COMPLIMENT prononcé par
M. DAUBERVAL , à l'ouverture du
Théatre François , le 11 Avril 1763 .
MESESSIEURS , JRS ,
" LA fonction auffi flateufe qu'hono-
» rable
que j'ai à remplir , met celui qui
» en eft chargé à portée d'ofer vous ren-
» dre compte de fon zèle , de fes efforts
» pour mériter vos bontés , & de folliciter
» votre indulgence dont perfonne n'a plus
II. Vol.
"
H
170 MERCURE DE FRANCE.
» befoin que moi. C'eft en connoiffant &
» en fentant tout le prix de ce précieux
» avantage , que je ne puis cependant
» me diffimuler qu'aujourd'hui il de-
» voit regarder un des Acteurs le plus
» en poffeffion de vous plaire ; vous
» feriez moins affectés des pertes qu'il
» vous apprendroit , fi vous aviez fous
» les yeux une des reffources qui vous
reftent. Vous préffentez aifément ,
» Meffieurs , que je vais parler de Ma-
» demoiſelle GAUSSIN & de Made-
» moiſelle DANGEVILLE.
"
» On a l'obligation à la premiere d'un
» genre nouveau de Comédie ; fa figure
» charmante , les graces ingénues de fon
» jeu , le fon intéreffant de fa voix ont
» fait imaginer de mettre en action des
» tableaux anacréontiques : fes yeux
parloient à l'âme ; & l'amour fembloit
l'avoir fait naître pour prouver
» que la volupté n'a pas de parure plus
piquante que la naïveté . Cette perte
» étoit affez grande ; celle de Mademoi-
» felle DANGEVILLE achève de nous
accabler.
"3
»
» Cette Actrice fi pleine de fineffe
» & de vérité , qui renfermoit en elle
» feule de quoi faire la réputation de
» cinq ou fix A&trices , cette favorite
AVRIL. 1763 . 171
des grâces à laquelle perfonne ne
» peut reffembler , puifque dans tous
» les rôles elle ne fe reffembloit pas elle-
» même : Mademoiſelle DANGEVILLE
» fe dérobe à fa propre gloire , & fair
» fuccéder vos regrets à vos acclama-
» tions .
» Vous n'avez rien épargné , Mef-
» fieurs , pour la retenir ; vos applau-
» diffemens réitérés exprimoient ce que
»vous paroiffiez en droit d'en éxiger ,
» & fembloient lui dire , vous faites nos
" plaifirs ; Thalie vous a ouvert tous
» fes tréfors ; elle vous a difpenfé les
» richeffes de tous les âges ; vos per-
» fections toujours nouvelles triomphe-
» ront dutemps . Pourquoi nous quittez-
» vous ?
»
» Les Auteurs lui répétoient fans
» ceffe : nous trouvons fi rarement un
» Acteur pour chaque caractère , vous
» les faififfez tous ; nous avons tant de
» peine à vaincre les cabales , votre
préfence les enchaîne . Notre art eft fi
» difficile , vous applaniffiez nos obſta-
» cles , vous n'en rencontrez point pour
» atteindre l'excellence du vôtre ; &c
vous fçavez fi bien le ménager , qu'il
» femble que ce foit la nature même
» qui vous en épargne les frais. Pour
"
Hij
172 MERCURE DE FRANCE .
"" chère
» quoi nous abandonnez - vous ? Enfin
» Meffieurs , vous regrettez un Actrice
» qui vous enchantoit , & nous ne nous
» confolons pas de nous voir privés
» d'une Camarade qui nous étoit auffi
que précieufe. Au lieu d'avoir
» le fafte trop ordinaire au grand ta-
» lent , elle ignoroit fa fupériorité &
» doutoit d'elle - même quand nous la
prenions pour modèle . Elle fçavoit
» par le liant de fon caractère fe con-
» cilier tous les efprits ; & fans fe don-
» ner aucun foin pour ſe faire un parti ,
» elle n'en avoit que plus de partiſans :
» nous l'admirions & nous l'aimions .
" Sa famille eft depuis long-temps ,
Meffieurs , en poffeflion de vous plaire;
», & fon frère , qui fe retire auffi , vous
a tracé fouvent le fouvenir d'un oncle
fon modèlé. L'un & l'autre ont
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"
prouvé par leurs fuccès, dans ces rôles
» peu brillans par eux- mêmes, qu'aucun
» genre comique n'eft ftérile , que lorf-
», que l'on manque de talens .
Ces pertes multipliées , au lieu de
nous décourager , Meffieurs , vont-ré-
» doubler notre application pour avoit
droit à vos fuffrages : ce n'eft qu'en
» vous offrant des progrès dans nos ta
lens , ce n'eft qu'en en découvrait
AVRIL. 1763. 173
de naiffans , que l'on peut vous con- .
» foler , Meffieurs , de ceux que vous
» aurez peut-être trop long-temps fujet
» de regretter. »