Titre
RÉFLÉXIONS sur la bizarerie de differens usages qui ont paru et qui paroissent encore dans le monde. Par M. CAPERON, ancien Doyen de S. Maxent.
Titre d'après la table
Réfléxions sur la Bizarrerie de differens usages, &c.
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
88
Page de début dans la numérisation
111
Page de fin
98
Page de fin dans la numérisation
121
Incipit
Personne ne peut douter que le guide naturel que Dieu
Texte
REFLEXIÓNS sur la bizarerie de dif
ferens usages qui ont paru et qui paroissent encore dans le monde. Par M. CAPPERON , ancien Doyen de S. Maxent..
P
Ersonne ne peut douter que le guide naturel que Dieu a donné à l'hom
me, ne soit sa raison ; il ne devroit donc
rien entreprendre , qu'après avoir réflé
chi sérieusement sur tous les rapports de
perfection qui peuvent se trouver , soir
dans les choses qu'il recherche , soit dans.
les actions qu'il veut faire , afin de ne se
déterminer , qu'à ce qu'il jugeroit alors
être le plus convenable , le plus conforme à l'ordre , à la droite raison et au bon
sens
JANVIER. 1732. 89
sens. Sans doute , s'il agissoit toujours de
la softe , tout ce qu'il feroit seroit parfaitement raisonnable , et il ne s'y trouveveroit jamais n'y bizarrerie , ni extravagance.
Mais il s'en faut beaucoup que la plus
grande partie des hommes en agissent ain
si ; la nature corrompuë donnant trop de
pouvoir à leurs passions, l'attrait trop vic
lent de ces passions fait plus d'impression
sur leur esprit que la pure raison et la penre à suivre plutôt l'impulsion des unes, que:
la lumiere de l'autre , étant plus grande
ils s'y abandonnent volontiers ; ce qui fait
qu'ils donnent aveuglement dans une infinité de bizareries et d'excès, dontils n'ap--
perçoivent pas alors le ridicule.
Cependant comme toutes les personnes sensées doivent se faire une gloire:
d'être raisonnable; puisque c'est leur plus
glorieux privilege ; j'espere que je ferai
plaisir à tous ceux qui sont de cet heureux
caractere , si je leur mets devant les yeux
diverses bizaréries, qui ont paru et qui pa
roissent tous les jours dans quantité d'u--
sages qui s'introduisent dans le monde
afin que le caprice de ceux qui les ont:
précédez , les frappant davantage , ils :
puissent donner moins dansd'autres usa
ges , qui ne vaudroient pas mieux.
8
E v IN
90 MERCURE DE FRANCE
·
Il est donc à propos de sçavoir que généralement tous les usages tirent leur origine de deux principes , du désir de satisfaire les sens , ou du désir de satisfaire .
les autres inclinations dont les hommes
sont capables ; ainsi je parlerai dabord
de la bizarerie des usages qui ont rapport -
aux sens , ct je ferai ensuite la même chose à l'égard des usages qui viennent du
désir de satisfaire les autres inclinations ,
naturelles.
Pour commencer par le sens de la vûe ,
je trouve peu de choses à remarquer sur ,
la bizarcrie qui a pû s'introduire dans l'u
sage de ce sens je n'en vois qu'une seule .
qui me paroît des plus singulieres ; sçavoir , celle qui s'est établie en Espagne et
en Portugal , où loin de ne se servir de
lunettes que pour aider aux besoins de la
vue; les personnes qui ont voulu se rendre respectables , cr se donner un air de
gravité , ont affecié de ne paroître dans.
les occasions de cérémonie , qu'avec des.
lunettes sur le n: z; et cela non seulementles personnes âgées , mais même les jeunes et ce qui est de plus surprenant ,
jusqu'aux jeunes Dames.
Čet usage bizare parut sur tout fort
extraordinaire aux Religieuses Ursulines
de Rouen, qui passerent à la Louisiane
il
JANVIER 1732. 91 .
ily a quatre ans , sçavoir en 1727. C'est
une de ces Dames qui le dit dans sa se--
conde Lettre, imprimée à Rouen , l'année
suivante , chez Antoine lePrevôt. Après,
avoir rapporté , comme elles aborderent
àl'Ifle de Madere, qui appartient aux Portugais , qu'elles relâcherent à la rade de la
Ville de FUNCHAL, qui est la principale de
P'Isle ; elle ajoute , que quantité de personnes de la Ville les étant venu voir
elles furent extrêmement surprises
quand parmi les Religieux qui vinrent
les saluer , elles apperçurent qu'il y en
avoit plusieurs , lesquels pour le faire
avec plus de gravité , avoient de grandes
Lunettes , à la mode de Portugal ; elles en:
remarquerent même un assez jeune , lequel voulant lire , fut obligé de les ôter
de dessus son nez. C'est à l'occasion de
cet usage bizare , introduit par les Espa--
gnols , qu'un Poëte a dit :
Mais le bonair chez cette Nation ,
Pour les Sçavans , c'est de porter Lunettes ;;
Couvrir ses yeux de deux glaces bien nettes ,
Leur est motif de vénération.
Mais si ce qui facilite le sens de la vue
a produit peu de bizareries , il n'y a rien
en revanche qu'on n'ait imaginé pour
Favj satis
2 MERCURE DE FRANCE
satisfaire ce sens ; car que de bizareries
differentes n'a-t- on pas vû se succeder
dans les vêtemens , dans les ameublemens
et dans une infinité d'autres choses ?
comme je ne finirois pas , si je voulois
entrer dans ce détail , je me fixerai ici
à quelque chose qui regarde l'homme de
plus pès ; en m'attachant principalement à quelques usages qui se sont for
mez dans differens temps , pour donner
à sa tête un prétendu caractere de beauté ; parce que c'est la partie principale
de son corps , par laquelle il veut plaire
le plus à la vue : Totus homo in vultu est.
Commençons par les Cheveux ; que de
figures bizares ne leur- a- t-on pas donné ?
Dans le grand nombre que je pourrois
citer , je ne parlerai que d'une seule , quifit grand bruit à la fin du x1 siecle , et
au commencement du XII. Les hommes
se mirent alors dans l'usage , de porter
de long cheveux, ce qu'ils ne faisoient pas
auparavant.Cet usage parut d'autant plus :
bizare pour des chrétiens , que Saint Paul
même avoit dit , que la nature enseignoit,
qu'il ne convenoit pas à l'homme d'avoir
les cheveux longs : Ipsa natura docet , (a) :
dit cet Apôtre ; et qu'il ne peut les por--
ter ainsi qu'à sa honte et à sa confusion .
(a) Ep. I. ad Corinh.cap. 11.
Igno
JANVIER 1732. 93
Ignominia est illi , que cela ne convenoit
qu'à la femme : Gloria est illi.
Cet usage parut donc alors si opposé à
la droite raison , que les Evêques s'éleverent avec force contre cette nouveauté..
Ils crurent ne pas trop faire , que d'employer les plus grandes censures de l'Egli
sepour la réprimer.. Un Concile tenu à
Rouen , sous l'Archevêque Guillaume I.
l'an 1096. ( a ) ordonna en conséquence ,
que ceux qui porteroient de longs che
veux , seroient exclus de l'Eglise pendant
leur vie , et qu'on ne prieroit pas Dieu
pour eux après leur mort: En 1104. Serfon , Evêque de Sécz , prêchant à Carentan , devant le Roy d'Angleterre Henry I:
et toute sa Cour , parla avec tant de véhemence contre cet usage , que le Roy et
ses Courtisans se firent tous couper les
cheveux au même instant.
Il arriva à peu près la même chose à
Amiens. L'Evêque Godefroi qui étoit
contemporain , animé du même zéle ,
voyant que plusieurs assistoient à la Messe
de Noël , à laquelle il officioit , portant:
encore les cheveux longs ; i les refusa
tous à l'offrande ; ce qui leur fit une telle
( a ) Histoire des Archevêques de Rouen , par le
P. Pommeraye , Benedictin. Eloge de Guillaume I.
chap. 8. page 295..
impres
94 MERCURE DE FRANCE
Y
impression , que pour y être admis¸ ils sex
les couperent sur le champ avec leurs
couteaux. On peut raisonnablement présumer que les Evêques de ce temps- là au
roient sans doute fait beaucoup plus de
bruit , s'ils avoient vu les hommes faire
couper les longs cheveux des femmes pour
en orner leurs têtes ; peut-être se seroientils autorisez du Concile de Gangre , tenu
en 324. qui deffend aux femmes de se
couper les cheveux. On peut douter au
reste si leur zéle auroit été selon la
science.
Des cheveux , passons à la barbe , au
sujet de laquelle nous ne trouverons pas
moins de bizarerie ; l'usage ancien a été
de la porter longue : Tel fut , par exemple , l'Empereur Othon ( a ) qui le premier établit l'usage en Allemagne de
porter de longues barbes ; il se faisoit tant
d'honneur de celle qu'il portoit , que son
plus gros serment étoit du jurer par sa
barbe , ce qui introiduisit l'usage de ce
serment dans toute l'Allemagne.
En France , du temps de François I. les
longues barbes étoient fort en usage , et
les Ecclesiastiques en étoient les plus curieux ; ce qui donna lieu à ce Prince, qui
(a ) Paul Hacheb. Eclairciss. sur ce qui s'est
passé en Allemagne...
VOU
JANVIER.. 1732 955
vouloit tirer de l'argent du Clergé, d'obtenir du Pape un Bref , qui ordonnoit
à tous les Ecclesiastiques de se faire razer
la barbe, s'ils n'aimoient mieux se dispenser de cette Loy , en donnant certaine -
somme , qu'ils payerent volontiers ; plus .
disposez à ouvrir leur bourse , qu'à perdre leur barbe ( a ). Cela contribua , sans .
doute , à faire diminuer l'usage des longues barbes , et à les rendre méprisables ;
puisqu'on obligea dans la suite ceux qui i
vouloient entrer dans les premieres Magistratures à se la faire razer. On voit
en effet , que François Olivier ne put en- trer au Parlement comme Maître des
Requêtes, en 1536. qu'à la charge de faire
couper sa longue barbe ( b ) . Plusieurs
Magistrats subalternes ne laisserent pas..
de la conserver ; le dernier qui l'a portée
dans cetteVille, à été M.Richard Mithon,,
Baillif et Juge criminel du Comté d'Eu ,
qui vivoit au commencement du dernier
siécle ; érant mort vers l'an 1626. Plusieurs Ecclesiastiques l'ont conservée jusqu'à la minorité de Louis XIV. quelquesuns même ont été plus loin.
L'estime qu'on a faite de la barbé en cer
( a ) Theod. Zuing. Theatr. vit& humane. Lib. 3.›.
(b) Oeuvres milées de l'Abbé de S.Réal. Diss...
4. de l'usage de l'hist.. taine ,
MERCURE DE FRANCE
tains temps du Paganisme , a encore donné lieu à un autre usage assez singulier
qui consistoit à croire , que c'étoit un présent digne de la Divinité que de lui offrir
ce qu'on en coupoit la premiere fois. Les
Grecs et les Romains consacroient ces
prémices de la barbe , ou à des Fleuves
ou aux Tombeaux de leurs amis, ou enfin
àApollon( ) , Er chez lesChrétiens mêmes,
il a été un temps, où c'étoit l'usage, que la.
premiere fois qu'on coupoit la barbe aux
Ecclesiastiques on la benissoit, et on consacroit à Dieu ce qu'on en avoit coupé ( b ).
En passant de la barbe et des cheveux au
teint du visage , je trouve que pour le
rendre plus agréable , il a eu aussi ses bizareries. Car n'en étoit- ce pas une chez
les Romains , que de s'estimer d'autant
plus beaux, qu'ils avoient le teint du visage plus bazané ? jusqucs-là que pour le
rendre tel , ils s'exposoient aux rayons du
Soleil. C'étoit le conseil qu'Ovide donnoit aux jeunes gens de son temps , pour
se rendre plus agréables aux Dames.
Munditia placeant; fulcentur Corpora campo. ( c )
Etoit ce autrefois une bizarerie à nos
(a )Vigenere , Tab.. de Philost. Tab. d'Anti-
·loq. pag. 341.
( b ) Dict. de Furet. verbo barbe.
c) De Arte Aman……
Dames
JANVIER. 1732. 57
Dames , de n'oser faire un pas sans avoir
un masque sur le visage pour conserver la
fraîcheur de leur teint ? où en est- ce une
aujourd'hui , de n'en plus porter du tout'
C'est une bizarerie ridicule aux femmes
des Sauvages , de prétendre orner leur visage en y attachant des figures d'arbres
ou d'animaux , comme Papillons , &c.
Sans doute qu'elle est beaucoup moindre
chez nous , lorsqu'on n'y attache que des
figures de mouches.
4
Après le sens de la vuë, parlons de ce
lui de l'oüie ; quoique ce soit celui qui aic
le moins fourni d'usages bizares , il ne
laisse pourtant pas d'en avoir eu de temps
en temps quelques uns : Car combien le
son de certains Instrumens , certains
Concerts , certains Vaudevilles , ont ils
été en vogue , recherchez et chantez de
tout le monde , pour lesquels on n'a eu
ensuite que du mépris , et qui le méritoient en effet ! Je pourrois en rapporter
plusieurs ; mais comme il y auroit plus à
badiner là-dessus , qu'à parler sérieusement , je me contente de dire , que ce
sens a quelquefois ses bizareries, par rapport à certains Hommes. J'ay connu unc
personne , qui ne trouvoit rien de plus
agréable que le son lugubre des Cloches
el que celui qui se fait entendre dans les
D
Villes
93 MERCURE DE FRANCE
A
Villes le jour des Morts ; et qui , pour en
gouter micux le plaisir , se retiroit alors
seul, dans un lieu écarté.
Si le sens de l'oüie me donne moins
d'usages bizares , ceux qui suivent , m'en
fourniront de reste ;car combien l'odorat
n'en-a- t-il pas produit ? Quels empressemens n'a-t- on pas eu dans certains temps
pour gouter l'agréable odeur des parfums?
On en a mis sur les habits,sur les gants, sur
lės perruques. On faisoit des Pommes d'yvoire creusées , et percées de petits trous ,
qu'on mettoit aux Roseaux des Indes ,
qu'on portoit pour servir de contenance..
Onremplissoit ces Pommes de telle odeur
qu'on vouloit et toutes ces odeurs qui alors
ne nuisoient à rien , parce que c'étoit la
mode, ontdepuis causé des maux de tête et
des vapeurs: Ensuite est venu l'usage de
l'Eau de la Reine d'Hongrie, lequel devint:
sicommun, qu'il n'y avoit presque personne qui n'eut son Flacon , et qui ne le portât continuellement au nez; mais l'usage.
bizare qui l'a emporté par dessus tous les
autres et qui paroît plus constant, est sans doute celui du Tabac..
Le reste pour un autre Mercure
ferens usages qui ont paru et qui paroissent encore dans le monde. Par M. CAPPERON , ancien Doyen de S. Maxent..
P
Ersonne ne peut douter que le guide naturel que Dieu a donné à l'hom
me, ne soit sa raison ; il ne devroit donc
rien entreprendre , qu'après avoir réflé
chi sérieusement sur tous les rapports de
perfection qui peuvent se trouver , soir
dans les choses qu'il recherche , soit dans.
les actions qu'il veut faire , afin de ne se
déterminer , qu'à ce qu'il jugeroit alors
être le plus convenable , le plus conforme à l'ordre , à la droite raison et au bon
sens
JANVIER. 1732. 89
sens. Sans doute , s'il agissoit toujours de
la softe , tout ce qu'il feroit seroit parfaitement raisonnable , et il ne s'y trouveveroit jamais n'y bizarrerie , ni extravagance.
Mais il s'en faut beaucoup que la plus
grande partie des hommes en agissent ain
si ; la nature corrompuë donnant trop de
pouvoir à leurs passions, l'attrait trop vic
lent de ces passions fait plus d'impression
sur leur esprit que la pure raison et la penre à suivre plutôt l'impulsion des unes, que:
la lumiere de l'autre , étant plus grande
ils s'y abandonnent volontiers ; ce qui fait
qu'ils donnent aveuglement dans une infinité de bizareries et d'excès, dontils n'ap--
perçoivent pas alors le ridicule.
Cependant comme toutes les personnes sensées doivent se faire une gloire:
d'être raisonnable; puisque c'est leur plus
glorieux privilege ; j'espere que je ferai
plaisir à tous ceux qui sont de cet heureux
caractere , si je leur mets devant les yeux
diverses bizaréries, qui ont paru et qui pa
roissent tous les jours dans quantité d'u--
sages qui s'introduisent dans le monde
afin que le caprice de ceux qui les ont:
précédez , les frappant davantage , ils :
puissent donner moins dansd'autres usa
ges , qui ne vaudroient pas mieux.
8
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90 MERCURE DE FRANCE
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Il est donc à propos de sçavoir que généralement tous les usages tirent leur origine de deux principes , du désir de satisfaire les sens , ou du désir de satisfaire .
les autres inclinations dont les hommes
sont capables ; ainsi je parlerai dabord
de la bizarerie des usages qui ont rapport -
aux sens , ct je ferai ensuite la même chose à l'égard des usages qui viennent du
désir de satisfaire les autres inclinations ,
naturelles.
Pour commencer par le sens de la vûe ,
je trouve peu de choses à remarquer sur ,
la bizarcrie qui a pû s'introduire dans l'u
sage de ce sens je n'en vois qu'une seule .
qui me paroît des plus singulieres ; sçavoir , celle qui s'est établie en Espagne et
en Portugal , où loin de ne se servir de
lunettes que pour aider aux besoins de la
vue; les personnes qui ont voulu se rendre respectables , cr se donner un air de
gravité , ont affecié de ne paroître dans.
les occasions de cérémonie , qu'avec des.
lunettes sur le n: z; et cela non seulementles personnes âgées , mais même les jeunes et ce qui est de plus surprenant ,
jusqu'aux jeunes Dames.
Čet usage bizare parut sur tout fort
extraordinaire aux Religieuses Ursulines
de Rouen, qui passerent à la Louisiane
il
JANVIER 1732. 91 .
ily a quatre ans , sçavoir en 1727. C'est
une de ces Dames qui le dit dans sa se--
conde Lettre, imprimée à Rouen , l'année
suivante , chez Antoine lePrevôt. Après,
avoir rapporté , comme elles aborderent
àl'Ifle de Madere, qui appartient aux Portugais , qu'elles relâcherent à la rade de la
Ville de FUNCHAL, qui est la principale de
P'Isle ; elle ajoute , que quantité de personnes de la Ville les étant venu voir
elles furent extrêmement surprises
quand parmi les Religieux qui vinrent
les saluer , elles apperçurent qu'il y en
avoit plusieurs , lesquels pour le faire
avec plus de gravité , avoient de grandes
Lunettes , à la mode de Portugal ; elles en:
remarquerent même un assez jeune , lequel voulant lire , fut obligé de les ôter
de dessus son nez. C'est à l'occasion de
cet usage bizare , introduit par les Espa--
gnols , qu'un Poëte a dit :
Mais le bonair chez cette Nation ,
Pour les Sçavans , c'est de porter Lunettes ;;
Couvrir ses yeux de deux glaces bien nettes ,
Leur est motif de vénération.
Mais si ce qui facilite le sens de la vue
a produit peu de bizareries , il n'y a rien
en revanche qu'on n'ait imaginé pour
Favj satis
2 MERCURE DE FRANCE
satisfaire ce sens ; car que de bizareries
differentes n'a-t- on pas vû se succeder
dans les vêtemens , dans les ameublemens
et dans une infinité d'autres choses ?
comme je ne finirois pas , si je voulois
entrer dans ce détail , je me fixerai ici
à quelque chose qui regarde l'homme de
plus pès ; en m'attachant principalement à quelques usages qui se sont for
mez dans differens temps , pour donner
à sa tête un prétendu caractere de beauté ; parce que c'est la partie principale
de son corps , par laquelle il veut plaire
le plus à la vue : Totus homo in vultu est.
Commençons par les Cheveux ; que de
figures bizares ne leur- a- t-on pas donné ?
Dans le grand nombre que je pourrois
citer , je ne parlerai que d'une seule , quifit grand bruit à la fin du x1 siecle , et
au commencement du XII. Les hommes
se mirent alors dans l'usage , de porter
de long cheveux, ce qu'ils ne faisoient pas
auparavant.Cet usage parut d'autant plus :
bizare pour des chrétiens , que Saint Paul
même avoit dit , que la nature enseignoit,
qu'il ne convenoit pas à l'homme d'avoir
les cheveux longs : Ipsa natura docet , (a) :
dit cet Apôtre ; et qu'il ne peut les por--
ter ainsi qu'à sa honte et à sa confusion .
(a) Ep. I. ad Corinh.cap. 11.
Igno
JANVIER 1732. 93
Ignominia est illi , que cela ne convenoit
qu'à la femme : Gloria est illi.
Cet usage parut donc alors si opposé à
la droite raison , que les Evêques s'éleverent avec force contre cette nouveauté..
Ils crurent ne pas trop faire , que d'employer les plus grandes censures de l'Egli
sepour la réprimer.. Un Concile tenu à
Rouen , sous l'Archevêque Guillaume I.
l'an 1096. ( a ) ordonna en conséquence ,
que ceux qui porteroient de longs che
veux , seroient exclus de l'Eglise pendant
leur vie , et qu'on ne prieroit pas Dieu
pour eux après leur mort: En 1104. Serfon , Evêque de Sécz , prêchant à Carentan , devant le Roy d'Angleterre Henry I:
et toute sa Cour , parla avec tant de véhemence contre cet usage , que le Roy et
ses Courtisans se firent tous couper les
cheveux au même instant.
Il arriva à peu près la même chose à
Amiens. L'Evêque Godefroi qui étoit
contemporain , animé du même zéle ,
voyant que plusieurs assistoient à la Messe
de Noël , à laquelle il officioit , portant:
encore les cheveux longs ; i les refusa
tous à l'offrande ; ce qui leur fit une telle
( a ) Histoire des Archevêques de Rouen , par le
P. Pommeraye , Benedictin. Eloge de Guillaume I.
chap. 8. page 295..
impres
94 MERCURE DE FRANCE
Y
impression , que pour y être admis¸ ils sex
les couperent sur le champ avec leurs
couteaux. On peut raisonnablement présumer que les Evêques de ce temps- là au
roient sans doute fait beaucoup plus de
bruit , s'ils avoient vu les hommes faire
couper les longs cheveux des femmes pour
en orner leurs têtes ; peut-être se seroientils autorisez du Concile de Gangre , tenu
en 324. qui deffend aux femmes de se
couper les cheveux. On peut douter au
reste si leur zéle auroit été selon la
science.
Des cheveux , passons à la barbe , au
sujet de laquelle nous ne trouverons pas
moins de bizarerie ; l'usage ancien a été
de la porter longue : Tel fut , par exemple , l'Empereur Othon ( a ) qui le premier établit l'usage en Allemagne de
porter de longues barbes ; il se faisoit tant
d'honneur de celle qu'il portoit , que son
plus gros serment étoit du jurer par sa
barbe , ce qui introiduisit l'usage de ce
serment dans toute l'Allemagne.
En France , du temps de François I. les
longues barbes étoient fort en usage , et
les Ecclesiastiques en étoient les plus curieux ; ce qui donna lieu à ce Prince, qui
(a ) Paul Hacheb. Eclairciss. sur ce qui s'est
passé en Allemagne...
VOU
JANVIER.. 1732 955
vouloit tirer de l'argent du Clergé, d'obtenir du Pape un Bref , qui ordonnoit
à tous les Ecclesiastiques de se faire razer
la barbe, s'ils n'aimoient mieux se dispenser de cette Loy , en donnant certaine -
somme , qu'ils payerent volontiers ; plus .
disposez à ouvrir leur bourse , qu'à perdre leur barbe ( a ). Cela contribua , sans .
doute , à faire diminuer l'usage des longues barbes , et à les rendre méprisables ;
puisqu'on obligea dans la suite ceux qui i
vouloient entrer dans les premieres Magistratures à se la faire razer. On voit
en effet , que François Olivier ne put en- trer au Parlement comme Maître des
Requêtes, en 1536. qu'à la charge de faire
couper sa longue barbe ( b ) . Plusieurs
Magistrats subalternes ne laisserent pas..
de la conserver ; le dernier qui l'a portée
dans cetteVille, à été M.Richard Mithon,,
Baillif et Juge criminel du Comté d'Eu ,
qui vivoit au commencement du dernier
siécle ; érant mort vers l'an 1626. Plusieurs Ecclesiastiques l'ont conservée jusqu'à la minorité de Louis XIV. quelquesuns même ont été plus loin.
L'estime qu'on a faite de la barbé en cer
( a ) Theod. Zuing. Theatr. vit& humane. Lib. 3.›.
(b) Oeuvres milées de l'Abbé de S.Réal. Diss...
4. de l'usage de l'hist.. taine ,
MERCURE DE FRANCE
tains temps du Paganisme , a encore donné lieu à un autre usage assez singulier
qui consistoit à croire , que c'étoit un présent digne de la Divinité que de lui offrir
ce qu'on en coupoit la premiere fois. Les
Grecs et les Romains consacroient ces
prémices de la barbe , ou à des Fleuves
ou aux Tombeaux de leurs amis, ou enfin
àApollon( ) , Er chez lesChrétiens mêmes,
il a été un temps, où c'étoit l'usage, que la.
premiere fois qu'on coupoit la barbe aux
Ecclesiastiques on la benissoit, et on consacroit à Dieu ce qu'on en avoit coupé ( b ).
En passant de la barbe et des cheveux au
teint du visage , je trouve que pour le
rendre plus agréable , il a eu aussi ses bizareries. Car n'en étoit- ce pas une chez
les Romains , que de s'estimer d'autant
plus beaux, qu'ils avoient le teint du visage plus bazané ? jusqucs-là que pour le
rendre tel , ils s'exposoient aux rayons du
Soleil. C'étoit le conseil qu'Ovide donnoit aux jeunes gens de son temps , pour
se rendre plus agréables aux Dames.
Munditia placeant; fulcentur Corpora campo. ( c )
Etoit ce autrefois une bizarerie à nos
(a )Vigenere , Tab.. de Philost. Tab. d'Anti-
·loq. pag. 341.
( b ) Dict. de Furet. verbo barbe.
c) De Arte Aman……
Dames
JANVIER. 1732. 57
Dames , de n'oser faire un pas sans avoir
un masque sur le visage pour conserver la
fraîcheur de leur teint ? où en est- ce une
aujourd'hui , de n'en plus porter du tout'
C'est une bizarerie ridicule aux femmes
des Sauvages , de prétendre orner leur visage en y attachant des figures d'arbres
ou d'animaux , comme Papillons , &c.
Sans doute qu'elle est beaucoup moindre
chez nous , lorsqu'on n'y attache que des
figures de mouches.
4
Après le sens de la vuë, parlons de ce
lui de l'oüie ; quoique ce soit celui qui aic
le moins fourni d'usages bizares , il ne
laisse pourtant pas d'en avoir eu de temps
en temps quelques uns : Car combien le
son de certains Instrumens , certains
Concerts , certains Vaudevilles , ont ils
été en vogue , recherchez et chantez de
tout le monde , pour lesquels on n'a eu
ensuite que du mépris , et qui le méritoient en effet ! Je pourrois en rapporter
plusieurs ; mais comme il y auroit plus à
badiner là-dessus , qu'à parler sérieusement , je me contente de dire , que ce
sens a quelquefois ses bizareries, par rapport à certains Hommes. J'ay connu unc
personne , qui ne trouvoit rien de plus
agréable que le son lugubre des Cloches
el que celui qui se fait entendre dans les
D
Villes
93 MERCURE DE FRANCE
A
Villes le jour des Morts ; et qui , pour en
gouter micux le plaisir , se retiroit alors
seul, dans un lieu écarté.
Si le sens de l'oüie me donne moins
d'usages bizares , ceux qui suivent , m'en
fourniront de reste ;car combien l'odorat
n'en-a- t-il pas produit ? Quels empressemens n'a-t- on pas eu dans certains temps
pour gouter l'agréable odeur des parfums?
On en a mis sur les habits,sur les gants, sur
lės perruques. On faisoit des Pommes d'yvoire creusées , et percées de petits trous ,
qu'on mettoit aux Roseaux des Indes ,
qu'on portoit pour servir de contenance..
Onremplissoit ces Pommes de telle odeur
qu'on vouloit et toutes ces odeurs qui alors
ne nuisoient à rien , parce que c'étoit la
mode, ontdepuis causé des maux de tête et
des vapeurs: Ensuite est venu l'usage de
l'Eau de la Reine d'Hongrie, lequel devint:
sicommun, qu'il n'y avoit presque personne qui n'eut son Flacon , et qui ne le portât continuellement au nez; mais l'usage.
bizare qui l'a emporté par dessus tous les
autres et qui paroît plus constant, est sans doute celui du Tabac..
Le reste pour un autre Mercure
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Mots clefs
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Résumé
Le texte 'REFLEXIÓNS sur la bizarerie de différents usages' de M. Capperon, ancien Doyen de S. Maxent, publié en janvier 1732, examine les usages étranges observés dans le monde. L'auteur affirme que la raison, accordée par Dieu, devrait diriger les actions humaines. Cependant, les passions corrompent souvent cette raison, entraînant des comportements extravagants et ridicules. Capperon explique que ces usages bizarres naissent du désir de satisfaire les sens ou d'autres inclinations naturelles. Il commence par analyser les usages liés au sens de la vue, mentionnant une pratique en Espagne et au Portugal où les lunettes sont portées pour paraître graves, même par les jeunes. Cette coutume a surpris des religieuses ursulines de Rouen lors de leur passage en Louisiane en 1727. Le texte aborde ensuite les bizarreries liées aux cheveux et à la barbe. À la fin du XIe siècle et au début du XIIe siècle, les hommes portaient les cheveux longs, malgré les critiques de Saint Paul et des évêques. En France, sous François Ier, les barbes longues étaient courantes, mais des mesures furent prises pour les rendre méprisables. Capperon discute également des pratiques liées au teint du visage, comme les Romains s'exposant au soleil pour bronzer, ou les femmes portant des masques pour conserver la fraîcheur de leur peau. Il mentionne aussi les usages bizarres liés au sens de l'ouïe, comme l'appréciation du son des cloches, et ceux liés à l'odorat, comme l'usage des parfums et du tabac. Le texte se conclut par une réflexion sur les diverses bizarreries observées dans les usages humains, soulignant l'importance de la raison pour éviter ces excès.
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