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1
p. 292-295
« Avoüez, Madame, qu'il y a de grandes beautez dans cette [...] »
Début :
Avoüez, Madame, qu'il y a de grandes beautez dans cette [...]
Mots clefs :
Prix, Académie, Mois prochain, Institution des prix et des cérémonies, Génies, Supériorité d'esprit
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texteReconnaissance textuelle : « Avoüez, Madame, qu'il y a de grandes beautez dans cette [...] »
Avoüez , Madame, qu'ilya de grandes beautez dans cette Piece , que la pompe des Vers s'y trouvejointe àla folidité dur Raiſonnement , que le tour en eft noble, la liaiſon juſte , &
qu'une Tragédie de cette force neferoit pas indigne de paroî- tre fur nos Theatres. Cepen- dant cette Piece , toute belle qu'elle eſt , n'a point emporté le Prix , & nous devons croire qu'il s'en est fait unemeilleure puis queMeffieursdel'Acadé- mie l'ont ainſi jugé. Ces ſubli- mes Eſprits ont des lumieres infaillibles qui ne les laiſſent pointfujetàl'erreur ; & laBri- gue ne pouvant rien aupres d'eux, on doitdire deleurs Arreſts , ils font donnez , ils font
juſtes. Préparez- vous , Mada- me, à recevoir un fort grand
GALANT. 207
plaiſirle Moisprochain,quand apres vous avoir entretenu de F'Inſtitutio des Prix, &des Cerémonies qui s'obſervent le jour qu'on les donne , je vous feray partdela Piece qui a me- rité cette Année celuy des Vers , car il y en a une autre pour la Profe. Vous l'auriez cuë dés aujourd'huy , fi je l'a- vois pû recouvrer. Conimeelle F'emporte fur celle queje vous envoye , & dont je ſuis afſuré que vous ferez tres-fatisfaite ,
je ne doute point que vous ne foyez charmée de ſa lecture.
Cequi me convainc.davantage des furprenantes beautez que vous ferez obligée d'y décou- vrir , c'eſt qu'à la reſerve de deux ou trois de ces Meſſieurs
qui ont donné leurs voix àMe
de Fontenelle , peut- eſtre à
208 LE MERCVRE
cauſe que leur âge les rend moins ſenſibles aubrillant,qu'a la majestédu Vers, &à la force dela Penſée , tous les autres ſe
sõtunanimemētdéclarez pour la Piece triomphante ; tant if eft vrayquelebonſens eft toû- jours un, qu'il eſt indiſpenſa- blement le meſimepour toutes les Perſonnes extraordinairement éclairées, &qu'ilnefou- fre aucune diverſité de ſentimens dans ces Génies élevez
qui ont une ſupériorité d'Ef- prit que nous admirons , ſans
que nousy puiffions atteindre.
qu'une Tragédie de cette force neferoit pas indigne de paroî- tre fur nos Theatres. Cepen- dant cette Piece , toute belle qu'elle eſt , n'a point emporté le Prix , & nous devons croire qu'il s'en est fait unemeilleure puis queMeffieursdel'Acadé- mie l'ont ainſi jugé. Ces ſubli- mes Eſprits ont des lumieres infaillibles qui ne les laiſſent pointfujetàl'erreur ; & laBri- gue ne pouvant rien aupres d'eux, on doitdire deleurs Arreſts , ils font donnez , ils font
juſtes. Préparez- vous , Mada- me, à recevoir un fort grand
GALANT. 207
plaiſirle Moisprochain,quand apres vous avoir entretenu de F'Inſtitutio des Prix, &des Cerémonies qui s'obſervent le jour qu'on les donne , je vous feray partdela Piece qui a me- rité cette Année celuy des Vers , car il y en a une autre pour la Profe. Vous l'auriez cuë dés aujourd'huy , fi je l'a- vois pû recouvrer. Conimeelle F'emporte fur celle queje vous envoye , & dont je ſuis afſuré que vous ferez tres-fatisfaite ,
je ne doute point que vous ne foyez charmée de ſa lecture.
Cequi me convainc.davantage des furprenantes beautez que vous ferez obligée d'y décou- vrir , c'eſt qu'à la reſerve de deux ou trois de ces Meſſieurs
qui ont donné leurs voix àMe
de Fontenelle , peut- eſtre à
208 LE MERCVRE
cauſe que leur âge les rend moins ſenſibles aubrillant,qu'a la majestédu Vers, &à la force dela Penſée , tous les autres ſe
sõtunanimemētdéclarez pour la Piece triomphante ; tant if eft vrayquelebonſens eft toû- jours un, qu'il eſt indiſpenſa- blement le meſimepour toutes les Perſonnes extraordinairement éclairées, &qu'ilnefou- fre aucune diverſité de ſentimens dans ces Génies élevez
qui ont une ſupériorité d'Ef- prit que nous admirons , ſans
que nousy puiffions atteindre.
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Résumé : « Avoüez, Madame, qu'il y a de grandes beautez dans cette [...] »
Le texte évoque une pièce de théâtre jugée belle et digne des théâtres, mais qui n'a pas remporté le prix de l'Académie. Les membres de l'Académie, dotés de lumières infaillibles, ont préféré une autre pièce. L'auteur annonce que la pièce lauréate sera révélée le mois suivant, après une explication des cérémonies des prix. Il assure que cette pièce surpassera celle envoyée et que sa lecture sera charmante. La majorité des membres de l'Académie, à l'exception de deux ou trois plus sensibles au style de Fontenelle, ont unanimement soutenu la pièce gagnante, démontrant ainsi l'unanimité du bon sens parmi les esprits éclairés.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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2
p. 11-31
LIVRE Nouveau.
Début :
Il paroist depuis peu un livre intitulé, Regles pour former [...]
Mots clefs :
Règles, Droit, Avocat, Éloquence, Génies, Barreau, Justice
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texteReconnaissance textuelle : LIVRE Nouveau.
LIVRE
Nouveau
Il paroist depuis peuun
Livre intitulé,, Réglés
pourformer un Avocat,
tirées des plusfameux
Auteurs , tant Anciens
que Modernes.
Dans le premier Chapitre
,
l'Auteur parle de
l'Eloquence en général.,
& montre que lanature
seule, toute éloquente
qu'elle est, ne suffit pas
pour former un parfait
Orateur.
Au second Chapitre,
de la noblesse &prérogative
de laproffession d'A..-
avocat,ilrapporte que
parmi les Grecs & les
Romains
,
les Conque.
rans même descendant
du char de leur triomphe
,
venoient immoler
aux pieds de la Justice,
l'ambition de perdre les
hommes
? pour suivre
celle de les deffendre.
C'estainsi que le Roya
rravaillé luy même à former
ce Chef- d'oeuvre de
nouvelles Ordonnances:
monument immortel de
la Ggcife & dela justice
de Louis LE GRAND.
Apres avoir parlé de
l'Eloquence en général.,
l'Auteur traite à fond celle
du Barreau, qui est
son objet particulier.
Je fais consister,dit il
l'Eloquence du Barreau dans
quatre principales choses.
La premiere ,
Sciencedan.s la
La seconde,à bien Composer.
nLaotroinsiémce,eà biren.proLaquatrième&
dernière,
à possederles vertus que
doit avoir un Avocar.
Sur chaque partie je rapporteray
les Regles qui y
conviennent
,
& voila tout
mon dessein.
L'Auteur marque enfuite
les differens carac.
teres de l'Eloquence
,
que chaque Avocat peut
chofir par rapport à ses
talens naturels, & à l'étenduë
de son esprit. Il
marque à ce propos les
differens genies de quelques
Orateurs anciens.
Cefary parloir avec force
&. vehemence.
Celius, se faisoit admirer
dans ses discours parunge
nietoutsingulier.
Calledus, estoit subtil dans
ses raisonnemens.
Brutus,avoit de la gravi
té en parlant en Public.
Sulpicius, avoir des poin
ces trésagréables.
Casseus,plaidoit avec
chaleur.
Pollion, composoit avc
majesté.
Calvus, avec scrupule &
circonspection.
Seneque, avoit la secondite
en partage.
Africain, l'énergie.
- Crispus) l'agrément.
Tracallus
, une belle déclamation.
Secundus, l'élegance.
Demosthene )cnlporroit la
piéce ( si on peut se sevir
de ce mot)
Ciceron, semble avoir luy;
fqculutouarels icetseémzine.ntes,¡
i,
Ensuite l'Auteuraprés
avoir établi plusieurs Regles
generales pour devenir
excellent Avocat,
convient que la grande
difficulté, est de mettre
ces Regles enusage.
Il faut, dit il, à un Avocat
un esprit profond pour
penecrerle fond des Regles,
son discernement les distingue,&
les compare,sa Justice
n'y voit que ce qu'il y
faut voir, sa droiture les
prend toûjours par le bon
costé,& sa délicatesse apperçoit
celles qui patoissent
imperceptibles ; tout cela
fait qu'on ne peut donner
pour l'usage
,
des Regles
fixes ôc immuables,
Eneffet les Regles generales
sont des écueils
pour les petits genies qui
les suivent à la lettre, les
genies fauxméprisent les
Regles- parce qu'ils n'en
sentent pas la justesse,&
les grands genies s'élevent
au-dessus des Regles,
parce qu'ils sçavent
- plus que les Regles.
Tout le reste du Livre
est conformement à son
titre,unreceüil avec ordre
de Regles, de Maximes
& de Conseils:
j'en rapporterai quelques
traits en abregé sans les
choisir, plutost pour
vous donner une idée
generale du Livre, que
pour vous en citer les plus
beaux endroits.
Le sublime & les ornemens
ne sont pas bons dans
toutes sortes de caures; il
fauttraiter les petits sujets
d&'un aircsimp.le& naturel,
, Vous allez voir une ma-
- xime qui paroist d'abord
un peu obscure,l'Auteur
la développe tres-sinement
& tres - nette..
ment; mais ce qu'il en
dit est trop étendu pour
estreplacé icy; clïofesexcellenteilsy^daodieist
on ne peut faite l'exerait
sans en diminuer la beauté
,
voici la maxime.
Il y a de l'art à paroistre
quelques fois douter de ce
que nous disons pour mieux
persuader la verité,&c.
Undes cas ou l'Avocat
peut utilement paroistre
douter de la bonté
de sa cause
,
c'est
quand il s'agit de prouver
aux Juges qu'il ne la
soûtient point paropiniâtreté,
& qu'il n'estpoint
aveuglé par la prévennon,.
Ce n'est pas peu dans
l'Eloquence de bien sçavoir
ce qui doit estre negligé,
&ce qui nele doit
pas estre.
Laveritable Eloquen
• ce doit estre proportionnée
à la capacité de ceux
à qui elle parle.
Que vostre stile foit pur
sans estre énervé parune
exactitude scrupuleuse.,
Lacomposition de l'AvocatDemandeur
doit
estredifférente decelle
du Dessendeur. Le premier
doit établir simplement
Ca.demande ; le second
est toûjours en action
,
il nie, il refute
,
il
excuse, il supplie, il adoucit
& diminuë. Atout
prendre il est bien plus
difficile de soûtenir le
Deffendeur, que le Demandeur.
:
Si Vous plaidezpour
unaccusateur,vostre
composition doit estre
1-iardic, feyerc.,&:vigoareuse,
reuse, parce que vous avez
à combattre la douceur
& la clemence des
Juges; sivous desfendez
un accusé, vostre composition
doit exciter &
soûtenir par sa douceur,
la clemence de ces mêmes
Juges combatuë par
la feyerité des Loix.
UnPlaidoyerqui manque
d'art doit se soûtenir
par l'assemblage deses
forces, par le poids &
par les secousses redoublées
des raisonnemens,
& des preuves.
Un Avocat doit si
bien ménager son Eloquence
qu'onimpute à
la bonté de sa cause, les
traits que son habileté
luy fournit..
Pour bien exprimer les
choses, le tour le plus
~~re!. çlt-J Jeplus cliffir
cile àtrouverà ceux qui
le cherchent, ceux qui
le trouvent sansle cherçker,
jfoAt ..prçjÇjqs les
seuls qui le trouvent. >u
Ce n'est pasassezàun.
Orateur d'estre Eloquent;
il doitconformer
son Eloquenceau goût
de (on siécle.
- La mode n'est. pas à
negliger dans leschofès*
où il est essentiel deplaire
au plus grand nombre.
Il cft dangereux de faire
voir les Factums aux Juges,
avant qu'on ait plaidé-la cause,
car se flatantqu'ils fçaventparavance
tout ceqi*±
on leur peut dire sur l'affaite,
ilsn'écouteront point
l'Avocat avec attention,&
vous perdrez le fruit de certains
traits d'éloquence, qui
touchent & qui émeuvent
les Juges; quand on les prononce
, & qui font peu d'esset
dans la lecture.
Le dernier conseil que
l'Auteur donneà unfameux
Avocat, c'efi; de
se retrancherauCabinet
quand il commence à
moins briller au Barreau,
Il cite là-dessusAsser, le
plus celcbre Orateur de
son siécle, qui à quatrevingt
ans, croyoit plaider
aussi bien qu'à trente;
on disoit de luy qu'il
aimoit mieux renoncerà
sa réputation
,
qu'à sa
profession. Cet exemple
doit rendre Cage les Auteurs
,
dont le feu & la
délicatesse commence à
s'émousser par le grand
âge, car la malignité se
plaist à juger d'un Auteur
par ses derniers 0Uf
vrages , ou par ses premiers
quelle injustice?
de condamner un bel et
prit par des essais qui luy
sont échappez en fortant
du College ; il est
moins injustedeblâmer
celuy qui ne peut se resoudre
à cesser d'êtreAuteur,
car il est plus pardonnable
à un jeune étourdy
de commencer
trop tost
,
qu'à unhomme
censé de finir trop
tard*
Il se vend à. Paris, chez
Daniel Joller, sur le Pont S.
Michel, ducosté du Marché-
Neuf, au Livre Royal.
Nouveau
Il paroist depuis peuun
Livre intitulé,, Réglés
pourformer un Avocat,
tirées des plusfameux
Auteurs , tant Anciens
que Modernes.
Dans le premier Chapitre
,
l'Auteur parle de
l'Eloquence en général.,
& montre que lanature
seule, toute éloquente
qu'elle est, ne suffit pas
pour former un parfait
Orateur.
Au second Chapitre,
de la noblesse &prérogative
de laproffession d'A..-
avocat,ilrapporte que
parmi les Grecs & les
Romains
,
les Conque.
rans même descendant
du char de leur triomphe
,
venoient immoler
aux pieds de la Justice,
l'ambition de perdre les
hommes
? pour suivre
celle de les deffendre.
C'estainsi que le Roya
rravaillé luy même à former
ce Chef- d'oeuvre de
nouvelles Ordonnances:
monument immortel de
la Ggcife & dela justice
de Louis LE GRAND.
Apres avoir parlé de
l'Eloquence en général.,
l'Auteur traite à fond celle
du Barreau, qui est
son objet particulier.
Je fais consister,dit il
l'Eloquence du Barreau dans
quatre principales choses.
La premiere ,
Sciencedan.s la
La seconde,à bien Composer.
nLaotroinsiémce,eà biren.proLaquatrième&
dernière,
à possederles vertus que
doit avoir un Avocar.
Sur chaque partie je rapporteray
les Regles qui y
conviennent
,
& voila tout
mon dessein.
L'Auteur marque enfuite
les differens carac.
teres de l'Eloquence
,
que chaque Avocat peut
chofir par rapport à ses
talens naturels, & à l'étenduë
de son esprit. Il
marque à ce propos les
differens genies de quelques
Orateurs anciens.
Cefary parloir avec force
&. vehemence.
Celius, se faisoit admirer
dans ses discours parunge
nietoutsingulier.
Calledus, estoit subtil dans
ses raisonnemens.
Brutus,avoit de la gravi
té en parlant en Public.
Sulpicius, avoir des poin
ces trésagréables.
Casseus,plaidoit avec
chaleur.
Pollion, composoit avc
majesté.
Calvus, avec scrupule &
circonspection.
Seneque, avoit la secondite
en partage.
Africain, l'énergie.
- Crispus) l'agrément.
Tracallus
, une belle déclamation.
Secundus, l'élegance.
Demosthene )cnlporroit la
piéce ( si on peut se sevir
de ce mot)
Ciceron, semble avoir luy;
fqculutouarels icetseémzine.ntes,¡
i,
Ensuite l'Auteuraprés
avoir établi plusieurs Regles
generales pour devenir
excellent Avocat,
convient que la grande
difficulté, est de mettre
ces Regles enusage.
Il faut, dit il, à un Avocat
un esprit profond pour
penecrerle fond des Regles,
son discernement les distingue,&
les compare,sa Justice
n'y voit que ce qu'il y
faut voir, sa droiture les
prend toûjours par le bon
costé,& sa délicatesse apperçoit
celles qui patoissent
imperceptibles ; tout cela
fait qu'on ne peut donner
pour l'usage
,
des Regles
fixes ôc immuables,
Eneffet les Regles generales
sont des écueils
pour les petits genies qui
les suivent à la lettre, les
genies fauxméprisent les
Regles- parce qu'ils n'en
sentent pas la justesse,&
les grands genies s'élevent
au-dessus des Regles,
parce qu'ils sçavent
- plus que les Regles.
Tout le reste du Livre
est conformement à son
titre,unreceüil avec ordre
de Regles, de Maximes
& de Conseils:
j'en rapporterai quelques
traits en abregé sans les
choisir, plutost pour
vous donner une idée
generale du Livre, que
pour vous en citer les plus
beaux endroits.
Le sublime & les ornemens
ne sont pas bons dans
toutes sortes de caures; il
fauttraiter les petits sujets
d&'un aircsimp.le& naturel,
, Vous allez voir une ma-
- xime qui paroist d'abord
un peu obscure,l'Auteur
la développe tres-sinement
& tres - nette..
ment; mais ce qu'il en
dit est trop étendu pour
estreplacé icy; clïofesexcellenteilsy^daodieist
on ne peut faite l'exerait
sans en diminuer la beauté
,
voici la maxime.
Il y a de l'art à paroistre
quelques fois douter de ce
que nous disons pour mieux
persuader la verité,&c.
Undes cas ou l'Avocat
peut utilement paroistre
douter de la bonté
de sa cause
,
c'est
quand il s'agit de prouver
aux Juges qu'il ne la
soûtient point paropiniâtreté,
& qu'il n'estpoint
aveuglé par la prévennon,.
Ce n'est pas peu dans
l'Eloquence de bien sçavoir
ce qui doit estre negligé,
&ce qui nele doit
pas estre.
Laveritable Eloquen
• ce doit estre proportionnée
à la capacité de ceux
à qui elle parle.
Que vostre stile foit pur
sans estre énervé parune
exactitude scrupuleuse.,
Lacomposition de l'AvocatDemandeur
doit
estredifférente decelle
du Dessendeur. Le premier
doit établir simplement
Ca.demande ; le second
est toûjours en action
,
il nie, il refute
,
il
excuse, il supplie, il adoucit
& diminuë. Atout
prendre il est bien plus
difficile de soûtenir le
Deffendeur, que le Demandeur.
:
Si Vous plaidezpour
unaccusateur,vostre
composition doit estre
1-iardic, feyerc.,&:vigoareuse,
reuse, parce que vous avez
à combattre la douceur
& la clemence des
Juges; sivous desfendez
un accusé, vostre composition
doit exciter &
soûtenir par sa douceur,
la clemence de ces mêmes
Juges combatuë par
la feyerité des Loix.
UnPlaidoyerqui manque
d'art doit se soûtenir
par l'assemblage deses
forces, par le poids &
par les secousses redoublées
des raisonnemens,
& des preuves.
Un Avocat doit si
bien ménager son Eloquence
qu'onimpute à
la bonté de sa cause, les
traits que son habileté
luy fournit..
Pour bien exprimer les
choses, le tour le plus
~~re!. çlt-J Jeplus cliffir
cile àtrouverà ceux qui
le cherchent, ceux qui
le trouvent sansle cherçker,
jfoAt ..prçjÇjqs les
seuls qui le trouvent. >u
Ce n'est pasassezàun.
Orateur d'estre Eloquent;
il doitconformer
son Eloquenceau goût
de (on siécle.
- La mode n'est. pas à
negliger dans leschofès*
où il est essentiel deplaire
au plus grand nombre.
Il cft dangereux de faire
voir les Factums aux Juges,
avant qu'on ait plaidé-la cause,
car se flatantqu'ils fçaventparavance
tout ceqi*±
on leur peut dire sur l'affaite,
ilsn'écouteront point
l'Avocat avec attention,&
vous perdrez le fruit de certains
traits d'éloquence, qui
touchent & qui émeuvent
les Juges; quand on les prononce
, & qui font peu d'esset
dans la lecture.
Le dernier conseil que
l'Auteur donneà unfameux
Avocat, c'efi; de
se retrancherauCabinet
quand il commence à
moins briller au Barreau,
Il cite là-dessusAsser, le
plus celcbre Orateur de
son siécle, qui à quatrevingt
ans, croyoit plaider
aussi bien qu'à trente;
on disoit de luy qu'il
aimoit mieux renoncerà
sa réputation
,
qu'à sa
profession. Cet exemple
doit rendre Cage les Auteurs
,
dont le feu & la
délicatesse commence à
s'émousser par le grand
âge, car la malignité se
plaist à juger d'un Auteur
par ses derniers 0Uf
vrages , ou par ses premiers
quelle injustice?
de condamner un bel et
prit par des essais qui luy
sont échappez en fortant
du College ; il est
moins injustedeblâmer
celuy qui ne peut se resoudre
à cesser d'êtreAuteur,
car il est plus pardonnable
à un jeune étourdy
de commencer
trop tost
,
qu'à unhomme
censé de finir trop
tard*
Il se vend à. Paris, chez
Daniel Joller, sur le Pont S.
Michel, ducosté du Marché-
Neuf, au Livre Royal.
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Résumé : LIVRE Nouveau.
Le livre 'Règles pour former un Avocat' compile des conseils d'auteurs anciens et modernes pour former des avocats. Il commence par discuter de l'éloquence, soulignant que la nature seule ne suffit pas pour créer un orateur parfait. Le texte aborde ensuite la noblesse et les prérogatives de la profession d'avocat, en citant des exemples de Grecs et de Romains qui vénéraient la justice. L'auteur divise l'éloquence du barreau en quatre éléments principaux : la science, la composition, la prononciation et les vertus nécessaires à un avocat. Il décrit divers caractères d'éloquence que chaque avocat peut adopter selon ses talents naturels. Le livre établit également des règles générales pour devenir un excellent avocat, tout en reconnaissant la difficulté de les appliquer. Le texte mentionne plusieurs maximes et conseils pratiques pour les avocats. Il insiste sur l'importance de douter parfois pour persuader, de proportionner l'éloquence à l'audience, et de différencier la composition du demandeur de celle du défendeur. Il conclut par un conseil à un avocat célèbre de se retirer au cabinet lorsqu'il commence à moins briller, illustré par l'exemple d'Asser, un orateur célèbre qui préférait renoncer à sa réputation plutôt qu'à sa profession.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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3
p. 216-270
Avanture nouvelle. / Les Bohemiennes.
Début :
Cette Avanture est du mois de Novembre dernier, & tirée [...]
Mots clefs :
Diable, Génies, Cave, Paris, Fortune, Écus, Esprit, Succession, Bohémiennes, Lettre, Main, Bélise, Bohémienne, Princesse, Parente, Amie, Bourgeoise, Bourgeoises
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : Avanture nouvelle. / Les Bohemiennes.
Avanture no*uvelle.
Cette Avanture est du
- mois de Novembre dernier,
& tirée des Informations
d'un Procez
qu'on instruit à presents
je n'y mets rien du mien
que le tour des conversations
: je vous les rapporterois
mot à mot, si
j'y avois esté present
&quej'eussede la , memoire,
tant j'aime à estre
exact
,
dans les faits
que
que je donne pour veritables.
Les Bohemiennes. Vous-avez vû dans
le Discours des Presages
que plusieurs grands
Hommes de l'Antiquité
ajoustoient foy aux Di-,
seurs de bonne Avantuce
Grecs & Romains >
:el grand Capitaine qui
affronte avec intrépidité
les perilsréels, craindroit
peut-estre les perilsimaginaires
qu'une
Bohemienne verroit
dans sa main
,
& par
consequent espereroit
les bonnes fortunes qu'-
elle luy promettroit :
pardonnez - donc cette
foiblesse àune femme
dont je vais vous parler,
qui a un bon esprit, &
qui est tres - estimable
d'ailleurs.C'est une riche
Bourgeoise que je
nommeray Belise, &
qui est d'autant plus excusable
que la fourberie
qu'on luy a faiteest une
des moins grossieres en
ce genre-là. La Bohemienne
qui l'a filoutée,
& qui est presentement
au Chastelet, a de l'esprit
comme un Demon,
la langue bien penduë,
le babil, & l'accent Bohemien
tenant du Gas
con, langage propre à
raconter le merveilleux,
:.& à faire croire l'incroyable.
f Cette Bohemienne
sçachant que Belise alloitsouventchez
une
amie, la guette un jour,
&passe comme par hazard
auprésd-ellela
regarde à plusieurs reprises,
s'arreste, reèuletrois
pas & fait un cri
d'estonnement,&de
joye.Est-cequevousme
çonnoissez, luy dit BcJi4
se, en s'arrestant auai;
si je vous connois, répond
la Bohemienne,
dans son jargon: oliy
,
ma bonne Dame, oüy
, Se non, peut-estre &c
sans doute,je vous connois,&
si je ne vous connois
pas; mais je fuis
sure que vous ferez heureuse
de me connoistre.
Je vois bien, luy dit Belife
avec bonté, que
vous avez envie de gagner
la piece
, en me disant
ma bonne Avanture
; je n'y crois point,
mais ne laissez pas de me
la dire. Belise la fit entrer
avec elle chez son
amie, & les voilà toutes
trois à causer. Belise luy
presenta sa main
,
& la
Bohemienne,en l'observant,
feignoitd'estre de
plus en plus surprise&
rejoüie d'avoir rencontré,
disoit-elle, une personne
qu'elle cherchoit
depuis plusieursannées.
Elle devina par les régles
de son Art,plusieurs
singularitez dontelles'éstoit
fait instruire par
une Servante qui avoit
servi Belise:mais ce
qu'elle voyoit de plus
leur dans cette main
c'estoit, disoit-elle, , une
fortune subite & prochaine
; une fortune;
s'écria Belise > oüy
,
répondit
la Bohemienne,
&fortune bonne, bonne
fortune, fortune de richesses'entend,
& non
d'amour, car je vois
dans vostre main que
, vous ellesfage& fidele
à vostre mary qui pis7
est pour vos amants;
certes je voisbiendes
mains à Paris, mais j'en
nvoi.sp.e'uecomme la-vo- Par les circonstances
surprenantes qu'elle paroissoit
deviner,elle disposa
Belife à donner avec
confiance dans le
piege qu'elleluy tm-, doit.Aprés avoir persuadé
à nos Bourgeoises
qu'elle avoit des liaisons
tres - particulières avec
les Demons & les Génies,
elle leur conta Phistoire
d'une Princesse
Orientale qui étoit venu
mourir à Paris il y avoit
cent ans, & leurditque
cette Princesse eftranae-
- L:
reavoit enterre1 un r
tresor
dans une Cave, & qu'-
ensuitevoulant faire son
heritiere une certaine
Bourgeoise de ce tempslà
qu'elle avoit pris en
affection
,
elle avoit esté
surprise de mort subite
avant que d'avoir pû instruire
la Bourgeoise du
tresor caché; c'estceque
je sçaispar la Princesse
mesme,continualaBohemienne
:car quoyque
morte il y a cent ans „ elle est fort de mes amies,&
voicycomment.
Vous devez sçavoir,car
il est vray que nulle personne
de l'autre monde
ne peut parler ànulle de
celuy-cyque par l'entreluire
des Genies: or
est-il que le mien est amy
de celuy de la Princesse;
bref, je l'ayvûë tant de
fois que rien plus: &
je me fuis chargé de
luy chercher dans Paris
quelque femme qui soit
de la famille de la défunte
Bourgeoise
, que
la défunte Princesse vouloitfaire
son heritieredu
tresor caché,& je suis
bien trompé si vous n'estes
une de ces parentes;
que je cherche avec empressement;
A ce récit extravagant
l'amierioit de tout son
coeur, mais Belise ne
rioit que pour faire l'esprit
fort,carle desir d'estre
heritiere augmentoit
sa credulité. Il faut
estrefolle, dit-elle, pour
s'aller imaginer que je
sois parente de cette heritiere
; pas si folle mabonneDame,
pas si folle,
car je levoudrois detout
moncoeur ,
& je l'ay
soupçonné d'abord à
certain airdefamille qui
m'a frappé dans vostre
visage,car la Princesse
m'afaitvoir en songe
l'air de famille de l' heritiere
afin que je reconnoisse
à la phisionomie
quelqu'une de ses parentes.
Mais5 reprit Belise
5
comment sçavoir si jesuisparentede
cette
héritière qui vivoit il y
a cent ans. Oh dans Paris,
reprit la Bohemienne,
on est parent de plus
de gens qu'on ne pense,
car depuis le tems qu'on
s'y marie, & qu'on ne
nez-vous combien d'alliances
; toutes les Bourgeoises
de Paris sont
cousines, vous dis-je, il
n'y a que la difference
du degré, & si vous estes
cousine de l'heritiere
feulement au septantiéme
degré, j'ay tant de
credit sur la Princesse
que je vous fais heriter
de son tresor. C'a je
fuis impatiente d'affection
pour vous de sçavoir
si vous estes vrayement
la parente qu'ilme
faut.
,
Je vais l'éprouver
en un clein d'oeüil. Mais
si j estoisaussi parente, dit l'amie > la Bohémienne
n'y trouva point
d'apparence, mais fut
ravie pourtant de faire
l' épreuve double pour
mieuxjouer fbn jeu. A
l'instantelle demanda
deux grands verres de
cristal qu onalla chercher&
remplir d'eau
claire. Elle les mit sur
deux tables éloignées
l'unede l'autre
,
& dit
aux Bourgeoises de fermer
un oeil, .&" de regarder
attentivementavec
l'autre. Les voilà
donc observantchacune
leur verre d eau.Regardez-
bien
,
dez-bien, leur crioit la
fausse Magicienne, car
celle qui effc parente de
l'heritiere
,
doit voir
dans son verre un échantillon
du tresor dont elle
doit heriter, &C l'autre y
verra le Diable,c est-àdire,
rien. Il faut vous
dire - icy que la Bohe--
mienne avoit mis dans
chaque verre unepetite
racine, leur disant que
c estoit la racine d'enchantement
,
qui attiroit
les Genies, Se l'une
de ces racines estoit appresséeavec
unecomposition
chimique qui détrempée
par l'eau devoit
par une espece de fermentation
, former des
bubes d'air & force petits
brillants de differentes
couleurs avec de petites
pailletésdorées
y
ç'en est plus qu'il ne
faut pour faire, voir à
une femme prévenue ,
tout ce que son imagination
luy represente.
Belifecftoit si agitée
par le desir du tresor,
Se par la crainte de
ne rien voir,que la première
petite bubed'air
qui parut dans le verre,
elle criaquelle voyoit
quantité de perles. Noijre
rusée acheva de luy
tourner la teste en se réjoüissant
d'avoir deviné
juste. Vous en allez bienvoir
d'autres,s'écriat-
elle ;regardez;(bien.En*
estet
,
la fermentation
augmente ,
&C chaque
fois qu'on luy dit, voyezvous
cecy, voyez-vous
cela, Belise répond toujours
,
oüy
,
oiiy ; car
transportée,ébloüie,
troublée
,
elle vit enfin
tant de belles choses, que
charmée&convaincuë,
elle allasautes aucolde
celle qui .la.-fai[ait si-dri-,
chev^>li .VJiL'
L'autreBourgeoiseestoit
muette 'èc :bi(tll.fdt:a
chée de n'avoir vu que
de l'eau claire: mais Be--
lise croyant déjà tenir
des millions, luy promit
de l'enrichir & de
recompenser sa bienfaitrice
qui luy jura, foy
de Bohémienne, qu'elle
pollederoit ce tresor dans
- deux jours,maisqu'il y
avoitpourtant de grandesdiffcultezàvaincre:
car,dit-elle
y
le Diable ,
quiest.gardien - de tous
les tresors enterrez
?
en
doit prendre possession
au bout de cent années .à
c'estla regle des tresors
cachez, mais par bonheur
il n'y a que quatrevingts
dix-huit ans que
la Princesse a enterré le
lien, je crains pourtant
que le Diable ne nous
dispute la date, enragé
contre vous de ce qu'à
deux ans prés vous luy
enlevez des richesses qui
luy auraientserviàdamner
trente avaricieux
mais voyons encore voestre
main
,
je me trompe
fort si ce mesme Diable
la ne vous a déjàlutine.
justement, dit Belise
,. car cet Esté à la
campagne il revenoitun
esprit dans ma chambre.
Il faut estre Sorciere
pour avoir deviné cela.
La Sorciere sçavoit, en
effet, que la Servante
s'ennuyant de ne point
voir son Amant, s'estoit
avisée de lutiner la nuit
là Maistresse pour l'obliger
à revenir à Paris.
C'a menez-moy chez
vous, dit la Bohémienne
en regardant l'eau
du verre, car je remarque
icy que ce treior est
dans la cave de la maison
mefrne où vous demeurez
,
& je voisqu'il
consiste en deux cailles
dont l'une cil: pleine de
vieux Ducats, & l'autre
de Pierreries.
Belise ravie de ravoir
voir déja sa succession
dans sa cave, emmena
chez elle son amie & la
Bohémienne, qui l'avertit,
cheminfaisant, que
pour adoucir la férocité
.de l'esprit malin
,
elle
alloit faire des conjurations
,
des fumigations,
& qu'il falloit amorcer
d'abord le Diable par
une petite effusion d'or.
Avez-vous de l'or chez
vous, continua-t-elle ;
j'ay cinq Loüis d'or, repondit
Belise, fort bien,
reprit l'autre: mais je ne
veux toucher de vous
ni or ny argent que je
n'en aye rempli vos coffres.
Vous mettrez vousmesme
l'or dans le creuset
au fond de la cave,
& vous le verrez fondre
à vos yeux par un
feu infernal qui lortira
des entrailles de la terre
en vertu de certaine paroles
ignées que je prononceray.
Je veux que
vous soyez témoin de
cesmerveilles qui vous
prouverons mon pouvoir&
le droit quevous
avez déjà sur la succession.
Avec de pareils dis
cours ils arrivèrent enfin
chez Belise
,
où le
reste de la fourberie eC.
roit preparee, comme
vous l'allez voir. Les caves
en question estoient
comme on en voit encore
à Paris, pratiquées
dans des souterrains antiques,
en forte qu'elles
n'estoient separées de
plusieurs autres caves
que par un vieux mur,
caves fort propres à exercer
l'art des Magiciens
,
& des Marchands
de Vin. L'ancienne
Servante,au tems
qu'elle apparuten Lutin
à sa Maistresse, avoit fait
dans ce vieux mur une
petite ouverture à l'occasion
de ses amours ;
elle disposoit d'une de
ces caves voisînes.C'est
par son moyenque nôtre
Magicienne avoit composé
un spectre ressemblant
à peu prés à celuy
quiestoit apparu àBelise
à sa campagne. Elle joignit
à cela un appareil
affreux dontvous verrez
l'effet dans un moment.
Belisearrivée chez elle,
alla prendre dans son
tiroir les cinq Loüisd'or
pour faire fondre au feu
infernal.On la conduit
dans ses caves; un friC.
son la prend en entrant
dans la premiere. Ily en
avoit encore une autre a..
traverser quand elle vit
au fond de la troisiéme
une -
lueur qui luy fit;
appercevoir ce fpeétrel
de sa connoissânce
,
qui
sembloit [orrir de terre.
Elle ne fitqu'uncriqui
futsuivid'un évanouissement.
Aussi-tost la Magicienne
& ia compagne
la reporterent dans
là chambre,&dés qu'on
l'eust fait revenir à elle
,
ion premier mouvement
fut d'estre charméed'avoir
vû ce qui
l'assuroit de la realité du
tresor. Elle donna les
Louis d'or pour aller,
achever la ceremonie
dans la cave, &quelque
temps après on luy vint
rendre compte du bon
effet de l'or fondu ,cir
le demon dutresor avoit
promis de letrouver la
nuit suivante au rendezvous
quon luy avoit
donné de la part de la
Princesse, pour convenir
à l'amiable du droit
de celle qui en devoit
heriter. C'est ainsi que la
Bohémienne gagnacent
francs pour sa premiere
journée, & laissa l'heritiere
fort impatiente du
Succès qu'auroit pour
elle la conférence nocturne
du Demon&de la
Princesse
Le lendemain la Bohémienne
encurée vint
trouver Belife
,
& feignant
d'estre transportée
de joye luy dit, en
l'embralïant que la Princesses'estoit
rendue chez
elle dans une petite
chambre quelle luy avoit
fait tapisserde blanc,
& que le Diable y estoit
venu malgré luy. Je l'ay
bien contraint d'yvenir,
continua-t-elle dans son
jargon, je leur commande
à baguette àces .pe- titsMessieurs-là; au reste
j'ay dit tant de perfections
de vous à la Princesse,
jqu'ellevousaime
comme [on propre enfant.
Elle vous fait sa
legataire universelle. Le
Diable alleguoit que les
cent ans estoient accomplis,
il vouloit escamoter
parun faux calcul les
deux ans qui luy manquent.
Il a bien disputé
son droit contre nous":
mais tout Diable qu'il
est, il faut qu'il nous
cede en dispute à nous
autres femmes
,
& nous
l'avons fait convenir
qu'en luy donnant sa
paragouante, il renonceroit
à la succession
, & cette paragouante ce
ne sera que mille écus,
encore voulions
- nous
qu'il les prit sur l'argent
du tresor : mais il s'est.
mis en fureur disant
qu'on vouloit le trom-
1
per, & il a raison, car
dés qu'un tresor est déterré)
il n'y a plus de
droit; bref, nous luy avons
promis les mille écus
d'avance;il faut que
vous les trouviezaujourd'huy,
Belise écoutoitavec
plaisir les bontez
de la Princesse,mais
les mil écus luy tenoient
au coeur ; elle y révoit.
Je ne veux point toucher
cet argent, continua
la rusée; vous le
donnerez au Diable en
main propre. Il est enragé1
contre vous, car vous
estes si vertueuse, il voit
de plus que vous l'allez
déshériter
,
s'il vous tenoit,
il vous dechireroit
à belles dents; il faut
pourtant que vous luy
donniez vous-mesme les
mille écus. Ah ! s'écria
Belife, jeneveuxplusle
voir; voyez-le, voyezle
,
continual'autre,en
faisantunpeu lafaschée,
vous croyez peut-estre
que je veux gagner avec
luy sur ces milleécus-là,
c'est son dernier mot ,
voyez-le vous - mesme.
Belife luy protesta quelle
avoit toute confiance
en elle, mais qu'il luy
estoit impossible detrouver
mille écus,& qu'elle
auroit mesme de la peine àmettre ensemble cinq
cent livres, à quoy la
Bohémienne repartit
apres avoir revé un moment
;hé bien vous me
ferez vostre billet du reste,
& je feray le mien
au Diable, & cela je
vous le propose fous son
bon plaisir s'entend, car
il faut que j'aille luy
faire cette nouvelle proposition.
Après ce diC.
cours elle quitta Belise
qui passale reste du jour à ramassercinq cent livres
dans la bourse de
les amies.
Le lendemain la Bo-
.-
hemienne revint luy annoncer
que le jour suivant
elle la mettroit en
possession
,
& que le
marché se pourroit conclure
la nuitprochaine
dans la cave où le Diablegardoit
le tresor ;
que la Princesse devoit
s'y trouver sur le minuit,
& qu'elle vouloit
absolument que l'heritiere
fut presente : mais,
continua - t - elle
, en
voyant déjà pâlir Belise,
ne
ne craignez rien, vous
y ferez & vous n'y ferez
pas, car ce fera mon Genie
qui prendra vostre
ressemblance, & qui paroiftra
à vostre place avec
quatre Genies de ses
amis habillez en femmes
,car la Princessè est
entestée du cérémonial ;
elle veut que quatre ou
cinq Dames venerables
forment la bas un cercle
digne de la recevoir. Il
ne nous manque plus
rien que des habits pour
ce cercle; mais il en faut
trouver, car les Genies
ont bien le pouvoir d'imiter
au naturel des
creatures vivantes, mais
ils ne peuvent imiter ni
le fil, ni la soye, ni la
laine,rien qui soit ourdi, tramé,,t.is"su, ni tricoté,ce
sont les termes du Grimoire,
nous sçavons.
cela nous autres, & je
vous l'apprends, en forte
que pour les habiller
ilfaut des habits,réellement
eftoffez
,
& j'ay
imaginé que vous leur
presteriez les vostres. Ne
craignez point qu'ils les
salissent
: les Genies sont
propres. C'a, COlltinuat-
elle d'un ton badin, il
nous faut aussi quantié
de toiles: vous avenus
doute des. draps, des
nappes}c'estquelaPrincesse
ne peut paroiftrc
que dans unlieu rapiæ
deblanc,vostre CÍ'Te est
noire, elle n'y viendroit
point, & nous manquerions
vostre succession..
A tout ce détail, Belise
topoitde tout son coeur,
penetrée de rcconnoissance
pour sa bienfaictrice.
Après avoir donné
les cinq cens livres& son
bille du reste, elle fait
elle-mesme l'inventaire
deses habits & de son
linge.LaBohemienne ne
Cluive rien de trop beau
pour~ cercle de laPrincesse
,
& mesme elle
l'augmente encore de
deux Genies voyant des
juppes & des coëffures
de reste. A peine laisset-
elle à Belise un jupon
de toile avec sa chemise.
Cette pauvre femme dépouillée
aide elle-melme
à porter ses hardes jusqu'à
la porte dela cave,
& la Bohémienne
en y entrant recommande
à l'heritiere de
bien fermer la porte à
doubletour,depeur
que quelqu'un ne vienne
troubler lecercle. Belise
ne pouvoitavoir aucun
soupçon en enfermant
son bien dans sa
cave, car elle ignoroit la
communication des caves
voisines, par où les
Genies plierent toilette,
ainsi les Bohémiennes
eurent toute la nuit devant
elles pour sortir de
Paris avec leur butin,
& l'heritiere en chemise
fut secoucher en attendant
ses habits & la succession
de la Princesse.
Voicylefragmentd'une
Lettre qui acheve de #
me détailler la fin de
cette ayanture. L .-, e lendemain matin Belise
s'apercevant quelleavoit
etéfiloutéepurlesBohémiennes3envojta
deux hommes après
elles qui lessaisirent à Chantïlliavec
les hardes & 46Ov
livsur quoj les Bohemiennes
ayant estéarrestées & interrogées
elles denierent le fait du
tresor, reconnurent les bardes
pourappartenir à la Darne,
mais elles dirent quellesleur
avoient esté données en nantissement
de 1500. liv. quelles
luyavoientprestéesainsiquil
estoit justifié par la reconnoissance
de la Dame
,
inserée
dans la Lettre qu'elle representoit;
mais comme cette Lettre
écrite à une defunte estoit fort
équivoque
, que d'ailleurs
quand elle eust esté une reconnoissancepure
&simpledela
Dame duprests de 1500.elle
eufi
rust esté nulle parce que la Dame
efloit en puissance de Tlldry.
Voicy motpour mot la copie
de cette Lettre que la Bohémienne
avoit apparemment
diflee à la Dame en luy disant
quelledevaitparpolitejje écrire
a la Princejje.
MADAME,
* N'ayant point l'honneur
d'estre connu devous,
attendu que vous n'estes
plus en vie depuis longtemps
néanmoins la personne
qui vous doit rendre
celle-cy dans la cave, avec
mes respects,vous assurera,
de ma reconnoissance pour
la bonté que vous avez de
me fire vostre heritiere ,
& pour vous témoigner
que je veux satisfaire à vostre
volonté que vostre ame
a dite àla personne qui
vous rendra la presente,
j'ay voulu que vous vissiez
dans ma Lettre comme elle
ma presté la somme de
quinze cens livres,&
que je luy rendray avec
honneur. Jesuisse.
-
£,'$«rce comprendpas que
la Bohemienne ait pus'imaginer
que cette seureté seroit
suffisante pour elle ny que la
Dame,quin'apas voulu apparemmentfaire
un Billetsimple
à laBohemienne sesoitengagée
parune reconnoissance. En un
mot il y a peu de vraysemblance
a tout cela; mais la circonstance
est vraye &sivraye
qu'onn'a pas cru devoir en alterer
la vérité pour la rendre
plus croyable
;
les Jugesde
Chantillyn'ayant nul égard à
cette promesseinserée dans la
Lettre, ne firent point de
difficulté de faire rendre les
bardes au porteur de la procuration
du Mary de la DavIe,
sous le nom duquelelles
furent revendiquées. A l'égard
de l'argents il nefut point
rendu d'autant que les Bohémiennes
ne convinrent point
l'avoirexigé de la Dame
,
mais
pretendircnî: que c' efioit leur
pecule ; qu'Aies mont oient à
d.!?!-" à q;tan lté de personnes
de qualité qui les payaient
grassement
, que mefieelles
avoient receusept Louis d'orneufs
de Mr le Duc deBaviere
pour avoir dansé devant
lui a Cbantilti & àLiencourt.
Aurestecomme les Bohemienne
au nombre de trois a oient
deja esté reprises deJustice, &
qu'elles estoient fletries, l'une
d'une fleur de lis
,
l'autre de
deux & la troisiéme de trois
ce qui les devoitfaire jugerau
Chastelet comme vagabondes,
où elles avaient cleja estécondamnéescommes
telles
,
el/cs y
furentrenvoyées ; ellesyfont,
& on leuryfait actuellement
leur Procez.S'il n'y avoit cjue
lefaitdu tresor, il n'yauroit
pas matiere à condamnation ce
seroit untour de Bohemiennes.
dont il ny auroitqu'à rire,
mais ilaparu depuis un Bouloanntgfeorrçqéuuipnreetend
qu'elles luy
Armoire &y
ontpris1200.livres
, ce qui
estantprouvépourra les conduire
à la potence.
Cette Avanture est du
- mois de Novembre dernier,
& tirée des Informations
d'un Procez
qu'on instruit à presents
je n'y mets rien du mien
que le tour des conversations
: je vous les rapporterois
mot à mot, si
j'y avois esté present
&quej'eussede la , memoire,
tant j'aime à estre
exact
,
dans les faits
que
que je donne pour veritables.
Les Bohemiennes. Vous-avez vû dans
le Discours des Presages
que plusieurs grands
Hommes de l'Antiquité
ajoustoient foy aux Di-,
seurs de bonne Avantuce
Grecs & Romains >
:el grand Capitaine qui
affronte avec intrépidité
les perilsréels, craindroit
peut-estre les perilsimaginaires
qu'une
Bohemienne verroit
dans sa main
,
& par
consequent espereroit
les bonnes fortunes qu'-
elle luy promettroit :
pardonnez - donc cette
foiblesse àune femme
dont je vais vous parler,
qui a un bon esprit, &
qui est tres - estimable
d'ailleurs.C'est une riche
Bourgeoise que je
nommeray Belise, &
qui est d'autant plus excusable
que la fourberie
qu'on luy a faiteest une
des moins grossieres en
ce genre-là. La Bohemienne
qui l'a filoutée,
& qui est presentement
au Chastelet, a de l'esprit
comme un Demon,
la langue bien penduë,
le babil, & l'accent Bohemien
tenant du Gas
con, langage propre à
raconter le merveilleux,
:.& à faire croire l'incroyable.
f Cette Bohemienne
sçachant que Belise alloitsouventchez
une
amie, la guette un jour,
&passe comme par hazard
auprésd-ellela
regarde à plusieurs reprises,
s'arreste, reèuletrois
pas & fait un cri
d'estonnement,&de
joye.Est-cequevousme
çonnoissez, luy dit BcJi4
se, en s'arrestant auai;
si je vous connois, répond
la Bohemienne,
dans son jargon: oliy
,
ma bonne Dame, oüy
, Se non, peut-estre &c
sans doute,je vous connois,&
si je ne vous connois
pas; mais je fuis
sure que vous ferez heureuse
de me connoistre.
Je vois bien, luy dit Belife
avec bonté, que
vous avez envie de gagner
la piece
, en me disant
ma bonne Avanture
; je n'y crois point,
mais ne laissez pas de me
la dire. Belise la fit entrer
avec elle chez son
amie, & les voilà toutes
trois à causer. Belise luy
presenta sa main
,
& la
Bohemienne,en l'observant,
feignoitd'estre de
plus en plus surprise&
rejoüie d'avoir rencontré,
disoit-elle, une personne
qu'elle cherchoit
depuis plusieursannées.
Elle devina par les régles
de son Art,plusieurs
singularitez dontelles'éstoit
fait instruire par
une Servante qui avoit
servi Belise:mais ce
qu'elle voyoit de plus
leur dans cette main
c'estoit, disoit-elle, , une
fortune subite & prochaine
; une fortune;
s'écria Belise > oüy
,
répondit
la Bohemienne,
&fortune bonne, bonne
fortune, fortune de richesses'entend,
& non
d'amour, car je vois
dans vostre main que
, vous ellesfage& fidele
à vostre mary qui pis7
est pour vos amants;
certes je voisbiendes
mains à Paris, mais j'en
nvoi.sp.e'uecomme la-vo- Par les circonstances
surprenantes qu'elle paroissoit
deviner,elle disposa
Belife à donner avec
confiance dans le
piege qu'elleluy tm-, doit.Aprés avoir persuadé
à nos Bourgeoises
qu'elle avoit des liaisons
tres - particulières avec
les Demons & les Génies,
elle leur conta Phistoire
d'une Princesse
Orientale qui étoit venu
mourir à Paris il y avoit
cent ans, & leurditque
cette Princesse eftranae-
- L:
reavoit enterre1 un r
tresor
dans une Cave, & qu'-
ensuitevoulant faire son
heritiere une certaine
Bourgeoise de ce tempslà
qu'elle avoit pris en
affection
,
elle avoit esté
surprise de mort subite
avant que d'avoir pû instruire
la Bourgeoise du
tresor caché; c'estceque
je sçaispar la Princesse
mesme,continualaBohemienne
:car quoyque
morte il y a cent ans „ elle est fort de mes amies,&
voicycomment.
Vous devez sçavoir,car
il est vray que nulle personne
de l'autre monde
ne peut parler ànulle de
celuy-cyque par l'entreluire
des Genies: or
est-il que le mien est amy
de celuy de la Princesse;
bref, je l'ayvûë tant de
fois que rien plus: &
je me fuis chargé de
luy chercher dans Paris
quelque femme qui soit
de la famille de la défunte
Bourgeoise
, que
la défunte Princesse vouloitfaire
son heritieredu
tresor caché,& je suis
bien trompé si vous n'estes
une de ces parentes;
que je cherche avec empressement;
A ce récit extravagant
l'amierioit de tout son
coeur, mais Belise ne
rioit que pour faire l'esprit
fort,carle desir d'estre
heritiere augmentoit
sa credulité. Il faut
estrefolle, dit-elle, pour
s'aller imaginer que je
sois parente de cette heritiere
; pas si folle mabonneDame,
pas si folle,
car je levoudrois detout
moncoeur ,
& je l'ay
soupçonné d'abord à
certain airdefamille qui
m'a frappé dans vostre
visage,car la Princesse
m'afaitvoir en songe
l'air de famille de l' heritiere
afin que je reconnoisse
à la phisionomie
quelqu'une de ses parentes.
Mais5 reprit Belise
5
comment sçavoir si jesuisparentede
cette
héritière qui vivoit il y
a cent ans. Oh dans Paris,
reprit la Bohemienne,
on est parent de plus
de gens qu'on ne pense,
car depuis le tems qu'on
s'y marie, & qu'on ne
nez-vous combien d'alliances
; toutes les Bourgeoises
de Paris sont
cousines, vous dis-je, il
n'y a que la difference
du degré, & si vous estes
cousine de l'heritiere
feulement au septantiéme
degré, j'ay tant de
credit sur la Princesse
que je vous fais heriter
de son tresor. C'a je
fuis impatiente d'affection
pour vous de sçavoir
si vous estes vrayement
la parente qu'ilme
faut.
,
Je vais l'éprouver
en un clein d'oeüil. Mais
si j estoisaussi parente, dit l'amie > la Bohémienne
n'y trouva point
d'apparence, mais fut
ravie pourtant de faire
l' épreuve double pour
mieuxjouer fbn jeu. A
l'instantelle demanda
deux grands verres de
cristal qu onalla chercher&
remplir d'eau
claire. Elle les mit sur
deux tables éloignées
l'unede l'autre
,
& dit
aux Bourgeoises de fermer
un oeil, .&" de regarder
attentivementavec
l'autre. Les voilà
donc observantchacune
leur verre d eau.Regardez-
bien
,
dez-bien, leur crioit la
fausse Magicienne, car
celle qui effc parente de
l'heritiere
,
doit voir
dans son verre un échantillon
du tresor dont elle
doit heriter, &C l'autre y
verra le Diable,c est-àdire,
rien. Il faut vous
dire - icy que la Bohe--
mienne avoit mis dans
chaque verre unepetite
racine, leur disant que
c estoit la racine d'enchantement
,
qui attiroit
les Genies, Se l'une
de ces racines estoit appresséeavec
unecomposition
chimique qui détrempée
par l'eau devoit
par une espece de fermentation
, former des
bubes d'air & force petits
brillants de differentes
couleurs avec de petites
pailletésdorées
y
ç'en est plus qu'il ne
faut pour faire, voir à
une femme prévenue ,
tout ce que son imagination
luy represente.
Belifecftoit si agitée
par le desir du tresor,
Se par la crainte de
ne rien voir,que la première
petite bubed'air
qui parut dans le verre,
elle criaquelle voyoit
quantité de perles. Noijre
rusée acheva de luy
tourner la teste en se réjoüissant
d'avoir deviné
juste. Vous en allez bienvoir
d'autres,s'écriat-
elle ;regardez;(bien.En*
estet
,
la fermentation
augmente ,
&C chaque
fois qu'on luy dit, voyezvous
cecy, voyez-vous
cela, Belise répond toujours
,
oüy
,
oiiy ; car
transportée,ébloüie,
troublée
,
elle vit enfin
tant de belles choses, que
charmée&convaincuë,
elle allasautes aucolde
celle qui .la.-fai[ait si-dri-,
chev^>li .VJiL'
L'autreBourgeoiseestoit
muette 'èc :bi(tll.fdt:a
chée de n'avoir vu que
de l'eau claire: mais Be--
lise croyant déjà tenir
des millions, luy promit
de l'enrichir & de
recompenser sa bienfaitrice
qui luy jura, foy
de Bohémienne, qu'elle
pollederoit ce tresor dans
- deux jours,maisqu'il y
avoitpourtant de grandesdiffcultezàvaincre:
car,dit-elle
y
le Diable ,
quiest.gardien - de tous
les tresors enterrez
?
en
doit prendre possession
au bout de cent années .à
c'estla regle des tresors
cachez, mais par bonheur
il n'y a que quatrevingts
dix-huit ans que
la Princesse a enterré le
lien, je crains pourtant
que le Diable ne nous
dispute la date, enragé
contre vous de ce qu'à
deux ans prés vous luy
enlevez des richesses qui
luy auraientserviàdamner
trente avaricieux
mais voyons encore voestre
main
,
je me trompe
fort si ce mesme Diable
la ne vous a déjàlutine.
justement, dit Belise
,. car cet Esté à la
campagne il revenoitun
esprit dans ma chambre.
Il faut estre Sorciere
pour avoir deviné cela.
La Sorciere sçavoit, en
effet, que la Servante
s'ennuyant de ne point
voir son Amant, s'estoit
avisée de lutiner la nuit
là Maistresse pour l'obliger
à revenir à Paris.
C'a menez-moy chez
vous, dit la Bohémienne
en regardant l'eau
du verre, car je remarque
icy que ce treior est
dans la cave de la maison
mefrne où vous demeurez
,
& je voisqu'il
consiste en deux cailles
dont l'une cil: pleine de
vieux Ducats, & l'autre
de Pierreries.
Belise ravie de ravoir
voir déja sa succession
dans sa cave, emmena
chez elle son amie & la
Bohémienne, qui l'avertit,
cheminfaisant, que
pour adoucir la férocité
.de l'esprit malin
,
elle
alloit faire des conjurations
,
des fumigations,
& qu'il falloit amorcer
d'abord le Diable par
une petite effusion d'or.
Avez-vous de l'or chez
vous, continua-t-elle ;
j'ay cinq Loüis d'or, repondit
Belise, fort bien,
reprit l'autre: mais je ne
veux toucher de vous
ni or ny argent que je
n'en aye rempli vos coffres.
Vous mettrez vousmesme
l'or dans le creuset
au fond de la cave,
& vous le verrez fondre
à vos yeux par un
feu infernal qui lortira
des entrailles de la terre
en vertu de certaine paroles
ignées que je prononceray.
Je veux que
vous soyez témoin de
cesmerveilles qui vous
prouverons mon pouvoir&
le droit quevous
avez déjà sur la succession.
Avec de pareils dis
cours ils arrivèrent enfin
chez Belise
,
où le
reste de la fourberie eC.
roit preparee, comme
vous l'allez voir. Les caves
en question estoient
comme on en voit encore
à Paris, pratiquées
dans des souterrains antiques,
en forte qu'elles
n'estoient separées de
plusieurs autres caves
que par un vieux mur,
caves fort propres à exercer
l'art des Magiciens
,
& des Marchands
de Vin. L'ancienne
Servante,au tems
qu'elle apparuten Lutin
à sa Maistresse, avoit fait
dans ce vieux mur une
petite ouverture à l'occasion
de ses amours ;
elle disposoit d'une de
ces caves voisînes.C'est
par son moyenque nôtre
Magicienne avoit composé
un spectre ressemblant
à peu prés à celuy
quiestoit apparu àBelise
à sa campagne. Elle joignit
à cela un appareil
affreux dontvous verrez
l'effet dans un moment.
Belisearrivée chez elle,
alla prendre dans son
tiroir les cinq Loüisd'or
pour faire fondre au feu
infernal.On la conduit
dans ses caves; un friC.
son la prend en entrant
dans la premiere. Ily en
avoit encore une autre a..
traverser quand elle vit
au fond de la troisiéme
une -
lueur qui luy fit;
appercevoir ce fpeétrel
de sa connoissânce
,
qui
sembloit [orrir de terre.
Elle ne fitqu'uncriqui
futsuivid'un évanouissement.
Aussi-tost la Magicienne
& ia compagne
la reporterent dans
là chambre,&dés qu'on
l'eust fait revenir à elle
,
ion premier mouvement
fut d'estre charméed'avoir
vû ce qui
l'assuroit de la realité du
tresor. Elle donna les
Louis d'or pour aller,
achever la ceremonie
dans la cave, &quelque
temps après on luy vint
rendre compte du bon
effet de l'or fondu ,cir
le demon dutresor avoit
promis de letrouver la
nuit suivante au rendezvous
quon luy avoit
donné de la part de la
Princesse, pour convenir
à l'amiable du droit
de celle qui en devoit
heriter. C'est ainsi que la
Bohémienne gagnacent
francs pour sa premiere
journée, & laissa l'heritiere
fort impatiente du
Succès qu'auroit pour
elle la conférence nocturne
du Demon&de la
Princesse
Le lendemain la Bohémienne
encurée vint
trouver Belife
,
& feignant
d'estre transportée
de joye luy dit, en
l'embralïant que la Princesses'estoit
rendue chez
elle dans une petite
chambre quelle luy avoit
fait tapisserde blanc,
& que le Diable y estoit
venu malgré luy. Je l'ay
bien contraint d'yvenir,
continua-t-elle dans son
jargon, je leur commande
à baguette àces .pe- titsMessieurs-là; au reste
j'ay dit tant de perfections
de vous à la Princesse,
jqu'ellevousaime
comme [on propre enfant.
Elle vous fait sa
legataire universelle. Le
Diable alleguoit que les
cent ans estoient accomplis,
il vouloit escamoter
parun faux calcul les
deux ans qui luy manquent.
Il a bien disputé
son droit contre nous":
mais tout Diable qu'il
est, il faut qu'il nous
cede en dispute à nous
autres femmes
,
& nous
l'avons fait convenir
qu'en luy donnant sa
paragouante, il renonceroit
à la succession
, & cette paragouante ce
ne sera que mille écus,
encore voulions
- nous
qu'il les prit sur l'argent
du tresor : mais il s'est.
mis en fureur disant
qu'on vouloit le trom-
1
per, & il a raison, car
dés qu'un tresor est déterré)
il n'y a plus de
droit; bref, nous luy avons
promis les mille écus
d'avance;il faut que
vous les trouviezaujourd'huy,
Belise écoutoitavec
plaisir les bontez
de la Princesse,mais
les mil écus luy tenoient
au coeur ; elle y révoit.
Je ne veux point toucher
cet argent, continua
la rusée; vous le
donnerez au Diable en
main propre. Il est enragé1
contre vous, car vous
estes si vertueuse, il voit
de plus que vous l'allez
déshériter
,
s'il vous tenoit,
il vous dechireroit
à belles dents; il faut
pourtant que vous luy
donniez vous-mesme les
mille écus. Ah ! s'écria
Belife, jeneveuxplusle
voir; voyez-le, voyezle
,
continual'autre,en
faisantunpeu lafaschée,
vous croyez peut-estre
que je veux gagner avec
luy sur ces milleécus-là,
c'est son dernier mot ,
voyez-le vous - mesme.
Belife luy protesta quelle
avoit toute confiance
en elle, mais qu'il luy
estoit impossible detrouver
mille écus,& qu'elle
auroit mesme de la peine àmettre ensemble cinq
cent livres, à quoy la
Bohémienne repartit
apres avoir revé un moment
;hé bien vous me
ferez vostre billet du reste,
& je feray le mien
au Diable, & cela je
vous le propose fous son
bon plaisir s'entend, car
il faut que j'aille luy
faire cette nouvelle proposition.
Après ce diC.
cours elle quitta Belise
qui passale reste du jour à ramassercinq cent livres
dans la bourse de
les amies.
Le lendemain la Bo-
.-
hemienne revint luy annoncer
que le jour suivant
elle la mettroit en
possession
,
& que le
marché se pourroit conclure
la nuitprochaine
dans la cave où le Diablegardoit
le tresor ;
que la Princesse devoit
s'y trouver sur le minuit,
& qu'elle vouloit
absolument que l'heritiere
fut presente : mais,
continua - t - elle
, en
voyant déjà pâlir Belise,
ne
ne craignez rien, vous
y ferez & vous n'y ferez
pas, car ce fera mon Genie
qui prendra vostre
ressemblance, & qui paroiftra
à vostre place avec
quatre Genies de ses
amis habillez en femmes
,car la Princessè est
entestée du cérémonial ;
elle veut que quatre ou
cinq Dames venerables
forment la bas un cercle
digne de la recevoir. Il
ne nous manque plus
rien que des habits pour
ce cercle; mais il en faut
trouver, car les Genies
ont bien le pouvoir d'imiter
au naturel des
creatures vivantes, mais
ils ne peuvent imiter ni
le fil, ni la soye, ni la
laine,rien qui soit ourdi, tramé,,t.is"su, ni tricoté,ce
sont les termes du Grimoire,
nous sçavons.
cela nous autres, & je
vous l'apprends, en forte
que pour les habiller
ilfaut des habits,réellement
eftoffez
,
& j'ay
imaginé que vous leur
presteriez les vostres. Ne
craignez point qu'ils les
salissent
: les Genies sont
propres. C'a, COlltinuat-
elle d'un ton badin, il
nous faut aussi quantié
de toiles: vous avenus
doute des. draps, des
nappes}c'estquelaPrincesse
ne peut paroiftrc
que dans unlieu rapiæ
deblanc,vostre CÍ'Te est
noire, elle n'y viendroit
point, & nous manquerions
vostre succession..
A tout ce détail, Belise
topoitde tout son coeur,
penetrée de rcconnoissance
pour sa bienfaictrice.
Après avoir donné
les cinq cens livres& son
bille du reste, elle fait
elle-mesme l'inventaire
deses habits & de son
linge.LaBohemienne ne
Cluive rien de trop beau
pour~ cercle de laPrincesse
,
& mesme elle
l'augmente encore de
deux Genies voyant des
juppes & des coëffures
de reste. A peine laisset-
elle à Belise un jupon
de toile avec sa chemise.
Cette pauvre femme dépouillée
aide elle-melme
à porter ses hardes jusqu'à
la porte dela cave,
& la Bohémienne
en y entrant recommande
à l'heritiere de
bien fermer la porte à
doubletour,depeur
que quelqu'un ne vienne
troubler lecercle. Belise
ne pouvoitavoir aucun
soupçon en enfermant
son bien dans sa
cave, car elle ignoroit la
communication des caves
voisines, par où les
Genies plierent toilette,
ainsi les Bohémiennes
eurent toute la nuit devant
elles pour sortir de
Paris avec leur butin,
& l'heritiere en chemise
fut secoucher en attendant
ses habits & la succession
de la Princesse.
Voicylefragmentd'une
Lettre qui acheve de #
me détailler la fin de
cette ayanture. L .-, e lendemain matin Belise
s'apercevant quelleavoit
etéfiloutéepurlesBohémiennes3envojta
deux hommes après
elles qui lessaisirent à Chantïlliavec
les hardes & 46Ov
livsur quoj les Bohemiennes
ayant estéarrestées & interrogées
elles denierent le fait du
tresor, reconnurent les bardes
pourappartenir à la Darne,
mais elles dirent quellesleur
avoient esté données en nantissement
de 1500. liv. quelles
luyavoientprestéesainsiquil
estoit justifié par la reconnoissance
de la Dame
,
inserée
dans la Lettre qu'elle representoit;
mais comme cette Lettre
écrite à une defunte estoit fort
équivoque
, que d'ailleurs
quand elle eust esté une reconnoissancepure
&simpledela
Dame duprests de 1500.elle
eufi
rust esté nulle parce que la Dame
efloit en puissance de Tlldry.
Voicy motpour mot la copie
de cette Lettre que la Bohémienne
avoit apparemment
diflee à la Dame en luy disant
quelledevaitparpolitejje écrire
a la Princejje.
MADAME,
* N'ayant point l'honneur
d'estre connu devous,
attendu que vous n'estes
plus en vie depuis longtemps
néanmoins la personne
qui vous doit rendre
celle-cy dans la cave, avec
mes respects,vous assurera,
de ma reconnoissance pour
la bonté que vous avez de
me fire vostre heritiere ,
& pour vous témoigner
que je veux satisfaire à vostre
volonté que vostre ame
a dite àla personne qui
vous rendra la presente,
j'ay voulu que vous vissiez
dans ma Lettre comme elle
ma presté la somme de
quinze cens livres,&
que je luy rendray avec
honneur. Jesuisse.
-
£,'$«rce comprendpas que
la Bohemienne ait pus'imaginer
que cette seureté seroit
suffisante pour elle ny que la
Dame,quin'apas voulu apparemmentfaire
un Billetsimple
à laBohemienne sesoitengagée
parune reconnoissance. En un
mot il y a peu de vraysemblance
a tout cela; mais la circonstance
est vraye &sivraye
qu'onn'a pas cru devoir en alterer
la vérité pour la rendre
plus croyable
;
les Jugesde
Chantillyn'ayant nul égard à
cette promesseinserée dans la
Lettre, ne firent point de
difficulté de faire rendre les
bardes au porteur de la procuration
du Mary de la DavIe,
sous le nom duquelelles
furent revendiquées. A l'égard
de l'argents il nefut point
rendu d'autant que les Bohémiennes
ne convinrent point
l'avoirexigé de la Dame
,
mais
pretendircnî: que c' efioit leur
pecule ; qu'Aies mont oient à
d.!?!-" à q;tan lté de personnes
de qualité qui les payaient
grassement
, que mefieelles
avoient receusept Louis d'orneufs
de Mr le Duc deBaviere
pour avoir dansé devant
lui a Cbantilti & àLiencourt.
Aurestecomme les Bohemienne
au nombre de trois a oient
deja esté reprises deJustice, &
qu'elles estoient fletries, l'une
d'une fleur de lis
,
l'autre de
deux & la troisiéme de trois
ce qui les devoitfaire jugerau
Chastelet comme vagabondes,
où elles avaient cleja estécondamnéescommes
telles
,
el/cs y
furentrenvoyées ; ellesyfont,
& on leuryfait actuellement
leur Procez.S'il n'y avoit cjue
lefaitdu tresor, il n'yauroit
pas matiere à condamnation ce
seroit untour de Bohemiennes.
dont il ny auroitqu'à rire,
mais ilaparu depuis un Bouloanntgfeorrçqéuuipnreetend
qu'elles luy
Armoire &y
ontpris1200.livres
, ce qui
estantprouvépourra les conduire
à la potence.
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Résumé : Avanture nouvelle. / Les Bohemiennes.
En novembre dernier, une aventure impliquant une riche bourgeoise nommée Belise et une bohémienne rusée a eu lieu. La bohémienne, connaissant les habitudes de Belise, la rencontre chez une amie et lui prédit une fortune subite en observant sa main. Elle raconte l'histoire d'une princesse orientale ayant caché un trésor dans une cave parisienne, destiné à une bourgeoise de l'époque. La bohémienne se présente comme l'intermédiaire de la princesse et affirme que Belise est une parente de l'héritière. Pour convaincre Belise, la bohémienne utilise des tours de magie, comme faire apparaître des bulles d'air et des paillettes dorées dans un verre d'eau, que Belise interprète comme des perles et des pierreries. Elle persuade ensuite Belise que le trésor se trouve dans la cave de sa maison et organise une mise en scène avec un spectre et des fumigations pour renforcer la crédulité de Belise. La bohémienne parvient ainsi à extorquer cinq louis d'or à Belise en une journée, en lui promettant de révéler le trésor lors d'une rencontre nocturne avec le démon et la princesse. Le lendemain, la bohémienne revient et annonce à Belise qu'elle est l'héritière universelle de la princesse, après avoir négocié avec le démon. La bohémienne demande à Belise de rassembler cinq cents livres et de rédiger un billet pour le solde. Elle organise une rencontre nocturne dans une cave pour transférer l'héritage, nécessitant des habits et du linge blanc pour former un cercle cérémoniel. Belise, convaincue, prête ses vêtements et son linge. Cependant, les bohémiennes profitent de la communication entre les caves voisines pour voler les habits et l'argent. Le lendemain, Belise découvre le vol et envoie des hommes à leur poursuite. Les bohémiennes sont arrêtées à Chantilly avec les habits et une partie de l'argent. Lors de l'interrogatoire, elles nient l'existence du trésor mais reconnaissent avoir reçu les habits en garantie d'un prêt de 1500 livres, justifié par une lettre équivoque. Les juges de Chantilly rendent les habits au représentant de la famille de la dame, mais l'argent n'est pas restitué car les bohémiennes prétendent qu'il s'agit de leur propre argent. Elles mentionnent également avoir reçu des paiements de personnes de qualité, dont le Duc de Bavière. Les bohémiennes, déjà condamnées pour vagabondage, sont renvoyées au Châtelet pour leur procès. Un bourgeois affirme qu'elles lui ont volé 1200 livres, ce qui pourrait les conduire à la potence.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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4
p. 71-102
LE MIROIR. Par M. DE MARIVAUX.
Début :
Si vous aimez, Monsieur, les aventures un peu singulieres, en voici une [...]
Mots clefs :
Aventure singulière, Esprits, Esprit, Hommes, Idées, Auteur, Génies, Homme, Sophocole, Racine, Corneille, Jean Chapelain, Miroir, Mérite, Estime, Poème, Cicéron
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LE MIROIR. Par M. DE MARIVAUX.
LE MIROIR.
Par M. DE MARIVAU X.
vous aimez , Monfieur , les aventures
un peu fingulieres , en voici une
qui a dequoi vous contenter : je ne vous
prefferai point de la croire ; vous pouvez
la regarder comme un pur jeu d'efprit ,
elle a l'air de cela ; cependant c'eſt à moi
qu'elle est arrivée.
Je ne vous dirai point au refte dans quel
endroit de la terre j'ai vû ce que je vais
vous dire. C'eft un pays dont les Géographes
n'ont jamais fait mention , non qu'il
ne foit très- fréquenté ; tout le monde y va ,
vous y avez fouvent voyagé vous- même ,
& c'est l'envie de m'y amufer qui m'y a
infenfiblement conduit. Commençons.
Il y avoit trois ou quatre jours que j'étois
à ma campagne , quand je m'avifai
un matin de me promener dans une allée
de mon parc ; retenez bien cette allée ,
car c'eft de la d'où je fuis parti pour le
voyage dont j'ai à vous entretenir.
Dans cette allée je lifois un livre dont
la lecture me jetta dans de profondes réflexions
fur les hommes,
Et de réflexions en réflexions , tou72
MERCURE DE FRANCE.
jours marchant , toujours allant , je mar
chai tant , j'allai tant , je réfléchis tant , &
fi diverſement , que fans prendre garde à
ce que je devenois , fans obferver par où
je paffois , je me trouvai infenfiblement
dans le pays dont je parlois tout à l'heure ,
où j'achevai de m'oublier , pour me livrer
tout entier au plaifir d'examiner ce qui
s'offroit à mes regards , & en effet le ſpectacle
étoit curieux. Il me fembla donc ;
mais je dis mal , il ne me fembla point :
je vis fûrement une infinité de fourneaux
plus ou moins ardens , mais dont le feune
m'incommodait point , quoique j'en
approchaffe de fort près.
Je ne vous dirai pas à préſent à quoi
ils fervoient ; il n'eft pas encore tems .
Ce n'eft pas là tout ; j'ai bien d'autres
chofes à vous raconter. Au milieu de tous
les fourneaux étoit une perfonne , ou , fi
vous voulez , une Divinité , dont il me feroit
inutile d'entreprendre le portrait , auſſi
n'y tâcherai-je point.
Qu'il vous fuffife de fçavoir que cette
perfonne ou cette Divinité , qui en gros
me parut avoir l'air jeune , & cependant
antique , étoit dans un mouvement perpétuel
, & en même tems fi rapide , qu'il
me fut impoffible de la confiderer en face.
Ce qui eft de certain , c'eft que dans le
mouvement
JANVIER. 1755 . 73
mouvement qui l'agitoit , je la vis fous
tant d'afpects , que je crus voir fucceffivement
paffer toutes les phifionomies du
monde , fans pouvoir faifir la fienne , qui
apparemment les contenoit toutes.
Ce que je démêlai le mieux , & ce que
je ne perdis jamais de vue , malgré fon
agitation continuelle , ce fut une efpece
de bandeau , ou de diadême , qui lui ceignoit
le front, & fur lequel on voyoit écrit
LA NATURE.
Ce bandeau étoit large , élevé , & comme
partagé en deux Miroirs éclatans ,
dans l'un defquels on voyoit une repréfentation
inexplicable de l'étendue en gé
néral , & de tous les myfteres ; je veux
dire des vertus occultes de la matiere , de
l'efpace qu'elle occupe , du reffort qui la
meut , de fa divifibilité à l'infini ; en un
mot de tous les attributs dont nous ne
connoiffons qu'une partie.
L'autre miroir qui n'étoit féparé du
premier que d'une ligne extrêmement déliée
, repréſentoit un être encore plus indéfiniffable.
C'étoit comme une image de l'ame , ou
de la penſée en général ; car j'y vis toutes
les façons poffibles de penfer & de fentir
des hommes , avec la fubdivifion de tous
les degrés d'efprit & de fentiment , de vices
D
74 MERCURE DE FRANCE.
& de vertus , de courage & de foibleffe ,
de malice & de bonté , de vanité & de
fimplicité que nous pouvons avoir.
Enfin tout ce que les hommes font ,
tout ce qu'ils peuvent être , & tout ce
qu'ils ont été , fe trouvoit dans cet exemplaire
des grandeurs & des miferes de l'ane
humaine.
J'y vis , je ne fçai comment , tout ce
qu'en fait d'ouvrages , l'efprit de l'homme
avoit jufqu'ici produit ou rêvé , c'eſt-àdire
j'y vis depuis le plus mauvais conte
de Fée , jufqu'aux fyftêmes anciens & modernes
les plus ingénieufement imaginés
; depuis le plus plat écrivain jufqu'à
l'auteur des Mondes : c'étoit y trouver les
deux extrêmités. J'y remarquai l'obſcure
Philofophie d'Ariftote ; & malgré fon obfcurité
, j'en admirai l'auteur , dont l'efprit
n'a point eu d'autres bornes que celles que
l'efprit humain avoit de fon tems ; il me
fembla même qu'il les avoit paffées .
J'y obfervai l'incompréhenfible & merveilleux
tour d'imagination de ceux qui
durant tant de fiécles ont cru non feulement
qu'Ariftote avoit tout connu , tout
expliqué , tout entendu , mais qui ont encore
cru tout comprendre eux - mêmes ,
& pouvoir rendre raifon de tout d'après
lui.
JANVIER. 1755. 75
J'y trouvai cette idée du Pere Mallebranche
, ou , fi vous voulez , cette viſion
auffi raifonnée que fubtile & finguliere ,
& qui n'a pu s'arranger qu'avec tant d'efprit
, qui eft que nous voyons tout en
Dieu .
Le fyftême du fameux Defcartes , cet
homme unique , à qui tous les hommes
des fiécles à venir auront l'éternelle obligation
de fçavoir penfer , & de penfer
mieux que lui ; cet homme qui a éclairé
la terre , qui a détruit cette ancienne idole
de notre ignorance ; je veux dire le tiſſu
de fuppofitions , refpecté depuis fi longtems
, qu'on appelloit Philofophie , & qui
n'en étoit pas moins l'ouvrage des meil,
leurs génies de l'antiquité ; cet homme
enfin qui , même en s'écartant quelquefois
de la vérité , ne s'en écarte plus en
enfant comme on faifoit avant lui , mais
en homme , mais en Philofophe , qui nous
a appris à remarquer quand il s'en écarte
qui nous a laiffé le fecret de nous redreffer
nous mêmes ; qui , d'enfans que nous
étions , nous a changés en hommes à notre
tour, & qui, n'eût- il fait qu'un excellent Roman
, comme quelques- uns le difent , nous
a du moins mis en état de n'en plus faire .
Le fyftême du célebre , du grand
Newton , & par la fagacité de fes dé-
D ij
75 MERCURE DE FRANCE.
couvertes , peut-être plus grand que Defcartes
même , s'il n'avoit pas été bien plus
aifé d'être Newton après Defcartes , que
d'être Defcartes fans le fecours de perfonne
, & fi ce n'étoit pas avec les forces
que ce dernier a données à l'efprit humain
, qu'on peut aujourd'hui furpaffer
Defcartes même. Auffi voyois- je qu'il y a
des génies admirables , pourvû qu'ils viennent
après d'autres , & qu'il y en a de faits
pour venir les premiers. Les uns changent
l'état de l'efprit humain , ils caufent une
révolution dans les idées. Les autres , pour
être à leur place , ont befoin de trouver
cette révolution toute arrivée , ils en corrigent
les Auteurs , & cependant ils ne l'auroient
pas faite .
J'obfervai tous les Poëmes qu'on appelle
épiques , celui de l'Iliade dont je ne
juge point , parce que je n'en fuis pas digne
, attendu que je ne l'ai lû qu'en françois
, & que ce n'eft pas la le connoître
mais qu'on met le premier de tous , &
qui auroit bien de la peine à ne pas l'être ,
parce qu'il eft Grec , & le plus ancien, Celui
de l'Enéide qui a tort de n'être venu
que le fecond , & dont j'admirai l'éléganla
fageffe & la majefté ; mais qui eft
ce ,
un peu long.
Celui du Taffe qui eft fi intéressant ,
JANVIER. 1755 77
qui eft un ouvrage fi bien fait , qu'on lit
encore avec tant de plaifir dans la derniere
traduction françoife qu'un habile
Académicien en a faite ; qui y a conſervé
tant de graces; qui ne vous enleve pas ,
mais qui vous mene avec douceur , par un
attrait moins apperçu que fenti ; enfin qui
vous gagne , & que vous aimez à fuivre ,
en françois comme en italien , malgré
quelques petits conchettis qu'on lui reproche
, & qui ne font pas fréquens.
Celui de Milton , qui eft peut - être le
plus fuivi , le plus contagieux , le plus fublime
écart de l'imagination qu'on ait ja
mais vû jufques ici
J'y vis le Paradis terreftre , imité de Mil
ron , par Madame Du .. Bo ... ouvrage
dont Milton même eut infailliblement
adopté la fageffe & les corrections , &
qui prouve que les forces de l'efprit humain
n'ont point de fexe . Ouvrage enfin
fait par un auteur qui par-tout y a laiffé
l'empreinte d'un efprit à fon tour créateur
de ce qu'il imite , & qui tient en lui , quand
il voudra , de quoi mériter l'honneur d'être
imité lui-même.
Celui de la Henriade , ce Poëme fi agréa
blement irrégulier , & qui à force de
beautés vives , jeunes , brillantes & continues
, nous a prouvé qu'il y a une magie
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
d'efprit , au moyen de laquelle un ouvrage
peut avoir des défauts fans conféquence.
J'oubliois celui de Lucain qui mérite
attention, & où je trouvai une fierté tantôt
Romaine & tantôt Gafconne , qui m'amufa
beaucoup.
Je n'aurois jamais fait fi je voulois parler
de tous les Poëmes que je vis ; mais
j'avoue que je confiderai quelque tems
celui de Chapelain , cette Pucelle fi fameufe
& fi admirée avant qu'elle parut ,
& fi ridicule dès qu'elle fe montra .
L'efprit que Chapelain avoit en de fon
vivant , étoit là auffi bien que fon Poëme ,
& il me fembla que le Poëme étoit bien
au deffous de l'efprit.
J'examinai en même tems d'où cela ve
noit , & je compris , à n'en pouvoir douter
, que fi Chapelain n'avoit fçu que la
moitié de la bonne opinion qu'on avoit
de lui , fon Poëme auroit été meilleur , ou
moins mauvais.
·
Mais cet auteur , fur la foi de fa réputation
, conçut une fi grande & fi férieuſe
vénération pour lui-même , fe crut obligé
d'être fi merveilleux , qu'en cet état il n'y
eut point de vers fur lequel il ne s'appefantit
gravement pour le mieux faire ,
point de raffinement difficile & bizarre
dont il ne s'avisất ; & qu'enfin il ne fir
JANVIER, 1755. 79
plus que des efforts de miférable pédant ,
qui prend les contorfions de fon efprit
pour de l'art , fon froid orgueil pour de la
capacité , & fes recherches hétéroclites
pour du fublime.
Et je voyois que tout cela ne lui feroit
point arrivé , s'il avoit ignoré l'admiration
qu'on avoit eue d'avance pour fa Pucelle .
Je voyois que Chapelain moins eftimé
en feroit devenu plus eftimable ; car dans
le fond il avoit beaucoup d'efprit , mais il
n'en avoit pas affez pour voir clair à travers
tout l'amour propre qu'on lui donna ;
& ce fut un malheur pour lui d'avoir été
mis à une fi forte épreuve que bien d'autres
que lui n'ont pas foutenue.
Il n'y a gueres que les hommes abfolument
fupérieurs qui la foutiennent, & qui
en profitent , parce qu'ils ne prennent jamais
de ce fentiment d'amour propre que
ce qu'il leur en faut pour encourager leur
efprit .
Auffi le public peut-il préfumer de ceuxlà
tant qu'il voudra , il n'y fera point
trompé , & ils n'en feront que mieux . Ce
n'eft qu'en les admirant un peu d'avance ,
qu'il les met en état de devenir admirables
; ils n'oferoient pas l'être fans cela ,
on peut- être ignoreroient- ils combien ils
peuvent l'être.
Div
So MERCURE DE FRANCE.
Voici encore des hommes d'une autre
efpece à cet égard là , & que je vis auffi
dans la glace . L'eftime du public perdit
Chapelain , elle fut caufe qu'il s'excéda
pour s'élever au deffus de la haute idée
qu'on avoit de lui , & il y périt : ceux- ci
au contraire fe relâchent en pareil cas ;
dès que le public eft prévenu d'une cer
taine maniere en leur faveur , ils ofent en
conclure qu'il le fera toujours , & qu'ils
ont tant d'efprit , que même en le laiffant
aller cavalierement à ce qui leur en viendra
, fans tant fe fatiguer, ils ne fçauroient
manquer d'en avoir affez & de reite , pour
continuer de plaire à ce public déja fr
prévenu.
Là- deffus ils fe négligent , & ils tombent.
Ce n'eft pas là tout. Veulent - ils fe
corriger de cet excès de confiance qui leur
a nui ? je compris qu'ils s'en corrigent
tant , qu'après cela ils ne fçavent plus où
ils en font. Je vis que dans la peur qui
les prend de mal faire , ils ne peuvent plus
fe remettre à cet heureux point de hardieffe
& de retenue , où ils étoient avant
leur chûte , & qui a fait le fuccès de leurs
premiers ouvrages.
C'est comme un équilibre qu'ils ne re
trouvent plus , & quand ils le retrouve
roient , le public ne s'en apperçoit pas d'a
JANVIER. 1755.
8'r
bord : il renonce difficilement à fe mocquer
d'eux ; il aime à prendre fa revanche de
l'eftime qu'il leur a accordée ; leur chûte
eft une bonne fortune pour lui.
Il faut pourtant faire une obfervation :
c'est que parmi ceux dont je parle , il y en
a quelques- uns que leur difgrace fcandalife
plus qu'elle ne les abbat , & qui ramaffant
fierement leurs forces , lancent ,
pour ainfi dire , un ouvrage qui fait taire
les rieurs , & qui rétablit l'ordre.
En voilà affez là - deffus : je me fuis:
peut-être un peu trop arrêté fur cette matere
; mais on fait volontiers de trop longues,
relations des chofes qu'on a confidérées
avec attention .
Venons à d'autres objets : j'en remar
quai quatre ou cinq qui me frapperent ,
& quí , chacun dans leur genre , étoient
d'une beauté fublime :
C'étoit l'inimitable élégance de Racine ,
le puiffant génie de Corneille , la fagacité
de l'efprit de la Motte , l'emportement admirable
du fentiment de l'auteur de Rhadamifte
, & le charme des graces de l'auteur
de Zaïre .
Je m'attendriffois avec Racine , je me
trouvois grand avec Corneille ; j'aimois
mes foibleffes avec l'un , elles m'auroient:
deshonoré avec l'autre,
D vi
82 MERCURE DE FRANCE.
L'auteur de Zaïre ennobliffoit mes idées
celui de Rhadamifte m'infpiroit des paffions
terribles ; il fondoit les profondeurs
de mon ame , & je penfois avec la Motte.
Permettez-moi de m'arrêter un peu
fur ce
dernier.
C'étoit un excellent homme , quoiqu'il
ait eu tant de contradicteurs : on l'a mis
au deffous de gens qui étoient bien audeffous
de lui , & le miroir m'a appris d'où
cela venoit en partie .
C'eft qu'il étoit bon à tout , ce qui eft un
grand défaut il vaut mieux , avec les hommes
, n'être bon qu'à quelque chofe , & la
Motte avoit ce tort.
Qu'est- ce que c'eft qu'un homme qui ne
fe contente pas d'être un des meilleurs
efprits du monde en profe , & qui veut
encore faire des opera , des tragédies , des
odes pindariques , anacréontiques , des
comédies même , & qui réuffit en tout
ce que je dis là , qui plus eft cela eſt ri—·
dicule.
Il faut prendre un état dans la République
des Lettres , & ce n'eft pas en avoir
un que d'y faire le métier de tout le
monde ; auffi fes critiques ont- ils habilement
découvert que la Motte avec toute fa.
capacité prétendue , n'étoit qu'un Philofophe
adroit qui fçavoit fe déguifer en ce qu'il
JANVIER. 1755 .
83
vouloit être , au point que fans fon excellent
efprit, qui le trahiffoit quelquefois ,
on l'auroit pris pour un très -bel efprit ;
c'étoit comme un fage qui auroit très - bien
contrefait le petit maître .
On dit que la premiere tragédie dont
on ignoroit qu'il fut l'auteur , paſſa d'abord
pour être un ouvrage pofthume de
Racine.
Dans fes fables même qu'on a tant décriées
, il y en a quelques- unes où il abufe
tant de fa foupleffe , que des gens d'ef
prit qui les avoient lûes fans plaifit dans
le recueil , mais qui ne s'en reffouvenoient
plus , & à qui un mauvais plaifant , quel
que tems après , les récitoit comme de la
Fontaine , les trouverent admirables , &
crurent en effet. que c'étoit la Fontaine qui
les avoit faites. Voilà le plus fouvent comme
on juge, & cependant on croit juger,
Car pourquoi leur avoient- elles paru mauvaifes
la premiere fois qu'ils les avoient
lues : c'eft que la mode étoit que l'auteur
ne réuffit pas; c'eft qu'ils fçavoient alors
que la Motte en étoit l'auteur ; c'eft qu'à la
tête du livre ils avoient vû le nom d'un
homme qui vouloit avoir trop de fortes
de mérite à la fois , qui effectivement les
auroit eus , fi on n'avoit pas empêché le
public de s'y méprendre , & qui même n'a
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
pas laiffé de les avoir à travers les contra--
dictions qu'il a éprouvées ; car on l'a plus
perfécuté que détruit , malgré l'efpece d'oftracifme
qu'on a exercé contre lui , & qu'il'
méritoit bien.
Il faut pourtant convenir qu'on lui fait
un reproche affez juſte , c'eſt qu'il remuoit
moins qu'il n'éclairoit ; qu'il parloit
plus à l'homme intelligent qu'à l'hom
me fenfible ; ce qui eft un defavantage:
avec nous , qu'un auteur ne peut affectionner
ni rendre attentifs à l'efprit qu'il nous.
préfente , qu'en donnant , pour ainfi dire ,
des chairs à fes idées ; ne nous donner
que des lumieres , ce n'eft encore embraffer
que la moitié de ce que nous fommes ,
& même la moitié qui nous eft la plus indifférente
: nous nous fouçions bien moins
de connoître que de jouir , & en pareit
cas l'ame jouit quand elle fent.
Mais je fais une reflexion ; je vous ai
parlé de la Motte , de Corneille , de Racine
, des Poëmes d'Homere , de Virgile ,
du Taffe , de Milton , de Chapelain , des
fyftèmes des Philofophes paffés , & il n'y
a pas de mal à cela.
pas
Beaucoup de gens , je penfe , ne feront
de l'avis du Miroir , & je m'y attends ,
par hazard vous montrez mes relations
comme je vous permets de le faire.
fi
JANVIER. 1755. 85
Mais en ce cas , fupprimez- en , je vous
prie , tout ce qui regardera les auteurs vivans.
Je connois ces Meffieurs là , ils ne
feroient pas même contens des éloges que
j'ai trouvés pour eux.
Je veux pourtant bien qu'ils fçachent
que je les épargne , & qu'il ne tiendroit
qu'à moi de rapporter leurs défauts qui fe
trouvoient auffi ; qu'à la vérité , j'ai vu
moins diftinctement que leurs beautés ,
parce que je n'ai pas voulu m'y arrêter ,
& que je n'ai fait que les appercevoir.
Mais c'eft affez que d'appercevoir des
défauts pour les avoir bien vûs , on a malgré
foi de fi bons yeux là - deffus. Il n'y a
que le mérite des gens qui a befoin d'être
extrêmement confidéré pour être connu ; on
croit toujours s'être trompé quand on n'a
fait que le voir. Quoiqu'il en foit , j'ai remarqué
les défauts de nos auteurs , & je
m'abſtiens de les dire . Il me femble même
les avoir oubliés : mais ce font encore là
de ces chofes qu'on oublie toujours affez
mal , & je me les rappellerois bien s'il
le falloit ; qu'on ne me fache pas ..
A propos d'Auteurs ou de Poëtes , j'apperçus
un Poëme intitulé le Bonheur , qui
n'a point encore paru , & qui vient d'un
génie qui ne s'eft point encore montré an
public , qui s'eft formé dans le filence ,
86 MERCURE DE FRANCE.
& qui menaceroit nos plus grands Poëtes
de l'apparition la plus brillante : il iroit
de pair avec eux , ou , pour me fervir de
l'expreffion de Racine , il marcheroit du
moins leur égal , fi le plaifir de penfer philofophiquement
en profe ne le débauche
pas , comme j'en ai peur.
Il étoit fur la ligne des meilleurs efprits ;
il y occupoit même une place à part , &
étoit là comme en réferve fous une trèsaimable
figure , mais en même tems fi
modefte qu'il ne tint pas à lui que je ne
le viffe point.
Mais venons à d'autres objets ; je parle
des génies du tems paffé ou de ceux d'au
jourd'hui , fuivant que leur article fe préfente
à ma mémoire ; ne m'en demandez
pas davantage. Il y en aura beaucoup d'autres
, tant auteurs tragiques que comiques
, dont je ferai mention dans la fuite
de ma relation .
Entre tous ceux de l'antiquité qu'on
admire encore > & par l'excellence de
leurs talens , & par une ancienne tradition
d'eftime qui s'eft confervée pour eux ; enfin
par une fage précaution contre le mérite
des modernes , car il entre de tout
cela dans cette perpétuité d'admiration qui
fe foutient en leur faveur.
Entre tant de beaux génies , dis -je , Eus
JANVIE R. 1755 . 87
ripide & Sophocle furent de ceux que je
diftinguai les plus dans le miroir.
Je les confiderai donc fort attentivement
& avec grand plaifir , fans les trouver
, je l'avoue , auffi inimitables qu'ils le
font dans l'opinion des partifans des anciens.
L'idée qui me les a montrés n'eft
d'aucun parti , elle leur fait auffi beaucoup
plus d'honneur que ne leur en font les
partifans des modernes.
Il eft vrai que le fentiment de ceux- ci
ne fera jamais le plus généralement applaudi
; car ils difent qu'on peut valoir les anciens
, ce qui eft déja bien hardi ; ils difent
qu'on peut valoir mieux , ce qui eſt encore
pis.
Ils foutiennent que des gens de notre
nation , que nous avons vûs ou que nous
aurions pû voir ; en un mot , que des modernes
qui vivoient il n'y a gueres plus
d'un demi-fiécle , les ont furpaffés ; voilà
qui eft bien mal entendu .
Car cette poffibilité de les valoir , &
même de valoir mieux , une fois bien établie
, & tirée d'après des modernes qui
vivoient il n'y a pas long- tems , pourquoi
nos illuftres modernes d'aujourd'hui ne
pourroient- ils pas à leur tour leur être
égaux , & même leur être fupérieurs ? il
ne feroit pas ridicule de le penfer ; il ne
SS MERCURE DE FRANCE.
fe feroit pas même de regarder la chofe
comme arrivée ; mais ce qui eft ridicule
& même infenfé , à ce que marque la glace
, c'eft d'efperer que cette poffibilité &
fes conféquences puiffent jamais paffer.
Quoi , nous aurons parmi nous des
hommes qu'il feroit raifonnable d'honorer"
autant & plus que d'anciens Grecs ou d'anciens
Romains !
Eh mais , que feroit- on d'eux dans la fociété
: & quel fcandale ne feroit -ce point là ?
Comment ! des hommes à qui on ne'
pourroit plus faire que de très- humbles
repréſentations fur leurs ouvrages , & non
pas des critiques de pair à pair comme en
font tant de gens du monde , qui pour'
n'être point auteurs , ne prétendent pas
en avoir moins d'efprit que ceux qui le
font , & qui ont peut- être raifon ?
Des hommes vis- à vis de qui tant de
fçavans auteurs & traducteurs des anciens
ne feroient plus rien , & perdroient leus
état ? car ils en ont un très- diftingué , &
qu'ils meritent , à l'excès près des privileges
qu'ils fe donnent. Un fçavant eft
exempt d'admirer les plus grands génies
de fon tems ; il tient leur mérite en échec ,
il leur fait face ; il en a bien vû d'autres.
Des hommes enfin qui romproient tout
équilibre dans la république des Lettres 2:
JAN VIE K. 1755.
qui laifferoient une diſtance trop décidée
entr'eux & leurs confreres ? diftance qui a
toujours plus l'air d'une opinion que d'un
fait.
Non , Monfieur , jamais il n'y eut de
pareils modernes , & il n'y en aura jamais .
La nature elle-même eft trop fage pour
avoir permis que les grands hommes de
chaque fiécle affiftaffent en perfonne à la
plénitude des éloges qu'ils méritent , &
qu'on pourra leur donner quelque jour
il feroit indécent pour eux & injurieux
pour les autres qu'ils en fuffent témoins .
Auffi dans tous les âges ont- ils affaire
à un public fait exprès pour les tenir en
refpect , & dont je vais en deux mots vous
définir le caractere.
Je commence par vous dire que c'eft le
public de leur tems ; voilà déja fa définition
bien avancée .
Ce public , tout à la fois juge & partie
de ces grands hommes qu'il aime & qu'il
humilie ; ce public , tout avide qu'il eft
des plaifirs qu'ils s'efforcent de lui donner
, & qu'en effet ils lui donnent , eft ce--
pendant aflez curieux de les voir manquer
leur coup , & l'on diroit qu'il manque
le fien , quand il eft content d'eux.
Au furplus la glace m'a convaincu d'une
shofe ; c'eft que la poftérité , fi nos grands
90 MERCURE DE FRANCE.
}
hommes parviennent juſqu'à elle , ne ſçaura
ni fi bien , nifi exactement ce qu'ils valent
que nous pouvons le fçavoir aujourd'hui .
Cette poftérité , faite comme toutes les poftérités
du monde , aura infailliblement le
défaut de les louer trop , elle voudra qu'ils
foient incomparables ; elle s'imaginera fentir
qu'ils le font , fans fe douter que ce
ne fera là qu'une malice de fa part pour
mortifier fes illuftres modernes , & pour
fe difpenfer de leur rendre juftice. Or je
vous le demande , dans de pareilles difpofitions
pourra-t- elle apprécier nos modernes
qui feront fes anciens le mérite
imaginaire qu'elle voudra leur trouver , ne
l'empêchera-t- il pas de difcerner le mérite
réel qu'ils auront ? Qui eft-ce qui pourra
démêler alors à quel dégré d'eftime on
s'arrêteroit pour eux , fi on n'avoit pas
envie de les eftimer tant au lieu qu'au
jourd'hui je fçais à peu près au jufte la
véritable opinion qu'on a d'eux , & je fuis
fûr que je le fçais bien , car il me l'a dit ,
à moins qu'elle ne lui échappe.
Je pourrois m'y tromper fi je n'en croyois
que la diverfité des difcours qu'il tient
mais il fe hâte d'acheter & de lire leurs
ouvrages , mais il court aux parodies qu'on
en fait , mais il eft avide de toutes les critiques
bien ou mal tournées qu'on répand
1
JANVIER. 1755. 91
contr'eux ; & qu'est- ce que tout cela fignifie
finon beaucoup d'eftime qu'on
ne veut pas déclarer franchement.
Eh ! ne fommes nous pas toujours de cette
humeur là ? n'aimons nous pas mieux vanter
un étranger qu'un compatriote ? un homme
abfent qu'un homme préfent ? Prenez-y.
garde , avons-nous deux citoyens également
illuftres celui dont on eft le plus
voifin eft celui qu'on loue le plus fobrement.
Si Euripide & Sophocle , fi Virgile &
le divin Homere lui-même revenoient au
monde , je ne dis pas avec l'efprit de leur
tems , car il ne fuffiroit peut-être pas aujourd'hui
pour nous ; mais avec la même
capacité d'efprit qu'ils avoient, précisément
avec le même cerveau , qui fe rempliroit
des idées de notre âge ; fi fans nous avertir
de ce qu'ils ont été , ils devenoient nos
contemporains , dans l'efpérance de nous
ravir & de nous enchanter encore , en s'adonnant
au même genre d'ouvrage auquel
ils s'adonnerent autrefois , ils feroient
bien étourdis de voir qu'il faudroit qu'ils
s'humiliaffent devant ce qu'ils furent; qu'ils
ne pourroient plus entrer en comparaiſon
avec eux-mêmes , à quelque fublimité d'efprit
qu'ils s'élevaffent ; bien étourdis de fe
trouver de fumples modernes apparemment
2 MERCURE DE FRANCE.
bons ou excellens , mais cependant des
Poëtes médiocres auprès de l'Euripide ,
du Sophocle , du Virgile , & de l'Homere
d'autrefois , qui leur paroîtroient , fuivant
toute apparence, bien inférieurs à ce qu'ils
feroient alors. Car comment , diroient-ils ,
ne ferions-nous pas à préfent plus habiles
que nous ne l'étions ? Ce n'eft pas la capa
cité qui nous manque' ; on n'a rien changé
à la tête excellente que nous avions , &
qui fait dire à nos partifans qu'il n'y en a
plus de pareilles. L'efprit humain dont nous.
avons aujourd'hui notre part , auroit- il
baiffé ? au contraire il doit être plus avancé
que jamais ; il y a fi long- tems qu'il féjourne
fur la terre , & qu'il y voyage , &
qu'il s'y inftruit ; il y a vu tant de chofes
, & il s'y eft fortifié de tant d'expériences
, diroient- ils .... Vous riez , Monfieur
; voilà pourtant ce qui leur arrive
roit , & ce qu'ils diroient . Je vous parle
d'après la glace , d'où je recueille tout ce
que je vous dis-là,
Il ne faut pas croire que les plus grands'
hommes de l'antiquité ayent joui dans'
leur tems de cette admiration que nous
avons pour eux , & qui eft devenue avec
juftice , comme un dogme de religion litréraire.
Il ne faut pas croire que Demof
thene & que Ciceron ( & c'eft ce que nous
JANVIER. 1755. 93
avons de plus grand ) n'ayent pas fçu à
leur tour ce que c'étoit que d'être modernes,
& n'ayent pas effuyé les contradictions
attachées à cette condition- là ? Figurezvous
, Monfieur , qu'il n'y a pas un homine
illuftre à qui fon fiécle ait pardonné l'eftime
& la réputation qu'il y a acquifes , &
qu'enfin jamais le mérite n'a été impuné
ment contemporain .
Quelques vertus , quelques qualités
qu'on ait , par quelque talent qu'on ſe diftingue
, c'est toujours en pareil cas un
grand défaut que de vivre.
Je ne fçache que les Rois , qui de leur
tems même & pendant qu'ils regnent, ayent
le privilege d'être d'avance un peu anciens;
encore l'hommage que nous leur rendons
alors , eft-il bien inférieur à celui qu'on
leur rend cent ans après eux. On ne fçauroit
croire jufqu'où va là deffus la force ,
le bénéfice & le preftige des diftances .
Leur effet s'étend fi loin , qu'il n'y a point
aujourd'hui de femme qu'on n'honorât,
qu'on ne patût flater en la comparant à
Helene ; & je vous garantis , fur la foi
de la glace , qu'Helene , dans fon-tems , fut
extrêmement critiquée , & qu'on vantoit
alors quelque ancienne beauté qu'on mettoit
bien au- deffus d'elle , parce qu'on ne
la voyoit plus , & qu'on voyoit Helene ,
94 MERCURE DE FRANCE.
Je vous affure que nous avons actuellement
d'auffi belles femmes que les plus
belles de l'antiquité ; mais fuffent - elles
des Anges dans leur fexe ( & je ris moimême
de ce que je vais dire ) ce font des
Anges qui ont le tort d'être vifibles , &
qui dans notre opinion jalouſe ne ſçauroient
approcher des beautés anciennes que
nous ne faifons qu'imaginer , & que nous
avons la malice ou la duperie de nous repréfenter
comme des prodiges fans retour.
Revenons à Sophocle & à Euripide dont
j'ai déja parlé ; & achevons d'en rapporter
ce que le miroir m'en a appris.
C'eft qu'ils ont été , pour le moins , les
Corneille , les Racine , les Crébillon &
les Voltaire de leur tems , & qu'ils auroient
été tout cela du nôtre ; de même
que nos modernes , à ce que je voyois auffi
, auroient été à peu près les SSoophocle
& les Euripide du tems paffé.
Je dis à peu près , car je ne veux blafphêmer
dans l'efprit d'aucun amateur des
anciens : il eſt vrai que ce n'eft pas là mé
nager les modernes , mais je ne fais pas
tant de façon avec eux qu'avec les partifans
des anciens , qui n'entendent pas raillerie
fur cet article - ci ; au lieu que les
autres , en leur qualité de modernes & de
gens moins favorifés , font plus accommoJANVIER.
1755. 95
dans , & le prennent fur un ton moins fier .
J'avouerai pourtant que la glace n'eft pas
de l'avis des premiers fur le prétendu affoibliffement
des efprits d'aujourd'hui .
Non, Monfieur, la nature n'eft pas fur fon
déclin, du moins ne reffemblons - nous guere
à des vieillards , & la force de nos paſſions ,
de nos folies , & la médiocrité de nos connoiffances
, malgré les progrès qu'elles ont
faites , devroient nous faire foupçonner que
cette nature est encore bien jeune en nous.
Quoiqu'il en foit , nous ne fçavons pas
l'âge qu'elle a , peut - être n'en a- t -elle point,
& le miroir ne m'a rien appris là - deſſus.
Mais ce que j'y ai remarqué , c'eft que
depuis les tems fi renommés de Rome &
d'Athenes , il n'y a pas eu de fiécle où il n'y
ait eu d'auffi grands efprits qu'il en fut
jamais , où il n'y ait eu d'auffi bonnes têtes
que l'étoient celles de Ciceron , de Démofthene
, de Virgile , de Sophocle , d'Euripide
, d'Homere même , de cet homme
divin , que je fuis comme effrayé de ne pas
voir excepté dans la glace , mais enfin qui
ne l'eft point.
Voilà qui eft bien fort, m'allez-vous dire
comment donc votre glace l'entend- elle ?
Où font ces grands efprits , comparables
à ceux de l'antiquité & depuis les Grecs
& les Romains , où prendrez- vous ces Ci96
MERCURE DE FRANCE.
1
ceron , ces Démofthene , &c. dont vous
parlez ?
Sera -ce dans notre nation , chez qui ,
pendant je ne fçais combien de fiécles &
jufqu'à celui de Louis XIV , il n'a paru en
fait de Belles- Lettres , que de mauvais ouvrages
, que des ouvrages ridicules ?
Oui , Monfieur , vous avez raifon , trèsridicules
, le miroir lui- même en convient,
& n'en fait pas plus de cas que vous ; &
cependant il affure qu'il y eut alors des génies
fupérieurs , des hommes de la plus
grande capacité..
Que firent- ils donc ? de mauvais - ouvrages
auffi , tant en vers qu'en profe ; mais
des infiniment moins mauvais ,
ouvrages
( pefez ce que je vous dis là ) infiniment
moins ridicules que ceux de leurs contemporains.
Et la capacité qu'il fallut avoir alors
pour n'y laiffer que le degré de ridicule
dont je parle , auroit fuffi dans d'autres
tems pour les rendre admirables .
N'imputez point à leurs Auteurs ce
qu'il y refta de vicieux , prenez - vous en
aux fiécles barbares où ces grands efprits
arriverent , & à la déteſtable éducation
qu'ils y recurent en fait d'ouvrages d'efprit .
Ils auroient été les premiers efprits d'un
autre fiécle , comme ils furent les premiers
efprits
JANVIER. 1755 . 97
efprits du left ; il ne falloit pas pour cela
qu'ils fuffent plus forts , il falloit feulement
qu'ils fuffent mieux placés .
Ciceron auffi mal élevé , auffi peu encouragé
qu'eux , né comme eux dans un fiécle
groffier , où il n'auroit trouvé ni cette
tribune aux harangues , ni ce Sénat , ni ces
affemblées du peuple devant qui il s'agiffoit
des plus grands intérêts du monde , ni
enfin toute cette forme de gouvernement
qui foumettoit la fortune des nations &
des Rois au pouvoir & à l'autorité de l'éloquence
, & qui déféroit les honneurs &
les dignités à l'orateur qui fçavoit le mieux
parler.
Ciceron privé des reffources que je viens
de dire , ne s'en feroit pas mieux tiré que
ceux dont il eft queftion ; & quoiqu'infailliblement
il eut été l'homme de fon tems
le plus éloquent , l'homme le plus éloquent
de ce tems là ne feroit pas aujourd'hui
l'objet de notre admiration ; il nous paroîtroit
bien étrange que la glace en fit un
homme fupérieur , & ce feroit pourtant
Ciceron , c'est -à- dire un des plus grands
hommes du monde, que nous n'eftimerions
pas plus que ceux dont nous parlons , & à
qui , comme je l'ai dit , il n'a manqué que
d'avoir été mieux placés.
Quand je dis mieux placés , je n'entends
E
93 MERCURE DE FRANCE.
pas que l'efprit manquât dans les fiécles que
j'appelle barbares. Jamais encore il n'y en
avoit eu tant de répandu ni d'amaffé parmi
les hommes , comme j'ai remarqué que
l'auroient dit Euripide & Sophocle que
j'ai fait parler plus bas.
Jamais l'efprit humain n'avoit encore
été le produit de tant d'efprits , c'est une
vérité que la glace m'a rendu fenfible .
J'y ai vû que l'accroiffement de l'efprit
eft une fuite infaillible de la durée du
monde , & qu'il en auroit toujours été
nné fuite , à la vérité plus lente , quand
Fécriture d'abord , enfuite l'imprimerie
n'auroient jamais été inventées.
Il feroit en effet impoffible , Monfieur ,
que tant de générations d'hommes euffent
paffé fur la terre fans y verfer de nouvelles
idées , & fans y en verfer beaucoup plus
que les révolutions , ou d'autres accidens ,
n'ont pû en anéantir ou en diffiper.
Ajoûtez que les idées qui fe diffipent ou
qui s'éteignent , ne font pas comme fi elles
n'avoient jamais été ; elles ne difparoiffent
pas en pure perte ; l'impreffion en refte
dans l'humanité , qui en vaut mieux feulement
de les avoir eues , & qui leur doit
une infinité d'idées qu'elle n'auroit pas
fans elles.
eue
Le plus ftupide ou le plus borné de tous
JANVIER. 1755 . ୭୭
les peuples d'aujourd'hui , l'eft beaucoup
moins que ne l'étoit le plus borné de tous
les peuples d'autrefois .
La difette d'efprit dans le monde connu ,
n'eft nulle part à préfent auffi grande qu'elle
l'a été , ce n'eft plus la même difette.
La glace va plus loin. Par- tout où il y a
des hommes bien ou mal affemblés , ditelle
, quelqu'inconnus qu'ils foient au reſte
de la terre , ils fe fuffifent à eux - mêmes
pour acquerir des idées ; ils en ont aujourd'hui
plus qu'ils n'en avoient il y a deux
mille ans , l'efprit n'a pû demeurer chez
eux dans le même état .
Comparez , fi vous voulez , cet efprit
à un infiniment petit , qui par un accroiffement
infiniment lent , perd toujours quelque
chofe de fa petiteffe.
Enfin , je le repéte encore , l'humanité
en général reçoit toujours plus d'idées
qu'il ne lui en échappe , & fes malheurs
même lui en donnent fouvent plus qu'ils
ne lui en enlevent.
La quantité d'idées qui étoit dans le
monde avant que les Romains l'euffent
foumis , & par conféquent tant agité , étoit
bien au-deffous de la quantité d'idées qui
y entra par l'infolente profpérité des vainqueurs
, & par le trouble & l'abaiffement
du monde vaincu..
E ij
335236
100 MERCURE DE FRANCE.
Chacun de ces états enfanta un nouvel
efprit , & fut une expérience de plus pour.
la terre.
Et de même qu'on n'a pas encore trouvé
toutes les formes dont la matiere eſt
fufceptible , l'ame humaine n'a pas encore
montré tout ce qu'elle peut être ; toutes
fes façons poffibles de penfer & de fentir
ne font pas épuifées .
Et de ce que les hommes ont toujours
les mêmes pailions , les mêmes vices & les
mêmes vertus , il ne faut pas en conclure
qu'ils ne font plus que fe repérer.
Il en eft de cela comme des vifages ; il
n'y en a pas un qui n'ait un nez , une bouche
& des yeux ; mais auffi pas un qui n'ait
tout ce que je dis là avec des différences
& des fingularités qui l'empêchent de reffembler
exactement à tout autre vifage.
Mais revenons à ces efprits fupérieurs
de notre nation , qui firent de mauvais
ouvrages dans les fiécles paflés.
J'ai dit qu'ils y trouverent plus d'idées
qu'il n'y en avoit dans les précédens , mais
malheureufement ils n'y trouverent point
de goût ; de forte qu'ils n'en eurent que
plus d'efpace pour s'égarer.
La quantité d'idées en pareil cas , Monfieur
, eft un inconvénient , & non pas
un fecours ; elle empêche d'être fimple ,
JANVIER. 1755 . TOI'
& fournit abondamment les moyens d'être
tidicule.
Mettez beaucoup de ticheffes entre les
mains d'un homme qui ne fçait pas s'en
fervir , toutes les dépenfes ne feront que
des folies.
Et les anciens n'avoient pas de quoi être
auffi fous , auffi ridicules qu'il ne tierdroit
qu'à nous de l'être.
En revanche jamais ils n'ont été fimples.
avec autant de magnificence que nous ; il
en faut convenir. C'eft du moins le fentiment
de la glace , qui en louant la fimplicité
des anciens, dit qu'elle eft plus litterale
que la nôtre , & que la nôtre eft plus riche
; c'eft fimplicité de grand Seigneur .
Attendez , me direz - vous encore , vous
parlez de fiécles où il n'y avoit point de
goût , quoiqu'il y eût plus d'efprit & plus
d'idées que jamais ; cela n'implique-t- il pas
quelque contradiction ?
Non , Monfieur , fi j'en crois la glace ;
une grande quantité d'idées & une grande
difette de goût dans les ouvrages d'efprit ,
peuvent fort bien fe rencontrer enfemble ,
& ne font point du tout incompatibles.
L'augmentation des idées eft une fuite infaillible
de la durée du monde : la fource
de cette augmentation ne tarit point tant
qu'ily a des hommes qui fe fuccédent , &
E iij
101 MERCURE DE FRANCE.
des aventures qui leur arrivent.
:
Mais l'art d'employer les idées pour des
ouvrages d'efprit , pent fe perdre les lettres
tombent , la critique & le goût difpa-
.roiffent ; les Auteurs deviennent ridicules
ou groffiers , pendant que le fond de l'efprit
humain va toujours croiffant parmi les
hommes.
Par M. DE MARIVAU X.
vous aimez , Monfieur , les aventures
un peu fingulieres , en voici une
qui a dequoi vous contenter : je ne vous
prefferai point de la croire ; vous pouvez
la regarder comme un pur jeu d'efprit ,
elle a l'air de cela ; cependant c'eſt à moi
qu'elle est arrivée.
Je ne vous dirai point au refte dans quel
endroit de la terre j'ai vû ce que je vais
vous dire. C'eft un pays dont les Géographes
n'ont jamais fait mention , non qu'il
ne foit très- fréquenté ; tout le monde y va ,
vous y avez fouvent voyagé vous- même ,
& c'est l'envie de m'y amufer qui m'y a
infenfiblement conduit. Commençons.
Il y avoit trois ou quatre jours que j'étois
à ma campagne , quand je m'avifai
un matin de me promener dans une allée
de mon parc ; retenez bien cette allée ,
car c'eft de la d'où je fuis parti pour le
voyage dont j'ai à vous entretenir.
Dans cette allée je lifois un livre dont
la lecture me jetta dans de profondes réflexions
fur les hommes,
Et de réflexions en réflexions , tou72
MERCURE DE FRANCE.
jours marchant , toujours allant , je mar
chai tant , j'allai tant , je réfléchis tant , &
fi diverſement , que fans prendre garde à
ce que je devenois , fans obferver par où
je paffois , je me trouvai infenfiblement
dans le pays dont je parlois tout à l'heure ,
où j'achevai de m'oublier , pour me livrer
tout entier au plaifir d'examiner ce qui
s'offroit à mes regards , & en effet le ſpectacle
étoit curieux. Il me fembla donc ;
mais je dis mal , il ne me fembla point :
je vis fûrement une infinité de fourneaux
plus ou moins ardens , mais dont le feune
m'incommodait point , quoique j'en
approchaffe de fort près.
Je ne vous dirai pas à préſent à quoi
ils fervoient ; il n'eft pas encore tems .
Ce n'eft pas là tout ; j'ai bien d'autres
chofes à vous raconter. Au milieu de tous
les fourneaux étoit une perfonne , ou , fi
vous voulez , une Divinité , dont il me feroit
inutile d'entreprendre le portrait , auſſi
n'y tâcherai-je point.
Qu'il vous fuffife de fçavoir que cette
perfonne ou cette Divinité , qui en gros
me parut avoir l'air jeune , & cependant
antique , étoit dans un mouvement perpétuel
, & en même tems fi rapide , qu'il
me fut impoffible de la confiderer en face.
Ce qui eft de certain , c'eft que dans le
mouvement
JANVIER. 1755 . 73
mouvement qui l'agitoit , je la vis fous
tant d'afpects , que je crus voir fucceffivement
paffer toutes les phifionomies du
monde , fans pouvoir faifir la fienne , qui
apparemment les contenoit toutes.
Ce que je démêlai le mieux , & ce que
je ne perdis jamais de vue , malgré fon
agitation continuelle , ce fut une efpece
de bandeau , ou de diadême , qui lui ceignoit
le front, & fur lequel on voyoit écrit
LA NATURE.
Ce bandeau étoit large , élevé , & comme
partagé en deux Miroirs éclatans ,
dans l'un defquels on voyoit une repréfentation
inexplicable de l'étendue en gé
néral , & de tous les myfteres ; je veux
dire des vertus occultes de la matiere , de
l'efpace qu'elle occupe , du reffort qui la
meut , de fa divifibilité à l'infini ; en un
mot de tous les attributs dont nous ne
connoiffons qu'une partie.
L'autre miroir qui n'étoit féparé du
premier que d'une ligne extrêmement déliée
, repréſentoit un être encore plus indéfiniffable.
C'étoit comme une image de l'ame , ou
de la penſée en général ; car j'y vis toutes
les façons poffibles de penfer & de fentir
des hommes , avec la fubdivifion de tous
les degrés d'efprit & de fentiment , de vices
D
74 MERCURE DE FRANCE.
& de vertus , de courage & de foibleffe ,
de malice & de bonté , de vanité & de
fimplicité que nous pouvons avoir.
Enfin tout ce que les hommes font ,
tout ce qu'ils peuvent être , & tout ce
qu'ils ont été , fe trouvoit dans cet exemplaire
des grandeurs & des miferes de l'ane
humaine.
J'y vis , je ne fçai comment , tout ce
qu'en fait d'ouvrages , l'efprit de l'homme
avoit jufqu'ici produit ou rêvé , c'eſt-àdire
j'y vis depuis le plus mauvais conte
de Fée , jufqu'aux fyftêmes anciens & modernes
les plus ingénieufement imaginés
; depuis le plus plat écrivain jufqu'à
l'auteur des Mondes : c'étoit y trouver les
deux extrêmités. J'y remarquai l'obſcure
Philofophie d'Ariftote ; & malgré fon obfcurité
, j'en admirai l'auteur , dont l'efprit
n'a point eu d'autres bornes que celles que
l'efprit humain avoit de fon tems ; il me
fembla même qu'il les avoit paffées .
J'y obfervai l'incompréhenfible & merveilleux
tour d'imagination de ceux qui
durant tant de fiécles ont cru non feulement
qu'Ariftote avoit tout connu , tout
expliqué , tout entendu , mais qui ont encore
cru tout comprendre eux - mêmes ,
& pouvoir rendre raifon de tout d'après
lui.
JANVIER. 1755. 75
J'y trouvai cette idée du Pere Mallebranche
, ou , fi vous voulez , cette viſion
auffi raifonnée que fubtile & finguliere ,
& qui n'a pu s'arranger qu'avec tant d'efprit
, qui eft que nous voyons tout en
Dieu .
Le fyftême du fameux Defcartes , cet
homme unique , à qui tous les hommes
des fiécles à venir auront l'éternelle obligation
de fçavoir penfer , & de penfer
mieux que lui ; cet homme qui a éclairé
la terre , qui a détruit cette ancienne idole
de notre ignorance ; je veux dire le tiſſu
de fuppofitions , refpecté depuis fi longtems
, qu'on appelloit Philofophie , & qui
n'en étoit pas moins l'ouvrage des meil,
leurs génies de l'antiquité ; cet homme
enfin qui , même en s'écartant quelquefois
de la vérité , ne s'en écarte plus en
enfant comme on faifoit avant lui , mais
en homme , mais en Philofophe , qui nous
a appris à remarquer quand il s'en écarte
qui nous a laiffé le fecret de nous redreffer
nous mêmes ; qui , d'enfans que nous
étions , nous a changés en hommes à notre
tour, & qui, n'eût- il fait qu'un excellent Roman
, comme quelques- uns le difent , nous
a du moins mis en état de n'en plus faire .
Le fyftême du célebre , du grand
Newton , & par la fagacité de fes dé-
D ij
75 MERCURE DE FRANCE.
couvertes , peut-être plus grand que Defcartes
même , s'il n'avoit pas été bien plus
aifé d'être Newton après Defcartes , que
d'être Defcartes fans le fecours de perfonne
, & fi ce n'étoit pas avec les forces
que ce dernier a données à l'efprit humain
, qu'on peut aujourd'hui furpaffer
Defcartes même. Auffi voyois- je qu'il y a
des génies admirables , pourvû qu'ils viennent
après d'autres , & qu'il y en a de faits
pour venir les premiers. Les uns changent
l'état de l'efprit humain , ils caufent une
révolution dans les idées. Les autres , pour
être à leur place , ont befoin de trouver
cette révolution toute arrivée , ils en corrigent
les Auteurs , & cependant ils ne l'auroient
pas faite .
J'obfervai tous les Poëmes qu'on appelle
épiques , celui de l'Iliade dont je ne
juge point , parce que je n'en fuis pas digne
, attendu que je ne l'ai lû qu'en françois
, & que ce n'eft pas la le connoître
mais qu'on met le premier de tous , &
qui auroit bien de la peine à ne pas l'être ,
parce qu'il eft Grec , & le plus ancien, Celui
de l'Enéide qui a tort de n'être venu
que le fecond , & dont j'admirai l'éléganla
fageffe & la majefté ; mais qui eft
ce ,
un peu long.
Celui du Taffe qui eft fi intéressant ,
JANVIER. 1755 77
qui eft un ouvrage fi bien fait , qu'on lit
encore avec tant de plaifir dans la derniere
traduction françoife qu'un habile
Académicien en a faite ; qui y a conſervé
tant de graces; qui ne vous enleve pas ,
mais qui vous mene avec douceur , par un
attrait moins apperçu que fenti ; enfin qui
vous gagne , & que vous aimez à fuivre ,
en françois comme en italien , malgré
quelques petits conchettis qu'on lui reproche
, & qui ne font pas fréquens.
Celui de Milton , qui eft peut - être le
plus fuivi , le plus contagieux , le plus fublime
écart de l'imagination qu'on ait ja
mais vû jufques ici
J'y vis le Paradis terreftre , imité de Mil
ron , par Madame Du .. Bo ... ouvrage
dont Milton même eut infailliblement
adopté la fageffe & les corrections , &
qui prouve que les forces de l'efprit humain
n'ont point de fexe . Ouvrage enfin
fait par un auteur qui par-tout y a laiffé
l'empreinte d'un efprit à fon tour créateur
de ce qu'il imite , & qui tient en lui , quand
il voudra , de quoi mériter l'honneur d'être
imité lui-même.
Celui de la Henriade , ce Poëme fi agréa
blement irrégulier , & qui à force de
beautés vives , jeunes , brillantes & continues
, nous a prouvé qu'il y a une magie
D iij
78 MERCURE DE FRANCE.
d'efprit , au moyen de laquelle un ouvrage
peut avoir des défauts fans conféquence.
J'oubliois celui de Lucain qui mérite
attention, & où je trouvai une fierté tantôt
Romaine & tantôt Gafconne , qui m'amufa
beaucoup.
Je n'aurois jamais fait fi je voulois parler
de tous les Poëmes que je vis ; mais
j'avoue que je confiderai quelque tems
celui de Chapelain , cette Pucelle fi fameufe
& fi admirée avant qu'elle parut ,
& fi ridicule dès qu'elle fe montra .
L'efprit que Chapelain avoit en de fon
vivant , étoit là auffi bien que fon Poëme ,
& il me fembla que le Poëme étoit bien
au deffous de l'efprit.
J'examinai en même tems d'où cela ve
noit , & je compris , à n'en pouvoir douter
, que fi Chapelain n'avoit fçu que la
moitié de la bonne opinion qu'on avoit
de lui , fon Poëme auroit été meilleur , ou
moins mauvais.
·
Mais cet auteur , fur la foi de fa réputation
, conçut une fi grande & fi férieuſe
vénération pour lui-même , fe crut obligé
d'être fi merveilleux , qu'en cet état il n'y
eut point de vers fur lequel il ne s'appefantit
gravement pour le mieux faire ,
point de raffinement difficile & bizarre
dont il ne s'avisất ; & qu'enfin il ne fir
JANVIER, 1755. 79
plus que des efforts de miférable pédant ,
qui prend les contorfions de fon efprit
pour de l'art , fon froid orgueil pour de la
capacité , & fes recherches hétéroclites
pour du fublime.
Et je voyois que tout cela ne lui feroit
point arrivé , s'il avoit ignoré l'admiration
qu'on avoit eue d'avance pour fa Pucelle .
Je voyois que Chapelain moins eftimé
en feroit devenu plus eftimable ; car dans
le fond il avoit beaucoup d'efprit , mais il
n'en avoit pas affez pour voir clair à travers
tout l'amour propre qu'on lui donna ;
& ce fut un malheur pour lui d'avoir été
mis à une fi forte épreuve que bien d'autres
que lui n'ont pas foutenue.
Il n'y a gueres que les hommes abfolument
fupérieurs qui la foutiennent, & qui
en profitent , parce qu'ils ne prennent jamais
de ce fentiment d'amour propre que
ce qu'il leur en faut pour encourager leur
efprit .
Auffi le public peut-il préfumer de ceuxlà
tant qu'il voudra , il n'y fera point
trompé , & ils n'en feront que mieux . Ce
n'eft qu'en les admirant un peu d'avance ,
qu'il les met en état de devenir admirables
; ils n'oferoient pas l'être fans cela ,
on peut- être ignoreroient- ils combien ils
peuvent l'être.
Div
So MERCURE DE FRANCE.
Voici encore des hommes d'une autre
efpece à cet égard là , & que je vis auffi
dans la glace . L'eftime du public perdit
Chapelain , elle fut caufe qu'il s'excéda
pour s'élever au deffus de la haute idée
qu'on avoit de lui , & il y périt : ceux- ci
au contraire fe relâchent en pareil cas ;
dès que le public eft prévenu d'une cer
taine maniere en leur faveur , ils ofent en
conclure qu'il le fera toujours , & qu'ils
ont tant d'efprit , que même en le laiffant
aller cavalierement à ce qui leur en viendra
, fans tant fe fatiguer, ils ne fçauroient
manquer d'en avoir affez & de reite , pour
continuer de plaire à ce public déja fr
prévenu.
Là- deffus ils fe négligent , & ils tombent.
Ce n'eft pas là tout. Veulent - ils fe
corriger de cet excès de confiance qui leur
a nui ? je compris qu'ils s'en corrigent
tant , qu'après cela ils ne fçavent plus où
ils en font. Je vis que dans la peur qui
les prend de mal faire , ils ne peuvent plus
fe remettre à cet heureux point de hardieffe
& de retenue , où ils étoient avant
leur chûte , & qui a fait le fuccès de leurs
premiers ouvrages.
C'est comme un équilibre qu'ils ne re
trouvent plus , & quand ils le retrouve
roient , le public ne s'en apperçoit pas d'a
JANVIER. 1755.
8'r
bord : il renonce difficilement à fe mocquer
d'eux ; il aime à prendre fa revanche de
l'eftime qu'il leur a accordée ; leur chûte
eft une bonne fortune pour lui.
Il faut pourtant faire une obfervation :
c'est que parmi ceux dont je parle , il y en
a quelques- uns que leur difgrace fcandalife
plus qu'elle ne les abbat , & qui ramaffant
fierement leurs forces , lancent ,
pour ainfi dire , un ouvrage qui fait taire
les rieurs , & qui rétablit l'ordre.
En voilà affez là - deffus : je me fuis:
peut-être un peu trop arrêté fur cette matere
; mais on fait volontiers de trop longues,
relations des chofes qu'on a confidérées
avec attention .
Venons à d'autres objets : j'en remar
quai quatre ou cinq qui me frapperent ,
& quí , chacun dans leur genre , étoient
d'une beauté fublime :
C'étoit l'inimitable élégance de Racine ,
le puiffant génie de Corneille , la fagacité
de l'efprit de la Motte , l'emportement admirable
du fentiment de l'auteur de Rhadamifte
, & le charme des graces de l'auteur
de Zaïre .
Je m'attendriffois avec Racine , je me
trouvois grand avec Corneille ; j'aimois
mes foibleffes avec l'un , elles m'auroient:
deshonoré avec l'autre,
D vi
82 MERCURE DE FRANCE.
L'auteur de Zaïre ennobliffoit mes idées
celui de Rhadamifte m'infpiroit des paffions
terribles ; il fondoit les profondeurs
de mon ame , & je penfois avec la Motte.
Permettez-moi de m'arrêter un peu
fur ce
dernier.
C'étoit un excellent homme , quoiqu'il
ait eu tant de contradicteurs : on l'a mis
au deffous de gens qui étoient bien audeffous
de lui , & le miroir m'a appris d'où
cela venoit en partie .
C'eft qu'il étoit bon à tout , ce qui eft un
grand défaut il vaut mieux , avec les hommes
, n'être bon qu'à quelque chofe , & la
Motte avoit ce tort.
Qu'est- ce que c'eft qu'un homme qui ne
fe contente pas d'être un des meilleurs
efprits du monde en profe , & qui veut
encore faire des opera , des tragédies , des
odes pindariques , anacréontiques , des
comédies même , & qui réuffit en tout
ce que je dis là , qui plus eft cela eſt ri—·
dicule.
Il faut prendre un état dans la République
des Lettres , & ce n'eft pas en avoir
un que d'y faire le métier de tout le
monde ; auffi fes critiques ont- ils habilement
découvert que la Motte avec toute fa.
capacité prétendue , n'étoit qu'un Philofophe
adroit qui fçavoit fe déguifer en ce qu'il
JANVIER. 1755 .
83
vouloit être , au point que fans fon excellent
efprit, qui le trahiffoit quelquefois ,
on l'auroit pris pour un très -bel efprit ;
c'étoit comme un fage qui auroit très - bien
contrefait le petit maître .
On dit que la premiere tragédie dont
on ignoroit qu'il fut l'auteur , paſſa d'abord
pour être un ouvrage pofthume de
Racine.
Dans fes fables même qu'on a tant décriées
, il y en a quelques- unes où il abufe
tant de fa foupleffe , que des gens d'ef
prit qui les avoient lûes fans plaifit dans
le recueil , mais qui ne s'en reffouvenoient
plus , & à qui un mauvais plaifant , quel
que tems après , les récitoit comme de la
Fontaine , les trouverent admirables , &
crurent en effet. que c'étoit la Fontaine qui
les avoit faites. Voilà le plus fouvent comme
on juge, & cependant on croit juger,
Car pourquoi leur avoient- elles paru mauvaifes
la premiere fois qu'ils les avoient
lues : c'eft que la mode étoit que l'auteur
ne réuffit pas; c'eft qu'ils fçavoient alors
que la Motte en étoit l'auteur ; c'eft qu'à la
tête du livre ils avoient vû le nom d'un
homme qui vouloit avoir trop de fortes
de mérite à la fois , qui effectivement les
auroit eus , fi on n'avoit pas empêché le
public de s'y méprendre , & qui même n'a
D vj
84 MERCURE DE FRANCE.
pas laiffé de les avoir à travers les contra--
dictions qu'il a éprouvées ; car on l'a plus
perfécuté que détruit , malgré l'efpece d'oftracifme
qu'on a exercé contre lui , & qu'il'
méritoit bien.
Il faut pourtant convenir qu'on lui fait
un reproche affez juſte , c'eſt qu'il remuoit
moins qu'il n'éclairoit ; qu'il parloit
plus à l'homme intelligent qu'à l'hom
me fenfible ; ce qui eft un defavantage:
avec nous , qu'un auteur ne peut affectionner
ni rendre attentifs à l'efprit qu'il nous.
préfente , qu'en donnant , pour ainfi dire ,
des chairs à fes idées ; ne nous donner
que des lumieres , ce n'eft encore embraffer
que la moitié de ce que nous fommes ,
& même la moitié qui nous eft la plus indifférente
: nous nous fouçions bien moins
de connoître que de jouir , & en pareit
cas l'ame jouit quand elle fent.
Mais je fais une reflexion ; je vous ai
parlé de la Motte , de Corneille , de Racine
, des Poëmes d'Homere , de Virgile ,
du Taffe , de Milton , de Chapelain , des
fyftèmes des Philofophes paffés , & il n'y
a pas de mal à cela.
pas
Beaucoup de gens , je penfe , ne feront
de l'avis du Miroir , & je m'y attends ,
par hazard vous montrez mes relations
comme je vous permets de le faire.
fi
JANVIER. 1755. 85
Mais en ce cas , fupprimez- en , je vous
prie , tout ce qui regardera les auteurs vivans.
Je connois ces Meffieurs là , ils ne
feroient pas même contens des éloges que
j'ai trouvés pour eux.
Je veux pourtant bien qu'ils fçachent
que je les épargne , & qu'il ne tiendroit
qu'à moi de rapporter leurs défauts qui fe
trouvoient auffi ; qu'à la vérité , j'ai vu
moins diftinctement que leurs beautés ,
parce que je n'ai pas voulu m'y arrêter ,
& que je n'ai fait que les appercevoir.
Mais c'eft affez que d'appercevoir des
défauts pour les avoir bien vûs , on a malgré
foi de fi bons yeux là - deffus. Il n'y a
que le mérite des gens qui a befoin d'être
extrêmement confidéré pour être connu ; on
croit toujours s'être trompé quand on n'a
fait que le voir. Quoiqu'il en foit , j'ai remarqué
les défauts de nos auteurs , & je
m'abſtiens de les dire . Il me femble même
les avoir oubliés : mais ce font encore là
de ces chofes qu'on oublie toujours affez
mal , & je me les rappellerois bien s'il
le falloit ; qu'on ne me fache pas ..
A propos d'Auteurs ou de Poëtes , j'apperçus
un Poëme intitulé le Bonheur , qui
n'a point encore paru , & qui vient d'un
génie qui ne s'eft point encore montré an
public , qui s'eft formé dans le filence ,
86 MERCURE DE FRANCE.
& qui menaceroit nos plus grands Poëtes
de l'apparition la plus brillante : il iroit
de pair avec eux , ou , pour me fervir de
l'expreffion de Racine , il marcheroit du
moins leur égal , fi le plaifir de penfer philofophiquement
en profe ne le débauche
pas , comme j'en ai peur.
Il étoit fur la ligne des meilleurs efprits ;
il y occupoit même une place à part , &
étoit là comme en réferve fous une trèsaimable
figure , mais en même tems fi
modefte qu'il ne tint pas à lui que je ne
le viffe point.
Mais venons à d'autres objets ; je parle
des génies du tems paffé ou de ceux d'au
jourd'hui , fuivant que leur article fe préfente
à ma mémoire ; ne m'en demandez
pas davantage. Il y en aura beaucoup d'autres
, tant auteurs tragiques que comiques
, dont je ferai mention dans la fuite
de ma relation .
Entre tous ceux de l'antiquité qu'on
admire encore > & par l'excellence de
leurs talens , & par une ancienne tradition
d'eftime qui s'eft confervée pour eux ; enfin
par une fage précaution contre le mérite
des modernes , car il entre de tout
cela dans cette perpétuité d'admiration qui
fe foutient en leur faveur.
Entre tant de beaux génies , dis -je , Eus
JANVIE R. 1755 . 87
ripide & Sophocle furent de ceux que je
diftinguai les plus dans le miroir.
Je les confiderai donc fort attentivement
& avec grand plaifir , fans les trouver
, je l'avoue , auffi inimitables qu'ils le
font dans l'opinion des partifans des anciens.
L'idée qui me les a montrés n'eft
d'aucun parti , elle leur fait auffi beaucoup
plus d'honneur que ne leur en font les
partifans des modernes.
Il eft vrai que le fentiment de ceux- ci
ne fera jamais le plus généralement applaudi
; car ils difent qu'on peut valoir les anciens
, ce qui eft déja bien hardi ; ils difent
qu'on peut valoir mieux , ce qui eſt encore
pis.
Ils foutiennent que des gens de notre
nation , que nous avons vûs ou que nous
aurions pû voir ; en un mot , que des modernes
qui vivoient il n'y a gueres plus
d'un demi-fiécle , les ont furpaffés ; voilà
qui eft bien mal entendu .
Car cette poffibilité de les valoir , &
même de valoir mieux , une fois bien établie
, & tirée d'après des modernes qui
vivoient il n'y a pas long- tems , pourquoi
nos illuftres modernes d'aujourd'hui ne
pourroient- ils pas à leur tour leur être
égaux , & même leur être fupérieurs ? il
ne feroit pas ridicule de le penfer ; il ne
SS MERCURE DE FRANCE.
fe feroit pas même de regarder la chofe
comme arrivée ; mais ce qui eft ridicule
& même infenfé , à ce que marque la glace
, c'eft d'efperer que cette poffibilité &
fes conféquences puiffent jamais paffer.
Quoi , nous aurons parmi nous des
hommes qu'il feroit raifonnable d'honorer"
autant & plus que d'anciens Grecs ou d'anciens
Romains !
Eh mais , que feroit- on d'eux dans la fociété
: & quel fcandale ne feroit -ce point là ?
Comment ! des hommes à qui on ne'
pourroit plus faire que de très- humbles
repréſentations fur leurs ouvrages , & non
pas des critiques de pair à pair comme en
font tant de gens du monde , qui pour'
n'être point auteurs , ne prétendent pas
en avoir moins d'efprit que ceux qui le
font , & qui ont peut- être raifon ?
Des hommes vis- à vis de qui tant de
fçavans auteurs & traducteurs des anciens
ne feroient plus rien , & perdroient leus
état ? car ils en ont un très- diftingué , &
qu'ils meritent , à l'excès près des privileges
qu'ils fe donnent. Un fçavant eft
exempt d'admirer les plus grands génies
de fon tems ; il tient leur mérite en échec ,
il leur fait face ; il en a bien vû d'autres.
Des hommes enfin qui romproient tout
équilibre dans la république des Lettres 2:
JAN VIE K. 1755.
qui laifferoient une diſtance trop décidée
entr'eux & leurs confreres ? diftance qui a
toujours plus l'air d'une opinion que d'un
fait.
Non , Monfieur , jamais il n'y eut de
pareils modernes , & il n'y en aura jamais .
La nature elle-même eft trop fage pour
avoir permis que les grands hommes de
chaque fiécle affiftaffent en perfonne à la
plénitude des éloges qu'ils méritent , &
qu'on pourra leur donner quelque jour
il feroit indécent pour eux & injurieux
pour les autres qu'ils en fuffent témoins .
Auffi dans tous les âges ont- ils affaire
à un public fait exprès pour les tenir en
refpect , & dont je vais en deux mots vous
définir le caractere.
Je commence par vous dire que c'eft le
public de leur tems ; voilà déja fa définition
bien avancée .
Ce public , tout à la fois juge & partie
de ces grands hommes qu'il aime & qu'il
humilie ; ce public , tout avide qu'il eft
des plaifirs qu'ils s'efforcent de lui donner
, & qu'en effet ils lui donnent , eft ce--
pendant aflez curieux de les voir manquer
leur coup , & l'on diroit qu'il manque
le fien , quand il eft content d'eux.
Au furplus la glace m'a convaincu d'une
shofe ; c'eft que la poftérité , fi nos grands
90 MERCURE DE FRANCE.
}
hommes parviennent juſqu'à elle , ne ſçaura
ni fi bien , nifi exactement ce qu'ils valent
que nous pouvons le fçavoir aujourd'hui .
Cette poftérité , faite comme toutes les poftérités
du monde , aura infailliblement le
défaut de les louer trop , elle voudra qu'ils
foient incomparables ; elle s'imaginera fentir
qu'ils le font , fans fe douter que ce
ne fera là qu'une malice de fa part pour
mortifier fes illuftres modernes , & pour
fe difpenfer de leur rendre juftice. Or je
vous le demande , dans de pareilles difpofitions
pourra-t- elle apprécier nos modernes
qui feront fes anciens le mérite
imaginaire qu'elle voudra leur trouver , ne
l'empêchera-t- il pas de difcerner le mérite
réel qu'ils auront ? Qui eft-ce qui pourra
démêler alors à quel dégré d'eftime on
s'arrêteroit pour eux , fi on n'avoit pas
envie de les eftimer tant au lieu qu'au
jourd'hui je fçais à peu près au jufte la
véritable opinion qu'on a d'eux , & je fuis
fûr que je le fçais bien , car il me l'a dit ,
à moins qu'elle ne lui échappe.
Je pourrois m'y tromper fi je n'en croyois
que la diverfité des difcours qu'il tient
mais il fe hâte d'acheter & de lire leurs
ouvrages , mais il court aux parodies qu'on
en fait , mais il eft avide de toutes les critiques
bien ou mal tournées qu'on répand
1
JANVIER. 1755. 91
contr'eux ; & qu'est- ce que tout cela fignifie
finon beaucoup d'eftime qu'on
ne veut pas déclarer franchement.
Eh ! ne fommes nous pas toujours de cette
humeur là ? n'aimons nous pas mieux vanter
un étranger qu'un compatriote ? un homme
abfent qu'un homme préfent ? Prenez-y.
garde , avons-nous deux citoyens également
illuftres celui dont on eft le plus
voifin eft celui qu'on loue le plus fobrement.
Si Euripide & Sophocle , fi Virgile &
le divin Homere lui-même revenoient au
monde , je ne dis pas avec l'efprit de leur
tems , car il ne fuffiroit peut-être pas aujourd'hui
pour nous ; mais avec la même
capacité d'efprit qu'ils avoient, précisément
avec le même cerveau , qui fe rempliroit
des idées de notre âge ; fi fans nous avertir
de ce qu'ils ont été , ils devenoient nos
contemporains , dans l'efpérance de nous
ravir & de nous enchanter encore , en s'adonnant
au même genre d'ouvrage auquel
ils s'adonnerent autrefois , ils feroient
bien étourdis de voir qu'il faudroit qu'ils
s'humiliaffent devant ce qu'ils furent; qu'ils
ne pourroient plus entrer en comparaiſon
avec eux-mêmes , à quelque fublimité d'efprit
qu'ils s'élevaffent ; bien étourdis de fe
trouver de fumples modernes apparemment
2 MERCURE DE FRANCE.
bons ou excellens , mais cependant des
Poëtes médiocres auprès de l'Euripide ,
du Sophocle , du Virgile , & de l'Homere
d'autrefois , qui leur paroîtroient , fuivant
toute apparence, bien inférieurs à ce qu'ils
feroient alors. Car comment , diroient-ils ,
ne ferions-nous pas à préfent plus habiles
que nous ne l'étions ? Ce n'eft pas la capa
cité qui nous manque' ; on n'a rien changé
à la tête excellente que nous avions , &
qui fait dire à nos partifans qu'il n'y en a
plus de pareilles. L'efprit humain dont nous.
avons aujourd'hui notre part , auroit- il
baiffé ? au contraire il doit être plus avancé
que jamais ; il y a fi long- tems qu'il féjourne
fur la terre , & qu'il y voyage , &
qu'il s'y inftruit ; il y a vu tant de chofes
, & il s'y eft fortifié de tant d'expériences
, diroient- ils .... Vous riez , Monfieur
; voilà pourtant ce qui leur arrive
roit , & ce qu'ils diroient . Je vous parle
d'après la glace , d'où je recueille tout ce
que je vous dis-là,
Il ne faut pas croire que les plus grands'
hommes de l'antiquité ayent joui dans'
leur tems de cette admiration que nous
avons pour eux , & qui eft devenue avec
juftice , comme un dogme de religion litréraire.
Il ne faut pas croire que Demof
thene & que Ciceron ( & c'eft ce que nous
JANVIER. 1755. 93
avons de plus grand ) n'ayent pas fçu à
leur tour ce que c'étoit que d'être modernes,
& n'ayent pas effuyé les contradictions
attachées à cette condition- là ? Figurezvous
, Monfieur , qu'il n'y a pas un homine
illuftre à qui fon fiécle ait pardonné l'eftime
& la réputation qu'il y a acquifes , &
qu'enfin jamais le mérite n'a été impuné
ment contemporain .
Quelques vertus , quelques qualités
qu'on ait , par quelque talent qu'on ſe diftingue
, c'est toujours en pareil cas un
grand défaut que de vivre.
Je ne fçache que les Rois , qui de leur
tems même & pendant qu'ils regnent, ayent
le privilege d'être d'avance un peu anciens;
encore l'hommage que nous leur rendons
alors , eft-il bien inférieur à celui qu'on
leur rend cent ans après eux. On ne fçauroit
croire jufqu'où va là deffus la force ,
le bénéfice & le preftige des diftances .
Leur effet s'étend fi loin , qu'il n'y a point
aujourd'hui de femme qu'on n'honorât,
qu'on ne patût flater en la comparant à
Helene ; & je vous garantis , fur la foi
de la glace , qu'Helene , dans fon-tems , fut
extrêmement critiquée , & qu'on vantoit
alors quelque ancienne beauté qu'on mettoit
bien au- deffus d'elle , parce qu'on ne
la voyoit plus , & qu'on voyoit Helene ,
94 MERCURE DE FRANCE.
Je vous affure que nous avons actuellement
d'auffi belles femmes que les plus
belles de l'antiquité ; mais fuffent - elles
des Anges dans leur fexe ( & je ris moimême
de ce que je vais dire ) ce font des
Anges qui ont le tort d'être vifibles , &
qui dans notre opinion jalouſe ne ſçauroient
approcher des beautés anciennes que
nous ne faifons qu'imaginer , & que nous
avons la malice ou la duperie de nous repréfenter
comme des prodiges fans retour.
Revenons à Sophocle & à Euripide dont
j'ai déja parlé ; & achevons d'en rapporter
ce que le miroir m'en a appris.
C'eft qu'ils ont été , pour le moins , les
Corneille , les Racine , les Crébillon &
les Voltaire de leur tems , & qu'ils auroient
été tout cela du nôtre ; de même
que nos modernes , à ce que je voyois auffi
, auroient été à peu près les SSoophocle
& les Euripide du tems paffé.
Je dis à peu près , car je ne veux blafphêmer
dans l'efprit d'aucun amateur des
anciens : il eſt vrai que ce n'eft pas là mé
nager les modernes , mais je ne fais pas
tant de façon avec eux qu'avec les partifans
des anciens , qui n'entendent pas raillerie
fur cet article - ci ; au lieu que les
autres , en leur qualité de modernes & de
gens moins favorifés , font plus accommoJANVIER.
1755. 95
dans , & le prennent fur un ton moins fier .
J'avouerai pourtant que la glace n'eft pas
de l'avis des premiers fur le prétendu affoibliffement
des efprits d'aujourd'hui .
Non, Monfieur, la nature n'eft pas fur fon
déclin, du moins ne reffemblons - nous guere
à des vieillards , & la force de nos paſſions ,
de nos folies , & la médiocrité de nos connoiffances
, malgré les progrès qu'elles ont
faites , devroient nous faire foupçonner que
cette nature est encore bien jeune en nous.
Quoiqu'il en foit , nous ne fçavons pas
l'âge qu'elle a , peut - être n'en a- t -elle point,
& le miroir ne m'a rien appris là - deſſus.
Mais ce que j'y ai remarqué , c'eft que
depuis les tems fi renommés de Rome &
d'Athenes , il n'y a pas eu de fiécle où il n'y
ait eu d'auffi grands efprits qu'il en fut
jamais , où il n'y ait eu d'auffi bonnes têtes
que l'étoient celles de Ciceron , de Démofthene
, de Virgile , de Sophocle , d'Euripide
, d'Homere même , de cet homme
divin , que je fuis comme effrayé de ne pas
voir excepté dans la glace , mais enfin qui
ne l'eft point.
Voilà qui eft bien fort, m'allez-vous dire
comment donc votre glace l'entend- elle ?
Où font ces grands efprits , comparables
à ceux de l'antiquité & depuis les Grecs
& les Romains , où prendrez- vous ces Ci96
MERCURE DE FRANCE.
1
ceron , ces Démofthene , &c. dont vous
parlez ?
Sera -ce dans notre nation , chez qui ,
pendant je ne fçais combien de fiécles &
jufqu'à celui de Louis XIV , il n'a paru en
fait de Belles- Lettres , que de mauvais ouvrages
, que des ouvrages ridicules ?
Oui , Monfieur , vous avez raifon , trèsridicules
, le miroir lui- même en convient,
& n'en fait pas plus de cas que vous ; &
cependant il affure qu'il y eut alors des génies
fupérieurs , des hommes de la plus
grande capacité..
Que firent- ils donc ? de mauvais - ouvrages
auffi , tant en vers qu'en profe ; mais
des infiniment moins mauvais ,
ouvrages
( pefez ce que je vous dis là ) infiniment
moins ridicules que ceux de leurs contemporains.
Et la capacité qu'il fallut avoir alors
pour n'y laiffer que le degré de ridicule
dont je parle , auroit fuffi dans d'autres
tems pour les rendre admirables .
N'imputez point à leurs Auteurs ce
qu'il y refta de vicieux , prenez - vous en
aux fiécles barbares où ces grands efprits
arriverent , & à la déteſtable éducation
qu'ils y recurent en fait d'ouvrages d'efprit .
Ils auroient été les premiers efprits d'un
autre fiécle , comme ils furent les premiers
efprits
JANVIER. 1755 . 97
efprits du left ; il ne falloit pas pour cela
qu'ils fuffent plus forts , il falloit feulement
qu'ils fuffent mieux placés .
Ciceron auffi mal élevé , auffi peu encouragé
qu'eux , né comme eux dans un fiécle
groffier , où il n'auroit trouvé ni cette
tribune aux harangues , ni ce Sénat , ni ces
affemblées du peuple devant qui il s'agiffoit
des plus grands intérêts du monde , ni
enfin toute cette forme de gouvernement
qui foumettoit la fortune des nations &
des Rois au pouvoir & à l'autorité de l'éloquence
, & qui déféroit les honneurs &
les dignités à l'orateur qui fçavoit le mieux
parler.
Ciceron privé des reffources que je viens
de dire , ne s'en feroit pas mieux tiré que
ceux dont il eft queftion ; & quoiqu'infailliblement
il eut été l'homme de fon tems
le plus éloquent , l'homme le plus éloquent
de ce tems là ne feroit pas aujourd'hui
l'objet de notre admiration ; il nous paroîtroit
bien étrange que la glace en fit un
homme fupérieur , & ce feroit pourtant
Ciceron , c'est -à- dire un des plus grands
hommes du monde, que nous n'eftimerions
pas plus que ceux dont nous parlons , & à
qui , comme je l'ai dit , il n'a manqué que
d'avoir été mieux placés.
Quand je dis mieux placés , je n'entends
E
93 MERCURE DE FRANCE.
pas que l'efprit manquât dans les fiécles que
j'appelle barbares. Jamais encore il n'y en
avoit eu tant de répandu ni d'amaffé parmi
les hommes , comme j'ai remarqué que
l'auroient dit Euripide & Sophocle que
j'ai fait parler plus bas.
Jamais l'efprit humain n'avoit encore
été le produit de tant d'efprits , c'est une
vérité que la glace m'a rendu fenfible .
J'y ai vû que l'accroiffement de l'efprit
eft une fuite infaillible de la durée du
monde , & qu'il en auroit toujours été
nné fuite , à la vérité plus lente , quand
Fécriture d'abord , enfuite l'imprimerie
n'auroient jamais été inventées.
Il feroit en effet impoffible , Monfieur ,
que tant de générations d'hommes euffent
paffé fur la terre fans y verfer de nouvelles
idées , & fans y en verfer beaucoup plus
que les révolutions , ou d'autres accidens ,
n'ont pû en anéantir ou en diffiper.
Ajoûtez que les idées qui fe diffipent ou
qui s'éteignent , ne font pas comme fi elles
n'avoient jamais été ; elles ne difparoiffent
pas en pure perte ; l'impreffion en refte
dans l'humanité , qui en vaut mieux feulement
de les avoir eues , & qui leur doit
une infinité d'idées qu'elle n'auroit pas
fans elles.
eue
Le plus ftupide ou le plus borné de tous
JANVIER. 1755 . ୭୭
les peuples d'aujourd'hui , l'eft beaucoup
moins que ne l'étoit le plus borné de tous
les peuples d'autrefois .
La difette d'efprit dans le monde connu ,
n'eft nulle part à préfent auffi grande qu'elle
l'a été , ce n'eft plus la même difette.
La glace va plus loin. Par- tout où il y a
des hommes bien ou mal affemblés , ditelle
, quelqu'inconnus qu'ils foient au reſte
de la terre , ils fe fuffifent à eux - mêmes
pour acquerir des idées ; ils en ont aujourd'hui
plus qu'ils n'en avoient il y a deux
mille ans , l'efprit n'a pû demeurer chez
eux dans le même état .
Comparez , fi vous voulez , cet efprit
à un infiniment petit , qui par un accroiffement
infiniment lent , perd toujours quelque
chofe de fa petiteffe.
Enfin , je le repéte encore , l'humanité
en général reçoit toujours plus d'idées
qu'il ne lui en échappe , & fes malheurs
même lui en donnent fouvent plus qu'ils
ne lui en enlevent.
La quantité d'idées qui étoit dans le
monde avant que les Romains l'euffent
foumis , & par conféquent tant agité , étoit
bien au-deffous de la quantité d'idées qui
y entra par l'infolente profpérité des vainqueurs
, & par le trouble & l'abaiffement
du monde vaincu..
E ij
335236
100 MERCURE DE FRANCE.
Chacun de ces états enfanta un nouvel
efprit , & fut une expérience de plus pour.
la terre.
Et de même qu'on n'a pas encore trouvé
toutes les formes dont la matiere eſt
fufceptible , l'ame humaine n'a pas encore
montré tout ce qu'elle peut être ; toutes
fes façons poffibles de penfer & de fentir
ne font pas épuifées .
Et de ce que les hommes ont toujours
les mêmes pailions , les mêmes vices & les
mêmes vertus , il ne faut pas en conclure
qu'ils ne font plus que fe repérer.
Il en eft de cela comme des vifages ; il
n'y en a pas un qui n'ait un nez , une bouche
& des yeux ; mais auffi pas un qui n'ait
tout ce que je dis là avec des différences
& des fingularités qui l'empêchent de reffembler
exactement à tout autre vifage.
Mais revenons à ces efprits fupérieurs
de notre nation , qui firent de mauvais
ouvrages dans les fiécles paflés.
J'ai dit qu'ils y trouverent plus d'idées
qu'il n'y en avoit dans les précédens , mais
malheureufement ils n'y trouverent point
de goût ; de forte qu'ils n'en eurent que
plus d'efpace pour s'égarer.
La quantité d'idées en pareil cas , Monfieur
, eft un inconvénient , & non pas
un fecours ; elle empêche d'être fimple ,
JANVIER. 1755 . TOI'
& fournit abondamment les moyens d'être
tidicule.
Mettez beaucoup de ticheffes entre les
mains d'un homme qui ne fçait pas s'en
fervir , toutes les dépenfes ne feront que
des folies.
Et les anciens n'avoient pas de quoi être
auffi fous , auffi ridicules qu'il ne tierdroit
qu'à nous de l'être.
En revanche jamais ils n'ont été fimples.
avec autant de magnificence que nous ; il
en faut convenir. C'eft du moins le fentiment
de la glace , qui en louant la fimplicité
des anciens, dit qu'elle eft plus litterale
que la nôtre , & que la nôtre eft plus riche
; c'eft fimplicité de grand Seigneur .
Attendez , me direz - vous encore , vous
parlez de fiécles où il n'y avoit point de
goût , quoiqu'il y eût plus d'efprit & plus
d'idées que jamais ; cela n'implique-t- il pas
quelque contradiction ?
Non , Monfieur , fi j'en crois la glace ;
une grande quantité d'idées & une grande
difette de goût dans les ouvrages d'efprit ,
peuvent fort bien fe rencontrer enfemble ,
& ne font point du tout incompatibles.
L'augmentation des idées eft une fuite infaillible
de la durée du monde : la fource
de cette augmentation ne tarit point tant
qu'ily a des hommes qui fe fuccédent , &
E iij
101 MERCURE DE FRANCE.
des aventures qui leur arrivent.
:
Mais l'art d'employer les idées pour des
ouvrages d'efprit , pent fe perdre les lettres
tombent , la critique & le goût difpa-
.roiffent ; les Auteurs deviennent ridicules
ou groffiers , pendant que le fond de l'efprit
humain va toujours croiffant parmi les
hommes.
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Résumé : LE MIROIR. Par M. DE MARIVAUX.
Le texte 'Le Miroir' de Marivaux relate une aventure singulière vécue par le narrateur lors d'une promenade dans son parc. Il se retrouve dans un pays inconnu où il observe des fourneaux ardents sans en être incommodé. Au milieu de ces fourneaux, il aperçoit une entité en perpétuel mouvement, portant un bandeau avec l'inscription 'LA NATURE', divisé en deux miroirs. Le premier miroir représente les mystères de la matière, tandis que le second montre les différentes façons de penser et de sentir des hommes, ainsi que leurs œuvres et leurs vertus. Le narrateur observe divers systèmes philosophiques et littéraires, des philosophes anciens comme Aristote aux modernes comme Descartes et Newton. Il admire des poèmes épiques tels que l'Iliade, l'Énéide, et le Paradis perdu, ainsi que des œuvres contemporaines comme la Henriade. Il critique la Pucelle de Chapelain, soulignant les dangers de l'excès d'admiration. Le texte explore également les dangers de l'excès de confiance et de la peur de mal faire, qui peuvent empêcher les auteurs de retrouver leur équilibre créatif. Le narrateur mentionne des qualités littéraires telles que l'élégance de Racine, le génie de Corneille, et le charme de Voltaire. Il critique la mode et les préjugés qui influencent les jugements littéraires, soulignant que les critiques peuvent être injustes et influencées par des opinions préconçues. Le texte aborde la difficulté de juger équitablement les auteurs contemporains, notant que les défauts sont souvent mieux perçus que les qualités. Il mentionne un poème intitulé 'Le Bonheur', écrit par un génie prometteur mais encore inconnu. La réflexion se poursuit sur les grands auteurs de l'antiquité, comme Euripide et Sophocle, dont les œuvres sont admirées pour leur excellence et leur tradition d'estime. L'auteur critique ceux qui pensent que les modernes peuvent égaler ou surpasser les anciens, estimant que cette idée est ridicule et injuste envers les anciens. Il explore également la nature du public et de la postérité, notant que les grands hommes sont souvent mieux appréciés après leur mort. Le texte conclut en soulignant la difficulté de juger équitablement les œuvres littéraires en raison des préjugés et des modes.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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