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p. 56
EPIGRAMMES SUR un vieux Bibliothéquaire ignorant.
Début :
СЕТ ignorant porte perruque [...]
Mots clefs :
Perruque, Eunuque, Beauté
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texteReconnaissance textuelle : EPIGRAMMES SUR un vieux Bibliothéquaire ignorant.
EPIGRAMMES
SUR un vieux Bibliothéquaire ignorant.
СЕТ CET ignorant porte perruque
De ta Bibliothéque a voulu fe charger ,
Apparemment pour nous prouver
Que le loin du Serrail appartient à l'Eunuque.
G.... de Nevers.
AIRI S.
CHARMANTE Iris , quitte le foin frivole
De nous offrir un minois moucheté ;
31
> Chaque mouche en toi nous déſole
Puifqu'elle cache un trait de ta beauté.
Par le même.
SUR un vieux Bibliothéquaire ignorant.
СЕТ CET ignorant porte perruque
De ta Bibliothéque a voulu fe charger ,
Apparemment pour nous prouver
Que le loin du Serrail appartient à l'Eunuque.
G.... de Nevers.
AIRI S.
CHARMANTE Iris , quitte le foin frivole
De nous offrir un minois moucheté ;
31
> Chaque mouche en toi nous déſole
Puifqu'elle cache un trait de ta beauté.
Par le même.
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2
p. 14-46
ABBAS ET SOHRY, NOUVELLE PERSANNE.
Début :
ABBAS , Roi de Perse, fut, comme tant d'autres Potentats, surnommé le [...]
Mots clefs :
Princesse, Eunuque, Portrait, Charmes, Pouvoir, Peinture, Tableau, Esclave
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texteReconnaissance textuelle : ABBAS ET SOHRY, NOUVELLE PERSANNE.
ABBAS ET SOHRY ,
NOUVELLE PERS ANNE.
ABBAS , Roi de Perfe , fut , comme
tant d'autres Potentats , furnommé le
Grand, pour avoir fait de grands maux
à fes Voifins. Il aimoit paffionnément
les femmes & la guerre . Il la faiſoit
autant pour peupler fon Sérail que pour
accroître fes Etats . Tout Roi dont la
femme étoit belle & le Royaume voifin
de celui de Perfe , devoit alors fonger
à défendre l'une & l'autre. Du refte ,
Abbas étoit auffi prompt à fe refroidir
qu'à s'enflammer , & en amour comme
en guerre , une conquête achevée lui
en faifoit bientôt defirer une nouvelle .
Il y avoit alors dans le Pays d'Imirete
, ( c'eft l'ancienne Albanie ) une
Nota. Le fonds de ce Conte eft vrai , & tiré
des Voyages de Chardin . Sohry eſt auffi connue ,
auffi célébre en Perfe, que la belle Agnès l'eft en
France.
AVRIL. 1763. IS
jeune Princeffe , nommée Sohry , &
foeur du Souverain de cette Contrée. ,
Sohry étoit plus belle qu'on ne le peut
décrire , même en ftyle oriental . C'eſt
elle que les Poëtes Perfans ont depuis
chantée à l'envi. Mais l'hyperbole , qui.
leur eft fi familière , fe trouva dans ,
cette rencontre au - deffous de la réalité.
Il fut , pour cette feule fois , hors de,
leur pouvoir d'outrer un Sujet.
L'admirable Sohry vivoit fous la tutelle
d'une mere qui l'égaloit prèfque .
en beauté , & ne la furpaffoit que de
trois luftres en âge : c'eft-à -dire qu'elle
n'avoit guéres que trente ans. Cette
Princeffe après avoir été Reine s'étoit
faite Religieufe ; état qui dans cette
contrée n'oblige point à s'enfermer dans .
un Cloître. On refte dans fa maiſon ,
& l'on eft libre d'en fortir fans que pour
cela aucun des voeux reçoive , ou foit.
censé avoir reçu nulle atteinte.
Sohry , que nul voeu pareil n'enchaînoit
, gardoit cependant une folitude
plus rigoureufe. Elle habitoit & ne quittoit
point certain Château inacceffible à
tout étranger. J'en excepte le Prince de
Georgie à qui , felon l'ufage de ces
lieux , la Princeffe étoit fiancée depuis
l'âge de cinq ans. Déja même il auroit
16 MERCURE DE FRANCE.
dû être fon époux , fi une guerre fanglante
qui l'occupoit , & la connoiffance
qu'il avoit du caractère d'Abbas , n'euffent
retardé le moment de cette union.
A cela près , les charmes de Sohry n'étoient
guères connus que de fa mère
du Roi fon frère & des femmes qui la
fervoient. Ces femmes , à l'exception
d'une feule , ignoroient même fa qualité.
Tant de précautions avoient pourbut
de dérober cette jeune merveille
aux pourfuites du Roi de Perfe , qui
avoit l'ambition de ne peupler fon Sérail
que de Princeffes. On eut même
recours à un autre moyen , beaucoup
plus infupportable pour cette captive
que la folitude la plus trifte. Ce fut de
publier que fon extrême laideur obligeoit
de la fouftraire à tous les regards.
Ce bruit trouva peu d'incrédules.
On fe fouvint qu'il avoit déja fallu en
ufer ainfi à l'égard d'une foeur aînée de
la Princeffe ; objet réellement auffi difforme
que Sohry étoit féduifante . On
avoit même depuis publié la mort de
cette première captive , qui néanmoins
éxiftoit toujours. La raifon de ce procédé
, c'eft que chez cette nation , la
laideur eſt un opprobre , & qu'elle n'eft
pas moins rare dans ces heureuſes conAVRIL.
1763. 17
#
trées , que l'extrême beauté dans quel
ques autres.
Quant à Sohry , elle ne fe conſoloit
point de l'injure qu'on faifoit à fes charmes.
Elle ignoroit que quelqu'un fongeât
aux moyens de détromper , à cet
égard , & le Public ; & furtout le Roi
de Perfe . C'étoit Zomrou , ancien Miniftre
du feu Roi d'Imirette , & qui d'abord
avoit efpéré de devenir beau - père
du Roi regnant. Las d'efpérer en vain
il pria ce Prince d'époufer fa fille , ou
de ne point vivre avec elle comme s'il
l'eût époufée. Difvald , c'eft le nom du
Roi , répondit en Souverain abfolu
& Zomrou fe retira en Sujet mécon-,
tent.
>
Il crut , toutefois , de voir encore diffimuler
; mais au fond il ne refpiroit
que vengeance , & choifit Abbas pour
fon vengeur. Il fongea à tirer parti du
caractère de ce Prince. La faveur où il
s'étoit maintenu jufqu'alors à la Cour
d'Imirette , l'avoit mis à portée de s'inftruire
de ce qui étoit un mystère pour
tout autre Particulier ; il fçavoit que la
laideur de Sohry n'étoit que fuppofée ,
& il fçavoit de plus le motif de cette
fuppofition . Il fait part at Sophi de toutes
fes découvertes , s'efforce d'exagérer
f
18. MERCURE DE FRANCE .
C
les charmes de Sohry , & trace un por-,
trait bien inférieur encore à fon mo-"
déle. En un mot , il n'épargne rien pour
irriter Abbas contre le frère , & l'enflam-.
mer vivement pour la foeur.:
Ce moyen bifarre a tout le fuccès
qu'il pouvoit avoir Abbas comptoit
parmi fes Eunuques , un Italien qui pour
entrer au Sérail n'avoit pas eu befoin
de changer d'état. C'étoit un de ces
Etres anéantis dès leur naiffance , & à
qui , pour tout dédommagement , l'art
procure un fauffet plus ou moins aigre .
Ce Chantre involontaire avoit dès- lors ;
fçu joindre la Peinture à la Mufique.
Il alloit tour-à-tour du lutrin au chevalet
; il paffoit d'une dévote Ariette au
Portrait d'une Beauté galante . Mais il
trouva que ces travaux réunis ne rapprochoient
point de lui la fortune. II
réfolut de la chercher dans d'autres climats
. Ses voyages , le hafard , ou fa deftinée
, le conduifirent jufqu'à Ifpahan .,
Là , fa qualité d'Eunuque lui procure.
l'avantage de s'attacher au Roi de Perfe ,.
& le caractère de ce Prince lui fournit .
bientôt l'occafion de déployer tous festalens.
Déjà plus d'une fois ce nouveau confident
lui avoit fait connoître les plus .
}
AVRIL. 1763. 19.
belles Princeffes des pays voifins , fans,
que pour cela Abbas eût été obligé de
quitter fa Cour. Il fut queftion d'ufer
d'un ftratagême à -peu-près femblable.
auprès de la Princeffe d'Imirette . Voilà
l'Eunuque encore une fois déguifé en
femme , & conduit en diligence jufqu'à
la Capitale de cette contrée. Il y voit
Zomrou , & en tire certains éclairciffemens
indifpenfables . Quant au furplus
, Abbas l'avoit mis à portée de
furmonter bien des obftacles , ou ce
qui revient au même , l'avoit mis en
état de prodiguer l'or. Il le prodigua &
féduifit tous ceux dont il crut avoir be--
foin. Mais nul d'entr'eux ne pénétra fes
vues . Il fe garda bien , furtout , de nommer
la Princeffe à ceux qui avoifinoient
fa demeure , inftruit d'avance , que ni
eux , ni même la plupart des femmes.
qui la fervoient , ne la connoiffoient
fous ce titre. Au furplus , il apprit que
la jeune Solitaire paroiffoit affez fouvent
à certaine fenêtre , donnant fur une plaine,
vafte & riante. Il fut charmé de la découverte
, fe rendit au lieu indiqué ,
& trouva , de plus , un petit bofquet
propre à favorifer fon deffein. Il étoit,
peu diftant de la fenêtre dont il vient
d'être parlé. L'Eunuque toujours dé20
MERCURE DE FRANCE.
guifé y entra , s'y plaça de maniere à
n'être vu qu'autant qu'il le voudroit
& attendit que la Princeffe daignât ellemême
fe laiffer voir.
1
Elle n'avoit fur ce point aucune répugnance
; chofe affez croyable dans
une jeune Beauté. Souvent même en
contemplant fes charmes dans une glace
, elle gémiffoit de les contempler feule
. Les jardins où elle ne trouvoit pour
toute compagnie que des fleurs , des
ftatues & des femmes , lui devenoient
infipides. Elle n'y jetroit les yeux , ou
ne les parcouroit que par défoeuvrement.
L'Eunuque fans quitter fon embufcade
, fongeoit aux moyens de l'attirer
du côté de la plaine. Il y réuffit avec
le fecours de quelques ariettes Italiennes
, qu'il fe mit à chanter de fon mieux ,
& fort bien. A peine fes accens eurent
frappé l'oreille de la Princeffe , qu'elle
accourut vers fa fenêtre favorite . Ellemême
étoit fort empreffée de voir la
Cantatrice étrangère , car elle jugea, quoiqu'à
regret , que cette voix ne pouvoit
être que celle d'une femme . De fon côté,
l'Eunuque fe tenoit à l'entrée du bofquet,
& là fans être vu trop à découvert ,
& fans difcontinuer de chanter, il tira fes
crayons & déſſina la Princeffe , qui enAVRIL.
1763.
21
chantée de fa voix , ne fongeoit ni à
l'interrompre , ni à difparoître. Déjà
même l'efquiffe du Portrait étoit achevée
, & l'Eunuque chantoit encore
étoit encore écouté . Il crut en avoir
affez fait pour le moment , renferma fes
crayons , & mit fin aux ariettes . Alors
la Princeffe donna ordre que la prétendue
Chanteufe lui fût amenée. C'étoit
ce que demandoit l'Agent travefti.
Il eft introduit auprès d'elle , gracieufement
accueilli , loué fur fa voix ; &
obligé de répondre à une foule de queftions.
?
Il les avoit prévues en partie , & ne
fut embaraffé par aucunes. Sohry lui
demanda entre autres chofes , fi les
Princeffes de fon Pays étoient belles
& les Princes fort galans ? Madame , répondit
la fauffe Italienne , aucune de ces
Princeffes ne vous égale en beauté ,
& tous les Princes de la terre deviendroient
galans , deviendroient paffionnés
, s'ils avoient le bonheur de vous
voir un feul inftant, Sohry ne répondit
rien à ce difcours , mais elle foupira ,
L'Eunuque étoit trop habile pour ne pas
entrevoir la caufe de ce foupir. Etre la
plus belle perfonne de l'Orient & paffer
pour la plus laide , n'avoir que dix22
MERCURE DE FRANCE.
huit ans & pas l'ombre de liberté ; ne
compter qu'un adorateur , qu'on ne voit
que rarement , qu'on n'aime que fort
peu , & ne pouvoir efpérer qu'un autre
le remplace : à coup fùr on foupireroit
, on gémiroit à moins ; & Sohry ,
en effet , ne ſe bornoit pas toujours à
foupirer.
Elle propofe à la fauffe Cantatrice de
s'arrêter quelque temps auprès d'elle .
C'étoit ce que l'Eunuque defiroit le plus ;
cependant il diffimula , oppofa quelques
obftacles faciles à lever , & fe conduifit
avec tant d'art qu'il augmenta l'empreffement
de Sohry , & diffipa tous
les foupçons de fes furveillantes. Il céda ,
enfin , & parut n'avoir fait que céder.
Son emploi confifta d'abord à chanter
auprès de la Princeffe , & à lui donner
quelques leçons de Mufique. Elle joignoit
à fes autres perfections , une voix
auffi propre à charmer l'oreille , que
fes
traits l'étoient à charmer les yeux. L'Eunuque
avoit foin de lui chanter les airs
les plus tendres , & c'étoit toujours
ceux qu'elle apprenoit le plus aifément.
Elle vouloit auffi qu'il lui expli
quât les paroles fur lefquelles ces avis
avoient été compofés . Mais le Traducteur
avoit prèfque toujours foin de leur
AVRIL. 1763: 23
donner un fens relatif à la fituation où
fe trouvoit fa charmante éléve , & aux
fentimens qu'il vouloit faire naître en
fon âme. Delà nouveaux foupirs , nouvelles
rêveries , nouvelles queftions. Il
crut l'inftant favorable pour hafarder
'une épreuve d'une autre genre. Ce fut
de placer le Portrait d'Abbas fous les
yeux de la Princeffe d'Imirette .
,
Sohry lui parloit fouvent & de l'ennui
attaché à une folitude perpétuelle ,
& de la difficulté de vaincre cet ennui.
Je ne vois qu'un moyen de l'éviter , &
c'eft à vous que j'en fuis redevable .
Mais on ne peut ni toujours entendre
chanter , ni toujours chanter foi -même.
Il eft , reprit vivement l'Italien d'autres
talens auffi récréatifs que celui - là ,
auffi faciles à acquérir . Si la Mufique
vous fait imiter & furpaffer le chant des
oifeaux de vos bofquets , la Peinture
par exemple , vous apprendroit à imiter
les oifeaux mêmes , & bien d'autres
objets plus intéreffans que des oifeaux.
Eh quoi ? reprit encore plus vivement
Sohry , auriez-vous auffi le talent dont
vous parlez ? Feu mon époux , repliqua
l'intrépide Italien , le poffédoit au plus
haut degré ; je conferve même le Portrait
d'un Prince de Perfe qu'il peignit
24 MERCURE DE FRANCE .
durant le féjour qu'il fit à Ifpahan .
A peine eut-il prononcé ces mots ,
que la Princeffe voulut voir le Portrait,
& à peine l'a -t-il mis en évidence
qu'elle s'en faifit , le fixe avec attention
, paroît s'émouvoir , loue avec exclamation
l'art du Peintre , & admire
encore plus , mais fans en rien dire , les
traits qu'il a imités . Elle s'informe cependant
qui on a voulu repréfenter dans
cette peinture , & file Peintre n'a point
flatté fon modéle ? Je fçais que fon
grand talent fut d'imiter la reffemblance
, reprit l'Eunuque ; mais j'ignore à
qui ce Portrait reffemble. Une mort
fubite empêcha mon époux de m'en
inftruire à fon retour au Caire où il
m'avoit laiffée. Quelqu'un , à qui la
Cour de Perfe eft connue , m'a dit reconnoître
ici les traits du grand Abbas
C'eft ce que je n'ai pu vérifier , & ce
que fans doute je ne vérifierai jamais .
L'Agent d'Abbas n'avoit pas cru devoir
paroître mieux inftruit de peur de
fe rendre fufpect . Il fçavoit d'ailleurs
que cette incertitude ne ferviroit qu'à
irriter l'impatience de la Princeffe , &
que cette impatience une fois fatisfaite
, la conduiroit à un fentiment plus
vif en core. Il ne fe trompoit pas. Sohry
tomba
AVRIL. 1763. 25
tomba dans une rêverie mélancolique
& profonde. Le Portrait qu'elle avoit
en fon pouvoir l'intéreffoit vivement.
Quelle impreffion ne feroit donc pas
fur elle l'objet qui y eft repréſenté ?
Quel dommage fi ce Prince n'exiftoit
plus ! & s'il exiftoit encore , quel plus
grand dommage d'ignorer qui il eſt ,
d'en être ignorée foi-même ? Toutes ces
penfées agitoient fucceffivement la Princeffe
captive. L'Eunuque l'examinỏit &
la devinoit . Elle lui fit une nouvelle
queftion. Cet Art , lui dit-elle , que
votre époux poffédoit fi bien , vous eftil
donc abfolument inconnu ? C'étoit
encore où l'adroit Emiffaire l'attendoit.
Il répondit que , fans y exceller , il s'y
étoit fouvent éffayé avec fuccès. Vous
pourriez donc , reprit la Princeffe , imiter
la figure de ce petit chien ? Vous en
jugerez , repliqua l'Eunuque , en préparant
fes crayons. A l'inftant même il
deflina cet animal , & le jour fuivant ,
il fit voir à Sohry le tableau déja fort
avancé. C'est dommage , lui dit- elle ,
de n'employer vos talens qu'à peindre
des animaux. J'ai une Efclave qui m'amufe
par fes folies , autant qu'une femme
peut en amufer une autre : fa figure
a quelque chofe d'original , & je vou-
I. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
drois par votre fecours en conferver la
copie. Volontiers , dit encore l'Eunuque
, à qui cette gradation parut devoir .
être bientôt fuivie d'une plus éffentielle .
Déja il demandoit
à Sohry la permiffion
de faire venir cette Efclave ... Attendez,
ajouta de nouveau la Princeffe ; tout ceci
eft , & doit être un mystère entre nous,
& l'Efclave la plus zélée peut devenir
indifcrette
. Ne pourriez-vous pas , pourfuivit-
elle en rougiffant
un peu, exercer
vos talens fur un autre objet ? Par
exemple , me peindre moi-même au lieu
d'elle Madame , repliqua l'Eunuque
tranfporté de joie , mais toujours habile
à diffimuler , je doute que tout l'effort
de l'Art puiffe aller jufques-là : mais
j'exquifferai de mon mieux ces traits.
que la Nature elle-même auroit peine
à reproduire une feconde fois .
•
Sohry lui demanda enfuite quelle
attitude lui fembloit la plus avantageufe
. Celle , répondit-il , qui vous eſt la
plus ordinaire . Il n'eft pas plus en votre
pouvoir d'être fans grâce que fane
beauté.
L'Eunuque alors commença librement
ce Portrait qui étoit l'objet principal
de fa miffion , & qu'il avoit cru
auparavant ne pouvoir éxécuter qu'à
AVRIL. 1763. 27
>
la dérobée . Le zéle qu'il avoit pour fon
Maître & les facilités que lui donnoit
la Princeffe , firent qu'il fe furpaffa
lui- même dans cette nouvelle occafion
. Il parut avoir peint la plus belle
Perfonne du monde , & n'égala pas
encore fon modéle . Cependant , chofe
affez rare , il fatisfit la Beauté qu'il avoit
peinte. Il fe propofoit de tirer une copie
éxacte de ce Portrait : la Princeffe
lui en épargna la peine . Elle lui permit
d'emporter l'Original dans fa Patrie.
Qu'il ferve , ajouta -t -elle , à m'y faire
mieux connoître que dans la mienne où
je dois toujours vivre ignorée. Elle prononça
ces mots d'une voix tremblante
fes yeux devinrent humides C'en fut
affez pour déterminer l'Eunuque à s'expliquer
un peu plus qu'il n'avoit fait jufqu'alors
; mais , cependant , toujours
par emblême ; forte de langage que fon
art le mettoit à même d'employer à fon
choix. Il n'eut pas le loifir d'en faire un
long ufage. La prochaine arrivée du
Prince de Georgie l'obligea de précipiter
fon départ. Sehry elle-même ne crut
pas devoir s'y oppofer. Mais , en partant
, il la fupplia d'accepter une autre
production de fon art , un tableau dont
elle pourroit voir un jour la répétition
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
au naturel. A ces mots , la fauffe Italienne
préfente à la Princeffe un paquet
bien enveloppé , bien cacheté , & s'éloige
en diligence.
Sohry foupçonne que c'eft quelque
autre Portrait , non moins anonyme
que le premier , dont l'Etrangère vient
de lui faire préfent. Elle rompt l'enveloppe
& voit un tableau compofé de
deux figures. Mais quelle eft fa furpriſe
de reconnoître dans l'une fa propre image
, & dans l'autre celle du Portrait
dont on vient de parler ! Cette derniere
figure étoit repréfentée aux pieds de
celle de Sohry & lui offroit un Sceptre.
Le Prince , d'ailleurs , étoit orné de tous
les attributs du Monarque , & même
du Conquérant. Mais c'étoit là tout ;
rien de plus ne fervoit à indiquer fon
nom. L'Agent d'Abbas s'étoit tenu fur
cette réſerve , ne fe croyant pas autorifé
à en dire plus , & craignant furtout
, d'en dire trop.
C'eſt Abbas ! difoit Sohry en ellemême
; plus d'une raifon me porte à
le préfumer. Mais hélas ! Si c'eft lui ,
que de raifons s'oppofent à fes vues ?
Ne s'expliquera-t-il point trop tard ? Me
fera-t-il jamais poffible de l'entendre ,
ou permis de l'écouter ?
AVRIL. 1763 . 29
Ces réfléxions fe renouvelloient fouvent
dans fon âme , & l'attriftoient
toujours. Cependant l'Eunuque arrive
à Ifpahan ; inftruit le Monarque de ce
qu'il a fait , & l'exhorte à venir luimême
achever un ouvrage fi heureuſement
commencé. Le Portrait de Sohry
étoit pour Abbas une exhortation encore
plus éfficace. Il lui parut fi beau
qu'il le foupçonna d'être un peu flatté.
Le Peintre cependant , lui proteſtoit
qu'en cette occafion , l'art étoit reſté
fort au-deffous de la nature , & cet aveu
ne partoit point d'une fauffe modeftie :
Sohry étoit auffi fupérieure à fon Portrait
, qu'il l'étoit lui-même à toutes
les Beautés dont le Sérail d'Abbas étoit
peuplé.
.
On ne tarda pas à voir paroître à
la Cour d'Imirette un envoyé du Sophy.
Cette ambaffade avoit un double objet
; de demander Sohry au nom d'Abbas
, ou de déclarer la guerre en cas
de refus. Lui-même regardoit ce refus
comme certain. Une haine ancienne ,
& par conféquent ridicule , & par conféquent
implacable , animoit les deux
nations , l'une contre l'autre . De fort
mauvais Politiques les entretenoient dans
ce préjugé ; & leurs Princes , qui fou-
Biij
30 MERCURE DE FRANCE.
vent ne l'approuvoient pas , n'ofoient
éffayer de le détruire .
C'eft , furtout , ce que ne vouloit
point tenter Difvald , frère de Sohry ,
& de plus ennemi perfonnel d'Abbas.
Réfolu de réjetter fa demande , il prend
avec le Prince de Georgie , fon futur
beau-fière , des mefures pour lui réfifter.
On éffaye en même tems de
faire prendre le change à l'Envoyé du
Sophy. On ne lui parle que de la
pré endue laideur de Sohry , & pour
mieux l'en convaincre , on fait paroître
à fes yeux cette four aînée , difforme
à tous égards , & qui n'a rien de commun
avec fa cadette , excepté le nom .
L'Agent d'Abbas étoit fort furpris qu'un
Roi pût fe réfoudre à 'raffembler une
armée pour tenter une pareille conquête.
La vraie Sohry , celle qui occafionnoit
tout ce trouble , en étoit la moins
inftruite . Elle continuoit à vivre &
à s'ennuyer dans la folitude. Le tableau
que lui avoit laiffé l'Eunuque ,
en la quittant , occupoit fouvent fes
regards . Seroit-il bien vrai , qu'Abbas
ne me crût pas auffi affreufe qu'on
le publie Elle fe le perfuadoit de fon
mieux , & à tout évenement cette idéo
AVRIL. 1763. 31
la confoloit . Survint tout-à- coup le
Prince de Georgie occupé lui même
d'un idée fort affligeante pour elle , &
qu'il croit propre à le raffurer. Il
venoit , dis- je , exiger de fa Fiancée
un facrifice qui paroîtra toujours exceffivement
dur à une belle perfonne
, & même à une laide : c'étoit d'écrire
de fa propre main au Roi de
Perfe , qu'elle n'a ni agrémens , ni
beauté. Une telle propofition fit frémir
la Princeffe . Elle trouva que c'étoit
abufer de fa docilité & porter
Pafcendant jufqu'à la tyrannie . Elle gardoit
un morne & froid filence. Taymuras
réitére fa demande , & eft furpris
d'avoir été contraint de le faire .
He quoi ! lui dit-elle enfin , avec beaucoup
d'emotion & de vivacité , ma
réputation de laideur n'eft - elle pas fuffifament
établie ? ne paffai- je pas pour
un modéle de difformité ? Le Roi de
Perfe , reprit-il avec chagrin , n'en paroît
pas bien convaincu. Il vous fait
demander par un Ambaſſadeur , &
il vient lui-même appuyer cette demande
à la tête de cent mille hommes.
Cette réponſe rendit la Princeffe une
feconde fois rêveufe. Le dépit fur fon-
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
vifage parut avoir fait place à d'autres
mouvemens & Taymuras crut même y
remarquer l'empreinte de la joie. Ce
fut une raifon de plus pour infifter
fur la démarche qu'il exigeoit. Eh que
produira ma lettre ? ajouta la Princeffe ;
détrompera- t-elle plutôt Abbas
que les
difcours de toute une Nation ? Une
ligne de votre main , repliqua Taymuras
, en fera plutôt crue que toutes les
bouches de l'Afie. Une femme qui déclare
qu'elle manque de beauté , ne doit
point trouver d'incrédules.
Sohry lui objecta encore que fa main
ne devoit pas être plus connue d'Abbas
que fa figure , qu'il ne pouvoit connoître.
Mais Taymuras lui apprit qu'une
lettre , qu'elle lui adreffoit dans certaine
occafion , étant tombée au pou
voir du Sophy , il connoiffoit & fon
écriture , & leurs engagemens réciproques.
A l'égard de vos charmes , pourfuivit
il , peut-être Abbas a -t- il fait fur
ce point certaines découvertes ; peutêtre
n'eft- ce qu'un foupçon , & c'eft ce
foupçon qu'il faut détruire .
C'étoit là au contraire , ce que Sohry
eût voulu confirmer. Il fallut , pour la
réduire , les ordres abfolus de la Reine
fa mère. Alors elle vit qu'il falloit céAVRIL.
17630
33
der . Hé bien , dit-elle à Taymuras , avec
un mouvement de dépit qu'elle ne put
contenir , voyons comment vous exigez
qu'on tourne cette lettre fingulière ?
Choififfez-en vous-même les expreffions;
je ne ferai qu'écrire fous votre dictée .
Volontiers , reprit Taymuras , & il
commença ainfi :
La Princeffe d'IMIRETTE , au Roi
DE PERSE.
à
ma J'apprends , Seigneur , que vous prétendez
m'arracher à mon pays ,
famille , au Prince qui doit être mon
époux. C'est à quoi vous ne parviendrez
jamais de mon aveu.
...
La Princeffe avoit écrit , fans interruption
, tout le commencement de
cette phrafe ; mais elle fe fit répéter la
fin jufqu'à trois fois . Taymuras pourfuivit
en ces termes :
Je dois même vous répéter ce que la
Renommée a dû vous apprendre ;
fuis peu digne de cet excès d'empreffement..
Ces derniers mots parurent encore
embarraffer Sohry. Eft -ce bien là ce
que vous avez voulu dire ? demandatelle
au Prince en rougiffant, Précifé-
B v
34 MERCURE DE FRANCE.
ment , reprit-il ; & il répéta les mêmes
expreffions aufquelles il ajouta celles
qui fuivent :
J'ai moins d'attraits que la moins
belle des femmes de cette contrée.....
Vous me trouvez donc bien affreuſe ?
interrompit- elle de nouveau .... Ah !
vous n'êtes que trop adorable , reprit
Taymuras. Mais voulez - vous paffer
pour telle dans l'efprit du Roi de Perfe ?
Ah ! s'il eft ainfi , quittez la plume &
montrez-vous ? Sohry , quoique d'une
main tremblante , écrivit donc encore
ce que le Prince venoit de lui dicter.
Elle s'en croyoit quitte ; mais il
ajouta :
C'eft cette entiere privation de char
mes qui m'oblige à fuir tous les regards
; je voudrois pouvoir me fuir
moi-même ·
Chacun de ces mots faifoit friffonner
la Princeffe. L'altération de fon
vifage marquoit celle de fon âme . La
plume lui échappa de la main . En vérité
, Seigneur , dit- elle , en fe levant
avec dépit , j'ignore quand vous tarirez
fur mes imperfections ! Eh , madame
reprit Taymuras , à peine ce porAVRIL.
1763. 35.
trait idéal fuffit pour me raffurer ! Hébien
, ajouta Sohry , toujours fur le
même ton , je vais vous aider à finir
le tableau . A ces mots , faififfant un
miroir elle éxamine fes traits en détails
; & regardant Taymuras d'un
air ironique & fier : commençons , pourfuivit-
elle › par ces yeux : fans doute
qu'il faut les peindre petits , ronds ,
caves , fans efprit , fans activité ? A
merveille ! reprit Taymuras.
4
SOHRY .
Cette bouche , des plus grandes ; ces
lévres , pâles & livides ?
TAYMURAS,
On ne peut mieux !
SOHRY .
Ces dents , noires & mal rangées →
Bon !
TAYMURAS.
SOHRY.
Ce teint , fans blancheur , fans coloris
, fans vivacité ?
TAY MURA S..
: Parfaitement bien !
SOHRY.
Enfin , toute cette phyfionomie,maf
fade & rebutante ?
B- vj
36 MERCURE DE FRANCE.
TAY MEURAS.
Oui ! voilà le Portrait qu'il convient
d'envoyer au Roi de Perfe.
<
Sohry écrivit , en effet , toutes ces
chofes ; mais non fans murmurer contre
celui qui l'obligeoit à les écrire. La
lettre part , eft remife au Sophy & le
jette dans la plus extrême furpriſe. Il
compare cette lettre avec celle qui auparavant
eft tombée entre fes mains.
L'écriture lui en paroît toute femblable.
C'eft , difoit - il , Sohry ellemême
qui s'accufe de laideur : puis - je
refufer de l'en croire ? Mais fi je l'en
crois , l'Eunuque à coup fur , n'eft qu'un
impofteur. Il ordonne qu'on le faffe venir
, & lui prefcrit impérieuſement d'accorder
, s'il le peut , les deux Portraits :
celui qu'il a fait de Sohry en peinture
& celui qu'elle fait d'elle -même par
écrit.
Chaque ligne que lifoit l'Eunuque
ajoutoit à fon étonnement. Il reconnoît
la main de la Princeffe , & ne recon- .
noît aucun de fes traits dans les détails
burleſques dont cette lettre eft remplie .
Ce n'eft pas tout ; arrivent à l'inſtant
même des dépêches de l'Envoyé du
Sophy , dépêches qui femblent confirmer
en tout point les détails de la let
AVRIL. 1763. 37
tre. L'Eunuque , hors de lui-même
tombe aux genoux d'Abbas. Je jure par
le Commentaire d'Aly , s'écrie le Renégat
Italien , que le portrait que j'ai remis
à votre Majefté eft encore bien inférieur
aux charmes de la Princeffe d'Imirette
, & que la peinture qu'elle fait
ici d'elle-même , n'eft que pour vous
faire prendre le change , comme on l'a
fait prendre à votre Miniftre.
Quoi ! s'écria le Sophy indign é , cette
femme me mépriferoit au point de vouloir
que je la cruffe laide ? Il y a peu
d'exemples d'un mépris porté jufques-là .
N'importe, c'est ce qu'il faut vérifier . En
effet , dès le jour même , il donna des
ordres pour faire marcher une armée
nombreuſe vers les frontièresd'Imirette ,
& peu de temps après , il marcha luimême
pour la commander. Il eut foin
de conduire l'Eunuque avec lui pour
deux raifons ; pour le mettre à même de
fe juftifier , ou pour le faire pendre s'il
ne fe juflifioit pas .
On fçut bientôt à la Cour d'Imirette
qu'il falloit ou fe battre , ou trouver au
Roi de Perfe , une Princeffe auffi belle
qu'il fe la figuroit . On s'en tint au premier
parti. Quant à celle dont la beauté
occafionnoit tant de mouvemens , elle
38 MERCURE DE FRANCE.
Qût volontiers approuvé le parti le plus
doux. Il eft rare qu'une femme fache
mauvais gré à tel amant que ce puiffe
être des efforts qu'il fait pour l'obtenir
, & Sohry étoit fort contente que
fa lettre n'eût point ralenti ceux d'Abbas.
qui
Les Rois d'Imirette & de Georgie
avoient réuni leurs forces . Ils s'étoient
retranchés , & attendoient Abbas , quit
ne fe fit pas long- temps attendre. Il les
attaqua fans héfiter. Le combat fut rude
& fanglant. Les deux Rois alliés s'y comporterent
, l'un en Souverain qui défend
fes Etats , l'autre en amant qui défend
fa maîtreffe . Mais les efforts d' Abbas ne
furent pas moins grands , & furent plus
heureux . Il remporta une victoire complette
, détruifit , ou diffipa l'armée ennemie
, & pourfuivit les deux' Chefsjufqu'à
la Ville où le frère de Sohry tenoit
fa Cour.
Inftruit par l'Eunuque Italien que
la Princeffe tenoit la fienne ailleurs
il y marcha fur le champ , tandis que
la meilleure partie de fes troupes bloquoit
la Capitale. Il arrive & apprend
qu'en effet Sohry habite ce fejour. On
conçoit fans peine l'excès de fon impatience
& de fa joie . Il ordonne qu'on
le conduife vers la Princeffe. Il eft obéis
AVRIL 1763 . 39
Mais que voit-il ? Un'objet auffi hideux
qu'il efpéroit le trouver féduifant ,
le vrai modéle du portrait exprimé dans
la lettre qu'il a reçue avant fon départ
; en un mot , la difforme Princeffe
qu'on a déja fait voir à fon Envoyé !
Certains rapports faits aux deux Rois
fur le féjour & le départ de la fauffe
étrangère , les avoit déterminés à ſubſtituerdans
cette même folitude l'aînée
à la cadette. Abbas fit quelques queftions
à fa prifonnière. Les réponfes qu'il
en reçut , augmenterent fon déplaifir.
Elles étoient parfaitement conformes à
la lettre qu'il fuppofoit avoir été écrite
par elle ; & il refte perfuadé que cette
Sohry fi fameufe par fa beauté, ne doit
l'être que par fa laideur. Je n'ai nuk
reproche à lui faire , difoit Abbas , elle
eft encore plus difforme qu'elle ne me
l'écrit. Pour toi , miférable , ajouta - t-il
en parlant à l'Eunuque , ce qui la juf
tifie te condamne : cette exceffive dif
formité eft l'arrêt de ta mort.
Grand Roi ! s'écria l'Eunuque , en
tombant de nouveau aux pieds . dur
Sophy , que votre Majefté me laiffe
éclaircir ce mystère. Il y en a un dans
tout ceci que je ne connois pas . J'ai
eu à peindre & j'ai peint la plus
40 MERCURE DE FRANCE.
belle perfonne du monde : ce n'eft
donc pas celle
que vous voyez. Mais
celle que j'ai peinte exifte , j'en réponds
fur ma tête , que vous ferez le maître.
de me faire enlever demain comme
aujourd'hui . De grâce retournez vers la
Capitale , hatez - en le fiége , la prife.
pourra mettre entre vos mains une capture
encore plus précieuse.
Zomrou eût pû en partie développer
cette énigme.Mais lui-même avoit laiffé.
pénétrer fes deffeins : il étoit gardé à
vue par ordre des deux Rois , depuis le
jour de l'arrivée du Miniftre d'Abbas .
Par cette raiſon , il n'avoit pas été plus
utile à cet Envoyé qu'il ne pouvoit l'être
alors au Sophy même. Abbas prit donc
une double réfolution . Ce fut de preffer
la Ville affiégée , & de faire battre
la campagne par des Emiffaires munis
du Portrait que l'Eunuque avoit tracé .
Le Prince leur ordonna de lui amener
toutes les femmes qui auroient quelque
reffemblance avec ce Portrait . L'Eunuque
ambitionnoit cette commiffion ;
mais Abbas ne lui permit pas de s'éloigner
de lui. Il vouloit s'en fervir à diftin-.
guer la Princeffe , au cas qu'elle fe trouvât
dans la Ville , ou pouvoir venger
fur lui fon chagrin , au cas qu'elle ne
fe trouvât nulle- part.
"
AVRIL. 1763. 41
Le Siége fut pouffé avec tant de vigueur
qu'en peu de jours la Ville n'avoit
plus guéres que la moitié de fes défenfes
& de fa garnifon . Mais le courage
des deux Rois étoit toujours le
même. Ils ne vouloient ni fe rendre
ni livrer la Princeffe qu'Abbas eût préferé
à toutes les Villes de leurs Etats.
Elle n'étoit point d'ailleurs dans la Capitale.
Sohry inconnue & déguisée
habitoit un afyle fi peu fait pour
elle
qu'il n'y avoit nulle apparence qu'on
dût l'y chercher. Là , elle gémiffoit fur
fes charmes qui caufoient l'oppreffion
de fa Patrie. Mais prèfque certaine
qu'Abbas eft celui dont elle adore en
fecret l'image , elle n'ofe le qualifier
d'oppreffeur. Elle fent même qu'il ne
tient qu'à ce léger éclairciffement pour
qu'il foit , à-peu- près , juftifié dans for
âme.
,
Cependant , le péril augmentoit fans
relâche pour la Capitale. D'un inſtant
à l'autre la Place pouvoit être forcée
pillée , faccagée . Le Roi Difvald , réfolu
à tout , excepté à voir fa Maîtreffe
& fa Mère expofées aux fuites qu'entraîne
le fac d'une Ville , prit le parti
de les faire échapper , l'une après l'autre
, par une voie qu'il croyoit füre,
42 MERCURE DE FRANCE .
Mais Abbas avoit pris des précautions
plus fùres encore . Peu d'inftans après
feur fortie on lui amena les deux fugiti
ves.
J'ai déja dit que la mère de Sohry ne
cédoit en beauté qu'à Sohry même.
Il y avoit , de plus , entre elles , cette
forte de reffemblance qui ne fuppofe
pas toujours une entiére égalité de charmes.
Par cette raifon le Portrait qu'avoit
tracél'Eunuque , Portrait bien inférieur
à l'original , reffembloit beaucoup
plus à la premiere qu'à la feconde.
Abbas au premier coup d'oeil s'y
méprit & crur tout l'emblême expliqué.
Les charmes de fa Captive firent même
tant d'impreffion fur lui , qu'il ne fongea
plus à faire d'autres recherches , & que
' Eunuque Peintre lui parut abfolument
juftifié . Mais celui - ci prétendit lui-même
ne l'être pas encore. Il affura fon Maître
que jamais cette Princeffe n'avoit fervi
de modéle au Portrait , en queſtion ,
& qu'à coup für ce modéle exiftoit..
S'il eft ainfi , Madame , reprit Abbas
, en s'adreffant à la mère de Sohry
vous voyez dès à préfent ce qui peut &
doit former votre rançon. Un objet qui
vous reffemble peut feul vous remplacer
auprès de moi. Vous régnerez , dang
AVRIL. 1763. 43
mon Sérail , ou bien la Princeffe votre
fille y occupera le rang qui vous eft
offert. Je ne puis renoncer à l'une que
pour obtenir l'autre.
>
Ce difcours fit frémir la belle prifonnière
. Elle conjura en vain le Sophy de
fe rappeller le voeu par lequel elle s'étoit
liée vou qui ne lui permettoit plus:
de difpofer d'elle- même . Un pareil motif
a bien peu de pouvoir fur l'âme d'un
Sectateur d'Aly. A peine Abbas parutil
y faire quelque attention : Il ne dépend
que de vous , Madame , reprit - il , &
de garder vos voeux , & de combler les
miens. Que l'aimable Sohry vienne jouir
d'un avantage que vous dédaignez , fau
te de le bien connoître . N'efpérez pas
du moins, que je cherche à étouffer l'a
mour le plus fincère & le plus ardent ,
lorfque vous paroîtrez n'écouter qu'une
haine injufte & de vains préjugés .
Abbas , qui n'avoit prèfque pas remarqué
Fatime ( c'eft le nom de la fille
de Zomrou ) l'envifagea lorfquelle commençoit
à murmurer , tout bas , de
cette inattention . Abbas. trouva l'amour
de Difvald parfaitement bien fondé.
Fatime avoit affez de charmes pour l'en--
flammer lui-même , fi elle n'eût pas eu
Sohry pour rivale. Il fongea cepen
44 MERCURE DE FRANCE
dant à faire craindre au Roi d'Imirette
que Sohry n'éffayât trop tard de l'emporter
fur Fatime.
Ce ftratagême lui réuffit. A peine
Difvald eut appris la captivité de fa
mère & de fa maîtreffe , qu'il fongea:
férieufement à les échanger pour fa
foeur. Ce fut dans ce moment là-même ,
que les Emiffaires d'Abbas lui amenerent
une jeune perfonne vêtue en Efclave
, & infiniment plus belle encore
que le portrait qu'il leur avoit confié.
On s'empreffe , on regarde , on admire.
C'eft Sohry ! s'écrie auffitôt l'Eunuque ;
c'eft ma fille ! s'écrie la Princeffe Douairiere
: c'eſt Abbas ! s'écrie en même
temps la prétendue Efclave , & elle s'évanouit.
Abbas , hors de lui - même , ébloui de
tant d'attraits , & ne fachant comment
interpréter cette défaillance & cette exclamation
fubites , ordonne qué les
fecours foient prodigués à la Princeffe.
Lui-même eft le plus ardent à la fecourir.
Au milieu de quelques agitations
inévitables, une boete cachée dans
ſes habits d'eſclave s'échappe & tombe.
Abbas croit la reconnoître , s'en faifit ,
l'ouvre & y trouve fon portrait. A
cette vue , toute fa fierté afiatique difAVRIL.
1763. 45
paroît ; il tombe aux genoux de la fauffe
efclave. Adorable Sohry , s'écria- t- il !
quoi même en fuyant ma perfonne ,
vous fuyiez avec mon image ! Il eſt
donc vrai que vous ne m'évitiez que
par contrainte ? Ah, ceffez de gêner vos
fentimens & daignez - en recueillir les
fruits à peine les croirai - je affez
payés de toute ma tendreffe & de
toute ma puiffance.
Sohry , en ce moment , ouvre les
yeux. Quelle eft fa furprife ! elle voit
fe réalifer la tableau que l'Eunuque
lui a laiffé en la quittant ; elle voit
en perfonne le fuperbe Abbas dans
l'attitude où elle l'a vû tant de fois en
peinture ; elle le voit à fes pieds ! Un
mouvement de joie qu'elle cherche à
cacher une forte de confufion modefte
ajoutent encore à fa beauté.
Survient à l'inftant la Reine fa mère ,
& fa confufion augmente. Mais un
Envoyé du Roi d'Imirette vint mettre
fin à leur embarras réciproque . Il venoit
propofer pour l'échange des deux
premieres captives , celle que le hazard
avoit déja mis au pouvoir du Sophy.
Ce qui n'empêcha pas que l'échange
ne fut accepté , la paix faite , & ce qui
46 MERCURE DE FRANCE .
dit encore infiniment plus , toute femence
de guerre éteinte .
Abbas reffentoit fon bonheur , au
point de vouloir que tous les autres
fuffent heureux . Il acerut les Etats du
Roi d'Imirette , qui époufa Fatime ; il
fit époufer fa propre foeur au Princ eà
qui il enlevoit Sohry : il partagea avec
cette dernière toute fa puiffance &
la laiffa régner fans partage fur fon
âme. L'Eunuque mit fin à fes voyages ;
& Sohry en fixant le coeur de fon Epoux,
afura aux Princes voifins leur repos ,
leurs femmes & leurs Etats .
Par M. DE LA DIXMERIE .
NOUVELLE PERS ANNE.
ABBAS , Roi de Perfe , fut , comme
tant d'autres Potentats , furnommé le
Grand, pour avoir fait de grands maux
à fes Voifins. Il aimoit paffionnément
les femmes & la guerre . Il la faiſoit
autant pour peupler fon Sérail que pour
accroître fes Etats . Tout Roi dont la
femme étoit belle & le Royaume voifin
de celui de Perfe , devoit alors fonger
à défendre l'une & l'autre. Du refte ,
Abbas étoit auffi prompt à fe refroidir
qu'à s'enflammer , & en amour comme
en guerre , une conquête achevée lui
en faifoit bientôt defirer une nouvelle .
Il y avoit alors dans le Pays d'Imirete
, ( c'eft l'ancienne Albanie ) une
Nota. Le fonds de ce Conte eft vrai , & tiré
des Voyages de Chardin . Sohry eſt auffi connue ,
auffi célébre en Perfe, que la belle Agnès l'eft en
France.
AVRIL. 1763. IS
jeune Princeffe , nommée Sohry , &
foeur du Souverain de cette Contrée. ,
Sohry étoit plus belle qu'on ne le peut
décrire , même en ftyle oriental . C'eſt
elle que les Poëtes Perfans ont depuis
chantée à l'envi. Mais l'hyperbole , qui.
leur eft fi familière , fe trouva dans ,
cette rencontre au - deffous de la réalité.
Il fut , pour cette feule fois , hors de,
leur pouvoir d'outrer un Sujet.
L'admirable Sohry vivoit fous la tutelle
d'une mere qui l'égaloit prèfque .
en beauté , & ne la furpaffoit que de
trois luftres en âge : c'eft-à -dire qu'elle
n'avoit guéres que trente ans. Cette
Princeffe après avoir été Reine s'étoit
faite Religieufe ; état qui dans cette
contrée n'oblige point à s'enfermer dans .
un Cloître. On refte dans fa maiſon ,
& l'on eft libre d'en fortir fans que pour
cela aucun des voeux reçoive , ou foit.
censé avoir reçu nulle atteinte.
Sohry , que nul voeu pareil n'enchaînoit
, gardoit cependant une folitude
plus rigoureufe. Elle habitoit & ne quittoit
point certain Château inacceffible à
tout étranger. J'en excepte le Prince de
Georgie à qui , felon l'ufage de ces
lieux , la Princeffe étoit fiancée depuis
l'âge de cinq ans. Déja même il auroit
16 MERCURE DE FRANCE.
dû être fon époux , fi une guerre fanglante
qui l'occupoit , & la connoiffance
qu'il avoit du caractère d'Abbas , n'euffent
retardé le moment de cette union.
A cela près , les charmes de Sohry n'étoient
guères connus que de fa mère
du Roi fon frère & des femmes qui la
fervoient. Ces femmes , à l'exception
d'une feule , ignoroient même fa qualité.
Tant de précautions avoient pourbut
de dérober cette jeune merveille
aux pourfuites du Roi de Perfe , qui
avoit l'ambition de ne peupler fon Sérail
que de Princeffes. On eut même
recours à un autre moyen , beaucoup
plus infupportable pour cette captive
que la folitude la plus trifte. Ce fut de
publier que fon extrême laideur obligeoit
de la fouftraire à tous les regards.
Ce bruit trouva peu d'incrédules.
On fe fouvint qu'il avoit déja fallu en
ufer ainfi à l'égard d'une foeur aînée de
la Princeffe ; objet réellement auffi difforme
que Sohry étoit féduifante . On
avoit même depuis publié la mort de
cette première captive , qui néanmoins
éxiftoit toujours. La raifon de ce procédé
, c'eft que chez cette nation , la
laideur eſt un opprobre , & qu'elle n'eft
pas moins rare dans ces heureuſes conAVRIL.
1763. 17
#
trées , que l'extrême beauté dans quel
ques autres.
Quant à Sohry , elle ne fe conſoloit
point de l'injure qu'on faifoit à fes charmes.
Elle ignoroit que quelqu'un fongeât
aux moyens de détromper , à cet
égard , & le Public ; & furtout le Roi
de Perfe . C'étoit Zomrou , ancien Miniftre
du feu Roi d'Imirette , & qui d'abord
avoit efpéré de devenir beau - père
du Roi regnant. Las d'efpérer en vain
il pria ce Prince d'époufer fa fille , ou
de ne point vivre avec elle comme s'il
l'eût époufée. Difvald , c'eft le nom du
Roi , répondit en Souverain abfolu
& Zomrou fe retira en Sujet mécon-,
tent.
>
Il crut , toutefois , de voir encore diffimuler
; mais au fond il ne refpiroit
que vengeance , & choifit Abbas pour
fon vengeur. Il fongea à tirer parti du
caractère de ce Prince. La faveur où il
s'étoit maintenu jufqu'alors à la Cour
d'Imirette , l'avoit mis à portée de s'inftruire
de ce qui étoit un mystère pour
tout autre Particulier ; il fçavoit que la
laideur de Sohry n'étoit que fuppofée ,
& il fçavoit de plus le motif de cette
fuppofition . Il fait part at Sophi de toutes
fes découvertes , s'efforce d'exagérer
f
18. MERCURE DE FRANCE .
C
les charmes de Sohry , & trace un por-,
trait bien inférieur encore à fon mo-"
déle. En un mot , il n'épargne rien pour
irriter Abbas contre le frère , & l'enflam-.
mer vivement pour la foeur.:
Ce moyen bifarre a tout le fuccès
qu'il pouvoit avoir Abbas comptoit
parmi fes Eunuques , un Italien qui pour
entrer au Sérail n'avoit pas eu befoin
de changer d'état. C'étoit un de ces
Etres anéantis dès leur naiffance , & à
qui , pour tout dédommagement , l'art
procure un fauffet plus ou moins aigre .
Ce Chantre involontaire avoit dès- lors ;
fçu joindre la Peinture à la Mufique.
Il alloit tour-à-tour du lutrin au chevalet
; il paffoit d'une dévote Ariette au
Portrait d'une Beauté galante . Mais il
trouva que ces travaux réunis ne rapprochoient
point de lui la fortune. II
réfolut de la chercher dans d'autres climats
. Ses voyages , le hafard , ou fa deftinée
, le conduifirent jufqu'à Ifpahan .,
Là , fa qualité d'Eunuque lui procure.
l'avantage de s'attacher au Roi de Perfe ,.
& le caractère de ce Prince lui fournit .
bientôt l'occafion de déployer tous festalens.
Déjà plus d'une fois ce nouveau confident
lui avoit fait connoître les plus .
}
AVRIL. 1763. 19.
belles Princeffes des pays voifins , fans,
que pour cela Abbas eût été obligé de
quitter fa Cour. Il fut queftion d'ufer
d'un ftratagême à -peu-près femblable.
auprès de la Princeffe d'Imirette . Voilà
l'Eunuque encore une fois déguifé en
femme , & conduit en diligence jufqu'à
la Capitale de cette contrée. Il y voit
Zomrou , & en tire certains éclairciffemens
indifpenfables . Quant au furplus
, Abbas l'avoit mis à portée de
furmonter bien des obftacles , ou ce
qui revient au même , l'avoit mis en
état de prodiguer l'or. Il le prodigua &
féduifit tous ceux dont il crut avoir be--
foin. Mais nul d'entr'eux ne pénétra fes
vues . Il fe garda bien , furtout , de nommer
la Princeffe à ceux qui avoifinoient
fa demeure , inftruit d'avance , que ni
eux , ni même la plupart des femmes.
qui la fervoient , ne la connoiffoient
fous ce titre. Au furplus , il apprit que
la jeune Solitaire paroiffoit affez fouvent
à certaine fenêtre , donnant fur une plaine,
vafte & riante. Il fut charmé de la découverte
, fe rendit au lieu indiqué ,
& trouva , de plus , un petit bofquet
propre à favorifer fon deffein. Il étoit,
peu diftant de la fenêtre dont il vient
d'être parlé. L'Eunuque toujours dé20
MERCURE DE FRANCE.
guifé y entra , s'y plaça de maniere à
n'être vu qu'autant qu'il le voudroit
& attendit que la Princeffe daignât ellemême
fe laiffer voir.
1
Elle n'avoit fur ce point aucune répugnance
; chofe affez croyable dans
une jeune Beauté. Souvent même en
contemplant fes charmes dans une glace
, elle gémiffoit de les contempler feule
. Les jardins où elle ne trouvoit pour
toute compagnie que des fleurs , des
ftatues & des femmes , lui devenoient
infipides. Elle n'y jetroit les yeux , ou
ne les parcouroit que par défoeuvrement.
L'Eunuque fans quitter fon embufcade
, fongeoit aux moyens de l'attirer
du côté de la plaine. Il y réuffit avec
le fecours de quelques ariettes Italiennes
, qu'il fe mit à chanter de fon mieux ,
& fort bien. A peine fes accens eurent
frappé l'oreille de la Princeffe , qu'elle
accourut vers fa fenêtre favorite . Ellemême
étoit fort empreffée de voir la
Cantatrice étrangère , car elle jugea, quoiqu'à
regret , que cette voix ne pouvoit
être que celle d'une femme . De fon côté,
l'Eunuque fe tenoit à l'entrée du bofquet,
& là fans être vu trop à découvert ,
& fans difcontinuer de chanter, il tira fes
crayons & déſſina la Princeffe , qui enAVRIL.
1763.
21
chantée de fa voix , ne fongeoit ni à
l'interrompre , ni à difparoître. Déjà
même l'efquiffe du Portrait étoit achevée
, & l'Eunuque chantoit encore
étoit encore écouté . Il crut en avoir
affez fait pour le moment , renferma fes
crayons , & mit fin aux ariettes . Alors
la Princeffe donna ordre que la prétendue
Chanteufe lui fût amenée. C'étoit
ce que demandoit l'Agent travefti.
Il eft introduit auprès d'elle , gracieufement
accueilli , loué fur fa voix ; &
obligé de répondre à une foule de queftions.
?
Il les avoit prévues en partie , & ne
fut embaraffé par aucunes. Sohry lui
demanda entre autres chofes , fi les
Princeffes de fon Pays étoient belles
& les Princes fort galans ? Madame , répondit
la fauffe Italienne , aucune de ces
Princeffes ne vous égale en beauté ,
& tous les Princes de la terre deviendroient
galans , deviendroient paffionnés
, s'ils avoient le bonheur de vous
voir un feul inftant, Sohry ne répondit
rien à ce difcours , mais elle foupira ,
L'Eunuque étoit trop habile pour ne pas
entrevoir la caufe de ce foupir. Etre la
plus belle perfonne de l'Orient & paffer
pour la plus laide , n'avoir que dix22
MERCURE DE FRANCE.
huit ans & pas l'ombre de liberté ; ne
compter qu'un adorateur , qu'on ne voit
que rarement , qu'on n'aime que fort
peu , & ne pouvoir efpérer qu'un autre
le remplace : à coup fùr on foupireroit
, on gémiroit à moins ; & Sohry ,
en effet , ne ſe bornoit pas toujours à
foupirer.
Elle propofe à la fauffe Cantatrice de
s'arrêter quelque temps auprès d'elle .
C'étoit ce que l'Eunuque defiroit le plus ;
cependant il diffimula , oppofa quelques
obftacles faciles à lever , & fe conduifit
avec tant d'art qu'il augmenta l'empreffement
de Sohry , & diffipa tous
les foupçons de fes furveillantes. Il céda ,
enfin , & parut n'avoir fait que céder.
Son emploi confifta d'abord à chanter
auprès de la Princeffe , & à lui donner
quelques leçons de Mufique. Elle joignoit
à fes autres perfections , une voix
auffi propre à charmer l'oreille , que
fes
traits l'étoient à charmer les yeux. L'Eunuque
avoit foin de lui chanter les airs
les plus tendres , & c'étoit toujours
ceux qu'elle apprenoit le plus aifément.
Elle vouloit auffi qu'il lui expli
quât les paroles fur lefquelles ces avis
avoient été compofés . Mais le Traducteur
avoit prèfque toujours foin de leur
AVRIL. 1763: 23
donner un fens relatif à la fituation où
fe trouvoit fa charmante éléve , & aux
fentimens qu'il vouloit faire naître en
fon âme. Delà nouveaux foupirs , nouvelles
rêveries , nouvelles queftions. Il
crut l'inftant favorable pour hafarder
'une épreuve d'une autre genre. Ce fut
de placer le Portrait d'Abbas fous les
yeux de la Princeffe d'Imirette .
,
Sohry lui parloit fouvent & de l'ennui
attaché à une folitude perpétuelle ,
& de la difficulté de vaincre cet ennui.
Je ne vois qu'un moyen de l'éviter , &
c'eft à vous que j'en fuis redevable .
Mais on ne peut ni toujours entendre
chanter , ni toujours chanter foi -même.
Il eft , reprit vivement l'Italien d'autres
talens auffi récréatifs que celui - là ,
auffi faciles à acquérir . Si la Mufique
vous fait imiter & furpaffer le chant des
oifeaux de vos bofquets , la Peinture
par exemple , vous apprendroit à imiter
les oifeaux mêmes , & bien d'autres
objets plus intéreffans que des oifeaux.
Eh quoi ? reprit encore plus vivement
Sohry , auriez-vous auffi le talent dont
vous parlez ? Feu mon époux , repliqua
l'intrépide Italien , le poffédoit au plus
haut degré ; je conferve même le Portrait
d'un Prince de Perfe qu'il peignit
24 MERCURE DE FRANCE .
durant le féjour qu'il fit à Ifpahan .
A peine eut-il prononcé ces mots ,
que la Princeffe voulut voir le Portrait,
& à peine l'a -t-il mis en évidence
qu'elle s'en faifit , le fixe avec attention
, paroît s'émouvoir , loue avec exclamation
l'art du Peintre , & admire
encore plus , mais fans en rien dire , les
traits qu'il a imités . Elle s'informe cependant
qui on a voulu repréfenter dans
cette peinture , & file Peintre n'a point
flatté fon modéle ? Je fçais que fon
grand talent fut d'imiter la reffemblance
, reprit l'Eunuque ; mais j'ignore à
qui ce Portrait reffemble. Une mort
fubite empêcha mon époux de m'en
inftruire à fon retour au Caire où il
m'avoit laiffée. Quelqu'un , à qui la
Cour de Perfe eft connue , m'a dit reconnoître
ici les traits du grand Abbas
C'eft ce que je n'ai pu vérifier , & ce
que fans doute je ne vérifierai jamais .
L'Agent d'Abbas n'avoit pas cru devoir
paroître mieux inftruit de peur de
fe rendre fufpect . Il fçavoit d'ailleurs
que cette incertitude ne ferviroit qu'à
irriter l'impatience de la Princeffe , &
que cette impatience une fois fatisfaite
, la conduiroit à un fentiment plus
vif en core. Il ne fe trompoit pas. Sohry
tomba
AVRIL. 1763. 25
tomba dans une rêverie mélancolique
& profonde. Le Portrait qu'elle avoit
en fon pouvoir l'intéreffoit vivement.
Quelle impreffion ne feroit donc pas
fur elle l'objet qui y eft repréſenté ?
Quel dommage fi ce Prince n'exiftoit
plus ! & s'il exiftoit encore , quel plus
grand dommage d'ignorer qui il eſt ,
d'en être ignorée foi-même ? Toutes ces
penfées agitoient fucceffivement la Princeffe
captive. L'Eunuque l'examinỏit &
la devinoit . Elle lui fit une nouvelle
queftion. Cet Art , lui dit-elle , que
votre époux poffédoit fi bien , vous eftil
donc abfolument inconnu ? C'étoit
encore où l'adroit Emiffaire l'attendoit.
Il répondit que , fans y exceller , il s'y
étoit fouvent éffayé avec fuccès. Vous
pourriez donc , reprit la Princeffe , imiter
la figure de ce petit chien ? Vous en
jugerez , repliqua l'Eunuque , en préparant
fes crayons. A l'inftant même il
deflina cet animal , & le jour fuivant ,
il fit voir à Sohry le tableau déja fort
avancé. C'est dommage , lui dit- elle ,
de n'employer vos talens qu'à peindre
des animaux. J'ai une Efclave qui m'amufe
par fes folies , autant qu'une femme
peut en amufer une autre : fa figure
a quelque chofe d'original , & je vou-
I. Vol. B
26 MERCURE DE FRANCE.
drois par votre fecours en conferver la
copie. Volontiers , dit encore l'Eunuque
, à qui cette gradation parut devoir .
être bientôt fuivie d'une plus éffentielle .
Déja il demandoit
à Sohry la permiffion
de faire venir cette Efclave ... Attendez,
ajouta de nouveau la Princeffe ; tout ceci
eft , & doit être un mystère entre nous,
& l'Efclave la plus zélée peut devenir
indifcrette
. Ne pourriez-vous pas , pourfuivit-
elle en rougiffant
un peu, exercer
vos talens fur un autre objet ? Par
exemple , me peindre moi-même au lieu
d'elle Madame , repliqua l'Eunuque
tranfporté de joie , mais toujours habile
à diffimuler , je doute que tout l'effort
de l'Art puiffe aller jufques-là : mais
j'exquifferai de mon mieux ces traits.
que la Nature elle-même auroit peine
à reproduire une feconde fois .
•
Sohry lui demanda enfuite quelle
attitude lui fembloit la plus avantageufe
. Celle , répondit-il , qui vous eſt la
plus ordinaire . Il n'eft pas plus en votre
pouvoir d'être fans grâce que fane
beauté.
L'Eunuque alors commença librement
ce Portrait qui étoit l'objet principal
de fa miffion , & qu'il avoit cru
auparavant ne pouvoir éxécuter qu'à
AVRIL. 1763. 27
>
la dérobée . Le zéle qu'il avoit pour fon
Maître & les facilités que lui donnoit
la Princeffe , firent qu'il fe furpaffa
lui- même dans cette nouvelle occafion
. Il parut avoir peint la plus belle
Perfonne du monde , & n'égala pas
encore fon modéle . Cependant , chofe
affez rare , il fatisfit la Beauté qu'il avoit
peinte. Il fe propofoit de tirer une copie
éxacte de ce Portrait : la Princeffe
lui en épargna la peine . Elle lui permit
d'emporter l'Original dans fa Patrie.
Qu'il ferve , ajouta -t -elle , à m'y faire
mieux connoître que dans la mienne où
je dois toujours vivre ignorée. Elle prononça
ces mots d'une voix tremblante
fes yeux devinrent humides C'en fut
affez pour déterminer l'Eunuque à s'expliquer
un peu plus qu'il n'avoit fait jufqu'alors
; mais , cependant , toujours
par emblême ; forte de langage que fon
art le mettoit à même d'employer à fon
choix. Il n'eut pas le loifir d'en faire un
long ufage. La prochaine arrivée du
Prince de Georgie l'obligea de précipiter
fon départ. Sehry elle-même ne crut
pas devoir s'y oppofer. Mais , en partant
, il la fupplia d'accepter une autre
production de fon art , un tableau dont
elle pourroit voir un jour la répétition
B ij
28 MERCURE DE FRANCE.
au naturel. A ces mots , la fauffe Italienne
préfente à la Princeffe un paquet
bien enveloppé , bien cacheté , & s'éloige
en diligence.
Sohry foupçonne que c'eft quelque
autre Portrait , non moins anonyme
que le premier , dont l'Etrangère vient
de lui faire préfent. Elle rompt l'enveloppe
& voit un tableau compofé de
deux figures. Mais quelle eft fa furpriſe
de reconnoître dans l'une fa propre image
, & dans l'autre celle du Portrait
dont on vient de parler ! Cette derniere
figure étoit repréfentée aux pieds de
celle de Sohry & lui offroit un Sceptre.
Le Prince , d'ailleurs , étoit orné de tous
les attributs du Monarque , & même
du Conquérant. Mais c'étoit là tout ;
rien de plus ne fervoit à indiquer fon
nom. L'Agent d'Abbas s'étoit tenu fur
cette réſerve , ne fe croyant pas autorifé
à en dire plus , & craignant furtout
, d'en dire trop.
C'eſt Abbas ! difoit Sohry en ellemême
; plus d'une raifon me porte à
le préfumer. Mais hélas ! Si c'eft lui ,
que de raifons s'oppofent à fes vues ?
Ne s'expliquera-t-il point trop tard ? Me
fera-t-il jamais poffible de l'entendre ,
ou permis de l'écouter ?
AVRIL. 1763 . 29
Ces réfléxions fe renouvelloient fouvent
dans fon âme , & l'attriftoient
toujours. Cependant l'Eunuque arrive
à Ifpahan ; inftruit le Monarque de ce
qu'il a fait , & l'exhorte à venir luimême
achever un ouvrage fi heureuſement
commencé. Le Portrait de Sohry
étoit pour Abbas une exhortation encore
plus éfficace. Il lui parut fi beau
qu'il le foupçonna d'être un peu flatté.
Le Peintre cependant , lui proteſtoit
qu'en cette occafion , l'art étoit reſté
fort au-deffous de la nature , & cet aveu
ne partoit point d'une fauffe modeftie :
Sohry étoit auffi fupérieure à fon Portrait
, qu'il l'étoit lui-même à toutes
les Beautés dont le Sérail d'Abbas étoit
peuplé.
.
On ne tarda pas à voir paroître à
la Cour d'Imirette un envoyé du Sophy.
Cette ambaffade avoit un double objet
; de demander Sohry au nom d'Abbas
, ou de déclarer la guerre en cas
de refus. Lui-même regardoit ce refus
comme certain. Une haine ancienne ,
& par conféquent ridicule , & par conféquent
implacable , animoit les deux
nations , l'une contre l'autre . De fort
mauvais Politiques les entretenoient dans
ce préjugé ; & leurs Princes , qui fou-
Biij
30 MERCURE DE FRANCE.
vent ne l'approuvoient pas , n'ofoient
éffayer de le détruire .
C'eft , furtout , ce que ne vouloit
point tenter Difvald , frère de Sohry ,
& de plus ennemi perfonnel d'Abbas.
Réfolu de réjetter fa demande , il prend
avec le Prince de Georgie , fon futur
beau-fière , des mefures pour lui réfifter.
On éffaye en même tems de
faire prendre le change à l'Envoyé du
Sophy. On ne lui parle que de la
pré endue laideur de Sohry , & pour
mieux l'en convaincre , on fait paroître
à fes yeux cette four aînée , difforme
à tous égards , & qui n'a rien de commun
avec fa cadette , excepté le nom .
L'Agent d'Abbas étoit fort furpris qu'un
Roi pût fe réfoudre à 'raffembler une
armée pour tenter une pareille conquête.
La vraie Sohry , celle qui occafionnoit
tout ce trouble , en étoit la moins
inftruite . Elle continuoit à vivre &
à s'ennuyer dans la folitude. Le tableau
que lui avoit laiffé l'Eunuque ,
en la quittant , occupoit fouvent fes
regards . Seroit-il bien vrai , qu'Abbas
ne me crût pas auffi affreufe qu'on
le publie Elle fe le perfuadoit de fon
mieux , & à tout évenement cette idéo
AVRIL. 1763. 31
la confoloit . Survint tout-à- coup le
Prince de Georgie occupé lui même
d'un idée fort affligeante pour elle , &
qu'il croit propre à le raffurer. Il
venoit , dis- je , exiger de fa Fiancée
un facrifice qui paroîtra toujours exceffivement
dur à une belle perfonne
, & même à une laide : c'étoit d'écrire
de fa propre main au Roi de
Perfe , qu'elle n'a ni agrémens , ni
beauté. Une telle propofition fit frémir
la Princeffe . Elle trouva que c'étoit
abufer de fa docilité & porter
Pafcendant jufqu'à la tyrannie . Elle gardoit
un morne & froid filence. Taymuras
réitére fa demande , & eft furpris
d'avoir été contraint de le faire .
He quoi ! lui dit-elle enfin , avec beaucoup
d'emotion & de vivacité , ma
réputation de laideur n'eft - elle pas fuffifament
établie ? ne paffai- je pas pour
un modéle de difformité ? Le Roi de
Perfe , reprit-il avec chagrin , n'en paroît
pas bien convaincu. Il vous fait
demander par un Ambaſſadeur , &
il vient lui-même appuyer cette demande
à la tête de cent mille hommes.
Cette réponſe rendit la Princeffe une
feconde fois rêveufe. Le dépit fur fon-
Biv
32 MERCURE DE FRANCE.
vifage parut avoir fait place à d'autres
mouvemens & Taymuras crut même y
remarquer l'empreinte de la joie. Ce
fut une raifon de plus pour infifter
fur la démarche qu'il exigeoit. Eh que
produira ma lettre ? ajouta la Princeffe ;
détrompera- t-elle plutôt Abbas
que les
difcours de toute une Nation ? Une
ligne de votre main , repliqua Taymuras
, en fera plutôt crue que toutes les
bouches de l'Afie. Une femme qui déclare
qu'elle manque de beauté , ne doit
point trouver d'incrédules.
Sohry lui objecta encore que fa main
ne devoit pas être plus connue d'Abbas
que fa figure , qu'il ne pouvoit connoître.
Mais Taymuras lui apprit qu'une
lettre , qu'elle lui adreffoit dans certaine
occafion , étant tombée au pou
voir du Sophy , il connoiffoit & fon
écriture , & leurs engagemens réciproques.
A l'égard de vos charmes , pourfuivit
il , peut-être Abbas a -t- il fait fur
ce point certaines découvertes ; peutêtre
n'eft- ce qu'un foupçon , & c'eft ce
foupçon qu'il faut détruire .
C'étoit là au contraire , ce que Sohry
eût voulu confirmer. Il fallut , pour la
réduire , les ordres abfolus de la Reine
fa mère. Alors elle vit qu'il falloit céAVRIL.
17630
33
der . Hé bien , dit-elle à Taymuras , avec
un mouvement de dépit qu'elle ne put
contenir , voyons comment vous exigez
qu'on tourne cette lettre fingulière ?
Choififfez-en vous-même les expreffions;
je ne ferai qu'écrire fous votre dictée .
Volontiers , reprit Taymuras , & il
commença ainfi :
La Princeffe d'IMIRETTE , au Roi
DE PERSE.
à
ma J'apprends , Seigneur , que vous prétendez
m'arracher à mon pays ,
famille , au Prince qui doit être mon
époux. C'est à quoi vous ne parviendrez
jamais de mon aveu.
...
La Princeffe avoit écrit , fans interruption
, tout le commencement de
cette phrafe ; mais elle fe fit répéter la
fin jufqu'à trois fois . Taymuras pourfuivit
en ces termes :
Je dois même vous répéter ce que la
Renommée a dû vous apprendre ;
fuis peu digne de cet excès d'empreffement..
Ces derniers mots parurent encore
embarraffer Sohry. Eft -ce bien là ce
que vous avez voulu dire ? demandatelle
au Prince en rougiffant, Précifé-
B v
34 MERCURE DE FRANCE.
ment , reprit-il ; & il répéta les mêmes
expreffions aufquelles il ajouta celles
qui fuivent :
J'ai moins d'attraits que la moins
belle des femmes de cette contrée.....
Vous me trouvez donc bien affreuſe ?
interrompit- elle de nouveau .... Ah !
vous n'êtes que trop adorable , reprit
Taymuras. Mais voulez - vous paffer
pour telle dans l'efprit du Roi de Perfe ?
Ah ! s'il eft ainfi , quittez la plume &
montrez-vous ? Sohry , quoique d'une
main tremblante , écrivit donc encore
ce que le Prince venoit de lui dicter.
Elle s'en croyoit quitte ; mais il
ajouta :
C'eft cette entiere privation de char
mes qui m'oblige à fuir tous les regards
; je voudrois pouvoir me fuir
moi-même ·
Chacun de ces mots faifoit friffonner
la Princeffe. L'altération de fon
vifage marquoit celle de fon âme . La
plume lui échappa de la main . En vérité
, Seigneur , dit- elle , en fe levant
avec dépit , j'ignore quand vous tarirez
fur mes imperfections ! Eh , madame
reprit Taymuras , à peine ce porAVRIL.
1763. 35.
trait idéal fuffit pour me raffurer ! Hébien
, ajouta Sohry , toujours fur le
même ton , je vais vous aider à finir
le tableau . A ces mots , faififfant un
miroir elle éxamine fes traits en détails
; & regardant Taymuras d'un
air ironique & fier : commençons , pourfuivit-
elle › par ces yeux : fans doute
qu'il faut les peindre petits , ronds ,
caves , fans efprit , fans activité ? A
merveille ! reprit Taymuras.
4
SOHRY .
Cette bouche , des plus grandes ; ces
lévres , pâles & livides ?
TAYMURAS,
On ne peut mieux !
SOHRY .
Ces dents , noires & mal rangées →
Bon !
TAYMURAS.
SOHRY.
Ce teint , fans blancheur , fans coloris
, fans vivacité ?
TAY MURA S..
: Parfaitement bien !
SOHRY.
Enfin , toute cette phyfionomie,maf
fade & rebutante ?
B- vj
36 MERCURE DE FRANCE.
TAY MEURAS.
Oui ! voilà le Portrait qu'il convient
d'envoyer au Roi de Perfe.
<
Sohry écrivit , en effet , toutes ces
chofes ; mais non fans murmurer contre
celui qui l'obligeoit à les écrire. La
lettre part , eft remife au Sophy & le
jette dans la plus extrême furpriſe. Il
compare cette lettre avec celle qui auparavant
eft tombée entre fes mains.
L'écriture lui en paroît toute femblable.
C'eft , difoit - il , Sohry ellemême
qui s'accufe de laideur : puis - je
refufer de l'en croire ? Mais fi je l'en
crois , l'Eunuque à coup fur , n'eft qu'un
impofteur. Il ordonne qu'on le faffe venir
, & lui prefcrit impérieuſement d'accorder
, s'il le peut , les deux Portraits :
celui qu'il a fait de Sohry en peinture
& celui qu'elle fait d'elle -même par
écrit.
Chaque ligne que lifoit l'Eunuque
ajoutoit à fon étonnement. Il reconnoît
la main de la Princeffe , & ne recon- .
noît aucun de fes traits dans les détails
burleſques dont cette lettre eft remplie .
Ce n'eft pas tout ; arrivent à l'inſtant
même des dépêches de l'Envoyé du
Sophy , dépêches qui femblent confirmer
en tout point les détails de la let
AVRIL. 1763. 37
tre. L'Eunuque , hors de lui-même
tombe aux genoux d'Abbas. Je jure par
le Commentaire d'Aly , s'écrie le Renégat
Italien , que le portrait que j'ai remis
à votre Majefté eft encore bien inférieur
aux charmes de la Princeffe d'Imirette
, & que la peinture qu'elle fait
ici d'elle-même , n'eft que pour vous
faire prendre le change , comme on l'a
fait prendre à votre Miniftre.
Quoi ! s'écria le Sophy indign é , cette
femme me mépriferoit au point de vouloir
que je la cruffe laide ? Il y a peu
d'exemples d'un mépris porté jufques-là .
N'importe, c'est ce qu'il faut vérifier . En
effet , dès le jour même , il donna des
ordres pour faire marcher une armée
nombreuſe vers les frontièresd'Imirette ,
& peu de temps après , il marcha luimême
pour la commander. Il eut foin
de conduire l'Eunuque avec lui pour
deux raifons ; pour le mettre à même de
fe juftifier , ou pour le faire pendre s'il
ne fe juflifioit pas .
On fçut bientôt à la Cour d'Imirette
qu'il falloit ou fe battre , ou trouver au
Roi de Perfe , une Princeffe auffi belle
qu'il fe la figuroit . On s'en tint au premier
parti. Quant à celle dont la beauté
occafionnoit tant de mouvemens , elle
38 MERCURE DE FRANCE.
Qût volontiers approuvé le parti le plus
doux. Il eft rare qu'une femme fache
mauvais gré à tel amant que ce puiffe
être des efforts qu'il fait pour l'obtenir
, & Sohry étoit fort contente que
fa lettre n'eût point ralenti ceux d'Abbas.
qui
Les Rois d'Imirette & de Georgie
avoient réuni leurs forces . Ils s'étoient
retranchés , & attendoient Abbas , quit
ne fe fit pas long- temps attendre. Il les
attaqua fans héfiter. Le combat fut rude
& fanglant. Les deux Rois alliés s'y comporterent
, l'un en Souverain qui défend
fes Etats , l'autre en amant qui défend
fa maîtreffe . Mais les efforts d' Abbas ne
furent pas moins grands , & furent plus
heureux . Il remporta une victoire complette
, détruifit , ou diffipa l'armée ennemie
, & pourfuivit les deux' Chefsjufqu'à
la Ville où le frère de Sohry tenoit
fa Cour.
Inftruit par l'Eunuque Italien que
la Princeffe tenoit la fienne ailleurs
il y marcha fur le champ , tandis que
la meilleure partie de fes troupes bloquoit
la Capitale. Il arrive & apprend
qu'en effet Sohry habite ce fejour. On
conçoit fans peine l'excès de fon impatience
& de fa joie . Il ordonne qu'on
le conduife vers la Princeffe. Il eft obéis
AVRIL 1763 . 39
Mais que voit-il ? Un'objet auffi hideux
qu'il efpéroit le trouver féduifant ,
le vrai modéle du portrait exprimé dans
la lettre qu'il a reçue avant fon départ
; en un mot , la difforme Princeffe
qu'on a déja fait voir à fon Envoyé !
Certains rapports faits aux deux Rois
fur le féjour & le départ de la fauffe
étrangère , les avoit déterminés à ſubſtituerdans
cette même folitude l'aînée
à la cadette. Abbas fit quelques queftions
à fa prifonnière. Les réponfes qu'il
en reçut , augmenterent fon déplaifir.
Elles étoient parfaitement conformes à
la lettre qu'il fuppofoit avoir été écrite
par elle ; & il refte perfuadé que cette
Sohry fi fameufe par fa beauté, ne doit
l'être que par fa laideur. Je n'ai nuk
reproche à lui faire , difoit Abbas , elle
eft encore plus difforme qu'elle ne me
l'écrit. Pour toi , miférable , ajouta - t-il
en parlant à l'Eunuque , ce qui la juf
tifie te condamne : cette exceffive dif
formité eft l'arrêt de ta mort.
Grand Roi ! s'écria l'Eunuque , en
tombant de nouveau aux pieds . dur
Sophy , que votre Majefté me laiffe
éclaircir ce mystère. Il y en a un dans
tout ceci que je ne connois pas . J'ai
eu à peindre & j'ai peint la plus
40 MERCURE DE FRANCE.
belle perfonne du monde : ce n'eft
donc pas celle
que vous voyez. Mais
celle que j'ai peinte exifte , j'en réponds
fur ma tête , que vous ferez le maître.
de me faire enlever demain comme
aujourd'hui . De grâce retournez vers la
Capitale , hatez - en le fiége , la prife.
pourra mettre entre vos mains une capture
encore plus précieuse.
Zomrou eût pû en partie développer
cette énigme.Mais lui-même avoit laiffé.
pénétrer fes deffeins : il étoit gardé à
vue par ordre des deux Rois , depuis le
jour de l'arrivée du Miniftre d'Abbas .
Par cette raiſon , il n'avoit pas été plus
utile à cet Envoyé qu'il ne pouvoit l'être
alors au Sophy même. Abbas prit donc
une double réfolution . Ce fut de preffer
la Ville affiégée , & de faire battre
la campagne par des Emiffaires munis
du Portrait que l'Eunuque avoit tracé .
Le Prince leur ordonna de lui amener
toutes les femmes qui auroient quelque
reffemblance avec ce Portrait . L'Eunuque
ambitionnoit cette commiffion ;
mais Abbas ne lui permit pas de s'éloigner
de lui. Il vouloit s'en fervir à diftin-.
guer la Princeffe , au cas qu'elle fe trouvât
dans la Ville , ou pouvoir venger
fur lui fon chagrin , au cas qu'elle ne
fe trouvât nulle- part.
"
AVRIL. 1763. 41
Le Siége fut pouffé avec tant de vigueur
qu'en peu de jours la Ville n'avoit
plus guéres que la moitié de fes défenfes
& de fa garnifon . Mais le courage
des deux Rois étoit toujours le
même. Ils ne vouloient ni fe rendre
ni livrer la Princeffe qu'Abbas eût préferé
à toutes les Villes de leurs Etats.
Elle n'étoit point d'ailleurs dans la Capitale.
Sohry inconnue & déguisée
habitoit un afyle fi peu fait pour
elle
qu'il n'y avoit nulle apparence qu'on
dût l'y chercher. Là , elle gémiffoit fur
fes charmes qui caufoient l'oppreffion
de fa Patrie. Mais prèfque certaine
qu'Abbas eft celui dont elle adore en
fecret l'image , elle n'ofe le qualifier
d'oppreffeur. Elle fent même qu'il ne
tient qu'à ce léger éclairciffement pour
qu'il foit , à-peu- près , juftifié dans for
âme.
,
Cependant , le péril augmentoit fans
relâche pour la Capitale. D'un inſtant
à l'autre la Place pouvoit être forcée
pillée , faccagée . Le Roi Difvald , réfolu
à tout , excepté à voir fa Maîtreffe
& fa Mère expofées aux fuites qu'entraîne
le fac d'une Ville , prit le parti
de les faire échapper , l'une après l'autre
, par une voie qu'il croyoit füre,
42 MERCURE DE FRANCE .
Mais Abbas avoit pris des précautions
plus fùres encore . Peu d'inftans après
feur fortie on lui amena les deux fugiti
ves.
J'ai déja dit que la mère de Sohry ne
cédoit en beauté qu'à Sohry même.
Il y avoit , de plus , entre elles , cette
forte de reffemblance qui ne fuppofe
pas toujours une entiére égalité de charmes.
Par cette raifon le Portrait qu'avoit
tracél'Eunuque , Portrait bien inférieur
à l'original , reffembloit beaucoup
plus à la premiere qu'à la feconde.
Abbas au premier coup d'oeil s'y
méprit & crur tout l'emblême expliqué.
Les charmes de fa Captive firent même
tant d'impreffion fur lui , qu'il ne fongea
plus à faire d'autres recherches , & que
' Eunuque Peintre lui parut abfolument
juftifié . Mais celui - ci prétendit lui-même
ne l'être pas encore. Il affura fon Maître
que jamais cette Princeffe n'avoit fervi
de modéle au Portrait , en queſtion ,
& qu'à coup für ce modéle exiftoit..
S'il eft ainfi , Madame , reprit Abbas
, en s'adreffant à la mère de Sohry
vous voyez dès à préfent ce qui peut &
doit former votre rançon. Un objet qui
vous reffemble peut feul vous remplacer
auprès de moi. Vous régnerez , dang
AVRIL. 1763. 43
mon Sérail , ou bien la Princeffe votre
fille y occupera le rang qui vous eft
offert. Je ne puis renoncer à l'une que
pour obtenir l'autre.
>
Ce difcours fit frémir la belle prifonnière
. Elle conjura en vain le Sophy de
fe rappeller le voeu par lequel elle s'étoit
liée vou qui ne lui permettoit plus:
de difpofer d'elle- même . Un pareil motif
a bien peu de pouvoir fur l'âme d'un
Sectateur d'Aly. A peine Abbas parutil
y faire quelque attention : Il ne dépend
que de vous , Madame , reprit - il , &
de garder vos voeux , & de combler les
miens. Que l'aimable Sohry vienne jouir
d'un avantage que vous dédaignez , fau
te de le bien connoître . N'efpérez pas
du moins, que je cherche à étouffer l'a
mour le plus fincère & le plus ardent ,
lorfque vous paroîtrez n'écouter qu'une
haine injufte & de vains préjugés .
Abbas , qui n'avoit prèfque pas remarqué
Fatime ( c'eft le nom de la fille
de Zomrou ) l'envifagea lorfquelle commençoit
à murmurer , tout bas , de
cette inattention . Abbas. trouva l'amour
de Difvald parfaitement bien fondé.
Fatime avoit affez de charmes pour l'en--
flammer lui-même , fi elle n'eût pas eu
Sohry pour rivale. Il fongea cepen
44 MERCURE DE FRANCE
dant à faire craindre au Roi d'Imirette
que Sohry n'éffayât trop tard de l'emporter
fur Fatime.
Ce ftratagême lui réuffit. A peine
Difvald eut appris la captivité de fa
mère & de fa maîtreffe , qu'il fongea:
férieufement à les échanger pour fa
foeur. Ce fut dans ce moment là-même ,
que les Emiffaires d'Abbas lui amenerent
une jeune perfonne vêtue en Efclave
, & infiniment plus belle encore
que le portrait qu'il leur avoit confié.
On s'empreffe , on regarde , on admire.
C'eft Sohry ! s'écrie auffitôt l'Eunuque ;
c'eft ma fille ! s'écrie la Princeffe Douairiere
: c'eſt Abbas ! s'écrie en même
temps la prétendue Efclave , & elle s'évanouit.
Abbas , hors de lui - même , ébloui de
tant d'attraits , & ne fachant comment
interpréter cette défaillance & cette exclamation
fubites , ordonne qué les
fecours foient prodigués à la Princeffe.
Lui-même eft le plus ardent à la fecourir.
Au milieu de quelques agitations
inévitables, une boete cachée dans
ſes habits d'eſclave s'échappe & tombe.
Abbas croit la reconnoître , s'en faifit ,
l'ouvre & y trouve fon portrait. A
cette vue , toute fa fierté afiatique difAVRIL.
1763. 45
paroît ; il tombe aux genoux de la fauffe
efclave. Adorable Sohry , s'écria- t- il !
quoi même en fuyant ma perfonne ,
vous fuyiez avec mon image ! Il eſt
donc vrai que vous ne m'évitiez que
par contrainte ? Ah, ceffez de gêner vos
fentimens & daignez - en recueillir les
fruits à peine les croirai - je affez
payés de toute ma tendreffe & de
toute ma puiffance.
Sohry , en ce moment , ouvre les
yeux. Quelle eft fa furprife ! elle voit
fe réalifer la tableau que l'Eunuque
lui a laiffé en la quittant ; elle voit
en perfonne le fuperbe Abbas dans
l'attitude où elle l'a vû tant de fois en
peinture ; elle le voit à fes pieds ! Un
mouvement de joie qu'elle cherche à
cacher une forte de confufion modefte
ajoutent encore à fa beauté.
Survient à l'inftant la Reine fa mère ,
& fa confufion augmente. Mais un
Envoyé du Roi d'Imirette vint mettre
fin à leur embarras réciproque . Il venoit
propofer pour l'échange des deux
premieres captives , celle que le hazard
avoit déja mis au pouvoir du Sophy.
Ce qui n'empêcha pas que l'échange
ne fut accepté , la paix faite , & ce qui
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dit encore infiniment plus , toute femence
de guerre éteinte .
Abbas reffentoit fon bonheur , au
point de vouloir que tous les autres
fuffent heureux . Il acerut les Etats du
Roi d'Imirette , qui époufa Fatime ; il
fit époufer fa propre foeur au Princ eà
qui il enlevoit Sohry : il partagea avec
cette dernière toute fa puiffance &
la laiffa régner fans partage fur fon
âme. L'Eunuque mit fin à fes voyages ;
& Sohry en fixant le coeur de fon Epoux,
afura aux Princes voifins leur repos ,
leurs femmes & leurs Etats .
Par M. DE LA DIXMERIE .
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Résumé : ABBAS ET SOHRY, NOUVELLE PERSANNE.
Le texte raconte l'histoire du roi Abbas de Perse, connu pour ses conquêtes territoriales et son goût pour les femmes. Il entend parler de la princesse Sohry d'Imirete, réputée pour sa beauté exceptionnelle. Pour la protéger, sa mère et ses proches diffusent la rumeur qu'elle est laide et l'isolent dans un château inaccessible. Zomrou, un ancien ministre jaloux, informe Abbas de la véritable beauté de Sohry. Abbas envoie alors un eunuque italien, doué en musique et en peinture, déguisé en chanteuse, pour approcher Sohry. L'eunuque séduit Sohry par ses talents et lui montre un portrait d'Abbas sans révéler son identité. Intriguée et émue, Sohry tombe en rêverie. L'eunuque peint un portrait de Sohry et lui offre un tableau représentant deux figures, dont un prince aux attributs royaux. Sohry suspecte qu'il s'agit d'Abbas. L'eunuque retourne à Ispahan et informe Abbas, qui décide de se rendre en Imirete. Le frère de Sohry, Difvald, refuse la demande d'Abbas et prépare la guerre. Taymuras, prince de Géorgie, demande à Sohry d'écrire une lettre affirmant son manque de beauté, ce qu'elle fait à contrecœur. Abbas, surpris par la lettre, ordonne à l'eunuque d'expliquer la contradiction entre le portrait et la lettre. Abbas marche vers l'Imirete avec une armée et assiège la capitale après une bataille victorieuse. L'eunuque révèle qu'Abbas a vu l'aînée des princesses, substituée à la cadette. Abbas poursuit la véritable Sohry. Pendant le siège, la mère et la sœur de Sohry tentent de s'échapper mais sont capturées. Abbas, ébloui par la beauté de la mère de Sohry, croit d'abord qu'elle est la princesse. L'eunuque insiste sur l'existence de la véritable Sohry, qui est finalement retrouvée déguisée en esclave. Abbas, reconnaissant son portrait chez elle, comprend qu'elle l'aime en secret. La paix est conclue, et Abbas épouse Sohry, accordant des mariages avantageux à ses alliés pour assurer la stabilité régionale.
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p. 65-66
LOGOGRYPHE GRAMMAIRIEN.
Début :
Tu vois en moi, lecteur, un triste substantif. [...]
Mots clefs :
Eunuque