Lectorat et opinion publique
Bien que strictement encadré par la censure royale qui limite la circulation des idées, le Mercure de France a néanmoins joué un rôle dans la formation de l’opinion publique (voire d’une « sphère publique », concept théorisé plus tard par Jürgen Habermas), en offrant à ses lecteurs un espace privilégié d’échange intellectuel et culturel.
En effet, bien que des figures majeures comme Voltaire et Rousseau critiquent souvent une littérature journalistique jugée trop éphémère ou superficielle, le rôle du Mercure ne se limite pas à la simple diffusion d’informations, mais stimule la curiosité de son public en lui offrant des contenus variés. Par ailleurs, le Mercure, parallèlement à son rôle d’informer, contribue à nourrir une culture du débat et à promouvoir l’aspect participatif d’un lectorat impliqué. On remarque clairement, notamment par le biais des lettres adressées au rédacteur du Mercure, que les lecteurs proposent des corrections ou protestent contre des erreurs d’attribution ou de contenu. Invités depuis Donneau de Visé et Dufresny à prendre un rôle actif dans la constitution du journal, les abonnés de la seconde moitié du XVIIIe siècle usent volontiers de cette prérogative pour exprimer leurs attentes ou formuler des demandes qui touchent aux contenus et parfois à la structure même de la publication. Ainsi, le lecteur corrige et, par là même, manifeste son opposition à ce qu’il considère erroné. Bref, malgré le caractère au premier abord conventionnel du Mercure, la porte qu’il ouvre à des contributions de lecteurs en fait un espace d’expression, de réflexion collective et parfois de controverse.
Sociologie du lectorat et des contributeurs
L’étude des pratiques de lecture et des contributions au Mercure permet de brosser un portrait sociologique, évidemment incomplet, de son lectorat. Le beau monde discute de la presse dans les salons, cercles et autres sociétés littéraires, et le Mercure compte parmi les périodiques qui alimentent les discussions sur des sujets scientifiques ou littéraires. De plus, le Mercure est également lu par la bourgeoisie urbaine, notamment les hommes qui occupent les professions libérales (notaires, avocats, médecins et commerçants aisés), et par les militaires et les ecclésiastiques, lesquels forment un public privilégié, capable de s’abonner. En outre, des lecteurs moins aisés accèdent également au Mercure, et ce, en dépit du coût élevé des abonnements, notamment grâce au partage des frais et à des pratiques de lecture collective.
Pratiques de lecture et lectorat féminin
Si l’abonnement individuel reste un signe de distinction sociale, les cabinets de lecture permettent quant à eux une lecture partagée, ouvrant ainsi la voie à des débats publics dans lesquels les lecteurs deviennent de véritables acteurs engagés. Ainsi, les rares listes d’abonnés – le Mercure en publie une au tournant de l’année 1764 – ainsi que les signatures d’articles (accompagnées parfois par la profession de l’auteur) témoignent de la diversité des lecteurs et révèlent la complexité du lectorat du Mercure. Par ailleurs, la place du lectorat féminin dans les journaux de la seconde moitié du XVIIIe siècle n’est pas anodine. En effet, des périodiques, comme le Journal des dames, sont dédiés aux femmes, ce qui témoigne d’un engagement de la voix féminine dans l’espace public qu’offre la presse.
En somme, à travers l’étude de la diversité de statut social, profession, genre et provenance des lecteurs du Mercure et de l’essor des pratiques de lecture collective dans cet espace intellectuel, le Mercure n’est plus un simple support d’information. En effet, l’émergence d’un véritable courrier des lecteurs constitue un « creuset » (Denis Reynaud, Associer le public dans son entreprise, 2014) de débats et ouvre un nouvel espace d’expression d’opinion aux lecteurs-contributeurs. Dans cette perspective, notre étude examinera les modes d’abonnement et de souscription au journal, signe de la présence d’un lectorat fidélisé et tangiblement impliqué. Par conséquent, le rédacteur adopte une posture délibérément en retrait, préférant le rôle de modérateur à celui de décisionnaire tranchant dans les débats. Cette stratégie, déjà présente chez Donneau de Visée et Dufresny, s’accentue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il s’agit donc moins d’un changement de nature que d’une évolution en intensité. (G. E.)