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p. 99-128
« MEMOIRES historiques, militaires & politiques de l'Europe, depuis l'élévation [...] »
Début :
MEMOIRES historiques, militaires & politiques de l'Europe, depuis l'élévation [...]
Mots clefs :
Charles Quint, Mémoires historiques, François I, Guerre, Empereur, Roi, Succès, Conquêtes, Armée, Royaume de Naples, Italie, Prince, Troupes, Ennemis, Esprit, Bataille
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texteReconnaissance textuelle : « MEMOIRES historiques, militaires & politiques de l'Europe, depuis l'élévation [...] »
MEMOIRES hiftoriques , militaires
& politiques de l'Europe , depuis l'élévation
de Charles- Quint au thrône de l'Em-
E ij
100 MERCURE DE FRANCE.
pire , jufqu'au traité d'Aix -la - Chapelle en
1748. Par M. l'Abbé Raynal , de la Société
royale de Londres, & de l'Académie royale
des Sciences & Belles - Lettres de Pruffe . A
Amfterdam , chez Ar ' ftée & Merkus ; & le`
vend à Paris , chez Durand , rue S. Jacques
, au Griffon , 1754 .
J'ai donné dans le Mercure dernier l'extrait
du premier volume de mon ouvrage ,
je vais continuer celui du fecond qui tenferme
l'histoire des guerres de Charles-
Quint & de François I , depuis 1521 jufqu'en
1544.
» L'Italie , ce théatre continuel & mal-
» heureux de tant de guerres , en a peu vu
» d'auffi fingulieres par les motifs & d'auffi
furprenantes par les événemens que cel-
» les qu'on va développer. Le lecteur en
» faifira mieux l'efprit , & en fuivra plus
agréablement les détails lorfqu'on l'aura
» fait remonter jufqu'à leurs caufes les plus
éloignées.
و ر
و ر
ور
و ر
Depuis la chute de l'Empire Romain
l'Italie ne s'étoit jamais trouvée dans la fituation
heureufe & brillante où elle étoit
en 1492. Une paix profonde , un commerce
étendu & floriffant , la culture des fciences
& des arts , inconnus ou méprifés ailleurs
, y faifoient regner des moeurs douces ,
aimables & polies . Tranquille , peuplée ,
DECEMBRE . 1754. tor
!
riche & magnifique au - dedans , elle avoit
au- dehors une affez grande confidération .
Cette fituation fi rare étoit particulierement
l'ouvrage de Laurent de Médicis , qui
de fimple citoyen de Florence en devint le
chef& le bienfaiteur. Sa mort fut l'époque
des troubles de l'Italie .
Ludovic Sforce méditoit d'ufurper la
Souveraineté du Milanès fur Jean Galeas
fon neveu ; mais comme il prévoyoit que
le Roi de Naples traverferoit fon projet,
il engagea la France à faire valoir les droits
qu'elle avoit par la Maiſon d'Anjou fur le
Royaume de Naples .
» Charles VIII qui n'avoit ni la péné-
» tration néceffaire pour connoître le bien
»de l'Etat , ni le fentiment qui le fait de-
» viner, & qui confondoit d'ailleurs , com-
" me prefque tous les Souverains , un fond
" méprifable d'inquiétude avec une paf-
» fion très-louable pour la gloire , s'entêta
de la conquête de Naples dès qu'on lui
» en eût fait la premiere ouverture. La né-
» ceffité de peapler fon Royaume que les
» guerres contre les Anglois avoient de-
» vafté , de réformer le gouvernement dont
» les troubles civils venoient d'augmenter
» le defordre , de rétablir les finances épui-
» fées par les bizarreries du dernier régne ,
ne balança pas une réfolution fi dange-
ود
E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
» reufe . Tout fut rapporté à une entrepriſe
» dont le fuccès même devoit être un mal-
» heur. Le defir de réuffir , tout vif qu'il
» étoit , peut-être même parce qu'il l'étoit ,
» n'éclaira pas fur les moyens.
و ر
ود
ود
Charles commença par gagner Ferdinand
& Maximilien , en leur abandonnant des
pays qui valoient mieux que ce qu'il ſe propofoit
d'acquerir. Il regarda fon triomphe
comme infaillible , lorfqu'il crut s'être affuré
qu'il n'auroit à combattre que des Italiens.
Il eft vrai que quand les différens
Etats de l'Italie n'auroient pas été divifés
entr'eux , ils ne pouvoient oppofer qu'une
foible réfiftance. » Leurs troupes n'étoient
compofées que de gens fans honneur ,
»fans talent & fans aveu , que quelques
Seigneurs qui jouiffoient d'une efpece
d'indépendance dans l'Etat eccléfiaftique
» ou dans d'autres états , raffembloient
»pour le fervice des Puiffances qui en
» avoient befoin . Ces chefs de bande , maî-
» tres abfolus des corps qu'ils avoient formés
, y difpofoient à leur gré de tous les
emplois , & faifoient avec leurs fubalternes
le marché qu'ils vouloient , fans que
l'Etat qui les avoit à ſa ſolde , prît con-
» noiffance de ces conventions. La diffi-
» culté ou la dépenfe des recrûes déter-
ور
"
"
minoit ces aventuriers à n'agir que de
DECEMBRE. 1754. 103
ور
ود
"
» concert ; & quoiqu'ils fuffent dans des
» camps ennemis , ils travailloient plutôt
»à fe faire valoir les uns les autres qu'à
» tenir les engagemens qu'ils avoient con-
» tractés. Un i vil intérêt avoit réduit la
» guerre à n'être qu'une comédie. On ne la
» faifoit jamais que de jour , & l'artillerie
»même fe taifoit pendant la nuit , pour
» que le repos du foldat ne fût pas troublé.
» Dans les occafions même qui font les
plus vives , il n'y avoit gueres de fang
» répandu que par inadvertance , & les
» combattans ne cherchoient réciproque-
» ment qu'à faire des prifonniers dont la
» rançon pût les enrichir. Machiavel nous
a laiffé le récit exact & détaillé des deux
plus mémorables actions de fon fiècle ,
celle d'Anghiari & celle de Caftracaro.
On y voit des aîles droites & gauches
» renversées & victorieufes , un centre
» enfoncé , le champ de bataille perdu &
regagné plufieurs fois . Ces defcriptions
>> annoncent un carnagel horrible ; il n'y
eut cependant ni mort ni bleffé dans le
premier combat , & dans le fecond il
» ne périt qu'un feul homme d'armes qui
» fut foulé par les chevaux .
ود
Charles ne trouva aucun obftacle dans
fa marche ; il fe vit maître du Royaume
de Naples fans avoir tiré l'épée , & en
E iiij
104 MERCURE DE FRANCE.
moins de tems qu'il n'en auroit fallu pour
le parcourir. Mais la facilité & l'éclat de
cette conquête ne firent qu'aigrir la jaloufie
des autres Puiffances . Le Pape , l'Empereur
, le Roi d'Efpagne , les Vénitiens
& les Milanois s'unirent pour dépouiller
Charles qui , effrayé de cette ligue , laiffa
une partie de fes troupes pour défendre fa
conquête , & reprit la route de fes Etats
avec le refte .
Cette retraite enhardit le Roi déthrôné ,
qui vint avec des fecours confidérables
pour chaffer les François de fes Etats ; les
conquerans fe défendirent long - tems avec
affez de bonheur , mais ils furent enfin
obligés de céder & d'abandonner les places
dont ils étoient les maîtres , & il ne
refta à la France que la honte d'avoir formé
une entrepriſe confidérable fans fin déterminée
, ou fans moyens pour y parvenir .
Les mauvais fuccès de Charles VIII ne
rebuterent point fon fucceffeur. Louis XII
fut à peine parvenu au thrône qu'il tourna
fes vûes vers le Milanès fur lequel il avoit
quelques droits ; la conquête en auroit été
difficile , s'il n'avoit été fécondé par les
Vénitiens. Le Milanès ne pouvoit pas réfifter
à ces forces réunies , & il fut fubjugué
en quinze jours. Louis ne bornoit pas
fon ambition à cette conquête , il convint
DECEMBRE . 1754. 105
avec les Espagnols d'attaquer à frais communs
le Royaume de Naples & de le partager
après la victoire. Fréderic ne fit qu'u
ne très-foible réfiftance ; mais les vainqueurs
n'eurent pas plutôt accablé l'ennemi
commun , qu'ils devinrent irréconciliables.
Cette divifion eut des fuites funeftes
aux François ; les avantages qu'avoient fur
eux les Eſpagnols affurerent, après bien des
combats & des négociations , Naples à Ferdinand
, fans que Louis , que les événemens
n'éclairoient jamais , apprît à connoître
les hommes , ni même à fe défier
de fon rival . Un aveuglement fi extraordinaire
le précipita bientôt dans de nouveaux
malheurs à l'occafion que nous allons rapporter.
» La République de Venife jettoit en
1508 un éclat qu'elle n'avoit pas eu au-
» paravant , & qu'elle n'a pas eu depuis.
» Sa domination s'étendoit fur les ifles de
Chypre & de Candie , fur les meilleurs
» ports du Royaume de Naples , fur les pla-
» ces maritimes de la Romagne & fur la
partie du Milanès qui fe trouvoit à ſa
» bienféance. Des poffeffions fi fort éloignées
les unes des autres étoient en quel-
» que maniere réunies par les flottes nom-
»breufes & bien équippées de cette Puiffance
, la feule qui en eût alors. Les dé-
"
"
23
E v
106 MERCURE DE FRANCE.
penfes qu'exigeoient ces armemens confidérables
ne l'épuifoient pas ; & fon
» commerce qui embraffoit tout le monde
» connu , la mettoit encore en état d'avoir
beaucoup de troupes de terre & de les
» mieux payer que les autres nations. Ces
forces n'étoient ni les feules ni même
les plus grandes reffources de l'Etat : il
pouvoit compter fur l'affection des fujets.
qui trouvoient un avantage fenfible à vi-
» vre fous un gouvernement qui entrete-
» noit l'abondance au - dedans , & qui paf-
» foit au- dehors pour le plus fage & le plus
profond de tous les gouvernemens.
99
39
"
و ر
» Pour fe maintenir dans cette pofition
» brillante , Venife travailloit fans relâche
» à mettre les forces de fes voifins dans un
tel équilibre , qu'elle pût rendre toujours
» fupérieur le parti qu'il lui conviendroit
d'embraffer. Le defir d'établir cette ba-
» lance de pouvoir , la chimere de tant de
» celebres politiques , l'empêchoit d'être fi-
» dele à fes alliances les plus folemnelles ,
» & de refpecter les droits les plus évidens
» des autres Souverains . Ses amis fatigués
" par fes défiances , & fes ennemis aigris
» par fes hauteurs , prirent peu à peu pour
» elle les mêmes fentimens . Comme cette
difpofition ne pouvoit pas être long - tems
» fecrette , on ne tarda pas à fe faire réci- '
"
DECEMBRE. 1754. 107
proquement confidence de fon averfion ,
» & cette confidence aboutit à une confpiration
générale contre la République .
L'hiftoire ne fournit gueres que le congrès
de Cambrai où plufieurs Puiffances fe
foient réunies contre une Puiffance moins
confidérable que chacune d'elles . Cette fameufe
ligue étoit compofée du Pape , du
Roi Catholique , de l'Empereur & de Louis
XII. Le Roi de France toujours fidele à
fes engagemens , entra en 1509 fur le territoire
de la République dans le tems dont
on étoit convenu , & avec les forces qu'il
devoit fournir. Il gagna par l'imprudence
du Général Vénitien qu'on lui oppofa , une
bataille complette , qui mit Venife à deux
doigts de fa perte .
La divifion des Princes confédérés fauva
la République. Louis vit tourner contre
lui les forces de la ligue , celles des
Suiffes & du Roi d'Angleterre. Malgré les
efforts réunis de tant d'ennemis , les François
fe foutinrent en Italie par des fuccès
tous les jours plus éclatans , jufqu'à la mort
du Duc de Nemours , qui fe fit tuer en foldat
à la bataille de Ravenne , qu'il avoit
gagnée en Général . Les vainqueurs déconcertés
par la mort de leur chef , s'affoibliffant
tous les jours par les divifions , les
maladies & les défertions , furent obligés
E vj
108 MERCURE DE FRANCE.
d'aller défendre le Milanès ; mais trop foibles
pour s'y maintenir , ils en furent chaf
fés par les Suiffes en 1512. Louis ne perdit
pas courage , il vint à bout d'amèner
les Venitiens à fon alliance, & de recouvrer
ce qu'il avoit perdu au - delà des Alpes .
» Cette conquête fut facile. Les Milanois
qui jufqu'alors avoient regardé les
François comme des Tyrans , les reçu-
» rent comme leurs libérateurs : ce qu'ils
éprouvoient de Sforce & fur-tout des
» Suiffes depuis la révolution , leur avoit
appris que l'orgueil , l'injuftice & le mépris
des loix & des bienféances étoient
" moins les vices d'une nation en particu-
» lier que de la profpérité en général . Ces
» réflexions les avoient conduits au paral-
» lele de leurs anciens & de leurs nou-
» veaux maîtres ; & ils avoient jugé que
33
ceux qui rachetoient les défauts des con-
» querans par la bonté de leur coeur & la
»facilité de leurs moeurs , devoient être
" préférés à ceux qui n'offroient pas les
"mêmes compenfations . » Malgré ces difpofitions
favorables , les François furent
encore chaffés de leur conquête.
François I fuivit les vûes de fon prédéceffeur
avec la même vivacité que fi elles
euffent été fes propres vûes. Il entra en
Italie , dont les Suiffes gardoient le paffaDECEMBRE
. 1754 109
ge ,
& gagna contr'eux la célebre bataille
de Marignan , qui lui ouvrit la conquête
du Milanès , où les François furent tranquilles
jufqu'en 1521 .
La guerre que commencerent alors à ſe
faire Charles- Quint & François I , fut vive
, fur- tout en Italie . Le Pape & l'Empereur
s'unirent pour chaffer les François du
Milanès dont ils étoient reftés les maîtres.
Lautrec qui y commandoit, fçavoit la guerre
, mais il n'avoit aucun talent pour le
gouvernement. On le trouvoit généralement
haut , fier & dédaigneux . Ses vices
& la dureté de fon adminiftration le rendirent
odieux aux Milanois , qui chercherent
à fortir de l'oppreffion . Lautrec qui
vit les fuites de cette fermentation , demanda
des fecours à la France , mais il nefut pas
affez fort pour fe défendre contre les confédérés
qui le chafferent du Milanès . Une
bataille que ce Général perdit enfuite
acheva la ruine des François en Italie.
François I ne fut point découragé. Il
vit toute l'Europe fe liguer contre lui fans
que cela changeât rien à fes projets. Il ne
réfléchiffoit pas affez pour voir le péril , &
avoit d'ailleurs trop de courage pour le
craindre. Il fe difpofoit à paffer les Alpes
avec une armée redoutable , lorfque la
confpiration du Connétable de Bourbon
116 MERCURE DE FRANCE.
l'arrêta dans fes Etats . Il chargea Bonnivet
de la conquête du Milanès .
33
» Profper Colonne fut le Général que
» la ligue lui oppofa . Cet Italien qui paſſa
» pour un des plus grands Capitaines
» de fon fiécle , faifoit la guerre avec
» moins d'éclat que de fageffe , & avoit
" pour maxime de ne rien abandonner à la
» fortune , même dans les cas les plus pref-
» fans. Il combinoit extrêmement toutes
fes démarches , & dans la crainte de les
déranger , il laiffoit échapper fouvent
» des occafions décifives que la négligence
» ou la foibleffe de l'ennemi lui préfen-
» toient . Sa maniere de faire la guerre
» étoit bonne en général , mais elle avoit
» le défaut d'être toujours la même ; il
ignoroit l'art de varier fes principes fui-
» vant les lieux , les tems , & les circonf
» tances. Il fut lent fans être irréfolu , &
» s'il manqua de l'activité néceffaire pour
fatiguer ou pour furprendre l'ennemi ,
" il fut affez vigilant pour n'être jamais
furpris . Le brillant & la gloire des ba-
» tailles ne le tentoient point , même dans
» fa jeuneffe ; fon ambition dans tous les
» âges fut de défendre ou de conquérir
n
33
des provinces fans répandre de fang.
» Exempt de l'inquiétude qu'on remarque
» dans la plupart des Généraux , il attenDECEMBRE.
1754.
»doit fans impatience le fruit de fes ma-
» noeuvres , & un fuccès , pour venir len-
» tement , n'en étoit pas moins un fuccès
» pour lui. Si la politique qui le porta à
» changer fi fouvent de parti le décria du
côté de la probité , elle lui donna la connoiffance
du génie militaire de plufieurs
» peuples , une autorité fuffifante pour les
» conduire , & l'adreffe néceffaire pour les
23
» accorder.
La moindre partie de ces talens eût fuffi
pour fermer l'entrée de l'Italie à Bonnivet
, vif, imprudent , préfomptueux &
inappliqué. Ce Général fit prefque autant
de fautes que de pas. Les François qui
avoient le pays contr'eux , un Général
qu'ils n'eftimoient pas , un ennemi qui
devenoit tous les jours plus fort , & à qui
on faifoit faire une guerre lente & à l'Italienne
, fe découragerent . Bonnivet qui
avoit formé un blocus devant Milan , fut
obligé de fe retirer. La mort de Colonne
ne rétablit pas les affaires des François .
L'Amiral voyant fon armée ruinée par les
défertions , ne fongea plus qu'à en ramener
les débris en France. Le Connétable de
Bourbon le pourfuivit dans fa retraite , &
entra en France avec une armée Espagnole :
il ne réuffit pas , & il fut forcé de regagner
F'Italie . Les François l'y fuivirent , & vin
rent affiéger Pavie.
112 MERCURE DE FRANCE.
"
» Antoine de Leve qui y commandoit ,
» avoit autant de génie que de valeur , &
» plus d'expérience encore que d'activité .
Né dans un état obfcur & d'abord fim-
» ple foldat , il étoit parvenu au com-
» mandement par d'utiles découvertes , &
» une fuite d'actions , la plûpart hardies &
toutes heureuſes . Un extérieur bas , igno-
"
ble même , ne lui ôtoit rien de l'auto-
» rité qu'il devoit avoir , parce qu'il avoit
»le talent de la parole , & une audace
» noble à laquelle les hommes ne réſiſ-
»tent pas. Ce qu'il y avoit d'inquiet ,
» d'auftere , & d'un peu barbare dans fon
» caractere , étoit corrigé ou adouci , fe-
» lon les occafions , par fon ambition , qui
» étoit vive , forte & éclairée. Il ne con-
»noiffoit de la religion & de la probité
» que les apparences. Sa fortune & la vo-
» lonté ou les intérêts du Prince , étoient
pour lui la fuprême loi .
Les efforts des François pour prendre
cette place étoient inutiles : l'armée diminuoit
tous les jours par le feu continuel de
la place , les maladies , les défertions , les
rigueurs de la faiſon , & le défaut des vivres
. Malgré tant de raiſons d'abandonner
le fiége , François s'y opiniâtra . Il ne
pouvoit pas fe réfoudre à abandonner une
entreprife qui lui avoit déja beaucoup cou
1
DECEMBRE. 1754 II
té, qui fixoit depuis long- tems l'attention
de toute l'Europe , & qu'il croyoit devoir
décider de fa réputation . Cette opiniâtreté
lui fut funefte. Il fut vaincu à Pavie , & fait
prifonnier.
Ce Prince étoit d'un caractere trop vif
& trop impatient pour foutenir fes malheurs
avec fermeté. Il fuccomba autant fous
le poids de fa foibleffe que fous celui de fes
revers , & il fut attaqué d'une maladie dangereufe.
Sorti de fa prifon après fa guérifon
, ilil recommença la guerre.
Il conclut un traité avec le Pape , les
Vénitiens & le Duc de Milan ; mais cette
ligue , dont le but étoit de rendre la li
berté aux Enfans de France qui étoient
reftés en ôtage à Madrid , d'affermir Sforce
dans fes Etats , & de remettre l'Italie entiere
dans la fituation où elle étoit avant
la guerre , n'eut qu'une iffue funcfte. Le
Duc d'Urbin qui commandoit les troupes
des confédérés , ruina les affaires
fes
fautes & fes incertitudes .
par
» Ce Général étoit lent & irréfolu :
» il voyoit toujours tant de raifons d'a-
" gir , & de n'agir pas , qu'il paffoit à difcuter
le tems qu'il auroit dû employer à
» combattre. Son imagination qui fe frappoit
aifément , groffiffoit toujours à fes
" yeux les forces de l'ennemi , & dimi-
"
114 MERCURE DE FRANCE.
» nuoit le nombre de fes propres troupes.
Il avoit le défaut ordinaire aux
» hommes timides , d'ôter le courage à fes
>> foldats en ne leur en croyant point , &
» d'enfer celui de l'ennemi en lui en fup-
» pofant trop. Les avantages qu'il avoit
" pour attaquer , & ceux que lui procu-
» reroit la victoire ne fe préfentoient ja-
» mais à lui : fon efprit ne voyoit que les
» hazards d'une action & les fuites d'une
» défaite. Tout , jufqu'à la réputation qu'il
ور
avoit de fçavoir fupérieurement la guer-
» re , nuifit à la caufe qu'il défendoit : fes
» maîtres éblouis par l'éclat de fon nom ,
approuvoient aveuglément toutes les dé-
» marches ; & les fubalternes accablés par
le poids de fon autorité , n'ofoient être
» d'un avis différent du fien , ou craignoient
de le foutenir.
Avec le caractere que nous venons
de tracer , il n'étoit pas poffible de rien
faire qui exigeât un peu de hardieffe ou
d'activité. Bourbon s'étant foutenu quelque
tems avec fort peu de troupes & fans
argeht , reçut enfin d'Allemagne des fecours
confidérables , avec lefquels il alla
faire le fiége de Rome , & y périt ; mais la
ville fut prife & abandonnée pendant plufieurs
mois à la licence & la cruauté du
foldat.
DECEMBRE. 1754 115
DE
lé n
C3
Ce fut l'occafion d'une nouvelle ligue
.contre l'Empereur , compofée des Rois de
France & d'Angleterre , des Vénitiens &
des Florentins , des Ducs de Milan & de
Ferrare , & du Marquis de Mantoue. Lautrec
commanda leurs forces réunies : il paffa
les Alpes à la tête d'une belle armée , &
s'en fervit pour réduire la plus grande partie
du Milanès fous les loix de Sforce ; fes
opérations furent vives , fages & fçavanres.
Il marcha enfuite à Naples pour en
faire le fiége ; il fut long , difficile , meurtrier
, & donna occafion à un événement
qui eut des fuites importantes.
33
و د
» André Doria , le plus grand homme
»de mer de fon fiécle , étoit entré au fer-
» vice de François I. & y avoit apporté la
hauteur , le courage & les moeurs d'un
Républicain. Les Miniftres accoutumés
» aux déférences & aux baffeffes des cour-
» tifans , conçurent aifément de la haine
contre un étranger qui ne vouloit recevoir
des ordres que du Roi . Comme l'ha-
» bitude de dépendre d'eux n'étoit pas en-
" core bien formée parmi les Grands , ils
craignirent qu'un exemple comme celui-
» là ne retardât les progrès de la fervitude.
générale qu'ils introduifoient avec fuc-
» cès dans le Royaume. Pour prévenir le
péril qui menaçoit leur autorité naiffan
"
"
23
116 MERCURE DE FRANCE.
te , ils confpirerent la perte d'un homme
dont ils n'étoient devenus ennemis
» que parce qu'il n'avoit pas voulu être
leur efclave. On ne pouvoit y parvenir
qu'en dégoûtant le Roi de lui , ou en le
» dégoûtant du Roi. Ces deux moyens fe
prêtant de la force l'un à l'autre , ils ne
» furent pas féparés . Doria fe vit infenfiblement
négligé , oublié , inſulté mê-
ม
» me .
D'autres injuftices ayant augmenté le
mécontentement de Doria , il alla porter
aux Impériaux fon crédit , fes confeils , fa
réputation & fon expérience , & parut
bientôt devant Naples pour la fecourir.
Ce contre- tems acheva d'abbattre Lautrec ,
qui luttoit depuis long-tems contre l'ennemi
, la pefte , la mifere & la famine.
Il mourut en déteftant les mauvais citoyens
dont l'Etat , l'armée & lui étoient les victimes.
Le Marquis de Saluces qui remplaça
Lautrec , manquoit de vûes , d'audace
& d'activité : il fe retira de devant
Naples , fe laiffa battre , & fut lui -même
prifonnier.
L'armée des confédérés qui étoit en
Lombardie , fut détruite peu de tems après
par Antoine de Leve. Cet événement avança
les négociations pour la paix , qui étoient
commencées , mais qui languiffoient ; la
DECEMBRE. 1754. 117
STA
paix fut faite à Cambray. L'Empereur ne
tarda pas à former le plan d'une ligue contre
le Roi de France , qui de fon côté ne
négligeoit rien pour fufciter des ennemis à
fon rival. Un événement fingulier prépara
le dénoument de ces intrigues.
Un Gentilhomme Milanois , nommé
Merveille , qui vivoit ordinairement en
France , étoit retourné dans fa patrie fous
prétexte de quelques affaires particulieres ;
mais en effet pour cimenter l'union qui
commençoit à fe former entre Sforce &
François I. Le fecret perça ; l'Empereur fut
inftruit de cette intelligence : le Duc de
Milan qui redoutoit fon reffentiment ,
chercha tous les moyens imaginables de
l'appaifer. Le hazard ou fon imprudence
lui en fournirent un affreux . Quelques domeftiques
de Merveille ayant tué dans une
querelle un Milanois , l'Agent de France
fut arrêté & décapité . Cet attentat , un
des plus crians que l'hiftoire fourniffe contre
le droit des gens , fit fur l'efprit de
François I. toute l'impreffion qu'il y devoit
faire ; mais il en différa la
vengeance , &
il attendit l'inftant que Charles Quint allât
porter la guerre en Afrique contre le Pirate
Barberouffe pour fatisfaire fon reffentiment
, réparer fa gloire , humilier Sforce ,
& recouvrer le Milanès, Il envoya par la
118 MERCURE DE FRANCE.
Savoye une armée nombreufe , qui débuta
par les plus brillans fuccès , & refta toutà-
coup dans une inaction dont on connoît
peu les motifs . Les Impériaux s'étant fortifiés
, elle fut obligée de repaffer en France
; l'Empereur l'y fuivit. Montmorenci ,
chargé de l'arrêter avec une armée bien
inférieure , s'étoit déterminé , malgré les
murmures des peuples & les railleries des
courtifans , à facrifier la Provence entiere
au falut du refte de l'Etat . Il avoit mis fon
armée fous Avignon , couverte par le Rhôpar
la Durance . L'Empereur , après
avoir fait quelques tentatives inutiles fur
Arles & fur Marſeille , effaya de faire fortir
Montmorenci de fes retranchemens , &
de l'engager à une bataille ; mais ce Général
fut ferme dans fes principes de reſter
fur la défenfive , & les Impériaux quitterent
la Provence , confumés par la faim ,
par les maladies , par la honte & par le
chagrin .
ne &
L'yvreffe où étoit François I. de fes derniers
fuccès , devoit entraîner néceffairement
l'abus de la victoire , & cela arriva
d'une maniere qui me paroît devoir être
remarquée.
» Les Comtés de Flandre & d'Artois re-
"levoient de tems immémorial de la Fran-
» ce. Charles- Quint en avoit rendu l'homDECEMBRE.
1754. 119
» mage comme fes prédéceffeurs , jufqu'à
» ce qu'on lui en eût cédé la fouveraineté
à Cambray. Ce Prince ayant depuis vio-
» lé ce traité en recommençant la guerre ,
" on prétendit qu'il étoit déchu de tous
» les avantages qu'on lui avoit faits , qu'il
» étoit redevenu vaffal de la Couronne
» que cette qualité le rendoit coupable de
» félonie , & devoit faire confifquer fes
» Fiefs. Ce raifonnement expofé en plein
» Parlement au Roi , aux Princes du Sang ,
» à tous les Pairs du Royaume , par l'Avo-
» cat Général Cappel , dans le mois de
» Janvier 1937 , fit ordonner que l'Empe-
» reur feroit cité fur la frontiere , pour ré-
»pondre lui- même , ou du moins par fes
Députés. Le tems prefcrit pour compa-
» roître s'étant écoulé fans que perfonne
» fe fût préfenté , la Flandre & l'Artois fu-
» rent déclarés réunis à la Couronne.
39
"3
François étoit fans doute affez éclairé
» pour regarder cette procédure comme
» une vaine formalité ; mais cette con-
» viction , loin de le juftifier , comme le
» prétendent fes panégyriftes , le rendoit
» évidemment plus blâmable . Il ne tiroit
qu'une vengeance inutile de l'Empereur ,
» qui par des calomnies femées adroite-
» ment , l'avoient décrié dans toute l'Eu-
"
rope , & il perdoit la réputation de
120 MERCURE DE FRANCE.
générofité qu'il avoit eue jufqu'alors ,
» fans qu'il lui en revînt aucun avantage..
" Cette conduite étoit la preuve que ce
» Prince ne faifoit la guerre qu'à Charles
, tandis que Charles la faifoit à la
» France. Qu'on y prenne garde , & on
» trouvera dans cette obfervation , qui
»pour être nouvelle , n'eft pas moins fondée
, la raifon des avantages que la
» Maifon d'Autriche remporta fur celle de
» France , dès les premiers tems de leur
concurrence . Le Chef de la premiere n'é-
» toit déterminé à agir que par des inté-
" rêt d'Etat , & celui de la feconde n'a-
» voit en vûe ordinairement que des paf-
»fions particulieres. Il portoit ce motif
» petit & bas qui entraîne toujours l'hu-
» miliation ou la ruine des Empires , juf-
» ques dans des événemens qui paroif-
» foient partir d'une politique profonde &
» lumineufe ; tel , par exemple , que l'al-
» liance qu'il contracta avec Soliman.
Dès que ce traité fut conclu , le Grand
Seigneur entra en Hongrie à la tête de cent
mille hommes , & envoya une flotte fur
les côtes de Naples. Ces deux armées eurent
quelques avantages , qui auroient pû
conduire plus loin fi François eût paffé les
Alpes en même tems avec une nombreuſe
armée la lenteur gâta tout. Le Roi , malgré
DECEMBRE . 1754. 121
gré d'affez grands avantages qu'il rempor
ta en Italie où il étoit enfin paffé , quitta
par légereté les armes qu'il avoit prifes par
reffentiment , & conclut une treve de dix
ans avec l'Empereur.
Une fermentation dangereufe qui commençoit
déja à agiter les Pays bas , rendoit
cet accomodement très - important pour
Charles - Quint. Ce Prince fentoit la néceffité
de pafler aux Pays-bas pour appaifer
les troubles : Montmorenci lui fit accorder
ce paffage par la France , à des conditions
que ce Prince ne tint pas. La chûte du
Connétable fuivit une infidélité dont il
avoit été caufe . La difgrace de ce favori
tout puiflant fut- elle un bonheur ou un
malheur pour la France ? le Lecteur en
pourra juger.
" Montmorenci , un des hommes les
plus célébres de fon. fiécle , avoit les
» moeurs auſteres , mais de cette auſtérité
» qui naît plutôt d'un efprit chagrin que
» d'un coeur vertueux . Plus ambitieux de
» dominer que jaloux de plaire , il ne re-
» doutoit pas d'être haï , pourvû qu'il fût
>> craint ; la fierté & de faux principes
qu'il s'étoit faits , lui faifoient regarder
»comme des baffeffes des ménagemens rai-
» fonnables qui lui auroient concilié l'eftime
& l'amour des peuples. L'ordre qu'il
I. Vol. F
122 MERCURE DE FRANCE.
établiffoit par tout où il avoit de l'au-
» torité , n'étoit pas précisément de l'or-
» dre , c'étoit de la gêne : on y démêloit
»une certaine pédanterie qui n'eft guere
» moins commune à la Cour & à l'armée
qu'ailleurs , quoiqu'elle y foit infiniment
plus ridicule. Il n'eftimoit & n'a-
» vançoit les hommes qu'à raifon du plus
» ou du moins de reffemblance qu'ils
» avoient avec lui , & il confondoit les
citoyens fans talens avec les citoyens
» qui en avoient d'autres que les fiens ,
Dou qui les avoient autrement que lui.
» Naturellement defpotique , il puniffoit
le crime fans obferver les formalités que
» preferit fagement la loi , & il fe croyoit
» difpenfé de récompenfer les actions uti-
» les à la patrie , fous prétexte qu'elles
» étoient d'obligation . Le furnom de Ca-
» ton de la Cour qu'on lui donna , étoit
» plutôt la cenfure de fes manieres que
l'éloge de fon coeur : il l'avoit fi aigre
» que la religion même n'avoit pû la-
" doucir , & qu'il étoit paffé en proverbe
» de dire : Dien nous garde des patenêtres du
ต
» Connétable. Il eut toute fa vie de fauffes
» idées fur la grandeur ; il la faifoit confifter
à gêner ceax qui l'approchoient , à
" faire éclater fes reffentimens , à éviter les
amuſemens publics , à tenir des difcours
22
DECEMBRE . 1754 123
"3
و ر
fiers & infultans , à outrer les dépenfes
qui étoient purement de fafte. La nature
» lui avoit refufé la connoiffance des hom-
» mes , & à plus forte raifon le talent de
» les former : il ne voyoit pour les gou-
» verner que la crainte ; maniere baffe , qui
" avilit les ames les plus élevées , & qui
» pour un crime qu'elle empêche , étouffe
» le germe de mille vertus. A juger de
» Montmorenci par les places qu'il occu-
» pa , les affaires dont il fut chargé , l'au-
» torité qu'il eut , on croiroit qu'il fut
» très intrigant ou très- habile ; cependant
» il étoit fans manége , & fa capacité étoit
» médiocre : le hazard & fa naiffance con-
» tribuerent beaucoup à fon élévation .
» Comme tous les Miniftres accrédités , il
» voulut fe mêler des finances , & par une
» erreur malheureufement trop commune ,
il crut qu'il fuffifoit d'avoir un caractere
dur pour les bien adminiftrer . On ne le
foupçonna jamais de rien détourner des
» deniers publics ; mais il abufoit de la
» facilité de fes maîtres pour fe faire don-
» ner : forte de malverfation moins crimi-
» nelle peut-être que la premiere , mais
qui n'eft gueres moins odieufe. Toutes
» les négociations dont il fut chargé réuf-
» firent mal : il y portoit de la hauteur ,
» de l'entêtement , de l'aigreur , des idées
"
"
"
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
» étroites , un goût trop marqué pour le cé-
» témonial. Son talent pour la guerre fe bornoit
prefque à une prudence lente , qui eft
» le plus fouvent la marque d'un efprit froid,
»timide & ftérile : il réuffit quelquefois
» à fe défendre , mais il ne fçut jamais ni
attaquer ni vaincre. Ce qui diftingua le
plus fa vie des vies ordinaires , c'eft la
» maniere dont il foutint les difgraces
qu'il efluya fa fermeté auroit frappé
davantage , fi l'oftentation dont elle étoit
accompagnée n'eût annoncé plus d'or-
» gueil que de vertu .
"
99
:
Cependant on chercha les moyens de
tirer une vengeance füre & éclatante de
l'Empereur ; la guerre lui fut déclarée en
1542. Les François ouvrirent la campagne
par le Rouffillon & les Pays- Bas , où
ils eurent quelques fuccès. M. d'Enguien
gagna en Piémont la bataille de Cerifolesdont
il perdit les fruits , parce qu'on ne
pût pas lui envoyer des fecours. L'Empereur
& le Roi d'Angleterre s'unirent pour
entrer en France en même tems avec une
armée nombreuſe ; la jaloufie & les divifions
de ces deux Princes fauverent le
Royaume : l'Empereur même , par le défaut
des vivres qui lui manquerent par la fage
attention qu'on eut de tout dévafter , ſe
feroit vû réduit à périr ou de fe rendre
DECEMBRE. 1754. 125
prifonnier , fi les intrigues de la Cour n'a
voient avancé la conclufion de la paix qui
fut fignée à Crépy en 1544 , & à laquelle
François I. ne furvêcut pas long-tems.
» Ce Prince joignoit à un goût décidé
» pour tous les exercices du corps , l'adreffe
» néceffaire pour y exceller , & affez de
fanté pour s'y livrer fans rifque. Il n'avoit
pas cet air impofant qui a fait le
plus grand mérite de quelques Souve-
» rains ; mais il régnoit dans toutes les ma
» nieres une franchiſe qui préparoit à l'a-
» mour & qui infpiroit la confiance . Pour
»trouver accès auprès de lui , il n'étoit pas
» néceffaire d'avoir des places , de la ré-
»putation ou de la naiffance ; il fuffifoit
d'être François ou même homme . Sa con-
» verfation réuniffoit les agrémens que
» doivent donner la gaieté , le naturel , la
» vivacité & les connoiflances. Il parloit
"
»
beaucoup ; & quand il auroit été un par-
» ticulier , on n'auroit pas trouvé qu'il
parlât trop. Le defir de la louange qui
rend quelquefois grands les Rois qui
» l'ont , mais qui ne fait le plus fouvent
» qu'avilir ceux qui les entourent , fut une
de fes paffions : fon caractere autoriſe à
penfer qu'il s'en feroit rendu digne , fi
les flateurs ne l'avoient perdu .
n
» Contre l'ordinaire des hommes nés
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
» pour gouverner , qui ne forment prefque'
jamais de projets dont le défaut même
de fuccès ne foit fuivi de quelque avan-
"9
ود
و د
tage , il ne s'occupoit que de ce que les
» événemens avoient d'éclatant : on ne l'amena
jamais à fentir que dans des coups
» d'état la gloire & l'utilité font le plus
»fouvent inféparables . Les partis violens
» qui ne font permis que dans des fitua-
» tions defefpérées , ou quand on fe fent
» affez de force & de génie pour les foute-
» nir , ne lui coutoient rien à prendre : l'efprit
romanefque de fon fiécle & fon imprudence
particuliere l'empêchoient de
» voir les difficultés attachées aux affaires
& celles que fon caractere y ajoûteroit .
"3
Quoiqu'il s'occupât beaucoup du foin.
d'étendre fon autorité , il ne gouverna
jamais lui-même. L'Etat fut fucceffive-
»ment abandonné aux caprices de la Ducheffe
d'Angoulême , aux paffions des
Miniftres , à l'avidité des favoris. Il eut
» une probité d'oftentation qui ne lui
» mettoit pas de manquer de parole à fes
» ennemis des principes vrais & réels ſe
perferoient
étendus jufqu'à fes fujets , &
» l'auroient empêché de les dépouiller de
» droits effentiels fondés fur les conven-
» tions & fur la nature. La jalousie qui eft
auffi ordinaire & plus dangereufe fur le
DECEMBRE.
1754. 127
5
I
thrône que dans les conditions privées
n'effleura pas feulement fon ame : il étoit
»foldat , il fe croyoit Général , & il louoit
fans effort , avec plaifir même , tous ceux
» qui avoient fait à la guerre une action
» de valeur ou d'habileté. Le feu qu'il met-
» toit d'abord dans fes entrepriſes , s'étei-
"gnoit tout- à - coup fans pouvoir être nour-
»ri par le fuccès , ni rallumé par les difgraces.
Il n'étoit donné à ce Prince , fi
»l'on peut parler ainfi , que d'avoir des
» demi-fentimens & de faire des demi -ac-
» tions. Comme il avoit beaucoup d'éléva
» tion & qu'il réfléchiffoit peu , il dédaignoit
l'intrigue & négligeoit trop les ap-
» parences : fon rival moins délicat & plus
appliqué , profita de cette imprudente
» hauteur , pour lui ôter dans l'Europe en-
» tiere une réputation de probité qui lui
» auroit donné des alliés fideles & parmi
» les François même , une réputation d'ha-
» bileté qui auroit affermi leur courage.
La franchife , la fenfibilité , la générofi-
» té , qui ont été dans tous les fiécles la bafe
» des réputations les plus pures , furent la
» ruine de la fienne : la premiere de ces
» vertus lui fit trahir fes fecrets ; la feconde
» ne lui infpira qu'une compaffion ftérile
pour des peuples furchargés qu'il devoit
foulager ; la derniere lui fit prodiguer à
F iiij
728 MERCURE DE FRANCE.
des Courtifans ce qui étoit dû à ceux qui
» fervoient l'Etat . Son adminiftration fut
accompagnée de tous les defordres qui
»deshonorent le regne des Souverains cré-
» dules , vains , inconftans , fans principes ,
» fans expérience , fans connoiffance des
» hommes & fans fermeté.
& politiques de l'Europe , depuis l'élévation
de Charles- Quint au thrône de l'Em-
E ij
100 MERCURE DE FRANCE.
pire , jufqu'au traité d'Aix -la - Chapelle en
1748. Par M. l'Abbé Raynal , de la Société
royale de Londres, & de l'Académie royale
des Sciences & Belles - Lettres de Pruffe . A
Amfterdam , chez Ar ' ftée & Merkus ; & le`
vend à Paris , chez Durand , rue S. Jacques
, au Griffon , 1754 .
J'ai donné dans le Mercure dernier l'extrait
du premier volume de mon ouvrage ,
je vais continuer celui du fecond qui tenferme
l'histoire des guerres de Charles-
Quint & de François I , depuis 1521 jufqu'en
1544.
» L'Italie , ce théatre continuel & mal-
» heureux de tant de guerres , en a peu vu
» d'auffi fingulieres par les motifs & d'auffi
furprenantes par les événemens que cel-
» les qu'on va développer. Le lecteur en
» faifira mieux l'efprit , & en fuivra plus
agréablement les détails lorfqu'on l'aura
» fait remonter jufqu'à leurs caufes les plus
éloignées.
و ر
و ر
ور
و ر
Depuis la chute de l'Empire Romain
l'Italie ne s'étoit jamais trouvée dans la fituation
heureufe & brillante où elle étoit
en 1492. Une paix profonde , un commerce
étendu & floriffant , la culture des fciences
& des arts , inconnus ou méprifés ailleurs
, y faifoient regner des moeurs douces ,
aimables & polies . Tranquille , peuplée ,
DECEMBRE . 1754. tor
!
riche & magnifique au - dedans , elle avoit
au- dehors une affez grande confidération .
Cette fituation fi rare étoit particulierement
l'ouvrage de Laurent de Médicis , qui
de fimple citoyen de Florence en devint le
chef& le bienfaiteur. Sa mort fut l'époque
des troubles de l'Italie .
Ludovic Sforce méditoit d'ufurper la
Souveraineté du Milanès fur Jean Galeas
fon neveu ; mais comme il prévoyoit que
le Roi de Naples traverferoit fon projet,
il engagea la France à faire valoir les droits
qu'elle avoit par la Maiſon d'Anjou fur le
Royaume de Naples .
» Charles VIII qui n'avoit ni la péné-
» tration néceffaire pour connoître le bien
»de l'Etat , ni le fentiment qui le fait de-
» viner, & qui confondoit d'ailleurs , com-
" me prefque tous les Souverains , un fond
" méprifable d'inquiétude avec une paf-
» fion très-louable pour la gloire , s'entêta
de la conquête de Naples dès qu'on lui
» en eût fait la premiere ouverture. La né-
» ceffité de peapler fon Royaume que les
» guerres contre les Anglois avoient de-
» vafté , de réformer le gouvernement dont
» les troubles civils venoient d'augmenter
» le defordre , de rétablir les finances épui-
» fées par les bizarreries du dernier régne ,
ne balança pas une réfolution fi dange-
ود
E iij
102 MERCURE DE FRANCE.
» reufe . Tout fut rapporté à une entrepriſe
» dont le fuccès même devoit être un mal-
» heur. Le defir de réuffir , tout vif qu'il
» étoit , peut-être même parce qu'il l'étoit ,
» n'éclaira pas fur les moyens.
و ر
ود
ود
Charles commença par gagner Ferdinand
& Maximilien , en leur abandonnant des
pays qui valoient mieux que ce qu'il ſe propofoit
d'acquerir. Il regarda fon triomphe
comme infaillible , lorfqu'il crut s'être affuré
qu'il n'auroit à combattre que des Italiens.
Il eft vrai que quand les différens
Etats de l'Italie n'auroient pas été divifés
entr'eux , ils ne pouvoient oppofer qu'une
foible réfiftance. » Leurs troupes n'étoient
compofées que de gens fans honneur ,
»fans talent & fans aveu , que quelques
Seigneurs qui jouiffoient d'une efpece
d'indépendance dans l'Etat eccléfiaftique
» ou dans d'autres états , raffembloient
»pour le fervice des Puiffances qui en
» avoient befoin . Ces chefs de bande , maî-
» tres abfolus des corps qu'ils avoient formés
, y difpofoient à leur gré de tous les
emplois , & faifoient avec leurs fubalternes
le marché qu'ils vouloient , fans que
l'Etat qui les avoit à ſa ſolde , prît con-
» noiffance de ces conventions. La diffi-
» culté ou la dépenfe des recrûes déter-
ور
"
"
minoit ces aventuriers à n'agir que de
DECEMBRE. 1754. 103
ور
ود
"
» concert ; & quoiqu'ils fuffent dans des
» camps ennemis , ils travailloient plutôt
»à fe faire valoir les uns les autres qu'à
» tenir les engagemens qu'ils avoient con-
» tractés. Un i vil intérêt avoit réduit la
» guerre à n'être qu'une comédie. On ne la
» faifoit jamais que de jour , & l'artillerie
»même fe taifoit pendant la nuit , pour
» que le repos du foldat ne fût pas troublé.
» Dans les occafions même qui font les
plus vives , il n'y avoit gueres de fang
» répandu que par inadvertance , & les
» combattans ne cherchoient réciproque-
» ment qu'à faire des prifonniers dont la
» rançon pût les enrichir. Machiavel nous
a laiffé le récit exact & détaillé des deux
plus mémorables actions de fon fiècle ,
celle d'Anghiari & celle de Caftracaro.
On y voit des aîles droites & gauches
» renversées & victorieufes , un centre
» enfoncé , le champ de bataille perdu &
regagné plufieurs fois . Ces defcriptions
>> annoncent un carnagel horrible ; il n'y
eut cependant ni mort ni bleffé dans le
premier combat , & dans le fecond il
» ne périt qu'un feul homme d'armes qui
» fut foulé par les chevaux .
ود
Charles ne trouva aucun obftacle dans
fa marche ; il fe vit maître du Royaume
de Naples fans avoir tiré l'épée , & en
E iiij
104 MERCURE DE FRANCE.
moins de tems qu'il n'en auroit fallu pour
le parcourir. Mais la facilité & l'éclat de
cette conquête ne firent qu'aigrir la jaloufie
des autres Puiffances . Le Pape , l'Empereur
, le Roi d'Efpagne , les Vénitiens
& les Milanois s'unirent pour dépouiller
Charles qui , effrayé de cette ligue , laiffa
une partie de fes troupes pour défendre fa
conquête , & reprit la route de fes Etats
avec le refte .
Cette retraite enhardit le Roi déthrôné ,
qui vint avec des fecours confidérables
pour chaffer les François de fes Etats ; les
conquerans fe défendirent long - tems avec
affez de bonheur , mais ils furent enfin
obligés de céder & d'abandonner les places
dont ils étoient les maîtres , & il ne
refta à la France que la honte d'avoir formé
une entrepriſe confidérable fans fin déterminée
, ou fans moyens pour y parvenir .
Les mauvais fuccès de Charles VIII ne
rebuterent point fon fucceffeur. Louis XII
fut à peine parvenu au thrône qu'il tourna
fes vûes vers le Milanès fur lequel il avoit
quelques droits ; la conquête en auroit été
difficile , s'il n'avoit été fécondé par les
Vénitiens. Le Milanès ne pouvoit pas réfifter
à ces forces réunies , & il fut fubjugué
en quinze jours. Louis ne bornoit pas
fon ambition à cette conquête , il convint
DECEMBRE . 1754. 105
avec les Espagnols d'attaquer à frais communs
le Royaume de Naples & de le partager
après la victoire. Fréderic ne fit qu'u
ne très-foible réfiftance ; mais les vainqueurs
n'eurent pas plutôt accablé l'ennemi
commun , qu'ils devinrent irréconciliables.
Cette divifion eut des fuites funeftes
aux François ; les avantages qu'avoient fur
eux les Eſpagnols affurerent, après bien des
combats & des négociations , Naples à Ferdinand
, fans que Louis , que les événemens
n'éclairoient jamais , apprît à connoître
les hommes , ni même à fe défier
de fon rival . Un aveuglement fi extraordinaire
le précipita bientôt dans de nouveaux
malheurs à l'occafion que nous allons rapporter.
» La République de Venife jettoit en
1508 un éclat qu'elle n'avoit pas eu au-
» paravant , & qu'elle n'a pas eu depuis.
» Sa domination s'étendoit fur les ifles de
Chypre & de Candie , fur les meilleurs
» ports du Royaume de Naples , fur les pla-
» ces maritimes de la Romagne & fur la
partie du Milanès qui fe trouvoit à ſa
» bienféance. Des poffeffions fi fort éloignées
les unes des autres étoient en quel-
» que maniere réunies par les flottes nom-
»breufes & bien équippées de cette Puiffance
, la feule qui en eût alors. Les dé-
"
"
23
E v
106 MERCURE DE FRANCE.
penfes qu'exigeoient ces armemens confidérables
ne l'épuifoient pas ; & fon
» commerce qui embraffoit tout le monde
» connu , la mettoit encore en état d'avoir
beaucoup de troupes de terre & de les
» mieux payer que les autres nations. Ces
forces n'étoient ni les feules ni même
les plus grandes reffources de l'Etat : il
pouvoit compter fur l'affection des fujets.
qui trouvoient un avantage fenfible à vi-
» vre fous un gouvernement qui entrete-
» noit l'abondance au - dedans , & qui paf-
» foit au- dehors pour le plus fage & le plus
profond de tous les gouvernemens.
99
39
"
و ر
» Pour fe maintenir dans cette pofition
» brillante , Venife travailloit fans relâche
» à mettre les forces de fes voifins dans un
tel équilibre , qu'elle pût rendre toujours
» fupérieur le parti qu'il lui conviendroit
d'embraffer. Le defir d'établir cette ba-
» lance de pouvoir , la chimere de tant de
» celebres politiques , l'empêchoit d'être fi-
» dele à fes alliances les plus folemnelles ,
» & de refpecter les droits les plus évidens
» des autres Souverains . Ses amis fatigués
" par fes défiances , & fes ennemis aigris
» par fes hauteurs , prirent peu à peu pour
» elle les mêmes fentimens . Comme cette
difpofition ne pouvoit pas être long - tems
» fecrette , on ne tarda pas à fe faire réci- '
"
DECEMBRE. 1754. 107
proquement confidence de fon averfion ,
» & cette confidence aboutit à une confpiration
générale contre la République .
L'hiftoire ne fournit gueres que le congrès
de Cambrai où plufieurs Puiffances fe
foient réunies contre une Puiffance moins
confidérable que chacune d'elles . Cette fameufe
ligue étoit compofée du Pape , du
Roi Catholique , de l'Empereur & de Louis
XII. Le Roi de France toujours fidele à
fes engagemens , entra en 1509 fur le territoire
de la République dans le tems dont
on étoit convenu , & avec les forces qu'il
devoit fournir. Il gagna par l'imprudence
du Général Vénitien qu'on lui oppofa , une
bataille complette , qui mit Venife à deux
doigts de fa perte .
La divifion des Princes confédérés fauva
la République. Louis vit tourner contre
lui les forces de la ligue , celles des
Suiffes & du Roi d'Angleterre. Malgré les
efforts réunis de tant d'ennemis , les François
fe foutinrent en Italie par des fuccès
tous les jours plus éclatans , jufqu'à la mort
du Duc de Nemours , qui fe fit tuer en foldat
à la bataille de Ravenne , qu'il avoit
gagnée en Général . Les vainqueurs déconcertés
par la mort de leur chef , s'affoibliffant
tous les jours par les divifions , les
maladies & les défertions , furent obligés
E vj
108 MERCURE DE FRANCE.
d'aller défendre le Milanès ; mais trop foibles
pour s'y maintenir , ils en furent chaf
fés par les Suiffes en 1512. Louis ne perdit
pas courage , il vint à bout d'amèner
les Venitiens à fon alliance, & de recouvrer
ce qu'il avoit perdu au - delà des Alpes .
» Cette conquête fut facile. Les Milanois
qui jufqu'alors avoient regardé les
François comme des Tyrans , les reçu-
» rent comme leurs libérateurs : ce qu'ils
éprouvoient de Sforce & fur-tout des
» Suiffes depuis la révolution , leur avoit
appris que l'orgueil , l'injuftice & le mépris
des loix & des bienféances étoient
" moins les vices d'une nation en particu-
» lier que de la profpérité en général . Ces
» réflexions les avoient conduits au paral-
» lele de leurs anciens & de leurs nou-
» veaux maîtres ; & ils avoient jugé que
33
ceux qui rachetoient les défauts des con-
» querans par la bonté de leur coeur & la
»facilité de leurs moeurs , devoient être
" préférés à ceux qui n'offroient pas les
"mêmes compenfations . » Malgré ces difpofitions
favorables , les François furent
encore chaffés de leur conquête.
François I fuivit les vûes de fon prédéceffeur
avec la même vivacité que fi elles
euffent été fes propres vûes. Il entra en
Italie , dont les Suiffes gardoient le paffaDECEMBRE
. 1754 109
ge ,
& gagna contr'eux la célebre bataille
de Marignan , qui lui ouvrit la conquête
du Milanès , où les François furent tranquilles
jufqu'en 1521 .
La guerre que commencerent alors à ſe
faire Charles- Quint & François I , fut vive
, fur- tout en Italie . Le Pape & l'Empereur
s'unirent pour chaffer les François du
Milanès dont ils étoient reftés les maîtres.
Lautrec qui y commandoit, fçavoit la guerre
, mais il n'avoit aucun talent pour le
gouvernement. On le trouvoit généralement
haut , fier & dédaigneux . Ses vices
& la dureté de fon adminiftration le rendirent
odieux aux Milanois , qui chercherent
à fortir de l'oppreffion . Lautrec qui
vit les fuites de cette fermentation , demanda
des fecours à la France , mais il nefut pas
affez fort pour fe défendre contre les confédérés
qui le chafferent du Milanès . Une
bataille que ce Général perdit enfuite
acheva la ruine des François en Italie.
François I ne fut point découragé. Il
vit toute l'Europe fe liguer contre lui fans
que cela changeât rien à fes projets. Il ne
réfléchiffoit pas affez pour voir le péril , &
avoit d'ailleurs trop de courage pour le
craindre. Il fe difpofoit à paffer les Alpes
avec une armée redoutable , lorfque la
confpiration du Connétable de Bourbon
116 MERCURE DE FRANCE.
l'arrêta dans fes Etats . Il chargea Bonnivet
de la conquête du Milanès .
33
» Profper Colonne fut le Général que
» la ligue lui oppofa . Cet Italien qui paſſa
» pour un des plus grands Capitaines
» de fon fiécle , faifoit la guerre avec
» moins d'éclat que de fageffe , & avoit
" pour maxime de ne rien abandonner à la
» fortune , même dans les cas les plus pref-
» fans. Il combinoit extrêmement toutes
fes démarches , & dans la crainte de les
déranger , il laiffoit échapper fouvent
» des occafions décifives que la négligence
» ou la foibleffe de l'ennemi lui préfen-
» toient . Sa maniere de faire la guerre
» étoit bonne en général , mais elle avoit
» le défaut d'être toujours la même ; il
ignoroit l'art de varier fes principes fui-
» vant les lieux , les tems , & les circonf
» tances. Il fut lent fans être irréfolu , &
» s'il manqua de l'activité néceffaire pour
fatiguer ou pour furprendre l'ennemi ,
" il fut affez vigilant pour n'être jamais
furpris . Le brillant & la gloire des ba-
» tailles ne le tentoient point , même dans
» fa jeuneffe ; fon ambition dans tous les
» âges fut de défendre ou de conquérir
n
33
des provinces fans répandre de fang.
» Exempt de l'inquiétude qu'on remarque
» dans la plupart des Généraux , il attenDECEMBRE.
1754.
»doit fans impatience le fruit de fes ma-
» noeuvres , & un fuccès , pour venir len-
» tement , n'en étoit pas moins un fuccès
» pour lui. Si la politique qui le porta à
» changer fi fouvent de parti le décria du
côté de la probité , elle lui donna la connoiffance
du génie militaire de plufieurs
» peuples , une autorité fuffifante pour les
» conduire , & l'adreffe néceffaire pour les
23
» accorder.
La moindre partie de ces talens eût fuffi
pour fermer l'entrée de l'Italie à Bonnivet
, vif, imprudent , préfomptueux &
inappliqué. Ce Général fit prefque autant
de fautes que de pas. Les François qui
avoient le pays contr'eux , un Général
qu'ils n'eftimoient pas , un ennemi qui
devenoit tous les jours plus fort , & à qui
on faifoit faire une guerre lente & à l'Italienne
, fe découragerent . Bonnivet qui
avoit formé un blocus devant Milan , fut
obligé de fe retirer. La mort de Colonne
ne rétablit pas les affaires des François .
L'Amiral voyant fon armée ruinée par les
défertions , ne fongea plus qu'à en ramener
les débris en France. Le Connétable de
Bourbon le pourfuivit dans fa retraite , &
entra en France avec une armée Espagnole :
il ne réuffit pas , & il fut forcé de regagner
F'Italie . Les François l'y fuivirent , & vin
rent affiéger Pavie.
112 MERCURE DE FRANCE.
"
» Antoine de Leve qui y commandoit ,
» avoit autant de génie que de valeur , &
» plus d'expérience encore que d'activité .
Né dans un état obfcur & d'abord fim-
» ple foldat , il étoit parvenu au com-
» mandement par d'utiles découvertes , &
» une fuite d'actions , la plûpart hardies &
toutes heureuſes . Un extérieur bas , igno-
"
ble même , ne lui ôtoit rien de l'auto-
» rité qu'il devoit avoir , parce qu'il avoit
»le talent de la parole , & une audace
» noble à laquelle les hommes ne réſiſ-
»tent pas. Ce qu'il y avoit d'inquiet ,
» d'auftere , & d'un peu barbare dans fon
» caractere , étoit corrigé ou adouci , fe-
» lon les occafions , par fon ambition , qui
» étoit vive , forte & éclairée. Il ne con-
»noiffoit de la religion & de la probité
» que les apparences. Sa fortune & la vo-
» lonté ou les intérêts du Prince , étoient
pour lui la fuprême loi .
Les efforts des François pour prendre
cette place étoient inutiles : l'armée diminuoit
tous les jours par le feu continuel de
la place , les maladies , les défertions , les
rigueurs de la faiſon , & le défaut des vivres
. Malgré tant de raiſons d'abandonner
le fiége , François s'y opiniâtra . Il ne
pouvoit pas fe réfoudre à abandonner une
entreprife qui lui avoit déja beaucoup cou
1
DECEMBRE. 1754 II
té, qui fixoit depuis long- tems l'attention
de toute l'Europe , & qu'il croyoit devoir
décider de fa réputation . Cette opiniâtreté
lui fut funefte. Il fut vaincu à Pavie , & fait
prifonnier.
Ce Prince étoit d'un caractere trop vif
& trop impatient pour foutenir fes malheurs
avec fermeté. Il fuccomba autant fous
le poids de fa foibleffe que fous celui de fes
revers , & il fut attaqué d'une maladie dangereufe.
Sorti de fa prifon après fa guérifon
, ilil recommença la guerre.
Il conclut un traité avec le Pape , les
Vénitiens & le Duc de Milan ; mais cette
ligue , dont le but étoit de rendre la li
berté aux Enfans de France qui étoient
reftés en ôtage à Madrid , d'affermir Sforce
dans fes Etats , & de remettre l'Italie entiere
dans la fituation où elle étoit avant
la guerre , n'eut qu'une iffue funcfte. Le
Duc d'Urbin qui commandoit les troupes
des confédérés , ruina les affaires
fes
fautes & fes incertitudes .
par
» Ce Général étoit lent & irréfolu :
» il voyoit toujours tant de raifons d'a-
" gir , & de n'agir pas , qu'il paffoit à difcuter
le tems qu'il auroit dû employer à
» combattre. Son imagination qui fe frappoit
aifément , groffiffoit toujours à fes
" yeux les forces de l'ennemi , & dimi-
"
114 MERCURE DE FRANCE.
» nuoit le nombre de fes propres troupes.
Il avoit le défaut ordinaire aux
» hommes timides , d'ôter le courage à fes
>> foldats en ne leur en croyant point , &
» d'enfer celui de l'ennemi en lui en fup-
» pofant trop. Les avantages qu'il avoit
" pour attaquer , & ceux que lui procu-
» reroit la victoire ne fe préfentoient ja-
» mais à lui : fon efprit ne voyoit que les
» hazards d'une action & les fuites d'une
» défaite. Tout , jufqu'à la réputation qu'il
ور
avoit de fçavoir fupérieurement la guer-
» re , nuifit à la caufe qu'il défendoit : fes
» maîtres éblouis par l'éclat de fon nom ,
approuvoient aveuglément toutes les dé-
» marches ; & les fubalternes accablés par
le poids de fon autorité , n'ofoient être
» d'un avis différent du fien , ou craignoient
de le foutenir.
Avec le caractere que nous venons
de tracer , il n'étoit pas poffible de rien
faire qui exigeât un peu de hardieffe ou
d'activité. Bourbon s'étant foutenu quelque
tems avec fort peu de troupes & fans
argeht , reçut enfin d'Allemagne des fecours
confidérables , avec lefquels il alla
faire le fiége de Rome , & y périt ; mais la
ville fut prife & abandonnée pendant plufieurs
mois à la licence & la cruauté du
foldat.
DECEMBRE. 1754 115
DE
lé n
C3
Ce fut l'occafion d'une nouvelle ligue
.contre l'Empereur , compofée des Rois de
France & d'Angleterre , des Vénitiens &
des Florentins , des Ducs de Milan & de
Ferrare , & du Marquis de Mantoue. Lautrec
commanda leurs forces réunies : il paffa
les Alpes à la tête d'une belle armée , &
s'en fervit pour réduire la plus grande partie
du Milanès fous les loix de Sforce ; fes
opérations furent vives , fages & fçavanres.
Il marcha enfuite à Naples pour en
faire le fiége ; il fut long , difficile , meurtrier
, & donna occafion à un événement
qui eut des fuites importantes.
33
و د
» André Doria , le plus grand homme
»de mer de fon fiécle , étoit entré au fer-
» vice de François I. & y avoit apporté la
hauteur , le courage & les moeurs d'un
Républicain. Les Miniftres accoutumés
» aux déférences & aux baffeffes des cour-
» tifans , conçurent aifément de la haine
contre un étranger qui ne vouloit recevoir
des ordres que du Roi . Comme l'ha-
» bitude de dépendre d'eux n'étoit pas en-
" core bien formée parmi les Grands , ils
craignirent qu'un exemple comme celui-
» là ne retardât les progrès de la fervitude.
générale qu'ils introduifoient avec fuc-
» cès dans le Royaume. Pour prévenir le
péril qui menaçoit leur autorité naiffan
"
"
23
116 MERCURE DE FRANCE.
te , ils confpirerent la perte d'un homme
dont ils n'étoient devenus ennemis
» que parce qu'il n'avoit pas voulu être
leur efclave. On ne pouvoit y parvenir
qu'en dégoûtant le Roi de lui , ou en le
» dégoûtant du Roi. Ces deux moyens fe
prêtant de la force l'un à l'autre , ils ne
» furent pas féparés . Doria fe vit infenfiblement
négligé , oublié , inſulté mê-
ม
» me .
D'autres injuftices ayant augmenté le
mécontentement de Doria , il alla porter
aux Impériaux fon crédit , fes confeils , fa
réputation & fon expérience , & parut
bientôt devant Naples pour la fecourir.
Ce contre- tems acheva d'abbattre Lautrec ,
qui luttoit depuis long-tems contre l'ennemi
, la pefte , la mifere & la famine.
Il mourut en déteftant les mauvais citoyens
dont l'Etat , l'armée & lui étoient les victimes.
Le Marquis de Saluces qui remplaça
Lautrec , manquoit de vûes , d'audace
& d'activité : il fe retira de devant
Naples , fe laiffa battre , & fut lui -même
prifonnier.
L'armée des confédérés qui étoit en
Lombardie , fut détruite peu de tems après
par Antoine de Leve. Cet événement avança
les négociations pour la paix , qui étoient
commencées , mais qui languiffoient ; la
DECEMBRE. 1754. 117
STA
paix fut faite à Cambray. L'Empereur ne
tarda pas à former le plan d'une ligue contre
le Roi de France , qui de fon côté ne
négligeoit rien pour fufciter des ennemis à
fon rival. Un événement fingulier prépara
le dénoument de ces intrigues.
Un Gentilhomme Milanois , nommé
Merveille , qui vivoit ordinairement en
France , étoit retourné dans fa patrie fous
prétexte de quelques affaires particulieres ;
mais en effet pour cimenter l'union qui
commençoit à fe former entre Sforce &
François I. Le fecret perça ; l'Empereur fut
inftruit de cette intelligence : le Duc de
Milan qui redoutoit fon reffentiment ,
chercha tous les moyens imaginables de
l'appaifer. Le hazard ou fon imprudence
lui en fournirent un affreux . Quelques domeftiques
de Merveille ayant tué dans une
querelle un Milanois , l'Agent de France
fut arrêté & décapité . Cet attentat , un
des plus crians que l'hiftoire fourniffe contre
le droit des gens , fit fur l'efprit de
François I. toute l'impreffion qu'il y devoit
faire ; mais il en différa la
vengeance , &
il attendit l'inftant que Charles Quint allât
porter la guerre en Afrique contre le Pirate
Barberouffe pour fatisfaire fon reffentiment
, réparer fa gloire , humilier Sforce ,
& recouvrer le Milanès, Il envoya par la
118 MERCURE DE FRANCE.
Savoye une armée nombreufe , qui débuta
par les plus brillans fuccès , & refta toutà-
coup dans une inaction dont on connoît
peu les motifs . Les Impériaux s'étant fortifiés
, elle fut obligée de repaffer en France
; l'Empereur l'y fuivit. Montmorenci ,
chargé de l'arrêter avec une armée bien
inférieure , s'étoit déterminé , malgré les
murmures des peuples & les railleries des
courtifans , à facrifier la Provence entiere
au falut du refte de l'Etat . Il avoit mis fon
armée fous Avignon , couverte par le Rhôpar
la Durance . L'Empereur , après
avoir fait quelques tentatives inutiles fur
Arles & fur Marſeille , effaya de faire fortir
Montmorenci de fes retranchemens , &
de l'engager à une bataille ; mais ce Général
fut ferme dans fes principes de reſter
fur la défenfive , & les Impériaux quitterent
la Provence , confumés par la faim ,
par les maladies , par la honte & par le
chagrin .
ne &
L'yvreffe où étoit François I. de fes derniers
fuccès , devoit entraîner néceffairement
l'abus de la victoire , & cela arriva
d'une maniere qui me paroît devoir être
remarquée.
» Les Comtés de Flandre & d'Artois re-
"levoient de tems immémorial de la Fran-
» ce. Charles- Quint en avoit rendu l'homDECEMBRE.
1754. 119
» mage comme fes prédéceffeurs , jufqu'à
» ce qu'on lui en eût cédé la fouveraineté
à Cambray. Ce Prince ayant depuis vio-
» lé ce traité en recommençant la guerre ,
" on prétendit qu'il étoit déchu de tous
» les avantages qu'on lui avoit faits , qu'il
» étoit redevenu vaffal de la Couronne
» que cette qualité le rendoit coupable de
» félonie , & devoit faire confifquer fes
» Fiefs. Ce raifonnement expofé en plein
» Parlement au Roi , aux Princes du Sang ,
» à tous les Pairs du Royaume , par l'Avo-
» cat Général Cappel , dans le mois de
» Janvier 1937 , fit ordonner que l'Empe-
» reur feroit cité fur la frontiere , pour ré-
»pondre lui- même , ou du moins par fes
Députés. Le tems prefcrit pour compa-
» roître s'étant écoulé fans que perfonne
» fe fût préfenté , la Flandre & l'Artois fu-
» rent déclarés réunis à la Couronne.
39
"3
François étoit fans doute affez éclairé
» pour regarder cette procédure comme
» une vaine formalité ; mais cette con-
» viction , loin de le juftifier , comme le
» prétendent fes panégyriftes , le rendoit
» évidemment plus blâmable . Il ne tiroit
qu'une vengeance inutile de l'Empereur ,
» qui par des calomnies femées adroite-
» ment , l'avoient décrié dans toute l'Eu-
"
rope , & il perdoit la réputation de
120 MERCURE DE FRANCE.
générofité qu'il avoit eue jufqu'alors ,
» fans qu'il lui en revînt aucun avantage..
" Cette conduite étoit la preuve que ce
» Prince ne faifoit la guerre qu'à Charles
, tandis que Charles la faifoit à la
» France. Qu'on y prenne garde , & on
» trouvera dans cette obfervation , qui
»pour être nouvelle , n'eft pas moins fondée
, la raifon des avantages que la
» Maifon d'Autriche remporta fur celle de
» France , dès les premiers tems de leur
concurrence . Le Chef de la premiere n'é-
» toit déterminé à agir que par des inté-
" rêt d'Etat , & celui de la feconde n'a-
» voit en vûe ordinairement que des paf-
»fions particulieres. Il portoit ce motif
» petit & bas qui entraîne toujours l'hu-
» miliation ou la ruine des Empires , juf-
» ques dans des événemens qui paroif-
» foient partir d'une politique profonde &
» lumineufe ; tel , par exemple , que l'al-
» liance qu'il contracta avec Soliman.
Dès que ce traité fut conclu , le Grand
Seigneur entra en Hongrie à la tête de cent
mille hommes , & envoya une flotte fur
les côtes de Naples. Ces deux armées eurent
quelques avantages , qui auroient pû
conduire plus loin fi François eût paffé les
Alpes en même tems avec une nombreuſe
armée la lenteur gâta tout. Le Roi , malgré
DECEMBRE . 1754. 121
gré d'affez grands avantages qu'il rempor
ta en Italie où il étoit enfin paffé , quitta
par légereté les armes qu'il avoit prifes par
reffentiment , & conclut une treve de dix
ans avec l'Empereur.
Une fermentation dangereufe qui commençoit
déja à agiter les Pays bas , rendoit
cet accomodement très - important pour
Charles - Quint. Ce Prince fentoit la néceffité
de pafler aux Pays-bas pour appaifer
les troubles : Montmorenci lui fit accorder
ce paffage par la France , à des conditions
que ce Prince ne tint pas. La chûte du
Connétable fuivit une infidélité dont il
avoit été caufe . La difgrace de ce favori
tout puiflant fut- elle un bonheur ou un
malheur pour la France ? le Lecteur en
pourra juger.
" Montmorenci , un des hommes les
plus célébres de fon. fiécle , avoit les
» moeurs auſteres , mais de cette auſtérité
» qui naît plutôt d'un efprit chagrin que
» d'un coeur vertueux . Plus ambitieux de
» dominer que jaloux de plaire , il ne re-
» doutoit pas d'être haï , pourvû qu'il fût
>> craint ; la fierté & de faux principes
qu'il s'étoit faits , lui faifoient regarder
»comme des baffeffes des ménagemens rai-
» fonnables qui lui auroient concilié l'eftime
& l'amour des peuples. L'ordre qu'il
I. Vol. F
122 MERCURE DE FRANCE.
établiffoit par tout où il avoit de l'au-
» torité , n'étoit pas précisément de l'or-
» dre , c'étoit de la gêne : on y démêloit
»une certaine pédanterie qui n'eft guere
» moins commune à la Cour & à l'armée
qu'ailleurs , quoiqu'elle y foit infiniment
plus ridicule. Il n'eftimoit & n'a-
» vançoit les hommes qu'à raifon du plus
» ou du moins de reffemblance qu'ils
» avoient avec lui , & il confondoit les
citoyens fans talens avec les citoyens
» qui en avoient d'autres que les fiens ,
Dou qui les avoient autrement que lui.
» Naturellement defpotique , il puniffoit
le crime fans obferver les formalités que
» preferit fagement la loi , & il fe croyoit
» difpenfé de récompenfer les actions uti-
» les à la patrie , fous prétexte qu'elles
» étoient d'obligation . Le furnom de Ca-
» ton de la Cour qu'on lui donna , étoit
» plutôt la cenfure de fes manieres que
l'éloge de fon coeur : il l'avoit fi aigre
» que la religion même n'avoit pû la-
" doucir , & qu'il étoit paffé en proverbe
» de dire : Dien nous garde des patenêtres du
ต
» Connétable. Il eut toute fa vie de fauffes
» idées fur la grandeur ; il la faifoit confifter
à gêner ceax qui l'approchoient , à
" faire éclater fes reffentimens , à éviter les
amuſemens publics , à tenir des difcours
22
DECEMBRE . 1754 123
"3
و ر
fiers & infultans , à outrer les dépenfes
qui étoient purement de fafte. La nature
» lui avoit refufé la connoiffance des hom-
» mes , & à plus forte raifon le talent de
» les former : il ne voyoit pour les gou-
» verner que la crainte ; maniere baffe , qui
" avilit les ames les plus élevées , & qui
» pour un crime qu'elle empêche , étouffe
» le germe de mille vertus. A juger de
» Montmorenci par les places qu'il occu-
» pa , les affaires dont il fut chargé , l'au-
» torité qu'il eut , on croiroit qu'il fut
» très intrigant ou très- habile ; cependant
» il étoit fans manége , & fa capacité étoit
» médiocre : le hazard & fa naiffance con-
» tribuerent beaucoup à fon élévation .
» Comme tous les Miniftres accrédités , il
» voulut fe mêler des finances , & par une
» erreur malheureufement trop commune ,
il crut qu'il fuffifoit d'avoir un caractere
dur pour les bien adminiftrer . On ne le
foupçonna jamais de rien détourner des
» deniers publics ; mais il abufoit de la
» facilité de fes maîtres pour fe faire don-
» ner : forte de malverfation moins crimi-
» nelle peut-être que la premiere , mais
qui n'eft gueres moins odieufe. Toutes
» les négociations dont il fut chargé réuf-
» firent mal : il y portoit de la hauteur ,
» de l'entêtement , de l'aigreur , des idées
"
"
"
Fij
124 MERCURE DE FRANCE.
» étroites , un goût trop marqué pour le cé-
» témonial. Son talent pour la guerre fe bornoit
prefque à une prudence lente , qui eft
» le plus fouvent la marque d'un efprit froid,
»timide & ftérile : il réuffit quelquefois
» à fe défendre , mais il ne fçut jamais ni
attaquer ni vaincre. Ce qui diftingua le
plus fa vie des vies ordinaires , c'eft la
» maniere dont il foutint les difgraces
qu'il efluya fa fermeté auroit frappé
davantage , fi l'oftentation dont elle étoit
accompagnée n'eût annoncé plus d'or-
» gueil que de vertu .
"
99
:
Cependant on chercha les moyens de
tirer une vengeance füre & éclatante de
l'Empereur ; la guerre lui fut déclarée en
1542. Les François ouvrirent la campagne
par le Rouffillon & les Pays- Bas , où
ils eurent quelques fuccès. M. d'Enguien
gagna en Piémont la bataille de Cerifolesdont
il perdit les fruits , parce qu'on ne
pût pas lui envoyer des fecours. L'Empereur
& le Roi d'Angleterre s'unirent pour
entrer en France en même tems avec une
armée nombreuſe ; la jaloufie & les divifions
de ces deux Princes fauverent le
Royaume : l'Empereur même , par le défaut
des vivres qui lui manquerent par la fage
attention qu'on eut de tout dévafter , ſe
feroit vû réduit à périr ou de fe rendre
DECEMBRE. 1754. 125
prifonnier , fi les intrigues de la Cour n'a
voient avancé la conclufion de la paix qui
fut fignée à Crépy en 1544 , & à laquelle
François I. ne furvêcut pas long-tems.
» Ce Prince joignoit à un goût décidé
» pour tous les exercices du corps , l'adreffe
» néceffaire pour y exceller , & affez de
fanté pour s'y livrer fans rifque. Il n'avoit
pas cet air impofant qui a fait le
plus grand mérite de quelques Souve-
» rains ; mais il régnoit dans toutes les ma
» nieres une franchiſe qui préparoit à l'a-
» mour & qui infpiroit la confiance . Pour
»trouver accès auprès de lui , il n'étoit pas
» néceffaire d'avoir des places , de la ré-
»putation ou de la naiffance ; il fuffifoit
d'être François ou même homme . Sa con-
» verfation réuniffoit les agrémens que
» doivent donner la gaieté , le naturel , la
» vivacité & les connoiflances. Il parloit
"
»
beaucoup ; & quand il auroit été un par-
» ticulier , on n'auroit pas trouvé qu'il
parlât trop. Le defir de la louange qui
rend quelquefois grands les Rois qui
» l'ont , mais qui ne fait le plus fouvent
» qu'avilir ceux qui les entourent , fut une
de fes paffions : fon caractere autoriſe à
penfer qu'il s'en feroit rendu digne , fi
les flateurs ne l'avoient perdu .
n
» Contre l'ordinaire des hommes nés
F iij
126 MERCURE DE FRANCE.
» pour gouverner , qui ne forment prefque'
jamais de projets dont le défaut même
de fuccès ne foit fuivi de quelque avan-
"9
ود
و د
tage , il ne s'occupoit que de ce que les
» événemens avoient d'éclatant : on ne l'amena
jamais à fentir que dans des coups
» d'état la gloire & l'utilité font le plus
»fouvent inféparables . Les partis violens
» qui ne font permis que dans des fitua-
» tions defefpérées , ou quand on fe fent
» affez de force & de génie pour les foute-
» nir , ne lui coutoient rien à prendre : l'efprit
romanefque de fon fiécle & fon imprudence
particuliere l'empêchoient de
» voir les difficultés attachées aux affaires
& celles que fon caractere y ajoûteroit .
"3
Quoiqu'il s'occupât beaucoup du foin.
d'étendre fon autorité , il ne gouverna
jamais lui-même. L'Etat fut fucceffive-
»ment abandonné aux caprices de la Ducheffe
d'Angoulême , aux paffions des
Miniftres , à l'avidité des favoris. Il eut
» une probité d'oftentation qui ne lui
» mettoit pas de manquer de parole à fes
» ennemis des principes vrais & réels ſe
perferoient
étendus jufqu'à fes fujets , &
» l'auroient empêché de les dépouiller de
» droits effentiels fondés fur les conven-
» tions & fur la nature. La jalousie qui eft
auffi ordinaire & plus dangereufe fur le
DECEMBRE.
1754. 127
5
I
thrône que dans les conditions privées
n'effleura pas feulement fon ame : il étoit
»foldat , il fe croyoit Général , & il louoit
fans effort , avec plaifir même , tous ceux
» qui avoient fait à la guerre une action
» de valeur ou d'habileté. Le feu qu'il met-
» toit d'abord dans fes entrepriſes , s'étei-
"gnoit tout- à - coup fans pouvoir être nour-
»ri par le fuccès , ni rallumé par les difgraces.
Il n'étoit donné à ce Prince , fi
»l'on peut parler ainfi , que d'avoir des
» demi-fentimens & de faire des demi -ac-
» tions. Comme il avoit beaucoup d'éléva
» tion & qu'il réfléchiffoit peu , il dédaignoit
l'intrigue & négligeoit trop les ap-
» parences : fon rival moins délicat & plus
appliqué , profita de cette imprudente
» hauteur , pour lui ôter dans l'Europe en-
» tiere une réputation de probité qui lui
» auroit donné des alliés fideles & parmi
» les François même , une réputation d'ha-
» bileté qui auroit affermi leur courage.
La franchife , la fenfibilité , la générofi-
» té , qui ont été dans tous les fiécles la bafe
» des réputations les plus pures , furent la
» ruine de la fienne : la premiere de ces
» vertus lui fit trahir fes fecrets ; la feconde
» ne lui infpira qu'une compaffion ftérile
pour des peuples furchargés qu'il devoit
foulager ; la derniere lui fit prodiguer à
F iiij
728 MERCURE DE FRANCE.
des Courtifans ce qui étoit dû à ceux qui
» fervoient l'Etat . Son adminiftration fut
accompagnée de tous les defordres qui
»deshonorent le regne des Souverains cré-
» dules , vains , inconftans , fans principes ,
» fans expérience , fans connoiffance des
» hommes & fans fermeté.
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Résumé : « MEMOIRES historiques, militaires & politiques de l'Europe, depuis l'élévation [...] »
Les 'Mémoires historiques, militaires et politiques de l'Europe' de l'abbé Raynal couvrent la période de 1519 à 1748, avec un focus sur les guerres entre Charles Quint et François Ier de 1521 à 1544. L'Italie, prospère en 1492 grâce à Laurent de Médicis, connut des troubles après sa mort. Ludovic Sforza, duc de Milan, incita Charles VIII de France à revendiquer le royaume de Naples. Charles VIII, motivé par la gloire et la nécessité de repeupler son royaume, entreprit cette conquête sans préparation adéquate et s'allia avec Ferdinand et Maximilien. L'Italie, divisée, ne put offrir une résistance efficace. Charles VIII conquit Naples sans combat, mais une coalition le força à se retirer. Louis XII, successeur de Charles VIII, conquit le Milanais avec l'aide des Vénitiens, mais des divisions internes et des rivalités avec les Espagnols lui firent perdre Naples. La République de Venise, puissante et prospère, chercha à maintenir un équilibre de pouvoir en Italie. Une coalition formée par le Pape, le Roi Catholique, l'Empereur et Louis XII attaqua Venise. Louis XII remporta une bataille décisive, mais des divisions internes et des maladies affaiblirent les forces françaises. Venise récupéra ses territoires grâce à l'alliance avec Louis XII. François Ier poursuivit les ambitions italiennes de ses prédécesseurs. Il remporta la bataille de Marignan et conquit le Milanais, mais une coalition menée par Charles Quint et le Pape le chassa du Milanais. Malgré les ligues européennes contre lui, François Ier resta déterminé à reconquérir l'Italie. Profper Colonne, un général italien, menait une guerre méthodique mais manquait de flexibilité. Bonnivet, un général français, fut opposé à Colonne. Ses erreurs stratégiques contribuèrent à la défaite des Français. Antoine de Leve, commandant à Pavie, était un soldat talentueux, mais les efforts des Français pour prendre Pavie échouèrent. François Ier fut vaincu et fait prisonnier à Pavie. Après sa libération, il recommença la guerre et forma une ligue avec le Pape, les Vénetiens et le Duc de Milan. Cette alliance fut inefficace en raison des erreurs du Duc d'Urbin. Le Connétable de Bourbon, timide et hésitant, ne parvint pas à exploiter les avantages stratégiques. Il fut tué lors du siège de Rome, qui fut pris et pillé par les troupes impériales. Une nouvelle ligue contre l'Empereur fut formée, incluant la France, l'Angleterre, Venise, Florence, Milan, Ferrare et Mantoue. Lautrec réussit à réduire une grande partie du Milanais mais mourut lors du siège de Naples. André Doria, un amiral réputé, se mit au service de l'Empereur après avoir été négligé par les ministres français. Le Marquis de Saluces manqua de vision et fut battu, entraînant la destruction de l'armée des confédérés. La paix de Cambray fut signée, mais les intrigues continuèrent. François Ier envoya une armée en Italie, qui connut des succès initiaux mais dut se retirer face aux Impériaux. Montmorency réussit à repousser l'Empereur. François Ier décida de confisquer les comtés de Flandre et d'Artois, accusant Charles Quint de félonie. Cette décision montra que François Ier menait une guerre personnelle contre Charles Quint, tandis que ce dernier combattait pour la France. En 1542, François Ier conclut une alliance avec Soliman, permettant au Grand Seigneur d'envahir la Hongrie et d'envoyer une flotte sur les côtes de Naples. Cependant, la lenteur de François Ier à passer les Alpes compromit ces avantages. Malgré quelques succès en Italie, il conclut une trêve de dix ans avec l'Empereur en raison de troubles dans les Pays-Bas. Montmorency, un homme célèbre de son siècle, établit un ordre rigide et fut perçu comme despotique. La guerre contre l'Empereur fut déclarée en 1542, avec des succès initiaux en Rouffillon et en Pays-Bas. La paix fut signée à Crépy en 1544. François Ier était franc et généreux, mais manquait de projets à long terme et laissait l'État aux caprices de ses ministres.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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2
p. 111-147
« MEMOIRES historiques, militaires & politiques de l'Europe, depuis l'élévation [...] »
Début :
MEMOIRES historiques, militaires & politiques de l'Europe, depuis l'élévation [...]
Mots clefs :
Mémoires historiques, Suède, Angleterre, Prince, Pape, Clergé, Cour, Royaume, Divorce, Divorce de Henri VIII, Henri VIII, Roi d'Angleterre, Catherine d'Aragon, Révolutions en Suède, Conjuration de Fiesque, Conjuration , Politique, Danemark
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texteReconnaissance textuelle : « MEMOIRES historiques, militaires & politiques de l'Europe, depuis l'élévation [...] »
MEMOIRES hiftoriques , militaires &
politiques de l'Europe , depuis l'élévation
de Charles- Quint au thrône de l'Empire ,
jufqu'au traité d'Aix - la-Chapelle en 1748.
Par M. l'Abbé Raynal , de la Société royale
de Londres , & de l'Académie royale des
Sciences & Belles Lettres de Pruffe . Se
vend chez Durand , au Griffon , rue Saint
-Jacques ; 1754 , 3 vol . in- 8 °.
J'ai déja rendu compte des deux pres
miers volumes de mon ouvrage , je vais
donner l'extrait du troifieme ; il renferme
trois morceaux.
112 MERCURE DE FRANCE.
Hiftoire des révolutions arrivées en Suede
depuis 1515 jufqu'en 1544.
La Suede qui avoit jetté un fi grand éclat ,
lorfque fes habitans , connus fous le nom
de Goths , renverferent l'Empire romain &
changerent la face de l'Europe , étoit retombée
peu -à-peu dans l'obfcurité . Des dif
fenfions domeftiques & les vices du gouvernement
, avoient formé une efpece
d'anarchie , qui auroit cent fois perdu le
Royaume fi les peuples voifins avoient eu
des loix plus fages . Toutes les nations du
Nord languiffoient dans la même barbarie ,
& l'afcendant que les unes pouvoient prendre
fur les autres , ne devoit point venir
de la fupériorité de politique , mais du
bonheur des circonftances ; elles furent
pour le Dannemarc.
Marguerite qui y regnoit , joignoit à
»l'ambition ordinaire à fon fexe , une fui-
» te de vûes qu'il n'a pas fi communément.
» Elle parloit avec grace , & fçavoit em-
»ployer au befoin ce ton de fentiment , qui
» tient fouvent lieu de raifon & qui la rend
toujours plus forte. Contre l'ufage des
» Souverains , elle abandonnoit les appa-
» rences de l'autorité pour l'autorité même ;
» & elle retenoit le Clergé dans fes inté-
» rêts , en lui faifant prendre des déférences
DECEMBRE. 1754 113
»
ور
»
"
pour du crédit. Ce qu'elle faifoit éclater
de magnificence , n'avoit jamais pour ob-
»jet fes goûts , mais fa place ; & foit qu'el-
» le donnât , foit qu'elle récompenfât , c'é
»toit toujours en Reine & au profit de la
Royauté. Lorfque fes projets n'étoient
pas traversés par la loi , elle la faifoit
» obferver avec une fermeté louable ; &
» l'ordre public étoit ce qu'elle aimoit le
» mieux après fes intérêts particuliers . On
» n'a gueres pouffé plus loin qu'elle le faifoit
le talent de paroître redoutable fans
l'être : elle intimidoit fes ennerais par
» d'autres ennemis qu'elle avoit l'art de
» faire croire fes partifans. Ce que fes
» moeurs avoient d'irrégulier étoit réparé
» dans l'efprit des peuples par les dons
» qu'elle faifoit aux Eglifes. Ces facrifices
» coûtoient à fon caractere ; mais fa politique
les faifoit à fa réputation.
"
"
Cette Princeffe entreprit de réunir la
Suede à fes autres Etats , & elle y réuſſit :
mais les Danois ayant abufé de leur fupériorité
, les Suédois trouverent bientôt l'occafion
de fecouer un joug qu'ils déteftoient
, & ils fe donnerent un maître qui
prit le titre d'Aminiftrateur. Les Rois de
Dannemarc n'abandonnerent pas les droits
qu'ils prétendoient avoir fur la Suede , &
ce fut une fource de guerres longues &
114 MERCURE DE FRANCE .
fanglantes entre ces deux Etats.
Chriftiern étoit monté fur le thrône de
Dannemarc ; c'étoit un monftre , qui prefque
au fortir de l'enfance avoit pouffé aux
derniers excès tous les vices , & n'avoit
pas même le mafque d'une vertu . Il ne
chercha point à rapprocher les Suedois du
traité d'union des deux Royaumes , il ne
chercha qu'à les foumettre. Le mécontentement
du Clergé de Suede étoit une difpofition
favorable pour ce Prince. Les Evêques
avoient joui d'une autorité fi étendue
fous les Rois Danois , qu'ils croyoient
ne devoir rien oublier pour ramener les
mêmes circonftances. L'Adminiftrateur
étant mort , ils voulurent mettre à fa place
Elric Trolle , vieillard timide , indolent
irréfolu , & qu'ils auroient fait fervir à
leurs vûes ; mais ce projet échoua. Stenon ,
fils du dernier Adminiftrateur , fut élu , &
il fit conférer l'Archevêché d'Upfal au fils
de Trolle ; démarche qu'il crut propre ,
fans doute , à confoler fon rival de fon
exclufion . Ĉe bienfait politique n'eut pas
le fuccès qu'il en attendoit . Trolle plus humilié
que touché du tendre & généreux
intérêt que ce Prince avoit pris à lui , fit
éclater un reffentiment qui allarma égale
ment pour Stenon & pour la patrie. Le
jeune Prélat ne pouvoit pas fe conføler de
DECEM BR E. 1754. 115
n'être que le fecond dans un état qu'il avoit
compté gouverner d'abord ſous le nom de
fon pere , & dans la fuite fous le fien . Son
mécontentement éclata bientôt.Il fe mit à la
tête du Clergé , s'unit avec les Danois , &
corrompit le Gouverneur de quelques places
fortes. Stenon inftruit de tout ce qui
fe tramoit contre l'Etat , convoqua le Sénat
, & Trolle fut reconnu pour l'auteur
& le chef de la confpiration. L'Archevêque
déterminé à la ruine de fon pays , par
un reffentiment que les contretems rendoient
plus vif, ne daigna ni juftifier fa
conduite , ni fe plaindre de fes complices :
il fe retira dans le châreau de Steke , en
attendant du fecours de Chriftiern. A perne
l'Adminiftrateur eut - il commencé le
fiége de cette place , que les Danois vinrent
faire une defcente près de Stockolm ;
Stenon y marcha avec une partie de fon
armée , & il fe livra un combat auffi fanglant
qu'il devoit l'être au commencement
d'une campagne entre deux nations rivales
, dans une occafion décifive & pour de
grands intérêts. La victoire fe déclara pour
La Suede , les Danois regagnerent leurs
vaiſſeaux , & l'Archevêque fut obligé de
fe rendre. Les Etats le déclarerent ennemi
de la patrie , l'obligerent de renoncer à fa
dignité , & le condamnerent à finir fés
jours dans un cloître.
116 MERCURE DE FRANCE.
"
23
» Quand le Pape n'auroit pas été follicité
par le Prélat dépofé & par Chriftiern
» de s'élever contre ce jugement , il l'au- |
» roit fait. La Cour de Rome dont les droits
» n'avoient pas été auffi bien éclaircis
» qu'ils l'ont été depuis , appuyoit indiffé-
» remment le Clergé dans toutes les affai-
» res , avec une vivacité & une fierté qui
» ne fe démentirent pas en cette occaſion .
» Elle fit menacer les Etats & l'Adminif
» trateur des cenfures de l'Eglife , s'il ne
rétabliffoient fans tarder l'Archevêque
fur fon fiége , & dans tous les avantages
» dont on l'avoit privé.
"
» Il eft glorieux pour l'humanité que
» dans un fiécle où la Philofophie avoit fait
» fi peu de progrès , un peuple entier ait
» diftingué l'autorité légitime du chef de
» la religion , de l'abus qu'il en peut faire.
» Les Suédois en marquant beaucoup de
» refpect au Souverain Pontife , parurent
» affez tranquilles fur les foudres qu'il préparoit
contr'eux. Ils témoignerent de la
répugnance à lui defobéir ; mais enfin ils
» lui defobéirent , & ils aimerent mieux
» l'avoir pour ennemi que de rifquer de
» rallumer dans leur patrie le feu des
» guerres civiles qu'ils avoient eu tant de
peine à éteindre. Si cette généreufe réfolution
avoit été accompagnée d'un ex-
"
و د
DECEMBRE. 1754 117
cès d'emportement , Rome fe feroit trou-
» vée heureufe : dans la réfolution où elle
» étoit de pouffer les chofes à l'extrêmité ,
elle auroit voula paroître forcée à des
❞ violences par des outrages qui les juftifiaffent.
L'impoffibilité de mettre les apparences
de fon côté , ne lui fit pas aban-
» donner fes vûes : elle mit en interdit la
» Suede , excommunia l'Administrateur &
» le Sénat , ordonna le rétabliſſement de
» Trolle , & pour comble d'injuftice , chargea
le Roi de Dannemarc de procurer
" par la voie des armes l'exécution d'une
Bulle fi odieufe.
و د
Chriſtiern étoit & fe montra digne d'une
telle commiffion. Il entra en Suede , & mit
tout à feu & à fang ; après bien des ravages
& bien des cruautés , les Suédois furent
défaits dans une bataille où Stenon fut
rué ; cet événement fit la deftinée de la
Suede ; tout tomba dans une confufion
horrible. Trolle qui avoit profité des malheurs
publics pour remonter fur fon fiége ,
convoqua les Etats. La craintelou la féduc
tion y firent reconnoître fans obftacle l'au
torité de Chriftiern , qui commença par
immoler à fon reffentiment & à fon ambition
tout ce qui auroit pu lui faire quelque
ombrage. Il fit maffacrer les Seigneurs
les plus diftingués de Suede & tout ce qui
118 MERCURE DE FRANCE.
reltoit d'hommes puiffans affectionnés à
leur patrie , ou aimés des peuples. Avec ces
victimes expira l'efpérance & prefque le
defir de la liberté. Les loix anciennes furent
abrogées , le defpotifme porté au dernier
période , & il ne fe fit aucun mouve
ment . Rien ne caufoit & ne pouvoit caufer
d'inquiétude à Chriftiern que la
fonne de Guftave Vaſa.
per-
Ce jeune Seigneur defcendoit des anciens
Rois de Suede , & s'étoit fignalé dans
plufieurs occafions ; c'étoit un homme fupérieur
, né pour l'honneur de fa nation
& de fon fiécle , qui n'eut point de vices ,
peu de défauts , de grandes vertus & encore
plus de grands talens.
Retenu en Dannemarc par une perfidie ,
il avoit trouvé l'occafion de s'échapper des
mains de Chriftiern , & s'étoit caché dans
les montagnes de la Dalecarlie. Après avoir
erré long- tems , forcé par le befoin de travailler
aux mines , il trouva enfin chez un
Curé un afyle , qui devint le berceâu de la
liberté , de la gloire & du bonheur de la
Suede. De concert avec cet Eccléfiaftique ,
homme fage , defintéreffé , inftruit , accrédité
, zélé pour fa patrie , Guftave commença
par échauffer les efprits , & il profita
du premier feu de l'enthoufiafme qu'il fit
aaître pour fe faire un parti. A la tête de
DECEMBRE. 1754. 119
par
quatre cens hommes il emporta d'affaut
une place commandée le Gouverneur
de la province ; fes premiers fuccès donnerent
de l'audace ; fa petite armée s'accrut
à vûe d'oeil , & il n'eût qu'à fe montrer
dans les provinces voisines de la Dalecarlie
pour les foulever. La timidité & l'indolence
du Viceroi que Chriftiern avoit
laiffé en Suede , donna à Guſtave le tems
de faire des progrès plus confidérables , de
groffir & de difcipliner fes troupes . Trolle
faifit le tems où les Dalecarliens s'étoient
retirés dans leurs pays pour faire la moiffon
; il fe mit à la tête de quatre mille
hommes , & alla attaquer brufquement
Guftave , qui n'étoit pas affez fort pour
l'attendre. Ce léger échec fut bientôt réparé
par Guftave , qui l'attaqua à fon tour
fi vivement , que l'Archevêque échappa à
peine avec la dixieme partie de fes troupes.
Les vainqueurs marcherent droit à Stockholm
; le Viceroi & l'Archevêque , dans la
crainte que quelque malheureux hazard
ne les fit tomber entre les mains de leurs
ennemis , s'enfuirent en Dannemarc . Leur
retraite fut un événement décifif pour
mécontens. L'indépendance du Royaume
parut affez affurée
pour qu'on crût pouvoir
convoquer fans rifque les Etats Généraux
, & donner quelque forme à un
,
les
120 MERCURE DE FRANCE.
Gouvernement qui n'en avoit point .
» L'affemblée ne fut pas nombreufe ; il
ne s'y trouva de Députés que ceux que
» l'amour de la patrie & la haine des tyrans
» élevoient au - deffus de tous les périls.
» Les réfolutions des hommes de ce carac-
» tere ne pouvoient manquer d'être har-
» dies & leurs démarches vigoureufes . Ils
» renoncerent folemnellement à l'obéïffan
» ce qu'ils avoient promife à Chriftiern ,
» éleverent leur Général , qui n'avoit dû
» jufqu'alors for autorité qu'à fon coura-
» ge , à la dignité d'Adminiftrateur , & ar-
» rêterent qu'on continueroit à faire une
» guerre vive & fanglante.
Tandis que Guftave reprenoit fur les
Danois les places qui leur reftoient en Suede
& qu'il formoit le fiége de Stockholm ;
la révolution qui fe fit en Dannemarc affûra
l'indépendance de la Suede. La tyrannie
& les excès de Chriftiern révolterent fes
fujets , & leur infpirerent une réfolution
violente . Ils déthrônerent ce Prince , qui
fe retira auprès de Charles - Quint fon beaufrere
, & ils placerent fur le thrône Frideric
, Duc de Holſtein.
Cet événement ôta aux Danois , qui
étoient encore en Suede , le courage , l'efpérance
& la force de s'y maintenir. Ceux
qui défendoient Stockholm offrirent de
capituler;
DECEMBRE . 1754. 125
capituler ; mais l'Adminiftrateur laiffa traîner
le fiége , fous prétexte de le finir d'une
maniere plus honorable , mais en effet pour
obliger par ce fantôme de péril les Etats
Généraux de lui déférer la couronne . Cette
politique étoit plus artificieufe que néceffaire.
Guftave fut proclamé Roi avec une
unanimité & un enthouſiaſme qui étoient
fûrement les fuites de la plus vive admiration
& d'une efpece d'idolâtrie . L'union
que fit ce Prince avec Frideric , acheva
d'établir la tranquillité , la gloire & l'indépendance
de la Suede. Guftave ne fongea
plus qu'à réformer l'intérieur du Royaume
, en fubftituant de bonnes loix à la barbarie
ancienne, & une police fage aux abus
introduits par les troubles civils. Il fut
éclairé , foutenu & dirigé dans fes vûes
par un homme célebre , qu'il eft important
de connoître à fond.
Ce confident habile fe nommoit Larz-
Anderfon , né de parens obfcurs & fans
fortune. Il avoit commencé à fe diftinguer
dans l'Eglife ; mais dégoûté d'une carriere
où l'on n'avançoit que par les fuffrages de
la multitude , il s'attacha à la Cour. » Guftave
démêla bientôt dans la foule des
» courtifans empreffés à lui plaire, un hom-
» me propre à le fervir ; & dédaignant
»toutes ces petites expériences fi néceffai-
11. Fol.
و د
F
22 MERCURE DE FRANCE.
» res aux Princes médiocres , & qui ne leur
»fuffifent même pas , il l'éleva tout de
» fuite au premier pofte du Royaume , &
» le fit fon Chancelier,
و ر
» Anderſon juſtifia cette hardieffe . C'é-
» toit un génie que la nature avoit fait pro-
» fond , & que les réflexions avoient étendu,
Quoiqu'il eut l'ambition des grandes
places , il avoit encore plus l'ambition
» des grandes chofes , & il aimoit mieux
voir croître fa réputation que fon crédit.
» Il n'étoit pas citoyen dans ce fens qu'il fe
» fût facrifié pour fa patrie ; mais il méri-
>> toit ce beau nom , fi on veut l'accorder
» aux Miniftres qui ont des idées aflez juf-
» tes pour croire que leur gloire eft infé-
»parable de celle de leur Roi & de leur na-
» tion. L'exemple de ceux qui l'avoient pré-
» cédé ni le jugement de ceux qui le devoient
» fuivre , n'étoient pas la régle de fa con-
»duite ; fes projets n'étoient cités qu'à fon
» tribunal & à celui de fon maître. Cette
» indépendance qui ne peut être fentie que
» par ceux qui l'ont , étoit accompagnée
» d'une fagacité qui faififfoit tout , depuis
»les premiers principes jufqu'aux dernie-
" res conféquences , & d'une lumiere qui
» fourniffoit des vûes fublimes & les expédiens
propres à les faire réuffir . Letalent
» de hâter les événemens fans les précipi
ter lui étoit comme naturel ; & en par
و د
39
DECEMBRE. 1754 123
-99
93
و د
roiffant céder quelquefois aux difficultés,
il venoit toujours à bout de les furmonter.
L'étude de l'hiftoire & fes réflexions
» l'avoient affermi contre les murmures ,
les tumultes , les révoltes même ; & il
» étoit convaincu qu'avec du courage , du
fang froid & de la politique on vient
» tôt ou tard à bout de fubjuguer les hom-
" mes & de les ramener à leurs intérêts. Il
fçavoit le détail des loix comme un Ma-
» giftrat , & en poffédoit l'efprit en Légiflateur.
On réfiftoit d'autant moins à fon
éloquence , qu'elle partoit d'une raifon
» forte . Ce Miniftre appartenoit plus à un
autre âge qu'à celui où il vivoit ; & fes
» contemporains qui n'étoient pas à beau-
>> coup près auffi avancés que lui , n'apperçurent
pas toute l'élévation de fon ca-
» ractere , ni l'influence qu'il eut fur les
» révolutions qu'éprouva la Suede .
บ
93
"
Ce Royaume étoit la proye des Eccléfiaftiques
: leur autorité pouvoit exciter de
nouveaux troubles , & ils poffédoient tout
l'argent , toutes les richeffes de la Suede . I
falloit trouver un prétexte pour les dépouiller.
Anderſon en imagina un ; c'étoit
d'introduire le Luthéranifme , qui faifoit
des progrès rapides en Allemagne , & qu'il
avoit adopté par cet efprit d'inquiétude fi
ordinaire à ceux qui font nés plus grands
Fij
124 MERCURE DE FRANCE .
que leur condition. Guſtave adopta les
vûes de fon Chancelier ; mais cette révolution
ne pouvoit fe faire que par dégrés :
on laiffa le tems au Luthéranifme de s'établir
dans le Royaume. Des Docteurs de
réputation qu'on fit venir d'Allemagne , lui
donnerent de l'éclat ; la faveur qu'ils parurent
avoir, leurs déclamations, le goût de la
nouveauté entraînerent bientôt une partie
de la nation . A mefure que le Luthéranifme
faifoit des conquêtes fur le Royaume ,
Guftave en faifoit fur le Clergé. Il commença
par abolir une efpece d'impôt que
les Curés avoient mis fur certains péchés .
Il ôta aux Evêques le droit qu'ils avoient
ufurpé d'hériter de tous les Eccléfiaftiques
du fecond ordre. Les troupes furent mifes
en quartier d'hiver fur les terres du Clergé ,
ce qui étoit fans exemple : enfin il propofa
de prendre les deux tiers des dîmes pour
l'entretien des troupes , & une partie de
l'argenterie & des cloches des Eglifes riches
pour abolir , en payant les étrangers ,
les privileges odieux dont ils jouiffoient.
Ces expédiens furent généralement approuvés
; & s'il y eut quelque mécontentement
, il n'éclata pas.
Guftave mit la derniere main à fes grands
deffeins, en convoquant les Etats Généraux
à Vefteras en 1527. Les innovations qu'il
DECEMBRE . 1754. 125
propofa pour achever d'écrafer la puiffance
du Clergé , parurent trop hardies , &
le ton de defpotifine qu'il prit étoit trop
nouveaupour ne pas exciter quelques mou.
vemens ; mais ils n'eurent point de fuites .
Les troubles furent bientôt appaifés , & ce
que les Etats avoient arrêté fut établi fans
obftacle. » Le mépris pour la Communion
» Romaine fuivit la ruine & l'aviliffement
» du Clergé , qui avoient été le but de tou-
» tes les innovations qu'on venoit d'intro-
» duire. Guftave fe déclara enfin Luthe-
» rien , & toute la nation voulut être de
» la religion du Prince . Rien ne prouve
» les progrès de l'efprit de fervitude dans
» un Etat , comme l'influence du Souverain
fur la croyance des peuples. Le facrifice
de fes opinions qui coûte fi peu à
» la Cour , où on n'a proprement que des
préjugés , eft fi grand à la ville & dans
» les provinces où on a des principes ,
» qu'il prépare à tous les autres facrifices ,
» & même les affure . Auffi lorfque Guf-
» tave demanda aux Etats en 1544 , que
» la Couronne qui avoit toujours été élec-
» tive fû: déclarée héréditaire , il n'éprou
» ya point de contradictions .
" Tel fut le dernier acte d'un des regnes
les plus éclatans que le Nord ai vû ;
» nous ajouterions d'un des plus heureux ,
Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
»fi Guſtave avoit été auffi jufte qu'il étoir
»grand , & fi en faifant par fon caractere
»le bonheur de la génération qu'il gou-
» vernoit , il n'avoit pas préparé le mal-
» heur de celles qui devoient la fuivre ,
en établiffant un defpotifme dont fes fuc-
»ceffeurs ne pouvoient manquer d'abuſer .
Hiftoire du divorce de Henri VIII. Roi
d'Angleterre , & de Catherine d' Arragon ,
depuis 1527 jufqu'en 1534.
Henri VII , furnommé dans l'hiftoire le
Salomon de l'Angleterre , voulut rendre à
fa couronne , par une alliance avantageufe,
l'éclat que les guerres civiles lui avoient
fait perdre , & il obtint pour le Prince de
Galles fon fils , Catherine d'Arragon . Ce
mariage ne fut pas heureux ; le jeune Prince
mourut un an après , à l'âge de quinze
ou de feize ans. Cet événement pouvoit
Fompre les liens qui uniffoient l'Espagne
& l'Angleterre , & qui les rendoient redoutables
à tous leurs voifins. Pour calmer
les inquiétudes des deux Puiffances , il fut
arrêté que le nouveau Prince de Galles
épouferoit la veuve de fon frere . Pour former
ces nouveaux noeuds , on eut befoin
d'une difpenfe , & le Pape Jules fecond
l'accorda,
DECEMBRE. 1754. 127
Henri & fa belle-four furent fiancés
folemnellement en 150;, & le Prince qui
n'avoit alors que douze ans , n'eut pas
plutôt atteint fa quatorziéme année qu'il
it en préſence de plufieurs témoins une
proteftation en forme contre le confentement
qu'il avoit donné. Cette proteſtation
fut tenue fecrette jufqu'à la mort de
Henri VII en 1509 , & le mariage fur
célébré la même année . » Catherine avoit
» des vertus , mais les agrémens de fon
» fexe lui manquerent. Elle n'avoit ni grace
» ni dignité , ni defir de plaire ; fa triftefle
» & fon indolence augmenterent avec l'âge
» & les infirmités . Le dégoût de Henri qui
»> ne l'avoit jamais aimée , devint infen-
» fiblement extrême , & ouvrit le coeur de
» ce Prince à une paffion fort vive pour
» Anne de Boulen.
Anne étoit plus que belle , elle étoit
piquante. Ses traits manquoient de régularité
; il en réfultoit cependant un
enfemble qui furpaffoit la beauté même.
» Une taille parfaite , le goût de la danfe ,
» une voix touchante , & le talent de
jouer avec grace de plufieurs inftru-
» mens , relevoient en elle l'éclat de la
premiere jeuneffe. Quoique la France
ne fût pas alors autant qu'elle l'a été
depuis en poffeffion de fervir de modele
"
Fiiij
128 MERCURE DE FRANCE.
» aux autres peuples , Anne y avoit pris
» des manieres , un ton , des modes , qui
» fixerent fur elle les yeux & prefque l'ad-
» miration de la Cour de Londres. Cette
premiere impreffion fut foutenue par une
» converfation vive & légere , par un enjouement
ingénieux & de tous les inftans.
Les foupçons que pouvoit faire naître
fon air libre & trop carreffant, étoient
détruits par fon âge & par fa diffipation.
Elle ne montroit de l'empreffement
"que pour les plaifirs & pour les fêtes ; &
il paroiffoit fi peu d'art dans fa conduite Ᏺ
qu'il étoit prefque impoffible de lui fup-
»pofer des projets. Sa coquetterie ne fit
pas & ne devoit pas faire des impref-
»lions fâcheufes on la regarda comme
» une fuite de l'éducation frivole qu'elle
avoit reçue , & non comme un vice du
» coeur, ou le fruit de la réflexion . Les
» événemens prouverent que fon caractere
» avoit échappé aux courtifans les plus dé-
» liés : elle fe trouva diffimulée , profonde
, ambitieufe , & fut tout cela à un
» haut dégré & avant vingt ans.
Percy parut le premier fenfible aux char
mes d'Anne , ou fut , fi l'on veut , le premier
féduit par fon adreffe. Ses foins furent
acceptés , & leur union alloit être
confommée fi l'amour du Roi n'y avoit mis
DECEMBRE. 1754. 129
1
obftacle. Percy fut forcé de renoncer à fa
maîtrelle : Henri déclara lui-même à Anne
les fentimens qu'il avoit pour elle , mais
il la trouva plus fiere qu'il ne l'avoit cru.
Eclairée fur la violence de la paffion qu'elle
avoit infpirée , elle parut plus offenfée que
Alattée des propofitions du Prince , & lui
fignifia qu'elle feroit fa femme ou ne lui
feroit rien. C'est à cette époque que les
écrivains Catholiques fixent la premiere
idée qu'eut Henri de faire divorce avec
Catherine ; les Proteftans la font remonter
plus haut. On n'eft pas moins embarraſſé
fur la date précife de la réfolution qu'il
en prit ; on auroit évité de longues & ameres
conteftations , fi on avoit été affez
defintéreffé de part & d'autre , pour voir
que le Cardinal Wolfey étoit l'unique ,
ou du moins la principale caufe de ce
grand événement.
Cet homme célébre , rapidement paffé
de la condition la plus baffe au miniſtere
& à la pourpre , avoit d'abord embraffé le
parti de l'Empereur , & il l'abandonna
enfuite , parce qu'il vit que ce Prince l'avoit
trompé par les fauffes efpérances qu'il
lui avoit données de le placer fur le trône
de l'Eglife . Wolfey voulut humilier Charles-
Quint , en faisant répudier Catherine
d'Arragon fa tante. Ce Cardinal porta
Fv
130 MERCURE DE FRANCE..
dans cet odieux procès plus d'adreffe que :
la paffion n'en permet ordinairement , &
plus de circonfpection qu'on ne l'auroit:
dû efpérer de la hauteur & de l'emporte--
ment de fon caractere. Il commença par
perfuader le Confeffeur du Roi , dont les .
remontrances firent naître des doutes dans
l'efprit de Henri , & ces fcrupules joints à
la décision de quelques Théologiens , le
déciderent entierement pour le divorce..
Sa réfolution ne tarda pas d'éclater. Trois
Ambaffadeurs François étant arrivés en Angleterre
, conclurent fans beaucoup de difficultés
, un traité de paix perpétuelle entre
les deux nations , & ils arrêterent que:
Marie , fille de Henri , épouferoit François
I. ou fon fecond fils le Duc d'Orléans
.
"
"
» L'Evêque de Tarbes , celui des Am-
» baffadeurs qui avoit le plus le talent des
" affaires , & le feul qui eut le fecret de
» celle-là , parut environ huit jours après
la fignature du traité , mécontent d'une
» négociation dont le fuccès éroit regardé
» comme complet. Son chagrin fut remar
» qué comme il le devoit être , & on cher-
» cha à en deviner la caufe . Le public s'é-
" puifa à l'ordinaire en conjectures , & les
gens en place en queftions. Lorfque le
» Prélat crut avoir affez long-tems tenu
DECEMBRE. 1754. 131
les efprits en fufpens , il fe laiffa arra-
» chet fon fecret : il dit avec un certain
embarras affez ordinaire à ceux qui ont
des vérités fâcheufes à annoncer aux
Princes , qu'il craignoit beaucoup qu'u-
»ne partie des liens que venoient de for-
>> mer les deux nations , ne fuffent bien-
» tôt rompus , & qu'en particulier le mariage
projetté ne pût pas s'exécuter. Preffé
» de s'expliquer fur le myftere que renfer-
» moient ces dernieres paroles , il avoua
» qu'il croyoit nulle l'union de Henri &
» de Catherine , & qu'il étoit inftruit que
» les Théologiens les plus habiles ne pen-
» foient pas autrement que lui.
» Le Roi parut frappé de ce difcours
» comme il l'eût été d'un coup de foudre ;
fon but étoit de perfuader par cet éton-
» nement à l'Europe que le premier doute
» fur fon mariage lui étoit venu à cette oc--
» cafion.
Les fcrupules de l'Evêque de Tarbes furent
regardés comme des vérités incontef
tables , & il partit fur le champ pour l'I--
talie un Miniſtre , chargé de folliciter au--
près du Saint Siége la diffolution du ma--
riage avec Catherine .
Člement VII . qui gouvernoit alors , étoit
encore prifonnier au Château Saint - Ange.-
Le fecours prompt & affuré qu'on lui pro-
Fvj
132 MERCURE DE FRANCE.
mit , l'auroit infailliblement déterminé à
faire ce qu'on exigeoit de lui , s'il n'eût
été arrêté par la crainte de Charles - Quint.
Lorfque le Pape fut libre , les négociateurs
Anglois devinrent plus preffans , mais leur
adreffe & leur activité ne purent vaincre
fes irréfolutions. Il vint à bout de faire
naître des obftacles & des incidens fort
naturels , qui reculoient la décifion de cette
affaire . Après bien des détours & des lenteurs
, preflé par les inftances de l'Angleterre
, Clement établit enfin Wolfey juge
de l'affaire du divorce , & on lui donna
pour adjoint le Cardinal de Campege , qui
s'étoit trouvé du goût des deux Cours.
Il n'y avoit qu'à fuivre la négociation
de Campege , pour être convaincu que le
Pape ne donneroit jamais les mains à un
projet contraire aux intérêts de fon Siége
& à ceux de fa maifon , & qu'il vouloit
feulement obtenir par ce moyen un traitement
plus avantageux de Charles. Quint.
L'affaire fe rempliffoit tous les jours de
nouvelles difficultés. Henri que fa paffion
mettoit dans un état violent , fatigué
de tant d'indécifions , envoya de nouveau
à Clément deux Miniftres pour preffer l'exécution
de fon projet ; mais leurs infinuations
n'ayant pas eu le fuccès qu'ils
s'étoient promis , ils eurent recours à des
DECEMBRE. 1754 133
moyens odieux. Ils joignirent aux reproches
les plus humilians , des menaces effrayantes.
On faifoit craindre au Pape d'être déposé ,
fous prétexte que fon élection avoit été
irréguliere ; que l'Angleterre ne fecouât un
joug qui devenoit tous les jours plus dur &
plus injufte , & que l'Europe entiere éclairée
& enhardie par un exemple fi frappant ,
ne renonçât à l'ancien préjugé qui la tenoit
fous la domination du S. Siége. Ces
moyens ne réuffirent pas , & l'affaire du
divorce fut ramenée au tribunal de Wolfey
& de Campege. Les Légats , après l'examen
de cette caufe finguliere , citerent le
Roi & la Reine pour le 18 Juin 1529. La
Reine comparut devant eux , mais les recufa
pour juges , & ne voulut jamais fe
défifter de fa récufation . » On l'auroit peut-
» être crue occupée de fa vengeance , fi
nenfe précipitant devant toute l'aflemblée
" aux pieds du Roi , elle n'avoit fait voir
» qu'il n'y avoit dans fon coeur que le défir
» & peut- être l'efpérance de regagner un
» coeur qu'elle avoit malheureufement perdu.
Cette pofture , fon amour & fes infortunes
lui infpirerent tout ce qu'on
peut imaginer de plus modeste , de plus
» tendre & de plus touchant. Dès qu'elle
» eut fini de parler , elle fe retira , & alla
attendre dans l'obfcurité , dans les lar134
MERCURE DE FRANCE.
" mes & dans l'incertitude les effets d'une
» fcene aufli attendriffante que celle qui
» venoit de fe paller.
» Le denouement de ce coup de théatre
» ne fut pas tel qu'on avoit cru pouvoir
» l'efpérer. Tout l'attendriffement qu'on
avoit remarqué dans le Prince fe réduifoit
à une compaffion ftérile , & à des
éloges vagues. Henri rendit justice à la
» conduite exemplaire , à l'humeur douce ,
» à la foumiffion fans bornes de Cathe-
» rine ; & il parut fâché que la religion &
la confcience ne lui permiffent pas de
finir fes jours avec une Reine malheureufe
, qui n'avoit jamais rien dit ni rien-
»fait que de louable .
Tandis que Campege éloignoit tant qu'il
pouvoit la décifion de cette affaire , l'Empereur
fit un traité à Barcelone , dans lequel
il traitoit favorablement le S. Siége
dans la vûe de fe venger , fur tout du Roi
d'Angleterre , qui l'infultoit cruellement
dans la perfonne de fa tante. Le Pape immédiatement
après fon raccommodement
avec l'Empereur , évoqua l'affaire du divorce
, & fe rendit par cette démarche foible
& imprudente , l'inftrument d'une hai
ne , d'un orgueil , d'une politique qu'il auroit
dû traverfer , & dont il pouvoit trèsaifément
devenir la victime.
DECEMBRE.
1754. 135
Campege s'en retourna à Rome , & Wol- .
fey fut immolé au reffentiment du Roi ; il
fe vit accablé d'une fuite d'accufations
d'opprobres & de malheurs qui le conduifirent
au tombeau.
Henri dont les contretems ne faifoient
qu'irriter la paffion , fut obligé de chercher
d'autres moyens on lui confeilla deconfulter
toutes les Univerfités de l'Europe.
Celle d'Oxford & de Cambridge étoient
vendues à la Cour , & déclarerent le mariage
nul. Celles de France furent affez
partagées , & la Sorbonne , divifée en plufieurs
factions , ne céda qu'à des vûes d'intérêt
& de politique à la volonté du Roi
& à l'argent d'Angleterre. Le dernier de
ces moyens fut feul affez puiffant pour gagner
les Univerfités d'Italie . La fureur de
fe vendre étoit montée à tel point qu'on
avoit un Théologien pour un écu ; quelquefois
pour deux une Communauté entiere
, & qu'un Couvent de Cordeliers
paffa pour cher parce qu'il en coûtoit dix.
Mais les Théologiens Allemans ne cederent
ni à la féduction ni aux follicitations ,.
& refuferent de fe déclarer pour le divorce.
La Cour de Rome vit ces manoeuvres
avec une indifférence méprifante : c'étoit
un étrange aveuglement de penfer qu'on
136 MERCURE DE FRANCE.
la fubjugueroit par les décisions de quelques
Théologiens . Cette Cour trop intéreffée
depuis long-tems , & trop politique
pour fe conduire par les maximes foibles ,
bornées & incertaines des cafuiftes , regardoit
malheureufement moins la religion
comme fa fin , que comme un moyen d'y
arriver.
Henri qui voyoit avec douleur le peu
de fruit qu'il tiroit de toutes fes démarches
, forma , pour fe venger de Clement ,
le deffein de lui enlever l'Angleterre . Il
commença par défendre , fous des peines
capitales , de recevoir aucune expédition
de Rome qui ne fût appuyée de fon autorité
. Il attaqua les privileges du Clergé , &
dépouilla le Pape de fes droits les plus effentiels.
Dans le même tems , Catherine
preffée de nouveau de confentir au divorce
, & toujours ferme dans ſon refus , fut
obligée de s'éloigner de la Cour , où elle
ne retourna jamais.
Le Roi d'Angleterre voulut enfin terminer
fes irréfolutions , en fuivant le confeil
que lui donna François I. de fe paffer
de la difpenfe du Pape , & d'époufer fans
délai une femme aimable , qui étoit devenue
néceffaire à fon bonheur. Le mariage
fe fit , & demeura fecret jufqu'à la
groffeffe d'Anne de Boulen , qui força de
DECEMBRE . 1754. 137
le rendre public avant même qu'on eût pû
déclarer nul celui de Catherine. Cette derniere
opération fut l'ouvrage de Cranmer ,
Archevêque de Cantorbery , qui engagea
le Clergé d'Angleterre à prononcer fur
l'affaire du divorce ; & malgré la précaution
qu'avoit prife le Pape de fe referver
la connoiffance de ce grand procès , le ma--
riage fut caffé folemnellement. Anne entra
en triomphe dans Londres , & y fut reçue
avec un éclat & une magnificence finguliere
.
Clément apprit avec un dépit fenfible
ce qui venoit de fe paffer : il fit une Bulle
qui excommunioit Henri & Anne de Boulen
, s'ils ne fe quittoient dans quelques
mois ; & après de nouvelles négociations
pour terminer cette affaire , le Pape affembla
fon Confiftoire , & le réfultat fut une
fentence qui obligeoit le Prince à repren
dre Catherine , fous peine d'excommunication
pour lui , & d'interdit pour fon
Royaume. Le Parlement avoit prévenu ce
jugement par une loi qu'il avoit faite quelques
jours aparavant , & qui défendoit de
reconnoître l'autorité du Pape. Henri recueillir
le fruit d'une politique profonde &
fuivie ; & fans faire d'autres changemens
dans la religion , il défendit tout commerce
avec le S. Siége , & voulut être lui -même
138 MERCURE DE FRANCE.
chef de l'Eglife dans fon Royaume . La nation
adopta les idées fchifmatiques qu'on
lui préfentoit ; elle fuivit depuis les opinion
de Zuingle fous Edouard , retourna à
la communion de Rome fous Marie , & fe
forma fous Elizabeth un culte qu'elle profeffe
encore aujourd'hui , fous le nom de
Religion Anglicane.
Hiftoire de la conjuration de Fiefque
en 1546 & 1547.
André Doria délivra en 1528 la République
de Gênes du joug de la France ,
& y établit l'ordre qui fubfifte encore aujourd'hui,
Ce plan de Gouvernement , le feul
peut-être qui pût convenir au caractere
» des Génois , & à la fituation où ils fe
» trouvoient , les devoit raffurer naturelle-
» ment contre les entreprifes de Doria . Si
» ce grand Capitaine eût en réellement
» les vûes que lui ont fuppofées la plupart
" des hiftoriens , ou il auroit laillé fon
"pays dans l'anarchie , ou il y auroit éta-
39
bli des loix mauvaifes , ou il fe feroit
" emparé de la dignité de Doge ; trois
» voies qu'il lui étoit aifé de prendre , &
» dont chacune devoit prefque néceffaire-
» ment le rendre maître de la République.:
33
DECEMBRE. 1754. 139
» Avec un peu d'attention , on démêle
» qu'il ne cherchoit ni à être tyran ni à
» être citoyen , & qu'il vouloit fe venger
» feulement de la France , qu'il avoit bien
fervie , & dont il étoit mal traité. Ce
projet qui étoit connu de tout le monde
, & celui de maintenir la révolution ,
» l'autorifoit , fans qu'on en prît ombrage ,
» à fe charger , comme il fit , du comman
dement des galeres de Charles Quint . 11
eft vrai que ce moyen avoit quelque
» chofe d'équivoque , & qu'il pouvoit fer-
» vir à opprimer la liberté publique auffi
bien qu'à la défendre : mais l'ordre que
» Doria avoit d'abord établi dans l'Etat ,
étoit une preuve de modération , que ce
» qu'il avoit laiffé voir d'ambition ne de-
» voit gueres affoiblir , & que fa conduite
» fortifioit extrêmement. Content de l'em-
» pire que lui donnoient fur les efprits &
>> fur les coeurs les grandes chofes qu'il
» avoit faites , il paroiffoit préférer de
» bonne foi la tranquillité de la vie privée
» à l'embarras des grandes places , & fe
» livrer aux affaires plutôt par zéle que
" par goût. Il y a apparence que des dehors
auffi impofans auroient trouvé une
» confiance entiere , fans la préfomption:
» & les hauteurs d'un parent éloigné qu'il.
avoit adopté pour fils ..
140 MERCURE DE FRANCE.
Ce jeune homme fe nommoit Jeannetin
Doria : condamné dès fes premieres années
à des travaux obfcurs , l'yvreffe où le jetta
le changement de fa fortune lui donna un
orgueil & des manieres qui révolterent
tout ce qui avoit de l'élévation dans l'ame ,
& fingulierement Jean- Louis de Fiefque ,
Comte de Lavagna. Ce jeune Seigneur ,
l'homme le plus riche de la République ,
éroit magnifique , aimable & féduifant :
avec un grand nombre de qualités brillan
res , il avoit l'apparence de plufieurs vertus.
» L'inquiétude qui le pouffoit aux gran-
» des places , venoit du defir qu'il avoit de
» faire de grandes chofes ; l'ambition ne
» lui étoit infpirée que par la gloire. Une
" erreur , qui étoit plutôt un malheur de
» fon âge qu'un défaut de fon efprit , lui
» fit confondre la célébrité avec une répu-
" tation fondée : il alla jufqu'à croire qu'il
» lui fuffiroit d'occuper de lui fes contem-
" porains , pour llaaiiffffeerr uunn grand nom à la
» poftérité. Tous ceux qui l'avoient étu-
» dié & qui fe connoiffoient en hommes ,
» lui trouvoient à vingt- deux ans une po-
»litique très- raffinée & une diffimulation
impénétrable : il leur paroiffoit né pour
» affervir fa patrie ou pour l'illuftrer .
Fiefque ne pouvoit manquer d'être mécontent
de la fituation où fe trouvoit la
DECEMBRE.
1754. 141
République . Il lui parut également indigne
de lui de vivre dans l'obfcurité , ou d'en
fortir par la faveur d'un homme qu'il méprifoit.
» Entre plufieurs moyens que lui
و ر
préfenta une imagination forte & impé-
» tueufe , celui de faire périr les Doria fut
» le feul qui lui parût infaillible , & il s'y
» arrêta avec beaucoup de fang-froid & de
» fermeté. La néceffité de changer la for-
» me du Gouvernement pour foutenir
» une démarche auffi hardie , ne l'effraya
» pas , & fut peut -être fans qu'il s'en dou-
» tât un motif de plus : il devoit paroître
» doux à un homme de fon caractere d'ab-
» battre d'un même coup fes ennemis , &
» de fe placer à la tête d'un Etat affez puif-
» fant. La révolution devoit être l'ouvrage
» du génie feul pour la maintenir , la
force étoit néceflaire , & Fiefque qui le
» vit , penſa à ſe ménager l'appui de la
» France.
Cette Cour entra aifément dans les vûes
de Fiefque ; & dans l'efpérance de fe venger
de Doria & de reprendre le Milanès fur
l'Empereur , elle accorda des fecours confidérables.
Fiefque inftruit que les mêmes
paffions qui lui avoient rendu la Cour de
France favorable , regnoient à celle du
Pape , s'occuppa du foin de les mettre en
jeu. Il alla lui-même à Rome pour négo142
MERCURE DE FRANCE.
cier cette affaire , & il écarta les foupçons
que ce voyage pouvoit faire naître , par,
l'attention qu'il eut au milieu de fes projets
de ne paroître occupé que de fes plaifirs
, & par l'art de cacher des deffeins
profonds fous un air frivole. Il trouva
Paul III. auffi bien difpofé qu'il le fouhaitoit
, & ce Pontife approuva la révolution
avec de grands éloges .
Fiefque ne s'occupa plus que du foin
de mettre la derniere main à fon entre-"
prife , & il ne put en être détourné
par les
remontrances d'un de fes plus zélés partifans
: c'étoit Vincent Calcagno , homme
d'un certain âge , & qui avoit une efpéce
de paffion pour le jeune Comte. » Comme
" il avoit le fens droit , les grandes entre-
» prifes commencoient par lui être toujours
fufpectes . Il étoit d'ailleurs né timide ,
» & les réflexions ou l'expérience qui chan
» gent quelquefois les caracteres , l'avoient
» affermi dans le fien. Tout ce qui avoit
» l'air trop élevé lui paroiffoit chimérique ,
" & il regardoit comme imprudent tout
» ce qu'on abandonnoit au hazard. Son
imagination étoit plus aifément étonnee
» que fon coeur ; & il étoit ferme jufques
» dans les périls qu'il avoit prévûs & qu'il
ور
و ر
avoit craints.
Le chef de la conjuration forma d'i
DECEMBRE. 1754. 143
bord fon attention à ne pas fe laiffer pénétrer
, & il fe rendit en effet impénétrable.
Sa conduite avoit quelque chofe de fi naturel
& de fiaifé , qu'il n'étoit pas poffible d'y
foupçonner le moindre myftere. André Doria
, malgré la profonde connoiffance qu'il
-avoit des hommes , fe laiffa impofer par ces
apparences , & Jeannetin fut féduit par les
témoignages d'eftime & d'attachement que
Fiefque lui prodigua.
Le Comte fçut fe concilier les négocians
, cette précieufe portion de citoyens
fi honorée dans le gouvernement populaire
, fi opprimée dans le defpotique , fi
négligée dans le monarchique , & fi méprifée
dans l'ariftocratique , en leur exagérant
le tyrannique orgueil des nobles
& en leur laiffant entrevoir la poffibilité
-de s'en délivrer. Par là il s'affuroit du peuple
, qui fuit aveuglément le mouvement
qui lui eft communiqué par ceux qui le font
travailler ou qui le font vivre un extérieur
brillant , des manieres ouvertes & polies
, des bienfaits répandus adroitement ,
acheverent de lui gagner la multitude.
Il ne manquoit à Fiefque que des fol-
' dats. Il eut une occafion favorable , & qui
fe préfentoit naturellement , d'en lever dans
fes terres. Il prit des arrangemens fecrets
avec Pierre- Louis Farnefe Duc de Parme
144 MERCURE DE FRANCE.
& de Plaifance , qui lui promit un fecours
de deux mille hommes. Il fit venir une
galere qui lui appartenoit , dans le port de
Gênes fes amis débaucherent quelques
foldats de la garnifon , & s'affurerent dedix
mille habitans déterminés : avec ces forces
réunies , les conjurés crurent qu'il étoit
tems de prendre une derniere réfolution.
La nuit du premier au fecond Janvier
fut l'inftant arrêté pour l'exécution de leur
projet . L'époque étoit adroitement fixée.
Comme le Doge qui fortoit de place le
premier du mois , ne pouvoit être remplacé
que le quatre , la République devoit fe
trouver dans une eſpèce d'anarchie , dont
il étoit poffible de tirer parti.
Un des chefs de la conjuration , & un
de ceux fur qui Fiefque comptoit le plus ,
étoit Jean Baptifte Verrina , » homme bra-
» ve , impétueux , éloquent : il avoit l'efprit
vafte , mais déréglé ; le coeur élevé ,
» mais corrompu . Son penchant l'entraî
»noit au crime , & le mauvais état de
» fes affaires le lui rendoit prefque indifpenfable.
Une imagination vive &
» forte lui préfentoit fans ceffe des projets
finguliers & hardis , dont il n'examinoit
» jamais ni la juftice ni les refforts , &
» dont il prévoyoit rarement les fuites. Il
étoit ennemi de tout repos , du fien
33
par
inquiétude ,
DÉCEMBRE. 1754. 145
99
inquiétude , de celui des autres par ambition
. Le Gouvernement établi dans fa
patrie lui déplaifoit , précisément parce
qu'il y étoit établi ; & tous ceux qui
» entreprendroient de le changer étoient
fûrs de trouver en lui des confeils dangereux
& des fervices utiles . Ce caractere
»l'avoit rendu cher à Fiefque , dont il régloit
les plaifirs , partageoit la fortune
» & dirigeoit en quelque maniere les paf-
"
fions.
>
Le jour arrêté pour la révolution commençoit
à luire , que les conjurés firent les
dernieres difpofitions. Verrina fe rendit à
l'entrée de la nuit fur la galere de Fieſque
qui étoit fon pofte ; il donna par un coup
de canon le fignal de l'attaque , & l'action
fut auffi - tôt engagée dans l'ordre qui avoit
été projetté. On commença par attaquer
ceux qui défendoient les portes de la ville
les plus effentielles , & dont on ſe rendit
bientôt maître . Jeannetin s'étant éveillé au
bruit , & étant accouru , fut reconnu &
maffacré fur le champ. André Doria euc
le tems de fe fauver dans un château à
quinze mille de Gênes . Cette lâcheté dans
un vieillard célébre par fa valeur , ne doit
furprendre que ceux qui ne connoiffent pas
les hommes .
Les avantages que remporterent les con-
II.Fol, G
146 MERCURE DE FRANCE.
jurés , redoubla leur activité & leur courage
: après s'être fortifiés à la hâte dans les
poftes dont ils s'étoient emparés , ils ſe
répandirent dans les rues en criant , Fiefque
& liberté. Ces deux mots , dont l'un rappelloit
à un grand nombre d'ouvriers le
nom de leur bienfaicteur , & l'autre réveil
loit dans tous les efprits l'idée du plus
grand des biens , féduifirent la populace ,
qui prit auffi-tôt les armes.
Les tentatives que fit le Sénat pour oppofer
la force aux conjurés ayant été funeftes
, il tourna fes'vûes vers la négociation.
Anfaldo Juftiniani , un des Sénateurs
députés , s'avança dans le lieu du tumulte
, & demanda froidement à parler au
nom de la République , au Comte de Fiefque
. Cet homme dangereux n'étoit plus ;
en voulant paffer fur une galere , il étoit
tombé dans la mer , & s'y étoit noyé. » Le
» fecret pouvoit être facilement gardé juf-
» qu'à la fin de l'action , fans la vanité
» puérilę de Jerôme , qui répondit à Juſ
» tiniani qu'il n'y avoit plus d'autre Com-
» te de Fiefque que lui , & qu'il n'écou-
» teroit les propofitions qu'on avoit à lui
faire , que lorfqu'on lui auroit livré le
Palais . Une réponſe auffi imprudente
» eut les fuites qu'elle devoit avoir. Le Sénat
raſſuré par le feul événement qui pût
"
DECEMBRE. 1754. 147.
changer fur le champ & d'une maniere
» ftable la fituation des chofes , montra de
» la fermeté ; & les conjurés , par une rai-
» fon contraire , perdirent toute leur au-
ور
"
dace. A mefure que la mort de leur
» cheffe répandoit , & elle fe répandit fort
» vîte , on voyoit les efprits fe refroidir ,
le-courage expirer dans tous les coeurs ,
& les armes tomber des mains . Ceux
»même que des haines plus vives , de
plus grands intérêts, ou un caractere plus
emporté avoient rendus jufqu'alors plus
» redoutables que les autres , fe laiffoient
» abbattre par la terreur commune. La ré-
» volution fut fi générale , qu'au point du
" jour il n'y avoit pas un feul factieux dans
» les rues de Gênes : ils étoient tous reti-
» rés dans leurs maifons , difperfés dans
» la campagne , ou retranchés dans quel-
» que pofte .
Aing finit cette confpiration , qui par
l'événement établit fur des fondemens prefque
inébranlables l'autorité qu'on avoit
voulu détruire.
politiques de l'Europe , depuis l'élévation
de Charles- Quint au thrône de l'Empire ,
jufqu'au traité d'Aix - la-Chapelle en 1748.
Par M. l'Abbé Raynal , de la Société royale
de Londres , & de l'Académie royale des
Sciences & Belles Lettres de Pruffe . Se
vend chez Durand , au Griffon , rue Saint
-Jacques ; 1754 , 3 vol . in- 8 °.
J'ai déja rendu compte des deux pres
miers volumes de mon ouvrage , je vais
donner l'extrait du troifieme ; il renferme
trois morceaux.
112 MERCURE DE FRANCE.
Hiftoire des révolutions arrivées en Suede
depuis 1515 jufqu'en 1544.
La Suede qui avoit jetté un fi grand éclat ,
lorfque fes habitans , connus fous le nom
de Goths , renverferent l'Empire romain &
changerent la face de l'Europe , étoit retombée
peu -à-peu dans l'obfcurité . Des dif
fenfions domeftiques & les vices du gouvernement
, avoient formé une efpece
d'anarchie , qui auroit cent fois perdu le
Royaume fi les peuples voifins avoient eu
des loix plus fages . Toutes les nations du
Nord languiffoient dans la même barbarie ,
& l'afcendant que les unes pouvoient prendre
fur les autres , ne devoit point venir
de la fupériorité de politique , mais du
bonheur des circonftances ; elles furent
pour le Dannemarc.
Marguerite qui y regnoit , joignoit à
»l'ambition ordinaire à fon fexe , une fui-
» te de vûes qu'il n'a pas fi communément.
» Elle parloit avec grace , & fçavoit em-
»ployer au befoin ce ton de fentiment , qui
» tient fouvent lieu de raifon & qui la rend
toujours plus forte. Contre l'ufage des
» Souverains , elle abandonnoit les appa-
» rences de l'autorité pour l'autorité même ;
» & elle retenoit le Clergé dans fes inté-
» rêts , en lui faifant prendre des déférences
DECEMBRE. 1754 113
»
ور
»
"
pour du crédit. Ce qu'elle faifoit éclater
de magnificence , n'avoit jamais pour ob-
»jet fes goûts , mais fa place ; & foit qu'el-
» le donnât , foit qu'elle récompenfât , c'é
»toit toujours en Reine & au profit de la
Royauté. Lorfque fes projets n'étoient
pas traversés par la loi , elle la faifoit
» obferver avec une fermeté louable ; &
» l'ordre public étoit ce qu'elle aimoit le
» mieux après fes intérêts particuliers . On
» n'a gueres pouffé plus loin qu'elle le faifoit
le talent de paroître redoutable fans
l'être : elle intimidoit fes ennerais par
» d'autres ennemis qu'elle avoit l'art de
» faire croire fes partifans. Ce que fes
» moeurs avoient d'irrégulier étoit réparé
» dans l'efprit des peuples par les dons
» qu'elle faifoit aux Eglifes. Ces facrifices
» coûtoient à fon caractere ; mais fa politique
les faifoit à fa réputation.
"
"
Cette Princeffe entreprit de réunir la
Suede à fes autres Etats , & elle y réuſſit :
mais les Danois ayant abufé de leur fupériorité
, les Suédois trouverent bientôt l'occafion
de fecouer un joug qu'ils déteftoient
, & ils fe donnerent un maître qui
prit le titre d'Aminiftrateur. Les Rois de
Dannemarc n'abandonnerent pas les droits
qu'ils prétendoient avoir fur la Suede , &
ce fut une fource de guerres longues &
114 MERCURE DE FRANCE .
fanglantes entre ces deux Etats.
Chriftiern étoit monté fur le thrône de
Dannemarc ; c'étoit un monftre , qui prefque
au fortir de l'enfance avoit pouffé aux
derniers excès tous les vices , & n'avoit
pas même le mafque d'une vertu . Il ne
chercha point à rapprocher les Suedois du
traité d'union des deux Royaumes , il ne
chercha qu'à les foumettre. Le mécontentement
du Clergé de Suede étoit une difpofition
favorable pour ce Prince. Les Evêques
avoient joui d'une autorité fi étendue
fous les Rois Danois , qu'ils croyoient
ne devoir rien oublier pour ramener les
mêmes circonftances. L'Adminiftrateur
étant mort , ils voulurent mettre à fa place
Elric Trolle , vieillard timide , indolent
irréfolu , & qu'ils auroient fait fervir à
leurs vûes ; mais ce projet échoua. Stenon ,
fils du dernier Adminiftrateur , fut élu , &
il fit conférer l'Archevêché d'Upfal au fils
de Trolle ; démarche qu'il crut propre ,
fans doute , à confoler fon rival de fon
exclufion . Ĉe bienfait politique n'eut pas
le fuccès qu'il en attendoit . Trolle plus humilié
que touché du tendre & généreux
intérêt que ce Prince avoit pris à lui , fit
éclater un reffentiment qui allarma égale
ment pour Stenon & pour la patrie. Le
jeune Prélat ne pouvoit pas fe conføler de
DECEM BR E. 1754. 115
n'être que le fecond dans un état qu'il avoit
compté gouverner d'abord ſous le nom de
fon pere , & dans la fuite fous le fien . Son
mécontentement éclata bientôt.Il fe mit à la
tête du Clergé , s'unit avec les Danois , &
corrompit le Gouverneur de quelques places
fortes. Stenon inftruit de tout ce qui
fe tramoit contre l'Etat , convoqua le Sénat
, & Trolle fut reconnu pour l'auteur
& le chef de la confpiration. L'Archevêque
déterminé à la ruine de fon pays , par
un reffentiment que les contretems rendoient
plus vif, ne daigna ni juftifier fa
conduite , ni fe plaindre de fes complices :
il fe retira dans le châreau de Steke , en
attendant du fecours de Chriftiern. A perne
l'Adminiftrateur eut - il commencé le
fiége de cette place , que les Danois vinrent
faire une defcente près de Stockolm ;
Stenon y marcha avec une partie de fon
armée , & il fe livra un combat auffi fanglant
qu'il devoit l'être au commencement
d'une campagne entre deux nations rivales
, dans une occafion décifive & pour de
grands intérêts. La victoire fe déclara pour
La Suede , les Danois regagnerent leurs
vaiſſeaux , & l'Archevêque fut obligé de
fe rendre. Les Etats le déclarerent ennemi
de la patrie , l'obligerent de renoncer à fa
dignité , & le condamnerent à finir fés
jours dans un cloître.
116 MERCURE DE FRANCE.
"
23
» Quand le Pape n'auroit pas été follicité
par le Prélat dépofé & par Chriftiern
» de s'élever contre ce jugement , il l'au- |
» roit fait. La Cour de Rome dont les droits
» n'avoient pas été auffi bien éclaircis
» qu'ils l'ont été depuis , appuyoit indiffé-
» remment le Clergé dans toutes les affai-
» res , avec une vivacité & une fierté qui
» ne fe démentirent pas en cette occaſion .
» Elle fit menacer les Etats & l'Adminif
» trateur des cenfures de l'Eglife , s'il ne
rétabliffoient fans tarder l'Archevêque
fur fon fiége , & dans tous les avantages
» dont on l'avoit privé.
"
» Il eft glorieux pour l'humanité que
» dans un fiécle où la Philofophie avoit fait
» fi peu de progrès , un peuple entier ait
» diftingué l'autorité légitime du chef de
» la religion , de l'abus qu'il en peut faire.
» Les Suédois en marquant beaucoup de
» refpect au Souverain Pontife , parurent
» affez tranquilles fur les foudres qu'il préparoit
contr'eux. Ils témoignerent de la
répugnance à lui defobéir ; mais enfin ils
» lui defobéirent , & ils aimerent mieux
» l'avoir pour ennemi que de rifquer de
» rallumer dans leur patrie le feu des
» guerres civiles qu'ils avoient eu tant de
peine à éteindre. Si cette généreufe réfolution
avoit été accompagnée d'un ex-
"
و د
DECEMBRE. 1754 117
cès d'emportement , Rome fe feroit trou-
» vée heureufe : dans la réfolution où elle
» étoit de pouffer les chofes à l'extrêmité ,
elle auroit voula paroître forcée à des
❞ violences par des outrages qui les juftifiaffent.
L'impoffibilité de mettre les apparences
de fon côté , ne lui fit pas aban-
» donner fes vûes : elle mit en interdit la
» Suede , excommunia l'Administrateur &
» le Sénat , ordonna le rétabliſſement de
» Trolle , & pour comble d'injuftice , chargea
le Roi de Dannemarc de procurer
" par la voie des armes l'exécution d'une
Bulle fi odieufe.
و د
Chriſtiern étoit & fe montra digne d'une
telle commiffion. Il entra en Suede , & mit
tout à feu & à fang ; après bien des ravages
& bien des cruautés , les Suédois furent
défaits dans une bataille où Stenon fut
rué ; cet événement fit la deftinée de la
Suede ; tout tomba dans une confufion
horrible. Trolle qui avoit profité des malheurs
publics pour remonter fur fon fiége ,
convoqua les Etats. La craintelou la féduc
tion y firent reconnoître fans obftacle l'au
torité de Chriftiern , qui commença par
immoler à fon reffentiment & à fon ambition
tout ce qui auroit pu lui faire quelque
ombrage. Il fit maffacrer les Seigneurs
les plus diftingués de Suede & tout ce qui
118 MERCURE DE FRANCE.
reltoit d'hommes puiffans affectionnés à
leur patrie , ou aimés des peuples. Avec ces
victimes expira l'efpérance & prefque le
defir de la liberté. Les loix anciennes furent
abrogées , le defpotifme porté au dernier
période , & il ne fe fit aucun mouve
ment . Rien ne caufoit & ne pouvoit caufer
d'inquiétude à Chriftiern que la
fonne de Guftave Vaſa.
per-
Ce jeune Seigneur defcendoit des anciens
Rois de Suede , & s'étoit fignalé dans
plufieurs occafions ; c'étoit un homme fupérieur
, né pour l'honneur de fa nation
& de fon fiécle , qui n'eut point de vices ,
peu de défauts , de grandes vertus & encore
plus de grands talens.
Retenu en Dannemarc par une perfidie ,
il avoit trouvé l'occafion de s'échapper des
mains de Chriftiern , & s'étoit caché dans
les montagnes de la Dalecarlie. Après avoir
erré long- tems , forcé par le befoin de travailler
aux mines , il trouva enfin chez un
Curé un afyle , qui devint le berceâu de la
liberté , de la gloire & du bonheur de la
Suede. De concert avec cet Eccléfiaftique ,
homme fage , defintéreffé , inftruit , accrédité
, zélé pour fa patrie , Guftave commença
par échauffer les efprits , & il profita
du premier feu de l'enthoufiafme qu'il fit
aaître pour fe faire un parti. A la tête de
DECEMBRE. 1754. 119
par
quatre cens hommes il emporta d'affaut
une place commandée le Gouverneur
de la province ; fes premiers fuccès donnerent
de l'audace ; fa petite armée s'accrut
à vûe d'oeil , & il n'eût qu'à fe montrer
dans les provinces voisines de la Dalecarlie
pour les foulever. La timidité & l'indolence
du Viceroi que Chriftiern avoit
laiffé en Suede , donna à Guſtave le tems
de faire des progrès plus confidérables , de
groffir & de difcipliner fes troupes . Trolle
faifit le tems où les Dalecarliens s'étoient
retirés dans leurs pays pour faire la moiffon
; il fe mit à la tête de quatre mille
hommes , & alla attaquer brufquement
Guftave , qui n'étoit pas affez fort pour
l'attendre. Ce léger échec fut bientôt réparé
par Guftave , qui l'attaqua à fon tour
fi vivement , que l'Archevêque échappa à
peine avec la dixieme partie de fes troupes.
Les vainqueurs marcherent droit à Stockholm
; le Viceroi & l'Archevêque , dans la
crainte que quelque malheureux hazard
ne les fit tomber entre les mains de leurs
ennemis , s'enfuirent en Dannemarc . Leur
retraite fut un événement décifif pour
mécontens. L'indépendance du Royaume
parut affez affurée
pour qu'on crût pouvoir
convoquer fans rifque les Etats Généraux
, & donner quelque forme à un
,
les
120 MERCURE DE FRANCE.
Gouvernement qui n'en avoit point .
» L'affemblée ne fut pas nombreufe ; il
ne s'y trouva de Députés que ceux que
» l'amour de la patrie & la haine des tyrans
» élevoient au - deffus de tous les périls.
» Les réfolutions des hommes de ce carac-
» tere ne pouvoient manquer d'être har-
» dies & leurs démarches vigoureufes . Ils
» renoncerent folemnellement à l'obéïffan
» ce qu'ils avoient promife à Chriftiern ,
» éleverent leur Général , qui n'avoit dû
» jufqu'alors for autorité qu'à fon coura-
» ge , à la dignité d'Adminiftrateur , & ar-
» rêterent qu'on continueroit à faire une
» guerre vive & fanglante.
Tandis que Guftave reprenoit fur les
Danois les places qui leur reftoient en Suede
& qu'il formoit le fiége de Stockholm ;
la révolution qui fe fit en Dannemarc affûra
l'indépendance de la Suede. La tyrannie
& les excès de Chriftiern révolterent fes
fujets , & leur infpirerent une réfolution
violente . Ils déthrônerent ce Prince , qui
fe retira auprès de Charles - Quint fon beaufrere
, & ils placerent fur le thrône Frideric
, Duc de Holſtein.
Cet événement ôta aux Danois , qui
étoient encore en Suede , le courage , l'efpérance
& la force de s'y maintenir. Ceux
qui défendoient Stockholm offrirent de
capituler;
DECEMBRE . 1754. 125
capituler ; mais l'Adminiftrateur laiffa traîner
le fiége , fous prétexte de le finir d'une
maniere plus honorable , mais en effet pour
obliger par ce fantôme de péril les Etats
Généraux de lui déférer la couronne . Cette
politique étoit plus artificieufe que néceffaire.
Guftave fut proclamé Roi avec une
unanimité & un enthouſiaſme qui étoient
fûrement les fuites de la plus vive admiration
& d'une efpece d'idolâtrie . L'union
que fit ce Prince avec Frideric , acheva
d'établir la tranquillité , la gloire & l'indépendance
de la Suede. Guftave ne fongea
plus qu'à réformer l'intérieur du Royaume
, en fubftituant de bonnes loix à la barbarie
ancienne, & une police fage aux abus
introduits par les troubles civils. Il fut
éclairé , foutenu & dirigé dans fes vûes
par un homme célebre , qu'il eft important
de connoître à fond.
Ce confident habile fe nommoit Larz-
Anderfon , né de parens obfcurs & fans
fortune. Il avoit commencé à fe diftinguer
dans l'Eglife ; mais dégoûté d'une carriere
où l'on n'avançoit que par les fuffrages de
la multitude , il s'attacha à la Cour. » Guftave
démêla bientôt dans la foule des
» courtifans empreffés à lui plaire, un hom-
» me propre à le fervir ; & dédaignant
»toutes ces petites expériences fi néceffai-
11. Fol.
و د
F
22 MERCURE DE FRANCE.
» res aux Princes médiocres , & qui ne leur
»fuffifent même pas , il l'éleva tout de
» fuite au premier pofte du Royaume , &
» le fit fon Chancelier,
و ر
» Anderſon juſtifia cette hardieffe . C'é-
» toit un génie que la nature avoit fait pro-
» fond , & que les réflexions avoient étendu,
Quoiqu'il eut l'ambition des grandes
places , il avoit encore plus l'ambition
» des grandes chofes , & il aimoit mieux
voir croître fa réputation que fon crédit.
» Il n'étoit pas citoyen dans ce fens qu'il fe
» fût facrifié pour fa patrie ; mais il méri-
>> toit ce beau nom , fi on veut l'accorder
» aux Miniftres qui ont des idées aflez juf-
» tes pour croire que leur gloire eft infé-
»parable de celle de leur Roi & de leur na-
» tion. L'exemple de ceux qui l'avoient pré-
» cédé ni le jugement de ceux qui le devoient
» fuivre , n'étoient pas la régle de fa con-
»duite ; fes projets n'étoient cités qu'à fon
» tribunal & à celui de fon maître. Cette
» indépendance qui ne peut être fentie que
» par ceux qui l'ont , étoit accompagnée
» d'une fagacité qui faififfoit tout , depuis
»les premiers principes jufqu'aux dernie-
" res conféquences , & d'une lumiere qui
» fourniffoit des vûes fublimes & les expédiens
propres à les faire réuffir . Letalent
» de hâter les événemens fans les précipi
ter lui étoit comme naturel ; & en par
و د
39
DECEMBRE. 1754 123
-99
93
و د
roiffant céder quelquefois aux difficultés,
il venoit toujours à bout de les furmonter.
L'étude de l'hiftoire & fes réflexions
» l'avoient affermi contre les murmures ,
les tumultes , les révoltes même ; & il
» étoit convaincu qu'avec du courage , du
fang froid & de la politique on vient
» tôt ou tard à bout de fubjuguer les hom-
" mes & de les ramener à leurs intérêts. Il
fçavoit le détail des loix comme un Ma-
» giftrat , & en poffédoit l'efprit en Légiflateur.
On réfiftoit d'autant moins à fon
éloquence , qu'elle partoit d'une raifon
» forte . Ce Miniftre appartenoit plus à un
autre âge qu'à celui où il vivoit ; & fes
» contemporains qui n'étoient pas à beau-
>> coup près auffi avancés que lui , n'apperçurent
pas toute l'élévation de fon ca-
» ractere , ni l'influence qu'il eut fur les
» révolutions qu'éprouva la Suede .
บ
93
"
Ce Royaume étoit la proye des Eccléfiaftiques
: leur autorité pouvoit exciter de
nouveaux troubles , & ils poffédoient tout
l'argent , toutes les richeffes de la Suede . I
falloit trouver un prétexte pour les dépouiller.
Anderſon en imagina un ; c'étoit
d'introduire le Luthéranifme , qui faifoit
des progrès rapides en Allemagne , & qu'il
avoit adopté par cet efprit d'inquiétude fi
ordinaire à ceux qui font nés plus grands
Fij
124 MERCURE DE FRANCE .
que leur condition. Guſtave adopta les
vûes de fon Chancelier ; mais cette révolution
ne pouvoit fe faire que par dégrés :
on laiffa le tems au Luthéranifme de s'établir
dans le Royaume. Des Docteurs de
réputation qu'on fit venir d'Allemagne , lui
donnerent de l'éclat ; la faveur qu'ils parurent
avoir, leurs déclamations, le goût de la
nouveauté entraînerent bientôt une partie
de la nation . A mefure que le Luthéranifme
faifoit des conquêtes fur le Royaume ,
Guftave en faifoit fur le Clergé. Il commença
par abolir une efpece d'impôt que
les Curés avoient mis fur certains péchés .
Il ôta aux Evêques le droit qu'ils avoient
ufurpé d'hériter de tous les Eccléfiaftiques
du fecond ordre. Les troupes furent mifes
en quartier d'hiver fur les terres du Clergé ,
ce qui étoit fans exemple : enfin il propofa
de prendre les deux tiers des dîmes pour
l'entretien des troupes , & une partie de
l'argenterie & des cloches des Eglifes riches
pour abolir , en payant les étrangers ,
les privileges odieux dont ils jouiffoient.
Ces expédiens furent généralement approuvés
; & s'il y eut quelque mécontentement
, il n'éclata pas.
Guftave mit la derniere main à fes grands
deffeins, en convoquant les Etats Généraux
à Vefteras en 1527. Les innovations qu'il
DECEMBRE . 1754. 125
propofa pour achever d'écrafer la puiffance
du Clergé , parurent trop hardies , &
le ton de defpotifine qu'il prit étoit trop
nouveaupour ne pas exciter quelques mou.
vemens ; mais ils n'eurent point de fuites .
Les troubles furent bientôt appaifés , & ce
que les Etats avoient arrêté fut établi fans
obftacle. » Le mépris pour la Communion
» Romaine fuivit la ruine & l'aviliffement
» du Clergé , qui avoient été le but de tou-
» tes les innovations qu'on venoit d'intro-
» duire. Guftave fe déclara enfin Luthe-
» rien , & toute la nation voulut être de
» la religion du Prince . Rien ne prouve
» les progrès de l'efprit de fervitude dans
» un Etat , comme l'influence du Souverain
fur la croyance des peuples. Le facrifice
de fes opinions qui coûte fi peu à
» la Cour , où on n'a proprement que des
préjugés , eft fi grand à la ville & dans
» les provinces où on a des principes ,
» qu'il prépare à tous les autres facrifices ,
» & même les affure . Auffi lorfque Guf-
» tave demanda aux Etats en 1544 , que
» la Couronne qui avoit toujours été élec-
» tive fû: déclarée héréditaire , il n'éprou
» ya point de contradictions .
" Tel fut le dernier acte d'un des regnes
les plus éclatans que le Nord ai vû ;
» nous ajouterions d'un des plus heureux ,
Fiij
126 MERCURE DE FRANCE.
»fi Guſtave avoit été auffi jufte qu'il étoir
»grand , & fi en faifant par fon caractere
»le bonheur de la génération qu'il gou-
» vernoit , il n'avoit pas préparé le mal-
» heur de celles qui devoient la fuivre ,
en établiffant un defpotifme dont fes fuc-
»ceffeurs ne pouvoient manquer d'abuſer .
Hiftoire du divorce de Henri VIII. Roi
d'Angleterre , & de Catherine d' Arragon ,
depuis 1527 jufqu'en 1534.
Henri VII , furnommé dans l'hiftoire le
Salomon de l'Angleterre , voulut rendre à
fa couronne , par une alliance avantageufe,
l'éclat que les guerres civiles lui avoient
fait perdre , & il obtint pour le Prince de
Galles fon fils , Catherine d'Arragon . Ce
mariage ne fut pas heureux ; le jeune Prince
mourut un an après , à l'âge de quinze
ou de feize ans. Cet événement pouvoit
Fompre les liens qui uniffoient l'Espagne
& l'Angleterre , & qui les rendoient redoutables
à tous leurs voifins. Pour calmer
les inquiétudes des deux Puiffances , il fut
arrêté que le nouveau Prince de Galles
épouferoit la veuve de fon frere . Pour former
ces nouveaux noeuds , on eut befoin
d'une difpenfe , & le Pape Jules fecond
l'accorda,
DECEMBRE. 1754. 127
Henri & fa belle-four furent fiancés
folemnellement en 150;, & le Prince qui
n'avoit alors que douze ans , n'eut pas
plutôt atteint fa quatorziéme année qu'il
it en préſence de plufieurs témoins une
proteftation en forme contre le confentement
qu'il avoit donné. Cette proteſtation
fut tenue fecrette jufqu'à la mort de
Henri VII en 1509 , & le mariage fur
célébré la même année . » Catherine avoit
» des vertus , mais les agrémens de fon
» fexe lui manquerent. Elle n'avoit ni grace
» ni dignité , ni defir de plaire ; fa triftefle
» & fon indolence augmenterent avec l'âge
» & les infirmités . Le dégoût de Henri qui
»> ne l'avoit jamais aimée , devint infen-
» fiblement extrême , & ouvrit le coeur de
» ce Prince à une paffion fort vive pour
» Anne de Boulen.
Anne étoit plus que belle , elle étoit
piquante. Ses traits manquoient de régularité
; il en réfultoit cependant un
enfemble qui furpaffoit la beauté même.
» Une taille parfaite , le goût de la danfe ,
» une voix touchante , & le talent de
jouer avec grace de plufieurs inftru-
» mens , relevoient en elle l'éclat de la
premiere jeuneffe. Quoique la France
ne fût pas alors autant qu'elle l'a été
depuis en poffeffion de fervir de modele
"
Fiiij
128 MERCURE DE FRANCE.
» aux autres peuples , Anne y avoit pris
» des manieres , un ton , des modes , qui
» fixerent fur elle les yeux & prefque l'ad-
» miration de la Cour de Londres. Cette
premiere impreffion fut foutenue par une
» converfation vive & légere , par un enjouement
ingénieux & de tous les inftans.
Les foupçons que pouvoit faire naître
fon air libre & trop carreffant, étoient
détruits par fon âge & par fa diffipation.
Elle ne montroit de l'empreffement
"que pour les plaifirs & pour les fêtes ; &
il paroiffoit fi peu d'art dans fa conduite Ᏺ
qu'il étoit prefque impoffible de lui fup-
»pofer des projets. Sa coquetterie ne fit
pas & ne devoit pas faire des impref-
»lions fâcheufes on la regarda comme
» une fuite de l'éducation frivole qu'elle
avoit reçue , & non comme un vice du
» coeur, ou le fruit de la réflexion . Les
» événemens prouverent que fon caractere
» avoit échappé aux courtifans les plus dé-
» liés : elle fe trouva diffimulée , profonde
, ambitieufe , & fut tout cela à un
» haut dégré & avant vingt ans.
Percy parut le premier fenfible aux char
mes d'Anne , ou fut , fi l'on veut , le premier
féduit par fon adreffe. Ses foins furent
acceptés , & leur union alloit être
confommée fi l'amour du Roi n'y avoit mis
DECEMBRE. 1754. 129
1
obftacle. Percy fut forcé de renoncer à fa
maîtrelle : Henri déclara lui-même à Anne
les fentimens qu'il avoit pour elle , mais
il la trouva plus fiere qu'il ne l'avoit cru.
Eclairée fur la violence de la paffion qu'elle
avoit infpirée , elle parut plus offenfée que
Alattée des propofitions du Prince , & lui
fignifia qu'elle feroit fa femme ou ne lui
feroit rien. C'est à cette époque que les
écrivains Catholiques fixent la premiere
idée qu'eut Henri de faire divorce avec
Catherine ; les Proteftans la font remonter
plus haut. On n'eft pas moins embarraſſé
fur la date précife de la réfolution qu'il
en prit ; on auroit évité de longues & ameres
conteftations , fi on avoit été affez
defintéreffé de part & d'autre , pour voir
que le Cardinal Wolfey étoit l'unique ,
ou du moins la principale caufe de ce
grand événement.
Cet homme célébre , rapidement paffé
de la condition la plus baffe au miniſtere
& à la pourpre , avoit d'abord embraffé le
parti de l'Empereur , & il l'abandonna
enfuite , parce qu'il vit que ce Prince l'avoit
trompé par les fauffes efpérances qu'il
lui avoit données de le placer fur le trône
de l'Eglife . Wolfey voulut humilier Charles-
Quint , en faisant répudier Catherine
d'Arragon fa tante. Ce Cardinal porta
Fv
130 MERCURE DE FRANCE..
dans cet odieux procès plus d'adreffe que :
la paffion n'en permet ordinairement , &
plus de circonfpection qu'on ne l'auroit:
dû efpérer de la hauteur & de l'emporte--
ment de fon caractere. Il commença par
perfuader le Confeffeur du Roi , dont les .
remontrances firent naître des doutes dans
l'efprit de Henri , & ces fcrupules joints à
la décision de quelques Théologiens , le
déciderent entierement pour le divorce..
Sa réfolution ne tarda pas d'éclater. Trois
Ambaffadeurs François étant arrivés en Angleterre
, conclurent fans beaucoup de difficultés
, un traité de paix perpétuelle entre
les deux nations , & ils arrêterent que:
Marie , fille de Henri , épouferoit François
I. ou fon fecond fils le Duc d'Orléans
.
"
"
» L'Evêque de Tarbes , celui des Am-
» baffadeurs qui avoit le plus le talent des
" affaires , & le feul qui eut le fecret de
» celle-là , parut environ huit jours après
la fignature du traité , mécontent d'une
» négociation dont le fuccès éroit regardé
» comme complet. Son chagrin fut remar
» qué comme il le devoit être , & on cher-
» cha à en deviner la caufe . Le public s'é-
" puifa à l'ordinaire en conjectures , & les
gens en place en queftions. Lorfque le
» Prélat crut avoir affez long-tems tenu
DECEMBRE. 1754. 131
les efprits en fufpens , il fe laiffa arra-
» chet fon fecret : il dit avec un certain
embarras affez ordinaire à ceux qui ont
des vérités fâcheufes à annoncer aux
Princes , qu'il craignoit beaucoup qu'u-
»ne partie des liens que venoient de for-
>> mer les deux nations , ne fuffent bien-
» tôt rompus , & qu'en particulier le mariage
projetté ne pût pas s'exécuter. Preffé
» de s'expliquer fur le myftere que renfer-
» moient ces dernieres paroles , il avoua
» qu'il croyoit nulle l'union de Henri &
» de Catherine , & qu'il étoit inftruit que
» les Théologiens les plus habiles ne pen-
» foient pas autrement que lui.
» Le Roi parut frappé de ce difcours
» comme il l'eût été d'un coup de foudre ;
fon but étoit de perfuader par cet éton-
» nement à l'Europe que le premier doute
» fur fon mariage lui étoit venu à cette oc--
» cafion.
Les fcrupules de l'Evêque de Tarbes furent
regardés comme des vérités incontef
tables , & il partit fur le champ pour l'I--
talie un Miniſtre , chargé de folliciter au--
près du Saint Siége la diffolution du ma--
riage avec Catherine .
Člement VII . qui gouvernoit alors , étoit
encore prifonnier au Château Saint - Ange.-
Le fecours prompt & affuré qu'on lui pro-
Fvj
132 MERCURE DE FRANCE.
mit , l'auroit infailliblement déterminé à
faire ce qu'on exigeoit de lui , s'il n'eût
été arrêté par la crainte de Charles - Quint.
Lorfque le Pape fut libre , les négociateurs
Anglois devinrent plus preffans , mais leur
adreffe & leur activité ne purent vaincre
fes irréfolutions. Il vint à bout de faire
naître des obftacles & des incidens fort
naturels , qui reculoient la décifion de cette
affaire . Après bien des détours & des lenteurs
, preflé par les inftances de l'Angleterre
, Clement établit enfin Wolfey juge
de l'affaire du divorce , & on lui donna
pour adjoint le Cardinal de Campege , qui
s'étoit trouvé du goût des deux Cours.
Il n'y avoit qu'à fuivre la négociation
de Campege , pour être convaincu que le
Pape ne donneroit jamais les mains à un
projet contraire aux intérêts de fon Siége
& à ceux de fa maifon , & qu'il vouloit
feulement obtenir par ce moyen un traitement
plus avantageux de Charles. Quint.
L'affaire fe rempliffoit tous les jours de
nouvelles difficultés. Henri que fa paffion
mettoit dans un état violent , fatigué
de tant d'indécifions , envoya de nouveau
à Clément deux Miniftres pour preffer l'exécution
de fon projet ; mais leurs infinuations
n'ayant pas eu le fuccès qu'ils
s'étoient promis , ils eurent recours à des
DECEMBRE. 1754 133
moyens odieux. Ils joignirent aux reproches
les plus humilians , des menaces effrayantes.
On faifoit craindre au Pape d'être déposé ,
fous prétexte que fon élection avoit été
irréguliere ; que l'Angleterre ne fecouât un
joug qui devenoit tous les jours plus dur &
plus injufte , & que l'Europe entiere éclairée
& enhardie par un exemple fi frappant ,
ne renonçât à l'ancien préjugé qui la tenoit
fous la domination du S. Siége. Ces
moyens ne réuffirent pas , & l'affaire du
divorce fut ramenée au tribunal de Wolfey
& de Campege. Les Légats , après l'examen
de cette caufe finguliere , citerent le
Roi & la Reine pour le 18 Juin 1529. La
Reine comparut devant eux , mais les recufa
pour juges , & ne voulut jamais fe
défifter de fa récufation . » On l'auroit peut-
» être crue occupée de fa vengeance , fi
nenfe précipitant devant toute l'aflemblée
" aux pieds du Roi , elle n'avoit fait voir
» qu'il n'y avoit dans fon coeur que le défir
» & peut- être l'efpérance de regagner un
» coeur qu'elle avoit malheureufement perdu.
Cette pofture , fon amour & fes infortunes
lui infpirerent tout ce qu'on
peut imaginer de plus modeste , de plus
» tendre & de plus touchant. Dès qu'elle
» eut fini de parler , elle fe retira , & alla
attendre dans l'obfcurité , dans les lar134
MERCURE DE FRANCE.
" mes & dans l'incertitude les effets d'une
» fcene aufli attendriffante que celle qui
» venoit de fe paller.
» Le denouement de ce coup de théatre
» ne fut pas tel qu'on avoit cru pouvoir
» l'efpérer. Tout l'attendriffement qu'on
avoit remarqué dans le Prince fe réduifoit
à une compaffion ftérile , & à des
éloges vagues. Henri rendit justice à la
» conduite exemplaire , à l'humeur douce ,
» à la foumiffion fans bornes de Cathe-
» rine ; & il parut fâché que la religion &
la confcience ne lui permiffent pas de
finir fes jours avec une Reine malheureufe
, qui n'avoit jamais rien dit ni rien-
»fait que de louable .
Tandis que Campege éloignoit tant qu'il
pouvoit la décifion de cette affaire , l'Empereur
fit un traité à Barcelone , dans lequel
il traitoit favorablement le S. Siége
dans la vûe de fe venger , fur tout du Roi
d'Angleterre , qui l'infultoit cruellement
dans la perfonne de fa tante. Le Pape immédiatement
après fon raccommodement
avec l'Empereur , évoqua l'affaire du divorce
, & fe rendit par cette démarche foible
& imprudente , l'inftrument d'une hai
ne , d'un orgueil , d'une politique qu'il auroit
dû traverfer , & dont il pouvoit trèsaifément
devenir la victime.
DECEMBRE.
1754. 135
Campege s'en retourna à Rome , & Wol- .
fey fut immolé au reffentiment du Roi ; il
fe vit accablé d'une fuite d'accufations
d'opprobres & de malheurs qui le conduifirent
au tombeau.
Henri dont les contretems ne faifoient
qu'irriter la paffion , fut obligé de chercher
d'autres moyens on lui confeilla deconfulter
toutes les Univerfités de l'Europe.
Celle d'Oxford & de Cambridge étoient
vendues à la Cour , & déclarerent le mariage
nul. Celles de France furent affez
partagées , & la Sorbonne , divifée en plufieurs
factions , ne céda qu'à des vûes d'intérêt
& de politique à la volonté du Roi
& à l'argent d'Angleterre. Le dernier de
ces moyens fut feul affez puiffant pour gagner
les Univerfités d'Italie . La fureur de
fe vendre étoit montée à tel point qu'on
avoit un Théologien pour un écu ; quelquefois
pour deux une Communauté entiere
, & qu'un Couvent de Cordeliers
paffa pour cher parce qu'il en coûtoit dix.
Mais les Théologiens Allemans ne cederent
ni à la féduction ni aux follicitations ,.
& refuferent de fe déclarer pour le divorce.
La Cour de Rome vit ces manoeuvres
avec une indifférence méprifante : c'étoit
un étrange aveuglement de penfer qu'on
136 MERCURE DE FRANCE.
la fubjugueroit par les décisions de quelques
Théologiens . Cette Cour trop intéreffée
depuis long-tems , & trop politique
pour fe conduire par les maximes foibles ,
bornées & incertaines des cafuiftes , regardoit
malheureufement moins la religion
comme fa fin , que comme un moyen d'y
arriver.
Henri qui voyoit avec douleur le peu
de fruit qu'il tiroit de toutes fes démarches
, forma , pour fe venger de Clement ,
le deffein de lui enlever l'Angleterre . Il
commença par défendre , fous des peines
capitales , de recevoir aucune expédition
de Rome qui ne fût appuyée de fon autorité
. Il attaqua les privileges du Clergé , &
dépouilla le Pape de fes droits les plus effentiels.
Dans le même tems , Catherine
preffée de nouveau de confentir au divorce
, & toujours ferme dans ſon refus , fut
obligée de s'éloigner de la Cour , où elle
ne retourna jamais.
Le Roi d'Angleterre voulut enfin terminer
fes irréfolutions , en fuivant le confeil
que lui donna François I. de fe paffer
de la difpenfe du Pape , & d'époufer fans
délai une femme aimable , qui étoit devenue
néceffaire à fon bonheur. Le mariage
fe fit , & demeura fecret jufqu'à la
groffeffe d'Anne de Boulen , qui força de
DECEMBRE . 1754. 137
le rendre public avant même qu'on eût pû
déclarer nul celui de Catherine. Cette derniere
opération fut l'ouvrage de Cranmer ,
Archevêque de Cantorbery , qui engagea
le Clergé d'Angleterre à prononcer fur
l'affaire du divorce ; & malgré la précaution
qu'avoit prife le Pape de fe referver
la connoiffance de ce grand procès , le ma--
riage fut caffé folemnellement. Anne entra
en triomphe dans Londres , & y fut reçue
avec un éclat & une magnificence finguliere
.
Clément apprit avec un dépit fenfible
ce qui venoit de fe paffer : il fit une Bulle
qui excommunioit Henri & Anne de Boulen
, s'ils ne fe quittoient dans quelques
mois ; & après de nouvelles négociations
pour terminer cette affaire , le Pape affembla
fon Confiftoire , & le réfultat fut une
fentence qui obligeoit le Prince à repren
dre Catherine , fous peine d'excommunication
pour lui , & d'interdit pour fon
Royaume. Le Parlement avoit prévenu ce
jugement par une loi qu'il avoit faite quelques
jours aparavant , & qui défendoit de
reconnoître l'autorité du Pape. Henri recueillir
le fruit d'une politique profonde &
fuivie ; & fans faire d'autres changemens
dans la religion , il défendit tout commerce
avec le S. Siége , & voulut être lui -même
138 MERCURE DE FRANCE.
chef de l'Eglife dans fon Royaume . La nation
adopta les idées fchifmatiques qu'on
lui préfentoit ; elle fuivit depuis les opinion
de Zuingle fous Edouard , retourna à
la communion de Rome fous Marie , & fe
forma fous Elizabeth un culte qu'elle profeffe
encore aujourd'hui , fous le nom de
Religion Anglicane.
Hiftoire de la conjuration de Fiefque
en 1546 & 1547.
André Doria délivra en 1528 la République
de Gênes du joug de la France ,
& y établit l'ordre qui fubfifte encore aujourd'hui,
Ce plan de Gouvernement , le feul
peut-être qui pût convenir au caractere
» des Génois , & à la fituation où ils fe
» trouvoient , les devoit raffurer naturelle-
» ment contre les entreprifes de Doria . Si
» ce grand Capitaine eût en réellement
» les vûes que lui ont fuppofées la plupart
" des hiftoriens , ou il auroit laillé fon
"pays dans l'anarchie , ou il y auroit éta-
39
bli des loix mauvaifes , ou il fe feroit
" emparé de la dignité de Doge ; trois
» voies qu'il lui étoit aifé de prendre , &
» dont chacune devoit prefque néceffaire-
» ment le rendre maître de la République.:
33
DECEMBRE. 1754. 139
» Avec un peu d'attention , on démêle
» qu'il ne cherchoit ni à être tyran ni à
» être citoyen , & qu'il vouloit fe venger
» feulement de la France , qu'il avoit bien
fervie , & dont il étoit mal traité. Ce
projet qui étoit connu de tout le monde
, & celui de maintenir la révolution ,
» l'autorifoit , fans qu'on en prît ombrage ,
» à fe charger , comme il fit , du comman
dement des galeres de Charles Quint . 11
eft vrai que ce moyen avoit quelque
» chofe d'équivoque , & qu'il pouvoit fer-
» vir à opprimer la liberté publique auffi
bien qu'à la défendre : mais l'ordre que
» Doria avoit d'abord établi dans l'Etat ,
étoit une preuve de modération , que ce
» qu'il avoit laiffé voir d'ambition ne de-
» voit gueres affoiblir , & que fa conduite
» fortifioit extrêmement. Content de l'em-
» pire que lui donnoient fur les efprits &
>> fur les coeurs les grandes chofes qu'il
» avoit faites , il paroiffoit préférer de
» bonne foi la tranquillité de la vie privée
» à l'embarras des grandes places , & fe
» livrer aux affaires plutôt par zéle que
" par goût. Il y a apparence que des dehors
auffi impofans auroient trouvé une
» confiance entiere , fans la préfomption:
» & les hauteurs d'un parent éloigné qu'il.
avoit adopté pour fils ..
140 MERCURE DE FRANCE.
Ce jeune homme fe nommoit Jeannetin
Doria : condamné dès fes premieres années
à des travaux obfcurs , l'yvreffe où le jetta
le changement de fa fortune lui donna un
orgueil & des manieres qui révolterent
tout ce qui avoit de l'élévation dans l'ame ,
& fingulierement Jean- Louis de Fiefque ,
Comte de Lavagna. Ce jeune Seigneur ,
l'homme le plus riche de la République ,
éroit magnifique , aimable & féduifant :
avec un grand nombre de qualités brillan
res , il avoit l'apparence de plufieurs vertus.
» L'inquiétude qui le pouffoit aux gran-
» des places , venoit du defir qu'il avoit de
» faire de grandes chofes ; l'ambition ne
» lui étoit infpirée que par la gloire. Une
" erreur , qui étoit plutôt un malheur de
» fon âge qu'un défaut de fon efprit , lui
» fit confondre la célébrité avec une répu-
" tation fondée : il alla jufqu'à croire qu'il
» lui fuffiroit d'occuper de lui fes contem-
" porains , pour llaaiiffffeerr uunn grand nom à la
» poftérité. Tous ceux qui l'avoient étu-
» dié & qui fe connoiffoient en hommes ,
» lui trouvoient à vingt- deux ans une po-
»litique très- raffinée & une diffimulation
impénétrable : il leur paroiffoit né pour
» affervir fa patrie ou pour l'illuftrer .
Fiefque ne pouvoit manquer d'être mécontent
de la fituation où fe trouvoit la
DECEMBRE.
1754. 141
République . Il lui parut également indigne
de lui de vivre dans l'obfcurité , ou d'en
fortir par la faveur d'un homme qu'il méprifoit.
» Entre plufieurs moyens que lui
و ر
préfenta une imagination forte & impé-
» tueufe , celui de faire périr les Doria fut
» le feul qui lui parût infaillible , & il s'y
» arrêta avec beaucoup de fang-froid & de
» fermeté. La néceffité de changer la for-
» me du Gouvernement pour foutenir
» une démarche auffi hardie , ne l'effraya
» pas , & fut peut -être fans qu'il s'en dou-
» tât un motif de plus : il devoit paroître
» doux à un homme de fon caractere d'ab-
» battre d'un même coup fes ennemis , &
» de fe placer à la tête d'un Etat affez puif-
» fant. La révolution devoit être l'ouvrage
» du génie feul pour la maintenir , la
force étoit néceflaire , & Fiefque qui le
» vit , penſa à ſe ménager l'appui de la
» France.
Cette Cour entra aifément dans les vûes
de Fiefque ; & dans l'efpérance de fe venger
de Doria & de reprendre le Milanès fur
l'Empereur , elle accorda des fecours confidérables.
Fiefque inftruit que les mêmes
paffions qui lui avoient rendu la Cour de
France favorable , regnoient à celle du
Pape , s'occuppa du foin de les mettre en
jeu. Il alla lui-même à Rome pour négo142
MERCURE DE FRANCE.
cier cette affaire , & il écarta les foupçons
que ce voyage pouvoit faire naître , par,
l'attention qu'il eut au milieu de fes projets
de ne paroître occupé que de fes plaifirs
, & par l'art de cacher des deffeins
profonds fous un air frivole. Il trouva
Paul III. auffi bien difpofé qu'il le fouhaitoit
, & ce Pontife approuva la révolution
avec de grands éloges .
Fiefque ne s'occupa plus que du foin
de mettre la derniere main à fon entre-"
prife , & il ne put en être détourné
par les
remontrances d'un de fes plus zélés partifans
: c'étoit Vincent Calcagno , homme
d'un certain âge , & qui avoit une efpéce
de paffion pour le jeune Comte. » Comme
" il avoit le fens droit , les grandes entre-
» prifes commencoient par lui être toujours
fufpectes . Il étoit d'ailleurs né timide ,
» & les réflexions ou l'expérience qui chan
» gent quelquefois les caracteres , l'avoient
» affermi dans le fien. Tout ce qui avoit
» l'air trop élevé lui paroiffoit chimérique ,
" & il regardoit comme imprudent tout
» ce qu'on abandonnoit au hazard. Son
imagination étoit plus aifément étonnee
» que fon coeur ; & il étoit ferme jufques
» dans les périls qu'il avoit prévûs & qu'il
ور
و ر
avoit craints.
Le chef de la conjuration forma d'i
DECEMBRE. 1754. 143
bord fon attention à ne pas fe laiffer pénétrer
, & il fe rendit en effet impénétrable.
Sa conduite avoit quelque chofe de fi naturel
& de fiaifé , qu'il n'étoit pas poffible d'y
foupçonner le moindre myftere. André Doria
, malgré la profonde connoiffance qu'il
-avoit des hommes , fe laiffa impofer par ces
apparences , & Jeannetin fut féduit par les
témoignages d'eftime & d'attachement que
Fiefque lui prodigua.
Le Comte fçut fe concilier les négocians
, cette précieufe portion de citoyens
fi honorée dans le gouvernement populaire
, fi opprimée dans le defpotique , fi
négligée dans le monarchique , & fi méprifée
dans l'ariftocratique , en leur exagérant
le tyrannique orgueil des nobles
& en leur laiffant entrevoir la poffibilité
-de s'en délivrer. Par là il s'affuroit du peuple
, qui fuit aveuglément le mouvement
qui lui eft communiqué par ceux qui le font
travailler ou qui le font vivre un extérieur
brillant , des manieres ouvertes & polies
, des bienfaits répandus adroitement ,
acheverent de lui gagner la multitude.
Il ne manquoit à Fiefque que des fol-
' dats. Il eut une occafion favorable , & qui
fe préfentoit naturellement , d'en lever dans
fes terres. Il prit des arrangemens fecrets
avec Pierre- Louis Farnefe Duc de Parme
144 MERCURE DE FRANCE.
& de Plaifance , qui lui promit un fecours
de deux mille hommes. Il fit venir une
galere qui lui appartenoit , dans le port de
Gênes fes amis débaucherent quelques
foldats de la garnifon , & s'affurerent dedix
mille habitans déterminés : avec ces forces
réunies , les conjurés crurent qu'il étoit
tems de prendre une derniere réfolution.
La nuit du premier au fecond Janvier
fut l'inftant arrêté pour l'exécution de leur
projet . L'époque étoit adroitement fixée.
Comme le Doge qui fortoit de place le
premier du mois , ne pouvoit être remplacé
que le quatre , la République devoit fe
trouver dans une eſpèce d'anarchie , dont
il étoit poffible de tirer parti.
Un des chefs de la conjuration , & un
de ceux fur qui Fiefque comptoit le plus ,
étoit Jean Baptifte Verrina , » homme bra-
» ve , impétueux , éloquent : il avoit l'efprit
vafte , mais déréglé ; le coeur élevé ,
» mais corrompu . Son penchant l'entraî
»noit au crime , & le mauvais état de
» fes affaires le lui rendoit prefque indifpenfable.
Une imagination vive &
» forte lui préfentoit fans ceffe des projets
finguliers & hardis , dont il n'examinoit
» jamais ni la juftice ni les refforts , &
» dont il prévoyoit rarement les fuites. Il
étoit ennemi de tout repos , du fien
33
par
inquiétude ,
DÉCEMBRE. 1754. 145
99
inquiétude , de celui des autres par ambition
. Le Gouvernement établi dans fa
patrie lui déplaifoit , précisément parce
qu'il y étoit établi ; & tous ceux qui
» entreprendroient de le changer étoient
fûrs de trouver en lui des confeils dangereux
& des fervices utiles . Ce caractere
»l'avoit rendu cher à Fiefque , dont il régloit
les plaifirs , partageoit la fortune
» & dirigeoit en quelque maniere les paf-
"
fions.
>
Le jour arrêté pour la révolution commençoit
à luire , que les conjurés firent les
dernieres difpofitions. Verrina fe rendit à
l'entrée de la nuit fur la galere de Fieſque
qui étoit fon pofte ; il donna par un coup
de canon le fignal de l'attaque , & l'action
fut auffi - tôt engagée dans l'ordre qui avoit
été projetté. On commença par attaquer
ceux qui défendoient les portes de la ville
les plus effentielles , & dont on ſe rendit
bientôt maître . Jeannetin s'étant éveillé au
bruit , & étant accouru , fut reconnu &
maffacré fur le champ. André Doria euc
le tems de fe fauver dans un château à
quinze mille de Gênes . Cette lâcheté dans
un vieillard célébre par fa valeur , ne doit
furprendre que ceux qui ne connoiffent pas
les hommes .
Les avantages que remporterent les con-
II.Fol, G
146 MERCURE DE FRANCE.
jurés , redoubla leur activité & leur courage
: après s'être fortifiés à la hâte dans les
poftes dont ils s'étoient emparés , ils ſe
répandirent dans les rues en criant , Fiefque
& liberté. Ces deux mots , dont l'un rappelloit
à un grand nombre d'ouvriers le
nom de leur bienfaicteur , & l'autre réveil
loit dans tous les efprits l'idée du plus
grand des biens , féduifirent la populace ,
qui prit auffi-tôt les armes.
Les tentatives que fit le Sénat pour oppofer
la force aux conjurés ayant été funeftes
, il tourna fes'vûes vers la négociation.
Anfaldo Juftiniani , un des Sénateurs
députés , s'avança dans le lieu du tumulte
, & demanda froidement à parler au
nom de la République , au Comte de Fiefque
. Cet homme dangereux n'étoit plus ;
en voulant paffer fur une galere , il étoit
tombé dans la mer , & s'y étoit noyé. » Le
» fecret pouvoit être facilement gardé juf-
» qu'à la fin de l'action , fans la vanité
» puérilę de Jerôme , qui répondit à Juſ
» tiniani qu'il n'y avoit plus d'autre Com-
» te de Fiefque que lui , & qu'il n'écou-
» teroit les propofitions qu'on avoit à lui
faire , que lorfqu'on lui auroit livré le
Palais . Une réponſe auffi imprudente
» eut les fuites qu'elle devoit avoir. Le Sénat
raſſuré par le feul événement qui pût
"
DECEMBRE. 1754. 147.
changer fur le champ & d'une maniere
» ftable la fituation des chofes , montra de
» la fermeté ; & les conjurés , par une rai-
» fon contraire , perdirent toute leur au-
ور
"
dace. A mefure que la mort de leur
» cheffe répandoit , & elle fe répandit fort
» vîte , on voyoit les efprits fe refroidir ,
le-courage expirer dans tous les coeurs ,
& les armes tomber des mains . Ceux
»même que des haines plus vives , de
plus grands intérêts, ou un caractere plus
emporté avoient rendus jufqu'alors plus
» redoutables que les autres , fe laiffoient
» abbattre par la terreur commune. La ré-
» volution fut fi générale , qu'au point du
" jour il n'y avoit pas un feul factieux dans
» les rues de Gênes : ils étoient tous reti-
» rés dans leurs maifons , difperfés dans
» la campagne , ou retranchés dans quel-
» que pofte .
Aing finit cette confpiration , qui par
l'événement établit fur des fondemens prefque
inébranlables l'autorité qu'on avoit
voulu détruire.
Fermer
Résumé : « MEMOIRES historiques, militaires & politiques de l'Europe, depuis l'élévation [...] »
Le texte extrait des 'Mémoires historiques, militaires & politiques de l'Europe' de l'Abbé Raynal couvre la période de l'élévation de Charles Quint au trône de l'Empire jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle en 1748. Il se concentre sur les révolutions en Suède de 1515 à 1544. La Suède, autrefois puissante sous les Goths, était retombée dans l'obscurité en raison de divisions internes et de vices gouvernementaux. Marguerite, reine du Danemark, ambitieuse et politique, chercha à réunir la Suède à ses autres États. Les Suédois se rebellèrent contre le joug danois et se donnèrent un administrateur. Les conflits entre la Suède et le Danemark s'intensifièrent sous le règne de Christiern, un monarque cruel et tyrannique. Christiern chercha à soumettre les Suédois et exploita les mécontentements du clergé. Stenon, fils du dernier administrateur, fut élu pour succéder à l'administrateur décédé, mais des conspirations menées par Trolle, un archevêque déchu, compliquèrent la situation. Stenon dut faire face à une rébellion soutenue par les Danois et le clergé. Après une victoire suédoise, Trolle fut déclaré ennemi de la patrie et exilé. Le pape, sollicité par Trolle et Christiern, menaça les Suédois d'excommunication s'ils ne rétablissaient pas Trolle. Les Suédois refusèrent de se soumettre pour éviter des guerres civiles. Rome excommunia alors l'administrateur et le Sénat, et ordonna à Christiern de rétablir Trolle par la force. Christiern envahit la Suède, semant la destruction et la cruauté. Stenon fut tué, et Christiern établit une tyrannie en Suède. Cependant, Gustave Vasa, descendant des anciens rois de Suède, s'échappa du Danemark et rallia les Suédois. Avec l'aide d'un curé, Gustave mobilisa les Dalécarliens et remporta plusieurs victoires, forçant Christiern à fuir. Gustave fut proclamé administrateur et continua la guerre contre les Danois. Une révolution au Danemark déposa Christiern, et Frédéric de Holstein monta sur le trône. Gustave fut finalement proclamé roi de Suède avec l'unanimité du peuple. Il se consacra à réformer le royaume, substituant de bonnes lois à la barbarie ancienne et introduisant une police sage. Il fut soutenu dans ses réformes par Lars-Anderfon, un homme célèbre et habile. Parallèlement, Henri VIII, roi d'Angleterre, chercha à divorcer de Catherine d'Arragon pour épouser Anne Boleyn. Le cardinal Wolsey joua un rôle clé dans cette décision. Henri consulta les universités européennes, certaines déclarant le mariage nul, d'autres refusant. Henri finit par se passer de la dispense papale et épousa Anne Boleyn. Le pape excommunia Henri, mais le Parlement anglais défendit l'autorité papale. Henri devint chef de l'Église en Angleterre, initiant la Réforme anglicane. Le texte décrit également une conjuration à Gênes en décembre 1754, orchestrée par le Comte Fiesque. Fiesque, timide et prudent, réussit à gagner la confiance des négociants et du peuple. Il conclut un arrangement secret avec Pierre-Louis Farnèse, Duc de Parme et de Plaisance, qui lui promit un soutien militaire. La nuit du 1er au 2 janvier fut choisie pour l'exécution du projet. L'attaque débuta par la prise des portes de la ville les plus essentielles. Les conjurés prirent rapidement le contrôle des rues en criant 'Fiesque et liberté'. Cependant, Fiesque mourut en tombant à la mer, ce qui refroidit les ardeurs des conjurés, qui se dispersèrent. La conjuration échoua, renforçant ainsi l'autorité qu'elle avait voulu détruire.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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3
p. 215
Avertissement de M. l'Abbé Raynal.
Début :
Les infirmités de feu M. Fuzelier & l'absence de feu M. de Labruere ont fait [...]
Mots clefs :
Mercure, Ouvrage périodique
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : Avertissement de M. l'Abbé Raynal.
Avertiffement de M. l'Abbé Raynal.
Es infirmités de feu M. Fuzelier &
LESl'abfence de feu M. de Labruere ont fait
que j'ai été chargé feul , durant quatre ans
& demi , du Mercure. Cet Ouvrage périodique
paffe par brevet à M. de Boiffy , dont
l'efprit & le goût font généralement connus.
Perfonne ne paroît plus propre que
cet Académicien à porter le Mercure au
degré de perfection dont il eft fufceptible.
Es infirmités de feu M. Fuzelier &
LESl'abfence de feu M. de Labruere ont fait
que j'ai été chargé feul , durant quatre ans
& demi , du Mercure. Cet Ouvrage périodique
paffe par brevet à M. de Boiffy , dont
l'efprit & le goût font généralement connus.
Perfonne ne paroît plus propre que
cet Académicien à porter le Mercure au
degré de perfection dont il eft fufceptible.
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Pas de résultat.
Résultats : 1 texte(s)
1
p. 148-174
ARCHITECTURE. LETTRE A M. L'ABBÉ R*** fur une très-mauvaise plaisanterie qu'il a laissé imprimer dans le Mercure du mois de Décembre 1754, par une société d'Architectes, qui pourroient bien aussi prétendre être du premier mérite & de la premiere réputation, quoiqu'ils ne soient pas de l'Académie.
Début :
Nous sommes surpris, Monsieur, qu'un homme d'esprit & un aussi bon citoyen [...]
Mots clefs :
Société d'architectes, Architecture, Architecture antique, Architectes, Génie, Public, Paris, Manière, Genre, Goût, Art, Vérité, Réputation, Mérite
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : ARCHITECTURE. LETTRE A M. L'ABBÉ R*** fur une très-mauvaise plaisanterie qu'il a laissé imprimer dans le Mercure du mois de Décembre 1754, par une société d'Architectes, qui pourroient bien aussi prétendre être du premier mérite & de la premiere réputation, quoiqu'ils ne soient pas de l'Académie.
LETTRE A M. L'ABBE' R ***
fur une très - mauvaise plaifanterie qu'il a
laiffe imprimer dans le Mercure du mois
de Décembre 17 54 › par une société d'Architectes
, qui pourroient bien auffi prétendre
être du premier mérite & de la premiere
réputation , quoiqu'ils ne foient pas
de l'Académie.
N
Ousfommes furpris, Monfieur, qu'un
homme d'efprit & un auffi bon citoyen
que vous , ait autorifé un écrit fatyrique
, dont le but eft fi évidemment de
renverser l'Architecture moderne , & de
détruire la confiance que l'on accorde aux
Architectes , en mettant le public à portée
de juger par lui-même du bien ou du mal
des ouvrages que nous faifons pour lui
FEVRIER. 1755. 149
Pouvons-nous croire que vous n'ayez pas
apperçu cette conféquence ? ou que l'ayant
vue vous n'ayez pas eu quelque fcrupule
de vous prêter à décrier des inventions
qui depuis tant de tems font les délices de
Paris , & qu'enfin les étrangers commencent
à goûter avec une avidité finguliere
Il eft aifé de deviner d'où partent ces
plaintes , & nous ne croirons pas auffi
facilement que vous que ce foient fimplement
les idées d'un feul artiſte. C'eſt
un complot formé par plufieurs qui , à la
vérité , ont da mérite dans leur genre ,
mais qui feroient mieux de s'y attacher
que de fe mêler d'un art qui eft fi fort
au- deffus de la fphere de leurs conoiffances.
Nous foupçonnons avec raifon quelques
Peintres célebres de tremper dans
cette conjuration ; malheur à eux fi nous
le découvrons. Ils ont déja pû remarquer
que pour nous avoir fâché , nous avons
fupprimé de tous les édifices modernes
la grande peinture d'hiftoire. Nous leur
avions laiffé par grace quelque deffus de
porte; mais nous les forcerons dans ce dernier
retranchement , & nous les réduirons
à ne plus faire que dé petits tableaux de
modes , & encore en camaïeux . Qu'ils faffent
attention que nous avons l'invention
des vernis : le public a beau fe plaindre de
G iij
So MERCURE DE FRANCE!
leur peu de durée , il fera verni & rever
ni. Cependant nous voulons bien ne pas
attribuer ces critiques à mauvaife volonté,
mais plutôt au malheur qu'ils ont de s'être
formé le goût en Italie. Ils y ont vû ces
reftes d'architecture antique , que tout le
monde eft convenu d'admirer , fans que
nous puiffions deviner pourquoi. C'eft ,
dit-on , un air de grandeur & de fimpli
cité qui en fait le caractere. On y trouve
une régularité fymmétrique , des richeffes
répandues avec économie & entremêlées
de grandes parties qui y donnent du repos
. Ils s'en laiffent éblouir , & reviennent
ici remplis de prétendus , principes , qui ne
font dans le fond que des préjugés , &
qui , grace à la mode agréable que nous
avons amenée , ne peuvent leur être d'aucun
ufage. Nous nous fommes bien gardés
de faire pareille folie ; & tandis que nos
camarades font allés perdre leur tems à
admirer & à étudier avec bien des fatigues
cette trifte architecture , nous nous fommes
appliqués à faire ici des connoiffan
ces & à répandre de toutes parts nos gentilles
productions.
4
On nous a des obligations infinies :
nous avons affaire à une nation gaie qu'il
faut amufer ; nous avons répandu l'agré
ment & la gaieté par tout . Au bon vieux
FEVRIER. 1755 151
4
"
tems on croyoit que les Eglifes devoient
préfenter uunn aaffppeecctt ggrraavvee & même fevere ;
les perfonnes les plus diffipées pouvoient
à peine y entrer, fans s'y trouver pénétrées
d'idées férieufes. Nous avons bien changé
tout cela ; il n'y a pas maintenant de
cabinet de toilette plus joli que les chapelles
que nous y décorons. Si l'on y met
encore quelques tombeaux , nous les contournons
gentiment , nous les dorons par
tout , enfin nous leur ôtons tout ce qu'ils
pourroient avoir de lugubre : il n'y a pas
jufquà nos confeffionaux qui ont un air
de galanterie.
Si l'on a égard à l'avancement de l'art ,
quelle extenfion ne lui avons - nous pas
procuré nous avons multiplié le nombre
des Architectes excellens à tel point que
la quantité en eft prefque innombrable.
Ce talent qui , dans le fyftême de l'architecture
antique , eft hériffé de difficultés ,
devient dans le nôtre la chofe du monde
la plus aifée ; & l'expérience fait voir que
le maître Maçon le plus borné du côté du
deffein & du goût , dès qu'il a travaillé
quelque tems fous nos ordres , fe trouve
en état de fe déclarer architecte , & à bien
peu de chofe près auffi bon que nous .
Nous ajoûterons à la gloire de la France
& à fon avantage , que les étrangers com-
Giv
152 MERCURE DE FRANCE .
mencent à adopter notre goût , & qu'il y
a apparence qu'ils viendront en foule l'apprendre
chez nous. Les Anglois même , fi
jaloux de notre fupériorité dans tous les
arts , en font devenus fi foux qu'ils en
ont abandonné leur Inigo Jones , & leur
habitude de copier exactement les ouvrages
de Palladio. Ce qui pourra peut- être
nuire à cet avantage , c'eft l'imprudence
qu'on a eu de laiffer graver quelques- unes
de nos décorations de portes & de cheminées
, qui d'abord ont apprêté à rire aux
autres nations , parce qu'ils n'en fentoient
pas toute la beauté ; mais qu'enfuite ils
n'ont pu fe refufer d'imiter. Malheureuſement
ces eftampes dévoilent notre fecret ,
qui d'ailleurs n'eft pas difficile à appren
dre , & l'on peut trouver en tout pays un
grand nombre de génies propres à faifir
ces graces légeres. Au refte , fi cela arrive ,
nous nous en confolerons en citoyens de
l'univers , & nous nous féliciterons d'avoir
rendu tous les hommes architectes à
peu
de frais. Ces grands avantages nous
ont coûté quelques peines ; on ne détruit
pas facilement les idées du beau , reçues
dans une nation éclairée & dans un fiécle
qu'on fe figuroit devoir fervir de modele à
tous ceux qui le fuivroient . Il étoit appuyé
fur les plus grands noms ; il falloit
FEVRIER . 1755 153
trouver auffi quelques noms célebres qui
puffent nous fervir d'appui. On avoit découvert
prefque tout ce qui pouvoit fe
faire de beau dans ce genre , & les génies
ordinaires ne pouvoient prétendre qu'à être
imitateurs ; deux ou trois perfonnes auroient
paru avec éclat , & les autres feroient
demeurées dans l'oubli Il falloit
donc trouver un nouveau genre d'architecture
où chacun pût fe diftinguer , &
faire goûter au public des moyens d'être
habile homme qui fuffent à la portée de
tout le monde : cependant il ne falloit pas
'choquer groffierement les préjugés reçus ,
en mettant tout d'un coup au jour des nouveautés
trop éloignées du goût 1egnant ,
& rifquer de fe faire fifler fans retour.
Le fameux Oppenor nous fervit dans ces
commencemens avec beaucoup de zéle ;
il s'étoit fait une grande réputation par fes
deffeins ; la touche hardie qu'il y donnoit ,
féduifit prefque tout le monde , & on fut
long - tems à s'appercevoir qu'ils ne faifoient
pas le même effet en exécution . Il
fe fervit abondamment de nos ornemens
favoris , & les mit en crédit. Il nous eft
même encore d'une grande utilité , & nous
pouvons compter au nombre des nôtres
ceux qui le prennent pour modele . Cependant
ce n'étoit pas encore l'homme
Gv
154 MERCURE DE FRANCE:
qu'il nous falloit ; il ne pouvoit s'empê
cher de retomber fouvent dans l'architecture
ancienne , qu'il avoit étudiée dans fa
jeuneffe. Nous trouvâmes un appui plus .
folide dans les talens du grand Meiffonnier.
Il avoit à la vérité étudié en
Italie ,
& par conféquent n'étoit pas entierement
des nôtres ; mais comme il y avoit fagement
préféré le goût de Borromini au goût
ennuyeux de l'antique , il s'étoit par là
rapproché de nous ; car le Borromini a rendu
à l'Italie le même fervice que nous
avons rendu à la France , en y introduifant
une architecture gaie & indépendante
de toutes les régles de ce que l'on appelloit
anciennement le bon goût . Les Italiens ont
depuis bien perfectionné cette premiere
tentative , & du côté de l'architecture plai
fante ils ne nous le cédent en rien . Leur
goût n'eft pas le nôtre dans ce nouveau
genre , il est beaucoup plus lourd ; mais
nous avons cela de commun , que nous
avons également abandonné toutes les
vieilles modes pour lefquelles on avoit un
refpect fuperftitieux . Meiffonnier commen-
са à détruire toutes les lignes droites qui
étoient du vieil ufage ; il tourna & fit
bomber les corniches de toutes façons , il
les ceintra en haut & en bas , en devant ,
en arriere , donna des formes à tout , mêFEVRIER.
1755 155
me aux moulures qui en paroiffoient les
moins fufceptibles ; il inventa les contraftes
, c'est-à- dire qu'il bannit la fymmétrie
& qu'il ne fit plus les deux côtés des panneaux
femblables l'un à l'autre ; au contraire
, ces côtés fembloient fe défier à qui
s'éloigneroit le plus , & de la maniere la
plus finguliere , de la ligne droite à laquelle
ils avoient jufqu'alors été affervis .
Rien n'eſt fi admirable que de voir de
-quelle maniere il engageoit les corniches
des marbres les plus durs à fe prêter avec
complaifance aux bizarreries ingénieufes
des formes de cartels ou autres chofes qui
-devoient porter deffus. Les balcons ou les
-rampes d'efcalier n'eurent plus la permiffion
de paffer droit leur chemin ; il leur
fallut ferpenter à fa volonté , & les matieres
les plus roides devinrent fouples fous
fa main triomphante. Ce fut lui qui mic
-en vogue ces charmans contours en S , que
votre auteur croit rendre ridicules , en difant
que leur origine vient des maîtres
Ecrivains ; comme fi les arts ne devoient
pas le prêter des fecours mutuels il les
employa par tout , & à proprement parler
fes deffeins , même pour des plans de bâtimens
, ne furent qu'une combinaifon de
cette forme dans tous les fens poffibles . Il
nous apprit à terminer nos moulures en
G vj
156 MERCURE DE FRANCE.
rouleau , lorfque nous ne fçaurions com
ment les lier les unes aux autres , & mille
autres chofes non moins admirables qu'il
feroit trop long de vous citer : enfin l'on
peut dire que nous n'avons rien produit
depuis dont on ne trouve les femences
dans fes ouvrages. Quels fervices n'a-t- il
pas rendus à l'orfevrerie ? il rejetta bien
loin toutes les formes quarrées , rondes ou
ovales , & toutes ces moulures dont les
ornemens repérés avec exactitude donnent
tant de fujétion ; avec fes chers contours
en S , il remplaça tout. Ce qu'il y a
de particulier , c'eft qu'en moins de rien
l'orfevrerie & les bijoux devinrent trèsaifés
à traiter avec génie. En vain le célebré
Germain voulut s'opposer au torrent
& foutenir le vieux goût dont il avoit été
bercé dans fon enfance , fa réputation même
en fut quelque peu éclipfée , & il fe
vit fouvent préférer Meiffonnier , par l'appui
que nous lui donnions fous main ; cependant
, le croiriez-vous ! ce grand Meiffonnier
n'étoit pas encore notre homme ,
il tenoit trop à ce qu'ils appellent grande.
maniere. De plus il eut l'imprudence de
laiffer graver plufieurs ouvrages de lui , &
mit par là le public à portée de voir que
ce génie immenfe qu'on lui croyoit , n'étoit
qu'une répétition ennuyeufe des mê
FEVRIER. 1755 157
mes formes. Il fe décrédita , & nous l'abandonnâmes
d'autant plus facilement ,
que malgré les fecours que nous lui avions
prêtés pour l'établiſſement de fa réputation
, il ne vouloit point faire corps avec
& nous traitoit hautement d'igno- nous ,
rans : quelle ingratitude !
Nous fimes enfin la découverte du héros
dont nous avions befoin. Ce fut un
Sculpteur , qui n'avoit point pû fe gâter à
Rome , car il n'y avoit point été , bien
qu'il eût vû beaucoup de pays. Il s'étoit
formé avec nous , & avoit fi bien goûté
notre maniere , & fi peu ces prétendues
régles anciennes , que rien ne pouvoit reftreindre
l'abondance de fon génie . Il fçavoit
affez d'architecture ancienne pour ne
pas contrecarrer directement ceux qui y
tenoient avec trop d'obftination ; mais il
la déguifoit avec tant d'adreffe qu'il avoit
le mérite de l'invention , & qu'on ne la
reconnoiffoit qu'à peine. Il allégea toutes
ces moulures & tous ces profils où Oppenor
& Meiffonnier avoient voulu conferver
un caractere qu'ils appelloient mâle ; il
les traita d'une délicateffe qui les fait prefque
échapper à la vûe ; il trouva dans les
mêmes efpaces le moyen d'en mettre fix
fois davantage ; il s'affranchit tout d'un
coup de la loi qu'ils s'étoient follement
18 MERCURE DE FRANCE.
impofée de lier toujours leurs ornemens les
uns aux autres ; il les divifa , les coupa
en mille pieces , toujours terminées par ce
-rouleau qui eft notre principale reffource ;
& afin que ceux qui aimoient la liaiſon
ne s'apperçuffent pas trop de ces interruptions
, il fit paroître des liaiſons apparen
tes , par le fecours d'une fleur , qui ellemême
ne tenoit à rien , ou par quelque légereté
également ingénieufe ; il renonça
pour jamais à la régle & au compas : on
avoit déja banni la fymmetrie , il rencherit
encore là-deffus . S'il lui échappa quelquefois
de faire des panneaux femblables
l'un à l'autre , il mit ces objets fymmétriques
fi loin l'un de l'autre , qu'il auroit
fallu une attention bien fuivie pour s'appercevoir
de leur reffemblance. Aux agra
fes du ceintre des croifées qui ci-devant
ne repréfentoient que la clef de l'arc décorée
, il fubftitua de petits cartels enrichis
de mille gentilleffes & pofés de travers
, dont le pendant fe trouvoit à l'au
tre extrêmité du bâtiment . C'eſt à lui qu'on
doit l'emploi abondant des palmiers , qui
à la vérité avoient été trouvés avant lui ,
& que votre auteur blâme fi ridiculement.
Il établit folidement l'ufage de fupprimer
tous les plafonds , en faifant faire à des
Sculpteurs , à bon marché , de jolies petites
FEVRIER.
1755 159
dentelles en bas- relief , qui réuffirent fi
bien , qu'on prit le fage parti de fupprimer
les corniches des appartemens pour les enrichir
de ces charmantes dentelles . C'eft
notre triomphe que cette profcription des
corniches ; rien ne nous donnoit plus de
fujétion que ces miferes antiques dont on
les ornoit , & aufquelles votre écrivain
paroît fi attaché. Il y falloit une exactitude
& une jufteffe , qui pour peu qu'on y
manquât , fe déceloit d'abord à des yeux
un peu feveres. Nous regrettons encore
ce grand homme , quoique fes merveilleux
talens ayent été remplacés fur le champ
par quantité de Sculpteurs , non moins
abondans que lui dans cette forte de génie.
C'eft à lui que nous avons l'obligation
de cette fupériorité que nous avons acqui
fe , & que nous fçaurons conferver ; & on
peut dire à fa gloire que tout ce qui s'éloigne
du goût antique lui doit fon inven
tion , ou fa perfection.
}
En fuivant fes principes , nous avons
abfolument rejetté tous ces anciens plafonds
chargés de fculptures & de dorures ,
qui à la vérité avoient de la magnificence ,
& contre lefquels nous n'avons rien à dire
, fi ce n'eft qu'ils ne font plus de mode.
En dépit des cris de toute l'Académie de
Peinture , nous avons fçu perfuader à tous
160
MERCURE DE
FRANCE.
tes les
perſonnes chez qui nous avons
quelque crédit , que les plafonds peints
obfcurciffent les
appartemens & les rendent
triftes.
Inutilement veut- on nous repréfenter
que nous avons
juſtement dans
notre fiécle des Peintres , dont la couleur
eft très-agréable , & qui aiment à rendre
leurs tableaux
lumineux ; qu'en traitant
les plafonds d'une couleur claire ils n'auroient
point le
defagrément qu'on reproche
aux anciens , & qu'ils auroient de plus
le mérite de
repréfenter quelque chofe
d'amufant par le fujet , &
d'agréable par
la variété des couleurs. Les Peintres n'y
gagneront rien , ils nous ont irrité en méprifant
nos premieres
productions ; & nous
voulons d'autant plus les perdre que nous
n'efperons pas de pouvoir les gagner ; ils
ne fe rendroient qu'avec des
reftrictions
qui ne font pas de notre goût. Les Sculp
seurs de figures feront auffi compris dans
cette
profcription ; ils feroient encore plus
à portée de nous faire de mauvaiſes chicanes.
Notre
Sculpteur favori nous a don
né mille moyens de nous paffer d'eux : aù
lieu de tout cela il a imaginé une rofette
charmante , qu'à peine on
apperçoit , &
qu'il met au milieu du plancher , à l'endroit
où
s'attache le luftre : voilà ce qu'on
préfère avec raiſon aux plus belles produce
FEVRIER. 1755
161
tions de leur art. Il y a encore un petit
nombre de criards qui répandent par-tour
que le bon goût eft perdu , & qu'il y a
très- peu d'Architectes qui entendent la
décoration ; que c'eft le grand goût de la
décoration qui fait le caractere effentiel
de l'Architecte . Nous détruifons tous ces
argumens , en foutenant hautement que
ce qui diftingue l'Architecte , eft l'art de
la diftribution. Ils ont beau dire qu'elle
n'eft pas auffi difficile que nous voulons
le faire croire , & qu'il eft évident qu'avec
un peu d'intelligence chaque particulier
peut arranger fa maifon d'une maniere
qui lui foit commode , relativement aux
befoins de fon état ; que la difficulté que
le particulier ne fçauroit lever , ni nous
non plus , & qui demande toutes les lumieres
d'un grand architecte , eft d'ajuſter
cette diftribution commode avec une décoration
exacte , fymmétrique , & dans ce
qu'ils appellent le bon goût , foit dans les
dehors , foit dans les dedans voilà juſtement
ce qui nous rendra toujours victorieux.
Comme notre architecture n'a aucunes
régles qui l'aftreignent , qu'elle eſt
commode , & qu'en quelque façon elle
prête , nous nous fommes faits un grand
nombre de partifans qui fatisfaits de notre
facilité à remplir toutes leurs fantaisies ,
162 MERCURE DE FRANCE.
›
nous foutiendront toujours. Nous voudrions
bien voir ces Meffieurs de l'antique
entreprendre de décorer l'extérieur d'un
bâtiment avec toutes les fujétions que
nous leur avons impofées. Comme les plus
grands cris avoient d'abord été contre nos
décorations extérieures , parce qu'elles
étoient expofées à la vûe de tout le monde ;
que d'ailleurs le vuide ne coûte rien à décorer
, & ne donne point de prife à la critique
, nous avons amené la multitude des
fenêtres, qui a parfaitement bien réuffi ; car
il eft infiniment agréable d'avoir trois fenê
tres dans une chambre , qui jadis en auroit
eu à peine deux. Cela donne à la vérité
plus de froid dans l'hiver & plus de chaleur
dans l'été mais que nous importe ? il n'en
-eſt
: pas moins fûr qu'à préſent chacun veut
que fa maifon foit toute percée , & que
-nos Meffieurs du goût ancien , qui ne fçavent
décorer que du plein , n'y trouvent
plus de place. Qu'ils y mettent , s'ils le peutvent
, de leurs fenêtres décorées , qu'ils
tâchent d'y placer leurs frontons à l'antique
, qui , difent - ils , décorent la fenêtre
, & mettent à couvert ceux qui y
font nous y avons remédié en élevant
les fenêtres jufques au haut du plancher.
Rien n'eft fi amufant que de voir un
pauvre architecte revenant d'Italie , à qui
:
FEVRIER. 1755 163
(
"
Ton donne une pareille cage à décorer , ſe
tordre l'imagination pour y appliquer ces
chers principes , qu'il s'eft donné tant de
peine à apprendre ; & s'il lui arrive d'y
réuffir , ce qu'il ne peut fans diminuer les
croifées , c'eſt alors que nous faifons voir
clairement combien fa production eft trifte
& mauffade . Vous ne verrez pas clair chez
vous , leur difons- nous , vous n'aurez pas
d'air pour refpirer , à peine verrez- vous le
foleil dans les beaux jours : ces nouveaux artiftes
fe retirent confus,& font enfin obligés
de fe joindre à nous , pour trouver jour à
percer dans le monde. Nous n'avons pas encore
entierement abandonné les frontons
dont les anciens fe fervoient pour terminer
le haut de leurs bâtimens , & qui repréfentoient
le toît , quoique nous aimions bien
mieux employer certaines terminaiſons en
façon d'orfevrerie , qui font de notre crû.
A l'égard des frontons , nous avons du
moins trouvé le moyen de les placer ou
on ne s'attendoit pas à les voir ; nous les
mettons au premier étage , & plus heureufement
encore au fecond ; & nous ne manquons
gueres d'élever un étage au -deffus
, afin qu'ils ayent le moins de rapport
qu'il eft poffible avec ceux des anciens.
Nous avons ou peu s'en faut , banni les
colonnes , uniquement parce que c'eft un
164 MERCURE DE FRANCE
→
des plus beaux ornemens de ce trifte goût
ancien , & nous ne les rétablirons que
lorfque nous aurons trouvé le moyen de
les rendre fi nouvelles qu'elles n'ayent plus
aucune reffemblance avec toutes ces antiquailles.
D'ailleurs elles ne fçauroient s'accommoder
avec nos gentilleffes légeres ,
elles font paroître mefquin tout ce qui
les accompagne. Beaucoup de gens tenoient
encore à cette forte d'ornement , qui leur
paroiffoit avoir une grande beauté mais
nous avons fçu perfuader aux uns , que
cela coûtoit beaucoup plus que toutes les
chofes que nous leur faifions , quoique
peut-être en économifant bien , cela pût
ne revenir qu'à la même dépenſe ; aux
autres , que cette décoration ne convenoit
point à leur état , & qu'elle étoit reſervée
pour les temples de Dieu & les palais des
Rois ; que quelques énormes dépenfes que
nous leur fiffions faire chez eux , perfonne
n'en fçauroit rien , quoiqu'ils le fiffent
voir à tout le monde ; au lieu qu'une petite
colonnade , qui ne coûteroit peut-être
gueres , feroit un bruit épouventable dans
Paris. Nous avons accepté les pilaftres jufqu'à
un certain point , c'eft- à- dire forfque
nous avons pû les dépayfer par des
chapiteaux divertiffans. Les piédeftaux font
auffi reçus chez nous , mais nous avons
FEVRIER. 1755. 165
·
trouvé l'art de les contourner , en élargiffant
par le bas , comme s'ils crevoient fous
le fardeau , ou plus gaiement encore , en
les faifant enfler du haut , & toujours en
S, comme s'ils réuniffoient leur force en
cę lieu
ce pour mieux porter. Mais où notre
génie triomphe , c'eſt dans les bordures
des deffus de porte , que nous pouvons
nous vanter d'avoir varié prefque à l'infini.
Les Peintres nous en maudiffent , parce
qu'ils ne fçavent comment compofer leurs
fujets avec les incurfions que nos ornemens
font fur leur toile ; mais tant pis
pour eux : lorfque nous faifons une fi grande
dépenfe de génie , ils peuvent bien auffi
s'évertuer ; ce font des efpéces de bouts
rimés que nous leur donnons à remplir.
Il auroit pû refter quelque reffource à la
vieille architecture pour fe produire à Paris
; mais nous avons coupé l'arbre dans fa
racine , en annonçant la mode des petits
appartemens , & nous avons fappé l'ancien
préjugé , qui vouloit que les perfonnes
diftinguées par leur état caffent un appar !
tement de répréfentation grand & magnifique.
Nous efperons que dorénavant la
regle fera que plus la perfonne fera élevée
en dignité , plus fon appartement fera
patit : vous voyez qu'alors il fera difficile
de nous faire defemparer, Ceux qui poure
GG MERCURE DE FRANCE.
ront faire de la dépenfe , ne la feront qu'en
petit , & s'adrefferont à nous. Il ne reſtera
pour occuper ces Meffieurs , que ceux qui
n'ont pas le moyen de rien faire.
Voyez , je vous prie , l'impertinence de
votre auteur critique ; il s'ennuye , dit- il ,
de voir par-tout des croifées ceintrées ,
mais il n'ofe pas difconvenir que cette forte
de croifée ne foit bonne . Peut-on avoir
trop d'une bonne chofe ? & pourquoi veutil
qu'on aille fe fatiguer l'imagination pour
trouver des variétés , lorfqu'une chofe eft
de mode , & qu'on eft fûr du fuccès ? Ne
voit-il pas que toutes nos portes , nos cheminées
, nos fenêtres , avec leur plat-bandeau
, font à peu près la même choſe :
puifqu'on en eft content , pourquoi fe tuer
à en chercher d'autres ? Il blâme nos portes
oùles moulures fe tournent circulairement ;
invention heureuſe que nous appliquons à
tout avec le plus grand fuccès. Il faut :
qu'il foit bien étranger lui-même dans
Paris , pour ne pas fçavoir de qui nous
la - tenons. C'est d'un Architecte à qui les
amateurs de l'antique donnent le nom de
grand. Le célébre François Manſard la
employée dans fon portail des Filles de :
Sainte Marie , rue Saint Antoine ; voilà
une autorité qu'il ne peut recufer.Pour vous
faire voir combien cette forte de fronton
FEVRIER. 1755 . 1671
7
réuffit quand elle eft traitée à notre façon ,
& combien elle l'emporte fur l'architecture
ancienne ; comparez le portail des Capucines
de la place de Louis le Grand ,
morceau fi admirable qu'on vient de le
reftaurer , de peur que la poſtérité n'en fût
privée ; comparez- le avec le portail à colonnes
de l'Affomption , qui n'en eft pas
loin , & vous toucherez au doigt la différence
qui eft entre nous & les Architectes:
du fiécle paffé.
Mais laiffons là ce critique ; ce feroitperdre
le tems que de s'amufer à lui démontrer
en détail l'abfurdité de fes jugemens.
Nous ne vous diffimulerons pas que
nous fommes actuellement dans une pofi-:
tion un peu critique , & qu'une révolu-.
tion dans le goût de l'architecture nous
paroîtroit prochaine fi nous la croyions
poffible. Il fe rencontre actuellement plufeurs
obftacles à nos progrès ; maudite
foit cette architecture antique , fa féduction
, dont on a bien de la peine à revenir
lorfqu'une fois on s'y eft laiffé prendre
nous a enlevé un protecteur qui auroit
peut- être été pour nous l'appui le plus fo
lide , fi nous avions été chargés du foin
de l'endocriner. Pourquoi aller chercher
bien loin ce qu'on peut trouver chez foi
nous amufons en inftruifant ; ne peut-on
168 MERCURE DE FRANCE.
pas ſe former le goût en voyant nos deffeins
de boudoirs , de garde-robes , de
pavillons à la Turque , de cabinets à la
Chinoife ? Est- ce quelque chofe de fort
agréable que cette Eglife demefurée de S.
Pierre , ou que cette rotonde antique , dont
le portail n'a qu'un ordre dans une hauteur
où nous , qui avons du génie , aurions
trouvé de la place pour en mettre au moins
trois il n'eft pas concevable qu'on puiffe
balancer. Cependant cette perte eft irrépa
rable : cela eft defolant ; car tous les projets
que nous préfentons paroiffent comiques
à des yeux ainfi prévenus . Nous avons
même tenté de mêler quelque chofe d'antique
dans nos deffeins , voyez quel facrifice
! pour faire paffer avec notre marchandife
, tout cela fans fuccès : on nous
devine d'abord.
Autre obſtacle qui eft une fuite du premier.
Les bâtimens du Roi nous ont donné
une exclufion totale ; tout ce qui s'y
fait fent la vieille architecture , & ce même
public , que nous comptions avoir ſubjugué
, s'écrie : voilà qui eft beau. Il y a
une fatalité attachée à cette vieille mode ,.
par-tout où elle fe montre elle nous dépare
; l'Académie même a peine à fe défendre
de cette contagion , il femble qu'elle
ne veuille plus donner de prix qu'à ceux
qui
FEVRIER. 1755. 169'
I
qui s'approchent le plus du goût de l'antique.
Cela nous expofe à des avanies , de
la part même de ces jeunes étourdis , qui fe
donnent les airs de rire de notre goût moderne.
Cette confpiration eft bien foutenue
; car , à ne vous rien céler , il y a encore
plufieurs Architectes de réputation
& même qui n'ont pas vû l'Italie , mais
qui par choix en ont adopté le goût , que
nous n'avons jamais pû attirer dans notre
parti . Il y a plus ; quelques - uns que nous
avons crû long tems des nôtres , à la
miere occafion qu'ils ont eu de faire quelque
chofe de remarquable , nous ont laiffés
là , & fe font jettés dans l'ancien
goût.
pre-
Vous êtes , fans doute , pénétré de compaffion
à la vûe du danger où nous nous
trouvons , & nous vous faifons pitié ; mais
confolez- vous , nous avons dés reffources
; nous fçaurons bien arrêter ces nouveaux
débarqués d'Italie . Nous leur oppoferons
tant d'obftacles que nous les empêcherons
de rien faire , & peut- être les'
forcerons-nous d'aller chez l'étranger exercer
des talens qui nous déplaifent. Ils aiment
à employer des colonnades avec des
architraves en plate - bande ; nous en déclarerons
la bâtiffe impoffible. Ils auront
beau citer la colonnade du Louvre , la
H
170 MERCURE DE FRANCE.
chapelle de Verſailles , & autres bâtimens
dont on ne peut contefter la folidité ; qui
eft - ce qui les en croira ? leur voix fera- telle
d'un plus grand poids que celle de
gens qui ont bâti des petites maifons par
milliers dans Paris ? mais voici l'argument
invincible que nous leur gardons pour le
dernier. Nous leur demanderons ce qu'ils
ont bâti : il faudra bien qu'ils conviennent
qu'ils n'en ont point encore eu l'occafion .
C'est là où nous les attendons : comment ,
dirons- nous , quelle imprudence ! confier
un bâtiment à un jeune homme fans expérience
? Cette objection eft fans réplique.
On ne s'avifera pas de faire réflexion
qu'un jeune homme de mérite , & d'un
caractere docile , peut facilement s'affocier
un homme qui , fans prétendre à la décoration
, ait une longue pratique du bâtiment
, & lui donneroit les confeils néceffaires
, en cas qu'il hazardât quelque chofe
de trop hardi ; que d'ailleurs il Y auroit
dans Paris bien des maifons en ruines , fi
le premier bâtiment de chaque Architecte
manquoit de folidité.
Au refte , ne croyez point que ce foit
dans le deffein de nuire à ces jeunes gens
que nous leur ferons ces difficultés : c'eft
uniquement pour leur bien , & pour leur
donner le tems , pendant quelques années ,
FEVRIER.
1755.171.
d'apprendre le bon goût que nous avons
établi , & de quitter leurs préjugés ultramontains
nous avons l'expérience que
cela a rarement manqué de nous réuffic .
: Si donc vous connoiffez cette fociété .
d'Artiſtes qui prend la liberté de nous blâmer
, avertiffez-les d'être plus retenus à
l'avenir ; leurs critiques font fuperflues.
Le public nous aime , nous l'avons accoutumé
à nous d'ailleurs chacun de ceux
qui font bâtir , même des édifices publics
, eft perfuadé que quiconque a les
fonds pour bâtir , a de droit les connoiffances
néceffaires pour le bien faire. Peuton
manquer de goût quand on a de l'argent
? Nous fommes déja fûrs des Procureurs
de la plupart des Communautés ,
des Marguilliers de prefque toutes les
Paroiffes , & de tant d'autres qui font
à la tête des entrepriſes. Enfin foyez certains
que nous & nos amis nous ferons
toujours le plus grand nombre. Nous fommes
, &c.
On voit que le faux bel efprit gagne les
beaux arts , ainfi que les belles- lettres . On
force la nature dans tous les genres , on
contourne les figures , on met tout en S :
qu'il y a de Meiffonniers en poëfie & en
éloquence , comme en architecture !
レン
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
ARC DE TRIOMPHE à la gloire du Roi ,
qui a été élevé, fur les deffeins du Chevalier
Servandoni , le jour que M. le Duc de Gefvres
a pofé , au nom de Sa Majefté , la premiere
pierre de la place commencée devant
l'Eglife de S. Sulpice le 2 Octobre 1754 :
dédié à M. Dulau d'Allemans , Curé de S.
Sulpice , gravé par P. Patte , & fe vend
chez lui rue des Noyers , la fixieme porte .
cochere à droite en entrant par la rue Saint·
Jacques , grandeur de la feuille du nom de
Jefus. Prix 1 liv. 10 fols. I
L'eftampe que nous annonçons eft gravée
à l'aide d'une feule taille , ou ligne , à
peu près dans la maniere dont le célébre
Piranefi s'eft fervi pour rendre fes compofitions
d'architecture , dont les connoiffeurs
font tant de cas. Il feroit peut- être à fouhaiter
que cette manoeuvre de gravûre fut
ufitée en France ; elle pourroit donner à
nos eftampes d'architecture une perfection
qu'elles n'ont point eu jufqu'à préfent. En
effet , la pratique d'exprimer les ombres
dans les gravûres ordinaires de nos édifices
par deux tailles , c'eft-à- dire par deux ;
lignes qui s'entrecoupent quarrément ou
ea lofange , rend à la vérité ce genre de
gravûre aifé & expéditif ; mais elle lui ,
donne un air froid , commun , & une dureté
qui femble faire une efpéce d'injure
FEVRIER. 1755. 173
aux yeux ; c'eſt le jugement qu'ont tou-
-jours porté nos artiftes fur ces fortes d'ef
tampes. Auffi peut-on remarquer qu'on
n'a pas crû. devoir accorder à leurs Graveurs
aucune place dans nos Académies ,
foit de peinture , foit d'architecture ; ce
que l'on eût fait affurément , fi leurs talens
euffent paru aux connoiffeurs devoir
mériter quelque diftinction . On a effayé ,
dans la planche que nous propofons , de
mettre ce genre de gravûre dans quelque
eftime , par une nouvelle manoeuvre qui
fente l'art , & qui remédie aux défauts de
l'ancienne. Chaque ombre y eft énoncée
par une feule ligne , plus ou moins groffe
ou ferrée , dont la direction exprime continuellement
la perſpective du corps d'architecture
fur lequel elle eft portée. Afin d'ôter
toute dureté , on a affecté de ne point terminer
les extrêmités de chaque ombre par
aucune ligne , mais feulement par la fin de
toutes les lignes , qui forme l'ombre , ce qui
femble affez bien imiter les arrêtes de la pierre,
lefquelles confervent toujours une efpéce
de rondeur. Toutes les teintes générales ,
quelles qu'elles foient , y font exprimées
à la pointe féche , ce qui eft propre à donner
à cette gravûre un ton fuave , qui
femble participer de cette couleur aërienne
répandue fur la furface de nos bâtimens ;
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
ton auquel on ne peut atteindre avec le
fecours de l'eau forte , comme on le pratique
ordinairement. Au refte , c'eft à la
-vue de cette planche à parler en faveur des
avantages de fa nouvelle manoeuvre , & on
fe flatte qu'elle convaincra fans peine que
cette maniere de faire eft bien plus favora
ble que l'autre pour les effets de la perf
pective ; qu'elle eft analogue à la maniere
dont on deffine l'architecture à la plume ,
:& que la parfaite égalité qu'elle demande
doit fatisfaire agréablement la vue des fçavans
comme des ignorans ; quelques lignes
plus ou moins ferrées dans les ombres
étant capables d'y faire une difcordance
de ton irrémédiable , & qui faute aux yeux
de chacun . Cette maniere de traiter l'architecture
eft ; il eft vrai , très-laborieufe
& difficile à bien exécuter ; mais elle
pour-
.roit donner un prix à nos eftampes d'architecture
, & les élever à décorer avec diftinction
les cabinets des curieux.
F
C'eft aux artistes à apprécier ces réflexions,
par la comparaifon de l'eftampe qu'on leur
offre , avec celles que nous avons dans le
genre oppofé. Le feul but que l'on fe propofe
en les faifant , eft de contribuer à la
perfection d'un genre de gravure que l'on
n'a peut- être pas affez cherché jufqu'ici à
rendre recommendable,
fur une très - mauvaise plaifanterie qu'il a
laiffe imprimer dans le Mercure du mois
de Décembre 17 54 › par une société d'Architectes
, qui pourroient bien auffi prétendre
être du premier mérite & de la premiere
réputation , quoiqu'ils ne foient pas
de l'Académie.
N
Ousfommes furpris, Monfieur, qu'un
homme d'efprit & un auffi bon citoyen
que vous , ait autorifé un écrit fatyrique
, dont le but eft fi évidemment de
renverser l'Architecture moderne , & de
détruire la confiance que l'on accorde aux
Architectes , en mettant le public à portée
de juger par lui-même du bien ou du mal
des ouvrages que nous faifons pour lui
FEVRIER. 1755. 149
Pouvons-nous croire que vous n'ayez pas
apperçu cette conféquence ? ou que l'ayant
vue vous n'ayez pas eu quelque fcrupule
de vous prêter à décrier des inventions
qui depuis tant de tems font les délices de
Paris , & qu'enfin les étrangers commencent
à goûter avec une avidité finguliere
Il eft aifé de deviner d'où partent ces
plaintes , & nous ne croirons pas auffi
facilement que vous que ce foient fimplement
les idées d'un feul artiſte. C'eſt
un complot formé par plufieurs qui , à la
vérité , ont da mérite dans leur genre ,
mais qui feroient mieux de s'y attacher
que de fe mêler d'un art qui eft fi fort
au- deffus de la fphere de leurs conoiffances.
Nous foupçonnons avec raifon quelques
Peintres célebres de tremper dans
cette conjuration ; malheur à eux fi nous
le découvrons. Ils ont déja pû remarquer
que pour nous avoir fâché , nous avons
fupprimé de tous les édifices modernes
la grande peinture d'hiftoire. Nous leur
avions laiffé par grace quelque deffus de
porte; mais nous les forcerons dans ce dernier
retranchement , & nous les réduirons
à ne plus faire que dé petits tableaux de
modes , & encore en camaïeux . Qu'ils faffent
attention que nous avons l'invention
des vernis : le public a beau fe plaindre de
G iij
So MERCURE DE FRANCE!
leur peu de durée , il fera verni & rever
ni. Cependant nous voulons bien ne pas
attribuer ces critiques à mauvaife volonté,
mais plutôt au malheur qu'ils ont de s'être
formé le goût en Italie. Ils y ont vû ces
reftes d'architecture antique , que tout le
monde eft convenu d'admirer , fans que
nous puiffions deviner pourquoi. C'eft ,
dit-on , un air de grandeur & de fimpli
cité qui en fait le caractere. On y trouve
une régularité fymmétrique , des richeffes
répandues avec économie & entremêlées
de grandes parties qui y donnent du repos
. Ils s'en laiffent éblouir , & reviennent
ici remplis de prétendus , principes , qui ne
font dans le fond que des préjugés , &
qui , grace à la mode agréable que nous
avons amenée , ne peuvent leur être d'aucun
ufage. Nous nous fommes bien gardés
de faire pareille folie ; & tandis que nos
camarades font allés perdre leur tems à
admirer & à étudier avec bien des fatigues
cette trifte architecture , nous nous fommes
appliqués à faire ici des connoiffan
ces & à répandre de toutes parts nos gentilles
productions.
4
On nous a des obligations infinies :
nous avons affaire à une nation gaie qu'il
faut amufer ; nous avons répandu l'agré
ment & la gaieté par tout . Au bon vieux
FEVRIER. 1755 151
4
"
tems on croyoit que les Eglifes devoient
préfenter uunn aaffppeecctt ggrraavvee & même fevere ;
les perfonnes les plus diffipées pouvoient
à peine y entrer, fans s'y trouver pénétrées
d'idées férieufes. Nous avons bien changé
tout cela ; il n'y a pas maintenant de
cabinet de toilette plus joli que les chapelles
que nous y décorons. Si l'on y met
encore quelques tombeaux , nous les contournons
gentiment , nous les dorons par
tout , enfin nous leur ôtons tout ce qu'ils
pourroient avoir de lugubre : il n'y a pas
jufquà nos confeffionaux qui ont un air
de galanterie.
Si l'on a égard à l'avancement de l'art ,
quelle extenfion ne lui avons - nous pas
procuré nous avons multiplié le nombre
des Architectes excellens à tel point que
la quantité en eft prefque innombrable.
Ce talent qui , dans le fyftême de l'architecture
antique , eft hériffé de difficultés ,
devient dans le nôtre la chofe du monde
la plus aifée ; & l'expérience fait voir que
le maître Maçon le plus borné du côté du
deffein & du goût , dès qu'il a travaillé
quelque tems fous nos ordres , fe trouve
en état de fe déclarer architecte , & à bien
peu de chofe près auffi bon que nous .
Nous ajoûterons à la gloire de la France
& à fon avantage , que les étrangers com-
Giv
152 MERCURE DE FRANCE .
mencent à adopter notre goût , & qu'il y
a apparence qu'ils viendront en foule l'apprendre
chez nous. Les Anglois même , fi
jaloux de notre fupériorité dans tous les
arts , en font devenus fi foux qu'ils en
ont abandonné leur Inigo Jones , & leur
habitude de copier exactement les ouvrages
de Palladio. Ce qui pourra peut- être
nuire à cet avantage , c'eft l'imprudence
qu'on a eu de laiffer graver quelques- unes
de nos décorations de portes & de cheminées
, qui d'abord ont apprêté à rire aux
autres nations , parce qu'ils n'en fentoient
pas toute la beauté ; mais qu'enfuite ils
n'ont pu fe refufer d'imiter. Malheureuſement
ces eftampes dévoilent notre fecret ,
qui d'ailleurs n'eft pas difficile à appren
dre , & l'on peut trouver en tout pays un
grand nombre de génies propres à faifir
ces graces légeres. Au refte , fi cela arrive ,
nous nous en confolerons en citoyens de
l'univers , & nous nous féliciterons d'avoir
rendu tous les hommes architectes à
peu
de frais. Ces grands avantages nous
ont coûté quelques peines ; on ne détruit
pas facilement les idées du beau , reçues
dans une nation éclairée & dans un fiécle
qu'on fe figuroit devoir fervir de modele à
tous ceux qui le fuivroient . Il étoit appuyé
fur les plus grands noms ; il falloit
FEVRIER . 1755 153
trouver auffi quelques noms célebres qui
puffent nous fervir d'appui. On avoit découvert
prefque tout ce qui pouvoit fe
faire de beau dans ce genre , & les génies
ordinaires ne pouvoient prétendre qu'à être
imitateurs ; deux ou trois perfonnes auroient
paru avec éclat , & les autres feroient
demeurées dans l'oubli Il falloit
donc trouver un nouveau genre d'architecture
où chacun pût fe diftinguer , &
faire goûter au public des moyens d'être
habile homme qui fuffent à la portée de
tout le monde : cependant il ne falloit pas
'choquer groffierement les préjugés reçus ,
en mettant tout d'un coup au jour des nouveautés
trop éloignées du goût 1egnant ,
& rifquer de fe faire fifler fans retour.
Le fameux Oppenor nous fervit dans ces
commencemens avec beaucoup de zéle ;
il s'étoit fait une grande réputation par fes
deffeins ; la touche hardie qu'il y donnoit ,
féduifit prefque tout le monde , & on fut
long - tems à s'appercevoir qu'ils ne faifoient
pas le même effet en exécution . Il
fe fervit abondamment de nos ornemens
favoris , & les mit en crédit. Il nous eft
même encore d'une grande utilité , & nous
pouvons compter au nombre des nôtres
ceux qui le prennent pour modele . Cependant
ce n'étoit pas encore l'homme
Gv
154 MERCURE DE FRANCE:
qu'il nous falloit ; il ne pouvoit s'empê
cher de retomber fouvent dans l'architecture
ancienne , qu'il avoit étudiée dans fa
jeuneffe. Nous trouvâmes un appui plus .
folide dans les talens du grand Meiffonnier.
Il avoit à la vérité étudié en
Italie ,
& par conféquent n'étoit pas entierement
des nôtres ; mais comme il y avoit fagement
préféré le goût de Borromini au goût
ennuyeux de l'antique , il s'étoit par là
rapproché de nous ; car le Borromini a rendu
à l'Italie le même fervice que nous
avons rendu à la France , en y introduifant
une architecture gaie & indépendante
de toutes les régles de ce que l'on appelloit
anciennement le bon goût . Les Italiens ont
depuis bien perfectionné cette premiere
tentative , & du côté de l'architecture plai
fante ils ne nous le cédent en rien . Leur
goût n'eft pas le nôtre dans ce nouveau
genre , il est beaucoup plus lourd ; mais
nous avons cela de commun , que nous
avons également abandonné toutes les
vieilles modes pour lefquelles on avoit un
refpect fuperftitieux . Meiffonnier commen-
са à détruire toutes les lignes droites qui
étoient du vieil ufage ; il tourna & fit
bomber les corniches de toutes façons , il
les ceintra en haut & en bas , en devant ,
en arriere , donna des formes à tout , mêFEVRIER.
1755 155
me aux moulures qui en paroiffoient les
moins fufceptibles ; il inventa les contraftes
, c'est-à- dire qu'il bannit la fymmétrie
& qu'il ne fit plus les deux côtés des panneaux
femblables l'un à l'autre ; au contraire
, ces côtés fembloient fe défier à qui
s'éloigneroit le plus , & de la maniere la
plus finguliere , de la ligne droite à laquelle
ils avoient jufqu'alors été affervis .
Rien n'eſt fi admirable que de voir de
-quelle maniere il engageoit les corniches
des marbres les plus durs à fe prêter avec
complaifance aux bizarreries ingénieufes
des formes de cartels ou autres chofes qui
-devoient porter deffus. Les balcons ou les
-rampes d'efcalier n'eurent plus la permiffion
de paffer droit leur chemin ; il leur
fallut ferpenter à fa volonté , & les matieres
les plus roides devinrent fouples fous
fa main triomphante. Ce fut lui qui mic
-en vogue ces charmans contours en S , que
votre auteur croit rendre ridicules , en difant
que leur origine vient des maîtres
Ecrivains ; comme fi les arts ne devoient
pas le prêter des fecours mutuels il les
employa par tout , & à proprement parler
fes deffeins , même pour des plans de bâtimens
, ne furent qu'une combinaifon de
cette forme dans tous les fens poffibles . Il
nous apprit à terminer nos moulures en
G vj
156 MERCURE DE FRANCE.
rouleau , lorfque nous ne fçaurions com
ment les lier les unes aux autres , & mille
autres chofes non moins admirables qu'il
feroit trop long de vous citer : enfin l'on
peut dire que nous n'avons rien produit
depuis dont on ne trouve les femences
dans fes ouvrages. Quels fervices n'a-t- il
pas rendus à l'orfevrerie ? il rejetta bien
loin toutes les formes quarrées , rondes ou
ovales , & toutes ces moulures dont les
ornemens repérés avec exactitude donnent
tant de fujétion ; avec fes chers contours
en S , il remplaça tout. Ce qu'il y a
de particulier , c'eft qu'en moins de rien
l'orfevrerie & les bijoux devinrent trèsaifés
à traiter avec génie. En vain le célebré
Germain voulut s'opposer au torrent
& foutenir le vieux goût dont il avoit été
bercé dans fon enfance , fa réputation même
en fut quelque peu éclipfée , & il fe
vit fouvent préférer Meiffonnier , par l'appui
que nous lui donnions fous main ; cependant
, le croiriez-vous ! ce grand Meiffonnier
n'étoit pas encore notre homme ,
il tenoit trop à ce qu'ils appellent grande.
maniere. De plus il eut l'imprudence de
laiffer graver plufieurs ouvrages de lui , &
mit par là le public à portée de voir que
ce génie immenfe qu'on lui croyoit , n'étoit
qu'une répétition ennuyeufe des mê
FEVRIER. 1755 157
mes formes. Il fe décrédita , & nous l'abandonnâmes
d'autant plus facilement ,
que malgré les fecours que nous lui avions
prêtés pour l'établiſſement de fa réputation
, il ne vouloit point faire corps avec
& nous traitoit hautement d'igno- nous ,
rans : quelle ingratitude !
Nous fimes enfin la découverte du héros
dont nous avions befoin. Ce fut un
Sculpteur , qui n'avoit point pû fe gâter à
Rome , car il n'y avoit point été , bien
qu'il eût vû beaucoup de pays. Il s'étoit
formé avec nous , & avoit fi bien goûté
notre maniere , & fi peu ces prétendues
régles anciennes , que rien ne pouvoit reftreindre
l'abondance de fon génie . Il fçavoit
affez d'architecture ancienne pour ne
pas contrecarrer directement ceux qui y
tenoient avec trop d'obftination ; mais il
la déguifoit avec tant d'adreffe qu'il avoit
le mérite de l'invention , & qu'on ne la
reconnoiffoit qu'à peine. Il allégea toutes
ces moulures & tous ces profils où Oppenor
& Meiffonnier avoient voulu conferver
un caractere qu'ils appelloient mâle ; il
les traita d'une délicateffe qui les fait prefque
échapper à la vûe ; il trouva dans les
mêmes efpaces le moyen d'en mettre fix
fois davantage ; il s'affranchit tout d'un
coup de la loi qu'ils s'étoient follement
18 MERCURE DE FRANCE.
impofée de lier toujours leurs ornemens les
uns aux autres ; il les divifa , les coupa
en mille pieces , toujours terminées par ce
-rouleau qui eft notre principale reffource ;
& afin que ceux qui aimoient la liaiſon
ne s'apperçuffent pas trop de ces interruptions
, il fit paroître des liaiſons apparen
tes , par le fecours d'une fleur , qui ellemême
ne tenoit à rien , ou par quelque légereté
également ingénieufe ; il renonça
pour jamais à la régle & au compas : on
avoit déja banni la fymmetrie , il rencherit
encore là-deffus . S'il lui échappa quelquefois
de faire des panneaux femblables
l'un à l'autre , il mit ces objets fymmétriques
fi loin l'un de l'autre , qu'il auroit
fallu une attention bien fuivie pour s'appercevoir
de leur reffemblance. Aux agra
fes du ceintre des croifées qui ci-devant
ne repréfentoient que la clef de l'arc décorée
, il fubftitua de petits cartels enrichis
de mille gentilleffes & pofés de travers
, dont le pendant fe trouvoit à l'au
tre extrêmité du bâtiment . C'eſt à lui qu'on
doit l'emploi abondant des palmiers , qui
à la vérité avoient été trouvés avant lui ,
& que votre auteur blâme fi ridiculement.
Il établit folidement l'ufage de fupprimer
tous les plafonds , en faifant faire à des
Sculpteurs , à bon marché , de jolies petites
FEVRIER.
1755 159
dentelles en bas- relief , qui réuffirent fi
bien , qu'on prit le fage parti de fupprimer
les corniches des appartemens pour les enrichir
de ces charmantes dentelles . C'eft
notre triomphe que cette profcription des
corniches ; rien ne nous donnoit plus de
fujétion que ces miferes antiques dont on
les ornoit , & aufquelles votre écrivain
paroît fi attaché. Il y falloit une exactitude
& une jufteffe , qui pour peu qu'on y
manquât , fe déceloit d'abord à des yeux
un peu feveres. Nous regrettons encore
ce grand homme , quoique fes merveilleux
talens ayent été remplacés fur le champ
par quantité de Sculpteurs , non moins
abondans que lui dans cette forte de génie.
C'eft à lui que nous avons l'obligation
de cette fupériorité que nous avons acqui
fe , & que nous fçaurons conferver ; & on
peut dire à fa gloire que tout ce qui s'éloigne
du goût antique lui doit fon inven
tion , ou fa perfection.
}
En fuivant fes principes , nous avons
abfolument rejetté tous ces anciens plafonds
chargés de fculptures & de dorures ,
qui à la vérité avoient de la magnificence ,
& contre lefquels nous n'avons rien à dire
, fi ce n'eft qu'ils ne font plus de mode.
En dépit des cris de toute l'Académie de
Peinture , nous avons fçu perfuader à tous
160
MERCURE DE
FRANCE.
tes les
perſonnes chez qui nous avons
quelque crédit , que les plafonds peints
obfcurciffent les
appartemens & les rendent
triftes.
Inutilement veut- on nous repréfenter
que nous avons
juſtement dans
notre fiécle des Peintres , dont la couleur
eft très-agréable , & qui aiment à rendre
leurs tableaux
lumineux ; qu'en traitant
les plafonds d'une couleur claire ils n'auroient
point le
defagrément qu'on reproche
aux anciens , & qu'ils auroient de plus
le mérite de
repréfenter quelque chofe
d'amufant par le fujet , &
d'agréable par
la variété des couleurs. Les Peintres n'y
gagneront rien , ils nous ont irrité en méprifant
nos premieres
productions ; & nous
voulons d'autant plus les perdre que nous
n'efperons pas de pouvoir les gagner ; ils
ne fe rendroient qu'avec des
reftrictions
qui ne font pas de notre goût. Les Sculp
seurs de figures feront auffi compris dans
cette
profcription ; ils feroient encore plus
à portée de nous faire de mauvaiſes chicanes.
Notre
Sculpteur favori nous a don
né mille moyens de nous paffer d'eux : aù
lieu de tout cela il a imaginé une rofette
charmante , qu'à peine on
apperçoit , &
qu'il met au milieu du plancher , à l'endroit
où
s'attache le luftre : voilà ce qu'on
préfère avec raiſon aux plus belles produce
FEVRIER. 1755
161
tions de leur art. Il y a encore un petit
nombre de criards qui répandent par-tour
que le bon goût eft perdu , & qu'il y a
très- peu d'Architectes qui entendent la
décoration ; que c'eft le grand goût de la
décoration qui fait le caractere effentiel
de l'Architecte . Nous détruifons tous ces
argumens , en foutenant hautement que
ce qui diftingue l'Architecte , eft l'art de
la diftribution. Ils ont beau dire qu'elle
n'eft pas auffi difficile que nous voulons
le faire croire , & qu'il eft évident qu'avec
un peu d'intelligence chaque particulier
peut arranger fa maifon d'une maniere
qui lui foit commode , relativement aux
befoins de fon état ; que la difficulté que
le particulier ne fçauroit lever , ni nous
non plus , & qui demande toutes les lumieres
d'un grand architecte , eft d'ajuſter
cette diftribution commode avec une décoration
exacte , fymmétrique , & dans ce
qu'ils appellent le bon goût , foit dans les
dehors , foit dans les dedans voilà juſtement
ce qui nous rendra toujours victorieux.
Comme notre architecture n'a aucunes
régles qui l'aftreignent , qu'elle eſt
commode , & qu'en quelque façon elle
prête , nous nous fommes faits un grand
nombre de partifans qui fatisfaits de notre
facilité à remplir toutes leurs fantaisies ,
162 MERCURE DE FRANCE.
›
nous foutiendront toujours. Nous voudrions
bien voir ces Meffieurs de l'antique
entreprendre de décorer l'extérieur d'un
bâtiment avec toutes les fujétions que
nous leur avons impofées. Comme les plus
grands cris avoient d'abord été contre nos
décorations extérieures , parce qu'elles
étoient expofées à la vûe de tout le monde ;
que d'ailleurs le vuide ne coûte rien à décorer
, & ne donne point de prife à la critique
, nous avons amené la multitude des
fenêtres, qui a parfaitement bien réuffi ; car
il eft infiniment agréable d'avoir trois fenê
tres dans une chambre , qui jadis en auroit
eu à peine deux. Cela donne à la vérité
plus de froid dans l'hiver & plus de chaleur
dans l'été mais que nous importe ? il n'en
-eſt
: pas moins fûr qu'à préſent chacun veut
que fa maifon foit toute percée , & que
-nos Meffieurs du goût ancien , qui ne fçavent
décorer que du plein , n'y trouvent
plus de place. Qu'ils y mettent , s'ils le peutvent
, de leurs fenêtres décorées , qu'ils
tâchent d'y placer leurs frontons à l'antique
, qui , difent - ils , décorent la fenêtre
, & mettent à couvert ceux qui y
font nous y avons remédié en élevant
les fenêtres jufques au haut du plancher.
Rien n'eft fi amufant que de voir un
pauvre architecte revenant d'Italie , à qui
:
FEVRIER. 1755 163
(
"
Ton donne une pareille cage à décorer , ſe
tordre l'imagination pour y appliquer ces
chers principes , qu'il s'eft donné tant de
peine à apprendre ; & s'il lui arrive d'y
réuffir , ce qu'il ne peut fans diminuer les
croifées , c'eſt alors que nous faifons voir
clairement combien fa production eft trifte
& mauffade . Vous ne verrez pas clair chez
vous , leur difons- nous , vous n'aurez pas
d'air pour refpirer , à peine verrez- vous le
foleil dans les beaux jours : ces nouveaux artiftes
fe retirent confus,& font enfin obligés
de fe joindre à nous , pour trouver jour à
percer dans le monde. Nous n'avons pas encore
entierement abandonné les frontons
dont les anciens fe fervoient pour terminer
le haut de leurs bâtimens , & qui repréfentoient
le toît , quoique nous aimions bien
mieux employer certaines terminaiſons en
façon d'orfevrerie , qui font de notre crû.
A l'égard des frontons , nous avons du
moins trouvé le moyen de les placer ou
on ne s'attendoit pas à les voir ; nous les
mettons au premier étage , & plus heureufement
encore au fecond ; & nous ne manquons
gueres d'élever un étage au -deffus
, afin qu'ils ayent le moins de rapport
qu'il eft poffible avec ceux des anciens.
Nous avons ou peu s'en faut , banni les
colonnes , uniquement parce que c'eft un
164 MERCURE DE FRANCE
→
des plus beaux ornemens de ce trifte goût
ancien , & nous ne les rétablirons que
lorfque nous aurons trouvé le moyen de
les rendre fi nouvelles qu'elles n'ayent plus
aucune reffemblance avec toutes ces antiquailles.
D'ailleurs elles ne fçauroient s'accommoder
avec nos gentilleffes légeres ,
elles font paroître mefquin tout ce qui
les accompagne. Beaucoup de gens tenoient
encore à cette forte d'ornement , qui leur
paroiffoit avoir une grande beauté mais
nous avons fçu perfuader aux uns , que
cela coûtoit beaucoup plus que toutes les
chofes que nous leur faifions , quoique
peut-être en économifant bien , cela pût
ne revenir qu'à la même dépenſe ; aux
autres , que cette décoration ne convenoit
point à leur état , & qu'elle étoit reſervée
pour les temples de Dieu & les palais des
Rois ; que quelques énormes dépenfes que
nous leur fiffions faire chez eux , perfonne
n'en fçauroit rien , quoiqu'ils le fiffent
voir à tout le monde ; au lieu qu'une petite
colonnade , qui ne coûteroit peut-être
gueres , feroit un bruit épouventable dans
Paris. Nous avons accepté les pilaftres jufqu'à
un certain point , c'eft- à- dire forfque
nous avons pû les dépayfer par des
chapiteaux divertiffans. Les piédeftaux font
auffi reçus chez nous , mais nous avons
FEVRIER. 1755. 165
·
trouvé l'art de les contourner , en élargiffant
par le bas , comme s'ils crevoient fous
le fardeau , ou plus gaiement encore , en
les faifant enfler du haut , & toujours en
S, comme s'ils réuniffoient leur force en
cę lieu
ce pour mieux porter. Mais où notre
génie triomphe , c'eſt dans les bordures
des deffus de porte , que nous pouvons
nous vanter d'avoir varié prefque à l'infini.
Les Peintres nous en maudiffent , parce
qu'ils ne fçavent comment compofer leurs
fujets avec les incurfions que nos ornemens
font fur leur toile ; mais tant pis
pour eux : lorfque nous faifons une fi grande
dépenfe de génie , ils peuvent bien auffi
s'évertuer ; ce font des efpéces de bouts
rimés que nous leur donnons à remplir.
Il auroit pû refter quelque reffource à la
vieille architecture pour fe produire à Paris
; mais nous avons coupé l'arbre dans fa
racine , en annonçant la mode des petits
appartemens , & nous avons fappé l'ancien
préjugé , qui vouloit que les perfonnes
diftinguées par leur état caffent un appar !
tement de répréfentation grand & magnifique.
Nous efperons que dorénavant la
regle fera que plus la perfonne fera élevée
en dignité , plus fon appartement fera
patit : vous voyez qu'alors il fera difficile
de nous faire defemparer, Ceux qui poure
GG MERCURE DE FRANCE.
ront faire de la dépenfe , ne la feront qu'en
petit , & s'adrefferont à nous. Il ne reſtera
pour occuper ces Meffieurs , que ceux qui
n'ont pas le moyen de rien faire.
Voyez , je vous prie , l'impertinence de
votre auteur critique ; il s'ennuye , dit- il ,
de voir par-tout des croifées ceintrées ,
mais il n'ofe pas difconvenir que cette forte
de croifée ne foit bonne . Peut-on avoir
trop d'une bonne chofe ? & pourquoi veutil
qu'on aille fe fatiguer l'imagination pour
trouver des variétés , lorfqu'une chofe eft
de mode , & qu'on eft fûr du fuccès ? Ne
voit-il pas que toutes nos portes , nos cheminées
, nos fenêtres , avec leur plat-bandeau
, font à peu près la même choſe :
puifqu'on en eft content , pourquoi fe tuer
à en chercher d'autres ? Il blâme nos portes
oùles moulures fe tournent circulairement ;
invention heureuſe que nous appliquons à
tout avec le plus grand fuccès. Il faut :
qu'il foit bien étranger lui-même dans
Paris , pour ne pas fçavoir de qui nous
la - tenons. C'est d'un Architecte à qui les
amateurs de l'antique donnent le nom de
grand. Le célébre François Manſard la
employée dans fon portail des Filles de :
Sainte Marie , rue Saint Antoine ; voilà
une autorité qu'il ne peut recufer.Pour vous
faire voir combien cette forte de fronton
FEVRIER. 1755 . 1671
7
réuffit quand elle eft traitée à notre façon ,
& combien elle l'emporte fur l'architecture
ancienne ; comparez le portail des Capucines
de la place de Louis le Grand ,
morceau fi admirable qu'on vient de le
reftaurer , de peur que la poſtérité n'en fût
privée ; comparez- le avec le portail à colonnes
de l'Affomption , qui n'en eft pas
loin , & vous toucherez au doigt la différence
qui eft entre nous & les Architectes:
du fiécle paffé.
Mais laiffons là ce critique ; ce feroitperdre
le tems que de s'amufer à lui démontrer
en détail l'abfurdité de fes jugemens.
Nous ne vous diffimulerons pas que
nous fommes actuellement dans une pofi-:
tion un peu critique , & qu'une révolu-.
tion dans le goût de l'architecture nous
paroîtroit prochaine fi nous la croyions
poffible. Il fe rencontre actuellement plufeurs
obftacles à nos progrès ; maudite
foit cette architecture antique , fa féduction
, dont on a bien de la peine à revenir
lorfqu'une fois on s'y eft laiffé prendre
nous a enlevé un protecteur qui auroit
peut- être été pour nous l'appui le plus fo
lide , fi nous avions été chargés du foin
de l'endocriner. Pourquoi aller chercher
bien loin ce qu'on peut trouver chez foi
nous amufons en inftruifant ; ne peut-on
168 MERCURE DE FRANCE.
pas ſe former le goût en voyant nos deffeins
de boudoirs , de garde-robes , de
pavillons à la Turque , de cabinets à la
Chinoife ? Est- ce quelque chofe de fort
agréable que cette Eglife demefurée de S.
Pierre , ou que cette rotonde antique , dont
le portail n'a qu'un ordre dans une hauteur
où nous , qui avons du génie , aurions
trouvé de la place pour en mettre au moins
trois il n'eft pas concevable qu'on puiffe
balancer. Cependant cette perte eft irrépa
rable : cela eft defolant ; car tous les projets
que nous préfentons paroiffent comiques
à des yeux ainfi prévenus . Nous avons
même tenté de mêler quelque chofe d'antique
dans nos deffeins , voyez quel facrifice
! pour faire paffer avec notre marchandife
, tout cela fans fuccès : on nous
devine d'abord.
Autre obſtacle qui eft une fuite du premier.
Les bâtimens du Roi nous ont donné
une exclufion totale ; tout ce qui s'y
fait fent la vieille architecture , & ce même
public , que nous comptions avoir ſubjugué
, s'écrie : voilà qui eft beau. Il y a
une fatalité attachée à cette vieille mode ,.
par-tout où elle fe montre elle nous dépare
; l'Académie même a peine à fe défendre
de cette contagion , il femble qu'elle
ne veuille plus donner de prix qu'à ceux
qui
FEVRIER. 1755. 169'
I
qui s'approchent le plus du goût de l'antique.
Cela nous expofe à des avanies , de
la part même de ces jeunes étourdis , qui fe
donnent les airs de rire de notre goût moderne.
Cette confpiration eft bien foutenue
; car , à ne vous rien céler , il y a encore
plufieurs Architectes de réputation
& même qui n'ont pas vû l'Italie , mais
qui par choix en ont adopté le goût , que
nous n'avons jamais pû attirer dans notre
parti . Il y a plus ; quelques - uns que nous
avons crû long tems des nôtres , à la
miere occafion qu'ils ont eu de faire quelque
chofe de remarquable , nous ont laiffés
là , & fe font jettés dans l'ancien
goût.
pre-
Vous êtes , fans doute , pénétré de compaffion
à la vûe du danger où nous nous
trouvons , & nous vous faifons pitié ; mais
confolez- vous , nous avons dés reffources
; nous fçaurons bien arrêter ces nouveaux
débarqués d'Italie . Nous leur oppoferons
tant d'obftacles que nous les empêcherons
de rien faire , & peut- être les'
forcerons-nous d'aller chez l'étranger exercer
des talens qui nous déplaifent. Ils aiment
à employer des colonnades avec des
architraves en plate - bande ; nous en déclarerons
la bâtiffe impoffible. Ils auront
beau citer la colonnade du Louvre , la
H
170 MERCURE DE FRANCE.
chapelle de Verſailles , & autres bâtimens
dont on ne peut contefter la folidité ; qui
eft - ce qui les en croira ? leur voix fera- telle
d'un plus grand poids que celle de
gens qui ont bâti des petites maifons par
milliers dans Paris ? mais voici l'argument
invincible que nous leur gardons pour le
dernier. Nous leur demanderons ce qu'ils
ont bâti : il faudra bien qu'ils conviennent
qu'ils n'en ont point encore eu l'occafion .
C'est là où nous les attendons : comment ,
dirons- nous , quelle imprudence ! confier
un bâtiment à un jeune homme fans expérience
? Cette objection eft fans réplique.
On ne s'avifera pas de faire réflexion
qu'un jeune homme de mérite , & d'un
caractere docile , peut facilement s'affocier
un homme qui , fans prétendre à la décoration
, ait une longue pratique du bâtiment
, & lui donneroit les confeils néceffaires
, en cas qu'il hazardât quelque chofe
de trop hardi ; que d'ailleurs il Y auroit
dans Paris bien des maifons en ruines , fi
le premier bâtiment de chaque Architecte
manquoit de folidité.
Au refte , ne croyez point que ce foit
dans le deffein de nuire à ces jeunes gens
que nous leur ferons ces difficultés : c'eft
uniquement pour leur bien , & pour leur
donner le tems , pendant quelques années ,
FEVRIER.
1755.171.
d'apprendre le bon goût que nous avons
établi , & de quitter leurs préjugés ultramontains
nous avons l'expérience que
cela a rarement manqué de nous réuffic .
: Si donc vous connoiffez cette fociété .
d'Artiſtes qui prend la liberté de nous blâmer
, avertiffez-les d'être plus retenus à
l'avenir ; leurs critiques font fuperflues.
Le public nous aime , nous l'avons accoutumé
à nous d'ailleurs chacun de ceux
qui font bâtir , même des édifices publics
, eft perfuadé que quiconque a les
fonds pour bâtir , a de droit les connoiffances
néceffaires pour le bien faire. Peuton
manquer de goût quand on a de l'argent
? Nous fommes déja fûrs des Procureurs
de la plupart des Communautés ,
des Marguilliers de prefque toutes les
Paroiffes , & de tant d'autres qui font
à la tête des entrepriſes. Enfin foyez certains
que nous & nos amis nous ferons
toujours le plus grand nombre. Nous fommes
, &c.
On voit que le faux bel efprit gagne les
beaux arts , ainfi que les belles- lettres . On
force la nature dans tous les genres , on
contourne les figures , on met tout en S :
qu'il y a de Meiffonniers en poëfie & en
éloquence , comme en architecture !
レン
Hij
172 MERCURE DE FRANCE.
ARC DE TRIOMPHE à la gloire du Roi ,
qui a été élevé, fur les deffeins du Chevalier
Servandoni , le jour que M. le Duc de Gefvres
a pofé , au nom de Sa Majefté , la premiere
pierre de la place commencée devant
l'Eglife de S. Sulpice le 2 Octobre 1754 :
dédié à M. Dulau d'Allemans , Curé de S.
Sulpice , gravé par P. Patte , & fe vend
chez lui rue des Noyers , la fixieme porte .
cochere à droite en entrant par la rue Saint·
Jacques , grandeur de la feuille du nom de
Jefus. Prix 1 liv. 10 fols. I
L'eftampe que nous annonçons eft gravée
à l'aide d'une feule taille , ou ligne , à
peu près dans la maniere dont le célébre
Piranefi s'eft fervi pour rendre fes compofitions
d'architecture , dont les connoiffeurs
font tant de cas. Il feroit peut- être à fouhaiter
que cette manoeuvre de gravûre fut
ufitée en France ; elle pourroit donner à
nos eftampes d'architecture une perfection
qu'elles n'ont point eu jufqu'à préfent. En
effet , la pratique d'exprimer les ombres
dans les gravûres ordinaires de nos édifices
par deux tailles , c'eft-à- dire par deux ;
lignes qui s'entrecoupent quarrément ou
ea lofange , rend à la vérité ce genre de
gravûre aifé & expéditif ; mais elle lui ,
donne un air froid , commun , & une dureté
qui femble faire une efpéce d'injure
FEVRIER. 1755. 173
aux yeux ; c'eſt le jugement qu'ont tou-
-jours porté nos artiftes fur ces fortes d'ef
tampes. Auffi peut-on remarquer qu'on
n'a pas crû. devoir accorder à leurs Graveurs
aucune place dans nos Académies ,
foit de peinture , foit d'architecture ; ce
que l'on eût fait affurément , fi leurs talens
euffent paru aux connoiffeurs devoir
mériter quelque diftinction . On a effayé ,
dans la planche que nous propofons , de
mettre ce genre de gravûre dans quelque
eftime , par une nouvelle manoeuvre qui
fente l'art , & qui remédie aux défauts de
l'ancienne. Chaque ombre y eft énoncée
par une feule ligne , plus ou moins groffe
ou ferrée , dont la direction exprime continuellement
la perſpective du corps d'architecture
fur lequel elle eft portée. Afin d'ôter
toute dureté , on a affecté de ne point terminer
les extrêmités de chaque ombre par
aucune ligne , mais feulement par la fin de
toutes les lignes , qui forme l'ombre , ce qui
femble affez bien imiter les arrêtes de la pierre,
lefquelles confervent toujours une efpéce
de rondeur. Toutes les teintes générales ,
quelles qu'elles foient , y font exprimées
à la pointe féche , ce qui eft propre à donner
à cette gravûre un ton fuave , qui
femble participer de cette couleur aërienne
répandue fur la furface de nos bâtimens ;
Hiij
174 MERCURE DE FRANCE.
ton auquel on ne peut atteindre avec le
fecours de l'eau forte , comme on le pratique
ordinairement. Au refte , c'eft à la
-vue de cette planche à parler en faveur des
avantages de fa nouvelle manoeuvre , & on
fe flatte qu'elle convaincra fans peine que
cette maniere de faire eft bien plus favora
ble que l'autre pour les effets de la perf
pective ; qu'elle eft analogue à la maniere
dont on deffine l'architecture à la plume ,
:& que la parfaite égalité qu'elle demande
doit fatisfaire agréablement la vue des fçavans
comme des ignorans ; quelques lignes
plus ou moins ferrées dans les ombres
étant capables d'y faire une difcordance
de ton irrémédiable , & qui faute aux yeux
de chacun . Cette maniere de traiter l'architecture
eft ; il eft vrai , très-laborieufe
& difficile à bien exécuter ; mais elle
pour-
.roit donner un prix à nos eftampes d'architecture
, & les élever à décorer avec diftinction
les cabinets des curieux.
F
C'eft aux artistes à apprécier ces réflexions,
par la comparaifon de l'eftampe qu'on leur
offre , avec celles que nous avons dans le
genre oppofé. Le feul but que l'on fe propofe
en les faifant , eft de contribuer à la
perfection d'un genre de gravure que l'on
n'a peut- être pas affez cherché jufqu'ici à
rendre recommendable,
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Résumé : ARCHITECTURE. LETTRE A M. L'ABBÉ R*** fur une très-mauvaise plaisanterie qu'il a laissé imprimer dans le Mercure du mois de Décembre 1754, par une société d'Architectes, qui pourroient bien aussi prétendre être du premier mérite & de la premiere réputation, quoiqu'ils ne soient pas de l'Académie.
En décembre 1754, une lettre critique une plaisanterie publiée dans le Mercure, visant les architectes modernes. L'auteur s'étonne que M. l'Abbé R, homme d'esprit, ait autorisé cette satire, qui cherche à discréditer l'architecture moderne et à détruire la confiance du public. La lettre suggère un complot impliquant des peintres jaloux, influencés par l'architecture antique italienne, cherchant à imposer des préjugés obsolètes. Les architectes modernes se défendent en soulignant leur contribution à l'agrément de Paris et à l'extension de l'art architectural, adoptée même par les étrangers, comme les Anglais. Les architectes modernes critiquent l'imprudence de graver des décorations révélant leurs secrets. Ils ont trouvé des moyens pour que chacun puisse apprécier l'architecture, s'opposant aux idées du beau reçues dans une nation éclairée. Ils citent des figures comme Oppenord et Meissonnier, innovateurs en architecture. Ils célèbrent également un sculpteur formé en France, rompant avec les règles anciennes et les symétries rigides. Un architecte influent a popularisé l'utilisation abondante de palmiers et supprimé les plafonds traditionnels, les remplaçant par des dentelles en bas-relief sculptées. Cette approche a conduit à l'abandon des corniches ornées dans les appartements. L'auteur regrette la perte de cet architecte, bien que ses talents aient été rapidement remplacés par d'autres sculpteurs. Le texte critique les plafonds anciens, jugés démodés, et préfère les plafonds peints. Les sculpteurs de figures sont exclus en faveur de rosettes discrètes. L'auteur souligne la commodité et la flexibilité de leur architecture, permettant de satisfaire toutes les fantaisies des clients. Les fenêtres multiples sont préférées, malgré les inconvénients climatiques, et les frontons antiques sont modifiés pour éviter toute ressemblance avec les styles anciens. Les colonnes sont bannies en raison de leur association avec le goût ancien, et les pilastres sont acceptés seulement s'ils sont modifiés par des chapiteaux divertissants. La mode des petits appartements est promue, rendant les grands appartements de représentation obsolètes. Le texte critique un auteur s'ennuyant des croisées cintrées mais reconnaît leur qualité. Il défend l'utilisation des moulures circulaires, inspirées par François Mansart. En février 1755, une controverse architecturale en France oppose les architectes modernes à ceux influencés par le goût antique, souvent revenus d'Italie. Les auteurs expriment leur intention de contrer ces nouveaux architectes en remettant en question leur expérience et leur capacité à construire des bâtiments solides. Ils mentionnent une nouvelle technique de gravure architecturale, inspirée par Piranesi, visant à améliorer la qualité des estampes en France. Cette technique utilise une seule ligne pour exprimer les ombres, offrant une perspective plus douce et plus réaliste. Les auteurs espèrent que cette innovation sera reconnue et valorisée par les connaisseurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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