LETTRE écrite au sujet d'une nouvelle
Edition des Romans de Mlle de Scudery.
J'Apprends me ,Messieurs et fameux, qu'on Romans réimpri- de
Mlle de Scudery ; tous les amateurs de la
politesse et de la galanterie héroïque s'en
réjouissent.
Comme j'ignore le nom de l'Imprimeur
qui entreprend cette Edition, je m'adresse à vous , pour lui faire sçavoir dans votre Journal , que presque toutes les descriptions de Palais et de pays qui sont
dans ses Ouvrages n'ont d'imaginaire que
les noms : cette illustre fille dont le cœur
étoit encore , s'il se peut, superieur à l'esprit , toujours occupée de ses amis et des
Lieux qu'ils aimoient , se plaisoit à les célébrer. Toutes ses descriptions ont un fondement veritable , représentant quelqu'une des jolies Maisons de campagne des environs de Paris ; elle y joint ordinairement le Portrait pris aussi d'après nature
du Maître de la maison ; tous ses amis
étoient d'un mérite rare ; ce qu'il y a eu
de gens fameux dans son siécle , soit à la
Cour , soit dans les Lettres , se sont fait
I. Vol. /C . un
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un honneur d'être en liaison avec elle; de
son tems , les talens étoient infiniment réverés , je le remarque à la honte de celuici. Il seroit également curieux et interes-
"sant pour le Public de reconnoître tant de
Portraits faits par cette habile main , et
d'apprendre ce qui a caracterisé ce nombre infini de gens celébres qui ont illustré le Régne de Louis XIV. L'Imprimeur
rajeuniroit extrêmement ses anciens Romans , s'il donnoit la clef des Portraits et
des Descriptions. Ce qui ne paroît qu'une
fiction deviendroit un morceau précieux
pour la Litterature , et très- chér aux descendans des grands hommes qu'elle a représentez ceux qui possedent à présent
Jes Maisons qu'elle a décrites , et où elle
n'a souvent ajoûté que les ornemens pompeux , des colomnes de marbre ou de jaspe, verroient aussi avec joye leurs Maisons immortalisées ; les habitans des pays
qu'elle a peints y prendroient part ; parlà , l'ouvrage seroit plus universellement
recherché , et le Public qui ignore souvent les beautez les plus proches de lui
apprendroit par ces Notes à connoître
les dons que la Nature et l'Art ont répandus dans tous les environs de Paris.
La difficulté de trouver des gens assez
instruits de ces Anecdotes , pour fournir I. Vol. la
DECEMBRE. 1732 2569.
la clef que je propose , arrêtera peut-être
l'Imprimeur ; mais il doit , en déclarant
son nom et sa demeure dans le Mercure,
demander des secours à ceux qui sont en
état de lui en donner; si je n'étois pas
en Province je lui en procurerois , je lui
indique toûjours dans Paris M. de Cham
bord de l'Académie des Belles- Lettres ,
que je sçais qui travaille à l'Histoire des
Femmes illustres dans les Lettres , et qui
á été ami particulier de Mlle de Scudery;
M. l'Abbé Boquillon , attaché à elle par
des sentimens qui lui ont fait entreprendre l'Histoire de cette celebre Fille , Ouvrage que la délicatesse de son stile peut "
rendre aussi agréable que la matiere en
est interessante , et que le Public désire
avecempressement depuis trop long tems.
On peut tirer aussi de grandes lumieres de Me l'Heritier , à qui nous devons
l'ingénieuse apothéose de Mlle de Scudery,
Ouvrage très-applaudi , et qu'il seroit
fort convenable de réimprimer à l'occasion de la nouvelle Edition de ses Romans.
On se plaint depuis long- temps de
la négligence avec laquelle la plupart des
Imprimeurs François servent le Public ,
ils ne sçavent presque jamais consulter
les Gens de Lettres et n'ont nul soin d'en普
I. Vol. richir C ij
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richir leurs Editions de ce qui peut les
rendre précieuses ; cette négligence est
absolument contre leur interêt : Les Etrangers , soit par amour pour les Lettres , soit
par une politique mieux entenduë , l'emportent de beaucoup sur nous à cet égard.
Je suis , &c.
Le 15. Novembre 1732.