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Titre

LES QUIPROQUO, OU Tous furent contens. NOUVELLE.

Titre d'après la table

LES Quiproquo, Nouvelle.

Page de début
19
Page de début dans la numérisation
24
Page de fin
42
Page de fin dans la numérisation
47
Incipit

A PEINE Damon fut épris de Lucile, que déja il lui avoit dit cent fois : je vous

Texte
LES QUIPRO QUO ,
O U
Tous furent contens.
NOUVELLE.
PEINE Damon fut épris de Lucile ,
que déja il lui avoit dit cent fois : je vous
aime. Six mois après que Lucile aimoit
Damon , elle ne le lui difoit pas encore .
D'où provenoit une conduite fi oppofée
? D'une oppofition de caractère en20
MERCURE DE FRANCE.
,
core plus grande. Damon étoit vif , impétueux
, impatient , plutôt tourmenté
qu'occupé de ce qu'il projettoit . Lucile
étoit douce , modérée , timide , affervie
à certains confeils qui la dirigeoient
impérieuſement. Elle étoit née tendre
mais elle fçavoit ne paroître que fenfible
; elle fçavoit même encore mitiger
ces apparences de fenfibilité. Tant de
retenue mettoit Damon hors de lui - même.
Non difoit-il , jamais on ne porta
l'indifférence auffi loin ; c'eft un marbre
que rien ne peut échauffer! Oublions Lucile
, & formons quelque intrigue beaucoup
plus fatisfaifante qu'un amour métaphyfique
& fuivi . Il étoit fortifié dans
ces idées par Dorval , jeune homme àpeu-
près de même âge , mais infiniment
plus expérimenté que lui . Dorval étoit
devenu petit-maître par fyftême autant
que par goût. Il en préféroit le ton à
tout autre , parce qu'il le croyoit le plus
propre à tout faire paffer. Il aimoit à
donner un air d'importance à des bagatelles
, & un air de bagatelle aux chofes
les plus importantes. Il s'occupoit auffi
volontiers des unes que des autres ; &
étoit capable , tout à la fois , d'actions
fublimes , de procédés bifarres & de
menües tracafferies. Il confervoit une
JANVIER . 1763 .
21
humeur toujours égale , parce qu'il ignoroit
les paffions vives ; & , ce qui n'eſt
pas moins rare , il excufoit le contraire
dans autrui. Damon étoit plus réfléchi
en apparence , & , peut-être , au fonds
moins folide . Son férieux étoit plus triſte
que philofophique. Une feule paffion
fuffifoit pour abforber toutes fes idées ;
& fes idées n'étoient fouvent que frivoles
. En un mot , il reftoit peu de chemin
à faire au Philofophe pour devenir
Petit - maître , & au Petit- maître pour
devenir Philofophe.
C'étoit auffi ce dernier qui dirigeoit
l'autre. Quoi ! Lui difoit ce prétendu
Mentor , tu te laiffes gouverner par un
enfant ? pour moi je gouverne jufqu'aux
Douairières les moins dociles & les plus
rufées . Le temps n'eft plus où l'on vieilliffoit
à ébaucher une intrigue. Les rives
de la Seine différent en tous points de
celles du Lignon , Crois - moi , voltige
quelque temps & me laiffe le foin de
former l'innocente Lucile. Mais Damon
ne vouloit point d'un pareil précepteur
auprès de fa Maîtreffe . Il aimoit , &
par cette raiſon , étoit un peujaloux . Il
avoit d'ailleurs affez bonne opinion
de lui-même , pour efpérer de vaincre
enfin la timidité de Lucile ; car il avoit
,
22 MERCURE
DE FRANCE
.
peine à fe perfuader qu'elle pût être indifférente.
<
Mais cette timidité vaincue , Damon
eût encore trouvé d'autres obftacles .
Lucile vivoit à une petite diftance de
Paris , fous la tutelle d'une tante qui , à
quarante ans, confervoit toutes les prétentions
qu'elle eut à vingt , & vouloit
que fa niéce n'en eût aucune à feize .
Tout homme eft trompeur , lui difoitelle
, ou ne peut manquer de le devenir.
Croyez-en mon expérience , & fuyczen
la trifte épreuve . Ce difcours , ou
quelque autre équivalent à celui – là ,
étoit fi fouvent répété, qu'il impatientoit
Lucile , toute modérée que la Nature l'eût
fait naître. Cependant il faifoit une vive
impreflion fur fon âme. Il faut bien en
croire ma tante , difoit- elle triftement !
elle eft plus inftruite que moi fur ces
fortes de matières . Elle a fans doute
été bien des fois trompée , ( ce qui étoit
vrai ) mais , fans doute , ajoutoit Lucile,
qu'elle ne le fera plus. Or , en cela
Lucile fe trompoit elle-même.
Cinthie ( c'est le nom qu'il faut donner
ic à cette tante ) avoit des vues fecrettes
fur Damon ; je dis fecrettes , par
la raifon qu'elle ne vouloit point que -
Dorval en prit ombrage. Elle croyoit
JANVIER. 1763. 23
tenir ce dernier dans fes liens , parce
qu'il avoit la complaifance de le lui laiffer
croire . Mais elle le trouvoit un peu
trop diffipé : elle fe fut mieux accommodé
du férieux apparent de Damon.
C'eſt-là ce qui la portoit à envier cette
conquête à fa niéce. Auffi leur laiffoitelle
rarement l'occafion de s'entretenir
feuls. Elle étoit préfente à prèfque toutes
leurs entrevues ; ce qui mettoit l'impatient
Damon hors de lui -même . A peine
répondoit- il aux queftions qu'elle fe
plaifoit à lui faire. Il ne parloit que pour
Lucile & ne regardoit qu'elle mais
Lucile, les yeux baiffés , n'ofoit pas même
regarder Damon . Elle écoutoit , fe taifoit
, trouvoit Damon fort aimable &
fa tante fort ennuyeufe .
Les pauvres enfans ! Difoit un jour
Dorval , en lui - même ils ont mille
chofes à fe dire , & ne peuvent fe parler.
Peut-être n'en diront -ils pas davantage ;
mais n'importe , il faut , du moins , les
mettre à portée de foupirer à leur aife.
Il y réuffit . Ayant imaginé un prétexte
qui oblige Cinthie à s'éloigner , il laiffe
lui-même les deux amans tête- à - tête.
Lucile étoit contente , mais interdite.
Pour Damon il ne perdoit pas fi facilement
la parole. Il vouloit déterminer
24 MERCURE DE FRANCE .
Lucile à s'expliquer nettement ; & de fon
côté , elle fe propofoit bien de n'en
rień faire . Elle parut même vouloir s'éloigner
aux premiers mots que Damon
lui adreffa. Il la retint & ne fit qu'accroître
fon trouble . Serez - vous donc
toujours infenfible , ou diffimulée ? lui
difoit-il. Quoi ! pas un mot qui puiffe
me fatisfaire , ou me raffurer ? Vous
raffurer ! reprit naïvement Lucile . Eh
mais ! ...croyez vous que je fois bien raffureé
moi-même ? ... Dites moi le fujet de
vos craintes ? ... Je l'ignore : mais quel
peut être celui des vôtres ? ... Je crains
que vous ne m'aimiez pas. Lucile rougit
& ne répondit rien . Parlons fans feinte ,
ajoutoit Damon , & fouffrez que je
m'explique fans détour : je vous aime
charmante Lucile .... Oh ! reprenoitelle
, je ne veux pas que vous me le difiez
! ... Mais , ingrate ! vous ne m'aimez
donc pas ? ... Je ne fuis pas ingrate ....
Vous m'aimez donc ? je n'ai point dit
cela . Ciel ! ... s'écria l'emporté Damon
je le vois trop , ma préfence vous eft
à charge , il faut vous en délivrer : il
faut renoncer à vous pour jamais. A
ces mots Lucile changea de couleur ,
baiffa la vue , & refta interdite . Son
filence étoit très - éloquent. Tout autre
que
JANVIER. 1763. 25
que Damon fut tombé à fes genoux ;
mais il vouloir quelque chofe de plus
qu'un aveu tacite ; il vouloit que la
timide , la douce , la tendre Lucile
s'expliquât fans réſerve , & mît dans
fes difcours autant d'impétuofiité que
lui - même . Heureufement Cinthie vint
la tirer d'embarras. Ce fut peut- être là
l'unique fois que fon arrivée caufa
quelque joie à fa niéce . Pour Damon ,
il ne put diffimuler la mauvaiſe humeur
qui le dominoit : ce qui donna beaucoup
de fatisfaction à Cinthie.
En vérité , difoit Lucile en elle- même
, Damon fe comporte finguliérement.
Que veut- il de plus ? N'en ai-je
pas déja trop dit ? Ne peut-il rien deviner
? Ah ! fans doute , il veut m'entendre
lui dire que je l'aime pour ne plus
l'écouter par la fuite. Hé bien ! il l'apprendra
fi tard que du moins il le defirera
longtemps. Ma tante me l'a dit cent
fois , les hommes n'aiment qu'eux , &
ne veulent être aimés que pour eux,que
pour fatisfaire leur amour-propre . En
vérité , ma tante a bien raifon !
Dorval s'étoit bien apperçu que le
tête-à-tête qu'il avoit procuré au jeune
couple avoit été perdu à difputer. C'est
toujours un pas vers la conclufion
, di-
I. Vol.
B
26 MERCURE DE FRANCE .
fait- il ; une rixe , en amour , vaut mieux
que le filence. Mais Damon ne calculoit
pas ainfi . Obligé de fe contraindre en
préfence de Cinthie , il ne put longtems
foutenir cette épreuve. Il part fous un
faux prétexte & fe retire chez lui . Là ,
il fe livre aux réfléxions les plus emportées.
Un obftacle étoit pour lui un fupplice
: Il lui êtoit le repos , F'appétit &
la raifon . Celui-ci lui ôta jufqu'à la
fanté. Il n'auroit pas été affez patient
pour fuppofer trois jours des maladies ;
il fut réellement faifi d'une fiévre
qui le retint beaucoup plus longtems
chez lui. Dorval le trouva dans cette fituation
& fut très - furpris d'en apprendre
la caufe. N'eft- ce que cela ? lui ditil
, d'un ton ironique ; j'entreprends cette
cure. J'irai parler à ton inhumaine , je
lui peindrai ton amoureux défefpoir.
Ce n'eft plus de nos jours l'ufage d'être
inéxorable. Je fuis für que Lucile fera
des veux pour ta fanté & ta perfévérance
.
Damon fut plutôt piqué que confolé
par ce Difcours. Je ne veux point de
toi pour médiateur , difoit-il à Dorval;
de pareils agens ne travaillent guère que
pour eux-mêmes. Continue à voltiger
& laiffe-moi aimer à ma mode ; furtout
JANVIER . 1763. 27
point de concurrence. Oh ! ne crains
rien , reprit Dorval. Lucile eft fort aimable
; mais je n'aime que quand &
autant que je veux. Je te promets de ne
devenir ton rival qu'au cas que tu ayes
befoin d'un vengeur. Damon voulut répondre
; mais Dorval avoit déja diſparu.
L'abfence de Damon étonnoit beaucoup
Cinthie , & affligeoit encore plus
fa niéce. Lucile regardoit cette abſence
comme une preuve de légéreté ; elle
s'applaudiffoit triftement de n'avoir
point laiffé échapper l'aveu que Damon
avoit voulu lui arracher. Que feroit- ce ,
difoit-elle , s'il étoit certain de fon triomphe
, puifque n'en étant fûr qu'à demi
il vole déja à de nouvelles conquêtes ?
En vérité, ma tante a bien raifon ! L'inf
tant d'après furvient Dorval , qui lui apprend
que Damon eft affez enfant pour
être malade , qu'il féche , qu'il languit ,
confumé par l'amour & la fiévre. Ce
récit allarme & touche vivement la tendre
Lucile. Elle paroît un inftant douter
du fait ; mais ce n'eft que pour mieux
s'en affurer, & Dorval le lui affirme de
manière à l'en convaincre. Il n'eft pourtant
pas vrai , difoit Lucile en elle- même
, que Damon foit inconftant & qu'il
n'aime que lui ; on n'eſt point touché de
Bij
28 MERCURE DE FRANCE.
la forte de ce qu'on ne defire que par
vanité. Mais ces réfléxions ne fervoient
qu'à rendre fa perplexité plus grande .
Elle n'entrevoyoit d'ailleurs aucun
moyen de raffurer Damon. Elle continuoit
à garder le filence. Dorval que
rien n'embarraffoit , & qui prenoit toujours
le ton le plus propre à fauver aux
autres tout embarras , éxhorte Lucile à
réparer le mal qu'elle a fait. Quel, mal ?
Lui demanda-t-elle..... Celui d'avoirconduit
le fidéle Damon au bord de la
tombe....Qui ? Moi ! ... Vous-même .
C'est un homicide dont vous voilà chargée.
Croyez -moi , écrivez à ce pauvre
moribond , ordonnez -lui de vivre. Il eſt
trop votre esclave pour ofer vous défobéir
! ... Oh ! pour moi , je n'écrirai
point... Il le faut .... Mais , Monfieur
fongez - vous bien à la démarche que
vous faites ? ... N'en doutez-pas . C'eft
un trait d'Héroïsme qui doit fervir d'éxemple
à la postérité. Je voudrois pouvoir
y tranfmettre vos charmes , elle jugeroit
encore mieux de la grandeur du
facrifice . Au furplus , je ne prétends pas
faire de tels prodiges en vain . Ou déterminez
-vous à aimer , à confoler Da
mon , ou fouffrez que je vous aime,
L'alternative parut des plus fingulie
JANVIER. 1763. 29
pas
res à Lucile. Cependant elle n'héfitoit
fur le choix : elle ne balançoir que
fur la démarche où Dorval prétendoit
l'engager. Ce feroit , difoit Lucile en
fon âme , ce feroit bien mal profiter
des avis de ma tante . Quoi ! Ecrire
tandis qu'elle me défend de parler ?
Mais , après tout , fi le doute où je laiffe
Damon eft la feule caufe de fa maladie
; fi un mot peut le guérir ? Si faute
de ce mot fon mal augmente ? Que
n'aurois- je pas à me reprocher ? Que ne
me reprocherois je pas ? ... En vérité ,
ma tante pourroit bien avoir tort .
Dorval devinoit une partie de ce qui
fe paffoit dans l'âme de Lucile. Le temps
preffe , lui dit- il ; chaque minute pourfoit
diminuer mon zéle , & augmente à
coup für le mal de Damon . Mais , Montfieur
, reprenoit Lucile que voulezvous
que j'écrive ? ... Ce que le coeur
vous dictera ; que la main ne faffe qu'obéir
, & tout ira bien .... Oh ! je vous
protefte que mon coeur ne s'eft encore
expliqué pour perfonne ..... Il s'expliquera.....
Point du tout , reprit Lucile
toute troublée , je ne fais par où
commencer .... Je vois bien , s'écria
Dorval , qu'il faut m'immoler fans réferve
. Hé bien ! Ecrivez , je vais dicter.
B iij
30 MERCURE DE FRANCE.
Lucile prit la plume en tremblant , &
Dorval lui dicta ce qui fuit :
Votre abfence m'inquiétoit , & cepen
dant , j'en ignorois la vraie caufe . Maintenant
que je la fais , cette inquiétude
redouble ...
Mais ; Monfieur , interrompit Lucile
, après toutefois , avoir écrit , cela
n'eft- il pas bien fort ? Point du tout
reprit froidement Dorval , il n'y a point
de prude qui voulût fe contenter d'expreffions
fi mitigées . Continuez , fans
rien craindre ... Mais cela doit , du moins
fuffire... Laiffez -moi faire... Lucile continua
donc à écrire , & Dorval à dicter.
*
On m'a dit que vous vous croyez mal-
-heureux ; fachez qu'il n'en eft rien ....
En vérité , Marquis , interrompit encore
Lucile , vous me faites dire là des
chofes bien furprenantes ! Bagatelle !
reprit Dorval ; rien de plus fimple que
cette maniere d'écrire . Encore une phrafe
, & nous finiffons ... De grace , grace , Monfieur
, fongez bien à ce que vous allez
me dicter ? ... Repofez-vous- en fur
moi. Voici quelle fut cette phrafe.
Ceffez d'être ingénieux à vous tourJANVIER.
1763. 31
menter , & confervez-vous pour la tendre
LUCILE...
Oh ! je vous jure , s'écria-t- elle , que
je n'écrirai jamais ces derniers mots ! Il
le faut cependant , repliqua Dorval ...
Je vous protefte que je n'en ferai rien !..
Il le faut , vous dis-je ; autrement le fecours
fera trop foible , & demain je
vous livre Damon trépaffé... Comment ;
Monfieur , vous prétendez m'arracher
un aveu de cette nature ? ... Eh quoi ?
Mademoiselle , qu'a donc cet aveu de fi
extraordinaire ? Savez-vous que je ménage
prodigieufement votre délicateſſe ?
Avec plus d'expérience vous me rendriez
plus de juftice . Je vous jure qu'on
ne s'eft jamais acquité fi facilement envers
moi ; j'éxige en pareil cas , les expreffions
les plus claires , les plus propres
, les plus authentiques . Pour moi ,
repliqua Lucile , je ne veux point écrire
des chofes de cette efpéce. Belle Lucile ,
dit alors Dorval , de l'air du monde le
plus férieux , je fens que ma fermeté
chancéle ; ne préfumez point trop de
mes forces. Encore un peu de réfiſtance
de votre part , & je croirai que Damon
n'a plus rien à prétendre ; je renoncerai
à fes intérêts pour m'occuper des miens .
Fiv
32 MERCURE DE FRANCE.
Oui , pourfuivit-il , je tombe à vos genoux
, & c'est encore pour lui que j'y
tombe ; mais fi vous perfiftez dans vos
refus , j'y refterai pour moi.
Lucile , quoique très - agitée , avoit
peine à garder fon férieux. Elle craignoit
, d'ailleurs , que fa tante fa tante , occupée
alors à conférer avec un célébre
Avocat fur un procès prêt à fe juger , &
dont le gain où la perte devoit accroître
ou diminuer confidérablement fa
fortune ; Lucile , dis -je , craignoit que
Cinthie ne vînt les furprendre , & ne
trouvât Dorval dans cette attitude. C'eft
de quoi elle avertit ce dernier mais il
parut inébranlable. Il fallut donc fe laiffer
vaincre en partie ; c'est-à-dire , que
des quatre mots Lucile confentit à en
écrire trois. Dorval diſputa encore beaucoup
avant de fe relever. Il ne put ,
toutefois , empêcher que l'épithète de
tendre ne fût fupprimée . La Lettre finiffoit
ainfi Confervez- vous pour Lucile.
C'en étoit bien affez ; mais pour l'inquiet
Damon c'étoit encore trop peu.
Dorval entra chez lui avec cet air de
fatisfaction qui annonce le fuccès . Tiens ,
lui dit-il , voilà qui vaut mieux pour toi
que tous les Aphorifmes d'Hipocrate.
Damon étonné , fe faifit avidement de
JANVIER. 1763. 33
la Lettre & la dévore plutôt qu'il ne la
parcourt. Un mouvement de joie avoit
paru le tranfporter : quelle fut la furprife
de Dorval en voyant cette joie fe
ralentir tout-à- coup ! Quoi ? lui dit-il ,
quel eft cet air morne & glacial ? Efpérois-
tu qu'au lieu d'une lettre je t'amenaffe
Lucile en perfonne ? Je doute
que de tous les héros de l'amitié aucun
ait porté le zéle jufques-là. Ah ! mon
cher Dorval , s'écrie Damon , je ne
vois que de la pitié dans cette lettre : j'y
voudrois de l'Amour . Un je vous aime ,
eft ce que j'exige , & ce que je n'ai encore
pu obtenir ; ce qu'il ne m'eft pas
même permis de prononcer. Eh , qu'importe
, reprit Dorval , que Lucile s'éffraye
du mot , pourvu qu'elle fe familiarife
avec la chofe ? Combien de femmes
à qui la chofe eft inconnue & le
mot trop familier !
Tandis que Dorval raffuroit ainfi
Damon Cinthie queftionnoit & impatientoit
fa Niéce . Elle vouloit juger
de l'effet que l'abfence & la maladie
.de Damon produifoient fur fon âme.
Mais Lucile qu'elle avoit inftruite à diffimuler
, ufà de ce fecret contre ellemême.
Elle fe garda bien , furtout
d'avouer qu'elle eût écrit à Damon. Ce
By
34 MERCURE DE FRANCE.
n'eft pas qu'elle n'eût quelque inquiétude
de s'être ainfi fiée à Dorval ; mais
cette refléxion lui étoit venue trop-tard.
Elle réfolut d'attendre l'événement. Damon
, au bout de quelque jours , reparut
chez Cinthie. Il avoit l'air extrêmement
abbatu . Lucile en fut vivement
' touchée . Elle ne douta prèfque plus de la
fincérité de fon amour. Une feule preuve
de cette efpéce fait plus d'impreffion
fur une âme tendre , que des proteftations
fans nombre. Il étoit naturel
que Damon témoignât fa reconnoiffance
à Lucile. Mais lui - même s'y
croyoit peu obligé. Ses réfléxions n'avoient
fait qu'accroître fes doutes. Il
ne regardoit la lettre de Lucile que
comme l'effet d'une fimple politeffe ,
ou des perfécutions de Dorval. De fon
côté Lucile fe reprochoit d'en avoir
trop
fait. Elle attribuoit cette froideur
de Damon au trop d'empreffement &
de fenfibilité qu'elle avoit laiffé voir à
la lettre qu'elle avoit écrite. C'eſt à
ce coup , difoit- elle , que l'inconſtant
ne va plus fe contraindre . Sa vanité
eft fatisfaite ; il va lui chercher de nouvelles
victimes. Ainfi Lucile reprend un
air timide & compofé qui difoit beaucoup
moins que n'avoit dit la lettre ,
JANVIER. 1763 . 35
& infiniment plus encore qu'elle n'eût
fouhaité . Ah Dieu ! difoit à fon tour
en lui -même l'impatient Damon , ne
l'avois-je pas deviné ? Cette lettre eftelle
autre chofe qu'une froide politeffe
? Une démarche qui ne fignifie
rien , ou qui , peut-être fignifie trop !
Lucile n'a fait que céder aux perfécutions
de Dorval. Qui fçait même fi
ce n'eft point un jeu concerté entre- elle
& lui?
A l'inftant même furvient Dorval,
Eh quoi ? Dit-il , au couple confterné ,
vous voilà froids comme deux fimulachres
! N'avez - vous plus rien à vous
dire , ou vous fuis-je encore néceffaire ?
De tout mon coeur ! ... Soyez moins
zélè , reprit Damon , avec une forte
d'impatience. Suis donc toi -même plus
ardent , répliqua vivement Dorval. Je
ne prétends pas qu'on gâte ainſi mon
ouvrage. Queft-ce que cela veut dire ?
Reprit Damon. Que fi vous n'êtes d'accord
l'un & l'autre , ajouta Dorval , je
me croirai par honneur obligé de vous
féparer. Ma méthode n'eft pas de rien
entreprendre en vain . J'ai décidé que
Lucile deviendroit fenfible : elle le fera
, ou pour toi , ou pour moi.
Lucile faurit malgré elle. Damon fré-
B vj
36 MERCURÉ DE FRANCE.
mit de la voir fourire . La déclaration
n'eft pas maladroite , dit-il avec dépit.
Elle n'eft pas nouvelle , reprit Dorval ;
je ne fais que répéter en ta préfence ce
que j'ai déja dit à Lucile en particulier.
On ne m'a jamais vu dérober la victoire.
Je veux bien cependant ne te la difputer
qu'autant que tu continueras d'attaquer
comme quelqu'un qui ne veut
pas vaincre. Ah ! c'en eft trop ! s'écria
Damon... L'arrivée de Cinthie l'empêcha
lui -même d'en dire davantage . Cinthie
venoit d'achever fa toilette , à laquelle
depuis quelques années perfonne n'étoit
plus admis . Dorval , qui ne ſe laffoit
ni de perfiffler , ni de fervir Damon
, crut l'obliger en propofant d'aller
l'après- dînée aux François . Il avoit
accoutumé Cinthie à ne jamais le contredire
; elle fouferivit à ce qu'il vouloit
. Lucile applaudiffoit tacitement ;
mais Dorval fut bien furpris de voir
Damon s'y refufer. Cet amant bifarre
méditoit un projet qui ne l'étoit guè
res moins . Peu affuré que Lucile foit
fenfible , il veut éprouver fi elle fera
jaloufe. C'est ce qui le porte à rejetter
la partie qu'on lui propofe , fous prétexte
qu'il eft engagé avec la Marquife
de N... Cette Marquife étoit une
JANVIER. 1763. 37
jeune veuve débarraffée depuis peu d'un
mari vieux & jaloux . Elle ufoit très-amplement
de la liberté que cette mort
lui avoit laiffée . Elle ne manquoit ni
d'agrémens , ni d'envie de plaire . Auffi
fa cour étoit-elle nombreufe. Cinthie &
fa niéce la connoiffoient. A peine Damon
l'eut-il nommée que la premiere
rougit de dépit , & que la feconde foupira
de douleur . Damon s'applaudit en
voyant Lucile s'allarmer. Il s'affermit de
plus en plus dans fon deffein , & partit
pour fon prétendu rendez-vous . Ce départ
étoit pour Dorval un problême, une
fource de conjectures. Sans doute , concluoit-
il , que Damon rectifie fa maniere
d'aimer , qu'il fe produit , fe partage , en
un mot qu'il fe forme. Il a raifon. Mais la
trifteffe de Lucile laiffoit facilement defelon
elle , Damon avoit tort.
Cinthie n'étoit cependant pas la moins
piquée. Elle concevoit bien comment
la Marquife pouvoit l'emporter fur une
rivale auffi inexpérimentée , auffi novice
que fa niéce ; mais elle ne concevoit
pas comment on ne lui donnoit point à
elle - même la préférence & ſur fa niéce
& fur la Marquife.
viner que ,
L'heure du Spectacle arrive , on s'y
rend , & Cinthie felon fa méthode , fe
3
38 MERCURE DE FRANCE .
place dans une loge des plus apparentes
. Elle avoit relevé ce qui lui reftoit
de charmes par une extrême parure.
Lucile , au contraire , étoit dans
une forte de négligé ; mais ce négligé
même fembloit être un art , tant la nature
avoit fait pour elle. Un fond de
trifteffe , un air languiffant la rendoient
encore plus touchante. Tous les Petits
Maîtres , jeunes & vieux , la lorgnoient ;
toutes les femmes belles , ou laides , la
cenfuroient , quand Damon parut avec
le Marquife. Soit hazard , foit deffein
la loge où ils fe placerent étoit oppofée
en face à celle de Cinthie. Damon
la falua , ainfi que fa Niéce , avec une
aifance étudiée & qui lui coutoit. Cinthie
n'eut guères moins de peine à cacher
fon dépit & Lucile fon trouble.
Mais à force de faillies , Dorval leur
en fournit les moyens. Il parvint même
à les égayer véritablement. L'amour-
propre dont une Belle , fi jeune
& fi novice qu'elle foit , eft rarement
éxempte , vint à l'appui des difcours
de Dorval , & fit prendre à Lucile un
air de fatisfaction qu'au fond elle ne
reffentoit pas . Mais à mefure que fa
gaieté fembloit renaître , on voyoit s'évanouir
celle de Damon. Il ne répon
JANVIER. 1763. 39
"
doit plus que par monofyllabes aux difcours
de la Marquife.Il releva même affez
brufquement quelques mots qui fembloient
tendre à ridiculifer Lucile , &
qui ne tendoient qu'à l'éprouver luimême.
La Marquife avoit affez d'attraits
pour pardonner à celles qui en
poffédoient beaucoup ; elle avoit une
cour affez nombreufe pour ne point
chercher à dépeupler celle d'autrui.
C'étoit d'ailleurs , une de ces femmes
qui ne traitent point l'amour férieufement
, pour qui cette paffion n'eft
guères qu'un caprice , & chez qui un
caprice n'eft jamais une paffion ; en
un mot , c'étoit une Petite - Maîtreffe ,
digne d'entrer en parallèle avec Dorval
& plus propre à lui plaire qu'à
fixer & captiverDamon. Auffi ambitionnoit
- elle moins la conquête de celuici
que de l'autre . Elle le connoiffoit &
en étoit fort connue. Il ne doutoit point
qu'elle ne fût très-propre à débarraffer
Damon de fes premiers liens. Mais elle
ne vifoit qu'à défoler cet Amant jaloux
; à quoi elle réuffit parfaitement.
Dorval , fans le vouloir , la fecondoit
de fon mieux. Il achevoit de déſeſpérer
Damon , "lorfqu'il croyoit ne faire
que confoler Lucile. Le perfide , difoit40
MERCURE DE FRANCE.
il , ceffe de fe contraindre ; il ne garde
plus aucuns ménagemens envers moi ;
il fe déclare hautement mon rival ....
Eh bien ! c'eft en rival qu'il faudra le
traiter.
On repréfentoit Zaïre.Les foupçons &
la jaloufie d'Orofmane donnoient beau
jeu aux plaifanteries de la Marquife , &
encore plus de matière aux réfléxions de
Lucile. La fituation de Zaire lui arrachoit
des larmes ; elle y trouvoit quelque rapport
avec la fienne : elle s'en laiffoit d'autant
plus pénétrer. Une âme ingénue
s'émeut facilement. Ce n'eft point fur
des coeurs blafés que les Zaïres & les
Monimes éxercent leur pathétique empire
. Lucile fut encore plus affectée par
la petite Piéce . On eût dit que ces rencontres
fortuites étoient l'effet d'un arrangement
prémédité. On repréfentoit
Ja charmante Comédie de l'Oracle, La
Fée , difoit Lucile , voudroit
que Lucinde
ignorât ce que c'eft qu'un Homme:
Cinthie me défend de les écouter.
Les raifons de la Fée ne pouvoient
fans doute être mauvaiſes. Et pour ce
qui eft de ma tante , les fiennes me
paroiffent affez bonnes.
Le Spectacle fini , Dorval accompagna
& la tante & la niéce jufques chez
JANVIER. 1763. 4.I
elles. Damon reste avec la Marquife . Il
frémit de la loi qu'il s'eft lui même repofée.
Il fe repréfentoit Dorval mettant
à profit , pour le fupplanter , les momens
qu'il lui laiffoit. Pour combler
fon embarras , il y avoit fouper chez la
Marquife & il fe vit contraint d'y affifter.
Les convives étoient tous d'une hu
meur très-analogue à celle de l'hôteffe.
La converfation fut vive & enjouée ;
mais Damon y mit peu du fien . Il repouffa
même fort mal tous les traits que
la Marquife lui lança , ou lui fit lançer.
Rentré chez lui , il ne put dormir ; &
dès le jour fuivant , après avoir beaucoup
héfité , il reparoît chez Cinthie. Il
eft fort furpris d'en être bien reçu , &
fort affligé d'éprouver le même accueil
de la part de Lucile ; rien n'annonçoit
en elle aucun reffentiment , aucune atteinte
de jaloufie. Ce n'eft pas qu'elle en
fût éxempte. Mais les ordres de Cinthie ,
& furtout fa préfence , l'obligeoient à
diffimuler. Peut-être auffi un peu d'orgueil
, bien fondé , fe joignoit-il à toutes
ces raifons. Mais dans tout cela Damon
n'appercevoit que l'ouvrage de Dorval ;
il n'imputoit qu'à lui l'indifférence dont
Lucile faifoit parade ; il le croyoit fon
rival , & fon rival préféré. Les réfolu
tions les plus violentes s'offroient à fon
42 MERCURE DE FRANCE .
efprit : l'amitié les combattoit . Obfédé
par Cinthie , il ne pouvoit s'expliquer
avec Lucile. Peut-être même en eût-il
fui l'occafion fi elle fe füt offerte ; peutêtre
la vanité eût- elle impofé filence à
fa jaloufie .
Inquiet , troublé , mais attentif à
me point le paroître , il fort & laiffe
Lucile perfuadé plus que jamais de fon
inconftance . L'envie de fe diffiper l'entraîne
chez la Marquife. Il y trouve
fon prétendu rival & le Chevalier de
B.... leur ami commun . Sçais- tu bien ,
difoit ce dernier à Dorval , que la Niéce
eft jolie ? A quoi fonge la Tante, de la
placer en perfpective à côté d'elle ? It
y a là bien de la mal-adreffe & de la préfomption
! ... A propos , pourſuivoit- il,
en s'adreffant à Damon , tu femblois
deftiné à former ce jeune Sujet ? mais
cet honneur me paroît réfervé à Dor
val on voit que la petite perfonne
eft très difpofée à mettre à profit ſes
documens. Dorval ne contredit en rien
ce difcours ; c'eût été déroger au ton
que lui- même avoit adopté. Mais fon
filence acheva de rendre Damon furieux.
Dès-lors , il fe réfout à en venir
aux dernieres extrémités , à fe battre contre
lui.
Le reste au Mercure prochain.
Collectivité
Faux
Langue
Vers et prose
Type d'écrit journalistique
Courrier des lecteurs
Faux
Genre littéraire
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