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p. 73-96
LETTRE de M. D. L. C. à M. D. L. R. sur quelques particulartiez de la vie de Topal Osman Pacha, cy-devant Grand Visir de l'Empire Ottoman, et aujourd'hui Séraskier de l'Armée Turque en Perse. A Paris, ce 18 Janvier 1734.
Début :
Vous avez jugé, Monsieur, que dans les circonstances présentes où [...]
Mots clefs :
Topal Osman Pacha, Grand vizir, Arniaud, Pacha , Constantinople, Turcs, Malte, Capitaine, Empire, Fortune, Armée, Patron, Présents, Ordre, Esclavage, Sequins, Rançon, Esclave, Maître
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texteReconnaissance textuelle : LETTRE de M. D. L. C. à M. D. L. R. sur quelques particulartiez de la vie de Topal Osman Pacha, cy-devant Grand Visir de l'Empire Ottoman, et aujourd'hui Séraskier de l'Armée Turque en Perse. A Paris, ce 18 Janvier 1734.
LETTRE de M. D.L.C. à M. D.L.R.
sur quelques particularitez de la vie de
Topal Osman Pacha , cy-devant Grand
Visir de l'Empire Ottoman , et aujour
d'hui Séraskier de l'Armée Turque en
Perse . A Paris , ce 18 Janvier 1734.
V
Ous avez jugé , Monsieur , que
dans les circonstances présentes où
les affaires d'Asie ont plus de liaison que
jamais avec celles d'Europe , ce seroit
un objet interessant pour le Public , que
la
74 MERCURE DE FRANCE
la vie et les avantures de Topal Osman
qui jouë aujourd'hui un si grand rôle .
Je crois que l'Auteur de la Rela .
tion de la Révolution arrivée en 1730. à
Constantinople n'a pas abandonné le
dessein où je l'ai vu, d'écrire cette vie, véritablement
digne de la curiosité du Public
. Personne n'est plus capable que lui
de bien exécuter ce projet; et s'il est aussi
bien servi par ceux qui sont à portée de
lui procurer des Mémoires , que je le
connois exact et ami de la verité ; nous
verrons dans un même Ouvrage la singularité
du Roman , unie à la plus scru
puleuse fidelité dans les faits historiques.
En attendant , je me fais un vrai plaisir
, Monsieur , de vous faire part de
quelques traits de la vie du Général
Turc dont je suis exactement informé . Le
Sr Arniaud , celui-la même qui racheta
Topal Osman d'esclavage à Malte , il y
a environ trente- cinq ans , vint en 1732 .
à Constantinople avec son fils ,saluer son
ancien Esclave , devenu Grand Visir.J'ai
entendu plus d'une fois raconter au pete
et au Fils ce qu'ils sçavoient de son histoire.
Le Fils a même bien voulu , à ma
priere , mettre par écrit ce qu'il a pû s'en
rappeller, et m'en laisser le Mémoire que
je
JANVIER. 1734. 75
je conserve , écrit de sa main. Ce qui suit
est tiré de ce Mémoire. J'y ai joint
quelques circonstances que je lui ai entendu
conter , ou à son Pere, et j'ai ajouté
les faits dont j'ai eu connoissance
pendant mon séjour à Constantinople ,
concernant l'arrivée du Sr Arniaud , son
Audiance du Visir , la déposition de ce
Ministre , &c. tous faits qui se sont passez
presque sous mes yeux ; mais dont
je ne garantis cependant pas la verité
quelque attention que j'aye eu à consulter
les témoins oculaires autant que je
l'ai pû , et à ne rapporter icy que ce que
je trouve sur un Journal , écrit dans le
temps.
Osman avoit reçu dans le Sérail du
Grand Seigneur l'éducation qui n'étoit
autrefois destinée qu'aux Enfans de Tribut
, ( a ) Chrétiens de naissance . Les
Turcs ont depuis brigué ces Places pour
leurs propres Enfans , ensorte qu'aujour
d'hui presque tous les Eleves du Sérail
sont de race Turque .
En 1698 ou 99. à l'âge de 25 ans ou
environ, Osman Aga sortit du Sérail, où il
exerçoit l'emploi de (b) Martolos Bachi.
( a ) Voyez Ricaut, Etat présent de l'Empire Ot
toman.
(b ) Intendant des Voitures.
7
N
6 MERCURE DE FRANCE
Il étoit porteur d'un Ordre du Grand Sergneur
, et chargé d'une commission pour
aller remettre quelques Beys du Čaire
dans la possession de leurs biens , dont
ils avoient été destituez pendant ces troubles
qui sont si fréquents en Egypte. I
prit sa route par terre jusqu'à Seyde , où
pour éviter la rencontre des Arabes qui
infestoient le Païs , il fut obligé de s'embarquer
sur une ( a ) Saïque , qui passoit
à Damiette . Dans ce, court trajet la Saïque
fut malheureusement rencontrée par
une Barque Espagnole , armée en course
à Maïorque. Quoique la partie ne fut pas
égale , le désir de conserver leurs biens
et leur liberté , fit faire les derniers ef
fort aux Passagers et à l'équipage ; ils se
deffendirent en désesperez ; l'abordage
fut sanglant. Osman s'y signala par cette
intrépidité dont il a depuis donné des
preuves en tant de rencontres ; si la valeur
de tous eut été égale à la sienne
peut-être eussent ils évité l'esclavage . Enfin
il fallut céder au nombre . Osman
Aga , percé de coups , blessé dangereusement
au bras et à la cuisse , fut pris les
armes à la main . Le Corsaire , dont le Bâtiment
avoit souffert dans le combat
( a ) Sorte de Bâtiment de Levant , propre an
ransport des Marchandises,
soit
JANVIER . 1734.
77
soit qu'il eut besoin de se raccommoder ,
ou pour quelque autre raison , relâcha à
Malte .
-
Les marques de valeur qu'Osman avoit
données dans l'action, ou plutôt la déposition
que firent sans doute les autres Passagers
,qu'il étoit chargé d'une commission
secrete du Grand Seigneur , et l'espérance
d'en tirer une grosse rançon , le firent distinguer
parmi ses compagnons d'infortune;
cependant il n'étoit pas hors de danger
de ses blessures quand il arriva à Malte ;
celle de la Cuisse étoit la plus considérable
; il en est resté estropié ; et c'est delà
que lui est demeuré le nom ou le Sobriquet
de ( a ) Topal , suivant l'usage commun
des Turcs .
*
>
Aussi- tôt que le Corsaire fut entré dans
le Port , le Sr Vincent Arniaud dit
' Hardy , natif de Marseille , qui étoit
alors Capitaine de Port à Malte , se transporta
à bord du Bâtiment , suivant le devoir
de sa Charge. Il y vit le malheureux
Aga enchaîné , qui lui fit une proposision
bien singuliere,
Fais une belle action , lui dit Topal ,
rachette - moi , tu n'y perdras rien. Arniaud
surpris de la proposition , deman .
da au Capitaine Corsaire ce qu'il pré-
( a ) Boiteux,
ten8
MERCURE DE FRANCE
tendoit pour la rançon de cet Esclave. Il:
me faut mille Sequins ( a ) , répondit le
Corsaire . Arniaud se retournant vers
Osman , lui dit : Je te vois pour la premiere
fois de ma vie , je ne te connois
point , et tu me proposes de donner sur ,
ta parole mille Sequins pour ta rançon .
Nous faisons l'un et l'autre ce qu'il nous
convient de faire, reprit Osman . Quant à
moi je suis dans les fers , il est naturel
que je mette tout en usage pour obtenir
ma liberté ; pour toi , tu es en droit de te
défier de ma bonne foy ; je n'ai aucune
sureté à te donner que ma parole , et tu.
n'as aucune raison d'y conter ; cependant
si tu veux en courir les risques , je te le
répete encore , tu ne t'en repentiras pas.
Soit que l'air d'assurance , ou que la
Phisionomie du jeune Turc prévint Arniaud
en sa faveur, soit que la singularité
de l'avanture éloignât les soupçons qu'il.
auroit pû concevoir , le Capitaine de
Port sortit avec des dispositions favora
bles pour Topal Osman , et , ce qui est
peut être encore plus extraordinaire , la
réfléxion ne les détruisit pas.
Arniaud alla rendre compte au grand
( a ) Ily a plusieurs sortes de Sequins en Levant,
qui valent depuis six jusqu'à onze francs de notre
Monnoye.
MaîJANVIER.
1734. 79
Maître Perellos de ce qui concernoit son
ministere , revint à bord et convint de
600(a )Sequins Vénitiens avec le Corsaire,
pour le prix de la rançon de son Esclave ;
son nouveau Maître le fit aussi - tôt transporter
sur une Barque Françoise, à lui ар-
partenante,où il lui envoya un Médecin ,
un Chirurgien et tous les secours neces
saires.Osman se vit bien tôt hors de danger.
Il proposa alors à son bienfaicteur
d'écrire en Levant pour se faire rembourser
de ce qu'il lui devoit. Mais comblé
des bienfaits de son nouveau Patron , il
ne crut pas abuser de sa générosité en lui
demandant une nouvelle grace . C'étoit de
le renvoyer sur sa parole et de s'en remettre
pour le tout entierement à sa
bonne foy.
Arniaud ne fut pas genereux à demi
et rencherit encore sur la demande de son
Esclave ; après lui avoir fait toutes sortes
de bons traitemens , il lui donna cette
même Barque , sur laquelle il l'avoit fait
transporter, pour en disposer à sa volonté,
et se faire conduire où bon lui sembleroit.
Osman arrivé à Malte Esclave , et racheté
le jour même , en partit huit jours
après sur un Bâtiment à ses ordres . Le
(a ) Le Sequin Vénitien vaut aujourd'hui environ
11 liv. quelques sols, Monnoye de France.
Pa80
MERCURE DE FRANCE
Pavillon François le mettoit à l'abri
des Corsaires . Il arriva heureusement
à Damiette d'où il remonta le Nil jusqu'au
Caire . Le lendemain de son arrivée
il fit compter mille Sequins au Capitaine
au
de la Barque pour être remis à son libérateur,
il y joignit deux Pelisses ( a) dè la valeur
de soo piastres , ( b ) dont il fit présent
au Capitaine . Il exécuta la commission
du Grand Seigneur , repartit pour
en aller rendre compte, arriva à Constantinople
et fut lui - même le porteur de la
nouvelle de son Esclavage.
pas
à
La reconnoissance d'Osman ne se borna
ses premiers mouvements : pendant
plusieurs années de séjour qu'il fit du
côré de Larta en Albanie où ses emplois
l'appellerent, il continua d'en donner des
preuves à son bienfaicteur , et entretint
avec lui un commerce non interrompu
de lettres et de présents.
On peut même dire que sa reconnoissance
s'étendit sur toute la Nation Françoise
; puisque depuis son avanture il n'a
laissé échaper aucune rencontre où il n'ait
donné à tous les François , qui ont eu affaire
à lui, des marques d'une bienveillance
particuliere .
( a ) Robes Fourrées .
( b ) La Piastre courante du Levant , vaut aujourd'hui
3 livres quelques sols Monnoye de France.
Les
JANVIER 1734 81
Les occasions avoient manqué jusqu'a
lors à Osman de se faire connoître et de
pousser sa fortune . La Guerre s'étant depuis
declarée entre les Venitiens et les
Turcs , le Grand Visir Aly Pacha , qui
méditoit l'invasion de la Morée , assembla
son Armée dans le voisinage de
l'Isthme de Corinthe , qui joint la Morée
au continent et le seul passage qui
puisse donner entrée par terre dans cette
presqu'Isle.
>
Tous les differents corps de Troupes
qui devoient composer l'Armée Ottomane
, se rendirent de toutes les Provinces
de l'Empire au lieu et au jour marqués
le seul Cara Mustapha Pacha ,. qui commandoit
un Corps de trois mille hommes
, arriva trois jours trop tard au rendez-
vous de l'Armée : il lui en couta la
vie , le Visir lui ayant fait trancher la
tête.
Sur ces entrefaites , Topal-Osman brulant
du désir de se signaler , vint se présenter
au Visir à la tête de mille hommes
qu'il avoit levez et pris à sa solde sans
avoir reçu aucun ordre; et le jour destiné
à l'attaque du défilé du Pas de Corinthe ,
il s'offrit de marcher le premier, et se
chargea de forcer le passage avec sa troupe
; son offre fut acceptée. Peut être la
E terreur
82 MERCURE DE FRANCE
terreur et la consternation generale qui
s'étoient répandues à l'approche d'une
Armée formidable , ne laisserent- t'elle pas à
Topal-Osman tout le merite d'une victoi
re achetée cherement ; quoiqu'il en soit,il
força le défilé , et emporta d'emblée la
Ville de Corinthe. Il reçut du Grand
Visir pour récompense les deux queues
de Pacha , et tous les Equipages de l'infortuné
Cara Mustapha.
Osman ne resta pas en si beau chemin,
et les occasions ne manquant plus à son
courage , il se distingua par
de nouveaux
exploits dont le détail nous meneroit
trop loin. L'année suivante , au Siége de
Corfou il servit en second, et fit les fonctions
de Licutenant General.
Ce fut alors qu'il fit voir que sa prudence
égaloit sa valeur ; le Siége ayant
été abandonné , Osman demeura trois
jours devant la Place depuis le départ du
General , pour favoriser la retraite des
Troupes Ottomanes ; il donna les ordres
necessaires avec toute la présence d'esprit
possible , et ne se retira qu'après avoir mis
l'Armée en sûreté.
Il étoit tems qu'un homme de cette
trempe commandât à son tour ; adoré
des troupes , la voix publique l'appelloit
au Generalat ; mais plus il se distinguoit
entre
JANVIER 89 173 4.
entre ses pareils , plus il faisoit de jaloux ,
qui bientôt étoient autant d'ennemis.
Tel est , à la honte de l'humanité et en
tout Pays , l'effet ordinaire d'un merite
superieur , mais dont les conséquences ne
sont nulle part si dangereuses qu'en Turquic.
C'est à ce tems vrai-semblablement que
doit se raporter un évenement de la vie
d'Osman qui pensa le perdre , et dont
je ne retrouve qu'une note ; je l'ai entendu
raconter au Sr Arniaud fils , avec plusieurs
circonstances qui me sont échapées
; mais il est obmis dans le Mémoire
qu'il m'a laissé qui fut fait avec précipitation
et presque au moment de son départ.
,
se
Topal - Osman par des raisons qui ne
pouvoient que lui faire honneur
broüilla avec un Pacha plus puissant que
lui , peut-être avec ce même General
qu'il avoit si utilement remplacé au Siége
de Corfou . Sa tête fut proscrite et ses
biens confisquez : il fallut céder à l'orage,
il se déroba par la fuite à la fureur de son
ennemi ; déguisé et inconnu , abandonné
des siens , il se rendit à Salonique , où il
demeura caché quelque tems . Delà sous
l'habit et l'apparence d'un simple ( a ).
( a ) Soldat de Marine Turc.
E ij
Léventi
84 MERCURE DE FRANCE
Léventi , Il s'embarqua sur une Galere et
passa à Constantinople. Pendant qu'il
agissoit sous main , sans oser paroître , es
qu'il employoit ses amis pour obtenir sa
grace , son ennemi fut déposé. C'étoit le
plus grand obstacle à la justification
d'Osman : elle fut éclatante et solemnelle.
Il fut renvoyé dans la possession de tous
ses biens , et ce fut à peu près dans ce
tems qu'il fut nommé Seraskier ου
Generalissime en Morée.
›
Tous les Consuls étant venus le saluer
en cette qualité , il donna à la Nation
Françoise les témoignages les plus marquez
de bienvaillance et de protection .
chargea les Consuls François d'écrire à
Malte au Capitaine Arniaud , pour lui
faire part de sa nouvelle dignité , et le
prier de lui envoyer un de ses fils , dont
il se voyoit en état de faire la fortune.
Un des fils d'Arniaud , celui - la même
qui a fourni ces Mémoires , se rendit
effectivement en Morée ; et pendant deux
ou trois ans qu'il demeura auprès du
Seraskier, celui - ci, tant par les dons qu'il
lui fit , que par les facilitez et les avanta
ges qu'il lui procura pour son commerce,
le mit effectivement à portée de faire des
gains considérables dont les occasions furent
négligées par le jeune homme , alors
plus
JANVIER.
1734 83
plus occupé de ses plaisirs que du soin de
sa fortune.
Topal-Osman croissant en dignitez à
mesure que son mérite devenoit plus
connu , fut fait Pacha à trois queües , et
nommé Beglier-Bey de Romelie , un des
deux plus grands Gouvernements de
l'Empire , lequel par sa proximité de la
Frontiere de Hongrie est un poste encore
plus important.
་
En 1727. le Capitaine Arniaud , âgé
de soixante et sept ans , passa avec son
fils à Salonique , et alla voir le Beglier
Bey à Nysse où il faisoit sa résidence . Ils
en reçurent l'accueil le plus favorable et
le plus tendre ; il déposa en leur présen ,
ce le faste de sa dignité , les embrassa
leur fit servir le Sorbet et le Parfum , et
les fit asseoir sur le Sopha , faveur singuliere
de la part d'un Pacha du premier
ordre , sur tout quand elle est accordée à
un Chrétien. Il les combla d'honneurs et
de présents , et leur voyage leur valut
plus de 15000 livres. En prenant congé
du Pacha , son ancien Patron lui dit qu'il
esperoit bien avant que de mourir l'aller
saluer à Constantinople en qualité de
Grand Visir ; c'étoit plutôt alors un
souhait qu'une espérance , l'évenement
en a fait une prédiction.
E iij
Le
36 MERCURE DE FRANCE
Le Grand Visir Ibrahim Pacha après
avoir joüi douze ou treize ans tranquillement
d'une dignité jusques - là si orageuse,
périt cruellement comme tout le monde
sçait dans la Révolution de 1730. ( a )
En moins d'un an il eut trois successeurs.
Au mois de Septembre 1731 , Topal-
Osman fut appellé pour remplir à son
tour un poste dangereux par lui- même ,
et devenu plus délicat dans les circonstances
présentes . Il ignoroit encore quelle
place lui étoit destinée ; lorsqu'étant
en chemin pour se rendre à Constantinople
, il fit écrire à Malte par le Consul
Francois de Salonique et mander au Capitaine
Arniaud qu'il pouvoit lui et ses
enfans venir trouver Topal-Osman en
quelque lieu du monde que la fortune
l'appellât. Après son arrivée à Constantinople
il fit prier l'Ambassadeur de
France d'écrire de nouveau et d'inviter
son ancien Patron à le venir voir ; lui
recommandant de ne point perdre de
tems, parce qu'un Grand Visir pour l'ordinaire
ne demeuroit pas long- tems en
place.
Arniaud profita de l'avis ; il vint à
Constantinople avec son fils au mois de
( a ) Voyez le Supplement du Mercure d'Avri
1731
JanJANVIER.
1734 87
Janvier 1732. Aussi - tôt que le Visir fut
informé de leur arrivée , il leur envoya
un Officier de confiance , leur dire qu'il
leur donneroit Audiance le lendemain.
après midi. On pensoit qu'il les recevroit
en particulier , pour ne point commettre
sa dignité en faisant à des Chrétiens
un accueil qui pourroit indisposer les
Grands de la Porte , sur tout dans un
tems où la fermentation des esprits se
ressentoit encore des troubles de la derniere
Révolution. Les deux François se
rendirent le lendemain au Palais du Grand
Visir, à l'heure marquée, avec les présents
qu'ils lui avoient aportés de Malte, consistant
en plusieurs Caisses d'Oranges ,
Citrons , Bergamotes , &c. diverses sor
tes de Confitures , des Orangers chargez
de feuilles et de fleurs , des Serins dé
Canarie dont les Turcs sont fort curieux ,
et ce qui l'emportoit sur tout le reste ,
en douze Turcs rachetez de l'esclavage à
Malte.
Tous ces présents , par ordre du Visir ,
furent rangez et exposez à la vûë. Le
vieux Arniaud âgé de soixante et douze
ans , accompagné de son fils , fut introduit
devant le Grand Visir. Il les reçût
en présence des plus grands Officiers de
l'Empire , avec les témoignages de la plus
E iiij
tendre
38 MERCURE DE FRANCE
tendre affection . Vous voyez , dit - il , en
adressant la parole aux Turcs qui l'environnoient
, et leur montrant les Esclaves
rachetez, vous voyez vos freres qui jouissent
de la liberté après avoir langui dans
l'esclavage : ce François est leur libérareur
. J'ai été esclave comme eux
ajouta-t'il , j'étois chargé de chaînes
percé de coups , couvert de blessures ,
voilà celui qui m'a racheté , qui m'a sauvé
; voilà mon Patron : liberté , vie
fortune , je lui dois tout. Il a payé sans
e connoître mille Sequins pour ma rançon.
Il m'a renvoyé sur ma parole ; il m'a
donné un Vaisseau pour me conduire ou
je voudrois :où est,même le Musulman ,capable
d'une pareille action de génerosité?
Tous les assistants avoient les yeux tournez
sur le vieillard qui tenoit les mains
du Grand Visir embrassées .Tous les Officiers
de ce Ministre , tous les gens de sa
maison se disoient les uns aux autres
voilà l'Aga ( a ) le Patron du Visir; voilà
celui qui a racheté notre Maître.
Cinq ans auparavant Osman étant Pacha
de Nysse , n'avoit pas voulu permettre
que son ancien Patron lui baisât
la main. Devenu Grand- Visir , il souf-
( a ) Les Esclavos Tures appellens leur Maître
tum Aga.
frit
JANVIER 1734 89
frit cette marque de respect et de soumission
, et crut devoir en agir ainsi
sur tout en présence des Grands de l'Empire
, pour qui c'eût été une faveur ,
eux qui se trouvent honorez de baiser
le bas de la veste d'un Grand Visir , et
dont plusieurs même murmuroient en
secret de l'honneur que celui- cy faisoit
à de vils Ghiaours . (a)
,
Le Visir fit ensuite au Pere et au Fils
diverses questions sur l'état présent de leur
fortune et sur les pertes qu'ils avoien
essuyées dans leur commerce. Après avoir
écouté leurs réponses avec bonté , il répliqua
par une Sentence Arabe Allah-
Kerim , qui signifie à la lettre , Dleu est
liberal , et dans un sens plus étendu , la
Providence de Dieu est grande ; elle m'a
mis en état , ajoûta - t'il , d'adoucir votre
situation. Il fit ensuite devant eux la
destination de leurs présents , dont il
envoya sur le champ la plus grande partie
au Grand- Seigneur , à la Validé ¯ ( b)
et au Kislar- Agă, ( c)
Les deux François , comblez des cares-
(a) Ghiaours est un terme de mépris dont les
Tures se servent pour désigner ceux qui ne sont pas
Musulmans.
(b) Sultane Mere.
(c) Chef des Eunuques noirs.
E v se
90 MERCURE DE FRANCE
•
ses du Grand-Visir , prirent congé de lui.
Il avoit donné ordre de leur préparer
un Appartement dans son Palais ; il leur
fit quelques reproches en apprenant qu'ils
retournoient au Palais de France ; il chargea
l'Interprete de les recommander de
sa part à M. l'Ambassadeur , en le faisant
assurer qu'il lui auroit obligation
de tout ce qu'il feroit pour eux.
Il y a assurément de la grandeur d'ame
dans la peinture que Topal- Osman fit
de son Esclavage et dans l'aveu public
de son humiliation et des obligations
qu'il avoit à son Libérateur ; mais il faudroit
connoître le profond mépris et le
fond d'éloignement que les préjugez de
la Religion et de l'éducation inspirent
aux Turcs pour tout ce qui n'est point
Musulman , et en particulier pour les
Chrétiens , pour sentir toute la beauté
et la noblesse de cette action , qui se passa
aux yeux de toute sa Cour.
Le Fils du Visir reçut ensuite le Pere et le
Fils en particulier dans son Appartement,
où il ne garda aucunes mesures. Il les
embrassa l'un et l'autre, les traita avec la
même familiarité qu'avoit fait son Pere
étant Pacha de Nysse , et leur fit promettre
de le venir voir souvent.
Ils eurent peu de temps avant leur départ
JANVIER. 1734- 91
part une autre Audiance particuliere du
Visir , où ce Ministre n'ayant plus de
bienséance à observer , oublia son rang
pour ne plus se souvenir que de ce qu'il
devoit à son Bienfaicteur. Il lui avoit
déja fait rembourser liberalement la rançon
des douze Esclaves , et procuré le
payement d'une ancienne dette regardée
comme perdue. Il y ajoûta de nouveaux
présents en argent , et un Commandement
ou permission expresse pour faire
gratis à Salonique , un chargement de
bled , sur lequel il y avoit un profit à
faire d'autant plus considerable que ce
commerce étoit interdit aux Etrangers
depuis plusieurs années. Cette gratifica
tion montoit à plus de dix mille écus .
Le Visir , qui eût voulu mesurer sa libé
ralité sur sa reconnoissance , qui étoit'sans
bornes, leur fit entendre qu'il ne pouvoit
pas faire tout ce qu'il vouloit, et peut - être
n'en faisoit- il déja que trop aux yeux de
ceux qui ne jugent des actions d'un Ministre
que par leur interêt particulier.
Il fit ressouvenir Arniaud le fils de son
voyage en Morée , et du temps où il n'avoit
tenu qu'à lui de faire une grande
fortune par les occasions qu'il lui avoit
procurées. Il finit par leur dire qu'un
Pacha étoit le Maître dans son Gouverne
E vi
ment
92 MERCURE DE FRANCE
ment , mais qu'un Visir à Constantinople
avoit un plus grand Maître que lui .
Topal- Osman , par sa vigilance et sæ
fermeté, avoit remis l'abondance , le bon
ordre et la Police dans Constantinople ,
où depuis la Révolution jusqu'à son Ministere
, la licence et le desordre n'avoient
pû être réprimez , et où la disette
et la cherté des vivres étoient excessives.
Quoiqu'on lui ait reproché une trop
grande séverité, il est de fait qu'il n'a condamné
à mort même les plus vils et les plus
séditieux des mutins , que sur le Fetfa (a)
du Mufti. Peut-être dans les conjonctures
présentes un homme de ce caractére étoitil
nécessaire pour prévenir une nouvelle
révolte et rétablir la tranquillité publique;
ce qu'il y a de certain , et qui est bien à
son honneur , c'est qu'il fut regretté de
tous les gens de bien et des bons Citoyens,
lorsqu'il fut ôté de place au mois de
Mars 1732.
On ne sçut pas bien , du moins alors ,
les véritables motifs de sa déposition .
Un mois auparavant les bruits publics
l'avoient annoncée pour le temps précis
où elle arriva : elle avoit été précedée de
quelques jours par celle du Mufti , qui
(a) Sorte de consultation du Mufti , qui décide
suivant la Loy , de la peine duë au coupable.
avoit
JANVIER. 1734. 93
avoit opiné pour la Paix , ainsi que le
Visir dans le Conseil extraordinaire, tenu
depuis peu au sujet des affaires de Perse ;
l'un et l'autre avoient insisté fortement sur
la nécessité de ratifier le Traité conclu par
Achmet-Pacha , Gouverneur de Bagdad,
en vertu de son plein pouvoir. La déposition
de ces deux Ministres fut regardée
, avec raison , comme un mistere de
politique ; car il faut avouer que tout
ce qu'on en dit dans le temps ne passoit
pas la conjecture.
Topal - Osman , qui avoit dès longtemps
prévû ce revers , le soutint avec
la plus parfaite tranquillité. En sortant
du Serrail , après avoir remis le Sceau de
l'Empire , il trouva toutes ses Créatures
et tous les Gens de sa Maison abatus et
consternez : de quoi vous affligez - vous ,
leur dit - il , ne vous ai-je pas dit qu'un
Visir ne restoit pas long- temps en place ?
Toute mon inquiétude étoit de sçavoir
comment j'en sortirois ; grace à Dieu on
n'a rien à me reprocher ; le Sultan est satisfait
de mes services ; je pars tranquille.
et content.
Il donna ensuite ses ordres pour un
Sacrifice (a) d'actions de graces , distri-
(a) Cette coûtume est pratiquée parmi les Turcs
en certaines occasions , comme pour obtenir un heureux
succès , &c.
94 MERCURE DE FRANCE
bua de l'argent à ses Domestiques et leur
ordonna de se réjouir . Il se ressouvint
aussi dans ce moment de son Bienfaicteur
, en prévoyant le chagrin que cet
évenement lui causeroit. Qu'on lui dise
qu'il se console , ajoûta- t'il , je ne désespere
pas de le revoir encore , dites lui
qu'il me retrouvera toujours; qu'on écrive
à Salonique, que l'on soit exact à lui donner
la quantité de bled que j'ai ordonné ;
si j'apprends qu'il en manque une mesure
, je ferai voir que je ne suis pas mort. Il
donna quelques autres ordres concernant
ses affaires domestiques et partit pour Trébisonde
, dont il avoit été nommé Pacha.
Si la reconnoissance , toute naturelle
qu'elle est aux coeurs genereux, passe pour
une vertu rare sur tout chez les Grands , il
faut convenir qu'elle reçoit ici un nouvel
éclat par la circonstance et le moment
où Topal - Osman rappella le souvenir de
son Bienfaicteur.
Jamais déposition de Visir n'eut moins
Fair d'une disgrace ; il n'y a point d'exemple
qu'un Ministre disgracié ait été
traité avec autant d'égards et de distinction.
Le Grand- Seigneur lui fit dire de
laisser son fils à Constantinople et qu'il
en prendroit soin ; et quatre jours après
ce même fils eut l'honneur de présenter
JANVIER 1734 99
à Sa Hautesse le présent qui lui avoit été
destiné par son Pere , pour le jour de Bayram.
(a) Il consistoit en un Harnois de
Cheval, enrichi de Pierreries , estimé 50000
Piastres ; c'est ce que Topal Osman avoit
en partant expressément recommandé à
son fils ; quoique , n'étant plus en place ,
il eût pû se dispenser de faire le présent
qu'il avoit fait préparer en qualité
de Grand- Visir.
•
Peu de jours après il reçut sur sa route
de nouveaux ordres pour aller commander
en Perse , à la Place d'Ali Pacha´, qui
venoit d'être nommé Grand- Visir à la
sienne. Osman alla tranquillement relever
son Successeur au Visiriat , dans
le poste de Séraskier , où il a rendu depuis
deux ans à sa Patrie des services
peut- être plus importants qu'il n'auroit
pû faire , s'il fût demeuré Grand - Visir ,
puisque non-seulement il a trouvé le secret
de soutenir une guerre difficile dans
un Pays désert et ruiné , à quatre cent
lieues de la Capitale , le plus souvent dénué
des secours d'argent , d'hommes , de
vivres et de munitions ; mais encore qu'il
a remporté une victoire complette (b)
(a ) Fête solemnelle des Turcs , pendant laquelle
ils se font des présens .
(b) Le 19. Juillet 1733 •
en
96 MERCURE DE FRANCE
en bataille rangée sur un Ennemi ( a) digne
de lui , battu les Persans en trois rencontres
, (b) et humilié l'orgueil de leur
fier General .
sur quelques particularitez de la vie de
Topal Osman Pacha , cy-devant Grand
Visir de l'Empire Ottoman , et aujour
d'hui Séraskier de l'Armée Turque en
Perse . A Paris , ce 18 Janvier 1734.
V
Ous avez jugé , Monsieur , que
dans les circonstances présentes où
les affaires d'Asie ont plus de liaison que
jamais avec celles d'Europe , ce seroit
un objet interessant pour le Public , que
la
74 MERCURE DE FRANCE
la vie et les avantures de Topal Osman
qui jouë aujourd'hui un si grand rôle .
Je crois que l'Auteur de la Rela .
tion de la Révolution arrivée en 1730. à
Constantinople n'a pas abandonné le
dessein où je l'ai vu, d'écrire cette vie, véritablement
digne de la curiosité du Public
. Personne n'est plus capable que lui
de bien exécuter ce projet; et s'il est aussi
bien servi par ceux qui sont à portée de
lui procurer des Mémoires , que je le
connois exact et ami de la verité ; nous
verrons dans un même Ouvrage la singularité
du Roman , unie à la plus scru
puleuse fidelité dans les faits historiques.
En attendant , je me fais un vrai plaisir
, Monsieur , de vous faire part de
quelques traits de la vie du Général
Turc dont je suis exactement informé . Le
Sr Arniaud , celui-la même qui racheta
Topal Osman d'esclavage à Malte , il y
a environ trente- cinq ans , vint en 1732 .
à Constantinople avec son fils ,saluer son
ancien Esclave , devenu Grand Visir.J'ai
entendu plus d'une fois raconter au pete
et au Fils ce qu'ils sçavoient de son histoire.
Le Fils a même bien voulu , à ma
priere , mettre par écrit ce qu'il a pû s'en
rappeller, et m'en laisser le Mémoire que
je
JANVIER. 1734. 75
je conserve , écrit de sa main. Ce qui suit
est tiré de ce Mémoire. J'y ai joint
quelques circonstances que je lui ai entendu
conter , ou à son Pere, et j'ai ajouté
les faits dont j'ai eu connoissance
pendant mon séjour à Constantinople ,
concernant l'arrivée du Sr Arniaud , son
Audiance du Visir , la déposition de ce
Ministre , &c. tous faits qui se sont passez
presque sous mes yeux ; mais dont
je ne garantis cependant pas la verité
quelque attention que j'aye eu à consulter
les témoins oculaires autant que je
l'ai pû , et à ne rapporter icy que ce que
je trouve sur un Journal , écrit dans le
temps.
Osman avoit reçu dans le Sérail du
Grand Seigneur l'éducation qui n'étoit
autrefois destinée qu'aux Enfans de Tribut
, ( a ) Chrétiens de naissance . Les
Turcs ont depuis brigué ces Places pour
leurs propres Enfans , ensorte qu'aujour
d'hui presque tous les Eleves du Sérail
sont de race Turque .
En 1698 ou 99. à l'âge de 25 ans ou
environ, Osman Aga sortit du Sérail, où il
exerçoit l'emploi de (b) Martolos Bachi.
( a ) Voyez Ricaut, Etat présent de l'Empire Ot
toman.
(b ) Intendant des Voitures.
7
N
6 MERCURE DE FRANCE
Il étoit porteur d'un Ordre du Grand Sergneur
, et chargé d'une commission pour
aller remettre quelques Beys du Čaire
dans la possession de leurs biens , dont
ils avoient été destituez pendant ces troubles
qui sont si fréquents en Egypte. I
prit sa route par terre jusqu'à Seyde , où
pour éviter la rencontre des Arabes qui
infestoient le Païs , il fut obligé de s'embarquer
sur une ( a ) Saïque , qui passoit
à Damiette . Dans ce, court trajet la Saïque
fut malheureusement rencontrée par
une Barque Espagnole , armée en course
à Maïorque. Quoique la partie ne fut pas
égale , le désir de conserver leurs biens
et leur liberté , fit faire les derniers ef
fort aux Passagers et à l'équipage ; ils se
deffendirent en désesperez ; l'abordage
fut sanglant. Osman s'y signala par cette
intrépidité dont il a depuis donné des
preuves en tant de rencontres ; si la valeur
de tous eut été égale à la sienne
peut-être eussent ils évité l'esclavage . Enfin
il fallut céder au nombre . Osman
Aga , percé de coups , blessé dangereusement
au bras et à la cuisse , fut pris les
armes à la main . Le Corsaire , dont le Bâtiment
avoit souffert dans le combat
( a ) Sorte de Bâtiment de Levant , propre an
ransport des Marchandises,
soit
JANVIER . 1734.
77
soit qu'il eut besoin de se raccommoder ,
ou pour quelque autre raison , relâcha à
Malte .
-
Les marques de valeur qu'Osman avoit
données dans l'action, ou plutôt la déposition
que firent sans doute les autres Passagers
,qu'il étoit chargé d'une commission
secrete du Grand Seigneur , et l'espérance
d'en tirer une grosse rançon , le firent distinguer
parmi ses compagnons d'infortune;
cependant il n'étoit pas hors de danger
de ses blessures quand il arriva à Malte ;
celle de la Cuisse étoit la plus considérable
; il en est resté estropié ; et c'est delà
que lui est demeuré le nom ou le Sobriquet
de ( a ) Topal , suivant l'usage commun
des Turcs .
*
>
Aussi- tôt que le Corsaire fut entré dans
le Port , le Sr Vincent Arniaud dit
' Hardy , natif de Marseille , qui étoit
alors Capitaine de Port à Malte , se transporta
à bord du Bâtiment , suivant le devoir
de sa Charge. Il y vit le malheureux
Aga enchaîné , qui lui fit une proposision
bien singuliere,
Fais une belle action , lui dit Topal ,
rachette - moi , tu n'y perdras rien. Arniaud
surpris de la proposition , deman .
da au Capitaine Corsaire ce qu'il pré-
( a ) Boiteux,
ten8
MERCURE DE FRANCE
tendoit pour la rançon de cet Esclave. Il:
me faut mille Sequins ( a ) , répondit le
Corsaire . Arniaud se retournant vers
Osman , lui dit : Je te vois pour la premiere
fois de ma vie , je ne te connois
point , et tu me proposes de donner sur ,
ta parole mille Sequins pour ta rançon .
Nous faisons l'un et l'autre ce qu'il nous
convient de faire, reprit Osman . Quant à
moi je suis dans les fers , il est naturel
que je mette tout en usage pour obtenir
ma liberté ; pour toi , tu es en droit de te
défier de ma bonne foy ; je n'ai aucune
sureté à te donner que ma parole , et tu.
n'as aucune raison d'y conter ; cependant
si tu veux en courir les risques , je te le
répete encore , tu ne t'en repentiras pas.
Soit que l'air d'assurance , ou que la
Phisionomie du jeune Turc prévint Arniaud
en sa faveur, soit que la singularité
de l'avanture éloignât les soupçons qu'il.
auroit pû concevoir , le Capitaine de
Port sortit avec des dispositions favora
bles pour Topal Osman , et , ce qui est
peut être encore plus extraordinaire , la
réfléxion ne les détruisit pas.
Arniaud alla rendre compte au grand
( a ) Ily a plusieurs sortes de Sequins en Levant,
qui valent depuis six jusqu'à onze francs de notre
Monnoye.
MaîJANVIER.
1734. 79
Maître Perellos de ce qui concernoit son
ministere , revint à bord et convint de
600(a )Sequins Vénitiens avec le Corsaire,
pour le prix de la rançon de son Esclave ;
son nouveau Maître le fit aussi - tôt transporter
sur une Barque Françoise, à lui ар-
partenante,où il lui envoya un Médecin ,
un Chirurgien et tous les secours neces
saires.Osman se vit bien tôt hors de danger.
Il proposa alors à son bienfaicteur
d'écrire en Levant pour se faire rembourser
de ce qu'il lui devoit. Mais comblé
des bienfaits de son nouveau Patron , il
ne crut pas abuser de sa générosité en lui
demandant une nouvelle grace . C'étoit de
le renvoyer sur sa parole et de s'en remettre
pour le tout entierement à sa
bonne foy.
Arniaud ne fut pas genereux à demi
et rencherit encore sur la demande de son
Esclave ; après lui avoir fait toutes sortes
de bons traitemens , il lui donna cette
même Barque , sur laquelle il l'avoit fait
transporter, pour en disposer à sa volonté,
et se faire conduire où bon lui sembleroit.
Osman arrivé à Malte Esclave , et racheté
le jour même , en partit huit jours
après sur un Bâtiment à ses ordres . Le
(a ) Le Sequin Vénitien vaut aujourd'hui environ
11 liv. quelques sols, Monnoye de France.
Pa80
MERCURE DE FRANCE
Pavillon François le mettoit à l'abri
des Corsaires . Il arriva heureusement
à Damiette d'où il remonta le Nil jusqu'au
Caire . Le lendemain de son arrivée
il fit compter mille Sequins au Capitaine
au
de la Barque pour être remis à son libérateur,
il y joignit deux Pelisses ( a) dè la valeur
de soo piastres , ( b ) dont il fit présent
au Capitaine . Il exécuta la commission
du Grand Seigneur , repartit pour
en aller rendre compte, arriva à Constantinople
et fut lui - même le porteur de la
nouvelle de son Esclavage.
pas
à
La reconnoissance d'Osman ne se borna
ses premiers mouvements : pendant
plusieurs années de séjour qu'il fit du
côré de Larta en Albanie où ses emplois
l'appellerent, il continua d'en donner des
preuves à son bienfaicteur , et entretint
avec lui un commerce non interrompu
de lettres et de présents.
On peut même dire que sa reconnoissance
s'étendit sur toute la Nation Françoise
; puisque depuis son avanture il n'a
laissé échaper aucune rencontre où il n'ait
donné à tous les François , qui ont eu affaire
à lui, des marques d'une bienveillance
particuliere .
( a ) Robes Fourrées .
( b ) La Piastre courante du Levant , vaut aujourd'hui
3 livres quelques sols Monnoye de France.
Les
JANVIER 1734 81
Les occasions avoient manqué jusqu'a
lors à Osman de se faire connoître et de
pousser sa fortune . La Guerre s'étant depuis
declarée entre les Venitiens et les
Turcs , le Grand Visir Aly Pacha , qui
méditoit l'invasion de la Morée , assembla
son Armée dans le voisinage de
l'Isthme de Corinthe , qui joint la Morée
au continent et le seul passage qui
puisse donner entrée par terre dans cette
presqu'Isle.
>
Tous les differents corps de Troupes
qui devoient composer l'Armée Ottomane
, se rendirent de toutes les Provinces
de l'Empire au lieu et au jour marqués
le seul Cara Mustapha Pacha ,. qui commandoit
un Corps de trois mille hommes
, arriva trois jours trop tard au rendez-
vous de l'Armée : il lui en couta la
vie , le Visir lui ayant fait trancher la
tête.
Sur ces entrefaites , Topal-Osman brulant
du désir de se signaler , vint se présenter
au Visir à la tête de mille hommes
qu'il avoit levez et pris à sa solde sans
avoir reçu aucun ordre; et le jour destiné
à l'attaque du défilé du Pas de Corinthe ,
il s'offrit de marcher le premier, et se
chargea de forcer le passage avec sa troupe
; son offre fut acceptée. Peut être la
E terreur
82 MERCURE DE FRANCE
terreur et la consternation generale qui
s'étoient répandues à l'approche d'une
Armée formidable , ne laisserent- t'elle pas à
Topal-Osman tout le merite d'une victoi
re achetée cherement ; quoiqu'il en soit,il
força le défilé , et emporta d'emblée la
Ville de Corinthe. Il reçut du Grand
Visir pour récompense les deux queues
de Pacha , et tous les Equipages de l'infortuné
Cara Mustapha.
Osman ne resta pas en si beau chemin,
et les occasions ne manquant plus à son
courage , il se distingua par
de nouveaux
exploits dont le détail nous meneroit
trop loin. L'année suivante , au Siége de
Corfou il servit en second, et fit les fonctions
de Licutenant General.
Ce fut alors qu'il fit voir que sa prudence
égaloit sa valeur ; le Siége ayant
été abandonné , Osman demeura trois
jours devant la Place depuis le départ du
General , pour favoriser la retraite des
Troupes Ottomanes ; il donna les ordres
necessaires avec toute la présence d'esprit
possible , et ne se retira qu'après avoir mis
l'Armée en sûreté.
Il étoit tems qu'un homme de cette
trempe commandât à son tour ; adoré
des troupes , la voix publique l'appelloit
au Generalat ; mais plus il se distinguoit
entre
JANVIER 89 173 4.
entre ses pareils , plus il faisoit de jaloux ,
qui bientôt étoient autant d'ennemis.
Tel est , à la honte de l'humanité et en
tout Pays , l'effet ordinaire d'un merite
superieur , mais dont les conséquences ne
sont nulle part si dangereuses qu'en Turquic.
C'est à ce tems vrai-semblablement que
doit se raporter un évenement de la vie
d'Osman qui pensa le perdre , et dont
je ne retrouve qu'une note ; je l'ai entendu
raconter au Sr Arniaud fils , avec plusieurs
circonstances qui me sont échapées
; mais il est obmis dans le Mémoire
qu'il m'a laissé qui fut fait avec précipitation
et presque au moment de son départ.
,
se
Topal - Osman par des raisons qui ne
pouvoient que lui faire honneur
broüilla avec un Pacha plus puissant que
lui , peut-être avec ce même General
qu'il avoit si utilement remplacé au Siége
de Corfou . Sa tête fut proscrite et ses
biens confisquez : il fallut céder à l'orage,
il se déroba par la fuite à la fureur de son
ennemi ; déguisé et inconnu , abandonné
des siens , il se rendit à Salonique , où il
demeura caché quelque tems . Delà sous
l'habit et l'apparence d'un simple ( a ).
( a ) Soldat de Marine Turc.
E ij
Léventi
84 MERCURE DE FRANCE
Léventi , Il s'embarqua sur une Galere et
passa à Constantinople. Pendant qu'il
agissoit sous main , sans oser paroître , es
qu'il employoit ses amis pour obtenir sa
grace , son ennemi fut déposé. C'étoit le
plus grand obstacle à la justification
d'Osman : elle fut éclatante et solemnelle.
Il fut renvoyé dans la possession de tous
ses biens , et ce fut à peu près dans ce
tems qu'il fut nommé Seraskier ου
Generalissime en Morée.
›
Tous les Consuls étant venus le saluer
en cette qualité , il donna à la Nation
Françoise les témoignages les plus marquez
de bienvaillance et de protection .
chargea les Consuls François d'écrire à
Malte au Capitaine Arniaud , pour lui
faire part de sa nouvelle dignité , et le
prier de lui envoyer un de ses fils , dont
il se voyoit en état de faire la fortune.
Un des fils d'Arniaud , celui - la même
qui a fourni ces Mémoires , se rendit
effectivement en Morée ; et pendant deux
ou trois ans qu'il demeura auprès du
Seraskier, celui - ci, tant par les dons qu'il
lui fit , que par les facilitez et les avanta
ges qu'il lui procura pour son commerce,
le mit effectivement à portée de faire des
gains considérables dont les occasions furent
négligées par le jeune homme , alors
plus
JANVIER.
1734 83
plus occupé de ses plaisirs que du soin de
sa fortune.
Topal-Osman croissant en dignitez à
mesure que son mérite devenoit plus
connu , fut fait Pacha à trois queües , et
nommé Beglier-Bey de Romelie , un des
deux plus grands Gouvernements de
l'Empire , lequel par sa proximité de la
Frontiere de Hongrie est un poste encore
plus important.
་
En 1727. le Capitaine Arniaud , âgé
de soixante et sept ans , passa avec son
fils à Salonique , et alla voir le Beglier
Bey à Nysse où il faisoit sa résidence . Ils
en reçurent l'accueil le plus favorable et
le plus tendre ; il déposa en leur présen ,
ce le faste de sa dignité , les embrassa
leur fit servir le Sorbet et le Parfum , et
les fit asseoir sur le Sopha , faveur singuliere
de la part d'un Pacha du premier
ordre , sur tout quand elle est accordée à
un Chrétien. Il les combla d'honneurs et
de présents , et leur voyage leur valut
plus de 15000 livres. En prenant congé
du Pacha , son ancien Patron lui dit qu'il
esperoit bien avant que de mourir l'aller
saluer à Constantinople en qualité de
Grand Visir ; c'étoit plutôt alors un
souhait qu'une espérance , l'évenement
en a fait une prédiction.
E iij
Le
36 MERCURE DE FRANCE
Le Grand Visir Ibrahim Pacha après
avoir joüi douze ou treize ans tranquillement
d'une dignité jusques - là si orageuse,
périt cruellement comme tout le monde
sçait dans la Révolution de 1730. ( a )
En moins d'un an il eut trois successeurs.
Au mois de Septembre 1731 , Topal-
Osman fut appellé pour remplir à son
tour un poste dangereux par lui- même ,
et devenu plus délicat dans les circonstances
présentes . Il ignoroit encore quelle
place lui étoit destinée ; lorsqu'étant
en chemin pour se rendre à Constantinople
, il fit écrire à Malte par le Consul
Francois de Salonique et mander au Capitaine
Arniaud qu'il pouvoit lui et ses
enfans venir trouver Topal-Osman en
quelque lieu du monde que la fortune
l'appellât. Après son arrivée à Constantinople
il fit prier l'Ambassadeur de
France d'écrire de nouveau et d'inviter
son ancien Patron à le venir voir ; lui
recommandant de ne point perdre de
tems, parce qu'un Grand Visir pour l'ordinaire
ne demeuroit pas long- tems en
place.
Arniaud profita de l'avis ; il vint à
Constantinople avec son fils au mois de
( a ) Voyez le Supplement du Mercure d'Avri
1731
JanJANVIER.
1734 87
Janvier 1732. Aussi - tôt que le Visir fut
informé de leur arrivée , il leur envoya
un Officier de confiance , leur dire qu'il
leur donneroit Audiance le lendemain.
après midi. On pensoit qu'il les recevroit
en particulier , pour ne point commettre
sa dignité en faisant à des Chrétiens
un accueil qui pourroit indisposer les
Grands de la Porte , sur tout dans un
tems où la fermentation des esprits se
ressentoit encore des troubles de la derniere
Révolution. Les deux François se
rendirent le lendemain au Palais du Grand
Visir, à l'heure marquée, avec les présents
qu'ils lui avoient aportés de Malte, consistant
en plusieurs Caisses d'Oranges ,
Citrons , Bergamotes , &c. diverses sor
tes de Confitures , des Orangers chargez
de feuilles et de fleurs , des Serins dé
Canarie dont les Turcs sont fort curieux ,
et ce qui l'emportoit sur tout le reste ,
en douze Turcs rachetez de l'esclavage à
Malte.
Tous ces présents , par ordre du Visir ,
furent rangez et exposez à la vûë. Le
vieux Arniaud âgé de soixante et douze
ans , accompagné de son fils , fut introduit
devant le Grand Visir. Il les reçût
en présence des plus grands Officiers de
l'Empire , avec les témoignages de la plus
E iiij
tendre
38 MERCURE DE FRANCE
tendre affection . Vous voyez , dit - il , en
adressant la parole aux Turcs qui l'environnoient
, et leur montrant les Esclaves
rachetez, vous voyez vos freres qui jouissent
de la liberté après avoir langui dans
l'esclavage : ce François est leur libérareur
. J'ai été esclave comme eux
ajouta-t'il , j'étois chargé de chaînes
percé de coups , couvert de blessures ,
voilà celui qui m'a racheté , qui m'a sauvé
; voilà mon Patron : liberté , vie
fortune , je lui dois tout. Il a payé sans
e connoître mille Sequins pour ma rançon.
Il m'a renvoyé sur ma parole ; il m'a
donné un Vaisseau pour me conduire ou
je voudrois :où est,même le Musulman ,capable
d'une pareille action de génerosité?
Tous les assistants avoient les yeux tournez
sur le vieillard qui tenoit les mains
du Grand Visir embrassées .Tous les Officiers
de ce Ministre , tous les gens de sa
maison se disoient les uns aux autres
voilà l'Aga ( a ) le Patron du Visir; voilà
celui qui a racheté notre Maître.
Cinq ans auparavant Osman étant Pacha
de Nysse , n'avoit pas voulu permettre
que son ancien Patron lui baisât
la main. Devenu Grand- Visir , il souf-
( a ) Les Esclavos Tures appellens leur Maître
tum Aga.
frit
JANVIER 1734 89
frit cette marque de respect et de soumission
, et crut devoir en agir ainsi
sur tout en présence des Grands de l'Empire
, pour qui c'eût été une faveur ,
eux qui se trouvent honorez de baiser
le bas de la veste d'un Grand Visir , et
dont plusieurs même murmuroient en
secret de l'honneur que celui- cy faisoit
à de vils Ghiaours . (a)
,
Le Visir fit ensuite au Pere et au Fils
diverses questions sur l'état présent de leur
fortune et sur les pertes qu'ils avoien
essuyées dans leur commerce. Après avoir
écouté leurs réponses avec bonté , il répliqua
par une Sentence Arabe Allah-
Kerim , qui signifie à la lettre , Dleu est
liberal , et dans un sens plus étendu , la
Providence de Dieu est grande ; elle m'a
mis en état , ajoûta - t'il , d'adoucir votre
situation. Il fit ensuite devant eux la
destination de leurs présents , dont il
envoya sur le champ la plus grande partie
au Grand- Seigneur , à la Validé ¯ ( b)
et au Kislar- Agă, ( c)
Les deux François , comblez des cares-
(a) Ghiaours est un terme de mépris dont les
Tures se servent pour désigner ceux qui ne sont pas
Musulmans.
(b) Sultane Mere.
(c) Chef des Eunuques noirs.
E v se
90 MERCURE DE FRANCE
•
ses du Grand-Visir , prirent congé de lui.
Il avoit donné ordre de leur préparer
un Appartement dans son Palais ; il leur
fit quelques reproches en apprenant qu'ils
retournoient au Palais de France ; il chargea
l'Interprete de les recommander de
sa part à M. l'Ambassadeur , en le faisant
assurer qu'il lui auroit obligation
de tout ce qu'il feroit pour eux.
Il y a assurément de la grandeur d'ame
dans la peinture que Topal- Osman fit
de son Esclavage et dans l'aveu public
de son humiliation et des obligations
qu'il avoit à son Libérateur ; mais il faudroit
connoître le profond mépris et le
fond d'éloignement que les préjugez de
la Religion et de l'éducation inspirent
aux Turcs pour tout ce qui n'est point
Musulman , et en particulier pour les
Chrétiens , pour sentir toute la beauté
et la noblesse de cette action , qui se passa
aux yeux de toute sa Cour.
Le Fils du Visir reçut ensuite le Pere et le
Fils en particulier dans son Appartement,
où il ne garda aucunes mesures. Il les
embrassa l'un et l'autre, les traita avec la
même familiarité qu'avoit fait son Pere
étant Pacha de Nysse , et leur fit promettre
de le venir voir souvent.
Ils eurent peu de temps avant leur départ
JANVIER. 1734- 91
part une autre Audiance particuliere du
Visir , où ce Ministre n'ayant plus de
bienséance à observer , oublia son rang
pour ne plus se souvenir que de ce qu'il
devoit à son Bienfaicteur. Il lui avoit
déja fait rembourser liberalement la rançon
des douze Esclaves , et procuré le
payement d'une ancienne dette regardée
comme perdue. Il y ajoûta de nouveaux
présents en argent , et un Commandement
ou permission expresse pour faire
gratis à Salonique , un chargement de
bled , sur lequel il y avoit un profit à
faire d'autant plus considerable que ce
commerce étoit interdit aux Etrangers
depuis plusieurs années. Cette gratifica
tion montoit à plus de dix mille écus .
Le Visir , qui eût voulu mesurer sa libé
ralité sur sa reconnoissance , qui étoit'sans
bornes, leur fit entendre qu'il ne pouvoit
pas faire tout ce qu'il vouloit, et peut - être
n'en faisoit- il déja que trop aux yeux de
ceux qui ne jugent des actions d'un Ministre
que par leur interêt particulier.
Il fit ressouvenir Arniaud le fils de son
voyage en Morée , et du temps où il n'avoit
tenu qu'à lui de faire une grande
fortune par les occasions qu'il lui avoit
procurées. Il finit par leur dire qu'un
Pacha étoit le Maître dans son Gouverne
E vi
ment
92 MERCURE DE FRANCE
ment , mais qu'un Visir à Constantinople
avoit un plus grand Maître que lui .
Topal- Osman , par sa vigilance et sæ
fermeté, avoit remis l'abondance , le bon
ordre et la Police dans Constantinople ,
où depuis la Révolution jusqu'à son Ministere
, la licence et le desordre n'avoient
pû être réprimez , et où la disette
et la cherté des vivres étoient excessives.
Quoiqu'on lui ait reproché une trop
grande séverité, il est de fait qu'il n'a condamné
à mort même les plus vils et les plus
séditieux des mutins , que sur le Fetfa (a)
du Mufti. Peut-être dans les conjonctures
présentes un homme de ce caractére étoitil
nécessaire pour prévenir une nouvelle
révolte et rétablir la tranquillité publique;
ce qu'il y a de certain , et qui est bien à
son honneur , c'est qu'il fut regretté de
tous les gens de bien et des bons Citoyens,
lorsqu'il fut ôté de place au mois de
Mars 1732.
On ne sçut pas bien , du moins alors ,
les véritables motifs de sa déposition .
Un mois auparavant les bruits publics
l'avoient annoncée pour le temps précis
où elle arriva : elle avoit été précedée de
quelques jours par celle du Mufti , qui
(a) Sorte de consultation du Mufti , qui décide
suivant la Loy , de la peine duë au coupable.
avoit
JANVIER. 1734. 93
avoit opiné pour la Paix , ainsi que le
Visir dans le Conseil extraordinaire, tenu
depuis peu au sujet des affaires de Perse ;
l'un et l'autre avoient insisté fortement sur
la nécessité de ratifier le Traité conclu par
Achmet-Pacha , Gouverneur de Bagdad,
en vertu de son plein pouvoir. La déposition
de ces deux Ministres fut regardée
, avec raison , comme un mistere de
politique ; car il faut avouer que tout
ce qu'on en dit dans le temps ne passoit
pas la conjecture.
Topal - Osman , qui avoit dès longtemps
prévû ce revers , le soutint avec
la plus parfaite tranquillité. En sortant
du Serrail , après avoir remis le Sceau de
l'Empire , il trouva toutes ses Créatures
et tous les Gens de sa Maison abatus et
consternez : de quoi vous affligez - vous ,
leur dit - il , ne vous ai-je pas dit qu'un
Visir ne restoit pas long- temps en place ?
Toute mon inquiétude étoit de sçavoir
comment j'en sortirois ; grace à Dieu on
n'a rien à me reprocher ; le Sultan est satisfait
de mes services ; je pars tranquille.
et content.
Il donna ensuite ses ordres pour un
Sacrifice (a) d'actions de graces , distri-
(a) Cette coûtume est pratiquée parmi les Turcs
en certaines occasions , comme pour obtenir un heureux
succès , &c.
94 MERCURE DE FRANCE
bua de l'argent à ses Domestiques et leur
ordonna de se réjouir . Il se ressouvint
aussi dans ce moment de son Bienfaicteur
, en prévoyant le chagrin que cet
évenement lui causeroit. Qu'on lui dise
qu'il se console , ajoûta- t'il , je ne désespere
pas de le revoir encore , dites lui
qu'il me retrouvera toujours; qu'on écrive
à Salonique, que l'on soit exact à lui donner
la quantité de bled que j'ai ordonné ;
si j'apprends qu'il en manque une mesure
, je ferai voir que je ne suis pas mort. Il
donna quelques autres ordres concernant
ses affaires domestiques et partit pour Trébisonde
, dont il avoit été nommé Pacha.
Si la reconnoissance , toute naturelle
qu'elle est aux coeurs genereux, passe pour
une vertu rare sur tout chez les Grands , il
faut convenir qu'elle reçoit ici un nouvel
éclat par la circonstance et le moment
où Topal - Osman rappella le souvenir de
son Bienfaicteur.
Jamais déposition de Visir n'eut moins
Fair d'une disgrace ; il n'y a point d'exemple
qu'un Ministre disgracié ait été
traité avec autant d'égards et de distinction.
Le Grand- Seigneur lui fit dire de
laisser son fils à Constantinople et qu'il
en prendroit soin ; et quatre jours après
ce même fils eut l'honneur de présenter
JANVIER 1734 99
à Sa Hautesse le présent qui lui avoit été
destiné par son Pere , pour le jour de Bayram.
(a) Il consistoit en un Harnois de
Cheval, enrichi de Pierreries , estimé 50000
Piastres ; c'est ce que Topal Osman avoit
en partant expressément recommandé à
son fils ; quoique , n'étant plus en place ,
il eût pû se dispenser de faire le présent
qu'il avoit fait préparer en qualité
de Grand- Visir.
•
Peu de jours après il reçut sur sa route
de nouveaux ordres pour aller commander
en Perse , à la Place d'Ali Pacha´, qui
venoit d'être nommé Grand- Visir à la
sienne. Osman alla tranquillement relever
son Successeur au Visiriat , dans
le poste de Séraskier , où il a rendu depuis
deux ans à sa Patrie des services
peut- être plus importants qu'il n'auroit
pû faire , s'il fût demeuré Grand - Visir ,
puisque non-seulement il a trouvé le secret
de soutenir une guerre difficile dans
un Pays désert et ruiné , à quatre cent
lieues de la Capitale , le plus souvent dénué
des secours d'argent , d'hommes , de
vivres et de munitions ; mais encore qu'il
a remporté une victoire complette (b)
(a ) Fête solemnelle des Turcs , pendant laquelle
ils se font des présens .
(b) Le 19. Juillet 1733 •
en
96 MERCURE DE FRANCE
en bataille rangée sur un Ennemi ( a) digne
de lui , battu les Persans en trois rencontres
, (b) et humilié l'orgueil de leur
fier General .
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Résumé : LETTRE de M. D. L. C. à M. D. L. R. sur quelques particulartiez de la vie de Topal Osman Pacha, cy-devant Grand Visir de l'Empire Ottoman, et aujourd'hui Séraskier de l'Armée Turque en Perse. A Paris, ce 18 Janvier 1734.
La lettre de M. D.L.C. à M. D.L.R., datée du 18 janvier 1734, décrit la vie de Topal Osman Pacha, ancien Grand Visir de l'Empire Ottoman et alors Séraskier de l'Armée Turque en Perse. L'auteur souligne l'importance de partager les aventures de Topal Osman en raison des liens croissants entre les affaires d'Asie et d'Europe. Il mentionne un projet de biographie qui allierait la singularité du roman à la fidélité historique. Topal Osman avait été racheté de l'esclavage à Malte par M. Arniaud environ trente-cinq ans auparavant. En 1732, Arniaud et son fils rencontrèrent Topal Osman à Constantinople. Le fils d'Arniaud avait rédigé un mémoire sur l'histoire de Topal Osman, que l'auteur conserve. Topal Osman avait reçu une éducation au Sérail du Grand Seigneur, destinée aux enfants chrétiens. En 1698 ou 1699, à l'âge de 25 ans, il exerçait la fonction de Martolos Bachi et fut chargé d'une mission en Égypte. Lors de son retour, il fut capturé par des corsaires espagnols et blessé. Racheté par Arniaud, il fut soigné et renvoyé en Égypte, où il remboursa sa rançon et offrit des présents à son bienfaiteur. Topal Osman se distingua lors de la guerre contre les Vénitiens, notamment en forçant le passage du défilé de Corinthe et en participant au siège de Corfou. Ses succès lui valurent des récompenses et le respect des troupes, mais aussi des jaloux et des ennemis, menant à une proscription temporaire. Il dut se cacher et fut finalement réhabilité, devenant Séraskier en Morée. En 1727, Arniaud et son fils se rendirent à Salonique et furent reçus favorablement par Topal Osman, alors Pacha de Nysse. En 1731, Topal Osman devint Grand Visir et invita Arniaud et son fils à Constantinople. Ils furent accueillis avec honneur et générosité, Topal Osman exprimant publiquement sa gratitude envers Arniaud. Malgré sa déposition en mars 1732, Topal Osman continua de montrer sa reconnaissance envers Arniaud. Avant de quitter son poste de Grand Visir, Topal Osman avait préparé un cheval orné de pierreries, estimé à 50 000 piastres, qu'il recommanda à son fils. Il reçut ensuite de nouveaux ordres pour commander en Perse, succédant à Ali Pacha. Durant ses deux années à ce poste, il rendit des services significatifs à sa patrie, notamment en soutenant une guerre difficile dans une région désertique et ruinée. Il remporta une victoire complète le 19 juillet 1733, battant les Persans en trois rencontres et humiliant leur général.
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