LES RÊVES ,
FABL E.
Sultan Leopard . , grand rêveur ,
Vouloit qu'en fon empire on reſpectât les fonges;
Et fi quelque indifcret les traitoit de menfonges ,
Il l'envoyoit là-bas faire le raiſonneur.
Ivre de fon pouvoir , rêvoit- il que la lune
Afon commandement avoit quitté les cieux ;
Sa vifion d'abord publiée en tous lieux ,
Devenoit une erreur communè .
Si le fommeil troublant cet animal fi vain ,
Lui peignoit Jupiter , comme lui fanguinaire ,
72 MERCURE DE FRANCE.
A fes fens , comme lui , ne mettant aucun frein ,
Dieu forcené , barbare
pere ,
Toujours prêt d'accabler des éclats du tonnerre
Les êtres fortis de fa main ;
Chaque animal devoit foudain
Trouver des crimes à la terre ,
Et fans comprendre en rien la divine colere ,
Trembler pour tout le genre humain.
Un jour qu'il goûta trop le nectar d'Idalie ,
Dans l'agitation d'une trifte infomnie ;
Morphée , en traits hideux , lui peignit le plaifir ,
Ce doux contre- poifon des peines de la vie.
Le lendemain , par fon Vifir ,
Il fut à fes fujets ordonné de haïr
Cet heureux don des Dieux , fur peine d'infamie ,
Et parce qu'il troubla fa Hauteffe endormie ,
D'en étouffer jufqu'au defir .
La nature irritée en vain prit fa défenſe :
Ce Monfeigneur Leopard- là ,
Certes dans l'Alcoran n'avoit pas lu cela.
On ne crut tant d'erreurs d'abord qu'en apparence
;
La peur dans les efprits glaçoit la vérité :
Mais enfin chaque jour quelque rêve adopté
Servant d'inftruction à la crédule enfance ,
Fut dans tous les cerveaux par le tems cimenté.
Bientôt ceux qu'on avoit bercés de ces chimeres
,
Les croyant par reſpect fur la foi de leurs peres ,
Prirent
NOVEMBRE. 1755.
73
Prirent les rêves creux d'un tyran redouté
Pour de vénérables myfteres :
Malheur à qui fe rit de leur fimplicité !
Ainfi dans l'univers l'erreur s'impatronife .
La force la fait recevoir ,
L'habitude accroit fon pouvoir ,
L'imbécillité l'éternife.