fur lui du foin de décider
fi M. de Condillac a parfaitement réuffi
dans l'exécution. Au refte il nous apprend
que ce Traité eft le réfultat des converfations
qu'il a eues avec feue Mlle . Ferrand ,
qui l'a éclairé de fes confeils fur les principes
, fur le plan , & fur les moindres détails
qui le compofent. Auffi l'auteur ne
borne-t- il pas fa reconnoiffance à prodi
guer fimplement les éloges dûs au mérite
de cette Demoifelle , que les qualités du
coeur & de l'efprit rendoient également eftimable
; il ſe fait encore un vrai plaifir de
JANVIER. 1755. 129
partager avec elle l'honneur de fon travail.
M. de Condillac , pour procéder avec
ordre dans l'examen métaphyfique des
fenfations divife le traité qui le concerne
en quatre parties. Il y fait voir
que le plaifir & la douleur qui en émanent,
font l'unique principe du développement
des facultés de l'ame , & de la variété
des opérations qui en dépendent , en l'appliquant
à chaque fens en particulier, dont
il analyfe les propriétés. Selon cette divifion
relative aux quatre points de vûe différens
, fous lefquels l'auteur confidere les
effets que ce développement produit , il
montre quels font les fens qui par euxmêmes
ne jugent pas des objets extérieurs ;
2 °. que le toucher eft le feul qui foit capable
d'en juger par lui -même ; 3 ° . comment le
toucher apprend aux autres fens à juger des
objets extérieurs. 4° . Il vient à l'obfervation
des befoins , de l'induſtrie , & des idées d'un
homme feul qui jouit de tous fes fens . Le but
général de cet ouvrage eft de ramener l'origine
des connoiffances humaines aux impreffions
primitives que les fens reçoivent
de la contemplation des objets extérieurs.
Il réfulté de là , qu'à l'égard de la génération
des idées , M. de Condillac ne penfe
pas autrement que M. Locke , qui a com-
Fy
130 MERCURE DE FRANCE.
battu avec tant de fuccès celles que les
Philofophes défignent fous le nom d'idées
innées. En effet , il eft bien difficile de ne
fe pas rendre aux raifons fenfibles que ce
célébre métaphyficien Anglois a apportées:
pour nous convaincre de l'impoffibilité où
ces idées font d'exifter originairement dans :
l'ame ce font des preuves qui égalent ,
pour ainfi dire , l'évidence des démonftrations
mathématiques . Au refte , s'il y a
quelque chofe qu'on puiffe defirer pour la
perfection de ce Traité des fenfations , ce ſeroit
quelquefois une plus grande précifion
dans des détails , fur lefquels il paroît que
Fauteur arrête trop long- tems fes lecteurs ;
mais après tout , cela ne doit pas être re
gardé comme un défaut dans une matiere:
fort abftraite par elle-même . M. de Condillac
a fenti de quelle importance il étoit
de fe faire bien entendre , afin qu'on entrâ
dans fes vûes en développant la connexion
de fes idées avec toute la clarté
dont les fujets métaphyfiques peuvent être
fufceptibles. Il mérite même un éloge , en
ce qu'il ne prend pas pour propofer fes
fentimens , ce ton de confiance & d'autorité
qui peut impofer d'abord , mais qui
ne fçauroit jamais perfuader quand il
n'eft pas foutenu de raifons convaincan¬
tes il y auroit de l'injustice à le placer
JANVIER. 1755. 131
dans la claffe de ces auteurs qui , prévenus
en faveur de leurs opinions , veulent
les faire recevoir à toute force , comme
des regles fixes & certaines , qui font feules
capables de nous diriger dans le chemin
de la vérité : il fçait trop que les raiſonne
mens métaphyfiques n'emportent pas toujours
avec eux tous les dégrés poffibles de
certitude ; conféquemment la prudence
exige de les ranger , pour la plupart , dans
l'ordre des conjectures & des probabilités.
C'eft auffi le parti qu'a pris M. deCondillac .
Pour mettre à portée de juger fûrement
de la folidité de fon fyftême , il faudroit
le fuivre dans toutes les conféquences qui
Fétabliffent , expofer l'enchaînement des
parties qui le lient , & en combiner les
différens rapports : ce qui demanderoit un
extrait dont l'étendue fort des bornes que
preferit un fimple précis ; c'eft pourquoi
nous fommes dans l'obligation de renvoyer
à la lecture de l'ouvrage même. Les perfonnes
qui aiment à refléchir fur leur inaniere
d'être , y pourront trouver de quoi
s'inftruire. M. de Condillac a cru devoir
joindre au traité dont nous venons de parler
, une differtation fur la liberté ,, comme
étant une fuite de la matiere qu'il a
difcutée . En effet , il ne pouvoit confidérer
les actions de la ftatue en queſtion :
Evj
132 MERCURE DE FRANCE..
fans remonter à leur principe , qui conduit
néceffairement à fçavoir comment elle
délibere & fe détermine dans le choix de
fes defirs. Il réfulte de là un examen ; 1 °. du
pouvoir qui conftitue la liberté , 2º . des
connoiffances que fuppofe l'exercice de ce
pouvoir , 3 ° . de celles qui font faire le
meilleur ufage de la liberté , enfin de la
dépendance qui ne lui eft pas contraire , &
par conféquent il s'agit de définir en quoi
cette liberté confifte ; ce font autant de
points qui fixent les recherches de M. de
Condillac. Il termine fon livre par une réponfe
où il fe juftifie d'un reproche qu'on
lui a fait fur ce que le projet exécuté dans
le Traité des fenfations , n'a pas le mérite
de la nouveauté , puifqu'il a déja été propofé
dans la lettre fur les fourds & les
muets , imprimée en 1751. Il convient que
l'Auteur de cette lettre propofe de décompofer
un homme ; mais il nous apprend
que cette idée lui avoit été communiquée
long- tems auparavant par Mile Ferrand . Il
ajoûte que plufieurs perfonnes fçavoient
même que c'étoit là l'objet d'un traité auquel
il travailloit ; & il infinue que l'Auteur
de la lettre fur les fourds & les muets
ne l'ignoroit pas. Cependant il avoue que
eet Auteur a pu regarder comme à lui cette
idée , à laquelle fes propres réflexions
JANVIER. 1755. 133
fuffifoient pour le conduire. Il paroît beaucoup
moins difficile à M. de Condillac
d'expliquer cette rencontre , que de dire
pourquoi ce fujet n'a pas été traité plutôt ;
il femble que la décompofition de l'homme
auroit dû s'offrir naturellement à l'efprit
de tous les Métaphyficiens. Quoiqu'il
en foit , on reconnoît que l'auteur de cette
lettre eft trop riche de fes propres idées ,
pour être foupçonné d'avoir befoin de celles
des autres ; on donne à cette occafion
des louanges à la beauté de fon génie . Enfin
M. de Condillac confent à fe déclarer
plagiaire , fi c'eſt l'être que de s'approprier
des idées dont on lui a abandonné l'ufage.
Au refte il fait remarquer que s'il a eu
à peu-près pour le fonds de fon travail le
même objet que l'Ecrivain célebre dont il
parle , il ne s'eft pas rencontré avec lui dans
la façon de le traiter & dans les obfervations
qui y tiennent. C'eft pour faciliter au
Lecteur les voies de la comparaifon , qu'il
a cru à propos de tranfcrire tout ce que
dit à ce fujet l'Auteur de la Lettre fur les
fourds & les muets.
PRINCIPES DISCUTÉS pour faciliter
l'intelligence des livres prophétiques ,
& fpécialement des pfeaumes , relativement
à la langue originale ; fuivis de plu134
MERCURE DE FRANCE.
feurs differtations fur les Lettres II , III ,
IV & V de M. l'Abbé de Villefroi , dans
lefquelles il eft traité de la conduite à
l'égard de fon Eglife depuis le commencement
du monde. A Paris , chez Simon ,
Imprimeur du Parlement , rue de la Har
pe , à l'Hercule ; & Cl . Hériffant , Librai
re-Imprimeur , rue neuve Notre Dame ;
1755 , quatre gros volumes in- 12 .
On trouvera dans le cours de cet ouvrage
, où l'on a déployé une érudition con
venable au fujet , des vûes nouvelles , dont
quelques- unes pourront paroître fingulie
res pour l'explication des livres prophéti
ques , & particulierement des pleaumes .
Si l'on ne demeure pas toujours d'accord
de la folidité des principes qu'on effaye
d'établir pour en développer le véritable
fens , on avouera du moins qu'il y a quel
ques interprétations qu'on a fçu préfenter
fous un afpect favorable .
Fermer
Résumé : « TRAITÉ DES SENSATIONS, à Madame la Comtesse de Vassé, par M. l'Abbé de [...] »
Le 'Traité des sensations' de l'Abbé de Condillac, publié en 1754, vise à analyser les sens humains pour distinguer les idées qu'ils procurent et observer leur progression et interaction. Condillac imagine une statue dotée d'une organisation intérieure humaine mais dépourvue d'idées initiales, afin d'explorer comment elle acquiert des sensations et des idées en utilisant ses sens. Il commence par l'odorat, jugé le moins contributif aux connaissances humaines, et progresse vers les autres sens. Les sensations, agréables ou désagréables, motivent la statue à rechercher le plaisir et éviter la douleur, développant ainsi ses facultés mentales. Condillac réfute l'idée que les animaux, bien qu'ayant des sensations, possèdent les mêmes facultés que les humains. Il attribue cette différence à la moindre perfection de l'organe du toucher chez les animaux, concluant que l'âme des bêtes est essentiellement différente de celle de l'homme, conformément aux enseignements de la foi. Il affirme que les facultés de l'âme humaine se développent par l'expérience et l'habitude, et non par des idées innées. Le traité est structuré en quatre parties : l'analyse des sensations et leur rôle dans le développement des facultés de l'âme, l'importance du toucher dans le jugement des objets extérieurs, l'apprentissage des autres sens par le toucher, et l'observation des besoins et des idées d'un homme utilisant tous ses sens. Condillac se distingue par sa méthode prudente et réfléchie, évitant de présenter ses sentiments avec autorité, et reconnaît l'importance de la clarté et de la précision dans l'exposition de ses idées. Il inclut également une dissertation sur la liberté, examinant le pouvoir de la volonté et les connaissances nécessaires à son exercice. Condillac répond à des critiques sur l'originalité de son travail, admettant que l'idée de décomposer l'homme lui avait été communiquée par Mlle Ferrand, mais insistant sur l'originalité de sa méthode et de ses observations.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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5
p. 11-19
LES DONNEURS D'IDÉES, Badinage instructif adressé à M. de Boissi.
Début :
MONSIEUR, vous paroissez prendre plaisir à remplir votre article [...]
Mots clefs :
Idées, Artiste, Donneurs d'idées, Arts, Éloge, Gloire, Auteur
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texteReconnaissance textuelle : LES DONNEURS D'IDÉES, Badinage instructif adressé à M. de Boissi.
LES DONNEURS D'IDÉES ,
Badinage inftructif adreffé à M. de Boiffi.
M
des
ONSIEUR, vous paroiffez prendre
plaifir à remplir votre article
des Arts. Nous y avons vû fucceffivement
des critiques fur l'architecture faites par
perfonnes qui entendoient bien la matiere
; des injures dites avec beaucoup de politeffe
à M. Boucher , & les efforts que l'on
fait pour trouver des raifons de fon mécon
tentement , qui font cependant bien clairement
imprimées fur les eftampes dont il
eft queſtion ; des éloges qu'un artiſte fait
de fes ouvrages , avec une bonne foi qui ne
lui permet pas de douter que le public
puiffe être d'un autre avis. Il vante de prétendues
nouvelles découvertes en gravûre
qui font auffi anciennes que l'art , & que
perfonne n'ignore; il nous affûre la plus parfaite
exactitude dans une eftampe , quant
à la perfpective & à l'effet de lumiere , où
ni l'une , ni l'autre ne fe trouvent que
d'une maniere défectueufe : fur quoi il eft
à remarquer que celui qui fe donne ces
louanges , a affez de talens pour captiver
l'eftime du public , fans qu'il foit befoin
A vi
12 MERCURE DE FRANCE.
porpour
lui d'avoir recours à cette efpece de
charlatanifme , qui n'eft pardonnable que
lorfqu'il fupplée au défaut d'un mérite
réel. Nous y avons lû la critique du
tail de faint Eustache , qui n'eft peut- être
pas fans raifon , & en même tems l'éloge
d'un projet pour ce même portail , par
l'auteur même. Le malheur eft que ce
projet ne remplit ni la hauteur du pignon
de l'églife , ni les autres fujetions du lieu :
c'eſt dommage , car il paroît qu'il a été
pris dans Vitruve , du moins à en juger
par le bas- relief payen qui fe trouve dans
le fronton ; il eft de plus orné de deux
tours de l'invention de l'auteur , & l'on
s'apperçoit bien qu'il n'en a pas trouvé
d'exemple dans Vitruve. On y ajoûte , des
idées d'églife , que l'auteur voudroit faire
paffer en loi , qui néanmoins pourroient
trouver des oppofans. Quoiqu'il en foit ,
l'auteur ici eft donneur d'avis , ou plutôt
donneur d'idées. Les arts , font à la
mode , il eft de faifon d'en écrire ; mais il
me femble qu'on ne remonte pas aux caufes
premieres qui les rendent floriffans :
une des principales eft la multiplicité des
donneurs d'idées . Je ne parle pas fimplement
de ceux qui font artiftes ; leur état
eft d'imaginer , & il n'eft pas étonnant
qu'ils le faffent avec netteté mais il y a
:
JUIN. 1755. 13
nombre de perſonnes qui embraffent l'état
de donneurs d'idées , fans vocation particuliere
, & qui cependant fe font un grand
nom ; elles enfeignent ce qu'elles n'ont
point appris , & fans fçavoir rien des arts ,
dirigent les artistes les défauts qui fe
rencontrent dans les ouvrages font fur le
compte de l'artiſte , & ce qui s'y trouve de
bon vient d'elles.
Quiconque fe deftine à la profeffion de
donneurs d'idées doit dormir peu ,
& cependant
rêver beaucoup. Quelque confuſes
que puiffent être les imaginations qu'il
combine , il en forme , un tout qui à la
vérité n'eft pas diftinct , mais néanmoins
dans lequel il voit , comme au travers d'un
brouillard, des merveilles difficiles à expliquer
, & plus difficiles encore à rendre.
Il va chez un artifte , lui propofe ces idées ;
vingt objections fe préfentent dont il ne
s'eft pas douté : il n'importe , rien ne le
déconcerte , il revient pourvû de nouvelles
idées. A force de les détruire , l'artiſte
développe quelques- unes de celles qui lui
paroiffent convenables ; notre inventeur
les faifit , y fait quelques nouvelles additions
, qu'on fera vraisemblablement obligé
de fupprimer , mais qui lui donnent le
droit inconteſtable de fe les regarder comme
propres. L'artifte en fait- il quelque
14 MERCURE DE FRANCE .
chofe de beau ? le donneur d'idées triomphe,
fans lui l'artiſte borné n'auroit pû enfanter
une fi belle choſe. Dans le cercle de la focié
té qu'il fréquente , il eft regardé comme
l'homme d'une connoiffance univerfelle ;
bientôt , s'il a un peu de bonheur , il fera le
confeil de la cour & de la ville en fait de
goût . Il restera pour démontré que quand
on réuffira , ce fera lui qui aura merveilleufement
imaginé , & que fi le fuccès n'y
répond pas , ce fera l'artifte qui n'aura pas
eu l'efprit de le comprendre. Il réfulte
mille avantages pour les artiftes , des mouvemens
que fe donnent ces perfonnes uti
les; ils n'ont pas befoin de fortir de chez eux
pour recevoir des complimens , le donneur
d'idées veut bien fe charger de ce lourd
fardeau : ils ne courent point de rifque que
les éloges leur tournent la tête , ils ne font
pas pour eux ; ce danger n'eft que pour le
donneur d'idées , qui peut devenir vain.
Mais comme il faut beaucoup de vanité
pour faire profeffion de cet état , la meſure
n'en eft pas fi bien fixée qu'on puiffe facilement
affirmer quand il y a excès ; d'ailleurs
pour un qui fe rendroit infoutenable ,
il s'en trouveroit mille prêts à le remplacer,
ils ne font pas auffi rares que les excellens
artiftes.
Je ne fçais pourquoi tout le monde ne
JUI N. 1755. IS
s'attache
pas à ce genre de talent qui eft
facile & amufant , je veux vous le prouver
par un exemple. Il m'eft venu plufieurs fois
à l'efprit que Timoleon faifant périr ſon
propre frere pour la patrie , feroit un
beau fujet de tragédie : n'étant nullement
poëte , je ne fçais pas s'il feroit intéreffant
au théâtre , & s'il ne s'y rencontreroit pas
des inconvéniens qui le rendroient impoffible
; mais fi vous le traitiez , vous feriez
obligé de convenir , après ce que je vous
en dis ici , que c'eft moi qui vous en ai
donné l'idée , & que la plus grande partie
du fuccès me devroit être attribuée . Vous
voyez que je n'ai pas fait une grande dépenfe
de génie ; voilà pourtant ce que c'eft
qu'être donneur d'idées.
Monfieur , vous êtes zélé pour la gloire
des arts , je vous conjure d'encourager les
donneurs d'idées ; cela eft plus aifé qu'on
ne le croit ordinairement , & on peut appliquer
ce talent à une infinité de chofes
dans les belles-lettres & dans les arts. Avec
de très-légeres connoiffances , on peut donner
des idées de tragédies , de comédies &
même de poëmes épiques , ce qui eft bien
plus glorieux. M. V. fait un beau tableau
qu'il expofe au fallon : un homme de bien
plus grande imagination que lui , lui prouve
dans une brochure qu'il n'a pas tiré de
16 MERCURE DE FRANCE.
fon fujet tout ce qu'il pouvoit , & lui fournit
de quoi couvrir une toile de vingt toifes
. Cependant cet auteur voit tout cela au
travers d'un brouillard , dans un espace de
quinze pieds ; on pourroit le prier de faire
voir comment il y fait entrer tout cela :
fon excufe eft toute prête ; il ne fçait pas
deffiner , fon état eſt d'être donneur d'idées.
Le bon M. *** dont les écrits font fi remplis
d'aménité , & qui par conféquent ne peut
comprendre pourquoi ils lui ont attiré tant
d'ennemis , fe donne la peine de faire imprimer
quantité d'idées de fujets pour les
peintres ; ils ont l'ingratitude de s'appercevoir
qu'aucun de ces fujets n'eft propre
à faire un bon effet cela n'eft - il pas
malheureux ? fi on l'avoit crû , n'eut- il
eu droit au premier fallon de réclamer
fon bien ? & toute la gloire de l'expofition
n'eût- elle dû être pour
pas lui : Ce qui
lui doit paroître plus inconcevable encore ,
c'eft qu'une autre brochure qui a paru
depuis & qui contenoit des fujets de peina
été tout autrement accueillie .
Pourquoi cela ? eft - ce parce qu'il étoit
évident que celle ci partoit de quelqu'un
au fait de l'art , & qui n'écrivoit que d'après
des idées nettes & déja compofées
dans fon efprit en artifte ? Devroit- on pour fi
peu y mettre tant de différence ? Eft if quefture
,
pas
JUIN. 1755. 17
tion d'une grande fête ? on dit à l'artiſte , il
nous faudroit ici quelque chofe de grand ,
de beau , un temple , un palais , ce que vous
voudrez ; mais que cela foit impofant : voilà
des demandes nettes , claires , & qu'on
peut remplir de mille façons. L'artiſte eft
à fon aife ; s'il eft habile , il fait une belle
chofe ; mais il n'en eft pas moins vrai que
c'eſt M. tel qui lui a donné l'idée . Ce font
les efprits prudens , & ceux qui veulent
une gloire qu'on ne puiffe leur conteſter ,
qui fe renferment dans ces généralités ;
elles fuffifent pour en tirer le plus grand
honneur , & même pour autorifer à mettre
fon nom , comme inventeur , aux eftampes
qui pourront en être gravées. Ceux qui
s'avifent de mettre la main au porte- crayon,
s'en tirent plus difficilement : malgré les
excufes qu'ils apportent de n'avoir jamais
appris , ce qui eft aſſez viſible pour les difpenfer
du foin d'en avertir ; ils hazardent
beaucoup ordinairement , ils ne fçauroient
éviter une bonne dofe de ridicule; mais auffi
s'il arrive, par un heureux hazard , que l'exécution
reffemble à peu près à ce qu'ils ont
confufément ébauché,quel triomphe ! quelle
gloire ! On peut donner des idées pour les
décorations de l'opéra , pourvû qu'on ait
de bons peintres pour les débrouiller &
leur donner de l'existence. L'expérience fait
18 MERCURE DE FRANCE.
voir qu'il n'eft pas néceffaire de fçavoir
deffiner , ni même les premiers élémens de
l'architecture. On peut donner des idées
pour la mufique ; il fuffit pour cela d'en
avoir entendu quelquefois , & d'avoir pris
parti dans la querelle pour ou contre. On
donnera encore facilement des idées pour
les habillemens , il y en a des preuves. On
a vû des perfonnes fe faire une réputation,
feulement pour avoir donné des idées d'attitudes
variées aux acteurs des choeurs de
l'opéra . Il n'y a pas jufqu'à un marchand
qui donne des idées ( ou du moins qui le
fait croire ) aux manufactures d'étoffes .
Lorfqu'il a été queftion de faire une
place pour le Roi , n'a-t-on pas vû éclore
un effain de donneurs d'idées , qui étoient
étonnés eux- mêmes de la beauté des imaginations
qui leur paffoient par la tête ?
quelques-uns n'ont pû réfifter à la tentation
de les publier , quoiqu'en pure perte.
Il ne faut pas en croire les artiftes , qui fe
figurent que tout le monde eft en état de
faire un rêve ; que toute la difficulté confifte
à le réaliſer de maniere qu'il faſſe un
bon effet , & à vaincre les difficultés qui
fe rencontrent dans les idées les plus nettes
& les mieux conçues : la jaloufie leur
fuggere ce fentiment , & la véritable gloire
doit toujours appartenir à celui qui donne
la premiere idée.
JUIN. 1755. 19
Vous même , Monfieur , vous avez les
plus grandes obligations à un donneur d'idées
, & peut- être fans l'avoir jamais fçu .
Nous venons de perdre un auteur , finon
diftingué , du moins récompenfé : il avoit
apparamment fait réflexion , ou avant ou
après vous , que le contraſte d'un Anglois
des plus durs avec un François des plus
petits- maîtres pouvoit produire quelque
chofe de plaifant ; de là il s'étoit érigé dans
fa famille & dans le petit cercle de fes
amis pour le donneur d'idées du François
à Londres. Si vous ne fûtes pas débarraſſé
du foin d'imaginer ce fujet , vous dûtes
l'être d'une partie du fardeau des éloges
qui vous en font revenus , du moins il
cherchoit à vous en foulager autant qu'il
lui étoit poffible. La feule difficulté qui s'y
trouvoit , c'est qu'il n'avoit rien fait avant ,
& qu'il ne fit rien depuis qui donnât lieu
de croire qu'il en eût pû faire une bonne
piece ; cependant il avoit fes croyans . C'en
eft affez pour vous faire voir la très- grande
utilité des donneurs d'idées , & je vous les
recommande comme plus importans encore
que les donneurs d'avis.
Je fuis , &c.
Badinage inftructif adreffé à M. de Boiffi.
M
des
ONSIEUR, vous paroiffez prendre
plaifir à remplir votre article
des Arts. Nous y avons vû fucceffivement
des critiques fur l'architecture faites par
perfonnes qui entendoient bien la matiere
; des injures dites avec beaucoup de politeffe
à M. Boucher , & les efforts que l'on
fait pour trouver des raifons de fon mécon
tentement , qui font cependant bien clairement
imprimées fur les eftampes dont il
eft queſtion ; des éloges qu'un artiſte fait
de fes ouvrages , avec une bonne foi qui ne
lui permet pas de douter que le public
puiffe être d'un autre avis. Il vante de prétendues
nouvelles découvertes en gravûre
qui font auffi anciennes que l'art , & que
perfonne n'ignore; il nous affûre la plus parfaite
exactitude dans une eftampe , quant
à la perfpective & à l'effet de lumiere , où
ni l'une , ni l'autre ne fe trouvent que
d'une maniere défectueufe : fur quoi il eft
à remarquer que celui qui fe donne ces
louanges , a affez de talens pour captiver
l'eftime du public , fans qu'il foit befoin
A vi
12 MERCURE DE FRANCE.
porpour
lui d'avoir recours à cette efpece de
charlatanifme , qui n'eft pardonnable que
lorfqu'il fupplée au défaut d'un mérite
réel. Nous y avons lû la critique du
tail de faint Eustache , qui n'eft peut- être
pas fans raifon , & en même tems l'éloge
d'un projet pour ce même portail , par
l'auteur même. Le malheur eft que ce
projet ne remplit ni la hauteur du pignon
de l'églife , ni les autres fujetions du lieu :
c'eſt dommage , car il paroît qu'il a été
pris dans Vitruve , du moins à en juger
par le bas- relief payen qui fe trouve dans
le fronton ; il eft de plus orné de deux
tours de l'invention de l'auteur , & l'on
s'apperçoit bien qu'il n'en a pas trouvé
d'exemple dans Vitruve. On y ajoûte , des
idées d'églife , que l'auteur voudroit faire
paffer en loi , qui néanmoins pourroient
trouver des oppofans. Quoiqu'il en foit ,
l'auteur ici eft donneur d'avis , ou plutôt
donneur d'idées. Les arts , font à la
mode , il eft de faifon d'en écrire ; mais il
me femble qu'on ne remonte pas aux caufes
premieres qui les rendent floriffans :
une des principales eft la multiplicité des
donneurs d'idées . Je ne parle pas fimplement
de ceux qui font artiftes ; leur état
eft d'imaginer , & il n'eft pas étonnant
qu'ils le faffent avec netteté mais il y a
:
JUIN. 1755. 13
nombre de perſonnes qui embraffent l'état
de donneurs d'idées , fans vocation particuliere
, & qui cependant fe font un grand
nom ; elles enfeignent ce qu'elles n'ont
point appris , & fans fçavoir rien des arts ,
dirigent les artistes les défauts qui fe
rencontrent dans les ouvrages font fur le
compte de l'artiſte , & ce qui s'y trouve de
bon vient d'elles.
Quiconque fe deftine à la profeffion de
donneurs d'idées doit dormir peu ,
& cependant
rêver beaucoup. Quelque confuſes
que puiffent être les imaginations qu'il
combine , il en forme , un tout qui à la
vérité n'eft pas diftinct , mais néanmoins
dans lequel il voit , comme au travers d'un
brouillard, des merveilles difficiles à expliquer
, & plus difficiles encore à rendre.
Il va chez un artifte , lui propofe ces idées ;
vingt objections fe préfentent dont il ne
s'eft pas douté : il n'importe , rien ne le
déconcerte , il revient pourvû de nouvelles
idées. A force de les détruire , l'artiſte
développe quelques- unes de celles qui lui
paroiffent convenables ; notre inventeur
les faifit , y fait quelques nouvelles additions
, qu'on fera vraisemblablement obligé
de fupprimer , mais qui lui donnent le
droit inconteſtable de fe les regarder comme
propres. L'artifte en fait- il quelque
14 MERCURE DE FRANCE .
chofe de beau ? le donneur d'idées triomphe,
fans lui l'artiſte borné n'auroit pû enfanter
une fi belle choſe. Dans le cercle de la focié
té qu'il fréquente , il eft regardé comme
l'homme d'une connoiffance univerfelle ;
bientôt , s'il a un peu de bonheur , il fera le
confeil de la cour & de la ville en fait de
goût . Il restera pour démontré que quand
on réuffira , ce fera lui qui aura merveilleufement
imaginé , & que fi le fuccès n'y
répond pas , ce fera l'artifte qui n'aura pas
eu l'efprit de le comprendre. Il réfulte
mille avantages pour les artiftes , des mouvemens
que fe donnent ces perfonnes uti
les; ils n'ont pas befoin de fortir de chez eux
pour recevoir des complimens , le donneur
d'idées veut bien fe charger de ce lourd
fardeau : ils ne courent point de rifque que
les éloges leur tournent la tête , ils ne font
pas pour eux ; ce danger n'eft que pour le
donneur d'idées , qui peut devenir vain.
Mais comme il faut beaucoup de vanité
pour faire profeffion de cet état , la meſure
n'en eft pas fi bien fixée qu'on puiffe facilement
affirmer quand il y a excès ; d'ailleurs
pour un qui fe rendroit infoutenable ,
il s'en trouveroit mille prêts à le remplacer,
ils ne font pas auffi rares que les excellens
artiftes.
Je ne fçais pourquoi tout le monde ne
JUI N. 1755. IS
s'attache
pas à ce genre de talent qui eft
facile & amufant , je veux vous le prouver
par un exemple. Il m'eft venu plufieurs fois
à l'efprit que Timoleon faifant périr ſon
propre frere pour la patrie , feroit un
beau fujet de tragédie : n'étant nullement
poëte , je ne fçais pas s'il feroit intéreffant
au théâtre , & s'il ne s'y rencontreroit pas
des inconvéniens qui le rendroient impoffible
; mais fi vous le traitiez , vous feriez
obligé de convenir , après ce que je vous
en dis ici , que c'eft moi qui vous en ai
donné l'idée , & que la plus grande partie
du fuccès me devroit être attribuée . Vous
voyez que je n'ai pas fait une grande dépenfe
de génie ; voilà pourtant ce que c'eft
qu'être donneur d'idées.
Monfieur , vous êtes zélé pour la gloire
des arts , je vous conjure d'encourager les
donneurs d'idées ; cela eft plus aifé qu'on
ne le croit ordinairement , & on peut appliquer
ce talent à une infinité de chofes
dans les belles-lettres & dans les arts. Avec
de très-légeres connoiffances , on peut donner
des idées de tragédies , de comédies &
même de poëmes épiques , ce qui eft bien
plus glorieux. M. V. fait un beau tableau
qu'il expofe au fallon : un homme de bien
plus grande imagination que lui , lui prouve
dans une brochure qu'il n'a pas tiré de
16 MERCURE DE FRANCE.
fon fujet tout ce qu'il pouvoit , & lui fournit
de quoi couvrir une toile de vingt toifes
. Cependant cet auteur voit tout cela au
travers d'un brouillard , dans un espace de
quinze pieds ; on pourroit le prier de faire
voir comment il y fait entrer tout cela :
fon excufe eft toute prête ; il ne fçait pas
deffiner , fon état eſt d'être donneur d'idées.
Le bon M. *** dont les écrits font fi remplis
d'aménité , & qui par conféquent ne peut
comprendre pourquoi ils lui ont attiré tant
d'ennemis , fe donne la peine de faire imprimer
quantité d'idées de fujets pour les
peintres ; ils ont l'ingratitude de s'appercevoir
qu'aucun de ces fujets n'eft propre
à faire un bon effet cela n'eft - il pas
malheureux ? fi on l'avoit crû , n'eut- il
eu droit au premier fallon de réclamer
fon bien ? & toute la gloire de l'expofition
n'eût- elle dû être pour
pas lui : Ce qui
lui doit paroître plus inconcevable encore ,
c'eft qu'une autre brochure qui a paru
depuis & qui contenoit des fujets de peina
été tout autrement accueillie .
Pourquoi cela ? eft - ce parce qu'il étoit
évident que celle ci partoit de quelqu'un
au fait de l'art , & qui n'écrivoit que d'après
des idées nettes & déja compofées
dans fon efprit en artifte ? Devroit- on pour fi
peu y mettre tant de différence ? Eft if quefture
,
pas
JUIN. 1755. 17
tion d'une grande fête ? on dit à l'artiſte , il
nous faudroit ici quelque chofe de grand ,
de beau , un temple , un palais , ce que vous
voudrez ; mais que cela foit impofant : voilà
des demandes nettes , claires , & qu'on
peut remplir de mille façons. L'artiſte eft
à fon aife ; s'il eft habile , il fait une belle
chofe ; mais il n'en eft pas moins vrai que
c'eſt M. tel qui lui a donné l'idée . Ce font
les efprits prudens , & ceux qui veulent
une gloire qu'on ne puiffe leur conteſter ,
qui fe renferment dans ces généralités ;
elles fuffifent pour en tirer le plus grand
honneur , & même pour autorifer à mettre
fon nom , comme inventeur , aux eftampes
qui pourront en être gravées. Ceux qui
s'avifent de mettre la main au porte- crayon,
s'en tirent plus difficilement : malgré les
excufes qu'ils apportent de n'avoir jamais
appris , ce qui eft aſſez viſible pour les difpenfer
du foin d'en avertir ; ils hazardent
beaucoup ordinairement , ils ne fçauroient
éviter une bonne dofe de ridicule; mais auffi
s'il arrive, par un heureux hazard , que l'exécution
reffemble à peu près à ce qu'ils ont
confufément ébauché,quel triomphe ! quelle
gloire ! On peut donner des idées pour les
décorations de l'opéra , pourvû qu'on ait
de bons peintres pour les débrouiller &
leur donner de l'existence. L'expérience fait
18 MERCURE DE FRANCE.
voir qu'il n'eft pas néceffaire de fçavoir
deffiner , ni même les premiers élémens de
l'architecture. On peut donner des idées
pour la mufique ; il fuffit pour cela d'en
avoir entendu quelquefois , & d'avoir pris
parti dans la querelle pour ou contre. On
donnera encore facilement des idées pour
les habillemens , il y en a des preuves. On
a vû des perfonnes fe faire une réputation,
feulement pour avoir donné des idées d'attitudes
variées aux acteurs des choeurs de
l'opéra . Il n'y a pas jufqu'à un marchand
qui donne des idées ( ou du moins qui le
fait croire ) aux manufactures d'étoffes .
Lorfqu'il a été queftion de faire une
place pour le Roi , n'a-t-on pas vû éclore
un effain de donneurs d'idées , qui étoient
étonnés eux- mêmes de la beauté des imaginations
qui leur paffoient par la tête ?
quelques-uns n'ont pû réfifter à la tentation
de les publier , quoiqu'en pure perte.
Il ne faut pas en croire les artiftes , qui fe
figurent que tout le monde eft en état de
faire un rêve ; que toute la difficulté confifte
à le réaliſer de maniere qu'il faſſe un
bon effet , & à vaincre les difficultés qui
fe rencontrent dans les idées les plus nettes
& les mieux conçues : la jaloufie leur
fuggere ce fentiment , & la véritable gloire
doit toujours appartenir à celui qui donne
la premiere idée.
JUIN. 1755. 19
Vous même , Monfieur , vous avez les
plus grandes obligations à un donneur d'idées
, & peut- être fans l'avoir jamais fçu .
Nous venons de perdre un auteur , finon
diftingué , du moins récompenfé : il avoit
apparamment fait réflexion , ou avant ou
après vous , que le contraſte d'un Anglois
des plus durs avec un François des plus
petits- maîtres pouvoit produire quelque
chofe de plaifant ; de là il s'étoit érigé dans
fa famille & dans le petit cercle de fes
amis pour le donneur d'idées du François
à Londres. Si vous ne fûtes pas débarraſſé
du foin d'imaginer ce fujet , vous dûtes
l'être d'une partie du fardeau des éloges
qui vous en font revenus , du moins il
cherchoit à vous en foulager autant qu'il
lui étoit poffible. La feule difficulté qui s'y
trouvoit , c'est qu'il n'avoit rien fait avant ,
& qu'il ne fit rien depuis qui donnât lieu
de croire qu'il en eût pû faire une bonne
piece ; cependant il avoit fes croyans . C'en
eft affez pour vous faire voir la très- grande
utilité des donneurs d'idées , & je vous les
recommande comme plus importans encore
que les donneurs d'avis.
Je fuis , &c.
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Résumé : LES DONNEURS D'IDÉES, Badinage instructif adressé à M. de Boissi.
Dans une lettre adressée à M. de Boiffi, l'auteur critique les articles du Mercure de France, soulignant des éloges excessifs et des critiques injustes dans le domaine des arts. Il note des contradictions dans les appréciations, notamment en architecture et en gravure, et observe que les arts sont à la mode, bien que les raisons de cette popularité ne soient pas toujours bien comprises. L'auteur exprime une méfiance envers les 'donneurs d'idées', des individus sans vocation artistique spécifique qui se permettent de diriger les artistes. Ces donneurs d'idées conçoivent des projets confus qu'ils soumettent aux artistes, s'attribuant par la suite le mérite des succès obtenus. L'auteur illustre ce phénomène par divers exemples, tels que des idées pour des tragédies, des tableaux ou des décorations. Malgré leur manque de compétences réelles, il recommande de les encourager, car ils jouent un rôle crucial dans la reconnaissance des artistes.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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6
p. 46-56
REFLEXIONS De M. de Marivaux.
Début :
Il n'est point question ici d'un ouvrage régulierement suivi ; il ne s'agit pas [...]
Mots clefs :
Esprit, Idées, Esprits, Hommes, Nation, Moeurs, Coutume, Thucydide, Traduction, Traduction de Thucydide
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texteReconnaissance textuelle : REFLEXIONS De M. de Marivaux.
REFLEXIONS
De M. de Marivaux.
L n'eft point queftion ici d'un ouvrage
I régulierement fuivi ; il ne s'agit pas
ici
non plus de penfées détachées , celles-.
ci ont toujours une certaine liaiſon les
unes avec les autres ; elles vont toutes au
même but . Je dis feulement qu'elles n'y
vont pas avec autant d'ordre , avec autant
d'exactitude , qu'un plus habile homme
que moi auroit pû y en mettre.
Auffi ne leur ai- je point donné d'autre
titre que celui de réflexions ? Chacune d'elles
en a infenfiblement fait naître une autre
, & tout cela avec fi peu de deffein de
ma part , que lorfque la premiere me vint
dans l'efprit , je ne fçavois pas moi- même
qu'elle en ameneroit une feconde. En
effet, comment aurois- je foupçonné qu'une
fimple obfervation fur une remarque de
d'Ablancourt me meneroit fi loin ? Voici
ce que c'eft .
D'Ablancourt en commençant fa traduction
de Thucidide , au lieu de dire litté
ralement comme l'auteur grec , Thucidide
Athénien , écrit la guerre, & c, le fait comJUN.
1755. 47
mencer ainfi J'entreprens d'écrire l'hiftoire
, & le refte .
Et dans fes remarques for fa traduction
il dit pour raifon du changement qu'il
fait , qu'une traduction plus littérale feroit
plate , & feroit tort à Thucidide.
Mais par- là , peut- on lui répondre , vous
nous faites tort à nous , lecteurs , qui ferions
charmés de connoître Thucidide tel
qu'il eft. Nous croyons voir l'auteur grec ,
l'auteur ancien avec le tour d'efprit qu'on
avoit de fon tems , & vous le traveſtiſſez ,
vous lui ôtez fon âge ; ce n'eſt plus là Thucidide.
Il feroit plat , dites vous , fi vous
ne le corrigiez pas . Eh , qu'importe ! nous
aimerions mieux fa platitude même que
vos corrections , que nous ne demandons
point dans cette occafion- ci .
Quand vous travaillerez fur un fujet
que vous aurez imaginé , ôtez les platitudes
qui vous feront échappées , vous ferez
fort bien , & nous ne les regrettons point ;
elles ne pourroient être que des platitu
des de notre fiecle , & celles - là nous les
connoiffons , nous n'en fommes pas curieux
.
Mais de celles de Thucidide , ou de
tout autre auteur d'une antiquité auffi reculée
, il n'eft pas de même. En les retranchant
vous nous privez d'un ſpectacle qui
48 MERCURE DE FRANCE..
feroit neuf pour nous ; car il y a apparen
ce qu'elles ne reffemblent point aux nôtres
, & fuppofé qu'elles y reffemblaffent ,
ce feroit encore une fingularité que nous
verrions avec plaifir .
:
En un mot , c'est l'hiftoire de l'efprit
humain que vous nous dérobez dans cette
partie- là nous n'en avons que la moitié
quand vous ne nous rendez que les beautés
des anciens , & que vous fupprimez
leurs défauts.
C'estpour l'honneur des anciens que vous
prenez cette précaution - là , dites - vous ;
mais dans le fond leur honneur doit nous
être affez indifférent : il nous feroit bien
auffi agréable de les connoître que de les
eftimer plus qu'ils ne valent.
Votre maniere de traduire Thucidide ,
& votre attention pour fa gloire , direzvous
, n'ôtent rien à l'hiftoire des faits
qu'il raconte. Je n'en fçais rien . On peut
encore vous arrêter là- deffus : s'il eft vrai
qu'il y ait un rapport entre les événemens,
les moeurs , les coutumes d'un certain tems,
& la maniere de penſer , de fentir & de
s'exprimer de ce tems-là ; ce rapport que
je crois indubitable , fe trouve affurément
dans ce que Thucidide a penſé , a fenti , a
exprimé.
Vous ne pouvez donc altérer ſa façon
de
JUIN. 1755. 49,
de raconter fans nuire à ce rapport , fans
altérer ces faits même , fans changer un
peu la forte d'impreffion qu'ils nous feroient.
Je ferois tenté de croire qu'ils
perdent quelque chofe de leur air étranger
, & que vos tours modernes en 'affoi
bliffent le caractere..
Je n'infifte pourtant pas fur ce que jo
dis là , je me contenter de penfer qu'on
peut le dire. Je veux bien auffi que d'A
blancourt ait eu raifon d'en uſer comme
il a fait dans fon Thucidide. Une traduce
tion trop littérale en pareil cas rebuteroit
peut- être la plupart des lecteurs : on auroit
beau leur conferver une fimplicité à
la grecque , ils ne fe foucieroient guere
de les trois mille ans d'antiquité , & ne la
trouveroient pas meilleure qu'une fimplicité
de nos jours. Je dis ici fimplicité , &
non pas platitude ; car je ne fuis pas du
fentiment de d'Ablancourt fur l'endroit
de Thucidide qu'il a corrigé.
Thucidide , Athénien , écrit la guerre ,
ne me paroît point plat , je n'y vois. que
du fimple & du naïf. A la vérité ce n'eſt
ni le fimple ni le naïf de notre tems , &
il feroit prefque impoffible que ce fût la
même chofe.c
Voyons les raifons de cette impoffibilité
, elles ne feront pas difficiles à fentir,
II. Vol. C
to MERCURE DE FRANCE.
quoiqu'elles demandent un peu d'atten
Mon.
-Sans remonter plus haur que Thucidide,
le monde , depuis cet auteur grec juf
qu'à nous , a fi fouvent changé de face , les
paffions des hommes , leurs vices & leurs
vertus fe font déployés en tant de manie,
res différentes ; des hommes ont fucceffivement
paffe par tant d'efpeces de corrup
tion , de fageffe & de folie ; ils ont été
tant de fois & fi différemment polis &
groffiers , bons & méchans , fociables: &
féroces , fi differemment raifonnables &
fots , fi différemment hommes & enfans ;
ils fe font vus par tant de côtés , qu'il doit
aujourd'hui leur en refter un fonds d'idées
confidérablement augmenté.
En un mot , l'efprit que nous avons à
préfent nousivient de trop loin ,il a trop
fermenté avant que d'arriver jufqu'à nous
pour n'être pas très différent de ce qu'il a
été.
C Je ne parle pas feulement de ce qu'on
appelle bet efprit , de l'efprit de Belles-
Lettres , mais de l'efprit des nations en gé
néral.
J. Tous les pay's
reffentent
de la
de l'humanité
du monde à cet égard fe
durée & des événemens
de la diverfité des loix ,
des coutumes & des gouvernemens qu'elle
UNIT
JUI N. 1755.
fr
aéprouvés , du nombre infini de guerres ,
de ravages & d'invafions qu'elle a effuyés .
Sefoftris , Cyrus , Alexandre , les fucceffeurs
de ce dernier , & fur-tout les Romains
même , n'ont pû troubler ni agirer
la terre , ni lui donner de fi violentes fé
couffes , fans y jetter de nouvelles idées ,
fans caufer de nouveaux développemens
dans la capacité de penfer & de fentiv
des hommes.
Je ne compte pas une infinité de moindres
événemens qui fe font paffés dans les
intervalles de ces grandes révolutions ,
mais qui infenfiblement
ont porté coup , &
dont l'impreffion , quoique plus lente , eft
encore venus accroître , nourrir ce fonds
d'idées dont je parle , & n'a peut- être nulle
parr laiffé les hommes dans un état d'efprit
& de moeurs uniforme.
Il est vrai que nous n'avons pas toute la
fuite des idées des hommes , le fonds qui
nous en refte eft bien au - deffous de ce
qu'ilpourroit être ; chaque révolution arri
vée fur la terre , en y excitant de nouvel
les idées , en a diffipé , éteint , & comme
anéanti beaucoup de celles qui y étoient.
-Les conquerans que nous venons de ciser
& les peuples conquis , les uns avant
que de foumettre , les autres avant que
d'être foumis, avoient eu des moeurs , des
f
!
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
coutumes & des façons de penfer différen
tes de celles qu'ils eurent après.
Les vainqueurs en prirent de conformes
à l'orgueil & à la profpérité de leur état
les vaincus en reçurent de conformes à
leur abaiffement & à la volonté de leurs
nouveaux maîtres ; & de ces loix , tant anciennes
que nouvelles , de ces moeurs , de
cés coutumes & du tour d'imagination
qui en réfultoit , nous n'en avons pas , je
l'avoue , une connoiffance bien complette ,
mais enfin tout n'en a pas été perdu , la
tradition , les monumens & l'hiſtoire nous
en ont confervé d'affez amples détails &
quelquefois la plus grande partie.
•
Comparons ce qui nous refte à de fim
ples débris. Jamais l'amas de ces débris n'a
été fi grand qu'il l'eft aujourd'hui , à comp
ter depuis les Grecs , ou même dépuis les
Affyriens jufqu'à nous..
Nous avons donc par conféquent plus
de rélations de l'humanité que les Affyriens,
les Grecs & les Romains n'en avoient,
& par conféquent auffi un plus grand fonds
d'idées qu'eux tous , & un fonds en vertu
duquel nous ne devons être ni naïfs , ni
fimples , ni plats , comme on l'étoit autrefois.
Ce que je dis là ne paroît pas dou
reux. Voici cependant ce qu'on peut m'ob
jecter , c'est que les faits ne s'accordent
pas avec mon raifonnement.
JUIN. 1755
33
Jettons les yeux fur les nations les plus
célebres , me dira- t on . Les Grecs & parmi
eux les Athéniens , lorfqu'ils commencerent
à s'affembler , dûrent , felon vous ,
trouver un affez grand fonds d'efprit &
d'idées déja tout amaffé , car fans doute le
monde avoit déja éprouvé beaucoup d'aventures
que nous ne fçavons pas.
Ce même fonds d'idées devoit être confidérablement
groffi quand il parvint aux
Romains ; il a dû être immenfe quand
nous l'avons reçu .
Cependant voyons l'avantage que les
premiers Athéniens & les premiers Ro
mains en retirerent , & à quoi il nous a
fervi à nous-mêmes.
C
7
que Qu'est- ce que c'étoit
les Athéniens
malgré les avantages
que vous leur fuppofez
? des fauvages
, des hommes
brutes &
féroces , qui fçurent
à peine ſe bâtir des
cabanes , & à qui il fallut que Cecrops ,
Egyptien
, apprit à avoir des loix & des
Dieux.
Reconnoiffez - vous à cela des hommes
qui devoient avoir hérité de cette fucceffion
d'idées dont vous parlez ? & ces aventuriers
qui fonderent Rome , qui n'ont
d'abord ni loix civiles ni Magiftrats , qui
font brutalement confifter tout leur mérite
à être féroces & braves , font- ils ce qu'ils
C iij
34 MERCURE DE FRANCE .
doivent être dans les tems où ils arrivent ?
Diroit-on à les voir que la fageffe d'Egyp
te & même l'efprit d'Athénes ont déja
paru fur la terre ?
Nous - mêmes qui fommes venus bien
plus tard , nous à qui l'univers agité de
puis fi long- tems devoit avoir tranfmis une
fi vafte & fi profonde expérience , quel ufage
avons- nous fait de cette prodigieufe
collection d'idées , qui , felon vous , nous
étoit échue en partage ? nos commencemens
font- ils dignes de tout l'efprit que le
monde avoit en avant nous ? fe reffententils
, comme vous le dites , de la durée de
l'humanité & du paffage des Egyptiens ,
des Grecs & des Romains ? en avons-nous
eu moins de barbarie dans nos moeurs
moins d'ignorance , moins de groffiereré
dans nos préjugés ?
2:
>
S'il a donc fallu que les hommes recommençaffent
à fe former fur nouveaux
frais , fi tout le développement de l'efprit
qui s'étoit fait avant eux , ne les a fauvés
nulle part de la néceffité d'effuyer la même
enfance & les mêmes miferes d'efprit ,
il faut bien que ce fonds d'efprit venu de
fi loin , que cette fucceffion d'idées que
les hommes fe tranfmettent , à ce que vous
prétendez , ne foit pas vraie , & qu'en tout
tems les révolutions Payent rendue impof
fible.
JUIN 17532 33
Elle n'est pas même plus fenfible dans
nos progrès que dans nos commencemens.
Notre efprit eft bien inférieur à ce qu'il
devroit être , il n'y a point de proportion
entre ce que nous en avons & ce que nous
en aurions reçu , fi cette fucceffion étoit
vraie . N'y cherchons donc point tant de
myftere, & convenons que les hommes
en tout pays fe forment eux-mêmes , qu'ils
peuvent bien recevoir quelque chofe de
leurs voisins , ou de leurs contemporains
mais qu'à cela près ils tirent tout de la
fociété qui les unit , & du commerce que
des efprits mis en commun y ont enfemble.
Ainfi l'école d'une nation c'eft la nation
même , ainfi chaque peuple a la fienne ,
où il fait d'âge en âge plus ou moins de
progrès , où il acquiert plus ou moins
d'idées , de fineffe & de goût , fuivant
qu'il fort plus ou moins de lumiere de
la totalité des efprits qui forment fon école.
Car c'eft de ce nombre infini de jugemens
, de réflexions , d'idées folles & fenfées
que la totalité des efprits répand dans
la nation ; c'eſt de la diverfité d'opinions
vraies ou fauffes qu'elle y verfe , que chaque
particulier tire la matiere des nouvelles
idées qu'il a lui-même , & qui vont à leur
tour s'ajoûter à la fource dont elles lui
Civ
36 MERCURE DE FRANCE .
viennent. Oui , vous dites vrai ; l'école
d'une nation , en fait d'efprit , eft la nation
même; mais cette fucceffion d'idées
dont nous parlons n'en eft pas moins fûre.
*
Car le choc.continuel des efprits qui
compofent cette nation , fuffiroit feul pour
accroître infenfiblement la meſure d'efprit
qui s'y trouve ; fuffiroit, de votre propre
aveu , pour y jetter la matiere de nouvelles
idées , pour y produire de nouveaux
accidens de lumiere & de connoiffance ;
mais ce n'eft pas là tout.
Cette nation n'eft pas féparée des autres
par des barrieres impénétrables , & ce
que vous appellez fon école fe fortifie continuellement
de ce que des hommes d'une
autre nation y portent, & s'augmente encore
de la différence de l'efprit étranger
qui vient fe mêler au fien.
De M. de Marivaux.
L n'eft point queftion ici d'un ouvrage
I régulierement fuivi ; il ne s'agit pas
ici
non plus de penfées détachées , celles-.
ci ont toujours une certaine liaiſon les
unes avec les autres ; elles vont toutes au
même but . Je dis feulement qu'elles n'y
vont pas avec autant d'ordre , avec autant
d'exactitude , qu'un plus habile homme
que moi auroit pû y en mettre.
Auffi ne leur ai- je point donné d'autre
titre que celui de réflexions ? Chacune d'elles
en a infenfiblement fait naître une autre
, & tout cela avec fi peu de deffein de
ma part , que lorfque la premiere me vint
dans l'efprit , je ne fçavois pas moi- même
qu'elle en ameneroit une feconde. En
effet, comment aurois- je foupçonné qu'une
fimple obfervation fur une remarque de
d'Ablancourt me meneroit fi loin ? Voici
ce que c'eft .
D'Ablancourt en commençant fa traduction
de Thucidide , au lieu de dire litté
ralement comme l'auteur grec , Thucidide
Athénien , écrit la guerre, & c, le fait comJUN.
1755. 47
mencer ainfi J'entreprens d'écrire l'hiftoire
, & le refte .
Et dans fes remarques for fa traduction
il dit pour raifon du changement qu'il
fait , qu'une traduction plus littérale feroit
plate , & feroit tort à Thucidide.
Mais par- là , peut- on lui répondre , vous
nous faites tort à nous , lecteurs , qui ferions
charmés de connoître Thucidide tel
qu'il eft. Nous croyons voir l'auteur grec ,
l'auteur ancien avec le tour d'efprit qu'on
avoit de fon tems , & vous le traveſtiſſez ,
vous lui ôtez fon âge ; ce n'eſt plus là Thucidide.
Il feroit plat , dites vous , fi vous
ne le corrigiez pas . Eh , qu'importe ! nous
aimerions mieux fa platitude même que
vos corrections , que nous ne demandons
point dans cette occafion- ci .
Quand vous travaillerez fur un fujet
que vous aurez imaginé , ôtez les platitudes
qui vous feront échappées , vous ferez
fort bien , & nous ne les regrettons point ;
elles ne pourroient être que des platitu
des de notre fiecle , & celles - là nous les
connoiffons , nous n'en fommes pas curieux
.
Mais de celles de Thucidide , ou de
tout autre auteur d'une antiquité auffi reculée
, il n'eft pas de même. En les retranchant
vous nous privez d'un ſpectacle qui
48 MERCURE DE FRANCE..
feroit neuf pour nous ; car il y a apparen
ce qu'elles ne reffemblent point aux nôtres
, & fuppofé qu'elles y reffemblaffent ,
ce feroit encore une fingularité que nous
verrions avec plaifir .
:
En un mot , c'est l'hiftoire de l'efprit
humain que vous nous dérobez dans cette
partie- là nous n'en avons que la moitié
quand vous ne nous rendez que les beautés
des anciens , & que vous fupprimez
leurs défauts.
C'estpour l'honneur des anciens que vous
prenez cette précaution - là , dites - vous ;
mais dans le fond leur honneur doit nous
être affez indifférent : il nous feroit bien
auffi agréable de les connoître que de les
eftimer plus qu'ils ne valent.
Votre maniere de traduire Thucidide ,
& votre attention pour fa gloire , direzvous
, n'ôtent rien à l'hiftoire des faits
qu'il raconte. Je n'en fçais rien . On peut
encore vous arrêter là- deffus : s'il eft vrai
qu'il y ait un rapport entre les événemens,
les moeurs , les coutumes d'un certain tems,
& la maniere de penſer , de fentir & de
s'exprimer de ce tems-là ; ce rapport que
je crois indubitable , fe trouve affurément
dans ce que Thucidide a penſé , a fenti , a
exprimé.
Vous ne pouvez donc altérer ſa façon
de
JUIN. 1755. 49,
de raconter fans nuire à ce rapport , fans
altérer ces faits même , fans changer un
peu la forte d'impreffion qu'ils nous feroient.
Je ferois tenté de croire qu'ils
perdent quelque chofe de leur air étranger
, & que vos tours modernes en 'affoi
bliffent le caractere..
Je n'infifte pourtant pas fur ce que jo
dis là , je me contenter de penfer qu'on
peut le dire. Je veux bien auffi que d'A
blancourt ait eu raifon d'en uſer comme
il a fait dans fon Thucidide. Une traduce
tion trop littérale en pareil cas rebuteroit
peut- être la plupart des lecteurs : on auroit
beau leur conferver une fimplicité à
la grecque , ils ne fe foucieroient guere
de les trois mille ans d'antiquité , & ne la
trouveroient pas meilleure qu'une fimplicité
de nos jours. Je dis ici fimplicité , &
non pas platitude ; car je ne fuis pas du
fentiment de d'Ablancourt fur l'endroit
de Thucidide qu'il a corrigé.
Thucidide , Athénien , écrit la guerre ,
ne me paroît point plat , je n'y vois. que
du fimple & du naïf. A la vérité ce n'eſt
ni le fimple ni le naïf de notre tems , &
il feroit prefque impoffible que ce fût la
même chofe.c
Voyons les raifons de cette impoffibilité
, elles ne feront pas difficiles à fentir,
II. Vol. C
to MERCURE DE FRANCE.
quoiqu'elles demandent un peu d'atten
Mon.
-Sans remonter plus haur que Thucidide,
le monde , depuis cet auteur grec juf
qu'à nous , a fi fouvent changé de face , les
paffions des hommes , leurs vices & leurs
vertus fe font déployés en tant de manie,
res différentes ; des hommes ont fucceffivement
paffe par tant d'efpeces de corrup
tion , de fageffe & de folie ; ils ont été
tant de fois & fi différemment polis &
groffiers , bons & méchans , fociables: &
féroces , fi differemment raifonnables &
fots , fi différemment hommes & enfans ;
ils fe font vus par tant de côtés , qu'il doit
aujourd'hui leur en refter un fonds d'idées
confidérablement augmenté.
En un mot , l'efprit que nous avons à
préfent nousivient de trop loin ,il a trop
fermenté avant que d'arriver jufqu'à nous
pour n'être pas très différent de ce qu'il a
été.
C Je ne parle pas feulement de ce qu'on
appelle bet efprit , de l'efprit de Belles-
Lettres , mais de l'efprit des nations en gé
néral.
J. Tous les pay's
reffentent
de la
de l'humanité
du monde à cet égard fe
durée & des événemens
de la diverfité des loix ,
des coutumes & des gouvernemens qu'elle
UNIT
JUI N. 1755.
fr
aéprouvés , du nombre infini de guerres ,
de ravages & d'invafions qu'elle a effuyés .
Sefoftris , Cyrus , Alexandre , les fucceffeurs
de ce dernier , & fur-tout les Romains
même , n'ont pû troubler ni agirer
la terre , ni lui donner de fi violentes fé
couffes , fans y jetter de nouvelles idées ,
fans caufer de nouveaux développemens
dans la capacité de penfer & de fentiv
des hommes.
Je ne compte pas une infinité de moindres
événemens qui fe font paffés dans les
intervalles de ces grandes révolutions ,
mais qui infenfiblement
ont porté coup , &
dont l'impreffion , quoique plus lente , eft
encore venus accroître , nourrir ce fonds
d'idées dont je parle , & n'a peut- être nulle
parr laiffé les hommes dans un état d'efprit
& de moeurs uniforme.
Il est vrai que nous n'avons pas toute la
fuite des idées des hommes , le fonds qui
nous en refte eft bien au - deffous de ce
qu'ilpourroit être ; chaque révolution arri
vée fur la terre , en y excitant de nouvel
les idées , en a diffipé , éteint , & comme
anéanti beaucoup de celles qui y étoient.
-Les conquerans que nous venons de ciser
& les peuples conquis , les uns avant
que de foumettre , les autres avant que
d'être foumis, avoient eu des moeurs , des
f
!
Cij
52 MERCURE DE FRANCE.
coutumes & des façons de penfer différen
tes de celles qu'ils eurent après.
Les vainqueurs en prirent de conformes
à l'orgueil & à la profpérité de leur état
les vaincus en reçurent de conformes à
leur abaiffement & à la volonté de leurs
nouveaux maîtres ; & de ces loix , tant anciennes
que nouvelles , de ces moeurs , de
cés coutumes & du tour d'imagination
qui en réfultoit , nous n'en avons pas , je
l'avoue , une connoiffance bien complette ,
mais enfin tout n'en a pas été perdu , la
tradition , les monumens & l'hiſtoire nous
en ont confervé d'affez amples détails &
quelquefois la plus grande partie.
•
Comparons ce qui nous refte à de fim
ples débris. Jamais l'amas de ces débris n'a
été fi grand qu'il l'eft aujourd'hui , à comp
ter depuis les Grecs , ou même dépuis les
Affyriens jufqu'à nous..
Nous avons donc par conféquent plus
de rélations de l'humanité que les Affyriens,
les Grecs & les Romains n'en avoient,
& par conféquent auffi un plus grand fonds
d'idées qu'eux tous , & un fonds en vertu
duquel nous ne devons être ni naïfs , ni
fimples , ni plats , comme on l'étoit autrefois.
Ce que je dis là ne paroît pas dou
reux. Voici cependant ce qu'on peut m'ob
jecter , c'est que les faits ne s'accordent
pas avec mon raifonnement.
JUIN. 1755
33
Jettons les yeux fur les nations les plus
célebres , me dira- t on . Les Grecs & parmi
eux les Athéniens , lorfqu'ils commencerent
à s'affembler , dûrent , felon vous ,
trouver un affez grand fonds d'efprit &
d'idées déja tout amaffé , car fans doute le
monde avoit déja éprouvé beaucoup d'aventures
que nous ne fçavons pas.
Ce même fonds d'idées devoit être confidérablement
groffi quand il parvint aux
Romains ; il a dû être immenfe quand
nous l'avons reçu .
Cependant voyons l'avantage que les
premiers Athéniens & les premiers Ro
mains en retirerent , & à quoi il nous a
fervi à nous-mêmes.
C
7
que Qu'est- ce que c'étoit
les Athéniens
malgré les avantages
que vous leur fuppofez
? des fauvages
, des hommes
brutes &
féroces , qui fçurent
à peine ſe bâtir des
cabanes , & à qui il fallut que Cecrops ,
Egyptien
, apprit à avoir des loix & des
Dieux.
Reconnoiffez - vous à cela des hommes
qui devoient avoir hérité de cette fucceffion
d'idées dont vous parlez ? & ces aventuriers
qui fonderent Rome , qui n'ont
d'abord ni loix civiles ni Magiftrats , qui
font brutalement confifter tout leur mérite
à être féroces & braves , font- ils ce qu'ils
C iij
34 MERCURE DE FRANCE .
doivent être dans les tems où ils arrivent ?
Diroit-on à les voir que la fageffe d'Egyp
te & même l'efprit d'Athénes ont déja
paru fur la terre ?
Nous - mêmes qui fommes venus bien
plus tard , nous à qui l'univers agité de
puis fi long- tems devoit avoir tranfmis une
fi vafte & fi profonde expérience , quel ufage
avons- nous fait de cette prodigieufe
collection d'idées , qui , felon vous , nous
étoit échue en partage ? nos commencemens
font- ils dignes de tout l'efprit que le
monde avoit en avant nous ? fe reffententils
, comme vous le dites , de la durée de
l'humanité & du paffage des Egyptiens ,
des Grecs & des Romains ? en avons-nous
eu moins de barbarie dans nos moeurs
moins d'ignorance , moins de groffiereré
dans nos préjugés ?
2:
>
S'il a donc fallu que les hommes recommençaffent
à fe former fur nouveaux
frais , fi tout le développement de l'efprit
qui s'étoit fait avant eux , ne les a fauvés
nulle part de la néceffité d'effuyer la même
enfance & les mêmes miferes d'efprit ,
il faut bien que ce fonds d'efprit venu de
fi loin , que cette fucceffion d'idées que
les hommes fe tranfmettent , à ce que vous
prétendez , ne foit pas vraie , & qu'en tout
tems les révolutions Payent rendue impof
fible.
JUIN 17532 33
Elle n'est pas même plus fenfible dans
nos progrès que dans nos commencemens.
Notre efprit eft bien inférieur à ce qu'il
devroit être , il n'y a point de proportion
entre ce que nous en avons & ce que nous
en aurions reçu , fi cette fucceffion étoit
vraie . N'y cherchons donc point tant de
myftere, & convenons que les hommes
en tout pays fe forment eux-mêmes , qu'ils
peuvent bien recevoir quelque chofe de
leurs voisins , ou de leurs contemporains
mais qu'à cela près ils tirent tout de la
fociété qui les unit , & du commerce que
des efprits mis en commun y ont enfemble.
Ainfi l'école d'une nation c'eft la nation
même , ainfi chaque peuple a la fienne ,
où il fait d'âge en âge plus ou moins de
progrès , où il acquiert plus ou moins
d'idées , de fineffe & de goût , fuivant
qu'il fort plus ou moins de lumiere de
la totalité des efprits qui forment fon école.
Car c'eft de ce nombre infini de jugemens
, de réflexions , d'idées folles & fenfées
que la totalité des efprits répand dans
la nation ; c'eſt de la diverfité d'opinions
vraies ou fauffes qu'elle y verfe , que chaque
particulier tire la matiere des nouvelles
idées qu'il a lui-même , & qui vont à leur
tour s'ajoûter à la fource dont elles lui
Civ
36 MERCURE DE FRANCE .
viennent. Oui , vous dites vrai ; l'école
d'une nation , en fait d'efprit , eft la nation
même; mais cette fucceffion d'idées
dont nous parlons n'en eft pas moins fûre.
*
Car le choc.continuel des efprits qui
compofent cette nation , fuffiroit feul pour
accroître infenfiblement la meſure d'efprit
qui s'y trouve ; fuffiroit, de votre propre
aveu , pour y jetter la matiere de nouvelles
idées , pour y produire de nouveaux
accidens de lumiere & de connoiffance ;
mais ce n'eft pas là tout.
Cette nation n'eft pas féparée des autres
par des barrieres impénétrables , & ce
que vous appellez fon école fe fortifie continuellement
de ce que des hommes d'une
autre nation y portent, & s'augmente encore
de la différence de l'efprit étranger
qui vient fe mêler au fien.
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Résumé : REFLEXIONS De M. de Marivaux.
Dans le texte 'Réflexions', Marivaux examine la traduction de Thucydide réalisée par d'Ablancourt. Il critique la méthode de d'Ablancourt, qui ne traduit pas littéralement le texte grec, estimant que cette approche prive les lecteurs de l'expérience authentique de l'auteur ancien. Marivaux considère que les défauts et la simplicité du style de Thucydide sont précieux car ils offrent un aperçu unique de l'esprit humain de l'époque. Il souligne que l'esprit humain a évolué au fil des siècles, influencé par divers événements et cultures, rendant impossible la reproduction exacte des idées anciennes. Marivaux compare les nations modernes aux anciennes, notant que malgré un fonds d'idées accru, les progrès ne sont pas proportionnels. Il conclut que chaque nation forme son propre esprit à travers le commerce et l'interaction des individus, et que cette succession d'idées est inévitable.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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7
p. 71-77
LETTRE Au sujet du Discours de M. J. J. ROUSSEAU de Genève, sur l'origine & les fondemens de l'inégalité parmi les Hommes.
Début :
Je viens, Monsieur, de lire le Discours de M. JEAN-JACQUES ROUSSEAU de [...]
Mots clefs :
Rousseau, Société, Inégalité, Idées, Dieu, Discours, Hommes, Homme
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texteReconnaissance textuelle : LETTRE Au sujet du Discours de M. J. J. ROUSSEAU de Genève, sur l'origine & les fondemens de l'inégalité parmi les Hommes.
LETTRE
Au fujet du Difcours de M. J. J.
ROUSSEAU de Genève , fur l'origine
& les fondemens de l'inégalité parmi les
Hommes.
E viens , Monfieur , de lire le Difcours
JEde M. JEAN - JACQUES ROUSSEAU de
Genève , fur l'origine & les fondemens de
l'inégalité parmi les hommes . J'ai admiré le
coloris de cet étrange tableau ; mais je n'ai
pu en admirer de même le deffein & la
repréſentation . Je fais grand cas du mérite
& des talens de M. ROUSSEAU , & je félicite
Genève qui eft auffi ma patrie, de le compter
parmi les hommes célebres aufquels elle a
donné le jour : mais je regrette qu'il ait
adopté des idées qui me paroiffent fi oppofées
au vrai , & fi peu propres à faire des
heureux .
On écrira fans doute beaucoup contre
ce nouveau Difcours , comme on a beaucoup
écrit contre celui qui a remporté le
72 MERCURE DE FRANCE.
Prix de l'Académie de Dijon : & parce
qu'on a beaucoup écrit & qu'on écrira
beaucoup encore contre M. ROUSSEAU , on
lui rendra plus cher un paradoxe qu'il n'a
que trop careffé . Pour moi , qui n'ai nulle
envie de faire un livre contre M. Rous-
SEAU , & qui fuis très- convaincu que la
difpute eft de tous les moyens celui qui
peut le moins fur ce génie hardi & indépendant
, je me borne à lui propofer d'approfondir
un raifonnement tout fimple , &
qui me femble renfermer ce qu'il y a de
plus effentiel dans la queftion.
Voici ce raifonnement.
Tout ce qui réfulte immédiatement des
facultés de l'homme ne doit- il pas être dit
réfulter de fa nature ? Or , je crois que l'on
démontre fort bien que l'état de fociété réfulte
immédiatement des facultés de l'homme
je n'en veux point alléguer d'autres
preuves à notre fçavant, Auteur que fes
propres idées fur l'établiffement des fociétés
; idées ingénieufes & qu'il a fi élégamment
exprimées dans la feconde partie de
fon Difcours. Si donc l'état de fociété découle
des facultés de l'homme , il eft naturel
à l'homme. Il feroit donc auffi déraifonnable
de fe plaindre de ce que ces facultés
en fe développant ont donné naiſſance
à cet état , qu'il le feroit de fe plaindre de
OCTOBRE . 1755 . 73
ce que Dieu a donné à l'homme de telles
facultés.
L'homme eft tel que l'exigeoit la place
qu'il devoit occuper dans l'Univers . Il у
falloit apparemment des hommes qui bâtiffent
des villes , comme il y falloit des
caftors qui conftruififfent des cabannes. -
Cette perfectibilité dans laquelle M. Rous-
SEAU fait conſiſter le caractere qui diftingue
éternellement l'homme de la brute, devoit
du propre aveu de l'Auteur , conduire
l'homme au point où nous le voyons aujourd'hui.
Vouloir que cela ne fut point ,
ce feroit vouloir que l'homme ne fut point
homme. L'aigle qui fe perd dans la nue ,
rampera- t-il dans la pouffiere comme le
ferpent ?
L'HommeSauvage de M. ROUSSEAU , cet
homme qu'il chérit avec tant de complaifance
, n'eft point du tout l'homme que DIEU a
voulu faire mais DIEU a fait des Orangoutangs
& des finges qui ne font pas hommes.
:
Quand donc M. ROUSSEAU déclame
avec tant de véhémence & d'obftination
contre l'état de fociété , il s'éleve fans y
penfer contre la vOLONTÉ de CELUI qui a
fait l'homme , & qui a ordonné cet étar.
Les faits font- ils autre chofe que l'expreffion
de cette VOLONTÉ ADORABLE ?
Lorfqu'avec le pinceau d'un LE BRUN ,
D
74
MERCURE DE FRANCE.
l'Auteur trace à nos yeux
l'effroyable peinture
des maux que l'Etat civil a enfantés ,
il oublie que la planette où l'on voit ces
chofes , fait partie d'un Tout immenſe qué
nous ne connoiffons point ; mais que nous
fçavons être l'ouvrage d'une SAGESSE
PARFAITE.
Aini , reconçons pour toujours à la chimérique
entrepriſe de prouver que l'homme
feroit mieux s'il étoit autrement : l'abeille
qui conftruit des cellules fi régulieres
voudra-t-elle juger de la façade du
Louvre ? Au nom du Bon- fens & de la
Raifon , prenons l'homme tel qu'il eft ,
avec toutes fes dépendances : laiffons aller
le monde comme il va ; & foyons fûrs qu'il
va auffi bien qu'il pouvoit aller.
S'il s'agiffoit de juftifier la PROVIDENCE
aux yeux des hommes , Leibnits & Pope
l'ont fait ; & les ouvrages immortels de
ces génies fublimes font des monumens
élevés à la gloire de la Raifon. Le Difcours
de M. ROUSSEAU eft un monument
élevé à l'efprit , mais à l'efprit chagrin &
mécontent de lui- même & des autres .
Lorfque notre Philofophe voudra confacrer
fes lumieres & fes talens à nous découvrir
les origines des chofes , à nous
montrer les développemens plus ou moins
lents des biens & des maux ; en un mot
OCTOBRE. 1755. 75
à fuivre l'humanité dans la courbe tortueufe
qu'elle décrit ; les tentatives de ce
génie original & fécond , pourront nous
valoir des connoiffances précieufes fur ces
fujets intéreffans. Nous nous emprefferons
alors à recueillir ces connoiffances , & à
offrir à l'Auteur le tribut de reconnoiffance
& d'éloges qu'elles lui auront mérité ,
& qui n'aura pas été , je m'affure , la
principale fin de fes recherches .
Il y a lieu , Monfieur , de s'étonner , &
je m'en étonnerois davantage , fi j'avois
moins été appellé à réfléchir fur les fources
de la diverfité des opinions des hommes
; il y a , dis- je , lieu de s'étonner qu'un
écrivain qui a fi bien connu les avantages
d'un bon gouvernement , & qui les a fi
bien peints dans fa belle dédicace à notre
République , où il a cru voir tous ces
avantages réunis , les ait fi- tôt & fi parfaitement
perdus de vûe dans fon Difcours.
On fait des efforts inutiles pour fe perfuader
qu'un écrivain qui feroit , fans doute,
fâché que l'on ne le crut pas judicieux
préférât férieufement d'aller paffer fa vie
dans les bois , fi fa fanté le lui permettoit ,
à vivre au milieu de concitoyens chéris &
dignes de l'être. Eut-on jamais préfumé
qu'un écrivain qui penfe avanceroit dans
un fiécle tel que le nôtre cet étrange para-
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
doxe qui tenferme feul une fi grande foule
d'incontéquences , pour ne rien dire de
plus fou ? Si la nature reus a destinés à être
fainis , jaje presque affurer que l'état de
reqion est un état contre nature , త que
l'hom qui medite if an animal dépravé.
22 .
Janué en
commençant cette
Icture ; non deffein n'eft point de prouver
à Monfieur ROUSSEAU par des argumens
, qu'allez d'autres feront fans moi ,
& qu'il feroit peur être mieux que l'on ne
fit point , la fupériorité de l'état du Citoyen
fur l'état de l'homme fauvage ; qui eût
jamais imaginé que cela feroit mis en
queftion ! mon but eft uniquement d'ef-
Layer de faire fentir à notre Auteur combien
fes plaintes continuelles font fuper-
Alues & déplacées : & combien il eſt évident
que la focieté entroit dans la deftination
de notre être.
J'ai parlé à M. ROUSSEAU avec toute la
franchife que la relation de compatriote
authorife. J'ai une fi grande idée des qualités
de fon coeur , que je n'ai pas fongé
un inftant qu'il put ne pas prendre en bonne
part ces réflexions . L'amour feul de la
vérité me les a dictées . Si pourtant en les
faifant , il m'étoit échappé quelque chofe
qui pût déplaire à M. ROUSSEAU , je le
OCTOBRE. 1755 . 77
prie de me le pardonner , & d'être perfuadé
de la pureté de mes intentions .
Je ne dis plus qu'un mot ; c'eft fur la
pitié , cette vertu fi célébrée par notre Auteur
, & qui fut felon lui , le plus bel appade
l'homme dans l'enfance du monde.
Je prie M. ROUSSEAU de vouloir bien
réfléchir fur les queftions fuivantes .
nage
Un homme , ou tout autre être fenfible ,
qui n'auroit jamais connu la douleur ,
auroit il de la pitié , & feroit- il ému à la
vue d'un enfant qu'on égorgeroit ?
Pourquoi la populace , à qui M. Rous-
SEAU accorde une fi grande dofe de pitié ,
fe repaît-elle avec tant d'avidité du fpectacle
d'un malheureux expirant fur la roue ?
ha-
L'affection que les femelles des animaux
témoignent pour leurs petits , a -t- elle ces
petits pour objet , ou la mere ? Si par
fard c'étoit celle - ci , le bien être des petits
n'en auroit été que mieux affuré.
J'ai l'honneur d'être , & c.
PHILOPOLIS , Citoyen de Genève.
A Genève , le 25 Août 1755 .
Au fujet du Difcours de M. J. J.
ROUSSEAU de Genève , fur l'origine
& les fondemens de l'inégalité parmi les
Hommes.
E viens , Monfieur , de lire le Difcours
JEde M. JEAN - JACQUES ROUSSEAU de
Genève , fur l'origine & les fondemens de
l'inégalité parmi les hommes . J'ai admiré le
coloris de cet étrange tableau ; mais je n'ai
pu en admirer de même le deffein & la
repréſentation . Je fais grand cas du mérite
& des talens de M. ROUSSEAU , & je félicite
Genève qui eft auffi ma patrie, de le compter
parmi les hommes célebres aufquels elle a
donné le jour : mais je regrette qu'il ait
adopté des idées qui me paroiffent fi oppofées
au vrai , & fi peu propres à faire des
heureux .
On écrira fans doute beaucoup contre
ce nouveau Difcours , comme on a beaucoup
écrit contre celui qui a remporté le
72 MERCURE DE FRANCE.
Prix de l'Académie de Dijon : & parce
qu'on a beaucoup écrit & qu'on écrira
beaucoup encore contre M. ROUSSEAU , on
lui rendra plus cher un paradoxe qu'il n'a
que trop careffé . Pour moi , qui n'ai nulle
envie de faire un livre contre M. Rous-
SEAU , & qui fuis très- convaincu que la
difpute eft de tous les moyens celui qui
peut le moins fur ce génie hardi & indépendant
, je me borne à lui propofer d'approfondir
un raifonnement tout fimple , &
qui me femble renfermer ce qu'il y a de
plus effentiel dans la queftion.
Voici ce raifonnement.
Tout ce qui réfulte immédiatement des
facultés de l'homme ne doit- il pas être dit
réfulter de fa nature ? Or , je crois que l'on
démontre fort bien que l'état de fociété réfulte
immédiatement des facultés de l'homme
je n'en veux point alléguer d'autres
preuves à notre fçavant, Auteur que fes
propres idées fur l'établiffement des fociétés
; idées ingénieufes & qu'il a fi élégamment
exprimées dans la feconde partie de
fon Difcours. Si donc l'état de fociété découle
des facultés de l'homme , il eft naturel
à l'homme. Il feroit donc auffi déraifonnable
de fe plaindre de ce que ces facultés
en fe développant ont donné naiſſance
à cet état , qu'il le feroit de fe plaindre de
OCTOBRE . 1755 . 73
ce que Dieu a donné à l'homme de telles
facultés.
L'homme eft tel que l'exigeoit la place
qu'il devoit occuper dans l'Univers . Il у
falloit apparemment des hommes qui bâtiffent
des villes , comme il y falloit des
caftors qui conftruififfent des cabannes. -
Cette perfectibilité dans laquelle M. Rous-
SEAU fait conſiſter le caractere qui diftingue
éternellement l'homme de la brute, devoit
du propre aveu de l'Auteur , conduire
l'homme au point où nous le voyons aujourd'hui.
Vouloir que cela ne fut point ,
ce feroit vouloir que l'homme ne fut point
homme. L'aigle qui fe perd dans la nue ,
rampera- t-il dans la pouffiere comme le
ferpent ?
L'HommeSauvage de M. ROUSSEAU , cet
homme qu'il chérit avec tant de complaifance
, n'eft point du tout l'homme que DIEU a
voulu faire mais DIEU a fait des Orangoutangs
& des finges qui ne font pas hommes.
:
Quand donc M. ROUSSEAU déclame
avec tant de véhémence & d'obftination
contre l'état de fociété , il s'éleve fans y
penfer contre la vOLONTÉ de CELUI qui a
fait l'homme , & qui a ordonné cet étar.
Les faits font- ils autre chofe que l'expreffion
de cette VOLONTÉ ADORABLE ?
Lorfqu'avec le pinceau d'un LE BRUN ,
D
74
MERCURE DE FRANCE.
l'Auteur trace à nos yeux
l'effroyable peinture
des maux que l'Etat civil a enfantés ,
il oublie que la planette où l'on voit ces
chofes , fait partie d'un Tout immenſe qué
nous ne connoiffons point ; mais que nous
fçavons être l'ouvrage d'une SAGESSE
PARFAITE.
Aini , reconçons pour toujours à la chimérique
entrepriſe de prouver que l'homme
feroit mieux s'il étoit autrement : l'abeille
qui conftruit des cellules fi régulieres
voudra-t-elle juger de la façade du
Louvre ? Au nom du Bon- fens & de la
Raifon , prenons l'homme tel qu'il eft ,
avec toutes fes dépendances : laiffons aller
le monde comme il va ; & foyons fûrs qu'il
va auffi bien qu'il pouvoit aller.
S'il s'agiffoit de juftifier la PROVIDENCE
aux yeux des hommes , Leibnits & Pope
l'ont fait ; & les ouvrages immortels de
ces génies fublimes font des monumens
élevés à la gloire de la Raifon. Le Difcours
de M. ROUSSEAU eft un monument
élevé à l'efprit , mais à l'efprit chagrin &
mécontent de lui- même & des autres .
Lorfque notre Philofophe voudra confacrer
fes lumieres & fes talens à nous découvrir
les origines des chofes , à nous
montrer les développemens plus ou moins
lents des biens & des maux ; en un mot
OCTOBRE. 1755. 75
à fuivre l'humanité dans la courbe tortueufe
qu'elle décrit ; les tentatives de ce
génie original & fécond , pourront nous
valoir des connoiffances précieufes fur ces
fujets intéreffans. Nous nous emprefferons
alors à recueillir ces connoiffances , & à
offrir à l'Auteur le tribut de reconnoiffance
& d'éloges qu'elles lui auront mérité ,
& qui n'aura pas été , je m'affure , la
principale fin de fes recherches .
Il y a lieu , Monfieur , de s'étonner , &
je m'en étonnerois davantage , fi j'avois
moins été appellé à réfléchir fur les fources
de la diverfité des opinions des hommes
; il y a , dis- je , lieu de s'étonner qu'un
écrivain qui a fi bien connu les avantages
d'un bon gouvernement , & qui les a fi
bien peints dans fa belle dédicace à notre
République , où il a cru voir tous ces
avantages réunis , les ait fi- tôt & fi parfaitement
perdus de vûe dans fon Difcours.
On fait des efforts inutiles pour fe perfuader
qu'un écrivain qui feroit , fans doute,
fâché que l'on ne le crut pas judicieux
préférât férieufement d'aller paffer fa vie
dans les bois , fi fa fanté le lui permettoit ,
à vivre au milieu de concitoyens chéris &
dignes de l'être. Eut-on jamais préfumé
qu'un écrivain qui penfe avanceroit dans
un fiécle tel que le nôtre cet étrange para-
Dij
76 MERCURE DE FRANCE.
doxe qui tenferme feul une fi grande foule
d'incontéquences , pour ne rien dire de
plus fou ? Si la nature reus a destinés à être
fainis , jaje presque affurer que l'état de
reqion est un état contre nature , త que
l'hom qui medite if an animal dépravé.
22 .
Janué en
commençant cette
Icture ; non deffein n'eft point de prouver
à Monfieur ROUSSEAU par des argumens
, qu'allez d'autres feront fans moi ,
& qu'il feroit peur être mieux que l'on ne
fit point , la fupériorité de l'état du Citoyen
fur l'état de l'homme fauvage ; qui eût
jamais imaginé que cela feroit mis en
queftion ! mon but eft uniquement d'ef-
Layer de faire fentir à notre Auteur combien
fes plaintes continuelles font fuper-
Alues & déplacées : & combien il eſt évident
que la focieté entroit dans la deftination
de notre être.
J'ai parlé à M. ROUSSEAU avec toute la
franchife que la relation de compatriote
authorife. J'ai une fi grande idée des qualités
de fon coeur , que je n'ai pas fongé
un inftant qu'il put ne pas prendre en bonne
part ces réflexions . L'amour feul de la
vérité me les a dictées . Si pourtant en les
faifant , il m'étoit échappé quelque chofe
qui pût déplaire à M. ROUSSEAU , je le
OCTOBRE. 1755 . 77
prie de me le pardonner , & d'être perfuadé
de la pureté de mes intentions .
Je ne dis plus qu'un mot ; c'eft fur la
pitié , cette vertu fi célébrée par notre Auteur
, & qui fut felon lui , le plus bel appade
l'homme dans l'enfance du monde.
Je prie M. ROUSSEAU de vouloir bien
réfléchir fur les queftions fuivantes .
nage
Un homme , ou tout autre être fenfible ,
qui n'auroit jamais connu la douleur ,
auroit il de la pitié , & feroit- il ému à la
vue d'un enfant qu'on égorgeroit ?
Pourquoi la populace , à qui M. Rous-
SEAU accorde une fi grande dofe de pitié ,
fe repaît-elle avec tant d'avidité du fpectacle
d'un malheureux expirant fur la roue ?
ha-
L'affection que les femelles des animaux
témoignent pour leurs petits , a -t- elle ces
petits pour objet , ou la mere ? Si par
fard c'étoit celle - ci , le bien être des petits
n'en auroit été que mieux affuré.
J'ai l'honneur d'être , & c.
PHILOPOLIS , Citoyen de Genève.
A Genève , le 25 Août 1755 .
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Résumé : LETTRE Au sujet du Discours de M. J. J. ROUSSEAU de Genève, sur l'origine & les fondemens de l'inégalité parmi les Hommes.
La lettre discute du 'Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes' de Jean-Jacques Rousseau. L'auteur apprécie le style de Rousseau mais rejette ses idées, qu'il considère opposées à la vérité et nuisibles au bonheur. Il anticipe que le discours provoquera de nombreuses critiques, similaires à celles suscitées par un précédent discours primé par l'Académie de Dijon. Plutôt que de polémiquer, l'auteur propose un raisonnement simple : tout ce qui découle des facultés humaines est naturel. Par conséquent, l'état de société, résultant de ces facultés, est naturel et ne doit pas être regretté. L'auteur soutient que la perfectibilité humaine, soulignée par Rousseau, conduit naturellement à l'état actuel de l'humanité. Il critique également la vision idéalisée de l'homme sauvage de Rousseau, affirmant que cet état n'est pas celui voulu par Dieu. L'auteur conclut en appelant à accepter l'homme tel qu'il est et à reconnaître la sagesse divine dans l'ordre du monde. Il exprime son admiration pour les qualités de cœur de Rousseau et pose des questions sur la pitié, une vertu chère à Rousseau.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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