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1
p. 54-65
LE DIABLE Masqué. Nouvelle de Venise.
Début :
Ce Carnaval dernier une des jolies femmes de Venise, Provençale [...]
Mots clefs :
Dame, Masque, Diable, Venise, Carnaval, Bourses, Compagnie, Démon, Exorcisme, Déguisement
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texteReconnaissance textuelle : LE DIABLE Masqué. Nouvelle de Venise.
LE DIABLE
Mafqué.
but not Garni ob
Nouvelle de Venife.
CECarnaval dernier une
des jolies femmes de Ve
nife , Provençale de naiſ
fance , & établie dans Ve
GALANT.
·
pece
nife depuis plufieurs années , fit chez elle une af
femblée , qui devint une efde bal. Elle ne manquoit pas d'amans , qui tous
attendoient , pour lui faire
leur declaration en forme,
qu'on eût des nouvelles affurées de la mort de fon
mari. Il s'étoit embarqué il
y avoit déja plufieurs années, & le filence qu'il avoit gardé depuis fon départ faifoit préfumer qu'il
avoit peri Cependant la
Dame obſervoit beaucoup
de regularité dans fa conE iiij
56 MERCURE
duite , & il ne lui faloit pas
moins que les privileges du
Carnaval ,,
pour l'autorifer
à faire chez elle une affem.
blée pareille à celle dont je
vous parle. On venoit de
deffervir une grande colation qu'elle avoir donnée
aprés trois heures de jeu ,
quand on vit entrer un Mafque, qui lui preſenta un momon. Il avoit trouvé la por-
+
'
te ouverte & ne s'étoit
point mis en peine de faire
demander fi on le voudroit
recevoir. Sa brufque entrée
n'étonnaperfonne; la faifon
GALANT. 57
permettoit ces fortes de li
bertez , & dans cette vil
le on left bien venu par
tout avec le maſque. La Da
me reçut le momon , & le
gagna. Le Mafque la pria
den jouer un autre , qu'il
perdit encore. La même
chofe lui étant arrivée cinq
ou fix fois , parce qu'il
brouilloit les dez avec tant
de promptitude, que quand
ils tournoient favorable
ment pour lui , il fembloit
ne s'en pas appercevoir ;
d'autres voulurent jouer à
leur tour : mais ils n'y trou
58 MERCURE
verent pas leur compte , le
Mafque gagna , & ne perdit que contre la Dame ,
qu'il engagea de nouveau
au jeu. La gayeté avec laquelle il foûtint la perte
qu'il continua de faire con
tr'elle , ne laiffa aucun dou
te qu'elle ne fût volontai
re. On s'en expliqua tout
haut : il l'entendit ; & prenant un ton different de
celui dont il s'étoit fervi juf
qu'alors , il declara qu'il étoit le maître des richeſſes,
qu'il ne les aimoit que pour
en faire part à la Dame, &
GALANT.
19
qu'il ne difoit rien qu'il ne
soffrit à juftifier par les ef,
fets. En même temps il découvrit plufieurs bourſes
toutes pleines de pieces
d'or ,qu'il demanda à jouer
en un feul momon , contre
tout ce que la maîtreſſe du
logis voudroit hazarder. La
Dame embaraffée de cette
declaration , renonça au
jeu. On examina le Maſque
avec plus d'attention , &
une femme de la compagnie , que l'âge & la foi
bleffe de l'efprit rendoient
fujette à fe faire des realitez
60 MERCURE
de fes vifions, l'ayant regardé depuis la tête juſqu'aux
pieds , devint pâle, tremblante , & tellement éperdue , qu'elle demeura quel
quetemps lans pouvoir parler. La parole lui étant revenue , elle dit tout bas à
fa voifine , qu'il n'y avoit
point à douter que le Mafque ne fût le Diable ; qu'il
l'avoit marqué en declarant
qu'il étoit le maître des richefſes ; & que fi elle y
vouloit prendre garde , elle
lui verroit des cornes fous
fon bonnet. Le Diable
GALANT. 61
7
mafqué avoit pris une
çoëfure bizarre, qui convenoit en quelque maniere
avec ce que les Peintres
ont accoûtumé de nous reprefenter du Demon : &
c'étoit là- deffus que la credule vifionnaire avoit appuyéfon jugement. Ce qu
elle dit paffa en un moment d'oreille en oreille.
Apparemment elle trouva des efprits foibles comme le fien , & l'on propoſa d'abord l'exorcifme. Ce mot fit connoître au Mafque ce qu'on
62 MERCURE
s'étoit figuré de lui. Il commença tout de bon à faire
le Diable , parla plufieurs
Langues , dont quelques
unes étoient inconnues : &
aprés quelques raiſons expliquées fur ce qui l'avoit
obligé de quitter l'enfer , il
ajoûta qu'il venoit particul
lierement demander une
perfonné de la compagnie,
qui s'étoit donnée à lui ,
protefta qu'elle lui appartenoit , & qu'il ne defampareroitpoint qu'ilne l'eût,
quelques obftacles qu'on y
apportât. Chacun regarda
GALANT. 63
la Dame: ces menacesfembloient s'adreffer à elle , &
le Mafque les avoit pronon.
cées d'une voix creufe qui
embaraffoit les moins fufceptibles de frayeur. Les
uns fe taifoient , les autres
fe parloient bas, &celle qui
avoit donné ouverture à la
diablerie , crioit continuellement à l'exorcifme. L'hif
toire porte quefans confulter perfonne , elle fit venir
des gens d'un caractere à
faire fuir les Demons ; que
le Diable pretendu leur répondit fort pertinemment
64 MERCURE
:
& qu'aprés s'être diverti
quelque temps de leurs zelées conjurations , il leva
le mafque ce qui finit l'avanture par un fort grand
cri que fit la Dame. C'étoit
fon mari , qui avoit paſſé
d'Eſpagne au Perou. Il s'y
étoit enrichi , & revenoit
chargé de tréſors. En arri
vant il avoit appris que fa
femmeregaloit fes plus particulieres amies. C'étoit un
des derniers jours du Carnaval. Cette faifon favorable aux déguiſemens , lui
fit naître l'envie de voir la
fête
GALANT. 65
fête fans être connu , & il
avoit pris pour cela le plus
grotesque habit qu'il eût
pû trouver. Toute l'affemblée lui fic compliment ; &
comme il n'étoit pas fi diable qu'on l'avoit crû , on lui
abandonna la Dame qu'il
venoit chercher , & qu'il
avoit dit fi hautement qui
s'étoit donnée à lui.
Mafqué.
but not Garni ob
Nouvelle de Venife.
CECarnaval dernier une
des jolies femmes de Ve
nife , Provençale de naiſ
fance , & établie dans Ve
GALANT.
·
pece
nife depuis plufieurs années , fit chez elle une af
femblée , qui devint une efde bal. Elle ne manquoit pas d'amans , qui tous
attendoient , pour lui faire
leur declaration en forme,
qu'on eût des nouvelles affurées de la mort de fon
mari. Il s'étoit embarqué il
y avoit déja plufieurs années, & le filence qu'il avoit gardé depuis fon départ faifoit préfumer qu'il
avoit peri Cependant la
Dame obſervoit beaucoup
de regularité dans fa conE iiij
56 MERCURE
duite , & il ne lui faloit pas
moins que les privileges du
Carnaval ,,
pour l'autorifer
à faire chez elle une affem.
blée pareille à celle dont je
vous parle. On venoit de
deffervir une grande colation qu'elle avoir donnée
aprés trois heures de jeu ,
quand on vit entrer un Mafque, qui lui preſenta un momon. Il avoit trouvé la por-
+
'
te ouverte & ne s'étoit
point mis en peine de faire
demander fi on le voudroit
recevoir. Sa brufque entrée
n'étonnaperfonne; la faifon
GALANT. 57
permettoit ces fortes de li
bertez , & dans cette vil
le on left bien venu par
tout avec le maſque. La Da
me reçut le momon , & le
gagna. Le Mafque la pria
den jouer un autre , qu'il
perdit encore. La même
chofe lui étant arrivée cinq
ou fix fois , parce qu'il
brouilloit les dez avec tant
de promptitude, que quand
ils tournoient favorable
ment pour lui , il fembloit
ne s'en pas appercevoir ;
d'autres voulurent jouer à
leur tour : mais ils n'y trou
58 MERCURE
verent pas leur compte , le
Mafque gagna , & ne perdit que contre la Dame ,
qu'il engagea de nouveau
au jeu. La gayeté avec laquelle il foûtint la perte
qu'il continua de faire con
tr'elle , ne laiffa aucun dou
te qu'elle ne fût volontai
re. On s'en expliqua tout
haut : il l'entendit ; & prenant un ton different de
celui dont il s'étoit fervi juf
qu'alors , il declara qu'il étoit le maître des richeſſes,
qu'il ne les aimoit que pour
en faire part à la Dame, &
GALANT.
19
qu'il ne difoit rien qu'il ne
soffrit à juftifier par les ef,
fets. En même temps il découvrit plufieurs bourſes
toutes pleines de pieces
d'or ,qu'il demanda à jouer
en un feul momon , contre
tout ce que la maîtreſſe du
logis voudroit hazarder. La
Dame embaraffée de cette
declaration , renonça au
jeu. On examina le Maſque
avec plus d'attention , &
une femme de la compagnie , que l'âge & la foi
bleffe de l'efprit rendoient
fujette à fe faire des realitez
60 MERCURE
de fes vifions, l'ayant regardé depuis la tête juſqu'aux
pieds , devint pâle, tremblante , & tellement éperdue , qu'elle demeura quel
quetemps lans pouvoir parler. La parole lui étant revenue , elle dit tout bas à
fa voifine , qu'il n'y avoit
point à douter que le Mafque ne fût le Diable ; qu'il
l'avoit marqué en declarant
qu'il étoit le maître des richefſes ; & que fi elle y
vouloit prendre garde , elle
lui verroit des cornes fous
fon bonnet. Le Diable
GALANT. 61
7
mafqué avoit pris une
çoëfure bizarre, qui convenoit en quelque maniere
avec ce que les Peintres
ont accoûtumé de nous reprefenter du Demon : &
c'étoit là- deffus que la credule vifionnaire avoit appuyéfon jugement. Ce qu
elle dit paffa en un moment d'oreille en oreille.
Apparemment elle trouva des efprits foibles comme le fien , & l'on propoſa d'abord l'exorcifme. Ce mot fit connoître au Mafque ce qu'on
62 MERCURE
s'étoit figuré de lui. Il commença tout de bon à faire
le Diable , parla plufieurs
Langues , dont quelques
unes étoient inconnues : &
aprés quelques raiſons expliquées fur ce qui l'avoit
obligé de quitter l'enfer , il
ajoûta qu'il venoit particul
lierement demander une
perfonné de la compagnie,
qui s'étoit donnée à lui ,
protefta qu'elle lui appartenoit , & qu'il ne defampareroitpoint qu'ilne l'eût,
quelques obftacles qu'on y
apportât. Chacun regarda
GALANT. 63
la Dame: ces menacesfembloient s'adreffer à elle , &
le Mafque les avoit pronon.
cées d'une voix creufe qui
embaraffoit les moins fufceptibles de frayeur. Les
uns fe taifoient , les autres
fe parloient bas, &celle qui
avoit donné ouverture à la
diablerie , crioit continuellement à l'exorcifme. L'hif
toire porte quefans confulter perfonne , elle fit venir
des gens d'un caractere à
faire fuir les Demons ; que
le Diable pretendu leur répondit fort pertinemment
64 MERCURE
:
& qu'aprés s'être diverti
quelque temps de leurs zelées conjurations , il leva
le mafque ce qui finit l'avanture par un fort grand
cri que fit la Dame. C'étoit
fon mari , qui avoit paſſé
d'Eſpagne au Perou. Il s'y
étoit enrichi , & revenoit
chargé de tréſors. En arri
vant il avoit appris que fa
femmeregaloit fes plus particulieres amies. C'étoit un
des derniers jours du Carnaval. Cette faifon favorable aux déguiſemens , lui
fit naître l'envie de voir la
fête
GALANT. 65
fête fans être connu , & il
avoit pris pour cela le plus
grotesque habit qu'il eût
pû trouver. Toute l'affemblée lui fic compliment ; &
comme il n'étoit pas fi diable qu'on l'avoit crû , on lui
abandonna la Dame qu'il
venoit chercher , & qu'il
avoit dit fi hautement qui
s'étoit donnée à lui.
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Résumé : LE DIABLE Masqué. Nouvelle de Venise.
Le texte décrit un événement survenu lors du Carnaval à Venise. Une femme provençale, résidente de Venise depuis plusieurs années, organise une assemblée qui se transforme en bal. Elle attend des nouvelles de la mort de son mari, parti en mer plusieurs années auparavant. Lors de cette assemblée, un homme masqué entre sans s'annoncer et participe à des jeux de hasard. Il perd systématiquement contre la maîtresse de maison, ce qui suscite des soupçons. Une femme superstitieuse de la compagnie identifie le masqué comme le Diable en raison de ses déclarations et de son apparence. La rumeur se répand, et certains proposent d'exorciser le Diable. Ce dernier parle plusieurs langues et affirme être venu chercher une personne de l'assemblée qui s'est donnée à lui. La Dame est visée par ces menaces. Finalement, l'homme masqué lève son masque, révélant qu'il s'agit du mari de la Dame, revenu d'Espagne chargé de trésors. Il avait appris que sa femme recevait des amis et avait décidé de se déguiser pour assister à la fête sans être reconnu.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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2
p. 3-54
NOUVELLE GALANTE. LA JALOUSIE GUERIE par la jalousie. Par M. le Chevalier de P**.
Début :
Un Gentilhomme fort riche, & qui n'avoit qu'un fils [...]
Mots clefs :
Jalousie, Amour, Mariage, Père, Fils, Marquise , Rivaux, Méfiance , Confidence
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : NOUVELLE GALANTE. LA JALOUSIE GUERIE par la jalousie. Par M. le Chevalier de P**.
NOUVELLE GALANTE.
LA JALOUSIE GUERIE
par la jalousie.
Par M. le Chtvalitr de P * *. N Gentilhomme
fort riche, & qui
n'avoit qu'un fils
,
avoit
depuis long -temps envie
de le marier: mais
eommeil remarqua dans
ce fils unique une grande
disposition à la jalousie,
il craignit de le rendre
malheureux en le
mariant ; il prévoyoit
que son humeur inquiete
k soupçonneuse pourroit
chagriner une semme,
& que les chagrins
d'une femme retomberoient
sur lui: car il susfit
en mariage que l'un
des deux soit de mauvasse
humeur, l'autre le
devient bientôt par contagion.
Ce pere étoit
homme sencé, penetrant
;il connoissoit dans
son fils un fond de raison
& de vertu, qui lui
faisoit esperer que dans
un âge plus avancé il
deviendroit plus capable
de surmonter ses passions;
& celle de la jalousie
dont il le croyoit
susceptible, n'étoit
pas
de ces jalousies noires
qui partent d'un mauvais
coeur:ce n'etoit qu'-
une jalousie soupçonneu
se, qu'il condamnoit
lui-mêsme, pour peu
qu'il fît reflexion sur
l'injustice de ses soupçons.
Ainsi par lesconscils
de son pere il ne se
pressoit point de se marier
, 6c son pere trouva
à propos de Iaisser épuiser
la jalousie de son fils
sur quelques maîtresses,
en attendant qu'il fût
assez raisonnable pour
rendre une femme heureuse.
Cependant l'amour,
sans consulter la
prudence du pere, s'empara
du fils. Celle qu'-
il aima étoit belle &
d'une naissance distinguée
: mais il voulut étouffer
son amour dés
qu'il s'apperçut qu'il avoit
beaucoup de rivaux.
C'étoit une trop
rude épreuve pour lui.
Issut quelques jours sans
aller chez la Marquifc
de P. (Cetoit ainsi
que s'appelloit cette jeune
personne, veuve d'un
Marquis tué à la guerre
,
qui n'avoit été son
mari que pendant un hiver,
&quil'avoitlaissée
avec très peu de bien.)
Cette Marquise commençoit
à aimer nôtre
jeune jaloux, & s'etoit
déja apperçûë de son
foible. Elle fit ses efforts
pour l'oublier, quoique
ce fût un parti qui lui
faisoit sa fortune; car
elle craignoit de s'engageravec
un jaloux. Elle
tâcha donc de se consoler
- de son absence avec
ses rivaux, &: resolut
fermement de choisir entr'eux
un époux qui pût
la tirer de son indigence
: mais ce fut en vain
qu'elle voulut s'attacher
a d'autres qu'à l'amant
jaloux, c'étoit le seul défaut
qu'elle lui trouvoit
sa passion pour lui augmentoitde
jour en jour:
en un mot elle prit son
parti pour le faire revenir
chez elle, & trouva
plusieurs pretextes pour
congédier tous ceux qui
la recherchoient en mariage.
Cependant l'amour du
Cavalier avoit encore
augmenté par la violence
qu'il s'étoit faire pour
ne point voir la Marquise
; &, son pere, qui
le voyoit accablé de chagrin,
avoir exigé de lui
une entiere confidence.
Ils vivoient ensemble
comme deux veritables
amis;ce pere de bon sens
s'étoitplus attaché à se
faire aimer de son fils,
qu'à s'en faire craindre,
& avoit enfin acquis sur
lui, à force de bons procédez,
cette confiance
que les enfans ont si rarement
en leurs peres.
Celui-cis'informa d'abord
à fond du caractère
de la Marquise
,
& sitôt
qu'il fut bien persuadé
de sa vertu &,- de son
bonesprit, ilne fut point
rebuté par sapauvreté;
il con seil la à son fils de
s'attacher à elle, ô£ d'examiner
exactement si
la jalousie qu'il avoit
conçûë étoit bien fondée.
On s'informa, on
examina, & l'amant jaloux
ayant appris que
tous ses rivaux étoient
écartez, se flata qu'il
pouvoit avoir quelque
part à ce changement. Il
retourna chez elle, &
dés ce jour-là ils furent
si contens l'un de l'autre
,
qu'en moins d'un
mois leur mariage fut
resolu, & le pere, qui se
liad'amitié avec la Marquise,
y donna son consentement
avec plaisir,
Cependant il dit en particulier
à son fils qu'il
luiconseilloitdesuspendre
encore le contrat
pendant quelques mois;
&que quoi qu'il blâmât
ordinairement son foible
sur la jalousie, il
croyoit qu'en cette occasion
la prudence vouloit
qu'il observât pendant
quelque temps la
conduite d'une personne
qui avoit reçû tant de
déclarations d'amour;
qu'illa croyoit trés-vertueuse
: mais que si elle
l'étoit, elle le fcroit encore
dans six mois; qu'en
un mot on nerisqueroit
rien à differer. Le fils
donna de bon coeur dans
son foible. En effetils
trouvèrent d'honnêtes
pretextes pour differer
de jour en jour un mariage
que la Marquise
envifageoit comme le
plus grand bonheur qui
lui pût arri ver. Le Cavalier
amoureux passoit
les jours entiers chez
elle, lors qu'il survint
une affairequil'obligea
d'accompagner son pere
dans un petit voyage de
huit jours. La separation
des amans fut tendre
& la Marquise passa fort
tristement le temps de
cette petite absencemais
la joye du retour la dédommagea,&
son amant
revint sipassionné, qu'à
leur entrevuë il resta une
heure entiere sans pouvoir
parler, ses regards
fixez sur ce qu'il aimoit.
Après
Aprés les premiers transports,
il jetta les yeux
sur un miroir magnifique,
& fut fort surpris
dé voir ce nouveau meuble
à la Marquise, qui
n'étoit pas assez riche
pour s'en donner de pareils.
Pendant qu'il le regardoit
fixement,la Marquise
sourioit, en lui
ferrant tendrement les
mains. lVlonfIler époux,
lui dirait-elle, fere'{:
110ut aussigalant après le
contrat, que vous l'avez,
été pendant vôtre absence
? Cette corbeille de dentelles,
quim'estvenueavec
ce miroir &ces autres bijoux
,choisisd'ungoût ex- quis.Moy un miroir,
interrompit brusquement
le jaloux tout étourdi
! moy des dentelles!
moy des bijoux! Ah
Ciel qu'entens-je ! Cette
surprise qu'il témoigna
en causa une si grande à
la Marquise, qu'elle resta
muette &immobile;
car ceux qui avoient apporté
ces presens chez
elle avoient affecté un
air mysterieux, & elle
n'avoit point douté que
ce ne fust une galanterie
de son amant: mais il
prit la chose sur un ton
qui la détrompa dans le
moment. Ellese troubla
ensuite sur quelques petits
reproches que lui fit
ce tendre amant, qui
pour cette fois ne put
avoir pourtant aucun
soupçon que la Marquise
n',y eusIlt. pas éItlé trompé0e
elle-même. Elle jura qu'-
elletâcheroit de découvrir
de quelle part lui
venoient ces presens, &
qu'elle les renverroit au
plutôt.
Nôtre amant ne laissa
pas d'être fort inquiet
sur l'avanture, dont il
fitconsidence à son pere
,
qui le rassura, étant
persuadé de la vertu de
la Marquise. Elle crut
avoir trouve occasion dés
le lendemain de s'éclaircir
sur la galanterie qu'-
on lui avoit faite.
Un Huissier vint chez
elle de la part de quelques
marchands d'étofses
à qui elle devoit deux
millefrancs,&; cet Huisfier,
sans respecter sa
qualité ni sa beauté, lui
demanda permissiond'exccuter
ses meubles, 8c
sans vouloir lui donner
une heure de répit, en
commença l'inventaire.
On ne sçauroit exprimer
la consternation de la
Marquise:elleétoit prêoA
te à tomber évanüieau
milieu de ses gens, qui
étoient aussi accablez
qu'elle de la vision des
Sergens, lorsque l'Huie.
sier considerant le miroir
, & examinant les
bijoux qui étoient sur la
table, s'écria: Ah quailois-
je faire, Madame?
je reconnois ces nipes, &
j'ai mêmeaidéà les acheterauCentilhomme
leplus
généreux&le plusamoureux
qui foit en France;
homme à quij'aimême
obligation de ma fortune.
ztu,gy c'étoit donc à vous,
Madame, à quiillesdestinoit?
Ah que je vais
bien faire ma cour à cet
amant, nonseulement en
ne saisissantpoint ces marques
de (on amour, mais
ensacrifiantà l'adorable
personne qu'il aime les
memoires & procedures
dontje suisporteur. Tenez,
Madame, tene&>
continua-t-il
, en montrant
à la Marquise les
mémoires arrestez & les
Sentences obtenuës,voilacomment
jesçaiservir
mes amis amoureux, &
sur-tout quand ils le sont
d'une personneaussi charmante
que vous l'êtes.
Aprésun discoursdéjà
trop galant pour un
HuisHuissier,
il acheva de
prouver qu'il ne l'étoit
pas, en déchirant tous
les mémoires de la Marquise,&
lui disant qu'à
coup sûr l'amant qui avoit
fait present du reste
seroit ravi d'acquitter
ces mémoires pour elle.
Jugez de rétonnement
où fut la Marquise du
procedé de ce faux Huissier,
& du tour que l'amant
genereux avoit
pris pour lui faire prcsent
de deux cent pisto
les. Dés qu'elle eut repris
ses esprits, & qu'-
elle se fut remisede l'effroy
quelle avoit euen
voyant executera meub!
cS)Ct)e ne songea plus
qu'à s'informerdu nom
de cet amant: mais
l'Huissiercontinua d'en
faire <mytferc,ÔC dit
seulementcertains mots
é1quivoques , , où la
Marquisecrut âtre seure
quecetoit son amant
époux lui-même qui
lui avoir joué ce second
tour. Il arriva chez
elle un peu aprés que
l'Huissier en fut sorti ;
Se l'éclaircissement qu'-
ils eurent ensemble fut
tel, que l'amant en fut
penetré de jalousie,& la
Marquise accablée de
douleur. Cependant la
bonne foy de cette amante
étoit visible ; car elle
avoit appris elle-même
l'avanture à son amant.
C'est à quoy son pere lui
fit faire attention; car il
couroit à lui dés qu'il avoit
quelque sujet de
plainte contre la Marquise:&
ce pere aussi
froid, aussi tranquile que
son filsétoit bouillant&
agité
,
lui representoit
que les apparences les
plus vrai-semblables éroient
souventtrompeuses>
que tout mari sensé
devaits'accoûtumer à
ne rien croirede tout ce
qui pouvoit lui donner
de l'ombrage; qu'il faloit
d'abord approfondir
de fang froid, feulement
pour connoître la verité,
Se non pour s'en fâcher
; qu'il y a de la folie
à se chagriner d'avance
; &qu'en cas même
que les soupçons d'un
mari se trouvaient bien
fondez, il faloit en prévenir
les suites, sans se
chagriner du passé, où
l'on ne peut plus remedier.
Mais
,
lui repliquoit
vivement son fils
à de pareils discours ,
mail,'}'jon p,re)il est encore
temps de rompre les
engagemens que nous anjons
avec la Alarqtfi/e;
ainftic n'ai pets tort d'être
jaloux. On a toûjours
tortd'etre jaloux, luidisoit
le pere: mais on n'a
pas tort d'être prudent;
ainsîapprofondissez la
conduite de la Marquise,
jenem'yoppose pas:
mais apprenez pour vôtre
repos à douter des
choses qui vous paroisfent
les plus certaines;
car je fuis persuade que
la Marquise est innocente
des galanteriesqu'on
lui fait; & vous devez
croire que c'est quelque
amant qu'ellea maltraite)
Se qui veut s'en vangeren
vous donnant de
la jalousie. Continuez
donc de voir une personne
si aimable, & de
concert avec elletâchez
dedécouvrir quelestramant
qui commerce à
niper vôtre épouse, Se
à payer ses dettes.
Avec de pareils discours
le pere remettoit
le calme dans l'esprit du
fils, qui avoit par bonheur
encore plus de raison
que de disposition à
la jalousie. Il continua
de voir assidûment la
Marquise,à qui le rival
inconnu fit encore d'autrès
tours aussi singuliers
que les precedens. Un
jour la Marquise pria le
pere & le fils à souper à
une maison de campagne
qu'elle avoitproche
deParis ; elle leur dit
d'y mener quelqu'un de
leurs amîs, & qu elle y
meneroit quelque amie
intime, pour pouvoir
rassembler sept ou huit
personnes, nombre desirable
pour se bien réjouir,
S>C qu'on ne doit
jaimaisexceder quand on
hait la cohue. Le pere
pronit d'y aller, à condition
que la Marquise
ne ILli donneroit qu'un
petit sou per propre & de
bon goût, parce qu'il
naimoit point les cadeaux.
Elle lui promit ce
qu'il exigea d'elle, & resolut
de lui tenir parole:
mais elle fut bien furprise
le foir en arrivant
chez elle avec sa compagnie,
d'y trouver un
souper superbe, voluptueux
& galant. Elle demande
au concierge raifonde
ce qu'elle yeyoit.
Il lui die bas à l'oreille :
Metdame on ma recommandé
lesteres ; mais
jecrois que ctji celui que
uom devez, épuuser qui
mous fait cette galanterie,
Ne - dites mot;car ilprepare
encore dàns la maison
11nifine une mafrarade
où il se dégmjera,
& je votié le montrerai
alors, afin que vous ayiez*
le plaisir de le reconnoître.
La Marquise persuadée
Je ce que lui disoit
son concierge, prit
Un air de gayete &d'enjoûment,
qui joint à la
magnisicence du souper,
sie grand plaisità la compagnie.
Tout le monde
se réjoüissoità table, excepté
le jeune jaloux,
qui ne pouvoit s'imaginer
que la Marquise eust
disposé & fait les frais
d'un pareil repas sans l'aide
de quelqu'un. Ilétoit
trop rebattu des galanteries
de l'amant inconnu,
pour ne pas croire
qu'il eust encore part à
celle-ci. Cependant la
gayeté de la Marquise
lui ôtoit tout soupçon ;
car il l'avoit veuë inquiète
& chagrine à l'occasson
des galanteries
precedentes; il ne Sçavoit
que penser de celle-
ci. Il entra dans une
rêverie profonde, & ne
mangea point de tout le
repas. Sitôt que la Marquise
s'en apperçut,elle
cessa de croire qu'il fust
l'ordonnateur de la setes
ce qui la rendit aussi chagrine
que lui. Le repas
finit par une serenade,
où l'on mêla une Cantate
sur les amans heureux
& les maris jaloux.
Ces deux sujets firent
une alternative de mufique
douce, tendre &
galante
,
dans le goût
François,&demusique
Italienne propre à exprimer
la bigearrerie des
jaloux : auili fit-elle son
effet;nôtre amantépoux
pensa éclater au milieu
de lassemblée. On vit
entrer ensuite dans le
jardin, qu'on avoit éclairé
par des illumitiétions,
une troupe de gens masquez.
Le concierge les
voyant entrer, courut
dire à la Marquise que si
elle vouloit il alloit lui
faire voir celui qui donnoit
cette seste galante.
La Marquise troublée,
hors d'elle-mesme, hazarda
tout pour connoître
celui qui lui enfonsoie
le poignard dans le
fein : elle suivitbrusquement
son concierge
dans une allée moins éclairée
que les autres , & dans le moment un
des masques se détacha,
cha, &c vint joindre la
Marquise. Onn'apoint
sçu ce qui fut dit dans
cette entrevuë. Quelqu'un
prit le moment
pour la faire remarquer
au fils jaloux. Il la fit
remarquer aussitôt à son
pere, qui commençant
à donner le tort à la Marquise
, fut emmené par
son fils. Ils sortirent tous
deux sans parler à cette
infidclle, & resolurent
de ne la voir jamais. Ce
qui pensa la faire mourir
de douleur; car le galant
masqué ne lui donna
aucun éclaircissement
: & après l'avoir
amusee autant qu'il saloit
pour la faire soupçonner,&
lorsquepoussée
à bout, elle voulut,
aidée de son concierge
&d'unefemmedechambre,
contraindre le galant
à se faire connoître,
elle trouva fous le
masque une femme, qui
lui rit au nez, & s'enfuit,
en lui laissant dans
la main un billet qui
contenoit ces vers.
Allez dormir iranquilc*
ment,
Vous connoîtrez demain
celui qui vous tourmente
D'une maniérésigalante:
Troyez qu'il neveut pPooiinntt
vous êter vOIre
amanty
Il voudroit le guérir contre
la jalousie ; D'un vieux mauvais
plaisantc'eji unefantllifie,
Qui peut êtresage en un
sens.
MArquifl) reprènetvos
senii
A present ilest vrai>
votre amant vous
soupçonne:
Maitsilessoupçons qiton
lui donne
Le rendent sans retour
o.. réellement jaloux,
Vous ne devez, jamais
l'accepterpour époux.
Ces vers enigmatiques
embaraffercnt fort
la Marquise, au lieu de
la tranquiliser. Elle pafsa
la nuit à samaison de
campagne : mais dés le
lendemain matin elle retourna
à Paris, dans la
Teto!ution de se justifier
auprès de son amant. Ille le conjura par un
billet de la venir voir,
& son pere y copsentit,
pourveu qu'il n'y allât
que sur le foir ; car, lui
dit-il, il vouloit estre
present à cette entrevue.
On écrivit à la Marquise
qu'on iroit dans la
journée, & dans le moment
le pere reçut en
presence du fils un billet,
qu'illut sans vouloir
le montrer à son
fils. Cependant voyant
que ce mystere lui donnoit
trop d'inquietude, illuiavoua que c'était
un avis que lui donnoic
la femme de chambre
de la Marquise, qu'il
avoit gagnée à forcechargent;
& cette femme de
chambre lui mandoit
que l'amant inconnu devoit
venir le foir à neuf
heures voir samaîtresse.
Le pere ensuite dit qu'-
après un pareil avis,
qu'il croyoittrès-certain
, il ne faloit point
aller chez la Marquise.
Celadit, il laissa son fils
dans un chagrin mortel,
êciortit pour aller souper
en ville. Le fils outré
de jalousie resolut,
sans le dire à son pere,
d'aller secretement chez
la Marquise. Il y alla
avant l'heure du rendezvous
; & donnant encore
trente pistoles à la
femme de chambre, il
la pria de le mettre en
lieu où il pût surprendre
celui
celui que la Marquise
attendoit. La femme de
chambre lui fit promettre
qu'il ne feroit aucun
éclat, du moins dans la
maison de la Marquise;
ce qu'il luipromit.
Peu de temps aprés, à
la lueur d'une bougie
que la femme de chambre
tenoit en sa main, il
entrevit un homme envelopé
dans un man- -
teau, qui montoit chez
la Marquise, & qui se
cacha dans un petit passage
, dés qu'il s'apperçut
qu'on l'avoit vû.
Nôtre jaloux transporté
de fureur courut à l'homme
à manteau, à qui il
dit tout ce que la rage
peut faire dire à un homme
sage ; &: il finit par
lui dire que s'il avoit du
coeur il devoit se faire
connoîtreàlui,afin que
dans la rencontre il pût
tirer raison d'un rival
qui le ménageoit si peu.
L'autre lui répondit à
voix basse & de fang
froid qu'il ne faloit pas
soupçonner legerement
une femme aussivertueuse
que la Marquise >
qu'il s'offroit à la justifier
dans son esprit ; &
qu'en lui faisant voir
que les apparences les
plus vraisemblables peuvent
estre sans fondement,
il lui rendroit du
moins le service de le
corriger pour le reste de
sa vie de la facilité qu'il
avoit à se chagriner sans
sujet. Nôtreamantpensa
perdre patiencequand
il entendit mora liserson
rival, qui dans l'instant
appella la femme de
cham bre
,
disant qu'il
vouloit pourtant se faire
connoître, & qu'il ne
refusoit point de se battre
contre un rival offensé.
Lalumiere parut:
quel fut l'étonnement du
fils, en reconnoissant son
pere! C'étoit ce pere qui,
de concert avec le concierge
& la femme de
chambre de la Marquise,
avoit crû lui rendre
service
, en poussant à
bout la jalousie d'un fils,
si galant homme d'ailleurs.
Ilcontinua de lui
faire des remontrances
si touchantes, qu'il lui
fit prendre la sage resolution
de ne rien croire
mesme detout ce qu'on
peut voir; c'est à dire,
quand on s'est une fois
pour tout assuré de la
vertud'une femmeavant
que de l'épouser, en seroit
imprudent de la
prendie sans l'examiner
: mais sitôt qu'onl'a
épousée, plus d'examen,
ou du moins il la faut
croire fidelle tout le plus
long-temps qu'on peut.
LA JALOUSIE GUERIE
par la jalousie.
Par M. le Chtvalitr de P * *. N Gentilhomme
fort riche, & qui
n'avoit qu'un fils
,
avoit
depuis long -temps envie
de le marier: mais
eommeil remarqua dans
ce fils unique une grande
disposition à la jalousie,
il craignit de le rendre
malheureux en le
mariant ; il prévoyoit
que son humeur inquiete
k soupçonneuse pourroit
chagriner une semme,
& que les chagrins
d'une femme retomberoient
sur lui: car il susfit
en mariage que l'un
des deux soit de mauvasse
humeur, l'autre le
devient bientôt par contagion.
Ce pere étoit
homme sencé, penetrant
;il connoissoit dans
son fils un fond de raison
& de vertu, qui lui
faisoit esperer que dans
un âge plus avancé il
deviendroit plus capable
de surmonter ses passions;
& celle de la jalousie
dont il le croyoit
susceptible, n'étoit
pas
de ces jalousies noires
qui partent d'un mauvais
coeur:ce n'etoit qu'-
une jalousie soupçonneu
se, qu'il condamnoit
lui-mêsme, pour peu
qu'il fît reflexion sur
l'injustice de ses soupçons.
Ainsi par lesconscils
de son pere il ne se
pressoit point de se marier
, 6c son pere trouva
à propos de Iaisser épuiser
la jalousie de son fils
sur quelques maîtresses,
en attendant qu'il fût
assez raisonnable pour
rendre une femme heureuse.
Cependant l'amour,
sans consulter la
prudence du pere, s'empara
du fils. Celle qu'-
il aima étoit belle &
d'une naissance distinguée
: mais il voulut étouffer
son amour dés
qu'il s'apperçut qu'il avoit
beaucoup de rivaux.
C'étoit une trop
rude épreuve pour lui.
Issut quelques jours sans
aller chez la Marquifc
de P. (Cetoit ainsi
que s'appelloit cette jeune
personne, veuve d'un
Marquis tué à la guerre
,
qui n'avoit été son
mari que pendant un hiver,
&quil'avoitlaissée
avec très peu de bien.)
Cette Marquise commençoit
à aimer nôtre
jeune jaloux, & s'etoit
déja apperçûë de son
foible. Elle fit ses efforts
pour l'oublier, quoique
ce fût un parti qui lui
faisoit sa fortune; car
elle craignoit de s'engageravec
un jaloux. Elle
tâcha donc de se consoler
- de son absence avec
ses rivaux, &: resolut
fermement de choisir entr'eux
un époux qui pût
la tirer de son indigence
: mais ce fut en vain
qu'elle voulut s'attacher
a d'autres qu'à l'amant
jaloux, c'étoit le seul défaut
qu'elle lui trouvoit
sa passion pour lui augmentoitde
jour en jour:
en un mot elle prit son
parti pour le faire revenir
chez elle, & trouva
plusieurs pretextes pour
congédier tous ceux qui
la recherchoient en mariage.
Cependant l'amour du
Cavalier avoit encore
augmenté par la violence
qu'il s'étoit faire pour
ne point voir la Marquise
; &, son pere, qui
le voyoit accablé de chagrin,
avoir exigé de lui
une entiere confidence.
Ils vivoient ensemble
comme deux veritables
amis;ce pere de bon sens
s'étoitplus attaché à se
faire aimer de son fils,
qu'à s'en faire craindre,
& avoit enfin acquis sur
lui, à force de bons procédez,
cette confiance
que les enfans ont si rarement
en leurs peres.
Celui-cis'informa d'abord
à fond du caractère
de la Marquise
,
& sitôt
qu'il fut bien persuadé
de sa vertu &,- de son
bonesprit, ilne fut point
rebuté par sapauvreté;
il con seil la à son fils de
s'attacher à elle, ô£ d'examiner
exactement si
la jalousie qu'il avoit
conçûë étoit bien fondée.
On s'informa, on
examina, & l'amant jaloux
ayant appris que
tous ses rivaux étoient
écartez, se flata qu'il
pouvoit avoir quelque
part à ce changement. Il
retourna chez elle, &
dés ce jour-là ils furent
si contens l'un de l'autre
,
qu'en moins d'un
mois leur mariage fut
resolu, & le pere, qui se
liad'amitié avec la Marquise,
y donna son consentement
avec plaisir,
Cependant il dit en particulier
à son fils qu'il
luiconseilloitdesuspendre
encore le contrat
pendant quelques mois;
&que quoi qu'il blâmât
ordinairement son foible
sur la jalousie, il
croyoit qu'en cette occasion
la prudence vouloit
qu'il observât pendant
quelque temps la
conduite d'une personne
qui avoit reçû tant de
déclarations d'amour;
qu'illa croyoit trés-vertueuse
: mais que si elle
l'étoit, elle le fcroit encore
dans six mois; qu'en
un mot on nerisqueroit
rien à differer. Le fils
donna de bon coeur dans
son foible. En effetils
trouvèrent d'honnêtes
pretextes pour differer
de jour en jour un mariage
que la Marquise
envifageoit comme le
plus grand bonheur qui
lui pût arri ver. Le Cavalier
amoureux passoit
les jours entiers chez
elle, lors qu'il survint
une affairequil'obligea
d'accompagner son pere
dans un petit voyage de
huit jours. La separation
des amans fut tendre
& la Marquise passa fort
tristement le temps de
cette petite absencemais
la joye du retour la dédommagea,&
son amant
revint sipassionné, qu'à
leur entrevuë il resta une
heure entiere sans pouvoir
parler, ses regards
fixez sur ce qu'il aimoit.
Après
Aprés les premiers transports,
il jetta les yeux
sur un miroir magnifique,
& fut fort surpris
dé voir ce nouveau meuble
à la Marquise, qui
n'étoit pas assez riche
pour s'en donner de pareils.
Pendant qu'il le regardoit
fixement,la Marquise
sourioit, en lui
ferrant tendrement les
mains. lVlonfIler époux,
lui dirait-elle, fere'{:
110ut aussigalant après le
contrat, que vous l'avez,
été pendant vôtre absence
? Cette corbeille de dentelles,
quim'estvenueavec
ce miroir &ces autres bijoux
,choisisd'ungoût ex- quis.Moy un miroir,
interrompit brusquement
le jaloux tout étourdi
! moy des dentelles!
moy des bijoux! Ah
Ciel qu'entens-je ! Cette
surprise qu'il témoigna
en causa une si grande à
la Marquise, qu'elle resta
muette &immobile;
car ceux qui avoient apporté
ces presens chez
elle avoient affecté un
air mysterieux, & elle
n'avoit point douté que
ce ne fust une galanterie
de son amant: mais il
prit la chose sur un ton
qui la détrompa dans le
moment. Ellese troubla
ensuite sur quelques petits
reproches que lui fit
ce tendre amant, qui
pour cette fois ne put
avoir pourtant aucun
soupçon que la Marquise
n',y eusIlt. pas éItlé trompé0e
elle-même. Elle jura qu'-
elletâcheroit de découvrir
de quelle part lui
venoient ces presens, &
qu'elle les renverroit au
plutôt.
Nôtre amant ne laissa
pas d'être fort inquiet
sur l'avanture, dont il
fitconsidence à son pere
,
qui le rassura, étant
persuadé de la vertu de
la Marquise. Elle crut
avoir trouve occasion dés
le lendemain de s'éclaircir
sur la galanterie qu'-
on lui avoit faite.
Un Huissier vint chez
elle de la part de quelques
marchands d'étofses
à qui elle devoit deux
millefrancs,&; cet Huisfier,
sans respecter sa
qualité ni sa beauté, lui
demanda permissiond'exccuter
ses meubles, 8c
sans vouloir lui donner
une heure de répit, en
commença l'inventaire.
On ne sçauroit exprimer
la consternation de la
Marquise:elleétoit prêoA
te à tomber évanüieau
milieu de ses gens, qui
étoient aussi accablez
qu'elle de la vision des
Sergens, lorsque l'Huie.
sier considerant le miroir
, & examinant les
bijoux qui étoient sur la
table, s'écria: Ah quailois-
je faire, Madame?
je reconnois ces nipes, &
j'ai mêmeaidéà les acheterauCentilhomme
leplus
généreux&le plusamoureux
qui foit en France;
homme à quij'aimême
obligation de ma fortune.
ztu,gy c'étoit donc à vous,
Madame, à quiillesdestinoit?
Ah que je vais
bien faire ma cour à cet
amant, nonseulement en
ne saisissantpoint ces marques
de (on amour, mais
ensacrifiantà l'adorable
personne qu'il aime les
memoires & procedures
dontje suisporteur. Tenez,
Madame, tene&>
continua-t-il
, en montrant
à la Marquise les
mémoires arrestez & les
Sentences obtenuës,voilacomment
jesçaiservir
mes amis amoureux, &
sur-tout quand ils le sont
d'une personneaussi charmante
que vous l'êtes.
Aprésun discoursdéjà
trop galant pour un
HuisHuissier,
il acheva de
prouver qu'il ne l'étoit
pas, en déchirant tous
les mémoires de la Marquise,&
lui disant qu'à
coup sûr l'amant qui avoit
fait present du reste
seroit ravi d'acquitter
ces mémoires pour elle.
Jugez de rétonnement
où fut la Marquise du
procedé de ce faux Huissier,
& du tour que l'amant
genereux avoit
pris pour lui faire prcsent
de deux cent pisto
les. Dés qu'elle eut repris
ses esprits, & qu'-
elle se fut remisede l'effroy
quelle avoit euen
voyant executera meub!
cS)Ct)e ne songea plus
qu'à s'informerdu nom
de cet amant: mais
l'Huissiercontinua d'en
faire <mytferc,ÔC dit
seulementcertains mots
é1quivoques , , où la
Marquisecrut âtre seure
quecetoit son amant
époux lui-même qui
lui avoir joué ce second
tour. Il arriva chez
elle un peu aprés que
l'Huissier en fut sorti ;
Se l'éclaircissement qu'-
ils eurent ensemble fut
tel, que l'amant en fut
penetré de jalousie,& la
Marquise accablée de
douleur. Cependant la
bonne foy de cette amante
étoit visible ; car elle
avoit appris elle-même
l'avanture à son amant.
C'est à quoy son pere lui
fit faire attention; car il
couroit à lui dés qu'il avoit
quelque sujet de
plainte contre la Marquise:&
ce pere aussi
froid, aussi tranquile que
son filsétoit bouillant&
agité
,
lui representoit
que les apparences les
plus vrai-semblables éroient
souventtrompeuses>
que tout mari sensé
devaits'accoûtumer à
ne rien croirede tout ce
qui pouvoit lui donner
de l'ombrage; qu'il faloit
d'abord approfondir
de fang froid, feulement
pour connoître la verité,
Se non pour s'en fâcher
; qu'il y a de la folie
à se chagriner d'avance
; &qu'en cas même
que les soupçons d'un
mari se trouvaient bien
fondez, il faloit en prévenir
les suites, sans se
chagriner du passé, où
l'on ne peut plus remedier.
Mais
,
lui repliquoit
vivement son fils
à de pareils discours ,
mail,'}'jon p,re)il est encore
temps de rompre les
engagemens que nous anjons
avec la Alarqtfi/e;
ainftic n'ai pets tort d'être
jaloux. On a toûjours
tortd'etre jaloux, luidisoit
le pere: mais on n'a
pas tort d'être prudent;
ainsîapprofondissez la
conduite de la Marquise,
jenem'yoppose pas:
mais apprenez pour vôtre
repos à douter des
choses qui vous paroisfent
les plus certaines;
car je fuis persuade que
la Marquise est innocente
des galanteriesqu'on
lui fait; & vous devez
croire que c'est quelque
amant qu'ellea maltraite)
Se qui veut s'en vangeren
vous donnant de
la jalousie. Continuez
donc de voir une personne
si aimable, & de
concert avec elletâchez
dedécouvrir quelestramant
qui commerce à
niper vôtre épouse, Se
à payer ses dettes.
Avec de pareils discours
le pere remettoit
le calme dans l'esprit du
fils, qui avoit par bonheur
encore plus de raison
que de disposition à
la jalousie. Il continua
de voir assidûment la
Marquise,à qui le rival
inconnu fit encore d'autrès
tours aussi singuliers
que les precedens. Un
jour la Marquise pria le
pere & le fils à souper à
une maison de campagne
qu'elle avoitproche
deParis ; elle leur dit
d'y mener quelqu'un de
leurs amîs, & qu elle y
meneroit quelque amie
intime, pour pouvoir
rassembler sept ou huit
personnes, nombre desirable
pour se bien réjouir,
S>C qu'on ne doit
jaimaisexceder quand on
hait la cohue. Le pere
pronit d'y aller, à condition
que la Marquise
ne ILli donneroit qu'un
petit sou per propre & de
bon goût, parce qu'il
naimoit point les cadeaux.
Elle lui promit ce
qu'il exigea d'elle, & resolut
de lui tenir parole:
mais elle fut bien furprise
le foir en arrivant
chez elle avec sa compagnie,
d'y trouver un
souper superbe, voluptueux
& galant. Elle demande
au concierge raifonde
ce qu'elle yeyoit.
Il lui die bas à l'oreille :
Metdame on ma recommandé
lesteres ; mais
jecrois que ctji celui que
uom devez, épuuser qui
mous fait cette galanterie,
Ne - dites mot;car ilprepare
encore dàns la maison
11nifine une mafrarade
où il se dégmjera,
& je votié le montrerai
alors, afin que vous ayiez*
le plaisir de le reconnoître.
La Marquise persuadée
Je ce que lui disoit
son concierge, prit
Un air de gayete &d'enjoûment,
qui joint à la
magnisicence du souper,
sie grand plaisità la compagnie.
Tout le monde
se réjoüissoità table, excepté
le jeune jaloux,
qui ne pouvoit s'imaginer
que la Marquise eust
disposé & fait les frais
d'un pareil repas sans l'aide
de quelqu'un. Ilétoit
trop rebattu des galanteries
de l'amant inconnu,
pour ne pas croire
qu'il eust encore part à
celle-ci. Cependant la
gayeté de la Marquise
lui ôtoit tout soupçon ;
car il l'avoit veuë inquiète
& chagrine à l'occasson
des galanteries
precedentes; il ne Sçavoit
que penser de celle-
ci. Il entra dans une
rêverie profonde, & ne
mangea point de tout le
repas. Sitôt que la Marquise
s'en apperçut,elle
cessa de croire qu'il fust
l'ordonnateur de la setes
ce qui la rendit aussi chagrine
que lui. Le repas
finit par une serenade,
où l'on mêla une Cantate
sur les amans heureux
& les maris jaloux.
Ces deux sujets firent
une alternative de mufique
douce, tendre &
galante
,
dans le goût
François,&demusique
Italienne propre à exprimer
la bigearrerie des
jaloux : auili fit-elle son
effet;nôtre amantépoux
pensa éclater au milieu
de lassemblée. On vit
entrer ensuite dans le
jardin, qu'on avoit éclairé
par des illumitiétions,
une troupe de gens masquez.
Le concierge les
voyant entrer, courut
dire à la Marquise que si
elle vouloit il alloit lui
faire voir celui qui donnoit
cette seste galante.
La Marquise troublée,
hors d'elle-mesme, hazarda
tout pour connoître
celui qui lui enfonsoie
le poignard dans le
fein : elle suivitbrusquement
son concierge
dans une allée moins éclairée
que les autres , & dans le moment un
des masques se détacha,
cha, &c vint joindre la
Marquise. Onn'apoint
sçu ce qui fut dit dans
cette entrevuë. Quelqu'un
prit le moment
pour la faire remarquer
au fils jaloux. Il la fit
remarquer aussitôt à son
pere, qui commençant
à donner le tort à la Marquise
, fut emmené par
son fils. Ils sortirent tous
deux sans parler à cette
infidclle, & resolurent
de ne la voir jamais. Ce
qui pensa la faire mourir
de douleur; car le galant
masqué ne lui donna
aucun éclaircissement
: & après l'avoir
amusee autant qu'il saloit
pour la faire soupçonner,&
lorsquepoussée
à bout, elle voulut,
aidée de son concierge
&d'unefemmedechambre,
contraindre le galant
à se faire connoître,
elle trouva fous le
masque une femme, qui
lui rit au nez, & s'enfuit,
en lui laissant dans
la main un billet qui
contenoit ces vers.
Allez dormir iranquilc*
ment,
Vous connoîtrez demain
celui qui vous tourmente
D'une maniérésigalante:
Troyez qu'il neveut pPooiinntt
vous êter vOIre
amanty
Il voudroit le guérir contre
la jalousie ; D'un vieux mauvais
plaisantc'eji unefantllifie,
Qui peut êtresage en un
sens.
MArquifl) reprènetvos
senii
A present ilest vrai>
votre amant vous
soupçonne:
Maitsilessoupçons qiton
lui donne
Le rendent sans retour
o.. réellement jaloux,
Vous ne devez, jamais
l'accepterpour époux.
Ces vers enigmatiques
embaraffercnt fort
la Marquise, au lieu de
la tranquiliser. Elle pafsa
la nuit à samaison de
campagne : mais dés le
lendemain matin elle retourna
à Paris, dans la
Teto!ution de se justifier
auprès de son amant. Ille le conjura par un
billet de la venir voir,
& son pere y copsentit,
pourveu qu'il n'y allât
que sur le foir ; car, lui
dit-il, il vouloit estre
present à cette entrevue.
On écrivit à la Marquise
qu'on iroit dans la
journée, & dans le moment
le pere reçut en
presence du fils un billet,
qu'illut sans vouloir
le montrer à son
fils. Cependant voyant
que ce mystere lui donnoit
trop d'inquietude, illuiavoua que c'était
un avis que lui donnoic
la femme de chambre
de la Marquise, qu'il
avoit gagnée à forcechargent;
& cette femme de
chambre lui mandoit
que l'amant inconnu devoit
venir le foir à neuf
heures voir samaîtresse.
Le pere ensuite dit qu'-
après un pareil avis,
qu'il croyoittrès-certain
, il ne faloit point
aller chez la Marquise.
Celadit, il laissa son fils
dans un chagrin mortel,
êciortit pour aller souper
en ville. Le fils outré
de jalousie resolut,
sans le dire à son pere,
d'aller secretement chez
la Marquise. Il y alla
avant l'heure du rendezvous
; & donnant encore
trente pistoles à la
femme de chambre, il
la pria de le mettre en
lieu où il pût surprendre
celui
celui que la Marquise
attendoit. La femme de
chambre lui fit promettre
qu'il ne feroit aucun
éclat, du moins dans la
maison de la Marquise;
ce qu'il luipromit.
Peu de temps aprés, à
la lueur d'une bougie
que la femme de chambre
tenoit en sa main, il
entrevit un homme envelopé
dans un man- -
teau, qui montoit chez
la Marquise, & qui se
cacha dans un petit passage
, dés qu'il s'apperçut
qu'on l'avoit vû.
Nôtre jaloux transporté
de fureur courut à l'homme
à manteau, à qui il
dit tout ce que la rage
peut faire dire à un homme
sage ; &: il finit par
lui dire que s'il avoit du
coeur il devoit se faire
connoîtreàlui,afin que
dans la rencontre il pût
tirer raison d'un rival
qui le ménageoit si peu.
L'autre lui répondit à
voix basse & de fang
froid qu'il ne faloit pas
soupçonner legerement
une femme aussivertueuse
que la Marquise >
qu'il s'offroit à la justifier
dans son esprit ; &
qu'en lui faisant voir
que les apparences les
plus vraisemblables peuvent
estre sans fondement,
il lui rendroit du
moins le service de le
corriger pour le reste de
sa vie de la facilité qu'il
avoit à se chagriner sans
sujet. Nôtreamantpensa
perdre patiencequand
il entendit mora liserson
rival, qui dans l'instant
appella la femme de
cham bre
,
disant qu'il
vouloit pourtant se faire
connoître, & qu'il ne
refusoit point de se battre
contre un rival offensé.
Lalumiere parut:
quel fut l'étonnement du
fils, en reconnoissant son
pere! C'étoit ce pere qui,
de concert avec le concierge
& la femme de
chambre de la Marquise,
avoit crû lui rendre
service
, en poussant à
bout la jalousie d'un fils,
si galant homme d'ailleurs.
Ilcontinua de lui
faire des remontrances
si touchantes, qu'il lui
fit prendre la sage resolution
de ne rien croire
mesme detout ce qu'on
peut voir; c'est à dire,
quand on s'est une fois
pour tout assuré de la
vertud'une femmeavant
que de l'épouser, en seroit
imprudent de la
prendie sans l'examiner
: mais sitôt qu'onl'a
épousée, plus d'examen,
ou du moins il la faut
croire fidelle tout le plus
long-temps qu'on peut.
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Résumé : NOUVELLE GALANTE. LA JALOUSIE GUERIE par la jalousie. Par M. le Chevalier de P**.
Le texte 'La Jalousie guérie par la jalousie' narre l'histoire d'un gentilhomme riche et sage qui redoute de marier son fils unique en raison de sa forte tendance à la jalousie. Le père, conscient des vertus et de la raison de son fils, décide de laisser sa jalousie s'épuiser sur quelques maîtresses avant de se marier. Cependant, le fils tombe amoureux d'une marquise belle et de naissance distinguée, mais il étouffe son amour en découvrant qu'elle a de nombreux rivaux. La marquise, bien qu'elle commence à aimer le jeune homme, craint de s'engager avec un jaloux et tente de se consoler avec d'autres rivaux. Cependant, son amour pour lui grandit, et elle trouve des prétextes pour congédier ses autres prétendants. Le père du jeune homme, voyant son fils accablé de chagrin, lui conseille d'examiner la conduite de la marquise. Ils découvrent que tous les rivaux ont été écartés, et le jeune homme retourne auprès de la marquise. Le père conseille à son fils de suspendre le contrat de mariage pendant quelques mois pour observer la conduite de la marquise. Pendant une séparation temporaire, la marquise reçoit des cadeaux mystérieux, ce qui provoque la jalousie du jeune homme. La marquise, troublée, jure de découvrir l'origine des cadeaux. Il s'avère que ces cadeaux proviennent d'un amant inconnu qui cherche à se venger de la marquise en provoquant la jalousie du jeune homme. Le père rassure son fils et lui conseille de ne pas se chagriner à l'avance et d'approfondir les choses avec sang-froid. Le jeune homme continue de voir la marquise, et l'amant inconnu fait d'autres tours singuliers. Lors d'un souper à une maison de campagne, la marquise et le jeune homme découvrent que l'amant inconnu a organisé une soirée somptueuse. La marquise, aidée par son concierge, découvre finalement l'identité de l'amant inconnu et met fin à ses manœuvres. Après une dispute, le père et le fils décident de ne plus voir la marquise, qui est tourmentée par un galant masqué. Ce dernier, après l'avoir trompée, se révèle être une femme qui laisse un billet énigmatique à la marquise. Cette dernière, troublée, retourne à Paris pour se justifier auprès de son amant. Le père, informé par la femme de chambre de la marquise, décide de ne pas laisser son fils se rendre chez elle. Fou de jalousie, le fils se rend malgré tout chez la marquise et surprend un homme masqué. Ce dernier, après une altercation, se révèle être le père du fils. Le père, ayant orchestré cette mise en scène avec le concierge et la femme de chambre, fait des remontrances à son fils, lui conseillant de ne plus douter de la fidélité de sa femme une fois marié.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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3
p. 27-51
LA TABATIERE d'or. NOUVELLE. Par Monsieur de L * *.
Début :
ON a parlé si diversement de la Tabatiere d'or, qu'on [...]
Mots clefs :
Tabatière, Marquis, Provinciale, Comtesse, Tromperie, Jalousie, Amour, Séduction, Rivalité, Duperie
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LA TABATIERE d'or. NOUVELLE. Par Monsieur de L * *.
LA TABATIERE
d'or.
NOUVELLE.
Par Monsieur de L **, ON a parlé si diversement
de la Tabatiere
d'or, qu'on croit faire
plaisir de rapporter ce
qui peut avoir engagé
beaucoup de railleurs à
plaisanter aux dépens de
la belle Provinciale qui
avoit un procésauGrand
Conseil. Voila du moins
ce quelle a avance aux
personnes qui lui offroient
du secours & des
sollicitations si le pretendu
procés ne s'accommodoit
pas. Labelle
Provinciale, qui a eu
des raisons pour fc dire
de Bordeaux plûtôt que
de Toulouse, où l'on
sçait certainementquelle
estnée, a demeuré
à Paris quatre mois,
chez une femme qu'elle
appelloit sa tante. si:
bonne tante, qui est encore
jeune, & point ennemie
des gens galans &
polis, a trés-bien reçu
pour elle & pour sa niece
toutes les offres de fervices
qu'on leur a faites.
Un jeune Marquis, trèsspirituel
& trés-aimable,
ayant trouvé la niece
fort à son gré, a imaginé
tout ce qu'il a pû pour
lui plaire; parties de Comedie,
d'Opéra&de S.
Clou ont été mises en
usage. On ne marchoit
que fous les étendars de
la tante ,
dont le plus
grand foin paroissoit celui
de lorgner une tabatiere
d'or qui appartenoit
au Marquis, &
de la garder souvent
des deux & trois jours
disant quelle aimoit
beaucoup le tabac. Les
amis du Marquis, qui
voyoient le train qu'on
faisoit prendre à sa tabatiere,
en railloient
avec lui, &C nedoutoient
aucunement qu'elle ne se
perdît, ou qu'el le ne segarât
entre les mains de
la tante ou de la niece.
Une Comtesse, qui aimoit
le Marquis,& qui
en avoit été éperdûment
aimée, ne vit qu'avec
grande peine son attachement
pour la belle
Provinciale. Elle sçavoit
les emprunts de la tabatiere,
8c étoit la première
a dire au Marquis
qu'ellecouroitde grands
risques. Il reparcoit toûjours
qu'il la sacrifieroit
volontiers,s'ilosoit seulementesperer
ce qui
excitoit l'envie de ses
amis, & la jalousie des
Dames qui parloient mal
à propos de la belle Provinciale,
qu'il assuroit
être la plus sage de toutes
les Dames qu'il eût
jamais connues. Les cho
ses en étoient là, quand
la Comtesse, après y avoir
bien pensé, pria un
ami commun d'elle &
du Marquis d'emprunter
pour quelques jours
la tabatiere, fous pretexte
de s'en faire honneur
auprés d'une Dame
à qui il s'étoit vanté
d'en avoir une de qua-
: tre-vingt pistoles. L'ami
du Marquis, à qui
la Comtesse ne demandoit
que le secret de ne
dire jamais à personne
qu'elle eust eu part à (on
emprunt, n'eut pas de
peine à lui promettre
cette grace ; & dés qu'il
eut la tabatiere, ill'apporta
à la Comtesse, qui
avoir un homme tout
prest pour la porter chez
Rondet, avec qui il convint
du prix de cinq pistoles,
pour en avoir une
de tombac qui la contrefift.
L'ouvrier qui l'entreprit
y reüssit si bien,
que la Comtesse charmée
devoir de quoy duper
sa rivale, prit aussi
le train d'em prunter la
ta batiere d'or: & quoique
le Marquis sust fort
aile qu'elle plust à tout
le monde, il se faisoit
néanmoins un mérité
auprés de la belle Provinciale
de ne la laisser
jamais plus d'un jourà
la Comtesse
,
qui ne la
rendoit aussi qu'en disant,
que tous ses amis
étoient surpris qu'il ne
l'eust pas encore donnée
à la belle Provinciale
pour gage de sa grande
passion. Le Marquis ne
recevoir pareilles plaisanteries
qu'avec un air
à faire croire qu'il defesperoit
de se voir bien
traité de sa belle : mais
la supercherie de sa rivale
donna des soupçons
du contraire;car la Comtessefinissant
un jour une
partie d'ombre avec le
Marquis, tira de sa poche
la fausse tabatiere
& la laissa sur la table
où l'on avoit jolie, en
paroissant vouloir donner
des ordres à une
femme de chambre qu'
elle avoit fait venir. Le
Marquis prit la tabatiere
sans rien dire, & sortit
pour se rendre chez la
belle Provinciale, où il
trouva un de ses amis
qui entretenoit la bonne
tante. Il crut, dés en
arrivant, que sa belle lo
recevoit mieux qu'à l'ordinaire
,
&lui montra
gaiment sa tabatiere, disant
qu'il venoit de la
retirer par un heureux
hazard des mains d'une
Dame qui paroissoit en
avoir beaucoup envie:
mais que son intention
étoit de ne la plus prêter
qu'à la feule personne
qu'il aimoit. La belle
Provinciale, qui écoutoit
avec grand plaisir
cette dec laration, affcdta
de ne recevoir la tabatiere
qu'encedant à la
violence dont il usoit
pour la mettre dans sa
poche. Le jeu de la contestation
excita un combat
dont le Marquis eut
tout l'honneur, & la
belle ne se trouva pas
malheureuse d'en remporter
la tabatiere. Elle
nes'en servit plus cependant
depuis comme elle
avoit accoûtumé
, & le
Marquis, qui n'en étoit
pas content, disoit à tous
ceux qui lui demandoient
ce qu'étoit devenuë
sa tabatiere, qu'elle
étoit chez une fort aimable
veuve, qui avoit
la vanité de ne la pas
montrer,de peur apparemment
qu'on le crût
heureux. Ce nom deveuve,
que la Provinciale
entendoit donner par le
Marquis à la Dame qui
avoit sa tabatiere, ne lui
plut
plut pas; elle croyoit lui
avoir montré assez de
quoy pretendre au nom
& à la qualité de fille
dont elle se paroit : mais
il n'en rabattoit rien, &
la veuve étoit devenuë
l'objet éternel de tout ce
qu'il avoit de malin à
débiter. Le Marquis
manquoit là de delicatesse
& de condescendance
pour l'opinion
que toutes les filles veulent
qu'on ait de leur
conduite passée ; car il
n'y en a aucune qui ne
se croye égale aux plus
fages & aux plus reservées.
La belle Provinciale,
qui voyoit le Marquis
pen fer autrement
ou fatiguée de ses discours,
ou par mépris pour
son gage, pria un ami
de lui prester cinquante
pistoles sur sa tabatiere.
L'ami la fie voir à un
orfevre, qui lui rit au
nez, enl'assurant que la
tabatiere n'étoit que de
cuivre. Il la rapporta sur
le champ à la belle Provinciale,
& lui reditce
que l'orfèvre venoit de
lui dire. Sa surprise fut
si grande, qu'elle la renvoya
à l'instant au Marquis,
avec le billet que
voici.
Jefuis hors d'état de Irvous rlen moy-même jremoy-w,-ér4e
njêtre tabatiere de cuivre;
'l)ous avez* eu grand tort
o
de me la faire recevoir
avec violence.Je vois bien
que je fuis votre dupe :
maisje menvangerai
jientôt, ou je mourrai
dans la peine.
Le Marquis reçut sa
tabatiereavec grande
demonstration de joye,
que la lecture dubillet
rendit courte; car en examinant
de prés la tabatiere,
il reconnut que ce
n'etoit pas la sienne, &
indigné du tour qu'il s'imagina
que lui joüoit la
belle Provinciale, illui
écrivit ce qui fuit.
Je comptois bien ne revoir
jamais ma tabatitre
: mais en men envoyant
un modele VOIU
detvieZ ne me l'annoncer
que pour ce qu'il est : je
naurois pas du alors me
vanter que vos presens
riont aucune proportion
avec celui queje vous ai
fait. javois tlulJi defiem
de me corriger, & de ne
vousplus appeller maveuve
: mais je ne mendédirai
jamais, &je vous
conseille de ne mepas obliger
à en dire davantage.
La belle Provinciale
avoit paru moins indignée
à la découverte de
la tabatiere de cuivre,
qu'à la lecture de la réponte
du Marquis, quellelaissa
fort imprudemment
sur un sopha,
où dés le jour mesme
elle fut trouvée par un
jeune fou, qui la mit
dans sa poche, la montra,
Se en donna des copies
à tous les gens de
son espece. Le Marquis,
à qui on se faisoit un
plaisir de les montrer,
ne douta pas que la belle
Provinciale ne l'eût livré
au public, & il ne
crut pas se pouvoir jamais
justifier qu'en montrant
la tabatiere de cuivre
34 le billet qu'elle
luiavoit écrit. La jalouse
Comtesse attentive au
dénoûment de sa piece,
& ravie qu'elle eust
reüssi
, eut encore la malice
de faire de grands
reproches au Marquis
sur les manieres qu'il
avoir pour une belle qu'il
avoit beaucoup aimée;
& avant qu'il la quittât
, elle lui demanda
quel prix il donneroit à
la
la personne qui lui rendroit
sa tabatiere d'or.
Joüez bien vôtre rolle,
lui die-elle, & venez
souper aujourd'hui avec
moy,vous y trouverez
de quoy vous consoler.
Ce discours fit un veritable
plaisir à lamant
chagrin & inquiet 5 car
faisant reflexion aux effets
que peuvent avoir
l'amour & la jalousie,
il se persuada aisément
que la Comtesse lui avoit
jolie le tour. Il revint
chez elle deux heures
avant son souper, & eut
tête à tête une audiance
si favorable, qu'aprés
avoir bien plaisanté,
il sentit sa tabatiere
dans sa poche.Il publia
dés le lendemain qu'il
l'avoit retrouvée par une
e spece d'enchantement,
& il pria ses amis de lui
trouver des Dames qui
vou lussent avec pareil
rafinement de jalousie
lui friponner sa tabatiere,&
lalui rendre avec
pareil excès d'amour.
d'or.
NOUVELLE.
Par Monsieur de L **, ON a parlé si diversement
de la Tabatiere
d'or, qu'on croit faire
plaisir de rapporter ce
qui peut avoir engagé
beaucoup de railleurs à
plaisanter aux dépens de
la belle Provinciale qui
avoit un procésauGrand
Conseil. Voila du moins
ce quelle a avance aux
personnes qui lui offroient
du secours & des
sollicitations si le pretendu
procés ne s'accommodoit
pas. Labelle
Provinciale, qui a eu
des raisons pour fc dire
de Bordeaux plûtôt que
de Toulouse, où l'on
sçait certainementquelle
estnée, a demeuré
à Paris quatre mois,
chez une femme qu'elle
appelloit sa tante. si:
bonne tante, qui est encore
jeune, & point ennemie
des gens galans &
polis, a trés-bien reçu
pour elle & pour sa niece
toutes les offres de fervices
qu'on leur a faites.
Un jeune Marquis, trèsspirituel
& trés-aimable,
ayant trouvé la niece
fort à son gré, a imaginé
tout ce qu'il a pû pour
lui plaire; parties de Comedie,
d'Opéra&de S.
Clou ont été mises en
usage. On ne marchoit
que fous les étendars de
la tante ,
dont le plus
grand foin paroissoit celui
de lorgner une tabatiere
d'or qui appartenoit
au Marquis, &
de la garder souvent
des deux & trois jours
disant quelle aimoit
beaucoup le tabac. Les
amis du Marquis, qui
voyoient le train qu'on
faisoit prendre à sa tabatiere,
en railloient
avec lui, &C nedoutoient
aucunement qu'elle ne se
perdît, ou qu'el le ne segarât
entre les mains de
la tante ou de la niece.
Une Comtesse, qui aimoit
le Marquis,& qui
en avoit été éperdûment
aimée, ne vit qu'avec
grande peine son attachement
pour la belle
Provinciale. Elle sçavoit
les emprunts de la tabatiere,
8c étoit la première
a dire au Marquis
qu'ellecouroitde grands
risques. Il reparcoit toûjours
qu'il la sacrifieroit
volontiers,s'ilosoit seulementesperer
ce qui
excitoit l'envie de ses
amis, & la jalousie des
Dames qui parloient mal
à propos de la belle Provinciale,
qu'il assuroit
être la plus sage de toutes
les Dames qu'il eût
jamais connues. Les cho
ses en étoient là, quand
la Comtesse, après y avoir
bien pensé, pria un
ami commun d'elle &
du Marquis d'emprunter
pour quelques jours
la tabatiere, fous pretexte
de s'en faire honneur
auprés d'une Dame
à qui il s'étoit vanté
d'en avoir une de qua-
: tre-vingt pistoles. L'ami
du Marquis, à qui
la Comtesse ne demandoit
que le secret de ne
dire jamais à personne
qu'elle eust eu part à (on
emprunt, n'eut pas de
peine à lui promettre
cette grace ; & dés qu'il
eut la tabatiere, ill'apporta
à la Comtesse, qui
avoir un homme tout
prest pour la porter chez
Rondet, avec qui il convint
du prix de cinq pistoles,
pour en avoir une
de tombac qui la contrefift.
L'ouvrier qui l'entreprit
y reüssit si bien,
que la Comtesse charmée
devoir de quoy duper
sa rivale, prit aussi
le train d'em prunter la
ta batiere d'or: & quoique
le Marquis sust fort
aile qu'elle plust à tout
le monde, il se faisoit
néanmoins un mérité
auprés de la belle Provinciale
de ne la laisser
jamais plus d'un jourà
la Comtesse
,
qui ne la
rendoit aussi qu'en disant,
que tous ses amis
étoient surpris qu'il ne
l'eust pas encore donnée
à la belle Provinciale
pour gage de sa grande
passion. Le Marquis ne
recevoir pareilles plaisanteries
qu'avec un air
à faire croire qu'il defesperoit
de se voir bien
traité de sa belle : mais
la supercherie de sa rivale
donna des soupçons
du contraire;car la Comtessefinissant
un jour une
partie d'ombre avec le
Marquis, tira de sa poche
la fausse tabatiere
& la laissa sur la table
où l'on avoit jolie, en
paroissant vouloir donner
des ordres à une
femme de chambre qu'
elle avoit fait venir. Le
Marquis prit la tabatiere
sans rien dire, & sortit
pour se rendre chez la
belle Provinciale, où il
trouva un de ses amis
qui entretenoit la bonne
tante. Il crut, dés en
arrivant, que sa belle lo
recevoit mieux qu'à l'ordinaire
,
&lui montra
gaiment sa tabatiere, disant
qu'il venoit de la
retirer par un heureux
hazard des mains d'une
Dame qui paroissoit en
avoir beaucoup envie:
mais que son intention
étoit de ne la plus prêter
qu'à la feule personne
qu'il aimoit. La belle
Provinciale, qui écoutoit
avec grand plaisir
cette dec laration, affcdta
de ne recevoir la tabatiere
qu'encedant à la
violence dont il usoit
pour la mettre dans sa
poche. Le jeu de la contestation
excita un combat
dont le Marquis eut
tout l'honneur, & la
belle ne se trouva pas
malheureuse d'en remporter
la tabatiere. Elle
nes'en servit plus cependant
depuis comme elle
avoit accoûtumé
, & le
Marquis, qui n'en étoit
pas content, disoit à tous
ceux qui lui demandoient
ce qu'étoit devenuë
sa tabatiere, qu'elle
étoit chez une fort aimable
veuve, qui avoit
la vanité de ne la pas
montrer,de peur apparemment
qu'on le crût
heureux. Ce nom deveuve,
que la Provinciale
entendoit donner par le
Marquis à la Dame qui
avoit sa tabatiere, ne lui
plut
plut pas; elle croyoit lui
avoir montré assez de
quoy pretendre au nom
& à la qualité de fille
dont elle se paroit : mais
il n'en rabattoit rien, &
la veuve étoit devenuë
l'objet éternel de tout ce
qu'il avoit de malin à
débiter. Le Marquis
manquoit là de delicatesse
& de condescendance
pour l'opinion
que toutes les filles veulent
qu'on ait de leur
conduite passée ; car il
n'y en a aucune qui ne
se croye égale aux plus
fages & aux plus reservées.
La belle Provinciale,
qui voyoit le Marquis
pen fer autrement
ou fatiguée de ses discours,
ou par mépris pour
son gage, pria un ami
de lui prester cinquante
pistoles sur sa tabatiere.
L'ami la fie voir à un
orfevre, qui lui rit au
nez, enl'assurant que la
tabatiere n'étoit que de
cuivre. Il la rapporta sur
le champ à la belle Provinciale,
& lui reditce
que l'orfèvre venoit de
lui dire. Sa surprise fut
si grande, qu'elle la renvoya
à l'instant au Marquis,
avec le billet que
voici.
Jefuis hors d'état de Irvous rlen moy-même jremoy-w,-ér4e
njêtre tabatiere de cuivre;
'l)ous avez* eu grand tort
o
de me la faire recevoir
avec violence.Je vois bien
que je fuis votre dupe :
maisje menvangerai
jientôt, ou je mourrai
dans la peine.
Le Marquis reçut sa
tabatiereavec grande
demonstration de joye,
que la lecture dubillet
rendit courte; car en examinant
de prés la tabatiere,
il reconnut que ce
n'etoit pas la sienne, &
indigné du tour qu'il s'imagina
que lui joüoit la
belle Provinciale, illui
écrivit ce qui fuit.
Je comptois bien ne revoir
jamais ma tabatitre
: mais en men envoyant
un modele VOIU
detvieZ ne me l'annoncer
que pour ce qu'il est : je
naurois pas du alors me
vanter que vos presens
riont aucune proportion
avec celui queje vous ai
fait. javois tlulJi defiem
de me corriger, & de ne
vousplus appeller maveuve
: mais je ne mendédirai
jamais, &je vous
conseille de ne mepas obliger
à en dire davantage.
La belle Provinciale
avoit paru moins indignée
à la découverte de
la tabatiere de cuivre,
qu'à la lecture de la réponte
du Marquis, quellelaissa
fort imprudemment
sur un sopha,
où dés le jour mesme
elle fut trouvée par un
jeune fou, qui la mit
dans sa poche, la montra,
Se en donna des copies
à tous les gens de
son espece. Le Marquis,
à qui on se faisoit un
plaisir de les montrer,
ne douta pas que la belle
Provinciale ne l'eût livré
au public, & il ne
crut pas se pouvoir jamais
justifier qu'en montrant
la tabatiere de cuivre
34 le billet qu'elle
luiavoit écrit. La jalouse
Comtesse attentive au
dénoûment de sa piece,
& ravie qu'elle eust
reüssi
, eut encore la malice
de faire de grands
reproches au Marquis
sur les manieres qu'il
avoir pour une belle qu'il
avoit beaucoup aimée;
& avant qu'il la quittât
, elle lui demanda
quel prix il donneroit à
la
la personne qui lui rendroit
sa tabatiere d'or.
Joüez bien vôtre rolle,
lui die-elle, & venez
souper aujourd'hui avec
moy,vous y trouverez
de quoy vous consoler.
Ce discours fit un veritable
plaisir à lamant
chagrin & inquiet 5 car
faisant reflexion aux effets
que peuvent avoir
l'amour & la jalousie,
il se persuada aisément
que la Comtesse lui avoit
jolie le tour. Il revint
chez elle deux heures
avant son souper, & eut
tête à tête une audiance
si favorable, qu'aprés
avoir bien plaisanté,
il sentit sa tabatiere
dans sa poche.Il publia
dés le lendemain qu'il
l'avoit retrouvée par une
e spece d'enchantement,
& il pria ses amis de lui
trouver des Dames qui
vou lussent avec pareil
rafinement de jalousie
lui friponner sa tabatiere,&
lalui rendre avec
pareil excès d'amour.
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Résumé : LA TABATIERE d'or. NOUVELLE. Par Monsieur de L * *.
La nouvelle 'La Tabatière d'or' raconte les aventures d'un jeune Marquis possesseur d'une tabatière en or. Ce dernier est charmé par une belle femme venue de Bordeaux et lui offre diverses attentions, prêtant souvent sa tabatière à sa tante, une femme jeune et galante. Les amis du Marquis s'inquiètent de la sécurité de la tabatière, craignant qu'elle ne soit perdue ou volée. Une Comtesse, jalouse des attentions du Marquis envers la Provinciale, décide de mettre en œuvre un plan. Elle emprunte la tabatière sous prétexte de l'admirer et la remplace par une fausse en cuivre. La Provinciale, ignorant la substitution, découvre la supercherie et renvoie la fausse tabatière au Marquis accompagnée d'un billet indigné. Le Marquis, furieux, répond en l'appelant 'veuve', ce qui offense profondément la Provinciale. La lettre du Marquis est découverte par un jeune homme qui la divulgue, aggravant la situation. La Comtesse, satisfaite de son stratagème, invite le Marquis à souper et lui rend sa véritable tabatière. Le Marquis, reconnaissant, publie qu'il a retrouvé sa tabatière par enchantement et exprime son désir de rencontrer d'autres femmes capables de telles ruses.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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4
p. 2952-2957
L'ALMANACH NANTOIS, NOUVELLE. Par Mlle. MALCRAIS DE LA VIGNE, du Croisic, en Bretagne.
Début :
Feu M*** jadis Libraire à Nantes, [...]
Mots clefs :
Almanach nantais, Libraire, Calculs astronomiques, Lessive, Audace, Barbare, Astrologue, Canicule
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : L'ALMANACH NANTOIS, NOUVELLE. Par Mlle. MALCRAIS DE LA VIGNE, du Croisic, en Bretagne.
L'ALMANACH NANTOIS ,
NOUVELLE..
Par Mlle. MALCRAIS DE LA VIGNE , dus:
Croisic , en Bretagne.
FEù M*** jadis Libraire à Nantes ,
Faisoit mouler un Almanach nouveau ,
Pär chacun an grande en étoit la vente ,
11 Vol . Non
DECEMBRE .
2953 1731.
Non sans raison , car l'ouvrage étoit beau.
Par quoi d'abord qu'il trottoit par les Villes ,
Les curieux des mains se l'arrachoient.
Les Quatre- temps , les Jeûnes , les Vigiles ,
Les jours fêtez à coup sûr s'y nichoient ;
Bien désignez en lettres italiques.
A leur ordo tous Gens Ecclésiastiques ,
Jà dédaignoient de croyance ajoûter ,
Par préférence its alloient consulter ,
Sire Almanach , Magister en rubriques.
Là se trouvoient calculs astronomiques ,
Le temps qu'il faut semer , ou transplanter
Choufleur , chou vert , concombre , pastenade ,
Bête , épinard , cerfeuil , persil , salade ,
Melon , raifort , ozeille , séléri ,
Nous expliquant en langage fleuri ,
Le mal , le bien que fait chaque légume ;
Mieux n'en.a sçu discourir l'Emeri ,
Ni Tournefort , en main docte volume.
P'uis prédisoit que quiconque en Janvier
Iroit nuds pieds., s'exposeroit au rhume
Et qu'en Eté , miracle singulier ,
Bien on pourroit selon ses justes notes ,
Phébus venant à se clarifier ,
L'après -midi quitter les Redingotes ,.
Şans crainte avoir d'en être mal mené.
La paroissoient les Marchez et les Foires ;
II. Vol. Les
2954 MERCURE DE FRANCE
Le tout étoit dûment assaisonné
De mots joyeux , de gaillardes histoires.
Tout ce pourtant n'étoit rien , comparé
Au bel endroit où M *** Prophete
Des temps futurs devenoit l'Interprete.
Car c'est un fait parmi nous assuré ,
Que le bon homme aidé de sa servante ,
Agée au moins de deux fois quarante ans ,
( Jaquette étoit le nom de la sçavante , }
Nous prédisoit la pluye et le beau temps ,
Le chaud , le froid , le calme , et la tourmentes-
On y croyoit à la Ville , au Hameau.
Advint qu'un soir avec sa chambriere ,
Embeguiné sous un bonnet de peau ,
Enveloppé dans un triple Manteau ,
Il s'en alla guetter dans la goutiere ,
Lunette en main , les aspects differens ,
Bon ou mauvais de tant d'Astres errans ,
S'étant promis qu'il eûr à la pipée ,
D'Endimion la maîtresse attrapée.
Après minuit , ses calculs disposez
Exactement , l'heure et le jour pesez ,
Dans son grenier il rentre en diligence ,
Et met le tout hardiment par écrit.
C'étoit à May pour lors d'entrer en danse :
Or ce beau mois , où tout pousse et fleurit ,
D'un bout à l'autre il le chargea de pluye..
II. Vol. Avec
DECEMBRE 1731. 2995.
Avec Jacquette ensuite il vérifie ,
Ce qu'il avoit composé sur ce mois.
Moliere ( De sa Servante on nous dit. que
Faisoit ainsi son Censeur autrefois )
A peine cût- il fait la lecture entiere ,
Qu'en un instant les mains sur les rognons ,
Voilà Jacquette invoquant les Démons ,
Pestant , jurant de la belle maniere ,
De son Toquet le devant est derriere ,
Sur son front sec par les ans labouré ,
Se dresse épars le reste bigarré
De sa blanchâtre et terrible criniere.
Sa large gueule , où sont au plus deux dents ,
Qui du Pain frais craindroient des accidents ,
Ne peut grincer , elle écume , et la rage
De la raison lui fait perdre l'usage
Sur son menton pointu , recoquillé ,
La barbe frise en bouquets séparée ,
D'un jaune obscur sa face est colorée ,
Son oeil profond de ses cils dépouillé
A dans son antre égaré sa prunelle ,
Sa gorge s'enfle , et Virgile cût sur elle ,
S'il eût vécu , pris un autre patron
De sa funeste et sanglante Alecton
Quand tout à coup sa voix dans l'air tonnante-
Du galetas fait trembler la charpente ;
Lors sécouant son Maître épouvanté ,
Nostradamus , en tous lieux si vanté ,
11. Vol.
n'est
2956 MERCURE DE FRANCE
N'est point l'Auteur de ta perfide race ,
Loup garou , chien , et tu suis mal la trace
Du vieux Tycho , de qui la parenté
Mal prétendue enfle à tort ton audace :
Mais tu nacquis , s'il le faut trancher net ,
Au fond d'un Bois d'une Ourse , et d'un Baudets
Quoi donc cruel .... mais voyez si la Grive
A mes discours à l'oreille attentive ::
Quoi Malotru ne te souvient - il pas ,
Qu'en Mai toûjours nous faisons la lessive
Sans qu'en tout l'an jamais autre la suive ?
Comment veux -tu que nos linges , nos draps ,
Puissent sécher ? Jarni , mort de ma vie ……...
Si nuit et jour tu fais tomber la pluye ?
Ah ! si du moins quatre jours de bon temps
S'y rencontroient ! mes voeux seroient contents.
Non , laisse-moi , barbare , je te quitte ;
Je vais ailleurs engager mon mérite.
Puis lui portant le poing sous le museau ;
Regarde un peu ma phisionomie ;
Vois-tu Medée , ensemble et Canidie.
Mais les vapeurs ont gripé mon cerveau ,
Je meurs , je tombe , et mon corps tout en cau ,
Fait à mon ame humer sa maladie ,
Et tristement déjà la congédie.
D'un tel courroux l'Astrologue est surpris ,
Son corps frissonne , et sa langue est gêlée .
II. Vol..
Ca
t
DECEMBRE. 1731 .
2957
Ce nonobstant rappellant ses esprits ,
Il est donc vrai , Prophetes mal- appris ,
Que pour vous seuls avez l'âme aveuglée ?
Témoin Cardan * et moi qui n'ai compris
L'effort prochain de cette Giboullée ,
Calme ton ire , aimable échevelée ;
Tais- toi , dit- il , j'ai tort , et cette fois
D'en convenir point n'aurai de scrupule.
Bien ai-je aussi le remede en mes doigts ;
Je vais adonc r'habiller tout ce mois ,
Et pour te plaire , et rendre l'erreur nulle ,
Je veux en May mettre la Canicule .
* Voyez le Dictionnaire de Bayle , au mot
Cardan.
NOUVELLE..
Par Mlle. MALCRAIS DE LA VIGNE , dus:
Croisic , en Bretagne.
FEù M*** jadis Libraire à Nantes ,
Faisoit mouler un Almanach nouveau ,
Pär chacun an grande en étoit la vente ,
11 Vol . Non
DECEMBRE .
2953 1731.
Non sans raison , car l'ouvrage étoit beau.
Par quoi d'abord qu'il trottoit par les Villes ,
Les curieux des mains se l'arrachoient.
Les Quatre- temps , les Jeûnes , les Vigiles ,
Les jours fêtez à coup sûr s'y nichoient ;
Bien désignez en lettres italiques.
A leur ordo tous Gens Ecclésiastiques ,
Jà dédaignoient de croyance ajoûter ,
Par préférence its alloient consulter ,
Sire Almanach , Magister en rubriques.
Là se trouvoient calculs astronomiques ,
Le temps qu'il faut semer , ou transplanter
Choufleur , chou vert , concombre , pastenade ,
Bête , épinard , cerfeuil , persil , salade ,
Melon , raifort , ozeille , séléri ,
Nous expliquant en langage fleuri ,
Le mal , le bien que fait chaque légume ;
Mieux n'en.a sçu discourir l'Emeri ,
Ni Tournefort , en main docte volume.
P'uis prédisoit que quiconque en Janvier
Iroit nuds pieds., s'exposeroit au rhume
Et qu'en Eté , miracle singulier ,
Bien on pourroit selon ses justes notes ,
Phébus venant à se clarifier ,
L'après -midi quitter les Redingotes ,.
Şans crainte avoir d'en être mal mené.
La paroissoient les Marchez et les Foires ;
II. Vol. Les
2954 MERCURE DE FRANCE
Le tout étoit dûment assaisonné
De mots joyeux , de gaillardes histoires.
Tout ce pourtant n'étoit rien , comparé
Au bel endroit où M *** Prophete
Des temps futurs devenoit l'Interprete.
Car c'est un fait parmi nous assuré ,
Que le bon homme aidé de sa servante ,
Agée au moins de deux fois quarante ans ,
( Jaquette étoit le nom de la sçavante , }
Nous prédisoit la pluye et le beau temps ,
Le chaud , le froid , le calme , et la tourmentes-
On y croyoit à la Ville , au Hameau.
Advint qu'un soir avec sa chambriere ,
Embeguiné sous un bonnet de peau ,
Enveloppé dans un triple Manteau ,
Il s'en alla guetter dans la goutiere ,
Lunette en main , les aspects differens ,
Bon ou mauvais de tant d'Astres errans ,
S'étant promis qu'il eûr à la pipée ,
D'Endimion la maîtresse attrapée.
Après minuit , ses calculs disposez
Exactement , l'heure et le jour pesez ,
Dans son grenier il rentre en diligence ,
Et met le tout hardiment par écrit.
C'étoit à May pour lors d'entrer en danse :
Or ce beau mois , où tout pousse et fleurit ,
D'un bout à l'autre il le chargea de pluye..
II. Vol. Avec
DECEMBRE 1731. 2995.
Avec Jacquette ensuite il vérifie ,
Ce qu'il avoit composé sur ce mois.
Moliere ( De sa Servante on nous dit. que
Faisoit ainsi son Censeur autrefois )
A peine cût- il fait la lecture entiere ,
Qu'en un instant les mains sur les rognons ,
Voilà Jacquette invoquant les Démons ,
Pestant , jurant de la belle maniere ,
De son Toquet le devant est derriere ,
Sur son front sec par les ans labouré ,
Se dresse épars le reste bigarré
De sa blanchâtre et terrible criniere.
Sa large gueule , où sont au plus deux dents ,
Qui du Pain frais craindroient des accidents ,
Ne peut grincer , elle écume , et la rage
De la raison lui fait perdre l'usage
Sur son menton pointu , recoquillé ,
La barbe frise en bouquets séparée ,
D'un jaune obscur sa face est colorée ,
Son oeil profond de ses cils dépouillé
A dans son antre égaré sa prunelle ,
Sa gorge s'enfle , et Virgile cût sur elle ,
S'il eût vécu , pris un autre patron
De sa funeste et sanglante Alecton
Quand tout à coup sa voix dans l'air tonnante-
Du galetas fait trembler la charpente ;
Lors sécouant son Maître épouvanté ,
Nostradamus , en tous lieux si vanté ,
11. Vol.
n'est
2956 MERCURE DE FRANCE
N'est point l'Auteur de ta perfide race ,
Loup garou , chien , et tu suis mal la trace
Du vieux Tycho , de qui la parenté
Mal prétendue enfle à tort ton audace :
Mais tu nacquis , s'il le faut trancher net ,
Au fond d'un Bois d'une Ourse , et d'un Baudets
Quoi donc cruel .... mais voyez si la Grive
A mes discours à l'oreille attentive ::
Quoi Malotru ne te souvient - il pas ,
Qu'en Mai toûjours nous faisons la lessive
Sans qu'en tout l'an jamais autre la suive ?
Comment veux -tu que nos linges , nos draps ,
Puissent sécher ? Jarni , mort de ma vie ……...
Si nuit et jour tu fais tomber la pluye ?
Ah ! si du moins quatre jours de bon temps
S'y rencontroient ! mes voeux seroient contents.
Non , laisse-moi , barbare , je te quitte ;
Je vais ailleurs engager mon mérite.
Puis lui portant le poing sous le museau ;
Regarde un peu ma phisionomie ;
Vois-tu Medée , ensemble et Canidie.
Mais les vapeurs ont gripé mon cerveau ,
Je meurs , je tombe , et mon corps tout en cau ,
Fait à mon ame humer sa maladie ,
Et tristement déjà la congédie.
D'un tel courroux l'Astrologue est surpris ,
Son corps frissonne , et sa langue est gêlée .
II. Vol..
Ca
t
DECEMBRE. 1731 .
2957
Ce nonobstant rappellant ses esprits ,
Il est donc vrai , Prophetes mal- appris ,
Que pour vous seuls avez l'âme aveuglée ?
Témoin Cardan * et moi qui n'ai compris
L'effort prochain de cette Giboullée ,
Calme ton ire , aimable échevelée ;
Tais- toi , dit- il , j'ai tort , et cette fois
D'en convenir point n'aurai de scrupule.
Bien ai-je aussi le remede en mes doigts ;
Je vais adonc r'habiller tout ce mois ,
Et pour te plaire , et rendre l'erreur nulle ,
Je veux en May mettre la Canicule .
* Voyez le Dictionnaire de Bayle , au mot
Cardan.
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Résumé : L'ALMANACH NANTOIS, NOUVELLE. Par Mlle. MALCRAIS DE LA VIGNE, du Croisic, en Bretagne.
L'Almanach Nantois, édité par Mlle Malcrais de La Vigne, était un ouvrage très prisé à Nantes. Chaque année, sa vente était significative grâce à la qualité de son contenu. L'almanach incluait les Quatre-Temps, les jours de jeûne, les vigiles et les jours fériés, tous clairement indiqués en lettres italiques. Les ecclésiastiques le préféraient pour ses rubriques précises. Il contenait également des calculs astronomiques et des conseils détaillés sur les meilleures périodes pour semer ou transplanter divers légumes. L'Almanach Nantois fournissait aussi des prédictions météorologiques, comme les risques de rhume en janvier ou la possibilité de se passer de redingote l'après-midi en été. Il listait également les marchés et les foires, agrémentés de mots joyeux et d'histoires amusantes. L'auteur de l'almanach, assisté de sa servante Jacquette, prédisait le temps avec une grande précision. Un soir, après avoir observé les astres, il prédit un mois de mai pluvieux. Jacquette, furieuse, invoqua les démons et jura, reprochant à son maître de ne pas tenir compte des habitudes locales, comme la lessive en mai. Elle exigea des jours de beau temps. Surpris par cette réaction, l'astrologue finit par céder et modifia sa prédiction pour inclure la canicule en mai.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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5
p. 37-49
LA DORMEUSE INDISCRETE, NOUVELLE.
Début :
Doris & Celiante étoient unies d'une amitié sincere, & l'on peut dire qu'elles [...]
Mots clefs :
Amour, Mari, Vertu, Ami, Campagne, Coeur, Silence, Amant, Songe
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LA DORMEUSE INDISCRETE, NOUVELLE.
LA DORMEUSE INDISCRETE.
NOUVELLE.
Doris & Celiante étoient unies d'une
amitié fincere , & l'on peut dire qu'elles
s'aimoient comme deux honnêtes gens ;
Auffi avoient- elles un excellent caractere .
Doris , pour être vertueufe , n'étoit pas
moins liante ; fi elle étoit fevere pour ellemême
, elle étoit indulgente pour les autres
; & ce qui donnoit un nouveau prix à
tant de fageffe , elle avoit tout ce qui peut
attirer des féducteurs .
" Celiante étoit d'un naturel aimable
mais plus afforti aux moeurs du fiécle. Si
elle n'avoit point toutes les qualités qui
font une femme de bien , elle poffédoit
celles qui forment un parfaitement honnête
homine. Elle avoit l'efprit bienfait , l'efprit
droit & les manieres charmantes : en
un mot , fon plus grand défaut ( fi c'en eft
un aujourd'hui ) étoit d'avoir plus de fenfibilité
que de conftance.
Je ne m'amuferai point ici à détailler
leurs charmes particuliers ; on a dépeint
tant de beautés différentes , que je ne fçaurois
plus faire que des portraits ufés. Je me
contenterai de dire qu'elles étoient toutes
38 MERCURE DE FRANCE.
deux d'une grande beauté , fans être d'une
extrême jeuneffe ; & ce qui eft préférable ,
elles avoient les graces en partage . Celiante
avoit plus d'enjouement & de vivacité.
Doris avoit plus de douceur , & fa modeftie
impofoit aux plus hardis . Elles étoient mariées
l'une & l'autre. La premiere avoit
pour époux un vieux goutteux qu'elle haiffoit
parfaitement , moins parce qu'il étoit
fon mari , qu'à caufe qu'il étoit infiniment
haïffable. Celui de Doris étoit plus jeune ;
elle l'avoit pris fans inclination , mais fans
répugnance . Comme il avoit un amour
tendre pour elle , elle y répondoit par
beaucoup de bonnes manieres , & le regardoit
comme fon meilleur ami . Le mari qui
connoiffoit fon infenfibilité naturelle &
qui étoit fûr de n'avoir point de rival , fe
contentoit d'une fi froide amitié . L'une vivoit
dans l'indifférence que lui prefcrivoit
fa vertu ; & l'autre , fuivant le doux
penchant qui la conduiſoit , étoit à fa troiheme
paffion.
Doris ne put voir l'inconftance de fon
amie fans lui en faire doucement la guerre.
Celiante fe défendit avec fa gaieté ordinaire
, & lui dit qu'elle prît garde à elle ,
que
fon heure d'aimer viendroit , qu'elle
n'étoit peut-être pas loin . Je ne crains rien ,
repartit Doris , j'ai paffé l'âge dangereux
FEVRIER. 1755. 39
des paffions , & j'ai vû d'un oeil indifférent
tout ce que la ville a de plus aimable. Puifque
vous m'en défiez , pourfuivit Celiante
, je vous attends à la campagne ; c'eſt là
que l'amour attaque la vertu avec plus
d'avantage , & c'eft là qu'il vous punira de
votre vanité ; l'âge ni la raiſon ne vous garantiront
pas. Tremblez , ajoûta-t -elle en
badinant , c'eft lui-même qui m'infpire &
qui vous parle par ma bouche. Doris ne fit
que rire de la prédiction . Celiante mit de
la confidence Clarimont , qu'elle aimoit
depuis fix mois , & lui demanda s'il ne
connoîtroit pas quelqu'un qui pût adoucir
l'auftere vertu de fon amie.
Clarimont lai dit qu'elle ne pouvoit
mieux s'adreffer qu'à lui ; que Lifidor avec
qui il étoit lié , étoit fait exprès pour plaire
à Doris ; qu'il étoit beau , bienfait , infenfible
comme elle. Le printems , ajoûtat-
il , favoriſe notre deſſein , & votre maifon
de campagne eft le lieu le plus propre
à filer une paffion . Amenez- y Doris , &
j'engagerai Lifidor à vous y aller voir avec
moi. Je veux être haï de vous , s'ils ne font
tous deux le plus joli Roman qu'on ait encore
vû , & dans peu on n'aura rien à vous
reprocher.
Celiante propofa la partie à Doris , qui
Faccepta. Elles partirent , & deux jours
40 MERCURE DE FRANCE.
la
après Clarimont les fuivit , accompagne
de Lifidor. Elles fe promenoient dans un
jardin , que l'art & la nature avoient rendu
le plus charmant du monde , & Doris
ne pouvoit fe laffer d'y admirer l'un &
Pautre , quand ils arriverent. Sa beauté
frappa Lifidor , & fa modeftie acheva de
le charmer. La Dame , de fon côté , trouva
le Cavalier à fon gré , & fon air de fageffe
lui donna de l'eftime pour lui. Plus ils fe
connurent , plus ils fe goûterent , & tout
fembla confpirer à enflammer des amans
de ce caractère , la liberté de fe voir tous
les jours & de fe parler à toute heure ,
folitude & la tranquillité de la campagne , le
printems qui étoit dans fa force , & la beauté
du lieu où ils étoient ; ils eurent beau réfifter
, l'amour fe rendit le maître , & fe déclara
fi fort dans huit jours , qu'ils avoient
de la peine à le cacher. Des foupirs leur
échappoient malgré eux , & ils ne pouvoient
fe regarder fans rougir. Clarimont & Celiante
qui les obfervoient , s'en apperçurent
un foir qu'ils étoient à la promenade , &
fe dirent à l'oreille : ils font pris au piége ;
les voilà qui rougiffent . Pour s'éclaircir
de leur doute , ils s'éloignerent adroitement
, & les laifferent feuls , fans pourtant
les perdre de vûe.
Doris friffonna de fe voir tête à tête avec
FEVRIER. 1755 . 41
un homme qu'elle craignoit d'aimer , & le
timide Lifidor parut lui - même embarraſſé ;
mais à la fin il rompit le filence , & jettant
fur Doris un regard tendre & refpectueux
, lui parla dans ces termes . J'ai toujours
fait gloire de mon indifférence , &
j'ai , pour ainsi dire , infulté au beau fexe ;
mais pardonnez à mon orgueil , Madame ,
je ne vous avois point vûe , vous m'en
puniffez trop bien.
A ce difcours elle fe fentit plus émue ;
& craignant l'effet de fon émotion , elle
prit le parti de la fuite. Voilà un tour que
Celiante m'a joué , répondit - elle , en le
quittant , je vais lui en faire des reproches.
Lifidor fut fi étourdi de cette réponſe , qu'il
demeura immobile . Doris rejoignit Celiante
, & la tirant à part , lui dit : c'eft
ainfi que vous apoftez des gens contre
moi. Dequoi vous plaignez-vous , répliqua
Celiante ? vous m'en avez défiée ; je
ne fuis pas noire , je vous en avertis . Pendant
ce tems- là Lifidor étoit refté dans la
même poſture où Doris l'avoit laiffé , & je
crois qu'il y feroit encore fi Clarimont
n'avoit été le defenchanter , en le tirant
par la main.
Nos amans furent raillés à fouper. Doris
en fut fi déconcertée , qu'elle feignit
un grand mal de tête , & fortit de table
42 MERCURE DE FRANCE.
.
pour s'aller mettre au lit. Quand Celiante
qui couchoit avec elle , entra dans fa chambre
, elle la trouva endormie , & l'entendit
qui fe plaignoit tout haut , & qui nommoit
Lifidor. L'amour qui ne veut rien
perdre , & qui avoit fouffert de la violence
qu'on lui avoit faite pendant le jour ,
profita de la nuit pour éclater , & le fommeil
, de concert avec lui , trahit la vertu
de Doris.
Dès qu'elle fut réveillée , fon amie lui
dit ce qu'elle venoit d'entendre. Il eft vrai ,
répondit- elle en pleurant , j'aime malgré
moi , & vous êtes vengée ; mais je mourrai
plutôt que de céder à ma paffion. Celiante
qui avoit le coeur fenfible , en fut attendrie
, & l'affura que fi elle avoit cru
que la chofe dût devenir auffi férieufe ,
elle n'auroit eu garde d'y fonger,
Le lendemain Lifidor redoubla d'empreffement
auprès de Doris , & fe jettant à
fes pieds , la pria de ne pas defefperer un
amant qui n'étoit pas tout -à-fait indigne
d'elle. Je vous offre , dit- il , un coeur tout
neuf, qui n'a jamais rien aimé que vous ,
& dont les fentimens font auffi purs que
votre vertu même ; ne le refufez pas , je
vous en conjure. Elle l'obligea de fe relever
, & lui répondit que des noeuds facrés
la lioient à un autre , qu'il ne pouvoit
FEVRIER. 1755. 43
brûler pour elle d'un feu légitime ; & que
s'il lui parloit une feconde fois de fon
amour , elle lui quitteroit la place , & réprendroit
le chemin de la ville .
Notre amant fut épouvanté d'une menace
ſi terrible ; il n'ofoit plus l'entretenir ,
à peine avoit-il le courage de la regarder ?
La trifteffe s'empara de fon ame , & bientôt
il ne fut plus reconnoiffable ; le plus
pareffeux des hommes devint le plus matinal
, lui qui paffoit auparavant les trois
quarts de la vie au lit , devançoit tous les
jours l'aurore . Clarimont l'en railla , &
lui dit ces vers de Quinault :
Vous vous éveillez fi matin ,
Que vous ferez croire à la fin
Que c'eft l'amour qui vous éveille.
Un matin qu'il le trouva dans un bois
écarté , un livre à la main , il lui demanda
ce qu'il lifoit. C'eſt Abailard , répondit- il ,
j'admire fes amours , & j'envie fon bonheur.
Je vous confeille d'en excepter la
cataſtrophe , répliqua Clarimont en riant ;
mais à parler férieufement , vous n'êtes pas
fort éloigné de fon bonheur ; vous aimez
& s'il faut en juger par les apparences ,
vous n'êtes point hai. Eh ! s'il étoit vrai ,
interrompit Lifidor , m'auroit-on impofé
>
44 MERCURE DE FRANCE.
filence , & m'auroit- on défendu d'efperer ?
Croyez-moi , reprit fon ami , ne vous découragez
point , & vous verrez que la fé
vere Doris ne vous a fermé la bouche que
parce qu'elle craint de vous entendre & de
vous aimer. Je fçai même de Celiante
qu'elle fouffre la nuit des efforts qu'elle fe
fait le jour. Si elle refufe de vous parler
éveillée , elle vous entretient en dormant ,
elle foupire , & vous nomme tout haut .
Elle eft indifpofée depuis hier au foir , &
je fuis für que fon mal ne vient que d'un
filence forcé , ou d'une réticence d'amour.
Allez la voir , fon indifpofition vous fervira
d'excufe & de prétexte.
Lifidor fe laiffa perfuader , & tourna fes
pas vers la chambre de fon amante ; if entra
, & ouvrit les rideaux d'une main tremblante
: elle dormoit dans ce moment ; &
pleine d'un fonge qui la féduifoit , elle lui
fit entendre ces douces paroles.
Oui , Lifidor , je vous aime , le mot eft
prononcé , il faut que je vous quitte , mon
devoir me l'ordonne , & ma vertu rifqueroit
trop contre votre mérite. Dans cet embraffement
recevez mon dernier adieu .
En même tems elle lui tend deux bras
charmans , qu'il mouroit d'envie de baifer,
& fe jette à fon col. Lifidor , comme
on peut penfer , n'eut garde de reculer.
FEVRIER . 1755. 45
Quelle agréable furprife pour un amant
qui fe croyoit difgracié ! O bienheureux
fommeil difoit - il en lui-même dans ces
momens délicieux , endors fì bien ma Doris
, qu'elle ne s'éveille de long- tems : mais
par malheur Celiante qui furvint , fit du
bruit , & la réveilla comme elle le tenoit
encore embraffé . Elle fut fi honteufe de
fe voir entre les bras d'un homme furtout
en préfence de fon amie , que repouffant
Lifidor d'un air effrayé , elle s'enfonça
dans fon lit , & s'enveloppa la tête
de la couverture , en s'écriant qu'elle
étoit indigne de voir le jour. Lifidor confus
, foupira d'un fi cruel réveil ; d'un excès
de plaifir il retomba dans la crainte &
dans l'abattement , & fortit comme il étoit
entré.
Ċeliante eût ri volontiers d'une fi plaifante
aventure ; mais Doris étoit fi defolée
qu'elle en eut pitié , & qu'elle tâcha de la
confoler , en lui repréfentant qu'on n'étoit
point refponfable des folies qu'on pouvoir
faire en dormant , & que de pareils écarts
étoient involontaires.
Non , interrompit Doris en pleurs , je
ne dormirai plus qu'en tremblant , & le
repos va me devenir odieux. Que l'amour
eft cruel il ne m'a épargnée juſqu'ici que
pour mieux montrer fon pouvoir , & que
46 MERCURE DE FRANCE.
pour rendre ma défaite plus honteufe . J'ai
toujours vécu fage à la ville , & je deviens
folle à la campagne ; il faut l'abandonner ,
l'air y eft contagieux pour moi . Ma chere ,
répartit Celiante , que vous êtes rigoureufe
à vous- même ! Après tout eft- ce un fi grand
mal que d'aimer ? Oui , pour moi qui fuis
liée , pourfuivit Doris , la fuite eft ma
feule reffource , & je pars aujourd'hui.
Aujourd'hui s'écria Celiante furpriſe
voilà un départ bien précipité. Aujour
d'hui même , reprit - elle , ou demain au
plûtard .
Celiante jugea qu'elle n'en feroit rien ,
puifqu'elle remettoit au lendemain , &
Celiante jugea bien . Lifidor à qui on dit
cette nouvelle , prit fon tems fi à propos ,
& s'excufa fi pathétiquement , qu'elle n'eut
pas le courage de partir. Depuis ce moment
il redoubla fes foins , & couvrit toujours
fon amour da voile du refpect. Le
tigre s'apprivoifa. Doris confentit d'écouter
fon amour, pourvu qu'il lui donnât le nom
d'eftime.
Enfin il n'étoit plus queftion que du
mot , quand le mari s'ennuya de l'abſence
de fa femme , & la vint voir . Il n'étoit pas
attendu , & encore moins fouhaité . Elle le
reçut d'un air fi froid & fi contraint , qu'il
fe fût bien apperçu qu'il étoit de trop s'il
FEVRIER. 1755. 47
avoit pû la foupçonner d'une foibleffe.
Lifidor fut confterné du contre- tems , & ne
put s'empêcher de le témoigner à Doris , &
de lui dire tout bas :
Quelle arrivée ! Madame , & quelle
nuit s'apprête pour moi ! Que je fuis jaloux
du fort de votre mari , & que mon
amour eft à plaindre !
Elle n'étoit pas dans un état plus tranquille.
La raifon lui reprochoit fon égarement
, & lui faifoit fentir des remords qui
la déchiroient. Elle ne pouvoit regarder
fon mari fans rougir , & elle voyoit finir
le jour à regret ; elle craignoit que le fommeil
ne lui revélât les fottifes de fon coeur .
Plufieurs n'ont pas cette peur , elles s'arrangent
de façon pendant la journée qu'elles
n'ont rien à craindre des aveux de la nuit .
Quand on a tout dit avant de fe coucher ,
on eft für de fe taire en dormant ; il n'y
a que les paffions contraintes qui parlent
dans le repos . Doris l'éprouva .
A peine fut-elle endormie , qu'un fonge
malin la trahit à fon ordinaire , & offrit
Lifidor à fon imagination égarée. Dans les
douces vapeurs d'un rêve fi agréable , elle
rencontra la main de fon mari , qu'elle
prit pour celle de fon amant , & la preffant
avec tendreffe , elle dit en foupirant :
Ah ! mon cher Lifidor , à quel excès d'a48
MERCURE DE FRANCE.
mour vous m'avez amenée , & qu'ai - je
fait de toute ma fageffe : Vous avez beau
me faire valoir la pureté de vos feux , je
n'en fuis pas moins coupable ; c'eft toujours
un crime que de les fouffrir , & c'eſt
y répondre que de les écouter. Que diroit
mon mari s'il venoit à lire dans mon
coeur l'amour que vous y avez fait naître ?
Cette feule penfée me tue , & je crois entendre
fes juftes reproches.
Qui fut étonné ce fut ce mari qui ne
dormoit pas. Quel difcours pour un homme
qui adoroit fa femme , & qui avoit
jufqu'alors admiré fa vertu ! Elle avoit
parlé avec tant d'action qu'elle s'éveilla ,
& il étoit fi troublé qu'il garda long-tems
le filence enfuite il le rompit avec ces
mots :
Je ne fçais , Madame , ce que vous avez
dans l'efprit , mais il travaille furieuſement
quand vous dormez. Il n'y a qu'un moment
que vous parliez tout haut , vous
avez même prononcé le nom de Lifidor ;
& s'il en faut croire votre fonge , il eft
fortement dans votre fouvenir. Une Coquette
auroit badiné là- deſſus , & raillé
fon mari de s'allarmer d'un fonge lorfque
tant d'autres s'inquiettent fi peu de la réalité
; mais Doris étoit trop vertueuse pour
fe jouer ainfi de la vérité qui la preifoit.
Elle
FEVRIER. 1755. 49
Elle ne répondit que par un torrent de larmes
, & voulut fe lever , en difant qu'elle
n'étoit plus digne de l'amitié de fon mari.
Il fut touché de fes pleurs , & la retint.
Après quelques reproches il fe laiffa perfuader
qu'il n'y avoit que fon coeur qui
fût coupable , & lui pardonna ; mais il exigea
d'elle qu'elle quitteroit la campagne
fur le champ , & ne verroit plus Lifidor.
Elle jura de lui obéir , & fit honneur à fon
ferment. Dès qu'il fut jour , elle prit congé
de fon amie , & la chargea d'un billet pour
Lifidor , qu'elle ne voulut point voir. Enfuite
elle partit avec fon époux.
Lifidor n'eut pas reçu le billet de Doris
qu'il l'ouvrit avec précipitation , & y luc
ces mots : Ma raifon & mon devoir font
à la fin les plus forts. Je pars & vous ne me
verrez plus. Il penfa mourir de douleur.
Non , s'écria -t- il , je ne vous croirai point,
trop fevere Doris , & je vous reverrai ,
quand ce ne feroit que pour expirer à votre
vûe. Auffi-tôt fe livrant au tranfport
qui l'entraînoit , il fuivit les pas de Doris
, & laiffa Celiante avec Clarimont goûter
la douceur d'un amour plus tranquille
& moins traverfé . Mais toutes fes démarches
furent inutiles. Doris fut inflexible
& ne voulut plus le voir ni l'écouter . Voici
des vers qu'on a faits fur cette aventure.
NOUVELLE.
Doris & Celiante étoient unies d'une
amitié fincere , & l'on peut dire qu'elles
s'aimoient comme deux honnêtes gens ;
Auffi avoient- elles un excellent caractere .
Doris , pour être vertueufe , n'étoit pas
moins liante ; fi elle étoit fevere pour ellemême
, elle étoit indulgente pour les autres
; & ce qui donnoit un nouveau prix à
tant de fageffe , elle avoit tout ce qui peut
attirer des féducteurs .
" Celiante étoit d'un naturel aimable
mais plus afforti aux moeurs du fiécle. Si
elle n'avoit point toutes les qualités qui
font une femme de bien , elle poffédoit
celles qui forment un parfaitement honnête
homine. Elle avoit l'efprit bienfait , l'efprit
droit & les manieres charmantes : en
un mot , fon plus grand défaut ( fi c'en eft
un aujourd'hui ) étoit d'avoir plus de fenfibilité
que de conftance.
Je ne m'amuferai point ici à détailler
leurs charmes particuliers ; on a dépeint
tant de beautés différentes , que je ne fçaurois
plus faire que des portraits ufés. Je me
contenterai de dire qu'elles étoient toutes
38 MERCURE DE FRANCE.
deux d'une grande beauté , fans être d'une
extrême jeuneffe ; & ce qui eft préférable ,
elles avoient les graces en partage . Celiante
avoit plus d'enjouement & de vivacité.
Doris avoit plus de douceur , & fa modeftie
impofoit aux plus hardis . Elles étoient mariées
l'une & l'autre. La premiere avoit
pour époux un vieux goutteux qu'elle haiffoit
parfaitement , moins parce qu'il étoit
fon mari , qu'à caufe qu'il étoit infiniment
haïffable. Celui de Doris étoit plus jeune ;
elle l'avoit pris fans inclination , mais fans
répugnance . Comme il avoit un amour
tendre pour elle , elle y répondoit par
beaucoup de bonnes manieres , & le regardoit
comme fon meilleur ami . Le mari qui
connoiffoit fon infenfibilité naturelle &
qui étoit fûr de n'avoir point de rival , fe
contentoit d'une fi froide amitié . L'une vivoit
dans l'indifférence que lui prefcrivoit
fa vertu ; & l'autre , fuivant le doux
penchant qui la conduiſoit , étoit à fa troiheme
paffion.
Doris ne put voir l'inconftance de fon
amie fans lui en faire doucement la guerre.
Celiante fe défendit avec fa gaieté ordinaire
, & lui dit qu'elle prît garde à elle ,
que
fon heure d'aimer viendroit , qu'elle
n'étoit peut-être pas loin . Je ne crains rien ,
repartit Doris , j'ai paffé l'âge dangereux
FEVRIER. 1755. 39
des paffions , & j'ai vû d'un oeil indifférent
tout ce que la ville a de plus aimable. Puifque
vous m'en défiez , pourfuivit Celiante
, je vous attends à la campagne ; c'eſt là
que l'amour attaque la vertu avec plus
d'avantage , & c'eft là qu'il vous punira de
votre vanité ; l'âge ni la raiſon ne vous garantiront
pas. Tremblez , ajoûta-t -elle en
badinant , c'eft lui-même qui m'infpire &
qui vous parle par ma bouche. Doris ne fit
que rire de la prédiction . Celiante mit de
la confidence Clarimont , qu'elle aimoit
depuis fix mois , & lui demanda s'il ne
connoîtroit pas quelqu'un qui pût adoucir
l'auftere vertu de fon amie.
Clarimont lai dit qu'elle ne pouvoit
mieux s'adreffer qu'à lui ; que Lifidor avec
qui il étoit lié , étoit fait exprès pour plaire
à Doris ; qu'il étoit beau , bienfait , infenfible
comme elle. Le printems , ajoûtat-
il , favoriſe notre deſſein , & votre maifon
de campagne eft le lieu le plus propre
à filer une paffion . Amenez- y Doris , &
j'engagerai Lifidor à vous y aller voir avec
moi. Je veux être haï de vous , s'ils ne font
tous deux le plus joli Roman qu'on ait encore
vû , & dans peu on n'aura rien à vous
reprocher.
Celiante propofa la partie à Doris , qui
Faccepta. Elles partirent , & deux jours
40 MERCURE DE FRANCE.
la
après Clarimont les fuivit , accompagne
de Lifidor. Elles fe promenoient dans un
jardin , que l'art & la nature avoient rendu
le plus charmant du monde , & Doris
ne pouvoit fe laffer d'y admirer l'un &
Pautre , quand ils arriverent. Sa beauté
frappa Lifidor , & fa modeftie acheva de
le charmer. La Dame , de fon côté , trouva
le Cavalier à fon gré , & fon air de fageffe
lui donna de l'eftime pour lui. Plus ils fe
connurent , plus ils fe goûterent , & tout
fembla confpirer à enflammer des amans
de ce caractère , la liberté de fe voir tous
les jours & de fe parler à toute heure ,
folitude & la tranquillité de la campagne , le
printems qui étoit dans fa force , & la beauté
du lieu où ils étoient ; ils eurent beau réfifter
, l'amour fe rendit le maître , & fe déclara
fi fort dans huit jours , qu'ils avoient
de la peine à le cacher. Des foupirs leur
échappoient malgré eux , & ils ne pouvoient
fe regarder fans rougir. Clarimont & Celiante
qui les obfervoient , s'en apperçurent
un foir qu'ils étoient à la promenade , &
fe dirent à l'oreille : ils font pris au piége ;
les voilà qui rougiffent . Pour s'éclaircir
de leur doute , ils s'éloignerent adroitement
, & les laifferent feuls , fans pourtant
les perdre de vûe.
Doris friffonna de fe voir tête à tête avec
FEVRIER. 1755 . 41
un homme qu'elle craignoit d'aimer , & le
timide Lifidor parut lui - même embarraſſé ;
mais à la fin il rompit le filence , & jettant
fur Doris un regard tendre & refpectueux
, lui parla dans ces termes . J'ai toujours
fait gloire de mon indifférence , &
j'ai , pour ainsi dire , infulté au beau fexe ;
mais pardonnez à mon orgueil , Madame ,
je ne vous avois point vûe , vous m'en
puniffez trop bien.
A ce difcours elle fe fentit plus émue ;
& craignant l'effet de fon émotion , elle
prit le parti de la fuite. Voilà un tour que
Celiante m'a joué , répondit - elle , en le
quittant , je vais lui en faire des reproches.
Lifidor fut fi étourdi de cette réponſe , qu'il
demeura immobile . Doris rejoignit Celiante
, & la tirant à part , lui dit : c'eft
ainfi que vous apoftez des gens contre
moi. Dequoi vous plaignez-vous , répliqua
Celiante ? vous m'en avez défiée ; je
ne fuis pas noire , je vous en avertis . Pendant
ce tems- là Lifidor étoit refté dans la
même poſture où Doris l'avoit laiffé , & je
crois qu'il y feroit encore fi Clarimont
n'avoit été le defenchanter , en le tirant
par la main.
Nos amans furent raillés à fouper. Doris
en fut fi déconcertée , qu'elle feignit
un grand mal de tête , & fortit de table
42 MERCURE DE FRANCE.
.
pour s'aller mettre au lit. Quand Celiante
qui couchoit avec elle , entra dans fa chambre
, elle la trouva endormie , & l'entendit
qui fe plaignoit tout haut , & qui nommoit
Lifidor. L'amour qui ne veut rien
perdre , & qui avoit fouffert de la violence
qu'on lui avoit faite pendant le jour ,
profita de la nuit pour éclater , & le fommeil
, de concert avec lui , trahit la vertu
de Doris.
Dès qu'elle fut réveillée , fon amie lui
dit ce qu'elle venoit d'entendre. Il eft vrai ,
répondit- elle en pleurant , j'aime malgré
moi , & vous êtes vengée ; mais je mourrai
plutôt que de céder à ma paffion. Celiante
qui avoit le coeur fenfible , en fut attendrie
, & l'affura que fi elle avoit cru
que la chofe dût devenir auffi férieufe ,
elle n'auroit eu garde d'y fonger,
Le lendemain Lifidor redoubla d'empreffement
auprès de Doris , & fe jettant à
fes pieds , la pria de ne pas defefperer un
amant qui n'étoit pas tout -à-fait indigne
d'elle. Je vous offre , dit- il , un coeur tout
neuf, qui n'a jamais rien aimé que vous ,
& dont les fentimens font auffi purs que
votre vertu même ; ne le refufez pas , je
vous en conjure. Elle l'obligea de fe relever
, & lui répondit que des noeuds facrés
la lioient à un autre , qu'il ne pouvoit
FEVRIER. 1755. 43
brûler pour elle d'un feu légitime ; & que
s'il lui parloit une feconde fois de fon
amour , elle lui quitteroit la place , & réprendroit
le chemin de la ville .
Notre amant fut épouvanté d'une menace
ſi terrible ; il n'ofoit plus l'entretenir ,
à peine avoit-il le courage de la regarder ?
La trifteffe s'empara de fon ame , & bientôt
il ne fut plus reconnoiffable ; le plus
pareffeux des hommes devint le plus matinal
, lui qui paffoit auparavant les trois
quarts de la vie au lit , devançoit tous les
jours l'aurore . Clarimont l'en railla , &
lui dit ces vers de Quinault :
Vous vous éveillez fi matin ,
Que vous ferez croire à la fin
Que c'eft l'amour qui vous éveille.
Un matin qu'il le trouva dans un bois
écarté , un livre à la main , il lui demanda
ce qu'il lifoit. C'eſt Abailard , répondit- il ,
j'admire fes amours , & j'envie fon bonheur.
Je vous confeille d'en excepter la
cataſtrophe , répliqua Clarimont en riant ;
mais à parler férieufement , vous n'êtes pas
fort éloigné de fon bonheur ; vous aimez
& s'il faut en juger par les apparences ,
vous n'êtes point hai. Eh ! s'il étoit vrai ,
interrompit Lifidor , m'auroit-on impofé
>
44 MERCURE DE FRANCE.
filence , & m'auroit- on défendu d'efperer ?
Croyez-moi , reprit fon ami , ne vous découragez
point , & vous verrez que la fé
vere Doris ne vous a fermé la bouche que
parce qu'elle craint de vous entendre & de
vous aimer. Je fçai même de Celiante
qu'elle fouffre la nuit des efforts qu'elle fe
fait le jour. Si elle refufe de vous parler
éveillée , elle vous entretient en dormant ,
elle foupire , & vous nomme tout haut .
Elle eft indifpofée depuis hier au foir , &
je fuis für que fon mal ne vient que d'un
filence forcé , ou d'une réticence d'amour.
Allez la voir , fon indifpofition vous fervira
d'excufe & de prétexte.
Lifidor fe laiffa perfuader , & tourna fes
pas vers la chambre de fon amante ; if entra
, & ouvrit les rideaux d'une main tremblante
: elle dormoit dans ce moment ; &
pleine d'un fonge qui la féduifoit , elle lui
fit entendre ces douces paroles.
Oui , Lifidor , je vous aime , le mot eft
prononcé , il faut que je vous quitte , mon
devoir me l'ordonne , & ma vertu rifqueroit
trop contre votre mérite. Dans cet embraffement
recevez mon dernier adieu .
En même tems elle lui tend deux bras
charmans , qu'il mouroit d'envie de baifer,
& fe jette à fon col. Lifidor , comme
on peut penfer , n'eut garde de reculer.
FEVRIER . 1755. 45
Quelle agréable furprife pour un amant
qui fe croyoit difgracié ! O bienheureux
fommeil difoit - il en lui-même dans ces
momens délicieux , endors fì bien ma Doris
, qu'elle ne s'éveille de long- tems : mais
par malheur Celiante qui furvint , fit du
bruit , & la réveilla comme elle le tenoit
encore embraffé . Elle fut fi honteufe de
fe voir entre les bras d'un homme furtout
en préfence de fon amie , que repouffant
Lifidor d'un air effrayé , elle s'enfonça
dans fon lit , & s'enveloppa la tête
de la couverture , en s'écriant qu'elle
étoit indigne de voir le jour. Lifidor confus
, foupira d'un fi cruel réveil ; d'un excès
de plaifir il retomba dans la crainte &
dans l'abattement , & fortit comme il étoit
entré.
Ċeliante eût ri volontiers d'une fi plaifante
aventure ; mais Doris étoit fi defolée
qu'elle en eut pitié , & qu'elle tâcha de la
confoler , en lui repréfentant qu'on n'étoit
point refponfable des folies qu'on pouvoir
faire en dormant , & que de pareils écarts
étoient involontaires.
Non , interrompit Doris en pleurs , je
ne dormirai plus qu'en tremblant , & le
repos va me devenir odieux. Que l'amour
eft cruel il ne m'a épargnée juſqu'ici que
pour mieux montrer fon pouvoir , & que
46 MERCURE DE FRANCE.
pour rendre ma défaite plus honteufe . J'ai
toujours vécu fage à la ville , & je deviens
folle à la campagne ; il faut l'abandonner ,
l'air y eft contagieux pour moi . Ma chere ,
répartit Celiante , que vous êtes rigoureufe
à vous- même ! Après tout eft- ce un fi grand
mal que d'aimer ? Oui , pour moi qui fuis
liée , pourfuivit Doris , la fuite eft ma
feule reffource , & je pars aujourd'hui.
Aujourd'hui s'écria Celiante furpriſe
voilà un départ bien précipité. Aujour
d'hui même , reprit - elle , ou demain au
plûtard .
Celiante jugea qu'elle n'en feroit rien ,
puifqu'elle remettoit au lendemain , &
Celiante jugea bien . Lifidor à qui on dit
cette nouvelle , prit fon tems fi à propos ,
& s'excufa fi pathétiquement , qu'elle n'eut
pas le courage de partir. Depuis ce moment
il redoubla fes foins , & couvrit toujours
fon amour da voile du refpect. Le
tigre s'apprivoifa. Doris confentit d'écouter
fon amour, pourvu qu'il lui donnât le nom
d'eftime.
Enfin il n'étoit plus queftion que du
mot , quand le mari s'ennuya de l'abſence
de fa femme , & la vint voir . Il n'étoit pas
attendu , & encore moins fouhaité . Elle le
reçut d'un air fi froid & fi contraint , qu'il
fe fût bien apperçu qu'il étoit de trop s'il
FEVRIER. 1755. 47
avoit pû la foupçonner d'une foibleffe.
Lifidor fut confterné du contre- tems , & ne
put s'empêcher de le témoigner à Doris , &
de lui dire tout bas :
Quelle arrivée ! Madame , & quelle
nuit s'apprête pour moi ! Que je fuis jaloux
du fort de votre mari , & que mon
amour eft à plaindre !
Elle n'étoit pas dans un état plus tranquille.
La raifon lui reprochoit fon égarement
, & lui faifoit fentir des remords qui
la déchiroient. Elle ne pouvoit regarder
fon mari fans rougir , & elle voyoit finir
le jour à regret ; elle craignoit que le fommeil
ne lui revélât les fottifes de fon coeur .
Plufieurs n'ont pas cette peur , elles s'arrangent
de façon pendant la journée qu'elles
n'ont rien à craindre des aveux de la nuit .
Quand on a tout dit avant de fe coucher ,
on eft für de fe taire en dormant ; il n'y
a que les paffions contraintes qui parlent
dans le repos . Doris l'éprouva .
A peine fut-elle endormie , qu'un fonge
malin la trahit à fon ordinaire , & offrit
Lifidor à fon imagination égarée. Dans les
douces vapeurs d'un rêve fi agréable , elle
rencontra la main de fon mari , qu'elle
prit pour celle de fon amant , & la preffant
avec tendreffe , elle dit en foupirant :
Ah ! mon cher Lifidor , à quel excès d'a48
MERCURE DE FRANCE.
mour vous m'avez amenée , & qu'ai - je
fait de toute ma fageffe : Vous avez beau
me faire valoir la pureté de vos feux , je
n'en fuis pas moins coupable ; c'eft toujours
un crime que de les fouffrir , & c'eſt
y répondre que de les écouter. Que diroit
mon mari s'il venoit à lire dans mon
coeur l'amour que vous y avez fait naître ?
Cette feule penfée me tue , & je crois entendre
fes juftes reproches.
Qui fut étonné ce fut ce mari qui ne
dormoit pas. Quel difcours pour un homme
qui adoroit fa femme , & qui avoit
jufqu'alors admiré fa vertu ! Elle avoit
parlé avec tant d'action qu'elle s'éveilla ,
& il étoit fi troublé qu'il garda long-tems
le filence enfuite il le rompit avec ces
mots :
Je ne fçais , Madame , ce que vous avez
dans l'efprit , mais il travaille furieuſement
quand vous dormez. Il n'y a qu'un moment
que vous parliez tout haut , vous
avez même prononcé le nom de Lifidor ;
& s'il en faut croire votre fonge , il eft
fortement dans votre fouvenir. Une Coquette
auroit badiné là- deſſus , & raillé
fon mari de s'allarmer d'un fonge lorfque
tant d'autres s'inquiettent fi peu de la réalité
; mais Doris étoit trop vertueuse pour
fe jouer ainfi de la vérité qui la preifoit.
Elle
FEVRIER. 1755. 49
Elle ne répondit que par un torrent de larmes
, & voulut fe lever , en difant qu'elle
n'étoit plus digne de l'amitié de fon mari.
Il fut touché de fes pleurs , & la retint.
Après quelques reproches il fe laiffa perfuader
qu'il n'y avoit que fon coeur qui
fût coupable , & lui pardonna ; mais il exigea
d'elle qu'elle quitteroit la campagne
fur le champ , & ne verroit plus Lifidor.
Elle jura de lui obéir , & fit honneur à fon
ferment. Dès qu'il fut jour , elle prit congé
de fon amie , & la chargea d'un billet pour
Lifidor , qu'elle ne voulut point voir. Enfuite
elle partit avec fon époux.
Lifidor n'eut pas reçu le billet de Doris
qu'il l'ouvrit avec précipitation , & y luc
ces mots : Ma raifon & mon devoir font
à la fin les plus forts. Je pars & vous ne me
verrez plus. Il penfa mourir de douleur.
Non , s'écria -t- il , je ne vous croirai point,
trop fevere Doris , & je vous reverrai ,
quand ce ne feroit que pour expirer à votre
vûe. Auffi-tôt fe livrant au tranfport
qui l'entraînoit , il fuivit les pas de Doris
, & laiffa Celiante avec Clarimont goûter
la douceur d'un amour plus tranquille
& moins traverfé . Mais toutes fes démarches
furent inutiles. Doris fut inflexible
& ne voulut plus le voir ni l'écouter . Voici
des vers qu'on a faits fur cette aventure.
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Résumé : LA DORMEUSE INDISCRETE, NOUVELLE.
La nouvelle 'La dormeuse indiscrète' narre l'amitié entre Doris et Celiante, deux femmes mariées et vertueuses. Doris est sévère envers elle-même mais indulgente envers les autres, tandis que Celiante, plus encline aux mœurs du siècle, est sensible et charmante mais manque de constance. Doris est mariée à un homme plus jeune qu'elle respecte mais n'aime pas, tandis que Celiante est mariée à un vieillard qu'elle déteste. Lors d'un séjour à la campagne, Celiante prédit à Doris qu'elle tombera amoureuse et organise une rencontre entre Doris et Lifidor, un ami de Clarimont, l'amant de Celiante. Malgré leurs résistances initiales, Doris et Lifidor finissent par s'attirer mutuellement. Un jour, Doris, endormie, avoue son amour à Lifidor en rêve et il en profite pour l'embrasser. Réveillée par Celiante, Doris est horrifiée et décide de partir. Cependant, Lifidor la convainc de rester et redouble d'efforts pour gagner son cœur. Leur relation progresse discrètement jusqu'à l'arrivée inattendue du mari de Doris, qui perturbe leurs plans. Dans un épisode crucial, Doris, endormie, prend la main de son mari pour celle de Lifidor et exprime son amour pour ce dernier. Son mari, qui ne dormait pas, entend ses paroles et est profondément troublé. Doris, réveillée, est submergée par la culpabilité et les larmes. Son mari, bien qu'il lui pardonne, exige qu'elle quitte la campagne et ne revoie plus Lifidor. Doris obéit et part avec son époux dès le matin, laissant un billet à Lifidor où elle lui annonce qu'elle ne le verra plus. Lifidor, désespéré, tente de la retrouver, mais Doris reste inflexible et refuse de le revoir. La nouvelle se conclut par la mention de vers inspirés par cette aventure.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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6
p. 48-64
La Promenade de province. NOUVELLE.
Début :
Un Philosophe cabaliste étoit en commerce depuis fort long-tems avec une [...]
Mots clefs :
Promenade, Promenade de province, Homme, Femme, Paris, Maison, Jardin, Marchand, Médecin
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : La Promenade de province. NOUVELLE.
La Promenade de province.
NOUVELLE.
UN
Philofophe N Philofophe cabaliſte étoit en commerce
depuis fort long- tems avec une
aimable Silphide qu'il avoit immortaliſée ,
& goûtoit dans cette fociété mille charmes
inconnus au refte des mortels. Une maifon
de campagne , à trois lieues de R ... ville
affez confidérable , étoit le lieu qu'il avoit
choifi pour fe retirer du monde. Cette maifon
fituée fur le penchant d'une coline ,
dominoit une vallée fertile , qui préſentoit
à la vûe la plus agréable variété.
Les appartemens étoient rians , & meublés
avec une fimplicité philofophique.
Une bibliothéque peu nombreufe , mais
curieufe , des caracteres de la cabale , des
eſtampes qui repréfentoient l'empire fouverain
que les Salamandres , les Silphes ,
les Ondins , les Gnomes exercent fur tous
les élémens , les tapiffoient agréablement.
Le jardin qui accompagnoit cette maiſon ,
étoit cultivé par un Gnome intelligent ;
auffi rien de tout ce qui pouvoit flater les
fens n'y manquoit.
Tel étoit le féjour que notre philofophe
avoit choisi pour méditer les plus fublimes
vérités. C'étoit là qu'il paffoit les plus
délicieux
A O UST. 1755i 49
délicieux inftans , tantôt en s'entretenant
avec fa charmante Silphide , tantôt en li-.
fant quelques ouvrages compofés par les
plus éclairés des Salamandres , quelquefois
en admirant la beauté de fes fleurs , en
favourant l'excellence de fes fruits , ou
bien en refpirant le frais dans des allées
fombres au bord d'une fource naiffante.
Tout s'offroit à fes defirs dans ces lieux
enchantés. Vouloit - il fe défaltérer ? un
ruiffeau de lait paroiffoit auffi -tôt . Mille
Gnomes toujours attentifs à lui plaire agitoient
les arbres , & formoient pour le
rafraîchir de gracieux zéphirs. Les uns
s'occupoient àparfumer l'air qu'il refpiroit
des plus délicieufes odeurs : ceux- ci prenoient
le foin d'affembler les oifeaux dans
le boccage qu'il honoroit de fa préfence
pour l'égayer par leur ramage ; & d'autres
enfin baifoient les branches chargées de
fruits pour lui donner la facilité de les
prendre.
Un jour qu'Oromafis , ( c'eft le nom que
notre philofophe avoit pris pour plaire à
fa belle Silphide. ) Un jour , dis-je , qu'il
l'attendoit pour lui communiquer quelques
remarques qu'il avoit faites en décompofant
un rayon de foleil , elle arriva
en riant un peu plus tard qu'à l'ordinaire.
Surpris de ce mouvement de gaieté , le
C
to MERCURE DE FRANCE.
philofophe ne put s'empêcher de lui ent
demander le fujet . J'arrive de Mercure ,
lui dit-elle , cette petite planette proche le
foleil , appellée autrement le féjour de
l'imagination ; j'en ai vû aujourd'hui de
fi ridicules que je ne puis m'empêcher d'en
rire encore : Ce que vous me dites là , eſt
une énigme que vous m'expliquerez quand
il vous plaira , répondit à l'inftant Oromafis
; je vais le faire tout-à- l'heure , reprit-
elle auffi tôt : écoutez. Le foleil eft ,
vous le fçavez , l'habitation ordinaire des
Salamandres , ce font eux qui entretiennent
ce feu continuel , fi néceffaire à la
confervation & à l'accroiffement de toutes
les créatures. Mercure en eft une dépendance
; c'eft dans cette planette qu'ils viennent
fe rafraîchir tour-à-tour , & c'eft là
que viennent fe peindre tous les defirs &
toutes les imaginations des hommes , ces
agréables fonges que l'on fait en veillant ,
ces projets , ces châteaux que l'on bâtit en
Efpagne. Quoi ! dit le philofophe , j'imagine
, par exemple , pour m'amufer , que
je fuis monarque , je donne audience à des
Ambaffadeurs , ou je fuis à la tête de mont
armée , tout cela fera repréfenté foudain
dans Mercure ? Oui , répondit la Silphide ,
votre perfonne telle que la voilà , c'eft- àdire
vivante , marchant , & parlant , ira
A O UST. 1755. St
fe peindre au milieu d'une cour brillante ,
ou bien à la tête d'une armée nombreuſe ,
enfin dans la même pofition que vous imaginerez.
Bien plus , fi vous faites en vousmême
un difcours à vos troupes pour les,
encourager , vous le reciterez dans Mercure
d'une voix intelligible . Si vous imaginez
enfuite être dans un magnifique jardin ,
l'armée s'évanouira , & un jardin prendra
la place. Ceffez - vous d'imaginer , tout
s'efface auffi - tôt , & la place qui vous eft
affignée dans Mercure ( car chacun y a la
fienne ) refte vuide , jufqu'à ce qu'il vous:
plaife de defirer , ou de faire des projets.
Ah ! voilà ce que je voulois fçavoir , dit
alors Oromafis ; fi les defirs fe peignent de
la même façon que lleess pprroojjeettss ou les imaginations
? Sans contrédit , répondit la
Silphide , avec la différence cependant
que vous n'y paroiffez point quand il n'y
a qu'un fimple defir. Par exemple , vous
defirez une maifon de campagne , elle paroît
à l'inftant : Si je l'avois , continuezvous
, j'irois dès le matin m'y promener
avec un livre à la main ; vous paroiffez
vous-même en lifant dans les allées du
jardin qui accompagne cette maifon . Mercure
, tel que vous me le dépeignez , doit
être un féjour fort amufant , reprit Oromafis
; mais fi toutes les imaginations y "
Cij
5 MERCURE DE FRANCE.
font
reçues , il doit y en avoir
de bien
impertinentes
, ajouta
- t-il. Celles
qui choquent
l'honnêteté
n'y font point
admifes
,
répondit
la Silphide
. Tout
eft pur dans un
féjour
que fréquentent
les Salamandres
;
mais il me reste encore
une chose à vous
apprendre
, continua
- t- elle , Mercure
n'eſt
pas feulement
fait pour
recevoir
les diverfes
imaginations
des hommes
, il a encore
une autre
deftination
. Ce pays charmant
eft le paradis
, ou les Champs
élifées
des Poëtes
, des Muficiens
, des Peintres
, des Philofophes
à fyftêmes
, des faifeurs
d'hiftoriettes
& de romans
, des conquerans
, & enfin
des Alchymiftes
. C'eſtlà
que viennent
fe rendre
leurs
ames
après
leur mort . Ce féjour
eft d'autant
plus fateur
pour
elles
qu'il n'eft pas impoffible
d'en fortir
quand
on s'y ennuie
.
Il fe tient
tous les dix ans une affemblée
générale
de Silphes
& de Salamandres
;
toutes
les ames qui regretent
la vie , peuvent
demander
à revenir
dans ce monde
que vous habitez
. Pour
y parvenir
, elles
font
obligées
d'expofer
fidelement
quelles
ont été leurs
inclinations
, leur caractere
, leurs
occupations
, & on leur permet
de revivre
à de certaines
conditions
qu'elles
peuvent
rejetter
ou accepter
. Rien
n'eft
plus curieux
que cette affemblée
, ajouta-
"
AOUS T. 1755 33
*
r-elle , c'eſt un ſpectacle que je veux vous
donner. Très- volontiers , répondit Oromafis
, je fuis toujours prêt à vous fuivre :
mais fe tiendra- t- elle bientôt ? Dans quatre
mois treize jours dix- huit heures cinquante-
fix minutes quarante- quatre fecondes ,
répondit- elle ; mais en attendant cet amufement
je puis vous en procurer d'autres ,
ajouta- t-elle d'un air complaifant. Je viens
de paffer par R ... la beauté de la faiſon
& la fraîcheur du foir a fait fortir tout le
monde pour goûter le plaifir de la promenade
; j'en ai remarqué une fort brillante
fi vous y confentez , nous nous y tranfporterons
tout-à-l'heure. Je vous ferai remarquer
les perfonnages les plus finguliers ,
je vous inftruirai du fujet de leur converfation
, je vous apprendrai même ce qu'ils
penfent , & quel elt leur caractere .
A peine Oromafis eut - il accepté cette
agréable propofition , qu'ils fe trouverent
fur une des plus belles promenades de R ...
On étoit pour lors à la fin du mois de Mai,
il faifoit un temps calme & frais , capable
d'adoucir les efprits les plus faronches
, & de les porter à la gaieté. Le folcil
prêt à quitter l'horifon , s'étoit difcrétement
enveloppé d'un nuage , qu'il fe plaifoit
à varier des plus éclatantes couleurs.
L'or , l'argent , le pourpre , l'azur , l'incar-
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
nat , l'amaranthe , étoient prodigués : mais
le fpectacle qu'offroit la promenade , n'étoit
pas moins raviffant. Les étoffes les plus
brillantes recevoient un nouveau luftre
des beautés qui avoient voulu s'en parer ;
enfin il fembloit que le ciel & la terre fe
fuffent fait un défi, & les fpectateurs charmés
n'ofoient décider lequel des deux
l'emportoit.
Arrêtons- nous ici , dit la Silphide , vous
fçavez que je fuis invifible pour tout autre
que pour vous. Commençons nos obfervations
par cet homme cet homme que voilà feul ; c'eft
un fçavant , un efprit profond qui n'eſt
que pour quelques jours dans cette ville où
il a pris naiffance . Ses parens lui avoient
laiffè un bien fuffifant pour mener une
vie tranquille ; mais le démon de la gloire
qui s'eft emparé de lui , l'a conduit à Paris
, l'a livré entre les mains d'un Libraire,
qui lui a fait changer la moitié de fon bien
en une nombreufe bibliothéque. Il a paffé
fix ans à étudier pour fe mettre en état de
faire un livre qui lui a couté en frais d'impreffion
, qu'il n'a pas retirés , la moitié de
ce qui lui reftoit. Il travaille actuellement
à un autre ouvrage qui va le conduire à
l'hôpital. Je ne puis m'empêcher de le
plaindre , dit Oromafis , fa manie eft celle
d'une infinité d'honnêtes gens, Il eſt d'au
A OUST. 1755 55
tant plus malheureux , interrompit la Silphide
, que fes ouvrages font très - bons
dans le fond ; il ne pêche que par le ftyle.
Pour vouloir être concis il eft obfcur ;
voilà fon feul défaut . Ses amis l'en avertiffeut
en vain , il ne lui eft pas poffible de
s'en corriger. En voulez - vous fçavoir la
raifon ? c'eſt que dans une premiere vie il
a habité le corps d'un Avocat qui s'eſt
enrichi à force d'être diffus .
Le jeune homme qui vient de l'aborder ,
eft dans la joie la plus vive ; il fort de fon
cabinet , où il vient de finir par cinq ou
fix épigrammes la feconde fcene du quatriéme
acte d'une tragédie qu'il a entreprife
uniquement pour le produit ; car il
ne fe croit pas encore affez habile pour
amaffer des lauriers : mais il a befoin d'argent
pour aller à Paris apprendre le bon
ton dans les caffés , & devenir homme de
belles Lettres dans toutes les régles . Il s'informe
à ce fçavant comment un jeune auteur
qui veut faire jouer une piece de fa
façon doit s'y prendre avec les Comédiens .
Voyez - vous plus loin ces trois politiques
, occupés fort férieufement à réformer
l'état. L'ún eft un marchand que le
jeu & le luxe de fa femme va bientôt réduite
à la néceffité de faire banqueroute.
L'autre eft un Magiftrat qui vient de ven-
Cij
56 MERCURE DE FRANCE.
dre une fort belle terre pour faire bâtir
une maiſon de campagne : Le troifiéme eſt
pere d'un libertin qui mange d'avance
fa fucceffion .
le
Cet homme brodé qui marche après
eft un riche financier , & l'Eccléfiaftique
avec qui il eft en converſation , eft le Curé
'd'une Paroiffe dont il eft Seigneur. Ce
premier médite depuis dix ans de fe retirer
à la campagne pour penfer à fon falut .
Il y en a plus. de quinze que le Curé fe
promet de jour en jour de fe retirer à la
ville pour fe repofer. Le Seigneur vante
à fon Curé les agrémens de la vie champêtre
, & le Curé exagere les charmes de la
ville.
Voici un peu plus loin deux hommes
bien embarraffés , & qui ne difent pas ce
qu'ils penfent. Le premier de notre côté
eft un jeune homme qui a fait certaines
dépenfes qu'il ne trouve pas à propos que
fa femme fçache ; il voudroit bien trouver
mille écus à emprunter . L'autre eft un vieil
avaricieux qui voudroit placer la même
fomme à l'infçu de fes parens , à qui il
fait entendre qu'il eft dans l'indigence .
Celui- ci a peur de mal placer fon argent ,
& l'autre de n'en pas trouver.
Quel eft celui qui les fuit interrompit
Oromafis , c'eft encore un jeune mari , re
A OUS T. 1755. $7
partit la Silphide. Sa deftinée eft finguliere.
Il vient d'époufer une vieille dévote
qui lui a fait ſa fortune. Les uns l'ont loué
d'avoir pris ce parti , d'autres l'ont blâmé :
mais ces derniers ne fçavent pas qu'il n'eſt
revenu dans ce monde qu'à cette condition
, parce que dans une premiere vie il
a mangé fon bien en époufant une jeune
& aimable Comédienne.
Regardez , je vous prie , ce- Confeiller
qui veut apprendre à ce Marchand de chevaux
à connoître leurs défauts , parce qu'il
a lu ce matin le parfait maréchal .
Voulez - vous voir quatre jeunes gens
dégoûtés du monde ? jettez la vûe là- bas
fous ces arbres : Vous y voilà Le premier
eft un Poëte mécontent du public , qui refufe
abfolument de l'admirer. Le fecond
eft un Auteur qui revient de Paris fans
avoir pu trouver un Imprimeur affez complaifant
, pour fe charger de faire voir le
jour à une petite hiftoriette fort plate de
La compofition.
Le troifiéme eft le fils d'un avare , le
quatriéme un indolent à qui fes parens
veulent faire prendre une profeffion . Ils
projettent de fe retirer à la campagne , &
de donner un ouvrage périodique qui aura
pour titre , Loifir des quatre Philofophes
folitaires. L'Auteur doit fronder l'infolen-
Cv
38 MERCURE DE FRANCE.
ce & l'avarice des Imprimeurs. Le Poëte
veut écrire contre le mauvais goût du fiécle.
Le fils de l'avare fur l'abus du pouvoir
paternel , & l'indolent veut faire l'éloge
de la pareffe .
Voici tout proche d'eux la femme d'un
Médecin très - médifante. Ceux qui marchent
après font dans l'embarras de décider
lequel ils aimeroient mieux de tomber
entre les mains du mari ou de la femme
?
Cet homme habillé de drap de Siléfie
eft un étranger qui cherche en lui - même
les moyens de tromper un marchand de
cette ville afin d'avoir fa fille ; & voilà
plus loin ce marchand qui médite une banqueroute
, afin de pouvoir donner à fa fille
vingt mille écus qu'il a promis verbalement
à ceux qui lui ont parlé de cet étranger
comme d'un parti fort avantageux..
Etes -vous curieux de voir un Alchymifte
qui croit avoir bientôt trouvé la pierre
philofophale Regardez ce grand homme
fec & blême.
› Ce Cavalier qui falue ces deux Dames
en paffant , fait fort bien fa cour à cette
grande brune que voilà à côté de lui . Il
lui fait accroire qu'un Chymifte de fes
amis a trouvé un élixir qui blanchit merveilleufement
la peau.
AOUS T. 1755. 39
Dans la même compagnie eft le fils d'un
riche Commerçant qui vient d'acheter une
charge de Secrétaire du Roi . Il demandoit
hier avant que de louer une piece de vers ,
qu'on venoit de lire , fi l'Auteur étoit Gentilhomme.
Apprenez- moi , je vous prie , demanda
Oromafis , quel eft ce jeune homme que
cette Dame paroît regarder avec complai- ,
fance ? C'eft un Médecin , répondit la Silphide
, qui doit faire une fortune confidérable
dans cette profeffion, parce que dans
une premiere vie il a été Capitaine de Cavalerie
, & s'eſt ruiné à la guerre . A caufe
de quelques vers affez jolis qu'il a faits
dans fes momens de loifir , il a été reçu
dans la planette de Mercure . A l'affemblée
générale il s'eft plaint amerement de
l'injuftice du fort . J'ai défait ma patrie
d'un nombre infini d'ennemis , a - t- il dit
entr'autres chofes , & pour toute récompenfe
je n'ai trouvé à mon retour que la
plus trifte indigence. Le Salamandre qui
préfidoit , voulant rendre le contrafte parfait
, a ordonné qu'il naîtroit pour être
Médecin , & en même tems ,a commis un
Silphe pour travailler à lui faire une haute
réputation. Je ferois affez curieux de fçavoir
, dit alors Oromafis , quels moyens
il employera pour en venir à bout . Bon
Cvj
Go MERCURE DE FRANCE:
"
répondit la Silphide , rien de plus aifé , ce
jeune Médecin eft , comme vous le voyez ,
d'une figure aimable . Une Dame de confidération
qui ne fera gueres malade & qui
croira l'être beancoup, doit bientôt le faire
appeller , il la guérira ; l'obligation qu'elle
croira lui avoir l'intéreffera en fa faveur ,
la bonne mine du jeune Efculape donnera
de la vivacité au zéle de fa malade . De
retour à Paris où elle fait fon féjour ordinaire
, elle le vantera à toutes fes connoiffances
, on le fera venir , il fera goûté . Sa
fortune deviendra pour lors fon affaire ,
le Silphe doit l'abandonner à lui-même.
Ce Salamandre étoit plaifant , continua
la Silphide je ne finirois point fi je
vous rapportois tous les jugemens finguliers,
& fi l'on ofe parler ainň, épigrammatiques
qu'il a portés . Lucullus , ce voluptueux
Romain , ayant entendu vanter la
délicateffe & le raffinement de la cuifine
françoife ,demanda à revenir pour en juger
lui - même. Devinez où il l'envoya ?
fans doute , répondit Oromafis , dans le
corps pefant & matériel de quelque gros
Bénéficier , ou de quelque homme de la
vieille finance; point du tout , reprit- elle ,
mais dans le corps d'un Maître d'Hôtel.
Ménélas dans la même affemblée demanda
à revivre , il le lui permit à condition
AOUST. 1755: 61
qu'il deviendroit amoureux d'une fille
d'Opéra jufques à l'époufer pour le punir
de fa folie d'avoir couru après fa femme
à la tête de toute la Gréce. Hélene qui
avoit été par fa coqueterie la caufe de
tant de maux , fut condamnée à revenir
pour être la fixiéme fille d'un Gentilhomme
, campagnard , qui auroit des fils à
foutenir à la guerre.
Confiderez , continua fur le champ la
Silphide , fans laiffer au Philofophe le
tems de répondre : confiderez cette Demoifelle
, déja furannée , qui regarde les
paffans avec tant d'attention , elle paffe
les nuits à rêver , & le jour à deviner ce
que fes rêves fignifient . Pour fçavoir comment
elle paffera la journée , il faut lui
demander , quels fonges avez - vous fait
cette nuit ? ils décident de fon humeur.
Elle en a fair un , il y a environ huit
jours , qui fignifie , fuivant fon interprétation
, qu'elle fe mariera dans peu , mais
elle ne fçait point à qui , & c'est ce qui
l'embarraſſe.
Ces deux hommes que vous voyez enfemble
après cette rêveuſe , font bien mal
affortis. C'eft un Antiquaire & un Fleurifte
. Celui - ci s'eft emparé du premier
lui détailler les beautés miraculeufes
de fes tulipes & de fes renoncules . L'Anpour
62 MERCURE DE FRANCE.
tiquaire qui a la tête remplie de l'explica
tion d'une médaille du tems de Caracalla ,
pefte contre l'importun , & traite de fadaife
tout ce qu'il lui compte à la gloire
de fes fleurs .
Voici fur ce banc vis- à- vis de nous une
femme qui s'ennuie beaucoup. La converfation
eft pourtant affez animée , répondit
Oromafis , fi l'on en juge par les geftes
que ce petit homme fait en parlant . Il eft
vrai , répartit la Silphide ; mais cette Dame
n'y prend aucune part . C'eft une differtation
fur le plaifir, & felon elle il vaut
bien mieux le fentir que de perdre le tems
à le définir.
Cette jeune perfonne qui rit de fi bon
coeur , eft menacée de vivre & mourir fille.
Pourquoi cela , demanda le Philofophe ,
c'eft , répondit la Silphide , qu'elle ne veut
fe marier qu'à un homme fans fatuité .
Ce grand homme au milieu de ces deux
petits , eft un Avocat qui compte tous les
procès qu'il a fait gagner ; & voilà plus
loin , fon confrere qui compte tous ceux
qu'il a fait perdre.
Confiderez ce garçon habillé de brun ,
qui vient vers nous , c'eft un domeſtique.
Il ne fe doute nullement qu'il eft bon
Gentilhomme. Il a été changé en nourrice
, & paffe pour le fils d'un payfan . Cette
A O UST. 1755. 63
pénitence lui a été impofée , parce que
dans une premiere vie il fe croyoit le fils
d'un homme de confidération , & s'eft
rendu infupportable à tout le monde par
fa fierté , fon arrogance & fes hauteurs.
Il a été bien furpris quand après la mort
on lui a fait connoître qu'il n'étoit que
le fils du valet de chambre de fa mere.
Voilà deux jeunes gens fur le point de
s'époufer , qui ont des idées bien différentes.
Le jeune homme eft abfolu & intéreffé
, il ne fe marie que pour groffir fon
revenu , & compte exercer dans fon ménage
un pouvoir defpotique. La Demoifelle
eft fort haute , elle aime le plaifir &
la dépenfe , & ne fonge en fe mariant qu'à
fe fouftraire à l'autorité d'un pere & d'une
mere économes .
Celui qui vient d'arrêter ces Dames ,
eft un perfonnage fingulier , il fait des dépenfes
confidérables pour fe donner la réputation
de fin connoiffeur , & n'a réuffi
qu'à fe donner un ridicule. Il arrive hier
à une vente , on crioit un tableau à cinq
livres : qu'eft- ce qu'on vend là , s'écria - til
d'un ton de fupériorité infolente ? C'eſt
un tableau , je crois : mais voyons- le donc.
On le lui montre : allons , dit-il en hauffant
les épaules , & fans prefque le regarder
, à dix écus , à dix écus. Perfonne
64 MERCURE DE FRANCE.
comme bien vous penfez , ne s'eft avifé
de mettre fur fon enchere. Je gagne au
moins dix piftoles de ce qu'il n'y a point
ici de connoiffeur , a- t- il ajouté en le recevant.
Va-t- il à quelques ventes de livres ?
ne croyez pas qu'il s'amufe à regarder des
volumes bien reliés ; mais s'il voit quelque
bouquin à moitié mangé des rats ou
des vers , c'eft à celui - là qu'il court .
Je ne vous ai montré jufqu'ici que des
gens affez ridicules , continua la Silphide ,
mais je veux vous en faire voir de raifonnables
. Regardez à droite ces trois perfonnes
qui fe repofent ; le premier eft un Philofophe
très- aimable ; il eft avec fa femme
& un jeune Anglois qui eft fon ami particulier.
Un Silphe de ma connoiffance me
comptoit , il y a quelques jours , leur hiftoire
; elle eft affez intéreffante . Oromafis
ayant fait paroître quelque envie de l'entendre
, la Silphide qui ne demandoit pas
mieux que de lui en faire le récit , commença
par ces mots.
Nous la donnerons le mois prochain.
NOUVELLE.
UN
Philofophe N Philofophe cabaliſte étoit en commerce
depuis fort long- tems avec une
aimable Silphide qu'il avoit immortaliſée ,
& goûtoit dans cette fociété mille charmes
inconnus au refte des mortels. Une maifon
de campagne , à trois lieues de R ... ville
affez confidérable , étoit le lieu qu'il avoit
choifi pour fe retirer du monde. Cette maifon
fituée fur le penchant d'une coline ,
dominoit une vallée fertile , qui préſentoit
à la vûe la plus agréable variété.
Les appartemens étoient rians , & meublés
avec une fimplicité philofophique.
Une bibliothéque peu nombreufe , mais
curieufe , des caracteres de la cabale , des
eſtampes qui repréfentoient l'empire fouverain
que les Salamandres , les Silphes ,
les Ondins , les Gnomes exercent fur tous
les élémens , les tapiffoient agréablement.
Le jardin qui accompagnoit cette maiſon ,
étoit cultivé par un Gnome intelligent ;
auffi rien de tout ce qui pouvoit flater les
fens n'y manquoit.
Tel étoit le féjour que notre philofophe
avoit choisi pour méditer les plus fublimes
vérités. C'étoit là qu'il paffoit les plus
délicieux
A O UST. 1755i 49
délicieux inftans , tantôt en s'entretenant
avec fa charmante Silphide , tantôt en li-.
fant quelques ouvrages compofés par les
plus éclairés des Salamandres , quelquefois
en admirant la beauté de fes fleurs , en
favourant l'excellence de fes fruits , ou
bien en refpirant le frais dans des allées
fombres au bord d'une fource naiffante.
Tout s'offroit à fes defirs dans ces lieux
enchantés. Vouloit - il fe défaltérer ? un
ruiffeau de lait paroiffoit auffi -tôt . Mille
Gnomes toujours attentifs à lui plaire agitoient
les arbres , & formoient pour le
rafraîchir de gracieux zéphirs. Les uns
s'occupoient àparfumer l'air qu'il refpiroit
des plus délicieufes odeurs : ceux- ci prenoient
le foin d'affembler les oifeaux dans
le boccage qu'il honoroit de fa préfence
pour l'égayer par leur ramage ; & d'autres
enfin baifoient les branches chargées de
fruits pour lui donner la facilité de les
prendre.
Un jour qu'Oromafis , ( c'eft le nom que
notre philofophe avoit pris pour plaire à
fa belle Silphide. ) Un jour , dis-je , qu'il
l'attendoit pour lui communiquer quelques
remarques qu'il avoit faites en décompofant
un rayon de foleil , elle arriva
en riant un peu plus tard qu'à l'ordinaire.
Surpris de ce mouvement de gaieté , le
C
to MERCURE DE FRANCE.
philofophe ne put s'empêcher de lui ent
demander le fujet . J'arrive de Mercure ,
lui dit-elle , cette petite planette proche le
foleil , appellée autrement le féjour de
l'imagination ; j'en ai vû aujourd'hui de
fi ridicules que je ne puis m'empêcher d'en
rire encore : Ce que vous me dites là , eſt
une énigme que vous m'expliquerez quand
il vous plaira , répondit à l'inftant Oromafis
; je vais le faire tout-à- l'heure , reprit-
elle auffi tôt : écoutez. Le foleil eft ,
vous le fçavez , l'habitation ordinaire des
Salamandres , ce font eux qui entretiennent
ce feu continuel , fi néceffaire à la
confervation & à l'accroiffement de toutes
les créatures. Mercure en eft une dépendance
; c'eft dans cette planette qu'ils viennent
fe rafraîchir tour-à-tour , & c'eft là
que viennent fe peindre tous les defirs &
toutes les imaginations des hommes , ces
agréables fonges que l'on fait en veillant ,
ces projets , ces châteaux que l'on bâtit en
Efpagne. Quoi ! dit le philofophe , j'imagine
, par exemple , pour m'amufer , que
je fuis monarque , je donne audience à des
Ambaffadeurs , ou je fuis à la tête de mont
armée , tout cela fera repréfenté foudain
dans Mercure ? Oui , répondit la Silphide ,
votre perfonne telle que la voilà , c'eft- àdire
vivante , marchant , & parlant , ira
A O UST. 1755. St
fe peindre au milieu d'une cour brillante ,
ou bien à la tête d'une armée nombreuſe ,
enfin dans la même pofition que vous imaginerez.
Bien plus , fi vous faites en vousmême
un difcours à vos troupes pour les,
encourager , vous le reciterez dans Mercure
d'une voix intelligible . Si vous imaginez
enfuite être dans un magnifique jardin ,
l'armée s'évanouira , & un jardin prendra
la place. Ceffez - vous d'imaginer , tout
s'efface auffi - tôt , & la place qui vous eft
affignée dans Mercure ( car chacun y a la
fienne ) refte vuide , jufqu'à ce qu'il vous:
plaife de defirer , ou de faire des projets.
Ah ! voilà ce que je voulois fçavoir , dit
alors Oromafis ; fi les defirs fe peignent de
la même façon que lleess pprroojjeettss ou les imaginations
? Sans contrédit , répondit la
Silphide , avec la différence cependant
que vous n'y paroiffez point quand il n'y
a qu'un fimple defir. Par exemple , vous
defirez une maifon de campagne , elle paroît
à l'inftant : Si je l'avois , continuezvous
, j'irois dès le matin m'y promener
avec un livre à la main ; vous paroiffez
vous-même en lifant dans les allées du
jardin qui accompagne cette maifon . Mercure
, tel que vous me le dépeignez , doit
être un féjour fort amufant , reprit Oromafis
; mais fi toutes les imaginations y "
Cij
5 MERCURE DE FRANCE.
font
reçues , il doit y en avoir
de bien
impertinentes
, ajouta
- t-il. Celles
qui choquent
l'honnêteté
n'y font point
admifes
,
répondit
la Silphide
. Tout
eft pur dans un
féjour
que fréquentent
les Salamandres
;
mais il me reste encore
une chose à vous
apprendre
, continua
- t- elle , Mercure
n'eſt
pas feulement
fait pour
recevoir
les diverfes
imaginations
des hommes
, il a encore
une autre
deftination
. Ce pays charmant
eft le paradis
, ou les Champs
élifées
des Poëtes
, des Muficiens
, des Peintres
, des Philofophes
à fyftêmes
, des faifeurs
d'hiftoriettes
& de romans
, des conquerans
, & enfin
des Alchymiftes
. C'eſtlà
que viennent
fe rendre
leurs
ames
après
leur mort . Ce féjour
eft d'autant
plus fateur
pour
elles
qu'il n'eft pas impoffible
d'en fortir
quand
on s'y ennuie
.
Il fe tient
tous les dix ans une affemblée
générale
de Silphes
& de Salamandres
;
toutes
les ames qui regretent
la vie , peuvent
demander
à revenir
dans ce monde
que vous habitez
. Pour
y parvenir
, elles
font
obligées
d'expofer
fidelement
quelles
ont été leurs
inclinations
, leur caractere
, leurs
occupations
, & on leur permet
de revivre
à de certaines
conditions
qu'elles
peuvent
rejetter
ou accepter
. Rien
n'eft
plus curieux
que cette affemblée
, ajouta-
"
AOUS T. 1755 33
*
r-elle , c'eſt un ſpectacle que je veux vous
donner. Très- volontiers , répondit Oromafis
, je fuis toujours prêt à vous fuivre :
mais fe tiendra- t- elle bientôt ? Dans quatre
mois treize jours dix- huit heures cinquante-
fix minutes quarante- quatre fecondes ,
répondit- elle ; mais en attendant cet amufement
je puis vous en procurer d'autres ,
ajouta- t-elle d'un air complaifant. Je viens
de paffer par R ... la beauté de la faiſon
& la fraîcheur du foir a fait fortir tout le
monde pour goûter le plaifir de la promenade
; j'en ai remarqué une fort brillante
fi vous y confentez , nous nous y tranfporterons
tout-à-l'heure. Je vous ferai remarquer
les perfonnages les plus finguliers ,
je vous inftruirai du fujet de leur converfation
, je vous apprendrai même ce qu'ils
penfent , & quel elt leur caractere .
A peine Oromafis eut - il accepté cette
agréable propofition , qu'ils fe trouverent
fur une des plus belles promenades de R ...
On étoit pour lors à la fin du mois de Mai,
il faifoit un temps calme & frais , capable
d'adoucir les efprits les plus faronches
, & de les porter à la gaieté. Le folcil
prêt à quitter l'horifon , s'étoit difcrétement
enveloppé d'un nuage , qu'il fe plaifoit
à varier des plus éclatantes couleurs.
L'or , l'argent , le pourpre , l'azur , l'incar-
Ciij
54 MERCURE DE FRANCE.
nat , l'amaranthe , étoient prodigués : mais
le fpectacle qu'offroit la promenade , n'étoit
pas moins raviffant. Les étoffes les plus
brillantes recevoient un nouveau luftre
des beautés qui avoient voulu s'en parer ;
enfin il fembloit que le ciel & la terre fe
fuffent fait un défi, & les fpectateurs charmés
n'ofoient décider lequel des deux
l'emportoit.
Arrêtons- nous ici , dit la Silphide , vous
fçavez que je fuis invifible pour tout autre
que pour vous. Commençons nos obfervations
par cet homme cet homme que voilà feul ; c'eft
un fçavant , un efprit profond qui n'eſt
que pour quelques jours dans cette ville où
il a pris naiffance . Ses parens lui avoient
laiffè un bien fuffifant pour mener une
vie tranquille ; mais le démon de la gloire
qui s'eft emparé de lui , l'a conduit à Paris
, l'a livré entre les mains d'un Libraire,
qui lui a fait changer la moitié de fon bien
en une nombreufe bibliothéque. Il a paffé
fix ans à étudier pour fe mettre en état de
faire un livre qui lui a couté en frais d'impreffion
, qu'il n'a pas retirés , la moitié de
ce qui lui reftoit. Il travaille actuellement
à un autre ouvrage qui va le conduire à
l'hôpital. Je ne puis m'empêcher de le
plaindre , dit Oromafis , fa manie eft celle
d'une infinité d'honnêtes gens, Il eſt d'au
A OUST. 1755 55
tant plus malheureux , interrompit la Silphide
, que fes ouvrages font très - bons
dans le fond ; il ne pêche que par le ftyle.
Pour vouloir être concis il eft obfcur ;
voilà fon feul défaut . Ses amis l'en avertiffeut
en vain , il ne lui eft pas poffible de
s'en corriger. En voulez - vous fçavoir la
raifon ? c'eſt que dans une premiere vie il
a habité le corps d'un Avocat qui s'eſt
enrichi à force d'être diffus .
Le jeune homme qui vient de l'aborder ,
eft dans la joie la plus vive ; il fort de fon
cabinet , où il vient de finir par cinq ou
fix épigrammes la feconde fcene du quatriéme
acte d'une tragédie qu'il a entreprife
uniquement pour le produit ; car il
ne fe croit pas encore affez habile pour
amaffer des lauriers : mais il a befoin d'argent
pour aller à Paris apprendre le bon
ton dans les caffés , & devenir homme de
belles Lettres dans toutes les régles . Il s'informe
à ce fçavant comment un jeune auteur
qui veut faire jouer une piece de fa
façon doit s'y prendre avec les Comédiens .
Voyez - vous plus loin ces trois politiques
, occupés fort férieufement à réformer
l'état. L'ún eft un marchand que le
jeu & le luxe de fa femme va bientôt réduite
à la néceffité de faire banqueroute.
L'autre eft un Magiftrat qui vient de ven-
Cij
56 MERCURE DE FRANCE.
dre une fort belle terre pour faire bâtir
une maiſon de campagne : Le troifiéme eſt
pere d'un libertin qui mange d'avance
fa fucceffion .
le
Cet homme brodé qui marche après
eft un riche financier , & l'Eccléfiaftique
avec qui il eft en converſation , eft le Curé
'd'une Paroiffe dont il eft Seigneur. Ce
premier médite depuis dix ans de fe retirer
à la campagne pour penfer à fon falut .
Il y en a plus. de quinze que le Curé fe
promet de jour en jour de fe retirer à la
ville pour fe repofer. Le Seigneur vante
à fon Curé les agrémens de la vie champêtre
, & le Curé exagere les charmes de la
ville.
Voici un peu plus loin deux hommes
bien embarraffés , & qui ne difent pas ce
qu'ils penfent. Le premier de notre côté
eft un jeune homme qui a fait certaines
dépenfes qu'il ne trouve pas à propos que
fa femme fçache ; il voudroit bien trouver
mille écus à emprunter . L'autre eft un vieil
avaricieux qui voudroit placer la même
fomme à l'infçu de fes parens , à qui il
fait entendre qu'il eft dans l'indigence .
Celui- ci a peur de mal placer fon argent ,
& l'autre de n'en pas trouver.
Quel eft celui qui les fuit interrompit
Oromafis , c'eft encore un jeune mari , re
A OUS T. 1755. $7
partit la Silphide. Sa deftinée eft finguliere.
Il vient d'époufer une vieille dévote
qui lui a fait ſa fortune. Les uns l'ont loué
d'avoir pris ce parti , d'autres l'ont blâmé :
mais ces derniers ne fçavent pas qu'il n'eſt
revenu dans ce monde qu'à cette condition
, parce que dans une premiere vie il
a mangé fon bien en époufant une jeune
& aimable Comédienne.
Regardez , je vous prie , ce- Confeiller
qui veut apprendre à ce Marchand de chevaux
à connoître leurs défauts , parce qu'il
a lu ce matin le parfait maréchal .
Voulez - vous voir quatre jeunes gens
dégoûtés du monde ? jettez la vûe là- bas
fous ces arbres : Vous y voilà Le premier
eft un Poëte mécontent du public , qui refufe
abfolument de l'admirer. Le fecond
eft un Auteur qui revient de Paris fans
avoir pu trouver un Imprimeur affez complaifant
, pour fe charger de faire voir le
jour à une petite hiftoriette fort plate de
La compofition.
Le troifiéme eft le fils d'un avare , le
quatriéme un indolent à qui fes parens
veulent faire prendre une profeffion . Ils
projettent de fe retirer à la campagne , &
de donner un ouvrage périodique qui aura
pour titre , Loifir des quatre Philofophes
folitaires. L'Auteur doit fronder l'infolen-
Cv
38 MERCURE DE FRANCE.
ce & l'avarice des Imprimeurs. Le Poëte
veut écrire contre le mauvais goût du fiécle.
Le fils de l'avare fur l'abus du pouvoir
paternel , & l'indolent veut faire l'éloge
de la pareffe .
Voici tout proche d'eux la femme d'un
Médecin très - médifante. Ceux qui marchent
après font dans l'embarras de décider
lequel ils aimeroient mieux de tomber
entre les mains du mari ou de la femme
?
Cet homme habillé de drap de Siléfie
eft un étranger qui cherche en lui - même
les moyens de tromper un marchand de
cette ville afin d'avoir fa fille ; & voilà
plus loin ce marchand qui médite une banqueroute
, afin de pouvoir donner à fa fille
vingt mille écus qu'il a promis verbalement
à ceux qui lui ont parlé de cet étranger
comme d'un parti fort avantageux..
Etes -vous curieux de voir un Alchymifte
qui croit avoir bientôt trouvé la pierre
philofophale Regardez ce grand homme
fec & blême.
› Ce Cavalier qui falue ces deux Dames
en paffant , fait fort bien fa cour à cette
grande brune que voilà à côté de lui . Il
lui fait accroire qu'un Chymifte de fes
amis a trouvé un élixir qui blanchit merveilleufement
la peau.
AOUS T. 1755. 39
Dans la même compagnie eft le fils d'un
riche Commerçant qui vient d'acheter une
charge de Secrétaire du Roi . Il demandoit
hier avant que de louer une piece de vers ,
qu'on venoit de lire , fi l'Auteur étoit Gentilhomme.
Apprenez- moi , je vous prie , demanda
Oromafis , quel eft ce jeune homme que
cette Dame paroît regarder avec complai- ,
fance ? C'eft un Médecin , répondit la Silphide
, qui doit faire une fortune confidérable
dans cette profeffion, parce que dans
une premiere vie il a été Capitaine de Cavalerie
, & s'eſt ruiné à la guerre . A caufe
de quelques vers affez jolis qu'il a faits
dans fes momens de loifir , il a été reçu
dans la planette de Mercure . A l'affemblée
générale il s'eft plaint amerement de
l'injuftice du fort . J'ai défait ma patrie
d'un nombre infini d'ennemis , a - t- il dit
entr'autres chofes , & pour toute récompenfe
je n'ai trouvé à mon retour que la
plus trifte indigence. Le Salamandre qui
préfidoit , voulant rendre le contrafte parfait
, a ordonné qu'il naîtroit pour être
Médecin , & en même tems ,a commis un
Silphe pour travailler à lui faire une haute
réputation. Je ferois affez curieux de fçavoir
, dit alors Oromafis , quels moyens
il employera pour en venir à bout . Bon
Cvj
Go MERCURE DE FRANCE:
"
répondit la Silphide , rien de plus aifé , ce
jeune Médecin eft , comme vous le voyez ,
d'une figure aimable . Une Dame de confidération
qui ne fera gueres malade & qui
croira l'être beancoup, doit bientôt le faire
appeller , il la guérira ; l'obligation qu'elle
croira lui avoir l'intéreffera en fa faveur ,
la bonne mine du jeune Efculape donnera
de la vivacité au zéle de fa malade . De
retour à Paris où elle fait fon féjour ordinaire
, elle le vantera à toutes fes connoiffances
, on le fera venir , il fera goûté . Sa
fortune deviendra pour lors fon affaire ,
le Silphe doit l'abandonner à lui-même.
Ce Salamandre étoit plaifant , continua
la Silphide je ne finirois point fi je
vous rapportois tous les jugemens finguliers,
& fi l'on ofe parler ainň, épigrammatiques
qu'il a portés . Lucullus , ce voluptueux
Romain , ayant entendu vanter la
délicateffe & le raffinement de la cuifine
françoife ,demanda à revenir pour en juger
lui - même. Devinez où il l'envoya ?
fans doute , répondit Oromafis , dans le
corps pefant & matériel de quelque gros
Bénéficier , ou de quelque homme de la
vieille finance; point du tout , reprit- elle ,
mais dans le corps d'un Maître d'Hôtel.
Ménélas dans la même affemblée demanda
à revivre , il le lui permit à condition
AOUST. 1755: 61
qu'il deviendroit amoureux d'une fille
d'Opéra jufques à l'époufer pour le punir
de fa folie d'avoir couru après fa femme
à la tête de toute la Gréce. Hélene qui
avoit été par fa coqueterie la caufe de
tant de maux , fut condamnée à revenir
pour être la fixiéme fille d'un Gentilhomme
, campagnard , qui auroit des fils à
foutenir à la guerre.
Confiderez , continua fur le champ la
Silphide , fans laiffer au Philofophe le
tems de répondre : confiderez cette Demoifelle
, déja furannée , qui regarde les
paffans avec tant d'attention , elle paffe
les nuits à rêver , & le jour à deviner ce
que fes rêves fignifient . Pour fçavoir comment
elle paffera la journée , il faut lui
demander , quels fonges avez - vous fait
cette nuit ? ils décident de fon humeur.
Elle en a fair un , il y a environ huit
jours , qui fignifie , fuivant fon interprétation
, qu'elle fe mariera dans peu , mais
elle ne fçait point à qui , & c'est ce qui
l'embarraſſe.
Ces deux hommes que vous voyez enfemble
après cette rêveuſe , font bien mal
affortis. C'eft un Antiquaire & un Fleurifte
. Celui - ci s'eft emparé du premier
lui détailler les beautés miraculeufes
de fes tulipes & de fes renoncules . L'Anpour
62 MERCURE DE FRANCE.
tiquaire qui a la tête remplie de l'explica
tion d'une médaille du tems de Caracalla ,
pefte contre l'importun , & traite de fadaife
tout ce qu'il lui compte à la gloire
de fes fleurs .
Voici fur ce banc vis- à- vis de nous une
femme qui s'ennuie beaucoup. La converfation
eft pourtant affez animée , répondit
Oromafis , fi l'on en juge par les geftes
que ce petit homme fait en parlant . Il eft
vrai , répartit la Silphide ; mais cette Dame
n'y prend aucune part . C'eft une differtation
fur le plaifir, & felon elle il vaut
bien mieux le fentir que de perdre le tems
à le définir.
Cette jeune perfonne qui rit de fi bon
coeur , eft menacée de vivre & mourir fille.
Pourquoi cela , demanda le Philofophe ,
c'eft , répondit la Silphide , qu'elle ne veut
fe marier qu'à un homme fans fatuité .
Ce grand homme au milieu de ces deux
petits , eft un Avocat qui compte tous les
procès qu'il a fait gagner ; & voilà plus
loin , fon confrere qui compte tous ceux
qu'il a fait perdre.
Confiderez ce garçon habillé de brun ,
qui vient vers nous , c'eft un domeſtique.
Il ne fe doute nullement qu'il eft bon
Gentilhomme. Il a été changé en nourrice
, & paffe pour le fils d'un payfan . Cette
A O UST. 1755. 63
pénitence lui a été impofée , parce que
dans une premiere vie il fe croyoit le fils
d'un homme de confidération , & s'eft
rendu infupportable à tout le monde par
fa fierté , fon arrogance & fes hauteurs.
Il a été bien furpris quand après la mort
on lui a fait connoître qu'il n'étoit que
le fils du valet de chambre de fa mere.
Voilà deux jeunes gens fur le point de
s'époufer , qui ont des idées bien différentes.
Le jeune homme eft abfolu & intéreffé
, il ne fe marie que pour groffir fon
revenu , & compte exercer dans fon ménage
un pouvoir defpotique. La Demoifelle
eft fort haute , elle aime le plaifir &
la dépenfe , & ne fonge en fe mariant qu'à
fe fouftraire à l'autorité d'un pere & d'une
mere économes .
Celui qui vient d'arrêter ces Dames ,
eft un perfonnage fingulier , il fait des dépenfes
confidérables pour fe donner la réputation
de fin connoiffeur , & n'a réuffi
qu'à fe donner un ridicule. Il arrive hier
à une vente , on crioit un tableau à cinq
livres : qu'eft- ce qu'on vend là , s'écria - til
d'un ton de fupériorité infolente ? C'eſt
un tableau , je crois : mais voyons- le donc.
On le lui montre : allons , dit-il en hauffant
les épaules , & fans prefque le regarder
, à dix écus , à dix écus. Perfonne
64 MERCURE DE FRANCE.
comme bien vous penfez , ne s'eft avifé
de mettre fur fon enchere. Je gagne au
moins dix piftoles de ce qu'il n'y a point
ici de connoiffeur , a- t- il ajouté en le recevant.
Va-t- il à quelques ventes de livres ?
ne croyez pas qu'il s'amufe à regarder des
volumes bien reliés ; mais s'il voit quelque
bouquin à moitié mangé des rats ou
des vers , c'eft à celui - là qu'il court .
Je ne vous ai montré jufqu'ici que des
gens affez ridicules , continua la Silphide ,
mais je veux vous en faire voir de raifonnables
. Regardez à droite ces trois perfonnes
qui fe repofent ; le premier eft un Philofophe
très- aimable ; il eft avec fa femme
& un jeune Anglois qui eft fon ami particulier.
Un Silphe de ma connoiffance me
comptoit , il y a quelques jours , leur hiftoire
; elle eft affez intéreffante . Oromafis
ayant fait paroître quelque envie de l'entendre
, la Silphide qui ne demandoit pas
mieux que de lui en faire le récit , commença
par ces mots.
Nous la donnerons le mois prochain.
Fermer
Résumé : La Promenade de province. NOUVELLE.
La nouvelle 'La Promenade de province' relate l'histoire d'un philosophe et cabaliste vivant en retrait dans une maison de campagne, accompagnée d'une aimable Silphide. Cette demeure, située sur une colline, offre une vue agréable sur une vallée fertile et est meublée simplement mais avec goût, incluant une bibliothèque et des estampes représentant les éléments et leurs esprits. Le jardin, cultivé par un Gnome, est propice à la méditation et aux plaisirs sensoriels. Un jour, la Silphide arrive en retard après une visite sur Mercure, la planète des imaginations humaines. Elle explique que Mercure est le lieu où les désirs et les projets des hommes se matérialisent. Les imaginations y prennent forme, et chaque individu y a un espace dédié. Mercure est décrit comme le paradis des artistes, des philosophes et des alchimistes, où les âmes peuvent revenir sur terre après la mort sous certaines conditions. La Silphide propose au philosophe de se promener dans une promenade publique de la ville voisine, R..., où ils observent divers personnages. Parmi eux, un savant ruiné par ses ambitions littéraires, un jeune dramaturge espérant réussir à Paris, des politiques discutant de réformes, un financier et un curé discutant de leurs vies respectives, et plusieurs autres individus avec des histoires variées et des dilemmes personnels. La Silphide révèle les motivations et les secrets de chacun, offrant ainsi une vue détaillée et critique de la société de l'époque. Parmi les scènes et personnages observés, un homme cherche à tromper un marchand pour obtenir sa fille, tandis que le marchand médite une banqueroute pour lui donner une dot. Un alchimiste croit avoir trouvé la pierre philosophale. Un cavalier fait la cour à une dame en lui promettant un élixir pour blanchir la peau. Dans la même compagnie, le fils d'un riche commerçant, nouvellement secrétaire du roi, demande si l'auteur de vers lus est gentilhomme. La Silphide raconte également l'histoire d'un jeune médecin destiné à une grande fortune. Dans une vie antérieure, il était capitaine de cavalerie et s'est ruiné à la guerre. Pour le récompenser de ses services, il est devenu médecin et bénéficiera de la protection d'un Silphe pour acquérir une haute réputation. Le texte mentionne aussi Lucullus, revenu pour juger la cuisine française en tant que maître d'hôtel, et Ménélas, condamné à aimer une fille d'opéra. Une demoiselle surannée interprète ses rêves pour deviner son avenir marital. Un antiquaire et un fleuriste discutent sans s'entendre, tandis qu'une femme s'ennuie lors d'une discussion sur le plaisir. Une jeune fille risque de rester célibataire car elle refuse de se marier avec un homme fat. Deux avocats se vantent de leurs succès respectifs en justice. Un domestique, se croyant gentilhomme, est puni en étant transformé en nourrice. Un couple sur le point de se marier a des attentes contradictoires : l'homme veut augmenter son revenu et exercer un pouvoir despotique, tandis que la femme souhaite se libérer de l'autorité de ses parents. Enfin, un personnage gaspille de l'argent pour se faire passer pour un connaisseur, mais ne fait que se ridiculiser. La Silphide promet de raconter l'histoire d'un philosophe, de sa femme et d'un jeune Anglais le mois suivant.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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7
p. 19-42
LES QUIPROQUO, OU Tous furent contens. NOUVELLE.
Début :
A PEINE Damon fut épris de Lucile, que déja il lui avoit dit cent fois : je vous [...]
Mots clefs :
Marquise , France, Amour, Doute, Rival, Silence, Embarras, Quiproquo
Afficher :
texteReconnaissance textuelle : LES QUIPROQUO, OU Tous furent contens. NOUVELLE.
LES QUIPRO QUO ,
O U
Tous furent contens.
NOUVELLE.
PEINE Damon fut épris de Lucile ,
que déja il lui avoit dit cent fois : je vous
aime. Six mois après que Lucile aimoit
Damon , elle ne le lui difoit pas encore .
D'où provenoit une conduite fi oppofée
? D'une oppofition de caractère en20
MERCURE DE FRANCE.
,
core plus grande. Damon étoit vif , impétueux
, impatient , plutôt tourmenté
qu'occupé de ce qu'il projettoit . Lucile
étoit douce , modérée , timide , affervie
à certains confeils qui la dirigeoient
impérieuſement. Elle étoit née tendre
mais elle fçavoit ne paroître que fenfible
; elle fçavoit même encore mitiger
ces apparences de fenfibilité. Tant de
retenue mettoit Damon hors de lui - même.
Non difoit-il , jamais on ne porta
l'indifférence auffi loin ; c'eft un marbre
que rien ne peut échauffer! Oublions Lucile
, & formons quelque intrigue beaucoup
plus fatisfaifante qu'un amour métaphyfique
& fuivi . Il étoit fortifié dans
ces idées par Dorval , jeune homme àpeu-
près de même âge , mais infiniment
plus expérimenté que lui . Dorval étoit
devenu petit-maître par fyftême autant
que par goût. Il en préféroit le ton à
tout autre , parce qu'il le croyoit le plus
propre à tout faire paffer. Il aimoit à
donner un air d'importance à des bagatelles
, & un air de bagatelle aux chofes
les plus importantes. Il s'occupoit auffi
volontiers des unes que des autres ; &
étoit capable , tout à la fois , d'actions
fublimes , de procédés bifarres & de
menües tracafferies. Il confervoit une
JANVIER . 1763 .
21
humeur toujours égale , parce qu'il ignoroit
les paffions vives ; & , ce qui n'eſt
pas moins rare , il excufoit le contraire
dans autrui. Damon étoit plus réfléchi
en apparence , & , peut-être , au fonds
moins folide . Son férieux étoit plus triſte
que philofophique. Une feule paffion
fuffifoit pour abforber toutes fes idées ;
& fes idées n'étoient fouvent que frivoles
. En un mot , il reftoit peu de chemin
à faire au Philofophe pour devenir
Petit - maître , & au Petit- maître pour
devenir Philofophe.
C'étoit auffi ce dernier qui dirigeoit
l'autre. Quoi ! Lui difoit ce prétendu
Mentor , tu te laiffes gouverner par un
enfant ? pour moi je gouverne jufqu'aux
Douairières les moins dociles & les plus
rufées . Le temps n'eft plus où l'on vieilliffoit
à ébaucher une intrigue. Les rives
de la Seine différent en tous points de
celles du Lignon , Crois - moi , voltige
quelque temps & me laiffe le foin de
former l'innocente Lucile. Mais Damon
ne vouloit point d'un pareil précepteur
auprès de fa Maîtreffe . Il aimoit , &
par cette raiſon , étoit un peujaloux . Il
avoit d'ailleurs affez bonne opinion
de lui-même , pour efpérer de vaincre
enfin la timidité de Lucile ; car il avoit
,
22 MERCURE
DE FRANCE
.
peine à fe perfuader qu'elle pût être indifférente.
<
Mais cette timidité vaincue , Damon
eût encore trouvé d'autres obftacles .
Lucile vivoit à une petite diftance de
Paris , fous la tutelle d'une tante qui , à
quarante ans, confervoit toutes les prétentions
qu'elle eut à vingt , & vouloit
que fa niéce n'en eût aucune à feize .
Tout homme eft trompeur , lui difoitelle
, ou ne peut manquer de le devenir.
Croyez-en mon expérience , & fuyczen
la trifte épreuve . Ce difcours , ou
quelque autre équivalent à celui – là ,
étoit fi fouvent répété, qu'il impatientoit
Lucile , toute modérée que la Nature l'eût
fait naître. Cependant il faifoit une vive
impreflion fur fon âme. Il faut bien en
croire ma tante , difoit- elle triftement !
elle eft plus inftruite que moi fur ces
fortes de matières . Elle a fans doute
été bien des fois trompée , ( ce qui étoit
vrai ) mais , fans doute , ajoutoit Lucile,
qu'elle ne le fera plus. Or , en cela
Lucile fe trompoit elle-même.
Cinthie ( c'est le nom qu'il faut donner
ic à cette tante ) avoit des vues fecrettes
fur Damon ; je dis fecrettes , par
la raifon qu'elle ne vouloit point que -
Dorval en prit ombrage. Elle croyoit
JANVIER. 1763. 23
tenir ce dernier dans fes liens , parce
qu'il avoit la complaifance de le lui laiffer
croire . Mais elle le trouvoit un peu
trop diffipé : elle fe fut mieux accommodé
du férieux apparent de Damon.
C'eſt-là ce qui la portoit à envier cette
conquête à fa niéce. Auffi leur laiffoitelle
rarement l'occafion de s'entretenir
feuls. Elle étoit préfente à prèfque toutes
leurs entrevues ; ce qui mettoit l'impatient
Damon hors de lui -même . A peine
répondoit- il aux queftions qu'elle fe
plaifoit à lui faire. Il ne parloit que pour
Lucile & ne regardoit qu'elle mais
Lucile, les yeux baiffés , n'ofoit pas même
regarder Damon . Elle écoutoit , fe taifoit
, trouvoit Damon fort aimable &
fa tante fort ennuyeufe .
Les pauvres enfans ! Difoit un jour
Dorval , en lui - même ils ont mille
chofes à fe dire , & ne peuvent fe parler.
Peut-être n'en diront -ils pas davantage ;
mais n'importe , il faut , du moins , les
mettre à portée de foupirer à leur aife.
Il y réuffit . Ayant imaginé un prétexte
qui oblige Cinthie à s'éloigner , il laiffe
lui-même les deux amans tête- à - tête.
Lucile étoit contente , mais interdite.
Pour Damon il ne perdoit pas fi facilement
la parole. Il vouloit déterminer
24 MERCURE DE FRANCE .
Lucile à s'expliquer nettement ; & de fon
côté , elle fe propofoit bien de n'en
rień faire . Elle parut même vouloir s'éloigner
aux premiers mots que Damon
lui adreffa. Il la retint & ne fit qu'accroître
fon trouble . Serez - vous donc
toujours infenfible , ou diffimulée ? lui
difoit-il. Quoi ! pas un mot qui puiffe
me fatisfaire , ou me raffurer ? Vous
raffurer ! reprit naïvement Lucile . Eh
mais ! ...croyez vous que je fois bien raffureé
moi-même ? ... Dites moi le fujet de
vos craintes ? ... Je l'ignore : mais quel
peut être celui des vôtres ? ... Je crains
que vous ne m'aimiez pas. Lucile rougit
& ne répondit rien . Parlons fans feinte ,
ajoutoit Damon , & fouffrez que je
m'explique fans détour : je vous aime
charmante Lucile .... Oh ! reprenoitelle
, je ne veux pas que vous me le difiez
! ... Mais , ingrate ! vous ne m'aimez
donc pas ? ... Je ne fuis pas ingrate ....
Vous m'aimez donc ? je n'ai point dit
cela . Ciel ! ... s'écria l'emporté Damon
je le vois trop , ma préfence vous eft
à charge , il faut vous en délivrer : il
faut renoncer à vous pour jamais. A
ces mots Lucile changea de couleur ,
baiffa la vue , & refta interdite . Son
filence étoit très - éloquent. Tout autre
que
JANVIER. 1763. 25
que Damon fut tombé à fes genoux ;
mais il vouloir quelque chofe de plus
qu'un aveu tacite ; il vouloit que la
timide , la douce , la tendre Lucile
s'expliquât fans réſerve , & mît dans
fes difcours autant d'impétuofiité que
lui - même . Heureufement Cinthie vint
la tirer d'embarras. Ce fut peut- être là
l'unique fois que fon arrivée caufa
quelque joie à fa niéce . Pour Damon ,
il ne put diffimuler la mauvaiſe humeur
qui le dominoit : ce qui donna beaucoup
de fatisfaction à Cinthie.
En vérité , difoit Lucile en elle- même
, Damon fe comporte finguliérement.
Que veut- il de plus ? N'en ai-je
pas déja trop dit ? Ne peut-il rien deviner
? Ah ! fans doute , il veut m'entendre
lui dire que je l'aime pour ne plus
l'écouter par la fuite. Hé bien ! il l'apprendra
fi tard que du moins il le defirera
longtemps. Ma tante me l'a dit cent
fois , les hommes n'aiment qu'eux , &
ne veulent être aimés que pour eux,que
pour fatisfaire leur amour-propre . En
vérité , ma tante a bien raifon !
Dorval s'étoit bien apperçu que le
tête-à-tête qu'il avoit procuré au jeune
couple avoit été perdu à difputer. C'est
toujours un pas vers la conclufion
, di-
I. Vol.
B
26 MERCURE DE FRANCE .
fait- il ; une rixe , en amour , vaut mieux
que le filence. Mais Damon ne calculoit
pas ainfi . Obligé de fe contraindre en
préfence de Cinthie , il ne put longtems
foutenir cette épreuve. Il part fous un
faux prétexte & fe retire chez lui . Là ,
il fe livre aux réfléxions les plus emportées.
Un obftacle étoit pour lui un fupplice
: Il lui êtoit le repos , F'appétit &
la raifon . Celui-ci lui ôta jufqu'à la
fanté. Il n'auroit pas été affez patient
pour fuppofer trois jours des maladies ;
il fut réellement faifi d'une fiévre
qui le retint beaucoup plus longtems
chez lui. Dorval le trouva dans cette fituation
& fut très - furpris d'en apprendre
la caufe. N'eft- ce que cela ? lui ditil
, d'un ton ironique ; j'entreprends cette
cure. J'irai parler à ton inhumaine , je
lui peindrai ton amoureux défefpoir.
Ce n'eft plus de nos jours l'ufage d'être
inéxorable. Je fuis für que Lucile fera
des veux pour ta fanté & ta perfévérance
.
Damon fut plutôt piqué que confolé
par ce Difcours. Je ne veux point de
toi pour médiateur , difoit-il à Dorval;
de pareils agens ne travaillent guère que
pour eux-mêmes. Continue à voltiger
& laiffe-moi aimer à ma mode ; furtout
JANVIER . 1763. 27
point de concurrence. Oh ! ne crains
rien , reprit Dorval. Lucile eft fort aimable
; mais je n'aime que quand &
autant que je veux. Je te promets de ne
devenir ton rival qu'au cas que tu ayes
befoin d'un vengeur. Damon voulut répondre
; mais Dorval avoit déja diſparu.
L'abfence de Damon étonnoit beaucoup
Cinthie , & affligeoit encore plus
fa niéce. Lucile regardoit cette abſence
comme une preuve de légéreté ; elle
s'applaudiffoit triftement de n'avoir
point laiffé échapper l'aveu que Damon
avoit voulu lui arracher. Que feroit- ce ,
difoit-elle , s'il étoit certain de fon triomphe
, puifque n'en étant fûr qu'à demi
il vole déja à de nouvelles conquêtes ?
En vérité, ma tante a bien raifon ! L'inf
tant d'après furvient Dorval , qui lui apprend
que Damon eft affez enfant pour
être malade , qu'il féche , qu'il languit ,
confumé par l'amour & la fiévre. Ce
récit allarme & touche vivement la tendre
Lucile. Elle paroît un inftant douter
du fait ; mais ce n'eft que pour mieux
s'en affurer, & Dorval le lui affirme de
manière à l'en convaincre. Il n'eft pourtant
pas vrai , difoit Lucile en elle- même
, que Damon foit inconftant & qu'il
n'aime que lui ; on n'eſt point touché de
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
la forte de ce qu'on ne defire que par
vanité. Mais ces réfléxions ne fervoient
qu'à rendre fa perplexité plus grande .
Elle n'entrevoyoit d'ailleurs aucun
moyen de raffurer Damon. Elle continuoit
à garder le filence. Dorval que
rien n'embarraffoit , & qui prenoit toujours
le ton le plus propre à fauver aux
autres tout embarras , éxhorte Lucile à
réparer le mal qu'elle a fait. Quel, mal ?
Lui demanda-t-elle..... Celui d'avoirconduit
le fidéle Damon au bord de la
tombe....Qui ? Moi ! ... Vous-même .
C'est un homicide dont vous voilà chargée.
Croyez -moi , écrivez à ce pauvre
moribond , ordonnez -lui de vivre. Il eſt
trop votre esclave pour ofer vous défobéir
! ... Oh ! pour moi , je n'écrirai
point... Il le faut .... Mais , Monfieur
fongez - vous bien à la démarche que
vous faites ? ... N'en doutez-pas . C'eft
un trait d'Héroïsme qui doit fervir d'éxemple
à la postérité. Je voudrois pouvoir
y tranfmettre vos charmes , elle jugeroit
encore mieux de la grandeur du
facrifice . Au furplus , je ne prétends pas
faire de tels prodiges en vain . Ou déterminez
-vous à aimer , à confoler Da
mon , ou fouffrez que je vous aime,
L'alternative parut des plus fingulie
JANVIER. 1763. 29
pas
res à Lucile. Cependant elle n'héfitoit
fur le choix : elle ne balançoir que
fur la démarche où Dorval prétendoit
l'engager. Ce feroit , difoit Lucile en
fon âme , ce feroit bien mal profiter
des avis de ma tante . Quoi ! Ecrire
tandis qu'elle me défend de parler ?
Mais , après tout , fi le doute où je laiffe
Damon eft la feule caufe de fa maladie
; fi un mot peut le guérir ? Si faute
de ce mot fon mal augmente ? Que
n'aurois- je pas à me reprocher ? Que ne
me reprocherois je pas ? ... En vérité ,
ma tante pourroit bien avoir tort .
Dorval devinoit une partie de ce qui
fe paffoit dans l'âme de Lucile. Le temps
preffe , lui dit- il ; chaque minute pourfoit
diminuer mon zéle , & augmente à
coup für le mal de Damon . Mais , Montfieur
, reprenoit Lucile que voulezvous
que j'écrive ? ... Ce que le coeur
vous dictera ; que la main ne faffe qu'obéir
, & tout ira bien .... Oh ! je vous
protefte que mon coeur ne s'eft encore
expliqué pour perfonne ..... Il s'expliquera.....
Point du tout , reprit Lucile
toute troublée , je ne fais par où
commencer .... Je vois bien , s'écria
Dorval , qu'il faut m'immoler fans réferve
. Hé bien ! Ecrivez , je vais dicter.
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
Lucile prit la plume en tremblant , &
Dorval lui dicta ce qui fuit :
Votre abfence m'inquiétoit , & cepen
dant , j'en ignorois la vraie caufe . Maintenant
que je la fais , cette inquiétude
redouble ...
Mais ; Monfieur , interrompit Lucile
, après toutefois , avoir écrit , cela
n'eft- il pas bien fort ? Point du tout
reprit froidement Dorval , il n'y a point
de prude qui voulût fe contenter d'expreffions
fi mitigées . Continuez , fans
rien craindre ... Mais cela doit , du moins
fuffire... Laiffez -moi faire... Lucile continua
donc à écrire , & Dorval à dicter.
*
On m'a dit que vous vous croyez mal-
-heureux ; fachez qu'il n'en eft rien ....
En vérité , Marquis , interrompit encore
Lucile , vous me faites dire là des
chofes bien furprenantes ! Bagatelle !
reprit Dorval ; rien de plus fimple que
cette maniere d'écrire . Encore une phrafe
, & nous finiffons ... De grace , grace , Monfieur
, fongez bien à ce que vous allez
me dicter ? ... Repofez-vous- en fur
moi. Voici quelle fut cette phrafe.
Ceffez d'être ingénieux à vous tourJANVIER.
1763. 31
menter , & confervez-vous pour la tendre
LUCILE...
Oh ! je vous jure , s'écria-t- elle , que
je n'écrirai jamais ces derniers mots ! Il
le faut cependant , repliqua Dorval ...
Je vous protefte que je n'en ferai rien !..
Il le faut , vous dis-je ; autrement le fecours
fera trop foible , & demain je
vous livre Damon trépaffé... Comment ;
Monfieur , vous prétendez m'arracher
un aveu de cette nature ? ... Eh quoi ?
Mademoiselle , qu'a donc cet aveu de fi
extraordinaire ? Savez-vous que je ménage
prodigieufement votre délicateſſe ?
Avec plus d'expérience vous me rendriez
plus de juftice . Je vous jure qu'on
ne s'eft jamais acquité fi facilement envers
moi ; j'éxige en pareil cas , les expreffions
les plus claires , les plus propres
, les plus authentiques . Pour moi ,
repliqua Lucile , je ne veux point écrire
des chofes de cette efpéce. Belle Lucile ,
dit alors Dorval , de l'air du monde le
plus férieux , je fens que ma fermeté
chancéle ; ne préfumez point trop de
mes forces. Encore un peu de réfiſtance
de votre part , & je croirai que Damon
n'a plus rien à prétendre ; je renoncerai
à fes intérêts pour m'occuper des miens .
Fiv
32 MERCURE DE FRANCE.
Oui , pourfuivit-il , je tombe à vos genoux
, & c'est encore pour lui que j'y
tombe ; mais fi vous perfiftez dans vos
refus , j'y refterai pour moi.
Lucile , quoique très - agitée , avoit
peine à garder fon férieux. Elle craignoit
, d'ailleurs , que fa tante fa tante , occupée
alors à conférer avec un célébre
Avocat fur un procès prêt à fe juger , &
dont le gain où la perte devoit accroître
ou diminuer confidérablement fa
fortune ; Lucile , dis -je , craignoit que
Cinthie ne vînt les furprendre , & ne
trouvât Dorval dans cette attitude. C'eft
de quoi elle avertit ce dernier mais il
parut inébranlable. Il fallut donc fe laiffer
vaincre en partie ; c'est-à-dire , que
des quatre mots Lucile confentit à en
écrire trois. Dorval diſputa encore beaucoup
avant de fe relever. Il ne put ,
toutefois , empêcher que l'épithète de
tendre ne fût fupprimée . La Lettre finiffoit
ainfi Confervez- vous pour Lucile.
C'en étoit bien affez ; mais pour l'inquiet
Damon c'étoit encore trop peu.
Dorval entra chez lui avec cet air de
fatisfaction qui annonce le fuccès . Tiens ,
lui dit-il , voilà qui vaut mieux pour toi
que tous les Aphorifmes d'Hipocrate.
Damon étonné , fe faifit avidement de
JANVIER. 1763. 33
la Lettre & la dévore plutôt qu'il ne la
parcourt. Un mouvement de joie avoit
paru le tranfporter : quelle fut la furprife
de Dorval en voyant cette joie fe
ralentir tout-à- coup ! Quoi ? lui dit-il ,
quel eft cet air morne & glacial ? Efpérois-
tu qu'au lieu d'une lettre je t'amenaffe
Lucile en perfonne ? Je doute
que de tous les héros de l'amitié aucun
ait porté le zéle jufques-là. Ah ! mon
cher Dorval , s'écrie Damon , je ne
vois que de la pitié dans cette lettre : j'y
voudrois de l'Amour . Un je vous aime ,
eft ce que j'exige , & ce que je n'ai encore
pu obtenir ; ce qu'il ne m'eft pas
même permis de prononcer. Eh , qu'importe
, reprit Dorval , que Lucile s'éffraye
du mot , pourvu qu'elle fe familiarife
avec la chofe ? Combien de femmes
à qui la chofe eft inconnue & le
mot trop familier !
Tandis que Dorval raffuroit ainfi
Damon Cinthie queftionnoit & impatientoit
fa Niéce . Elle vouloit juger
de l'effet que l'abfence & la maladie
.de Damon produifoient fur fon âme.
Mais Lucile qu'elle avoit inftruite à diffimuler
, ufà de ce fecret contre ellemême.
Elle fe garda bien , furtout
d'avouer qu'elle eût écrit à Damon. Ce
By
34 MERCURE DE FRANCE.
n'eft pas qu'elle n'eût quelque inquiétude
de s'être ainfi fiée à Dorval ; mais
cette refléxion lui étoit venue trop-tard.
Elle réfolut d'attendre l'événement. Damon
, au bout de quelque jours , reparut
chez Cinthie. Il avoit l'air extrêmement
abbatu . Lucile en fut vivement
' touchée . Elle ne douta prèfque plus de la
fincérité de fon amour. Une feule preuve
de cette efpéce fait plus d'impreffion
fur une âme tendre , que des proteftations
fans nombre. Il étoit naturel
que Damon témoignât fa reconnoiffance
à Lucile. Mais lui - même s'y
croyoit peu obligé. Ses réfléxions n'avoient
fait qu'accroître fes doutes. Il
ne regardoit la lettre de Lucile que
comme l'effet d'une fimple politeffe ,
ou des perfécutions de Dorval. De fon
côté Lucile fe reprochoit d'en avoir
trop
fait. Elle attribuoit cette froideur
de Damon au trop d'empreffement &
de fenfibilité qu'elle avoit laiffé voir à
la lettre qu'elle avoit écrite. C'eſt à
ce coup , difoit- elle , que l'inconſtant
ne va plus fe contraindre . Sa vanité
eft fatisfaite ; il va lui chercher de nouvelles
victimes. Ainfi Lucile reprend un
air timide & compofé qui difoit beaucoup
moins que n'avoit dit la lettre ,
JANVIER. 1763 . 35
& infiniment plus encore qu'elle n'eût
fouhaité . Ah Dieu ! difoit à fon tour
en lui -même l'impatient Damon , ne
l'avois-je pas deviné ? Cette lettre eftelle
autre chofe qu'une froide politeffe
? Une démarche qui ne fignifie
rien , ou qui , peut-être fignifie trop !
Lucile n'a fait que céder aux perfécutions
de Dorval. Qui fçait même fi
ce n'eft point un jeu concerté entre- elle
& lui?
A l'inftant même furvient Dorval,
Eh quoi ? Dit-il , au couple confterné ,
vous voilà froids comme deux fimulachres
! N'avez - vous plus rien à vous
dire , ou vous fuis-je encore néceffaire ?
De tout mon coeur ! ... Soyez moins
zélè , reprit Damon , avec une forte
d'impatience. Suis donc toi -même plus
ardent , répliqua vivement Dorval. Je
ne prétends pas qu'on gâte ainſi mon
ouvrage. Queft-ce que cela veut dire ?
Reprit Damon. Que fi vous n'êtes d'accord
l'un & l'autre , ajouta Dorval , je
me croirai par honneur obligé de vous
féparer. Ma méthode n'eft pas de rien
entreprendre en vain . J'ai décidé que
Lucile deviendroit fenfible : elle le fera
, ou pour toi , ou pour moi.
Lucile faurit malgré elle. Damon fré-
B vj
36 MERCURÉ DE FRANCE.
mit de la voir fourire . La déclaration
n'eft pas maladroite , dit-il avec dépit.
Elle n'eft pas nouvelle , reprit Dorval ;
je ne fais que répéter en ta préfence ce
que j'ai déja dit à Lucile en particulier.
On ne m'a jamais vu dérober la victoire.
Je veux bien cependant ne te la difputer
qu'autant que tu continueras d'attaquer
comme quelqu'un qui ne veut
pas vaincre. Ah ! c'en eft trop ! s'écria
Damon... L'arrivée de Cinthie l'empêcha
lui -même d'en dire davantage . Cinthie
venoit d'achever fa toilette , à laquelle
depuis quelques années perfonne n'étoit
plus admis . Dorval , qui ne ſe laffoit
ni de perfiffler , ni de fervir Damon
, crut l'obliger en propofant d'aller
l'après- dînée aux François . Il avoit
accoutumé Cinthie à ne jamais le contredire
; elle fouferivit à ce qu'il vouloit
. Lucile applaudiffoit tacitement ;
mais Dorval fut bien furpris de voir
Damon s'y refufer. Cet amant bifarre
méditoit un projet qui ne l'étoit guè
res moins . Peu affuré que Lucile foit
fenfible , il veut éprouver fi elle fera
jaloufe. C'est ce qui le porte à rejetter
la partie qu'on lui propofe , fous prétexte
qu'il eft engagé avec la Marquife
de N... Cette Marquife étoit une
JANVIER. 1763. 37
jeune veuve débarraffée depuis peu d'un
mari vieux & jaloux . Elle ufoit très-amplement
de la liberté que cette mort
lui avoit laiffée . Elle ne manquoit ni
d'agrémens , ni d'envie de plaire . Auffi
fa cour étoit-elle nombreufe. Cinthie &
fa niéce la connoiffoient. A peine Damon
l'eut-il nommée que la premiere
rougit de dépit , & que la feconde foupira
de douleur . Damon s'applaudit en
voyant Lucile s'allarmer. Il s'affermit de
plus en plus dans fon deffein , & partit
pour fon prétendu rendez-vous . Ce départ
étoit pour Dorval un problême, une
fource de conjectures. Sans doute , concluoit-
il , que Damon rectifie fa maniere
d'aimer , qu'il fe produit , fe partage , en
un mot qu'il fe forme. Il a raifon. Mais la
trifteffe de Lucile laiffoit facilement defelon
elle , Damon avoit tort.
Cinthie n'étoit cependant pas la moins
piquée. Elle concevoit bien comment
la Marquife pouvoit l'emporter fur une
rivale auffi inexpérimentée , auffi novice
que fa niéce ; mais elle ne concevoit
pas comment on ne lui donnoit point à
elle - même la préférence & ſur fa niéce
& fur la Marquife.
viner que ,
L'heure du Spectacle arrive , on s'y
rend , & Cinthie felon fa méthode , fe
3
38 MERCURE DE FRANCE .
place dans une loge des plus apparentes
. Elle avoit relevé ce qui lui reftoit
de charmes par une extrême parure.
Lucile , au contraire , étoit dans
une forte de négligé ; mais ce négligé
même fembloit être un art , tant la nature
avoit fait pour elle. Un fond de
trifteffe , un air languiffant la rendoient
encore plus touchante. Tous les Petits
Maîtres , jeunes & vieux , la lorgnoient ;
toutes les femmes belles , ou laides , la
cenfuroient , quand Damon parut avec
le Marquife. Soit hazard , foit deffein
la loge où ils fe placerent étoit oppofée
en face à celle de Cinthie. Damon
la falua , ainfi que fa Niéce , avec une
aifance étudiée & qui lui coutoit. Cinthie
n'eut guères moins de peine à cacher
fon dépit & Lucile fon trouble.
Mais à force de faillies , Dorval leur
en fournit les moyens. Il parvint même
à les égayer véritablement. L'amour-
propre dont une Belle , fi jeune
& fi novice qu'elle foit , eft rarement
éxempte , vint à l'appui des difcours
de Dorval , & fit prendre à Lucile un
air de fatisfaction qu'au fond elle ne
reffentoit pas . Mais à mefure que fa
gaieté fembloit renaître , on voyoit s'évanouir
celle de Damon. Il ne répon
JANVIER. 1763. 39
"
doit plus que par monofyllabes aux difcours
de la Marquife.Il releva même affez
brufquement quelques mots qui fembloient
tendre à ridiculifer Lucile , &
qui ne tendoient qu'à l'éprouver luimême.
La Marquife avoit affez d'attraits
pour pardonner à celles qui en
poffédoient beaucoup ; elle avoit une
cour affez nombreufe pour ne point
chercher à dépeupler celle d'autrui.
C'étoit d'ailleurs , une de ces femmes
qui ne traitent point l'amour férieufement
, pour qui cette paffion n'eft
guères qu'un caprice , & chez qui un
caprice n'eft jamais une paffion ; en
un mot , c'étoit une Petite - Maîtreffe ,
digne d'entrer en parallèle avec Dorval
& plus propre à lui plaire qu'à
fixer & captiverDamon. Auffi ambitionnoit
- elle moins la conquête de celuici
que de l'autre . Elle le connoiffoit &
en étoit fort connue. Il ne doutoit point
qu'elle ne fût très-propre à débarraffer
Damon de fes premiers liens. Mais elle
ne vifoit qu'à défoler cet Amant jaloux
; à quoi elle réuffit parfaitement.
Dorval , fans le vouloir , la fecondoit
de fon mieux. Il achevoit de déſeſpérer
Damon , "lorfqu'il croyoit ne faire
que confoler Lucile. Le perfide , difoit40
MERCURE DE FRANCE.
il , ceffe de fe contraindre ; il ne garde
plus aucuns ménagemens envers moi ;
il fe déclare hautement mon rival ....
Eh bien ! c'eft en rival qu'il faudra le
traiter.
On repréfentoit Zaïre.Les foupçons &
la jaloufie d'Orofmane donnoient beau
jeu aux plaifanteries de la Marquife , &
encore plus de matière aux réfléxions de
Lucile. La fituation de Zaire lui arrachoit
des larmes ; elle y trouvoit quelque rapport
avec la fienne : elle s'en laiffoit d'autant
plus pénétrer. Une âme ingénue
s'émeut facilement. Ce n'eft point fur
des coeurs blafés que les Zaïres & les
Monimes éxercent leur pathétique empire
. Lucile fut encore plus affectée par
la petite Piéce . On eût dit que ces rencontres
fortuites étoient l'effet d'un arrangement
prémédité. On repréfentoit
Ja charmante Comédie de l'Oracle, La
Fée , difoit Lucile , voudroit
que Lucinde
ignorât ce que c'eft qu'un Homme:
Cinthie me défend de les écouter.
Les raifons de la Fée ne pouvoient
fans doute être mauvaiſes. Et pour ce
qui eft de ma tante , les fiennes me
paroiffent affez bonnes.
Le Spectacle fini , Dorval accompagna
& la tante & la niéce jufques chez
JANVIER. 1763. 4.I
elles. Damon reste avec la Marquife . Il
frémit de la loi qu'il s'eft lui même repofée.
Il fe repréfentoit Dorval mettant
à profit , pour le fupplanter , les momens
qu'il lui laiffoit. Pour combler
fon embarras , il y avoit fouper chez la
Marquife & il fe vit contraint d'y affifter.
Les convives étoient tous d'une hu
meur très-analogue à celle de l'hôteffe.
La converfation fut vive & enjouée ;
mais Damon y mit peu du fien . Il repouffa
même fort mal tous les traits que
la Marquife lui lança , ou lui fit lançer.
Rentré chez lui , il ne put dormir ; &
dès le jour fuivant , après avoir beaucoup
héfité , il reparoît chez Cinthie. Il
eft fort furpris d'en être bien reçu , &
fort affligé d'éprouver le même accueil
de la part de Lucile ; rien n'annonçoit
en elle aucun reffentiment , aucune atteinte
de jaloufie. Ce n'eft pas qu'elle en
fût éxempte. Mais les ordres de Cinthie ,
& furtout fa préfence , l'obligeoient à
diffimuler. Peut-être auffi un peu d'orgueil
, bien fondé , fe joignoit-il à toutes
ces raifons. Mais dans tout cela Damon
n'appercevoit que l'ouvrage de Dorval ;
il n'imputoit qu'à lui l'indifférence dont
Lucile faifoit parade ; il le croyoit fon
rival , & fon rival préféré. Les réfolu
tions les plus violentes s'offroient à fon
42 MERCURE DE FRANCE .
efprit : l'amitié les combattoit . Obfédé
par Cinthie , il ne pouvoit s'expliquer
avec Lucile. Peut-être même en eût-il
fui l'occafion fi elle fe füt offerte ; peutêtre
la vanité eût- elle impofé filence à
fa jaloufie .
Inquiet , troublé , mais attentif à
me point le paroître , il fort & laiffe
Lucile perfuadé plus que jamais de fon
inconftance . L'envie de fe diffiper l'entraîne
chez la Marquife. Il y trouve
fon prétendu rival & le Chevalier de
B.... leur ami commun . Sçais- tu bien ,
difoit ce dernier à Dorval , que la Niéce
eft jolie ? A quoi fonge la Tante, de la
placer en perfpective à côté d'elle ? It
y a là bien de la mal-adreffe & de la préfomption
! ... A propos , pourſuivoit- il,
en s'adreffant à Damon , tu femblois
deftiné à former ce jeune Sujet ? mais
cet honneur me paroît réfervé à Dor
val on voit que la petite perfonne
eft très difpofée à mettre à profit ſes
documens. Dorval ne contredit en rien
ce difcours ; c'eût été déroger au ton
que lui- même avoit adopté. Mais fon
filence acheva de rendre Damon furieux.
Dès-lors , il fe réfout à en venir
aux dernieres extrémités , à fe battre contre
lui.
Le reste au Mercure prochain.
O U
Tous furent contens.
NOUVELLE.
PEINE Damon fut épris de Lucile ,
que déja il lui avoit dit cent fois : je vous
aime. Six mois après que Lucile aimoit
Damon , elle ne le lui difoit pas encore .
D'où provenoit une conduite fi oppofée
? D'une oppofition de caractère en20
MERCURE DE FRANCE.
,
core plus grande. Damon étoit vif , impétueux
, impatient , plutôt tourmenté
qu'occupé de ce qu'il projettoit . Lucile
étoit douce , modérée , timide , affervie
à certains confeils qui la dirigeoient
impérieuſement. Elle étoit née tendre
mais elle fçavoit ne paroître que fenfible
; elle fçavoit même encore mitiger
ces apparences de fenfibilité. Tant de
retenue mettoit Damon hors de lui - même.
Non difoit-il , jamais on ne porta
l'indifférence auffi loin ; c'eft un marbre
que rien ne peut échauffer! Oublions Lucile
, & formons quelque intrigue beaucoup
plus fatisfaifante qu'un amour métaphyfique
& fuivi . Il étoit fortifié dans
ces idées par Dorval , jeune homme àpeu-
près de même âge , mais infiniment
plus expérimenté que lui . Dorval étoit
devenu petit-maître par fyftême autant
que par goût. Il en préféroit le ton à
tout autre , parce qu'il le croyoit le plus
propre à tout faire paffer. Il aimoit à
donner un air d'importance à des bagatelles
, & un air de bagatelle aux chofes
les plus importantes. Il s'occupoit auffi
volontiers des unes que des autres ; &
étoit capable , tout à la fois , d'actions
fublimes , de procédés bifarres & de
menües tracafferies. Il confervoit une
JANVIER . 1763 .
21
humeur toujours égale , parce qu'il ignoroit
les paffions vives ; & , ce qui n'eſt
pas moins rare , il excufoit le contraire
dans autrui. Damon étoit plus réfléchi
en apparence , & , peut-être , au fonds
moins folide . Son férieux étoit plus triſte
que philofophique. Une feule paffion
fuffifoit pour abforber toutes fes idées ;
& fes idées n'étoient fouvent que frivoles
. En un mot , il reftoit peu de chemin
à faire au Philofophe pour devenir
Petit - maître , & au Petit- maître pour
devenir Philofophe.
C'étoit auffi ce dernier qui dirigeoit
l'autre. Quoi ! Lui difoit ce prétendu
Mentor , tu te laiffes gouverner par un
enfant ? pour moi je gouverne jufqu'aux
Douairières les moins dociles & les plus
rufées . Le temps n'eft plus où l'on vieilliffoit
à ébaucher une intrigue. Les rives
de la Seine différent en tous points de
celles du Lignon , Crois - moi , voltige
quelque temps & me laiffe le foin de
former l'innocente Lucile. Mais Damon
ne vouloit point d'un pareil précepteur
auprès de fa Maîtreffe . Il aimoit , &
par cette raiſon , étoit un peujaloux . Il
avoit d'ailleurs affez bonne opinion
de lui-même , pour efpérer de vaincre
enfin la timidité de Lucile ; car il avoit
,
22 MERCURE
DE FRANCE
.
peine à fe perfuader qu'elle pût être indifférente.
<
Mais cette timidité vaincue , Damon
eût encore trouvé d'autres obftacles .
Lucile vivoit à une petite diftance de
Paris , fous la tutelle d'une tante qui , à
quarante ans, confervoit toutes les prétentions
qu'elle eut à vingt , & vouloit
que fa niéce n'en eût aucune à feize .
Tout homme eft trompeur , lui difoitelle
, ou ne peut manquer de le devenir.
Croyez-en mon expérience , & fuyczen
la trifte épreuve . Ce difcours , ou
quelque autre équivalent à celui – là ,
étoit fi fouvent répété, qu'il impatientoit
Lucile , toute modérée que la Nature l'eût
fait naître. Cependant il faifoit une vive
impreflion fur fon âme. Il faut bien en
croire ma tante , difoit- elle triftement !
elle eft plus inftruite que moi fur ces
fortes de matières . Elle a fans doute
été bien des fois trompée , ( ce qui étoit
vrai ) mais , fans doute , ajoutoit Lucile,
qu'elle ne le fera plus. Or , en cela
Lucile fe trompoit elle-même.
Cinthie ( c'est le nom qu'il faut donner
ic à cette tante ) avoit des vues fecrettes
fur Damon ; je dis fecrettes , par
la raifon qu'elle ne vouloit point que -
Dorval en prit ombrage. Elle croyoit
JANVIER. 1763. 23
tenir ce dernier dans fes liens , parce
qu'il avoit la complaifance de le lui laiffer
croire . Mais elle le trouvoit un peu
trop diffipé : elle fe fut mieux accommodé
du férieux apparent de Damon.
C'eſt-là ce qui la portoit à envier cette
conquête à fa niéce. Auffi leur laiffoitelle
rarement l'occafion de s'entretenir
feuls. Elle étoit préfente à prèfque toutes
leurs entrevues ; ce qui mettoit l'impatient
Damon hors de lui -même . A peine
répondoit- il aux queftions qu'elle fe
plaifoit à lui faire. Il ne parloit que pour
Lucile & ne regardoit qu'elle mais
Lucile, les yeux baiffés , n'ofoit pas même
regarder Damon . Elle écoutoit , fe taifoit
, trouvoit Damon fort aimable &
fa tante fort ennuyeufe .
Les pauvres enfans ! Difoit un jour
Dorval , en lui - même ils ont mille
chofes à fe dire , & ne peuvent fe parler.
Peut-être n'en diront -ils pas davantage ;
mais n'importe , il faut , du moins , les
mettre à portée de foupirer à leur aife.
Il y réuffit . Ayant imaginé un prétexte
qui oblige Cinthie à s'éloigner , il laiffe
lui-même les deux amans tête- à - tête.
Lucile étoit contente , mais interdite.
Pour Damon il ne perdoit pas fi facilement
la parole. Il vouloit déterminer
24 MERCURE DE FRANCE .
Lucile à s'expliquer nettement ; & de fon
côté , elle fe propofoit bien de n'en
rień faire . Elle parut même vouloir s'éloigner
aux premiers mots que Damon
lui adreffa. Il la retint & ne fit qu'accroître
fon trouble . Serez - vous donc
toujours infenfible , ou diffimulée ? lui
difoit-il. Quoi ! pas un mot qui puiffe
me fatisfaire , ou me raffurer ? Vous
raffurer ! reprit naïvement Lucile . Eh
mais ! ...croyez vous que je fois bien raffureé
moi-même ? ... Dites moi le fujet de
vos craintes ? ... Je l'ignore : mais quel
peut être celui des vôtres ? ... Je crains
que vous ne m'aimiez pas. Lucile rougit
& ne répondit rien . Parlons fans feinte ,
ajoutoit Damon , & fouffrez que je
m'explique fans détour : je vous aime
charmante Lucile .... Oh ! reprenoitelle
, je ne veux pas que vous me le difiez
! ... Mais , ingrate ! vous ne m'aimez
donc pas ? ... Je ne fuis pas ingrate ....
Vous m'aimez donc ? je n'ai point dit
cela . Ciel ! ... s'écria l'emporté Damon
je le vois trop , ma préfence vous eft
à charge , il faut vous en délivrer : il
faut renoncer à vous pour jamais. A
ces mots Lucile changea de couleur ,
baiffa la vue , & refta interdite . Son
filence étoit très - éloquent. Tout autre
que
JANVIER. 1763. 25
que Damon fut tombé à fes genoux ;
mais il vouloir quelque chofe de plus
qu'un aveu tacite ; il vouloit que la
timide , la douce , la tendre Lucile
s'expliquât fans réſerve , & mît dans
fes difcours autant d'impétuofiité que
lui - même . Heureufement Cinthie vint
la tirer d'embarras. Ce fut peut- être là
l'unique fois que fon arrivée caufa
quelque joie à fa niéce . Pour Damon ,
il ne put diffimuler la mauvaiſe humeur
qui le dominoit : ce qui donna beaucoup
de fatisfaction à Cinthie.
En vérité , difoit Lucile en elle- même
, Damon fe comporte finguliérement.
Que veut- il de plus ? N'en ai-je
pas déja trop dit ? Ne peut-il rien deviner
? Ah ! fans doute , il veut m'entendre
lui dire que je l'aime pour ne plus
l'écouter par la fuite. Hé bien ! il l'apprendra
fi tard que du moins il le defirera
longtemps. Ma tante me l'a dit cent
fois , les hommes n'aiment qu'eux , &
ne veulent être aimés que pour eux,que
pour fatisfaire leur amour-propre . En
vérité , ma tante a bien raifon !
Dorval s'étoit bien apperçu que le
tête-à-tête qu'il avoit procuré au jeune
couple avoit été perdu à difputer. C'est
toujours un pas vers la conclufion
, di-
I. Vol.
B
26 MERCURE DE FRANCE .
fait- il ; une rixe , en amour , vaut mieux
que le filence. Mais Damon ne calculoit
pas ainfi . Obligé de fe contraindre en
préfence de Cinthie , il ne put longtems
foutenir cette épreuve. Il part fous un
faux prétexte & fe retire chez lui . Là ,
il fe livre aux réfléxions les plus emportées.
Un obftacle étoit pour lui un fupplice
: Il lui êtoit le repos , F'appétit &
la raifon . Celui-ci lui ôta jufqu'à la
fanté. Il n'auroit pas été affez patient
pour fuppofer trois jours des maladies ;
il fut réellement faifi d'une fiévre
qui le retint beaucoup plus longtems
chez lui. Dorval le trouva dans cette fituation
& fut très - furpris d'en apprendre
la caufe. N'eft- ce que cela ? lui ditil
, d'un ton ironique ; j'entreprends cette
cure. J'irai parler à ton inhumaine , je
lui peindrai ton amoureux défefpoir.
Ce n'eft plus de nos jours l'ufage d'être
inéxorable. Je fuis für que Lucile fera
des veux pour ta fanté & ta perfévérance
.
Damon fut plutôt piqué que confolé
par ce Difcours. Je ne veux point de
toi pour médiateur , difoit-il à Dorval;
de pareils agens ne travaillent guère que
pour eux-mêmes. Continue à voltiger
& laiffe-moi aimer à ma mode ; furtout
JANVIER . 1763. 27
point de concurrence. Oh ! ne crains
rien , reprit Dorval. Lucile eft fort aimable
; mais je n'aime que quand &
autant que je veux. Je te promets de ne
devenir ton rival qu'au cas que tu ayes
befoin d'un vengeur. Damon voulut répondre
; mais Dorval avoit déja diſparu.
L'abfence de Damon étonnoit beaucoup
Cinthie , & affligeoit encore plus
fa niéce. Lucile regardoit cette abſence
comme une preuve de légéreté ; elle
s'applaudiffoit triftement de n'avoir
point laiffé échapper l'aveu que Damon
avoit voulu lui arracher. Que feroit- ce ,
difoit-elle , s'il étoit certain de fon triomphe
, puifque n'en étant fûr qu'à demi
il vole déja à de nouvelles conquêtes ?
En vérité, ma tante a bien raifon ! L'inf
tant d'après furvient Dorval , qui lui apprend
que Damon eft affez enfant pour
être malade , qu'il féche , qu'il languit ,
confumé par l'amour & la fiévre. Ce
récit allarme & touche vivement la tendre
Lucile. Elle paroît un inftant douter
du fait ; mais ce n'eft que pour mieux
s'en affurer, & Dorval le lui affirme de
manière à l'en convaincre. Il n'eft pourtant
pas vrai , difoit Lucile en elle- même
, que Damon foit inconftant & qu'il
n'aime que lui ; on n'eſt point touché de
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
la forte de ce qu'on ne defire que par
vanité. Mais ces réfléxions ne fervoient
qu'à rendre fa perplexité plus grande .
Elle n'entrevoyoit d'ailleurs aucun
moyen de raffurer Damon. Elle continuoit
à garder le filence. Dorval que
rien n'embarraffoit , & qui prenoit toujours
le ton le plus propre à fauver aux
autres tout embarras , éxhorte Lucile à
réparer le mal qu'elle a fait. Quel, mal ?
Lui demanda-t-elle..... Celui d'avoirconduit
le fidéle Damon au bord de la
tombe....Qui ? Moi ! ... Vous-même .
C'est un homicide dont vous voilà chargée.
Croyez -moi , écrivez à ce pauvre
moribond , ordonnez -lui de vivre. Il eſt
trop votre esclave pour ofer vous défobéir
! ... Oh ! pour moi , je n'écrirai
point... Il le faut .... Mais , Monfieur
fongez - vous bien à la démarche que
vous faites ? ... N'en doutez-pas . C'eft
un trait d'Héroïsme qui doit fervir d'éxemple
à la postérité. Je voudrois pouvoir
y tranfmettre vos charmes , elle jugeroit
encore mieux de la grandeur du
facrifice . Au furplus , je ne prétends pas
faire de tels prodiges en vain . Ou déterminez
-vous à aimer , à confoler Da
mon , ou fouffrez que je vous aime,
L'alternative parut des plus fingulie
JANVIER. 1763. 29
pas
res à Lucile. Cependant elle n'héfitoit
fur le choix : elle ne balançoir que
fur la démarche où Dorval prétendoit
l'engager. Ce feroit , difoit Lucile en
fon âme , ce feroit bien mal profiter
des avis de ma tante . Quoi ! Ecrire
tandis qu'elle me défend de parler ?
Mais , après tout , fi le doute où je laiffe
Damon eft la feule caufe de fa maladie
; fi un mot peut le guérir ? Si faute
de ce mot fon mal augmente ? Que
n'aurois- je pas à me reprocher ? Que ne
me reprocherois je pas ? ... En vérité ,
ma tante pourroit bien avoir tort .
Dorval devinoit une partie de ce qui
fe paffoit dans l'âme de Lucile. Le temps
preffe , lui dit- il ; chaque minute pourfoit
diminuer mon zéle , & augmente à
coup für le mal de Damon . Mais , Montfieur
, reprenoit Lucile que voulezvous
que j'écrive ? ... Ce que le coeur
vous dictera ; que la main ne faffe qu'obéir
, & tout ira bien .... Oh ! je vous
protefte que mon coeur ne s'eft encore
expliqué pour perfonne ..... Il s'expliquera.....
Point du tout , reprit Lucile
toute troublée , je ne fais par où
commencer .... Je vois bien , s'écria
Dorval , qu'il faut m'immoler fans réferve
. Hé bien ! Ecrivez , je vais dicter.
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
Lucile prit la plume en tremblant , &
Dorval lui dicta ce qui fuit :
Votre abfence m'inquiétoit , & cepen
dant , j'en ignorois la vraie caufe . Maintenant
que je la fais , cette inquiétude
redouble ...
Mais ; Monfieur , interrompit Lucile
, après toutefois , avoir écrit , cela
n'eft- il pas bien fort ? Point du tout
reprit froidement Dorval , il n'y a point
de prude qui voulût fe contenter d'expreffions
fi mitigées . Continuez , fans
rien craindre ... Mais cela doit , du moins
fuffire... Laiffez -moi faire... Lucile continua
donc à écrire , & Dorval à dicter.
*
On m'a dit que vous vous croyez mal-
-heureux ; fachez qu'il n'en eft rien ....
En vérité , Marquis , interrompit encore
Lucile , vous me faites dire là des
chofes bien furprenantes ! Bagatelle !
reprit Dorval ; rien de plus fimple que
cette maniere d'écrire . Encore une phrafe
, & nous finiffons ... De grace , grace , Monfieur
, fongez bien à ce que vous allez
me dicter ? ... Repofez-vous- en fur
moi. Voici quelle fut cette phrafe.
Ceffez d'être ingénieux à vous tourJANVIER.
1763. 31
menter , & confervez-vous pour la tendre
LUCILE...
Oh ! je vous jure , s'écria-t- elle , que
je n'écrirai jamais ces derniers mots ! Il
le faut cependant , repliqua Dorval ...
Je vous protefte que je n'en ferai rien !..
Il le faut , vous dis-je ; autrement le fecours
fera trop foible , & demain je
vous livre Damon trépaffé... Comment ;
Monfieur , vous prétendez m'arracher
un aveu de cette nature ? ... Eh quoi ?
Mademoiselle , qu'a donc cet aveu de fi
extraordinaire ? Savez-vous que je ménage
prodigieufement votre délicateſſe ?
Avec plus d'expérience vous me rendriez
plus de juftice . Je vous jure qu'on
ne s'eft jamais acquité fi facilement envers
moi ; j'éxige en pareil cas , les expreffions
les plus claires , les plus propres
, les plus authentiques . Pour moi ,
repliqua Lucile , je ne veux point écrire
des chofes de cette efpéce. Belle Lucile ,
dit alors Dorval , de l'air du monde le
plus férieux , je fens que ma fermeté
chancéle ; ne préfumez point trop de
mes forces. Encore un peu de réfiſtance
de votre part , & je croirai que Damon
n'a plus rien à prétendre ; je renoncerai
à fes intérêts pour m'occuper des miens .
Fiv
32 MERCURE DE FRANCE.
Oui , pourfuivit-il , je tombe à vos genoux
, & c'est encore pour lui que j'y
tombe ; mais fi vous perfiftez dans vos
refus , j'y refterai pour moi.
Lucile , quoique très - agitée , avoit
peine à garder fon férieux. Elle craignoit
, d'ailleurs , que fa tante fa tante , occupée
alors à conférer avec un célébre
Avocat fur un procès prêt à fe juger , &
dont le gain où la perte devoit accroître
ou diminuer confidérablement fa
fortune ; Lucile , dis -je , craignoit que
Cinthie ne vînt les furprendre , & ne
trouvât Dorval dans cette attitude. C'eft
de quoi elle avertit ce dernier mais il
parut inébranlable. Il fallut donc fe laiffer
vaincre en partie ; c'est-à-dire , que
des quatre mots Lucile confentit à en
écrire trois. Dorval diſputa encore beaucoup
avant de fe relever. Il ne put ,
toutefois , empêcher que l'épithète de
tendre ne fût fupprimée . La Lettre finiffoit
ainfi Confervez- vous pour Lucile.
C'en étoit bien affez ; mais pour l'inquiet
Damon c'étoit encore trop peu.
Dorval entra chez lui avec cet air de
fatisfaction qui annonce le fuccès . Tiens ,
lui dit-il , voilà qui vaut mieux pour toi
que tous les Aphorifmes d'Hipocrate.
Damon étonné , fe faifit avidement de
JANVIER. 1763. 33
la Lettre & la dévore plutôt qu'il ne la
parcourt. Un mouvement de joie avoit
paru le tranfporter : quelle fut la furprife
de Dorval en voyant cette joie fe
ralentir tout-à- coup ! Quoi ? lui dit-il ,
quel eft cet air morne & glacial ? Efpérois-
tu qu'au lieu d'une lettre je t'amenaffe
Lucile en perfonne ? Je doute
que de tous les héros de l'amitié aucun
ait porté le zéle jufques-là. Ah ! mon
cher Dorval , s'écrie Damon , je ne
vois que de la pitié dans cette lettre : j'y
voudrois de l'Amour . Un je vous aime ,
eft ce que j'exige , & ce que je n'ai encore
pu obtenir ; ce qu'il ne m'eft pas
même permis de prononcer. Eh , qu'importe
, reprit Dorval , que Lucile s'éffraye
du mot , pourvu qu'elle fe familiarife
avec la chofe ? Combien de femmes
à qui la chofe eft inconnue & le
mot trop familier !
Tandis que Dorval raffuroit ainfi
Damon Cinthie queftionnoit & impatientoit
fa Niéce . Elle vouloit juger
de l'effet que l'abfence & la maladie
.de Damon produifoient fur fon âme.
Mais Lucile qu'elle avoit inftruite à diffimuler
, ufà de ce fecret contre ellemême.
Elle fe garda bien , furtout
d'avouer qu'elle eût écrit à Damon. Ce
By
34 MERCURE DE FRANCE.
n'eft pas qu'elle n'eût quelque inquiétude
de s'être ainfi fiée à Dorval ; mais
cette refléxion lui étoit venue trop-tard.
Elle réfolut d'attendre l'événement. Damon
, au bout de quelque jours , reparut
chez Cinthie. Il avoit l'air extrêmement
abbatu . Lucile en fut vivement
' touchée . Elle ne douta prèfque plus de la
fincérité de fon amour. Une feule preuve
de cette efpéce fait plus d'impreffion
fur une âme tendre , que des proteftations
fans nombre. Il étoit naturel
que Damon témoignât fa reconnoiffance
à Lucile. Mais lui - même s'y
croyoit peu obligé. Ses réfléxions n'avoient
fait qu'accroître fes doutes. Il
ne regardoit la lettre de Lucile que
comme l'effet d'une fimple politeffe ,
ou des perfécutions de Dorval. De fon
côté Lucile fe reprochoit d'en avoir
trop
fait. Elle attribuoit cette froideur
de Damon au trop d'empreffement &
de fenfibilité qu'elle avoit laiffé voir à
la lettre qu'elle avoit écrite. C'eſt à
ce coup , difoit- elle , que l'inconſtant
ne va plus fe contraindre . Sa vanité
eft fatisfaite ; il va lui chercher de nouvelles
victimes. Ainfi Lucile reprend un
air timide & compofé qui difoit beaucoup
moins que n'avoit dit la lettre ,
JANVIER. 1763 . 35
& infiniment plus encore qu'elle n'eût
fouhaité . Ah Dieu ! difoit à fon tour
en lui -même l'impatient Damon , ne
l'avois-je pas deviné ? Cette lettre eftelle
autre chofe qu'une froide politeffe
? Une démarche qui ne fignifie
rien , ou qui , peut-être fignifie trop !
Lucile n'a fait que céder aux perfécutions
de Dorval. Qui fçait même fi
ce n'eft point un jeu concerté entre- elle
& lui?
A l'inftant même furvient Dorval,
Eh quoi ? Dit-il , au couple confterné ,
vous voilà froids comme deux fimulachres
! N'avez - vous plus rien à vous
dire , ou vous fuis-je encore néceffaire ?
De tout mon coeur ! ... Soyez moins
zélè , reprit Damon , avec une forte
d'impatience. Suis donc toi -même plus
ardent , répliqua vivement Dorval. Je
ne prétends pas qu'on gâte ainſi mon
ouvrage. Queft-ce que cela veut dire ?
Reprit Damon. Que fi vous n'êtes d'accord
l'un & l'autre , ajouta Dorval , je
me croirai par honneur obligé de vous
féparer. Ma méthode n'eft pas de rien
entreprendre en vain . J'ai décidé que
Lucile deviendroit fenfible : elle le fera
, ou pour toi , ou pour moi.
Lucile faurit malgré elle. Damon fré-
B vj
36 MERCURÉ DE FRANCE.
mit de la voir fourire . La déclaration
n'eft pas maladroite , dit-il avec dépit.
Elle n'eft pas nouvelle , reprit Dorval ;
je ne fais que répéter en ta préfence ce
que j'ai déja dit à Lucile en particulier.
On ne m'a jamais vu dérober la victoire.
Je veux bien cependant ne te la difputer
qu'autant que tu continueras d'attaquer
comme quelqu'un qui ne veut
pas vaincre. Ah ! c'en eft trop ! s'écria
Damon... L'arrivée de Cinthie l'empêcha
lui -même d'en dire davantage . Cinthie
venoit d'achever fa toilette , à laquelle
depuis quelques années perfonne n'étoit
plus admis . Dorval , qui ne ſe laffoit
ni de perfiffler , ni de fervir Damon
, crut l'obliger en propofant d'aller
l'après- dînée aux François . Il avoit
accoutumé Cinthie à ne jamais le contredire
; elle fouferivit à ce qu'il vouloit
. Lucile applaudiffoit tacitement ;
mais Dorval fut bien furpris de voir
Damon s'y refufer. Cet amant bifarre
méditoit un projet qui ne l'étoit guè
res moins . Peu affuré que Lucile foit
fenfible , il veut éprouver fi elle fera
jaloufe. C'est ce qui le porte à rejetter
la partie qu'on lui propofe , fous prétexte
qu'il eft engagé avec la Marquife
de N... Cette Marquife étoit une
JANVIER. 1763. 37
jeune veuve débarraffée depuis peu d'un
mari vieux & jaloux . Elle ufoit très-amplement
de la liberté que cette mort
lui avoit laiffée . Elle ne manquoit ni
d'agrémens , ni d'envie de plaire . Auffi
fa cour étoit-elle nombreufe. Cinthie &
fa niéce la connoiffoient. A peine Damon
l'eut-il nommée que la premiere
rougit de dépit , & que la feconde foupira
de douleur . Damon s'applaudit en
voyant Lucile s'allarmer. Il s'affermit de
plus en plus dans fon deffein , & partit
pour fon prétendu rendez-vous . Ce départ
étoit pour Dorval un problême, une
fource de conjectures. Sans doute , concluoit-
il , que Damon rectifie fa maniere
d'aimer , qu'il fe produit , fe partage , en
un mot qu'il fe forme. Il a raifon. Mais la
trifteffe de Lucile laiffoit facilement defelon
elle , Damon avoit tort.
Cinthie n'étoit cependant pas la moins
piquée. Elle concevoit bien comment
la Marquife pouvoit l'emporter fur une
rivale auffi inexpérimentée , auffi novice
que fa niéce ; mais elle ne concevoit
pas comment on ne lui donnoit point à
elle - même la préférence & ſur fa niéce
& fur la Marquife.
viner que ,
L'heure du Spectacle arrive , on s'y
rend , & Cinthie felon fa méthode , fe
3
38 MERCURE DE FRANCE .
place dans une loge des plus apparentes
. Elle avoit relevé ce qui lui reftoit
de charmes par une extrême parure.
Lucile , au contraire , étoit dans
une forte de négligé ; mais ce négligé
même fembloit être un art , tant la nature
avoit fait pour elle. Un fond de
trifteffe , un air languiffant la rendoient
encore plus touchante. Tous les Petits
Maîtres , jeunes & vieux , la lorgnoient ;
toutes les femmes belles , ou laides , la
cenfuroient , quand Damon parut avec
le Marquife. Soit hazard , foit deffein
la loge où ils fe placerent étoit oppofée
en face à celle de Cinthie. Damon
la falua , ainfi que fa Niéce , avec une
aifance étudiée & qui lui coutoit. Cinthie
n'eut guères moins de peine à cacher
fon dépit & Lucile fon trouble.
Mais à force de faillies , Dorval leur
en fournit les moyens. Il parvint même
à les égayer véritablement. L'amour-
propre dont une Belle , fi jeune
& fi novice qu'elle foit , eft rarement
éxempte , vint à l'appui des difcours
de Dorval , & fit prendre à Lucile un
air de fatisfaction qu'au fond elle ne
reffentoit pas . Mais à mefure que fa
gaieté fembloit renaître , on voyoit s'évanouir
celle de Damon. Il ne répon
JANVIER. 1763. 39
"
doit plus que par monofyllabes aux difcours
de la Marquife.Il releva même affez
brufquement quelques mots qui fembloient
tendre à ridiculifer Lucile , &
qui ne tendoient qu'à l'éprouver luimême.
La Marquife avoit affez d'attraits
pour pardonner à celles qui en
poffédoient beaucoup ; elle avoit une
cour affez nombreufe pour ne point
chercher à dépeupler celle d'autrui.
C'étoit d'ailleurs , une de ces femmes
qui ne traitent point l'amour férieufement
, pour qui cette paffion n'eft
guères qu'un caprice , & chez qui un
caprice n'eft jamais une paffion ; en
un mot , c'étoit une Petite - Maîtreffe ,
digne d'entrer en parallèle avec Dorval
& plus propre à lui plaire qu'à
fixer & captiverDamon. Auffi ambitionnoit
- elle moins la conquête de celuici
que de l'autre . Elle le connoiffoit &
en étoit fort connue. Il ne doutoit point
qu'elle ne fût très-propre à débarraffer
Damon de fes premiers liens. Mais elle
ne vifoit qu'à défoler cet Amant jaloux
; à quoi elle réuffit parfaitement.
Dorval , fans le vouloir , la fecondoit
de fon mieux. Il achevoit de déſeſpérer
Damon , "lorfqu'il croyoit ne faire
que confoler Lucile. Le perfide , difoit40
MERCURE DE FRANCE.
il , ceffe de fe contraindre ; il ne garde
plus aucuns ménagemens envers moi ;
il fe déclare hautement mon rival ....
Eh bien ! c'eft en rival qu'il faudra le
traiter.
On repréfentoit Zaïre.Les foupçons &
la jaloufie d'Orofmane donnoient beau
jeu aux plaifanteries de la Marquife , &
encore plus de matière aux réfléxions de
Lucile. La fituation de Zaire lui arrachoit
des larmes ; elle y trouvoit quelque rapport
avec la fienne : elle s'en laiffoit d'autant
plus pénétrer. Une âme ingénue
s'émeut facilement. Ce n'eft point fur
des coeurs blafés que les Zaïres & les
Monimes éxercent leur pathétique empire
. Lucile fut encore plus affectée par
la petite Piéce . On eût dit que ces rencontres
fortuites étoient l'effet d'un arrangement
prémédité. On repréfentoit
Ja charmante Comédie de l'Oracle, La
Fée , difoit Lucile , voudroit
que Lucinde
ignorât ce que c'eft qu'un Homme:
Cinthie me défend de les écouter.
Les raifons de la Fée ne pouvoient
fans doute être mauvaiſes. Et pour ce
qui eft de ma tante , les fiennes me
paroiffent affez bonnes.
Le Spectacle fini , Dorval accompagna
& la tante & la niéce jufques chez
JANVIER. 1763. 4.I
elles. Damon reste avec la Marquife . Il
frémit de la loi qu'il s'eft lui même repofée.
Il fe repréfentoit Dorval mettant
à profit , pour le fupplanter , les momens
qu'il lui laiffoit. Pour combler
fon embarras , il y avoit fouper chez la
Marquife & il fe vit contraint d'y affifter.
Les convives étoient tous d'une hu
meur très-analogue à celle de l'hôteffe.
La converfation fut vive & enjouée ;
mais Damon y mit peu du fien . Il repouffa
même fort mal tous les traits que
la Marquife lui lança , ou lui fit lançer.
Rentré chez lui , il ne put dormir ; &
dès le jour fuivant , après avoir beaucoup
héfité , il reparoît chez Cinthie. Il
eft fort furpris d'en être bien reçu , &
fort affligé d'éprouver le même accueil
de la part de Lucile ; rien n'annonçoit
en elle aucun reffentiment , aucune atteinte
de jaloufie. Ce n'eft pas qu'elle en
fût éxempte. Mais les ordres de Cinthie ,
& furtout fa préfence , l'obligeoient à
diffimuler. Peut-être auffi un peu d'orgueil
, bien fondé , fe joignoit-il à toutes
ces raifons. Mais dans tout cela Damon
n'appercevoit que l'ouvrage de Dorval ;
il n'imputoit qu'à lui l'indifférence dont
Lucile faifoit parade ; il le croyoit fon
rival , & fon rival préféré. Les réfolu
tions les plus violentes s'offroient à fon
42 MERCURE DE FRANCE .
efprit : l'amitié les combattoit . Obfédé
par Cinthie , il ne pouvoit s'expliquer
avec Lucile. Peut-être même en eût-il
fui l'occafion fi elle fe füt offerte ; peutêtre
la vanité eût- elle impofé filence à
fa jaloufie .
Inquiet , troublé , mais attentif à
me point le paroître , il fort & laiffe
Lucile perfuadé plus que jamais de fon
inconftance . L'envie de fe diffiper l'entraîne
chez la Marquife. Il y trouve
fon prétendu rival & le Chevalier de
B.... leur ami commun . Sçais- tu bien ,
difoit ce dernier à Dorval , que la Niéce
eft jolie ? A quoi fonge la Tante, de la
placer en perfpective à côté d'elle ? It
y a là bien de la mal-adreffe & de la préfomption
! ... A propos , pourſuivoit- il,
en s'adreffant à Damon , tu femblois
deftiné à former ce jeune Sujet ? mais
cet honneur me paroît réfervé à Dor
val on voit que la petite perfonne
eft très difpofée à mettre à profit ſes
documens. Dorval ne contredit en rien
ce difcours ; c'eût été déroger au ton
que lui- même avoit adopté. Mais fon
filence acheva de rendre Damon furieux.
Dès-lors , il fe réfout à en venir
aux dernieres extrémités , à fe battre contre
lui.
Le reste au Mercure prochain.
Fermer
Résumé : LES QUIPROQUO, OU Tous furent contens. NOUVELLE.
Le texte narre l'histoire d'amour complexe entre Damon et Lucile, marquée par des différences de caractère et des obstacles extérieurs. Damon, vif et impétueux, est épris de Lucile, douce et timide, qui ne lui avoue pas ses sentiments. Frustré par cette retenue, Damon envisage de l'oublier et de chercher une autre intrigue, influencé par Dorval, un jeune homme expérimenté et manipulateur. Lucile, sous la tutelle de sa tante autoritaire Cinthie, est mise en garde contre les tromperies des hommes. Cinthie, secrètement attirée par Damon, empêche les deux amants de se voir en privé. Dorval, observant leur situation, organise un tête-à-tête entre Damon et Lucile. Lors de cette rencontre, Damon cherche à obtenir des aveux clairs de Lucile, mais leur conversation reste confuse et incomplète. Damon, frustré, tombe malade et se retire chez lui. Dorval convainc Lucile d'écrire une lettre à Damon pour le rassurer. Lucile, après hésitation, accepte et écrit sous la dictée de Dorval, exprimant son inquiétude et son affection pour Damon. Cinthie interroge Lucile sur ses sentiments pour Damon, mais Lucile reste évasive. Damon, doutant de la sincérité de Lucile, envisage de la rendre jalouse en fréquentant la Marquise de N..., une jeune veuve. Lors d'une sortie au théâtre, Damon et la Marquise assistent à une représentation en face de Cinthie et Lucile, provoquant la jalousie de cette dernière. Dorval tente de réconforter Lucile tout en désespérant Damon. La Marquise cherche à séduire Dorval plutôt que Damon. Damon est partagé entre des résolutions violentes et l'amitié, et il est empêché de s'expliquer avec Lucile par la présence de Cinthie. Il décide de se rendre chez la Marquise, où il rencontre Dorval et le Chevalier de B..., un ami commun. Le Chevalier mentionne la beauté de la nièce de la Marquise et suggère que Dorval est destiné à l'éduquer. Dorval reste silencieux, ce qui exaspère Damon et le pousse à envisager un duel avec Dorval. La suite des événements est annoncée pour le prochain numéro du Mercure.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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p. 15-38
SUITE DES QUIPROQUO, NOUVELLE.
Début :
LA Marquise n'étoit point présente à ces propos ; Damon profita de son [...]
Mots clefs :
Marquise , Portrait, Chevalier, Peindre, Rivale, Ridicule, Jalousie
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texteReconnaissance textuelle : SUITE DES QUIPROQUO, NOUVELLE.
SUITE DES QUIPROQUO ,
L
NOUVELLE.
A Marquife n'étoit point préfente
à ces propos ; Damon profita de fon
abfence pour tirer Dorval à l'écart. Il
l'invite fimplement à fe rendre avec lui
à l'étoile fous quelques minutes. Je vais
t'y devancer , reprit ce dernier , fans'
être cependant , au fait du myftère . En
effet , il fortit l'inftant d'après . Damon
ne tarda pas à le fuivre. Tous deux fe
rejoignirent au lieu indiqué. L'air férieux
de Damon ne furprit point Dorval
; il ne lui en connoiffoit guères d'autre.
Comment va la nouvelle intrigue
lui dit- il ? ma foi , Comte , je t'en félicite
, ton choix ne pouvoit mieux tomber
que fur la Marquife. Elle te fera
faire plus de progrès en deux mois que
Lucile en deux ans. Mes progrès , répondit
féchement Damon , font encore
plus prompts que vous ne penfez ; j'ai
16 MERCURE DE FRANCE.
,
•
déja appris à difcerner un ami vrai d'a-.
vec un ami faux. Quoi ? repliqua Dorval
, un peu furpris du ton avec lequel
ces paroles avoient été prononcées
eft- ce à ces fortes d'inftructions que la
Marquife borne fes foins ? Laiffons-là
la Marquife , reprit Damon , avec encore
plus de hauteur , parlons de vos
procédés : ce n'eft pas la premiere fois
qu'ils me choquent ; mais je fonge à
m'en venger plutôt qu'à les définir.
Sçais-tu bien, Comte , ajouta Dorval
qu'à la fin ce ton m'ôteroit la liberté
& même la volonté de te défabufer ?
Peu m'importe , interrompit Damon
& d'ailleurs , ce feroit peine perdue ; je
fçais à quoi m'en tenir . Cherchons quelque
endroit plus écarté. Ils s'avancent
fans ancune fuite , & ne tardent pas à
trouver ce qui leur convient. Dorval qui
n'avoit qu'un feul ton pour toutes les
circonftances de la vie , n'en changea
point dans celle où il fe trouvoit . Il me
femble , difoit-il , voir renaître le fiécle
de nos anciens Preux : quand ils n'avoient
rien de mieux à faire , ils s'amufoient
à rompre une lance en l'honneur
de leurs Dames. Il eft vrai , pourſuivoit-
il , qu'un bras en écharpe eut toujours
des grâces aux yeux d'une Belle.
>
JANVIER. 1763 . 17
Ils s'arrêtent en un lieu qui leur paroît
propre à ce qu'ils méditent. Là ils mettent
l'épée à la main & fe battent avec
la même ardeur que s'ils euffent toujours
été ennemis. Ils s'étoient déja
bleffés l'un & l'autre, quand le Chevalier
de B..... arriva. Meffieurs , leur dit il ,
en les féparant , que fignifie cette fcène
? Ma foi , mon cher Chevalier ,
prit Dorval , je l'ignore : demande-le à
Damon ; peut - être le fçait-il . Damon
croyoit effectivement le fçavoir ; mais
il ne jugea pas à propos de s'expliquer.
Les deux prétendus rivaux avoient chacun
befoin des fecours d'un Chirurgien.
On en fait venir un chez le Suiffe
du Bois de Boulogne. Il panfa les
deux bleffés ; après quoi , l'un & l'autre
ayant envoyé ordre à leurs épuipages
d'avancer , chacun remonta dans le fien .
Le Chevalier accompagna Damon qu'il
jugeoit avoir été l'aggreffeur dans cette
affaire . Il lui fit encore quelques quef
tions inutiles pour en favoir le motif. II
conclud , enfin , que la jaloufie armoit
les deux rivaux l'un contre l'autre , &
que l'objet de cette jaloufie étoit la Marquife.
C'étoit du moins elle qui avoit foupçonné
la premiere le motif de leur for18
MERCURE DE FRANCE.
tie . Elle étoit fans qu'on le fçût , dans
un cabinet voifin , lorfque Damon avoit
parlé en fecret à Dorval ; elle avoit entendu
nommer le lieu du rendez -vous
& c'étoit à fa priére que le Chevalier
avoit fuivi les deux Champions. De-là
fon apparition fi fubite , & que ni Dorval
, ni Damon n'avoient pû prévoir.
Le Chevalier l'inftruifit de ce qui s'étoit
paffé , & lui fit part de fes conjectu
res. Le mot de combat l'éffraya d'abord.
Elle n'étoit pas de nos Coquettes qui
dans ces fortes d'occafions regardent la
mort d'un amant , comme une victime
offerte à leurs charmes, comme le triomphe
le plus réel de leur beauté. Le Che
valier la raffura , en lui apprenant que
les bleffures des deux rivaux n'étoient
pas dangereufes . Rien , au furplus , ne
pouvoit l'induire en erreur . Elle favoit
que Damon aimoit Lucile , elle favoit
qu'il etoit l'aggreffeur dans cette difpute.
Elle n'avoit qu'une crainte ; c'étoit que
la jaloufie de Damon ne fût point mal
fondée. Cependant , par un motif de
tracafferie , affez commun parmi les
›
femmes elle fit fécrettement informer
Cinthie de la difpute des deux amis. On
ajouta de plus , par fon ordre , que felon
toutes les apparences , la Marquife les
avoit rendus rivaux.
JANVIER. 1763. 19
A
Il eft facile de rendre jaloufe une
femme qui ne peut que difficilement réparer
fes pertes . Cinthie étoit dans le
cas. Lui enlever Dorval c'étoit lui ravir
Tout ce qui lui reftcit . Elle ne put déguifer
fon défefpoir , même aux yeux
de fa niéce. D'ailleurs elle diffimuloit
beaucoup moins avec Lucile , depuis
qu'elle la croyoit oubliée de Damon .
J'ajouterai même qu'elle avoit porté la
confiance envers elle à un point éxceffif.
Lucile s'amufoit à peindre en miniature
, & y réuffiffoit parfaitement . Cinthie
voulut qu'elle traçât de mémoire lè
Portrait de Dorval. Un prétexte affez
frivole vint à l'appui de cette demande.
Lucile fans approfondir fes vues , obéit
à fes ordres , & fongea à faire auffi
ufage de ce talent pour elle - même . Elle
fe trouvoit cependant encore plus hu
miliée que fa tante. Hélas ! difoit- elle
s'il eft vrai que Damon & Dorval s'étoient
querellés pour la Marquife , il
eft donc bien sûr que Damon ne fonge
plus à moi , qu'il me facrifie à cette rivale
! C'étoit pour accroître ce facrifice
que l'Ingrat vouloit fçavoir ce qui fè
paffoit dans mon coeur. Je lui en ai tû
la meilleure partie , & lui en ai trop dit
encore .
•
20 MERCURE DE FRANCE .
mon ,
Tandis que Lucile accufoit ainfi Dail
étoit lui-même partagé entre
les regrets d'avoir peut- être injuftement
querellé Dorval , & la crainte d'avoir
eu trop de raifon de le faire. La fiévre
l'avoit faifi & retardoit la guériſon de
fa bleffure . Dorval , au contraire fut
guéri de la fienne au bout de huit jours.
Il apprit l'état où étoit fon adverfaire
& en fut touché. Toute rancune étoir
bannie de fon âme , ou pour mieux dire
fon âme étoit incapable d'en conferver.
Il s'étoit battu avec Damon fans être fon
ennemi . Il réfolut de le fervir comme'
s'ils ne fe fuffent jamais battus , à le réconcilier
une feconde fois avec Lucile.
Ce font , difoit-il , deux enfans qui s'aiment
& qui fe boudent. Il faut avoir pi
tié de leur inexpérience , il faut les obliger
à s'entendre.
Dans ce deffein il ſe rend chez Cinthie
, à laquelle il fe propofoit de taire
la vraie caufe de fon abfence depuis huit
jours. Il fut furpris de l'en trouver inftruite.
Quoi ! Monfieur , lui dit - elle ,
auffi-tôt qu'elle l'apperçut , vous vous
expofez aux rifques de fortir ? Celle qui
vous a fait braver les périls d'un combat
ne vous oblige pas , du moins , à
prendre foin de votre guérifon ? C'eſt
JANVIER. 1763 . 21
bien mal connoître le prix de certaines
choſes. Je vous jure d'honneur , Madame
, reprit Dorval , que j'ignore de qui
vous vouliez parler.... Comment , Monfieur
n'avez-vous pas eu affaire avec
Damon ? ... Je l'avoue , puifque vous le
favez ; mais c'eft tout ce que je fais làdeffus
moi-même.... Quoi ? vous vous
battez fans fçavoir pour qui , ni à quel
fujet ? ... Eh ! Madame , eft- ce donc une
chofe fi extraordinaire ? ... Mais on s'explique
du moins .... Madame , reprit
encore Dorval, ces fortes d'explications
ne fervent qu'à faire foupçonner la valeur
de quiconque s'y arrête , un peu
équivoque. Il vaut mieux paroître s'entendre.
On s'explique après , s'il en eft
encore temps. Mais Damon garde encore
pour lui fon fecret.
Dorval en étoit cependant bien inf
truit ; mais il n'en vouloit faire part qu'à
Lucile. Nayant pu alors l'entretenir en
particulier , il revint le jour fuivant.
L'occafion étoit favorable ; Cinthie étoit
abfente & Lucile abfolument feule dans
fon cabinet. Dorval qui étoit en poffeffion
d'entrer librement , ufe de ce privilége.
Il pénétre fans bruit jufqu'au cabinet
, dontla porte fe trouva toute ouverte.
Il voit Lucile occupée à peindre ,
22 MERCURE DE FRANCE.
& reconnoît le Portrait de Damon qu'elle
traçoit de fouvenir , en laiffant de loin .
à loin échapper quelques larmes. L'ouvrage
étoit affez avancé pour que Dorval
ne pût s'y méprendre. Il comprit dèslors
que le foin d'apaifer Lucile n'étoit
pas le plus preffé & qu'on pouvoit s'en
repofer fur elle même . Il fort comme il
étoit entré fans faire de bruit , fans être
apperçu . Lucile étoit trop férieufement
occupée pour qu'il fût aifé de la diftraire.
Voici ,, difoit
Dorval
, chemin
faifant
, voici
un
nouveau
fpécifique
pour
ce
pauvre
Damon
; refte
à trouver
le
moyen
de
lui
en
faire
part
. Il craignoit
d'irriter
fon
mal
, en
s'offrant
à fa vue
.
Il fe rendit
chez
le
Chevalier
qui
leva
fes
doutes
avant
qu'il
les
lui
eût
expliqués
. J'allois
chez
toi
, lui
dit-il , auffitôt
qu'il
l'apperçut
, &
j'y
allois
de
la
part
de Damon
, qui
t'invite
fincérement
à te
rendre
chez
lui. De
tout
mon
coeur
reprit
Dorval
; ma
vifite
je crois
, vaudra
mieux
pour
lui
que
celle
de
fon
Médecin
. Tous
deux
fe
rendent
chez
le
malade
, qu'ils
trouvent
au
lit.
A peine
apperçut
-il
Dorval
, qu'il
lui
tendit
la
main
de l'air
le plus
intime
. On
m'affu
re , lui
dit-il , que
tous
mes
foupçons
à
F
JANVIER. 1763. 23
ton égard font faux , je commence à le
croire. Oublions le paffé , & daigne encore
être mon ami. Très -volontiers , répondit
Dorval , je le fuis , & n'ai point
ceffé de l'être. J'ai fait , de plus , une
découverte qui doit anéantir ta fiévre
& tes foupçons . Quelle est - elle ? reprit
vivement Damon... Des meilleures pour
toi.Tu fçais ou ne fçais pas que la fille d'un
certain Dibutade craignant de ne plus revoir
fon amant , charbonna fes traits fur
le mur de fa chambre ? ... Hé bien ! que
m'importe ? ... Lucile te traite avec plus
de diftinction ; elle te peint en miniature.
Lucile me peint ! s'écria Damon....
Mieux que ne feroit un peintre , repliqua
Dorval: une jeune perfonne dont
F'Amour conduit le pinceau , fait toujours
des prodiges dans ces fortes d'occafions.
Tu me flattes , mon cher Marquis
, ajoutoit Damon , en fe foulevant
pour l'embraffer , tu me flattes ! Lucile
eft trop indifférente pour en ufer ainfi ...
Oh , parbleu ! je veux t'en donner le
plaifir. D'ailleurs , il faut bien que tu
viennes obtenir ton pardon ; c'eſt une
cérémonie préalable... Je t'avoue que je
crains les reproches de Cinthie ... Cinthie
eft occupée à faire juger un procès de
la plus grande là conféquence. Elle fort
24 MERCURE
DE FRANCE .
"
tous les matins & a la maladreffe de ne
pas mener Lucile avec elle. Tu profiteras
de cette lourde bévue.
Damon fut en état de fortir au bout
de quelques jours , tant le ſpécifique de
Dorval avoit produit un prompt effet.
Ce dernier conduit Damon chez Cinthie.
Elle étoit abfente , comme ils l'a--
voient prévu. Lucile elle-même ne fe
trouva point dans fon appartement. On
leur dit qu'elle accompagnoit
dans le
Parc une vieille parente qui étoit venue
la vifiter. Damon pria Dorval d'aller la
prévenir fécrettement
fur fon arrivée :
ce que ce dernier exécuta avec plaifir.
A peine commençoit - il à s'éloigner ,
Damon entre dans le cabinet de
Lucile. Son but ne pouvoit pas être
bien décidé. Peut être efpéroit-il y trouver
ſon portrait. Mais que devint-il ,
en appercevant celui de Dorval , trèsreffemblant
, & auquel Lucile paroifloit
avoir encore travaillé le jour même ?
Une pareille vue déconcerteroit
l'amant
le plus flegmatique . Pour Damon , il
devint furieux. Quoi ! s'écria-t- il , hois
de lui-même , je ferai donc fans ceffe
le jouet d'une perfide & d'un traître ?
C'est pour me rendre le témoin de ma
honte qu'il ofe me conduire ici ? Ah !.
que
je
JANVIER. 1763.. 25
je, ne dois plus écouter que ma rage . Il
s'en fallut peu qu'il ne mît le portrait en
piéces ; mais il fe contenta de fortir de
la maiſon , fans avoir parlé ni à Lucile
ni à Dorval.
Tandis qu'il retourne chez lui ne refpirant
que vengeance , Dorval inftruifoit
Lucile de fon arrivée. Cet avis la
jette dans le plus grand trouble . Elle
quitte avec précipitation fa Parente &
Dorval pour courir à fon appartement.
Voilà , difoit ce dernier , une activité
qui n'eft point de mauvais augure pour
Damon. Mais le defir de le revoir n'étoit
pas l'unique raifon qui engageât
Lucile à fe preffer ainfi . Elle vouloit
fouftraire à fa vue le portrait qu'elle
avoit laiffé en évidence ; oubli dont l'arrivée
de fa vieille parente étoit la feule
caufe. Lucile arrive , retrouve le portrait
à peu près à la même place , mais elle
n'apperçoit point Damon : elle fonne
elle demande ce qu'il eft devenu ; on
lui apprend qu'il vient de remonter dans
fon vis-à-vis & de s'éloigner en toute diligence.
Alors Lucile ne doute plus
qu'il n'ait vû le fatal portrait. Je fuis
perdue , difoit- elle , il va me regarder
comme une perfide , rien ne pourra plus
le défabufer : que je fuis malheureuſe !
II. Vol. B
>
26 MERCURE DE FRANCE.
Elle s'étoit renfermée dans fon cabinet ;
elle y reftoit accablée, elle oublioit qu'elle
eût compagnie dans le jardin . Dorval,
qui s'ennuyoit fort avec la vieille, jugeoit
qu'apparemment Lucile & Damon trouvoient
les inftans plus courts. Il avoit été
un peu furpris de voir Lucile s'éloigner
avec tant d'activité ; il ne le fut pas moins
de la voir reparoître avec un air de trifteffe
& d'abattement . La vieille Coufine
ayant mis fin à fa vifite , leur laiffa le
temps de s'expliquer. Eh bien ! belle
Lucile , lui dit Dorval , ne vous ai -je pas
ramené Damon , le plus docile de tous
les hommes ? je ne crains plus qu'une
chofe , c'eft qu'il ne devienne timide à
l'excès . Je n'ai pù le réfoudre à fe montrer
avant que vous foyez prévenue de
fon arrivée mais que vous a-t - il dit ?
qui ? Damon ? reprit Lucile , hélas ! je
ne l'ai pas même vû ! ... Quoi , Mademoiſelle
, vous m'avez laiffé morfondre
une demie -heure auprès d'une Baronne
feptuagénaire , & vous n'étiez pas -avec
Damon ? ... Je ne l'ai point vû , vous
dis -je , il étoit déjà parti : fa viſite n'eſt
qu'un outrage de plus pour moi ... Oh
parbleu , il y a là-deffous du fingulier ,
de l'extraordinaire ! Lucile foupçonnoit
bien ce qu'il pouvoit y avoir , mais elle
JANVIER. 1763. 27
n'ofoit en inftruire Dorval. Je vais , lui
dit ce dernier , éclaircir cette énigme
& reviens auffi-tôt vous faire part de ma
découverte. Arrêtez ! lui cria Lucile
je crains quelque nouvelle criſe entre
Damon & vous ... mais cette objection ,
& beaucoup d'autres , ne purent empêcher
Dorval de s'éloigner.
Il arrive chez Damon & le trouve
feul fe promenant à grands pas . Sçaistu
bien , lui dit-il , que tu deviens l'homme
de France le plus fingulier ? &
qu'on rifque de fe couvrir de ridicule
en s'intéreffant pour toi ? Damon
furpris de fa vifite , & le regardant
avec des yeux ou la furcur étoit peinte :
Monfieur , lui dit- il , venez-vous braver
jufque chez lui un ami que vous
trahiffez indignement ? ... Alte- là , interrompit
Dorval , je vois qu'il y a
ici quelque nouvelle méprife. Non ,
non , reprit Damon , il ne peut y avoir
d'équivoque ; tous mes doutes font
éclaircis. Julie , & vous êtes d'accord
enfemble pour me jouer. Mais que
plutôt .... Écoute , Damon , ajoûta
Dorval, nous nous connoiffons ; que
penferois-tu qui pût me réduire à diffimuler
avec toi ? Sais- tu qu'il y auroit
urieuſement d'orgueil de ta part à me
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
foupçonner de cette baffeffe ? ... Hé
bien , foit ; je confens à croire que tu
n'es point le complice de Lucile ; mais
je n'en fuis pas moins trahi , tu n'en es
pas moins la principale caufe... Oh !
explique-toi plus clairement fi tu veux
que je t'entende. Mais non, réponds- moi
d'abord : pourquoi , quand je vais annoncer
ton arrivée à Lucile, & que cette
pauvre enfant accourt vers toi , fans
prendre garde qu'elle rifque de facher
une parente , riche , caduque & qui
veut la faire fon héritière ; pourquoi Lu
cile ne te retrouve-t- elle plus ? Ah la
perfide ! s'écria Damon , ce n'étoit pas
moi qu'elle afpiroit à voir , c'étoit la
preuve de fa trahifon qu'elle vouloit
fouftraire à mes yeux ! , .. Comment ?
quelle preuye ? .., ton portrait , puifqu'il
faut le dire : l'ingrate eft actuellementoccupée
à te peindre...Mon portrait ! mais tu
te trompes , Damon , c'eſt le tien ; j'ai vu
Lucile occupée à l'achever... c'eft le tien ,
te dis-je ; crois- en l'attention avec la
quelle je l'ai examiné , crois-en la rage
qui me possède ! ... Parbleu l'aventure
eft des plus comiques , le quiproquo des
plus bizarres : tu crois , dis- tu , être bien
fur de ton fait ? ... Ah , trop fùr ! que
n'en puis-je au moins douter I mais non ,
JANVIER. 1763.. 29
tout est éclairci. C'est toi que l'ingrate
me préfére, c'est toi qu'elle aime. Dorval
reſta un moment rêveur , après quoi il
ajoûta , en pirouettant , ma foi , mon
pauvre Damon , cela pourroit bien être ,
je ne vois rien là de miraculeux , ce n'eft
pas la première fois que je triomphe fans
le fçavoir & fans y prétendre : après tout ,
il y auroit de la barbarie à rébuter cet
enfant ... Songe que la vie n'eft rien
pour moi fi Lucile m'eft enlevée , &
que tu n'obtiendras l'une qu'après m'avoir
arraché l'autre ... En vérité , Damon,
tu ne te formes point , tu es l'homme du
monde que je voudrois le moins tuer ;
mais , enfin , que veux -tu que je faffe ?
tu connois Lucile ; crois - tu qu'il foit
bien-aifé de lui tenir rigueur ? ... La
perfide ! ... Qu'entends-tu par ce mot ?...
Quoi ! peut- elle douter un inftant que
je ne l'adore ? ... Elle s'en fouviendra
quelque jour , & alors tu prendras ta
revanche , en lui préférant une rivale ...
Non , je veux , je prétends qu'elle s'explique
dès aujourd'hui , qu'elle prononce
entre toi & moi ... Tu n'y fonges pas ;
as-tu donc oublié que Lucile n'eft qu'un
enfant ? & qu'un pareil aveu embarrafferoit
la femme la plus aguerrie ? ....
N'importe , je jouirai de fa confufion ,
B iij
30 MERCURE DE FRANCE .
je pourrai l'accabler de reproches....
oh parbleu , c'eft ce que je ne dois pas
fouffrir. D'ailleurs , fonge au ridicule de
la démarche oùtu veux m'engager : l'amour
n'eft aujourd'hui qu'une convention
tacite ; on s'aime , on fe laiffe , &
tout cela doit fe deviner ; toute queſtion
à cet égard eft puérile , tout aveu fuperflu,
tout reproche ignoble & déplacé.
Il fallut , cependant , que Dorval cédât
aux inftances de Damon ; mais ce
ne fut qu'avec beaucoup de répugnance.
Lorfqu'il avoit promis à Lucile de le
lui ramener , il croyoit lui caufer de la
joie , & non de l'embarras . Leur arrivée
la fit pálir. C'eft de quoi Dorval
s'apperçut d'abord. Il prit ce ton léger
qu'il employoit à tous propos. Belle Lucile
, lui dit-il , banniffez toute contrainte.
Le défolé Damon veut être inftruit
de fon fort. Il foupçonne votre coeur de
fe déclarer pour moi , il croit que cer→
tain portrait , dont vous faites myftère
eft le mien. C'eft éxiger un aveu bien
authentique je l'avoue ; mais tel eft Damon
; Il préfére un arrêt foudroyant à
une plus longue incertitude .
Lucile ne répondit rien & parut encore
plus agitée . Ah ! s'écria Damon
ce filence n'en dit que trop. C'en eft
JANVIER. 1763. 31
>
fait , je fuis facrifié. Mais cruelle , celui
que vous me préférez ne jouira pas de
fon triomphe , ou la mort que je recevrai
de fa main m'empêchera de voir
mon opprobre. Lucile ne répondoit rien
encore. Ma foi , mon pauvre Damon
dit alors Dorval , j'ai pitié de l'état où
je te vois , & s'il n'étoit pas au-deffus ·
de l'homme d'être ingrat envers Lucile
peut- être euffé- je porté l'héroïsme à
fon comble. Mais regarde-la & vois ce
qu'il eft poffible de faire ? Lucile ne put
foutenir plus long-temps cette bifarre
-méprife. Mais , Monfieur , dit- elle à Damon
, avec une agitation extrême , depuis
quand prenez- vous tant d'intérêt à
ce qui fe paffe dans mon coeur ? Vous
avez paru en faire trop peu de cas
pour.... Oui , Oui , interrompit Damon
oui , j'ai mérité vos rigueurs , votre haine.
J'ai paru oublier vos charmes , j'ai
paru vous donner une rivale ; mais , en
vous fuyant , je vous adorois , je n'entretenois
cette rivale que de vous . Elle
a des charmes & je ne lui parlois que
des vôtres.Peut- être elle m'abhorre pour
avoir connu à quel point je vous aime ...
Ah Ciel ! s'écria Lucile , à quelle extrẻ-
mité me vois-je réduite ? Parlez , reprenoit
Damon , il n'eft plus temps de fein-
>
>
Biv
32 MERCURE DE FRANCE .
1
du
>
dre . Mais que pourriez-vous dire qui pût
démentir ce que j'ai vu ? Tranchez net
la difficulté , difoit Dorval , ou ,
moins , expliquez-vous par emblême ;
laiffez parler le portrait en queftion. Je
tremble ! ajoûta Lucile , en tirant un
portrait de fa poche. O Ciel ! s'écrioit
Damon , cette vue va donc regler ma
deſtinée ? Courage , difoit Dorval à Lucile
qui héfitoit toujours , faites ce que
votre coeur vous préfcrira. Hé bien , lui
dit-elle , en tremblant de plus en plus
voyez vous-même ce qu'il convient de
faire... A ces mots elle lui donne le
portrait.
Grand Dieu ! s'écrie de nouveau
Damon , c'en eft donc fait ? Il ne me
refte plus qu'à m'immoler aux pieds de
l'ingrate. Déja il avoit tiré fon épée &
la tournoit contre fon fein . Arrête , arrête
lui cria Dorval , voila un défefpoir
finguliérement placé : regarde cette
pienture. Damon la fixe d'un ceil égaré ,
& reconnoît fes traits. Adorable Lucile
dit-il , en fe précipitant à fes genoux ,
que ne vous dois-je point ? & que mes
foupçons me rendent coupable ! Quoi ,
tandis que je vous outrageois , vous daigniez
raffembler les traits d'un ingrat ?...
Mais reprenoit-il , en s'interrompant ,
un autre a joui de la même faveur ! A
JANVIER. 1763. 33
ce difcours Lucile change de couleur &
refte interdite. Nouvelles allarmes pour
-Damon. Oui , pourſuivoit- il , un autre
portrait a tantôt frappé ma vue. De grace
, expliquez- nous ce qu'il fignifie . En
faites- vous une collection ? Ecoute
mon cher, interrompit Dorval , Mademoiſelle
a un talent fi décidé pour ce
genre qu'il feroit affreux qu'elle l'enfouît.
Craignez , dit alors Lucile à Damon
, craignez que je n'éclairciffe vos
injuftes foupçons ; je ne vous les pardonnerai
pas après les avoir détruits .
Ces trois perfonnes étoient occupées
au point que Cinthie entra fans qu'on ſe
fut même douté de for arrivée . Elle
venoit annoncer à fa niéce le gain de
fon procès. Elle la trouve dans une agitation
extrême , voit Damon à -peu-près
dans le même état , & Dorval qui fembloit
participer à cette fcène . Qu'est-ce
que cela fignifie , Mademoifelle ? demanda
Cinthie. Mais Lucile n'avoit pas
l'affurance de répondre. Dorval commençoit
à fe douter du fait. Il réfolut de
mettre fin à toute cette intrigue , &
d'ufer de l'afcendant qu'il avoit fur l'efprit
de la tante. Il s'agit , Madame , lui
dit-il , de certain portrait furtivement
apperçu . Comment ! quel portrait ? de-
B
34 MERCURE DE FRANCE .
manda- t-elle avec empreffement. Lucile,
qui ne pouvoit plus foutenir l'état où
elle voyoit Damon, fit un effort fur ellemême.
Le voilà ce portrait , dit- elle à
Cinthie; il n'appartient qu'à vous d'en
difpofer. Alors elle le lui donne . Cinthie
irritée , n'en prit que plus promptement
fa réfolution . Elle s'approche de Dorval
& lui fait voir le portrait que Lucile
vient de lui remettre. C'eft le vôtre , lui
dit-elle , & c'est par mon ordre que
Lucile a imité vos traits. Vous ne doutez
point que l'on ne s'intéreffe à un objet
que l'on fait peindre . Je garde le portrait,
& vous offre en échange ma main avec
toute ma fortune augmentée de cent
mille livres de rente par le gain de mon
procès. Madame , reprit Dorval , voilà
un concours de circonftances bien favorable.
Mais fouffrez que je m'occupe
d'abord des intérêts d'un ami. Sans doute
qu'en vous décidant à vous marier vous
ne prétendez pas condamner Lucile au
célibat. Il y auroit de l'inhumanité dans
cet arrangement. Ici Damon interrompit
Dorval , & s'adreffant à Cinthie : je
ne puis plus vous cacher , Madame , lui
dit-il , que j'adore votre charmante niéce.
Ma conduite , je le fais , annoncoit
tout le contraire ; mais ce n'étoit qu'une
JANVIER. 1763. 35
ce
feinte , & cette rufe eft une faute que
l'aimable Lucile me pardonne : daignez
imiter fon indulgence. Vraiment , reprit
Cinthie , je m'apperçois bien que ma
niéce eft fort indulgente. Mais , enfin
Marquis , dit- elle à Dorval , confeillezmoi
, que faut- il faire ? Il faut , Madame,
repliqua-t- il , unir Lucile avec Damon ,
& partager avec eux votre fortune.
Madame , interrompit ce dernier ,
n'eſt point à vos richeffes que j'en veux ;
l'aimable Lucile eft au- deffus de tous les
tréfors de la terre ; & d'ailleurs , ce que
j'ai de bien peut fuffire... Non , non ,
interrompit Cinthie à fon tour , il en
fera comme le Marquis vient de le régler.
Ah ! ma chère tante ! s'écria Lucile ; ah
cher Dorval! s'écria en même temps
Damon... Dorval fe refufa à de plus
longs remercimens . Maintenant , Madame
, ajoûta- t-il , voyez quelles font
vos dernières réfolutions. Comment ,፡
Marquis , reprit Cinthie , que fignifie ce
langage ... Oh ! Madame , il ne fignifie
que ce que vous voudrez... Le mariage
vous éffraye - t-il? ... Point du tout;
le mariage n'éffraye point quiconque
fait fon monde ... C'eft -à -dire , que vous
imirerez ceux qui fe piquent de le bien
favoir ? ... Moi ? Madame ; oh parbleu ,
B vj
36 MERCURE DE FRANCE .
je ne me calque fur perfonne . Mais il eft
des cas où il faut fuivre l'ufage , ou fe
couvrir d'un éternel ridicule ... Et moi ,
Marquis , je vous déclare qu'un mari du
bon ton me conviendroit fort peu...
Mais , Madame , comment donc faire ?
Faut-il fe reléguer jufques dans la claffe
des moindres bourgeois ? Ce font les
feuls qui n'ayent pas encore mis à l'écart
les gothiques entraves de l'hymen . Cela
étoit bon du temps de Saturne & de
Rhée !... Je prétends vivre comme on
vivoit alors... Alors , Madame , l'hymen
étoit le Dieu de la contrainte : aujourd'hui
c'eſt le Dieu de la liberté . On a
fubftitué aux froids égards , à l'éternelle
affiduité , une aifance toute aimable ,
une confiance à toute épreuve. En un
mot , le domaine de l'hymen eft devenu
la maiſon de campagne de l'amour. C'eſt
le lieu où il prend les vacances & où il
fe remet de fes fatigues. Il femble , reprit
vivement Cinthie , que vous ayez
reçu des mémoires de feu mon époux ,
il agiffoit comme vous propofez d'agir ;
mais il a fçu me dégoûter d'un mari
Petit- maître. Oubliez l'offre que je vous
ai faite : j'oublierai de mon côté.... Ah
cher Dorval! interrompit Damon tu
me replonges dans l'abîme d'où tu fem-
,
JANVIER. 1763. 37
blois m'avoir tiré ! Mais , point du tout ,
reprit Dorval , me voila encore tout prêt
à me dévouer. Il n'en eft pas befoin ,
ajoûta vivement Cinthie; raffurez - vous ,
Damon. En rompant pour jamais avec
Dorval, je n'en tiendrai pas moins ce
que je vous avois promis . Je confens
que vous époufiez ma Niéce , & je lui
donne la moitié de mon bien , en attendant
mieux. A ces mots , Cinthie entre
& s'enferme dans fon boudoir.
Que ne te dois-je , point , cher Dorval,
difoit Damon ? C'est toi qui as conduit
les chofes jufqu'à cet heureux dénouement
. Oublie mes torts. & mes injuftes
foupçons : J'ai pour jamais appris
à te connoître . Comment donc ? reprit
Dorval , tes craintes n'avoient rien de
ridicule ; on craindroit à moins . Il n'eft
pas maintenant douteux que Lucile ne
te préfére : mais , franchement , j'ai eu
peur pour toi.
Le temps éclaircit la deftinée de ces
différens Perfonnages. Cinthie ſe jetta
dans la réforme , y joignit la médifan-
& y prit goût. Dorval époufa la
Marquife , & tous deux vécurent dans
une confiance & une diffipation réciproques.
Lucile & Damon vécurent en
ce 9
38 MERCURE DE FRANCE.
Epoux qui fe fuffifent à eux mêmes.
tous furent contens.
Par M. DE LA Dixmerie.
L
NOUVELLE.
A Marquife n'étoit point préfente
à ces propos ; Damon profita de fon
abfence pour tirer Dorval à l'écart. Il
l'invite fimplement à fe rendre avec lui
à l'étoile fous quelques minutes. Je vais
t'y devancer , reprit ce dernier , fans'
être cependant , au fait du myftère . En
effet , il fortit l'inftant d'après . Damon
ne tarda pas à le fuivre. Tous deux fe
rejoignirent au lieu indiqué. L'air férieux
de Damon ne furprit point Dorval
; il ne lui en connoiffoit guères d'autre.
Comment va la nouvelle intrigue
lui dit- il ? ma foi , Comte , je t'en félicite
, ton choix ne pouvoit mieux tomber
que fur la Marquife. Elle te fera
faire plus de progrès en deux mois que
Lucile en deux ans. Mes progrès , répondit
féchement Damon , font encore
plus prompts que vous ne penfez ; j'ai
16 MERCURE DE FRANCE.
,
•
déja appris à difcerner un ami vrai d'a-.
vec un ami faux. Quoi ? repliqua Dorval
, un peu furpris du ton avec lequel
ces paroles avoient été prononcées
eft- ce à ces fortes d'inftructions que la
Marquife borne fes foins ? Laiffons-là
la Marquife , reprit Damon , avec encore
plus de hauteur , parlons de vos
procédés : ce n'eft pas la premiere fois
qu'ils me choquent ; mais je fonge à
m'en venger plutôt qu'à les définir.
Sçais-tu bien, Comte , ajouta Dorval
qu'à la fin ce ton m'ôteroit la liberté
& même la volonté de te défabufer ?
Peu m'importe , interrompit Damon
& d'ailleurs , ce feroit peine perdue ; je
fçais à quoi m'en tenir . Cherchons quelque
endroit plus écarté. Ils s'avancent
fans ancune fuite , & ne tardent pas à
trouver ce qui leur convient. Dorval qui
n'avoit qu'un feul ton pour toutes les
circonftances de la vie , n'en changea
point dans celle où il fe trouvoit . Il me
femble , difoit-il , voir renaître le fiécle
de nos anciens Preux : quand ils n'avoient
rien de mieux à faire , ils s'amufoient
à rompre une lance en l'honneur
de leurs Dames. Il eft vrai , pourſuivoit-
il , qu'un bras en écharpe eut toujours
des grâces aux yeux d'une Belle.
>
JANVIER. 1763 . 17
Ils s'arrêtent en un lieu qui leur paroît
propre à ce qu'ils méditent. Là ils mettent
l'épée à la main & fe battent avec
la même ardeur que s'ils euffent toujours
été ennemis. Ils s'étoient déja
bleffés l'un & l'autre, quand le Chevalier
de B..... arriva. Meffieurs , leur dit il ,
en les féparant , que fignifie cette fcène
? Ma foi , mon cher Chevalier ,
prit Dorval , je l'ignore : demande-le à
Damon ; peut - être le fçait-il . Damon
croyoit effectivement le fçavoir ; mais
il ne jugea pas à propos de s'expliquer.
Les deux prétendus rivaux avoient chacun
befoin des fecours d'un Chirurgien.
On en fait venir un chez le Suiffe
du Bois de Boulogne. Il panfa les
deux bleffés ; après quoi , l'un & l'autre
ayant envoyé ordre à leurs épuipages
d'avancer , chacun remonta dans le fien .
Le Chevalier accompagna Damon qu'il
jugeoit avoir été l'aggreffeur dans cette
affaire . Il lui fit encore quelques quef
tions inutiles pour en favoir le motif. II
conclud , enfin , que la jaloufie armoit
les deux rivaux l'un contre l'autre , &
que l'objet de cette jaloufie étoit la Marquife.
C'étoit du moins elle qui avoit foupçonné
la premiere le motif de leur for18
MERCURE DE FRANCE.
tie . Elle étoit fans qu'on le fçût , dans
un cabinet voifin , lorfque Damon avoit
parlé en fecret à Dorval ; elle avoit entendu
nommer le lieu du rendez -vous
& c'étoit à fa priére que le Chevalier
avoit fuivi les deux Champions. De-là
fon apparition fi fubite , & que ni Dorval
, ni Damon n'avoient pû prévoir.
Le Chevalier l'inftruifit de ce qui s'étoit
paffé , & lui fit part de fes conjectu
res. Le mot de combat l'éffraya d'abord.
Elle n'étoit pas de nos Coquettes qui
dans ces fortes d'occafions regardent la
mort d'un amant , comme une victime
offerte à leurs charmes, comme le triomphe
le plus réel de leur beauté. Le Che
valier la raffura , en lui apprenant que
les bleffures des deux rivaux n'étoient
pas dangereufes . Rien , au furplus , ne
pouvoit l'induire en erreur . Elle favoit
que Damon aimoit Lucile , elle favoit
qu'il etoit l'aggreffeur dans cette difpute.
Elle n'avoit qu'une crainte ; c'étoit que
la jaloufie de Damon ne fût point mal
fondée. Cependant , par un motif de
tracafferie , affez commun parmi les
›
femmes elle fit fécrettement informer
Cinthie de la difpute des deux amis. On
ajouta de plus , par fon ordre , que felon
toutes les apparences , la Marquife les
avoit rendus rivaux.
JANVIER. 1763. 19
A
Il eft facile de rendre jaloufe une
femme qui ne peut que difficilement réparer
fes pertes . Cinthie étoit dans le
cas. Lui enlever Dorval c'étoit lui ravir
Tout ce qui lui reftcit . Elle ne put déguifer
fon défefpoir , même aux yeux
de fa niéce. D'ailleurs elle diffimuloit
beaucoup moins avec Lucile , depuis
qu'elle la croyoit oubliée de Damon .
J'ajouterai même qu'elle avoit porté la
confiance envers elle à un point éxceffif.
Lucile s'amufoit à peindre en miniature
, & y réuffiffoit parfaitement . Cinthie
voulut qu'elle traçât de mémoire lè
Portrait de Dorval. Un prétexte affez
frivole vint à l'appui de cette demande.
Lucile fans approfondir fes vues , obéit
à fes ordres , & fongea à faire auffi
ufage de ce talent pour elle - même . Elle
fe trouvoit cependant encore plus hu
miliée que fa tante. Hélas ! difoit- elle
s'il eft vrai que Damon & Dorval s'étoient
querellés pour la Marquife , il
eft donc bien sûr que Damon ne fonge
plus à moi , qu'il me facrifie à cette rivale
! C'étoit pour accroître ce facrifice
que l'Ingrat vouloit fçavoir ce qui fè
paffoit dans mon coeur. Je lui en ai tû
la meilleure partie , & lui en ai trop dit
encore .
•
20 MERCURE DE FRANCE .
mon ,
Tandis que Lucile accufoit ainfi Dail
étoit lui-même partagé entre
les regrets d'avoir peut- être injuftement
querellé Dorval , & la crainte d'avoir
eu trop de raifon de le faire. La fiévre
l'avoit faifi & retardoit la guériſon de
fa bleffure . Dorval , au contraire fut
guéri de la fienne au bout de huit jours.
Il apprit l'état où étoit fon adverfaire
& en fut touché. Toute rancune étoir
bannie de fon âme , ou pour mieux dire
fon âme étoit incapable d'en conferver.
Il s'étoit battu avec Damon fans être fon
ennemi . Il réfolut de le fervir comme'
s'ils ne fe fuffent jamais battus , à le réconcilier
une feconde fois avec Lucile.
Ce font , difoit-il , deux enfans qui s'aiment
& qui fe boudent. Il faut avoir pi
tié de leur inexpérience , il faut les obliger
à s'entendre.
Dans ce deffein il ſe rend chez Cinthie
, à laquelle il fe propofoit de taire
la vraie caufe de fon abfence depuis huit
jours. Il fut furpris de l'en trouver inftruite.
Quoi ! Monfieur , lui dit - elle ,
auffi-tôt qu'elle l'apperçut , vous vous
expofez aux rifques de fortir ? Celle qui
vous a fait braver les périls d'un combat
ne vous oblige pas , du moins , à
prendre foin de votre guérifon ? C'eſt
JANVIER. 1763 . 21
bien mal connoître le prix de certaines
choſes. Je vous jure d'honneur , Madame
, reprit Dorval , que j'ignore de qui
vous vouliez parler.... Comment , Monfieur
n'avez-vous pas eu affaire avec
Damon ? ... Je l'avoue , puifque vous le
favez ; mais c'eft tout ce que je fais làdeffus
moi-même.... Quoi ? vous vous
battez fans fçavoir pour qui , ni à quel
fujet ? ... Eh ! Madame , eft- ce donc une
chofe fi extraordinaire ? ... Mais on s'explique
du moins .... Madame , reprit
encore Dorval, ces fortes d'explications
ne fervent qu'à faire foupçonner la valeur
de quiconque s'y arrête , un peu
équivoque. Il vaut mieux paroître s'entendre.
On s'explique après , s'il en eft
encore temps. Mais Damon garde encore
pour lui fon fecret.
Dorval en étoit cependant bien inf
truit ; mais il n'en vouloit faire part qu'à
Lucile. Nayant pu alors l'entretenir en
particulier , il revint le jour fuivant.
L'occafion étoit favorable ; Cinthie étoit
abfente & Lucile abfolument feule dans
fon cabinet. Dorval qui étoit en poffeffion
d'entrer librement , ufe de ce privilége.
Il pénétre fans bruit jufqu'au cabinet
, dontla porte fe trouva toute ouverte.
Il voit Lucile occupée à peindre ,
22 MERCURE DE FRANCE.
& reconnoît le Portrait de Damon qu'elle
traçoit de fouvenir , en laiffant de loin .
à loin échapper quelques larmes. L'ouvrage
étoit affez avancé pour que Dorval
ne pût s'y méprendre. Il comprit dèslors
que le foin d'apaifer Lucile n'étoit
pas le plus preffé & qu'on pouvoit s'en
repofer fur elle même . Il fort comme il
étoit entré fans faire de bruit , fans être
apperçu . Lucile étoit trop férieufement
occupée pour qu'il fût aifé de la diftraire.
Voici ,, difoit
Dorval
, chemin
faifant
, voici
un
nouveau
fpécifique
pour
ce
pauvre
Damon
; refte
à trouver
le
moyen
de
lui
en
faire
part
. Il craignoit
d'irriter
fon
mal
, en
s'offrant
à fa vue
.
Il fe rendit
chez
le
Chevalier
qui
leva
fes
doutes
avant
qu'il
les
lui
eût
expliqués
. J'allois
chez
toi
, lui
dit-il , auffitôt
qu'il
l'apperçut
, &
j'y
allois
de
la
part
de Damon
, qui
t'invite
fincérement
à te
rendre
chez
lui. De
tout
mon
coeur
reprit
Dorval
; ma
vifite
je crois
, vaudra
mieux
pour
lui
que
celle
de
fon
Médecin
. Tous
deux
fe
rendent
chez
le
malade
, qu'ils
trouvent
au
lit.
A peine
apperçut
-il
Dorval
, qu'il
lui
tendit
la
main
de l'air
le plus
intime
. On
m'affu
re , lui
dit-il , que
tous
mes
foupçons
à
F
JANVIER. 1763. 23
ton égard font faux , je commence à le
croire. Oublions le paffé , & daigne encore
être mon ami. Très -volontiers , répondit
Dorval , je le fuis , & n'ai point
ceffé de l'être. J'ai fait , de plus , une
découverte qui doit anéantir ta fiévre
& tes foupçons . Quelle est - elle ? reprit
vivement Damon... Des meilleures pour
toi.Tu fçais ou ne fçais pas que la fille d'un
certain Dibutade craignant de ne plus revoir
fon amant , charbonna fes traits fur
le mur de fa chambre ? ... Hé bien ! que
m'importe ? ... Lucile te traite avec plus
de diftinction ; elle te peint en miniature.
Lucile me peint ! s'écria Damon....
Mieux que ne feroit un peintre , repliqua
Dorval: une jeune perfonne dont
F'Amour conduit le pinceau , fait toujours
des prodiges dans ces fortes d'occafions.
Tu me flattes , mon cher Marquis
, ajoutoit Damon , en fe foulevant
pour l'embraffer , tu me flattes ! Lucile
eft trop indifférente pour en ufer ainfi ...
Oh , parbleu ! je veux t'en donner le
plaifir. D'ailleurs , il faut bien que tu
viennes obtenir ton pardon ; c'eſt une
cérémonie préalable... Je t'avoue que je
crains les reproches de Cinthie ... Cinthie
eft occupée à faire juger un procès de
la plus grande là conféquence. Elle fort
24 MERCURE
DE FRANCE .
"
tous les matins & a la maladreffe de ne
pas mener Lucile avec elle. Tu profiteras
de cette lourde bévue.
Damon fut en état de fortir au bout
de quelques jours , tant le ſpécifique de
Dorval avoit produit un prompt effet.
Ce dernier conduit Damon chez Cinthie.
Elle étoit abfente , comme ils l'a--
voient prévu. Lucile elle-même ne fe
trouva point dans fon appartement. On
leur dit qu'elle accompagnoit
dans le
Parc une vieille parente qui étoit venue
la vifiter. Damon pria Dorval d'aller la
prévenir fécrettement
fur fon arrivée :
ce que ce dernier exécuta avec plaifir.
A peine commençoit - il à s'éloigner ,
Damon entre dans le cabinet de
Lucile. Son but ne pouvoit pas être
bien décidé. Peut être efpéroit-il y trouver
ſon portrait. Mais que devint-il ,
en appercevant celui de Dorval , trèsreffemblant
, & auquel Lucile paroifloit
avoir encore travaillé le jour même ?
Une pareille vue déconcerteroit
l'amant
le plus flegmatique . Pour Damon , il
devint furieux. Quoi ! s'écria-t- il , hois
de lui-même , je ferai donc fans ceffe
le jouet d'une perfide & d'un traître ?
C'est pour me rendre le témoin de ma
honte qu'il ofe me conduire ici ? Ah !.
que
je
JANVIER. 1763.. 25
je, ne dois plus écouter que ma rage . Il
s'en fallut peu qu'il ne mît le portrait en
piéces ; mais il fe contenta de fortir de
la maiſon , fans avoir parlé ni à Lucile
ni à Dorval.
Tandis qu'il retourne chez lui ne refpirant
que vengeance , Dorval inftruifoit
Lucile de fon arrivée. Cet avis la
jette dans le plus grand trouble . Elle
quitte avec précipitation fa Parente &
Dorval pour courir à fon appartement.
Voilà , difoit ce dernier , une activité
qui n'eft point de mauvais augure pour
Damon. Mais le defir de le revoir n'étoit
pas l'unique raifon qui engageât
Lucile à fe preffer ainfi . Elle vouloit
fouftraire à fa vue le portrait qu'elle
avoit laiffé en évidence ; oubli dont l'arrivée
de fa vieille parente étoit la feule
caufe. Lucile arrive , retrouve le portrait
à peu près à la même place , mais elle
n'apperçoit point Damon : elle fonne
elle demande ce qu'il eft devenu ; on
lui apprend qu'il vient de remonter dans
fon vis-à-vis & de s'éloigner en toute diligence.
Alors Lucile ne doute plus
qu'il n'ait vû le fatal portrait. Je fuis
perdue , difoit- elle , il va me regarder
comme une perfide , rien ne pourra plus
le défabufer : que je fuis malheureuſe !
II. Vol. B
>
26 MERCURE DE FRANCE.
Elle s'étoit renfermée dans fon cabinet ;
elle y reftoit accablée, elle oublioit qu'elle
eût compagnie dans le jardin . Dorval,
qui s'ennuyoit fort avec la vieille, jugeoit
qu'apparemment Lucile & Damon trouvoient
les inftans plus courts. Il avoit été
un peu furpris de voir Lucile s'éloigner
avec tant d'activité ; il ne le fut pas moins
de la voir reparoître avec un air de trifteffe
& d'abattement . La vieille Coufine
ayant mis fin à fa vifite , leur laiffa le
temps de s'expliquer. Eh bien ! belle
Lucile , lui dit Dorval , ne vous ai -je pas
ramené Damon , le plus docile de tous
les hommes ? je ne crains plus qu'une
chofe , c'eft qu'il ne devienne timide à
l'excès . Je n'ai pù le réfoudre à fe montrer
avant que vous foyez prévenue de
fon arrivée mais que vous a-t - il dit ?
qui ? Damon ? reprit Lucile , hélas ! je
ne l'ai pas même vû ! ... Quoi , Mademoiſelle
, vous m'avez laiffé morfondre
une demie -heure auprès d'une Baronne
feptuagénaire , & vous n'étiez pas -avec
Damon ? ... Je ne l'ai point vû , vous
dis -je , il étoit déjà parti : fa viſite n'eſt
qu'un outrage de plus pour moi ... Oh
parbleu , il y a là-deffous du fingulier ,
de l'extraordinaire ! Lucile foupçonnoit
bien ce qu'il pouvoit y avoir , mais elle
JANVIER. 1763. 27
n'ofoit en inftruire Dorval. Je vais , lui
dit ce dernier , éclaircir cette énigme
& reviens auffi-tôt vous faire part de ma
découverte. Arrêtez ! lui cria Lucile
je crains quelque nouvelle criſe entre
Damon & vous ... mais cette objection ,
& beaucoup d'autres , ne purent empêcher
Dorval de s'éloigner.
Il arrive chez Damon & le trouve
feul fe promenant à grands pas . Sçaistu
bien , lui dit-il , que tu deviens l'homme
de France le plus fingulier ? &
qu'on rifque de fe couvrir de ridicule
en s'intéreffant pour toi ? Damon
furpris de fa vifite , & le regardant
avec des yeux ou la furcur étoit peinte :
Monfieur , lui dit- il , venez-vous braver
jufque chez lui un ami que vous
trahiffez indignement ? ... Alte- là , interrompit
Dorval , je vois qu'il y a
ici quelque nouvelle méprife. Non ,
non , reprit Damon , il ne peut y avoir
d'équivoque ; tous mes doutes font
éclaircis. Julie , & vous êtes d'accord
enfemble pour me jouer. Mais que
plutôt .... Écoute , Damon , ajoûta
Dorval, nous nous connoiffons ; que
penferois-tu qui pût me réduire à diffimuler
avec toi ? Sais- tu qu'il y auroit
urieuſement d'orgueil de ta part à me
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
foupçonner de cette baffeffe ? ... Hé
bien , foit ; je confens à croire que tu
n'es point le complice de Lucile ; mais
je n'en fuis pas moins trahi , tu n'en es
pas moins la principale caufe... Oh !
explique-toi plus clairement fi tu veux
que je t'entende. Mais non, réponds- moi
d'abord : pourquoi , quand je vais annoncer
ton arrivée à Lucile, & que cette
pauvre enfant accourt vers toi , fans
prendre garde qu'elle rifque de facher
une parente , riche , caduque & qui
veut la faire fon héritière ; pourquoi Lu
cile ne te retrouve-t- elle plus ? Ah la
perfide ! s'écria Damon , ce n'étoit pas
moi qu'elle afpiroit à voir , c'étoit la
preuve de fa trahifon qu'elle vouloit
fouftraire à mes yeux ! , .. Comment ?
quelle preuye ? .., ton portrait , puifqu'il
faut le dire : l'ingrate eft actuellementoccupée
à te peindre...Mon portrait ! mais tu
te trompes , Damon , c'eſt le tien ; j'ai vu
Lucile occupée à l'achever... c'eft le tien ,
te dis-je ; crois- en l'attention avec la
quelle je l'ai examiné , crois-en la rage
qui me possède ! ... Parbleu l'aventure
eft des plus comiques , le quiproquo des
plus bizarres : tu crois , dis- tu , être bien
fur de ton fait ? ... Ah , trop fùr ! que
n'en puis-je au moins douter I mais non ,
JANVIER. 1763.. 29
tout est éclairci. C'est toi que l'ingrate
me préfére, c'est toi qu'elle aime. Dorval
reſta un moment rêveur , après quoi il
ajoûta , en pirouettant , ma foi , mon
pauvre Damon , cela pourroit bien être ,
je ne vois rien là de miraculeux , ce n'eft
pas la première fois que je triomphe fans
le fçavoir & fans y prétendre : après tout ,
il y auroit de la barbarie à rébuter cet
enfant ... Songe que la vie n'eft rien
pour moi fi Lucile m'eft enlevée , &
que tu n'obtiendras l'une qu'après m'avoir
arraché l'autre ... En vérité , Damon,
tu ne te formes point , tu es l'homme du
monde que je voudrois le moins tuer ;
mais , enfin , que veux -tu que je faffe ?
tu connois Lucile ; crois - tu qu'il foit
bien-aifé de lui tenir rigueur ? ... La
perfide ! ... Qu'entends-tu par ce mot ?...
Quoi ! peut- elle douter un inftant que
je ne l'adore ? ... Elle s'en fouviendra
quelque jour , & alors tu prendras ta
revanche , en lui préférant une rivale ...
Non , je veux , je prétends qu'elle s'explique
dès aujourd'hui , qu'elle prononce
entre toi & moi ... Tu n'y fonges pas ;
as-tu donc oublié que Lucile n'eft qu'un
enfant ? & qu'un pareil aveu embarrafferoit
la femme la plus aguerrie ? ....
N'importe , je jouirai de fa confufion ,
B iij
30 MERCURE DE FRANCE .
je pourrai l'accabler de reproches....
oh parbleu , c'eft ce que je ne dois pas
fouffrir. D'ailleurs , fonge au ridicule de
la démarche oùtu veux m'engager : l'amour
n'eft aujourd'hui qu'une convention
tacite ; on s'aime , on fe laiffe , &
tout cela doit fe deviner ; toute queſtion
à cet égard eft puérile , tout aveu fuperflu,
tout reproche ignoble & déplacé.
Il fallut , cependant , que Dorval cédât
aux inftances de Damon ; mais ce
ne fut qu'avec beaucoup de répugnance.
Lorfqu'il avoit promis à Lucile de le
lui ramener , il croyoit lui caufer de la
joie , & non de l'embarras . Leur arrivée
la fit pálir. C'eft de quoi Dorval
s'apperçut d'abord. Il prit ce ton léger
qu'il employoit à tous propos. Belle Lucile
, lui dit-il , banniffez toute contrainte.
Le défolé Damon veut être inftruit
de fon fort. Il foupçonne votre coeur de
fe déclarer pour moi , il croit que cer→
tain portrait , dont vous faites myftère
eft le mien. C'eft éxiger un aveu bien
authentique je l'avoue ; mais tel eft Damon
; Il préfére un arrêt foudroyant à
une plus longue incertitude .
Lucile ne répondit rien & parut encore
plus agitée . Ah ! s'écria Damon
ce filence n'en dit que trop. C'en eft
JANVIER. 1763. 31
>
fait , je fuis facrifié. Mais cruelle , celui
que vous me préférez ne jouira pas de
fon triomphe , ou la mort que je recevrai
de fa main m'empêchera de voir
mon opprobre. Lucile ne répondoit rien
encore. Ma foi , mon pauvre Damon
dit alors Dorval , j'ai pitié de l'état où
je te vois , & s'il n'étoit pas au-deffus ·
de l'homme d'être ingrat envers Lucile
peut- être euffé- je porté l'héroïsme à
fon comble. Mais regarde-la & vois ce
qu'il eft poffible de faire ? Lucile ne put
foutenir plus long-temps cette bifarre
-méprife. Mais , Monfieur , dit- elle à Damon
, avec une agitation extrême , depuis
quand prenez- vous tant d'intérêt à
ce qui fe paffe dans mon coeur ? Vous
avez paru en faire trop peu de cas
pour.... Oui , Oui , interrompit Damon
oui , j'ai mérité vos rigueurs , votre haine.
J'ai paru oublier vos charmes , j'ai
paru vous donner une rivale ; mais , en
vous fuyant , je vous adorois , je n'entretenois
cette rivale que de vous . Elle
a des charmes & je ne lui parlois que
des vôtres.Peut- être elle m'abhorre pour
avoir connu à quel point je vous aime ...
Ah Ciel ! s'écria Lucile , à quelle extrẻ-
mité me vois-je réduite ? Parlez , reprenoit
Damon , il n'eft plus temps de fein-
>
>
Biv
32 MERCURE DE FRANCE .
1
du
>
dre . Mais que pourriez-vous dire qui pût
démentir ce que j'ai vu ? Tranchez net
la difficulté , difoit Dorval , ou ,
moins , expliquez-vous par emblême ;
laiffez parler le portrait en queftion. Je
tremble ! ajoûta Lucile , en tirant un
portrait de fa poche. O Ciel ! s'écrioit
Damon , cette vue va donc regler ma
deſtinée ? Courage , difoit Dorval à Lucile
qui héfitoit toujours , faites ce que
votre coeur vous préfcrira. Hé bien , lui
dit-elle , en tremblant de plus en plus
voyez vous-même ce qu'il convient de
faire... A ces mots elle lui donne le
portrait.
Grand Dieu ! s'écrie de nouveau
Damon , c'en eft donc fait ? Il ne me
refte plus qu'à m'immoler aux pieds de
l'ingrate. Déja il avoit tiré fon épée &
la tournoit contre fon fein . Arrête , arrête
lui cria Dorval , voila un défefpoir
finguliérement placé : regarde cette
pienture. Damon la fixe d'un ceil égaré ,
& reconnoît fes traits. Adorable Lucile
dit-il , en fe précipitant à fes genoux ,
que ne vous dois-je point ? & que mes
foupçons me rendent coupable ! Quoi ,
tandis que je vous outrageois , vous daigniez
raffembler les traits d'un ingrat ?...
Mais reprenoit-il , en s'interrompant ,
un autre a joui de la même faveur ! A
JANVIER. 1763. 33
ce difcours Lucile change de couleur &
refte interdite. Nouvelles allarmes pour
-Damon. Oui , pourſuivoit- il , un autre
portrait a tantôt frappé ma vue. De grace
, expliquez- nous ce qu'il fignifie . En
faites- vous une collection ? Ecoute
mon cher, interrompit Dorval , Mademoiſelle
a un talent fi décidé pour ce
genre qu'il feroit affreux qu'elle l'enfouît.
Craignez , dit alors Lucile à Damon
, craignez que je n'éclairciffe vos
injuftes foupçons ; je ne vous les pardonnerai
pas après les avoir détruits .
Ces trois perfonnes étoient occupées
au point que Cinthie entra fans qu'on ſe
fut même douté de for arrivée . Elle
venoit annoncer à fa niéce le gain de
fon procès. Elle la trouve dans une agitation
extrême , voit Damon à -peu-près
dans le même état , & Dorval qui fembloit
participer à cette fcène . Qu'est-ce
que cela fignifie , Mademoifelle ? demanda
Cinthie. Mais Lucile n'avoit pas
l'affurance de répondre. Dorval commençoit
à fe douter du fait. Il réfolut de
mettre fin à toute cette intrigue , &
d'ufer de l'afcendant qu'il avoit fur l'efprit
de la tante. Il s'agit , Madame , lui
dit-il , de certain portrait furtivement
apperçu . Comment ! quel portrait ? de-
B
34 MERCURE DE FRANCE .
manda- t-elle avec empreffement. Lucile,
qui ne pouvoit plus foutenir l'état où
elle voyoit Damon, fit un effort fur ellemême.
Le voilà ce portrait , dit- elle à
Cinthie; il n'appartient qu'à vous d'en
difpofer. Alors elle le lui donne . Cinthie
irritée , n'en prit que plus promptement
fa réfolution . Elle s'approche de Dorval
& lui fait voir le portrait que Lucile
vient de lui remettre. C'eft le vôtre , lui
dit-elle , & c'est par mon ordre que
Lucile a imité vos traits. Vous ne doutez
point que l'on ne s'intéreffe à un objet
que l'on fait peindre . Je garde le portrait,
& vous offre en échange ma main avec
toute ma fortune augmentée de cent
mille livres de rente par le gain de mon
procès. Madame , reprit Dorval , voilà
un concours de circonftances bien favorable.
Mais fouffrez que je m'occupe
d'abord des intérêts d'un ami. Sans doute
qu'en vous décidant à vous marier vous
ne prétendez pas condamner Lucile au
célibat. Il y auroit de l'inhumanité dans
cet arrangement. Ici Damon interrompit
Dorval , & s'adreffant à Cinthie : je
ne puis plus vous cacher , Madame , lui
dit-il , que j'adore votre charmante niéce.
Ma conduite , je le fais , annoncoit
tout le contraire ; mais ce n'étoit qu'une
JANVIER. 1763. 35
ce
feinte , & cette rufe eft une faute que
l'aimable Lucile me pardonne : daignez
imiter fon indulgence. Vraiment , reprit
Cinthie , je m'apperçois bien que ma
niéce eft fort indulgente. Mais , enfin
Marquis , dit- elle à Dorval , confeillezmoi
, que faut- il faire ? Il faut , Madame,
repliqua-t- il , unir Lucile avec Damon ,
& partager avec eux votre fortune.
Madame , interrompit ce dernier ,
n'eſt point à vos richeffes que j'en veux ;
l'aimable Lucile eft au- deffus de tous les
tréfors de la terre ; & d'ailleurs , ce que
j'ai de bien peut fuffire... Non , non ,
interrompit Cinthie à fon tour , il en
fera comme le Marquis vient de le régler.
Ah ! ma chère tante ! s'écria Lucile ; ah
cher Dorval! s'écria en même temps
Damon... Dorval fe refufa à de plus
longs remercimens . Maintenant , Madame
, ajoûta- t-il , voyez quelles font
vos dernières réfolutions. Comment ,፡
Marquis , reprit Cinthie , que fignifie ce
langage ... Oh ! Madame , il ne fignifie
que ce que vous voudrez... Le mariage
vous éffraye - t-il? ... Point du tout;
le mariage n'éffraye point quiconque
fait fon monde ... C'eft -à -dire , que vous
imirerez ceux qui fe piquent de le bien
favoir ? ... Moi ? Madame ; oh parbleu ,
B vj
36 MERCURE DE FRANCE .
je ne me calque fur perfonne . Mais il eft
des cas où il faut fuivre l'ufage , ou fe
couvrir d'un éternel ridicule ... Et moi ,
Marquis , je vous déclare qu'un mari du
bon ton me conviendroit fort peu...
Mais , Madame , comment donc faire ?
Faut-il fe reléguer jufques dans la claffe
des moindres bourgeois ? Ce font les
feuls qui n'ayent pas encore mis à l'écart
les gothiques entraves de l'hymen . Cela
étoit bon du temps de Saturne & de
Rhée !... Je prétends vivre comme on
vivoit alors... Alors , Madame , l'hymen
étoit le Dieu de la contrainte : aujourd'hui
c'eſt le Dieu de la liberté . On a
fubftitué aux froids égards , à l'éternelle
affiduité , une aifance toute aimable ,
une confiance à toute épreuve. En un
mot , le domaine de l'hymen eft devenu
la maiſon de campagne de l'amour. C'eſt
le lieu où il prend les vacances & où il
fe remet de fes fatigues. Il femble , reprit
vivement Cinthie , que vous ayez
reçu des mémoires de feu mon époux ,
il agiffoit comme vous propofez d'agir ;
mais il a fçu me dégoûter d'un mari
Petit- maître. Oubliez l'offre que je vous
ai faite : j'oublierai de mon côté.... Ah
cher Dorval! interrompit Damon tu
me replonges dans l'abîme d'où tu fem-
,
JANVIER. 1763. 37
blois m'avoir tiré ! Mais , point du tout ,
reprit Dorval , me voila encore tout prêt
à me dévouer. Il n'en eft pas befoin ,
ajoûta vivement Cinthie; raffurez - vous ,
Damon. En rompant pour jamais avec
Dorval, je n'en tiendrai pas moins ce
que je vous avois promis . Je confens
que vous époufiez ma Niéce , & je lui
donne la moitié de mon bien , en attendant
mieux. A ces mots , Cinthie entre
& s'enferme dans fon boudoir.
Que ne te dois-je , point , cher Dorval,
difoit Damon ? C'est toi qui as conduit
les chofes jufqu'à cet heureux dénouement
. Oublie mes torts. & mes injuftes
foupçons : J'ai pour jamais appris
à te connoître . Comment donc ? reprit
Dorval , tes craintes n'avoient rien de
ridicule ; on craindroit à moins . Il n'eft
pas maintenant douteux que Lucile ne
te préfére : mais , franchement , j'ai eu
peur pour toi.
Le temps éclaircit la deftinée de ces
différens Perfonnages. Cinthie ſe jetta
dans la réforme , y joignit la médifan-
& y prit goût. Dorval époufa la
Marquife , & tous deux vécurent dans
une confiance & une diffipation réciproques.
Lucile & Damon vécurent en
ce 9
38 MERCURE DE FRANCE.
Epoux qui fe fuffifent à eux mêmes.
tous furent contens.
Par M. DE LA Dixmerie.
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Résumé : SUITE DES QUIPROQUO, NOUVELLE.
Le texte relate une série de malentendus et de quiproquos entre plusieurs personnages, principalement Damon, Dorval, la Marquise, Cinthie et Lucile. Damon invite Dorval à se rendre à l'Étoile pour discuter en privé. Lors de cette rencontre, Damon reproche à Dorval ses procédés et exprime son désir de vengeance. Ils en viennent aux mains et se blessent mutuellement. Leur duel est interrompu par le Chevalier de B..., qui les sépare et les soigne. La Marquise, ayant entendu leur conversation, informe le Chevalier du rendez-vous, ce qui explique son intervention. La Marquise est inquiète car elle sait que Damon aime Lucile et qu'il a provoqué Dorval. Elle craint que la jalousie de Damon ne soit fondée. Par tracasserie, elle informe Cinthie de la dispute, laissant entendre que la Marquise en est la cause. Cinthie, jalouse et désespérée à l'idée de perdre Dorval, se confie à Lucile, qui est également troublée par la situation. Dorval, guéri plus rapidement que Damon, décide de réconcilier les deux amis. Il se rend chez Cinthie et apprend que celle-ci est déjà informée du duel. Il rencontre ensuite Lucile, qui peint un portrait de Damon en pleurant. Dorval comprend alors que Lucile aime toujours Damon et décide de ne pas intervenir. Dorval et le Chevalier rendent visite à Damon, qui est alité. Damon tend la main à Dorval, reconnaissant ses erreurs. Dorval révèle à Damon que Lucile le peint en miniature, ce qui apaise Damon. Quelques jours plus tard, Damon, guéri, se rend chez Cinthie avec Dorval. Lucile, avertie par Dorval, se précipite dans son cabinet mais trouve Damon furieux après avoir vu le portrait de Dorval. Damon quitte la maison sans parler à Lucile. Lucile, désespérée, craint que Damon ne la considère comme perfide après avoir vu le portrait. Le texte relate ensuite une situation complexe impliquant Lucile, Damon et Dorval. Lucile, accablée, se trouve dans le jardin, oubliant la présence de Dorval. Ce dernier, s'ennuyant avec une vieille dame, observe que Lucile et Damon semblent passer un moment agréable ensemble. Il est surpris de voir Lucile revenir avec un air triste et abattu après une brève absence. La vieille dame, ayant terminé sa visite, laisse Lucile et Dorval seuls. Dorval interroge Lucile sur sa rencontre avec Damon, mais elle révèle qu'elle ne l'a pas vu, car il était déjà parti. Dorval, intrigué par cette situation, décide d'aller voir Damon pour éclaircir l'affaire. Chez Damon, Dorval trouve ce dernier en train de se promener nerveusement. Damon accuse Dorval et Julie de comploter contre lui. Dorval, surpris, explique qu'il n'est pas complice de Lucile mais qu'il a vu Lucile occupée à peindre un portrait. Damon, furieux, révèle que Lucile est en train de peindre son propre portrait, croyant qu'il s'agit de celui de Dorval. Dorval comprend alors le quiproquo et explique à Damon que Lucile peignait en réalité son portrait à lui. De retour auprès de Lucile, Dorval révèle la vérité à Damon, qui est bouleversé. Lucile, agitée, finit par montrer le portrait à Damon, qui reconnaît ses propres traits. Damon, confus et reconnaissant, se jette aux pieds de Lucile. Cinthie, la tante de Lucile, entre et annonce le gain de son procès. Elle découvre l'agitation des trois personnages et demande des explications. Lucile montre le portrait à Cinthie, qui révèle qu'elle avait ordonné à Lucile de peindre les traits de Dorval. Cinthie propose alors sa main et sa fortune à Dorval, mais ce dernier suggère de marier Lucile et Damon, partageant ainsi sa fortune avec eux. Damon accepte, affirmant que son amour pour Lucile dépasse tous les trésors. Cinthie approuve finalement cette union. Dorval et Cinthie discutent ensuite des convenances du mariage, Cinthie exprimant son désir de vivre selon les usages modernes, où le mariage est vu comme un lieu de liberté et de confiance. Le texte se conclut par la révélation des destins des personnages : Cinthie se réforme et se consacre à la méditation, Dorval épouse la marquise et vit dans la confiance et la dissipation réciproque, tandis que Lucile et Damon vivent heureux en tant qu'époux.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
Généré par Mistral AI et susceptible de contenir des erreurs.
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