'DEUXIÈME LETTRE d'une jeune
Etrangére ,fur les Modes actuelles des
Françoifes . ( * )
JEE Je fuis
d'avoir réuffi à t'amufer , & fort glorieufe
que les François , qui voyagent
dans notre Patrie , t'ayent confirmé ce
que tu aurois pris fans cela pour un
Conte de mon imagination . Quelquesuns
de ces Meffieurs , plus délicats &
plus raifonnables que la Cohie de leurs
Compatriotes , s'étoient confiés à moi
fur le regret qu'ils avoient de ne plus
trouver autant de jolies Françoiſes ,
qu'ils en avoient vues autrefois. Je
leur fis faire attention aux énormes Hup.
pes dont je t'ai entretenue , dans ma
fort aife , ma chère Miſs ,
(*)Voyez la première Lettre , dans le fecond ,
Volume de Janvier.
142 MERCURE DE FRANCE.
précédente ; is convinrent que cette
caufe leur avoit fait perdre une infinité
de jolis minois. Cependant les Françoifes
m'y paroiffent fi attachées que ,
pour finir fur l'article de leur coëffure ,
tu fçauras qu'elles en ont imaginé une
dans le négligé , qui leur enveloppe
toute la tête , avec deux grands volets
en avant , pour laiffer à découvert le
fommet de ces têtes , afin de faire fortir
toujours la Huppe du toupet. J'ai de
la peine à te donner bien jufte l'idée de
ce Bonnet : tu n'en connoîtras jamais
tout le ridicule , à moins que je ne t'en
faffe paffer un de ce pays ; tu pourras
l'éffayer fur ta petite épagneule , quand
les vapeurs noires te tourmenteront
trop fort. En attendant , imagines- toi
deux grands ailerons de chaque côté
d'un vifage , qui excédent de ſept ou
huit grands pouces la phyfionomie &
de deux ou trois les plus grands nez de
France. Ces ailerons ne paroiffent tenir
à rien par le haut ; car , comme je te
l'ai déja dit , il faut que la Huppe ait fa
faillie franche : mais ils font attachés par
derrière à une ample bourfe de linge
qui enveloppe le volumineux amas
de cheveux dont les Françoifes font àpréfent
leur plus chère parure. On met
FEVRIER, 1763. 143
par là-deffus une efpèce de couronne
en rubans bouillonnés , qui paroît nouée
avec une rofette des mêmes rubans vers
l'extrémité postérieure du crâne ; je fuis
bien trompée fi tout cela ne s'appelle
pas fort ingénieufement un Cabriolet :
je n'ofe cependant t'en affurer , car
leurs ouvrières & marchandes de brillans
Chiffons , la plupart du temps fans
goût comme fans raifonnement , ont
la fuprême légiflation fur cette partie ,
& chaque femaine changent les noms
de ces bagatelles , pour obliger celles
qui les portent à en faire faire de nouvelles.
Cabriolet ou non , l'image , telle
que je viens de te la décrire , d'un vifage
qu'on donne à deviner dans cet enfoncement,
à-peu-près dans la proportion des
papillons que nous avons dans nos cabinets
, dont le corps eft fi petit pour
l'étendue de leurs aîles ; une tête oblongue
& applatie à l'inftar de quelques
Peuples fauvages ; voilà une Françoife
dans fon négligé coquet. Je te parlerai
une autre fois de l'habillement qui conftitue
ce même négligé. Il s'en faut bien
qu'il m'ait paru avoir les mêmes ridicules.
Je n'en fuis pas furprife , car il y
auroit en cela quelqu'ordre & quelque
conféquence ; dès-lors les Françoifes
144 MERCURE DE FRANCE.
feroient étrangères dans leur propre
Patrie. Donne-toi un peu de patience ;
quand je t'aurai fait paffer en revue
les femmes de ce Pays , nous examinerons
un peu les hommes , furtout ceux
qu'on appelle les Agréables : car le
nom de Petit-Maître commence à être
furanné , je t'en avertis , ce n'eſt plus
le mot , que pour les Ecrivains qui étudient
le monde dans leur petite chambre
obfcure , & qui le peignent d'après
les cercles bourgeois où ils ont
accès. Je t'embraffe de tout mon coeur
& c.