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1
p. 172-184
Réflexions sur la maniere d'enseigner & d'étudier le Droit.
Début :
Jamais le siécle n'a été plus éclairé que celui dans lequel nous vivons. L'esprit géométrique [...]
Mots clefs :
Enseigner le droit, Étudier le droit, Réflexions, Étude, Droit, Science
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texteReconnaissance textuelle : Réflexions sur la maniere d'enseigner & d'étudier le Droit.
Réflexions fur la maniere d'enfeigner &
d'étudier le Droit.
J
de
Amais fiécle n'a été plus éclairé que celui
dans lequel nous vivons. L'efprit géométrique
qui y regne , a porté la lumiere
dans les fciences & dans les arts. On ne fe
contente plus de connoiffances légeres &
fuperficielles , la Philofophie dans fes commencemens
, enveloppée des plus épaifes
ténébres , dans la fuite éclairée par
fauffes lueurs , eft aujourd'hui une ſcience
où l'on n'admet que ce qu'on comprend ,
& où l'on ne fe conduit que par des principes
connus. La Médecine long- tems fondée
fur les préjugés & fur l'expérience , eft
en état de rendre raifon de toutes fes opérations.
Les arts qui dépendent du goût &
de l'intelligence ne s'apprennent plus par
la feule pratique , mais encore par la méthode.
En tout on fe conduit d'une maniere
également prompte & fûre : on rend
raifon de tout , on démontre tout juſqu'aux
beautés de ftyle , jufqu'aux beautés de
fentiment .
Une ſcience feule femble n'avoir aucuSEPTEMBRE
1755. 173
ne part à ces progrès & à ces avantages ;
c'eft la fcience du droit , la plus belle néanmoins
par l'origine de fes maximes , la
plus intéreffante pour le bien de la fociété
, la plus fatisfaifante peut-être fi elle
étoit connue & pratiquée par des efprits
dignes de s'y appliquer. Nous avons vû
paroître de nos jours quelque compilation,
quelques éditions nouvelles augmentées
de notes , quelques abrégés d'ordinaire
fecs & décharnés , mais du refte aucun
ouvrage de génie en cette matiere ,
aucun ouvrage.
d'un caractere nouveau .
Plufieurs cauſes , il eft vrai , peuvent
produire cet inconvénient. Défauts dans
les difpofitions de ceux qui étudient cette
fcience ; défauts dans les livres qui la
renferment ; défaut dans la méthode de
l'enfeigner dans les Univerfités ; difcrédit
où elle eft dans l'efprit du public.
Les perfonnes qui étudient cette fcience
, font quelquefois celles qui l'envifagent
le moins dans fon objet & dans fes
principes. Les uns la regardent fimplement
comme l'inftrument de leur fortune , les
autres comme une occupation attachée à
leur état , & ce n'eft ni le befoin ni l'état
qui déterminent les qualités de l'efprit.
Les livres qui la renferment , font des
livres très-imparfaits. Le recueil des loix
H iij
174 MERCURE DE FRANCE.
compofé par Tribonien , eft un véritable
chaos plein d'obfcurités & de contradictions
vraies ou apparentes , où les vrais
principes font noyés dans la décifion des
cas particuliers répandus en des endroits
tout- à - fait différens , où ce qui eft préfenté
comme principe , n'eft fouvent
qu'une décifion d'un cas particulier , &
où le moindre défaut , quoique par luimême
très-conſidérable , eft le défaut de
méthode .
Malgré l'étendue de ce recueil , il s'en
faut bien qu'il contienne la décifion d'une
infinité de cas , c'eſt ce qui a donné lieu
à plufieurs Auteurs en différens tems de
ramaffer les décifions de ceux qui fe font
préfentés. Ces décifions n'ont pas toujours
été les mêmes fur les mêmes cas , le tems
donne des vûes & diffipe bien des erreurs.
Des réglemens d'ailleurs bons dans de cer
taines circonftances demandent d'être
changés ou modifiés dans d'autres ; mais
fi l'on continue ces fortes d'ouvrages ,
comment n'en fera-t-on pas accablé dans
les fuites ?
›
On trouve bien peu de reffources pour
réfoudre les difficultés dans certains auteurs
qui ont travaillé fur le droit , aucun
d'eux n'a guere connu la vraie méthode .
La plupart de ces interprêtes nés fans goût
SEPTEMBR E. 1755. 175
naturel , & écrivant dans un tems d'ignorance
& de ténébres ont rempli leurs écrits
des plus grandes inepties & des plus grandes
fadaifes. Ceux qui ont travaillé le plus
fenfément , ne ſe font point mis en peine
d'aider les commençans.
Il y en a qui ont travaillé d'une maniere
folide & profonde , on en convient
mais comme ils ne font point législateurs
eux-mêmes , & qu'ils n'ont fouvent que
leur opinion , quoique refpectable . Pour
les bien comprendre , & pour faire un
ufage affuré de leurs découvertes il fau
droit avoir étudié prefque autant qu'eux ,
& bien peu de perfonnes font dans le goût
& la fituation néceffaires pour cela . Au
furplus , ce peu de perfonnes ne feroient
pas , du moins de leur vivant , fort utiles
à la fociété.
Les Profeffeurs de cette fcience , foit
qu'ils n'ayent à faire qu'à une jeuneffe indocile
& ignorante , foit que leur ambition
fe trouve bornée par la place qu'ils
occupent , font fujets à enfeigner le Droit
d'une maniere peu noble & affez infructueufe.
Les fubtilités du Droit romain , &
plufieurs autres inutilités rempliffent leurs
cayers , ils acquierent par là plus de gloire,
& il y en a parmi eux qui ne font que trop
fouvent regardés que comme de vains dif-
Hiiij coureurs.
176 MERCURE DE FRANCE .
On fe contente aujourd'hui , comme on
s'eft prefque toujours contenté dans les
Univerfités , de dicter la premiere année
des études du droit des commentaires fur
les inftitutes de Juftinien , que chacun
compofe à fa fantaisie ; on y fuit communément
le même ordre qui s'y trouve , &
cet ordre n'eft point du tout méthodique.
Il n'y a point de page qui , pour être bien
comprife , n'ait beſoin de la page fuivante.
On eft réduit à expliquer ce qu'il y a
d'obfcur par des citations accablantes des
loix du Digefte , que la jeuneffe comprend
encore moins. C'eft porter un flambeau
éteint dans l'obfcurité de la nuit. On eft
fujet à y mêler une infinité de chofes inutiles
& hors d'ufage , qui font perdre de
vûe ce qu'il feroit utile de retenir.
Les autres années on explique quelques
titres du Digeſte , où il n'y a pas plus d'ordre
; on fe fatigue à concilier les contradictions
des loix par le fentiment des Interprêtes
, qui ne font pas toujours d'accord
entr'eux . On confond l'étude du
Droit romain avec l'étude du droit de fon
pays ; & comme chacun a des principes
différens , au lieu d'employer utilement
fon tems on le perd réellement , & on
n'apprend ni l'un ni l'autre .
Dans ces circonftances , l'expérience fait
1
SEPTEMRE. 1755. 177
voir , qu'il eft difficile a prendre le goût
de cette fcience ; & faute de l'avoir pris ,
le premier ufage qu'on fait de fa liberté ,
après ces études, eft d'oublier tout ce qu'on
a appris , & de fe féliciter de l'avoir oublié.
Il faut pourtant convenir , que malgré
ces difficultés , il fe trouve des perfonnes
qui s'appliquent à l'étude du droit , & qui
font en état de donner leur décifion fur
tous les différens qui fe rencontrent. Il s'en
trouve fans doute , & il s'en trouvera toujours.
Mais à la réferve d'un bien petit nombre
que l'amour de la gloire peut faire agir,
fi l'on confulte les autres , ou qu'on examine
de près leur conduite , on verra que
ce n'eft qu'un intérêt vil & méprifable en
pareil cas qui les conduit. La néceffité leur
fait furmonter les dégoûts inféparables du
commencement de cette étude , & dès
qu'ils en fçavent aſſez
décider ce qui
fe préfente , ils ne vont pas plus loin , &
n'approfondiffent pas.
pour
Il est aisé de voir combien le peu d'élévation
dans les fentimens chez des perfonnes
qui fe deſtinent à cette étude entraîne
d'inconvéniens , leurs lumieres en
deviennent fufpectes , les Juges en deviennent
incertains & irréfolus , les plaideurs
en deviennent capricieux & obſtinés.
Hv
178 MERCURE DE FRANCE
Toutes ces miferes font tomber cette
fcience dans le difcrédit , les perfonnes
éclairées , les amateurs des autres fciences
qui n'en jugent que dans ceux qui la pratiquent
, en prennent de fauffes idées . Ils
voyent que certains ne la cultivent que
par un intérêt fordide , & s'ils penfent noblement
ne la regardent que comme un
métier. Ils la voyent pratiquée par des efprits
médiocres , fans goût & fans talens ,
& la regardent par- là comme une fcience
peu fatisfaifante , peu digne des recherches
d'un homme curieux & pénétrant. Ils
font confufément inftruits des longueurs
& des fombres détours de la chicane , de
la fauffe interprétation qu'on peut faire
des loix , & regardent comme effentiel à
cette fcience un abus qui lui eft entierement
étranger. C'eft ainfi que penfent des
connoiffeurs fenfés & judicieux en toute
autre rencontre. D'autre côté , une infinité
de gens oififs qui cherchent néanmoins
à orner leur efprit & à bien conduire leurs
affaires , regardent la plus légere étude du
droit comme quelque chofe entierement
au- deffus de leur portée , héfitent dans les
moindres chofes qui y ont rapport , & ont
toujours befoin des lumieres d'autrui
dans des chofes qu'ils auroient pû , fans
beaucoup de peine , voir diftinctement
par leurs propres yeux.
SEPTEMBRE. 1755. 179
Ainfi cette, fcience ne trouve prefque
plus perfonne qui l'étudie pour elle- même
tandis que plufieurs autres fciences
moins utiles trouvent des amateurs fideles
qui s'y attachent , qui y entrent , qui les
approfondiffent. Auffi eft elle fuivie de
bien peu d'honneur & de bien peu de gloi
re , fi l'on examine celle à laquelle elle
pourroit prétendre , & qui lui a été autrefois
accordée .
Quelle gloire en effet de faire fon occupation
de ce qui fait la vraie utilité
pu
blique , fi on la fait avec les talens , les
motifs , la dignité convénables ? Quelle
gloire n'ont pas eu parmi les Grecs ceux
qui les premiers ont travaillé à écrire & à
faire pratiquer des loix ? Quelle gloire
n'acqueroient pas les Jurifconfultes parmi
les Romains ? La fcience du Droit élevoit
anx emplois les plus brillans , aux poftes
les plus diftingués , & affuroit à ceux qui
la pratiquoient une vénération publique .
Seroit- il avantageux de remédier à l'inconvénient
dont on vient de parler : &
feroit-il impoffible d'y réuffir
Il femble qu'on ne peut méconnoître
les avantages qu'il y auroit de rendre l'étude
du Droit en même tems plus fami
liere & plus recommandable. Sans parler
de l'excellence du droit naturel , qu'on ne
1
>
H vj
180 MERCURE DE FRANCE.
peut méconnoître , qu'en n'étant homme
qu'à demi , fans rapporter les pompeux
éloges qui en font faits , fans parler du
droit public dont , quiconque prend intérêt
au bien de fa patrie , devroit defirer
d'être inftruit , l'étude elle - même du droit
civil n'eft pas fans utilité , ne fut - ce que
pour conduire fes propres affaires , pour
abandonner à propos des prétentions injuftes
, ou incertaines . Pour y parvenir , il
ne feroit pas néceffaire d'être Jurifconfulte
par état , ou Avocat confultant ; il fuffiroit
d'apprendre quelques principes & quelques
régles , dont le détail pourroit être
rendu intéreffant , & qui n'eft pas infini ,
d'y apporter une difpofition & une attention
qu'on emploie pour plufieurs chofes
qui entrent dans une éducation au- deffus
de la commune.
Il feroit donc à fouhaiter qu'on enſeignât
le droit avec la dignité & la méthode
convénables pour en faire naître le
goût de plus en plus , & pour en affurer
le progrès. Pour cet effet il conviendroit
peur- être que ceux qui font prépofés à cet
exercice , fuffent parfaitement inftruits
du droit de la nature & des gens , & qu'ils
viffent clairement dans ce droit le fondement
de tous les autres. On fçait qu'il y
a dans des états voifins , des Univerfités
SEPTEMBRE . 1755. 181
où il y a une chaire particuliere pour le
Droit de la nature & des gens. Il feroit à
fouhaiter qu'on fe départît de l'ancienne
forme d'enſeigner le droit , & qu'on s'appliquât
à donner les vrais élémens de cette
fcience , autant qu'elle en eft fufceptible .
Qu'on divifât les matieres , qu'on fît bien
fentir en chacune ce qui eft d'un droit immuable
d'avec ce qui n'eft que d'un droit
pofitif , qu'un avantage public a néanmoins
fait introduire ; qu'on fçût faire
comprendre ce que c'eft que la rigueur du
droit , & dans quel cas il eft permis d'y
apporter du tempérament. Il feroit fans
doute infiniment plus avantageux d'inftruire
la jeuneffe de ces principes , que de
leur apprendre le détail des régles , ils les
apprendroient affez enfuite d'eux-mêmes.
Les anciens Jurifconfultes qui ont compofé
des inftitutes du Droit romain , fembloient
avoir reconnu la néceffité de fe
fervir de principes dans l'étude de cette
fcience. Ils en avoient pofé au commencement
de leur ouvrage , mais principes fi
primitifs , fi généraux , que l'application
n'en peut pas beaucoup fervir dans le
détail , & d'ailleurs on n'en voit point
dans la fuite de cet ouvrage.
Suivant cette méthode , on pourroit enfeigner
la premiere année ce qui regarde
182 MERCURE DE FRANCE.
les conventions , & les autres engagemens
qui en font les fuites . Dans la feconde , ce
qui regarde les fucceffions & les matieres
teftamentaires. Dans la troifiéme , quelques
matieres qui ont une origine particuliere
, comme les matieres des fiefs , ou
quelques matieres du droit public.
Il eft à préfumer qu'en fuivant ce plan
avec foin , peu à peu le goût de cette fcience
prendroit ; on verroit les perfonnes même
qui ne fe deftinent pas à s'y appliquer
toute leur vie aimer à fe remplir de principes
qui feroient d'ufage dans la conduite
de leurs affaires ; on verroit des perfonnes
qui fe deſtinent à l'état eccléfiaftique
fe rendre capables par ce moyen d'être
dans la fociété d'une utilité infinie.
Un des foins principaux des Profeffeurs
devroit être de difcerner parmi ceux qui
étudient fous eux , ceux qui fe trouvent
avoir le génie de la fcience qu'on leur enfeigne.
On fçait qu'on entend par génie
l'aptitude naturelle que des perfonnes ont
de faire bien au prix d'une légere étude
ce que d'autres avec une étude pénible ne
parviennent à faire qu'imparfaitement . On
ne doit pas douter qu'il ne faille un génie
particulier pour l'étude des loix , un caractere
d'efprit fingulier une heurenfe pofition
de coeur. L'inſtruction ſeule & l'apSEPTEMBRE
. 1755. 183
plication ne fuffifent pas , l'expérience ie
démontre . Où font les compagnies un peu
nombreuſes où l'on ne voie bien fouvent
des Magiftrats qui , fans étude , mais par
une droiture d'efprit qui leur eft naturelle ,
vont au but & à la vraie décifion , tandis
qu'on en voit , qui ayant forcé leurs talens
, & s'étant remplis de connoiffances
femblent ne s'en fervir que pour donner à
gauche avec plus d'obftination .
Ce difcernement mériteroit d'autant
plus d'attention , que parmi ceux qui s'appliquent
à l'étude du droit , c'eft prefque
un hazard s'il en eft quelqu'un qui ait .
pour cette étude les difpofitions naturelles
. Sur cent écoliers qui prendront une
année des dégrés dans une Univerſité de
Droit , c'eft beaucoup s'il y en a trois qui
en faffent dans la fuite leur objet. Les autres
Gradués le négligent entierement. Ce
petit nombre dont on parle , ne fe détermine
que par des circonftances particulie
res où il fe trouve , comme la néceffité
de remplir quelque érat , ou de pourvoir
aux befoins de la vie. Difpofitions infuffifantes
, & avec lefquelles on ne va pas
loin.
Ce difcernement ainfi fait , ce feroit à
des Profeffeurs habiles & zélés pour la
gloire de leur art d'encourager les jeunes
་།
184 MERCURE DE FRANCE.
éleves en qui ils verroient luire les étincelles
de ce génie. Il ne le pourroient gueres
que par leurs exhortations , & par leurs
exemples : mais quand il y auroit dans
l'état quelque diftinction & quelque récompenfe
pour les génies peu communs ,
cela ne paroît pas devoir tirer à une grande
conféquence.
De Ville-Franche , de Rouergue ,
ce 15 Juillet 1755 .
d'étudier le Droit.
J
de
Amais fiécle n'a été plus éclairé que celui
dans lequel nous vivons. L'efprit géométrique
qui y regne , a porté la lumiere
dans les fciences & dans les arts. On ne fe
contente plus de connoiffances légeres &
fuperficielles , la Philofophie dans fes commencemens
, enveloppée des plus épaifes
ténébres , dans la fuite éclairée par
fauffes lueurs , eft aujourd'hui une ſcience
où l'on n'admet que ce qu'on comprend ,
& où l'on ne fe conduit que par des principes
connus. La Médecine long- tems fondée
fur les préjugés & fur l'expérience , eft
en état de rendre raifon de toutes fes opérations.
Les arts qui dépendent du goût &
de l'intelligence ne s'apprennent plus par
la feule pratique , mais encore par la méthode.
En tout on fe conduit d'une maniere
également prompte & fûre : on rend
raifon de tout , on démontre tout juſqu'aux
beautés de ftyle , jufqu'aux beautés de
fentiment .
Une ſcience feule femble n'avoir aucuSEPTEMBRE
1755. 173
ne part à ces progrès & à ces avantages ;
c'eft la fcience du droit , la plus belle néanmoins
par l'origine de fes maximes , la
plus intéreffante pour le bien de la fociété
, la plus fatisfaifante peut-être fi elle
étoit connue & pratiquée par des efprits
dignes de s'y appliquer. Nous avons vû
paroître de nos jours quelque compilation,
quelques éditions nouvelles augmentées
de notes , quelques abrégés d'ordinaire
fecs & décharnés , mais du refte aucun
ouvrage de génie en cette matiere ,
aucun ouvrage.
d'un caractere nouveau .
Plufieurs cauſes , il eft vrai , peuvent
produire cet inconvénient. Défauts dans
les difpofitions de ceux qui étudient cette
fcience ; défauts dans les livres qui la
renferment ; défaut dans la méthode de
l'enfeigner dans les Univerfités ; difcrédit
où elle eft dans l'efprit du public.
Les perfonnes qui étudient cette fcience
, font quelquefois celles qui l'envifagent
le moins dans fon objet & dans fes
principes. Les uns la regardent fimplement
comme l'inftrument de leur fortune , les
autres comme une occupation attachée à
leur état , & ce n'eft ni le befoin ni l'état
qui déterminent les qualités de l'efprit.
Les livres qui la renferment , font des
livres très-imparfaits. Le recueil des loix
H iij
174 MERCURE DE FRANCE.
compofé par Tribonien , eft un véritable
chaos plein d'obfcurités & de contradictions
vraies ou apparentes , où les vrais
principes font noyés dans la décifion des
cas particuliers répandus en des endroits
tout- à - fait différens , où ce qui eft préfenté
comme principe , n'eft fouvent
qu'une décifion d'un cas particulier , &
où le moindre défaut , quoique par luimême
très-conſidérable , eft le défaut de
méthode .
Malgré l'étendue de ce recueil , il s'en
faut bien qu'il contienne la décifion d'une
infinité de cas , c'eſt ce qui a donné lieu
à plufieurs Auteurs en différens tems de
ramaffer les décifions de ceux qui fe font
préfentés. Ces décifions n'ont pas toujours
été les mêmes fur les mêmes cas , le tems
donne des vûes & diffipe bien des erreurs.
Des réglemens d'ailleurs bons dans de cer
taines circonftances demandent d'être
changés ou modifiés dans d'autres ; mais
fi l'on continue ces fortes d'ouvrages ,
comment n'en fera-t-on pas accablé dans
les fuites ?
›
On trouve bien peu de reffources pour
réfoudre les difficultés dans certains auteurs
qui ont travaillé fur le droit , aucun
d'eux n'a guere connu la vraie méthode .
La plupart de ces interprêtes nés fans goût
SEPTEMBR E. 1755. 175
naturel , & écrivant dans un tems d'ignorance
& de ténébres ont rempli leurs écrits
des plus grandes inepties & des plus grandes
fadaifes. Ceux qui ont travaillé le plus
fenfément , ne ſe font point mis en peine
d'aider les commençans.
Il y en a qui ont travaillé d'une maniere
folide & profonde , on en convient
mais comme ils ne font point législateurs
eux-mêmes , & qu'ils n'ont fouvent que
leur opinion , quoique refpectable . Pour
les bien comprendre , & pour faire un
ufage affuré de leurs découvertes il fau
droit avoir étudié prefque autant qu'eux ,
& bien peu de perfonnes font dans le goût
& la fituation néceffaires pour cela . Au
furplus , ce peu de perfonnes ne feroient
pas , du moins de leur vivant , fort utiles
à la fociété.
Les Profeffeurs de cette fcience , foit
qu'ils n'ayent à faire qu'à une jeuneffe indocile
& ignorante , foit que leur ambition
fe trouve bornée par la place qu'ils
occupent , font fujets à enfeigner le Droit
d'une maniere peu noble & affez infructueufe.
Les fubtilités du Droit romain , &
plufieurs autres inutilités rempliffent leurs
cayers , ils acquierent par là plus de gloire,
& il y en a parmi eux qui ne font que trop
fouvent regardés que comme de vains dif-
Hiiij coureurs.
176 MERCURE DE FRANCE .
On fe contente aujourd'hui , comme on
s'eft prefque toujours contenté dans les
Univerfités , de dicter la premiere année
des études du droit des commentaires fur
les inftitutes de Juftinien , que chacun
compofe à fa fantaisie ; on y fuit communément
le même ordre qui s'y trouve , &
cet ordre n'eft point du tout méthodique.
Il n'y a point de page qui , pour être bien
comprife , n'ait beſoin de la page fuivante.
On eft réduit à expliquer ce qu'il y a
d'obfcur par des citations accablantes des
loix du Digefte , que la jeuneffe comprend
encore moins. C'eft porter un flambeau
éteint dans l'obfcurité de la nuit. On eft
fujet à y mêler une infinité de chofes inutiles
& hors d'ufage , qui font perdre de
vûe ce qu'il feroit utile de retenir.
Les autres années on explique quelques
titres du Digeſte , où il n'y a pas plus d'ordre
; on fe fatigue à concilier les contradictions
des loix par le fentiment des Interprêtes
, qui ne font pas toujours d'accord
entr'eux . On confond l'étude du
Droit romain avec l'étude du droit de fon
pays ; & comme chacun a des principes
différens , au lieu d'employer utilement
fon tems on le perd réellement , & on
n'apprend ni l'un ni l'autre .
Dans ces circonftances , l'expérience fait
1
SEPTEMRE. 1755. 177
voir , qu'il eft difficile a prendre le goût
de cette fcience ; & faute de l'avoir pris ,
le premier ufage qu'on fait de fa liberté ,
après ces études, eft d'oublier tout ce qu'on
a appris , & de fe féliciter de l'avoir oublié.
Il faut pourtant convenir , que malgré
ces difficultés , il fe trouve des perfonnes
qui s'appliquent à l'étude du droit , & qui
font en état de donner leur décifion fur
tous les différens qui fe rencontrent. Il s'en
trouve fans doute , & il s'en trouvera toujours.
Mais à la réferve d'un bien petit nombre
que l'amour de la gloire peut faire agir,
fi l'on confulte les autres , ou qu'on examine
de près leur conduite , on verra que
ce n'eft qu'un intérêt vil & méprifable en
pareil cas qui les conduit. La néceffité leur
fait furmonter les dégoûts inféparables du
commencement de cette étude , & dès
qu'ils en fçavent aſſez
décider ce qui
fe préfente , ils ne vont pas plus loin , &
n'approfondiffent pas.
pour
Il est aisé de voir combien le peu d'élévation
dans les fentimens chez des perfonnes
qui fe deſtinent à cette étude entraîne
d'inconvéniens , leurs lumieres en
deviennent fufpectes , les Juges en deviennent
incertains & irréfolus , les plaideurs
en deviennent capricieux & obſtinés.
Hv
178 MERCURE DE FRANCE
Toutes ces miferes font tomber cette
fcience dans le difcrédit , les perfonnes
éclairées , les amateurs des autres fciences
qui n'en jugent que dans ceux qui la pratiquent
, en prennent de fauffes idées . Ils
voyent que certains ne la cultivent que
par un intérêt fordide , & s'ils penfent noblement
ne la regardent que comme un
métier. Ils la voyent pratiquée par des efprits
médiocres , fans goût & fans talens ,
& la regardent par- là comme une fcience
peu fatisfaifante , peu digne des recherches
d'un homme curieux & pénétrant. Ils
font confufément inftruits des longueurs
& des fombres détours de la chicane , de
la fauffe interprétation qu'on peut faire
des loix , & regardent comme effentiel à
cette fcience un abus qui lui eft entierement
étranger. C'eft ainfi que penfent des
connoiffeurs fenfés & judicieux en toute
autre rencontre. D'autre côté , une infinité
de gens oififs qui cherchent néanmoins
à orner leur efprit & à bien conduire leurs
affaires , regardent la plus légere étude du
droit comme quelque chofe entierement
au- deffus de leur portée , héfitent dans les
moindres chofes qui y ont rapport , & ont
toujours befoin des lumieres d'autrui
dans des chofes qu'ils auroient pû , fans
beaucoup de peine , voir diftinctement
par leurs propres yeux.
SEPTEMBRE. 1755. 179
Ainfi cette, fcience ne trouve prefque
plus perfonne qui l'étudie pour elle- même
tandis que plufieurs autres fciences
moins utiles trouvent des amateurs fideles
qui s'y attachent , qui y entrent , qui les
approfondiffent. Auffi eft elle fuivie de
bien peu d'honneur & de bien peu de gloi
re , fi l'on examine celle à laquelle elle
pourroit prétendre , & qui lui a été autrefois
accordée .
Quelle gloire en effet de faire fon occupation
de ce qui fait la vraie utilité
pu
blique , fi on la fait avec les talens , les
motifs , la dignité convénables ? Quelle
gloire n'ont pas eu parmi les Grecs ceux
qui les premiers ont travaillé à écrire & à
faire pratiquer des loix ? Quelle gloire
n'acqueroient pas les Jurifconfultes parmi
les Romains ? La fcience du Droit élevoit
anx emplois les plus brillans , aux poftes
les plus diftingués , & affuroit à ceux qui
la pratiquoient une vénération publique .
Seroit- il avantageux de remédier à l'inconvénient
dont on vient de parler : &
feroit-il impoffible d'y réuffir
Il femble qu'on ne peut méconnoître
les avantages qu'il y auroit de rendre l'étude
du Droit en même tems plus fami
liere & plus recommandable. Sans parler
de l'excellence du droit naturel , qu'on ne
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180 MERCURE DE FRANCE.
peut méconnoître , qu'en n'étant homme
qu'à demi , fans rapporter les pompeux
éloges qui en font faits , fans parler du
droit public dont , quiconque prend intérêt
au bien de fa patrie , devroit defirer
d'être inftruit , l'étude elle - même du droit
civil n'eft pas fans utilité , ne fut - ce que
pour conduire fes propres affaires , pour
abandonner à propos des prétentions injuftes
, ou incertaines . Pour y parvenir , il
ne feroit pas néceffaire d'être Jurifconfulte
par état , ou Avocat confultant ; il fuffiroit
d'apprendre quelques principes & quelques
régles , dont le détail pourroit être
rendu intéreffant , & qui n'eft pas infini ,
d'y apporter une difpofition & une attention
qu'on emploie pour plufieurs chofes
qui entrent dans une éducation au- deffus
de la commune.
Il feroit donc à fouhaiter qu'on enſeignât
le droit avec la dignité & la méthode
convénables pour en faire naître le
goût de plus en plus , & pour en affurer
le progrès. Pour cet effet il conviendroit
peur- être que ceux qui font prépofés à cet
exercice , fuffent parfaitement inftruits
du droit de la nature & des gens , & qu'ils
viffent clairement dans ce droit le fondement
de tous les autres. On fçait qu'il y
a dans des états voifins , des Univerfités
SEPTEMBRE . 1755. 181
où il y a une chaire particuliere pour le
Droit de la nature & des gens. Il feroit à
fouhaiter qu'on fe départît de l'ancienne
forme d'enſeigner le droit , & qu'on s'appliquât
à donner les vrais élémens de cette
fcience , autant qu'elle en eft fufceptible .
Qu'on divifât les matieres , qu'on fît bien
fentir en chacune ce qui eft d'un droit immuable
d'avec ce qui n'eft que d'un droit
pofitif , qu'un avantage public a néanmoins
fait introduire ; qu'on fçût faire
comprendre ce que c'eft que la rigueur du
droit , & dans quel cas il eft permis d'y
apporter du tempérament. Il feroit fans
doute infiniment plus avantageux d'inftruire
la jeuneffe de ces principes , que de
leur apprendre le détail des régles , ils les
apprendroient affez enfuite d'eux-mêmes.
Les anciens Jurifconfultes qui ont compofé
des inftitutes du Droit romain , fembloient
avoir reconnu la néceffité de fe
fervir de principes dans l'étude de cette
fcience. Ils en avoient pofé au commencement
de leur ouvrage , mais principes fi
primitifs , fi généraux , que l'application
n'en peut pas beaucoup fervir dans le
détail , & d'ailleurs on n'en voit point
dans la fuite de cet ouvrage.
Suivant cette méthode , on pourroit enfeigner
la premiere année ce qui regarde
182 MERCURE DE FRANCE.
les conventions , & les autres engagemens
qui en font les fuites . Dans la feconde , ce
qui regarde les fucceffions & les matieres
teftamentaires. Dans la troifiéme , quelques
matieres qui ont une origine particuliere
, comme les matieres des fiefs , ou
quelques matieres du droit public.
Il eft à préfumer qu'en fuivant ce plan
avec foin , peu à peu le goût de cette fcience
prendroit ; on verroit les perfonnes même
qui ne fe deftinent pas à s'y appliquer
toute leur vie aimer à fe remplir de principes
qui feroient d'ufage dans la conduite
de leurs affaires ; on verroit des perfonnes
qui fe deſtinent à l'état eccléfiaftique
fe rendre capables par ce moyen d'être
dans la fociété d'une utilité infinie.
Un des foins principaux des Profeffeurs
devroit être de difcerner parmi ceux qui
étudient fous eux , ceux qui fe trouvent
avoir le génie de la fcience qu'on leur enfeigne.
On fçait qu'on entend par génie
l'aptitude naturelle que des perfonnes ont
de faire bien au prix d'une légere étude
ce que d'autres avec une étude pénible ne
parviennent à faire qu'imparfaitement . On
ne doit pas douter qu'il ne faille un génie
particulier pour l'étude des loix , un caractere
d'efprit fingulier une heurenfe pofition
de coeur. L'inſtruction ſeule & l'apSEPTEMBRE
. 1755. 183
plication ne fuffifent pas , l'expérience ie
démontre . Où font les compagnies un peu
nombreuſes où l'on ne voie bien fouvent
des Magiftrats qui , fans étude , mais par
une droiture d'efprit qui leur eft naturelle ,
vont au but & à la vraie décifion , tandis
qu'on en voit , qui ayant forcé leurs talens
, & s'étant remplis de connoiffances
femblent ne s'en fervir que pour donner à
gauche avec plus d'obftination .
Ce difcernement mériteroit d'autant
plus d'attention , que parmi ceux qui s'appliquent
à l'étude du droit , c'eft prefque
un hazard s'il en eft quelqu'un qui ait .
pour cette étude les difpofitions naturelles
. Sur cent écoliers qui prendront une
année des dégrés dans une Univerſité de
Droit , c'eft beaucoup s'il y en a trois qui
en faffent dans la fuite leur objet. Les autres
Gradués le négligent entierement. Ce
petit nombre dont on parle , ne fe détermine
que par des circonftances particulie
res où il fe trouve , comme la néceffité
de remplir quelque érat , ou de pourvoir
aux befoins de la vie. Difpofitions infuffifantes
, & avec lefquelles on ne va pas
loin.
Ce difcernement ainfi fait , ce feroit à
des Profeffeurs habiles & zélés pour la
gloire de leur art d'encourager les jeunes
་།
184 MERCURE DE FRANCE.
éleves en qui ils verroient luire les étincelles
de ce génie. Il ne le pourroient gueres
que par leurs exhortations , & par leurs
exemples : mais quand il y auroit dans
l'état quelque diftinction & quelque récompenfe
pour les génies peu communs ,
cela ne paroît pas devoir tirer à une grande
conféquence.
De Ville-Franche , de Rouergue ,
ce 15 Juillet 1755 .
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Résumé : Réflexions sur la maniere d'enseigner & d'étudier le Droit.
Le texte 'Réflexions sur la manière d'enseigner et d'étudier le Droit' met en lumière le retard de la science juridique par rapport aux autres disciplines, telles que la philosophie et la médecine, qui ont progressé grâce à des méthodes rigoureuses et à la raison. Plusieurs facteurs expliquent ce retard, notamment les défauts des étudiants, les imperfections des livres de droit et les méthodes d'enseignement inefficaces dans les universités. Les étudiants voient souvent le droit comme un moyen de fortune ou une obligation professionnelle, plutôt que comme une science à étudier pour elle-même. Les livres de droit, comme le recueil des lois compilé par Tribonien, sont décrits comme chaotiques et pleins de contradictions. Les auteurs de ces ouvrages sont critiqués pour leur manque de méthode et de clarté. Les professeurs, quant à eux, enseignent de manière peu noble et infructueuse, se concentrant sur des subtilités inutiles et des inutilités. L'enseignement du droit dans les universités est critiqué pour son manque de méthode et d'ordre. Les étudiants sont souvent submergés par des citations et des explications obscures, ce qui rend l'apprentissage difficile et inefficace. En conséquence, beaucoup d'étudiants perdent rapidement l'intérêt pour cette science après leurs études. Le texte suggère que l'étude du droit pourrait être rendue plus attrayante et utile en adoptant une méthode d'enseignement plus structurée et en se concentrant sur les principes fondamentaux. Il propose de diviser les matières en sections distinctes, comme les conventions, les successions et les matières testamentaires, et d'enseigner les principes immuables du droit naturel et des gens. Cela permettrait aux étudiants de mieux comprendre et d'appliquer les règles juridiques dans leur vie quotidienne et professionnelle. Le texte insiste également sur l'importance pour les professeurs de distinguer les étudiants dotés d'un génie particulier pour la science qu'ils enseignent. Le génie est défini comme une aptitude naturelle permettant de réussir avec peu d'efforts, contrairement à ceux qui nécessitent des études pénibles pour obtenir des résultats imparfaits. Cette aptitude est particulièrement cruciale dans l'étude des lois, où l'instruction et l'application seules ne suffisent pas. Le texte observe que dans certaines compagnies, des magistrats sans étude approfondie mais avec une droiture d'esprit naturelle parviennent à des décisions justes, tandis que d'autres, malgré leurs connaissances, les utilisent de manière inefficace. Le texte souligne que parmi les étudiants en droit, il est rare de trouver ceux ayant des dispositions naturelles pour cette étude. Sur cent écoliers obtenant un diplôme en droit, seulement trois environ poursuivront cette carrière par la suite. Les autres négligent cette voie, souvent poussés par des circonstances spécifiques comme la nécessité de subvenir à leurs besoins. Après avoir identifié ces étudiants talentueux, les professeurs devraient les encourager par leurs exhortations et leurs exemples. Cependant, l'instauration de distinctions ou de récompenses pour ces génies dans l'état semble avoir une portée limitée.
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