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1
p. 49-58
ADELAÏDE, OU LA FEMME MORTE D'AMOUR. Histoire singuliere, mais qui n'est pas moins vraie.
Début :
Cette aventure est arrivée en 1678, & paroîtra peut-être incroyable en 1755. [...]
Mots clefs :
Marquis, Marquise , Amour, Femme, Vertu, Fortune, Passion, Couvent
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texteReconnaissance textuelle : ADELAÏDE, OU LA FEMME MORTE D'AMOUR. Histoire singuliere, mais qui n'est pas moins vraie.
A DELAÏDE ,
OU LA FEMME MORTE D'AMOUR.
Hiftoirefinguliere , mais qui n'eft pas moins
C
vraie.
Ette aventure eſt arrivée en 1678 , &
paroîtra peut-être incroyable en 1755 .
Soixante- dix -fept ans ont fait de fi grands
changemens dans nos moeurs , que l'amour
conjugal , qui étoit alors refpecté ,
eft devenu aujourd'hui un ridicule ; il
paffe même pour une chimere , on n'y
croit plus. Cependant l'hiftoire d'Adelaïde
eft accompagnée de circonftances fi naturelles
, elle porte un caractere de vérité fi
frappant & fi naïf , qu'elle doit perfuader
l'efprit du plus incrédule , toute furprenante
qu'elle eft. Le lecteur en jugera : la
voici.
La Marquife de Ferval s'étant dégoûtée
du monde , fe retira en province dans une
de fes terrres , & ne s'y occupa que du
foin d'élever fa famille. Elle étoit veuve
d'un homme de qualité , qui n'avoit foutenu
fon rang que par les grands biens
qu'il tenoit d'elle. Il lui avoit laiffé une
fille de feize ans ; elle l'aimoit tendre-
C
so MERCURE DE FRANCE.
ment ; & comme elle vivoit ifolée , elle
fit deffein de mettre auprès d'elle une jeune
perfonne du même âge , pour lui tenir
compagnie. Elle n'eut pas beaucoup
de peine à faire ce choix le caractere
d'Adelaïde lui avoit plû. Cette aimable
fille voyoit fort fouvent la fienne , & la
Marquife de Ferval ne lui eut pas plutôr
témoigné l'envie qu'elle avoit de la retenir
, qu'elle eut tout lieu d'être fatisfaite
de fa complaifance. L'occafion étoit favorable
pour Adelaïde ; elle étoit orpheline :
comme elle ne tenoit de la fortune que
le titre de Demoifelle , elle trouvoit un
grand avantage à être reçue en qualité
d'amie , dans une maifon auffi diftinguée
que l'étoit celle de la Marquife. Elle y
étoit déja fort aimée , & fes manieres
honnêtes pour tous ceux avec qui elle avoit
à vivre , eurent bientôt achevé de lui
gagner
tous les coeurs. Ce qui lui avoit par
ticulierement acquis l'eftime de la Marquife,
c'étoit un fond de modeftie & de
vertu qu'on ne pouvoit affez admirer dans
une fi grande jeuneffe , & avec une beau-"
té dont toute autre auroit été vaine. Madame
de Ferval ne pouvoit mieux choifir
ni donner à fa fille un exemple plus digne
d'être fuivi. Mais en plaçant Adelaïde
auprès d'elle , elle n'avoit pas
fait at
JANVIER. 1755. SI
tention qu'elle avoit un fils , que ce
fils n'étoit pas d'un âge à demeurer infenfible
, & que l'expofer à voir à toute heute
une perfonne fi aimable , c'étoit en quelque
façon le livrer aux charmes les plus
dangereux qu'on pût avoir à craindre pour
lui. En effet , fi le jeune Marquis n'eût
d'abord que de la politeffe pour Adelaïde
il ne fut pas long- tems le maître de n'avoir
rien de plus fort.Quoiqu'il fut fouvent avec
fa foeur, il auroit voulu en être inféparable .
Adelaïde ne difoit rien qui ne lui femblât
dit de la meilleure grace du monde ; Adedaïde
ne faifoit rien qu'il n'approuvât ,.
& parmi les louanges qu'il lui donnoit , il
lui échappoit toujours quelque chofe qui
avoit affez de l'air d'une déclaration d'amour
. Adelaïde , de ſon côté , n'étoit pas
aveugle fur le mérite du jeune Ferval : il
lui paroiffoit digne de toute l'estime qu'elle
avoit pour lui ; & quand elle s'examinoit
un peu rigoureufement , elle fe trouvoit
des difpofitions fi favorables à faire plus
que l'eftimer , qu'elle n'étoit pas peu embarraffée
dans fes fentimens : mais fi elle
avoit de la peine à les régler , elle s'en
rendoit fi bien la maîtreffe , qu'il étoit impoffible
de les découvrir. Elle connoiffoit
la Marquife pour une femme impérieuſe ,
qui ayant apporté tout le bien qui étoit
Cij
52 MERCURE
DE FRANCE,
dans cette maifon , formoit de grands projets
pour l'établiffement de fon fils , & lui
deftinoit un parti fort confidérable. Ainfi
quoiqu'elle fût d'une naiffance à ne pas
lui faire de deshonneur s'il l'aimoit affez
pour l'époufer , elle voyoit tant d'obſta
cles à ce deffein , qu'elle ne trouvoit point
de meilleur parti à prendre que celui de
ne point engager fon coeur. Cependant
elle tâcha inutilement de le défendre ; fon
penchant l'emporta fur fa raifon , & fi elle
oppofa quelque fierté aux premiers aveus
que le Marquis lui fit de fa tendreffe , ce
fut une fierté fi engageante , qu'elle ne l'éloigna
point de la réfolution qu'il avoit
prife de l'aimer éternellement . Elle évita
quelque tems toutes fortes de converfations
particulieres avec lui , mais elle ne put
empêcher que fes regards ne parlaffent : ils
lui expliquoient fi fortement fon amour ,
qu'il lui étoit impoffible de n'en être pas
perfuadée . Enfin le hazard voulut qu'il la
rencontrât feule un jour fous le berceau
d'un jardin , où elle s'abandonnoit quelquefois
à fes rêveries : elle interrompit les
premieres affurances qu'il lui réitéra de fa
paffion ; mais il la conjura fi férieufement
de l'écouter , qu'elle crut lui devoir cette
complaifance. Ce fut là qu'il lui peignit
tout ce qu'il fentoit pour elle , & qu'il
JANVIÉ R. 1755 . 53
l'affura de la maniere la plus touchante
que fi elle vouloit agréer fes foins , il feroit
fon unique félicité de la poffeffion de
fon coeur. Adelaiïde rougit , & s'étant remife
d'un premier trouble , qui donnoit
un nouvel éclat à fa beauté , elle lui dit
avec une modeftie charmante , que fi elle
étoit d'une fortune égale à la fienne , il
auroit tout lieu d'être fatisfait de fa ré
ponfe ; mais que dans l'état où fe trou
voient les chofes , elle ne voyoit pas qu'if
pût lui être permis de s'expliquer ; qu'elle
avoit trop
bonne opinion de lui , pour croi
re qu'il eût conçu des efpérances dont elle
dût avoir fujet de fe plaindre , & qu'elle ·
enviſageoit tant de malheurs pour lui dans
une paffion légitime , qu'elle croiroit ne
pas mériter les fentimens qu'il avoit pour
elle fi elle ne lui confeilloit de les étouf
fer ; qu'elle lui prêteroit tout le fecours
dont il pourroit avoir befoin pour le faire ,
& qu'elle éviteroit fa vûe avec tant de
foin , qu'il connoîtroit fi fon
que
peu de
fortune ne lui permettoit pas de prétendre
à fon amour , elle étoit digne au moins
qu'il lui confervât toute fon eftime.
Tant de vertu fut pour le Marquis un
nouveau fujet d'engagement. Il parla de
mariage , pria Adelaïde de lui laiſſer ménager
l'efprit de fa mere , & fe fépara
C iij
54 MERCURE DE FRANCE.
d'elle fr charmé , qu'il n'y eut jamais unë
paffion plus violente. Il fit ce qu'il lui avoit
promis , & rendit des devoirs fi refpectueux
& fi complaifans à la Marquife , qu'il
ne defefpéra pas d'obtenir fon confentement.
Adelaïde ne fut pas moins ponctuelle
à tenir la parole ; elle prit foin d'éviter
le Marquis , & tâcha de lui faire quit,
terun deffein dont elle voyoit le fuccès horsd'apparence
. Mais leur destinée étoit de s'aimer
; & comme un fort amour ne peut être
long- tems fecret , la Marquife , qui s'en
apperçut , fit quelques railleries à fon fils.
II
prit la chofe au férieux ; mais dès qu'il
eut commencé à exagérer le mérite d'Adelaïde
, elle prévint la déclaration qu'il fe
préparoit à lui faire , par des défenfes fi
abfolues d'avoir jamais aucune penſée pour
elle , qu'il vit bien qu'il n'étoit pas encore
tems de s'expliquer . Elle fit plus. La campagne
alloit s'ouvrir ; le Marquis étoit dans
les Moufquetaires , elle ne lui donna qu'un
jour pour partir : il fallut céder.
Son pere n'avoit pas laiffé de quoi Latiffaire
fes créanciers , & il ne pouvoit efperer
de bien que par elle : il partit après
avoir conjuré Adelaïde de l'aimer toujours
, & l'avoir affurée d'une fidélité inviolable
.
Pendant fon abfence , un Gentilhom
JAN VIÉR. 1755 55
me voifin devient amoureux d'Adelaïde ;
il fe déclare à la Marquife qui , pour
mettre fon fils hors de peril , promet un
préfent de nôce confidérable , & conclut
l'affaire. Le jeune Ferval en eft averti. On
entroit en quartier d'hyver. Il prend la
pofte , & arrive dans le tems qu'on preffoit
fa maîtreffe de prendre jour. Il fe
jette aux pieds de fa mere , la conjure de
ne pas le mettre au defeſpoir , & ne lus
cache plus le deffein qu'il a d'époufer Adelaïde.
La Marquife éclate contre lui. La
foumiffion de fon fils ne peut la fléchir ,
& cette brouillerie fait tant d'éclat , que le
Gentilhomme qui apprend l'amour réciproque
du Marquis & d'Adelaide , retire
fa parole , & rompt le mariage arrêté. Cetre
rupture acheve d'irriter la Marquife. Elle
défend fa maifon à Adelaïde , & toutes
les prieres du Marquis ne peuvent rien
obtenir. Il eft caufe de la difgrace de ce
qu'il aime , & il ſe réfout à la réparer. Il
l'épouſe , malgré toutes les menaces de fa
mere. Elle l'apprend , le deshérite , & jure
de ne lui pardonner jamais . Un enfant naît
de ce mariage ; on le porte à la Marquife.
Point de pitié ; elle demeure inexorable ,
& pour comble de malheur ils perdent ce
précieux gage de leur amour. Ils paffent
trois ou quatre années prefqu'abandonnés
C iiij
56 MERCURE DE FRANCE.
de tout le monde , & ne fubfiftant qu'avec
peine ; ils font réduits enfin à la néceffité
de fe féparer. Le Marquis en fait la
propofition à fa femme . Elle n'a pas moins
de courage que de fageffe , & confent à
s'enfermer dans un Cloître , comme il ſe
détermine à entrer dans un Couvent. I
vend quelques bijoux qui lui reftent , &
en donne l'argent à fa chere Adelaïde. Elle
va trouver une Abbeffe , auffi recommendable
par fa vertu que par fa naiffance .
Elle eft reçue , on lui donne le voile , &
cette cérémonie n'eft pas plutôt faite , que
le Marquis fe rend à Paris , & renonçant
pour jamais au monde , prend l'habit dans
un Ordre très- auftere .
La fortune n'étoit pas encore laffe de
perfécuter Adelaide. Quelques filles du
Monaftere qu'elle avoit choifi , apprennent
fon hiftoire ; & foit envie ou malignité ,
elles cabalent avec tant d'adreffe , qu'elles
trouvent des raifons plaufibles pour
lui faire donner l'exclufion : elle a beau verfer
des larmes , elle eft obligée de fortir .
Une Religieufe de ce Couvent touchée
de fon état , lui donne des legres de recommendation
pour fon pere , qui étoit
Officier d'une Princeffe . Elle part , vient à
Paris ; & pendant que cet Officier lui fait
chercher un lieu de retraite pour toute
JANVIER. 1755. 57
fa vie , elle envoye avertir le Marquis de
fon arrivée , & lui fait demander une heure
pour lui parler. La nouvelle difgrace d'Adelaïde
eft un coup fenfible pour lui . Ik
F'aime toujours , il craint l'entretien qu'elle
fouhaite , & la fait prier de lui vouloir
épargner une vûe qui ne peut qu'être pré-;
judiciable au repos de l'un & de l'autre.
Adelaïde , quoique détachée du monde ,
ne l'eft point affez d'un mari qu'elle a tant
aimé , pour n'être point touchée de ce refis
; il ne fert qu'à augmenter l'envie
qu'elle a de le voir.
Elle va au Couvent , entre d'abord dans
P'Eglife , & le premier objet qui la frappe, eſt
le Marquis fon époux , occupé à un exercice
pieux avec toute fa Communauté . Cet
habit de pénitence la touche ; elle fe montre
, il la voit , il baiffe les yeux , & quelque
effort qu'elle faffé pour attirer les regards
, il n'en tourne plus aucun fur elle
Quoiqu'elle pénétre le motif de la violence
qu'il fe fait , elle y trouve quelquechofe
de fi cruel , qu'elle en eft faifie de la
plus vive douleur. Elle tombe évanouie ;
on l'emporte , elle ne revient à elle que
pour demander fon cher Ferval. On court
l'avertir que fa femme eft mourante . Son
Supérieur lui ordonne de la venir confo--
ler ; & elle expire par la force de fon fai-
Cy
58 MERCURE DE FRANCE.
fiffement , avant qu'il fe foit rendu auprès
d'elle .
Toute la vertu du Marquis ne fuffic
point pour retenir les larmes que fa tendreffe
l'oblige de donner à cette mort. Ce
premier mouvement eft fuivi d'une rêve
rie profonde , qui le rend quelque tems
immobile. Il revient enfin à lui -même , &
après avoir remercié ceux qui ont pris foin
de fa chere Adelaïde , il fe retire dans fon:
Couvent , où à force d'auftérités , il tâche
de reparer ce que fa paffion quoique
légitime , peut avoir eu de trop violent
OU LA FEMME MORTE D'AMOUR.
Hiftoirefinguliere , mais qui n'eft pas moins
C
vraie.
Ette aventure eſt arrivée en 1678 , &
paroîtra peut-être incroyable en 1755 .
Soixante- dix -fept ans ont fait de fi grands
changemens dans nos moeurs , que l'amour
conjugal , qui étoit alors refpecté ,
eft devenu aujourd'hui un ridicule ; il
paffe même pour une chimere , on n'y
croit plus. Cependant l'hiftoire d'Adelaïde
eft accompagnée de circonftances fi naturelles
, elle porte un caractere de vérité fi
frappant & fi naïf , qu'elle doit perfuader
l'efprit du plus incrédule , toute furprenante
qu'elle eft. Le lecteur en jugera : la
voici.
La Marquife de Ferval s'étant dégoûtée
du monde , fe retira en province dans une
de fes terrres , & ne s'y occupa que du
foin d'élever fa famille. Elle étoit veuve
d'un homme de qualité , qui n'avoit foutenu
fon rang que par les grands biens
qu'il tenoit d'elle. Il lui avoit laiffé une
fille de feize ans ; elle l'aimoit tendre-
C
so MERCURE DE FRANCE.
ment ; & comme elle vivoit ifolée , elle
fit deffein de mettre auprès d'elle une jeune
perfonne du même âge , pour lui tenir
compagnie. Elle n'eut pas beaucoup
de peine à faire ce choix le caractere
d'Adelaïde lui avoit plû. Cette aimable
fille voyoit fort fouvent la fienne , & la
Marquife de Ferval ne lui eut pas plutôr
témoigné l'envie qu'elle avoit de la retenir
, qu'elle eut tout lieu d'être fatisfaite
de fa complaifance. L'occafion étoit favorable
pour Adelaïde ; elle étoit orpheline :
comme elle ne tenoit de la fortune que
le titre de Demoifelle , elle trouvoit un
grand avantage à être reçue en qualité
d'amie , dans une maifon auffi diftinguée
que l'étoit celle de la Marquife. Elle y
étoit déja fort aimée , & fes manieres
honnêtes pour tous ceux avec qui elle avoit
à vivre , eurent bientôt achevé de lui
gagner
tous les coeurs. Ce qui lui avoit par
ticulierement acquis l'eftime de la Marquife,
c'étoit un fond de modeftie & de
vertu qu'on ne pouvoit affez admirer dans
une fi grande jeuneffe , & avec une beau-"
té dont toute autre auroit été vaine. Madame
de Ferval ne pouvoit mieux choifir
ni donner à fa fille un exemple plus digne
d'être fuivi. Mais en plaçant Adelaïde
auprès d'elle , elle n'avoit pas
fait at
JANVIER. 1755. SI
tention qu'elle avoit un fils , que ce
fils n'étoit pas d'un âge à demeurer infenfible
, & que l'expofer à voir à toute heute
une perfonne fi aimable , c'étoit en quelque
façon le livrer aux charmes les plus
dangereux qu'on pût avoir à craindre pour
lui. En effet , fi le jeune Marquis n'eût
d'abord que de la politeffe pour Adelaïde
il ne fut pas long- tems le maître de n'avoir
rien de plus fort.Quoiqu'il fut fouvent avec
fa foeur, il auroit voulu en être inféparable .
Adelaïde ne difoit rien qui ne lui femblât
dit de la meilleure grace du monde ; Adedaïde
ne faifoit rien qu'il n'approuvât ,.
& parmi les louanges qu'il lui donnoit , il
lui échappoit toujours quelque chofe qui
avoit affez de l'air d'une déclaration d'amour
. Adelaïde , de ſon côté , n'étoit pas
aveugle fur le mérite du jeune Ferval : il
lui paroiffoit digne de toute l'estime qu'elle
avoit pour lui ; & quand elle s'examinoit
un peu rigoureufement , elle fe trouvoit
des difpofitions fi favorables à faire plus
que l'eftimer , qu'elle n'étoit pas peu embarraffée
dans fes fentimens : mais fi elle
avoit de la peine à les régler , elle s'en
rendoit fi bien la maîtreffe , qu'il étoit impoffible
de les découvrir. Elle connoiffoit
la Marquife pour une femme impérieuſe ,
qui ayant apporté tout le bien qui étoit
Cij
52 MERCURE
DE FRANCE,
dans cette maifon , formoit de grands projets
pour l'établiffement de fon fils , & lui
deftinoit un parti fort confidérable. Ainfi
quoiqu'elle fût d'une naiffance à ne pas
lui faire de deshonneur s'il l'aimoit affez
pour l'époufer , elle voyoit tant d'obſta
cles à ce deffein , qu'elle ne trouvoit point
de meilleur parti à prendre que celui de
ne point engager fon coeur. Cependant
elle tâcha inutilement de le défendre ; fon
penchant l'emporta fur fa raifon , & fi elle
oppofa quelque fierté aux premiers aveus
que le Marquis lui fit de fa tendreffe , ce
fut une fierté fi engageante , qu'elle ne l'éloigna
point de la réfolution qu'il avoit
prife de l'aimer éternellement . Elle évita
quelque tems toutes fortes de converfations
particulieres avec lui , mais elle ne put
empêcher que fes regards ne parlaffent : ils
lui expliquoient fi fortement fon amour ,
qu'il lui étoit impoffible de n'en être pas
perfuadée . Enfin le hazard voulut qu'il la
rencontrât feule un jour fous le berceau
d'un jardin , où elle s'abandonnoit quelquefois
à fes rêveries : elle interrompit les
premieres affurances qu'il lui réitéra de fa
paffion ; mais il la conjura fi férieufement
de l'écouter , qu'elle crut lui devoir cette
complaifance. Ce fut là qu'il lui peignit
tout ce qu'il fentoit pour elle , & qu'il
JANVIÉ R. 1755 . 53
l'affura de la maniere la plus touchante
que fi elle vouloit agréer fes foins , il feroit
fon unique félicité de la poffeffion de
fon coeur. Adelaiïde rougit , & s'étant remife
d'un premier trouble , qui donnoit
un nouvel éclat à fa beauté , elle lui dit
avec une modeftie charmante , que fi elle
étoit d'une fortune égale à la fienne , il
auroit tout lieu d'être fatisfait de fa ré
ponfe ; mais que dans l'état où fe trou
voient les chofes , elle ne voyoit pas qu'if
pût lui être permis de s'expliquer ; qu'elle
avoit trop
bonne opinion de lui , pour croi
re qu'il eût conçu des efpérances dont elle
dût avoir fujet de fe plaindre , & qu'elle ·
enviſageoit tant de malheurs pour lui dans
une paffion légitime , qu'elle croiroit ne
pas mériter les fentimens qu'il avoit pour
elle fi elle ne lui confeilloit de les étouf
fer ; qu'elle lui prêteroit tout le fecours
dont il pourroit avoir befoin pour le faire ,
& qu'elle éviteroit fa vûe avec tant de
foin , qu'il connoîtroit fi fon
que
peu de
fortune ne lui permettoit pas de prétendre
à fon amour , elle étoit digne au moins
qu'il lui confervât toute fon eftime.
Tant de vertu fut pour le Marquis un
nouveau fujet d'engagement. Il parla de
mariage , pria Adelaïde de lui laiſſer ménager
l'efprit de fa mere , & fe fépara
C iij
54 MERCURE DE FRANCE.
d'elle fr charmé , qu'il n'y eut jamais unë
paffion plus violente. Il fit ce qu'il lui avoit
promis , & rendit des devoirs fi refpectueux
& fi complaifans à la Marquife , qu'il
ne defefpéra pas d'obtenir fon confentement.
Adelaïde ne fut pas moins ponctuelle
à tenir la parole ; elle prit foin d'éviter
le Marquis , & tâcha de lui faire quit,
terun deffein dont elle voyoit le fuccès horsd'apparence
. Mais leur destinée étoit de s'aimer
; & comme un fort amour ne peut être
long- tems fecret , la Marquife , qui s'en
apperçut , fit quelques railleries à fon fils.
II
prit la chofe au férieux ; mais dès qu'il
eut commencé à exagérer le mérite d'Adelaïde
, elle prévint la déclaration qu'il fe
préparoit à lui faire , par des défenfes fi
abfolues d'avoir jamais aucune penſée pour
elle , qu'il vit bien qu'il n'étoit pas encore
tems de s'expliquer . Elle fit plus. La campagne
alloit s'ouvrir ; le Marquis étoit dans
les Moufquetaires , elle ne lui donna qu'un
jour pour partir : il fallut céder.
Son pere n'avoit pas laiffé de quoi Latiffaire
fes créanciers , & il ne pouvoit efperer
de bien que par elle : il partit après
avoir conjuré Adelaïde de l'aimer toujours
, & l'avoir affurée d'une fidélité inviolable
.
Pendant fon abfence , un Gentilhom
JAN VIÉR. 1755 55
me voifin devient amoureux d'Adelaïde ;
il fe déclare à la Marquife qui , pour
mettre fon fils hors de peril , promet un
préfent de nôce confidérable , & conclut
l'affaire. Le jeune Ferval en eft averti. On
entroit en quartier d'hyver. Il prend la
pofte , & arrive dans le tems qu'on preffoit
fa maîtreffe de prendre jour. Il fe
jette aux pieds de fa mere , la conjure de
ne pas le mettre au defeſpoir , & ne lus
cache plus le deffein qu'il a d'époufer Adelaïde.
La Marquife éclate contre lui. La
foumiffion de fon fils ne peut la fléchir ,
& cette brouillerie fait tant d'éclat , que le
Gentilhomme qui apprend l'amour réciproque
du Marquis & d'Adelaide , retire
fa parole , & rompt le mariage arrêté. Cetre
rupture acheve d'irriter la Marquife. Elle
défend fa maifon à Adelaïde , & toutes
les prieres du Marquis ne peuvent rien
obtenir. Il eft caufe de la difgrace de ce
qu'il aime , & il ſe réfout à la réparer. Il
l'épouſe , malgré toutes les menaces de fa
mere. Elle l'apprend , le deshérite , & jure
de ne lui pardonner jamais . Un enfant naît
de ce mariage ; on le porte à la Marquife.
Point de pitié ; elle demeure inexorable ,
& pour comble de malheur ils perdent ce
précieux gage de leur amour. Ils paffent
trois ou quatre années prefqu'abandonnés
C iiij
56 MERCURE DE FRANCE.
de tout le monde , & ne fubfiftant qu'avec
peine ; ils font réduits enfin à la néceffité
de fe féparer. Le Marquis en fait la
propofition à fa femme . Elle n'a pas moins
de courage que de fageffe , & confent à
s'enfermer dans un Cloître , comme il ſe
détermine à entrer dans un Couvent. I
vend quelques bijoux qui lui reftent , &
en donne l'argent à fa chere Adelaïde. Elle
va trouver une Abbeffe , auffi recommendable
par fa vertu que par fa naiffance .
Elle eft reçue , on lui donne le voile , &
cette cérémonie n'eft pas plutôt faite , que
le Marquis fe rend à Paris , & renonçant
pour jamais au monde , prend l'habit dans
un Ordre très- auftere .
La fortune n'étoit pas encore laffe de
perfécuter Adelaide. Quelques filles du
Monaftere qu'elle avoit choifi , apprennent
fon hiftoire ; & foit envie ou malignité ,
elles cabalent avec tant d'adreffe , qu'elles
trouvent des raifons plaufibles pour
lui faire donner l'exclufion : elle a beau verfer
des larmes , elle eft obligée de fortir .
Une Religieufe de ce Couvent touchée
de fon état , lui donne des legres de recommendation
pour fon pere , qui étoit
Officier d'une Princeffe . Elle part , vient à
Paris ; & pendant que cet Officier lui fait
chercher un lieu de retraite pour toute
JANVIER. 1755. 57
fa vie , elle envoye avertir le Marquis de
fon arrivée , & lui fait demander une heure
pour lui parler. La nouvelle difgrace d'Adelaïde
eft un coup fenfible pour lui . Ik
F'aime toujours , il craint l'entretien qu'elle
fouhaite , & la fait prier de lui vouloir
épargner une vûe qui ne peut qu'être pré-;
judiciable au repos de l'un & de l'autre.
Adelaïde , quoique détachée du monde ,
ne l'eft point affez d'un mari qu'elle a tant
aimé , pour n'être point touchée de ce refis
; il ne fert qu'à augmenter l'envie
qu'elle a de le voir.
Elle va au Couvent , entre d'abord dans
P'Eglife , & le premier objet qui la frappe, eſt
le Marquis fon époux , occupé à un exercice
pieux avec toute fa Communauté . Cet
habit de pénitence la touche ; elle fe montre
, il la voit , il baiffe les yeux , & quelque
effort qu'elle faffé pour attirer les regards
, il n'en tourne plus aucun fur elle
Quoiqu'elle pénétre le motif de la violence
qu'il fe fait , elle y trouve quelquechofe
de fi cruel , qu'elle en eft faifie de la
plus vive douleur. Elle tombe évanouie ;
on l'emporte , elle ne revient à elle que
pour demander fon cher Ferval. On court
l'avertir que fa femme eft mourante . Son
Supérieur lui ordonne de la venir confo--
ler ; & elle expire par la force de fon fai-
Cy
58 MERCURE DE FRANCE.
fiffement , avant qu'il fe foit rendu auprès
d'elle .
Toute la vertu du Marquis ne fuffic
point pour retenir les larmes que fa tendreffe
l'oblige de donner à cette mort. Ce
premier mouvement eft fuivi d'une rêve
rie profonde , qui le rend quelque tems
immobile. Il revient enfin à lui -même , &
après avoir remercié ceux qui ont pris foin
de fa chere Adelaïde , il fe retire dans fon:
Couvent , où à force d'auftérités , il tâche
de reparer ce que fa paffion quoique
légitime , peut avoir eu de trop violent
Fermer
Résumé : ADELAÏDE, OU LA FEMME MORTE D'AMOUR. Histoire singuliere, mais qui n'est pas moins vraie.
En 1678, Adélaïde devient la compagne de la fille de la marquise de Ferval. Elle est appréciée pour sa modestie et sa vertu. Le fils de la marquise, le jeune marquis de Ferval, tombe amoureux d'Adélaïde. Bien que les sentiments soient réciproques, Adélaïde hésite à s'engager en raison de la différence de fortune entre eux. Le marquis, persistant, parle de mariage. La marquise, opposée à cette union, force son fils à partir. Pendant son absence, elle arrange un mariage pour Adélaïde avec un gentilhomme voisin. À son retour, le marquis révèle son amour à sa mère, qui refuse catégoriquement. Le gentilhomme annule le mariage, et la marquise chasse Adélaïde. Malgré l'opposition de sa mère, le marquis épouse Adélaïde, qui les déshérite. Ils vivent dans la pauvreté et finissent par se séparer. Adélaïde entre dans un couvent, tandis que le marquis rejoint un ordre austère. Exclue du couvent, Adélaïde cherche à voir le marquis, mais il refuse. Elle meurt de chagrin en le voyant prier dans l'église du couvent. Le marquis, malgré sa douleur, continue sa vie de pénitence.
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