Titre
RELATION DE L'AMBASSADE de Mr le Chevalier DE CHAUMONT A LA COUR DU ROY DE SIAM, Avec ce qui s'est passé de plus remarquable durant son voyage.
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8
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54
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67
Incipit
Je partis de Brest le troisiéme Mars 1685. sur le
Texte
RELATΙΟΝ
DE
L'AMBASSADE
de M le Chevalier ™
DE CHAUMONT
A LA COUR DU ROY
DE SIAM ,
Avec ce qui s'est paßé de plus
remarquable durant fon
voyage.
E partis de Breſt le troifiéme
Mars 1685. fur le
Vaiſſeau du Roy , nommé
l'Oiseau , accompagné d'une Fre-
A
2 RELATION
,
gate de ſa Majesté , appellée la
Maline ; & ce fut avec un vent fi
favorable , qu'en ſept jours je me
trouvay par le travers des Iſles de
Madere : j'eus ce même bonheur
juſques à quatre ou cinq degrez
Nord de la Ligne Equinoxiale , où
nous eûmes quelque calme , & fentîmes
d'aſſez grandes chaleurs
mais pourtant pas incommodes ; le
vent revint bon , & nous paſsâmes
la Ligne par les trois cens cinquante
degrez cinq minuttes de longi.
tude trente- trois jours aprês nôtre
depart , & l'eau du fond de cale
étoit auſſi bonne & auſſi fraiche
que ſi elle venoit de la fontaine ;
ce qui fit que nous quittâmes celle
de nos jarres pour en boire. A
cinq degrez Sud de la Ligne nous
trouvâmes des vents fort variables
, mais les chaleurs point incommodes
, & je ne quittay point
mon habit d'hyver dans toute cette
DU VOYAGE DE SIAM. 3
route. Les vents quoique variables
ne laiſſerent pas de nous porter à
nôtre route , ſi bien que nous arri .
vâmes au Cap de Bonne Eſperance
le 31. May , poury faire de l'eau ,
& y prendre des rafraichiſſemens ,
quoique j'euſſe encore de l'eau pour
plus de quarantejours.J'y moüillay
le foir fort tard , &je trouvay dans
cette rade quatre Vaiſſeaux Hol.
landois , dont l'un portoit le Pavillon
au grand maſt ; ils venoient
d'Hollande , & conduiſoient un
Commiſſaire de la Compagnie qui
rend cet Etat- là ſi puiſſant dans
les Indes , & où il alloit pour ordonner
dans les Places qui y appartiennent
à cette Republique.
Monfieur de ſaint Martin Major
General , François de nation , qui
eſt au ſervice des Hollandois depuis
trente ans , & dont ils font
tres- contens , alloit à Batavia y
exercer ſa Charge. Le Commif
Aij
4 RELATION
faire General m'envoya faire compliment
le jour de mon arrivée , &
le lendemain matin il m'envoya fon
neveu & fon Secretaire me faire
offre de tout ce que j'avois affaire.
Des Habitans du lieu vinrent avec
des preſens de fruits , herbages ,
& moutons , & il me fit ſaluer par
ſes quatre Vaiſſeaux : on ne peut
recevoir plus d'honnêtetez que j'en
ay reçû de ces Meſſieurs .
Les Hollandois ont dans cette
plage un petit Fort à cinq baſtions ,
&environ cent maiſons d'Habitans
éloignées d'une portée de
mouſquet du Fort , qui font auſſi
propres dedans & dehors que celles
de Hollande ,& la plupart des
Habitans y font Catholiques, quoiqu'ils
n'ayent pas la liberté d'y
exercer leur Religion. La ſituation
en eſt belle , bien qu'il y ait une
groffe montagne qui la borne du
côté de la terre , où il y a une ex
DU VOYAGE DE SIAM.
trême quantité de gros Singes qui
viennent juſques dans leurs jardins
manger les fruits. Ils ont pluſieurs
maiſons de plaiſance à deux , trois
& quatre lieuës ; & au -delà de cette
groffe montagne il y a une plaine
de prés de dix lieuës , où ils ont
fait bâtir une habitation , & où il
y a pluſieurs maiſons , & quantité
d'Habitans qui s'augmentent journellement.
Le climat y eſt aſſez
doux ; leur Printemps commence
en Octobre , & finit en Decembre;
leur Eſté dure Janvier , Fevrier &
Mars ; l'Automne eſt en Avril ,
May & Juin , & leur Hyver en
Juillet , Aouft & Septembre ; les
chaleurs y font extrêmes , mais il y
a toujours du vent. La Compagnie
Hollandoiſe des Indes Orientales
y a un tres beau jardin , & de belles
paliſſades d'un bois qui eſt toujours
verd ; la grande allée a de
long quatorze cens cinquante pas ,
A iij
6 RELATION
elle eſt preſque toute plantée de
citronniers ; ce jardin eſt par compartimens
: on y voit dans l'un des
arbres fruitiers & des plantes les
plus rares d'Afie ; dans l'autre des
plantes & des fruits les plus exquis
d'Affrique; dans le troiſième des
arbres à fruits , & des plantes les
plus eſtimées en Europe ; & enfin
dans le quatriéme on y trouve auffi
des fruits & des plantes qui viennent
de l'Amerique. Ce jardin eſt
tres- bien entretenu , & eſt fort
utile aux Hollandois par la grande
quantité d'herbages & de legumes
qu'il fournit pour le rafraichiſſement
de leurs Flottes , lorſqu'elles
paſſent en ce lieu , allant aux Indes
, ou retournant dans leur païs.
J'y trouvay un Jardinier François,
qui avoit autrefois appris fon métier
dans les Jardins de Monfieur
à ſaint Cloud. La terre y eſt tresbonne
, & rapporte beaucoup de
:
7 DU VOYAGE DE SIAM.
bled , & tous les grains y viennent
en abondance. Un homme digne
de foy m'a dit qu'il avoit vû cent
ſoixante épis de bled ſur une même
tige. Les naturels du païs ont
la phyſionomie fine , mais en cela
fort trompeuſe , car ils font tresbêtes
; ils vont tout nuds à la re.
ſerve d'une méchante peau dont
ils couvrent une partie de leur
corps ; ils ne cultivent pas la terre ;
ils ont beaucoup de beſtiaux , comme
moutons , boeufs , vaches &
cochons. Ils ne mangent preſque
pointde ces animaux, &ne ſe nour
riſſent quaſi que de laict & de
beure qu'ils font dans des peaux
de mouton. Ils ont une racine qui
a le goût de noiſette , qu'ils mangent
au lieu de pain. Ils ont la
connoiffance de beaucoup de fimples
, dont ils ſe ſervent pour guerir
leurs maladies &leurs bleffures .
Les plus grands Seigneurs font ceux
A nij
RELATION
qui ont le plus de beſtiaux ; ils les
vont garder eux mêmes ; ils ont le
plus ſouvent des guerres les uns
contre les autres ſur le ſujet de
leurs paturages . Ils font fort tourmentez
des bêtes ſauvages , y ayant
une grande quantité de lions , leopards
, tigres , loups , chiens ſauvages
, elans , elephans : tous ces animaux
là leur font la guerre , & à
leurs beftiaux. Ils ont pour toutes
armes une maniere de lance qu'ils
empoiſonnent pour faire mourir
ces animaux quand ils les ont blefſez;
ils ont des eſpeces de filets
avec lesquels ils enferment leurs
beſtiaux la nuit . Ils n'ont point de
Religion ; à la verité dans la plaine
Lune ils font quelques ceremonies ,
mais qui ne fignifient rien.Leur Langue
eſt fort difficile à apprendre. Il
y a une grande quantité de gibier,
comme faifans , de trois ou quatre
fortes de perdrix , paons , lievres ,
1
RELATION
qui ont le plus de beftiaux ; ils les
vont garder eux mêmes ; ils ont le
plus ſouvent des guerres les uns
contre les autres ſur le ſujet de
leurs paturages. Ils font fort tourmentez
des bêtes ſauvages , y ayant
une grande quantité de lions , leopards,
tigres , loups , chiens ſauvages
, elans , elephans : tous ces animaux-
là leur font la guerre , & à
leurs beftiaux . Ils ont pour toutes
armes une maniere de lance qu'ils
empoiſonnent pour faire mourir
ces animaux quand ils les ont bleffez;
ils ont des eſpeces de filets
avec lesquels ils enferment leurs
beftiaux la nuit. Ils n'ont point de
Religion ; à la verité dans la plaine
Lune ils font quelques ceremonies ,
mais qui ne ſignifient rien.Leur Langue
eft fort difficile à apprendre. Il
y a une grande quantité de gibier,
comme faifans , de trois ou quatre
fortes de perdrix , paons , lievres ,
:
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DU VOYAGE DE SIAM. 9
lapins , chevreüils , cerfs & fangliers;
les cerfs y font en ſi grande
abondance , que l'on en voit des
vingt mille enſemble dans des plaines
, ce qui m'a été aſſeuré par des
gens dignes de foy. Nous avons
mangé d'une partie de ce gibier ,
qui est tres bon & d'un goût admirable.
Les moutonsy font en ce
lieu d'une groſſeur prodigieuſe ,
peſans ordinairement quatre-vingts
Jivres. Il y a auſſi grand nombre
de boeufs & de vaches. La mer en
cette Baye eſt fort poiſſonneuſe ,
& le poiffon y eſt tres-bon ; il y en
a un qui a le goût du ſaumon , &
qui eſt fort gros ; il y a quantité
de loups marins , & en nous promenant
ils venoient faire cent tours
devant la poupe de nôtre canot ;
on tira deſſus ſans en pouvoir tuer
aucun. Il y a quantité de chevaux
fauvages, qui font les plus beaux du
monde , ils font rayez de rayes
10 RELATION
blanches & noires ( j'en ay apporté
la peau d'un ; ) on ne les ſçauroit
qu'à grande peine dompter . Comme
ce païs eſt tres bon , les Hollandois
y feront de grande Colonies
; ils envoyent tous les ans faire
de nouvelles découvertes dans les
terres . On dit qu'ils y ont trouvé
des mines d'or & d'argent , mais
qu'ils ſe gardent bien de le vouloir
dire. Les eaux y font admirables ,
& on y trouve des ſources en abondance;
les rivieres qui y font en
grand nombre y ont abondance de
poiffons.
Nous partîmes de cette rade
le ſeptième jour de Juin avec un
vent ſi favorable de Nord , & de
Nord Nord Oueſt , qu'il nous mit
au large , & le foir nous nous mîmes
en route pour Bantam: nous
eûmes beaucoup de pluyes , & la
mer fut fort groſſe juſques par le
travers des Ifles de Madagascar
DU VOYAGE DE SIAM. II
Nord & Sud , où je me trouvay le
dix- neuviéme Juin. Il y a en ces
mers là quantité d'oiſeaux , mais
point de poiffon. Depuis ce temps
juſqu'au vingtiéme Juillet nous
trouvâmes des mers fort rudes &
des vents fort variables , qui nous
obligerent de courirjuſqu'aux quarante
degrez Sud , où nous rencontrâmes
des vents de Oueſt , qui nous
firent faire un tres-grand chemin .
Le 24. ſuivant la Fregate la Maline
ſe ſepara de nous par un temps
fort rude , & la mer fort groſſe
courant au Nord. Le troiſieme
Aouſt nous trouvâmes la mer moins
agitée & le temps plus doux; à la
pointe du jour nous découvrîmes
une Iſle à ſept ou huit lieuës au
devant de nous , ce qui nous furprit
, cette Ifle n'étant point marquée
ſur nos Cartes : elle eſt ſituée
par les dix degrez dix - neuf minuttes
latitude Sud, & par eſtime par
12 RELATION
les cent vingt degrez quarante une
minuttes longitude. Cette Ifle eſt
une belle connoiſſance pour aller
trouver l'Ifle de Java , qui n'en eſt
éloignée que de cent cinquante
lieuës , & depuis nous avons reconnu
qu'elle est appellée l'Iſle de Mo.
ny , étant mal marquée ſur nos
Cartes qui la mettent proche celle
de Java ; cette Ifle eſt tres -haute.
Nous courûmes encore deux jours
d'un vent aſſez frais , & le cinquié .
me ſur les huit heures du matin
nous découvrîmes l'Iſle de Java ,
qui nous donna beaucoup de joye,
ainſi que de nous trouver au vent
du Détroit de Sonda ; nous fîmes
vent arriere terre à terre de l'Ifle ,
& le ſeptiéme enſuivant nous nous
trouvâmes entre l'ifle du Prince &
celle de l'Empereur qui fait l'entrée
du Détroit. L'Iſle de l'Empereur
eſt du côté de l'Iſle de Sumatra
, & l'Ifle du Prince du côté de
DƯ VOYAGE DE SIAM . 13
Java. Nous fûmes quatrejours entre
ces deux Ifles , les vents & les
courans nous étant contraires & fi
grands , que ce que nous gagnions
en douze heures , nous le perdions
en quatre , à cauſe des calmes qui
venoient quelquefois. Avantd'en .
trer dans ce Détroit la Fregate qui
m'avoit perdu le vingt-quatriéme
Juin s'y trouva ce même jour , &
nous nous vîmes d'abord ſans nous
reconnoître . Le treiziéme nous doublâmes
toutes ces Ifles , & nous
moüillâmes à une lieuë de l'Iſle de
Java : il en vint diverſes perſonnes
à mon bord dans de petits batteaux;
elles nous apporterent des
fruits du païs , comme cocos, dont
l'eau qui y eſt renfermée eſt extrê
mement bonne à boire , bananes ,
melons , citrons , & pluſieurs au.
tres de ces fortes de rafraichiſſe.
mens; ils firentdu bien à l'équipage
fort fatigué de la mer , & beau
14
RELATION
coup incommodé du ſcorbut.
Le ſeiziéme au matin nous moüillâmes
devant Bantam , où je trouvay
la Fregate la Maline , qui m'y
attendoit depuis deux jours : le
Capitaine qui la commandoit me
vint dire que le Gouverneur Hollandois
de Bantam ne luy avoit
point voulu donner d'entrée , &
qu'il luy avoit envoyé ſeulement
quelques vollailles & quelques
fruits : auſſi- tôt je fis partir Monfieur
de Forbin Lieutenant de mon
Navire , pour faire compliment de
ma part à ce Gouverneur , & le
prier de me donner la liberté d'envoyer
des malades à terre , de faire
de l'eau , & de prendre des rafraichiſſemens
. Il fit réponſe qu'il n'étoit
pas le maître à Bantam , qu'il
n'y étoit que comme conduiſant
des Troupes auxiliaires , & que c'étoit
le Roy de Bantam qui com.
mandoit , & qui ne vouloit donner
DU VOYAGE DE SIAM. 15
entrée à qui que ce ſoit. Les Hollandois
ſe ſervent du nom de ce
Roy, parce qu'ils ne veulent pas recevoir
des Vaiſſeaux étrangers ,
principalement ceux qui viennent
d'Europe. Depuis qu'ils font maîtres
de cette Place ils en ont chaſſé
toutes les autres Nations. C'eſt
une grande Ville & fort peuplée
de naturels du païs. Avant que les
Hollandois en fuſſent maîtres , c'étoit
la Place des Indes du plus
grand commerce; on y venoit d'Europe
, de Perſe , de la Chine , du
Japon , de l'Empire du Mogol , &
des autres Regions des Indes ; à
preſent les Hollandois en font tout
le commerce , qui leur est d'un
tres -grand profit , & l'on pouvoit
autrefois comparer cette Place à
Cadix en Eſpagne. Aufſi- tôt que
j'eus reçû la réponſe du Gouverneur
, qui me fit neanmoins dire
que ſi je voulois aller à Batavia j'y
16 RELATION
ferois tres-bien reçû , je levay l'ancre
& jeme mis à la voile pour m'y
rendre ; il n'y a que quinze lieuës
de l'un à l'autre . Je fus trois jours
avant que d'y arriver , à cauſe que
n'ayant point de Pilote qui y eût
été , je rencontray diverſes Ifles &
des bas fonds qui m'obligeoient à
moüiller toutes les nuits , &d'aller
le jour à petites voiles & à la fonde:
j'y arrivay le dix- huitiéme au
foir. Auffi -tôt que j'y eus moüillé
j'envoyay Monfieur de Forbin au
General luy faire compliment , &
luy demander la liberté de faire
deſcendre tous mes malades à terre ,
faire de l'eau , & prendre des rafraichiſſemens.
Il reçut fort bien
mon compliment , & il fit réponſe
qu'il donneroit ordre pour tout ce
qui me feroit neceſſaire , & à ceux
des deux Vaiſſeaux. J'envoyay le
lendemain foixante- cing malades
à terre , qui furent preſque tous
gueris
DU VOYAGE DE SIAM . 17
,
gueris en ſept jours que je demeuray
à Batavia , par le bon traitement
& les rafraichiſſemens que je
leur fis faire . Le dix- neuviéme au
matin le General m'envoya faire
compliment par trois Officiers
m'offrit tout ce dont j'aurois affaire
, & me pria de ſa part de deſcen.
dre à terre pour me délaſſer des
fatigues de la mer , avec offre de
ſon logis , dont je ſerois le maître
abſolu. Après les remerciemens que
je devois , je leur dis que j'aurois
ſouhaité n'avoir pas d'ordre qui
m'empêchât de deſcendre à terre ,
& que fans cela j'euſſe accepté avec
joye une pareille honnêteté : je ré.
pondis de la forte , outre pluſieurs
autres raiſons , pour éviter les ceremonies
qu'il auroit fallu faire
dans une ſemblable occafion. Le
General m'envoya une grande Chalouppe
pleine de toutes fortes de
fruits des Indes , d'herbes , de pain
B
18 RELATION
frais , deux boeufs , deux moutons,
& continua ainſi de nous donner
tous les deux jours de pareils rafraichiſſemens
. Le vingt- deuxième
j'allay à terre incognito , je me promenay
dans toute la Ville dans un
petit bateau. Cette Ville eſt à peu
prês comme Veniſe , elle a des canaux
qui traverſent toutes les ruës ,
& qui font bordez de grands arbres
qui font un ombrage fort
agreable , tant ſur les canaux que
fur les ruës ; les maiſons y font bâties
comme en Hollande , & de la
même propreté ; il y a une Citadelle
à quatre baſtions ; cette Ville
eſt entourée d'une muraille & d'un
grand foſſé fort large , mais peu
profond ; les entours en ſont tresbeaux
, ce ſont toutes maiſons de
plaiſance avec fort jolis jardins, &
des refervoirs où il y a des poiſſons
extraordinaires &de pluſieurs couleurs
, beaucoup de dorez & d'ar
DU VOYAGE DE SIAM . 19
gentez: il y a dans la Ville des Marchands
extrêmement riches , & qui
n'épargnent rien pour leurs plaiſirs :
la liberté y eſt comme en Hollande
, principalement à l'égard des
femmes ; je parlay avec quatre ou
cinq en me promenant dans des
Jardins ; elles font habillées à la
Françoiſe . Il y a dans Batavia environ
cinquante Carroſſes , j'en ay
vû quelques-uns fort propres & a
la mode de France ; leurs chevaux
ne font pas grands , mais en recom.
penſe ils font fort vifs . Cette Ville
eſt d'un tres-grand commerce,& fes
richeſſes font qu'on y ménage peu
l'or & l'argent ; elle eſt extraordinairement
peuplée ; les Hollandois
y entretiennent une groffe garnifon
; ils y ont pour eſclaves plus
de trois mille Maures des côtes de
Malabar & pluſieurs des naturels
du païs , qu'ils font vivre avec difcipline
aux environs de la Ville.
Bij
20 RELATION
L'Iſle de Java dans laquelle cette
Ville eſt ſituée eſt fort peuplée ,
elle a deux cens lieuës de long , &
quarante de large ; il y a cinq Rois
dont les Hollandois font les maîtres
; tous ces peuples font Maho .
metans. Je fis demander au General
un Pilote pour Siam , les miens
n'y ayant jamais été , il m'en fit
donner un qui avoit fait cette navigation
quatre fois : aprês toutes
ces honnêtetez j'envoyay Monfieur
de Forbin le remercier.
Le Dimanche vingt- fixieme
Aouſt à fix heures du matin nous
mîmes à la voile , & nous prîmes
la route pour paſſer le Détroit de
Banca ; nous fîmes ce jour- là d'un
petit vent dix lieuës ,& le foir fur
les neuf heures on me vint dire qu'il
y avoit au vent de nous un Vaifſeau
qui arrivoit ſur l'Oiseau oùj'étois
; je dis à l'Officier qu'on ſe
tint ſur ſes gardes ; un moment
DU VOYAGE DE SIAM. 21
-
aprês je vis par ma fenêtre ce Navire
qui nous abordoit : on cria
d'où étoit le Navire , mais on ne
répondit rien , & montant fur le
Pont je trouvay tout mon monde
fous les armes , & le Beaupré de ce
Navire fur la Poupe du mien ; je
luy fis tirer une vingtaine de coups
de fufils qui le firent déborder , &
il fit vent arriere s'en allant à toutes
voiles ;nous ne ſçûmes de quelle
nation il étoit , car perſonne de ce
Navire ne dît jamais une parole ,
&nous ne remarquâmes que trespeu
de monde dans ce Vaiſſeau :
je crois que c'étoit quelque Navire
Marchand qui faiſoit fa route ,
&qui fit une méchante manoeuvre;
il rompit quelque choſe du couronnement
de mon Vaiſſeau , qui
fut racommodé le lendemain .
Le Mardy vingt - huitiéme au
foir nous vîmes l'entrée du Détroit
de Banca , & le vingt-neuf au ma
Bij
2.2 RELATION
tin nous y entrâmes. Quoique nous
euſſions unbon Pilote Hollandois ,
nous ne laiſſames pas d'échoüer
fur un banc de ſable vazeux ; mais
comme il y a beaucoup de bancs
de cette même forte dans ce Détroit
, & qu'il arrive à pluſieurs
Vaiſſeaux d'y échoüer ſans grand
peril , cela ne me donna pas d'inquietude
; je fis porter un petit
ancre à la mer du côté de Sumatra
, & en moins de deux heures
jeme tiray de deſſus ce banc. Nous
fumes quatre jours à paſſer ce Détroit.
L'Ifle de Sumatra eſt à la
gauche, qui a plus de deux cens cinquante
lieuës de long ,& cinquante
où elle eſt plus large : les Hollandois
y ont quatre ou cinq fortereſſes;
les peuples y font tous
Mahometans , & elle est habitée
des naturels du Païs , qui obeïſſent
à quatre ou cinq Rois. La Reine
d'Achem en a un des plus grands
4
DU VOYAGE DE SIAM. 23
Royaumes , & y regne avec une
grande autorité , elle gouverne
tres-bien fes peuples : les Hollandois
font preſque maîtres de tous
ces Rois , ils traitent avec eux des
choſes qui croiffent dans l'Ifle , où
il y a des mines d'or , beaucoup de
poivre , quantité de ris , toutes fortes
de beſtiaux : en quelques cantons
les peuples ſont fort barbares ,
& les Rois ſe font ſouvent la guerre.
Ceux qui prennent la protection
des Hollandois ſont toujours
les plus forts , à cauſe des Troupes
& des Vaiſſeaux qu'ils leur envoyent
: ils font la même choſe
dans l'Ifle de Java , & trois cens
Européens battent toûjours cinq
à fix mille hommes de ces Nations,
qui ne ſçavent pas faire la guerre.
Elle est à quatre degré Sud de la
Ligne Equinoxiale. Les Hollandois
ont un Fort du côté du Détroit de
Banca , où il y a vingt - quatre
a
24 RELATION
pieces de canon ; le Fort eſt au
bord d'une grande riviere que l'on
appelle Palembane , elle ſe jette
avec tant de violence dans la mer,
que trois ou quatre mois de l'année
au temps des pluyes , l'eau quoyqu'entrant
dans la mer eſt encore
douce.
L'Iſle de Banca nous reſta à la
droite , elle a environ quarante
lieuës de long ; les Hollandois y
ont un Fort , & ontcommerce avec
les naturels de l'Iſle ; on dit qu'elle
eſt tres fertile & tres-bonne : dans
le temps que j'ay paffé devant la
riviere de Palembane , les Hollandois
y avoient deux Vaiſſeaux qui
y chargeoient des poivres . Le troifiéme
Septembre nous repaſſames
la Ligne par un temps le plus beau
& le plus favorable qui ſe puiſſe
voir , c'est - à-dire fans chaleur , un
air temperé , & pas plus chaud que
dans ce même mois en France ; de
forte
DU VOYAGE DE SIAM. 25
7
forte que je ne quittay point encore
non plus mon habit de drap ,
que lorſque je l'avois paſſée vers
les côtes d'Affrique. Nous allâmes
paſſer devant le Détroit de Malaca,
qui a trois ou quatre paſſes ou entrées
; les courans, y font fort
grands , & ſe trouverent tantôt
pour nous , & tantôt contre , се
qui nous fit moüiller fort ſouvent ;
car quand le calme nous prenoit ,
les courans nous emportoient fort
au large, & nous ne quittâmes pas
cette côte à cauſe des vents qui regnent
toujours du côté de la terre,
& qui nous pouſſoient à nôtre route.
Je croy que l'air de ce païs- là
eſt fort bon , car nous avions beaucoup
de malades ,& ils furent tous
gueris.
Le cinquiéme nous nous trouvâmes
par le travers de l'Iſle de
Polimon , qui eft habitée de Malais
, peuples Mahometans. Elle eſt
C
26 RELATION
tres bonne & tres -fertile,elle obeït
à un Prince qui la gouverne. La
Reine d'Achin y a des pretentions ,
& pour cet effet elle y envoye tous
les ans quelques Vaiſſeaux ; mais
comme ce Prince ne veut point
avoir de guerre avec elle , ſes peuples
luy payent quelque tribut. Il
en vint à nôtre bord un petit canot
, qui nous apporta quelques
poiſſons & quelques fruits . Cette
Ifle eſt éloignée de la terre ferme
d'environ fix lieuës ; une partie de
ſa côte a été autrefois ſoumiſe au
Roy de Siam , mais elle eſt poſſedée
depuis quelques années par
deux ou trois Rois , dont l'un eft
le Roy des Malais. Cette nation
eſt fort inſociable , & on n'a point
de commerce avec elle .
Du cinquiéme au quinze nous
n'eûmes que de petits vents forr
variables , & des calmes qui nous
faifoient moüiller ſouvent , à caus
DU VOYAGE DE SIAM. 27
ſe des courans qu'il y a le long
de cette côte. Depuis le Détroit
de Banca juſqu'à Siam , on ne
quitte point la terre , & on ne
s'en éloigne que depuis quinze juſfqu'à
vingt- cinq braſſes , le fonds
vaſe.
Le même jour nous nous trouvâmes
devant Ligor , qui eſt la
premiere Place du Roy de Siam.
Les Hollandois y ont une habitation
, & y font commerce. Il eſt
dificile d'exprimer la joye que les
Siamois que nous ramenions eurent
de ſe voir proche des terres de leur
Roy, & elle eſt ſeulement comparable
à celle que nous avons refſentie
à nôtre retour , quand Dieu
nous a fait la grace de retoucher
Breſt. Il mourut là du flux de ſang
aprês cinq mois de maladie un jeune
Gentil-homme nommé d'Herbouville
, l'un des Gardes de Marine
, que le Roy m'avoit donné
Cij
28 RELATION
pour m'accompagner ; il étoit fort
honnête homme , & je le regretay
extrêmement.
Enfin ( graces à Dieu ) le vingtquatrième
nous moüillâmes devant
la riviere de Siam, Toutmon
monde & mon équipage étoit en
bonne ſanté. J'envoyay versMonſieur
l'Evêque de Metellopolis
Monfieur le Vacher Miſſionaire ,
qui étoit venu avec les Mandarins
en France , & que je ramenois
avec eux , avec charge de le
prier de me venir trouver pour
m'inſtruire de ce qui s'étoit paſſé
depuis dix- huit mois que le Roy
de Siam avoit envoyé en France.
Le vingt - neuviéme Monfieur
l'Evêque vint à bord avec Mon.
fieur l'Abbé de Lionne : ils m'informerent
de tout ce qui s'étoit
paffé ; ils me dirent que le Royde
Siam ayant appris ſur la minuit mon
arrivée par Monfieur Conſtance
DU VOYAGE DE SIAM. 29
un de ſes Miniſtres , il en témoigna
une tres-grande joye , & luy donna
ordre d'en aller avertir Monſieur
l'Evêque , & de dépêcher
deux Mandarins du premier Ordre,
qui ſont comme les premiers Gentilshommes
de la Chambre du
Roy en France , pour me venir
témoigner la joye qu'il avoit de
mon arrivée. Ils vinrent deuxjours
aprês à mon bord ; je les reçûs
dans ma chambre aſſis dans un
fauteüil , Monfieur l'Evêque ſur un
petit fiege proche de moy , & eux
de même qu'une partie des perſonnes
du Vaiſſeau qui s'y trouverent
, s'affirent ſur les tapis dont
le plancher de ma chambre étoit
couvert , étant la mode dans ce
Royaume de s'aſſeoir de cettema.
niere , & qu'aucune perſonne , hor
mis celles qu'ils veulent traiter avec
une grande diſtinction , ne ſoit élevée
au deſſus d'eux.
Giij
30 RELATION
Ils me dirent que le Roy leur
Maître les avoit chargez deme ve
nir témoigner la joye qu'il avoit
demon arrivée , & d'avoir appris
que le Roy de France ayant vaincu
tous ſes ennemis , étoit maître
abſolu dans ſon Royaume , joüif
fant de la paix qu'il avoit accordée
à toute l'Europe. Après leur avoir
marqué combien je me fentois obligé
aux bontez du Roy leur maître
, & leur avoir répondu ſur le
ſujet de ſa Majesté ,je leur dis que
j'étois extrêmement fatisfait du
Gouverneur de Bancok , de la maniere
dont il avoit reçû ceux que
je luy avois envoyez , ainſi que des
preſens qu'il m'avoit fait. Ils me ré.
pondirent qu'il avoit fait ſon devoir
, puiſqu'en France on avoit fi
bien reçû les Envoyez du Roy leur
maître, & que d'ailleurs ce bon trai.
tement m'étoit dû par mes anciens
merites , pour avoir autrefois mé
DU VOYAGE DE SIAM. 31
nagé l'union entre le Royaume de
Siam&celuy de France. Ce ſont
leurs manieres de parler , qui tiennentbeaucoup
du figuré. Après les
avoir traitez avec les honneurs &
les civilitez qui ſont en uſage en pareils
rencontres dans ce Royaumelà,
je leur fis preſenter du Thé &
des confitures. Ces deux Mandarins
étoient bien faits , âgez d'environ
vingt- cinq ans , & habillez à
leur mode ; ils étoient nuds têtes ,
pieds nuds , ſans bas, & ayant une
maniere d'écharpe fort large , qui
leur prenoit depuis la ceinture jufqu'aux
genoux , ſans être pliſſée ,
qui leur paſſoit entre les jambes ,
ſe ratachant par derriere, & retombant
comme des haudechauſſes qui
n'auroient point de fonds. Cette
écharpe étoit de toile peinte des
plus belles du païs , ayant par en
bas une bordure bien travaillée, largede
quatre doigts,& qui leur tom-
Ciiij
32 RELATION
,
boit ſur les genoüils : de la ceinture
en haut ils n'avoient rien qu'une
maniere de chemiſe de mouſſeline
qu'ils laiſſent tomber par deſſus
cette écharpe , les manches ne leur
venant qu'un peu au deſſous du
coude paſſablement larges.Ils reſterent
prês d'une heure dans le Vaifſeau
,je les fis ſalüer de neuf coups
decanon quand ils s'en allerent.
Le premier Octobre Monfieur
Conſtance , ce Miniſtre du Roy de
Siam dont j'ay déja parlé , & qui
pour tout dire , bien qu'étranger ,
eſt parvenu par ſon merite juſqu'à
la premiere place dans la faveur du
Roy de Siam , m'envoya faire compliment
par ſon Secretaire qui étoit
parfaitement honnête homme , &
il m'offrit de ſa part un ſi grand
preſent de fruits , boeufs , cochons,
poulles , canards, & pluſieurs autres
choſes, que tout l'équipage du Vaiſ
ſeau en fut nourry durant quatre
DU VOYAGE DE SIAM. 33
jours. Ces rafraichiſſemens ſont
agreables , quand il y a ſept mois
que l'on eſt à la mer.
Le huitiéme Monfieur l'Evêque
de Metellopolis qui s'en étoit retourné
à la Ville capitale de Siam ,
revint à bord avec deux Mandarins
s'informer de la part du Roy de
l'état de ma ſanté, & me dire qu'il
étoit dans l'impatience de me voir,
me priant de deſcendre à terre. Je
leur témoignay combienj'étois touché
de lacontinuation des bontez
du Roy leur maître , & je leur dis
que je m'allois preparer pour aller
àterre.Je reçus ces Mandarins comme
les premiers , & je les fis ſalüer
en s'en retournant de neuf coups
de canon. Sur les deux heures du
même jour j'entray dans mon canot
, & ceux de ma ſuite dans des
batteaux que le Roy envoya ; & étant
arrivé ſur le ſoir dans la riviere,
j'y trouvay cinq balons tres- pro34
RELATION
пра-
pres , l'un pour moy , fort magnifique
, & quatre autres pour les
Gentilshommes qui m'accompagnoient
, avec un grand nombre
d'autres pour charger les hardes &
tous les gens de ma ſuite. Deux
Mandarins me vinrent complimenter
de la part du Roy. Je ne pûs
aller cette nuit au lieu qu'on avoit
deſtiné pour me recevoir , ce qui
m'obligea de paſſer du balon où
j'étois dans la Fregate la Maline ,
qui étoit entrée dans la riviere deux
jours auparavant,&oùje couchay.
Le même ſoir le Commis que j'avois
envoyé à Siam pour acheter les
proviſions neceſſaires pour les équipages
du Vaiſſeau &de la Fregate,
me vint dire que Monfieur Conftance
luy avoit mis entre les mains
de la part du Roy onze Barques
chargées de boeufs , cochons,veaux,
poulles , canards , & arrek ou eau
de vie faite de ris, pour nourrir les
DU VOYAGE DE SIAM. 35
:
équipages des deux Navires ,& qu'il
luy avoit dit de demander tout ce
qui ſeroit neceſſaire , le Roy voulant
défrayer les deux Vaiſſeaux de
ſa Majesté pendant tout le temps
qu'ils feroient en ſon Royaume.
Le neuviéme il vint deux Mandarins
àmon balon de la part du
Roy , qui me dirent qu'ils venoient
pour recevoir mes ordres , & je
partis de ce lieu ſur les ſept heures
du matin. Aprês avoir fait environ
cinq lieuës j'arrivay dans une maiſon
qui avoit été bâtie pour me
recevoir , où deux Mandarins & les
Gouverneurs de Bancok & de Pipely
avec pluſieurs autres me vinrent
complimenter ſur mon arrivée,
me ſouhaitant une longue vie . Cette
maiſon étoit faite de banbous , qui
'eſt un bois fort leger , & couverte
de nattes aſſez propres. Tous les
meubles en étoient neufs , il y avoit
pluſieurs chambres tapiffées de
36 RELATION
toile peinte fort belle : la mien
ne avoit de tres-beaux tapis ſur le
plancher , j'y trouvay un dais d'une
étoffe d'or fort riche , un fauteüil
tout doré , des carreaux de velours
tres -beaux , une table avec un tapis
brodé d'or , des lits magnifiques ;
j'y fus ſervy de viandes & de fruits
en quantité. Aprés-dîné je partis ,
& tous les Mandarins me ſuivirent.
J'allay à Bancok, qui eſt la premiere
Place du Roy de Siam dans cette
riviere , éloignée d'environ douze
lieuës de la mer. Je trouvay à la radeun
Navire Anglois , qui me ſalua
de vingt & un coups de canon iles
Fortereſſes du lieu qui gardent les
deux côtez de la riviere me ſaluërent
, l'une de vingt- neuf coups, &
l'autre de trente un .Ces Fortereſſes
font aſſez regulieres & fournies de
gros canons de fonte; je logeay dans
Ia Fortereſſe d'à main gauche, dans
une maiſon aſſez bien bâtie &bien
DU VOYAGE DE SIAM. 37
meublée , & où je fus traité à la
mode du païs .
Le lendemain dixiéme j'en partis
fur les huit heures du matin accompagné
de tous les Mandarins& de
tous les Gouverneurs qui m'étoient
venu faire compliment ; il y vint
deux autres Mandarins me complimenter.
A mon départ je fus falué
de la même maniere que la veille
, & j'arrivay ſur le midy dans une
maiſon bâtie exprês pour moy , &
ayant des meubles auffi beaux que
dans la premiere. Il y avoit prês
de là deux Fortereſſes qui me faluërent
de toute leur artillerie , &
deux Mandarins me vinrent rece.
voir. A dîner je fus tres -bien fervy
, & j'en partis ſur les trois heures
; les Fortereſſes me ſaluërent
comme auparavant , & ce fut lorfque
le Gouverneur de Bancok prit
congé de moy pour s'en retourner
en ſon Gouvernement. Pourſui.
38 RELATION
vant ma route je rencontray deux
Navires , l'un Anglois , & l'autre
Hollandois , à l'ancre , qui me ſaluërent
de toute leur artillerie, &j'arrivay
fur les ſept heures du ſoir dans
une maiſon faite & meublée de la
même maniere que les precedentes,
j'y fus reçu par de nouveaux Mandarins
, & fort bien traité.
Le 11. aumatin je partis &j'allay
dîner dans une autre maiſon ; le
foir j'arrivay dans une maiſon faite
à peu près comme les autres , &
fort bien meublée , où je trouvay
deux Mandarins qui m'y reçurent.
Le 12.j'en partis , &j'allay coucher
à deux lieües de Siam, où deux
Mandarins me recurent encore.
LesChefs des Compagnies Angloi .
fes & Hollandoiſes m'y vinrent faluër
; à l'égard des François , ils
m'étoient venu trouver à mon
bord , & m'accompagnerent toujours
depuis. Je reſtay en ce lieu- là
DU VOYAGE DE SIAM. 39
juſqu'à ce que je fis mon entrée.
La Riviere de Siam nomméeMe.
nan eſt fort belle & fort large ,
elle a partout au moins quatrebraf.
ſes d'eau , & fept & huit en la plûpartdes
endroits; elle eſt toutebordéede
tres beaux arbres : mais trois
ou quatre mois de l'année tous ſes
rivages font innondez , ce qui fait
que toutes les maiſons qu'on yrencontre
ſont bâties ſur des pilotis,&
faites toutes de banbous. Ce bois
fert aux Siamois àfaire tant les fondemens
& les planchers , que le
deſſus de leurs maiſons ; ils s'en fervent
auſſi pour faire ce dontils ont
beſoin dans leur ménage , n'ayant
preſque rien qu'ils ne faffent de ce
bois, juſqu'à en allumer du feu, s'en
ſervant comme de pierres à fufil ,
ils n'ont qu'à racler un peu de ce
bois,& le frotter enfuite l'un contre
l'autre , il s'allume d'abord .
Tous les peuples de ces endroits ont
40 RELATION
depetits canaux&des barques pour
aller de maiſons en maiſons faire
leur commerce. On n'y voit prefque
travailler que les femmes , les
hommes étant le plus ſouvent employez
au ſervice du Roy , de qui
ils font comme les eſclaves . On
m'y fit les mêmes honneurs que l'on
a accoutumé de faire au Roy quand
il paſſe ſur la riviere . Je n'y vis perſonne
dans les maiſons, tout le monde
étoit dans les balons , ou ſur les
bords, le ventre à terre , & les mains
jointes contre le front. Au devant
des maiſons & des villages il y avoit
une eſpece de parapet élevé de ſept
àhuits pieds hors de l'eau , fait avec
des nattes. Ils reſpectent tant leur
Roy, qu'ils n'ofent pas lever les yeux
pour le regarder. Je remarquay que
lesmaiſons où j'avois logé étoient
peintes de rouge, afin de me traiter
comme ſa perſonne , n'y ayant que
les maiſons Royales de cette couleur-
là. Tous
1
DU VOYAGE DE SIAM. 41
Tous les Mandarins qui ſont venusme
recevoir ſur la riviere, m'ont
toujours accompagné ; les premiers
étoient comme les Gentilshommes
de la Chambre, & les autres par de
gré. Les Princes y vinrent auſſi . Ils
ont tous des balons tres propres ,
dans le milieu deſquels il y a une efpece
de thrône où ils s'aſſiſent ; &
ils ne vont ordinairement qu'un
dans chaque balon , à leurs côtez
font leurs armes , comme ſabres ,
lances , épées , fleches, plaſtrons, &
même des fourches. Ils font tous
habillez de la même maniere que
j'ay déja dit. Un Portugais que le
Roy avoit faitGeneral des Troupes
de Bancok m'a toujours accompagné,
& donnoit les ordres pour toutes
choſes. Il y eut environ so. ου
60 balons à ma ſuite, dont pluſieurs
avoient 50. 60. 70. & 80. pieds de
long, ayant des rameurs depuis 20.
juſques à cent. Ils ne rament pas à
D
42 RELATION
notre maniere, ils font aſſis deux fur
chaque banc , l'un d'un côté & l'autre
de l'autre , le viſage tourné du
côté où l'on va , & tiennent une rame
qui s'appelle pagais , d'environ
quatre pieds de long , & font force
du corps pourpagaier.Ces rameurs
fatiguent beaucoup , & fe contentent
pour toute nourriture de ris
cuit avec de l'eau , & quand ils ont
un morceau de poiſſon , ils croyent
faire un tres-grand regal. Ils mangent
d'une feüille qu'ils appellent
betel , qui eft comme du lierre , &
d'une eſpece de gland de cheſne ,
qu'ils appellent arrek , mettant de
la chaux fur la feüille , & c'eſt ce qui
donne le goût. Ils mangent du tabac
du païs, qui eſt bien fort ; tout cela
leur rend les dents noires,qu'ils eſtiment
les plus belles . Un homme
peut vivre de cette maniere pour 15.
ou 20. ſols par mois , car ils ne boivent
ordinairement que de l'eau. Ils
DU VOYAGE DE SIAM. 43
ont une eſpece d'eau de vie tresforte,
qu'ils appellent racque, qu'ils
font avec du ris . Lorſque j'arrivay
dans les maiſons qu'on m'avoit preparées,
tous les Mandarins qui m'accompagnoient
, & ceux qui me recevoient
ſe mettoient en haye juf.
qu'à la porte de ma chambre.
Le 13. je fis dire au Roy par les
Mandarins qui étoient avec moy,
quej'avois été informé de la maniere
dont on avoit accoutumé de recevoir
les Ambaſſadeurs en fon
Royaume ,& que comme elle étoit
fort differentede celle de France,
je le ſuppliois de m'envoyer quelqu'un
pour traiter avec luy ſur le
ſujet de mon entrée .
Le 14. il m'envoya Mª Conſtans,
avec lequelj'eus une longue converſation.
Me l'Eveſque fut l'interprete.
Nous diſputâmes long temps , &je
ne voulus rien relâcher des manieres
dont on a coutume de recevoir lcs
Dij
44
RELATION
Ambaſſadeurs en France , ce qu'il
m'accorda.
Le 15. les Tunquinois me vinrent
complimenter ſur mon arrivée .
Le 16. les Cochinchinois firent
la même choſe.
Le 17. Mª Conſtans me vint trouver
, & emmena avec luy quatre balons
tres - beaux pour charger les
preſens que Sa Majesté envoyoit au
Roy de Siam . Ce mêmejour le Roy
donna ordre à toutes les Nations
des Indes qui reſident à Siam , deme
venir témoigner la joye qu'ils ref
ſentoient de mon arrivée , &de me
rendre tous les honneurs qui étoient
dûs à un An baſſadeur du plus grand
Roy du Monde Ils y vinrent fur
les fix heures du ſoir , tous habillez
àlamodede leur païs ; il y en avoit
de quarante differentes Nations , &
toutes de Royaumes indépendans
les uns des autres ; & ce qu'il y avoit
detres- particulier étoit , que parmy
DU VOYAGE DE SIAM. 43
ce nombre il yavoit le fils d'un Roy
qui avoit été chaſſe de ſes Etats , &
qui s'étant refugié dans celuy de
Siam , demandoit du ſecours pour
ſe rétablir. Leurs habits étoient
preſque tout de meſme que ceux
des Siamois , à la reſerve de quelques-
uns , dont la coëffure étoit differente
, les uns ayans des turbans ,
les autres des bonnets à l'Arme .
nienne , ou des calottes , & d'autres
enfin étans nuë tête comme les
moindres des Siamois, les perſonnes
de qualité ayant un bonnet de la
formedeceluyde nos Dragons, qui
ſe tient droit , fait de mouſſeline
blanche , qu'ils font obligez de faire
tenir avec un cordon qui paſſe au
deſſous de leur menton , étant d'ailleurs
tous nuds pieds , à la reſerve
de quelques uns qui ont des babouches
comme celles que portent les
Turcs.
Le Roy me fit dire ce mêmejour
Dij
46 RELATION
par M. Conftans , qu'il me vouloit
recevoir le lendemain 18. Je partis
fur les ſept heures du matin en la ma
niere que je raconteray aprês avoir
recité les honneurs que le Roy de
Siam fit rendre à la Lettre de Sa Majeſté.
Il est vray qu'il a de coutume
de rendre honneur aux Lettres des
Potentats qu'il reçoit par leurs Am.
baſſadeurs;mais il a voulu avec juſtice
faire une distinction de cellede
notre grand Monarque. Il vint quaranteMandarins
des premiers de fa
Cour , dont deux qui étoient Oyas ,
c'eſt à dire comme ſont les Ducs en
France , qui me dirent que tous les
balons étoient à ma porte pour
prendre la Lettre de Sa Majesté , &
memener au Palais . La Lettre étoit
dans ma chambre en un vaſe d'or
couvertd'un voile de brocard tresriche.
Les Mandarins étant entrez
ils ſe proſternerent les mains jointes
fur le front, le viſage contre terre,&
DU VOYAGE DE SIAM. 47
faluërent en cette poſture la Lettre
du Roy par trois fois. Moy
étant aſſis ſur un fauteüil auprés
de la Lettre , je reçus cet honneur ,
qui n'a jamais été rendu qu'à celle
de Sa Majesté. Cette ceremonie
finie , je pris la Lettre avec le vaſe
d'or , & après l'avoir portée ſeptou
huit pas , je la donnay à Monſieur
l'Abbé de Choiſy , qui étoit
venu de France avec moy. Il marchoit
à ma gauche un peu derriere, .
&il la porta juſqu'au bord de la
riviere , où je trouvay un balon extremement
beau , fort doré , dans
lequel étoient deux Mandarins du
premier ordre . Je pris la Lettredes
mains de Monfieurl'Abbé de Choiſy
, & l'ayant portée dans le balon,
je la remis entre les mains d'un de
ces Mandarins , qui la poſa ſous un
dais fait en pointe , fort élevé , &
tout doré. J'entray dans un autre
fort magnifique , qui ſuivoit imme
3
48 RELATION
diatement celuy où étoit la Lettre
de Sa Majeſté. Deux autres auſſi
beaux que le mien , dans lesquels
étoient des Mandarins , étoient aux
deux côtez de celuy où l'on avoit
mis la Lettre. Le mien , comme je
viens de dire , le ſuivoit ; Monfieur
l'Abbé de Choiſy étoit dans un autre
balon immediatement derriere,
& les Gentilshommes qui m'accompagnoient
,& les gens de ma ſuite,
dans d'autres balons , ceux des
grands Mandarins pareillement fort
beaux , étoient àla tête. Il y avoit
environ douze balons tout dorez ,
& prês de deux cens autres qui voguoient
fous deux colomnes. La
Lettre du Roy , les deux balons de
garde& le mien étoient dans le milieu.
Toutes les Nations de Siam
étoient à ce cortege ; &toute la ri.
viere quoique tres large étoit toute
couverte de balons. Nous marchâmes
de cette forte juſqu'à la ville,
dont
DU VOYAGE DE SIAM. 49
dont les canons me ſaluërent ,
ce qui ne s'étoit jamais fait a
aucun autre Ambaſſadeur , tous
les Navires me ſaluërent auſſi ,
& en arrivant à terre je trouvay
un grand Char tout doré,
qui n'avoit jamais ſervi qu'au
Roy.
Je pris la Lettre de ſa Majefté
, &je la mis dans ce Char ,
qui étoit traîné par des chevaux
, & pouffé par des hommes;
J'entray enſuite dans une
chaiſedorée portéepar dixhom.
mes ſur leurs épaules ; Monfieur
l'Abbé de Choiſy étoit dans
une autre moins belle ; Les Gentils-
hommes & les Mandarins
qui m'accompagnoient étoient
à cheval , toutes les Nations
-differentes qui demeurent à Siam
marchant à pied derriere ; La
marche fut de cette forte jufqu'au
Château du Gouverneur ,
E
50 RELATION
où je trouvay en haye des Soldats
des deux côtez de la ruë
qui avoient des chapeaux de
métail doré , une chemife rouge
, & une eſpece d'écharpe de
toile peinte , qui leur ſervoit de
culotte, fans bas ny foüilliers ;
Les uns étoient arniez de Mouf
quets , les autres de Lances ;
D'autres d'Arcs , & de fléches,
d'autres de picques .
Il y avoit beaucoup d'inſtrumens
comme Trompettes,Tambours
, Timbales , Muſettes , des
manieres de petites cloches ,&
de petits cors dont le bruit refſembloit
à ceux des paſteurs en
France. Toute cette Muſique,
faiſoit affez de bruit , nous mar-.
châmes de cette façon le long
d'ure grande ruë bordée des
deux côtez d'une grande quanme
de peuples & toutes les places
remplies de même. Nous
DU VOYAGE DE SIAM. 11
arrivâmes enfin dans une grande
place qui étoit devant le Palais
du Roi , ou étoient rangés
des deux côtés des Eléphans de
guerre , enfuite nous entiâmes
dans la premiére cour du Palais
, où je trouvay environ deux
milles Soldats afſis fur leur der
riére la croſſe de leurs Moufquets
fur terre & tout droits ,
rangés en droite ligne à fix de
hauteur , il y avoit des éléphans
fur la gauche apelés éléphans
armés en guerre. Nous vimes
enfuite cent hommes à cheval
pieds nuds & habités à la Morefque
une lance àla main, tous
des Soldats étoient habillé conme
j'ai dit cy-devant , dans cet
endroit les nations & tous ceux
qui me ſuivoient me quitterent
à la referve des Gentilshommes
quim'accompagnoient, J. paffai
dans deux autres cours qui
(
E ij
52
RELATION
étoient garnies de la même maniére
& j'entray dans une autre
où étoit un grand nombre de
Mandarins tous proſternés contre
terre , il y avoit en cet endroit
fix chevaux qui étoient tenus
chacun par deux Mandarins ,
tres -bien barnachés , leurs brides
, poitraïls , croupieres & couroyes
d'étriers étoient garnies
d'or & d'argent couverts de pluſieurs
perles , rubis & diamans ,
en forte qu'on ne pouvoit en
voir le cuir , leurs étriers & leurs
ſelles étoient d'or & d'argent ,
les chevaux avoient des anneaux
d'or aux pieds de devant , il y
avoit là auffi pluſieurs éléphans
harnachés de même que le ſont
des chevaux de caroſſes , leurs
harnois étoient de velours cramoiſy
avec des boucles dorées ,
Les Gentilshommes entrérent
dans la Salle d'audiance & fe
DO VOYAGE DE SIAM.
placerent avant que le Roy ft
dans ſon Throne , & quand il y
fut entré accompagné de Monfieur
Conftans , du Barcalon &
de Monfieur l'Abbé de Choiſy
qui portoit la Lettre du Roy ,
je fus furpris de voir le Roy dans
une tribune fort élevée, car Monfeur
Conftans étoit demeuré
d'accord avec moi que le Roy
ne feroit qu'à la hauteur d'un
homme dans ſa tribune & que
je luy pourrois donner la Lettre
du Roy de la main à la main;
Alors je dis à Monfieur l'Abbé
de Choify , on a oublié ce que
l'on m'a promis , mais aſſeurément
je ne donneray point la
Lettre du Roi qu'à ma hauteur,
le vaſe d'or ou on l'avoit mife
avoit un grand manche d'or de
plus de trois pieds de long , on
avoit crû que je prendrois ce
vaſe par le boutdu manche pour
E iij
54
RELATION
F'élever juſques à la hauteur du
thrône ou étoit le Roy , mais je
pris fur le champ mon party &
je reſolus de préſenter au Roy
la Lettre de Sa Majesté tenant
en ma main la couppe d'or où
elle étoit , étant donc arrivé à la
porte je ſalüay le Roy , j'en fis
demême à moitié chemin & lors
que je fus proche de l'endroit ou
je devois m'affeoir après avoir
prononcé deux paroles de ma
Harangue je remis mon chapeau
à la tête & je m'affis , je
continüaymondiſcours qui étoit
en ces termes.
DE
L'AMBASSADE
de M le Chevalier ™
DE CHAUMONT
A LA COUR DU ROY
DE SIAM ,
Avec ce qui s'est paßé de plus
remarquable durant fon
voyage.
E partis de Breſt le troifiéme
Mars 1685. fur le
Vaiſſeau du Roy , nommé
l'Oiseau , accompagné d'une Fre-
A
2 RELATION
,
gate de ſa Majesté , appellée la
Maline ; & ce fut avec un vent fi
favorable , qu'en ſept jours je me
trouvay par le travers des Iſles de
Madere : j'eus ce même bonheur
juſques à quatre ou cinq degrez
Nord de la Ligne Equinoxiale , où
nous eûmes quelque calme , & fentîmes
d'aſſez grandes chaleurs
mais pourtant pas incommodes ; le
vent revint bon , & nous paſsâmes
la Ligne par les trois cens cinquante
degrez cinq minuttes de longi.
tude trente- trois jours aprês nôtre
depart , & l'eau du fond de cale
étoit auſſi bonne & auſſi fraiche
que ſi elle venoit de la fontaine ;
ce qui fit que nous quittâmes celle
de nos jarres pour en boire. A
cinq degrez Sud de la Ligne nous
trouvâmes des vents fort variables
, mais les chaleurs point incommodes
, & je ne quittay point
mon habit d'hyver dans toute cette
DU VOYAGE DE SIAM. 3
route. Les vents quoique variables
ne laiſſerent pas de nous porter à
nôtre route , ſi bien que nous arri .
vâmes au Cap de Bonne Eſperance
le 31. May , poury faire de l'eau ,
& y prendre des rafraichiſſemens ,
quoique j'euſſe encore de l'eau pour
plus de quarantejours.J'y moüillay
le foir fort tard , &je trouvay dans
cette rade quatre Vaiſſeaux Hol.
landois , dont l'un portoit le Pavillon
au grand maſt ; ils venoient
d'Hollande , & conduiſoient un
Commiſſaire de la Compagnie qui
rend cet Etat- là ſi puiſſant dans
les Indes , & où il alloit pour ordonner
dans les Places qui y appartiennent
à cette Republique.
Monfieur de ſaint Martin Major
General , François de nation , qui
eſt au ſervice des Hollandois depuis
trente ans , & dont ils font
tres- contens , alloit à Batavia y
exercer ſa Charge. Le Commif
Aij
4 RELATION
faire General m'envoya faire compliment
le jour de mon arrivée , &
le lendemain matin il m'envoya fon
neveu & fon Secretaire me faire
offre de tout ce que j'avois affaire.
Des Habitans du lieu vinrent avec
des preſens de fruits , herbages ,
& moutons , & il me fit ſaluer par
ſes quatre Vaiſſeaux : on ne peut
recevoir plus d'honnêtetez que j'en
ay reçû de ces Meſſieurs .
Les Hollandois ont dans cette
plage un petit Fort à cinq baſtions ,
&environ cent maiſons d'Habitans
éloignées d'une portée de
mouſquet du Fort , qui font auſſi
propres dedans & dehors que celles
de Hollande ,& la plupart des
Habitans y font Catholiques, quoiqu'ils
n'ayent pas la liberté d'y
exercer leur Religion. La ſituation
en eſt belle , bien qu'il y ait une
groffe montagne qui la borne du
côté de la terre , où il y a une ex
DU VOYAGE DE SIAM.
trême quantité de gros Singes qui
viennent juſques dans leurs jardins
manger les fruits. Ils ont pluſieurs
maiſons de plaiſance à deux , trois
& quatre lieuës ; & au -delà de cette
groffe montagne il y a une plaine
de prés de dix lieuës , où ils ont
fait bâtir une habitation , & où il
y a pluſieurs maiſons , & quantité
d'Habitans qui s'augmentent journellement.
Le climat y eſt aſſez
doux ; leur Printemps commence
en Octobre , & finit en Decembre;
leur Eſté dure Janvier , Fevrier &
Mars ; l'Automne eſt en Avril ,
May & Juin , & leur Hyver en
Juillet , Aouft & Septembre ; les
chaleurs y font extrêmes , mais il y
a toujours du vent. La Compagnie
Hollandoiſe des Indes Orientales
y a un tres beau jardin , & de belles
paliſſades d'un bois qui eſt toujours
verd ; la grande allée a de
long quatorze cens cinquante pas ,
A iij
6 RELATION
elle eſt preſque toute plantée de
citronniers ; ce jardin eſt par compartimens
: on y voit dans l'un des
arbres fruitiers & des plantes les
plus rares d'Afie ; dans l'autre des
plantes & des fruits les plus exquis
d'Affrique; dans le troiſième des
arbres à fruits , & des plantes les
plus eſtimées en Europe ; & enfin
dans le quatriéme on y trouve auffi
des fruits & des plantes qui viennent
de l'Amerique. Ce jardin eſt
tres- bien entretenu , & eſt fort
utile aux Hollandois par la grande
quantité d'herbages & de legumes
qu'il fournit pour le rafraichiſſement
de leurs Flottes , lorſqu'elles
paſſent en ce lieu , allant aux Indes
, ou retournant dans leur païs.
J'y trouvay un Jardinier François,
qui avoit autrefois appris fon métier
dans les Jardins de Monfieur
à ſaint Cloud. La terre y eſt tresbonne
, & rapporte beaucoup de
:
7 DU VOYAGE DE SIAM.
bled , & tous les grains y viennent
en abondance. Un homme digne
de foy m'a dit qu'il avoit vû cent
ſoixante épis de bled ſur une même
tige. Les naturels du païs ont
la phyſionomie fine , mais en cela
fort trompeuſe , car ils font tresbêtes
; ils vont tout nuds à la re.
ſerve d'une méchante peau dont
ils couvrent une partie de leur
corps ; ils ne cultivent pas la terre ;
ils ont beaucoup de beſtiaux , comme
moutons , boeufs , vaches &
cochons. Ils ne mangent preſque
pointde ces animaux, &ne ſe nour
riſſent quaſi que de laict & de
beure qu'ils font dans des peaux
de mouton. Ils ont une racine qui
a le goût de noiſette , qu'ils mangent
au lieu de pain. Ils ont la
connoiffance de beaucoup de fimples
, dont ils ſe ſervent pour guerir
leurs maladies &leurs bleffures .
Les plus grands Seigneurs font ceux
A nij
RELATION
qui ont le plus de beſtiaux ; ils les
vont garder eux mêmes ; ils ont le
plus ſouvent des guerres les uns
contre les autres ſur le ſujet de
leurs paturages . Ils font fort tourmentez
des bêtes ſauvages , y ayant
une grande quantité de lions , leopards
, tigres , loups , chiens ſauvages
, elans , elephans : tous ces animaux
là leur font la guerre , & à
leurs beftiaux. Ils ont pour toutes
armes une maniere de lance qu'ils
empoiſonnent pour faire mourir
ces animaux quand ils les ont blefſez;
ils ont des eſpeces de filets
avec lesquels ils enferment leurs
beſtiaux la nuit . Ils n'ont point de
Religion ; à la verité dans la plaine
Lune ils font quelques ceremonies ,
mais qui ne fignifient rien.Leur Langue
eſt fort difficile à apprendre. Il
y a une grande quantité de gibier,
comme faifans , de trois ou quatre
fortes de perdrix , paons , lievres ,
1
RELATION
qui ont le plus de beftiaux ; ils les
vont garder eux mêmes ; ils ont le
plus ſouvent des guerres les uns
contre les autres ſur le ſujet de
leurs paturages. Ils font fort tourmentez
des bêtes ſauvages , y ayant
une grande quantité de lions , leopards,
tigres , loups , chiens ſauvages
, elans , elephans : tous ces animaux-
là leur font la guerre , & à
leurs beftiaux . Ils ont pour toutes
armes une maniere de lance qu'ils
empoiſonnent pour faire mourir
ces animaux quand ils les ont bleffez;
ils ont des eſpeces de filets
avec lesquels ils enferment leurs
beftiaux la nuit. Ils n'ont point de
Religion ; à la verité dans la plaine
Lune ils font quelques ceremonies ,
mais qui ne ſignifient rien.Leur Langue
eft fort difficile à apprendre. Il
y a une grande quantité de gibier,
comme faifans , de trois ou quatre
fortes de perdrix , paons , lievres ,
:
ول
AD
LA
;
J
K
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DU VOYAGE DE SIAM. 9
lapins , chevreüils , cerfs & fangliers;
les cerfs y font en ſi grande
abondance , que l'on en voit des
vingt mille enſemble dans des plaines
, ce qui m'a été aſſeuré par des
gens dignes de foy. Nous avons
mangé d'une partie de ce gibier ,
qui est tres bon & d'un goût admirable.
Les moutonsy font en ce
lieu d'une groſſeur prodigieuſe ,
peſans ordinairement quatre-vingts
Jivres. Il y a auſſi grand nombre
de boeufs & de vaches. La mer en
cette Baye eſt fort poiſſonneuſe ,
& le poiffon y eſt tres-bon ; il y en
a un qui a le goût du ſaumon , &
qui eſt fort gros ; il y a quantité
de loups marins , & en nous promenant
ils venoient faire cent tours
devant la poupe de nôtre canot ;
on tira deſſus ſans en pouvoir tuer
aucun. Il y a quantité de chevaux
fauvages, qui font les plus beaux du
monde , ils font rayez de rayes
10 RELATION
blanches & noires ( j'en ay apporté
la peau d'un ; ) on ne les ſçauroit
qu'à grande peine dompter . Comme
ce païs eſt tres bon , les Hollandois
y feront de grande Colonies
; ils envoyent tous les ans faire
de nouvelles découvertes dans les
terres . On dit qu'ils y ont trouvé
des mines d'or & d'argent , mais
qu'ils ſe gardent bien de le vouloir
dire. Les eaux y font admirables ,
& on y trouve des ſources en abondance;
les rivieres qui y font en
grand nombre y ont abondance de
poiffons.
Nous partîmes de cette rade
le ſeptième jour de Juin avec un
vent ſi favorable de Nord , & de
Nord Nord Oueſt , qu'il nous mit
au large , & le foir nous nous mîmes
en route pour Bantam: nous
eûmes beaucoup de pluyes , & la
mer fut fort groſſe juſques par le
travers des Ifles de Madagascar
DU VOYAGE DE SIAM. II
Nord & Sud , où je me trouvay le
dix- neuviéme Juin. Il y a en ces
mers là quantité d'oiſeaux , mais
point de poiffon. Depuis ce temps
juſqu'au vingtiéme Juillet nous
trouvâmes des mers fort rudes &
des vents fort variables , qui nous
obligerent de courirjuſqu'aux quarante
degrez Sud , où nous rencontrâmes
des vents de Oueſt , qui nous
firent faire un tres-grand chemin .
Le 24. ſuivant la Fregate la Maline
ſe ſepara de nous par un temps
fort rude , & la mer fort groſſe
courant au Nord. Le troiſieme
Aouſt nous trouvâmes la mer moins
agitée & le temps plus doux; à la
pointe du jour nous découvrîmes
une Iſle à ſept ou huit lieuës au
devant de nous , ce qui nous furprit
, cette Ifle n'étant point marquée
ſur nos Cartes : elle eſt ſituée
par les dix degrez dix - neuf minuttes
latitude Sud, & par eſtime par
12 RELATION
les cent vingt degrez quarante une
minuttes longitude. Cette Ifle eſt
une belle connoiſſance pour aller
trouver l'Ifle de Java , qui n'en eſt
éloignée que de cent cinquante
lieuës , & depuis nous avons reconnu
qu'elle est appellée l'Iſle de Mo.
ny , étant mal marquée ſur nos
Cartes qui la mettent proche celle
de Java ; cette Ifle eſt tres -haute.
Nous courûmes encore deux jours
d'un vent aſſez frais , & le cinquié .
me ſur les huit heures du matin
nous découvrîmes l'Iſle de Java ,
qui nous donna beaucoup de joye,
ainſi que de nous trouver au vent
du Détroit de Sonda ; nous fîmes
vent arriere terre à terre de l'Ifle ,
& le ſeptiéme enſuivant nous nous
trouvâmes entre l'ifle du Prince &
celle de l'Empereur qui fait l'entrée
du Détroit. L'Iſle de l'Empereur
eſt du côté de l'Iſle de Sumatra
, & l'Ifle du Prince du côté de
DƯ VOYAGE DE SIAM . 13
Java. Nous fûmes quatrejours entre
ces deux Ifles , les vents & les
courans nous étant contraires & fi
grands , que ce que nous gagnions
en douze heures , nous le perdions
en quatre , à cauſe des calmes qui
venoient quelquefois. Avantd'en .
trer dans ce Détroit la Fregate qui
m'avoit perdu le vingt-quatriéme
Juin s'y trouva ce même jour , &
nous nous vîmes d'abord ſans nous
reconnoître . Le treiziéme nous doublâmes
toutes ces Ifles , & nous
moüillâmes à une lieuë de l'Iſle de
Java : il en vint diverſes perſonnes
à mon bord dans de petits batteaux;
elles nous apporterent des
fruits du païs , comme cocos, dont
l'eau qui y eſt renfermée eſt extrê
mement bonne à boire , bananes ,
melons , citrons , & pluſieurs au.
tres de ces fortes de rafraichiſſe.
mens; ils firentdu bien à l'équipage
fort fatigué de la mer , & beau
14
RELATION
coup incommodé du ſcorbut.
Le ſeiziéme au matin nous moüillâmes
devant Bantam , où je trouvay
la Fregate la Maline , qui m'y
attendoit depuis deux jours : le
Capitaine qui la commandoit me
vint dire que le Gouverneur Hollandois
de Bantam ne luy avoit
point voulu donner d'entrée , &
qu'il luy avoit envoyé ſeulement
quelques vollailles & quelques
fruits : auſſi- tôt je fis partir Monfieur
de Forbin Lieutenant de mon
Navire , pour faire compliment de
ma part à ce Gouverneur , & le
prier de me donner la liberté d'envoyer
des malades à terre , de faire
de l'eau , & de prendre des rafraichiſſemens
. Il fit réponſe qu'il n'étoit
pas le maître à Bantam , qu'il
n'y étoit que comme conduiſant
des Troupes auxiliaires , & que c'étoit
le Roy de Bantam qui com.
mandoit , & qui ne vouloit donner
DU VOYAGE DE SIAM. 15
entrée à qui que ce ſoit. Les Hollandois
ſe ſervent du nom de ce
Roy, parce qu'ils ne veulent pas recevoir
des Vaiſſeaux étrangers ,
principalement ceux qui viennent
d'Europe. Depuis qu'ils font maîtres
de cette Place ils en ont chaſſé
toutes les autres Nations. C'eſt
une grande Ville & fort peuplée
de naturels du païs. Avant que les
Hollandois en fuſſent maîtres , c'étoit
la Place des Indes du plus
grand commerce; on y venoit d'Europe
, de Perſe , de la Chine , du
Japon , de l'Empire du Mogol , &
des autres Regions des Indes ; à
preſent les Hollandois en font tout
le commerce , qui leur est d'un
tres -grand profit , & l'on pouvoit
autrefois comparer cette Place à
Cadix en Eſpagne. Aufſi- tôt que
j'eus reçû la réponſe du Gouverneur
, qui me fit neanmoins dire
que ſi je voulois aller à Batavia j'y
16 RELATION
ferois tres-bien reçû , je levay l'ancre
& jeme mis à la voile pour m'y
rendre ; il n'y a que quinze lieuës
de l'un à l'autre . Je fus trois jours
avant que d'y arriver , à cauſe que
n'ayant point de Pilote qui y eût
été , je rencontray diverſes Ifles &
des bas fonds qui m'obligeoient à
moüiller toutes les nuits , &d'aller
le jour à petites voiles & à la fonde:
j'y arrivay le dix- huitiéme au
foir. Auffi -tôt que j'y eus moüillé
j'envoyay Monfieur de Forbin au
General luy faire compliment , &
luy demander la liberté de faire
deſcendre tous mes malades à terre ,
faire de l'eau , & prendre des rafraichiſſemens.
Il reçut fort bien
mon compliment , & il fit réponſe
qu'il donneroit ordre pour tout ce
qui me feroit neceſſaire , & à ceux
des deux Vaiſſeaux. J'envoyay le
lendemain foixante- cing malades
à terre , qui furent preſque tous
gueris
DU VOYAGE DE SIAM . 17
,
gueris en ſept jours que je demeuray
à Batavia , par le bon traitement
& les rafraichiſſemens que je
leur fis faire . Le dix- neuviéme au
matin le General m'envoya faire
compliment par trois Officiers
m'offrit tout ce dont j'aurois affaire
, & me pria de ſa part de deſcen.
dre à terre pour me délaſſer des
fatigues de la mer , avec offre de
ſon logis , dont je ſerois le maître
abſolu. Après les remerciemens que
je devois , je leur dis que j'aurois
ſouhaité n'avoir pas d'ordre qui
m'empêchât de deſcendre à terre ,
& que fans cela j'euſſe accepté avec
joye une pareille honnêteté : je ré.
pondis de la forte , outre pluſieurs
autres raiſons , pour éviter les ceremonies
qu'il auroit fallu faire
dans une ſemblable occafion. Le
General m'envoya une grande Chalouppe
pleine de toutes fortes de
fruits des Indes , d'herbes , de pain
B
18 RELATION
frais , deux boeufs , deux moutons,
& continua ainſi de nous donner
tous les deux jours de pareils rafraichiſſemens
. Le vingt- deuxième
j'allay à terre incognito , je me promenay
dans toute la Ville dans un
petit bateau. Cette Ville eſt à peu
prês comme Veniſe , elle a des canaux
qui traverſent toutes les ruës ,
& qui font bordez de grands arbres
qui font un ombrage fort
agreable , tant ſur les canaux que
fur les ruës ; les maiſons y font bâties
comme en Hollande , & de la
même propreté ; il y a une Citadelle
à quatre baſtions ; cette Ville
eſt entourée d'une muraille & d'un
grand foſſé fort large , mais peu
profond ; les entours en ſont tresbeaux
, ce ſont toutes maiſons de
plaiſance avec fort jolis jardins, &
des refervoirs où il y a des poiſſons
extraordinaires &de pluſieurs couleurs
, beaucoup de dorez & d'ar
DU VOYAGE DE SIAM . 19
gentez: il y a dans la Ville des Marchands
extrêmement riches , & qui
n'épargnent rien pour leurs plaiſirs :
la liberté y eſt comme en Hollande
, principalement à l'égard des
femmes ; je parlay avec quatre ou
cinq en me promenant dans des
Jardins ; elles font habillées à la
Françoiſe . Il y a dans Batavia environ
cinquante Carroſſes , j'en ay
vû quelques-uns fort propres & a
la mode de France ; leurs chevaux
ne font pas grands , mais en recom.
penſe ils font fort vifs . Cette Ville
eſt d'un tres-grand commerce,& fes
richeſſes font qu'on y ménage peu
l'or & l'argent ; elle eſt extraordinairement
peuplée ; les Hollandois
y entretiennent une groffe garnifon
; ils y ont pour eſclaves plus
de trois mille Maures des côtes de
Malabar & pluſieurs des naturels
du païs , qu'ils font vivre avec difcipline
aux environs de la Ville.
Bij
20 RELATION
L'Iſle de Java dans laquelle cette
Ville eſt ſituée eſt fort peuplée ,
elle a deux cens lieuës de long , &
quarante de large ; il y a cinq Rois
dont les Hollandois font les maîtres
; tous ces peuples font Maho .
metans. Je fis demander au General
un Pilote pour Siam , les miens
n'y ayant jamais été , il m'en fit
donner un qui avoit fait cette navigation
quatre fois : aprês toutes
ces honnêtetez j'envoyay Monfieur
de Forbin le remercier.
Le Dimanche vingt- fixieme
Aouſt à fix heures du matin nous
mîmes à la voile , & nous prîmes
la route pour paſſer le Détroit de
Banca ; nous fîmes ce jour- là d'un
petit vent dix lieuës ,& le foir fur
les neuf heures on me vint dire qu'il
y avoit au vent de nous un Vaifſeau
qui arrivoit ſur l'Oiseau oùj'étois
; je dis à l'Officier qu'on ſe
tint ſur ſes gardes ; un moment
DU VOYAGE DE SIAM. 21
-
aprês je vis par ma fenêtre ce Navire
qui nous abordoit : on cria
d'où étoit le Navire , mais on ne
répondit rien , & montant fur le
Pont je trouvay tout mon monde
fous les armes , & le Beaupré de ce
Navire fur la Poupe du mien ; je
luy fis tirer une vingtaine de coups
de fufils qui le firent déborder , &
il fit vent arriere s'en allant à toutes
voiles ;nous ne ſçûmes de quelle
nation il étoit , car perſonne de ce
Navire ne dît jamais une parole ,
&nous ne remarquâmes que trespeu
de monde dans ce Vaiſſeau :
je crois que c'étoit quelque Navire
Marchand qui faiſoit fa route ,
&qui fit une méchante manoeuvre;
il rompit quelque choſe du couronnement
de mon Vaiſſeau , qui
fut racommodé le lendemain .
Le Mardy vingt - huitiéme au
foir nous vîmes l'entrée du Détroit
de Banca , & le vingt-neuf au ma
Bij
2.2 RELATION
tin nous y entrâmes. Quoique nous
euſſions unbon Pilote Hollandois ,
nous ne laiſſames pas d'échoüer
fur un banc de ſable vazeux ; mais
comme il y a beaucoup de bancs
de cette même forte dans ce Détroit
, & qu'il arrive à pluſieurs
Vaiſſeaux d'y échoüer ſans grand
peril , cela ne me donna pas d'inquietude
; je fis porter un petit
ancre à la mer du côté de Sumatra
, & en moins de deux heures
jeme tiray de deſſus ce banc. Nous
fumes quatre jours à paſſer ce Détroit.
L'Ifle de Sumatra eſt à la
gauche, qui a plus de deux cens cinquante
lieuës de long ,& cinquante
où elle eſt plus large : les Hollandois
y ont quatre ou cinq fortereſſes;
les peuples y font tous
Mahometans , & elle est habitée
des naturels du Païs , qui obeïſſent
à quatre ou cinq Rois. La Reine
d'Achem en a un des plus grands
4
DU VOYAGE DE SIAM. 23
Royaumes , & y regne avec une
grande autorité , elle gouverne
tres-bien fes peuples : les Hollandois
font preſque maîtres de tous
ces Rois , ils traitent avec eux des
choſes qui croiffent dans l'Ifle , où
il y a des mines d'or , beaucoup de
poivre , quantité de ris , toutes fortes
de beſtiaux : en quelques cantons
les peuples ſont fort barbares ,
& les Rois ſe font ſouvent la guerre.
Ceux qui prennent la protection
des Hollandois ſont toujours
les plus forts , à cauſe des Troupes
& des Vaiſſeaux qu'ils leur envoyent
: ils font la même choſe
dans l'Ifle de Java , & trois cens
Européens battent toûjours cinq
à fix mille hommes de ces Nations,
qui ne ſçavent pas faire la guerre.
Elle est à quatre degré Sud de la
Ligne Equinoxiale. Les Hollandois
ont un Fort du côté du Détroit de
Banca , où il y a vingt - quatre
a
24 RELATION
pieces de canon ; le Fort eſt au
bord d'une grande riviere que l'on
appelle Palembane , elle ſe jette
avec tant de violence dans la mer,
que trois ou quatre mois de l'année
au temps des pluyes , l'eau quoyqu'entrant
dans la mer eſt encore
douce.
L'Iſle de Banca nous reſta à la
droite , elle a environ quarante
lieuës de long ; les Hollandois y
ont un Fort , & ontcommerce avec
les naturels de l'Iſle ; on dit qu'elle
eſt tres fertile & tres-bonne : dans
le temps que j'ay paffé devant la
riviere de Palembane , les Hollandois
y avoient deux Vaiſſeaux qui
y chargeoient des poivres . Le troifiéme
Septembre nous repaſſames
la Ligne par un temps le plus beau
& le plus favorable qui ſe puiſſe
voir , c'est - à-dire fans chaleur , un
air temperé , & pas plus chaud que
dans ce même mois en France ; de
forte
DU VOYAGE DE SIAM. 25
7
forte que je ne quittay point encore
non plus mon habit de drap ,
que lorſque je l'avois paſſée vers
les côtes d'Affrique. Nous allâmes
paſſer devant le Détroit de Malaca,
qui a trois ou quatre paſſes ou entrées
; les courans, y font fort
grands , & ſe trouverent tantôt
pour nous , & tantôt contre , се
qui nous fit moüiller fort ſouvent ;
car quand le calme nous prenoit ,
les courans nous emportoient fort
au large, & nous ne quittâmes pas
cette côte à cauſe des vents qui regnent
toujours du côté de la terre,
& qui nous pouſſoient à nôtre route.
Je croy que l'air de ce païs- là
eſt fort bon , car nous avions beaucoup
de malades ,& ils furent tous
gueris.
Le cinquiéme nous nous trouvâmes
par le travers de l'Iſle de
Polimon , qui eft habitée de Malais
, peuples Mahometans. Elle eſt
C
26 RELATION
tres bonne & tres -fertile,elle obeït
à un Prince qui la gouverne. La
Reine d'Achin y a des pretentions ,
& pour cet effet elle y envoye tous
les ans quelques Vaiſſeaux ; mais
comme ce Prince ne veut point
avoir de guerre avec elle , ſes peuples
luy payent quelque tribut. Il
en vint à nôtre bord un petit canot
, qui nous apporta quelques
poiſſons & quelques fruits . Cette
Ifle eſt éloignée de la terre ferme
d'environ fix lieuës ; une partie de
ſa côte a été autrefois ſoumiſe au
Roy de Siam , mais elle eſt poſſedée
depuis quelques années par
deux ou trois Rois , dont l'un eft
le Roy des Malais. Cette nation
eſt fort inſociable , & on n'a point
de commerce avec elle .
Du cinquiéme au quinze nous
n'eûmes que de petits vents forr
variables , & des calmes qui nous
faifoient moüiller ſouvent , à caus
DU VOYAGE DE SIAM. 27
ſe des courans qu'il y a le long
de cette côte. Depuis le Détroit
de Banca juſqu'à Siam , on ne
quitte point la terre , & on ne
s'en éloigne que depuis quinze juſfqu'à
vingt- cinq braſſes , le fonds
vaſe.
Le même jour nous nous trouvâmes
devant Ligor , qui eſt la
premiere Place du Roy de Siam.
Les Hollandois y ont une habitation
, & y font commerce. Il eſt
dificile d'exprimer la joye que les
Siamois que nous ramenions eurent
de ſe voir proche des terres de leur
Roy, & elle eſt ſeulement comparable
à celle que nous avons refſentie
à nôtre retour , quand Dieu
nous a fait la grace de retoucher
Breſt. Il mourut là du flux de ſang
aprês cinq mois de maladie un jeune
Gentil-homme nommé d'Herbouville
, l'un des Gardes de Marine
, que le Roy m'avoit donné
Cij
28 RELATION
pour m'accompagner ; il étoit fort
honnête homme , & je le regretay
extrêmement.
Enfin ( graces à Dieu ) le vingtquatrième
nous moüillâmes devant
la riviere de Siam, Toutmon
monde & mon équipage étoit en
bonne ſanté. J'envoyay versMonſieur
l'Evêque de Metellopolis
Monfieur le Vacher Miſſionaire ,
qui étoit venu avec les Mandarins
en France , & que je ramenois
avec eux , avec charge de le
prier de me venir trouver pour
m'inſtruire de ce qui s'étoit paſſé
depuis dix- huit mois que le Roy
de Siam avoit envoyé en France.
Le vingt - neuviéme Monfieur
l'Evêque vint à bord avec Mon.
fieur l'Abbé de Lionne : ils m'informerent
de tout ce qui s'étoit
paffé ; ils me dirent que le Royde
Siam ayant appris ſur la minuit mon
arrivée par Monfieur Conſtance
DU VOYAGE DE SIAM. 29
un de ſes Miniſtres , il en témoigna
une tres-grande joye , & luy donna
ordre d'en aller avertir Monſieur
l'Evêque , & de dépêcher
deux Mandarins du premier Ordre,
qui ſont comme les premiers Gentilshommes
de la Chambre du
Roy en France , pour me venir
témoigner la joye qu'il avoit de
mon arrivée. Ils vinrent deuxjours
aprês à mon bord ; je les reçûs
dans ma chambre aſſis dans un
fauteüil , Monfieur l'Evêque ſur un
petit fiege proche de moy , & eux
de même qu'une partie des perſonnes
du Vaiſſeau qui s'y trouverent
, s'affirent ſur les tapis dont
le plancher de ma chambre étoit
couvert , étant la mode dans ce
Royaume de s'aſſeoir de cettema.
niere , & qu'aucune perſonne , hor
mis celles qu'ils veulent traiter avec
une grande diſtinction , ne ſoit élevée
au deſſus d'eux.
Giij
30 RELATION
Ils me dirent que le Roy leur
Maître les avoit chargez deme ve
nir témoigner la joye qu'il avoit
demon arrivée , & d'avoir appris
que le Roy de France ayant vaincu
tous ſes ennemis , étoit maître
abſolu dans ſon Royaume , joüif
fant de la paix qu'il avoit accordée
à toute l'Europe. Après leur avoir
marqué combien je me fentois obligé
aux bontez du Roy leur maître
, & leur avoir répondu ſur le
ſujet de ſa Majesté ,je leur dis que
j'étois extrêmement fatisfait du
Gouverneur de Bancok , de la maniere
dont il avoit reçû ceux que
je luy avois envoyez , ainſi que des
preſens qu'il m'avoit fait. Ils me ré.
pondirent qu'il avoit fait ſon devoir
, puiſqu'en France on avoit fi
bien reçû les Envoyez du Roy leur
maître, & que d'ailleurs ce bon trai.
tement m'étoit dû par mes anciens
merites , pour avoir autrefois mé
DU VOYAGE DE SIAM. 31
nagé l'union entre le Royaume de
Siam&celuy de France. Ce ſont
leurs manieres de parler , qui tiennentbeaucoup
du figuré. Après les
avoir traitez avec les honneurs &
les civilitez qui ſont en uſage en pareils
rencontres dans ce Royaumelà,
je leur fis preſenter du Thé &
des confitures. Ces deux Mandarins
étoient bien faits , âgez d'environ
vingt- cinq ans , & habillez à
leur mode ; ils étoient nuds têtes ,
pieds nuds , ſans bas, & ayant une
maniere d'écharpe fort large , qui
leur prenoit depuis la ceinture jufqu'aux
genoux , ſans être pliſſée ,
qui leur paſſoit entre les jambes ,
ſe ratachant par derriere, & retombant
comme des haudechauſſes qui
n'auroient point de fonds. Cette
écharpe étoit de toile peinte des
plus belles du païs , ayant par en
bas une bordure bien travaillée, largede
quatre doigts,& qui leur tom-
Ciiij
32 RELATION
,
boit ſur les genoüils : de la ceinture
en haut ils n'avoient rien qu'une
maniere de chemiſe de mouſſeline
qu'ils laiſſent tomber par deſſus
cette écharpe , les manches ne leur
venant qu'un peu au deſſous du
coude paſſablement larges.Ils reſterent
prês d'une heure dans le Vaifſeau
,je les fis ſalüer de neuf coups
decanon quand ils s'en allerent.
Le premier Octobre Monfieur
Conſtance , ce Miniſtre du Roy de
Siam dont j'ay déja parlé , & qui
pour tout dire , bien qu'étranger ,
eſt parvenu par ſon merite juſqu'à
la premiere place dans la faveur du
Roy de Siam , m'envoya faire compliment
par ſon Secretaire qui étoit
parfaitement honnête homme , &
il m'offrit de ſa part un ſi grand
preſent de fruits , boeufs , cochons,
poulles , canards, & pluſieurs autres
choſes, que tout l'équipage du Vaiſ
ſeau en fut nourry durant quatre
DU VOYAGE DE SIAM. 33
jours. Ces rafraichiſſemens ſont
agreables , quand il y a ſept mois
que l'on eſt à la mer.
Le huitiéme Monfieur l'Evêque
de Metellopolis qui s'en étoit retourné
à la Ville capitale de Siam ,
revint à bord avec deux Mandarins
s'informer de la part du Roy de
l'état de ma ſanté, & me dire qu'il
étoit dans l'impatience de me voir,
me priant de deſcendre à terre. Je
leur témoignay combienj'étois touché
de lacontinuation des bontez
du Roy leur maître , & je leur dis
que je m'allois preparer pour aller
àterre.Je reçus ces Mandarins comme
les premiers , & je les fis ſalüer
en s'en retournant de neuf coups
de canon. Sur les deux heures du
même jour j'entray dans mon canot
, & ceux de ma ſuite dans des
batteaux que le Roy envoya ; & étant
arrivé ſur le ſoir dans la riviere,
j'y trouvay cinq balons tres- pro34
RELATION
пра-
pres , l'un pour moy , fort magnifique
, & quatre autres pour les
Gentilshommes qui m'accompagnoient
, avec un grand nombre
d'autres pour charger les hardes &
tous les gens de ma ſuite. Deux
Mandarins me vinrent complimenter
de la part du Roy. Je ne pûs
aller cette nuit au lieu qu'on avoit
deſtiné pour me recevoir , ce qui
m'obligea de paſſer du balon où
j'étois dans la Fregate la Maline ,
qui étoit entrée dans la riviere deux
jours auparavant,&oùje couchay.
Le même ſoir le Commis que j'avois
envoyé à Siam pour acheter les
proviſions neceſſaires pour les équipages
du Vaiſſeau &de la Fregate,
me vint dire que Monfieur Conftance
luy avoit mis entre les mains
de la part du Roy onze Barques
chargées de boeufs , cochons,veaux,
poulles , canards , & arrek ou eau
de vie faite de ris, pour nourrir les
DU VOYAGE DE SIAM. 35
:
équipages des deux Navires ,& qu'il
luy avoit dit de demander tout ce
qui ſeroit neceſſaire , le Roy voulant
défrayer les deux Vaiſſeaux de
ſa Majesté pendant tout le temps
qu'ils feroient en ſon Royaume.
Le neuviéme il vint deux Mandarins
àmon balon de la part du
Roy , qui me dirent qu'ils venoient
pour recevoir mes ordres , & je
partis de ce lieu ſur les ſept heures
du matin. Aprês avoir fait environ
cinq lieuës j'arrivay dans une maiſon
qui avoit été bâtie pour me
recevoir , où deux Mandarins & les
Gouverneurs de Bancok & de Pipely
avec pluſieurs autres me vinrent
complimenter ſur mon arrivée,
me ſouhaitant une longue vie . Cette
maiſon étoit faite de banbous , qui
'eſt un bois fort leger , & couverte
de nattes aſſez propres. Tous les
meubles en étoient neufs , il y avoit
pluſieurs chambres tapiffées de
36 RELATION
toile peinte fort belle : la mien
ne avoit de tres-beaux tapis ſur le
plancher , j'y trouvay un dais d'une
étoffe d'or fort riche , un fauteüil
tout doré , des carreaux de velours
tres -beaux , une table avec un tapis
brodé d'or , des lits magnifiques ;
j'y fus ſervy de viandes & de fruits
en quantité. Aprés-dîné je partis ,
& tous les Mandarins me ſuivirent.
J'allay à Bancok, qui eſt la premiere
Place du Roy de Siam dans cette
riviere , éloignée d'environ douze
lieuës de la mer. Je trouvay à la radeun
Navire Anglois , qui me ſalua
de vingt & un coups de canon iles
Fortereſſes du lieu qui gardent les
deux côtez de la riviere me ſaluërent
, l'une de vingt- neuf coups, &
l'autre de trente un .Ces Fortereſſes
font aſſez regulieres & fournies de
gros canons de fonte; je logeay dans
Ia Fortereſſe d'à main gauche, dans
une maiſon aſſez bien bâtie &bien
DU VOYAGE DE SIAM. 37
meublée , & où je fus traité à la
mode du païs .
Le lendemain dixiéme j'en partis
fur les huit heures du matin accompagné
de tous les Mandarins& de
tous les Gouverneurs qui m'étoient
venu faire compliment ; il y vint
deux autres Mandarins me complimenter.
A mon départ je fus falué
de la même maniere que la veille
, & j'arrivay ſur le midy dans une
maiſon bâtie exprês pour moy , &
ayant des meubles auffi beaux que
dans la premiere. Il y avoit prês
de là deux Fortereſſes qui me faluërent
de toute leur artillerie , &
deux Mandarins me vinrent rece.
voir. A dîner je fus tres -bien fervy
, & j'en partis ſur les trois heures
; les Fortereſſes me ſaluërent
comme auparavant , & ce fut lorfque
le Gouverneur de Bancok prit
congé de moy pour s'en retourner
en ſon Gouvernement. Pourſui.
38 RELATION
vant ma route je rencontray deux
Navires , l'un Anglois , & l'autre
Hollandois , à l'ancre , qui me ſaluërent
de toute leur artillerie, &j'arrivay
fur les ſept heures du ſoir dans
une maiſon faite & meublée de la
même maniere que les precedentes,
j'y fus reçu par de nouveaux Mandarins
, & fort bien traité.
Le 11. aumatin je partis &j'allay
dîner dans une autre maiſon ; le
foir j'arrivay dans une maiſon faite
à peu près comme les autres , &
fort bien meublée , où je trouvay
deux Mandarins qui m'y reçurent.
Le 12.j'en partis , &j'allay coucher
à deux lieües de Siam, où deux
Mandarins me recurent encore.
LesChefs des Compagnies Angloi .
fes & Hollandoiſes m'y vinrent faluër
; à l'égard des François , ils
m'étoient venu trouver à mon
bord , & m'accompagnerent toujours
depuis. Je reſtay en ce lieu- là
DU VOYAGE DE SIAM. 39
juſqu'à ce que je fis mon entrée.
La Riviere de Siam nomméeMe.
nan eſt fort belle & fort large ,
elle a partout au moins quatrebraf.
ſes d'eau , & fept & huit en la plûpartdes
endroits; elle eſt toutebordéede
tres beaux arbres : mais trois
ou quatre mois de l'année tous ſes
rivages font innondez , ce qui fait
que toutes les maiſons qu'on yrencontre
ſont bâties ſur des pilotis,&
faites toutes de banbous. Ce bois
fert aux Siamois àfaire tant les fondemens
& les planchers , que le
deſſus de leurs maiſons ; ils s'en fervent
auſſi pour faire ce dontils ont
beſoin dans leur ménage , n'ayant
preſque rien qu'ils ne faffent de ce
bois, juſqu'à en allumer du feu, s'en
ſervant comme de pierres à fufil ,
ils n'ont qu'à racler un peu de ce
bois,& le frotter enfuite l'un contre
l'autre , il s'allume d'abord .
Tous les peuples de ces endroits ont
40 RELATION
depetits canaux&des barques pour
aller de maiſons en maiſons faire
leur commerce. On n'y voit prefque
travailler que les femmes , les
hommes étant le plus ſouvent employez
au ſervice du Roy , de qui
ils font comme les eſclaves . On
m'y fit les mêmes honneurs que l'on
a accoutumé de faire au Roy quand
il paſſe ſur la riviere . Je n'y vis perſonne
dans les maiſons, tout le monde
étoit dans les balons , ou ſur les
bords, le ventre à terre , & les mains
jointes contre le front. Au devant
des maiſons & des villages il y avoit
une eſpece de parapet élevé de ſept
àhuits pieds hors de l'eau , fait avec
des nattes. Ils reſpectent tant leur
Roy, qu'ils n'ofent pas lever les yeux
pour le regarder. Je remarquay que
lesmaiſons où j'avois logé étoient
peintes de rouge, afin de me traiter
comme ſa perſonne , n'y ayant que
les maiſons Royales de cette couleur-
là. Tous
1
DU VOYAGE DE SIAM. 41
Tous les Mandarins qui ſont venusme
recevoir ſur la riviere, m'ont
toujours accompagné ; les premiers
étoient comme les Gentilshommes
de la Chambre, & les autres par de
gré. Les Princes y vinrent auſſi . Ils
ont tous des balons tres propres ,
dans le milieu deſquels il y a une efpece
de thrône où ils s'aſſiſent ; &
ils ne vont ordinairement qu'un
dans chaque balon , à leurs côtez
font leurs armes , comme ſabres ,
lances , épées , fleches, plaſtrons, &
même des fourches. Ils font tous
habillez de la même maniere que
j'ay déja dit. Un Portugais que le
Roy avoit faitGeneral des Troupes
de Bancok m'a toujours accompagné,
& donnoit les ordres pour toutes
choſes. Il y eut environ so. ου
60 balons à ma ſuite, dont pluſieurs
avoient 50. 60. 70. & 80. pieds de
long, ayant des rameurs depuis 20.
juſques à cent. Ils ne rament pas à
D
42 RELATION
notre maniere, ils font aſſis deux fur
chaque banc , l'un d'un côté & l'autre
de l'autre , le viſage tourné du
côté où l'on va , & tiennent une rame
qui s'appelle pagais , d'environ
quatre pieds de long , & font force
du corps pourpagaier.Ces rameurs
fatiguent beaucoup , & fe contentent
pour toute nourriture de ris
cuit avec de l'eau , & quand ils ont
un morceau de poiſſon , ils croyent
faire un tres-grand regal. Ils mangent
d'une feüille qu'ils appellent
betel , qui eft comme du lierre , &
d'une eſpece de gland de cheſne ,
qu'ils appellent arrek , mettant de
la chaux fur la feüille , & c'eſt ce qui
donne le goût. Ils mangent du tabac
du païs, qui eſt bien fort ; tout cela
leur rend les dents noires,qu'ils eſtiment
les plus belles . Un homme
peut vivre de cette maniere pour 15.
ou 20. ſols par mois , car ils ne boivent
ordinairement que de l'eau. Ils
DU VOYAGE DE SIAM. 43
ont une eſpece d'eau de vie tresforte,
qu'ils appellent racque, qu'ils
font avec du ris . Lorſque j'arrivay
dans les maiſons qu'on m'avoit preparées,
tous les Mandarins qui m'accompagnoient
, & ceux qui me recevoient
ſe mettoient en haye juf.
qu'à la porte de ma chambre.
Le 13. je fis dire au Roy par les
Mandarins qui étoient avec moy,
quej'avois été informé de la maniere
dont on avoit accoutumé de recevoir
les Ambaſſadeurs en fon
Royaume ,& que comme elle étoit
fort differentede celle de France,
je le ſuppliois de m'envoyer quelqu'un
pour traiter avec luy ſur le
ſujet de mon entrée .
Le 14. il m'envoya Mª Conſtans,
avec lequelj'eus une longue converſation.
Me l'Eveſque fut l'interprete.
Nous diſputâmes long temps , &je
ne voulus rien relâcher des manieres
dont on a coutume de recevoir lcs
Dij
44
RELATION
Ambaſſadeurs en France , ce qu'il
m'accorda.
Le 15. les Tunquinois me vinrent
complimenter ſur mon arrivée .
Le 16. les Cochinchinois firent
la même choſe.
Le 17. Mª Conſtans me vint trouver
, & emmena avec luy quatre balons
tres - beaux pour charger les
preſens que Sa Majesté envoyoit au
Roy de Siam . Ce mêmejour le Roy
donna ordre à toutes les Nations
des Indes qui reſident à Siam , deme
venir témoigner la joye qu'ils ref
ſentoient de mon arrivée , &de me
rendre tous les honneurs qui étoient
dûs à un An baſſadeur du plus grand
Roy du Monde Ils y vinrent fur
les fix heures du ſoir , tous habillez
àlamodede leur païs ; il y en avoit
de quarante differentes Nations , &
toutes de Royaumes indépendans
les uns des autres ; & ce qu'il y avoit
detres- particulier étoit , que parmy
DU VOYAGE DE SIAM. 43
ce nombre il yavoit le fils d'un Roy
qui avoit été chaſſe de ſes Etats , &
qui s'étant refugié dans celuy de
Siam , demandoit du ſecours pour
ſe rétablir. Leurs habits étoient
preſque tout de meſme que ceux
des Siamois , à la reſerve de quelques-
uns , dont la coëffure étoit differente
, les uns ayans des turbans ,
les autres des bonnets à l'Arme .
nienne , ou des calottes , & d'autres
enfin étans nuë tête comme les
moindres des Siamois, les perſonnes
de qualité ayant un bonnet de la
formedeceluyde nos Dragons, qui
ſe tient droit , fait de mouſſeline
blanche , qu'ils font obligez de faire
tenir avec un cordon qui paſſe au
deſſous de leur menton , étant d'ailleurs
tous nuds pieds , à la reſerve
de quelques uns qui ont des babouches
comme celles que portent les
Turcs.
Le Roy me fit dire ce mêmejour
Dij
46 RELATION
par M. Conftans , qu'il me vouloit
recevoir le lendemain 18. Je partis
fur les ſept heures du matin en la ma
niere que je raconteray aprês avoir
recité les honneurs que le Roy de
Siam fit rendre à la Lettre de Sa Majeſté.
Il est vray qu'il a de coutume
de rendre honneur aux Lettres des
Potentats qu'il reçoit par leurs Am.
baſſadeurs;mais il a voulu avec juſtice
faire une distinction de cellede
notre grand Monarque. Il vint quaranteMandarins
des premiers de fa
Cour , dont deux qui étoient Oyas ,
c'eſt à dire comme ſont les Ducs en
France , qui me dirent que tous les
balons étoient à ma porte pour
prendre la Lettre de Sa Majesté , &
memener au Palais . La Lettre étoit
dans ma chambre en un vaſe d'or
couvertd'un voile de brocard tresriche.
Les Mandarins étant entrez
ils ſe proſternerent les mains jointes
fur le front, le viſage contre terre,&
DU VOYAGE DE SIAM. 47
faluërent en cette poſture la Lettre
du Roy par trois fois. Moy
étant aſſis ſur un fauteüil auprés
de la Lettre , je reçus cet honneur ,
qui n'a jamais été rendu qu'à celle
de Sa Majesté. Cette ceremonie
finie , je pris la Lettre avec le vaſe
d'or , & après l'avoir portée ſeptou
huit pas , je la donnay à Monſieur
l'Abbé de Choiſy , qui étoit
venu de France avec moy. Il marchoit
à ma gauche un peu derriere, .
&il la porta juſqu'au bord de la
riviere , où je trouvay un balon extremement
beau , fort doré , dans
lequel étoient deux Mandarins du
premier ordre . Je pris la Lettredes
mains de Monfieurl'Abbé de Choiſy
, & l'ayant portée dans le balon,
je la remis entre les mains d'un de
ces Mandarins , qui la poſa ſous un
dais fait en pointe , fort élevé , &
tout doré. J'entray dans un autre
fort magnifique , qui ſuivoit imme
3
48 RELATION
diatement celuy où étoit la Lettre
de Sa Majeſté. Deux autres auſſi
beaux que le mien , dans lesquels
étoient des Mandarins , étoient aux
deux côtez de celuy où l'on avoit
mis la Lettre. Le mien , comme je
viens de dire , le ſuivoit ; Monfieur
l'Abbé de Choiſy étoit dans un autre
balon immediatement derriere,
& les Gentilshommes qui m'accompagnoient
,& les gens de ma ſuite,
dans d'autres balons , ceux des
grands Mandarins pareillement fort
beaux , étoient àla tête. Il y avoit
environ douze balons tout dorez ,
& prês de deux cens autres qui voguoient
fous deux colomnes. La
Lettre du Roy , les deux balons de
garde& le mien étoient dans le milieu.
Toutes les Nations de Siam
étoient à ce cortege ; &toute la ri.
viere quoique tres large étoit toute
couverte de balons. Nous marchâmes
de cette forte juſqu'à la ville,
dont
DU VOYAGE DE SIAM. 49
dont les canons me ſaluërent ,
ce qui ne s'étoit jamais fait a
aucun autre Ambaſſadeur , tous
les Navires me ſaluërent auſſi ,
& en arrivant à terre je trouvay
un grand Char tout doré,
qui n'avoit jamais ſervi qu'au
Roy.
Je pris la Lettre de ſa Majefté
, &je la mis dans ce Char ,
qui étoit traîné par des chevaux
, & pouffé par des hommes;
J'entray enſuite dans une
chaiſedorée portéepar dixhom.
mes ſur leurs épaules ; Monfieur
l'Abbé de Choiſy étoit dans
une autre moins belle ; Les Gentils-
hommes & les Mandarins
qui m'accompagnoient étoient
à cheval , toutes les Nations
-differentes qui demeurent à Siam
marchant à pied derriere ; La
marche fut de cette forte jufqu'au
Château du Gouverneur ,
E
50 RELATION
où je trouvay en haye des Soldats
des deux côtez de la ruë
qui avoient des chapeaux de
métail doré , une chemife rouge
, & une eſpece d'écharpe de
toile peinte , qui leur ſervoit de
culotte, fans bas ny foüilliers ;
Les uns étoient arniez de Mouf
quets , les autres de Lances ;
D'autres d'Arcs , & de fléches,
d'autres de picques .
Il y avoit beaucoup d'inſtrumens
comme Trompettes,Tambours
, Timbales , Muſettes , des
manieres de petites cloches ,&
de petits cors dont le bruit refſembloit
à ceux des paſteurs en
France. Toute cette Muſique,
faiſoit affez de bruit , nous mar-.
châmes de cette façon le long
d'ure grande ruë bordée des
deux côtez d'une grande quanme
de peuples & toutes les places
remplies de même. Nous
DU VOYAGE DE SIAM. 11
arrivâmes enfin dans une grande
place qui étoit devant le Palais
du Roi , ou étoient rangés
des deux côtés des Eléphans de
guerre , enfuite nous entiâmes
dans la premiére cour du Palais
, où je trouvay environ deux
milles Soldats afſis fur leur der
riére la croſſe de leurs Moufquets
fur terre & tout droits ,
rangés en droite ligne à fix de
hauteur , il y avoit des éléphans
fur la gauche apelés éléphans
armés en guerre. Nous vimes
enfuite cent hommes à cheval
pieds nuds & habités à la Morefque
une lance àla main, tous
des Soldats étoient habillé conme
j'ai dit cy-devant , dans cet
endroit les nations & tous ceux
qui me ſuivoient me quitterent
à la referve des Gentilshommes
quim'accompagnoient, J. paffai
dans deux autres cours qui
(
E ij
52
RELATION
étoient garnies de la même maniére
& j'entray dans une autre
où étoit un grand nombre de
Mandarins tous proſternés contre
terre , il y avoit en cet endroit
fix chevaux qui étoient tenus
chacun par deux Mandarins ,
tres -bien barnachés , leurs brides
, poitraïls , croupieres & couroyes
d'étriers étoient garnies
d'or & d'argent couverts de pluſieurs
perles , rubis & diamans ,
en forte qu'on ne pouvoit en
voir le cuir , leurs étriers & leurs
ſelles étoient d'or & d'argent ,
les chevaux avoient des anneaux
d'or aux pieds de devant , il y
avoit là auffi pluſieurs éléphans
harnachés de même que le ſont
des chevaux de caroſſes , leurs
harnois étoient de velours cramoiſy
avec des boucles dorées ,
Les Gentilshommes entrérent
dans la Salle d'audiance & fe
DO VOYAGE DE SIAM.
placerent avant que le Roy ft
dans ſon Throne , & quand il y
fut entré accompagné de Monfieur
Conftans , du Barcalon &
de Monfieur l'Abbé de Choiſy
qui portoit la Lettre du Roy ,
je fus furpris de voir le Roy dans
une tribune fort élevée, car Monfeur
Conftans étoit demeuré
d'accord avec moi que le Roy
ne feroit qu'à la hauteur d'un
homme dans ſa tribune & que
je luy pourrois donner la Lettre
du Roy de la main à la main;
Alors je dis à Monfieur l'Abbé
de Choify , on a oublié ce que
l'on m'a promis , mais aſſeurément
je ne donneray point la
Lettre du Roi qu'à ma hauteur,
le vaſe d'or ou on l'avoit mife
avoit un grand manche d'or de
plus de trois pieds de long , on
avoit crû que je prendrois ce
vaſe par le boutdu manche pour
E iij
54
RELATION
F'élever juſques à la hauteur du
thrône ou étoit le Roy , mais je
pris fur le champ mon party &
je reſolus de préſenter au Roy
la Lettre de Sa Majesté tenant
en ma main la couppe d'or où
elle étoit , étant donc arrivé à la
porte je ſalüay le Roy , j'en fis
demême à moitié chemin & lors
que je fus proche de l'endroit ou
je devois m'affeoir après avoir
prononcé deux paroles de ma
Harangue je remis mon chapeau
à la tête & je m'affis , je
continüaymondiſcours qui étoit
en ces termes.
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Mots clefs
Domaine
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