LETTRE écrite de Châlons en Champagne
, le 9. Decembre 1731. par M.
AM. N.... au sujet de la Fille sauvage,
trouvée aux environs de cette Ville.
Ersuadé , Monsieur , que vous ne
P cherchez qu'à contribuer , par vos
Mémoires , à satisfaire la curiosité du Public
en tout ce qui peut l'interesser agréa
blement et utilement , j'aurai l'honneur
de répondre à votre Lettre du 2. de ce
mois , sur l'état de la Sauvage qui a été
trouvée aux environs de Châlons , tant
sur ce que j'en ai appris , que sur ce que
j'en ai connu moi-même , pour l'avoir
fait venir chez moi ; je vous dirai d'abord
, que pour le peu de fréquentation
qu'elle a eûe avec le monde , ne sçachant
encore que quelques mots françois malarticulez
, on ne peut presque pas conjecturer
dans quel pays elle est née ; mais
certainement
par les circonstances
dont
je vais vous entretenir , elle n'est point de
Norvege , ( comme on l'a dit , ) on croit
plutôt qu'elle est née dans les Isles Antilles
de l'Amerique , qui appartiennent
aux François , comme la Gadaloupe
, la
11. Vol. Mar
984 MERCURE DE FRANCE
44
,
Martinique , S. Christophe , S. Domin
gue , &c . parce qu'un Particulier de Châ
lons , qni a été à la Gadaloupe , lui ayant
montré de la Cassave Ou Manioque ,
qui est un Pain dont se nourrissent les
Sauvages des Antilles , elle s'écria de joye
sur ce Pain , et en ayant pris un morceau
elle le mangea avec grand appetit ; il lui
fit voir aussi d'autres curiositez du même
pays , à quoi elle prit un plaisir extraordinaire
, faisant connoître qu'elle avoit
vû de semblables choses ; de sorte qu'il
est à présumer qu'elle vient plutôt de ce
Pays là que de la Norvege.
A force de la faire parler , on a sçû
qu'elle a passé les Mers ; qu'ensuite une
Dame de qualité a pris soin de son éducation
, l'ayant fait habiller , car auparavant
elle n'avoit qu'une peau qui la
couvroit. Cette Dame la tenoit enfermée
dans sa maison , sans la laisser voir
à personne ; mais le Mary de la Dame
ne voulant plus la voir chez lui , pour
ne point laisser trop long- temps un objet
semblable devant les yeux de son Epouse,
cette Fille fut obligée de se sauver ; enfin
, à la faveur de la Lune , qu'elle appelle
la lumiere de la bonne Vierge , ne
marchant que la nuit , elle est parvenuë
au mois de Septembre dernier , jusqu'à
II. Vol.
Songy
DECEMBRE . 1731. 2985
Songy , Village à quatre lieues de Châlons
, lequel appartient à Mr. d'Epinoy ,
dont vous avez , depuis peu , annoncé le
mariage avec Mlle De Lannoy , Fille de
M. le Comte de Lannoy.
و
On sçait , d'ailleurs , qu'avant qu'elle
fut arrivée à Songy on l'avoit vûe audessus
de Vitry - le - François , accompagnée
d'une Negre , avec laquelle elle se
battit , parce que la Negre ne vouloit
pas qu'elle portât sur elle un Chapelet ,
qu'elle appelle un grand Chimes que la
Sauvage s'étant trouvée la plus forte , la
Negre la quitta , et depuis la Negre a été
vue auprès du Village de Cheppe , proche
Songy , d'où elle a ensuite disparu .
Pour notre Sauvage , le Berger de Songy
l'ayant apperçue dans les Vignes , écorchant
des Grenouilles et les mangeant
avec des Feuilles d'Arbres , elle fut amenée
par ce Berger au Château de M. d'Epinoy
, qui donna ordre au Berger de la
loger , ajoûtant qu'il auroit soin de sa
nourriture , & c. L'attention que ce Seigneur
a eue pour elle pendant près de
deux mois , la souffrant la plus grande
partie du jour à son Château , la laissant
pêcher dans ses Fossez , et chercher des
Racines dans ses Jardins , a attiré beaucoup
de monde chez lui . On remarquoit
11. Vol
,
D
que
2986 MERCURE DE FRANCE
>
que tout ce qu'elle mangeoit, elle le mangeoit
cru , ainsi que des Lapins qu'elle
dépouilloit avec ses doigts aussi habilement
qu'un Cuisinier , on la voyoit
grimper sur les Arbres plus facilement
que les plus agiles Bucherons ; et quand
elle étoit au haut elle contrefaisoit le
chant de differens Oiseaux de son Pays ;
je l'ai vûe moi même dans un Jardin de
Châlons , cherchant des Racines dans la
terre avec l'usage seul de son Pouce et
du doigt suivant , faisant ainsi des trous
comme des Terriers en un moment de
temps , aussi habilement que si on se fût
servi d'un Hoyau.
>
M. l'Evêque de Châlons et M. l'Intendant
l'ont vue dans ces sortes d'exercices ;
M. l'Evêque a pris soin depuis de la placer
dans l'Hôpital General de cette Ville ,
où l'on reçoit les Enfans des pauvres Habitans
, de l'un et de l'autre sexe, pour les
y nourrir jusqu'à l'âge de quinze à seize
ans , qu'on leur fait apprendre des Métiers.
C'est là qu'on tâche de l'humaniser
tout-à-fait , et de l'instruire. Elle mange
quelquefois du Pain ce qu'elle fait par
complaisance , car il lui fait mal au coeur ,
aussi bien que tout ce qui est sallé ; le
Biscuit et la Viande cuite la font vomir
elle ne peut enfin rien souffrir où il entre.
II. Vol.
و
de
DECEMBRE. 1731. 2987
de la Farine ; M. l'Intendant a voulu lui
faire manger des Bignets , elle n'a pû en
goûter par cette raison. Elle trouve le
Macaron bon et aime l'Eau- de Vie
>
>
l'appellant un Brûle ventre. Pour l'Eau , sa
boisson ordinaire , elle la boit dans un
seau , la tirant comme une Vache , et
étant à genoux . Elle ne veut point cou
cher sur des Matelats , le. Plancher lui
´suffit ; elle nage fort bien , et pêche dans
le fond des Rivieres ; elle appelle un Filet
Debily , dans le patois de son Pays ; pour
dire bon jour , Fille , on dit , selon elle
Yas yas , fioul , ajoûtant que quand on
l'appelloit , on disoit Riam riam , fioul s
c'est ce qui fait connoître qu'elle commence
à entendre la signification des ter
mes françois , les interprétant par ceux
de son Pays.
Au reste elle paroit âgée d'environ
18 ans , étant de moyenne taille , avec
le teint un peu bazanné ; cependant sa
peau au haut du bras paroît blanche ,
aussi- bien que la gorge ; elle a les yeux
vifs et bleus ; son parler est clair et brus
que ; elle paroît avoir de l'esprit , car elle
apprend aisément ce qu'on lui montre
cousant asses proprement ; elle fait connoître
qu'elle sçait travailler à la Tapis-.
serie au petit point , par la maniere dont
II Vol. Dij elle
2988 MERCURE DE FRANCE
elle indique qu'il s'y faut prendre , en
faisant passer l'aiguille de dessus en dessous
, et du dessous en dessus. La Supérieure
de l'Hôpital dit qu'elle sçait bien
broder , ce qu'elle a appris de la Dame
qui en avoit pris soin ; mais la Fille ne
peut dire dans quel Pays ce pouvoit être.
parce qu'elle ne parloit à personne , et ne
sortoit point. On l'instruit cependant
dans la Religion Chrétienne , elle dit
qu'elle veut être baptisée dans le Paradis
Terrestre , terme dont elle se sert pour
signifier nos Eglises les Curez du voisinage
de Songy lui ont fait comprendre
par des signes qu'il ne falloit point
grimper sur les Arbres , cela étant indécent
à une fille , aussi s'en abstient- t'elle
presentement. Le bruit a couru qu'il y
avoit des ordres pour la faire venir à la
Cour,on ne sçait comment elle l'a pu apprendre
; mais depuis, quand on vient la
voir à l'Hôpital, elle n'ose presque paroître
, pleure et s'afflige , craignant que ce
ne soit pour l'en faire sortir, parce qu'elle
s'y plaît fort , et qu'on a beaucoup d'attention
pour elle.
و
Voilà , Monsieur , tout ce que j'ai pû
sçavoir sur l'état de cette Fille. J'aurai
soin de vous apprendre ses progrès spirituels
, et la cérémonie de son Baptême ,
II. Vol
quand
DECEMBRE . 1731. 2939
quand il en sera temps . J'ay l'honneur
d'être &c.