Il y a long-temps qu'on a
fait parler les Animaux, mais
peut-eſtre n'y en a- t-il jamais
cu aucun qui meritaſt tant
d'eſtre écouté qu'un Levraut
que l'ona donné vivant àMadame
l'Abeſſe de Fontevraut ,
afin d'en faire une eſpece de
Chaſſe pour le divertiſſement
de Mademoiselle de
Blois , qui eſt depuis quelque
temps à Fontevraut. Il eſt
vray que ce Levrauta eſté inſtruit
par un fort habilehom
14 MERCURE
me. M² l'Abbé Geneſt , qui
eſtauprés de cettejeune Princeffe,
a pris ſoin de luy apprendreà
conter ſes avantures
d'une maniere agreable.
Tout ce qu'il luy fait dire
roule fur l'opinion des Siamois
touchant la tranfmi
gration des ames , & voicy
comment le Levraut Avanturier
s'en explique à cette
Abbeffe.
GALANT: 15
522555522-52525525
A MADAME L'ABBESSE
I
DE FONTEVRAUT.
Evais, en vousparlant ,paroiſtre
témeraire, :
Mais s'il vous plaiſt de m'écouter,
Madame , vous verrez que je puis
mevanter
De n'estre pas une Befte ordinaire.
A beau mentir qui vient de loin .
Le prouverois bien - toft , s'il en estoit
besoin,
Que l'Orient centfois m'a veu naifire&
renaistre.
Si mon air ne fuffit pour lefaire connoistre
A Siam , d'où je fuis , un grand
Peuple est témoin
16 MERCURE
Que l'on m'y vit Guerrier , Poëte,
Talapoin.
Ie revenois ſouvent à laforme de
Beste ,
Carje vous conte tout d'un esprit ingenu.
A la fin j'estois revenu.
Sous uneformehumaine encore affeze
bonneste ,
Quandde pompeux Ambassadeurs
Vinrent de vostre Prince étaler les
grandeurs
Sur les bords que lejourenſe levant
colore ;
Des rayons defagloire on vint nous
éclairer,
Et montrer à ces Rois que l'orient
adore
Qu'il est ailleurs un Roy qu'ils doivent
adorer.
S
GALANT. 17
Plein du defir de voir la France &
Son Monarque ,
Avec nos Siamois tout ravy je m'em
barque ;
Mais,helas ! unfort inhumain
Me fit expirer en chemin .
En cettefuneste avanture
I'eus l'Ocean pourſepulture ,
Ou d'un affiz joly garçon,
Madame ,je devins un gros vilain
poiſſon.
En ce nouvel estat la mesme ardeur
m'inspire ;
Iefuivois en nageant les traces du
Navire ,
Iefis de terribles efforts ,
Et je touchois déja les Armoriques
bords ,
Prest à me gliſſer dans la Loire,
Quand d'un Pescheur le Filet rigoureux
Aouſt 1687. B
18 MERCURE
Me jette fur lefable , &ce moment
affreux
Devoit apparemment terminer mon
Histoire ;
Mais parmy des roſeaux prés de là
par hazard
Vne CanardeSanvage
Cowvoit ses oeufs ; moy promt &
Sage ,
I'entre en l'un deses oeufs ,&je
devinsCCaannaarrdd.
८
Me fentant un peu fortje coftayay
lefleuve ,
Et j'avançois toûjours pays ;
Mais voicy de monfort laplus cruelle
épreuve,
Parun plomb enflâmé tous mesvoeux
Sont trabis ;
Ie tombe en l'eau l'aile caßée;
Mais le traiſtre Chaffeur ne me put
attraper;
GALANT: 19
N'ayant point de Barbet , il me vit
échaper
Au danger dont ma vie alorsfut me
nacée.
S
F'ay vêcu triſtement autourde Mont-
Soreau ,
Toûjours mal affurésur la terre , on
dans l'ean ,
Et lors que je cedois à ma langueur
mortelle ,
Fay repris une vie,une vigueur nour
velle
Dans le corps d'un jeune Levraut.
Errant depuis un mois dans lesplaimes
voisines,
Jen'ay pas ignoré les qualitez divines
De Madame de Fontevraut.
Des échos, les oiseaux, l'eau parson
doux murmure ,
Bij
20 MERCURE
Toutparloit à l'envy d'un merite fi
haut.
Ie mesuis approché de la fainte clo-
Sture
Qui renferme tant de vertus,
Où luit modeftement la gloire la plus
pure
A qui de l'Univers les hommages
Soient dûs.
On me cherchoit pour vous ,je me
donne, on m'emmeine ;
Surpris à voſtre nom d'un aimable
transport ,
Destiné pour vos fers ,j'en ay beny
le fort ,
L'aySenty de vos loix la forcefouveraine.
Aussi vous m'allez voirsoumis , apprivoisé,
Signaler pour vous plaire un coeur
tout embrase ;
GALANT. 21
Etfi de mon estat chaque metamorphose
Voussemble un contesupposé ,
Etquedes Siamois l'esprit est abuſé, -
En croyant la Metempsicose ,
Par mon exemple au moins vous ne
pourreznier
Que tous les Animaux aujourd'huy
raisonnables ,
Font revenir pour vous à cet estat
premier
Où le monde naiſſant les vit doux&
traitables .
S
Dans un sejourdelicieux
Ils reveroient l'impreffion desCieux
Sur le front éclatant des nobles creatures,
(precieux
QueDieu venoit d'orner de ces dons
Et qui regnant en paix dans ces aiz
mables lieux
22 MERCURE
Sans leurs superbes forfaitures
Auroient toûjours gardé ce Sceptre
gloricux.
De vos premiers parens le pouvoir
fans mesure
Commandoit hautement à toute la
Nature,
Toutrespectoit leurpresence &leur
voix
Tout obeiffoit à leursloix.
Si par un orgueil facrilege
Ns ontperdu , Madame , un si grand
privilege ,
Vous en qui nous voyons la fainte
piété,
Atous les dons des Cieux mêler khumilité
,
Kous rentrezdans ce droit , vous le
faites revivre ,
Tout doit vous obeir , vous reverer
vousfaivre.
GALANT. 23
Pour moy , c'est aujourd'huy mon
plus preffant defir ,
Ie fais de ce devoir mon unique plaifor
Expirerſous vos loix est ce que je
demande ,
Quand je devrois ne renaiſtre
jamais ,
Cette mort est pour moy toute pleine
d'attraits;
Ainsi quelque fort qui m'attende,
Madame, vous pouvezdés ce mesme
moment
Me donner , me livrer au divertiſſement
De ces adorables personnes ,
Dont l'amitté vous cherche en ceDefert
charmant
Qui reçoit de leur veue un nouvel
ornement.
24 MERCURE
Lancezsur moy soudain & Bichons
&Bichonnes ,
LaRoyale , Lion , Petitfrère , &
Thisbé ;
Quand à vos pieds vous me verrez
tombé ,
Ie diray , bien loin de me
plaindre,
C'eſtoit le deſtin le plus doux
Où je puſſe jamais pretendre,
Demourir à vos yeux, & de mourir
pour vous
J
4
Eh! qui de cette mort ne feroitpas
jaloux ?