CONTE ARABE.
Trois freres Arabes , de
la famille d'Advan , s'étant
mis en voyage pour voir le
pays , firent rencontre d'un
Chamelier , qui leur de
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manda s'ils n'avoient '
avoient point
vû un chameau qui s'étoit
égaré fur le chemin qu'ils
tenoient. L'aîné d'entr'eux
demanda au Chamelier s'il
n'étoit pas borgne. Oui , lui
répondit-il. Le fecond frere ajoûta : Il lui manqueune
dent fur le devant ; & ceci
fe trouvant vrai , le troifiéme frère dit : Je parierois
qu'il eft boiteux,
Le Chamelier entendant
ceci , ne douta plus qu'ils ne
l'euffent vû, & les pria de
Li dire où il étoit. Ces frereslui dirent : Suivez le che
GALANT. I
min que nous tenons. Le
Chamelier leur obeït , &
les fuivit fans rien trouver.
Aprés quelque temps ils lui
dirent: Il eft chargéde bled.
Ils ajoûterent peu aprés : Il
porte de l'huile d'un côté ,
& du miel de l'autre. Le
Chamelier , qui fçavoit la
verité de tout ce qu'ils lui
difoient , leur reitera fes inftances , & les preffa de lui
découvrir le lieu où ils l'avoient vû.
Ce fut alors que ces trois
freres lui jurerent qu'ils ne
l'avoient point vû mais
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qu'ils n'avoient pas même
entendu parler de fon cha.
meau qu'à lui même. Aprés
plufieurs conteftations , il
les mit en juftice , & on les
emprifonna mais le Juge
s'étant aperçû qu'ils étoient
de qualité , les fit fortir de
priſon , & les renvoya au
Roydu pays , qui les reçut
fort bien , & les logea dans
fon Palais , où il les regaloit
de ce qu'il y avoit de plus
delicieux dans le pays.
Unjour , dans l'entretien
qu'il eut avec eux , il leur
demanda comment ils ſça-
GALANT. 199
voient tant de chofes de ce
me
e
chameau , qu'ils difoient
n'avoirjamais vû. Ils répon
dirent : Nous avons remarqué que dans le chemin
qu'il a tenu l'herbe & les
chardons étoient broutez
d'un côté, fans qu'il parût
rien mangé de l'autre ; cela
nous a fait juger qu'il étoit
borgne. Nousavons remarqué de plus que dans l'herbe qu'il a broutée il en eft
refté au défaut de fa dent;
& à la pifte de fes pieds ,
qu'ilparoiffoit en avoir traîné un : c'est ce qui nous a
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fait dire qu'il lui manquoit
une dent , & qu'il étoit boi
teux. Les mêmes piftes nous
ont appris qu'il étoit extré.
mement chargé, & que ce
ne pouvoit être quende
grain ,car fes deux pieds de
devant étoient impriméz
fort prés de ceux de der
riere. Quant à l'huile & au
miel , nous nous en fom
mes apperçus par les fourmis & les mouches qui s'étoient amaffées le long du
chemin des deux côtez ,
dans les endroits où il étoit
tombé quelques gouttes de
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[ ces liqueurs. Par les fourmis nous avons conjecturé
l'huile , & par les mouches
le miel.
Mir Khofcou, Poëte Perfien du premierrang , a fait
le récit de cette hiftoire en
vers fort élegans. Ontrouvera dans fes ouvrages plufieurs traits d'efprit fort fub.
tils & trés-agreables de ces
Arabes , particulierement
de ceux du defert. On doit
bientôt donner au public
une traduction de ce Poëte
Mir Khofcou , où il fe
trouve quelques contes à
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peu prés dela nature de celui-ci.