Titre
SUITE DES QUIPROQUO, NOUVELLE.
Titre d'après la table
SUITE des Quiproquo, Nouvelle.
Fait partie d'une livraison
Fait partie d'une section
Page de début
15
Page de début dans la numérisation
238
Page de fin
38
Page de fin dans la numérisation
261
Incipit
LA Marquise n'étoit point présente à ces propos ; Damon profita de son
Texte
SUITE DES QUIPROQUO ,
L
NOUVELLE.
A Marquife n'étoit point préfente
à ces propos ; Damon profita de fon
abfence pour tirer Dorval à l'écart. Il
l'invite fimplement à fe rendre avec lui
à l'étoile fous quelques minutes. Je vais
t'y devancer , reprit ce dernier , fans'
être cependant , au fait du myftère . En
effet , il fortit l'inftant d'après . Damon
ne tarda pas à le fuivre. Tous deux fe
rejoignirent au lieu indiqué. L'air férieux
de Damon ne furprit point Dorval
; il ne lui en connoiffoit guères d'autre.
Comment va la nouvelle intrigue
lui dit- il ? ma foi , Comte , je t'en félicite
, ton choix ne pouvoit mieux tomber
que fur la Marquife. Elle te fera
faire plus de progrès en deux mois que
Lucile en deux ans. Mes progrès , répondit
féchement Damon , font encore
plus prompts que vous ne penfez ; j'ai
16 MERCURE DE FRANCE.
,
•
déja appris à difcerner un ami vrai d'a-.
vec un ami faux. Quoi ? repliqua Dorval
, un peu furpris du ton avec lequel
ces paroles avoient été prononcées
eft- ce à ces fortes d'inftructions que la
Marquife borne fes foins ? Laiffons-là
la Marquife , reprit Damon , avec encore
plus de hauteur , parlons de vos
procédés : ce n'eft pas la premiere fois
qu'ils me choquent ; mais je fonge à
m'en venger plutôt qu'à les définir.
Sçais-tu bien, Comte , ajouta Dorval
qu'à la fin ce ton m'ôteroit la liberté
& même la volonté de te défabufer ?
Peu m'importe , interrompit Damon
& d'ailleurs , ce feroit peine perdue ; je
fçais à quoi m'en tenir . Cherchons quelque
endroit plus écarté. Ils s'avancent
fans ancune fuite , & ne tardent pas à
trouver ce qui leur convient. Dorval qui
n'avoit qu'un feul ton pour toutes les
circonftances de la vie , n'en changea
point dans celle où il fe trouvoit . Il me
femble , difoit-il , voir renaître le fiécle
de nos anciens Preux : quand ils n'avoient
rien de mieux à faire , ils s'amufoient
à rompre une lance en l'honneur
de leurs Dames. Il eft vrai , pourſuivoit-
il , qu'un bras en écharpe eut toujours
des grâces aux yeux d'une Belle.
>
JANVIER. 1763 . 17
Ils s'arrêtent en un lieu qui leur paroît
propre à ce qu'ils méditent. Là ils mettent
l'épée à la main & fe battent avec
la même ardeur que s'ils euffent toujours
été ennemis. Ils s'étoient déja
bleffés l'un & l'autre, quand le Chevalier
de B..... arriva. Meffieurs , leur dit il ,
en les féparant , que fignifie cette fcène
? Ma foi , mon cher Chevalier ,
prit Dorval , je l'ignore : demande-le à
Damon ; peut - être le fçait-il . Damon
croyoit effectivement le fçavoir ; mais
il ne jugea pas à propos de s'expliquer.
Les deux prétendus rivaux avoient chacun
befoin des fecours d'un Chirurgien.
On en fait venir un chez le Suiffe
du Bois de Boulogne. Il panfa les
deux bleffés ; après quoi , l'un & l'autre
ayant envoyé ordre à leurs épuipages
d'avancer , chacun remonta dans le fien .
Le Chevalier accompagna Damon qu'il
jugeoit avoir été l'aggreffeur dans cette
affaire . Il lui fit encore quelques quef
tions inutiles pour en favoir le motif. II
conclud , enfin , que la jaloufie armoit
les deux rivaux l'un contre l'autre , &
que l'objet de cette jaloufie étoit la Marquife.
C'étoit du moins elle qui avoit foupçonné
la premiere le motif de leur for18
MERCURE DE FRANCE.
tie . Elle étoit fans qu'on le fçût , dans
un cabinet voifin , lorfque Damon avoit
parlé en fecret à Dorval ; elle avoit entendu
nommer le lieu du rendez -vous
& c'étoit à fa priére que le Chevalier
avoit fuivi les deux Champions. De-là
fon apparition fi fubite , & que ni Dorval
, ni Damon n'avoient pû prévoir.
Le Chevalier l'inftruifit de ce qui s'étoit
paffé , & lui fit part de fes conjectu
res. Le mot de combat l'éffraya d'abord.
Elle n'étoit pas de nos Coquettes qui
dans ces fortes d'occafions regardent la
mort d'un amant , comme une victime
offerte à leurs charmes, comme le triomphe
le plus réel de leur beauté. Le Che
valier la raffura , en lui apprenant que
les bleffures des deux rivaux n'étoient
pas dangereufes . Rien , au furplus , ne
pouvoit l'induire en erreur . Elle favoit
que Damon aimoit Lucile , elle favoit
qu'il etoit l'aggreffeur dans cette difpute.
Elle n'avoit qu'une crainte ; c'étoit que
la jaloufie de Damon ne fût point mal
fondée. Cependant , par un motif de
tracafferie , affez commun parmi les
›
femmes elle fit fécrettement informer
Cinthie de la difpute des deux amis. On
ajouta de plus , par fon ordre , que felon
toutes les apparences , la Marquife les
avoit rendus rivaux.
JANVIER. 1763. 19
A
Il eft facile de rendre jaloufe une
femme qui ne peut que difficilement réparer
fes pertes . Cinthie étoit dans le
cas. Lui enlever Dorval c'étoit lui ravir
Tout ce qui lui reftcit . Elle ne put déguifer
fon défefpoir , même aux yeux
de fa niéce. D'ailleurs elle diffimuloit
beaucoup moins avec Lucile , depuis
qu'elle la croyoit oubliée de Damon .
J'ajouterai même qu'elle avoit porté la
confiance envers elle à un point éxceffif.
Lucile s'amufoit à peindre en miniature
, & y réuffiffoit parfaitement . Cinthie
voulut qu'elle traçât de mémoire lè
Portrait de Dorval. Un prétexte affez
frivole vint à l'appui de cette demande.
Lucile fans approfondir fes vues , obéit
à fes ordres , & fongea à faire auffi
ufage de ce talent pour elle - même . Elle
fe trouvoit cependant encore plus hu
miliée que fa tante. Hélas ! difoit- elle
s'il eft vrai que Damon & Dorval s'étoient
querellés pour la Marquife , il
eft donc bien sûr que Damon ne fonge
plus à moi , qu'il me facrifie à cette rivale
! C'étoit pour accroître ce facrifice
que l'Ingrat vouloit fçavoir ce qui fè
paffoit dans mon coeur. Je lui en ai tû
la meilleure partie , & lui en ai trop dit
encore .
•
20 MERCURE DE FRANCE .
mon ,
Tandis que Lucile accufoit ainfi Dail
étoit lui-même partagé entre
les regrets d'avoir peut- être injuftement
querellé Dorval , & la crainte d'avoir
eu trop de raifon de le faire. La fiévre
l'avoit faifi & retardoit la guériſon de
fa bleffure . Dorval , au contraire fut
guéri de la fienne au bout de huit jours.
Il apprit l'état où étoit fon adverfaire
& en fut touché. Toute rancune étoir
bannie de fon âme , ou pour mieux dire
fon âme étoit incapable d'en conferver.
Il s'étoit battu avec Damon fans être fon
ennemi . Il réfolut de le fervir comme'
s'ils ne fe fuffent jamais battus , à le réconcilier
une feconde fois avec Lucile.
Ce font , difoit-il , deux enfans qui s'aiment
& qui fe boudent. Il faut avoir pi
tié de leur inexpérience , il faut les obliger
à s'entendre.
Dans ce deffein il ſe rend chez Cinthie
, à laquelle il fe propofoit de taire
la vraie caufe de fon abfence depuis huit
jours. Il fut furpris de l'en trouver inftruite.
Quoi ! Monfieur , lui dit - elle ,
auffi-tôt qu'elle l'apperçut , vous vous
expofez aux rifques de fortir ? Celle qui
vous a fait braver les périls d'un combat
ne vous oblige pas , du moins , à
prendre foin de votre guérifon ? C'eſt
JANVIER. 1763 . 21
bien mal connoître le prix de certaines
choſes. Je vous jure d'honneur , Madame
, reprit Dorval , que j'ignore de qui
vous vouliez parler.... Comment , Monfieur
n'avez-vous pas eu affaire avec
Damon ? ... Je l'avoue , puifque vous le
favez ; mais c'eft tout ce que je fais làdeffus
moi-même.... Quoi ? vous vous
battez fans fçavoir pour qui , ni à quel
fujet ? ... Eh ! Madame , eft- ce donc une
chofe fi extraordinaire ? ... Mais on s'explique
du moins .... Madame , reprit
encore Dorval, ces fortes d'explications
ne fervent qu'à faire foupçonner la valeur
de quiconque s'y arrête , un peu
équivoque. Il vaut mieux paroître s'entendre.
On s'explique après , s'il en eft
encore temps. Mais Damon garde encore
pour lui fon fecret.
Dorval en étoit cependant bien inf
truit ; mais il n'en vouloit faire part qu'à
Lucile. Nayant pu alors l'entretenir en
particulier , il revint le jour fuivant.
L'occafion étoit favorable ; Cinthie étoit
abfente & Lucile abfolument feule dans
fon cabinet. Dorval qui étoit en poffeffion
d'entrer librement , ufe de ce privilége.
Il pénétre fans bruit jufqu'au cabinet
, dontla porte fe trouva toute ouverte.
Il voit Lucile occupée à peindre ,
22 MERCURE DE FRANCE.
& reconnoît le Portrait de Damon qu'elle
traçoit de fouvenir , en laiffant de loin .
à loin échapper quelques larmes. L'ouvrage
étoit affez avancé pour que Dorval
ne pût s'y méprendre. Il comprit dèslors
que le foin d'apaifer Lucile n'étoit
pas le plus preffé & qu'on pouvoit s'en
repofer fur elle même . Il fort comme il
étoit entré fans faire de bruit , fans être
apperçu . Lucile étoit trop férieufement
occupée pour qu'il fût aifé de la diftraire.
Voici ,, difoit
Dorval
, chemin
faifant
, voici
un
nouveau
fpécifique
pour
ce
pauvre
Damon
; refte
à trouver
le
moyen
de
lui
en
faire
part
. Il craignoit
d'irriter
fon
mal
, en
s'offrant
à fa vue
.
Il fe rendit
chez
le
Chevalier
qui
leva
fes
doutes
avant
qu'il
les
lui
eût
expliqués
. J'allois
chez
toi
, lui
dit-il , auffitôt
qu'il
l'apperçut
, &
j'y
allois
de
la
part
de Damon
, qui
t'invite
fincérement
à te
rendre
chez
lui. De
tout
mon
coeur
reprit
Dorval
; ma
vifite
je crois
, vaudra
mieux
pour
lui
que
celle
de
fon
Médecin
. Tous
deux
fe
rendent
chez
le
malade
, qu'ils
trouvent
au
lit.
A peine
apperçut
-il
Dorval
, qu'il
lui
tendit
la
main
de l'air
le plus
intime
. On
m'affu
re , lui
dit-il , que
tous
mes
foupçons
à
F
JANVIER. 1763. 23
ton égard font faux , je commence à le
croire. Oublions le paffé , & daigne encore
être mon ami. Très -volontiers , répondit
Dorval , je le fuis , & n'ai point
ceffé de l'être. J'ai fait , de plus , une
découverte qui doit anéantir ta fiévre
& tes foupçons . Quelle est - elle ? reprit
vivement Damon... Des meilleures pour
toi.Tu fçais ou ne fçais pas que la fille d'un
certain Dibutade craignant de ne plus revoir
fon amant , charbonna fes traits fur
le mur de fa chambre ? ... Hé bien ! que
m'importe ? ... Lucile te traite avec plus
de diftinction ; elle te peint en miniature.
Lucile me peint ! s'écria Damon....
Mieux que ne feroit un peintre , repliqua
Dorval: une jeune perfonne dont
F'Amour conduit le pinceau , fait toujours
des prodiges dans ces fortes d'occafions.
Tu me flattes , mon cher Marquis
, ajoutoit Damon , en fe foulevant
pour l'embraffer , tu me flattes ! Lucile
eft trop indifférente pour en ufer ainfi ...
Oh , parbleu ! je veux t'en donner le
plaifir. D'ailleurs , il faut bien que tu
viennes obtenir ton pardon ; c'eſt une
cérémonie préalable... Je t'avoue que je
crains les reproches de Cinthie ... Cinthie
eft occupée à faire juger un procès de
la plus grande là conféquence. Elle fort
24 MERCURE
DE FRANCE .
"
tous les matins & a la maladreffe de ne
pas mener Lucile avec elle. Tu profiteras
de cette lourde bévue.
Damon fut en état de fortir au bout
de quelques jours , tant le ſpécifique de
Dorval avoit produit un prompt effet.
Ce dernier conduit Damon chez Cinthie.
Elle étoit abfente , comme ils l'a--
voient prévu. Lucile elle-même ne fe
trouva point dans fon appartement. On
leur dit qu'elle accompagnoit
dans le
Parc une vieille parente qui étoit venue
la vifiter. Damon pria Dorval d'aller la
prévenir fécrettement
fur fon arrivée :
ce que ce dernier exécuta avec plaifir.
A peine commençoit - il à s'éloigner ,
Damon entre dans le cabinet de
Lucile. Son but ne pouvoit pas être
bien décidé. Peut être efpéroit-il y trouver
ſon portrait. Mais que devint-il ,
en appercevant celui de Dorval , trèsreffemblant
, & auquel Lucile paroifloit
avoir encore travaillé le jour même ?
Une pareille vue déconcerteroit
l'amant
le plus flegmatique . Pour Damon , il
devint furieux. Quoi ! s'écria-t- il , hois
de lui-même , je ferai donc fans ceffe
le jouet d'une perfide & d'un traître ?
C'est pour me rendre le témoin de ma
honte qu'il ofe me conduire ici ? Ah !.
que
je
JANVIER. 1763.. 25
je, ne dois plus écouter que ma rage . Il
s'en fallut peu qu'il ne mît le portrait en
piéces ; mais il fe contenta de fortir de
la maiſon , fans avoir parlé ni à Lucile
ni à Dorval.
Tandis qu'il retourne chez lui ne refpirant
que vengeance , Dorval inftruifoit
Lucile de fon arrivée. Cet avis la
jette dans le plus grand trouble . Elle
quitte avec précipitation fa Parente &
Dorval pour courir à fon appartement.
Voilà , difoit ce dernier , une activité
qui n'eft point de mauvais augure pour
Damon. Mais le defir de le revoir n'étoit
pas l'unique raifon qui engageât
Lucile à fe preffer ainfi . Elle vouloit
fouftraire à fa vue le portrait qu'elle
avoit laiffé en évidence ; oubli dont l'arrivée
de fa vieille parente étoit la feule
caufe. Lucile arrive , retrouve le portrait
à peu près à la même place , mais elle
n'apperçoit point Damon : elle fonne
elle demande ce qu'il eft devenu ; on
lui apprend qu'il vient de remonter dans
fon vis-à-vis & de s'éloigner en toute diligence.
Alors Lucile ne doute plus
qu'il n'ait vû le fatal portrait. Je fuis
perdue , difoit- elle , il va me regarder
comme une perfide , rien ne pourra plus
le défabufer : que je fuis malheureuſe !
II. Vol. B
>
26 MERCURE DE FRANCE.
Elle s'étoit renfermée dans fon cabinet ;
elle y reftoit accablée, elle oublioit qu'elle
eût compagnie dans le jardin . Dorval,
qui s'ennuyoit fort avec la vieille, jugeoit
qu'apparemment Lucile & Damon trouvoient
les inftans plus courts. Il avoit été
un peu furpris de voir Lucile s'éloigner
avec tant d'activité ; il ne le fut pas moins
de la voir reparoître avec un air de trifteffe
& d'abattement . La vieille Coufine
ayant mis fin à fa vifite , leur laiffa le
temps de s'expliquer. Eh bien ! belle
Lucile , lui dit Dorval , ne vous ai -je pas
ramené Damon , le plus docile de tous
les hommes ? je ne crains plus qu'une
chofe , c'eft qu'il ne devienne timide à
l'excès . Je n'ai pù le réfoudre à fe montrer
avant que vous foyez prévenue de
fon arrivée mais que vous a-t - il dit ?
qui ? Damon ? reprit Lucile , hélas ! je
ne l'ai pas même vû ! ... Quoi , Mademoiſelle
, vous m'avez laiffé morfondre
une demie -heure auprès d'une Baronne
feptuagénaire , & vous n'étiez pas -avec
Damon ? ... Je ne l'ai point vû , vous
dis -je , il étoit déjà parti : fa viſite n'eſt
qu'un outrage de plus pour moi ... Oh
parbleu , il y a là-deffous du fingulier ,
de l'extraordinaire ! Lucile foupçonnoit
bien ce qu'il pouvoit y avoir , mais elle
JANVIER. 1763. 27
n'ofoit en inftruire Dorval. Je vais , lui
dit ce dernier , éclaircir cette énigme
& reviens auffi-tôt vous faire part de ma
découverte. Arrêtez ! lui cria Lucile
je crains quelque nouvelle criſe entre
Damon & vous ... mais cette objection ,
& beaucoup d'autres , ne purent empêcher
Dorval de s'éloigner.
Il arrive chez Damon & le trouve
feul fe promenant à grands pas . Sçaistu
bien , lui dit-il , que tu deviens l'homme
de France le plus fingulier ? &
qu'on rifque de fe couvrir de ridicule
en s'intéreffant pour toi ? Damon
furpris de fa vifite , & le regardant
avec des yeux ou la furcur étoit peinte :
Monfieur , lui dit- il , venez-vous braver
jufque chez lui un ami que vous
trahiffez indignement ? ... Alte- là , interrompit
Dorval , je vois qu'il y a
ici quelque nouvelle méprife. Non ,
non , reprit Damon , il ne peut y avoir
d'équivoque ; tous mes doutes font
éclaircis. Julie , & vous êtes d'accord
enfemble pour me jouer. Mais que
plutôt .... Écoute , Damon , ajoûta
Dorval, nous nous connoiffons ; que
penferois-tu qui pût me réduire à diffimuler
avec toi ? Sais- tu qu'il y auroit
urieuſement d'orgueil de ta part à me
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
foupçonner de cette baffeffe ? ... Hé
bien , foit ; je confens à croire que tu
n'es point le complice de Lucile ; mais
je n'en fuis pas moins trahi , tu n'en es
pas moins la principale caufe... Oh !
explique-toi plus clairement fi tu veux
que je t'entende. Mais non, réponds- moi
d'abord : pourquoi , quand je vais annoncer
ton arrivée à Lucile, & que cette
pauvre enfant accourt vers toi , fans
prendre garde qu'elle rifque de facher
une parente , riche , caduque & qui
veut la faire fon héritière ; pourquoi Lu
cile ne te retrouve-t- elle plus ? Ah la
perfide ! s'écria Damon , ce n'étoit pas
moi qu'elle afpiroit à voir , c'étoit la
preuve de fa trahifon qu'elle vouloit
fouftraire à mes yeux ! , .. Comment ?
quelle preuye ? .., ton portrait , puifqu'il
faut le dire : l'ingrate eft actuellementoccupée
à te peindre...Mon portrait ! mais tu
te trompes , Damon , c'eſt le tien ; j'ai vu
Lucile occupée à l'achever... c'eft le tien ,
te dis-je ; crois- en l'attention avec la
quelle je l'ai examiné , crois-en la rage
qui me possède ! ... Parbleu l'aventure
eft des plus comiques , le quiproquo des
plus bizarres : tu crois , dis- tu , être bien
fur de ton fait ? ... Ah , trop fùr ! que
n'en puis-je au moins douter I mais non ,
JANVIER. 1763.. 29
tout est éclairci. C'est toi que l'ingrate
me préfére, c'est toi qu'elle aime. Dorval
reſta un moment rêveur , après quoi il
ajoûta , en pirouettant , ma foi , mon
pauvre Damon , cela pourroit bien être ,
je ne vois rien là de miraculeux , ce n'eft
pas la première fois que je triomphe fans
le fçavoir & fans y prétendre : après tout ,
il y auroit de la barbarie à rébuter cet
enfant ... Songe que la vie n'eft rien
pour moi fi Lucile m'eft enlevée , &
que tu n'obtiendras l'une qu'après m'avoir
arraché l'autre ... En vérité , Damon,
tu ne te formes point , tu es l'homme du
monde que je voudrois le moins tuer ;
mais , enfin , que veux -tu que je faffe ?
tu connois Lucile ; crois - tu qu'il foit
bien-aifé de lui tenir rigueur ? ... La
perfide ! ... Qu'entends-tu par ce mot ?...
Quoi ! peut- elle douter un inftant que
je ne l'adore ? ... Elle s'en fouviendra
quelque jour , & alors tu prendras ta
revanche , en lui préférant une rivale ...
Non , je veux , je prétends qu'elle s'explique
dès aujourd'hui , qu'elle prononce
entre toi & moi ... Tu n'y fonges pas ;
as-tu donc oublié que Lucile n'eft qu'un
enfant ? & qu'un pareil aveu embarrafferoit
la femme la plus aguerrie ? ....
N'importe , je jouirai de fa confufion ,
B iij
30 MERCURE DE FRANCE .
je pourrai l'accabler de reproches....
oh parbleu , c'eft ce que je ne dois pas
fouffrir. D'ailleurs , fonge au ridicule de
la démarche oùtu veux m'engager : l'amour
n'eft aujourd'hui qu'une convention
tacite ; on s'aime , on fe laiffe , &
tout cela doit fe deviner ; toute queſtion
à cet égard eft puérile , tout aveu fuperflu,
tout reproche ignoble & déplacé.
Il fallut , cependant , que Dorval cédât
aux inftances de Damon ; mais ce
ne fut qu'avec beaucoup de répugnance.
Lorfqu'il avoit promis à Lucile de le
lui ramener , il croyoit lui caufer de la
joie , & non de l'embarras . Leur arrivée
la fit pálir. C'eft de quoi Dorval
s'apperçut d'abord. Il prit ce ton léger
qu'il employoit à tous propos. Belle Lucile
, lui dit-il , banniffez toute contrainte.
Le défolé Damon veut être inftruit
de fon fort. Il foupçonne votre coeur de
fe déclarer pour moi , il croit que cer→
tain portrait , dont vous faites myftère
eft le mien. C'eft éxiger un aveu bien
authentique je l'avoue ; mais tel eft Damon
; Il préfére un arrêt foudroyant à
une plus longue incertitude .
Lucile ne répondit rien & parut encore
plus agitée . Ah ! s'écria Damon
ce filence n'en dit que trop. C'en eft
JANVIER. 1763. 31
>
fait , je fuis facrifié. Mais cruelle , celui
que vous me préférez ne jouira pas de
fon triomphe , ou la mort que je recevrai
de fa main m'empêchera de voir
mon opprobre. Lucile ne répondoit rien
encore. Ma foi , mon pauvre Damon
dit alors Dorval , j'ai pitié de l'état où
je te vois , & s'il n'étoit pas au-deffus ·
de l'homme d'être ingrat envers Lucile
peut- être euffé- je porté l'héroïsme à
fon comble. Mais regarde-la & vois ce
qu'il eft poffible de faire ? Lucile ne put
foutenir plus long-temps cette bifarre
-méprife. Mais , Monfieur , dit- elle à Damon
, avec une agitation extrême , depuis
quand prenez- vous tant d'intérêt à
ce qui fe paffe dans mon coeur ? Vous
avez paru en faire trop peu de cas
pour.... Oui , Oui , interrompit Damon
oui , j'ai mérité vos rigueurs , votre haine.
J'ai paru oublier vos charmes , j'ai
paru vous donner une rivale ; mais , en
vous fuyant , je vous adorois , je n'entretenois
cette rivale que de vous . Elle
a des charmes & je ne lui parlois que
des vôtres.Peut- être elle m'abhorre pour
avoir connu à quel point je vous aime ...
Ah Ciel ! s'écria Lucile , à quelle extrẻ-
mité me vois-je réduite ? Parlez , reprenoit
Damon , il n'eft plus temps de fein-
>
>
Biv
32 MERCURE DE FRANCE .
1
du
>
dre . Mais que pourriez-vous dire qui pût
démentir ce que j'ai vu ? Tranchez net
la difficulté , difoit Dorval , ou ,
moins , expliquez-vous par emblême ;
laiffez parler le portrait en queftion. Je
tremble ! ajoûta Lucile , en tirant un
portrait de fa poche. O Ciel ! s'écrioit
Damon , cette vue va donc regler ma
deſtinée ? Courage , difoit Dorval à Lucile
qui héfitoit toujours , faites ce que
votre coeur vous préfcrira. Hé bien , lui
dit-elle , en tremblant de plus en plus
voyez vous-même ce qu'il convient de
faire... A ces mots elle lui donne le
portrait.
Grand Dieu ! s'écrie de nouveau
Damon , c'en eft donc fait ? Il ne me
refte plus qu'à m'immoler aux pieds de
l'ingrate. Déja il avoit tiré fon épée &
la tournoit contre fon fein . Arrête , arrête
lui cria Dorval , voila un défefpoir
finguliérement placé : regarde cette
pienture. Damon la fixe d'un ceil égaré ,
& reconnoît fes traits. Adorable Lucile
dit-il , en fe précipitant à fes genoux ,
que ne vous dois-je point ? & que mes
foupçons me rendent coupable ! Quoi ,
tandis que je vous outrageois , vous daigniez
raffembler les traits d'un ingrat ?...
Mais reprenoit-il , en s'interrompant ,
un autre a joui de la même faveur ! A
JANVIER. 1763. 33
ce difcours Lucile change de couleur &
refte interdite. Nouvelles allarmes pour
-Damon. Oui , pourſuivoit- il , un autre
portrait a tantôt frappé ma vue. De grace
, expliquez- nous ce qu'il fignifie . En
faites- vous une collection ? Ecoute
mon cher, interrompit Dorval , Mademoiſelle
a un talent fi décidé pour ce
genre qu'il feroit affreux qu'elle l'enfouît.
Craignez , dit alors Lucile à Damon
, craignez que je n'éclairciffe vos
injuftes foupçons ; je ne vous les pardonnerai
pas après les avoir détruits .
Ces trois perfonnes étoient occupées
au point que Cinthie entra fans qu'on ſe
fut même douté de for arrivée . Elle
venoit annoncer à fa niéce le gain de
fon procès. Elle la trouve dans une agitation
extrême , voit Damon à -peu-près
dans le même état , & Dorval qui fembloit
participer à cette fcène . Qu'est-ce
que cela fignifie , Mademoifelle ? demanda
Cinthie. Mais Lucile n'avoit pas
l'affurance de répondre. Dorval commençoit
à fe douter du fait. Il réfolut de
mettre fin à toute cette intrigue , &
d'ufer de l'afcendant qu'il avoit fur l'efprit
de la tante. Il s'agit , Madame , lui
dit-il , de certain portrait furtivement
apperçu . Comment ! quel portrait ? de-
B
34 MERCURE DE FRANCE .
manda- t-elle avec empreffement. Lucile,
qui ne pouvoit plus foutenir l'état où
elle voyoit Damon, fit un effort fur ellemême.
Le voilà ce portrait , dit- elle à
Cinthie; il n'appartient qu'à vous d'en
difpofer. Alors elle le lui donne . Cinthie
irritée , n'en prit que plus promptement
fa réfolution . Elle s'approche de Dorval
& lui fait voir le portrait que Lucile
vient de lui remettre. C'eft le vôtre , lui
dit-elle , & c'est par mon ordre que
Lucile a imité vos traits. Vous ne doutez
point que l'on ne s'intéreffe à un objet
que l'on fait peindre . Je garde le portrait,
& vous offre en échange ma main avec
toute ma fortune augmentée de cent
mille livres de rente par le gain de mon
procès. Madame , reprit Dorval , voilà
un concours de circonftances bien favorable.
Mais fouffrez que je m'occupe
d'abord des intérêts d'un ami. Sans doute
qu'en vous décidant à vous marier vous
ne prétendez pas condamner Lucile au
célibat. Il y auroit de l'inhumanité dans
cet arrangement. Ici Damon interrompit
Dorval , & s'adreffant à Cinthie : je
ne puis plus vous cacher , Madame , lui
dit-il , que j'adore votre charmante niéce.
Ma conduite , je le fais , annoncoit
tout le contraire ; mais ce n'étoit qu'une
JANVIER. 1763. 35
ce
feinte , & cette rufe eft une faute que
l'aimable Lucile me pardonne : daignez
imiter fon indulgence. Vraiment , reprit
Cinthie , je m'apperçois bien que ma
niéce eft fort indulgente. Mais , enfin
Marquis , dit- elle à Dorval , confeillezmoi
, que faut- il faire ? Il faut , Madame,
repliqua-t- il , unir Lucile avec Damon ,
& partager avec eux votre fortune.
Madame , interrompit ce dernier ,
n'eſt point à vos richeffes que j'en veux ;
l'aimable Lucile eft au- deffus de tous les
tréfors de la terre ; & d'ailleurs , ce que
j'ai de bien peut fuffire... Non , non ,
interrompit Cinthie à fon tour , il en
fera comme le Marquis vient de le régler.
Ah ! ma chère tante ! s'écria Lucile ; ah
cher Dorval! s'écria en même temps
Damon... Dorval fe refufa à de plus
longs remercimens . Maintenant , Madame
, ajoûta- t-il , voyez quelles font
vos dernières réfolutions. Comment ,፡
Marquis , reprit Cinthie , que fignifie ce
langage ... Oh ! Madame , il ne fignifie
que ce que vous voudrez... Le mariage
vous éffraye - t-il? ... Point du tout;
le mariage n'éffraye point quiconque
fait fon monde ... C'eft -à -dire , que vous
imirerez ceux qui fe piquent de le bien
favoir ? ... Moi ? Madame ; oh parbleu ,
B vj
36 MERCURE DE FRANCE .
je ne me calque fur perfonne . Mais il eft
des cas où il faut fuivre l'ufage , ou fe
couvrir d'un éternel ridicule ... Et moi ,
Marquis , je vous déclare qu'un mari du
bon ton me conviendroit fort peu...
Mais , Madame , comment donc faire ?
Faut-il fe reléguer jufques dans la claffe
des moindres bourgeois ? Ce font les
feuls qui n'ayent pas encore mis à l'écart
les gothiques entraves de l'hymen . Cela
étoit bon du temps de Saturne & de
Rhée !... Je prétends vivre comme on
vivoit alors... Alors , Madame , l'hymen
étoit le Dieu de la contrainte : aujourd'hui
c'eſt le Dieu de la liberté . On a
fubftitué aux froids égards , à l'éternelle
affiduité , une aifance toute aimable ,
une confiance à toute épreuve. En un
mot , le domaine de l'hymen eft devenu
la maiſon de campagne de l'amour. C'eſt
le lieu où il prend les vacances & où il
fe remet de fes fatigues. Il femble , reprit
vivement Cinthie , que vous ayez
reçu des mémoires de feu mon époux ,
il agiffoit comme vous propofez d'agir ;
mais il a fçu me dégoûter d'un mari
Petit- maître. Oubliez l'offre que je vous
ai faite : j'oublierai de mon côté.... Ah
cher Dorval! interrompit Damon tu
me replonges dans l'abîme d'où tu fem-
,
JANVIER. 1763. 37
blois m'avoir tiré ! Mais , point du tout ,
reprit Dorval , me voila encore tout prêt
à me dévouer. Il n'en eft pas befoin ,
ajoûta vivement Cinthie; raffurez - vous ,
Damon. En rompant pour jamais avec
Dorval, je n'en tiendrai pas moins ce
que je vous avois promis . Je confens
que vous époufiez ma Niéce , & je lui
donne la moitié de mon bien , en attendant
mieux. A ces mots , Cinthie entre
& s'enferme dans fon boudoir.
Que ne te dois-je , point , cher Dorval,
difoit Damon ? C'est toi qui as conduit
les chofes jufqu'à cet heureux dénouement
. Oublie mes torts. & mes injuftes
foupçons : J'ai pour jamais appris
à te connoître . Comment donc ? reprit
Dorval , tes craintes n'avoient rien de
ridicule ; on craindroit à moins . Il n'eft
pas maintenant douteux que Lucile ne
te préfére : mais , franchement , j'ai eu
peur pour toi.
Le temps éclaircit la deftinée de ces
différens Perfonnages. Cinthie ſe jetta
dans la réforme , y joignit la médifan-
& y prit goût. Dorval époufa la
Marquife , & tous deux vécurent dans
une confiance & une diffipation réciproques.
Lucile & Damon vécurent en
ce 9
38 MERCURE DE FRANCE.
Epoux qui fe fuffifent à eux mêmes.
tous furent contens.
Par M. DE LA Dixmerie.
L
NOUVELLE.
A Marquife n'étoit point préfente
à ces propos ; Damon profita de fon
abfence pour tirer Dorval à l'écart. Il
l'invite fimplement à fe rendre avec lui
à l'étoile fous quelques minutes. Je vais
t'y devancer , reprit ce dernier , fans'
être cependant , au fait du myftère . En
effet , il fortit l'inftant d'après . Damon
ne tarda pas à le fuivre. Tous deux fe
rejoignirent au lieu indiqué. L'air férieux
de Damon ne furprit point Dorval
; il ne lui en connoiffoit guères d'autre.
Comment va la nouvelle intrigue
lui dit- il ? ma foi , Comte , je t'en félicite
, ton choix ne pouvoit mieux tomber
que fur la Marquife. Elle te fera
faire plus de progrès en deux mois que
Lucile en deux ans. Mes progrès , répondit
féchement Damon , font encore
plus prompts que vous ne penfez ; j'ai
16 MERCURE DE FRANCE.
,
•
déja appris à difcerner un ami vrai d'a-.
vec un ami faux. Quoi ? repliqua Dorval
, un peu furpris du ton avec lequel
ces paroles avoient été prononcées
eft- ce à ces fortes d'inftructions que la
Marquife borne fes foins ? Laiffons-là
la Marquife , reprit Damon , avec encore
plus de hauteur , parlons de vos
procédés : ce n'eft pas la premiere fois
qu'ils me choquent ; mais je fonge à
m'en venger plutôt qu'à les définir.
Sçais-tu bien, Comte , ajouta Dorval
qu'à la fin ce ton m'ôteroit la liberté
& même la volonté de te défabufer ?
Peu m'importe , interrompit Damon
& d'ailleurs , ce feroit peine perdue ; je
fçais à quoi m'en tenir . Cherchons quelque
endroit plus écarté. Ils s'avancent
fans ancune fuite , & ne tardent pas à
trouver ce qui leur convient. Dorval qui
n'avoit qu'un feul ton pour toutes les
circonftances de la vie , n'en changea
point dans celle où il fe trouvoit . Il me
femble , difoit-il , voir renaître le fiécle
de nos anciens Preux : quand ils n'avoient
rien de mieux à faire , ils s'amufoient
à rompre une lance en l'honneur
de leurs Dames. Il eft vrai , pourſuivoit-
il , qu'un bras en écharpe eut toujours
des grâces aux yeux d'une Belle.
>
JANVIER. 1763 . 17
Ils s'arrêtent en un lieu qui leur paroît
propre à ce qu'ils méditent. Là ils mettent
l'épée à la main & fe battent avec
la même ardeur que s'ils euffent toujours
été ennemis. Ils s'étoient déja
bleffés l'un & l'autre, quand le Chevalier
de B..... arriva. Meffieurs , leur dit il ,
en les féparant , que fignifie cette fcène
? Ma foi , mon cher Chevalier ,
prit Dorval , je l'ignore : demande-le à
Damon ; peut - être le fçait-il . Damon
croyoit effectivement le fçavoir ; mais
il ne jugea pas à propos de s'expliquer.
Les deux prétendus rivaux avoient chacun
befoin des fecours d'un Chirurgien.
On en fait venir un chez le Suiffe
du Bois de Boulogne. Il panfa les
deux bleffés ; après quoi , l'un & l'autre
ayant envoyé ordre à leurs épuipages
d'avancer , chacun remonta dans le fien .
Le Chevalier accompagna Damon qu'il
jugeoit avoir été l'aggreffeur dans cette
affaire . Il lui fit encore quelques quef
tions inutiles pour en favoir le motif. II
conclud , enfin , que la jaloufie armoit
les deux rivaux l'un contre l'autre , &
que l'objet de cette jaloufie étoit la Marquife.
C'étoit du moins elle qui avoit foupçonné
la premiere le motif de leur for18
MERCURE DE FRANCE.
tie . Elle étoit fans qu'on le fçût , dans
un cabinet voifin , lorfque Damon avoit
parlé en fecret à Dorval ; elle avoit entendu
nommer le lieu du rendez -vous
& c'étoit à fa priére que le Chevalier
avoit fuivi les deux Champions. De-là
fon apparition fi fubite , & que ni Dorval
, ni Damon n'avoient pû prévoir.
Le Chevalier l'inftruifit de ce qui s'étoit
paffé , & lui fit part de fes conjectu
res. Le mot de combat l'éffraya d'abord.
Elle n'étoit pas de nos Coquettes qui
dans ces fortes d'occafions regardent la
mort d'un amant , comme une victime
offerte à leurs charmes, comme le triomphe
le plus réel de leur beauté. Le Che
valier la raffura , en lui apprenant que
les bleffures des deux rivaux n'étoient
pas dangereufes . Rien , au furplus , ne
pouvoit l'induire en erreur . Elle favoit
que Damon aimoit Lucile , elle favoit
qu'il etoit l'aggreffeur dans cette difpute.
Elle n'avoit qu'une crainte ; c'étoit que
la jaloufie de Damon ne fût point mal
fondée. Cependant , par un motif de
tracafferie , affez commun parmi les
›
femmes elle fit fécrettement informer
Cinthie de la difpute des deux amis. On
ajouta de plus , par fon ordre , que felon
toutes les apparences , la Marquife les
avoit rendus rivaux.
JANVIER. 1763. 19
A
Il eft facile de rendre jaloufe une
femme qui ne peut que difficilement réparer
fes pertes . Cinthie étoit dans le
cas. Lui enlever Dorval c'étoit lui ravir
Tout ce qui lui reftcit . Elle ne put déguifer
fon défefpoir , même aux yeux
de fa niéce. D'ailleurs elle diffimuloit
beaucoup moins avec Lucile , depuis
qu'elle la croyoit oubliée de Damon .
J'ajouterai même qu'elle avoit porté la
confiance envers elle à un point éxceffif.
Lucile s'amufoit à peindre en miniature
, & y réuffiffoit parfaitement . Cinthie
voulut qu'elle traçât de mémoire lè
Portrait de Dorval. Un prétexte affez
frivole vint à l'appui de cette demande.
Lucile fans approfondir fes vues , obéit
à fes ordres , & fongea à faire auffi
ufage de ce talent pour elle - même . Elle
fe trouvoit cependant encore plus hu
miliée que fa tante. Hélas ! difoit- elle
s'il eft vrai que Damon & Dorval s'étoient
querellés pour la Marquife , il
eft donc bien sûr que Damon ne fonge
plus à moi , qu'il me facrifie à cette rivale
! C'étoit pour accroître ce facrifice
que l'Ingrat vouloit fçavoir ce qui fè
paffoit dans mon coeur. Je lui en ai tû
la meilleure partie , & lui en ai trop dit
encore .
•
20 MERCURE DE FRANCE .
mon ,
Tandis que Lucile accufoit ainfi Dail
étoit lui-même partagé entre
les regrets d'avoir peut- être injuftement
querellé Dorval , & la crainte d'avoir
eu trop de raifon de le faire. La fiévre
l'avoit faifi & retardoit la guériſon de
fa bleffure . Dorval , au contraire fut
guéri de la fienne au bout de huit jours.
Il apprit l'état où étoit fon adverfaire
& en fut touché. Toute rancune étoir
bannie de fon âme , ou pour mieux dire
fon âme étoit incapable d'en conferver.
Il s'étoit battu avec Damon fans être fon
ennemi . Il réfolut de le fervir comme'
s'ils ne fe fuffent jamais battus , à le réconcilier
une feconde fois avec Lucile.
Ce font , difoit-il , deux enfans qui s'aiment
& qui fe boudent. Il faut avoir pi
tié de leur inexpérience , il faut les obliger
à s'entendre.
Dans ce deffein il ſe rend chez Cinthie
, à laquelle il fe propofoit de taire
la vraie caufe de fon abfence depuis huit
jours. Il fut furpris de l'en trouver inftruite.
Quoi ! Monfieur , lui dit - elle ,
auffi-tôt qu'elle l'apperçut , vous vous
expofez aux rifques de fortir ? Celle qui
vous a fait braver les périls d'un combat
ne vous oblige pas , du moins , à
prendre foin de votre guérifon ? C'eſt
JANVIER. 1763 . 21
bien mal connoître le prix de certaines
choſes. Je vous jure d'honneur , Madame
, reprit Dorval , que j'ignore de qui
vous vouliez parler.... Comment , Monfieur
n'avez-vous pas eu affaire avec
Damon ? ... Je l'avoue , puifque vous le
favez ; mais c'eft tout ce que je fais làdeffus
moi-même.... Quoi ? vous vous
battez fans fçavoir pour qui , ni à quel
fujet ? ... Eh ! Madame , eft- ce donc une
chofe fi extraordinaire ? ... Mais on s'explique
du moins .... Madame , reprit
encore Dorval, ces fortes d'explications
ne fervent qu'à faire foupçonner la valeur
de quiconque s'y arrête , un peu
équivoque. Il vaut mieux paroître s'entendre.
On s'explique après , s'il en eft
encore temps. Mais Damon garde encore
pour lui fon fecret.
Dorval en étoit cependant bien inf
truit ; mais il n'en vouloit faire part qu'à
Lucile. Nayant pu alors l'entretenir en
particulier , il revint le jour fuivant.
L'occafion étoit favorable ; Cinthie étoit
abfente & Lucile abfolument feule dans
fon cabinet. Dorval qui étoit en poffeffion
d'entrer librement , ufe de ce privilége.
Il pénétre fans bruit jufqu'au cabinet
, dontla porte fe trouva toute ouverte.
Il voit Lucile occupée à peindre ,
22 MERCURE DE FRANCE.
& reconnoît le Portrait de Damon qu'elle
traçoit de fouvenir , en laiffant de loin .
à loin échapper quelques larmes. L'ouvrage
étoit affez avancé pour que Dorval
ne pût s'y méprendre. Il comprit dèslors
que le foin d'apaifer Lucile n'étoit
pas le plus preffé & qu'on pouvoit s'en
repofer fur elle même . Il fort comme il
étoit entré fans faire de bruit , fans être
apperçu . Lucile étoit trop férieufement
occupée pour qu'il fût aifé de la diftraire.
Voici ,, difoit
Dorval
, chemin
faifant
, voici
un
nouveau
fpécifique
pour
ce
pauvre
Damon
; refte
à trouver
le
moyen
de
lui
en
faire
part
. Il craignoit
d'irriter
fon
mal
, en
s'offrant
à fa vue
.
Il fe rendit
chez
le
Chevalier
qui
leva
fes
doutes
avant
qu'il
les
lui
eût
expliqués
. J'allois
chez
toi
, lui
dit-il , auffitôt
qu'il
l'apperçut
, &
j'y
allois
de
la
part
de Damon
, qui
t'invite
fincérement
à te
rendre
chez
lui. De
tout
mon
coeur
reprit
Dorval
; ma
vifite
je crois
, vaudra
mieux
pour
lui
que
celle
de
fon
Médecin
. Tous
deux
fe
rendent
chez
le
malade
, qu'ils
trouvent
au
lit.
A peine
apperçut
-il
Dorval
, qu'il
lui
tendit
la
main
de l'air
le plus
intime
. On
m'affu
re , lui
dit-il , que
tous
mes
foupçons
à
F
JANVIER. 1763. 23
ton égard font faux , je commence à le
croire. Oublions le paffé , & daigne encore
être mon ami. Très -volontiers , répondit
Dorval , je le fuis , & n'ai point
ceffé de l'être. J'ai fait , de plus , une
découverte qui doit anéantir ta fiévre
& tes foupçons . Quelle est - elle ? reprit
vivement Damon... Des meilleures pour
toi.Tu fçais ou ne fçais pas que la fille d'un
certain Dibutade craignant de ne plus revoir
fon amant , charbonna fes traits fur
le mur de fa chambre ? ... Hé bien ! que
m'importe ? ... Lucile te traite avec plus
de diftinction ; elle te peint en miniature.
Lucile me peint ! s'écria Damon....
Mieux que ne feroit un peintre , repliqua
Dorval: une jeune perfonne dont
F'Amour conduit le pinceau , fait toujours
des prodiges dans ces fortes d'occafions.
Tu me flattes , mon cher Marquis
, ajoutoit Damon , en fe foulevant
pour l'embraffer , tu me flattes ! Lucile
eft trop indifférente pour en ufer ainfi ...
Oh , parbleu ! je veux t'en donner le
plaifir. D'ailleurs , il faut bien que tu
viennes obtenir ton pardon ; c'eſt une
cérémonie préalable... Je t'avoue que je
crains les reproches de Cinthie ... Cinthie
eft occupée à faire juger un procès de
la plus grande là conféquence. Elle fort
24 MERCURE
DE FRANCE .
"
tous les matins & a la maladreffe de ne
pas mener Lucile avec elle. Tu profiteras
de cette lourde bévue.
Damon fut en état de fortir au bout
de quelques jours , tant le ſpécifique de
Dorval avoit produit un prompt effet.
Ce dernier conduit Damon chez Cinthie.
Elle étoit abfente , comme ils l'a--
voient prévu. Lucile elle-même ne fe
trouva point dans fon appartement. On
leur dit qu'elle accompagnoit
dans le
Parc une vieille parente qui étoit venue
la vifiter. Damon pria Dorval d'aller la
prévenir fécrettement
fur fon arrivée :
ce que ce dernier exécuta avec plaifir.
A peine commençoit - il à s'éloigner ,
Damon entre dans le cabinet de
Lucile. Son but ne pouvoit pas être
bien décidé. Peut être efpéroit-il y trouver
ſon portrait. Mais que devint-il ,
en appercevant celui de Dorval , trèsreffemblant
, & auquel Lucile paroifloit
avoir encore travaillé le jour même ?
Une pareille vue déconcerteroit
l'amant
le plus flegmatique . Pour Damon , il
devint furieux. Quoi ! s'écria-t- il , hois
de lui-même , je ferai donc fans ceffe
le jouet d'une perfide & d'un traître ?
C'est pour me rendre le témoin de ma
honte qu'il ofe me conduire ici ? Ah !.
que
je
JANVIER. 1763.. 25
je, ne dois plus écouter que ma rage . Il
s'en fallut peu qu'il ne mît le portrait en
piéces ; mais il fe contenta de fortir de
la maiſon , fans avoir parlé ni à Lucile
ni à Dorval.
Tandis qu'il retourne chez lui ne refpirant
que vengeance , Dorval inftruifoit
Lucile de fon arrivée. Cet avis la
jette dans le plus grand trouble . Elle
quitte avec précipitation fa Parente &
Dorval pour courir à fon appartement.
Voilà , difoit ce dernier , une activité
qui n'eft point de mauvais augure pour
Damon. Mais le defir de le revoir n'étoit
pas l'unique raifon qui engageât
Lucile à fe preffer ainfi . Elle vouloit
fouftraire à fa vue le portrait qu'elle
avoit laiffé en évidence ; oubli dont l'arrivée
de fa vieille parente étoit la feule
caufe. Lucile arrive , retrouve le portrait
à peu près à la même place , mais elle
n'apperçoit point Damon : elle fonne
elle demande ce qu'il eft devenu ; on
lui apprend qu'il vient de remonter dans
fon vis-à-vis & de s'éloigner en toute diligence.
Alors Lucile ne doute plus
qu'il n'ait vû le fatal portrait. Je fuis
perdue , difoit- elle , il va me regarder
comme une perfide , rien ne pourra plus
le défabufer : que je fuis malheureuſe !
II. Vol. B
>
26 MERCURE DE FRANCE.
Elle s'étoit renfermée dans fon cabinet ;
elle y reftoit accablée, elle oublioit qu'elle
eût compagnie dans le jardin . Dorval,
qui s'ennuyoit fort avec la vieille, jugeoit
qu'apparemment Lucile & Damon trouvoient
les inftans plus courts. Il avoit été
un peu furpris de voir Lucile s'éloigner
avec tant d'activité ; il ne le fut pas moins
de la voir reparoître avec un air de trifteffe
& d'abattement . La vieille Coufine
ayant mis fin à fa vifite , leur laiffa le
temps de s'expliquer. Eh bien ! belle
Lucile , lui dit Dorval , ne vous ai -je pas
ramené Damon , le plus docile de tous
les hommes ? je ne crains plus qu'une
chofe , c'eft qu'il ne devienne timide à
l'excès . Je n'ai pù le réfoudre à fe montrer
avant que vous foyez prévenue de
fon arrivée mais que vous a-t - il dit ?
qui ? Damon ? reprit Lucile , hélas ! je
ne l'ai pas même vû ! ... Quoi , Mademoiſelle
, vous m'avez laiffé morfondre
une demie -heure auprès d'une Baronne
feptuagénaire , & vous n'étiez pas -avec
Damon ? ... Je ne l'ai point vû , vous
dis -je , il étoit déjà parti : fa viſite n'eſt
qu'un outrage de plus pour moi ... Oh
parbleu , il y a là-deffous du fingulier ,
de l'extraordinaire ! Lucile foupçonnoit
bien ce qu'il pouvoit y avoir , mais elle
JANVIER. 1763. 27
n'ofoit en inftruire Dorval. Je vais , lui
dit ce dernier , éclaircir cette énigme
& reviens auffi-tôt vous faire part de ma
découverte. Arrêtez ! lui cria Lucile
je crains quelque nouvelle criſe entre
Damon & vous ... mais cette objection ,
& beaucoup d'autres , ne purent empêcher
Dorval de s'éloigner.
Il arrive chez Damon & le trouve
feul fe promenant à grands pas . Sçaistu
bien , lui dit-il , que tu deviens l'homme
de France le plus fingulier ? &
qu'on rifque de fe couvrir de ridicule
en s'intéreffant pour toi ? Damon
furpris de fa vifite , & le regardant
avec des yeux ou la furcur étoit peinte :
Monfieur , lui dit- il , venez-vous braver
jufque chez lui un ami que vous
trahiffez indignement ? ... Alte- là , interrompit
Dorval , je vois qu'il y a
ici quelque nouvelle méprife. Non ,
non , reprit Damon , il ne peut y avoir
d'équivoque ; tous mes doutes font
éclaircis. Julie , & vous êtes d'accord
enfemble pour me jouer. Mais que
plutôt .... Écoute , Damon , ajoûta
Dorval, nous nous connoiffons ; que
penferois-tu qui pût me réduire à diffimuler
avec toi ? Sais- tu qu'il y auroit
urieuſement d'orgueil de ta part à me
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
foupçonner de cette baffeffe ? ... Hé
bien , foit ; je confens à croire que tu
n'es point le complice de Lucile ; mais
je n'en fuis pas moins trahi , tu n'en es
pas moins la principale caufe... Oh !
explique-toi plus clairement fi tu veux
que je t'entende. Mais non, réponds- moi
d'abord : pourquoi , quand je vais annoncer
ton arrivée à Lucile, & que cette
pauvre enfant accourt vers toi , fans
prendre garde qu'elle rifque de facher
une parente , riche , caduque & qui
veut la faire fon héritière ; pourquoi Lu
cile ne te retrouve-t- elle plus ? Ah la
perfide ! s'écria Damon , ce n'étoit pas
moi qu'elle afpiroit à voir , c'étoit la
preuve de fa trahifon qu'elle vouloit
fouftraire à mes yeux ! , .. Comment ?
quelle preuye ? .., ton portrait , puifqu'il
faut le dire : l'ingrate eft actuellementoccupée
à te peindre...Mon portrait ! mais tu
te trompes , Damon , c'eſt le tien ; j'ai vu
Lucile occupée à l'achever... c'eft le tien ,
te dis-je ; crois- en l'attention avec la
quelle je l'ai examiné , crois-en la rage
qui me possède ! ... Parbleu l'aventure
eft des plus comiques , le quiproquo des
plus bizarres : tu crois , dis- tu , être bien
fur de ton fait ? ... Ah , trop fùr ! que
n'en puis-je au moins douter I mais non ,
JANVIER. 1763.. 29
tout est éclairci. C'est toi que l'ingrate
me préfére, c'est toi qu'elle aime. Dorval
reſta un moment rêveur , après quoi il
ajoûta , en pirouettant , ma foi , mon
pauvre Damon , cela pourroit bien être ,
je ne vois rien là de miraculeux , ce n'eft
pas la première fois que je triomphe fans
le fçavoir & fans y prétendre : après tout ,
il y auroit de la barbarie à rébuter cet
enfant ... Songe que la vie n'eft rien
pour moi fi Lucile m'eft enlevée , &
que tu n'obtiendras l'une qu'après m'avoir
arraché l'autre ... En vérité , Damon,
tu ne te formes point , tu es l'homme du
monde que je voudrois le moins tuer ;
mais , enfin , que veux -tu que je faffe ?
tu connois Lucile ; crois - tu qu'il foit
bien-aifé de lui tenir rigueur ? ... La
perfide ! ... Qu'entends-tu par ce mot ?...
Quoi ! peut- elle douter un inftant que
je ne l'adore ? ... Elle s'en fouviendra
quelque jour , & alors tu prendras ta
revanche , en lui préférant une rivale ...
Non , je veux , je prétends qu'elle s'explique
dès aujourd'hui , qu'elle prononce
entre toi & moi ... Tu n'y fonges pas ;
as-tu donc oublié que Lucile n'eft qu'un
enfant ? & qu'un pareil aveu embarrafferoit
la femme la plus aguerrie ? ....
N'importe , je jouirai de fa confufion ,
B iij
30 MERCURE DE FRANCE .
je pourrai l'accabler de reproches....
oh parbleu , c'eft ce que je ne dois pas
fouffrir. D'ailleurs , fonge au ridicule de
la démarche oùtu veux m'engager : l'amour
n'eft aujourd'hui qu'une convention
tacite ; on s'aime , on fe laiffe , &
tout cela doit fe deviner ; toute queſtion
à cet égard eft puérile , tout aveu fuperflu,
tout reproche ignoble & déplacé.
Il fallut , cependant , que Dorval cédât
aux inftances de Damon ; mais ce
ne fut qu'avec beaucoup de répugnance.
Lorfqu'il avoit promis à Lucile de le
lui ramener , il croyoit lui caufer de la
joie , & non de l'embarras . Leur arrivée
la fit pálir. C'eft de quoi Dorval
s'apperçut d'abord. Il prit ce ton léger
qu'il employoit à tous propos. Belle Lucile
, lui dit-il , banniffez toute contrainte.
Le défolé Damon veut être inftruit
de fon fort. Il foupçonne votre coeur de
fe déclarer pour moi , il croit que cer→
tain portrait , dont vous faites myftère
eft le mien. C'eft éxiger un aveu bien
authentique je l'avoue ; mais tel eft Damon
; Il préfére un arrêt foudroyant à
une plus longue incertitude .
Lucile ne répondit rien & parut encore
plus agitée . Ah ! s'écria Damon
ce filence n'en dit que trop. C'en eft
JANVIER. 1763. 31
>
fait , je fuis facrifié. Mais cruelle , celui
que vous me préférez ne jouira pas de
fon triomphe , ou la mort que je recevrai
de fa main m'empêchera de voir
mon opprobre. Lucile ne répondoit rien
encore. Ma foi , mon pauvre Damon
dit alors Dorval , j'ai pitié de l'état où
je te vois , & s'il n'étoit pas au-deffus ·
de l'homme d'être ingrat envers Lucile
peut- être euffé- je porté l'héroïsme à
fon comble. Mais regarde-la & vois ce
qu'il eft poffible de faire ? Lucile ne put
foutenir plus long-temps cette bifarre
-méprife. Mais , Monfieur , dit- elle à Damon
, avec une agitation extrême , depuis
quand prenez- vous tant d'intérêt à
ce qui fe paffe dans mon coeur ? Vous
avez paru en faire trop peu de cas
pour.... Oui , Oui , interrompit Damon
oui , j'ai mérité vos rigueurs , votre haine.
J'ai paru oublier vos charmes , j'ai
paru vous donner une rivale ; mais , en
vous fuyant , je vous adorois , je n'entretenois
cette rivale que de vous . Elle
a des charmes & je ne lui parlois que
des vôtres.Peut- être elle m'abhorre pour
avoir connu à quel point je vous aime ...
Ah Ciel ! s'écria Lucile , à quelle extrẻ-
mité me vois-je réduite ? Parlez , reprenoit
Damon , il n'eft plus temps de fein-
>
>
Biv
32 MERCURE DE FRANCE .
1
du
>
dre . Mais que pourriez-vous dire qui pût
démentir ce que j'ai vu ? Tranchez net
la difficulté , difoit Dorval , ou ,
moins , expliquez-vous par emblême ;
laiffez parler le portrait en queftion. Je
tremble ! ajoûta Lucile , en tirant un
portrait de fa poche. O Ciel ! s'écrioit
Damon , cette vue va donc regler ma
deſtinée ? Courage , difoit Dorval à Lucile
qui héfitoit toujours , faites ce que
votre coeur vous préfcrira. Hé bien , lui
dit-elle , en tremblant de plus en plus
voyez vous-même ce qu'il convient de
faire... A ces mots elle lui donne le
portrait.
Grand Dieu ! s'écrie de nouveau
Damon , c'en eft donc fait ? Il ne me
refte plus qu'à m'immoler aux pieds de
l'ingrate. Déja il avoit tiré fon épée &
la tournoit contre fon fein . Arrête , arrête
lui cria Dorval , voila un défefpoir
finguliérement placé : regarde cette
pienture. Damon la fixe d'un ceil égaré ,
& reconnoît fes traits. Adorable Lucile
dit-il , en fe précipitant à fes genoux ,
que ne vous dois-je point ? & que mes
foupçons me rendent coupable ! Quoi ,
tandis que je vous outrageois , vous daigniez
raffembler les traits d'un ingrat ?...
Mais reprenoit-il , en s'interrompant ,
un autre a joui de la même faveur ! A
JANVIER. 1763. 33
ce difcours Lucile change de couleur &
refte interdite. Nouvelles allarmes pour
-Damon. Oui , pourſuivoit- il , un autre
portrait a tantôt frappé ma vue. De grace
, expliquez- nous ce qu'il fignifie . En
faites- vous une collection ? Ecoute
mon cher, interrompit Dorval , Mademoiſelle
a un talent fi décidé pour ce
genre qu'il feroit affreux qu'elle l'enfouît.
Craignez , dit alors Lucile à Damon
, craignez que je n'éclairciffe vos
injuftes foupçons ; je ne vous les pardonnerai
pas après les avoir détruits .
Ces trois perfonnes étoient occupées
au point que Cinthie entra fans qu'on ſe
fut même douté de for arrivée . Elle
venoit annoncer à fa niéce le gain de
fon procès. Elle la trouve dans une agitation
extrême , voit Damon à -peu-près
dans le même état , & Dorval qui fembloit
participer à cette fcène . Qu'est-ce
que cela fignifie , Mademoifelle ? demanda
Cinthie. Mais Lucile n'avoit pas
l'affurance de répondre. Dorval commençoit
à fe douter du fait. Il réfolut de
mettre fin à toute cette intrigue , &
d'ufer de l'afcendant qu'il avoit fur l'efprit
de la tante. Il s'agit , Madame , lui
dit-il , de certain portrait furtivement
apperçu . Comment ! quel portrait ? de-
B
34 MERCURE DE FRANCE .
manda- t-elle avec empreffement. Lucile,
qui ne pouvoit plus foutenir l'état où
elle voyoit Damon, fit un effort fur ellemême.
Le voilà ce portrait , dit- elle à
Cinthie; il n'appartient qu'à vous d'en
difpofer. Alors elle le lui donne . Cinthie
irritée , n'en prit que plus promptement
fa réfolution . Elle s'approche de Dorval
& lui fait voir le portrait que Lucile
vient de lui remettre. C'eft le vôtre , lui
dit-elle , & c'est par mon ordre que
Lucile a imité vos traits. Vous ne doutez
point que l'on ne s'intéreffe à un objet
que l'on fait peindre . Je garde le portrait,
& vous offre en échange ma main avec
toute ma fortune augmentée de cent
mille livres de rente par le gain de mon
procès. Madame , reprit Dorval , voilà
un concours de circonftances bien favorable.
Mais fouffrez que je m'occupe
d'abord des intérêts d'un ami. Sans doute
qu'en vous décidant à vous marier vous
ne prétendez pas condamner Lucile au
célibat. Il y auroit de l'inhumanité dans
cet arrangement. Ici Damon interrompit
Dorval , & s'adreffant à Cinthie : je
ne puis plus vous cacher , Madame , lui
dit-il , que j'adore votre charmante niéce.
Ma conduite , je le fais , annoncoit
tout le contraire ; mais ce n'étoit qu'une
JANVIER. 1763. 35
ce
feinte , & cette rufe eft une faute que
l'aimable Lucile me pardonne : daignez
imiter fon indulgence. Vraiment , reprit
Cinthie , je m'apperçois bien que ma
niéce eft fort indulgente. Mais , enfin
Marquis , dit- elle à Dorval , confeillezmoi
, que faut- il faire ? Il faut , Madame,
repliqua-t- il , unir Lucile avec Damon ,
& partager avec eux votre fortune.
Madame , interrompit ce dernier ,
n'eſt point à vos richeffes que j'en veux ;
l'aimable Lucile eft au- deffus de tous les
tréfors de la terre ; & d'ailleurs , ce que
j'ai de bien peut fuffire... Non , non ,
interrompit Cinthie à fon tour , il en
fera comme le Marquis vient de le régler.
Ah ! ma chère tante ! s'écria Lucile ; ah
cher Dorval! s'écria en même temps
Damon... Dorval fe refufa à de plus
longs remercimens . Maintenant , Madame
, ajoûta- t-il , voyez quelles font
vos dernières réfolutions. Comment ,፡
Marquis , reprit Cinthie , que fignifie ce
langage ... Oh ! Madame , il ne fignifie
que ce que vous voudrez... Le mariage
vous éffraye - t-il? ... Point du tout;
le mariage n'éffraye point quiconque
fait fon monde ... C'eft -à -dire , que vous
imirerez ceux qui fe piquent de le bien
favoir ? ... Moi ? Madame ; oh parbleu ,
B vj
36 MERCURE DE FRANCE .
je ne me calque fur perfonne . Mais il eft
des cas où il faut fuivre l'ufage , ou fe
couvrir d'un éternel ridicule ... Et moi ,
Marquis , je vous déclare qu'un mari du
bon ton me conviendroit fort peu...
Mais , Madame , comment donc faire ?
Faut-il fe reléguer jufques dans la claffe
des moindres bourgeois ? Ce font les
feuls qui n'ayent pas encore mis à l'écart
les gothiques entraves de l'hymen . Cela
étoit bon du temps de Saturne & de
Rhée !... Je prétends vivre comme on
vivoit alors... Alors , Madame , l'hymen
étoit le Dieu de la contrainte : aujourd'hui
c'eſt le Dieu de la liberté . On a
fubftitué aux froids égards , à l'éternelle
affiduité , une aifance toute aimable ,
une confiance à toute épreuve. En un
mot , le domaine de l'hymen eft devenu
la maiſon de campagne de l'amour. C'eſt
le lieu où il prend les vacances & où il
fe remet de fes fatigues. Il femble , reprit
vivement Cinthie , que vous ayez
reçu des mémoires de feu mon époux ,
il agiffoit comme vous propofez d'agir ;
mais il a fçu me dégoûter d'un mari
Petit- maître. Oubliez l'offre que je vous
ai faite : j'oublierai de mon côté.... Ah
cher Dorval! interrompit Damon tu
me replonges dans l'abîme d'où tu fem-
,
JANVIER. 1763. 37
blois m'avoir tiré ! Mais , point du tout ,
reprit Dorval , me voila encore tout prêt
à me dévouer. Il n'en eft pas befoin ,
ajoûta vivement Cinthie; raffurez - vous ,
Damon. En rompant pour jamais avec
Dorval, je n'en tiendrai pas moins ce
que je vous avois promis . Je confens
que vous époufiez ma Niéce , & je lui
donne la moitié de mon bien , en attendant
mieux. A ces mots , Cinthie entre
& s'enferme dans fon boudoir.
Que ne te dois-je , point , cher Dorval,
difoit Damon ? C'est toi qui as conduit
les chofes jufqu'à cet heureux dénouement
. Oublie mes torts. & mes injuftes
foupçons : J'ai pour jamais appris
à te connoître . Comment donc ? reprit
Dorval , tes craintes n'avoient rien de
ridicule ; on craindroit à moins . Il n'eft
pas maintenant douteux que Lucile ne
te préfére : mais , franchement , j'ai eu
peur pour toi.
Le temps éclaircit la deftinée de ces
différens Perfonnages. Cinthie ſe jetta
dans la réforme , y joignit la médifan-
& y prit goût. Dorval époufa la
Marquife , & tous deux vécurent dans
une confiance & une diffipation réciproques.
Lucile & Damon vécurent en
ce 9
38 MERCURE DE FRANCE.
Epoux qui fe fuffifent à eux mêmes.
tous furent contens.
Par M. DE LA Dixmerie.
Signature
Par M. DE LA DIXMERIE.
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Genre littéraire
Domaine
Constitue la suite d'un autre texte
Est rédigé par une personne