LE MERLE.
FABLE.
D'un bois fort écarté les divers habitans ,
Animaux , la plupart fauvages , malfaiſans ,
40 MERCURE DE FRANCE.
De l'homme ignoroient l'exiſtence.
Nos femblables jamais ne pénétrerent là.
Un Merle en un couvent élevé dès l'enfance ,
Parvint , en voyageant , jufques chez ces gens - là ,
Il étoit beau parleur , & fortoit d'une cage
Où Merle de tout tems apprit à s'énoncer
En jeune oiſeau dévot & fage.
'Son zéle dans ce bois eut de quoi s'exercer .
Eclairons , difoit-il , nos freres miférables ;
Tout Merle à ce devoir par état engagé ,
Sous l'heureux joug de l'homme inftruit , apprie
voifé ,
Plus éclairé , plus faint , doit prêcher fes ſemblables.
Un jour donc notre oiſeau fur un arbre perché ,
Harangua vivement les plus confidérables
D'entre ces animaux à fon gré fi coupables.
Nouveau, Miffionnaire , il fuoit en prêchant.
D'abord on ne comprit fon difcours qu'avec peine
Il parloit d'un Etre puiffant
Qu'il nommoit homme , ayant l'univers pour
domaine ,
Sçachant tout , & pouvant , s'ils ne s'apprivoi
foient ,
Détruire par le feu toute leur race entiere:
Ours , tigres , fangliers étoient là qui bailloient
Mais à ce dernier trait ils dreffent la criniere.
Le Merle profitant d'un inftant précieux ,"
JUIN.
1755 42
Pagite , entre en fureur , & déploye à leurs yeux .
Les grands traits de l'art oratoire .
Efchine en fes difcours montroit moins d'action
On dit qu'il arracha des pleurs à l'auditoire.
Dans le bois chacun fonge à ſa converfion ,
Et tremble d'encourir la vengeance de l'homme.
Sur ce nouveau Roi qu'on leur nomme ,
Au docteur Merle ils font cent queſtions.
L'homme eft , répondoit- il , doué par la nature
De toutes les perfections.
Il a donc une belle hure ,
*
Dit le porc en l'interrompant ?
Sans doute qu'il reçut des cornes en partage ,
Dit le boeuf ? ( celui- ci ne fe trompoit pas tant
Le tigre prétendoit qu'il devoit faire rage
Avec les griffes & fes dents ;
Et l'ours qu'entre ſes bras il étouffoit les gens.
Les foibles s'en formoient des images pareilles ,
Et penfoient le douer d'attributs affez beaux ;
Le cerfen lui donnant des jambes de fufeaux ,
Et l'âne de longues oreilles.
Tout ce qui nous reffemble eft parfait à nos yeux :
Ces animaux fe peignoient l'homme
Comme l'homme fe peint le fouverain des cieux .
Les Sages prétendus de la Gréce & de Rome ,
Au poids de leur orgueil ofoient pefer les Dieux
Le peuple groffiffant ces traits injurieux ,
Repréfentoit l'Etre fuprême
42 MERCURE.DE FRANCE.
Plus ridicule que lui - même.
* Il est bien des Chrétiens qui n'en jugeht pas
mieux.
L. A.
Ces deux Fables font l'échantillon , ou
l'annonce d'un recueil de plufieurs autres
que l'Auteur doit bientôt donner au Public .
Je crois qu'elles doivent le prévenir en ſa
faveur.