→ Vous voyez ici les données brutes du contenu. Basculez vers l'affichage optimisé.
Titre

Les Modernes sont-ils en effet plus éclairés ou plus avancés que les Anciens dans le chemin de la vérité ?*

Titre d'après la table

Les Modernes sont-ils en effet plus éclairés ou plus avancés que les Anciens dans le chemin de la vérité ?

Page de début
22
Page de début dans la numérisation
253
Page de fin
33
Page de fin dans la numérisation
264
Incipit

Il y a long-tems qu'on a dit que la premiere fois que l'erreur étoit le partage

Texte
Les Modernes font - ils en effet plus éclairés on
plus avancés que les Anciens dans le chemin
de la vérité ? *
la Ly a long- tems qu'on a dit
I premiere fois quel'erreur étoit le partage
de l'homme ; mais il eft étonnant que
dans les fiécles les plus éclairés on n'ait
pas moins occafion de le dire que dans
ceuxque nous appellons faftueufement fiécles
d'ignorance. On a l'obligation au hazard
de quantité de découvertes avec lefquelles
on eft parvenu à détruire de vielles
erreurs ; mais les a- t- on remplacées par
des vérités neuves ? les hommes ont - ils
fait effectivement quelques pas depuis
qu'ils fe vantent de n'être plus dans les ténébres
? fçavent - ils être plus heureux ,
meilleurs , ou font - ils du moins plus
exempts de préjugés , ce qui feroit en effet
une fuite des progrès qu'ils auroient faits
dans la recherche de la vérité ? A la honte
de l'efpece on n'apperçoit aucun de ces
* Quoique ce morceau ait l'air d'être traité férieufement
, j'ai cru devoir plutôt le ranger dans
cet article que dans celui des fciences , par la raifon
qu'il en fait moins l'éloge que la critique , &
qu'il paroît être le réfultat des doutes d'un homme
d'efprit plutôt que des difcuffions d'un fçavant.
FEVRIER . 1755. 23
fruits ; l'humanité paye toujours le même
tribut à l'erreur , aux vices , aux miferes
de fa condition : c'est donc à tort qu'elle
fe vanteroit d'être plus éclairée , & que
notre âge prétendroit la moindre préférence
fur ceux qui l'ont devancé.
On ne croit plus , avec S. Auguftin , que
les antipodes ayent la tête en bas ; avec
Prolomée , que le ſoleil tourne , ni qu'il y
ait des cieux de cryſtal ; avec Ariftote , que
la nature ait horreur du vuide , ni que de
petits atomes crochus ayent formé par hazard
le monde que nous admirons , comme
le penfoit Epicure. On a découvert
malgré la Bulle d'un Pape qui prefcrivoit
de n'en rien croire , qu'à l'extrêmité de no
tre globe il fe trouvoit des êtres penfans à
peu- près comme nous , chez qui , fur l'opinion
que nous pouvions exifter auffi
bien qu'eux , on n'avoit jamais inquiété
perfonne , c'est-à- dire qu'à l'afpect d'un bâtiment
fort élevé , nous avons entrevû
long- tems que les derniers appartemens
pouvoient être occupés comme les
miers , & qu'après avoir parcouru pendant
bien des fiécles notre petite planete , fans
nous douter qu'elle en fut une , nous avons
fait enfin l'importante découverte que
nous ne l'habitions pas feuls. Les Efpagnols
orgueilleux de cet effort de leur ima
pre24
MERCURE DE FRANCE .
gination , exterminerent fans pitié des nations
entieres , parce qu'elles avoient beaucoup
d'or & point d'artillerie , & qu'elles
s'avifoient de vouloir fe gouverner par les
loix de leur pays. Ainfi la moitié du monde
eut à gémir de la curiofité de l'autre .
A l'aide d'une longue lunette , dont la
premiere idée appartient à des enfans , qui
n'eurent d'autre maître que le hazard ou
l'envie de jouer , on a fait quelque pas
dans l'Aftronomie ; le mouvement de ro-.
tation du foleil a paru démontré , on a
cru voir les Satellites de quelques planetes
; on a déterminé le nombre des étoiles 3:
on a fort ingénieufement remarqué que:
les aftres feroient néceffairement immo->
biles dans des cieux de cryftal ou de toute
autre matiere folide , & peu s'en fautqu'on
ne trouve Ptolomée ridicule , parce
que de fon tems des enfans ne s'étoient.
pas encore imaginés de faire un télescope.
Cependant on n'a pas mieux défini que lui
de quelle matiere étoit le ciel. Les mouvemens
des aftres mieux obfervés depuis l'invention
des lunettes , ont feulement perfuadé
qu'elle devoit être fluide ; mais que
dans cet efpace où les aftres font leurs
révolutions , il n'y ait que du vuide , comme
il paroît que Newton l'a penfé , ou
qu'il n'y foit femé que par intervalles , fe-
-
(*
lon
FEVRIER. 1755. 25
lon le fentiment de Gaffendi , ou qu'il foit
impoffible , comme l'imaginoit Descartes ,
c'est un problême que l'imagination peut
s'égayer à réfoudre , qui fera produire encore
une infinité de fyftêmes qu'on ne
prouvera point , car l'ufage eft de fuppofer
, mais qui rendront exactement raifon
de tous les phénomenes de la nature ; ce
feront de nouvelles rêveries fubftituées
aux anciennes . Heureufement que ce problême
n'eft pas infiniment utile au bonheur
de l'Etat ou de la fociété.
Qu'on ait affujetti les éclipfes au calcul
invention qui peut - être ne fait pas tant
honneur à l'efprit humain qu'on pourroit
l'imaginer , puifqu'un peuple qui n'eft pas
autrement fçavant , quoiqu'on ait bien
voulu le faire paffer pour tel , en fait ufage
depuis un tems immémorial ; qu'à la
faveur de l'expérience de Pafcal , on ait
foupçonné la pefanteur & le reffort de l'air,
qu'on ait fait enfin de fi grands progrès
la Phyfique expérimentale ; c'eft qu'il
eft tout naturel que les derniers venus
foient mieux inftruits de ce qui fe paffe
dans une ville , que ceux qui en font partis
les premiers. Nous avons profité des
petits journaux que nos peres nous ont
laiffés , & nous en faifons de petits à notre
tour que nous laiffons à nos neveux , qui
B
26 MERCURE DE FRANCE.
en feront encore après nous ; mais ils feroient
auffi ridicules de s'enorgueillir
beaucoup de leurs nouvelles découvertes ,
& de nous traiter de barbares pour ne leur
avoir pas tout appris , que nous le fommes
fans doute en faifant de pareils reproches
à nos ancêtres. La nature n'a pu être examinée
qu'en détail ; la vie de l'homme
trop bornée ne permet d'acquerir qu'un
très- petit nombre de connoiffances mêlées
de beaucoup d'erreurs ; la curiofité , fource
des unes: & des autres , à peine encouragée
par quelques fuccès , s'anéantit avec
nous. La génération qui nous fuit , profite
de nos erreurs pour les éviter , de nos connoiffances
pour lleess découvrir découvrir , nous devance
un peu , tombe à fon tour , & laiffe
à celle qui la fuivra de nouvelles lumieres
& de nouvelles fautes. Je ne vois dans ces
prétendus progrès dont nous tirons tant de
vanité , qu'une chaîne immenſe , dont quelques-
uns ont indiqué le métal , d'autres ,
fans deffein peut-être , en ont formé les
anneaux ; les plus adroits ont imaginé de
les affembler , la gloire en eft pour eux ;
mais les premiers ont tout le mérite , ou
devroient l'avoir fi nous étions juftes .
Sont - elles bien à nous d'ailleurs ces
découvertes dont nous nous glorifions ?
Qui me répondra que depuis que les géFEVRIER.
1755. 27
nérations fe renouvellent fur la furface de
la terre , perfonne ne fes eut faites avant
nous ? Combien de nations enfeveliés fous
leurs ruines , dont il ne nous refte que des
idées imparfaites combien d'arts abfolument
perdus ? combien de monumens livrés
aux flammes ? It eft tel ouvrage qui lui
feul pourroit nous éclairer fur mille menfonges
, & nous découvrir autant de vérités
; n'en a- t- il point péri de cette efpece ,
ou par les ravages du tems , ou par les
incendies ? Quels peuples de l'antiquité le
retour des Lettres nous a- t- il fait connoître
? Les Grecs & les Romains , ignorans
fur leur origine, prévenus contre tout ce qui'
n'étoit pas de leur nation' , traitant de barbares
leurs voifins ou leurs ennemis , avec
autant d'injuftice peut-être que les Efpagnols
nommoient les Péruviens fauvages ,
dédaignant d'approfondir leurs moeurs ,
leurs caracteres , leurs traditions , leurs
ufages , ou les diffimulant par jalousie ,
& par conféquent incapables de nous en
inftruire. Comment les connoiffons- nous
encore ces Grecs & ces Romains ? à peuprès
comme par des relations imparfaites
nous connoiffons les peuples de l'Afrique
ou de l'Afie . Combien de peuples d'ailleurs
ces conquerans d'une partie du monde
n'ont- ils pas ignorés ? n'eft- il plus de cli-
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
mats inconnus & penfons-nous qu'ils
n'auroient rien à nous apprendre ? N'a -ton
pas trouvé chez les Chinois , peuple
d'une vanité trop ridicule pour avoir un
mérite réel , l'ufage de l'Imprimerie & de
la poudre ? qui leur a donné l'idée de ces
arts fi nouveaux dans l'Europe , l'Imprimerie
fur-tout , qui mériteroit fi juftement
d'être admirée s'il étoit poffible qu'elle ne
perpétuât que des chofes dignes de l'être ?
Nous avons fait des progrès admirables
dans les méchaniques , nous avons fimplifié
des machines connues , nous en avons
créé d'autres ; mais qu'avons- nous exécuté
avec elles dont on ne trouve quelque
idée chez les anciens ? Ces hardis monumens
de l'antiquité la plus reculée , &
qui touche prefque aux premiers jours du
monde : les murs de Babylone , ces jardins
foutenus dans les airs , ces canaux vainqueurs
de l'Euphrate , ces pyramides de
l'Egypte , dont quelques - unes fubfiftent.
encore , ces fuperbes édifices élevés avec
la rapidité que l'hiftoire nous attefte ne
nous forcent- ils pas de convenir , ou que
les anciens avoient des reffources égales
aux nôtres , ou même qu'ils en avoient de
bien fupérieures ? On ne trouve pas feulement
chez eux les traces des arts utiles
on connoît le luxe des premiers Affyriens
་ ་

FEVRIER . 1755 29
& le luxe ne s'introduit dans un Empire
qu'à la fuite des arts d'agrémens.
Qu'il foit permis de faire une compa
raifon entre ces prétendus enfans de notre
induſtrie & ceux de notre imagination
les ſyſtêmes de la Phyfique , fur les principaux
phénomenes de la nature ; il n'en eft
aucun qui n'ait été renouvellé de quelques
anciennes écoles . Le mouvement de la terre
, la matiere fubtile , le plein , le vuide ,
la gravitation , le pur méchanifme des animaux
, opinion dangereufe , parce qu'elle
pourroit trop prouver l'existence des
tourbillons ; ces ingénieufes fictions attribuées
à nos Philofophes modernes , exiftoient
long- tems avant eux , nous en avons
les originaux dans cette foule de Philofophes
Grecs ; & qui fçait fi ces originaux
n'étoient pas encore des copies ? Il en eft
de même des hypothèfes métaphyfiques.
L'immortalité de l'ame , avant que la religion
nous en eût fait un dogme , l'unité
de Dieu , la diftinction des deux fubftances
, le ſyſtême du matérialiſme adopté
quant à la nature de l'ame , par quelques
Peres des premiers fiécles , qui ne la
croyoient pas moins immortelle , mais qui
confervoient encore des principes puifés
dans les écoles payennes je veux parler
de Tertullien , d'Arnobe , de Lactance . Le
B iij
MERCURE DE FRANCE.
libre arbitre , la fatalité , furent des queftions
qui trouverent autrefois , comme de
nos jours , des partifans ou des adverfaires.
L'Athéifme de Spinofa , fi bien attaqué
par Bayle , eft développé dans le fixieme
livre de l'Eneide . Les Dieux oififs d'Epicure
ont fervi de modele à celui des Déiftes.
Si donc l'efprit humain fe repéte luimême
depuis fi long tems dans les fciences
fpéculatives , rien ne me porte à le
croire plus varié , plus inventeur dans ce
qui tient aux arts.
Mais je veux que nos modernes ayent
réellement imaginé les opinions qu'on leur
attribue , nous n'aurions encore changé
que de fictions & d'abfurdités. Les idées
innées de Deſcartes , les Monades de Leibnitz
ne valent gueres mieux que les prétendues
rêveries des anciens . Nous nous
fommes comportés à leur égard , comme
'certains Anglois nous ont fait l'honneur
de nous traiter dans leurs ouvrages ; ils
copient nos auteurs , en nous difant des
injures. Sur quoi peut donc être fondé
l'orgueil des hommes ? Je veux bien fuppofer
que nous connoiffions un peu mieux
que nos ancêtres les contours du globe que
nous habitons ,enrichis de leurs remarques
& des nôtres , nous fommes un peu moins
étrangers dans notre patrie. Nous avons
FEVRIER. 1755. 31
multiplié nos plaifirs en nous affujettiffant
à de nouveaux befoins ; mais n'avons- nous
pas auffi doublé nos infortunes : Nous
voulons , à la faveur de l'expérience , avoir
jetté quelques lumieres fur le méchanifme
de la nature , mais les cauſes nous en fontelles
moins obfcures ? Nous lifons dans les
cieux , mais fommes nous plus éclairés fur
l'artifice de nos organes , fur l'union du
corps & de l'ame , ou fur leur mutuelle
dépendance ? Avons - nous quelque idée
plus diftincte des termes qui nous font les
plus familiers , de la matiere , de l'eſprit ,
du lieu , du tems , de l'infini , termes que
le peuple prononce tous les jours , fans
imaginer qu'il ne les entend pas ? étrange
foibleffe de l'efprit humain , qui ne femble
ignorer que ce qu'il auroit intérêt de
connoître ! Parfaitement inftruit de quelques
vérités indifférentes , mais les feules
qui lui foient démontrées , j'ofe le dire
même , qui femblent l'humilier par leur
petit nombre & par l'excès de leur éviden.
ce , elles ne fervent qu'à lui faire mieux
fentir qu'il eft né pour le doute.
Je ne fçais par quelle étonnante contradiction
quelques perfonnes plus zélées
qu'inftruites , ont affecté de confondre le
Pirrhoniſme & l'incrédulité. Cette réflexion
où m'a conduit mon fajet, mériteroit-
B iiij
MERCURE DE FRANCE.
*
elle - feule une differtation approfondie ?
Mais comme il est toujours précieux d'établir
une vérité , que
, que celle- ci d'ailleurs paroîtra
nouvelle , je l'appuyerai du moins
d'un fimple raifonnement auquel il eft , je
crois , difficile de fe refufer. Le Pirrhonifme
feul apprend à la raifon à s'humilier ,
en lui démontrant l'incertitude de fes connoiffances
; la religion exige de notre orgueil
la même foumiffion , les mêmes facrifices
: le Pirrhonifme eft donc de toutes
les fectes des Philofophes celle qui eft la
plus conforme à l'efprit de la religion , &
qui nous difpofe le plus naturellement à
l'embraffer. Mais on pourroit en abuſer ,
me dira- t- on : eh ! de quoi ne pourroit - on
pas abufer ? Tel étoit du moins le fentiment
de ce fameux Evêque d'Avranches ,
l'auteur de la Démonftration évangélique' ,
Prélat illuftre que l'Eglife regarde , ainfi
que M. Boffuet , comme une de fes lumieres
.
Quoi de plus capable de convaincre
l'homme de fa foibleffe que le tableau
malheureuſement trop fidele que je viens
de vous en préſenter ? Ses prétendus progrès
appréciés , dénués de la pompe dont
une vaine éloquence a coutume de les ennoblir
, nous paroiffent dans leur véritable
jour. Il n'eft ni plus vertueux , ni plus
FEVRIER. 1755. 33
tapproché du bonheur , ni moins efclave,
des illufions : il n'a donc rien fait pour
lui ; mais fon orgueil eft toujours le même
, c'eft qu'il eft homme .
Genre
Collectivité
Faux
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Est rédigé par une personne
Soumis par kipfmullerl le