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1812, 01-03, t. 50, n. 546-558 (4, 11, 18, 25 janvier, 1, 8, 15, 22, 29 février, 7, 14, 21, 28 mars)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
Journal Littéraire et Politique.
508
N° . DXLVI. - 4 JANVIER 1812.
TABLE DES MATIERES .
POESIE.
Stances sur l'Envie ; par M. F.de
Verneuil. 3
Atyst Cybele ; par M. C. L.
Mallesout 5
Epitre à Melle Clarisse P .... ; par
Melle Sophie de C......
8
Sapho Cantate ; par Mine de
Valori.
Longue Epitaphe gravée sur un
petit Tombeau ; par M. 4. B.
Conseils à ma Fille par M. J.
N. Bouilly ineinbre de la Société
Philotechnique , de la
Société académique des Enfans
d'Apollon , et de celles des
Sciences et des Arts de Tours,
Boulogne-sur-Mer , etc .: ( article
de M. Salgues . )
Retour dans le pays natal. Seconde
histoire prise dans le
même ouvrage ; par Mme Isab.
de Montolieu.
19
ZO
Enigme ; par M. S........ II
Logogriphe ; par le même.
12
VARIÉTÉS.
Charade ; par le même.
Ib.
Spectacles .
35
Mots de l'Enigme , du Logogri- Sociétés savantes et littéraires. 38
dans le dernier No.:
phe et de la Charade insérés
LITTERATURE ET BEAUX- ARTS.
Sur Fontainebleau : ( article de
Ib. POLITIQUE.
Evenemens historiques. 43
ANNONCES ET AVIS.
M. de Sen*** ) 13 Livres nouveaux.
20
48
Jer . 135.
LA
SEINE
MERCURE
DE
FRANCE ,
DEP
DE
5.
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE
TOME CINQUANTIÈME
VIRESACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson
et de celui de Mme Ve Desaint.
1812 .
REGIA
MONACHNCIS
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain.
ic
IT .
Bayerische
Staatsbibliothek
München
TABLA
E
DAL
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLVI . -Samedi 4 Janvier 1812.
POÉSIE
STANCES SUR L'ENVIE.
Monstrum horrendum , informe , ingens , cui lumen ademptum .
On vit naître l'Envie aussitôt que la Gloire ; N
Et depuis ce moment le mortel inspiré ,
VIRGILE .
Qui veut franchir le seuil du Temple de Mémoire ,
Trouve toujours ce monstre au pied du mont sacré.
Nous pouvons parcourir les sentiers du Parnasse ,
Y cueillir d'humbles fleurs sans craindre son courroux ;
Mais si vers le sommet nous portons notre audace ,
Ses serpens irrités sifflent autour de nous .
Il s'attache toujours au char de la Victoire :
Mais plaignons le mortel qu'épargne sa fureur !
L'Envie , en l'insultant , proclame notre gloire ;
Et le Génie est seul l'objet de sa terreur .
Paraît-il un grand homme ? il obtient notre estime :
Marche-t-il couronné du laurier triomphal ?
A 2
MERCURE DE FRANCE ,
L'Envie accourt ; dès-lors il semble moins sublime ,
Et bientôt dans lá fange on lui cherche un rival .
Bientôt l'aveugle erreur , la haine , l'injustice ,
Les sots , lui prodiguant l'injure et le mépris ,
Attaquent ce vainqueur au sortir de la lice ,
Et veulent du combat lui dérober le prix .
O toi que de nos jours on admire , on ravale ,
Que plus d'un trait jaloux tâche en vain de blesser ,
Crois-moi , l'obscur parti qui contre toi cabale ,
Reconnaît ta hauteur puisqu'il veut t'abaisser.
D'un immortel renom tu conçus l'espérance :
Eh bien ! sois satisfait , tout va combler tes voeux ;
Déjà fondent sur toi l'Envie et l'Ignorance :
peu de calomnie et te voilà fameux ! Un
Qu'ils fassent retentir leurs clameurs téméraires
Ces hommes que les arts ne peuvent illustrer !
Le ciel dans son courroux fit leurs ames vulgaires
Pour ressentir l'Envie et non pour l'inspirer .
Mais toi , tendre amitié , douce et puissante flamine ,
Faut-il te voir aussi céder à ses efforts !
Ami qui m'es si cher , pourrais -tu dans ton ame
D'un sentiment jaloux receler les transports ?
Rappelle-toi ces jours d'espérance et d'ivresse
Où nos jeunes esprits confondaient leurs travaux ;
Sans perfides pensers , les épurant sans cesse ,
Nous étions deux amis et non pas deux rivaux .
Timides voyageurs , sur les bords du Permesse ,
Naguères nous marchions l'un par l'autre affermi ;
On accueille ma muse , et je perds ta tendresse :
Ton ami couronné n'est - il plus ton ami ?
Je dois aimer la Gloire et tu dois fuir l'Envie .
Viens , céleste amitié , t'illustrer avec moi ;
Ne m'abandonne point , 8 moitié de ma vie !
Viens ; les plus beaux lauriers n'ont aucun prix sans tei .
Le digne nourrisson du Dieu de l'harmonie
Applaudit avec joie au triomphe d'autrui ;
JANVIER 1812. 5
Son génie a toujours proclamé le génie :
Il ne peut envier ce qu'on admire en lui.
Mais en lâches desseins , en noirs poisons féconde ,
L'Envie arme toujours la Médiocrité ;
Elle hait la lumière , et voudrait que le monde
Partageât ses fureurs et son obscurité.
Du mérite éclatant implacable ennemie ,
Elle exerce sur lui d'infidèles crayons ;
Et veut toujours couvrir de sa propre infamie
Le mortel que la Gloire entoure de rayons .
Ainsi le Dieu du jour , par un nuage sombre ,
Voit un moment ternir son front étincelant ;
Mais ses flèches de feu percent , dissipent l'ombre ,
Et le Dieu , toujours Dieu , reparaît plus brillant.
Un grand homme vivant n'est qu'à demi célèbre ;
Descend-il au cercueil ? on lui dresse un autel .
La mort fixe la gloire , et la pierre funèbre
Est le premier degré de son temple immortel.
Qui , le ciel qui se plut à créer le génie ,
Lui dit , en allumant le flambeau de ses jours :
Va charmer l'univers par ta noble harmonie ;
Vis pour être envié , meurs pour vivre toujours .
F. DE VERNEUIL .
25
ATYS ET CYBELE .
Arys précipitant sa course vagabonde ,
Sur son navire ailé franchit le sein de l'onde ,
Et des bois phrygiens perce la profondeur .
Là , d'un caillou tranchant il arme sa fureur ;
Là , dans l'horreur des bois , sa rage est assouvie ,
Sa rage a mutilé l'organe de la vie.
Déjà son sang rougit tous les lieux d'alentour ;
Il fait frémir le fifre et gronder le tambour ;
Pousse des cris aigus , et sa voix effrénée
Rassemble autour de lui sa troupe efféminée.
< Volez et bondissez sur la cime des monts ,
Du Dyndymène altier & troupeaux vagabonds !
6 MERCURE DE FRANCE ,
9
Amis , vous qui , suivant mon ingrate fortune ,
Avez bravé pour moi la haine de Neptune ;
Vous qui tous insultant aux faveurs de Vénus
Dans ses piéges lascifs n'êtes plus retenus ,
Tous , suivez votre maître au temple de Cybèle .
Entendez -vous de loin sa voix qui nous appelle ?
Au bruit de la cymbale , aux sons perçans des cors ,
Le mode phrygien joint ses graves accords .
La Ménade secoue un front chargé de lierre ;
Ses cris roulent au loin dans la forêt entière ;
L'ivresse a redoublé ses pas tumultueux :
Joignons à ses transports nos bonds impétueux .
A peine avait parlé la nouvelle Bacchante ,
Que s'agite à grands cris sa troupe impatiente ;
A d'effroyables chants la danse se confond ;
Le tympanum mugit , la cymbale répond.
Furieuse , égarée , horrible , haletante ,
Du tambourin léger , frappant la peau tonnante ,
Atys franchit des bois le sommet escarpé ,
Comme un taureau fougueux à son joug échappé.
Mais la fatigue enfin domptant leur coeur rebelle ,
Ils tombent épuisés sur le seuil de Cybèle ;
Leurs yeux appesantis cèdent aux noirs pavots ,
Et leur féroce ardeur s'éteint dans le repos.
2.
Déjà l'astre au front d'or , de ses clartés fécondes
Remplissait et les cieux , et la terre et les ondes ;
Atys s'est éveillé...! Quelle surprise extrême ! th
Il regarde , il rougit , il se cherche lui -même ,
Jette un cri d'épouvante , et , courant vers les flots ,
A d'impuissans regrets mêle de longs sanglots .
O ma chère patrie ! ô fortuné rivage !
>Bords charmans que j'ai fuis , comme on fuit l'esclavage ,
>Je ne vous verrai plus ! au fond d'affreux climats ,
>Sous ces monts orageux , hérissés de frimas "
>Eperdu , furieux , errant à l'aventure ,
>Je dispute aux lions leur sanglante pâture .
> Patrie ! où te chercher , t'adresser mes regrets ?
»Du moins si mes regards , traversant les forêts ,
»Au milieu de mes pleurs , dont j'inonde la terre
>Apercevaient de loin le palais de mon père !
JANVIER 1812 .
1
D
»O mon père ! ô patrie ! ô désirs superflus !
> Stade , arène , palais , je ne vous verrai plus !
»Les Dieux ne m'ont laissé que l'horrible démence ;
> Malheureux ! ton supplice atteste leur vengeance !
>Moi , dans la fleur de l'âge , et si cher à l'amour ;
Moi , la gloire du ceste et l'honneur de ma cour ;
>Moi , dont les courtisans , sous le royal portique ,
>Briguaient d'un seul regard la faveur magnifique ;
»Moi que des chants flatteurs invitaient au sommeil ,
>Dont les fleurs au matin parfumaient le réveil ;
>Vil ministre des dieux , servante de Cybèle ,
»De moi-même moitié stérile et criminelle ,
»Je partage en ces lieux , que j'ai remplis d'effroi ,
> Les antres des liens , moins barbares que moi. »
Il exhalait ainsi sa plainte injurieuse ;
Elle indigne les cieux : Cybèle furieuse
Détache de son char un lion rugissant ,
Et redouble en ces mots son courroux menaçant :
«Va , cours , punis l'ingrat ; rends -lui mon esclavage ;
» Enfonce dans son sein l'aiguillon de ma rage.
»Que ta queue en fureur frappe tes vastes flancs ;
>Que ton cou musculeux roule tes crins sanglants ;
> Que ta terrible voix jette au loin l'épouvante . »
a
D
Elle a dit : le lion , dans sa rage écumante ,
Part , court , vole , bondit , renverse les forêts ;
Déjà regarde Atys , s'indigne à ses regrets ,
S'élance ... ! Atys s'enfuit , le monstre sur l'arène
L'atteint , et pour toujours la déesse l'enchaîne .
O reine de l'Ida , tu vengeas tes honneurs ;
Mais écarte de moi tes pieuses fureurs ;
Déesse , porte ailleurs tes transports frénétiques :
Tu vends trop cher , hélas ! tes faveurs prophétiques ,
C. L. MOLLEVAUT . (*)
lib. ,
(*) Ce morceau fait partie de la traduction en vers d'un.choix des
poésies de Catulle , qui a dû paraître le rerjanvier , chez Louis , 1
rue de Savoie.
MERCURE DE FRANCE ,
ÉPITRE A Mlle CLARISSE P ..... 、
QUAND vous me demandez à voir de mes ouvrages ,
Je dois craindre de les montrer.
Dans la maison des muses et des sages
Comment pourraient-ils pénétrer?
Mais pour vous , charmante Clarisse ,
Il faut bien faire un sacrifice .
D'ailleurs dans tout ceci vous serez de moitié ,
C'est vous qui m'inspirez , je vous prends pour ma musé ,
Et sans payer d'aucune vaine excuse ,
Vous allez me dicter ces vers à l'amitié .
Vous connaissez sans doute son empire ,
Il ne faut que vous la nommer ,
C'est à vous d'animer ma lyre ;
Quand on sait aussi bien charmer ,
Il est facile d'exprimer
Ce
que si souvent on inspire .
Un songe l'autre jour occupait mon esprit .
Le croiriez -vous ? j'étais sur le Parnasse.
Ce changement subit un moment me surprit :
Un songe seul pouvait m'y donner une place.
J'examinais ce séjour enchanteur
Des filles de Mnemosyne ,
Qui trop souvent , par leur art séducteur ,
De nous faibles mortels entraînent la ruine ,
Quand je vous vis , ô ma muse divine !
A leurs côtés comme dixième soeur.
Sans le savoir , vous les effaciez toutes ;
Esprit , talens , douceur , grâces , beauté ,
Ayant l'air d'ignorer les routes
Qui vous menaient à l'immortalité .
Vos regards exprimaient toute l'aménité
Qui de l'ame fait le délice ;
Et vous vouliez , trop aimable Clarisse ,
Diriger ce talent novice ,
Et vainere ma timidité .
Ah! combien je sentis de charme à vous connaître
Que d'amitié vint animer mon coeur !
En ce moment je vis mon rêve disparaître ,
Mais je gardai le sentiment vainqueur
Qui s'empara de tout mon être.
Par Mile SOPHIE DE C………… ..
JANVIER 1812.
SAPHO . CANTATE . --
EN proie aux tourmens de l'amour ,
De Lesbos la muse immortelle
A vu fuir , et fuir sans retour
Le beau Phaon à son ardeur rebelle .
Nuit et jour , la mort dans le coeur ,
Elle gémit , elle soupire ;
Et les sons mourans de sa lyre
Disent encor le nom de son vainqueur.
Rien ne peut calmer sa souffrance :
Son ame morte à l'espérance ,
Ne vit plus que pour les douleurs ,
C'est en vain que , dans son délire
Elle veut préluder , les pleurs
Qnt détendu les cordes de sa lyre.
Adieu , doux espoir du bonheur !
Adieu , plaisirs , talens , dit- elle ,
Phaon , hélas ! est infidèle ;
Il prend ma vie en reprenant son coeur.
Je me vois la triste victime
De ma crédulité ;
Et Phaon me punit du crime
De l'avoir écouté .
A la faiblesse de mon ame
Je dois son changement ,
Et l'excès même de ma flamme
Me ravit mon amant.
C'est en vain que ma voix , ma faible voix l'implore ;
Le parjure Phaon se dérobe à mes feux :
L'ingrat , de Sapho qui l'adore
Dédaigne les soupirs et repousse les voeux,
Lorsque sa voix enchanteresse ;
Sa voix , cet organe imposteur ,
Dans tous mes sens portait l'ivresse ,
Portait l'amour dans tout mon coeur
Ravi de le voir , de l'entendre
De sa constance trop certain ,
9
MERCURE DE FRANCE ,
Ce coeur , hélas ! fidèle et tendre ,
Défiait les coups du destin .
Que n'ai-je mieux connu son âme
Avant de connaître l'amour !
Je ne sentirais pas la flamme
Qui me dévore nuit et jour.
9
Victime désormais d'un destin inflexible ,
Gémissant sous le poids d'un trop lent repentir,
Je succombe à mes maux , et deviens insensible ,
A force de sentir .
Leucade , mets fin à mes peines ,
Rocher , l'effroi des matelots :
Le feu qui consume mes veines ,
Ce feu s'éteindra dans les flots .
Vaste sein d'Amphitrite , empire de Neptune ,
• Qui de Vénus fut le berceau ,
De la triste Sapho , que poursuit l'infortune ,
Deviens aujourd'hui le tombeau.
Et toi l'artisan de ma mort ,
Cruel amant , amant volage
Si le destin ou le remord
Te ramène sur cette plage ,
De ce rocher , puisse l'écho ,
Sensible à ma juste prière ,
Te dire le nom de Sapho ,
9
Et te poursuivre encore à ton heure dernière !
Mme de VALORI.
Longue EPITAPHE gravée sur un petit Tombeau ..
« FLEUR d'innocence et de jeunesse ,
Minois fripon , regard malin ,
Esprit , graces et gentillesse ,
N'ont pu fléchir la rigueur du destin ;
La trahison , la ruse , l'artifice ,
Sous un air de candeur un petit coeur bien faux ,
Devaient -ils irriter la céleste justice ?
L'indulgente amitié pardonnait ces défauts .
JANVIER 1812 . 11
» Quand les perfides ont des charmes ,
Malgré nous leur trépas nous arrache des larmes :
Aimable victime du sort ,
Ainsi tu trahissais ceux qui pleurent ta mort . »
Mais sur quel monument pensez -vous que j'inscrive
Ces vers qu'une muse plaintive
›
Vient inspirer à ma douleur ?
« Sans doute , me dit-on , blessé d'un trait vainqueur ,
> Vous regrettez cette jeune Thémire ,
Qui joignit mille attraits au coeur le plus ingrat .
Vous vous trompez , la cruelle respire ;
Et l'épitaphe est pour un chat.
A. B.
ÉNIGME.
Nous sommes cinq soeurs sans lesquelles
Nulles voix , même les plus belles ,
D'un opéra , d'un concerto
Ne pourraient faire entendre un mot.
Les vingt autres de la famille
Dans leur rôle sans nous n'ont jamais rien qui brille ;
sans doute , énoncer quelque son
Elles peuvent
Mais jamais décliner un nom.
9
A nous bien distinguer dans l'enfance on s'applique ;
Car chacune de nous , dans notre république ,
Occupe un rang
Tout différent.
Pour la première , elle est placée au rang suprême ,
Portant par fois un chef orné du diadême ;
Ainsi fait la seconde : or en notre blâson
La seconde est la cinquième du nom :
Celle qu'entre nous cinq on nomme la troisième ,
Dans l'ordre de naissance est dite la neuvième :
Dans le quinzième rang
Se voit la quatrième ,
Et la cinquième prend
Sa place au vingt-unième .
12 MERCURE DE FRANCE, JANVIER 1812.
Chacune d'entre nous fut ainsi séparée ,
Pour que l'une par l'autre en soit moins rencontrée
Autrement ce serait sans cesse un choc nouveau ,
Qu'il convient d'éviter ; demandez à Boileau .
S ......
LOGOGRIPHE .
JE suis une petite peau ;
Quand j'attaque un certain troupeau ,
Composé de gentes femelles ,
Je suis un vrai fléau pour elles .
Elles vont s'épuisant en efforts superflus ,
Non seulement pour manger et pour boire ,
Mais ce qui met le comble à ce déboire ,
C'est qu'elles ne caquètent plus .
J'ai cinq pieds ; retranchez et ma queue et ma tête ,
* Le reste dans les champs ,
Se voit selon l'ordre des tems ,
Ou levant ou baissant la crête .
Je finis , en offrant encore à ton regard ,
Un pape avec le nom d'un oiseau babillard.
S ........
CHARADE .
MON premier n'entend rien quand il est affamé :
On devient mon second par une vie austère ;
On devient mon dernier , quand on boit à plein verre ,
Et mon tout nous rappelle Henri - le-bien- aimé.
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro,
Le mot de l'Enigme est Silence .
Celui du Logogriphe est Larme , où l'on trouve : arme..
Celui de la Charade est Débat.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
SUR FONTAINEBLEAU.
:
UN médecin résidant à Fontainebleau , vient de publier
une dissertation sur cette ville ( 1 ) c'est un traité
peu étendu et relatif à son art , à cet art si précieux qui
doit guérir et sur-tout prévenir les maladies , et qui serait
au premier rang parmi les hommes soumis à tant d'infirmités
, s'ils avaient une plus juste estime des vrais biens ,
s'ils songeaient davantage à éviter les maux , et si la science
même était moins défectueuse . L'auteur avait à traiter un
sujet qui heureusement n'est pas très -fécond . L'air de
Fontainebleau est vif et salubre , on le croit même assez
sec , ou assez actif pour nuire à de certains malades ;
mais M. Bo ne veut point que tous les phthisiques le
redoutent également , et il établit à cet égard une, distinction
dans laquelle je me garderai de le suivre , parce que
je ne saurais en apprécier le plus ou moins de justesse .
Mon objet n'est point de rendre compte de son travail ;
mais la partie de cette brochure qui concerne la topographie
de Fontainebleau , me fournira l'occasion de faire quelques
remarques sur un lieu que son palais impérial rend célèbre ,
et que les Voyages ont fait généralement connaître .
M. Bo veut donner une idée particulière du climat et de
la température de Fontainebleau ; mais ce climat n'est autre
chose que celui des environs de Paris ; les différences ne
sauraient être fort sensibles dans un pays de plaines , et
quant aux faibles nuances qui peuvent exister , elles restent
absolument inconnues , si on ne les détermine pas avec
une grande exactitude . Selon M. Bo , le thermomètre de
Réaumur varie , à Fontainebleau , de 22 degrés au-dessus
de zéro , à 6° au-dessous . L'on en peut dire autant de
Montmorenci , de Rambouillet , de Corbeil , de tout ce
qui environne Paris à une assez grande distance . Ces
(1) Topographie médicale de la ville de Fontainebleau ; par
3. B. Bo , docteur en médecine. A Paris , chez Delaunay , Palais-
Royal.
A4
MERCURE
DE FRANCE
,
"
de
termes de la chaleur et du froid distingueraient Fontaine
bleau de Nice ou d'Amsterdam mais non de Paris ,
Sens ou d'Amiens , et de plus ils ne sont pas même exacts .
A Fontainebleau comme à Paris , le thermomètre s'élève
à 25 degrés dans des étés qui n'ont rien d'extraordinaire ,
et descend à 10 lorsque les vents d'Est et de Nord-Est rendent
l'hiver un peu rude . Si l'on trouvait dans la température
de Fontainebleau quelque chose de caractéristique ,
ce serait , je pense , le résultat accidentel que pourraient
avoir la sécheresse et le peu de densité de l'atmosphère .
J'attribuerais à cette atmosphère rare un degré de froid
plus grand dans les momens de calme , où l'air des cóntrées
voisines ne déplace point l'air naturel , en quelque
sorte , du bassin où la ville est située . Ces momens de
calme ont lieu quelquefois après trois jours , durant lesquels
un vent du Nord-Est ou d'Est-quart-Nord a soufflé
constamment. Il est certain du moins que pendant l'hiver
1809 à 1810 , dans la partie occidentale de la ville , un
thermomètre , division de Réaumur , donna les mêmes
degrés , à -peu-près , que le thermomètre de l'Observatoire
de Paris , à l'exception de deux momens , le 31 janvier et
le 2 février , où l'air paraissait absolument calme , et où
celui de Fontainebleau descendit à 12 degrés , tandis que
celui de l'Observatoire restait au- dessus de 8. Dans le
cours de ce même hiver , le froid n'a pas atteint , à Paris ,
le 9 degré , s'il n'y a point eu d'erreur dans l'article météorologique
du journal que l'on a consulté .
au
P. Dan , auteur du Trésor des merveilles de la maison
royale de Fontainebleau , après en avoir vanté la température
dans les autres saisons , ajoute expressément ,
chapitre 3 : Sans mettre en ligne de compte son printems
dont les charmes sont si puissans que pour en parler
sincèrement , ilfaut que tout le reste du monde lui cède
en ce point. Je transcris ce passage comme l'un des plus
ridicules que l'on puisse rencontrer. Cet homme a cru de
son devoir de faire du lieu qu'il décrivait un nouvel Eden ;
mais le printems de Fontainebleau n'a et ne doit avoir rien
de très-particulier. Indépendamment même de la plus
légère connaissance des divers climats , P. Dan pouvait en
voir la preuve sans s'éloigner de Fontainebleau , car on n'y
attribuerait qu'aux sables et à la qualité du terroir l'avantage
d'un printems plus chaud , plus beau , plus hâtif ; mais au
contraire , la végétation est plus précoce à Montigni , à
Effrondré , à Thomeri et ces villages , dont le sol diffère
JANVIER 1812. 15
>
de celui de la ville , sont placés hors de l'espèce d'enceinte
où elle se trouve , ils n'ont point la même exposition , et
rien , à cet égard , ne les distingue de beaucoup d'autres
lieux situés , comme ceux-ci , entre les hauteurs de la Bouret
les brouillards de la Normandie.
gogne
Ce n'est pas au printems qu'il faut visiter les solitudes
de Fontainebleau , ces bois , ces landes un peu sauvages ,
ces trente-mille arpens , restes encore remarquables d'une
vaste forêt qui s'étendait , à ce que l'on croit , de Melun
jusques vers Orléans . L'automne est à Fontainebleau la
saison la plus belle , peut-être , et certainement la plus
analogue à la nature des lieux . Le printems est préférable
dans d'autres provinces , sous un ciel plus méridional : il
y dissipe sans retour les faibles traces de l'hiver , il y développe
dans une succession rapide les divers produits de
la végétation ; c'est pour les plantes les plus faibles et les
plus aimables le seul moment d'une entière liberté ; la longueur
des nuits de l'équinoxe les protége encore , mais
bientôt le soleil des longs jours desséchera l'herbe , et couvrira
le sol d'une aride poussière . Dans les prairies , les
vergers et les champs , la multitude des fleurs donne beaucoup
de charme au véritable printems , au printems exempt
de frimas . Tel n'est point celui de Fontainebleau ; les jours
venteux , nébuleux et froids , y sont fréquens comme dans
tout le nord de la France , et dans une grande partie de
l'Europe . Si l'on parle des heures délicieuses qui , par intervalles
, suspendent le cours d'un vent incommode ou
d'un froid opiniâtre , c'est dans les campagnes variées que
cette influence du printems a toute sa grâce , et non pas
auprès de la ville de Fontainebleau , parmi les bruyères
qu'aucune saison ne rajeunit d'une manière très - sensible ,
et sous des ombrages long-tems chargés de feuilles mortes
qui feraient trouver un peu tardifs ces charmes si puissans
auxquels le reste du monde doit céder.
On aperçoit ici , comme ailleurs , des primeverres et des
violettes , mais elles paraissent , en quelque sorte , étrangères
dans la sécheresse de ces bois ; on les verrait même
avec plus de plaisir dans des contrées plus froides , sur les
pentes méridionales des hautes vallées de l'Auvergne ou
des Cévennes . Le muguet , dont les sables même d'Ermenonville
alimentent le parfum rustique et la feuille printanière
, ne se trouve presque nulle part dans ceux de Fontainebleau
; mais on y rencontre le genêt toujours vert
la mousse uniforme , le fruit du houx qui mûrit au milieu
2
16 MERCURE DE FRANCE ,
des brumes , et celui du genièvre qui voit plusieurs hivers .
Ainsi les effets de la végétation n'y donnent point l'idée de
l'énergie , de la facilité , de la profusion , mais celle d'une
force lente et durable ; et loin que le printems ait quelque
chose d'extraordinaire dans cet espace qui porte le nom de
forêt , mais dont plusieurs parties sont dénuées de bois ,
le repos de l'automne ou le silence de l'hiver semblent
plutôt s'y prolonger pendant toute l'année. D'ailleurs ce
qui caractèrise cette contrée ce n'est pas le bois , il est semblable
à d'autres bois ; mais c'est la forme ou la nature des
roches , et la stérilité pittoresque des vallons ou des plaines
basses la saison qui convient à ces lieux déserts , est donc
la saison de Fontainebleau . L'artiste qui vient de Paris , y
faire , au printems , des études d'arbres , pouvait , en se
dérangeant moins , les faire aussi bien dans les bois de
Senart ou de Versailles ; mais un peintre qui voudra juger
du site et saisir l'expression des lieux , ne s'y rendra qu'en
:
automne .
Ces butes , ces débris antiques , ces longues sommités
qui ont peu de hauteur , et qui néanmoins rappellent en
quelques endroits les plus belles formes des montagnes ,
ces chaînes de grès amoncelés ne produiront pas d'illusion
lorsqu'une lumière uniforme en éclairera par-tout les pentes ;
il faut que des rayons plus obliques en étendent les om
bres , et en fassent sentir les moindres sinuosités , ou que
des masses obscures soient en opposition avec l'éclat des
sables et les diverses couleurs des bois . De telles solitudes
ne sont pas riantes et animées ; des nuances trop vives y
formeraient un contraste bizarre : mais il est des tons sévères
et des tons plus harmonieux qui peuvent également
s'allier aux teintes sombres de ces lieux incultes. Sous la
douce clarté d'un ciel calme , vaporeux et sans nuages ,
comme on en voit en octobre et jusqu'aux approches de
l'hiver , c'est l'asile des rêveries silencieuses et d'un contentement
profondément paisible : lorsqu'on sent à peine
le souffle du midi , lorsque de faibles accidens de lumière
colorent par intervalles les brouillards mobiles et les feuilles
encore suspendues aux branches des bouleaux , on y
éprouve cette tristesse vague qui perd son amertume dans
l'ancienneté des souvenirs , et dont l'habitude des malheurs
fait aimer l'austère tranquillité mais l'on y peut chercher
des émotions plus fortes et des inspirations plus hardies
quand les vents orageux soulèvent la pesante poussière ,
dont les grès détruits par le tems , ont formé de longs amas ,
JANVIER 1812 . 17
ou quand ils font frémir le feuillage rare des genièvres , et
les branches fatiguées de ces vieux arbustes qui ont pour
soutien des roches anguleuses et un sable desséché .
Si l'on voulait dans des lieux aussi peu étendus , entre
un palais et des champs , se former quelque idée d'une
région sauvage , on trouverait le site le plus remarquable
en ce genre , à deux lieues et demie de la ville , près d'Arbonne
, vers le sud .
Des solitaires se construisirent jadis un ermitage de ce
même côté , mais beaucoup plus près de l'endroit où
ville est bâtie : les ruines en subsistent encore . Dans le
siècle où ils choisirent cette retraite , elle devait être bien
profonde. L'usage de ces tems-là permettait de chercher
le genre de consolation ou de bonheur dont on éprouvait
le besoin .
Des poteaux nombreux indiquent par-tout les chemins ,
les divisions du terrain', et les différentes plantations . Tous
les rochers , tous les bois sont ainsi désignés . Plusieurs
endroits ont des noms assez doux , et que l'harmonie des
vers pourrait admettre dans une description ; d'autres semblent
rappeler la manière des anciens en voici quelquesuns
; le Rocher de la Salamandre , le Puits au Géant , le
Puits du Cormier, la Vallée de la Solle , la route aux Nymphes
, le bois de Tillas , les Placereaux , les gorges d'Apremont
, etc.
La paix , ou , si l'on veut , la tristesse de l'automne convient
à Fontainebleau , et Fontaineblau convient à l'automne
de la vie. L'air qu'on y respire est salutaire dans un
âge avancé . Les vieillards se promènent principalement au
nord de la ville sous les grands hêtres et les vieux chênes ,
avec l'espoir , plus fondé qu'ailleurs , de voir se renouveler
plusieurs fois encore le feuillage de ces arbres plantés par
une génération qui n'est plus ( 1 ) .
La végétation est généralement meilleure dans les parties
élevées de la forêt . Beaucoup de fonds sont occupés par
un sable qui ne nourrit d'autres arbres que de faibles bouleaux
, et ces genièvres dont le feuillage sombre , les bran-
(1 ) Quant aux personnes d'un autre âge , elles fréquentent peu la
forêt ou même le parc , et leur usage ( on me l'assure du moins ) ,
est de se promener , le soir , dans l'une des principales rues de la
ville , lorsque de funestes incidens viennent interrompre l'occupation
quotidienne , la partie de cartes.
B
LA
SUI
18 .
MERCURE
DE FRANCE
,
ches maigres , le tronc tortueux et dépouillé ne présentent
que l'image de l'épuisement , de la vieillesse , de la stérilité
. L'espace que la forêt occupe paraît avoir en quelque
sorte deux niveaux ; celui de tous les sommets est à - peuprès
le même , et les parties basses aussi en ont un qui
leur paraît commun . Il est vraisemblable que des portions
multipliées de cette petite région se sont affaissées simultanément
. Les grès culbutés subsistent comme la charpente
ruinée d'un sol dont les eaux , sans doute , entraînèrent la
partie mobile , et applanirent le fond des vallées . Dans les
endroits où une terre plus productive était affermie par les
racines des arbres , l'ancienne élévation a été maintenue
et c'est encore là que se trouvent les grands bois , à quelques
exceptions près , comme les fosses -rouges et le boisbréau.
?
Ces débris qu'une végétation trop faible ne peut recouvrir,
ont quelque chose des formes bouleversées de la Finlande
, et de l'aridité des monts de la Nubie ; c'en est pour
ainsi dire une faible copie , c'est un souvenir des grands
traits de la nature , mais il paraît étranger sur les rives de la
Seine . Ces lieux , encore singuliers de nos jours , l'étaient
beaucoup plus lorsqu'on ne les fréquentait point , et lorsqu'on
n'y trouvait qu'un petit nombre de sentiers . Aucune
grande route ne pénétrait dans l'intérieur de la forêt : un
monastère dont le tems a presque détruit les murs donnait ,
dit- on , des guides au petit nombre de voyageurs qui s'engageaient
dans l'épaisseur de ces bois on n'avait point
planté les espaces naturellement découverts ; des chemins
multipliés n'avaient pas adouci la pente des escarpemens
les plus difficiles ; les blocs de grés , taillés depuis en pavés ,
et charriés au loin pour affermir les rues de la capitale et
les routes d'une partie de la France , subsistaient encore
au faîte des collines , et , à la place où il ne reste maintenant
que des roches dégradées et des traces de carrières ,
ils se groupaient en monticules d'une beauté bizarre . Le
désert même était aux portes de la ville ; l'on n'avait pas
élevé les longs murs du Grand-Parquet ; l'on n'avait point
interrompu , par une enceinte plus nouvelle , les communications
de plusieurs rues qui s'avançaient dans une plaine
dont la partie subsistante conserve encore l'empreinte de
ces vieux tems ; de longs rochers , aujourd'hui couverts de
pins qui en arrondissent agréablement les formes , conservaient
, auprès du château même , un aspect plus étrange ;
et en se reportant ainsi aux diverses époques , l'on n'est
JANVIER 1812 . 19
point surpris du mot par lequel Henri IV termina plusieurs
de ses lettres , de nos délicieux déserts de Fontainebleau
. Par M. DE SEN *** .'.
CONSEILS A MA FILLE , par M. J. N. BOUILLY , membre
de la Société Philotechnique , de la Société académique
des Enfans d'Apollon , et de celles des Sciences
et des Arts de Tours , Boulogne- sur-mer , etc. -
Deux vol . in- 12 . A Paris , chez Roza , relieur-
-
libraire , rue de Bussy , nº 15 .
Il y a deux ans que M. Bouilly publia , sous le titre
de Contes à ma Fille , un ouvrage qui eut beaucoup de
succès , et dont on a rendu compte dans ce Journal .
Quand on écrit pour une jeune personne de douze à
treize ans , on peut employer , pour lui donner des
leçons , la forme ingénieuse des contes ; car il s'agit
autant de l'amuser que de l'instruire : mais lorsqu'elle
a vu briller quinze à seize printems , il faut à son
esprit une nourriture plus substantielle ; le nom seul
de contes suffirait pour blesser son amour-propre . A
douze ans on préfère la fable à la vérité ; à seize ans
la vérité a bien plus de charme que la fable . A douze
ans le coeur est souple et docile ; on écoute volontiers
les autres , parce qu'on a peu de choses à se dire à soimême
. A seize ans , que de sensations et d'idées nouvelles
? on prend confiance en soi ; on commence à
former des jugemens , à juger même le précepteur .
A douze ans l'instruction est facile , les principes généraux
de la morale suffisent ; car l'élève ne tient point
encore à la société . A seize ans , une jeune personne
y occupe déjà un rang intéressant , elle est l'objet de
tous les regards ; les progrès de son esprit , ses discours
, son maintien , rien n'échappe à la bienveillance
ou à la malignité . Ces considérations sont exposées ,
avec quelque étendue , dans une introduction que l'auteur
des Conseils a mise à la tête de son ouvrage .
« Je ne te dissimulerai pas , dit- il en s'adressant à sa
» fille , que l'entreprise que j'ose tenter est vaste et
B 2
20 MERCURE DE FRANCE ,
» délicate . Si j'essayai , dans mes contes , de te retracer
» à-la-fois les ridicules , les défauts et les aimables qua-
» lités d'une jeune fille de douze à quinze ans ,
il me
>> faut maintenant t'éclairer sur tous les dangers qui sou-
» vent environnent les premiers pas qu'on fait dans le
» monde ; il me faut te guider dans tes liaisons , t'en
>> faire sentir toute l'importance . Il me faut te disposer
» à devenir un jour dame de maison , à te faire recher-
» cher , moins par des dehors sémillans que par ta gaîté
» franche et ta bonté naturelle ; à t'entourer d'amies
» véritables qui soient heureuses de ton bonheur , gar-
» diennes tutélaires de ta réputation , et fières de t'appar-
» tenir par les liens sacrés de l'amitié . Il me faut enfin ,
» ma Flavie , diriger , sans jamais les contraindre , les
>> mouvemens de ton coeur , et te guider dans le choix
>> d'un époux ; te le faire chercher , non dans cette foule
» d'oisifs opulens , de sots titrés , de beaux diseurs de
» riens , de savans ampoulés , de doucereux hypocrites
» et de fades soupirans ; mais parmi ces hommes francs
>> et simples dans leurs manières , d'une profession utile
» à l'Etat , habitués au travail ; amis des moeurs , sans
>> être ennemis du plaisir ; placés dans la société ni trop
» haut , ni trop bas , et regardant le mariage moins
» comme un marché conclu par l'intérêt que comme
» l'engagement sacré de rendre heureuse celle qui leur a
» confié ses destinées . >>
Quand on parle avec autant de sagesse et de modération
, on est digne de donner des leçons à ses enfans .
Mais à combien de parens pourrait- on confier ce noble
ministère ? Où trouver des ames assez nobles , des coeurs
assez purs , des esprits assez libres de préjugés pour
préférer , comme l'auteur des Conseils , le modeste éclat
des talens , et les doux bienfaits de la médiocrité , au faste
de la naissance , du rang et de la fortune ? L'avarice ,
l'orgueil et l'ambition n'immolent- ils pas chaque jour
de nouvelles victimes dans le temple de l'hymen
et n'est- ce pas de la main la plus chère qu'elles sont
presque toujours frappées ? Quel que soit le sort de sa
chère Flavie , M. Bouilly n'aura du moins aucun reproche
à se faire ; tous ses conseils sont le fruit des plus
JANVIER 1812. 21
généreux sentimens , et si l'on peut désirer plus de profondeur
dans les vues , on ne saurait demander plus de
pureté et de désintéressement .
On sait que les ouvrages de M. Bouilly se distinguent
par un genre de mérite particulier. Personne ne connaît
mieux que lui le secret des formes dramatiques , l'art de
mettre les personnages en scène , de répandre de l'intérêt
sur un sujet par des combinaisons heureuses et des
situations touchantes . Le seul défaut qu'on puisse lui
reprocher , c'est un penchant trop marqué pour le genre
sentimental , un peu d'incorrection dans le style , et
d'enflure dans l'expression .
D'ailleurs on lit avec intérêt tout ce qu'il écrit ; on
s'attache à ses récits et l'on partage souvent sa sensibilité.
La forme dramatique se retrouve dans les Conseils
comme dans les Contes à ma Fille . Ce sont autant d'anecdotes
tirées de l'histoire ou de quelques événemens
contemporains , dont M. Bouilly a été le témoin , et qui
rappellent souvent des noms chers aux lettres , aux arts
ou à la gloire , tels que ceux de d'Aleyrac , de Mme
Cottin , de Catinat , et de ce prélat vertueux dont l'église
de Paris pleure encore la perte .
L'anecdote intitulée : Les Oiseaux , de Mme Helvétius ,
offre une lecture pleine de charme ,
« L'aimable compagne de cet écrivain célèbre , dit
>> M. Bouilly , qui sut peindre avec tant d'éloquence les
avantages et les erreurs de l'esprit , Mme Helvétius ,
>> avait un goût particulier pour les oiseaux . Elle en
>> connaissait toutes les espèces et les réunissait à sa belle
» maison d'Auteuil , dans une vaste et riche volière
» qu'elle ne tenait fermée que pendant la nuit. Le jour ,
» dès qu'elle avait distribué à chacun d'eux la nourriture
» qui lui convenait , elle ouvrait elle-même les portes de
» la prison et leur procurait la jouissance de se rendre
» dans la campagne . Souvent il n'en rentrait le soir
» qu'une faible partie. Dans les beaux jours , sur-tout ,
» la troupe joyeuse trouvant amplement de quoi se
»> nourrir , oubliait l'asyle où les soins les plus empressés
» le disputaient à l'abondance ; mais , dès que les frimas
22 MERCURE
DE FRANCE ,
» se faisaient sentir , presque tous les fugitifs venaient
>> jouir des douceurs de l'hospitalité .
» Ce n'était jamais qu'à regret que Mme Helvétius se
séparait de ses hôtes nombreux et chéris ; mais la célé-
» brité de son nom et le charme de sa société la rappelaient
souvent dans la capitale , qu'elle revenait habiter
» vers le mois de janvier . »
On se rappelle que l'hiver de 188 fut l'un des plus
rigoureux que l'on eût éprouvé depuis plus d'un demisiècle.
Le gibier périt dans les champs , les forêts furent
en partie détruites ; on rencontrait sur les grandes
routes des voyageurs en quelque sorte pétrifiés par le
froid ; les animaux féroces oubliaient leur naturel sauvage
pour se rapprocher de l'habitation de l'homme .
« Mme Helvétius s'occupait , dans Paris , à secourir
>> les malheureux du quartier qu'elle habitait . Sa tou-
» chante pitié s'étendait sur tous les êtres souffrans qui
>> l'entouraient . Souvent , des croisées de son appar-
>> tement qui donnait sur une longue terrasse , elle voyait
» un grand nombre de moineaux qui , la nuit , se réfu-
» giaient dans les écuries de son hôtel , et pendant le
>> jour cherchaient en vain , de tous côtés , le moindre
» aliment. S'exposant elle-même à la rigueur du froid ,
» elle balayait la neige , en dégageait une partie de sa
>> terrasse , et s'empressait , chaque matin , d'y jeter des
» graines de toute espèce , sur lesquelles elle voyait
» fondre un nombre infini d'oiseaux qui s'avançaient
» tout près d'elle et pénétraient quelquefois jusqu'à l'en-
» trée de son appartement .
» Un jour qu'elle se livrait au plaisir d'alimenter ainsi
>> tous les oiseaux du voisinage , un d'entre eux vient se
» placer sur sa tête , descend sur son bras et se niche
» dans son sein . Mme Helvétius crut d'abord que tant de
>> hardiesse était causée par le froid dont l'oiseau sem-
» blait être saisi . »>
Elle mit tous ses soins à le réchauffer dans ses mains ,
à le ranimer près de son feu , et lui rendit ensuite la
liberté.
« Dès le lendemain , le même transfuge vient de nou-
» veau planer sur sa tête , et voltigeant sur sa main semJANVIER
1812 . 23
» blait exprimer le plaisir de revoir sa protectrice .
» Mme Helvétius le caresse de nouveau , mais elle aper-
>> çoit que l'oiseau porte au col un petit lacet de soie
» bleue à l'extrémité duquel est suspendu le bout d'un
» doigt de gant formant un petit sac . Elle examine , tâte la
» peau de ce gant et croit y sentir un écrit. Elle cherche
» avec la curiosité la plus vive et trouve en effet une
>> feuille de papier très -mince pliée dans la forme la
» plùs petite , l'ouvre et lit d'abord ces deux vers de
>> Racine
Aux petits des oiseaux tu donnes la pâture ,
Et ta bonté s'étend sur toute la nature .
» Emue autant que surprise , elle achève de lire ce billet
» qui contenait ce post- scriptum :
» D'honnêtes gens de votre voisinage languissent dans
» le besoin. Ferez-vous moins pour eux que pour la
>> nombreuse famille qu'on vous voit secourir chaque
>> matin ? Non , sans doute , s'écrie Mme Helvétius ;
» elle s'élance à son secrétaire , y prend un billet de la
» caisse d'escompte de 600 livres , le met dans le petit
―
sac , donne au moineau plusieurs baisers et lui fait
>> prendre la volée . Elle veut le suivre des yeux , et
» cherche , en observant la direction de son vol , à décou-
» vrir de quel côté demeurent les infortunés qu'elle vient
» de secourir ; mais l'oiseau passant rapidement par des-
» sus les arbres des jardins se dérobe aux regards de sa
» bienfaitrice , et la laisse livrée aux plus douces ré-
» flexions .
» Plusieurs jours se passèrent . Mme Helvétius songeait
» sans cesse à cette singulière aventure , mais se donnait
» bien de garde d'en parler ..... Un matin qu'elle s'occu-
» pait encore à balayer elle -même la neige sur la ter-
» rasse pour y attirer les oiseaux , le messager fidèle
» revint , portant à son col le même petit sac où elle avait
» mis le billet de 600 livres ; elle le détacha et y trouva
» un second billet , conçu en ces termes :
» Vous avez sauvé un artiste estimable et sa nombreuse
» famille . Les 600 livres vous seront remises aussitôt
24
f MERCURE DE FRANCE ,
» que le retour du printems et le travail de nos mains
» nous auront permis de nous acquitter .
» Mme Helvétius relut plusieurs fois , cet écrit , et
» comme elle s'aperçut que plusieurs mots étaient altérés
» par les larmes , elle ne put retenir les siennes et s'ap-
» plaudit plus que jamais d'avoir cédé au premier élan
» de son coeur . >>
Quelle était cette famille malheureuse ? le moineau revint-
il ? les 600 livres furent- elles remises? etc. M. Bouilly
vous apprendra tout cela , si vous voulez prendre la
peine de lire la suite de cette anecdote ; c'est une des
plus agréables et des plus touchantes de son ouvrage .
Je ne parlerai point de la robe feuille -morte de Mme Cottin
, divers journaux ont déjà rendu compte de cette
intéressante nouvelle mais comment me défendre de
citer un trait d'humanité digne d'être consacré dans
toutes les annales de la bienfaisance , et qui honore à
jamais une jeune princesse aussi célèbre par l'éclat de
ses charmes que par la bonté touchante de son coeur ?
:
« Un jour qu'elle voulait se rendre à l'un des concerts
» si renommés du Conservatoire impérial , elle partit de
» son palais un peu plus tard qu'elle ne l'avait projeté .
» Elle ordonne en conséquence à son cocher d'aller au
>> plus vite . Celui - ci , emporté par son zèle , fait le trajet
» avec la rapidité de l'éclair ; mais en tournant le coin
» de la rue Montmartre et de celle Bergère , une des roues
» heurte un pauvre commissionnaire chargé d'une malle
» énorme , le blesse au bras et le renverse sur le pavé .
» Les cris du blessé et ceux du peuple qui l'entourent ,
» n'arrêtent point le cocher qui croit , en redoublant de
» vîtesse , empêcher qu'ils ne parviennent jusqu'aux
» oreilles de la princesse ; mais elle a tout entendu . Elle
» tire aussitôt le cordon de sa voiture , fait retourner à
» l'endroit même où l'accident vient d'arriver , ordonne à
» ses gens de mettre dans un carosse de place le blessé ,
» de le transporter chez lui et d'appeler un chirurgien .
» Elle réprimande son cocher , promet de faire soigner
» le malheureux commissionnaire , et change aussitôt en
» félicitations les murmures qui commençaient à s'élever
parmi le peuple . »
JANVIER 1812 . 25
Le malade fut soigné avec la plus grande attention et
sa famille secourue . La princesse envoyait tous les jours
une soeur de la Charité s'informer des progrès de la guérison.
La blessure avait d'abord paru peu dangereuse ;
mais bientôt le mal devint plus grave et donna de l'inquiétude
pour la santé du malheureux commissionnaire .
La princesse voulut le visiter elle-même ; mais comment
arriver à la porte d'un malheureux avec cet appareil de
grandeur que les princes ne sauraient quitter ? O ingénieuses
ressources de la bonté ! la jeune princesse se dépouille
de ses riches vêtemens , prend la robe d'une soeur
de la Charité , se fait accompagner par celle qui se rendait
tous les jours chez le blessé , et monte elle -même
jusque dans le réduit de cet infortuné pour lui porter
des consolations .
« Voilà donc la princesse , dit M. Bouilly , donnant
» le bras à la soeur Agathe et parcourant avec elle le
» faubourg Saint-Honoré ; mais à peine a - t- elle fait
» quelques pas que les grosses chaussures de cuir qui
>> enveloppent ses pieds délicats , la font glisser à chaque
» instant et perdre l'équilibre . Tenez-moi bien , dit - elle
» tout bas à la soeur ; je ne croyais pas qu'il fût si diffi-
» cile de marcher sur le pavé . Tout ce monde qui vous
» heurte , ces voitures qui semblent fondre sur vous ,
» ces ruisseaux à franchir ! Oh ! que je plains les mal-
» heureux piétons . »>
La princesse arrive enfin entre dans une allée
longue et obscure , monte un escalier étroit et roide , et
arrive à un cinquième étage presque sous la tuile . C'estlà
que gissait le malheureux commissionnaire. Quel
tableau pour une ame sensible ! la princesse voulait d'abord
garder l'incognito ; mais un de ses gens étant survenu
au même moment , elle fut reconnue. Jugez de
l'étonnement du malheureux et de toute sa famille . Le
blessé eut enfin le bonheur de recouvrer la santé . La
princesse l'employa dans son palais , et conserva l'habit
sous lequel elle avait goûté tout le charme de la bienfaisance
. SALGUES .
26 MERCURE DE FRANCE ,
RETOUR DANS LE PAYS NATAL.
( Seconde histoire prise dans le même ouvrage . )
APRÈS sept ans d'absence , le jeune menuisier , Woldan
était en chemin , pour retourner dans la petite ville où il
était né : c'était sa dernière journée ; il était près de midi ,
et il lui restait encore huit lieues à faire ; il venait de prendre
un repas frugal dans un petit village , et il se reposait
sous un saule dans une prairie voisine du grand chemin ,
pour reprendre des forces avant de se remettre en route .
11 songeait au plaisir qu'il allait éprouver en revoyant ses
parens et ses amis , et des larmes s'échappaient involontairement
de ses yeux ; mille doux souvenirs occupaient
son ame et l'attendrissaient . La saison ajoutait encore à sa
mélancolie ; c'était la fin de l'automne : un vent froid et
humide soufflait de l'ouest , et déjà la vapeur de l'haleine
devenait visible dans l'air . Le ciel était nébuleux , et l'obscurité
rembrunissait encore le tableau de destruction et de
mort que la campagne présentait autour de lui : dans les
champs des chaumes desséchés , dans les prairies une
verdure flétrie et jaunâtre , parsemée de quelques colchiques
solitaires ; les bois commençaient à devenir transparens
, les arbres fruitiers , dépouillés de leur fruit , laissaient
tomber les unes après les autres leurs feuilles rouges et
brunes ; du saule sous lequel était assis le jeune homme
se détachaient à chaque instant des feuilles d'un jaune
pâle , qui , après avoir été agitées par le vent , tombaient
en tournoyant dans un ruisseau ; le monotone grillon chantait
ses adieux , et le moineau et le roitelet sautillaient aut
travers des haies défeuillées .
Ainsi tout contribuait à augmenter la rêverie de Woldan
, et plus encore les pensées qu'il reportait en arrière
sur ses années écoulées comme un songe , qui laisse à peine
une trace légère . Pour éprouver de la tristesse en songeant
au tems passé , il n'est pas toujours nécessaire qu'il
ait été mal employé , et qu'il ait donné lieu au repentir ;
il n'en était du moins pas ainsi du jeune ouvrier Woldan :
cet excellent jeune homme était resté fidèle aux préceptes
de vertus qu'il avait reçus dans son enfance chez ses bons
et simples parens , son coeur était encore innocent et pur ;
aucun des maîtres chez lesquels il avait travaillé ne l'avait
JANVIER 1812 .
27
vu partir sans regret ; il avait toujours montré tant de
fidélité , d'assiduité , d'intelligence , il témoignait tant d'intérêt
aux événemens de la famille , il était si doux , si complaisant
, qu'on le regardait comme l'enfant de la maison .
Il n'est
pas nécessaire non plus d'avoir devant soi un triste
avenir pour penser avec regret au tems déjà écoulé : ce
tems qui a marqué notre carrière , qui a été le témoin de
tous les changemens qui se sont opérés dans nos sentimens
et dans nos habitudes , nous nous accoutumons à le
regarder comme une partie de nous - mêmes , et nous ne
nous en séparons pas sans douleur ; notre coeur se serre
en portant nos regards sur le passé , comme au souvenir
d'une personne qui nous a été chère , et que nous ne reverrons
jamais. Quelquefois on voudrait rappeler quelques-
uns de ces momens , et pouvoir les fixer ; on regrette
même les jours orageux d'autres fois il nous semble que
nous sommes sur le bord d'un abîme , dans lequel nous
avons laissé tomber un objet précieux ; nous voudrions
nous y jeter après lui , mais une force supérieure nous
retient , nous regardons encore quelque tems au fond de
l'abîme où l'obscurité devient à chaque instant plus profonde
, et ce n'est pas sans une espèce de combat que nous
nous en éloignons pour continuer notre route ; nous tournons
encore la tête vers l'abîme où s'est englouti ce que
nous regrettons . Telle était à -peu-près la situation de l'ame
de notre jeune voyageur lorsqu'il réfléchissait sur la vie.
Il se rappelait comme d'hier le moment de son départ de
la maison paternelle ; il voyait encore l'activité tendre et
soucieuse de sa bonne mère , tous les petits préparatifs
qu'elle avait faits , et les larmes qui coulaient sur ses joues
en faisant son porte-manteau où elle mettait sans cesse
quelque chose de plus ; et l'air sérieux et touché de son
père , et le sentiment de tristesse que lui firent éprouver
les caresses joyeuses du chien , qui ne prévoyait pas son
départ ; il se rappelait jusqu'au pétillement du feu de la
cuisine où il avait soupé pour la dernière fois avec ses
parens , jusqu'aux mets qui composaient ce souper , et
dont personne ne pouvait manger ; il se rappelait aussi les
bonnes exhortations de son vertueux père , et les craintes
de sa mère sur les dangers qu'il pouvait rencontrer.
Ces souvenirs lui retraçaient ensuite tour-à-tour les
contrées qu'il avait parcourues , les villes où il avait séjourné
, et l'impression que faisaient sur lui les physionomies
des étrangers , et tout ce qu'il voyait et qu'il en28
MERCURE DE FRANCE ,
tendait pour la première fois ; il songeait aux plaisirs et aux
peines qu'il avait éprouvées dans ses promenades solitaires
ou en compagnie ; il songeait à ses amis , à ses camarades ,
à son travail de menuiserie ; combien de lits de noces , de
berceaux d'enfans et de cercueils étaient sortis de ses
mains .
repos
Après une demi-heure de et de rêveries vagues ,
il sortit de sa poche la dernière lettre qu'il avait reçue de
sa mère , il y avait environ six semaines , et qui renfermait
l'ordre de revenir ; il l'avait déjà lue plus d'une fois ,
mais le cours de ses réflexions lui donna le désir de la
relire encore .. Voici mot à mot ce que contenait cette lettre.
<< Mon fils bien aimé ,
29 Je commence par remercier Dieu de ce qu'il t'a donné
de la force et de la santé ; tu pourras entreprendre le
" voyage , tant désiré , revenir dans la maison paternelle
; ton père désire que tu sois chez nous , au plus tard
» dans deux mois ; nous ne pouvons plus nous passer de
toi ; j'ai beaucoup vieilli , à peine pourras- tu me recon-
» naître ; je commence à me courber , toutes mes robes
» sont devenues trop longues ; la vieille couturière Lisbeth ,
» dont tu te souviens sûrement , et qui te salue , est oc-
ກ
cupée à ranger celles dont je veux me servir. J'ai mis de
» côté tout ce que j'ai de meilleur et de plus brillant pour
> les donner à ta femme ; c'est pour en prendre une qu'il
» faut que tu reviennes, et le plus tôt sera le mieux.Ton père
» devient vieux et infirme , le rabot et la scie ne lui con-
» viennent plus ; il a souvent des attaques de rhumatisme
» et l'ouïe fort dure ; tu sais qu'il y a toujours assez d'en-
ท
vieux qui guettent les occasions d'enlever les pratiques
» de leurs confrères ; il faut donc que tu viennes ; ton père
» te remettra son atelier ; tu prendras une femme , et nous
» nous reposerons ; s'il plaît à Dieu , tu ne manqueras pas
d'ouvrage . Un bon vieux seigneur qui a connu mon
" mari dans sa jeunesse , est venu s'établir ici ; hier il vint
dans l'atelier de menuiserie , et causa long-tems avec lur :
» il a les cheveux blancs , et l'air si bon , si affable , on ne
dirait pas qu'il soit aussi riche ; mais il l'est , et il nous
" veut beaucoup de bien . Il a une petite- fille qu'il marie le
printems prochain , il veut nous donner à faire le lit de
" noce , et tous les meubles du nouveau ménage , c'est-à-
» dire à toi ; car à chaque chose qu'il commandait , comme
n ton père n'entendait pas trop ce qu'il disait , moi je
99
1
JANVIER 1812 .
29
21
29
27
m'avançais toujours , et je disais en lui faisant la révé-
" rence : Oui-dà , Monsieur , notre Christian fera cela à
» merveille . Il rit , et me dit , je veux aussi meubler ma
» maison de la ville , c'est votre fils , bonne mère , qui fera
> tous ces meubles , et enfin ma bière . Je ne pus m'empêcher
de pleurer en entendant ce digne homme , quoique
je pense bien que ton père et moi mourrons avant
» lui ; mais tu vois que c'est un joli commencement . Quant
» à ta femme , nous avons jeté les yeux , pour toi , sur une
» honnête et très -jolie fille qui a quelque bien et beaucoup
d'économie ; tu l'épouseras , si elle te plaît , mais elle te
» plaira certainement ; et quant à elle , elle trouvera diffi-
> cilement un mari aussi sage et aussi bien fait que mon
» Christian , soit dit sans le flatter . Elle a perdu sa mère ,
» et ne m'en aimera que mieux ; elle vit avec son père , un
» bon vieux honnête homme , avec qui nous avons déjà
parlé de l'affaire , et qui te veut bien pour son gendre ,
» sur tout ce que nous lui avons dit de toi ; tu ne l'as pas
n'y a que quatre ans qu'il vint de l'étranger
s'établir dans un village à deux lieues d'ici ; dès que tu
» seras arrivé , nous irons les voir un dimanche . Nous sommes
fort bons amis , et même un peu parens ; la soeur de
» sa grand- mère avait épousé le beau-frère de mon grand-
» père ; je suis sûre que tu trouveras ta petite cousine à
a ton gré . Elle ne ressemble point à une paysanne , ses
joues sont roses et blanches comme la fleur du pommier,
» et ses yeux brillans comme deux étoiles ; je t'assure
qu'elle est très - jolie , et je me réjouis déjà de la voir
parée de la robe de noce , et la couronne de fleur sur la
» tête . Epouse-la seulement , mon fils , et tu seras heureux
; je n'étais pas la moitié aussi belle qu'elle , et cependant
ton père m'a prise avec plaisir , et ne s'en est
» pas repenti ; il en sera , au reste , ce qu'il plaira à Dieu ,
» mais j'ai mis mon coeur à ce mariage .
» connu ,
"
19
"
n
il n
» Ton père désire beaucoup ton retour : si seulement
» notre Christian était là , me dit-il tous les jours . Cher en-
» fant , reviens à nous , tu seras notre consolation et notre
bâton de vieillesse , et Dieu qui nous a protégés jusqu'à
» présent , m'accordera la grace de bercer encore tes enfans :
puisse-t-il te ramener bientôt dans nos bras ! nous le
prions pour toi soir et matin .
"
" Ta bonne mère , MARIE WOLDAN . »
Avec un air soucieux , Woldan replia la lettre , la cacha ,
30 MERCURE DE FRANCE ,
secoua la tête , se leva , et recommençant sa marche : il fit
quelques lieues en réfléchissant à la dernière partie de cette
lettre . L'idée d'une belle jeune fille ne doit pasêtre effrayante
pour un jeune homme qui pense à se marier ; mais cependant,
malgré la bonne opinion qu'il avait des intentions de
sa mère , il se permettait quelque doute sur ses jugemens
en beauté ; il croyait qu'une femme , même une mère ,
n'est pas toujours le meilleur juge de ce qui peut plaire à
un homme ; il avait vu , dans ses voyages , tant d'exemples
d'unions mal assorties , d'époux malheureux , parce que
leur goût n'avait pas été consulté , qu'il avait formé la résolution
de choisir lui-même sa compagne , et de ne consulter
que son inclination ; il avait l'idée que ce projet
pouvait contrarier les vues de ses parens , et le mettre à
leur égard dans des situations pénibles .
;
Occupé de ses réflexions , il s'était à peine aperçu que le
jour avait baissé et que les nuages s'étaient épaissis . Tout-àcoup
il se trouva dans un petit vallon tout-à-fait solitaire ,
entouré de bois , où l'on n'apercevait aucune trace d'habitation
; le vol rapide de quelques oiseaux qui regagnaient
leur gîte , le bruit des feuilles dans les arbres qui bordaient
la route , et quelques grosses gouttes de pluie , donnèrent un
autre cours à ses pensées . Il parut certain , d'après les renseignemens
qu'on lui avait donnés sur le chemin qui conduisait
à la petite ville , qu'il s'était égaré ; il regarda de
tous côtés et ne vit qu'un épais rideau d'un nuage gris qui
enveloppait en entier l'horizon . La pluie augmentait à
chaque instant , et bientôt ses habits furent percés , et l'eau
tombait à flots , tout autour de son chapeau ; les arbres dé
pouillés de leur feuilles ne lui offraient pas un abri , et la nuit
qui s'avançait lui fesait craindre de ne plus voir son chemin
; indécis , il s'arreta un moment , prit enfin son parti
et s'engagea dans le bois qui était devant lui , pendant une
heure encore ; le bruit continuel de la pluie sur le feuillage,
le cri des oiseaux sauvages , et le sentiment toujours croissant
du froid , de la lassitude , de la pesanteur de ses vêtemens
, la crainte de passer la nuit entière ainsi dans la
forêt , rendaient sa situation très -pénible . Lorsqu'au retour
d'un long voyage , assis au milieu de sa famille , ayant
devant soi un bon feu , et sur la table une cafetière pleine
ou un potage bouillant , on entend au dehors le bruit du
vent et de la pluie , on se rappelle avec plaisir qu'on y a été
exposé sans abri , sans espoir d'en trouver , et celui où l'on
est actuellement double de son prix; mais un pauvre voyaJANVIER
1812 . 31
geur à pied , sur qui l'eau tombe à grands flots , qui voit à
peine sa route au milieu d'un bois épais , est peu disposé
à jouir à l'avance de cette consolation . Enfin , il s'aperçut
que l'obscurité diminuait , que le bruissement de la pluie s'éloignait
et qu'il était près de sortir de ce bois : il faut avoir été
dans cette situation , pour se représenter la joie de Woldan ,
lorsque quelques instans après il entendit l'aboiement d'un
chien , puis celui d'autres chiens qui répondaient , et enfin
le chant d'un coq ; à ces indices certains d'un lieu habité ,
il doubla le pas , et à la sortie du bois , il aperçut au-devant
de lui des maisons , plus ou moins éloignées , que les lu
mières lui faisaient distinguer ; il s'approcha de la première,
et au travers d'une petite fenêtre basse , il vit une lamps
posée sur une table , au - delà une porte entr'ouverte laissait
voir une cuisine dont il pouvait distinguer le foyer ; und
jeune fille était auprès , et paraissait occupée à faire cuire.
son potage ; la chambre , le feu , le potage , la jeune fille ,
tout était fait pour attirer un jeune voyageur mouillé et
fatigué : il frappe, et la jeune personne , la lampe à la main ,
ouvre la porte ; elle était mise simplement , mais avec propreté
, sa jolie figure était embellie par deux grands yeux
noirs , le teint de la santé et un air d'affabilité et de bonté .
Woldan oublia tout ce qu'il venait d'éprouver , il s'annonça
comme un voyageur égaré , demanda s'il était loin de la
ville , et s'il y avait une auberge dans ce village . La ville est
au moins éloignée de trois lieues , répondit la jeune fille ; il
n'y a aucune auberge dans ce hameau , mais dans le grand
village au- delà du ruisseau , il y en a une ; il pleut encore
beaucoup , ajouta-t - elle , et le village est à plus d'un quart
de lieue ; notre maison n'est pas une auberge , mais par ce
mauvais tems , un voyageur égaré peut s'y reposer .
Plus Woldan regardait celle qui lui parlait avec un son
de voix charmant , plus son émotion augmentait de son
côté , elle remarqua , sans peine , l'impression qu'elle faisait
sur un jeune homme de la figure la plus agréable , malgré
le désordre où la pluie avait mis ses vêtemens , malgré l'eau
qui coulait encore de ses longs cheveux noirs , détachés sur
ses épaules ; Woldan n'en avait l'air que plus intéressant .
Entrez , entrez , dit , en ouvrant la porte de la chambre
le père de la jeune fille qui avait entendu le dialogue ;
entrez , jeune homme , et moi aussi , je sais ce
que
que de voyager , et d'être surpris par l'orage ; j'ai vu le
monde dans ma jeunesse , il n'y a pas long-tems que je
suis tranquille. Woldan , entra , s'assit , raconta comment
•
c'est
32 MERCURE DE FRANCE ,
il s'était égaré , et la conversation s'entama sur les plaisirs
et les inconvéniens des voyages ; le vieillard écoutait avec
joie et curiosité , et demandait au jeune homme d'où il
venait , et quelles villes il avait vues . Quand il parla de
Brême , où il avait travaillé le plus long-tems , le front ridé
du vieux homme s'épanouit , il tendit la main à Woldan ,
et la secoua . Ah ! la bonne ville que ce Brême ! dit- il , d'un
ton attendri et joyeux , la bonne ville ! Il fit questions sur
questions , et par bonheur , Woldan avait demeuré longtems
chez un maître menuisier de Brême qui avait été l'ami
d'enfance de son hôte . Celui qui nous reporte vers les
premiers jours de notre jeunesse , qui nous rappelle ce
tems qu'on regrette , qui nous parle de ces amis qu'on
aimait avec la chaleur du jeune âge , devient à l'instant un
être intéressant , et presqu'un ami lui - même . Fais-nous un
peu plus de feu , Léonore , dit le vieillard à sa fille ; ensuite
tu mettras la nappe , et tu nous donneras une bonne soupe ,
du beurre frais , des poires et du fromage ; ce jeune homme
soupera avec nous : il a été à Brême , il connaît mon ami ,
il restera avec nous . Il invita ensuite Woldan à ôter son
habit mouillé , à le faire sécher auprès du feu , et dit à
Léonore d'aller chercher un de ses habits à lui . Le jeune
homme accepta la première partie de la proposition , mais
il refusa la seconde ; il pensa rapidement qu'un des habits
du vieillard lui irait moins bien que le sien . Il ouvrit donc
son havre-sac , et en tira un autre habit qui annonçait
que c'était un jeune homme propre et rangé . Lorsqu'il fut
habillé , il revint auprès de son hôte , répondit à toutes
ses questions sur ses voyages , lui fit récit sur récit des
différens pays qu'il avait vus ; il les entremêlait de réflexions
qui annonçaient un esprit observateur et sage , et un coeur
excellent. Léonore allait et venait en arrangeant la table ,
elle écoutait tout , et de tems en tems ses jolis yeux noirs
se fixaient sur le raconteur : lorsqu'il s'en apercevait , il
s'arrêtait un instant , et ne savait plus où il en était de son
récit ; puis il le recommençait sans qu'elle en perdît un
mot ; arrêtée sur le seuil de la porte , une assiette ou
un verre à la main , elle admirait en silence la simple
éloquence du beau et du bon jeune homme , et sa complaisance
. Enfin , le repas fut achevé , ils restèrent assis
tous les trois autour de la petite table hospitallière , Woldan
se trouvait plus heureux qu'il ne l'avait été de sa vie ,
et cependant chaque regard qu'il jetait sur la jeune fille ,
chaque mot qu'elle prononçait , lui causait une tristesse
JANVIER 1812 . 33
SEINE
•
avec
un
douce et involontaire ; il soupirait malgré lui , et mélange indéfinissable de peine et de plaisir , il continu
ses récits , et l'émotion de son coeur donnait encore pas
d'expression à ses paroles , mais à chaque instant la tris
tesse prenait le dessus .
Quel est celui qui après une conversation agréable ave
un homme instruit et bienveillant , après une heure passée
à côté d'une fille aimable et belle , n'éprouve pas un vif
sentiment de tristesse , en pensant qu'il va les quitter , Pet
qu'il ne les reverra peut -être jamais ? alors un sentiment
vague et confus des courts plaisirs de cette vie , des momens
de bonheur passés sans retour , de l'incertitude de
l'avenir , serre le coeur et fait couler les larmes . C'était ce
genre d'émotion que Woldan éprouvait , et la chaleur
qu'il donnait à ses discours se communiquait à ses hôtes.
1
Jamais roi n'a fait un aussi excellent repas que
moi , ce soir , dit Woldan avec un ton de sensibilité
naïve ; le vieillard et sa fille sourirent , et le vieillard lui
donna un petit coup d'amitié sur l'epaule . Il était excellent
, en effet , ce repas simple , apprêté par Léonore ,
servi par Léonore , et mangé à côté d'elle ; sans y songer,
elle avait choisi les meilleures et les plus belles poires !
Etrangers les uns aux autres , ignorant même leurs noms ,
ils étaient autour de cette table , comme trois bons et anciens
amis . Comment ne pas aimer un hôte qui sent aussi
vivement le bien qu'on lui fait , et qui le paie par une
conversation aussi intéressante ? pensait Léonoré , et le
vieillard ne laissait pas tomber l'entretien ; Woldan ne se
lassait pas de répondre , et n'était plus interrompu par un
regard subit jeté sur la jeune fille , car , tout en parlant aŭ
père , il la regardait sans cesse . Woldan n'était pas caus
seur naturellement , et ce soir- là il ne pouvait se taire.
L'amour varie dans ses effets , quelquefois il ôte la parole ,
d'autres fois il est extrêmement babillard . Sans se l'avouer
à lui-même , Woldan avait le désir de plaire à Léonore ; il la
voyait écouter avec intérêt , et sourire à ces récits . Woldan
alors causait encore et causait bien , car rien n'anime
comme le désir de plaire , et l'espoir d'y réussir . Dès que
Léonore eu fini de souper , elle prit son rouet , et commença
à filer à côté de la table ; mais plus d'une fois la
rone s'arrêta , et le fil dans ses jolis doigts : les yeux fixés
sur Woldan , elle commençait à se rendre raison de ce
qu'il lui faisait éprouver ; tout dans ses récits annonçait un
sens si droit , un coeur si sensible , tant de vénération pour
C
DE
5 .
LA
34
MERCURE DE FRANCE ,
les femmes , tant d'horreur pour le vice et la fausseté ! Il
raconta au vieillard , comment un jeune garçon de Brême
avait trompé une pauvre fille , comme elle s'était jetée dans
un puits , et les affreux remords de son séducteur ; ses expressions
étaient si touchantes ! Des larmes parurent dans
ses yeux , celles de Léonore coulèrent en abondance .......
Pauvre Léonore ! elle sentait son coeur s'attacher fortement
au bon jeune homme ; et moi aussi , pensait - elle , moi aussi ,
je voudrais mourir.
L'horloge de bois frappa neuf heures , Woldan se leva
et sortit de la cabane pour voir comment était le tems : le
ciel s'était éclairci , mais l'ame du jeune voyageur était enveloppée
de sombres nuages ; il sentit que cette soirée
allait lui coûter le bonheur de toute sa vie . Dieu ! pensait - il ,
qu'est-ce que mes parens ont fait ; non ! je ne puis plus
aimer la jeune fille qu'ils me destinent ; je veux aller , je
veux le leur dire ; dès demain je reviendrai ici , et .... Ce
qu'il voulait y faire resta confusément dans son ame .
-
>
Pendant ce tems -là , le vieillard dans la chambre réfléchissait
tristement aussi sur cette rencontre ; il avait vu les
larmes de sa fille ; il remarqua le regard plein d'intérêt
qu'elle avait jeté sur le jeune homme lorsqu'il était sorti .
Léonore , lui dit - il , ce jeune étranger paraît honnête
mais rappelle-toi que tu es promise .... Woldan rentrait ,
il entendit le profond soupir qui fut la seule réponse de
Léonore ; elle se remit à filer , et ne regarda plus que son
rouet . Le tems est beau , et la nuit n'est pas trop noire , ditil
: il faut que j'aille à la ville , il faut que je voie mes parens
ce soir ; mais , si vous le permettez , je reviendrai bientôt
. Vos parens ! vous avez donc des parens ici ? je vous
croyais un étranger voyageur ; qui est votre père ?
Le
vieux menuisier Woldan .-Woldan ! quoi ! Woldan ! s'écria
le vieillard , Dieu soit béni mille fois ! c'est lui qui vous a
amené ici , vous êtes mon consin , et bientôt , bientôt .... Il lui
serrait les mains avec force et tendresse . Et Léonore , Léonore
, rouge comme une rose de mai , quitta lentement son
rouet , s'approcha aussi , prit aussi la main de Woldan , et
put à peine dire avec une voix tremblante : soyez le bien
cher cousin . - Votre père ne vous a -t - il jamais rien
écrit à notre sujet ? reprit le vieillard , c'est mon meilleur
ami , il aime beaucoup ma fille , et ...... souvent , déjà nous
avons parlé ensemble de nos enfans . Léonore se tourna ;
elle alla rattacher le ruban de sa quenouille qui ne se détachait
point . Vite , Léonore , lui dit son père , va préparer le
venu ,
JANVIER 1812 . 35
lit de la petite chambre , le cousin reste avec nous ce soir ,
et demain nous irons tous ensemble à la ville . Quelle surprise
pour papa Woldan ! disait-il en se frottant les mains ,
ils ne vous attendent que dans quinze jours .
La jeune fille , légère comme un oiseau , courut à la petite
chambre ; bientôt le lit du cousin fut préparé , bientôt
elle est auprès de lui , l'appelle son cher cousin , et puis
son cher Christian , et puis son bon ami. Elle éprouvait
un bien-aise... comme si on eût ôté une pierre de dessus
sa poitrine , et qu'on y eût mis des fleurs à la place . Woldan
se taisait alors , à force de sentir , il ne trouvait plus de
paroles , il se croyait au ciel , et ... mon histoire est finie .
Pendant que je l'écris , une famille heureuse , une réunion
joyeuse , célèbre à côté de moi , dans la cabane du
village , le lendemain des noces de Woldan et de Léonore
; et je laisse à décider aux jeunes gens qui se sont
mariés suivant leurs coeurs , et aux parens qui ont marié
leurs enfans suivant leur goût , lesquels sont les plus
heureux .
Imité de l'allemand de Starke ,
par Mme ISABELLE DE MONTOLIEU.
P
SPECTACLES .
-
VARIÉTÉS .
Académie impériale de Musique . — Première
représentation des Amazones , ou la Fondation de
Thèbes , opéra en trois actes , paroles de M. de Jouy ,
musique de M. Méhul .
Si la fondation de Thèbes était le sujet d'un Mémoire à
l'Institut , je conçois que ce serait bien l'occasion de développer
tous les trésors d'une érudition d'autant plus douteuse
que les historiens anciens varient d'opinion sur l'existence
des Amazones ; les citations ne manqueraient pas
pour prouver également toutes les opinions , et après beaucoup
de discussions , on se trouverait en résultat aussi
' éclairé qu'auparavant . En ce moment , voici la seule chose
qu'il nous importe d'examiner ; M. de Jouy a -t-il fait un
poëme intéressant et bien écrit , et M. Méhul dans cette
circonstance s'est - il montré digne de sa belle réputation :
c'est ce dont ne douteront pas ceux qui ont vn cet opéra.
Antiope séduite par Jupiter en a eu deux fils , que son
père Lycus fait exposer sur le mont Cytheron ; furieuse
C 2
36 MERCURE DE FRANCE ,
elle se retire chez les Amazones , qui bientôt la choisissent
pour
reine . Des bergers du mont Cythéron ont sauvé
les fils du maître des dieux ; ceux-ci sont élevés sous les
noms d'Amphion et de Zéthus : le premier , doué de tous
les trésors de la mélodie , réunit sous ses lois quelques
hordes d'hommes épars dans les montagnes , et fonde la
ville de Thèbes . Cependant les Amazones ne voient pas
sans jalousie cette nouvelle colonie ; elles forment le projet
de la détruire lorsqu'elle n'est encore qu'au berceau ; conduites
par Antiope leur reine , elles se présentent devant
Thèbes . Amphion , trop faible pour se défendre contre ces
femmes intrépides , qui avaient déjà conquis la Crimée ,
la Colchide , la Circassie , etc. se résout à se rendre avec
son frère Zéthus auprès de leur reine pour implorer sa
pitié . Zéthus retrouve parmi les Amazones Eriphile qu'il
n'avait abandonnée que pour voler au secours de son frère .
Antiope , quoique les frères se fussent présentés sous la
garde des dieux , fait enchaîner Amphion , et s'embarque
avec son armée pour aller détruire la ville naissante . Zéthus ,
qui a su briser ses fers , se met à la tête des Thébains ; la
victoire reste indécise , lorsque les Amazones menacent
Zéthus de percer Amphion à ses yeux s'il leur oppose encore
quelque résistance ; pour sauver son frère , Zéthus
dépose les armes et se soumet au vainqueur . Antiope
ordonne le supplice des deux frères et d'Eriphile qui a trahi
les sermens qu'elle avait faits à Diane ; mais dans le fatal
moment Antiope reconnaît Amphion et Zéthus pour ses
fils , elle tombe aux pieds de ses propres sujètes pour obtenir
leur pardon ; rien ne peut fléchir les Amazones ;
Antiope , Amphion et Zéthus ressaisissent leurs armes ,
le sang est prêt à couler , lorsque tout - à-coup la terre
tremble , l'air s'obscurcit , Jupiter descend de la voûte
céleste , et après avoir avoué Amphion et Zéthus pour ses
enfans , il rétablit la paix en ordonnant aux Amazones de
s'allier avec les Thébains .
On voit , par cette analyse , que le poëme ne manque ni
d'action , ni d'intérêt ; il offre encore un mérite malheureusement
trop rare , celui d'être écrit avec une correction soutenue
: il est digne , en un mot , de l'auteur de la Vestale et
de Fernand Cortes .
Quel sujet offrait plus de charmes au musicien ? les peuples
sauvages épars dans les montagnes , se laissant attendrir
aux charmes de la mélodie , consentant à former une
peuplade , à vivre en société , et échangeant cette liberté
JANVIER 1812 ..
37
sauvage , dont l'homme jouissait dans l'état de simple nature
, contre les bienfaits inappréciables de la civilisation ;
tel est le sujet offert par l'auteur au compositeur , et je puis
affirmer qu'aucun de nos musiciens modernes n'aurait pu
le traiter plus dignement . Les airs chantés parAmphion sont
d'une mélodie pure et même primitive , si je puís m'exprimer
ainsi , le rôle d'Antiope est plein de force au second
acte , et de tendresse maternelle au troisième acte , lorsque
cette reine infortunée est réduite à supplier ses sujettes de
respecter les jours de ses fils ; les choeurs , enfin , réunissent
l'expression à l'harmonie : cette belle composition offre
toute la verve de l'auteur d'Euphrosine et Coradin , de
Stratonice , d'Une Folie , et de tant d'autres beaux ouvrages
qui ont rendu M. Méhul l'égal des premiers compositeurs
de l'Europe.
>
Nourrit qui représente Amphion , Dérivis chargé du
rôle de Zéthus , Mme Albert Himm dans celui d'Eriphile
ont contribué au succès de l'ouvrage ; mais Mme Branchu ,
chargée du personnage d'Antiope , mérite une mention
particulière ; non-seulement elle le chante avec cette voix
pure , forte et si expressive qui l'a depuis long- tems placée,
au premier rang des cantatrices lyriques , mais je pense
qu'aucune actrice du Théâtre Français ne pourrait faire
preuve de plus de talent dramatique dans ce rôle à-la -fois
fort et sensible . Quand cesserons- nous de chercher chez les
étrangers des qualités qui se trouvent réunies à un degré si
éminent dans une de nos compatriotes ? il est tems , je
crois , que les Français qui ne connaissent plus de rivaux
de gloire , apportent dans la pratique des arts la seule chose
qui leur manque , un peu d'esprit national.
Les ballets font le plus grand honneur à M. Milon . '
Les décorations ont été exécutées par M. Ciceri , sur les
dessins de M. Isabey , notre premier peintre en miniature ,
dont le talent flexible le rend supérieur dans plus d'un
genre .
La peinture , appliquée au théâtre , repose essentiellement
sur une étude approfondie des lois de la perspective,
et ce genre n'est peut-être pas assez estimé en France ;
M. Ciceri , quoique jeune , se montre digne de remplacer
les Degotty et les Munich .
B.
38. MERCURE DE FRANCE ,
SOCIÉTÉS SAVANTES .
ACADÉMIE DU GARD.- Séance publique du 21 décembre
1811 .
JUGEMENT DU CONCOURS DE 1811 .
--
Sujet d'économie politique . L'Académie a proposé , en 1809
pour 1811 , un mémoire sur les grandes foires , considérées dans leurs
rapports avec la prospérité publique. Aucun des ouvrages qu'elle a
reçus , sur ce sujet , ne lui a paru digne digne d'ètre distingué.
-
Sujet d'éloquence . - L'Académie a proposé , pour la seconde fois ,
en 1869 pour 1811 , l'Éloge de M. de Sarvan ; mais aucun des éloges
qui lui ont été adressés ne lui a paru mériter le prix .
Elle a cru néanmoins devoir mentionner honorablement l'éloge
enregistré sous le n° 4. et portan : pour devise :
Sinè philosophiâ non posse effici quem quærimus eloquentem.
Cet ouvrage n'est point proprement un éloge académique : on y
chercherait en vain ces grands mouvemens oratoires que le sujet
semblait commander ; ` et les divers objets qu'il présente à l'attention
du lecteur , ne s'y trouvent pas groupés de la manière la plus avantageuse
; mais c'est une notice historique écrite avec esprit , sagesse ,
intérêt et correction ; et c'est à ce titre seulement qu'il mérite d'être
distingué .
Par diverses considérations qu'il serait superflu de développer ici ,
l'Académie s'est déterminée à retirer ce sujet du concours .
Sujet de physique. — L'Académie a aussi proposé , en 1809 pour
1811 , la question suivante : Déterminer , d'une manière plus précise
qu'on ne l'a fait jusqu'ici , et par une suite d'expériences nouvelles ,
les diverses lois auxquelles le phénomène de la diffraction de la lumière
est assujetti ? Deux mémoires seulement lui sont parvenus sur cette
question.
Le mémoire nº 2 , portant pour devise :
Lumen coelo , lucique colores .
est loin sans doute d'être complet ; mais il est l'ouvrage d'un physicien
instruit et exercé et d'un bon observateur , et présente la description
de quelques expériences fort curieuses . L'auteur qui , dans
le système qu'il s'est formé sur la lumière , donne à la réfraction et à
la diffraction une origine commune , ayant remarqué que , par l'effet
de la diffraction , on pouvait obtenir des images doubles des objets ,
JANVIER 1812 . 39
s'est cru fondé à en tirer cette induction , savoir : que presque tous les
corps de la nature doivent jouir du double pouvoir réfringent ; ce
qui , en effet , a été vérifié postérieurement par des expériences
directes .
L'Académie a cru devoir décerner à ce mémoire une mention trèsdistinguée
.
Le mémoire nº I , porte pour devise ces deux vers de Lucrèce :
Non radii solis neque, lucida tela diei
Sufficiant ; sed naturæ species ratioque .
Ce mémoire , très -étendu et très - important , et qui laisse bien peu
à désirer , a été unanimement jugé digne du prix .
L'ouverture du bulletin cacheté qui l'accompagnait , a indiqué
pour son auteur M. Honoré Flaugergues , correspondant de la première
classe de l'Institut , et astronome à Viviers ( Ardèche ).
A la suite d'une histoire très - détaillée et très- curieuse de la décou→
verte du phénomène de la diffraction , des recherches et des hypothèses
auxquelles cette découverte a donné naissance , M. Flaugergues
décrit , avec beaucoup de soin et dé clarté , une longue série d'expé--
riences auxquelles il s'est livré , dans la vue de déterminer , d'une
manière positive , les lois auxquelles le phénomène est assujetti . Ces
expériences sont nouvelles pour la plupart , et peuvent même toutes
être considérées comme telles , à raison des soins multipliés que l'auteur
a apportés , soit dans la construction de ses appareils , soit dans
la manière de les employer.
M. Flaugergues cherche d'abord à rendre manifeste la double déviation
que la lumière éprouve dans son passage près de la surfaco
des corps . Il s'assure que ni la figure de ces corps , ni leur densité et
constitution chimique , ni enfin la nature des milieux transparens qui
les environment , n'apportent aucune modification sensible dans les
circonstances du phénomène ( * ) . Il cherche ensuite à mesurer l'angle
que forme le rayon infléchi avec le rayon direct , et il trouve cet
angle d'environ 1 ′ 19″ , Il signale , à ce sujet , quelques erreurs
échappées à Grimaldi qui , mal à propos , a étendu à des corps et à
des ouvertures de dimensions quelconques ce qui n'est proprement
vrai que pour des corps et des ouvertures de très -petites dimensions .
Il relève également des erreurs évidentes que présente le tableau
donné par Newton , à l'observation IIIe du IVe livre de son optique' ,
(*) L'auteur du mémoire nº 2 , s'est assuré qu'il en est de même de
la température du corps en expérience : les commissaires de l'Acadé
mie ont aussi obtenu le même résultat.
40 MERCURE DE FRANCE ,
4
et qui sont tellement grossières que l'auteur ne peut se défendre de
les considérer comme purement typographiques .
L'observation des bandes colorées qui bordent , tant intérieurement
qu'extérieurement , la limite de l'ombre des corps opaques , par l'effet
de la diffraction , prouve à M. Flaugergues que la diffraction , comme
la réfraction , décompose la lumière ; mais que son action n'est pas
continue , en sorte qu'elle finit et se renouvelle successivement , à
diverses distanees du corps qui la produit , d'une manière analogue , à
ce que Newton appelle Accès de facile réflexion et defacile transmission
. Soumettant ensuite à l'action d'un corps la lumière décomposée
par le prisme , l'auteur parvient à cette vérité remarquable , savoir :
l'action de la diffraction pour décomposer la lumière est inverse
de celle de la réfraction , c'est-à - dire , que les rayons les moins ré +
frangibles sont au contraire , les plus diffractés , ét vice versâ.
que
Les dernières expériences décrites par M. Flaugergues sont celles
du rayon de lumière introduit entre deux lames parallèles ou formant
entre elles un angle très - aigu . Le soin tout particulier avec
lequel il a répété ces expériences , et l'extrême perfection des appareils
qu'il y a employés , lui ont permis de convertir en certitude la
conjecture de Newton sur la courbure hyperbolique que , dans le
second cas , les bandes lumineuses paraissent affecter . Il établit un ingénieux
rapprochement entre ce phénomène et le phénomène analogue
produit par l'action capillaire . Appliquant enfin le calcul à ce
même phénomène , il parvient à cette conclusion : que la force qui
produit la diffraction est une force sensiblement constante , mais dont
l'action cesse d'être manifeste à une très - petite distance du contact .
L'auteur a eu de fréquentes occasions de s'assurer de l'influence
de la diffraction , dans les observations astronomiques ; il en décrit
avec soin divers effets tout - à- fait dignes de remarque .
* M. Flaugergues pouvait borner ici son travail , puisqu'il avait assigné
les principales lois auxquelles le phénomène de la diffraction
semble être assujéti , et que l'Académie , par son programme , n'en
exigeait pas davantage des concurrens ; mais il est bien difficile à
celui qui connaît bien toutes les circonstances d'un phénomène , de ne
pas élever sa pensée vers la cause qui le produit . Après avoir donc
témoigné son regret de ce que les systèmes , autrefois trop en vogue ,
soient tombés aujourd'hui dans un si grand discrédit ; après avoir
montré l'insuffisance des hypothèses imaginées jusqu'ici pour expliquer
le phénomène de la diffraction , et leur peu d'harmonie avec les
principes de la science du mouvement , l'auteur essaye d'en donner
une explication plus satisfaisante . Il ne la propose , au surplus .
JANVIER 1812 . 42
qu'avec cette réserve et cette défiance qui sont les caractères insépa→
rables du vrai savoir .
M. Flaugergues prouve victorieusement , par les observations astronomiques
, que les rayons hétérogènes dont la lumière est composée
ont tous exactement la même vitesse , d'où il suit que la différence
de réfrangibilité qu'on y observe , ne peut avoir d'autre cause
que la diversité de masse de leurs molécules . Il suppose que ces
molécules que l'on peut considérer comme sphériques , ou à-peu-près ,
ont , indépendamment de leur mouvement de translation , un mouvement
de rotation autour de leur centre d'inertie , et rigoureusement
uniforme pour toutes , comme le premier. Il suppose , en outre , que
chacune de ees molécules a deux pôles dont l'un attire les corps et en
est attiré , tandis que l'autre les repousse et en est repoussé .
C'est à l'aide de ce petit nombre de suppositions que M. Flaugergues
entreprend d'expliquer les divers phénomènes que ses nombreuses
expériences sur la diffraction l'ont conduit à remarquer ; et il
est juste de convenir qu'il y parvient d'une manière très - heureuse . Il
fait plus encore et rattache aux mêmes principes le singulier phénomène
des anneaux colorés , demeuré proprement jusqu'ici sans explication,
Cependant , pressé par le tems , l'auteur n'a pu donner à
cette partie de son mémoire tous les développemens qu'elle semblait
comporter. On ne peut donc que désirer vivement , pour sa gloire et
l'intérêt de la - science , que , revenant de nouveau sur ce sujet avec
plus de loisir , après avoir résolu toutes les objections qu'on peut opposer
à son système , il essaye d'en déduire tous les autres phénomènes
de l'optique et notamment cette modification singulière de
la lumière connue depuis peu sous le nom de polarisation .
Ce court exposé ne peut donner qu'une idée très -incomplète sans
doute de l'ouvrage de M. Flaugergues ; mais l'Académie se propose
d'en publier une analyse plus étendue dans le volume de ses travaux
pour 1811.
Programme des prix pour 1813 ( *) .
-
propose Sujet d'économie politique. - L'Académie de nouveau ,
pour le sujet de l'un des prix de 1813 , un mémoire sur les grandes
faires. Elle désire que les concurrens examinent avec soin le plus ou
le moins d'utilité des foires sous les divers rapports de l'état de la
( *) L'Académie s'étant déterminée , pour l'avenir , à renvoyer au
printems l'époque de ses séances publiques annuelles , il n'y aura
point de concours pour 1812.
42 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
civilisation , de celui du crédit public, de l'agriculture , du commerce
et de l'industrie , de la nature des objets exposés en vente dans ces
sortes de rendez-vous des nations , etc.; et qu'au lieu de se borner à
dire ou même à prouver que les foires sont plus ou moins utiles suivant
telles ou telles circonstances , ils s'attachent bien à rechercher et
à bien décrire l'espèce d'influence qu'elles exercent sur la prospérité
publique.
Sujet de Poésie. - L'Académie propose , en outre , pour le sujet
d'un prix de poésie qu'elle décernera en 1813 , l'Invention de l'Imprimerie
. Le genre du poëme est laissé au choix des concurrens. L'Aca
démie désire seulement qu'il n'ait pas moins de 200 vers , ni plus
de 400.
Conditions communes aux deux Concours .
Les ouvrages des concurrens devront être adressés , franc de port ,
avant la fin de décembre 1812 , à M. Trélis , secrétaire perpétuel de
l'Académie , à Nismes ( Gard ) .
Chacun de ces ouvrages doit porter en tête une devise , et doit
être accompagné d'un bulletin cacheté portant extérieurement la
même devise , et intérieurement le nom et l'adresse de l'auteur.
Les bulletins joints aux ouvrages jugés dignes des prix , seront
seuls ouverts ; mais tous les ouvrages envoyés au concours demeureront
dans les archives de l'Académie , où leurs auteurs auront seulement
la faculté d'en faire prendre des copies .
Chacun des auteurs couronnés recevra de l'Académie une médaille
d'or du poids de cent grammes.
Nismes , le 21 décembre 1811 .
Le Secrétaire perpétuel de l'Académie,
J. JULIEN TRÉLIS .
2
POLITIQUE.
UN silence absolu continue à être gardé sur les affaires
de la diète de Presbourg. Le cours du change varie à
Vienne , et il en est de même des bruits qui s'y succèdent
sur l'état des négociations entre la Russie et la Turquie .
Chaque courier apporte une version nouvelle . Tantôt les
Turcs ont rompu les négociations en attaquant , tantôt la
paix est conclué, et le territoire , objet de la contestation , est le
sujet d'une ligne de démarcation nouvelle ; tantôt , dit -on ,
les Russes parlent en vainqueurs , tantôt leur négociateur
trouve dans le grand-visir et dans le divan une résistance
opiniâtre . Dans ce conflit de rapports qui n'ont de certain
que la contradiction qu'ils présentent , le lecteur doit se
garder de se laisser prévenir , et se borner à attendre des
détails officiels qui ne peuvent tarder de paraître , au point
où les choses en sont arrivées .
Les extraits des papiers anglais dernièrement reçus ,
offrent peu d'intérêt ; ils ne contiennent que des détails
sur les troubles d'Irlande , et les scènes dont Nottingham
est particulièrement le théâtre ; on n'a rien à ajouter à ce
qui est connu sur les affaires des deux Amériques et de la
Sicile . Une chose mérite cependant d'être remarquée , c'est
la pétition du commerce de Liverpool , qui renferme une
analyse exacte et rapide de la situation du commerce anglais
, et des effets des ordres du conseil de 1806 et 1807 .
Les pétitionnaires en demandent hautement la révocation
comme des mesures les plus désastreuses qu'ait jamais pu
prendre le ministère , non contre la France , mais contre
l'Angleterre elle-même .
Le Moniteur a publié officiellement les deux lettres cijointes
, adressées à S. Exc . le ministre de la marine . La
première est datée de l'île d'Aix , 28 décembre. La voici :
66
« J'ai l'honneur, de rendre compte à V. Exc. , qu'hier , à
neuf heures après midi , un petit convoi venant de la Rochelle
, fut poursuivi par cinq péniches de l'escadre anglaise
, qui obligèrent ces caboteurs à se réfugier tout près
de la côte , dans le fond de la baie , comprise entre la
Rochelle et l'île d'Aix .
44 MERCURE DE FRANCE ,
» Le vent était du nord au nord-ouest , assez frais , et il
y avait bientôt pleine mer. Je formai aussitôt le projet de
faire couper la retraite à ces péniches ; mais pour les laisser
s'avancer davantage , je ne fis faire aux embarcations ,
que je destinais à les attaquer , aucun mouvement , jusqu'à
ce qu'elles fussent évidemment compromises , et cette
inattention apparente les encouragea à s'avancer encore .
Alors je fis appareiller les canonnières nº 186 , 191 et
184 , sous le commandement de M. Duré , lieutenant de
vaisseau et quatre canots des vaisseaux , commandés par
M. Constantin , enseigne du Régulus , et je dirigeai la
marche de cette petite flottille de manière à couper la
retraite à celle de l'ennemi .
» Aussitôt que l'escadre anglaise aperçut ce mouvement ,
un vaisseau , deux frégates et un brick appareillèrent pour
venir dégager leurs embarcations ; le brick, soutenu d'assez
près par le vaisseau , tirait sur les canonnières , qui le
repoussèrent vivement à différentes fois .
" Pendant ce tems l'enseigne de vaisseau Constantin
attaquait la plus forte péniche ennemie près de ses vaisseaux
et presque sous la volée du brick , et s'en empara .
Les canonnières cernèrent aussitôt les quatre autres , qui
amenèrent après une assez forte résistance .
མ་
» La nuit et un très-gros tems ayant succédé d'assez
près à cette expédition , mes embarcations ont été dispersées
sur divers points de la côte , où je les vois , mais je
ne puis par ce courrier transmettre à V. Exc. tous les détails
de cette affaire ; j'estime cependant qu'il doit y avoir
au moins 100 prisonniers de l'élite de l'escadré anglaise .
" Je prie V. Exc . d'agréer mon profond respect .
Le commandant des forces navales de S. M. ,
Signé , JACOB.
La seconde lettre est du 30 , en voici les termes :
"
« J'ai eu l'honneur de rendre compte à V. Exc . , par
une lettre du 28 , de la prise de cinq péniches de l'escadre
anglaise , que je supposais montées par 100 hommes ; il y
en a 118 .
» Un coup de vent des plus violens , qui s'est déclaré
immédiatement après cette affaire , ayant dispersé mes
embarcations , je n'ai pu en connaître les détails que la
nuit dernière , et je m'empresse de les transmettre à V. Exc .
L'enseigne de vaisseau Constantin montait une péniche
armée de 22 hommes , avec laquelle il en a altaqué
»
JANVIER 1812 .
45
une montée par 30 hommes , qui était au moment de rallier
la division ennemie qui venait les protéger.
» Cet officier avait engagé le combat avec ses espingoles
et sa mousquetterie , mais craignant que l'ennemi ne lui
échappât , il fit porter dessus et l'aborda . Les Anglais ,
forts de la supériorité de leur nombre , s'élancèrent aussi à
l'abordage , mais M. Constantin se précipita sur eux et les
culbuta sur le bord opposé de leur péniche , que ce mouvement
fit remplir . Les Français remontèrent à leur bord
et sauvèrent 26 hommes , dont un aspirant et un chirurgien
. L'officier commandant la péniche , a été tué et trois
hommes dangereusement blessés .
" Pendant cette action , les trois canonnières attaquaient
les quatre autres péniches toutes armées de caronnades ,
d'espingoles et de mousquetterie . Le lieutenant de vaisseau
Duré , tout en contenant le brick anglais qui voulait protéger
ces péniches , en amarina une de dix-huit hommes ,
dont deux aspirans les trois autres harcelées par mon
canot , commandé par l'aspirant de première classe Porgi ,
percées de boulets et coulant bas , arrivèrent sur la côte ,
où il les poursuivit , et fit prisonnier les équipages montant
à 70 hommes , dont un officier et cinq aspirans .
:
Le résultat de cette affaire , Monseigneur , est donc la
prise de cinq péniches et de cent dix-huit hommes , dont
deux officiers , huit aspirans et un chirurgien . Dans ce
nombre , un officier et quatre matelots ont été tués , deux
autres sont morts immédiatement après , et cinq restés
blessés grièvement . On doit même supposer que dans les
péniches percées de boulets , il y aura eu des hommes tuést
qu'on aura jetés à la mer .
" Je prie V. Exc . , etc. , etc. Signé, JACOB . »
D'autres nouvelles de mer donnent les détails suivans ,
lesquels ont le même caractère d'authenticité .
Un convoi de 230 voiles escorté par deux vaisseaux et
trois frégates anglaises , a été affalé sur les côtes d'Amsterdam
. Le Héros , vaisseau de 74 , escorté par 680 hommes
d'équipage , s'est perdu corps et biens . Deux autres
vaisseaux de 74 s'aperçoivent d'Egmont -Op -Zée ; ils font
eau , et paraissent en perdition .
Un brick s'est perdu sur la côte du Texel ; on n'a pu
sauver que 12 hommes de son équipage . Un autre brick
a été plus heureux ; il est entré dans la grande rade du
46
MERCURE
DE FRANCE
,
Texel ; il a été pris . C'est un très -joli brick , armé de vingt
caronnades de 32 , et portant 120 hommes d'équipage .
Un bâtiment chargé de canons avait été amariné . Il n'a
pu être sauvé.
Les côtes de Hollande sont couvertes de débris ; on ne
Voit que des tonneaux de poudre , des caisses de fusils , et
mille objets de toute espèce . Il paraît qu'une trentaine de
ces bâtimens étaient chargés de munitions de guerre . On estime que la perte des Anglais sera de plus de trois
mille hommes ; et on regarde comme perdue la plus grande partie de 230 bâtimens du convoi .
Une lettre de Boulogne contient la nouvelle d'une prise
très -intéressante. Voici les détails de cette capture :
Nous apprenons qu'une prise anglaise , bâtiment à
trois mâts de 500 tonneaux , chargé de café , rhum et coton ,
ayant douze canons et caronnades , et quarante - deux hommes
d'équipage , vient d'être conduit à Ostende . Ce bâtiment
a été capturé par les corsaires le Lion , capitaine
Fourny , et le Renard , capitaine Souville , après un engagement
dont les circonstances méritent d'être connues .
» Le Lion était en réparation dans le port de Calais ,
lorsque , le 17 au matin , apercevant plusieurs bâtimens.
ennemis , le capitaine fit suspendre les travaux , et sortit
malgré le mauvais état du corsaire et la force du vent .
» Il rencontra à la mer le corsaire le Renard. Tous deux
manoeuvrèrent de concert . Le Lion engagea un brick qu'il
fit amener , et le Renard portait sur un bâtiment à trois
mâts qui en était peu éloigné .
Le Renard aborda ce bâtiment , mais ne put, cette première
fois , se maintenir le long du bord . Au moment où
il s'en éloignait , le Lion exécutait son abordage . Le Renard
y revint une seconde fois et avec succès . Le capitaine
Souville s'élança jusque sur les filières des filets d'abordage
; presque tout son équipage le suivit aussitôt . Les
Anglais ne purent résister à cette double attaque et se
rendirent .
" Pendant la mêlée , le corsaire le Lion , qui avait accroché
l'ennemi par l'avant , se trouvait sous son ancre de
kossoir , et fut tellement brisé par les mouvemens de tangage
du bâtiment attaqué , que le capitaine Fourny fut
obligé de se sauver sur la prise avec son équipage . Le corsaire
a coulé aussitôt . »
Le 1er janvier , avant la messe , l'Empereur étant dans
la salle du trôné , le grand-maître des cérémonies , après
JANVIER 1812.
43
avoir pris les ordres de S. M. , a introduit le Corps diplo
matique , qui a été conduit dans les formes accoutumées
par un maître et un aide des cérémonies .
A cette audience ont été présentés , par S. Exc . M. de
Cetto , ministre plénipotentiaire de Bavière , M. le comte
de Luxburg , chambellan et conseiller de légation de S. M.
le roi de Bavière .
Par S. Exc . M. le comte de Wintzingerode , ministre
plénipotentiaire de S M le roi de Wurtemberg , M. de
Schwartz , secrétaire de légation .
Par S. Exc . M. Joël Barlow , ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis , MM . Warden , consul des Etats -Unis à
Paris ; Morris , lieutenant de vaisseau des Etats -Unis ; Gray,
secrétaire de légation des Etats - Unis à Saint-Pétersbourg ;
Jones , de Boston ; Howard , du Maryland ; Rodman ,
de New-Yorck .
S. M. a ensuite reçu le Sénat , qui a été présenté par
S. A. S. le prince vice - grand - électeur ; le Conseil- d'Etat
la Cour de cassation et le Corps municipal de Paris , qui
ont été présentés par S. A. S. le prince archi- chancelier
de l'Empire.
Après la messe , S. M. a vu les officiers de sa garde
l'état- major et le corps d'officiers de la garnison de Paris ,
le clergé de Paris et les membres des consistoires .
9
S. M. l'Impératrice a ensuite reçu le Corps diplomatique
et toutes les personnes qui avaient eu l'honneur de
faire leur cour à l'Empereur.
Le Moniteur du 3 janvier contient une notice très-intéressante
sur une de ces visites par lesquelles l'Empereur
porte dans toutes les classes industrielles l'encouragement,
l'émulation et les récompenses . Il est allé voir , le 2 , la
fabrique de sucre de betteraves établie à Passi , par
M. Benjamin
Delessert , où se trouvait M. le comte Chaptal ,
teur. S. M. a visité cet établissement dans le plus grand
détail : elle en a témoigné sa satisfaction à M. Delessert , à
qui elle a accordé la décoration de la Légion d'honneur.
Elle a fait donner une semaine de paye en gratification aux
ouvriers .
La révolution dans le commerce colonial que des succès
heureux et multipliés opèrent , et qui entraînera la ruine
des sucreries de cannes , est consommée . Un arpent semé
en cannes à sucre dans les colonies ne produit qu'un tiers
de plus qu'un arpent cultivé en betteraves , dans une partie
quelconque du continent . Le résidu de la fabrication
48 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
du sucre de betteraves fournit de plus une nourriture
abondante pour les bêtes à cornes . Le prix du sucre non
raffiné de cannes , en y ajoutant le droit d'occident , les
frais du transport par mer , et ceux du transport par terre
pour approcher la denrée du consommateur , était au minimum
à Paris , avant la révolution , de 12 sols la livre . On
fabrique aujourd'hui du sucre de betteraves qui ne revient
qu'à 18 sols , et qui ne coûtera pas 15 sols lorsqu'on aura
perfectionné les procédés et les machines . Ainsi , en mettant
sur le sucre étranger un droit de vingt-cinq pour cent ,
non-seulement le sucre de betteraves pourrait , dans tous
les tems , soutenir la concurrence , il jouirait même d'un
avantage assez grand pour encourager puissamment la
fabrication .
:
Dans l'état actuel des choses , si le tarif du 5 août était
réduit au quart , la prime qui resterait pour le sucre de
betteraves serait encore plus avantageuse mais ce qui garantit
aux fabricans de grands bénéfices , c'est l'intention
où est S. M. de maintenir , pendant plusieurs années , les
droits sur le sucre des colonies au taux fixé par le tarif dụ
5 août.
La même révolution s'opère à l'égard de l'indigo . La
fécule du pastel produit un indigo absolument semblable
à celui de Guatimala . Il en a toutes les qualités , et il est
beaucoup moins cher .
La balance de notre commerce gagnera donc quatrevingt-
dix millions que payait la France à l'étranger pour le
sucre et l'indigo . L'Allemagne et les autres pays de l'Europe
ayant déjà établi et protégeant la fabrication du sucre
et de l'indigo indigènes , on peut estimer à 2 ou 300 millions
la perte qui en résultera pour le commerce anglais .
S ....
ANNONCES .
Opuscules mathématiques , contenant plusieurs méthodes nouvelles
de construire l'équation aux sections coniques , la découverte d'une
propriété nouvelle de la lumière , une balance algébrique propre à
trouver les racines des équations numériques de tous les degrés , enfin
plusieurs problêmes nouveaux ou résolus par des méthodes nouvelles .
Ouvrage principalement utile aux jeunes gens qui se destinent à
l'Ecole Polytechnique , par J. B Bérard , professeur de mathématiques
, etc. Un vol . in- 8 ° . Prix , 3 fr . ' , et 3 fr. 75 c . franc de port .
Chez Louis , libraire , rue de Savoie , nº 6 .
Jer . 135.
MERCURE
DE FRANCE.
DEPT
DE
340
N° DXLVII . - Samedi 11 Janvier 1812 .
POÉSIE.
L'AMOUR FILIAL (* ).
VERS Ces riches climats , où l'homme encor sauvag
Méconnaît les bienfaits qu'il reçut en partage ;
Où le premier rayon d'un soleil toujours pur ,
A son lever , du ciel vient animer l'azur ,
Près des sources du Nil , une veuve isolée ,
Sous le poids du malheur dès long- tems accablée ,
Voyant ses biens ravis par d'injustes tyrans ,
Vivait heureuse encore , elle avait des enfans .
L'aspect de ses enfans consolait sa misère ,
L'aspect de ses enfans lui rappelait leur père .
Dignes de son amour, avant que le soleil
Vint du jour renaissant annoncer le réveil ,
Ses trois fils fécondant un sol déjà propice
Du sort par leurs travaux réparaient l'injustice .
Sans leurs soins assidus , sans leurs efforts constans ,
Ce champ n'eût pu suffire à leurs besoins pressans .
A la peine chacun se montrait insensible ;
(*) Cette narration est imitée du conte en prose de Florian ,
tulé : Selico .
inti-
5 .
D
LA
SEINE
50 MERCURE DE FRANCE ,
Il pensait à sa mère et tout était possible ! .
Mais aussi quand la nuit venait chasser le jour ,
De l'amour maternel c'était alors le tour.
Leur mère dans ses bras , prodigue de tendresses ,
Serrait ces fils chéris , recevait leurs caresses ;
Un modeste banquet , préparé de sa main ,
D'un jour laborieux venait charmer la fin.
Puis goûtant le repos , au sein de l'indigence ,
Cette heureuse famille attendait en silence ,
Que le jour ramenât , au gré de ses désirs ,
Et de nouveaux travaux et de nouveaux plaisirs.
Ce calme fut bien court ; de cette heureuse mère
L'aquilon détruisit la modeste chaumière ;
Les épis jaunissans sur la terre couchés ,
De leur sol nourricier les arbres arrachés ,
Condamnent ses vieux jours à l'affreuse indigence .
Tout pour elle est perdu , tout jusqu'à l'espérance .
Abattue , égarée , en son funeste sort
Elle demande au ciel un seul bienfait , .... la mort.
Ah! vis pour tes enfans , vis , ô mère chérie ,
Dans des tems plus heureux tu leur donnas la vie ,
Tu vas la leur devoir ! leurs travaux sont détruits ,
Mais l'amour filial reste encore à tes fils .
Déjà sans écouter une douleur stérile ,
Chacun de ses enfans a volé vers la ville ;
La ville était en deuil , par un fer inconnu
Le prince a vu d'un fils le trépas imprévu .
D'innombrables trésors seront la récompense.
De ceux qui livreront le traître à sa vengeance ,
Ce triste événement les étonne , et soudain
Dans leurs coeurs généreux il fait naître un dessein
Fatal ... Mais leur amour le jugea nécessaire ;
Que n'auraient-ils pas fait pour conserver leur mère ?
Triste , elle les attend , sensible à leurs retards ,
Dans les champs désolés elle étend ses regards ;
Ils reviennent , mais deux ! .... Où donc est votre frère ?
Ils tombent à ses pieds ; lors d'une voix sévère ,
Elle insiste et l'aveu s'échappe de leur coeur .
Aussitôt repoussant ses fils avec horreur ,
Sans en écouter plus , elle part ... La tendresse
Semble de ses vieux ans ranimer la faiblesse..
JANVIER 1812 . 51
Cependant un bûcher dressé près du palais ,
D'un fatal sacrifice annonce les apprêts ;
Et du roi qui le suit secondant la vengeance ,
Le grand -prêtre entouré d'une assemblée immense ,
Une torche à la main , s'avance vers l'autel .
Le peuple impatient attend le criminel ;
Il parait , son maintien , sa beauté , sa jeunesse ,
Une noble assurance , en lui tout intéresse ;
On le plaint , on se tait : le roi même surpris ,
A regret voit en lui l'assassin de son fils .
Mais le crime est certain , la voix de la nature
D'une vaine pitié repousse le murmure.
Déjà le flambeau brille , et du triste bûcher
Déjà la foule a vu les prêtres s'approcher ;
L'effroi règue partout , et partout le silence....
Tout-à-coup près du trône une femme s'élance ,
Tout du peuple sur elle attire les regards ,
Et sa robe en désordre , et ses cheveux épars ,
Et son front où se peint une pâleur mortelle :
Sauvez mon fils , mon fils est innocent , dit -elle :
Mon malheur fait son crime , il osa tout braver,
Il se dit assassin , mais c'est pour me sauver.
Grand roi , souffririez -vous que pour venger un père ,
De son fils innocent on privât une mère?
Quand le vôtre périt par un destin cruel ,
Un même coup frappa votre coeur paternel .
Mon sort est plus affreux , car sans' votre justice ,
Mon coeur partagera la honte du supplice ;
Quand on punit mon fils du plus noir des forfaits ,
Ah ! sachez que ma vie est un de ses bienfaits .
Elle ajoute à ses mots l'histoire déplorable
D'un fils que sa tendresse a fait croire coupable.
Le monarque attendri commande qu'à l'instant
On détache les fers du vertueux enfant.
Ah ! vivez , lui dit-il , vivez pour votre mère ,
Non plus pour partager ses chagrins , sa misère ,
Mais pour jouir d'un sort digue de vos vertus.
Oui , je vous rends ces biens que vous aviez perdus ;
Heureux , quand des forfaits je dois tirer vengeance ,
Si je trouvais toujours à sauver l'innocence !
DELESTRE POIRSON.
1
D 2
52 MERCURE DE FRANCE ,
ENVOI DES LETTRES PORTUGAISES A MADAME *** .
LISEZ-LES ces Lettres brûlantes
Dont chaque mot est dicté par le
Où la plus tendre des amantes
coeur ;
En traits si vifs peint son bonheur ,
Ses craintes , ses regrets , ses peines déchirantes ,
Et d'un long désespoir l'insupportable horreur .
Plus d'une fois leur langueur , leur délire ,
Pourra vous rappeler l'amant ·
Qui goûta ce bonheur et souffré ce martyre .
Ah! si l'émotion , ne fût- ce qu'un moment ,
A votre oeil attendri ne permet plus de lire ,
Gardez-vous de me le redire ....
Si l'amour donnait le talent .
Pour ramener votre coeur inconstant ,
N'aurais-je pas dû les écrire ?
EUSEBE SALVERTÉ .
LOGOGRIPHE .
J'ABONDE en maints et maints propos
Qui ne sont bons qu'à divertir les sots ;
Pourtant j'ai , par reconnaissance ,
Pris mon nom de celui qui m'a donné naissance .
Avec onze pieds je produis
Deux oiseaux ; l'un des meilleurs fruits
Que l'on cueille en été ; trois notes de musique ;
Ce qu'à savoir il faut que l'enfance s'applique ;
Le nom du Tout- Puissant ; l'un des départemens ;
Le quart d'un sou ; deux élémens ;
Ce dont jamais on ne fit quelque chose ;
Une fleur qu'on admire au jardin de Tripet ( 1 ) ,
Quand elle est fraîchement éclose ;
Le synonyme de baudet ;
( 1 ) Tripet , fleuriste renommé , dont les jardins sont ouverts au
public.
JANVIER 1812 . 53
Ge que plus on désire après le nécessaire
Un mot qui suppléait autrefois à colère ;
L'action qui plaît au méchant ;
Ce qu'on se dit en se quittant ;
;
Ce qui peut quelquefois embellir la nature ;
La principale nourriture
De l'homme ; ce qu'on trouve en quittant sa maison ;
Un séjour aquatique ; une douce boisson ;
Une chaussure pour la glace ;
Ce qu'on est entre soi , venant de même race ;
Le mot qu'on dédaigne à la cour ,
Mais que revendique l'amour ;
Un désagrément du vieil âge ;
Ce qu'amène avec soi l'orage ;
Un arbuste filamenteux ,
Que sa vertu rend précieux ;
L'objet qui roule sur nos têtes ,
Et dont le choc brûlant enfante les tempêtes ;
Ce que trouve chacun au bout de douze mois ;
Ce qui sert à couvrir les toits ;
Ce qui n'est pas sans ressemblance ;
Chose qui n'est pas vide et vient de l'abondance ;
L'astre qui brille dans la nuit ,
Et ce qui disparaît lorsque le soleil luit;
Ce que l'on est souvent en entrant dans le monde ,
Et l'utile produit d'un animal immonde ;
Ce qui n'est pas doux au toucher ;
Et ce qui sert pour attacher ;
Un arbre ; un lieu qu'habitent les Sybilles ;
Une , deux , trois , quatre , cinq ou six villes ;
Un berger ; un enlèvement ;
Ce qu'à l'enfant , dans l'âge tendre ,
Un régent s'efforce d'apprendre ,
A l'aide de son rudiment ;
La muse qui préside aux astres ;
Ce qu'après eux souvent entraînent les désastres ;
Ce qui procure au riche un linge blanc et fin ;
Ce qui reste au tonneau quand on a bu le vin ;
Un saint ; un pape ; un oiseau qui babille ;
Le délit de celui qui pille ;
Ce qui rend l'homme criminel ;
Une négation ; un sel ;
54 MERCURE DE FRANCE ;
Ce qui plongé dans un liquide ,
S'endurcit et devient solide ;
Du foyer l'endroit le plus chaud ;
L'asyle du petit oiseau ;
Le timide animal dont l'ouie est si fine ;
Le mal du cerf quand l'amour le domine ;
A Paris le plus long repas ;
Ce qu'allant au marché Jeannette porte au bras ;
Un végétal ami de toute terre neuve ;
Ce qui n'est pas entier ; plus que le double ; un fleuve
Fameux par ses débordemens ;
Le terme qui désigne et les lieux et les tems ;
Ce que souvent aux mouches l'on compare ,
Quand on veut exprimer que cela n'est pas rare ¿
L'épithète de brâsier ,
L'équivalent de châtier ;
Un canal fort étroit ; une ancienne mesure ;
Une sanglante et grossière injure ;
Trois pronoms personnels ; ce qui n'est pas souillé ;
Ce qui n'est jamais tôt ; ce qui n'est pas brouillé ;
Ce qu'il faut pour marcher ; une étoffe de laine ;
Le premier jour de la semaine ;
Ce qu'on doit toujours être et qu'on est rarement ;
L'opposé d'odoriférant ;
Un nom que l'on donne à l'avare ;
Certain vent auquel on compare
Un glorieux ; une conjonction
Qui lie entr'eux les mots servant à l'oraison;
Un instrument pour arme et pour le repassage ;
Le mot qu'on préfère au langage
De celui qui toujours promet ;
Ce que
la cuisinière met
Sur table au moment du service ;
Un livre contenant l'offiee
>
Du soir ; un vase antique ; un soutien ; un métal ,
Et le lieu de repos d'un féroce animal ;
Certain terme d'astronomie ;
Ce que tant d'animaux vont faire en la prairie ;
Un meuble propre au serrurier ;
Certain ciment propre à lier .
Je n'offre pas le nom de ce pupitre
Dont on s'aide chez soi pour écrire une épître ,
JANVIER 1812 . 55
Mais bien celui que chanta Despréaux.
Je porte encor le nom collectif des boyaux ;
Une pièce de bois que dans la terre on fiche
Un terrain qui demeure en friche ;
Ce que fait à la question
Un accusé , coupable ou non ;
L'action de prendre naissance ;
Un cri trop commun à l'enfance ;
fillette voudrait bien
Ce
que
Quand l'âge de seize ans lui vient ;
;
Ce qu'on est aisément quand on fait bonne chère ;
A tous les coeurs biens nés la chose la plus chère ;
Du sang une sécrétion
Trop sujette au danger de la rétention ;
Ce qui nous fait rougir ; l'amante de Pétrarque ;
Le Buffon du pays latin ,
A qui l'impitoyable Parque
Fit éprouver le plus cruel destin ;
Ce
que toujours se montre un homme sage ;
Ce qui pour le manger est d'un fort grand usage ;
Ce qu'on était le tems passé ,
Quand , coupable de vol , on était accusé ;
Un saint qui souffrit le martyre , 1
Et que sur les charbons ses bourreaux firent cuire ;
La femelle du porc ; ce qui n'est pas beaucoup ;
Ce qui provient souvent d'un mauvais coup ;
Un soi-disant égal dont le train ordinaire
Prouve évidemment le contraire ;
Une espèce de farfadet ,
Autrement dit esprit follet ;
Ce qui ne peut s'allier au courage ;
Ce qu'aime un téméraire et ce qu'évite un sage ;
Ce qui n'est pas gagné ; quelque faible clarté ,
Et le contraire de beauté ;
Un juge à qui la politique
Fit prononcer un jugement inique ;
Un champ propre aux combats ; ce qu'on tond sur le dos
Des béliers , des brebis , et des tendres agneaux ,
Des moutons et des mérinos ;
Naguère en France un fameux monastère ,
Renommé par sa règle austère ;
Un certain ton qui toujours nous déplaît ,
56 MERCURE DE FRANCE2,
Et ce que rarement on fait sans intérêt ;
L'amande qu'inventa certain maître d'office ,
Assez expert en ce service ,
Pour immortaliser de son maître le nom ( 2) .
Il eût eu de nos jours brévet d'invention !
Une femme affectant un ton de pruderie
Lequel ne cadre pas toujours avec sa vie ;
Une criminelle action ,
Pour laquelle la loi n'admet point de pardon ;
Un pronom possessif ; une sorte d'allure ;
L'équivalent de blême et celui de gageure ;
Un mouvement subit , inattendu ;
Le gît où l'on se plaît à rester étendu ;
Un coffret nécessaire à fille qui veut coudre ;
L'instrument propre à mettre un pain de sucre en poudre ;
Un animal rongeur ; un lieu propre aux vaisseaux ;
Le surtout qui couvre nos os ;
Un lambeau de muraille ou de menuiserie ,
D'habit ou de tapisserie ;
Ce qu'il faut éviter de la part du cheval ;
Ce qui lorsque tu cours se gonfle et te fait mal ;
Un combat singulier ; un signe de tristesse ;
La portion d'un tout ; ce que , dans sa détresse ,
Le pauvre va glaner ; un espace ; un poisson ;
L'herbage où l'on conduit vache , chêvre , mouton ;
Pas grand'chose en ce monde , et très -rare dans l'autre (3)
Si l'on n'est ici bas sage comme un apôtre (4) ;
L'épithète qu'on donne à ce que fait l'enfant
Qui va jasant , sautant , badinant , folâtrant ;
Un vieux mot pour dire capable ;
D'une prochaine fin le signe déplorable ;
Un terme familier pour exprimer les coups ,
Que drus comme la grêle on fait tomber sur vous ;
2
(2) On sait que les prâlines , autrement dites dragées grises , furent
inventées par un maître d'hôtel du maréchal duc du Plessis- Praslin ,
dont elles prirent leur nom.
(3) On sait assez quel cas l'on faisait , dans l'ancien régime , d'un
élu , ou conseiller en élection .
(4) Beaucoup d'appelés , peu d'élus : Mulți sunt vocati , pauci verò,
electi.
JANVIER 1812 .
57
Un demi- dieu ; ce qui n'est pas le même ;
Comment gît le malade en un danger extrême ;
Un lieu propre à battre le grain ;
Ce que l'on met au four pour en avoir du pain ;
Un lieu sacré que l'on dessert à l'ombre ;
Un titre dont on vient d'honorer un grand nombre ;
Autre titre que l'on chérit ,
Procurant quelque gloire et fort peu de profit ;
Ce qui fait rompre ou garder le silence ;
Ce qu'on déduit du poids qu'annonce la balance ;
Un homme simple , cauteleux ;
Ce qui couvre et ternit les yeux ;
D'église certaine rubrique ;
Certain volume lithurgique ;
Ce qu'un ívrogue a souvent à la main ;
Un oignon anti- scorbutique ;
Certain décret connu chez le peuple romain ;
Deux unités ; le nom d'un grand apôtre ;
Un terme privatif et de l'un et de l'autre ;
Un être dénué de toute agilité ;
Un terme destructeur du motfécondité ;
Ce qui n'est pas couvert , et ce qui n'est pas tendre ;
Ce qui duit à l'oiseau quand les airs il veut fendre ;
Une délinéation ,
Puis une lamentation;
Ce qui n'est pas le mieux ; l'article que l'on pose
En tête de son nom , pour être quelque chose ;
Ce que l'homme de cour affecte d'être , mais
Ce qu'il n'est que trop sûr qu'il ne sera jamais ;
Bref, ce qu'un orateur de doctrine profonde
Débite ainsi que moi pour endormir son monde.
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est les oing voyelles de l'alphabet.
Celui du Logogriphe est Pépie , où l'on trouve : épi , Pie ( pape )
et pie ( oiseau ).
Celui de la Charade est Ventre -saint-gris.
SCIENCES ET ARTS.
DE L'INFLUENCE DES SCIENCES SUR LES PRÉJUGÉS POPULAIRES .
Essai lu à la séance publique de la Classe physique
et mathématiques de l'Institut , le 6 janvier 1812 , par
M. BIOT.
"
LORSQU'ON suit la marche de la civilisation à travers les
révolutions diverses qui l'ont successivement retardée ou
accélérée , on observe que , dans tous les tems , il s'est
trouvé un certain nombre d'hommes éclairés qui ont conservé
le dépôt des connaissances humaines , et l'ont transmis
à la postérité . Selon que les circonstances deviennent
favorables ou contraires aux progrès de l'esprit humain ,
on voit ce petit groupe se grossir ou se resserrer : il s'éteint
presque entièrement pendant la barbarie du moyen âge
mais ensuite il se ranime , et à la faveur de l'imprimerie
il étend bientôt son influence sur la société toute entière .
Alors l'instruction cesse d'être concentrée dans un petit
nombre d'individus ; elle devient le partage des classes
élevées , d'où elle se propage dans le peuple par l'exemple ,
qui sera toujours le plus sûr moyen d'éducation dont le
peuple soit susceptible. Dans cet état de la civilisation
l'influence morale de la classe éclairée sur les autres est
très -puissante . On en peut juger par les effets qu'elle a
produits depuis deux siècles qu'elle s'est complètement
développée . Ce n'est pas ici le lieu de retracer dans tous
leurs détails ces nombreuses et utiles conquêtes de la raison
sur l'ignorance ; mais pour me borner à celles dont l'histoire
paraît plus spécialement convenir à cette assemblée ,
j'essaierai aujourd'hui de passer en revue quelques- uns des
préjugés que les sciences ont détruits . Peut- être n'est - il pas
inutile , pour la philosophie , de compter ainsi de tems en
tems avec nous - mêmes et de ramener nos regards en
arrière sur les erreurs sans nombre que les hommes ont
successivement abandonnées . C'est ainsi que l'on aguerrit
les enfans , en leur faisant toucher les objets qui , dans
l'obscurité , leur avaient paru des fantômes ..
,
L'année même qui vient de s'écouler a offert un de ces
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812. 59
phénomènes remarquables , qui furent pendant long- tems
l'épreuve la plus forte de l'esprit humain , et qui aujourd'hui
ne sont plus que l'objet de ses tranquilles méditations . Une
nouvelle comète s'est montrée , suivie d'une queue dont la
longueur eût paru terrible dans d'autres siècles . Elle a brillé
pendant plusieurs mois avec un éclat qui attirait tous les regards
, et n'a excité que la curiosité générale , sans aucun
mélange d'inquiétude . A peine a - t - elle donné lieu , dans les
campagnes , à quelques contes populaires , devenus dès leur
naissance un sujet de risée plutôt qu'un motif d'alarme .
Cette sécurité est tout-à-fait conforme aux principes de la
saine raison . Le phénomène dont nous parlons n'a rien
que
de très-naturel , et même de très -ordinaire aux yeux
des astronomes . Souvent ils observent des comètes qui
n'étant visibles qu'au télescope , passent sans exciter aucune
sensation , et ils avaient reconnu celle - ci long- tems
avant qu'on pût l'apercevoir à la simple vue . Les comètes ,
comme les autres corps qui composent notre système planétaire
, sont des astres permanens qui se meuvent autour
du soleil , suivant les mêmes lois que les planètes ; mais les
ovales qu'elles décrivent étant extrémement alongés , jusqu'au
point de se confondre , dans leurs parties visibles ,
avec des paraboles dont les branches s'étendent à des distances
infinies , il arrive qu'en circulant autour du foyer de
leurs mouvemens elles s'en éloignent tantôt à des intervalles
immenses , et tantôt s'en rapprochent à des distances
très -petites . Dans ce dernier cas la chaleur qu'elles reçoivent
du soleil étant toujours en raison inverse du carré de leur
distance peut acquérir une intensité prodigieuse . Newton
a calculé de cette manière que la comète de 1680 , à l'instant
de son passage au perihélie , avait dû éprouver une
chaleur vingt-huit mille fois aussi forte que celle de la terre
en été . Lorsqu'un si terrible accroissement de température ,
bien supérieur aux plus hauts degrés de chaleur que nous
puissions produire , a pénétré la substance d'une comète ,
on conçoit qu'il doit la réduire presque toute entière en
vapeurs . C'est très -probablement l'immense nuage résultant
de cette vaporisation qui forme les traînées lumineuses ,
les queues brillantes dont les comètes sont ordinairement
accompagnées . Aussi ces queues ne parviennent - elles à
leur plus grande longueur que quand les comètes ont
éprouvé le plus haut point d'énergie de la chaleur solaire ,
c'est-à -dire , après leur passage au périhélie , de même
que la chaleur de nos étés atteint sa plus grande force
60 MERCURE DE FRANCE ,
que
quelques jours après le solstice . D'ailleurs on observe
les queues sont , en général , d'autant plus brillantes et
plus longues que les comètes passent plus près du soleil,
Néanmoins la constitution propre de ces astres paraît avoir
aussi beaucoup d'influence sur ce phénomène , car on a vu
des comètes qui étaient accompagnées de queues , quoique
leur plus petite distance au soleil surpassât encore deux fois
celle du soleil à la terre . Telle fut la comète de 1747.
Celle que nous venons de voir l'année dernière , et dont la
longue queue jetait un si grand éclat , n'a jamais approché
du soleil à une distance égale à celle de la terre. Une
autre , celle de 1769 , était déjà suivie d'une queue trèslongue
lorsqu'on la découvrit , quoiqu'elle se trouvât encore
à plus de quarante millions de lieues du soleil ; et lorsqu'elle
se fut approchée de cet astre à une distance égale
au rayon
de l'orbe terrestre , sa queue avait plus de soixantesix
millions de lieues de longueur . Encore ne comprend-on
dans ces mesures que la partie des queues des comètes qui
jette assez de lumière pour être aperçue à travers l'épaisseur
de notre atmosphère ; d'où l'on doit inférer qu'elles
ont réellement beaucoup plus d'étendue que nous ne leur
en attribuons , car la seule différence de hauteur des
comètes sur l'horizon , et de la transparence de l'air dans
les divers climats de la terre , apporte déjà des différences
très -considérables dans les dimensions que leurs queues
nous paraissent avoir. Quant à la cause qui les alonge et
qui éloigne ainsi du soleil les vapeurs élevées à la surface
des comètes par la chaleur de cet astre , on ne peut former
à cet égard que des conjectures ; la plus vraisemblable est
celle qui attribue ce singulier phénomène à l'impulsion de
la lumière solaire sur les particules extrêmement ténues de
ces vapeurs suspendues dans le vide des cieux . Malgré
l'action puissante qui étend et disperse à de si grandes distances
les matières dont elles sont formées , les comètes
n'en poursuivent pas moins leur marche avec autant de
régularité que les autres corps célestes , et les lois de leurs
mouvemens sont aujourd'hui si bien connues , qu'avec un
très-petit nombre d'observations faites dans des positions
différentes de la terre , c'est -à - dire , séparées les unes des.
autres par des intervalles de quelques jours , ou peut prédire
avec une exactitude extrême la route qu'une comète
suivra dans le ciel pendant tout le tems de son apparition ,
et même en tirer des lumières sur l'époque future de son
retour ; mais la certitude d'une induction si éloignée exige
JANVIER 1812 .
rait , dans les observations , un degré d'exactitude dont
l'astronomie , toute parfaite qu'elle est , n'oserait encore
répondre , et qui même paraît le plus souvent impossible
à obtenir. Le contour vaporeux et incertain des comètes
ne permet jamais d'observer leurs bords , ni de déterminer
leur centre autrement que par approximation ; et la
moindre erreur commise sur ces données s'agrandit dans
une proportion immense , quand on la reporte à l'extrémité
invisible de ces orbites tellement excéntriques , qu'il
faut souvent à la comète plusieurs milliers d'années pour
les parcourir . Parmi toutes les comètes jusqu'à présent
observées , celle de 1759 est la seule dont le retour soit
parfaitement certain , précisément à cause de la fréquence
de ses apparitions . La période moyenne de ses révolutions
est de soixante-quinze ans , et sa plus grande distance au
soleil est seulement trente- cinq fois aussi grande que cellé
de la terre , ou environ de douze milliards de lieues . Elle
a déjà été observée cinq fois , dans les années 1759 , 1682 ,
1607 , 1531 et 1456. On n'a pas d'indications assez précises
pour remonter à des époques plus éloignées . Mais ce même
astre , maintenant si bien connu , offre , dans ses apparitions
successives , comme une sorte d'épreuve séculaire des progrès
de l'esprit humain . Ce fut en 1682 que le célèbre astronome
Halley découvrit , pour la première fois , la période de ses
retours . Soixante -quinze ans plus tard , en 1759 , Clairault
avait déjà calculé tous les dérangemens qu'il devait éprouver
dans sa marche par l'attraction des planètes , et il avait pu
prédire à quelques jours près l'époque de son retour au
périhélie . Cette épreuve , qui devait confirmer d'une manière
éclatante la théorie de la gravitation universelle , était
attendue par tous les savans de l'Europe avec une impatience
inexprimable . La comète , fidèle aux lois de Newton,
ou plutôt à celles de la nature , ne trompa ni leurs voeux ,
ni leurs calculs . Elle revint à l'époque précise que Clairault
lui avait assignée . Quatre révolutions plutôt , en 1456 , elle
avait trouvé les esprits dans une disposition bien différente
. Les Turcs venaient alors de renverser l'Empire grec,
et menaçaient d'envahir l'Europe . On crut que la comète
était le signe avant-coureur de ce fatal événement . Son
apparition répandit par-tout la terreur . Le pape Calixte ,
qui vraisemblablement ne partageait pas l'erreur géné
rale , mais qui pouvait là croire utile , ordonna des
prières publiques pour demander au ciel d'arrêter les conquêtes
des Turcs et de détourner sur eux les malheurs
2
62 MERCURE DE FRANCE ,
que la comète annonçait . Il accorda des indulgences &
ceux qui réciteraient trois fois par jour , dans cette intention
, l'oraison dominicale et la salutation angélique , et ,
si l'on en croit l'historien des papes , ce fut là l'origine de
l'Angelus que l'on récite encore aujourd'hui dans nos
églises . Comparez cette aveugle frayeur , cette profonde
ignorance des mouvemens célestes , avec la sécurité générale
que le peuple même vient de montrer à la vue d'un
phénomène pareil , et dites si l'esprit humain n'a pas fait
quelques progrès depuis trois siècles ; dites si ces progrès
ne sont pas en grande partie l'ouvrage des sciences , et
s'ils ne sont pas aussi utiles qu'honorables pour l'humanité .
Nous rions aujourd'hui de ces erreurs . Ce n'est point
toutefois sans beaucoup de peine que les hommes les ont
abandonnées . En 1680 , à l'époque où Newton suivait par
la pensée les mouvemens éternels des comètes et les assujétissait
à ses lois , elles effrayaient encore le monde.
Il fallut , pour calmer les esprits agités que le sage
Bayle publiât en 1682 ses fameuses lettres sur la comète ,
dans lesquelles , en parlant de toute autre chose , il prouve
si bien , et par tant de témoignages historiques , qu'il est
arrivé dans ce monde autant de malheurs sans comètes
que de comètes sans malheurs . Bayle n'avait pas seulement
à combattre le préjugé populaire , il lui fallait encore
tranquilliser les théologiens de son tems , qui se faisaient
un scrupule d'y renoncer. Il parla donc de théologie à
propos des comètes , et cette précaution , qui , de nos jours
ne ferait pas la fortune d'un livre , assura le succès du sien .
Le tems , en livrant à l'oubli les disputes religieuses , lui
a ôté l'à-propos qui faisait une grande partie de son mérite ;
mais peut-être Bayle serait-il plus nécessaire aujourd'hui ,
si tout le monde n'avait pas lu Bayle ..
Aux superstitieuses frayeurs qu'excitait autrefois l'apparition
des comètes , a succédé la crainte , en apparence
moins déraisonnable , que quelqu'une d'entr'elles vînt
heurter la terre dans son cours . Sans doute , si cet événement
devait arriver , et si la masse de la comète était considérable
, les conséquences en seraient terribles ; mais
heureusement les conditions nécessaires pour qu'il ait lieu
sont tellement circonscrites , il y a tant de difficultés , il faut
rencontrer si juste pour faire coïncider au même instant
et au même point de l'espace deux corps qui se meuvent
dans des directions différentes avec de si grandes vîtesses ,
que plusieurs milliers de siècles et de comètes accumulés.
1
JANVIER 1812 . 63
suffisent à peine pour donner le moindre poids à la probabilité
d'une pareille rencontre ; en sorte qu'il y aurait presque
de la folie à s'en inquiéter pendant le court intervalle
de notre vie . D'ailleurs , il pourrait encore arriver qu'une
comète renconfrât la terre , ou du moins s'en approchât de
fort près sans causer d'aussi grands malheurs ; car l'effet de
son attraction serait nécessairement proportionné à sa masse :
or tout semble indiquer que celle des comètes est extrêmement
petite. On le voit d'abord par l'exactitude même des
tables astronomiques modernes , où leurs attractions
sagères ne sont point comprises , et qui cependant ne laissent
pas de représenter parfaitement les observations ; cet
accord n'aurait pas lieu si quelqu'une des comètes omises
dans les calculs avait une masse assez considérable pour
produire des perturbations sensibles dans les mouvemens
planétaires . La même conséquence se déduit encore du
peu d'influence , ou plutôt de l'influence absolument inap-.
préciable qu'elles ont exercée sur les corps célestes dont
elles ont le plus approché . La comète de 1770 est de toutes
les comètes connues celle qui a passé le plus près de la
terre . Sa plus petite distance à notre globe fut quarantequatre
fois moindre que celle du soleil , ou d'environ sept
cent cinquante mille lieues ; elle y parvint dans la journée
du 1er juillet , ainsi ceux qui ont vu cette journée peuvent
dire qu'ils se sont trouvés , à cet égard , dans la position
la plus critique dont l'astronomie nous ait transmis le
souvenir. Cependant , il ne survint alors aucun dérangement
dans l'ordre accoutumé des phénomènes . La comète
n'a pas causé la moindre altération dans la durée de l'année ,
et elle y aurait produit un changement sensible pour
l'astronomie, si sa masse eût seulement égalé la dix- millième
partie de celle de la terre . Mais sans doute elle
devait être bien plus petite encore ; car cette même comète
a traversé le système des satellites de Jupiter qui sont de
très-petits astres , elle s'est par conséquent beaucoup approché
d'eux , puisqu'elle a passé entre leurs orbites , et
toutefois elle n'a pas occasionné de variations dans leurs
mouvemens . Enfin le phénomène des queues des comètes ,
d'accord avec les précédens , nous montre que la plupart
de ces astres , lorsqu'ils se sont rapprochés du soleil et de
nous , ne sont déjà plus que des amas de vapeurs sans
aucune solidité ; car , si les matières qui les composent
avaient une densité comparable avec celle des substances
qui sont solides sur la terre , comment pourrait - il arriver
64
MERCURE DE FRANCE,
qu'elles commençassent à se dilater si prodigieusement
et à se réduire en vapeurs lorsqu'elles sont encore à des
distances du soleil plus grandes que celles où la terre se
trouve ? L'énorme alongement de leur atmosphère dans
une température aussi froide annonce qu'elles n'ont pas ,
dans leur intérieur , un noyaur central capable de retenir
celle atmosphère par son attraction , comme la masse de
notre atmosphère retient la mince couche d'air qui l'enve
loppe . Ainsi , autant qu'on en peut juger par les effets et
par les analogies , nous n'avons rien à redouter des comètes
. Bornons -nous donc à les observer sans les craindre
; et gardons - nous bien , pour notre repos , de substi→
tuer de nouvelles terreurs à la place de celles dont les
sciences nous ont délivrés .
Elles ont eu assez à faire pour nous rendre ce service . Il
n'y a rien à quoi l'esprit humain ait plus travaillé qu'à s'en
chaîner lui -même par mille folles inventions . Comment
pourrait-on s'imaginer , par exemple , qu'il ait fallu aux
hommes plus de quinze siècles de civilisation pour se défaire
de la peur que leur causaient les éclipses et les conjonctions
des astres ? Cela semble incroyable , et pourtant
rien n'est plus vrai . Aujourd'hui que ces phénomènes sont
prévus , calculés plusieurs siècles d'avance dans leurs plus
petits détails , et qu'on les annonce chaque année à toutes
les classes du peuple par le secours de l'imprimerie , leur
aspect n'effraye plus personne , et ils ne pourraient pas
même servir pour jeter du merveilleux dans une description
; mais au neuvième siècle de notre ère on les redoutait
encore . Louis- le -Débonnaire , le fils de Charlemagne , tomba
malade de frayeur à l'apparition d'une comète en 837 et
mourut en 839 de la peur que lui causa une éclipse totale
de soleil cependant à cette époque même , comme dans
les siècles précédens , il existait toujours quelques hommes
supérieurs à ces préjugés populaires . On a une vie de Louisle-
Débonnaire , écrite par un auteur contemporain , sous le
titre d'Annales astronomiques : non -seulement il se moque
de la faiblesse de ce prince , il attaque , en général , le préjugé
qui faisait regarder les comètes comme des signes de
grands malheurs , et il se sert pour le combattre de cette
même méthode des raisons historiques employées par Bayle
800 ans plus tard ; mais l'imprimerie n'étant pas encore inventée
, ces lumières éparses et isolées ne pouvaient briller
que dans un petit espace , tout le reste était plongé dans la
nuit de l'ignorance et des superstitions .
JANVIER 1812 . 65
Dans des tems où l'on était si peu instruit des phénomènes
de la nature , il est bien aisé de concevoir que l'on
ait pu croire à la magie. La plus simple observation , une
propriété physique remarquée par hasard , devaient causer
tant d'étonnement , qu'on ne pouvait les expliquer que par
une puissance surnaturelle , et quoique ce genre d'explica
tion ne soit plus aujourd'hui admis en physique , on ne
peut disconvenir qu'il ne fût tout-à-fait commode pou
lever bien des difficultés . Mais ce qui est extraordinareA
SEINE
c'est qu'on ait pendant si long-tems condamné au les
magiciens , tandis que l'on faisait tant de cas des astrolognes
que leur science était devenue l'objet d'une charge à la
cour. Heureusement nous sommes guéris de ces chimères .
Mais le sommes-nous radicalement ? L'influence des
sciences qui les a fait disparaître est-elle assez répandue
assez générale ? A-t- elle si bien rassuré les imaginations
qu'il ne soit plus possible de les ébranler ? N'a- t-on pas vu
il y a peu d'années , les personnes du premier rang devenir
la dupe d'un misérable charlatan , au point de se persuader
qu'il les faisait dîner avec Henri IV , et souper avec Cléopâtre
? Quand les classes les plus élevées de la société ne
sont pas au-dessus de pareilles visions , quels doivent être
les préjugés du peuple ! Aussi voyons - nous encore aujour
d'hui dans les campagnes , et dans des campagnes voisines
de la capitale , de malheureux paysans mordus d'un chien
enragé , se refuser aux secours de la cautérisation , pour se
confier aux paroles d'une vieille . D'autres sont encore persuadés
que l'on peut jeter des sorts sur des troupeaux , et
qu'il y a des paroles pour arrêter les incendies . Le tems estilpassé
, où, dans Paris inême , une vieille femme dans un
grenier pouvait se donner ,pour sorcière , tirer les cartes ,
expliquer les songes , prédire l'avenir , et voir accourir chez
elle la bonne compagnie ? Ne faisons pas trop les braves ;
il est encore plus d'une ville de France où , avec un peu
de mystère , il ne serait pas très - difficile de se faire passer
pour sorcier. Que diriez -vous d'un homme qui , dans le
silence de la nuit , au fond des souterrains sombre asyle
des morts , à la lueur pâlissante des flambeaux , bouleverserait
à son gré les élémens,, changerait les liquides en
pierres et l'air en feu , exciterait par son seul attouchement
les explosions les plus terribles , ferait rouler des flammes
sur la surface des eaux , appellerait les éclairs et la foudre ,
ferait entendre des voix lugubres , évoquerait des fantômes
et agiterait des cadavres par d'horribles convulsions ? Ras
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
surez -vous , il s'agit seulement de quelques expériences de
chimie et de physique : mais la moindre de ces expériences
aurait , il y a trois cents ans , fait brûler le téméraire qui
l'aurait hasardée . Aujourd'hui que le siècle est plus ins
truit nous ne brûlons plus personne . La philosophie des
hommes éclairés détermine la confiance du peuple ; mais
cette philosophie est l'ouvrage des sciences ; elle s'affermira
d'autant plus qu'elles seront plus cultivées .
la
En effet , il est facile de le remarquer , les progrès étonnans
des sciences dans les deux derniers siècles ne nous
ont pas seulement enrichis de découvertes brillantes ,
destruction des anciennes erreurs en est devenue plus
facile . Il a suffi de les reconnaître pour les renverser . Nous
avons eu , il y a quelque tems , un exemple assez frappant
et une épreuve assez forte de cette influence de la vraie
philosophie , lorsque l'on vint à constater , avec une certitude
indubitable , un phénomène regardé jusqualors
comme une chimère par les savans mêmes , car les savans ,
comme les autres hommes , ont eu aussi par fois leurs préjugés
. Je veux parler des pierres météoriques . L'opinion
populaire et une tradition aussi ancienne que générale
avaient pour ainsi dire annoncé depuis long- tems le phénomène
. Plusieurs pierres que l'on donnait pour tombées
du ciel , avaient même été présentées aux académies et soumises
par elles à l'analyse chimique ; mais alors on tenait
beaucoup plus qu'aujourd'hui aux explications , en raison
peut-être de ce que l'on était moins instruit ; et l'on ne se
décidait pas facilement à croire une chose que l'on ne voyait
aucun moyen d'expliquer . Cependant , lorsque des recherches
nombreuses et très-exactes eurent prouvé que toutes
les pierres dont la chute était constatée par des détails authentiques
se trouvaient composées des mêmes matières ,
combinées à-peu-près dans les mêmes proportions , et de
manière à différer absolument des autres pierres que l'on
trouve à la surface de notre globe , il fallut bien convenir
de la possibilité du fait . Enfin , la chute d'un météore de
cette nature en France ayant été suffisamment constatée
les savans n'en doutèrent plus ; car leur occupation habituelle
étant de chercher des choses nouvelles , ils ont beaucoup
plus de facilité que le reste des hommes à les admettre ,
quand elles sont une fois démontrées . Mais il ne leur suffisait
pas de s'être détrompés , il fallait détromper les autres
et détruire dans la société une erreur qu'ils avaient accréditée
eux-mêmes . Cette tâche devenait beaucoup plus diffiJANVIER
1812 . 67
cile : ils avaient tant de fois répété que l'idée des pluies de
pierres était un préjugé populaire qu'on ne les en crut pas
eux-mêmes , quand ils voulurent la donner pour véritable .
Les gens instruits se faisaient un devoir de professer une
incrédulité qu'ils croyaient philosophique ; ils s'imaginaient
défendre les vrais principes , et ils étaient bien plus mal
aisés à convaincre que les savans , parce qu'ils n'avaient
pas comme eux le loisir et la curiosité d'écouter les preuves
du fait , de les discuter , de les peser et d'en apprécier la
vraisemblance . Ce fut donc pendant quelque tems comme
une sorte de ridicule aux savans de croire qu'il tombait des
pluies de pierres ; mais enfin ce phénomène , une fois désigné
à l'attention publique , a été si fréquemment observé
depuis , que tout le monde a fini par y croire , et s'étonner
qu'on ne l'eût pas reconnu plus tôt.
par
La franchise avec laquelle je viens d'avouer une erreur
long-tems défendue par les savans mêmes , paraîtra peutêtre
une sorte de victoire à tous les auteurs systématiques
qui se plaignent de voir leurs ouvrages et leurs miraculeuses
découvertes dédaignées par les corps savans ; mais ils se
presseraient un peu trop d'en tirer cette conséquence .
L'exemple que je viens de citer , un petit nombre d'autres
qu'on pourrait y ajouter peut-être , n'ont servi qu'à propager
, à fortifier l'empire de la saine philosophie . On a senti
que s'il n'est nullement philosophique de tout croire , il ne
l'est pas davantage de ne rien examiner . On s'empresse
aujourd'hui de consulter l'expérience ; on porte dans les
observations une exactitude sévère , et une réserve plus
grande encore dans les conséquences que l'on en tire . De
cette manière , chaque vérité nouvelle qui s'établit ne peut
plus être détruite , chaque pas nouveau que font les sciences
ne les expose point à rétrogader . Ceux qui peuvent les diriger
par l'influence de leur génie , et ceux qui par leurs
efforts ne font qu'en seconder les progrès , sont également
pénétrés de ces principes ; et je ne crains d'affirmer
pas
qu'aujourd'hui il y a autant d'impossibilité qu'une véritable
découverte soit regardée comme fausse , qu'il y en a
qu'une fausse soit admise comme véritable . Toutes les
personnes qui connaissent l'état présent des sciences conviendront
de l'exactitude de cette assertion .
En reconnaissant les services rendus par les sciences à
la raison humaine , on pourrait encore être tenté de croire
qu'elles rectifient nos opinions plutôt que notre conduite ;
que les préjugés dont elles nous délivrent sont pour la plu
E.
68 MERCURE DE FRANCE ,
part des erreurs isolées qui , troublant notre jugement en
un seul point , et pour des objets éloignés de l'usage ordinaire
, n'ont qu'une très - faible influence sur l'ensemble de
notre vie . Ce ne serait pas connaître tout le pouvoir des
préjugés , que de le borner à si peu de chose . Leur puissance
n'est pas seulement accidentelle et passagère ; ils.
nous saisissent dès la naissance et nous accompagnent jusqu'au
tombeau . Nous vivons en eux et avec eux ; mais de
même qu'un aveugle né ne peut se former aucune idée de
la lumière , de même celui qui n'a pas soulevé le bandeau
des préjugés ne saurait en imaginer les effets .
L'unique moyen de dissiper les nuages dont ils nous environnent
, c'est d'assujétir toutes nos opinions à un examen
sévère , de comparer les motifs qui nous portent à les rejeter
ou à les admettre , de les balancer dans le silence des
passions , et d'établir ainsi nos jugemens sur des principes
fixes qui déterminent avec précision leurs divers degrés de
vraisemblance . Cette discussion approfondie , et portée au
plus haut point de scepticisme , forme une branche trèsimportante
des mathématiques , que l'on appelle le calcul
des probabilités .
Ge calcul , appliqué aux observations des sciences , fait
apprécier le degré de confiance qu'elles méritent , et montre
comme il faut les combiner pour en tirer les résultats les
plus sûrs . Appliqué aux grands phénomènes moraux et
physiques , qui se répètent avec constance ou qui oscillent
dans des limites peu étendues , il apprend à juger de leur
réalité , à évaluer la vraisemblance des causes auxquelles on
les attribue , à découvrir les termes extrêmes el constans
vers lesquels ils tendent et qu'ils n'atteignent que dans l'infini
. Sous ce dernier rapport , le calcul des probabilités a
de très -grandes applications . Il fixe les principes sur lesquels
on doit établir les chambres d'assurance , les tontines
, les caisses de secours , les rentes viagères et plusieurs
autres institutions importantes des peuples civilisés .
Lorsque les données qui déterminent les événemens
deviennent trop nombreuses ou trop compliquées pour
que l'on puisse les soumettre à un énoncé mathématique ,
ce qui comprend les circonstances les plus ordinaires de
la vie , le calcul des probabilités nous offre encore les
aperçus les plus sages pour diriger notre conduite ou régler
nos opinions . L'exemple des phénomènes calculables
nous présente alors une infinité d'analogies propres à éclairer
notre jugement , à guider sa marche , et à lui donner cette
¿percuss
JANVIER 1812 .
69
sûreté que l'on acquiert quelquefois bien chèrement par
l'expérience personnelle. Ces analogies sont , pour ainsi
dire , les résultats les plus généraux du bon sens réduits à
leur expression abstraite ; et presque tous nos préjugés
n'en sont que des violations plus ou moins directes , soit
que nous méconnaissions les véritables causes des faits
par ignorance , soit que nos passions les altèrent , soit
enfin que nous en combinions les probabilités d'une manière
incomplète ou fausse . La plupart de nos erreurs peuvent
se ranger dans l'une de ces divisions .
C'est l'ignorance qui empêche le peuple de distinguer
dans les opinions qu'on lui présente leurs degrés de probabilités
divers . C'est l'ignorance qui lui rend tous les faits ,
même ceux qui sont les plus contraires aux lois immuables
de la nature , aussi croyables que les faits les plus
ordinaires ; c'est elle qui , par les prestiges dont elle l'enveloppe
, devient une des plus grandes sources de sa crédulité
, de son inconstance , et quelquefois de ses crimes .
Dans une classe plus élevée où l'on pourrait mieux apprécier
les probabilités , c'est la prévention qui nous fascine
les yeux , et qui nous fait souvent attribuer un très -grand
poids à des données fort incertaines , ou même tout-à-fait
invraisemblables . L'habitude , la peur , l'espérance , toutes
les passions qui nous dominent produisent également ces
effets . Tout le monde sait qu'un quine à la loterie est un
événement extrêmement improbable ; mais trouverait -on
beaucoup de personnes qui eussent assez de force d'esprit
pour ne pas s'inquiéter d'un quine , si leur vie y était attachée?
Cependant nous bravons tous les jours , sans y songer,
des hasards bien plus dangereux , parce que nous y sommes
accoutumés . La société présente une foule d'erreurs de ce
genre et plus frappantes encore . Un homme s'est par
hasard trouvé lui treizième à table . Il n'y a rien dans ce
nombre de treize qui renferme aucune propriété malfaisante
. Cependant son imagination se frappe ; il croit qu'il
va mourir , et tombe réellement malade . Un de ses amis
va le voir , lui apprend que la mort a frappé un des convives
; à l'instant sa crainte se dissipe ; il rit lui-même de
sa faiblesse , et il est guéri . Ce sont - là , dira - t -on , des
préjugés évidemment déraisonnables . Il est vrai , mais de
très-grands esprits , et des hommes très - braves y ont succombé
. Leur imagination préoccupée donnait un corps à
l'invraisemblance . L'intrépide maréchal de Montrevel , qui
70 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812.
avait affronté la mort dans vingt batailles , mourut , dit-on ,
de frayeur , parce qu'une salière s'était renversée sur lui .
En général , quiconque voudra examiner de près nost
opinions et notre conduite , trouvera que nous sommes
bien rarement nous -mêmes . Nous sommes conduits ,
comme des enfans , par les lisières de nos erreurs , et nos
passions les plus terribles ne sont bien souvent que l'ouvrage
de nos préjugés . Voyez cet homme dont l'air ' sombre
et farouche annonce l'agitation violente qui exalte toutes les
puissances de son ame : voyez-le suivre d'un oeil avide et
inquiet les mouvemens incertains d'une boule , aux caprices
de laquelle il vient , pour la dernière fois , de confier sa
destinée ; biens , repos , famille , honneur , il a tout joué
sur la foi d'une martingale . Le malheureux ne sait pas que
dans une série de coups indépendans les uns des autres ,
les événemens passés n'ont aucune influence sur les événemens
futurs . Le voilà ruiné , abîmé , réduit au plus
affreux désespoir . Regardez cet autre qui marche seul , la
nuit , à une heure indue , tremblant d'être remarqué . Vingt
familles lui ont confié leur fortune et tous leurs moyens
d'existence . On croit qu'il les fait valoir utilement dans
un commerce avantageux et honorable , il les joue au
jeu de hasard le plus dangereux . Depuis une année
entière il poursuit avec acharnement une chance qui
peut-être arrivera le lendemain du jour où il sera ruiné. La
même erreur l'a perdu et perdra encore beaucoup d'autres
dont la raison aurait résisté , si la fausseté de ces combinaisons
imprudentes était mieux sentie et plus généralement
connue. Alors nous renoncerions à ces jeux funestes
dont l'existence , comme l'a si bien dit un savant illustre ,
est alimentée par les faux raisonnemens autant que par la
cupidité qu'ils fomentent . Avec des idées plus exactes des
probabilités , c'est-à -dire , avec un usage plus général du
bon sens , nous ne croirions point à de prétendues veines
de bonheur et de malheur qui n'ont aucune réalité ; nous
chercherions les causes des événemens dans leurs véritables
sources , et non pas dans de vaines illusions ; et par
cette habitude constante , nous serions plus en état d'apprécier
les probabilités, quelquefois si légères , qui décident
du bonheur des hommes , souvent même de leur vie et
de leur honneur . En général , on ne saurait trop le redire ,
tournons nos efforts vers l'étude des sciences , c'est le
principe de vie et de force pour l'esprit humain .
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
:
DETAILS HISTORIQUES DE LA PREMIÈRE EXPÉDITION DES
CHRÉTIENS DANS LA PALESTINE , SOUS L'EMPEREUR
ZIMISCES tirés d'un manuscrit arménien inédit de la
Bibliothèque imperiale , composé dans le douzième
siècle par MATHIEU D'EDESSE , traduits en français par
F. MARTIN. A Paris , chez Lemarchand , libraire. --
CET essai de traduction est un hommage rendu par un
élève au professeur qui le dirige dans l'étude de la
langue arménienne : étude , à ce qu'il paraît , trop peu
suivie jusqu'à ce jour , par nos orientalistes , et de laquelle
on peut se promettre des découvertes utiles pour
les sciences et les lettres . Si l'on en juge par les deux
fragmens que M. Martin donne au public , l'interprétation
seule des manuscrits dont la Bibliothèque impériale
est propriétaire , suffirait pour récompenser des
soins qu'on y donnerait ; mais on peut espérer encore
de plus grands avantages de l'étude de cette langue ;
les monastères arméniens , comme autrefois ceux de
notre occident , renferment un grand nombre de manuscrits
parmi lesquels il ne serait pas impossible qu'on
retrouvât plusieurs des grands écrivains de l'antiquité et
une partie de ce qui manque à nos richesses littéraires.
M. Martin entre à ce sujet dans un détail un peu long
trop long peut- être , des pertes que nous avons faites en
ce genre et que tout le monde connaît. Ce zèle des religieux
pour la conservation des manuscrits excite , avec
raison , son admiration et sa reconnaisance ; mais je ne
sais s'il n'en exagère pas un peu l'expression . C'est ainsi
qu'en parlant des ravages et des incendies qui , dans le
seizième siècle , détruisirent plusieurs grandes biblio- .
lhèques , « s'ils se fussent étendus , dit- il , jusqu'à l'ab-
» baye de Saint- Remi de Reims , probablement le seul
» exemplaire de Phèdre qui se trouvait en Europe et qui
72 MERCURE DE FRANCE ,
» existait alors dans cette maison , aurait disparu , et
» nous n'aurions jamais connu cet excellent auteur que
» de nom . On doit son ouvrage à un monastère . » La
raison et la justesse demandaient qu'on dît : La conservation
de son ouvrage . « Heureusement , ajoute -t- il , ces
>> ravages n'ont été que locals . » Ici la grammaire voudrait
locaux ; car , comme dit Merlin dans le Mercure
galant ,
Al est un singulier dont le plurier fait aux.
Après avoir rendu justice aux excelentes vues du
traducteur et reconnu avec lui que l'étude de la langue
arménienne peut être d'une grande utilité pour la littérature
en général et pour l'histoire du Bas-Empire en
particulier , qu'il me soit permis de lui faire observer
que ce n'est point une raison pour déprimer ceux qui ,
les premiers , ont débrouillé le cahos de cette époque .
M. Le Beau , qu'il appelle le professeur Le Beau , compilateur
des historiens grecs , ne devait pas être traité
avec ce ton de supériorité dédaigneuse . Enfin , jusqu'àce
que le manuscrit arménien dont M. Martin publie un
fragment , soit entièrement traduit , et que l'ouvrage de
Mathieu Erez soit connu et apprécié , on ne pourrą
s'empêcher d'accorder quelque estime au travail de
M. Le Beau et de son judicieux abbréviateur .
Il ne s'agit pas , au surplus , d'un fait historique inconnu
en Europe , comme le dit M. Martin : l'expédition
de Zimiscès dans la Palestine , expédition qui précéda
d'un siècle les Croisades , est marquée , dans les historiens
, comme une des plus brillantes de ce prince guerrier
, qui se montra digne du trône où il était monté par
un crime. On sait qu'amant favorisé de l'impératrice
Théophano , femme de Nicéphore II , il fut introduit
par elle dans l'appartement de l'Empereur qu'il trouva
Couché par terre et endormi ; qu'il l'éveilla d'un coup de
pied , le vit massacrer sous ses yeux , et acheva lui-même
la victime . On a prétendu que pour ne point partager
avec Théophano le fruit de son attentat , il la relégua
dans un monastère ; et que le patriarche de Constanti
nople , en mettant cette condition à son couronnement ,
JANVIER 1812 .
que
le
ne fit qu'obéir à ses ordres secrets . On désirerait
manuscrit arménien , ou plutôt le fragment qu'en a traduit
M. Martin , donnât quelques détails particuliers sur
ce grand événement ; mais il ne traite que de l'expédition
de Zimiscès qui était déjà affermi sur le trône par
quelques années de règne . Ce qui, ajoute à l'intérêt de
cette relation , c'est la lettre très- longue de Zimiscès luimême
à son allié le roi d'Arménie , dans laquelle il
lui rend compte de ses victoires . Dans sa marche rapide ,
il a l'air de voyager , et sa lettre ressemble assez à un
itinéraire de Constantinople à Jérusalem , comme nous
´en avons vu depuis , avec cette différence , que celui
de Zimiscès est écrit avec une simplicité noble , et du
ton dont il faut parler des grandes choses . Tout y respire
un saint respect pour les objets de la vénération des
chrétiens , et je doute que jamais croisé ni pélerin ait
montré un enthousiasme plus religieux que celui de
Zimiscès , soit pour les cheveux de saint Jean - Baptiste ,
soit pour les chaussures de Jésus - Christ , qu'il trouve à
Gabaon. Arrive-t- il à Tibériade : « Nous avons quitté ce
>> canton , dit-il , sans y commettre le moindre dégât ,
» parce que c'est la patrie de plusieurs saints apôtres .
>> Nous avons tenu la même conduite envers la ville de
» Nazareth , où la sainte vierge Marie , mère de Dieu ,
>> reçut l'annonce de la part de l'ange . » On reconnaît
l'homme qui , quelques années auparavant , avait fait
placer sur un char de victoire destiné à son triomphe ,
une statue de la Vierge , et l'avait fait triompher à sa
place . Une chose pourtant me confond ; c'est ce qu'il
dit de ce même canton de Tibériade : « Lieu où notre
>> seigneur J. C. opéra le miracle des 103 poissons .
Est-ce erreur dans la version ? Est- ce erreur dans le manuscrit
? et , dans ce cas , comment le traducteur ne
l'a-t-il pas rectifiée ? Il est trop clair que c'est du miracle
des cinq pains et des deux poissons que veut parler ici
Zimiscès mais comment s'est-il trompé à ce point ?
n'est- ce pas assez du scandale que donna , il y a quelques
années , dans une petite paroisse des environs de Paris ,
la méprise grossière d'un bedeau sur ce même miracle
de J. C. , qui nourrit cinq mille hommes avec cinq pains
>>
74 MERCURE DE FRANCE ,
et deux poissons ? Chargé par le curé d'annoncer que ce
serait le sujet de son sermon du dimanche suivant :
Monsieur le curé , dit- il , prêchera sur le miracle de
J. C. qui nourrit cinq personnes avec cinq mille pains et
deux mille poissons . Aussitôt , longs éclats de rire , dont
le bruit retentit jusqu'au curé . Celui- ci se doutant de
quelque bévue , demande au bedeau comment et dans
quels termes il a rempli sa mission . Le bedeau répète
ce qu'il vient de dire . -Eh ! butor , ne t'avais -je pas dit
qu'il s'agissait de cinq mille hommes nourris avec cinq
pains et deux poissons ? - C'est pour le coup , reprend
le bedeau , qu'ils auraient ri bien davantage . Quoique
l'histoire m'ait été garantie par des personnes dignes de
foi , je ne voudrais cependant pas jurer que la replique
du bedeau ne fût une de ces malices irréligieuses , amusemens
trop ordinaires de quelques esprits libertins du
dernier siècle .
- ·
Cette lettre de Zimiscès au roi d'Arménie est suivie de
deux autres du même empereur ; l'une au commandant
des troupes de Daron ; l'autre au philosophe Léon , docteur
arménien . Par cette dernière il invite le docteur à
venir à Constantinople pour être témoin de la fête des
chaussures de J. C. et des cheveux de saint Jean-Baptiste
. « Nous désirons , lui dit-il , que vous ayez des en-
>> tretiens avec nos philosophes . Cela nous fera plaisir et
>> nous procurera un délassement agréable . » Cette phrase
du souverain rappelle le goût des sujets pour les disputes
théologiques et l'esprit ergoteur des Grecs du Bas - Empire
. « Le docteur Léon , ajoute l'auteur arménien ,
» parla devant l'empereur avec les philosophes grecs ; il
» fut admiré par tous les savans du pays ; car il répondait
» d'une manière admirable à toutes les difficultés qu'on lui
» faisait. »
Qui croirait qu'une expédition faite dans des sentimens
si religieux , dût être , pour celui qui l'avait entreprise
, l'occasion de sa mort ? Zimiscès revenait vainqueur
à Constantinople ; en traversant la Cilicie , il voit d'immenses
domaines couverts de troupeaux et de fruits ; il
demande à qui ils appartiennent ; on lui dit que c'est à
Bazile , son chambellan et l'un de ses ministres . « C'est
JANVIER 1812 . 5
donc pour enrichir un ennuque , dit- il , que les peuples
s'épuisent , que tant de braves soldats répandent leur
sang et que les Empereurs vont exposer leur vie dans
les combats : » Ces paroles furent rapportées à Bazile qui
fit administrer à l'Empereur un poison lent dont il mourut
en arrivant. On regrette encore ici que le fragment
de traduction de M. Martin ne s'étende pas jusqu'à la
mort de Zimiscès ; il résulte du récit de l'auteur arménien
que ce prince aurait encore vécu assez long-tems
pour être témoin des fêtes religieuses qu'il avait préparées
pour son retour , tandis que les autres historiens le
font mourir à son arrivée : cette contradiction vaudrait
la peine d'être éclaircie.
6
A ces détails de la première expédition des chrétiens
dans la Palestine , le traducteur a joint un autre extrait
d'un ouvrage en langue arménienne , non traduit , mais
imprimé à Constantinople en 1730 de notre ère . C'est
un chapitre de plus au livre des grands effets produits
par de petites causes . On y voit comment , à l'occasion
d'un cheval que le roi d'Arménie ne voulut pas céder à
un vice-roi de Perse , les royaumes de Perse , d'Arménie
et l'Empire grec se trouvèrent engagés dans une guerre
aussi cruelle que désastreuse . Le traducteur , dans la
préface de ce second extrait , se plaint des peines que lui
ont données la prolixité, le défaut d'ordre , les répétitions
et le mauvais style de l'auteur. Ce qu'il y a de certain ,
c'est qu'on n'y retrouve pas la simplicité et la franchise
de style du premier historien . On croirait aussi ( et
M. Martin y autorise en quelque sorte par ce qu'il dit luimême
des défauts de son original ) qu'il ne s'est pas senti
obligé envers lui à une scrupuleuse fidélité . Ce système
de liberté pourrait bien avoir donné à quelques passages
de sa version cette couleur par trop moderne qu'on y
remarque. Il me paraît du moins permis de douter qu'il
se soit astreint à une traduction littérale dans ces phrases :
<< Il se forma tout-à-coup sur l'horizon politique de ceș
» puissances un orage épouvantable.... Le haut clergé en
un clin-d'oeil fit lever le peuple en masse...... L'empe-
>> reur des Grecs électrisé par ces circonstances , etc. »>
Ces locutions et ces métaphores semblent être plutôt des
་
76
1
MERCURE
DE FRANCE
,
équivalens que l'expression simple et franche de l'original.
Ce ne sont- là , au surplus , que des doutes que je
soumets au lecteur et qui ne peuvent atténuer beaucoup
le mérite de la traduction de M. Martin : mais un caractère
vraiment distinctif de ces deux morceaux d'histoire ,
une formule commune aux deux auteurs , et , à ce qu'il
paraît , aux écrivains orientaux , c'est ce que j'appellerais
le discours personnel direct ; ce sont ces phrases où , par
exemple , après avoir représenté toutes les classes du
peuple arménien rassemblées et délibérant , l'auteur
ajoute « ils se dirent : ne perdons pas un seul instant ,
» et n'employons pas à délibérer un tems précieux , etc. »
J'oubliais de dire que ce dernier extrait a déjà été inséré
dans le Magasin Encyclopédique de septembre dernier.
C'est une recommandation en sa faveur plus puissante
que tout ce que je pourrais ajouter .
LANDRIEUX .
ALMANACH DES MUSES POUR L'AN 1812.- Un vol . in- 12
de 312 pages , petit papier , orné d'une belle gravure
et d'un frontispice gravé , avec un joli fleuron , dont
l'un représente Eginhard et Imma surpris par Charlemagne
; et l'autre , l'Aurore annonçant la naissance
du roi de Rome . - Quarante-huitième volume de la
collection . - Prix , broché , 2 fr. 50 c. , et 3 fr. 25 c.
franc de port. -A Paris , chez Louis , libraire , rue
de Savoie , nº 6.
DEPUIS près d'un demi- siècle , l'Almanach des Muses
se charge du soin de transmettre aux amateurs de la littérature
les poésies légères de nos plus célèbres et de nos
plus aimables écrivains . Le succès mérité dont cet Almanach
a joui pendant trente ans , ouvrit le champ aux
spéculations : de l'Almanach des Muses sont nés les
grands et petits Almanachs des Dames , les Etrennes
lyriques , les Etrennes d'Apollon , etc. , etc. , etc .; mais
malgré tous les efforts des éditeurs de ces différens recueils
, c'est à celui qui porte leur nom que les Muses.
JANVIER 1812 .
77
accordèrent toujours leurs présens les plus précieux . Si
quelques favoris du Pinde ont parfois embelli les nouveaux
Almanachs de leurs charmantes productions , leur
infidélité ne fut que passagère ; souvent même elle ne
fut pas aperçue. Semblables à ces amans un peu trompeurs
, mais adroits , qui , sachant être volages , sans
cesser néanmoins de paraître constans , se trouvent le
même jour aux tendres rendez -vous de plusieurs beautés
rivales , leur donnent à chacune les mêmes marques
d'amour , et réservent cependant une caresse de préférence
à l'objet de leur première tendresse , ces auteurs
enrichissaient à- la-fois des mêmes fruits de leurs veilles
l'ancien et les nouveaux recueils , mais réservaient pour
l'ancien celle de leurs pièces fugitives qui avait à leurs
yeux plus de charme . C'est en vain que les derniers
recueils , en ravissant au premier le droit exclusif de plaire ,
qu'il avait conservé long-tems , essayèrent aussi de lui
ravir des droits consacrés par une longue et douce habitude
; l'Almanach des Muses n'a point perdu sa prééminence
.
Celui de cette année contient un nombre assez considérable
de poésies avouées par le goût . On est charmé
d'y retrouver les morceaux composés par MM. Treneuil ,
Baour-Lormian , Michaud et Vigée , à l'occasion de l'illustre
naissance , et une ronde de M. Etienne sur le
même sujet. Chacune de ces pièces se fait remarquer par
un, mérite différent. Comme elles ont été insérées dans
les feuilles périodiques et sur-tout dans le Mercure , nous
n'en citerons aucun fragment ; mais nous regrettons de
ne pouvoir rappeler ici l'ode pleine de verve et de
noblesse où M. de Treneuil a chanté les grandes destinées
du roi de Rome . Ce poëte qui a débuté avec tant
d'éclat , il y a quelques années , par son beau poëme
élégiaque des Tombeaux de Saint-Denis , soutient , consolide
par ses nouveaux ouvrages la brillante réputation
qu'il s'est acquise .
On se plaît à relire aussi , dans l'Almanach des Muses
de cette année , l'Amour mouillé , petite pièce d'Anacréon
, traduite par M. de Saint-Victor. Cette bagatelle
délicieuse rappelle aux amis des lettres la reconnaissance
78
MERCURE
DE
FRANCE
, qu'ils doivent à M. de Saint-Victor , qui , en traduisant
avec tant de bonheur le poëte voluptueux et tendre dont
la gloire immortelle naquit au sein de tous les plaisirs ,
a prouvé que la grâce , quelque fugitive qu'elle soit ,
peut cependant être saisie .
MM. Arnault , d'Avrigny , le Bailly , Legouvé , Millevoye
, Parseval Grandmaison , n'ont pas oublié de payer
le tribut du talent à l'Almanach placé sous la protection
des chastes soeurs , qui orna leur front de plus d'un laurier.
Parmi les poésies de longue haleine , on distingue une
Epître de M. Ducis à son ami M. Andrieux , et un
Poëme sur la mort de Henri IV , par M. Mollevaut .
Nommer M. Ducis , c'est déjà faire l'éloge de l'ouvrage .
La nouvelle Epître sortie de la plume de ce poëte célèbre
, respire une sensibilité vraie , une naïveté touchante
, et une bonhommie admirable . On se sent vivement
attendri à la lecture de ces vers :
O sincère Andrieux ! je t'ai trop tard connu.
Que Thomas , né si bon , si pur , tendre , ingénu ,
Thomas t'aurait aimé ! comme toi , sans envie ,
Il veillait sur sa soeur qui veillait sur sa vie .
Collin te manque : hélas ! je le sens , je le vois ,
Mais va , je t'aimerai pour Collin et pour moi.
Oh ! de combien d'amis j'ai vu s'ouvrir la tombe !
Nos jours sont un instant : c'est la feuille qui tombe.
Nous serons tous bientôt rendus aux mêmes lieux ,
Thomas , Ducis , Collin , Florian , Andrieux ,
Nous voilà deux encor : plus près de la nacelle ,
Me voilà sur le bord , le vieux nocher m'appelle ,
Un noeud pent à la vie encor nous attacher :
C'est quelque bien à faire , il faut nous dépêcher.
Dans la mort de Henri IV , M. Mollevaut s'est montré
digne de son sujet . Le style de ce poëme est simple ,
élégant et noble. Après avoir peint en beaux vers les
tristes pressentimens qu'éprouva le bon roi quelques
heures avant sa mort , le poëte s'écrie :
Où donc était Sully dans cette heure cruelle?
Henri veut voir Sully , c'est Sully qu'il appelle .
Ce mouvement nous paraît d'une grande beauté .
JANVIER 1812 . 79
Le récit de l'événement horrible qui plongea la France
dans le deuil est réellement épique . Le tableau qui suit
ne l'est pas moins :
O combien cette nuit , témoin d'un tel malheur ,
Entend de cris plaintifs percer ses voiles sombres ,
De longs gémissemens prolongés dans ses oinbres !
Femmes , enfans . vieillards , dans ce commun danger ,
Remplis d'un même effroi , n'osent s'interroger.
Tout ce peuple à grands flots , de ses temples antiques
Inondant les parvis , remplissant les portiques ,
Aux pieds de l'Eternel dépose ses douleurs.
O toi , s'écriait-il , les yeux baignés de pleurs ,
Toi qui trop rarement fais briller sur la terre
Un roi dont la bonté soulage sa misère ,
De tout un peuple en deuil daigne écouter la voix ,
Daigne sauver les jours du meilleur de ses rois .
Mais en vain , ô mon Dieu ! ce bon peuple t'implore ,
Hélas! dans les coeurs seuls Henri vivait encore .
Heureux le roi qui inspire un vers semblable , et le
poëte qui sait si bien chanter un si bon roi !
Une pièce d'un ton moins élevé , d'un intérêt moins
universel , mais non moins faite pour toucher les ames
sensibles , est celle intitulée Mes Adieux à la Vie ,
par
feu M. Doranges , mort avant l'âge de trente ans. Qui
pourrait , sans verser des larmes , lire les strophes suivantes
?
Gilbert! que je plains ton délire !
Fuyant le monde qui te fuit,
Ton regard languissant expire
Tourné vers l'éternelle nuit .
Moins grand , mais plus digne d'envie ,
Je meurs en regardant la vie ,
Chers amis , j'y vois vos transports ;
Mon art vous prête sa magie ,
Et vous soupirez l'élégie
Dont les échos sont chez les morts .
Venez , la tête couronnée ,
Ainsi qu'aux pompes d'un festin ,
80 MERCURE DE FRANCE ,
Saisir ma lyre abandonnée
Pour l'heure où m'attend le destin .
Bercez -moi de rians mensonges :
De l'illusion aux doux songes
Prenez les traits aériens ,
Et pendant mes rêves de gloire
S'ouvrira la porte d'ivoire
Qui rend des sons élyséens .
J'entends votre voix empressée ,
Art des vers , tu fais nos adieux .
Quoi! de ma lyre délaissée
Partent ces chants mélodieux !
O prestige ! ô douce merveille !
Poursuivez , mon ame s'éveille ;
Sous des fleurs vous cachez mon sort ,
Et votre bienfaisant hommage
Répand un céleste nuage
Sur le front glacé de la mort.
Si les derniers vers d'un jeune écrivain que là mort
enleva prématurément à ses nobles travaux , ont contristé
les coeurs , ramenons- les à un sentiment plus
agréable , en nous occupant de l'ode sur la Gloire , par
M. F. de Verneuil qui , beaucoup plus jeune encore que
ne l'était M. Doranges , ne donne pas moins d'espérances ,
Cette ode qui paraît faite entièrement de verve , est remplie
de chaleur et de pensées fortes , assez souvent exprimées
avec élégance et concision . Les vers suivans mettront
nos lecteurs à portée d'en juger.
La gloire alimenta les beaux jours de Voltaire ,
Et réchauffait encor sa tête octogénaire
Du feu de ses rayons .
Frédéric s'enivrait à sa coupe féconde :
Si pour cette immortelle il faisait craindre au monde
Ses belliqueux transports ,
Pour elle il abjurait ce funeste délire ,
Et déposant l'épée , il tirait de sa lyre
D'harmonieux accords .
Créons- nous d'autres jours loin du siècle où nous sommes ,
Qu'un éternel trophée atteste aux yeux des hommes
JANVIER 1812 . δι
Que nous avons vécu !
Jadis , gloire , vertus , tout n'était qu'éphémère ,
Le tems dévorait tout ; mais le ciel fit Homère ,
Et le tems fut vaincu .
SEINE
Une ode de feu M. Gaston , une élégie de feur . Du
gudoz , des couplets de Mde Jouy font aussi partie des
richesses que renferme l'Almanach des Muses On y
remarquera sans doute encore avec plaisir quelques
pièces légères de MM . de Saint-Amand , Louis-Amey we
Martin et Lavergne.
Nous contenterons-nous de rendre un juste hommage
à des hommes de lettres qui méritent toute notre estime , et
craindrions-nous d'en offrir un non moins légitime à la
femme dont la gloire pure répand un éclat si touchant?
Pourquoi ne dirions-nous pas que Mme Victoire Babois ,
dont la lyre enchanteresse nous a fait une si douce jouissance
des larmes , vient de cueillir une palme nouvelle
dans l'élégie gracieuse ? Pourrions-nous mieux faire que
de terminer cet article , en citant une des élégies que
cette dame a insérées dans le recueil sur lequel nous
venons d'appeler l'attention de nos lecteurs ?
Sans
y voir ses attraits , Iris d'un clair ruisseau
Regardait couler l'onde pure .
Près d'elle il murmurait en gagnant le hameau ,
Sans qu'elle entendît son murmure ;
Une douce pâleur à ses touchans appas
Semblait donner de nouveaux charmes .
Immobile et pensive . Iris ne pleurait pas .
Elle laissait tomber ses larmes ,
Mais un soupir enfin vint soulager son coeur.
dit- elle avec douleur .
Oh! non ,
Non , non , Colin n'est plus le même.
En vain il me vante sa foi :
En vain s'il revient près de moi ,
Touché de ma tristesse , il dit encor qu'il m'aime :
Il le dit , et des pleurs reviennent m'oppresser.
Ah ! dans ses yeux j'ai trop su lire !
Il y pense pour me le dire ;
Il le disait sans y penser.
Mme DUFRÉNOY.
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVEL ALMANACH DES MUSES POUR L'AN GRÉGORIEN 1812 .
Onzième année de la collection . Un vol . in- 12 .
-
Prix , 1 fr . 50 c . A Paris , chez Capelle et
Renand , libraires , rue J.-J. Rousseau .
« PUISQUE les lettres ont une carrière et un but , il
leur faut bien aussi des concurrens . Sans rivalité , point
d'efforts ; sans efforts , rien de sublime. » Ces paroles ,
mes chers lecteurs , sont tirées de l'excellent plaidoyer
de M. Marchangy , dans l'affaire entre les frères Michaud
et le sieur Prudhomme , et s'appliquent naturellement à
MM . les Editeurs de l'ancien et du nouvel Almanach
des Muses ; mais comme ici bas tout est sujet à contestation
, que ce qui paraît aux uns d'une justesse parfaite
ne l'est quelquefois pas aux yeux des autres , ne pour→
rait-il pas arriver qu'on me demandât la raison de cette
application , et conséquemment ne dois-je pas aller au
devant des objections qu'on serait tenté de me faire ?
L'Almanach des Muses existait depuis environ trentesept
ans , et présentait les signes d'une affligeante décrépitude
, lorsqu'en 1802 on imagina de lui donner un
frère. Le nouvel almanach fut d'abord assez faible ;
il se traîna pendant quelque tems avec assez de peine ;
mais il s'est fortifié , et il paraît cette année brillant de
tous les attributs de la vigueur et de la jeunesse , avec
les livrées de la plus superbe opulence . Une gravure
fort jolie , représentant le mont Parnasse , Apollon et les
Neuf Soeurs , un frontispice gravé , une belle couverture
en papier rouge , et dont le dessin est absolument semblable
à celui de la couverture de l'ancien almanach :
quelle parure ! quelle élégance ! que de soins de la part
de MM. les Editeurs ! Si l'on examine à présent le choix
des pièces qui entrent dans la composition du Nouvel
Almanach , choix auquel ont présidé la plus scrupuleuse
attention et le meilleur goût , qui est- ce qui refusera de
se ranger de mon avis , et de répéter avec M. Marchangy
et moi , ces paroles si vraies : Sans rivalité , point d'efforts;
sans efforts , rien de sublime?
Mais ce n'est pas assez de dire qu'un choix est bon ,
JANVIER 1812 . 83
il faut encore le prouver'; et l'on peut bien penser que ce
n'est pas là ce qui m'embarrasse , puisque je vois déjà
les noms de MM . Ducis , Ginguené , Saint -Victor , Edmond
Géraud , et de plusieurs autres poëtes en possession
depuis long- tems des suffrages publics . Je ne citerai
pourtant aucune des pièces de ces messieurs ; je m'attacherai
de préférence à celles de quelques auteurs moins
connus , et mes lecteurs n'y perdont rien . Il ne faut pas
se figurer que tout l'esprit de France soit allé se loger
dans la tête de sept ou huit individus : que de gens , dont
on ne soupçonne pas l'existence , feraient peut- être pâlir
la gloire de tel de nos rimeurs les plus honorés , s'ils
cherchaient à sortir un instant de l'heureuse obscurité à
laquelle ils se condamnent volontairement ! Rien n'est
donc plus ridicule que le dédain qu'affectent certains
critiques à l'égard des personnes dont les noms paraissent
pour la première fois sur les registres du Parnasse ;
et ce n'est pas sans éprouver un sentiment de pitié qu'on
a vu l'autre jour un de nos petits poëtes lauréats trancher
du vétéran littéraire , et oublier que le devoir du critique
n'est point de regarder si tel auteur est connu ou s'il ne
l'est pas , mais d'examiner attentivement les pièces soumises
à son jugement , et de prononcer avec justice sur
leurs bonnes comme sur leurs mauvaises qualités . Qu'il
me soit permis de vous dire cela en passant , mon cher
M. Z... , à vous dont le nom et les vers sont très - connus ,
il est vrai , mais dont toute la célébrité n'est encore
fondée que sur un roi du glaive , un luth vaporeux , un
calme ténébreux , et mille autres hémistiches aussi bizarres ,
que le bon sens et le bon goût ne sauraieut admettre .
C'est , je crois , pour la seconde fois que M. Sallion
paraît dans le Nouvel Almanach des Muses . Il avait
donné l'année dernière une épître satirique , où l'on
remarquait un grand nombre de vers bien frappés ; il
donne cette année une épître à son épicier , badinage
aussi ingénieux que piquant , et que beaucoup d'auteurs
connus ne désavoueraient pas . En voici quelques fragmens
:
Depuis quand donc , monsieur Macaire ,
Dégoûté de votre métier ,
F 2
84
MERGURE
DE
FRANCE
,
1
Avez-vous , pour être libraire ,
Mis bas l'enseigne d'épicier ?
L'autre jour , dans votre boutique ,
Je vis mon roman au grand air ,
A côté du livre ascétique
Du moraliste saint Lambert.
Sans doute que l'épicerie ,
Dont on fesait si grand débit
Quand notre bourse était garnie ,
Vous semble perdre son crédit ,
Comme irritant trop l'appétit
Des gens qui mènent triste vie :
Croyez-vous dans la librairie
Faire en effet plus de profit ?
N'ayez pas cette confiance .
Depuis long- tems les acheteurs ,
Grâce aux progrès de la science
Sont plus rares que les auteurs .
A peine au sortir de l'école
Un jeune homme se fait auteur ,
Dans un cercle prend la parole ,
Et rend le vieillard auditeur .
D'une voix forte et doctorale
Il parle sur tous les sujets ,
Développe ses grands projets
Et son système de morale ,
Puis prenant un essor hardi
Il écrit , compose un gros livre ,
Et , dans l'orgueil dont il est ivre ,
Croit par-tout se voir applaudi :
Que devient l'immortel ouvrage ?
Hélas ! dit M. Sallion , personne ne prend la peine
' d'en lire une seule ligne , et le chef-d'oeuvre pourrit tout
entier
Dans la boutique du libraire , ·
Ou , par lambeaux , chez l'épicier .
Vous le savez , monsieur Macaire ,
Puisque vous êtes du métier.
JANVIER 1812 . 85
On ne pourrait , je le parie ,
Plus que chez vous trouver ailleurs
Tant d'oeuvres de philosophie ,
•
Tant de beaux traités sur les moeurs
Tant de romans où les auteurs
Nous peignent la mélancolie
Comme la vertu des bons coeurs ;
Tant de recueils de traits sublimes ,
D'actes de sensibilité ,
De prodiges d'humanité ,
De préceptes et de maximes .
"
Après M. Sallion , je trouve une pièce de M. Auguis ,
intitulée La Nouvelle Odyssée . C'est une espèce d'épitre
, où l'auteur s'amuse à tracer d'une manière assez
plaisante la peinture de quelques ridicules qu'il a observés
dans un port de mer. Je vois , dit- il ,
Je vois des marins beaux esprits
De qui les bons mots mal appris ,
Mal cités , plus mal accueillis ,
De leur poids écrasent les ris
Et mettent les amours en fuite ;
Des petits maîtres flibustiers ,
Riches des bons mots des chantiers ,
Ne parlant que d'ancre et de hune ,
Que d'artimon et de hauban ,
Du frais , de la brise et du vent ,
De la marée et de la lune .
De tous les termes du métier
Ils enrichissent leur faconde ;
Ce sont , on ne peut le nier ,
Les plus aimables gens du monde
Des corsaires qui , par tout vent ,
Affrontant l'Anglais et Neptune ,
De son pavillon , fort souvent ',
Ont fait descendre la fortune ;
Je les entends qui , toujours prêts ,
A chaque instant , dans leur harangue ,
1
86 MERCURE DE FRANCE ,
Font plus d'outrages à la langue
Qu'ils n'en promettent aux Anglais .
Cette pièce qui , pour le ton et la tournure , me rappelle
la charmante épître de M. le chevalier de Parny à
MM. du Camp de Saint-Roch , est terminée par ces vers :
J'ignore encor si ma carrière ,
Aux lieux où j'ai vu la lumière ,
Au gré de mes voeux doit finir.
Mais soit que l'étoile inconstante
Qui de mes ans marque
le cours
Repousse ma barque flottante
Sur la mer perfide des cours ;
Soit
9
que rentré dans ma patrie ,
Du monde et des grands dégoûté ,
Dans une heureuse obscurité ,
Sage enfin , je cache ma vie ,
Pour toi mon coeur ne peut changer .
En amour si je fus léger
A l'amitié toujours fidèle ,
Faites , ô dieux ! que le flambeau
De cette adorable immortelle
Guide mes pas jusqu'au tombeau .
Une ode sur la musique , par M. Negrel ; plusieurs
imitations d'Horace , par M. de Saquenville ; une ode
anacréontique , par M. Daubert , et sur-tout une épître
de M. Louis-Aimé Martin à M. de Saint-Victor sur sa
belle traduction d'Anacréon , méritent aussi une mention
fort honorable . Voici les derniers vers de l'épître de
M. Martin :
Notre France aimable et polie
Veut mettre à profit les leçons
De ta douce philosophie ;
Et ton joyeux Anacréon ,
Courant par- tout , malgré l'envie ,
Fera des fous pleins de raison
Et des sages pleins de folie .
A cette petite pointe près , et que pourraient revendi- ,
quer avec raison nos faiseurs de vaudevilles , la pièce de
JANVIER 1812 . 87
M. Louis-Aimé Martin est infiniment agréable , et digne
en tout de celui qui , bien jeune encore , a débuté si
heureusement dans la littérature par les Lettres à Sophie.
Je saisis cette occasion pour dire deux mots des
Etrennes à la Jeunesse , recueil rédigé par M. Louis-
Aimé Martin depuis l'année dernière , et qui probablement
se continuera long-tems . Ce recueil renferme une
assez grande quantité de morceaux très-bien choisis ,
parmi lesquels on distingue deux jolis contes en prose
de Duché, la Chapelle du Rivage , par M. Edmond Géraud
, quelques contes en vers de M. Berenger de Lyon ,
et plusieurs fables de M. Le Montey . Je n'ai pas besoin
de faire l'éloge de ce dernier : qui est-ce qui n'a pas lu
son joli roman de la Famille du Jura , et son ingénieux
poëme de Thibaut ou la Naissance d'un comte de Champagne
?
p***.
!
粥迷 天
POLITIQUE.
LES bruits d'une pacification conclue sur le Danube se
sont tout-à-fait évanouis . Toutes les nouvelles de Bucharest
, de Widdin , de Belgrade , d'Hermanstadt , répétées
dans les feuilles autrichiennes et bavaroises , s'accordent à
cet égard : mais aucune note officielle n'a été publiée sur
la question de savoir si les négociations contínuent ; on
croit toujours pouvoir assurer que le grand - seigneur a formellement
désapprouvé toutes les propositions faites ou
consenties par le grand-visir. Les Russes ont fait faire
quelques mouvemens à leurs troupes , pour les mettre en
position de passer sur la rive droite du Danube , et de soutenir
celles qui sont occupées au blocus de Rudschuck , si
les hostilités recommencent. Les Turcs , de leur côté , pa¬
raissent se disposer à soutenir les efforts de leurs ennemis ;
ils ont retenu les troupes asiatiques contre l'usage qui
permet à ces soldats de rentrer dans leurs foyers pendant
l'hiver.
Les séances de la diète de Presbourg continuent aussi
sans résultats officiellement connus on parle d'une nouvelle
déclaration impériale dont le but serait de faire connaître
l'intention de S. M. , de faire exécuter toutes les
mesures de finances et de gouvernement qu'elle a jugé nécessaire
dans la situation actuelle des affaires ; on ne croit
pas très - éloigné le terme des travaux de la diète .
Les séances de la diète du grand- duché de Varsovie ont
été ouvertes le 9 décembre . Le code civil Napoléon , dans
les modifications qui sont jugées nécessaires , et les nouveaux
projets de finances , sont la matière des délibérations
de la diète . Ces projets sont au nombre de huit , et contiennent
l'organisation générale de l'impôt . Voici le discours
adressé à la diète par S. M. le roi de Saxe .
แ
Lorsque je vous quittai , il y a deux ans , j'étais plein
de la plus douce espérance de procurer au pays , pendant la
paix , quelques adoucissemens et de rétablir l'ordre ; mais
mon espoir fut bientôt déçu . Je m'éloignais à peine qu'une
nouvelle guerre éclata ; par bonheur , elle fut promptement
terminée ; les Polonais reconquirent leur ancienne
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 . 89
gloire . Ils s'empressèrent , par leur enthousiasme pour la
patrie , par leur union , par la bravoure extraordinaire qu'ils
montrèrent à l'armée , de répondre à mes espérances , de
présenter aux autres peuples un spectacle curieux et au- dessus
de leur attente , et de mériter du héros sublime auquel
ils devaient leur existence , la plus belle des récompenses ,
celle de fraterniser avec ses soldats . Par là , ils donnèrent
un nouvel éclat à mon sceptre ; mes sujets eurent part à
son amour , furent associés à ses triomphes .
Le motif de cette diète vous est déjà connu . Mon ministre
de l'intérieur vous fera un rapport sur la situation
présente du pays , J'ai fait tout ce qu'il était possible pour
diminuer les charges ; la constitution du pays , qui avait
deux gouvernemens , avait occasionné une différence de
justice criminelle qui deviendra uniforme .
29
L'esprit national , qui a régné dans la diète précédente ,
m'inspire la plus grande confiance que dans celle - ci les
représentans n'agiront que pour le bien de l'Etat , la gloire.
de la nation et la satisfaction du souverain . »
Un événement affreux a jeté l'effroi et la consternation
à Cassel ; un maréchal - ferrant , nommé Lepage , dans un
accès de délire et de frénésie , dont on ne peut soupçonner
la cause , si ce n'est qu'il avait été renvoyé des écuries
royales , a assassiné le général de division grand-écuyer
de la couronne , comte Morio . L'assassin est arrêté et va
payer la peine due à son crime . Le roi a donné , dans
cette circonstance douloureuse , les témoignages les plus
touchans de l'attachement qu'il portait à son grand-écuyer ,
et des regrets que lui inspire une perte aussi cruelle qu'inat
tendue .
Le roi de Prusse a été indisposé ; mais son rétablissement
est annoncé . En Bavière , la défense d'exporter des
grains a été levée , et on a supprimé les droits pour cette
exportation en Suisse . Le duc régnant de Weimar a supprimé
les droits que devaient acquitter jusqu'à ce jour les
juifs passant dans le duché . Les droits communs à tous
les autres citoyens , sont également assurés aux juifs dans
le grand duché de Francfort .
Les fonctions du landaman de la Confédération helvétique
, vont être déléguées à M. Barkard , aujourd'hui premier
bourguemestre de Bâle . La remise du pouvoir directorial
a eu lieu le 1er janvier , sur les frontières de Bâle et
de Soleure .
Une enquête solennelle a eu Heu aux Etats - Unis pour la
99
MERCURE DE FRANCE ,
conduite du commandant de la frégate le Président, lors de
son engagement avec le Little Belt ; la conduite du commodore
américain a été reconnue irréprochable , et telle
qu'elle devait être pour assurer l'indépendance du pavillon
américain . De son côté la chambre des représentans s'est
occupée très- sérieusement des moyens de repousser les
importations anglaises et d'assurer par- tout aux matelots
américains la protection que la législation de leur pays leur
accorde . Le ministre des Etats -Unis à Londres a eu son
audience de congé . Le prince régent a témoigné des dispositions
amicales , mais rien qui annonçât que l'Angle
terre fût disposée à abandonner ses prétentions , et à révo
quer les ordres du conseil ; lord Wellesley assistait seul à
cette audience . Le ministre russe Pahlen a été remplacé
auprès des Etats -Unis par M. d'Aschoff.
Le gouvernement anglais s'est occupé sérieusement des
troubles de l'Irlande ; il a ordonné l'arrestation de toutes
les personnes qui dernièrement se sont livrées à tant d'excès
, et a promis une récompense de 50 livres sterlings au
profit du dénonciateur des auteurs de ces excès . Chaque
jour on met des séditieux en prison , et chaque jour les
rassemblemens se forment et les métiers sont brisés . Il
faut ajouter que probablement le gouvernement considère
comme des perturbateurs et des fauteurs de sédition les
catholiques qui vivent sous son empire ; une de leurs assemblées
a été dissoute par la force , après que le président
eut employé toutes les protestations dont la loi lui permettait
de faire usage : trois présidens furent obligés successivement
de quitter le fauteuil . Une assemblée générale des
catholiques a été à cette occasion convoquée sur une pétition
signée de plus de trois mille personnes .
Les feuilles anglaises ne donnent en outre aucune nouvelle
sur les affaires de Sicile , et sur la position de l'armée
de Wellington ; mais elles sentent tout l'odieux que
va répandre sur la nation , la conduite du ministère à
l'égard des malheureux soldats bannis du service de l'Angleterre
et jetés sans secours sur les côtes du continent .
Nous avons plusieurs fois entretenu le lecteur de ces actes
d'une reconnaissance et d'une loyauté toute anglaise ;
comme ces actes ne peuvent être justifiés , le ministère
anglais à trouvé fort commode de les nier , et de dire
que l'accusation contenue à cet égard au Moniteur , est
infame ; nous laisserons le Moniteur répondre lui- même .
« Il n'y a d'infâme dans tout ceci , dit-il , que votre conJANVIER
1812 . 91
M
duite . Le Monde vous a reproché les famines factices des
Indes , qui ont fait périr des millions d'hommes ; mais ces
hommes étaient étrangers à votre religion ; ils n'avaient pas
prodigué leur sang à votre service , et n'étaient pas couverts
de blessures reçues en combattant sous vos drapeaux . Qui
oserait le penser , si les enquêtes qui ont été ordonnées ne
le prouvaient , qu'une nation chrétienne et civilisée , qui
se targue de la libéralité de ses lois , de la générosité de son
administration , ait bravé l'infamie à ce point , que 3000 soldats
mutilés à votre service aient reçu pour récompense
l'exil de l'Angleterre , une guinée , des haillons , et aient
été jetés sur le sol continental en les précipitant dans l'eau
jusqu'à la ceinture ? Parmi ces hommes il était des malheu
reux qui , par les circonstances et les vicissitudes des tems ,
avaient abandonné les drapeaux de leur patrie pour servir
l'Angleterre ; qui , par la législation de leur pays , étaient
condamnés à mort en mettant le pied sur leur sol natal ;
et cependant vous les exiliez d'Angleterre pour récompense
des services que vous en aviez tirés ; vous les rejetiez entre
les mains du gouvernement qu'ils avaient trahi , et vous les
placiez , pour ainsi dire , sous la potence . Le plus grand
nombre de ces individus sont Autrichiens , Bohémiens ,
Prussiens , Westphaliens , Hanovriens , Russes . Après
avoir servi cinq , six , sept ans l'Angleterre , l'Angleterre leur
retirait l'hospitalité et les jetait abandonnés , loin de leur
patrie , sans secours , sans moyens de subsistance , sur des
plages ennemies .
Les hommes ainsi rejetés sur nos côtes dans les dix
premiers débarquemens , qui se montaient au nombre d'un
millier , furent arrêtés . Ils encombraient les prisons d'Amsterdam
, d'Embden et de Wesel . Les enquêtes qui furent
faites mirent au jour tant d'atrocités , qu'on eut peine à y
ajouter foi . On crut que cela tenait à quelque système politique
ou quelqu'intrigue ténébreuse ; mais enfin on eut la
preuve irrécusable qu'il n'y avait que de la mauvaise foi ,
et de cette avarice atroce qui caractérisait le
gouvernement
de Carthage. Le gouvernement français a ordonné la mise
en liberté de ces malheureux . Les étrangers ont reçu des
vivres et des feuilles de route pour retourner dans leur
pays , quoiqu'ils eussent servi l'ennemi ; ils étaient hommes!
Les Français ont été amnistiés du délit d'avoir porté les
armes contre la France , et ils ont été recommandés aux
maires de leurs communes , pour que des moyens de subsistance
leur fussent donnés .
92 MERCURE DE FRANCE ,
» Sans doute il est plus court de dire que c'est un mensonge
infâme ; mais il existe 3000 de ces victimes arrivées
en Bohême , à Vienne , en Saxe , en Westphalie , en Hanovre
, dans un grand nombre de villes de Prusse . Il existe
des enquêtes faites aux municipalités d'Amsterdam , de
Rotterdam , d'Embden ; 3000 hommes répandus sur le
continent de l'Europe vivent et sont un monument de l'infamie
du gouvernement anglais .
29
Au surplus , si les Anglais confient à l'inconstance et
aux périls de la mer les déplorables victimes de leur avarice
, s'il faut que les Français retirent des flots et secourent
sur leurs côtes des malheureux près d'être engloutis ,
ce même élément dont l'Angleterre affecte de disposer en
souveraine , a des caprices cruels pour des dominateurs
qu'il est apparemment loin de reconnaître pour ses maîtres
légitimes . Jamais les Anglais n'ont fait sur mer des pertes
aussi nombreuses et aussi affligeantes pour l'humanité . Les
côtes des grands et petits Belts , celles du Texel , celle de
toutes les côtes de Hollande , sont couvertes de leurs débris
. Voici une note officielle publiée à cet égard , et qui
complète celles précédemment connues .
« Le vaisseau de guerre anglais à trois ponts , le Saint-
Georges , ayant 850 hommes d'équipage , monté par l'amiral
Reynolds , avait été démâté par le coup de vent du 16
décembre dernier, forcé de couper ses mâts et de jeter ses
canons à la mer ; l'amiral Saumarez avait enjoint à deux
vaisseaux de guerre de rester auprès du Saint-Georges . Un
de ces deux derniers vaisseaux était la Défence , de 74 .
On ignore le nom de l'autre .
,, Ĉes trois vaisseaux viennent de périr corps et biens
sur la côte ouest du Jutland près de Rysensteen . Des trois
équipages formant ensemble 1900 hommes , 20 seulement
ont pu se sauver .
» Jamais les Anglais n'ont fait , à la mer , tant de pertes
que cette année. Toutes sont le résultat du système contimental
; car c'est pour vouloir , contre la saison , tenir la
Baltique et faire filer leurs convois sur les côtes de Suède
et de Russie , qu'ils ont éprouvé des désastres si considé
rables .
er
» On compte que depuis le 1 novembre dernier , les
Anglais ont perdu cinq vaisseaux de guerre , dont deux à
trois ponts ; trois frégates et cinq à six bricks , indépendamment
d'un grand nombre de bâtimens marchands . "
Le gouvernement français , de son côté , poursuit aveo
JANVIER 1812 . 93
une inébranlable constancé l'exécution de toutes les mesures
qui doivent achever , compléter et rendre décisif le
succès du système continental . Un des moyens les plus
certains est de réussir à tirer de notre propre territoire les
objets de consommation pour lesquels nous payons de
riches tributs à l'industrie coloniale et au monopole britannique
. Nous y parviendrons sous peu , tout l'atteste et
tout l'ordonne ; l'intérêt des particuliers se trouve d'accord
avec l'intérêt de l'Etat . On en jugera par le rapport que le
ministre de l'intérieur vient de faire à S. M. , et par celui
que M. le sénateur Chaptal , comte de Chanteloup , a aussi
présenté à S. M. , apportant les observations et les calculs
de la science agronomique et industrielle à l'appui des calculs
et des résultats obtenus par le ministère . Voici le rapport
du ministre comte de Montalivet .
" Sire , j'ai l'honneur de mettre sous les yeux de V. M.
les résultats de ma correspondance avec les préfets de départemens
, relativement à la culture de la betterave et à la
fabrication du sucre de cette plante .
» Je désire que V. M. voie avec bonté et le zèle des administrateurs
, et les efforts des administrés , pour exécuter,
aussi complètement qu'il a été possible , le décret impérial du 25 mars 1811 .
» Il résulte des renseignemens qui me sont parvenus ,
que 6785 hectares ont été ensemencés en betteraves , et ont
produit 98,813,045 kilogrammes de racines . C'est déjà un
véritable succès , si l'on considère les obstacles qui ont dû
nécessairement se présenter.
29
En effet , dans un grand nombre de départemens , la
saison était trop avancée , les terres qu'on aurait pu consacrer
à la culture des betteraves étaient déjà emblavées : on
manquait assez généralement de graines , mais presque
partout des mesures de prévoyance ont été prises , et l'on
peut s'attendre , pour la culture de 1812 , à des résultats
très -satisfaisans . Il existe des graines pour 20,000 hectares
peut- être , c'est plus de moitié de la superficie nécessaire
pour fournir à la consommation en sucre de l'Empire .
"
Malgré ces obstacles , un assez grand nombre de départemens
ont été au-delà des espérances qu'on pouvait
concevoir. Je range dans cette classe ceux du Doubs , du
Haut et Bas -Rhin , de la Meurthe , de la Meuse , de la Moselle
, du Mont-Tonnerre , de la Roër , de la Sarre , de
l'Ems-Supérieur , de l'Issel , du Zuiderzée , de la Lys , de
Jemmapes , du Pas - de- Calais , du Nord , de l'Aisne , de la
D
94 MERCURE DE FRANCE ,
Seine , de Seine - et -Marne , de Seine- et-Oise , du Loiret et
du Taro , dont la plupart ont cultivé en betteraves une
grande partie du contingent qui leur avait été désigné .
" Les manufactures qui se trouvent établies pour l'extraction
du sucre de la betterave , sont au nombre de 39
à 40 .
Si la totalité
de la matière
première
qui
a été
recueillie
,
est
mise
à profit
, on pourrait
fabriquer
environ
1,500,000
kilogrammes
de
sucre
; mais
il faut
pour
cela
ouvrir
des
ateliers
sur
des
points
qui
sont
trop
éloignés
des
établissemens
déjà
formés
. C'est
ce dont
je
m'occupe
en ce moment
. Dans
l'état
actuel
de l'établissement
des
manufactures
, on peut
déjà
compter
sur
1,500,000
kilogrammes
de
sucre .
» Tel est le résultat que présentent la culture et la fabrication
du sucre de betteraves pour 1811 : on ne peut contester
que ce résultat ne soit très-important pour un début ,
sur-tout si l'on se reporte à l'époque à laquelle l'éveil a été
donné à toute la France .
Les succès qu'on vient d'obtenir , la confiance que ces
premiers succès inspireront aux cultivateurs , aux fabricans ,
les bénéfices que présente cette nouvelle industrie , le zèle
des préfets qui ne manquera pas de redoubler pour seconder
les intentions bienfaisantes du souverain , tout annonce que
le voeu de V. M. sera rempli pour le 1 janvier 1813 , sinon
en totalité , du moins en grande partie ; que la consommation
du sucre de canne se réduira considérablement , et
qu'il sera possible de le prohiber un peu plus tard .
er
Je suis avec le plus profond respect , etc. n
ANNONCES.
Formulaire Magistral , à l'usage des Elèves en médecine , en chirurgie
et en pharmacie ; recueilli par C. L. Cadet de Gassicourt ,
chevalier de l'Empire , pharmacien ordinaire de S. M. l'Empereur et
Roi , membre de la Société de médecine et du conseil de salubrité de
la ville de Paris ; de la Société de pharmacie et de celle d'encouragement
pour l'industrie nationale ; associé correspondant des Académies
de Madrid , Turin et Florence ; de la Société de médecine , chirurgie
et pharmacie de Bruxelles ; de celles de Liége , Strasbourg , Lyon ,
Rouen , etc. , etc. Suivi d'un Memorial Pharmaceutique , et enrichi
de notes par M. Pariset , docteur en médecine , membre du conseil de
JANVIER 1812 . 95
salubrité et de la Société de médecine de la ville de Paris . Un vol .
in- 12. Prix . 3 fr. , et 3 fr. 75 c . franc de port . Chez D. Colas , imprimeur-
libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26 , F. S.-G.
Biographie universelle , ancienne et moderne, on Histoire par ordre
alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes qui se
sont distingués par leurs écrits , leurs actions , leurs talens , leurs vertus
ou leurs crimes ; ouvrage entièrement neuf , rédigé et signé par
MM . Artaud , Auger , de Balbe , Barante , Beauchamp , Bernardi ,
Beuchot , Biot , Boissonnade , Bourgoing , Chaussier , de Choiseul ,
Clavier , Constant de Rebecque , Corréa de Serra , Cuvier , Delambre
, Esménard , Féletz , Fiévée , Gallais , Ginguené , Grosier , Guizot
, Lacroix , Lally- Tolendal , Langlès , Malte-Brun , Michaud ,
Noël , du Petit- Thouars , de Rossel , Sismondi , Stapfer , Suard ,
Treneuil , Villers , et autres gens de lettres et savans . Deuxième livraison
, en 2 vol. in - 8 ° , d'environ 700 pages , petit- romain à deux
colonnes. Prix , papier carré fin , 14 fr. , et 19 fr. franc de port ; pap.
grand raisin fin , 24 fr . , et 30 fr. franc de port ; pap . vélin superfin ,
48 fr , et 53 fr . franc de port.
Il a été tiré un seul exemplaire sur peau vélin , avec fig. , du prix
de 600 fr . le volume.
La première livraison est également composée de deux volumes du
même format et du même prix .
On peut joindre à chaque volume de ce dictionnaire un cahier
d'environ 30 portraits au trait , dont le prix est de 3 fr. pour le pap.
ordinaire , 4 fr. pour le pap . grand raisin , 6 fr. pour le vélin .
Chez Michaud frères , imprimeurs - libraires , rue des Bons - Enfans ,
nº 34 ; et chez Arthus - Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Conaxa, ou les Gendres dupés , comédie représentée dans le collège
de la compagnie de Jésus , pour la distribution des prix fondés par
MM. les nobles bourgeois de la ville de Rennes , le 22 août ( vers
1710 ) , dans la collége de Vendôme en 1725 ; et au théâtre de l'Inpératrice
, à Paris , le 2 janvier 1812 ; imprimée et collationnée sur le
manuscrit de la Bibliothèque impériale , et certifiée par l'administrateur
de cet établissement. Un vol . in - 8º , Prix , 2 fr. 50 c . , et 3 fr.
franc de port. Chez Michaud frères , lib . , rue des Bons-Enfans , nº 34.
Les Noces de Thétis et de Pelée , poëme de Catulle , traduit en vers
français , par M. P. L. Ginguené , de l'Institut , avec le texte latin en
regard , et des notes et variantes . Un vol . grand in- 18 . Prix , 2 fr.
50 c. , et 3 fr . franc de port. Chez les mêmes.
96
MERCURE
DE
FRANCE
, JANVIER
1812
. Etrennes lyriques . XXIe ANNÉE . -
Publiées par M. Charles-
Malo , avec musique et des accompagnemens de piano et harpe . Prix ,
2 fr. , et 2 fr. 50 c. franc de port. Chez l'Editeur , rue d'Orléans ,
n° 5 , au Marais ; Dentu , Palais -Royal , galerie de bois ; Rosa , rue
de Bussy , nº 15 ; et chez Lenormant , rue de Seine , nº 8.
BAGATELLES . Promenades d'un désoeuvré dans la ville de Saint-
Pétersbourg. Deux vol . in- 12 . Prix , 4 fr . , et 5 fr . franc de port .
Chez J. Klostermann fils , libraire , rue du Jardinet , nº 13 ; et chez
Delaunay , libraire , Palais -Royal , galerie de bois , nº 243 .
Mémoire et observations cliniques sur un nouveau procédé pour la
guérison de la gale ; par M. Ranque , D.-M.-P. , médecin et professeur
de médecine clinique à l'Hôtel- Dieu d'Orléans , etc. Un volume
in-8° . Prix , 2 fr. 75 c . et 3 fr . 25 c . franc de port . A Orléans
chez Huet Perdoux , et à Paris , chez Croullebois , libraire , rue des
Mathurins , et Gabon , libraire , place de l'Ecole de Médecine .
9
Mehaled et Sedli , histoire d'unefamille druse ; par M. le baron de
Dalberg , frère de S. A. R. le grand- duc de Francfort. Deux vol .
in- 12 . Prix , 4 fr. 50 c. , et 5 fr. 50 c. franc de port ; papier vélin ,
7 fr . , et 8 fr . franc de port . Chez F. Schoell , libr . , rue des Fossés →
Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 29 .
Appendice aux hommages poétiques à LL. MM, II. et RR. sur la
naissance de S. M. le roi de Rome , publié par J. Eckard . In - 8° de
56 pages d'impression . Les souscripteurs ont seuls droit à se procurer
des exemplaires séparés de l'appendice , au prix de 2 fr . , pap . fin ; et
, pap vélin . Chez l'Editeur , rue Montmartre , nº 165 . 4 fr . F
On trouve à la même adressé , les Hommages poétiques , 2 forts
vol. in-8 , fig . Prix , avec l'appendice , 12 fr . , pap . fin ; et 24 fr . ,
pap. vélin. Il faut ajouter 3 fr. par exemplaire pour le recevoir franc
de port.
ERRATA pour le dernier Nº.
Dans le morceau d'Atys et Cybèle , traduit de Catulle , par
M. Mollevaut , on a passé deux vers :
Déjà l'astre au front d'or de ses clartés fécondes ,
Remplissait et les cieux et la terre et les ondes ;
Lisez ensuite :
Déjà ses prompts coursiers de l'orient vermeil
Repoussaient l'ombre humide et le léger sommeil , etc.
TABLE
дема
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLVIII . -Samedi 18 Janvier 1812 .
POÉSIE.
LE TORRENT .
IMITATION LIBRE DE METASTASE.
SUSPENDS ton cours , ruisseau présomptueux !
Et de tes flots tumultueux
Cesse d'inonder la prairie ;
Je vole au rendez -vous que m'a donné Marie.
Vois ; sur la pelouse fleurie
Elle m'attend déjà ; ne retiens plus mes pas ,
Laisse-moi voler dans ses bras ;
Puis , ravage mes champs , couvre ma métairie
J'en jure par les Dieux , je ne me plaindrai pas .
Mais c'est en vain que je t'implore !
Toujours plus agité , ton flot gronde en courroux .
O ciel ! déjà le vallon se colore ,
Et du hameau déjà l'airain sonore
Frappe l'heure du rendez- vous.
Je devrais être à ses genoux ,
Et tes bords inondés me retiennent encore !
Ruisseau oruel ! ruisseau jaloux !
5.
G.
98 MERCURE
DE FRANCE
,
Eh ! que t'ai -je donc fait ? de tes ondes limpides
N'ai -je pas éloigné les brebis trop avides ?
A Victorine , à Sophie , à Zulmé ,
N'ai-je pas disputé le jasmin et la rose
Et l'anémone fraiche éclose
Qui paraient ce printems ton rivage embaumé?
Si quelquefois au temple de Mémoire
Par les Neuf- Soeurs tu fus nommé ,
Ingrat ! c'est à mes vers que tu dois cette gloire.
Si pendant les ardeurs du lion enflammé ,
Ton onde coule sous l'ombrage ,
C'est aussi là le fruit de mon ouvrage :
Mes mains , jeunes encor , plantèrent le dattier ,
Le sycomore et le platane altier
Qui forment sur tes eaux ce dôme de feuillage .
Tes flots alors ennemis du ravage ,
Couvrant à peine le gravier ,
Venaient paisiblement mourir sur le rivage ;
Alors le plus frêle arbrisseau
Enlevé du bosquet par l'aquilon rapide ,
Le plus léger caillou , pauvre petit ruisseau !
Détournaient le filet de ton onde limpide .
Et changé maintenant en fleuve furieux ,
Couvert d'écume blanchissante ,
Je vois ta vague mugissante
Entraîner les rochers et les pins orgueilleux !
De tes bords verdoyans tu franchis la barrière ,
Et sans écouter ma' prière ,
Tu suis ton cours impétueux.
Mais l'aurore deux fois à peine
Aura brillé sur nos coteaux ,
Qu'on reverra tes faibles eaux
Reprenant leur marche incertaine ,
Se traîner encor sur l'arène
Parmi les joncs et les roseaux ;
9
Alors en me jouant je franchirai ton onde ,
J'en troublerai le cours et d'une fange immonde
De la mer en courroux tu grossiras les flots.
YDUAG.
JANVIER 1812 . 99
L'AMOUR ET LA RAISON.
IL venait à peine de naître ,
Et déjà le Dieu des Amours
Aux mortels s'était fait connaître
Par la malice de ses tours.
Bientôt d'une main téméraire
Il embrâse les cieux , il embrâse la terre !
Et Jupiter dans son courroux
Va punir l'enfant de Cythère.
Vénus accourt : j'embrasse tes genoux !
Pardonne ! pardonne , ô mon père !
Du destin tu sais les rigueurs ;
Mon fils fut privé de la vue ;
N'ajoute point à mes douleurs !
De Jupiter l'ame est émue :
Pourrais-je refuser quelque chose à tes pleurs ?
Dit-il ; je veux pourtant qu'à cet enfant perfide ,
La sévère Raison servant seule de guide ,
.
Envers lui du destin répare les erreurs .
Le Dieu fut obéi . Mais l'Amour a des ailes ,
Et la Raison marche à pas lents .
Toujours il prenait les devants ,
Se jouait des peines cruelles
Qu'avait son pauvre guide à le suivre en tous lieux ,
Et pour se soustraire à ses yeux
Trouvait à chaque instant quelques ruses nouvelles .
On dit même que le fripon
Plus d'une fois égara la Raison .
A Jupiter elle s'adresse :
De mes conseils Cupidon se moquant ,
Dans son choix on le voit sans cesse
Négliger l'esprit , le talent ,
La bonté , la douceur . Enfin , quoi que je fasse ,
Il méconnaît ou méprise ma loi .
De ses caprices je me lasse .
Jamais il ne sera du même avis que moi.
Jupiter , pour finir cette éternelle
A Clotilde donna le jour ,
guerre ,
G 2
100 )
MERCURE
DE FRANCE
,
Voulut qu'à tous les coeurs elle sût l'art de plaire ,
Et mit ainsi d'accord la Raison et l'Amour .
S. DE LA MAD***.
A LISE .
BELLE de grâce et de jeunesse ,
Lise , tu parus à mès yeux.
Je te vis , et de la tendresse
Mon coeur sentit les premiers feux.
Tu me promis , perfide Lise
D'être fidèle ; mais , hélas !
Est-il besoin que je te dise
Ce que ton coeur ne te dit pas ?
Sur cette bouche fraîche et pure
La trahison ne peut régner :
Je ne puis te croire parjure ;
Mais je veux en vain t'épargner.
Lorsqu'avec un tendre sourire
Tu jures de m'aimer , hélas !
Ce que ta bouche sait me dire ,
Lise , ton coeur ne le dit pas.
Toi que je croyais mon amie ,
Sans remords tu m'as pu trahir !
Eh bien ! malgré ta perfidie ,
Je ne puis encor te haïr.
Lorsque dans mon cruel délire ,
Je veux ne plus t'aimer , hélas !
En vain ma bouche ose le dire ,
Lise , mon coeur ne le dit pas.
Par HONORÉ-CHARLES.
JANVIER 1812 . 101
ÉNIGME.
LECTEUR , je suis de forme ronde ,
Je brille ici , je brille aux cieux ,
Je ne brille pas dans le monde ,
Mais je suis au-dessus des Dieux.
Pour que tu puisses mieux perçer
L'obscurité de ce problême ,
Je veux bien encor t'annoncer
Que j'ai l'orgueil de me plaçer
Au-dessus de celui-là même
Dont je ne puis un instant me passer.
LOGOGRIPHE .
SUR onze pieds , lecteur , je suis épouvantable ,
Ma fureur infernale et ma férocité
Détruiraient en un jour la plus belle cité ;
Si tu doubles mon coeur, je deviens délectable ,
Les amis , les amans , et même les époux ,
Goûtent , grâces à moi , les plaisirs les plus doux.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
AIR : ô Fontenay , etc.
Sous ses drapeaux menant joyeuse bande ,
A certains jeux le premier fait la loi ,
Car aussitôt qu'en despote il commande ,
Tout obéit , fantassin , dame et roi .
Si sur le roc avec quelque avantage ,
Bon laboureur , vous voulez travailler ,
Pour l'entamer , songez à faire usage
De l'instrument que nomme le dernier .
102 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812.
Fuyez le tout , sa langue venimeuse
Dans votre sein pourrait darder la mort.
Par lui jadis une reine fameuse
Sut terminer la honte de son sort.
B.
Mot du LOGOGRIPHE inséré dans le dernier Numéro.
Le mot du Logogriphe est Turlupinade , dans lequel on trouve :
pintade , râle , prune , ut ; ré, la , lire, Dieu, Ain ( l ' ) , liard, air, eau,
rien , tulipe , âne , utile , ire , nuire , adieu , art , pain , rue , île , lait,
patin, parent, lu , ride , pluie , rue ( la ) , nue , an ( l ) , tuile , pareil ,
plein , lune , nuit , dupe , lard, rude , lien , pin , antre , Aire , Alep ,
Die , Eu, Turin , etc. , pâtre , rapt , latin ( le') , Uranie , ruine , lin ,
lie , Lin ( saint ) , Pie ( le pape ) , pie ( oiseau ) , rapine , délit , ni ,
nitre , plâtre , âtre , nid , lapin, rut , dîner ( le ) , panier , plante , part ,
triple , Nil ( le ) , date , dru , ardent , punir , ru , aune , p ....n , il , lui,
leur, net , tard, uni , pied , ratine , lundi , pur , puant , ladre , pet, et ,
platine , tenir, plat , diurnal , urne , étai , étain , liteau , diurne , paître ,
étàu , enduit, lutrin , tripe , pieu , lande , nier , naître , aie , plaire ,
repu , patrie , urine , pudeur , Laure, Pline ( le naturaliste ) , prudent ,
dent , pendu , Laurent ( saint ) , truie , peu , plaie , pair, lutin , peur,
péril , perdu , lueur , laideur , Pilate , plaine , laine , la trape ( ou la
trappe ) , altier , prêt , praline , prude , tuer , tien , train , pâle, pari,
élan , lit , étui , rape , rat , rade , peau , pan , ruade , rate , duel , deuil,
partie , épi , lieu , raie , pâture , élu , apt , puéril , râle , taper , Pan ,
autre , alité , aire , pâte , auditeur , autel , auteur , dire , taire , tare ,
patelin , taie , rit ou rite , rituel, pinte , ail, édit, un , une, Paul (saint) ,
nul , lent , aride , nud , dur , aile , plan , plainte , pire , de , du , naturel
et tirade.
<
SCIENCES ET ARTS.
―
PRINCIPES RAISONNÉS D'AGRICULTURE ; traduits de l'allemand
d'A. THAER , par E. V. B. Crud . Tome Ier ,
contenant : 1º les principes fondamentaux ; 2 ° l'économie
. Un vol . in-4°. A Paris , chez J. J. Paschoud
, rue des Petits - Augustins , nº 5.
--
-
EN remontant , avec le secours de l'histoire et de la
tradition , à l'époque où les hommes cultivèrent avec
quelque méthode le sol qui devait les nourrir , on trouve
que jamais on n'a tant écrit sur l'agriculture que depuis
un demi-siècle , et dans cet espace jamais autant que
depuis dix années. Le sol en est- il mieux cultivé , produit-
il davantage , et les progrès de l'art sont- ils en
raison de la fécondité des écrivains agronomiques ? Ce
sont autant de questions dont l'examen demanderait du
tems et des volumes , et dont la solution aurait peu
d'utilité. De tous les cultivateurs , ceux de cabinet sont
les plus intrépides pour adopter , publier , propager un
système agricole , sans avoir la moindre notion d'agriculture
; les plus ardens à le défendre et les plus prompts
à se fâcher des objections qu'on leur fait . Le seul instrument
qu'ils connaissent est la plume ; les seuls domaines
qu'ils exploitent ce sont des ouvrages agronomiques
qu'ils dénaturent , qu'ils transcrivent , qu'ils
s'approprient , et le seul travail champêtre auquel ils se
livrent consiste dans une lourde et volumineuse compilation
. I en est qui , sans être jamais sortis de Paris ,
enseignent dogmatiquement la manière de cultiver un
champ situé à 200 lieues de cette capitale , désignent
les productions qu'il faut confier à ce champ , sans connaître
ni la nature du sol , ni son exposition . Heureusement
pour les cultivateurs -pratiques , ils ont peu le
tems de lire les rèves de leurs confrères les cultivateurs
104 MERCURE DE FRANCE ,.
"
de cabinet. Cette manie d'écrire sur une matière que
l'on n'entend point , remonte aux économistes qui entendaienl
bien la leur , mais qui surent inspirer une sorte
d'engouement pour une doctrine nouvelle dans un pays
où la mode règne avec un empire presqu'irrésistible .
Dès que l'abbé Galiani eut , par ses sophismes et ses
plaisanteries , mis à la portée de toutes les classes de
fecteurs la question sur le commerce des grains , on se
hâta d'écrire sur leur culture ; bientôt on passa à celle
des mûriers qu'on voulut naturaliser même en Normandie
, et pour lesquels on eut , pendant un moment , la
folie de vouloir proscrire le pommier de son sol natal .
Les brochures se succédèrent , et comme on s'aperçut
bientôt que le mûrier ne réussissait pas dans tous les
terrains , et que le succès même n'entraînait pas toujours
celui des vers à soie pour lesquels ont élevait cet arbre ,
on l'abandonna pour s'occuper d'une autre production
qui devait à son tour être bientôt oubliée .
L'agriculture , comme science , se composant d'une
suite de faits , on en peut conclure que le traité le plus
utile est celui qui expose une série de faits incontestables
. Avant de dire comment il fallait cultiver , on a
commencé par le faire . D'essais en essais on est arrivé
au résultat le moins désavantageux , et la connaissance
des moyens employés pour obtenir ce résultat forme la
science pratique de l'agriculture . Je ne parle point de
la théorie de cet art , dans le sens où l'on aurait la
téméraire prétention d'expliquer comment la nature agit
dans la reproduction des plantes , si l'effet des engrais
est chimique ou mécanique , etc. L'immense laboratoire
de la nature est enveloppé de ténèbres épaisses , et le
bonheur de l'espèce humaine n'est point intéressé à ce
que cette obscurité soit dissipée . La théorie , en ce
sens , est étrangère à l'art du laboureur qui ayant besoin
de suivre une route tracée par l'expérience , perdrait
beaucoup de tems dans l'étude de systèmes toujours
plus ingénieux que solides . La seule théorie qui lui soit
utile est celle dont l'essence est composée de faits et de
préceptes : cette théorie sage , jointe à la pratique , est ,
dans le cultivateur , une réunion aussi rare que préJANVIER
1812 . 105
cieuse , et l'ouvrage qui réunirait l'une et l'autre , ne
pourrait que contribuer aux progrès de l'agriculture .
Tel est l'ouvrage important dont nous allons rendre
compte. M. Thaer est avantageusement connu depuis
long- tems par sa passion pour l'agriculture , par son
expérience et par des écrits qui ont été jugés dignes des
suffrages les plus éclairés . A la plus infatigable activité ,
à une persévérance à toute épreuve , l'auteur joint une
grande netteté d'idées , une profonde méditation , et une
pratique consommée .
La première partie seule des principes raisonnés , est
soumise à l'examen du public qui doit attendre impatiemment
la seconde . Cette partie se compose de deux
sections . Dans la première , les principes fondamentaux
sont exposés . Après avoir donné une idée de l'agricul
ture raisonnée , l'auteur fait voir que les bases de la
science reposent sur l'expérience , sur les essais , sur
l'observation , et que cette science a des rapports intimes
avec l'histoire naturelle , la botanique , la zoologie
et les mathématiques . Passant ensuite aux bases de l'en
treprise , il démontre que toute entreprise agricole demande
avant tout un sujet capable , un capital , un
domaine . Il trace le caractère du cultivateur et les quali
tés qu'il doit avoir ; une éducation dirigée vers l'agriculture
, la connaissance des sciences accessoires , des
voyages agronomiques , telles sont les principales conditions
exigées dans le sujet . En parlant de la nature des
différens capitaux , de leurs rentes , de leurs proportions
réciproques , l'auteur ne laisse rien à désirer . Comme
le domaine et sa prise de possession demandaient de
grands développemens , M. Thaer a traité ce chapitre
avec tous les détails nécessaires .
La seconde section est consacrée à l'économie , ou
traité des circonstances , de l'organisation et de la direction
de l'exploitation agricole . L'auteur expose les différentes
interprétations données soit par les anciens , soit
par les modernes , au mot économie : il fait remarquer
en quoi elles s'éloignent du sens qu'on doit donner à ce
mot , et s'arrêtant à celui des Romains , il appelle économie,
dans ses rapports avec l'agriculture , la science des
1.06 MERCURE DE FRANCE ,
proportions les plus avantageuses , de la direction et de
l'application des moyens par lesquels la reproduction est
le plus favorisée . « Ainsi , ajoute-t-il , cette section
» traitera de l'établissement , de l'entretien et de l'emploi
» des forces par lesquelles les travaux s'opèrent ; du bẻ-
» tail , ou plutôt du rapport qui existe entre les fourrages
, les engrais et l'agriculture en général ; de la
» division des champs , qui en est la suite , ou des divers
» systèmes de culture considérés comme moyen d'ap-
>> procher dans chaque localité et autant que possible
» du but de l'entreprise , et d'obtenir de la culture dans
>> son ensemble le produit net le plus élevé et le plus
» durable ; enfin de la direction de l'ensemble et de la
>> transcription sur des registres et des livres de compte . »
Telle est l'idée sommaire qu'on peut se faire de cet
utile ouvrage. Pour montrer la manière dont l'auteur
expose et discute , nous allons le laisser parler en ayant
soin d'offrir ce qui nous semble d'un intérêt plus général
pour ceux qui , sans être entièrement étrangers à l'agriculture
, ne considèrent cet art que dans ses rapports
avec les autres connaissances .
แ
L'agriculture est l'art de faire rendre à la terre des produits
avantageux : celui qui l'exerce cherche à se procurer
un gain ; plus ce gain est considérable , mieux le but est
atteint . L'agriculture la plus parfaite est donc celle qui tire
de son industrie le profit le plus grand et le plus durable ,
eu égard aux moyens qui sont à sa portée , aux forces dont
elle peut disposer et aux circonstances dans lesquelles elle
est placée . L'enseignement raisonné de l'agriculture doit
ainsi montrer comment , dans toutes les circonstances , on
peut tirer de cet art le profit net le plus considérable . Il est
trois manières d'enseigner ou d'apprendre l'agriculture .
Comme métier , par le travail manuel : comme art ; comme
science . L'apprentissage par le travail proprement dit , se
borne à l'imitation et à la pratique des opérations .
L'art est la réalisation de l'idée : celui qui l'exerce reçoit
des autres l'idée ou la règle de ce qu'il fait . L'appren
tissage de l'art consiste ainsi dans l'adoption d'idées étrangères
, dans l'étude des règles et dans l'aptitude à les mettre
en pratique . La science ne fixe aucune règle positive ,
mais elle développe les motifs d'après lesquels elle découvre
le meilleur procédé possible pour chaque cas éventueł
4
1
JANVIER 1812. 107
qu'elle apprend à distinguer avec précision . L'art exécute
une loi donnée et reçue ; la science donne la loi .
La science seule peut être d'une utilité universelle ;
embrasser l'ensemble et faire arriver à ce qui est le plus
avantageux dans toutes les circonstances . Toute direction
positive n'est applicable qu'à un cas déterminé ; chaque cas
a besoin de sa règle particulière que la science senie peut
donner. Il n'y a donc que l'agriculture la plus parfaite qui
puisse être appelée raisonnée. L'apprentissage manuel et
l'étude de l'art ne sont cependant pas inutiles à l'agriculteur
qui veut s'élever à la science : il est avantageux qu'il ait
appris à connaître les travaux et la force qui leur est néces
saire , afin de pouvoir juger de leur exécution mécanique .
Mais l'agriculture purement pratique est réduite à suivre
la règle qui lui a été tracée , lors même qu'elle n'est pas
positivement applicable au cas particulier qui se présente :
on ne peut s'en écarter sans le secours d'une autre règle
qui déroge à la première .
La science seule peut expliquer les contradictions apparentes
des règles tirées de certains cas particuliers ,
éclaircir et apprécier ces expériences . Elle apprend à juger
soi-même et à prendre une bonne détermination sur les
cas qui se présentent dans l'exercice de l'art .
» C'est dans quelques-unes de ses parties seulement que
l'agriculture a été enseignée comme science . Elle ne l'a
point encore été dans son ensemble et comme fondée sur
des bases universellement reconnues . L'enseignement était
purement pratique , fondé sur des localités particulières et
sur des vues individuelles ; et lorsqu'il devait être systématique
et embrasser l'ensemble , ce n'était plus qu'une compilation
de fragmens , un mélange de résultats contradictoires
, d'expériences hétérogènes .
La science de l'agriculture repose sur l'expérience : on
ne peut exiger d'elle que ce qui appartient à une science
pratique. Les premiers principes naissent des perceptions
des sens : l'expérience n'est pas uniquement le résultat de
ces perceptions elle . suppose aussi la réflexion et l'analyse
des perceptions . L'idée de la cause , celle qu'un objet
donne naissance à un autre , est le fondement de toute
expérience .
De la fréquente union ou de la succession des objets ,
nous concluons qu'un fait est la conséquence ou la suite
d'un autre , et c'est ici la source du plus grand nombre
d'erreurs , en ce que trop facilement nous sommes disposés
108 MERCURE DE FRANCE ,
à envisager ce qui arrive comme un effet de ce qui l'a prés
cédé . Malheureusement on n'a point encore d'indice posi
tif et général pour distinguer ce qui est simplement l'effet
de la succession des tems , de ce qui est produit par une
autre force motrice .
Une union fréquente et réitérée seulement nous autorise
à présumer la liaison de deux objets comme cause et
effet . Plus cette union se répète , plus la probabilité de
cette relation acquiert de vraisemblance . Cette probabilité
devient enfin une certitude rurale : mais cette certitudo
cesse si l'un des objets paraît une fois sans l'autre : alors
on peut tout au moins présumer que l'un n'est pas l'unique
cause de celui qui est envisagé comme effet.
>> Nous fesons des expériences ou par la simple observation
, en examinant des corps ou des agens mis en rapport
les uns avec les autres , en considérant leur action réciproque
et en observant leur résultat ; ou par des essais , en
plaçant des choses bien connues dans des circonstances
déterminées avec précision , en observant leur action réciproque,
et en empêchant autant que possible qu'il s'y mêle
quelque chose d'étranger ou d'inconnu , qui puisse avoir
de l'influence sur les conséquences . Un essai est une ques
tion adressée à la nature lorsque cette question est con
venablement posée , la nature doit nécessairement y répondre
.
» C'est au siècle dernier que pour la première fois on a
appris à bien connaître , qu'on a réglé l'art de faire des expériences
. C'est cependant sur cet art que se fonde princi
palement la puissance de l'homme sur le monde matériel :
celle-ci peut être étendue d'autant plus que l'homme per+
fectionne cet art et le met en pratique .
Ce n'est nullement faire une expérience que de meltre
diverses substances ou divers agens en action réciproque ,
sans règle ni mesure , sans les isoler de l'influence d'objets
externes , quoiqu'avec l'intention d'en observer les résultats...
On serait arrivé beaucoup plus tôt au but auquel on
doit atteindre , si la mauvaise honte avec laquelle les agriculteurs
cachent les essais manqués , et l'exagération avec
laquelle ils rendent compte de ceux qui leur ont réussi ,
n'avaient pas retardé les progrès.
L'histoire naturelle donne un fil pour sortir d'un labyrinte
d'expériences vicieuses , et nous sert de pierre de
touche pour juger de leur valeur et de leur bonté . La
nature agit par-tout d'après des lois aniformes et éterJANVIER
1812 . * 109
nelles l'agriculteur n'opère que par l'emploi des forces
qu'elle met à sa disposition . C'est par cette raison que
pour l'agriculture nous pouvons tirer des règles précises de
la physique et de la chimie .
Comme l'agriculteur est principalement occupé de la
reproduction , de la végétation et du perfectionnement des
plantes , la connaissance de leur organisation et de leur
nature ( leur physiologie ) est aussi iudispensable à l'étude
de l'agriculture que la connaissance de leurs caractères
distinctifs , de leur classification naturelle et scientifique ,
et de leur nomenclature ( la botanique ) . Et comme le cultivateur
fait aussi son affaire de la multiplication des animaux
, il importe au succès de ses entreprises qu'il ait
connaissance de la nature animale et des déviations de
l'état de santé auxquelles elle est assujétie . Nulle science
ne peut se passer des principes des mathématiques . L'agriculture
a besoin en particulier de l'arithmétique dans son
sens le plus étendu ; du calcul pour les divers comptes de
détail , et de la tenue des livres pour obtenir des données
précises ; de l'art de mesurer les surfaces et les hauteurs ,
de la mécanique , de l'hydraulique , de l'hydrostatique et
de l'architecture. Pour le développement de la science ,
on ne peut pas davantage se passer des connaissances
d'économie politique , de droit et de commerce . L'agricul
ture doit donc emprunter de toutes ces sciences , des principes
qu'elle emploie au fondement de la sienne ,
quoique ces sciences ne fassent pas une partie positive de
son enseignement , elle doit néanmoins les avoir à sa disposition.
"9
et
Nous bornons là cet extrait qui fait voir la liaison qui
unit le premier de tous les arts avec les autres . Après
avoir , dans un petit nombre de pages , exposé clairement
la métaphysique de l'agriculture , l'auteur entre
dans des détails satisfaisans et se met à la portée de tous
les agriculteurs.
Q
O.M
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
-----
--
DICTIONNAIRE DE BIBLIOGRAPHIE FRANÇAISE . Tomes I
et II , A- BH , formant ensemble plus de 1200 pages
in-8°. Prix ; 17 fr. , et 21 fr . franc de port . A
Paris , au Bureau de bibliographie française , rue de
Seine , n ° 4 , faubourg Saint - Germain .
Ou je me trompe fort , ou mes lecteurs auront éprouvé
quelque étonnement en lisant le titre de cet ouvrage ; ils
se seront demandé sans doute s'il fallait prendre ce titre
à la lettre , et si l'auteur a eu réellement l'intention de
nous donner un catalogue alphabétique de tous les ouvrages
en langue française , publiés depuis l'invention
de l'imprimerie jusqu'à nos jours . Cette intention est ,
en effet, annoncée par le titre de Bibliographie française,
pris dans toute sa généralité ; mais l'entreprise est tellement
gigantesque , et les titres sont aujourd'hui si trompeurs
que je n'y ai cru qu'en voyant l'auteur la confirmer
dans sa préface : oui , son plan est réellement tel
que nous venons de l'exposer ; et l'on sera plus surpris
encore en apprenant que c'est un étranger qui l'a conçu ,
et qui ne l'a conçu d'abord que dans le but d'être utile à
la librairie française.
***
Cependant , comme il ne faut pas multiplier sans cause
les sujets d'étonnement , je dois dire aussi que le premier
plan de notre auteur n'était pas à beaucoup près
aussi étendu que celui dont nous annonçons l'exécution
commencée . M. voulait borner son Dictionnaire aux
livres imprimés dans le dernier siècle et dans les premières
années de celui- ci . De pareils ouvrages existent
déjà pour les librairies allemande et anglaise ; M. *** en
voulant procurer le même avantage à la française , avait
principalement en vue d'établir son état de situation.
pour le moment où il écrivait ; et il crut qu'il n'aurait
besoin pour cela que de se procurer les catalogues de
livres de fonds existans chez tous les libraires . Six mois
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812. 111
lui parurent suffisans pour rassembler ces matériaux ; il
se flatta d'en resserrer l'extrait en un seul volume , et
il en publia le prospectus en 1806 .
Il n'y avait rien dans cet aperçu de bien effrayant ,
mais notre bibliographe français ne tarda pas à découvrir
combien il était loin de compte. Tous nos libraires
ne sont pas des Debure , des Schoell ou des Renouard .
Les catalogues qu'on lui fournit de toutes les parties de
la France se trouvèrent si incomplets , les titres des
livres y étaient rédigés avec tant d'inexactitude , qu'ils
ressemblaient plus à des factures de marchand qu'à des
catalogues littéraires , et qu'il fallut renoncer à l'entreprise
ou se résoudre à rassembler d'autres secours . Notre
auteur prit ce dernier parti : il se procura deux exemplaires
des ouvrages bibliographiques les plus estimés ,
des catalogues de bibliothèque les plus célèbres ; il dépeça
, travailla , classa , ordonna toutes ces matières ; il
continua à recueillir les catalogues des libraires , à extraire
, à dépouiller les annonces des journaux , et au
bout de deux ans d'un travail , assidu , il se vit en état de
commencer à mettre ses matériaux en oeuvre , mais il
reconnut aussi que la variété des sources où il avait
puisé pour son ouvrage en avaient comme d'elles-mêmes
agrandi le plan ; le catalogue général de la librairie française
moderne , auquel il devait d'abord se borner , n'en
composa plus qu'une partie subordonnée ; le plan du
Dictionnaire général de Bibliographie française se développa
, et l'auteur déjà maître de ses matériaux , en commença
l'exécution avec une ardeur qui se serait peut-être
éteinte , s'il eût prévu d'avance combien de tems et de
peine ces matériaux lui coûteraient à rassembler .
C'est dans l'ouvrage même qu'il faut en voir l'état
effrayant ; nous dirons seulement ici qu'il occupe dixneuf
pages en petits caractères ; que l'auteur en a classé
les résultats en plusieurs volumes in-folio , et que son
Dictionnaire formera 24 volumes in-8 ° , non compris le
supplément général et la table générale des auteurs par
ordre alphabétique.
Au reste , on peut déjà juger , par les deux volumes
qui paraissent, de l'immensité du plan ; le seul mot Alma$
12 MERCURE DE FRANCE ,
·
nach y a fourni 173 articles ; j'en compte 224 pour les
mots amour et amours , 144 au mot analyse , 552 au
mot abrégé , etc. L'auteur enfin nous indique 140 éditions
des Aventures de Télémaque , sans compter les traductions.
Remarquons en passant que six de ces éditions.
ont été faites en 1811 , quoique l'ouvrage ait été stéréotypé
en 1800 par MM. Didot , et en 1810 par les frères Mame.
On a maintenant quelque idée des laborieuses recherches
de l'auteur du Dictionnaire ; mais quelque sagacité
, quelque persévérance qu'il y ait apportées , il est
lui-même bien loin de croire qu'il ait surmonté toutes
les difficultés de son immense travail . Son entreprise ,
dit -il , aurait dû être tentée par une société de bibliothécaires
et non par un seul individu . Il ajoute avec une
modestie bien rare qu'il ne voit dans son travail qu'un
cadre qui pourra être un jour plus heureusement rempli .
M. *** nous permettra de plaider ici sa cause contre luimême
: rarement une réunion de gens de lettres travaillet-
elle avec autant de zèle qu'un littérateur isolé ; sans
doute il doit exister des omissions dans son Dictionnaire
; on pourra y relever des inexactitudes , et chacun
des supplémens qu'il annonce à la fin de chaque livraison
pourra contenir des additions et des corrections
plus ou moins intéressantes ; mais son travail n'est point
un cadre , ou du moins c'est un cadre si bien rempli , que
toutes les additions qu'il pourra recevoir seront de peu
d'importance , comparées aux richesses qu'il a déjà su y
faire entrer.
***
"
Il est deux choses sur lesquelles j'aurais eu des objections
à faire à M. si son travail n'était pas aussi
avancé ; j'aurais voulu discuter d'abord s'il a bien fait
de ranger les ouvrages par ordre alphabétique d'après
la lettre initiale du premier substantif contenu dans
leur titre , au lieu de celle du nom des auteurs , ce
qui est la méthode ordinaire des bibliographes . Je lui
aurais demandé ensuite pourquoi il arrache le masque
aux auteurs vivans qui ont jugé à propos de s'en couvrir
; indiscrétion qu'il a commise , par exemple , envers
celui de l'Atlas historique : mais il est trop tard pour
nous occuper de ces chicanes , et il vaut mieux entreJANVIER
ANVIE 113 1812 .
1
tenir mes lecteurs des avantages d'un ouvrage qui les
frappera d'abord beaucoup plus par son volume
que par LA
SEINE
son utilité. Cette utilité , cependant , est triple le
Dictionnaire de bibliographie française fera connaitre
encore mieux à l'étranger l'immensité de nos richesses
littéraires ; 2° il sera du plus grand secours à tous les
écrivains qui veulent traiter , à tous les gens instruits
qui veulent étudier l'histoire littéraire , en leur offrant la
quintessence d'un très-grand nombre d'in-folios auss
difficiles et coûteux à se procurer , que fatigans à parcourir
; 3° il facilitera infiniment le commerce de la
librairie , tant dans l'intérieur qu'avec l'étranger , et cet
avantage , quoique purément mercantile au premier
aspect , est plus grand et plus important qu'on ne pense .
Peu de personnes se font une idée des peines que se
donnent les libraires et les amateurs pour se procurer
certains ouvrages qui , sans être réellement ni rares , ni
chers , le deviennent quelquefois par la difficulté de les
découvrir là où ils se trouvent . Cette difficulté a toujours
été grande en France , faute d'un catalogue général de
la librairie , pareil à ceux que possèdent les Allemands
et les Anglais ; mais elle est devenue plus grande encore
et très-souvent insurmontable depuis que la révolution
et ses suites ont fait passer le fonds de certains ouvrages
de mains en mains. Grâce au Dictionnaire de M. ***
cet embarras n'existera plus ; il suffira de savoir à-peuprès
le titre d'un livre ou le nom de l'auteur pour trouver
dans ce grand répertoire et le véritable titre du livre , et
le nom du dernier libraire qui en a possédé le fonds , ce
qui , dans le cas même où il l'aurait aliéné depuis , en
rendra la recherche facile . Les détails nécessaires pour
rendre ce mérite tout- à-fait sensible , ne sont pas de
nature à entrer dans ce journal ; mais je puis m'en rapporter
, pour l'apprécier , aux bibliographes , aux bibliothécaires
, aux amateurs et aux libraires . C'est à eux à
sentir et à faire sentir combien l'entreprise de M. *** est
digne d'être encouragée , et combien on devra de reconnaissance
à l'auteur qui l'a tentée avec autant de patience
dans ses recherches que de courage dans sa spéculation .
M. B.
H
E
en
114
MERCURE DE FRANCE ,
ANNALES DE L'EDUCATION , rédigées par F. GUIZOT ( 1 ) .
(PREMIER EXTRAIT . )
Il y a près d'une année que les Annales de l'Education
furent annoncées au public par un Prospectus.
Le genre et le degré d'importance d'un tel ouvrage
étaient trop évidens pour qu'il fût nécessaire de les démontrer
méthodiquement et en détail . Supposer qu'ils
pouvaient être méconnus ou même n'être que faiblement
sentis , eût été montrer une opinion trop désavantageuse
de l'état des lumières et de la société en France .
Aussi l'auteur du Prospectus , M. Guizot , qui s'y annonçait
comme devant être le principal rédacteur des Annales
projetées , se bornait-il à en énoncer rapidement le
motif , le but et le plan . Mais tout sommaire et concis
qu'il était , ce prospectus n'en était pas moins propre à
faire augurer favorablement de l'ouvrage promis . On y
remarqua avec plaisir cette justesse et cette maturité
de style qui annoncent l'écrivain maître de ses idées : on
put y louer avec plus de plaisir encore une vérité et
une franchise de ton qui se font trop souvent regretter
dans les annonces de projets littéraires. Enfin , ce que
l'on pouvait entrevoir , dans le plan des rédacteurs , de
l'excellence de leurs intentions et de l'étendue de leurs
lumières , achevait d'inspirer la confiance . Les personnes
convaincues de la possibilité de perfectionner celui des
arts qui devrait être regardé comme le premier de tous ,
l'art de l'éducation , purent donc se flatter d'avoir un
ouvrage distingué , dans un genre où ils auraient réputé.
un bien , d'en avoir seulement un médiocre.
Depuis l'époque pour laquelle elles avaient été annoncées
, ces Annales ont régulièrement paru , chaque
(1) Ces Annales , composées de quatre feuilles in-8° , paraissent le
15 de chaque mois , chez le Normand , imprimeur-libraire , rue de
Seine nº 8. Le prix de l'abonnement est de 18 fr . pour l'année , et
de 10 fr. pour six mois.
•
JANVIER 1812 . 115
mois ; on en a aujourd'hui neuf numéros , dont les six
premiers forment un volume de près de 400 pages . C'est
plus qu'il n'en faut pour permettre de juger si les rédacteurs
ont rempli les espérances qu'ils avaient fait concevoir
d'eux , et jusqu'à quel point leur travail répond dès
à présent et promet de répondre à l'avenir aux intentions
dans lesquelles il a été entrepris et au besoin que l'on
en a .
D'après le plan énoncé dans leur Prospectus , les
Annales de l'Education devaient traiter de tout ce qui
concerne : 1º l'éducation morale ; 2 ° l'éducation physique
; 3 ° l'instruction proprement dite . Sur chacun de
ces trois principaux objets dont l'ensemble comprend
toute la théorie de l'éducation et toutes les applications
de cette théorie , les auteurs des Annales s'engageaient
au double travail de publier des observations , des idées
et des principes qui leur seraient propres , et de faire
connaître , en les appréciant , les idées et les observations
d'autrui consignées dans les divers ouvrages tant
nationaux qu'étrangers , où il serait spécialement traité
de l'éducation . Ils promettaient , enfin , d'insérer de
tems à autre des morceaux amusans , où les principes
qui auraient été discutés dans la partie théorique de leur
travail seraient mis en action , et pourraient devenir ,
par là , plus clairs pour les personnes qui en auraient à
faire l'application , et sensibles aux enfans eux-mêmes
dès que leur intelligence aurait fait certains progrès .
Tel est le plan aussi simple que vaste que s'étaient
proposé de suivre et qu'ont effectivement suivi les rédacteurs
des Annales de l'Education , en ayant soigneusement
égard à la variété convenable ; mais on sent
bien , sans qu'il soit besoin de le montrer , que la variété
était beaucoup plus compatible avec la richesse et l'étendue
indéfinie du sujet , qu'avec le volume ordinaire d'un
ouvrage périodique .
Les articles dont se composent les IX premiers numéros
des Annales de l'Education , sont au nombre de
près de soixante , et tous sont importans par leur objet ,
ou intéressans par la manière dont ils sont traités . Dans
l'impossibilité d'indiquer , même très-sommairement ,
H 2
116 MERCURE DE FRANCE ,
le contenu d'un si grand nombre de morceaux , dont
plusieurs sont assez étendus relativement au volume de
l'ouvrage dont ils font partie , et dont quelques-uns
roulent sur des questions difficiles , je me bornerai à
donner une idée de ceux qui m'ont semblé les plus propres
à faire apprécier les intentions , les principes et le
talent des rédacteurs , en commençant par ce qui concerne
l'éducation physique.
C'est M. Friedlander , médecin distingué par ses connaissances
, non- seulement dans son art , mais dans les
diverses sciences auxiliaires de la médecine , qui a fourni ,
pour les Annales de l'Education , tous les articles originaux
sur le régime physique et médical de l'enfance . Il
a traité cette partie en homme qui en sent l'importance ,
et a cherché , avec autant de réserve que de sagacité
dans le vaste système des connaissances médicales tel
qu'il est aujourd'hui , les données de tout genre qui
peuvent et doivent servir de base à l'éducation physique .
Ses recherches se suivent assez méthodiquement dans
l'ordre des périodes et des crises les plus essentielles et
les plus marquées de l'enfance ; et c'est de la nature
même de chacune de ces périodes qu'il déduit les modifications
et la progression du régime qui doit seconder
le passage de l'enfant à l'état viril . Ainsi M. Friedlander
débute par un tableau des soins qu'exige l'enfant depuis
le moment de la naissance jusqu'à la crise de la dentition
exclusivement. Mais ces soins doivent avoir un double
objet : ils doivent se rapporter de concert à ce qu'il y a
de constant et de général dans la constitution de l'espèce
durant ce premier période de la vie , et aux modifications
appréciables de cette constitution générale dans
les différens individus . La connaissance et la distinction
des circonstances générales et des circonstances accidentelles
auxquelles il faut également avoir, égard dans la
constitution de l'enfant , est donc d'une importance fondamentale
. Aussi cette connaissance et cette distinction
ont-elles été l'objet exprès d'un second mémoire qui , à
certains égards , peut être regardé comme le complément
du premier.
Un troisième mémoire , qui forme deux articles dans
JANVIER 1812. 117
deux numéros successifs , traite de la crise du sevrage .
Après avoir indiqué les soins particuliers que nécessite
celte crise , l'une des plus remarquables dans le développement
de l'organisation humaine , M. Friedlander examine
quelle influence absolue ou relative les alimens
doivent avoir sur la constitution de l'enfant , en raison
de leur composition chimique et de leurs propriétés les
mieux constatées ; et part de cet examen pour indiquer
l'ordre et la dégradation suivant lesquels les diverses
substances nutritives doivent être données à l'enfant afin
de coïncider avec le degré de développement des forces
et favoriser ce développement . A la suite de cette intéressante
recherche vient naturellement ( dans le IX numéro
) , un mémoire où il est traité de l'influence du climat
sur la constitution de l'enfant . Tel est le cadre dans
lequel M. Friedlander a coordonné et développé tout ce
qu'il a publié jusqu'à présent , dans les Annales de l'Education
, de ses vues sur l'éducation physique , Mon ignorance
, plus encore que le défaut d'espace , m'interdit
d'entrer dans un examen plus détaillé sur ces matières :
mais ce qu'il est impossible de méconnaître dans l'ensemble
des articles de M. Friedlander , c'est l'étendue de
ses connaissances ; c'est l'attention scrupuleuse qu'il a
eue , en cherchant ses données parmi toutes les opinions
et tous les systèmes plus ou moins accrédités en médecine
, de ne rien admettre qui ne fût fondé sur l'expérience
, ou qui ne pût en être déduit par analogie ; c'est
enfin le talent de faire ressortir , quand l'occasion s'en
présente , par des exemples en grand , et par des considérations
d'un intérêt général , l'importance et la vérité
des principes qu'il pose sur l'éducation physique . Quelques-
unes de ses observations ont un intérêt particulier
pour des lecteurs français je regrette de ne pouvoir
citer entr'autres un passage dans lequel il remarque l'habitude
où sont les inères en France de trop exciter la
sensibilité de leurs enfans dans le premier âge , et où il
fait sentir les inconvéniens de cette espèce d'indiscrétion
maternelle . Ce sujet méritait peut - être un mémoire exprès
, où il me semble qu'un observateur d'autant d'instruction
et de sagacité que M. Friedlander aurait trouvé
118
MERCURE
DE FRANCE
,
à dire bien des choses nouvelles et encore plus de choses
utiles .
:
Entre les morceaux des Annales de l'Education les
plus intéressans en eux-mêmes , et les mieux assortis au
but de l'ouvrage , se font aisément distinguer neuf articles
qui se succèdent sans interruption dans les neuf
numéros publiés jusqu'à ce jour . Ces articles sont tous
compris sous un seul et même titre , celui de Journal
adressé par une femme à son mari sur l'éducation de ses
deux filles , et sont tous signés P. M. Il est naturel ,
d'après ce titre , de présumer que Mlle P. M. , auteur
des articles dont il s'agit , s'y est proposé de traiter expressément
de l'éducation dés filles . Cependant , quelque
essentielle que soit cette branche particulière de l'art de
l'éducation , il n'était guère possible de présenter avec
fruit des idées et des conseils qui y fussent spécialement
applicables , sans les déduire de principes et de notions
sur l'éducation en général . Aussi , est- ce plutôt encore
par le choix des accessoires , des incidens et des détails ,
dans le développement de ses idées , que Mlle P. M. a
rempli le but particulier qu'elle s'était proposé , qu'en
posant des principes strictement limités et exclusivement
appropriés à ce but. D'ailleurs , ce dernier parti
eût -il été praticable , il est évident qu'il n'aurait pas été
le plus avantageux .
Chacun des neuf articles dont je veux parler est , en
quelque façon , indépendant de tous les autres ; chacun
a son objet spécial et son intérêt propre ; il est , par conséquent
, à- peu -près indifférent , de les prendre et de les
étudier isolément , ou dans un ordre déterminé . Néanmoins
, comme ils ne sont tous que le développement
varié d'un petit nombre d'idées fondamentales , ils se
prêtent tous réciproquement de la force et de la clarté .
Il me semble même qu'ils peuvent tous être rapportés à
une seule et même vue générale que j'énoncerai , parce
qu'elle me paraît aussi simple que juste , et que j'énoncerai
dans les termes mêmes de l'auteur , ne croyant pas
qu'elle puisse être mieux exprimée « L'éducation , dit
» Mlle P. M. , doit tendre non pas à la perfection de
» l'enfant qui ne serait jamais qu'une perfection factice
JANVIER 1812 . 119
>> et inutile , puisque l'enfant doit changer d'état et cesser
>> d'être enfant ; mais à la perfection de l'homme ou de
» la femme qui doit prendre la place de cet enfant , »
Peut-être cette maxime paraîtra-t- elle à quelques personnes
ou trop évidente pour qu'il soit besoin de la recommander
expressément et avec une espèce de solennité
, ou trop générale pour qu'il soit possible d'en tirer
un grand parti à l'application , Mais plus on y réfléchira,
et mieux , ce me semble , on reconnaîtra qu'il n'est , en
fait d'éducation domestique , aucun principe qu'il convienne
davantage de ne jamais perdre de vue , et aucun
cependant qui soit plus fréquemment exposé à être non
pas précisément méconnu , mais éludé ou négligé . A
moins que leur tendresse ne soit constamment dirigée ,
et , pour ainsi dire , contenue , par un jugement trèséclairé
, les parens s'exagèrent toujours plus ou moins ce
qui flatte ou contrarie leurs soins par rapport à leurs
enfans ils tendent toujours un peu par-là à se constituer
comme le but direct et spécial de l'existence et de
l'éducation de ceux- ci ; et par conséquent , à trop insister
sur des bonnes qualités ou sur des défauts également
accidentels et fugitifs.
Mais il serait aussi téméraire que superflu de chercher
à ajouter des considérations nouvelles aux résultats
par lesquels Mlle P. M. a mis hors d'incertitude la fé²
condité aussi bien que l'importance du principe énoncé .
Je me bornerai à indiquer l'objet particulier de chacun
des principaux articles où l'on peut distinguer une application
plus ou moins directe , plus ou moins expresse de
ce même principe.
Le premier qui s'offre à moi fait partie du Nº V des
Annales de l'Education : il est consacré à examiner quelle
est la nature , ou , pour mieux dire , quel peut être le
degré de la sympathie et de la commisération dans les
enfans , et comment il en faut diriger le développement
et l'exercice . Ce sujet est par lui-même si intéressant , et
si je ne me trompe , si neuf , qu'il est heureux que
Mlle P. M. y soit revenue dans un second morceau
( N° VII ) où elle considère plus particulièrement encore
que dans le précédent quelles idées les enfans peuvent
120 MERCURE DE FRANCE ,
se faire de la douleur et de la souffrance d'autrui , et
quelle conduite il faut tenir à leur égard , pour que le
spectacle de cette souffrance ne soit pas uniquement
l'occasion d'une peine passagère et stérile , mais un
principe d'activité et de bienfaisance . Un morceau moins
neuf sans doute que ceux-là , mais non moins impor
tant par son objet , est celui où Mlle P. M. ( N° II ) cherche
comment les parens doivent s'y prendre pour s'assurer
l'obéissance de leurs enfans , sans fausser ou
contrarier en eux l'essor naturel de la raison . Dans deux
autres articles qui ont une connexion assez marquée
avec ce dernier , il s'agit de reconnaître quelle est , entre
les diverses manières de punir les fautes des enfans , la
plus conforme au but d'une bonne éducation . Le premier
numéro des Annales contient un article qui appartient
à la même série , et dont l'objet est d'examiner
quelle est la nature particulière des relations de l'enfant
à sa mère durant les premières époques de la vie , comment
l'affection du premier peut dégénérer en une passion
égoïste et fragile , et comment il convient de la gouverner
ou de la contrebalancer pour prévenir ce danger .
Tout imparfait et tout insuffisant qu'est cet énoncé ,
et que je me hâte de le déclarer , il suffira du moins.
pour prouver que Mlle P. M. a franchement et courageusement
abordé les questions fondamentales et les plus
difficiles de la science de l'éducation . Cela seul serait
déjà beaucoup ; mais le mérite du choix des sujets n'est
cependant qu'un mérite secondaire dans tous les articles
que je viens de désigner : ce qui les distingue véritablement
, c'est la supériorité de jugement et d'esprit avec
laquelle ils sont traités . Il n'en est aucun qui ne présente
dans son ensemble une richesse , une sagacité de vues et
un intérêt que nulle indication sommaire ne peut faire
pressentir c'est de quoi il est juste d'avertir , avant de
hasarder quelques indications de ce genre .
En parcourant le résumé de ces articles , on a dû remarquer
que plusieurs roulent sur des sujets traités
maintes fois et par des écrivains de renommée . Telle est ,
entr'autres , la question de savoir jusqu'à quel point l'on
peut et l'on doit chercher à faire comprendre aux enfans
1
JANVIER 1812 . 121
les motifs de l'obéissance que l'on exige d'eux , et à leur
faire trouver juste et naturelle la soumission de leur
volonté à une autre volonté. Rousseau prescrit de faire
tout simplement comprendre ou sentir à l'enfant qu'il
doit obéir , parce qu'il est le plus faible , et que ceux qui
le gouvernent ont le droit de lui commander , ' parce
qu'ils sont les plus forts . Mlle P. M. est d'une opinión
contraire ; et suivant moi , elle prouve bien que la méthode
recommandée par Rousseau , tout en paraissant
trancher vivement la difficulté , ne fait néanmoins que
l'éluder et la compliquer. Elle remarque d'abord qu'en
donnant à l'enfant pour raison d'obéir le sentiment de sa
propre faiblesse , comparée à la force d'autrui , on l'expose
à contracter tous les vices , inévitable effet de tout
régime dont la crainte est le mobile . C'est déjà un trèsgrand
mal , et ce n'est pas tout en fondant l'autorité à
Jaquelle l'enfant est soumis sur la supériorité de la force ,
on n'assure pas même l'exercice de cette autorité . En
effet , il est presqu'impossible que l'enfant n'ait tôt ou
tard l'occasion de reconnaître hors de la maison paternelle
l'existence de quelque force supérieure à celle par
laquelle il est gouverné ; et dès-lors il fera presqu'inévitablement
une application plus ou moins désavantageuse
pour le pouvoir paternel du principe par lequel on aura
voulu justifier ce pouvoir. Il pourra bien continuer
d'obéir ; mais son obéissance sera de plus en plus dégagée
d'estime et d'affection .
(
Mlle P. M. recommande de préférence l'emploi pur et
´simple de l'autorité , abstraction faite de toute idée expresse
de supériorité de force. Elle fait entendre par
des raisons claires et justes comment cette autorité peut
devenir certaine , respectée et chère , en laissant à propos
l'enfant faire les petites expériences qui doivent facilement
le convaincre que ce qui vaut le mieux pour lui ,
c'est obéir ; qu'il serait bien moins heureux par son indépendance
qu'il ne l'est par sa soumission , de sorte
qu'être soumis ne soit pour lui autre chose qu'exercer
tout ce qu'il peut avoir de raison . Elle indique aussi
très-bien , et cela était essentiel , en quels cas et de quelle
manière il faut accueillir les questions par lesquelles les
122 MERCURE DE FRANCE ;
enfans sont naturellement portés à demander raison de
ce que l'on exige d'eux de contraire à leurs penchans .
Pour ce qui est du châtiment de leurs fautes , Rousseau
établit qu'il ne faut jamais les punir pour les punir,
mais faire intervenir le châtiment comme une suite inévitable
et naturelle de leur faute . La première partie du
principe est incontestable ; et loin de la contredire ,
Mlle P. M. en relève encore l'importance et la vérité .
Mais , par rapport à la seconde , elle observe qu'il est
bien rare qu'il puisse sortir des fautes d'un enfant des
suites qui puissent en être présentées à celui- ci comme
le châtiment. Les cas où cette conduite serait une absurdité
gratuite sont même les plus fréquens ; car les fautes
d'étourderie , par exemple , celles où les enfans tombent
avec plus de facilité , ont souvent des conséquences
beaucoup plus fàâcheuses que n'est grave le tort de les
avoir commises . Mlle P. M. veut que les parens s'attachent
en chatiant les enfans à leur rendre aussi clair que
possible que c'est , non leur action , mais l'intention de
leur action que l'on châtie en eux : non le mal qu'ils ont
fait , mais bien celui qu'ils voulaient faire . Je n'examinerai
point si l'enfant n'est pas capable d'actions qui puissent
être envisagées comme des fautes , assez long-tems avant
d'être capables d'une telle distinction . Je me bornerai à
observer que le principe établi par Mlle P. M. en suppose
un autre , comme elle-même le reconnaît ; je veux
dire celui que l'enfant n'a aucun pouvoir de faire du
mal , pas même celui de les affliger . C'est du moins là
une persuasion qu'il avait donnée à l'enfant avant de
chercher à lui faire quelque distinction entre son action
et son intention . Or , je douterais qu'une telle persuasion
fut absolument bonne , car j'ai de la peine à trouver
exactement vrai le principe sur lequel elle serait fondée .
Il y aurait là- dessus à faire quelques réflexions ; mais
elles m'entraîneraient plus loin que je ne saurais aller , et
je m'en dispense d'autant plus volontiers , que le doute
que je viens d'exprimer ne m'empêche nullement de reconnaître
comme excellent et juste le résultat des idées
de Mlle P. M. sur le sujet en question . Ce résultat , c'est
que les enfans , pour peu qu'ils soient adroitement conJANVIER
1812 . 123
duits , tombent très-rarement dans des fautes qu'il soit
nécessaire de punir : c'est que dans les cas même les
plus graves , ils sont assez châtiés , si on les abandonne
quelques momens au sentiment de leur faiblesse , si l'on
cesse passagèrement de satisfaire le besoin qu'ils ont que
l'on s'occupe d'eux : c'est enfin qu'il faut avoir attention
à ne jamais prendre , pour essayer de faire sentir la faute ,
le moment même où elle vient d'être commise ; moment
de passion et d'entêtement , où l'autorité se compromet
presque toujours sans fruit.
Tout ce que Mlle P. M. dit , dans deux différens articles
, du sentiment de la commisération dans l'enfance ,
me paraît aussi bien vu que bien exprimé , et mérite
d'autant plus d'être médité , que ses idées sur ce point
sont assez différentes de celles qui semblent le plus généralement
reçues . En effet , bien des personnes sont persuadées
que la sensibilité des enfans ne saurait être trop
provoquée ni trop développée ; ou du moins se conduisent
comme si elles étaient dans cette persuasion , et
comme si tout était gagné en éducation quand on a fait
contracter à l'enfance une grande facilité à s'attendrir.
Mlle P. M. fait voir d'abord que , dans le premier âge , le
penchant naturel des enfans à des actes de générosité ne
suppose pas toujours , à beaucoup près , un sentiment
exact et positif de la souffrance et du besoin des autres.
Ce n'est guère qu'après un certain progrès de leurs idées
qu'ils deviennent capables de ce sentiment. Mais alors ce
n'est ni sans ménagement ni précaution qu'il faut les accoutumer
au spectacle de la misère d'autrui . Mlle P. M.
pense que l'on ne doit leur offrir volontairement ce spectacle
, qu'autant qu'il peut être mitigé par l'exercice de
la bienfaisance , et jamais uniquement dans la vue d'accroître
ou d'exercer leur sensibilité.
Dans le cours ordinaire de la vie , il n'est point d'homme
qui ne soit condamné à voir infiniment plus de maux
qu'il n'en peut soulager ; et le sentiment de cette effrayante
disproportion entre le bien à faire et le bien que l'on peut
faire ne produit qu'une sensibilité pusillanime et stérile ,
s'il n'est accompagné d'une raison assez élevée pour
nous convaincre que l'idée de tout le bien que nous ne
824 MERCURE DE FRANCE ,
pouvons pas ne doit ni gêner ni avilir en rien celle du
peu qui nous est possible . Il n'en est pas précisément de
même avec les enfans : on peut , jusqu'à un certain point,
leur mesurer la connaissance et le spectacle des maux
étrangers. On peut prendre garde à ce que ce spectacle
ne soit jamais si terrible que leur premier mouvement
soit de le fuir , et leur premier sentiment l'impuissance
de faire quelque chose d'utile. On peut donc jusqu'à un
certain point faire naître et toujours seconder en eux
l'habitude d'associer l'idée d'un devoir à remplir à la vue
des maux étrangers . Mais c'est dans les Annales même de
l'éducation qu'il faut chercher et étudier les observations
et les raisonnemens par lesquels Mile P. M. démontre la
vérité de son opinion et l'excellence de ses conseils .
J'ai indiqué , et j'aurais voulu de quelque manière
isoler un peu un autre article où il est question d'examiner
quelle est la nature et quels peuvent devenir les
inconvéniens de l'affection de l'enfant pour sa mère . On
trouve peut- être , dans cet énoncé , quelque teinte de
paradoxe , et je ne sais si , de tous les articles que j'ai eus
jusqu'ici en vue , celui- ci sera le plus tôt et le mieux compris
mais je ne puis m'empêcher de le regarder comme
celui de tous qu'il importe le plus de bien comprendre .
« Les sentimens les plus tendres d'un enfant pour sa
» mère , dit Mlle P. M. , ne peuvent jamais , tant qu'il a
» besoin d'elle , être parfaitement désintéressés . Accou-
» tumé à tout tenir d'elle sans pouvoir rien faire pour
» elle , il prend l'habitude de croire que tout doit aboutir
» à lui , et se fait l'objet continuel de ses propres soins
» et de ses propres pensées . C'est lui qu'il aime dans sa
» mère. Sa tendresse est de l'exigence , sa sensibilité de
» la susceptibilité………….. Un amour de cette nature peut ,
» si vous ne prenez soin de l'en distraire par un autre
» sentiment , devenir passionné et jaloux .... Et une mère
>> ne sait pas tout ce qu'elle risque personnellement , en
>> accoutumant sa fille aux affections exclusives . Peut- elle
» donc espérer d'en être toujours l'objet ? Et s'imagine-
» t-on , parce qu'on est aimé uniquement , qu'on le sera
>> éternellement ? C'est précisément tout le contraire .
» L'amour est inconstant , parce qu'il est exclusif.... »,
JANVIER 1812 . 125
Ces idées présentées et développées sous divers
aspects , ont conduit directement Mile P. M. à regarder
l'affection fraternelle , non pas simplement comme trèsbonne
en elle-même à cultiver pour former le caractère
des enfans , ce qui serait ne rien dire , à force de dire
vrai ; mais comme la plus importante de toutes , et jusqu'à
un certain point , comme nécessaire pour atteindre
ce but. Une affection fondée sur des rapports de ressemblance
et d'égalité de situation lui paraît celle où doivent
le plus certainement naître et se fortifier le plus facilement
les idées et les habitudes de justice , et par suite
les idées et les habitudes de désintéressement et de générosité
. Il résulte de là que le cas le plus favorable pour
l'éducation domestique , est celui où plusieurs enfans
( les plus rapprochés qu'il soit possible par l'âge ) partagent
la tendresse et les soins paternels ; mais ce cas ,
loin de pouvoir être considéré comme le cas universel ,
est à peine le plus ordinaire ; et l'on sent bien tout ce
qui suit d'affligeant et d'embarrassant de l'opinion avan-
, ou , pour mieux dire , de la vérité établie par
Mlle P. M. Je ne sais , mais il me semble que l'on pourrait
, sans beaucoup de travail , tirer de cette vérité des
argumens sans réplique pour prouver la nécessité de
perfectionner l'éducation publique pour les filles .
Il me reste à peine l'espace de placer quelques mots
sur un morceau de la même série que les précédens ,
inséré dans le N° IX des Annales . Il mériterait cependant
d'être analysé avec soin , ne fût-ce que pour être
plus exclusivement relatif que les autres à l'éducation
des filles . Il y est question d'examiner si les bals d'enfans
sont un divertissement convenable ou dangereux .
Mile P. M. rapporte sur cette question l'avis de mistriss
Hannah More qui , dans un ouvrage sur l'éducation dont
le succès a été prodigieux en Angleterre , regarde l'invention
des bals d'enfans comme une triple conspiration.
contre l'innocence , la santé et le bonheur de l'enfance.
On trouvera cette sentence bien modérée , en la rapprochant
du principe fondamental dont elle émane . Ce
principe, c'est qu'il faut regarder les enfans , non « comme
» des êtres innocens dont les petites faiblesses méritent
126 MERCURE DE FRANCE ,
1
et
» peut-être quelques corrections , mais comme des êtres
» qui apportent dans le monde une nature corrompue
» de mauvaises dispositions . » Pauvres enfans ! se contente
de s'écrier Mlle P. M. , après avoir cité ce principe .
Quant à elle , elle réduit la question à des termes beaucoup
plus simples , et il est à peine besoin d'ajouter
beaucoup plus vrais : elle admet d'abord , comme àpeu-
près impossible , qu'un enfant dont les parens vivent,
comme l'on dit , dans le monde , n'entendent jamais
parler de bals . Il est également impossible qu'ils ne se
les figurent comme un divertissement merveilleux , et ne
désirent de toute leur ame d'y assister. Cela posé , elle
demande quel inconvénient il peut y avoir à détruire leur
illusion en les menant s'ennuyer une fois , deux fois ,
ou plus , s'il le faut , à ces divertissemens imaginés
comme si désirables ? car c'est- là ce qui doit leur arriver
au bal , et avec d'autant plus de certitude , qu'ils seront
mieux élevés chez eux .
L'intention d'indiquer , le moins vaguement que cela
se pouvait , l'objet principal de quelques-uns des articles
les plus intéressans et les plus originaux des Annales de
PEducation , m'interdit le plaisir de m'arrêter à ce que
ces mêmes articles présentent de caractérisque et de distingué
dans les détails et dans la forme . Je me borne , à
regret , à dire ce qu'il eût été facile de prouver : c'est
qu'il n'est aucun de ces morceaux où ne brille une grande
justesse , en même tems qu'une singulière finesse d'esprit
, et où l'on ne soit à chaque instant frappé de la plus
heureuse facilité à rendre une idée principale par une
foule de traits ingénieux et concis , dont il semble qu'un
seul aurait suffi à l'exprimer toute entière . J'y désirerais
seulement un peu plus d'attention à désigner , autant que
cela se peut , les périodes d'âge auxquelles sont spécialement
applicables des observations ou des conseils qui ,
pour conserver toute leur importance et toute leur vérité ,
ont besoin d'être circonscrits. On relèverait peut- être
aussi , dans ces articles , quelques défauts de méthode .
Les idées n'y sont pas , ce me semble , assez constamment
disposées dans l'ordre où elles naissent les unes des
autres , et où elles se prêteraient réciproquement le plus
JANVIER 1812 .
127
de force et d'évidence . Les développemens et les accessoires
n'y sont pas toujours non plus assez distinctement
groupés autour du principe ou de l'observation fondamentale
dont ils sont destinés à faire ressortir la vérité ou
l'importance . Le style de Mlle P. M. mériterait aussi
d'être considéré et loué à part. Il réunit généralement la
finesse et la vivacité à la correction , à la propriété tant
des mots que des tours . On y sent , avec plaisir , cette
justesse de ton qui tient à je ne sais quelle convenance
délicate entre les expressions et les choses , et qui n'est
pas seulement une preuve du goût de l'écrivain , mais
une sorte de garantie de sa sincérité . J'ai cru seulement
y trouver un peu trop de facilité à tomber dans des
expressions plus familières que ne l'exige le naturel .
( La suite à un prochain Numéro . )
LITTÉRATURE ANCIENNE.
( Seconde lettre aux Rédacteurs . )
MESSIEURS , lorsque je vous écrivis la lettre que vous
avez eu la bonté d'insérer dans votre N° du 28 décembre ,
lorsque je prenais la liberté de vous demander compte de
l'oubli où vous laissiez depuis dix-huit mois un Tibulle
allemand , je ne me doutais pas que j'allais encourir moimême
un reproche du même genre . En effet , à peine votre
numéro avait- il paru qu'un de mes anciens amis , aussi zélé
pourla littérature allemande que je puis l'être pour la poésie
latine , vint me trouver et me demanda assez brusquement
pourquoi, en vous rappelant la traduction allemande de Tibulle
par M. Voss , imprimée à Tubiugue il y a dix-huit
mois , je ne vous avais rien dit de celle du docteur Koreff
imprimée six mois plus tôt dans notre capitale ?A cette question
, je demeurai stupéfait : mon ami attendit un moment
que je rompisse le silence , mais , lorsque j'allais en effet
l'interroger lui-même sur le Tibulle en question , il perdit
patience , et tirant de sa poche une fort belle brochure in-4° :
je vois , dit-il , que vous doutez ; voilà de quoi dissiper vos
doutes . Lisez d'abord le premier titre ! et je lus ( en allemand)
: Les Poëtes élégiaques des Romains , traduits par
le docteur Koreff. Lisez le second ! et je lus de mêmei :
128 MERCURE DE FRANCE ,
Euvres de Tibulle , etc. A Paris , chez Fr. Schoell, rué
des Fossés - Saint - Germain - l'Auxerrois , 1810 .... Vous
voilà convaincu , me dit mon homme , je vous laisse ; c'est
à vous maintenant à réparer votre oubli .
Vous sentez bien , Messieurs , que je m'empressai d'examiner
de plus près ce bizarre phénomène. La traduction
en vers allemands d'un poëte latin , imprimée à Paris et non
à Berlin ou à Vienne , et inconnue des gens de lettres et
peut-être des libraires parisiens : il y avait là quelque chose
de singulier dont je voulais démêler les causes . Je ne fus
pas long-tems à m'expliquer la première singularité de ce
fait . Je supposai que le docteur Koreff avait habité Paris ;
je pensai qu'il avait pu y faire imprimer son ouvrage pour
en soigner la correction , et dans le dessein de faire ensuite
passer la plus grande partie de l'édition en Allemagne ; et
cette explication me satisfit . Mais il y a aujourd'hui tant
de gens à Paris qui savent très -bien la langue allemande ,
la littérature allemande est cultivée ou exploitée par tant
d'auteurs ou de traducteurs , les journaux s'occupent même
avec tant de soin de nous donner les nouvelles littéraires
de l'Allemagne , que je ne pus m'expliquer aussi vîte l'obse
curité où est restée la traduction du docteur Koreff. Il me
semblait que nous aurions dû recevoir de Leipsick la nouvelle
de son impression à Paris , comme autrefois on apprit
à Rome par la voie de Paris que le père du cardinal
Mazarin était mort à Rome . Je soupçonnai que l'auteur
pouvait bien n'être pas tout-à-fait innocent de l'oubli qui
pèse sur son ouvrage ; je lus son avertissement et sur-tout sa
vie de Tibulle , et je ne tardai pas à me convaincre de la
justesse de mes soupçons . Vous ne sauriez vous faire une
idée , Messieurs , de toutes les belles choses qu'on y trouve.
Dès la seconde page , au lieu de nous dire que Tibulle , chevalier
romain , était au- dessus du besoin par ses richesses et
par sa naissance , le docteur Koreff écrit « qu'il avait été
placé par le sort à une hauteur d'où il pouvait considérer la
vie dans cette tranquille contemplation qui convient à un
poëte , et d'où il n'était point forcé d'agir en aveugle , entraîné
dans le tumulte qui emporte le peuple à son insu . »
Tibulle était beau , ajoute son interprète , et un écrivain
ordinaire s'en serait tenu là , mais le docteur observe avec
une profondeur peu commune que sa beauté l'annonçait
déjà au peuple comme un favori des Dieux .
66
Vous remarquerez cependant , Messieurs , qu'ici la profondeur
n'ôte rien à la clarté de la pensée ; mais bientôt
JANVIER 1812.
129
2
l'auteur s'enveloppe de cette obscurité qui annonce le
grand écrivain . La vie de notre poëte , dit-il , fut une
solennisation de la vie , tranquillé et pleine de jouissances ,
un beau crépuscule après la journée laborieuse d'une
nation. "
66
Je ne sais ce qui vous frappera le plus dans le passege
suivant , tant il réunit de qualités merveilleuses ! Le d
teur Koreff vient de dire que Tibulle aima en poëte , qu
eut tour-à-tour pour muses Delie , Némesis et Néèra . Mais ,
ajoute-t-il , le changement chez lui ne fut point la vacillation
d'une affection expiranté qui combat pour prolonger
encore de quelques instans son existence malade par le
simple attrait excitant de la nouveauté . Ses sentimens toujours
jeunes et toujours brûlans , nous font croire qu'un
penchant d'un ordre supérieur vers un idéal de l'amour
encore peu connu de son tems , ne lui permit jamais de
trouver dans ses liaisons une satisfaction complète , le
força à la chercher sans relâche et à se donner peut- être
l'apparence de l'inconstance , sans la mériter . » Et deux
lignes plus bas , le docteur observe que le sentiment qui
règne dans les élégies de Tibulle pourrait bien n'avoir été
qu'un pressentiment de ce génie de l'amour qui n'a été
prononcé clairement par l'humanité que beaucoup plus
tard.
A
H
Mais je m'arrête dans mes citations , car je m'aperçois ,
Messieurs , qu'elles produisent dans votre esprit les vacil
lations d'une attention expirante que l'attrait même de la
nouveauté ne réveillerait plus . Je vous en ai d'ailleurs
assez traduit pour que vous jugiez des dispositions avec
lesquelles un prosateur tel que le docteur Koreff s'apprêtait
à traduire les vers d'un poëte aussi tendre , aussi
touchant , aussi naturel que Tibulle , et pour que vous
deviniez aussi bien que moi pourquoi son travail n'a pas
eu plus de succès . J'ajouterai seulement que sa traduction
est faite dans les principes rigides de M. Voss , et que
celle du maître ayant paru peu de tems après celle du disciple
, cette circonstance a dû contribuer encore à faire
négliger celle-ci .
Cependant , puisqu'à la prière de mon ami le germanique
j'ai pris le parti de vous l'annoncer , je ne crois pas
devoir terminer ma lettre sans la considérer un instant sous
les rapports philologique et typographique . Sous le premier
il y a plus de bren que de mal à en dire . Le docteur
Koreff , sans prétendre à donner un nouveau texte de
5 .
en
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
Tibulle , ne s'en est pas tenu servilement aux éditions de
ses prédécesseurs ; il a choisi , et souvent avec discernement
entre le texte de Scaliger et celui de M. Heyne .
Ses notes sont en petit nombre , et l'on y trouve de l'érudition
et du bon sens ; mais il n'y propose aucune conjecture
nouvelle ; il adopte l'opinion de M. Heyne sur le
quatrième livre , et ne trouve , comme lui , dans Lygdamus
que la simple traduction du nom de famille de Tibulle .
Vous voyez , Messieurs , combien ces notes ont peu d'intérêt
après celles de M. Voss , dont j'ai eu l'honneur de
vous parler dans ma première lettre.
2
Sous le rapport typographique , cet ouvrage mérite d'être
cité avec distinction . L'exécution en est très -belle et
l'errata n'indique que six fautes dans le texte latin . Elles
sont plus nombreuses dans la traduction et dans les notes ,
mais peut-être ne le sont-elles pas plus que si l'ouvrage
eût été imprimé à Leipsick ou à Berlin . Enfin , Messieurs
, pour satisfaire mon ami le zélateur de la littérature
allemande , et pour rendre hommage à la vérité , je dirai
que cette édition de Tibulle , malgré les défauts de la traduction
et le ridicule des pièces préliminaires , mérite une
place dans les bibliothèques d'amateurs , et par sa singu-.
larité , et par la beauté de son exécution typographique
et enfin comme donnant un texte de Tibulle aussi bon
peut-être que celui de M. Heyne , et qui sera préférable à
tous les autres jusqu'à ce que M. Voss ait donné le sien .
J'ai l'honneur d'être , etc.
EXTRAIT D'UNE DISSERTATION SUR LE ROMAN.
Je ne parlerai en aucune manière des romans qui n'ont
d'autre effet que d'amuser , ou de ceux dont les auteurs
n'ont eu pour but que de remplir quelques tomes . Le.
roman qui peint la société humaine , qui montre les diverses
faces de la vie , les résultats des passions et les consé
quences réelles des choses , le véritable roman serait seul
un sujet très -étendu , puisqu'un bon livre en ce genre est
un livre utile et important ; mais l'abondance même d'une
telle matière annonce que je ne prétends pas la traiter dans
un espace étroit , et que je ne veux ici présenter , sur cet
objet , qu'un petit nombre de considérations particulières .
Ce fragment sera incomplet sous tous les rapports ; mais
si l'on doit prendre peu d'intérêt à des réflexions dénuées
JANVIER 1812 . 131
d'ensemble , on peut néanmoins s'y arrêter dans un de ces
momens où il n'est personne qui n'ouvre un volume au
hasard pour en voir deux pages , sans connaître ce qui
précède , sans s'inquiéter de ce qui suit.
"
Il existe tant de romans dont la morale est nulle ou corrompue
, et tant d'autres où elle est erronée , qu'un roman
passe pour bon dans ce sens , lorsqu'il n'est point essentiellement
immoral . Ce n'est pas assez pourtant , et s'il
convient peut-être de tolérer tout livre qui ne peut nuire ,
l'on ne doit estimer que les ouvrages utiles . Un roman
diffère beaucoup sans doute , d'un traité de morale ; cependant
il peut contenir des leçons aussi grandes et des
principes non moins sages . Un tel livre pourrait être également
rempli de vues excellentes soit qu'il montrât
l'homme tout entier , en quelque sorte , ou que seulement
il présentat le développement d'une maxime , et ne fit
sentir que les modifications et les suites particulières de
telle ou telle affection de l'ame .
9
Ce dernier genre n'est peut-être pas moins recommandable
ses résultats particuliers ont même quelque chose
de plus frappant , et laissent sans doute un souvenir plus
distinct . Caleb Williams est un chef-d''oeoeuvre en ce genre.
Les suites des passions vicieuses étaient connues ,
on avait
aussi parlé des crimes ou des ridicules de l'orgueil ; mais
ce fut une idée belle et neuve de peindre le danger de ce
qui pouvait encore séduire une grande ame , et de la prémunir
contre les prétentions exagérées de l'honneur , contre
la passion inconsidérée de la vertu même. Cette manie
chevaleresque de Falkland est moins comique que celle de
Don- Quichotte , mais elle peut être aussi funeste , et il
n'était pas moins à propos de la combattre . Doué de qualités
admirables , Falkland est poussé dans le crime par le
besoin trop impérieux d'être admiré . De degrés en degrés ,
le louable désir de l'approbation publique l'entraîne à
mettre les mots à la place des choses , et à préférer un bien
accidentel , l'opinion des hommes qu'on peut tromper , à
un bien nécessaire , le témoignage de ce juge intérieur sur
lequel le mensonge et l'artificieuse vraisemblance ne peuvent
rien . A cette considération principale , l'auteur de
Caleb-Williams en a joint d'autres dont l'utilité n'est pas
moins sensible . Les évènemens dont Caleb est long-tems
la victime , lui fournissent l'occasion de s'élever contre les
abus que les lois si vantées de son pays ne préviennent
point , et qui même ont quelque chose de plus choquant
I 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
sous une constitution dans laquelle un plus grand nombre:
d'individus pourraient travailler à les détruire . Une indifférence
inexcusable pour la vraie prospérité publique se
cache donc sous les grands mots de ce patriotisme qui se .
réduit souvent aux secrètes sollicitudes d'un intérêt mercantile
. Ces vices profonds dans les lois , dans la jurispru
dence de l'Angleterre , feront sans doute répéter que les
abus sont inévitabies ( c'est l'éternel propos de l'insou
ciance ) , mais ils montrent à des esprits meilleurs tout ce
qui reste encore à faire pour que la partie du monde la
plus florissante , l'Europe , soit enfin délivrée de tant de
maux que l'ordre de la nature permet seulement , et que,
la sagesse humaine devrait prévenir .
On pourrait également distinguer dans les héros de
roman qui paraissent être proposés comme des modèles ,
ceux qui donnent seulement l'exemple d'une vertu particulière
, et ceux qui doivent réunir les qualités essentielles ,
ou que l'on présente comme des hommes extraordinaires
à tous égards . Parmi ces derniers on cite Grandisson . C'est,
je l'avoue , un homme en qui tout paraît bon , et qui fait
tout bien mais ceux qui le trouvent constamment admi→
rable , unique , étonnant , vont plus loin , je pense , que
Richardson n'a prétendu lui-même . Une vertu héroïque
surmonte de grandes et de nombreuses difficultés . Le
personnage que l'on regarde comme un modèle parfait ,
doit avoir subi les importantes épreuves d'une extrême
prospérité , ou d'une extrême adversité . Il faut que sans
jamais avoir été séduit par le mouvement rapide d'une
heureuse fortune , ou découragé dans les revers par l'ap
parente inutilité des vertus , il ait conservé des principes
inflexibles et une ame inaltérable . Grandisson n'eût pas
succombé , dira -t-on ; cela se peut , mais on l'ignore . Son
rôle est beau , mais il n'est jamais fort difficile à soutenir ,
et tout lui est favorable sans élever sa destinée à cette hau
teur où tant de têtes se troublent . Le cours des choses
l'invite le plus souvent à se conduire en homme sage ; il
n'a besoin que d'une manière de voir très -estimable , mais
nullement extraordinaire , qui l'affermisse dans les dispositions
heureuses qu'on lui suppose . Si Richardson a voulu ,
comme je le crois , proposer un exemple qui n'eût rien
d'inimitable , il a fait ce qu'il voulait faire , et ce qu'il était
bon de faire mais je pense aussi qu'on peut rencontrer
sans beaucoup de peine un Grandisson , que ce chevalier
est plus accompli que réellement admirable , et que beau-
:
JANVIER 1812 .. 133
coup d'hommes qu'on ne remarque point , ou qui ne réunissent
pas autant de qualités brillantes , ont fait , jusque
dans les conditions les plus communes , des choses plus
difficiles .
Quoique les suggestions enivrantes d'une haute prospérité
soient aussi dangereuses pour la raison que la fatigue
d'un malheur opiniâtre , c'est sur- tout en considérant
l'homme dans de longues infortunes que l'on sentira facilement
combien les idées vulgaires dénaturent les choses ,
Chez la plupart des lecteurs , c'est l'imagination qui juge .
Dans un roman , dans une tragédie , dans toute composition
qui met des personnages en scène , on ne calcule
point , d'après leurs caractères et leur vraie situation ,
l'étendue de leurs misères , la difficulté de la lutte et le
mérite de la persévérance ; mais , ébloui par l'éclat des
premiers rangs , on déplore davantage les chagrins de ceux
qui les occupent , et dans ces récits imaginaires , comme
dans l'histoire des faits réels , l'on verrait sans émotion
les longs ennuis , les peines amères du plus vénérable des
hommes , s'il n'avait point à parler des grandeurs qui lui
étaient promises , des hauts faits de sa jeunesse , et des événemens
célèbres qui changèrent ses destinées . Ainsi le
hasard décide des choses même que la raison devrait seule
apprécier ; ainsi la vaine apparence entraîne les jugemens
des hommes ; ainsi , plus la vertu est difficile , moins elle
est estimée , plus le malheur est grand , moins il est plaint,
et parce qu'il fut sans mélange , il restera sans consolation .
Si l'on considérait mieux l'ensemble de la vie , l'on verrait
au contraire dans les biens perdus un dédommagement
dont il reste toujours quelque chose , et qui , loin
d'ajouter encore à l'infortune , peut en adoucir les effets ',
en ôtant à l'indigence ce qu'elle aurait d'abject , en perpétuant
dans cette obscurité même , l'éclat des souvenirs ,
et en conservant une ancienne teinte de grandeur aux
actions les plus simples . Je plains sans doute le vainqueur
des Barbares , dépouillé , mutilé , errant au milieu des
provinces qu'il sut défendre , et disant dans l'Italie pleine
de son nom , date obolum Belisario duci ; mais je plaindrai
davantage celui qui éprouve la même misère sans
avoir éprouvé la même fortune , et qui aurait pu prétendre
aux mêmes succès si tout pouvoir de faire des choses
bonnes , ou des choses glorieuses , ne lui eût été constamment
refusé. Aux monarques qui ne règnent plus , j'oppose
les hommes faits pour régner , mais à qui rien n'est
134
MERCURE
DE FRANCE
,
offert , et que le sort voulut détrôner dès leur naissance .
S'il n'est accordé à personne de ne rencontrer sur la terre
aucune affliction , celle où du moins on peut conserver
une noble attitude a certainement quelque chose de désirable
. Il est beau d'être malheureux sous le diadême , ou
en conservant la pompe d'un nom illustre , des ressources,
de la force , des espérances . Aisément alors on soutient
avec dignité les atteintes d'une fortune contraire . Elle est
facilement héroïque , cette lutte , toujours imposante , qui
nous rend sûrs des regards attentifs ou respectueux des
témoins de nos douleurs ; mais , souffrir dans le silence ,
et ressentir de vastes besoins que nul ne soupçonne ; mais
avec une ame élevée que tout le monde méconnaît , et de
justes prétentions que rien d'extérieur n'autorise , concevoir
les idées les plus grandes , et ne pouvoir opérer les
choses les plus simples ; mais observer les inadvertances
ou la faiblesse de ceux qu'une vaine prospérité charge d'un
rôle qu'ils ne sauraient comprendre , et rester devant eux ,
oisif spectateur du mal qu'ils tolèrent , ou de la folie qu'ils
propagent ; mais , dans cette impossibilité d'agir , mériter ,
aux yeux de tous , d'être confondu parmi les plus faibles
des hommes , et n'être pas même cru capable de parvenir
à un but que l'on dédaignerait ; conserver des affections
profondes , et toute l'énergie de la pensée au milieu du
vide où l'on est retenu ; livrer à des sollicitudes misérables
une ame à qui les grandeurs n'eussent pas suffi ; voir le
tems s'écouler dans cette détresse uniforme ; vieillir sous
un ciel étranger , dans une terre ennemie , et consumer
ainsi , sans consolation comme sans attente , les années
irréparables , c'est-là une infortune réelle , une épreuve
difficile , et néanmoins ce n'est pas tout ce qu'un homme
pourrait souffrir au milieu des avantages apparens et des
promesses de notre industrie prodigieuse .
Le Ministre de Wakefield est étranger à cette dernière
supposition. Ce n'est point un homme extraordinaire , on
n'aperçoit dans ses traits qu'une . nuance presqu'imperceptible
du beau idéal , on y trouve même quelque faiblesse ;
mais c'est un tableau précieux par la vérité de l'expression ;
et cet homme de bien qui , dans un âge un peu avancé ,
semble s'affermir sous le poids des malheurs inattendus ,
et qui , sans même en espérer aucune gloire , persévère dans
sa résistance , offre une leçon assez belle et assez simple
pour trouver souvent une utile application . Sous ce rapport
essentiel , je préférerais ce roman à celui de Grandisson ,
qui néanmoins peut lui être supérieur à d'autres égards .
JANVIER 1812 . 135
Mais les dégoûts de l'adversité forment-ils le plus redou
table écueil de la morale , et de cette vertu qui dans l'imperfection
de nos moeurs nous réduit à combattre en nous
l'impulsion naturelle afin de suivre la nature mieux interprêtée
? n'y aurait-il pas des écarts plus dangereux dans les
voies mêmes de la prospérité , où l'on croirait marcher facilement
, et ne trouverions-nous pas alors des difficultés secrètes
plus multipliées peut - être et plus rarement surmontées
? Cette question que plusieurs moralistes ont reproduite
, me paraît insoluble si l'on ne distingue point les
caractères ; et cela précisément parce qu'on pourrait , en
les distinguant , la décider sans peine , et parce que les uns
n'ont pour ainsi dire à craindre que d'être séduits ou surpris
, tandis que les autres ont sur- tout à redouter la lassiude
et le découragement. Sans m'expliquer ici davantage ,
et sans déterminer les inclinations et les facultés qui rendent
plus propre à supporter l'affliction , ou à résister au
plaisir , à se défendre des prestiges ambitieux , ou à trouver
en soi des ressources dans les situations les plus désastreuses
, j'observerai que nul encore , dans les héros anciens
de l'histoire ou du roman , ne me paraît avoir fait sur la terre
tout ce qu'on y pourrait faire ; que dans le silence même
des passions , le bonheur trompe , et parvient à dénaturer
les principes ; que divers résultats des lois générales fournissent
des données spécieuses , mais fausses , sur la ma
nière d'exercer une grande puissance; qu'il est de la nature
universelle de produire toujours , mais qu'il est de l'homme
de s'attacher souvent à éviter , que si les êtres impassibles
se développent avec éclat et surabondance , des êtres périssables
ont pour premier besoin des abris contre les douleurs ;
que l'indifférence morale qui convient aux choses ne convient
point aux hommes , parce que toute immoralité
retombe sur eux ; que si le monde physique doit se maintenir
tel qu'il est , le monde humain , soumis à la raison ,
doit être perfectionné par le génie d'un grand homme ;
que si enfin le Cyrus de Xénophon et le Télémaque de
Fénélon méritent toute la célébrité dont ils jouissent , il
n'en est pas moins vrai que le modèle dont j'aurais presque
osé tracer quelque image , différerait de Cyrus en beaucoup
de choses , que sans rien faire de romanesque il exécuterait
ce que l'âge ou la situation de Télémaque ne lui permettait
pas d'entreprendre , et qu'ainsi le modèle parfait
reste encore à peindre.
Par M. DE SEN**,
136 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
Traduction d'une lettre insérée dans le Journal du Capitole
, le 14 décembre 1811 .
MESSIEURS , un tableau de M, Lethiere , directeur de l'Ecole impé- ,
riale des Beaux-Arts , représentant la condamnation des fils de
J. Brutus , et qui se voit à la Trinité-du-Mont , a donné lieu à un
article inséré dans votre feuille du 20 novembre . L'auteur en parle
avec éloge , mais trop sommairement : ce n'est guère que l'exposé dụ
sujet et quelques réflexions générales sur une production qui , étant
le fruit d'une longue méditation , mérite un examen plus détaillé .
L'ouvrage d'un maître est une leçon pour les jeunes artistes qui
aspirent à devenir maîtres à leur tour dans une carrière difficile .
Je ne m'étendrai point en un éloge vague et insignifiant qui ne
doit pas plus flatter un artiste qu'une critique bannale qui ne démontre
rien , ne doit le chagriner : l'un et l'autre sont aussi faciles à faire ,
qu'inutiles pour un auteur et pour le public.
Un sujet tiré de l'histoire romaine devient d'autant plus intéressant
chez nous que c'est le lieu de la scène.
Un peintre qui aurait représenté la hache levée sur la tête des coupables
, n'eût produit qu'un mouvement d'effroi , un spectacle sanglant
dont on eût aussitôt détourné les yeux. C'est ainsi que quelques
peintres avaient déjà traité ce sujet , et l'auteur lui - même , dans sa
première conception , avant la maturité de son talent , avait suivi
cette impulsion. Mais enfin , d'une scène qui semblait ne pouvoir être
que terrible et sinistre , il a , par une disposition plus heureuse , su
nous faire éprouver un sentiment touchant , une émotion qui peut se
prolonger sans attrister .
Tout ce qui est du ressort de l'histoire n'est pas toujours admissible
sur la scène et sur la toile . Le peintre , comme le poëte , doit mettre
à profit ce précepte d'un ancien :
•
Multaque tolles
Ex oculis , quae mox narretfacundia præsens .
Ce qu'a élégamment traduit l'illustre poëte français , Boileau :
Il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'esprit et reculer des yeux.
Un des coupables a subi sa peine ; on l'emporte , il va disparaître.
Une action consommée ne fixe plus l'attention : elle se reporte toute
JANVIER 1812. 137
entière sur Brutus et le fils qui lui reste . On intercède pour ce malheureux
dont la jeunesse atténue le crime . C'est ce que chacun sembler
dire par des expressions et des gestes différens . Tous voudraient lui
pardonner. Son juge inattentif à ce qui l'entoure , fixe et immobile ,
plus combattu par les mouvemens de son propre coeur que par les
prières qu'on lui adresse , paraît indécis : on ne sait quel arrêt va
sortir de sa bouche ; il peut céder au sentiment paternel , tout l'y
invite. La patrie à laquelle il s'immole voudrait , pour prix de sa
vertu , le dispenser de la moitié du sacrifice qu'il lui fait.
Telle est la situation éminemment pathétique que le peintre a choisie
ou plutôt créée ; et il la développe aux yeux du spectateur de manière
à lui faire partager les sentimens dont ses personnages sont animés .
On prend une part sincère à la scène , et sans doute quiconque ignore
le trait historique , demande , s'informe quel fut le sort de l'intéressant
coupable pour lequel il vient de s'attendrir .
Si maintenant j'examine l'ouvrage dans chacune de ses parties , je
dirai d'abord , quant à l'effet général , à ce premier aspect qui précède
l'examen , l'auteur le produit au moyen d'un ciel en rapport avec son
sujet. Une teinte austère et ferme convenait à la scène . Elle a donc
lieu dans un de ces momens où un orage semble se préparer . Ce parti
d'effet poétique et pittoresque , donne au peintre la liberté de répandre
la lumière et l'ombre où il lui convient , sans choquer la vraisemblance
. Il en dispose à son gré , et il obtient , en attirant plus particulièrement
l'oeil sur son groupe principal , l'intérêt prédominant qu'il
doit avoir. Des lumières accidentelles et subordonnées , répandues
sur les autres parties du tableau , n'appellent qu'une attention secondaire
.
Il serait difficile de se rendre exactement compte de l'état de l'architecture'
au tems de J. Brutus . On peut conjecturer qu'elle était
dans le goût des Etrusques , chez qui les premiers Romains puisèrent
leurs arts . Ainsi l'artiste a encore été , jusqu'à un certain point , le
maître de cette partie de sa composition . Il lui suffisait de caractériser
Rome par un point principal . Il fait naître l'idée du Capitole par une
disposition qui a quelque rapport avec ce qu'on voit encore aujourd'hui
, et qui ne s'éloigne peut - être pas beaucoup de ce qu'il a pu être .
Son architecture offre des lignes simples et nettes , soutenues par une
portion de paysage qui en sauve la sécheresse et donne de la profon
deur au tableau . On sait combien le fond peut aider ou nuire à l'effet
d'une composition . Cette entente générale qui fait valoir une partie
par l'autre , annonce l'homme qui a observé la nature dans ses effets
et étudié toutes les parties de son art .
#
138 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
Considérant ensuite la disposition des figures qui forment le groupe
principal , je trouve qu'elles se placent , se lient et se contrastent sans
effort , pour ainsi dire sans art , ce qui est précisément le but de l'art ..
La scène se déroule et s'explique d'elle- même.
Le jeune homme , dans l'attitude modeste d'un coupable , semble
avouer son crime : mais son abattement ne va point jusqu'à la faiblesse ;
ses amis qui s'empressent autour de lui se flattent encore qu'il a quelque
chose à dire pour sa défense : d'autres , pressant les genoux de Brutus,
implorent sa clémence . Ce malheureux père , victime volontaire d'un
rigoureux devoir , n'a-t-il donc pas assez à lutter contre lui - même ?
Ces épisodes qui naissent du sujet en augmentent l'intérêt .
Qu'il me soit permis de fixer un moment l'attention sur le personnage
principal , et d'adresser à l'auteur un éloge particulier sur cette
figure .
Brutus immobile , sans aucun geste apparent , par un mouvement
purement machinal , puisé dans la nature , a une main étroitement
fermée . De l'autre , il s'appuie , en serrant par une sorte de crispation
, le siége sur lequel il est assis .
Mais que dirai -je de la tête ? Jamais expression plus difficile à
rendre ne le fut peut-être avec autant de succès : et j'oserai le dire
sans crainte d'être démenti par l'auteur , ici son talent a été secondé
par une de ces heureuses inspirations qu'on ne fait pas renaître à son
gré. C'est pour ainsi dire un coup de fortune , une de ces rencontres
bien rares dont il me semble que l'auteur a dû se féliciter.
Collatinus , par un mouvement qui marque la différence de son caractère
, la tête à demi voilée de sa toge , semble présager la résolution
de Brutus , qu'il est loin d'approuver.
Je m'étendrais trop si j'entrais dans plus de détails . Le public a
confirmé d'avance les éloges que l'ouvrage de M. Lethière m'a sug-`
gérés .
Je terminerai par une observation générale .
Un sujet romain exécuté à Rome vingt ans après y avoir été conçu ,
doit peut - être à ces circonstances le style et le caractère que le peintre
y a imprimés . Le génie est de tous les pays : mais à Rome , les lieux ,
des monumens respectables , les souvenirs qu'ils font naître , les sites ,
le ciel même , enfin la physionomie du peuple dont le caractère n'est
point effacé , tout concourt à nourrir les idées et le talent d'un artiste
en lui offrant à chaque pas ce que pour de pareils sujets il ne saurait
trouver que dans un pays aussi bien favorisé de la nature .
迷
POLITIQUE.
On ne peut encore rien ajouter aux notions déjà trop
peu précises reçues de Hongrie sur les négociations de
Giurgewo. Le général russe , dit -on , est à Bucharest , où
les plénipotentiaires turcs seraient attendus . Pendant ce
tems , un corps de douze mille turcs se serait approché de
Rudschuck , et le grand- visir aurait déclaré avoir un assez
grand nombre de troupes pour ne pas craindre d'opposer
la force à la force , dans le cas où les négociations viendraient
à être rompues . Les succès remportés sur les Serviens
par le pacha de Bosnie auraient été publiés à Constantinople
, et ils y auraient produit la sensation la plus
vive . Voilà à quoi se bornent les renseignemens reçus , et
l'on voit qu'ils ne soulèvent en rien le voile répandu depuis
long-tems sur cette partie du théâtre des événemens politiques
.
A Vienne , les impôts de 1812 ont occupé le ministère ,
pendant que la diète de Presbourg continue ses opérations
toujours enveloppées du même mystère . On parle d'un
nouvel emprunt qui serait réparti sur les biens fonds à- lafois
et sur les commerçans .
Le cours de Russie a éprouvé une amélioration sensible .
A l'époque du 20 décembre , il était sur Paris à 130 cent.;
sur Amsterdam , à 13 stavers ; et sur Hambourg , à
12 schellings . Le froid s'était déclaré à la même époque
avec asse2 de vivacité . Les nouvelles de la Baltique ne parlent
que des effets désastreux éprouvés par les bâtimens anglais
battus du coup de vent , et des pertes qu'ils éprouvent
de la part des corsaires danois lorsque la tempête les sépare
des convois dont ils faisaient partie . Le roi de Saxe est de
retour à Dresde . A Munich , l'organisation de l'armée est
l'objet du travail du cabinet ; diverses assignations nouvelles
ont été données à plusieurs officiers généraux. A
Cassel , on poursuit le procès du furieux qui a assassiné le
malheureux comte Morio .
Nous n'avons encore que des détails très - succints sur
l'ouverture du parlement anglais , mais enfin sa première
séance a eu lieu le 7 janvier. L'ouverture s'est faite par le
140 MERCURE DE FRANCE ,
lord chancelier au nom du prince régent. Le discours
émané du trône n'est pas encore connu ; on sait seulement
que la proposition de l'adresse d'usage a été vivement combattue
. Sir Francis Burdett a été dans la chambre des communes
l'organe du parti anti-ministériel . Lord Grenville
Is'est aussi déclaré contre les ministres dans la chambre des
pairs.
Lord Cochrane a combattu la proposition de l'adresse en
fondant son opposition particulièrement sur la conduite du
ministère dans la guerre d'Espagne et dans les affaires de
Sicile . M. Whigtbread a envisagé la question dans les
rapports des intérêts politiques et commerciaux de l'Angleterre
; il a sur-tout envisagé avec effroi l'idée d'une guerre
prochaine avec l'Amérique , et si cette guerre éclate , il en
appelle la responsabilité sur un ministère qui a provoqué
le cri de résistance dont l'Amérique retentit aujourd'hui .
Le général Tarleton a parlé en homme du métier , et s'est
sur-tout altaché à attaquer les opérations militaires dont le
lord Wellington suit l'exécution dans la péninsule espagnole.
Lord Grenville a démontré que tout ce qu'il avait cru devoir
prédire l'année dernière , en combattant le système des
ministres , s'était très -malheureusement réalisé ; il annonçait
que le système de domination affecté par l'Angleterre ,
augmenterait le pouvoir de la France , et le fait est arrivé ;
il avait prédit qu'en maintenant les ordres du conseil lu
commerce et l'industrie anglaise souffrirait des pertes irréparables
, et le fait est arrivé ; qu'en maintenant la guerra
sur le continent , et en hasardant à-la-fois diverses entreprises
dont la moins téméraire ne peut avoir pour résultat
qu'une ruine certaine , l'Angleterre s'épuiserait d'hommes
et d'argent , et le fait est arrivé . Lord Grenville a demandé
combien d'années encore le parlement serait tenu de voter
des remercîmens pour une conduite qui compromet à un si
haut degré les intérêts , la sûreté et l'existence de l'Angleterre
.
"
Le comte de Liverpool a parlé dans le même sens . Le
comte Grey a exposé la situation politique et commerciale
de l'Angleterre ; il a demandé d'abord s'il était possible de
se faire une idée d'une situation plus alarmante sous les
deux rapports , et ensuite à qui il fallait l'attribuer . Les
conclusions de l'orateur contre l'adresse ont assez fait entendre
quels remercîmens il pense que les ministres onk
mérités .
JANVIER 1812 . 141
Lord Holland , sans s'écarter de la question de l'adresse ,
a élevé une discussion d'une haute importance , celle de
la médiation du gouvernement anglais entre les colonies
espagnoles et la métropole .
Lord Wellesley a répondu que déjà cette médiation
aurait produit des effets salutaires , si les distances avaient :
permis de suivre ces affaires avec toute la célérité désirable ,
et si l'ignorance , les préjugés invétérés dans les localités ,
et les intérêts des monopoles particuliers à telle ou telle
contrée , n'avaient opposé des obstacles très -difficiles à
surmonter . Une seconde lecture de l'adresse aura lieu dans
la prochaine séance ; mais dans celle -ci même , lord Liverpool
a déjà élevé la voix pour appeler l'attention de la
chambre sur l'état du roi . Il a annoncé que le jeudi suivant
, il proposerait à la chambre d'interroger les médecins
de S. M. Le roi est toujours en effet dans un état d'aliénation
complète : les idées religieuses et mystiques sont
les seules qui paraissent l'occuper et suppléer chez lui à
ses facultés intellectuelles ordinaires . La santé corporelle
est bonne , mais sous le rapport de l'aliénation , l'état
paraît absolument désespéré . Voici à cet égard une note
qui a de l'authenticité .
« On a soumis aux médecins du roi les six questions
que voici 1º Le roi est-il en état de reprendre l'exercice
des fonctions royales ? 2 ° Quel est son état actuel , soust
le rapport de sa santé , tant corporelle que mentale , comparé
avec celui de la première semaine de chaque trimestre
, en janvier , avril , juillet et octobre 1811 ? 3 ° La probabilité
de son rétablissement est- elle plus grande ou
moindre actuellement qu'elle n'était à l'époque du rapport
du 5 octobre ? 4° Y a-t-il des preuves manifeste de l'existence
de perception et de mémoire ? 5 Désespèrent- ils
effectivement du rétablissement de S. M. ? 6° Sa maladie ,
doit- elle être considérée comme une aliénation d'esprit
positive ou comme un délire ?
"
"
Les réponses des médecins ordinaires du roi , et de
ceux qui sont chargés de la cure de sa maladie mentale ,
s'accordent à dire à peu- près que S. M. n'est point en état
d'exercer les fonctions royales ; que sa santé , tant corporelle
que mentale , n'est certainement pas plus mauvaise
qu'au 5 octobre , mais qu'il y a moins de probabilité pour
son rétablissement ; que les preuves de perception et de
mémoire sont manifestes , quoiqu'il y ait peu de probabilités
pour son rétablissement ; ils ne désespèrent pas ab142
MERCURE DE FRANCE ,
solument , attendu que la maladie tient plutôt du délire
que de l'aliénation d'esprit . Le docteur Willis seul a répondu
à la cinquième question , verbalement et par écrit,
qu'il désespérait du rétablissement du roi . Cependant ,
après que le rapport , signé par tous les membres du conseil
, et par l'archevêque de Cantorbéry , eut été soumis à
la reine , le docteur Willis fit connaître à lord Ellenboroug
qu'il désirait corriger une faute dans une de ses réponses ,
et déclara qu'il ne pouvait pas dire qu'il désespérait du
rétablissement du roi . Il fallut , pour cet objet , réunir
encore le conseil ; il se tint le dimanche chez lord Ellenborough
, à huit heures du soir . On fit prêter de nouveau
serment au docteur. Il déclara ensuite , conjointement
avec les autres médecins , qu'il ne désespérait pas entiè
rement du rétablissement du roi , et ce rapport fut inscrit
dans le protocole du conseil privé . »
er
Les feuilles anglaises donnent peu de détails sur les
affaires d'Espagne ; le dernier paquebot arrivé de Cadix
et daté du 1 janvier , annonçait que les Français se disposaient
à attaquer Tarifa , qu'on s'attendait à voir tomber
cette place en leur pouvoir , malgré les secours qui lui
avaient été envoyés . En Portugal , d'où les convois de
malades arrivaient continuellement , l'armée était toujours
dans ses cantonnemens , et rien n'annonçait prochainement
un événement de quelqu'importance . Tout se réunissait
au reste pour prouver une mésintelligence sans
cesse croissante entre le ministre anglais à Cadix et la
régence ; les besoins de la régence l'ont déterminée à réclamer
du ministre anglais un secours pécuniaire régulier ,
jusqu'à ce que les arrangemens relatifs à l'Amérique méridionale
fussent terminés , sous la médiation du gouver
nement anglais ; et il ne faut rien autre chose qu'une telle
demande pour expliquer un refroidissement et le justifier.
de la part de l'agent du gouvernement britannique , dont.
la mission spéciale est bien d'entretenir la guerre et de
l'exciter , mais le moins possible d'en soutenir les dépenses .
Relativement à l'Amérique du nord , les mesures suivantes
et les dispositions que l'on va connaître sont le seul
résultat qu'aient obtenu les prétentions et l'arrogance des
envoyés anglais .
D'abord on a saisi à Boston des marchandises anglaises
pour une somme ,considérable , et ensuite voici les résolutions
proposées au congrès .
Le comité propose , 1° de compléter immédiatement
JANVIER 1812.
143
l'établissement militaire , ainsi que cela est autorisé par
les lois existantes ; 2º de lever sur-le-champ 10,000 hommes
de plus pour trois ans ; 3° d'autoriser le président à accepter
le service de tous volontaires , jusqu'au nombre de
50,000 hommes , pour s'en servir selon les circonstances ;
4° d'autoriser le président de disposer de la milice toutes
les fois qu'il le jugera à propos ; 5° de mettre immédiatement
en état de service tous les vaisseaux de l'Etat actuels
lement non employés ; 6° d'autoriser les vaisseaux marchands
appartenant à des citoyens américains à s'armer
pour leur défense .
Le rapport du comité se termine par le passage suivant:
« Les Etats-Unis , comme souverains indépendans , réclament
le droit de se servir de l'Océan , qui est reconnu
pour être le grand chemin des nations , pour transporter
sur leurs vaisseaux les productions de leur sol et de leur
industrie aux marchés et dans les ports des nations amies ,
et d'apporter chez eux , pour le retour , des objets selon
leur besoin ou convenance , à charge de respecter les droits
des puissances belligérantes , tels qu'ils sont établis par les
lois des nations . La Grande-Bretagne , au mépris de ce
droit incontestable , se saisit de tout bâtiment américain
allant ou venant d'un port où son commerce n'est pas favorisé
, enlève nos marins , et , malgré nos remontrances ,
persévère dans ses agressions ..
.......
" Nous avons tout souffert , mais le moment est arrivé
où la patience cesse d'être une vertu . La souveraineté et
l'indépendance des Etats-Unis , achetées et cimentées par
le sang de nos pères , sont un héritage que nous devons
transmettre à la postérité. C'est un devoir sacré pour le
Congrès de mettre à profit le patriotisme des citoyens , et
d'employer toutes les ressources du pays . Par ces secours
et avec l'aide de la Providence , nous avons la confiance
que nous serons en état d'obtenir la justice que nous avons
en vain attendue de nos remontrances , de notre patience
et de notre modération »
Le sénat a approuvé et ratifié , lundi , la nomination de
M. Monroe à la charge de secrétaire- d'état .
Dimanche dernier , il y a eu grande parade et présentation
.
- L'Empereur a institué un ministère du commerce et
des manufactures . Il a nommé M. Collin de Sussy ministre
de ce département. Le nouveau ministre a été pré144
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
senté lé 16 , par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire
, au serment qu'il a prêté entre les mains de S. M.
Le Sénat a réélu membres des commissions de la
liberté individuelle et de la liberté de la presse , MM. les
sénateurs comtes Abrial et de Richebourg.
-Un décret impérial établit des écoles spéciales pour
la fabrication du sucre de betteraves à Douai , à Strasbourg,
à Castelnaudari , et une fabrique à Rambouillet .
Ma la maréchale duchesse de Valmy est morte le
Io de ce mois.
"
ANNONCES.
Annuaire Forestier pour 1812, suivi d'un Précis des lois et instructions
sur l'administration des forêts , jusqu'en 1812 ; ou Tableau de
l'organisation forestière , contenant les noms , grades et résidences
des officiers des eaux et forêts , des officiers du génie maritime , chefs
d'arrondissemens forestiers , et des officiers de la louveterie , suivi de
l'analyse méthodique et raisonnée des lois , arrêts , décisions et instructions
en matière de forêts , chasse et pêche ; d'un traité de semis
et plantations , et d'un calendrier forestier ; par M. Baudrillart , premier
commis à l'administration générale des forêts , membre de la
Société d'Agriculture de Paris : Un vol . in-12. Prix , 2 fr . 50 c . , et
3 fr . 25 e. franc de port . Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 , éditeur des Annales Forestières.
Annuaire Dramatique , contenant la partie du décret impérial du
5 février 1810 , concernant la propriété et la garantie des auteurs , le
décret impérial entier des redevances à payer à l'Académie impériale
de Musique , et l'avis du conseil d'état en date du 20 août 1811 sur le
décret du 5 février 1810 , les noms et demeures de tous les directeurs ,
acteurs , danseurs , musiciens , fournisseurs et employés , les dates
des pièces et le répertoire de tous les théâtres ou spectacles de Paris ,
leur travail pendant l'année 1811 , la nécrologie dramatique , un ca→
lendrier , etc. , etc. Ouvrage dédié à Mme Duret-Saint-Aubin , et
orné de son portrait d'après nature . VIII ANNÉE. — Prix , I fr. "
25 C. , et 1 fr. 50 c. franc de port . Chez Mme Cavanagh , libraire du
Théâtre des Variétés , boulevard Montmartre , no 2 , au second , en
face du théâtre .
Les Odes d'Horace , en vers français . Un vol . in-8º. Prix , 4 fr.
Chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8.'
CA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLIX . Samedi 25 Janvier 1812 .
POÉSIE.
· ODE A L'ESPÉRANCE .
Tor qui dans tous les coeurs établis ton empire ,
Qui donnes une autre amé à tout ce qui respire ,
Et souris en veillant près de notre berceau ;
Toi qui nous tends sans cesse , en nos jours de misère ,
Une main toujours chère ,
Et nous couvres de fleurs le chemin du tombeau ;
Puissante Déité , secourable Immortelle ,
Qui bannis loin d'un coeur , à ton culte fidèle ,
De nos jours malheureux le triste souvenir
Et qui , par le pouvoir de tes douces paroles ,
Du présent nous consoles ,
Et nous promets toujours un riant avenir ;
Aujourd'hui je t'invoque , ô flatteuse Espérance !
Que les dons de Plutus , les honneurs , la puissance ,
Soient les désirs brillans des vulgaires mortels !
Moi , je borne les miens au feu d'un beau délire ,
Et, riche d'une lyre ,
Je consacre mes chants à tes pompeux autels .
K
146 MERCURE DE FRANCE ,
Je t'appelle : à mes yeux montre- toi dévoilée ,
Viens poser sur mon front ta couronne étoilée ,
Accours m'envelopper d'un manteau lumineux ;
Ouvre-moi , dès ce jour , le temple de Mémoire ,
Et montre-moi ma gloire
Remplissant l'avenir d'un nom toujours fameux .
Sans tes illusions tout languit sur la terre :
Sans toi le fils de Mars , plein des feux de la guerre ,
Sous de sanglans drapeaux mourrait- il engagé ?
Sans toi la gloire est vaine , et sans toi le poëte ,
Sur sa lyre muette ,
Laisse tomber enfin son front découragé .
Mais avec toi tout vit , tout marche , tout respire .
De nombreux artisans , sous ton utile empire ,
Tourmentent et la pierre , et le bois , et l'airain ;
Et satisfaits du prix de leurs travaux vulgaires ,
Ces heureux mercénaires
Font retentir l'écho de leur joyeux refrain .
Le laboureur , guidé par ta douce présence ,
Au sillon généreux confiant la semence ,
Trouve dans son labeur de fertiles plaisirs ;
Et , songeant aux trésors dont l'enrichit l'automne
En espoir il moissonne
D'innombrables épis qu'ont mûris ses désirs .
Tu donnes au mortel une puissante audace ;
Tu le suis dans les camps , à la cour , au Parnasse ,
Tu charmes son exil , tu soulèves ses fers ;
C'est toi qui , t'emparant de son ame agrandie ,
Sur ton aile hardie ,
Lui fais franchir l'obstacle et vaincre les revers.
Tu prétais à César une altíèré assurance :
Il éprouve des flots la perfide inconstance ,
Et le nocher tremblant s'abandonne au hasard ;
Mais César toujours ferme , au courroux de Neptune
Oppose sa fortune :
Le Neptune indomptable est dompté par César.
Du vaisseau de Colomb tu déployas la voile ;
Tu lui fis parcourir , sous ton heureuse étoile ,
JANVIER 1812. 147
I
Des chemins inconnus sur l'abyme des mers ;
Tu remplis son grand coeur de ta chaleur féconde ,
Tu lui promets un monde ,
Et sa mâle constance agrandit l'univers .
Tu nous fais cependant d'infidèles promesses ;
:
Tu nous dis espérez les honneurs , les richesses ,
Et nous berces d'erreurs jusqu'à nos derniers jours.
Semblable à la beauté qui se montre légère
Et nous est toujours chère ,
Tu nous trompes souvent , mais tu nous plais toujours .
Tu le trompas aussi , le cygne de Sorrente !
Quoi ! le Tasse à ses pieds voit l'Envie expirante !
Le Capitole ému l'attend avec orgueil !
Quoi ! la gloire l'appelle et ce vainqueur succombe !
La mort le frappe , il tombe ,
Et le char triomphal promène son cercueil .
Espérance , c'est toi qui créas l'Elysée :
Le mortel malheureux , par une route aisée ,
Là , trouve enfin des jours au bonheur destinés .
Tu souris : la mort même a du moins quelques charmes ;
Sans trouble , sans alarmes
Il quitte un sol ingrat pour des champs fortunés .
Trahi par les destins , un enfant du Permesse
N'avait pour tout trésor que ta douce promesse :
Tu le fuis ; de son sort il sent toute l'horreur ;
Et voyant de ses chants la douceur méprisée ,
A sa lyre brisée
Il adresse ces mots dictés par la douleur :
Tombe , tombe en éclats , lyre aux attraits funestes !
Qu'ils foulent à leurs pieds tes déplorables restes ,
Ces mortels qui , toujours outrageant tes accords ,
N'ont jamais distingué tes cordes prophétiques
De ces pipeaux rustiques
Qui traînent pesamment leurs sons lourds et discords.
> Plutôt que de passer dans une main grossière ,
Que tes débris épars , dormant sous la poussière ,
Subissent de la mort l'irrévocable loi !
K 2
148 MERCURE DE FRANCE ,
La mort est ton égide , ô mortel qu'on opprime ,
Et dans son vaste abyme , #
Oni , ma lyre , je vais m'engloutir avec toi.
» Oui , pour moi chaque jour est un nouvel outrage ,
S'il faut que mes destins , ignorés de notre âge ,
Soient aussi sans éclat dans la postérité :
Eteignons dans la mort mon orgueilleuse envie ,
Rejetons et la vie
Et le pesant fardeau de mon obscurité . »
« Arrête , lui dis-tu , faible mortel , arrête :
Eh quoi ! la renommée à t'illustrer s'apprête ,
Et le néant est seul de ton ame imploré !
Aucun trophée encor n'assure ta mémoire ;
Jeune amant de la gloire ,
Peux-tu vouloir mourir et mourir iguoré ?
» Si ces instans , perdu dans l'oubli du courage ,
Ont vu tomber ton luth sous l'effort de ta rage .
Crois-moi , jeune insensé, désarme ton courroux .
Prends ce noble instrument que le monde révère ,
Prends la lyre d'Homère ;
Chante , et tous les mortels vont ployer les genoux .
Depuis ce doux moment , trop flatteuse déesse ,
Ce jeune nourrisson des nymphes du Permesse
Sait braver la fortune et repousser ses coups ;
Dérober ses travaux à la race future
Est la plus grande injure
Qu'il puisse désormais craindre d'un sort jaloux .
A la clarté du jour , au milieu des ténèbres ,
Dévorant les écrits de nos maîtres célèbres ,
Et par ses rivaux même aux veilles excité ,
Il immole , orgueilleux de sa noble victoire
Son bonheur à la Gloire ,
Et ses fragiles jours à l'Immortalité .
F. DE VERNEUIL.
JANVIER 1812 . 149
LOYSE.
ROMANCE , musique de M. BALBASTRE ,
FRAÎCHE comme rose jolie
Que le doux printems vient d'ouvrir ,
Loyse , sur l'herbe amollie ,
Dormait d'un paisible dormir.
Tremblez , le loup trompeur vous guette ,
Pastourelle au gentil minois ,
Et gardez -vous d'aller seulette ,
Si voulez sommeiller au bois.
Jeune et beau seigneur du village ,
En chassant , voit sur le gazon ,
Bergerette au joli corsage ,
Au jupon court , au pied mignon,
Il s'approche , et le téméraire....
Pauvre Loyse , quel malheur !
Adieu l'espoir d'être rosière;
D'innocence as perdu la fleur !
Chasseur s'en va , c'est l'ordinaire ,
Quand chasseur a pris son gibier.
Oh mon Dieu que dira ma mère ?
Pauvre Loyse de crier .
Sa voix rappelle l'infidèle ,
Mais les vents emportent sa voix.
Aht si l'avais su , disait-elle ,
N'aurais été dormir au bois ,
Bientôt sa taille rondelette
Apprit tout à mère Alison ,
Qui tant gronda que bergerette
Vite s'enfuit de la maison .
Elle arrive en pleurs , hors d'haleine
Près du castel de son seigneur ;
Lui seul il a causé sa peine ,
Lui seul peut finir son malheur.
Suis pauvre fillette trahie .
Dit Loyse au galant seigneur.
Parlez , bergère si jolie ,
150 MERCURE DE FRANCE,
*
Saurai calmer votre douleur.
Un soir d'été , sous la coudrette
Hélas ! il m'en souvient encor
Monseigneur me laissa seulette ,
Me bâillant ce bel anneau d'or.
Plora tant la belle affligée ,
Que .n'y put tenir le troppeur.
Bientôt , dit-il , serez vengée ,
Et dame serez de mon coeur.
r
De ce choix n'eut point repentance ,
Vécut heureux dans son château ,
Et Loyse , dans l'opulence ,
Garda souvenir du hameau .
Aux jours de fête la bergère
Sur le gazon s'en va dansant ;
Loyse , à la troupe légère ,
Disait quelquefois en riant :
« C'est à l'ombrage des coudrettes
» Que se cache le loup trompeur ;
» Dormir au bois perd les fillettes ,
» Dormir au bois fit mon bonheur . »
F. DE PUSSY.
AU DUC D'ABRANTÈS .
IL faut des lauriers aux héros.
Mais lorsque la pitié des Achilles nouveaux .
Adoucit le front intrépide ,
Mais lorsque du héros les soins compâtissans
Protégent sans éclat l'infortune timide ,
Aux lauriers ajoutons l'encens.
EVARISTE PARNY ,
pour Mule Irène de C....
ÉNIGME .
PRÉSENT cher à ton coeur , je charme tes loisirs.
Fils de l'illusion , j'augmente tes désirs :
Je te fais mépriser le péril et l'envie ;
Souvent en me perdant tu perds aussi la vie !
E. BONNEAU.
JANVIER 1812 . 151
LOGOGRIPHE .
C'EST bien à tort que l'homme vain s'abuse ;
Aucun ne peut prétendre à la science infuse ;
On ne sait rien si l'on n'a rien appris ;
Du travail seul le savoir est le prix ;
Il vous faut des leçons pour être habile et sage ;
A tout on a besoin d'un peu d'apprentissage .
Quiconque aspire à devenir ,
Suivant son goût , profès ou maitre ,
Indispensablement doit commencer par être ,
S'il veut à son but parvenir ,
Ce que je suis ; et ce préliminaire ,
Pour plus ou moins de tems , est un point nécessaire .
Cela posé , cherchons à définir
Ce que de moi vous pouvez faire .
D'abord , pour que vous le sachiez ,
Je vous dirai que j'ai six pieds ,
De qui le mouvement produit beaucoup de choses.
Cependant la plupart de mes métamorphoses
Tout au plus en ont quatre ; et sans être très -fin ,
En moi l'on trouve , avec ou sans lunettes ,
Le génitif d'un mot latin
Qui fait rechercher les gazettes ;
Deux villes de différent nom ,
L'une au pays Génois , l'autre dans le Piémont ;
Ce qu'on fait en chaque famille
Quand on marie ou le fils ou la fille ,
Un pronom et deux fois une négation ;
Une figure ayant forme ascendante .
Ce qui , contre le voeu de toute ame prudente ,
Dégrade l'homme , afflige la raison ,
Trouble l'ordre public et blesse la morale ,
Se remarque aussi dans mon sein .
C'est dans ma qualité , j'en conviens , un scandale :
Mais connaissez de mon destin
L'inconséquence et la bizarrerie.
Vous voyez par un mot ma qualité flétrie ;
Eh bien ! ce même mot , autrement entendu 9
152 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812.
Car on lui fit une double nature ,
De chacun de vous est connu
Pour être le premier dans la nomenclature
Des hautes dignités , des titres éminens.
On l'applique à des présidens ,
Chanceliers , amiraux , et autres personnages ,
Tels que baillis , consuls , sénéchaux et légats ,
Même à des rois qui sur tous ont le pas ,
Et tous gens , comme on sait , dignes de vos hommageć.
Enfin on trouve en moi , tel est l'arrêt du sort ,
Ce qui toujours a précédé la mort .
JOUYNEAU -DESLOGES ( Poitiers ) .
CHARADE .
FEMME , êtes-vous ambitieuse ?
Vous désirez d'habiter mon premier.
Votre santé devient- elle douteuse ?
Vous recourez d'abord à mon dernier.
De bonne renommée êtes-vous envieuse ?
Vous n'êtes jamais mon entier .
Par le même. '
Mots de PENIGME , du LoGoGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro
Le mot de l'Enigme est le point sur l'T.
Celui du Logogriphe est Embrâsement, où l'on trouve ; embrassement
en redoublant l's du milieu .
Celui de la Charade est Aspie,
1
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS ..
VOYAGES DU CHEVALIER CHARDIN EN PERSE ET AUTRES
LIEUX DE L'ORIENT , enrichi d'un grand nombre de
belles figures en taille-douce , représentant les antiquités
et les choses remarquables du pays. Nouvelle
édition , soigneusement conférée sur les trois éditions
originales , augmentée d'une notice de la Perse , depuis
les tems les plus reculés jusqu'à ce jour , de
notes , etc.; par L. LANGLES , membre de l'Institut ,
un des administrateurs- conservateurs de la Bibliothèque
impériale , professeur de persan à l'Ecole
spéciale des langues orientales, savantes , etc. - Dix
volumes in-8° , et atlas grand in- folio . A Paris ,
chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine .
(PREMIER EXTRAIT . )
-La première édition complète de ce voyage parut
à
Amsterdam en 1711 , et depuis cette époque , c'est- àdire
, depuis un siècle , tous les voyageurs français ou
étrangers qui ont parcouru les mêmes contrées , ont
unanimement déposé de la vérité des peintures , de
l'exactitude des descriptions de Chardin ; tous se sont
plu à rendre hommage à cette droiture de jugement , à
cette saine raison qui président à ses observations , à
cette profonde étude des moeurs qui permet d'apprécier
les vertus et les défauts d'un peuple ; qualités rares ,
quoiqu'indispensables , dans un voyageur. Le tems , l'écueil
inévitable des mauvais ouvrages , la seule consolation
du vrai mérite , tout en révélant les erreurs qui lui
sont échappécs , n'en a pas moins fermement établi sa
réputation , et Chardin est encore aujourd'hui , comme
il le sera sans doute long- tems , le peintre fidèle d'une
des plus belles contrées de l'Asie . On le lit toujours
avec plaisir , malgré l'incorrection et la rudesse de son
style , parce qu'il raconte avec tant de franchise et de
154
MERCURE DE FRANCE ,
naïveté , que jamais on ne se lasse de l'entendre . Ç'a
donc été une heureuse idée que de donner au public une
nouvelle édition de ses voyages , et de les enrichir de
l'érudition d'un Orientaliste , célèbre par ses nombreux
travaux. C'était payer à sa mémoire un tribut qu'elle
u'eût jamais osé espérer ; mais avant de faire connaître
cette nouvelle édition , nous croyons qu'on nous saura
gré de donner quelques détails sur la vie de Chardin .
Jean Chardin , né à Paris le 26 novembre 1643 , était
fils d'un riche joaillier de cette capitale , professant la
religion réformée . Il reçut l'éducation qu'on donnait
alors à la jeunesse , prit quelque connaissance de la profession
de son père , et dès 1664 il se rendit aux Indes-
Orientales , en traversant la Perse et en s'embarquant à Hormouz
. Au bout d'un court séjour à Surate , il revint dans
la Perse , qu'il habita pendant six années . Dès ce premier
voyage , les opérations commerciales n'absorbèrent point
tellement ses instans qu'il n'en pût consacrer quelquesuns
à étudier les peuples qu'il visitait . Le titre de marchand
du roi de Perse, dans un pays où tout ce qui tient
au monarque est sacré , lui donna accès chez tous les
grands , et le mit à même de faire beaucoup de remarques
curieuses . Il est bon d'observer qu'il parlait assez
bien le persan vulgaire . En 1666 et en 1667 , il visita
les ruines de Persépolis . En 1670 , il revit sa patrie , où ,,
loin d'être accueilli comme il le méritait , il fut forcé ou
de renoncer aux honneurs et aux récompenses , ou d'abjurer
sa religion . Ce fut peut-être cet état de choses qui
le fit retourner en Asie quinze mois juste après son
retour. Il repartit pour la Perse le 17 août 1671 , et il y
resta jusqu'en 1677 , qu'il passa aux Indes . Arrivé à
Surate au commencement de 1678 , il quitta cette ville
l'année suivante , et , selon toute apparence , il revint
par mer en Europe . On ignore s'il débarqua d'abord
dans la France , livrée alors à de grands troubles , ou s'il
se rendit directement à Londres . Ce qu'il y a de certain ,
c'est qu'il arriva dans cette ville le 14 avril 1681. Au
bout de dix jours , Charles II voulant s'attacher un tel
sujet , lui décerna le titre de chevalier , et lui en remit la
décoration de sa propre main. C'était ainsi qu'un zèle
JANVIER 1812. 155
religieux mal entendu , bannissait alors chez les nations
voisines , heureuses de les accueillir , des hommes don't
les lumières auraient si utilement servi la patrie .
Le même jour où il reçut cette marque flatteuse de
distinction , il épousa une protestante de Rouen , fugitive
comme lui. Au bout de peu de tems , Charles II , dont il
avait mérité l'estime et la confiance , le nomma son plénipotentiaire
auprès des Etats de Hollande , et la compagnie
anglaise des Indes-Orientales le choisit pour son
agent auprès des mêmes, Etats . On n'a rien de certain
sur l'époque de son retour en Angleterre ; on sait seulement
qu'il y mourut le 26 janvier 1713 , à l'âge de
soixante-neuf ans et deux mois .
•
Quoique d'après ses propres expressions il ait composé
plusieurs ouvrages , tels qu'une Histoire de Perse
et des Commentaires sur l'Ecriture- Sainte , on n'a de lui
que ses voyages , qui suffisent pour sa réputation . Ils
peuvent se diviser en , trois parties bien distinctes : la
première , qui occupe les deux premiers volumes de la
nouvelle édition et la moitié du troisième , se compose
du second voyage de Chardin en Perse , par Constantinople
, la mer Noire , la Mingrélie , la Géorgie et l'Arménie
; il y donne sur les moeurs des peuples qu'il a
vus , sur les pays qu'il a parcourus , sur les villes où il
s'est arrêté , des détails qu'on chercherait vainement
ailleurs . Ajoutons que l'intérêt du sujet s'accroît encore
ici par celui qu'inspire l'auteur , bravant mille dangers
pour parvenir à son but.
La seconde partie ( moitié du tome III , tome IV, V,
VI et moitié du tome VII de la nouvelle édition ) , est le
tableau aussi fidèle que complet de la Perse . Chardin y
traite successivement de l'étendue de l'Empire , de ses
forces , de ses lois , des moeurs et coutumes de ses habitans
, des sciences et arts , de l'industrie et de l'habileté
des Persans , de leur gouvernement politique , militaire
et civil , et enfin de la religion qu'ils professent . En parlant
de leur littérature , il a trouvé moyen de placer
quelques spécimens de traductions , mais nous doutons
qu'elles lui appartiennent ; car les erreurs qu'il commet
souvent en confondant des mots homonymnes dans la
1
156 MERCURE DE FRANCE ,
prononciation , mais qui different entièrement dans
l'écriture et quelquefois dans la signification , semblent
prouver que s'il parlait bien le persan vulgaire , il n'était
point en état de lire les auteurs . Peut-être ces traductions
fui furent- elles communiquées par le P. Raphaël du
Mans , missionnaire dont il parle souvent .
La troisième partie (moitié du tome VII , tomes VIII ,
IX , et moitié du tome X de la nouvelle édition ) , offre
une description d'Ispahan , alors capitale de la Perse
aujourd'hui en partie ruinée , et la relation de deux
voyages que Chardin fit à Bender Abbacy ; c'est dans
cette dernière partie que se trouve la description des
ruines célèbres de Persépolis .
Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces voyages
déjà bien connus , et nous passerons de suite à l'examen
d'un point de bibliographie , peu digne sans doute de
l'importance qu'on paraît lui avoir donnée , mais qui ,
cependant , mérite quelque attention , puisque , même
dans les moindres choses , il faut chercher la vérité.
M. Langlès , dans une courte notice sur Chardin , placée
en tête du premier volume de ses Voyages , semble l'ac
cuser d'ingratitude pour n'avoir point nommé , dans sa
préface , le doyen de l'Académie française , F. Charpentier
, qui lui avait prêté son style et peut-être aussi son
'érudition . Cette opinion a sans doute été suggérée à
M. Langlès par un passage du Carpenteriana , où l'académicien
s'exprime ainsi :
« Le goût que j'ai toujours eu pour les voyages , est
» cause que j'ai pris plaisir à en corriger deux ou trois
que j'ai donnés au public. Le premier est une relation
» d'un voyage du Levant , par Nicolas du Loir de Paris ,
» imprimée en 1654 , dont j'ai corrigé le style , et auquel
» j'ai ajouté bien des remarques. •
» Le second voyage que j'ai donné au public est le premier
tome de celui du chevalier Chardin , et je conti-
»> nuerai à en revoir la suite puisqu'il m'en a prié . Ce
» n'est pas une petite affaire que d'en corriger le style ,
>> mais j'en suis assez dédommagé par la bonté des ma-
» tières qui s'y rencontrent. La relation de la mort de
» Soliman a fait beaucoup d'honneur à M. Chardin ,
JANVIER 1812 .
157
» grâces à mes corrections et à l'Epître au Roi que j'ai
» faite , ainsi que celle qui est au-devant du voyage de
» du Loir. Ces deux messieurs ne sont pas les seuls à qui
» j'ai prêté le collet dans bien des occasions ( 1 ). »
M. Vanderbourg a refuté l'opinion de M. Langlès
et a voulu prouver qu'il était très-difficile , pour ne pas
dire impossible , que Charpentier eût rédigé les Voyages
de Chardin , parce qu'ils ne parurent qu'en 1711 , tandis
que le prétendu rédacteur était mort en 1702 (2) .
On trouvera peut-être de l'exagération dans ce dernier
sentiment, si l'on examine la question , après avoir rapproché
toutes les circonstances qui peuvent l'éclaircir .
Colbert, instruit du mérite de Charpentier , le chargea de
rédiger un mémoire sur l'établissement qu'il projetait
d'une compagnie des Indes (3) . Ce mémoire , qui fit
beaucoup d'effet , parut en 1664. L'année suivante
Charpentier publia la relation du même établissement.
Ce fut vers la même époque que Chardin se dirigea vers
la Perse , pour , de là , passer aux Indes . Un tel voyage
était une entreprise remarquable , et devait sur-tout fixer
l'attention de l'académicien qui , par la nature des travaux
que l'illustre ministre lui avait confiés , était obligé d'entretenir
des relations avec les voyageurs ; d'ailleurs il
avoue lui-même qu'un goût particulier le portait à la
lecture des voyages. Chardin , chargé par lui de recueillir
des renseignemens , d'éclaircir quelques doutes , se sera
naturellement lié d'amitié avec Charpentier lors de son
retour à Paris en 1670. Nous apprenons , en effet , que
çe dernier rédigea ou revit le récit du couronnement de
Soliman. Chardin , après un séjour de quinze mois à
(1) Carpenteriana , page 371 , édition de 1724. Il y a une seconde
édition de cet Ana , Amsterdam , 1741 , mais elle est entièrement
conforme à la première ; on a seulement réimprimé le titre . On ne
peut dire que cet ouvrage soit supposé , car Bocheron , l'éditeur , a
fort bien prouvé de quelle manière les manuscrits de Charpentier
étaient tombés entre ses mains .
(2) Gazette de France , du 16 mai 1811.
(3) De Boze. Histoire de l'Académie des inscriptions , tom . Ier, p . 2.
Eloge de Charpentier.
158 MERCURE , DE FRANCE ,
Paris , partit pour la Perse . Nous avons déjà observé
qu'on ignore si , à son retour , il débarqua directement
en Angleterre , ou s'il aborda en France . On sait seulement
qu'il s'écoula seize mois entre son départ de Surate
et son arrivée à Londres , espace de tems bien long pour
une telle navigation .
>
Les relations étaient- elles tellement difficiles , qu'un
voyageur célèbre ne pût être en rapport avec l'auteur du
mémoire sur l'établissement de la compagnie des Indes ?
Le passage du Carpenteriana est positif , et Chardin
avque , dans la préface mise à la tête de la relation de
son voyage de Paris à Ispahan , publiée à Londres en
1686 , en un volume in-folio : « Que de fort habiles gens
» de ses amis s'étaient donné la peine de lire sa relation ,
>> et avaient trouvé son style assez pur et assez intelli-
» gible . » Il dit , dans la même préface , que ce volume
in-folio n'était que la première partie de son voyage ;
qu'il se proposait d'en publier trois autres qui renfermeraient
les trois dernières parties ; ou , ce qui revient au
même , ce que l'édition de 1711 contient de plus que
celle de 1686. Ces trois volumes n'ont point paru , et
ce premier volume est , sans doute , celui dont veut
parler Charpentier dans le passage que nous avons cité
plus haut. Les emplois de Chardin , la mort même de
Charpentier ,, sont des obstacles qui ne lui auront permis
de publier une édition complète de ses voyages
qu'en 1711. Ces détails nous semblent suffisans pour
prouver qu'il n'est point impossible que Charpentier ait
revu l'ouvrage de Chardin ; mais faut- il prendre à la
lettre les expressions du prétendu rédacteur ? C'est un
point sur lequel nous ne pouvons prononcer . Cependant
il est à croire que cette révision , purement amicale
n'aura consisté que dans quelques remarques d'érudition
, dans quelques corrections de style . Examinons
maintenant ce qui distingue cette nouvelle édition , et la
place bien au-dessus de toutes celles qui l'ont précédée .
De tous les genres de compositions les voyages sont
celui qui présente le plus de difficultés et prête en
même tems le plus à la critique . Pour y réussir , il faut
non-seulement de l'esprit , du goût , du jugement et surJANVIER
1812 .
159
tout de la franchise , mais encore de l'érudition : de
même qu'un peintre pour être parfait ne doit ignorer
l'emploi ni l'effet d'aucune couleur , ainsi le voyageur
qui entreprend de nous peindre les moeurs , les arts , les
sciences , les productions de tout genre , le gouvernement
et la religion d'un peuple , ne doit être étranger à aucune
branche des connaissances humaines , et supposé même
qu'il fût astronome , botaniste , érudit , il faudrait encore
qu'il sût parfaitement la langue de ce peuple et qu'il eût
long-tems habité chez lui . Mais si l'on se croit en droit
de tant exiger d'un voyageur qui a la prétention de bien
faire , quelle variété , quelle étendue de connaissances ne
s'attendra-t-on point à trouver dans un éditeur , dont le
véritable devoir est de remplir les lacunes du voyage
qu'il publie , de suppléer à ce qui manquait à l'auteur ,
et du côté du jugement , et du côté de la science ; de
rectifier les rapports , les descriptions d'un homme qui
raconte ce qu'il a entendu , qui peint ce qu'il a vu , enfin
de
poser la limite destinée à séparer le faux d'avec le
vrai , l'exagéré d'avec le positif? En nous abandonnant à
cette réflexion suggérée par le sujet même qui nous
occupe , notre intention est bien moins de critiquer l'entreprise
de M. Langlès que d'indiquer les obstacles qu'il
a eu à vaincre , et de prévenir ceux qui pourraient s'attacher
à quelques erreurs inévitables dans un si grand
travail. D'ailleurs ses ouvrages sont connus depuis longtems
et justement appréciés , et le public en demande bien
moins un jugement qui ne pourrait influencer en rien
son opinion , qu'une analyse fidèle qui lui en fasse connaître
la nature , l'étendue et le contenu . C'est cette
dernière marche que nous suivrons .
En indiquant ci - dessus le contenu des Voyages de
Chardin , nous avons donné une idée générale du travail
de M. Langlès . Son but étant de développer ou de
corriger un texte quelquefois obscur et fautif , il a dû
suivre la même marche , et remplir la même tâche que
Chardin . Ainsi ses notes rédigées d'après les auteurs
latins , grecs , arabes , persans , turcs , allemands , anglais
, etc. les relations les plus récentes , etc. ont pour
objet de donner des éclaircissemens sur la religion ,
160 MERCURE DE FRANCE ,
l'histoire civile et naturelle , la langue , les antiquités , et
l'état actuel de la Perse , et de rectifier les mots qu'il a
jugés altérés . Elles sont nombreuses et quelquefois trèsétendues
. Nous indiquerons , ou même nous transcrirons
non pas les plus savantes , les mieux raisonnées , car
nous dépasserions de beaucoup les bornes d'un extraits
mais celles qui offrant un intérêt général , sont à la portée
de toutes les classes de lecteurs . Nous observerons
seulement que , sans nous astreindre à l'ordre des volumes ,
nous rassemblerons dans un même cadre tout ce qui a
rapport à un même objet . Nous commencerons par la
religion .
La religion musulmane n'est point une production du
génie de Mahomet. Cet hardi imposteur ne fit que puiser
dans les religions judaïque , persanne et chrétienne ,
dans le culte idolâtrique des Arabes de son tems , les
dogmes , les idées , les pratiques qui lui parurent avoir le
plus d'analogie avec le caractère de ses compatriotes .
M. Langlès paraît s'être sur-tout attaché à rendre à chacune
de ces religions ce qui lui appartenait en propre .
C'est ainsi ( tom. VI , p . 221 ) qu'il restitue aux rabbins
cette idée des sept lieux et des sept terres sur- imposées
dont parle le Koran (4) : dans Mounker et Nikyr , anges
noirs et hideux chargés du premier examen des hommes,
il reconnaît une imitation des deux anges qui , suivant
les rabbins , sont postés aux deux extrémités du monde ,
et delà se lancent mutuellement les ames des méchans .
« Les mêmes rabbins nous apprennent aussi , dit- il ( t. VI ,
» p . 229 ) , qu'au moment où un homme quitte ce bas
» monde , l'ange de la mort arrive , et s'assied sur son
» tombeau ; l'ame rentre dans le corps , le mort se
» lève , etc. , et il reçoit de la main même de l'ange cette
» terrible fustigation si redoutée des Juifs et même des
» Chrétiens de l'Orient. Armé d'une chaîne , en partie
» de fer et en partie de feu , du premier coup , il sépare
» les membres du tronc ; du second , il disperse les os.
» Alors les anges recueillent ses débris , mais l'ange de
» la mort réitère une troisième fois ; tout l'individu est
(4) Sur. L. XXI , v . 15 .
JANVIER 1812. 161
» réduit en cendres , et ces cendres sont replacées dans
» le tombeau . »>
Djehennama ( tom . VI , p . 232 ) , ce lieu des derniers
supplices , est encore une allusion à Guy Hennom la
A vallée d'Hennom . Cette vallée située près de
Jérusalem
DEINE
.
était si agréable que les Juifs , dans un accède leu
idolâtrie , y construisirent un temple dédié Molok
dans lequel ils immolaient leurs propres ens. Josias
abrogea ce culte abominable , renversa lemple , et
métamorphosa cet endroit si délicieux en un affreuse
voirie où brûlait continuellement un feu alimente par
les immondices et les cadavres qu'on y jetait . Longes
le souvenir de cet horrible lieu se conserva chez les
Juifs , et lorsque Jésus- Christ voulut , selon saint Jérôme ,
donner à ce peuple quelqu'idée des supplices éternels ,
il appliqua ce nom aux lieux où les méchans devaient
les endurer.
Au sujet du mot al- a'araf, M. Langlès fait les remar→
ques suivantes (ibid. , p . 233 ) :
« Al-a'araf, pluriel d'al-a'rf, mot arabe qui signifie
» connaître , parce que ceux qui habitent le séjour ainsi
» nommé , connaissent chacun à des signes particuliers ;
» ils connaissent les habitans du Paradis , à la blancheur
» de leur face ; les habitans du feu ( les damnés ) , à la
» noirceur de leur visage . Les d'araf sont donc des
» espèces de limbes situés entre le Paradis et l'Enfer.
» Quoique le prophète fasse mention de ce séjour dans
» le Coran , les Musulmans n'ont pas une idée très-pré-
» cise de ceux qui doivent l'habiter , ni de l'état où ils
» s'y trouvent après leur mort . Il y a même , si l'on en
» croit certain docteur , des anges et des hommes . Sui-
» vant Sa'dy , dont l'autorité n'est pas moins imposante
» en théologie qu'en poésie :
» Pour les Houry l'â'arâf est un enfer ';
» Interrogez les habitans de l'Enfer , c'est le Paradis .
» Mais sans nous appesantir plus long-tems sur l'idée
>> fort incertaine que les Musulmans peuvent avoir de
» l'état et de la situation de ce lieu dont l'existence est
» encore bien plus douteuse , contentons - nous d'obser-
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
» ver la conformité parfaite qui existe entre les â'arâf
>> des Musulmans et les limbes des Chrétiens . >>
L'idée de cette balance célèbre dont les bassins sont
plus grands et plus larges que la superficie des cieux , et
dans laquelle les actions des hommes sont pesées par la
toute-puissance de Dieu , savoir : les bonnes dans le basşin
de la lumiere , les mauvaises dans celui des ténèbres ,
est soigneusement décrite dans le Talmud , le Sirath . Ce
pont dressé au-dessus de l'Enfer , plus fin que le cheveu ,
plus affilé que le sabre , que les élus , après avoir supporté
l'épreuve de la balance , doivent passer avec la rapidité
de l'éclair , avec la vélocité du vent , tandis que les
réprouvés y glisseront et se précipiteront au milieu de
l'Enfer , est encore dérobé aux Rabbins , ou , selon
quelques auteurs , aux ignicoles , qui le nommaient Poul
Tchynavad.
»
M. Langlès ne se borne pas , comme on peut le penser,
à ces simples rapprochemens . Tantôt il définit clairement
des expressions dont la véritable signification était
inconnue du voyageur , et tantôt il explique , peut- être
trop, brièvement , tout ce qui pourrait embarrasser un
lecteur peu au fait des moeurs et des coutumes des orientaux.
Il ne néglige aucun des traits qui peuvent jeter
quelque variété dans des détails très - arides par euxmêmes
. Nous citerons pour exemples ce qu'il dit de
la prière nommée wùitr, c'est- à - dire , isolée ( tom . VII ,
p . 57) : « Elle ne fait point partie des cinq grandes et
indispensables prières quotidiennes des Musulmans .
» Cependant quelques-uns regardent celle- ci comme
» d'obligation canonique ; d'autres seulement comme
>> d'obligation imitative , parce que le prophète s'en ac-
» quiltait. On en est entièrement dispensé dans les pays
» où le lever du soleil suit de très-près son coucher.
» Dans ces mêmes contrées , on peut même ne pas s'ac-
» quitter de la cinquième prière quotidienne ; et cetle
» circonstance a persuadé au commun des Musulmans ,
» que les parties septentrionales du globe leur sont inter-
» dites . Ce préjugé , adroitement manié par un khan de
» Crimée , empêcha l'exécution du canal projeté par
» Selim II , qui voulait joindre le Don avec le Volga ;
•
}
JANVIER 1812 . 163
1
» communication qui aurait pu être très-désavantageuse
» à la Crimée . »
Pour composer ses notes sur les pratiques religieuses ,
il a sur-tout mis à contribution un très-bel ouvrage sur
la religion musulmane , intitulé Zubdét al- Tessanys ,
dédié à A’bbas II : la bibliothèque impériale en possède
un exemplaire sous le n° 21 , A, de ses manuscrits persans
.
Avant de terminer ce premier extrait , nous nous permettrons
quelques observations sur la Sunnah.
En parlant des hadytz ou traditions prophétiques ,
M. Langlès dit « qu'elles ont presqu'autant de poids que la
>> Sunnah ou loi écrite , c'est-à-dire le Coran . » D'Ohsson
et ceux qui ont écrit sur la religion musulmane , nous
paraissent établir une distinction entre le Coran et la
Sunnah. Le Coran est la loi réputée divine . La Sunnah
qui se compose des hadytz est le recueil des traditions
prophétiques. Elle embrasse 1 ° toutes les paroles , les
conseils , les lois orales de Mahomet , cawl ; 2 ° ses
actions , ses oeuvres , ses pratiques , fi'l ou sunnah ';
3º son silence , tacryr , sur différentes actions des hommes
; ce qui emportant une approbation tacite de sa
part , désigne leur légitimité et leur conformité à sa
doctrine .
Dans deux extraits subséquens nous rendrons compte
de la suite du travail de M. Langlès . 1
AM. JOURDAIN.
LES AVENTURES D'HÉLÈNE , FILLE DE LÈDA ; par S. P.
L..... A Paris , chez Delaunay , libraire , au Palais-
Royal . ( 1811.)
Un poëme en prose ! On croirait d'abord que c'est une
envie de se singulariser . Dans un siècle où les poëtes
fourmillent , où nous sommes inondés de vers , où la
plus modeste enseigne est décorée d'un quatrain , où
l'on voit les Muses courir les rues et Melpomène s'asseoir
sans façon dans l'humble boutique d'un artiste en
chaussures , non pour lui faire raccommoder son co-
L 2
164 . MERCURE DE FRANCE ,
thurne , mais pour lui révéler les secrets de cet art qui
fait couler nos larmes , on peut s'étonner , avec quelque
raison , de voir en vile prose un ouvrage sur Hélène ,
dans lequel on trouve un songe , une tempête , des combats
, une apothéose ; enfin toutes les machines du magasin
de l'épopée . L'objection est grave ; mais l'auteur
l'avait prévue . Voici comment il répond à ceux qui
voudraient qu'il eût fait autrement . « Il ne m'a manqué ,
» dit- il , qu'une bagatelle , le talent de faire des vers ,
que je n'ai pas . » C'est une raison dont il faut bien se
payer ; tous les prosateurs n'en ont pas dit autant.
M. de Buffon aimait à dire et n'aurait pas été faché
qu'on crût qu'il pouvait faire des vers tout comme
un autre ; et l'on connaît ceux par lesquels Malebranche
croyait avoir fait preuve de talent poétique . Les Aventures
d'Hélène auront du moins cet avantage , qu'elles ne
feront pas remettre en question , s'il peut y avoir des
poëmes en prose , et si la poésie de style peut se passer
du secours de la versification . L'ouvrage est en prose ,
en prose prosaïque . Il est fàcheux qu'après cet aveu de
son impuissance , l'auteur quitte le ton modeste pour le
jargon ridicule de ces deux ou trois poëtes érotiques du
dernier siècle , si inconstans , si libertins , si favorisés de
toutes les femmes , enfin heureux en amour à faire mal
au coeur. A quoi bon nous apprendre , à propos d'Hélène ,
qu'il a entrepris de venger cette aimable infidelle ,
» parce qu'il aime le beau sexe , et qu'il souffre avec
» peine qu'on fasse des injustices aux femmes , sur- tout
» lorsqu'elles sont reines ! » D'abord ce ne sont pas les
reines qui ont le plus à souffrir des injustices qu'on fait
aux femmes , et elles ne manquent pas de champions
pour les défendre : celle dont il s'agit sut même en
armer d'assez illustres pour sa querelle . Ensuite quel
besoin le public a- t-il de savoir que M. S. P. L…….. aime
le beau sexe ? Un autre ridicule , c'est de parler d'un ton
indifférent et léger d'un ouvrage qu'on publie . « Vous
» espérez , dites - vous , qu'on ne donnera pas à ce petit
» ouvrage plus d'importance que vous n'en avez mis
>> vous-même. » Faux calcul : ce n'est pas sur le plus ou
moins d'importance que vous mettez à vos ouvrages ,
་
と
JANVIER 1812 . 165
que vous êtes jugé ; vous en mettez toujours assez pour
le public , dès que vous vous faites imprimer . Que prétendez
-vous , d'ailleurs ? « Amuser et intéresser un ins-
» tant. C'est- là , dites-vous , toute votre ambition . »
Mais Corneille , mais Racine , mais Molière , n'en ont
pas eu d'autre ; et ils attachaient beaucoup d'importance
à leurs travaux . Je ne relève ces inconvenances que
parce qu'elles ne me paraissent pas appartenir à l'auteur.
La modestie de son premier aveu m'a gagné le
coeur je la crois vraie , et je crois aussi que ces airs
légers et suffisans ne sont que d'emprunt. Qu'il revienne
à son naturel : il évitera et l'air suppliant
D'un auteur à genoux dans un humble préface ,
et les airs faquins de ces messieurs qui font fi de la
gloire en courant après elle . Je passe au poëme .
Il commence à la naissance d'Hélène : c'est ce qu'on
appellerait , dans le sens le plus littéral , commencer
ab ovo , si l'auteur n'avait pas rejeté cette fiction de la
mythologie qui fait sortir Hélène et Pollux d'un oeuf dont
accoucha Léda . Ce n'était peut- être pas la peine de se
montrer si difficile , lorsqu'on admet la métamorphose
de Jupiter en cygne : car ce n'est pas seulement à la
naissance d'Hélène que remonte le récit de ses aventures
, mais aux amours de Jupiter et de Léda . Voilà ,
dira-t-on , une généalogie bien complète des Tyndarides ,'
et une marche bien didactique pour un poëme mais
l'auteur paraît être étranger à l'ordonnance et à l'économie
d'une composition épique . Au lieu de cette marche
habile et rapide qui , dès le début d'un poëme , en
jette le héros à travers les événemens , et reporte dans
les chants suivans le récit des faits qui ont précédé , le.
chantre d'Hélène suit timidement et en biographe l'ordre
des tems . Il ne paraît pas avoir mieux connu le
précepte :
N'offrez pas un sujet d'incidens trop chargé.
Il les accumule et appauvrit ainsi sa matière par trop
d'abondance . C'est ce qui était déjà arrivé à un peintre
de l'antiquité , qui , voulant peindre cette même Hélène ,
166 MERCURE DE FRANCE ,
l'avait surchargée d'ornemens étrangers . « Ne pouvant
» la faire belle , lui dit- on , tu l'as fait riche . » J'en dirais
autant du poëme essayons enfin d'en donner une idée .
Tyndare est absent . Léda se lève dès l'aurore ; et déjà
brûlée des feux du jour ( ce qui peut paraître assez extraordinaire
) , elle va se baigner dans l'Eurotas . Jupiter
qui , de son côté , brûle pour elle , la voit , prend la
forme d'un cygne et trouve un fleuve complaisant qui
le porte mollement vers l'objet qu'il adore . Pour sauver
l'honneur de Léda , l'auteur la plonge dans un profond
sommeil . C'est une idée dont il s'applaudit beaucoup .
« On n'a , dit-il , aucun reproche à faire à Léda ; elle
» dormait ; et il est bien permis à la femme la plus scru-
>> puleuse d'avoir de tems en tems des songes agréa-
» bles . » Puis il ajoute : « Avec cette précaution , tout
>> le monde est satisfait , Jupiter , Tyndare , Léda et
» moi aussi . » Je souhaite avec lui que le lecteur le soit ,
et je ne veux pas troubler la satisfaction de tant de
monde. On pense bien cependant que Léda , à qui Jupiter
a révélé dans un songe le secret et les suites de sa métamorphose
, n'est pas sans inquiétude . « L'incertitude où
» elle était sur les circonstances qui avaient eu lieu sur
» les bords de l'Eurotas , les effets qui pouvaient en ré-
» sulter , les suites qui lui étaient annoncées , tout lui
» faisait désirer le retour de Tyndare . » Ces inquiétudes
sur l'absence d'un mari , et ces voeux pour son retour ,
ont été peints d'un trait plus vif et plus heureux , par ce
mot si connu : Envie de femme grosse ; Léda l'était en
effet . Mais Tyndare revient à tems pour être le père
d'Hélène , et l'honneur est sauf. Je fais grace au lecteur
des premières années de son enfance et des maximes de
sagesse dont on chercha à armer un coeur qui devait
être si ouvert à la séduction ; la morale est ancienne
comme le monde , et l'auteur ne la rajeunit pas ; mais
je ne puis omettre la singulière confidence que Léda
fait à sa fille du secret de sa naissance . L'auteur a beau
dire « qu'un secret pèse toujours au coeur d'une femme ,
» et qu'elle aime à se soulager . » Je ne puis croire qu'une
mère ait de bonnes raisons pour parler à sa fille du feu
qui la consumait, de l'oiseau merveilleux qui , par lefréJANVIER
1812 . 167
missement de ses ailes , parut être sensible à ses caresses
et les partager, de l'état dans lequel il la laissa , etc. etc.
Je ne puis approuver sur-tout qu'elle lui annonce les
malheurs dont sa beauté doit être la cause , comme un
résultat de la volonté des destins : ce n'est pas la prémunir
, c'est la justifier , et l'on reconnaît trop visiblement
le projet formé par M. S. P. L. de justifier les
femmes , sur-tout lorsqu'elles sont reines .
"
On sent combien cette confidence de Léda dut préparer
aux grandes aventures l'esprit d'une petite fille
naturellement précoce . Aussi , quand Thésée , en passant
à Sparte, la voit , s'éprend d'amour pour elle et l'enlève ,
elle peut assez raisonnablement se figurer que c'est le
commencement des hautes destinées qui lui sont rẻ-
servées , et elle n'en témoigne pas un grand courroux.
On tremble d'abord pour son excessive jeunesse , en la
voyant en de pareilles mains ; mais la conduite de Thésée
ne tarde pas à dissiper ces craintes . La vie errante , et
la nature des exploits de ce héros , lui donnaient déjà
quelques traits de ressemblance avec nos paladins
pourfendeurs de géans ; dans les aventures d'Hélène
c'est un chevalier accompli , galant , respectueux , qui
va mettre sous la garde de sa vieille mère l'objet de son
amour , et lui jure de revenir à ses pieds , dès que sa
présence ne lui sera pas importune . On peut observer
ici de quelle ressource sont pour les auteurs modernes ,
les écrivains de l'antiquité , dans les faits mêmes sur lesquels
ils sont le moins d'accord entr'eux . Quelques
historiens , et Plutarque entr'autres , ont prétendu que
cet enlèvement d'Hélène n'avait eu pour elle aucune
suite fâcheuse . Sans doute Plutarque se fonde sur ce
que « Thésée avait jà cinquante ans lorsqu'il ravit Hé-
» lène , laquelle était encore fort jeunette et hors d'état
» d'être mariée . »
Quoi qu'il en soit , il suffit de l'autorité de Plutarque ,
et personne ne s'avisera de contester à l'auteur des Aventures
d'Hélène , que cette princesse soit sortie vierge des
mains de Thésée . Il peut même lui faire offrir un sacrifice
aux dieux , et des actions de graces pour la conservation
de son innocence : personne ne le condamnera.
168 MERCURE DE FRANCE ,
D'un autre côté , Racine , dans la préface d'Iphigénie en
Aulide , fonde sur des autorités non moins respectables
le personnage d'Eriphile , et la fait naître du mariage de
Thésée avec Hélène . Tous deux ont raison , et voilà
comme chacun trouve son compte à ce dissentiment
même des anciens sur un personnage ou sur un fait :
voilà , si je puis m'exprimer ainsi , comme un grand
nombre de nos compositions modernes trouvent à s'assortir
dans le magasin de l'antiquité .
Hélène rendue à sa famille épouse Ménelas . Tyndare
et Léda avaient consulté sur le choix d'un mari pour leur
fille , un oracle dont les termes , que l'auteur appelle
ambigus , auraient dû paraître à Tyndare d'une effrayante
clarté. La princesse , y est-il dit , est née d'un sang plus
illustre qu'on ne croit. Mais grace au voile épais qui ,
dans l'instant, couvre les yeux de Tyndare, il ne s'informe
pas du sens de ces paroles . Enfin Pâris arrive à Sparte .
Il est reçu par Ménélas avec les égards dus au fils d'un
roi puissant , et profite d'une absence de ce prince pour
séduire sa femme et l'enlever . Une tempête les pousse
vers l'Egypte . Protée qui régnait à Memphis , informé
'des circonstances de cet enlèvement , menace Paris de
l'en punir , et finit par les renvoyer tous deux . Hérodote
qui parle de cette tempête , et de qui l'auteur du poëme a
emprunté la harangue qu'il met dans la bouche de Protée ,
veut qu'Hélène ait été gardée par ce prince pour être
rendue à son époux . Mais il y aurait trop à perdre à la
vérité historique ; nous n'aurions ni l'Iliade , ni le 7 livre
des Aventures d'Hélène . C'est le plus court de tous et
pourtant le plus riche en événemens . En seize petites
pages , l'auteur a su renfermer la guerre de Troye ,
prise de la ville , la mort de Pâris , et de presque tous les
héros grecs et troyens , le mariage en secondes noces
d'Hélène avec Déiphobe , qu'elle livre elle-même à Ménélas
, son retour à Sparte , sa mort et son apothéose .
Quel abbréviateur pourrait mieux faire ?
la
J'ai essayé de donner une analyse exacte des Aventures
d'Hélène . Cette princesse avait , dit- on , à un très.
haut degré le don de raconter et d'amuser ses convives :
ce qui la fit soupçonner de mêler un charme dans le via
JANVIER 1812 . 169
de ceux qui mangeaient à sa table . Si ce fait est vrai ,
j'aurais désiré pour l'auteur de ses aventures , qu'il eût
dîné avec elle , et qu'elle lui eût communiqué sa recette .
LANDRIEUX .
ETRENNES LYRIQUES ET ANACREONTIQUES .-XXI ANNÉE.-
Publiées par M. CHARLES MALO.- Un fort vol . petit
in- 12.Prix , 2 fr.— A Paris , chez Dentu , libr . ,
Palais-Royal , galerie de bois ; Martinet , libraire ,
rue du Coq ; Colas , imprim. -libraire , rue du Vieux-
Colombier , nº 26 , et chez tous les marchands de
nouveautés .
PLUSIEURS journaux ont déjà rendu un compte trèsfavorable
de ce joli recueil . Naturellement prévenu
contre cet amas de Chansonniers que le mois de janvier
voit naître et mourir , asyles obscurs de tous les madrigaux
, couplets et bouts-rimés qui se fabriquent annuellement
dans la capitale , je craignais , je l'avoue ( n'en
déplaise à M. Charles Malo ) , d'être forcé de mettre ses
Eirennes lyriques au même rang que le Chansonnier
français , le Chansonnier des Grâces , et autres almanachs
tout aussi amusans ; mais il m'a suffi d'ouvrir le
volume pour revenir aussitôt de ma prévension . La pièce
qui s'offre la première est une chanson - préface de M.
Armand- Gouffé , ayant pour titre : Cythère en goguettes ,
ou l'Origine des Etrennes lyriques . C'est un badinage
ingénieux . L'auteur suppose Vénus endormie ainsi que
sa cour ; l'Amour, aussi malin ce jour-là qu'à son ordinaire
, vient chanter près d'elle pour la tirer de son
assoupissement :
Il ne faut qu'un couplet ,
Quand il plaît ,
Pour réveiller les belles ,
dit M. Armand- Gouffé : aussi , qu'arrive- t-il ? les Grâces
prennent goût aux chansons du petit Cupidon , et les
voilà dansant et folâtrant sur la fougère , jusqu'à l'arri170
MERCURE DE FRANCE ,
vée de Bacchus qui , si j'en crois M. Armand- Gouffé , ne
paraît pas beaucoup aimer les rondes :
Par-là Bacchus vient à passer ,
Et dit d'un air capable :
Corbleu , c'est trop long-tems danser ,
» Venez vous mettre à table, »
L'ivrogne voyant balancer
Son aimable auditoire ,
Se mit , pour le tenter ,
A chanter
Une chanson à boire.
On commençait à peine à faire circuler le jus de la vendange
lorsque Momus survient ; encore nouvel air :
Momus agitant ses grelots
Dit :: « Voulez-vous m'en croire ,
> Tant
que le vin coule à grands flots , ´
» Chantons des airs à boire ;
» Mais souvenons - nous à propos ,
» Qu'il faut des épigrammes ,
Puis des malins propos ,
> Des bons mots ,
> Pour amuser les femmes. »
On ne peut pas être plus galant , et M. Charles Malo
me paraît avoir assez bien répondu aux désirs de Momus
en effet ses Etrennes lyriques fourmillent de couplets
piquans et malins . Mais revenons un peu aux dieux que
j'ai laissés à table en goguettes .
Cupidon , Bacchus et Momus ,
Charmés de cette fête ,
Rassemblant des rimeurs connus ,
Se sont mis à leur tête ;
Mille refrains en sont venus ,
Malins , tendres , bachiques ;
Le destin les mêla ,
Et voilà.... '
Les Etrennes lyriques.
M. Armand- Gouffé s'est tiré en homme de beaucoup
d'esprit d'un sujet aussi difficile à traiter. Cette chanson
JANVIER 1812. 171
de Cythère en goguettes n'est pas la seule dont cet aimable
auteur ait enrichi le recueil ; j'ai distingué trois
autres pièces de lui également inédites , parmi lesquelles
une ronde très - gaie imitée de la fable de la Cigale et la
Fourmi , que tout le monde voudra chanter. Mais quels
sont , me demandera-t-on , ces rimeurs connus que
Cupidon , Bacchus , Momus ont choisis , de concert avec
M. Armand-Gouffé , pour la confection de cette vingtunième
année des Etrennes lyriques ? Ces rimeurs sont
MM. Boufflers , Parny , Soumet , auteur du poëme de
l'Incrédulité ; Hoffman , Ducrai - Duminil , Moreau
Desaugiers , Lonchamps , Dieulafoy , etc.; en vérité il
faudrait être bien difficile pour ne pas applaudir au bon
goût de ces trois divinités , quoiqu'en goguettes , quand
on saura sur-tout qu'elles ne s'en sont pas tenues seulement
à cette élite de troubadours , et qu'elles ont en outre
engagé sous leurs bannières MM. Justin , Henri Dupin ,
Dusaulchoy , Armand Dartois , Goulard , Ernest , Dubos ,
Geraud , Capelle , sans oublier même quelques aimables
recrues , qui , s'ils ne jouissent pas d'une égale réputation ,
n'en font pas moins de très - jolis couplets , Je veux principalement
parler de MM. Belle , Arsène , Richard de L*** ,
Coupart , Battle , et Birot (de la Rochelle) . La promenade
à Lonchamps de M. Richard de L*** , me semble un des
pots-pourris les mieux tournés qui aient été faits depuis
celui de la Vestale. Je pourrais encore citer avec éloge
le Volage justifié de M. Lucet , les Pleurs de M. Victor,
Vial , le Casse-cou de M. Jacquelin , la Complainte de
M. Simon , un peu de Critique de M. Antier ... Mais ici
je m'arrête un peu de Critique , dit M. Antier , soit ;
faisons donc une petite part à la critique . Quelques
morceaux faibles se sont glissés incognito dans cette
vingt-unième année ; cette légère inattention de la part
de l'éditeur mérite quelques reproches , il aurait dû s'attacher
à ne publier rigoureusement que des morceaux
également bons. Quoi qu'il en soit , tel qu'il est , son
recueil n'en est pas moins supérieur à tout ce qui se
publie en ce genre pour le jour de l'an ; je ne ferai
qu'une seule exception en faveur du Caveau moderne .
Cet almanach jouit d'un très - grand succès; en effet ,
172
MERCURE DE FRANCE ,
ainsi que les Etrennes lyriques , il se compose de pièces
inédites des meilleurs auteurs du Vaudeville et de nos
plus gais chansonniers .
Je n'ai point encore parlé des airs nouveaux que
M. Charles Malo a fait graver avec beaucoup de soin à
la suite de cette année , mais j'ai le malheur de n'être pas
grand amateur de musique , et quoique je distingue
parmi les compositeurs dont les talens y sont mis à contribution
, MM. Plantade , Boyeldieu , Chérubini , Jadin ,
Berton fils , je n'engagerai pas moins l'éditeur à négliger
pour l'avenir cet agréable accessoire ; son recueil peut
fort bien s'en passer . Du reste , je dois mentionner favorablement
deux ariettes de M. de Bérenger , mises en
musique par M. B. Wilhem : elles sont gravées avec les
accompagnemens de piano et harpe ; ces deux morceaux
font honneur au talent de M. Wilhem.
Me voici à la fin de mon article , et je n'ai rien dit
encore des chansons de l'Editeur lui -même : en vérité ,
cet oubli est impardonnable , car M. Charles Malo
mérite , comme auteur , une mention tout aussi favorable
que la plupart de ces rimeurs connus dont il s'est
fait un plaisir d'accueillir les pièces ; on ne lira pas sans
intérêt son Hommage à Laujon , On y va , Il faut en
convenir , etc. Que conclure de tout ceci ? c'est que la
vingt-unième année des Etrennes lyriques sera recher
chée avec empressement par tous les vrais amis de la
X. chanson.
FRAGMENT TIRÉ D'AGATHOCLES
Roman allemand de madame CAROLINE PIEBLER .
LETTRE XIX .
Agathocles à Larrissa.
Six jours viennent de s'écouler depuis qu'un hasard
extraordinaire nous a réunis après une séparation de huit
mortelles années . Ton saisissement en me revoyant me fit
espérer un instant que cette longue absence n'avait pas,
JANVIER 1812 .
173
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altéré les sentimens de mon amie ; ce ne fut qu'une illu
sion , et six jours m'ont entièrement désabusé . Larrissa
les a passés tranquillement dans la maison où j'habite avec
elle , sans chercher à me revoir , sans penser à mes tourmens
, à l'anxiété de mon ame sans avoir ni le désir de
me consoler de mes peines , ni celui de me parler de sa
situation ; elle ne songe pas à moi , et le calme de son coeur
l'empêche de se représenter les douleurs aiguës du mien .
La curiosité même d'apprendre ce qui est arrivé pendant
un si long espace de tems à un ancien ami , à un compatriote
, n'a aucune prise sur elle . Larrissa n'est plus que
la femme de Démétrius ; Nicomédie , notre jeunesse
Agathocles , tout est oublié , tout est anéanti . Dieu !
cela est-il possible ? ah ! pourquoi ne puis-je t'imiter?
quoi mon faible coeur conserve - t - il seul tous ces souvenirs ?
Larrissa ne se souvient plus du tems où elle était tout pour
moi , où j'étais tout pour elle . Oui , je puis te le rappeler
sans t'offenser , tu n'étais pas alors l'épouse de Démétrius ,
tu n'étais que mon amie ; ce tems est passé , passé sans laisser
aucune trace dans ta mémoire , comme les ondes du
fleuve qui s'écoule .
pour
Dans le moment où un trompeur espoir me persuadait
que ma seule présence avait tout rappelé à Larrissa , je fus
assez insensé
former encore des plans de bonheur
pour
pour croire qu'elle voudrait les entendre , les partager et
les approuver ; l'âge avancé de Démétrius , son caractère
froid et sévère , qui exclut toute sensibilité , m'inspira cet
espoir ; je voulais m'adresser à lui , lui découvrir nos
relations , nos sentimens . Je voulais .... Ah ! je comptais
alors sur la constance de Larrissa , puis-je y compter encore
? A quoi bon te parler de mes projets , de mon espoir ?
tu ne m'aimes plus ! à quoi bon tout ce que j'avais encore
à te dire ? Adieu , Larrissa , ta conduite et ta réponse décideront
de mon sort . Si je ne t'intéresse plus , je demanderai
à ton époux de me placer dans un poste éloigné d'ici ,
et je ne te reverrai plus , car je ne puis supporter le supplice
de voir Larrissa indifférente pour Agathocles . Je n'en
puis supporter la pensée . Adieu .
1 Réponse de Larrissa à Agathocles .
Si je n'avais écouté que le premier mouvement de mon
coeur et le désir si naturel de me justifier à tes yeux , tu
aurais déjà reçu hier ma réponse ; mais cette réponse
174
MERCURE DE FRANCE ,
devait influer sur tout notre avenir ; elle doit décider positivement
les rapports qui peuvent exister désormais ente
nous , et ne pouvait pas être écrite avant d'y avoir pensé
murement . Je devais aussi chercher , dans mes tristes
souvenirs , tout ce qui s'est passé depuis notre longue séparation
, et cette tâche était à - la-fois pénible et doulou
reuse ; que de plaies cruelles vont se rouvrir ! mais il est
nécessaire que tu connaisses mon histoire pour juger ma
conduite et pour y conformer la tienne. Ce récit , que
j'abrégerai cependant autant qu'il me sera possible , sera
trop long encore pour que ma lettre puisse te parvenir
aussitôt que tu l'attends peut-être . Encore une fois , tu vas
accuser Larrissa , tu vas être injuste avec elle , mais Larrissa
t'aime et te pardonne .
"
Tu te rappelles sûrement Timartias mon père ; tu sais
comme il aimait le faste et les grandeurs , quel prix il
attachait à sa grande fortune , aux jouissances de toute
espèce dont il était environné dans sa belle demeure , et à
la gloire d'être un des citoyens de Nicomédie le plus riche
et le plus considéré . Tu te rappelles comme par un jugement
inique il fut privé , il y a huit ans , de son honneur ,
de son titre de citoyen , de toute sa fortune et de sa patrie.
Il se trouva tout-à - coup pauvre , abandonné , méprisé
repoussé dans le monde avec sa malheureuse compagne et
trois enfans , à qui il n'avait plus d'autre héritage à laisser
que sa honte et sa misère . L'excès de son malheur versa
dans son coeur une telle amertume , et changea si complè
tement son humeur et son caractère , qu'il devint absolument
le contraire de ce qu'il avait été . Ce Timartias qui ,
par son esprit , sa gaîté , sa complaisance , faisait les délices
de la société et le bonheur de sa famille , devint sombre
misanthrope , et parfois même très -rude et très-impatient .
Il était exilé de Nicomédie ; il se sauva avec nous dans les
montagnes de l'Arménie , où vivait un vieux parent qui
nous avait offert un asile dans notre malheur.
Nous partîmes avec des coeurs bien déchirés . Le mien
l'était plus encore que celui de mes parens , car il fallait te
quitter , toi mon unique ami , si tendrement aimé . Nous
arrivâmes chez notre parent , et nous y fûmes reçus comme
la pauvreté l'est de la richesse ; il ne nous plaça ni dans
son coeur , ni à sa table , ni dans sa maison . Il envoya
mon père comme fermier dans une de ses terres située
sous le climat le plus rude . C'est là que dut vivre un homme
accoutumé au climat délicieux de l'Asie mineure , au séjour
JANVIER 1812 .
775
d'une grande ville , à toutes les jouissances du luxe , actuellement
nourri , vêtu comme un esclave , forcé de travailler
de ses mains pour sa chétive subsistance et celle de
sa famille . Cette différence de situation était trop frappante
la dernière étincelle de courage et de patience
s'éteignit au fond du coeur de mon malheureux père ;
F'humeur , le découragement , les regrets , amenèrent à
leur suite les querelles et la discorde dans notre misérabl
chaumière , et là commença pour nous une vie semblable
à celle dont nos ancêtres menaçaient les méchans au fond
du Tartare . Laisse-moi passer rapidement sur ces momens
les plus tristes de ma vie . Mon séjour dans les montagnes
d'Arménie me paraît un précipice affreux que je n'ose
regarder sans frémir.
Enfin , après trois mortelles années , le ciel dont nous
nous étions crus abandonnés parut un peu s'éclaircir .
Malgré la solitude où vivait mon père , il sut , grâce à son
génie , entretenir quelques rapports avec un monde qui
Pavait repoussé ; il soutenait une correspondance avec un
ancien ami qui habitait la Syrie . Un jour il rentra dans la
cabane avec un visage gai et serein , tel que nous ne l'avions
pas vu de bien long-tems . Préparez-vous , nous dit - il , à
quitter demain , pour jamais , cette misérable demeure où
nous avons tant souffert . Notre père s'était tellement fait
craindre , qu'aucun de nous n'osa lui demander les raisons ,
de ce changement , malgré notre curiosité : nous obéîmes ,
avec joie et en silence , à ses ordres ; la pauvreté est bientôt
prête , et dès le lendemain nous nous mêmes en route :
mon père et mes deux frères montaient , à rechange , un des
deux mulets qui nous restaient , et ma mère et moi nous
étions dans un mauvais charriot traîné par l'autre ..... Ma
pauvre mère ! je passe sous silence et ses chagrins et ses
fatigues , ainsi que le déchirement de mon coeur en la
voyant souffrir. Nous arrivâmes enfin à Apamée , en Syrie ;
mon père y loua une maison petite , mais commode : il ne
nous dit point de quelle source il tirait son bien- être , mais
nous vécumes avec une modeste aisance qui nous paraissait
de la richesse , comparée à notre sort en Arménie . Mon père
prit un nom étranger ; il passait pour un marchand arménien
, d'autant mieux que pendant les trois années de son
séjour dans ce pays , il en avait pris l'accent et le costume ,
de sorte qu'il était difficile qu'il excitât des soupçons . Cependant
, à ce qu'il paraissait , il ne s'occupait point de commerce
, et nous n'osions point chercher à pénétrer ses
176 MERCURE
DE FRANCE ,
secrets . Du reste , notre situation domestique était alors
très -supportable pour moi dont les désirs furent toujours
très-bornés , si nous avions retrouvé avec notre aisance les
sentimens d'amour , d'amitié , de concorde qui régnaient
jadis dans notre intérieur ; mais une fois perdus on ne les
retrouve plus .
Pendant les premières années de notre bannissement ,
je t'écrivis à plusieurs reprises , attendant tes réponses
avec une inquiétude mortelle , mais inutilement . Je ne
reçus rien de toi ; plus rien au monde , que mon coeur , ne
me parlait d'Agathocles . A la fin , je cessai de t'écrire , et
dans l'excès de mon chagrin , je n'eus pour consolation
que la triste idée que mes lettres ne t'étaient pas parvenues ;
écrites du coin le plus reculé de la terre , elles pouvaient
facilement s'être égarées . Dès que nous fûmes arrivés à
Apamée , je fis de nouvelles tentatives pour apprendre
quelque chose de toi ; je t'écrivis encore directement , puis
sous des adresses différentes , puis à plusieurs de mes connaissances
de Nicomédie , sur la fidélité et la discrétion
desquelles je pouvais compter , mais tout fut inutile ; et
pendant plus d'une année , je vécus entre l'espérance et le
découragement , je ne reçus de réponse de personne : ta
mort ou un oubli total furent alors les seules alternatives
que j'eusse à choisir , et l'un ou l'autre étaient également
cruels pour un coeur froissé et déchiré . Je me soumis
enfin avec une entière résignation à l'idée d'avoir perdu
tout espoir , et je traînais patiemment ma triste existence .
Plusieurs étrangers avaient un libre accès dans notre
maison , soit relativement aux occupations de mon père ,
soit pour le goût qu'il avait repris pour la société : la plupart
de ces hommes n'étaient pour moi que des figures
passagères et insignifiantes qui ne m'intéressaient nulleinent
. Cependant , peu - à -peu , je distinguai deux individus
dans la foule de nos visites et de nos connaissances ;
l'un était un vieillard respectable , de près de soixante et
dix ans , qui se nommait Théophon ; l'autre , nommé
Appelle , était dans la force de l'âge , il avait je crois quarante
ans . On remarquait chez ces deux hommes tout le
feu , toute la sensibilité de la jeunesse , joints à la solidité de
l'âge mur. L'un et l'autre étaient remplis d'esprit et d'instruction
, et s'énonçaient avec éloquence . Ils étaient fails
pour intéresser tous ceux qui les entendaient , mais ils
avaient à mes yeux un attrait de plus : une douce gaîté accompagnée
d'un calme parfait adoucissait chez Théophon
JANVIER 1812 . I
SEINE
1
DE
l'austérité de la vieillesse , et tempérait chez Appelle la
force et la vivacité . Ils me furent chers tous les deux , et je
trouvai dans leur entretien , dans leur amitié , une source
de consolations . Appelle m'instruisait en me racontant
avec tout le feu d'une imagination brillante , ce qu'il ava
vu pendant ses longs voyages ; et Théophon , avec sa pro
fonde sagesse , m'inspirait du calme et de la résignation
J'eus bientôt les occasions de me convaincre que leurs verus
n'étaient pas seulement dans leurs propos , mais qu'elles se 5 .
montraient dans toutes leurs actions , avec amour pour le
prochain , avec dévouement et bienveillance , avec un zèle
actif et continuel pour tous les malheureux qui récla
maient leur secours . Je m'efforçais alors de profiter autant
qu'il m'était possible de leur société ; après quatre années
de douleur et de peines , lorsque je passais une journée
sans que mes larmes eussent coulé , je puis dire avec vérité
que je me trouvais heureuse , et souvent leur aimable et sage
entretien produisit cet effet . Enfin , je me décidai à ouvrir en
entier mon coeur au sage et vertueux Théophon , et de lui
confier, non pas mon nom véritable et mon sort , c'était le
secret de ma famille ; mais pour relever mon ame abattue et
fortifier mon courage , je lui avouai mon amour sans espoir
pour l'ami de mon enfance , et toutes mes douleurs . Oh !
ne puis -je , Agathocles , procurer à tous ceux qui souffrent
comme je souffrais , les paroles de paix qui coulèrent
des lèvres de ce digne homme ! De telles consolations , de
telles espérances , ne peuvent être données que par ceux
qui sont initiés dans les grands mystères pù Théophon
puise sa doctrine et son éloquence si douce , si forte , SI persuasive.
Il détourna mon esprit des erreurs de ma jeunesse.
Il me fit voir dans l'avenir et au - delà de ce monde
un bonheur pur , céleste , éternel , que je n'avais pu trouver
ni dans la religion dominante , ni dans les systèmes des
philosophes . Il me fit espérer , à moi pauvre malheureuse
jeune fille , qui n'avait plus rien à espérer sur la terre , les
jouissances durables d'une meilleure vie , promise aux infortunés
qui savent supporter les peines de leur courte existence.
Là, je pouvais retrouver les objets de mes affections
, les retrouver pour ne plus les perdre , en présence
d'un être suprême , d'un seul et vrai Dieu dans la contemplation
de sa grandeur éternelle et de son infinie bonté ,
devait commencer et ne jamais finir une vie de gloire ,
de
sainteté et d'un bonheur parfait . O toi , l'ami de ma jeunesse
, pense à cette vie, à cet espoir . Comment était-il
que
:
M
J
178 MERCURE DE FRANCE ,
possible qu'un coeur brisé dont les tourmens ne pouvaient
cesser que par la mort , pût refuser de s'instruire d'une
aussi belle doctrine ? je la reçus avec joie et persuasion :
j'allai bientôt plus loin ; guidée par la sagesse de Théophon ,
entraînée par l'éloquence d'Appelle , je fis des grands progrès
dans la connaissance de la vérité et dans les grands
mystères de la religion : j'appris comme eux à ne voir dans
mes semblables que les enfans d'un même père , j'appris
même à aimer mes ennemis et à prier pour ceux qui avaient
causé notre malheur. Mon coeur prit son essor , mes idées
sur l'humanité et sur sa destination future s'éclaircirent et
s'élevèrent , les images trompeuses des divinités avilies
auxquelles je ne croyais plus depuis long-tems que par
obéissance et non par persuasion , disparurent entièrement
à mes yeux . Un seul Dieu tout puissant , tout sage , tout
bon , gouvernant et protégeant le monde qu'il a créé , ent
seul mon adoration . Le Tartare et l'Elysée n'existèrent
plus , mais cet esprit infiniment juste punissait ou récompensait
après la mort les fautes ou les bonnes actions les
plus cachées . Ceci et bien d'autres mystères qu'il ne m'est
pas encore permis de te communiquer , me furent dévoilés
par Théophon et par Appelle , et je devins chrétienne :
car tu as sans doute compris que ces deux hommes excellens
sont de la secte de ceux qui prêchèrent , il y a environ
deux siècles , en Palestine et en Syric la doctrine de son
divin fondateur , qui fut persécuté , méconnu , poursuivi ,
et fut enfin victime de ses ennemis parce qu'il voulut
l'être ....... Mais encore une fois , Agathocles , je ne puis à
présent te développer ce mystère d'amour et de charité que
j'adore sans le comprendre . Tu n'es pas chrétien , toi si
digne de l'être ; et moi , Agathocles , j'ai le bonheur d'être
chrétienne . Cette doctrine qui me remplissait de terreur
avant de la connaître , me remplit maintenant de joie et
d'espérance , et je l'ai embrassée avec ardeur. Ah ! mon
ami , c'est la religion des malheureux , chacun peut s'y réfugier
; elle a un baume pour chaque plaie de l'ame que la
main de l'homme ne saurait guérir , et quoiqu'elle nous
impose des obligations sévères , elle nous donne par
T'étendue de ses droits un sentiment élevé de notre dignité ,
puisque nous sommes enfans de Dieu , et de confiance
dans les forces que nous tenons de lui ; elle nous offre , par
T'usage de cérémonies à -la -fois touchantes et mystérieuses ,
les plus douces consolations et un courage si fort au - dessus
*du courage humain , que le vrai chrétien est toujours en
état de supporter les fardeaux dont il peut être accablé .
JANVIER 1812.'
179
Mais en voilà bien assez sur les motifs qui m'engagèrent
à embrasser cette sublime religion , et sur les changemens
qu'elle a apportés dans mes idées . Je ne cherche pas à faire
de toi un prosélyte ; je veux seulement te raconter tout avec
vérité et simplicité , afin que tu puisses juger ma conduite.
Ma mère fut ma confidente ; les mêmes motifs qui m'avaient
appelée au sein du christianisme se firent bientôt
sentir à son coeur ; elle cherchait aussi un soulagement à ses
peines journalières , et le trouva comme moi ; nous fûmes
baptisées l'une et l'autre par Théophon , qui était un des
anciens de la commune . Mon père l'ignora : il n'était rien
moins qu'un païen zélé , il était trop éclairé ; mais d'après
l'exemple de la cour , il méprisait plus encore la religion
chrétienne : il disait qu'elle n'était qu'à l'usage des pauvres
et des malheureux , et qu'il ne voulait être ni l'un , ni
l'autre. Il nous fut aisé de lui cacher nos démarches ; presque
toujours il était absent et s's'occupait fort peu de nous.
Nous fames donc libres d'assister aux assemblées de notre
église , à ces agapes , usage digne de respect et qui t'en
inspirerait , où les plus riches nourrissent les pauvres ,
mangent fraternellement avec eux , où l'on ne s'occupe qu'à
venir au secours de ceux qui souffrent , où l'on est uni par
un même coeur et par une même foi.
Je dois encore à ma religion nouvelle et à ces saintes assemblées
le premier des bonheurs de la vie , une amie suivant
mon coeur . Je distinguai bientôt dans ces rassemblemens
une femme du mérite le plus distingué ; Junia Marcella qui
jouit de la plus grande considération à Apamée , à l'âge de
vingt-huit ans , veuve d'un mari adoré , mère de six enfans
en bas âge , jouissant d'une fortune considérable , et d'une
figure céleste . Elle s'est vouée à l'éducation des orphelins
et des enfans pauvres de la communauté , et consacre sa vie
entière à ce noble emploi . Je me liai intimement avec elle ,
et ce fut avec l'aide de cette ame toujours ouverte aux
maux de ses semblables , que mon coeur si long-tems abattu
se releva . Je trouvai enfin ce qui m'avait manqué depuis
notre séparation , une amie qui m'écoutait , qui me comprenait
, à qui je pouvais confier tous les secrets de mon coeur,
et parler librement de mille choses que la différence d'âge ,
de sexe et ma timidité m'avaient obligée de cacher à Appelle
et à Théophon et même à ma mère . Si tu savais
combien je me trouvais heureuse avec ma Juuia , comme
mon coeur se ranima , comme tous ses discours , toutes ses
actions me prouvèrent d'une manière incontestable la vérité
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
de notre religion ! Ce fut chez elle que je vis Démétrius
pour la première fois , chrétien lui -même , et commandant
alors les troupes en Syrie . Junia possédait assez de charmes
pour captiver ce guerrier suranné ; c'était l'espoir d'obtenir
sa main qui l'attirait à Apamée mais irrévocablement décidée
à ne vivre que pour ses enfans et ses devoirs religieux,
elle refusa les propositions de Démétrius . Ce fut elle qui
fixa son attention sur moi : mon extérieur simple et sérieux
parut lui promettre ce qu'il désirait trouver dans sa compagne
; il chercha à se lier avec mon père , et à s'introduire
dans notre maison . Mon père était malade ; des malheurs
extrêmes et des passions fougueuses avaient consumé ses
forces , il ne put se remettre , et nous vîmes bientôt qu'il
touchait au terme de sa vie . La manière dont il était soigné
fit espérer à Démétrius que je me conduirais de même à son
égard , soit dans les infirmités de la vieillesse dont il s'approchait
, soit s'il recevait quelque blessure ; il se décida
donc à m'épouser , et fit demander ma main à mes parens
par Appelle. Mon malheureux père qui ne connaissait que
trop la situation cruelle de sa famille après sa mort , et
l'abandon où il allait nous laisser , vit dans cette demanda
une bonheur surnaturel qu'il n'osait espérer , il donna
d'abord son consentement , et ce ne fut que lorsque Démétrius
et lui eurent tout arrangé , qu'il me fit appeler pour
m'annoncer ce qui m'était réservé : j'en fus effrayée et désespérée
; à genoux devant mon père , je le suppliai de
retirer sa parole ; n'étant point accoutumé à céder à mes
prières , il s'en irrita , et il exigea mon obéissance . Quel
sacrifice , ô Dieu , il demandait de la pauvre Larrissa Le
mariage chez les Chrétiens est indissoluble et sacré , je'
frémissais à l'idée de former ce lien avec un homme que
je n'aimais point , tandis que tout mon coeur appartenait
à un autre ; je tombai malade . Théophon et Junia venaient
souvent me visiter ; je leur confiai mes chagrins . Junia
pensant encore au bonheur de son mariage , et sentant
combien je serais malheureuse , s'offrit de parler à mon
père ; Théophon et Appelle me promirent aussi leur
secours ; ils firent ce qu'ils purent , et jamais mon coeur ne
l'oubliera , ce ne fut que lorsque tous les moyens de fléchir
mon père eurent été sans succès , qu'ils entreprirent de
me préparer à la grande épreuve où Dieu m'appelait , en
obéissant à mon père : le vénérable Théophon versa tant
de consolations dans mon ame tremblante , qu'au bout de
quelques jours j'eus la force de venir auprès de mon père
JANVIER 1812 . 181
mourant , de lui obéir et de me sacrifier pour ma famille .
Ce fut ainsi que je devins la femme de Démétrius , et jusqu'ici
je n'ai aucune raison de regretter une démarche que
la Providence a approuvée et récompensée par le bonheur
qui en est résulté pour mes frères , par la tranquillité que
cette union a répandue sur les derniers jours de mes parens ,
et par celle que j'éprouve moi -même dans le libre exercice
de ma religion . O'Agathocles ! combien j'eus besoin d'en
avoir une qui m'apprit à pardonner ! Après la mort de mon
père , je trouvai parmi ses papiers toutes les lettres que je
t'avais écrites ; l'affranchi à qui je me confiais pour les faire
partir , gagné par mon père , les lui avait remises ; il me
l'avoua les larmes aux yeux , et m'apprit que mon père avait
une haine invétérée contre le tien , et ne pouvait supporter
l'idée d'une alliance entre nos familles . Il lui attribuait , si
non sa perte , du moins une nonchalance impardonnable
pour le sauver . Je sus alors facilement pourquoi , depuis
cinq ans , je n'avais reçu aucune nouvelle . Il est vrai que
l'idée que tu ne méritais pas mes reproches , tranquillisa
mon coeur , mais je n'en sentis que plus l'amertume d'être à
jamais séparée de toi , car je me promis à moi-même de ne
rien faire , rien tenter pour me retracer à ton souvenir.
J'étais mariée , j'étais chrétienne , femme d'un chrétien . Le
mariage n'est point chez nous une simple convention , c'est
un serment prononcé en face de Dieu , béni par son ministre
un sentiment trop vif pour un autre objet est un
crime ; l'ame d'une chrétienne mariée doit être en entier à
l'époux que le ciel lui a donné .... etc. , etc. , etc.
Le défaut de place ne me permet pas de finir cette lettre ; ce mor
ceau détaché du roman d'Agathocles que j'ai traduit de l'allemand ,
♦t que je vais faire paraître incessamment , peut en donner une idée .
IS. DE MONTOLIEU .
POLITIQUE.
Le grand visir bloqué dans Rudschuck en est sorti , et est
allé reprendre la position du camp retranché de Schnmla ;
comment cet événement extraordinaire a-t- il eu lieu ? Estce
par la voie d'une négociation que le visir est parvenu à
franchir le cercle tracé autour de lui par les corps russes ?
Est- ce par la force des armes qu'il a réussi à se faire jour ?
Deux versions sont données à cet égard , aucune n'a encore
un caractère authentique ; mais la première est peu probable
; la seconde est plus conforme à l'idée que le grandvisir
a jusqu'ici donné de son caractère et de sa manière de
faire la guerre : cette dernière venue d'Hermanstadt , de
Semlin , et d'autres lieux voisins du théâtre de la guerre ,
porte que le grand-visir manquait de vivres et de fourrages
dans la place où il était enfermée , que les Russes ne lui
en fournissaient pas comme il paraîtrait que les choses
avaient été convenues pendant la négociation . Pressé par la
difficulté d'une telle situation , le grand-visir s'est mis à la
tête des 25,000 hommes renfermés avec lui , et s'est ouvert
un chemin à travers les retranchemens russes élevés autour
de la place. L'attaque des troupes turques a eu cette impétuosité
que commandait le salut de l'entreprise ; la résistance
a été opiniâtre ; il y a eu beaucoup de sang répandu
; mais enfin le grand-visir est parvenu , dit -on , à
percer la ligne ennemie , et à se rendre à Schumla
avec une partie de sa cavalerie , après avoir perdu la plus
grande partie de son monde , tués , prisonniers , ou rejetés
dans la place . On attend avec impatience des détails officiels
sur cet événement qui , de quelque manière qu'il se
soit passé , doit avoir des résultats importans , puisqu'il
aura dégagé le chef de l'armée ottomane , et l'aura mis à
portée de réunir les renforts qui marchaient à lui dans ce
même camp de Schumla qui , dans la précédente campagne
, a tenu les Russes en échec , jusqu'au moment de
leur retraite au- delà du fleuve .
•
Dans un moment où l'Amérique du nord fait les plus
louables efforts pour assurer son indépendance , et prend
une attitude qui fera respecter, son pavillon , il importe de
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812. 183
reconnaître la situation financière de cet état lui permet
que
de ne pas faire de vaines démonstrations , et qu'il saura
repousser efficacement les insultes et les agressions de son
ancien dominateur .
<< En exécution des clauses de l'acte supplémentaire de
l'acte pour établir le département de la trésorerie , le secrétaire
d'état a soumis au congrès un rapport et des états
dont il résulte que les recettes de l'état , à la fin de 1811 ,
forment un total de 19,750,476-9 dollars , et les dépenses
une somme égale .
" Les recettes effectives provenant du revenu seulement
sans y comprendre l'emprunt temporaire remboursé depuis
lors , ont paru avoir excédé les dépenses courantes , en y
comprenant le paiement de l'intérêt de la deite , d'une
somme au- dessus de cinq millions et demi de dollars ;
mais vu que les paiemens à-compte de l'intérêt de la dette
sont restés au -dessous du montant de la somme qui était
due pendant l'année finissant le 30 septembre 1811 , à
cause des délais inévitables qu'ont éprouvés les remises
ordinaires à faire en Hollande , l'excédent réel des recettes
provenant du revenu sur les dépenses courantes , en y
comprenant l'augmentation d'intérêt dû sur la dette , s'elève
seulement à environ 5 , 100,000 dollars.
" Les recettes sur le dernier trimestre de l'année 1811
sont évaluées à 5,500,000 dollars ; et les dépenses ( en y
comprenant le paiement des arrérages d'intérêt et environ
2,160,000 dollars à compte du principal de la dette publique
) , à 4,300,000 dollars , ce qui laissera à la fin de
l'année à la trésorerie une balance d'environ 3000,000 de
dollars . Il ne sera donc pas nécessaire de recourir , pour
le service de l'année actuelle , à l'emprunt autorisé par
l'acte de la dernière session du congrès.
22 Pour l'année 1812 , le rapporteur évalue le montant total
des recettes effectives de la trésorerie à 8,200,000 dollars ,
et les dépenses courantes à un total de 9,400,000 dollars ,
laquelle somme excède de 1,200,000 piastres le montant
probable des recettes . Ce déficit pourrait être pris sur une
somme de trois millions de dollars qui sont à la trésorerie :
mais dans les circonstances actuelles il ne paraît pas à
propos d'épuiser ce fonds-là ; et l'évaluation des recettes
étant en même tems plus susceptible d'incertitude que
d'ordinaire , le rapporteur soumet au congrès la question
de savoir s'il ne conviendrait pas d'autoriser un emprunt
suffisant pour couvrir cette différence , et faire face aux
184 MERCURE DE FRANCE ,
autres dépenses extraordinaires qui peuvent subvenir pendant
l'année .
?
» Pour ce qui concerne la dette publique , le rapporteur
en fait monter la totalité , au premier janvier 1812 , à
45,154,189 dollars . Il en porte ensuite l'intérêt annuel
échu à la même époque , à 2,222,481 dollars . Il résulte
ensuite des voies et moyens à employer pour les années
suivantes un déficit auquel il faut pourvoir , et qui s'élève .
à 2,800 dollars . Or , une addition de 50 pour 100 au taux
actuel des droits établis suffira pour le couvrir . Le rapporteur
termine par les conclusions suivantes :
I. Qu'un revenu fixe d'environ 9 millions de dollars
est nécessaire et suffisant , tant dans la situation actuelle
des Etats-Unis , que dans le cas où il faudrait prendre une
attitude différente .
» 2. Qu'une addition au taux des droits établis sur les
exportations est à présente suffisante pour cet objet , quoique
dans le cours des événemens il puisse devenir nécessaire
de recourir à d'autres sources de revenn .
» 3. Qu'on peut espérer raisonnablement de lever des
sommes considérables par la voie des emprunts , pour
couvrir les dépenses qui pourraient dépasser le montant de
la recette exposée ci - dessus .
" 4. Que le revenu des Etats - Unis , en tems de paix , sera
suffisant , sans aucun effort extraordinaire , pour rembourser
en peu d'années la dette qu'on pourrait contracter de
cette manière . »
Les nouvelles d'Allemagne ne présentent aucun fait
digne de remarque. Les feuilles anglaises continuent à
garder le silence sur les affaires d'Espagne ; mais elles parlent
beaucoup de la situation de l'Angleterre elle - même .
Parmi les calamités qui pèsent en même tems sur l'Angleterre
, qui naissent réciproquement les unes des autres , et
s'opposent mutuellement à ce que le gouvernement y porte
remède , on doit établir en première ligne les troubles
civils que l'état d'oppression des catholiques entretient en
Irlande , la fermentation dans laquelle sont les esprits ,
l'opposition vigoureuse que le gouvernement trouve dans
des assemblées qui se réunissent au nom de la constitution
et qu'il ne peut dissoudre que par la violence . Les
troubles qu'on pourrait nommer commerciaux ou industriels
, résultans des excès auxquels se livre une population
d'ouvriers sans travail et sans moyen d'existence , enfin les
banqueroutes dont le nombre s'accroît de jour en jour
JANVIER 1812 . 185
dans la plus effrayante progression . En Irlande , les catholiques
, secondés de tout ce qu'il y a de protestants honnêtes
et éclairés , attirent toute l'attention et excitent toute
l'inquiétude du gouvernement. En Irlande , on brise partout
les métiers , on détruit les asiles et les élémens d'une
industrie que le commerce n'alimente plus ; la misère a
produit les plus affreux brigandages , et dans les trois
royaumes , un discrédit rapide entraîne dans une chute
commune et les maisons les mieux établies , et celles que
des spéculations hasardeuses ont compromises . Dans le
cours de l'année 1811 , 2357 banqueroutes ont dû être inscrites
dans la gazette de Londres . Dans le seul mois de
novembre , on en a compté plus de 230 en Ecosse et en
Angleterre . La France , dit l'Alfred , tirera contre nous un
bien douloureux avantage de cette situation ; elle y voit la
preuve évidente de l'utilité de son système , et de l'efficacité
des restrictions commerciales qu'elle impose , de la
solidité de ce cercle de fer qu'elle a établi sur toutes les
côtes de son immense domination . Napoléon persistera
dans ce système , il l'étendra , il le complétera par tous les
moyens que lui donne sa puissance , et à de longues souf
frances , à d'inévitables déchiremens , succédera l'anéantissement
d'une prépondérance que nous aurons perdue
pour avoir voulu la rendre trop oppressive . Ces réflexions
peuvent servir naturellement de transition au récit de ce
qui se passe en Sicile .
Le Moniteur napolitain fait connaître les premiers résultats
de l'arrivée de lord Bentinck en ce pays : toutes les
craintes ne sont pas encore réalisées ; tous les projets si
audacieusement annoncés ne sont pas consommés encore ;
la prise de possession enfin n'a pas encore été tentée , mais
à cela près , tout ce que le système d'une domination insolente
peut permettre à des alliés devenus maîtres au sein
d'une cour qui a eu l'imprudence de les appeler , les Anglais
ont prétendu le faire , et ils l'ont fait . Immédiatement
après son arrivée à Palerme , le ministre anglais a eu une
entrevue avec le roi Ferdinand ; à l'issue de cette audience
un grand nombre de personnes , sur l'assistance et la fidélité
desquelles la cour de Sicile paraissait devoir le plus compter
, ont été arrêtées : les Anglais ne veulent connaître
d'autres défenseurs de l'autorité, royale en Sicile qu'euxmêmes
, et ils veulent la protéger si bien qu'ils commencent
par mettre dans l'impuissance de la servir tous ceux
qui auraient au meins voulu y contribuer . Les arrestations.
186 MERCURE DE FRANCE ,
ont eu lieu avec tous les caractères de la tyrannie étrangère,
on n'a respecté ni les personnes , ni les asyles qu'elles s'étaient
choisis . Les détenus ont été envoyés sous bonne et
sûre garde à Messine , de sorte que celles destinées à être
mises en jugement n'auront point à espérer l'assistance
nationale , l'appui de la cour , et qu'elles seront placées sous
l'influence du pouvoir absolu qu'exercent les Anglais dans
la ville de Sicile devenue le siége principal de leur domination
. La gazette de Messine à la solde de l'Angleterre ,
s'est chargée , comme on peut le croire , de l'apologie de
ces actes de son gouvernement. Les détenus , à l'entendre
, ont été arrêtés avec toutes les formes les plus propres
à adoucir leur malheur ; ils doivent de la reconnaissance
à leurs oppresseurs , et tout se fait avec la plus grande
gloire , et pour la plus haute prospérité du gouvernement
sicilien . Il était perdu si l'Angleterre ne l'eût soutenu.
Voilà ce qu'on écrit à Messine : il est inutile de dire ce
qu'on en pense à Palerme , et ce qu'on en croirait en Europe
quand même des événemens ultérieurs ne viendraient
pas prouver quel était le véritable but de tant d'hypocrisie
et de déloyauté.
Un décret de la munificence impériale vient de compléter
le système de récompense et d'encouragement que notre
auguste monarque a conçu en faveur de toutes les natures
de services , de toutes les sortes de talens . Nous en énoncerons
succintement les motifs et l'objet .
7
L'Empire s'est agrandi : l'Empereur a acquis de nouveaux
sujets qui , dès le moment de leur aggrégation dans
la grande famille des Français , ont rivalisé de zèle avec
leurs aînés , et se sont montrés dignes de porter le même
nom . L'Empereur était à peine leur maître qu'il comptait
déjà des services à reconnaître et des talens à récompenser.
Ces services se sont multipliés à tel point , ces talens ont
mérité des distinctions en si grand nombre , que les limites
de la Légion - d'Honneur ont été dépassées , tandis que
l'ordre des Trois -Toisons- d'Or , spécialement destinée à
récompenser les services militaires , ne pouvait y suppléer.
D'un autre côté , les ordres créés en Hollande ou existant
anciennement dans les états d'Italie successivement réunis
à l'empire ne pouvaient être conservés , ils étaient anéantis
par le fait . Le décret prononce leur extinction et en même
tems établit un moyen nouveau de les remplacer .
L'ordre impérial de la Réunion est destiné à récompenser
les services rendus par tous les sujets de S. M. dans
JANVIER 1812 . 187
l'exercice des fonctions judiciaires ou administratives , et
dans la carrière des armes . L'ordre sera composé de deux
cents grandes croix , de mille commandenrs , dix mille
chevaliers . Les sermens que prêteront les membres de
Fordre de la Réunion sera conçu comme il suit :
Je jure d'être fidèle à l'Empereur et à sa dynastie . Je
» promets sur mon honneur , de me dévouer au service de
» S. M. , à la défense de sa personne et à la conservation
» du territoire de l'Empire dans son intégrité , de n'assisnter
à aucun conseil ou réunion contraire à la tranquillité
» de l'état ; de prévenir S. M. de tout ce qui se tramerait ,
» à ma connaissance , contre son honneur , sa sûreté , ou
» tout ce qui tendrait à troubler l'union et le bien de l'Em-
» pire . "
Les grands'croix porteront la croix suspendue à un large
ruban bleu-de-ciel , attachée en baudrier de droite à gauche ;
ils auront aussi , sur le côté de leur habit et manteau , læ
plaque en broderie d'argent . Les commandeurs porteront
au col une croix pareille , mais de moindre grandeur , suspendue
à un ruban bleu - de- ciel . Les chevaliers porteront
la croix attachée à un ruban bleu-de- ciel , au côté gauche
de la poitrine. 1
L'ordre royal de l'Union est éteint et supprimé . Les
grands'croix , commandeurs et chevaliers dudit ordre feront
partie , dans leurs qualités respectives , de l'ordre impérial
de la Réunion .
Tous les ordres des autres pays réunis à notre Empire ,
depuis le commencement de notre règne , sont également
supprimés . Tous ceux de nos sujets qui ont été docorés
desdits ordres , sont habiles à être admis dans l'ordre de
la Réunion . A cet effet , ils sont autorisés à se retirer
devant le grand - chancelier de l'ordre impérial de la Réunion
, à l'effet de solliciter de notre grace leur admission .
Les dispositions de l'arrêté du 24 ventose an 12 , relatif
à la perte de la qualité et à la suspension de l'exercice
des droits de membre de la Légion-d'Honneur , sont applicables
aux membres de l'ordre de la Réunion .
Le grand-chancelier de l'ordre de la Réunion est M. le
duc de Cadore , ministre d'Etat ; le grand trésorier , M.
van der Goéer van Dixland . Cinq cent mille fr . de rentes
sont la dotation du nouvel ordre .
Un autre décret d'une très- haute importance , publié
sous la forme d'un avis du Conseil - d'Etat , approuvé par
S. M. , contient la situation de toutes les difficultés qui se
188 MERCURE DE FRANCE,
sont présentées sur l'état des Français qui servent en pays .
étrangers ou qui y sont naturalisés .
Un troisième décret règle l'uniforme que porteront désormais
toutes les troupes impériales infanterie . On n'y remarque
des changemens que dans l'intention de rendre
l'habit du soldat d'une coupe plus élégante à -la -fois et plus
commode , de rendre le militaire dans cet habit libre de
tous ses mouvemens , et de donner à toutes les parties de
l'habillement la consistance la solidité que réclament
l'économie et sur-tout la santé du soldat . Les couleurs actuelles
sont conservées .
,
Un quatrième décret détermine les attributions du nouveau
département créé sous la dénomination de ministre
des manufactures et du commerce . Ce ministère aura dans
ses attributions les manufactures , les fabriques , le commerce
, les subsistances , les douanes , le conseil des prises ;
il correspondra avec les consuls de S. M. chez les puissances
étrangères , pour les affaires du commerce . S. M. a
appelé à ce ministère M. le comte Collin de Sussi , qui
était conseiller- d'état directeur-général des douanes ; la
direction générale des douanes est donnée à M. Ferrier, qui
était directeur à Rome .
Au moment où nous terminons cette notice , le Moniteur
supplée heureusement au silence des Anglais sur les affaires
d'Espagne , et des travaux du cabinet de S. M. nous reporte
sur le théâtre des exploits de ses braves soldats . La correspondance
offre , comme de coutume , un ensemble de situation
pour les différens corps d'armée .
Au nord , le général Bonnet est entièrement maître des
Asturies . Le général comte Dorsenne a nétoyé la Navarre
et la Biscaye , et a établi son quartier-général à Valladolid .
Au midi , Ballasteyros a successivement tenté les entreprises
les plus hasardeuses pour sortir de la position pénible
où il se trouve sous Gibraltar , où les Anglais consentent
à le protéger de leur feu , et non à recevoir son monde
les généraux Sémélé , Barrois , Soult et Dufour , aux ordres
du maréchal duc de Dalmatie , ont repoussé tous ses efforts
; sa perte a été considérable , il a repris sa position ;
ses soldats désertent ; aucun n'échappera à la ligne française
. Les rapports des officiers de santé annoncent que la
fièvre jaune perd de sa malignité , le 4 corps est intact.
Le comte d'Erlon fait fortifier Mérida ; les Anglais restent
dans leurs cantonnemens en Portugal .
Au centre , le général Darmagnac , maître de la province
JANVIER 1812 .
t
189
de Cuença , a repoussé toutes les diversions tentées par
Blacke pour détourner le maréchal Suchet de l'entreprise
qu'il poursuit avec tant de vigueur , le siège de Valence .
Ce général a fait des prises importantes : le général Caffarelli
a manoeuvré dans le même dessein ainsi que le général
Reille , et a secondé les opérations du siége .
Ce siége signalera de nouveau la constance et l'intrépidité
des braves vainqueurs de Sarragosse , de Lérida , de
Tortose et de Tarragone . Valence renferme plusieurs chefs
espagnols des plus déterminés sous les ordres de Blacke ,
et tout ce que l'Espagne compte d'hommes animés du fanatisme
le plus exagéré . Quelques moines , deux bouchers ,
forment le conseil, de défense : Blacke lui -même leur est
soumis , et ses dispositions militaires doivent se régler sur
leur aveugle fureur sans eux la place serait rendue , et
peut-être coûteront-ils bien du sang à cette population malheureuse
qu'ils entraînent à une résistance désespérée .
:
Quoi qu'il en soit , le maréchal comte Suchet a triomphé
déjà de tous les obstacles extérieurs , il a repoussé tous les
partis qui l'inquiétaient , assuré ses approvisionnemens ,
formé un parc de siége formidable , réuni ses renforts ,
emporté toutes les positions qui défendent la ville , pris
les divers camps retranchés qui la couvrent , l'artillerie dont
ils étaient armés , et déjà voisin du corps de la place , il a
commencé le bombardement . Le 7 janvier , son premier
aide-de -camp , le colonel Mayer , a été envoyé pour sommer
la garnison de se rendre il n'a pu voir le général
Blacke , tous les fanatiques redoutaient que Blake fit son
devoir et n'exposât pas la ville aux horreurs d'un assaut.
:
Voici la lettre que portait au général Blake le colonel
Meyer , et la réponse du général Blake parvenue le lendemain
au quartier français.
Au camp devant Valence , le 6 janvier 1812.
Monsieur le général , les lois de la guerre assignent un
terme au malheur des peuples , ce terme est arrivé ; aujourd'hui
l'armée impériale est à dix toises des corps de
votre place , dans quelques heures plusieurs brêches peuvent
être ouvertes , et dès- lors un assaut général doit précipiter
dans Valence des colonnes françaises .
Si vous attendez ce terrible moment , il ne sera plus en
mon pouvoir d'arrêter la fureur des soldats , et vous seul
répondrez devant Dieu et devant les hommes des maux qui
accableront Valence .
190
MERCURE DE FRANCE ,
Le désir d'épargner la ruine totale d'une grande ville ,
me détermine à vous offrir une capitulation honorable ; je
m'engage à conserver aux officiers leurs équipages , à faire
respecter la propriété des habitans ; je n'ai pas besoin de
dire que la religion que nous professons sera révérée .
J'attends votre réponse dans deux heures , et vous salue
avec une très - haute considération .
Le maréchal d'Empire , Signé , SUCHET.
Réponse de M. le général en chef Blake à S. Exc. le maréchal
comte Suchet.
Valence , le 6 janvier 1812 .
Monsieur le général , j'ai reçu cet après-midi la lettre de
V. Exc . Peut- être hier avant midi j'aurais consenti à
changer la position de cette armée , en évacuant cette
ville , pour éviter à ses habitans les inconvéniens et les malheurs
d'un bombardement ; mais les premières vingtquatre
heures que V. Exc . a employées à l'incendier ,
m'ont fait connaître combien je peux compter sur la constance
de ce peuple , et sa résignation à tous les sacrifices
qui seront nécessaires pour que l'armée soutienne l'honneur
du nom espagnol . Que V. Exc. continue donc ses
opérations , et quant à la responsabilité devant Dieu et les
hommes des malheurs qu'occasionne la défense d'une
place , et tous ceux que la guerre entraîne , elle ne retombera
jamais sur moi.
Signé , Joachim BLAKE .
Nous apprendrons donc sous peu , ou que Valence a été
emportée de vive force , ou qu'elle s'est rendue. Il faut espérer
que c'est de sa reddition seule que le général qui la
défend aura voulu encourir la responsabilité ; quant à celle
de la prise d'assaut , elle peut ne menacer ni l'homme de
guerre qui attaque , ni l'homme de guerre qui résiste , mais
elle ne peut manquer de peser aujourd'hui et dans la postérité
sur les chefs furieux d'une population aveugle , sur
ces modernes ligueurs , sur ces nouveaux seize , maîtres
du peuple et des chefs , les mêmes qui , il y a quatre ans ,
ont ordonné le massacre de 400 familles françaises établies
dans le pays , sous la protection et la garantie des lois
qu'elles ont vainement invoquées .
' S ....
JANVIER 1812 .
191
ANNONCES.
VIIe , VIIIe , IXe , Xe , XIe et XII cahiers de la neuvième année de
la souscription à la Bibliothèque physico-économique , instructive et
amusante , à l'usage des habitans des villes et des campagnes ; publiée
par cahiers , avec des planches , le premier de chaque mois , à commencer
du premier brumaire an XI ; par une société de savans , d'ar
tistes et d'agronomes , et rédigée par C. S. Sonnini , de la Société
d'agriculture du département de la Seine , etc. Ces six nouveaux cahiers
, de 216 pages avec des planches , de la neuvième année 1811 ,
contiennent , entr'autres articles intéressans et utiles : Moyen proposé
pour conserver les abeilles dans des glacières pendant l'hiver .
Moyen facile et peu dispendieux de rémédier en partie aux ravages
de la grêle dans les chanvres encore jeunes . Sur l'art de conserver
les substances animales et végétales . - Lettre de M. Guyton - Morveau
, sur Tiris pseudo- acorus substitué au café . Sur le charbon
oedémateux des bêtes à cornes . Sur la culture du riz en France ;
par C. P. Lasteyrie . — Expériences faites sur du moût de raisin rouge
des bords du Rhin , dont on a obtenu dụ sirop , du sucre cristallisé
et de l'acide tartrique . Des moyens d'empêcher les portes de traîner
par terre , ou sur les tapis dans les appartemens , et d'empêcher
les vents coulis qui viennent du bas des portes . Seringue à báton
mécanique , de M. Rousselle , ferblantier , lampiste et potier d'étain .
-
―
-
-
Recherches et expériences sur les moyens pratiques d'accélérer la
fructification des arbres , principalement du poirier et du pommier
greffés sur franc ; avec un exposé de la méthode de M. Fanon , des
expériences comparatives sur cet objet , et des considérations sur l'incision
circulaire et annulaire , sur la courbure des branches , etc .; par
M. Calvel . Briquettes économiques du charbon de terre du sieur
Quest. Note sur l'état présent de la culture du pastel dans un certain
nombre de départemens . Des effets de la grossesse sur les maladies
qui arrivent pendant son époque , et de ceux de ces mêmes maladies
sur la grossesse ; par M. Nauche . Rapport sur le sucre
indigène . Résultats d'une expérience de teinture , faite à Alby
( Tarn ) , avec de l'indigo - pastel de basse qualité . - Teinture en écarlate
. - Des différentes substanees végétales propres à la teinture ,
de la méthode à suivre pour en tirer la matière colorante ; par un au-
Quelques réflexions sur le sucre de betterave ; par
M. Deyeux , membre de l'Institut de France . Note sur un mémoire
de M. Ryss- Poncelet , fabricant de limes à Liége , sur les moyens
-
teur russe .
-
―
et
192 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
--
d'éclairer les appartemens , les ateliers , avec le gaz hydrogène extrait
de la houille . Le prix de cette neuvième année est ', comme pour
chacune des huit premières ( excepté celui de la cinquième qui est de
13 fr. ) , de 10 fr . , pour les douze cahiers , que l'on reçoit franc de
port. La lettre d'avis et l'argent doivent être affranchis et adressés à
Arthus-Bertrand , libraire rue Hautefeuille , n° 23. On souscrit
dès-à-préseul pour la dixième année ( 1812 ) . Prix , 10 fr .
On souscrit au même bureau pour les Annales Forestières . Le prix
de la première année ( 1807 ) est de 7 fr . ; celui de chacune des années
suivantes est de 10 fr . franc de port . La souscription est ouverte
pour la cinquième année ( 1812 ).
Lacographie , ou Ecriture laconique , aussi vîte que la parole ; méthode
nouvelle qui ne demande aucun exercice manuel , qui est
applicable à toutes les langues dont on possède passablement les déclinaisons
et les conjugaisons ; par Zalkind Hourwitz . In-8 ° . Prix , 2 fr . ,
et 2 fr . 25 c . franc de port . Chez l'Auteur , rue des Deux-Ecus ,
n° 48 ; Chaumerot , libraire , Palais -Royal , galerie de bois , n° 188 ;
Clament frères , libraires , rue de Vaugirard , nº 9 , près l'Odéon ; et
chez Brunaud , libraire , passage du Panorama , nº 35 , près le boule ..
vard Montmartre .
Contes moraux , ou Recueil contenant l'Anneau magique , Chloé ,
l'Esclave visir , Hassan et Thaer , etc .; par L. Damin , ancien avocat
, membre de plusieurs Sociétés littéraires . Seconde édition , revue ,
corrigée et augmentée . Deux vol . in - 12 . Prix , 4 fr . , et 5 fr . franc
de port . Chez Delaunay et Lepetit , libraires , au Palais -Royal ; et
chez Pigoreau , libraire , place Saint- Germain-l'Auxerrois .
Conseils à unefemme sur les moyens de plaire dans la conversation,
suivis de poésies fugitives par Mme de Vannoz , née Sivri , auteur de
la Profanation des Tombeaux de Saint -Denis . Un vol . in- 8° , sur
papier vélin . Prix , 3 fr . , et 3 fr . 60 c . franc de port . Chez Michaud .
frères , imprimeurs- libraires , rue des Bons- Enfans n° 34 ; et chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
"
La Femme auteur , ou les Inconvéniens de la Célébrité ; par
Mme Dufrénoy . Deux vol . in - 12 . Prix , 4 fr . , et 5 fr . franc de port .
A Paris , chez Bechet , libraire , quai des Augustins , nº 63 ; et à Genève
, chez Manget et Cherbuliez , imprimeurs- libraires .
ERRATA pour le No DXLV.
Article Politique , page 617 , il a été commis une erreur qu'il importe
de rectifier . Au lieu de : S. A. R. le prince héréditaire de
Wurtemberg : ilfaut lire : S. A. le duc Louis de Wurtemberg.
TAVELE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DL. Samedi 1er Février 1812 .
POÉSIE .
FRAGMENS d'une traduction du Poème de LUCRÈCE .
CHANT PREMIER.
SOURCE de nos plaisirs et du sang des Romains ,
Déesse qui régis les Dieux et les humains ;
Toi qui fais circuler la volupté féconde
Sous la voûte des cieux , sur la terre et dans l'onde ,
Tout s'anime et renaît à ton aspect divin ;
La foudre disparaît , le ciel devient serein ,
Les mers rendent pour toi leur surface immobile ,
Les vents tumultueux fixent leur course agile ;
La nature sourit sous tes pas enchanteurs ,
Et son sein rajeuni te prodigue des fleurs .
Lorsque toujours constant dans ses métamorphoses
Le calme et doux printems se couronne de roses
Quand son souffle léger rappelle les zéphirs ,
Ton pouvoir dans les coeurs éveille les désirs ;
Sous les bois reverdis , près de la fleur nouvelle ,
Le doux chant des oiseaux te rend grâce et t'appelle ;
Les monstres des forêts , enivrés par tes feux ,
Franchissent en fureur les torrens écumeux :
N
DE
5 .
Cen
LA
SEIVE
194
MERCURE DE FRANCE ,
Tout dans le monde entier , que ton ardeur pénètre ,
De la main du plaisir reçoit un nouvel être ;
Et son charme unissant tous les objets divers ,
D'âge en âge transmet l'ordre dans l'univers .
Ah! puisque la nature , à tes lois asservie ,
En toi seule a puisé les sources de la vie ,
Je t'implore , ô Vénus , viens , soutiens mes efforts ,
De ton charme divin embellis mes accords .
Mais éteins des combats le fléau destructeur ,
Qui le peut mieux que toi , déesse du bonheur ?
Quand fuyant à tes pieds l'univers mis en poudre ,
L'arbitre des combats vient reposer sa foudre ;
Quand ce Dieu désarmé par le tendre désir ,
Soumis à tes genoux , implore le plaisir ,
Et brûlant sur ta bouche où son attrait repose ,
Respire son ardeur sur tes lèvres de rose ;
Redouble ton pouvoir en ces momens heureux ,
Dans son coeur enivré verse de nouveaux feux ;
Que la paix de l'amour soit le prix salutaire ,
Demande lui pour nous le repos de la terre .
CHANT DEUXIÈME .
Ces torrens que le ciel ne peut plus retenir
Dans le sein de la terre ont paru s'engloutir ,
Mais ils portent bientôt , en y glissant leur onde ,
D'un suc réparateur la puissance féconde ;
Le fruit brille et s'accroit sur les rameaux plus frais ,
Les champs sont enrichis et les bois plus épais :
Tout s'anime , tout vit ; eh quoi ! l'homme lui -même
Sent passer dans son coeur cet ascendant suprême ;
La brillante jeunesse en nos murs florissans
Porte ses pas joyeux dans les bois renaissans .
Du doux chant des oiseaux que l'amour fait éclore
Ces bois renouvelés s'embellissent encore ;
Les troupeaux étendus sur les rians gazons
D'un nectar abondant gonflent leurs seins féconds ;
L'agneau dont un lait pur alimente la vie ,
D'un pied tremblant encor presse l'herbe fleurie .
De la nature ainsi par de constans accords ,
FEVRIER 1812 .
195
La destruction même entretient les ressorts ;
En changeant son aspect rien ne périt en elle ,
La mort prête à la vie une forme nouvelle.
Je le vois , du néant , dis -tu , rien n'est sorti ,
Ainsi rien dans son sein ne peut être englouti .
Mais pourquoi donc des corps l'essence primitive
Jamais ne s'offre -t-elle à ma vue attentive ?
Vois -tu des vents fougueux les luttes vagabondes
Balancer tes vaisseaux , les froisser sur les ondes ,
Promener en grondant la foudre sous les cieux ,
Dépouiller les forêts de leurs fronts sourcilleux ,
Et de leurs tourbillons élancés des montagnes
Arracher l'arbre altier roulant dans les campagnes ?
Tout s'émeut ; l'air mugit , la mer gronde en fureur ,
Et ton oeil cependant n'en voit point le moteur .
Suspendu sur les eaux , ton léger vêtement
Attire la vapeur de l'humide élément ,
Le soleil le desséche ; et soudain le fluide
S'exhale dans les airs où la chaleur le guide ,
Et le souffle des vents l'amasse dans les cieux ;
Cet insensible essor a donc trompé tes yeux ?
Quand souvent les saisons ont reproduit l'année ,
Ton anneau se dissout sur ta main étonnée ;
Par la chute des eaux ce rocher est percé ,
Dans le sol qu'il trancha ton soc est émoussé ,
Le marbre s'amincit sous le pied qui le foule ,
Et nos Dieux accablés des baisers de la foule ,
Livrant leur front d'airain à la crédulité ,
S'usent sur les autels de l'immortalité .
Vois- tu dans ces objets par le tems mis en poudre
L'insensible moteur qui les a pu dissoudre ,
Ou vois-tu comment l'être élevé lentement
Eveilla ses ressorts de moment en moment ?
Et quand ce sel rongeur sur la rive de l'onde
A miné sourdement cette roche profonde ,
Ton oeil n'en saisit point l'insensible progrès ,
Tant la nature agit par des ressorts secrets !
N 2
496 MERCURE
DE FRANCE
,
CHANT CINQUIÈME .
1
Mais quand je n'aurais point d'une main ferme et sûre
Sondé les élémens qu'enferme la nature ,
L'imparfait assemblage et du monde et des cieux
Seul me démentirait les ouvrages des Dieux .
Cette terre sur-tout des cieux environnée ,
Vois quelle part immense en reste abandonnée.
Là sont des monts affreux et de sombres forêts ,
De monstres dévorans habités à jamais ;
Là d'infectes marais et des rochers arides ;
Là s'étendent ces mers dont les torrens rapides ,
Prolongeant en tous lieux leurs immenses détours ,
De nos bords habités resserrent les contours ;
Et pour l'homme incertain du monde qu'il habite ,
La plus vaste partie est encore interdite !
Partout il est borné dans son essor hardi ,
Par les glaces du nord ou les feux du midi .
Que dis-je? sous ses pas la nature flétrie ,
Stérile , languirait sans l'humaine industrie ;
Si la main du besoin affrontant tous les maux
Contre elle ne luttait par de soigneux travaux ;
Si le soc , en traçant la glèbe qu'il soulève
N'éveillait en son sein une féconde sève ,
Dans un sol paresseux le germe recelé ,
De lui -mêmejamais ne se fût éveillé .
Et souvent quand les fruits qu'a produits la constance
Ont par l'éclat des fleurs annoncé l'abondance ,
La foudre , l'aquilon , les torrens orageux ,
Emportent les travaux et l'espoir avec eux .
Pourquoi sur ces fléaux , ces monstres qu'elle enfante
La nature étend- elle une main prévoyante ?
Pourquoi dans tous les tems partageant ses bienfaits ,
Sont- ils ainsi que nous reproduits à jamais ?
Pourquoi chaque saison l'affreuse maladie
Vient-elle empoisonner les sources de la vie ,
Et pourquoi le trépas souvent prématuré ,
Tranche- t-il un destin qu'elle avait préparé?
***
1
FEVRIER 1812 . 199
STANCES SUR MA VIEILLESSE.
SUR mes cheveux , au printems de ma vie ,
S'entrelaçaient la rose et le jasmin ;
Fleurs de souci sur ma tête blanchie
Offrent aux yeux la saison du chagrin.
Sans nul regret j'ai vu fuir ma jeunesse :
J'ai fait gaîment mes adieux au plaisir ;
Mais j'espérais qu'au sein de la sagesse
Mon coeur pourrait conserver le désir.
Le désir seul marque notre existence ,
C'est trop mourir que ne désirer rien ;
Parques ne sont que froide indifférence
Jointe à l'ennui qui la seconde bien .
"
Je ne veux point qu'un amour ridicule.
Vienne troubler la paix de mes vieux ans ;
Mais je voudrais , et le dis sans scrupule ,
A l'amitié devoir un passe -tems .
C'est bien en vain , nul être sur la terre
N'offre à mon coeur ce qui le fit aimer ;
Hélas ! le coeur délicat , mais sévère ,
Voudrait trouver ce qu'il doit estimer.
Bandeau charmant de l'aimable indulgence ,
Venez encor vous placer sur mes yeux ;
Cachez-moi bien ce que l'expérience
Me fait trop voir de contraire à mes voeux.
Par Mme DE MONTANCLOS.
HOMMAGE A M. DELILLE
COURONNÉ d'un laurier fertile ,
Pope élevait un temple au chantre d'Ilion.
Vous naissez , immortel Delille ,
Bientôt dans vos accords , émule d'Amphion ,
S'élève à votre voix un autel à Virgile ,
Et vous êtes l'égal du cygne d'Albion .
}
198
MERCURE
DE FRANCE
Vous n'étiez qu'interprète , et vous étiez modèle.
La nature vous dit : « deviens original : »
Simple , riant , fécond et sublime comme elle ,
Tel que l'astre du jour , vous brillez sans rival .
O chantre dont le ciel voulut orner la terre ,
17
Qu'il daigne encor long- tems vous laisser parmi nous!
Vous nous consolez de Voltaire ...
Qui nous consolerait de vous ?
J. B. D. LAVERGNE .
STANCES À MADEMOISELLE EUGÉNIE D .. B .....
LOIN de la plage aquitanique ,
Ainsi cherchant d'autres climats ,
Au sein de la terre helvétique
Tu vas bientôt porter tes pas.
Parcours cette terre chérie ,
Ces champs illustrés tour-à -tour
Par la liberté , le génie ,
Les beaux-arts , la gloire et l'amour.
Que ne puis-je dans ces beaux lieux
Te suivre , 6 ma chère Eugénie !
Tu serais une autre Julie ,
Je serais un nouveau Saint-Preux !
O couple malheureux et tendre ,
Là nous redirions vos amours 9
Et nous ferions sur votre cendré
Le doux serment d'aimer toujours!
Des coeurs nobles et généreux
Jadis vous fûtes les modèles :
Comme vous , nous serions fidèles ,
Hélas ! serions-nous plus heureux?
Ah ! tous deux en pélerinage ,
Le coeur plein du chantre d'Abel,
Courons visiter l'ermitage
Qu'embellit ce peintre immortel.
Salut , retraite du génie ,
Temple orné des plus doux tributs ,
FEVRIER 1812 .
199
Où Gessner aux yeux de l'envie
Cachait sa gloire et ses vertus .
1
Des biens dont il offrit l'image
Ici savourons la douceur : › ・・・・
L'asyle qu'habitait un sage
Doit être celui du bonheur .
Au sein des campagnes riantes ,
Parmi les hôtes des hameaux ,
Contemplons les scènes touchantes
Qu'il célébra sur ses pipeaux.
Les bergères et leurs amans ›
Pour toi vont tresser des guirlandes ,
Croyant présenter leurs offrandes
A la déesse du printems.
Modèles d'amour , de simplesse ,
Les vois -tu ces bergers constans
"
"
Qu'à la ville on vante sans cesse
Mais que l'on ne trouve qu'aux champs ?
*
Soumis à la douce influence
De ces lieux si chers à l'amour 9
A Paris nous viendrons un jour
Donner des leçons de constance.
M. CHAUDRUG DE CRAZANNES .
1
ÉNIGME.
UTILE enfant des arts , en fils reconnaissant
Je répands sur plusieurs l'éclat le plus brillant ;
Sur- tout aux tems fameux de Rome et de la Grèce ,
J'exerçai des talens l'ingénieuse adresse ,
Et de nos jours encor des sages , des héros ,
Je consacre à jamais les glorieux travaux :
Mais changeons ; au pluriel j'ai bien un autre usage =
Je quitte peu les mains des femmes de tout âge ;
D'un parterre émaillé j'embellis les contours ;
Et je t'attends , lecteur , à la fin de tes jours.
AUG . CH ....... J C. ( Charente -Inférieure ) .
200 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812.
LOGOGRIPHE.
Qu'on me prenne en sens droit , qu'on me prenne au rebours ,
Įei , bon gré malgré , l'on me verra toujours .
V. B. ( d'Agen ) .
CHARADE .
TOUT prêt à se gratter la tête ,
Plus d'un mari souvent s'arrête ,
Crainte de trouver le premier.
Un poëte , sur le Parnasse ,
Voudrait en vain tenir sa place
S'il n'a les faveurs du dernier.
La bergère met le dimanche
Jupon blanc et cornette blanche
Pour danser au son de l'entier.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Espoir.
Celui du Logogriphe est Novice , où l'on trouve : novi ( génitif de
novum ) , Novi , Nice ( villes ) , noce , ce , ni , nẹ , cône , vice , vię.
Celui de la Charade est Courtisane .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
VOYAGES DU CHEVALIER CHARDIN EN PERSE ET AUTRES
LIEUX DE L'ORIENT , enrichi d'un grand nombre de
belles figures en taille -douce , représentant les antiquités
et les choses remarquables du pays . Nouvelle
édition , soigneusement conférée sur les trois éditions
originales , augmentée d'une notice de la Perse , depuis
les tems les plus reculés jusqu'à ce jour , de
notes , etc.; par L. LANGLÈS , membre de l'Institut ,
un des administrateurs- conservateurs de la Bibliothèque
impériale , professeur de persan à l'Ecole
spéciale des langues orientales savantes , etc. - Dix
volumes in-8° , et atlas grand in- folio . A Paris ,
chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine .
( DEUXIÈME EXTRAIT. )
d
-
Si de la religion nous passons aux sciences et aux arts
cultivés par les Persans , nous reconnaîtrons par-tout
l'esprit qui a dirigé M. Langlès dans la rédaction de ses
notes ; sans étaler le luxe d'une érudition qui fatigue
beaucoup plus qu'elle n'instruit , il a trouvé le secret de
se mettre à la portée de ses lecteurs , et de les instruire
sans les lasser par de longs commentaires : mais si c'est
un avantage pour le public , il faut avouer que ce n'en
est pas un pour celui qui rend compte d'un tel travail .
Sa tâche est de ne marcher qu'accompagné de citations ,
et ici la brièveté de la matière s'oppose à ce qu'il la
remplisse . Nous avons éprouvé plus d'une fois cet embarras
dans le cours de notre analyse , et nous espérons
qu'après cet aveu , on n'imputera point à une lecture
superficielle le peu de citations que l'on rencontrerą
dans cet extrait.
La partie des sciences et des arts cultivés par les Persans
était celle où , peut- être , il régnait le plus de désordre
dans Chardin , et qui nécessitait des éclaircisse
202 MERCURE DE FRANCE ,
mens . Ici les dénominations sont , ou corrompues , ou
confondues , et ce n'était pas une petite affaire de les
rétablir . Quelquefois même le voyageur met en avant des
assertions d'une grande importance pour l'histoire des
sciences , et que M. Langlès croit dénuées de fondement.
Ainsi Chardin avait dit affirmativement : « Les Persans
» possèdent des traductions de presque tous ces fameux
>> auteurs grecs que nous suivons . » Voici comment le
savant orientaliste corrige ce passage et nous donne en
peu de mots une idée des connaissances de ce peuple
( tom . IV , p. 199 ) .
Qu'il me soit permis de proposer quelques modifi-
>> cations aux assertions beaucoup trop positives de notre
» voyageur. Il s'en faut bien que les Persans possèdent
» des traductions de presque tous ces fameux auteurs
>> grecs que nous suivons . Leurs richesses se bornent
» à des fragmens d'Aristote , de Gallien , d'Euclide , de
» Ptolomée , et de quelques autres médecins et mathé-
>> maticiens , traduits principalement d'après des versions
» arabes faites sur des versions syriaques , dans les sep-
» tième , huitième et neuvième siècles de l'ère chrétienne .
» Il serait difficile de se former une idée des étranges
» altérations qu'ont éprouvées ces ouvrages grecs sous
» la plume des différens traducteurs . Ces altérations sont
>> telles , que souvent on ne peut parvenir à reconnaître
» les passages les plus importans . Nous ne parlons pas ,
» en outre , des suppressions et des additions faites , non
» seulement par ces mêmes traducteurs , mais encore
» par des copistes encore plus ignorans et plus infidèles.
qu'eux . L'histoire de l'Occident leur est absolument
>> inconnue. Ils ne possèdent nul monument historique
» des guerres de leurs ancêtres avec les Grecs et les Ro-
» mains . Toutes leurs histoires d'Alexandre ne sont que
» des romans poétiques , dans lesquels on ne trouve rien
» de positif sur ce héros , excepté son nom qui est même
>>
défiguré et tronqué ; ils écrivent Skender , croyant que
» la première syllabe al est l'article arabe . Trop long-
» tems quelques orientalistes enthousiastes ou peu sin-
>> cères ont bercé nos savans de vaines espérances . Je
» ne crains point de l'affirmer , jamais les Arabes , les
FEVRIER 1812 . 203
» Turcs , ni les Persans ne nous rendront un seul de ces
anciens ouvrages dont nous regrettons la perte , puisque
» leurs plus anciennes productions littéraires ne remontent
pas au-delà du septième siècle de l'èré vulgaire ,
» si l'on en excepte quelques fragmens poétiques . »
2.
Tout én souscrivant à l'opinion de M. Langlès , nous
ne pouvons nous empêcher de remarquer qu'il est bien
douteux que les Arabes aient eu assez peu de connaissance
de la langue grecque pour faire leurs traductions d'après
des versions syriaques. Nous voyons au contraire que
du tems de Mamoùn plusieurs d'entr'eux , par exemple
les fils de Mouça bén Chaker , trois frères célèbres par
leurs connaissances dans l'astronomie , et dans toutes les
branches des mathématiques , connurent le grec . Mohammed
l'aîné , et le plus savant , voyagea dans l'Asie mineure
, pour rassembler les ouvrages écrits dans cette
langue ; il nous serait facile de multiplier les exemples
de cette espèce.
Le célèbre philosophe arabe que nous connaissons
sous le nom d'Alchindus , corruption d'Alkindy , était ,
selon les biographes occidentaux , d'origine et de religion
juive . Quelques auteurs orientaux ont également
avancé la même chose . M. Langlès (tom. IV , p. 213 )
paraît aussi partager cette opinion . Cependant les recherches
que nous avons faites sur cet écrivain fameux ,
nous ont prouvé qu'il était Musulman et de la tribu
arabe de Kendah, subdivision de celle de Kahthân . C'est
du nom de cette tribu qu'il a pris le surnom d'Alkindy.
Les dignités restèrent long-tems dans sa famille . Son
père fut gouverneur de Koufah , pour les Khalyfes
Abbacydes . Néanmoins les vives altercations qu'il eut
avec les docteurs de sa nation , prouvent qu'il avait , en
matière de religion mahométane , des opinions un peu
erronées (1).
A ce que le savant orientaliste dit sur Alfarabius ( ibid . ,
p. 215 ) , nous ajouterons que cet homme extraordi
(1 ) Voy. de' Rossi , Dizionario historico degli autori arabi , p . 30 ;
Casiri , Bibl , arab . Hispan . , tom . I , p . 353 ; Relation de l'Egypte
d'Abd. -allatif, traduite par M. Silvestre de Sacy , p . 487 et suiv.
204 MERCURE DE FRANCE ,
naire , le plus grand des philosophes arabes selon Ibn
Khilcan , qui parcourut à pas de géant la carrière des
sciences , était excellent musicien . Le traité de musique
dont veut parler Chardin , existe réellement en Orient et
même en Europe à la Bibliothèque de l'Escurial . Nonseulement
il excella dans cet art sublime , mais même il
en imagina une nouvelle théorie dans laquelle il corrigea
les fausses opinions de Pythagore sur les sons . Ce fut
aussi lui qui inventa et construisit l'instrument nommé
canoun , espèce de psaltérion avec des cordes à boyaux.
M. Langlès observe que le canoun se nomme aussi
Orghanoun , et est regardé , par les Orientaux , comme
un instrument admirable (2) .
L'omar Soufé de Chardín ( ibid. , p . 215) , est sans
doute Abdel - Rahman ben Omar à qui nous devons :
1º un traité curieux sur les Constellations , que le savant
Th. Hyde a souvent mis à contribution dans son Commentaire
sur le Catalogue des Etoiles fixes d'Ouloug Bey ;
2º un Traité des Projections.
Dans Abou Oufa , il faut reconnaître Abou❜loufa al-
Bouzdjâny , arithméticien de grande réputation , et astronome
qui vivait vers le milieu du quatrième siècle de
l'hégire , et dont on a des tables astronomiques nommées
Zydj al Chemil. Il les construisit d'après ses propres observations
, pour corriger celles faites par l'ordre de
Mamoùn, Il a beaucoup écrit sur l'astronomie , l'arithmétique
et la manière de trouver les cordes (3) .
En parlant des tables astronomiques des Persans
( tom . IV , p. 205 ) , M. Langlès donne de courtes notices
sur leurs astronomes . Celle de Myrza Oloug Beyg
offrant un trait de la prodigieuse mémoire de cet infortuné
prince , nous la transcrirons ici en entier.
(2) Voyez de' Rossi , Dizion . hist . , p . 71 et suiv .; Andrès , Origine
et Progressè d'ogni litteratura , t . IV , p . 259 et 260 ; Casiri , Bibl.
arab . Hisp. , tom. I , p . 190 ; Toderini , Della litteratura dei Turchi ,
tom. I , p. 233 ; Encyklopædische uebersicht der Wissenschaften des
Orients , p . 395 , et enfin Ibn Khilcan , Msc . ar . de la Bibl . imp . ,
n° 730.
(3) Voyez Casiri , Bibl . arab. Hisp . , t . I , p . 433 ; et Ibn Khilean,
FEVRIER 1812 . 208
Mohhammed Teraghâï , surnommé ensuite Myrza
» Olough Beyg , fils de Châhrokh , fils de Tymoùr
» Goùrgân ( Tamerlan ) , naquit dans le château de Sul-
» thânyéh , le dimanche 19 de djomâdy 796 ( de l'hégire) ;
>> ce.mois répond à celui de Ferverdyn de l'année djélâ
» léenne ( mars 1394 de l'ère chrétienne ) . Nous devons
>> remarquer que Myrzâ est l'abrégé d'Emyr zâdéh , et
» signifie prince du sang. Olough-Beyg sont deux mots
>> tatars qui signifient le vieux , le grand prince . Il entra
>> en possession des provinces situées endeçà du Djyhhoùn
» (l'Oxus ) , le Khorâçân et le Mâzendéran , vers l'an 810 ;
» et en 812 il s'installa dans les provinces situées au-delà
» du même fleuve , dans le Turkestân et le Mâoùarâ âl-
» nahar. Il eut un goût particulier pour les sciences , et
>> accorda la plus haute protection aux savans . Il fonda à
Samarqand un gymnase magnifique , qui passait pour
» une des merveilles du monde . Ce fut sous ses auspices
» et à ses frais que l'on fit des observations astronomi-
» ques qui portent encore aujourd'hui son nom et
» commencèrent en 841 de l'hégire ( 1437 , 38 de l'ère
» chrétienne ) . Il fut secondé dans cette belle entreprise ,
» d'abord par le savant Ghyâts êd-dyn Djemchyd, qui
» mourut avant que les observations fussent terminées ,
>>> et dont les cendres reposent non loin de l'observatoire
de Samarqand ; celui- ci eut pour successeur Qâdhy
» Zâdeḥ êl-Roùmy , qui mourut aussi avant la fin de
» cette belle entreprise ; elle fut continuée et terminée
» par A'lâ êd-dyn êl Qoùchdjy de Samarqand . Suivant
quelques écrivains persans , ce fut Olough Beyg lui-
» même qui mit la dernière main à cet ouvrage , et le
» publia sous le titre de Zydje Suthâny , Tables astrono-
>>
miques impériales , et y ajouta une préface qui porte
» son nom. Quelques -uns les préfèrent aux tables ilkhâ-
> nyennes de Nassyr-êd-dyn ; elles furent terminées en
» 853 de l'hégire ( 1449 de J. C. ) Le célèbre biographe
» persan , Daùlét Chah , dans ses Vies des Hommes il-
» lustres , cite une anecdote de la mémoire étonnante
» du prince dont il s'agit . On avait coutume d'inscrire
» sur un registre le nombre des animaux que
le souve-
» rain avait tués à la chasse , l'indication de l'espèce de
206 MERCURE DE FRANCE ,
chacun de ces animaux , et l'époque précise à laquelle
» il avait été tué. Un jour , ce registre se trouva égaré ,
» et toutes les recherches furent vaines ; les conserva-
» teurs de la bibliothèque ( mustehhâfezâni kitab-khâu-
» néh ) étaient livrés aux plus cruelles inquiétudes . Le
» monarque leur dit : « Soyez tranquilles , car je me sou-
» viens de tous les détails contenus dans ce registre ,
» depuis le commencement jusqu'à la fin . » Aussitôt il
» se mit à dicter à un secrétaire les faits et les époques
» sur un nouveau registre , jusqu'à ce qu'il fût rempli.
» Le hasard voulut que l'ancien registre se retrouvât ; on
» les conféra soigneusement , et l'on ne reconnut de dif
→ férence que dans quatre endroits . En accordant ce qui
» appartient au goût des Orientaux pour l'hyperbole et
» la flatterie , ce fait n'en est pas moins étonnant , sur-
>> tout quand on songe à l'immense quantité de bêtes
» fauves que les princes tatars tuaient dans leurs grandes
» chasses . Il mourut en 854 ( 1449 de J. C. ) , après avoir
» vécu cinquante-sept années lunaires . »
1
C'est dans cette partie de son voyage qu'en traitant de
l'écriture et de la langue des Persans , Chardin parle de
leurs anciens caractères , ainsi que de leurs anciennes
langues . L'esprit , dans une matière aussi obscure , est
souvent réduit à de simples conjectures ; mais si quelqu'un
avait droit d'en former de nouvelles , c'était sans
'doute M. Langlès , qui a toujours fait de l'histoire et des
antiquités de l'Orient une étude suivie . Il résulte de ses
notes ( tom. IV , pag . 255 , 257 , 261 ) : 1 °. Que le
persan moderne ou Dery , langue de cour , comme on la
nomme aujourd'hui , est formée ou du Samskrit immé
diatement , ou du Zend, ancien idiômé de la Perse qui a
le plus grand rapport avec la langue sacrée des Brahmes ;
mais que l'on ne peut déterminer à laquelle de ces deux
langues appartient l'antériorité .
2°. Que l'ancien Persan n'est probablement point une
langue perdue , mais inusitée , et que nous avons conservé
l'intelligence des mots qui le constituent et dont se
sont formés le Zend , le Pazend , le Péhlevy, idiômes déjà
obsolets , mais modernes comparativement à celui que
FEVRIER 1812 .
207
l'on parlait à l'époque où les Persans employaient les
caractères cludiformes.
3°. Que la lecture de ces derniers caractères employés
à peindre les mots d'une langue qui dérivait du Samskrit
ou du Chaldéen , est perdue pour toujours .
4°. Qu'il est difficile de déterminer si le Péhlevy ,
idiôme qui était encore en usage en Perse lors de sa conquête
par les Musulmans , avait une origine chaldaïque ,
ou si c'était la langue Zend altérée par l'introduction
d'un si grand nombre de mots chaldéens , qu'elle eut
ensuite beaucoup plus de ressemblance avec le Chaldéen
qu'avec sa langue mère.
5º . Enfin qu'à l'exception des caractères cludiformes
qui nous sont complètement inconnus , les anciens alphabets
persans , particulièrement le Zend, le Péhlevy et
le Saçânyde , et un autre dont nous ignorons le nom , ont
entre eux une grande affinité , et offrent avec le système
et les formes du Dévanâgary , des conformités qui décè ~
lent une origine commune.
Nous indiquerons encore la note sur le caractère
nommé Koufi ( tom . IV , p . 4 ) , celle sur l'ère de l'éléphant
( ibid. , p . 419 ) , une autre ( ibid. , p . 356 ) , où
M. Langlès propose une nouvelle étymologie du mot
almanach qu'il fait dériver du chaldéen menah , et celle
sur le mot tacouïm ( p . 350 ) .
Α propos de ce dernier mot , nous reléverons une
erreur que nous avons commise en traduisant le titre de
la Géographie d'Aboùlfédâ (4) . On sait que ce prince
historien et géographe intitula sa cosmographie Tacouymel-
boldan , à l'exemple d'Ibn Djezlah , qui donna à son
traité de médecine le titre de Tacouym- el-abdan . Le
vrai sens de ce mot nous avait toujours paru douteux ,
et nous nous étions abandonnés à des conjectures dont
nous avons depuis senti la fausseté. En examinant divers
ouvrages qui portent ce titre , nous nous sommes convaincus
qu'on appelle ainsi les ouvrages qui présentent
(4) Voyez Biographie universelle , au mot Aboùlfédá , et Notice
historique sur Aboùlfédâ et ses ouvrages , dans le tom. XIV des
Annales des Voyages.
208 MERCURE DE FRANCE ,
en forme de tables , les résultats d'une science . Par
exemple , les Orientaux appellent leurs éphémérides
Tacouym , parce qu'ils sont divisés par tables et par
colonnes , où l'on indique les jours de l'année , les
fêtes , le lever et le coucher des astres , des prédictions
et des avis superstitieux . C'est par la même raison
que Hadjy Khalfah a intitulé ses tablettes chronologiques
Tacouym eltéwarykh.
Nous pourrions citer plusieurs exemples à l'appui de
ce que nous avançons , mais nous préférons rapporter
ici un passage du commentaire fait sur le Traité de médecine
d'Ibn Djezlah (5 ) , traduit en latin ainsi que cet
ouvrage , et imprimé à Strasbourg en 1532. Le voici :
Ad evidentiam eorum quæ dicuntur in hoc præmio ;
notandum quod Tacuinus est ars seu scientia brevis ,
9
(5) Tous les biographes des médecins sont tombés dans de graves
erreurs sur Ibn Djezlah , qu'ils nomment Buhahylyha . Les uns ,
tels que du Boulay , Friend , Mackensie , Eloi , ont prétendu qu'il
était juif. D'autres ont avancé qu'il exerçait la médecine sous Charlemagne
, et que ce prince l'avait même choisi pour son médecin .
L'auteur de la seconde apologie de la médecine de Montpellier
n'hésite pas à affirmer qu'il avait étudié dans cette célèbre faculté .
Carrère , qui au moyen de la Bibliothèque orientale de d'Herbelot
a corrigé quelques erreurs de ses prédécesseurs , prétend que le nom
d'Elluchasem elimitar est une qualification honorable , et il blâme
le docte Schenckius d'avoir fait deux personnages de Buhahylyha
et d'Elluchasem . Cette dernière erreur de Carrère n'a point échappé
au savant et exact Sprengel , et il observe que Elluchasem , auteur
du Tacuini sanitatis , est différent d'Ibn Djezlah . Ce qui a donné
lieu à cette méprise , c'est que l'ouvrage d'Elluchasem fut publié à
Strasbourg en 1531 , sous ce titre : Tacuini sanitatis Elluchasem
elimithar medici de Baldath ( dans le même volume se trouve un
traité d'Abengnefit , de Virtutibus medicinarum et ciborum , et un
autre d'Alkendy de Rerum gradibus ) , et que l'ouvrage d'Ibn
Djezlah parut l'année suivante , dans la même ville , sous le titre de
Tacuini ægritudinum , etc. Ibn Djezlah , chrétien d'origine , fut
converti à l'islamisme par un docteur motazelite en 466 de l'hég .
( 1073 de J. C. ) . Il exerca long - tems la médecine à Bagdad , fort
médecin du calife Mogady , et mourut en 493 ( 1099 de J. C. ) .
FEVRIER 1812 .
209
SBINE
utilis , levis , et experta , sicut est scientia conclusionum .
Et fuit inventus proprie pro hominibus hujus temporis
maximeque divitibus et nobilibus , qui de scientiis no
quærunt nisi conclusiones , parum de probationibus
rantes. Unde decet talem librum esse in cameris reum
magnatum , nec eo debent carere (6).
Ainsi on ne peut traduire Tacouym el boldan paran.
licu des provinces , géographie rectifiée , ou rectification
des pays , mais par tables géographiques , ou géograph
divisée par tables . On voit , par ce que nous venons de
dire , que le mot Tacouym correspond en quelque sorte à
celui de oras , qui était chez les Grecs le titre des ouvrages
divisés par tables.
Avant de terminer ce second extrait , nous nous permettrons
une observation sur les mots al- oloum alryadhyyéh.
M. Langlès a traduit ( tom. IV , pag. 310 ) ,
ces deux mots par sciences des fatigues , des embarras .
Nous croyons que cette traduction ne rend pas bien
l'idée exprimée par Ryadhyyeh . La racine Radha d'où
dérive ce dernier mot , signifie , mortifier ses passions ,
en contraindre la vivacité. De là , ensuite , Ryadhhé
signifie la peine , la fatigue , la tension de l'esprit , et ,
par suite , la méditation , la retraite. Les chrétiens orientaux
nomment leurs retraites et leurs exercices spirituels
, Ryadhéh ainsi al- oloum al-ryadhyyeh devraient
être , ce nous semble , rendus par sciences entièrement
soumises aux opérations de l'esprit , sciences de méditation
(7) .
Quant à Elluchasen Elimithar , ce nom nous paraît être la corrup
tion de celui d'Abou'lcassem- Al-mokhtar que portait un médecin à
qui nous devons aussi un tacouim . Voyez Bibl. orient. au mot
Tacouim ; Springel , Versuch einer pragmatischen geschichte des
arzneikunde , tom. II , p . 429 ; Aboulfed . Annal. , tom . III , p . 324;
1bn Khilcan , manuscrit de la Bibliothèque imp. , n° 730 , f° 438 Rº ,
et Carrère , Bibl . litt. hist. et crit. de la médecine , tom. II , p. 224.
(6) Fo IIII.
(7) Voyez Meninski Thesaler . Ling. orient . au mot : Ryâdhyeth
la Préface de l'édit. ar . des Elémens d'Euclide, et les savantes notes
de M. Sylvestre de Sacy sur Abd- Allatif, p. 485.
Q
LA
210 MERCURE DE FRANCE ,
Au surplus , nous soumettons notre opinion à la saine
critique de M. Langlès . C'est le juge le plus compétent
et le plus sincère que nous puissions choisir .
AM . JOURDAIN.
TA-TSING-LEU-LEE , ou Lois fondamentales du Code
Pénal de la Chine , avec le choix des statuts supplémentaires
, originairement imprimé et publié à Pékin ,
sous la sanction et par l'autorité de tous les Empereurs
TA-TSING composant la dynastie actuelle traduit du
chinois par GEORGES THOMAS STAUNTON , baronet ,
membre de la Société royale de Londres ; mis en français
avec des notes par M. FÉLIX RENOUARD DE SAINTECROIX
, ancien officier de cavalerie au service de
France , de l'Académie de Besançon , de la Société
Philotechnique de Paris ; auteur du Voyage politique
et commercial aux Indes - Orientales , aux Philippines
et à la Chine . - Deux vol. in-8 ° . A Paris , chez
Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8 ;
Galignani , libr . , rue Vivienne , nº 17 ; Laloy, libr. ,
rue de Richelieu , nº 95 .
-
Il est difficile de croire , comme le prétendent quelques
personnes , qu'il ne nous reste plus rien à apprendre aujourd'hui
sur les Chinois , et que ce peuple célèbre soit
maintenant aussi connu que les habitans de Pantin ou
de Saint - Denis ; malgré les lettres de nos missionnaires ,
les relations des ambassadeurs et les compilations in-4°
de l'abbé Grosier , il n'est pas de nation sur laquelle on
ait des notions moins exactes. L'esprit de parti s'est emparé
de la plupart des écrivains européens ; on s'est disputé
sur leurs lois , leurs moeurs , leurs sciences , leur industrie
, leur religion . La Sorbonne elle-même a voulu ,
du fond de son faubourg , se mêler de leurs affaires , et
l'on a vu , vers le commencement du dernier siècle , le
docteur Boileau , frère du poëte , les dénoncer comme
athées , et sur son rapport , la Sorbonne les excommunier.
C'était en agir un peu brusquement , car il ne faut pas
condamner les gens sans les entendre , et il est dur de
FEVRIER 1812 : 211
damner d'un trait de plume deux ou trois cents millions
de braves gens , dont les générations se renouvellent tout
les vingt ans .
ont
Les philosophes , par esprit de contradiction
vanté , au contraire , la piété des Chinois et la sainteté
de leurs dogmes . Que n'a-t-on pas dit de Confucius
des lettrés , de leur morale et de leurs livres ? C'est ainsi
qu'on se passionne sans examen et sans raison . Quand
on ne peut pas voir les choses par ses propres yeux , et
que ceux qui prétendent vous éclairer ne sont pas d'accord
entre eux , le plus sage est de suspendre son jugement
ou d'examiner avec attention avant de se décider.
Ce qu'on sait aujourd'hui de plus probable sur la Chine ,
c'est qu'il faut s'extasier beaucoup moins qu'on a fait
jusqu'à ce jour , sur l'antiquité , les arts , la législation ,
les moeurs , la population et les hautes connaissances des
Chinois .
2
Qui n'a entendu parler avec enthousiasme de leurs
calculs astronomiques , de leur grande muraille , de leur
luxe , de leur commerce , de leur gouvernement ? Ne
croirait-on pas que c'est à la Chine qu'Astrée et Minerve
ont fixé leur séjour? Voltaire et l'Encyclopédie ont proclamé
comme un phénomène de science inoui chez tous
les peuples , les trente - deux éclipses calculées dans l'ancienne
chronique de la Chine , et dont vingt- huit ont été
vérifiées par nos mathématiciens d'Europe . Eh bien !
cés connaissances mathématiques vantées avec tant d'emphase
sont tellement bornées , qu'en 1772 il fallut appeler
à Pékin quatre jésuites allemands , pour rédiger
Le calendrier . Le prétendu tribunal des mathématiques
est si savant qu'il ne put comprendre le mécanisme d'un
planétaire présenté à l'empereur par lord Makartney , et
le P. Gorea , jésuite portugais , avoua qu'ils ne composaient
leurs Almanachs qu'à l'aide de la connaissance
des tems , publiée sur les bords de la Seine . Il y a eu des
cas où il leur est arrivé , dit-on , de faire l'année de treize
mois au lieu de douze : ce qui me paraît néanmoins un
peu suspect . On ajoute que cela arriva en 1670 , et que
personne ne s'en serait aperçu si quelques Européens ne
Feussent fait remarquer . Il est vrai qu'on fit étrangler le
0 2
212 MERCURE DE FRANCE ,
mathématicien ; mais n'est- ce pas joindre la barbarie à
l'ignorance ?
On sait avec quelle espèce de ferveur on a canonisé la
simplicité de leurs lois et la douceur de leurs institutions .
Nous verrons bientôt jusqu'à quel point il faut ajouter
foi à ces ridicules panégyriques . Quel peuple sauvage a
jamais traité les femmes avec plus de rigueur ? Non seulement
on leur estropie les pieds pour leur ôter les
moyens de sortir de la maison ; non seulement on les
vend comme un effet de commerce , mais il est des cas
où , pour satisfaire un abominable sentiment de jalousie ,
ou leur faire expier des fautes que la faiblesse et la légé–
reté de leur sexe, et les rigueurs de leurs maris rendent
assez excusables , on les livre aux tourmens les plus
cruels , aux supplices les plus douloureux .
Que dire encore de l'abominable coutume de mutiler
ou de faire périr les enfans ? Est- ce une preuve de douceur
et de sensibilité que de les faire étouffer par des
sages-femmes dans des bains d'eau chaude , qué de les
jeter dans une rivière après leur avoir lié au dos une
citrouille vide , de sorte qu'ils flottent encore long- tems,
avant d'expirer ? Dans tout autre pays les cris de ces
innocentes et malheureuses créatures feraient tressaillir.
le coeur et frémir la nature humaine . Là on s'est accoutumé
à les entendre de sang froid , et l'on n'y fait aucune
attention . Quelquefois on se contente de les jeter
dans les rues ; ils sont ramassés dans de grands tombereaux
qui passent tous les matins , et qui vont les vider
dans de larges fosses que l'on ne comble pas tout de
suite , dans l'espérance que les mahométans pourront
venir en chercher quelques-uns parmi ceux qui vivent
encore . Mais avant que ces tombereaux arrivent , les
chiens et d'autres animaux dévorent une partie de ces
malheureuses victimes , et il ne reste que quelques membres
épars à enlever . Des écrivains ont prétendu justifier
ces borreurs par l'exemple des Spartiates , comme
s'il y avait des exemples qui pussent justifier de pareils
attentats .
Il en est de la haute science des Chinois à - peu - près
comme de leur humanité. On ne saurait citer d'eux
FEVRIER 1812 . 213
un seul ouvrage profond sur les mathématiques , l'astronomie
, la médecine , la physique , l'histoire naturelle ,
les arts , l'agriculture , etc. La chimie leur est totalement
inconnue , et tout leur système de botanique se réduit à
connaître soixante plantes salutaires et soixante plantes
venimeuses . Le mérite de leurs lettrés se réduit à-peuprès
à savoir lire et écrire . Il est fort inférieur à celui de
la plupart de nos magister de campagne , qui savent au
moins calculer exactement et mesurer un terrain à l'aide
d'un peu de géométrie .
On a beaucoup exalté cette cérémonie pompeuse où
l'empereur vient de ses augustes mains manier les
branches de la charrue ; mais il fallait dire que cette
fête si vantée ne se célèbre qu'en présence des courtisans ,
et qu'un laboureur qui aurait la témérité de lever des
yeux indiscrets sur le souverain son confrère , courrait
risque d'être mis à mort.
Je veux bien regarder les Chinois comme la nation la
plus polie de l'Univers , mais ne pourrait-on pas , quand
un grand passe , se contenter de se découvrir la tête ou
de la baisser humblement , sans s'étendre encore à plat
ventre et se traîner dans la poussière ? Et les lettres ne
feraient- ils pas mieux de se couper les ongles , comme
on fait en Europe , plutôt que de les porter d'une longueur
extraordinaire pour témoigner le mépris ' qu'ils
professent pour les arts mécaniques , et annoncer que
leur main privilégiée ne doit point être avilie par le travail?
Voltaire a puisé dans le théâtre de la Chine le sujet
d'une tragédie ; mais les spectacles chinois n'en sont
pas moins grossiers et barbares . Nos mélodrames des
boulevards et nos Jocrisses des Variétés sont des chefsd'oeuvre
en comparaison de leurs comédies et de leurs
tragédies .
Je ne conseillerais pas à nos petites maîtresses parisiennes
de s'abonner au journal des Modes de la Chine
( si jamais il a existé ) pour y prendre des idées d'élégance
et de bon goût. Qui croirait que l'empereur luimême
ne connaît point l'usage du linge , que les grands
ne changent et ne lavent jamais leurs habits ; qu'à lɛ
214 MERCURE DE FRANCE ,
place d'une chemise , ils portent une légère tunique de
soie qu'ils laissent user jusqu'au dernier lambeau?
Avec des soins si délicats , il est impossible qu'ils ne
soient pas exposés aux importunités de ces tribus d'insectes
compagnons hideux de la misère . Aussi ont- ils
des valets occupés à un genre de chasse dont l'idée
seule révolte nos sens .
Leur architecture est encore dans l'enfance ; leurs
maisons ne sont que des espèces de tentes mises en
couleur. Leurs palais sont dénués de grandeur et de
majesté. On chercherait en vain dans tout l'empire une
statue passable , et si leurs peintures sont remarquables
par l'éclat des couleurs , on sait combien elles sont misé
rables du côté du dessin et de la perspective .
Il ne fallait donc pas , comme on l'a fait , nous présenter
les Chinois comme le peuple le plus sage , le plus
vertueux , le plus savant , le plus parfait de tous les
peuples . Les missionnaires en ont dit plus de bien qu'il
ne convenait pour attirer d'autres missionnaires , et quel
ques écrivains français en ont dit plus de mal qu'ils ne
devaient pour contrarier les missionnaires . }
Si l'on peut se flatter de trouver quelque vérité , c'est
dans les relations de lord Makartney , de sir John Barrow
et de M. de Guignes qu'il faut les chercher , mais bien
plus encore dans les livres mêmes des Chinois , si l'on
peut se les procurer . M. Gibbon a dit avec raison que
les lois d'un peuple forment la portion la plus instructive
de son histoire . Rien , en effet , n'est plus propre à
donner une idée exacte de la politique , du caractère ,
des arts , de la civilisation , des vices et des vertus d'une
nation que son code civil ou criminel ; car les lois s'appliquant
aux institutions , et changeant avec elles , elles
en deviennent en quelque sorte l'histoire.
Pourquoi les missionnaires de la Chine ne nous ont- ils
laissé que des instructions si imparfaites sur ce grand
empire ? Jamais aucune classe d'observateurs fut- elle
mieux placée pour recueillir et nous transmettre cette
masse de connaissances qui nous présentait un si grand
intérêt? On croit d'abord qué leurs nombreux ouvrages
ne doivent rien laisser à désirer . Sir Georges Thomas
FEVRIER 1812 . 215
Staunton observe avec raison , que ces missionnaires
sont environnés de tant d'obstacles et de difficultés si
nombreuses , qu'il leur est impossible d'augmenter la
somme des instructions utiles et précieuses que l'Europe
attend de leur zèle .
La suppression des Jésuites a tout changé dans la
Chine . Ces religieux habiles avaient adopté un système
politique et religieux dont les suites étaient peut-être incalculables
. Ils composaient avec les préjugés , les moeurs,
les habitudes , les superstitions même des Chinois ; ils
s'établissaient doucement dans leur confiance , et qui
sait , si dans quelques siècles la Chine , sous leur insinuante
influence , n'eût pas offert le même spectacle et
subi la même révolution que le Paragay ?
•
Des missionnaires moins éclairés et plus rigides leur
succédèrent ; ils adoptèrent un plan de conversion plus
orthodoxe, mais l'excès de leur austérité éloigna les néophytes
et inspira au gouvernement de justes alarmes.
Aujourd'hui tout est à-peu-près perdu dans la Chine
pour le christianisme . C'est donc seulement sur le petit
nombre de voyageurs qui parviennent à pénétrer dans
ce vaste empire , que nous devons compter désormais
pour obtenir de nouvelles connaissances .
De tous les ouvrages qui peuvent le plus vivement
exciter notre attention , il en est peu d'une si haute
importance que la publication du Code pénal de la Chine.
C'était une entreprise difficile , car le code des Chinois
est , comme la plupart des livres de ce genre , enveloppé
de beaucoup d'obscurités . M. Staunton y a puisé ce qui
lui a paru de plus propre à nous éclairer ; il en a écarté
les digressions , et dans l'état où il le présente , c'est un
monument aussi curieux qu'intéressant.
L'ingénieux et satirique M. de Paw a dit dans ses
Recherches philosophiques sur les Egyptiens , que les
principaux ressorts du gouvernement chinois sont le
fouet et le bâton . En lisant le Ta-Tsing- Leu-Lee , on
verra qu'il ne s'est pas beaucoup écarté de la vérité . Là
tout est réglé par le bambou , et le législateur a porté la
prévoyance jusqu'à en déterminer la longueur , la grosseur
et le poids . Un bambou de dimension légale et juri216
MERCURE DE FRANCE ,
dique doit avoir cinq ches , cinq tsuns de longueur , un
tsun et demi par le haut , un tsun par le bas , et doit
peser un kin et demi à son extrémité supérieure , et deux
kins à son extrémité inférieure . Le che équivaut à onze
pouces et demi de notre ancien pied- de - roi ; le tsun en
est la dixième partie . Le kin pèse un tiers de plus que
la livre anglaise ,
Rien n'est plus facile à la Chine , quand on commet
quelque faute , que de savoir à quoi s'en tenir . Le législateur
a pris soin de faire rédiger des tableaux où l'on
voit d'un coup-d'oeil son compte , c'est le barême de la
bastonade .
Avez-vous , par exemple , l'avantage d'être astronome ,
et dans l'exercice de vos fonctions avez-vous négligé
d'observer les apparences célestes , de noter les phases
de la lune , le cours des cinq planètes et des vingt-huit
constellations , les éclipses , les météores et les comètes ,
pour en rendre compte à l'empereur , vous saurez à l'instant
que vos doctes épaules se sont rendues passibles de
soixante coups de bambou .
Que si vous êtes médecin de S. M. chinoise , et que
vous ayez par inadvertance composé des breuvages purgatifs
étrangers à la pratique ordinaire et au codex , et
dont l'effet aurait été d'évacuer trop fortement les intestins
de S. M. , vous recevrez cent coups de bambou . Si
vous êtes son cuisinier , et que vous ayez fait entrer dans
les sauces des ingrédiens proscrits par les ordonnances
de cuisine , vous recevrez cent coups ; et il vous en reviendra
cinquante encore si vous n'y goûtez pas le premier
; et comme il est convenable que tout cuisinier soit
surveillé par le maître d'hôtel , ledit maître d'hôtel subira
la même peine que le cuisinier , mais à deux degrés de
moins , vu la différence des rangs ; c'est-à - dire , qu'il
n'aura que quatre- vingt coups de bâton .
Le bambou n'est cependant pas l'unique instrument
destiné à redresser les forts . La justice emploie encore
la cangue , la chaîne , les menottes , les fers , et quelquefois
le fatal lacet . La cangue est une pièce de bois carrée
pesant environ trente- trois livres , et dans laquelle on
passe la tête du coupable pour lui en faire une sorte de
FEVRIER 1812 . 217
collier. La chaîne sert à attacher les criminèls , les menottes
à leur retenir les mains , les fers à les attacher par
les pieds .
La strangulation et le décollement sont réservés pour
les cas graves , tels que l'assassinat , la révolte contre les
magistrats , la violation du serment de fidélité , la magie
, etc.; car les Chinois croient aux sorciers , et les ordonnances
des Empereurs sont d'une extrême sévérité
contre les magiciens . Mais le crime contre lequel la loi
sévit avec le plus de violence , est celui de haute trahison .
On appelle haute trahison , un attentat contre la sûreté du
gouvernement et celle du souverain , l'incendie du palais
impérial , la destruction du temple dans lequel sa famille
est adorée , la violation des tombeaux dans lesquels reposent
les restes de ses ancêtres .
Le supplice réservé aux coupables est nommé , dans
les écrits des missionnaires , la coupure en dix mille morceaux.
Il est permis à l'exécuteur de prolonger et d'aggraver
les souffrances du criminel . Sur chaque couteau
est écrit le nom du membre qu'il doit couper et la manière
de s'en servir . Cette sorte d'exécution n'est pas indiquée
dans le code , parce qu'elle sort des limites de la
justice ordinaire ; il est rare d'en voir des exemples , car
l'empereur se sert ordinairement de sa prérogative pour
adoucir la peine et la commuer en celle du décollement .
L'adultère est puni de mort quand il a lieu d'un particulier
à la femme d'un officier du gouvernement ; inais les
gens du peuple en sont quittes pour cent coups de bâton .
Il arrive souvent que les délinquans appartiennent à
des classes distinguées , ou soient dignes de quelques
égards de la part du souverain . Dans ce cas , la loi a
pourvu à quelques adoucissemens , et des tableaux trèsexacts
règlent le nombre d'onces d'argent qu'on peut
substituer aux coups de bambou . Un docteur- ès -lettres
se tire du bambou pour 1000 onces , un ,licencié pour
800 , un simple particulier pour 400. On peut même se
redimer du gibet pour 2500 , 2000 et 1200 onces , suivant
le rang qu'on tient dans le monde .
On doit remarquer qu'il y a fort peu d'ordre dans le code
pénal des Chinois ; les délits de simple police , les simples
3
218 MERCURE DE FRANCE ,
*
fautes contre les usages ou le cérémonial , les crimes
capitaux , sont mêlés et confondus souvent dans les
mêmes chapitres . On n'y trouve point ces distinctions
judicieuses , ces vues étendues , cette méthode qui annoncent
une législation éclairée et savante . Mais en parcourant
les différens titres de cet ouvrage , on prendra
une idée juste des moeurs des Chinois , de leur com→
merce , de l'état de leur agriculture , de leurs sciences ,
de leurs forces militaires ; c'est un livre très-important ,
et qui trouvera place dans toutes les bibliothèques où
l'on est curieux de rassembler les monumens historiques
les plus précieux . L'Europe doit savoir beaucoup de gré
à sir George-Thomas Staunton de nous l'avoir fait connaître
, et la France à M. de Sainte- Croix de l'avoir
transmis dans notre langue . SALGUES .
L'ART DE LA PARURE , ou la Toilette des Dames ; poëme
en trois chants ; par M. C. M. Avec cette épigraphe
Rien n'est beau que le vrai , le vrai seul est aimable .
BOILEAU.
A Paris , chez Lefuel , libraire , rue Saint- Jacques .
Les juges de tout poëme didactique se divisent naturellement
en deux classes : ceux de la partie technique ,
et ceux de la partie littéraire ou de l'exécution . Ce sont
comme deux tribunaux dont l'un juge le fonds et l'autre
la forme . Bien rarement se trouve-t- il des lecteurs capables
de prononcer sur le tout avec une égale connaissance
de cause . Les juges les plus éclairés du mérite
poétique des Géorgiques de Virgile ne sont pas les
agriculteurs ; et bien peu de gens de lettres sont en état
d'apprécier ce poëme sous le rapport de l'art dont il
donne des leçons . A cet égard , l'auteur du poëme sur
la Parure ou la Toilette des Dames , a un grand avantage
sur Virgile . Le seul tribunal , juge compétent de sa
doctrine et de ses principes , le Journal des Modes ,
rend en même tems des arrêts littéraires qui ont force de
loi ; et , pour le dire en passant , la réunion de ces
FEVRIER 1812. 219
deux pouvoirs dans les mêmes mains pourrait bien être ,
un jour , un germe de discorde dans la république trèsombrageuse
des lettres . Quoi qu'il en soit , comme l'ouvrage
dont il s'agit n'est pas écrit seulement pour des
modistes et des coiffeurs , comme l'auteur a su déguiser
l'aridité des préceptes sous les charmes d'une versification
élégante et facile , il aurait droit de se plaindre
du silence des autres journaux . On doit des encouragemens
à quiconque cherche à rendre la science aimable
et familière , et à la dépouiller de ce qu'elle a d'austère
et de rebutant. Les productions de ce genre sont un des
résultats de cet esprit philosophique contre lequel s'élèvent
tous les jours des censeurs chagrins qu'irrite le
progrès des lumières . Et pour ne parler ici que des
modes , qui font le sujet du poëme de M. C. M. , je
gagerais qu'il y a déjà de ces zélateurs des ténèbres qui
gémissent de voir encore une science à laquelle on arrache
ses voiles et ses mystères. Quelle science , cependant ,
est plus généralement utile ? En est-il de plus intéressante
à suivre dans ses développemens et ses révolutions ?
En est- il qui touche de plus près aux institutions et à la
morale ? Čitez un événement , un personnage célèbre
une découverte , un succès littéraire qu'elle n'ait pas
consacré . Nous avons une histoire des mathématiques ,
une histoire de l'astronomie : où est l'historien des
modes ? Que sont devenus les Boute-en - train , les Mousquetaires
, et les Culbutes , qui faisaient , il y a cent ans ,
les délices de nos pères et l'ornement de leurs femmes ?
Quels rapports intéressans à saisir entre l'expression un
peu grivoise du langage de la mode et la simplicité
encore naïve des moeurs de ce tems ? Mais qui nous donnera
la succession des modes depuis cette époque seulement
jusqu'à nos jours ? Si dans cette période d'un
siècle qui est pour nous la nuit des tems , quelques points
lumineux brillent par intervalles et jettent quelque jour
sur une des parties du tableau , tout le reste est enveloppé
d'une obscurité profonde . Il faut donc se borner
à ce que la tradition nous a conservé . Mais qu'est- ce
que la tradition ? une lumière faible , incertaine . Elle ne
remonte guères d'ailleurs au- delà de cette époque , bril-
?
220 MERCURE DE FRANCE ,
Jante , à la vérité , mais bien près de nous , où les modes
étant parvenues au degré d'importance et de considération
qu'elles méritent , on reconnut la nécessité d'établir
pour elles un ministère particulier et spécial . Quelques
gens s'en souviennent encore , ainsi que de Mlle
Bertin qui eut long-tems le portefeuille et se fit remarquer
par cette facilité de travail , partage d'un esprit
supérieur aux affaires . Que l'observateur arrête ici ses
regards ; qu'il essaie de fixer un instant , s'il lui est possible
, la mobilité de cette scène : c'est le règne des
pompons et des colifichets . Vous retrouverez par- tout
leur influence , dans un grand nombre de productions
littéraires , au théâtre , dans l'atelier des artistes . C'est
alors que Dorat tenait école de jargon , Crébillon le fils ,
de métaphysique libertine , et Boucher , d'enluminures .
Mais quelle révolution s'est opérée dans la parure ! Le
manteau grec , la tunique , le cothurne , les bandelettes!
Nous voilà tout- à- coup transportés sur les bords de
l'Eurotas ou du Tibre ; nos Françaises sont devenues
Spartiates ou Romaines . Un siècle s'est- il donc écoulé ?
Non , quelques années et l'étude de l'antique ont fait ce
prodige . La poudre a disparu ; les cheveux ont recouvré
leur couleur naturelle ; mais quel art savant dans leur
coupe ! La statuaire et la numismatique sont devenues
les auxiliaires de l'art du coiffeur . C'est désormais au
Muséum ou au cabinet des médailles qu'il ira faire ses
études les plus utiles , saisir ces nuances fines et délicates
, ces rapports de physionomies d'après lesquels il
se décidera à vous couper les cheveux à la Tilus , à
la Caracalla ou à la Sénèque . Qu'il me soit permis de
citer , à ce sujet , un fait dont j'ai été témoin . Un homme
de ma connaissance , un de ces philosophes qui , suivant
l'expression de La Bruyère , se laissent habiller par leur
tailleur , et croyent qu'il y a autant de faiblesse à fuir la
mode qu'à l'affecter , frappé d'ailleurs des avantages que
présentait celle des cheveux courts et sans poudre , fait
venir chez lui un artiste en renom , pour le coiffer à
la Titus . L'artiste opère ; la coupe finie , mon homme ,
en se regardant dans une glace , est tout étonné de trou
ver des cheveux longs et plats où il croyait trouver des
FEVRIER 1812 . 221
cheveux courts et légèrement ondés . Mais , dit- il , vous
ne m'avez pas coupé les cheveux à la Titus ? —Non ,
Monsieur , répond le coiffeur ; c'est à la Sénèque . - Et
il ne dit rien de plus : mais quelle autorité dans ce mot !
Comme il dit bien : Je sais mieux que vous ce qui convient
à l'air de votre visage ; ce n'est point la chevelure
de cet empereur qui fut nommé les délices du genre
humain , mais celle du philosophe stoïcien qui se fit
ouvrir les veines pour obéir aux ordres de Néron . On
s'est extasié sur le mot de Marcel : Que de choses dans
un menuet ! Il me semble qu'il y a dans le mot du coiffeur
, dans ce ton absolu et tranchant , un sentiment
encore plus vif de l'excellence de son art , et de la supériorité
de l'artiste . Aussi voyez comme cet enthousiasme
s'est communiqué à toutes les classes , depuis le bottier
qui disserte sur la chaussure et l'anatomie du pied , jusqu'au
tailleur et à la modiste ou au modiste ; car , Dieu
merci , nous sommes entrés en partage avec les femmes
dans le gouvernement des modes , et ce J.-J. Rousseau
témoigne bien comme sa vue était courte , et ses idées
rétrécies , lorsqu'il parle de la répugnance qu'il éprouvait
en voyant , à Venise , des hommes étaler et vendre des
chiffons . Comme tout s'ennoblit entre les mains du
génié ! Entrez dans l'atelier de Leroy ; c'est le sanctuaire
des arts vous y verrez renouveler tous leurs prodiges .
Le bloc de marbre , dans lequel Boccalini voyait la
statue la plus belle , qui n'attendait que le ciseau du
sculpteur , c'est cette pièce d'étoffe ou de gaze où sont
encore bruts ces riches manteaux , ces toques , ces
turbans , qui n'attendent que les ciseaux d'une ouvrière
habile.
Viens , Leroy , viens'; écoute et suis mes lois .
Observe chaque belle ;
Que ce corset emprisonne et modèle
Les deux contours de ses naissans appas ,
Et feigne même un sein qu'elle n'a pas.
Tout reconnaît ta voix , ta volonté ;
Pour embellir l'orgueilleuse beauté ,
222 MERCURE DE FRANCE ;
1
Comme une fée , ordonne à la nature
De se plier aux lois de la parure .
C'est l'à-propos , plus que le choix , qui mé fait citer
d'abord ces vers du poëme de la Parure . Dans l'ordre du
poëme , ils ne se trouvent qu'au second chant ; et dans
Tordre des morceaux qui peuvent donner une idée juste
du talent de l'auteur , ils ne sont pas les premiers ; mais
quelques observations générales que je prie le lecteur
de me pardonner , m'ont amené , sans que je m'en doutasse
, à parler de l'homme qui , dans le domaine de la
parure , a poussé le plus loin ses conquêtes , à l'ambition
duquel un seul genre n'a pu suffire , et qui semble les
menacer tous de la monarchie universelle ; j'ai trouvé
sur ma route le chantre de la toilette , et j'ai appelé ses
vers au secours de ma trop faible prose .
Pour procéder avec plus d'ordre , je reviens sur mes
pas . Le premier chant est consacré à l'art du coiffeur
des dames . L'auteur y prouve très-bien la supériorité de
cet art sur celui du sculpteur et du peintre. Il aurait
peut-être été plus généreux de ne pas faire descendre si
brusquement ces derniers du rang qu'ils ont usurpé dans
l'opinion , et de laisser au tems à les mettre à leur place .
Il ne faut pas toujours user de tous ses avantages . C'est
quelquefois aussi un tort d'avoir trop raison et c'est
celui du poëte , lorsqu'il prouve combien la peinture est
insuffisante pour un amant , et que jamais le portrait
d'une maîtresse n'a autant d'empire sur les sens que la
vue de l'original embelli par les mains du coiffeur ; iitl
aurait même pû dire , en bonnet de nuit. La conclusion
du parallèle n'est pas plus avantageuse à la sculpture et
à la peinture. En vain se targueraient- elles d'une plus
longue durée : que peut l'homme ? leur dit le poëte ,
.. Ah ! sa fragilité
En vain aspire à l'immortalité.
Tout s'use et meurt ; tout , et le marbre à peine .
Des traits douteux de la grandeur romaine
Conserve encor un léger souvenir.
FEVRIER 1812 . 223
Invoquez donc et la toile et l'airain ?
Non , quand votre art , dans les races futures ,
Du tems jaloux braverait les injures ,
Peintres , sculpteurs , il n'est pas immortel .
Passant ensuite à des considérations encore plus générales
, la vicissitude des saisons , emblême des vicissitudes
humaines , lui fournit ces jolis vers :
Oui , le printems ne fait que nous sourire
Et déjà triste , il pâlit , il soupire
Du vif éclat du dévorant été
Qui l'éblouit par trop de majesté.
De ses enfans orgueilleuse l'automne
Brille d'abord , et pleurant sa couronne ,
La livre enfin aux trop jaloux autans
Dont la fureur en jonche au loin les champs ,
Pour préparer un trône sans verdure
Au sombre hiver , tyran de la nature .
La répétition de l'article du , au troisième vers , est
d'un effet désagréable ; j'en dirai autant de la préposition
pour qui commence toujours mal un vers et donne
à la phrase une tournure prosaïque ; mais en général ,
toute cette digression qui termine le premier chant a bien
inspiré l'auteur . Je suis fâché seulement qu'il appelle
cela un épisode : ce qui signifie communément une action
qui se lie, au sujet.
Le second chant traite de l'Art de la Modiste et de la
Parure. L'auteur ne démontre pas moins victorieusement
la supériorité de cet art sur celui du peintre et du
sculpteur. On pourra lui reprocher d'être revenu sur les
mêmes idées qu'il avait déjà développées dans le premier
chant: mais il y a des vérités qu'on ne saurait trop inculquer
à certains esprits . Je lui ferai un reproche plus
grave : c'est de se démentir de la rigidité de ses principes
, et de s'être cru obligé à des concessions . Je dénonce
donc une conspiration des notes du poëme contre
le texte : « Quelle est , dit une de ces notes , l'âme de
>> bronze qui n'admirerait pas l'Apollon du Belvédère , la
» Vénus de Médicis , et les tableaux de Raphaël ? » Je
vois bien ce qui gêné l'auteur et ce qui lui a dicté cette
»
224
MERCURE DE FRANCE ,
phrase : on dit que la poésie et la peinture sont soeurs ;
et comme poëte , il se croit tenu à des ménagemens
envers la peinture ; mais , après tout , ce ne sont là que
des intérêts de famille auxquels on ne doit jamais sacrifier
la vérité .
Dans les deux premiers chants , l'auteur n'a considéré
que la partie matérielle de l'art ; dans le troisième , il
traite de la partie morale , c'est-à- dire , des vertus et des
qualités essentielles au coiffeur et autres artistes de la
mode. Cicéron définit l'orateur : un homme de bien ,
habile à bien dire . Changez , suivant le cas et le genre
de talent , la seconde partie de cette définition , et vous
aurez celle qui convient au coiffeur , au modiste ou au
tailleur. Calme des sens , respect , discrétion , patience et
exactitude ; voilà ce que le poëte exige d'eux . Figaro
lui dirait ; aux vertus que vous exigez d'un tailleur ,
connaissez-vous beaucoup de pratiques qui soient dignes
de l'être ? Pour le calme des sens , la chose s'explique
d'elle -même ; et l'on conçoit qu'un tailleur de femmes ,
par exemple , ait quelquefois besoin d'une grande continence
; à moins que les dames qu'il habille ne ressemblent
à cette grande princesse qui faisait remettre sa jarretière
par un page , et qui flattée de l'impression qu'elle
avait produite sur un adolescent , lui donnait de quoi
appaiser ailleurs le trouble de ses sens .
Une analyse , toujours un peu froide , ne fait connaître
que très -imparfaitement un poëme , et sur- tout un
poëme didactique . J'aurais mieux fait pour le lecteur ,
pour l'auteur et pour moi , de citer un plus grand nom →
bre de vers . La critique trouverait à reprendre dans
l'ouvrage de M. C. M. , quelques négligences , une
marche incertaine et des longueurs dans le second
chant ; dans la versificatiou , un grand abus des enjam→
bemens , abus condamnable , sur-tout dans les vers de
dix syllabés , dont il rompt désagréablement la mesure .
Pour mon compte , je souscris volontiers , à quelques
modifications près , au jugement qu'en a porté la maîtresse
même de l'auteur. « Ton coeur t'a quelquefois
» dicté ( je crois que l'esprit y a encore eu plus de part) :
» mais ton poëme a bien des négligences qu'on ne te
FEVRIER 1812 . 225
SEINE
» passera point ; malgré cela risques-en l'impression ; la
» critique ( je souhaite que ce soit une critique plus ha
» bile que la mienne ) t'éclairera , et tu feras neu
J'oubliais de dire que le livre est orné d'une jolie
gravure représentant une femme à sa toilette et entre
les mains d'un coiffeur . Le sujet en est pris d'un pas .
sage du troisième chant , qui n'est pas un des moins
agréables de l'ouvrage.
LANDRIEUX
MEHALED ET SEDLI , HISTOIRE D'UNE FAMILLE DRUSE ; par
M. le baron de DALBERG , frère de S. A. R. le grandduc
de Francfort . Deux vol . in- 12 . Prix , 4 fr.
50 c. , et 5 fr . 5o c . frane de port ; papier vélin , 7
fr.,
et 8 fr. franc de port . A Paris , chez F. Schoell
libraire , rne des Fossés- Saint- Germain -l'Auxerrois
n° 29.
-
LES Druses sont un peuple intéressant et singulier qui
habite les hauteurs du Mont-Liban , et s'est répandu
dans les environs de Seïde , Balbeck , Tripoli , Saint-
Jean- d'Acre , jusqu'au Jourdain et même en Egypte .
Ses moeurs simples rappellent le tems des patriarches.
Les Druses ont leurs vertus antiques , leur amour pour
l'hospitalité , et plus de respect pour les femmes . Bien
que tributaires des Turcs , ils ne laissent pas de conserver
une certaine indépendance . Trois religions règnent
parmi eux le catholicisme , une sorte de religion naturelle
, et le drusisme , ou la religion de Hakem ; mais
tous , en général , et ces derniers en particulier , aiment
et pratiquent la tolérance , si du moins l'on en croit les
Européens qui ont voyagé parmi eux , et dont plusieurs
sont connus par leur véracité comme par leurs lumières .
Si des moeurs nouvelles et un théâtre nouveau sont
de grands avantages pour le romancier qui veut ranimer
notre curiosité un peu languissante , on doit féliciter
l'auteur de Mehaled et Sedli d'avoir choisi ses héros
parmi le peuple dont nous venons d'esquisser le tableau..
Son ouvrage n'est , en effet , que l'histoire d'une famille
druse , qui appartient à la religion de Hakem ou des
Р
Ե
LA
226 MERCURE DE FRANCE ,
initiés . Son chef , le Cheik- el - Ben , jouit dans ses montagnes
d'une honnête aisance . Il est heureux père et
heureux époux ; mais , quoiqu'il aime tous ses enfans ,
Sedli , sa fille ainée , et Haled , le dernier de ses fils , ont
la plus grande part à sa tendresse. La paix règne dans
sa demeure jusqu'au moment où l'amour s'y introduit
sous le nom et la figure de Mehaled , jeune Bédouin ,
orphelin dès l'enfance , qui vient demander un asile au
Cheik , après une bataille où la plupart de ses compagnons
d'armes ont péri . Mehaled et Sedli se sentent
bientôt épris l'un de l'autre : mais quels obstacles ne
s'opposent pas à leur union ! Le plus grand est peut-être
la différence de leurs croyances , et cependant il s'applanit.
Le Cheik convertit Mehaled à la foi des Druses ;
il le fait initier aux mystères de Hakem , et tout se prépare
pour le bonheur des deux amans , lorsqu'il est toutà-
coup anéanti par la plus affreuse découverte ! Les
Druses sont hospitaliers comme les Arabes , mais ils
sont aussi vindicatifs que les Italiens des républiques du
moyen âge : les haines y sont héréditaires comme dans
les familles des Montaigu et des Capulets. Mes lecteurs
devinent le reste . Le généreux Cheik -el-Ben a perdu
son père à -peu - près à l'époque où Mehaled s'est refugié
chez lui ; il n'a pu découvrir encore quel est le meurtrier
dont il doit tirer vengeance , et tout d'un coup il apprend
de la bouche de Mehaled lui-même , que ce meurtrier
n'est autre que Mehaled . Voilà de ces situations
qui ne peuvent guères se trouver que dans les moeurs
orientales . Mehaled au désespoir , livre sa tête au père
de Sedli le Cheik, lève son poignard ; il va frapper :
mais les devoirs de l'hospitalité se représentent aussitôt
à son esprit , et font taire les lois de la vengeance . Il
jette une bourse d'or à Mehaled en lui ordonnant de
s'éloigner Mehaled s'enfuit et laisse la bourse .
Que va devenir cet amant si tendre ? que deviendra sa
chère Sedli ? Ne nous en mettons pas trop en peine ;
l'auteur saura bien les réunir. Je ne m'en inquiéterais
même pas davantage et je renverrais mes lecteurs à son
ouvrage , si je ne devais leur faire faire connaissance
avec un personnage qui doit y jouer un grand rôle , et
FEVRIER 1812 .
227
même en déterminer la tendance , pour me servir d'une
expression de nos voisins . Mehaled a quittéles montagnes
des Druses ; il s'achemine vers Saint-Jean- d'Acre pour
prendre du service dans les troupes du Cheik Daher ;
mais la peste désole cette ville et le Cheik avec son
armée campe dans les environs. Mehaled au milieu de
cette désolation générale est à la veille de mourir de
faim. Quelques fruits abandonnés dans une chambre
d'un caravanserail désert le soutiennent , et le véritable
hôte de cette chambre , le maître des fruits lui rend
bientôt l'espérance en lui promettant son crédit auprès
du Cheik. Cet hôte , vieillard vénérable , est le personmage
que nous venons d'annoncer . Ce n'est pourtant pas
encore dans ce moment que l'auteur juge à propos de le
faire connaître . A peine a-t-il rendu service à Mehaled
qu'il s'en sépare , et ce n'est qu'après de longues et
nombreuses aventures qu'ils sont réunis . En attendant,
Mehaled fait sous le Cheik Dahen une fortune brillante ;
il revient au Liban ; il sauve Haleb , fils de Cheik el Ben
qui lui pardonne alors la mort de son père , et lui donne
la main de Sedli . Les nouveaux époux jouissent d'un
parfait bonheur ; mais ils sont bientôt ruinés , séparés
par de nouveaux orages . Cheik el Ben avec sa femme ,
Haleb et Sedli mendient leur pain en chantant des poésies
druses et persannes , jusqu'au moment où leur bonne
étoile leur rend Mehaled à la cour de Géorgie où il occupe
un poste aussi honorable que lucratif. Le tzar de
Teflis comble de bienfaits toute la famille , et c'est
dans le voisinage de la terre qu'il leur a donnée , que
Mehaled reconnaît dans un saint ermite le vieillard vénérable
qui l'avait recommandé au Cheik Daher. C'est alors
aussi que le vieillard raconte son histoire , non pás à
Mehaled seul , mais à toute la famille druse , et que se
développe la tendance religieuse du roman . On voit que
l'auteur , bien au-dessus sans doute de ce genre généralement
frivole , n'en a adopté les formes que pour arriver
plus facilement à son but qui n'était rien moins que de
mettre au jour l'excellence du christianisme . Son vieil-
Jard était sans doute le personnage le plus propre à nous
y conduire . Il est né dans la religion des Guèbres , il en
P. 2
228 MERCURE DE FRANCE ,
a même été prêtre et docteur ; il a vécu avec les Brames
sur les bords du Gange , et a connu tous les mystères
de leur religion ; il a voyage au Thibet et a pénétré dans
tous tous les secrets du lamisme . Rien ne lui est échappé
de la doctrine des Musulmans ; et long - tems de toutes
ces croyances il a cru devoir préférer celle de Zoroastre...,.
mais l'évangile ne lui était pas connu . Une vision lui en
révèle enfin l'existence ; il brûle de s'instruire . De pieux
solitaires prennent soin de lui , et bientôt les lumières
de la foi dissipent les ténèbres dont jusqu'alors son ame
avait été environnée . Il se fait chrétien ; le baptême lui
inspire autant de zèle qu'à Polyeucte , mais son zèle est
plus éclairé ; il ne va point briser les idoles , mais prêcher
la foi dans les pays les plus lointains ; il a su y gagner à
Dieu un grand nombre d'ames , et n'a consenti à se
reposer dans l'ermitage où le trouve la famille druse ,
que lorsque la vieillesse l'a rendu incapable de poursuivre
ses apostoliques travaux.
Mes lecteurs sentent fort bien , sans doute , quelle
impression produit sur le bon Cheik el Ben et sur sa
famille le récit d'une vie si sainte et d'une conversion si
complète , dans la bouche d'un homme aussi éclairé.
Mehaled , Haleb et Sedli sont les premiers qui suivent
son exemple ; les autres Druses se rendent ensuite , et le
Cheik lui même les imite , non sans avoir résisté ; mais
au lieu de lui savoir mauvais gré de cette résistance , je
ne sais trop , humainement parlant , s'il n'eût pas mieux
yalu que ce vieillard respectable mourût Druse comme
il avait vécu . Le lecteur retire ordinairement trop peu
de fruit des conversions trop miraculeuses , et il me
semble que notre illustre auteur aurait pu se souvenir
que Corneille , qui n'a pas épargné les miracles dans
Polyeucte, a eu soin cependant de laisser Sévère païen .
Je dois suspendre ici cette analyse , pour ne pas priver
les lecteurs de chercher le dénouement dans l'ouvrage
même qui , comme on vient de le voir , n'est pas du
genre de ces romans que l'on voit paraître tous les jours.
Il s'en distingue et par la noblesse de son but , et par la
nouveauté des moeurs qu'il retrace , et par la vaste érudi
tion qu'il suppose dans l'auteur . C'est dans l'avant-propos et
FEVRIER 1812 . 229
dans les notes qu'il l'a répandue ; on est étonné , sur-tout
en lisant ces dernières , du grand nombre d'ouvrages que
M. le baron de Dalberg a mis à contribution pour nous
donner deux petits volumes sous la modeste forme d'un
roman. On sent fort bien d'ailleurs que ses recherches
ont dû particulièrement se porter sur le peuple druse . Le
tableau qu'il en fait dans l'avant-propos , et leur catéchisme
qu'il nous donne en entier à la fin du second
volume , offrent les rapprochemens les plus singuliers .
Ainsi , nous lisons dans l'avant-propos que les Druses
initiés sont amis des chrétiens ; nous les voyons , dans le
cours de l'ouvrage , assister sans scrupule au service
divin , soit dans les églises , soit dans les mosquées ; et
nous trouvons dans leur catéchisme le dogme le plus
intolérant qu'aucune secte ait jamais professé . « Si un
homme ( demande le catéchiste ) venait à reconnaître
notre saint culte , à le croire et à s'y conformer , seraitil
sauvé ? Jamais ( répond le catéchumène ) ; la porte
est fermée , l'affaire est finie , la plumé est émoussée ; et
après sa mort , son ame va rejoindre sa première nation et
sa première religion . » Je ne connais que les Indous qui
ferment ainsi tout accès au prosélytisme , mais au moins.
sont-ils conséquens dans leur intolérance , puisqu'ils
évitent toute participation au culte et à la société des
infidèles qui pourrait souiller leur pureté .
Ce catéchisme renferme encore d'autres détails d'autant
plus curieux que le fondateur du drusisme ayant eu
à puiser dans plusieurs religions déjà existantes , semble
souvent n'avoir voulu s'en approprier que les absurdités .
Il annonce , par exemple, une espèce de règne de mille ans ,
ou de jugement de Dieu , lequel arrivera lorsqu'on verra
les rois changer et les chrétiens avoir l'avantage sur les
musulmans . C'est alors que les vrais croyans , les sectateurs
de Hakem , auront leur récompense , et cette récompenseseratoute
matérielle ; ils commanderont sur la terre,
ils seront revêtus de pachalisks , de visirats , de principautés
. Les infidèles seront punis en même tems et d'une
manière également matérielle . Les plus maltraités seront
les apostats du drusisme : « leurs alimens deviendront
amer's lorsqu'ils voudront boire et manger ; ils seront es230
MERCURE DE FRANCE ,
claves des véritables adorateurs de Dieu . Dieu leur met→
tra sur la tête un bonnet de peau de cochon et leur passera
dans l'oreille un anneau de verre noir qui , dans l'été , les
brûlera comme le feu , et dans l'hiver les gèlera comme
la neige. Les juifs et les chrétiens , subiront les mêmes
peines , mais à de moindres degrés . »
Je ne serais pas prêt à finir si je voulais citer toutes les
autres rêveries des Druses : il vaut mieux remarquer que
leur morale n'en est pas moins bonne , comme celle de
toutes les religions , tant il est vrai que l'esprit de l'homme
peut s'égarer et non pas sa conscience . Au reste , même
après la lecture de leur catéchisme , même après les descriptions
que l'on nous a données de leurs moeurs , il
faut avouer que nous ne connaissons pas encore leur
véritable croyance . Nous lisons dans la note 2 , qu'un
veau d'airain en est le mystérieux symbole , et que l'on
n'en apprend la signification que dans les grades d'initia
tion les plus élevés , et sans doute il faudrait la connaître
pour se faire une juste idée de ce culte singulier. L'auteur
observe d'ailleurs très- bien que le secret dont les
Druses couvrent leur doctrine , et les épreuves qu'ils
font subir à leurs initiés , ressemblent beaucoup à ce qui
s'est pratiqué dans les mystères anciens , à ce qui se pratique
encore aujourd'hui dans certaines associations
mystérieuses ; il désirerait que l'on pût faire des recherches
pour savoir si , à l'époque des Croisades , la doctrine des
Druses n'eut pas quelque influence sur ces associations .
Ce point d'histoire ne serait point en effet sans intérêt ,
mais je doute qu'on en tirat des lumières sur l'origine et
le but de ces diverses sociétés . Ce but est connu dans les
premiers tems des initiés du plus haut grade ; on en conserve
même la connaissance aussi long-tems qu'on espère
encore d'y arriver : mais lorsque cette espérance est évanouie
, la mémoire s'en affaiblit et s'éteint peu -à-peu ; il
ne reste plus que les formes mystérieuses dont elle était
enveloppée , et que l'on continue à suivre par supersti¬
tion ou par habitude , quoiqu'on n'en connaisse plus le
sens . Telle a été l'histoire de plusieurs de ces associations
modernes que M. le baron de Dalberg avait en vue dans
sa note ; et il se pourrait fort bien qu'il en fût ainsi de la
FEVRIER 1812 . 231
doctrine des Druses , dont les plus habiles seraient peutêtre
aujourd'hui fort embarrassés de nous expliquer leurs
symboles mystérieux .
Finissons cet article trop long pour un roman ordinaire
et trop court peut-être pour celui- ci , en disant qu'il
est digne d'un auteur dont le nom n'est pas moins illustre
dans les lettres que dans l'histoire , et en le recommandant
à toutes les classes de lecteurs qui y trouveront, selon
leur goût , de l'instruction ou de l'intérêt , fondés sur les
opinions les plus orthodoxes et sur les principes les plus
solides . M. B.
VARIÉTÉS.
SPECTACLES . - Revue des Spectacles . - Pendant tout
le mois qui vient de s'écouler , les théâtres sont restés dans
une inaction presque complète , du moins quant aux nouveautés
; et cependant l'hiver est pour eux la saison des
recettes .
Le Théâtre Français , si riche de son ancien répertoire ,
n'offre que bien rarement au public des ouvrages nouveaux;
depuis trois mois nous n'avons vu paraître sur cette noble
scène qu'une petite comédie en un acte et en vers . L'accueil
fait à l'Auteur et au Critique ( titre de l'ouvrage qui n'a eu
qu'une seule représentation ) , aura probablement fortifié
les comédiens français dans leur résolution de ne vivre ,
comme les prêtres et les médecins , qu'aux dépens des
morts . Pourrait- on les en blâmer , lorsque l'on remarque
qu'à l'exception des Deux Gendres , nul ouvrage marquant
n'a paru depuis long-tems sur notre premier théâtre ? En
attendant que l'on découvre une tragédie qui soit vraiment
tragique , et une comédie qui fasse rire , Talma , Saint-
Prix , Damas , Lafond et Ms Raucourt et Duchesnois ,
jouent les tragédies de l'ancien répertoire ; Fleury , Michot,
les chefs -d'oeuvre de Molière , Regnard et Destouches . Il
faut en convenir , Thalie a tout récemment éprouvé des
pertes sensibles ; mais riche encore des talens qui lui restent
, elle rivalise de zèle avec Melpomène . On vient de
remettre le Bourgeois Gentilhomme . Dugason , dont le
talent ne fut peut-être pas pendant sa vie assez généralement
estimé , avait donné à ce rôle un caractère d'originalité
232 MERCURE DE FRANCE ,
qui rendait la comparaison dangereuse pour son successeur,
Michot s'est tiré heureusement de cette épreuve difficile ;
la manière dont il a joué M. Jourdain , a confirmé dans
leur opinion ceux qui croyaient depuis long-tems qu'il
ne manque à cet acteur qu'un peu de confiance pour jouer
tous les rôles de l'emploi de Dugason , avec le plus grand
succès cette modestie est remarquable sur- tout dans un
moment où tant de gens croyent remplacer le talent qui
leur manque par une présomption sans bornes .
:
On a représenté au Théâtre Feydeau , l'Homme sans
façon , opéra en trois actes , paroles de M. Sewrin , muside
M. Kreutzer : cet opéra ayant obtenu du succès , nous
comptons en faire le sujet d'un article à part.
Le Théâtre de l'Impératrice , où les petites comédies se
succèdent avec tant de rapidité , a laissé écouler le mois de
janvier sans exposer aux hasards d'une première représentation
les nombreux essais que vienuent déposer dans
ses cartons les jeunes aspirans aux faveurs de Thalie .
Il est vrai que cette scène est presque uniquement occupée
, depuis un mois , par Conaxa et ses gendres . Cette
vieille production d'un jésuite inconnu , a été accueillie
avec enthousiasme par la malignité publique qui lui a
trouvé des ressemblances avec la pièce d'une jeune académicien.
Sans doute le sujet des Deux Gendres est le même
que celui de Conaxa ; sans doute M. Etienne a emprunté
huit ou dix vers au jésuite . Eh bien ! où est le mal ? Pour
quoi tant de clameurs pour un plagiat si permis ?...
Le Théâtre du Vaudeville , si laborieux ordinairement ,
n'a offert à la curiosité de ses habitués que l'Enfant prodigue
ou le Retour d'Arlequin . Je doute que l'aimable
poëme de M. Campenon puisse jamais donner naissance
un plus médiocre ouvrage : nous ne rendons compte , le
plus souvent , que de la première représentation d'un ouvrage
; mais le sort de ce malheureux enfant prodigue a
été si différent , aux deux premières , que ce serait tromper
pos lecteurs que de ne pas
leur parler des évènemens qui
ont signalé ces deux soirées . La première pourrait être
appelée la soirée orageuse ; la pièce a été outrageusement
sifflée ; le parterre a rendu justice à l'ouvrage ; je ne me
rappelle pas avoir assisté à une chute plus complète et
sur- tout plus méritée . Je croyais bien et dûment enterrée
et pour toujours , la malencontreuse nouveauté . Quelle
.
FEVRIER 1812 . 233
est ma surprise de voir la pièce annoncée le lendemain ,
contre la coutume de ce théâtre où l'on ne représente que
le surlendemain les ouvrages applaudis ! Je ne pus résister
au désir d'y revenir . Je m'attendais à un tapage plus violent
que la veille ; je croyais que le public , indigné que
l'on eût méprisé son premier arrêt , se prononcerait plus
fortement encore , s'il était possible ; mais combien Sancho
Pança avait raison de dire que les jours se suivent et
ne se ressemblent pas ! Qu'est devenue cette juste sévérité
que le parterre avait déployée la veille ? tout est écouté ,
accueilli ; des couplets excessivement faibles , pour ne rien
dire de plus , reçoivent des témoignages de satisfaction
d'un public tellement bénévole , que l'on eût dit que la
salle était pleine de spectateurs particulièrement intéressés
au succès de l'ouvrage.
Pauvres gens de lettres qui vous croyez jugés lorsque le
parterre a prononcé , imitez l'auteur de l'Enfant prodigue ,
appelez des décisions du public ; fatiguez-le par votre opiniâtreté
; et si vous n'obtenez la récompense due au talent ,
vous arracherez au moins ce que l'on ne peut refuser à
l'importunité.
On a donné au Théâtre des Variétés le Mariage de
M. Dumollet.
La Famille d'Agamemnon , celle d'Edipe , occupent
presque exclusivement la scène tragique : cette usurpation
mettait de mauvaise humeur l'auteur du poëme de la Gastronomie
, qui s'écriait dans une boutade pleine d'esprit :
« Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? >
'
Les familles des Roussel , des Jocrisse , ont régné longtems
sur les scènes secondaires de la Cité et des Variétés
mais ils trouvent un digne concurrent dans M. Dumollet .
Ce héros des Trois Etages, offre le tableau des prétendues
tribulations qui attendent à Paris un sot de province ;
mais je puis rassurer les pauvres d'esprit , et je leur certifie
que bon nombre de sots , et même de sots à prétentions ,
vivent très -paisiblement dans la capitale . Dans le Départ
pour Saint-Malo , ce malheureux Dumollet , après s'être fait ,
pour son argent , auteur de mélodrames , et avoir payé
cent écus le droit de voir figurer son nom dans la liste
mortuaire des auteurs sifflés pendant l'année , prend le sage
parti de revoir ses dieux pénates : il arrive enfin à Saint-
Malo , où de nouvelles contrariétés l'attendent au sein de
234 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
sa famille ; mais tout se termine par un mariage d'autant
plus heureux que cette fois le niais épouse la plus jolie fille
de son endroit.
Les suites ne sont pas toujours heureuses : le Départ
pour Saint-Malo ne vaut pas les Trois Etages , et le Mariage
de Dumollet ne vaut pas le Départ pour Saint-Malo ,
dont il est encore la suite ; on n'y retrouve ni l'esprit , ni
la gaîté qui ont fait le succès des deux premières pièces ..
J'attends M. Desaugiers à l'agonie et à l'enterrement de
M. Dumollet : nul doute que sa mort n'offre quelque par
ticularité dont il serait fâcheux de priver ceux qui se sont
intéressés au sort de cet illustre Breton . B.
Il a paru dans l'un des derniers Nos du Mercure de France, sous la
lettre P*** , un extrait du Nouvel Almanach des Muses , dans lequel
extrait un homme de lettres connu est désigné , d'une manière peu
obligeante , comme auteur d'un article de journal signé Z. On a observé
avec raison qu'il est inconvenant d'attribuer publiquement à tel
ou tel ce qui n'est pas signé de son nom , et qu'en second lieu le talent
et le caractère de l'homme de lettres dont il s'agit , méritaient d'êtro
mieux appréciés .
POLITIQUE.
Les dernières nouvelles de Hongrie continuent à donner
pour certain que le divan est moins que jamais disposé à
la paix.
Il avait d'abord rejeté , avec fierté , les premières propositions
faites par le général en chef russe qui lui en a fait
parvenir d'autres ; on doute que celles-ci soient mieux
accueillies du moins elles ne retardent en rien les préparatifs
de guerre.
Tous les corps turcs qui se forment , se rassemblent dans
la Bulgarie méridionale , près de Schumla . C'est avec raison
que cette position est regardée comme un des boulevards
de l'empire ture . Elle est protégée par des montagnes
inaccessibles , et aucune armée étrangère n'a pu encore la
franchir.
Un corps assez nombreux de janissaires et quelques autres
troupes qui se trouvaient à Constantinople , ont reçu l'ordre
formel de se rendre , à marches forcées , au camp de Schumla .
Quiconque, sous quelque prétexte que ce soit , arrêtera ou
contrariera la marche des troupes , sera puni de mort .
Le nouveau capitan-pacha a reçu l'ordre de prendre les
mesures les plus efficaces pour équiper promptement la
flotte ottomane , stationnée depuis un an à Bujucdère ; mais
la saison est trop avancée pour qu'elle puisse entreprendre
une expédition importante. On sait d'ailleurs que l'escadre
russe , qui , pendant toute l'année 1811 , a été maîtresse
de la Mer-Noire , est retournée dans les ports de la Crimée
pour s'y mettre en sûreté pendant l'hiver .
Les négociations continuent toutefois à Bucharest. L'armée
russe a pris des quartiers d'hiver étendus . Depuis la
suspension des hostilités , le commerce du Levant a repris
quelqu'activité .
A Vienne , on annonce comme prochain le départ de
l'Empereur pour Presbourg ; il doit y terminer les travaux
de la diète et l'on donne à cet égard les détails suivans :
Les résolutions de S. M., communiquées à la diète de
Hongrie par S. A. I. l'archiduc Palatin , sont de nature à
faire croire qu'elle terminera bientôt ses séances. La volonté
236 MERCURE DE FRANCE ;
que
de S. M. est les délibérations des Etats ne durent pas
au-delà de quatre semaines , à partir du jour des communications
qui leur sont faites ; à cette époque la diète sera
close et finie . Il ne restera qu'une commission permanente
qui s'occupera seulement des affaires de finances , de concert
avec S. Ex. le comte de Wallis .
Le dernier numéro du Mercure était sous presse , quand
le bruit s'est répandu que Valence avait ouvert ses portes ,
et reçu une honorable capitulation ; que le sang avait été
épargné , et que le salut d'une ville si intéressante était un
des titres de gloire le plus chers à son vainqueur . Telles
sont , en effet , les expressions du maréchal Suchet dans sa
relation ; elles sont assez nobles et assez touchantes pour
qu'on se plaise à les transcrire : « Ce qui est pour moi ,
dit-il , un objet particulier de bien vive satisfaction , c'est
qu'un résultat aussi important ne coûte aucune perte . »
Ce résultat , le voici , tel qu'il est énoncé dans les lettres
du maréchal et dans la capitulation :
« La hardiesse des travaux du génie , qui , dans la nuit
du 1º au 2 janvier , a ouvert la tranchée à 70 et 80 toises
des ouvrages de l'ennemi , et qui , en quatre jours et quatre
nuits , a porté ses sappes jusqu'à quinze toises du fossé ;
les efforts surprenans de l'artillerie , qui a élevé ses batteries
à soixante toises , et qui est parvenue à les armer , malgré
des pluies et des chemins affreux ; la constance de l'infanterie
à partager tous ces travaux , ont entraîné l'abandon
des lignes ennemies armées de 81 pièces de canon .
Ces lignes ont six mille toises de développement ;
Valence a dépensé douze millions de réaux pour les élever
, et employé des milliers de bras pendant deux ans .
J'avais fait commencer le bombardement le 5 ; j'ai
offert une capitulation le 6 , qui a été rejetée ; j'ai fait redoubler
le feu , et , en trois jours et trois nuits , 2700 bombes
sont tombées dans la ville , ont causé des explosions
et plusieurs vastes incendies . L'artillerie , par une louable
émulation , était parvenue à élever deux batteries de dix
pièces de 24 chacune , prêtes à faire brêche sur la dernière
enceinte . Le génie , avec son activité ordinaire , était arrivé
à se loger dans les dernières maisons des faubourgs , et à
attacher le mineur sous deux portes principales de la ville ,
lorsque le général en chefBlake, craignant les suites terribles
et prochaines d'un assaut , a accepté une capitulation qui
met au pouvoir de l'Empereur la ville de Valence , 374
bouches à feu , 180 milliers de poudre , 3 millions de car◄
FEVRIER 1812 .
237
Fouches , 16,131 prisonniers de ligne , suivant l'état remis
par le général chel d'état-major espagnol , et 1950 malades
aux hôpitaux de Valence et de Valdigna ; 1800 chevaux de
cavalerie et d'artillerie , 21 drapeaux , 893 officiers , 22 géné
raux ou brigadiers , parmi lesquels Zayas et Lardizabal ,
commandant les divisions expéditionnaires ; Miranda ,
Marco del Ponte , commandant l'armée de Valence ; Sea ,
commandant la cavalerie ; le marquis de Rocca , etc.;
quatre lieutenans-généraux , six maréchaux-de-camp , et
une grande quantité de colonels ; le général en chef O-donnel
et le capitaine -général Blake .
Dans cette occasion , les insurgés font une perte irréparable
; ils perdent 50 bons officiers d'artillerie , sortant de
l'école de Ségovie ; 383 mineurs et sapeurs , et 1400 vieux
artilleurs , parmi lesquels quatre belles compagnies d'ar
tillerie à cheval , servant 30 pièces de bataille attelées .
Le 10 au matin , l'armée insurgée renfermée dans
Valence a défilé devant les aigles françaises ; sa marche a
duré jusqu'à la nuit.
Le général Blake , chef de l'insurrection , et six de ses
aides-de-camp , sont partis sous l'escorte du colonel Pech ;
je les ai dirigés snr Pau. Le général comte Pannetier est
parti avec la première colonne de 7000 prisonniers , par la
route de Terruel ; une pareille colonne prend la route de
Tortose . J'ai fait partir pour Saint-Philippe une colonne
de 2000 prisonniers , afin d'échanger tous les prisonniers
français qui se trouvent à Mayorque et Cadix .
" Les milices se désarment avec la plus grande activité,
et déjà la tranquillité est rétablie dans cette belle province .
J'ai nommé commandant de la ville le général Robert , dont
je fais un cas particulier . Le général Harispe occupe St.-
Philippe avec sa division , et pousse des partis sur Alicante .
Nous découvrons tous les jours de nouveaux magasins
d'armes , d'habits fournis par les Anglais. Leur soi - disant
consul Tapper était le boute-feu de l'insurrection ; il n'épargnait
ni argent , ni promesses , ni libelles , pour irriter
les esprits . Les Espagnols se plaignent vivement d'être sans
cesse poussés à des mesures désespérées par les Anglais ,
et de s'en trouver ensuite abandonnés ( 1 ) . »
(1 ) Par un hasard singulier et un rapprochement piquant , le
même No du Moniteur qui annonce la prise de Valence contient une
lettre d'un officier anglais de l'armée de Portugal, Cet officier n'y
238 MERCURE DE FRANCE ;
La munificence impériale s'est hâtée d'assigner à de si
grandes actions des récompenses proportionnées .
Le maréchal comte Suchet est nommé duc d'Albufera .
Ce duché et les domaines qui en dépendent lui sont donnés
en toute propriété . Ils seront possédés par lui comme
fief de la couronne impériale . La jouissance desdits biens
court du 1er janvier 1812 .
Des domaines situés dans la province de Valence , jusqu'à
la valeur d'un capital de 2000,000,000 , seront réunis
au domaine extraordinaire . L'intendant général de ce domaine
en fera prendre de suite possession et les réunira
aux autres biens du domaine extraordinaire de S. M. , en
Espagne.
Le prince de Neufchâtel major-général remettra à l'intendant
général du domaine extraordinaire de St M. ,
l'état des généraux , officiers et soldats de l'armée d'Espagne
, et sur-tout de celle d'Arragon , qui se sont distingués ,
afin qu'ils puissent recevoir des marques de la satisfaction
et de la munificence impériale .
Au moment où Valence tombait , il est curieux de voir
quelle idée on se formait à Londres de l'état de la place et
des forces de ses défenseurs .
On lit dans les papiers anglais du 21 : les dépêches de
Gibraltar , jusqu'au 28 décembre , ne contiennent aucune
nouvelle de Valence , qui , nous l'espérons , ne s'est pas
encore rendue . Suchet n'a pas plus de 13,000 hommes ,
ayant été obligé d'en détacher 5000 sur l'Arragon contre
Mina et l'Empecinado . La Castille est aussi dans une situation
inquiétante pour les Français , qui y sont harcelés de
tous les côtés.n 1
<<Blake a 40,000 hommes sous les armes , dont 20,000 sont ,
dit-on , de troupes réglées . Nous avons lieu d'espérer
qu'avec une telle supériorité il ne se bornera pas à des opérations
défensives , qu'il ne laissera pas les Français empor
ter ses ouvrages , et qu'il ne se laissera pas enfermer luimême
dans la ville .
parle que des amusemens du camp : il n'y est point question du
champ de bataille , point question des Espagnols et de la cause qu'ils
défendent. Notre occupation , dit l'auteur de la lettre , est , PENDANT
LA JOURNÉE , LA CHASSE AU TIR et A LA GROSSE BÊTE : voilà les
nobles occupations des alliés des Espagnols , et les efforts courageux
qu'ils tentent pour les seconder , quand leurs places sont emportées ,
que leurs cités ouvrent leurs portes , et que leurs armées déposent les
armes devant les Français .
FEVRIER 1812 .
239
77
Les Français avec 15,000 hommes serrent de près Tariffa .
Ils ont devant cette ville de la grosse artillerie , avec laquelle
ils battent en brêche . Les assiégés se défendent vigoureusement
. Le colonel Gough est renfermé dans la place avec
un régiment anglais ; d'un autre côté , les chaloupes canonnières
et les vaisseaux de guerre anglais inquiètent beaucoup
les Français . Toutefois on croit qu'ils auront pratiqué
une brèche.n
Les nouvelles de Gibraltar , du 22 janvier , portent que
l'ennemi a élevé de nouvelles batteries au défilé de Lapina,
pour incommoder et chasser , s'il est possible , les bâtimens
anglais en station devant ce port: L'ennemi a attaqué
Tariffa le jour du départ du Conqueror , on a entendu à
Gibraltar une canonnade très-vive . Les Français ont à
Rattau 10,000 hommes et 18 pièces de canon . Au départ
des nouvelles , Tariffa était investi de très-près . "
:
Les forces qui défendent la place s'élèvent à 5000 hommes
. Dans un combat livré le 20 décembre elles ont été
étroitement resserrées dans les murs de lá place , et l'on
s'attendait à apprendre sa très - prochaine reddition .
Les troubles de l'Irlande , la multiplicité des banqueroutes
, l'audace des corsaires français , l'attitude des Etats-
Unis doivent assurément donner beaucoup d'inquiétudes
au gouvernement anglais , mais chez un peuple industrieux ,
commerçant et manufacturier , les dernières nouvelles d'Amérique
ont dû répandre de nouvelles alarmes ; on ne peut
se faire une idée de la fureur qui existe maintenant dans
ce pays pour fabriquer les objets qu'autrefois on tirait de
l'Angleterre ; ainsi , le système continental ne se borne pas
à l'Europe ; l'intérêt national s'est réveillé en Amérique
comme sur notre continent . L'industrie locale revendique
ses droits , et chaque jour il y a un point de plus à compte
sur lequel les Anglais reconnaissent qu'ils n'ont plus de
tribut à imposer , de contribution à lever. L'Amérique
elle-même , malgré l'immensité des mers qui la séparent de
nous , embrasse le système continental . Tel est le résultat
inévitable des ordres du conseil anglais , ordres jugés en
Amérique comme ils le sont en France .
Au surplus , ces prétendus maîtres de la mer ne le sont
pas toujours des ports qu'ils prétendent bloquer . Les notes
suivantes de Barcelonne et de Toulon suffisent
prouver :
pour le
La bombarde française la Sainte-Famille , chargée de
4000 quintaux de projectiles pour l'arsenal de Barcelonne ,
240 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812.
avait été prise le 2 janvier , par un corsaire ennemi et conduite
à Mataro .
n»
Le général Maurice Mathieu , gouverneur de Barcelonne ,
instruit de cet événement , fit partir , dès le lendemain ,
M. Laugier , lieutenant de vaisseau , avec deux bateaux
armés et vingt marins d'élite , pour se rendre à Mataro .
En même-tems il fit diriger 500 hommes d'infanterie et
un détachement de chasseurs à cheval sur Mongat , pour
protéger , au besoin , le mouvement opéré par mer. A
minuit , nos deux bateaux ont enlevé à l'abordage la bombarde
la Sainte-Famille , et ont coulé bas le seul bâtiment
enuemi qui se trouvait à Mataro , malgré la proximité d'un
vaisseau de ligne , et de trois corvettes anglaises mouillées
à Arenis-de- Mar .
" La petite flottille française eut ensuite à vaincre, pendant
toute la journée du 4 , de grandes difficultés , causées par
la présence de l'ennemi , la contrariété des vents et des
courans le même jour , le général Maurice Mathieu avait
envoyé , dès le matin , au-devant de la flottille
chaloupes canonnières , en même- tems qu'il faisait porter
sur la plage , vers Badalona , de nouveaux renforts d'infanterie
, et deux pièces d'artillerie légère , pour protéger la
flottille au besoin.
deux
» Elle est entrée le 5 janvier dans le port de Barcelonne
avec sa prise , au grand étonnement des habitans , qui ne
s'attendaient pas à ce trait d'audace. "
A Toulon , le contre-amiral Lhermitte , montant le vais
seau de S. M., le Majestueux, a appareillé avec 12 vaisseaux
de ligne , 4 frégates et plusieurs corvettes pour protéger un
convoi qui était inquiété par une division anglaise .
Après avoir forcé celle - ci à prendre chasse , notre es
cadre est restée au large , où elle a manoeuvré jusqu'à la
nuit.
Dimanche dernier , il y a eu à la Cour audience et présentations
.
Un décret impérial contient des mesures relatives aux
main -mises réelles dans le ci -devant Hainault .
Un autre liquide les pensions civiles et ecclésiastiques
des départemens de l'ancienne Hollande , à la somme de
835,029 fr .
ERRATA pour le dernier Nº.
A la page 172 , on cite comme auteur du roman d'Agathocles ,
CAROLINE PIEBLER ; lisez PICHLER.
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
www.
DEP
5 .
N° DLI. -Samedi 8 Février 1812 .
POÉSIE .
CORNÉLIE A PAULUS.
Desine , Paule, meum lacrymis urgere sepulchrum .
PROPERT. L. IV. Eleg . 11.
PAR tes regrets , Paulus , n'afflige plus mon ombre.
Ni prières , ni pleurs , n'ouvrent la porte sombre ;
Une fois descendus au ténébreux séjour ,
Il n'est point de chemin qui nous ramène au jour .
Pluton connaît en vain tes voeux et tes alarmes ;
N'attends rien de tes cris , n'attends rien de tes larmes :
On apaise l'Olympe et jamais l'Achéron .
Dès que l'humble tribut est aux mains de Charon ,
Se referme soudain la barrière fatale ,
Entre l'ame et la tombe invincible intervalle .
Ainsi me l'ont appris , à mes derniers moments ,
Des esprits infernaux les lugubres accents .
Hélas ! que m'ont servi notre hymen, et ma gloire ,
Et mes nobles aïeux , si chers à la victoire ?
De la cruelle Parque ont-ils fléchi la loi ?
Une froide poussière est tout ce qui fut moi.
Q
A
SEINE
242
MERCURE DE FRANCE ,
>
De l'éternelle nuit exécrables ténèbres ,
Marais qui m'arrêtez dans vos replis funèbres ,
Sachez que Cornélie a visité ces bords ,
Sans doute avant le tems , mais du moins sans remords .
Que le dieu des enfers daigue m'être propice !
Minos peut contre moi déployer sa justice ;
J'abandonne ma cendre à ses arrêts vengeurs .
Que ses frères encor inflexibles censeurs ,
Sur leur siége entouré des pâles Euménides ,
Prononcent sur l'emploi de mes instans rapides!
Sisyphe , que ce jour suspende ton tourment !
Sur ta roue , Ixion , respire librement.
Pour apaiser la soif dont l'ardeur le dévore ,
Que l'onde offre à Tantale un bienfait qu'il implore ;
Et que durant ce tems , Cerbère en liberté ,
N'écarte point des morts le peuple épouvanté !
Sans crainte et sans détour , je vais plaider ma cause.
Des homicides soeurs , si ma bouche en impose ,
Puissé-je partager le supplice éternel !
Si l'on met quelque prix au renom paternel ,
Si d'une race entière il consacre le lustre ,
J'oserai me parer d'une origine illustre ;
Née au sein des grandeurs , je tiens de tous côtés ,
Aux vainqueurs de Numance , aux Libons si vantés .
Jeune encor , sous les lois d'un pudique hyménée ,
A ta couche , Paulus , je me vis destinée ,
Le trépas pouvait seul briser des noeuds si doux ...
On lira sur ma tombe : Elle n'eut qu'un époux .
Mânes de mes aïeux , dont l'Afrique domptée
Atteste la valeur des Romains respectée ,
Toi sur-tout de Persée invincible fléau ,
Qui d'Achille son père éteignis le flambeau ,
C'est à vous qu'en ce jour Cornélie en appelle .
Jamais à votre sang m'a -t- on vue infidèle ?
Ai-je souillé jamais , par de honteux écarts ,
Votre nom , votre pourpre et vos superbes chars ?
Je n'ai point d'un époux avili la censure ;
Pure avant mon hymen , j'ai vécu toujours pure ,
Et formée aux vertus d'une auguste maison ,
A d'autres à mon tour j'ai servi de legon.
FEVRIER 1812 .
Ah ! qu'un sort rigoureux prononce ma sentence ,
Nulle femme aux enfers ne fuira ma présence ;
Fût- ce toi , Claudia , qui traînas sans effort
Le vaisseau de Cybèle enchainé dans le port ;
Ou bien cette autre vierge à Vesta consacrée
Qui , lorsque la déesse à la fureur livrée
De ses autels éteints allait venger l'honneur ,
Offrit dans un lin pur le feu réparateur .
Tendre Scribonia , trop malheureuse mère ,
Si j'ai pu te causer une douleur amère ,
C'est à l'heure où la mort m'arracha de tes bras.
Tes pleurs et ceux de Rome honorent mon trépas .
César daigne se joindre à ma triste famille ;
Je vécus à ses yeux digne soeur de sa fille ,
Il me plaint ; et mon sort est encore assez beau ,
Quand ses pieux regrets protégent mon tombeau .
Je sors d'un sang fécond , et j'ai gagné moi-même
De la fécondité le glorieux emblême (*) .
O Lépide ! ô Paulus ! ô mon dernier amour !
Mes yeux , dans votre sein , se sont fermés au jour.
Dans l'année où sa soeur fut ravie à la terre ,
Un nouveau consulat a décoré mon frère.
Grâce au ciel , tous les miens respirent après moi ,
Et leur troupe affligée a suivi mon convoi.
Pour nos enfans , Paulus , maintenant je t'implore .
Leur mère , à ce doux nom , croit respirer encore ;
Puisse un père chéri la remplacer près d'eux !
Approche-les tous trois de ton sein généreux ,
Et lorsque ton amour charmera leur misère ,
Ajoute à tes baisers les baisers d'une mère.
Ils n'auront désormais d'autre soutien
Cher époux ! si tes pleurs doivent couler pour moi ,
Sèche-les devant eux , trompe ainsi leurs alarmes ;
Que jamais leurs baisers ne rencontrent tes larmes !
Les nuits à ta douleur laissent un libre cours .
que
toi ,
Parle-moi , pense encor que j'entends tes discours ,
243
(* ) A Rome , un costume particulier signalait à la considération
publique la femme qui avait donné trois enfans à l'Etat .
Q 2
244
MERCURE DE FRANCE ,
Quand d'un fantôme vaiu les séduisans mensonges
Te rendront mon image , au milieu de tes songes .
9
Et vous , ômes enfans , s'il arrivait , un jour ,
Qu'une adroite marâtre usurpât mon séjour ,
Si mon lit faisait place au lit de l'étrangère
Approuvez , respectez l'hymen de votre père .
Ma rivale à vos soins peut se laisser toucher .
Quels que soient vos regrets , sachez - les lui cacher ;
De votre piété le trop aveugle zèle
Lui ferait soupçonner une offense pour elle.
Mais si de Cornélie un souvenir flatteur
.
Suffit à votre père et remplit tout son coeur
Lorsqu'il marche à grands pas vers le déclin de l'âge ,
Sauvez -lui , mes enfans , les ennuis du veuvage.
Que mes jours retranchés ajoutent à vos jours !
De sa vieillesse , alors , il bénira le cours .
Et toi , ma fille , toi , digne d'un père austère ,
Ne chóisis qu'un époux , ainsi qu'a fait ta mère !
Renaissez , chers enfans , dans des enfans nouveaux.
Mais la barque déjà fend les fatales eaux .
Puis-je m'en affliger lorsque de ma mémoire
Mes descendans nombreux propageront la gloire ?
Ainsi la chaste épouse obtient , en expirant ,
De la publique estime un hommage éclatant .
Ce triomphe pour elle est une apothéose .
.
Témoins qui me plaignez , j'ai défendu ma cause.
Levez-vous ; cependant , que ma famille en pleurs
Rend à mes froids débris les funèbres honneurs .
Le ciel s'ouvre aux vertus. Que l'onde enorgueillie ;
Transporte avec respect l'ombre de Cornélie !
J. P. CH. DE SAINT-AMAND ,
ROMANCE .
Sous le beau ciel de notre Occitanie ,
Pays qu'amour embráse de ses feux ,
Un troubadour oublié de sa mie ,
Triste , exprimait ses regrets et ses voeux :
FEVRIER 1812 . 245
€ Plaisir d'aimer , volupté douce et pure ,
C'en est donc fait , tu m'as fui sans retour ;
D'amour , dit-on , tout vit dans la nature ;
Moi seul , hélas ! meurs victime d'amour.
Dans ces buissons si j'entends la fauvette
De doux soupirs appeler son amant ,
Soupirs d'amour que son amant répète ,
Ah ! de mon coeur vous doublez le tourment !
Plaisir d'aimer , volupté douce et pure ,
Je dis alors , tu m'as fui sans retour ;
Oui , quand d'amour tout vit dans la nature ,
Moi seul , hélas ! meurs victime d'amour.
» Que si je vois une fleur radieuse
Vers son ami se pencher tendrement ,
Charmante fleur , qui sans témoins heureuse ,
Quvre son sein aux désirs d'un amant ,
Plaisir d'aimer , volupté douce et pure ,
Je dis encor , tu m'as fui sans retour :
/ Oui , quand d'amour tout vit dans la nature ,
Moi seul , hélas ! meurs victime d'amour.
1
+ > Si mes accens , Laure jadis fidelle
Si mes regrets parvenus jusqu'à toi
Des feux constans raniment l'étincelle
Si tu me rends et ton coeur et ta foi ,
Plaisir d'aimer , volupté douce et pure,
Lors reviendra charmer le troubadour ;
Las ! quand d'amour tout vit dans la nature ,
Seul faudra-t-il qu'il se meure d'amour ! »
MARTIN.
L'ENFANT AU MILIEU DES TOMBEAUX.
ÉLÉGIE .
SANS Souvenirs et sans regrets ,
Foulant l'herbe d'un cimetière ,
Un enfant se jouait à l'ombre des cyprès ,
Lugubres habitans de l'enclos funéraire ,
246 MERCURE
DE FRANCE ,
Courait de tombe en tombe et d'une main légère
Y cueillait en riant les fleurs
Qui devaient le parer de leurs fraîches couleurs.
Attiré dans ces lieux par la mélancolie ,
Un jeune solitaire , un autre Lorenzo ( * ) ,
L'aperçoit , soupire et s'écrie :
Voilà bien , ô mortel , l'histoire de ta vie !
Tandis qu'à chaque instant dans la nuit du tombeau
Tu vois tes semblables descendre ,
Tu respires en paix les roses de l'amour ,
Tu folâtres , tu ris .... sans songer qu'à ton tour ,
A leurs cendres demain tu dois mêler ta cendre .
Par un Abonné.
ÉNIGME .
JE n'ai jamais été résidente à Paris ,
Que de visites assidues ,
Et même à des heures indues ,
Par des badauds stupéfaits , interdits ,
Comme aussi par de beaux esprits. ,
M'ont néanmoins été rendues !
Combien de sots propos , de discours biscornus ,
Sur ma naissance , ma stature !
Combien de contes saugrenus
Sur ma forme , sur ma structure ,
Par le peuple ont été tenus !
Sans perdre le tems en paroles ,
Pour réfuter ces entretiens frivoles ,
A tous venants je me montrais ,
Et devant eux je me taisais .
Maintenant que je suis bien loin
De Paris , oùje n'étais point ,
Sur moi chacun a terminé sa glose ,
Et depuis peu commence à parler d'autre chose.
S ........
(*) Young dans ses Nuits prend le nom de Lorenzo.
FEVRIER 1812 . 247
LOGOGRIPHE.
VOICI vraiment un être singulier .
Avec six pieds , quoique seul , il fait nombre.
S'avise-t -on de couper le premier ,
Même en plein jour alors on n'a plus qu'ombre .
B ..
CHARADE .
MON premier quelquefois se compare à l'albâtre ;
Posséder mon second est bien le diable à quatre ;
Mon tout est nécessaire à qui veut se bien battre.
S.........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Ciseaux.
Celui du Logogriphe est Ici.
Celui de la Charade est Cornemuse .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
de-
VOYAGES DU CHEVALIER CHARDIN EN PERSE ET AUTRES
LIEUX DE L'ORIENT , enrichi d'un grand nombre de
belles figures en taille - douce , représentant les antiquités
et les choses remarquables du pays . Nouvelle
édition , soigneusement conférée sur les trois éditions
originales , augmentée d'une notice de la Perse ,
puis les tems les plus reculés jusqu'à ce jour , de
notes , etc .; par L. LANGLES , membre de l'Institut ,
un des administrateurs- conservateurs de la Bibliothèque
impériale , professeur de persan à l'Ecole
spéciale des langues orientales vivantes , etc. Dix
volumes in- 8° , et atlas grand in-folio . A Paris ,
chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine .
( TROISIÈME ET DERNIER EXTRAIT. )
POUR offrir le portrait moral d'une nation , il faut
l'avoir fréquentée long- tems , et que des communications
habituelles avec les individus qui la composent aient
révélé au peintre toutes les nuances qui la caractérisent .
Sans élever Chardin au-dessus de son mérite réel , on
peut convenir qu'aucun voyageur n'a habité aussi longtems
que lui le pays qu'il décrit , n'a eu des moyens aussi
propices que les siens pour en bien connaître les habitans.
Ainsi cette partie de son voyage où il nous familiarise
avec les moeurs , les coutumes et le caractère des
Persans , peut être regardée comme très-exacte. On doit
juger aussi que c'était celle qui fournissait le moins
matière à des notes , puisque , abstraction faite de toute
espèce d'érudition , Chardin rend compte ici de ses
observations et des impressions qu'il a éprouvées . Cependant
, quelqu'attachante que soit cette partie de son
voyage , elle reçoit souvent un nouvel intérêt par les
détails que M. Langlès a su y ajouter . Nous avons déjà
observé que ce savant a mis à contribution tous les voyaMERCURE
DE FRANCE , FEVRIER 1812. 249
geurs modernes , français ou étrangers . Souvent - ils lui
ont fourni des renseignemens curieux . Tels sont ceux
qu'il nous donne sur le costume des Persans et des Persannes,
« Les habits à la mode ( tom. IV, p . 3 ) actuellement
>> en Perse , se nomment Catchary ( à la Catchâr) ( 1 ). On
» donne la même épithète à tous les objets élégans et de
» bon goût. Cet habit ce compose maintenant d'un Zyr
» djâméh ( vêtement de dessous ) ; ce sont de légers
>> caleçons en soie ; ceux d'été sont quelquefois en lin ,
» Le Pirahen ou chemise se met par-dessus le caleçon ,
» et ensuite l'Erkhaliq , qui est en tchnitz de Masuli-
» patan , ou composé de très-beaux challes . La robe de
>> dessus , nommée Qabá , est en drap quelquefois très-
» riche ; une belle peau d'agneau de Tartarie , d'un noir
» brillant , recouvre le Kulah ou bonnet. Il est rigou-
» reusement défendu aux marchands de porter des habits
» écarlates ou cramoisis , et de mettre sur leurs vêtemens
» des boutons d'or ou d'argent . L'écarlate , sur-tout ,
» paraît être la couleur favorite des grands . La religion
» leur défend l'usage de la soie , parce que cette matière
» est réputée l'excrément d'un insecte ; mais on élude
» cette défense en mêlant la soie avec une très-faible
» portion de coton , et les étoffes fabriquées avec ce
» mélange se nomment Guermâçoùt ; on en apporte
» beaucoup du Guzarate .
>> Les Persans modernes ne ressemblent ni à leurs
>> ancêtres , ni aux Indiens leurs voisins , pour le luxe et
» la mollesse des vêtemens ; ils ne portent aucun orne-
» ment , et le souverain lui -même ne se couvre de ses
>> joyaux que les jours de galat . Ils se moquent sur-tout
» de la tournure et du costume efféminé des Indiens , et
>> racontent qu'un homme de cette nation , venant en
» Perse , fut pris pour une femme par les Rahdar ou
(1 ) Je présume que ces habits furent ainsi nommés parce qu'ils
étaient portés par la tribu des Catchâr , à laquelle appartient le monarque
actuel de la Perse , et la plupart des grands dignitaires da
royauine. Le peuple est toujours très - enclin à adopter le costume et
les habitudes des grands .
250 MERCURE DE FRANCE ,
»
» gardes des chemins ; ceux- ci ne se départirent de leur
opinion que d'après le témoignage d'un médecin chez
>> qui its conduisirent l'élégant voyageur .
» Quoique la mode ( ibid. , p . 15 ) n'exerce pas en
» Perse le même empire que chez nous , et n'y opère
» pas les changemens dont nous sommes les témoins
» journaliers , il n'est pas inutile d'indiquer quel est au-
» jourd'hui le costume des Persannes . . . . . . . Quand
» elles restent chez elles , les vêtemens ne les surchar-
» gent pas , et elles attachent peu d'importance à la
» propreté . Une Pirahen ou chemise , et une paire de
» caleçons ( Zyr djâméh ) , composent tout leur costume .
» Leur caleçon est d'un velours épais , et leur chemise
>> de mousseline de soie ou de gaze . Leurs jambes
» paraissent enfermées dans deux grands sacs , et leur
» Pirahen n'est qu'un moyen de voiler , en apparence ,
» le reste de leur personne : tel est leur costume d'été ;
» en hiver elles se drapent avec des challes , avec des
» étoffes de soie et coton , et avec des fourrures de zibe
» line , quand elles peuvent s'en procurer. Pour sortir
» de la maison elles mettent un manteau qui leur des-
» cend de la tête aux pieds , et se cachent la figure avec
» une sévérité orientale . Leur voile est quelquefois tra-
» vaillé comme un filet , avec deux trous pour les yeux .
>> C'est un spectacle assez original pour un Européen ,
>> que ces grandes figures élancées , qui se promènent
» dans les rues et qui ne laissent apercevoir que deux
» yeux noirs et étincelans , lesquels semblent jouir de la
» curiosité qu'ils excitent . Le voile est un attribut indis-
>> pensable à leur vertu tant que leur face demeure
>> couverte , peu leur importe que le reste de leur per-
>> sonne soit exposé aux regards. Il n'y a en Perse que
» les femmes qui portent des bijoux et qui usent de
» parfums , et c'est un privilége dont elles jouissent
» avec délices .
» Les Persans diffèrent de nous autant par l'idée qu'ils
» se sont faite de la beauté que pour le goût . Un grand
» oeil noir , bien fendu et languissant , est pour eux le
» comble de la perfection . Il répand dans toute l'habi-
» tude de la personne une langueur amoureuse , bien
FEVRIER 1812 . 251
» préférable , selon eux , à l'expression énergique et
» provocante d'une beauté majestueuse . C'est donc par
» un rafinement de coquetterie , et je dirai même de
» volupté , que les femmes se peignent le tour des yeux
» avec une poudre d'antimoine. Elles savent aussi don-
» ner une nouvelle vivacité à leurs regards , et y répandre
>> en même tems une voluptueuse langueur , que l'on
» prendrait pour l'excès de la jouissance . C'est cette dé-
>> licieuse situation que les Persans expriment par les
» mots Tchechm khammar ( oeil ivre ) .
En traitant des jeux des Persans , Chardin avait
rapporté l'étymologie du mot Chetreng , qui est chez ce
peuple , comme dans tout l'Orient , le nom du jeu
d'échecs . M. Langlès a cru , pour de bonnes raisons ,
devoir rejeter son opinion ; mais afin de prouver , sans
doute , que les Orientaux ont , comme les Européens , la
manie de tout expliquer , il cite un passage du Ferhang
djihanguyry , célèbre dictionnaire persan , où il est dit ,
que le mot Satreng est le nom d'une plante qui a la
» figure d'un homme ( la Mandragore ) , Yébrouhh en
» arabe. C'est aussi un jeu connu et célèbre . On l'a
» désigné sous le nom de Satreng , parce qu'il se joue
» avec des figures d'hommes faites en bois ...……………………… » ,
Nous n'avons pas besoin d'observer que l'on s'accorde
généralement aujourd'hui à donner au jeu d'échecs une
origine indienne . Ce nom de Chatrendj ou Satrendj ,
sous lequel il est connu des Orientaux , paraît être une
corruption de Chatouranga , mot Samscrit , qui signifie
les quatre divisions ou membres de l'armée , c'est-à- dire ,
les éléphants , les chevaux , les chariots et l'infanterie.
Le savant est ingénieux W. Jones fait dériver du même
mot ceux de Latrunculus , Axedrez , Scacchi , Echecs
et Chess (2).
De tous les genres de compositions littéraires , la
poésie est celui que les Persans cultivent avec le plus
d'ardeur et de succès . Ils comparent ordinairement la
(2) Voyez The indian gam of chess dans les SIR W. JONS'S
Works , T. I , p . 521–527 , édit . de 1789 , et Recherches Asiatiques
, T. I , p. 61 , de la traduction française .
252 MERCURE DE FRANCE ,
prose aux agrémens naturels d'une jeune fiancée , et la
poésie aux ornemens dont elle pare ses attraits . Chardin ,
en traçant le caractère des Persans , a dû nécessairement
parler de leur penchant pour cet art divin , et de leurs
poëtes les plus estimés . M. Langlès a , en plus d'une
occasion , corrigé le texte du voyageur , et donné de
courtes notices sur les personnages cités. Nous ne pou
vons nous empêcher de transcrire ici ce qu'il dit de Sady,
le poëte le plus célèbre de la Perse ( Tome V , p .
56 ) :
« Le modèle des religieux , comme le nomme Daou-
» let- Chah , le chéykh Musslahh ed-dyn ( réformateur
» de la religion ) , Sa'dy naquit à Chirâz en 571 de
» l'hég. ( 1175-6 ) . Il vécut 102 ans lunaires ( 120 selon
d'Herbelot ) , en consacra 30 à l'étude des sciences ,
» 30 autres à différens pélerinages , Après avoir fait , pen-
» dant 12 ans , le métier de porteur d'eau , il demeura
» 30 autres années assi sur le tapis de l'obéissance . O la
>> belle vie que celle qui est ainsi employée ! ....
»
>>Il naquit à la cour du sulthan Atabek- Sa'd ben Zen-
» guy: son père était attaché au service de ce prince , ce
» qui valut à notre poëte le surnom de Sa'dy. La collec▾
» tion de ses poésies se nomme la Salière des Poëtes .
སྐ
» Il commença ses études au collège Nizamy de
» Baghdad , se rendit ensuite disciple du grand Chéykh
» A'bdoûl- Qader , et fit avec lui le pélerinage de la
» Mekke il renouvela quatorze fois cette oeuvre pie ,
» le plus souvent à pied , en combattant contre les in-
» fidèles ( les Croisés ) . Il fit quatre voyages dans la
>> Natolie , et autant dans l'Inde . Les Francs l'ayant fait
» prisonnier , il fut employé à relever les fortifications
» de Tripoli . Un marchand d'Alep le racheta , et il reçut
» pour femme la fille de ce même marchand . Le Gûlis-
» tan contient de fréquentes plaintes contre cette aca-
» riâtre (3 ) , qui obligea Sa'dy à se retirer dans un monas-
» tère non loin de Chyrâz . Là , sa principale occupation
» était la prière , l'obéissance et la contemplation ......
» Nous passerons sous silence les miracles attribués à
(3) Une méchante femme change en un enfer le logis d'un homme
Ve bien , dit Sa'dy dans ce Poëme inappréciable .
FEVRIER 1812 . 253
cet illustre personnage ; nous nous bornerons à citer
» une courte anecdote à demi merveilleuse . Un saint
» personnage de Chyrâz fut ravi au ciel pendant son
» sommeil . On y faisait beaucoup de bruit : en prêtant
» l'oreille , il entendit les esprits qui disaient à demi-
» voix : Un seul distique de Sa'dy de Chyrâz l'emporte
» sur tous les cantiques et les hymnes que chantent les
nanges pendant tout le cours d'une année . Le religieux
» se réveilla et courut à la cellule du Chéykh , qui lui-
» même ne dormait pas . Il parlait seul , tout bas , en
» écrivant ce distique :
+
» Chaque feuille d'un arbre est pour le sage un feuillet
du livre qui lui enseigne l'existence du créateur.
» Sa'dy était d'un caractère très - enjoué , fécond en
» saillies , plein de douceur et d'affabilité . Outre les prin
>> pales langues orientales , on prétend que Sa'dy savait
>> aussi le latin , et avait lu les oeuvres de Sénèque le phi
» losophe . Ses ouvrages les plus connus sont : le Gûlistan
(le Parterre ) , publié en persan et en latin par Gentius ,
» et le Boustan ( Verger ) . La collection de ses oeuvres
» forme un gros volume in-fol ...... Elles ont été impri-
» mées en persan seulement , à Calcutta , 1791 , 2 vol .
» in- fol . Le tombeau de Sa'dy se voit encore à peu de dis-
>> tance d'un faubourg de Chyrâz , nommé Mossallà , au
» pied de Kouhi Qadem Khezr , montagne du pied du
» prophète Elie. Il y a une fontaine remplie de poissons,
» un jardin , et une chapelle funéraire .... »
Si le peu d'espace qui nous reste , ne nous obligeait à
abréger cette analyse , nous nous livrerions encore au
plaisir de transcrire plusieurs renseignemens pleins d'intérêt
, dus à M. Langlès , et que nous ne pourrons qu'indiquer
ici . Nous renverrons donc nos lecteurs aux notes
sur l'état militaire actuel de la Perse , tom. V , p . 326 :
sur le Myrab ou prince des eaux , charge qui n'a point
d'équivalent en Europe , si ce n'est dans quelques provinces
d'Espagne ( t . IV, p . 99 ) ; sur les monnaies de la
Perse ( tom . IV, p . 185) . Nous observerons que cette derhière
note est due , en partie , à M. le chevalier Jaubert ,
maître des requêtes , qui fera sans doute jouir incessamment
le public de la relation de son périlleux voyage
}
254.
MERCURE DE FRANCE ,
en Perse. Enfin , nous désignerons encore ici parmi les
notes sur les productions de la Perse , celles sur l'assafoetida
( tom. III , p . 308 ) , sur la momie ( ibid . , p . 311 ) ,
sur les différentes espèces de raisin ( ibid . , p . 337. ) , et :
sur la grenade ( ibid. , p . 342) .
Mais une des parties les plus remarquables du travail
de M. Langlès , celle qui est véritablement tout- à-fait
neuve , et doit lui attirer la reconnaissance de tous les
amis de la science , ce sont les détails qu'il donne sur les
villes de la Perse dont parle Chardin . Toutes sont l'objet
de notes assez étendues où il offre la traduction des
passages de la géographie persanne , connue sous le
nom de Nozhat el coloub , concernant les mêmes villes .
Nous ne saurions trop engager ceux qui cultivent la
géographie à lire attentivement ces notes ; elles leur
serviront à rectifier une foule d'erreurs commises jusqu'à
ce jour.
Dans cette nouvelle édition , le texte de Chardin ne
paraît pas seulement dégagé des erreurs dont il fourmillait
, et enrichi d'utiles commentaires ; graces aux
soins de M. Langlès , il est devenu le Manuel de tous
ceux qui désormais voudront bien connaître la Perse
et son histoire . Le savant et infatigable orientaliste
a voulu ne laisser rien à désirer au public . A la suite du
couronnement de Soliman , dans le Xe tome , il a placé
une Notice chronologique de la Perse , depuis les tems les
plus reculés jusqu'à nos jours . Les nombreuses révolutions
qui ont agité la Perse , ont jeté sur son histoire un
intérêt que l'auteur a su accroître par la manière dont il
a groupé les faits , par le style élégant et concis dans
lequel il s'est exprimé . Nous observerons seulement que
l'autorité du Dabistan ne nous paraît pas suffisante pour
faire adopter des chronologistes , qu'antérieurement aux
Péïchdadiens , il ait regné en Perse quatre dynasties ,
dont les autres historiens persans ne font aucune mention
. Nous soumettons , encore cette observation à sa
saine critique . On nous saura sans doute gré d'extraire
de cette notice quelques détails sur le monarque qui
gouverne actuellement la Perse .
Faihh-A'ly Chah est originaire de la tribu nomade des
FEVRIER 1812 . 255
Câtchâr , connus depuis long-tems par leur valeur guerrière
, et qui campent ordinairement dans les environs
de Théhran. Il était gouverneur de Chyârz , lorsqu'il
apprit la mort de son oncle Mohammed Khan , qui périt
assassiné . Sans perdre un seul instant , il se rendit à
Théhran , et fut assez heureux pour s'emparer de cette
ville qui renfermait non - seulement les trésors , mais encore
les principales familles de l'empire , de manière
qu'il eut à-la- fois tous les moyens de se concilier le dévouement
des soldats et la fidélité des officiers et du gouverneur
. Cependant Sadeq Khan , son seul compétiteur ,
leva une armée très- nombreuse et prétendit lui disputer
la couronne . Il avait même déjà pris les ornemens royaux ,
lorsque Fathh-A'ly mit fin à ses prétentions en remportant
sur lui une victoire complète . Ce fut alors que le
neveu de Mohammed Khan , qui jusque- là n'avait porté
que le nom de Bâbâ Khan , prit celui de Fathh-A'ly , et
n'hésita pas d'y ajouter le titre suprême de châh , qu'aucun
des souverains éphémères de la Perse n'avait osé
s'arroger depuis l'extinction de la famille de Nadir Chah .
Quoiqu'élevé dans les camps , Fathh-A'ly chah aime
passionnément les arts , et cultive lui-même la poésie
avec succès. Un recueil intitulé Zeynat al madaihh ( ornement
des éloges ) , renferme ses poésies et celle du
prince des poëtes de sa cour , qui est un espèce de poëte
Lauréat , nommé Fathh -A'ly - Khan . Loin d'être jaloux
de ses rivaux dans la carrière poétique , il leur accorde
une protection toute particulière . Le gouverneur de Kachan
ne doit le poste important qu'il occupe qu'à son
talent poétique . A l'époque de son installation , il envoya
à son souverain un très-beau poëme en langue persanne ,
et ce présent fut mieux accueilli qu'une somme d'argent
très- considérable offerte dans une pareille circonstance
par un autre gouverneur.
<< Fathh-A'ly Chah , dit M. Langlès , n'épargne aucun
>> soin pour rendre à ses sujets ce caractère doux , aima-
» ble et spirituel qu'un siècle de révolutions n'a pu eṛ-
» tièrement dénaturer . Il a lui-même des manières très-
»> nobles , un ton affable , et toutes les qualités extérieures
des princes persans contemporains de Chardin . II
256
1 MERCURE DE FRANCE ,
» l'emporte pour la beauté du physique sur la plupart de
» ses sujets ; la longueur prodigieuse de sa barbe leur
» paraît une preuve évidente de la faveur divine , et
>> forme à-la -fois l'objet de leurs entretiens et de leur
» admiration . Le peu d'importance des guerres qu'il a
eues jusqu'à présent à soutenir , ne lui a pas fourni
>> encore l'occasion de démontrer jusqu'à quel point il
» possède une qualité bien précieuse aux yeux des Per-
» sans , la valeur ; car c'est parmi eux un axiôme géné
>> ralement reçu , que celui- là n'est pas digne de la couronne
qui n'a pas éprouvé le tranchant de l'épée , ou au
» moins qui ne s'y est pas exposé . Il fait , à la vérité
» tous les ans des excursions dans le Khoracan , mais
» bien moins pour réduire cette province dont il ne pos-
» sède qu'une partie , et qui se montre constamment
» rebelle envers lui , que dans l'intention d'accoutumer
>> ses soldats aux manoeuvres et aux fatigues de la
» guerre. Il a créé une décoration nommée l'Ordre du
» Soleil , sans doute parce que depuis très-long- tems un
» soleil levant derrière un lion , constitue les armes ou
» l'emblême de la Perse . Cette décoration ne se donne
» qu'aux étrangers . Il en est de même de l'ordre du
» Croissant fondé par le sultan Sélym III , en faveur des
» chrétiens de distinction qu'il affectionnait. »
>>
A la suite de cette Notice chronologique se trouve un
morceau très-important , intitulé : Etat actuel de la Perse.
Il a été composé en grande partie d'après les notes de
M. Joannin , jeune diplomate , qui a résidé long-tems à
Tauryz , auprès du prince Abbas Myrzâ , fils de Fathh
Aly Chah .
D'après cet Etat le royaume de Perse se compose aujourd'hui
de l'Azerbaïdjan , du Guilân , du Mazenderan
du Kourdistan persique , de l'Irac Adjem , des trois
quarts du Khoraçan , du Kousistân , du Farsistan , du
Dechtistân et du Kerman .
Les Ouzbeks possèdent le territoire de Merve en Khoracan
; celui d'Hérat appartient au souverain de Candahar
, du Kaboul et du Kachemyr , à qui la cour de
Thehran n'accorde que le titre de Valy cu vice-roi.
Les habitans de la Perse se partagent en deux classes ,
FEVRIER 1812.
257
SEINE
Tes That ou Tadjyk, autochthones et à demeure fixe , et les
Nomades . Ceux- ci regardent les premiers comme leurs
serfs.
Ces That ou Tadjyk , établis principalement dans les
villes et dans les villages , sont issus d'Arabes , d'anciens
Guèbres , de Juifs , de Chrétiens , qui ont été contraints
d'embrasser l'islamisme . Les sciences , les arts agriculture
, sont l'objet de leurs occupations : ceux qui préfèrent
l'intrigue , peuvent parvenir aux charges civiles.5 .
Les Chrétiens établis en Perse sont , pour la plupart
Arméniens schismatiques . On les fait monter à environ
70,000 ames . Trente à trente- cinq mille Juifs vivent
méprisés et en proie à la misère la plus affreuse , à
Ispahan , à Chyrâz , à Kachan , à Thehran et dans
quelques cantons de l'Azerbaïdjàn .
Le fanatisme a pris soin de détruire les Guèbres ou
Parsys , fidèles à la religion de leurs pères malgré les
persécutions et le tems . Le peu qui reste de cette nation
s'est retiré dans les environs d'Yez et dans le Kerman ,
où la chaleur brûlante du climat leur promet au moins
un abri contre la fureur des Musulmans .
Les Saby , ou Chrétiens de Saint-Jean , sont relégués
dans le Kouzistan .
Les tribus errantes et guerrières répandues dans la
Perse sont au nombre de quatre , distinguées chacune
par la langue qu'elles parlent.
La plus nombreuse et la plus brave se nomme langue
Turke ; la seconde , langue Kourde ; la troisième , langue
Loùre ; la quatrième , langue Arabe .
La langue Turque forme 41 divisions ou familles : elle
contient 416,500 individus . La langue Kourde se compose
de 9 tribus et d'environ 90,000 ames . La langue
Arabe , formée de familles qui ont oublié leur langue
maternelle , parle un persan corrompu , renferme 9 tributs
et go , 000 individus . La langue Loùre est la moins
riche en tribus ; elle n'en renferme que six , mais elle
contient 114,000 ames .
Avant de terminer cette analyse , nous croyons devoir
encore indiquer à nos lecteurs les notices sur Ispahan et
Théhran , rédigées d'après les écrivains orientaux . On
R
LA
1
1 MERCURE DE FRANCE ,
258
appréciera sur-tout celle sur Théhran , ville inconnue à
nos géographes , et dont plusieurs géographes orientaux
ne font même aucune mention .
Théhran , capitale actuelle de la Perse , est située
dans l'I'ray persique , et faisait autrefois partie du canton
de Rey dont elle n'est éloignée que d'un farsang ,
à-peu-près une lieue et demie . L'époque de sa fondation
est inconnue ; mais le silence des premiers géographes
orientaux ne permet pas de la faire remonter à un siècle
bien reculé . Tous les écrivains postérieurs au douzième
siècle , qui en parlent , n'en font point une description
avantageuse . C'est , selon eux , un repaire de brigands
de sujets toujours en guerre avec leur souverain , plutôt
qu'une ville. Le climat en est cependant tempéré , l'air
sain en hiver , le sol fertile . Ce fut vers le milieu du
seizième siècle , sous le règne de Chah Thamasp , que
Thehran sortit de son obscurité et fut érigée en ville .
Depuis ce moment sa population n'a cessé de s'accroître ;
plusieurs fois elle a renfermé dans ses murs les monarques
Persans . Ce qui détermina Fathh-A'ly Chah à y
fixer sa résidence , fut sa proximité de la mer Caspienne
( elle n'en est éloignée que de 38 lieues ) , qui lui facilitait
les moyens de surveiller les mouvemens des Russes .
Aujourd'hui la population de la capitale de la Perse
s'élève à 45,000 ames pendant l'hiver ; mais l'été elie
diminue considérablement , l'air y devenant alors trèsmal
sain , à cause des exhalaisons de la mer Caspienne ,
et de l'intensité de la chaleur ; le thermomètre y monte
quelquefois jusqu'à 28 ° .
L'étendue de cette analyse aura suffi sans doute pour
donner une idée de la tâche que M. Langlès a entreprise.
On a pu voir qu'il n'a rien oublié de tout ce qui pouvait
rendre plus utile un ouvrage généralement estimé du
public . Nous avons essayé de remplir de notre mieux
l'obligation qui nous était imposée , en développant
toutes les parties qui composent le travail de ce savant
orientaliste . C'était le moyen le plus sûr de démontrer
les avantages incomparables qui placent cette édition si
fort au-dessus de toutes celles qui l'ont précédée . Si
nous nous sommes permis quelques observations , ç'a
FEVRIER 1812 .
259
toujours été avec la ferme intention d'en référer au jugement
de M. Langlès . Nous n'avons prétendu qu'éclaircir
quelques doutes , et prouver que nous ne parlions de
l'ouvrage qu'après une lecure attentive .
Nous n'oublierons point de dire que le X volume contient
deux amples tables de matières , l'une pour le texte
de Chardin , l'autre pour les notes de M. Langlès . Les
gens du monde sentent peu cet avantage ; mais les
hommes de lettres sauront en connaître le prix . Il n'est
pas besoin de dire qu'un atlas dont toutes les planches
ont été gravées avec le plus grand soin , achève de compléter
le mérite de cette édition. AM. JOURDAIN .
- Un vol . CATULLE ; traduction de C. L. MOLLEVAUT .
in- 12 . — Prix , 2 fr . ; papier vélin , 4 fr. - A Paris ,
chez F. Louis , libraire , rue de Savoie , n° 6. ( *)
LES poëtes ont été les premiers législateurs , les premiers
moralistes , les premiers historiens . Aussi dans
les siècles reculés on rendait une sorte de , culte aux
maîtres de la lyre ; ils étaient environnés de la vénération
publique ; on appelait le poëte un homme divin .
Le sceptre de la poésie appartient aux poëtes épiques ,
dramatiques et lyriques ; viennent ensuite les poëtes
élégiaques. Ceux-ci sont lus , relus encore , et médités
sans cesse par l'homme instruit et sensible , dont l'ame
a profondément connu la douleur , l'amour , l'amitié ,
ét tous les sentimens de la nature . Les poëtes élégiaques ,
chers au coeur , ne sont peut-être pas assez appréciés par
la raison . On jouit délicieusement du charme indicible
attaché à leurs écrits ; mais , ces écrits , on a coutume de
ne les regarder que comme des ouvrages purement agréables
cependant , tout homme qui aime ou qui souffre
(trop souvent , aimer , c'est souffrir) , trouve dans le poëte
élégiaque un ami qui répète harmonieusement sa plainte ,
gémit de ses espérances trompées , de sa confiance
(*) Les traductions de Tibulle , de Saluste et de l'Enéide du même
auteur , se vendent chez Cary, libraire , rue des Poitevins .
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
trahie , partage les sombres regrets que lui coûte l'ingratitude
, l'inconstance ou le trépas de l'objet dans
lequel il avait placé ses plus intimes affections , et parvient
, en faisant couler de tendres larmes de ses yeux , à
changer son cruel désespoir dans une douce mélancolie .
La lecture des poëtes élégiaques , déjà utile sous ce rap→
port touchant , le devient encore sous plusieurs autres .
La poésie élégiaque est à la haute poésie ce que
sont les mémoires particuliers à l'histoire générale .
L'une peint à grands traits la religion , les moeurs , les
coutumes , les vertus , les vices , les passions des peuples
divers ; l'autre nous en instruit dans les plus petits
détails ; elle nous transporte dans l'intérieur des temples ,
des familles , et nous initie aux secrets les plus cachés
de l'ame ; non- seulement elle nous en développe tous les
sentimens , mais elle nous en découvre encore jusqu'aux
nuances les plus imperceptibles . Voilà pourquoi elle
intéresse si vivement , et plaît chaque jour davantage à
celui qui l'étudie avec soin . L'histoire du coeur est toujours
inépuisable et nouvelle .
L'élégie gémit et soupire sur des tons différens ; elle
est tour-à-tour religieuse , naïve , triste , gracieuse
passionnée , spirituelle , mélancolique , voluptueuse ,
tendre , et quelquefois sublime . Elle varie ses accords
suivant les tems , les lieux , les circonstances , le caractère
général des nations chez lesquelles elle fleurit , et le
caractère particulier du poëte qui la cultive .
Chez les Hébreux , la poésie élégiaque se ressent de
la jeunesse du monde ; elle est naïve , religieuse , tendre
et sublime . On peut en citer pour exemple le Chant sur
la captivité de Babylone , celui de David sur la mort de
Jonathas , et le Récit des malheurs de Job.
Chez les Grecs la poésie élégiaque est spirituelle et
gracieuse ; mais elle y paraît toutefois dénuée du premier
de ses charmes , celui qu'elle doit à l'ame . Semblable
à une fleur qui , transplantée sur un sol étranger ,
perd une partie de son éclat , de son parfum , et meurt
flétrie par les soins mêmes du jardinier qui la cultive ; le
sentiment s'y montre souvent étouffé par des antithèses .
Ce défaut qui gâte la poésie élégiaque des Grecs , se fait
,
FEVRIER 1812 . 261
sentir dans les meilleurs morceaux qu'ils aient produits
en ce genre les Funérailles d'Adonis , et le Chant de
Moschus sur la mort de Bion . L'accent qui appartient
à l'élégié ne s'est fait entendre qu'une seule fois parmi le
peuple Grec une femme douée d'une imagination
ardente , d'un coeur tendre et passionné , s'empare de la
lyre ; elle ne tire d'abord que des accords incertains ,
mais bientôt elle aime , chante , souffre , meurt et devient
immortelle . Les poésies de Sapho , où respirent l'amour,
la volupté , la douleur., tiennent sans doute de très -près
à la poésie élégiaque ; cependant ce ne sont pas encore
des élégies .
La poésie élégiaque , ainsi que nous croyons l'avoir
prouvé , s'est revêtue d'un caractère différent chez les
différens peuples , mais c'est aux Latins seuls qu'il était
réservé de nous faire connaître la véritable élégie . C'est
chez eux qu'elle a pris tout son essor , toute sa force ,
toute sa mollesse , tout son abandon , toute sa grâce .
Trois poëtes égaux en génie , Catulle , Tibulle , Properce
, ont essayé toutes les formes de ce poëme ; ils
en ont saisi toutes les nuances , et l'ont porté à une
perfection qu'il sera difficile , peut-être impossible d'atteindre
.
La lyre de ces célèbres rivaux , également accordée
par le coeur , a redit les mêmes sentimens , sans redire
les mêmes accords . Catulle enchante et séduit par une
extrême variété de tons . Amant plus voluptueux que
tendre , il effleure l'amour plutôt qu'il ne l'approfondit ,
et ressemble , lorsqu'il le chante , à un zéphir qui caresse
une rose. Il n'a donné de développement à cette passion
que dans le fameux épithalame de Thétis et de Pelée
qui , comme on le sait , est une traduction de Callimaque.
La grâce et la délicatesse exquises de Catulle sont
celles de l'esprit plutôt que celles de l'ame .
Tibulle , non moins voluptueux , plus tendre , touche
davantage , parce qu'il est plus fortement touché . Sa
grâce et sa délicatesse sont celles de l'ame , plutôt que
celles de l'esprit . Il règne dans ses élégies un abandon ,
une mollesse , une mélancolie qui ont quelque chose de
divin . Son goût est plus parfait que celui de Catulle ,
262 MERCURE DE FRANCE ;
son style est plus pur , le sentiment était entré plus avant
dans son coeur , et l'on voit que l'amour s'est reposé
long - tems sur chaque corde de sa lyre .
Properce , plus passionné que Catulle et que Tibulle ,
est aussi plus hardi dans ses tours et dans ses expressions
; il nous étonne , nous entraîne , et souvent nous
attache . Malgré la profusion d'images qui étouffe quelquefois
chez lui le véritable sentiment , sa manière est
si véhémente , si neuve , elle tranche par de si fortes couleurs
avec les deux autres élégiaques , qu'il apparaît au
milieu d'eux comme un phénomène poétique .
Nous n'avions jusqu'ici que des traductions en prose
de ces trois poëtes . Ces traductions , si l'on en excepte
celle de Catulle , dont le savant M. Noël enrichit les
lettres il y a environ deux ou trois ans , ne nous donnaient
qu'une idée très- imparfaite des élégiaques latins ,
M. de Laharpe les avait jugés intraduisibles . M. Mollevaut
, très- jeune encore , ne fut pas effrayé des obstacles
que lui présentait la traduction de Tibulle en vers ;
il y consacra ses laborieuses veilles ; le succès couronna
ses efforts et son audace . Trois éditions ont déjà paru
de cet ouvrage ; les nombreuses corrections qu'on trouve
dans la dernière , attestent et son respect pour la saine
critique , et les progrès qu'il a faits dans le premier
des arts.
M. Mollevaut nous donne aujourd'hui en vers un
choix des poésies de Catulle . Nous pensons qu'il n'a
point traduit ce second poëte avec moins de bonheur
que le premier. Nous trouvons même que son style a
acquis de la force , de la pureté , de la grâce et de la
flexibilité . Sa période poétique est plus arrondie , plus
harmonieuse ; on en pourra juger par ces deux passages
de l'épithalame de Thétis et de Pelée .
Siccine me patriis avectam , perfide , ab oris.,.
Perfide , deserto liquisti in littore , Theseu ?
·Siccine discedens , neglecto numine , Divûm
Immemoral ! devota domum perjuria portas ? etc. etc.
Tu m'arraches , perfide , au paternel rivage ,
FEVRIER 1812 . 263
1
Et pour m'abandonner dans ce désert sauvage !
Perfide ! et tes sermens , et les Dieux , et ta foi ,
Tu peux tout oublier , tout pour fuir loin de moi !
Rien n'a-t -il pu sauver ta mourante victime ;
Rien , même la pitié qui plaint jusques au crime ?
Etait- ce ta promesse , était - ce mon espoir ,
Quand tu me conjurais d'outrager mon devoir ,
Quand tu parlais d'amour , et d'hymen et de fêtes ?
Mais tout a disparu sur l'aile des tempêtes .
Femme crédule , ali ! crois les discours d'un amant!
Il atteste les Dieux , prodigue le serment ,
Mais a- t- il apaisé le feu qui le dévore ,
Il rompt tous ses sermens , et te méprise encore .
Tu luttais au milieu du torrent de la mort;
Pour te sauver , je brave et mon frère et le sort.
O forfait inoui ! c'est peu d'être parjure :
Des oiseaux dévorans tu me fais la pâture ;
Tu livres aux lions mes livides lambeaux ;
Tu me plonges vivante en ces affreux tombeaux !
Quel tigre t'enfanta dans sa sombre caverne ?
Quel monstre t'a vomi des gouffres de l'Averne ?
O Carybde ! ô Scylla ! forcez - vous ses amours ,
A payer d'un tel prix le salut de ses jours ?
Si ton respect fidèle aux ordres d'un vieux père ,
Craiguait que notre hymen n'allumât sa colère ,
Tu pouvais me cacher au fond de ton palais .
Ton esclave soumise , ah ! j'eusse sans regrets
Répandu sur tes pieds l'eau pure des fontaines ,
Et préparé ta couche , ou nuancé tes laines .
Pourquoi remplir ces lieux du cri de mes douleurs ?
Rien ne m'entend , hélas ! ne répond à mes pleurs !
Nascetur vobis expers terroris Achilles ,
Hostibus haud tergo , sedforti pectore notus :
Qui persæpe vago victor certamine cursus ,
Flammea prævertet celeris vestigia cervæ .
Currite ducentes subtemina , curritefusi.
464 MERCURE DE FRANCE ,
Le voilà cet enfant de céleste origine :
L'ennemi ne connaît que sa mâle poitrine ;
Il foule aux pieds la peur , renverse ses rivaux ,
Et toujours triomphant , et toujours intrépide ,
Dans sa course de feu dompte le daim rapide .
Vous , filez ces destins , courez , légers fuseaux.
Non illi quisquam bello se conferet heros ,
Quum Phrygii Teucro manabunt sanguine rivi ,
Troicaque obsidens longinquo moenia bello ,
Perjuri Pelopis vastabit tertius hæres .
Currite ducentes subtemina , curritefusi.
Ils n'osent l'affronter les plus vaillans héros ,
Tant que le sang troyen abreuve le Scamandre ,
Tant que ses hauts remparts ne tombent pas en cendre .
Vous , filez ces destins , courez , légers fuseaux .
Testis erit magnis virtutibus unda Scamandri ,
Quæ passim rapido diffunditur Hellesponto :
Quojus iter cæcis angustans corporum acervis ,
Alta tepefaciet permixtâ flumina cæde.
Currite ducentes subtemina , curritefusi .
Le Scamandre dont l'urne en richesses féconde ,
Au rapide Hellespont verse en tribut son onde ,
Jetant un cri d'effroi dans ses tremblans roseaux ,
Voit les corps entassés resserrer ses deux rives ,
Et le sang rejaillir sur ses nymphes plaintives .
Vous , filez ses destins , courez , légers fuseaux .
1
M. Ginguené vient de publier une excellente traduction
en vers de ce beau morceau de l'antiquité latine ,
et a joint au texte de savantes notes . Nous en rendrons
compte très-incessamment dans le Mercure on pourra
comparer la manière des deux traducteurs .
Le Poëme d'Atys ne présentait pas de moins grands
obstacles à vaincre que l'Epithalame de Thétis et de
Pelée. La traduction de ce poëme , insérée toute entière
dans le Mercure il y a environ un mois , a mis nos lecteurs
à portée de juger du talent que M. Mollevaut a
déployé dans cette lutte difficile .
FEVRIER 1812 . 265
Après les morceaux de passion et de force , examinons
les morceaux de grâce . M. Mollevaut nous a peutêtre
laissé désirer un peu plus de mollesse , d'abandon ,
dans les deux pièces au Moineau de Lisbie , dans celle
de Catulle à lui- même , qui commence par ce vers :
Si qua recordanti benefacta priora voluptas ,
et dans celle intitulée la Constance des Femmes ; mais il
nous en dédommage dans toutes les autres , où il a rendu
tout le charme et toute la délicatesse de son modèle ,
Nous allons en citer pour preuve celle qui a pour titre :
de Acme et Septimio.
Acmen Septimius suos amores
Tenens in gremio , mea , inquit , Acme , etc. etc.
Contre son sein pressant sa bien-aimée ,
O mon bonheur ! lui disait son amant ,
Si tout mon coeur ne t'aime éperdûment ,
S'il fait gémir ta constance alarmée ,
Si pour une autre il palpite un moment ,
Puissé-je errant sous la zône enflammée ,
Servir de proie au lion écumant.
Il le disait les amours de leur aile
Applaudissaient à ce couple fidèle .
Courbant alors ton front languissamment ,
Ton coeur , Achmé , sur son coeur se repose ;
Tes jolis bras l'enlacent mollement ,
Et son oeil meurt sous sa bouche de rose .
S'il est un Dieu , c'est le Dieu du plaisir :
Servons tous deux , oui , servons ce seul maître :
Toi tu voulus m'apprendre à le connaître ,
Moi je voudrais t'apprendre à le chérir .
Elle disait : les amours de leur aile
Applaudissaient à ce couple fidèle.
O couple aimant , couple toujours aimé ,
Vénus chérit votre union touchante !
Au vil métal qui flatte l'oeil charmé
L'amant préfère un mot de son amante ;
Et son amante à mille adorateurs
Du bien-aimé préfère la présence .
266 MERCURE DE FRANCE ,
Oh ! serrez bien , serrez ces noeuds de fleurs
Bonheur d'amour n'est que dans la constance .
Ces deux derniers vers s'éloignent un peu du texte ,
mais ils sont si agréables qu'il faut bien les pardonner
au traducteur .
Le Pervigilium Veneris , morceau délicieux , quoique
d'une latinité moins pure , attribué tour-à-tour , et disputé
à Catulle , mais qui se trouve dans ses éditions les
plus soignées , a été parfaitement saisi par M. Mollevaut.
C'est là sur-tout qu'il a montré le talent le plus
flexible . Une citation justifiera cet éloge :
Ipsa Trojanos Penates
In Latinos transtulit ,
Ipsa Laurentem puellam
Conjugem nato dedit ;
Moxque Marti de sacello
Dat pudicam virginem ,
Romuleas ipsa fecit
Cum Sabinis nuptias ,
Unde Ramnes , et Quirites ,
Proque prole postera
Romuli , patres creavit ,
Et nepotes Casares.
Cras amet , qui nunquam amavit ;
Quique amavit, cras amet.
Par toi , Pergame errante aborde l'Ausonie ;
Par toi le fils d'Anchise épouse Lavinie ;
Bientôt Mars d'une vierge a changé les destins ;
Romulus a conquis des femmes aux Romains ,
Et leur mâle alliance , en héros si féconde ,
Enfante les Césars et leur donne le monde.
Toi qui n'aimas jamais , demain sois amoureux ;
Toi qu'enchaîna l'Amour , demain reprend ses noeuds.
Rura fecundat voluptas ,
Rura Venerem sentiunt .
Ipse amor puer Diones
Rure natus dicitur .
Hunc ager , quum parturiret
Illa, suscepit sinu ,
FEVRIER 1812 . 267
Ipse florum delicatis
Educavit osculis .
Cras amet , etc......
Oui , dans le sein des champs la volupté repose ,
Vénus aime les champs , les champs aiment Vénus .
Là' , croissaient de son fils les attraits ingénus ,
Quand bercé sur les fleurs , sa lèvre demi - close
Poinpait en souriant le nectar de la rose .
Toi qui n'aimas jamais , etc.
Il faut convenir que le fameux cras amet , est assez
faiblement rendu dans ces vers , sur-tout par ces mots
reprend ses noeuds . On pourrait faire à M. Mollevaut
quelques autres reproches du même genre , et non moins
fondés ; mais , en général , sa traduction est élégante
et fidèle ; s'il s'est quelquefois éloigné de son original ,
c'est presque toujours pour rendre hommage à la pudeur
. On doit lui savoir gré du voile dont il a couvert
certains endroits des plus jolies pièces de Catulle ; grâce
à ce voile heureux , on pourra faire connaître aux fem
mes les poésies de ce charmant poëte , sans porter atteinte
à leur modestie. A. G.
CONTES MORAUX , ou Recueil contenant l'Anneau magique,
Chloé , l'Esclave visir , Hassan et Thaher , etc .; par
L. DAMIN , ancien avocat , membre de plusieurs Sociétés
littéraires . Seconde édition , revue , corrigée et augmentée
. Avec cette épigraphe :
--
—
Utile dulci.
Deux vol . in - 12 . Prix , 4 fr. , et 5 fr . franc de
port. A Paris , chez Delaunay et Lepetit , libraires ,
au Palais- Royal , et chez Pigoreau , libraire , place
Saint-Germain -i'Auxerrois .
ON serait tenté de croire qu'après les Contes moraux
de Marmontel , il est pour le moins imprudent d'en publier
de nouveaux. Et en effet , comment espérer d'atteindre
à l'intérêt , sur- tout d'imiter le style de ces anciens
contes regardés long- tems comme des modèles ?
268 MERCURE DE FRANCE ,
1
M. Damin , dans ceux dont il vient de donner une
seconde édition , prouve , à ce qu'il nous semble , qué
ce champ ouvert à l'imagination , peut encore être moissonné
avec quelque succès ; mais il faut savoir le cultiver
.
Parmi les morceaux qui composent ce nouveau
recueil , on remarque le conte de l'Anneau magique , ou
l'ingratpuni , le roman pastoral de Chloé , ou la Coquette ,
Azélie ou l'Esclave visir , Hassan et Thaher.
Dans le premier conte , l'auteur a montré qu'il avait
une grande connaissance du coeur humain ; il y a développé
avec art la plus funeste des passions , celle de l'ambition
, qui fait oublier à un fils ses devoirs les plus
sacrés . Les situations dans lesquelles il met ses personnages
, sont d'un intérêt touchant ; on y voit avec une
certaine émotion les derniers efforts de la vertu sur un
coeur emporté par la fougue de ses désirs ; les erreurs
d'un fils et les tendres sollicitudes d'une mère outragée y
forment un contraste frappant : enfin , il y a dans ce
conte un plan bien conçu , des situations bien ménagées ;
la juste punition d'Almanzor offre , dans la conclusion ,
un exemple terrible pour les ingrats . Le style en est
correct et facile ; il exprime assez fortement , dans certains
endroits , le mouvement des passions ; on ne peut
y voir , sans en être attendri , les sentimens d'une mère
pour son fils ingrat . Nous citerons le discours que tient
cette mère ( Schéréade ) , pour défendre d'une fausse
accusation son fils Almanzor , quoiqu'elle eût été grièvement
offensée par lui .
})
<< On l'accuse , dit-elle devant l'Azéfia son juge , d'avoir
pris part à la sédition ; on affirme qu'on l'a reconnu
» parmi les rebelles sous les vêtemens d'un simple soldat .
» Imposture que tout cela ! Car , dans le même instant
» où la sédition . éclatait , Schéréade sa mère qui vous
» parle , et Alkouli son frère qui est devant vous ,
» étaient dans son palais auprès de lui j'en atteste ses
» esclaves . Seigneur Azéfia , dans ce même instant Al-
>> manzor était coupable envers sa mère , mais il était
>> innocent aux yeux de l'Empereur. Son crime envers
» moi , je le lui pardonne ; mais son innocence envers
FEVRIER 1812 .
269
» son souverain doit être reconnue ; et c'est à vous , ô le
plus équitable des ministres ! à lui rendre cette
>> justice. »>
»
Il y a dans ce discours de la chaleur et une sorte
d'éloquence qui parle à l'ame . Ce qu'on pourrait avec
raison reprocher à ce conte , sous le rapport du style ,
sont quelques locutions un peu familières et devenues
triviales , telles que , l'homme propose et Dieu dispose ,
et quelques expressions peu convenables. Heureusement
ces taches sont rares , et le conte dont nous parlons ,
n'en est pas moins intéressant .
Le Roman pastoral de Chloé , ou la Coquette , offre
d'autres scènes ; ce sont celles de deux bergers dans une
île délicieuse de la Grèce : il est vrai que ces deux bergers
ou villageois n'y sont point animés d'une égale
passion ; Lycas est épris d'un véritable amour ; Chloé au
contraire , loin d'être touchée des tendres sentimens de
son amant , les dédaigne et cherche ailleurs d'autres conquêtes
. De cette indifférence de Chloé , naissent quantité
d'incidens qui font de ce roman pastoral un ouvrage
assez agréable , où l'auteur a su mêter avec l'érudition ,
des descriptions , des peintures non pas aussi ingénues
que celles du Daphnis et Chloé de Longus , mais plus
riantes , plus gaies : il a mis sur -tout une grande variété
dans les situations qu'il présente ; il y fait contraster un
sincère attachement avec l'orgueil de la coquetterie ; et
les événemens qui en résultent , paraissent propres à
amuser le coeur et l'esprit . Quelques descriptions , quelques
scènes , peut- être , n'ont pas pour nous le même
intérêt qu'elles pouvaient avoir pour les anciens . Ce sont
des peintures faites d'après ce qu'ils nous ont laissé dans
leurs écrits ; et que M. Damin , nourri de leur lecture ,
s'est plu à retracer avec art dans un petit roman , où
quelques- uns de ses personnages font plus voir les moeurs
de l'antiquité que celles de nos jours : exceptons-en toute
fois la peinture de la coquetterie de Chloé', qui ne nous
a pas paru tout- à-fait conforme aux tems ni aux lieux ;
car nous avons peine à croire que les coquettes des tems
antiques , sur-tout les bergères , aient mis autant de raffinement
dans leur jeu . Au reste , ce petit roman pré270
MERCURE DE FRANCE ;
sente des tableaux d'une grande fraîcheur ; les situations
en sont pittoresques , et il y règne une variété qui fait
passer le lecteur de quelques scènes champêtres à des
récits plus importans . Le style en est généralement soigné ;
il est coupé par des romances , des chants en vers dont
plusieurs ont du mérite .
M. Damin , dans cette seconde édition de son recueil ,
a fait des changemens heureux : l'addition du conte
d'Hassan et Thaher ajoute à l'intérêt qu'il présentait
déjà . Ce conte est bien conduit ; il est attachant , et
comme l'exige ce genre d'écrire , il est narré avec netteté
et précision : on y trouve des pensées justes , des réflexions
qui ressortent bien du sujet . On regrette cependant d'y
voir , en parlant de la charité , qu'elle veut que la main
gauche ignore ce que donne la main droite : cette manière
de parler est trop vulgaire ; elle pourrait cependant paraître
excusable , en ce qu'elle est tirée de l'Ecriture
Sainte . On trouvera aussi trop d'exagération dans les
exclamations de l'auteur au sujet d'un complot qui se
trame par un perfide contre deux frères .
« Mais , ô fragilité des choses humaines ! aveugles
» mortels que nous sommes ! De combien d'erreurs
>> notre faible raison est victime ! Sur cette terre abreu-
» vée de sueur , de sang et de larmes , nous marchons
» sans cesse entourés d'abîmes creusés par nos passions ,
» et de pièges que nous tendent la cupidité , la laine et
>> l'envie ! >>
Ces réflexions sont justes , mais elles sont trop multipliées
, trop emphatiques pour le sujet auquel elles s'appliquent
. Il nous semble qu'il suffisait de dire : mais
quels pièges ne peuvent point tendre à notre faible raison
la haine et l'envie ! A la fin de ce conte , l'auteur dit ,
en parlant d'un fourbe démasqué : Aladed confondu
s'abaissa aux plus humbles supplications , etc. Un criminel
, en pareil cas , ne s'abaisse pas ; il n'y a qu'un
homme innocent , qu'un homme d'honneur qui puisse
s'abaisser à la prière. Ce mot est impropre au sujet
d'Aladed ; il fallait dire : Aladed confondu recourut aux
plus humbles supplications , etc.
Outre l'intérêt que M. Damin a su répandre dans la
FEVRIER 1812 .
271
par
plupart de ses Contes moraux , il a eu l'attention d'en
placer les scènes sous un point de vue favorable la
distance des lieux où elles se passent ; car ce qui est
arrivé loin de nous ou dans un tems très-antérieur au
siècle où nous vivons , se présente pour l'ordinaire à
notre esprit , dans le récit qu'on nous en fait , sous des
couleurs que l'imagination se plaît à embellir . Enfin on
peut dire qu'il règne dans les Contes , dont nous parlons
, un grand fonds de moralité et de sagesse .
Le second volume de ce recueil est terminé par plusieurs
fables en prose et en vers , parmi lesquelles on
remarque la fable du Voyageur et de la Montagne , pour
les images qu'elle offre , le sens ingénieux qu'elle renferme
, et la poésie qui s'y trouve réunie . C'est un voyageur
qui , ayant atteint la cime d'une montagne , se
vante de la surpasser en hauteur , et l'insulte .
La montagne , de tant d'audace ,
A la fin s'indigne et se lasse ,
<< Faible et lâche mortel , dit-elle en mugissant ,
» Tu me dois ta grandeur , et ton orgueil me brave !
» Ah ! c'est trop m'insulter ! Va , téméraire esclave ,
> Connais donc mon pouvoir , rentre dans le néant . »
A ces mots que termine un affreux tremblement ,
Le roc s'émeut , s'entr'ouvre ; et , du sein de la terre ,
Des tourbillons de feu s'élancent en grondant ,
Embrâsent aussitôt le voyageur tremblant ,
Et de son corps au loin dispersent la poussière.
Combien d'ambitieux , ivres de leur grandeur ,
Ont éprouvé le sort de notre voyageur !
H.
VARIÉTÉS .
SUR LE RIRE.
IL est des hommes qui , à force d'espérance ou de distraction
, trouvent le secret d'étendre sur toutes choses un
voile séduisant . La vive habitude de leur pensée ramène
constamment le rire sur les lèvres de leurs heureux lec272
MERCURE DE FRANCE ,
teurs ; habiles dans l'art qui le fait naître , ils s'abstiennent
de le définir pesamment et d'interrompre par un soin si
triste le cours des ingénieuses saillies . Je ne prétends leur
rien disputer : que l'on ne cherche point ici l'imagination
heureuse de M. de P...y , la grâce inépuisable de M. de
B ...... rs ; malgré le mot de mon texte , je n'invoquerai
point les ris , et ce mot même , après tant de compositions
charmantes qu'il doit rappeler , ne paraîtra ici autre chose
qu'une brusque transition du plaisant au sévère.
Je voudrais découvrir le principe du rire , ce principe
encore si obscur et peut- être à jamais indéfinissable . Sans
me flatter de résoudre l'un des problêmes les plus difficiles
de la science de l'homme , je désirerais ramener l'attention
sur un point si important de ces aperçus métaphysiques
qui peuvent seuls éclaircir diverses questions morales . Je
voudrais dire quelque chose de vraisemblable sur les causes
de cette émotion étrange , sur le vrai sens d'une si forte
expression visible , et je pense que l'on n'en comprend pas
à beaucoup près toute l'étendue lorsqu'on y voit seulement
la marque d'un léger contentement , ou l'effet d'une surprise
amusante. Mais maintenant on ne lit que pour se
désennuyer , on aime à voir parodier les sujets les plus
graves ; comment recevrait-on un discours sérieux sur un
objet assez frivole en apparence , et que dirait-on si je cher
chais jusque dans l'image d'une vive joie quelques signes
cachés de cette détresse mystérieuse , de cette anxiété , de
ce sentiment contraint que nous trouvons perpétuellement,
que nous sentons dans le plus intime de notre être lorsque
nous observons notre destinée , lorsque nous nous attachons
à découvrir à quel enchaînement de causes et de
de résultats , à quelle loi première appartient notre vie
pleine d'enthousiasme et d'impuissance , et pourquoi il
convenait durant une heure nous fissions un tel songe
que
au milieu des tems ?
66
« Le rire , est-il dit dans l'Encyclopédie , est une émotion
subite de l'ame qui paraît aussitôt sur le visage quand on
est surpris agréablement par quelque chose qui cause un
sentiment de joie . Cette définition , si c'en est une
paraît exempte d'erreur ; mais c'est un avantage qu'on obtient
facilement quand on se borne à dire ce qui frappe
d'abord.
« Selon Hobbes , sur la nature humaine , la passion qui
excite le rire n'est autre chose qu'une vaine gloire fondée
sur la conception subite de quelque excellence qui se
FEVRIER 1812 . 273
SEINE
trouve en nous par opposition à l'infirmité des autres ,
ou à celle que nous avons eue autrefois ; car , ajoute-t-il ,
on rit de ses folies passées lorsqu'elles viennent tout- àcoup
dans l'esprit , à moins que le déshonneur n'y soit
attaché . Cette observation est juste , et elle explique le
rire dans de certaines circonstances , mais elle n'en dit pas,
la cause universelle .
"
77
L'auteur de l'Amusement philosophique sur l'ame des
bétes , a été plus loin . « Le rire , dit Bougeant , estang e
pression de plaisir et de joie , mais tout plaisir et toate joie,
ne produit pas le rire . La seule joie qui produit le rire est
celle qui est accompagnée de surprise et qui naît en nogs
" à la vue subite de quelque assortiment bizarre de deux
idées , ou de deux choses incompatibles , comme un ma
gistrat habillé en arlequin , ou un mal - adroit qui fait le
capable...... Nous rions d'un homme qui pour son plaisir
et par vanité , entreprenant de sauter un fossé plein d'eau ,
tombe au milieu ; mais que ce même accident arrive à
un autre homme qui fuit un ennemi armé , loin d'en rirø
nous en sommes affligés . Il faut par conséquent, pour être
capable de rire , pouvoir comparer ensemble deux idées
et en apercevoir l'incompatibilité ..... » Le P. Bougeant
paraît avoir senti que ce qui est de nature à faire rire est
généralement irrégulier et déraisonnable en quelque sorte .
Il semble en effet qu'en riant on s'applaudisse de pouvoir
être un peu insensé , de l'être impunément . Je vois du
moins dans le rire un acquiescement subit on même involontaire
à l'idée qui se présente , un abandon voluptueux à
la sensation actuelle , et j'observe que toute affection qui
n'est pas pénible , et qui survient inopinément , doit nous
plaire et nous paraître une convenable extension de la vie ,
puisque l'heureux sentiment de l'existence se compose
d'émotions variées sans sollicitude ..
La perception qui occasionne le rire n'est pas régulière
et calculée , mais hasardée , imprévue , irréfléchie : il faut
que l'ame soit émue d'une manière douce , mais sans pouvoir
bien se rendre compte de ce qu'elle éprouve . Cette
perception sera vague , sans inconvénient , et un peu folle "
mais sans danger . Elle ne pourrait être produite par ce qui
aurait sur nous une influence assez directe pour nous passionner
, ou par ce qui tiendrait à des besoins évidens , à
des considérations d'une utilité sensible . Au contraire , il
s'y trouvera quelque chose d'immoral et d'étranger à de
S
LA
)
274
MERCURE DE FRANCE ,
certaines convenances , car la singularité d'un objet physique
ne ferait jamais rire si l'on ne considérait pas cet
objet comme l'instrument d'une action intellectuelle . On
ne rit donc pas de ce qui est utile , sage , réglé , on ne rit
pas non plus de ce qui n'appartient aucunement à l'ordre
moral ; mais on rit de ce qui étant par sa nature soumis à
l'intelligence , parvient pourtant à se passer de raison , de
ce qui supplée à nos besoins , de ce qui nous laisse dans la
sécurité en nous dispensant de la sagesse , en nous délivrant
de la règle .
Le rire est le triomphe de l'instinct sur la raison . Quand
l'instinct se réveille avec force , il faut que nous l'aimions
d'abord , car la raison qui est indispensable pour le contentement
de la vie , gêne beaucoup le plaisir du moment.
La gaîté d'un côté , la prudence de l'autre , la mollesse ou
la vertu , la satisfaction suivie ou la joie passagère , l'incertitude
de nos déterminations et l'alternative de nos penchans
sont les effets de cette lutte quelquefois insensible ,
quelquefois orageuse , mais perpétuelle , et apparemment
nécessaire , entre l'instinct et la raison , entre ce qui domine
actuellement et ce qui doit subsister , entre ce qui flatte
les goûts du moment et ce qui promet des avantages
durables .
Le libre assentiment aux choses qui s'offrent à nous est
tout-à-fait dans notre nature ; les dangers qui peuvent s'y
trouver attachés nous empêchent seuls de nous y livrer
toujours , et de jouir en paix du repos , de la pensée , de
l'indépendance , du désir : mais dès que ce consentement
ne doit avoir rien de funeste , il nous devient agréable en
suspendant le travail de l'examen , en nous ôtant le soin
de la résistance ; et nous rions si cette facilité se présente
tout-à-coup à notre esprit . Il n'en est pas de même lorsque
la chose est attendue , lorsqu'elle est prévue ; alors ee consentement
, n'étant point nouveau , fait simplement partie
de notre bien-être , et n'apporte aucun changement dans
notre situation il y a là quelque chose de trop fixe , de
trop louable même ; on ne rit pas du bonheur ; on rit de
ce qui surprend , de ce qui ouvre à l'activité de la pensée
des voies nouvelles , et ces voies nouvelles paraîtront d'autant
plus indépendantes qu'elles seront plus bizarres .
Dans l'enfant , le rire n'est qu'un avant-goût de l'inconnu
; c'est une émotion avide causée par toute sensation
qui n'est pas douloureuse , et qui est nouvellement acquise .
FEVRIER 1812 . 275
Chez lui le rire est fréquent , parce que ses acquisitions se
multiplient rapidement , et qu'il jouit d'un continuel développement
de la vie . Mais chez l'homme fait , le rire est
produit par ce qui , sans nuire , sans faire songer à des suites
qu'il faille éviter , s'écarte des règles scrupuleuses d'une
raison trop exacte , ou par ce qui nous rappelant d'une
manière impérieuse et subite notre invincible faiblesse ,
nous persuade de nous soustraire au joug de nos prétentions
. Ainsi , le rire de l'homme peut être comparé , jusqu'à
un certain point , aux mouvemens joyeux d'un insensé
qui se précipite en échappant au lien salutaire qu'il ne
savait pas aimer , ou dont il se trouvait fatigué.
Lorsque nous sommes passionnés , nous ne rions point.
L'affection qui règne sur nous est connue , et elle pourrait
être soumise au calcul ; elle a un but , et elle doit avoir des
conséquences sérieuses ; voilà trop de rapports avec la
raison , ou du moins une matière trop féconde pour le raisonnement.
Des sensations de ce genre sont trop caractérisées
, elles nous occupent , elles nous asservissent , et
d'ailleurs elles ne sauraient être absolument nouvelles ou
obscures nous on rit mieux dans les ténèbres.
Si un
pour
laisant à d'autres
égards , nous offre
quelque
perspective dont l'avantage soit trop direct , cet objet
devient ainsi légitime et vraiment désirable ; par cette raison
même il n'excite point le rire , car on ne rit pas
de ce
que la nature prescrit impérieusement , et pour s'attacher
gaiement à quelque idée , il faut qu'on ne sache pas , pour
ainsi dire , comment l'on s'y attache . Quelque ingénieuse
que soit d'ailleurs une sorte de plaisanterie qui renferme
un sens profond ou important , elle sera peu propre à faire
rire. Damis , qui vient de mourir , était mon ami depuis
» trente ans , un bien honnête -homme ! Il avait à peine de
quoi vivre , et jamais il ne m'a emprunté un écu . » Tout
le monde applaudit à la justesse , à fa naïveté piquante de
ce mot satirique , mais il fait trop penser pour faire rire .
"
L'union bouffonne ou caustique de deux idées contraires
provoque le rire , parce qu'il en résulte une impression
neuve et un jugement vague qui nous écarte de cette
ligne uniforme où nous avons à poursuivre la vérité , de
cette trace étroite où il est difficile et fatigant de se maintenir
. C'est en ce sens qu'on pourrait tenter d'expliquer ,
sous le rapport moral , les effets de ce dérangement particulier
des organes , de ces affections nerveuses qui font,
$ 2
276
MERCURE DE FRANCE ,
alternativement rire et pleurer. Dans ces transitions rapi
des , dont les causes ne sont pas distinctes , dans le passage
subit d'une modification à une modification contraire , il
y a beaucoup d'indépendance , et au milieu d'une telle
agitation , qui n'est douloureuse que par intervalles , on
sent du moins que les caprices du coeur ne sont plus
réprimés .
Ce sentiment de liberté fait sourire dans d'autres cir
constances où également il n'a rien 'd'ingénieux , rien de
plaisant pour ceux qu'il n'intéresse pas d'une manière
directe. Le premier coup de l'horloge qui annonce la fin
de la classe , fait rire l'écolier qui , s'étant trompé dans son
calcul , comptait encore sur un quart- d'heure d'assujétissement.
A tout âge vous souriez en recevant un éloge inattendu
, en obtenant un succès plus grand que l'effort , un
avantage inespéré vous vous trouvez au but , vous n'êtes
plus soumis au travail que vous vous étiez imposé , à la loi
que vous vous étiez prescrite .
Le rire moqueur , ce rire dont on jouit aux dépens dès
autres , est visiblement un triomphe de l'instinct personnel
sur les convenances sociales , sur les ménageinens raisonnés
. Tout plaît en ce genre , et l'amusement qu'on y
trouve entraînerait jusqu'au mépris des bienséances ceux
qui ne se seraient pas prémunis contre les penchans dangereux
. Effectivement ce qui est ridicule , est erroné sans
être funeste , et le jugement le blâme sans que le coeur le
haisse . Réduits à craindre de rencontrer le ridicule dans
vous-même , et trouvant néanmoins du plaisir à vous en
occuper , vous riez en voyant ailleurs tout le pouvoir naturel
d'une inclination mal réglée . Si vous riez aussi ,
comme le pense Hobbes , en vous jugeant exempt d'une
telle imperfection , c'est sur- tout parce que considérant
alors ce défaut comme étranger à votre propre caractère ,
vous vous applaudissez de n'avoir pas à prendre la peine
de le corriger en vous : s'il s'agissait au contraire de quelque
disposition malheureuse qui fût commune à tous les
hommes , et qui vous rappelât que tôt ou tard la raison
sera pour vous un guide indispensable , aussitôt vous ne
ririez plus. Mais vous riez volontiers en voyant jouer avec
apparat une comédie burlesque qui réunit de nombreux
spectateurs . Décidés à s'occuper expressément d'une chose
qui , au fond , n'a pas le sens commun , ils semblent vous
autoriser vous-mêmes à cet oubli de ce qu'on appelle la
FEVRIER 1812 . 279
dignité de notre être , à cette indépendance qui surprend ;
qui plaît , qui fait rire . Vous riez encore en voyant les
jeux adroits d'un singe ou d'un chat : quoique dénués de
raison , dites -vous alors,, ces animaux n'en imaginent pas
moins des ruses variées qui sembleraient demander beaucoup
d'art et de réflexion , et sans être dirigés comme nous
par des lois sévères , ils savent jouir comme nous de leur
existence .
Si tels sont les principes secrets de ce phénomène de
notre organisation , nous en retrouverons quelque trace
dans l'effet visible . Comme ce qui détermine le rire nous
séduit sans servir à nous perfectionner , nous aimons aussi
à voir le rire sur le visage , quoiqu'il ne l'embellisse point .
C'est au moral un moment de déraison qui n'a pas beaucoup
de conséquence ; c'est au physique un désordre qui
n'a point de suites fâcheuses ; et cette sorte de violence
intérieure avec laquelle on se débarrasse du joug accoutumé
, se manifeste au-dehors par des mouvemens convulsifs
et précipités , par une altération des traits à - la-fois
gracieuse et difforme , involontaire et indéfinissable , comme
l'idée mobile , comme la joie incomplète qui nous saisit et
nous entraîne . Par M. DE Sen** .
SOCIÉTÉS SAVANTES .
Programme d'un prix proposé par la Société d'Emulation
de Colmar..
LA Société d'Emulation de Colmar , dans sa séance du 1er juillet
1811 , a entendu le rapport de M. Gastrès , l'un de ses membres résidans
, sur le prix à décerner au meilleur éloge de feu M. Pfeffel , son
vice-président . Elle a adopté le programme suivant :
Amédée Conrad Pfeffel , conseiller aulique du landgrave de Hesse-
Darmstadt , ancien directeur d'une école militaire à Colmar , président
du juri d'instruction , et secrétaire interprête de la préfecture du département
du Haut-Rhin , membre du consistoire général et du directoire
de la confession d'Augsbourg pour les départemens du Haut et
du Bas -Rhin , etc. , etc. , membre des Académies royales des Sciences
de Berlin et de Munich , de la Société d'Agriculture de Strasbourg ,
et vice-président de la Société d'Emulation de Colmar , naquit dans
cette ville le 28 juin 1736 ; il y est mort le 1er mai 1809. Il a joui pendant
les dernières années de sa vie d'une pension de 1200 fr. , qu'il
278 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
tenait , à titre d'homme de lettres , de la munificence de S. M. l'Empereur
et Roi.
M. Pfeffel a honoré sa patrie par les services qu'il a rendus à l'instruction
publique , par la pratique constante de toutes les vertus qui
caractérisent l'homme de bien , par ses productions littéraires , tellement
estimées en Allemagne qu'elles y sont devenues classiques . II
s'est particuliérement distingué dans trois genres différens , lafable ,
l'épître en vers , les contes moraux.
La Société d'Emulation de Colmar propose un prix de trois cents
francs pour le meilleur éloge de M. Pfeffel . Sa réputation littéraire
reposant principalement sur le genre de l'apologue , la Société désire
que les auteurs des éloges établissent avec quel succès le fabuliste allemand
s'est approché de La Fontaine , et en quoi il en diffère .
Les éloges pourront être écrits en langue française ou en langue
allemande , au choix des concurrens.
Le concours est ouvert jusqu'au 30 septembre 1812.
Les ouvrages doivent être adressés , francs de port , à M. le secré
taire de la Société d'Emulation , à Colmar.
1
迷
POLITIQUE.
LES nouvelles du Danube continuent à être tellement
contradictoires , et le silence des diverses feuilles officielles
est si obstiné , qu'en relatant les notes contenues dans les
feuilles de Hongrie on s'expose à démentir le lendemain
ce qu'on a dit la veille . On met aujourd'hui en doute si le
grand-visir est encore à Rudschuck , ou s'il a en effet rejoint
le camp de Schumla , Une autre version a succédé :
la place de Rudschuck elle - même , par suite d'une convention
entre M. le général Kutusow et le grand - visir , aurait
resté en la puissance de l'armée turque jusqu'à l'issue de la
négociation qui se continue . On voit qu'on ne peut rien.
affirmer , et qu'il faut attendre des documens officiels .
Cependant il paraît certain que les négociations continuent
toujours ; la note suivante , écrite de Bucharest , le
prouve.
« Cette ville , y est-il dit , est maintenant le centre de
toutes les négociations . Les plénipotentiaires respectifs
font de grandes dépenses , et la présence de beaucoup
d'étrangers et d'un grand nombre de militaires russes do
distinction , en rende le séjour très- agréable. Tout y est
fort animé. Tout indique néanmoins que les négociations
sont encore fort peu avancées . Qu soutient toujours que
la cour de Saint-Pétersbourg demande que le Sireth devienne
la limite future entre les deux empires ; mais on
croit qu'elle se contentera de la frontière du Pruth . Le
comte de Langeron est arrivé dans cette ville et y a établi
son quartier-général . Le corps du général Markow est
maintenant arrivé dans la Moldavie . It prend ses quartiers
d'hiver aux environs de Stéphanestine . Le comte Dudesko
a été nommé caïmacan ou ban de la petite Valachie , place
qui était occupée par Wornik Monelacky , mort depuis
peu . "
A Vienne , les plaisirs du carnaval sont très -brillans : la
ville abonde en étrangers ; on en compte , dit -on , vingtdeux
mille . Les salons , les redoutes , les salles de bal et de
spectacles , suffisent à peine à la foule qui s'y réunit .
On regarde toujours les séances de la diète de Hongrie
280 MERCURE DE FRANCE ,
comme s'approchant de leur terme , on a publié quels
engagemens la nation hongroise était décidée à prendre
pour venir au secours du gouvernement , et parvenir à réaliser
l'exécution des plans de finance qu'il a conçus ; mais
ici même on ne trouve que des notes qui ne portent aucun
caractère , et que l'on ne peut répéter sans prévenir en
même tems le lecteur de leur peu d'authenticité.
A Berlin , on a célébré avec beaucoup de pompe et d'enthousiasme
le jour anniversaire de la naissance du grand
Frédéric . De vieux compagnons de gloire de ce monarque.
ont été dans cette circonstance l'objet d'une sorte de culte
public il y a eu une réunion diplomatique brillante ; et
M. le maréchal Kalkreuth a donné une fête magnifique , à
laquelle le roi et la famille royale ont assisté..
Les Anglais ont entiérement disparu de la Baltique ; ils
n'y ont laissé que les débris de leurs vaisseaux , victimes
des naufrages nombreux dont les côtes du Jutland et des
Belts ont été le théâtre . Le bruit a couru que M. Wellesley
devait donner sa démission ; cette nouvelle est sans fondement.
Mais un objet de la plus haute importance occupe en ce
moment tous les esprits . Cet objet est la guerre avec l'Amérique,
qui devient de jour en jour plus certaine et plus imminente..
9
ex
Le bâtiment la Lydia est arrivé le 25 janvier à Liverpool ,
de New-York , d'où il a apporté des nouvelles jusqu'au 1ª
du courant. Ces nouvelles sont importantes , dit le Statesman
, et nous ne pouvons douter que la guerre n'ait déjà
commencé. Le congrès , à la plus grande majorité qui ait
jamais eu lieu , a adopté toutes les résolutions hostiles de
son comité et ordonné qu'il lui fût présenté un bill basé
sur ces résolutions . Les citoyens arment leurs navires , et
tous les bâtimens qui ont reçu des licences du gouvernement
anglais seront soumis à une visite très - sévère , Dans la
chambre des représentans , il a été intenté contre notre
gouvernement l'accusation atroce , que nous avions excité
les Indiens à s'armer contre les Etats - Unis . M. Randolph
le défenseur le plus éloquent et le plus énergique des inté
rêts commerciaux et du commerce des Etats - Unis ave
P'Angleterre , a déclaré que , si l'on pouvait fournir la
preuve d'une pareille conduite , il serait le premier à se mettre
à la tête de l'armée pour entrer dans le Canada .
Il règne dans le congrès , comme dans toute la nation ,
FEVRIER 1812 . 281
le plus parfait accord de sentiment ; tout le monde se réunit
à penser qu'il faut se hâter , et prévenir les hostilités .
Le Star envisage les conséquences de cette guerre qu'il
regarde comme très - dangereuse , et qu'il presse le ministère
d'écarter par tous les moyens possibles ,
La guerre avec l'Amérique , dit-il , aurait pour premier
effet de faire retirer les flottes anglaises des côtes de
France , pour les porter sur celles d'Amérique . Cette considération
est , dans le fait , de la plus grande importance ,
et devrait frapper ceux qui croient que la supériorité de
notre marine doit nous faire regarder avec mépris une
guerre avec l'Amérique.
3
» La création d'une marine française est sur-tout ce qui
rendrait dangereux pour nous les talens de NAPOLÉON ET
LA VIGUEUR AVEC LAQUELLE ON SAIT QU'IL PROFITE DES
IMMENSES RESSOURCES QUE LUI ASSURE LA VICTOIRE . Il est
maître d'une plus grande étendue de côtes que la France
n'en a jamais possédé depuis le règne de Charlemagne ,
et rien n'est plus absurde que l'opinion qu'ont quelques
personnes qu'il a beau posséder des côtes et des forêts , it
manque cependant de matelots et de constructeurs . Est- il
croyable que le maître de la Hollande puisse manquer de
matelots 2 et quant à des ouvriers , tout charpentier ne
peut-il pas devenir constructeur de vaisseaux ?
Le premier effet d'une guerre avec l'Amérique sera de
délivrer la France des entraves qui s'opposent en ce moment
à la restauration de sa marine , attendu que nous'
serons obligés d'envoyer une grande partie de nos flottes
dans les parages et devant les ports américains . Ces mers
seront bientôt couvertes de corsaires qui , réunis , pourront
opérer des descentes dans nos îles des Indes - Occidentales .
Ne faudra - t-il pas garder celles- ci ? Voilà donc ce qui est
le plus fait pour nous alarmer dans le cas d'une guerre
avec l'Amérique . Comment pourrons-nous défendre à - lafois
le Canada et le Portugal ? Les Canadiens sont naturellement
plus portés pour l'Amérique que pour l'Angleterre ,
si l'on excepte ceux qui sont nés Anglais ou sont d'origine
auglaise . Peut- on compter que le Canada se défende luimême
? la prudence ne le permet pas : il faut donc que
l'Angleterre , pour défendre ce pays , envoie une armée
qui égale en forces celle que l'Amérique peut envoyer
contre le Canada .
29
Ce n'est pas un sujet fort agréable à traiter que de
parler de l'impuissance où nous sommes de faire avec
" 282 MERCURE DE FRANCE,
avantage une pareille guerre : mais ils est du devoir de la
prudence de ne pas écouter , à cet égard , notre orgueil de
préférence à notre raison . "
Ces alarmes ne sont point vaines , si l'on fait attention
aux dispositions sérieuses et unanimes des Etats -Unis . La
chambre des représentans a résolu de reconnaître formellement
l'indépendance de l'Amérique méridionale ; des
secours doivent être envoyés au parti patriote .
Dans la même chambre , on a comparé la situation de
l'Amérique à celle d'un jeune homme qui , entrant dans le
monde , s'il endure un premier affront , ne pourra soutenir
sa réputation qu'à force de tems et de peines . Cette
image a fait la plus vive sensation , et toutes les propositions
, tendantes à donner au gouvernement les moyens
de soutenir avec énergie la lutte qui se prépare , ont été
adoptés .
On peut conjecturer , d'après ce qui s'est passé dans le
congrès ( el ici ce sont les aveux mêmes des Anglais que
nous transcrivons ) , qu'on tentera d'abord une expédition
contre le Canada . Les Anglais y seront sans doute prêts à
recevoir les Américains ; mais les dispositions des habitans
, mais leur ancien attachement à la France , mais tant
de souvenirs défavorables à l'Angleterre ne seront- ils pas
aulant d'obstacles contre eux , autant d'auxiliaires des
assaillans ?
Ainsi , tandis que l'Angleterre déclare follement qu'en
vertu de ses ordres du conseil le continent européen est
bloqué , ce continent la repousse de ses ports , bloque luimême
ses propres flottes en les laissant sans asyle sur les
mers , exposées aux caprices et à la fureur des élémens ; et
dans le même tems un autre continent prend une attitude
telle que pour l'extension de leur système et son application
complète , ce ne sont plus seulement les ports de
l'Europe qu'il leur faudra bloquer , mais ceux des deux
hémisphères , ceux du monde entier , auxquels les usurpations
anglaises n'ont pas encore enlevé le pavillon qui
les signale , et les moyens de défense dont ils sont armés .
Ce n'est plus une partie de l'ancien continent qu'il faut
conquérir ou défendre , c'est l'agression du Nouveau-
Monde qu'il faut repousser.
Il est à remarquer , en passant , que ce système des Anglais
qui réveille en ce moment l'industrie comprimée , et
le commerce rendu tributaire des Américains , vient de
rendre à l'Europe elle- même , et sur- tout à la France , un
FEVRIER 1812. 283
service signalé en rouvrant avec le Levant des communications
depuis long-tems interrompues ou faiblement productives
.
Cette main puissante habituée à tracer à nos soldats la
route de la victoire , et aux Etats conquis ou défendus , des
limites nouvelles , plus appropriées aux besoins des peuples
et aux intérêts des souverains ; cette main a indiqué
aussi une nouvelle route au commerce , et le commerce
s'est empressé de la frayer. On a triomphé des principaux
obstacles qu'opposaient d'anciennes habitudes ; bientôt tous
ces obstacles seront applanis , et il est aisé de voir ce que
deviendront nos rapports commerciaux avec le Levant par
l'Illyrie , en examinant les premiers résultats des transactions
de 1811. Du 1er janvier au 8 décembre 1811 , le lazareth
de Spalato a reçu des marchandises pour la valeur
de 1,277,259 fr .; le lazareth de Costainizza en a reçu pour
la valeur de 10,169,066 francs , sur lesquelles le monopole
anglais reconnaît son impuissance . Que de routes nouvelles
, que des communications faciles pourra ouvrir ainsi
la prétention injuste d'un gouvernement qui a prétendu
fermer cette route que la nature offre à toutes les nations
sous les auspices d'une mutuelle et productive indépendance
!
En prenant Valence , écrit un habitant de cette ville , les
Français l'ont sauvée de l'égarement fanatique de ses propres
habitans . Des attroupemens d'une populace furieuse
avaient forcé le général Blake , le lendemain du jour où il
s'était enfermé dans la place , à prendre le parti de se défendre
jusqu'à la dernière extrémité . Mais trois jours de
bombardement firent succéder la terreur à cette frénésie
et les mêmes séditieux , précédés de deux moines armés de
pistolets et d'épées , exigèrent tumultuensement que la
ville se rendît aux Français . Le général Blake donua ordre
à un régiment des gardes wallones de faire retirer la multitude
; mais le peuple fit feu sur les troupes , et la ville devint
le théâtre d'un horrible tumulte . Le général Blake alors
s'empressa d'accepter la capitulation qui lui avait été proposée
. Ce général , d'origine irlandaise , est un homme de
50 à 55 ans . Il était colonel au service d'Espagne avant la
révolution . Il jouit de la réputation d'un officier de mérite ,
que les insurgés ne remplaceront jamais .
Aujourd'hui , l'ordre est entiérement rétabli dans Valence ,
par les soins du duc d'Albufera ; il s'occupe d'y organiser
284
MERCURE DE FRANCE ,
des administrations , à la tête desquelles on voit avec plaisir
les hommes les plus modérés .
er
Les dernières dépêches de lord Wellington , reçues en
Angleterre , étaient du 1 janvier , datées de Freynada ;
elles ne contenaient rien d'important . Le siége de Tariffa
continuait. Les nouvelles de la Méditerranée ont donné à
l'amirauté les détails suivans :
L'amiral Pellew , après avoir fait une reconnaissance
de la flotte française de Toulon , et l'avoir attirée hors de
ce port , le 11 décembre ( la flotte anglaise étant de 12 vaisseaux
de ligne , et la française de 16 ) , était retourné à
Port-Mahon , vu que l'ennemi serrait de si près les côtes de
France , et le vent lui était si favorable , qu'il était impossible
de l'amener au combat . Deux des vaisseaux de ligne de
notre escadre de la Méditerranée reviennent en Angleterre
la frégate le Pearlen avait pénétré dans la rade de
Toulon avant le 11 ; mais en sortant elle fut rencontrée par
un vaisseau français de 74 , et ne put s'en tirer qu'en coupant
les manoeuvres du vaisseau ennemi.
J » Nous apprenons dans ce moment , que quatre grosses
frégates françaises et une corvette ont été aperçues à l'ouest
du Cap-Finistère . »
Dimanche dernier il y eu audience et présentation à la
cour . ?
Le comité de la Société de la Charité Maternelle a été
convoqué chez Mme la comtesse de Ségur , vice - présidente ,
Mme de Ségur lui a fait connaître les dispositions bienfaisante
que l'Impératrice confie à son exécution pendant les
mois les plus rigoureux de l'hiver . S. M. assigne à une
distribution gratuite de pain , aux vieillards , aux mères de
famille et aux enfans qui ne reçoivent point d'autres secours
des comités municipaux , une somme de 150 mille
livres , en raison de 50 mille fr . par mois . Les dames de la
Société feront la distribution de ce secours en nature dans
leurs divers arrondissemens . On estime que la somme
donnée par mois , doit , au prix actuel du pain , subvenir
par jour à la subsistance de 13 mille personnes . Les distributions
commenceront le dimanche 9 février.
S....
4
FEVRIER 1812. 285
ANNONCES.
La vallée de Montmorenci , Paris et Londres ; ou Emilie et Linval.
Roman en lettres , renfermant un aperçu sur la littérature du XIXe
siècle , sur Mmes de Sthaël , Cottin , l'auteur d'Adèles de Senanges
Mme de Genlis et M. de Châteaubriant. Par Auguste Hus , auteur de
deux Discours sur S. M. le roi de Rome . Prix , i fr . 25 c . , et 1 fr,
50 c . franc de port . Chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de
Seine , nº 8 ; et chez Debray , barrière des Sergens , rue Saint-Honoré.
La Clefdes Participes . Deuxième édition , augmentée d'un grand
nombre d'exemples gradués , analysés au moyen d'une seule règle
mise à la portée de tout le monde ; par V. A. Vanier , professeur ,
secrétaire -général de la Société académique des Sciences , et membre
de la Société grammaticale . Un vol. in- 12. Prix , I fr. 50 c . , et 2 fr.
franc de port. Chez la veuve Lepetit , libraire , rue Pavée- Saint-
André-des-Arcs , nº 2 ;/et chez l'Auteur , quai de la Mégisserie , dit
de la Ferraille , nº 66 .
Code Notarial , ou Recueil chronologique des lois , arrêtés du gouvernement
, décrets impériaux , avis du conseil d'état , arrêts de la
cour de cassation et des cours impériales , et des instructions ministérielles
concernant le notariat , rendus depuis et compris la loi du 25
ventôse an XI , et servant à en expliquer , augmenter , changer ou
étendre les dispositions . Un vol . in- 8 ° de 490 pages , imprimé par les
soins de la chambre de discipline des notaires de Riom. Prix , broché ,
5 fr. , et 6 fr . 55 c . franc de port. Chez F. Buisson , libraire , rue
Gilles -Coeur , nº 10.
Abécédaire religieux, moral , instructif et amusant ; suivi d'élémens
d'arithmétique à la portée des enfans ; orné de très - jolies vignettes
représentant des sujets de l'Ancien et du Nouveau Testament , dessinées
par Rohn , et gravées par Dorgez , Delignon , Dupreel , etc.;
par un ancien professeur . Troisième édition , revue et corrigée . Un
vol . in - 12 . Prix , 1 fr . , et 1 fr . 25 c . franc de port. Chez L. M.
Guillaume , libraire , place Saint- Germain- l'Auxerrois , nº 41 .
Manuel portatifde l'Enregistrement, contenant les lois , arrêtés du
gouvernement , décrets impériaux , avis du conseil d'état , décisions
des ministres , et arrêts de la cour de cassation , rendus jusqu'en novembre
1811 , et appliqués aux articles de la loi du 22 frimaire an 7
sur l'enregistrement ; terminé par une table alphabétique très-détail286
MERCURE DE FRANCE ,
lée , indiquant les droits à payer pour chaque acte , par J. M. Dufour.
Un vol . in-8° . Prix , I fr . 50 c . , et 2 fr . franc de port . Chez P. Blanchard
et Eymery , libraires , rue Mazarine , nº 36 , et Palais-Royal ,
galeries de bois , nº 249.
L'Enfant Prodigue, poëme en quatre chants ; par M. Campenon .
Un vol. in-8° , avec quatre gravures. Seconde édition . Prix , 6 fr. , et
7 fr . franc de port ; papier vélin , figures avant la lettre , 12 fr. , et
13 fr. franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais- Royal , galerie
de bois , nº 243.
Le Préjugé Excusable , ou Elle voulait et ne voulait pas ; comédie
en cinq actes et en vers ; par Ph. L. C ….... Prix , I fr . 20 c. , et 1 fr .
60 c . franc de port . Chez Martinet , libraire , rue du Coq-Saint-
Honoré .
Voyage au Nouveau-Mexique , à la suite d'une expédition ordonnée
par le gouvernement des Etats - Unis , pour reconnaitre les sources des
rivières Arkansas , Kansès , la Plate , et Pierre Jaune , dans l'intérieur
de la Louisiane occidentale ; précédé d'une excursion aux sources de
Mississipi pendant les années 1805 , 1806 et 1807 ; par le major
Z. M. Pike . Traduit de l'anglais par M. Breton , auteur de la Bibliothèque
Géographique . Deux vol . in -8 ° , orné d'une carte de la
Louisiane , en trois feuilles . Prix , 12 fr . 50 c . , et 15 fr . franc de
port ; papier vélin , 25 fr . , et 27 fr . 50 c . franc de port. Chez
d'Hautel , libraire , rue de la Harpe , nº 80 .
Les Vies des Hommes illustres de Plutarque , traduites en français ,
avec des remarques historiques et critiques, par M. Dacier ; et suivies
des supplémens . Edition revue et augmentée des Vies d'Auguste et
de Titus ; par A. L. Delaroche . Imprimées sur beau carré d'Auvergne
, avec les portraits dessinés d'après l'antique par Garnerey , et
gravés par Delvaux . Quinze vol . in-18 , de 450 pages environ . Prix ,
37 fr. 50 c. et 48 fr . franc de port .
Idem , 15 vol . in - 12 ; 48 fr . , et 62 fr. franc de port.
Le même , sur très-beau papier vélin , dont il n'a été tiré que 40
exemplaires ; 120 fr . , pris à Paris .
>
Les portraits et médaillons, au nombre de 63 , que l'on peut adapter
à toutes autres éditions , se vendent séparément. Prix de la collection
in-12 ou in- 8º , 18 fr.; sur grand papier in-8º , 25 fr .; sur grand
papier vélin , 33 fr.; sur papier vélin , in-4º , 36 fr . Chaque tête sé- ,
parément , 60 c . Chez L. Duprat-Duverger , rue des Grands - Augustins
, nº 21 ; et Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
FEVRIER 1812 . 287
Nouvelles conditions et prolongation de souscription au DICTIONNAIRE
DES SCIENCES MÉDICALES ; par MM. Alard , Alibert , Barbier
( J. B. G. ) , Bayle , Biett , Boyer , Cadet- Gassicourt , Cayol ,
Chaumeton , Chaussier , Cullerier , Cuvier , Delpech , Dubois , Gall ,
Gardien , Hallé , Heurteloup , Itard , Jourdan , Keraudren , Landré
Beauvais , Larrey , Lerminier , Marc , Marjólin , Mouton (Philibert) ,
Nysten , Pariset , Pinel , Renauldin , Ribe , Roux , Royer- Collard ,
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Douze volumes grand in- 8° , de 640 pages , beau papier , caractères
neufs , avec fig .
Art. Ier. A dater du 1er février 1812 , le premier volume est du
prix de 9 fr. au lieu de 6 , et 11 fr. franc de port .
II. La souscription aux tomes second et suivans , restera ouverte
aux nouveaux souscripteurs , à dater du 1er février 1812 , au prix de
6 fr , le volume .
Ainsi toute souscription , avant que le tome second soit mis au
jour , sera payée de la manière suivante :
Pour le premier volume , 9 fr . ; pour le dernier volume , 6 fr . , 15 fr .
et 19 fr . franc de port.
III. Dès que le tome second aura paru , la souscription à ce volume
sera fermée , et il devra être payé 9 fr . , et 11 fr . franc de port.
IV. Il en sera de même pour tous les volumes suivans ; c'est- à - dire ,
que tant qu'un volume n'est pas mis au jour , on peut y souscrire au
prix de 6 fr. , et 8 fr . franc de port ; mais aussitôt qu'il est publié , le
prix est de 9 fr . , et II fr. franc de port .
V. Les nouveaux Souscripteurs auront toujours à payer , en même
tems , le dernier volume de l'Ouvrage , au prix de 6 fr.
VI. Les Editeurs recevront tout bon de 15 ou de 19 francs inséré
dans la lettre de demande , sur toute personne établie à Paris . Les
lettres doivent être affranchies , ou le prix d'affranchissement peut
être joint au bon de 15 ou 19 francs .
On souscrit à Paris , chez les Editeurs : C. L. F. Panckoucke , rue
et hôtel Serpente , n° 16 ; Crapart , rue du Jardinet , nº 10 ; es chez
tous les Libraires de la France et de l'Etranger .
Rudiment des petites Ecoles , ou Traité de l'instruction primaire ;
par M. F. Mazure , inspecteur de l'Académie d'Angers. Un vol .
in - 12 . Prix , 1 fr . 25 c..et 1.fr. 50 c . franc de port. Chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 ,
Amours de Psyché et de Cupidon , précédé du poëme d'Adonis ,
par La Fontaine . Deux vol. in-18 , pap . vélin , ornés de 7 gravures ,
288 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
d'après Raphaël, par Coiny . Prix , 6 fr .; gravures avant la lettre , 1òfr
Les figures seules sans texte , 3 fr.; les mêmes figures seules , tiréég
format in-8° , au nombre de 25 exemplaires , 9 fr . Chez Blankenstein ,
peintre et libraire , rue du Sentier , nº 1 ; et chez Arthus- Bertrand ',
libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
1
Cette édition est de même format que les Fables de La Fontaine,
6 vol . in-18 , avec figures de Coiny .
Voyage en Hollande et sur lesfrontières occidentales de l'Allemagne,
suivi d'un voyage dans les comtés de Lancaster , le Wesmoreland et le
Cumberland; ouvrage dans lequel on trouve des détails sur les moeurs
le caractère , les ressources , les richesses , les productions , le commerce
des habitans de ces contrées ; sur les diverses opérations militaires
des généraux français et ennemis dans la présente guerre ; le
siége de Mayence par Custines , celui qu'il soutint depuis dans cette
ville sur le roi de Prusse et les Emigrés , etc. Traduit de l'anglais sur
la seconde édition , par A. Cantwel , traducteur de Gibbon. Deux
vol . in-89. Prix , 8 fr , et 11 fr . franc de port. Chez Arthus- Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , n ° 23 .
-
-
-
- Ana .
Sur la
peu
de
XIIe cahier de la quatrième souscription , ou XLVIIe de la collection
des Annales des Voyages , de la Géographie et de l'Histoire ,
publiées par M. Malte-Brun . Ce cahier contient la carte géographique
du Pérou et du Brésil , et une planche gravée en taille - douce , avee
les articles suivans : Description de la ville de Coupang et de ses en
virons , dans l'ile de Timor , par M. Leschenault de la Tour ;
lyse du voyage de M. Lichtenstein dans l'Afrique australe ;
lumière zodiacale , par M. Rosenstein ; Dissertation sur le
connaissances des Juifs en architecture , du tems de Salomon ; et les
articles du Bulletin . Chaque mois , depuis le 1er septembre 1807 , il
paraît un cahier de cet ouvrage , de 128 ou 144 pages in-8° , accompagné
d'une estampe ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée .
Les première , deuxième , troisième et quatrième souscriptions ( formant
16 volumes in -8 ° avec 48 cartes ou gravures ) sont complètes ,
et coûtent chacune 27 fr . pour Paris , et 33 fr . frane de port. Les per
sonnes qui souscrivent en même tems pour les cinq souscriptions ,
payent les trois premières 3 fr. de moins chacune . Le prix de l'abonnement
pour la cinquième souscription est de 27 fr . pour Paris ,
pour 12 cahiers . Pour les départemens , le prix est de 33 fr . pour
12 cahiers , rendus francs de port par la poste . L'argent et la lettre
d'avis doivent être affranchis et adressés à Fr. Buisson , libraire - éditeur
, rue Gilles - Coeur , n° 10 , à Paris.
TAILE
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
1
N° DLII. Samedi 15 Février 1812 . -
POÉSIE.
5 .
Début du huitième chant de la DAVIDÉIDE . Poëme ( 1) par
M. DE COETLOGON.
Sail, à la poursuite de David , est près de l'atteindre vers la caverne
d'Engaddi. Uriel , protecteur de David , demande au Très-Haut la
permission de venir au secours de son élu. Il va trouver l'ange des
tempêtes , et l'engage à disperser l'armée de Saül.
Tandis que le tyran , frémissant de colère ,
De désert en désert poursuit son adversaire ,
Dieu dont la vue embrasse et la terre et les cieux ,
Sur son peuple choisi daigne jeter les yeux.
Le sublime Uriel , debout devant son trône ,
Que portent les vertus , que la gloire environne ,
Contémple , en s'inclinant sous tant de majesté ,
De ses perfections l'éternelle beauté .
(1 ) Ce poëme en douze chants , et auquel l'auteur a travaillé depuis
1799 , vient d'être terminé . L'action du poëme est l'exaltation de
David au trône d'Israël . Le sujet est tiré des seize derniers chapitres
du 1er liv . des Rois .
T
290
MERCURE DE FRANCE ;
Il se prosterne enfin aux pieds du trône auguste ;
Au seul être parfait , au seul saint , au seul juste ,
Il exprime , en ces mots , ses craintes et ses voeux :
« O Sagesse immuable ! ô souverain des cieux !
> Toi qui régis en paix ces mondes innombrables ,
> De ton immensité témoins irréfragables !
» Toi qui de l'univers , qui naquit à ta voix ,
>> Posas les fondemens , coordonnas les lois ;
>> Qui bâtis l'arsenal où l'ange du tonnerre
> Prend les carreaux vengeurs pour châtier la terre ;
> Qui confias la grêle et les eaux et les vents
> A ces anges assis sur leurs trônes mouvants ;
» Grand Dieu ! daigne écouter mes voeux et ma prière !
» Tu vois du fier Saül la fureur meurtrière :
» Il menace , il poursuit celui qui doit un jour
» Servir tes grands desseins et ton céleste amour.
» Permets , ô Jéhova , que ton ange fidèle ,
» Arrête du tyran la vengeance cruelle .
» Je ne l'ignore pas ; tu veux que ton élu
» Ne doive sa grandeur qu'à sa seule vertu ;
>> Car du souffle immortel de ton auguste bouche
» Tu pourrais terrasser son ennemi farouche .
» Mais Saül a pour lui Satan et les enfers ;
» David peut succomber sous ces anges pervers ,..
» Si je n'oppose pas mes efforts à leur rage ,
» Et si je l'abandonne à son propre courage. >
» Rendons la lutte égale entre ces deux rivaux ,
> Et souffre que mes soins protègent ton héros . »
Il dit , et le Seigneur accueille sa prière.
Uriel , s'élançant du séjour de lumière ,
Traverse , comme un trait , les régions des airs ,
Océan sans limite où nage l'univers .
Il admire , en passant , la multitude immense
De sphères , de soleils qui roulent en silence ,
Dans l'ordre où les plaça la main du Tout -Puissant ,
Quand sa divine voix les tirant du néant ,
Au premier né des jours , d'immortelle mémoire ,
Ils vinrent à l'envi manifester sa gloire .
De leur noble structure il comprend les ressorts
Admire l'harmonie et les parfaits accords
Qui règnent dans leur course éternelle et rapide ,
Sans que jamais la main qui les pousse et les guide
FEVRIER 1812 . 201
Se détourne , s'égare , et leur laisse franchir
L'orbite où l'Eternel voulut les retenir .
L'archange lumineux , poursuivant sa carrière ,
Arrive vers cet astre à la douce lumière ,
Qui du flambeau des jours recevant ses clartés ,
Vient éclairer nos nuits de ses feux empruntés.
Alors , dans le lointain , il aperçoit la terre ,
Séjour des passions , théâtre de la guerre
Que fait en tous les tems le crime à la vertu :
Il y vole ; et dans l'air quelque tems suspendu ,
Son oeil perçant , des cieux parcourt l'immense plaine ;
Cherche le surveillant de ce vaste domaine
A qui Jéhova même , en créant l'univers ,
A daigné confier la foudre et les éclairs ,
Et la grêle et les vents , et l'onde mugissante ,
Qu'aux réservoirs des cieux plaça sa main puissante.
Il le cherche long- tems ; car dans les champs du ciel
Son trône vagabond va d'un cours éternel ,
Tantôt à l'occident et tantôt à l'aurore ;
Tantôt vers ces climats que le soleil dévore ,
Ou vers ces champs glacés et sans cesse couverts-
Par le sombre manteau des rigoureux hivers .
Sur l'antique Arménie abaissant sa paupière ,
L'archange voit enfin le but de sa carrière :
Il l'atteint d'un seul vol . Au sommet sourcilleux
Du sublime Ararath qui va toucher les cieux ,
Et qui , toi de ces monts que sa hauteur étonne ,
Ceint son front orgueilleux d'une triple couronne
De nuages , de neige et d'éternels frimas ,
L'ange de la tempête avait fixé ses pas ..
Son trône , en ce moment , du mont couvre le faîte.
Le diadême obscur qui couronne sa tête ,
Est formé d'un métal léger , subtil et pur ,
Où le noir effrayant contraste avec l'azur .
Son visage immortel respire la menace ;
Son corps majestueux joint la force à la grâce ;
De ses yeux enflammés il lance les éclairs ,
Qui sillonnent au loin le vaste sein des airs ;
Et de son bras puissant il élève , il abaisse ,
Il dirige à son gré la foudre vengèresse .
Une écharpe de flamme environne ses flancs ;
Les bouts en longs replis flottent au gré des vents ;
T2
292 MERCURE DE FRANCE;
C'est d'elle qu'il détache et lance sur l'impie
Les carreaux éclatans que le ciel lui confie .
Un ténébreux nuage, et dont il fait sortir
Ces torrens destructeurs qui vont tout engloutir ,
Est le trône orageux où , siégeant en silence ,
L'ange terrible veille à son domaine immense.
Il conserve pourtant , dans sa sublime horreur ,
D'un ministre de Dieu la céleste grandeur .
Il règne sur les vents , dont la fougueuse haleine
Ou s'irrite ou s'apaise à sa voix souveraine ,
Et rentre en ses cachots suspendus dans les airs .
L'archange , au nom sacré du Dieu de l'univers ,
S'approche de son trône et lui tient ce langage :
« Ministre du Très-Haut , vous de qui le partage
> Est de veiller sans cesse aux arsenaux divins
> Qui , sans vous , détruiraient la terre et les humains
» Illustre compagnon , qu'avant ce jour unique
» Où le Seigneur créa ce monde magnifique , "
J'ai vu près de son trône avec moi l'adorer ,
A quitter ces climats daignez vous préparer.
> Vous connaissez l'amour que Dieu dans sa sagesse ,
> Porte au digne héritier de sa sainte promesse.
» Cependant un farouche et cruel ennemi ,
Poursuit avec fureur son noble favori .
» Dieu qui veut l'éprouver ne veut pas qu'il périsse :
» Protecteur du héros qu'opprime l'injustice ,
>> J'ai su de sa clémence obtenir qu'aujourd'hui
» Un moment de David vous deveniez l'appui .
» Mais il nous faut cacher le bras qui le protége ,
» De peur que , méprisant le péril qui l'assiége ,
» Sûr de vaincre en tout tems , sans avoir combattu
> Le héros ne ternît sa gloire et sa vertu.
» Il faut qu'à tous les yeux votre appui tutélaire
» Paraisse des saisons un effet ordinaire.
» Daignez donc , rassemblant vos nuages affreux ,
> Diriger votre course aux terres des Hébreux :
» Volez en Engaddi ; que vos sombres tempêtes
» Réunissent leurs traits sur les coupables têtes
> Des nombreux assassins que Saül en fureur ,
> Conduit contre David pour lui percer le coeur.
> J'aurai soin du héros tandis que vos orages ,
› Au milieu du désert porteront leurs ravages.
1
FEVRIER 1812,
293
Il dit. L'ange s'incline et répond en ces mots :
« Noble habitant du ciel , protecteur d'un héros ,
> Vous qui du rang sublime où Dieu même vous place ,
> Sans cesse contemplez son adorable face ;
> Et qui dans l'ordre saint des citoyens des cieux ,
> Êtes un des plus grands et des plus glorieux ;
Salut . Pour moi vos voeux sont un ordre suprême ,
> Puisque tous vos désirs émanent de Dieu même .
> Qu'il soit done fait ainsi que vous le souhaitez. »
Alors , livrant son trône à ces vents irrités ,
Qui des airs ébranlés vont parcourant les plaines ,
Il vole en Engaddi . Mille foudres soudaines ,
Que précèdent de vifs , d'éblouissans éclairs ,
Annoncent son passage aux habitans des airs.
De son côté , l'archange , avec impatience ,
Pour veiller sur David , vers Engaddi s'avance , etc.
GEOFFROY RUDEL.
ROMANCE.
UN noble chevalier de France ,
Geoffroi Rudel , bon troubadour ,
Trahi par la gloire et l'amour ,
Oubliait son luth et sa lance :
A la porte de son castel
Un gentil ménestrel arrive ;
Il ya chantant chanson naïve
Qu'écoute avidement Rudel .
« Si jamais quelqu'un me demande
Le nom d'un objet accompli ,
Je l'enverrai dans Tripoli
Voir la comtesse Mélisende .
Rien n'est aussi beau sous le ciel ;
Qui l'approche en devient esclave ;
Mais elle n'aimera qu'un brave ,
Tel qu'autrefois était Rudel . »
Flatté de ces douces paroles ,
Le chevalier tout en émoi :
Bon jongleur , dit-il , par ta foi ,
Tes chants ne sont - ils point frivoles ?
294 MERCURE DE FRANCE ;
« Seigneur , répond le ménestrel ,
Vous jugez mal de ma simplesse ;
Oui , toute belle est la comtesse ,
Comme tout brave était Rudel. >
« Je le fus , je veux l'être encore
S'écrie alors le chevalier .
J'ai pu , quelque tems , m'oublier
Ce long repos me déshonore.
Des chrétiens le signe immortel
Doit faire absoudre ma mémoire ;
Le ciel , Mélisende et la gloire
Réclament le bras de Rudel. »
Il dit , et part pour la Syrie ,
Enivré d'un double transport.
Son vaisseau vole , et touche au port....
Le beau guerrier tombe sans vie.
Tant d'amour , un sort si cruel ,
Furent plaints par la renommée ;
La comtesse en fut informée ,
Et mourut en nommant Rudel.
J. P. CH. DE SAINT-AMAND .
L'AMOUR CRAINTIF.
Toi que je cherche et que je fuis ,
Toi que j'aime et que je redoute ;
Que je tremble de voir dans les lieux où je suis ,
Mais que toujours mon coeur appelle sur ma route ;
Trop cher et trop fidèle amant ,
Tu ne sens pas ma peine extrême ;
Crois-moi , le plus cruel tourment
Est de redouter ce qu'on aime.
Mon amie , à d'obscurs amours
Cède une honteuse victoire ;
Et moi , malgré imon coeur , je combats tous les jours
Ton esprit , tes talens , ton amour et ta gloire .
Ah ! loin de moi trompeuse erreur !
Je cesse enfin d'êtrè la même :
Doit- on retarder le bonheur
De ce qu'on admire et qu'on aime ?
FEVRIER 1812 .
295
La nuit déploie un voile noir ,
Et protége le doux mystère ;
Accours , je ne fuis plus , je reste en ton pouvoir :
peux dérober tout aux regards de mon père . Tu
Mais non ; résiste à mes attraits ,
N'en crois ni ton coeur , ni moi-même ,
Fuis ; on ne se repand jamais
D'avoir respecté ce qu'on aime.
Dès ce jour tout change à nos yeux ;
Mon père , couronnant nos flammes
Veut allier son nom à ton nom glorieux ;
Il le veut , et l'hymen vient d'enchaîner nos ames...
Mais Dieux ! quelle douce frayeur
Me trouble en cet instant suprême !
Dans les bras même de l'honneur ,
Je redoute encor ce que j'aime .
F. DE VERNEUIL .
ÉNIGME.
EN garde , ami lecteur . J'espère que le mot
Te donnera de l'exercice...
Il ne faut pas être novice
Pour réussir dans cet assaut.
Voici plus de mille ans qu'on me mit en nourrice ,
Et je suis encore en maillot.
On me voit en pieux dévot ,
Avec les moines , à l'office ,
Au beau milieu du choeur , toujours en oraison .
Je ne manque jamais d'assister au sermon ;
Mais je n'en suis pas moins une sainte nitouche ;
Car j'entre dans l'occasion ,
En tapinois , en fine mouche ,
En joie , en amour , même en couche .
Je m'habille , lecteur , non pas élégamment ,
Mais , grace à Dieu , fort décemment :
Je parais toujours en culotte ,
En soutanelle , en redingote ,
En souliers , en bonnet de nuit.
Jamais personne ne me vit
&
296 MERCURE DE FRANCE ,
Quoique la chose soit permise ,
Ases yeux m'offrir en chemise.
Je me livre au sommeil d'assez bon appétit ;
Et toutefois il est impossible qu'on dise
Que j'entre jamais dans le lit.
Sans sortir de chez moi , je me mets en voyage.
Je me trouve avec les héros ,
Dans les combats , à l'abordage .
Sans cesse en mouvement , et sans cesse en repos
Je suis le premier en ouvrage ;
Mais , une chose dont j'enrage ,
Le barreau ne me plut jamais ,
Et toutefois je suis forcé d'être en procès .
J'en ai dit assez sans reproche ,
Et l'on devrait m'avoir trouvé depuis long-tems.
S'il reste encor quelque anicroche ,
Que le lecteur vide sa poche ,
П est bien sûr de me trouver dedans .
B.
LOGOGRIPHE.
PLUS ou moins petit sans ma tête
Je suis très -gros avec ma tête.
Je nais d'un mode avec ma tête ,
D'un autre mode sans ma tête.
Toujours le même sans ma tête ,
Il m'a fallu du tems pour croître avec ma tête.
Bien claquemuré sans ma tête ,
J'ai besoin d'air pour vivre avec ma tête .
Nourrissez-moi , j'existe avec ma tête ;
Ne me nourrissez pas , j'existe sans ma tête.
Je puis marcher avec ma tête ,
Je ne le pourrais sans ma tête .
Je porte queue avec ma tête ,
Je suis sans queue étant sans tête .
Je suis très-fort avec ma têtę ,
Et très-fragile sans ma tête.
Quelquefois dur avec ma tête ,
Je suis toujours doux sans ma tête .
J'ai beaucoup d'os avec ma tête,
FEVRIER 1812 : 297
Et suis liquide sans ma tête .
On me coupe si j'ai ma tête ,
Et l'on me casse sans ma tête .
Mangé par un grand nombre à cause de ma tête ,
Un seul presque toujours me mange sans ma tête ,
Pour que je sois utile avec ma tête ,
Il faut communément y joindre une autre tête ,
Cependant je puis seul vous servir sans ma tête ,
Mon travail est pénible , on le doit à ma tête ;
N'en exigez aucun si je n'ai plus ma tête .
Je ne produis jamais avec ma tête ,
J'ai cette faculté quand on m'ôte ma tête .
Je perds la vie avec ma tête ,
Et je la donne sans ma tête .
Avec ma tête et sans ma tête
Je fus chez les anciens bizarrement fameux .
Mais il est tems que je m'arrête ;
Tout ce qui me concerne avec ou sans ma tête ,
Deviendrait à la fin un détail presque oiseux .
C'en est assez , j'aurais trop à vous dire ;
Ufaudrait , à-la- fois , admirer , pleurer , rire :
Car je dirais du vrai , du fabuleux ,
Du triste , du plaisant ; enfin du merveilleux .
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) ,
CHARADE .
JE vous préviens , lecteur , que mon premier
Vient du grec et pourtant est mot de charretier ;
Qu'à vos législateurs vous devez mon dernier ,
Et que tout pharmacien sait faire mon entier.
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est la Comète .
Celui du Logogriphe est Nombre.
Celui de la Charade est Courage ,
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS .
GÉOGRAPHIE MODERNE , rédigée sur un nouveau plan, etc.,
par J. PINKERTON et C. A. WALCKENAER ; revue et augmentée
, principalement sous le rapport des langues ,
par L. LANGLES , membre de l'Institut , etc. Précédée
d'une introduction à la Géographie mathématique et à
la Géographie physique , par S. F. LACROIX, membre
de l'Institut , etc. Suivie d'un précis de la Géographie
ancienne , par J. D. BARBIE DU BOCAGE , membre de
l'Institut , etc. Accompagné d'un Atlas grand in-folio ,
dressé par P. Lapie. -TOMES I ET V. A Paris , chez
J. G. Dentu , imprimeur- libraire , rue du Pont - de-
Lodi , nº 3.
-
Je pourrais , tout comme un autre , commencer cet
article par de fort belles observations sur l'étendue et
l'utilité de la science dont traite le livre qui en est l'objet ;
cela me serait d'autant plus aisé que je les trouverais
dans le livre même. Je pourrais montrer qu'avant Pinkerton'il
n'existait en Europe aucun système de géographie
aussi complet que celui qu'il nous a donné , que
les traités français étaient trop courts et les ouvrages
allemands beaucoup trop longs , que l'on trouvait encore
moins de ressources chez les nations espagnole et
italienne , et je n'aurais encore besoin pour cela que de
copier Pinkerton lui-même , sans le dire , ce qui ne
laisserait pas d'avoir son agrément et sa commodité. Je
pourrais encore employer un autre moyen de composer,
sans beaucoup de frais , un article qui serait du goût de
bien du monde. On sait , en effet , quel bruit a fait la
controverse juridique et littéraire que viennent de soutenir
les éditeurs de la Géographie de Pinkerton d'une
part , et M. Malte-Brun de l'autre . Je pourrais revenir
sur cette querelle , épouser l'un des partis , ou les censurer
tous deux sous prétexte de tenir la balance égale :
mais tout cela ne remplirait pas le but que je dois me
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812. 299
proposer ; ou du moins je puis exposer , en peu de
mots , le seul résultat utile de cette fameuse affaire ;
savoir , que la Géographie de Pinkerton devait être , dès
ses premières éditions , un fort bon ouvrage , puisque
des rivaux la copiaient en la décriant .
Ce premier point établi sur des autorités si peu suspectes
, je crois n'avoir rien de mieux à faire qu'à exposer
en quoi consistent les changemens et les augmentations
que la nouvelle édition présente , afin que mes lecteurs
puissent juger du mérite qu'elle a pu acquérir . La plupart
sont déjà indiqués par le titre . On y voit , pour la
première fois , le nom de M. Walckenaer associé à celui
de l'auteur anglais ; M. Lacroix s'y trouve nommé comme
auteur , non seulement de l'introduction à la Géographie
mathématique , mais de l'introduction à la Géographie
physique . Les noms de MM. Langlès et Barbié du Bocage
y figurent pour la première fois ; il ne s'agit que
de suivre ces indications pour se faire une idée de tous
les accroissemens qui enrichissent l'ouvrage .
Avant de parler de ceux qui sont dûs à M. Walckenaer ,
il peut être bon de rappeler le plan de Pinkerton luimême
; les additions de son collaborateur français se
rangeront d'elles -mêmes sous ses divisions . M. Pinkerton
en établit quatre principales pour chaque pays : géographie
historique , politique , civile et naturelle. Sous la première
division , indépendamment de plusieurs additions
ou corrections plus ou moins importantes , M. Walckenaer
a classé un article entièrement neuf dans lequel il
fait connaître les meilleures cartes que nous possédions
de chaque contrée ; sous la troisième , il a rangé un
autre article non moins intéressant , où il décrit les principaux
lieux que M. Pinkerton avait négligés , et dans la
quatrième ( Géographie naturelle ) , il a fait entrer une
description des côtes qui était absolument nécessaire
pour compléter , sous ce point de vue , celle des pays
voisins de la mer. Nos lecteurs penseront sans doute
que des articles de cette importance , joints aux additions
et corrections très -nombreuses qui portent sur toutes
les parties de l'ouvrage , donnaient bien à M. Walckenaer
le droit d'associer son nom à celui de l'auteur.
300 MERCURE DE FRANCE ,
Les additions de M. Langlès sont toutes du même
genre , et se rangent sous la troisième division ( Géographie
civile ) . Elles ont les langues pour objet , comme
le titre l'annonce . Cette partie demandait , selon l'observation
de M. Walckenaer , spécialement pour l'Asie et
l'Afrique , des connaissances supérieures dans les langues
orientales , et un goût particulier pour l'étude de la
grammaire générale . C'est assez dire qu'elle ne pouvait
tomber en de meilleures mains que celles de M. Langlès .
Les accroissemens dont nous venons de parler rentraient
, en quelque manière , comme on vient de le
voir , dans le plan de M. Pinkerton ; mais il n'en est pas
ainsi de ceux dont MM. Lacroix et Barbié du Bocage
ont enrichi cette nouvelle édition . Le travail de ce dernier
roule sur la géographie ancienne ; il n'en a encore
rien paru , et nous n'en pouvons rien dire sinon que le
nom de l'auteur le recommande par avance assez favorablement
; mais celui de M. Lacroix est à présent tout
entier sous les yeux du public , puisqu'il remplit le premier
volume , et quelque brièveté que nous nous soyons
prescrite , nous y arrêterons un moment nos lecteurs .
1
Des deux parties qui la composent , la première qui
se rapporte à la géographie mathématique est la plus
connue. C'est celle dont M. Malte-Brun ou du moins
son scribe a si bien constaté le mérite en la transcrivant
presque mot pour mot . Je n'ajouterais rien à cet éloge
si M. Malte-Brun l'avait avoué , mais l'autorité de son
copiste n'étant pas aussi respectable que la sienne , je me
permettrai de copier à mon tour l'opinion énoncée par
M. Delambre sur cet ouvrage dans son analyse des travaux
de la première classe de l'Institut . « La partie ma- ,
thématique de la géographie , dit M. Delambre , n'avait
jamais été traitée avec tant de soin ; les principes en
étaient disséminés dans les ouvrages d'astronomie et de
navigation , ou dans ceux où l'on a traité expressément
de la grandeur et de la figure de la terre ; mais tous ces
Quvrages destinés à des lecteurs choisis , supposaient des
connaissances préliminaires , et manquaient de cet ordre
et de ces détails qui pouvaient seuls en faire un traité
également propre , et à ceux qui ne veulent qu'avoir des
1
FEVRIER 1812 . 301
idées justes et saines , sans se dévouer spécialement à la
géographie , et à ceux qui veulent éclairer et perfectionner
les pratiques de l'art auquel ils se sont consacrés .
L'auteur nous paraît avoir atteint le but qu'il s'était
proposé. >> On ne peut rien ajouter sans doute à cet
éloge de la partie mathématique de l'ouvrage de M. Lacroix
; j'observerai seulement qu'il ne porte point assez
directement sur une autre partie que l'on peut appeler
critique , et que l'auteur intitule : De la construction
des cartes d'après les relations . M. Lacroix donne à ce
sujet des règles d'autant plus intéressantes , qu'elles sont
moins mathématiques que morales , si l'on peut s'exprimer
ainsi , ce qui les met par conséquent à la portée
d'un plus grand nombre de lecteurs . La manière dont il
les applique au fameux voyage de Pytheas de Marseille
et à la vérification de certaines positions données par
Hipparque , offre un agréable délassement à l'attention
captivée , un peu péniblement peut-être , par les détails
géométriques qui ont précédé .
Le lecteur qui aime à s'instruire , le sera d'une manière
non moins agréable dans l'introduction à la géographie
physique de M. Lacroix . M. Delambre , dans le
rapport cité plus haut , observe avec raison que l'auteur
n'avait point pour cette partie de son travail des ressources
assez complètes ; mais ici l'imperfection de l'ouvrage
ne peut être attribuée au manque de talent de
l'auteur ; elle tient à l'insuffisance de nos connaissances
actuelles , au niveau desquelles M. Lacroix a su du moins
s'élever . Sa manière d'opérer la division naturelle de la
terre en bassins déterminés par le cours des eaux est trèsingénieuse
. On est frappé de son observation qu'après
ces bornes naturelles , ce qu'il y a de plus permanent sur
le globe , ce sont les positions des grandes villes et non
les limites des empires , attendu que les causes naturelles
influent bien plus puissamment sur celles-là , et les
passions des hommes sur celles - ci . En général , cette
partie de l'ouvrage de M. Lacroix est pleine de réflexions
judicieuses , et l'on y reconnaît un style digne du sujet
dans la description de certaines parties de notre globe ,
de certains phénomènes extraordinaires ,
tels que les
302 MERCURE DE FRANCE ,
steppes , les volcans , les déserts . Sans y prendre un
essor ambitieux qui ne peut que choquer dans un ouvrage
de ce genre , M. Lacroix y soutient son style de
manière à ce qu'il n'offre aucune disparate avec les citations
qu'il emprunte à nos meilleurs écrivains .
Je m'arrête à regret ; mais j'excéderais les bornes les
plus étendues d'un article de journal , si je voulais seulement
indiquer ce qu'offrent de curieux quelques parties
de cette géographie physique , telles que la géographie
des plantes , celle des animaux , celle des minéraux ; et
je n'ai encore parlé que de l'un des volumes que je suis
chargé de faire connaître . N'oublions pas toutefois de
citer, en le quittant , les noms des deux savans qui en
ornent le plus souvent les pages : de dire que la géographie
physique et naturelle doivent sur- tout leurs progrès
depuis quelques années à MM. de Humboldt et
Cuvier.
Le volume qui paraît dans ce moment avec le premier
n'est pas le second , mais le cinquième . Cet ordre de
publication pourra d'abord paraître bizarre , mais il est
facile de le justifier . Les tomes II , III et IV , contiennent
la description de l'Europe ; les cartes qui doivent l'accompagner
ne sont point achevées , et on n'a pas voulu
publier la description sans atlas . Le public ne se plaindra
sûrement pas d'un retard qui ne peut contribuer
qu'à la perfection de l'ouvrage ; et nous ne croyons pas
non plus qu'il doive se plaindre de la marche que l'on a
prise pour que la publication de l'ensemble n'en souffrît
pas . En attendant l'Europe , on lui donne l'Asie , et cette
partie du monde est , sous tous les rapports , la plus
intéressante après celle que nous habitons .
C'est principalement d'après ce volume qui la concerne
que nous avons exposé plus haut le plan de
M. Pinkerton et les additions des savans français devenus
en quelque sorte ses collaborateurs . La Turquie d'Asie ,
la Russie asiatique , l'Empire de la Chine , celui des
Barmas et le Japon sont les pays où cette méthode se
montre déjà suivie avec le plus grand succès . On y prise
l'abondante précision et les réflexions judicieuses de
l'auteur anglais ; la saine érudition et les vastes connaisFEVRIER
1812 . 303
y sances en histoire naturelle de M. Walckenaer . On
admire le zèle infatigable de M. Langlès pour l'étude
des langues peut-être quelques lecteurs trouveront- ils
qu'il a donné quelquefois trop d'étendue au développement
de ses idées particulières sur cet objet ; mais c'est
un bien petit inconvénient que quelques pages de surérogation
dans un aussi grand ouvrage . En général , on
n'en lira aucune partie sans amusement ni sans fruit , et
l'on recueillera abondamment de l'un et de l'autre dans
les chapitres qui concernent le Thibet et l'empire des
Barmas , pays si peu connus jusqu'ici de nos géographes
, Les savans auteurs me permettront seulement de
leur exposer quelques doutes au sujet du dernier . Est- ce
à dessein qu'ils ont omis de raconter la manière tyrannique
dont sont traités les vaisseaux européens dans les
ports barmans ou pégouins ? L'ignoraient-ils ou n'ont- ils
pas jugé qu'il y aurait quelque intérêt à la mettre en
contraste sous les yeux du lecteur avec la conduite toutà-
fait contraire des habitans de l'Indostan ? D'où vient
aussi que dans la détermination des côtes de cet Empire
le Neptune oriental n'est jamais cité ? Négligent- ils ou
méprisent - ils les utiles travaux de d'Aprés de Mannevillette
?
Je ne m'arrêterai pas plus long-tems sur la description
de ces différentes contrées de l'Asie , parce que le peu
d'espace qui me reste doit être consacré à dire quelques
mots de l'introduction qui la précède , et qui est un des
morceaux les plus savans qu'ait écrits le géographe
anglais . Elle a pour objet les progrès de la géographie
de cette partie du monde . On y détermine très -bien
l'étendue des connaissances qu'en avaient les anciens ;
on relève des erreurs très - graves où sont tombés à ce
sujet quelques modernes , et entr'autres l'illustre Robertson
. M. Pinkerton prouve sans réplique que depuis
Ptolémée jusqu'à Marc-Paul , les Européens n'avaient pas
fait faire un pas à la science ; il venge cet illustre voyageur
des reproches qu'on lui a faits si long-tems ,
analyse sa relation avec autant de sagacité que de lumières
. On est tout étonné de trouver pour résultat que
depuis Marc-Paul , les Moluques , les Philippines et les
et
304
MERCURE DE FRANCE ;
îles des Larrons sont à-peu-près les seules découvertes
vraiment nouvelles que nous ayons faites en Asie . Je
n'ai pas besoin de dire que le reste de cette introduction
est traité avec le même soin ; mais je dirai que M. Walckenaer
suit pas à pas l'auteur anglais pour le redresser
lorsqu'il se laisse trop entraîner par l'esprit de système ,
soit en poussant trop loin sa répugnance pour l'étude de
la géographie ancienne , soit en blâmant les géographes
modernes d'avoir pris long-tems l'ouvrage de Ptolémée
pour la base de leurs travaux , soit enfin en attribuant
exclusivement au célèbre d'Anville l'honneur d'une réforme
, dont les fondemens avaient été jetés par d'autres
géographes français . Ici pourtant , comme pour la description
de l'empire des Barmas , je me permettrai d'élever
un doute . On cite , d'après Marc-Paul ( p . 50 ) , une côte
de l'Indoustan pour laquelle la saison pluvieuse arrive
dans les mois de juin , juillet et août , et l'on en conclut
que cette côte est celle de Coromandel , conclusion sur
laquelle on établit l'explication d'une partie de son itinéraire.
L'ordre et les effets des moussons auraient- ils été
renversés depuis Marc- Paul ? Je ne puis le croire ; mais
il est certain qu'aujourd'hui les mois de juin , de juillet
et d'août sont la saison pluvieuse pour la côte de Malabar ,
qu'ils n'apportent que du beau tems à la côte de Coromandel
; et voilà ce qu'on aurait trouvé dans d'Aprés
de Mannevilletté . Je suis loin au reste de vouloir tirer
avantage pour moi ou faire un tort à nos savans auteurs
de l'espèce d'erreur que je relève . M. Pinkerton dit trèsbien
, en parlant de ses fautes , que ceux qui auront le
talent de les découvrir seront les premiers à les pardonner.
Des circonstances particulières et non le talent
m'ont fait apercevoir celle - ci , et je ne l'indique aux
auteurs que pour qu'ils la corrigent , si toutefois ce n'est
pas moi-même qui me suis trompé .
J'ai déjà parlé du style de M. Lacroix dans son introduction
à la géographie physique . Les autres parties de
l'ouvrage ne demandaient pas à être aussi soignées sous
ce rapport , et en général elles sont écrites d'une manière
convenable ; peut-être cependant serait-il à désirer que
le traducteur de l'ouvrage anglais coupât quelquefois ser
FEVRIER 1812 . LA
SEINE
DE
phrases , et qu'il s'occupât davantage de leur correc
peut-être la lecture des notes fournies par les avans
français serait-elle plus attrayante si elles étaient régées
avec un peu plus de soin . Mais on sait qu'il ne faut pas
être trop difficile sur ce point avec les savans et letra
ducteurs , et du moins n'ai- je rien trouvé dans ces deux
volumes de semblable à la bévue d'un savant traducteur
qui écrit quelquefois dans un journal célèbre , et qui
nous parlait le jour de l'an de QUILLES de plumes rapportées
de je ne sais quelle plage de l'Océan boréal . On
sait bien ce que signifient quill en anglais , et federkiel
en allemand , mais soit que l'écrivain cité ait pris ce mot
dans l'une ou dans l'autre de ces langues , il aurait bien
dû le faire traduire pour le commun de ses lecteurs .
Résumons-nous en disant que la nouvelle édition de
l'ouvrage que nous annonçons est une entreprise de la
plus grande utilité pour les sciences ; que dans le
même genre aucune ne la surpasse pour l'exécution , ni
ne l'égale en originalité ; et que le public ne saurait trop
encourager les auteurs et l'éditeur qui , au milieu des
contrariétés , la poursuivent avec tant de courage .
M. B.
SUITE DE L'EXAMEN CRITIQUE DE LA BIOGRAPHIE UNIVER
SELLE , ouvrage entièrement neuf, etc .; par Mme DE
GENLIS . Prix , 1 fr . 50 c. et 1 fr. 75 c. franc de
port. A Paris , chez Maradan , libraire , rue des
Grands-Augustins , n° g .
- "
PERSONNE n'est plus fidèle à ses engagemens que Mmede
Genlis . Elle avait promis des observations critiques à
chaque nouveile livraison de la Biographie universelle ;
deux livraisons ont paru , et nous avons deux cahiers
d'observations .
D'où vient ce zèle de Mme de Genlis ? Si j'en crois
quelques rumeurs plus malignes , sans doute , que véritables
, Mme de Genlis veut satisfaire un sentiment vif
de mécontentement et de dépit. Quelques -uns des auteurs
de la Biographie universelle ont mal parlé d'elle
306 MERCURE DE FRANCE ,
elle veut mal parler d'eux à son tour. Rien de mieux que
de s'acquitter.
Mais , si j'en crois Mme de Genlis , c'est l'unique
amour des lettres qui l'a engagée dans cette petite guerre
littéraire . Quatre- vingt- cinq hommes de lettres coopèrent
à la composition de la Biographie universelle ;
presque tous les journalistes font partie de cette réunion
; il est donc impossible d'attendre quelque impartialité
de la part des journaux. Dans ce cas , n'est-il pas
à désirer qu'une personne étrangère à cette entreprise
se charge d'en rendre compte au public ? Voilà précisément
ce que fait Mme de Genlis .
,་ ; ་ ་
Elle commence par observer que le public a déjà prononcé
sur la seconde livraison de la Biographie , et que
ce jugement n'a pas été favorable. Si le fait est vrai , la
brochure de Mme de Genlis devient parfaitement inutile ,
car, lorsqu'on écrit sur un ouvrage , quel autre but peuton
avoir que d'éclairer le public et de préparer son
jugement ?
Mais je crains que Me de Genlis ne soit pas bien
instruite ; car il me semble au contraire que le jugement
du public a été beaucoup plus favorable à cette seconde
livraison qu'à la première ; et comme je ne suis pas engagé
dans cette entreprise , que mon nom ne figure
point parmi les quatre-vingt-cinq collaborateurs , dont
le frontispice de l'ouvrage est décoré , je puis en parler
avec quelque liberté .
Il me semble que la critique d'un Dictionnaire biographique
devrait avoir particulièrement pour objet
l'exactitude des dates , la vérité des faits , la justesse des
jugemens. Il faut croire que des différentes parties ont
été traitées avec succès , puisque Mme de Gentis ne fait ,
à cet égard , aucun reproche aux auteurs . Tout le monde
sait que l'homme , si sujet à faillir , ne pèche que par
pensée , par parole , par action , ou par omission . Mme de
Genlis ne s'attache qu'aux péchés par parole , et pardonne
tous les autres .
>
Je vois que deux écrivains sont particulièrement en
butte à ses observations , MM. Ginguené et Auger. Elle
les combat sans relâche , les relève sur les moindres
FEVRIER 1812 . 307
fautes , les traite quelquefois avec dureté , et paraît éloignée
de toute disposition pacifique à leur égard .
Cette conduite a peut-être lieu d'étonner les personnes
qui , comme moi , lisent attentivement les ouvrages de
Mme de Genlis . Je trouve à la page 9 de la brochure
qu'elle vient de publier , cette phrase remarquable :
Notre philosophie est fondée sur des principes de
» morale aussi anciens que le monde ; elle est si inva-
» riable et si pure que ses disciples n'ont besoin ni de
» se concerter ensemble , ni même de se connaître et de
» se voir , pour parler et pour écrire avec un parfait
» accord. Leur code antique et sacré leur commande
>> sur-tout la soumission aux lois , l'obéissance au sou-
» verain , l'amour de la patrie , l'humanité , l'indulgence ,
» la charité sans bornes , le pardon des injures . »
Mais si la philosophie que professe Mme de Genlis lui
commande une charité sans bornes et le pardon des
injures , comment concilier cette doctrine si noble avec
le zèle peu charitable et souvent amer qu'elle déploie
contre ces deux écrivains ? Une ame vraiment pieuse
ne doit-elle pas s'humilier devant celui qui l'outrage , et
lui rendre grâce des injures qu'il veut bien lui adresser?
Il est vrai que le coeur de Mme de Genlis peut se
trouver ici partagé entre deux devoirs . Il convient sans
doute de pardonner les injures ; mais il convient aussi
de soutenir la cause des lettres , et la charité peut s'étendre
sur la littérature comme sur les personnes . C'est
done par charité pour les muses que Mme de Genlis
s'arme ici contre MM. Ginguené et Auger. Voyons ce
qu'elle dit de M. Ginguené.
201 Cet écrivain très -instruit est chargé dans la Biographie
universelle de tous les articles qui regardent l'histoire
ou la littérature italienne . Ceux qui jugent sans
préjugés et sans passions conviennent que presque tous
ces articles sont rédigés avec une juste mesure et beaucoup
d'exactitude et de lumières . Mme de Genlis les
trouve trop nombreux , trop diffus , trop négligés , et
-sur-tout très-mal écrits .
« L'un des plus grands défauts de cette livraison ,
dit- elle , est l'invincible ennui causé par cette fople
V 2
308 MERCURE DE FRANCE ;
ン
» d'auteurs italiens et anglais sans réputation , sans talent,
» qui occupent plus de la moitié de ces volumes . Les
» articles anglais sont moins prodigués , et en général
» mieux rédigés ; mais la triste abondance des articles
» des auteurs italiens donne à l'ensemble de cette livrai-
» son la plus fatigante monotonie . »
Mme de Genlis entre ensuite dans les détails , et reproche
à M. Ginguené de n'employer presque jamais que
les mêmes phrases ; elle en cite quelques exemples :
« Dominique d'Aulizio s'étant appliqué à l'étude de la
» grammaire , de la rhétorique et de la poésie , il fit de
» si grands progrès qu'à dix-neuf ans , il fut choisi pour
» professeur , etc. Aulizio s'adonna à l'étude des langues
» orientales..... il les apprit si bien , etc .; il s'appliqua
» ensuite , etc.
» Balbi fit ses études sous d'excellens maîtres qui se-
» condèrent si bien ses dispositions naturelles ..... il
» s'adonna ensuite aux mathématiques. Balbi avait si
» bonne opinion de son savoir.... Il fut si maltraité ....
» Le roi en fut si satisfait , etc ....
» Bartali s'adonna pendant plusieurs années à l'élo-
» quence du barreau……… »
Comme Mme de Genlis ne peut avoir ici d'autre but
que de critiquer avec justice et impartialité , il est peutêtre
à propos de lui soumettre une légère observation : si
les répétitions qu'elle a indiquées en italique se trouvaient
dans des phrases voisines les unes des autres , on serait en
droit de reprocher quelque négligence à M. Ginguené ;
mais il faut remarquer que les articles d'Aulizio et de
Balbi sont séparés par un espace de près de deux cents
pages , et qu'ainsi il faut une mémoire excellente et un
peu intéressée pour se rappeler les ressemblances d'expressions
qui semblent choquer si fortement Mme de
Genlis .
Il y a moins de distance entre l'article Balbi et Bartali
, puisqu'ils appartiennent d'assez près à la même
lettre . Mais dois-je ici faire une révélation , dans un
moment où les révélations sont à la mode? C'est que j'ai
inutilement cherché l'article Bartali dans l'exemplaire
de la Biographie universelle que j'ai entre les mains ,
FEVRIER 1812 : 309
soit qu'il n'ait point été placé à son rang , soit que mon
exemplaire ne ressemble pas à celui de Mme de Genlis ,
soit que l'imprimeur ait défiguré les noms ; mais en supposant
même que la répétition existât , il y aurait encore
cent soixante-quatorze pages de distance entre cet article
et celui de Balbi , ce qui me paraît suffisant pour excuser
M. Ginguené.
Je passe à des reproches plus graves . Dans une notice
intitulée Barlaam , M. Ginguené , en parlant de ce religieux
qui rétracta les erreurs qu'il avait d'abord adoptées ,
dit : « On a prétendu qu'il y avait eu deux Barlaam . Cette
>> opinion fait trop d'honneur à ce moine et aux gens de
» sa sorte qui ne se font aucun scrupule de penser et
» d'écrire , qu'ils pensent dans les différentes circons- '
» tances de leur vie ce qui convient le mieux à leur
>> intérêt . »
Mme de Genlis observe d'abord que cette phrase est
fort originale : elle remarque ensuite que cette expression
, gens de sa sorte, est messéante, et qu'il ne convient
nullement d'afficher ainsi le mépris pour tous les religieux
, puisque , parmi les hommes voués à la vie religieuse
, il s'en est trouvé un nombre infini d'une haute
vertu et d'un rare mérite .
1
Cette observation paraîtra sans doute plus juste que
les précédentes : il serait à souhaiter , en effet , que l'on.
parlât toujours d'une manière décente , même de ceux
que l'on combat ou que l'on n'aime point , et que l'on
bannît du langage et du style ces formules de haine ou
de mépris qui ne peuvent qu'entretenir les ressentimens
et l'esprit de parti. Mais est-il bien sûr que par ces mots
gens de sa sorte , M. Ginguené ait eu l'intention de désigner
tous les moines en général ? J'ai lu l'article , et il
m'a semblé que ces expressions de mépris , ne s'adressaient
qu'aux écrivains qui , à l'exemple du moine Barlaam
, professent , sans honte , des opinions absolument
contraires .
Peut- être Mme de Genlis reproche-t-elle , avec plus:
de raison , à M. Ginguené de traiter avec trop de
hauteur le Dictionnaire. Biographique de MM . Chaudon
et Landine ; de dire , en parlant de cet ouvrage : « Ce ›
310 MERCURE DE FRANCE ,
t
» beau Dictionnaire , cette collection grotesque de quipro-
» quo , ce ramassis de bévues ; » de traiter d'âneries quelques
erreurs inévitables dans un grand ouvrage .
Mais ici , Mme de Genlis a peut être un motif moins
désintéressé que l'amour des bienséances ; car elle est
elle -même assez malignement désignée dans l'article
qu'elle critique.
Voilà , à- peu-près , à quoi se réduisent les reproches
de Mme de Genlis à M. Ginguené ; ceux qui regardent
M. Auger ne sont guères plus graves ; c'est encore une
guerre de mots . Mme de Genlis ne dit point à M. Auger :
vous vous êtes trompé sur les faits , vous avez mal indiqué
les dates ; vous avez négligé des circonstances importantes
, porté de faux jugemens , égaré l'opinion de
vos lecteurs . Elle lui dit : vos phrases sont mal construites
, vos termes sont impropres , vous courez trop
après une anecdote , vous ne connaissez point l'étiquette
de la cour ; vous parlez et vous écrivez comme un bourgeois
; vos histoires commencent comme les contes de
Perrault ; vous dites une fois , au lieu d'un jour, une .
grande dame , pour une dame d'un haut rang ; vous prétendez
que la mère du comédien Baron , comédienne
comme lui , allait voir la reine mère , et qu'elle était si
belle que la reine-mère , pour ne pas humilier ses dames,
lés faisait enfuir toutes en leur criant : voilà la Baron.
Vous ignorez qu'une comédienne ne va pas voir une
reine , comme elle va voir sa commère ou sa voisine :
que les reines ne se servent pas d'une expression de
mépris comme la Baron , la Beauval , etc .; que les gens
polis n'ont jamais dit la Clairon , la Doligni , et qu'il
serait du plus mauvais ton de dire la Duchesnois ,
Mars.
la
Vous rapportez à l'article Bernard, que ce poëte
célèbre retira beaucoup de gloire et de jouissances de
son Art d'aimer; qu'un grand nombre de dames voulurent
s'assurer si ses talens se bornaient à décrire la volupté;
que ces épreuves multipliées modérèrent singulièrement
les ardeurs du poëte , et qu'ayant voulu à
soixante ans se comporter comme s'il n'en avait que
FEVRIER 1812 . 311
trente , il fut hors d'état , le lendemain matin , d'écrire
un billet que lui demandait Me d'Egmont.
On est obligé de vous représenter que ces petits contes
indécens sont fort déplacés dans un ouvrage qui doit
être entre les mains de tout le monde , et que vous
mettez , par ces détails scandaleux , la vertu de vos lec
trices en grand péril .
Enfin , Mme de Genlis reproche à M. Auger son admi
ration pour Bayle ; elle lui représente que Bayle fut un
mécréant , que ses ouvrages sont remplis de choses con
traires à la religion et à la morale ; que cet écrivain est
jugé et réprouvé depuis long-tems , et que quiconque
l'appelle un véritable philosophe déshonore ou son juge
ment ou la philosophie ..
ر ب
Je ne sais si M. Auger se croira déshonoré par cette
critique ; mais quels que soient ses torts envers Mme de
Genlis ( s'il en a de réels ) , on ne saurait disconvenir
que ses articles ne se recommandent par une grande
exactitude , un jugement sain et une austérité de principes
littéraires qui lui font beaucoup d'honneur .
Il est fâcheux que les gens de lettres soient si souvent
en guerre , et qu'il soit plus facile de fermer le temple de
Janus que de pacifier celui des Muses . Mme de Genlis
honore la littérature française par ses talens , ses connaissances
, son esprit ; ses ouvrages lui assureront dans
tous les tems et dans tous les lieux beaucoup de réputa
tion . MM. Auger et Ginguené servent également les lettres
avec distinction . Quand on combat sous les mêmes enseignes
, pourquoi ne pas être unis par les mêmes sentimens
? Vous faites un ouvrage et je le critique , j'en fais
un et vous le critiquez . Si la critique est juste et décente,
d'où vient tant de chagrins et de ressentimens ? Aurionsnous
la prétention de ne produire que des chefs - d'oeuvre ?
Mme de Genlis n'a-t-elle pas d'assez beaux titres littéraires
pous se consoler de quelques désagrémens inévitables
dans la carrière qu'elle parcourt ?
Il me reste , pour achever tout ce que j'ai à dire
sur la brochure de Mme de Genlis , à parler de quelques
réflexions qu'elle fait à l'occasion de l'infortuné ducde
Lauzun , qui , après avoir servi la cause de la révo
312 MERCURE DE FRANCE ,
lution , a terminé ses jours sur l'échafaud . Mme de Genlis
se plaint que l'auteur de l'article qui le concerne dans la
Biographie universelle lui ait imputé des actions honteuses
et perverses , et des crimes atroces , pleins de bassesse.
Je crains que l'excès du zèle n'ait emporté ici
Mme de Genlis . J'ai lu l'article Biron , et il m'a semblé
qu'il contenait autant d'éloges que de reproches. Que le
duc de Lauzun ait été léger , volage , dissipateur , inconsidéré
, c'est un fait qu'attesteront tous ceux qui l'ont
connu ; qu'il ait été le confident du trop coupable duc
d'Orléans , qu'il ait partagé ses projets , c'est un reproche
qu'autorisent malheureusement une foule de circonstances
et de détails incontestables ; mais il est mort , et
la charité demande qu'on jette sur son tombeau un peu
de terre pour absoudre son ombre .
Cependant la charité n'exige pas qu'on dissimule la
vérité des faits . N'est -il pas juste que l'histoire soit , auprès
des hommes , le pinceau à la main , pour les retenir
prêts à devenir coupables ? On s'élève contre le scandale
de ces publications de Mémoires secrets qui portent
l'alarme dans les familles , et Mme de Genlis dit avec
raison , « que c'est une chose inhumaine que de trou-
» bler le respect filial , d'imprimer la honte sur le front
>> d'un époux heureusement abusé jusqu'alors , de dé-
»> nouer peut -être , dans l'intérieur des familles , des liens
» sacrés devenus douteux , et d'ôter à l'amitié le noble
» orgueil de sa fidélité et la seule consolation d'une perte
» irréparable .
>>
Cependant si nos moeurs étaient meilleures , si le coeur
avait moins de reproches secrets à se faire , trembleraiton
au moindre bruit de la publication d'un mémoire ?
Fénélon et Malesherbes eussent- ils été effrayés si l'on
eût publié les mémoires de leur vie privée ? Voulez -vous
ne plus craindre les mémoires secrets ? faites qu'il n'en
existe plus , et il n'en existera plus quand vous vivrez
bien. SALGUES .
FEVRIER 1812 . 313
LA FEMME AUTEUR , ou les inconvéniens de la Célébrité ;
par Mme DUFRÉNOY.- Deux vol . in - 12 . Prix , 4 fr . ,
et 5 fr . franc de port . A Paris , chez Bechet , libr. ,
quai des Augustins , nº 63 .
ON n'attend pas sans doute de Mme Dufrénoy une
critique des femmes qui se distinguent par des ouvrages
d'esprit : elle a elle-même trop d'obligations aux lettres ,
pour jeter du ridicule sur les personnes de son sexe qui
les cultivent avec succès. Un pareil transfuge serait fait
pour répandre l'alarme dans le camp de nos dames auteurs
; sa désertion rendrait trop puissant le parti qui
s'obstine à vouloir exclure les femmes du commerce des
Muses . Mme Dufrénoy a donc voulu seulement peindre
quelques-uns des inconvéniens attachés à la célébrité ;
inconvéniens plus grands encore pour cette moitié du
genre humain , que la nature semble avoir destinée à des
devoirs paisibles et obscurs . Nous voyons cependant
des femmes qui se font pardonner le tort , si c'en est un,
de s'être rendues célèbres : ce sont celles qui , jouissant
modestement de la gloire qu'elles ont acquise par des
travaux utiles ou des ouvrages agréables , se tiennent à
l'écart de ces querelles littéraires dans lesquelles les
hommes mêmes qui se respectent , ne s'engagent jamais
volontairement ; qui n'ont jamais déshonoré leur plume
par d'injurieuses critiques ou de noires calomnies ; qui ,
enfin , sachant ce que les femmes risquent à se montrer
dans un trop , grand jour , ne s'y laissent voir du moins
qu'avec ces graces nobles et décentes qui sont leur premier
apanage . Chacun sait que je ne fais point ici un
portrait de fantaisie , et que je n'aurais pas à aller loin
pour en trouver des modèles .
J'ai cru bon de prévenir ceux qui , sur le titre du livre ,
chercheraient dans le roman de Mme Dufrénoy des
peintures malignes et satiriques . C'est un genre que son
caractère autant que la nature de son talent semblent
lui avoir interdit ; et il faudrait plutôt la plaindre que la
louer d'y avoir réussi . Que peut - on faire d'ailleurs après
Molière? Les femmes savantes et auteurs sont un sujet
314
MERCURE
DE FRANCE ;
qui a épuisé tous les traits du ridicule , et a presque disparu
sous ses coups ; c'est une de ces maladies dont les
remèdes ont triomphe et qui ont perdu aujourd'hui presque
toute leur malignité .
Mais qu'une femme d'esprit , qui n'a pu être insensible
à la gloire littéraire , et qui s'y est acquis des droits ,
essaye d'en faire voir les trompeuses amorces , et combien
elle est quelquefois inutile au bonheur , son ouvrage ,
s'il ne corrige personne , est du moins sûr de plaire et
d'intéresser.
Anaïs était fille du marquis de Crécy. Son père , amateur
éclairé des arts et passionné pour les lettres , laissa
un jour échapper , devant elle , le regret de n'avoir pas
un fils qui ressemblât à Racine . Il n'en fallut pas davantage
pour enflammer l'imagination d'un enfant dont la
tendresse pour son père ressemblait à un culte . Voilà
dès -lors tous les soins d'Anaïs portés vers l'étude ; toute
son ambition est de devenir célèbre. On ne peut donner
une source plus noble à la célébrité , ni fonder d'une
manière plus adroite l'intérêt que l'auteur a cherché à
répandre sur son principal personnage. Les succès
d'Anaïs répondirent à ses espérances ; un prix remporté
aux Jeux floraux fut la première récompense d'une ardeur
si pure et si généreuse pour la gloire . D'autres succès
au théâtre et dans différens genres de littérature
contribuèrent à étendre sa réputation . Malheureuse →
ment , celui qu'Anaïs aurait le plus désiré pour témoin
de ses triomphes , le marquis de Crécy , était mort .
Il entrait dans le plan de Mme Dufrénoy de représenter
une femme auteur , remplissant les devoirs d'épouse ,
sacrifiant ses goûts pour l'étude et la retraite , à ceux
d'un mari qui n'aimait que le faste et la dissipation ; cachant
, dans le monde , la supériorité de son esprit et de
ses connaissances sous les dehors d'une élégante simplicité
. Telle est Anaïs , devenue marquise de Simiane .
Ce portrait pourra paraître flatté , et la réunion de tant
d'avantages être regardée comme une brillante chimère .
On n'est pas assez convaincu , qu'en général , c'est le
peu d'esprit joint au peu de savoir qui fait les femmes
pédantes et ridicules , tandis que les connaissances réelles
FEVRIER 1812 . 315
et un esprit supérieur font les femmes modestes et attachées
aux devoirs de leur état .
Anaïs n'avait pas trouvé dans son union avec M. de
Simiane le bonheur qu'elle espérait , et dont elle avait eu
une image dans la maison de son père . Devenue veuve ,
elle fait généreusement le sacrifice d'une grande partie
de sa fortune pour payer les dettes de son mari . Elle se
retire alors dans une terre , pour se livrer avec plus de
liberté à son amour pour l'étude et se soustraire aux
suites de la révolution qui venait d'éclater. C'est là que
peu après vient aussi se réfugier un duc de Lamerville ,
obligé de quitter Paris . Touché de l'hospitalité qu'il reçoit
de Mme de Simiane , et de ses rares qualités , il veut la
marier à un de ses neveux , général au service de France .
La mort vient traverser le duc dans ses projets ; mais pour
en assurer l'exécution , il fait un testament qui déclare
son neveu héritier de ses biens , à la condition d'épouser
Mme de Simiane ; et celle-ci unique héritière , dans le cas
où son neveu se refuserait à ce mariage . Jamais union
n'avait semblé plus probable . Un portrait d'Amador , que
le vieux duc , en mourant , avait laissé à Mme de Simiane ,
le récit de ses belles actions et de ses qualités aimables et
brillantes , tout lui livrait le coeur de la jeune veuve ; mais
Amador ne devait pas céder si promptement à l'ascendant
de Mine de Simiane : et c'est ici que commencent les
inconvéniens de la célébrité . Cet Amador , ce héros , la
terreur des ennemis , tremble au seul projet d'une union
avec une femme célèbre ; et il aime mieux renoncer à la
succession de son oncle , que d'épouser une femme qui
fait des vers . Je laisse au lecteur le plaisir de chercher ,
dans l'ouvrage même , par quelle suite d'événemens
Amador vient enfin à connaître celle dont il a si légèrement
refusé la main , et comment elle obtient , sous le
nom de Mme de Senneterre , ce qui avait été refusé à
Mme de Simiane , c'est-à- dire , le retour de la plus vive
tendresse . Mais aussi quelle différence , pour l'injuste et
prévenu Amador , entre Mme de Simiane et Mme de Senneterre
! Une femme qui n'est point auteur , mais qui a
le goût des arts et le sentiment du beau ! Une femme qui ,
au milieu d'une discussion littéraire , accepte une partie
316 MERCURE DE FRANCE ,
de Whist ! Une femme à qui la lecture des poëtes occasionne
une émotion vive et profonde , mais sans étalage
bel esprit . Quelle comparaison en fade
savoir ou do
veur de Mme de Senneterre !
De nouveaux incidens trahissent enfin l'incognito dont
se couvrait Mme de Simiane et révèlent au général que
celle qu'il adore est la même qu'il a refusée . Celle- ci
craint , à son tour , les funestes effets de la prévention
d'Amador ; mais il a reconnu son erreur et il s'unit à
Mme de Simiane , qui , à la fin du roman , a déjà deux
fois été mère et nourrice . « Le général est revenu de son
» préjugé contre les femmes qui cultivent les lettres ;
» mais s'applaudit que la sienne ait cessé d'être auteur . » ›
·
Cet ouvrage est , je crois , l'essai de Mme Dufrénoy
dans un genre où plusieurs femmes ont laissé des modèles ,
et où quelques-unes s'exercent encore de nos jours avec
succès . Me Dufrénoy paraît appelée à prendre son.
rang parmi elles . Il est donc à désirer qu'elle ne s'arrête
pas de si tôt dans cette nouvelle carrière , dût- elle éprou➡›
ver quelques-uns des inconvéniens de la célébrité.
LANDRIEUX .
MONTFORT ET ROSENBERG.
ANCIENNE CHRONIQUE ,
LE Comte Godefroi de Montfort , et le baron Everard de
Rosenberg , étaient amis intimes et frères d'armes : leur
liaison s'était formée lorsqu'ils étaient pages de l'empereur
Frédéric Ir , elle se continua dans les camps , où ils
eurent plus d'une occasion de se sauver mutuellement la
vie ; ils se croisèrent ensemble , et allèrent guerroyer en
Palestine . Après avoir combattu glorieusement les ennemis
de la foi , ils revinrent dans leur patrie reprendre possession
de leurs antiques manoirs ; malheureusement ces
domaines étaient séparés par une distance que l'amitié
même la plus dévouée ne pouvait pas franchir bien souvent .
Le château du comte de Montfort était situé sur les frontières
de la Suabe et du Tyrol , celui du baron de Rosenberg
sur les frontières de la Bohême ; plus de deux cents
licues , et une affreuse route , tenaient éloignés l'un de l'autre,
FEVRIER 1812 . 317
1
t
•
7
deux amis qui ne s'étaient pas quittés un seul jour depusi
leur enfance ; mais leur destinée et les moeurs de ce temslà
, les obligeaient à vivre et mourir dans la noble demeure
de leurs ancêtres , et ils n'imaginèrent pas plus la possibilité
de se rapprocher que celle de s'oublier.
Leur projet à tous les deux était de se marier en arrivant
chez eux , pour perpétuer leur antique race , et récompenser
la fidélité de la noble dame de leurs pensées , car leur
choix était fait avant leur départ pour la Terre- Sainte , et
dans ces tems-là le premier choix était pour la vie . Cent
fois en parlant de leur retour dans leur patrie , du lien qui
les y attendait , de leurs chères Blanche de Hallwyle , et
Clara de Stein , ils s'étaient solennellement promis , que si
le ciel bénissait leur union par des enfans d'un sexe différent
, ils ne feraient qu'une seule famille , et qu'ils les marieraient
ensemble ; leur chimère et leur désir était d'avoir
chacun un fils et une fille , et de confondre ainsi par deux
alliances les noms de Montfort et de Rosenberg . Ce projet
confirmé par mille sermens avait rendu leur séparation moins
douloureuse , le plaisir de retrouver leurs belles fiancées
vint encore l'adoucir . Ils se marièrent le même jour à deux
cents lieues de distance , et plus d'un wieder komm ( 1 )
furent vidés à la santé l'un de l'autre , et à la réussite de
leur projet.
Ils ne tardèrent pas à en avoir au moins l'espérance ; le
baron Everard eut un fils au bout de l'année , et l'année
suivante la belle comtesse de Montfort accoucha d'une fille ,
à la grande satisfaction de son époux : elle fut nommée
Blanche ainsi que sa future belle-mère. Le lendemain de
sa naissance , son père la fit peindre en miniature ; ce portrait
qui ressemblait à tous les enfans au maillot fut monté
dans un médaillon d'or , entouré de diamans . Il fit graver
derrière ces mots : Blanche de Montfort promet son coeur
et sa main à Loredan de Rosenberg. Son écuyer Urbain
fut chargé de porter ce présent au château de Rosenberg ,
avec la lettre suivante : Mon cher Everard , le premier de
> nos voeux est réalisé , l'épouse de ton Lorédan est née , le
" ciel a accordé une fille à mes voeux ; elle sera la tienne ,
» et je n'ai plus de droit sur elle . C'est à mon tour à- présent
d'avoir un héritier de mon nom , et le tien de lui
donner une compagne . Le ciel qui reçut nos sermens en
» protégera l'exécution ; nos fils , Rosenberg , seront braves
( 1 ) Grand gobelet dont on se sert dans les fêtes en Allemagne. ›
318 MERCURE DE FRANCE ,
"
» comme nous , nos filles belles et vertueuses comme
n leurs mères : ainsi le coeur de nos enfans sera d'accord
n avec notre volonté. Ma petite Blanche est charmante , tu
» peux en juger sur son portrait que j'envoie à son époux ;
❞ je ne doute Lorédan n'ait aussi tout ce qu'il faut
pas que
pour lui plaire , et j'en espère autant de ceux qui sont enncore
à naître , de mon fils et de ta fille ; tout ira au gré de
n nos désirs , les enfans d'Everard et de Godefroi doivent
» s'aimer. J'offre mes hommages à ta belle Blanche ; je la
>> prie de me donner une bru qui lui ressemble ; j'embrasse
» mon gendre , je lui enverrai son épouse dès que mon fils
» sera né , ce qui ne tardera pas plus de deux ou trois annnées
, lorsque la nourriture de ta belle - fille sera finie .
» Adieu , mon cher Everard, sois fidèle à notre engagement,
net que ce double lien entre nos enfans soit le gage de
» notre éternelle amitié.
-29 A la vie et à la mort ,
n Godefroi , comte de Montfort. »
Le baron fut charmé de cette nouvelle , le portrait fut
passé au col du petit Lorédan , et l'on envoya en échange à
la nouvelle née , un bel anneau de fiançailles ; c'était une
alliance de rubis et d'émeraude réunie au- dessus par une
plaque d'or carrée entourée de petits diamans , sur laquelle
était gravée une rose en gueule , armoirie des Rosenberg ,
et dans l'intérieur des anneaux on lisait ces mots : Loredan
de Rosenberg promet foi de mariage et fidélité d'amour à
Blanche de Montfort. La petite épouse ne fut pas plus sensible
à ce présent que Loredan ne l'avait été à son portrait ,
on ne put le mettre à son doigt encore enveloppé dans ses
langes ; mais en attendant on le suspendit à son col par
une chaînette d'or , et les premiers mots qu'on lui apprit à
prononcer fut le nom de Lorédan de Rosenberg.
Trois années s'écoulèrent , et rien encore n'annonçait le
second mariage , ni l'arrivée de l'héritier de Montfort : il
est vrai que dans ces tems anciens , les dames châtelaines ,
n'ayant rien de mieux à faire pour passer le tems , nourrissaient
elles -mêmes leurs progénitures , jusqu'à ce qu'elles
sussent marcher et parler . La petite Blanche courait déjà
du haut en bas sur la terrasse du château , et prononçait trèsintelligiblement
le nom de Lorédan , lorsque le comte , impatient
de lui donner un frère , ordonna qu'elle fût sevrée :
Clara obéit, mais non pas à l'ordre d'avoir un fils , ce qui ne
dépendait pas d'elle , il n'en arriva point , et le comte
commençaît sérieusement à se fâcher , lorsqu'un courrier
FEVRIER 1812 . 319
dépêché du château de Rosenberg , vint mettre le comble à
sa colère ; la baronne venait de mettre au monde un second
fils . Everard écrivait au comte : « La nature a trompé cette
fois notre attente , mais c'est un bonheur que mon nouveau
» né ne soit pas une fille , puisque son époux qui doit naître
avant elle , n'est pas encore en chemin ; en l'attendant ,
j'ai deux fils entre lesquels ta Blanche pourra choisir
, etc. , etc. , etc. » ·
Choisir , s'écria Montfort indigné , à quoi pense Rosenberg?
ne sait-il pas que ma fille n'a plus de choix à faire , et
que le sien est fixé pour la vie , qu'elle est engagée à son
fils aîné Lorédan , et que ce cadet me sera toujours étranger
? car je n'aurai , j'espère , plus de fille à lui donner . Il
était courroucé que son ami eût deux fils , tandis qu'il n'en
avait point encore , comme si c'eût été la plus grande injustice
, et quoique Everard lui dit en finissant sa lettre ,
qu'il avait donné au nouveau né le nom chéri de Godefroi,
le comte n'en prit pas moins dans une espèce d'aversion son
petit filleul , et ne se donna pas la peine de cacher à son
ami cet injuste sentiment .
Quatre années mirent encore sa patience à l'épreuve , il
faisait aller sa femme à tous les bains, à tous les pélerinages :
tout cela n'avait d'autre effet que d'ennuyer et fatiguer beaucoup
la douce Clara . Enfin au bout de cinq ans une grossesse
se déclara , la joie du comte fut extrême , il se crut
aussi sûr d'un fils que s'il l'avait déjà vu ; il écrivit à Everard
que son gendre allait naître , et qu'il fallait penser à sa
compagne : s'il avait su le nom qu'elle porterait , il n'eût
pas manqué d'envoyer l'anneau de fiançailles .
C
Tous les préparatifs se firent pour recevoir dignement
l'héritier du château de Montfort , mais la Providence se
plaît quelquefois à déjouer les projets des orgueilleux mortels
qui voudraient la diriger. Après une grossesse très-pénible
la comtesse mit au monde une seconde fille , qui coûta
la vie à sa mère : sachant à quel point son mari désirait un
fils , elle trembla que cette attente trompée ne le rendît
indifférent pour la fille à qui elle venait de donner le jour.
Se sentant près d'expirer , elle se la fit apporter , et rassemblant
le peu de forces qui lui restaient , elle la remit à
son époux désolé : aimez-la , lui dit- elle , en mémoire de
sa mère , qu'elle vous rappelle votre Clara , et porte ce
nom qui vous fut si cher ; si jamais une femme plus heureuse
que moi vous donne un fils , soyez encore le père et
l'appui de mes filles . Elle vit con Godefroi presser la petite
1
320 MERCURE DE FRANCE ,
糖
contre son coeur déchiré . Elle l'entendit répéter douloureusement
le nom de Clara , ses bras défaillans s'étendirent
vers eux avec un doux sourire , et ses yeux se fermèrent
pour toujours . Le comte l'avait tendrement aimée , la douleur
de l'avoir perdue absorba celle de n'avoir point de fils,
et d'en voir anéantir même l'espérance ; car il était loin
alors d'imaginer qu'il pût donner à une autre femme la
place de sa chère Clara . Il fut plongé pendant long- tems
dans un sombre désespoir , il ne trouvait de consolation
qu'auprès de l'enfant dont le nom et les traits lui rappelaient
celle qu'il avait perdue. Il avait fait venir des montagnes
du Tyrol une paysanne fraîche et robuste , pour
nourrir cet enfant qui venait à merveille . Elle était presque
autant dans les bras de son père que dans ceux de Lisbeth
sa bonne nourrice , et de sa soeur Blanche qui l'aimait aussi
passionnément . Si le comte avait pu oublier son sexe ou le
cacher à tout le monde , et l'élever comme un fils , il aurait
encore été heureux ; mais l'extrême délicatesse de cet enfant
, ses traits petits et fins , son teint éblouissant de blancheur
, ne permettaient pas même cette illusion à force de
la regretter , il lui vint enfin dans la pensée que si Clara ne
pouvait pas être un comte de Montfort , elle pourrait du
moins lui en procurer un . Il se rappela ce petit Godefroi
de Rosenberg , dont la naissance l'avait si fort courroucé ;
il sourit à la pensée que ses deux noms lui survivraient , et
fondant sur ce jeune Godefroi toutes ses espérances , il prit
la plume et il écrivit ce qui suit à son ami .
:
Mon cher Everard , j'avais perdu avec ma chère Clara
tout espoir de bonheur ; je ne t'ai pas écrit parce que
j'étais mort à tout autre sentiment qu'à celui de ma
douleur , mais il dépend à présent de toi de me consoler
, et je viens te le demander . Tu te rappelles sans
doute notre convention d'un double mariage entre nos
» enfans , je réclame ta promesse , et je veux tenir de ton
» amitié ce que la nature m'a refusé , un héritier de mon
» nom et de mes titres , qui fasse revivre la noble race des
» Montfort. Je t'ai donné ma fille aînée , Blanche t'appar-
» tient , et sera baronne de Rosenberg : donne -moi de
» même ton fils cadet , qu'il m'appartienne en toute propriété
, et devienne comte de Montfort ; je l'adopte pour
mon fils et seul héritier , et je l'unis à ma petite Clara .
- Cet enfant est mon trésor , je ne puis m'en séparer ; il
faut que son époux prenne mon nom , mes armes , et
n s'engage à vivre et mourir au château de Montfort , et
FEVRIER 1812. 321
ΤΑ
SEINE
mon filleul Godefroi semble destiné , par ce nom , à
remplir cette condition . Non , le sort ne m'a pas privé
d'un fils , puisque mon ami en a deux ; il partagera son
» bonheur avec moi ; il doublera , il prolongera ains
» l'existence de son Godefroi de Montfort ; s'il me refuse
je serai le plus malheureux des hommes , et il ne me
» restera qu'à mourir , car j'aurai aussi perdu mon am
mais je ne le crains pas , je connais le coeur de mo
» Everard ; je sais d'avance qu'il remettra , avec plaisir ,
mon fidèle écuyer Urbain , porteur de cette lettre , le fils
adoptif et le futur gendre de
" Godefroi , comte de Montfort.n
Le baron de Rosenberg éprouva un violent combat en
recevant cette lettre ; il aimait son ami , mais il aimait aussi
sa noble race , et son fils cadet , même avec prédilection .
Lorédan , bouillant , impétueux , cherchait les dangers de
toute espèce , et pouvait y succomber . Souvent en le
voyant exposer sa vie , soit à la chasse , soit dans des entreprises
au-dessus de son âge , Everard avait pensé que
s'il était condamné au malheur de perdre son fils aîné ,
tout espoir ne serait pas anéanti , et que le jeune Gode
froi , plus doux , plus tranquille , quoique plein aussi de
courage , soutiendrait l'antique nom de Rosenberg. Il ne
pouvait donc supporter l'idée de le céder entièrement à
une autre famille , et de renoncer à cet enfant chéri ;
oserait-il seulement le proposer à sa mère , dont il était le
portrait et l'idole ? Cependant l'ambition lui disait que
pour un cadet de famille , il était beau de devenir comte.
de Montfort , et qu'il ne pourrait pas faire à son fils Godes
froi un sort tel que celui que son ami lui destinait . La fin
de la lettre du comte le faisait aussi trembler ; il connaissait
son caractère altier , il savait combien il tenait à ses idées
et à son nom ; il était convaincu que s'il survivait à l'affront
d'un refus positif , il lui retirerait pour jamais son
amitié , et romprait l'alliance projetée entre Lorédan et .
Blanche , à laquelle le baron Everard tenait beaucoup.
Sans la condition de céder complètement Godefroi au
comte , il aurait vu avec plaisir le projet de l'unir à Clara :
lui-même en avait eu l'idée , lorsqu'il apprit la naissance
de cette dernière ; mais il ne pouvait se décider de renoncer
entiérement à son fils , de lui donner un autre nom que le
sien , un autre père que lui , et une autre famille .
Dans cette perplexité il ne trouva d'autre moyen que de
EPT
DE
5.
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
;
gagner du tems . Il répondit au comte que son coeur était
pénétré de la plus vive reconnaissance
, et du désir que son fils cadet fût digne du bonheur et du nom qui lui était
destiné ; mais qu'il était forcé d'avouer que cet enfant
faible , valétudinaire, très- retardé au physique et au moral , ne répondait pas à ses espérances , qu'il craignait où de ne pas le conserver , ou qu'il ne devînt jamais un chevalier
distingué . Nous allons , disait-il , nous occuper sérieu- sement de sa santé et de son développement
; dès que
nous serons plus contens de sa force et de son intelligence
, je l'amènerai moi-même au pied de Clara , et je
remménerai Blanche en échange à son Lorédan qui s'impatiente
de la connaître personnellement
, etc. , etc. » Cette lettre , peu sincère , coûla beaucoup à Everard
c'était la première fois qu'il déguisait ses pensées à son ami et cherchait à lui en imposer . Le jeune Godefroi était
exactement le contraire du portrait qu'il en faisait à son parrain ; il était impossible de voir un jeune garçon plus
rempli de feu et de vivacité , et en même tems de plus de douceur et de grâces ; il annonçait aussi beaucoup d'esprit et de talens , il montrait une extrême aptitude pour tout ce
qu'on lui enseignait ; à tous égards il était plus instruit et
plus formé qu'on ne l'est à onze ans ; c'était alors son âge ; son frère Lorédan en avait quinze , et pas l'ombre d'impa- tience de connaître sa future ; mais son père avait cru
devoir dire au comte tout ce qui pouvait le flatter , et le
consoler de ne pas voir arriver son filleul . Le projet d'Everard
, en prenant un tems illimité , était de le prolonger jusqu'au tems on Godefroi serait en âge de décider lui- même de son sort ; il ne se croyait pas le maître de lui ôter , sans son aveu , son nom et sa famille . D'après ce
plan et sa réponse , son premier soin fut de cacher l'enfant
à l'écuyer du comte. Avant même que d'écrire , il l'em- mena dans l'appartement
de la baronne , en lui recom- mandant de le garder à vue , et de ne pas permettre qu'il
en sortît. Il fallut bien dire à sa mère le motif de cette
réclusion ; on put alors se fier à elle pour qu'elle fût complète
. Elle entra en fureur à la seule pensée de se séparer à jamais de son petit favori , et protesta que plutôt que de le céder au despotique comte de Montfort , elle renoncerait
Blanche pour son fils aîné .
Je vous prends au mot , ma mère , dit Lorédan qui se
trouvait aussi chez elle ; je ne me soucie pas du tout d'épouser
cette petite tête ronde , et il arrachait de son col le
FEVRIER 1812 . 323
médaillon sur lequel était le portrait de la petite Blanche ,
et que son père exigeait qu'il portât toujours . Il allait le
jeter par les fenêtres dans les fossés du château , si la
baronne ne l'avait retenu . Elle ne put s'empêcher de
rire en regardant cette miniature , et ne fut pas surprise de
la répugnance de son fils . Depuis quatorze ans qu'il était
pendu au cou d'un petit étourdi , il n'avait pas autant embelli
que l'original ; il était à demi effacé , et ne présentait
plus que la tête informe d'un enfant de naissance enveloppée
dans un béguin , qui entourait deux grosses joues blaffardes
, sans la moindre apparence de couleur . Me de
Rosenberg était dans ce moment disposée à l'humeur
contre tout ce qui portait le nom de Montfort.
Tu ne trouves donc pas ta petite femme jolie ? dit- elle à
son fils aîné , elle a cependant un grand air de jeunesse , et
la peau bien blanche .
Elle est affreuse , s'écria Lorédan , regardez ce nez plat ,
ces petits yeux gris , ces grosses joues.... Elle fait peur.
Et je parie , dit Godefroi , que cette Clara qu'on veut
que j'épouse est bien plus laide encore . "
Je le crois aussi , dit la baronne , et je te conseille bien
de n'en pas vouloir ; il vaut mieux rester avec tes bona
parens .
Et choisir moi-même ma femme , s'écria le petit garçon .
Ou n'en point avoir , dit le fier Lorédan , ce qui vaut
bien mieux encore , moi je n'en veux point d'autre que la
gloire.
Quelque jeune que fût Godefroi , il sentait déjà fort bien
ce que c'était que
la gloire dans ces tems-là , sur- tout
dans la noble famille de Rosenberg , les enfans apprenaient
en même tems à connaître leurs parens et la gloire.
pour
Je veux aussi la gloire , dit le petit Godefroi , et une
femme en même tems ; mon père dit qu'elles aiment les
preux chevaliers . Elles m'aimeront , je te le promets , mais
j'en veux une belle comme notre maman , et non pas une
petite fille comme cette Clara ; j'aurai gagné mes éperons
qu'elle jouera encore avec sa poupée . La baronne sourit ,
caressa son fils chéri , et l'entretint dans son aversion
Clara , mais elle n'osa pas se déclarer aussi ouvertement
contre Blanche ; son époux tenait trop fortement à cette
union , et déjà il aurait mené Lorédan à sa jeune fiancée ,
si celui- ci ne l'eût pas conjuré de différer encore , et s'il ne
l'eût pas trouvé lui-même trop peu formé , trop sauvage ,
trop rude , pour le présenter à une jeune fille . Il changera
X. 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
pensait-il , j'étais ainsi à son âge , et le premier regard de
Blanche de Hallwyl fit de moi un autre jeune homme .
L'écuyer du comte de Montfort , l'honnête Urbain ,
repartit donc tout seul , et chargé de la réponse du baron .
Godefroi sortit de sa prison , continua d'être un charmant
enfant , et de faire les délices de ses parens . Quelques
années après , il devint un aimable et vaillant adolescent ;
il obtint alors de son père d'entrer dans un corps de jeunes
volontaires , au service de l'empereur d'Autriche , où son
frère était déjà placé , et se distinguait dans toutes les occasions
. Le tems avait fait disparaître leur différence d'âge ;
leurs caractères étaient , il est vrai , différens , mais leur
valeur les rapprochait . Ils se lièrent intimement , et se
promirent de ne jamais se séparer. Ni l'un , ni l'autre ne
s'occupèrent pas plus des jeunes comfesses de Montfort
que si elles n'avaient jamais existé . Everard redoutait le
moment où son mensonge serait découvert , où il faudrait
montrer à son ami le beau et vaillant Godefroi , qu'il lui
avait refusé ; il ne rappelait donc point à Lorédan son engagement
. Ils recevaient rarement des nouvelles de Montfort
: dans ces tems où les communications étaient difficiles ,
où il n'y avait pas encore de poste établie , les amis éloignés
les uns des autres , se contentaient de s'aimer sans se
l'écrire bien fréquemment. L'amitié a - t - elle perdu ou gagné
à une plus grande facilité de correspondance ? c'est ce
qu'il n'est pas aisé de décider. On ne se séparait guère
des premiers objets d'intérêt , et l'on cherchait plutôt
à les rejoindre . Pendant ces absences forcées , la certitude
de n'avoir aucune nouvelle de l'objet aimé , donnait
une sorte de crainte , d'agitation , qui entretenait la vivacité
du sentiment. Combien de fois on s'est laissé distraire
d'une image chérie , en se disant elle est bien
j'ai reçu une lettre hier , je suis tranquille ; et celle
tranquillité n'est - elle pas un commencement d'indifférence
? Combien de brouilleries , de ruptures , de choses:
pénibles ont été amenées par des lettres ! que de fois elles
expriment ce qu'on ne pense point , ou ce qu'on ne pensera
pas le lendemain ! Mais je perds mon tems à soutenir une
mauvaise cause : revenons plutôt à ces nobles amis qui, ne
s'écrivaient point et qui faisaient bien . Rosenberg aurait ,
continué à tromper son ami sur son fils cadet ; et Montfort,,
s'il eût dit la vérité , aurait appris à Rosenberg des choses ,
qui lui auraient sûrement fait beaucoup de peine , et que
nous allons apprendre à nos lecteurs .
FEVRIER 1812 . 325
Le comte de Montfort avait fait de grands préparatifs
pour recevoir l'héritier qu'il voulait adopter ; il l'attendait
avec une impatience extrême , et fut très- courroucé de voir
arriver son écuyer sans lui . Au premier moment il ne
voulut ni le voir , ni l'entendre , ni même lire la lettre du
baron Everard , jusqu'à ce qu'enfin la curiosité l'emportant
sur la colère , il voulut savoir de quelle manière il s'y prenait
pour justifier son refus. Dès qu'il eut lu la lettre , sa
colère se changea en affliction ; il fit venir Urbain ; celui -ci,
instruit par l'écuyer du baron , à qui on avait donné le
mot , acheva de lui ôter tout espoir ; il peiguit Godefroi
comme étant si disgracié de la nature au moral et au physique
qu'on n'osait pas le montrer . Est -ce que vous ne
l'avez pas vu ? s'écria le comte d'un air si terrible , qu'Urbain
n'osant avouer qu'il n'avait pas pensé à exiger qu'on
le lui montrât , affirma qu'il l'avait vu , et en fit un portrait
effroyable tiré de son imagination . Le nain jaune , si fameux
dans les Contes des Fées , était un Adonis en comparaison
du pauvre Godefroi ; Clara , qui était sur les genoux
de son père , rit aux éclats , quoiqu'elle n'eût alors
que quatre à cinq ans . Le comte lui parlait si souvent de
son petit mari Godefroi , qu'elle comprit fort bien que
c'était de lui qu'il était question ; ' après avoir ri du portrait
, elle pleura d'avoir un si vilain mari , et le comte se
hâta de la consoler en lui en promettant un plus beau .
Pendant ce tems - là Blanche questionnait aussi l'écuyer sur
son Lorédan , et ce qu'elle en apprenait était plus satisfaisant
pour elle . Urbain dans sa jeunesse avait été ménestrel ;
il lui était resté de ce métier une imagination très -poétique
, et le talent de faire des portraits : il se dédommagea
de la laideur de celui de Godefroi , et passa cette fois dans
l'excès contraire ; il peignit Lorédan si beau , si aimable ,
si accompli en tout point , que le jeune coeur de Blanche
en battit de joie . Et quand viendra-t -il ? quand le verrai -je ?
demanda-t - elle en rougissant . Le baron vous l'aurait déjà
amené , dit Urbain , mais le vaillant jeune homme ne l'a
pas voulu ; il ne pense qu'aux combats , et ne se soucie
pas encore des femmes ; patience , cela viendra , chaque
chose a son tour . Blanche , fière de son naturel , et vaine
de sa beauté , trouva que son tour devait être le premier ;
elle fit une mine dédaigneuse , et se retira en disant qu'elle
n'était pas faite pour attendre les goûts de personne , et
que quand il plairait à Lorédan de la préférer à son épée ,
il pourrait fort bien ne plus la trouver . Le comte fit peus
3'26 MERCURE DE FRANCE ,
d'attention à ce caprice , la future baronne de Rosenberg.
l'occupait moins alors que l'idée de trouver quelque jeune
seigneur accompli , auquel il pût offrir sa Clara, et le titre
de comte de Montfort ; mais une autre circonstance vinf
dans la suite changer le cours de ses idées et anéantir ce
projet.
Un de ses voisins , le noble sire de Werneck , languissait
depuis long-tems des suites d'une blessure ; il était
veuf et père d'une fille de vingt-huit ans . Ursule de Werneck
avait été fort belle , et prétendait l'être encore . En
effet , quoiqu'elle n'eût plus l'éclat de la première jeunesse
sa figure était toujours remarquable ; de sa pleine autorité
elle s'était retrauché huit années , et se donnait pour une
mineure de vingt ans . Son caractère était un composé
d'orgueil , de méchanceté et de dissimulation . La chronique
scandaleuse prétendait qu'on aurait pu sans lui faire
tort ajouter un vice de plus à ce portrait , et que cette fière
beauté s'était souvent humanisée ; mais il n'y avait rien de
prouvé , et ceux qui lui voulaient du bien , assuraient qu'elle
n'était que très-passionnée . Quoi qu'il en soit , son père ,
qui la connaissait bien , jugea à propos de la prendre au
mot sur sa minorité , et se sentant près de sa fin , il fit
prier le comte de Montfort de venir le voir , et lui remit
la tutelle de sa fille , en le priant instamment de la prendre
chez lui , où elle pourrait lui être utile pour l'éducation de
ses filles , le brave sire de Werneck n'ayant à lui laisser
que sa lance , son épée , et son vieux donjon délabré . La
belle Ursule souleva le mouchoir avec lequel elle essuyait
ses grands yeux noirs si bien qu'il n'y restait pas une trace
de larmes ; et d'un ton de voix enfantin et touchant , elle
supplia son cher tuteur d'avoir pitié de sa jeunesse , de son
malheur, et de remplacer le père chéri qu'elle allait perdre .
Le comte , déjà passablement ému , prit ses mains , et les
serrant tendrement , il l'assura de sa protection . Le sire de
Werneck expira quelques instans après ; la belle Ursule
s'évanouit de très -bonne grace et dans l'attitude la plus
touchante ; ses longs cheveux noirs retenus très -légèrement.
tombèrent sur un sein d'albâtre assez peu couvert . Elle ne
revint à elle que dans le salon du château de Montfort , où
son tuteur jugea à propos de la transporter tout de suite .
Pendant la route il la soutint dans ses bras sur son palefroi
, et il venait de la déposer sur un lit de velours verd
à franges d'or , quand elle entr'ouvrit ses beaux yeux
regarda autour d'elle avec surprise , et retomba sur
6.as
FEVRIER 1812.
327
:
l'épaule du cher tuteur , en lui disant je n'ai plus que
vous.... vous seul au monde ; vous êtes tout pour la
malheureuse Ursule . Dès ce moment ce fut Ursule qui
fut tout pour le comte de Montfort , il retrouva près d'elle
tout le feu de sa jeunesse , et l'aima bien plus passionnément
qu'il n'avait aimé la douce Clara . Elle résista
précisément ce qu'il fallait pour se faire désirer avec ardeur
; et six semaines n'étaient pas écoulées depuis la mort
du sire de Werneck , que sa fille était en pleine possession
dit coeur , de la main , des titres , de la fortune et des filles
du comte de Montfort , sur lequel elle prit l'empire le
plus absolu . Une grossesse vint encore l'augmenter ; au
bout de sept mois de mariage , le comte , à sa grande satisfaction
, se vit le père d'un fils si long-tems désiré ; et
dans sa joie il n'en sut que plus de gré à sa chère Ursule
de n'avoir pas même attendu le terme ordinaire pour lui
faire ce doux présent , d'autant que l'enfant très - fort et trèsrobuste
ne se ressentait point de cette naissance prématurée .
Elle fut célébrée avec magnificence ; l'illustre héritier de
Montfort eut sa maison montée comme s'il eût été un
prince . Outre les femmes qui le soignaient , le comte lui
donna des laquais , des pages et un gouverneur. Ce der
nier nommé Théobald était un très-bel homme , écuyer du
feu baron de Werneck . Ursule vanta tellement à son époux
le zèle , la fidélité et la valeur de l'écuyer Théobald , qu'elle
obtint pour lui cette récompense de ses services ; et pour
qu'il remplit plus diguement la noble fonction de gouver
neur du comte de Montfort , il l'arma chevalier et lui en
donna le titre . Le chevalier Théobald s'attacha d'abord
très -tendrement à son petit élève ; et d'ailleurs la comtesse
le surveilla jour et nuit avec une tendresse maternelle trèsédifiante
, qui enchantait toujours plus son heureux époux ;
auprès d'Ursule et de son fils , il oubliait qu'il avait deux
filles charmantes , ou ne s'en rappelait que pour leur reprocher
amèrement les torts que sa femme leur supposait . Elle
lui avait persuadé que ses filles , au désespoir de son mariage
et de la naissance d'un frère , se permettaient des injures
contre leur belle -mère , et des menaces contre un enfant
qu'elles 'auraient aimé s'il leur avait été permis de l'approcher
, et qu'elles étaient bien loin de détester . Ursule feignait
de craindre que la vie de son fils ne fût pas en sûreté
avec ses soeurs ; elles étaient donc reléguées dans une des
tours du vaste château , sans autre compagnie , sans autre
appui que Lisbeth , nourrice de Clara , qui les chérissait
328 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
1
toutes deux , et un vieux valet de chambre chirurgien
nommé Ulrich , que feue la comtesse aimait et protégeait
et qui était devenu à son tour le faible , mais zélé protecteur
de ses filles . Heureusement que la comtesse ignorait cette
circonstance , elle l'eût bientôt fait renvoyer. Lisbeth, qu'elle
accusa d'envenimer les jeunes personnes contre elle , fut
contrainte de retourner dans ses montagnes . Que de larmes
Blanche et Clara versèrent en se séparant d'elle ! combien
elles auraient désiré de la suivre , et de vivre sous son
humble toit ! Lisbeth aussi désespérée de les laisser si malheureuses
aurait voulu les emmener , mais Ulrich s'y opposa
fortement ; il représenta avec son simple bon sens qu'elles
étaient sous la dépendance de leur père , et qu'il ne leur
était pas permis de s'y soustraire sans nécessité absolue . Il
promit à la bonne nourrice de veiller sur ses filles ( c'est
ainsi qu'elle les appelait ) avec une vigilance continuelle ,
et de les lui amener lui -même , si elles étaient menacées de
quelque violence , soit contre leur vie , soit contre leur liberté ,
Elles avaient encore la permission de se promener dans le
parc aux heures où la comtesse V'enfant , toujours escortés
par le chevalier Theobald , n'v seraient pas . Blanche était
trop belle et Clara trop jolie pour que la prudente Ursule
voulût exposer le gouverneur de son fils au danger de les
voir , et de faire des comparaisons qui ne lui seraient pas
avantageuses . Malgré elles il les rencontra cependant quel
quefois , et ne put cacher son admiration . Blanche était
trop fière et Clara trop étourdie pour y faire la moindre
attention ; mais il suffit que Theobald les eût admirées` .
pour irriter la jalouse Ursule , et de ce moment leur perte
fut décidée . Elle entoura son mari de nouvelles séductions ;
elle l'abreuva de mensonges , de calomnies auxquelles elle
sut donner l'apparence de la vérité . Le comte , qui dans le
fond n'aimait plus que son héritier , consentit enfin à éloigner
ses filles , et c'était ce que voulait la comtesse ; il lui
suffisait que Theobald ne les vît plus .
( La suite au numéro prochain . )
POLITIQUE .
LES nouvelles du Nord et celles de l'Allemagne ne présentent
aucune circonstance qui mérite d'être citée avec
intérêt.
}
On écrit de Constantinople que l'on n'y a aucune nouvelle
de l'état des négociations en Valachie . On croit que
les propositions du Grand - Seigneur ont été envoyées à
Pétersbourg , et l'on attend l'ultimatum de la cour de Russie
. Le ministre anglais M. Canning s'agite beaucoup pour
connaître l'état des négociations ; tout lui donne de l'ombrage.
Les préparatifs de guerre continuent , afin d'être
prêts à tout événement . La plus grande tranquillité règne
dans la capitale .
Les pièces officielles de la correspondance entre le gouvernement
anglais et les Etats -Unis , sur les divers points
qui les ont divisés , et qui rendent la guerre entre eux si
imminente, viennent d'être publiées . Il s'agit de l'occupation
de la Floride , de l'affaire de la Chesapeack , de l'engageenfin
ment entre les frégates le Little Belt et le Président ,
des ordres du conseil britannique . La correspondance a lieu
entre M. Forster , ministre anglais aux Etats -Unis , et M. de
Monroë ayant le département des affaires étrangères du
gouvernement américain .
Relativement au premier point , M. Forster proteste au
nom du prince régent , comme allié de l'Espagne , contre
la prise de possession par les Etats- Unis de certaines parties
de la Floride occidentale , et l'attaque du fort le Mobile .
M. de Monroe donne les motifs de cette occupation sans
reconnaître le droit de la Grande-Bretagne d'intervenir
dans cette affaire . L'Amérique n'a point profité de l'état
actuel de l'Espagne pour la dépouiller de la Floride . Elle
n'a jamais laissé croire qu'elle manquât à ce point de générosité
et de loyauté ; mais elle a dû venger les outrages
sans nombre reçus de la part de l'Espagne , depuis le feu
de la guerre de la révolution , les déprédations commises
sur le territoire des Etats -Unis , la suppression de leur
entrepôt à la Nouvelle -Orléans .
La Floride faisait partie de la Louisiane lorsque la Loui
siane fut cédée à la France par l'Espagne . Lorsque les Etats-
1
330 MERCURE DE FRANCE ,
Unis acquirent la Louisiane de la France , ils crutent acquérir
le pays jusqu'au Perdido qui sépare les deux Florides.
Les Etats -Unis ont seulement à se reprocher de n'en avoir
pas pris possession plus tôt . Le droit était tellement évident,
que les Espagnols ouvrirent des négociations sur son application
. Depuis les affaires d'Espagne , la situation du pays
est devenue incompatible avec la sûreté des Etats - Unis ; il
n'y avait plus de gouvernement , plus de lois , la révolte et
l'anarchie y regnaient seules ; les Etats-Unis n'ont pu souffrir
que ce pays leur fût enlevé , sous prétexte de se séparer de
l'Espagne ; ils ont défendu en même tems et leurs droits et
ceux même de l'Espagne , sans se permettre une usurpation .
Une explication franche et positive a été donnée à cet égard
à tous les ministres des Etats - Unis près les cours étrangères
.
Dans une seconde lettre , M. Forster parle des actes de
l'Amérique contre la partie occidentale de la Floride ,
comme n'étant colorés que par des prétextes ; mais il prétend
que des tentatives d'occupation et des moyens de séduction
ont eu lieu contre la partie orientale , et déclare que
l'intention du prince régent n'est pas d'admettre pour cette
partie les prétextes donnés pour l'autre , et au nom de ce
prince allié de l'Espagne , il demande une nouvelle expli
cation .
M. de Monroë l'a donnée le 2 novembre 1811 ; en décla
rant que l'Espagne doit aux Etats-Unis des sommes beau
coup plus fortes que le prix que pourraient mettre les deux
parties à la possession de la Floride orientale . Leurs réclamations
ont été long-tems infructueuses ; mais il est une
époque au-delà de laquelle on ne peut plus ajourner les
réclamations . La Floride ne peut passer sous une autre
domination que celle des Etats -Unis , sans agression contre
les Etats-Unis dont le territoire entoure en grande partie
celte province . Le congrès a chargé le gouvernement d'accepter
des autorités locales la cession de la Floride , ou de
s'en emparer pour la soustraire à toute puissance étrangère
qui voudrait s'en rendre maîtresse . Les cours de Londres
et de Paris en ont été instruites . Ces actes , dit M. de Monroë
en terminant sa dépêche , sont conformes aux dispositions
justes et amicales des Etats-Unis envers l'Espagne ;"
ces mêmes dispositions existent encore aujourd'hui , mais
vous comprenez , monsieur , qu'elles ne peuvent s'étendre '
plus loin que ne le permettent la sûreté , les droits et la
gloire de ma nation.
La discussion relative à l'engagement des frégates le Little
FEVRIER 1812 331
Bell et le Président, celle relative à l'affaire de la Chesapeaok
sont trop connues , pour qu'il soit besoin de les reproduire
ici , on sait qu'elles ont été terminées par des répa
tions faites aux Etats-Unis par le gouvernement anglais .
Relativement aux ordres de conseil , M. Forster en expose
les motifs . Les décrets de Berlin furent un acte d'hostilité
, dit-il , la France y interdit aux nations le commerce
avec la Grande-Bretagne ; l'objet de l'Angleterre étant non
la cessation , mais la continuation du commerce , elle ne
prohiba pas tout commerce avec la France , mais elle déclara
que tout commerce avec la France se ferait par l'entremise
de la Grande-Bretagne . Ce système n'a été imaginé
que pour contre-carrer une tentative de nuire au commerce
anglais ; depuis , tous les réglemens ont été concertés de
manière à favoriser le commerce des neutres par l'entremise
de l'Angleterre . Les ordres du conseil seront révoqués ,
lorsque le seront également ceux de Berlin et de Milan . La
France a justifié ses décrets de Berlin par les ordres de
blocus qui sont antérieurs en dates ; mais M. Forster préfend
que ce blocus était légitime et conforme au droit de la
guerre . Les ordres du conseil donnés depuis ne sont qu'une
représaille des décrets , de Berlin et de Milan . Dans cette
position , l'Amérique a pris le parti de la France ; elle a
accusé l'Angleterre d'usurpation , elle a rendu son acte de
non intercourse entre elle et l'Angleterre . C'est de cet acte
que le ministre anglais demande la révocation .
Dans sa réponse , communiquée au congrès avec le mes
sage du président , le ministre américain laisse de côté la
priorité d'agression entre la France rendant les décrets de
Berlin , et l'Angleterre justifiant ses ordres de blocus ; it
s'attache à combattre cette idée que les ordres du conseil
sont une représaille. Ils le peuvent être contre la France ;
mais les neutres en doivent-ils être les victimes ? Comme
ennemie , dit M. de Monroe, la Grand-Bretagne ne peut pas
commercer avec la France , et la France ne permet pas à
un bâtiment neutre d'entrer dans ses ports , s'il sort de
ceux de l'Angleterre . La mesure de l'Angleterre pour forcer
notre commerce à passer par ses ports , est donc une
prétention inconcevable , destructive des droits et des intérêts
de l'Amérique qui n'apporterait aux marchés anglais
que des denrées avilies de prix par leur abondance et les
difficultés de les faire passer sur le continent . Autrefois les
nations en guerre commerçaient par les neutres ; mais avec
la prétention de l'Angleterre , les calamités de la guerre.
s'étendent aux neutres , et pèsent spécialement sur eux .
332 MERCURE DE FRANCE ,
Les Etats-Unis n'ont demandé que la paix , la liberté , la
justice ; leur conduite entre les deux nations belligérantes a
été de la plus exacte impartialité ; ils ont enduré des deux
côtés et avec une égale indulgence des torts qui ne pouvaient
être prévenus ni réparés . La France a révoqué ses
décrets relativement et en faveur des Etats-Unis , l'Angleterre
a maintenu les siens : les dispositions de l'Amérique
ne peuvent donc plus être les mêmes envers la France
et envers l'Angleterre . L'Angleterre avait declaré qu'à cet
égard elle marcherait pari passu avec la France , pourquoi
ne l'a -t-elle pas fait ?
Que l'on ait , dit encore M. de Monroë , apporté des délais
dans la restitution des propriétés américainės ; que l'on
ait différé d'admettre dans les ports de France le commerce
américain sur une base satisfaisante , ce sont des questions
où les Etats -Unis sont seuls intéressés ; comme elles n'annullent
pas la révocation des édits de la France à l'égard
des Etats -Unis , elles ne diminuent en rien l'obligation
où est la France d'annuller les siens . La guerre actuelle a
été plus désastreuse qu'aucune autre ; il est bien tems et
bien important qu'elle prenne un caractère moins désastreux
; quelques pas ont été faits par la France vers ce but
si désirable et si consolant. Que la Grande-Bretagne suive
cet exemple . Les premiers pas une fois faits , on n'en restera
pas là , le champ s'élargira par le concours des intérêts
et des besoins de toutes les parties , et tout ce que l'on
gagnera à cet égard tournera à l'avantage de l'humanité
affligée . »
De nombreuses dépêches composent la suite de cette correspondance
volumineuse , il nous est impossible d'y suivre
le ministre anglais dans ses réponses , et l'américain dans
ses répliques . L'un y soutient toujours que les décrets français
ne sont pas révoqués en faveur des Etats-Unis , l'autre
prouve par des effets favorables au commerce américain
qu'ils le sont en effet , et que l'Angleterre s'est engagée à
révoquer les siens , que son honneur et les intérêts généraux
du commerce l'exigent .
Au moment où nous terminons cette analyse, nous lisons
dans le Moniteur que les Américains soutenant leur déclaration
, ne marchent plus qu'armés , et ne céderont aux
prétentions anglaises , que si le sort des armes leur est
contraire , et en outre qu'un bâtiment arrivé à l'île de
Whigt , a apporté des dépêches très -importantes et qui
contiennent , dit- on , l'ultimatum du gouvernement américain.
FEVRIER 1812 . 333
·
Le Moniteur a publié de nouveaux extraits de la corres →
pondance des armées impériales en Espagne . Le maréchal
duc d'Albufera a opéré le désarmement de toutes les milices
de Valence et des environs , 40 mille fusils anglais
et des magasins immenses ont été livrés , 200 mille réaux
ont été imposés sur la province , 1500 moines furibonds
ont été arrêtés et conduits en France ; quelques exécutions
ont eu lieu. Les principaux chefs de l'insurrection habitués
de la maison du consul anglais , et les sicaires de ce misé→
rable ont été mis à mort sur la place publique au grand
contentement des bons habitans qui n'avaient point participé
à l'assassinat des Français . Alvira , Saint- Philippe ,
Gaudia , Denia se sont soumises ; on a trouvé dans cette
dernière plus de 60 pièces de canon .
Une seconde dépêche rend compte des mouvemens du
général Montbrun , de l'armée du Portugal sur Valence .
Il avait reçu l'ordre de marcher du Tage sur Valence avec
trois divisions d'infanterie , et un corps de cavalerie. Si
ce général eût pu arriver à tems , tout ce qui s'est échappé
de l'armée de Murcie eût été pris ; mais il ne put arriver à
Almanza que le 11 janvier , deux jours après la redditiom
de Valence . « Il m'écrivit d'Almanza , dit le duc d'Albufera
, pour mm''annoncer son arrivée , et me demander des
ordres ; je lui répondis en lui envoyant la capitulation de
Valence , et lui donnai l'ordre de retourner en Portugal
comme il en manifestait le désir. Il m'avait fait part des
son projet de marcher sur Alicante ; je lui répondis que je
ne croyais pas le moment favorable pour une opération
contre une ville bien fortifiée , et contre laquelle il fallait
du canon de siége ; cependant il a voulu tenter l'événement
; il a sommé la ville et y a jeté quelques obus , après
avoir défait les insurgés de la plaine et fait des prisonniers ;
mais , comme je l'avais prévu , le gouverneur d'Alicante
refusa de se rendre . "
« Le général Montbrun sentant les inconvéniens de son
absence , s'est remis en route pour le Tage ; ce qu'il aurait
pu faire quelques jours plus tôt . »
Le 23 janvier , le général Montbrun était arrivé sur lo
Tage de retour à l'armée de Portugal. ,
Le général en chef de cette armée , le maréchal duc do
Raguse , voulant relever la garnison de Ciudad- Rodrigo et
ravitailler cette place , partit de Tolède dans les premiers
jours de janvier , avec quatre divisions de son armée et se
porta sur Valladolid ; mais déjà Ciudad-Rodrigo était cerné
depuis le 9 par les Anglais, Lord Wellington voulant faire334
MERCURE DE FRANCE ,
diversion en faveur de Valence , passa l'Agueda. La redoute
et le couvent qui défendaient les approches de la
ville furent surpris ; et il paraît que la ville futprise le 19 ,
la brèche ayant été praticable . Par une coupable négli
gence du gouverneur de Salamanque , la garnison de
Ciudad - Rodrigo était sans communication depuis deux
mois . Forte originairement de 1400 hommes , elle avait été
réduite par les maladies et par la surprise du convent à
900 hommes , qui se composaient d'an bataillon du 34 ,
et d'un du 113. La place avait l'armement espagnol qu'on
y avait trouvé . Le général de brigade Barrié la commandait
On n'a pas assez de détails sur cet événement pour
pouvoir le juger..
Le duc de Raguse , arrivé à Salamanque avec les quatre
divisions de son armée , deux divisions tirées de l'armée
du Nord , et la division du général Bonnet , qu'il tira des
Asturies , indépendamment de la division qu'il avait laissée
sur le Tage , marcha aux Anglais pour leur livrer bataille :
mais lord Wellington avait déjà repassé l'Agueda , détruit
les ponts , et était rentré en Portugal , après avoir fait ce
coup de main.
Telle est la substance des quatre rapports adressés au
prince major-général par le maréchal duc de Raguse . Il y
a dans l'événement de la prise de Ciudad- Rodrigo , dit -il ,
quelque chose de si incompréhensible , que je ne me permets
aucune observation ; je n'ai pas encore les renseignemens
nécessaires . Les Anglais ont enlevé une partie de la grosse
artillerie de la place pour la transporter à Almeida ; ils
n'ont laissé aucun Anglais à Ciudad-Rodrigo .
Pendant ces événemens une diversion du général Hill
sur Mérida , et une autre du chef espagnol Morillo sur la
Manche , avaient été repoussées , l'une par le général comte
d'Erlon , l'autre par le général Treilhard . Les assaillans
sont à l'instant rentrés en Portugal .
Au midi , le général Soult occupait avec un corps d'observation
les frontières de Murcie ; il a emporté le camp de
Lorea , et de concert avec le général Lallemand , il a poussé
une division ennemie qui se retrait en toute hâte sur Alicante
; ces événemens sont du milieu de décembre .
Voici le précis de ceux qui ont eu lieu à Tariffa . Des
pluies continuelles et un tems affreux en avaient retardé
l'investissement .
Les troupes du général Barrois prirent une position en
arrière de Saint-Roch . Cependant , le 15 décembre , le
mauvais tems ayant paru cesser , les corps se remirent en
FEVRIER 1812 . 335
A
mouvement pour cerner Tariffa . Balleysteros , trompé sur
le motif de ces mouvemens , sortit de son camp , et se
présenta au Puerto de Ogen , où se trouvait un bataillon
du 8 régiment de ligne , qui le reçut vigoureusement , et
donna le tems au général Barrois d'arriver avec le 40° de
ligne et un bataillon du 7º du grand - duché de Varsovie .
Les insurgés furent à leur tour attaqués si vivement , qu'ils
furent mis dans une déroute complète ;. leur perte fut considérable
en tués ou blessés . Balleysteros , se sauvant à la
tête de son avant-garde , trouva la grande route occupée
par notre cavalerie , qui le chargea vivement ; il ne dut son
salut qu'à la vitesse de son cheval , et eut beaucoup de
peine à rejoindre son camp à la tête des fuyards .
Le 20 décembre , le général Leval a formé l'investissement
de Tariffa , où s'étaient renfermés 1500 Anglais et
3000 Espagnols . Le 21 , les Anglais tentèrent une sortie
générale et furent repoussés ; ils renouvellèrent leur attaque
Te 22 et éprouvèrent des pertes considérables . Le 16° régiment
d'infanterie s'est conduit avec distinction ; il a euun
officier et deux voltigeurs tués , et 17 blessés . Le 23 , la
tranchée a été ouverte à 120 toises de la place ; l'artillerie
de siége , composée de quelques pièces de gros calibre ,
était arrivée ; on avait été obligé de lui ouvrir un chemin
sur une pente de rocher exposé au feu d'un vaisseau , de
deux frégates et de plusieurs canonnières anglaises , mais
rien n'avait pu retarder l'ardeur de troupes exposées à toute
l'intempérie de la saison .
Le 29 , le feu de la batterie de brèche a commencé ; le
30 , elle parut praticable ; le gouverneur ayant refusé de
capituler , on fit essayer la brèche par deux compagnies de
voltigeurs , mais on avait négligé de sonder un fossé boueux
qui couvrait le front attaqué ; les pluies continuelles avaient
tellement détrempé le sol , qu'il fat impossible de surmonter
l'obstacle ; les troupes se retirèrent en bon ordre .
On résolut d'agrandir la brèche ; la nouvelle batterie qu'on
construisit promettait de la voir bientôt très-praticable ,
mais les pluies ayant continué avec une abondance étonnante
, les chemins ayant disparu totalement , et les transports
des vivres n'étant plus possibles , il a fallu se retirer
au-delà des torrens pour se rapprocher des moyens de
subsistance et prendre des vivres dont on manquait abso-.
lument.
En Catalogne , le général Decaen a eu des combats glorieux
à livrer pour appuyer le siége de Valence , au nord
de laquelle les insurgés s'étaient réunis au nombre de
336 MERCURE DE FRANCE , FÉVRIER 1812 .
10,000 hommes , sous les ordres du général Lacy et du bas
ron d'Ayrolas . Ce corps marcha sur Tarragone : deux vaisseaux
anglais s'embossèrent devant la ville et lançaient des
bombes. Les généraux espagnols mettaient la plus grande
activité à réunir des armes , des munitions , et à former des
magasins de vivres que l'escadre anglaise aidait à approvisionner.
Le général Decaen , instruit des entreprises de l'ennemi
contre Tarragone , y envoya aussitôt la division Lamarque ,
qui , réunie à une partie de la garnison de Barcelonne ,
sous les ordres du général Maurice Mathieu , a attaqué le
24 janvier l'armée insurgée sur les hauteurs d'Alta- Fouilla ;
dans ce combat brillant , les insurgés ont perdu 2000 hommes
fués ou blessés , ou pris ; toute leur armée a été tellement
dispersée qu'il lui est impossible de se réorganiser ; elle a
perdu presque toutes ses armes , toute son artillerie et ses
bagages . D'Ayrolas a été blessé très - dangereusement .
Pendant le combat , la garnison de Tarragone se porta
sur Reuss et Salou ; elle y enleva les magasins de vivres
formés par l'ennemi , et y brûla une quantité d'échelles rassemblées
pour l'escalade . La croisière anglaise , spectatrice
inutile des victoires de l'armée française , s'est éloignée le 24.
Le général Decaen s'était porté de son côté sur Olot ,
Vich , Saint- Felin de Caudines et Barcelonne ; Sarsheld
avec un corps de 3000 insurgés , vint l'attaquer à Saint-
Felin ; il le battit complètement , le dispersa et lui prit un
drapeau .
Le duc d'Albufera avait été instruit du mouvement de
l'ennemi sur Tarragone ; il donna l'ordre au général Reille
de marcher sur ce point ; il y arriva le lendemain du com
bat déjà la victoire avait fait disparaître les bandes ; il
parcourt maintenant la Basse-Catalogne pour achever leur
destruction .
Blake et 1600 officiers pris à Valence sont arrivés à Pau
le 3 février.
Dimanche 9 , il y a eu à la cour audience et présentation !
Le soir , ainsi que le mardi 12 , il y a eu deux bals extrêmement
brillans dans la salle des spectacles .
A Paris , les réunions publiques ont été extrêmement
nombreuses et très - animées . Les réunions particulières ont
été plus multipliées que jamais . Le beau tems a favorisé les
mascarades le jour du mardi gras ; elles étaient nombreuses .
L'affluence des spectateurs dans la rue Saint-Honoré et aux
boulevards , était immense .
S....
TABLE
! LA
5 .
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLIII . - Samedi 22 Février 1812 .
POÉSIE .
Les avantages pour unefemme d'être aimée d'un poëte .
ÉPITRE A MADAME DE TRESSEMANES.
TREVE à vos ris moqueurs , ô charmante Emilie !
Ma proposition n'est point une folie ;
Je vous offre mon coeur , sachez mieux dès ce jour
D'un nourrisson du Pinde apprécier l'amour.
Femme qui d'un poëte accueille la tendresse ,
Est d'abord un phénix d'attraits , de gentillesse ;
Elle seule à -la- fois de la terre et des cieux
Réunit tous les dons , les trésors précieux ;
Elle a jusqu'à cent ans la fraîcheur de l'aurore ,
La jeunesse d'Hébé , l'éclat brillant de Flore ;
Ses yeux ou bleus ou noirs sont des astres nouveaux ;
Sa chevelure d'or, tombant en longs anneaux
Dans les airs est l'objet des baisers de Zéphyre ;
La volupté toujours naît avec son sourire ;
Son cou
9
blanc comme neige , imite en sa beauté
Du cygne de Léda le plumage argenté ;
Ses pieds aussi légers que le souffle d'Eole
D'une inconstante humeur ne sont point le symbole;
Y
1
338
MERCURE
DE FRANCE ,
Amphitrite pétrit ses lèvres de corail
Et fabriqua, ses dents de perles et d'émail ;
Son haleine suave est le parfum qu'exhale ,
Aux premiers feux du jour , la rose virginale ;
Mais , jaloux de la rose , on voit toujours le lis
Lui disputer l'honneur d'orner ses traits jolis .
Elle ades bras d'ivoire , et sa gorge d'albâtre
De l'essaim des plaisirs est le riant théâtre ;
De la belle Pandore , à nos regards distraits ,
Elle défie enfin les merveilleux attraits .
Pour l'esprit? un poëte en a trop par lui-même
Pour ne pas en donner à la femme qu'il aime .
A ces charmes divers , à son esprit orné ,
Elle joint l'art divin de l'amant de Daphné ,
Dont elle a surpassé le génie et la verve.
Ouvre- t-elle la bouche ? ainsi parle Minerve ;
Chante-t-elle ? jamais Polymnie entre nous
Ne séduisit nos sens par des sons aussi doux ;
Danse- t-elle ? à coup sûr , c'est comme Terpsichore.
Plus d'un talent heureux chez elle brille encore;
D'un tragique sujet rend -elle la beauté ?
Melpomene n'a point sa sombre majesté,;
D'un comique tableau peint-elle la folie ?
Quel organe ! quel jeu ! quel masque ! ... c'est Thalie.
De mainte autre faveur Jupiter la combla :
Son parler est plus doux que le miel de l'Hybla ;
Son maintien est celui de la chaste Diane ,
Qu'effarouche un regard , un geste , un mot profane ;
C'est la fière Junon pour son air imposant , A
Ou la soeur de Momus pour son esprit plaisant.
Mais c'est peu des talens et d'un charmant visage :
Au poëte elle doit plus d'un autre avantage .
Elle n'a qu'à vouloir , ses voeux sont satisfaits ;
L'abondance a penché l'urne de ses bienfaits .
Si le sort de ses dons pour elle fut avare ,
Le poëte invoquant , sur le ton de Pindare ,
Plutus , unique objet de ses voeux les plus chers ,
Le Pactole pour elle a coulé .... dans un vers .
Voudrait-elle rouler en brillant équipage ?
Notre auteur met soudain Pégase à l'attelage ,
FEVRIER 1812 . 339
Ou dirigeant sa course aux plaines de l'Ether ,
Lui donne pour coursier l'oiseau de Jupiter .
Pour braver tour- à-tour la chaleur , la froidure,
De Vénus à sa belle il offre la ceinture ,
Et des grâces aussi le magique miroir
Où les femmes toujours désirent de se voir ;
Pour couronner son front bientôt sa main galante
Va dérober d'Iris l'écharpe étincelante .
Un hôtel somptueux flatte-t- il son désir 2
Qu'elle laisse au poëte une heure de loisir ;
Du dieu , jadis maçon , notre sublime élève ,
De son étroit réduit qui vers le ciel s'élève ,
Dans son noble transport bientôt à peu de frais
Lui bâtit sur l'Olympe un superbe palais
Là , déité nouvelle , au gré de son envie ,
Elle boit le nectar , savoure l'ambroisie.
Il fixe enfin près d'elle et les ris et les jeux.
Sera-t- elle insensible à ses chants , à ses feux ?
Non elle ne pourra résister à sa flamme ; :
D'une rigueur injuste elle arme en vain son ame ,
La nuit , il va jouir de ses charmes divins
Dans un rêve qu'il file... en vers alexandrins.
Au poëte amoureux , son orgueil et sa joie ,
Elle doit donc des jours tissus d'or et de soie .
Ce n'est pas tout l'auteur dans l'inspiration
Met toute la nature à contribution;
La belle en vain parcourt tous les coins de la terre ,
Partout elle a trouvé Paphos , Gnide et Cythère.
Il nous la peint debout dans un beau triolet ,
Courant dans un distique , assise en un sonnet ,
Rêvant dans un quatrain , sommeillant dans une ode,
Riant dans un couplet , pleurant dans une épode ,
Dans une noble épître ou dans des bouts -rimés ,
Contemplant ses appas avec des yeux charmés ,
Colère en un rondeau dont la chute est très - riche ,
Et langoureuse enfin dans un tendre acrostiche .
On la retrouve encor sous mille noms chéris ;
C'est tour -à-tour Ninon , Silvie , Eglé , Cloris ,
Climène , Iris , Chloë , Thisbé , Zirphé , Zulime.
Ne croyez pas pourtant que ce soit pour la rime :
Dans toute la semaine , au gré de son amour ,
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Il a su lui choisir un nom pour chaque jour ;
Ce n'est pas qu'il voudrait débaptiser sa belle ,
Mais il aime à la voir pour lui toujours nouvelle.
Si Cupidon jaloux , hélas ! un beau matin
Vient à trancher le fil de son heureux destin ,
Il rimera soudain , rival de Callimaque ,
Son oraison funèbre en style élégiaque ;
La belle peut enfin mourir tranquillement ,
Les Dieux assisteront à son enterrement .
Rivalisant Julie et Glycère et Corinne ,
Dans le temple éternel où règne Mnemosyne ,
Cette rare beauté qu'illustra son esprit ,
A côté de leur nom verra le sien inscrit.
Ne rejetez donc plus l'aveu de ma défaite ,
O charmante Emilie ! aimez donc un poëte ;
De la société vous le charme et l'amour ,
Laissez-moi désormais célébrer tout le jour
Le nom que vous portez , le nom de cette belle
Qu'en ses vers Dumoustier a su rendre immortelle ,
Ce nom qui près de vous l'eût bien mieux inspiré ,
Le doux nom d'Emilie en tous lieux adoré ,
Ce nom , qui dans nos coeurs laissant toujours ses traces ,
Sera canonisé dans l'Almanach des Grâces .
Mais avez-vous besoin d'un poëte , entre nous ?
Peut-on exagérer quand on parle de vous ?
A quoi bon pour vous peindre employer la magie ,
Et les rêves fameux de la mythologie ,
Quand de votre portrait la seule vérité
Des êtres fabuleux efface la beauté ?
Mais qu'ai -je dit ? l'on doit vous aimer et se taire :
Pour chanter Emilie , il faut être Voltaire .
H. DE VALORI .
FEVRIER 1812 . 341
LE TOMBEAU DE L'INCONNU (* ) .
ÉLÉGIE .
Bois où le chantre de Julie
Promena long-tems ses douleurs ,
Et vit s'éteindre dans les pleurs
Le triste flambeau de la vie ,
Parmi vous quand je viens errer ,
Epaississez encor vos ombres ;
Dans vos retraites les plus sombres
Permettez-moi de pénétrer.
Tout de mon ame désolée ,
Tout ici nourrit la langueur ;
Tout respire une sainte horreur
Dans le fond de cette vallée .
Là se groupent de noirs rochers ;
Là du sensible auteur d'Emile
L'ombre , au milieu d'un lac tranquille ,
Semble errer sous les peupliers .
J'entends sa voix douce et plaintive
Soupirer encor ses adieux ,
Et par des sons mélodieux
Attendrir l'écho de la rive ! ..
Mais qui vient donc troubler la paix
De ma solitude profonde ?
(*) Un jeune homme , dont le nom est encore ignoré , après avoir
passé à Erménonville quelques jours consacrés à la bienfaisance , s'y
donna la mort. Dans une lettre qui fut trouvée sur lui , il exprimait
le désir d'être enterré dans la forêt ; et ce désir fut rempli : l'on voit
encore son tombeau appelé par les habitans le tombeau de l'inconnu .
Quelques années après cet événement , deux femmes , arrivées en
chaise de poste , s'étant fait conduire vers le lieu où repose cet infortuné
, l'une d'elles écrivit sur le mausolée un quatrain terminé par ces
deux vers :
Et plus tes cendres, refroidissent ,
Plus je sens consumer mon coeur.
Elles s'en allèrent aussitôt après , sans faire les moindres révélations.
sur ce jeune homme , qu'elles paraissaient cependant avoir bien
connu .
342 MERCURE DE FRANCE ,
1
Quoi! je retrouverai le monde
Jusque dans le sein des forêts !
Que vois-je ? découvrant sa tête ,
Qu'il incline pieusement ,
Vers un funèbre monument
Un vieillard s'avance , il s'arrête !
En ce lieu qui peut l'attirer ?
Quel but ? quel intérêt si tendre ?
Approchons ... Dis-moi quelle cendre.
Bon vieillard , tu viens honorer .
Sur ce rivage solitaire
Quel mortel a yu de ses jours
Tout-à-coup s'arrêter le cours ?
Dis-moi qui dort sous cette pierre .
Portez un pas silencieux ,
Mon fils , au fond de cette allée ,
Et respectez ce mausolée ,
Dernier séjour d'un malheureux !
Trahi par la beauté chérie ,
Il s'exila loin de ses yeux ,
Et d'un voile mystérieux
Voulut envelopper sa vie.
Mais bientôt sur ce triste bord ,
Conduit par la mélancolie ,
Lui-même d'une main hardie
S'ouvrit les portes de la mort!
Ecarte de lui ta vengeance ,
O mon Dieu ! s'il fut criminel ,
Par les rigueurs d'un sort cruel
Il a mérité ta clémence .
Criminel ! lui dont les secours
Dont la touchante bienfaisance
Contre les maux de l'indigence
Ont su prémunir mes vieux jours ! ...
Ah mon fils ! mon ame oppressée -
Dans ces lieux aime à s'épancher;
9
FEVRIER 1812 . 343
La fleur qu'ombrage ce rocher
Croît de mes larmes arrosée !
Soudain , pour cacher ses douleurs
Quoiqu'il détournât son visage ,
A travers les rides de l'âge
J'aperçus des ruisseaux de pleurs .
Répondez , riches de la terre ,
Grands si vains et si dédaigneux ;
Quand vos restes de vos aïeux
Iront rejoindre la poussière ,
Peut-être une dernière fois
Entendrez-vous la flatterie
Lâchement louer votre vie ,
Stérile en vertus , en exploits
Mais en sortant de sa chaumière ,
Le pauvre viendra - t -il jamais
Exhaler de touchants regrets
Sur votre tombe solitaire ?
Fuyez , objets de mon mépris ,
Vous grands à force de bassesse +
Et vous qu'enivre la richesse
Vous sur-tout , perfides amis !
De votre odieuse présence
Pour toujours je suis délivré :
Je veux vivre seul , ignoré ,
Seul , dans l'étude et le silence !
Etranger à vos vains plaisirs ,
Loin d'un monde ingrat et volage ,
Je reviendrai sous cet ombrage
Cacher ma peine et mes soupirs .
Par TH. GALLOIS-MAILLY.
ÉNIGME.
LECTEUR , je suis presqu'un atôme ,
Et cependant je nourris l'homme ,
Les quadrupedes , les oiseaux ,
Et même l'habitant des eaux .
344 MERCURE DE FRANCE , FÉVRIER 1812
Je n'ai que trois lettres en somme.
Compte à part chacune des trois ,
Et tu verras que la première
Egale vingt fois la dernière ,
Et la seconde mille fois .
B.
LOGOGRIPHE.
ENFANT du caprice et de l'art ,
Au commerce du jour j'ai souvent grande part :
Inconstante et légère , on me voit chaque année ,
On me voit chaque mois , même chaque journée.,
Varier , changer de façons ,
Prendre différens airs , suivre différens tons ,
Exercer mon empire en diverses manières ,
Sur différens objets , sur diverses matières .
J'ai quatre pieds : retranchez le premier ,
Des enfans d'Apollon j'exerce le génie ;
Si vous retranchez le dernier ,
J'offre un titre que l'on envie
Chez l'Espagnol ; d'architecture enfin ,
Dans mes pieds transposés on peut voir un dessin .
S ........
CHARADE .
DES forêts et des bois , des plaines et des côtes,,
Fort souvent mon premier épouvante les hôtes ;
Jadis on appelait Tanaïs mon dernier :
Heureux ou malheureux qui reçoit mon entier !
A. L. C *******
élève à l'école impériale militaire de Saint- Cyr.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est la lettre 0 .
Celui du Logogriphe est Boeuf, où l'on trouve : oeuf.
Celui de la Charade est Diacode.
}
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS .
VOYAGE AU NOUVEAU -MEXIQUE , PENDANT LES ANNÉES
1805 , 1806 ET 1807 ; par le major Z. M. PIKE. Traduit
de l'anglais par M. BRETON . - Deux vol . in-8 ° .
- A Paris , chez d'Hautel , libraire , rue de la Harpe ,
n° 80. ( 1812. )
LES relations de voyages pourraient se diviser en trois
classes. La première comprendrait celles d'un intérêt
général , faites par des observateurs à qui rien n'échappe ,
dont les remarques ont toujours de la justesse ou de la
profondeur , et qui sachant saisir toutes les nuances ,
répandent sur leurs récits une variété piquante . Dans la
seconde , seraient tous les voyages dont l'utilité n'est
que relative , et qui ne peuvent plaire qu'à un certain
nombre de lecteurs . Enfin la troisième offrirait le bavardage
de tous les voyageurs qui , au lieu de se mettre en
route , et sur-tout au lieu de raconter , auraient beaucoup
mieux fait de rester en repos , d'y laisser leurs lecteurs ,
et de se taire . Ceux-là , nous n'en parlerons point , et
pour cause .
Nous ne craignons point de ranger dans la seconde
classe la relation dont nous allons nous occuper . Que le
gouvernement des Etats - Unis envoie un officier avec une
escouade reconnaître l'intérieur d'un vaste pays , pacifier
les nations sauvages qui l'habitent , s'en faire des
amis , et recueillir enfin toutes les données d'après lesquelles
on peut combiner les mesures les plus propres à
faire entrer ce pays , nouvellement acquis , dans le système
général , de manière qu'il ne fasse plus qu'un tout
avec la métropole , c'est , sans nul doute , un projet
louable . Cet officier peut s'acquitter avec distinction de
la mission dont il est chargé , et publier une relation
fidèle dont l'utilité sera bornée au gouvernement à qui
les renseignemens fournis donneront les moyens de par346
MERCURE
DE FRANCE
,
venir au but qu'il veut atteindre . Ainsi la majeure partie
de son récit consistera dans des circonstances minutieuses
, dans des descriptions topographiques , uniformément
terminées par l'indication de l'espace parcouru .
Ces détails sont bons au souverain qui veut savoir l'étendue
du pays qu'il envoie explorer , le nombre des rivières
qui l'arrosent , des peuplades qui le possèdent , et connaître
le territoire de chacune : mais ils n'ont qu'une utilité
relative , si la variété des moeurs de ces troupeaux d'hommes
n'est pas décrite , si l'on ne trouve point de ces
aperçus rapides qui semblent agrandir la pensée , enfin
si l'on cherche vainement les anneaux de la chaîne qui
rattache à la grande famille toutes ces familles éparses .
Il est d'un médiocre intérêt pour le lecteur de savoir que
le voyageur a parcouru , par jour , tant de milles et tué
tant de bisons . Nous croyons que M. Pike eût mieux
fait de supprimer les détails de ce genre , dont l'éternelle
répétition est fastidieuse ; mais en même tems nous devons
avouer que ce reproche est le seul que mérite l'auteur
. Disons encore , pour n'avoir plus rien à dire , que
lorsqu'on parcourt une route indiquée par un voyageur,
lorsque ce voyageur est célèbre par des observations
profondes , par des remarques savantes , par des découvertes
heureuses , par des recherches intéressantes , par
une grande variété de connaissances , par un coup- d'oeil
hardi qui , embrassant à-la-fois le présent et le passé ,
perce à travers le voile épais dont la nature a couvert les
objets offerts à sà vue , c'est une maladresse de le rappeler.
Il est vrai que ce reproche tombe sur le traducteur
qui , dans sa préface , semble placer M. Pike à côté
de M. de Humbolt. Ils sont loin d'être sur la mêmeligne.
Ne prêtons point à l'officier américain une prétention
qu'il n'a sans doute pas et qu'il ne peut avoir. On peut
se tenir à une grande distance de l'auteur du Voyage
dans la Nouvelle- Espagne , sans être dépourvu de mérite
. Hâtons -nous de le faire voir . Après nous être
occupé de M. Pike , nous reviendrons à son traducteur .
Cette relation commence par une excursion aux
sources du Mississipi , dans laquelle le voyageur corrige
et rectifie les erreurs qu'on avait précédemment comFEVRIER
1812 .
347
fleuve .
mises relativement aux sources et au cours de ce
Cette excursion suivie d'un voyage à la Louisiane , dont
on tracé le cours des rivières , est terminée par une
course dans le Nouveau -Mexique , et par de nouvelles
observations sur ce pays qu'on est encore loin de connaître
dans tous ses détails . Cette partie qui occupe le
second volume , est sans contredit d'un intérêt plus
général. Le voyageur eut à lutter contre un grand nombre
d'obstacles , parcé que les Espagnols- Mexicains , qui
ont toujours tâché de dérober aux yeux des étrangers la
nature et les ressources dè ce pays , ne permettent point
de prendre des notes . Comme on s'empara de tous les
papiers de M. Pike , il fut réduit à se cacher pour écrire
ses remarques , et à bourrer son fusil avec les morceaux
de papier sur lesquels elles étaient écrites .
L'auteur offre le tableau des nations sauvages qui habitent
les bords du Mississipi , le nombre de leurs cabanes ,
celui de leurs guerriers , de leurs femmes et de leurs
enfans . Il y a sept nations qui forment une population
totale de quarante- deux mille hommes . Les deux plus
puissantes ont , la première trois mille , et la seconde
deux mille guerriers . L'effectif de l'armée des autres est
de trois à quatre cents combattans . Tous ces peuples se
font mutuellement la guerre , quoiqu'ils n'aient point ,
quoiqu'ils n'aient jamais eu ni pape qui donnât à l'une
ce qui appartenait à l'autre , ni religion sur laquelle on
puisse se disputer , ni ambassadeurs , ni étiquette , ni
préséance , ni traités de paix , ni conventions stipulées ,
ni plénipotentiaires , ni délimitation de territoire , ni
projets ambitieux , ni marine , ni droits de pèché , ni
alliance , ni commerce , quoiqu'ils n'aient enfin aucune
de ces causes qui , dans tous les tems , firent prendre les
armes aux nations civilisées . Les saques , les renards ,
les puants , les sioux , les ayoùas , les chipeways , les
ménomènes se battent entr'eux , parce qu'il faut que les
hommes se battent . En leur qualité de sauvages , ils font
souffrir des tourmens inexprimables à leurs prisonniers .
Ils les massacrent ensuite , parce que ce sont des barbares
. Au demeurant , les meilleures gens du monde :
hospitaliers , généreux et fidèles . J'aime à croire , pour
348 MERCURE DE FRANCE ,
A
l'honneur de notre espèce , à la sincérité de tant et de si
belles déclamations contre la civilisation qui adoucit les
moeurs des hommes , et contre les arts qui embellissent
la vie : mais alors convenons que ceux qui étaient fatigués
de la société , las du spectacle des monumens et de
l'industrie , ennuyés des charmes d'une conversation
instructive et agréable , étaient loin de la vérité , dans
leurs tableaux ; et nous devons conclure qu'il faut se
mettre en garde contre les rêves d'une imagination qui
nous abuse en créant des hommes chimériques , vivant
en paix sans crainte ni dommage ,
Si les amateurs de la vie des sauvages voulaient quelques
détails propres à les consoler du sort rigoureux qui
les sépare de ces hommes pleins de douceur , ils en trouveront
dans le récit de M. Pike . Il va nous mettre au fait
de la tactique des Indiens et de la manière dont ils
traitent leurs prisonniers . « Arrivés sur le territoire
ennemi , leur prévoyance va , pour ainsi dire , à l'excès,
Ils n'allument plus de feux pendant la nuit , et s'abstiennent
même d'aller à la chasse. Ils ne s'expriment que par
gestes . Jamais ils n'attaquent à force ouverte , parce
qu'ils attachent peu de gloire à un pareil genre de combat ,
Les surprises , les ruses de guerre sont plus honorables
à leurs yeux.... C'est communément un peu avant le
point du jour qu'ils se mettent en mouvement pour surprendre
l'ennemi qu'ils espèrent trouver plongé dans un
profond sommeil . Ils s'avancent dans les herbes en rampant
sur le ventre jusqu'à une portée de flèche . Alors au
signal du grand guerrier ils se lèvent subitement , décochent
leurs traits , et fondent sur l'ennemi à coups de
hache et de casse- têtes ; quelquefois ils se cachent derrière
des arbres ou des rochers , lancent leurs flèches , et
se retirent sans avoir été aperçus . Lorsqu'ils réussissent
dans leurs expéditions , il est impossible de décrire l'excès
des fureurs auxquelles ils se portent . La cruauté des
vainqueurs et le désespoir des vaincus qui préfèrent périr
sur le champ de bataille , plutôt que de s'exposer aux
horreurs d'une lente agonie , font faire de part et d'autre
d'inconcevables efforts . L'aspect des combattans tout
barbouillés de rouge et de noir , et sur le corps desquels
FEVRIER 1812 . 349
ruisselle , ou leur propre sang , ou celui de leurs victimes
, enfin leurs hurlemens terribles , surpassent tous
les efforts de l'imagination . Tout le monde connaît le
sort déplorable qu'ils réservent à leurs prisonniers : on
les attache un à un sur un cadre : on allume sous ces
cadres de petits feux qui font mourir mille fois la vice
time , jusqu'à ce qu'une main bienfaisante ait daigné
abréger ses souffrances en l'assommant d'un coup de
tomahawk.... La flèche de ces sauvages a trois pieds et
demi de long . La partie supérieure en est faite d'un
roseau creux et léger . On y enfonce une hampe d'un
pied de long , d'un bois dur quoique léger . La pointe est
de fer , d'os ou de pierre ; lorsqu'une de ces flèches est
entrée dans le corps , si l'on veut l'en arracher , le bois
se détache et la pointe reste seule dans la blessure . Ils
lancent cette arme avec tant de vigueur , qu'à trois cents
pieds de distance ils peuvent percer le corps d'un homme .
Un officier espagnol m'a assuré que , dans une affaire
avec les Appaches , une flèche traversa son bouclier et
tua son cheval du même coup . >>
Parmi plusieurs espèces d'animaux décrites par
M. Pike , nous croyons devoir offrir les détails qu'il présente
sur les wistonwishes , nom que les indigènes ont
donné , à cause de son cri , à un quadrupède dont les
moeurs sont singulières . « Ces animaux que quelques
voyageurs appellent chiens de prairie , mais qui me
paraissent mériter plutôt le nom d'écureuils , vivent en
communauté dans les plaines de la Louisiane . Ils s'y
construisent des villages où règne une police admirable.
Leurs habitations sont ordinairement sur la crète d'une
montagne , près d'un ruisseau ou d'un étang . Ils choisis
sent ces positions pour avoir de l'eau et pour être à l'abri
des inondations . C'est ainsi qu'ils trouvent le moyen
d'éviter ces deux excès . Leurs demeures creusées sous
terre , présentent au dehors une plate-forme élevée . Ils
peuvent s'y reposer quand il fait humide et apercevoir à
une plus grande distance ce qui se passe dans la campagne
. Leurs terriers descendent en spirale . Je n'ai pu en
reconnaître la profondeur , mais une fois j'ai fait verser
dans un de ces trous cent quarante chaudrons d'eau pour
1
350
MERCURE DE FRANCE ,
"
en chasser les habitans , et ce fut sans effet . Ils détruisent
l'herbe autour de leurs retraites et n'y laissent aucune
trace de végétation . Est- ce par l'instinct de leur sûreté
qu'ils nétoyent le terrain? ou bien , est- ce tout simplement
pour se procurer des alimens ? Cest ce que je ne
déciderai pas. J'adopte néanmoins de préférence la dernière
opinion , parce que leurs dents annoncent des animaux
granivores , et qu'ils ne s'écartent jamais à plus
d'un demi-mille de leurs terriers . Leur robe est d'un
brun foncé , mais leur ventre est blanc . Leur queue est
de la forme de celle des écureuils gris , mais pas aussi
Jongue ( 1 ) . Leurs habitations ou villages s'étendent parfois
dans un espace de deux à trois milles en carré ( envis
ron une lieue ) . Ils doivent y pulluler prodigieusement
car on voit de dix en dix pas un terrier où vivent deux et
même un plus grand nombre de ces animaux. Lorsque
vous approchez de leurs retraites , vous êtes étourdis des
cris aigus de ces écureuils . Tous alors se retirent à l'en
trée de leurs terriers et épient les moindres mouvemens.
Pour les avoir , il faut les tuer roide ; car, tant qu'ils ont
un souffle de vie , ils continuent de creuser leurs terriers .
Au surplus , il est extrêmement dangereux de passer
dans leurs villages . Ils sont remplis de serpens à sonnettes
. Rien n'est plus singulier que de voir le wistonwishe
, le serpent , le caméléon et enfin la tortue de terre
se réfugier dans le même trou . Je ne prétends pas pour
cela que ces animaux habitent d'ordinaire ensemble ,
mais j'ai été témoin plus d'une fois du même fait . »
Cette bizarre association mériterait en effet d'être encore
attentivement observée . Peut- être est-ce la crainte
de l'homme qui faisait chercher le même asyle à des animaux
si différens.
Il serait injuste de laisser croire que M. Pike ne présente
que des détails , et ne se livre pas, quelquefois à
des observations qui prouvent que ce voyageur sait em+
brasser les objets sous un point de vue plus général , et ,
quand il le faut , se placer avec son lecteur dans une
(1 ) Il serait beaucoup mieux de dire : sans être aussi longue ; mais
' est le traducteur qui fait parler M. Pike,
FEVRIER 1812 . 35
sphère plus élevée . Voyons ses réflexions sur la Louisiane
occidentale.
"
Depuis le Missouri jusqu'à la source de la rivière
Osage , c'est-à-dire , dans une distance qui est à- peuprès
de cent lieues en ligne droite , la nature du pays.
semble appeler une population innombrable . Quant aux
districts situés entre cet espace et les rivières Kansès ,
la Plate et Arkansas , je crois qu'ils ne sont susceptibles de
nourrir qu'une population limitée . Si jamais ce pays est
civilisé , les habitans devront tourner tous leurs soins
vers la multiplication des bêtes à cornes , des chevaux ,
des moutons et des chèvres . Le sol y produit spontanément
de quoi nourrir ces animaux dans la plus grande
abondance. Ainsi , il n'y aurait presque pas de bornes à
l'accroissement des troupeaux ; mais dans l'état actuel ,
le bois ne suffirait pas pour plus de quinze ans , à une
population même médiocre . Il ne faudrait donc point
songer à s'en servir pour les constructions , ni pour les
manufactures. Les maisons y seraient bâties en briques....
La source de la Plate. est située dans la même chaîne des
hauteurs que l'Arkansas : elle est alimentée par cet immense
réservoir de neiges et d'eaux pluviales qui donne
naissance à la rivière rouge du Missouri . Les naturalistes.
ont entassé les hypothèses pour expliquer comment ik
existe un espace aussi immense dépourvu de forêts ,
entre les bassins du Missouri , du Mississipi et l'Océan
occidental . Je ne me flatte certainement point d'éclaircir
une difficulté que tant de savans recommandables ont
regardée comme insoluble . Cependant je crois devoir
exposer quelques données que m'a procurées un long
voyage dans ces déserts . Dans le pays immense dont je
parle , le sol est généralement sec , sabloneux ou rempli
de gravier ; ce n'est qu'aux approches des ruisseaux qu'on
trouve le terrain plus humide et planté de quelques arbres
maigres . J'en conclus que ce pays n'a jamais été couvert
de forêts. D'un côté , l'on y voit peu de ruisseaux et de
rivières de l'autre , les torrens qui le parcourent en
différentes directions , sont à sec pendant l'été ; ils ne
retiennent pas l'humidité suffisante pour favoriser la
végétation des grands arbres. Dans les pays couverts de
352 MERCURE DE FRANCE ,
forêts , la chute annuelle des feuilles , le détritus confinuel
des vieux troncs et des branches cassées par les
ouragans , produisent un terreau végétal , une sorte
d'engrais naturel qui conserve son humidité , parce que
le soleil n'y plonge point perpendiculairement ses rayons
et qu'ils pénètrent obliquement à travers le feuillage .
Mais ici , le sol est d'une affreuse stérilité : pendant plus
de huit mois de l'année , il est desséché et pour ainsi
dire torréfié par un soleil dévorant . Comment les racines
des grands arbres pourraient-elles y pomper les sucs
nécessaires à leur développement ? Ces vastes plaines
de l'hémisphère occidental pourront devenir , avec le
tems , des exemples d'aridité aussi célèbres que les déserts
de l'Afrique . J'ai vu , en divers endroits de ma route ,
des espaces de plusieurs lieues où les vents avaient
amoncelé des dunes de sable et leur avaient donné ces
formes bizarres qu'affectent pendant une tempête les
vagues de l'Océan . En un mot , il n'y croissait pas un
brin d'herbe . Cependant l'immensité de ces solitudes ne
sera pas sans importance pour les Etats-Unis . Elle resserrera
notre population dans des limites nécessaires , et
par suite maintiendra les liens de notre confédération .
Nos concitoyens , déjà trop disposés à s'écarter au loin
sur les frontières , à défricher sans cesse un nouveau sol ,
seront forcés , par une impérieuse nécessité , à ne point
dépasser vers l'ouest les bords du Missouri et du Mississipi
; ils renonceront à ce qu'on peut appeler la manie
des défrichemens , et abandonneront les prairies non sus--
ceptibles de culture aux hordes vagabondes des habitans
primitifs de ces régions sauvages . »
On s'approcherait peut-être plus de la vérité , en supposant
que ces vastes plaines , au lieu de devenir semblables
à celles de l'Afrique , perdraient leur aridité , si
l'homme y fixait sa demeure . Avec de l'industrie on tirerait
parti des torrens qui les parcourent en différentes
directions. D'ailleurs , il y a quelques rivières et des
ruisseaux , tandis que cette ressource manque aux déserts
africains . L'idée d'avoir , au lieà de remparts , un espace.
stérile et inhabité qui défend son pays d'une invasion ,
appartient aux Persans . Ils se croyent à l'abri quand ils
FEVRIER 1812 . -353
SEINE
ont dévasté le voisinage de leurs frontières . C'est se
donner d'avance et gratuitement le résultat que l'on craint.
Ce système suppose d'ailleurs que le peuple que l'on
redoute et dont on se sépare ainsi , n'a pas de moyens
de transport.
La religion chrétienne contribue , dans ce pays , à la
civilisation des peuples sauvages . Quelque fondés qu'é
taient les reproches adressés aux Espagnols lorsqu'ils
envahirent le Mexique , les prêtres païens étaient encore
plus cruels. On en peut juger par les remarques du
voyageur et les traditions historiques qu'il rapporte.
« La conversion au christianisme des Indiens actuels , ne
peut être que l'effet de la persuasion intime . C'est yolontairement
qu'ils changent leur état de sauvages contre
celui d'hommes civilisés . Les anciens Mexicains , au
contraire , courbés sous le joug des Espagnols , n'eurent
la faculté d'examiner , ni les dogmes qu'on leur présentait
, ni les lois nouvelles qu'on les contraignit d'accepter
. Il est vrai que les conquérans espagnols furent mer
veilleusement secondés par les circonstances dans lesquelles
ils trouvèrent le pays . Les ministres des divinités
mexicaines ne demandaient que du sang et des victimes .
Voulaient- ils engager les princes dans quelque expédition
guerrière ? ils disaient que les Dieux avaientfaim.
Sur la foi de cet oracle imposteur , on envahissait les
pays voisins , on surprenait des peuplades que l'on traî→
nait captives à Mexico . On ne peut lire sans horreur le
récit des abominables sacrifices qui se faisaient au Dieu
Vitziliguitzli . On entretenait sur le lieu de ces cérémonies
un immense charnier . Des crânes en formaient les
murailles et les décorations . Les degrés par lesquels on
montait au temple , étaient parsemés de têtes d'hommes .
Les murailles étaient revêtues de plusieurs rangées de
crânes . Au centre étaient des tours formées de chaux et
de têtes humaines. Autour du bâtiment soixante poteaux
présentaient d'autres têtes enfilées . Les Espagnols en
comptèrent , sur les murailles seulement , cent trente
mille , sans parler de celles qui étaient incrustées dans
les murs . »
Cette dégoûtante architecture nous paraitrait une ridi
Z
DEP
3507-9
DE
5 .
354
MERCURE DE FRANCE ,
cule exagération , si plusieurs monumens du même
genre , construits au milieu des nations policées , ne
nous la rendaient croyable . Qui n'est entré , sans une
pénible impression , dans la Chapelle des Morts , à Pavie ?
Elle est formée de deux voûtes opposées l'une à l'autre ,
et tapissées d'ossemens arrangés avec tant d'art que les
couleurs y sont combinées . C'est un ouvrage de mar→
queterie , d'un nouveau genre , à la vérité . Cà et là ,
mais cependant assez uniformément , sont dessinées des
figures bizarres . Sur le pavé , qui est d'os pareillement ,
on voit quelques pyramides de même matière . La hideuse
tête de mort n'a point été oubliée : des inscriptions tirées
de l'Ecriture -Sainte et analogues au lieu , sont sur les
portes. L'autel est encore d'ossemens. En comparant ce
monument situé sur un sol embelli de tout tems par les
arts , à celui de l'ancienne Mexico , l'on doit convenir
que celui -ci l'emporte sous tous les rapports . Le premier
était le résultat d'une religion mal entendue , ou
plutôt du fanatisme , et les ministres d'un culte aussi
barbare qu'absurde , avaient créé le second pour lequel ,
d'ailleurs , on égorgeait exprès des victimes (2) .
Au tableau révoltant de l'ancienne Mexico , nous
pourrions opposer celui de la Nouvelle , admirable par
sa position , par la beauté de ses édifices , par son luxe :
mais nous aimons mieux terminer cet article , déjà trop
long , par une description des jardins flottans dont est
couvert le lac de Tetzuco , sur lequel la ville est cons-
(2) Outre la Chapelle des Morts , il existe encore l'ossuaire de
Morat , et tout à côté un édifice carré rempli des ossemens des Bo
guignons . On lit sur les faces de ce bâtiment plusieurs inscripti
allemandes ou latines . Voici , je crois , la plus remarquable :
DEO OPT . MAX .
Caroli incliti etfortissimi
Burgundiæ Ducis exercitus
Muratum obsidens ab Helvetiis
Cesus , hoc suî monumentum
Reliquit
Anno 1476.
་ ་ 355
FEVRIER 1812 !
truite . « Lorsque les Mexicains furent défaits , en 1325 ,
par les nations voisines , et réduis à se retirer dans leurs
îles , le défaut de terres propres à la culture , leur donna
l'idée de faire des jardins mobiles et de les laisser flotter
sur les eaux du lac . Voici la construction de ces jardins
nommés chinampas . On prend des branches de saules ,
des racines de plantes aquatiques , ou d'autres matériaux
très-légers ; an les attache ensemble , de manière à former
une espèce de radeau . On pose sur ses fondemens
quelques-uns des joncs qui flottent sur la surface du lac ,
et l'on y met ensuite une couche de vase ou de terre
provenant du fond même du lac .
» La figure ordinaire des chinampas est quadrangulaire
leur longueur et leur largeur sont sujètes à varier ,
mais ils ne s'élèvent pas à plus d'un pied au-dessus de
l'eau. Ce furent les premières terres labourables que possédèrent
les Mexicains après la fondation de leur capitale
. Depuis cette époque , l'industrie a multiplié ces jardins
mobiles . On y cultive des fleurs et toutes sortes de
plantes potagères . Tous les jours , au lever du soleil ,
mais particulièrement le samedi , une foule de barques
chargées de fleurs ou d'herbages recueillis sur les chinampas
, arrivent par un canal au grand marché de
Mexico . Les plantes y prospèrent d'une manière surpre
nante. La vase qui compose le sol de ces jardins est trèsgrasse
, et n'a pas besoin d'être fertilisée par les pluies du
ciel . Il y a ordinairement au milieu des grands chinampas
un petit arbre et une cabane pour mettre le jardinier
à l'abri des inclémences de l'air. Lorsque le propriétaire
d'un chinampas veut changer de situation , soit par caprice
, soit pour s'éloigner d'un voisin incommode , il se
met dans un bateau , et conduit son petit domaine à la
remorque , dans un endroit qui lui semble plus conve
nable. La partie du lac où flottent les jardins , est un lieu
de rendez -vous pour les parties de plaisir : l'oeil et l'odorat
y sont flattés à-la-fois. »
Cette description est ajoutée par le traducteur dont
je n'ai plus le tems de parler. Peut-être se fâcherait-il si
on le priait de soigner un peu plus son style , et comme
Z
356 MERCURE DE FRANCE ,
les citations sur lesquelles cette prière est fondée , ne
l'apaiseraient point , nous nous abstiendrons de les
faire . M..
RUDIMENT DES PETITES ECOLES , ou Traité de l'instruction
primaire ; par M. F. MAZURE , inspecteur de l'Académie
d'Angers . Petit in-8º de 102 pages. Chez Four
nier Mame, libraire .
-
LES fonctions que M. Mazure exerce dans l'Université
Impériale , lui ont fait connaître combien il est pressant
de s'occuper des Ecoles primaires , et d'y introduire une
méthode uniforme . M. Mazure convient qu'il existe un
grand nombre de maîtres qui connaissent l'importance
de leurs devoirs , qui ayant conservé les bonnes traditions
donnent à leurs élèves de bons principes , et surtout
de bons exemples , et qui méritent ainsi la confiance
de l'Université ; mais il est obligé d'avouer en même
tems que plusieurs sont encore loin de les imiter . II
craint que l'Université ne soit , pendant quelque tems
dans l'impossibilité de former de nouveaux sujets et de
les donner aux communes qui en ont besoin . En attendant
que l'organisation des classes normales amène l'uniformité
dans l'enseignement et l'unité dans les principes
, il a pensé qu'il ne serait pas sans utilité de rédiger
pour les maîtres , et sur-tout pour les petites écoles
de campagne , un Traité de l'instruction primaire. Tel
est le but de son ouvrage . Après avoir parlé aux maîtres
des écoles primaires de la tenue et du régime des écoles ,
des punitions et des récompenses , de l'instruction religieuse
et morale , de la lecture et de l'écriture , de la
ponctuation et de l'orthographe , l'auteur expose les élémens
de la grammaire française et du calcul .
CLes conseils que M. Mazure adresse aux maîtres, dans
la première partie de son ouvrage , pour les guider dans
l'art de former l'esprit et le coeur de leurs élèves , prouvent
qu'il est rempli de zèle pour l'amélioration de l'instruction
publique , et qu'il s'est occupé de cet objet
sérieusement et avec fruit. Quoique ces conseils soient
FEVRIER 1812 . 357
renfermés dans l'espace de seize pages , ils embrassent
les points les plus 'essentiels de l'éducation . Que l'auteur
me permette cependant quelques observations .
Dans le premier chapitre , qui est intitulé : Tenue et
régime des écoles , l'auteur dit que toute dénonciation
doit être bannie des écoles. Cependant ne peut- il pas
arriver des cas où le sentiment de la justice , ainsi que la
franchise et la sincérité des écoliers conduisent naturellement
à la dénonciation ? Il faut la faire regarder comme
blamable , si elle n'est que l'habitude de rapporter la
moindre faute dans l'intention de la voir punie ; mais ne
faut-il pas l'approuver , si les élèves n'ont pour but que
de faire cesser les vexations de leurs camarades , ou si le
maître l'exige pour découvrir l'auteur de quelque désordre
? C'est ainsi que les meilleures règles ont leurs
exceptions .
M. Mazure aurait dû , à ce qu'il me semble , parler
de la nécessité de veiller à la propreté du corps , article
que les enfans de campagne négligent si souvent et qui
influe sur la moralité plus que l'on ne pense ordinaireihent.
M. Mazure prescrit , page 4 , aux maîtres d'être inexorables
contre les penchans vicieux , l'opiniâtreté , etc.
C'est fort bien , mais ce précepte exprimé si généralement
, peut- il être d'une grande utilité aux maîtres qui
ont besoin d'un guide dans la partie la plus difficile de
toute l'éducation ?
Au reste , tout ce que l'auteur dit de la manière d'enseigner
la religion , d'inspirer des sentimens religieux ,
du choix des lectures , de la lecture des livres saints ,
de la nécessité d'attaquer les erreurs populaires , des
préjugés d'irréligions qui sont descendus jusque dans
les ateliers et dans les campagnes , de l'habitude et de
l'amour du travail , etc. , mérite d'être lu et étudié attentivement
par les maîtres des écoles primaires .
Les élémens de la grammaire française et du calcul
qui suivent cette espèce d'instruction aux maîtres , dont
nous venons de rendre compte , atteignent le but que
l'auteur s'est proposé . Les définitions qu'il y donne ,
sont simples , claires et généralement exactes. M. Mazure358
MERCURE DE FRANCE ;
ne pouvait faire un choix plus judicieux que celui des
deux auteurs qu'il a pris pour guides ; savoir , M. Lhomond
dans ses élémens de grammaire , et M. de Lacroix
dans ses élémens de calcul. L'ordre et la précision qui
règnent dans leurs ouvrages leur ont mérité l'estime
universelle.
Je ne finirai point cet article sans témoigner le désir
que cet ouvrage se trouve bientôt entre les mains des
maîtres auxquels il est destiné , et que l'auteur s'efforce
de lui donner , dans la suite , toute la perfection dont il
est susceptible .
K.
MONTFORT ET ROSENBERG.
ANCIENNE CHRONIQUE .
BODY
( SUITE . )
Le comte eut un instant l'idée d'envoyer ses deux filles
à son ami ; c'était ce qu'Ursule , sa nouvelle épouse ,
redoutait le plus . Elle craignait l'empire de cette ancienne
amitié et la clairvoyance d'un homme qui n'était pas prévenu
. Le comte avait écrit à Everard pour l'informer de
son second mariage et de la naissance de son fils ; it
n'avait pas encore reçu de réponse , et en avait conclu
que le baron le blâmait . Ursule lui fit envisager ce blâme
et ce silence comme une offense impardonnable , et dont il
devait se venger en rompant tout projet d'alliance avec un
homme qui osait manquer au comte de Montfort et à sa
noble dame. En conséquence , Blanche fut appelée dans le
cabinet de son père ; il lui fut ordonné d'ôter de son doigt
son anneau de fiançailles , et de le renvoyer à Loredan
avec ces mots dictés par le comte Blanche de Montfort ,
par sa seule volonté et avec l'aveu de son père , ne sera
jamais l'épouse de Lorédan de Rosenberg. Elle lui renvoie
l'anneau qui porte son nom , et lui redemande son portrait.
Blanche obéit à l'instant ; mais pourquoi sa main tremblat
-elle en traçant ces lignes ? Pourquoi ses yeux se remplirent-
ils de larmes en ôtant cet anneau ? Ce matin même
elle avait repoussé vivement l'idée que sa soeur lui présentait
d'aller se refugier à Rosenberg auprès de son futur
heau-père. Je n'épouserai pas l'affreux petit imbécile ,
disait Clara en riant , mais je serai protégée à cause de toi ,
FEVRIER 1812. 359
comme la soeur de sa belle-fille , et nous serons bien plus
heureuses là qu'avec notre marâtre.
Non , non , Clara , avait répondu Blanche avec fierté .
Non , je n'irai pas m'offrir à celui qui me dédaigne , et qui
n'a pas voulu voir seulement celle qu'on lui destine pour
épouse. Je ne le verrai jamais , je lui voue haine pour
haine , mépris pour mépris . Cependant elle gardait en
core cet anneau auquel elle était accoutumée dès sa naissance
; et quand son père lui ordonna de le renvoyer , son
coeur se serra comme si on lui ôtait son bien le plus précieux.
Elle se rappela le beau portrait qu'Urbain lui avait
fait de Lorédan ; elle soupira de l'idée qu'elle ne le verrait
jamais ; et lorsqu'elle eut quitté son père , qu'elle vit le
fatal paquet prêt à partir pour Rosenberg , porté par ce
même écuyer , elle lui fit encore répéter tout ce qu'il lui
avait dit si souvent du beau et vaillant chevalier , et aurait.
donné tout au monde pour le suivre . Elle rentra fort triste
auprès de sa soeur , et lui confia ce qui venait de se passer
entre elle et son père ; mais elle lui cacha ses regrets , dont
sa fierté ne lui permettait pas de convenir. Clara , naturellement
gaie et railleuse , les devina , vit les traces de ses
larmes , et la plaisanta sur ce qu'elle nommait sa déli»
vrance ; mais bientôt elle partagea sa tristesse . Le comte
leur déclara , à toutes les deux , qu'elles étaient destinées à
être religieuses . « C'est le seul parti , leur dit-il , pour les
» soeurs du comte de Montfort ; elles doivent s'estimer
» heureuses d'augmenter la fortune de l'héritier de leur
nom ; je sais que vous détestez cet enfant , ce noble soutien
de ma famille . Il faut donc , à-la-fois , vous éloigner
de lui , et vous faire concourir à la gloire de votre
» maison ; ainsi tenez-vous prêtes à partir demain . Malgré
» vos torts envers ma généreuse Ursule , elle veut bien vous
conduire elle -même au monastère de Sainte- Claire , out
sa tante est abbesse , et vous recommander à ses soins .
» C'est à vous à mériter tant de bonté par votre soumission.
" Il sortit , et laissa ses malheureuses filles au désespoir.
Si seulement Ulrich eût encore été leur protecteur!
mais depuis quelque tems elles avaient en la douleur de le
voir s'attacher au service de la comtesse ; il volait au
moindre de ses ordres , il amusait l'enfant pendant qu'elle
se promenait avec le gouverneur. Plus d'une fois il avait
fait rentrer durement Clara et Blanche dans leur tour ; il
avait pris parti contre elles lorsqu'on les grondait ; elles
n'osaient plus se confier à son amitié , et ce n'était pas la
360 MERCURE DE FRANCE ,
*
plus légère de leurs peines . Après une nuit passée dans les
farmes , on vint les avertir que tout était prêt pour leur dé
part et que leurs parens les attendaient dans la grande
salle . Elles y arrivèrent en tremblant , mais décidées à faire
un dernier effort pour attendrir leur père . En entrant , elles
se jettent à ses pieds . Leurs sanglots coupent leur voix ;
mais leurs visages inondés de pleurs , leurs innocentes
mains jointes , leurs beaux yeux élevés sur lui , avaient un
langage bien plus éloquent . Un retour de tendresse paternelle
se fait jour dans le coeur du comte ; il ouvre ses bras ...
Ursule attentive y place son fils , et saisit cet instant pour
le prier de veiller en son absence sur le jeune comte de
Montfort. Elle avait , sous quelque prétexte , envoyé la
veille à Werneck le chevalier Theobald , afin qu'il ne vît
pas les jeunes comtesses au moment du départ . Déjà les
palefrois enharnachés sont dans la cour et frappent du pied ;
en vain les pauvres jeunes infortunées veulent encore s'ap
procher de leur père , et lui demander au moins sa bénédiction
. Tout occupé de son fils , il lui faisait voir les belles
armes de Montfort au champ d'argent , avec le goufanon (2)
de gueules qui décorait la tapisserie de la grande salle , et
dont les brillantes couleurs plaisaient aux yeux du petit
garçon et l'illustre enfant , et les illustres armoiries , occupaient
tellement le comte , qu'il ne fit plus nulle attention
à ses filles . Ursule pressait le départ et ses tristes victimes
allaient la suivre , lorsqu'Ulrich ouvrant brusquement la
porte de la salle , entre avec l'effroi peint sur tous ses traits .
Le château de Werneck est en feu ! s'écria-t-il . Il ouvre
une grande croisée de laquelle on voyait à une ou deux
lieues l'antique masure perchée sur un rocher . Une épaisse
fumée qui l'entourait ne confirmait que trop le rapport du
domestique. Le comte apprit ce malheur avec assez d'indifférence
; c'était une propriété à -peu-près sans valeur , et
depuis la mort du père d'Ursule il était inhabité ; mais la
comtesse y avait envoyé son cher Théobald , et Théobald
était tout pour elle . Désespérée , elle jetait les hauts cris ,
el sans écouter aucune représentation , elle voulut à l'instant
partir pour Werneck , et conduire elle- même les
(2) Terme de blason, Le gonfanon est une bannière dont les trois
bouts pendans retombent sur l'écu en demi - cercle . Voyez l'Encyclogédie
, au mot Gonfanon , et l'Histoire des chevaliers de Malte , par
Vectat , vol . VII , sur les armoiries des Montfort et des Rosenberg
1
FEVRIER 1812." 361
secours qu'on y envoyait. On fit sonner le beffroi de la
grande tour pour avertir les vassaux . Blanche et Clara ,
qui prenaient peu d'intérêt à la vieille masure , espéraient que
cet incident retarderait leur départ , et qu'elles profiteraient
du moment où elles seraient seules avec leur père ; mais
la comtesse qui allait chercher le beau gouverneur de son
fils pour le ramener à Montfort , n'avait garde d'y laisser
ses deux belles -filles . Ulrich , dit -elle au vieux domestique,
vous savez où est le couvent de Sainte- Claire , dont ma
tante est abbesse ? Je ne sais que cela , Mme la comtesse
c'est derrière cette montagne au pied de ce grand rocher .
Ah ! que c'est une digne dame , que Mme l'abbesse de
Werneck , et que mes jeunes maîtresses vont être heureuses
avec elle ! Eh bien ! Ulrich , vous allez les y conduire
à ma place ; vous raconterez à ma tante l'affreux
malheur qui me retient ici ; vous lui remettrez cette bourse
pour la pension d'une année , et vous lui direz ..... elle
acheva son instruction à voix basse . Ulrich lui répondit
respectueusement que tous ses ordres seraient suivis ; il
plaça lui - même , avec rudesse , les jeunes filles sur leurs
destriers , et partit avec elles . Ursule débarrassée d'une
partie de ses inquiétudes s'occupa de l'autre . A la tête
des domestiques et des vassaux , elle partit pour Werneck ,
laissant au comte le soin de garder le précieux enfant .
-
----
Les deux jeunes victimes suivaient tristement leur guide,
et gémissaient tout bas de n'oser lui confier leurs peines
et de ne plus voir en lui que le vil agent de leur cruelle
marâtre ; lorsque s'arrêtant tout-à- coup à un détour du
chemin , il leur demanda si elles n'auraient pas envie de
voir leur bonne Lisbeth encore une fois . Au seul nom de
Lisbeth l'espoir rentra dans leur coeur ; un perfide n'eût pas
osé prononcer ce nom.- Ma bonne nourice ! s'écria Clara :
que dirait- elle si elle nous voyait conduire au couvent par
ce même Ulrich auquel elle nous avait tant recommandées?
Lisbeth ne jugerait pas Ulrich sur les apparences , dit le
vieillard en secouant la tête ; elle dirait qu'il est un honnête-
homme , un fidèle serviteur , O mes bonnes , mes
chères jeunes maîtresses ! vous que j'ai vu naître , vous
les seuls enfans de mon maître , et les dignes filles de celle
que je pleurerai toute ma vie , avez-vous pu croire qu'Ulrich
trahirait sa mémoire pour servir la femme vicieuse
qui l'a remplacée ? Elle vous a enlevé le coeur de votre
père ; celui du vieux Ulrich vous reste en entier ; mais je
ne pouvais vous servir efficacement qu'en feignant d'être
361 MERCURE DE FRANCE ,
ce que je ne serai jamais , le vil confident de cette Ursule
à qui je ne veux pas donner le noble nom que portait la
meilleure des femmes , et qu'elle déshonore . Des circonstances
dont je ne veux pas instruire votre innocence ,
m'ont appris un secret qu'elle a le plus grand intérêt à
cacher ; elle a tout employé pour me gagner , je lui ai persuadé
qu'elle y avait réussi , et sa confiance en moi est
entière ; cependant elle voulait absolument vous conduire
elle-même au couvent et vous remettre à sa tante, aussi
méchante qu'elle . J'ai vu le moment où je ne pourrais
plus vous sanver ; il n'y avait qu'un moyen et je l'ai pris .
Cette nuit j'ai mis moi-même le feu à une chaumière
abandonnée , située au pied du château de Werneck ; une
grande quantité de paille mouillée a produit la terrible
fumée que vous avez vue . J'étais sûr qu'à la moindre idée
du danger de Théobald , elle courrait à Werneck , et vous
remettrait entre mes mains . A présent , disposez de moi
et décidez de votre sort . Voulez-vous que je vous mène à
Rosenberg ? la route est longue , mais nous y arriverons
cependant. Préférez-vous d'aller chez Lisbeth ? la route est
périlleuse , mais nous en viendrons à bout. Ordonnez , je
vous conduirai où vous voudrez .
d'en-
Blanche aurait volontiers dit à Rosenberg ; mais Lorédan
devait avoir reçu la lettre et l'anneau ; elle allait le trouver
irrité , et sa fierté se révolta à l'idée de s'offrir de nouveau
elle - même , et de paraître en suppliante dans un lieu où
elle auraît dû être maîtresse. D'ailleurs la vive , l'ingénue
Clara , était déjà décidée en faveur de Lisbeth ; elle jouissait
encore auprès de sa soeur aînée de ses priviléges
fant gâté , et Blanche respectait toutes ses fantaisies .
Allons donc chez Lisbeth , dit - elle en soupirant , mais non
pas sous le nom et le costume de comtesse de Montfort , il
y aurait trop de danger . Procurez-nous des habits de
paysannes , et amenez-nous comme ses nièces . Elle a unè
soeur mariée à Augsbourg , nous serons ses filles et vous
notre père . Ulrich consentit à tout , et employa , sans
scrupule , à acheter des habits , une portion de la somme
qu'on lui avait remise pour payer au couvent l'entrée des
jeunes pensionnaires . L'instruction d'Ursule était un ordre
å Ulrich de ne revenir à Montfort que lorsqu'elle le rappellerait
, et elle avait prié sa tante de le garder au couvent
comme concierge . Elle y gagnait d'éloigner du comte ce
vieux domestique dont la présence seule lui rappelait sa
première épouse et ses filles , et sur-tout un homme ins
FEVRIER 1812 . 363
truit de sa conduite . Elle croyait , il est vrai , l'avoir gagné ;
mais d'un moment à l'autre il pouvait avoir des remords ,
et découvrir à son maître ce qu'elle avait un si grand intérêt
à lui cacher . Cet ordre donnait donc au bon Ulrich le
tems de mettre en sûreté ses bonnes jeunes maîtresses
avant qu'on s'informât de ce qu'elles étaient devenues .
Ursule devait dire à son mari que son vieux serviteur avait
voulu rester près de ses filles ; il en aurait été content.
Subjugué complétement , mais quelquefois honteux de
Fêtre , il aimait mieux que ceux qui avaient vu jadis le
fier , le despotique comte de Montfort , ne vissent pas ce
qu'il était devenu actuellement , l'esclave des volontés
Ursule. f
T
3446
Blanche et Clara , sous les modestes noms d'Agathe et
de Maria Herman ( c'était celui qu'Ulrich avait pris ) .
arrivèrent sous l'humble toit de Lisbeth , et y furent reçues
avec des transports de joie et une tendresse maternelle ,
qui ne laissait aucun doute sur leur relation . Lisbeth dit ,
à qui voulut l'entendre , que sa soeur étant morte , son
beau-frère lui avait amené ses filles . On la félicita sur leur
beauté , sur leur air de bonne éducation ; elle en fut aussi
flattée que si vraiment elles eussent été ses nièces , et les
rendit aussi heureuses que sa sitnation le lui permettait .
Elles avaient quelques bijoux de leur mère , qu'Ulrich
vendit pour leur entretien en y joignant l'argent qu'il avait
reçu pour elles ; ses petites épargnes et la chirurgie qu'il
exerça avec succès , suffirent au sien . Il resta chez sa bellesoeur
prétendue , et soigna ses filles avec une déférence
qui pouvait être suspecte , mais qui fut mise sur le compte
de la tendresse paternelle , justifiée par le mérite des
jeunes personnes . A présent que nous les laissons heureuses
of tranquilles , nous allons revenir au château de
Rosenberg.
Les jeunes barons étaient rentrés chez eux couverts de
gloire leur père le vaillant Everard n'avait pu résister au
désir d'être témoin de leur valeur et de leurs premiers faits
d'armes . C'est de sa main qu'ils furent armés chevaliers
devant l'empereur Frédéric , qui leur donna Faccolade .
Godefroi n'avait pas encore l'âge requis , mais il demanda
de subir toutes les épreuves ; et vainqueur dans plusieurs
joutes et tournois , il obtint une dispense d'âge , et il fut
armé chevalier en même tems que son frère . Sur leurs écus
se voyaient d'un côté les nobles armes de Rosenberg , la rose
rouge boutonnée d'or au champ d'argent : de l'autre , Pem364
MERCURE DE FRANCE ;
blême et la devise qu'ils avaient adoptées , deux jeunes ai
glons s'élevant ensemble dans les aírs et suivant la même
direction ; avec cette légende toujours ensemble à la
gloire. Ils firent la campagne contre Amurath II , et s'y
distinguèrent. Leur père ne les quitta point et leur donnait
l'exemple de la valeur , comme de toutes les autres vertus .
Ce fut pendant cette guerre que le comte de Montfort épousa
Ursule de Werneck , et communiqua à son ami en même
tems son mariage et la naissance d'un fils au bout de sept
mois . Everard ne reçut point ce message , et la baronne
qui n'aimait pas les Montfort oublia de lui en parler à son
retour ; mais le baron n'avait pas oublié son ami et sa promesse
. Lorédan avait vingt et un ans , c'était le moment de
songer à perpétuer la noble race des Rosenberg , et Everard
pensait à lui proposer un voyage à Montfort , lorsque,
l'écuyer Urbain arriva chargé de l'anneau et du billet de
Blanche. Everard fut confondu ; la baronne triomphait et
disait à son époux : J'ai toujours pensé , monseigneur
de Rosenberg , que ce fier comte de Montfort ne méritait
pas votre amitié. n A la vie et à la mort, répétait tristement
Everard en contemplant son bouclier appendu dans
la salle , et sur lequel il avait fait graver cette devise autour
du chiffre de Godefroi et du sien , en partant pour la Terre-
Sainte . Que peut-il lui être arrivé ? ... Peut-être a -t - il découvert
ma tromperie au sujet de Godefroi , mais on s'explique
, on s'écrit ..... La baronne rougit ; elle avoua qu'il
était venu une lettre pendant son absence ; elle la tira de
sa cassette toute scellée en réquérant son pardon . Ce fut
alors seulement qu'Everard apprit le mariage du comte et
la naissance de son héritier . Elle rendait inutile l'adoption.
de Godefroi , et donna plus de regrets au baron sur la rupture
du mariage de son fils aîné et de Blanche . Celui de
son fils cadet et de Clara aurait rempli tous ses voeux. II
fut d'ailleurs peu satisfait de la lettre du comte . Il se répendait
en éloges sur sa nouvelle épouse , ne songeait plus
du tout à sa douce et belle Clara ; ne parlait que de ce fils
si long-tems désiré , et pas un mot de ses filles ; pas une
phrase non plus qui rappelât leur liaison . C'était le comte
de Montfort communiquant son mariage au baron de Rosenberg,
ce n'était plus Godefroi écriyant à Everard.
Pendant qu'il méditait avec tristesse sur un pareil changement
, ses fils s'étaient emparés de l'écuyer , et l'avaient :
conduit dans leur chambre , oùils lui faisaient mille questions
sur le comte et ses filles , Lorédan éprouvait quelque chose.
FEVRIER 1812 . 365
d'inconcevable ; son engagement avec Blanche lui avait paru
odieux , insupportable , il voulait le tenir par obéissance
pour son père ; mais il en reculait autant qu'il pouvait lė
moment , et il en frémissait d'avance . A présent qu'il est
rompu et qu'on lui rend sa liberté , ainsi que Blanche , il
sent plutôt du dépit que de la joie . Il froisse entre ses mains
le billet , il rit , mais c'est avec amertume . Il a amené
l'écuyer du comte dans sa chambre , pour lui dire combien
il se trouve heureux d'être libéré de cet engagement , et il
lui demande d'une voix altérée , si c'est Blanche qui a voulu
le rompre. L'honnête Urbain lui répond que sûrement
c'est elle , puisque cent fois il lui a entendu dire que jamais
elle ne serait son épouse . Elle n'a fait que me prévenir ,
dit le jeune homme en jetant avec dédain son médaillon
sur la table ; depuis long-tems ce beau portrait me pèse et
m'ennuie . Urbain le prend et sourit en secouant la tête .
Lui ressemble-t-elle ? continua Lorédan d'un ton railleur ,
en ce cas elle doit être fort jolie , et je comprends qu'elle
soit très-difficile .
La comtesse Blanche est bien plus que jolie , répondit
Urbain en se redressant , elle est d'une beauté frappante ;
sa taille haute et déliée lui donne l'air d'une nymphe , ses
beaux cheveux blonds descendent en boucles ondoyantes
presque jusqu'à ses pieds , ou couronnent en diadême son
front plein de noblesse , et ses grands yeux bleus , qui annoncent
à-la-fois fierté et douceur . Son nez est aquilin ; ses
lèvres purpurines , légèrement entr'ouvertes , laissent voir
deux rangs de dents semblables à des perles ; son teint
éblouissant de blancheur donne l'idée d'un bouquet de lis
et de roses . Son bras et sa main sont parfaits .
Lorédan écoutait en silence , et chaque trait du portrait
de Blanche se gravait dans son coeur . Godefroi rfait aux
éclats . Tu peins à merveille , Urbain , lui dit- il , et tom
imagination est vraiment brillante , tu veux donner des
regrets à mon frère . A présent , fais moi aussi , je te prie ,
le portrait de ma Clara , afin que je me pende à mon tour.
Urbain tombait des nues et regardait avec étonnement
le beau jeune chevalier qui lui parlait , que jusqu'alors il
avait pris pour un ami de Lorédan . Pourquoi me regardes-
tu avec cet air effaré , bon écuyer ! - Votrefrère !
votre Clara! s'écria Urbain , quoi donc ! serait- il possible ,
puis-je croire , seriez -vous ? Qui ? Ce malheureux
enfant , ce Godefroi que je vins chercher ici , et qui était ,
me dit-on , si disgracié de la nature ? Tu le vois , répondit
-
1
366 MERCURE DE FRANCE ,
Godefroi en déployant sa charmante figure . Siimbécillé ,
-Tu l'entends . - Dieu ! c'est inconcevable ! que vous
est-il donc arrivé ? De prendre quelques années de plus ,
et de rester d'ailleurs ce que j'étais . Allons , remets-toi ,
et fais-moi le portrait de Clara. Urbain avait des prétentions
à l'esprit , à l'éloquence . Il était à la fois charmé de rendre
justice à ses belles maîtresses , et de déployer ses talens
oratoires . Il fit donc le portrait de la jolie , de la séduisante
Clara , d'après nature , mais dans son style ampoulé .
Ses yeux noirs et pleins de feu lançaient les traits de
l'amour ; ses formes étaient celles de Vénus , ses mouvemens
ceux des trois Grâces , son sourire celui d'Hébé ' ;
enfin il peignit si bien , et jura si fort que la vérité guidait
son pinceau , que Godefroi , à son tour , devint aussi
rêveur que Loredan .
27
-
Urbain voyant qu'on l'écoutait , et qu'il faisait effet ,
continua à parler de ses maîtresses ; de leur figure , il passa
à leur malheur depuis le fatal mariage de leur père , et
c'est- là qu'il put déployer toute son éloquence . Jamais
orateur n'eut plus de succès . Il attendrit ses deux auditeurs
jusqu'aux larmes , et les enflamma jusqu'à l'enthous
siasme. Avant qu'il eût fini son récit , les deux frères
avaient juré sur leurs épées d'être les défenseurs et les
vengeurs de ces deux beautés opprimées. « Je mettrai le
feu aux quatre coins du château de Montfort , disait
Loredan ; j'y jetterai l'indigne. Ursule et son Théobald ,
peut-être même le comte , et j'enlèverai Blanche. Et
» moi , Clara , dit Godefroi avec impétuosité , je ne te
quitte pas . Toujours ensemble à la gloire. n — Qu'attendons
-nous , partons . Il y a apparence , dit Urbain , que
les jeunes comtesses ne sont plus à Montfort ; vous ne me
laissez pas finir mon récit . Les barbares , reprit-il en déclamant
, voulaient leur ôter à jamais la liberté , et forcer ces
malheureuses victimes à se faire religieuses. On parlait de
les conduire dans un monastère lorsque je suis parti , et
sans doute... Eh bien ! interrompit Lorédan , c'est au
monastère que nous mettrons le feu. A tout prix nous
voulons les sauver , elles nous étaient destinées ; c'est pos
épouses que nous allons défendre .
→.
La tête des jeunes héros était exaltée . Plus l'entreprise
était romanesque et difficile , plus elle plaisait à leur cou
rage . La crainte de rencontrer des obstacles dans la volonté
de leurs parens , leur fit prendre la résolution de s'échapper
sans les consulter. Mon père nous pardonnera dit 2
FEVRIER 1812 . 867
Lorédan, quand nous lui ramènerons les filles de son ami ,
et qu'elles deviendront les siennes . Ils gagnèrent Urbain
à force d'or , et sur-tout en promettant de rendre ses jeunes
maîtresses les plus heureuses baronnes de la chrétienté . Quel
ques jours après il eut une audience de congé très -sèche du
baron. Il repartit tout de suite , et , comme ils en étaient
convenus , il attendit les deux frères dans un bois voisin ,
et le lendemain , à l'aube du jour , tous trois étaient déjà
bien loin du château de Rosenberg. Un billet des jeunes
gens , laissé sur leur table , avertissait leurs parens que
suivant leur serment de chevalier , ils allaient à une noble
entreprise où leur secours était requis et le secret demandé,
et qu'on ne les reverrait qu'après qu'ils en seraient venus à
chef. Ils se recommandaient aux bons voeux de leur père ,
aux prières de leur mère , promettant de marcher toujours
ensemble à la gloire. T
Les parens de ce tems -là ne disaient mot quand le mot
de gloire était prononcé , ils étaient toujours prêts à leur
céder leurs fils . Everard ne regretta que de ne pas être de
la partie . La baronne , faible comme le sont toujours les
mères , versa des larmes , s'enferma dans son oratoire , et
dit bien des orémus pour son cher Godefroi. Ni l'un , ni
l'autre ne se doutèrent que les jeunes comtesses de Montfort
fussent pour quelque chose là dedans , et en attendant
le retour de leurs fils , ils s'occupèrent à leur choisir des
épouses dignes d'eux dans les châteaux d'alentour.
Pendant ce tems -là , les deux frères chevauchaient des
vers Montfort , et continuaient à faire parler l'écuyer qui ,
loin de se démentir sur les charmes de ses maîtresses ,
allait toujours crescendo sur leurs perfections . C'est la mas
nière des conteurs quand on les écoute ; à force de vou→
loir exciter l'intérêt , ils finissent par perdre toute mesure .
Au reste , il était difficile d'exagérer ici ; les jeunes comtesses
étaient vraiment aussi charmantes que deux jeunes
filles puissent l'être ; mais à la fin de la journée ce n'était
plus des mortelles , c'étaient des divinités qu'on ne pouvait
contempler sans en être consumé . Les deux jeunes cheva
liers brûlaient déjà avant même de les avoir vues , et Urbain
commença à s'effrayer lui-même de l'incendie qu'il avait
allumé il réfléchit qu'il amenait à Montfort deux jeunes
lions déchaînés qui voudraient mettre tout à feu et à sang ;
il chercha donc peu-à-peu à les calmer en ôlant par- ci ,
par-là , quelques charmes aux deux beautés , en mettant
quelques si , quelques mais..... On ne l'écoutait plus ; ni
:
368 MERCURE DE FRANCE ,
l'un , ni l'autre , ne voulaient rien rabattre de son premier
dire , et de leur adoration ; elle allait , au contraire , toujours
croissant , et dès le troisième jour ils arrêtèrent tous les
chevaliers qu'ils rencontraient pour les forcer de convenir
que personne n'égalait en beauté Blanche et Clara de
Montfort , et pour rompre une lance en leur honneur . Jeunes,
agiles , vigoureux , et dans cet état d'exaltation qui double
le courage , ils triomphèrent dans plusieurs joûtes . Mais
les forces de Godefroi , à peine âgé de dix-huit ans ,
taient pas égales à sa valeur : le huitième jour de leur
voyage , un chevalier fort et puissant , aussi vain que lui
des charmes de sa belle , et les connaissant mieux , l'étendit
à ses pieds. Les blessures dans ces sortes de rencontres ne
sont jamais bien dangereuses ; mais le jeune chevalier s'étant
donné une entorse en tombant , prétendit qu'il souffrait
trop pour convenir de rien envers son adversaire .
Sauvant ainsi l'honneur de Clara , il remonta avec grand
peine sur son coursier à l'aide de son frère et d'Urbain , en
priant ce dernier , pour le consoler de son malheur , de lui
dépeindre encore les charmes de celle pour qui il venait
de combattre . En arrivant dans un village , Godefroi souf
frait au point qu'on fut obligé de s'arrêter dans une mauvaise
auberge. Lorédan gémissait de ce retard le blessé
lui promettait de partir le lendemain . Mais Urbain qui
prévoyait que ce serait l'affaire de plusieurs jours , ne perdit
point la tête et proposa aux deux frères de le laisser
seul continuer sa route , pour aller prendre des informations
à Montfort , et revenir leur dire si les jeunes comtesses
Ꭹ . étaient encore . Peut-être même , ajouta-t-il , je
pourrai les voir et les prévenir sur l'arrivée des défenseurs
que le ciel leur envoie ; d'accord avec elles , tout sera bien
plus facile . Ils en convinrent , et ce motif les décida à
laisser aller l'écuyer en avant . Pour dire le vrai , le bon
Urbain n'était pas fâché d'arriver seul chez son maître , sans
avoir à répondre de la suite qu'il y amenait , et qui lui aurait
peut-être fait maudire plus d'une fois son éloquence . Il
partit donc , et son cheval galoppait déjà que Lòrédan lui
criait encore de revenir bientôt , et de ne pas oublier de
remettre à Blanche en mains propres une lettre passionnéo
qu'il lui avait écrite pendant que le cheval d'Urbain mangeait
l'avoine. Il rentra auprès de son jeune frère couché sur un
mauvais grabat , et l'exhorta à la patience dont lui -même
était incapable . Godefroi , en faisant la grimace et frottant sa
jambe , parle encore du lendemain , puis de Clara avec un
:
FEVRIER 1812.
369
SEINE
peu moins de transports qu'à l'ordinaire ; il osa même arti
culer quelques légers doutes sur la beauté transcendante
des comtesses de Montfort , ce dont le preux Lorédan fut trèsscandalisé
. Le lendemain arrive , et le pied et la jambe
sont enflés à ne pouvoir se soutenir ; chaque douleur tart
un charme à Clara , et faisait souffrir Lorédan presquautant
que le patient. Ils s'informèrent s'il n'y avait pas de
chirurgien dans le village. Non pas dans le village lear
dit-on , mais dans la montagne un très-habile qui ait des
cures merveilleuses . Un enfant de l'hôte est dépêché pour .
aller le chercher, et pendant ce tems-là , pour distrarre tell
malade , l'hôte , presqu'aussi bavard et bon peintre qu
bain , leur conta toute l'histoire de ce chirurgien établi
long- tems à Augsbourg où il guérissait toute la ville : mais ,
disait- il , sa femme étant morte et lui ayant laissé deux
filles charmantes , il les a amenées chez sa belle- soeur , qui
habite dans la montagne voisine , et il y reste avec elles . Puis
il ajoutait qu'il n'était bruit dans tout le pays que de la beauté
de ces filles ; que lui-même grand connaisseur avait été les
voir sur tout ce qu'il en entendait dire , et qu'il pouvait
assurer les jeunes chevaliers que l'on n'en disait assez ;
dans toute l'Allemagne il n'existait pas deux plus
pas
belles personnes qu'Agathe et Marie Herman . Il fit leur
portrait à sa manière , qui n'était pas si fleurie que cel
d'Urbain , mais qui avait bien son mérite ; chaque charme
était nommé , détaillé , et accompagné d'un jurement qui
lui donnait au moins autant de force les belles comparaisons
de l'écuyer.
que
Un auditeur de sang froid , malgré la différence des pinceaux
, aurait sans doute trouvé de grands rapports dans
les portraits ; mais comment s'imaginer qu'il peut y en
avoir le moindre entre Agathe et Marie , filles d'un chirurgien
d'Augsbourg ,, et les filles du comte de Montfort ?
Loredan , en vrai chevalier , fidèle à sa première impression
, écoutait à peine , et sortait à chaque instant pour
voir si le chirurgien n'arrivait pas . Godefroi , au contraire ,
écoutait de toutes ses oreilles , et ne sentait plus son mal
quand l'hôte lui contait comme Agathe était une grande
belle fille , fraîche comme une rose à cent feuilles , et la
petite Marie un petit bouton de quinze ans à croquer , vive,
futine , agaçante , et qui ferait damner un saint . De plus ,
sages , bien élevées , polies et accortes . Godefroi écoutait
encore quand Ulrich , le chirurgien d'Augsbourg , et à
présent des montagnes , arriva conduit par Lorédan qui
A a
LA
30 MERCURE DE FRANCE ,
était allé à sa rencontre . Godefroi lui montra sa jambe en
toute confiance ; le père de si charmantes filles ne pouvait
être un ignorant . Vous avez , dit-on , deux, filles adorables ,
M. Herman , disait le malade . Que pensez -vous de cette
jambe ? demandait Lorédan . Ne viennent-elles jamais dans
ce village ? continuait Godefroi . Croyez-vous que ceci serà
long ? ajoutait Lorédan . Je commence à le craindre ,
'dit le malade , mais avec les bons soins de M. Herman
j'en guérirai , et s'il voulait me prendre chez lui.... je suis
sûr que..... Très-bien pensé , mon frère , interrompit
Lorédan. Tranquille sur toi , j'irai seul à Montfort .
Ulrich , qui examinait la jambe malade avec attention ,
leva la tête , regarda le jeune homme , et répéta le nom de
Montfort avec intérêt.
Connaissez - vous le comte de Montfort ? lui demanda
Lorédan .
~ Non , seigneur , pas personnellement , répondit Ulrich en
regardant de nouveau la jambe .
Vous en avez donc entendu parler ?
1 Souvent , et de ses deux filles aussi .
Que disait- on de ses deux filles ?
Qu'elles sont aussi belles , aussi intéressantes que malheureuses
depuis que le comte s'est remarié à la plus indigne
des femmes .
Par le ciel elles ne seront pas long -tems malheureuses ,
s'écria Lorédan . J'en jure sur mon serment de chevalier ,
sur mon épée , sur mon bouclier . Ce bouclier était dans
un coin de la chambre , Ulrich jeta les yeux de ce côté , et
reconnut bientôt la rose de gueules boutonnée d'or qu'il
avait vue si souvent sur les sceaux des lettres du baron, et
dont son maître lui avait quelquefois parlé . Il ne douta
pás que ces deux jeunes gens ne fussent les fils du baron
de Rosenberg , et voyant là le doigt de la Providence , il
résolut de la laisser agir et de se taire .. Il assura que la
blessure et l'entorse n'étaient pas dangereuses , mais exigeaient
quelque tems de repos ; et à la prière instante dit
Jeune blessé et de son frère , il consentit à le prendre avec.
lui pour le soigner et le guérir . Godefroi demanda à y être
conduit le jour même ; loredan l'approuva , il pressa le
départ . Un brancard fut préparé , on y plaça le blessé impatient
de voir les deux belles montagnardes. Lorédan
T'escortait à cheval , impatient de partir pour délivrer
Blanche ; l'honnête Herman à pied , impatient de consulter
Lisbeth sur ce singulier incident.
FEVRIER 1812 371
>
Ils arrivèrent au joli châlet de Lisbeth , et toutes les
impatiences furent satisfaites ; Agathe et Marie s'empressèrent
auprès de leur père et des hôtes qu'il leur amenait
qui les trouvèrent au- dessus de leur réputation . Lorédan
même , qui dans le grand costume de chevalerie ne se
serait pas permis une distraction , fut forcé de convenir
qu'il voudrait que Blanche ressemblat à la belle Agathe ;
mais cela même fit qu'il se hâta de s'éloigner , dans la
crainte de devenir infidèle malgré lui à la dame de ses
pensées . Godefroi , moins scrupuleux , ne songeait plus à
Clara. Ses regards ardens erraient tour-à-tour sur la belle
et fraîche Agathe , et sur la jolie Marie ; il ne savait à la
quelle donner la préférence . Je les adorerai toutes les
deux , pensa-t-il ; ce ne sera pas une infidélité , ce ne sera
qu'un juste hommage rendu à tout ce qu'il y a de plus
charmant. Si Urbain était ici , je le ferais convenir que ces
délicieuses paysannes , avec leur corset rouge , leur petit
chapeau de paille , leurs belles tresses flottantes , sont mille
fois plus jolies que ces tristes et froides comtesses se lamentant
dans leur tour . Il tranquillisait ainsi sa conscience , et
l'on voit que les deux frères , en amour et en amitié
ressemblaient pas mal à Amadis et à Galaon , qu'ils avaient
en effet pris pour modèles .
(La suite au numéro prochain . )
VARIÉTÉS . "
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
ne
MESSIEURS , en rendant compte , dans le dernier numéro
´du Mercure , de la nouvelle brochure de Mme de Genlis
contre la Biographie Universelle , on a fait preuve d'une
juste impartialité . On a eu pour M de Genlis des égards
dont elle se dispense , et l'on a faiblement défendu deux
des principaux rédacteurs de ce journal , qu'elle attaque avec
´aussi peu de modération que de justice . Les critiques rela¬
tives à M. Auger , du moins celles que M. Salgues cite dans
son extrait , sont si futiles , qu'elles ne mériteraient pas
même une répouse . Parmi celles dont M. Ginguené est
l'objet , il y en a deux qui paraissent plus graves et dont
l'auteur de l'extrait aurait pu mieux faire sentir la fausseté.
Je ne parle point du nombre , trop considérable selon
Aa 2
37%
MERCURE
DE FRANCE
,
F
Mm de Genlis , des petits articles de littérature italienne .
Ily en a très -peu qui ne se trouvent aussi dans le Dictionnaire
historique dont elle est le défenseur , mais ils y fourmillent
d'erreurs que M. Ginguené s'est quelquefois donné
la peine de corriger ; et l'éditeur et les acquéreurs de ce
dictionnaire doivent lui en savoir gré .
Je ne dis rien non plus des expressions répétées à quelques
centaines de pages de distance , ni de cet article Bartali
, qui est sans doute un nom estropié par M de Genlis ,
et qui ne se trouve point en effet dans la Biographie universelle
; j'en viens aux deux reproches dont M. Salgues
avoue la gravité.
27
"
Le premier tombe sur une phrase de l'article Barlaam .
Mme de Genlis a estropié cette phrase pour avoir le plaisir
de la trouver fort originale et d'y faire dire à l'auteur ce
qu'il n'a point dit. La voici telle qu'on la lit dans la Biogra
phie universelle , à la suite d'une autre phrase qui n'y
laisse aucune équivoque . « Comme il ( Barlaam ) écrivit
» tantôt pour l'une des deux églises , tantôt pour l'autre ,
(l'église grecque et l'église latine ) quelques auteurs ont
cru qu'il y avait eu deux Barlaam . Allaci a réfuté cette
opinion..... Elle fait trop d'honneur à ce moine , et aux
gens de sa sorte , qui ne se font aucun scrupule de penser,
nou d'écrire qu'ils pensent , dans les différentes circons-
> tances de leur vie , ce qui convient le mieux à leurs inté-
" rêts . Il est clair qu'il n'est point ici question des moines ;
M. Gingnené , qui sait écrire , quoi qu'en dise Me de Genlis
, aurait dit aux gens de sa robe , et non pas aux gens
de sa sorte. Sa phrase , écrite et ponctuée comme elle l'est
dans la Biographie , ne me paraît rien avoir de si original .
Mais j'avoue que le trait ou d'écrire qu'ils pensent , peut
blesser quelques personnes , pour lesquelles apparemment
il ne se sent pas pénétré d'un grand respect , de quelque
robe et de quelque sexe qu'elles soient . C'est ce que l'au
teur de l'extrait a sans doute vu très- clairement : mais en
parlant de Mme de Genlis , il aura cru plus poli de laisser
la chose dans le doute , et de dire seulement il m'a semblé,
au lieu de je suis certain . La même politesse l'aura engagé
à ne pas avertir qu'il y a dans l'article ou d'écrire , et non
pas et d'écrire, et que la virgule mise par M de Genlis
ayant qu'ils pensent , est après , ce qui défigure la phrase
et altère le sens .
Peut-être , ajoute M. Salgues ( et c'est la seconde accusation
dont il reconnaît la gravité ) , Mma de Genlis reprocheFEVRIER
1812 .
373
t-elle avec plus de raison à M. Ginguené de traiter avec trop
de hauteur le Dictionnaire biographique de MM. Chaudon
et Delandine , de dire en parlant de cet ouvrage : ce beau
dictionnaire , cette collection grotesque de quiproquo , ce
ramassis de bévues , de traiter d'âneries quelques erreurs
inévitables dans un grand ouvrage . D'abord le critique aurait
pu observer que M. Ginguené n'a parlé , en aucun endroit
, du Dictionnaire de MM. Chaudon et Delandine ,
mais , ce qui est très - différent , du Dictionnaire universel ,
historique, critique et bibliographique , fait d'après la huitième
édition de celui de ces deux Messieurs , et augmenté,
comme le titre l'annonce , de seize mille articles environ
, etc. En un mot , ce n'est point au Dictionnaire de
Lyon 1804 , qu'il en veut , mais à celui de Paris , 1810 ,
1811 , 1812. Il ne lui a point appliqué d'une manière géné
rale ces épithètes , mais toujours dans des occasions où elles
lui étaient dictées par des erreurs et des quiproquo qui se
recontrent à toutes pages dans les articles de littérature ™
italienne , et que l'on ne peut se figurer sans les avoir vus .
D'après le zèle que montre M de Genlis pour le Dictionnaire
historique , on pourrait la défier de citer les passages
entiers des articles de M. Ginguené où se trouvent les duretés
qu'elle lui reproche . Cela pourrait amuser ses lec-.
teurs ; mais ce ne serait pas , je l'avoue , aux dépens de
M. Ginguené.
Quoique j'aie également sous les yeux le Dictionnaire
universel et la Biographie universelle ; je ne veux point en
faire ici le parallèle ; je veux encore moins répondre à la
brochure de M de Genlis , que je ne connais que par l'article
inséré dans votre dernier numéro . Je me borne , Messieurs
, à quelques réflexions que m'a fait naître cet article ,
et j'ose attendre de votre impartialité que vous voudrez
bien donner place à cette lettre dans votre prochain numéro.
Agréez mes salutations ,
J. B. B. ROQUEFORT .
374 MERCURE DE FRANCE ,
•
+
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
CLASSE DES SCIENCES MATHÉMATIQUES ET PHYSIQUES.
Proclamation des prix décernés dans la séance publique
du 6 janvier 1812 .
Prix de mathématiques. - La Classe des sciences avait proposé
en 1810 , pour sujet du prix de mathématiques qu'elle devait distribuer
cette année , la question suivante :
Donner la théorie mathématique des lois de la propagation de la
chaleur , et comparer le résultat de cette théorie à des expériences
exactes.
T
La classe a décerné le prix , valeur d'une médaille d'or de 3,000 fr.,,
au mémoire enregistré sous le nº 2 , portant cette épigraphe :
• Et ignem regunt numeri . PLATO.
Cette pièce renferme les véritables équations différentielles de la
transmission de la chaleur , soit à l'intérieur des corps , soit à leur
surface ; et la nouveauté de l'objet , jointe à son importance , a déterminé
la classe à couronner cet ouvrage , en observant cependant que
la manière dont l'auteur parvient à ses équations , n'est pas exempte
de difficultés , et que son analyse , pour les intégrer , laisse encore
quelque chose à désirer , soit relativement à la généralité , soit même
du côté de la rigueur.
L'auteur de ce mémoire est M. Fourier , membre de la Légiond'Honneur
, baron de l'Empire.
--
:
Prix du Galvanisme. La classe n'a eu connaissance d'aucun ouvrage
publié pendant cette année qui ait paru mériter le prix du galvanisme
, fondé par S. M. l'Empereur et Roi.
- Prix d'Astronomie. La médaille fondée par M. Lalande , pour
être donnée annuellement à la personne qui , en France ou ailleurs ,
les membres de l'Institut exceptés , aura fait l'observation la plus intéressante
, ou le mémoire le plus utile aux progrès de l'astronomie ,
vient d'être décernée à MM . Oltmanns et Bessel . La classe , qui heureusement
pouvait cette année donner une médaille double , l'a partagée
avec satisfaction entre deux savans également recommandables .
Le premier , né dans le département de l'Ems oriental , nous a mis
en pleine jouissance des travaux astronomiques et barométriques de
M. Humbolt , qu'il a calculés , ainsi que les observations de plusieurs
FEVRIER 1812 . 375
astronomes ou navigateurs célèbres , avec un soin et une exactitude
toute particulière , et par des méthodes qui lui sont propres. Il paraît
s'être voué avec prédilection à la détermination des longitudes , d'après
les observations des éclipses de toute espèce , et l'on sait que cette
application intéressante de l'astronomie a toujours été spécialement
encouragée et recommandée par l'illustre fondateur .
L'autre , né dans le département des Bouches-du-Weser , était déjà
connu par un beau travail sur la comète de 1807. Il vient de faire paraître
des observations curieuses , desquelles il a tiré une connaissance
plus exacte de l'inclinaison de Saturne et des mouvemens de ses satel
lites . Il vient tout récemment d'envoyer à la classe un extrait d'un
travail extrêmement intéressant sur la totalité des observations de
Bradley , dans lequel il a discuté avec sagacité les points les plus importans
de l'astronomie .
Prix proposé au concours pour l'année 1814.
La classe des Sciences propose , pour le sujet du prix de mathématiques
qu'elle décernera dans la séance publique du mois de janvier
1814 , la question suivante :
Déterminer par le calcul , et confirmer par l'expérience , la manière
dont l'électricité se distribue à la surface des corps électriques , et considérés
soit isolément , soit en présence les uns des autres , par exemple,
à la surface de deux sphères électrisées , et en présence l'une de l'autre.
Pour simplifier le problême , la classe ne demande que l'examen des
cas où l'électricité répandue sur chaque surface reste toujours de la
même nature.
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de 3,000 fr.
Le terme du concours est fixé au 1er octobre 1813.
Le résultat en sera publié le premier lundi de janvier 1814.
Les mémoires devront être adressés , francs de port , au secrétariat
de l'Institut , avant le terme prescrit , et porter chacun une épigraphe
ou devise qui sera répétée , avec le nom de l'auteur , dans un billet
eacheté joint au mémoire .
N. B. La classe a de plus proposé un prix extraordinaire de mathé--
matiques , dont nous insérerons le programme dans un prochain numéro.
"
迷
POLITIQUE,
LES dernières nouvelles de Constantinople ont fait mention
d'un mouvement des troupes ottomanes contre les Serviens
, mais cette nouvelle eût été transmise avec plus de
célérité par les journaux hongrois ; on peut donc la révoquer
en doute . M. le général Markow étant arrivé au quar
tler-général de Bucharest avec d'autres officiers -généraux
le bruit a courti que la campagne allait recommencer ; mais
les conférences ont continué. Un courrier est arrivé de
Pétersbourg : les ministres plénipotentiaires se sont réunis
extraordinairement ; on paraît avoir demandé et attendre
de nouveaux ordres . A Constantinople , les conférences
du divan sont très -fréquentes , cette capitale jouit de la plus
grande tranquillité . Dans toute l'étendue de la monarchie ,
les préparatifs de guerre se continuent.
Les états de Hongrie sont à leur soixante-troisième
séance ; on 'croit que l'issue de cette session est prochaine ,
et que le résultat en sera conforme aux plans du gouverne
ment , avec quelques modifications .
Les regards de l'Angleterre se tournent de jour en jour
avec plus d'inquiétude vers cette Amérique qu'elle a voulu
imprudemment enlacer dans les vastes chaînes préparées
pour le double hémisphère , et qui , déjà échappée par le
secours de la France à la plus dure domination , se montre
décidée à ne pas plier de nouveau sous le joug qu'elle a
brisé . Le jour de leur indépendance , les Etats de l'Amérique
du nord ont conquis un territoire , un nom, un pavillon, un
commerce , une marine , une armée par ses décrets , par
ses usurpations continuelles , l'Angleterre a trop visiblement
témoigné qu'elle voulait leur faire perdre ces fruits
du courage et de la sagesse , l'Amérique les saura conserver
.
Un bill a été envoyé par le sénat à la chambre des représentans
, pour la levée d'une force additionnelle de 25,000
hommes ; d'autres mesures analogues sont prises ou propo
sées les bâtimens américains ne marchent plus qu'armés,
et prêts à se défendre de toute insulte . En Angleterre an
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812. 377
cette
formelle : les ennemis des Anne un acte d'hostilité
sont , selon leur doctrine
, tous ceux qui ne se laissent pas dépouiller . Ce qui
excite d'ailleurs leur mécontentement , c'est d'apprendre
que la mission de M. Barlow en France prend une tournure
très -favorable , que ce ministre est accueilli avec beau
coup de distinction , et qu'on le voit très-fréquemment
chez M, le duc de Bassano ; on croit qu'il a reçu et expédié
une réponse favorable sur l'objet de sa mission . Quoiqu'il
en soit , beaucoup de bâtimens qui avaient été amenés dans
les ports de France en vertu des décrets de Berlin et de
Milan , ont été restitués avec leurs cargaisons ; la révocation
de ces décrets envers l'Amérique est suivie d'une
pleine et entière exécution : cela dérange un peu les calculs
de M. Foster , et donne un utile démenti à ses
tions ; les réponses de M. de Monroë en acquièrent plus de
force , et les journaux anglais ne peuvent dissimuler le dépit
que leur cause un rapprochement qui compromet si essentiellement
leur politique et leurs intérêts .
asser-
Ils ont aussi voulu parler en maîtres sur les bords de la
Plata , mais là comme au nord de l'Amérique , quelle que
soit la couleur adoptée par les partis , qu'on soit armé au
nom de l'Espagne , ou au nom de l'indépendance , que
Buenos-Ayres parle où Monte-Video , que les insurgés ou
le vice-roi Ellio fassent des déclarations , on doit voir avec
plaisir que le nom anglais n'a pas même l'influence qu'on
pourrait croire attachée indispensablement à sa prépondérance
maritime .
L'amiral de Courcy, stationné dans la Plata , veut y faire
valoir les droits du prince régent d'Angleterre , et prétend
y être établi pour protéger le commerce de son pays : il
faut , dit-il avec arrogance , que les ordres de mon souverain
soient exécutés ; jusqu'ici je n'ai donné aucune instruction
aux bâtimens qui composent mon escadre ; j'attends la décision
de votre excellence ( le vice - roi Ellio ) : il faut que
l'on prenne un parti .
Rends tes armes , disait un barbare à un grec : viens les
prendre , lui répond ce dernier. Le vice-roi Ellio répond
avec moins de laconisme , mais non avec moins d'énergie .
Est-ce une menace que vous prétendez me faire ? écrit -il
» à l'amiral anglais ; votre excellence a à coeur d'obéir aux
ordres de son souverain , je dois obéir à ceux du mien
je me pique de connaître les moyens de les exécuter .
Votre excellence pouvant être certaine qu'elle ne recevra
:
Į
3-8 MERCURE DE FRANCE ,.
pas d'autre réponse , sera responsable des mesures qu'elle
jugera à-propos de prendre .
n.
L'amiral de Courcy , après cette lettre , est devenu moins
impérieux ; il exigeait la levée du blocus de Buenos-Ayres,
afin de faciliter le commerce anglais ; cette levée lui est
refusée comme un acte qu'il n'a pas le droit de demander ,
et comme une disposition intéressant une querelle dans
laquelle les Anglais doivent être étrangers , et cependant
l'amiral anglais , au lieu de faire valoir par la force les droits
ou les prétentions du prince régent d'Angleterre , baisse le
ton , propose un moyen terme , et obtient que par le blocus
le commerce et les propriétés anglaises seront respectés et
ménagés le plus possible . Il est difficile de lire cette inté
ressante correspondance sans être frappé de la différence
qui existe entre la première demande et la concession définitive
, et sans reconnaître que si les intérêts anglais sont
ici respectés , certainement c'est aux dépens de l'orgueil
britannique.
En Sicile , pour se faciliter les moyens de s'assurer une
conquête depuis si long- tems désirée , les Anglais font
des conspirations , des conspirateurs ; ils alarment le pays
qu'ils prétendent défendre , déciment les habitans qu'ils
disent protéger , et s'arrogent tous les pouvoirs d'un gouvernement
qu'ils disent soutenir .
Nous avons eu , dit le Times , communication des lettres
récemment écrites de Messine , dans lesquelles la conduite
des conspirateurs est peinte sous les couleurs les plus affreuses
, et qui donnent une idée favorable de l'adresse
qu'on a mise à les découvrir .
Il paraît que les individus le plus fortement impliqués
dans le complot , étaient des personnes très -estimées , et
qui semblaient devoir le moins être l'objet du soupçon . Des
lettres étaient écrites à l'ennemi , et lui donnaient communication
des mesures et des projets supposés du gouverne
ment , ainsi que des positions et mouvemens des troupes.
anglaises ; le général étant informé de l'existence d'une correspondance
illicite , la laissa continuer jusqu'à ce qu'il eût
recueilli les renseignemens qu'il désirait avoir . Il commença
par gagner les courriers , qu'il engagea à apporter à son
quartier-général toutes les lettres dont ils pouvaient être
chargés , au lieu de les remettre directement aux Français ;
il faisait faire un fac simile de ces lettres , qui était remis
à l'ennemi , tandis que les originaux restaient entre ses
mains . La même mesure fut prise à l'égard des réponses ; et
FEVRIER 1812 .
379
.
cette correspondance continua d'être ainsi interceptée pendant
l'espace de deux mois . Alors , le général ayant rassemblé
un assez grand nombre de preuves , quinze individus
furent arrêtés pendant la même nuit , et sans le
moindre bruit. Parmi eux se trouvait un certain colonel
Infanta , qui avait été envoyé de Palerme à l'époque où
Joachim s'était mis en mouvement , avec sa flottille , devant
Messine ; les deux colonels Cassien et Natali , qui semblaient
remplir les fonctions de leur service de la manière la
plus exemplaire . Le général français ( Manches ) , commandant
en Calabre , apprenant que le complot était découvert
, et que ses agens étaient emprisonnés , conçut , à
ce qu'on prétend' , le projet infernal d'envoyer secrètement
à Messine quatre assassins , chargés de tuer deux officiers
qui avaient montré le plus de zèle dans la découverte du
complot ; et l'on ajoute que ces brigands étaient aussi chargés
de surveiller le retour de lord William Bentink , afin de le
surprendre , s'il était possible , dans sa route de Palerme à
Messine , et de lui enlever ses dépêches , etc. Cependant on
fut instruit de l'arrivée de ces hommes , la nuit même qu'ils
débarquèrent : on les surprit bientôt , ainsi que nous l'avons
dit précédemment . Ils se défendirent en désespérés contre
les
gens chargés de les arrêter ; l'un des brigands fut tué
sur la place , et deux autres dangereusement blessés ; l'un
de ces derniers avoua au moment de sa mort qu'ils avaient
été envoyés par le Gouvernement français pour exécuter les
projets ci-dessus mentionnés , et d'autres du même genre .
Une partie du complot des Français était de faire sauter la
citadelle de Palerme , de mettre le feu aux bâtimens de
transports et à la flottille , et de profiter de la confusion produite
par ces événemens , pour débarquer dans l'île . » ,
En rapprochant ce récit de la conduite des Anglais
envers les habitans , des propos des officiers contre le gouvernement
sicilien , de la lute de pouvoirs établie entre le
quartier-général anglais de Messine et la cour sicilienne de
Palerme , du bruit enfin repandu à Londres de la déposition
de la reine , il est impossible de ne pas dire aveo le
Moniteur :
46
Quel tissu de mensonges , de calomnies et d'atrocités !
» et toutes ces fables pour arriver à s'emparer de la Sicile ,
net traiter la cour de Palerme comme ils ont traité les nabats
de l'Inde . "
Mais nous avons à transcrire encore une note du Moniteur
bien autrement importante..
380 MERCURE DE FRANCE ,
Nous apprenons , dit le Courrier , en date du 12 février,
que les Français , au nombre de 6000 hommes , ont pris
possession de Stralsund , et de toute la côte de la Poméra
nie suédoise ; la saisie de la Pomeranie par Napoléon , paraît
faire partie d'un plan formé de s'approprier toute la
côte méridionale de la Baltique jusqu'à Dantzick , Konisberg
et Mémel .........
A s'approprier , dit le Moniteur , non : mais à en chasser
votre commerce , oui ; et ce , jusqu'à ce que vous
» ayez rapporté vos ordres du conseil , et que vous soyez
revenus aux stipulations du traité d'Utrecht sur le principe
du droit maritime . »
Le Courrier s'empressera sans doute de répandre cette
réponse à sa nouvelle , et la déclaration dont cette nouvelle
a été l'occasion naturelle ; mais il paraît être sur le poinf
d'avoir un autre objet de discussion : le Statesman parle
en termes formels d'un prochain changement dans le ministère
; le bruit s'en est répandu à Londres avec une rapielité
qui décélait assez que ce bruit trouvait l'opinion géné→
rale non pas seulement prévenue en sa faveur , mais même
impatiente de le voir confirmer .
En attendant la réponse du Courrier en faveur des ministres
actuels , écoutons le Statesman dans son attaque
contre eux , ou plutôt dans les adieux qu'il semble leur
faire .
« Nous félicitons la nation , dit- il , nous félicitons en
particulier les amis de la paix et de la constitution , du chan◄
gement prochain et plus que probable dans le ministère ,
qui s'annonce en ce moment . Le marquis de Wellesley ,
qui visait au renversement de la constitution , et qui ne
cessait de prêcher la guerre , et une guerre éternelle , a
donné sa démission ou est au moment de le faire .
M. Yorke , qui était son digne collègue dans ce qu'on appelait
impudemment le conseil de S. M. , quitte aujour
d'hui sa place de premier lord de l'amirauté . On sait que
le lord chancelier et le chancelier de l'échiquier , qui tous
deux ont eu une audience du prince régent , ont été infor¬
més par S. A. R. qu'on avait en vue d'opérer un changement
dans le système actuel . Nous pouvons
donc nous
attendre sous peu de jours à entendre dire que ces arrogans
aristocrates ont résigné leurs places , et que tous les subalternes
qui défendaient leur système , et étaient des instrumens
de leurs indignes projets , ont suivi l'exemple de
leurs insolens chefs. Quoique les journalistes à gages de
2
FEVRIER 1812 . 381
"
M. Perceval aient tout fait pour jeter de la méfiance à cet
égard sur le prince régent , et quoiqu'ils soient parvenus à
faire croire au public que S. A.R. n'adopterait pas d'autres
mesures au moment où les restrictions imposées à la régence
finiraient , nous n'avons cessé de travailler à détruire
une opinion aussi peu honorable au prince , et aussi contraire
à la ligne de conduite que les principes connus de
S. A. R. ne manqueraient pas de lui faire suivre. Les changemens
qui ont déjà eu lieu sont une garantie suffisante de
ce fait , et quand nous apprenons que c'est un noble d'un
caractère aussi élevé et d'une aussi parfaite intégrité que
l'est lord Erskine , qui doit remplir la place importante de
chancelier de l'empire , nous regardons cette circonstance
comme un gage suffisant de l'intention qu'a le prince régent
de n'appeler à ses conseils que ceux qui ont à coeur la
sûreté de son trône et le bonheur de son peuple , lesquels
ont été l'un et l'autre mis sur le bord de leur ruine par la
perversité des ministres actuels . Oui , sans doute , ce sera
pour l'Angleterre un véritable jour de fête , et qui devra
être célébré comme tel , que le jour qui , en mettant fin
aux restrictions imposées au prince-régent , donnera à ce
malheureux pays la flatteuse espérance de voir revenir dans
son sein la paix et l'abondance ."
com-
Que signifie cet article ? de quelle opinion est- il l'expression
et l'interprête ? Est- ce là le ton d'un écrivain de parti ?
le voeu d'un journaliste vendu à une faction ? Qui ne reconnaîtrait
là l'expression juste des sentimens et des espérances
que l'Angleterre n'ose former , tant est profond l'abyme où
l'entêtement et l'orgueil l'ont fait descendre ? Et comment
ces sentimens ne seraient-ils pas ceux de la nation ,
ment n'aspirerait-elle pas à un changement de situation ,
et à sortir de cet état violent et forcé où l'a jeté l'aveuglement
systématique des ministres qui se sont succédés ?
Voici un fait qui est plus éloquent à cet égard que tout ce
que la situation de l'Angleterre pourrait inspirer au membre
le plus habile de l'opposition . Une déclaration du
comité pour la taxe des pauvres établie à Liverpool , met
hors de doute la décadence progressive des villes commerciales
et manufacturielles de l'Angleterre . ALiverpool , dans
la semaine qui s'est terminée le 3 janvier , on a dû donner
des secours à 2,263 familles , formant 8288 individus ; la
suivante , à 3156 familles , formant 13,856 individus ; la
suivante encore , à 3824 familles , formant 13,856 individus
; enfin , dans la semaine qui s'est terminée le 24 jans
;
382 MERCURE DE FRANCE ,
1.
vier ( et l'on observera la progression de semaine en se
maine ) , à 4248 familles , formant 15,350 individus . On
passe ici sous silence les désastres dont l'Irlande est toujours
le théâtre , et l'on ne demandera pas si dans une
telle situation , si lorsqu'on voit le sixième des habitans de
la seconde ou troisième ville de l'Angleterre inscrit sur les
registres des pauvres à charge de leurs paroisses , il est naturel
de penser que le voeu d'un changement de ministère
soit le voeu général .
L'Empereur , désirant faciliter et accélérer l'établissement
de l'universalité des poids et mesures dans l'Empire , a
rendu , sous la date du 12 de ce mois , un décret dont voici
les dispositions : Il ne sera fait aucun changement aux
unités des poids et mesures de l'Empire , telles qu'elles ont
été fixées par la loi du 19 frimaire an 8. Notre ministre de
l'intérieur fera confectionner pour l'usage du commerce ,
des instrumens de pesage et de mesurage qui présentent
soit les fractions , soit les multiples desdites unités , le plus
en usage dans le commerce et accommodés aux besoins du
peuple . Ces instrumens porteront sur leurs diverses faces
Ta comparaison des divisons et des dénominations établies
par les lois avec celles anciennement en usage . Nous nous
réservons de nous faire rendre compte , après un délai de
dix années , des résultats qu'aura fournis l'expérience sur
les perfectionnemens que le système des poids et mesures
serait susceptible de recevoir . En attendant , le système
légal continuera à être seul enseigné dans toutes les écoles
de notre Empire , y compris les écoles primaires , et à être
seul employé dans toutes les administrations publiques ,
comme aussi dans les marchés , halles , et dans toutes les
transactions commerciales et autres entre nos sujets .
Un autre décret porte que la perception des octrois sera
faite par la direction des droits réunis ; les employés actuels
des octrois seront conservés dans leurs grades respectifs ;
leur service leur comptera comme celui des employés de
la direction générale , pour les avancemens et pour les retraites
. S ....
FEVRIER 1812 . €383
ANNONCES.
Etat actuel du Tunkin, de la Cochinchine et des royaumes de Camboge
, Laos , et Lac- Tho ; par M. de la Bissachère , missionnaire ,
qui a résidé dix-huit ans dans ces contrées. Traduit d'après les relations
originales de ce voyageur. Deur vol . in- 8 ° . Prix , 10 fr . , et
12.fr. franc de port . Se trouve à la librairie française et étrangère de
Galignani , rue Vivienne , nº 17 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire
rue Hautefeuille , n° 23.
L'Ennui, ou Mémoires du comte de Glenthorn ; traduit de l'anglais
de miss Edgeworth . Trois vol . in - 12. Prix , 6 fr . , et 7 fr. 50 c, franc
de port. Chez les mêmes libraires.
La Revue d'Edimbourg , un des journaux les plus estimés , parle
ainsi de cet ouvrage :
« De tous les contès de miss Edgeworth , l'Ennui est peut-être le
» meilleur et le plus amusant. Plus riches en caractères , en incidens ,
› en réflexions , qu'aucune narration anglaise que nous connaissions ,
les caractères irlandais sont inimitables , etc. »
On trouve , aux mêmes adresses , la Mère intrigante , du même
auteur. Deux vol . in-12. Prix , 5 fr . , et 6 fr. 50 c. franc de port.
Recueil de Prières , de Psaumes et d'Instructions tirées de l'Ecriture-
Sainte , pour servir au culte domestique et à l'éducation religieuse
des familles avec l'indication des chapitres qui forment la suite de
l'Histoire Sainte du Vieux et du Nouveau Testament ; par M. J. A.
Martin , pasteur de l'église de Genève , président de son Consistoire ,
et bibliothécaire . Troisième édition , revue et corrigée. Un vòl . in-8º.
Prix , 1 fr. 50.c. , et 2 fr . 25 c . franc de port . A Paris , chez J, J.
Paschoud , imprimeur- libraire , rue Mazarine , nº 22; et à Genève ,
même maison de commerce .
Notice sur les Charmettes valon des environs de Chambéri , “à
l'usage des voyageurs qui visitent la retraite de J. J. Rousseau . Un
vol . in-8°. Prix , 1 fr. 50 c. , et 2 fr. franc de port. Chez le même
imprimeur-libraire .
Lectures- opéras pour des soirées de famille , n° . Ier ; contenant
-Michelette et Bernardine , ou les Bonnes petites filles de Nantua ,
anecdote de 1795 ; paroles de M. de Mangourit , ancien résident de
France en Valais ; musique de M. de Gumpenberg , l'un des capi384
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
taines des gardes de S. M. le roi de Bavière . In-8° . Prix , 6 fr. 50 c.,
et 8 fr. 50 c. franc de port. Chez d'Hautel , libraire , rue de la Harpë,
a 80 ; et chez Leduc , rue de la Loi.
Les Animaux célèbres . Anecdotes historiques sur des traits d'intelligence
, d'adresse , de courage , de bonté , d'attachement , de reconnaissance
, etc. , des animaux de toute espèce , depuis le lion jusqu'à
l'insecte . Par A. Antoine . Deux vol . in- 12. Prix , brochés , 4 fr., et
5 fr. 25 c . franc de port. Chez F. Louis , libraire , rue de Savoie ,
n° 6; et chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
燹
" Leçons pour les Enfans de trois à huit ans . Ouvrage classique en
Angleterre ; par mistriss Barbault. Traduit sur la douzième édition.
Quatre vol . in- 16 , orné de vingt jolies gravures coloriées . Prix ,
3 fr. , et 4 fr. franc de port . Chez P. Blanchard et Eymery , rue Mazarine
, nº 30 ; et Palais -Royal , galerie de bois , nº 249 ; et chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
•
Méthode amusante pour enseigner l'A , B, C, abécédaire récréatif
orné de vingt-six gravures propres à piquer la curiosité des enfans .
Quarante-cinquième édition , contenant des phrases courtes , divisées
en syllabes ; l'explication des gravures correspondantes aux vingt-six
lettres de l'alphabet ; des historiettes et des contes ; des fables trèscourtes
; des principes d'orthographe ; un petit traité d'arithmétique® ,
deux tableaux de chiffres romains et arabes ; des modèles d'écritures
gravés ; des pensées morales propres à servir d'exemple d'écriture.
Prix , gravures en noir , 75 c. , ' et 1 fr . franc de port ; gravures coloriées
avec soin , I fr . 25 c. , et 1 fr . 50 c. franc de port. Chez Favre ,
libraire , Palais-Royal , galerie de bois , nº 263.
Ephémérides politiques , littéraires et religieuses , présentant , potir
chacun des jours de l'année ; un tableau des événemens remarquables
qui datent de ce même jour dans l'histoire de tous les siècles et de tous
les pays , jusqu'au 1erjanvier 1812. Troisième édition , revue , corrigée
et augmentée .
Le prix de la souscription est de 12 fr. pour trois mois , 24 fr. pour
six mois , et 48 fr. pour l'année.
Le port , par la poste , pour les départemens , sera de 1 fr. de plus
par volume.
Les souscripteurs recevront chaque volume à mesure qu'il paraîtra .
On souscrit à Paris , chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de
Seine , nº 8 ; et chez H. Nicolle , même rue , nº 12.
Jer . 135 .
DAVELE
MERCURE
DE
FRANCE .
N° DLIV . Samedi -
29
Février 1812 .
DE
5.
POÉSIE .
Imitation libre d'un fragment de la première idylle de
THEOCRITE.
Αρχετε βωκολικάς , Μώσαι φίλαι , ἄρχετ' αοιδάς , etc.
Daphnis ayant insulté Vénus , cette déesse , pour s'en venger, rendit
le berger amoureux d'une beauté insensible . Cette vengeance causa
la mort de Daphnis.
Vous qui l'aimiez , pleurez , nymphes de ce séjour ,
Le beau Daphnis est mort consumé par l'Amour.
Son ombre accuse encore une ingrate maîtresse.
La nature prit part à sa longue tristesse :
Les hôtes des forêts , terreur de ces hameaux ,
Par de longs hurlemens fatiguaient les échos ;
Ses taureaux abattus , ses génisses plaintives ,
De leurs mugissemens affligèrent ces rives.
Tout déplora Daphnis ; les bergers qui l'aimaient ,
Sensibles à sa perte , autour de lui pleuraient.
Bacchus vint le premier : « Berger , eh quoi ! ton ame
Ne saurait se guérir d'une honteuse flamme ?
Bb
LA
SEINE,
386
MERCURE DE FRANCE ,
"
Lui dit le dieu , pourquoi dans une folle ardeur
Consumer tristement des jours dus au bonheur ?
Viens , et suis mes conseils , ils pourront t'être utiles ;
J'entrepris quelquefois des cures peu faciles .
Ou si l'Amour sur toi doit régner pour jamais ,
Choisis pour t'enflammer de plus dignes objets.
Souvent de ce hameau tu vois mainte bergère
S'offrir à tes regards , s'empresser à te plaire ,
Mais rien en leur faveur ne saurait t'émouvoir ,
Et tu veux t'obstiner à brûler sans espoir .
Vois du moins , vois , Daphnis , l'excès de ta folie :
Depuis que dévoré par ta mélancolie ,
Plongé dans les accès d'une sombre fureur ,
Tu renonces au nom de l'aimable pasteur ,
Tout t'afflige , t'aigrit , t'importune , te blesse ,
Et du bonheur commun tu nourris ta tristesse.
Que l'agneau devant toi caresse la brebis ,
Dans son amour heureux tu vois tes feux trahis .
Que dans ses jeux l'essaim de nos beautés agiles
Effleure le gazon de ces plaines fertiles ,
Tu deviens furieux , ton coeur frémit tout bas ,
A l'aspect d'un bonheur qu'il ne partage pas . »
Vain discours , le berger dont le trépas s'avance ,
Jusqu'à son dernier jour garde un morne silence.
Il arrive ce jour ; Vénus quitte les Dieux ,
Et pour braver Daphais elle descend des cieux .
Son visage est serein , tranquille en apparence ,
Mais son coeur satisfait jouit de sa vengeance :
O toi qui te flattais de mépriser l'Amour ,
Lui dit - elle , `tu sens son pouvoir à ton tour ,
Et de ce fier vainqueur tu reconnais la haine.»
« Odieuse Vénus ! ô déesse inhumaine !
Dit Daphnis , à ma mort tu viens donc insulter ,
A mon horreur pour toi tu ne peux ajouter ;
La mort va dans l'instant me couvrir de son ombre ,
Mais je veux te braver jusqu'au royaume sombre.
Va sur le mont Ida , du vil berger Pâris ,
Par d'indignes faveurs , va mendier le prix.
Tu chéris Adonis , cet enfant plein de charmes
Adonis avant peu te coûtera des larmes.
De l'amour comme moi tu connus les douceurs ,
De l'amour comme moi tu verras les fureurs. "
FEVRIER 1812 . 387
Adieu , loups inhumains , habitans des montagnes ,
Qui venez dévaster nos fertiles campagnes ;
Les bergers contre vous sont du moins prévenus ,
Mais rien ne garantit du courroux de Vénus.
Dans des tems plus heureux , ô toi dont l'onde claire
Offrait à món troupeau sa fraîcheur salutaire
Adieu ruisseau charmant , dont les flots argentés
Au limpide Thymbris sont doucement portés.
Roi des bergers , accours ; reçois , je t'en conjure ,
Ma flûte , dont toi-même inventas la structure ,
Reçois -la de mes mains ; sensible à ma douleur ,
Quelquefois à l'écho répète mon malheur.
La haine de Vénus m'a tenu lieu de crime .
Je meurs de sa fureur déplorable victime. »
Il expire à ces mots ; Vénus sent la pitié
Succéder dans son ame à son inimitié :
Mais elle essaye en vain d'une voix attendrie
De rappeler encor sa victime à la vie.
Vous qui l'aimiez , pleurez , nymphes de ce séjour ,
Le beau Daphnis est mort consumé par l'amour.
DELESTRE POIRSON .
L'ÉTOILE DU SOIR,
ÉLÉGIE .
ASTRE aimable et touchant que le soir voit éclore ,
Dans les cieux où du jour un rayon luit encore ,
Et qui prompt à charmer le muet univers ,
Plais au tranquille amant de la lyre et des vers ;
Oh ! que j'aime à te voir pâle et mélancolique
Verser tes feux discrets sur ma chaumière antique !
A l'heure où tout sourit aux adieux du soleil ,
Je vais , loin des hameaux , épier ton réveil :
Jaloux de fouler seul quelque rive inconnue
D'un regard plein d'amour je te suis dans la nue .
Alors mon coeur bannit son chagrin passager : ka ars
Contre un long désespoir tu sais me protéger ; DÅ
Aux sources du bonheur je sens que tu m'appelles ,
Et pour voler à toi mon ame étend ses ailes, tuon p
Bb 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant je chéris cet asyle enchanté ,
Ce mont que j'ai franchi , ce bois que j'ai chanté ,
Doux lieux où retiré loin des traits de l'envie
Au culte des beaux -arts je consacre ma vie.
Oui , le toit paternel me protége à jamais :
Assis avec mon luth sur ces âpres sommets
Qui semblent repousser toute crainte importune ,
Je vois rouler au loin le char de la fortune.
Ici jusques aux cieux le génie exalté ,
Tranquille et respirant son immortalité ,
Plane sur les humains et dédaigne la terre :
Ici fils du rocher et voisin du tonnerre ,
Dès que le soir brunit cet azur éclatant ,
Je soupire à l'aspect du séjour qui m'attend .
O lyre ! ôseul espoir de ma jeunesse obscure !
Au sein de cette auguste et sauvage nature
De magiques attraits tu sais combler mes jours ;
Mais un plus doux loisir m'est acquis pour toujours ;
Et dans ce ciel peuplé de soleils magnifiques ,
J'unirai tes accords aux célestes cantiques .
J. L. H. MANUEL .
PLAINTES AMOUREUSES D'OPHÉLIE .
Imitation de LOUISE LABBÉ, surnommée la BELLE CORDIÈRE .
J'AI tout perdu , j'ai perdu ce que j'aime :
Las !je n'ai plus de larmes à verser .
Pour le trouver , où pourrai m'adresser?
Ne saurais vivre en ma douleur extrême.
Rendez-le moi celui-là que j'adore ,
Gentils objets qui l'avez su ravir.
Quand ses rigueurs , hélas ! me font mourir ,
Rendez-le moi , je veux l'aimer encore.
Du trait aigu dont pour lui fus blessée ,
Amour a dit que ne puis plus guérir ;
Mais le voyant , j'aimerai de souffrir ,
Et cet espoir console ma pensée .
FEVRIER 1812 . 389
Si le rencontre , aimable tourterelle ,
Attire-le par tes gémissemens ;
Puis lui diras prends pitié des tourmens ,
Des pleurs d'amour d'une amante fidelle .
Oiseaux des bois , si vient pour vous entendre ,
Imitez bien les chants de ma douleur ;
Puis rappelez à l'aimable trompeur
Cet air touchant que lui seul put m'apprendre.
Si par hasard traverse la prairie ,
Zéphirs légers , venez le caresser
Mais doucement et sans trop le presser ;
Lors semblerez aux baisers d'Ophélie .
Si veut cueillir une rose naissante ,
Rose d'amour , laissez-lui ce plaisir ;
Point n'opposez votre épine au désir :
Plus ne craignez l'oeil jaloux d'une amante.
Plus douce , hélas ! que n'est la colombelle ,
Près des échos je retiens mes soupirs ;
Lorsqu'en secret je plains mes déplaisirs ,
Je crains encor de passer pour rebelle .
O dieu d'amour ! ô toi qui fus mon maître !
Qui bien m'appris d'aimer si tendrement !
Dis à l'ami qu'Ophélie en mourant ,
Pour mieux l'aimer , voudrait encor renaître .
Par Mme DE MONTANCLOS.
A MADAME VICTOIRE BABOIS ,
AUTEUR D'UN RECUEIL D'ÉLÉGIES .
La neige , au sein des noirs frimas ,
Ne couvre pas toujours nos humides campagnes ,
Et l'onde à flots pressés , avec un long fracas ,
Ne roule pas toujours du sommet des montagnes.
Horace l'a dit avant moi :
Au nautonnier errant les dangers du naufrage
Ne causent pas toujours un douloureux effroi ,
Et l'orme , qui du tems subit aussi la loi ,
a pas toujours son front dégarni de feuillage.
3go
MERCURE
DE
FRANCE
,
A des pleurs éternels vos yeux sont condamnés ;
Sur l'objet de votre tendresse ,
Fatiguant de vos cris les échos consternés ,
Vous soupirez , vous gémissez sans cesse ,
Et consumez dans la tristesse
Vos nuits , vos jours infortunés .
A tant de maux , hélas ! songez à mettre un terme';
L'étude et l'amitié , ces biens si consolans ,
Vous offrent mille attraits touchans ;
Aux chagrins opposez un coeur constant et ferme ,
De l'élégie en deuil interrompez les chants ,
De vos douleurs ils nourrissent le germe.
A
Si , trop rebelle à vos tendres projets ,
par
La nature a trahi vos voeux , votre espérance ,
Enchaînés les noeuds de la reconnaissance +
Les heureux que vous aurez faits ,
Rivalisant d'amour , de soins et de respects ,
Embelliront du moins votre existence.
M. BOINVILLIERS.
ÉNIGME.
De l'esprit , du génie atteindre la hauteur ,
Soit en créant , soit comme imitateur ,
Composer des écrits qu'on cherche avec ardeur ,
Qu'on lit avec transport , qu'on veut savoir par coeur ;
Dans des vers pleins de force ou de douceur ,
Inspirer la pitié , l'amour ou la terreur ;
A ces titres jouir d'une gloire immortelle ;
Etre cité partout comme un modèle
Que l'on doit suivre autant que le bon goût le veut ,
que la nature le peut ; Et
Enfin être ce que l'on nomme ,
Dans un art sublime , un grand homme :
Tels furent mes talens , mes efforts , mes succès .
J'ai , sous d'autres rapports , une autre destinée .
Long-tems avant l'époque fortunée
A laquelle ainsi je vivais ,
Mais disons mieux , dès la première année
Que tel qu'il est notre monde exista ,
Et vraisemblablement tant qu'il existera ,
FEVRIER 1812 . 391
J'ai dû , je dois , uniquement matière ,
Du plus au moins consistante ou légère ,
Qui naît , végète et croit dans la terre ou dans l'eau ,
Chaque jour miracle nouveau
Qui se fait pour le bien de la nature entière ,
Parce qu'il embellit et féconde la terre ,
J'ai dû , je dois , vous dis- je , avec ou sans vos soins
Satisfaire vos goûts , fournir à vos besoins .
Aussi vous suis-je à tous tellement nécessaire ,
Que sans moi je ne sais ce que vous pourriez faire.
Sans moi point de production ,
Ni belle , ni bonne saison ,
Pas un fruit , pas une moisson ,
Par conséquent bientôt pour vous plus d'existence .
Le principe est posé , tirez la conséquence ,
Et vous allez trouver mon nom .
JOUYNEAU- DESLOGES ( Poitiers ).
LOGOGRIPHE.
AVEC sept pieds , lecteur , je suis
Un animal sans pied ni patte ,
Et dont la forme est longue et platte ;
Les trois derniers ensemble unis
Donnent l'élément où je vis.
Voulez -vous le nom de mon père
Ou de ma tante , ou de ma mère ?
Vous l'aurez dans les cinq premiers .
Prenez- vous les quatre derniers ?
Alors à vos yeux se présente
Ce qui me couvre ainsi que vous .
Avec le bouton d'une plante ,
Exprès confit pour les ragoûts ,
J'offre encor l'arme déchirante
Qui peut-être un jour de ses trous
O Dieu ! la funeste aventure
En poudre fine réduira
Macis , gérofle , chapelure ,
Sucre , muscade et cætera ,
Dont un gourmand s'avisera`
De recouvrir ma sépulture .
392 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
CHARADE .
Du grec tirant son origine ,
Le premier n'est français que par adoption.
Le seul emploi qu'on lui destine
Est de marquer en toute occasion
Un contraste d'objets , une opposition .
Si la chaleur de la dispute
Vous a fait sortir du dernier ,
Adroitement sachez vous replier ,
Et rentrez-y dans la minute ,
Sous peine de vous fourvoyer . '
Un orateur jaloux de plaire ,
Soit dans le barreau , soit en chaire ,
Pourra quelquefois.employer
Le trope que nomme l'entier ;
Mais si le goût chez lui n'en modère l'usagé ,
Quelque beauté qu'ait sou ouvrage ,
Il finira par ennuyer .
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .”
Le mot de l'Enigme est Mil.
Celui du Logogriphe est Mode , où l'on trouve : ode , dom , dôme.
Celui de la Charade est Cordon.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
EPHÉMÉRIDES DE GROSLEY , membre de plusieurs Académies
; Ouvrage historique , mis dans un nouvel ordre ,
corrigé sur les manuscrits de l'Auteur , et augmenté
de plusieurs morceaux inédits , avec un Précis de sa
Vie et de ses écrits , et des Notes ; par L. M. PATRIS
DEBREUIL , éditeur . Deux vol . in- 12 et in-8 ° de
744 pages . -Prix , 6 fr. pour le premier format , et
12 fr . pour le second , dont il ne reste qu'un très -petit
nombre d'exemplaires . -A Paris , chez Brunot-Labbe,
libraire de l'Université impériale , quai des Augustins ,
nº 33 ; Durand , libraire de l'Ecole de Droit , rue Saint-
Jacques , vis-à - vis le Panthéon ; Delaunay , au Palais-
Royal ; Labitte, rue du Bac , nº 1 ; et Debray, rué
Saint-Honoré .
CICERON écrivant à Varron , lui fait tenir ce discours
par les Romains : « Avant que vous eussiez écrit , nous
» étions comme des étrangers dans notre ville ; ce sont
» vos ouvrages qui nous ont en quelque sorte fixés , et
» appris ce que nous sommes et quel pays nous habi-
>>> tons. »>
Les Champenois , et particulièrement les habitans de
la capitale de l'ancienne province de Champagne , ont à
leur savant compatriote la même obligation que les Romains
à Varron . C'est Grosley qui le premier , par ses
recherches très -étendues sur leur histoire , sur la topographie
de leur province , et sur la vie des grands hommes
qui y sont nés , leur a fait connaître un pays où peut- être
la plupart vivaient auparavant comme des étrangers .
Tel est le but de l'ouvrage que nous annonçons. Les
Troyens ont dû le recevoir avec orgueil ; car l'auteur
les a peints en homme qui les appréciait , et avec un zèle
et une affection qu'on aime à rencontrer dans l'historien
de son pays.
394 . MERCURE DE FRANCE ,
>
L'éditeur nous apprend , dans sa préface , que les
Ephémérides ont paru depuis 1757 jusqu'en 1768 , que
l'édition en était épuisée dès 1787 , que MM. du Parlement
de Paris en enlevèrent les derniers exemplaires qui
restaient chez les libraires , et que la rareté et l'utilité de
l'ouvrage l'ont déterminé à le faire réimprimer.
2
Il entre dans le détail des difficultés qu'il a eu à
vaincre , et des encouragemens qu'il a reçus des amis des
lettres . Cinq cents souscriptions ont été le prix de son
zèle . Il expose ensuite le plan d'après lequel il a classé
les matériaux épars de cet ouvrage , et il donne un précis
de la vie et des écrits de l'auteur.,
Voici comment il fait connaître la manière dont il fut
élevé « Sa première éducation , dit-il , consista moins
» en préceptes qu'en exemples , et ces leçons en action
» eurent le plus heureux succès . Distillées , pour ainsi
» dire , goutte à goutte dans son ame , instillata auriculis ,
» elles passèrent , comme Grosley l'observe lui - même ,
>> dans son tempérament ; et se trouvant fortifiées , dans
» la suite de ses études , par celle d'Horace , de Plutarque
>> et de Montaigne , elles influèrent beaucoup sur le sys-
» tème de vie simple et uniforme qu'il tenait de son
» père , et qu'il suivit constamment. »
Il dut à cette éducation , peu commune , l'amour de
l'indépendance , et le noble désintéressement dont il fut
toujours animé , et qui lui firent refuser plusieurs places
qu'on lui offrit en France et dans l'étranger , partager
avec sa soeur un legs de 80 mille francs qui lui fut fait
par un de ses oncles , et ensuite disposer , sur le modique
capital restant , d'une somme de 10 mille francs
pour faire à sa ville natale une libéralité digne des
anciens tems . Il orna le salon de l'hôtel -de-ville de
Troyes des bustes en marbre de cinq illustres compatriotes
, Pierre Pithou , Passerat , Lecointe , Mignard et
Girardon ; superbes monumens qui déposent , comme
ses écrits , de ses sentimens patriotiques .
ན་ ཏ
Son attachement pour sa patrie se manifeste par ses
travaux littéraires , où il ne la perd jamais de vue ; partout
on le voit s'occuper d'elle ; elle est le but de toutes
ses recherches savantes : monumens, chartres , , diplômes,
FEVRIER 1812 . 395
instructions , il examine tout dans ce dessein , et l'utilité
publique et particulière de son pays est l'objet de ses
Ephémérides. Au reste , il ne se borna pas à écrire pour
une petite portion d'hommes , mais pour tous ceux qui
pouvaient profiter de ses lumières , et il s'est mis à la
portée de chacun . Aussi cet ouvrage a-t- il le singulier
mérite de convenir aux personnes non-lettrées comme à
celles qui le sont , et de plaire aux étrangers comme aux
concitoyens de l'auteur , par l'attention qu'il a eue de
lier ses recherches locales à l'histoire universelle , pour
leur donner plus de valeur ; et il a en même tems éclairé
l'histoire universelle par ses observations particulières
sur l'histoire locale dont il s'est occupé.
Ainsi , dans ses dissertations sur les anciennes constructions
de Troyes , sujet stérile en lui - même , mais
qui devient fécond sous sa plume , il examine ce qui
existait à la même époque dans d'autres pays : ce qui lui
donne occasion de discuter plusieurs points de critique
traités par des écrivains qui ont embrassé la même matière,
tels que l'abbé Lebeuf dans les Mémoires de l'Académie
des Inscriptions ; et d'expliquer et d'éclaircir plusieurs
passages obscurs ou mal entendus de Grégoire de
Tours , et autres historiens de France .
La vie d'Urbain IV contient le récit des démêlés des
prédécesseurs de ce pape avec les souverains du royaume
de Naples , et le détail de ce qui s'est passé sous son pontificat
par rapport à l'élévation de la maison d'Anjou sur
ce trône .
Les vies de René Benoît ( qui contribua à l'abjuration
d'Henri IV) , de Passerat , et de Pierre Pithou , principaux
auteurs de la satire Ménippée , renferment des détails
sur la Ligue ; et celle de Mathieu Molé , des réflexions sur
la Fronde : deux factions célèbres dans notre histoire .
La chronologie des comtes de Champagne , que l'éditeur
, dans ses notes , a comparée avec celle donnée par
Pierre Pithou à la suite de son commentaire sur la coutume
de Troyes , est encore un morceau qui se lie avec
l'histoire génerale .
Le même intérêt se trouve encore et dans la dissertation
qui fixe le lieu de la bataille où Attila , surnommé
1
1
396 MERCURE DE FRANCE,
fléau de Dieu , fut défait , et dans la vie romanesque dè
Hasting , chef de ces pirates qui inondèrent la France
dans le neuvième siècle , et dans le coup-d'oeil historique
qui précède les différens chapitres de l'ouvrage . On
remarque , dans ce coup- d'oeil rapide , un portrait des
Troyens digne de fixer l'attention par sa singularité .
Nous le citerions pour donner une idée du style de
l'auteur , si nous ne préférions rapporter le passage suivant
sur l'un des plus grands souverains de la Champagne ,
dont la mémoire doit être chère aux habitans , et dont
l'éditeur regrette avec raison que les restes gissent sans
honneur sous l'humble pavé de la chapelle où ils ont été
jetés pendant nos troubles civils .
« Troyes fut le séjour et la capitale des Etats des
» comtes de Champagne , et bientôt sa grandeur répondit
» à celle de ses maîtres . Thibault , à qui l'amour de ses
» sujets et l'admiration de son siècle ont déféré le titre
» de Grand , déploya sur cette ville toute la magnifi-
» cence d'un prince véritablement grand. Il affranchit
» les hommes , il les appliqua aux arts utiles ; il attira
» toute l'Europe aux foires de sa capitale , pár l'ordre
» qu'il y établit ; il créa des manufactures ; et , pour leur
» commodité , il partagea la Seine en une infinité de
» ramifications qui la portèrent dans tous les ateliers :
>> entreprise digne de l'admiration des siècles les plus
» éclairés , soit par son objet , soit qu'on la considère du
» côté de l'art qui a présidé à cette savante distribution .
>> En un mot , le comte Thibault créa et fixa à Troyes
>>l'industrie et l'esprit de commerce , qui la soutiennent
» depuis qu'elle a cessé d'être un des premiers entrepôts
» de l'Europe . »>
Il nous semble que l'écrivain qui sait peindre avec de
pareils traits , était capable d'écrire l'histoire , et qu'il
aurait eu du succès , s'il l'eût entrepris .
Nous citerons encore deux passages , extraits de la
vie de Pithou , l'un sur la satire Ménippée , et l'autre sur
les droits de l'église gallicane .
« Les différens morceaux qui composent cette satire ,
» jetés en apparence au hasard , sont , aux yeux des con-
» naiseurs , un chef- d'oeuvre d'assemblage , par l'heureuse
FEVRIER 1812 , 397
?
» réunion de tout ce que l'art a imaginé pour la perfection
des ouvrages de génie . En effet , quel ouvrage eut
» jamais un sujet plus grand , et par lui-même et par ses
>> circonstances? Où trouve-t-on des caractères plus
» finement saisis , plus ingénieusement variés , plus déli-
» catement contrastés , plus constamment soutenus ? Où
» sent-on mieux l'effet d'un grand intérêt , qui , dans une
» scrupuleuse unité , croit toujours en se développant ?
» Quant à l'expression , il me semble qu'à quelques
>> plaisanteries près , jetées au peuple , que les auteurs
» devaient avoir principalement en vue , on y trouve la
» force , la délicatesse , la naïveté dont notre langue est
» susceptible , et dont elle a peut - être perdu une partie
» en devenant plus timide , plus châtiée , plus réservée.
» Si les auteurs de la satire Ménippée se fussent unique
>> ment proposé de couvrir de confusion les chefs et les
» promoteurs de la Ligue , en répandant sur leurs dé
» marches et leurs projets un ridicule inextinguible ,
» leur objet était rempli par les harangues qu'ils leur
» mettent à la bouche , par l'ordre qu'ils donnent à leurs
» séances , et par les tableaux où ils les dépeignent : mais
» leur objet capital était de ramener la nation à ses inté◄
» rêts et à son devoir , en lui faisant sentir qu'au milieu
» des factions contraires , des intérêts opposés , des des-
>> seins contradictoires dont elle était la victime , il ne
» lui restait de ressource que dans une prompte obéis-
» sance au prince que les lois divines et humaines lui
» donnaient pour monarque.......
» Les droits de l'église gallicane étaient , dans ses
» écrits , l'épée et le bouclier de M. Pithou . Ces anciens
» droits , souvent attaqués , toujours défendus avec la plus
>> grande vigueur par les rois et par toute la nation , con-
» servés par une tradition immémoriale , n'avaient point
» encore été mis dans le jour qu'ils méritaient : on ne
>> pouvait le leur donner qu'en les réunissant en un corps,
» qu'en fixant les principes sur lesquels ils sont établis ,
» et dans lesquels ils se réunissent . C'est ce qu'osa tenter
» M. Pithou : simple particulier , dénué de toute espèce
» d'autorité , il entreprit de relever , entre le Sacerdoce et
» l'Empire, les anciennes bornes dont les derniers mal
398
MERCURE DE FRANCE ,
» heurs de l'Etat avaient à peine laissé quelques vestiges."
» L'abondance de ses recueils aurait pu , en d'autrés
» mains , ` augmenter la confusion qu'il voulait dissiper
» mais il n'y avait rien de semblable à craindre d'un coup-
» d'oeil aussi juste , aussi ferme , aussi sûr que celui de
» M. Pithou : toute cette immense matière vint se parta-
» ger, se distribuer , se ranger , sous 78 articles , tous
» relatifs à deux propositions capitales dont ils sont , en´
» même tems , et la conséquence et la preuve ; tous liés
» de manière que chaque article paraît être la suite de
» celui qui précède ; qui , considérés séparément , ren-
>> ferment chacun la matière et le germe d'un traité cóm-
» plet , dans une maxime énoncée avec cette rare préci-
» sion qui dit tout , sans rien laisser à désirer ni à re-
» trancher.
K
>>> Telles sont les libertés de l'église gallicane , que
>> M. Pithou donna au public en 1594. Il les dédia à
» Henri IV , par un épître digne de l'ouvrage qu'elle
>> annonce , du bon citoyen qui y parle , et du grand
>> prince auquel elle est adressée .
La fortune de cet ouvrage est maintenant décidée
>> il n'a plus d'attaques à craindre , après le témoignage
» qu'en a rendu le grand Bossuet , à la tête du clergé de
» France , dans l'assemblée de 1682. Les quatre propo-
>> sitions adoptées et promulguées par cette assemblée ,
» propositions qui ont irrévocablement fixé les limites
» des deux puissances , et qui sont aujourd'hui“ , ” en '
>> France , une des lois les plus certaines de l'église et de
» l'état , ont été presque littéralement tirées de l'ouvrage
» de M. Pithou , qui partage actuellement leur autorité. »
Les études et les goûts de Grosley furent constam-1
ment tournés du côté des recherches historiques . Il était
étranger à son siècle par l'érudition . On lui a reproché
de l'avoir prodiguée dans ses écrits ; mais ce défaut est
bien racheté par l'enjouement et le sel qu'il y a semés .
Un écrivain qu'on ne taxera pas de trop de modestie‚¨
Lalande , dans la préface de son Voyage d'Italie , a dit au
şujet de celui de Grosley: Je voudrais être dans mon livre
aussi amusant(et il aurait pu ajouter , aussi instructif) que
cet auteur si original l'est dans le sien . Les Ephémérides ,
FEVRIER 1812 . 399
en portant le cachet particulier de ce savant , renferment
une foule d'anecdotes , de descriptions , de recherches ,
et de vues aussi agréables et curieuses qu'utiles et approfondies
. On trouve des détails extrêmement piquans dans
un chapitre intitulé : Monumens singuliers , ainsi que
dans un autre qui termine le second volume.
Les amateurs du vieux langage et les antiquaires y
trouveront aussi des morceaux qui satisferont leur curiosité
, et qu'on chercherait vainement ailleurs .
Les artistes mêmes peuvent y puiser des connaissances
dans la description de plusieurs monumens existans dans
une ville décorée des ouvrages de Mignard et de Girar
don , qui y ont pris naissance ; ville que le fameux cavalier
Bernin visita du tems de ces grands artistes , et qu'il
appelait une petite Rome.
L'éditeur n'a rien épargné pour rendre cette édition
aussi correcte que l'impression en est soignée ; et les
notes qu'il a ajoutées à celles de l'auteur ne peuvent qu'en
augmenter le prix ..
Elle en aurait acquis encore plus , si M. Patris-Debreuil
y avait joint le Testament de Grosley qui est vraiment
curieux pour sa singularité , les Observations de ce sa-
. vant sur l'Esprit des Lois , la Réponse de Montesquieu ,
et une Lettre inédite de Voltaire sur l'Histoire de la Conjuration
de Venise : mais ces pièces intéressantes avaient
déjà été insérées dans un recueil publié par M. Patris-
Debreuil de ses Euvres diverses en prose et en vers ,
sous le titre d'Opuscules , sans nom d'auteur ; recueil
qu'il est facile de se procurer ( 1 ) ...
M. Patris -Debreuil nous fait espérer un supplément
aux Ephémérides ; et un Prospectus , publié par M. le
Maire de la ville de Troyes , annonce l'ouverture d'une
souscription pour fournir aux frais d'impression des
OEuvres inédites de Grosley , ainsi qu'à ceux de confection
de son buste en marbre . On ne peut trop encoura
(1) Ce volume de 300 pages in -12 , se vend 2 fr. 50 c . chez Labitte ,
libraire , rue du Bac , nº 1 ; Brunot-Labbe , libraire de l'Université
impériale , quai des Augustins , nº 33 ; et Durand , libraire de l'Ecole
de Droit , vis- à- vis le Panthéon .
400 MERCURE
DE FRANCE
,
ger l'exécution de ce double projet , non moins honorable
pour ceux qui l'ont conçu que pour celui qu'il a en.
vue : nous allons en conséquence donner ici un extrait.
de ce prospectus .
« Payer aux écrivains qui se sont exclusivement occupés
des intérêts de leur pays , le tribut d'estime et de
reconnaissance dû à leur zèle et à leurs travaux , est le
devoir de tous les bons citoyens , et l'acquit d'une dette
pour ainsi dire nationale.
» Qui mérita mieux que Grosley de recevoir les honneurs
qui lui sont réservés , et qu'il a rendus lui-même ,
à ce titre , aux hommes célèbres de sa patrie ?
>> Non content d'avoir élevé , à ses frais , les bustes
en marbre de cinq d'entr'eux , qui décorent le salon de
l'Hôtel- de-Ville de Troyes ( monumens patriotiques
dont l'utilité est incontestable , si , comme l'observe
Cicéron (2 ) , l'exposition des images des grands hommes
aux yeux du public est un puissant aiguillon qui excite
à suivre leurs exemples) , il consacra trente ans de sa vie
à des recherches multipliées pour découvrir et mettre au
jour les noms et les ouvrages de ceux de ses compatriotes
qui , ayant échappé à l'investigation des biogra
phes , méritaient de laisser un souvenir honorable de
leur existence .
>> Ce sont les Mémoires , fruit de ces recherches , et
un fragment très-considérable de la relation du Voyage
de Grosley en Hollande , que l'on se propose de publier,
et dont le produit de la vente sera destiné aux frais de la
confection de son buste en marbre .
» Depuis long- tems la Ville projetait de lui rendre cet
hommage , regrettant toujours de se voir forcée , par le
manque de moyens , à le différer . La publication des
Ephémérides , le succès qu'elles obtiennent , et la découverte
récente des manuscrits que ce savant a laissés ,
ont déterminé le Conseil municipal à en voter l'impres
sion , à l'effet d'associer Grosley aux grands hommes
dont il a été l'admirateur et l'émule.
» C'est pour remplir ce vou , continue l'éditeur , que
(2) Harangue pour le poëte Archias.
FEVRIER 1812 . 4at
SEINE
nous publions le présent prospectus , persuadés que les
bons citoyens , et particulièrement les fonctionnaires
publics de la ville et du département , ainsi que les litté
rateurs et les savans de la Capitale et de toute la France ,
s'empresseront de seconder , par leur souscription
l'exécution de ce projet patriotique et littéraire et de
faire entre plusieurs , pour un seul homme , ce que
Grosley a fait seul pour plusieurs (3).
Plan et sujet de l'ouvrage.
>> Cet ouvrage formera trois volumes in-8 ° , imprimés,
sur bon papier , avec de beaux caractères , et le portrait
de l'Auteur sera placé en tête.
>>>Le premier volume contiendra le Voyage en Hollande ,
faisant suite à ceux du même Auteur en Italie et en
Angleterre. Ce fragment est d'autant plus curieux qu'il
renferme la description , faite par une plume éminemment
originale , à une époque encore peu éloignée de
nous ( en 1772 ) , de moeurs singulières , qui ont en
partie changé , et dont le souvenir contrastera avec celles
qu'achevera d'y substituer l'urbanité française . L'existence
de ce morceau précieux a été inconnue jusqu'à ce
jour : il a été découvert parmi les papiers de Grosley,
déposés à l'Hôtel-de-Ville postérieurement à la publication
de la nouvelle édition des Ephémérides .
» Le second et le troisième volumes seront consacrés
aux Mémoires sur les célèbres Champenois . Cette biographie
, dont l'intérêt n'est pas circonscrit dans les
limites que le titre peut faire supposer , est absolument
neuve , tant par le fond que par la manière dont elle est
traitée . Elle contient environ deux cents notices , dont
plusieurs , telles que celles concernant Mathieu Molé et
Girardon , insérées dans la nouvelle édition des Ephémérides
, sont d'excellens morceaux littéraires , et ont
une étendue qui excède les bornes ordinaires de ces
sortes de Mémoires . On y voit figurer les noms d'écri
vains , de savans , d'artistes , de souverains , de magis-
(3) Eloge de Grosley , par M. Herluison .
Се
LA
402
MERCURE DE FRANCE ,
7
trats et de citoyens distingués , natifs ou originaires de la
ci-devant province de Champagne , ou qui y ont eu des
relations quelconques . Nous citerons entr'autres les articles
des comtes de Champagne ; des reines de France
Jeanne de Navarre et Isabelle de Bavière ; de MM. Colbert
et Orry , contrôleurs des finances ; du cardinal de
Fleury ; de MM . de Mesgrigny , Bazin , de Mauroy ,
Angenoust ; de Larrivey , Camusat , Desguerrois , Nicole
, Bossuet , Lenoble , Ludot , Desmarets ; Lefebvre ,
parent de Lamotte- Houdart ; La Ravallière ; des Mignards
, Carré , élève de Lebrun , Cochin , dessinateur
, etc. Ces Mémoires renferment en outre des détails
très-étendus sur les anciens chansonniers , les médecins ,
les imprimeurs , et la bibliographie de la ci-devant
Champagne : le tout est clasé par ordre alphabétique ,
en forme de dictionnaire . Enfin , cet ouvrage offre « une
» galerie de tableaux savamment dessinés , où l'Auteur
» a profité , avec autant de goût et de jugement que
» d'érudition , de toutes les occasions qui se sont pré-
» sentées de discuter les points les plus essentiels de l'his-
» toire civile , politique et littéraire de la nation française
, et de celle des peuples les plus dignes de notre
» estime. Il est entré , à ce sujet , dans des détails si
» curieux , des recherches si profondes , des anecdotes
» si peu connues , des traits si piquans , et de si justes
» observations , qu'il faudrait lire des milliers de volumes
» pour y trouver ce qu'on trouve dans cet écrit . »
» Aussi , le savant académicien de Guignes , qui censura
l'ouvrage en 1787 , et l'abbé Barthélemy , auteur
du Voyage d'Anacharsis , qui l'examina dans le même
tems , pressèrent- ils le Rédacteur de le publier , en lui
disant que ces Mémoires étaient si intéressans pour les
lettres , les sciences et les arts , qu'il n'y avait pas de
savant ni de littérateur qui pût se dispenser de les avoir
dans sa bibliothèque (4).
< » Le manuscrit a été revu avec soin par M. Patris-
Debreuil , Editeur des Ephémérides , sur l'autographe
- (4) Extrait du Précis de la vie et des écrits de Grosley , placé en
tête de la nouvelle édition des Ephémérides .
FEVRIER 1812
403
que l'on croyait perdu , et qui a été heureusement recouvré.
Il a restitué les passages qui avaient été retranchés
par le Rédacteur , à l'exception de ceux qui pourraient
blesser des personnes vivantes , et corrigé les fautes qui
s'étaient glissées dans la copie ; en sorte que l'on peut
assurer que le texte est parfaitement épuré et rétabli
dans son intégrité , conformément à l'original existant à
l'Hôtel - de -Ville (5) . »
(5)
J. B. B. ROQUEFORT.
Conditions de la souscription.
Le prix de l'ouvrage sera , pour les souscripteurs , de 5 fr . chaque
volume broché , en papier ordinaire , et de 9 fr. en papier vélin . Il se
vendra 7 fr . et 12 fr. le volume après la clôture de la souscription ; et
même il n'en sera pas mis en vente , si le nombre des souscripteurs
égate celui des exemplaires , qui ne seront tirés qu'à cinq cents .
On ne fera aucune avance de fonds en souscrivant : on s'obligera
seulement à retirer exactement et à payer chaque volume à mesure
qu'il paraîtra. Les souscripteurs trouveront à cet arrangement une
facilité, qu'ils sauront apprécier .
Le portrait de l'Auteur sera délivré immédiatement après la confection
du buste : il sera dessiné par M. Arnaud , de Troyes , élève
de MM. Vincent et Gros , et gravé par un des plus habiles artistes de
la capitale.
Les noms des souscripteurs seront imprimés à la fin de l'ouvrage
et mentionnés honorablement dans le procès-verbal qui sera dressé
lors de la cérémonie relative à l'inauguration solennelle du buste de
Grosley.
La souscription est ouverte , à partir de ce jour , jusqu'au 15 avril
1812 , à Troyes , au secrétariat de l'Hôtel - de - Ville ;
A Paris , chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université impériale ,
quai des Augustins , nº 33 ; et Durand , libraire de l'Ecole de Droit ,
rue Saint-Jacques , vis- à - vis le Panthéon .; et généralement dans tous
les bureaux de librairie des journaux où ce prospectus sera inséré .
Cc 2
404
MERCURE DE FRANCE ,
LES NOCES DE THÉTIS ET DE PÉLÉE , poëme de Catulle
traduit en vers français par M. P. L. GINGUENÉ , membre
de l'Institut impérial de France , etc. Un vol .
in-18. Prix , 2 fr . 50 c. , et 3 fr. franc de port.
A Paris , chez Michaud frères , libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34 .
?
Je ne sais trop si je ne dois pas commencer cet article
en demandant pardon aux lecteurs et aux rédacteurs dü
Mercure de ne m'en être pas occupé plus tôt. Le poëme
des Noces de Thétis et de Pélée , par M. Ginguené a paru
ayant le Catulle de M. Mollevault ; l'annonce de l'un,
aurait dû , par conséquent , précéder l'annonce de l'autre ;
le contraire est arrivé ; et j'ose croire que si l'ordre n'eût
pas été interverti , M. Ginguené et moi nous aurions,
épargné à notre confrère quelques méprises où la précipitation
de son travail l'a entraîné et que le public a pu
trouver assez étranges . En rapportant , par exemple , la
justification que M. Ginguené prête à son auteur accusé:
d'avoir donné une longueur démesurée à l'épisode
d'Ariane , nous aurions montré que le poëme des Noces
de Pélée, tient au genre lyrique par son plan , et au genre
épique par sa forme ; et notre collaborateur n'aurait plus
songé à y trouver un poëme élégiaque . Il n'est pas moins
probable qu'alors il ne se serait pas avisé non plus de
placer Catulle au nombre des trois poetes élégiaques
Îatins , à l'exclusion d'Ovide , qui jusqu'à présent y a
figuré. Peut- être aurais-je eu occasion de remarquer ,
avec M. Ginguené , qu'on ignore de quel poëte grec les
Noces de Thétis sont imitées , et alors encore on n'aurait
point lu , dans l'article dont nous parlons , que ce poëme
est traduit de Callimaque , ce qui n'est vrai que de la
Chevelure de Bérénice ; et je crois enfin qu'en faisant sentir
le mérite de la traduction de M. Ginguené , j'aurais
pu épargner à mon confrère la citation de quelques fragmens
de M. Mollevault qui sont loin de mériter les mêmes
éloges . Voilà quels sont , entr'autres , les inconvéniens
qu'ont produits et la trop grande précipitation de mon
FEVRIER 1812. *** 405
collègue , et ma trop grande lenteur . Puissé-je , en réparant
le mal , obtenir du public le pardon des coupables !
Ce qui me fait espérer beaucoup de son indulgence
en faveur du critique de M. Mollevault , c'est que
M. Mollevault ne lui avait fourni aucun de ces secours
qui aident si puissamment un critique . Son Catulle n'a
pas une seule note , pas la moindre préface , pas un
pauvre petit avertissement. Le volume est laconiquement
intitulé Catulle , et ce laconisme peut faire
croire qu'il présente toutes les poésies connues de l'auteur,
tandis qu'il n'en contient que la moindre partie ,
vingt- trois morceaux sur plus de cent. En revanche on y
trouve le Pervigilium Veneris qui , comme on sait , n'est
pas de Catulle ; et ce qui vaut mieux encore , quoique la
traduction entière soit annoncée au titre comme étant de
M. Mollevault , on y a introduit la traduction faite par
Boileau de la fameuse ode de Sapho qu'imita Catulle !
Nous répondra- t- on que M. Mollevault , désespérant
de la mieux traduire , a fort bien fait de réimprimer les
vers de Boileau ? D'accord , mais il fallait peut- être en
avertir , et il fallait du moins traduire la dernière strophe
qui est toute entière de Catulle , et que Longin ni
Boileau ne pouvaient ni citer ni traduire , ou bien il
ne fallait pas la réimprimer.
On voit que M. Mollevault a mis autant de précipitation
dans son travail que notre confrère dans sa critique ;
mais ce défaut qui a fait avorter tant d'ouvrages , et tant de
critiques , sera le dernier sans doute que l'on pourra reprocher
à M. Ginguené . Poëte et savant tout ensemble ,
membre de la troisième classe de l'Institut , et non moins
digne d'appartenir à la seconde , il a suivi le conseil d'Horace
, en laissant reposer huit ans un travail qui , loin
d'embrasser tous les ouvrages de Catulle , se borne à un
poëme de quatre cents vers , et que ses collègues avaient
nanti de leur honorable suffrage . Les gens superficiels
seront sans doute surpris qu'un poëme si court soit ainsi
parvenu à remplir un volume de 250 pages ; et je leur
passe leur étonnement. Ce n'est pas pour eux , ou du moins
pour eux exclusivement , que M. Ginguené a pris la peine
décrire ; mais il faut aussi qu'à leur tour , après avoir
406
MERCURE DE FRANCE ,
joui de la traduction fidelle et poétique dont il leur a
fait présent , ils lui passent à lui et aux lecteurs instruits
l'érudition qu'il y a prodiguée . Il faut même qu'ils me
'permettent d'en rendre compte dans le Mercure , aussi
/ brièvement , toutefois , que l'exigent la nature de ce journal,
et le devoir de consacrer à la traduction beaucoup
plus d'espace.
Les morceaux de prose que M. Ginguené a fait entrer
dans ce volume , sont premièrement une Préface avec
son Appendix , secondement des Variantes , et troisièment
des Notes . La Préface ne contient pas seulement un
compte rendu du travail de l'auteur , mais un Précis trèsintéressant
de la Vie de Catulle , et une histoire littéraire
des manuscrits , des éditions , des traductions de
ce poëte , dans laquelle M. Ginguené analyse les travaux
et le mérite de tous les savans qui s'en sont occupés ..
L'Appendix est formé des détails et des développemens
qui ne pouvaient entrer dans la Préface , et ces deux
morceaux , dont le but est le même , annoncent des recherches
laborieuses faites avec la plus grande sagacité.
Aucun manuscrit , aucune édition importante n'échappe
à l'auteur; il les juge avec une équité précieuse , et porte
les mêmes qualités dans l'examen du travail des commentateurs
. Ceux même pour qui de semblables recherches
sont peu attrayantes , n'y verront pas sans intérêt
que les plagiats n'ont pas été moins communs en érudition
qu'en littérature , et que souvent les philologues ont
été encore plus empressés que les poëtes à crier au voleur.
Ils apprendront avec d'autant plus d'étonnement que
l'énorme plagiat commis par l'abbé Arnaud d'un Mémoire
presqu'entier de l'abbé Conti sur Catulle , n'a été connu
du monde littéraire qu'après la mort de ces deux auteurs .
Je crois aussi que les gens du monde liront avec plaisir
dans l'appendix de la préface la manière dont M. Ginguené
détermine la date des quatre épigrammes de
Catulle contre César : elle est tout-la-fois neuve et
piquante , et l'auteur s'appuye sur des preuves dont on
ne peut contester la solidité .
Les variantes , il faut l'avouer , sont d'un intérêt bien
moins général . Beaucoup de gens , même parmi ceux
FEVRIER 1812. 407
qui prennent à tout hasard le titre d'hommes de lettres ,
lisent fort légèrement les poëtes latins . Ils en sentent à
la vérité les beautés les plus saillantes , ils en citent les
morceaux les plus connus ; mais le plus souvent ils se
contentent de saisir en gros le sens de leur auteur , et
s'inquiètent peu qu'un mot mis à la place d'un autre , ou
un changement dans la ponctuation , éclaircisse ou amé
liore ce sens qu'ils croyent avoir saisi , et dont , faute de
mieux , ils se contentent. C'est pourtant à éclaircir , a
améliorer de cette manière , que tendent les efforts , les recherches
de la critique ; c'est en confrontant les variantes
des manuscrits , et les conjectures imaginées par les
savans , lorsque toutes les leçons étaient absurdes , que
l'on parvient à rendre plus correct et plus intelligible le
texte d'un ancien auteur ; c'est aux premiers travaux de
ce genre que les modernes amateurs doivent la faculté de
pouvoir jouir de ces beautés antiques , et je ne vois pas
pourquoi ils se montreraient ingrats envers les derniers .
Rien ne serait plus injuste que de s'y autoriser , en sou
tenant qu'il ne reste plus rien à faire dans ce genre . Les
variantes dont nous parlons , prouvent évidemment le
contraire. On y voit que M. Ginguené a eu besoin d'une
sagacité égale à sa patience , pour faire un choix judicieux
entre les neuf éditions qu'il a collationnées , et qu'il
reste cependant bien des passages qui ne pourront être
entièrement éclaircis que lorsqu'on aura découvert des
manuscrits supérieurs à ceux qui ont servi jusqu'à présent
à rédiger le texte de Cafulle .
L'espace ne me permet pas de m'étendre beaucoup sur
les Notes , et heureusement il n'est pas aussi nécessaire
d'en relever l'utilité , bien plus généralement admise . Celles
de M. Ginguené portent sur les moeurs , l'histoire , la
géographie de l'antiquité. Je ne puis m'empêcher d'en
indiquer une. Catulle , à la fin du poëme , introduit les
Parques qui font diverses prédictions aux deux époux ;
elles disent entr'autres choses à l'épouse :
Non illam nutrix orienti luce revisens
Hesterno collum poterit circumdare fito.
408 MERCURE
DE FRANCE
,
1
M. Ginguené rend fort bien ces deux vers par ceux- ci a
Ta nourrice demain du fil accoutumé
Sur ton cou vainement essaîra la mesure .
la
Et il en prend occasion d'expliquer , dans sa note ,
coutume à laquelle ils faisaient allusion . Les anciens ,
dit- il , pensaient que les veines et les muscles du cou
étaient plus gonflés dans une jeune mariée que dans une
vierge ; et grace à la note , le soin que prend la nourrice
de mesurer le cou de la jeune épouse le soir des 'noces
et le lendemain , ne présente plus aucune obscurité ,
M. Mollevault , qui ne fait point de notes , devait alors expliquer
la chose dans son texte ; mais on peut douter qu'il
l'ait comprise , car voici comme il traduit :
Ta nourrice , épiant du jour les feux nouveaux ,
Veut en vain détacher de sa main idolâtre
Le collier virginal qui ceint ton cou d'albâtre....
Je crois même , qu'à la rigueur , on pourrait trouver
ici un contre-sens .
Mais , quelque respect que je porte à l'érudition , je
ferais scrupule de détourner plus long- tems l'attention
de mes lecteurs de ce qui fait l'objet principal de cet
article : le poëme de Catulle et sa traduction .
Les noces de Thétis et de Pélée , sont l'ouvrage le plus
considérable qui nous reste de son auteur . Le plan
malgré tout ce qu'on a dit pour en pallier les défauts ,
ne peut guères être excusé auprès d'un goût sévère . Le
poëte rappelle , en fort peu de vers , l'expédition des
Argonautes , l'amour mutuel de Pélée et de Thétis , les
préparatifs de leurs noces . En décrivant le lit nuptial ,
il parle du voile qui le couvre ; sur ce voile sont brodées
d'héroïques aventures . Il s'arrête à celles d'Ariane , et
n'emploie pas moins de deux cents vers à les raconter ;
c'est à -peu-près la moitié du poëme. Le reste est plus
sagement employé à peindre les dieux arrivant à la fête ,
et à faire chanter aux Parques les destinées glorieuses
du fils de Thétis ; mais l'épisode qui coupe en deux le
sujet principal , produit un effet qu'on voudrait justifier
en vain par des exemples tirés de la poésie lyrique ; il
FEVRIER 1812. *
409
détruit tout l'intérêt , car personne ne peut plus en
prendre à une fête nuptiale et à des prédictions en faveur
d'un enfant , après avoir été déchiré par les plaintes
d'Ariane et par le désespoir d'Egée . Lorsque les grands
lyriques se permettent des épisodes semblables , c'est
qu'ils désespèrent d'intéresser à leur sujet principal , et
le poëte n'avait rien à craindre pour celui- ci dont il pouvait
tirer , sans en sortir , des tableaux et des sentimens
de toute espèce.
Au reste , c'est bien moins à Catulle qu'il faut reprocher
ce plan vicieux qu'à l'auteur grec dont il a emprunté
son poëme. L'un et l'autre ont eu l'art de se le faire pardonner
par la beauté des détails , et c'est ce qu'a fait
aussi leur ingénieux interprète . M. Ginguené à lutté ,
non sans succès , contre Catulle dans toutes les parties
de ce poëme qui présente beaucoup de variété. Son
travail , sans doute , n'est pas tout -à- fait sans tache : et
quel ouvrage en est exempt ? mais il réunit , en général ,
la fidélité littérale qui semble n'appartenir qu'à la traduction
en prose , à la fidélité poétique qui n'appartient
jamais qu'à la traduction en vers . Dès le début il s'ap
proprie l'élégante précision de son modèle :
Du Pélion jadis abandonnant la cîme ,
On vit des pins rouler jusqu'au liquide abyme ,
Se fier à Neptune et nager dans les flots
Vers les Etats d'Aète , et le Phase , et Colchos ;
Lorsque des Argiens l'héroïque jeunesse. ,
D'une toison dorée enviant la richesse ,
Osa , pour l'enlever , franchir les flots amers
Et d'avirons légers fendre l'azur des mers .
9
}
La fidélité de ce dernier vers est sur-tout remarquable :
Carula verrentes abiegnis æquora palmis ( 1) .
Un peu plus loin , il fait preuve d'une exactitude encore
plus scrupuleuse . Catulle répète le nom de Thétis
(1 ) M. Mollevault traduit :
Et fatigua les mers avec la rame agile.
410 MERCURE DE FRANCE ,
trois fois en trois vers ; M. Ginguené les traduit de cette
manière :
Alors des traits d'amour Thétis blessa Pélée ;
Thétis vit sans mépris les désirs d'un mortel ;
Pour Thétis d'hyménée on prépara l'autel .
Plus loin encore , une répétition semblable termine un
tableau touchant . C'est Ariane au premier instant où
'elle s'aperçoit de la fuite de Thésée ; pâle , en désordre ,
sans parure , elle tient les yeux fixés sur la vaste étendue
des mers :
Plus d'écharpe, lien d'une gorge rebelle ;
Tout ce vain ornement tombe et flotte autour d'elle ( 2) ;
La mer vient à ses pieds le baigner de ses eaux .
Eh ! que lui font ces noeuds , ces voiles , ces bandeaux ?
C'est toi , quand tu la fuis , toi que toute son ame ,
Thésée , ah ! c'est toi seul que tout son coeur de flamme ,
Que ses esprits , ses sens , rappellent éperdus .
Les plaintes d'Ariane , qui viennent ensuite , sont le
morceau le plus célèbre de tout le poëme . On y a retrouvé
l'original de celles de Didon : et quoique les vers
de Catulle me paraissent bien inférieurs en harmonie et
en poésie à ceux de Virgile , je me sens obligé de reconnaître
que le poëte de Vérone n'est pas moins habile que
celui de Mantoue à peindre tous les mouvemens de la
passion. Je ne citerai cependant que quelques traits
isolés de ces plaintes . En voici un d'abord qui n'a point
été imité par Virgile et qui n'en est pas moins naturel :
Ah! d'un homme jamais ne croyez les sermens ,
Femmes , n'espérez rien de ce sexe perfide ;
Quand le feu du désir brûle leur ame avide ,
Toujours prompts à promettre , à jurer toujours prêts ,
Leurs voeux sont- ils remplis , leurs désirs satisfaits ,
4 Ils ne comptent pour rien ni serment , ni promesses.....
Les trois derniers vers , sur-tout , sont traduits presque
(2) M. Mollevault :
Ses voiles importuns vers la terre s'écoulènt.
FEVRIER 1812 . 411
littéralement de Catulle (3) ; et la fin de cette tirade que
Virgile a très -sagement imitée , ne l'est pas moins heureusement
:
Quels lions t'ont produit dans leur antre sauvage ?
Dans quels flots écumans , sur quel affreux rivage ,
De Scylla , de Carybde as -tu reçu le jour ,
Pour payer d'un tel prix la vie et tant d'amour (4) ?…
J'aimerais à citer encore ce passage d'origine évidemment
grecque , où. Ariane dit à Thésée qu'à défaut du
titre de son épouse , celui de son esclave aurait pu la
contenter ; mais nous avons déjà vu que Catulle et
M. Ginguené savent peindre les tourmens de l'amour . Il
vaut mieux prouver qu'ils excellent également à exprimer
les sentimens de la tendresse paternelle , et il suffira de
citer les adieux d'Egée à son fils :
Mon fils , mon doux appui , mon unique secours ,
Toi qu'à peine les Dieux rendaient à mes vieux jours ,
Et qu'à tant de dangers malgré moi j'abandonne ,
Puisque mon triste sort et ta vertu l'ordonne ,
Tu pars , sans que je puisse avant de tels adieux
De ton visage aimé rassasier mes yeux.
Le sublime n'est pas moins que le pathétique aux
ordres de Catulle et de son traducteur . › Ariane a terminé
ses plaintes par des imprécations contre son indigne
amant . Voici comment nous apprenons que Jupiter les
exauce :
Lorsqu'elle eut de son coeur exprimant la détresse
En ces mots imploré la peine vengeresse
Le souverain des cieux dicta l'arrêt fatal ;
Et sa tête en donna l'invincible signal ,
(3) Voy. la trad . de M. Mollevault , Mercure du 8 fév . , p. 263.
(4) Chez M. Mollevault Ariane cesse ici d'apostropher Thésée ,
pour s'adresser à Carybde et à Scylla :
O Carybde ! ô Scylla ! forcez - vous ses amours
A payer d'un tel prix le salut de ses jours ?
Voilà ce qu'on peut appeller un sproposito inintelligible . " ( V: le
Mercure déjà cité. ) pas
412 MERCURE DE FRANCE ,
Et la terre et les mers à ce signe tremblèrent ;
Dans les cieux enflammés les astres s'ébranlèrent , etc.
Le premier vers est un peu traînant , mais les quatre
derniers rendent à merveille ceux de Catulle dont Homère
a fourni le premier original : .
Annuit invicto coelestum numine rector,
Quo tunc et tellus atque horrida contremuerunt
Equora, concussitque micantia sidera mundus.
Qui croirait que M. Mollevault n'a point senti les
beautés de ce passage , s'il ne l'avait prouvé en le traduisant
comme il suit ?
Dès qu'elle a répandu son dévorant courroux ,
Armé les immortels contre un barbare époux ,
Soudain l'onde mugit , la terre au loin chancelle ,
Et de feux menaçans tout l'olympe étincelle .
Traduttore , traditore ! Jamais le proverbe italien n'aura
mieux trouvé sa place .
Mais je me laisse entraîner au plaisir de citer les vers
de M. Ginguené , et j'oublie que mes lecteurs aimeront
beaucoup mieux les lire de suite dans son poëme. Je les
renverrai donc à cet ouvrage pour le chant prophétique
des parques , où le traducteur a très- sagement réduit le
nombre un peu trop grand des répétitions de ce vers ,
Currite ducentes subtemina , curritefusi ,
et pour la conclusion même du poëme qui finit par une
censure énergique des moeurs du tems ; mais je ne puis
me refuser à transcrire encore le tableau des Parques.
Ce n'est pas que je l'apprécie très-haut en lui-même dans
l'original. Il me semble au contraire chargé de détails
minutieux qui décèlent dans l'auteur grec un goût mesquin
, bien éloigné de celui des grands poëtes ; mais aucun
morceau de la traduction ne montre aussi bien comment
notre langue sait vaincre tous les genres de difficulté ,
lorsqu'elle est maniée par un maître :
Les parques commençaient de véridiques chants ;
Leur corps tremble , vêtu d'une blanche tunique ,
FEVRIER 18.2 . 413
Où serpente en festons le chêne fatidique ;
La pourpre en teint les bords , et sur leurs fronts tressés
Flottent des voiles blancs de rose nuancés .
D'un travail éternel leurs mains sont occupées :
A leurs quenouilles d'or , de laine enveloppées ,
La gauche sert d'appui ; la droite entre ses doigts ,
Tantôt forme le fil qu'elle en tire avec choix ,
Tantôt à rangs pressés conduit ce fil ductile
Sur le léger fuseau que tourne un pouce agile.
Leurs dents mordent la trame en l'épurant toujours :
Si d'importuns flocons en hérissent le cours ,
Leur bouche les enlève , et la laine arrachée
Couvre de son duvet leur lèvre desséchée .
J'ai mis en italique , dans ces vers , deux ou trois mots
de peu d'importance , mais je ne sais si dans tout le reste
la traduction ne l'emporte pas sur l'original ; on n'y trouve
pas au moins un vers aussi pénible que celui- ci :
Atque ita decerpens æquabat semper opus dens ;
vers que la modeștie du traducteur a pu seule l'empêcher
de dénoncer à la critique .
Terminons enfin cet article dont la longueur me causerait
quelqu'inquiétude , si ma prose dans les dernières
pages ne servait pas uniquement à lier les vers que j'y aï
cités . J'espère , au reste , que les résultats de mon examen
se présenteront d'eux-mêmes . Tous mes lecteurs ,
sans doute , en concluront avec moi que le travail de
M. Ginguené , quoiqu'il n'ait eu pour objet qu'un poëme
de quatre cents vers , semble indiquer , et indiquer par
un succès , à nos littérateurs , une carrière nouvelle dans
la réunion de la traduction poétique à l'érudition du
commentateur ; ils en concluront que les Noces de Thétis
et de Pélée n'avaient pas encore été aussi bien traduites ,
que le texte latin de ce poëme n'avait pas encore été
soumis en France à une révision aussi judicieuse , et
que sans un petit nombre de négligences typographiques
, que l'on remarque à regret dans ce volume , il ne
laisserait rien à désirer.
M. B.
414
MERCURE DE FRANCE ,
MONTFORT ET ROSENBERG."
ANCIENNE CHRONIQUE .
-
(SUITE ET FIN . )
EN quittant leur château de Rosenberg , les deux jeunes
chevaliers avaient pris simplement les noms de Rodolphe et
de Henri qu'ils portaient aussi , mais sous lesquels ils n'étaient
pas connus . Ils dirent à Herman que leur nom de
famille , assez obscur , mais qu'ils prétendaient illustrer ,
était Berthold. Il le crut d'abord , inais on a vu comment
Lorédan s'était trahi devant lui , et lui avait fait reconnaître
les armoiries des Rosenberg. A peine arrivé chez Lisbeth
avec les jeunes chevaliers , pendant que les jeunes gens se.
regardent et s'admirent , il prend Lisbeth à part et lui communique
son importante découverte. La prudente nourrice
écoute et secoue la tête . « Prenez garde , Ulrich , lui dit-
» elle , vous pourriez bien vous tromper , au moins pour
» un des deux chevaliers : vous m'amenez deux frères char-
» mans , et je sais , de science certaine , qu'il n'y a qu'un
» Rosenberg de présentable , celui qu'on destinait à Blanche
» et qu'on nomme Lorédan . Le cadet est une espèce de
monstre , complètement imbécile . J'étais là quand Urbain
, qui l'avait vu , en fit le portrait , et celui- ci est un
gaillard qui me fait trembler avec les yeux dont il regarde
» ma Clara . Prenez -garde , vous dis -je , n'amenez pas un
loup dans la bergerie . »
ช
77
27
•
Quand je vous dis , Lisbeth , que le plus grand , celui qui
n'est pas blessé , qui se fait appeler Rodolphe , est aussi
certainement Lorédan de Rosenberg que je suis Ulrich Herman
; n'ai -je pas vu sur son écu la rose rouge boutonnée
d'or , que mon maître m'a montrée cent fois sur le sceau
des lettres du baron Everard ? N'a-t- il pas dit qu'il voulait
aller à Montfort ? N'a-t-il pas juré qu'il voulait délivrer les
filles du comte ? Nous ferions bien peut - être de les lui
nommer, pour lui épargner le voyage ; et c'est sur cela
que je voulais vous consulter.
Gardez -vous-en bien , s'écria Lisbeth , le secret est trop
important pour le confier ainsi à de jeunes inconnus. Qui
sait si tout ceci n'est point un piége de la maudite comtesse
Ursule , s'ils ne sont point envoyés par elle ? on ne s'est
jamais repenti de s'être tû ; on se répent souvent d'avoir
trop parlé Croyez-moi , Ulrich , ne disons mot. Quoique
FEVRIER 1812 . 415
le comte ne nous ait pas remis ses filles directement , nous
devons lui en répondre puisque nous les lui avons prises ;
et s'il les redemande , il faut qu'il les retrouve telles que
nous les avons reçues ; laissons partir le jeune homme bien
portant , le blessé n'est pas dangereux ; il ne nous échappera
pas celui- ci , il ne courra pas après mes filles . Si
l'autre va à Montfort , à la bonne heure ; il n'y trouvera
pas les jeunes comtesses et reviendra peut-être apporterat-
il quelques nouvelles ; qui vivra , verra alors ce qu'il y
aura à faire .
:
Ulrich convint que c'était le plus prudent ; mais il se
fachait lorsque Lisbeth doutait seulement que Rodolphe.
fût un Rosenberg . Passe pour l'autre , disait-il , je n'en
répondrais pas ; quoiqu'il ait aussi sur son écu la rose
rouge , et que l'aîné l'appelle son frère , je me rappelle , en
effet , que le pauvre Godefroi est imbécile . Ce sera donc
son frère d'armes , un bon gentilhomme aussi , et peut-être
un bon mari pour notre Clara ; ce n'est pas pour rien que,
la Providence a conduit ici ces jeunes gens . Lisbeth sourit
à cette idée , et fit des voeux pour qu'elle se réalisât .
" Lorédan ou Rodolphe , attendit quelques jours , en
enrageant , le retour d'Urbain . Voyant qu'il ne revenait
point , el que la jambe de son frère était loin d'être guérie ,
il ne tint plus à son impatience , et se décida à partir seul
pour Montfort . Godefroi , ou Henri , eut un instant de
regret de ne pouvoir le suivre ; mais un doux regard de
Marie le consola bientôt. Il n'était pas resté long- tems indécis
entre les deux soeurs . Agathe était plus belle , mais
fière , légérement dédaigneuse , et d'ailleurs assez triste .
Marie vive , folâtre , ingénue , toujours chantant , toujours
courant , pleine de grace et de gaîté , lui rendant mille
petils soins , et le faisant bien enrager , lui tourna bientôt
la tête. Dès l'aube du jour elle courait à la montagne , en
revenait avec un faisceau des fleurs les plus odorantes , les
répandait autour du blessé ; et s'il voulait saisir une de ses
jolies mains et la presser contre ses lèvres , Marie , plus
légère qu'un oiseau , s'éloignait en riant , et se moquait du
pauvre impotent qui ne pouvait la suivre . Il voulait alors
essayer de marcher , une douleur le retenait , il jetait un
cri , et la petite railleuse revenait doucement le gronder, le
plaindre et l'appuyer pour qu'il se replacât sur sa couchelle .
Il bénissait alors , et sa douleur , et sa blessure , et ne songeait
à Clara de Montfort que pour la remercier intérieures
ment d'en avoir été la canse ; chaque instant augmentait
416 MERCURE DE FRANCE ,
son amour pour Marie . La jeune fille devient aussi un peti
plus sérieuse elle court moins vîte , chante moins haut ;
souvent même un soupir étouffe un éclat de rire . Agathe
s'en aperçoit , et croit de son devoir de soeur aînée de lui
en parler. Chère Clara ! lui dit- elle en passant un bras autour
de son col . -Pourquoi m'appelles - tu Clara , je ne suis
plus Clara , tu le sais bien ; je ne suis que Marie .
-
de
Je crains , ma soeur , poursuivit Blanche , que tu ne te
croies en effet que Marie Herman , et rien de plus ; que
n'aies oublié le noble nom de Clara de Montfort. Le jeune
Henri , il t'intéresse , il t'occupe ; et sa naissance obscure ...
— J'ai cru , chère Agathe , que nous étions vouées à l'obscurité
. Oui , pour un tems ; mais sans oublier ce que
nous sommes . Ah ! j'ai tout oublié ; je crois ne vivre
que depuis que je respire l'air pur des montagnes , que je
suis la fille d'Herman , la nièce de Lisbeth . Et l'amie
de Henri , ajoute Agathe ; Clara ! Clara ! ne dois - tu pas
rougir ? Elle rougissait , en effet , mais c'était d'émotion et
non pas de honte ; sa soeur venait de l'éclairer sur le sentiment
qui l'entraînait trop franche pour cacher ce qu'elle
éprouvait , elle en convint avec Blanche . J'ai dans l'esprit ,
lui dit- elle , que tu retrouveras un jour ce beau Lorédan à
qui tu fus destinée , et qui te tient encore au coeur . Moi
qui ne l'étais qu'à un affreux imbécile , je n'ai rien à regretter
, rien à espérer , que de vivre et mourir où je suis
si heureuse . Blanche l'appela une petite folle , mais sourit
à l'idée de retrouver un jour son Lorédan . Pour achever
de l'apaiser , et pour appuyer sa prédiction , Clara lui
tressa dans la journée un petit anneau de crin blanc et noir,
avec la devise de celui qu'on avait renvoyé . Ce n'est pas
les diamans que tu aimais , lui dit -elle en le lui passant au
doigt. Porte celui - ci jusqu'à ce que le véritable te revienne .
Comment résister à Clara ? Blanche l'embrasse et garde
l'anneau , parce que c'était l'ouvrage de sa soeur , mais non
sans éprouver un certain plaisir de revoir à son doigt ce
beau nom de Lorédan qu'elle y avait porté si long-tems .
Nous ignorons si Marie s'en fit un à elle - niême avec le joli
nom de Henri , mais nous sommes sûrs au moins que chaque
instant le gravait dans son coeur en dépit de la raison . II
lui avait confié qu'il n'était qu'un jeune troubadour , passionné
jusqu'alors pour la guerre , et s'étant attaché comme
écuyer au chevalier qui venait de les quitter , et qu'il ne
lui nomma pas . Elle savait bien qu'un écuyer , un troubadour
, n'était pas un époux digue de Clara de Montfort ;
FEVRIER 1812 . 417
mais Marie Herman le trouvait bien aimable. Elle avait un
luth dont elle pinçait très-bien , et qu'Ulrich lui avait procuré
. Henri la pria un jour de l'accompagner pendant
qu'il chanterait une romance qu'il avait composée pour lui
donner une idée de son talent ; elle y consentit , et il lui
chanta avec l'expression la plus tendre les couplets suivans ,
qu'elle entendit avec beaucoup d'émotion , mais sans colères
Jeune et vaillant apprenti chevalier
De m'illustrer avais bien grande envie ;
Le premier pas dans ce noble métier
Est de faire choix d'une amie .
Croyais aimer un objet inconnu , 5 .
J'allais lui consacrer ma vie ;
Mais depuis que j'ai vu Marie
SETE
Je n'aime que ce que j'ai vu.
Dans les combats souvent je fus vainqueur ;
Mais à l'amour je cède la partie :
Pour triompher de mon sensible coeur
Il n'eut qu'à me montrer Marie.
Belle Marie , un regard m'a vaincu ,
A tes pieds je pose mes armes ;
Dès l'instant qu'on a vu tes charmes ,
On adore ce qu'on a vu.
Pour inspirer et pour sentir l'amour ,
Qu'est-il besoin d'une illustre naissance ?
Reçois les voeux d'un simple troubadour
Qui te jure amour et constance ;
Tes titres sont esprit , beauté , vertu ,
Tout ce qui fixe pour la vie.
J'ai fait vou , quand j'ai vu Marie ,
D'aimer toujours ce que j'ai vu .
1 )
Pendant que Godefroi compose , chante , aime , et ne
pense plus à son frère que pour trembler de le voir revenir ,'
celui- ci faisait mieux que d'aimer. Arrivé à Montfort , il
entre dans la première chaumière , se donne pour un neveu
de l' ver Urbain , et prie le paysan d'aller au château {
avertir son oncle , que son neveu Rodolphe l'attend ; resté
seul , il lève les yeux sur l'antique donjon et sur la tour du
nord , où Urbain lui a dit qu'on avait relégué les jeunes '
comtesses ; il croit voir leurs figures sveltes se mouvoir à
travers les barreaux de l'étroite fenêtre . Urbain arrive et
Da
418 MERCURE
DE FRANCE ;
•
w
détruit cette illusion . Elles ne sont plus au château ; on les
a conduites au monastère le lendemain de son départ ; et
depuis ce jour , comme une punition du ciel , tout le châ
teau de Montfort est dans la consternation la plus terrible .
En voici la cause . On se rappelle que ce même jour ,
Ursule laissa son enfant aux soins du comte pendant qu'elle :
volait à l'incendie de Werneck pour sauver Théobald ou
mourir avec lui . Le comte n'avait jamais fait le métier de
bonne , et s'y entendait peu ; mais enchanté de ce que son
fils prenait plaisir à voir ses armoiries , et croyant que c'était
l'effet d'un noble sang , il veut les lui montrer de plus près
et l'élève sur une corniche pour qu'il puisse les toucher . Le
petit garçon se saisit d'un bouclier d'acier poli , le tire à
lui; le bouclier se détache et tombe sur la tête de l'enfant ,
qui roule à terre sur un parquet de marbre avant que le
comte ai pu le soutenir , et y reste sans le moindre sentiment.
On comprend le désespoir de celui qui se croyait de
bonne foi le père de ce malheureux enfant qu'il avait désiré
si long-tems , et qu'il vient de tuer , car il se regardait
comme l'unique auteur de cet affreux accident . Cependant
on vient , on rappelle le petit garçon à la vie , mais pour
peu de tems . Une horrible blessure à la tête ne laisse aucun
espoir ; depuis ce fatal accident , on attend sa mort d'un
moment à l'autre , et bientôt sans doute elle sera suivie de
celle du comte .
Tel fut le récit d'Urbain qui paraissait plus consterné
qu'il n'aurait dû l'être de la perte d'un enfant qu'il savait
bien n'être pas à son maître .
Et l'infâme Ursule , dans quel état est-elle ? demanda
Lorédan .
Ursule, sans égard pour le désespoir de son mari , l'accable
de reproches ; elle qui pourrait si bien lui sauver du
moins l'horreur de se croire parricide , ne cesse de lui répéter
ce mot affreux . Le chevalier Théobald la console avec
l'espoir d'avoir un autre enfant , et ne la quitte pas ; mais
c'est celui -là qu'elle voudrait conserver un jour , une heure
de plus que son époux ; et il leur est si essentiel que l'enfant
lui survive , que je crains tout , je l'avoue , pour les
jours du comte entre ces deux monstres .
Lorédan leva les yeux et son épée au ciel avec un vif
sentiment d'indignation . Avant la fin de la journée , dit-il,
tu n'auras plus cette crainte ; le comte de Montfort fut sans
doute faible et coupable , mais il fut l'ami de mon père ; il
a donné la vie à Blanche et à Clara ; je sauverai la sienne , je
$
FEVRIER 1812 . 419
saurai la lui faire aimer . Il apprendra que s'il fut un père
cruel pour ses adorables filles , il n'est pas du moins un parricide
, et que cet enfant n'est pas le sien . Ursule et l'indigne
Théobald seront forcés de convenir de leur crime . Le
comte a -t-il parlé de ses filles ? a-t- il désiré de les revoir?
Ici Urbain se trouble , se coupe . Lorédan presse , insiste
enfin l'écuyer lui avoue qu'on ne sait ce que sont devenues
les jeunes comtesses , ni le domestique de confiance charge
de les conduire au couvent , qu'ils n'y ont pas paruset
qu'il est bien à craindre que leur cruelle marâtre
les ait
fait disparaître pour jamais . Le comte s'était rappelé tes
connaissances d'Ulrich en chirurgie ; il l'avait fait chercher
et avait ordonné qu'on lui ramenât ses filles , regardants
malheur comme une punition du ciel à cause de sa dureté
pour elles . Lui - même Urbain était allé les chercher au cou
vent de St - Claire qui n'était qu'à une journée de Montfort ;
il avait parlé à l'abbesse , au portier , à tout le monde , et il
lui paraissait positif que ni l'ancien serviteur , ni les jeunes
filles n'y avaient paru . Il était revenu la veille avec cette
triste nouvelle , qui avait achevé d'acabler le comte . Ursule
avait paru surprise , consternée ; mais Urbain ne la croyait
pas moins coupable de cette disparution .
tson
A la rage de l'indignation succéda chez le bouillant
Lorédan ce calme sombre qui précède les tempêtes , Ses
joues devinrent d'une pâleur mortelle , ses sourcils noirs se
joignirent sur son front ; et ses lèvres décolorées tremblaient
en prononçant d'une voix basse et altérée : il suffit , Urbain ;
retournez auprès de votre maître , bientôt vous entendrez
parler de moi ; ce soir les coupables ou moi nous aurons
vécu . Ma Blanche adorée sera vengée d'eux ou de moi . Elle
m'appartenait ; et je l'ai laissée entre les mains des scélérats
. J'ai mérité mon malheur , et...... Tous ces traits se
contractaient , il fit signe de la main à Urbain de s'éloigner.
Quand il fut seul , il se promena à grands pas songeant
aux moyens d'assurer sa vengeance . Il sentait qu'avec une
femme aussi dissimulée , aussi profondément vicieuse , il
fallait user de dissimulation . S'il eût suivi son premier
mouvement , il serait entré au château , et le poignard
sur la gorge il eût forcé Ursule et son amant de convenir de
leurs crimes , et les aurait ensuite abandonnés à la justice
divine et à leurs remords . Mais il sentit que cette manière.
hostile et violente pourrait laisser des doutes sur un aveu
arraché par la terreur. Il tâcha donc de se calmer assez pour
Dd 2
420%
MERCURE DE FRANCE .
?
agir avec prudence ; et quand il se crut sûr de lui-même ,
il s'achemina vers le château .
Dans la grande salle étaient réunis le comte , sa femme ,
le chevalier Theobald et l'enfant à demi mort dans son
berceau. Le comte , les yeux fixés sur lui avec une anxiété
dont on aurait voulu faire honneur à la tendresse paternelle ,
semblait attendre son dernier soupir pour y joindre le sien .
Son front sillonné par la douleur plus que par l'âge , sa
haute taille à demi courbée , son excès de maigreur , ses
traits fortement prononcés , inspiraient l'intérêt et sur-tout
le respect . Dans l'embrâsure d'une hante fenêtre , Ursule
et son ami parlaient très -bas de quelque chose qui paraissait
les agiter beaucoup , et jetaient de tems en tems des
regards sinistres sur le groupe touchant du comte désolé
et de l'enfant expirant .
Tout-à-coup la grande porte du fond s'ouvre , un chevalier
armé de toutes pièces entre ; sa visière est baissée , son
écu est voilé , une belle rose blanche décore son casque .
Il s'avance à pas précipités , et se jette aux pieds du comte
de Montfort . Noble comte , dit-il , vous que votre rang ,:
votre âge , les services que vous avez rendus à la chrétienté
sous l'étendard de la croix , placent à la tête des chevaliers de
l'Allemagne , je viens vous demander justice et requérir un
don de vous . Jurez-vous de m'accorder l'un et l'autre ? ceci
vous dira que j'ai le droit de vous le demander . Sur sa
cotte d'armes était la croix des grands prieurs de Malte ,
que les Rosenberg ainsi que quelques nobles familles
d'Allemagne avaient le droit de porter en naissant .
Je vous l'accorde , répondit le comte avec émotion :
puisse le plus ardent de mes voeux , le rétablissement de ce
précieux rejeton , n'être pas exaucé si je vous manque de
parole ! Noble chevalier, relevez -vous et parlez ; que demandez-
vous de moi ?
Puissent vos enfans être rendus à la vie et prospérer à
jamais ! périssent tous les ennemis de la noble race des
Moutfort! s'écria Lorédan en jetant un regard du côté d'Ursule
et de Théobald . Noble comte , un chevalier traître et
félon m'offense dans ce que j'ai de plus cher ; il entache
l'honneur d'une noble famille que je tiens comme la mienne ;
il accable d'outrages celle à qui j'ai consacré ma foi et mon
épée je demande contre lui le combat à outrance , et que
vous en soyez le témoin et le juge . Je requiers aussi la présence
de votre noble éponse ; les regards de la beauté doivent
animer la valeur . Ursule s'inclina , et accordant au
FEVRIER 1812." 421
chevalier sa demande , le remercia de son compliment
flatteur . Celui- ci , sans daigner lui répondre , se tourna du
côté du comte pour lui demander ses ordres .
Qu'il soit fait ainsi que vous le désirez , noble chevalier ,
el puisse le ciel diriger vos coups ! jamais cause ne fut plus
juste , périsse le traître qui vous a si grièvement offense ! Je
vais faire préparer la lice , et inscrire les lois du combat.
Quel est votre nom ? quelles sont les conditions du combat ?
Le combat doit durer jusqu'à la mort . Mon nom est
Rodolphe de Bohême.
Et celui de votre indigne adversaire ?
Le chevalier Théobald ici présent , dit Lorédan en s'avançant
avec dignité et jetant son gantelet : Théobald , c'est
à toi , à toi seul à relever ce gant ; à moins que ta conscience
effrayée ne te fasse préférer au combat l'aveu de ta félonie .
Mais si ton coeur endurci s'y refuse , Dieu et mon bon droit
en décideront :: ce soir le coupable ou le calomniateur auront
vécu. Il se tut . Un silence effrayant régnait dans la
salle. Ursule, voulut parler , sa voix expira sur ses lèvres
tremblantes . Théobald confondu la regardait avec terreur.
Relevez ce gage , Theobald , s'écria le comte , ou désormais
je vous regarde comme le plus indigne des hommes ! il le
releva sans dire un mot. Dans une heure vous me reverrez
, s'écria le chevalier inconnu ; rappelez -vous , madame ,
que vous m'avez promis votre présence , et que vous la
devez à votre chevalier . Il sort , et le silence règne encore
quelques instans ; le comte le rompt enfin . Quel est ce
chevalier , Théobald , le connaissez -vous ? quels sont les
torts qu'il vous impute ? - Il en a menti par sa gorge, s'écria
Théobald ; je ne le connais pas , et rien de ce qu'il dit
ne peut me regarder. Vous triompherez donc , reprit froidement
le comte . Rappelez-vous que si le jeune comte de
Montfort vit ( et je l'espère à - présent qu'il a pour lui les
voeux de la vaillance ) , c'est à vous à le conduire sur le chemin
de la gloire . Ursule , c'est vous qui m'avez donné
Théobald en me répondant de sa valeur ; ce fut à vos pieds
qu'il prononça son serment quand à votre prière je l'armai
chevalier , et lui confiai mon fils . Je n'ai pas besoin de vous
en dire davantage . Préparez ses armes , et qu'à défaut d'autre
dame il porte aujourd'hui vos couleurs . Il sort et les
laisse ensemble. ,
Quel est ce Rodolphe de Bohême , dirent-ils à-la-fois
quand ils furent seuls , et que prétend-il ? Il se trompe sûpement,
ajoute Theobald , car si nous avons des torts.cn- .
422
MERCURE DE FRANCE ,
vers le comte , ils ne peuvent le regarder. Non vraiment ,
dit Ursule , et je ne crains rien ; vous allez , j'espère , mériter
Je titre de mon chevalier , et celui qui vous attend et qui
bientôt sera votre récompense . Je vais armer le chevalier
que je regarde déjà comme mon époux . Elle lui donne sa
main à baiser , et sort sans lui témoigner la crainte mortelle
dont elle est agitée .
L'heure sonne ; la lice est prête , et le chevalier à la rose
blanche s'y promène déjà fièrement. Le comte et la comtesse
paraissent sur le balcon . Le premier n'est pas insensible ,
malgré sa tristesse , à cette image de ses exploits , à l'honneur
d'avoir été choisi pour juge d'un combat à outrance ;
sa physionomie s'est un peu ranimée . La comtesse au contraire
, tremblante , d'une pâleur mortelle , voit approcher
avec effroi le moment qui la privera peut- être de l'homme
qu'elle idolâtre , du père de son enfant , de celui à qui elle
destine la place du malheureux vieillard dont elle a résolu
la mort. Sa conscience troublée lui dit que le ciel ne peut
servir une pareille cause ; et quand Urbain , décoré pour
cette occasion du titre de hérault d'armes , proclame par
trois fois le chevalier Théobald accusé , tout son sang se
retire vers son coupable coeur , et déjà elle reçoit la punition
de ses crimes .
Au troisième appel Théobald se présente , et bientôt
Ursule a vu que sa conscience lui parle le même langage .
La couleur verte dont elle l'avait orné , ne lui paraît plus
l'emblême de l'espérance . Elle n'ose adresser des prières
au Dieu qu'elle a tant offensé ; elle n'ose même invoquer
l'amour , et dans ce moment terrible , il lui semble que si ,
par un aveu de leurs crimes , elle pouvait empêcher le
combat , elle en aurait l'affreux courage .
Le combat a déjà commencé : Théobald se défend avec
vigueur , il sent trop bien qu'il y va de sa vie ; mais Lorédan
méprise la sienne . Il veut mourir si Blanche n'existe plus ,
mais mourir en la vengeant . Il ne ménage rien , ne songe
qu'à triompher . Il a déjà reçu quelques blessures ; elles ne
font qu'irriter sa valeur ; il serre de plus près son adversaire
et saisissant un moment où Théobald rassemblait
ses forces pour fondre sur lui , il lui enfonce son épée au
défaut de la cuirasse , et l'étend à ses pieds ; alors il jette
ses armes se précipite sur lui , tâche d'arrêter le sang qui
coulait à grands flots. Tu as fini pour ce monde , Théobald
, lui dit - il , tâche de sauver ton ame pour un autre.
Que le chapelain du château vienne , s'écria le mourant ,
9
"
FEVRIER 1812 . 423
pour entendre, ma confession , et pour me faire espérer ,
s'il est possible , le pardon de mes péchés. Mais avant que
le confesseur pût l'approcher , Ursule , la malheureuse
Ursule , a franchi les marches du perron , s'est précipitée
à côté de son amant , l'appelle à grands cris des noms les
plus passionnés , et dans le délire de sa douleur laisse
échapper tous ses odieux secrets . Laissez-moi , disait- elle
au comte qui voulait l'emmener et cacher encore ses honteux
ayeux , laissez-moi , vous qui l'avez conduit à la mort.
Quelques momens encore , et la vôtre eût sauvé mon
Theobald . Que m'importe qu'on le sache ? j'ai la vie en
horreur vous n'inventerez pas des supplices plus cruels
que ceux que je souffre .... Théobald , mon bien -aimé , le
seul père de l'enfant que ce monstre a tué . Mon Théobald ,
faut-il mourir sans te venger ! Elle se saisit d'une épée ,
on la retient , on la désarme ; mais elle expire quelques
instans après étouffée par la douleur et la colère , et tombe
à côté de son complice . Celui- ci respirait encore , le confesseur
, penché sur lui , la croix à la main , écoutait ses
aveux , son repentir , et lui faisait espérer la miséricorde
du ciel. Il demanda le comte et le chevalier Rodolphe . Je
vous pardonne ma mort , dit-il au dernier ; elle est la juste
punition de mes perfidies envers mon protecteur , et de
ma liaison avec son indigne épouse ; elle avait précédé son
mariage ; le fruit de notre amour existait dans son sein
quand elle devint comtesse de Montfort . C'est par mon
conseil que son père vous demanda pour tuteur , dit-il au
comte , dans l'espoir que cette relation , grâces à l'adresse
d'Ursule , lui procurerait une place honorable et un sort
brillant à notre enfant. Deux jours de plus et vous n'existiez
plus . Il importait trop à Ursule que votre héritier vous
survécût. Le ciel.lest juste , il a envoyé ce brave chevalier
pour sauver votre vie et punir les coupables . Puisse notre
mort expier tant de forfaits ! mes filles , s'écria
Monstre , qu'avez - vous fait
de mes innocentes filles ? Je l'ignore , dit le mourant, sur la
grâce de Dieu que j'implore ! sur mon ame ! Je jure que
j'ignore ce qu'elles sont devenues , Ursule ... Il expira sans
avoir pu achever. Depuis le moment où cette malheureuse
femme était tombée inaninée , Lorédan , secondé
d'Urbain , avait fait de vains efforts pour la rappeler un
instant à la vie , et tâcher d'apprendre ce qu'elle avait fait
de Blanche et de Clara. Tout fut inutile , elle n'existait
plus . Un paquet tomba de son sein ; c'était un poison trèsle
comte
, et je te pardonne
,
moi
424
MERCURE DE FRANCE ;
actif , destiné sans doute au comte . Ce pauvre vieillard
était dans l'état le plus cruel , et se croyait aussi près de sa
fin . Il demanda à grands cris son libérateur, Rodolphe
s'approche , se prosterne à ses côtés , le conjure de vivre .
Qui êtes-vous ? lui dit le comte , vous qui semblez envoyé
du ciel pour me sauver et dessiller mes yeux trop
long-tems fermés . Vous qui pouvez tout , rendez - moi
mes filles si vous voulez que je vive . C'est moi qui les ai
envoyées à la mort . O ma Blanche ! ô ma Clara ! qu'êtesvous
devenues ? où êtes-vous ? Je parcourrai le monde entier
pour les retrouver , s'écrie Rodolphe . Elles seules ont
conduit mon bras et dirigé mes coups . Qui plus que moi
à le droit de les chercher ? Je suis ce Lorédan de Rosenberg
, dit-il en déchirant le voile qui couvrait son écu´ ,
nommé par vous pour être l'époux de votre fille Blanche´,
qui négligea trop long-tems ce bonheur , que vous en voulûtes
priver , et qui vient le reconquérir. Ou Blanche et
Clara n'existent plus , ou je les retrouverai , soyez- en sûr.
Je vous quitte pour aller chercher mon jeune frère : il a
dévoué sa vie à Clara comme moi à Blanche ; Godefroi
aussi , saura mériter d'être votre fils .
心
Godefroi ! s'écria le comte , cet enfant disgracié . Urbain,
ne m'avez-vous pas dit..... J'ai dit ce que je croyais , répond
Urbain : on nous avait trompé , puissions- nous tonjours
l'être de même ! votre filleul Godefroi est le plus
beau et le plus aimable des chevaliers .
Le comte avait trop de torts à faire oublier pour n'être
pas indulgent sur ceux des autres . Il embrasse le fils d'Everard
, le sien , et lui promit pour lui et pour son frère la
main de ses filles , s'il pouvait les retrouver . Dès le lende
main Loredan se mit en route ; et le comte désirant de fuir
quelque tems le théâtre de ses fautes , de son malheur , le
souvenir de la coupable Ursule , et le malheureux enfant
prêt à la suivre au tombeau , voulut partir avec lui pour
chercher aussi ses filles , malgré sa faiblesse . On faisait de
petites journées , en s'informant partout des jeunes comtesses
de Montfort ; on n'en apprenait rien . Loredan avait
pris le chemin qui conduisait au châlet où il avait laissé
son frère , mais ne voulant pas faire gravir la montagne au
comte , celui- ci descendit avec Urbain et sa suite dans le
même village et à la même auberge où les jeunes chevaliers
s'étaient arrêtés . Lorédan se hâta d'aller chercher son cher
Godefroi avec l'espoir de le trouver guéri , et impatient de
lui conter ses hauts faits . Il arrive , et la première chose
FEVRIER 1812 . 425
qu'il voit , c'est son frère assis sous un groupe de mélèzes
avec Marie , lui répétant sa douce romance et le serment
de l'aimer toujours . Marie aperçut la première le beau chevalier
; interdite , elle se lève et s'échappe avec la légèreté
d'un oiseau. Godefroi se lève aussi et court après elle , et
Lorédan après lui , se félicitant de ce que la jambe de son
frère est si bien guérie . Il l'appelle ; Godefroi reconnaît sa
voix , et bien sûr de retrouver Marie , il vole dans les bras
de Lorédan . Grâces au ciel , dit celui- ci , je te retrouve en
bon état et je t'emmène ; va mettre ton armure et partons .
Godefroi. Moi je ne pars point , je reste , j'en ai fait mille
fois le serment , et jamais un chevalier ne manque à sa parole
.
Loredan . N'avais -tu pas fait celui de délivrer les comtesses
de Montfort ?
Godefroi. Oh ! je n'avais pas vu Marie , et il répète avec
transport , on fait vou , quand on voit Marie , d'aimer toujours
ce qu'on a vu.
$
Loredan. Oh Dieu ! c'est Marie , c'est une villageoise qui
captive Godefroi de Rosenberg ; c'est à elle qu'il veut sacri .
fier son bonheur , son illustre race , sa Clara et mon amitié !
Godefroi , reviens à toi , rougis de ton choix , de ton égare-
-ment.
Godefroi. Moi rougir d'adorer Marie ? jamais ! jamais !
elle mérite tous les sacrifices , excepté cependant celui de
l'honneur et de ton amitié . Tu l'as dit , Lorédan , ces deux
mots me font rentrer en moi-même ; mais je puis tout accorder
, je te demande un jour , un seul jour , pour m'engager
à jamais à Marie , pour l'obtenir de ses parens , et
demain je te suis , je vais avec toi délivrer les comtesses
de Montfort , et je reviens auprès de Marie . Vous me
pardonnerez tous quand vous la connaîtrez . Et il chante
encore avec passion : Ses titres sont esprit , beauté ,
vertu , etc. , etc.
Content d'avoir obtenu que son frère le suivît , Lorédan
n'insiste plus , mais lui dit en riant : Quand tu auras assez
chanté , je te raconterai ce que je viens de faire à Montfort
; et ce ne sont pas là des chansons . Godefroi se tait et
passe son bras sous celui de son frère , qui lui raconte en
cheminant son histoire tragique , son combat , tout ce qui
s'est passé. Je me suis engagé pour toi comme pour moi
Jui dit- il en finissant , que nous parcourrons la terre et les
mers pour retrouver les filles du comte ; ce seul espoir lui
rend la vie . Malgré son âge , il veut nous suivre . Il nous
426 MERCURE DE FRANCE ,
attend au village , tromperais-tu l'espoir d'un malheureux
père , d'un illustre chevalier ? Un amour indigne de toi te
fera-t-il oublier des devoirs aussi 'sacrés ? et ....Il est interrompu
par la plus charmante des apparitions . Agathe
et Marie , les bras entrelacés , ayançaient au-devant d'eux ;
un peu d'émotion animait leur : teint . Blanche , assez
pâle ordinairement , était ravissante . C'était , comme disait
Urbain , un bouquet de lis et de roses . Sa soeur lui, avait
dit le retour du beau chevalier dont la noble figure et l'air
martial lui avaient plu ; elle fut charmée de le revoir , et
proposa à sa soeur d'aller l'inviter à venir se reposer au
châlet . Elle lui fit son compliment avec grâce et timidité
et dans les meilleurs termes . Lorédan , frappé de tant de
beauté , la regarde et l'écoute avec admiration ; il se sent
déjà plus d'indulgence pour son frère . Celui-ci s'est emparé
du bras de Marie , et pressé de lui parler de son départ
, mais sur- tout de son retour , il s'éloigne avec elle ,
et laisse Lorédan tête à tête avec la belle Agathe . Ils arrivent
au groupe de mélèzes où Henri et Marie avaient établi
un joli banc de mousse qui invitait à s'asseoir . Ils s'y
placent : Agathe est émue , et pense en elle-même que ce
beau chevalier vaut bien peut-être l'ingrat Lorédan de
Rosenberg . Lorédan appelle à son secours l'image de l'inconnue
Blanche , les lois de la chevalerie , le comte de
Montfort , et trouve tout cela bien faible contre la belle
Agathe . Il lui parle de ses charmes , et du danger qu'il
court auprès d'elle ; elle rougit , lui répond avec modestie
et noblesse , lui rappelle qu'elle n'est qu'une villageoise ,
et qu'il est sans doute un noble chevalier . Elle lui parle
des devoirs de cet état , des siens , et tout cela avec un
choix de termes élégans , une noblesse de sentimens qui
étonnent et ravissent le chevalier . Sans savoir lui - même
ce qu'il fait , il prend une main plus blanche que l'ivoire ,
il va la porter à ses lèvres .... Dieu ! qu'a-t-il vu ? Son nom
sur le simple anneau de crin dont cette main est ornée ; il
ne peut en croire ses yeux , il jette un cri , il tombe à ses
pieds . Ah ! lui dit-il avec transport , fille céleste , si tu n'es
pas Blanche de Montfort , ma Blanche promise , adorée ,
ton Loredan est le plus malheureux des hommes ! Avant
même qu'elle eût pù lui répondre , ils s'entendent appeler
à grands cris ; ils voyent accourir à eux , comme l'éclair ,
Henri et Marie , ou plutôt Godefroi et Clara . La confidence
de Godefroi à son amie avait amené une explication . Aux
noms de Rosenberg et de Montfort , Clara s'était nommée,
4
FEVRIER 1812 . 427
et l'heureux Godefroi , ivre de joie et de bonheur , accourait
vers sou frère qu'il trouva aussi heureux que Iui . Ce
sont elles ; c'est Blanche , c'est Clara , c'est Loredan , c'est
Godefroi , ce sont les quatre plus heureux mortels qu'il y ait
sur la terre . Ulrich et Lisbeth arrivent et sont presque aussi
contens . On allait partir pour rejoindre le comte ,
lorsqu'un
bruit de chevaux se fait entendre ; c'était lui , avec
Urbain , et l'hôte qui leur servaient de guide . En vidaut la
bouteille avec l'écuyer , l'hôte avait parlé des belles filles
de la montagne Urbain trouva qu'elles ressemblaient
beaucoup à ses jeunes maîtresses . Il questionna l'hôte , lui
nomma la tante Lisbeth , le père Ulrich . Il n'en fallut pas
davantage , il court au comte , lui fait part de sa découverte
, elle lui rend toutes ses forces ; il monte à cheval et
les voilà tous réunis dans le châlet de Lisbeth . Tous sont
aux pieds et dans les bras du comte . Ah ! dit-il en serrant
ses quatre enfans contre son coeur , combien long-tems j'ai
méconnu le bonheur ! mettez-y le comble en me conduisant
à mon Everard .
com-
On part pour le château de Rosenberg , on y arrive , et
il n'est pas besoin de dire comment on y est reçu ,
bien le bon Everard est content de retrouver son frère
d'armes et ses fils , comme la baronne trouva jolies ses
deux belles -filles , comme ils furent tous heureux.
On maria les quatre amans le lendemain de leur arrivée.
Lisbeth et Ulrich étaient au comble de la joie , je le
savais bien , disait Ulrich , que la rose rouge ne me trompait
pas.
Blanche retrouva son petit portrait de naissance sur la
table où Loredan l'avait jeté avec tant de mépris . En le
regardant , elle lui pardonna d'avoir été si peu pressé de
voir l'original , et voulut à son tour l'envoyer dans les
fossés du château . Non , dit Lorédan en le replaçant sur
son coeur ; ce qui me retrace le jour de naissance de Blanche
est mon bijou le plus précieux. Pendant ce tems - là ,
Godefroi aux genoux de Clara lui demandait pardon d'avoir
cru qu'elle était laide . Marie Herman m'a veugée ,, lui ditelle
en riant. Ils restèrent tous à Rosenberg jusqu'à la mort
du comte , qui ne voulut pas retourner dans son châtel , et
qui eut le plaisir d'embrasser et de bénir , avant la fin de
sa carrière un petit Godefroi de Montfort qui était bien
son petit-fils .
ISABELLE DE MONTOLIEU .
迷
冰宮
TARILKE
}
POLITIQUE .
VOICI , à la date de Constantinople le 10 janvier , des
nouvelles qui ne peuvent encore être données pour trèsauthentiques
, mais qui sont répétées par des journaux accrédités
.
« On a reçu , y est-il dit , la nouvelle que le corps du
général Markoff , qui a exécuté la dernière expédition sur
la rive droite du Danube , est repassé sur l'autre rive , et que
les troupes commandées par le sérasquier Ismail -Bey ont
quitté la position qu'elles occupaient près de Calafat et en
ont pris une autre sur la rive droite . On a aussi appris que
le corps de Ciapan -Oglou , qui se trouvait sur l'île de Slobodsé
, s'était vu forcé par le manque de vivres et par les
maladies de souscrire une capitulation avec les Russes .
d'après laquelle les troupes , à l'exception des officiers , ont
été désarmées et réparties dans les villages autour de Giurgewo
. Les malades et les blessés , au nombre d'environ
2000 , ont été remis au grand -visir et conduits à Rudschuck
pour y être soignés .
29 Vély-Pacha a obtenu de la Porte la permission qu'il
avait demandée de retourner dans son pays avec ses Albanais
, et de reprendre son gouvernement de la Morée . On
estime à environ 4000 hommes les troupes qui sont parties
'avec lui .
:
Le grand-visir est occupé sans relâche à faire rétablir
les fortifications de Rudschuck que l'ennemi a détruites .
Aussitôt que ces travaux seront achevés et qu'on aura pris
les mesures nécessaires à la défense et à l'approvisionnement
de cette place , il ira prendre avec l'armée des quartiers
d'hiver à Schumna , où commande provisoirement le cidevant
capitan - pacha Hafiz -Ali- Pacha , qui y a été envoyé
en qualité de Suridgi - Pacha , et qui est connu par la sévéríté
avec laquelle il maintient la discipline .
79 Les généraux en chef des deux armées ont conclu un
armistice pour un tems indéfini , et qui devra être dénoncé
vingt jours avant de recommencer les hostilités . En conséquence
de cet armistice , les Russes ont permis pour trois
ou quatre mois , sous la condition de payer certains droits ,
l'importation et l'exportation entre la Valachie et la rive
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812. 429
droite du Danube , par Simnitza . Néanmoins la Porte continue
à regarder cette route comme interdite , et s'oppose
au passage des voyageurs et au transport des marchandises .
Non- seulement on garde toujours ici le plus profond,
silence sur les négociations du congrès , qui a été transporté
de Giurgewo à Bucharest , mais même il a paru il y
a quelques jours un ordre du gouvernement qui a défendu ,
sous des peines très - sévères de s'entretenir de la paix dans
les lieux publics .
» Il a été tenu le 25 décembre chez le Muphti un grandconseil
, dans lequel on a délibéré sur les dispositions à
faire pour la campagne prochaine ; on en a ensuite soumis
le résultat au Grand- Seigneur. "
Les lettres de Vienne vont à l'appui de ces détails ; on
écrit de cette capitale , en date du 10 février , que le ministre
russe a reçu des dépêches du général Kutusow ,
datées de Bucharest , et qu'elles annoncent qu'il n'y a plus
de probabilités pour la paix. Les généraux russes commençaient
à faire des préparatifs , annonçant que la reprise des
hostilités pourrait avoir lieu au commencement du printems
. On continuait d'annoncer à Vienne que les affaires
de la diète de Hongrie allaient très - bien ; les affaires relatives
des finances sont , dit-on , terminées ; il y a toujours des
réunions présidées par S. A. I. l'archiduc palatin . L'anni
versaire de la naissance de l'Empereur a été célébrée , à
Presbourg , avec la plus grande solennité .
A Pétersbourg , le change a baissé vers l'époque du 20
janvier , le rouble est tombé à 124 centimes sur Paris ; on
remarque un ordre de l'Empereur qui supprime l'emploi
officiel des dénominations de Finlande ancienne et nouvelle
. Le gouvernement de la Finlande ancienne sera désormais
soumis à l'administration générale de la Finlande .
Les lettres de New- Yorck , en date du 18 janvier , portent
que l'armée qu'on doit lever immédiatement , consistera
en dix régimens d'infanterie , deux d'artillerie , et un
de chevaux-légers .
Celles de Londres , en date du 19 février , donnent les
renseignemens suivans , qui sont d'une haute importance.
Les restrictions mises au pouvoir du prince régent ont
expiré le 18. Le marquis de Welesley a donné sa démission
de la place de secrétaire - d'état des affaires étrangères . On
croit qu'il sera remplacé par lord Castelreagh ; il a été
donné provisoirement au lord Liverpool . On ne croit pas
qu'il y ait lieu à d'autres changemens . Les membres les
plus marquans de l'opposition , lord Grenville , lord Hol
430 MERCURE DE FRANCE ,
land , lord Carslisle , et un grand nombre d'autres s'étaient
réunis à l'hôtel de lord Grey ; le comte Moira , après une
longue audience du prince régent , avait , dit-on , refusé le
cordon bleu , dans la crainte de paraître quitter le parti de
l'opposition , et de cesser de voter avec ses honorables amis
les lords Grenville et Grey. Lord Wellington a été créé
comte , par acte du régent , avec une dotation de 2000 liv .
sterlings ; d'autres officiers-généraux de l'armée de Portugal
ont reçu l'ordre du bain . Il y a beaucoup de mouvement
provenant du retour des officiers malades revenant de Lisbonne
, et du départ de ceux qui vont les remplacer. A l'attaque
de Ciudad- Rodrigo , le général Craffurd a été grièvement
blessé , et le général Markinson tué.
Dans ses relations sur la prise de Valence , le maréchal
duc d'Albufera faisait pressentir l'attaque prochaine de
Peniscola ; ce général qui ne nous a pas accoutumés à des
promesses vaines , a promptement tenu celle - ci : voici ses
dépêches , en date du 7 février , adressées au prince majorgénéral
:
Monseigneur , le fort de Peniscola . qui , pendant les siéges de Sagonte
et de Valence , m'avait forcé à un détachement sur mes derrières
pour couvrir les communications de l'armée , a été aussitôt
après l'objet de mon attention principale . Je m'étais jusque-là borné
à l'observer , ne pouvant le bloquer à cause de sa position naturelle .
Il est situé sur un rocher isolé de la mer , près de la grande route , à
une lieue de Benicarlos , et ne se lie au continent que par une langue
de sable de trente toises de large et soixante de long. Un vieux château
des Templiers , bâti sur le sommet , est entouré de la ville , qui
renferme deux mille habitans , et d'une fortification assez étendue ,
armée de plusieurs rangs de batteries . Quatre canonnières augmentaient
la défense , et battaient la plage des deux côtés , ce qui rendait
presque impossibles les approches déjà si difficiles sur un pareil terrain .
Une garnison de 1000 hommes défendait la place , sous les ordres du
brigadier Garcia Navarro , homme exalté , que j'avais déjà fait prisonnier
à Falcet , l'année dernière , et qui était parvenu à s'échapper.
Cinq voiles anglaises croisaient au large , et communiquaient avec la
place , qui recevait ainsi des secours continuels du dehors .
Dès la chute de Valence , je fis serrer Peniscola, Vers le 20 janvier ,
le général de division Severoli , avec deux bataillons du 114º , deux
du fer de ligne italien, et un bataillon du ze de la Vistule, commença ,
par mon ordre , les opérations du siége . Le général d'artillerie Valée
alla fixer l'emplacement des batteries , et commença , le 28 , un bombardement
qui s'est soutenu avec activité pendant huit jours . Dans la
nuit du 31 janvier au 1er février , la tranchée fut ouverte par mille
travailleurs , dans une longueur de 215 toises ; on éleva aussitôt les
batteries d'attaque , afin de pouvoir éteindre les feux de l'ennemi , et
établir ensuite plus près les batteries destinées à faire brèche . Le génie
continua ses approches , serrant le bastion de gauche ; dix-huit
pièces de canon furent mises en batterie ; les mortiers continuèrent
FEVRIER 1812 . 431
de tirer jour et nuit , et coulèrent une eanonnière ; l'ennemi répondait
par un feu des plus vifs de boulets et de mitraille .
Le 2 février , le lieutenant Prunel , officier de mon état- major , que,
j'avais envoyé avec des instructions , ayant été admis dans la place ,
rapporta une réponse et des propositions qui me furent envoyées immédiatement.
Le préambule en était remarquable et de nature à annoncer
la soumission de la place . Le gouverneur , dans un entretien'
fort animé , exprima șes véritables sentimens , et sa haine contre les
Anglais , qui le pressaient avec menaces de leur remettre le fort ; il
n'hésitait point à préférer les Français , et reconnaissait le gouverne ,
ment actuel comme le seul propre à mettre un terme à l'agonie de sa
patrie . Je renvoyai promptement la capitulation proposée , avec mes
réponses en marge. J'y jorgnis une lettre au gouverneur . Dans l'intervalle
les travaux avaient continné , et le feu recommença pendant'
vingt-quatre heures ; mais la capitulation modifiée , que j'avais eu soin
d'approuver d'avance , et que le gouverneur accepta , mit un dernier
terme aux hostilités . Le 4 à midi , Peniscola a été remis aux troupes
de l'Empereur : nous y avons trouvé 65 bouches à feu , des vivres
pour deux mois , et des munitions considérables , sur - tout en projec- .
tiles .
J'ai l'honneur d'adresser à V. A. S. la capitulation et les lettres ,
l'état de l'artillerie , celui des magasins , et le plan avec une vue de
Peniscola . 1
Pendant la durée des travaux et du feu , nous avons eu un petit
nombre de blessés et de tués ; parmi ces derniers , le capitaine d'artillerie
Baillot. M. le général comte Severoli a déployé une activité,
rare : il se loue beaucoup de l'ardeur et du courage des troupes , et
de tous les officiers , particulièrement du colonel d'artillerie Raffron ,
du chef de bataillon du génie Plagniol , chefs d'attaque , du colonel
Aresi , du 1er de ligne italien , et du chef de bataillon Ronfort, du 114. r
Lės circonstances qui accompagnent la reddition de Peniscola , et
la soumission du gouverneur Garcia Navarro , sont une conquête
d'opinion dont j'espère les meilleurs effets . Tout ici ( excepté Alicante ,
dont un général anglais Rosch a pris le commandement ) tend à la fin
de la guerre ; on la regarde déjà comme terminée. Les habitans se
montrent animés d'un bon esprit jusqu'aux portes d'Alicante .
Je suis avec respect , etc.
Les termes principaux de la capitulation sont remarquables
, nous ne les passerons pas sous silence .
Le gouverneur et la junte militaire de la place de Peniscola
, y est-il dit , persuadés que les vrais Espagnols sout
ceux qui s'unissant au roi Joseph Napoléon , cherchent à
rendre moins infortunée leur malheureuse patrie , offrent
de livrer la place aux conditions suivantes :
1º . La garnison ne sera pas considérée comme prisonnière
de guerre , et tous ses individus seront libres de se
retirer librement par-tout où ils voudront , soit par mer ,
soit par terre .
Réponse à ce 1º article . La garnison sortira de la place
432 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
1
M
avec les honneurs de la guerre , déposera les armes hors
du fort . Les officiers conserveront leurs armes , et les sol-™
dats leurs sacs . Les officiers , sous - officiers et soldats
seront libres de rentrer dans leurs familles ou de prendre
du service en Espagne , dans les troupes de Sa Majesté
Catholique .
2º. On respectera les propriétés , etc. , etc. , etc.
La lettre du maréchal duc d'Albufera au gouverneur ,
et la réponse du gouverneur , doivent aussi être lues avec
intérêt . On y voit ce retour vers les idées nécessaires au
salut de l'Espagne , dont le maréchal marque les progrès
dans sa lettre au prince major- général .
Lettre de M. le maréchal duc .
Monsieur le général , je réponds à la proposition de capitulation
que vous avez faite au général comte Severoli , et je me détermine
à en accepter les principales bases , parce que je vois avec plaisir que
vous et la junte militaire conservez les principes de tout bon Espagnol.
Je vous promets également de vous traiter de manière à vous
prouver le cas que je fais des militaires espagnols justement ennemis
du ministère anglais .
J'autorise le général de division comte Severoli à vous recevoir
et à vous laisser , ainsi que vos officiers , aller , soit à Valence , soit à
Tortose ou ailleurs , si vous le désirez .
Je connais parfaitement votre position actuelle , puisqu'une partie
de vos lettres adressées au général Mahy sont tombées en mon pouvoir
.
Voici la réponse de don Pedro- Garcia .
Dans la place de Peniscola , le 3 février 1812.
}
Monsieur le maréchal , la lettre que V. Exc . m'écrit , en date du 2 , ·
m'a été fort agréable , et je ne désire que des occasions pour prouver
la sincérité des principes que j'ai manifestés ; j'ai suivi avec zèle , je
puis dire avec fureur , le parti que j'ai cru juste , mais aujourd'hui
que je reconnais la nécessité de nous unir à notre roi , pour rendre
moins malheureuse notre patrie , je vous offre de le servir avec le
même enthousiasme.
V. Exc . doit être bien sûre de moi ; la remise d'une place forte qui
a des vivres , et tout ce qui est nécessaire pour une longue défense ,
ne peut être que l'effet d'une pleine conviction , et sert de garant à
mes promesses .
Je vous salue avec le plus grand respect.
LL. MM. occupent depuis quelques jours le palais de
l'Elysée ; divers décrets d'administration sont datés de ce .
palais . S....
www
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLV. -Samedi Mars 1812 .
POÉSIE.
VIe ÉLÉGIE DE PROPERCE ,
TIRÉE DU LIVRE 1er . A TULLUS .
A vos côtés , Tullus , la vague adriatique
Et les Hots Egéens et les sables d'Afrique ,
Pourraient- ils m'effrayer? moi qui vers le Strymon
Fus jadis de vos pas le zélé compagnon ;
Mais son teint languissant dont la rose est ternie ,
Ses reproches , ses pleurs m'enchaînent à Cynthie ;
Par ses plaintes la nuit elle irrite mes feux ,
Et dans son abandon dit qu'il n'est point de Dieux ;
Enfin du nom d'amante en son coeur indignée
Elle reprend la foi qu'elle m'avait donnée ;
Sous mes mains aussitôt ses pleurs sont effacés
Périssent ces amans aux coeurs durs et glacés !
La sagesse d'Athène et tout l'or de l'Asie
Sont-ils d'un prix si grand pour qu'à mes bras ravie ,
L'oeil fixé sur les flots , le sein ensanglanté ,
Sur les rochers déserts pleurant ma cruauté ,
Elle accuse les vents d'emporter sur leurs ailes
Des baisers qu'elle eût dû trouver purs et fidèles ? ...
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
Courez soumettre encore un parjure climat ,
Des faisceaux de votre oncle ( 1 ) effacez -y l'éclat .
Vous dont jamais l'amour n'a dompté le jeune âge ,
Dont la seule patrie occupe le courage ,
De cet enfant cruel fuyez , fuyez les fers ;
Fuyez les tristes nuits , les maux que j'ai soufferts .
Dans l'indigne mollesse où sommeille mon ame ,
Laissez languir mes jours et s'achever leur trame .
Mille , de leurs amours prolongeant le flambeau ,
Par des chemins fleuris marchèrent au tombeau :
De ces voluptueux que le Styx vit descendre
Ma cendre aussi sans bruit ira trouver la cendre .
Oúi , peu fait pour la gloire
et les jeux de Pallas
,
Vénus me rend habile à de plus doux combats.
Ah ! soit que vous fouliez les plaines d'Ionie ,
Ou les sillons dorés de la molle Lydie ,
Soit qu'on vous voie enfin sur la terre ou les flots
Partager de César les glorieux travaux ,
Si de moi , loin de Rome , un souvenir vous reste ,
Songez que je suis né sous un astre funeste .
DENNE BARON.
LES PORTRAITS DE L'HYMEN.
CONTE.
Oui , l'hymen a bien des appas ,
Et cependant sur lui l'opinion varie ;
Faut-il s'en étonner , amis ? on ne voit pas
Du même oeil table bien servie ,
Avant comme après le repas.
Dorante aimait à la folie ,
Comme j'aimai parfois , comme sans doute aussi
Chacun de vous a dû le faire .
Notre amoureux jurait d'aimer toujours ainsi ,
En prenait à témoin et le ciel et la terre ;
(1) Volcatius Tullus , oncle de Tullus ; il fut collègue d'Auguste
dans son second consulat , et fut envoyé contre les mêmes peuples
alliés que son neveu allait une seconde fois remettre dans l'ordre .
MARS 1812 : 435
Mais , par expérience , un peintre son ami
Lui soutenait froidement le contraire .
« Ne me comparez point aux amans d'aujourd'hui ,
» Disait Dorante , oh ! ma Glycère
» Un seul instant ne peut cesser de plaire !
» Le tems peut-être un jour flétrira tant d'attraits
» Mais son esprit , son caractère
» Sont à l'abri de ses cruels effets;
> Je veux , je dois , toute ma vie entière ,
» L'aimer d'amour , l'aimer comme on n'aima jamais. »
Passez-lui ces transports . ces sermens indiscrets ,
Il était au moment d'aller chez le notaire ;
Ce jour-là vous savez qu'on ne raisonne guère.
Son incrédule ami riant de son accès ;
Montez chez moi , dit-il , présentement je fais
Un tableau de l'hymen ; s'il peut vous satisfaire ,
J'en attends au salon le plus brillant succès .
L'autre y consent , promet d'être sincère :
Le tableau par le peintre est placé dans son jour ;
Dorante se place à son tour ,
Et de sa main comme un tube arrondie ,
En éteignant les objets d'alentour ,
D'un rayon droit son oeil fixe étudie
D'abord l'ensemble , et puis chaque partie,
( On fait ainsi quand on est amateur. )
Pendant ce tems le peintre avec candeur
Fait reinarquer les traits de son génie ,
Ne voulant rien déguiser au censeur ,
Car en peinture ainsi qu'en poésie ,
Vous le savez , grande est la modestie !
Cette vertu s'attache au nom d'auteur.
-
Dorante , eh bien ! dites-moi , je vous prie ,
Ce l'on
que peut me reprocher ici ?
L'attribut de l'hymen n'est-il pas bien choisi ?
Chaque détail offre une allégorie ,
Tout est pensé , tout est senti.
Vous vous moquez de moi , lui répond celui ci ,
Votre tableau , mon cher , est sans ame et sans vie ,
Cet hymen paraît endormi ,
Son flambeau jette à peine une faible lumière ,
Cet amour qui le porte est triste au dernier point ,
Et pourquoi placez - vous derrière
Fea
436
MERCURE DE FRANCE ,
Ce vieillard-là qui n'y voit ,point ?
Plutus ? Fi donc ! menez- moi sur ses traces
Les plus belles vertus sous l'emblême des grâces ,
Un essaim de ris et de jeux.
Effacez ce tableau , de grâce ,
Effacez -le , vous dis-je , il fatigue mes yeux ,
Il est d'un froid , d'un sérieux
Qui me pétrifie et me glace .
Le peintre à ce discours fit un peu la grimace .
Avant d'y retoucher j'attendrai quelques mois ,
Dit-il , de mes couleurs l'effet est fort étrange ,
Le tems jusqu'à tel point les change ,
Qu'on ne reconnaît plus mes tableaux quelquefois ;
De celui-ci j'attends la même chose ,
Et vous serez surpris de la métamorphose .
-Nous verrons . -Vous verrez . -Je vous quitte . - Bon soir .
Dorante un jour vint le revoir.
Dorante avait alors un an de mariage.
- Et ce tableau? Je l'ai tout corrigé .
Voyons donc . Le voilà... --
Quoi ! c'est-là cet ouvrage ,
Ah bon dieu comme il est changé !
Mais vous avez donné dans un excès contraire ,
Cet hymen ressemble à son frère ,
Son visage est par trop riant.
Je blâme encor ce cortége brillant :
Mettez-en la moitié dans l'ombre ,
De ce flambeau rendez l'éclat plus soinbre ,
La vérité le veut ainsi ;
L'illusion , je sais , aux beaux- arts est permise ,
Mais c'est én abuser. Excusez ma franchise ,
Je crois devoir vous parler en ami.
Ah! dites mieux , vous parlez en mari .
AUGUSTE DE BELISLE .
UN
L'AMANT FRANÇAIS .
ROMANCE.
preux français que la victoire
Mit au rang de ses favoris ,
Ivre d'amour , ivre de gloire ,
Chantait en marchant vers Paris :
MARS 1812 . 437
Les lauriers captivent les belles ,
Le prince honore la valeur ;
Français , jurons de triompher pour elles ,
Français , jurons de mourir pour l'honneur .
Aux yeux d'un enfant de la France ,
D'un preux que la gloire a doté ,
Le plus doux prix de la vaillance
Est le baiser de la beauté.
Les lauriers captivent les belles ,
Le prince honore la valeur ;
Français , jurons de triompher pour elles ,
Français , jurons de mourir pour l'honneur.
S'il meurt dans les champs du carnage ,
Un Français obtient en un jour
Et les honneurs dus au courage
Et les regrets dus à l'amour .
Les lauriers çaptivent les belles ,
Le prince honore la valeur ;
Français , jurons de triompher pour elles ,
Français , jurons de mourir pour l'honneur.
F. DE VERNI
LA TEMPÊTE.
ROMANCE .
HERMOSA , le long du rivage ,
Entends-tu gronder l'aquilon ?
Vois-tu s'enfuir devant l'orage
L'oiseau timide du vallon ?
L'éclair s'allume , le ciel tonne ,
Tout s'épouvante autour de moi ;
Seul , au bonheur je m'abandonne ,
Et ce bonheur , je te le doi.
Qu'ai-je dit ? image cruelle !
Hélas ! peut -être en ce moment ,
Jouet des flots , une nacelle ,
Loin du bord , lutte vainement.
Du nocher courbé sur la rame
Je plains la détresse et l'effroi
438 MERCURE DE FRANCE ,
Mais le bonheur remplit mon ame ,
Et ce bonheur , je te le doi.
Ah ! quand sur ta bouche enflammée
Je languis d'amour et je meurs ,
Que m'importe , â ma bien-aimée ,
Et la tempête et ses fureurs !
Enivré de ton doux sourire ,
Ici je ne peux voir que
toi :
Mon bonheur est un vrai délire ,
Et ce bonheur , je te le doi.
S. EDMOND GÉRAUD ,
ÉNIGME.
JE suis sans contredit le meilleur serviteur
Que celui que je sers puisse jamais connaître ;
Mais , hélas ! de son coeur lorsque je me rends maître ,
Je cause son tourment bien plus que son bonheur.
S ........
ENIGME , LOGOGRIPHE ET CHARADE.
JE puis sous dix rapports exercer votre esprit ;
J'ai mis plus d'un émír en des peines cruelles ;
A la guerre de moi l'on peut tirer profit ;
De celle que j'agite on court au moindre bruit ;
De Vitruve et Vauban j'exerçai les cervelles .
Aux nouveaux nés l'on me ravit ,
J'embellis et soutiens le cadran eirconserit
Du vieux dieu dont chacun voudrait couper les ailes ,
A certain froe jadis j'ai donné du erédit ; .
J'orne les rois , les grands , les héros et les belles ,
Et , selon des rapports qu'on doit croire fidelles ,
On me voyait souvent aux pieds de Jésus - Christ.
Voulez-vous de mon corps varier la fabrique ,
Je vous offre d'abord un instrument lyrique ,
Le plaisir d'un bon coeur , un métal précieux ,
La base et le sommet d'un être cylindrique ,
MARS 1812 . 439
Deux mots affirmatifs très-communs en logique ,
Des grands de l'Ibérié un titre glorieux ,
Un des points cardinaux , voisin du vent de bise ,
Et l'écueil dangereux où la vague se brise .
Il faut
que
la charade ait maintenant son tour.
Deux petits lots égaux , d'un très-mince contour ,
Lecteur , forment le tout que je viens de décrire ;
Le premier en latin tout ce qui respire
Conserve à chaque instant le jour ;
En français souvent il n'aspire
Qu'à faire mettre à mort par le cruel Lahire
Les êtres dont les bois sont l'unique séjour ;
Et mon second toujours inspire
Aux coeurs reconnaissans le plus tendre retour.
AUG. CH ...... J …... C. ( Charente -Inférieure ) .
ON dit
CHARADE .
que la boule du monde ,
Suivant un ordre régulier ,
Tourne et se meut sur mon dernier.
Une autre boule , à-peu- près ronde ,
Se meut aussi sur mon premier ;
Mais par malheur cette seconde
Dans son allure vagabonde
Est fort sujette à varier.
Un peintre veut- il savoir comme
Sous le pinceau d'un habile homme
S'embellit , s'orne mon entier ,
Qu'il aille à Saint-Pierre de Rome.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Racine .
Celui du Logogriphe est Carpeau , où l'on trouve : eau , carpe,
peau , capre, rape.
Celui de la Charade est Antithèse.
SCIENCES ET ARTS.
CATALOGUE DE HUIT COLLECTIONS QUI COMPOSENT LE MUSÉE
MINERALOGIQUE DE M. DE DRÉE , avec des Notes instructives
sur les substances pierreuses qui sont employées
dans différens arts , et douze planches en taille douce ,
-Un vol . in-8 °. - Prix , 20 fr. , et 23 fr . franc de
port. Paris , chez Potey , libraire , rue du Bac ,
n° 46 .
CE catalogue nous fait connaître les richesses d'un
musée qui depuis long - tems est l'admiration des amateurs
et de ceux qui cultivent les sciences . M. de Drée n'a
rien négligé pour élever son musée au but qu'il s'était
proposé , celui de le rendre à-la- fois utile aux sciences
et aux arts en offrant à côté des ' substances minérales
brutes ces mêmes substances employées et façonnées par
les arts , il établit un parallèle instructif qui n'existe nulle
part . Le beau choix et la richesse des morceaux prouvent
aussi qu'il a voulu donner à cette étude tout l'attrait que
doivent faire naître d'agréables objets . Ce musée n'est
donc point un rassemblement fait au hasard ; son but est
l'utilité publique.
Ce musée est formé de deux parties distinctes , les
matières brutes et les matières ouvragées : l'auteur dans
son catalogue a suivi l'ordre scientifique pour la distribution
des matières brutes , mais pour les matières ouvragées
il a eu soin d'adopter les noms et les divisions établis
dans les arts , en indiquant toutefois leurs rapports ayec
les noms et les méthodes des savans . Ainsi le catalogue
que publie M. de Drée , est un de ces ouvrages qu'on ne
doit pas juger sur le titre seulement ; c'est un ouvrage
dans lequel le naturaliste et l'amateur des arts pourront
puiser des instructions utiles , comme l'on pourra en
juger par l'extrait que nous allons en donner .
La première collection comprend toutes les espèces
44x MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 .
minérales connues , et la série la plus complète des variétés
importantes de chacune de ces espèces ; c'est la minéralógie
proprement dite ; elle est rangée suivant la méthode
du célèbre M. Haüy . Il paraît qu'en formant cette collection
M. de Drée s'est plutôt proposé de faire connaître
les variétés intéressantes , que de réunir une grande profusion
de morceaux ; car il annonce en avoir écarté tous
les échantillons insignifians . On s'accorde à la considérer
comme aussi utile à la science , que magnifique par
le beau choix des morceaux .
La deuxième collection renferme les roches et les
pierres de toutes formations : elle forme avec les deux
suivantes , celle des laves et celle des débris des corps
organisés fossiles , le domaine du géologue . La théorie
de la terre qui a offert si long- tems un vaste champ à
tous les rêves de l'imagination , et qui se prêtait à toutes
les hypothèses , à défaut d'observations précises , n'a pu
devenir une science que du moment où de véritables nafuralistes
ont senti la nécessité de rechercher les faits
avant de former des systèmes , et conséquemment d'aller
interroger la nature dans tous les lieux , pour y reconnaître
la nature , les situations réelles et relatives des
matières qui composent la croûte du globe , et soumettre
ensuite ces matériaux à l'analyse , afin d'en distraire la
composition et la constitution . Ces réflexions ne sont pas
déplacées ici , puisque ce sont elles qui semblent avoir
guidé M. de Drée dans la formation des trois collec
tions ci-dessus indiquées . Beau-frère du célèbre Dolomieu
, il a pu réunir les collections de roches et de laves
recueillies par ce naturaliste , à celles qu'il possédait
déjà.
En jetant un coup - d'oeil sur le catalogue , on s'étonnera
de la quantité de variétés de roches et de pierres
qui composent cette deuxième collection , sur-tout si
l'on considère combien peu on s'était attaché , jusqu'à
nos jours , à rassembler ces matières si importantes à
connaître pour l'homme qui attache la réflexion à ce
qu'il contemple . L'auteur fait observer que cette collec
tion est également utile aux artistes et à l'amateur des
arts , puisqu'elle leur offre la connaissance des matières
442 MERCURE DE FRANCE ,
parmi lesquelles ils doivent faire leur choix. Il annonce
que la composition de ces matières et leur ordre de formation
n'étant pas encore assez positivement déterminés
pour pouvoir donner une bonne classification , il a dû
préférer de les présenter sous des divisions plutôt méthodiques
que classiques , afin de ne rien préjuger sur aucun
système .
La troisième collection se compose des produits volcaniques
. L'auteur , en nous instruisant qu'une grande
partie de ces produits a été recueillie et étiquetée par
Dolomieu , nous avertit que l'ordre sous lequel il les
présente , a pour base l'esquisse de classification publiée
par ce géologue , avec les modifications que lui , M. de
Drée , a dû faire d'après les progrès de la science , et
d'après les résultats de ses propres expériences sur la
liquéfaction ignée des laves ( publiées dans les Annales
du Musée d'Histoire naturelle ) . La richesse de cette collection
ne le cède point à celle des autres . Son catalogue
n'est que sommaire ; mais l'auteur nous fait espérer que
bientôt il fera connaître la description raisonnée de ces
intéressans produits . F
Les débris fossiles des corps organisés composent la
quatrième collection . Cette branche importante de la
géologie , si long- tems négligée , n'a fixé l'attention des
naturalistes que dans ces derniers tems ; cependant que
de vérités le géologue pouvait découvrir au milieu des
restes de ces êtres organisés qui ont peuplé l'ancien
monde , et de quel intérêt n'est-il pas pour le philosophe
même ! La collection formée par M. de Drée , semble se
distinguer en ce qu'on y trouve nombre de pièces capitales
et uniques , et une grande partie des pièces décrites
par des auteurs célèbres , tels que Davila , Guettard , Joubert
, Brugnère , etc. , et de nos jours , par MM . Dolomieu
, Faujas et Cuvier .
L'auteur s'est borné , dans son Catalogue , à décrire
sommairement les quatre premières collections de matières
brutes . Il les à seulement accompagnées de notes
explicatives sur l'intérêt que présentent les morceaux , ou
sur celui qu'offre leur ensemble . Il se propose de faire
MARS 1812 . 443
paraître successivement un Catalogue raisonné de chacune
d'elles .
M. de Drée s'est au contraire attaché à décrire avec
détail chacun des objets des quatre collections suivantes
qui appartiennent aux arts , et son Catalogue en est
devenu plus important pour cette partie ; on en jugera
par ce que l'on va en dire .
La cinquième collection , composée de roches et de
pierres en plaques polies et régulières , est , à proprement
parler , une suite de la deuxième collection , dont l'application
est faite aux arts . Ceux qui les aiment , comme
ceux qui les protègent , pourront juger très- facilement ,
sur une semblable réunion , des différens effets , et des
degrés de beauté de toutes les matières employées par
les anciens et par les modernes , et même de celles que
nous procurent journellement de nouvelles découvertes .
On y voit des échantillons de ces superbes granits , porphyres
et autres roches dont les anciens composaient leurs
monumens , et qu'ils semblent avoir choisis pour faire
passer jusqu'à nous , après tant de siècles , l'idée de leur
magnificeence , et la recherche qu'ils mettaient dans la
construction de ces monumens . Un choix qui a l'avantage
de présenter toutes les belles espèces avec un grand
nombre de variétés , devient également utile aux personnes
qui , par goût et par état , sont appelés à les étudier.
L'auteur divise cette collection en matières dures ,
et en matières tendres : ce sont les divisions employées
par les artistes , mais les coupes secondaires rattachent les
substances à la classification méthodique , et par-là il a
su allier l'ordre scientifique à l'ordre pratique , ce qui
rend le Catalogue de cette collection intelligible à tous
les lecteurs , et bien qu'il soit sommaire , il peut être considéré
comme descriptif par les rapports qui sont établis
entre lui et la huitième collection , où chaque substance
est présentée avec ses caractères et ses propriétés dans
des notes instructives .
La sixième collection offre une suite complète de
toutes les espèces et variétés de gemmes ou pierres fines
taillées ces belles pierres sont au règne minéral ce que
les fleurs sont au règne végétal par la richesse de leurs
:
444
MERCURE DE FRANCE ,
couleurs , et on peut les nommer le parterre de la mine
ralogie . Les éloges que leur donne Pline nous prouve
quel cas les anciens faisaient de ces merveilles de la nature
: il est vrai que le nom de gemme , qui signifie précieuse
, avait une acception plus étendue ; on l'appliquait
à toutes les pierres auxquelles on attribuait des
vertus curatives et conservatrices , la plupart imaginaires
, et que l'ignorance et le charlatanisme accréditaient :
depuis il a été restreint aux seules pierres qui offraient
les qualités propres aux bijoux , et c'est à celles-là seules
'qu'on doit appliquer les élégantes descriptions du naturaliste
romain , qui paraît regretter de n'avoir pas de
termes assez forts pour peindre la variété et la beauté des
gemmes , ces fleurs brillantes du règne minéral , dernier
effort de la nature , qui semble avoir épuisé tous ses
moyens pour les créer. Dans cette collection , M. de
Drée a eu en vue de faire connaître toutes les pierres
fines sous le rapport de leurs caractères distinctifs et de
leurs qualités particulières et relatives ; il s'est même attaché
à donner tous les moyens de juger de la valeur de ces
gemmes : le nombre des diamans , rubis et autres pierres ,
démontre qu'il a multiplié les objets de comparaison . Le
catalogue de cette collection est dirigée vers le même
but. L'auteur ne s'est point limité à la seule description
´de chaque pierre ; il y a joint des notes où l'on trouve
les caractères distinctifs de chaque espèce , l'indication
'de leur variété de couleurs , de teintes et de nuances , la
'différence de leurs effets , leur valeur , et jusqu'à la connaissance
de leurs imperfections . Des observations importantes
sur la taille de ces pierres fines et sur la feuille
ou paillon de couleur , qu'on emploie souvent pour rehausser
leur éclat , terminent ces notes et rendent ce
catalogue un ouvrage classique , d'autant plus nécessaire
à l'artiste et à l'amateur , qu'aucun ouvrage publié
jusqu'à ce jour ne renferme des données aussi utiles .
Les substances sont indiquées dans ce catalogue sous
leurs noms vulgaires , et accompagnées de leurs synonymes
scientifiques ; elles sont classées dans l'ordre qu'indique
leur dureté , qui , à quelques légères exceptions
près , est le même que l'ordre scientifique,
MARS 1812 . 445
3
La septième collection se divise en deux parties ; la
première comprend les pierres gravées , et la deuxième
les agathes arborisées , et autres pierres accidentées
propres aux bijoux . L'auteur ne s'est pas borné à faire
trouver dans cette collection la connaissance des substances
employées de tout tems dans l'art de la glyptique ;
il a voulu , en y plaçant des gravures de tous les genres ,
de tous les âges , de tous les peuples , aux époques les
plus remarquables de cet art , procurer les moyens d'apprécier
les différens degrés de mérite des gravures , et
de discerner les époques auxquelles elles peuvent appartenir
par là il a réuni dans un seul cours d'instruction
les connaissances du naturaliste , celles de l'archéologue
et celles de l'amateur . Tout le catalogue est fait sur ce
plan ; la description exacte et simple des objets est précédée
de notes instructives sur la nature , les qualités et
la valeur de chaque espèce de pierre ; il expose aussi la
distinction particulière de certaines matières , le tems où
telle espèce a été connue , les peuples qui l'ont employée
et les lieux d'où ils pouvaient les tirer. Cette collection ,
d'après tous ceux qui l'ont vue , est très- précieuse par
son ensemble et les pièces capitales qu'elle renferme :
c'est ce que nous pouvons juger par les dessins de
quelques objets qui accompagnent le catalogue , qu'on
peut donc considérer comme une introduction à l'étude
de cette branche des beaux-arts .
La deuxième partie de cette collection est très- curieuse
, et son catalogue ne l'est pas moins , en ce que
l'auteur , en éclairant sur les qualités et le prix de ces
étonnantes pierres arborisées , ou diversement accidentées
, développe avec brièveté , et sous l'appareil scientifique
, le mode de formation et l'origine de ces charmans
accidens , sur lesquels on n'a généralement , dans le
monde , que de fausses idées .
La huitième collection forme un grand ensemble de
monumens et de meubles d'agrément en roches et pierres
. M. de Drée , en citant la grandeur et la magnificence
des monumens des anciens et le beau choix de
leurs matériaux , dit que l'intérêt inspiré par ces monumens
de l'antiquité est , en général , partagé par tous les
440 MERCURE DE FRANCE ,
hommes instruits , et qu'il n'est personne qui n'y trouve
un sujet d'observations , et qui ne désire connaître les
matières employées à de si grandes choses et dans des
tems si éloignés de nous ; c'est , dit- il , ce sentiment de
curiosité pour les restes précieux de ces antiques ouvrages
, qui lui a fait penser qu'il serait utile aux arts et
aux amateurs de trouver réunies dans un seul ensemble
les matières les plus précieuses employées par les peuples
anciens , par les peuples modernes et par les peuples
sauvages , et de les leur présenter sur-tout en objets qui
rappellent les travaux de ces peuples , et qui montrent
la manière convenable d'employer chacune de ces matières
.
L'auteur , fidèle à son plan général , celui de réunir
l'utilité aux charmes de l'intérêt et de la beauté , a composé
cette collection de monumens anciens d'un petit
volume , de copies de monumens et d'objets d'agrément et
d'utilité , d'un travail moderne , comme vases , statues ,'
colonnes , trépieds , etc. C'est dans cette réunion d'objets
d'art et de tous genres que M. de Drée sait trouver une
autre réunion aussi intéressante , celle de toutes les belles
qualités de granits , de porphyres , de basaltes , de marbres
et autres matières précieuses employées jusqu'à nos
jours ; il y a même ajouté un autre mérite , celui de rendre
cette collection propre à la décoration d'un palais ,
tant par la variété des monumens et objets , le beau
choix des matières , l'élégance des formes , que par la
richesse et le bon goût des bronzes dorés : telle est en
substance l'idée de cet ensemble précieux , qui a l'avantage
d'offrir une suite de monumens intéressans par
leurs effets et les souvenirs qu'ils reproduisent , d'établir
des parallèles entre les arts anciens et les arts modernes ,
de présenter le plus beau choix de toutes les matières
précieuses en objets utiles ou agréables , et de former
enfin un ameublement et une riche décoration pour un
palais . Les dessins de quelques- uns de ces objets insérés
dans le catalogue attestent que M. de Drée a parfaitement
rempli son but.
Quant à la partie descriptive de cette collection ,
comme dans les précédentes , elle se compose de notices
MARS 1812 . 447
"
sur les différentes matières , à l'aide desquelles l'homme
le moins instruit peut apprendre à distinguer les diverses
espèces de roches ou pierres qui sont employées dans
les arts .
Il résulte de cet exposé , que l'ouvrage de M. de Drée
fait connaître une réunion unique , soit par l'ensemble
et la suite des parties qu'elle présente , soit par la méthode
de distribution également applicable à la science
et aux arts , soit par le précieux des morceaux , ce qui
doit le faire rechercher pour les bibliothèques ; si on le
considère sous le rapport de son utilité , on peut dire
que cet ouvrage , par les notes instructives qui l'accompagnent
, sur- tout les trois dernières collections , est
nécessaire aux savans pour l'étude de la minéralogie et
de la géologie , aux artistes qui s'occupent des arts d'agrément
, pour la connaissance des matières et même de
l'art , et à l'amateur , par une foule de choses aussi curieuses
qu'instructives qu'il y trouvera mentionnées . Ce
catalogue , sous tous les rapports , nous paraît au-dessus
de ceux du même genre publiés jusqu'ici , et l'on doit
savoir gré à M. de Drée d'avoir donné , en dirigeant la
formation de son musée vers un but d'utilité générale ,
un exemple qui devrait être suivi par tous ceux que leur
fortune ou leur goût appellent à former des collections.
J. B. B. ROQUEFORT.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
MÉMOIRES DE CHIRURGIE MILITAIRE , ET CAMPAGNES DË
D. J. LARREY , premier chirurgien de la garde de
S. M. 1. et R. , baron de l'Empire , commandant de
la Légion-d'Honneur , chevalier de l'ordre de la Cou
ronne de Fer ; inspecteur- général du service de santé
des armées ; docteur en chirurgie et en médecine ,'
membre de l'Institut d'Egypte , etc.-Trois vol. in-8°
de 1430 pages , avec onze planches gravées en taille
douce.Prix , br . , 18 fr . , et 22 fr . 70 c. franc de
port. A Paris , chez F. Buisson , libraire , rue Gilles-
Coeur , n° 10 ; eett cchheezz JJ.. SSmmiitthh,, rue de Bondy , nº 40.
Il n'est pas de profession qui puisse se glorifier d'une
origine plus illustre que la médecine et la chirurgie.
L'antiquité en avait placé le berceau jusque dans le ciel ;
les Dieux eux-mêmes ne rougissaient pas d'exercer ces
arts précieux , et quand Diomède eut blessé la belle
Vénus , il fallut bien qu'il se trouvât parmi les immortels
un médecin céleste pour panser la déesse de la beauté .
La reconnaissance publique éleva des autels à Esculape ;
les héros s'honorèrent du titre de docteurs , et les médecins
de l'armée grecque étaient en même tems de grands
rois et de grands guerriers . Dans ces tems illustres , la
raison conservait encore tous ses droits ; l'amour-propre ,
les préjugés et l'envie n'étaient point parvenus à diviser
ce que la nature avait uni . La médecine et la chirurgie
, ces deux soeurs également chères à l'humanité ,
n'étaient jamais séparées ; la même personne et la même
intelligence présidaient à leurs opérations , et l'on ne
croyait pas qu'il pût exister entre elles de distinction de
rang. Et qu'importe en effet qu'une maladie affecte l'inté
rieur ou l'extérieur de mon corps ? Mes bras me sont- ils
moins chers que mes viscères ? Est- il plus noble et plus
glorieux de verser une médecine dans mes entrailles que
MARS 1812 . 449
d'appliquer un baume sur mes plaies ? Il ne fallait rien
moins que toute la grossièreté des siècles barbares pour
séparer la chirurgie de la médecine , pour ne voir dans la
première qu'un art purement mécanique , et en abandon
ner l'exercice à l'ignorance et à la routine.
LA'SEINE
Et comment un chirurgien parviendrait-il à guérir les
maladies extérieures , s'il était étranger à toutes les connaissances
qu'exige le traitement des maladies internes
s'il ne savait pas autant d'anatomie que le médecin , s'il
n'était instruit comme lui de tous les secrets de la phy
siologie , s'il n'avait jamais étudié les phénomènes de la
vie , leurs rapports avec les objets qui nous environment
l'action des remèdes sur les maladies , leurs combinaisons
avec les humeurs , s'il ne possédait aucune notion de
chimie , de physique , de botanique ? etc. Combien de
tems n'a-t-il pas fallu pour ramener des idées justes et
raisonnables , confondre l'orgueil et les préjugés , et
reporter la chirurgie au rang qu'elle doit naturellement
occuper?
Enfin l'intérêt de l'humanité a prévalu ; les deux professions
sont de nouveau réunies , et si la chirurgie
rampe encore dans l'abjection au sein des campagnes et
de quelques provinces , elle brille du plus haut éclat
dans la capitale et les grandes villes de l'Empire ; et les
chirurgiens français sont regardés comme les plus habiles
du monde savant . Cette heureuse révolution est l'ouvrage
des idées libérales et des vues élevées d'un gouvernement
éclairé qui sait exciter le mérite et entretenir l'émulation
par les récompenses et les honneurs .
M. Larrey est connu dans le monde savant par l'étendue
de ses connaissances , son activité infatigable , les services
qu'il a rendus à nos armées , et le succès des ouvrages
qu'il a publiés. Ses mémoires de chirurgie militaire
sur les campagnes d'Egypte ont été lus avec le plus
grand intérêt , et l'édition en est épuisée depuis longtems
. Les besoins du commerce et de la science en réclamaient
une nouvelle édition , M. Larrey s'est décidé
à nous la donner , mais plus étendue et plus complette .
On trouvera dans celle-ci des mémoires nouveaux , la
description des maladies rares et singulières observées à
Ff
450
MERCURE DE FRANCE ,
l'hôpital de la garde dans le cours de 1810 et de 1811
la description des campagnes militaires d'Amérique ,
de Corse , d'Italie , d'Espagne , d'Autriche . On y lira
avec plaisir des observations judicieuses sur la variété
des climats , les influences de l'atmosphère , les moeurs
et les habitudes des peuples .
Quelques savans ont reproché à M. Larrey d'avoir
préféré la marche historique à la méthode didactique..
ls auraient voulu que M. Larrey s'oubliât totalement ,
qu'il négligeât tous les détails des campagnes qu'il a faites,
pour s'occuper uniquement de la description et du traitement
des maladies . La science austère s'accommode en
effet mieux d'un ouvrage sérieux que d'un livre agréable ::
mais ceux qui comme Horace croient que partout le .
comble de l'art est de mêler l'utile et l'agréable , préfére
ront la méthode de M. Larrey , et se plairont au milieu
de ses récits qui jettent une heureuse variété sur la parties
purement didactique . Dans l'état actuel de nos connais-:
sances , un médecin n'est pas tenu de n'écrire exclusivement
que pour les médecins . Il est dans la plupart des
classes de la société des hommes instruits , qui sans vouloir
être ni médecins , ni physiciens , ni géomètres , se
plaisent cependant à étendre la sphère de leurs connaissances
et à lire les ouvrages qui se rapportent à ces sortes
de sciences . L'ouvrage de M. Larrey leur procurera une ·
lecture également utile et intéressante .
Le premier volume comprend les campagnes d'Amérique
, de Corse, d'Italie , et une partie de celles d'Egypie .
M. Larrey était fort jeune lorsqu'il fut embarqué sur la
frégate la Vigilante en qualité de chirurgien major ; ce
vaisseau faisait voile pour l'Amérique septentrionale , et
devait protéger la pêche de la morue . Le jeune chirurgien
recueillit auprès des médecins et des officiers les
plus éclairés toutes les instructions dont il avait besoin
sur la nature du climat , son influence sur la santé des
Européens , les productions de Terre-Neuve , et les habi- ;
tans de ces contrées ; car l'objet qui l'occupait le plus
était d'accroître ses connaissances et de les faire servir.
au soulagement des malades. Le premier phénomène
qu'il eut à observer fut celui que tout le monde connaît
1
MARS 1812 . 45t
sous le nom de mal de mer. D'où provient ce désordre
subit qui trouble l'harmonie de nos fonctions vitales ? A
quelle cause faut- il attribuer ces vertiges , ce malaise général
, ces vomissemens , cette prostration de force qui
attaque presque tous les navigateurs ? Pourquoi les uns
en sont- ils plus fortement atteints que les autres ? Par
quelle singularité l'habitude , le courage ou la réflexion
suffisent-ils souvent pour en prévenir les effets ?
Comme il faut procéder dans toute science du connu
à l'inconnu , recueillir des faits et les comparer pour en
tirer de justes conséquences , on peut remarquer d'abord
que le mal de mer n'est point tout - à- fait étranger à la
terre . Parmi les personnes qui voyagent dans des voitures
mal suspendues , il en est plusieurs qui éprouvent
les mêmes symptômes que celles qui voyagent dans un
vaisseau , sur-tout si elles sont placées en sens inverse´
du mouvement de la voiture , c'est- à- dire , le dos au midi
quand la voiture s'avance du nord au sud . La marche
et le mouvement des chameaux en Egypte produisent le
même effet sur ceux qui les montent pour la première
fois ; si l'on est sur un lieu très- élevé , et dans une
direction perpendiculaire , et qu'on jette les yeux vers la
terre , on éprouve des éblouissemens , des défaillances ,"
un vifsentiment d'inquiétude ou d'effroi . Serait- ce l'imagination
seule qui agirait dans ces circonstances ? serait
-ce l'effet d'une cause physique et du changement de
nos habitudes dans la manière de voir les objets ? seraitce
le résultat des deux causes réunies ? M. Larrey s'explique
à ce sujet d'une manière qui mérite d'être
connue.
« Tant que le vaisseau , dit il , conserve son équilibre
» et que sa marche est ferme et régulière , quelque rapide
» qu'elle soit , l'homme embarqué n'éprouve aucune in-
» disposition ; mais si les vents contrarient la marche du
» vaisseau , ou que par suite d'un coup de vent , il soit
» livré au gré des flots , le marin reçoit les effets des deux
>> principaux mouvemens auxquels le bâtiment est alors
» soumis . Le premier de ces mouvemens est désigné sous
» le nom de roulis , par lequel le vaisseau est agité de
>> tribord à babord avec plus ou moins de force : le se-
Ff 2
452
MERCURE DE FRANCE ,
» cond mouvement est nommé tangage ; il consiste dans
l'abaissement et l'élévation réciproques de la proue et
» de la poupe. Dans le premier cas , le navigateur sans
» expérience craint sans cesse de chavirer ; dans le se-
» cond , il tremble de descendre dans l'abîme . L'imagi-
» nation est d'abord frappée de ces mouvemens désor-
» donnés , et cette cause morale , qui n'a pas lieu chez
» les vieux marins , est secondée par une cause physique .
» Ces mouvemens contre nature impriment des secousses
» dont les effets se concentrent au cerveau , la partie du.
» corps la plus susceptible d'impression par sa masse , sa
» mollesse et son peu d'élasticité .
Les molécules de cet organe , après avoir éprouvé
» une sorte d'ébranlement ,, sont affaissées sur elles-
» mêmes , et de là tous les symptômes qui caractérisent .
le mal de mer. Plus la masse du cerveau est grande et
» molle , plus elle est accessible à l'impression de ces
n causes ; aussi les jeunes gens et ceux chez qui le cern
veau est très-volumineux sont- ils plus sujets au mal de
» mer , tandis que chez les vieillards , dont le cerveau a
» moins d'étendue et plus de consistance , ces effets sont
» moins fréquens .
»
» Le premier effet de cette secousse cérébrale est la
» tristesse et une terreur panique qui s'empare de l'indi-
» vidu ; la pâleur couvre son visage , ses yeux se bai-
» gnent de larmes ; il a du dégoût pour tous les alimens ,
il garde le silence , cherche la solitude et le repos ; ib
» chancelle comme dans l'ivresse ; il éprouve des verti-
» ges , des tintemens d'oreille et une pesanteur incom-
» mode à la tête : des nausées se déclarent , et bientôt
» après les vomissemens , qui deviennent fréquens , dou-
» loureux , et continuent , presque sans relâche, jusqu'au
» moment où la cause cesse ; ces vomissemens , symp-
» tôme principal de la maladie , sont quelquelois accom-
» pagnés d'effusion de sang et de mouvemens convulsifs ..
» Ils sont sans doute déterminés par l'irritation sympa-
> thique des deux cordons de la huitième paire de nerfs ,
» et comme ils se distribuent presque en entier à l'esto¬
» mac , ce viscère doit recevoir le premier l'impression
» de cette affection .
3
MARS 1812 . 453
» » Dans ce désordre général , les facultés intellectuelles
» souffrent comme tous les organes de la vie animale , et
» cette altération est souvent portée à un si haut degré ,
» que loin de redouter la mort , comme dans la première
» période de la maladie , la plupart des individus arrivés
» à ce point de souffrance la désirent , et quelques- uns
» même cherchent à se la donner. »
Cet état fâcheux aurait sans doute une fin malheureuse
, s'il était d'une longue durée ; mais M. Larrey ob
serve qu'il est rare que les causes qui le produisent se
prolongent au-delà de sept , huit ou neuf jours . Le retour
des bons vents , ou des vents alisés , fait cesser le mal
comme par enchantement , et le malade a bientôt perdu
le souvenir de ses tourmens .
Triste condition du genre humain ! Ce roi de l'univers
( c'est-à-dire , d'un point globuleux perdu dans l'immensité
de l'espace ) , ce monarque du monde , si fier de
sa raison , de sa puissance et de son génie , ne saurait
soutenir le simple mouvement d'une barque ; le souffle
de l'air suffit seul pour anéantir toutes ses facultés , et l'art
n'a point encore trouvé de moyens de le préserver de cette
faiblesse ! Cependant M.Larrey pense qu'on peut en adoucir
les effets et en abréger la durée , si avant l'époque de son
invasion on ajoute aux soins de propreté des lotions d'eau
fortement vinaigrée , une grande sobriété , l'usage des
acides végétaux mêlés aux alimens et aux boissons , et
celui de la pipe avec modération . Il faut éviter l'impression
de l'air froid et humide pendant la nuit , et rester le
moins possible dans les entreponts et les endroits de l'intérieur
du vaisseau , où l'on respire un air vicié et nauséabond
, qui dispose d'avance au vomissement.
Lorsque le mal de mer s'est déclaré , il faut manger
très-peu ; les croûtes de pain , le biscuit trempés dans du
café ou du bon vin , le thé et le punch léger , sont des
alimens également salutaires : il faut aussi se tenir chaudement
, prendre de l'exercice , se récréer par la musique
ou tout autre moyen analogue . Les mélancoliques , les
gens sombres , tristes et misanthropes, sont plus sujets au
mal de mer que personne.
Après cette dissertation , qui ne saurait manquer d'ex454
MERCURE DE FRANCE ,
citer l'intérêt des lecteurs et l'attention des savans
M. Larrey reprend le récit de son voyage ; mais son
journal n'a rien de commun avec celui de la plupart des
navigateurs . On y reconnaît par-tout l'homme ami de
l'observation et de la science ; il ne néglige aucune occasion
de contribuer à notre instruction . Tantôt ce sont
des remarques sur quelques points de physique ou d'histoire
naturelle , tantôt des descriptions succinctes des
diverses contrées qu'il a eu occasion de visiter .
Je dois cependant observer que l'auteur me paraît
moins versé dans les connaissances d'histoire naturelle
que dans celles qui se rapportent immédiatement à son
art : ce qu'il rapporte de la pêche de la morue me paraît
susceptible de quelque observation .
"
« Nous arrivâmes enfin au grand banc , où nous pê-
» châmes , à la ligne , de la morue sur un fond de
» soixante brasses . On est dans l'usage de décapiter et
» d'éventrer ces poissons aussitôt qu'ils sont sortis de
» l'eau ; je fus surpris de la précipitation avec laquelle
» le matelot chargé de cet emploi retirait sa main du
» ventre de l'animal. Je lui en fis l'observation ; il me
» répondit que le froid extrême qu'il ressentait à la main
» en la plongeant dans les entrailles du poisson le forçait
» de la retirer promptement . Je fis la même expérience ,
» et je sentis comme lui qu'elles étaient glaciales . Si j'a-
» vais eu un thermomètre , j'aurais pu déterminer à- peu-
» près la température du fond de ces mers ; car je pense
» qu'elle est analogue , selon le degré de profondeur , à
» celle de leurs habitans . »
Je ne prétends point douter du froid excessif qu'on
peut éprouver dans les entrailles d'une morue , et s'il en
est des autres poissons comme de la morue , j'en admire
davantage la vigueur d'Hercule , qui fut avalé par un requin,
et resta trois jours sans trembler dans cette glacière
ambulante ; mais il me semble qu'on peut contester à
M. Larrey la justesse de sa conséquence ; il n'est pas
vrai que la température intérieure des animaux soit la
même que celle du milieu dans lequel ils vivent , et
personne n'ignore que le sang d'un homme ou d'un
MARS 1812 . 455
pigeon ne soit beaucoup plus chaud que l'air qu'ils respirent.
Ce que dit M. Larrey du caribou n'est point non plus
très- exact . Notre savant voyageur le confond avec les
cerfs ; mais le caribou est de l'espèce des rennes . On en
a vu en Angleterre dans les parcs de quelques seigneurs ,
et l'on ne saurait à cet égard avoir aucun doute. Le
chat-musqué n'appartient point non plus à la classe des
chats . M. de Buffon , qui l'a décrit , le range dans celle
des genettes , et tous les naturalistes son d'accord à ce
sujet.
Je ne sais non plus comment M. Larrey n'a fait
qu'une seule île des petites îles Saint-Pierre et Miquelon
: mais ici l'erreur peut ne provenir que du typographe
qui aura écrit Saint- Pierre de Miquelon pour Saint-
Pierre et Miquelon . Ces critiques sont bien minutieuses ,
en comparaison des choses pleines d'intérêt que M. Larrey
offre sans cesse à son lecteur . Je suis bien loin
d'avoir donné une idée de son ouvrage . Ce que j'ai dit
ne se rapporte qu'au voyage d'Amérique . Ce qui me
reste à dire des autres campagnes est d'une toute autre
importance je le réserve pour un des numéros prochains
. SALGUES ...
SUR LES MONUMENS .
Extrait d'une lettre écrite dernièrement à M. D.... ;
membre des académies de la C. , de ... etc. , par M. C. ,
auteur de diverses relations de voyages entrepris dans
quelques parties de l'Europe et dans plusieurs contrées
de l'Orient.
Je pris un guide pour traverser la chaîne
des Pyrénées , en suivant des gorges sauvages et des chemins
que les seuls chasseurs connaissent . Dès que je fus
auprès des limites de l'ancien Roussillon , je renvoyai
mon guide , et je m'arrêtai dans un lieu très-élevé d'où
j'apercevais à l'horizon la mer et les rivages du Languedoc .
Je me trouvais au pied d'un bloc de roche primitive que
456 MERCURE DE FRANCE ,
les navigateurs doivent distinguer à plus de quarante lieues
de distance , et dont la forme à-peu-près conique et l'isolement
sur un sommet faiblement arrondi sur une sorte de
plateau , présenteraient beaucoup de facilité pour le tailler
en pyramide . Ce monument serait situé comme devraient
l'être , ce me semble , tous ceux qui ont quelque importance
, non pas dans une plaine et parmi d'autres édifices ,
en sorte qu'il faut un imprimé qui en détermine soigneusement
le lieu , mais dans un espace libre , sur les hauteurs
, à la vue des provinces . Le piédestal d'une petite.
colonne peut être orné de bas-reliefs curieux à observer la
loupe à la main , quand on ne veut célébrer que des incidens
vulgaires dont les passans ne soupçonneraient rien
s'ils n'en lisaient pas l'inscription ; mais le vrai monument
est celui dont la vue seule perpétue le souvenir d'un fait
réellement mémorable , ou celui qui contient en dépôt
quelque objet dont la conservation importe au genre hu
main ; il doit être facilement aperçu dans l'éloignement ,
comme ces hauts lieux consacrés par les anciens à la véné,
ration des tribus diverses , et qu'un million d'adorateurs
contemplaient du fond de leurs plaines .
il
Je n'aime point ce qui est à -la-fois pompeux et puéril .
J'ai ri , vous vous en rappelez peut - être , lorsqu'on voulut,
y a dix ou onze ans , bâtir des montagnes à la barrière
de Chaillot , et parce que les Alpes du Saint-Bernard
avaient été franchies d'une manière héroïque , donner aux
promeneurs le glorieux avantage de passer en fiacre sous
les Alpes des Champs-Elysées . Quatre minces filets d'eau
formant quatre fleuves , devaient descendre de ces monts ,
et de tems à autre quelques platras en eussent été les avalanches
(1) .
Cette manière de grandiosier les environs d'une capitale
, diffère de celle des peuples de Memphis , et puisque
les idées sur cet objet sont très- diverses , peut - être me
passerait-on ce qu'il semblerait y avoir de chimérique dans
les miennes ; au reste , je dirai , de vous à moi , que j'ai
bien aussi quelques reproches à faire à ces anciens maîtres
du Nil. J'avoue que notre Europe n'a rien à opposer aux
(1 ) C'est en l'an IX que l'on imagina de poser sur la montagne de
Chaillot les Alpes percées à jour , pour accompagner les bois romantiques
du voisinage , et pour grandiosier cette entrée de la capitale.
Voyez les papiers publics de ce tems- là ,
MARS 1812 . 457
pyramides , que M de Staël s'est trompée dans Corinne
ten donnant une élévation plus considérable à Saint-Pierre
de Rome , et que cette église perdrait beaucoup de sa
grandeur dans la plaine de Ghize ; mais enfin l'on épuisa
les forces de tout un peuple pour ériger des monumens de
cent cinquante mètres qui , sur une base de vingt-sept seulement
, se trouvent ensevelis dans une grande vallée . En
choisissant , au contraire , selon ma supposition , un cône
déjà ébauché par la nature ( 2 ) , on obtiendrait et une
masse plus imposante , et une résistance encore plus sûre
contre les efforts du tems . Veut-on montrer précisément la
grandeur ou la difficulté du travail ? cette prétention serait
peu sensée dans un être faible que les sueurs épuisent,
Veut-on que tout soit de l'homme ? mais la pierre des
pyramides n'est pas le fruit de son art . Nous arrangeons
les choses en mille manières , nous n'en produisons au-
-cune ; et le zèle de cent mille esclaves réunis ne saurait
présenter à leur maître un grain de riz que la main des
hommes ait fait .
Je reviens donc à ma supposition . Je vois cette aiguille
de granit taillée en obélisque , et creusée comme l'intérieur
des pyramides , pour conserver dans ses flancs indestructibles
et transmettre aux races futures le dépôt de ce qu'on
a fait de meilleur jusqu'à présent. Ceux qui, dans des tems
favorables au commerce descendront des cataractes de la
Nubie , des pentes du Liban , des hauteurs de l'Yemen
pour entrer dans les ports de Cette et de Marseille , diront ,
en apercevant une aiguille altière soumise à l'art dans la
région des neiges : C'est ici la terre de France , cette terre
d'où sont sortis des guerriers aux exploits gigantesques .
Ce ne serait point le capricieux ouvrage d'un vain orgueil
. Les anciens , à qui tout rappelait d'une manière plus
immédiate le bouleversement que la surface de la terre
avait éprouvé , paraissent avoir conçu des projets semblables
. Mais les principaux monumens dont nous ayons
une connaissance certaine , furent placés dans des lieux
bas , et quelque solide qu'en fût la construction , ils étaient
trop exposés sinon à être renversés , du moins à être recouverts
et enfouis pour jamais peut-être . Le granit des montagnes
paraît la seule force capable de résister au mouvement
extraordinaire qui , à des époques marquées dans
(2) C'est vraisemblablement ainsi que l'on a taillé le Sphynx,
458
MERCURE
DE FRANCE
,
**
1
l'universelle succession des choses , peut renouveler plusieurs
fois la surface du globe . Peut- être épargnerait -on
aux générations renaissantes quarante siècles d'efforts
pour se replacer au point où arrivèrent ceux que nous
nommons les anciens. Elles trouveraient même dans ces
fruits de l'expérience subitement acquis , des avantages
tellement particuliers qu'il en résulterait alors quelque
espoir de réaliser ce bonheur public qui , dans notre âge ,
ne fut et ne sera qu'un songe.
N'eût- on d'autre but , dans ce que je propose en me
livrant aussi à des songes , n'eûl -on d'autre objet que de
conserver le souvenir des événemens publics et l'histoire
de cent peuples , ce motif auquel nous devons la plupart
des monumens connus , serait du moins ici dans toute sa
force . Les observations astronomiques du temple de Dendera
, l'ancienneté des premières laves de Catane , et
d'autres vestiges également étrangers aux tems que potre
histoire embrasse , semblent indiquer une période sur la
quelle on ne peut former que des conjectures , et une
longue suite de faits dont la leçon précieuse ne subsiste
plus. Pourquoi imiter l'imprévoyance de ces peuples ? En
laissant périr les traditions des premiers âges , on perpétue
pour le genre humain le prestige des passions qui l'éloigne
de la sagesse . La grandeur de l'homme est dans le pouvoir
de laisser des monumens de son passage ; car la bête est
comme nous elle est industrieuse ,
I mais la mort la détruit entièrement , tandis que l'homme
à son dernier jour , semble se maintenir encore sur la terre
en obtenant de l'influence sur les générations qu'il ne verra
pas.
vivante comme nous 9
On doit retrouver dans les monumens des divers peu-
-ples les différences presque infinies de leurs penchans , de
leurs facultés , de leurs rabitudes . Il est des ruines dont
la seule inspection ferait conjecturer , sans doute avec
beaucoup de fondement , que le peuple qui les a laissées
avait des esclaves , ou que sa propre indépendance subsistait
encore , qu'il cultivait les plaines , ou qu'il habitait les
montagnes , qu'il vivait sous un ciel nébuleux , dont les
vapeurs et les tempêtes dégradent les édifices les mieux
cimentés , ou qu'il jouissait d'une température sèche et
paisible , que l'activité sociale le portait à s'attacher surtout
au moment présent , ou que l'uniformité des saisons ,
la lenteur des choses , l'antiquité de la croyance , le voisi
། ཝཱ སྠཽ
MARS 1812 . $459
nage des déserts et l'absence du commerce dirigeaient ses
idées vers l'avenir et ses désirs vers la perpétuité .
Tout ce qui conserve l'empreinte de la pensée humaine
peut être considéré comme un monument , depuis les
caractères tracés avec une pointe de bois sur l'écorce d'un
arbuste dont la tige affermie par le tems sera religieusement
épargnée dans sa vieillesse , jusqu'à ces colosses du
Nil construits par une péuplade entière soumise à ce travail
, et tout couverts de savans hieroglyphes .
A
"
L'industrie des Arabes posé une pierre fixe au milieu
des sables mobiles . Sur les confins du Sahara , l'homme
bienfaisant s'immortalise en creusant un puits où les caravanes
de sa tribu trouveront à remplir deux outres d'une
eau saumâtre . Une horde des rivages du Saghalien s'est
assemblée au pied d'un gros arbre dans les hautes plaines ;
elle abat les tiges voisines , et ce vieux tronc devient un
monument . Il est vrai qu'il tombera bientôt ; mais le souvenir
de cette assemblée pourra s'éteindre alors sans inconvénient
, car déjà , peut-être , la tribu elle - même ne sera
plus. Notre imagination paraît embrasser dans l'avenir
une durée proportionnée à ce qu'elle saisit du passé .
Quand les souvenirs de trois ou quatre générations composent
toute l'histoire d'une peuplade , une sorte de monument
qui puisse végéter encore pendant un siècle doit lui
paraître assez durable : mais par le style seul des temples
et des sépulcres consacrés , l'Egyptien et l'Indien semblent
annoncer huit à dix mille ans d'existence antérieure , et des
prétentions à une origine encore plus reculée .
On a fait avec de grands efforts des choses inutiles ,
chaque penple a pris soin de se signaler ainsi ; l'on a quelquefois
entrepris des ouvrages moins vains , mais dont le
résultat n'était pas proportionné au travail , comme cette
muraille fameuse qu'il était plus difficile encore de défendre
que de construire mais est- il jamais arrivé que
plusieurs peuples , réunissant leurs forces , ayent opéré sur
le globe des changemens utiles à tous les siècles ? L'Europe
s'est croisée pour aller boire de l'eau du torrent de Cédron ,
mais elle eût pu faire de l'Egypte une possession commune
, et rétablir par un simple canal la communication
entre les mers des Indes et la Méditerranée . Si l'Espagne
n'eût point jadis prodigué l'or pour agiter assez inutilement
la France , peut-être , malgré l'élévation du sol de l'isthme
qui joint le Mexique et la terre ferme , eût-elle trouvé
quelque moyen de réunir les deux mers , en laissant sub-
5
460 MERCURE DE FRANCE ,
sister une voûte naturelle qui , au-dessus de la mâture des
plus grands navires , permît de communiquer par terre de
l'un à l'autre continent. Puisque je me livre en ce moment
à des suppositions tout - à-fait gratuites , je veux me figurer
que cette prodigieuse entreprise n'est pas au-dessus des
forces humaines : l'exécution en serait avantageuse à tous
les peuples , et cependant je parviendrais presque à me
persuader que plusieurs nations puissantes aimeraient à y
concourir . Sans avoir désormais à redouter le passage de
Magellan , et sans attendre une saison favorable pour doubler
le cap Horn , un vaisseau français , parti de Gênes ou
de Cadix , relâcherait au Caire , à Batavia , aux îles Sandwich
, et reviendrait directement en Europe , en passant à
Porto- Bello .
De semblables idées paraîtraient moins chimériques si
les hommes étaient moins divisés . Si la différence des opi
nions , triste fruit du vain savoir , qui perpétue l'ignorance
en consumant le tems , si toutes les passions qu'une polis
tique inexcusable a si long-tems pris à tâche d'alimenter ,
si la difficulté de s'entendre , qui provient , en partie , des
mêmes causes , si tant de fautes enfin , si tant d'erreurs ne
faisaient pas que les uns s'occupent sans relâche à défaire
ce que la persévérance des autres recommence sans relâche ,
l'on aurait embelli la terre avec moins d'efforts , moins de
courage , moins d'art qu'il n'en a fallu pour la ruiner , la
réparer et la dévaster encore , pour entreprendre toujours
et ne finir rien , pour détruire les choses avec l'intention
d'en jouir , et pour s'acharner sur les hommes , afin de les
décider ensuite à contracter d'étroites alliances . On aurait
alors des monumens très - grands et très -utiles , et l'on acheverait
, sans beaucoup de peine , des travaux qui , grâce à
nos rivalités perpétuelles et à ce misérable jeu des passions
qu'une étrange sagesse prétend balancer avec harmonie ,
paraîtront encore trop difficiles à nos derniers neveux .
Quelle que paraisse avoir été la destination première
d'un monument , soit qu'il indique quelque objet particu
lier , soit qu'il ne nous transmette qu'un souvenir confus
des hommes d'un autre tems , la seule ancienneté que
nous lui attribuerons nous fera penser profondément.
L'inévitable loi de la mort est écrite sur ces vieilles pierres
: nous sommes vivans aujourd'hui ; mais placés au milieu
de la succession des êtres périssables , nous n'avons
que le lien d'une commune faiblesse avec ceux qui jadis
amoncelèrent tant de matériaux pour échapper à Toubli ,
MARS 1812 . 461
en laissant une sorte de plainte du peu de durée de leur
existence , ou avec ceux qui verront les derniers débris de
ces ruines , et qui seront jeunes et ardens quand notre poussière
sera pour jamais refroidie .
Il n'est point de résultats plus frappáns de l'industrieuse
faiblesse des hommes que la muette éloquence de ces té
moins qu'ils ont placés sur leur passage , pour redire un
jour , à quiconque se passionnera comme eux , de quelle
pensée ils s'occupaient , quelle inspiration du génie les
animait , ce qu'ils ont imaginé , ce qu'ils ont fait , ou plutôt
ce qu'ils eussent voulu faire . Cette mémoire que les monumens
doivent conserver , et dont le terme est inconnu ,
prolonge les traces imaginaires d'une puissance qu'on ne
sait pas abandonner. Dans cette flatteuse perspective nous '
régnons sur le monde que nous n'avons pas même le tems
de connaître , et au moment où notre poussière se décom <
pose , où nos besoins finissent , ces fantômes de gloire et
d'immortalité terrestre réveillent en nous d'inexplicables
désirs. Soumis à la destruction perpétuelle qui reproduit
toutes choses , passager dans la vie et pressé par
le tems
l'homme jouit encore d'une secrète consolation , parce que
l'oeuvre de sa main sera debout quand cette main et cette
volonté même ne seront plus .
Mais voici un rapprochement dans lequel on peut voir
la misère de nos prétentions . Cette durée incertaine , que
plusieurs de nous ambitionnent , et cette destruction infaillible
qui nous réunit tous , se confondent dans une même
idée , celle du monument. C'est dans le monument que
l'homme tombe , et c'est par des monumens que l'homme
prétend vivre à jamais . Un même terme , un seul mot exprime
également et la pierre sépulcrale posée sur nos cen->
dres , et la pierre triomphale élevée pour soutenir notre
nom , pour illustrer encore la grandeur de nos ouvrages
pour nous rendre contemporains de trente siècles inconnus .
C'est un contraste singulier entre l'impuissance des moyens
terrestres , et l'énergie de la pensée . Notre force visible
produit peu de choses et périt en peu d'heures ; notre force
intellectuelle résiste au mouvement funèbre de la terre , et
semble avoir , comme les cieux , quelque chose d'inalté
rable.
462
MERCURE DE FRANCE ;
NOTICE SUR M. GUDIN .
LA philosophie , les lettres et les muses viennent de
perdre M. Paul- Philippe GUDIN de la Brenellerie , correspondant
de la Classe d'Histoire de l'Institut , membre de
plusieurs autres Académies françaises et étrangères .
Nous étions parens et presque du même âge . Il a été le
compagnon de mon enfance et de ma jeunesse , le fidèle
ami de ma vie entière . Qu'il me soit permis de rendre un
juste hommage à sa mémoire !
La fortune l'avait mis au-delà du besoin , et le conduisit
à une modeste aisance. Ila toujours dédaigné la richesse ;
il n'aimait que la paix , l'étude , l'indépendance et la vérité .
Né , comme Saint-Albin , avec quinze cents livres de
rente , sa modération , son économie et quelques héri- '
tages lui en ont donné quatre mille . Il n'a voulu se livrer à
aucune entreprise lucrative , ni accepter aucune place qui
pût le détourner de son travail .
Il s'était appliqué à l'histoire , et plus particulièrement à
l'histoire de France .
Il l'étudiait dans les sources ; et l'écrivait avec une impartialité
aussi noble , aussi pure , qu'éclairée :
Il s'en est occupé cinquante ans , et en a laissé vingttrois
volumes , dont le dernier s'étend jusqu'au milieu du
règne de Louis XIV.
Cet ouvrage sera sans doute imprimé , et placera son auteur
parmi les historiens les plus recommandables .
A la mortde Louis XV , sous le règne duquel les sciences
et la raison ont fait d'immenses progrès , non sans quelque
encouragement du monarque et de ses ministres , M. Gudin
crut devoir exposer et constater ces pas remarquables
de l'esprit humain . Il intitula son livre aux Mânes de
Louis XV. C'était dans le moment où l'opinion se montrait
le plus défavorable à ce prince . On ne pouvait accuser
l'auteur de flatter un roi qui n'était plus , qui toute să
vie avait été faible et insouciant , et moins encore de flatter
à son sujet le public ; mais il voulait qu'on fût juste' , et
qu'en ressentant les maux arrivés . durant une époque de
l'histoire , on n'oubliât pas avec ingratitude les biens qu'elle
avait produits .
Deux ou trois ans après la mort de Voltaire , M. l'abbé
de Mably publia des Entretiens sur la manière d'écrire
MARS 1812 . 463
P'Histoire , dans lesquels il ne touche que très- légèrement
son sujet , el se permet de traiter avec beaucoup de mépris
et Voltaire , et Robertson , et Gibbon , et Hume.
M. Gudin réfuta vivement ces Entretiens par un Supplément
à la manière d'écrire l'Histoire , adressé à l'un '
des interlocuteurs que M. l'abbé de Mably s'était donnés .
Il montra que les principes très - incomplets de ce savantétaient
loin de suffire pour former un bon historien . Il détailla
ceux que l'on devait y suppléer , et quelles devaient être
les études préparatoires de l'écrivain qui se consacre à celle
haute magistrature : la connaissance de la nature et de ses
modifications ; celle de l'homme , de ses droits , de sés '
devoirs , de ses passions ; celle de la politique , l'habitude
de tous les calculs qui peuvent l'éclairer ; la patience de
consulter les actes , et de débrouiller les chroniques ; l'art
de discuter les lois , celui de comparer les moeurs et les
usages des différens peuples et des différens siècles ; la
recherche et la critique des monumens , des médailles et de
la chronologie ; des notions exactes sur l'astronomie , sur
la physique , sur l'histoire naturelle , sur les sciences mathématiques
, pour rendre un compte satisfaisant de leur
influence et de leurs progrès ; et la correction du grammairien
, et la noble simplicité de l'homme de bien digne
de peindre , de juger et d'instruire le monde , sine ira et
studio .
M. Gudin fait passer en revue tous les historiens de l'antiquité,
remarquant qu'il en est un d'un bien haut mérite
( Ammien Marcellin ) dont M. l'abbé de Mably n'avait
fait aucune mention .
Il parcourt ensuite les modernes , rend hommage à de
Thou, à Rollin , à Le Gendre , à Mézeray, à Rapin-Thoiras ,
aux services des bénédictins , de Du Cange , de Baluze ,
de Bouhier , de Laurière , de Secousse , de M. de Bréquigny
, et défend avec force ceux que M. l'abbé de Mably
avait , il faut le dire , indécemment attaqués.
Cet ouvrage contre un homme d'ailleurs respecté , fit
voir quel était le courage de M. Gudin , et de quoi il était
capable pour la science , pour la vérité , pour l'amitié .
Entre la première et la seconde Assemblée des Notables ,
il composa un livre plus savant , et plus important encore ,
et qui sera long-tems consulté : celui qui a pour titre , des
Comices de Rome , du Parlement d'Angleterre , et des
Etats-Généraux de France . C'est à cet ouvrage , d'un
ordre très-distingué , qu'il a dû l'honneur d'être nommé
464
MERCURE DE FRANCE ,
Associé de la Classe des Sciences morales et politiques de
P'Institut; ce qui l'a fait correspondant , lorsque cette
classe est devenue celle d'Histoire et de Littérature ancienne
. Si M. Gudin eût été domicilié à Paris lors de son
élection , il n'y a aucun doute que ses recherches sur les
antiques constitutions des Romains , des Anglais et des
Français , et la judicieuse comparaison qu'il en a faite , lui
eussent procuré , au lieu de la place d'Associé, puis de
Correspondant, celle de Membre de l'Institut ; mais il ha
bitait , en ce tems-là , les environs d'Avalon .
Un autre titre , ou même deux , pouvaient l'approcher
de cette compagnie . Il aimait l'astronomie avec passion
c'est le grand livre des OEUVRES de DIEU ; et M. Gudin , qui
fut toujours déicole , s'occupait à y lire , avec qui?.
avec le bon La Lande qui croyait penser autrement .
-
Les coeurs très -sensibles entrent ordinairement dans la
philosophie par la porte de la poésie . M. Gudin chantait
ses observations astronomiques . C'est une matière qui ne
prête pas beaucoup aux fictions , ni même à l'harmonie.
L'éclat de la vérité le dispensa des premières : il vainquit
souvent la difficulté d'atteindre l'autre . Voici son exorde :
Moteur de ma pensée , et du eiel , et des mondes ,
Toi qui sans cesse agis , qui produís , qui fécondes ,
Et détruis , ou maintiens tous les êtres divers ,
Elève mon génie et préside à mes vers.
Puissance interposée entre l'homme et DIEU même
Nature , viens dicter les chants de ce poëme.
A ta magnificence , à ta simplicité ,
"
Qu'ils unissent la force et la facilité ;
Vers un but , comme toi , qu'ils sachent nous conduire ;
Par toi seule inspirés , qu'ils soient dignes d'instruire ,
De convaincre , de plaire , et d'écarter l'erreur !
Je chante , non l'amour et les combats du coeur ,
Non le courroux d'un homme et cent villes en flamme
Non vingt chefs divisés möurant pour une femme
Ou l'Europe liguée appelant tous ses rois
A conquérir l'Asie une seconde fois .
Mon sujet est plus grand , et nul ne s'y compare .
Un charme heureux m'entraîne et peut-être m'égare ;
Il me force à chanter les merveilles des cieux
Et la terre déjà disparaît à mes yeux.*
1
MARS 1812 . 465
SEINE
DEPT
DE
Ministres du Très-Haut , puissances immortelles ,
Soutenez mes esprits , portez- moi sur vos ailes
Parmi ces champs d'azur de feux étincelans ,
A travers les soleils et les mondes roulans .
Enseignez -moi comment , plein d'une noble audace
Le génie en son vol ose franchir l'espace ,
Sonde ses profondeurs , et mesure le cours
Des astrés qu'asservit l'astre brillant des jours :
Comment la vérité par le tems amenée ,
Riche sans fictions , belle sans être ornée ,
S'avançant par degrés , déchire de ses mains
Le réseau dont la fable enlace les humains ;
Nous rend l'esprit plus ferme , en bannit tout systèmes
Et fait connaître l'homme , et le monde , et soi- même .
Compagne de mes jours , qu'elle brille en mes vers
Et sans voile aujourd'hui nous montre l'Univers.
LA
5.
Les notes qui accompagnent ce poëme ont réuni tous les
suffrages .
M. Gudin , plus jeune , avait fait quatre tragédies . Son
Coriolan a été joué avec ce qu'on appelle un succès d'estime
. Celui de La Harpe n'en a pas eu davantage . Ce sujet
ne comporte qu'une scène , et n'a jamais complètement
réussi au théâtre : on ne peut en faire qu'une pièce de
famille . Gudin dédia la sienne à sa mère.
Lothaire et Vulrade , ou le Royaume mis en interdit,
aurait vraisemblablement produit beaucoup d'effet. Le premier
acte , et sur-tout la première scène , plusieurs de celles
du troisième , et tout le quatrième sont d'une grande beauté .
Mais , quand le clergé était puissant , on n'en aurait pas
permis la représentation . Lorsqu'il a été persécuté , M. Gudin
aurait regardé comme une lâcheté de faire jouer cette
pièce : il l'a refusée aux comédiens qui la demandaient . Et
quand on est revenu à un juste milieu , il ne songeait plus
qu'à terminer sa grande entreprise de l'Histoire de France.
C'était elle qui le portait à traiter des sujets nationaux.
Il a fait Louis d'outre-mer , ou Huges-le-Grand , dont le
style est supérieur à celui de Lothaire et Vulrade. On voit
aussi pourquoi cette tragédie ne devait pas être représentée
.
Son poëme sur la Conquête de Naples par Charles VIII
montre une imagination très - féconde , souvent trop hardie.
Il désirait le retoucher encore . Le Temple de l'Opinion es
celui de l'Impuissance y sont de la poésie la plus haute,
Gg
466
MERCURE DE FRANCE,
Le caractère de l'Auteur se peint dans cet exorde du
quatorzième chant :
Puisse à jamais brûler dans les enfers
L'affreux mortel au coeur lâche et pervers ,
Qui le premier nous dit que la vengeance
Plaisait aux Dieux et devait plaire aux rois !
Les Dieux sont bons , ils aiment la clémence ,
Et qui pardonne obéit à leurs lois .
Moi qui toujours fais grâce à qui m'offense ,
Au bel-esprit qui critique mes vers ,
A la beauté qui trahit ma constance ,
Même au rival par qui seul je la perds ,
J'ai quelquefois , en oubliant l'outrage ,
Du bel - esprit désarmé la rigueur ,
De mon rival traversé le bonheur ,
Et ramené le coeur d'une volage.
M. Gudin a fait des contes , dont quelques -uns ont été
trouvés fort près d'être plus que gais ; et sur les contes et
les chansons de plusieurs peuples , des recherches agréables ,
isntructives et utiles .
Il badinait dans ses vers comme eût fait un homme
volage. Son amitié était inviolable , active , zélée . Il était en,
amour bien plus constant qu'on ne l'est d'ordinaire . Sa liaison
avec la respectable veuve qu'il laisse dans la plus amère
douleur , est un amour de plus de quarante années et qui
n'avait point cessé.
Oh ! sil'on savait combien les tendres et profondes amours,
ainsi que les vins généreux et que les nobles amitiés , s'améliorent
et s'adoucissent en vieillissant ! Si l'on savait combien
les voluptés elles - mêmes de la jeunesse le cèdent aux
délices dans lesquelles se confondent entièrement deux êtres
qui se sont toujours estimés , toujours chéris , et qui ont
fait tant de fois le bonheur l'un de l'autre ! Si l'on savait
combien il est heureux d'être marié quand on est jeune ,
combien cela est indispensable quand on est vieux , et que
l'amour durable peut rendre le crépuscule de la vie autant
et plus touchant que son aurore ! le monde deviendrait un
Elysée , et l'on jugerait mieux quelle a été la félicité de
M. Gudin . Je puis en parler , je sais ce qu'il en est . J'ai
atteint et passé soixante et douze ans ; il avait quinze mois
de plus que moi . Nous avons , à beaucoup d'égards ,
MARS 1812 . 467
couru la même carrière ; nous avons cultivé les mêmes
sciences , ou des sciences très - analogues ; nous avons souvent
fait de la prose et des vers du même genre , presque
sur les mêmes idées ; il nous est même arrivé de faire chacun
une tragédie sous le même titre , à-peu-près sur le
même plan , ce qui jette ordinairement entre les poëtes de
si vives jalousies ; et nous n'avons jamais ressenti d'autre .
mouvement de rivalité que celui de nous surpasser , si
nous l'avions pu , en faisant le meilleur ménage .
Je pleure , mais je ne plains pas mon ancien ami .
DU PONT ( de Nemours ) ..
VARIÉTÉS .
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
"
M. Etienne- Louis MALUS , major au corps impérial du génie
membre de la légion d'honneur , de l'Institut impérial de France ,
de l'Institut d'Egypte , et de plusieurs Sociétés savantes , est
décédé le 23 février , dans sa maison , rue d'Enfer , à Paris . Il était
âgé de 37 ans. On lui a rendu les honneurs funèbres dans l'église de
Saint-Jacques du Haut- Pas , sa paroisse. Le cortége était composé de
ses parens , de ses nombreux amis , d'une députation des membres de
I'Institut impérial de France , du corps impérial du génie , etc.; un
détachement de chasseurs , de vétérans , et les élèves de l'école poly- ,
technique accompagnaient le cortége. Le corps du défunt a été transporté
au cimetière de Mont- Louis .
L'un des membres du comité des fortifications a prononcé le discours
suivant :
« Le comité des fortifications vient mêler ses regrets à ceux de
l'Institut et de l'Ecole polytechnique , et déplorer avec eux la mort
prématurée d'un digne successeur des Meunier , des Coulomb , de ces
hommes que le corps du génie se glorifie d'avoir élevés pour les progrès
des sciences qui le guident et l'éclairent dans ses travaux . C'est
au corps illustre qui dirige ces progrès vers la gloire et l'utilité de
l'Etat , à dire par quelles brillantes découvertes Malus a , sur les
traces de Newton , reculé les bornes de l'optique . Cette première
Ecole du Monde rappellera ce que ses examens , les discussions de
ses conseils et la direction de ses études , doivent à Malus , à la profonde
intelligence des rapports qui unissent les sciences aux arts de
*T'ingénieur . Ses camarades ne peuvent que préluder à ces éloges , par
le tableau simple et rapide de ses services militaires . Ils l'ont vu ,
Gg 2
468
MERCURE
DE
FRANCE
,
soldat et travaillant aux fortifications de Dunkerque , venir se placer
parmi les chefs de brigade de l'Ecole polytechnique , instruire les
autres en s'instruisant , et prendre enfin dans le corps du génie le rang
que lui assignaient l'éclat et le succès de ses études . Toujours brave ,
savant , estimé de ses chefs et cher à ses camarades , il a partagé
leurs périls aux armées de Sambre et Meuse , du Nord et d'Egypte ;
aux batailles de Cheribriès , des Pyramides , d'Héliopolis et de Coraïm
; aux siéges d'El-Arish , de Jaffa , et du Caire . L'armée d'Orient
l'a vu à Jaffa braver la peste pour établir les hôpitaux de l'armée ,
souffrir tous les maux de cette horrible contagion , et n'en guérir qua
pour sacrifier de nouveau sa vie à son devoir . Ce devoir , sous ce
climat brûlant , n'épuisait point son ardeur , et dans les loisirs de son
service , il coopérait à ces travaux par lesquels les sciences et les arts
s'efforçaient de créer des ressources à l'armée et s'associaieut à sa
gloire . A son retour dans les sous- directions d'Anvers , de Kehl et de
Paris , au comité des fortifications , soit qu'il fallût asseoir des travaux ,
discuter des projets , ou résoudre ces questions d'art qui exigent tous
les secours de la théorie et de l'expérience ; par-tout il a déployé ces
mêmes lumières et ce même sentiment de son devoir , qui soumettaient
aux détails de son service ses plus glorieux travaux dans les
sciences . Mais les forces du corps ont en lui trahi celles de l'esprit ,
de cet esprit qui s'indignait de trouver des entraves en des organes qui
lui semblaient faits pour le servir. Ah ! pourquoi faut- il qu'il ait
borné lui -même sa carrière ! Pourquoi sommes -nous réduits à déplorerf,
en l'admirant , cette ardeur qui a péri par son excès même ! Et
toi que nous conjurions de modérer ce feu qui t'a consumé , toi qui
nous réduis à rendre de stériles hommages à ta cendre , pourquoi n'astu
pas voulu vivre davantage pour ton pays , pour les sciences , pour
tes camarades qui te disent un éternel et douloureux adieu ! »
M. Biot , au nom de l'Ecole polytechnique , et M. le chevalier
Delambre , au nom de l'Institut , ont aussi payé un dernier tribut
d'estime et de regrets à M. Malus , en rappelant les services signalés
qu'il avait déjà rendus à la science et ceux qu'on devait encore attendre
de son zèle infatigable et de ses lumières .
SPECTACLES . Académie impériale de Musique . - La
remise d'un ouvrage que des circonstances particulières ont
pendant quelque tems éloigné de la scène , est souvent assez
périlleuse , et ressemble plus qu'on ne pense à une première
représentation : combien d'ouvrages long-tems applaudis
, ont éprouvé un sort contraire, à la reprise ! et depuis
MARS 1812 . 469
ce Timocrate de Thomas Corneille , dont quatre -vingts représentations
purent à peine assouvir la curiosité des spectateurs
, jusqu'à nos opéras qui naissent , brillent quelque
tems d'un éclat éphémère , et disparaissent pour toujours
combien de pièces que l'on croyait solidement établies à la
scène , n'ont pu supporter l'épreuve de la reprise !
L'auteur de l'opéra de la Vestale ne devait pas concevoir
de pareilles appréhensions ; et le succès de cet ouvrage fut
bien mérité . Depuis Edipe à Colonne aucun poëme lyrique
n'avait offert la réunion d'un plan aussi bien conçu , de scènes
aussi attachantes , et d'un style pur et cependant passionné ;
il faut encore rendre justice au talent avec lequel M. Spontini
a secondé l'auteur ; quand la musique s'adapte si bien
aux paroles , c'est alors que loin de nuire à leur effet , elle
leur donne encore plus d'expression .
Le rôle de la Vestale est toujours joué par Mme Branchu ,
qui l'avait établi d'une manière si brillante .
Nourrit est maintenant chargé du rôle de Licinius qui
avait été joué avec un véritable talent par Lainez ; il le
chante bien , mais il n'y met pas cette châleur entraînante
qui sert d'excuse à la témérité de l'amant .
On a aussi essayé sur le théâtre de l'Opéra la reprise
des Mystères d'Isis . Le peu de succès de cette pièce justifie
les observations par lesquelles nous avons commencé cet
article .
- Théâtre Français . L'Assemblée de Famille vient aussi
de reparaître sur le Théâtre Français : cet ouvrage dont la
maladie de Fleury avait interrompu les représentations , a
été revu avec plaisir . M. Esménard , qui dans notre journal
du 11 mars 1808 rendit compte de la première représentation
, crut devoir mêler quelques réflexions générales sur le
genre de cette comédie aux éloges qu'il donna à l'auteur ;
il terminait en disant sans être égal à nos bons auteurs
" comiques , celui de la Gouvernante , de Mélanide et de
l'Ecole des Mères , n'en a pas moins mérité d'avoir sa
place parmi les grands écrivains dont les bustes décorent
les foyers de la comédie française , et nous serions fort
heureux aujourd'hui que M. Riboutté, nous rendît un
» genre de talent avec lequel le sien paraît avoir quelque
" ressemblance . »
"
29.
On vient de jouer avec peu de succès , sur le même
théâtre , un autre grand ouvrage de l'auteur de l'Assemblée
de Famille. Cette pièce a pour titre le Ministre anglais .
Nous en rendrons un compte impartial dans le prochain.
numéro .
470
MERCURE DE FRANCE ;
( Théâtre impérial de l'Opéra-Comique. Première représentation
de Quinault et Lulli , opéra comique en un
acte , paroles de M. Nanteuil , musique de M. Nicolo .
Quinault et Lulli , poursuivis par leurs créanciers , sont
forcés de se réfugier dans une auberge , à Saint-Germain
le jour même de la première représentation d'Armide.
M. Sanzonnet , maître de la maison , prétend ne loger que
des gentilshommes , aussi Quinault et Lulli se font-ils passer
pour des étrangers de distinction , l'un médecin et l'autre conseiller
du roi de Danemarck. M. Sanzonnet , qui a conçu
quelques soupçons , exige le paiement de cinquante louis
qu'ils ont déjà dépensés chez lui , et il refuse de rien fournir
jusqu'à ce qu'ils aient acquitté ce premier mémoire :
pour mettre un terme à leur embarras , l'auteur amène
dans l'auberge mademoiselle Eugénie avec sa tante , espèce
de copie de ma Tante Aurore . Eugénie aime Lulli ;
ces dames ont besoin l'une d'un avocat , et l'autre d'un
médecin ; elles sont si contentes des conseils du médecin
et du conseiller du roi de Danemarck , qu'elles leur donnent
cinquante louis pour une seule consultation , ce qui
est royalement payé pour comble de bonheur , arrive un
page du roi , qui annonce aux deux réfugiés que sa majesté,
très -satisfaite de l'opéra d'Armide, les comble de ses bienfaits
Lulli épouse sa maîtresse .
:
Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien cette petite
intrigue renferme d'invraisemblance . Que M. Nanteuil
donne d'autres noms à ses personnages , et l'on s'amusera
de l'embarras de deux étourdis ; mais on voit avec peine
deux hommes comme Lulli et Quinault réduits à se cacher
dans une auberge , pour échapper à leurs créanciers . On
peut reprocher à l'auteur quelques fautes de convenances
de dates ou de mémoire ; il ne paraît pas bien connaître la
vie des deux hommes qu'il a mis en scène, Lorsqu'on annonce
au théâtre deux personnages si connus , et surtout
assez près de nous pour que chacun puisse se rappeler
ce qui leur est arrivé , il faut se conformer aux idées
reçues , car sans cela on s'expose à faire un portrait qui
manque de ressemblance .
La musique de cet opéra est encore de M. Nicolo ; ce
compositeur est d'une fécondité sans exemple : lorsqu'on
produit autant , il est difficile de ne pas s'égarer souvent ,
et il est probable que l'on rencontrera juste quelquefois . Le
nom de Lulli a inspiré le compositeur dans plusieurs morceaux
; il faudrait , au reste , que la musique d'un opéra fût
MARS 1812. 473
bien nulle pour ne pas plaire , lorsqu'elle est chantée par
madame Duret et Martin .
"
Théâtre du Vaudeville . - Première représentation de
Jeanne- d'Arc , vaudeville en trois actes de MM. Dieulafoi
et Gersain .
Un de nos auteurs modernes les plus spirituels , M. Alexandre
Duval , fit , il y a deux ans , une parodie charmante des
mélodrames ; et le Retour du Croisé, ou le Tableau mysté
rieux , excita autant de joyeux éclats de rire que le mélodrame
le plus épouvantable fait verser de larmes ; dans le
prologue de cette aimable folie , l'auteur affirme , en plai
santant , que notre siècle est celui du mélodrame , et je
crains bien qu'il n'ait trop raison . Nous avons vu d'abord
ce double bâtard de Thalie borner ses prétentions à charmer
les loisirs des habitués des boulevards , mais l'éclat de sa
fortune naissante lui inspira bientôt de plus vastes desseins
; il forma le projet d'envahir successivement tous les
théâtres de la capitale ; il fit d'abord quelques tentatives ,
heureusement infructueuses , pour obtenir des lettres de
bourgeoisie au Théâtre-Français ; nous l'avons vu s'établir
à Feydeau , sous le nom de Menzicoff ; il avait déjà tenté de
se glisser au théâtre de la rue de Chartres , mais les Pêcheurs
danois , après quelques représentations dans le désert
, avaient été contraints de jeter ailleurs leurs filets ;
à la seconde tentative , le mélodrame a emporté d'as
saut cette place , dans laquelle l'esprit et la gaîté française
s'étaient renfermés comme dans un fort inexpugnable .
Chacun sait que la Pucelle d'Orléans , après avoir délivré
Orléans , fit sacrer Charles VII à Reims ; les auteurs
Font traité ce sujet en conscience , et jamais ouvrage n'a
mieux mérité le nom de mélodrame : d'abord la scène se
passe en trois endroits différens , puis on y trouve des che
valiers , des paysans , une forteresse , une poterne , une
chaumière , des guirlandes de fleurs , une fête villageoise ,
des combats , une embuscade , Charles VII déguisé en
bûcheron ; enfin que n'y trouve-t -on pas ? La Pucelle d'Orléans
a sauvé la France , et mademoiselle Rivière a sauvé
Jeanne d'Arc : grâce au talent très -distingué qu'elle a déployé
dans ce role , nous verrons peut-être paraître quelquefois
sur le théâtre du Vaudeville un ouvrage digne de
figurer à côté de Jean de Calais , de la Princesse de Jéru
salem , ou de l'Amazone de Grenade..
B.
冰
POLITIQUE.
L'ARMISTICE , qui sur le Danube avait suspendu les opérations
militaires entre les Russes et les Turcs , vient d'être
dénoncé par les premiers . Toutes les nouvelles d'Allemagne
et de Hongrie s'accordent à cet égard ; c'est le général
comte de Langeron qui doit prendre le commandement en
chef de l'armée russe. Le général Kutusow doit retourner
en Russie , pour remplir une autre destination . L'officier
qui est arrivé de Pétersbourg , porteur de l'ordre de dénoncer
l'armistice , ce qui a été exécuté le 29 janvier , apportait
également beaucoup de promotions , et quatre cents
décorations de divers ordres pour les militaires qui se sont
le plus distingués dans la campagne .
Vingt jours après la dénonciation de l'armistice , les hosfilités
ont dû recommencer . Les Russes s'étaient concentrés
sur la rive gauche du Danube , et faisaient tous les préparatifs
nécessaires pour passer le fleuve de nouveau , et pour
faire le siége de Rudschuck , à la défense et à la fortification
de laquelle l'armée a consacré tous ses soins depuis la
cessation des mouvemens . Un de nos journaux publie à
cet égard la note suivante sous la date de Vienne , 20 février
.
" Voici quelques détails qui nous sont parvenus , et que
hous croyons tenir de bonne source . Les généraux russes
qui voyaient avec plaisir la fin de cette guerre , sont mécontens
de la rupture des négociations et n'ont pas encore
renoncé à l'espoir de la paix . On se flattait même , au quartier-
général russe , que le gouvernement ottoman , en voyant
le danger s'approcher, se ressouviendrait de ses défaites , et
montrerait quelque condescendance aux propositions russes ;
mais d'après tous les renseignemens que l'on a sur ce qui se
passe en Turquie , les Russes se bercent d'une chimère , et
les Turcs se disposent à pousser la guerre avec vigueur . Ils
mettent sur pied trois grandes armées , dont les opérations
seront combinées . La première s'assemble à Schumla ,
l'autre sur les rives du bas Dauube , et la troisième à Widdin
. Le grand-visir a tellement réparé les ouvrages de Ruds-
臘
MERCURE DE FRANCE , MARS 1812. 473
chuck , qu'en supposant même que l'armée russe entreprenne
un nouveau passage du Danube , la place est dans
le cas de faire une longue et difficile résistance . On ne conçoit
pas comment les Russes , en dénonçant l'armistice ,
abandonnent toutes les positions qu'ils avaient sur la rive
droite du Danube , et qui leur coûteraient beaucoup de peine
à reprendre. Le grand-visir se trouve actuellement avoir
toutes ses communications libres avec l'intérieur de la
Turquie. Il a quitté Rudschuck : les uns disent qu'il est
allé au camp de Schumla , d'autres à Widdin . »
Depuis ces mouvemens , l'inquiétude est très -grande en
Servie , et les émigrations sur le territoire autrichien sont
nombreuses .
Les armées turques qui ont passé en Syrie pour y combattre
les révoltés , font des progrès rapides, et ont remporté
des avantages importans .
L'empereur d'Autriche se dispose , suivant les lettres de
Vienne , à un prochain départ pour Prague . A la diète de
Hongrie , les bases , des projets des finances sont , dit- on ,
adoptées les discussions continuent sur les moyens d'exécution
. Les délibérations ne seront connues et imprimées
qu'après la clôture de la session . Le cours sur Augsbourg
était , le 22 février , à 267 .
Les nouvelles da Danube ont singulièrement fait hausser
le prix des denrées coloniales .
a
Un article inséré dans le journal , le Tableau de Copenhague
, contient un coup- d'oeil sur le règne actuel . L'auteur
convient que la guerre , si injustement et si perfidement
commencée par l'Angleterre , a placé le Danemarck dans
une situation périlleuse ; mais il démontre que le roi régnant
, qui , comme prince royal , avait amélioré pendant
vingt-cinq ans l'administration intérieure du royaume
déployé pendant la guerre une constance proportionnée
aux malheurs aussi nombreux que peu mérités auxquels la
nation a été en proie . Il cherche ensuite à prouver que le
mauvais état du cours du change doit s'améliorer à la longue
, comme il en arriva aux Etats -Unis après la guerre de
Findépendance . Enfin , il trouve une sorte de compensation
pour les maux de la guerre dans les progrès que font
plusieurs manufactures et fabriques , débarrassées par les
circonstances de la concurrence étrangère . Toutes les laines
du Jutland sont aujourd'hui mises en oeuvre dans des manufactures
indigènes .
Ainsi s'accomplit , par la force même des choses , par les
474 MERCURE DE FRANCE ,
L
1
intérêts des gouvernemens et les besoins des peuples , ce
vaste système continental , qui de jour en jour affranchit
l'Europe du tribut payé au monopole et à l'industrie d'un
peuple séparé d'elle , plus encore par les principes exclusifs
sur lesquels sa politique est fondée que par sa position insulaire
.
les Américains soutiennent avec énergie le parti qu'ils
ont embrassé : un emprunt de dix millions de dollars a été
ouvert pour le service de l'année présente ; cet emprunt
sera suivi d'autres mestres financières pour assurer le service
extraordinaire auquel l'augmentation des forces nationales
va entraîner le gouvernement . Vingt-cinq mille hommes
de troupes de ligne , cinquante mille hommes de milice
vont être levés . La suite de la correspondance entre les
ministres anglais et américains a été rendue publique ; en
la communiquant au congrès , le président M. Maddisson
s'est exprimé ainsi : Les nouvelles preuves que cette correspondance
fournit des vues hostiles du gouvernement
britannique contre nos droits nationaux , ajoutent un nouveau
poids aux considérations qui nous portent et nous
déterminent à nous préparer les moyens qui peuvent nous
mettre à même de les maintenir .
Le 24 , le prince régent a remis les sceaux des affaires
étrangères au lord vicomte de Castlereagh. Le roi est
dans le même état. La presse s'exerce avec activité.
L'amiral Cotton , commandant la flotte du canal , est
mort . Les nouvelles de mer apprennent la capture de
quelques bâtimens américains ; celles d'Irlande continuent
à annoncer des désastres , des séditions et des
pillages ; celles de Sicile , que lord Bentinck ne cesse d'exercer
sur les Siciliens du premier rang et sur les personnes
attachées au gouvernement de Palerme , les actes d'un
odieux despotisme . Les arrestations sont nombreuses , et
le degré de persécution tout-à-fait conforme à l'idée que
l'on doit se faire par - tout de l'alliance et de la protection
anglaise .
On apprend de l'Amérique méridionale que des combats
se sont livrés entre Sainte- Marthe et Carthagène : une
indisposition du général Miranda n'a pas permis aux insurgés
de pousser leurs opérations avec vigueur . Les insurgés
des Caracas se sont livrés à de grands excès .
Les journaux italiens renferment sur l'état des finances
des recettes et des dépenses de ce royaume , et sur l'emploi
d'unegrande partie de ces recettes , des détails qui pourront
MARS 1812 . 475
intéresser le lecteur ; ils sont consignés dans un rapport fait
au sénat italien , le 11 février , par une commission spéciale
nommée pour examiner cet état .
Depuis le commence de 1802 jusqu'au 1 janvier 1811 ,
les dépenses du royaume d'Italie montent à 770,480,613 liv .
et les recettes à 754,754,779 livres . Il'en est donc résulté
un déficit de 15,734,834 livres . Dans un tems où d'antres
Etats de l'Europe sont obligés d'avoir recours à des ressources
ruineuses , telles que les emprunts , les anticipations ,
le papier monnaie , les soins de notre monarque ont couvert
ce déficit par le moyen d'une sage économie , sans établir
de nouveaux impôts , même pendant les guerres opiniâtres
qu'entretenait l'éternel ennemi du continent. Il y a eu en
outre dans les dépenses et les recettes de 1812 un nouveau
déficit de douze millions . S. M. I. l'a couvert en assignant
trois millions sur le fonds d'amortissement , et en accordant
par une faveur particulière au royaume d'Italie les
neuf millions de livres qui résultent des droits sur les marchandises
coloniales vendues à l'enchère dans cette capitale
pour le compte du gouvernement français .
Quel a été l'emploi des 770 millions de livres pendant
les neuf années susdites ? On croira peut -être qu'ils n'ont
servi qu'à faire face aux dépenses ordinaires . Il n'en est
point ainsi . Une grande partie de cette somme était destinée
à affermir la prospérité et l'éclat du royaume d'Italic .
Lors de la consulte de Lyon , l'armée d'Italie était de
15,000 hommes d'infanterie et de 1800 chevaux . Elle est
portée maintenant à 63,000 hommes d'infanterie et 9000 de
cavalerie , qui rivalisent de bravoure avec les vétérans de
l'armée française . Sa première organisation a demandé au
moins 40 millions . Il a fallu une somme non moins considérable
pour mettre dans le meilleur état les places fortes
du royaume , établir des fonderies de canon ,
des casernes,
et pourvoir aux différens besoins de la guerre .
On peut estimer à 20 millions ce qu'il en coûte pour
les vaisseaux de guerre qui ont déjà été construits , ou qui
sont encore en construction dans les chantiers de Venise .
La route du Simplon , qui joint la France à l'Italie , a coûté
5 millions . Le magnifique canal qui établit une communication
entre le Rhin et le Pô , et le canal navigable de Pavie ,
ont également coûté plusieurs millions . On en a employé
six à l'établissement des cours de justice , des prisons et
des maisons de correction .
Les hôtels des monnaies de Milan , de Venise et de
476
MERCURE DE FRANCE ,
Bologne se trouvent dans le meilleur état . Jusqu'à l'époque
du 1 janvier de cette année , on y avait déjà frappé pour
environ 7 millions de livres en or , plus de 60 millions en
argent , et une quantité considérable de monnaie de billon .
Le tableau de ces entreprises qui tiennent du merveil
leux , continua l'orateur , a pénétré la commission de vénération
pour Napoléon - la- Grand ; et vous partagerez sans
doute avec nons , sénateurs , ces sentimens envers un monarque
auquel le royaume d'Italie doit son existence , et
qui n'épargne rien pour l'élever au plus haut degré de grandeur.
"
Mercredi dernier on donnait à l'Opéra les Mystères d'Isis .
Au troisième acte , LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice
ont paru dans leur loge : leur présence , tout- à-fait inattendue
, a excité les plus vives acclamations .
S ....
ANNONCES.
Traité de Procédure civile et commerciale , contenant , dans un ordre
méthodique , 1º l'indication de tous les actes nécessaires à l'instruction
des procès , et les règles d'après lesquelles ils doivent être faits , depuis
la citation en conciliation ou l'exploit introductif de l'instance
jusqu'au jugement définitif; 2º la marche à suivre pour obtenir l'exécution
desdits jugemens , tant par la voie de la saisie-exécution que
par celle de l'expropriation forcée ; la procédure à suivre et les règles
à observer dans la poursuite de l'ordre , par rang d'hypothèque ou
distribution de deniers provenant de vente mobilière ; 3. l'explication
des incidens qui peuvent naître dans le cours des procès , et les moyens
à employer pour les terminer ; 4º les arrêts rendus jusqu'à ce jour par
la cour de cassation et les cours impériales , portant interprétation ou
fixant le véritable sens des articles du Code Judiciaire sur lesquels il
s'est élevé des difficultés ; 5 ° un formulaire ou nouveau style de procédure
civile à l'usage des justices de paix , des tribunaux de première
instance , des tribunaux de commerce et des cours impériales ; préz
cédé de l'exposé succinct de toutes les lois sur la procédure civile ,
depuis la naissance de la révolution jusqu'à ce jour , présentant l'état
de la législation en cette partie à la naissance de la révolution ,
les
changemens qu'elle a éprouvés , et l'état dans lequel elle se trouve
aujourd'hui ; par M, Hautefeuille , premier conseiller à la cour impéMARS
1812 .
477
tiale d'Orléans . Un fort vol . in-4° . Prix , 18 fr . , et 22 fr. franc de
port. Chez Lefèvre , libraire , rue du Foin- Saint- Jacques , nº 11 ; et
chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.`
Beaux exemples de piété filiale , de concorde fraternelle et de respect
envers la vieillesse , pour être donnés en prix à la jeunesse . Quatrième
édition , augmentée des parentales d'Ausone , et de quantité de
traits nouveaux ; par A. F. J. Fréville, ex-professeur de belles-lettres
aux écoles centrales , auteur de l'Encyclopédie grammaticale , etc.
Volume in- 12 de 444 pages , orné de douze vignettes . Prix , 3 fr . , et
4 fr . franc de port. Chez F. Louis , libraire , rue de Savoie , nº 6.
Emilia , ou la Ferme des Apennins ; par Mme Armande Rolland ,
auteur d'Alexandra , ou la Chaumière russe , d'Adalbert de Monge
laz , etc. Trois vol . in- 12 . Prix , 7 fr. 50 c . et fr . franc de port " 9 .
Chez Renard , libraire de son A. I. la princesse Pauline , rues de Caumartin
, nº 12 , et de l'Université , nº 5.
Essai sur l'histoire du parchemin et du vélin ; par Gabriel Peignot.
In-8° , imprimé sur très -beau papier , et au nombre de 250 exemplaires
seulement. Prix , 3 fr . , et 3 fr. 50 c. franc de port . Chez Ant. -Aug-
Renouard , libraire , rue Saint-André- des-Arcs , nº 55 .
Exercices orthographiques , où les faits précèdent les règles , et où
marchent de pair les anciennes et les nouvelles dénominations_grammaticales
. Ouvrage classique destiné tout-à - la-fois aux maîtres et aux
élèves. Nouvelle édition , augmentée de deux appendices propres a.
tenir lieu de dietionnaire ; une table d'homonymes auriculaires , et
une nomenclature de mots à difficultés ; par Urbin Domergue , membre
de l'Institut de France , section de l'Académie française . Un vol
in-12. Prix, 1 fr. 80 c. , et a fr . 25 c . franc de port. Chez Guillaume,
libraire , place Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 41 .
Additions aux cing Codes, Napoléon , de Procédure civile , de Com-*
merce , d'Instruction criminelle et Pénal , ou Texte des lois , sénatusconsultes
, décrets impériaux , avis du Conseil d'état , décisions des
ministres et arrêts de la cour de cassation rendus jusqu'au 1er novembre
1811 , pour leur exécution ; exactement recueillis et appliqués
aux articles des codes , avec observations ; par J. M. Dufour , ancien
avocat , ex-juge au tribunal du département de la Seine , etc. Deux
forts vol. in-8° , imprimés en petits caractères , sur beau papier. Prix,
12 fr. , et 15 fr. franc de port. Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23 .
Les Additions aux cinq Codes , que nous annonçons , sont indispen478
MERCURE DE FRANCE ,
sables aux personnes qui ont les cinq codes . Les observations que
l'auteur a ajoutées à chacun des articles , ne peuvent que rendre plus - -
utile cet ouvrage.
On trouve chez le même libraire , et du même auteur :
Les Codes Criminel et Pénal , avec instructions et formules , etc.
Quatre forts vol. in- 8 ° . Prix , 24 fr . , et 30 fr. franc de port .
Le Code de Procédure civile , avec des observations propres à résoudre
les difficultés , etc. Deux vol . in-8° . Prix , 10 fr. , et 13 fr..
franc de port.
Traduction en vers français de trente odes d'Horace , dédiée à M. le^
sénateur comte Chaptal , par M. du Rouve de Savi ; membre des
Académies de Marseille et de Montpellier , de la Société académique
des Sciences de Paris , de l'Académie impériale de Turin et autres :
Sociétés savantes . Vol. in-8º , bien imprimé sur beau papier . Prix ,
2 fr. 50 c.
et 3 fr . franc de port. Chez Lenormant , imprimeur- li- :
braire , rue de Seine , nº 8 ; et chez Delaunay , libraire , Palais -Royal ,
galerie de bois , n° 243 , où l'on trouve aussi les Poésies diverses du
même, auteur. Deux vol . in -8 ° . Prix , 6 fr . , et 7 fr . franc de port.
9
Mémoire sur les chevaux espagnols , et coup- d'oeil général sur les ›
haras ; par M. Achille Demoussy , vétérinaire au haras impérial de
Pompadour ; mémoire couronné en 1809 , par la Société d'agriculture
du département de la Seine . Prix , I fr. , et I fr . 20 c . franc de port. »
Chez Fr. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur, nº 10.
'
Moeurs , usages, costumes des Othomans , et abrégé de leur histoire ;
par A. L. Castellan , auteur des Lettres sur la Morée et sur Constantinople.
Avec des éclaircissemens tirés d'ouvrages orientaux , et communiqués
par. M. Langlès . Six vol. in‑ 18 , ornés de soixante - douze
planches . Prix , 20 fr .; avec les soixante - douze planches coloriées ,
30 fr.; avec les soixante -douze planches coloriées et le texte sur
papier vélin superfin , 60 fr . Chez A. Nepveu , libraire , passage des
Panoramas , nº 26.
Ier cahier de la cinquième souscription , ou XLIXe de la collection
des Annales des Voyages, de la Géographie et de l'Histoire , publiée's
par M. Malte -Brun . Ce cahier contient : Mémoire sur l'influence morale
et politique du mahométisme pendant les trois premiers siècles
de l'hégire , présenté à l'Institut de France , par M. Joseph de Ham- ·
mer ; - Observations sur la colonie de la Nouvelle - Galles du Sud ,
faites en l'année 1804 , par un officier anglais , prisonnier de guerre à
Verdun ; - Sur l'infanticide chez les Hindous et chez quelques autres
MARS 1812 . 479
nations , par le Rédacteur ; - Fragmens d'une description physique.
et historique des Caffres , sur la côte méridionale de l'Afrique , par
M. Alberti , chevalier de l'ordre de l'Union ; et les articles du Bulletin.
Chaque mois , depuis le 1er septembre 1807 , il parait un cahier
de cet ouvrage , de 128 ou 144 pages in-8 ' , accompagné d'une estampe
ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée . Les première ,
deuxième , troisième et quatrième souscriptions ( formant 16 volumes
in-8° avec 48 cartes ou gravures ) sont complètes , et coûtent chacune
27 fr . pour Paris , et 33 fr . franc de port. Les personnes qui souscrivent
en même tems pour les cinq souscriptions , payent les trois premières
3 fr. de moins chacune. Le prix de l'abonnement pour la cinquième
souscription est de 27 fr . pour Paris , pour 12 cahiers . Pour les
départemens , le prix est de 33 fr . pour 12 cahiers , rendus francs
de port par la poste . L'argent et la lettre d'avis doivent être affranthis
et adressés à Fr. Buisson , libraire- éditeur , rue Gilles-Coeur ,
n° 10 , à Paris .
GRAVURES . L'Enlèvement des Sabines d'après le Poussin , gravé
par M. Henry Laurent , éditeur et directeur des gravures du Musée
Napoléon . Grand in - folio . Cette estampe est de 63 centimètres de
largeur sur 49 centimètres de hauteur . Prix , 48 fr . , et 96 fr. avant,
la lettre ou lettre grise . Chez l'Auteur , rue Saint- Honoré , nº 348 .
Nouveaux choix de synonymes français , leurs différentes significations
, et l'application qu'il enfaut faire pour parler avec justesse ; par
J. B. Le Roy de Flagis , député du Tarn à la première législature de
France , membre actuel du conseil général du département de la
Seine-Inférieure , des ci -devant Académies royales de Dijon et
d'Arras . Ouvrage entrepris pour faire suite aux Synonymes français
de M. l'abbé Girard et de M. Bauzée . Deux vol . in- 8º de 450 pages
chacun. Prix , 10 fr . , et 13 fr. franc de port. Chez Delacour , libr . ,
rue Jean-Jacques- Rousseau , nº 14.
Répertoire bibliographique universel , contenant la notice raisonnée
des Bibliographies spéciales publiées jusqu'à ce jour , et d'un grand
nombre d'autres ouvrages de Bibliographie relatifs à l'histoire littéraire
et à toutes les parties de la Bibliologie ; par Gabriel Peignot. Un
vol. in-8 , très-bien imprimé sur très -beau papier . Prix , 7 fr . 50 c. ‚'
et - 9 fr. 50 c . franc de port. Chez Ant. -Aug . Renouard , libraire , rue
Saint-André-des- Arcs , nº 55 .
Mémoires du comte de Grammont , par Ant. Hamilton . Deux vol .
in- 18 , imprimés sur très-beau papier , avec une notioe sur Hamilton ,
480 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 .
et beaucoup de notes ajoutées . Prix , 2 fr. 70 c . , et 3 fr . 56 C. franc
de port. Chez le même libraire .
Dictionnaire géographique , ou Description des quatre parties du
monde ; par Vosgien . Seconde édition , augmentée et entiérement refondue
, renfermant les changemens survenus par suite des différens
traités jusqu'à ce jour ; par M. Giraud . Prix , 9 fr. , el 11 fr . 75 c .
franc de port. A Paris , chez Michaud frères , imprimeurs -libraires ,
rue des Bons -Enfans , nº 34 ; Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 ; et à Lyon , chez Théodore Pitrat , libraire et commissionnaire
, rue du Pérat.
Cet ouvrage est orné de cartes géographiques , et suivi de tables de
réduction des monnaies , des francs en livres tournois , et des livres
tournois en francs .
Essai sur la critique , de Pope , poëme en trois chants , avec le texte
en regard et des notes . Suivi d'un essai sur la poésie , par le duc de
Buckingham , et d'un essai sur les traductions en vers , par milord
Roscommon ; traduits en vers français , par A. de Charbonnières ,
membre de l'ancienne Académie de Dijon et de la Légion-d'Honneur.
Vol . in-18 , imprimé sur grand raisin fin . Prix , 3 fr. , et 3 fr. 50 c,
franc de port. Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons-Enfans ,,nº 34.
Euvres choisies de Lemierre. Deux vol . in- 18 . Prix , papier ordinaire,
2 fr.; papier fin , 2 fr . 50 c. ; papier vélin , 6 fr . ; grand papier
vélin , 9 fr . Chez P. Didot l'aîné , rue du Pont-de-Lodi , nº 6 , près
la rue de Thionville ; et chez Firmin Didot , rue Jacob , nº 24.
Agrostologia Helvetica , definitionem , descriptionemque graminum
et plantarum eis affinium in Helvetia sponte nascentium complectens ;
auctore F. Gaudin , etc. Deux vol . in -8 ° . Prix , 12 fr . , et 15 fr.
franc de port. A Paris , chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine,
n° 22 ; et à Genève , chez le même libraire .
IL y a à Paris tant de prospectus de réunions , de cabinets littéraires ,
de soirées amusantes , que l'étranger et même l'habitant de la capitale
sont embarrassés du choix . Parmi tous ces établissemnns , nous recommanderons
sur- tout le cabinet littéraire de M. Delaage , rue de
Grammont , nº 17. Il est bien situé , fort spacieux , distribué d'une
manière élégante et commode ; on y trouve plus de vingt journaux ,
les ouvrages périodiques et toutes les nouveautés littéraires : plus de
quinze mille volumes , la plupart d'une littérature choisie , sont en
lecture . Le prix de l'abonnement est modéré , et M. Delaage n'a rien
négligé pour faire de son établissement le rendez -vous de la bonne
société de Paris.
M
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLVI . Samedi 14 Mars 1812 .
POÉSIE .
5 .
Début du quatrième chant d'un poëme intitulé L'ITALIE ;
par M. J. LOUIS BRAD , chirurgien aide-major au 4 régiment
d'artillerie à pied (1).
Rinnorecussi il mondo al vostro scettro,
E tornerà col priseo onor vetusto
L'età del'oro el secolo d'Augustos
FULV. TESTI.
DIEUX ! quelle sombre nuit ! que d'épaisses ténèbres
Couvrent de l'Eridan les rivages célèbres !
Aux lieux où s'enlaçaient les lauriers et les fleurs
Le funèbre cyprès étale ses couleurs ;
où l'au (1 ) Ce poëme en quatre chants , composé en Italie même ,
teur est fixé depuis dix ans par les fonctions de son état , doit y être
imprimé bientôt ; et cette publication sera suivie de celle d'un
Voyage dans l'Italie , en vers et en prose , du même auteur.
Le poëte , après avoir rappelé dans le chant précédent la gloire littéraire
de l'ancienne Italie , peint dans celui- ci les effets de l'irruption
des barbares et ensuite la renaissance des lettres et des arts.
Hh
MERCURE DE FRANCE ,
N'offre
9
Et ce beau ciel , jadis tout rayonnant de gloire ,
que du malheur la douloureuse histoire .
Pays des Scipions , empire des Césars ,
Qu'êtes- vous devenus ? Quoi ! le berceau des arts
Le champ de la valeur , la savante Ausonie
Languit dans l'ignorance et tombe anéantie !
Bysance , en recevant le trône et Constantin ,
Engloutit dans ses murs tout , jusqu'au nom romain .
Des maux de l'Italie ô fatale origine !
L'empire divisé penche vers sa ruine , ´
Et Rome , qui donna des lois à l'univers ,
De l'univers entier va recevoir des fers.
Te faut-il donc toujours , malheureuse Italie ,
Tantôt libre , brillante , et tantôt asservie ,
Riche de tous les biens , en proie à tous les maux ,
Et passant tour-à-tour de la guerre au repos ,
De la fortune ingrate éprouver le caprice ,
Et trop souvent , hélas ! sa perfide injustice !
Victime des tyrans que ton sein a nourris ,
Tes maux , tes maux cruels ne sont pas tous finis
Avant de parvenir à ce siècle de gloire
Dont Médicis un jour ornera ton histoire ,
Combien tu dois encore éprouver de malheurs
Et voir couler long-tems ton sang avec tes pleurs !
Vers les antres du nord déjà gronde l'orage ,
Il présage de loin la mort et le carnage ;
Il approche , il grossit , semblable au noir torrent ,
Dont le flot courroucé s'élargit en grondant ,
Il roule avec fracas son épaisseur profonde ;
Il dévore en passant les plaines qu'il inonde ,
Et l'Apennin surpris voit sortir de ses flancs
Du Caucase glacé les barbares enfans .
Héritiers des Romains , du Tibre augustes restes ,
Hélas ! que faites-vous dans ces momens funestes?
Eh quoi ! n'êtes -vous plus ces terribles soldats ,
Ces fiers enfants de Mars , nourris dans les combats ,
De l'univers soumis les vainqueurs formidables ,
Tenant en main des Dieux les foudres redoutables ?
Mais , ô honte ! ô douleur ! ce peuple de héros ,
Dèslong- tems amolli par un lache repos ,
MARS 1812. 483
Corrompu , dégradé , couvert d'igaominie ,
Le Romain est esclave et sert la tyrannie.
Séjour fait pour l'amour et pour la volupté ,
Que n'as-tu plus de force avec moins de beauté ( 2 ) ?
Telle qu'une victime aux autels destinée
D'ornemens et de fleurs la tête couronnée ,
Malheureuse Italie . ah ! tu ne prévois pas
Que ce brillant éclat annonce ton trépas ;
Aux bords de l'Eridan sans orgueil , sans envie ,
Sur les fleurs , sur tes fruits mollement endormie ,
Tu ne vois pas le fer qu'un farouche assassin ,
En feignant de t'aimer , vient plonger dans ton sein .
Réveille- toi , cours , vole où le danger t'appelle
Et que la gloire encor soit ton guide fidèle !
Inutiles efforts , courage superflu !
Pour la triste Italie , hélas ! tout est perdu :
La gloire , les talens , les trésors du génie ,
Ne reconnaissent plus leur antique patrie ;
Rome voudrait en vain défendre ses remparts ,
Il n'est plus de Camille , il n'est plus de Césars ;
Les Dieux mêmes , les Dieux tombés du Capitole ,
Un barbare ennemi les brise , les immole ;
Et les temples des arts , jadis si glorieux ,
Ebranlés à leur tour , tombent avec les Dieux .
D'épouvante , d'horreur ,
de carnage
nourrie
,
La sordide
ignorance
habite
l'Italie
,
• De son pied dédaigneux en foule les trésors
Y forme son autel de montagnes de morts ,
Et le Tibre , caché dans son urne profonde ,
Surpris et consterné des longs malheurs du monde ,
Gémit sur les Romains dont les restes épars
Dans des torrens de sang nagent au champ de Mars .
Au lieu de cette langue , et si richie , et si belle ,'
Dont Cicéron , Virgile , ont laissé le modèle ,
Une langue barbare , un idiôme obscur ,
De jargons différens mélange horrible , impur ,
Font souffrir les échos de la triste Italie :
A la place des lois par qui Rome polie :
(2) Deh fossi tu men bella , o almen più forte !
Filicaja , dans son beau sonnet Italia , Italia ! etc.
Hh 2
484
MERCURE DE FRANCE ;
Servait sous les Césars d'exemple à l'univers ,
Des usages affreux , des caprices divers ,
Des bords de l'Eridan règnent au bord du Tibre ;
Et les cirques pompeux d'un peuple fier et libre ,
Ces temples , ces palais , ces superbes chemins ,
Où tant de chars de gloire entraînaient les Romains ,
La fange des marais , la paille des chaumières ,
Les remplace , les couvre ; et des hordes grossières
Des hommes abrutis , de féroces vainqueurs ,
Du Latium tremblant se font législateurs ! ..
Auguste ! ô toi par qui triomphant et tranquille
Ton pays des beaux-arts devint le noble asyle ,
Et toi , Titus , le charme et l'amour des Romains ,
Qui portas jusqu'aux cieux leurs fortunés destins ,
A l'aspect des malheurs où gémit l'Ausonie
Reconnaîtriez-vous votre antique patrie ?
Par vous tant de trésors , de chefs - d'oeuvre amassés
Au sang de VOS enfans surnagent dispersés ;
De Rome , que du ciel semble frapper la foudre ,
Les temples , les palais tombent réduits en poudre ,
Et les marbres pompeux où vous dormez en paix ,
Sur vos mânes sacrés sont brisés pour jamais .
Mais que vois-je de loin sortir de ces décombres ?
Quel astre faible encor , de leurs ténèbres sombres
S'élève , disparaît et revient tour- à-tour ?
Chancelant , incertain , semblable au point du jour
Sur lequel en fuyant se déroule un nuage ,
Du brouillard qu'il dissipe enfin il se dégage ,
Et sur le Vatican éclairé de ses feux
Lance au milieu des airs son disque radieux.
T
Salut ! flambeau sacré , source pure et féconde
Du beau jour qui reluit pour le bonheur du monde !
Salut ! sur les débris du siècle des Césars
A l'ombre de la croix vont renaître les arts ;
Déjà de leurs lauriers les feuilles reverdissent ;
Du Tibre consolé les bords se réjouissent ;
Ses nouveaux souverains le couronnent de fleurs ,
Et du sein de la nuit qui causa ses malheurs ,
L'Italie élevant sa tête rayonnante ,
Sur un char lumineux reparaît triomphante.
MARS 1812 .
485
Ainsi dans les vallons que l'orage a flétris,
Quand Flore a vu par lui tous ses charmes détruits ,
Au retour d'un matin qu'un beau soleil éclaire ,
Tout renaît , se ranime , et tandis que la terre
Appelle avec ardeur les feux d'un nouveau jour ,
Le bouton d'une rose , entr'ouvert par l'Amour
S'élève , s'arrondit sur sa tige légère ,
Et brille des couleurs de la rosé première .
Précurseur du grand siècle où sous les Médicis
Nous allons bientôt voir tous les arts réunis ,
Messager des Neuf-Soeurs , noble enfant du génie ,
Le Dante naît : il chante , il charme l'Etrurie :
Phénomène célèbre , il fixe tous les yeux .
Tel que ces feux errants sous la voûte des cieux ,
Astres irréguliers qui dans leur atmosphère
Répandent autour d'eux des torrens de lumière ,
De ses sublimes chants jaillissent les éclairs
Où va se rallumer le feu sacré des vers .
Pétrarque sur les pas d'un si noble modèle
Entre dans la carrière une vive étincelle ,
L'étincelle d'amour à son vers enchanteur
Inspire plus d'attrait , donne plus de douceur :
L'écho des Troubadours au sein de la Provence
De ses tendres accords remplit au loin la France ,
Pays qu'il habita , qu'il aima si long-tems ,
Vaucluse , ô lieux chéris des belles , des amans ,
Ton onde sur des fleurs coule et murmure encore
Les beaux noms de Pétrarque , et d'Amour et de Laure.
Mais quand la Renommée aux rivages lointains
Va porter les accens de vos chantres divins ,
De leurs nobles accords quand la terre est ravie ,
Que faites-vous encore , enfans de l'Ausonie ? (3)
(3) Voyez la 29 canzone de Pétrarque , qui commence par ces
mots : Italia , Italia , et finit par ce vers : E vò gridando pace , pace ,.
pace. Dans ce morceau de poésie d'un style simple , comme il convient
à la douleur , le poëte de Vaucluse gémit sur les divisions de sa
malheureuse patrie , sur la guerre civile allumée par les partis des
Guelfes et des Gibelins , et donne aux différens princes de ce beau
pays des conseils patriotiques sur leurs propres intérêts . /
486
MERCURE
DE FRANCE ;
Quoi ! le fer à la main , la haine dans le coeur ,
Vous ne respirez tous que vengeance et fureur !
Cessez , cessez , cruels , vos déplorables guerres ;
Vous vous entrégorgez .... et vous êtes des frères !
Malheureux que transporte un fol égarement ,
Eh ! n'a-t-on pas assez répandu votre sang ?
En vain la liberté sous ses vieilles bannières
Croit réunir encor vos phalanges guerrières ;
Votre espoir est trompé , vos voeux sont impuissans ,
Cédez , Italiens . non pas à des tyrans ,
A des monstres vomis par le nord en furie ;
Mais à des chefs aimés qu'a choisis la patrie ,
A des rois bienfaisans , à des Césars nouveaux
Qui vous apporteront la gloire et le repos .
Du Dante malheureux la trop fatale histoire ,
Du Pétrarque exilé la périlleuse gloire
Ne vous disent-ils pas qu'il faut à vos remparts ,
Un trône , un roi , la paix pour le culte des arts ?
ODE A LA NYMPHE DE BLANDUSES.
O fontaine sacrée , ô toi qui me vis naître ,
Nymphe de ce beau lieu ,
Il faut nous séparer , et je te dis peut-être
Un éternel adieu .
Vespasien m'enlève à mon humble fortune ;
Belle nymphe , je pars ;
Que la pompe des cours va sembler importune
A mes tristes regards !
Quand les muses en deuil , loin de Rome exilées ,
S'enfuyant aux déserts ,
Sur le penchant des monts , dans le creux des vallées,
Soupiraient leurs concerts ;
Tu me vis rechercher , ô nymphe de Blanduses ,
Loin de la cour des rois ,
La fraîcheur de tes bords , le doux loisir des muses ,
Le silence des bois.
Je cachais mon bonheur dans ta vallée obscure ,
Et du monde oubliés , ~
MARS 1812 ... 487
Tous mes jours s'écoulaient comme cette onde pure
Qui s'enfuit à mes piés .
Que de fois sur l'émail de tes rives fleuries ,
Couché négligemmene,
Je me laissai charmer aux longues rêveries
D'un vague enchantement !
Alors cédant au Dieu dont le souffle m'inspire ,
Je chantais , et mes vers
Suspendaient les ennuis du faune qui soupire
Sous tes platanes verts !
Que l'ombre a de fraicheur près de ce roc sauvage ,
Ou ton ruisseau naissant
Murmure à petit bruit , et baise le rivage
De son flot caressant !
C'est là que respirant sous d'épaisses yeuses
Les parfums du matin ,
Je pressais le retour des heures paresseuses ,
Une lyre à la main .
Que demandais- je au ciel dans mon humble première ?
De vivre sous tes lois ,
Et de mourir aux lieux où je vis la lumière
Pour la première fois !
Oui , lorsqu'au noir empire il m'eût fallu descendre ,
Ton limpide ruisseau ,
De son léger murmure , eût réjoui ma cendre
Sous l'herbe du tombeau !
Bords sacrés , frais vallons , grotte sombre et discrète ,
Tout près de vous quitter ,
Je sens , à vous parler , une douceur secrète
Qui me vient arrêter !
Comme un amant qui part , détache avec tristesse
Sa couronne de fleurs , 25
Et tourne , en soupirant , sur sa belle maîtresse
Ses yeux mouillés de pleurs .
Mais quoi ! de nos guerriers l'impatient courage
S'arrache au doux repos ,
Et sur les bords tremblans de l'Euphraste et du Tage
Court planter nos drapeaux !
488 MERCURE DE FRANCE ,
Tous les vrais citoyens déployant dans nos villes
Une mâle vertu ,
Etouffent l'hydre impur des discordes civiles ,
A leurs pieds abattu !
Et moi , lâche Romain , sur un lit de fougères ,
Je perdrais mes beaux jours ,
A chanter les Sylvains , les dryades légères
Et les molles amours !
Le cygne , jeune encor ,
de son aile craintive
Rase à peine les flots ,
Et de sa faible voix le son meurt sur la rive
Oublié des échos :
Bientôt il prend l'essor , et d'une aile puissante
' S'élevant dans les cieux ,
Fait monter de ses chants la douceur ravissante
A l'oreille des Dieux .
Ainsi , d'un vol plus fier , au temple de Mémoire
Je m'élance aujourd'hui ;
Mes chants flattent César , César aime la gloire ;
Ils sont dignes de lui .
Ce héros triomphant , des portes de l'aurore
Ramena les beaux -arts ;
Leur flambeau rallumé doit éclairer encore
Le palais des Césars .
Un jour pur s'est levé , chassant la nuit profonde
Qui couvrait nos destins ;
Son fils règne avec lui , Titus , l'espoir du monde
Et l'amour des Romains !
Ses soldats indignés vont forcer les hommages
Des tyrans de l'Oxus ;
Et Rome dans ses murs voit marcher les images
De cent peuples vainous .
Sous un si digne chef Rome enfin se console ,
Et ses fils glorieux ,
Comme aux antiques jours , montent au Capitole
Remercier les Dieux.
MARS 1812 . 489
Le bruit de ses combats a fait trembler la terre ,
Mais ses puissantes mains
Méditaient , en lançant les foudres de la guerre ,
Le repos des humains .
Ainsi , quand des Titans l'audace triomphante
Soulevait les enfers ,
Jupiter les renverse , et sa victoire enfante
La paix de l'univers.
Par L. M. DE CORMENIN ,
auditeur au conseil-d'état.
ÉNIGME.
VINGT- QUATRE de mes soeurs prennent le pas sur moi ;
Assez chétif est mon emploi .
Veut -on savoir en quoi consiste mon génie ?
Je n'enfante point des héros ,
Mais je marche toujours en tête des zéros .
Et s'il s'agit de zizanie ,
J'y préside et me multiplie .
Voit-on quelqu'un de ceux qu'on appelle mal-faits ?
On dit qu'il me ressemble , ou du moins à-peu-près .
S ......
LOGOGRIPHE .
ENTIÈRE , je suis sans vigueur,
Sans courage , sans énergie ,
Mais pour être fraîche , jolie ,
Il ne faut que m'ôter le coeur :
A ce premier enlèvement
Joignez-vous celui de ma tête ?
Je deviens , pour l'heureux amant ,
Le mot fortuné qu'il souhaite .
S .......
490 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812.
CHARADE .
LA science grammaticale
Définit le premier , un mot prépositif
Qui sert à marquer le motif ,
Le but ou la cause finale.
Elle assigne au second un emploi négatif ;
Ou bien , en fait un substantif
Dont l'usage est de clore une phrase totale .
L'entier , ridicule à nos yeux ,
Et dont notre goût dédaigneux
Rougirait aujourd'hui d'emprunter la parure ,
Couvrait jadis nos bons aïeux
Du cou jusques à la ceinture.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Argent.
Celui du Logogriphe est Cordon , pris dans toutes ses acceptions ,
et où l'on trouve : cor , don , or , rond , or , donc , donnord et roo
Celui de la Charade est Coupole.
>
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
TRAITÉ DE PROCÉDURE CIVILE ET COMMERCIALE , Contenant
, dans un ordre méthodique , 1 ° l'indication de
tous les actes nécessaires à l'instruction des procès , et
les règles d'après lesquelles ils doivent être faits , depuis
la citation en conciliation ou l'exploit introductif
de l'instance jusqu'au jugement définitif ; 2º la marche
à suivre pour obtenir l'exécutión desdits jugemens ,
tant par la voie de la saisie - exécution que par celle de
l'expropriation forcée ; la procédure à suivre et les
règles à observer dans la poursuite de l'ordre , par
rang d'hypothèque ou distribution de deniers provenans
de vente mobilière ; 3° l'explication des incidens
qui peuvent naître dans le cours des procès , et les
moyens à employer pour les terminer ; 4° les arrêts
rendus jusqu'à ce jour par la cour de cassation et les -
cours impériales , portant interprétation ou fixant le
véritable sens des articles du Code judiciaire sur lesquels
il s'est élevé des difficultés ; 5° un formulaire
ou nouveau style de procédure civile à l'usage des
justices de paix , des tribunaux de première instance
des tribunaux de commerce et des cours impériales ;
précédé de l'exposé succinct de toutes les lois sur la
procédure civile , depuis la naissance de la révolution
jusqu'à ce jour , présentant l'état de la législation en
cette partie à la naissance de la révolution , les changemens
qu'elle a éprouvés , et l'état dans lequel elle se
trouve aujourd'hui ; par M. HAUTEFEUILLE , premier
conseiller à la cour impériale d'Orléans . — Ün fort
vol. in-4°. Prix , 18 fr. , et 22 fr . franc de port. -
A Paris , chez Lefèvre , libraire , rue du Foin- Saint-Jacques
, nº 11 ; et chez Arthus-Bertrand, libraire , rue
Hautefeuille , nº 23.
--
-
EN Turquie , dit Montesquieu , où l'on fait très -peu
d'attention à la fortune , à la vie , à l'honneur des sujets ,
492
MERCURE DE FRANCE ,
on termine promptement , d'une façon ou d'une autre ,
toutes les disputes . La manière de les finir est indifférente
, pourvu qu'on finisse . Le bacha , d'abord éclairci ,
fait distribuer à sa fantaisie des coups de bâton sur la
plante des pieds des plaideurs , et les renvoie chez
eux .
Mais dans les états modérés et particulièrement en
France , où tout ce qui intéresse le moindre citoyen est
sous la protection de la loi , la manière de demander
justice et de l'administrer est une science et une science
très- compliquée . Elle fait partie de l'enseignement public.
Elle est l'objet des occupations exclusives d'un grand
nombre d'officiers ministériels . Les magistrats , les avocats
en font l'objet de leurs méditations . Lesjurisconsultes
les plus distingués ont donné sur cette matière des ouvrages
très-importans. Les Pigeau ne sont pas moins
célèbres que les Tronchet.
La procédure se divise en procédure civile , procédure
commerciale , procédure criminelle , correctionnelle et
de simple police .
M. le conseiller Hautefeuille a publié l'annnée dernière
un traité ex professo sur cette dernière espèce de
procédure . Son ouvrage a obtenu un très-grand succès
et le méritait.
Il en donne aujourd'hui un autre , non moins estimable
, sur la procédure civile et commerciale .
Il l'a fait précéder d'un exposé historique des lois
antérieures et postérieures à la révolution , relativement
à l'ordre judiciaire ; en sorte qu'il est facile de saisir les
différentes variations de la législation à cet égard et de
connaître les règles actuellement en vigueur .
Il traite des affaires sujètes ou non à l'épreuve de la
conciliation , et présente les règles propres aux unes et
aux autres .
Il suit les demandes dans toutes leurs phases , fait
connaître tous les incidens qui peuvent s'élever , et indique
les moyens de les prévenir ou de les terminer
promptement .
Il aborde toutes les difficultés qu'offre la matière , les
discute avec profondeur , et rend compte de toutes les
MARS 1812 . 493
décisions souveraines , rendues sur le Code de procé
dure civile , par la cour de cassation et par les cours
impériales .
L'ouvrage est terminé par des formules de tous les
actes prescrits par le Code , et donne ainsi le précepte et
l'exemple. Sous tous les rapports , il est digne du magistrat
qui en est l'auteur , ne peut qu'ajouter à sa réputation
et être très- utile à toutes les personnes attachées à l'ordre
judiciaire. P. , Avoeat.
ETAT ACTUEL DU Tunkin , DE LA COCHINCHINE ET DES
ROYAUMES DE CAMBOGE , LAOS , et LAC-THO ; par M. DE
LA BISSACHÈRE , missionnaire qui a résidé dix-huit
ans dans ces contrées . Traduit d'après les relations
originales de ce voyageur. Deux vol . in- 8 ° .
Prix , 10 fr. , et 12 fr . franc de port. - A Paris , chez
Galignani, rue Vivienne , nº 17 ; et chez Arthus-
Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
La Cochinchine et le Tunkin sont des pays que les
Européens ne connaissent presque que de nom , parce
qu'on leur en a souvent interdit l'entrée . Pendant longtems
le Tunkinois fut soumis au vaste empire de la Chine
dont il est originaire , et dont il tient sa religion , ses
moeurs , ses lois , ses usages ; et l'on sait que la Chine
se suffisant à elle-même ne communique point sans répugnance
avec les autres peuples. La nation chinoise se
croit la première du globe , la plus ancienne , la plus
éclairée ; celle où les progrès de la civilisation sont parvenus
au plus haut degré , où les arts ont atteint la plus
grande perfection , où le génie de l'homme et son industrie
ont reçu tout le développement dont ils sont susceptibles
elle place au centre de la terre la contrée qu'elle
couvre d'une population nombreuse ; et ce centre est à
ses yeux favorisé de la nature qui y rassembla tous les
dons qu'elle avait départis aux autres peuples , pour en
combler le Chinois dont elle fit l'objet de son caprice..
Avec de pareilles idées on peut , on doit même se passer
des autres , et l'on n'a rien de mieux à faire qu'à rester
4
494 MERCURE DE FRANCE ,
chez soi et sur-tout à n'y recevoir personne . Un nez
écrasé , un front étroit , aplati , une taille courte , un
pied mutilé ( 1 ) , sont en Chine le type de la beauté , et
l'Apollon du Béveldère y passerait pour une production
monstrueuse , digne de mépris . La nation chinoise se croit
la pus belliqueuse , quoiqu'elle ait été vaincue deux fois et
conquise par les Tartares . Enfin , il est défendu aux
maitres de langue chinoise de l'enseigner aux étrangers
à qui l'on permet , pour des affaires de commerce , de
séjourner dans le pays .
Il n'est donc pas étonnant que le Tunkin qui , en se
séparant de la Chine , a conservé les mêmes opinions et
les mêmes usages , soit peu connú ; et c'est un service réel
que de nous le faire connaître . M. de la Bissachère se
charge de ce soin . Un séjour de dix-huit ans , en le mettant
à même d'observer ce pays et ses habitans , doit lui donner
sans doute beaucoup de droits à notre confiance dans ses
récits cependant j'avouerai que je serais bien tenté de
croire que son ouvrage n'est pas une traduction , comme
le titre l'annonce : elle est trop élégante , trop affranchie de
ces entraves qui gênent toujours un traducteuret font voir
qu'il est sans cesse occupé de rendre la pensée d'un autre .
Enfin , pour achever ma confession , j'avouerai encore que
je ne crois point que l'auteur de cette relation ait séjourné
pendant dix - huit ans dans le Tunkin , et je pense qu'il a
plutôt reçu ses matériaux de celui qui y a fait ce long
séjour . Ces aveux n'ôtent rien au mérite de l'ouvrage.
Le traducteur commence par une introduction dans
laquelle , après avoir tracé rapidement les progrès qu'on
( 1 ) La plupart des femmes ont le pied mutilé. Il semble que le
bout en ait été coupé par accident et que le reste conserve sa grosseur
naturelle . Elles le couvrent de ligatures , comme si on leur avait
réellement fait une amputation . On arrête dès l'enfance la croissance
du bas de la jambe aussi bien que du pied . On laisse l'orteil dans sa
position naturelle , et l'on courbe les autres doigts jusqu'à ce qu'à la
longue ils restent comprimés sous la plante du pied et ne peuvent
plus s'en séparer. La plupart des femmes ne marchent qu'en chancelant
et n'appuyent à terre que le talon . On doit juger de leur grâce.
Voyez lord Macartney .
1
1
MARS 1812 . 495
a fait faire à la géographie dans ces derniers tems , et
prouvé qu'il était tems de tirer parti des connaissances
que l'on avait acquises , il présente la nation tunkinoise
comme une de celles qui méritent le plus d'être connues ,
et M. de la Bissa chère comme celui qui est le plus en
état de la faire mieux connaître , puisqu'il était missionnaire
en ce pays et missionnaire- mandarin .
Les premiers chapitres sont consacrés à l'exposé clair
et méthodique des erreurs commises par les Européens
dans la dénomination des pays et des peuples asiatiques ;
à la description géographique des états dont l'auteur va
s'occuper , de ses montagnes , de ses fleuves , ses côtes ,
et ses îles . Le pays que nous nommons Tunkin s'appelle
Nuoc- Anam, ce qui signifie royaume d'Anam , et les
habitans s'appellent Anamites : ce royaume embrasse et
le Tunkin et la Cochinchine . Les Européens ont donné le
nom de la capitale Dong-Kinh (2) à tout le pays .
Voici la manière dont M. de la Bissachère décrit le
climat : « Le Tunkin et les pays adjacens , par le climat
dont ils jouissent et qui est commun à une partie de l'Asie
méridionale , forment une des habitations les plus heureuses
. La nature s'y montre sous l'aspect le plus agréa
ble . Une chaleur tempérée produit une fermentation
douce et continue , anime et vivifie tout ce qui en est
susceptible : le sol est fertile ; tous les sens donnent des
jouissances ; l'air est embaumé par l'odeur qui émane des
végétaux ; le goût est satisfait par l'excellence de leurs
fruits ; la beauté des fleurs , la richesse territoriale offrent
un spectacle enchanteur . Qui n'a pas habité ces charmantes
contrées , qui ne s'y est pas trouvé au milieu des
jardins couverts d'orangers et d'arequiers , qui n'y a pas
respiré au lever de l'aurore les premières émanations de
la nature renaissante , ne peut avoir qu'une idée imparfaite
des sensations délicieuses dont nos organes sont
susceptibles . Que ce parfum est préférable à ceux que
(2) Dong-kinh signifie ville de l'est : depuis les conquêtes de l'Empereur
actuel , cette capitale a reçu le nom de Bac - Kinh , ville du
nord , parce qu'elle est maintenant au nord des états du Tunkin.
496
MERCURE DE FRANCE ,
forme l'art et qui n'affectent agréablement nos organet
qu'en les altérant! C'est là que tous les principes de la
vie sont dans une douce activité et qu'une sensation de
volupté pure pénétrant dans tout l'être , fait connaître ,
par les affections qu'elle communique à l'ame , le bonheur
de l'existence . >>
Ainsi , nous pourrions croire que ce n'est qu'au Tunkin
que l'on sent tout le prix de l'existence . Comment ,
après y avoir vécu , vient-on respirer l'air épais de là
Grande-Bretagne ? Et cette description n'a- t-elle point
été faite au milieu des vapeurs brumeuses de l'Angleterre,
qui donnaient plus de charmes encore au climat tunkinois
? Quoi qu'il en soit , sans être allé faire un tour au
Tunkin, j'ai perdu l'envie de voir si d'autres pays valaient
mieux que le nôtre . La chaleur et l'air parfumé sont de
grands avantages , sans doute : ils suffiraient si nous
nous n'avions que des sensations , et si nous n'étions
destinés qu'à une vie animale : mais il en est une autre
occupée par la pensée , par la méditation , par de douces
émotions , par le goût et l'amour des arts et des lettres ;
cette vie mérite bien le petit sacrifice d'une température
au même degré et d'odeurs balsamiques dont on finit par
ne plus jouir , parce qu'on s'y accoutume ; et , tout bien
considéré , je ne conseille à personne d'aller au Tunkin .
Comme l'habitant de ce pays ressemble à- peu -près aux
autres hommes , nous passerons au chapitre intitulé ;
aspect zoologique , qui présente des faits curieux , dont
un est tellement extraordinaire , que nous nous ferons
un devoir de le rapporter . Le premier et le plus utile
des animaux domestiques , que les Tunkinois se sont
associés pour leurs travaux , c'est incontestablement l'éléphant
. « Il passe pour constant qu'au Tunkin cet animal
est dans sa plus grande perfection , qu'il y est plus grand ,
plus fort , plus docile , plus intelligent que dans aucune
autre contrée .... Il fait aisément quinze ou vingt lieues
par jour et peut en faire jusqu'à quarante .... Aucun
autre animal n'a plus de douceur et de docilité , plus
d'aptitude à remplir toutes les fonctions auxquelles on le
destine . Tantôt il est animal de somme et sert au trans
port des plus lourds fardeaux ; tantôt animal de monture,
t
MARS 1812 . 497
SEINE
il porte les hommes constitués en dignité , et devient leur
défenseur. Il partage les travaux de l'homme , supplée à
sa faiblesse et souvent égale sa dextérité ; intrépide et
terrible à la guerre , il attaque seul et détruit ou met en
fuite tout un bataillon . Non seulement il comprend par
les sons les ordres qu'il reçoit , mais par l'intelligence
avec laquelle il les exécute , il semble en connaître l'intention
. Il entend quand on exige de lui des efforts ex
traordinaires , et quand pour l'y encourager , on lui
promis une récompense , après son travail , exige cer
it
qui lui a été promis . Il préfère les saveurs douces
aime beaucoup les plantes sucrées ; il se platt aux sons
agréables ; amateur de la musique , il bat la mesure avec
justesse , ou même l'accompagne par l'émission de
quelques sons à la fin de chaque cadence. Il respecte la
faiblesse et se plaît avec les enfans , se mêle à leurs jeux,
joue à croix ou pile , jette à son tour avec sa trompe la pièce
de monnaie en l'air . Quand il a gagné , il le reconnaît et
prend le prix du gain qui est ordinairement une canne
de sucre ; quand il n'a pas gagné , il n'exige rien . »>
Les éléphans sauvages pillent les campagnes , les récoltes
de riz , les fruits des arbres , les cannes à sucre , et l'on est
obligé de garder les champs jour et nuit , pour les préserver
de leur dévastation ; mais il est facile de les éloigner
et de les faire fuir , en leur montrant des torches
allumées , car , ainsi que tous les animaux , ils craignent
le feu . Pour prendre les éléphans , on forme des enceintes
avec les palissades , et l'on pousse une troupe de
ces animaux de manière à les diriger vers cette enceinte,
Quand ils y sont entrés , on y introduit deux éléphans
domestiques ; on jette sur quelque jeune éléphant sauvage
des cordes , avec lesquelles on le lie et on l'attache
aux éléphans domestiques , qui l'entraînent hors de l'enceinte
, le conduisent à leur étable , où , en vivant avec
eux , il s'apprivoise en très-peu de tems et se fait au service.
Il est une autre manière de prendre ces animaux ;
c'est d'attacher aux branches des arbres qu'ils aiment le
plus des crochets dans lesquels leur trompe se prend :
alors on s'en empare .
Il y a deux espèces d'ours : la moins grande habite le
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
haut des arbres , où elle se fait un nid avec des branches
et des feuilles .
Mais voici le fait incroyable que nous avons annoncé :
« Les forêts (3) sont remplies de singes , dont on distingue
trois espèces ; les uns , et ce sont les plus grands ,
ont environ trois à quatre pieds de haut quand ils sont
debout ; une seconde espèce plus petite se fait remarquer
par une longue queue , dont elle se sert comme d'une
cinquième patte . La dernière espèce , qui n'est guère
plus grosse qu'un chat , a une qualité fort extraordinaire ,
une voix qui, par l'agrément de ses sons , égale le chant
du rossignol , et pour la force le surpasse , au point que
les nuits elle se fait entendre à une lieue de distance et
plus. »
Cette qualité est en effet très - extraordinaire , puisque
les anatomistes ont constaté que la gorge des quadru
pèdes en général , et des singes en particulier , était orga
nisée de manière à ne pouvoir produire de sons modulés.
Je rapporte le fait tel qu'il est conté par un témoin auriculaire
, sans prétendre l'expliquer , encore moins obliger
d'y croire ; mais j'avoue que si jamais je partais pour le
Tunkin , ce ne serait pas pour jouir de la chaleur ni des
parfums , mais bien pour entendre le singe- rossignol.
Du reste , ce beau pays est peuplé de tigres qui attaquent
l'homme jusque dans sa maison , en s'introduisant
dans les cours , et franchissant les murailles ; il est couvert
de reptiles , de serpens , de maringouins et de fourmis
: ces inconvéniens peuvent entrer en balance avec
les odeurs , la température et le concert des singes .
Un chapitre très -intéressant est celui sur l'abondante
variété des végétaux que la nature a libéralement semés
sur le sol du Tunkin . Le peu de rapport qu'il y a entre
la plupart de ces plantes et les nôtres , soit pour le port ,
le feuillage et les fruits , soit pour les qualités et l'usage ,
font désirer à Fauteur que ce riche champ de la végétation
soit observé par d'habiles botanistes . Mais ce n'est
pas tout que de classer les plantes d'après un système
plus ou moins ingénieux ; un objet plus important pour
(1) T. I , p . 94 ,
MARS 1812 . › 499
nous , qui ne les verrons jamais sur leur sol natal , serait
de nous faire sentir l'harmonie qui doit exister entre ces
productions singulières , et le sol qu'ils parent , et l'air
atmosphérique qu'ils embaument , et les animaux qu'ils
nourrissent , et l'homme enfin qui les fait servir à ses
besoins comme à ses plaisirs .
Nous allons passer en revue plusieurs de ces végétaux
qui s'éloignent le plus des nôtres dans quelques - uns de
leurs rapports.
Le vai , arbre d'une haute stature , remplace le cerisier
d'Europe ; il porte en grappes son fruit , qui est de
la figure d'un coeur et de la grosseur d'un petit oeuf de
poule ; il a dans sa partie supérieure le rouge de la cerise
, et dans la partie inférieure il est blanc et verdâtre .
Sa peau , quoique mince , est dure ; on ne peut la manger
. Sa chair se sépare facilement de la peau et du
noyau ; elle est fondante : c'est un des fruits les plus estimés
de l'Asie .
Le va , espèce de figuier portant des fruits qui sortent
du corps de l'arbre ; au milieu du fruit est une gelée cristallisée
, blanche et sucrée : il y en a de quoi remplir une
cuiller à bouche . Dans le coeur du fruit sont de petites
mouches qui s'envolent à l'ouverture du fruit .
Le myte ou joca porte les plus gros de tous les fruits :
leur pesanteur fait qu'ils ne peuvent être soutenus par
les petites branches , et ne sortent que du corps del'arbre
ou des grosses branches : cette production commence à
quelques pieds de l'élévation de l'arbre au- dessus du sol :
c'est un fruit salubre et d'un goût agréable .
Le thi s'élève à une très-grande hauteur , étend au loin
ses branches et couvre un grand espace : son feuillage
est épais ; il passe pour le plus bel arbre de ce pays :
les gens de la campagne s'assemblent sous son ombrage .
Sa feuille est un poison , mais son fruit est très- sain ; il
a la forme d'une belle pomme de rainette : sa peau et sa
chair sont d'un jaune d'or sans tache ; cette chair est
douce et sucrée .
L'arequier est une espèce de palmier qui s'élève en ligne
droite , à une très - grande hauteur , sans branches ; il n'a
à sa tige qu'un bouquet de feuilles , au- dessous des-
Ii 2
500 MERCURE DE FRANCE ,
quelles se trouvent quatre à cinq grappes , dont chacune
porté de trois à cinq cents fruits , gros au moins comme
des noix .
Le bétel , semblable au lierre , s'attache aux arbres ,
mais sans leur nuire sa feuille est d'un goût aromatique.
Le calembac , espèce d'aloës , donne un parfum exquis
, causé par la coagulation de la sève , et c'est à une
maladie qu'il doit ce parfum.
Le cro est un palmier dont la noix est enveloppée
d'une substance que l'on mâche : sa feuille a quelquefois
jusqu'à quatre pieds de diamètre ; une seule feuille fait
un parasol ; elle tient à l'arbre par une queue de trois
pieds et demi , dont la solidité est suffisante pour servir
de manche de parasol .
Dans les jardins on ne voit que le jasmin , le muguet ,
et deux espèces de roses qui ressemblent aux fleurs d'Europe.
De ces deux espèces , il en est une qui n'a de
l'odeur que jusqu'à neuf heures du matin ; l'autre en est
privée. Il y a un très-grand arbuste qui porte de grosses
roses sans odeur ; elles changent trois fois de couleur
dans un jour : blanches le matin , roses à midi , rouges
le soir , elles se fanent et tombent à l'entrée de la nuit .
Nous ne parlons point de l'arbre à thé , des cannes à
sucre , des cafeyers , des bananiers , des bambous , parce
que ces arbres sont connus de nous : nous ne nous sommes
arrêtés qu'à ceux qui l'étaient moins , et nous terminous
le chapitre des plantes du Tunkin par un article intéressant
sur la culture , et pour lequel nous devrions imiter ces
Indiens .
« La culture des arbres et des légumes est bien entendue
. On en a porté l'industrie jusqu'à y introduire les
procédés curatifs qui , dans les autres pays , ne sont employés
que pour le règne animal. Dans certaines maladies
des arbres , on les saigne en extrayant une partie de
leur sève et la répandant à leur pied ; si l'arbre est attaqué
d'une humeur intérieure , on lui fait un cautère par
lequel s'opère l'évacuation de l'humeur vicieuse . On distingue
dans un arbre malade si son mal procède de quelque
ver qui , placé dans l'intérieur , en mange et corrompt
la substance ; alors on fait périr ce ver , en injectant dans
MARS 1812 . 501
la partie supérieure de l'arbre , du tabac ou quelqu'autre
drogue corrosive. Quelquefois les arbustes et les légumes
sont attaqués de maladies épidémiques qui gagnent d'une
racine à une autre , ou d'une feuille à une autre , et
dont la communication s'opère par le vent ; alors on
arrête la contagion , en séparant les lieux infects des
lieux sains , par une espèce de mur formé en pieux garnis
de paille , placés et élevés de manière à intercepter le
cours du vent . On a aussi un moyen de revivifier les
arbres décrépits ; on les dépouille de leur écorce , et on
les enduit de terre grasse fortement contenue par des .
liens . Cet arbre dans cet état pousse des racines à son
sommet ; on coupe au- dessous de ces racines , qui , replantées
, reprennent promptement et donnent des fruits
dans l'année, »>
Mais nous nous apercevons , un peu trop tard , que
les bêtes et les plantes tunkinoises nous ont fait oublier
les hommes , dont il faut connaître les moeurs , la reli
gion , les usages : ce sera l'objet d'un second article .
X.
SECOND VOYAGE DE PALLAS , ou Voyages entrepris dans
les Gouvernemens méridionaux de l'Empire de Russie ,
pendant les années 1793 et 1794 ; par M. le professeur
PALLAS ; traduit de l'allemand par MM . DE LA
BOULAYE , docteur en médecine , et TONNELIER , conservateur
du cabinet de minéralogie de l'Ecole des
mines , etc. Quatre vol . in- 8 ° , avec vingt- huit
vignettes et un atlas oblong de cinquante-cinq planches
. -A Paris , chez Guillaume , imprimeur-libraire ,
place Saint-Germain- l'Auxerrois , et Déterville , rue
Hautefeuille .
On n'accusera pas cet ouvrage d'être surchargé de
pièces préliminaires : le seul nom de M. Pallas pouvait
en tenir lieu , et ces pièces se bornent , en effet , à deux
préfaces ; l'une des traducteurs , et l'autre de l'auteur ,
qui ne font ensemble que six pages . La première n'est ,
pour ainsi dire , qu'un supplément du titre ; elle nous
502 MERCURE
DE FRANCE
;
apprend que les deux premiers volumes renferment la
description des steppes du Wolga et des contrées qui
bordent la mer Caspienne jusqu'à la chaîne du Caucase ,
et que les deux derniers , entièrement consacrés à la
Crimée , épuisent en quelque sorte tout ce qu'on peut
désirer de savoir sur ce pays . La préface de l'auteur n'est
guère moins succincte , et l'on est frappé d'y voir
M. Pallas s'occuper sur- tout à relever les talens de son
dessinateur , et ne parler des siens qu'avec modestie.
Cette manière-là n'est pas trop à la mode aujourd'hui ;
mais il paraît que M. Pallas s'est fort peu soucié de la
mode. Il termine sa préface par l'annonce d'un ouvrage
d'histoire naturelle dont il s'occupe , et qui sera probablement
sa dernière production . Heureux , ajoute -t- il ,
s'il a pu mériter par ses travaux l'estime de ses concitoyens
et la bienveillance, publique ! Il est touchant d'entendre
ce langage dans la bouche d'un des plus illustres
savans de l'Europe , prêt à terminer une carrière où la
gloire l'a toujours accompagné ( 1 ) .
Ce serait ici le lieu de suppléer à son silence , et d'exposer
l'étendue et la variété des connaissances de ce célèbre
voyageur , si ses nombreux ouvrages n'en offraient
depuis long-tems les preuves les plus convaincantes .
M. Pallas est sans doute un des hommes les plus savans
qui soient entrés dans une carrière où l'on semble exiger
aujourd'hui la science universelle . M. de Humboldt est
peut-être le seul qui en approche plus que lui : les travaux
géographiques et astronomiques de ce dernier n'ont
pas leur équivalent dans les voyages du professeur russe ;
mais M. Pallas peut rivaliser avec tous les voyageurs
dans tout ce qui tient à l'histoire naturelle et à la statistique
; il apporte autant de soin que personne à recueillir
les antiquités , et il se distingue également par son zèle à
remplir la mission que son gouvernement lui avait confiée
. Ce n'est pas seulement en savant qu'il voyage : ses
observations tournent toujours au profit de l'homme
(1 ) M. Pallas est mort , il y a quatre à cinq mois , regretté de tous
les savans et hommes de lettres de l'Europe.
(Nots des Rédacteurs.)
7. MARS 1812. 503
d'état , et jamais il ne quitte une steppe , une ville , un
entrepôt commercial , une colonie , sans proposer des
moyens d'en augmenter la prospérité .
Voilà sans doute des qualités bien précieuses ; les
savans et le gouvernement russe ne sauraient en témoigner
trop de gré à M. Pallas ; mais je ne sais si la grande
majorité des lecteurs éprouvera les mêmes sentimens de
reconnaissance . Toutes les sciences ne sont pas susceptibles
d'être enseignées avec éloquence , avec agrément ;
il est fort difficile d'en porter dans les nomenclatures
minéralogiques , botaniques et zoologiques . La géologie
même ne plaît au vulgaire que dans ses grands résultats ;
il ne commence à y prendre intérêt qu'au moment où les
savans la condamnent , lorsque l'auteur veut fonder un
système auquel il adapte ou fait plier les observations .
Il en est encore ainsi des travaux de la statistique . Soit
qu'elle essaie d'en attacher les résultats au fil du discours ,
soit qu'elle les présente en tableaux synoptiques , ils fatiguent
les lecteurs ordinaires sans les amuser , et l'amusement
est ce qu'ils demandent . Les ouvrages où ces
sciences dominent sont très -utiles et peu agréables ;
ils deviennent même entièrement illisibles , si l'auteur
n'a pas eu soin de les diviser en sections ou en chapitres
, de faire dans les uns la part des initiés , dans les
autres celle des profanes , et d'annoncer par des titres ce
qui convient au goût de chacun.
Ce soin , nous devons l'avouer , n'a point assez occupé
l'illustre professeur dont nous avons sous les yeux le
second voyage. Les objets y sont trop confondus ; les
divisions même qu'il établit , semblent annoncer qu'il
nous a donné simplement son journal , au lieu de le digérer
pour en former un véritable ouvrage ; et cette méthode
est trop souvent celle de ses compatriotes les Allemands .
La chose est d'autant plus fâcheuse que tout lecteur déjà
prévenu contre les nomenclatures et la statistique , ne
trouvant rien à l'ouverture du livre qui lui indique des
objets plus intéressans , court risque de s'imaginer que
les quatre volumes de notre auteur sortent entièrement
de la sphère de ses connaissances ; alors il pourrait fort
bien laisser là le livre , et cependant il aurait grand tort,
504 MERCURE DE FRANCE ,
car M. Pallas a su mêler des détails très-piquans et trèscurieux
à ses morceaux d'histoire naturelle et de statistique
, et nous croyons de notre devoir d'en indiquer
quelques-uns .
Nous choisirons d'abord dans le premier volume . Ony
trouvera avec plaisir des détails sur la singulière aversion
des paysans russes pour l'éducation des vers à soie , et
sur la manière supérieure dont les Persans savent la
diriger. Les pêcheries d'Astracan , article qui n'appartient
en quelque sorte qu'à la statistique et au commerce,
a cela de particulier qu'il intéresse sans s'en écarter ; c'est
que la grandeur plaît toujours même dans les nombres ,
et que l'imagination jouit sans voir de tableaux , pourvu
qu'on la confonde ou qu'on l'effraye ; et voilà ce qui
arrive lorsqu'on lui présente les longues rangées de
chiffres qui expriment le nombre des poissons pris dans
le Wolga et la mer Caspienne , et les sommes immenses
que leur pêche produit . Ce premier volume , enfin ,
offrira même aux curieux une anecdote très -piquante :
je veux parler de l'histoire du plus gros diamant de la
couronné russe , qui , sous le nom de Lune de Montagne
ornait autrefois le turban du grand mogol , et qui est
arrivé à Pétersbourg par une foule d'événemens singuliers
que nous engageons nos lecteurs à chercher dans le
livre même.
C'est dans le second volume que l'on trouvera , avec :
le plus de variété et d'abondance , ces descriptions de
moeurs de peuples étrangers qui ont tant d'attrait dans
les relations de voyages . On remarquera sur- tout le
tableau détaillé des Kabardins ou Circassiens que j'aimerais
autant voir désignés sous ce dernier nom , auquel
nous sommes habitués , que sous celui de Tscherkesses ;
car, soit dit en passant , je ne sais ce que nous gagnerons ,
les Allemands et nous , à rétablir dans son intégrité l'orthographe
de ces auteurs russes à qui Voltaire souhaitait
si plaisamment plus d'esprit et moins de consonnes . Les
Circassiens , dis-je , ou les Tscherkesses sont une des
peuplades les plus intéressantes du Caucase. Ce sont ,
dit notre voyageur, des espèces de chevaliers qui observent
entre eux , et vis - à-vis de leurs vassaux , un système
#
MARS 1812 . 505
complet de féodalité semblable à celui que l'ordre Teuto
nique ( 1 ) introduisit autrefois en Prusse et en Livonie.
Ils formeraient , s'ils étaient disciplinés , la meilleure
cavalerie légère . Ils allient l'extrême bravoure à une
excessive coquetterie . Non-seulement ils nourrissent mal
les jeunes filles pour prévenir leur embonpoint , comme
ces mères dont parle Térence ( reddunt curatura junceas) ,
mais les hommes eux-mêmes se serrent le corps , dès le
bas âge , avec des courroies pour se donner une taille
svelte , et emprisonnent leurs pieds dans des pantouffles
très-étroites pour les empêcher de grossir. Ils portent au
suprême degré les vertus de l'hospitalité et les fureurs de
la vengeance , et cependant le peuple y pratique le
rachat du meurtre qu'il nomme encore le prix du sang.
Mais les relations entre les deux sexes offrent encore quelque
chose de plus singulier . Ce n'est point d'abord après
le mariage , c'est seulement après sa première couche
qu'une fille prend l'état de femme , qu'elle en adopte le
costume , et que son mari reçoit sa dot. Jusqu'à cette
époque , il n'entre chez elle que par la fenêtre et ne va
la voir qu'en secret. Les nobles même vivent toujours
séparés de leurs femmes , ils confient l'éducation de leurs
enfans à des étrangers ( 2 ) ; particularités qui ont rappelé
à M. Pallas les récits de Strabon sur la manière dont
vivaient autrefois, dans cette même chaîne du Caucase , les
antiques Amazones , et le peuple qu'il nomme Gargarenses
. Le savant professeur ajoute à ce rapprochement
de moeurs des rapports géographiques très -vraisemblables
, et il ne paraît pas éloigné de conclure des uns et
des autres que l'histoire des Amazones n'est point une
fable , ou du moins que des vérités ont servi de base à
ce qu'on y trouve de fabuleux .
7
Un peu plus loin , dans ce même volume , on est
frappé de la destinée d'un des peuples conquérans les
plus célèbres , de ces Nogais instrumens de la gloire de
(1) Les traducteurs ont commis une méprise dans ce passage , en
disant les chevaliers allemands .
(2) Je ne sais pourquoi les traducteurs nomment père putatifcelui
qui s'en charge .
506 MERCURE DE FRANCE ,
Gengis , et qu'on vit dominer des Palus - Méotides à la
Chine ; leurs restes sont aujourd'hui si peu nombreux et
tellement dispersés , qu'ils ont perdu toute indépendance
et ne méritent plus le titre de nation .
Les deux derniers volumes offrent des détails non
moins précieux sur les différens peuples qui habitent la
Crimée , et sur le triste état de ce pays jadis florissant.
Son premier malheur fut d'être rendu aux Turcs après
la première conquête des Russes , ce qui causa l'émigration
de la population industrieuse qui avait favorisé les
conquérans . Sa dernière infortune a été le retour et
l'établissement des Russes , d'où résulta en grande partie
la désertion des habitans amis des Turcs . M. Pallas propose
plusieurs moyens de rétablir la prospérité de cette
contrée , mais quelque efficaces qu'ils puissent être ,
n'opéreront qu'avec le tems.
ils
J'ai dit que notre auteur , sans être antiquaire de profession
, n'avait jamais négligé de recueillir , de faire
dessiner les antiquités qu'il rencontrait dans ses voyages .
Les premiers volumes m'en auraient déjà fourni la preuve
dans le dessin d'un monument très -singulier que l'auteur
attribue aux Tartares Mongoles . Mais c'est sur-tout en
visitant la Crimée qu'il a fait en ce genre une riche
moisson ; il y a trouvé des médailles , des inscriptions
grecques et d'autres monumens dont il a enrichi son ouvrage
, en laissant à d'autres le soin de les discuter . Nous
citerons de préférence un tombeau qui contenait entre
autres choses un petit buste antique , en argile rougeâtre ,
et d'une rare beauté . M. de Wollant , général du génie
russe , dit , dans la description de cette tête qu'il adresse
à M. Pallas , que le profil en est grec et la coiffure celle
de Diane. Rien de plus vrai à en juger par la gravure .
Quelques personnes , ajoute-t-il , ont cru y reconnaître
les traits de la célèbre Julie , et l'on s'est d'autant plus
empressé de faire valoir cette conjecture qu'un lac voisin
du tombeau qui renfermait le buste porte dans la langue
du pays un nom ressemblant à celui d'Ovide . Cette idée
est séduisante ; mais M. Pallas a raison d'observer que le
vrai sens de ce nom est le lac des moutons , et qu'Ovide
très - probablement ne passa jamais le Danube .
MARS 1812 . 507
Je voudrais pouvoir suivre l'auteur dans sa description
d'une espèce singulière de volcans qui lancent des
torrens de boue , et dans l'explication qu'il en donne : je
voudrais l'accompagner lorsqu'il établit son système ingénieux
d'une ancienne communication de la Mer-Noire
avec la Caspienne par un détroit qui n'existe plus . Je
crois aussi pouvoir apprécier tout l'intérêt qu'offre sa
dissertation sur la formation des montagnes , que les éditeurs
ont placée à la fin du second volume de ce voyage,
quoiqu'elle n'y fût pas insérée dans l'original . Les bornes
et la nature de ce journal ne permettent pas de longues
excursions dans ces parties , et nous avons ici quelques
raisons de nous en consoler. Cette édition n'est pas la
première du Second voyage de M. Pallas dans notre langue
. On en donna une traduction française à Leipzick
de 1799 à 1801 , et celle qui nous occupe avait déjà paru
à Paris en 1805 , en deux volumes in-4° , et chez les
mêmes libraires . L'ouvrage est donc connu et apprécié
par les savans depuis plusieurs années . La seconde ou
troisième édition qu'on en donne dans notre langue est
une preuve incontestable de son succès . Il n'y avait plus
rien à en dire sous le rapport scientifique , et il doit nous
suffire d'avoir montré qu'il renferme un grand nombre
de choses auxquelles on peut s'intéresser sans être savant .
Après l'auteur , les traducteurs attendent sans doute
aussi que nous leur rendions justice . Nous avons observé
avec plaisir qu'ils possèdent eux-mêmes à un très- haut
degré les sciences dont l'auteur s'est principalement attaché
à enrichir le domaine , avantage qui devrait appartenir
, mais qui n'appartient pas toujours aux traducteurs .
Ils paraissent posséder aussi très-bien la langue allemande
et la française : les inexactitudes que nous avons relevées
et quelques autres plus légères sont de ces fautes dont il
est difficile de se garder constamment dans un ouvrage
aussi long. Ce qui nous a étonné davantage ce sont deux
singulières bévues du vocabulaire placé en tête du premier
volume , et où l'on trouve parmi les termes russes, allemands
et tartares conservés dans la traduction les mots
empan et redan, auxquels personne jusqu'ici n'avait contesté
le droit de bourgeoisie française . Il faut absolument
508 MERCURE DE FRANCE ,
qu'ils aient été glissés dans ce vocabulaire par quelque
scribe , dont MM. de la Boulaye et Tonnelier n'auront
pas révisé le travail .
Il nous reste à parler des vignettes et de l'atlas qui enrichissent
ce voyage . On ne saurait les comparer sans
doute à ce qu'offrent dans le même genre les ouvrages de
luxe qui se multiplient depuis quelque tems , mais aussi
ces planches ne mettent pas l'acquisition du livre hors
de la portée des fortunes médiocres . Elles m'ont paru
réunir d'ailleurs une grande exactitude à toute l'élégance
que l'on peut raisonnablement désirer dans la
représentation des animaux , des peuples , de leurs costumes
, de leurs armes , de leurs monumens . Les paysages
sont moins heureusement rendus , sur- tout dans les
vignettes ; les petites dimensions des morceaux de cette
espèce sont un désavantage qu'un talent supérieur aurait
seul pu compenser. M. B.
-
L'ENNUI ou les Mémoires du comte de Glenthorn , traduit
de l'anglais de Miss EDGEWORTH . Trois vol . in- 12 .
Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port . - A
Paris , à la Librairie française et étrangère de Galignani,
rue Vivienne n° 17 ; et chez Arthus-Bertrand ,
rue Hautefeuille , nº 23.
2
'
PAUVRE Comte de Glenthorn ! qui n'aurait eu pitié de
lui? Avec son immense fortune et ses magnifiques propriétés
en Angleterre et en Irlande , il était si désoeuvré ,
il s'ennuyait tant ! Son parc de Sherwood , qui faisait
l'admiration des curieux , avait à ses yeux le plus grand
de tous les défauts ; il n'y avait plus rien à y faire . « La
>> maison était bâtie dans le goût le plus moderne ;
>> l'ameublement en était élégant et de la dernière mode ;
» rien n'y était oublié ; l'oeil du critique le plus difficile
» n'y eût rien pu trouver à reprendre . » Dans une pareille
extrémité , il semble qu'un Anglais n'ait plus qu'à se
tuer. Le comte y avait songé plusieurs fois ; mais tou
jours quelque nouveau motif était venu le détourner
d'un si sage projet. Les voyages , le jeu , la table , les
MARS 1812 . 509
courses de chevaux , les paris , les combats de boxeurs ,
genre d'escrime dans lequel le comte était devenu un
théoricien assez habile , tout cela n'avait servi qu'à
l'endetter sans le distraire . Il se maria et n'en fut que
plus ennuyé. Enfin , il eut le bonheur de faire une chute
de cheval , dont on le releva sans connaissance et en grand
danger pour sa vie . Un accident de cette nature est
presque une bonne fortune pour un homme sur qui
l'ennui exerce un aussi cruel empire . La maladie distrait
toujours un peu , et les soins de la convalescence
aident à tuer le tems . Le comte de Glenthorn devait en
retirer d'autres avantages encore : il apprit à connaître le
tendre attachement de sa nourrice Ellinor , bonne Irlandaise
, qui , ne l'ayant pas vu depuis l'âge de deux ans ,
était venue du comté de Glenthorn , à pied , pour l'embrasser
, et dont les caresses n'avaient même pas peu
contribué à effrayer le cheval du comte et à le renverser .
Il apprit de plus à connnaître un fripon qui se disait son
ami pour le voler et enlever sa femme . Le comte qui ,
depuis son mariage , n'avait jamais pensé à lady Glenthorn
, en devint presque amoureux , quand il s'en vit
abandonné . Elle demandait le divorce ; le comte plaida
contre elle et perdit ; il plaida aussi contre son tuteur et
perdit de même. Toutefois il s'était assez bien trouvé
du régime de plaideur . Si sa fortune en avait souffert ,
son ame y avait gagné un peu de ressort et d'activité ;
mais enfin , il n'avait plus de procès à suivre , et il était
parfaitement rétabli de sa chute . Il allait donc retrouver
l'ennui , son ennemi mortel. Il résolut cette fois de le
dépayser et de faire un voyage dans ses domaines d'Irlande
. « Fatigué de l'Angleterre , j'avais besoin , dit-il ,
» d'un spectacle nouveau , dût- il être cent fois pire que
» tout ce que je connaissais . Telles étaient mes secrètes
» raisons ; j'en alléguai de plus nobles et d'assez plau-
» sibles . Il était de mon devoir de visiter mes vassaux et
» de les encourager en passant quelque tems au milieu
» d'eux. On se fait volontiers.des devoirs de ce qui nous
» convient et de ce qui entre dans nos goûts . » Celui
que n'avaient pu distraire les plaisirs bruyans d'une capitale
, seul , au fond d'une province inculte et presque
510 MERCURE DE FRANCE ;
barbare , perdu dans un immense et vieux château qu'il
compare lui -même à ceux dont Mme Radeliffe nous a
fait de si effroyables peintures , ne paraissait pas destiné
à trouver dans cette demeure le remède à son mal . Il ne
s'était encore ennuyé qu'en simple gentilhomme ; il lui
restait à s'ennuyer comme un seignenr féodal . Le comte
allait succomber à ce rengrégement d'ennui , s'il ne s'était
avisé qu'un grand seigneur pouvait parfois faire des heureux
et que cette manière de passer le tems en valait
bien une autre ; mais les difficultés qu'on éprouve souvent
, même à faire le bien , l'eurent bientôt rebuté . Il aurait
voulu améliorer le sort de ses vassaux comme il aurait
changé la forme d'un parc ou l'ameublement de son
château . Aussi tous ses projets d'amélioration étaient-ils
fort sagement combattus par son intendant , écossais flegmatique
, ferré sur la Richesse des nations de Smith et
grand ennemi de toute innovation . Cependant une fer→→
mentation sourde et des menées secrètes menaçaient alors
l'Irlande d'une révolution . Le courage et l'habileté du
comte servirent à comprimer les rebelles . Il les surprit et
les livra à la justice . Cette expédition lui avait procuré
les seuls vrais plaisirs qu'il eut encore éprouvés , celui
d'avoir fait son devoir , de se reposer après la fatigue ,
et de manger en ayant faim ; mais au moment où il venait
de se montrer le plus digne de sa fortune et de son rang ,
' une circonstance imprévue vient lui apprendre que le
château de Glenthorn n'était pas à lui , que ce nom.
même ne lui appartenait pas , qu'enfin il était le fils …....
Mais je n'en dirai pas davantage . Qu'il suffise au lecteur
de savoir que le comte , en qui la mollesse et l'oisiveté
n'avaient pas étouffé le sentiment de l'honneur , restitue
au véritable propriétaire ses biens et son nom ; et
de grand seigneur désoeuvré , à charge à lui-même ,
devient un jurisconsulte habile , laborieux , un homme
enfin . Qui sait même s'il ne redeviendra pas un jour et
véritablement , cette fois , comte de Glenthorn ?
•
Ce roman de miss Edgeworth, a eu , dit- on , le plus
grand succès dans la patrie de l'auteur : cela devait être ;
la maladie de l'ame qu'il combat , et dont il indique le
préservatif , l'ennui , paraît être endémique en AngleMARS
1812 ... 51
terre. J'entends dire que ses funestes influences se font
aussi sentir chez nous , et que les mêmes raisons qui ont
fait réussir les Mémoires de Glenthorn chez nos voisins ,
pourraient bien faire leur succès en France . On a publié
depuis peu un recueil de lettres écrites par une dame ,
célèbre , dans le siècle dernier , par son esprit et ses
relations avec tout ce que la France avait alors d'hommes.
distingués . On a été surpris de voir combien elle s'ennuyait
: c'est peut- être la seule impression qui reste de
la lecture des lettres de Mme du Deffant ; elle rend
compte à un ami de ses occupations journalières , et
cette femme à qui , malgré la privation de la vue , les
plaisirs de l'esprit et de la société devaient offrir tant de
ressources , semble n'écrire le plus souvent que l'histoire
de l'ennui , dont miss Edgeworth nous donne le roman .
Mme de Sévigné parle aussi de l'ennui qu'elle appelle
une vilaine bête ; mais , quoiqu'elle le définisse bien , elle
paraît l'avoir peu connu ; c'est un mal dont elle trouvait
le remède dans un bon emploi du tems , et sur-tout dans
son active tendresse pour sa famille et ses amis . Cette
dernière ressource qui , pour les gens d'un certain état ,
peut seule suppléer à la vie active et laborieuse , paraît
avoir tout-à-fait manqué à Mme du Deffant . Peut- être,
aussi exagère-t- elle l'ennui dont elle se plaint ; peut- être ,
en paraissant ainsi ennuyée de tout ce qu'elle entend , de, ›
tout ce qui l'entoure , ne veut- elle que donner à son ami
une plus haute opinion d'elle -même. Ce ne serait alors,
qu'une longue épigramme et une variante un peu triste
de ce mot d'amour- propre si connu : En vérité , je ne
vois que vous et moi qui ayons de l'esprit.
Si l'on ne savait déjà que l'ingénieux auteur de l'Ennui
est une Irlandaise , on le devinerait à la simple lecture de
ce roman. Miss Edgeworth paraît s'être attachée particulièrement
à peindre les moeurs et le caractère de sa nation
, trop souvent défigurés dans les comédies et les
romans anglais : effet singulier de ces rivalités qu'on remarque
entre des nations étrangères , mais qui devient
plus tranchant encore entre des royaumes unis . Miss
Edgeworth s'est-elle assez défendue à son tour de toutes
préventions ? Le peintre qui a dessiné avec tant de finesse
1
512 MERCURE DE FRANCE ,
ét de grâce quelques-unes des têtes irlandaises de ce
tableau , n'a-t-il pas un peu malignement fait usage du
trait heurté de la caricature , lorsqu'il a représenté un
personnage anglais ? Rapprochons , pour mettre le lecteur
à même d'en juger , quelques- uns de ces portraits.
Celui de M. Devereux , par exemple , « bel esprit et
» poëte , un des jeunes gens les plus aimables et les plus
» galans de Dublin ; agréable de sa personne et distingué
» par le ton de la bonne compagnie ; si peu occupé de
» lui-même , si prévenant , qu'on était enchanté de lui
» après avoir été dix minutes dans sa société . » Ajoutez
à cela , amant timide , discret , respectueux , plein de
noblesse et de générosité .
e
Comparez-lui lord Craiglethorpe . « Fier , froid , em-
>> pesé , et d'une morgue outrée , même pour un Anglais ;
» ayant cette espèce de timidité qui rend un homme dé-
» daigneux et obstiné dans son silence , qui le dispose à
>> regarder comme un ennemi quiconque lui adresse la
» parole , qui lui fait regarder une question comme une
» injure , et un compliment comme une malhonnêteté. » :
Ce n'est pas que l'Irlande n'ait aussi ses originaux et
ses personnages ridicules , un lord O'Toole entr'autres ,
diplomate de la tête aux pieds , ne parlant que par on:
dit , soutenant , parce que cela est sans conséquence
que les philosophes sont tous dangereux et ennemis de
l'Etat ; « divisant d'ailleurs les hommes en deux classes ,
» les sots et les fripons , et ne sachant plus , quand il
» rencontre un honnête homme , dans quelle classe le
» faire entrer. »>
Mais la plus expressive et la plus saillante de toutes
ces figures est , sans contredit , celle d'une lady Geraldine
, assemblage singulier de qualités estimables et de
travers brillans , à qui l'on trouvait en Irlande « l'air d'une
» étrangère et quelque chose d'une française . » Quoique
un compliment ( car il est impossible de se méprendre
au sens de ces mots ) soit toujours bien venu , et qu'il
acquiert un nouveau prix de la part d'un écrivain aussi
distingué que miss Edgeworth , je doute cependant que
beaucoup de nos dames françaises voulussent se tenir.
honorées de celui- ci . En tout pays lady Géraldine passeMARS
1812 . 513
SEINE
fait pour une personne de beaucoup d'esprit ; mais en
France on lui désirerait un peu plus de cette réserve
fruit de la bonne éducation . Je doute encore qu'on prisât
son talent « pour la caricature dessinée et parlée , son
» art d'appliquer des épithètes et des sobriquets ineffaça
» bles , » son amer persifflage , ses airs lestes et cavaliers
avec sa mère , et ses plaisanteries , quelquefois cruelles
avec ses compagnes : enfin je ne sais si nous ne trouve
rions pas à redire à sa conversation un peu trop écrite
et si nous n'irions pas jusqu'à souhaiter même qu'elle
affaiblît un peu l'expression de « son horreur et de son
» énergique dégoût pour le vice et la bassesse. » Tant
nous craignons dans le monde ce qui sent le théâtre ou
la chaire ! J'avoue pourtant que je n'aurais pu m'empêcher
de rire , si je lui avais entendu dire au grave lord
Kilrush :
« Mon cher lord , chacun a son ridicule , soit en pu-
» blic , soit en particulier . Miss Tracey est-elle plus ex-
>> travagante , lorsqu'à l'âge de seize ans elle s'occupe
» autant de six aunes de ruban rose qu'un courtisan qui ,
» à l'âge de soixante , soupire après trois aunes de
>> ruban bleu ? Est-elle plus ridicule lorsque , parée d'une
» manière grotesque , elle va faire admirer ses grâces
» dans un bal , que cet honorable membre de la chambre
» des pairs qui , s'imaginant être un grand orateur , se
» lève avec confiance au milieu du parlement , pour y
» débiter gravement des raisonnemens faux et des lieux
>> communs , dont personne n'avait daigné faire usage. »>
Les légers travers de lady Géraldine sont , au surplus ,
bien effacés par la noblesse de son caractère , par son
attachement à un jeune homme honnête , mais sans fortune
, et par le sacrifice qu'elle lui fait de la main du
comte de Glenthorn , à qui elle recommande de ne pas
déchirer le coeur de sa pauvre mère , en lui apprenant
que sa fille a eu à sa disposition le titre de comtesse , et
qu'elle l'a laissé échapper . C'est par de semblables traits
que nos dames françaises aimeraient sur-tout qu'on leur
comparât lady Géraldine .
Le caractère du comte n'est pas tracé avec moins de
Kk
VE
LA
5.
ՇՈՐՄ
514 MERCURE
DE FRANCE
,
finesse et de vérité : il est bien tout ce qu'il faut être pour
s'ennuyer . Né dans la richesse , élevé par un gouverneur
esclave et vil ; l'ame naturellement grande , mais sans.
énergie ; point de culture , mais assez d'esprit pour sentir.
le vide des plaisirs que l'argent seul procure : s'il n'eût
été qu'un sot , il ne se fût pas tant ennuyé. Les sauvages ,
dit-on , ne s'ennuient jamais : c'est un avantage que les .
sots civilisés partagent avec eux ; car ce n'était sûrement
pas un homme d'esprit qui disait : Que m'importe à moi
que je m'ennuie , pourvu que je m'amuse ? Rien , au surplus
, de plus piquant que la peinture de cette vie oisive,
et ennuyée du comte de Glenthorn , de cet homme
qu'accable .
Le pénible fardeau de n'avoir rien à faire .
་
J'y blâmerais seulement un trait . « Mon journal (c'est
» le comte qui parle ) , mon journal à cette époque res-
» semblerait beaucoup à celui de M. Musard. » Nous
autres lecteurs français ne pouvons qu'être flattés de cet
hommage délicat rendu , par un écrivain étranger , à
l'une des plus jolies productions de notre scène comique .
Comment accorder ce que nous croyons devoir à son
talent distingué , avec ce que nous croyons devoir à la
vérité ? Il nous semble cependant que l'ingénieux auteur
du roman de l'Ennui a tort de comparer son principal
personnage à celui de la comédie de M. Picard . Musard
n'est point un homme ennuyé ni désoeuvré : tant s'en faut .
C'est un homme fort amusé et fort occupé de riens ; mais
ce n'est point un homme que rien n'occupe ni n'amuse.
La toilette , le déjeûner, le journal , la charade , les caricatures
et les poissons rouges , tout cela est pour Musard
une suite d'occupations , et remplit abondamment une
matinée ; aussi la journée est- elle trop courte pour lui
et finit-il par dire : Comme le tems passe ! Quelle différence
du comte de Glenthorn , pour qui tous les plaisirs
sont sans attrait, et les quarts d'heure , des siècles ! Cette
distinction n'aurait pas dû échapper à miss Edgeworth.
Malgré un certain fracas d'événemens et de péripéties ,
la marche du roman de Ennui est simple et les ressorts
MARS 1812 : 515
en sont peu compliqués . Un intérêt doux anime la dernière
partie de l'ouvrage : l'esprit est agréablement amusé
des autres , et le livre entier ne peut qu'ajouter à la réputation
que s'est justement acquise , dans un genre
différent , l'auteur de l'Education pratique.
LANDRIEUX.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . -Théâtre-Français .-Le Ministre anglais,
pièce en cinq actes et en vers , représentée , pour la première
fois , avec peu de succès , sur la scène française , et
qui , aux représentations subséquentes , n'a point attiré la
foule et n'a obtenu que de faibles applaudissemens , nous
fournira quelques observations que nous ne croyons pas
inutiles aux progrès de l'art dramatique , et au maintien du
bon goût.
Chez les anciens , comme chez les modernes , du moins
jusqu'à Nivelle de la Chaussée , la comédie se bornait exclusivement
au talent d'exciter le rire l'opposition des
caractères mis en situation , et les développemens successifs
d'une intrigue adroitement filée , remplissaient ce but ,
et conduisaient au dénouement , qui n'était pas toujours
bien amené , même chez les grands maîtres , comme Molière
, par exemple , qui a fort négligé cette partie de l'art
dans deux de ses chefs-d'oeuvre , l'Ecole des Femmes et
l'Avare.
·
La Chaussée , parmi nous , fut le premier qui plaça les
larmes à côté du rire , et qui dans ses pièces , qu'il intitule
pourtant comédies , entremêla des scènes attendrissantes
et des scènes comiques et même avec assez d'art. Pour
produire cet effet , il fallait ( qu'on nous pardonne cette expression
) dépopulariser Thalie , et la déguiser en grande
dame. Le Préjugé à la mode , le premier des ouvrages de
ce poëte qui ait obtenu un grand succès , est la preuve de
ce que nous avançons ici . On voit , à la qualité seule des
personnages de cette pièce , qu'il n'aimait à peindre que
les grands , parce qu'il ne vivait qu'avec eux ; et comme
tout en les cultivant , ou peut -être précisément parce qu'il
les cultivait , il craignait de leur déplaire , dans toutes les
antres pièces , dont le nombre est assez considérable , il
n'a pas introduit un seul grand seigneur qui fut tout -à-fait
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
Tidicule : ne pouvant pas ou n'osant pas les rendre risie
bles , il a bien fallu qu'il les peignît intéressans ou froids ;
il n'y avait point de milieu : et souvent chez lui ils ont
à-la-fois la prétention de cette première qualité , et l'inconvénient
de la seconde .
De ce genre , déjà bâtard , naquit un autre genre qui ne
l'est pas moins , c'est le drame . Les auteurs du comique
larmoyant, comme nous l'avons déjà dit , avaient voulu
dépopulariser Thalie ; les inventeurs du drame voulurent ,
au contraire , ravir à Melpomène son sceptre et sa couronne
, et débarrasser les infortunes , qu'ils croyaient
rendre par là plus intéressantes et plus pathétiques , de l'itlustration
de l'héroïsme et de la pompe des grandeurs ; ils
ne s'aperçurent pas qu'en détrônant le malheur , ils le
rendaient trivial , et qu'ils lui ôtaient dès -lors l'intérêt dont
il peut être susceptible ; car ce ne sont pas les infortunes
qui peuvent arriver à tout le monde dont on est le plus attendri
, mais bien celles qui accablent , d'une manière imprévue
, les personnes que la hauteur de leur rang semblait,
mettre à l'abri des caprices du sort.
Un troisième genre, encore plus bâtard que les autres , est
celui de ces pièces où l'auteur a la double prétention de
faire rire et de faire pleurer , et ne parvient pourtant à
aucun de ces résultats . Nous croyons que la pièce du Ministre
anglais est de ce dernier genre essayons de le
prouver.
que
Le lord Mortimer , ministre à la cour d'Angleterre , sans
l'on sache pourtant quel est le ministère qu'il occupe ,
a pour frère un marin plein de droiture et de franchise ,
mais qui n'est nullement utile au développement de l'intrigue
, si pourtant, il y en a une dans cette pièce. Mortimer
est entouré d'une soeur , Arabelle , qui se donne elle- même
pourjolie, aimable et politique , et qui possède en effet les
deux premières qualités , puisque c'est mademoiselle Emilie-
Leverd qui joue ce personnage , mais dont la politique ne
mène à rien ; d'une maîtresse fort raisonnable , qui s'appelle
Amanda ; d'un Norlis , faux ami , qui le trahit ; d'un
Spencer , dont la fatuité et la gaîté bruyante fatiguent plus
qu'elles n'amusent ; d'un Jarvis , vieux domestique sur lequel
l'auteur a rassemblé tous les traits de sensiblerie , et
non de sensibilité , qui sont épars dans les pièces larmoyantes
connues , et d'un Vilson , secrétaire intime du
ministre , caractère dont le développement n'est pas sans
intérêt , qui , par les vicissitudes qui se succèdent dans sa
MARS 1812 . 519
fortune , sert au moins à donner à la pièce une sorte de
marche qu'elle n'aurait point sans lui .
sur
Mortimer , tout grand seigneur et ministre qu'il est , croit
qu'il n'est pas heureux . Le duc de Sommerset et le comte
de Clarendon cabalent contre lui à la cour , et dans le parlement
; mais comme ils ne paraissent point sur la scène ,
et qu'on ignore parfaitement quelle est la nature de leurs
intrigues , ces deux personnages invisibles ne réflètent
aucun intérêt sur Mortimer. Ce ministre s'avise de prendre
en haine Vilson , son secrétaire , et jusqu'alors son
favori , parce que ce jeune homme a fait un discours
la liberté des mers , couronné par la société d'Edimbourg :
ce travers ne sert pas à rendre le ministre plus intéressant .
Thomas , l'auteur de l'Eloge de Marc- Aurèle , jouissait
aussi chez nous de la faveur de M. le duc de Praslin , alors
ministre. Quatre ou cinq prix , tant d'éloquence que de
poésie , qu'il remporta dans les concours de l'Académie
française , ne lui nuisirent point dans l'esprit du duc , et
s'ils se brouillèrent ensuite , ce ne fut pas à ce sujet . Enfin
au moment où Mortimer se trouve au comble de ses voeux ,
où s'étant réconcilié avec Clarendon et le duc de Sommerset
, qui lui propose sa fille en mariage , il vient d'ob
tenir le titre de duc et l'ordre de la jarretière , nous apprenons
que Mortimer a emprunté , pour soudoyer ses partisans
, trois millions au trésorier de la Grande-Bretagne ,
que ce déficit est connu , que le parlement a ordonné une
enquête à cet égard . Les ministres en Angleterre ne sont
pas embarrassés pour une pareille bagatelle ; cependant
Norlis , le faux ami de Mortimer , qui n'a cessé de le
flatter en sa présence , et de le desservir partout ailleurs ,
est celui qui s'acharne le plus à sa perte. En même tems
Vilson , son ancien secrétaire , qu'il croit devenu son ennemi
, nommé membre du parlement par le comté de
Norfolk , y prend séance . Mortimer s'estime perdu sans
ressource , d'autant plus que Vilson a débuté par combattre
les opinions énoncées par le ministre , dans un mémoire
que ce dernier a soumis à la chambre des communes ;
mais par une péripétie qui rend tout le monde content
excepté les spectateurs , le marin , frère du ministre , qui a
rapporté un million de ses courses , et Vilson , qui a hérité
de deux autres millions , remplissent , avec ces sommes
réunies , le déficit de la caisse du trésorier . Mortimer , reconnaissant
de ce bon office , donne en mariage à Vilson
sa pupille Jenny , et se marie lui-même à sa maîtresse
+
**
5.16 MERCURE DE FRANCE ,
Amanda , qu'il avait un peu oubliée pour la riche héritière
fille du duc de Sommerset . Jusqu'ici rien de plus trivial
que ces communs événemens ; mais ce qui est moins ordinaire
, c'est que Mortimer qui , pendant toute la pièce , a
tout sacrifié au désir qu'il a de conserver le ministère et
d'agrandir sa fortune , ne se soit pas plutôt affermi dans
son poste , qu'il s'en dégoûte et se démet de ses places .
On nous dira : cette piece n'est donc pas bonne ? nous
répondrons qu'elle n'est pas sans aucune espèce de mérite
; il y a sur les inconvéniens de la grandeur quelques
aperçus fins , et qui marquent de la connaissance du
monde ; il s'y trouve aussi quelques vers heureux , entre
autres , celui que Spencer dit à Norlis , qui lui reproche
de flatter même Jarvis , domestique du ministre :
Songe que l'antichambre est bien près du salon .
Et cet autre que le même répond à ce ministre qui le
prie de promettre beaucoup , sans s'engager , à ceux dont
il désire se faire des partisans :
Avec mes créanciers je n'ai pas d'autre style.
Au reste , si cet ouvrage est très -faible , il est supérieurement
exécuté par les acteurs qui le représentent. Fleury
met beaucoup de noblesse et d'à-plomb dans le rôle de
Mortimer. Le rôle de Vilson fait beaucoup d'honneur à
Damas , dont on connaît d'ailleurs l'intelligence et la sensibilité
. Michot est d'une bonhommie charmante dans
Jarvis . Les rôles même de Norlis et de Spencer , qui sont
très-défectueux , doivent aux talens de Michelot et d'Armand
l'avantage d'être au moins supportés par le public ;
et les rôles de Jenny , d'Arabelle et d'Amanda , dont les
deux derniers sont de peu d'importance , paraissent des
premiers rôles , étant représentés par mesdemoiselles Mars ,
Emilie-Leverd et Volnais . Il faut espérer que l'auteur du
Ministre anglais serà plus heureux lorsqu'il rencontrera
comme dans l'Assemblée de famille , un sujet susceptible
d'intérêt , et dont les tableaux naïfs et touchans aient assez
de charme pour désarmer la critique .
MON Théâtre de l'Impératrice . ( Odéon . ) Le Valet intrigué,
comédie en trois actes et en prose , représentée pour
la première fois à ce théâtre , le mardi 10 du courant , n'a
eu qu'un succès médiocre . L'intrigue en est faible , et le
style peu piquant . Verseuil , père d'Amélie , est tuleur
d'une jeune personne qu'on nomme Célestine , qu'aime un
MARS 1812. 5.19
jeune homme appelé Florvel , neveu de Francbord , capitaine
de navire qui revient de ses courses : mais Verseuil
destine Amélie à Florvel . L'Olive , valet de ce dernier
qui mène toute l'intrigue , imagine , en présence du vieux
Verseuil , pour détourner celui - ci de faire épouser Amélie
à son maître qui ne l'aime pas , de le peindre à son oncle
Franchord , homme brusque et colère , comme un libertin
qui a des dettes , et que ruine sa mauvaise conduite . Francbord
entre en fureur contre son neven . Verseuil ne veut
plus lui donner sa fille . Dans la première entrevue que
l'oncle et le neveu ont ensemble , Florvel apprend les dé
positions de son valet ; il veut le faire mourir sous le bâ
ton. Tout s'explique , mais à chaque nouvelle invention du
valet pour servir son maître , la chance tourne toujours de
manière que Florvel est la victime des stratagêmes de
l'Olive , et l'Olive des fureurs de Florvel . Par exemple , le
marin , oncle de Florvel , s'avise de devenir amoureux de
Célestine , et pour être en droit de déshériter son neveu ,
lui commande d'épouser Amélie , bien sûr qu'il lui désobéira
, et paraît jouir d'avance du plaisir de le priver de sa
succession . Eh bien ! qu'arrive - t-il ? L'Olive propose à
Florvel , pour gagner du tems , de feindre d'obéir à son
oncle . Le marin , qui s'attendait à de la résistance , est
contrarié par la docilité de Florvel , et croyant que ce dernier
est décidé à épouser Amélie , veut lui -même se marier
à Célestine . Nouvel embarras de l'Olive . Enfin , après d'autres
stratagêmes , dont l'invention et l'issue ne sont pas plus
heureuses , après des scènes d'un comique forcé , qui ressemblent
à tout , et notamment à une fort jolie scène de
Jeunesse et Folie , on s'arrange , car il faut finir . Florvel
épouse sa Célestine que lui cède son oncle ; Amélie est
mariée à Dorval son amant , personnage aussi peu inté
ressant que sa maîtresse ; et le bonhomme Verseuil , qui est
un peu le cassandre de la pièce , et ne s'est mêlé de rien ,
n'a pas
de peine à consentir à tout .
Cette pièce ressemble , en quelque chose , à l'Andrienne
de Térence . Mais l'auteur , après Baron , pouvait peut-être
se dispenser d'imiter cette pièce ; ou du moins il aurait dû
inventer quelques ressorts plus nouveaux.
Les rôles du marin et du valet , les moins défectueux de
cette comédie , sont fort bien rendus , le premier par Chazelle
, et le second par Armand. Le public a demandé
Fauteur , et on a nommé M. Justin .
迷寬
POLITIQUE.
Vorer les notes à la date du 28 février, reçues à Vienne,
relativement aux affaires du Danube : 2
Les rapports de Bucharest , de Jassy , de Hermanstadt ,
ainsi que de Temeswar et de Belgrade , tout s'accorde à
annoncer qu'il n'y a plus d'espoir pour le rétablissement
de la paix entre la Porte et la Russie , attendu que les négociations
de Bucharest sont tout - à -fait rompues et que tous
les ordres émanés de Constantinople prouvent l'intention
très -sérieuse de la Porte de continuer la guerre avec la plus
grande vigueur. Les Grecs , qui avaient toujours paru convaincus
de la prochaine conclusion de la paix , ne conservent
plus d'espoir à cet égard. Les négocians qui attendent
encore des marchandises de la Turquie ont envoyé des
estafettes pour qu'on les fasse expédier le plus tôt possible .
sur le territoire autrichien , puisqu'il est facile de prévoir
que sous peu les communications avec la Turquie seront
gênées sous le rapport commercial , du moins celles qui
ont lieu sur les deux rives du Danube .
Une lettre de Bucharest nous apprend que le grand- visir ,
après avoir passé quelque tems à Widdin et donné différens
ordres pour la formation d'une armée considérable
aux environs de cette ville , est retourné à Rudschuck . Le
grand-visir a mis fin aux dissentions qui avaient existé entre
quelques chefs turcs . Quelques corps turcs se sont ébranlés
entre Nissa et Widdin ; on prétend qu'ils doivent entrer
en Servie en passant la Morawa . Les lettres de Belgrade
assurent que l'alarme est répandue dans toute la Servie
Il se confirme que le grand- visir rassemble en Bulgarie
l'armée la plus formidable que les Turcs ont encore oppo
sée aux Russes . Les pachas remplissent les intentions du
grand-seigneur en envoyant à l'armée un nombre considérable
de troupes . Il en arrive aussi beaucoup de l'Asie ,
depuis que le gouvernement turc ne juge plus à propos
d'entretenir une armée considérable contre les Wéchabites
.
Depuis cette époque , et à la date du 1er mars , on a appris
à Vienne que les Russes avaient passé le Danube à
MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 . 521
Simnitza , et fait des prises considérables en marchandises ;
tous les corps russes se dirigeaient sur le Danube.
A la même date , les rapports dont il s'agit avaient fait
hausser les prix des denrées coloniales à Vienne :
d'un autre côté , les semences paraissaient très -belles
dans toute l'étendue de la monarchie autrichienne
et le prix des grains baissait partout d'une manière trèssensible
. L'Empereur se disposait à un voyage à Prague ,
et la cour à un séjour momentané en Bohême.
Les dernières gazettes de New-Yorck reçues à Londres ,
vont jusqu'au 5 février : elles contiennent les séances du
congrès les plus récentes ; il paraît qu'il ne s'est rien passé
d'important qui ne fût déjà connu. Le bill pour l'augmen
tation des forces navales a passé à une très-grande majorité.
La levée de 25,000 hommes de troupes de ligne a été ordonnée
; le nombre des volontaires ne sera également que
de 25,000 hommes , au lieu de 50,000 qui avaient été proposés.
La chambre s'occupe des moyens d'exécution de
l'emprunt décrété .
Le Statesman donne des nouvelles de l'Amérique méri
dionale , en les faisant précéder de ce préambule vraiment
curieux . Au moment , dit-il , où chaque mesure publique
et la conclusion de presque tous les débats du parlement tendent
à démontrer que l'Angleterre est sur le point d'être privée
de la dernière portion de liberté dont elle jouit , ce n'est pas
une petite consolation que de voir les progrès que fait cette
liberté dans l'Amérique espagnole . Le 12 novembre , les
habitans de la nouvelle Carthagène se sont déclarés indépendans
; la révolution s'est opérée sans effusion de sang :
l'inquisition a été à l'instant abolie . D'après l'irruption des
Français en Espagne , l'entrée de Ferdinand VII sur de
territoire de France , et la renonciation faite par ce monarque
et par sa famille de tous droits au trône de leurs ancêtres
en faveur de l'Empereur Napoléon , les liens qui réunissaient
le roi à son peuple ont été rompues : dès ce moment
le peuple est entré en possession de sa souveraineté ,
et a été autorisé à choisir la forme de gouvernement qui lui
convenait le mieux . Tel est le préliminaire de la déclaration
d'indépendance : le Statesman ajoute que les lettres
les plus fraîches confirment que les patriotes se sont rendus
maîtres de Mexico ; une expédition espagnole avait fait
voile de Porto-Ricco contre les Caraccas ; elle a aussi été
pressée par les républicains .
Une lettre de Palerme , en date du 9 janvier , renferme
522 MERCURE DE FRANCE ,
des détails curieux sur la manière dont les Anglais ont
protégé la Sicile , et respecté les droits de leurs alliés .
J'ai l'honneur de vous remettre ci -joint , y est- il dit ,
une dépêche par laquelle vous verrez que le roi s'est déchargé
du poids des fonctions de l'autorité suprême ; son
épouse a également renoncé aux affaires publiques. Les
princes exilés ont été rappelés . Le prince héréditaire a pris
le titre de vicario generale . Lord W Bentinck doit avoir
le commandement de l'armée et le titre de capitano generale.
Enfin , un nouveau ministère est sur le point d'être
formé ; il ne sera composé que de Siciliens et d'hommes
qui auront l'approbation de S. Exc . Un détachement de
troupes anglaises doit être stationné aux environs de la
capitale , qui deviendra le quartier -général de l'état- major ;
et l'on m'a dit que le général M. Farlane doit prendre le
commandement de cette place . Une partie des Siciliens
semblent très - satisfaits de toutes ces mesures , et depuis
plusieurs jours les principaux nobles et les officiers de
l'armée sicilienne ont été chez le ministre britannique pour
le remercier de la conduite énergique et sage qu'il a tenue
dans cette circonstance . Je pense en effet qu'il mérite l'approbation
de l'Angleterre , et j'espère qu'il n'y aura qu'un
sentiment à cet égard . S. S. avait pris les mesures nécessaires
pour faire venir de Melazzo un détachement de
troupes pour appuyer ces diverses propositions , et en conséquence
, il devait s'embarquer lui -même , le 13 , à bord
du vaisseau amiral ; mais le parti de la reine lâcha le pied ,
et le ministre obtint tout ce qu'il exigeait . Dix jours se sont
écoulés cependant , sans que le nouveau ministère ait été
nommé , et je n'ai point entendu dire que le vicario generale
soit encore entré en exercice de ses fonctions royales .
· Au´surplus , tout cela se passe ici si tranquillement , que
nous ne savons rien ou presque rien : mais je présume
qu'avant le départ des dépêches officielles de lord W Bentinck
, le nouveau ministère nous sera annoncé par un nouvel
avviso publico . »
Voici à cet égard un fragment d'un autre journal qui
mérite d'être lú ;
Napoléon , dit-il , regarde , comme nous nous y atten
dions bien , le détrônement du roi et de la reine de Sicile
comme un acte de trahison épouvantable , comme une vio-
Jation directe de cette loyale amitié dont les ministres
d'Angleterre faisaient profession pour la monarchie sic
henne tandis qu'au moment même où ils prodiguaient
MARS 1812. 523
"
T
ces protestations d'amitié , ils méditaient le renversement
de cette même couronne pour la défense de laquelle ils
envoyaient des troupes à Palerme : nous avouons que la
manière dont s'expriment les journaux français sur la conduite
honteuse du gouvernement anglais à cet égard , est
beaucoup plus modérée que ne le mérite une action de ce
genre .
Ce dernier reproche aux journaux français nous paraît
peu mérité ; la plupart , et nos lecteurs peuvent se rappeler
que nous avons été de ce nombre , ont suivi avec exactitude
les progrès de l'usurpation anglaise et en ont signalé
tout l'odieux. Les réflexions mêmes étaient ici pour ainsi
dire inutiles , les faits parlaient assez haut ; les exposer , et
les abandonner aux réflexions du lecteur , était le parti le
plus sage.
Par exemple , quelle discussion , quelle déclamation
pourrait valoir aux yeux du lecteur attentif cette simple
note que nous allons transcrire , et dans laquelle l'aveu
même de nos ennemis nous offre tout ce que nous pourrions
dire de plus fort sur la situation de ce commerce dont
ils ne dissimulent plus la détresse ?
Hier une députation des négocians de Birmingham s'est
présentée chez M. Perceval , où elle avait été mandée , et
lui a remis un Mémoire dans lequel sont exposés tous les
dommages qui résultent des ordres du conseil . Le ministre
a reconnu en présence de M. Rose , qu'on ne lui avait encore
rien présenté d'aussi fort sur ce sujet ; que
l'on y
aurait égard; mais il a ajouté qu'il ne voulait point encourager
des espérances qui pourraient être déçues par l'événement...
Le Courrier, qui rapporte ce fait , voudra bien nous dispenser
de touté réflexion à ce sujet. Il en doit être de même.
des troubles intérieurs et des briseurs de métiers ; il doit
nous suffire de dire aujourd'hui , d'après le Star , que dans
les premiers jours de mars , Nottingham présentait l'aspect
d'une ville occupée militairement. Les militaires ont été
obligés d'y assister au service divin , la baionnette au bout
du fusil ; on craignait une attaque aux prisons pour la délivrance
des perturbateurs . Le nombre des pauvres était
tellement augmenté que la taxe qui leur est consacrée ,
était devenue insupportable . Peut-être croira-t-on que les
personnes qui connaissent le mieux les vrais intérêts de
l'Angleterre , auront conçu quelques espérances le jour où
la restitution des pouvoirs du prince régent est expirée .
524 MERCURE DE FRANCE ,
&
L'article suivant du Statesman , transcrit par le Moniteur,
donne la mesure de ce qu'elles doivent penser à cet égard.
« Les ordres du conseil , ou plutôt les embarras commer
ciaux qui résultent pour l'Angleterre de l'existence de ces
décrets impolitiques , ont été le 3 mars au soir le sujet des
débats dans la chambre des communes . La discussion a
été ouverte par M. Brougham , dans un discours très-élo÷
quent et très -ferme , rempli d'argumens solides et incontestables
, que le parti ministériel n'a pas pu réfuter . Ce
pendant , à l'aide des membres des Bourgs-Pourris , et de
ceux qui sont toujours prêts à voter dans le sens du premier
ministre , la motion par laquelle on demandait qu'il fût
nommé un comité a été rejetée par une majorité de 72 voix,
144 ayant voté pour la mesure et 216 contre. En retran
chant de ce dernier nombre les gens en place , les pensionmaires
et les postulans , on verra que la majorité des membres
indépendans et de ceux qui expriment véritablement
le voeu de la nation , ont été de l'avis de M. Brougham
pourla formation d'un comité . On a fait mention d'une
chose extraordinaire vers la fin de la discussion : lord Granville
-Levison -Gower a dit qu'il avait entre ses mains une
pétition signée par plusieurs milliers d'ouvriers du comté de
Stafford , adressée au prince-régent , pour se plaindre de leur
détresse , et demander du soulagement , qu'il en avait informé
le secrétaire d'état du département de l'intérieur ,
M. Ryder, qui avait offert au noble lord de se charger de
la pétition , et de la présenter lui -même au régent , ce que
lord Granville-Levison a refusé . Il a consulté à cet égard
les pétitionnaires , qui l'ont prié de présenter en personne
Ja pétition , ce qu'il a l'intention de faire au premier lever ;
-mais ce lever n'a pas encore lieu , quoiqu'il se soit écoulé
trois semaines depuis ! Lord Milton est dans le même cas !!»
L'âge et les infirmités du bon vieux roi ôtaient à ses sujets
tout accès auprès du trône ! Qu'arrive- t-il maintenant ?
Point de communication avec les sujets de Sa Majesté !
*Point d'audiences !! Point d'accès pour les pétitionnaires !!!
Dimanche dernier , il y a eu audience et présentation à
la cour.
Les séances des colléges électoraux dernièrement convéquées
sont partout terminées : les listes d'élection présentent
les noms les plus distingués par les services , les talens
et l'existence sociale des candidats . Les opérations de la
conscription , sur lesquelles des notes reçues de tous les
départemens sont journellement publiées , donnent les réMARS
1812. 525
sultats les plus satisfaisans . Les jeunes conscrits appelés
cette fois , ayant atteint leur vingtième année , ont une
force physique , une élévation de taille et des moyens de
servir , qui égalent leur dévouement au prince et la noble
émulation qui les entraîne sur les pas de leurs compagnons
d'armes . Partout les détachemens se sont formés avec une
rapidité et une exactitude qu'on ne saurait trop louer , et
se sont mis en route pour leur destination , en répétant le
cri de vive l'Empereur ! que leurs concitoyens leur faisaient
entendre pour adieu.
Le ministre des manufactures et du commerce suit sans
relâche l'exécution des mesures ordonnées par S. M. pour
la fabrication d'une denrée devenue parmi nous de première
nécessité , et dont nous réussirons bientôt à ravir le
monopole à l'Angleterre.
""
Voici l'état des licences qui , en exécution du décret impérial
du 15 janvier , ont été délivrées pour la fabrication
du sucre de betterave , depuis le 18 février suivant jusqu'au
21 du même mois , et les noms des personnes qui les ont
obtenues :
M. Richard d'Aubigny , à Berron ( Eure-et-Loire ) ;
idem , à d'Aubigny ( Allier ) ; idem, à Apponay ( Nièvre ) ;
Louis Dudevant , Bordeaux ( Gironde ) ; Alexandre Dusard
, à Mons (Jemmappe) ; Saquelin Tonnelier, à Tournay,
idem ; Gossard Delneufcourt et Devernies , à Mons , idem ;
Motocoski , à la Motte-Beuvron ( Loir-et-Cher ) ; Cellier
Blumenthal , à Sainte-Menehould ( Marne ) ; idem , à Paris
( Seine ) ; idem , à Clermont ( Puy-de-Dôme ) ; Cellier
Starner , à sa terre de Beissat , idem ; Villeroy , à Vaudrevange
( Moselle ) ; Mathieu de Dombasle , à Montplaisir
( Meurthe ) ; Louis Kersalaun , à la Madelaine , idem ; C.
Duquesne, à Lille ( Nord) ; Tordeux père et fils , à Avesnes ,
idem; Allard , à Paris ( Seine ) ; J. Labas , à Poissy à Migneaux
( Seine- et-Oise ; Dubreuil , au Piquenard , idem ;
Chevalier , à Limoges ( Haute-Vienne ) ; Reytier d'Auby ,
à Auby ( Nord) ; Mlle Canard Delysle , à Lyon ( Rhône ) ;
Gouge aîné , à Lyon , idem , Mat.-Bern . Schoerser , à Aixla
-Chapelle ( Roër ) ; Nicolas Amtmau , à Mayence ( Mont-
Tonnerre ); Zacharie Folz , à Spire , idem ; Zichkenberger,
Spire , idem ; Gaspard Scharpff , à Spire , idem ; Georges-
Henri Ehinger , à Spire , idem ; Lanteren , à Mayence ,
idem;
Rettig , à Kayserslautern , idem ; Frédéric Heche , à Tugsteim
, idem ; Ruelle , à Weissenau , idem ; V Leris , à
Bordeaux ( Gironde ) .
520 MERCURE DE FRANCE ,
Nous terminerons cette notice par le récit succinct d'un
événement qui ne tient pas à la politique , mais qui honore
trop le caractère français et l'administration pour ne pas
être ici consigné . Cet événement n'a pas tenu seulement
dans les plus vives angoisses quelques familles éplorées
une ville alarmée , une administration tremblante sur le
résultat incertain des effots inouis qu'elle a faits ; il a mis
pendant six jours la France entière dans un état d'inquiétude
et d'anxiété qu'on ne peut décrire . Le lecteur voit
assez que nous voulons l'entretenir de l'événement arrivé à
la bouillère de Beaujonc , près de Liége ..
*
Le 28 février, le fossé Beaujonc a été inondé subitement ,
le nombre des ouvriers était de 122 : 29 sont parvenus à
sortir dans le premier moment de l'accident ; 93 autres
étaient restés engloutis entre la terre et l'eau à la distance
de 180 mètres au- dessous du sol . A leur tête était le maître
mineur , nommé Hubert Goffin , qui , le croira - t-on ? pouvait
se sauver lui et son fils , avec les 29 ouvriers délivrés ,
et qui eut l'inexprimable courage de rester , en disant : je
veux les sauver tous ou ne pas leur survivre , mot sublime
qui prouve que dans cette nation généreuse il existe un héroisme
pour tous les états , et des d'Assas dans toutes les
professions.
·
" M. le préfet de l'Ourthe , M. le baron Micoud d'Omon
était accouru au premier bruit de l'accident avec MM. les
ingénieurs des mines , et tous les secours nécessaires : il est
remarquable que dans un moment si difficile une même
idée vint la-fois s'emparer des esprits et indiquer le point
juste du travail à faire , et de la part des malheureux enfouis,
et de celle de leurs libérateurs . Il fallait pénétrer à travers
70 mètres de terrain . Dès le lendemain , on eut l'inexprimable
satisfaction de s'assurer qu'on avait été entendu ,
et que
les ouvriers dirigeaient leurs travaux du même côté.
Le premier mars , on n'était plus séparé des victimes
de l'événement que de 25 à 30 mètres ; on était parvenu à
maîtriser les eaux . Le 2 mars , une seconde galerie avait
été ouverte pour plus de sûreté ; on entendait plus distinctement
les ouvriers . Le 4 , une communication était ouverte ;
et l'on entendait les infortunés assurer qu'ils étaient ¹ 74 ,
qu'aucun d'eux n'avait encore succombé ; ainsi 19 avaient
péri dans les eaux , mais pour arriver aux 74 autres , il falfait.
user des plus grandes précautions . On était obligé de
travailler, sans lumière , de peur d'enflammer l'air ; une
chaleur affreuse régnait dans le bure , l'air communiqué
MARS 186 521
par la seule sonde incommodait cruellement les malheureux
ouvriers ; enfin , le même jour vers midi , le desserrement a.
eu lieu sans accident . L'équilibre qui s'est établi dans l'air
n'a produit qu'une longue détonation sans feu , et les malheureux
ouvriers ont été délivrés . Hubert Goffin est sorti
le dernier avec son fils , et M. l'ingénieur Migneron , qui
depuis plusieurs jours était descendu , et dirigeait les travaux
. Aucun ouvrier n'est en danger , pas même les enfans
de 15 à 18 ans . Goffin est le plus exténué .
On n'essaiera point de décrire la scène qui s'offrait aux
regards autour de la mine , ces familles éplorées , ces spectateurs
dans les plus vives angoisses , ces ouvriers attendant'
leur tour pour aller braver un danger que la moindre imprudence
pouvait rendre mortel , les soins prévoyans de
l'adininistration , et les traits de dévouement de tous les
habitans. Il n'est personne qui n'ait fait plus que son devoir;
on laisse à penser si la récompense a été douce , et si
la reconnaissance des infortunés s'est exprimée d'une manière
touchante . Déjà les secours de la bienfaisance leur
sont votés de toutes parts . Liége en a donné l'exemple , et
il sera par-tout suivi : une relation authentique de cet événement
sera publiée ; elle aura cet avantage , résultant d'un
affreux accident , qu'elle éclairera les maîtres ouvriers pour
l'avenir , et rendra désormais inutile le dévouement d'un
nouvel Hubert Goffin , nom désormais consacré dans les
fastes de l'humanité.
&
0
Ce nom le sera aussi dans les fastes de l'honneur ; upe
main puissante , habituée à dispenser tous les genres de
gloire , vient de l'y inscrire elle -même : l'Empereur a nom-,
mé Hubert Goffin , membre de la Légion-d'Honneur , et
lui a assigné 600 fr . de pension sur les revenus de cette
Légion .
S.....
ANNONCES.
" Monthly repertory of english literature , arts , sciences , etc. ou
Répertoire de la littérature anglaise , des arts , sciences , etc. Ce
journal publié en anglais paraît très - régulièrement tous les mois , depuis
avril 1807. Le numéro qui vient de paraitre est le IXe de la collection
, ou cinquième année , ou cinquante -septième de la collection .
On peut s'y abonner en tout tems . Voici la traduction des articles
contenus dans ce cahier , composé de 8 feuilles in- 80 : Essai sur la
528 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 .
-
-
nature et les principes de la beauté et du goût , par Alison ; Etat
actuel du Tunkin , de la Cochinchine et des royaumes de Camboge
Laos et Lac-Tho , 2 vol. in-8 ° , par M. de la Bissachere ; Expériences
et observations sur les poisons des ve
végétaux ; Essai sur les
superstitions des montagnards d'Ecosse , avec des traductions de la
langue gauloise , par MM. Grant ; -Mémoires biographiques des personnes
illustres décédées. Bichard Cumberland , avec un catalogue
de ses ouvrages ; - Liste des morts que le docteur Johnson n'a pas,
mis dans son dictionnaire ; Continuation de Tales offashionable
lise , par miss Edgeworth ; Morceaux de poésie. Prix de la sous→→
cription, 35 fr . par an, y compris le port dans tout l'Empire Français ,
at 40 fr. pour l'étranger . Pour six mois , 20 fr. franc de port , et 22 fr .
50 c. pour l'étranger . Les lettres et l'argent doivent être affranchis et
adressés à M. Galignani , rédacteur , rue Vivienne , nº 17.
-
didi.com
AVIS . Nous n'annonçons pas ordinairement les comestibles dansi
le Mercure. Cependant le chocolat mérite exception . C'est avec du
chocolat que déjeunent un grand nombre de gens de lettres et d'artistes
. Indiquer à nos lecteurs , à nos confrères , un excellent chocolat ,
et dont nous avons éprouvé les honnes qualités , nous paraît une
espèce de devoir.
Ce chocolat se trouve chez M. DE BAUVE, rue Saint-Dominique
nº 4 , près celle des Saints-Pères , ancien pharmacien : il apporte dans
la confection de ses chocolats les précautions , la recherche , le choix
que l'on mettrait à la préparation d'un médicament , et c'est cette
exactitude presque miniutieuse qui a assuré depuis long-tems la vogue
aux produits de sa manufacture .
Les estomacs délabrés , les poitrines délicates , les tempéramens
épuisés trouvent dans l'emploi de ses chocolats un réparateur de
leurs forces et à-la-fois un met flatteur au goût , par la facilité qu'il
a de les varier suivant celui des personnes .
On trouve aussi dans le même magasin toutes sortes de pastilles
préparées au chocolat , et des boîtes élégantes de chocolat à la main
qu'on peut donner sans crainte aux enfans , et qui sont également
salutaires pour les personnes de tout âge.
M. De Bauve a un second dépôt à Paris , chez M. Rochette , opticien
. au Palais -Royal , galerie des Bons - Enfans ,
no 114. Il a formé
aussi des dépôts dans beaucoup de villes des départemens ; il en continuera
l'établissement dans celles qui n'en sont pas encore pourvues.
LA
SEINE
5 .
cen
!
1
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLVII . -
Samedi 21 Mars 1812 .
POÉSIE.
IMITATION DE L'ODE D'HORACE :
Otium Divos rogat, etc.
LE pilote , sur les flots ,
Dans la frayeur du naufrage
Demande aux Dieux le repos ,
A l'instant que d'un nuage
Portant la nuit et la mort ,
Les feux tonnent sur ses voiles ,
Et font pâlir les étoiles
Qui le conduisaient au port.
Le fier guerrier de la Thrace.
Et le Parthe impétueux ,
Armés de traits et d'audace ,
Pour le repos font des voeux ;
Mais le repos fuit la gloire :
Il ne dépend , cher Grosphus ,
Ni du sceptre de Plutus ,
Ni du bras de la Victoire.
Li
530 MERCURE DE FRANCE ,
Cette pompe , ces licteurs
Ecartent-ils les alarmes ?
Pour en défendre les coeurs
Impuissans et vains honneurs ,
Vous avez de faibles armes.
Sous la pourpre et sous le dais ,
Le chagrin habite encore ,
Et le souci qui dévore
Veille aux portes du palais .
Heureux sous un chaume antique
Le citoyen vertueux,
*
Content d'un foyer rustique
Qu'il reçut de ses aïeux !
Jamais la crainte et l'envie
Sur sa paisible raison
De leur noire frénésie
Ne versèrent le poison .
A. sa voix le ciel docile
Fait descendre le repos ,
Et la main du Dieu tranquille
Le couvre de ses pavots .
Homme fier dont l'existence
Touche au point qui la détruit ,
De tes voeux quel est le fruit ?`
Lorsque la vaste espérance ,
Dans une ombre qui te fuit ,
Te fait d'un autre hémisphère
Mendier le vain secours ;
Insensé , que vas -tu faire ?
Ton coeur te suivra toujours .
La cruelle inquiétude
Avec toi passant les mers 1
Dans les plus profonds déserts
Troublera ta solitude ;
Elle suit ton pavillon ;
Elle plane sur ta tête ,
Et son vol que rien n'arrête ,
Est plus vif que l'aquilon
Quand il souffle la tempête.
MARS 1812. 531
1
Sur l'avenir incertain ,
Attends l'ordre du destin :
Des jours heureux qu'il te laisse
Ne t'occupe qu'à jouir ;
Couvre- toi , dans la tristesse ,
Du manteau de la sagesse
Et des roses du plaisir .
Tout ce qui vit sur la terre
A des biens comme des maux
C'est le maitre du tonnerre
Dans un éternel repos ,
Qui du sein de son empire
Sur l'atôme qui respire
Fait couler les deux tonneaux.
Il soumit l'homme à la
parque ,
Rien ne peut l'en dégager :
Sa main frappe le monarque
Et earesse le berger. '
Une mort prématurée
Ote Achille à l'univers :
Il eut le feu des éclairs ,
Il n'en eut que la durée ;
Et Titon , comblé de jours
Dans les bras d'une déesse
Sous le myrte des amours
Usa deux fois sa jeunesse.
Tes campagnes , cher Grosphus ,
Sont riantes et fécondes :
L'Océan et les deux mondes
Te présentent leurs tributs ;
Les riches dons de Bacchus
Embellissent tes domaines ;
Cent troupeaux couvrent tes plaines ;
Les coursiers de tes haras
Sont dressés pour la victoire
Qui doit annoncer ta gloire
Dans les jeux et les combats ;
Et l'Afrique industrieuse
T'apporte avec le rubis ,
LI 2
532 MERCURE DE FRANCE ,
La teinture précieuse
Qui colore tes habits.
Le sort , pour moi plus avare ,
Ne m'a pas fait moins heureux :
La simplicité me pare ,
Et j'ai su borner mes voeux
Dans un champ dont la nature
Partage avec moi les soins
Une facile culture
Satisfait à mes besoins .
L'aimable dieu de la lyre
Que touchait Anacréon
Vient encor sur le gazon
Couronner l'heureux délire
Dont j'amuse ma raison.
Les caprices du vulgaire
N'en troublent point les douceurs ;
Que m'importe de lui plaire ?
Il n'encense que l'erreur ,
C'est la vérité que j'aime ;
Et
pour moi la paix du coeur
Fut toujours le bien suprême.
Par L. S. MERCIER , membre de l'Institut.
ODE
Sur l'anniversaire de la Naissance du Roi de Rome.
Tor qui viens de rouvrir la marche de l'année ,
Soleil , du haut des cieux abaisse tes regards
Sur le berceau prospère , où LOUISE inclinée
Contemple avec orgueil l'héritier des Césars ,
Jeune bouton qui naît de la fleur d'hyménée
Et qui se développe aux doux rayons de Mars.
« Voici le jour , dit-elle , où mon époux vit naître
» Son premier né , l'espoir de ses peuples chéris ;
> Son coeur fut plein de joie , en le voyant paraître :
> Moi , dans mes yeux charmés mes pleurs s'étaient taris
» Mon fils , à mon amour , sembla me reconnaître ,
» Un baiser de sa mère eut son premier souris.
MARS 1812 . 533
Elle dit , et ses yeux où la joie étincelle ,
Se relèvent , tournés vers son auguste époux
Qui s'avance , entouré de sa gloire immortelle.
« Un fils , dit le héros , me fut donné par vous ;
» Au premier rang des Rois Dieu lui - même l'appelle ,
» Albion en pâlit sur son trône jaloux.
> Qu'il croisse sous mes yeux ; que son bras s'aguerrisse
» Ferme dans le péril , puissant dans les combats ;
» Le trône est sur la foudre et sur un précipice ;
» Le seul courage y monte et n'y chancelle pas .
» Que mon fils sur le trône après moi s'affermisse ,
» Et que sa main se joue à fonder les états . »
Et moi , voici les voeux où se complait sa mère ,
Dit l'auguste LOUISE , en le couvrant de fleurs ,
› Comme un dieu bienfaisant descendu sur la terre ,
> Un jour , puisse- t-il rendre , essuyant tous les pleurs ,
» A la veuve un époux , à l'orphelin un père !
Son sceptre , en les touchant , doit calmer leurs douleurs .
Que foulant sous ses pieds la fraude et l'injustice ,
» Il monte avec respect dans le temple des loix .
» J'en fondai d'un regard l'immortel édifice ;
» Pour parler à ses yeux l'airain y prend ma voix :
» Il lui dit : que le crime à ton seul nom pâlisse ,
» L'inflexible équité fait la force des Rois .
→ - Mais şi le repentir baissant un oeil humide
> Lui vient tendre à genoux ses suppliantes mains .
» Qu'il ne repousse pas la prière timide ,
» Du trône à ses sujets qu'il ouvre les chemins ;
» Pour fléchir les arrêts de l'équité rigide ,
» Le ciel fit la bonté qui pardonne aux humains.
» --
Mon fils de mes leçons gardera la mémoire :
Je lui laisse un grand nom ; qu'il en porte le poids..
» Que sa jeune valeur s'instruise à la victoire ,
> Et s'il a des rivaux jaloux de ses exploits ,
» Qu'il les dévore tous de l'éclat de sa gloire¹ ,
> Et que son bras vengeur les foudroie à - la- fois .
- (
D
- Qu'il verse ses bienfaits répandus sans mesure ,
Qu'il ramène la paix au sein de l'Univers ,
Le soleil est si beau chassant la nuit obscure !
534 MERCURE
DE FRANCE ,
» Quand l'horrible tempête a tonné dans les airs ,
Un sourire du ciel console la naturė
.
» Et l'orage en grondant fuit couronné d'éclairs . »
O muse ! à ce díscours de l'auguste Marie
Ta lyre est dans l'ivresse et dans l'enchantement ;
Elle craint de troubler ta longue rêverie ,
Et ne rend sous tes doigts qu'un doux frémissement ♬
Muse , réveille toi , que ta main attendrie
Sur la corde docile erre légèrement.
O prodige nouveau qui te frappe et t'inspire !
Un ange , environné d'immortelle splendeur ,
S'offre aux yeux souverains qui veillent sur l'Empire .
Son front beau de jeunesse est paré de candeur ,
Et son regard perçant où la gaieté respire
D'un horizon lointain sende la profondeur.
Sa robe aérienne éclipse la verdure
Qui revêt le bocage au départ des hivers ,
Il livre aux doux zéphirs sa flottante parure ;
Un prisme est dáns sa main , vacillant dans les airs,
Des plus brillans reflets colorant la nature
Et brisant ses rayons en rapides éclairs . ~
Sur ses ailes d'azur il plane et se balance.
Dans l'autre main se joue une baguette d'or.
« O Roi , dit-il , je suis l'ange de l'espérance .
D'un sourire , à ces mots , il s'embellit encor ,
« Je viens te dévoiler les destins de la France
> Et devant tes regards je suspends mon essor.
> Toi fleur de Germanie et rose nuptiale.
» Que caresse aujourd'hui son oeil victorieux ,
» Je te dois , 6 Marie ! une faveur égale .
> La mère du Sauveur sur toi jette les yeux ;
>> De vos deux noms amis la splendeur est rivale :
» L'un brille sur la terre et l'autre dans les cieux ( 1) . ›
(1) O Mariæ geminumjubar , ôfax alma salutis !
O cultum semper nomen semperque colendum !
Hae coelo regina micat ; micat altera terris !'
Poëme de M. LE MAIRE.
MARS 1812 . 535
L'ange disait ses mots : une nuit imprévue
Se répand dans les airs qu'elle vient de couvrir ,
Une voix éclatante alors fut entendue :
Celui de qui les tems garderont souvenir
> Voit au-delà des tems ; rien n'échappe à sa vue :
› Le regard d'un grand homme éclaire l'avenir . »
Dans la profonde nuit l'oeil du héros se plonge
O surprise ! it la voit reculer et pâlir ;
Un immense horizon naît , s'étend , se prolonge
Où des siècles sans fin qui n'ont pu le remplir
Se poursuivent, pareils aux fantômes d'un songe ,
Et dans l'éternité courent s'ensevelir .
Comme un fanal qui brille à travers les orages
Sur un phare élevé battu des flots amers ,
La gloire du héros brille au- dessus des âges
Couvrant de son éclat tous les siècles divers :
Ainsi l'astre du jour dissipant les nuages
Blanchit de ses clartés l'azur mouvant des mers.
Au bruit de son grand nom son oreille est captive ;
Son nom règne , vainqueur du tems silencieux ,
Sur la postérité qui l'écoute attentive ;
Tel des foudres guerriers le bruit audacieux
Tonne du sein d'un port , roule de rive en rive ,
Court d'échos en échos , et monte vers les cieux,
Enfin , plus près de lui , son regard - se-repose
Sur l'heureux rejetton qui sort du CÈDRE altier ,
De sa fécondité l'urne des cieux- l'arrose ;
Il doit , d'un verd feuillage , immortel héritier ,
Le front enorgueilli de sa couronne éclose ,
Croître , et de ses rameaux couvrir le monde entier (2),
La tige impériale est toujours florissante ,
Chaque année y suspend les voeux des nations ,
Plaude tibi; te vastis ardua ramis
Protegit , et primam generoso a stipite prolem
Arbor agit , longos quæ duratura per annos
Ventorum immotå ridebitfronte furores.
Poëme de M. LE MATRE.
(2) ·
$36 MERCURE DE FRANCE ,
Il la voit , défiant la tempête impuissante ,
Immobile au milieu des révolutions .
Il voit, pressant toujours leur foule renaissante ,
Sous son ombre passer les générations.
Il goûte dans son ame une allégresse entière
De l'avenir d'un fils son espoir s'est accru ;
Il songe à le guider dans sa longue carrière .
Soudain du haut du ciel l'éclair est accouru ,
Ebloui le héros abaisse sa paupière ,
Il relève les yeux , tout avait disparu.
9
Sa mémoire du moins garde l'heureux présago
Dont le ciel a voulu flatter son noble coeur ;
LOUISE , à ses côtés , laisse sur son visage
Briller en traits charmans son modeste bonheur ,
Elle est mère ; elle dit : « Vois le naître , ô Carthage !
> Ton trident fléchira sous son glaive vainqueur.
Oui , tu le rempliras cet espoir de la terre ,
Digne fils d'un héros ! sous les yeux paternels
Accoutume tes mains à lancer le tonnerre ;
Ma muse qui te place entre les dieux mortels ,
Suit d'avance ton vol dans les champs de la guerre ,
Et prépare l'encens pour tes jeunes autels.
Prête , prête l'oreille aux accords de ma lyre.
Peut-être ses concerts ont de quoi te flatter :
Moi de la gloire aussi j'éprouve le délire ,
Que mes nobles accens te puissent transporter
Triomphe sur les pas du héros qui m'inspire
Et plein de vos exploits , je saurai les chanter .
•
Les muses près des rois ne sont pas étrangères ,
O prince ! honore-les de tes sages regards ;
Leurs promesses jamais ne furent mensongères ,
Leur laurier ne meurt pas sur le front des Césars :
Tombent des plus grands rois les grandeurs passagères ;
Leur gloire se rallume au feu sacré des arts .
Sais-tu que la louange , en parcourant le monde ,
Fait résonner sa voix durant l'éternité ?
L'aigle ne suivrait pas sa course vagabonde :
Elle vole , et jettant une immense clarté ,
MARS 1812 . 537
1
Dans la tempête obscure , ou dans la nuit profonde
Faitresplendir son front ceint d'immortalité.
J. B. BARJAUD .
ÉNIGME .
SOUVENT nous ceignons sans bandeau ,
Et nous éclairons sans flambeau .
De branches nous portons pour le moins une paire
Sans être arbre , arbuste , arbrisseau ;
Et des feuilles , pour l'ordinaire .
Nous sont offertes à foison ,
En tous lieux , en toute saison.
Nous avons des yeux sans prunelles ;
Sans chevaux nous sommes en selles ;
Le tout pour servir des ingrats
Que l'on voit ne balancer pas
A nous jeter en une étroite cage
Lorsque de nous il ne font plus d'usage .
9
S....
LOGOGRIPHE .
AVEC sept pieds j'annonce la douleur :
Je ne puis végéter qu'en m'arrachant le coeur.
S ......
CHARADE.
Air : De Calpiggi , etc.
QUOIQU'HABILE à jouer la carte ,
Celui qui mon premier écarte
Pourra fort bien être capot ,
Et du piquet payer l'écot .
Si de l'une et de l'autre jambe ,
Lecteurs , vous n'êtes pas ingambe ,
538 MERCURE DE FRANCE, MARS 1812
A réussir dans mon dernier
Vous avez grand tort d'essayer.
Je plains une ville de guerre ,
Quand , sur les ailes du tonnerre ,
Le Français au tout va monter ;
Car rien ne peut lui résister.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est la lettre Z.
Celui du Logogriphe est Rosse , dans lequel on trouve : rase et
ose .
Celui de la Charade est Pourpoint.
J
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
CHIRURGIE MILITAIRE ET CAMPAGNES DE " MÉMOIRES DE
D. J. LARREY , premier chirurgien de la garde de
S. M. I. et R. , baron de l'Empire , commandant de
la Légion- d'Honneur , chevalier de l'ordre de la Couronne
de Fer ; inspecteur- général du service de santé
des armées ; docteur en chirurgie et en médecine ,
membre de l'Institut d'Egypte , etc.-Trois vol . in -8°
de 1430 pages , avec onze planches gravées en tailledouce.
Prix , br . , 18 fr. , et 22 fr . 70 c. franc de
port. A Paris , chez F. Buisson , libraire , rue Gilles-
Coeur , n° 10 ; et chez J. Smith , rue de Bondy , nº 40%
-
( SUITE ET FIN DE L'EXTRAIT . )
DEPUIS ces tems mémorables où le zèle de la religion,
l'amour de la gloire entraînèrent nos guerriers au- delà
des mers , pour aller dans des régions inconnues , replanter
la croix sur les débris du croissant , il n'est pas d'époque
où les armes françaises aient porté la gloire de
leur nom à des distances plus étonnantes , et dans des
contrées plus diverses et plus éloignées , qu'aujourd'hui .
Quelle partie du monde n'a pas retenti du bruit de leurs
exploits , et vu flofter leurs étendards victorieux ? A
peine est-il un soldat dans nos armées qui n'ait parcouru
tous les points de l'Europe , qui n'ait avec le même courage
affronté les frimas du nord ou les ardeurs du
midi.
M. Larrey est à peine au milieu de sa carrière , et il a
vu l'Amérique , l'Asie , l'Afrique ; il a fait les campagnes
du Rhin , d'Italie , d'Espagne , de Pologne , d'Allemagne
, elc . Le continent n'est pour lui qu'une grande
province dont il a visité toutes les parties .
Revenu en 1789 de l'Amérique septentrionale , il fut
témoin des premières catastrophes de la révolution , et
les premiers malades qu'il soigna furent des citoyens
5,40
MERCURE
DE FRANCE
,
blessés par leurs propres concitoyens . Le célèbre Dessault
était alors à la tête de la chirurgie française . Ce fut
à l'école de cet habile chirurgien que M. Larrey puisa
les plus précieuses connaissances de son art .
On se servait , dans les pansemens de toutes les plaies
d'armes à feu , de substances spiritueuses . Dessault fit voir
à ses élèves que leur usage était pernicieux , et qu'il fallait
revenir aux procédés mis en usage par Ambroise
Paré . On prétendait que les incisions changaient la nature
de ces sortes de plaies , Dessault dévoila l'erreur de cette
méthode et rectifia les idées générales .
Au moment où l'excès de nos discordes nous donna
à - la -fois la guerre civile et la guerre étrangère , M. Larrey
fut employé à l'armée du Rhin , d'abord sous les
ordres du général Luckner , ensuite sous ceux des généraux
Kellermann et Custines : ce fut alors qu'il conçut
le projet de perfectionner nos ambulances. Les ordonnances
militaires portaient qu'elles se tiendraient constamment
à une lieue de l'armée : on laissait les blessés
sur le champ de bataille , jusqu'après le combat ; on les
réunissait ensuite dans un local favorable , et l'ambu -_
lance s'y rendait le plus promptement possible ; mais
combien d'obstacles , combien de délais , n'éprouvaitelle
pas souvent ? Jamais elle n'arrivait avant vingt-quatre
heures ; souvent trente-six heures se passaient sans aucun
secours , et dans ce long intervalle la plupart des
blessés périssaient . L'amour de l'humanité inspira à
M. Larrey des idées meilleures ; il jugea qu'on pouvait
, à l'instar de l'artillerie volante , établir des ambulances
qui suivraient tous les mouvemens de l'avantgarde
; et comment n'aurait-on pas fait , pour la conservation
des hommes , ce qu'on avait imaginé pour leur
destruction ? M. Larrey inventa donc un genre de voitures
suspendues qui réunissent la légèreté , la solidité :
cette institution fit une grande sensation dans l'armée ;
de soldat eut l'espoir d'être secouru à tems , et depuis ce
jour les blessés furent pansés sur le champ de bataille .
Ce service éminent , rendu à nos armées , ne fut point
méconnu par le Gouvernement . M. Larrey fut envoyé à
Paris par les représentans du peuple et les généraux ,
MARS 1812.
541 !
.
pour y faire organiser complètement son ambulance , et
en faire établir de semblables dans les autres armées .
Mais les circonstances imprévues ne lui permirent pas
de se livrer à ce travail . La Convention venait d'ordonner
la formation d'une quatrième armée destinée à
l'expédition de Corse . M. Larrey en fut nommé chirur
gien en chef , et reçut l'ordre de se rendre sur-le -champ
à Toulon ; il ne dissimule point que sa pensée se reportait
sur l'armée du Rhin , qu'il voyait avec regret les retards
que sa nouvelle destination apportait à l'exécution
de ses projets ; mais l'expédition de Corse n'eut pas lieu :
le nombre et la force des croisières ennemies ne permirent
pas de la tenter . M. Larrey prolongea son séjour à l'armée
des Alpes maritimes , où il eut occasion d'observer
une maladie singulière .
Comme elle peut intéresser non-seulement nos soldats
mais toutes les classes de citoyens , on ne trouvera pas
mauvais qu'on en donne ici une courte description . Elle
était caractérisée par une chaleur extrême dans la bouche
, l'excoriation du palais et des gencives , et des aphthes
blanchâtres. Les lèvres étaient tuméfiées , et les parties
environnantes de la bouche plus ou moins chargées d'engorgemens
. A ces premiers symptômes se joignaient des
flux dissentériques , la faiblesse et un amaigrissement
général . Les phénomènes singuliers de cette maladie , sa
marche rapide et son caractère épidémique laissaient la
plus grande incertitude sur les causes qui avaient pu la
produire . La pénétration et les recherches de M. Larrey
parvinrent à les découvrir. Les individus atteints de cette
affection déclaraient qu'en descendant des montagnes ,
encore couvertes de nelge , ils avaient bu , au défaut
d'eau de source , de l'eau de neige que produisait le dégel
dans les lieux exposés au soleil . M. Larrey en conclut
que la maladie dont ils étaient atteints provenaient
de l'usage de cette eau mal-saine , et les traita en conséquence
. Le succès justifia ses conjectures , et elles
furent pleinement confirmées plusieurs années après , à
l'époque de la campagne de Pologne ; car la même
maladie se reproduisit parmi tous les soldats qui avaient
bu de l'eau de neige fondue.
542 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant le séjour de M. Larrey à Toulon se prolongeait
au-delà de son attente . Il profita de ces délais
pour étudier un fléau funeste qu'on peut regarder
comme une peste locale , et qui afflige habituellement
ces contrées . C'est la pustule maligne , qui ne differe
guère du charbon pestilentiel , sur-tout lorsqu'elle est
aiguë. L'auteur en décrit ici tous les caractères . Cette
maladie commence par un sentiment de prurit désagréable
, mêlé à quelques élancemens douloureux dans le
lieu où se forme la tumeur. Cet endroit rougit ou se
boursoufle légèrement , ce qui fait croire au malade
qu'il a été piqué par un insecte ou un reptile . Bientôt
après il s'élève sur le point douloureux une ou plusieurs
vésicules jaunâtres , pleines d'une sérosité âcre ; le tissu
de la peau s'engorge , la tumeur s'étend plus ou moins
loin , la place reste bientôt à découvert , les sérosités
s'épanchent , les chairs deviennent noires , sèches , et
prennent l'aspect d'un morceau de cuir brûlé . Cet état
est précédé par un mal-aise général , des douleurs
sourdes à la tête , des vertiges , l'insomnie ou des rêves
pénibles , etc .; dans les charbons aigus , la mort survient
au troisième ou au neuvième jour .
Mais d'où provient cette maladie redoutable ? M. Larrey
l'attribue en grande partie à des causes dépendantes de
la qualité de l'air , de la nature des lieux qu'on habite
à l'absorption de certains effluves gazeux qui portent le
trouble dans l'économie animale . Les lieux les plus exposés
à ces émanations sont les voiries ou les cimetières
, les environs des eaux croupissantes et des lacs
formés par la fonte des neiges ou les longues pluies de
l'hiver. Les premières chaleurs de l'été ouvrent les pores
de la terre et achèvent la décomposition des substances
animales et végétales qui ne fermentaient que lentement
pendant les froids de l'hiver. Les lacs en se desséchant
laissent à nud les poissons , les reptiles et les molluques
qui s'y étaient développés , et la putréfaction de toutes
ces substances charge l'air de vapeurs malignes et pernicieuses
. M. Larrey pense que c'est à des causes analogues
que l'on doit attribuer cette peste endémique qui
ravage l'Egypte et ces phénomènes plus ou moins conMARS
1812 . 543
tagieux qu'on observe en Pologne . Il indique soigneusement
dans son mémoire le traitement le plus conve
nable dans ces sortes de maladies .
M. Larrey recueillait à Toulon les témoignages de
l'estime et de la reconnaissance publique , lorsqu'il reçut
l'ordre de se rendre à Paris pour occuper à l'école militaire
de santé qu'on venait d'établir au Val- de - Grâce ,
une place de professeur . Mais son séjour n'y fut pas de
longue durée. Le Gouvernement sentait que ses connaissances
, ses travaux et son zèle le rendraient plus
utile aux armées ; il reçut en 1797 l'ordre de se rendre
en Italie pour y orgauiser des ambulances semblables
à celles qu'il avait établies à l'armée du Rhin . M. Larrey
se hâta de se rendre à son poste et d'accomplir les voeux
du Gouvernement ; les ambulances les plus commodes
et les plus actives furent établies dans toute l'armée ;
M. Larrey forma en outre des écoles de chirurgie , à
Milan , à Udine et dans les principales villes qu'occupaient
les troupes françaises . Au milieu de ses travaux
il ne négligeait rien de ce qui pouvait accélérer les progrès
de son art ; il fit plusieurs observations importantes
qu'il a consignées dans son ouvrage . L'une des plus
remarquables est celle qui se rapporte à l'épizootie qui
ravageait à cette époque la plus grande partie du Frioul .
Ces ravages étaient rapides et funestes ; les habitans
même des lieux où elle se manifestait avec le plus d'intensité
, n'avaient pu se soustraire à son influence maligne
. Il en était résulté une épidémie extrêmement
fâcheuse .
Mais M. Larrey observa un phénomème singulier à
Monte -Falcone . La maison d'un agriculteur voisin des
sources d'eau sulfuro - ferrugineuses qui existent dans ce
lieu , fut préservée de l'épizootie . Les habitans de ce
lieu ne manquèrent pas d'attribuer cette heureuse exception
à une vertu occulte de l'étable qui renfermait
les troupeaux. Mais M. Larrey , en homme instruit ,
conçut que cette particularité devait dépendre des vapeurs
qui se dégageaient sans cesse des sources voisines ,
et remplissaient l'air atmosphérique que respiraient les
animaux , ou imprégnaient l'eau des ruisseaux où ils
544
MERCURE DE FRANCE ,
1
s'abreuvaient. Il cite à l'appui de son opinion une observation
du même genre faite par M. le professeur
Graf , conseiller de l'académie royale de Munich , dans
l'épidémie qui ravagea la Bavière vers le milieu du dixhuitième
siècle. On observa que tous les individus du
village de Peters-Brauner furent respectés . Or , ce village
est entouré de sources d'eaux thermales , sulfu
reuses , carbonisées . Ce phénomène excita l'attention
des médecins , et M. Graf voulut faire à cet égard
quelques expériences . Au milieu d'une épizootie grave ,
il isola les uns des autres plusieurs amimaux , il les
entoura de fourneaux où il entretenait une certaine quan
tité de soufre et de salpêtre en combustion , il parfuma
de la vapeur de ces substances les maisons et les éta
bles , et tous les animaux furent exempts de la contagion .
"
La campagne d'Italie devait ouvrir à M. Larrey une
carrière plus brillante et plus vaste , et ses destinées se
trouvèrent bientôt liées à celles du grand homme qui
conduisait nos légions dans l'Egypte . M. Larrey en
parcourut toutes les parties , brava toutes les fatigues et
tous les dangers , et parvint à rendre à l'humanité souffrante
les services les plus signalés . Ses mémoires sur
cette mémorable expédition sont déjà connus ; ils ont
mérité l'attention et tous les , suffrages des hommes de
l'art. Outre une foule d'observations importantes sur
la médecine et la chirurgie militaire , ils présentent
encore un intérêt historique qui ne saurait manquer
d'être apprécié par toutes les classes des lecteurs . Tantôt
ce sont des détails de moeurs , tantôt des remarques
d'histoire naturelle , tantôt des récits attachans , des digressions
et des épisodes qui répandent sur l'ensemble
de l'ouvrage up attrait tout particulier . Cette nouvelie
édition est enrichie d'un mémoire sur la topographie des
côtes d'Afrique , les phénomènes relatifs au climat , les
maladies endémiques qui s'y manifestent . C'est l'extrait
d'une lettre de M. Barel , officier supérieur du génie qui
après avoir fait , avec l'armée française , l'expédition
d'Egypte , fut pris par les Algériens et transporté sur
les côtes de Barbarie , où il erra plusieurs années . On
y trouve des détails importans et curieux sur les royau
MARS 1812 . 545
LA
SEINE
mes de Tanger , de Fez et de Maroc , sur ces nuages de
sauterelles qui dévorent toutes les plantes meurent
ensuite et servent d'engrais à de nouvelles plantes que
de nouvelles sauterelles viendront dévorer.
݂ܕ
DE
5 .
Chez les Maures comme chez les Egyptiens , il n'y a
point de médecins . En meurt- on davantage , dicat
brusquement un écrivain tel que Saint - Foix ? Sans doute
on y meurt davantage , car si les médecins se trompent
quelquefois , ils nous rendent aussi les services
les plus signalés . Supposez que nos armées n'eus Cen
sent eu parmi elles ni les Desgennettes , ni les Percy
ni les Larrey , ni tant d'autres hommes habiles voués
au service de l'humanité , combien de victimes de la
guerre n'aurions- nous pas à regretter de plus ? Chez les
Barbaresques la médecine est entre les mains des devins,
des jongleurs et de ces psylles si célèbres dans l'antiquité
. Croit-on que cet ordre de choses soit préférable
à nos écoles , à nos académies , à nos sociétés savantes
?
Le sucre , le café , l'indigo , le coton , et toutes les
plus riches productions des continens lointains viennent
abondamment dans ces contrées fertiles et s'y joignent
aux productions européennes . Il ne manque à ces beaux
climats qu'un peuple industrieux et civilisé .
Tant de services rendus aux armées par M. Larrey
méritaient une récompense honorable . Le premier Consul
la lui décerna en 1802 , en le nommant chirurgien
en chef de sa garde . Deux ans après il fut élevé au rang
des officiers de la légion d'honneur. C'est dans cet intervalle
que l'auteur a rédigé et publié ses mémoires de
chirurgie militaire . Ils servirent à accroître encore sa
réputation , et le poste qu'il occupait le mit à même de
rendre de nouveaux services. On trouvera dans le second
volume de son ouvrage tous les détails de la campagne
d'Austerlitz , et un mémoire important sur les
amputations .
Le troisième volume commence par les campagnes de
Prusse et de Pologne. On y remarquera des observations
curieuses sur l'asphyxie causée à Berlin par la vapeut
carbonique des poêles de fonte ; un mémoire sur la con
Mm
2
546 MERCURE DE FRANCE ,
gellation des membres , et un autre sur la plique . Que
n'a-t-on pas écrit et raconté sur cette dernière maladie !
de combien d'erreurs n'a-t- elle pas été l'occasion ! Aujourd'hui
elle est complètement connue , et les mémoires de
MM. Larrey et Chamseru qui l'ont observée sur les lieux,
les recherches du docteur Alibert ne laissent plus de
doute sur son caractère et ses effets . M. Larrey en assigne
, en observateur éclairé et judicieux , la cause vraisemblable
, et tout porte à croire qu'elle n'est souvent
que le résultat d'une autre maladie trop répandue pour
l'honneur de nos moeurs.
Les campagnes d'Autriche et d'Espagne offriront d'autres
sujets d'intérêt . M. Larrey décrit avec beaucoup de
clarté et de précision la topographie des deux Castilles ,
la constitution physique de leurs habitans , et sur-tout
cette colique rhumatismale bilieuse si connue sous le
nom de colique de Madrid . Il prouve invinciblement
que cette maladie ne provient pas de l'action des substances
métalliques , mais qu'elle appartient au climat .
Il prescrit les moyens de s'en défendre et ceux de s'en
guérir , et ne craint pas de s'écarter sur ce point de
l'opinion vulgaire .
Son mémoire sur les ataxies soporeuses , n'est ni moins
important ni moins curieux , et comme ces sortes de
maladies commencent à se répandre dans notre climat ,
les gens de l'art ne sauraient trop méditer ces observations
importantes. M. Larrey avait déjà bien mérité de l'humanité
, par les nombreux services qu'il lui a rendus ;
en publiant son ouvrage , il s'est acquis un nouveau
droit à la reconnaissance publique .
SALGUES .
'MARS 1812 . 547
MONUMENS ANCIENS ET MODERNES DE L'HINDOUSTAN , en
150 planches , décrits , avec des recherches sur l'époque
de leur fondation , une notice géographique et une
notice historique de cette contrée ; par L. LANGLÈS
membre de l'Institut impérial de France , etc .; le dessin
et la gravure dirigés par A. BOUDEVILLE ( 1 ) .
Première et deuxième livraisons.
« IL existe de nobles restes de l'architecture des Hin-
» dous et des Musulmans , et je ne serais pas éloigné de
» croire que ces mêmes ruines fourniront à nos archi-
» tectes de nouvelles idées du beau et du sublime . »
Telle était la manière dont s'exprimait , sur ces monumens
, le plus savant Anglais du dernier siècle , sir W.
Jones , qui joignait à une très-vaste érudition l'imagination
la plus vive et la plus brillante . Telle est aussi le
langage de tous ceux qui ont pu considérer ces titres irrécusables
de l'antiquité de l'Inde comme de la grandeur
et de la puissance de ses monarques . L'ouvrage que
nous allons faire connaître , et dont il a déjà paru deux
livraisons , justifiera pleinement cette opinion ,
nous ne doutons point que les artistes , comme les gens
du monde , ne paient de justes tributs d'éloges à l'infatigable
et savant orientaliste qui entreprend de les familiariser
avec l'architecture de l'antique patrie des Brahmes .
et
Mais avant de commencer cet extrait , nous devons
(1) On souscrit à Paris , chez Boudeville , rue du Paon-Saint- André
, nº 1 ; Nicolle , libraire , rue de Seine- Saint- Germain , nº 12 ;
Didot l'aîné , imprimeur-libraire , rue du Pont- de- Lodi , nº 6.
L'ouvrage entier sera composé de 150 planches , d'une carte géographique
, en deux feuilles , format colombier , et de 640 pages de
texte , le tout distribué en trois volumes , et divisé en 25 livraisons .
Chaque livraison sera composée de six planches , et de deux à trois
feuilles de texte , contenant les descriptions de chaque planche . Ce
texte est indépendant des notices géographique et historique.
Le prix de chaque livraison est pour les Souscripteurs , en papier
vélin , in -4° grand-aigle , figures avant la lettre , 36 fr. Idem , figures
avec la lettre , 24 fr . Papier fin , in-4º colombier , 15 fr .
M m 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
*
prévenir un reproche qu'on pourrait nous adresser . Peu
initiés aux mystères des beaux-arts , nous entreprenons
d'analyser un livre où va paraître habilement reprẻ
senté tout ce que l'Inde , cette contrée qui dispute
encore à l'Egypie l'honneur d'avoir été le berceau des
connaissances humaines , offre de plus digne d'être mis
en parallèle avec les monumens les plus imposans ,
les plus majestueux par leur masse , les plus élégans
et les plus riches dans leurs détails . Ne mériterionsnous
point d'être accusés de présomption , si nous ne
déclarions ici que nous rendrons compte des sensations
que nous éprouverons , sans prétendre émettre aucune
opinion ? Il n'est pas permis à tous indifféremment de
parler sciemment de poésie et de peinture , mais tous au
moins peuvent être sensibles aux beautés d'Homère et de
Virgile , de Raphaël et de Michel -Ange .
La première livraison des Monumens anciens et modernes
de l'Hindoustan est précédée d'une introduction
où l'auteur expose , dans un style élégant et concis , le
but , la marché de son entreprise , et ses moyens d'exécution
cette introduction sera l'objet de ce premier
extrait.
Décrire les nombreux monumens qui couvrent le sol
de l'Hindoustan , les représenter avec toute la fidélité
possible , donner sur leur histoire de courtes notices , dont
soit banni tout esprit de système , indiquer avec sagesse et
réserve les points de rapports qui peuvent exister entre
ces monumens et d'autres monumens connus tel est le
but que s'est proposé M. Langlès ; mais pour y parvenir,
il fallait adopter une marche qui fit éviter toute confusion
, et ce n'était pas une des moindres difficultés à
vaincre .
'
Ces monumens peuvent se diviser en trois classes . La
première comprend ceux dont le degré d'antiquité est
encore un problême , et qui sont antérieurs à l'introduction
de l'Islamisme dans l'Hindoustan on peut les appeler
Hindous ; tels sont le palais de Madhouréh , les
rochers sculptés de Mavalipouran , les immenses excavations
, les temples souterrains de Sadras , d'Eléphanta ,
de Salsette et d'Elora , les ruines de Ghaya , etc. La seMARS
1812 . 549
sonde classe embrasse les monumens élevés depuis que
la doctrine du coran s'est introduite parmi les sectateurs
de Brahma , et où l'on reconnaît encore le génie des ar-
'chitectes de l'Alhambra , de Fez , de Cordoue et du Caire :
de ce nombre sont le tombeau célèbre de Haïder Aly
Khan, les somptueux édifices de Féïz-Abad , de Dehly, etc.
Enfin dans la troisième se trouvent rangées les construc
tions plus régulières , mais moins majestueuses des Européens
; telles sont celles qui embellissent Madras et
Calcutta : cette dernière ville sur-tout , par le mélange
de ses monumens hindous et européens , offre , au rapport
de Hodges , l'aspect d'une ville grecque transportée
par un art miraculeux sur les bords du Gange . Trois
méthodes de classification se présentaient donc , et l'on
pouvait ou ranger ces monumens selon leur âge , ou
les diviser par classes , ou enfin les décrire d'après leur
position géographique . De ces trois méthodes , les deux
premières , ainsi qu'on en jugera en y réfléchissant
offraient beaucoup d'inconvéniens , tandis que la troisième
présentait le grand avantage de ne point fatiguer
l'attention du lecteur , en le transportant continuellement
d'une extrémité de l'Hindoustan à l'autre , et de lui faire
exécuter un voyage pittoresque dans l'une des plus belles
parties du globe ; ainsi , en adoptant cette méthode ,
M. Langlès a fait preuve de cette sagesse qui , sans
doute , le dirigera dans toute la suite de son travail.
Partant de la pointe la plus méridionale du cap Comorin ,
il s'avance du midi au nord , et fait alternativement des.
excursions vers la côte de Coromandel et celle de
Malabar.
I
?
Cependant des descriptions quelqu'exactes , quelque
élégantes qu'elles fussent , laissaient encore un souhait
dans l'ame du lecteur ; il était naturel qu'en admirant dans
ce bel ouvrage les oeuvres de la grandeur et du génie , on
désirât connaître et la topographie et l'histoire de la patrie à
laquelle elles appartiennent. Les ouvrages français ne présentaient
que des ressources . bien incomplètes , bien
disséminées pour satisfaire ce désir ; les atlas publiés
on France jusqu'à ce jour , n'offrent que des cartes défectueuses
de l'Hindoustan ; notre littérature ne possède
556 MERCURE DE FRANCE ,
aucun ouvrage où soient tracées , même imparfaite
ment , les différentes révolutions , les sanglantes et nombreuses
catastrophes dont il a été et sera , sans doute
encore , le théâtre . Les Anglais seuls , quoiqu'adonnés
à cet esprit mercantile , qui dirigeant vers l'intérêt personnels
toutes les facultés de l'ame , éteint en elle le
goût des beaux arts et des lettres , se sont beaucoup occupés
de l'histoire et de la statisque d'un pays qui depuis
long-tems est une des bases de leur prospérité ,
et c'est à eux , il faut l'avouer , qu'on doit les renseignemens
les plus exacts sur ce qui le concerne. Mais
ces sources étrangères ne sont pas accessibles pour tout
le monde ; et il devenait indispensable , pour rendre
les monumens anciens et modernes de l'Hindoustan d'une
utilité plus générale , de les accompagner d'une notice
historique et d'une carte géographique . Nous annonçons
avec plaisir que M. Langlès , a saisi avec empressement
l'occasion de remplir cette lacune , et graces à sa prévoyance
, nous pourrons au moins connaître l'histoire
et la géographie de l'Hindoustan , par la notice historique
et la carte géographique qui accompagneront son ouvrage
.
Tel est le but que s'est proposé M. Langlès , telle est
la marche qu'il a suivie . Si nous examinons maintenant
les ressources dont il doit faire usage , nous verrons
qu'elles sont proportionnées à l'étendue , à l'importance
du sujet. Pour convaincre nos lecteurs nous le laisserons
s'exprimer lui - même.
་་
La connaissance de quelques langues asiatiques
>> nous ouvre une mine qui a été trop peu exploitée ,
sur-tout en France . Pour se former une idée des im-
» menses richesses que renferme cette mine presque
» vierge , il suffit de parcourir rapidement le catalogue
» des manuscrits orientaux de notre bibliothèque impé-
» riale , celui des manuscrits de St. - Germain-des- Prés ,
» de MM. Genty , Brueis , Anquetil du Perron , etc. ,
» dont cette bibliothèqué s'est enrichie successivement ;
» enfin , le catalogue des manuscrits samskrits et benga-
» lis de la même bibliothèque , que nous avons publiés
» dernièrement en un volume in- 8° .*
MARS 1812. 551
Après avoir vanté avec raison les inappréciables
>> ressources qui se trouvent dans la plus nombreuse et
» šur-tout dans la plus précieuse collection de manus-
» crits orientaux , qui ait jamais été formée dans l'Eu-
» rope , et qui existe maintenant dans le monde entier .
» collection que je vois depuis vingt ans prendre chaque
jour de nouveaux accroissemens , ne serait- il pas in-
» convenant , même ridicule de citer ma bibliothèque
>> particulière ?
*
>>
A
>> Je n'ai épargné ni recherches ni sacrifices pour ras
» sembler tous les ouvrages relatifs à la littérature orien-
>> tale , textes originaux , ou traductions publiés en Eu-
» rope et en Asie . Je crois pouvoir au moins indiquer ici
» nominativement , à cause de son importance , un ma-
» nuscrit persan autographe , et j'ose dire unique ; car
>> le petit nombre de copies qu'on a essayé d'en tirer ,
» sont et doivent être très -imparfaites , à cause de l'é-
>> norme quantité de tableaux statistiques , de tables , de
» chiffres qu'il contient . Cet ouvrage , intitulé Ayin Ak-
» béry, ou Instituts d'Akbar , renferme la description
» de l'Inde , la plus complète et la plus minutieuse qu'on
puisse imaginer . L'idée et le plan de ce bel ouvrage
>> furent concus par le grand mogol Akbar ; il en confia
>> l'exécution à son premier vizyr Aboul' Fazal , célèbre
» encore dans l'Hindoustan par son immense érudition
» et par la protection que trouvaient auprès de lui tous.
>> ceux qui cultivaient les sciences , les arts et les let-
» tres (2) . »
>>
On a pu voir par l'exposé
que nous venons
de présenter
, la différence
qui paroit devoir exister
entre les Mònumens
de l'Hindoustan
, et les ouvrages
magnifiques
mais
imcomplets
de Gough
, Grawfurd
, Holmes
, Hodges
,
Daniell
, Solvyns
, etc. Cependant
quelques
personnes
.
ont prétendu
établir
des rapports
beaucoup
trop multipliés
entre les Hindous
de M. Solvyns
, et les incomparables
vues de Daniell
et l'ouvrage
de M. Langlès
.
( 2 ) M. Langlès a consacré un article curieux à ce célèbre ministre
dans la Biographie universelle . On y trouvera une notice trèsdétaillée
et très- exacte du contenu et de la division de l'Ayin Akbéry.
552 MERCURE
DE FRANCE
,
Quelque dénuée de justesse que soit la première comparaison
, nous observerons que M. Solvyns n'a eu en
vue que de représenter les individus , tandis que M. Langlès
offre et décrit les objets. L'ouvrage du premier
pourra servir à l'histoire de l'homme physique et moral ,
l'ouvrage du second , à celle de l'art . Quant aux vues de
Daniell , ne devaient-elles pas être mises à contribution?
quel artiste a jamais représenté avec plus de talent ,
avec plus de vérité les beaux sites et les magnifiques
monumens de l'Hindoustan ? M. Langlès pouvait-il négliger
une source aussi riche et sur-tout aussi estimée
des Anglais même ? Il s'agit donc bien moins de savoir
si son ouvrage sera une imitatiou de Daniell et autres ,
que de juger du goût , du discernement mis dans le choix
et les descriptions des objets , ainsi que de l'art et de la
fidélité avec lesquels M. Boudeville , artiste justement
estimé , a su s'approprier les travaux des dessinateurs
anglais.
Dans un second extrait nous rendrons compte des deux
livraisons qui viennent de paraître .
AM. JOURDAIN.
TROIS NOUVELLES ; par l'Auteur d'Agnès de Lilien , traduites
de l'allemand .-Deux vol . in- 12. - Prix , 4 fr . ,
et 5 fr . 50 c. francs de port . - Paris , Paschoud ,
libraire , rue Mazarine , nº 22 .
CES Trois Nouvelles sont précédées d'une Préface , de
laquelle , avant d'entrer en matière , j'extrairai les passages
suivans :
<< Un ouvrage de l'auteur D'AGNÈS DE LILIEN doit ins-
» pirer une prévention favorable ; et , si le lecteur est
» trompé dans son attente , ce sera la faute du traduc-
» teur ..... En les lisant je me disais qu'il ne fallait que
» de l'âme pour rendre ces pensées justes et nobles ; ces
>> nuances de sentiment fines et délicates qui distinguent
» les compositions de Mme de W..... ; de ce côté là je
» me croyais en fonds ; je n'imaginais pas qu'il pût être
MARS 1812. 553
difficile d'exprimer ce que je sens si bien , et je pensais
n que si j'avais le bonheur de réussir , c'en serait assez
» pour mériter l'indulgence à d'autres égards . Je ne son-
» geais guère aux inconvéniens d'un style que l'usage
» n'a point encore poli , aux incorrections qu'on reproche
» si impitoyablement à UNE PROVINCIALE .... J'avoue que
j'ai terni le coloris de mon modèle , j'ai retranché ou
» affaibli des pensées fortes , des images brillantes qui ,
» dans notre langue , auraient paru gigantesques ou
» précieuses .... Il est certain que cet ouvrage était
>> digne d'occuper une plume plus exercée que celle qui
» s'essaye ici pour la première fois..... »
>
Le style de cette modeste préface ne m'inspirait point
une prévention trop favorable pour le traducteur ; et
comme je ne connaissais ni Agnès de Lilien , ni Mme de
W..... , je ne pouvais guère penser plus avantageusement
de l'auteur allemand . J'allais donc laisser là ces.
Trois Nouvelles lorsqu'un retour de conscience m'a
porté à en commencer du moins la lecture avant de les
condamner : il arrive souvent qu'une préface mal faite
précède une traduction passable ; alors si l'ouvrage offre
de l'intérêt , on pardonne volontiers quelques incorrections
de style , sur-tout à une dame qui s'essaye pour
la premièrefois.
Afin de mettre le lecteur à même de juger le fonds et
le style de ces trois petits romans , je vais analyser le
premier , intitulé : EDMOND et EMMA ; et j'aurai soin de
me servir des locutions du traducteur , qui sont presque
toujours fort curieuses .
Edmond brûlait d'un amour concentré pour la jeune
Emma ; pendant l'été précédent , chaque matin il s'était
proposé d'ouvrir son coeur à Emma , et chaque soir il
avait trouvé quelques raisons de n'en rien faire.
Aussi l'héroïne et sa mère , s'impatientant des raisons
de chaque soir , quiltèrent leur terre pour aller dans une
ville voisine , où elles rencontrèrent au bal un jeune
militaire nommé Hohemberg ; il offrit son coeur et sa
main à Emma , qui l'accepta tout de suite .
Elle était cependant incertaine si les émotions de son
coeur appartenaient à l'ami absent ou à l'ami présent ;
554
MERCURE DE FRANCE ,
mais n'importe ! on n'y regarde pas de si près quand
tous les pressentimens de tendresse et d'amour planent
devant l'imagination d'un jeune homme ; la mère d'Emma
travaillait aux préparatifs du mariage , avec une extrême,
précipitation , comme si elle y avait été poussée par le
pressentiment d'une mort prochaine.
En effet elle mourut peu de jours après le départ
d'Hohemberg , qui allait donner sa démission ; de sorte
que l'héroïne , n'ayant rien de mieux à faire , retourna à
sa campagne pour se mettre sous la tutelle de son premier
amant , jusqu'à ce que l'autre revînt pour l'épouser,
Un jour qu'ils étaient dans un doux tête- à-tête , au
moment où l'homme aux raisons de chaque soir allait
peut-être se déclarer , un bruit , à la grille , vint mettre
fin à cette scène douloureuse , qui n'était cependant pas,
sans douceur : une figure inconnue se présenta , avec
deux grands yeux noirs, sous les haillons de la misère
leur demanda l'aumône et TOMBA évanouie. Ils coururent
l'un et l'autre à son secours , en la relevant pour
la porter , d'après la prière d'Emma , dans sa maison.
Edmond ayant demandé à la figure inconnue , lorsqu'elle
fut revenue à elle , quel évènement extraordinaire
L'avait conduite dans cette contrée ? Mon coeur ! ... dit- elle ,
en RETOMBANT sur le coussin les yeux fermés . Elle revint
encor à elle , et cria : Ma mère ! mon infortunée mère !
pardonne à ton enfant ! à ton pauvre misérable enfant!
Elle paussa un cri déchirant , les nerfs se contractent , et
elle TOMBA privée de sentiment .
et
Cependant , malgré toutes ces chutes , elle voulut encore
se lever , mais elle sentit son impuissance
RETOMBA defaiblesse . Vous voyez bien , lui dit Edmond ,
que vous voulez faire l'impossible ! ... En effet , tomber
quatre fois de suite , c'est un peu fort !
Cette belle inconnue était une Espagnole , séduite et
abandonnée par Hohemberg ; elle courait après cet infidèle
, sans savoir où le trouver. Ses fatigues , son
amour , et ses chutes sur-tout , l'ayant rendue malade ,
Emma lui donna l'hospitalité , et en prit le plus grand
soin.
La jeune châtelaine avait toujours des tête-à-têtes sans
MARS 1812.
555
pouvoir obtenir une déclaration en forme . ( Je crois
qu'elles sont passées de mode ! ) Cependant le demi-jour
du sentiment prêt à se répandre , fut remplacé brusquement
par le jour perçant de la réalité : l'éclair du sentiment
brilla jusqu'au fond de son coeur ; mais l'obstiné
Edmond ne parla point d'amour.
Pendant ce tems - là la belle malade pensait à son volage
amant son ardente imagination la reportait sans
cesse sur le passé ; elle savourait encore le parfum de la
fleur fanée ; sa conduite était inégale comme le flux et le
reflux des sentimens de son coeur ; la pauvre enfant
croyait avoir terminé son compte avec les félicités et les
douleurs de la vie. Elle savait que son infidèle devait
épouser Emma ; et , quand cette dernière l'approchait ,
elle frémissait à l'idée qu'elle possédait actuellement son
propre bonheur ; mais cependant elle la voyait en quelque
sorte au travers de l'amour d'Hohemberg , tandis que le
coeurd' Emma nepouvait supporter les alternatives d'amour
et dé repoussement qui l'agitaient elle pensait que près
d'Edmond elle aurait pu devenir heureuse femme ; et
cemme elle était habituée à régler ses sentimens sur la
saine raison , elle se reprochait chaque mouvement de
cette espèce . Hélas ! en agissant , nous croyons diriger le
fil de notre vie ! mais il est entraîné , comme des milliers
d'autres , dans le tissu éternel des événemens ! ...
:
Edmond , enfin , se décida à faire l'aveu de son
amour ( c'était sans doute un matin ) ; la belle répondit
à sa déclaration par une autre beaucoup plus longue et
plus passionnée . Ils étaient heureux ! ... Combien fut
pénible l'interruption de cet état de béatitude ! ... Un malheureux
laquais se précipita à la porte pour annoncer
Parrivée d'Hohemberg..... Le lecteur s'attend peut-être à
voir un duel ? point du tout ! qu'il se rassure : tout s'arrange
le mieux du monde ; Edmond et Emma se marient
et l'inconstant Hohemberg épouse la dame aux chutes.
Cette première nouvelle ne m'a donné nulle envie de
lire les deux autres . Peut-être ai -je eu tort ; mais l'auteur
allemand aurait dû commencer par un ouvrage plus piquant
; et la traductrice , qui s'essaye pour la première
fois , aurait dû confier son manuscrit à quelque ami ins→
truit et sévère avant de le livrer à l'impression . M.
1
5.56 MERCURE DE FRANCE ,
LOUIZA . NOUVELLE.
Le désir de partager la gloire de nos armées avait décidé
Henrick Geurick à s'éloigner , fort jeune encore , des montagnes
du canton de Zug qui l'avaient vu naître. Après
avoir fait la guerre sous les drapeaux français pendant plus
de six ans , il avait obtenu un congé fort court , dont il profitait
pour revoir un moment sa patrie . C'était la petite
ville de Lowertz .
Le jour était déjà fort avancé quand il y arriva , et il n'eut
dans la soirée que le tems d'embrasser ses plus proches parens
. Un regret bien vif se mêlait à sa joie : il ne retrouvait
plus à Lowertz l'ami de son enfance , le bon , le'noble Alfred .
La mort l'avait enlevé depuis près de dix-huit mois de la
manière la plus funeste.
Il était tard quand il rentra chez sa mère . Il passa devant
l'appartement de sa soeur : la porte en était ouverte. Il vit
Betzi devant sa fenêtre , les yeux fixés sur le cimetière ; et
de tems en tems elle essuyait ses larmes . Il s'approcha
doucement d'elle : ma soeur , lui dit -il , vous pleurez ! confiez-
moi vos peines. Il n'y a point de chagrin si cruel que
l'amitié ne puisse adoucir .
Hélas ! répondit Betzi en étendant ses bras , regardez ma
pauvre Louiza ! Ce n'est pas moi qui suis malheureuse
c'est elle ; et quand je la vois baignée de ses larmes , les
miennes coulent en abondance . Toutes les souffrances de
son coeur retentissent dans le mien !
Henrick aperçut dans le cimetière une jeune fille de la taille
la plus élégante . Elle était appuyée contre un vieux tilleul .
La lune éclairait sa tête et une partie de ses bras . Le reste ,
quoique dans l'ombre , se distinguait à cause de la blancheur
de ses vêtemens . Elle paraissait immobile comme
l'arbre qui aidait à la soutenir , et si ses yeux cessaient
quelquefois de considérer la tombe qui était devant elle ,
c'était pour s'élever vers les cieux ,
Votre amie , dit Henrick en soupirant , ne se console
donc pas de la mort de mon cher Alfred ? Je pense , ré- .
pondit Betzi , qu'elle ne s'en consolera jamais . Il semble
qu'il ne lui reste plus d'autre appui que sa douleur , et qu'il·
lui faut on la nourrir ou cesser d'exister . Vous savez comkien
ils s'aimaient avant votre départ : les années n'avaient
MARS 1812 .
557
servi qu'à augmenter encore leur mutuelle affection ; car
la beauté de Louiza , quelque parfaite qu'elle soit , est le
moindre de ses avantages . Elle joint à un jugement trèssolide
, tant de bonté , de simplicité et de candeur que
tous ceux qui la connaissent sont forcés de l'aimer . Le bon
M. Schneider voyait avec plaisir les progrès d'une inclination
qui devait faire le bonheur de sa fille . Quel père n'aurait
pas désiré d'avoir Alfred pour gendre ? Il lui avait promis
de lui donner Louiza en mariage dès qu'elle aurait dixhuit
ans il lui a tenu parole . On a fait les préparatifs du
mariage ; le contrat a été signé , et nous avons accompagné
les deux jeunes époux à l'église , où ils ont été fiancés par
notre respectable pasteur.
Alfred faisait alors de fréquens voyages à Zug , pour
presser les travaux d'un bijoutier qui préparait différentes
parures pour Louiza . Mon amie et moi , nous allions souvent
au-devant de lui jusqu'auprès d'Arth , et nous nous
asseyions sur une hauteur qui domine tout le lac . Nous découvrions
de ce lieu la nacelle qui portait Alfred . Elle ne nous paraissait
d'abord que comme un petit point noir sur les eaux ,
et nous prenions un plaisir extrême à le voir s'avancer
Alfred de son côté nous distinguait de fort loin ; il nous
faisait des signes , et venait débarquer près de nous .
L'avant-veille du jour fixé pour le mariage de Louiza ,
nous étions allées attendre Alfred , comme je viens de le
dire. Le tems était fort orageux ; des nuages noirs et pleins
de foudres nous cachaient le sommet des montagnes , et il
s'élevait sur le lac de grandes vagues qui se brisaient avec
fracas contre les rochers énormes dont il est entouré ..
Louiza considérait en silence et avec effroi les préludes
d'un orage épouvantable . Je devinais ses craintes , je les
partageais ; cependant je crus devoir essayer de calmer un
peu l'extrême agitation où je la voyais . Rassurez -vous , lui
dis-je , soyez certaine qu'Alfred ne s'embarquera pas .
Pouvez-vous supposer que voyant la traversée si dangereuse
, il veuille s'y hasarder ? Il sait que nous l'attendons ,
dit-elle d'une voix tremblante . Il pensera , repris -je , que
nous reviendrons demain dès le matin . Hâtons - nous ,
chère Louiza , de regagner Lowertz. Il est déjà tard , et si
l'orage éclate tout-à-fait , notre retour deviendra impossible
et nos parens seront fort inquiets. Un moment encore , me
dit- elle !
ma
Louiza différa tellement , qu'il ne nous resta plus d'autre
parti à prendre que de nous rapprocher d'une hôtellerie qui
558 MERCURE DE FRANCE ,
n'était pas très -loin . Nous nous plaçâmes sous le balcon et
nous étions là un peu à l'abri du vent , de la pluie et de la
grêle . La maîtresse de l'hôtellerie vint nous prier aveć
beaucoup de politesse , d'attendre chez elle que l'orage nous
permit de retourner à Lowertz : je me disposais à la suivre ;
mais Louiza me retint et me serrant la main avec un mouvement
convulsif dont je fus effrayée , elle s'écria : J'ai vu
une barque , n'entrons pas ! Je fus bientôt forcée de me
convaincre , hélas ! qu'elle ne se trompait pas . Un coup de
went poussa la barque de notre côté ; mais elle ne pouvait
plus résister à la violence des vagues : tous les efforts d'Alfred
et de son guide étaient inutiles . Un autre coup de
vent jeta le bateau , avec furie , contre un écueil et le brisa
en mille morceaux ! Alfred et son compagnon essayèrent de
se sauver à la nage ; mais le courant de l'eau les entraîna
sous les rochers , où ils disparurent l'un et l'autre .
:
Un grand nombre de personnes étaient accourues sur les
bords du lac , dans l'espérance bien vaine de trouver quelque
moyende porter du secours à ces infortunés voyageurs . Les
cris qui s'élevèrent du milieu de cette foule , nous firent comprendre
que tout était perdu . Je tenais mon amie dans mes
bras : elle était mourante . On m'aida à la porter dans l'hôtellerie
je la déposai sur un lit , et je passai la nuit près
d'elle . Quelle ruit affreuse , ô mon dieu ! Le lendemain ,
dès le matin , M. Schneider vint avec une voiture chercher
sa fille ; car la nouvelle qui rendait pour jamais Louiza
malheureuse , était déjà arrivée à Lowertz. Get excellent
père tâchait de retenir ses larmes . Il s'efforçait par ses discours
d'inspirer à sa fille le courage dont il avait besoin
lui-même pour supporter une si affreuse adversité .
Quelques jours après , on retrouva le corps d'Alfred . On
rapporta à Lowertz et on le déposa sous cette pierre.
M. Schneider me pria de ne point quitter Louiza dans les
premiers momens de sa douleur ; mais je n'avais pas besoin
de cette invitation , car il m'en aurait trop coûté pour me
séparer d'elle . Il me semblait que nos larmes avaient moins
d'amertume quand elles coulaient ensemble , qu'elles
cimentaient dans nos coeurs les neuds de notre tendre amitié
, qu'elles les rendaient indissolubles ; et je sentais que
rien , à l'avenir , ne serait capable de les rompre .
Je voulais passer auprès de Louiza la nuit qui suivit les
obsèques , et partager son lit , comme j'avais fait les nuits
précédentes ; mais elle me dit qu'elle préférait que je la
laissasse entièrement libre, Je me retirai donc , fort triste,
MARS 1812 . 559
je vous assure ; car c'était pour moi un grand sacrifice
de céder à ses désirs en cette occasion .
que
Je me retirai dans ma chambre ; mais voyant bien
qu'il me serait impossible de dormir , je ne songeai pas
même à me coucher . Je m'appuyai contre cette fenêtre , les
yeux fixés sur la tombe d'Alfred , et je trouvais , je ne sais
quel plaisir , à repaître mon esprit de mille pensées douloureuses
! Je présumais que Louiza ne m'avait éloignée
que pour se livrer , sans témoins , à des accès de désespoir
que peut-être ma présence seule avait contenus jusqu'alors .
Tout-à-coup , je l'aperçus qui entrait dans le cimetière . Je
la reconnus à sa taille et à sa démarche ; car la nuit étaît
obscure . Elle s'approcha de la tombe d'Alfred , se prosterna
et pria pendant assez long- tems . Elle se leva ensuite
et s'appuyant contre ce vieux tilleul , elle resta dans l'attitude.
où vous la voyez aujourd'hui ; mais alors sa douleur qui
était plus récente , la forçait plus souvent à essuyer ses
larmes . Je ne pus résister au désir d'aller joindre mon amie .
Je descendis et j'entrai dans le cimetière . Louiza apercevant
dans les ténèbres la robe blanche dont j'étais vêtue
fit vers moi quelques pas avec beaucoup d'empressement ;
mais lorsqu'elle eut entendu ma voix , elle s'arrêta . Quoi !
c'est vous , Betzi , me dit - elle ! J'espérais ..... Je l'ai tant
prié de venir me parler encore une fois !
Ma chère Louiza , lui dis -je en la pressant tendrement
contre mon sein , que voulez-vous dire ? Serait-il possible
que votre esprit , qui a toujours été si sage , se livrât à la
plus insensée de toutes les espérances ? Le repos du tombeau
comble , hélas ! tous les désirs de ceux qui s'y reposent;
et rien ne peut les engager à s'en priver , même pour un
instant . Abandonnez donc une pensée qui ne se réalisera
jamais . La nuit est très-froide , et je sens vos vêtemens tout
imprégnés d'humidité . Permettez-moi de vous reconduire
chez vous . Louiza s'appuya sur mon bras ; elle consentit à
me suivre ; mais elle revint le lendemain , et toutes les
nuits je la vois prier sur la tombe d'Alfred . Elle conserve
toujours l'espérance qu'il cédera à ses instances , et qu'il
viendra recevoir le serment qu'elle prétend lui faire de ne
jamais agréer un autre époux , et de passer sa vie à le pleurer
. Je lui ai répété souvent tout ce que je pouvais lui
dire sur cette extravagante chimère ; mais je n'ai pu obtonir
qu'elle y renonçât . Elle a même fini par exiger que je
lui fisse la promesse de ne lui parler jamais de ses courses
nocturnes dans le cimetière . S'il est permis à Alfred de
1
560 MERCURE DE FRANCE ,
m'apparaître ; m'a-t-elle dit , je suis certaine qu'il ne me
refusera pas toujours cette satisfaction ; si Dieu seul peut
m'accorder une si grande faveur , je l'obtiendrai peut-être
à force de prières et de larmes .
Elle m'a aussi . défendu expressément de l'interrompre
dans sa prière . Je ne descends donc pas de peur de la
contrarier ; mais je suis à la fenêtre , je ne la perds pas
de vue , et je demande à Dieu , avec ferveur , de rendre la
paix à cette ame si pure et si cruellement affligée .
3.
Henrick ne perdait pas un mot du récit que lui faisait
sa soeur : en l'écoutant , il tenait ses yeux fixés sur Louiza ,
et tout en lui dénotait la plus tendre compassion . Le len
demain , c'était un dimanche , Betzi sortit de bonne heure
pour prendre son amie et aller avec elle à la grand'messe .
De son côté , Henrick entra aussi dans l'église . Ses regards
cherchèrent Louiza qui était déjà toute absorbée dans la
prière , et il lui sembla voir un ange en adoration devant le
trône de l'Eternel . Après la messe les deux jeunes
amies sortirent par une petite porte qui avoisinait la tombe
d'Alfred , et elles s'y arrêtèrent un instant pour prier. Les
yeux de tous ceux qui passaient se tournaient affectueusement
sur Louiza . On partageait les peines de son coeur ; on
gémissait de la voir toujours si pâle , si triste , si abattue :
on formait des voeux pour que le ciel fît enfin descendre
dans son ame quelque consolation .
Tandis que Louiza et Betzi rentraient dans la maison du
bon M. Schneider , Henrick ayant tourné ses pas vers un
bois solitaire , rêvait aux moyens de retirer Louiza de
l'abîme de douleur qu'elle semblait prendre plaisir à creuser
tous les jours davantage . O mon cher Alfred , s'écria - t - il
tes cendres ne peuvent s'irriter des voeux que je forme ! Si
tu me faisais entendre la voix , ce serait pour me léguer
une portion si précieuse de ton héritage . Deviens possesseur,
me dirais-tu , de cet inestimable trésor : c'est à tes soins
que je le confie. Fais le bonheur de ma Louiza ; que les
deux personnes que j'ai aimées avec le plus de tendresse
sur la terre , deviennent heureuses l'une par l'autre , et
conservent à leur ami un éternel et tendre souvenir .
Henrick était fort embarrassé sur le choix des moyens
dont il devait faire usage pour déterminer Louiza à accueillir
sa demande . Il craignait de la lui rendre désagréable
parune précipitation indiscrète ; et cependant n'ayant obtenu
pour venir à Lowertz qu'un congé fort limité , il lui était
impossible d'employer tous les ménagemens qu'exigeaient
MARS 1819. 56
SEINE
la délicatesse et l'extrême sensibilité de Louiza . La pensie
d'un stratagême se présenta à son esprit . D'abord il rest
il lui répugnait d'avoir recours à la ruse , l'artifice i paraissait
grossier et le succès fort incertain ; mais les circons
tances le pressaient ; il ne voulait point partir ens egre
l'époux de Louiza : il n'avait pas un seul moment a perdre
Il finit, donc par se résoudre à accomplir , dès le soiree
le dessein qu'il avait conçu .
A peine est-il nuit , qu'il entre dans l'église et s'y cache .
Le peu de fidèles qui prient encore se retirent bientôt , et
le jeune guerrier , resté seul , sort du lieu où il s'était retiré.
Une seule lampe brûlait dans le sanctuaire sa clarté et
celle de la lune qui se glissait à travers les vitraux , ne
combattaient les ténèbres que bien faiblement . Henrick
s'avance ; mais quelque légère que soit sa marche , elle
retentit sous les voûtes . Le silence qui règne autour de
lui le pénètre d'un saint respect et l'oblige un moment à
s'arrêter. Un sentiment inexprimable s'empare de toute son
ame !Il s'approche lentement de l'autel , et dans une prière
qui part du fond de son coeur , il demande au ciel une
compagne sur laquelle il puisse concentrer ses plus chères
affections , dont l'ame réponde à la sienne , qui soit enfin
semblable à l'image qu'il s'est tracée de la feinme qui doit
faire le bonheur de sa vie !
Après avoir ainsi prié , le jeune militaire marche vers la
porte qui est près de la tombe d'Alfred . Il l'entr'ouvre doucement
, mais il ne voit point encore Louiza. Vingt fois
il revient à cette porte , et vingt fois son attente est trompée
. L'horloge qui seule interrompt quelquefois , pour un
instant , le profond silence qui l'environne , lui fait compter
de loin en loin , et avec une lenteur qui lui paraît insupportable
, les heures , les demi-heures , les quarts - d'heu
res ! Enfin , il croit entendre un peu de bruit dans le cimetière
. Il écoute attentivement : un soupir douloureux lui
assure qu'il ne se trompe pas . Il regarde et voit Louiza à
le humide. Ses coudes sont appuyés sur
genoux sur gazon
la pierre qui couvre les restes de celui qu'elle aime ses
mains soutiennent son front et cachent son visage . Henrick
jette sur sa tête une étoffe blanche dont il se couvre
entièrement et qui descend jusqu'à terre . Il sort de l'église ,
s'avance et s'assied sur la tombe sans avoir été aperçu ;
mais les larmes de Louiza , ses soupirs , ses sanglots , les
mols entrecoupés qu'elle prononce et qui expriment si
vivement le désir de revoir Alfred une fois seulement ,
Nn
LA
562 MERCURE DE FRANCE ,
pour lui jurer de n'aimer jamais que lui , tout contribue à
porter dans l'ame de ce jeune homme l'attendrissement à
son comble , et ne pouvant plus maîtriser le trouble qui
Tagite , il laisse échapper un profond soupir . Louiza leve
la tête et s'écrie avec un accent qui montre toute la joie
qu'elle éprouve : mon cher Alfred , je vous revois enfin !
Ma chère Louiza , dit Henrick à voix basse et affectueusement
, votre ami vient adoucir vos peines . Levez - vous ;
asseyez-vous avec confiance , près de moi , sur cette tombe :
elle a cessé d'être insensible . Ecoutez -moi , sans m'interrompre
. L'entretien que je vais avoir avec vous ne peut pas
être long , et des momens si courts , și précieux , doivent
être employés à assurer le bonheur de votre vie ..
Votre douleur m'afflige , ajouta-t-il . De quel repos , de
quelle félicité votre ami peut-il jouir , lorsqu'il vous voit
sans cesse baignée de larmes , et que loin d'en tarir la
source , le tems semble en augmenter tous les jours l'amertume
? Lui serait-il possible de ne pas souffrir en vous
voyant résolue à laisser votre beauté se flétrir , et votre jeunesse
sese consumer dans des regrets inutiles ? Ma chère
Louiza , il faut pénétrer votre esprit d'une pensée affligeante ,
mais malheureusement trop vraie ! Tout l'espace qui se
frouve entre le ciel et la terre vous sépare pour jamais
d'Alfred , et cependant vous ne devez pas rester ici -bas
sans y jouir encore du bonheur d'aimer et d'être aimée . Il
faut songer aussi que vous n'avez d'autre protecteur qu'uo
père
et sans fortune ? Ne qui vous laissera
bientôt orpheline
vous immolez pas à une exaltation de
sentiment que la raison désapprouve
, et n'abandonnez
pas
votre avenir aux caprices du sort. Concevez l'espérance ,
non pas d'une félicité semblable à celle qui vous était promise
, mais d'une existence agréable . Le coeur d'Alfred
n'est pas mort tout entier . Il vit encore dans celui de cet
ami fidèle , pour qui vous avez toujours eu vous- même de
l'affection , et dont vous avez dit souvent la femme qui
l'épousera sera très -heureuse ! c'est lui qui doit remplir les
engagemens
que j'avais pris avec vous . C'est à lui que je
yous confie, Nee vous refusez pas à faire le bonheur du frère
de votre chère Betzi .
t
:
Le jeune guerrier s'était levé et il se disposait à rentrer
dans l'église . Louiza s'écria : quoi ! vous voulez que j'oublie
les sermens que je vous ai faits , et vous me proposez
d'épouser Henrick ? Jamais je n'aurai d'autre époux qu'Alfred
, jamais je n'aimerai que lui . Henrick s'arrêta : ô má
MARS 1812 . 563
ehère Louiza , dit-il en joignant les mains d'une manière
suppliante , ne me refusez pas la grâce que je vous demande !
Adieu : il faut que je vous quitte . Prouvez-moi que vous.
ne méprisez pas mes avis .
Louiza regagna sa demeure à pas lents . Son ame était
triste , son coeur était troublé . Lorsqu'elle se fut retirée dans
sa chambre , elle se rappela ce qu'elle venait d'entendre ,
ellé en répéta chaque mot avec un accent douloureux . Elle
aurait voulu qu'Alfred , loin de blamer ses larmes , l'eût encouragée
à nourrir éternellement sa douleur. Alfred , s'éeriait-
elle , ô mon cher Alfred , quels conseils me donnezvous
? M'est-il permis de les suivre , et puis -je donner ma
main à Henrick , quand mon coeur est tout à vous ?
Le lendemain , Henrick vint rendre visite à M. Schneider
, et les questions de ce vieillard l'obligèrent à entrer
avec lui dans les plus grands détails sur les combats auxquels
il s'était trouvé . Il racontait nos victoires ; mais ses
yeux se tournaient sans cesse sur le métier où Louiza et
Betzi brodaient ensemble . Dès qu'il fut libre , il s'approcha
d'elles , et les regarda travailler pendant quelques instans .
Enfin avec une voix qui décélait tout l'attendrissement dont
il était pénétré , il dit à Louiza : La perte que nous avons
faite , nous a fait répandre à l'un et à l'autre bien des larmes
;
mais il me semble que celles que je verserai dans les
lieux mêmes ou reposent les cendres de notre ami , et près
de celle qu'il aimait d'un amour si vrai , ne seront pas sans
quelque douceur. Ne me permettrez-vous pas de venir
pleurer Alfred avec vous?
&
Le visage de Louiza fut à l'instant inondé de ses larmes .
Les sanglots qu'elle s'efforçait d'étouffer l'empêchèrent de
proférer une seule parole . Elle ne put répondre à l'ami
d'Alfred que par un regard ; mais toute son ame y était
peinte . Henrick prit la main de Louiza , la pressa doucement
dans les siennes , la porta respectueusement à ses
lèvres et l'arrosa de ses pleurs .
Henrick se hâta de faire connaître à M. Schneider le
désir qu'il avait d'obtenir la main de Louiza et de s'unir à
elle avant de rejoindre l'armée . Il crut même devoir lui
faire l'aveu de l'artifice qu'il avait mis en usage pour préve
nir Louiza et la disposer à accueillir une demande qu'elle
se serait assurément fait un devoir de rejetter ; et il remit à
la prudence de ce vieillard le soin de faire de cette confi
dence l'usage qu'il jugerait le plus convenable , Il serait
imprudent, ajouta-t -il , de différer cette union . On ne
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 .
peut pas prévoir le destin que les armes me réservent , et
quelque chose qui m'arrive , il faut que le sort de Louiza
soit assuré .
Cette proposition parut trop avantageuse à M. Schneider
pour ne pas être acceptée avee empressement . Il parla à sa
fille avec tendresse et avec fermeté . Betzi la supplia de ne
pas se refuser à faire le bonheur de son frère ; et Louiza ne
pouvant résister à des instances si vives , promit , quoiqu'à
regret , de se conformer à la volonté de son père . Peu de
jours après son mariage , Henrick fut obligé de partir , mais
toutes les fois que son devoir lui laisse un moment de
liberté , il court à Lowertz , et va se délasser auprès de
Louiza des fatigues qui sont inséparables de la profession
militaire. ANTOINETTE LEGROING .
VARIÉTÉS .
-
SOCIÉTÉS SAVANTES. Programme des Prix proposés par la Société
d'Emulation de Cambrai , pour les années 1813 et 1814. — Pour
le 1erjuillet 1813. 1º. Indiquer un moyen de reconnaitre en quelle
proportion se trouvent mêlangées , dans un terrain de culture , les
terres siliceuse , calcaire et argileuse .
2.Un précis historique sur Jean de Montluc-Balagny , maréchal
de France et prince de Cambrai , ainsi que sur Renée de Clermont et
Diane d'Estrées , ses deux épouses .
Corre
Pour le 1er janvier 1814. · 1º. Quels sont les moyens les plus
prompts et les plus efficaces pour rendre populaire la connaissance
des découvertes utiles à l'humanité en général , et spécialement de
celles qui peuvent favoriser les progrès de l'agriculture et des arts
mécaniques ?
20. "'Quelle a été l'influence du Gouvernement de Philippe II , roi
d'Espagne , sur l'agriculture , le commerce et les arts , dans les Pays-
Bas , et particulièrement dans le Cambrésis ? : 3
Les mémoires sur ces quatre objets seront accompagnés d'un billet
cacheté , indiquant le nom et la résidence de l'auteur. Ils devront être
parvenus francs de port , à M. Farez , secrétaire perpétuel de la
Société , avant l'époque désignée pour la clôture de chaque concours .
Une médaille d'or serà décernée à l'auteur du mémoire qui , sur
chacun de ces sujets , aura le mieux atteint le but que la Société se
propose.
Les membres résidans sont seuls exclus du concours.
冰冰
}
POLITIQUE.
LES ordres du conseil anglais , ce brandon fatal que la
discorde a emprunté au génie de' l'ambition et de la cupidité
, pour entretenir en Europe l'incendie que la loyauté
française avait éteint dans Amiens , viennent encore une
fois d'être attaqués au sein du parfement , dans un discours
dicté par la plus saine politique . C'est un Anglais qui voit
dans toute son étendue les plaies dont son pays se couvre ,
sous l'égide impuissante d'un ministère qui n'apporte de .
remède à ses maux , que l'exagération des moyens auxquels
ces maux ont de leur naissance : cet Anglais est
M. Brougham . Son principal raisonnement consiste à
montrer le ministère en opposition avec lui-même , bloquant
rigoureusement les ports de l'ennemi par les ordres
du conseil , et fournissant à tous ses besoins par ses licences
, ruinant à-la -fois le commerce général et la navigation
au profit de quelques individus , et à l'avantage de
quelques neutres , parmi lesquels le plus grand nombre est
aujourd'hui dans la dépendance de la France , qui a armé
ses ports de leurs vaisseaux , et ses vaisseaux de leurs marins
. L'Angleterre a pu obtenir quelques exportations par
ce moyen ; mais la plupart des denrées ainsi exportées
so it tombées dans un piége que tendait la France à leurs
imprudens conducteurs . Napoléon a , dans cette circonstance
, enlevé , non pas aux neutres , mais aux Anglais ,
à ses véritables ennemis , une somme de beaucoup plus
forte que tous les produits des droits imposés par l'amirauté
sur les neutres et sur les amis depuis sept ans . Les
nombreuses . banqueroutes , la misère publique , les gémissemens
des pauvres , les pétitions qui arrivent de toutes
les parties des trois royaumes , voilà ce que M. Brougham
oppose aux calculs des ministres , et à leur prétendue balance
de commerce ; il examine ensuite en détail
mêmes calculs , en comparant les exportations de 1808 ,
1809 , 1810 et 1811. Les véritables commerçans ont calculé
comme l'orateur ; ils ont reconnu que la prospérité
commerciale ne se fondait que sur des ventes réelles , et
non sur des exportations qui ne sont que des déplacemens ;
ces.
566 MERCURE DE FRANCE ,
que sortir de la Tamise , débarquer à Héligoland ou à
Malie , ou se promener dans la Baltique , n'était pas exporter
réellement des marchandises et les faire payer par le
continent : et les négocians éclairés ont reconnu comment
il se faisait que les tableaux ministériels annonçaient une
prospérité croissante , tandis que dans la même progression
, mais dans une progression réelle , on voyait la misère
publique s'accroître au plus haut degré . M. Brougham
offrant de donner sur toutes ses assertions des détails appuyés
de preuves , a demandé que la chambre se formât
en comité ,, pour prendre en considération l'état des manufactures
et du commerce , particulièrement sous le rapport
des licences .
Un autre orateur a trouvé qu'on empiéterait ici sur les
attributions du cabinet de S. M. M. le chancelier de l'échi- quier a soutenu
que les ordres du conseil n'avaient
été nui- sibles qu'à l'ennemi
, que leur révocation
ne servirait que cet
ennemi seul. Les produits
de son sol et de ses manufac
tures trouveraient
à l'instant
un débouché
, le revenu de
ses douanes
se rétablirait
des pertes éprouvées
, et enfin il
trouverait
toutes les facultés pour se procurer
des bois de
construction
, et les matériaux
qu'il ne peut obtenir aujourd'hui
qu'avec des difficultés
et des frais énormes .
Deux cent six membres de la chambre ont cru devoir
ajouter plus de foi aux assertions du ministre qu'aux calculs
du représentant ; ce dernier a cependant obtenu en,
faveur de sa motion 144 suffrages , et une majorité de
72 membres a déclaré que les malheurs de l'Angleterre et
ceux du continent n'avaient point encore assez duré .
Ce débat parlementaire , et cet arrêt ministériel solennellement
rendu contre le commerce de l'Europe et contre
la liberté du monde , méritaient d'être cités avant de relater
les actes importans par lesquels la France se trouve obligée
de répondre à son ennemi , pour soutenir la lutte
cruelle qu'il veut prolonger , pour maintenir le système .
contre lequel il se débat avec une fureur avengle , et pour
prévenir les entreprises de l'audace , ou celles d'une folle
témérité .
Le 10 mars , le sénat s'est réuni extraordinairement sous
la présidence du prince archichancelier ; le prince viceconnétable
assistait à cette séance . LL . Exc . les ministres
des relations extérieures et de la guerre , le comte Regnault
de Saint-Jean -d'Angély , ministre d'état , et M. le comte
Dumas , conseiller-d'état , ont été introduits .
P 567 MARS , 1812 • { ? !! དུ
S. Exc. M. le duc de Bassano , ministre des relations
extérieures , a donné communication d'un rapport à S. M.
FEmpereur et Roi : le lecteur nous saura gré de donner
ici le texte de cette pièce importante. L'histoire de la diplomatie
la conservera précieusement et la placera au premier
rang parmi celles qui se sont fait distinguer par leur précision
, leur clarté et le caractère d'élévation et de franchise
qui a présidé à leur rédaction .
Cette pièce contient en peu de mots l'histoire entière de
la contestation ; elle éclaircit tous les doutes , réfute toutes
les fausses insinuations ; le raisonnement s'y appuie sur des
dates , et les principes sur ceux d'une diplomatie dont le
respect des nations avait consacré les bases , posées à
Utrecht , ébranlées à la fin du siècle dernier , raffermies à
Amiens , renversées aujourd'hui par les ordres du conseil
anglais le lecteur jugera si nous avons mal défini ce
travail .
* luo
Rapport du ministre des relations extérieures , à S. M.
P'Empereur et Roi.
7. SIRE , les droits maritimes des neutres ont été réglés
solennellement par le traité d'Utrecht , devenu la loi commune
des nations .
" Cette loi , textuellement renouvelée dans tous les traités
subséquens , a consacré les principes que je vais exposer.
" Le pavillon couvre la marchandise . La marchandise
ennemie sous pavillon neutre est neutre , comme la marchandise
neutre , sous pavillon ennemi , est ennemie.
" Les seules marchandises que ne couvre pas le pavillon
sont les marchandises de contrebande , et les seules marchandises
de contrebande sont les armes et les munitions
de guerre..
Toute visite d'un bâtiment neutre par un bâtiment
armé ne peut être faite que par un petit nombre d'hommes,
le bâtiment armé se tenant hors de la portée du canon .
» Tout bâtiment neutre peut commercer d'un port ennemi
à un port ennemi , et d'un port ennemi à un port
neutre .
Les seuls ports exceptés sont les ports réellement bloqués
, et les ports réellement bloqués sont ceux qui sont
investis , assiégés , en prévention d'être pris , et dans lesquels
un bâtiment de commerce ne pourrait entrer sans
danger.
568 MERCURE DE FRANCE ,
99
Telles sont les obligations des puissances belligérantes
envers les puissances neutres ; tels sont les droits réciproques
des unes et des autres ; telles sont les maximes consacrées
par les traités qui forment le droit public des nations .
Souvent l'Angleterre osa tenter d'y substituer des règles
arbitraires et tyranniques . Ses injustes prétentions furent
repoussées par tous les gouvernemens sensibles à la voix de
l'honneur et à l'intérêt de leurs peuples . Elle se vit constamment
forcée de reconnaître dans ses traités les principes
qu'elle voulait détruire , et quand la paix d'Amiens fut
violée , la législation maritime reposait encore sur ses anciennes
bases .
» Par la suite des événemens , la marine anglaise se
trouva plus nombreuse que toutes les forces des autres
puissances maritimes . L'Angleterre jugea alors que le moment
était arrivé où , n'ayant rien à craindre , elle pouvait
tout oser . Elle résolut aussitôt de soumettre la navigation
de toutes les mers aux mêmes lois que celle de la Tamise
.
Ce fut en 1806 que commença l'exécution de ce système
qui tendait à faire fléchir la loi commune des nations
devant les ordres du conseil et les réglemens de l'amirauté
de Londres ..
La déclaration du 16 mai anéantit d'un seul mot les
droits de tous les états maritimes , mit en interdit de vastes
côtes et des empires entiers . De ce moment l'Angleterre ne
reconnut plus de neutres sur les mers .
Les arrêts de 1807 imposèrent à tout navire l'obligation
de relâcher dans un port anglais , quelle que fût sa destination
, de payer un tribut à l'Angleterre , et de soumettre sa
cargaison aux tarifs de ses douanes .
" Par la déclaration de 1806 , toute navigation avait été
interdite aux neutres ; par les arrêts de 1807 , la faculté de
naviguer leur fut rendue , mais ils ne durent en faire usage
que pour le service du commerce anglais , dans les combi
naisons de son intérêt et à son profit .
19
Le gouvernement anglais arrachait ainsi le masque
dont il avait couvert ses projets , proclamait la domination
universelle des mers regardait tous les peuples comme
ses tributaires , et imposait au Continent les frais de la
guerre qu'il entretenait contre lui.
Ces mesures inouies excitèrent une indignation gé
nérale parmi les puissances qui avaient conservé le sentiment
de leur indépendance et de leurs droits ; mais à LonMARS
1812 . 569
dres , elles portèrent au plus haut degré d'exaltation l'orgueil
national ; elles montrèrent au peuple anglais un
avenir riche des plus brillantes espérances . Son commerce ,
son industrie devaient être désormais sans concurrence
les produits des deux Mondes devaient affluer dans ses
ports , faire hommage à la souveraineté maritime et commerciale
de l'Angleterre , en lui payant un droit d'octroi ,
et parvenir ensuite aux autres nations , chargés de frais
énormes dont les seules marchandises anglaises auraieht
été affranchies ."
2
» V. M. aperçut d'an coup- d'oeil les maux dont le Continent
était menacé . Elle en saisit aussitôt le remède . Elle
anéantit par ses décrets cette entreprise fastueuse , injuste
attentatoire à l'indépendance de tous les Etats et aux droits
de tous les peuples.
" Le décret de Berlin répondit à la déclaration de 1806.
Le blocus des Isles-Britanniques fut opposé au blocus
imaginaire établi par l'Angleterre .
Le décret de Milan répondit aux arrêts de 1807 : il
déclara dénationalisé tout bâtiment neutre qui se soumettrait
à la législation anglaise , soit en touchant dans un
port anglais , soit en payant tribut à l'Angleterre , et qui'
renoncerait ainsi à l'indépendance et aux droits de son pa
villon toutes les marchandises du commerce et de l'industrie
de l'Angleterre furent bloquées dans les Isles -Britanniques
; le systême continental les exila du Continent .
Jamais acte de réprésailles n'atteignit son objet d'une
manière plus prompte , plus sûre , plus victorieuse . Les
décrets de Berlin et de Milan tournèrent contre l'Angleterre
les armes qu'elle dirigeait contre le commerce universel .
Cette source de prospérité commerciale qu'elle croyait si
abondante , devint une source de calamités pour le commerce
anglais ; au lieu de ces tributs qui devaient enrichir
te trésor , le discrédit , toujours croissant , frappa la fortune
de l'État et celle des particuliers .
Dès que les décrets de V. M. parurent , tout le Continent
prévit que tels en seraient les résultats s'ils recevaient
leur entière exécution ; mais , quelqu'accoutumée que fat
l'Europe à voir le succès couronner vos entreprises , elle
avait peine à concevoir par quels nouveaux prodiges V. M.
réaliserait les grands desseins qui ont été si rapidement accomplis
. Votre Majesté s'arma de toute sa puissance , rien
ne la détourna de son but. La Hollande , les villes anséatiques
, les côtes qui unissent le Zuyderzée à la mer Balti
570
MERCURE DE FRANCE ,
que , durent être réunies à la France et soumises à la mê
administration et aux mêmes réglemens : conséquence
immédiate , inévitable de la législation du gouvernement
anglais . Des considérations d'aucun genre ne pouvaient
balancer dans l'esprit de Votre Majesté , le premier intérêt
de son Empire.
ก
Elle ne tarda pas à recueillir les avantages de cette
importante résolution . Depuis quinze mois , c'est- à-dire
depuis le sénatus -consulte de réunion , les décrets de V. M.
ont pesé de tout leur poids sur l'Angleterre . Elle se flattait
d'envahir le commerce du monde et son commerce devenu
un agiotage ne se fait qu'au moyen de 20,000 licens
ces délivrées chaque année : forcée d'obéir à la loi de la
nécessité , elle renonce ainsi à son acte de navigation ,
premier fondement de sa puissance . Elle prétendait à la
domination universelle des mers , et la navigation est inferdite
à ses vaisseaux repoussés de tous les ports du Continent
; elle voulait enrichir son trésor des tributs que lui
paierait l'Europe , et l'Europe s'est soustraite non - seulement
à ses prétentions injurieuses , mais encore aux tributs
qu'elle payait à son industrie ; ses villes de fabrique sont
devenues désertes ;; la détresse a succédé à une prospérité
jusqu'alors toujours croissante ; la disparution alarmante
du numéraire et la privation absolue du travail altèrent
journellement la tranquillité publique . Tels sont pour l'An
gleterre les résultats de ses tentatives imprudentes . Elle reconnaît
déjà et elle reconnaîtra tous les jours davantage
qu'il n'y a de salut pour elle que dans le retour à la jusfice
et aux principes du droit des gens , et qu'elle ne peut
participer aux bienfaits de la neutralité des ports , qu'autant
qu'elle laissera les neutres profiter de la neutralité de
leur pavillon, Mais jusqu'alors et tant que les arrêts du
Conseil britannique ne seront pas rapportés , et les principes
du traité d'Utrecht envers les neutres remis en vigueur ,
les décrets de Berlin et de Milan doivent subsister pour les
puissances qui laisseront dénationaliser leur pavillon . Les
ports du Continent ne doivent s'ouvrir ni aux pavillons dé◄
pationalisés ni aux marchandises anglaises .
ช
Il ne faut pas le dissimuler ; pour maintenir sans atteintes
ce grand système , il est nécessaire que V. M. emploie
les moyens puissans qui appartiennent à son Empire ,
et trouve dans ses sujets, cette assistance qu'elle ne leur demanda
jamais en vain . Il faut que toutes les forces disponibles
de la France puissent se porter par-tout où le
MARS 1813 .
57
pavillon anglais et les pavillons dénationalisés , ou con
voyés par les bâtimens de guerre de l'Angleterre , voudraient
aborder. Une armée spéciale exclusivement chargée de la
garde de nos vastes côtes , de nos arsenaux maritimes et
du triple rang
de forteresses qui couvre nos frontières ,
doit répondre à V. M. de la sûreté du territoire confié à sa
valeur et à sa fidélité ; elle rendra à leur belle destinée ces
braves accoutumés à combattre et à vaincre sous les yeux
de V. M. pour la défense des droits politiques et de la sû
reté extérieure de l'Empire. Les dépôts même des corps ne
seront plus détournés de l'utile destination d'entretenir le
personnel et le matériel de vos armées actives . Les forces
de V. M. seront ainsi constamment maintenues sur le pied
le plus formidable , et le territoire français protégé par un
établissement permanent que conseillent l'intérêt , la politique
et la dignité de l'Empire , se trouvera dans une situation
telle qu'il méritera plus que jamais le titre d'inviolable
et de sacré.
" Dès long-tems le Gouvernement actuel de l'Angleterre
a proclamé la guerre perpétuelle , projet affreux dont l'ambition
même la plus effrénée n'aurait pas osé convenir , et
dont une jactance présomptueuse pouvait seule laisser
échapper l'aveu ; projet affreux qui se réaliserait cependant ,
si la France ne devait espérer que des engagemens sans
garantie , d'une durée incertaine et plus désastreux que la
guerre même.
" LaLa paix , Sire , que V. M. , au milieu de sa toutepuissance
, a si souvent offerte à ses ennemis , couronnera
vos glorieux travaux , si l'Angleterre exilée du Continent
avec persévérance , et séparée de tous les Etats
dont elle a violé l'indépendance , consent à rentrer enfin,
dans les principes qui fondent la société européenne , à reconnaître
la lor dès nations , à respecter les droits consacrés
par le traité d'Utrecht.
n
En attendant , le peuple français dóit rester armé.
L'honneur le commande , l'intérêt , les droits , l'indépendance
des peuples engagés dans la même cause , et un
oracle plus sûr encore , souvent émané de la bouche même
de V. M. , en fout une loi impérieuse et sacrée. n
Le ministre de la guerre a ensuite été entendu ; il a fait
précéder les détails nécessaires à l'exposition des motifs du
sénatus-consulte présenté , de ces paroles remarquables :
Sire , la plus grande partie des troupes de V. M. sont
appelées hors du territoire pour la défense des grands inté
572
MERCURE
DE FRANCE
,
rêts qui doivent assurer la prépondérance de l'Empire , et
maintenir les décrets de Berlin et de Milan , si funestes à
l'Angleterre . Il y a à peine quinze mois que le système
continental est en exécution , et déjà l'Angleterre est aux
abois . Sans des circonstances que V. M. ne devait pas calculer,
peut-être que déjà ce court espace de tems aurait vu
s'anéantir entièrement la prospérité de l'Angleterre , et
que des convulsions se seraient fait sentir dans son intérieur
, qui auraient achevé de décréditer la faction de la
guerre et appelé à l'administration des hommes modérés
et amis de la justice . "
Lorsqu'on voit , ajoute le ministre , des armées aussi
nombreuses hors de toutes les frontières , il pourrait être
permis aux citoyens de concevoir des inquiétudes sur la
défense des établissemens intérieurs ; ces inquiétudes seules
sont contraires à la dignité de l'Empire . Par les lois constitutionnelles
, la garde nationale est spécialement chargée
de la garde des frontières , de celle des établissemens maritimes
, de nos arsenaux , de nos places fortes , mais la
garde nationale ne peut être mise en permanence que pour
un service local et momentané .
En divisant la garde nationale en trois bans , et en
composant le premier de tous les conscrits des six dernières
classes , c'est- à - dire de ceux de vingt à vingt-six ans,
qui n'ont pas été appelés à l'armée active ; le second , des
hommes de vingt-six à quarante ans , et l'arrière -ban , des
hommes de quarante à soixante , on pourra confier au
premier ban le service actif : le deuxième et le troisième
n'auront alors qu'un service de réserve tout - à - fait local et
de police intérieure . Telle est la substance des vues dans le
développement desquels le ministre entre en poursuivant
son rapport. Voici le sénatus- consulte présenté :
Art. Ier . La garde nationale de l'Empire se divise en premier ban
second ban , et arrière -ban.
II. Le premier ban de la garde nationale se compose des hommes
de vingt à vingt-six ans , qui appartenant aux six dernières classes de
la conscription , mises en activité , n'ont point été appelés à l'armée
active , lorsque ces classes ont fourni leur contingent.
A
III . Le second ban se compose de tous les hommes vàlides depuis
l'âge de vingt- six ans jusqu'à l'âge de quarante ans , qui ne font point
partie du premier ban.
IV. L'arrière -ban se compose de tous les hommes valides de
rante à soixante ans .
quaMARS
1812 . 573
V. Les hommes composant les cohortes du premier ban de la garde
nationale se renouvellent par sixième , chaque année ; à cet effet
ceux de la plus ancienne classe sont remplacés par les hommes de la
conscription de l'année courante .
•
VI. Jusqu'à ce qu'il ait été pourvu , par un sénatus - consulte , à
l'organisation du second ban et de l'arrière -ban , les lois relatives à la
garde nationale sont maintenues en vigueur.
VII . Le premier ban de la garde nationale ne doit point sortir du
territoire de l'Empire ; il est exclusivement destiné à la garde des
frontières , à la police intérieure et à la conservation des grands dé→
pôts maritimes , arsenaux et places fortes .
VIII . Cent cohortes du premier ban de la garde nationale sont mises
à la disposition du ministre de la guerre.
"
X
IX. Les hommes destinés à former ces cohortes seront pris , conformément
à l'article II du présent sénatus - consulte , sur les classes de
la conscription de 1807 , 1808 , 1809 , 1810 , 1811 et 1812 .
X. Les hommes appartenant aux classes de 1807 , 1808 , 1809 , 1810 ,
1811 et 1812 , qui se sont mariés antérieurement à la publication du
présent sénatus- consulte , ne seront pas désignés pour faire partie de
la cohorte du premier ban de la garde nationale .
XI . Le renouvellement des classes de 1807 et 1808 aura lieu pour
la première fois en 1814 par la conscription de 1813 et de 1814.
Le Sénat a délibéré sur le projet de sénatus-consulte , et
dans sa séance du 13 , sur le rapport d'une commission
spéciale dont M. le comte de Lacepède a été l'organe , le
sénatus -consulte a été adopté à la presqu'unanimité.
L'ordre de la promulgation de ce sénatus -consulte a été
donné le 14 au palais de l'Elysée . Le même jour le décret
d'organisation a été rendu.
Le décret réduit à 88 cohortes le nombre de celles mises
à la disposition du ministre de la guerre , le gouvernement
se réservant de lever les 12 autres , s'il y a lieu . Le contingent
entre les départemens désignés au tableau est réparti
entre les classes de 1807 , 1808 , 1809 , 1810 , 1811 et 1812 ,
proportionnellement au nombre des conscrits restant disponibles
dans chaque classe . L'appel aura lieu d'après
l'ordre des numéros obtenus lors du tirage de chaque classe .
Ceux qui ont fourni un remplaçant actuellement existant
à l'armée active seront considérés comme faisant partie du
deuxième ban .
Le conseil de recrutement examinera les hommes applés
même parmi ceux réformés précédemment ; il réformera
574
MERCURE DE FRANCE ;
ceux qu'il jugera hors d'état de servir ; il accordera l'exemp
fion , l'exception et le placement à la fin du dépôt à ceux
qui y auront droit ; il recevra les substitués et les suppléans
que les hommes appelés demanderont à fournir. Les réudions
pour la formation auront lieu au chef- lieu de la division
militaire. Les premiers départs devront être effectués
au 15 avril , les derniers au 30 du même mois .
Toutes les lois repressives relatives à la conscription
sont applicables aux hommes appelés pour la formation des
cohortes,
L'uniforme sera le même que celui de l'infanterie de
ligne. Les marques distinctives seront blanches , les bontons
porteront les mots : premier ban de la garde nationale
de l'Empire. Des compagnies de voltigeurs et de grenadiers
seront formées dans les cohortes lorsqu'elles se seront rendus
dignes de cette distinction par leur discipline et leur
instruction . Un aigle par chaque brigade sera le prix du
compte rendu à S. M. de la bonne organisation des cohortes .
Des inspecteurs -généraux seront désignés pour procéder à
la formation des cohortes . Les officiers et sous - officiers des
cohortes pourront être pris parmi les officiers , sous -offciers
et soldats jouissant de la solde de retraite ou retirés
sans pensions , valides et en état de faire le service .
1 Le tableau annexé au décret indique les départemens
sujets à l'appel. Les plus forts contingens sont de 888
hommes.
Tel est l'ensemble des dispositions qui étaient indispensables
pour organiser régulièrement la défense intérieure
de l'Empire , tandis qu'au- dehors nos phalanges victorieuses
pourront accomplir au premier signal les ordres qui leur
seront donnés , sans être distraites de ce noble but par la
nécessité de veiller sur les points laissés derrière elles . Telle
est l'attitude dans laquelle la France sera prête à marcher
contre ses ennemis , ou à les attendre devant ses ports , ses
établissemens , ses arsenaux , sur ses côtes et sur la ligne
de ses frontières . C'est ainsi que la prévoyance sans laquelle
le courage , le génie même se trouveraient dans la dépen
dance de la fortune , sait calculer le but et les moyens , les
événemens et les résultats , les obstacles et les ressources ;
c'est ainsi qu'un gouvernement qui a embrassé d'un coupd'oeil
l'étendue et les élémens du système qu'on le force de
suivre , en régularisant à l'avance la destination et la répartition
de ses forces , rend leur appel et leur exercice moins
1
MARS 1812 . 5-5
onéreux , évite les mesures précipitées , les désordres et les
abus qui en sont inséparables , et adoucit autant que possisible
les charges de la défense commune en les distribuant
également , en les assignant à propos ; c'est ainsi que la
puissance de l'Empire devait se montrer égale à la franchise
de sa politique , et que les ordres du cabinet de France des
vaient répondre aux ordres du conseil anglais .
Le Moniteur vient de publier dans deux numéros succes
sifs l'extrait de la volumineuse correspondance du général
Blake , président de la junte insurrectionnelle de Cadix.
aujourd'hui prisonnier en France ; ces extraits roulent sur
les affaires qui ont précédé la reddition de Valence aux
armes de S. M. , et sur la reddition même de cette place
importante ; ils ont cela d'intéressant qu'ils établissent par
leur conformité l'exactitude et la fidélité des relations françaises
, qu'on y trouve à chaque ligne l'aveu dans la bouche
des ennemis de l'immense supériorité de l'infanterie et de
la cavalerie impériale , et la preuve que les Français euxmêmes
ne peuvent pas porter plus de haine que les Espagnols
insurgés , aux Anglais qui les arment , les traînent
au combat et les abandonnent à leurs propres forces , le
jour où il faudrait les guider et les soutenir .
S.
"
ANNONCES.
Almanach de l'Université impériale , pour; 1813. (3ª année. ) Uki
vol. in- 18 de 506 pages . Prix , 2 fr. 50 c . , et 3 fr. 50 o, frane de port.
Chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université impériale , quai des- Augustins
, no 33.
Cet Almanach contient les noms de MM. les Titulaires , Conseillers
et Inspecteurs -généraux de l'Université ; l'organisation des bureaux de
l'administration centrale et leurs attributions ; les académies, les faeultés
, lycées , colléges , écoles secondaires ecclésiastiques , institu
tions et pensions , avec la nomenclature de tous les fonctionnaires ,
administrateurs , professeurs , principaux , régens et instituteurs qui
sont attachés ; l'installation des facultés de Théologie , des Sciences
et des Lettres de l'académie de Paris ; et les distributions solennelles
des prix , tant à la faculté de Médecine et au concours général des
quatre lycées de la capitale , que dans les divers lycées de l'Empire en
J
576 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812.
rhétorique et en mathématiques . On y a joint les décrets et réglemens
impériaux rendus dans le cours de 1811 , ainsi que les statuts , réglemens
et arrêtés pris en conseil de l'Université , sur tout ce qui inté→
resse l'enseignement , l'administration et la police des établissemens
d'instruction dans tout l'Empire ; enfin les écoles spéciales et de service
public dans lesquelles sont admis les élèves des lycées en subissant les
examens et concours prescrits , etc. L'Almanach de chaque année ve
peut contenir que les décrets , statuts et réglemens publiés dans le
cours de l'année précédente ; mais il est facile de s'en procurer la collection
, en réunissant les Almanach des années 1810 , 1811 qui se
trouvent chez le même Libraire .
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sur les changemensfaits par M. Jullien à son appareil pour transvaser
les vins, et sur une nouvelle application de son tube aérifère . Brochure
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miss Owenson. Quatre vol . in - 12 . Prix , 8 fr . , et 10 fr. 50 c. franc
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auteur de Quelques idées nouvelles sur le système de l'univers . Brochure
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Pont-de-Lodi , n° 3 , et Palais-Royal , galerie de bois ; et chez l'auteur
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556 , 14 mars 1812 , se vend chez Guillaume , libraire , place
Saint- Germain-l'Auxerrois , no II ; Déterville , libraire , rue Hautefeuille
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گ ن
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MERCURE
DE FRANCE .
N° DLVIII . - Samedi 28 Mars 1812 .
POÉSIE.
L'ANNIVERSAIRE
DE LA NAISSANCE DU ROI DE ROME .
LES champs du ciel brillaient et de pourpre et d'azur ;
Et l'astre d'Orient , sur les pas de l'année
Ramenant pour la France une illustre journée ,
Se levait dans les airs plus riant et plus pur.
En ces instans , du haut de la voûte sacrée
On dit que de nos murs la patrone adorée ,
Invisible , s'ouvrit un lumineux chemin ,
Et descendit vers nous , des palmes à la main.
Dans ses yeux rayonnaient la joie et l'espérance
La rose des vallons parait encor son sein ;
Et les abeilles d'or , attributs de la France ,
Voltigeaient autour d'elle en bourdonnant essaim .
Elle a touché la terre , et sa sainte houlette
Ouvre devant ses pas la royale retraite .
LOUISE Sommeillait sous l'or de ces lambris :
L'illusion d'un songe à ses sens attendris
Venait de retracer les heures de souffrance
DEPT
DE
LA
5 .
SEINE
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Où ses larmes payaient le bonheur de la France.
Rendue à ces momens si cruels et si doux ,
Elle voyait encor la pâleur d'un époux ;
Elle entendait encor ce cri : Sauvez la MÈRE ! ……….
« Jeune Reine , lui dit la céleste bergère ,
Lève-toi , viens au temple , en ce jour solennel ,
Présenter avec moi ton fils à l'Eternel.
Je protégeais ce fils , même avant sa naissance :
Pour lui , dans tes jardins de parfums embaumés ,
Des soleils du printems je hâte l'influence ;
Et mes agneaux chéris , symbole d'innocence ,
En paisibles coursiers désormais transformés ,
Guident le char propice où son auguste enfance
Captive le regard des habitans charmés.
J'ai fêté dans les cieux ta pompe nuptiale :
Un jour , je reviendrai sur le front de ton fils
Etendre , de mes mains , cette onction royale
Que des cieux autrefois j'apportai pour Clovis . »
Elle dit , et posant la palme tutélaire
Sur ce berceau chargé des destins de la terre
Remonte avec lenteur aux éternels parvis .
Des prophètes sacrés la foule réunie
Redit ses plus beaux chants d'allégresse et d'amour ,
Et des lyres du ciel l'ineffable harmonie
De l'instant fortuné salua le retour.
Jérémie , essuyant ses larmes prophétiques ,
De sa Jérusalem oublia les malheurs ;
Il chantait , et sa harpe aux lugubres cantiques
Pour la première fois se couronna de fleurs
Par M. MILLEVOYE. -
IMITATION DU PSAUME CXXXVI ;
Superflumina Babylonis , etc. (1)
Aux rives du fleuve azuré
Qu'enferme Babylone en sa superbe enceinte ,
Nous nous sommes assis , et nous avons pleuré ,
En songeant à la Cité sainte.
(1) Cette imitation est tirée d'un ouvrage intitulé : Néïla , histoire
du douzième siècle , qui va paraître incessamment.
MARS 1812 . 579
"
Aux saules de ces bords affreux ,
Nous avons suspendu nos harpes prophétiques :
Plus de chants ; c'est en vain qu'un maître impéricux
Voulut entendre nos cantiques .
Ceux qui nous ont chargés de fers ,
Qui nous ont arrachés d'une terre chérie ,
« Chantez , nous disaient- ils , chantez dans nos concerts
» Les hymnes de votre patrie . »
Chanter les hymnes du Seigneur ,
Sur la terre étrangère , au sein du peuple impie ,
Courbés sous l'esclavage , abreuvés de douleur ,
Oubliant Solyme asservie………….
Non , jamais !.... Plutôt mille fois
Que ma main dans l'oubli languisse desséchée !
A mon palais brûlant que , sans force et sans voix ,
Ma langue demeure attachée ;
Si de mon triste souvenir
Tu peux , chère Sion , un moment disparaître ,
Si j'ai quelqu'autre objet de joie ou de désir
Que le jour où tu dois renaître !
Dans ce jour à nos nos voeux promis
Où se relèvera ta ville bien aimée ,
Souviens-toi , Dieu du Ciel , de nos fiers ennemis ,
Des fils cruels de l'Idumée !
Leurs cris , sur nos débris fumans ,
Rappelaient des vainqueurs la fureur amortie :
« Détruisez , détruisez !.... jusqu'en ses fondemens ,
» Que Sion tombe anéantie ! »
Et toi qu'enivre ta splendeur ,
Babylone ! ce jour te verra misérable :
« Heureux , s'écriera-t-on , bien heureux le vengeur ,
>> Comme elle atroce , inexorable ,
» Qui , foulant ses toits embrâsés ,
Lui rendra tous les maux que nous fit l'insolente,
» Et saisissant ses fils , de leurs membres brisés
» Couvrira la roche sanglante ! »> {
EUSEBE SALVERTE.
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
LONGCHAMP .
Elégie extraite du troisième livre des AMOURS A ELÉONORE .
L'HIVER s'enfuit , et sous d'autres climats
Il va porter ses ennuis , sa tristesse ,
Et ses glaçons et ses frimas :
Flore ici reparaît brillante de jeunesse .
Dans nos bosquets long- tems déserts
Le chantre du matin prélude à ses concerts ;
On jouit des beaux jours que Zéphire ramène ;
La terre s'ouvre à son haleine ; (1 ) ´
D'espoir , d'amour tout paraît enivré ,
Et moi seul je gémis encore ,
Moi que le sort a séparé
De mon bonheur , de mon Eléonore.
Pour me distraire et tromper mes regrets
Sous l'ombrage naissant qui pare nos forêts ,
Ou sur l'émail de ces belles prairies
1
Que Plutus enlève à Cérès ,
Irai-je me livrer aux douces rêveries ?
Irai- je à ce Longchamp où chacun veut briller
Par un vain luxe et par son impudence ?
Irai-je voir follement étaler
Les perles , les bijoux de l'altière opulence ?
Irai-je voir d'impudiques Vénus
Eclipser des vierges modestes ?
Se
Irai-je voir nos parvenus
pavaner dans les chars les plus festes ?
Irai -je voir ces femmes à vapeurs ,
Et ces coquettes surapnées
Qui savent depuis trente années.
Affronter les regards des malins spectateurs ;
Et ces prudes infortunées
Que ne ménage point la langue des censeurs ?
Voudrais-je y montrer mon adresse
Et déployer aux yeux d'un public hébêté
(1) Lawani arva sinus ........ VIRG.
MARS 1812 . 581
De mon cou rsier la nerveuse souplesse ,
Et son audace et sa légèreté ?
Qu'un autre enorgueilli de fournir le modèle
D'un costume élégant , d'une mode nouvelle ,
Aux badauds de Longchamp affiche avec éclat
Et les faiblesses d'une belle
Et l'indiscrétion d'un fat ! 1.
Dans mes goûts , plus simple et plus sage ,
O que j'aimerais mieux au fond de mon village
Me reposer auprès des noisetiers
Dont Adolphe chérit et les fruits et l'ombrage ,
Que d'aller promener mes ennuis casaniers
Dans les riches panneaux d'un brillant équipage !
De ces plaisirs bruyans mon esprit peu flatté
Ne saurait à présent partager l'allégresse ;
Loin de l'objet de ma tendresse
Tout spectacle est désenchanté.
AUG. DE LABOUÏSSE.
ÉNIGME .
S'il n'est malade , ivre ou boîteux ,
Pourvu qu'il ait un de ses yeux ,
Et que d'ailleurs rien ne l'arrête ,
L'homme avec ses deux pieds marche droit devant lui.
A son gré , ce sera demain comme aujourd'hui.
Le cheval , qui n'est qu'une bête ,
Avec ses quatre pieds en fera bien autant ,
Lorsqu'on ne voudra pas le conduire autrement.
Moi qui ne suis ni l'un , ni l'autre , et ne puis l'être ,
A qui , dès qu'on me donna l'être ,
De six pieds on fit le présent ,
A plus forte raison , et très -conséquemment ,
Je pourrais , semble - t- il , avoir la même allure ,
Mieux qu'eux encor suivre le droit chemin ,
C'est le premier qu'à tous indique la nature .
Mais point du tout . Mon bizarre destin
Me prescrit une marchie oblique , tortueuse
Inégale , capricieuse .
De l'une à l'autre extrémité ,
582 MERCURE DE FRANCE ,
Je vais à droite , à gauche , en travers , de côté ,
C'est-à-dire en tous sens. En sait-on bien la cause?
Qu'elle soit véritable ou non , je la suppose.
D'abord de mes six pieds les rapports sont plaisans.
De quelques -uns la forme est singulière.
Deux sont d'une façon , deux d'une autre manière ,
Et deux entr'eux sont différens .
Hé ! comment aller droit avec cette tournure ?
De mes six pieds la liaison
Forme pourtant mon tout dont l'origine est sûre.
Lecteur , crois en tes yeux , ta langue et ta raison ;
Car je vais d'un seul mot fixer ta conjecture .
Comme je ne dirai que la vérité pnre ,
Rien de plus clair pour toi que mon assertion.
Lis bien : Mon nom exprime et trace mafigure ,
Ou mafigurefit imaginer mon nom.
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers
LOGOGRIPHE
QUOIQUE du genre féminin ,
Je ne suis ni ferme , ni fille.
Il est pourtant de mon destin
D'être une mère de famille ,
Car je fais des enfans d'esprit
Bons à devenir des grands- hommes
Par mon art qui , sans contredit ,
Est le premier des arts au beau siècle où nous sommes.
J'ai dix-neuf pieds , lecteur , cherche à me deviner.
Décompose mon être : il pourra te donner
Ce qu'il ne faut ni désirer , ni craindre ;
Un traître qui se vend et qui doit savoir feindre ;
L'art de classer et compter tes aïeux ;
Des trois parques la plus cruelle ;
De l'hydre le marais fameux ;
L'objet chéri de l'épouse infidelle-;
Un empereur et roi , des héros le modèle ;
Le gouvernail de ton vaisseau ;
Ce qui nous distingue des bêtes ;
Un synonyme de tempête ;
MARS 1812 . 583
Un mouillage où l'on veut de l'eau ;
Une sorte d'herbe qui pique ; +
Ce qui nous donne ou nous indique
L'air aisé , le goût , le bon ton ;
La muse du genre lyrique ;
Le plus sage des rois au siége d'Ilion ;
Le nom ' qu'eut autrefois la mer Adriatique ;
D'Athènes le législateur ;
Ce que le peuple paye , et non sans quelque humeur ;"
Cette puissance en ta personne
Qui conçoit , invente et raisonne ;
Cinq cent cinquante substantifs
De tout genre et de toute espèce ;
Vingt-trois départemens ; six pronoms possessifs ;
Minerve sous le nom d'un sage de la Grèce ;
Un féroce animal ; six prépositions ;
Trois noms de nombre indéclinable ;
Quatre royaumes ; deux saisons ;
Six rois ; un pape ; une fleur agréable ;
Le Dieu des flots ; trente-neuf adjectifs ;
La mère d'Apollon ; einq notes de musique ;
Le plus doux de nos purgatifs ;
L'instituteur le moins scientifique ;
Un philosophe né pour l'honneur de l'Attique ;
La source de toutes les eaux ;
Un composé de différens métaux ;
Huit fleuves ; trois poissons ; cinquante- quatre villes ;
Le Dieu des combats ; dix oiseaux ;
Un grand prêtre ; trois saints ; deux proconsuls ; quatre îles ;
Un juge du Ténare ; un breuvage mortel ;
La déesse des fruits ; de plus , soixante verbes ;
Le grand régulateur des tribus d'Israël ;
Une des Grâces ; dix adverbes ;
Deux nymphes ; un noir Africain ;
Un monstre couronné , parricide , inhumain ;
Deux métaux précieux qu'on désire sans cesse ;
De l'âge d'or la charmante déesse ;
D'Apollon , des Neuf-Soeurs le langage divin ;
Sur la peau d'un malade une croûte funeste ;
Le cruel assassin des enfans de Thieste ;
Le puissant protecteur du fugitif Tarquin ;
584 MERCURE DE FRANCE, MARS 1812.
fin lecteur
, un animal immonde;
Une des quatre parts du monde ,
Et l'art de disséquer un scapel à la main .
BONNARD , ancien militaire.
CHARADE.
QU'EST-CE que le premier ? une conjonction
Dite causale ou causative ,
Attendu qu'elle sert à marquer la raison
De toute proposition
Affirmative
Ou négative..
Qu'est- ce que ledernier ? c'est , vous dira Purgon ,
La moëlle d'un fruit en forme de bâton ,
Qui dans ce pays nous arrive
Par les Echelles du Levant ,
Et que nous employons souvent
Pour sa vertu doucement laxative.
Sans vous tenir le bec dans l'eau ,
Ni trop me creuser le cerveau ,
Voici ce qu'est le tout . Lorsque d'une main leste ,
Vous avez détaché sur un chapon du Mans
Les ailes , le croupion , les cuisses et les blancs ,
Ce tout , lecteur , est ce qui reste.
Il peut amuser, les friands ;
Mais je gage que les gourmands
Ne vous en donnent pas un zeste.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Conserves.
Celui du Logogriphe est Plainte , dans le quel on trouve : plante .
Celui de la Charade est Assaut.
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS ,
ESSAIS METAPHYSIQUES ET MATHÉMATIQUES SUR LE HASARD ,
sur les Lois qui le régissent , sur l'Analyse de ces
Lois , et sur l'Application dont elles sont susceptibles
aux principaux Jeux de Hasard actuellement en
usage ; Ouvrage mis à la portée des personnes les
moins exercées aux calculs analytiques , et qui donnera
à celles de ces personnes qui se livrent à des spéculations
en ce genre , la juste mesure de leurs chances ,
tant favorables que défavorables , ainsi que des risques
attachés à l'exécution de leurs différens systèmes ; par
FRANÇOIS CORBAUX junior , auteur du Dictionnaire
des Arbitrages de Changes . PREMIÈRE PARTIE , contenant
les principes généraux , le développement des
lois relatives aux hasards composés de deux chances
égales , et leur application au Jeu de Trente- Un , pris
pour exemple des hasards de cette espèce. Avec cette
épigraphe :
Pour le mieux détester , apprends à le connaître.
VOLT. Mahom . act . II , sc . IV .
-
Cette première partie se compose de deux vol . in -8 ° ,
imprimés sur papier grand- raisin fin d'Auvergne
dont le premier est actuellement en vente ( 1 ) .
Paris , chez l'Auteur , rue de la Sourdière , nº 19 ; et
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , n° 23 .
IL y a quelques années que le même auteur a donné
son Dictionnaire des Arbitrages de changes ; ouvrage
qui traite des différens systèmes monétaires de l'Europe ,
(1) Le second est prêt à mettre sous presse . Prix de chaque volume
, 12 fr . , et 13 fr . 50 c . franc de port . Les particuliers qui , en
prenant le premier volume , souscriront pour le second , aux adresses
ci- dessus , ne paieront que 20 fr. au lieu de 24 fr . On est prié d'affranchir
lettres et argent.
586 MERCURE DE FRANCE ,
de la circulation de l'argent , de celle du crédit com
mercial , et qui a réuni les suffrages du public ,
tant en France que dans l'étranger. Aujourd'hui ,
M. Corbaux , donnant à ses talens un nouvelle direction
, et paraissant avoir conservé une vocation particulière
pour les travaux de calcul d'un genre pénible ,
vient de publier le premier volume de ses Essais sur
le hasard. Beaucoup d'autres ouvrages avaient déjà
traité des chances , des probabilités et des calculs qui
leur sont relatifs ; mais celui- ci est entièrement neuf,
tant sous le rapport des idées qu'il renferme , que de
la manière de les exposer , et du plan que l'auteur s'est
tracé. Il nous dit lui-même , qu'il n'a pas eu l'intention
de faire un ouvrage élémentaire ; mais de rectifier les
notions vulgaires sur le hasard et sur les résultats qui
en proviennent : voyons si , en effet , il a réussi en cela ,
et ce qu'il nous apprend de ce que nous ne connoissions
pas encore .
Dans son premier chapitre , qui pourra paraître un
peu abstrait à beaucoup de monde , M. Corbaux , après
avoir très bien défini le hasard , dans le sens métaphysique
de cette expression , le considère comme une mécanique
invisible , dont les ressorts et les rouages sont
combinés de manière à produire des effets assez régu
liers pour que l'on puisse les calculer d'avance , et à
bien peu de chose près , eu égard à une infinité de
rapports ou d'aspects différens sous lesquels ces effets
du hasard sont susceptibles d'être considérés . Selon
lui , l'équilibre des effets produits par les épreuves suc
cessives du hasard , est la conséquence de deux forces
constamment opposées entr'elles , et qui sont analogues
à celles de la projection et de la gravitation , qui maintiennent
les corps célestes dans leurs orbites respectifs
avec cette seule différence , que ces dernières agissent
simultanément , de manière à faire décrire à ces corps
des lignes courbes régulières , tandis que , dans le
hasard , les deux forces agissent alternativement , en
combinant toutefois leurs effets de la même manière ; et
cette différence serait la cause de toutes les variations
que l'on aperçoit dans les opérations du hasard , qui ne
MARS 1812. DATA 587
pourraient dès lors se régulariser que périodiquement
et à des intervalles inégaux .
Dans les trois chapitres suivans , l'auteur définit ce
que l'on doit entendre par certitude , en distinguant la
certitude absolue et la certitude relative ; il établit ce qui
constitue essentiellement l'égalité ou l'inégalité des chances;
il substitue à l'idée vague d'espérance morale , celle qui
est plus précise d'espérance mathématique , de probabilité
déterminée , ou de certitude relative . Il fait voir qu'on
se trompe souvent , en croyant que deux chances auraient
des probabilités égales d'être réalisées ; il distingue
par exemple , trois cas relatifs aux chances pair et
impair , dans l'un desquels l'avantage serait à parier
pour l'impair , dans un second desquels il serait au contraire
à parier pour le pair , et dans le troisième desquels
( le plus rare de tous ) il y aurait parité de probabilités
entre ces deux chances . Toutes les observations
de M. Corbaux , sur ces divers objets , sont judicieuses
et partent d'un esprit très - exercé sur la métaphysique
des calculs .
Dans les chapitres 5 et 6 , il parle de la passion du
jeu ; il fait voir jusqu'à quel point inconcevable elle
fausse le jugement des personnes qui malheureusement
y sont livrées , et nous présente le tableau hideux des
vices et des travers de l'esprit du plus grand nombre des
joueurs ; il expose sur-tout , avec beaucoup de sagacité ,
les différentes routes qui conduisent à des systèmes d'erreurs
, dans la recherche des moyens d'obtenir un avantage
constant et assuré dans les jeux de hasard , recherche
poursuivie par tant de gens à qui une imagination
échauffée tient lieu de science et de raison .
Les autres chapitres mettent en évidence les différentes
lois qui régissent les hasards composés de deux chançes
égales ; tant sous le rapport de la distribution qui
doit s'opérer des résultats individuels des épreuves successives
du hasard , entre ces deux chances considérées
purement et simplement , que sous celui de la distribution
de ces résultats considérés dans les chances collectives
que l'on peut représenter par différentes figures .
L'un des plus remarquables de ces chapitres est celui
588 MERCURE DE FRANCE ,
où il est démontré que les inégalités moyennes , qui se
manifestent éventuellement entre les quantités de résultats
obtenus respectivement par deux chances censées
égales , observent , dans leur accroissement indéfini et
par rapport à celui des nombres correspondans d'épreuves
du hasard dont résultent ces inégalités de distribution
, la même loi que celle des tems employés par les
corps ,
tombant parl'effet de la gravitation , par rapport
aux espaces que ces corps parcourent successivement
dans leur chute cette découverte vient à l'appui des
hypothèses mises en avant par l'auteur dans son pre- ·
mier chapitre . Dans les treizième , quatorzième et quinzième
, qui terminent ce premier volume , M. Corbaux
considère le hasard dans la distribution de ses résultats
entre les chances collectives , formées par la combinaison
des deux chances simples dont nous avons parlé et
qui , étant soumises à un nombre déterminé , d'épreuves
consécutives du hasard , sont susceptibles d'affecter une
variété plus ou moins grande de figures différentes ; il
établit à leur égard une loi de décrément , qui indique ,
pour toutes les périodes d'épreuves , le nombre de ces
chances ou combinaisons collectives qui ne seront pas
encore réalisées , et conséquemment le nombre de celles
qui l'auront été à ces périodes respectives ; et enfin une
dernière loi , qui détermine , pareillement pour.quelque
période que ce soit , les inégalités qui auront lieu dans
la distribution des résultats du hasard entre les diverses
chances qui doivent être comprises dans une même catégorie
, par la raison qu'elles ont originellement des
probabilités égales de se réaliser. Il détermine le maximum
et le minimum les plus probables , des quantités
de fois que seront respectivement réalisées les deux chances
les plus divergentes , c'est- à -dire , celles dont l'une
aura éventuellement été la plus favorisée et l'autre la
moins favorisée du sort. Un grand nombre de tableaux ,
qui accompagnent les chapitres dont nous venons de
présenter l'analyse , sont destinés à éviter au lecteur
des calculs longs , difficiles à exécuter et relatifs aux
chances des jeux de hasard . Un avertissement , placé à
à la suite de la table des matières , donne la notice du
MARS 1812 . 589
second volume , qui est destiné à paraître incessamment
et qui semble devoir être d'un grand intérêt .
En général , le style de l'ouvrage est correct et bien
adapté au sujet dont il traite. Les idées qu'il renfermé
sont parfaitement saines ; et l'auteur , guidé par le vés
ritable esprit d'analyse , nous paraît avoir mis beaucoup
de soin à ne pas se laisser entraîner par celui de sys-
L. B...
tème .
Moeurs , USAGES , COSTUMES DES OTTOMANS , ET ABRÉGÉ DE
LEUR HISTOIRE ; par A. L. CASTELLAN , auteur des Lettres
sur la Morée et sur Constantinople , avec des
éclaircissemens tirés d'ouvrages orientaux et communiqués
par M. LANGLÈS . Six vol . in- 18 , ornés de
72 planch . - Prix , papier ordinaire , 20 fr . , figures
coloriées 36 fr. , papier vélin 60 fr. A Paris ,
chez Nepveu , libr . passage des Panoramas , nº 26 .
-
DEPUIS trois siècles environ , on a publié un nombre
incalculable de livres destinés à nous tracer l'histoire ,
ou à nous peindre les moeurs des Othomans . La plupart
de ces livres sont oubliés aujourd'hui du public , et à
l'exception de cinq ou six , le reste n'est point lu et se
trouve relégué dans les bibliothèques des orientalistės ;
néanmoins nous sommes encore loin de bien connaître
ce peuple , jadis la terreur de la chrétienté . Quoique
Baudier , Vanel , de la Croix , Mignot , et beaucoup
d'autres , aient essayé d'en écrire l'histoire , nous ne
pouvons nous flatter de posséder sur ce sujet aucun ouvrage
dicté par une saine critique . Les littératures
allemande , italienne et espagnole , sont dans la même
pénurie . Chez les Anglais , Knolles a traité cette matière
avec plus d'étendue et d'exactitude que ses prédécesseurs
; mais il s'en faut de beaucoup qu'il soit parfait.
Les Turcs cependant ne manquent point d'historiens
manuscrits ou imprimés . Nous devons aux presses impé
riales de Constantinople un corps suivi d'historiogra
phes , qui prend à l'an 1000 de l'hégire , et va jusqu'à
nos jours . Le Tadj et-tewârykh ( couronne des chroni590
MERCURE DE FRANCE ,
ques ) de Saad-eddyn , célèbre précepteur d'Amurat III ,
qui renferme l'histoire des Othomans depuis l'origine de
leur monarchie jusqu'à Sélim , a été traduit en italien
par Bratutti et imprimé ( 1 ) . Beaucoup d'autres auteurs
ont laissé des histoires partielles , des biographies , où
l'on pourrait puiser avec succès . Nous ne sommes donc
point dépourvus de matériaux ; il ne s'agit que de les
mettre en oeuvre .
Quant aux moeurs et coutumes de ce même peuple , je
ne sais si la vie d'un homme suffirait pour lire et comparer
tous les ouvrages qui en parlent ; mais quelles
contradictions étranges ne trouve-t-on point entr'eux !
quelles erreurs ne renferment- ils point ! Dans le XVe
et le XVIe siècles , le nom de Turc exprimait ce que la
nature peut produire de plus robuste et de plus cruel ;
le fanatisme ou la crainte ont inspiré tous ceux qui , à
cette époque , ont écrit sur les Othomans ; leurs livres
sont plutôt des sorties véhémentes contre l'ennemi le
plus redouté et le plus redoutable du nom chrétien , que
le tableau fidèle de son caractère et de ses coutumes .
Lorsqu'ensuite il fut reconnu que les Turcs n'étaient ni
plus forts , ni plus féroces que les autres peuples , on
parla d'eux avec moins d'exagération ; mais on voulut
justifier en quelque sorte ses craintes passées , et on se
plut à mettre de l'originalité , du merveilleux , dans tout
ce qui les concernait . Quiconque avait habité quelques
mois à Constantinople se croyait obligé de parler sur ce
qu'il n'avait point vu ; chacun prétendait dévoiler les mystères
de cet asile impénétrable où la beauté gémit , esclave
des caprices d'un despote : l'un se flattait d'avoir
acquis , à haut prix , des renseignemens que personne
avant lui ne possédait ; l'autre , plus heureux , avait entretenu
des intelligences secrètes avec une femme ou un
(1 ) La traduction de Bratutti parut sous ce titre : Cronica dell' origine
et progressi degli Ottomani , composta da Saidino Turco in lingua
turca e tradotta in italiano da Vencenzo Bratutti. La première partie
parut à Vienne en 1649. Bratutti étant devenu interprête de Philippe
IV, roi d'Espagne , il donna la seconde partie à Madrid , 1652. Elle est
excessivement rare.
MARS 1812 . 59r
eunuque du harem impérial , et on vit paraître une infinité
de relations où quelques faits exacts se trouvaient
perdus dans une foule de mensonges . Peu-à- peu , les rapports
et les communications se multipliant , la vérité s'ẻ-
claircit en partie . Louis Carrion publia les Lettres de
Busbec , ouvrage indispensable à ceux qui veulent étudier
le caractère et le genre de politique des ministres
de la Porte ; Rycault , secrétaire de la légation anglaise
près le sultan Mahomet IV , mit au jour une histoire de
l'état présent de l'empire othoman ; Michel Lefebvre , qui
avait résidé dix-huit ans dans le levant , donna son excellent
Théâtre de la Turquie , etc .; enfin , le siècle dernier
vit naître deux ouvrages très - remarquables : l'un est
PEtat militaire de l'Empire othoman , dans lequel le
comte de Marsigli donne la traduction du Canoùn naméh
( réglemens impériaux ) , et l'autre le Tableau , malheureusement
incomplet , de l'Empire othoman de M. Mouradjea
d'Ohsson , trésor inappréciable d'érudition , mais
où les grâces du style ne font pas assez pardonner ce que
la science a de trop aride (2) .
Bien que M. Castellan n'ait séjourné que très-peu de
tems en Turquie , il se présente dans la lice avec toute la
confiance que doit lui donner la droiture de ses intentions
aussi modeste qu'instruit , il ne prétend point
avoir tout vu , tout examiné de ses propres yeux ; mais
il annonce lui-même la marche qu'il a suivie .
« La bibliothèque des monarques indiens , dit- il dans
» son avant propos , était composée d'un si grand nom-
>> bre de volumes qu'il fallait cent chameaux pour la
>> transporter : l'un de ces princes , qui aimait beaucoup
» la lecture , mais encore plus les voyages , chargea les
» savans de son empire d'extraire de chaque livre ce
» qu'il y avait de meilleur , et d'en composer une biblio-
(2) Je ne crois pas devoir parler ici du tableau de la cour othomane
de M. Beauvoisin . En vérité la fortune n'est pas plus capricieuse pour
les hommes qu'à l'égard de leurs oeuvres littéraires . Qui jamais eût
pu prévoir que la première édition de cet opuscule , farci ' des erreurs
les plus grossières , serait immédiatement suivie de trois autres , et
bien plus qu'il serait annoncé au public avec les plus grands éloges ?
592
MERCURE DE FRANCE ,
thèque moins embarrassante ; on fit des extraits , et
>> dix chameaux suffirent au lieu de cent pour la porter.
» Son successeur , la trouvant encore trop considérable ,
» ordonna à un brahmane de la réduire au strict néces-
» saire ; celui- ci , qui connaissait le genre d'esprit du ’
» prince et son aversion pour la lecture , réduisit toute
»la bibliothèque à quatre maximes . >>
M. Castellan vient d'en user de même à l'égard du
grand nombre de volumes écrits sur la Turquie , et en
choisissant le bon et rejetant le mauvais qui s'y trouve ,
il a réduit le tout , non pas à quatre maximes , mais à six
petits in- 18 ornés de 72 jolies jolies gravures . Les deux
premiers volumes sont consacrés à l'histoire des Othomans
; le troisième offre le précis de ce qu'il est intéressant
et possible de savoir sur le sérail et son organisation
intérieure ; le quatrième traite du gouvernement , et par
conséquent des grandes charges de l'empire , tant civiles
que militaires ; l'organisation judiciaire , les ministres de
la religion , ses pratiques extérieures , etc. , composent
le cinquième ; enfin le sixième volume donne des détails
sur les costumes , les arts et les métiers , et embrasse
tout ce qui n'avait pu être classé dans les tomes précédens
.
Il ne faut pas croire cependant d'après ce simple exposé
que l'auteur se soit exclusivement occupé des
Turcs. Lorsque l'occasion s'en présente , il nous
entretient des peuples soumis à la puissance othomane.
Ainsi , dans le sixième tome , il nous parle des
Syriens , des Egyptiens , des Bosniaques , des Albanais ,
des Arméniens , des Juifs , etc. , et pour dissiper la terreur
qu'aurait pu nous inspirer la physionomie rébarbative
d'un Tartare , d'un Bédouin ou d'un Curde , il nous
offre le portrait gracieux des femmes d'Alep , d'Antioche
et de Péra , de Scio , de Samos , de Chypre et de Naxos .
Nous ne parlerons point du soin avec lequel ces figures
sont dessinées et gravées : ne suffit- il pas de dire que la
plupart sont l'oeuvre de M. Castellan , et que les autres
ont été exécutées sous sa direction ? Un orientaliste infatigable
, dont le nom se trouve uni à tout ce qui est utile ,
lui a fourni des renseignemens tirés des auteurs orienMARS
1812 . 593
SEINE
ou
laux : ce n'est pas un des moindres mérites de son ouvrage
. Ainsi , dans un cadre étroit , il a eu l'heureux
talent de faire entrer une infinité de renseignemens et de
traits qui peuvent faire mieux connaître une nation dont
les annales n'offrent rien de commun avec celles des
autres nations , si ce n'est l'obscurité qui en couvre DE
les
premières années , et dont le caractère est un méla
inexplicable de bravoure et de faiblesse , de bonne-foret
d'adresse , de générosité et de barbarie. Dans six perits
volumes , il a su renfermer ce qui se trouvait épars
dans cen
plusieurs in-folio ; et bien que ce qu'il nous dit fut
déjà connu , sa manière de le présenter lui donne tout le
piquant de la nouveauté .
Néanmoins nous pourrions lui reprocher plusieurs
erreurs quelle est l'oeuvre de l'homme qui en soit
exempte ? Les un'es tiennent au peu de connoissance des
langues orientales , et nous ne saurions lui en faire un
crime ; la plupart même ne nous paraissent être que
des fautes d'impressions . D'ailleurs il n'a point la
prétention d'être orientaliste . Les autres dépendent de
l'inexactitude des renseignemens qu'il s'est procurés
et ne pourraient lui être imputées , puisque , n'ayant
pu tout voir par lui - même , il a été obligé de s'en
rapporter à des données étrangères . Son but était d'être
plus véridique et plus général que ses prédécesseurs ,
d'unir l'agréable à l'instructif , et il a réussi . Nous
pouvons assurer que ce nouveau tableau de l'empire
othoman aura beaucoup de succès , et tout porte à
croire que ce succès sera durable ; si quelques savans ',
dépourvus d'indulgence , et pour lesquels l'auteur n'a
point eu l'intention de travailler , l'attaquent avec sévérité
, le public , en l'accueillant avec intérêt , en le lisant
avec plaisir , dédommagera M. Castellan de ce que
la critique pourrait avoir de trop amer.
AM. JOURDAIN
5 .
LA
PP
594
MERCURE DE FRANCE ,
POÉSIES NATIONALES , Troisième Edition , revue , corrigée
et augmentée ; par M. D'AVRIGNI , censeur impérial , etc.
Paris , Lenormant , imprimeur-libraire , rue de
Seine , nº 8.
"
T
IL est trois genres de poésie où l'esprit humain peut se
développer dans toute sa gloire , où il peut atteindre le
plus haut degré du pathétique et du sublime : l'épopée
la tragédie et le poëme lyrique . Dans la tragédie , les
Français n'ont point de rivaux chez les nations modernes ;
mais nous pouvons dire de l'épopée ce que Quintilien
disait des Romains dans la tragédie , maxime claudica
mus , et dans la poésie lyrique , malgré Malherbe , J.-B.
Rousseau et quelques morceaux de leurs successeurs
nous n'occupons pas encore le rang auquel nous devrions
prétendre. Ce n'est pas que nous ayons manqué d'athlètes
qui dans ces deux lices ont voulu remporter le prix. Le
nombre de nos épopées est grand jusqu'au ridicule ;
mais Voltaire seul a su y obtenir du succès. Nous avons
eu aussi bien des poëtes lyriques depuis La Mothe jusqu'à
feu Le Brun : mais aucun ne nous a donné un Pindare
, un Horace ou un Alcée . Cependant , depuis quelques
années , de nouveaux concurrens se présentent , se
pressent dans les deux carrières . De tous côtés nous
voyons de ces visages prometteurs dont parle Horace :
Vultus multa et præclara minantes ; nous avons , ce qui
vaut mieux encore , des poëtes qui commencent à tenir ,
et M. d'Avrigni occupe parmi eux une place honorable.
Le choix de ses sujets lui fait déjà beaucoup d'honneur .
Il nous donne des Poésies nationales ; il prend pour épigraphe
, Celebrare domestica facta ; et il s'assure , par-là,
un moyen de réussir indépendant même de toute captation
de bienveillance ( captatio benevolentiae ) , qu'on
me passe l'expression . C'est en effet quelque chose , mais
aussi c'est peu de chose que de faire la cour à ses lecteurs
, en flattant leur amour-propre ; et l'on n'obtiendrait,
par cela seul , que des succès d'un moment ; mais un
avantage bien plus réel des sujets nationaux , c'est qu'ils
MARS 1812 . 595
peuvent enflammer le poëte d'un véritable enthousiasme ,
c'est que cet enthousiasme se communique bien plus
facilement au public pour qui il écrit. Et pourquoi l'admiration
, comme l'indignation , ne tiendrait-elle pas lieu
de Muse ? Elle doit en tenir lieu sans doute , mais il faut
qu'elle soit vraie et fortement sentie , ce qui ne peut
guère arriver que lorsqu'elle se porte sur des sujets qui
nous intéressent vivement.
M. d'Avrigní a déjà éprouvé combien son calcul était
juste ; disons mieux , il a été récompensé de s'être livre
à une véritable et naturelle inspiration . L'édition de ses
Poésies nationales que nous avons sous les yeux , est la
troisième ; succès rare pour un recueil de poésies et surtout
de poésies lyriques , genre pour lequel nous ne
sommes pas très - fortement prévenus . Mais il serait injuste
de l'attribuer uniquement au choix des sujets ; le
talent du poëte en réclame une égale partie . La préface
annonce un littérateur aussi instruit que modeste ; on y
voit qu'il a très-bien étudié , qu'il connaît très -bien la
nature de l'ode, et l'on remarque avec plaisir , en lisant
les siennes , qu'il s'est pénétré de la lecture des anciens .
Tous ces morceaux sont déjà trop connus du public
pour que nous puissions nous livrer au plaisir d'en donner
ici l'analyse ; mais on nous permettra d'en faire une courte
revue , d'en remarquer quelques beautés . Dès la première
ode , où l'auteur chante la campagne d'Autriche terminée
par la victoire d'Austerlitz , on est frappé de le voir,
sur les pas d'Horace , quitter les routes vulgaires pour
nous étonnér d'un prosopopée sublime , pour nous montrer
le monarque anglais à Westminster , invoquant dans
son trouble l'ombre d'Edouard III qui en effet lui apparaît
, mais pour l'épouvanter par la révélation d'un avenir
funeste . Tous les journaux citèrent dans le tems et
l'apparition et le départ de l'ombre ; tous durent citer la
magnifique comparaison des deux montagnes qui se cho
quent , quelques strophes plus bas . Rappelons encore
celle où Edouard dit au roi Georges , en parlant de l'Empereur
:
Puisses-tu conjurer sa foudre vengeresse !
Pp a
596
MERCURE DE FRANCE ,
Il terrasse l'orgueil , épargne la faiblesse ,
Et sait dans les vaincus respecter le malheur.
On reconnaît là le fameux vers de Virgile :
Parcere subjectis et debellare superbos .
Mais on le reconnaît imité plutôt que traduit , et modifié
comme l'exigeaient les circonstances.
L'ode sur la bataille d'Iéna est plus * simple dans sa
marche , mais les beautés de détail y sont nombreuses .
C'est un beau mouvement que celui-ci où l'auteur s'adressant
au roi de Prusse, lui rappelle que , dans la nuit même
qui précéda la bataille , il dépendit de lui d'avoir la
paix :
Aux apprêts da courroux céleste ,
Prince aveugle , frémis d'effroi !
L'heure approche , un espoir te reste ,
L'olivier s'offre devant toi....
Ma voix dans les airs s'est perdue !
Et l'aurore aux cieux épandue
De Mars annonce le réveil ! etc.
Et quel majestueux rapprochement que celui de la strophe
suivante !
Quels souvenirs dans cet espace
Voulut rassembler le destin !
Rosbach ! Lutzen ! l'oeil vous embrasse
A travers le vague lointain.
Dans la plaine aux Français fatale ,
Cette colonne triomphale
N'élève plus son front altier :
Sur ce tertre honoré du brave ,
Où fut frappé le grand Gustave ,
Monte le pâle peuplier.
Si je ne consultais que mon goût , je préférerais encore
à ces deux odes la première moitié de celle qui la
suit , et dans laquelle l'auteur nous peint l'ange de la
Prusse apparaissant à Frédéric dans la nuit même qui
suivit sa victoire de Rosbach , pour lui prédire les malheurs
déjà trop prochains de sa famille. Cette fiction me
paraît à-la-fois noble , touchante et philosophique : elle
MARS 1812 . 597
l'est même dans la dernière strophe , où le caractère de
Frédéric est parfaitement bien soutenu :
Mais l'aurore , des cieux vient ouvrir les barrières :
Le monarque aux accords des trompettes guerrières
Etouffe de la nuit le triste souvenir.
Il s'arme , et repoussant une crainte importune ,
Remet à la fortune
Le soin de l'avenir .
Mais après avoir admiré cette première moitié de l'ode ,
l'auteur nous permettra- t-il de lui demander pourquoi il
ne l'a pas finie en cet endroit ? Sans doute la nouvelle
fiction qu'il y introduit ne le cède point en poésie à la
première . Boileau nous avait peint la mollesse désolée de
voir son repos troublé par les conquêtes de Louis ;
M. d'Avrigni renchérit encore sur cette idée , car c'est la
victoire elle-même qu'il nous montre fatiguée de suivre
Napoléon . Il y a de très-belles strophes dans le discours
qu'elle lui adresse : le poëte y passe , avec beaucoup d'art ,
du tableau des rigueurs de l'hiver à la douce peinture
du bonheur champêtre : je regrette de ne pouvoir les
offrir l'un et l'autre au jugement , à l'approbation de mes
lecteurs ; mais aussi cette double fiction produit une
duplicité d'action dans l'ode , et je ne vois pas pourquoi
ce genre de poésie serait exempt de la loi de l'unité . Il
me semble au moins que ces deux parties nuisent à l'effet
l'une de l'autre ; si M. d'Avrigni veut m'en croire , il
en fera deux odes séparées , et ses lecteurs y gagneront
comme lui .
Les deux odes sur le mariage de S. M. et sur la nais
sance du Roi de Rome ont parudans ce journal , chacune
en leur tems ; je ne puis cependant m'empêcher de
m'arrêter un instant à la dernière . La conception ne pouvait
être plus heureuse : on ne pouvait rien inventer de
plus touchant et de plus auguste que cette prosopopée
de la France prosternée aux pieds des autels , invoquant
l'être suprême pour l'Empereur , en racontant ses bienfaits
, et interrompue dans sa prière par ce cri poétique ,
Les tems sont accomplis : le roi de Rome est né.
Cette ode abonde en strophes dignes d'être citées ; ella
598 MERCURE DE FRANCE ,
:
est à notre avis la meilleure de l'auteur , et si notre avis
est bon , c'est-là , sans doute , un heureux présage. On
doit beaucoup attendre d'un poëte qui marche ainsi à la
perfection . Personne ne désire plus vivement que nous
qu'il l'atteigne , et voilà pourquoi nous nous permettrons
de joindre quelques critiques aux éloges que nous venons
de lui donner. Il nous a semblé qu'il se permettait quelquefois
des constructions un peu forcées , et des inversions
qui produisent des amphibologies ou du moins.de
l'obscurité. Nous avons remarqué quelques vers que
Voltaire eût traités de duriuscules , tels que celui-ci de
la page 8 :
La terre en s'entrouvrant a tressailli trois fois .
Et nous avons sur-tout été frappés de l'extrême liberté
que prend l'auteur avec la règle de l'hémistiche . Nous
lisons , par exemple , page 5 :
L'airain gronde , et le chef des guerriers de la France
Voit autour d'eux au loin s'étendre un arc immense.
Un mur mouvant , formé de triples bataillons :
Il a parlé , le mur battu par le tonnerre
S'ouvre , etc.
De ces quatre vers , trois offrent une licence : elles sont
quelquefois permises pour varier la cadence du vers ,
mais en voilà trop dans un si petit espace , et l'on peut
même dire que la licence étant absolument la même dans
les deux derniers ( le repos après la quatrième syllabe ) ,
c'est la monotonie qui en résulte , au lieu de la variété.
Les cinq odes dont nous venons de nous occuper forment
la moitié d'un recueil où l'auteur a entrepris de
retracer les plus mémorables événemens de la vie politique
et militaire du restaurateur de la France. Il soumet
au jugement du public la première partie avant de
le publier en entier , et en attendant il réimprime un
ouvrage qui a déjà obtenu l'approbation générale , et il
nous offre un échantillon d'un autre pour lequel il sollicite
des encouragemens . L'un est le départ de La Pérouse
, poëme qui parut pour la première fois en 1807 .
L'auteur y réunit au talent de peindre la nature , l'art
de parler poétiquement des recherches laborieuses , des
MARS 1812. 599
2
études pénibles dont elle est l'objet ; il retrace avec beau
coup de vérité les fatigués et les jouissances des voyages
de terre et de mer; il donne à son sujet une teinte de
` mélancolie véritablement touchante ; il y déploie une
douce sensibilité. Le succès de ce poëme ne fut point
contesté lorsqu'il parut : il paraît seulement que certains
critiques le rangèrent parmi les épopées , et sous ce
point de vue lui reprochèrent le défaut d'action . M. d'Avrigni
a pris au sérieux ce reproche ; il s'efforce aujourd'hui
de le repousser ; il s'appuie de l'exemple de
Cicéron dans ce fragment célèbré de sa Républiqué ,
intitulé le Songe de Scipion ; enfin , pour achever de désarmer
ses censeurs , M. d'Avrigni donne à son poëme
le titre de didactique. Il nous permettra de lui dire qu'en
tout cela il a fait des frais parfaitement inutiles . Son
poëme sans doute n'est point épique , et par conséquent
on ne devait pas y chercher une action , mais il n'est
pas non plus didactique ; car donner à des voyageurs
des conseils sur la manière de faire tourner leurs travaux
au profit des arts et des sciences , ce n'est réellement
enseigner aucune science ni aucun art. Que la conscience
poétique de M. d'Avrigni se tranquillise ; son
poëme n'a point eu besoin d'épithète pour plaire , il n'en
aura pas besoin pour se soutenir ; et peu importe à quel
genre il sera rapporté par les critiques , pourvu qu'il
charme et intéresse constamment les lecteurs.
Nous voici parvenus au fragment qui termine ce
volume , et dont le genre est bien décidé. L'auteur l'intitule
Marina , épisode du Mexique conquis , poëme
héroïque . Dans sa préface il réclame toute l'indulgence
de ses lecteurs pour l'audace d'une telle entreprise , pour
le choix de son sujet , et pour celui de l'épisode qu'il
nous présente. Il montre fort bien que ce n'est point
avec les yeux de la philosophie qu'un poëte doit envisager
les exploits de Cortès et de ses compagnons , il en
fait sentir la grandeur et indique les ressources qu'il
s'apprête à tirer du caractère divin de Lascasas opposé à
la férocité de Pizarre . Il prouvé même en passant qu'il
ne s'écarte pas trop par ce choix de son épigraphe , celebrare
domestica facta , puisque Cortès était français d'ori600
MERCURE DE FRANCE ,
gine et descendait d'un écuyer de Rolland ; à quoi l'on
peut ajouter qu'à l'époque de son poëme tous les Européens
étaient compatriotes par opposition aux Américains,
comme ils l'étaient sous Godefroi par opposition aux infidèles
. Voilà donc le choix de son sujet pleinement justifié
. Il paraîtra moins facile au premier coup-d'oeil de
justifier celui de l'épisode . C'est une imitation du Tasse ,
et quoique ces imitations soient très -légitimes , elles ne
sont pas la partie d'un ouvrage la plus propre à faire
connaître le génie de l'auteur . Cet épisode est d'ailleurs
presque vide d'action , il est plutôt en dialogue qu'en
récits , et l'on ne peut le trouver bien choisi pour développer
la partie épique du talent du poëte . Cependant , si
l'on réfléchit que le principal but de M. d'Avrigni a été ,
comme il le dit dans sa préface , de donner au lecteur une
plus juste mesure du degré d'aptitude qu'il peut avoir à ce
style tempéré , qui manié par Virgile et Racine , fait peutêtre
le plus grand charme de leurs vers , on changera
tout- à-fait d'avis , et l'on trouvera qu'il ne pouvait faire
un meilleur choix que celui de cet épisode . Il est tout
entier dans le genre où M. d'Avrigni voulait faire ses
preuves , et il suffira d'en citer une partie pour mettre nos
lecteurs en état de juger s'il a réussi .
Marina , l'amante de Cortès , échappée aux dangers
d'une bataille , s'égare , passe la nuit dans un bois , et
pénètre le jour suivant dans un vallon solitaire , asile d'up
vieillard qui lui décrit son bonheur en ces mots :
•
La fureur des combats ,
Du moins jusqu'à ce jour , épargna nos retraites :
Le monde nous ignore , et le son des trompettes
Annonce loin de nous le ravage et l'horreur ,
Soit que le ciel , ami du simple laboureur ,
Détourne do ces lieux le torrent de la guerre ,
Soit que ce peuple armé des flèches du tonnerre ,
N'écrase sous ses coups que la tête des rois ,
Ainsi que dans nos champs nous voyons quelquefois
La foudre , du palmier briser la cîme altière ,
Et se perdre , en grondant , loin de l'humble bruyère.
L'heureux toît , dont l'abri nous dérobe aux dangers ,
N'attire pas les yeux de l'avide étranger.
MARS 1812 . 601
O de mon sort obscur déïté tutélaire!
O charme de mes jours ! pauvreté douce et chère !
Le vulgaire sur toi jette un oeil de dédain !
Le sage plus heureux se cache dans ton sein.
Tranquille sous l'appui de ta main protectrice ,
L'ardente ambition et la pâle avarice
De mon coeur libre et pur n'altèrent point la paix .
Les ruisseaux serpentant sous ces palmiers épais ,
Fournissent à ma soif une boisson facile ;
Et l'éclatant duvet de l'arbrisseau docile
M'offre pour me vêtir le tissu le plus doux.
De quels biens , de quel sort pourrais -je être jaloux ?
Ces fruits délicieux que mon verger voit naître
Suffisent aux apprêts de ma table champêtre
Mes désirs sont bornés , ainsi que mes besoins ;
Et nos rustiques mets ne coûtent que des soins .
Vois la nature ici prodiguer ses miracles !
Quels plus riches trésors ! quels plus brillans spectacles !
La nuit pour moi ramène un paisible sommeil ;
Et ma voix matinale , au retour du soleil ,
Des oiseaux de nos bois partage l'allégresse ;
Tout me plaît , tout me rit ; et ma froide vieillesse
Renaît dans les enfans qui croissent sous mes yeux….,.
M. d'Avrigni dans ce morceau doit beaucoup au Tasse
qui lui-même a bien quelques obligations à Horace et à
Virgile ; mais sans prévenir le jugement de mes lecteurs ,
je crois qu'après avoir fait à chacun sa part , celle de
M. d'Avrigni sera encore assez bonne pour que nous
puissions l'affermir dans ses espérances et l'encourager
dans ses projets . M. B.
Observations sur quelques réflexions de M. MAILLET-LACOSTE
au sujet de la question de la PERFECTIBILITÉ INDÉ-
FINIE DE L'ESPÈCE ' HUMAINE .
C'EST peut-être une question que de savoir s'il y a des questions
vraiment oiseuses ; nous en doutons , persuadés que
tous les exercices de l'esprit lui font du bien . Cependant beaucoup
de philosophes pourraient n'être pas de notre avis ,
602 MERCURE DE FRANCE ,
et regarder celle- ci , entr'autres , comme de toute inutilité.
Vous auriez beau la discuter , nous diraient- ils , et même
l'éclaircir , les choses n'en resteraient pas moins comme
elles sont et n'en iraient pas moins comme elles vont . Soit
que vous adoptiez la négative ou l'affirmative , on voit du
premier coup- d'oeil qu'il n'en doit résulter pour le contemplateur
, qu'un déplorable choix à faire entre deux
pensées également humiliantes : ou que le genre humain
est incorrigible , et que jusqu'à la fin des siècles il
ne fera que parcourir constamment un cercle de vices et
d'erreurs tracé de la main de la nécessité ; ou que nous
sommes encore des animaux moitié brutes , moitié féroces ,
en comparaison de ce que seront nos arrière-neveux . En
attendant qu'il vienne des hommes sur la terre , et quand
on répugnerait à le penser , il faudrait au moins reconnaître
que nous ne serons jamais que de petits enfans auprès de
nos petits enfans , et que ces petits enfans eux-mêmes
auront constamment un pareil désavantage vis-à-vis des
leurs , et toujours et toujours ainsi dans un lointain qui disparaît
aux regards de la pensée ; en sorte qu'il y aurait tous
jours à rougir pour soi , et jamais à espérer que pour les
autres . Eh ! nevaut-il pas mieux cent fois détourner nos yeux
d'un tableau où nous faisons une si triste figure ?
Nous croyons cependant éprouver que cette idée , une
fois entrée dans l'esprit , ne fait pas facilement place à
d'autres . Elle attache , elle tourmente , comme un problême
dont la solution peut- être n'importe guères , mais
qui , s'il fallait y renoncer , nous montrerait trop visiblement
ces bornes que notre raison essaie de se cacher . L'avenir
est si curieux et si vaste ! Au moins doit-il être libre à
chacun de s'y égarer , comme dans un champ qui n'appartient
à personne , et qui par là même est ouvert à tout le
monde ; c'est le champ de l'espérance ; et de quelque côté
que nous promène l'opinion , à quelque point qu'on arrive ,
( n'arrivât - on même nulle part ) nous nous serions toujours
exercés , égarés , si l'on veut , entre des objets dignes ,
si jamais il en fût , de toute notre attention . Car il ne s'agit
pas moins que de notre destinée , de notre nature ,
notre raison , de notre intérêt.... et des chances du hasard,
et des contraintes de la nécessité ; .... quelle vaste carrière
ouverte à la méditation de celui même qui renoncerait à
tout espoir d'amélioration dans nos futures destinées , et
quel aliment éternel pour une mélancolie qui n'est jamais
sans quelque douceur ! D'un autre côté , si vous vous
de
MARS 1812.
603
laissez aller à espérer , à prévoir un perfectionnement indéfini
; quelle ample et belle matière n'offre point à vos réflexions
, ce plan sans cesse à faire et sans cesse à refaire
d'un monde toujours meilleur et constamment amélioré !
On se le représente comme un riant jardin que chaque
、année embellit , et où l'imagination , semblable à un
possesseur enthousiaste et fécond en projets , s'égare toujours
avec délice , toujours avec de nouveaux plans que
l'avenir ne manquera pas de réaliser. Gardons-nous done
d'entraver ici la marche de l'intelligence humaine ; laissons
la suivre ses voies , visiter à son gré tous les objets
de son ressort et mettre autant qu'elle le pourra son domaine
en valeur .
Nous ne sommes pas en ce moment de l'avis de M. Maillet
-la -Coste , et c'est pour nous une raison de douter du
nôtre . Examinons donc l'un et l'autre sentiment de nouveau
; et si , après avoir pesé ses objections et nos réponses
comme nous ferions celles de deux inconnus " nous
finissons par nous rendre , nous n'en rougirons pas : ou
fait toujours un si bon marché en changéant ses opinions
contre des vérités ! Si , au contraire , malgré la séduction
du style de l'écrivain que nous combattons , nous trouvons
nos raisons assez bonnes pour nous y tenir , il nous sera
permis de nous en glorifier .
Le hasard avait fait tomber entre les mains de M. Maillet
ce dernier ouvrage , qu'on peut appeler le chant de
mort de M. de Condorcet au milieu des cannibales : et
c'est à un lecteur aussi sensible et aussi éclairé qu'il appartient
mieux qu'à personne d'exprimer la première impression
qu'il en reçut.
« Ce fut , dit -il , dans les premiers jours d'une ardente
jeunesse où l'ame neuve demande des émotions , comme
un esprit plus mûr cherche des vérités ; ce fut alors
que je parcourus les pages de l'écrivain infortuné dont
le nom ne retentit pas assez à mon gré pour sa vengeance
» et pour notre honneur. Frappé d'abord de la nature de
» ses idées , je crus entendre Platon même : mais lorsqu'au
milieu de tant d'objets imposans et vagues , je remar-
» quai un style simple et précis , que toujours ébranlé , je
trouvai l'auteur toujours froid et tranquille , cet enthou-
» siasme qu'il m'inspirait sans le partager n'eut plus de
bornes , et il me sembla qu'une intelligence céleste daignait
parler aux hommes. Quel surcroît d'étonnement
» lorsque je me rappelai qu'un homme qui concevait une
"
"
"
604 MERCURE
DE FRANCE
,
”
si grande idée de son espèce , qui lui prophétisait d'un
ton si calme de si hautes destinées , écrivait sous l'empire
» de l'ignorance et de tous les crimes , que des bourreaux
avaient proscrit cette tête qui rêvait leurs vertus ¿ que
contraint de se dérober du milieu des hommes , il fuyait
dans des lieux écartés , dans des bois comme un monstre
» poursuivi par des sauvages ! Quelle est donc , me disaisje
, cet ame si ferme et si pure qui développe tout un
système , et n'interrompt par aucune plainte le tranquille
cours de ses pensées ! Je ne pus m'empêcher de donner
des larmes à celui qui ne s'en permettait aucunes sur luimême
, et le front incliné dans un recueillement presque
religieux , j'admirai profondément l'homme vertueux qui
sait souffrir , pardonner et se taire . »
ກ
Eloge aussi juste que touchant , et qui devient celui de
la philosophie en même tems que du philosophe ! Quel
triomphe en effet pour la méditation , et en même tems
quel bienfait que de disposer ainsi l'ame d'un sage en
faveur de l'immortelle humanité , au point de prévoir
avec plaisir pour elle , au milieu de ses peines , des tems
meilleurs ! Il sait trop bien qu'il ne les verra pas ces tems ;
mais au milieu des haines qui l'assiégent, il a besoin d'aimer
; eh bien ! il aimera les hommes qui seront , faute de
pouvoir aimer ceux qui sont ; et son esprit essayera de se
distraire des calamités où il succombe , par l'espérance
qu'il luira des jours plus sereins sur d'autres générations !
Telles ont été les dernières pensées et les sublimes consolations
que M. de Condorcet a su se donner à lui -même
au plus fort de ses persécutions . Ce fut dans ces pieuses
rêveries qu'il s'endormit , et jusqu'aux doutes qu'on oserait
encore élever contre lui sur des opinions d'un autre ordre ,
ue feraient qu'attester dans le philosophe le comble du
désintéressement . Libre à nous cependant d'adopter ou de
rejetter les idées de M. de Condorcet sur la question qui ,
nous occupe . La vertu ne prouve que pour l'homme etnon
pour le système; mais après un pareil trait qui oserait encore
accuser la philosophie ?
Aussi M. Maillet-la-Coste , tout enthousiaste qu'il se
montre de l'homme , ne laisse pas de combattre le système
, et donne en cela deux leçons bien utiles , dans tous
Les tems sans doute , mais particulièrement dans celui - ci ;'
l'une , qu'on peut résister à son entraînement vers ce que
l'on trouve beau , à la vue de ce que l'on croit vrai ; l'autre ,
qu'on peut se permettre quelquefois d'honorer les perMARS
1812 . 605
: tonnes que l'on critique et ce second exemple , sur-tout
s'il était jamais universellement suivi , annoncerait , à lui
seul , un vrai perfectionnement ; ce ne serait pas , si l'on
veut, dans toute l'espèce humaine , mais au moins dans je
ne sais quelle espèce d'hommes qui se croient appelés à
faire , à tous tant que nous sommes , notre éducation , et
qui devraient commencer par être bien élevés . Nous essayerons
en ce point d'imiter M. Maillet , et de lui montrer
, quoique d'un avis diamétralement opposé au sien ,
tout le plaisir que nous avons à lui rendre pleine justice .
Il y a seize ou dix- sept ans que nous avons lu ce noble
testament de M. de Condorcet . Le livre n'est point ici sous
nos yeux ; ce qui en reste de mieux gravé au fond de
notre pensée, c'est son opinion , et autant nous nous sommes
empressés de l'adopter , autant nous nous plaisons à
la conserver : quant aux moyens que le philosophe emploie
pour la soutenir , nous ne les emprunterons point . Il
attend ce qu'il désire de beaucoup de changemens hardis
dans les différentes législations et les différens gouvernemens
des peuples divers ; disons le mot , d'un renverse
ment brusque et total , suivi d'une reconstruction mieux
raisonnée de la plupart des édifices politiques : il se plaît à
esquisser les plans de ces terribles opérations et à nous
en faire d'avance admirer les résultats . Hélas ! il en a vu
quelques essais , et ils ont été pour lui , ainsi que pour
des millions d'autres hommes de bien , aussi funestes
qu'il les avait jugés nécessaires . Ainsi , quand M. de Condorcet
aurait eu pleine raison dans tous les points de ses
théories , il n'a du moins que trop connu par lui -même ,
combien les fruits qu'il en attendait ( ces fruits , qu'il se
représentait comme si doux ! ) , sont âpres avant que d'être
mûrs . Non , le bonheur du monde entier dépend moins
de la forme des gouvernemens que du génie des gouver
nans et de la confiance des gouvernés . Ce que les diffé
rens peuples ont , en fait de constitution , vaut mieux d'ordinaire
qu'ils ne le pensent , vaut mieux sur-tout que ce
qu'ils tenteraient d'y substituer , et peut encore , leur servir
mille ans et plus . Les réformes totales sont toujours
meilleures à différer qu'à presser ; et ce n'est pas trop
demander par toute la terre , pour une affaire de cette
importance , que dix ou douze siècles de réflexions . Laissons
donc , pendant cet intervalle du moins , la politique à
ceux qu'elle regarde ; si tout le monde s'en mêlait , ce se
606 MERCURE DE FRANCE ,
rait une pharmacie au pillage , où les brigands trouveraient
plus de poisons que de remèdes .
Pour être heureux il ne s'agit que d'être sage , et personne
que je sache ne le défend . La vraie perfectibilité de
l'esprit est dans sa propre essence ; qu'il l'étudie , qu'il la
connaisse , qu'il la mette en oeuvre , qu'il exploite sa mine ,
pour ainsi parler , et il y trouvera de quoi s'étonner luimême.
Mais c'est assez combattre M. de Condorcet pour
qui nous combattons dans presque tous les autres points .
Voyons maintenant , pour essayer de le défendre , comment
son adversaire essaye de l'attaquer. M. Maillet
commence par établir qu'il ne serait possible à l'homme
de perfectionner indéfiniment ses facultés qu'en prolongeant
indéfiniment ses jours . C'est -à -dire , que nous
ne pourrions arriver à un prodige que par un autre .....
» M. de Condorcet , ajoute-t-il , a osé donner à-la-fois
ces deux magnifiques espérances au genre humain ;
il a osé prétendre que dans ce progrès de nos facultés
» connues de nos jours , dans cette lumière toujours crois-
" sante de notre intelligence , toutes les passions viles ou
» cruelles , ces taches de l'humanité , seraient comme con-
4 .
sumées . Dans cette hypothèse imposante au moins par
" son objet , ce drame mystérieux du monde irait dono
» après tant de catastrophes se dénouer dans un nouvel âge
d'or. Admirons iei ( c'est toujours M. Maillet qui parle )
» comme la poésie et la philosophie tour-a-tour balancent
l'espèce humaine entre les regrets et les espérances ,
comment cette félicité qui nous fuit toujours est reléguée-
» par l'une à l'origine du monde , et nous est montrée par
l'autre dans les siècles à venir. Ainsi roule ce globe
infortuné entre deux grandes images de bonheur . »
29
Nous n'avons pas sous les yeux le livre ou du moins le
projet de livre de M. de Condorcet , car la mort , impatiente
de lui arracher la plume , ne lui a laissé que le
tems de l'esquisser . Nous ne savons pas jusqu'où son esprit
a pu étendre ses conjectures relativement à l'augmentation
de la force et de la vie , ainsi nous ne pouvons pas le justifier
d'une manière plus précise qu'il ne paraît qu'on l'accuse
; mais si dans l'essor de ses pensées vers l'avenir , il
a cru entrevoir qu'une plus grande somme et une plus
grande diffusion de lumières sur tous les objets de nos
connaissances ainsi que de nos recherches , pourraient
influer sur la durée de notre existence , il n'aurait fait que
nous répéter les promesses continuelles de la médecine et
MARS 1812 . 607
de la morale . Il n'est pas question , autant que nous puissions
nous en ressouvenir , de porter la durée humaine audelà
des limites que les lois immuables des genres et des
espèces interdisent à la nature de franchir .
Homines tantos natura parare
Non potuit pedibus qui pontum per vada possent
Transire , et magnos manibus divellere montes ,
Multaque vivendo vitalia vivere sæcla.
LUCRICE.
Crait-on que la nature infidèle à ses plans
Produise des humains assez forts , assez grands ,
Pour élever leur front au-dessus des nuages ,
De leurs pieds dans les mers se frayer des chemins
Déraciner les monts de leurs terribles mains ,
Vaincre même le tems , et vivre plusieurs âges ?
Telles ne sont pas les promesses que la science ose faire
aux hommes , ou elle ne serait pas la science . Tout ce
qu'elle se permet de nous faire espérer , c'est de nous conduire
, si nous voulons la suivre jusqu'au dernier terme
prescrit à nos passagères existences , ou du moins de nous
en faire approcher davantage , et de nous y mener par des
voies que la sagesse aura su nous applanir ; mais encore
une fois elle ne peut qu'aider la nature , non la vaincre ; eh !
ne serait-ce pas encore un assez grand bienfait que de nous
faire vivre toute notre vie , c'est-à- dire , ce que peut-être aucun
habitant de la terre jusqu'à présent n'a vécu , et ce que
nous vivrions , si notre ignorance et notre folie n'abrégeaient
point nos jours ? Quel changement
en effet dans nos destinées
, si la modération dans nos désirs , la tempérance
dans nos plaisirs , la connaissance
de nos vrais besoins ,
jointe à toutes les passions nobles et douces , ne quittaient
point l'homme ici -bas dans toute sa traversée ! L'art de
vivre est une tactique où nous serons long-tems novices .
Apprenons
à combattre , à prévenir une foule de maux
visibles ou invisibles , présens ou éloignés , qui , semblables
à des enneinis avides de butin , nous ravissent continuellement
des heures , des jours , souvent des années , que
nous pourrions au moins leur disputer , et qui ne cessent
de piller les provisions que la nature avait données à chacun
de nous pour le voyage de la vie .
Tant de secours , tant de vigilance néanmoins ne nous
meneraient point au-delà du terme fixé à l'homme , mais
nous nous arrêterions moins en deçà ; nous ne parvien608%
MERCURE DE FRANCE ,
drions pas plus à l'âge des chênes qu'à leur hauteur , nous
ne prolongerions pas indéfiniment nos jours , nous ne
ferions que nous approcher toujours davantage de cette '
borne inconnue que jamais on ne passera ; mais on peut
l'atteindre . Espérons donc , l'espoir est autant de ravi à
l'infortune , et cet espoir sera d'époque en époque mieux
fondé , à mesure que par notre prudence , par nos connaissances
, par nos moeurs , nous saurons mieux écarter
les chances contraires , et multiplier les chances favorables
. Ces grands effèts tiennent , comme on peut le
voir , à beaucoup de causes distinctes qui ont entr'elles une
conexion nécessaire dans la théorie , et qui semblent impossibles
à réunir dans le fait . Il faudrait pour cela que les
sciences fussent non seulement plus sûres de ce qu'elles
nous enseignent , c'est-à- dire , plus sûres d'être de vraies
sciences ; mais qu'elles trouvassent à la longue de nouveaux
moyens de se communiquer à plus d'esprits à - la-fois ,
qu'elles découvrissent des méthodes plus faciles et plus
claires , et que la vérité se familiarisât davantage avec
l'homme .
Au reste , cette impossibilité apparente est -elle donc
absolue ? n'y a -t-il pas dans l'essence même de l'esprit une
curiosité innée qu'on peut , qu'on doit même regarder
comme son principe de mouvement ? Il est dans la nature
de cette curiosité à jamais insatiable , de chercher à connaître
ce qu'on ne connaît pas , et à mieux connaître.ce
qu'on connaît déjà . C'est à quoi nous devons la science
en général , cette immense conquête de la raison , qui
sous quelque point de vue qu'on la considère , fut et
sera toujours le voeu de l'intelligence humaine , tandis que
la plus grande utilité fut et sera toujours le voeu de la science .
Or , ces deux principes une fois reçus ( et qui oserait les
contester ? ) , il s'ensuivra presque nécessairement une
tendance continue , et un avancement progressif vers la
commune félicité .
7
Ce n'est pas pour rien que la science a été présentée
à l'homme dès les premiers jours du monde sous l'ingéfieux
emblême d'un arbre auquel il ne fallait point toucher
avec des mains novices . Ce bel arbre portait des
fruits de deux espèces , le bien et le mal . La première
épreuve a été fâcheuse et devient par - là même une leçon
de prudence : mais puisque le mal est éprouvé , il reste àprésent
le bien à recueillir.
Flebile principium meliorfortuna sequeture
MARS 1812 . Bcg
SEINE
e
Remarquez , en suivant la parabole , que la défense au
moment où elle a été portée était une faveur , puisq
l'homme placé alors dans le séjour de la félicité , sons t
protection immédiate de la toute puissance , de la toute
science , de la toute bonté , n'avait d'autre désir à former
que de rester comme il était . Il devait donc s'abandonner
aveuglément à la bienveillance créatrice qui semblait se
complaire dans la joie de sa créature , et ne point essayerԵր
de se mêler de son bonheur . Il semble voir un faible enfant
à qui une tendre mère ne permet point de chercher aff
leurs qu'auprès d'elle toutes les douceurs qu'elle aime à lui
prodiguer. Quoiqu'il en soit , la désobéissance a été commise ,
la punition s'en est suivie , cette main bienfaisante s'est
retirée , et l'imprudente créature s'est vue abandonnée à ses
chétives forces et à ses soins ignorans : mais la protection
cessant , la défense a dû cesser avec elle . L'homme fut dèslors
condamné au dur apprentissage des moyens d'adoucir
sa triste situation ; émancipé en quelque sorte , c'est à lui
désormais à veiller à ses intérêts. Maintenant , cette même
curiosité , première cause de son infortune , lui devient nécessaire
, comme le tâtonnement dans les ténèbres ; et
l'inépuisable bonté qui , bien que méconnue , bien qu'offensée
, veille toujours invisiblement sur lui , ne l'empêche
pas , lui inspire peut- être de chercher le remède où il a
trouvé le poison . Elle a permis sans doute que lors de sa
chute quelques graines de cette plante céleste tombassent en
même-tems sur cette terre d'exil . Hélas ! ce n'était plus le
même sol . Elles y ont germé avec peine , et les premiers accroissemens
ont été presque insensibles . L'arbre s'est élevé
pourtant , ila même produit de tems à autre quelques fruits ;
mais il ne sera pas de long-tems , à beaucoup près , en
plein rapport . Enfin c'est au moins quelque chose qu'il
existe , qu'il se soit naturalisé ; il ne s'agit plus que de le
soigner , de le tailler , d'en retrancher les branches parasites,
d'arracher les mauvais fruits , de conserver les bons , de
les défendre des vents malfaisans , des insectes avides , et
de ne les cueillir , s'il se peut , que dans leur parfaite maturité
. Les progrès seront lents , les soins même peut -être
dangereux ; mais quelquefois les plus tristes expériences
n'instruisent pas moins que les plus heureuses , et l'espoir
s'attache de lui-même à la constance . L'arbre ne mourra
point pour avoir été d'abord mal gouverné ; les hommes
recevront de lui à la longue des instructions sur la culture
qui lui convient ; ils les verront écrites sur chacune de ses
f
Qq
LA
610 MERCURE DE FRANCE ,
feuilles , et de siècle en siècle , de cent mille ans peut-être
en cent mille ans , ils apprendront peu -à - peu à les déchiffrer.
DE BOUFFLERS.
(La suite au numéro prochain . )
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . Depuis assez long-tems le répertoire du
théâtre Feydeau est d'une monotonie fatigante : sans doute
le Billet de Loterie , le Magicien sans magie , Lulli et Quinault,
sont des opéras fort agréables ; mais il faut étrangement
compter sur la patience des abonnés et des habitués
pour leur offrir constamment les mêmes ouvrages . De
tous les théâtres de la capitale , l'Opéra- Comique est celui
dont le répertoire pourrait et devrait être le plus varié ; le
grand nombre d'ouvrages représentés le permettrait ; le
goût du public et le genre du spectacle l'exigeraient. Plusieurs
grands ouvrages sont en répétition , mais on se plaint
de la lenteur que l'on met à les monter. Les comédiens de
l'Opéra-Comique ont de la peine à se persuader que ce
n'est qu'à l'aide de nouveautés qu'ils continueront d'attirer
le public . Le Théâtre Français peut , au préjudice des auteurs
vivans , vivre sur son ancien répertoire , parce qu'il
est composé des chefs - d'oeuvre qui ont fixé la langue , et
que l'on jouera Corneillé , Molière , Racine , Regnard et
Voltaire , aussi long-tems que l'on parlera français ; mais
les opéras sont fugitifs , leur existence ne s'étend pas souvent
au-delà de quelques années ; la musique est trop soumise
à l'empire de la mode , et si Grétry seul a le beaut
privilége de ne pas vieillir , c'est que par sa verve et son
génie il a mérité d'être nommé le Molière de la musique .
Les Contes à ma fille de M. Bouilly ont fourni le sujet
d'une des plus jolies pièces du théâtre des Variétés , et ce
dernier peut revendiquer une bonne part dans le succès de
la Rosiere de Verneuil. Un critique distingué , en rendant
compte des Conseils à mafille , qui font suite aux contes ,
remarquait que les anecdotes en étaient coupées d'une
manière dramatique ; parmi les historiettes qui composent
ce recueil , M. Dumersan a choisi celle qui a pour titre les
Soeurs de la Charité , et en a fait le sujet des Deux Matinées
, représentée au théâtre des Variétés . Le talent est de
mettre chaque chose à sa place : telle anecdote plaît beaucoup
lorsqu'elle estracontée , et perd à être mise au théâtre
MARS 1812. 8 611
il me paraît ensuite inconvenant de faire paraître une soeur
de la charité sur la scène , du moins sur la scène des boulevards
. J'éprouve une pénible sensation à voir cet habit si
respectable sur les mêmes planches que Jocrisse ou Cadet-
Roussel. Ce vaudeville n'a été que faiblement applaudi',
M. Dumersan a heureusement pour lui de quoi se consoler
, et les succès qu'il a obtenus lui sont un garant de ceux
qui l'attendent lorsqu'il réfléchira davantage au choix d'un
sujet.
Le Fou de Bergame , vaudeville en un acte , a été représenté
lundi dernier pour la première et la dernière fois sur
le théâtre de la rue de Chartres ; pour épargner à mes lecteurs
l'ennui qu'ont éprouvé les spectateurs , je leur dirai
sommairement que j'ai vu peu de chutes aussi complettes ,
et pas une aussi méritée .
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE . La première classe
de l'Institut a nommé M. Poisson à la place vacante dans
la section de physique générale par la mort de M. Malus .
M. Girard , ingénieur des ponts- et- chaussées , chargé de la
construction du canal de l'Ourcq , est le candidat qui a
obtenu le plus de voix après M. Poisson .
$
La seconde classe a décerné le prix pour l'Eloge de Montaigne
, à l'auteur du n° 10. C'est M. Willemain , professeur
au Lycée impérial ; il n'a que 22 ans. L'académie
regretté de n'avoir pas un second prix à donner au nº 48
elle lui a décerné une médaille . L'auteur est M. Droz ,
connu par un ouvrage de morale fort distingué . L'accessit
a été donné au nº 6. On dit l'ouvrage très- recommandable
par l'étendue des idées et la précision du style ; l'auteur est
M. Jay. Enfin , quatre autres discours ont obtenu des mentions
honorables .
-
Prix proposés par l'Académie impériale des Sciences de Pétersbourg.
-L'Académie impériale des Sciences avait choisi en 1809 ,
pour sujet de son prix en 1811 , la Chronologie complètement comparée,
et autant que possible corrigée et vérifiée, des auteurs byzantins, depuis
lafondation de Constantinoplejusqu'à sa conquête par les Turcs . En
publiant cette question historique par un programme , elle témoigna
le désir que les savans disposés à concourir profitassent des recherches
déjà faites sur ce sujet par Pagi , Ritter , et en partie par Bayer.
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE ,
L'Académie a reçu , dans le terme prescrit par le programine , deux
Mémoires , avec leurs billets cachetés et , devises en langue française ,
'savoir :
N° 1 , avec la devise : Eheu !fugaces , Posthume , labuntur anni .
No. 2 , avec celle : Et tentassejuvat.
Les
rapports très-circonstanciés des commissaires chargés de l'examen
de ces mémoires contiennent ce qui suit :
Le Mémoire n° 1 , se distingue par des notices géographiques estimables.
Outre les Byzantins , l'auteur a fait un usage fréquent des
auteurs orientaux. En consultant ceux- ci il a fait plus que l'Académie
n'avait demandé . Ces recherches augmenteraient le mérite de l'ouvrage
, si à d'autres égards il avait le degré requis . de perfection . L'a…-
teur , en réduisant les anées grecques en années après la naissance
J. C. , prouve son peu d'habitude dans les travaux chronologiques . En
suivant la règle de réduction qu'il donne , la plupart des événemens
* se trouveraient datés trop tard de douze mois . L'auteur croit que l'erreur
d'une année est peu considérable ; mais dans des recherches
critiques la plus grande précision est nécessaire , et c'est pour des différences
beaucoup plus petites que le célèbre Schloezer a déclaré
suspectes les dates du plus ancien annaliste russe .
Les commissaires ont trouvé les défauts suivans communs aux deux
Mémoires :
1º. Les faits rapportés par les auteurs byzantins n'y sont point com-
-parés complètement . Le, no I ne cite communément pour chaque fait
isolé que telle ou telle source , sans laisser apercevoir le motif de sa
préférence ; le n° 2 se contente , à quelques remarques laconiques
près , d'indiquer en marge les auteurs byzantins par ordre chronologique.
Les auteurs ont évité les citations textuelles ; elles auraient dû
y être insérées , parce que des ouvrages de ce genre doivent éclairer
la critique de l'histoire . L'individu , qui en fait usage , doit pouvoir
examiner aussitôt les assertions de l'auteur .
2º. Les deux écrivains rapportent d'années en années une multitude
d'événemens stériles pour la chronologie , et par conséquent superflus
. Is ne parlent pas des ères historiques de Byzance ; ils négligent
les dates qui conduisent à une chronologie plus exacte , qui sout
si fréquentes dans les Byzantins , et sur- tout dans les plus anciens . Ils
ne font
pas mention des éclipses du soleil ni de la lune , ni des jours
du mois comme jours de la semaine ou comme fêtes des saints , etc.
3º. Il en résulte que ces deux Mémoires n'ont pu donner une vérification
mathématique des déterminations chronologiques.
4°. On peut reprocher un défaut de précision aux deux auteurs
MARS 1812 . 613
dans les passages qu'ils citent des Byzantins . Le n° 1 fait souvent
dire à Théophane , vanté à juste titre , ce qu'il n'a pas dit. Le nº 2 a
souvent trop de confiance aux traductions latines , qui sont peu fidèles .
5º. Les deux auteurs n'ont fait aucun usage des ouvrages de Pagi
et de Ritter , qui ont été recommandés dans le programme , non
comme des autorités , ni pour leurs résultats ; ils l'ont été à cause de
l'utilité que présentent toujours des commentaires détaillés , qui servent
à distinguer ce qui est avéré de ce qui est encore contesté ; ils
servent à exciter l'attention , et à la diriger vers les points qui demandent
un examen plus attentif.
Ainsi ces deux Mémoires ont besoin de grands changemens et de
eorrections essentielles. Ils ne peuvent être regardés que comme les
premières esquisses d'un ouvrage tel que l'Académie le désire . Quoique
disposée à rendre justice au savoir et aux efforts estimables des
deux auteurs , et à être indulgente sur quelques imperfections , vu les
difficultés et l'étendue du travail , les défauts indiqués ne lui permet→
tent pas de décorner le prix à l'un de ces deux Mémoires . Cependant
ils prouvent qu'en proposant sa question historique , l'Académie a
désigné un but qu'il est possible d'atteindre . C'est la raison qui l'engage
à la proposer une seconde fois , persuadée que sa solution com
plète sera d'une utilité évidente pour la perfection des sciences his →
toriques .
L'Académie réitère à cette occasion la question astronomique.
proposée par son dernier programme , et conçue en ces termes :
1º. Déterminer par un grand nombre d'observations , déjà faites on
encore à faire , tant par le moyen du tems que des micromètres ,
dont la valeur a été vérifiée par la mesure d'une base , la quantité
précise des diamètres du soleil et de la lune , telle qu'elle se présente
dans les meilleures lunettes ; la différence qui s'y trouve par rapport
à la différente qualité des instrumens ; enfin celle qui , d'après les
observations de nos jours , paraît avoir lieu entre le diamètre ver→
tical et horizontal du soleil , ou plutôt entre son diamètre polaire et
équatorial.
2º. Développer la théorie de l'irradiation et de l'inflexion , en tant
qu'elle influe sur la diminution des diamètres de ces deux astres dans
les éclipses.
3. Trouver par le calcul d'un nombre suffisant d'éclipses solaires....
sur-tout au moyen des observations des distances des cornes , la.
quantité précise de ces deux corrections ; et par le calcul d'occultations
d'étoiles , la quantité de l'inflexion séparément ,
B
614 MERCURE
DE FRANCE , MARS 18121
4. Tirer de toutes ces recherches un résultat sûr qui donne la
quantité précise :
1. Du diamètre du soleil , affecté de l'irradiation , ou tel qu'on le
yoit par des télescopes plus ou moins grands , qui puissent servir de
base pour évaluer les parties des micromètres .
2º. Du vrai diamètre du soleil , dépouillé de l'effet de l'irradiation,
pour servir de base dans l'astronomie physique.
3º. Des diamètres du soleil et de la lune , qui satisfont aux phénomènes
des éclipses , ou bien des corrections connues sous le nom de
l'irradiation et de l'inflexion , qu'il faut appliquer aux diamètres ,
tirés des meilleures tables astronomiques , ou déterminés immédiatement
par l'observation , ayant que de les employer dans le calcul des
éclipses .
>
Le prix est de 100 ducats d'Hollande pour chaque question ; et le
terme de rigueur , après l'expiration duquel aucun Mémoire ne sera
plus admis au concours , est , pour la question astronomique , le per
janvier 1814 ; et pour la question historique le 1er janvier 1815.
L'Académie invite les savans de toutes les nations , sans en exclure
ses membres honoraires et correspondans , à travailler sur ces matières
. Il n'y a que les Académiciens mêmes , appelés à faire la fonction
de juges , qu'elle croit devoir exclure du concours … . !
Les savans qui voudront concourir pour ces prix , ne mettront point
leurs noms leurs ouvrages , mais seulement une sentence ou devise,
ils ajouteront
à leurs
Mémoires
un billet
cacheté
qui
portera
audehors
la même
devise
, et au-dedans
le nom
, la qualité
et la demeure
de l'auteur
. On
n'ouvrira
que
le billet
de la pièce
qui
aura
remporté
le prix
; les autres
seront
brûlés
sans
avoir
été
décachetés
.
Les Mémoires doivent être écrits d'un caractère lisible , soiten russe,
en français , en allemand ou en latin , et ils seront adressés au secrétaire
perpétuel de l'Académie , qui délivrera à la personne qui lui
aura été indiquée par l'auteur , un récépissé marqué de la devise et
du numéro dont il aura coté la pièce .
Le Mémoire couronné est une propriété de l'Académie , et l'auteur
ne pourrait le faire imprimer sans sa permission formelle . Les autres
pièces de concours peuvent être redemandées au secrétaire , qui les
délivrera ici , à Pétersbourg , aux personnes qui se présenteront chez
lui avec une procuration de l'auteur . Pétersbourg , le 18 décembre
1811 .
迷險
POLITIQUE .
LES nouvelles du Danube n'offrent que fort peu d'intérêt ;
voici les dernières notes recues par la voie ordinaire de la
Hongrie .
OL Depuis qu'un corps russe a passé le Danube auprès de
Sistow , la garnison de Rudschuck est sur ses gardes . Le
général Harting , qui semblait méditer une attaque contre
Tillik-Oglu , ayan de Silistrie , en s'avançant de Lotrokan ,
s'est retiré à cause des neiges abondantes qui sont tombées
; il est arrivé avant-hier dans cette ville : Nous apprenons
aussi que le dégel , qui a commencé sur la droite du
Danube , a forcé les troupes qui s'étaient portées sur ce
côté , à se retirer sur la gauche , dans la crainte que la com
munication entre les deux rives ne finisse par être interrompue
.
Nous avons vu arriver ici , de Crajowa , le général Sass ,
ainsi que le général Kutusow ; il est un peu indisposé . Il
paraît que Calib-Effendi n'a pas encore reçu de réponse de
Constantinople. Il a expédié hier un nouveau courier . "
On apprend de Russie que l'ordonnance qui fut rendue
l'année dernière concernant le commerce des neutres , a
été confirmée pour 1812 ; mais les droits sur quelques
articles ont été augmentés pour l'intérêt de l'industrie nationale.
S. M. I. a proposé un prix de deux médailles d'or de
100 ducats chacune pour la réponse aux deux questions
suivantes , dont la société économique n'a pu encore avoir
une solution satisfaisante :
1º. Déterminer par un calcul exact du temps , de la qualité
et du prix du travail , s'il est plus avantageux pour les
propriétaires de faire cultiver leurs terres par des payans
serfs ou par des ouvriers libres .
2º. Déterminer d'après quels principes le propriétaire
doit séparer les ouvriers qui cultivent la terre de ceux qui
ne s'occupent qu'à des travaux mécaniques , avec un égal
avantage pour ces deux classes d'ouvriers , et afin d'avoir
toujours des hommes qui , ne travaillant plus aux champs ,
გან .
MERCURE
DE
FRANCE
,
pourraient former une classe particulière d'ouvriers mécaniciens
.
a
La médaille destinée à récompenser les travaux utiles
été accordée à deux négociaus et à un paysan qui ont découvert
une préparation de l'huile de lin , d'après laquelle
on peut l'employer pour l'éclairage à la place de l'huile
d'olive , sans qu'elle fume , ou sans aucun autre inconvépient.
On écrit de Vienne en date du 14 mars que l'on vient
d'y avoir connaissance du dernier rescrit adressé par S. M.
l'Empereur aux états de Hongrie , et qui est relatif à la
conclusion de la diète . Il est fort intéressant dans ses détails
, et porte en substance que le roi ne peut dans les
circonstances actuelles , et ne veut aucunement se désister
de la demande qu'il a faite de douze millions en numéraire
pour couvrir les besoins de l'Empire . Cependant S. M.
consent , par bienveillance , et de son propre gré , à admettre
en défalcation de cette somme la prestation des
articles de subsistances en nature , offerte par l'art . 38 de
la diète ; mais il sera ajouté un quart en sus à l'évaluation
qui a eu lieu jusqu'ici de ces objets , attendu qu'il n'existe
plus du tout de proportion entre les prix des marchés du
jour. S. M. persiste à demander que les Etats prennent sur
eux la garantie de cent millions , valeur de Vienne , pour
payer les dettes de la monarchie . S. M. déclare que l'augmentation
du sel , projetée par les Etats , est un droit qui
appartient uniquement et exclusivement au roi de Hongrie ;
que lui seul , dans sa sagesse , peut le taxer d'après les besoins
de la couronne , et que cet article ne peut être l'objet
d'une délibération . S. M. insiste pour que les Etats pres
sent leurs décisions et concourent avec les provinces allemandes
à tout ce qui peut être utile et salutaire à la monarchie
.
Cette résolution suprême a été envoyée la semaine der
nière à S. A. I. et R. l'archiduc Palatin , pour être publiée
dans les formes .
Les dernières nouvelles anglaises n'offrent rien qui ait
un caractère très - intéressant ; les pétitions des corporations
et des villes manufacturières continuent ; le prix du
pain est journellement augmenté : la presse s'exerce avec
la plus grande activité : les arrangemens ministériels ne
sont pas encore achevés ; les nouvelles nominations n'auront
lieu , dit - on , qu'après Pâques ,
Le bureau de commerce , après plusieurs conférences
MARS 1812 . 617
avec les négocians , relativement aux licences pour la Bal
tique , a enfin pris la détermination de les régler d'après
l'arrêté suivant : Les licences pour l'importation des den-.
rées venant de la Baltique seront renouvelées pour tous les
bâtimens qui , depuis le premier juillet 1811 , auront fait
une exportation de marchandises anglaises à raison de 5 1.
sterl . par tonneau , ou qui auront pris une cargaison complète
de charbon de terre ou de sel. Les licences d'importation
en Angleterre seront accordées à tout bâtiment venant
de la Baltique , qui aura fait une exportation , telle
que celle qui vient d'être mentionnée , depuis le 15 septembre
1811. "
Le 6 février , la chambre des représentans des Etats-Unis
d'Amérique a adopté les bills relatifs à la levée d'un corps
d'artillerie volante , ainsi que celui qui a pour objet d'autoriser
l'emploi d'un million de dollars pour la défense des
frontières maritimes . Plusieurs bills qui autorisent l'emploi
de plus de treize millions de dollars pour le service de
l'année 1812 , ont ensuite été approuvés Quant au bill
concernant la milice , il a été totalement rejeté . Celui qui
a pour objet l'exemption des mineurs et des vieillards de
la capitation , etc. , a été discuté après qu'une seconde lec
ture en a été faite . Le sénat a adopté celui qui tend à la
modification des articles du code militaire , et à l'homologation
de la compagnie des mines de plomb de la Louisiane.
Dimanche dernier il y a eu grande parade et présen
tation .
S. M. a reçu les députations des colléges électoraux de
l'Allier , des Ardennes , d'Indre et Loir , de Loire et Cher
et de la Haute-Marne .
Ces députations ont successivement présenté l'hommage
du dévouement et de la fidélité des départemens dont elles
étaient les interprètes : voici les réponses de S. M.
A la députation de l'Allier.
« Je vous remercie des sentimens que vous m'exprimez
au nom du collége électoral du département de l'Allier.
Mes peuples me verront toujours prêt à tout entreprendre
pour consolider , sur des bases immuables , les destinées
de cet Empire , et faire triompher la France de la haine de
l'Angleterre . J'ai la confiance qu'aucun sacrifice ne paraîtra
pénible aux Français , lorsque je les jugerai nécessaires
pour l'accomplissement de ces grands desseins . »
618 MERCURE DE FRANCE ,
A la députation des Ardennes .
« Les
voeux que vovous faites
pour l'avenir
seront
accomplis
. Il doit consolider
ce qui a été fondé par la bravoure
des Français
. Le département
des Ardennes
se montrera
toujours
au premier
rang par son zèle et son bon esprit . Je
vous remercie
des sentimens
que vous m'exprimez
en son
nom . »
A la députation d'Indre-et-Loire .
« La Vallée de la Loire , quoiqu'une des plus belles de
T'Empire , souffre de la médiocrité de la récolte. Neufannées
d'abondance succèdent en France à une année médiocre .
Mes peuples ne sauraient mieux me prouver l'amour qu'ils
ont pour ma personne , qu'en montraut le calme et la
résignation que veulent les circonstances. J'agrée vos
sentimens.n
A la députation de Loir-et-Cher.
«Les sentimens que m'expriment mes peuples , dans les
différentes circonstances où ils sont appelés près de moi ,
sont chers et nécessaires à mon coeur. Le Gouvernement
du plus grand Empire du Monde , comporte avec lui des
soucis que l'amour des Français peut seul effacer . J'agrée
vos sentimens . ▾
A la députation de la Haute-Marne .
J'ai passé mes premières années au milieu de mes
peuples de Champagne ; je sais combien ils sont bons et
attachés à ce qui est estimable. J'agrée les voeux que vous
formez pour moi ; ils me font plaisir ; je sais qu'ils sont
vrais . "
A la parade les bataillons de la Vistule s'étant trouvés en
ligne , S. M. a chargé les officiers de ce corps de témoigner
aux soldats sa satisfaction de leur bonne conduite en
Arragon .
A l'audience qui a eu lieu après la parade , MM . les
Maires des bonnes villes ont eu l'honneur de présenter à
S. M. la médaille que les bonnes villes de l'Empire ont
fait frapper à l'occasion du baptême du roi de Rome. M. le
Maire de Dijon portait la parole .
Cette médaille est sans doute la plus parfaite qui ait
jamais été frappée . Elle est du fini le plus précieux , de la
plus grande et de la plus belle dimension . On y voit d'un
côté l'Empereur en pied et en grand costume , tenant élevé
entre ses mains S. M. le roi de Rome , et paraissant le
- MARS 1812 . 819
présenter au peuple français ; ce qui rappelle ce beau mouvement
de S. M. au moment de la cérémonie du baptême.
Devant l'Empereur sont placés les fonts baptismaux ; on
lit au bas Baptême du roi de Rome . Les armoiries des
quarante-neuf bonnes villes de l'Empire , avec leurs noms,
forment deux signes circulaires au revers de la médaille ,
et on lit au centre , en gros caractères : A l'Empereur les
bonnes villes de l'Empire. Le dessin de la médaille est de
M. Lafitte , et la gravure de M. Andrieux.
que
Mardi , à trois heures , S. M. l'Empereur est monté à
cheval , accompagné de M. le maréchal duc d'Istrie , d'un
officier d'ordonnance et d'un page . S. M. s'est d'abord
arrêtée en face de la rue de Caumartin , et est descendue
chez S. A. le prince de Neufchâtel . Une foule considérable.
s'est assemblée sur le boulevard , et aussitôt
S. M. a
reparu , les plus vives acclamations se sont fait entendre ,
et l'ont suivie tout le long des boulevards jusqu'au pont
d'Austerlitz . L'Empereur est revenu par les quais de la rive
gauche , et s'est rendu au Louvre en traversant les quartiers
les plus populeux de la capitale . Par-tout l'on s'est
porté sur son passage avec un extrême empressement , et
les cris réitérés de vive l'Empereur ont accompagné la marche
de Sa Majesté . Le lendemain S. M. a recommencé la
même promenade sur d'autres points de la capitale .
er er
Deux décrets importans viennent d'être publiés : l'un
appartient à la bienfaisance du monarque , l'autre se lie
heureusement à ces vastes plans d'embellissemens , qui
rendent la splendeur de la capitale égale à celle du règne
de l'Empereur. En vertu du premier décret , il sera fait , à
compter du 1 avril prochain jusqu'au 1 septembre , une
distribution journalière et gratuite de deux millions de soupes
dites à la Rumfort. Ces secours seront répartis entre les
départemens , les cantons et les communes : les distributions
commenceront 24 heures après la réception du décret ,
par les soins des comités de bienfaisance composés du
juge de paix du canton , de deux maires et de deux curés.
L'autre décret aura pour effet de lier l'hôtel des Invalides
et l'Ecole militaire , ou plutôt leurs belles esplanades ,
par des monumens consacrés au service public , qui donneront
au quai d'Iéna jusqu'au pont de ce nom,
un des
plus beaux aspects dont on puisse se faire une idée sur ce
quai seront établis les archives impériales , le palais de
l'Université , l'école normale , le palais des émerites , l'école
14
620 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812.
des beaux-arts . Ces palais seront séparés l'un de l'autre par
de grands massifs d'arbres ; de vastes jardins leur seront
ajoutés : un magnifique cours regnera entre ces monumens,
et le quai . Les plans de ces travaux devront être présentés
à S. M. avant le 1er avril.
Un autre décret élève la ville de Nîmes au rang des bonnes
villes de l'Empire .
Le Gouvernement vient d'établir à Gênes une école de
sourds-et-muets à l'instar de celles qui existent déjà à Paris,
à Bordeaux et à Groningue.
Ce bienfait n'appartient pas seulement aux départemens
de l'ancienne Ligurie ; il intéresse les anciens Etats du
Piémont , de Parme , de Plaisance , de la Toscane et de
l'Italie , ainsi que beaucoup de départemens du midi de la
France qui se trouvent plus rapprochés de la maison de
Gênes que des autres établissemens .
Les personnes qui voudront profiter de cette institution
pour faire élever , à leurs frais , des enfans sourds-et-muets ,
devront s'adresser par écrit , et en affranchissant les lettres,
soit à M. l'abbé Assorotti , directeur de l'Ecole des sourdset-
muets , soit à MM. les administrateurs de cet établissement
à Gênes .
Quant aux demandes de places gratuites , elles doivent
être adressées directement au ministre de l'intérieur , ou
à M. le préfet du département , qui les transmettra à
S. Exc . S....
ANNONCES.
Choix d'Eloges français les plus estimés , contenant Eloge de Marc-
Aurèle , par Thomas ; Eloge de Molière , Eloge de La Fontaine , par
Chamfort ; Eloge du roi de Prusse , par Guibert. Deux vol . in - 18 .
Prix , pap . fin , 3 fr . 50 c.; pap . ordinaire , 3 fr . Chez d'Hauteł ,
libraire , rue de la Harpe , nº 80 , près le collége de Justice .
Elémens de Géométrie , par Louis Bertrand , professeur émérite
dans l'Académie de Genève , et membre de celle de Berlin . Un vol .
in -4° , avec onze planches . Prix , 12 fr . , et 15 fr . franc de port . A
Paris , chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine , nº 22 ; Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 ; et à Genève , chez J. J.
Paschoud.
TABLE
DU TOME CINQUANTIÈME.
STANC
POÉSIE.
TANCES sur l'Envie ; par M. F. de Verneuil.
Atys et Cybèle ; par M. C. L. Mollevaut.
Epître à Mlle Clarisse P.... ; par Mlle Sophie de C...
Sapho .
- Cantate ; par Mme de Valory.
Longue épitaphe gravée sur un petit tombeau ; par M. A. B.
L'Amour Filial ; par M. Delestre Poirson.
Envoi des Lettres Portugaises à Mme ***
verte .
Le Torrent ; imitation de Métastase ; par M. Yduag.
L'Amour et la Raison ; par M. S. de la Mad**.
A Lise ; par M. Honoré Charles.
Ode à l'Espérance; par M. F. de Verneuil.
Loyse ; romance ; par M. F. de Pussy.
Page 3
5
8
9
TO
49
; par M. Eusèbe Sal-
52
97
99
100
145
.149
150
193
197
Ibid.
198
241
244
245
280
293
294
Au duc d'Abrantes ; par M. Evariste Parny.
Fragment d'une traduction du poëme de Lucrèce.
Stances sur ma Vieillesse ; par Mme de Montanelos .
Hommage à M. Delille ; par M. Lavergne .
Stances à Mile Eugénie D. B .; par M. Chaudrue .
Cornélie à Paulus ; par M. de Saint-Amand,
Romance ; par M. Martin.
ن م
L'Enfant au milieu des Tombeaux ; élégie ; par un Abonné.
Début du huitième chant de la Davidéide ; poëme ; par M. de
Coëtlogon .
Geoffroy Rudel ; romance ; par M. de Saint- Amand.
L'Amour craintif ; par M. F. de Verneuil.
622
TABLE DES MATIERES .
Les avantages pour une femme d'être aimée d'un poëte ; épître ;
par M. H. de Valori.
337
Le Tombeau de l'inconnu ; élégie ; par M. Th. Gallois Mailly. 341
Imitation d'un fragment de la première idylle de Théocrite ; par
M. Delestre Poirson .
L'Etoile du Soir ; élégie ; par M. Manuel.
Plaintes amoureuses d'Ophélie ; par Mme de Montanclos.
A Mme Victoire Babois ; par M. Boinvilliers .
Sixième élégie de Properce ; traduite par M. Denne Baron.
Les portraits de l'Hymen ; conte ; par M. Auguste de Bellisle.
L'Amant français ; romance ; par M. F. de Verneuil.
"
La Tempête ; romance ; par M. Géraud.
Début du quatrième chant d'un poëme intitulé l'Italie ; par M. J..
Louis Brad.
385
387
388
389
433
434
436
437
481
486
532
Ode à la nymphe de Blanduses ; par L. M. de Cormenin.
Imitation d'une ode d'Horace ; par M. L. S. Mercier, de l'Institut . 529
Ode sur l'anniversaire de la naissance du roi de Roine ; par J. B.
Barjaud.
L'anniversaire de la naissance du roi de Rome ; par M. Millevoye. 577
Imitation du psaume CXXXVI ; par M. Eusèbe Salverte.
Longchamp. Elégie extraite du troisième livre des Amours àEléonore
; par M. Aug. de Labouisse.
578
J
580
Enigmes , II , 101 , 150 , 199 , 246 , 295 , 343, 390 , 38 , 489 , 537 ,
581 .
Logogriphes , 12 , 52 , 101 , 151 , 200 , 247 , 296 , 344 , 391 , 438 ,
489 , 537 , 582.
Charades , 12 , 101 , 152 , 200 , 247 , 297 , 344 , 392, 439 , 490 , 537,
584.
SCIENCES ET ARTS.
De l'influence des Sciences sur les Préjugés populaires ; par M.
Biot. 58
Principes raisonnés d'agriculture ; traduits de l'allemand d'A.
Thaër. ( Extrait . )
103
Catalogue de huit collections qui composent le Musée minéralogique
de M. de Drée . 440
Mémoires de chirurgie militaire , et campagnes de D. J. Larrey.
(Extrait. )
448,539
TABLE DES MATIERES 623
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
Sur Fontainebleau ; par M. de Sen**..
Conseils à ma fille ; par M. J. N. Bouilly. ( Extrait. )
13
៩៩២
19
Retour dans le pays natal : nouvelle ; par Mme Isab.de Montolieu. 26
Détails historiques de la première expédition des Chrétiens dans
la Palestine ; traduits de l'arménien ; par F. Martin . ( Extrait . ) 7
Almanach des Muses pour 1812. ( Extrait. ) ·
Nouvel Almanach des Muses pour la même année , ( Extrait )
Dictionnaire de Bibliographie française . ( Extrait. )
Annales de l'Education ; par F. Guizot. ( Extrait. )
Extrait d'une dissertation sur le Roman ; par M. de Sen** ¸
Voyages de Chardin , nouvelle édition , avec des notes , par M. ›
Langlès . ( Extrait. )
76
82
IIO
114
130
153 , 201 , 248.
Les Aventures d'Hélène , fille de Léca ; par S.P. L. ( Extrait. ) 163
Etrennes lyriques et anacréontiques . ( Extrait. ),
Fragment tiré d'Agathocles ; par Mme Isabelle de Montolieu.
Ta-Tsing- Leu- Lée , ou Lois fondamentales du Code Pénal de la
Chine , traduit du chinois par Thomas Staunton , et de l'anglais
par M. Renouard de Sainte - Croix. ( Extrait.. )
L'Art de la Parure , ou la Toilette des Dames ; poëme en 3 chants ,
169
172
210
par M. C. M. ( Extrait. )
218
Mehaled et Sedli ; par M. le baron Dalberg . ( Extrait. )
225
Catulle ; traduction de C. L. Molleeaut . ( Extrait. ) 259
Contes moraux ; par M. L. Damin. ( Extrait. ) 267
Géographie moderne ; par J. Pinkerton et C. 4. Walcknaër.
( Extrait . )
298
Suite de l'Examen critique de la Biographie universelle ; par Mme
审
de Genlis. ( Extrait. )
305
La Femme auteur ; par Mme Dufresnoy. ( Extrait. )
Voyage au Nouveau Mexique , par le major Z. M. Pike ; traduit
313
Montfort et Rosenberg ; ancienne chronique ; par Mme Isabelle
de Monto!ieu.
316 , 358 , 414
de l'anglais . ( Extrait. ) 345
Rudiment des petites écoles ; par M. F. Mazure . ( Extrait . )
356
Ephémérides de Grosley. ( Extrait. ) 393
Les Noces de Tétis et de Pelée , poëme de Catulle , traduit en
vers , par M. Ginguené. ( Extrait. ) 404
Sur les Monumens , extrait d'une lettre de M. C. 455
Notice sur M. Gudin ; par M. Du Pont ( de Nemours . ) 46,2 Traité de la Procédure civile et commerciale ; par M. Hautefeuille .
(Extrait . )
491
624
TABLE DES MATIERES.
Etat actuel du Tunkin , etc.; par M. de la Bissachère. ( Extrait . ) 493
Second Voyage de Pallas ; traduit de l'allemand . ( Extrait. ) . 5στ
L'Ennui , ou Mémoires du comte de Glenthorn ; traduits de l'anglais
de miss Edgeworth . ( Extrait . )
Monumens anciens et modernes de l'Hindoustan ; par M. L. Langlès.
( Extrait . )
Trois Nouvelles ; par l'auteur d'Agnès de Lilien . ( Extrait, )
Louiza. Nouvelle ; par Mme - Antoinette Legroing.
Essais métaphysiques et mathématiques sur le hasard ; par François
Corbaux junior . (Extrait . )
508
541
552
556
585
Moeurs , usages , costumes des Ottomans , et abrégé de leur histoire
; par 4. L. Castellan , avec des éclaircissemens tirés
d'ouvrages orientaux et communiqués par M. Langlès. ( Extr. ) 589
Poésies nationales ; par M. d'Avrigni. ( Extrait. )
Observations sur quelques réflexions de M. Maillet-la-Coste;
par M. de Boufflers .
VARIÉTÉS .
593
601
.
Spectacles .
Institut impérial de France.
Sociétés savantes et littéraires .
35 , 231 , 468 , 515 , 610
374 , 467 , 611
38 , 277 , 564 , 611
Traduction d'une lettre insérée dans le Journal du Capitole .
Sur le Rire ; par M. de Sen** .
Aux Rédacteurs du Mercure .
POLITIQUE .
136
271
371
Evénemens historiques . 43 , 88 , 139 , 182 , 235 , 279 , 329 , 376 , 428 ,
472 , 520 , 565 , 615.
ANNONCES.
Livres nouveaux. 48 , 94 , 144 , 191 , 285 , 383 , 476 , 527 , 575 ,
620 .
Fin de la Table du tome cinquantième.
14
LE MERCURE DE FRANCE est aujourd'hui rédigé d'après un plan trèsétendu.
Tout ce qui est relatif aux SCIENCES PHYSIQUES ET MATHÉMATIQUES , BUE
ARTS en général , à la LITTÉRATURE , aux BEAUX-ARTS , entre dans la
composition de ce Journal .
Les livres nouveaux , de quel que genre qu'ils soient , y sont d'abord annoncés ,
et ensuite analysés avec impartialité .
On y insère des Vers , des Nouvelles et Historiettes , etc.
La Littérature étrangère y occupe une place importante .
On y donne des Notices sur les Hommes célèbres dans les Sciences et dans
les Lettres .
Sous le titre : POLITIQUE . ADMINISTRATION , on rend compte des Événemens
historiques ; des Décrets et Actes administratifs ; des Travaux publics.
Dans un article VARIÉTÉS , on fait connaître les Découvertes et Inventions
nouvelles ; les pièces qui se jouent sur les principaux Theatres ; les Anecdotes
littéraires , etc. Un article Chronique de Paris , est destiné à offrir le tableau
des meurs , usages et inodes de la Capitale .
On donne quelquefois la gravure d'une romance ou d'un air nouveau .
NOMS DES PRINCIPAUX COLLABORATEURS.
Pour les Sciences mathématiques et physiques : M. Bior , membre de
la première classe de l'Institut.
M. CrVIER, secrétaire de la même classe , a promis de donner quelques
articles d'Histoire naturelle , de Chimie , etc.
Pour la Physiologie , Médecine , etc. :- M. PARISET , médecin .
Pour la Littérature , Theatres Beaux- Arts etc.: MM. ANDRIEUX
membre de la seconde classe de l'Institut ; DE BOUFFLERS , LEGOUVE
membres de la même classe ; GINGUENÉ et AMAURY- DUVAL . membres de la
troisième classe ; LE BRETON , secrétaire de la classe des Beaux - Arts ;
Et MM. AUGER , JOUY , MICHAUD , SALGUES , SAUVO , THUROT VANDERBOURG
etc. 4 ete
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier de trois
feuilles. Le prix de la souscription est de 48 fr. pour l'année ; de 24 fr.
pour six mois ; et de 12 fr . pour trois mois , frane de port dans toute
Tétendue de l'empire français. Les lettres relatives à l'envoi du montant
des abonnemens , les livres , paquets , et tous objets dont l'annonce est
demandée , doivent être adressés francs de port au DIRECTEUR GÉNÉRAL
du Mercure de France , rue Hautefeuille , No 23 .
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS -BERTRAND , libraire , rue Hautefeuille , N° 23 .
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS, rue duVieux - Colombier, N° 26.
DE
FRANCE ,
Journal Littéraire et Politique.
508
N° . DXLVI. - 4 JANVIER 1812.
TABLE DES MATIERES .
POESIE.
Stances sur l'Envie ; par M. F.de
Verneuil. 3
Atyst Cybele ; par M. C. L.
Mallesout 5
Epitre à Melle Clarisse P .... ; par
Melle Sophie de C......
8
Sapho Cantate ; par Mine de
Valori.
Longue Epitaphe gravée sur un
petit Tombeau ; par M. 4. B.
Conseils à ma Fille par M. J.
N. Bouilly ineinbre de la Société
Philotechnique , de la
Société académique des Enfans
d'Apollon , et de celles des
Sciences et des Arts de Tours,
Boulogne-sur-Mer , etc .: ( article
de M. Salgues . )
Retour dans le pays natal. Seconde
histoire prise dans le
même ouvrage ; par Mme Isab.
de Montolieu.
19
ZO
Enigme ; par M. S........ II
Logogriphe ; par le même.
12
VARIÉTÉS.
Charade ; par le même.
Ib.
Spectacles .
35
Mots de l'Enigme , du Logogri- Sociétés savantes et littéraires. 38
dans le dernier No.:
phe et de la Charade insérés
LITTERATURE ET BEAUX- ARTS.
Sur Fontainebleau : ( article de
Ib. POLITIQUE.
Evenemens historiques. 43
ANNONCES ET AVIS.
M. de Sen*** ) 13 Livres nouveaux.
20
48
Jer . 135.
LA
SEINE
MERCURE
DE
FRANCE ,
DEP
DE
5.
JOURNAL LITTÉRAIRE ET POLITIQUE
TOME CINQUANTIÈME
VIRESACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson
et de celui de Mme Ve Desaint.
1812 .
REGIA
MONACHNCIS
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS , rue du Vieux-
Colombier , N° 26 , faubourg Saint-Germain.
ic
IT .
Bayerische
Staatsbibliothek
München
TABLA
E
DAL
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLVI . -Samedi 4 Janvier 1812.
POÉSIE
STANCES SUR L'ENVIE.
Monstrum horrendum , informe , ingens , cui lumen ademptum .
On vit naître l'Envie aussitôt que la Gloire ; N
Et depuis ce moment le mortel inspiré ,
VIRGILE .
Qui veut franchir le seuil du Temple de Mémoire ,
Trouve toujours ce monstre au pied du mont sacré.
Nous pouvons parcourir les sentiers du Parnasse ,
Y cueillir d'humbles fleurs sans craindre son courroux ;
Mais si vers le sommet nous portons notre audace ,
Ses serpens irrités sifflent autour de nous .
Il s'attache toujours au char de la Victoire :
Mais plaignons le mortel qu'épargne sa fureur !
L'Envie , en l'insultant , proclame notre gloire ;
Et le Génie est seul l'objet de sa terreur .
Paraît-il un grand homme ? il obtient notre estime :
Marche-t-il couronné du laurier triomphal ?
A 2
MERCURE DE FRANCE ,
L'Envie accourt ; dès-lors il semble moins sublime ,
Et bientôt dans lá fange on lui cherche un rival .
Bientôt l'aveugle erreur , la haine , l'injustice ,
Les sots , lui prodiguant l'injure et le mépris ,
Attaquent ce vainqueur au sortir de la lice ,
Et veulent du combat lui dérober le prix .
O toi que de nos jours on admire , on ravale ,
Que plus d'un trait jaloux tâche en vain de blesser ,
Crois-moi , l'obscur parti qui contre toi cabale ,
Reconnaît ta hauteur puisqu'il veut t'abaisser.
D'un immortel renom tu conçus l'espérance :
Eh bien ! sois satisfait , tout va combler tes voeux ;
Déjà fondent sur toi l'Envie et l'Ignorance :
peu de calomnie et te voilà fameux ! Un
Qu'ils fassent retentir leurs clameurs téméraires
Ces hommes que les arts ne peuvent illustrer !
Le ciel dans son courroux fit leurs ames vulgaires
Pour ressentir l'Envie et non pour l'inspirer .
Mais toi , tendre amitié , douce et puissante flamine ,
Faut-il te voir aussi céder à ses efforts !
Ami qui m'es si cher , pourrais -tu dans ton ame
D'un sentiment jaloux receler les transports ?
Rappelle-toi ces jours d'espérance et d'ivresse
Où nos jeunes esprits confondaient leurs travaux ;
Sans perfides pensers , les épurant sans cesse ,
Nous étions deux amis et non pas deux rivaux .
Timides voyageurs , sur les bords du Permesse ,
Naguères nous marchions l'un par l'autre affermi ;
On accueille ma muse , et je perds ta tendresse :
Ton ami couronné n'est - il plus ton ami ?
Je dois aimer la Gloire et tu dois fuir l'Envie .
Viens , céleste amitié , t'illustrer avec moi ;
Ne m'abandonne point , 8 moitié de ma vie !
Viens ; les plus beaux lauriers n'ont aucun prix sans tei .
Le digne nourrisson du Dieu de l'harmonie
Applaudit avec joie au triomphe d'autrui ;
JANVIER 1812. 5
Son génie a toujours proclamé le génie :
Il ne peut envier ce qu'on admire en lui.
Mais en lâches desseins , en noirs poisons féconde ,
L'Envie arme toujours la Médiocrité ;
Elle hait la lumière , et voudrait que le monde
Partageât ses fureurs et son obscurité.
Du mérite éclatant implacable ennemie ,
Elle exerce sur lui d'infidèles crayons ;
Et veut toujours couvrir de sa propre infamie
Le mortel que la Gloire entoure de rayons .
Ainsi le Dieu du jour , par un nuage sombre ,
Voit un moment ternir son front étincelant ;
Mais ses flèches de feu percent , dissipent l'ombre ,
Et le Dieu , toujours Dieu , reparaît plus brillant.
Un grand homme vivant n'est qu'à demi célèbre ;
Descend-il au cercueil ? on lui dresse un autel .
La mort fixe la gloire , et la pierre funèbre
Est le premier degré de son temple immortel.
Qui , le ciel qui se plut à créer le génie ,
Lui dit , en allumant le flambeau de ses jours :
Va charmer l'univers par ta noble harmonie ;
Vis pour être envié , meurs pour vivre toujours .
F. DE VERNEUIL .
25
ATYS ET CYBELE .
Arys précipitant sa course vagabonde ,
Sur son navire ailé franchit le sein de l'onde ,
Et des bois phrygiens perce la profondeur .
Là , d'un caillou tranchant il arme sa fureur ;
Là , dans l'horreur des bois , sa rage est assouvie ,
Sa rage a mutilé l'organe de la vie.
Déjà son sang rougit tous les lieux d'alentour ;
Il fait frémir le fifre et gronder le tambour ;
Pousse des cris aigus , et sa voix effrénée
Rassemble autour de lui sa troupe efféminée.
< Volez et bondissez sur la cime des monts ,
Du Dyndymène altier & troupeaux vagabonds !
6 MERCURE DE FRANCE ,
9
Amis , vous qui , suivant mon ingrate fortune ,
Avez bravé pour moi la haine de Neptune ;
Vous qui tous insultant aux faveurs de Vénus
Dans ses piéges lascifs n'êtes plus retenus ,
Tous , suivez votre maître au temple de Cybèle .
Entendez -vous de loin sa voix qui nous appelle ?
Au bruit de la cymbale , aux sons perçans des cors ,
Le mode phrygien joint ses graves accords .
La Ménade secoue un front chargé de lierre ;
Ses cris roulent au loin dans la forêt entière ;
L'ivresse a redoublé ses pas tumultueux :
Joignons à ses transports nos bonds impétueux .
A peine avait parlé la nouvelle Bacchante ,
Que s'agite à grands cris sa troupe impatiente ;
A d'effroyables chants la danse se confond ;
Le tympanum mugit , la cymbale répond.
Furieuse , égarée , horrible , haletante ,
Du tambourin léger , frappant la peau tonnante ,
Atys franchit des bois le sommet escarpé ,
Comme un taureau fougueux à son joug échappé.
Mais la fatigue enfin domptant leur coeur rebelle ,
Ils tombent épuisés sur le seuil de Cybèle ;
Leurs yeux appesantis cèdent aux noirs pavots ,
Et leur féroce ardeur s'éteint dans le repos.
2.
Déjà l'astre au front d'or , de ses clartés fécondes
Remplissait et les cieux , et la terre et les ondes ;
Atys s'est éveillé...! Quelle surprise extrême ! th
Il regarde , il rougit , il se cherche lui -même ,
Jette un cri d'épouvante , et , courant vers les flots ,
A d'impuissans regrets mêle de longs sanglots .
O ma chère patrie ! ô fortuné rivage !
>Bords charmans que j'ai fuis , comme on fuit l'esclavage ,
>Je ne vous verrai plus ! au fond d'affreux climats ,
>Sous ces monts orageux , hérissés de frimas "
>Eperdu , furieux , errant à l'aventure ,
>Je dispute aux lions leur sanglante pâture .
> Patrie ! où te chercher , t'adresser mes regrets ?
»Du moins si mes regards , traversant les forêts ,
»Au milieu de mes pleurs , dont j'inonde la terre
>Apercevaient de loin le palais de mon père !
JANVIER 1812 .
1
D
»O mon père ! ô patrie ! ô désirs superflus !
> Stade , arène , palais , je ne vous verrai plus !
»Les Dieux ne m'ont laissé que l'horrible démence ;
> Malheureux ! ton supplice atteste leur vengeance !
>Moi , dans la fleur de l'âge , et si cher à l'amour ;
Moi , la gloire du ceste et l'honneur de ma cour ;
>Moi , dont les courtisans , sous le royal portique ,
>Briguaient d'un seul regard la faveur magnifique ;
»Moi que des chants flatteurs invitaient au sommeil ,
>Dont les fleurs au matin parfumaient le réveil ;
>Vil ministre des dieux , servante de Cybèle ,
»De moi-même moitié stérile et criminelle ,
»Je partage en ces lieux , que j'ai remplis d'effroi ,
> Les antres des liens , moins barbares que moi. »
Il exhalait ainsi sa plainte injurieuse ;
Elle indigne les cieux : Cybèle furieuse
Détache de son char un lion rugissant ,
Et redouble en ces mots son courroux menaçant :
«Va , cours , punis l'ingrat ; rends -lui mon esclavage ;
» Enfonce dans son sein l'aiguillon de ma rage.
»Que ta queue en fureur frappe tes vastes flancs ;
>Que ton cou musculeux roule tes crins sanglants ;
> Que ta terrible voix jette au loin l'épouvante . »
a
D
Elle a dit : le lion , dans sa rage écumante ,
Part , court , vole , bondit , renverse les forêts ;
Déjà regarde Atys , s'indigne à ses regrets ,
S'élance ... ! Atys s'enfuit , le monstre sur l'arène
L'atteint , et pour toujours la déesse l'enchaîne .
O reine de l'Ida , tu vengeas tes honneurs ;
Mais écarte de moi tes pieuses fureurs ;
Déesse , porte ailleurs tes transports frénétiques :
Tu vends trop cher , hélas ! tes faveurs prophétiques ,
C. L. MOLLEVAUT . (*)
lib. ,
(*) Ce morceau fait partie de la traduction en vers d'un.choix des
poésies de Catulle , qui a dû paraître le rerjanvier , chez Louis , 1
rue de Savoie.
MERCURE DE FRANCE ,
ÉPITRE A Mlle CLARISSE P ..... 、
QUAND vous me demandez à voir de mes ouvrages ,
Je dois craindre de les montrer.
Dans la maison des muses et des sages
Comment pourraient-ils pénétrer?
Mais pour vous , charmante Clarisse ,
Il faut bien faire un sacrifice .
D'ailleurs dans tout ceci vous serez de moitié ,
C'est vous qui m'inspirez , je vous prends pour ma musé ,
Et sans payer d'aucune vaine excuse ,
Vous allez me dicter ces vers à l'amitié .
Vous connaissez sans doute son empire ,
Il ne faut que vous la nommer ,
C'est à vous d'animer ma lyre ;
Quand on sait aussi bien charmer ,
Il est facile d'exprimer
Ce
que si souvent on inspire .
Un songe l'autre jour occupait mon esprit .
Le croiriez -vous ? j'étais sur le Parnasse.
Ce changement subit un moment me surprit :
Un songe seul pouvait m'y donner une place.
J'examinais ce séjour enchanteur
Des filles de Mnemosyne ,
Qui trop souvent , par leur art séducteur ,
De nous faibles mortels entraînent la ruine ,
Quand je vous vis , ô ma muse divine !
A leurs côtés comme dixième soeur.
Sans le savoir , vous les effaciez toutes ;
Esprit , talens , douceur , grâces , beauté ,
Ayant l'air d'ignorer les routes
Qui vous menaient à l'immortalité .
Vos regards exprimaient toute l'aménité
Qui de l'ame fait le délice ;
Et vous vouliez , trop aimable Clarisse ,
Diriger ce talent novice ,
Et vainere ma timidité .
Ah! combien je sentis de charme à vous connaître
Que d'amitié vint animer mon coeur !
En ce moment je vis mon rêve disparaître ,
Mais je gardai le sentiment vainqueur
Qui s'empara de tout mon être.
Par Mile SOPHIE DE C………… ..
JANVIER 1812.
SAPHO . CANTATE . --
EN proie aux tourmens de l'amour ,
De Lesbos la muse immortelle
A vu fuir , et fuir sans retour
Le beau Phaon à son ardeur rebelle .
Nuit et jour , la mort dans le coeur ,
Elle gémit , elle soupire ;
Et les sons mourans de sa lyre
Disent encor le nom de son vainqueur.
Rien ne peut calmer sa souffrance :
Son ame morte à l'espérance ,
Ne vit plus que pour les douleurs ,
C'est en vain que , dans son délire
Elle veut préluder , les pleurs
Qnt détendu les cordes de sa lyre.
Adieu , doux espoir du bonheur !
Adieu , plaisirs , talens , dit- elle ,
Phaon , hélas ! est infidèle ;
Il prend ma vie en reprenant son coeur.
Je me vois la triste victime
De ma crédulité ;
Et Phaon me punit du crime
De l'avoir écouté .
A la faiblesse de mon ame
Je dois son changement ,
Et l'excès même de ma flamme
Me ravit mon amant.
C'est en vain que ma voix , ma faible voix l'implore ;
Le parjure Phaon se dérobe à mes feux :
L'ingrat , de Sapho qui l'adore
Dédaigne les soupirs et repousse les voeux,
Lorsque sa voix enchanteresse ;
Sa voix , cet organe imposteur ,
Dans tous mes sens portait l'ivresse ,
Portait l'amour dans tout mon coeur
Ravi de le voir , de l'entendre
De sa constance trop certain ,
9
MERCURE DE FRANCE ,
Ce coeur , hélas ! fidèle et tendre ,
Défiait les coups du destin .
Que n'ai-je mieux connu son âme
Avant de connaître l'amour !
Je ne sentirais pas la flamme
Qui me dévore nuit et jour.
9
Victime désormais d'un destin inflexible ,
Gémissant sous le poids d'un trop lent repentir,
Je succombe à mes maux , et deviens insensible ,
A force de sentir .
Leucade , mets fin à mes peines ,
Rocher , l'effroi des matelots :
Le feu qui consume mes veines ,
Ce feu s'éteindra dans les flots .
Vaste sein d'Amphitrite , empire de Neptune ,
• Qui de Vénus fut le berceau ,
De la triste Sapho , que poursuit l'infortune ,
Deviens aujourd'hui le tombeau.
Et toi l'artisan de ma mort ,
Cruel amant , amant volage
Si le destin ou le remord
Te ramène sur cette plage ,
De ce rocher , puisse l'écho ,
Sensible à ma juste prière ,
Te dire le nom de Sapho ,
9
Et te poursuivre encore à ton heure dernière !
Mme de VALORI.
Longue EPITAPHE gravée sur un petit Tombeau ..
« FLEUR d'innocence et de jeunesse ,
Minois fripon , regard malin ,
Esprit , graces et gentillesse ,
N'ont pu fléchir la rigueur du destin ;
La trahison , la ruse , l'artifice ,
Sous un air de candeur un petit coeur bien faux ,
Devaient -ils irriter la céleste justice ?
L'indulgente amitié pardonnait ces défauts .
JANVIER 1812 . 11
» Quand les perfides ont des charmes ,
Malgré nous leur trépas nous arrache des larmes :
Aimable victime du sort ,
Ainsi tu trahissais ceux qui pleurent ta mort . »
Mais sur quel monument pensez -vous que j'inscrive
Ces vers qu'une muse plaintive
›
Vient inspirer à ma douleur ?
« Sans doute , me dit-on , blessé d'un trait vainqueur ,
> Vous regrettez cette jeune Thémire ,
Qui joignit mille attraits au coeur le plus ingrat .
Vous vous trompez , la cruelle respire ;
Et l'épitaphe est pour un chat.
A. B.
ÉNIGME.
Nous sommes cinq soeurs sans lesquelles
Nulles voix , même les plus belles ,
D'un opéra , d'un concerto
Ne pourraient faire entendre un mot.
Les vingt autres de la famille
Dans leur rôle sans nous n'ont jamais rien qui brille ;
sans doute , énoncer quelque son
Elles peuvent
Mais jamais décliner un nom.
9
A nous bien distinguer dans l'enfance on s'applique ;
Car chacune de nous , dans notre république ,
Occupe un rang
Tout différent.
Pour la première , elle est placée au rang suprême ,
Portant par fois un chef orné du diadême ;
Ainsi fait la seconde : or en notre blâson
La seconde est la cinquième du nom :
Celle qu'entre nous cinq on nomme la troisième ,
Dans l'ordre de naissance est dite la neuvième :
Dans le quinzième rang
Se voit la quatrième ,
Et la cinquième prend
Sa place au vingt-unième .
12 MERCURE DE FRANCE, JANVIER 1812.
Chacune d'entre nous fut ainsi séparée ,
Pour que l'une par l'autre en soit moins rencontrée
Autrement ce serait sans cesse un choc nouveau ,
Qu'il convient d'éviter ; demandez à Boileau .
S ......
LOGOGRIPHE .
JE suis une petite peau ;
Quand j'attaque un certain troupeau ,
Composé de gentes femelles ,
Je suis un vrai fléau pour elles .
Elles vont s'épuisant en efforts superflus ,
Non seulement pour manger et pour boire ,
Mais ce qui met le comble à ce déboire ,
C'est qu'elles ne caquètent plus .
J'ai cinq pieds ; retranchez et ma queue et ma tête ,
* Le reste dans les champs ,
Se voit selon l'ordre des tems ,
Ou levant ou baissant la crête .
Je finis , en offrant encore à ton regard ,
Un pape avec le nom d'un oiseau babillard.
S ........
CHARADE .
MON premier n'entend rien quand il est affamé :
On devient mon second par une vie austère ;
On devient mon dernier , quand on boit à plein verre ,
Et mon tout nous rappelle Henri - le-bien- aimé.
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro,
Le mot de l'Enigme est Silence .
Celui du Logogriphe est Larme , où l'on trouve : arme..
Celui de la Charade est Débat.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
SUR FONTAINEBLEAU.
:
UN médecin résidant à Fontainebleau , vient de publier
une dissertation sur cette ville ( 1 ) c'est un traité
peu étendu et relatif à son art , à cet art si précieux qui
doit guérir et sur-tout prévenir les maladies , et qui serait
au premier rang parmi les hommes soumis à tant d'infirmités
, s'ils avaient une plus juste estime des vrais biens ,
s'ils songeaient davantage à éviter les maux , et si la science
même était moins défectueuse . L'auteur avait à traiter un
sujet qui heureusement n'est pas très -fécond . L'air de
Fontainebleau est vif et salubre , on le croit même assez
sec , ou assez actif pour nuire à de certains malades ;
mais M. Bo ne veut point que tous les phthisiques le
redoutent également , et il établit à cet égard une, distinction
dans laquelle je me garderai de le suivre , parce que
je ne saurais en apprécier le plus ou moins de justesse .
Mon objet n'est point de rendre compte de son travail ;
mais la partie de cette brochure qui concerne la topographie
de Fontainebleau , me fournira l'occasion de faire quelques
remarques sur un lieu que son palais impérial rend célèbre ,
et que les Voyages ont fait généralement connaître .
M. Bo veut donner une idée particulière du climat et de
la température de Fontainebleau ; mais ce climat n'est autre
chose que celui des environs de Paris ; les différences ne
sauraient être fort sensibles dans un pays de plaines , et
quant aux faibles nuances qui peuvent exister , elles restent
absolument inconnues , si on ne les détermine pas avec
une grande exactitude . Selon M. Bo , le thermomètre de
Réaumur varie , à Fontainebleau , de 22 degrés au-dessus
de zéro , à 6° au-dessous . L'on en peut dire autant de
Montmorenci , de Rambouillet , de Corbeil , de tout ce
qui environne Paris à une assez grande distance . Ces
(1) Topographie médicale de la ville de Fontainebleau ; par
3. B. Bo , docteur en médecine. A Paris , chez Delaunay , Palais-
Royal.
A4
MERCURE
DE FRANCE
,
"
de
termes de la chaleur et du froid distingueraient Fontaine
bleau de Nice ou d'Amsterdam mais non de Paris ,
Sens ou d'Amiens , et de plus ils ne sont pas même exacts .
A Fontainebleau comme à Paris , le thermomètre s'élève
à 25 degrés dans des étés qui n'ont rien d'extraordinaire ,
et descend à 10 lorsque les vents d'Est et de Nord-Est rendent
l'hiver un peu rude . Si l'on trouvait dans la température
de Fontainebleau quelque chose de caractéristique ,
ce serait , je pense , le résultat accidentel que pourraient
avoir la sécheresse et le peu de densité de l'atmosphère .
J'attribuerais à cette atmosphère rare un degré de froid
plus grand dans les momens de calme , où l'air des cóntrées
voisines ne déplace point l'air naturel , en quelque
sorte , du bassin où la ville est située . Ces momens de
calme ont lieu quelquefois après trois jours , durant lesquels
un vent du Nord-Est ou d'Est-quart-Nord a soufflé
constamment. Il est certain du moins que pendant l'hiver
1809 à 1810 , dans la partie occidentale de la ville , un
thermomètre , division de Réaumur , donna les mêmes
degrés , à -peu-près , que le thermomètre de l'Observatoire
de Paris , à l'exception de deux momens , le 31 janvier et
le 2 février , où l'air paraissait absolument calme , et où
celui de Fontainebleau descendit à 12 degrés , tandis que
celui de l'Observatoire restait au- dessus de 8. Dans le
cours de ce même hiver , le froid n'a pas atteint , à Paris ,
le 9 degré , s'il n'y a point eu d'erreur dans l'article météorologique
du journal que l'on a consulté .
au
P. Dan , auteur du Trésor des merveilles de la maison
royale de Fontainebleau , après en avoir vanté la température
dans les autres saisons , ajoute expressément ,
chapitre 3 : Sans mettre en ligne de compte son printems
dont les charmes sont si puissans que pour en parler
sincèrement , ilfaut que tout le reste du monde lui cède
en ce point. Je transcris ce passage comme l'un des plus
ridicules que l'on puisse rencontrer. Cet homme a cru de
son devoir de faire du lieu qu'il décrivait un nouvel Eden ;
mais le printems de Fontainebleau n'a et ne doit avoir rien
de très-particulier. Indépendamment même de la plus
légère connaissance des divers climats , P. Dan pouvait en
voir la preuve sans s'éloigner de Fontainebleau , car on n'y
attribuerait qu'aux sables et à la qualité du terroir l'avantage
d'un printems plus chaud , plus beau , plus hâtif ; mais au
contraire , la végétation est plus précoce à Montigni , à
Effrondré , à Thomeri et ces villages , dont le sol diffère
JANVIER 1812. 15
>
de celui de la ville , sont placés hors de l'espèce d'enceinte
où elle se trouve , ils n'ont point la même exposition , et
rien , à cet égard , ne les distingue de beaucoup d'autres
lieux situés , comme ceux-ci , entre les hauteurs de la Bouret
les brouillards de la Normandie.
gogne
Ce n'est pas au printems qu'il faut visiter les solitudes
de Fontainebleau , ces bois , ces landes un peu sauvages ,
ces trente-mille arpens , restes encore remarquables d'une
vaste forêt qui s'étendait , à ce que l'on croit , de Melun
jusques vers Orléans . L'automne est à Fontainebleau la
saison la plus belle , peut-être , et certainement la plus
analogue à la nature des lieux . Le printems est préférable
dans d'autres provinces , sous un ciel plus méridional : il
y dissipe sans retour les faibles traces de l'hiver , il y développe
dans une succession rapide les divers produits de
la végétation ; c'est pour les plantes les plus faibles et les
plus aimables le seul moment d'une entière liberté ; la longueur
des nuits de l'équinoxe les protége encore , mais
bientôt le soleil des longs jours desséchera l'herbe , et couvrira
le sol d'une aride poussière . Dans les prairies , les
vergers et les champs , la multitude des fleurs donne beaucoup
de charme au véritable printems , au printems exempt
de frimas . Tel n'est point celui de Fontainebleau ; les jours
venteux , nébuleux et froids , y sont fréquens comme dans
tout le nord de la France , et dans une grande partie de
l'Europe . Si l'on parle des heures délicieuses qui , par intervalles
, suspendent le cours d'un vent incommode ou
d'un froid opiniâtre , c'est dans les campagnes variées que
cette influence du printems a toute sa grâce , et non pas
auprès de la ville de Fontainebleau , parmi les bruyères
qu'aucune saison ne rajeunit d'une manière très - sensible ,
et sous des ombrages long-tems chargés de feuilles mortes
qui feraient trouver un peu tardifs ces charmes si puissans
auxquels le reste du monde doit céder.
On aperçoit ici , comme ailleurs , des primeverres et des
violettes , mais elles paraissent , en quelque sorte , étrangères
dans la sécheresse de ces bois ; on les verrait même
avec plus de plaisir dans des contrées plus froides , sur les
pentes méridionales des hautes vallées de l'Auvergne ou
des Cévennes . Le muguet , dont les sables même d'Ermenonville
alimentent le parfum rustique et la feuille printanière
, ne se trouve presque nulle part dans ceux de Fontainebleau
; mais on y rencontre le genêt toujours vert
la mousse uniforme , le fruit du houx qui mûrit au milieu
2
16 MERCURE DE FRANCE ,
des brumes , et celui du genièvre qui voit plusieurs hivers .
Ainsi les effets de la végétation n'y donnent point l'idée de
l'énergie , de la facilité , de la profusion , mais celle d'une
force lente et durable ; et loin que le printems ait quelque
chose d'extraordinaire dans cet espace qui porte le nom de
forêt , mais dont plusieurs parties sont dénuées de bois ,
le repos de l'automne ou le silence de l'hiver semblent
plutôt s'y prolonger pendant toute l'année. D'ailleurs ce
qui caractèrise cette contrée ce n'est pas le bois , il est semblable
à d'autres bois ; mais c'est la forme ou la nature des
roches , et la stérilité pittoresque des vallons ou des plaines
basses la saison qui convient à ces lieux déserts , est donc
la saison de Fontainebleau . L'artiste qui vient de Paris , y
faire , au printems , des études d'arbres , pouvait , en se
dérangeant moins , les faire aussi bien dans les bois de
Senart ou de Versailles ; mais un peintre qui voudra juger
du site et saisir l'expression des lieux , ne s'y rendra qu'en
:
automne .
Ces butes , ces débris antiques , ces longues sommités
qui ont peu de hauteur , et qui néanmoins rappellent en
quelques endroits les plus belles formes des montagnes ,
ces chaînes de grès amoncelés ne produiront pas d'illusion
lorsqu'une lumière uniforme en éclairera par-tout les pentes ;
il faut que des rayons plus obliques en étendent les om
bres , et en fassent sentir les moindres sinuosités , ou que
des masses obscures soient en opposition avec l'éclat des
sables et les diverses couleurs des bois . De telles solitudes
ne sont pas riantes et animées ; des nuances trop vives y
formeraient un contraste bizarre : mais il est des tons sévères
et des tons plus harmonieux qui peuvent également
s'allier aux teintes sombres de ces lieux incultes. Sous la
douce clarté d'un ciel calme , vaporeux et sans nuages ,
comme on en voit en octobre et jusqu'aux approches de
l'hiver , c'est l'asile des rêveries silencieuses et d'un contentement
profondément paisible : lorsqu'on sent à peine
le souffle du midi , lorsque de faibles accidens de lumière
colorent par intervalles les brouillards mobiles et les feuilles
encore suspendues aux branches des bouleaux , on y
éprouve cette tristesse vague qui perd son amertume dans
l'ancienneté des souvenirs , et dont l'habitude des malheurs
fait aimer l'austère tranquillité mais l'on y peut chercher
des émotions plus fortes et des inspirations plus hardies
quand les vents orageux soulèvent la pesante poussière ,
dont les grès détruits par le tems , ont formé de longs amas ,
JANVIER 1812 . 17
ou quand ils font frémir le feuillage rare des genièvres , et
les branches fatiguées de ces vieux arbustes qui ont pour
soutien des roches anguleuses et un sable desséché .
Si l'on voulait dans des lieux aussi peu étendus , entre
un palais et des champs , se former quelque idée d'une
région sauvage , on trouverait le site le plus remarquable
en ce genre , à deux lieues et demie de la ville , près d'Arbonne
, vers le sud .
Des solitaires se construisirent jadis un ermitage de ce
même côté , mais beaucoup plus près de l'endroit où
ville est bâtie : les ruines en subsistent encore . Dans le
siècle où ils choisirent cette retraite , elle devait être bien
profonde. L'usage de ces tems-là permettait de chercher
le genre de consolation ou de bonheur dont on éprouvait
le besoin .
Des poteaux nombreux indiquent par-tout les chemins ,
les divisions du terrain', et les différentes plantations . Tous
les rochers , tous les bois sont ainsi désignés . Plusieurs
endroits ont des noms assez doux , et que l'harmonie des
vers pourrait admettre dans une description ; d'autres semblent
rappeler la manière des anciens en voici quelquesuns
; le Rocher de la Salamandre , le Puits au Géant , le
Puits du Cormier, la Vallée de la Solle , la route aux Nymphes
, le bois de Tillas , les Placereaux , les gorges d'Apremont
, etc.
La paix , ou , si l'on veut , la tristesse de l'automne convient
à Fontainebleau , et Fontaineblau convient à l'automne
de la vie. L'air qu'on y respire est salutaire dans un
âge avancé . Les vieillards se promènent principalement au
nord de la ville sous les grands hêtres et les vieux chênes ,
avec l'espoir , plus fondé qu'ailleurs , de voir se renouveler
plusieurs fois encore le feuillage de ces arbres plantés par
une génération qui n'est plus ( 1 ) .
La végétation est généralement meilleure dans les parties
élevées de la forêt . Beaucoup de fonds sont occupés par
un sable qui ne nourrit d'autres arbres que de faibles bouleaux
, et ces genièvres dont le feuillage sombre , les bran-
(1 ) Quant aux personnes d'un autre âge , elles fréquentent peu la
forêt ou même le parc , et leur usage ( on me l'assure du moins ) ,
est de se promener , le soir , dans l'une des principales rues de la
ville , lorsque de funestes incidens viennent interrompre l'occupation
quotidienne , la partie de cartes.
B
LA
SUI
18 .
MERCURE
DE FRANCE
,
ches maigres , le tronc tortueux et dépouillé ne présentent
que l'image de l'épuisement , de la vieillesse , de la stérilité
. L'espace que la forêt occupe paraît avoir en quelque
sorte deux niveaux ; celui de tous les sommets est à - peuprès
le même , et les parties basses aussi en ont un qui
leur paraît commun . Il est vraisemblable que des portions
multipliées de cette petite région se sont affaissées simultanément
. Les grès culbutés subsistent comme la charpente
ruinée d'un sol dont les eaux , sans doute , entraînèrent la
partie mobile , et applanirent le fond des vallées . Dans les
endroits où une terre plus productive était affermie par les
racines des arbres , l'ancienne élévation a été maintenue
et c'est encore là que se trouvent les grands bois , à quelques
exceptions près , comme les fosses -rouges et le boisbréau.
?
Ces débris qu'une végétation trop faible ne peut recouvrir,
ont quelque chose des formes bouleversées de la Finlande
, et de l'aridité des monts de la Nubie ; c'en est pour
ainsi dire une faible copie , c'est un souvenir des grands
traits de la nature , mais il paraît étranger sur les rives de la
Seine . Ces lieux , encore singuliers de nos jours , l'étaient
beaucoup plus lorsqu'on ne les fréquentait point , et lorsqu'on
n'y trouvait qu'un petit nombre de sentiers . Aucune
grande route ne pénétrait dans l'intérieur de la forêt : un
monastère dont le tems a presque détruit les murs donnait ,
dit- on , des guides au petit nombre de voyageurs qui s'engageaient
dans l'épaisseur de ces bois on n'avait point
planté les espaces naturellement découverts ; des chemins
multipliés n'avaient pas adouci la pente des escarpemens
les plus difficiles ; les blocs de grés , taillés depuis en pavés ,
et charriés au loin pour affermir les rues de la capitale et
les routes d'une partie de la France , subsistaient encore
au faîte des collines , et , à la place où il ne reste maintenant
que des roches dégradées et des traces de carrières ,
ils se groupaient en monticules d'une beauté bizarre . Le
désert même était aux portes de la ville ; l'on n'avait pas
élevé les longs murs du Grand-Parquet ; l'on n'avait point
interrompu , par une enceinte plus nouvelle , les communications
de plusieurs rues qui s'avançaient dans une plaine
dont la partie subsistante conserve encore l'empreinte de
ces vieux tems ; de longs rochers , aujourd'hui couverts de
pins qui en arrondissent agréablement les formes , conservaient
, auprès du château même , un aspect plus étrange ;
et en se reportant ainsi aux diverses époques , l'on n'est
JANVIER 1812 . 19
point surpris du mot par lequel Henri IV termina plusieurs
de ses lettres , de nos délicieux déserts de Fontainebleau
. Par M. DE SEN *** .'.
CONSEILS A MA FILLE , par M. J. N. BOUILLY , membre
de la Société Philotechnique , de la Société académique
des Enfans d'Apollon , et de celles des Sciences
et des Arts de Tours , Boulogne- sur-mer , etc. -
Deux vol . in- 12 . A Paris , chez Roza , relieur-
-
libraire , rue de Bussy , nº 15 .
Il y a deux ans que M. Bouilly publia , sous le titre
de Contes à ma Fille , un ouvrage qui eut beaucoup de
succès , et dont on a rendu compte dans ce Journal .
Quand on écrit pour une jeune personne de douze à
treize ans , on peut employer , pour lui donner des
leçons , la forme ingénieuse des contes ; car il s'agit
autant de l'amuser que de l'instruire : mais lorsqu'elle
a vu briller quinze à seize printems , il faut à son
esprit une nourriture plus substantielle ; le nom seul
de contes suffirait pour blesser son amour-propre . A
douze ans on préfère la fable à la vérité ; à seize ans
la vérité a bien plus de charme que la fable . A douze
ans le coeur est souple et docile ; on écoute volontiers
les autres , parce qu'on a peu de choses à se dire à soimême
. A seize ans , que de sensations et d'idées nouvelles
? on prend confiance en soi ; on commence à
former des jugemens , à juger même le précepteur .
A douze ans l'instruction est facile , les principes généraux
de la morale suffisent ; car l'élève ne tient point
encore à la société . A seize ans , une jeune personne
y occupe déjà un rang intéressant , elle est l'objet de
tous les regards ; les progrès de son esprit , ses discours
, son maintien , rien n'échappe à la bienveillance
ou à la malignité . Ces considérations sont exposées ,
avec quelque étendue , dans une introduction que l'auteur
des Conseils a mise à la tête de son ouvrage .
« Je ne te dissimulerai pas , dit- il en s'adressant à sa
» fille , que l'entreprise que j'ose tenter est vaste et
B 2
20 MERCURE DE FRANCE ,
» délicate . Si j'essayai , dans mes contes , de te retracer
» à-la-fois les ridicules , les défauts et les aimables qua-
» lités d'une jeune fille de douze à quinze ans ,
il me
>> faut maintenant t'éclairer sur tous les dangers qui sou-
» vent environnent les premiers pas qu'on fait dans le
» monde ; il me faut te guider dans tes liaisons , t'en
>> faire sentir toute l'importance . Il me faut te disposer
» à devenir un jour dame de maison , à te faire recher-
» cher , moins par des dehors sémillans que par ta gaîté
» franche et ta bonté naturelle ; à t'entourer d'amies
» véritables qui soient heureuses de ton bonheur , gar-
» diennes tutélaires de ta réputation , et fières de t'appar-
» tenir par les liens sacrés de l'amitié . Il me faut enfin ,
» ma Flavie , diriger , sans jamais les contraindre , les
>> mouvemens de ton coeur , et te guider dans le choix
>> d'un époux ; te le faire chercher , non dans cette foule
» d'oisifs opulens , de sots titrés , de beaux diseurs de
» riens , de savans ampoulés , de doucereux hypocrites
» et de fades soupirans ; mais parmi ces hommes francs
>> et simples dans leurs manières , d'une profession utile
» à l'Etat , habitués au travail ; amis des moeurs , sans
>> être ennemis du plaisir ; placés dans la société ni trop
» haut , ni trop bas , et regardant le mariage moins
» comme un marché conclu par l'intérêt que comme
» l'engagement sacré de rendre heureuse celle qui leur a
» confié ses destinées . >>
Quand on parle avec autant de sagesse et de modération
, on est digne de donner des leçons à ses enfans .
Mais à combien de parens pourrait- on confier ce noble
ministère ? Où trouver des ames assez nobles , des coeurs
assez purs , des esprits assez libres de préjugés pour
préférer , comme l'auteur des Conseils , le modeste éclat
des talens , et les doux bienfaits de la médiocrité , au faste
de la naissance , du rang et de la fortune ? L'avarice ,
l'orgueil et l'ambition n'immolent- ils pas chaque jour
de nouvelles victimes dans le temple de l'hymen
et n'est- ce pas de la main la plus chère qu'elles sont
presque toujours frappées ? Quel que soit le sort de sa
chère Flavie , M. Bouilly n'aura du moins aucun reproche
à se faire ; tous ses conseils sont le fruit des plus
JANVIER 1812. 21
généreux sentimens , et si l'on peut désirer plus de profondeur
dans les vues , on ne saurait demander plus de
pureté et de désintéressement .
On sait que les ouvrages de M. Bouilly se distinguent
par un genre de mérite particulier. Personne ne connaît
mieux que lui le secret des formes dramatiques , l'art de
mettre les personnages en scène , de répandre de l'intérêt
sur un sujet par des combinaisons heureuses et des
situations touchantes . Le seul défaut qu'on puisse lui
reprocher , c'est un penchant trop marqué pour le genre
sentimental , un peu d'incorrection dans le style , et
d'enflure dans l'expression .
D'ailleurs on lit avec intérêt tout ce qu'il écrit ; on
s'attache à ses récits et l'on partage souvent sa sensibilité.
La forme dramatique se retrouve dans les Conseils
comme dans les Contes à ma Fille . Ce sont autant d'anecdotes
tirées de l'histoire ou de quelques événemens
contemporains , dont M. Bouilly a été le témoin , et qui
rappellent souvent des noms chers aux lettres , aux arts
ou à la gloire , tels que ceux de d'Aleyrac , de Mme
Cottin , de Catinat , et de ce prélat vertueux dont l'église
de Paris pleure encore la perte .
L'anecdote intitulée : Les Oiseaux , de Mme Helvétius ,
offre une lecture pleine de charme ,
« L'aimable compagne de cet écrivain célèbre , dit
>> M. Bouilly , qui sut peindre avec tant d'éloquence les
avantages et les erreurs de l'esprit , Mme Helvétius ,
>> avait un goût particulier pour les oiseaux . Elle en
>> connaissait toutes les espèces et les réunissait à sa belle
» maison d'Auteuil , dans une vaste et riche volière
» qu'elle ne tenait fermée que pendant la nuit. Le jour ,
» dès qu'elle avait distribué à chacun d'eux la nourriture
» qui lui convenait , elle ouvrait elle-même les portes de
» la prison et leur procurait la jouissance de se rendre
» dans la campagne . Souvent il n'en rentrait le soir
» qu'une faible partie. Dans les beaux jours , sur-tout ,
» la troupe joyeuse trouvant amplement de quoi se
»> nourrir , oubliait l'asyle où les soins les plus empressés
» le disputaient à l'abondance ; mais , dès que les frimas
22 MERCURE
DE FRANCE ,
» se faisaient sentir , presque tous les fugitifs venaient
>> jouir des douceurs de l'hospitalité .
» Ce n'était jamais qu'à regret que Mme Helvétius se
séparait de ses hôtes nombreux et chéris ; mais la célé-
» brité de son nom et le charme de sa société la rappelaient
souvent dans la capitale , qu'elle revenait habiter
» vers le mois de janvier . »
On se rappelle que l'hiver de 188 fut l'un des plus
rigoureux que l'on eût éprouvé depuis plus d'un demisiècle.
Le gibier périt dans les champs , les forêts furent
en partie détruites ; on rencontrait sur les grandes
routes des voyageurs en quelque sorte pétrifiés par le
froid ; les animaux féroces oubliaient leur naturel sauvage
pour se rapprocher de l'habitation de l'homme .
« Mme Helvétius s'occupait , dans Paris , à secourir
>> les malheureux du quartier qu'elle habitait . Sa tou-
» chante pitié s'étendait sur tous les êtres souffrans qui
>> l'entouraient . Souvent , des croisées de son appar-
>> tement qui donnait sur une longue terrasse , elle voyait
» un grand nombre de moineaux qui , la nuit , se réfu-
» giaient dans les écuries de son hôtel , et pendant le
>> jour cherchaient en vain , de tous côtés , le moindre
» aliment. S'exposant elle-même à la rigueur du froid ,
» elle balayait la neige , en dégageait une partie de sa
>> terrasse , et s'empressait , chaque matin , d'y jeter des
» graines de toute espèce , sur lesquelles elle voyait
» fondre un nombre infini d'oiseaux qui s'avançaient
» tout près d'elle et pénétraient quelquefois jusqu'à l'en-
» trée de son appartement .
» Un jour qu'elle se livrait au plaisir d'alimenter ainsi
>> tous les oiseaux du voisinage , un d'entre eux vient se
» placer sur sa tête , descend sur son bras et se niche
» dans son sein . Mme Helvétius crut d'abord que tant de
>> hardiesse était causée par le froid dont l'oiseau sem-
» blait être saisi . »>
Elle mit tous ses soins à le réchauffer dans ses mains ,
à le ranimer près de son feu , et lui rendit ensuite la
liberté.
« Dès le lendemain , le même transfuge vient de nou-
» veau planer sur sa tête , et voltigeant sur sa main semJANVIER
1812 . 23
» blait exprimer le plaisir de revoir sa protectrice .
» Mme Helvétius le caresse de nouveau , mais elle aper-
>> çoit que l'oiseau porte au col un petit lacet de soie
» bleue à l'extrémité duquel est suspendu le bout d'un
» doigt de gant formant un petit sac . Elle examine , tâte la
» peau de ce gant et croit y sentir un écrit. Elle cherche
» avec la curiosité la plus vive et trouve en effet une
>> feuille de papier très -mince pliée dans la forme la
» plùs petite , l'ouvre et lit d'abord ces deux vers de
>> Racine
Aux petits des oiseaux tu donnes la pâture ,
Et ta bonté s'étend sur toute la nature .
» Emue autant que surprise , elle achève de lire ce billet
» qui contenait ce post- scriptum :
» D'honnêtes gens de votre voisinage languissent dans
» le besoin. Ferez-vous moins pour eux que pour la
>> nombreuse famille qu'on vous voit secourir chaque
>> matin ? Non , sans doute , s'écrie Mme Helvétius ;
» elle s'élance à son secrétaire , y prend un billet de la
» caisse d'escompte de 600 livres , le met dans le petit
―
sac , donne au moineau plusieurs baisers et lui fait
>> prendre la volée . Elle veut le suivre des yeux , et
» cherche , en observant la direction de son vol , à décou-
» vrir de quel côté demeurent les infortunés qu'elle vient
» de secourir ; mais l'oiseau passant rapidement par des-
» sus les arbres des jardins se dérobe aux regards de sa
» bienfaitrice , et la laisse livrée aux plus douces ré-
» flexions .
» Plusieurs jours se passèrent . Mme Helvétius songeait
» sans cesse à cette singulière aventure , mais se donnait
» bien de garde d'en parler ..... Un matin qu'elle s'occu-
» pait encore à balayer elle -même la neige sur la ter-
» rasse pour y attirer les oiseaux , le messager fidèle
» revint , portant à son col le même petit sac où elle avait
» mis le billet de 600 livres ; elle le détacha et y trouva
» un second billet , conçu en ces termes :
» Vous avez sauvé un artiste estimable et sa nombreuse
» famille . Les 600 livres vous seront remises aussitôt
24
f MERCURE DE FRANCE ,
» que le retour du printems et le travail de nos mains
» nous auront permis de nous acquitter .
» Mme Helvétius relut plusieurs fois , cet écrit , et
» comme elle s'aperçut que plusieurs mots étaient altérés
» par les larmes , elle ne put retenir les siennes et s'ap-
» plaudit plus que jamais d'avoir cédé au premier élan
» de son coeur . >>
Quelle était cette famille malheureuse ? le moineau revint-
il ? les 600 livres furent- elles remises? etc. M. Bouilly
vous apprendra tout cela , si vous voulez prendre la
peine de lire la suite de cette anecdote ; c'est une des
plus agréables et des plus touchantes de son ouvrage .
Je ne parlerai point de la robe feuille -morte de Mme Cottin
, divers journaux ont déjà rendu compte de cette
intéressante nouvelle mais comment me défendre de
citer un trait d'humanité digne d'être consacré dans
toutes les annales de la bienfaisance , et qui honore à
jamais une jeune princesse aussi célèbre par l'éclat de
ses charmes que par la bonté touchante de son coeur ?
:
« Un jour qu'elle voulait se rendre à l'un des concerts
» si renommés du Conservatoire impérial , elle partit de
» son palais un peu plus tard qu'elle ne l'avait projeté .
» Elle ordonne en conséquence à son cocher d'aller au
>> plus vite . Celui - ci , emporté par son zèle , fait le trajet
» avec la rapidité de l'éclair ; mais en tournant le coin
» de la rue Montmartre et de celle Bergère , une des roues
» heurte un pauvre commissionnaire chargé d'une malle
» énorme , le blesse au bras et le renverse sur le pavé .
» Les cris du blessé et ceux du peuple qui l'entourent ,
» n'arrêtent point le cocher qui croit , en redoublant de
» vîtesse , empêcher qu'ils ne parviennent jusqu'aux
» oreilles de la princesse ; mais elle a tout entendu . Elle
» tire aussitôt le cordon de sa voiture , fait retourner à
» l'endroit même où l'accident vient d'arriver , ordonne à
» ses gens de mettre dans un carosse de place le blessé ,
» de le transporter chez lui et d'appeler un chirurgien .
» Elle réprimande son cocher , promet de faire soigner
» le malheureux commissionnaire , et change aussitôt en
» félicitations les murmures qui commençaient à s'élever
parmi le peuple . »
JANVIER 1812 . 25
Le malade fut soigné avec la plus grande attention et
sa famille secourue . La princesse envoyait tous les jours
une soeur de la Charité s'informer des progrès de la guérison.
La blessure avait d'abord paru peu dangereuse ;
mais bientôt le mal devint plus grave et donna de l'inquiétude
pour la santé du malheureux commissionnaire .
La princesse voulut le visiter elle-même ; mais comment
arriver à la porte d'un malheureux avec cet appareil de
grandeur que les princes ne sauraient quitter ? O ingénieuses
ressources de la bonté ! la jeune princesse se dépouille
de ses riches vêtemens , prend la robe d'une soeur
de la Charité , se fait accompagner par celle qui se rendait
tous les jours chez le blessé , et monte elle -même
jusque dans le réduit de cet infortuné pour lui porter
des consolations .
« Voilà donc la princesse , dit M. Bouilly , donnant
» le bras à la soeur Agathe et parcourant avec elle le
» faubourg Saint-Honoré ; mais à peine a - t- elle fait
» quelques pas que les grosses chaussures de cuir qui
>> enveloppent ses pieds délicats , la font glisser à chaque
» instant et perdre l'équilibre . Tenez-moi bien , dit - elle
» tout bas à la soeur ; je ne croyais pas qu'il fût si diffi-
» cile de marcher sur le pavé . Tout ce monde qui vous
» heurte , ces voitures qui semblent fondre sur vous ,
» ces ruisseaux à franchir ! Oh ! que je plains les mal-
» heureux piétons . »>
La princesse arrive enfin entre dans une allée
longue et obscure , monte un escalier étroit et roide , et
arrive à un cinquième étage presque sous la tuile . C'estlà
que gissait le malheureux commissionnaire. Quel
tableau pour une ame sensible ! la princesse voulait d'abord
garder l'incognito ; mais un de ses gens étant survenu
au même moment , elle fut reconnue. Jugez de
l'étonnement du malheureux et de toute sa famille . Le
blessé eut enfin le bonheur de recouvrer la santé . La
princesse l'employa dans son palais , et conserva l'habit
sous lequel elle avait goûté tout le charme de la bienfaisance
. SALGUES .
26 MERCURE DE FRANCE ,
RETOUR DANS LE PAYS NATAL.
( Seconde histoire prise dans le même ouvrage . )
APRÈS sept ans d'absence , le jeune menuisier , Woldan
était en chemin , pour retourner dans la petite ville où il
était né : c'était sa dernière journée ; il était près de midi ,
et il lui restait encore huit lieues à faire ; il venait de prendre
un repas frugal dans un petit village , et il se reposait
sous un saule dans une prairie voisine du grand chemin ,
pour reprendre des forces avant de se remettre en route .
11 songeait au plaisir qu'il allait éprouver en revoyant ses
parens et ses amis , et des larmes s'échappaient involontairement
de ses yeux ; mille doux souvenirs occupaient
son ame et l'attendrissaient . La saison ajoutait encore à sa
mélancolie ; c'était la fin de l'automne : un vent froid et
humide soufflait de l'ouest , et déjà la vapeur de l'haleine
devenait visible dans l'air . Le ciel était nébuleux , et l'obscurité
rembrunissait encore le tableau de destruction et de
mort que la campagne présentait autour de lui : dans les
champs des chaumes desséchés , dans les prairies une
verdure flétrie et jaunâtre , parsemée de quelques colchiques
solitaires ; les bois commençaient à devenir transparens
, les arbres fruitiers , dépouillés de leur fruit , laissaient
tomber les unes après les autres leurs feuilles rouges et
brunes ; du saule sous lequel était assis le jeune homme
se détachaient à chaque instant des feuilles d'un jaune
pâle , qui , après avoir été agitées par le vent , tombaient
en tournoyant dans un ruisseau ; le monotone grillon chantait
ses adieux , et le moineau et le roitelet sautillaient aut
travers des haies défeuillées .
Ainsi tout contribuait à augmenter la rêverie de Woldan
, et plus encore les pensées qu'il reportait en arrière
sur ses années écoulées comme un songe , qui laisse à peine
une trace légère . Pour éprouver de la tristesse en songeant
au tems passé , il n'est pas toujours nécessaire qu'il
ait été mal employé , et qu'il ait donné lieu au repentir ;
il n'en était du moins pas ainsi du jeune ouvrier Woldan :
cet excellent jeune homme était resté fidèle aux préceptes
de vertus qu'il avait reçus dans son enfance chez ses bons
et simples parens , son coeur était encore innocent et pur ;
aucun des maîtres chez lesquels il avait travaillé ne l'avait
JANVIER 1812 .
27
vu partir sans regret ; il avait toujours montré tant de
fidélité , d'assiduité , d'intelligence , il témoignait tant d'intérêt
aux événemens de la famille , il était si doux , si complaisant
, qu'on le regardait comme l'enfant de la maison .
Il n'est
pas nécessaire non plus d'avoir devant soi un triste
avenir pour penser avec regret au tems déjà écoulé : ce
tems qui a marqué notre carrière , qui a été le témoin de
tous les changemens qui se sont opérés dans nos sentimens
et dans nos habitudes , nous nous accoutumons à le
regarder comme une partie de nous - mêmes , et nous ne
nous en séparons pas sans douleur ; notre coeur se serre
en portant nos regards sur le passé , comme au souvenir
d'une personne qui nous a été chère , et que nous ne reverrons
jamais. Quelquefois on voudrait rappeler quelques-
uns de ces momens , et pouvoir les fixer ; on regrette
même les jours orageux d'autres fois il nous semble que
nous sommes sur le bord d'un abîme , dans lequel nous
avons laissé tomber un objet précieux ; nous voudrions
nous y jeter après lui , mais une force supérieure nous
retient , nous regardons encore quelque tems au fond de
l'abîme où l'obscurité devient à chaque instant plus profonde
, et ce n'est pas sans une espèce de combat que nous
nous en éloignons pour continuer notre route ; nous tournons
encore la tête vers l'abîme où s'est englouti ce que
nous regrettons . Telle était à -peu-près la situation de l'ame
de notre jeune voyageur lorsqu'il réfléchissait sur la vie.
Il se rappelait comme d'hier le moment de son départ de
la maison paternelle ; il voyait encore l'activité tendre et
soucieuse de sa bonne mère , tous les petits préparatifs
qu'elle avait faits , et les larmes qui coulaient sur ses joues
en faisant son porte-manteau où elle mettait sans cesse
quelque chose de plus ; et l'air sérieux et touché de son
père , et le sentiment de tristesse que lui firent éprouver
les caresses joyeuses du chien , qui ne prévoyait pas son
départ ; il se rappelait jusqu'au pétillement du feu de la
cuisine où il avait soupé pour la dernière fois avec ses
parens , jusqu'aux mets qui composaient ce souper , et
dont personne ne pouvait manger ; il se rappelait aussi les
bonnes exhortations de son vertueux père , et les craintes
de sa mère sur les dangers qu'il pouvait rencontrer.
Ces souvenirs lui retraçaient ensuite tour-à-tour les
contrées qu'il avait parcourues , les villes où il avait séjourné
, et l'impression que faisaient sur lui les physionomies
des étrangers , et tout ce qu'il voyait et qu'il en28
MERCURE DE FRANCE ,
tendait pour la première fois ; il songeait aux plaisirs et aux
peines qu'il avait éprouvées dans ses promenades solitaires
ou en compagnie ; il songeait à ses amis , à ses camarades ,
à son travail de menuiserie ; combien de lits de noces , de
berceaux d'enfans et de cercueils étaient sortis de ses
mains .
repos
Après une demi-heure de et de rêveries vagues ,
il sortit de sa poche la dernière lettre qu'il avait reçue de
sa mère , il y avait environ six semaines , et qui renfermait
l'ordre de revenir ; il l'avait déjà lue plus d'une fois ,
mais le cours de ses réflexions lui donna le désir de la
relire encore .. Voici mot à mot ce que contenait cette lettre.
<< Mon fils bien aimé ,
29 Je commence par remercier Dieu de ce qu'il t'a donné
de la force et de la santé ; tu pourras entreprendre le
" voyage , tant désiré , revenir dans la maison paternelle
; ton père désire que tu sois chez nous , au plus tard
» dans deux mois ; nous ne pouvons plus nous passer de
toi ; j'ai beaucoup vieilli , à peine pourras- tu me recon-
» naître ; je commence à me courber , toutes mes robes
» sont devenues trop longues ; la vieille couturière Lisbeth ,
» dont tu te souviens sûrement , et qui te salue , est oc-
ກ
cupée à ranger celles dont je veux me servir. J'ai mis de
» côté tout ce que j'ai de meilleur et de plus brillant pour
> les donner à ta femme ; c'est pour en prendre une qu'il
» faut que tu reviennes, et le plus tôt sera le mieux.Ton père
» devient vieux et infirme , le rabot et la scie ne lui con-
» viennent plus ; il a souvent des attaques de rhumatisme
» et l'ouïe fort dure ; tu sais qu'il y a toujours assez d'en-
ท
vieux qui guettent les occasions d'enlever les pratiques
» de leurs confrères ; il faut donc que tu viennes ; ton père
» te remettra son atelier ; tu prendras une femme , et nous
» nous reposerons ; s'il plaît à Dieu , tu ne manqueras pas
d'ouvrage . Un bon vieux seigneur qui a connu mon
" mari dans sa jeunesse , est venu s'établir ici ; hier il vint
dans l'atelier de menuiserie , et causa long-tems avec lur :
» il a les cheveux blancs , et l'air si bon , si affable , on ne
dirait pas qu'il soit aussi riche ; mais il l'est , et il nous
" veut beaucoup de bien . Il a une petite- fille qu'il marie le
printems prochain , il veut nous donner à faire le lit de
" noce , et tous les meubles du nouveau ménage , c'est-à-
» dire à toi ; car à chaque chose qu'il commandait , comme
n ton père n'entendait pas trop ce qu'il disait , moi je
99
1
JANVIER 1812 .
29
21
29
27
m'avançais toujours , et je disais en lui faisant la révé-
" rence : Oui-dà , Monsieur , notre Christian fera cela à
» merveille . Il rit , et me dit , je veux aussi meubler ma
» maison de la ville , c'est votre fils , bonne mère , qui fera
> tous ces meubles , et enfin ma bière . Je ne pus m'empêcher
de pleurer en entendant ce digne homme , quoique
je pense bien que ton père et moi mourrons avant
» lui ; mais tu vois que c'est un joli commencement . Quant
» à ta femme , nous avons jeté les yeux , pour toi , sur une
» honnête et très -jolie fille qui a quelque bien et beaucoup
d'économie ; tu l'épouseras , si elle te plaît , mais elle te
» plaira certainement ; et quant à elle , elle trouvera diffi-
> cilement un mari aussi sage et aussi bien fait que mon
» Christian , soit dit sans le flatter . Elle a perdu sa mère ,
» et ne m'en aimera que mieux ; elle vit avec son père , un
» bon vieux honnête homme , avec qui nous avons déjà
parlé de l'affaire , et qui te veut bien pour son gendre ,
» sur tout ce que nous lui avons dit de toi ; tu ne l'as pas
n'y a que quatre ans qu'il vint de l'étranger
s'établir dans un village à deux lieues d'ici ; dès que tu
» seras arrivé , nous irons les voir un dimanche . Nous sommes
fort bons amis , et même un peu parens ; la soeur de
» sa grand- mère avait épousé le beau-frère de mon grand-
» père ; je suis sûre que tu trouveras ta petite cousine à
a ton gré . Elle ne ressemble point à une paysanne , ses
joues sont roses et blanches comme la fleur du pommier,
» et ses yeux brillans comme deux étoiles ; je t'assure
qu'elle est très - jolie , et je me réjouis déjà de la voir
parée de la robe de noce , et la couronne de fleur sur la
» tête . Epouse-la seulement , mon fils , et tu seras heureux
; je n'étais pas la moitié aussi belle qu'elle , et cependant
ton père m'a prise avec plaisir , et ne s'en est
» pas repenti ; il en sera , au reste , ce qu'il plaira à Dieu ,
» mais j'ai mis mon coeur à ce mariage .
» connu ,
"
19
"
n
il n
» Ton père désire beaucoup ton retour : si seulement
» notre Christian était là , me dit-il tous les jours . Cher en-
» fant , reviens à nous , tu seras notre consolation et notre
bâton de vieillesse , et Dieu qui nous a protégés jusqu'à
» présent , m'accordera la grace de bercer encore tes enfans :
puisse-t-il te ramener bientôt dans nos bras ! nous le
prions pour toi soir et matin .
"
" Ta bonne mère , MARIE WOLDAN . »
Avec un air soucieux , Woldan replia la lettre , la cacha ,
30 MERCURE DE FRANCE ,
secoua la tête , se leva , et recommençant sa marche : il fit
quelques lieues en réfléchissant à la dernière partie de cette
lettre . L'idée d'une belle jeune fille ne doit pasêtre effrayante
pour un jeune homme qui pense à se marier ; mais cependant,
malgré la bonne opinion qu'il avait des intentions de
sa mère , il se permettait quelque doute sur ses jugemens
en beauté ; il croyait qu'une femme , même une mère ,
n'est pas toujours le meilleur juge de ce qui peut plaire à
un homme ; il avait vu , dans ses voyages , tant d'exemples
d'unions mal assorties , d'époux malheureux , parce que
leur goût n'avait pas été consulté , qu'il avait formé la résolution
de choisir lui-même sa compagne , et de ne consulter
que son inclination ; il avait l'idée que ce projet
pouvait contrarier les vues de ses parens , et le mettre à
leur égard dans des situations pénibles .
;
Occupé de ses réflexions , il s'était à peine aperçu que le
jour avait baissé et que les nuages s'étaient épaissis . Tout-àcoup
il se trouva dans un petit vallon tout-à-fait solitaire ,
entouré de bois , où l'on n'apercevait aucune trace d'habitation
; le vol rapide de quelques oiseaux qui regagnaient
leur gîte , le bruit des feuilles dans les arbres qui bordaient
la route , et quelques grosses gouttes de pluie , donnèrent un
autre cours à ses pensées . Il parut certain , d'après les renseignemens
qu'on lui avait donnés sur le chemin qui conduisait
à la petite ville , qu'il s'était égaré ; il regarda de
tous côtés et ne vit qu'un épais rideau d'un nuage gris qui
enveloppait en entier l'horizon . La pluie augmentait à
chaque instant , et bientôt ses habits furent percés , et l'eau
tombait à flots , tout autour de son chapeau ; les arbres dé
pouillés de leur feuilles ne lui offraient pas un abri , et la nuit
qui s'avançait lui fesait craindre de ne plus voir son chemin
; indécis , il s'arreta un moment , prit enfin son parti
et s'engagea dans le bois qui était devant lui , pendant une
heure encore ; le bruit continuel de la pluie sur le feuillage,
le cri des oiseaux sauvages , et le sentiment toujours croissant
du froid , de la lassitude , de la pesanteur de ses vêtemens
, la crainte de passer la nuit entière ainsi dans la
forêt , rendaient sa situation très -pénible . Lorsqu'au retour
d'un long voyage , assis au milieu de sa famille , ayant
devant soi un bon feu , et sur la table une cafetière pleine
ou un potage bouillant , on entend au dehors le bruit du
vent et de la pluie , on se rappelle avec plaisir qu'on y a été
exposé sans abri , sans espoir d'en trouver , et celui où l'on
est actuellement double de son prix; mais un pauvre voyaJANVIER
1812 . 31
geur à pied , sur qui l'eau tombe à grands flots , qui voit à
peine sa route au milieu d'un bois épais , est peu disposé
à jouir à l'avance de cette consolation . Enfin , il s'aperçut
que l'obscurité diminuait , que le bruissement de la pluie s'éloignait
et qu'il était près de sortir de ce bois : il faut avoir été
dans cette situation , pour se représenter la joie de Woldan ,
lorsque quelques instans après il entendit l'aboiement d'un
chien , puis celui d'autres chiens qui répondaient , et enfin
le chant d'un coq ; à ces indices certains d'un lieu habité ,
il doubla le pas , et à la sortie du bois , il aperçut au-devant
de lui des maisons , plus ou moins éloignées , que les lu
mières lui faisaient distinguer ; il s'approcha de la première,
et au travers d'une petite fenêtre basse , il vit une lamps
posée sur une table , au - delà une porte entr'ouverte laissait
voir une cuisine dont il pouvait distinguer le foyer ; und
jeune fille était auprès , et paraissait occupée à faire cuire.
son potage ; la chambre , le feu , le potage , la jeune fille ,
tout était fait pour attirer un jeune voyageur mouillé et
fatigué : il frappe, et la jeune personne , la lampe à la main ,
ouvre la porte ; elle était mise simplement , mais avec propreté
, sa jolie figure était embellie par deux grands yeux
noirs , le teint de la santé et un air d'affabilité et de bonté .
Woldan oublia tout ce qu'il venait d'éprouver , il s'annonça
comme un voyageur égaré , demanda s'il était loin de la
ville , et s'il y avait une auberge dans ce village . La ville est
au moins éloignée de trois lieues , répondit la jeune fille ; il
n'y a aucune auberge dans ce hameau , mais dans le grand
village au- delà du ruisseau , il y en a une ; il pleut encore
beaucoup , ajouta-t - elle , et le village est à plus d'un quart
de lieue ; notre maison n'est pas une auberge , mais par ce
mauvais tems , un voyageur égaré peut s'y reposer .
Plus Woldan regardait celle qui lui parlait avec un son
de voix charmant , plus son émotion augmentait de son
côté , elle remarqua , sans peine , l'impression qu'elle faisait
sur un jeune homme de la figure la plus agréable , malgré
le désordre où la pluie avait mis ses vêtemens , malgré l'eau
qui coulait encore de ses longs cheveux noirs , détachés sur
ses épaules ; Woldan n'en avait l'air que plus intéressant .
Entrez , entrez , dit , en ouvrant la porte de la chambre
le père de la jeune fille qui avait entendu le dialogue ;
entrez , jeune homme , et moi aussi , je sais ce
que
que de voyager , et d'être surpris par l'orage ; j'ai vu le
monde dans ma jeunesse , il n'y a pas long-tems que je
suis tranquille. Woldan , entra , s'assit , raconta comment
•
c'est
32 MERCURE DE FRANCE ,
il s'était égaré , et la conversation s'entama sur les plaisirs
et les inconvéniens des voyages ; le vieillard écoutait avec
joie et curiosité , et demandait au jeune homme d'où il
venait , et quelles villes il avait vues . Quand il parla de
Brême , où il avait travaillé le plus long-tems , le front ridé
du vieux homme s'épanouit , il tendit la main à Woldan ,
et la secoua . Ah ! la bonne ville que ce Brême ! dit- il , d'un
ton attendri et joyeux , la bonne ville ! Il fit questions sur
questions , et par bonheur , Woldan avait demeuré longtems
chez un maître menuisier de Brême qui avait été l'ami
d'enfance de son hôte . Celui qui nous reporte vers les
premiers jours de notre jeunesse , qui nous rappelle ce
tems qu'on regrette , qui nous parle de ces amis qu'on
aimait avec la chaleur du jeune âge , devient à l'instant un
être intéressant , et presqu'un ami lui - même . Fais-nous un
peu plus de feu , Léonore , dit le vieillard à sa fille ; ensuite
tu mettras la nappe , et tu nous donneras une bonne soupe ,
du beurre frais , des poires et du fromage ; ce jeune homme
soupera avec nous : il a été à Brême , il connaît mon ami ,
il restera avec nous . Il invita ensuite Woldan à ôter son
habit mouillé , à le faire sécher auprès du feu , et dit à
Léonore d'aller chercher un de ses habits à lui . Le jeune
homme accepta la première partie de la proposition , mais
il refusa la seconde ; il pensa rapidement qu'un des habits
du vieillard lui irait moins bien que le sien . Il ouvrit donc
son havre-sac , et en tira un autre habit qui annonçait
que c'était un jeune homme propre et rangé . Lorsqu'il fut
habillé , il revint auprès de son hôte , répondit à toutes
ses questions sur ses voyages , lui fit récit sur récit des
différens pays qu'il avait vus ; il les entremêlait de réflexions
qui annonçaient un esprit observateur et sage , et un coeur
excellent. Léonore allait et venait en arrangeant la table ,
elle écoutait tout , et de tems en tems ses jolis yeux noirs
se fixaient sur le raconteur : lorsqu'il s'en apercevait , il
s'arrêtait un instant , et ne savait plus où il en était de son
récit ; puis il le recommençait sans qu'elle en perdît un
mot ; arrêtée sur le seuil de la porte , une assiette ou
un verre à la main , elle admirait en silence la simple
éloquence du beau et du bon jeune homme , et sa complaisance
. Enfin , le repas fut achevé , ils restèrent assis
tous les trois autour de la petite table hospitallière , Woldan
se trouvait plus heureux qu'il ne l'avait été de sa vie ,
et cependant chaque regard qu'il jetait sur la jeune fille ,
chaque mot qu'elle prononçait , lui causait une tristesse
JANVIER 1812 . 33
SEINE
•
avec
un
douce et involontaire ; il soupirait malgré lui , et mélange indéfinissable de peine et de plaisir , il continu
ses récits , et l'émotion de son coeur donnait encore pas
d'expression à ses paroles , mais à chaque instant la tris
tesse prenait le dessus .
Quel est celui qui après une conversation agréable ave
un homme instruit et bienveillant , après une heure passée
à côté d'une fille aimable et belle , n'éprouve pas un vif
sentiment de tristesse , en pensant qu'il va les quitter , Pet
qu'il ne les reverra peut -être jamais ? alors un sentiment
vague et confus des courts plaisirs de cette vie , des momens
de bonheur passés sans retour , de l'incertitude de
l'avenir , serre le coeur et fait couler les larmes . C'était ce
genre d'émotion que Woldan éprouvait , et la chaleur
qu'il donnait à ses discours se communiquait à ses hôtes.
1
Jamais roi n'a fait un aussi excellent repas que
moi , ce soir , dit Woldan avec un ton de sensibilité
naïve ; le vieillard et sa fille sourirent , et le vieillard lui
donna un petit coup d'amitié sur l'epaule . Il était excellent
, en effet , ce repas simple , apprêté par Léonore ,
servi par Léonore , et mangé à côté d'elle ; sans y songer,
elle avait choisi les meilleures et les plus belles poires !
Etrangers les uns aux autres , ignorant même leurs noms ,
ils étaient autour de cette table , comme trois bons et anciens
amis . Comment ne pas aimer un hôte qui sent aussi
vivement le bien qu'on lui fait , et qui le paie par une
conversation aussi intéressante ? pensait Léonoré , et le
vieillard ne laissait pas tomber l'entretien ; Woldan ne se
lassait pas de répondre , et n'était plus interrompu par un
regard subit jeté sur la jeune fille , car , tout en parlant aŭ
père , il la regardait sans cesse . Woldan n'était pas caus
seur naturellement , et ce soir- là il ne pouvait se taire.
L'amour varie dans ses effets , quelquefois il ôte la parole ,
d'autres fois il est extrêmement babillard . Sans se l'avouer
à lui-même , Woldan avait le désir de plaire à Léonore ; il la
voyait écouter avec intérêt , et sourire à ces récits . Woldan
alors causait encore et causait bien , car rien n'anime
comme le désir de plaire , et l'espoir d'y réussir . Dès que
Léonore eu fini de souper , elle prit son rouet , et commença
à filer à côté de la table ; mais plus d'une fois la
rone s'arrêta , et le fil dans ses jolis doigts : les yeux fixés
sur Woldan , elle commençait à se rendre raison de ce
qu'il lui faisait éprouver ; tout dans ses récits annonçait un
sens si droit , un coeur si sensible , tant de vénération pour
C
DE
5 .
LA
34
MERCURE DE FRANCE ,
les femmes , tant d'horreur pour le vice et la fausseté ! Il
raconta au vieillard , comment un jeune garçon de Brême
avait trompé une pauvre fille , comme elle s'était jetée dans
un puits , et les affreux remords de son séducteur ; ses expressions
étaient si touchantes ! Des larmes parurent dans
ses yeux , celles de Léonore coulèrent en abondance .......
Pauvre Léonore ! elle sentait son coeur s'attacher fortement
au bon jeune homme ; et moi aussi , pensait - elle , moi aussi ,
je voudrais mourir.
L'horloge de bois frappa neuf heures , Woldan se leva
et sortit de la cabane pour voir comment était le tems : le
ciel s'était éclairci , mais l'ame du jeune voyageur était enveloppée
de sombres nuages ; il sentit que cette soirée
allait lui coûter le bonheur de toute sa vie . Dieu ! pensait - il ,
qu'est-ce que mes parens ont fait ; non ! je ne puis plus
aimer la jeune fille qu'ils me destinent ; je veux aller , je
veux le leur dire ; dès demain je reviendrai ici , et .... Ce
qu'il voulait y faire resta confusément dans son ame .
-
>
Pendant ce tems -là , le vieillard dans la chambre réfléchissait
tristement aussi sur cette rencontre ; il avait vu les
larmes de sa fille ; il remarqua le regard plein d'intérêt
qu'elle avait jeté sur le jeune homme lorsqu'il était sorti .
Léonore , lui dit - il , ce jeune étranger paraît honnête
mais rappelle-toi que tu es promise .... Woldan rentrait ,
il entendit le profond soupir qui fut la seule réponse de
Léonore ; elle se remit à filer , et ne regarda plus que son
rouet . Le tems est beau , et la nuit n'est pas trop noire , ditil
: il faut que j'aille à la ville , il faut que je voie mes parens
ce soir ; mais , si vous le permettez , je reviendrai bientôt
. Vos parens ! vous avez donc des parens ici ? je vous
croyais un étranger voyageur ; qui est votre père ?
Le
vieux menuisier Woldan .-Woldan ! quoi ! Woldan ! s'écria
le vieillard , Dieu soit béni mille fois ! c'est lui qui vous a
amené ici , vous êtes mon consin , et bientôt , bientôt .... Il lui
serrait les mains avec force et tendresse . Et Léonore , Léonore
, rouge comme une rose de mai , quitta lentement son
rouet , s'approcha aussi , prit aussi la main de Woldan , et
put à peine dire avec une voix tremblante : soyez le bien
cher cousin . - Votre père ne vous a -t - il jamais rien
écrit à notre sujet ? reprit le vieillard , c'est mon meilleur
ami , il aime beaucoup ma fille , et ...... souvent , déjà nous
avons parlé ensemble de nos enfans . Léonore se tourna ;
elle alla rattacher le ruban de sa quenouille qui ne se détachait
point . Vite , Léonore , lui dit son père , va préparer le
venu ,
JANVIER 1812 . 35
lit de la petite chambre , le cousin reste avec nous ce soir ,
et demain nous irons tous ensemble à la ville . Quelle surprise
pour papa Woldan ! disait-il en se frottant les mains ,
ils ne vous attendent que dans quinze jours .
La jeune fille , légère comme un oiseau , courut à la petite
chambre ; bientôt le lit du cousin fut préparé , bientôt
elle est auprès de lui , l'appelle son cher cousin , et puis
son cher Christian , et puis son bon ami. Elle éprouvait
un bien-aise... comme si on eût ôté une pierre de dessus
sa poitrine , et qu'on y eût mis des fleurs à la place . Woldan
se taisait alors , à force de sentir , il ne trouvait plus de
paroles , il se croyait au ciel , et ... mon histoire est finie .
Pendant que je l'écris , une famille heureuse , une réunion
joyeuse , célèbre à côté de moi , dans la cabane du
village , le lendemain des noces de Woldan et de Léonore
; et je laisse à décider aux jeunes gens qui se sont
mariés suivant leurs coeurs , et aux parens qui ont marié
leurs enfans suivant leur goût , lesquels sont les plus
heureux .
Imité de l'allemand de Starke ,
par Mme ISABELLE DE MONTOLIEU.
P
SPECTACLES .
-
VARIÉTÉS .
Académie impériale de Musique . — Première
représentation des Amazones , ou la Fondation de
Thèbes , opéra en trois actes , paroles de M. de Jouy ,
musique de M. Méhul .
Si la fondation de Thèbes était le sujet d'un Mémoire à
l'Institut , je conçois que ce serait bien l'occasion de développer
tous les trésors d'une érudition d'autant plus douteuse
que les historiens anciens varient d'opinion sur l'existence
des Amazones ; les citations ne manqueraient pas
pour prouver également toutes les opinions , et après beaucoup
de discussions , on se trouverait en résultat aussi
' éclairé qu'auparavant . En ce moment , voici la seule chose
qu'il nous importe d'examiner ; M. de Jouy a -t-il fait un
poëme intéressant et bien écrit , et M. Méhul dans cette
circonstance s'est - il montré digne de sa belle réputation :
c'est ce dont ne douteront pas ceux qui ont vn cet opéra.
Antiope séduite par Jupiter en a eu deux fils , que son
père Lycus fait exposer sur le mont Cytheron ; furieuse
C 2
36 MERCURE DE FRANCE ,
elle se retire chez les Amazones , qui bientôt la choisissent
pour
reine . Des bergers du mont Cythéron ont sauvé
les fils du maître des dieux ; ceux-ci sont élevés sous les
noms d'Amphion et de Zéthus : le premier , doué de tous
les trésors de la mélodie , réunit sous ses lois quelques
hordes d'hommes épars dans les montagnes , et fonde la
ville de Thèbes . Cependant les Amazones ne voient pas
sans jalousie cette nouvelle colonie ; elles forment le projet
de la détruire lorsqu'elle n'est encore qu'au berceau ; conduites
par Antiope leur reine , elles se présentent devant
Thèbes . Amphion , trop faible pour se défendre contre ces
femmes intrépides , qui avaient déjà conquis la Crimée ,
la Colchide , la Circassie , etc. se résout à se rendre avec
son frère Zéthus auprès de leur reine pour implorer sa
pitié . Zéthus retrouve parmi les Amazones Eriphile qu'il
n'avait abandonnée que pour voler au secours de son frère .
Antiope , quoique les frères se fussent présentés sous la
garde des dieux , fait enchaîner Amphion , et s'embarque
avec son armée pour aller détruire la ville naissante . Zéthus ,
qui a su briser ses fers , se met à la tête des Thébains ; la
victoire reste indécise , lorsque les Amazones menacent
Zéthus de percer Amphion à ses yeux s'il leur oppose encore
quelque résistance ; pour sauver son frère , Zéthus
dépose les armes et se soumet au vainqueur . Antiope
ordonne le supplice des deux frères et d'Eriphile qui a trahi
les sermens qu'elle avait faits à Diane ; mais dans le fatal
moment Antiope reconnaît Amphion et Zéthus pour ses
fils , elle tombe aux pieds de ses propres sujètes pour obtenir
leur pardon ; rien ne peut fléchir les Amazones ;
Antiope , Amphion et Zéthus ressaisissent leurs armes ,
le sang est prêt à couler , lorsque tout - à-coup la terre
tremble , l'air s'obscurcit , Jupiter descend de la voûte
céleste , et après avoir avoué Amphion et Zéthus pour ses
enfans , il rétablit la paix en ordonnant aux Amazones de
s'allier avec les Thébains .
On voit , par cette analyse , que le poëme ne manque ni
d'action , ni d'intérêt ; il offre encore un mérite malheureusement
trop rare , celui d'être écrit avec une correction soutenue
: il est digne , en un mot , de l'auteur de la Vestale et
de Fernand Cortes .
Quel sujet offrait plus de charmes au musicien ? les peuples
sauvages épars dans les montagnes , se laissant attendrir
aux charmes de la mélodie , consentant à former une
peuplade , à vivre en société , et échangeant cette liberté
JANVIER 1812 ..
37
sauvage , dont l'homme jouissait dans l'état de simple nature
, contre les bienfaits inappréciables de la civilisation ;
tel est le sujet offert par l'auteur au compositeur , et je puis
affirmer qu'aucun de nos musiciens modernes n'aurait pu
le traiter plus dignement . Les airs chantés parAmphion sont
d'une mélodie pure et même primitive , si je puís m'exprimer
ainsi , le rôle d'Antiope est plein de force au second
acte , et de tendresse maternelle au troisième acte , lorsque
cette reine infortunée est réduite à supplier ses sujettes de
respecter les jours de ses fils ; les choeurs , enfin , réunissent
l'expression à l'harmonie : cette belle composition offre
toute la verve de l'auteur d'Euphrosine et Coradin , de
Stratonice , d'Une Folie , et de tant d'autres beaux ouvrages
qui ont rendu M. Méhul l'égal des premiers compositeurs
de l'Europe.
>
Nourrit qui représente Amphion , Dérivis chargé du
rôle de Zéthus , Mme Albert Himm dans celui d'Eriphile
ont contribué au succès de l'ouvrage ; mais Mme Branchu ,
chargée du personnage d'Antiope , mérite une mention
particulière ; non-seulement elle le chante avec cette voix
pure , forte et si expressive qui l'a depuis long- tems placée,
au premier rang des cantatrices lyriques , mais je pense
qu'aucune actrice du Théâtre Français ne pourrait faire
preuve de plus de talent dramatique dans ce rôle à-la -fois
fort et sensible . Quand cesserons- nous de chercher chez les
étrangers des qualités qui se trouvent réunies à un degré si
éminent dans une de nos compatriotes ? il est tems , je
crois , que les Français qui ne connaissent plus de rivaux
de gloire , apportent dans la pratique des arts la seule chose
qui leur manque , un peu d'esprit national.
Les ballets font le plus grand honneur à M. Milon . '
Les décorations ont été exécutées par M. Ciceri , sur les
dessins de M. Isabey , notre premier peintre en miniature ,
dont le talent flexible le rend supérieur dans plus d'un
genre .
La peinture , appliquée au théâtre , repose essentiellement
sur une étude approfondie des lois de la perspective,
et ce genre n'est peut-être pas assez estimé en France ;
M. Ciceri , quoique jeune , se montre digne de remplacer
les Degotty et les Munich .
B.
38. MERCURE DE FRANCE ,
SOCIÉTÉS SAVANTES .
ACADÉMIE DU GARD.- Séance publique du 21 décembre
1811 .
JUGEMENT DU CONCOURS DE 1811 .
--
Sujet d'économie politique . L'Académie a proposé , en 1809
pour 1811 , un mémoire sur les grandes foires , considérées dans leurs
rapports avec la prospérité publique. Aucun des ouvrages qu'elle a
reçus , sur ce sujet , ne lui a paru digne digne d'ètre distingué.
-
Sujet d'éloquence . - L'Académie a proposé , pour la seconde fois ,
en 1869 pour 1811 , l'Éloge de M. de Sarvan ; mais aucun des éloges
qui lui ont été adressés ne lui a paru mériter le prix .
Elle a cru néanmoins devoir mentionner honorablement l'éloge
enregistré sous le n° 4. et portan : pour devise :
Sinè philosophiâ non posse effici quem quærimus eloquentem.
Cet ouvrage n'est point proprement un éloge académique : on y
chercherait en vain ces grands mouvemens oratoires que le sujet
semblait commander ; ` et les divers objets qu'il présente à l'attention
du lecteur , ne s'y trouvent pas groupés de la manière la plus avantageuse
; mais c'est une notice historique écrite avec esprit , sagesse ,
intérêt et correction ; et c'est à ce titre seulement qu'il mérite d'être
distingué .
Par diverses considérations qu'il serait superflu de développer ici ,
l'Académie s'est déterminée à retirer ce sujet du concours .
Sujet de physique. — L'Académie a aussi proposé , en 1809 pour
1811 , la question suivante : Déterminer , d'une manière plus précise
qu'on ne l'a fait jusqu'ici , et par une suite d'expériences nouvelles ,
les diverses lois auxquelles le phénomène de la diffraction de la lumière
est assujetti ? Deux mémoires seulement lui sont parvenus sur cette
question.
Le mémoire nº 2 , portant pour devise :
Lumen coelo , lucique colores .
est loin sans doute d'être complet ; mais il est l'ouvrage d'un physicien
instruit et exercé et d'un bon observateur , et présente la description
de quelques expériences fort curieuses . L'auteur qui , dans
le système qu'il s'est formé sur la lumière , donne à la réfraction et à
la diffraction une origine commune , ayant remarqué que , par l'effet
de la diffraction , on pouvait obtenir des images doubles des objets ,
JANVIER 1812 . 39
s'est cru fondé à en tirer cette induction , savoir : que presque tous les
corps de la nature doivent jouir du double pouvoir réfringent ; ce
qui , en effet , a été vérifié postérieurement par des expériences
directes .
L'Académie a cru devoir décerner à ce mémoire une mention trèsdistinguée
.
Le mémoire nº I , porte pour devise ces deux vers de Lucrèce :
Non radii solis neque, lucida tela diei
Sufficiant ; sed naturæ species ratioque .
Ce mémoire , très -étendu et très - important , et qui laisse bien peu
à désirer , a été unanimement jugé digne du prix .
L'ouverture du bulletin cacheté qui l'accompagnait , a indiqué
pour son auteur M. Honoré Flaugergues , correspondant de la première
classe de l'Institut , et astronome à Viviers ( Ardèche ).
A la suite d'une histoire très - détaillée et très- curieuse de la décou→
verte du phénomène de la diffraction , des recherches et des hypothèses
auxquelles cette découverte a donné naissance , M. Flaugergues
décrit , avec beaucoup de soin et dé clarté , une longue série d'expé--
riences auxquelles il s'est livré , dans la vue de déterminer , d'une
manière positive , les lois auxquelles le phénomène est assujetti . Ces
expériences sont nouvelles pour la plupart , et peuvent même toutes
être considérées comme telles , à raison des soins multipliés que l'auteur
a apportés , soit dans la construction de ses appareils , soit dans
la manière de les employer.
M. Flaugergues cherche d'abord à rendre manifeste la double déviation
que la lumière éprouve dans son passage près de la surfaco
des corps . Il s'assure que ni la figure de ces corps , ni leur densité et
constitution chimique , ni enfin la nature des milieux transparens qui
les environment , n'apportent aucune modification sensible dans les
circonstances du phénomène ( * ) . Il cherche ensuite à mesurer l'angle
que forme le rayon infléchi avec le rayon direct , et il trouve cet
angle d'environ 1 ′ 19″ , Il signale , à ce sujet , quelques erreurs
échappées à Grimaldi qui , mal à propos , a étendu à des corps et à
des ouvertures de dimensions quelconques ce qui n'est proprement
vrai que pour des corps et des ouvertures de très -petites dimensions .
Il relève également des erreurs évidentes que présente le tableau
donné par Newton , à l'observation IIIe du IVe livre de son optique' ,
(*) L'auteur du mémoire nº 2 , s'est assuré qu'il en est de même de
la température du corps en expérience : les commissaires de l'Acadé
mie ont aussi obtenu le même résultat.
40 MERCURE DE FRANCE ,
4
et qui sont tellement grossières que l'auteur ne peut se défendre de
les considérer comme purement typographiques .
L'observation des bandes colorées qui bordent , tant intérieurement
qu'extérieurement , la limite de l'ombre des corps opaques , par l'effet
de la diffraction , prouve à M. Flaugergues que la diffraction , comme
la réfraction , décompose la lumière ; mais que son action n'est pas
continue , en sorte qu'elle finit et se renouvelle successivement , à
diverses distanees du corps qui la produit , d'une manière analogue , à
ce que Newton appelle Accès de facile réflexion et defacile transmission
. Soumettant ensuite à l'action d'un corps la lumière décomposée
par le prisme , l'auteur parvient à cette vérité remarquable , savoir :
l'action de la diffraction pour décomposer la lumière est inverse
de celle de la réfraction , c'est-à - dire , que les rayons les moins ré +
frangibles sont au contraire , les plus diffractés , ét vice versâ.
que
Les dernières expériences décrites par M. Flaugergues sont celles
du rayon de lumière introduit entre deux lames parallèles ou formant
entre elles un angle très - aigu . Le soin tout particulier avec
lequel il a répété ces expériences , et l'extrême perfection des appareils
qu'il y a employés , lui ont permis de convertir en certitude la
conjecture de Newton sur la courbure hyperbolique que , dans le
second cas , les bandes lumineuses paraissent affecter . Il établit un ingénieux
rapprochement entre ce phénomène et le phénomène analogue
produit par l'action capillaire . Appliquant enfin le calcul à ce
même phénomène , il parvient à cette conclusion : que la force qui
produit la diffraction est une force sensiblement constante , mais dont
l'action cesse d'être manifeste à une très - petite distance du contact .
L'auteur a eu de fréquentes occasions de s'assurer de l'influence
de la diffraction , dans les observations astronomiques ; il en décrit
avec soin divers effets tout - à- fait dignes de remarque .
* M. Flaugergues pouvait borner ici son travail , puisqu'il avait assigné
les principales lois auxquelles le phénomène de la diffraction
semble être assujéti , et que l'Académie , par son programme , n'en
exigeait pas davantage des concurrens ; mais il est bien difficile à
celui qui connaît bien toutes les circonstances d'un phénomène , de ne
pas élever sa pensée vers la cause qui le produit . Après avoir donc
témoigné son regret de ce que les systèmes , autrefois trop en vogue ,
soient tombés aujourd'hui dans un si grand discrédit ; après avoir
montré l'insuffisance des hypothèses imaginées jusqu'ici pour expliquer
le phénomène de la diffraction , et leur peu d'harmonie avec les
principes de la science du mouvement , l'auteur essaye d'en donner
une explication plus satisfaisante . Il ne la propose , au surplus .
JANVIER 1812 . 42
qu'avec cette réserve et cette défiance qui sont les caractères insépa→
rables du vrai savoir .
M. Flaugergues prouve victorieusement , par les observations astronomiques
, que les rayons hétérogènes dont la lumière est composée
ont tous exactement la même vitesse , d'où il suit que la différence
de réfrangibilité qu'on y observe , ne peut avoir d'autre cause
que la diversité de masse de leurs molécules . Il suppose que ces
molécules que l'on peut considérer comme sphériques , ou à-peu-près ,
ont , indépendamment de leur mouvement de translation , un mouvement
de rotation autour de leur centre d'inertie , et rigoureusement
uniforme pour toutes , comme le premier. Il suppose , en outre , que
chacune de ees molécules a deux pôles dont l'un attire les corps et en
est attiré , tandis que l'autre les repousse et en est repoussé .
C'est à l'aide de ce petit nombre de suppositions que M. Flaugergues
entreprend d'expliquer les divers phénomènes que ses nombreuses
expériences sur la diffraction l'ont conduit à remarquer ; et il
est juste de convenir qu'il y parvient d'une manière très - heureuse . Il
fait plus encore et rattache aux mêmes principes le singulier phénomène
des anneaux colorés , demeuré proprement jusqu'ici sans explication,
Cependant , pressé par le tems , l'auteur n'a pu donner à
cette partie de son mémoire tous les développemens qu'elle semblait
comporter. On ne peut donc que désirer vivement , pour sa gloire et
l'intérêt de la - science , que , revenant de nouveau sur ce sujet avec
plus de loisir , après avoir résolu toutes les objections qu'on peut opposer
à son système , il essaye d'en déduire tous les autres phénomènes
de l'optique et notamment cette modification singulière de
la lumière connue depuis peu sous le nom de polarisation .
Ce court exposé ne peut donner qu'une idée très -incomplète sans
doute de l'ouvrage de M. Flaugergues ; mais l'Académie se propose
d'en publier une analyse plus étendue dans le volume de ses travaux
pour 1811.
Programme des prix pour 1813 ( *) .
-
propose Sujet d'économie politique. - L'Académie de nouveau ,
pour le sujet de l'un des prix de 1813 , un mémoire sur les grandes
faires. Elle désire que les concurrens examinent avec soin le plus ou
le moins d'utilité des foires sous les divers rapports de l'état de la
( *) L'Académie s'étant déterminée , pour l'avenir , à renvoyer au
printems l'époque de ses séances publiques annuelles , il n'y aura
point de concours pour 1812.
42 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
civilisation , de celui du crédit public, de l'agriculture , du commerce
et de l'industrie , de la nature des objets exposés en vente dans ces
sortes de rendez-vous des nations , etc.; et qu'au lieu de se borner à
dire ou même à prouver que les foires sont plus ou moins utiles suivant
telles ou telles circonstances , ils s'attachent bien à rechercher et
à bien décrire l'espèce d'influence qu'elles exercent sur la prospérité
publique.
Sujet de Poésie. - L'Académie propose , en outre , pour le sujet
d'un prix de poésie qu'elle décernera en 1813 , l'Invention de l'Imprimerie
. Le genre du poëme est laissé au choix des concurrens. L'Aca
démie désire seulement qu'il n'ait pas moins de 200 vers , ni plus
de 400.
Conditions communes aux deux Concours .
Les ouvrages des concurrens devront être adressés , franc de port ,
avant la fin de décembre 1812 , à M. Trélis , secrétaire perpétuel de
l'Académie , à Nismes ( Gard ) .
Chacun de ces ouvrages doit porter en tête une devise , et doit
être accompagné d'un bulletin cacheté portant extérieurement la
même devise , et intérieurement le nom et l'adresse de l'auteur.
Les bulletins joints aux ouvrages jugés dignes des prix , seront
seuls ouverts ; mais tous les ouvrages envoyés au concours demeureront
dans les archives de l'Académie , où leurs auteurs auront seulement
la faculté d'en faire prendre des copies .
Chacun des auteurs couronnés recevra de l'Académie une médaille
d'or du poids de cent grammes.
Nismes , le 21 décembre 1811 .
Le Secrétaire perpétuel de l'Académie,
J. JULIEN TRÉLIS .
2
POLITIQUE.
UN silence absolu continue à être gardé sur les affaires
de la diète de Presbourg. Le cours du change varie à
Vienne , et il en est de même des bruits qui s'y succèdent
sur l'état des négociations entre la Russie et la Turquie .
Chaque courier apporte une version nouvelle . Tantôt les
Turcs ont rompu les négociations en attaquant , tantôt la
paix est conclué, et le territoire , objet de la contestation , est le
sujet d'une ligne de démarcation nouvelle ; tantôt , dit -on ,
les Russes parlent en vainqueurs , tantôt leur négociateur
trouve dans le grand-visir et dans le divan une résistance
opiniâtre . Dans ce conflit de rapports qui n'ont de certain
que la contradiction qu'ils présentent , le lecteur doit se
garder de se laisser prévenir , et se borner à attendre des
détails officiels qui ne peuvent tarder de paraître , au point
où les choses en sont arrivées .
Les extraits des papiers anglais dernièrement reçus ,
offrent peu d'intérêt ; ils ne contiennent que des détails
sur les troubles d'Irlande , et les scènes dont Nottingham
est particulièrement le théâtre ; on n'a rien à ajouter à ce
qui est connu sur les affaires des deux Amériques et de la
Sicile . Une chose mérite cependant d'être remarquée , c'est
la pétition du commerce de Liverpool , qui renferme une
analyse exacte et rapide de la situation du commerce anglais
, et des effets des ordres du conseil de 1806 et 1807 .
Les pétitionnaires en demandent hautement la révocation
comme des mesures les plus désastreuses qu'ait jamais pu
prendre le ministère , non contre la France , mais contre
l'Angleterre elle-même .
Le Moniteur a publié officiellement les deux lettres cijointes
, adressées à S. Exc . le ministre de la marine . La
première est datée de l'île d'Aix , 28 décembre. La voici :
66
« J'ai l'honneur, de rendre compte à V. Exc. , qu'hier , à
neuf heures après midi , un petit convoi venant de la Rochelle
, fut poursuivi par cinq péniches de l'escadre anglaise
, qui obligèrent ces caboteurs à se réfugier tout près
de la côte , dans le fond de la baie , comprise entre la
Rochelle et l'île d'Aix .
44 MERCURE DE FRANCE ,
» Le vent était du nord au nord-ouest , assez frais , et il
y avait bientôt pleine mer. Je formai aussitôt le projet de
faire couper la retraite à ces péniches ; mais pour les laisser
s'avancer davantage , je ne fis faire aux embarcations ,
que je destinais à les attaquer , aucun mouvement , jusqu'à
ce qu'elles fussent évidemment compromises , et cette
inattention apparente les encouragea à s'avancer encore .
Alors je fis appareiller les canonnières nº 186 , 191 et
184 , sous le commandement de M. Duré , lieutenant de
vaisseau et quatre canots des vaisseaux , commandés par
M. Constantin , enseigne du Régulus , et je dirigeai la
marche de cette petite flottille de manière à couper la
retraite à celle de l'ennemi .
» Aussitôt que l'escadre anglaise aperçut ce mouvement ,
un vaisseau , deux frégates et un brick appareillèrent pour
venir dégager leurs embarcations ; le brick, soutenu d'assez
près par le vaisseau , tirait sur les canonnières , qui le
repoussèrent vivement à différentes fois .
" Pendant ce tems l'enseigne de vaisseau Constantin
attaquait la plus forte péniche ennemie près de ses vaisseaux
et presque sous la volée du brick , et s'en empara .
Les canonnières cernèrent aussitôt les quatre autres , qui
amenèrent après une assez forte résistance .
མ་
» La nuit et un très-gros tems ayant succédé d'assez
près à cette expédition , mes embarcations ont été dispersées
sur divers points de la côte , où je les vois , mais je
ne puis par ce courrier transmettre à V. Exc. tous les détails
de cette affaire ; j'estime cependant qu'il doit y avoir
au moins 100 prisonniers de l'élite de l'escadré anglaise .
" Je prie V. Exc . d'agréer mon profond respect .
Le commandant des forces navales de S. M. ,
Signé , JACOB.
La seconde lettre est du 30 , en voici les termes :
"
« J'ai eu l'honneur de rendre compte à V. Exc . , par
une lettre du 28 , de la prise de cinq péniches de l'escadre
anglaise , que je supposais montées par 100 hommes ; il y
en a 118 .
» Un coup de vent des plus violens , qui s'est déclaré
immédiatement après cette affaire , ayant dispersé mes
embarcations , je n'ai pu en connaître les détails que la
nuit dernière , et je m'empresse de les transmettre à V. Exc .
L'enseigne de vaisseau Constantin montait une péniche
armée de 22 hommes , avec laquelle il en a altaqué
»
JANVIER 1812 .
45
une montée par 30 hommes , qui était au moment de rallier
la division ennemie qui venait les protéger.
» Cet officier avait engagé le combat avec ses espingoles
et sa mousquetterie , mais craignant que l'ennemi ne lui
échappât , il fit porter dessus et l'aborda . Les Anglais ,
forts de la supériorité de leur nombre , s'élancèrent aussi à
l'abordage , mais M. Constantin se précipita sur eux et les
culbuta sur le bord opposé de leur péniche , que ce mouvement
fit remplir . Les Français remontèrent à leur bord
et sauvèrent 26 hommes , dont un aspirant et un chirurgien
. L'officier commandant la péniche , a été tué et trois
hommes dangereusement blessés .
" Pendant cette action , les trois canonnières attaquaient
les quatre autres péniches toutes armées de caronnades ,
d'espingoles et de mousquetterie . Le lieutenant de vaisseau
Duré , tout en contenant le brick anglais qui voulait protéger
ces péniches , en amarina une de dix-huit hommes ,
dont deux aspirans les trois autres harcelées par mon
canot , commandé par l'aspirant de première classe Porgi ,
percées de boulets et coulant bas , arrivèrent sur la côte ,
où il les poursuivit , et fit prisonnier les équipages montant
à 70 hommes , dont un officier et cinq aspirans .
:
Le résultat de cette affaire , Monseigneur , est donc la
prise de cinq péniches et de cent dix-huit hommes , dont
deux officiers , huit aspirans et un chirurgien . Dans ce
nombre , un officier et quatre matelots ont été tués , deux
autres sont morts immédiatement après , et cinq restés
blessés grièvement . On doit même supposer que dans les
péniches percées de boulets , il y aura eu des hommes tuést
qu'on aura jetés à la mer .
" Je prie V. Exc . , etc. , etc. Signé, JACOB . »
D'autres nouvelles de mer donnent les détails suivans ,
lesquels ont le même caractère d'authenticité .
Un convoi de 230 voiles escorté par deux vaisseaux et
trois frégates anglaises , a été affalé sur les côtes d'Amsterdam
. Le Héros , vaisseau de 74 , escorté par 680 hommes
d'équipage , s'est perdu corps et biens . Deux autres
vaisseaux de 74 s'aperçoivent d'Egmont -Op -Zée ; ils font
eau , et paraissent en perdition .
Un brick s'est perdu sur la côte du Texel ; on n'a pu
sauver que 12 hommes de son équipage . Un autre brick
a été plus heureux ; il est entré dans la grande rade du
46
MERCURE
DE FRANCE
,
Texel ; il a été pris . C'est un très -joli brick , armé de vingt
caronnades de 32 , et portant 120 hommes d'équipage .
Un bâtiment chargé de canons avait été amariné . Il n'a
pu être sauvé.
Les côtes de Hollande sont couvertes de débris ; on ne
Voit que des tonneaux de poudre , des caisses de fusils , et
mille objets de toute espèce . Il paraît qu'une trentaine de
ces bâtimens étaient chargés de munitions de guerre . On estime que la perte des Anglais sera de plus de trois
mille hommes ; et on regarde comme perdue la plus grande partie de 230 bâtimens du convoi .
Une lettre de Boulogne contient la nouvelle d'une prise
très -intéressante. Voici les détails de cette capture :
Nous apprenons qu'une prise anglaise , bâtiment à
trois mâts de 500 tonneaux , chargé de café , rhum et coton ,
ayant douze canons et caronnades , et quarante - deux hommes
d'équipage , vient d'être conduit à Ostende . Ce bâtiment
a été capturé par les corsaires le Lion , capitaine
Fourny , et le Renard , capitaine Souville , après un engagement
dont les circonstances méritent d'être connues .
» Le Lion était en réparation dans le port de Calais ,
lorsque , le 17 au matin , apercevant plusieurs bâtimens.
ennemis , le capitaine fit suspendre les travaux , et sortit
malgré le mauvais état du corsaire et la force du vent .
» Il rencontra à la mer le corsaire le Renard. Tous deux
manoeuvrèrent de concert . Le Lion engagea un brick qu'il
fit amener , et le Renard portait sur un bâtiment à trois
mâts qui en était peu éloigné .
Le Renard aborda ce bâtiment , mais ne put, cette première
fois , se maintenir le long du bord . Au moment où
il s'en éloignait , le Lion exécutait son abordage . Le Renard
y revint une seconde fois et avec succès . Le capitaine
Souville s'élança jusque sur les filières des filets d'abordage
; presque tout son équipage le suivit aussitôt . Les
Anglais ne purent résister à cette double attaque et se
rendirent .
" Pendant la mêlée , le corsaire le Lion , qui avait accroché
l'ennemi par l'avant , se trouvait sous son ancre de
kossoir , et fut tellement brisé par les mouvemens de tangage
du bâtiment attaqué , que le capitaine Fourny fut
obligé de se sauver sur la prise avec son équipage . Le corsaire
a coulé aussitôt . »
Le 1er janvier , avant la messe , l'Empereur étant dans
la salle du trôné , le grand-maître des cérémonies , après
JANVIER 1812.
43
avoir pris les ordres de S. M. , a introduit le Corps diplo
matique , qui a été conduit dans les formes accoutumées
par un maître et un aide des cérémonies .
A cette audience ont été présentés , par S. Exc . M. de
Cetto , ministre plénipotentiaire de Bavière , M. le comte
de Luxburg , chambellan et conseiller de légation de S. M.
le roi de Bavière .
Par S. Exc . M. le comte de Wintzingerode , ministre
plénipotentiaire de S M le roi de Wurtemberg , M. de
Schwartz , secrétaire de légation .
Par S. Exc . M. Joël Barlow , ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis , MM . Warden , consul des Etats -Unis à
Paris ; Morris , lieutenant de vaisseau des Etats -Unis ; Gray,
secrétaire de légation des Etats - Unis à Saint-Pétersbourg ;
Jones , de Boston ; Howard , du Maryland ; Rodman ,
de New-Yorck .
S. M. a ensuite reçu le Sénat , qui a été présenté par
S. A. S. le prince vice - grand - électeur ; le Conseil- d'Etat
la Cour de cassation et le Corps municipal de Paris , qui
ont été présentés par S. A. S. le prince archi- chancelier
de l'Empire.
Après la messe , S. M. a vu les officiers de sa garde
l'état- major et le corps d'officiers de la garnison de Paris ,
le clergé de Paris et les membres des consistoires .
9
S. M. l'Impératrice a ensuite reçu le Corps diplomatique
et toutes les personnes qui avaient eu l'honneur de
faire leur cour à l'Empereur.
Le Moniteur du 3 janvier contient une notice très-intéressante
sur une de ces visites par lesquelles l'Empereur
porte dans toutes les classes industrielles l'encouragement,
l'émulation et les récompenses . Il est allé voir , le 2 , la
fabrique de sucre de betteraves établie à Passi , par
M. Benjamin
Delessert , où se trouvait M. le comte Chaptal ,
teur. S. M. a visité cet établissement dans le plus grand
détail : elle en a témoigné sa satisfaction à M. Delessert , à
qui elle a accordé la décoration de la Légion d'honneur.
Elle a fait donner une semaine de paye en gratification aux
ouvriers .
La révolution dans le commerce colonial que des succès
heureux et multipliés opèrent , et qui entraînera la ruine
des sucreries de cannes , est consommée . Un arpent semé
en cannes à sucre dans les colonies ne produit qu'un tiers
de plus qu'un arpent cultivé en betteraves , dans une partie
quelconque du continent . Le résidu de la fabrication
48 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
du sucre de betteraves fournit de plus une nourriture
abondante pour les bêtes à cornes . Le prix du sucre non
raffiné de cannes , en y ajoutant le droit d'occident , les
frais du transport par mer , et ceux du transport par terre
pour approcher la denrée du consommateur , était au minimum
à Paris , avant la révolution , de 12 sols la livre . On
fabrique aujourd'hui du sucre de betteraves qui ne revient
qu'à 18 sols , et qui ne coûtera pas 15 sols lorsqu'on aura
perfectionné les procédés et les machines . Ainsi , en mettant
sur le sucre étranger un droit de vingt-cinq pour cent ,
non-seulement le sucre de betteraves pourrait , dans tous
les tems , soutenir la concurrence , il jouirait même d'un
avantage assez grand pour encourager puissamment la
fabrication .
:
Dans l'état actuel des choses , si le tarif du 5 août était
réduit au quart , la prime qui resterait pour le sucre de
betteraves serait encore plus avantageuse mais ce qui garantit
aux fabricans de grands bénéfices , c'est l'intention
où est S. M. de maintenir , pendant plusieurs années , les
droits sur le sucre des colonies au taux fixé par le tarif dụ
5 août.
La même révolution s'opère à l'égard de l'indigo . La
fécule du pastel produit un indigo absolument semblable
à celui de Guatimala . Il en a toutes les qualités , et il est
beaucoup moins cher .
La balance de notre commerce gagnera donc quatrevingt-
dix millions que payait la France à l'étranger pour le
sucre et l'indigo . L'Allemagne et les autres pays de l'Europe
ayant déjà établi et protégeant la fabrication du sucre
et de l'indigo indigènes , on peut estimer à 2 ou 300 millions
la perte qui en résultera pour le commerce anglais .
S ....
ANNONCES .
Opuscules mathématiques , contenant plusieurs méthodes nouvelles
de construire l'équation aux sections coniques , la découverte d'une
propriété nouvelle de la lumière , une balance algébrique propre à
trouver les racines des équations numériques de tous les degrés , enfin
plusieurs problêmes nouveaux ou résolus par des méthodes nouvelles .
Ouvrage principalement utile aux jeunes gens qui se destinent à
l'Ecole Polytechnique , par J. B Bérard , professeur de mathématiques
, etc. Un vol . in- 8 ° . Prix , 3 fr . ' , et 3 fr. 75 c . franc de port .
Chez Louis , libraire , rue de Savoie , nº 6 .
Jer . 135.
MERCURE
DE FRANCE.
DEPT
DE
340
N° DXLVII . - Samedi 11 Janvier 1812 .
POÉSIE.
L'AMOUR FILIAL (* ).
VERS Ces riches climats , où l'homme encor sauvag
Méconnaît les bienfaits qu'il reçut en partage ;
Où le premier rayon d'un soleil toujours pur ,
A son lever , du ciel vient animer l'azur ,
Près des sources du Nil , une veuve isolée ,
Sous le poids du malheur dès long- tems accablée ,
Voyant ses biens ravis par d'injustes tyrans ,
Vivait heureuse encore , elle avait des enfans .
L'aspect de ses enfans consolait sa misère ,
L'aspect de ses enfans lui rappelait leur père .
Dignes de son amour, avant que le soleil
Vint du jour renaissant annoncer le réveil ,
Ses trois fils fécondant un sol déjà propice
Du sort par leurs travaux réparaient l'injustice .
Sans leurs soins assidus , sans leurs efforts constans ,
Ce champ n'eût pu suffire à leurs besoins pressans .
A la peine chacun se montrait insensible ;
(*) Cette narration est imitée du conte en prose de Florian ,
tulé : Selico .
inti-
5 .
D
LA
SEINE
50 MERCURE DE FRANCE ,
Il pensait à sa mère et tout était possible ! .
Mais aussi quand la nuit venait chasser le jour ,
De l'amour maternel c'était alors le tour.
Leur mère dans ses bras , prodigue de tendresses ,
Serrait ces fils chéris , recevait leurs caresses ;
Un modeste banquet , préparé de sa main ,
D'un jour laborieux venait charmer la fin.
Puis goûtant le repos , au sein de l'indigence ,
Cette heureuse famille attendait en silence ,
Que le jour ramenât , au gré de ses désirs ,
Et de nouveaux travaux et de nouveaux plaisirs.
Ce calme fut bien court ; de cette heureuse mère
L'aquilon détruisit la modeste chaumière ;
Les épis jaunissans sur la terre couchés ,
De leur sol nourricier les arbres arrachés ,
Condamnent ses vieux jours à l'affreuse indigence .
Tout pour elle est perdu , tout jusqu'à l'espérance .
Abattue , égarée , en son funeste sort
Elle demande au ciel un seul bienfait , .... la mort.
Ah! vis pour tes enfans , vis , ô mère chérie ,
Dans des tems plus heureux tu leur donnas la vie ,
Tu vas la leur devoir ! leurs travaux sont détruits ,
Mais l'amour filial reste encore à tes fils .
Déjà sans écouter une douleur stérile ,
Chacun de ses enfans a volé vers la ville ;
La ville était en deuil , par un fer inconnu
Le prince a vu d'un fils le trépas imprévu .
D'innombrables trésors seront la récompense.
De ceux qui livreront le traître à sa vengeance ,
Ce triste événement les étonne , et soudain
Dans leurs coeurs généreux il fait naître un dessein
Fatal ... Mais leur amour le jugea nécessaire ;
Que n'auraient-ils pas fait pour conserver leur mère ?
Triste , elle les attend , sensible à leurs retards ,
Dans les champs désolés elle étend ses regards ;
Ils reviennent , mais deux ! .... Où donc est votre frère ?
Ils tombent à ses pieds ; lors d'une voix sévère ,
Elle insiste et l'aveu s'échappe de leur coeur .
Aussitôt repoussant ses fils avec horreur ,
Sans en écouter plus , elle part ... La tendresse
Semble de ses vieux ans ranimer la faiblesse..
JANVIER 1812 . 51
Cependant un bûcher dressé près du palais ,
D'un fatal sacrifice annonce les apprêts ;
Et du roi qui le suit secondant la vengeance ,
Le grand -prêtre entouré d'une assemblée immense ,
Une torche à la main , s'avance vers l'autel .
Le peuple impatient attend le criminel ;
Il parait , son maintien , sa beauté , sa jeunesse ,
Une noble assurance , en lui tout intéresse ;
On le plaint , on se tait : le roi même surpris ,
A regret voit en lui l'assassin de son fils .
Mais le crime est certain , la voix de la nature
D'une vaine pitié repousse le murmure.
Déjà le flambeau brille , et du triste bûcher
Déjà la foule a vu les prêtres s'approcher ;
L'effroi règue partout , et partout le silence....
Tout-à-coup près du trône une femme s'élance ,
Tout du peuple sur elle attire les regards ,
Et sa robe en désordre , et ses cheveux épars ,
Et son front où se peint une pâleur mortelle :
Sauvez mon fils , mon fils est innocent , dit -elle :
Mon malheur fait son crime , il osa tout braver,
Il se dit assassin , mais c'est pour me sauver.
Grand roi , souffririez -vous que pour venger un père ,
De son fils innocent on privât une mère?
Quand le vôtre périt par un destin cruel ,
Un même coup frappa votre coeur paternel .
Mon sort est plus affreux , car sans' votre justice ,
Mon coeur partagera la honte du supplice ;
Quand on punit mon fils du plus noir des forfaits ,
Ah ! sachez que ma vie est un de ses bienfaits .
Elle ajoute à ses mots l'histoire déplorable
D'un fils que sa tendresse a fait croire coupable.
Le monarque attendri commande qu'à l'instant
On détache les fers du vertueux enfant.
Ah ! vivez , lui dit-il , vivez pour votre mère ,
Non plus pour partager ses chagrins , sa misère ,
Mais pour jouir d'un sort digue de vos vertus.
Oui , je vous rends ces biens que vous aviez perdus ;
Heureux , quand des forfaits je dois tirer vengeance ,
Si je trouvais toujours à sauver l'innocence !
DELESTRE POIRSON.
1
D 2
52 MERCURE DE FRANCE ,
ENVOI DES LETTRES PORTUGAISES A MADAME *** .
LISEZ-LES ces Lettres brûlantes
Dont chaque mot est dicté par le
Où la plus tendre des amantes
coeur ;
En traits si vifs peint son bonheur ,
Ses craintes , ses regrets , ses peines déchirantes ,
Et d'un long désespoir l'insupportable horreur .
Plus d'une fois leur langueur , leur délire ,
Pourra vous rappeler l'amant ·
Qui goûta ce bonheur et souffré ce martyre .
Ah! si l'émotion , ne fût- ce qu'un moment ,
A votre oeil attendri ne permet plus de lire ,
Gardez-vous de me le redire ....
Si l'amour donnait le talent .
Pour ramener votre coeur inconstant ,
N'aurais-je pas dû les écrire ?
EUSEBE SALVERTÉ .
LOGOGRIPHE .
J'ABONDE en maints et maints propos
Qui ne sont bons qu'à divertir les sots ;
Pourtant j'ai , par reconnaissance ,
Pris mon nom de celui qui m'a donné naissance .
Avec onze pieds je produis
Deux oiseaux ; l'un des meilleurs fruits
Que l'on cueille en été ; trois notes de musique ;
Ce qu'à savoir il faut que l'enfance s'applique ;
Le nom du Tout- Puissant ; l'un des départemens ;
Le quart d'un sou ; deux élémens ;
Ce dont jamais on ne fit quelque chose ;
Une fleur qu'on admire au jardin de Tripet ( 1 ) ,
Quand elle est fraîchement éclose ;
Le synonyme de baudet ;
( 1 ) Tripet , fleuriste renommé , dont les jardins sont ouverts au
public.
JANVIER 1812 . 53
Ge que plus on désire après le nécessaire
Un mot qui suppléait autrefois à colère ;
L'action qui plaît au méchant ;
Ce qu'on se dit en se quittant ;
;
Ce qui peut quelquefois embellir la nature ;
La principale nourriture
De l'homme ; ce qu'on trouve en quittant sa maison ;
Un séjour aquatique ; une douce boisson ;
Une chaussure pour la glace ;
Ce qu'on est entre soi , venant de même race ;
Le mot qu'on dédaigne à la cour ,
Mais que revendique l'amour ;
Un désagrément du vieil âge ;
Ce qu'amène avec soi l'orage ;
Un arbuste filamenteux ,
Que sa vertu rend précieux ;
L'objet qui roule sur nos têtes ,
Et dont le choc brûlant enfante les tempêtes ;
Ce que trouve chacun au bout de douze mois ;
Ce qui sert à couvrir les toits ;
Ce qui n'est pas sans ressemblance ;
Chose qui n'est pas vide et vient de l'abondance ;
L'astre qui brille dans la nuit ,
Et ce qui disparaît lorsque le soleil luit;
Ce que l'on est souvent en entrant dans le monde ,
Et l'utile produit d'un animal immonde ;
Ce qui n'est pas doux au toucher ;
Et ce qui sert pour attacher ;
Un arbre ; un lieu qu'habitent les Sybilles ;
Une , deux , trois , quatre , cinq ou six villes ;
Un berger ; un enlèvement ;
Ce qu'à l'enfant , dans l'âge tendre ,
Un régent s'efforce d'apprendre ,
A l'aide de son rudiment ;
La muse qui préside aux astres ;
Ce qu'après eux souvent entraînent les désastres ;
Ce qui procure au riche un linge blanc et fin ;
Ce qui reste au tonneau quand on a bu le vin ;
Un saint ; un pape ; un oiseau qui babille ;
Le délit de celui qui pille ;
Ce qui rend l'homme criminel ;
Une négation ; un sel ;
54 MERCURE DE FRANCE ;
Ce qui plongé dans un liquide ,
S'endurcit et devient solide ;
Du foyer l'endroit le plus chaud ;
L'asyle du petit oiseau ;
Le timide animal dont l'ouie est si fine ;
Le mal du cerf quand l'amour le domine ;
A Paris le plus long repas ;
Ce qu'allant au marché Jeannette porte au bras ;
Un végétal ami de toute terre neuve ;
Ce qui n'est pas entier ; plus que le double ; un fleuve
Fameux par ses débordemens ;
Le terme qui désigne et les lieux et les tems ;
Ce que souvent aux mouches l'on compare ,
Quand on veut exprimer que cela n'est pas rare ¿
L'épithète de brâsier ,
L'équivalent de châtier ;
Un canal fort étroit ; une ancienne mesure ;
Une sanglante et grossière injure ;
Trois pronoms personnels ; ce qui n'est pas souillé ;
Ce qui n'est jamais tôt ; ce qui n'est pas brouillé ;
Ce qu'il faut pour marcher ; une étoffe de laine ;
Le premier jour de la semaine ;
Ce qu'on doit toujours être et qu'on est rarement ;
L'opposé d'odoriférant ;
Un nom que l'on donne à l'avare ;
Certain vent auquel on compare
Un glorieux ; une conjonction
Qui lie entr'eux les mots servant à l'oraison;
Un instrument pour arme et pour le repassage ;
Le mot qu'on préfère au langage
De celui qui toujours promet ;
Ce que
la cuisinière met
Sur table au moment du service ;
Un livre contenant l'offiee
>
Du soir ; un vase antique ; un soutien ; un métal ,
Et le lieu de repos d'un féroce animal ;
Certain terme d'astronomie ;
Ce que tant d'animaux vont faire en la prairie ;
Un meuble propre au serrurier ;
Certain ciment propre à lier .
Je n'offre pas le nom de ce pupitre
Dont on s'aide chez soi pour écrire une épître ,
JANVIER 1812 . 55
Mais bien celui que chanta Despréaux.
Je porte encor le nom collectif des boyaux ;
Une pièce de bois que dans la terre on fiche
Un terrain qui demeure en friche ;
Ce que fait à la question
Un accusé , coupable ou non ;
L'action de prendre naissance ;
Un cri trop commun à l'enfance ;
fillette voudrait bien
Ce
que
Quand l'âge de seize ans lui vient ;
;
Ce qu'on est aisément quand on fait bonne chère ;
A tous les coeurs biens nés la chose la plus chère ;
Du sang une sécrétion
Trop sujette au danger de la rétention ;
Ce qui nous fait rougir ; l'amante de Pétrarque ;
Le Buffon du pays latin ,
A qui l'impitoyable Parque
Fit éprouver le plus cruel destin ;
Ce
que toujours se montre un homme sage ;
Ce qui pour le manger est d'un fort grand usage ;
Ce qu'on était le tems passé ,
Quand , coupable de vol , on était accusé ;
Un saint qui souffrit le martyre , 1
Et que sur les charbons ses bourreaux firent cuire ;
La femelle du porc ; ce qui n'est pas beaucoup ;
Ce qui provient souvent d'un mauvais coup ;
Un soi-disant égal dont le train ordinaire
Prouve évidemment le contraire ;
Une espèce de farfadet ,
Autrement dit esprit follet ;
Ce qui ne peut s'allier au courage ;
Ce qu'aime un téméraire et ce qu'évite un sage ;
Ce qui n'est pas gagné ; quelque faible clarté ,
Et le contraire de beauté ;
Un juge à qui la politique
Fit prononcer un jugement inique ;
Un champ propre aux combats ; ce qu'on tond sur le dos
Des béliers , des brebis , et des tendres agneaux ,
Des moutons et des mérinos ;
Naguère en France un fameux monastère ,
Renommé par sa règle austère ;
Un certain ton qui toujours nous déplaît ,
56 MERCURE DE FRANCE2,
Et ce que rarement on fait sans intérêt ;
L'amande qu'inventa certain maître d'office ,
Assez expert en ce service ,
Pour immortaliser de son maître le nom ( 2) .
Il eût eu de nos jours brévet d'invention !
Une femme affectant un ton de pruderie
Lequel ne cadre pas toujours avec sa vie ;
Une criminelle action ,
Pour laquelle la loi n'admet point de pardon ;
Un pronom possessif ; une sorte d'allure ;
L'équivalent de blême et celui de gageure ;
Un mouvement subit , inattendu ;
Le gît où l'on se plaît à rester étendu ;
Un coffret nécessaire à fille qui veut coudre ;
L'instrument propre à mettre un pain de sucre en poudre ;
Un animal rongeur ; un lieu propre aux vaisseaux ;
Le surtout qui couvre nos os ;
Un lambeau de muraille ou de menuiserie ,
D'habit ou de tapisserie ;
Ce qu'il faut éviter de la part du cheval ;
Ce qui lorsque tu cours se gonfle et te fait mal ;
Un combat singulier ; un signe de tristesse ;
La portion d'un tout ; ce que , dans sa détresse ,
Le pauvre va glaner ; un espace ; un poisson ;
L'herbage où l'on conduit vache , chêvre , mouton ;
Pas grand'chose en ce monde , et très -rare dans l'autre (3)
Si l'on n'est ici bas sage comme un apôtre (4) ;
L'épithète qu'on donne à ce que fait l'enfant
Qui va jasant , sautant , badinant , folâtrant ;
Un vieux mot pour dire capable ;
D'une prochaine fin le signe déplorable ;
Un terme familier pour exprimer les coups ,
Que drus comme la grêle on fait tomber sur vous ;
2
(2) On sait que les prâlines , autrement dites dragées grises , furent
inventées par un maître d'hôtel du maréchal duc du Plessis- Praslin ,
dont elles prirent leur nom.
(3) On sait assez quel cas l'on faisait , dans l'ancien régime , d'un
élu , ou conseiller en élection .
(4) Beaucoup d'appelés , peu d'élus : Mulți sunt vocati , pauci verò,
electi.
JANVIER 1812 .
57
Un demi- dieu ; ce qui n'est pas le même ;
Comment gît le malade en un danger extrême ;
Un lieu propre à battre le grain ;
Ce que l'on met au four pour en avoir du pain ;
Un lieu sacré que l'on dessert à l'ombre ;
Un titre dont on vient d'honorer un grand nombre ;
Autre titre que l'on chérit ,
Procurant quelque gloire et fort peu de profit ;
Ce qui fait rompre ou garder le silence ;
Ce qu'on déduit du poids qu'annonce la balance ;
Un homme simple , cauteleux ;
Ce qui couvre et ternit les yeux ;
D'église certaine rubrique ;
Certain volume lithurgique ;
Ce qu'un ívrogue a souvent à la main ;
Un oignon anti- scorbutique ;
Certain décret connu chez le peuple romain ;
Deux unités ; le nom d'un grand apôtre ;
Un terme privatif et de l'un et de l'autre ;
Un être dénué de toute agilité ;
Un terme destructeur du motfécondité ;
Ce qui n'est pas couvert , et ce qui n'est pas tendre ;
Ce qui duit à l'oiseau quand les airs il veut fendre ;
Une délinéation ,
Puis une lamentation;
Ce qui n'est pas le mieux ; l'article que l'on pose
En tête de son nom , pour être quelque chose ;
Ce que l'homme de cour affecte d'être , mais
Ce qu'il n'est que trop sûr qu'il ne sera jamais ;
Bref, ce qu'un orateur de doctrine profonde
Débite ainsi que moi pour endormir son monde.
S ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est les oing voyelles de l'alphabet.
Celui du Logogriphe est Pépie , où l'on trouve : épi , Pie ( pape )
et pie ( oiseau ).
Celui de la Charade est Ventre -saint-gris.
SCIENCES ET ARTS.
DE L'INFLUENCE DES SCIENCES SUR LES PRÉJUGÉS POPULAIRES .
Essai lu à la séance publique de la Classe physique
et mathématiques de l'Institut , le 6 janvier 1812 , par
M. BIOT.
"
LORSQU'ON suit la marche de la civilisation à travers les
révolutions diverses qui l'ont successivement retardée ou
accélérée , on observe que , dans tous les tems , il s'est
trouvé un certain nombre d'hommes éclairés qui ont conservé
le dépôt des connaissances humaines , et l'ont transmis
à la postérité . Selon que les circonstances deviennent
favorables ou contraires aux progrès de l'esprit humain ,
on voit ce petit groupe se grossir ou se resserrer : il s'éteint
presque entièrement pendant la barbarie du moyen âge
mais ensuite il se ranime , et à la faveur de l'imprimerie
il étend bientôt son influence sur la société toute entière .
Alors l'instruction cesse d'être concentrée dans un petit
nombre d'individus ; elle devient le partage des classes
élevées , d'où elle se propage dans le peuple par l'exemple ,
qui sera toujours le plus sûr moyen d'éducation dont le
peuple soit susceptible. Dans cet état de la civilisation
l'influence morale de la classe éclairée sur les autres est
très -puissante . On en peut juger par les effets qu'elle a
produits depuis deux siècles qu'elle s'est complètement
développée . Ce n'est pas ici le lieu de retracer dans tous
leurs détails ces nombreuses et utiles conquêtes de la raison
sur l'ignorance ; mais pour me borner à celles dont l'histoire
paraît plus spécialement convenir à cette assemblée ,
j'essaierai aujourd'hui de passer en revue quelques- uns des
préjugés que les sciences ont détruits . Peut- être n'est - il pas
inutile , pour la philosophie , de compter ainsi de tems en
tems avec nous - mêmes et de ramener nos regards en
arrière sur les erreurs sans nombre que les hommes ont
successivement abandonnées . C'est ainsi que l'on aguerrit
les enfans , en leur faisant toucher les objets qui , dans
l'obscurité , leur avaient paru des fantômes ..
,
L'année même qui vient de s'écouler a offert un de ces
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812. 59
phénomènes remarquables , qui furent pendant long- tems
l'épreuve la plus forte de l'esprit humain , et qui aujourd'hui
ne sont plus que l'objet de ses tranquilles méditations . Une
nouvelle comète s'est montrée , suivie d'une queue dont la
longueur eût paru terrible dans d'autres siècles . Elle a brillé
pendant plusieurs mois avec un éclat qui attirait tous les regards
, et n'a excité que la curiosité générale , sans aucun
mélange d'inquiétude . A peine a - t - elle donné lieu , dans les
campagnes , à quelques contes populaires , devenus dès leur
naissance un sujet de risée plutôt qu'un motif d'alarme .
Cette sécurité est tout-à-fait conforme aux principes de la
saine raison . Le phénomène dont nous parlons n'a rien
que
de très-naturel , et même de très -ordinaire aux yeux
des astronomes . Souvent ils observent des comètes qui
n'étant visibles qu'au télescope , passent sans exciter aucune
sensation , et ils avaient reconnu celle - ci long- tems
avant qu'on pût l'apercevoir à la simple vue . Les comètes ,
comme les autres corps qui composent notre système planétaire
, sont des astres permanens qui se meuvent autour
du soleil , suivant les mêmes lois que les planètes ; mais les
ovales qu'elles décrivent étant extrémement alongés , jusqu'au
point de se confondre , dans leurs parties visibles ,
avec des paraboles dont les branches s'étendent à des distances
infinies , il arrive qu'en circulant autour du foyer de
leurs mouvemens elles s'en éloignent tantôt à des intervalles
immenses , et tantôt s'en rapprochent à des distances
très -petites . Dans ce dernier cas la chaleur qu'elles reçoivent
du soleil étant toujours en raison inverse du carré de leur
distance peut acquérir une intensité prodigieuse . Newton
a calculé de cette manière que la comète de 1680 , à l'instant
de son passage au perihélie , avait dû éprouver une
chaleur vingt-huit mille fois aussi forte que celle de la terre
en été . Lorsqu'un si terrible accroissement de température ,
bien supérieur aux plus hauts degrés de chaleur que nous
puissions produire , a pénétré la substance d'une comète ,
on conçoit qu'il doit la réduire presque toute entière en
vapeurs . C'est très -probablement l'immense nuage résultant
de cette vaporisation qui forme les traînées lumineuses ,
les queues brillantes dont les comètes sont ordinairement
accompagnées . Aussi ces queues ne parviennent - elles à
leur plus grande longueur que quand les comètes ont
éprouvé le plus haut point d'énergie de la chaleur solaire ,
c'est-à -dire , après leur passage au périhélie , de même
que la chaleur de nos étés atteint sa plus grande force
60 MERCURE DE FRANCE ,
que
quelques jours après le solstice . D'ailleurs on observe
les queues sont , en général , d'autant plus brillantes et
plus longues que les comètes passent plus près du soleil,
Néanmoins la constitution propre de ces astres paraît avoir
aussi beaucoup d'influence sur ce phénomène , car on a vu
des comètes qui étaient accompagnées de queues , quoique
leur plus petite distance au soleil surpassât encore deux fois
celle du soleil à la terre . Telle fut la comète de 1747.
Celle que nous venons de voir l'année dernière , et dont la
longue queue jetait un si grand éclat , n'a jamais approché
du soleil à une distance égale à celle de la terre. Une
autre , celle de 1769 , était déjà suivie d'une queue trèslongue
lorsqu'on la découvrit , quoiqu'elle se trouvât encore
à plus de quarante millions de lieues du soleil ; et lorsqu'elle
se fut approchée de cet astre à une distance égale
au rayon
de l'orbe terrestre , sa queue avait plus de soixantesix
millions de lieues de longueur . Encore ne comprend-on
dans ces mesures que la partie des queues des comètes qui
jette assez de lumière pour être aperçue à travers l'épaisseur
de notre atmosphère ; d'où l'on doit inférer qu'elles
ont réellement beaucoup plus d'étendue que nous ne leur
en attribuons , car la seule différence de hauteur des
comètes sur l'horizon , et de la transparence de l'air dans
les divers climats de la terre , apporte déjà des différences
très -considérables dans les dimensions que leurs queues
nous paraissent avoir. Quant à la cause qui les alonge et
qui éloigne ainsi du soleil les vapeurs élevées à la surface
des comètes par la chaleur de cet astre , on ne peut former
à cet égard que des conjectures ; la plus vraisemblable est
celle qui attribue ce singulier phénomène à l'impulsion de
la lumière solaire sur les particules extrêmement ténues de
ces vapeurs suspendues dans le vide des cieux . Malgré
l'action puissante qui étend et disperse à de si grandes distances
les matières dont elles sont formées , les comètes
n'en poursuivent pas moins leur marche avec autant de
régularité que les autres corps célestes , et les lois de leurs
mouvemens sont aujourd'hui si bien connues , qu'avec un
très-petit nombre d'observations faites dans des positions
différentes de la terre , c'est -à - dire , séparées les unes des.
autres par des intervalles de quelques jours , ou peut prédire
avec une exactitude extrême la route qu'une comète
suivra dans le ciel pendant tout le tems de son apparition ,
et même en tirer des lumières sur l'époque future de son
retour ; mais la certitude d'une induction si éloignée exige
JANVIER 1812 .
rait , dans les observations , un degré d'exactitude dont
l'astronomie , toute parfaite qu'elle est , n'oserait encore
répondre , et qui même paraît le plus souvent impossible
à obtenir. Le contour vaporeux et incertain des comètes
ne permet jamais d'observer leurs bords , ni de déterminer
leur centre autrement que par approximation ; et la
moindre erreur commise sur ces données s'agrandit dans
une proportion immense , quand on la reporte à l'extrémité
invisible de ces orbites tellement excéntriques , qu'il
faut souvent à la comète plusieurs milliers d'années pour
les parcourir . Parmi toutes les comètes jusqu'à présent
observées , celle de 1759 est la seule dont le retour soit
parfaitement certain , précisément à cause de la fréquence
de ses apparitions . La période moyenne de ses révolutions
est de soixante-quinze ans , et sa plus grande distance au
soleil est seulement trente- cinq fois aussi grande que cellé
de la terre , ou environ de douze milliards de lieues . Elle
a déjà été observée cinq fois , dans les années 1759 , 1682 ,
1607 , 1531 et 1456. On n'a pas d'indications assez précises
pour remonter à des époques plus éloignées . Mais ce même
astre , maintenant si bien connu , offre , dans ses apparitions
successives , comme une sorte d'épreuve séculaire des progrès
de l'esprit humain . Ce fut en 1682 que le célèbre astronome
Halley découvrit , pour la première fois , la période de ses
retours . Soixante -quinze ans plus tard , en 1759 , Clairault
avait déjà calculé tous les dérangemens qu'il devait éprouver
dans sa marche par l'attraction des planètes , et il avait pu
prédire à quelques jours près l'époque de son retour au
périhélie . Cette épreuve , qui devait confirmer d'une manière
éclatante la théorie de la gravitation universelle , était
attendue par tous les savans de l'Europe avec une impatience
inexprimable . La comète , fidèle aux lois de Newton,
ou plutôt à celles de la nature , ne trompa ni leurs voeux ,
ni leurs calculs . Elle revint à l'époque précise que Clairault
lui avait assignée . Quatre révolutions plutôt , en 1456 , elle
avait trouvé les esprits dans une disposition bien différente
. Les Turcs venaient alors de renverser l'Empire grec,
et menaçaient d'envahir l'Europe . On crut que la comète
était le signe avant-coureur de ce fatal événement . Son
apparition répandit par-tout la terreur . Le pape Calixte ,
qui vraisemblablement ne partageait pas l'erreur géné
rale , mais qui pouvait là croire utile , ordonna des
prières publiques pour demander au ciel d'arrêter les conquêtes
des Turcs et de détourner sur eux les malheurs
2
62 MERCURE DE FRANCE ,
que la comète annonçait . Il accorda des indulgences &
ceux qui réciteraient trois fois par jour , dans cette intention
, l'oraison dominicale et la salutation angélique , et ,
si l'on en croit l'historien des papes , ce fut là l'origine de
l'Angelus que l'on récite encore aujourd'hui dans nos
églises . Comparez cette aveugle frayeur , cette profonde
ignorance des mouvemens célestes , avec la sécurité générale
que le peuple même vient de montrer à la vue d'un
phénomène pareil , et dites si l'esprit humain n'a pas fait
quelques progrès depuis trois siècles ; dites si ces progrès
ne sont pas en grande partie l'ouvrage des sciences , et
s'ils ne sont pas aussi utiles qu'honorables pour l'humanité .
Nous rions aujourd'hui de ces erreurs . Ce n'est point
toutefois sans beaucoup de peine que les hommes les ont
abandonnées . En 1680 , à l'époque où Newton suivait par
la pensée les mouvemens éternels des comètes et les assujétissait
à ses lois , elles effrayaient encore le monde.
Il fallut , pour calmer les esprits agités que le sage
Bayle publiât en 1682 ses fameuses lettres sur la comète ,
dans lesquelles , en parlant de toute autre chose , il prouve
si bien , et par tant de témoignages historiques , qu'il est
arrivé dans ce monde autant de malheurs sans comètes
que de comètes sans malheurs . Bayle n'avait pas seulement
à combattre le préjugé populaire , il lui fallait encore
tranquilliser les théologiens de son tems , qui se faisaient
un scrupule d'y renoncer. Il parla donc de théologie à
propos des comètes , et cette précaution , qui , de nos jours
ne ferait pas la fortune d'un livre , assura le succès du sien .
Le tems , en livrant à l'oubli les disputes religieuses , lui
a ôté l'à-propos qui faisait une grande partie de son mérite ;
mais peut-être Bayle serait-il plus nécessaire aujourd'hui ,
si tout le monde n'avait pas lu Bayle ..
Aux superstitieuses frayeurs qu'excitait autrefois l'apparition
des comètes , a succédé la crainte , en apparence
moins déraisonnable , que quelqu'une d'entr'elles vînt
heurter la terre dans son cours . Sans doute , si cet événement
devait arriver , et si la masse de la comète était considérable
, les conséquences en seraient terribles ; mais
heureusement les conditions nécessaires pour qu'il ait lieu
sont tellement circonscrites , il y a tant de difficultés , il faut
rencontrer si juste pour faire coïncider au même instant
et au même point de l'espace deux corps qui se meuvent
dans des directions différentes avec de si grandes vîtesses ,
que plusieurs milliers de siècles et de comètes accumulés.
1
JANVIER 1812 . 63
suffisent à peine pour donner le moindre poids à la probabilité
d'une pareille rencontre ; en sorte qu'il y aurait presque
de la folie à s'en inquiéter pendant le court intervalle
de notre vie . D'ailleurs , il pourrait encore arriver qu'une
comète renconfrât la terre , ou du moins s'en approchât de
fort près sans causer d'aussi grands malheurs ; car l'effet de
son attraction serait nécessairement proportionné à sa masse :
or tout semble indiquer que celle des comètes est extrêmement
petite. On le voit d'abord par l'exactitude même des
tables astronomiques modernes , où leurs attractions
sagères ne sont point comprises , et qui cependant ne laissent
pas de représenter parfaitement les observations ; cet
accord n'aurait pas lieu si quelqu'une des comètes omises
dans les calculs avait une masse assez considérable pour
produire des perturbations sensibles dans les mouvemens
planétaires . La même conséquence se déduit encore du
peu d'influence , ou plutôt de l'influence absolument inap-.
préciable qu'elles ont exercée sur les corps célestes dont
elles ont le plus approché . La comète de 1770 est de toutes
les comètes connues celle qui a passé le plus près de la
terre . Sa plus petite distance à notre globe fut quarantequatre
fois moindre que celle du soleil , ou d'environ sept
cent cinquante mille lieues ; elle y parvint dans la journée
du 1er juillet , ainsi ceux qui ont vu cette journée peuvent
dire qu'ils se sont trouvés , à cet égard , dans la position
la plus critique dont l'astronomie nous ait transmis le
souvenir. Cependant , il ne survint alors aucun dérangement
dans l'ordre accoutumé des phénomènes . La comète
n'a pas causé la moindre altération dans la durée de l'année ,
et elle y aurait produit un changement sensible pour
l'astronomie, si sa masse eût seulement égalé la dix- millième
partie de celle de la terre . Mais sans doute elle
devait être bien plus petite encore ; car cette même comète
a traversé le système des satellites de Jupiter qui sont de
très-petits astres , elle s'est par conséquent beaucoup approché
d'eux , puisqu'elle a passé entre leurs orbites , et
toutefois elle n'a pas occasionné de variations dans leurs
mouvemens . Enfin le phénomène des queues des comètes ,
d'accord avec les précédens , nous montre que la plupart
de ces astres , lorsqu'ils se sont rapprochés du soleil et de
nous , ne sont déjà plus que des amas de vapeurs sans
aucune solidité ; car , si les matières qui les composent
avaient une densité comparable avec celle des substances
qui sont solides sur la terre , comment pourrait - il arriver
64
MERCURE DE FRANCE,
qu'elles commençassent à se dilater si prodigieusement
et à se réduire en vapeurs lorsqu'elles sont encore à des
distances du soleil plus grandes que celles où la terre se
trouve ? L'énorme alongement de leur atmosphère dans
une température aussi froide annonce qu'elles n'ont pas ,
dans leur intérieur , un noyaur central capable de retenir
celle atmosphère par son attraction , comme la masse de
notre atmosphère retient la mince couche d'air qui l'enve
loppe . Ainsi , autant qu'on en peut juger par les effets et
par les analogies , nous n'avons rien à redouter des comètes
. Bornons -nous donc à les observer sans les craindre
; et gardons - nous bien , pour notre repos , de substi→
tuer de nouvelles terreurs à la place de celles dont les
sciences nous ont délivrés .
Elles ont eu assez à faire pour nous rendre ce service . Il
n'y a rien à quoi l'esprit humain ait plus travaillé qu'à s'en
chaîner lui -même par mille folles inventions . Comment
pourrait-on s'imaginer , par exemple , qu'il ait fallu aux
hommes plus de quinze siècles de civilisation pour se défaire
de la peur que leur causaient les éclipses et les conjonctions
des astres ? Cela semble incroyable , et pourtant
rien n'est plus vrai . Aujourd'hui que ces phénomènes sont
prévus , calculés plusieurs siècles d'avance dans leurs plus
petits détails , et qu'on les annonce chaque année à toutes
les classes du peuple par le secours de l'imprimerie , leur
aspect n'effraye plus personne , et ils ne pourraient pas
même servir pour jeter du merveilleux dans une description
; mais au neuvième siècle de notre ère on les redoutait
encore . Louis- le -Débonnaire , le fils de Charlemagne , tomba
malade de frayeur à l'apparition d'une comète en 837 et
mourut en 839 de la peur que lui causa une éclipse totale
de soleil cependant à cette époque même , comme dans
les siècles précédens , il existait toujours quelques hommes
supérieurs à ces préjugés populaires . On a une vie de Louisle-
Débonnaire , écrite par un auteur contemporain , sous le
titre d'Annales astronomiques : non -seulement il se moque
de la faiblesse de ce prince , il attaque , en général , le préjugé
qui faisait regarder les comètes comme des signes de
grands malheurs , et il se sert pour le combattre de cette
même méthode des raisons historiques employées par Bayle
800 ans plus tard ; mais l'imprimerie n'étant pas encore inventée
, ces lumières éparses et isolées ne pouvaient briller
que dans un petit espace , tout le reste était plongé dans la
nuit de l'ignorance et des superstitions .
JANVIER 1812 . 65
Dans des tems où l'on était si peu instruit des phénomènes
de la nature , il est bien aisé de concevoir que l'on
ait pu croire à la magie. La plus simple observation , une
propriété physique remarquée par hasard , devaient causer
tant d'étonnement , qu'on ne pouvait les expliquer que par
une puissance surnaturelle , et quoique ce genre d'explica
tion ne soit plus aujourd'hui admis en physique , on ne
peut disconvenir qu'il ne fût tout-à-fait commode pou
lever bien des difficultés . Mais ce qui est extraordinareA
SEINE
c'est qu'on ait pendant si long-tems condamné au les
magiciens , tandis que l'on faisait tant de cas des astrolognes
que leur science était devenue l'objet d'une charge à la
cour. Heureusement nous sommes guéris de ces chimères .
Mais le sommes-nous radicalement ? L'influence des
sciences qui les a fait disparaître est-elle assez répandue
assez générale ? A-t- elle si bien rassuré les imaginations
qu'il ne soit plus possible de les ébranler ? N'a- t-on pas vu
il y a peu d'années , les personnes du premier rang devenir
la dupe d'un misérable charlatan , au point de se persuader
qu'il les faisait dîner avec Henri IV , et souper avec Cléopâtre
? Quand les classes les plus élevées de la société ne
sont pas au-dessus de pareilles visions , quels doivent être
les préjugés du peuple ! Aussi voyons - nous encore aujour
d'hui dans les campagnes , et dans des campagnes voisines
de la capitale , de malheureux paysans mordus d'un chien
enragé , se refuser aux secours de la cautérisation , pour se
confier aux paroles d'une vieille . D'autres sont encore persuadés
que l'on peut jeter des sorts sur des troupeaux , et
qu'il y a des paroles pour arrêter les incendies . Le tems estilpassé
, où, dans Paris inême , une vieille femme dans un
grenier pouvait se donner ,pour sorcière , tirer les cartes ,
expliquer les songes , prédire l'avenir , et voir accourir chez
elle la bonne compagnie ? Ne faisons pas trop les braves ;
il est encore plus d'une ville de France où , avec un peu
de mystère , il ne serait pas très - difficile de se faire passer
pour sorcier. Que diriez -vous d'un homme qui , dans le
silence de la nuit , au fond des souterrains sombre asyle
des morts , à la lueur pâlissante des flambeaux , bouleverserait
à son gré les élémens,, changerait les liquides en
pierres et l'air en feu , exciterait par son seul attouchement
les explosions les plus terribles , ferait rouler des flammes
sur la surface des eaux , appellerait les éclairs et la foudre ,
ferait entendre des voix lugubres , évoquerait des fantômes
et agiterait des cadavres par d'horribles convulsions ? Ras
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
surez -vous , il s'agit seulement de quelques expériences de
chimie et de physique : mais la moindre de ces expériences
aurait , il y a trois cents ans , fait brûler le téméraire qui
l'aurait hasardée . Aujourd'hui que le siècle est plus ins
truit nous ne brûlons plus personne . La philosophie des
hommes éclairés détermine la confiance du peuple ; mais
cette philosophie est l'ouvrage des sciences ; elle s'affermira
d'autant plus qu'elles seront plus cultivées .
la
En effet , il est facile de le remarquer , les progrès étonnans
des sciences dans les deux derniers siècles ne nous
ont pas seulement enrichis de découvertes brillantes ,
destruction des anciennes erreurs en est devenue plus
facile . Il a suffi de les reconnaître pour les renverser . Nous
avons eu , il y a quelque tems , un exemple assez frappant
et une épreuve assez forte de cette influence de la vraie
philosophie , lorsque l'on vint à constater , avec une certitude
indubitable , un phénomène regardé jusqualors
comme une chimère par les savans mêmes , car les savans ,
comme les autres hommes , ont eu aussi par fois leurs préjugés
. Je veux parler des pierres météoriques . L'opinion
populaire et une tradition aussi ancienne que générale
avaient pour ainsi dire annoncé depuis long- tems le phénomène
. Plusieurs pierres que l'on donnait pour tombées
du ciel , avaient même été présentées aux académies et soumises
par elles à l'analyse chimique ; mais alors on tenait
beaucoup plus qu'aujourd'hui aux explications , en raison
peut-être de ce que l'on était moins instruit ; et l'on ne se
décidait pas facilement à croire une chose que l'on ne voyait
aucun moyen d'expliquer . Cependant , lorsque des recherches
nombreuses et très-exactes eurent prouvé que toutes
les pierres dont la chute était constatée par des détails authentiques
se trouvaient composées des mêmes matières ,
combinées à-peu-près dans les mêmes proportions , et de
manière à différer absolument des autres pierres que l'on
trouve à la surface de notre globe , il fallut bien convenir
de la possibilité du fait . Enfin , la chute d'un météore de
cette nature en France ayant été suffisamment constatée
les savans n'en doutèrent plus ; car leur occupation habituelle
étant de chercher des choses nouvelles , ils ont beaucoup
plus de facilité que le reste des hommes à les admettre ,
quand elles sont une fois démontrées . Mais il ne leur suffisait
pas de s'être détrompés , il fallait détromper les autres
et détruire dans la société une erreur qu'ils avaient accréditée
eux-mêmes . Cette tâche devenait beaucoup plus diffiJANVIER
1812 . 67
cile : ils avaient tant de fois répété que l'idée des pluies de
pierres était un préjugé populaire qu'on ne les en crut pas
eux-mêmes , quand ils voulurent la donner pour véritable .
Les gens instruits se faisaient un devoir de professer une
incrédulité qu'ils croyaient philosophique ; ils s'imaginaient
défendre les vrais principes , et ils étaient bien plus mal
aisés à convaincre que les savans , parce qu'ils n'avaient
pas comme eux le loisir et la curiosité d'écouter les preuves
du fait , de les discuter , de les peser et d'en apprécier la
vraisemblance . Ce fut donc pendant quelque tems comme
une sorte de ridicule aux savans de croire qu'il tombait des
pluies de pierres ; mais enfin ce phénomène , une fois désigné
à l'attention publique , a été si fréquemment observé
depuis , que tout le monde a fini par y croire , et s'étonner
qu'on ne l'eût pas reconnu plus tôt.
par
La franchise avec laquelle je viens d'avouer une erreur
long-tems défendue par les savans mêmes , paraîtra peutêtre
une sorte de victoire à tous les auteurs systématiques
qui se plaignent de voir leurs ouvrages et leurs miraculeuses
découvertes dédaignées par les corps savans ; mais ils se
presseraient un peu trop d'en tirer cette conséquence .
L'exemple que je viens de citer , un petit nombre d'autres
qu'on pourrait y ajouter peut-être , n'ont servi qu'à propager
, à fortifier l'empire de la saine philosophie . On a senti
que s'il n'est nullement philosophique de tout croire , il ne
l'est pas davantage de ne rien examiner . On s'empresse
aujourd'hui de consulter l'expérience ; on porte dans les
observations une exactitude sévère , et une réserve plus
grande encore dans les conséquences que l'on en tire . De
cette manière , chaque vérité nouvelle qui s'établit ne peut
plus être détruite , chaque pas nouveau que font les sciences
ne les expose point à rétrogader . Ceux qui peuvent les diriger
par l'influence de leur génie , et ceux qui par leurs
efforts ne font qu'en seconder les progrès , sont également
pénétrés de ces principes ; et je ne crains d'affirmer
pas
qu'aujourd'hui il y a autant d'impossibilité qu'une véritable
découverte soit regardée comme fausse , qu'il y en a
qu'une fausse soit admise comme véritable . Toutes les
personnes qui connaissent l'état présent des sciences conviendront
de l'exactitude de cette assertion .
En reconnaissant les services rendus par les sciences à
la raison humaine , on pourrait encore être tenté de croire
qu'elles rectifient nos opinions plutôt que notre conduite ;
que les préjugés dont elles nous délivrent sont pour la plu
E.
68 MERCURE DE FRANCE ,
part des erreurs isolées qui , troublant notre jugement en
un seul point , et pour des objets éloignés de l'usage ordinaire
, n'ont qu'une très - faible influence sur l'ensemble de
notre vie . Ce ne serait pas connaître tout le pouvoir des
préjugés , que de le borner à si peu de chose . Leur puissance
n'est pas seulement accidentelle et passagère ; ils.
nous saisissent dès la naissance et nous accompagnent jusqu'au
tombeau . Nous vivons en eux et avec eux ; mais de
même qu'un aveugle né ne peut se former aucune idée de
la lumière , de même celui qui n'a pas soulevé le bandeau
des préjugés ne saurait en imaginer les effets .
L'unique moyen de dissiper les nuages dont ils nous environnent
, c'est d'assujétir toutes nos opinions à un examen
sévère , de comparer les motifs qui nous portent à les rejeter
ou à les admettre , de les balancer dans le silence des
passions , et d'établir ainsi nos jugemens sur des principes
fixes qui déterminent avec précision leurs divers degrés de
vraisemblance . Cette discussion approfondie , et portée au
plus haut point de scepticisme , forme une branche trèsimportante
des mathématiques , que l'on appelle le calcul
des probabilités .
Ge calcul , appliqué aux observations des sciences , fait
apprécier le degré de confiance qu'elles méritent , et montre
comme il faut les combiner pour en tirer les résultats les
plus sûrs . Appliqué aux grands phénomènes moraux et
physiques , qui se répètent avec constance ou qui oscillent
dans des limites peu étendues , il apprend à juger de leur
réalité , à évaluer la vraisemblance des causes auxquelles on
les attribue , à découvrir les termes extrêmes el constans
vers lesquels ils tendent et qu'ils n'atteignent que dans l'infini
. Sous ce dernier rapport , le calcul des probabilités a
de très -grandes applications . Il fixe les principes sur lesquels
on doit établir les chambres d'assurance , les tontines
, les caisses de secours , les rentes viagères et plusieurs
autres institutions importantes des peuples civilisés .
Lorsque les données qui déterminent les événemens
deviennent trop nombreuses ou trop compliquées pour
que l'on puisse les soumettre à un énoncé mathématique ,
ce qui comprend les circonstances les plus ordinaires de
la vie , le calcul des probabilités nous offre encore les
aperçus les plus sages pour diriger notre conduite ou régler
nos opinions . L'exemple des phénomènes calculables
nous présente alors une infinité d'analogies propres à éclairer
notre jugement , à guider sa marche , et à lui donner cette
¿percuss
JANVIER 1812 .
69
sûreté que l'on acquiert quelquefois bien chèrement par
l'expérience personnelle. Ces analogies sont , pour ainsi
dire , les résultats les plus généraux du bon sens réduits à
leur expression abstraite ; et presque tous nos préjugés
n'en sont que des violations plus ou moins directes , soit
que nous méconnaissions les véritables causes des faits
par ignorance , soit que nos passions les altèrent , soit
enfin que nous en combinions les probabilités d'une manière
incomplète ou fausse . La plupart de nos erreurs peuvent
se ranger dans l'une de ces divisions .
C'est l'ignorance qui empêche le peuple de distinguer
dans les opinions qu'on lui présente leurs degrés de probabilités
divers . C'est l'ignorance qui lui rend tous les faits ,
même ceux qui sont les plus contraires aux lois immuables
de la nature , aussi croyables que les faits les plus
ordinaires ; c'est elle qui , par les prestiges dont elle l'enveloppe
, devient une des plus grandes sources de sa crédulité
, de son inconstance , et quelquefois de ses crimes .
Dans une classe plus élevée où l'on pourrait mieux apprécier
les probabilités , c'est la prévention qui nous fascine
les yeux , et qui nous fait souvent attribuer un très -grand
poids à des données fort incertaines , ou même tout-à-fait
invraisemblables . L'habitude , la peur , l'espérance , toutes
les passions qui nous dominent produisent également ces
effets . Tout le monde sait qu'un quine à la loterie est un
événement extrêmement improbable ; mais trouverait -on
beaucoup de personnes qui eussent assez de force d'esprit
pour ne pas s'inquiéter d'un quine , si leur vie y était attachée?
Cependant nous bravons tous les jours , sans y songer,
des hasards bien plus dangereux , parce que nous y sommes
accoutumés . La société présente une foule d'erreurs de ce
genre et plus frappantes encore . Un homme s'est par
hasard trouvé lui treizième à table . Il n'y a rien dans ce
nombre de treize qui renferme aucune propriété malfaisante
. Cependant son imagination se frappe ; il croit qu'il
va mourir , et tombe réellement malade . Un de ses amis
va le voir , lui apprend que la mort a frappé un des convives
; à l'instant sa crainte se dissipe ; il rit lui-même de
sa faiblesse , et il est guéri . Ce sont - là , dira - t -on , des
préjugés évidemment déraisonnables . Il est vrai , mais de
très-grands esprits , et des hommes très - braves y ont succombé
. Leur imagination préoccupée donnait un corps à
l'invraisemblance . L'intrépide maréchal de Montrevel , qui
70 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812.
avait affronté la mort dans vingt batailles , mourut , dit-on ,
de frayeur , parce qu'une salière s'était renversée sur lui .
En général , quiconque voudra examiner de près nost
opinions et notre conduite , trouvera que nous sommes
bien rarement nous -mêmes . Nous sommes conduits ,
comme des enfans , par les lisières de nos erreurs , et nos
passions les plus terribles ne sont bien souvent que l'ouvrage
de nos préjugés . Voyez cet homme dont l'air ' sombre
et farouche annonce l'agitation violente qui exalte toutes les
puissances de son ame : voyez-le suivre d'un oeil avide et
inquiet les mouvemens incertains d'une boule , aux caprices
de laquelle il vient , pour la dernière fois , de confier sa
destinée ; biens , repos , famille , honneur , il a tout joué
sur la foi d'une martingale . Le malheureux ne sait pas que
dans une série de coups indépendans les uns des autres ,
les événemens passés n'ont aucune influence sur les événemens
futurs . Le voilà ruiné , abîmé , réduit au plus
affreux désespoir . Regardez cet autre qui marche seul , la
nuit , à une heure indue , tremblant d'être remarqué . Vingt
familles lui ont confié leur fortune et tous leurs moyens
d'existence . On croit qu'il les fait valoir utilement dans
un commerce avantageux et honorable , il les joue au
jeu de hasard le plus dangereux . Depuis une année
entière il poursuit avec acharnement une chance qui
peut-être arrivera le lendemain du jour où il sera ruiné. La
même erreur l'a perdu et perdra encore beaucoup d'autres
dont la raison aurait résisté , si la fausseté de ces combinaisons
imprudentes était mieux sentie et plus généralement
connue. Alors nous renoncerions à ces jeux funestes
dont l'existence , comme l'a si bien dit un savant illustre ,
est alimentée par les faux raisonnemens autant que par la
cupidité qu'ils fomentent . Avec des idées plus exactes des
probabilités , c'est-à -dire , avec un usage plus général du
bon sens , nous ne croirions point à de prétendues veines
de bonheur et de malheur qui n'ont aucune réalité ; nous
chercherions les causes des événemens dans leurs véritables
sources , et non pas dans de vaines illusions ; et par
cette habitude constante , nous serions plus en état d'apprécier
les probabilités, quelquefois si légères , qui décident
du bonheur des hommes , souvent même de leur vie et
de leur honneur . En général , on ne saurait trop le redire ,
tournons nos efforts vers l'étude des sciences , c'est le
principe de vie et de force pour l'esprit humain .
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
:
DETAILS HISTORIQUES DE LA PREMIÈRE EXPÉDITION DES
CHRÉTIENS DANS LA PALESTINE , SOUS L'EMPEREUR
ZIMISCES tirés d'un manuscrit arménien inédit de la
Bibliothèque imperiale , composé dans le douzième
siècle par MATHIEU D'EDESSE , traduits en français par
F. MARTIN. A Paris , chez Lemarchand , libraire. --
CET essai de traduction est un hommage rendu par un
élève au professeur qui le dirige dans l'étude de la
langue arménienne : étude , à ce qu'il paraît , trop peu
suivie jusqu'à ce jour , par nos orientalistes , et de laquelle
on peut se promettre des découvertes utiles pour
les sciences et les lettres . Si l'on en juge par les deux
fragmens que M. Martin donne au public , l'interprétation
seule des manuscrits dont la Bibliothèque impériale
est propriétaire , suffirait pour récompenser des
soins qu'on y donnerait ; mais on peut espérer encore
de plus grands avantages de l'étude de cette langue ;
les monastères arméniens , comme autrefois ceux de
notre occident , renferment un grand nombre de manuscrits
parmi lesquels il ne serait pas impossible qu'on
retrouvât plusieurs des grands écrivains de l'antiquité et
une partie de ce qui manque à nos richesses littéraires.
M. Martin entre à ce sujet dans un détail un peu long
trop long peut- être , des pertes que nous avons faites en
ce genre et que tout le monde connaît. Ce zèle des religieux
pour la conservation des manuscrits excite , avec
raison , son admiration et sa reconnaisance ; mais je ne
sais s'il n'en exagère pas un peu l'expression . C'est ainsi
qu'en parlant des ravages et des incendies qui , dans le
seizième siècle , détruisirent plusieurs grandes biblio- .
lhèques , « s'ils se fussent étendus , dit- il , jusqu'à l'ab-
» baye de Saint- Remi de Reims , probablement le seul
» exemplaire de Phèdre qui se trouvait en Europe et qui
72 MERCURE DE FRANCE ,
» existait alors dans cette maison , aurait disparu , et
» nous n'aurions jamais connu cet excellent auteur que
» de nom . On doit son ouvrage à un monastère . » La
raison et la justesse demandaient qu'on dît : La conservation
de son ouvrage . « Heureusement , ajoute -t- il , ces
>> ravages n'ont été que locals . » Ici la grammaire voudrait
locaux ; car , comme dit Merlin dans le Mercure
galant ,
Al est un singulier dont le plurier fait aux.
Après avoir rendu justice aux excelentes vues du
traducteur et reconnu avec lui que l'étude de la langue
arménienne peut être d'une grande utilité pour la littérature
en général et pour l'histoire du Bas-Empire en
particulier , qu'il me soit permis de lui faire observer
que ce n'est point une raison pour déprimer ceux qui ,
les premiers , ont débrouillé le cahos de cette époque .
M. Le Beau , qu'il appelle le professeur Le Beau , compilateur
des historiens grecs , ne devait pas être traité
avec ce ton de supériorité dédaigneuse . Enfin , jusqu'àce
que le manuscrit arménien dont M. Martin publie un
fragment , soit entièrement traduit , et que l'ouvrage de
Mathieu Erez soit connu et apprécié , on ne pourrą
s'empêcher d'accorder quelque estime au travail de
M. Le Beau et de son judicieux abbréviateur .
Il ne s'agit pas , au surplus , d'un fait historique inconnu
en Europe , comme le dit M. Martin : l'expédition
de Zimiscès dans la Palestine , expédition qui précéda
d'un siècle les Croisades , est marquée , dans les historiens
, comme une des plus brillantes de ce prince guerrier
, qui se montra digne du trône où il était monté par
un crime. On sait qu'amant favorisé de l'impératrice
Théophano , femme de Nicéphore II , il fut introduit
par elle dans l'appartement de l'Empereur qu'il trouva
Couché par terre et endormi ; qu'il l'éveilla d'un coup de
pied , le vit massacrer sous ses yeux , et acheva lui-même
la victime . On a prétendu que pour ne point partager
avec Théophano le fruit de son attentat , il la relégua
dans un monastère ; et que le patriarche de Constanti
nople , en mettant cette condition à son couronnement ,
JANVIER 1812 .
que
le
ne fit qu'obéir à ses ordres secrets . On désirerait
manuscrit arménien , ou plutôt le fragment qu'en a traduit
M. Martin , donnât quelques détails particuliers sur
ce grand événement ; mais il ne traite que de l'expédition
de Zimiscès qui était déjà affermi sur le trône par
quelques années de règne . Ce qui, ajoute à l'intérêt de
cette relation , c'est la lettre très- longue de Zimiscès luimême
à son allié le roi d'Arménie , dans laquelle il
lui rend compte de ses victoires . Dans sa marche rapide ,
il a l'air de voyager , et sa lettre ressemble assez à un
itinéraire de Constantinople à Jérusalem , comme nous
´en avons vu depuis , avec cette différence , que celui
de Zimiscès est écrit avec une simplicité noble , et du
ton dont il faut parler des grandes choses . Tout y respire
un saint respect pour les objets de la vénération des
chrétiens , et je doute que jamais croisé ni pélerin ait
montré un enthousiasme plus religieux que celui de
Zimiscès , soit pour les cheveux de saint Jean - Baptiste ,
soit pour les chaussures de Jésus - Christ , qu'il trouve à
Gabaon. Arrive-t- il à Tibériade : « Nous avons quitté ce
>> canton , dit-il , sans y commettre le moindre dégât ,
» parce que c'est la patrie de plusieurs saints apôtres .
>> Nous avons tenu la même conduite envers la ville de
» Nazareth , où la sainte vierge Marie , mère de Dieu ,
>> reçut l'annonce de la part de l'ange . » On reconnaît
l'homme qui , quelques années auparavant , avait fait
placer sur un char de victoire destiné à son triomphe ,
une statue de la Vierge , et l'avait fait triompher à sa
place . Une chose pourtant me confond ; c'est ce qu'il
dit de ce même canton de Tibériade : « Lieu où notre
>> seigneur J. C. opéra le miracle des 103 poissons .
Est-ce erreur dans la version ? Est- ce erreur dans le manuscrit
? et , dans ce cas , comment le traducteur ne
l'a-t-il pas rectifiée ? Il est trop clair que c'est du miracle
des cinq pains et des deux poissons que veut parler ici
Zimiscès mais comment s'est-il trompé à ce point ?
n'est- ce pas assez du scandale que donna , il y a quelques
années , dans une petite paroisse des environs de Paris ,
la méprise grossière d'un bedeau sur ce même miracle
de J. C. , qui nourrit cinq mille hommes avec cinq pains
>>
74 MERCURE DE FRANCE ,
et deux poissons ? Chargé par le curé d'annoncer que ce
serait le sujet de son sermon du dimanche suivant :
Monsieur le curé , dit- il , prêchera sur le miracle de
J. C. qui nourrit cinq personnes avec cinq mille pains et
deux mille poissons . Aussitôt , longs éclats de rire , dont
le bruit retentit jusqu'au curé . Celui- ci se doutant de
quelque bévue , demande au bedeau comment et dans
quels termes il a rempli sa mission . Le bedeau répète
ce qu'il vient de dire . -Eh ! butor , ne t'avais -je pas dit
qu'il s'agissait de cinq mille hommes nourris avec cinq
pains et deux poissons ? - C'est pour le coup , reprend
le bedeau , qu'ils auraient ri bien davantage . Quoique
l'histoire m'ait été garantie par des personnes dignes de
foi , je ne voudrais cependant pas jurer que la replique
du bedeau ne fût une de ces malices irréligieuses , amusemens
trop ordinaires de quelques esprits libertins du
dernier siècle .
- ·
Cette lettre de Zimiscès au roi d'Arménie est suivie de
deux autres du même empereur ; l'une au commandant
des troupes de Daron ; l'autre au philosophe Léon , docteur
arménien . Par cette dernière il invite le docteur à
venir à Constantinople pour être témoin de la fête des
chaussures de J. C. et des cheveux de saint Jean-Baptiste
. « Nous désirons , lui dit-il , que vous ayez des en-
>> tretiens avec nos philosophes . Cela nous fera plaisir et
>> nous procurera un délassement agréable . » Cette phrase
du souverain rappelle le goût des sujets pour les disputes
théologiques et l'esprit ergoteur des Grecs du Bas - Empire
. « Le docteur Léon , ajoute l'auteur arménien ,
» parla devant l'empereur avec les philosophes grecs ; il
» fut admiré par tous les savans du pays ; car il répondait
» d'une manière admirable à toutes les difficultés qu'on lui
» faisait. »
Qui croirait qu'une expédition faite dans des sentimens
si religieux , dût être , pour celui qui l'avait entreprise
, l'occasion de sa mort ? Zimiscès revenait vainqueur
à Constantinople ; en traversant la Cilicie , il voit d'immenses
domaines couverts de troupeaux et de fruits ; il
demande à qui ils appartiennent ; on lui dit que c'est à
Bazile , son chambellan et l'un de ses ministres . « C'est
JANVIER 1812 . 5
donc pour enrichir un ennuque , dit- il , que les peuples
s'épuisent , que tant de braves soldats répandent leur
sang et que les Empereurs vont exposer leur vie dans
les combats : » Ces paroles furent rapportées à Bazile qui
fit administrer à l'Empereur un poison lent dont il mourut
en arrivant. On regrette encore ici que le fragment
de traduction de M. Martin ne s'étende pas jusqu'à la
mort de Zimiscès ; il résulte du récit de l'auteur arménien
que ce prince aurait encore vécu assez long-tems
pour être témoin des fêtes religieuses qu'il avait préparées
pour son retour , tandis que les autres historiens le
font mourir à son arrivée : cette contradiction vaudrait
la peine d'être éclaircie.
6
A ces détails de la première expédition des chrétiens
dans la Palestine , le traducteur a joint un autre extrait
d'un ouvrage en langue arménienne , non traduit , mais
imprimé à Constantinople en 1730 de notre ère . C'est
un chapitre de plus au livre des grands effets produits
par de petites causes . On y voit comment , à l'occasion
d'un cheval que le roi d'Arménie ne voulut pas céder à
un vice-roi de Perse , les royaumes de Perse , d'Arménie
et l'Empire grec se trouvèrent engagés dans une guerre
aussi cruelle que désastreuse . Le traducteur , dans la
préface de ce second extrait , se plaint des peines que lui
ont données la prolixité, le défaut d'ordre , les répétitions
et le mauvais style de l'auteur. Ce qu'il y a de certain ,
c'est qu'on n'y retrouve pas la simplicité et la franchise
de style du premier historien . On croirait aussi ( et
M. Martin y autorise en quelque sorte par ce qu'il dit luimême
des défauts de son original ) qu'il ne s'est pas senti
obligé envers lui à une scrupuleuse fidélité . Ce système
de liberté pourrait bien avoir donné à quelques passages
de sa version cette couleur par trop moderne qu'on y
remarque. Il me paraît du moins permis de douter qu'il
se soit astreint à une traduction littérale dans ces phrases :
<< Il se forma tout-à-coup sur l'horizon politique de ceș
» puissances un orage épouvantable.... Le haut clergé en
un clin-d'oeil fit lever le peuple en masse...... L'empe-
>> reur des Grecs électrisé par ces circonstances , etc. »>
Ces locutions et ces métaphores semblent être plutôt des
་
76
1
MERCURE
DE FRANCE
,
équivalens que l'expression simple et franche de l'original.
Ce ne sont- là , au surplus , que des doutes que je
soumets au lecteur et qui ne peuvent atténuer beaucoup
le mérite de la traduction de M. Martin : mais un caractère
vraiment distinctif de ces deux morceaux d'histoire ,
une formule commune aux deux auteurs , et , à ce qu'il
paraît , aux écrivains orientaux , c'est ce que j'appellerais
le discours personnel direct ; ce sont ces phrases où , par
exemple , après avoir représenté toutes les classes du
peuple arménien rassemblées et délibérant , l'auteur
ajoute « ils se dirent : ne perdons pas un seul instant ,
» et n'employons pas à délibérer un tems précieux , etc. »
J'oubliais de dire que ce dernier extrait a déjà été inséré
dans le Magasin Encyclopédique de septembre dernier.
C'est une recommandation en sa faveur plus puissante
que tout ce que je pourrais ajouter .
LANDRIEUX .
ALMANACH DES MUSES POUR L'AN 1812.- Un vol . in- 12
de 312 pages , petit papier , orné d'une belle gravure
et d'un frontispice gravé , avec un joli fleuron , dont
l'un représente Eginhard et Imma surpris par Charlemagne
; et l'autre , l'Aurore annonçant la naissance
du roi de Rome . - Quarante-huitième volume de la
collection . - Prix , broché , 2 fr. 50 c. , et 3 fr. 25 c.
franc de port. -A Paris , chez Louis , libraire , rue
de Savoie , nº 6.
DEPUIS près d'un demi- siècle , l'Almanach des Muses
se charge du soin de transmettre aux amateurs de la littérature
les poésies légères de nos plus célèbres et de nos
plus aimables écrivains . Le succès mérité dont cet Almanach
a joui pendant trente ans , ouvrit le champ aux
spéculations : de l'Almanach des Muses sont nés les
grands et petits Almanachs des Dames , les Etrennes
lyriques , les Etrennes d'Apollon , etc. , etc. , etc .; mais
malgré tous les efforts des éditeurs de ces différens recueils
, c'est à celui qui porte leur nom que les Muses.
JANVIER 1812 .
77
accordèrent toujours leurs présens les plus précieux . Si
quelques favoris du Pinde ont parfois embelli les nouveaux
Almanachs de leurs charmantes productions , leur
infidélité ne fut que passagère ; souvent même elle ne
fut pas aperçue. Semblables à ces amans un peu trompeurs
, mais adroits , qui , sachant être volages , sans
cesser néanmoins de paraître constans , se trouvent le
même jour aux tendres rendez -vous de plusieurs beautés
rivales , leur donnent à chacune les mêmes marques
d'amour , et réservent cependant une caresse de préférence
à l'objet de leur première tendresse , ces auteurs
enrichissaient à- la-fois des mêmes fruits de leurs veilles
l'ancien et les nouveaux recueils , mais réservaient pour
l'ancien celle de leurs pièces fugitives qui avait à leurs
yeux plus de charme . C'est en vain que les derniers
recueils , en ravissant au premier le droit exclusif de plaire ,
qu'il avait conservé long-tems , essayèrent aussi de lui
ravir des droits consacrés par une longue et douce habitude
; l'Almanach des Muses n'a point perdu sa prééminence
.
Celui de cette année contient un nombre assez considérable
de poésies avouées par le goût . On est charmé
d'y retrouver les morceaux composés par MM. Treneuil ,
Baour-Lormian , Michaud et Vigée , à l'occasion de l'illustre
naissance , et une ronde de M. Etienne sur le
même sujet. Chacune de ces pièces se fait remarquer par
un, mérite différent. Comme elles ont été insérées dans
les feuilles périodiques et sur-tout dans le Mercure , nous
n'en citerons aucun fragment ; mais nous regrettons de
ne pouvoir rappeler ici l'ode pleine de verve et de
noblesse où M. de Treneuil a chanté les grandes destinées
du roi de Rome . Ce poëte qui a débuté avec tant
d'éclat , il y a quelques années , par son beau poëme
élégiaque des Tombeaux de Saint-Denis , soutient , consolide
par ses nouveaux ouvrages la brillante réputation
qu'il s'est acquise .
On se plaît à relire aussi , dans l'Almanach des Muses
de cette année , l'Amour mouillé , petite pièce d'Anacréon
, traduite par M. de Saint-Victor. Cette bagatelle
délicieuse rappelle aux amis des lettres la reconnaissance
78
MERCURE
DE
FRANCE
, qu'ils doivent à M. de Saint-Victor , qui , en traduisant
avec tant de bonheur le poëte voluptueux et tendre dont
la gloire immortelle naquit au sein de tous les plaisirs ,
a prouvé que la grâce , quelque fugitive qu'elle soit ,
peut cependant être saisie .
MM. Arnault , d'Avrigny , le Bailly , Legouvé , Millevoye
, Parseval Grandmaison , n'ont pas oublié de payer
le tribut du talent à l'Almanach placé sous la protection
des chastes soeurs , qui orna leur front de plus d'un laurier.
Parmi les poésies de longue haleine , on distingue une
Epître de M. Ducis à son ami M. Andrieux , et un
Poëme sur la mort de Henri IV , par M. Mollevaut .
Nommer M. Ducis , c'est déjà faire l'éloge de l'ouvrage .
La nouvelle Epître sortie de la plume de ce poëte célèbre
, respire une sensibilité vraie , une naïveté touchante
, et une bonhommie admirable . On se sent vivement
attendri à la lecture de ces vers :
O sincère Andrieux ! je t'ai trop tard connu.
Que Thomas , né si bon , si pur , tendre , ingénu ,
Thomas t'aurait aimé ! comme toi , sans envie ,
Il veillait sur sa soeur qui veillait sur sa vie .
Collin te manque : hélas ! je le sens , je le vois ,
Mais va , je t'aimerai pour Collin et pour moi.
Oh ! de combien d'amis j'ai vu s'ouvrir la tombe !
Nos jours sont un instant : c'est la feuille qui tombe.
Nous serons tous bientôt rendus aux mêmes lieux ,
Thomas , Ducis , Collin , Florian , Andrieux ,
Nous voilà deux encor : plus près de la nacelle ,
Me voilà sur le bord , le vieux nocher m'appelle ,
Un noeud pent à la vie encor nous attacher :
C'est quelque bien à faire , il faut nous dépêcher.
Dans la mort de Henri IV , M. Mollevaut s'est montré
digne de son sujet . Le style de ce poëme est simple ,
élégant et noble. Après avoir peint en beaux vers les
tristes pressentimens qu'éprouva le bon roi quelques
heures avant sa mort , le poëte s'écrie :
Où donc était Sully dans cette heure cruelle?
Henri veut voir Sully , c'est Sully qu'il appelle .
Ce mouvement nous paraît d'une grande beauté .
JANVIER 1812 . 79
Le récit de l'événement horrible qui plongea la France
dans le deuil est réellement épique . Le tableau qui suit
ne l'est pas moins :
O combien cette nuit , témoin d'un tel malheur ,
Entend de cris plaintifs percer ses voiles sombres ,
De longs gémissemens prolongés dans ses oinbres !
Femmes , enfans . vieillards , dans ce commun danger ,
Remplis d'un même effroi , n'osent s'interroger.
Tout ce peuple à grands flots , de ses temples antiques
Inondant les parvis , remplissant les portiques ,
Aux pieds de l'Eternel dépose ses douleurs.
O toi , s'écriait-il , les yeux baignés de pleurs ,
Toi qui trop rarement fais briller sur la terre
Un roi dont la bonté soulage sa misère ,
De tout un peuple en deuil daigne écouter la voix ,
Daigne sauver les jours du meilleur de ses rois .
Mais en vain , ô mon Dieu ! ce bon peuple t'implore ,
Hélas! dans les coeurs seuls Henri vivait encore .
Heureux le roi qui inspire un vers semblable , et le
poëte qui sait si bien chanter un si bon roi !
Une pièce d'un ton moins élevé , d'un intérêt moins
universel , mais non moins faite pour toucher les ames
sensibles , est celle intitulée Mes Adieux à la Vie ,
par
feu M. Doranges , mort avant l'âge de trente ans. Qui
pourrait , sans verser des larmes , lire les strophes suivantes
?
Gilbert! que je plains ton délire !
Fuyant le monde qui te fuit,
Ton regard languissant expire
Tourné vers l'éternelle nuit .
Moins grand , mais plus digne d'envie ,
Je meurs en regardant la vie ,
Chers amis , j'y vois vos transports ;
Mon art vous prête sa magie ,
Et vous soupirez l'élégie
Dont les échos sont chez les morts .
Venez , la tête couronnée ,
Ainsi qu'aux pompes d'un festin ,
80 MERCURE DE FRANCE ,
Saisir ma lyre abandonnée
Pour l'heure où m'attend le destin .
Bercez -moi de rians mensonges :
De l'illusion aux doux songes
Prenez les traits aériens ,
Et pendant mes rêves de gloire
S'ouvrira la porte d'ivoire
Qui rend des sons élyséens .
J'entends votre voix empressée ,
Art des vers , tu fais nos adieux .
Quoi! de ma lyre délaissée
Partent ces chants mélodieux !
O prestige ! ô douce merveille !
Poursuivez , mon ame s'éveille ;
Sous des fleurs vous cachez mon sort ,
Et votre bienfaisant hommage
Répand un céleste nuage
Sur le front glacé de la mort.
Si les derniers vers d'un jeune écrivain que là mort
enleva prématurément à ses nobles travaux , ont contristé
les coeurs , ramenons- les à un sentiment plus
agréable , en nous occupant de l'ode sur la Gloire , par
M. F. de Verneuil qui , beaucoup plus jeune encore que
ne l'était M. Doranges , ne donne pas moins d'espérances ,
Cette ode qui paraît faite entièrement de verve , est remplie
de chaleur et de pensées fortes , assez souvent exprimées
avec élégance et concision . Les vers suivans mettront
nos lecteurs à portée d'en juger.
La gloire alimenta les beaux jours de Voltaire ,
Et réchauffait encor sa tête octogénaire
Du feu de ses rayons .
Frédéric s'enivrait à sa coupe féconde :
Si pour cette immortelle il faisait craindre au monde
Ses belliqueux transports ,
Pour elle il abjurait ce funeste délire ,
Et déposant l'épée , il tirait de sa lyre
D'harmonieux accords .
Créons- nous d'autres jours loin du siècle où nous sommes ,
Qu'un éternel trophée atteste aux yeux des hommes
JANVIER 1812 . δι
Que nous avons vécu !
Jadis , gloire , vertus , tout n'était qu'éphémère ,
Le tems dévorait tout ; mais le ciel fit Homère ,
Et le tems fut vaincu .
SEINE
Une ode de feu M. Gaston , une élégie de feur . Du
gudoz , des couplets de Mde Jouy font aussi partie des
richesses que renferme l'Almanach des Muses On y
remarquera sans doute encore avec plaisir quelques
pièces légères de MM . de Saint-Amand , Louis-Amey we
Martin et Lavergne.
Nous contenterons-nous de rendre un juste hommage
à des hommes de lettres qui méritent toute notre estime , et
craindrions-nous d'en offrir un non moins légitime à la
femme dont la gloire pure répand un éclat si touchant?
Pourquoi ne dirions-nous pas que Mme Victoire Babois ,
dont la lyre enchanteresse nous a fait une si douce jouissance
des larmes , vient de cueillir une palme nouvelle
dans l'élégie gracieuse ? Pourrions-nous mieux faire que
de terminer cet article , en citant une des élégies que
cette dame a insérées dans le recueil sur lequel nous
venons d'appeler l'attention de nos lecteurs ?
Sans
y voir ses attraits , Iris d'un clair ruisseau
Regardait couler l'onde pure .
Près d'elle il murmurait en gagnant le hameau ,
Sans qu'elle entendît son murmure ;
Une douce pâleur à ses touchans appas
Semblait donner de nouveaux charmes .
Immobile et pensive . Iris ne pleurait pas .
Elle laissait tomber ses larmes ,
Mais un soupir enfin vint soulager son coeur.
dit- elle avec douleur .
Oh! non ,
Non , non , Colin n'est plus le même.
En vain il me vante sa foi :
En vain s'il revient près de moi ,
Touché de ma tristesse , il dit encor qu'il m'aime :
Il le dit , et des pleurs reviennent m'oppresser.
Ah ! dans ses yeux j'ai trop su lire !
Il y pense pour me le dire ;
Il le disait sans y penser.
Mme DUFRÉNOY.
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVEL ALMANACH DES MUSES POUR L'AN GRÉGORIEN 1812 .
Onzième année de la collection . Un vol . in- 12 .
-
Prix , 1 fr . 50 c . A Paris , chez Capelle et
Renand , libraires , rue J.-J. Rousseau .
« PUISQUE les lettres ont une carrière et un but , il
leur faut bien aussi des concurrens . Sans rivalité , point
d'efforts ; sans efforts , rien de sublime. » Ces paroles ,
mes chers lecteurs , sont tirées de l'excellent plaidoyer
de M. Marchangy , dans l'affaire entre les frères Michaud
et le sieur Prudhomme , et s'appliquent naturellement à
MM . les Editeurs de l'ancien et du nouvel Almanach
des Muses ; mais comme ici bas tout est sujet à contestation
, que ce qui paraît aux uns d'une justesse parfaite
ne l'est quelquefois pas aux yeux des autres , ne pour→
rait-il pas arriver qu'on me demandât la raison de cette
application , et conséquemment ne dois-je pas aller au
devant des objections qu'on serait tenté de me faire ?
L'Almanach des Muses existait depuis environ trentesept
ans , et présentait les signes d'une affligeante décrépitude
, lorsqu'en 1802 on imagina de lui donner un
frère. Le nouvel almanach fut d'abord assez faible ;
il se traîna pendant quelque tems avec assez de peine ;
mais il s'est fortifié , et il paraît cette année brillant de
tous les attributs de la vigueur et de la jeunesse , avec
les livrées de la plus superbe opulence . Une gravure
fort jolie , représentant le mont Parnasse , Apollon et les
Neuf Soeurs , un frontispice gravé , une belle couverture
en papier rouge , et dont le dessin est absolument semblable
à celui de la couverture de l'ancien almanach :
quelle parure ! quelle élégance ! que de soins de la part
de MM. les Editeurs ! Si l'on examine à présent le choix
des pièces qui entrent dans la composition du Nouvel
Almanach , choix auquel ont présidé la plus scrupuleuse
attention et le meilleur goût , qui est- ce qui refusera de
se ranger de mon avis , et de répéter avec M. Marchangy
et moi , ces paroles si vraies : Sans rivalité , point d'efforts;
sans efforts , rien de sublime?
Mais ce n'est pas assez de dire qu'un choix est bon ,
JANVIER 1812 . 83
il faut encore le prouver'; et l'on peut bien penser que ce
n'est pas là ce qui m'embarrasse , puisque je vois déjà
les noms de MM . Ducis , Ginguené , Saint -Victor , Edmond
Géraud , et de plusieurs autres poëtes en possession
depuis long- tems des suffrages publics . Je ne citerai
pourtant aucune des pièces de ces messieurs ; je m'attacherai
de préférence à celles de quelques auteurs moins
connus , et mes lecteurs n'y perdont rien . Il ne faut pas
se figurer que tout l'esprit de France soit allé se loger
dans la tête de sept ou huit individus : que de gens , dont
on ne soupçonne pas l'existence , feraient peut- être pâlir
la gloire de tel de nos rimeurs les plus honorés , s'ils
cherchaient à sortir un instant de l'heureuse obscurité à
laquelle ils se condamnent volontairement ! Rien n'est
donc plus ridicule que le dédain qu'affectent certains
critiques à l'égard des personnes dont les noms paraissent
pour la première fois sur les registres du Parnasse ;
et ce n'est pas sans éprouver un sentiment de pitié qu'on
a vu l'autre jour un de nos petits poëtes lauréats trancher
du vétéran littéraire , et oublier que le devoir du critique
n'est point de regarder si tel auteur est connu ou s'il ne
l'est pas , mais d'examiner attentivement les pièces soumises
à son jugement , et de prononcer avec justice sur
leurs bonnes comme sur leurs mauvaises qualités . Qu'il
me soit permis de vous dire cela en passant , mon cher
M. Z... , à vous dont le nom et les vers sont très - connus ,
il est vrai , mais dont toute la célébrité n'est encore
fondée que sur un roi du glaive , un luth vaporeux , un
calme ténébreux , et mille autres hémistiches aussi bizarres ,
que le bon sens et le bon goût ne sauraieut admettre .
C'est , je crois , pour la seconde fois que M. Sallion
paraît dans le Nouvel Almanach des Muses . Il avait
donné l'année dernière une épître satirique , où l'on
remarquait un grand nombre de vers bien frappés ; il
donne cette année une épître à son épicier , badinage
aussi ingénieux que piquant , et que beaucoup d'auteurs
connus ne désavoueraient pas . En voici quelques fragmens
:
Depuis quand donc , monsieur Macaire ,
Dégoûté de votre métier ,
F 2
84
MERGURE
DE
FRANCE
,
1
Avez-vous , pour être libraire ,
Mis bas l'enseigne d'épicier ?
L'autre jour , dans votre boutique ,
Je vis mon roman au grand air ,
A côté du livre ascétique
Du moraliste saint Lambert.
Sans doute que l'épicerie ,
Dont on fesait si grand débit
Quand notre bourse était garnie ,
Vous semble perdre son crédit ,
Comme irritant trop l'appétit
Des gens qui mènent triste vie :
Croyez-vous dans la librairie
Faire en effet plus de profit ?
N'ayez pas cette confiance .
Depuis long- tems les acheteurs ,
Grâce aux progrès de la science
Sont plus rares que les auteurs .
A peine au sortir de l'école
Un jeune homme se fait auteur ,
Dans un cercle prend la parole ,
Et rend le vieillard auditeur .
D'une voix forte et doctorale
Il parle sur tous les sujets ,
Développe ses grands projets
Et son système de morale ,
Puis prenant un essor hardi
Il écrit , compose un gros livre ,
Et , dans l'orgueil dont il est ivre ,
Croit par-tout se voir applaudi :
Que devient l'immortel ouvrage ?
Hélas ! dit M. Sallion , personne ne prend la peine
' d'en lire une seule ligne , et le chef-d'oeuvre pourrit tout
entier
Dans la boutique du libraire , ·
Ou , par lambeaux , chez l'épicier .
Vous le savez , monsieur Macaire ,
Puisque vous êtes du métier.
JANVIER 1812 . 85
On ne pourrait , je le parie ,
Plus que chez vous trouver ailleurs
Tant d'oeuvres de philosophie ,
•
Tant de beaux traités sur les moeurs
Tant de romans où les auteurs
Nous peignent la mélancolie
Comme la vertu des bons coeurs ;
Tant de recueils de traits sublimes ,
D'actes de sensibilité ,
De prodiges d'humanité ,
De préceptes et de maximes .
"
Après M. Sallion , je trouve une pièce de M. Auguis ,
intitulée La Nouvelle Odyssée . C'est une espèce d'épitre
, où l'auteur s'amuse à tracer d'une manière assez
plaisante la peinture de quelques ridicules qu'il a observés
dans un port de mer. Je vois , dit- il ,
Je vois des marins beaux esprits
De qui les bons mots mal appris ,
Mal cités , plus mal accueillis ,
De leur poids écrasent les ris
Et mettent les amours en fuite ;
Des petits maîtres flibustiers ,
Riches des bons mots des chantiers ,
Ne parlant que d'ancre et de hune ,
Que d'artimon et de hauban ,
Du frais , de la brise et du vent ,
De la marée et de la lune .
De tous les termes du métier
Ils enrichissent leur faconde ;
Ce sont , on ne peut le nier ,
Les plus aimables gens du monde
Des corsaires qui , par tout vent ,
Affrontant l'Anglais et Neptune ,
De son pavillon , fort souvent ',
Ont fait descendre la fortune ;
Je les entends qui , toujours prêts ,
A chaque instant , dans leur harangue ,
1
86 MERCURE DE FRANCE ,
Font plus d'outrages à la langue
Qu'ils n'en promettent aux Anglais .
Cette pièce qui , pour le ton et la tournure , me rappelle
la charmante épître de M. le chevalier de Parny à
MM. du Camp de Saint-Roch , est terminée par ces vers :
J'ignore encor si ma carrière ,
Aux lieux où j'ai vu la lumière ,
Au gré de mes voeux doit finir.
Mais soit que l'étoile inconstante
Qui de mes ans marque
le cours
Repousse ma barque flottante
Sur la mer perfide des cours ;
Soit
9
que rentré dans ma patrie ,
Du monde et des grands dégoûté ,
Dans une heureuse obscurité ,
Sage enfin , je cache ma vie ,
Pour toi mon coeur ne peut changer .
En amour si je fus léger
A l'amitié toujours fidèle ,
Faites , ô dieux ! que le flambeau
De cette adorable immortelle
Guide mes pas jusqu'au tombeau .
Une ode sur la musique , par M. Negrel ; plusieurs
imitations d'Horace , par M. de Saquenville ; une ode
anacréontique , par M. Daubert , et sur-tout une épître
de M. Louis-Aimé Martin à M. de Saint-Victor sur sa
belle traduction d'Anacréon , méritent aussi une mention
fort honorable . Voici les derniers vers de l'épître de
M. Martin :
Notre France aimable et polie
Veut mettre à profit les leçons
De ta douce philosophie ;
Et ton joyeux Anacréon ,
Courant par- tout , malgré l'envie ,
Fera des fous pleins de raison
Et des sages pleins de folie .
A cette petite pointe près , et que pourraient revendi- ,
quer avec raison nos faiseurs de vaudevilles , la pièce de
JANVIER 1812 . 87
M. Louis-Aimé Martin est infiniment agréable , et digne
en tout de celui qui , bien jeune encore , a débuté si
heureusement dans la littérature par les Lettres à Sophie.
Je saisis cette occasion pour dire deux mots des
Etrennes à la Jeunesse , recueil rédigé par M. Louis-
Aimé Martin depuis l'année dernière , et qui probablement
se continuera long-tems . Ce recueil renferme une
assez grande quantité de morceaux très-bien choisis ,
parmi lesquels on distingue deux jolis contes en prose
de Duché, la Chapelle du Rivage , par M. Edmond Géraud
, quelques contes en vers de M. Berenger de Lyon ,
et plusieurs fables de M. Le Montey . Je n'ai pas besoin
de faire l'éloge de ce dernier : qui est-ce qui n'a pas lu
son joli roman de la Famille du Jura , et son ingénieux
poëme de Thibaut ou la Naissance d'un comte de Champagne
?
p***.
!
粥迷 天
POLITIQUE.
LES bruits d'une pacification conclue sur le Danube se
sont tout-à-fait évanouis . Toutes les nouvelles de Bucharest
, de Widdin , de Belgrade , d'Hermanstadt , répétées
dans les feuilles autrichiennes et bavaroises , s'accordent à
cet égard : mais aucune note officielle n'a été publiée sur
la question de savoir si les négociations contínuent ; on
croit toujours pouvoir assurer que le grand - seigneur a formellement
désapprouvé toutes les propositions faites ou
consenties par le grand-visir. Les Russes ont fait faire
quelques mouvemens à leurs troupes , pour les mettre en
position de passer sur la rive droite du Danube , et de soutenir
celles qui sont occupées au blocus de Rudschuck , si
les hostilités recommencent. Les Turcs , de leur côté , pa¬
raissent se disposer à soutenir les efforts de leurs ennemis ;
ils ont retenu les troupes asiatiques contre l'usage qui
permet à ces soldats de rentrer dans leurs foyers pendant
l'hiver.
Les séances de la diète de Presbourg continuent aussi
sans résultats officiellement connus on parle d'une nouvelle
déclaration impériale dont le but serait de faire connaître
l'intention de S. M. , de faire exécuter toutes les
mesures de finances et de gouvernement qu'elle a jugé nécessaire
dans la situation actuelle des affaires ; on ne croit
pas très - éloigné le terme des travaux de la diète .
Les séances de la diète du grand- duché de Varsovie ont
été ouvertes le 9 décembre . Le code civil Napoléon , dans
les modifications qui sont jugées nécessaires , et les nouveaux
projets de finances , sont la matière des délibérations
de la diète . Ces projets sont au nombre de huit , et contiennent
l'organisation générale de l'impôt . Voici le discours
adressé à la diète par S. M. le roi de Saxe .
แ
Lorsque je vous quittai , il y a deux ans , j'étais plein
de la plus douce espérance de procurer au pays , pendant la
paix , quelques adoucissemens et de rétablir l'ordre ; mais
mon espoir fut bientôt déçu . Je m'éloignais à peine qu'une
nouvelle guerre éclata ; par bonheur , elle fut promptement
terminée ; les Polonais reconquirent leur ancienne
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 . 89
gloire . Ils s'empressèrent , par leur enthousiasme pour la
patrie , par leur union , par la bravoure extraordinaire qu'ils
montrèrent à l'armée , de répondre à mes espérances , de
présenter aux autres peuples un spectacle curieux et au- dessus
de leur attente , et de mériter du héros sublime auquel
ils devaient leur existence , la plus belle des récompenses ,
celle de fraterniser avec ses soldats . Par là , ils donnèrent
un nouvel éclat à mon sceptre ; mes sujets eurent part à
son amour , furent associés à ses triomphes .
Le motif de cette diète vous est déjà connu . Mon ministre
de l'intérieur vous fera un rapport sur la situation
présente du pays , J'ai fait tout ce qu'il était possible pour
diminuer les charges ; la constitution du pays , qui avait
deux gouvernemens , avait occasionné une différence de
justice criminelle qui deviendra uniforme .
29
L'esprit national , qui a régné dans la diète précédente ,
m'inspire la plus grande confiance que dans celle - ci les
représentans n'agiront que pour le bien de l'Etat , la gloire.
de la nation et la satisfaction du souverain . »
Un événement affreux a jeté l'effroi et la consternation
à Cassel ; un maréchal - ferrant , nommé Lepage , dans un
accès de délire et de frénésie , dont on ne peut soupçonner
la cause , si ce n'est qu'il avait été renvoyé des écuries
royales , a assassiné le général de division grand-écuyer
de la couronne , comte Morio . L'assassin est arrêté et va
payer la peine due à son crime . Le roi a donné , dans
cette circonstance douloureuse , les témoignages les plus
touchans de l'attachement qu'il portait à son grand-écuyer ,
et des regrets que lui inspire une perte aussi cruelle qu'inat
tendue .
Le roi de Prusse a été indisposé ; mais son rétablissement
est annoncé . En Bavière , la défense d'exporter des
grains a été levée , et on a supprimé les droits pour cette
exportation en Suisse . Le duc régnant de Weimar a supprimé
les droits que devaient acquitter jusqu'à ce jour les
juifs passant dans le duché . Les droits communs à tous
les autres citoyens , sont également assurés aux juifs dans
le grand duché de Francfort .
Les fonctions du landaman de la Confédération helvétique
, vont être déléguées à M. Barkard , aujourd'hui premier
bourguemestre de Bâle . La remise du pouvoir directorial
a eu lieu le 1er janvier , sur les frontières de Bâle et
de Soleure .
Une enquête solennelle a eu Heu aux Etats - Unis pour la
99
MERCURE DE FRANCE ,
conduite du commandant de la frégate le Président, lors de
son engagement avec le Little Belt ; la conduite du commodore
américain a été reconnue irréprochable , et telle
qu'elle devait être pour assurer l'indépendance du pavillon
américain . De son côté la chambre des représentans s'est
occupée très- sérieusement des moyens de repousser les
importations anglaises et d'assurer par- tout aux matelots
américains la protection que la législation de leur pays leur
accorde . Le ministre des Etats -Unis à Londres a eu son
audience de congé . Le prince régent a témoigné des dispositions
amicales , mais rien qui annonçât que l'Angle
terre fût disposée à abandonner ses prétentions , et à révo
quer les ordres du conseil ; lord Wellesley assistait seul à
cette audience . Le ministre russe Pahlen a été remplacé
auprès des Etats -Unis par M. d'Aschoff.
Le gouvernement anglais s'est occupé sérieusement des
troubles de l'Irlande ; il a ordonné l'arrestation de toutes
les personnes qui dernièrement se sont livrées à tant d'excès
, et a promis une récompense de 50 livres sterlings au
profit du dénonciateur des auteurs de ces excès . Chaque
jour on met des séditieux en prison , et chaque jour les
rassemblemens se forment et les métiers sont brisés . Il
faut ajouter que probablement le gouvernement considère
comme des perturbateurs et des fauteurs de sédition les
catholiques qui vivent sous son empire ; une de leurs assemblées
a été dissoute par la force , après que le président
eut employé toutes les protestations dont la loi lui permettait
de faire usage : trois présidens furent obligés successivement
de quitter le fauteuil . Une assemblée générale des
catholiques a été à cette occasion convoquée sur une pétition
signée de plus de trois mille personnes .
Les feuilles anglaises ne donnent en outre aucune nouvelle
sur les affaires de Sicile , et sur la position de l'armée
de Wellington ; mais elles sentent tout l'odieux que
va répandre sur la nation , la conduite du ministère à
l'égard des malheureux soldats bannis du service de l'Angleterre
et jetés sans secours sur les côtes du continent .
Nous avons plusieurs fois entretenu le lecteur de ces actes
d'une reconnaissance et d'une loyauté toute anglaise ;
comme ces actes ne peuvent être justifiés , le ministère
anglais à trouvé fort commode de les nier , et de dire
que l'accusation contenue à cet égard au Moniteur , est
infame ; nous laisserons le Moniteur répondre lui- même .
« Il n'y a d'infâme dans tout ceci , dit-il , que votre conJANVIER
1812 . 91
M
duite . Le Monde vous a reproché les famines factices des
Indes , qui ont fait périr des millions d'hommes ; mais ces
hommes étaient étrangers à votre religion ; ils n'avaient pas
prodigué leur sang à votre service , et n'étaient pas couverts
de blessures reçues en combattant sous vos drapeaux . Qui
oserait le penser , si les enquêtes qui ont été ordonnées ne
le prouvaient , qu'une nation chrétienne et civilisée , qui
se targue de la libéralité de ses lois , de la générosité de son
administration , ait bravé l'infamie à ce point , que 3000 soldats
mutilés à votre service aient reçu pour récompense
l'exil de l'Angleterre , une guinée , des haillons , et aient
été jetés sur le sol continental en les précipitant dans l'eau
jusqu'à la ceinture ? Parmi ces hommes il était des malheu
reux qui , par les circonstances et les vicissitudes des tems ,
avaient abandonné les drapeaux de leur patrie pour servir
l'Angleterre ; qui , par la législation de leur pays , étaient
condamnés à mort en mettant le pied sur leur sol natal ;
et cependant vous les exiliez d'Angleterre pour récompense
des services que vous en aviez tirés ; vous les rejetiez entre
les mains du gouvernement qu'ils avaient trahi , et vous les
placiez , pour ainsi dire , sous la potence . Le plus grand
nombre de ces individus sont Autrichiens , Bohémiens ,
Prussiens , Westphaliens , Hanovriens , Russes . Après
avoir servi cinq , six , sept ans l'Angleterre , l'Angleterre leur
retirait l'hospitalité et les jetait abandonnés , loin de leur
patrie , sans secours , sans moyens de subsistance , sur des
plages ennemies .
Les hommes ainsi rejetés sur nos côtes dans les dix
premiers débarquemens , qui se montaient au nombre d'un
millier , furent arrêtés . Ils encombraient les prisons d'Amsterdam
, d'Embden et de Wesel . Les enquêtes qui furent
faites mirent au jour tant d'atrocités , qu'on eut peine à y
ajouter foi . On crut que cela tenait à quelque système politique
ou quelqu'intrigue ténébreuse ; mais enfin on eut la
preuve irrécusable qu'il n'y avait que de la mauvaise foi ,
et de cette avarice atroce qui caractérisait le
gouvernement
de Carthage. Le gouvernement français a ordonné la mise
en liberté de ces malheureux . Les étrangers ont reçu des
vivres et des feuilles de route pour retourner dans leur
pays , quoiqu'ils eussent servi l'ennemi ; ils étaient hommes!
Les Français ont été amnistiés du délit d'avoir porté les
armes contre la France , et ils ont été recommandés aux
maires de leurs communes , pour que des moyens de subsistance
leur fussent donnés .
92 MERCURE DE FRANCE ,
» Sans doute il est plus court de dire que c'est un mensonge
infâme ; mais il existe 3000 de ces victimes arrivées
en Bohême , à Vienne , en Saxe , en Westphalie , en Hanovre
, dans un grand nombre de villes de Prusse . Il existe
des enquêtes faites aux municipalités d'Amsterdam , de
Rotterdam , d'Embden ; 3000 hommes répandus sur le
continent de l'Europe vivent et sont un monument de l'infamie
du gouvernement anglais .
29
Au surplus , si les Anglais confient à l'inconstance et
aux périls de la mer les déplorables victimes de leur avarice
, s'il faut que les Français retirent des flots et secourent
sur leurs côtes des malheureux près d'être engloutis ,
ce même élément dont l'Angleterre affecte de disposer en
souveraine , a des caprices cruels pour des dominateurs
qu'il est apparemment loin de reconnaître pour ses maîtres
légitimes . Jamais les Anglais n'ont fait sur mer des pertes
aussi nombreuses et aussi affligeantes pour l'humanité . Les
côtes des grands et petits Belts , celles du Texel , celle de
toutes les côtes de Hollande , sont couvertes de leurs débris
. Voici une note officielle publiée à cet égard , et qui
complète celles précédemment connues .
« Le vaisseau de guerre anglais à trois ponts , le Saint-
Georges , ayant 850 hommes d'équipage , monté par l'amiral
Reynolds , avait été démâté par le coup de vent du 16
décembre dernier, forcé de couper ses mâts et de jeter ses
canons à la mer ; l'amiral Saumarez avait enjoint à deux
vaisseaux de guerre de rester auprès du Saint-Georges . Un
de ces deux derniers vaisseaux était la Défence , de 74 .
On ignore le nom de l'autre .
,, Ĉes trois vaisseaux viennent de périr corps et biens
sur la côte ouest du Jutland près de Rysensteen . Des trois
équipages formant ensemble 1900 hommes , 20 seulement
ont pu se sauver .
» Jamais les Anglais n'ont fait , à la mer , tant de pertes
que cette année. Toutes sont le résultat du système contimental
; car c'est pour vouloir , contre la saison , tenir la
Baltique et faire filer leurs convois sur les côtes de Suède
et de Russie , qu'ils ont éprouvé des désastres si considé
rables .
er
» On compte que depuis le 1 novembre dernier , les
Anglais ont perdu cinq vaisseaux de guerre , dont deux à
trois ponts ; trois frégates et cinq à six bricks , indépendamment
d'un grand nombre de bâtimens marchands . "
Le gouvernement français , de son côté , poursuit aveo
JANVIER 1812 . 93
une inébranlable constancé l'exécution de toutes les mesures
qui doivent achever , compléter et rendre décisif le
succès du système continental . Un des moyens les plus
certains est de réussir à tirer de notre propre territoire les
objets de consommation pour lesquels nous payons de
riches tributs à l'industrie coloniale et au monopole britannique
. Nous y parviendrons sous peu , tout l'atteste et
tout l'ordonne ; l'intérêt des particuliers se trouve d'accord
avec l'intérêt de l'Etat . On en jugera par le rapport que le
ministre de l'intérieur vient de faire à S. M. , et par celui
que M. le sénateur Chaptal , comte de Chanteloup , a aussi
présenté à S. M. , apportant les observations et les calculs
de la science agronomique et industrielle à l'appui des calculs
et des résultats obtenus par le ministère . Voici le rapport
du ministre comte de Montalivet .
" Sire , j'ai l'honneur de mettre sous les yeux de V. M.
les résultats de ma correspondance avec les préfets de départemens
, relativement à la culture de la betterave et à la
fabrication du sucre de cette plante .
» Je désire que V. M. voie avec bonté et le zèle des administrateurs
, et les efforts des administrés , pour exécuter,
aussi complètement qu'il a été possible , le décret impérial du 25 mars 1811 .
» Il résulte des renseignemens qui me sont parvenus ,
que 6785 hectares ont été ensemencés en betteraves , et ont
produit 98,813,045 kilogrammes de racines . C'est déjà un
véritable succès , si l'on considère les obstacles qui ont dû
nécessairement se présenter.
29
En effet , dans un grand nombre de départemens , la
saison était trop avancée , les terres qu'on aurait pu consacrer
à la culture des betteraves étaient déjà emblavées : on
manquait assez généralement de graines , mais presque
partout des mesures de prévoyance ont été prises , et l'on
peut s'attendre , pour la culture de 1812 , à des résultats
très -satisfaisans . Il existe des graines pour 20,000 hectares
peut- être , c'est plus de moitié de la superficie nécessaire
pour fournir à la consommation en sucre de l'Empire .
"
Malgré ces obstacles , un assez grand nombre de départemens
ont été au-delà des espérances qu'on pouvait
concevoir. Je range dans cette classe ceux du Doubs , du
Haut et Bas -Rhin , de la Meurthe , de la Meuse , de la Moselle
, du Mont-Tonnerre , de la Roër , de la Sarre , de
l'Ems-Supérieur , de l'Issel , du Zuiderzée , de la Lys , de
Jemmapes , du Pas - de- Calais , du Nord , de l'Aisne , de la
D
94 MERCURE DE FRANCE ,
Seine , de Seine - et -Marne , de Seine- et-Oise , du Loiret et
du Taro , dont la plupart ont cultivé en betteraves une
grande partie du contingent qui leur avait été désigné .
" Les manufactures qui se trouvent établies pour l'extraction
du sucre de la betterave , sont au nombre de 39
à 40 .
Si la totalité
de la matière
première
qui
a été
recueillie
,
est
mise
à profit
, on pourrait
fabriquer
environ
1,500,000
kilogrammes
de
sucre
; mais
il faut
pour
cela
ouvrir
des
ateliers
sur
des
points
qui
sont
trop
éloignés
des
établissemens
déjà
formés
. C'est
ce dont
je
m'occupe
en ce moment
. Dans
l'état
actuel
de l'établissement
des
manufactures
, on peut
déjà
compter
sur
1,500,000
kilogrammes
de
sucre .
» Tel est le résultat que présentent la culture et la fabrication
du sucre de betteraves pour 1811 : on ne peut contester
que ce résultat ne soit très-important pour un début ,
sur-tout si l'on se reporte à l'époque à laquelle l'éveil a été
donné à toute la France .
Les succès qu'on vient d'obtenir , la confiance que ces
premiers succès inspireront aux cultivateurs , aux fabricans ,
les bénéfices que présente cette nouvelle industrie , le zèle
des préfets qui ne manquera pas de redoubler pour seconder
les intentions bienfaisantes du souverain , tout annonce que
le voeu de V. M. sera rempli pour le 1 janvier 1813 , sinon
en totalité , du moins en grande partie ; que la consommation
du sucre de canne se réduira considérablement , et
qu'il sera possible de le prohiber un peu plus tard .
er
Je suis avec le plus profond respect , etc. n
ANNONCES.
Formulaire Magistral , à l'usage des Elèves en médecine , en chirurgie
et en pharmacie ; recueilli par C. L. Cadet de Gassicourt ,
chevalier de l'Empire , pharmacien ordinaire de S. M. l'Empereur et
Roi , membre de la Société de médecine et du conseil de salubrité de
la ville de Paris ; de la Société de pharmacie et de celle d'encouragement
pour l'industrie nationale ; associé correspondant des Académies
de Madrid , Turin et Florence ; de la Société de médecine , chirurgie
et pharmacie de Bruxelles ; de celles de Liége , Strasbourg , Lyon ,
Rouen , etc. , etc. Suivi d'un Memorial Pharmaceutique , et enrichi
de notes par M. Pariset , docteur en médecine , membre du conseil de
JANVIER 1812 . 95
salubrité et de la Société de médecine de la ville de Paris . Un vol .
in- 12. Prix . 3 fr. , et 3 fr. 75 c . franc de port . Chez D. Colas , imprimeur-
libraire , rue du Vieux- Colombier , nº 26 , F. S.-G.
Biographie universelle , ancienne et moderne, on Histoire par ordre
alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes qui se
sont distingués par leurs écrits , leurs actions , leurs talens , leurs vertus
ou leurs crimes ; ouvrage entièrement neuf , rédigé et signé par
MM . Artaud , Auger , de Balbe , Barante , Beauchamp , Bernardi ,
Beuchot , Biot , Boissonnade , Bourgoing , Chaussier , de Choiseul ,
Clavier , Constant de Rebecque , Corréa de Serra , Cuvier , Delambre
, Esménard , Féletz , Fiévée , Gallais , Ginguené , Grosier , Guizot
, Lacroix , Lally- Tolendal , Langlès , Malte-Brun , Michaud ,
Noël , du Petit- Thouars , de Rossel , Sismondi , Stapfer , Suard ,
Treneuil , Villers , et autres gens de lettres et savans . Deuxième livraison
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de 600 fr . le volume.
La première livraison est également composée de deux volumes du
même format et du même prix .
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d'environ 30 portraits au trait , dont le prix est de 3 fr. pour le pap.
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de la compagnie de Jésus , pour la distribution des prix fondés par
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, à Paris , le 2 janvier 1812 ; imprimée et collationnée sur le
manuscrit de la Bibliothèque impériale , et certifiée par l'administrateur
de cet établissement. Un vol . in - 8º , Prix , 2 fr. 50 c . , et 3 fr.
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96
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9
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des exemplaires séparés de l'appendice , au prix de 2 fr . , pap . fin ; et
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vol. in-8 , fig . Prix , avec l'appendice , 12 fr . , pap . fin ; et 24 fr . ,
pap. vélin. Il faut ajouter 3 fr. par exemplaire pour le recevoir franc
de port.
ERRATA pour le dernier Nº.
Dans le morceau d'Atys et Cybèle , traduit de Catulle , par
M. Mollevaut , on a passé deux vers :
Déjà l'astre au front d'or de ses clartés fécondes ,
Remplissait et les cieux et la terre et les ondes ;
Lisez ensuite :
Déjà ses prompts coursiers de l'orient vermeil
Repoussaient l'ombre humide et le léger sommeil , etc.
TABLE
дема
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLVIII . -Samedi 18 Janvier 1812 .
POÉSIE.
LE TORRENT .
IMITATION LIBRE DE METASTASE.
SUSPENDS ton cours , ruisseau présomptueux !
Et de tes flots tumultueux
Cesse d'inonder la prairie ;
Je vole au rendez -vous que m'a donné Marie.
Vois ; sur la pelouse fleurie
Elle m'attend déjà ; ne retiens plus mes pas ,
Laisse-moi voler dans ses bras ;
Puis , ravage mes champs , couvre ma métairie
J'en jure par les Dieux , je ne me plaindrai pas .
Mais c'est en vain que je t'implore !
Toujours plus agité , ton flot gronde en courroux .
O ciel ! déjà le vallon se colore ,
Et du hameau déjà l'airain sonore
Frappe l'heure du rendez- vous.
Je devrais être à ses genoux ,
Et tes bords inondés me retiennent encore !
Ruisseau oruel ! ruisseau jaloux !
5.
G.
98 MERCURE
DE FRANCE
,
Eh ! que t'ai -je donc fait ? de tes ondes limpides
N'ai -je pas éloigné les brebis trop avides ?
A Victorine , à Sophie , à Zulmé ,
N'ai-je pas disputé le jasmin et la rose
Et l'anémone fraiche éclose
Qui paraient ce printems ton rivage embaumé?
Si quelquefois au temple de Mémoire
Par les Neuf- Soeurs tu fus nommé ,
Ingrat ! c'est à mes vers que tu dois cette gloire.
Si pendant les ardeurs du lion enflammé ,
Ton onde coule sous l'ombrage ,
C'est aussi là le fruit de mon ouvrage :
Mes mains , jeunes encor , plantèrent le dattier ,
Le sycomore et le platane altier
Qui forment sur tes eaux ce dôme de feuillage .
Tes flots alors ennemis du ravage ,
Couvrant à peine le gravier ,
Venaient paisiblement mourir sur le rivage ;
Alors le plus frêle arbrisseau
Enlevé du bosquet par l'aquilon rapide ,
Le plus léger caillou , pauvre petit ruisseau !
Détournaient le filet de ton onde limpide .
Et changé maintenant en fleuve furieux ,
Couvert d'écume blanchissante ,
Je vois ta vague mugissante
Entraîner les rochers et les pins orgueilleux !
De tes bords verdoyans tu franchis la barrière ,
Et sans écouter ma' prière ,
Tu suis ton cours impétueux.
Mais l'aurore deux fois à peine
Aura brillé sur nos coteaux ,
Qu'on reverra tes faibles eaux
Reprenant leur marche incertaine ,
Se traîner encor sur l'arène
Parmi les joncs et les roseaux ;
9
Alors en me jouant je franchirai ton onde ,
J'en troublerai le cours et d'une fange immonde
De la mer en courroux tu grossiras les flots.
YDUAG.
JANVIER 1812 . 99
L'AMOUR ET LA RAISON.
IL venait à peine de naître ,
Et déjà le Dieu des Amours
Aux mortels s'était fait connaître
Par la malice de ses tours.
Bientôt d'une main téméraire
Il embrâse les cieux , il embrâse la terre !
Et Jupiter dans son courroux
Va punir l'enfant de Cythère.
Vénus accourt : j'embrasse tes genoux !
Pardonne ! pardonne , ô mon père !
Du destin tu sais les rigueurs ;
Mon fils fut privé de la vue ;
N'ajoute point à mes douleurs !
De Jupiter l'ame est émue :
Pourrais-je refuser quelque chose à tes pleurs ?
Dit-il ; je veux pourtant qu'à cet enfant perfide ,
La sévère Raison servant seule de guide ,
.
Envers lui du destin répare les erreurs .
Le Dieu fut obéi . Mais l'Amour a des ailes ,
Et la Raison marche à pas lents .
Toujours il prenait les devants ,
Se jouait des peines cruelles
Qu'avait son pauvre guide à le suivre en tous lieux ,
Et pour se soustraire à ses yeux
Trouvait à chaque instant quelques ruses nouvelles .
On dit même que le fripon
Plus d'une fois égara la Raison .
A Jupiter elle s'adresse :
De mes conseils Cupidon se moquant ,
Dans son choix on le voit sans cesse
Négliger l'esprit , le talent ,
La bonté , la douceur . Enfin , quoi que je fasse ,
Il méconnaît ou méprise ma loi .
De ses caprices je me lasse .
Jamais il ne sera du même avis que moi.
Jupiter , pour finir cette éternelle
A Clotilde donna le jour ,
guerre ,
G 2
100 )
MERCURE
DE FRANCE
,
Voulut qu'à tous les coeurs elle sût l'art de plaire ,
Et mit ainsi d'accord la Raison et l'Amour .
S. DE LA MAD***.
A LISE .
BELLE de grâce et de jeunesse ,
Lise , tu parus à mès yeux.
Je te vis , et de la tendresse
Mon coeur sentit les premiers feux.
Tu me promis , perfide Lise
D'être fidèle ; mais , hélas !
Est-il besoin que je te dise
Ce que ton coeur ne te dit pas ?
Sur cette bouche fraîche et pure
La trahison ne peut régner :
Je ne puis te croire parjure ;
Mais je veux en vain t'épargner.
Lorsqu'avec un tendre sourire
Tu jures de m'aimer , hélas !
Ce que ta bouche sait me dire ,
Lise , ton coeur ne le dit pas.
Toi que je croyais mon amie ,
Sans remords tu m'as pu trahir !
Eh bien ! malgré ta perfidie ,
Je ne puis encor te haïr.
Lorsque dans mon cruel délire ,
Je veux ne plus t'aimer , hélas !
En vain ma bouche ose le dire ,
Lise , mon coeur ne le dit pas.
Par HONORÉ-CHARLES.
JANVIER 1812 . 101
ÉNIGME.
LECTEUR , je suis de forme ronde ,
Je brille ici , je brille aux cieux ,
Je ne brille pas dans le monde ,
Mais je suis au-dessus des Dieux.
Pour que tu puisses mieux perçer
L'obscurité de ce problême ,
Je veux bien encor t'annoncer
Que j'ai l'orgueil de me plaçer
Au-dessus de celui-là même
Dont je ne puis un instant me passer.
LOGOGRIPHE .
SUR onze pieds , lecteur , je suis épouvantable ,
Ma fureur infernale et ma férocité
Détruiraient en un jour la plus belle cité ;
Si tu doubles mon coeur, je deviens délectable ,
Les amis , les amans , et même les époux ,
Goûtent , grâces à moi , les plaisirs les plus doux.
V. B. ( d'Agen. )
CHARADE .
AIR : ô Fontenay , etc.
Sous ses drapeaux menant joyeuse bande ,
A certains jeux le premier fait la loi ,
Car aussitôt qu'en despote il commande ,
Tout obéit , fantassin , dame et roi .
Si sur le roc avec quelque avantage ,
Bon laboureur , vous voulez travailler ,
Pour l'entamer , songez à faire usage
De l'instrument que nomme le dernier .
102 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812.
Fuyez le tout , sa langue venimeuse
Dans votre sein pourrait darder la mort.
Par lui jadis une reine fameuse
Sut terminer la honte de son sort.
B.
Mot du LOGOGRIPHE inséré dans le dernier Numéro.
Le mot du Logogriphe est Turlupinade , dans lequel on trouve :
pintade , râle , prune , ut ; ré, la , lire, Dieu, Ain ( l ' ) , liard, air, eau,
rien , tulipe , âne , utile , ire , nuire , adieu , art , pain , rue , île , lait,
patin, parent, lu , ride , pluie , rue ( la ) , nue , an ( l ) , tuile , pareil ,
plein , lune , nuit , dupe , lard, rude , lien , pin , antre , Aire , Alep ,
Die , Eu, Turin , etc. , pâtre , rapt , latin ( le') , Uranie , ruine , lin ,
lie , Lin ( saint ) , Pie ( le pape ) , pie ( oiseau ) , rapine , délit , ni ,
nitre , plâtre , âtre , nid , lapin, rut , dîner ( le ) , panier , plante , part ,
triple , Nil ( le ) , date , dru , ardent , punir , ru , aune , p ....n , il , lui,
leur, net , tard, uni , pied , ratine , lundi , pur , puant , ladre , pet, et ,
platine , tenir, plat , diurnal , urne , étai , étain , liteau , diurne , paître ,
étàu , enduit, lutrin , tripe , pieu , lande , nier , naître , aie , plaire ,
repu , patrie , urine , pudeur , Laure, Pline ( le naturaliste ) , prudent ,
dent , pendu , Laurent ( saint ) , truie , peu , plaie , pair, lutin , peur,
péril , perdu , lueur , laideur , Pilate , plaine , laine , la trape ( ou la
trappe ) , altier , prêt , praline , prude , tuer , tien , train , pâle, pari,
élan , lit , étui , rape , rat , rade , peau , pan , ruade , rate , duel , deuil,
partie , épi , lieu , raie , pâture , élu , apt , puéril , râle , taper , Pan ,
autre , alité , aire , pâte , auditeur , autel , auteur , dire , taire , tare ,
patelin , taie , rit ou rite , rituel, pinte , ail, édit, un , une, Paul (saint) ,
nul , lent , aride , nud , dur , aile , plan , plainte , pire , de , du , naturel
et tirade.
<
SCIENCES ET ARTS.
―
PRINCIPES RAISONNÉS D'AGRICULTURE ; traduits de l'allemand
d'A. THAER , par E. V. B. Crud . Tome Ier ,
contenant : 1º les principes fondamentaux ; 2 ° l'économie
. Un vol . in-4°. A Paris , chez J. J. Paschoud
, rue des Petits - Augustins , nº 5.
--
-
EN remontant , avec le secours de l'histoire et de la
tradition , à l'époque où les hommes cultivèrent avec
quelque méthode le sol qui devait les nourrir , on trouve
que jamais on n'a tant écrit sur l'agriculture que depuis
un demi-siècle , et dans cet espace jamais autant que
depuis dix années. Le sol en est- il mieux cultivé , produit-
il davantage , et les progrès de l'art sont- ils en
raison de la fécondité des écrivains agronomiques ? Ce
sont autant de questions dont l'examen demanderait du
tems et des volumes , et dont la solution aurait peu
d'utilité. De tous les cultivateurs , ceux de cabinet sont
les plus intrépides pour adopter , publier , propager un
système agricole , sans avoir la moindre notion d'agriculture
; les plus ardens à le défendre et les plus prompts
à se fâcher des objections qu'on leur fait . Le seul instrument
qu'ils connaissent est la plume ; les seuls domaines
qu'ils exploitent ce sont des ouvrages agronomiques
qu'ils dénaturent , qu'ils transcrivent , qu'ils
s'approprient , et le seul travail champêtre auquel ils se
livrent consiste dans une lourde et volumineuse compilation
. I en est qui , sans être jamais sortis de Paris ,
enseignent dogmatiquement la manière de cultiver un
champ situé à 200 lieues de cette capitale , désignent
les productions qu'il faut confier à ce champ , sans connaître
ni la nature du sol , ni son exposition . Heureusement
pour les cultivateurs -pratiques , ils ont peu le
tems de lire les rèves de leurs confrères les cultivateurs
104 MERCURE DE FRANCE ,.
"
de cabinet. Cette manie d'écrire sur une matière que
l'on n'entend point , remonte aux économistes qui entendaienl
bien la leur , mais qui surent inspirer une sorte
d'engouement pour une doctrine nouvelle dans un pays
où la mode règne avec un empire presqu'irrésistible .
Dès que l'abbé Galiani eut , par ses sophismes et ses
plaisanteries , mis à la portée de toutes les classes de
fecteurs la question sur le commerce des grains , on se
hâta d'écrire sur leur culture ; bientôt on passa à celle
des mûriers qu'on voulut naturaliser même en Normandie
, et pour lesquels on eut , pendant un moment , la
folie de vouloir proscrire le pommier de son sol natal .
Les brochures se succédèrent , et comme on s'aperçut
bientôt que le mûrier ne réussissait pas dans tous les
terrains , et que le succès même n'entraînait pas toujours
celui des vers à soie pour lesquels ont élevait cet arbre ,
on l'abandonna pour s'occuper d'une autre production
qui devait à son tour être bientôt oubliée .
L'agriculture , comme science , se composant d'une
suite de faits , on en peut conclure que le traité le plus
utile est celui qui expose une série de faits incontestables
. Avant de dire comment il fallait cultiver , on a
commencé par le faire . D'essais en essais on est arrivé
au résultat le moins désavantageux , et la connaissance
des moyens employés pour obtenir ce résultat forme la
science pratique de l'agriculture . Je ne parle point de
la théorie de cet art , dans le sens où l'on aurait la
téméraire prétention d'expliquer comment la nature agit
dans la reproduction des plantes , si l'effet des engrais
est chimique ou mécanique , etc. L'immense laboratoire
de la nature est enveloppé de ténèbres épaisses , et le
bonheur de l'espèce humaine n'est point intéressé à ce
que cette obscurité soit dissipée . La théorie , en ce
sens , est étrangère à l'art du laboureur qui ayant besoin
de suivre une route tracée par l'expérience , perdrait
beaucoup de tems dans l'étude de systèmes toujours
plus ingénieux que solides . La seule théorie qui lui soit
utile est celle dont l'essence est composée de faits et de
préceptes : cette théorie sage , jointe à la pratique , est ,
dans le cultivateur , une réunion aussi rare que préJANVIER
1812 . 105
cieuse , et l'ouvrage qui réunirait l'une et l'autre , ne
pourrait que contribuer aux progrès de l'agriculture .
Tel est l'ouvrage important dont nous allons rendre
compte. M. Thaer est avantageusement connu depuis
long- tems par sa passion pour l'agriculture , par son
expérience et par des écrits qui ont été jugés dignes des
suffrages les plus éclairés . A la plus infatigable activité ,
à une persévérance à toute épreuve , l'auteur joint une
grande netteté d'idées , une profonde méditation , et une
pratique consommée .
La première partie seule des principes raisonnés , est
soumise à l'examen du public qui doit attendre impatiemment
la seconde . Cette partie se compose de deux
sections . Dans la première , les principes fondamentaux
sont exposés . Après avoir donné une idée de l'agricul
ture raisonnée , l'auteur fait voir que les bases de la
science reposent sur l'expérience , sur les essais , sur
l'observation , et que cette science a des rapports intimes
avec l'histoire naturelle , la botanique , la zoologie
et les mathématiques . Passant ensuite aux bases de l'en
treprise , il démontre que toute entreprise agricole demande
avant tout un sujet capable , un capital , un
domaine . Il trace le caractère du cultivateur et les quali
tés qu'il doit avoir ; une éducation dirigée vers l'agriculture
, la connaissance des sciences accessoires , des
voyages agronomiques , telles sont les principales conditions
exigées dans le sujet . En parlant de la nature des
différens capitaux , de leurs rentes , de leurs proportions
réciproques , l'auteur ne laisse rien à désirer . Comme
le domaine et sa prise de possession demandaient de
grands développemens , M. Thaer a traité ce chapitre
avec tous les détails nécessaires .
La seconde section est consacrée à l'économie , ou
traité des circonstances , de l'organisation et de la direction
de l'exploitation agricole . L'auteur expose les différentes
interprétations données soit par les anciens , soit
par les modernes , au mot économie : il fait remarquer
en quoi elles s'éloignent du sens qu'on doit donner à ce
mot , et s'arrêtant à celui des Romains , il appelle économie,
dans ses rapports avec l'agriculture , la science des
1.06 MERCURE DE FRANCE ,
proportions les plus avantageuses , de la direction et de
l'application des moyens par lesquels la reproduction est
le plus favorisée . « Ainsi , ajoute-t-il , cette section
» traitera de l'établissement , de l'entretien et de l'emploi
» des forces par lesquelles les travaux s'opèrent ; du bẻ-
» tail , ou plutôt du rapport qui existe entre les fourrages
, les engrais et l'agriculture en général ; de la
» division des champs , qui en est la suite , ou des divers
» systèmes de culture considérés comme moyen d'ap-
>> procher dans chaque localité et autant que possible
» du but de l'entreprise , et d'obtenir de la culture dans
>> son ensemble le produit net le plus élevé et le plus
» durable ; enfin de la direction de l'ensemble et de la
>> transcription sur des registres et des livres de compte . »
Telle est l'idée sommaire qu'on peut se faire de cet
utile ouvrage. Pour montrer la manière dont l'auteur
expose et discute , nous allons le laisser parler en ayant
soin d'offrir ce qui nous semble d'un intérêt plus général
pour ceux qui , sans être entièrement étrangers à l'agriculture
, ne considèrent cet art que dans ses rapports
avec les autres connaissances .
แ
L'agriculture est l'art de faire rendre à la terre des produits
avantageux : celui qui l'exerce cherche à se procurer
un gain ; plus ce gain est considérable , mieux le but est
atteint . L'agriculture la plus parfaite est donc celle qui tire
de son industrie le profit le plus grand et le plus durable ,
eu égard aux moyens qui sont à sa portée , aux forces dont
elle peut disposer et aux circonstances dans lesquelles elle
est placée . L'enseignement raisonné de l'agriculture doit
ainsi montrer comment , dans toutes les circonstances , on
peut tirer de cet art le profit net le plus considérable . Il est
trois manières d'enseigner ou d'apprendre l'agriculture .
Comme métier , par le travail manuel : comme art ; comme
science . L'apprentissage par le travail proprement dit , se
borne à l'imitation et à la pratique des opérations .
L'art est la réalisation de l'idée : celui qui l'exerce reçoit
des autres l'idée ou la règle de ce qu'il fait . L'appren
tissage de l'art consiste ainsi dans l'adoption d'idées étrangères
, dans l'étude des règles et dans l'aptitude à les mettre
en pratique . La science ne fixe aucune règle positive ,
mais elle développe les motifs d'après lesquels elle découvre
le meilleur procédé possible pour chaque cas éventueł
4
1
JANVIER 1812. 107
qu'elle apprend à distinguer avec précision . L'art exécute
une loi donnée et reçue ; la science donne la loi .
La science seule peut être d'une utilité universelle ;
embrasser l'ensemble et faire arriver à ce qui est le plus
avantageux dans toutes les circonstances . Toute direction
positive n'est applicable qu'à un cas déterminé ; chaque cas
a besoin de sa règle particulière que la science senie peut
donner. Il n'y a donc que l'agriculture la plus parfaite qui
puisse être appelée raisonnée. L'apprentissage manuel et
l'étude de l'art ne sont cependant pas inutiles à l'agriculteur
qui veut s'élever à la science : il est avantageux qu'il ait
appris à connaître les travaux et la force qui leur est néces
saire , afin de pouvoir juger de leur exécution mécanique .
Mais l'agriculture purement pratique est réduite à suivre
la règle qui lui a été tracée , lors même qu'elle n'est pas
positivement applicable au cas particulier qui se présente :
on ne peut s'en écarter sans le secours d'une autre règle
qui déroge à la première .
La science seule peut expliquer les contradictions apparentes
des règles tirées de certains cas particuliers ,
éclaircir et apprécier ces expériences . Elle apprend à juger
soi-même et à prendre une bonne détermination sur les
cas qui se présentent dans l'exercice de l'art .
» C'est dans quelques-unes de ses parties seulement que
l'agriculture a été enseignée comme science . Elle ne l'a
point encore été dans son ensemble et comme fondée sur
des bases universellement reconnues . L'enseignement était
purement pratique , fondé sur des localités particulières et
sur des vues individuelles ; et lorsqu'il devait être systématique
et embrasser l'ensemble , ce n'était plus qu'une compilation
de fragmens , un mélange de résultats contradictoires
, d'expériences hétérogènes .
La science de l'agriculture repose sur l'expérience : on
ne peut exiger d'elle que ce qui appartient à une science
pratique. Les premiers principes naissent des perceptions
des sens : l'expérience n'est pas uniquement le résultat de
ces perceptions elle . suppose aussi la réflexion et l'analyse
des perceptions . L'idée de la cause , celle qu'un objet
donne naissance à un autre , est le fondement de toute
expérience .
De la fréquente union ou de la succession des objets ,
nous concluons qu'un fait est la conséquence ou la suite
d'un autre , et c'est ici la source du plus grand nombre
d'erreurs , en ce que trop facilement nous sommes disposés
108 MERCURE DE FRANCE ,
à envisager ce qui arrive comme un effet de ce qui l'a prés
cédé . Malheureusement on n'a point encore d'indice posi
tif et général pour distinguer ce qui est simplement l'effet
de la succession des tems , de ce qui est produit par une
autre force motrice .
Une union fréquente et réitérée seulement nous autorise
à présumer la liaison de deux objets comme cause et
effet . Plus cette union se répète , plus la probabilité de
cette relation acquiert de vraisemblance . Cette probabilité
devient enfin une certitude rurale : mais cette certitudo
cesse si l'un des objets paraît une fois sans l'autre : alors
on peut tout au moins présumer que l'un n'est pas l'unique
cause de celui qui est envisagé comme effet.
>> Nous fesons des expériences ou par la simple observation
, en examinant des corps ou des agens mis en rapport
les uns avec les autres , en considérant leur action réciproque
et en observant leur résultat ; ou par des essais , en
plaçant des choses bien connues dans des circonstances
déterminées avec précision , en observant leur action réciproque,
et en empêchant autant que possible qu'il s'y mêle
quelque chose d'étranger ou d'inconnu , qui puisse avoir
de l'influence sur les conséquences . Un essai est une ques
tion adressée à la nature lorsque cette question est con
venablement posée , la nature doit nécessairement y répondre
.
» C'est au siècle dernier que pour la première fois on a
appris à bien connaître , qu'on a réglé l'art de faire des expériences
. C'est cependant sur cet art que se fonde princi
palement la puissance de l'homme sur le monde matériel :
celle-ci peut être étendue d'autant plus que l'homme per+
fectionne cet art et le met en pratique .
Ce n'est nullement faire une expérience que de meltre
diverses substances ou divers agens en action réciproque ,
sans règle ni mesure , sans les isoler de l'influence d'objets
externes , quoiqu'avec l'intention d'en observer les résultats...
On serait arrivé beaucoup plus tôt au but auquel on
doit atteindre , si la mauvaise honte avec laquelle les agriculteurs
cachent les essais manqués , et l'exagération avec
laquelle ils rendent compte de ceux qui leur ont réussi ,
n'avaient pas retardé les progrès.
L'histoire naturelle donne un fil pour sortir d'un labyrinte
d'expériences vicieuses , et nous sert de pierre de
touche pour juger de leur valeur et de leur bonté . La
nature agit par-tout d'après des lois aniformes et éterJANVIER
1812 . * 109
nelles l'agriculteur n'opère que par l'emploi des forces
qu'elle met à sa disposition . C'est par cette raison que
pour l'agriculture nous pouvons tirer des règles précises de
la physique et de la chimie .
Comme l'agriculteur est principalement occupé de la
reproduction , de la végétation et du perfectionnement des
plantes , la connaissance de leur organisation et de leur
nature ( leur physiologie ) est aussi iudispensable à l'étude
de l'agriculture que la connaissance de leurs caractères
distinctifs , de leur classification naturelle et scientifique ,
et de leur nomenclature ( la botanique ) . Et comme le cultivateur
fait aussi son affaire de la multiplication des animaux
, il importe au succès de ses entreprises qu'il ait
connaissance de la nature animale et des déviations de
l'état de santé auxquelles elle est assujétie . Nulle science
ne peut se passer des principes des mathématiques . L'agriculture
a besoin en particulier de l'arithmétique dans son
sens le plus étendu ; du calcul pour les divers comptes de
détail , et de la tenue des livres pour obtenir des données
précises ; de l'art de mesurer les surfaces et les hauteurs ,
de la mécanique , de l'hydraulique , de l'hydrostatique et
de l'architecture. Pour le développement de la science ,
on ne peut pas davantage se passer des connaissances
d'économie politique , de droit et de commerce . L'agricul
ture doit donc emprunter de toutes ces sciences , des principes
qu'elle emploie au fondement de la sienne ,
quoique ces sciences ne fassent pas une partie positive de
son enseignement , elle doit néanmoins les avoir à sa disposition.
"9
et
Nous bornons là cet extrait qui fait voir la liaison qui
unit le premier de tous les arts avec les autres . Après
avoir , dans un petit nombre de pages , exposé clairement
la métaphysique de l'agriculture , l'auteur entre
dans des détails satisfaisans et se met à la portée de tous
les agriculteurs.
Q
O.M
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
-----
--
DICTIONNAIRE DE BIBLIOGRAPHIE FRANÇAISE . Tomes I
et II , A- BH , formant ensemble plus de 1200 pages
in-8°. Prix ; 17 fr. , et 21 fr . franc de port . A
Paris , au Bureau de bibliographie française , rue de
Seine , n ° 4 , faubourg Saint - Germain .
Ou je me trompe fort , ou mes lecteurs auront éprouvé
quelque étonnement en lisant le titre de cet ouvrage ; ils
se seront demandé sans doute s'il fallait prendre ce titre
à la lettre , et si l'auteur a eu réellement l'intention de
nous donner un catalogue alphabétique de tous les ouvrages
en langue française , publiés depuis l'invention
de l'imprimerie jusqu'à nos jours . Cette intention est ,
en effet, annoncée par le titre de Bibliographie française,
pris dans toute sa généralité ; mais l'entreprise est tellement
gigantesque , et les titres sont aujourd'hui si trompeurs
que je n'y ai cru qu'en voyant l'auteur la confirmer
dans sa préface : oui , son plan est réellement tel
que nous venons de l'exposer ; et l'on sera plus surpris
encore en apprenant que c'est un étranger qui l'a conçu ,
et qui ne l'a conçu d'abord que dans le but d'être utile à
la librairie française.
***
Cependant , comme il ne faut pas multiplier sans cause
les sujets d'étonnement , je dois dire aussi que le premier
plan de notre auteur n'était pas à beaucoup près
aussi étendu que celui dont nous annonçons l'exécution
commencée . M. voulait borner son Dictionnaire aux
livres imprimés dans le dernier siècle et dans les premières
années de celui- ci . De pareils ouvrages existent
déjà pour les librairies allemande et anglaise ; M. *** en
voulant procurer le même avantage à la française , avait
principalement en vue d'établir son état de situation.
pour le moment où il écrivait ; et il crut qu'il n'aurait
besoin pour cela que de se procurer les catalogues de
livres de fonds existans chez tous les libraires . Six mois
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812. 111
lui parurent suffisans pour rassembler ces matériaux ; il
se flatta d'en resserrer l'extrait en un seul volume , et
il en publia le prospectus en 1806 .
Il n'y avait rien dans cet aperçu de bien effrayant ,
mais notre bibliographe français ne tarda pas à découvrir
combien il était loin de compte. Tous nos libraires
ne sont pas des Debure , des Schoell ou des Renouard .
Les catalogues qu'on lui fournit de toutes les parties de
la France se trouvèrent si incomplets , les titres des
livres y étaient rédigés avec tant d'inexactitude , qu'ils
ressemblaient plus à des factures de marchand qu'à des
catalogues littéraires , et qu'il fallut renoncer à l'entreprise
ou se résoudre à rassembler d'autres secours . Notre
auteur prit ce dernier parti : il se procura deux exemplaires
des ouvrages bibliographiques les plus estimés ,
des catalogues de bibliothèque les plus célèbres ; il dépeça
, travailla , classa , ordonna toutes ces matières ; il
continua à recueillir les catalogues des libraires , à extraire
, à dépouiller les annonces des journaux , et au
bout de deux ans d'un travail , assidu , il se vit en état de
commencer à mettre ses matériaux en oeuvre , mais il
reconnut aussi que la variété des sources où il avait
puisé pour son ouvrage en avaient comme d'elles-mêmes
agrandi le plan ; le catalogue général de la librairie française
moderne , auquel il devait d'abord se borner , n'en
composa plus qu'une partie subordonnée ; le plan du
Dictionnaire général de Bibliographie française se développa
, et l'auteur déjà maître de ses matériaux , en commença
l'exécution avec une ardeur qui se serait peut-être
éteinte , s'il eût prévu d'avance combien de tems et de
peine ces matériaux lui coûteraient à rassembler .
C'est dans l'ouvrage même qu'il faut en voir l'état
effrayant ; nous dirons seulement ici qu'il occupe dixneuf
pages en petits caractères ; que l'auteur en a classé
les résultats en plusieurs volumes in-folio , et que son
Dictionnaire formera 24 volumes in-8 ° , non compris le
supplément général et la table générale des auteurs par
ordre alphabétique.
Au reste , on peut déjà juger , par les deux volumes
qui paraissent, de l'immensité du plan ; le seul mot Alma$
12 MERCURE DE FRANCE ,
·
nach y a fourni 173 articles ; j'en compte 224 pour les
mots amour et amours , 144 au mot analyse , 552 au
mot abrégé , etc. L'auteur enfin nous indique 140 éditions
des Aventures de Télémaque , sans compter les traductions.
Remarquons en passant que six de ces éditions.
ont été faites en 1811 , quoique l'ouvrage ait été stéréotypé
en 1800 par MM. Didot , et en 1810 par les frères Mame.
On a maintenant quelque idée des laborieuses recherches
de l'auteur du Dictionnaire ; mais quelque sagacité
, quelque persévérance qu'il y ait apportées , il est
lui-même bien loin de croire qu'il ait surmonté toutes
les difficultés de son immense travail . Son entreprise ,
dit -il , aurait dû être tentée par une société de bibliothécaires
et non par un seul individu . Il ajoute avec une
modestie bien rare qu'il ne voit dans son travail qu'un
cadre qui pourra être un jour plus heureusement rempli .
M. *** nous permettra de plaider ici sa cause contre luimême
: rarement une réunion de gens de lettres travaillet-
elle avec autant de zèle qu'un littérateur isolé ; sans
doute il doit exister des omissions dans son Dictionnaire
; on pourra y relever des inexactitudes , et chacun
des supplémens qu'il annonce à la fin de chaque livraison
pourra contenir des additions et des corrections
plus ou moins intéressantes ; mais son travail n'est point
un cadre , ou du moins c'est un cadre si bien rempli , que
toutes les additions qu'il pourra recevoir seront de peu
d'importance , comparées aux richesses qu'il a déjà su y
faire entrer.
***
"
Il est deux choses sur lesquelles j'aurais eu des objections
à faire à M. si son travail n'était pas aussi
avancé ; j'aurais voulu discuter d'abord s'il a bien fait
de ranger les ouvrages par ordre alphabétique d'après
la lettre initiale du premier substantif contenu dans
leur titre , au lieu de celle du nom des auteurs , ce
qui est la méthode ordinaire des bibliographes . Je lui
aurais demandé ensuite pourquoi il arrache le masque
aux auteurs vivans qui ont jugé à propos de s'en couvrir
; indiscrétion qu'il a commise , par exemple , envers
celui de l'Atlas historique : mais il est trop tard pour
nous occuper de ces chicanes , et il vaut mieux entreJANVIER
ANVIE 113 1812 .
1
tenir mes lecteurs des avantages d'un ouvrage qui les
frappera d'abord beaucoup plus par son volume
que par LA
SEINE
son utilité. Cette utilité , cependant , est triple le
Dictionnaire de bibliographie française fera connaitre
encore mieux à l'étranger l'immensité de nos richesses
littéraires ; 2° il sera du plus grand secours à tous les
écrivains qui veulent traiter , à tous les gens instruits
qui veulent étudier l'histoire littéraire , en leur offrant la
quintessence d'un très-grand nombre d'in-folios auss
difficiles et coûteux à se procurer , que fatigans à parcourir
; 3° il facilitera infiniment le commerce de la
librairie , tant dans l'intérieur qu'avec l'étranger , et cet
avantage , quoique purément mercantile au premier
aspect , est plus grand et plus important qu'on ne pense .
Peu de personnes se font une idée des peines que se
donnent les libraires et les amateurs pour se procurer
certains ouvrages qui , sans être réellement ni rares , ni
chers , le deviennent quelquefois par la difficulté de les
découvrir là où ils se trouvent . Cette difficulté a toujours
été grande en France , faute d'un catalogue général de
la librairie , pareil à ceux que possèdent les Allemands
et les Anglais ; mais elle est devenue plus grande encore
et très-souvent insurmontable depuis que la révolution
et ses suites ont fait passer le fonds de certains ouvrages
de mains en mains. Grâce au Dictionnaire de M. ***
cet embarras n'existera plus ; il suffira de savoir à-peuprès
le titre d'un livre ou le nom de l'auteur pour trouver
dans ce grand répertoire et le véritable titre du livre , et
le nom du dernier libraire qui en a possédé le fonds , ce
qui , dans le cas même où il l'aurait aliéné depuis , en
rendra la recherche facile . Les détails nécessaires pour
rendre ce mérite tout- à-fait sensible , ne sont pas de
nature à entrer dans ce journal ; mais je puis m'en rapporter
, pour l'apprécier , aux bibliographes , aux bibliothécaires
, aux amateurs et aux libraires . C'est à eux à
sentir et à faire sentir combien l'entreprise de M. *** est
digne d'être encouragée , et combien on devra de reconnaissance
à l'auteur qui l'a tentée avec autant de patience
dans ses recherches que de courage dans sa spéculation .
M. B.
H
E
en
114
MERCURE DE FRANCE ,
ANNALES DE L'EDUCATION , rédigées par F. GUIZOT ( 1 ) .
(PREMIER EXTRAIT . )
Il y a près d'une année que les Annales de l'Education
furent annoncées au public par un Prospectus.
Le genre et le degré d'importance d'un tel ouvrage
étaient trop évidens pour qu'il fût nécessaire de les démontrer
méthodiquement et en détail . Supposer qu'ils
pouvaient être méconnus ou même n'être que faiblement
sentis , eût été montrer une opinion trop désavantageuse
de l'état des lumières et de la société en France .
Aussi l'auteur du Prospectus , M. Guizot , qui s'y annonçait
comme devant être le principal rédacteur des Annales
projetées , se bornait-il à en énoncer rapidement le
motif , le but et le plan . Mais tout sommaire et concis
qu'il était , ce prospectus n'en était pas moins propre à
faire augurer favorablement de l'ouvrage promis . On y
remarqua avec plaisir cette justesse et cette maturité
de style qui annoncent l'écrivain maître de ses idées : on
put y louer avec plus de plaisir encore une vérité et
une franchise de ton qui se font trop souvent regretter
dans les annonces de projets littéraires. Enfin , ce que
l'on pouvait entrevoir , dans le plan des rédacteurs , de
l'excellence de leurs intentions et de l'étendue de leurs
lumières , achevait d'inspirer la confiance . Les personnes
convaincues de la possibilité de perfectionner celui des
arts qui devrait être regardé comme le premier de tous ,
l'art de l'éducation , purent donc se flatter d'avoir un
ouvrage distingué , dans un genre où ils auraient réputé.
un bien , d'en avoir seulement un médiocre.
Depuis l'époque pour laquelle elles avaient été annoncées
, ces Annales ont régulièrement paru , chaque
(1) Ces Annales , composées de quatre feuilles in-8° , paraissent le
15 de chaque mois , chez le Normand , imprimeur-libraire , rue de
Seine nº 8. Le prix de l'abonnement est de 18 fr . pour l'année , et
de 10 fr. pour six mois.
•
JANVIER 1812 . 115
mois ; on en a aujourd'hui neuf numéros , dont les six
premiers forment un volume de près de 400 pages . C'est
plus qu'il n'en faut pour permettre de juger si les rédacteurs
ont rempli les espérances qu'ils avaient fait concevoir
d'eux , et jusqu'à quel point leur travail répond dès
à présent et promet de répondre à l'avenir aux intentions
dans lesquelles il a été entrepris et au besoin que l'on
en a .
D'après le plan énoncé dans leur Prospectus , les
Annales de l'Education devaient traiter de tout ce qui
concerne : 1º l'éducation morale ; 2 ° l'éducation physique
; 3 ° l'instruction proprement dite . Sur chacun de
ces trois principaux objets dont l'ensemble comprend
toute la théorie de l'éducation et toutes les applications
de cette théorie , les auteurs des Annales s'engageaient
au double travail de publier des observations , des idées
et des principes qui leur seraient propres , et de faire
connaître , en les appréciant , les idées et les observations
d'autrui consignées dans les divers ouvrages tant
nationaux qu'étrangers , où il serait spécialement traité
de l'éducation . Ils promettaient , enfin , d'insérer de
tems à autre des morceaux amusans , où les principes
qui auraient été discutés dans la partie théorique de leur
travail seraient mis en action , et pourraient devenir ,
par là , plus clairs pour les personnes qui en auraient à
faire l'application , et sensibles aux enfans eux-mêmes
dès que leur intelligence aurait fait certains progrès .
Tel est le plan aussi simple que vaste que s'étaient
proposé de suivre et qu'ont effectivement suivi les rédacteurs
des Annales de l'Education , en ayant soigneusement
égard à la variété convenable ; mais on sent
bien , sans qu'il soit besoin de le montrer , que la variété
était beaucoup plus compatible avec la richesse et l'étendue
indéfinie du sujet , qu'avec le volume ordinaire d'un
ouvrage périodique .
Les articles dont se composent les IX premiers numéros
des Annales de l'Education , sont au nombre de
près de soixante , et tous sont importans par leur objet ,
ou intéressans par la manière dont ils sont traités . Dans
l'impossibilité d'indiquer , même très-sommairement ,
H 2
116 MERCURE DE FRANCE ,
le contenu d'un si grand nombre de morceaux , dont
plusieurs sont assez étendus relativement au volume de
l'ouvrage dont ils font partie , et dont quelques-uns
roulent sur des questions difficiles , je me bornerai à
donner une idée de ceux qui m'ont semblé les plus propres
à faire apprécier les intentions , les principes et le
talent des rédacteurs , en commençant par ce qui concerne
l'éducation physique.
C'est M. Friedlander , médecin distingué par ses connaissances
, non- seulement dans son art , mais dans les
diverses sciences auxiliaires de la médecine , qui a fourni ,
pour les Annales de l'Education , tous les articles originaux
sur le régime physique et médical de l'enfance . Il
a traité cette partie en homme qui en sent l'importance ,
et a cherché , avec autant de réserve que de sagacité
dans le vaste système des connaissances médicales tel
qu'il est aujourd'hui , les données de tout genre qui
peuvent et doivent servir de base à l'éducation physique .
Ses recherches se suivent assez méthodiquement dans
l'ordre des périodes et des crises les plus essentielles et
les plus marquées de l'enfance ; et c'est de la nature
même de chacune de ces périodes qu'il déduit les modifications
et la progression du régime qui doit seconder
le passage de l'enfant à l'état viril . Ainsi M. Friedlander
débute par un tableau des soins qu'exige l'enfant depuis
le moment de la naissance jusqu'à la crise de la dentition
exclusivement. Mais ces soins doivent avoir un double
objet : ils doivent se rapporter de concert à ce qu'il y a
de constant et de général dans la constitution de l'espèce
durant ce premier période de la vie , et aux modifications
appréciables de cette constitution générale dans
les différens individus . La connaissance et la distinction
des circonstances générales et des circonstances accidentelles
auxquelles il faut également avoir, égard dans la
constitution de l'enfant , est donc d'une importance fondamentale
. Aussi cette connaissance et cette distinction
ont-elles été l'objet exprès d'un second mémoire qui , à
certains égards , peut être regardé comme le complément
du premier.
Un troisième mémoire , qui forme deux articles dans
JANVIER 1812. 117
deux numéros successifs , traite de la crise du sevrage .
Après avoir indiqué les soins particuliers que nécessite
celte crise , l'une des plus remarquables dans le développement
de l'organisation humaine , M. Friedlander examine
quelle influence absolue ou relative les alimens
doivent avoir sur la constitution de l'enfant , en raison
de leur composition chimique et de leurs propriétés les
mieux constatées ; et part de cet examen pour indiquer
l'ordre et la dégradation suivant lesquels les diverses
substances nutritives doivent être données à l'enfant afin
de coïncider avec le degré de développement des forces
et favoriser ce développement . A la suite de cette intéressante
recherche vient naturellement ( dans le IX numéro
) , un mémoire où il est traité de l'influence du climat
sur la constitution de l'enfant . Tel est le cadre dans
lequel M. Friedlander a coordonné et développé tout ce
qu'il a publié jusqu'à présent , dans les Annales de l'Education
, de ses vues sur l'éducation physique , Mon ignorance
, plus encore que le défaut d'espace , m'interdit
d'entrer dans un examen plus détaillé sur ces matières :
mais ce qu'il est impossible de méconnaître dans l'ensemble
des articles de M. Friedlander , c'est l'étendue de
ses connaissances ; c'est l'attention scrupuleuse qu'il a
eue , en cherchant ses données parmi toutes les opinions
et tous les systèmes plus ou moins accrédités en médecine
, de ne rien admettre qui ne fût fondé sur l'expérience
, ou qui ne pût en être déduit par analogie ; c'est
enfin le talent de faire ressortir , quand l'occasion s'en
présente , par des exemples en grand , et par des considérations
d'un intérêt général , l'importance et la vérité
des principes qu'il pose sur l'éducation physique . Quelques-
unes de ses observations ont un intérêt particulier
pour des lecteurs français je regrette de ne pouvoir
citer entr'autres un passage dans lequel il remarque l'habitude
où sont les inères en France de trop exciter la
sensibilité de leurs enfans dans le premier âge , et où il
fait sentir les inconvéniens de cette espèce d'indiscrétion
maternelle . Ce sujet méritait peut - être un mémoire exprès
, où il me semble qu'un observateur d'autant d'instruction
et de sagacité que M. Friedlander aurait trouvé
118
MERCURE
DE FRANCE
,
à dire bien des choses nouvelles et encore plus de choses
utiles .
:
Entre les morceaux des Annales de l'Education les
plus intéressans en eux-mêmes , et les mieux assortis au
but de l'ouvrage , se font aisément distinguer neuf articles
qui se succèdent sans interruption dans les neuf
numéros publiés jusqu'à ce jour . Ces articles sont tous
compris sous un seul et même titre , celui de Journal
adressé par une femme à son mari sur l'éducation de ses
deux filles , et sont tous signés P. M. Il est naturel ,
d'après ce titre , de présumer que Mlle P. M. , auteur
des articles dont il s'agit , s'y est proposé de traiter expressément
de l'éducation dés filles . Cependant , quelque
essentielle que soit cette branche particulière de l'art de
l'éducation , il n'était guère possible de présenter avec
fruit des idées et des conseils qui y fussent spécialement
applicables , sans les déduire de principes et de notions
sur l'éducation en général . Aussi , est- ce plutôt encore
par le choix des accessoires , des incidens et des détails ,
dans le développement de ses idées , que Mlle P. M. a
rempli le but particulier qu'elle s'était proposé , qu'en
posant des principes strictement limités et exclusivement
appropriés à ce but. D'ailleurs , ce dernier parti
eût -il été praticable , il est évident qu'il n'aurait pas été
le plus avantageux .
Chacun des neuf articles dont je veux parler est , en
quelque façon , indépendant de tous les autres ; chacun
a son objet spécial et son intérêt propre ; il est , par conséquent
, à- peu -près indifférent , de les prendre et de les
étudier isolément , ou dans un ordre déterminé . Néanmoins
, comme ils ne sont tous que le développement
varié d'un petit nombre d'idées fondamentales , ils se
prêtent tous réciproquement de la force et de la clarté .
Il me semble même qu'ils peuvent tous être rapportés à
une seule et même vue générale que j'énoncerai , parce
qu'elle me paraît aussi simple que juste , et que j'énoncerai
dans les termes mêmes de l'auteur , ne croyant pas
qu'elle puisse être mieux exprimée « L'éducation , dit
» Mlle P. M. , doit tendre non pas à la perfection de
» l'enfant qui ne serait jamais qu'une perfection factice
JANVIER 1812 . 119
>> et inutile , puisque l'enfant doit changer d'état et cesser
>> d'être enfant ; mais à la perfection de l'homme ou de
» la femme qui doit prendre la place de cet enfant , »
Peut-être cette maxime paraîtra-t- elle à quelques personnes
ou trop évidente pour qu'il soit besoin de la recommander
expressément et avec une espèce de solennité
, ou trop générale pour qu'il soit possible d'en tirer
un grand parti à l'application , Mais plus on y réfléchira,
et mieux , ce me semble , on reconnaîtra qu'il n'est , en
fait d'éducation domestique , aucun principe qu'il convienne
davantage de ne jamais perdre de vue , et aucun
cependant qui soit plus fréquemment exposé à être non
pas précisément méconnu , mais éludé ou négligé . A
moins que leur tendresse ne soit constamment dirigée ,
et , pour ainsi dire , contenue , par un jugement trèséclairé
, les parens s'exagèrent toujours plus ou moins ce
qui flatte ou contrarie leurs soins par rapport à leurs
enfans ils tendent toujours un peu par-là à se constituer
comme le but direct et spécial de l'existence et de
l'éducation de ceux- ci ; et par conséquent , à trop insister
sur des bonnes qualités ou sur des défauts également
accidentels et fugitifs.
Mais il serait aussi téméraire que superflu de chercher
à ajouter des considérations nouvelles aux résultats
par lesquels Mlle P. M. a mis hors d'incertitude la fé²
condité aussi bien que l'importance du principe énoncé .
Je me bornerai à indiquer l'objet particulier de chacun
des principaux articles où l'on peut distinguer une application
plus ou moins directe , plus ou moins expresse de
ce même principe.
Le premier qui s'offre à moi fait partie du Nº V des
Annales de l'Education : il est consacré à examiner quelle
est la nature , ou , pour mieux dire , quel peut être le
degré de la sympathie et de la commisération dans les
enfans , et comment il en faut diriger le développement
et l'exercice . Ce sujet est par lui-même si intéressant , et
si je ne me trompe , si neuf , qu'il est heureux que
Mlle P. M. y soit revenue dans un second morceau
( N° VII ) où elle considère plus particulièrement encore
que dans le précédent quelles idées les enfans peuvent
120 MERCURE DE FRANCE ,
se faire de la douleur et de la souffrance d'autrui , et
quelle conduite il faut tenir à leur égard , pour que le
spectacle de cette souffrance ne soit pas uniquement
l'occasion d'une peine passagère et stérile , mais un
principe d'activité et de bienfaisance . Un morceau moins
neuf sans doute que ceux-là , mais non moins impor
tant par son objet , est celui où Mlle P. M. ( N° II ) cherche
comment les parens doivent s'y prendre pour s'assurer
l'obéissance de leurs enfans , sans fausser ou
contrarier en eux l'essor naturel de la raison . Dans deux
autres articles qui ont une connexion assez marquée
avec ce dernier , il s'agit de reconnaître quelle est , entre
les diverses manières de punir les fautes des enfans , la
plus conforme au but d'une bonne éducation . Le premier
numéro des Annales contient un article qui appartient
à la même série , et dont l'objet est d'examiner
quelle est la nature particulière des relations de l'enfant
à sa mère durant les premières époques de la vie , comment
l'affection du premier peut dégénérer en une passion
égoïste et fragile , et comment il convient de la gouverner
ou de la contrebalancer pour prévenir ce danger .
Tout imparfait et tout insuffisant qu'est cet énoncé ,
et que je me hâte de le déclarer , il suffira du moins.
pour prouver que Mlle P. M. a franchement et courageusement
abordé les questions fondamentales et les plus
difficiles de la science de l'éducation . Cela seul serait
déjà beaucoup ; mais le mérite du choix des sujets n'est
cependant qu'un mérite secondaire dans tous les articles
que je viens de désigner : ce qui les distingue véritablement
, c'est la supériorité de jugement et d'esprit avec
laquelle ils sont traités . Il n'en est aucun qui ne présente
dans son ensemble une richesse , une sagacité de vues et
un intérêt que nulle indication sommaire ne peut faire
pressentir c'est de quoi il est juste d'avertir , avant de
hasarder quelques indications de ce genre .
En parcourant le résumé de ces articles , on a dû remarquer
que plusieurs roulent sur des sujets traités
maintes fois et par des écrivains de renommée . Telle est ,
entr'autres , la question de savoir jusqu'à quel point l'on
peut et l'on doit chercher à faire comprendre aux enfans
1
JANVIER 1812 . 121
les motifs de l'obéissance que l'on exige d'eux , et à leur
faire trouver juste et naturelle la soumission de leur
volonté à une autre volonté. Rousseau prescrit de faire
tout simplement comprendre ou sentir à l'enfant qu'il
doit obéir , parce qu'il est le plus faible , et que ceux qui
le gouvernent ont le droit de lui commander , ' parce
qu'ils sont les plus forts . Mlle P. M. est d'une opinión
contraire ; et suivant moi , elle prouve bien que la méthode
recommandée par Rousseau , tout en paraissant
trancher vivement la difficulté , ne fait néanmoins que
l'éluder et la compliquer. Elle remarque d'abord qu'en
donnant à l'enfant pour raison d'obéir le sentiment de sa
propre faiblesse , comparée à la force d'autrui , on l'expose
à contracter tous les vices , inévitable effet de tout
régime dont la crainte est le mobile . C'est déjà un trèsgrand
mal , et ce n'est pas tout en fondant l'autorité à
Jaquelle l'enfant est soumis sur la supériorité de la force ,
on n'assure pas même l'exercice de cette autorité . En
effet , il est presqu'impossible que l'enfant n'ait tôt ou
tard l'occasion de reconnaître hors de la maison paternelle
l'existence de quelque force supérieure à celle par
laquelle il est gouverné ; et dès-lors il fera presqu'inévitablement
une application plus ou moins désavantageuse
pour le pouvoir paternel du principe par lequel on aura
voulu justifier ce pouvoir. Il pourra bien continuer
d'obéir ; mais son obéissance sera de plus en plus dégagée
d'estime et d'affection .
(
Mlle P. M. recommande de préférence l'emploi pur et
´simple de l'autorité , abstraction faite de toute idée expresse
de supériorité de force. Elle fait entendre par
des raisons claires et justes comment cette autorité peut
devenir certaine , respectée et chère , en laissant à propos
l'enfant faire les petites expériences qui doivent facilement
le convaincre que ce qui vaut le mieux pour lui ,
c'est obéir ; qu'il serait bien moins heureux par son indépendance
qu'il ne l'est par sa soumission , de sorte
qu'être soumis ne soit pour lui autre chose qu'exercer
tout ce qu'il peut avoir de raison . Elle indique aussi
très-bien , et cela était essentiel , en quels cas et de quelle
manière il faut accueillir les questions par lesquelles les
122 MERCURE DE FRANCE ;
enfans sont naturellement portés à demander raison de
ce que l'on exige d'eux de contraire à leurs penchans .
Pour ce qui est du châtiment de leurs fautes , Rousseau
établit qu'il ne faut jamais les punir pour les punir,
mais faire intervenir le châtiment comme une suite inévitable
et naturelle de leur faute . La première partie du
principe est incontestable ; et loin de la contredire ,
Mlle P. M. en relève encore l'importance et la vérité .
Mais , par rapport à la seconde , elle observe qu'il est
bien rare qu'il puisse sortir des fautes d'un enfant des
suites qui puissent en être présentées à celui- ci comme
le châtiment. Les cas où cette conduite serait une absurdité
gratuite sont même les plus fréquens ; car les fautes
d'étourderie , par exemple , celles où les enfans tombent
avec plus de facilité , ont souvent des conséquences
beaucoup plus fàâcheuses que n'est grave le tort de les
avoir commises . Mlle P. M. veut que les parens s'attachent
en chatiant les enfans à leur rendre aussi clair que
possible que c'est , non leur action , mais l'intention de
leur action que l'on châtie en eux : non le mal qu'ils ont
fait , mais bien celui qu'ils voulaient faire . Je n'examinerai
point si l'enfant n'est pas capable d'actions qui puissent
être envisagées comme des fautes , assez long-tems avant
d'être capables d'une telle distinction . Je me bornerai à
observer que le principe établi par Mlle P. M. en suppose
un autre , comme elle-même le reconnaît ; je veux
dire celui que l'enfant n'a aucun pouvoir de faire du
mal , pas même celui de les affliger . C'est du moins là
une persuasion qu'il avait donnée à l'enfant avant de
chercher à lui faire quelque distinction entre son action
et son intention . Or , je douterais qu'une telle persuasion
fut absolument bonne , car j'ai de la peine à trouver
exactement vrai le principe sur lequel elle serait fondée .
Il y aurait là- dessus à faire quelques réflexions ; mais
elles m'entraîneraient plus loin que je ne saurais aller , et
je m'en dispense d'autant plus volontiers , que le doute
que je viens d'exprimer ne m'empêche nullement de reconnaître
comme excellent et juste le résultat des idées
de Mlle P. M. sur le sujet en question . Ce résultat , c'est
que les enfans , pour peu qu'ils soient adroitement conJANVIER
1812 . 123
duits , tombent très-rarement dans des fautes qu'il soit
nécessaire de punir : c'est que dans les cas même les
plus graves , ils sont assez châtiés , si on les abandonne
quelques momens au sentiment de leur faiblesse , si l'on
cesse passagèrement de satisfaire le besoin qu'ils ont que
l'on s'occupe d'eux : c'est enfin qu'il faut avoir attention
à ne jamais prendre , pour essayer de faire sentir la faute ,
le moment même où elle vient d'être commise ; moment
de passion et d'entêtement , où l'autorité se compromet
presque toujours sans fruit.
Tout ce que Mlle P. M. dit , dans deux différens articles
, du sentiment de la commisération dans l'enfance ,
me paraît aussi bien vu que bien exprimé , et mérite
d'autant plus d'être médité , que ses idées sur ce point
sont assez différentes de celles qui semblent le plus généralement
reçues . En effet , bien des personnes sont persuadées
que la sensibilité des enfans ne saurait être trop
provoquée ni trop développée ; ou du moins se conduisent
comme si elles étaient dans cette persuasion , et
comme si tout était gagné en éducation quand on a fait
contracter à l'enfance une grande facilité à s'attendrir.
Mlle P. M. fait voir d'abord que , dans le premier âge , le
penchant naturel des enfans à des actes de générosité ne
suppose pas toujours , à beaucoup près , un sentiment
exact et positif de la souffrance et du besoin des autres.
Ce n'est guère qu'après un certain progrès de leurs idées
qu'ils deviennent capables de ce sentiment. Mais alors ce
n'est ni sans ménagement ni précaution qu'il faut les accoutumer
au spectacle de la misère d'autrui . Mlle P. M.
pense que l'on ne doit leur offrir volontairement ce spectacle
, qu'autant qu'il peut être mitigé par l'exercice de
la bienfaisance , et jamais uniquement dans la vue d'accroître
ou d'exercer leur sensibilité.
Dans le cours ordinaire de la vie , il n'est point d'homme
qui ne soit condamné à voir infiniment plus de maux
qu'il n'en peut soulager ; et le sentiment de cette effrayante
disproportion entre le bien à faire et le bien que l'on peut
faire ne produit qu'une sensibilité pusillanime et stérile ,
s'il n'est accompagné d'une raison assez élevée pour
nous convaincre que l'idée de tout le bien que nous ne
824 MERCURE DE FRANCE ,
pouvons pas ne doit ni gêner ni avilir en rien celle du
peu qui nous est possible . Il n'en est pas précisément de
même avec les enfans : on peut , jusqu'à un certain point,
leur mesurer la connaissance et le spectacle des maux
étrangers. On peut prendre garde à ce que ce spectacle
ne soit jamais si terrible que leur premier mouvement
soit de le fuir , et leur premier sentiment l'impuissance
de faire quelque chose d'utile. On peut donc jusqu'à un
certain point faire naître et toujours seconder en eux
l'habitude d'associer l'idée d'un devoir à remplir à la vue
des maux étrangers . Mais c'est dans les Annales même de
l'éducation qu'il faut chercher et étudier les observations
et les raisonnemens par lesquels Mile P. M. démontre la
vérité de son opinion et l'excellence de ses conseils .
J'ai indiqué , et j'aurais voulu de quelque manière
isoler un peu un autre article où il est question d'examiner
quelle est la nature et quels peuvent devenir les
inconvéniens de l'affection de l'enfant pour sa mère . On
trouve peut- être , dans cet énoncé , quelque teinte de
paradoxe , et je ne sais si , de tous les articles que j'ai eus
jusqu'ici en vue , celui- ci sera le plus tôt et le mieux compris
mais je ne puis m'empêcher de le regarder comme
celui de tous qu'il importe le plus de bien comprendre .
« Les sentimens les plus tendres d'un enfant pour sa
» mère , dit Mlle P. M. , ne peuvent jamais , tant qu'il a
» besoin d'elle , être parfaitement désintéressés . Accou-
» tumé à tout tenir d'elle sans pouvoir rien faire pour
» elle , il prend l'habitude de croire que tout doit aboutir
» à lui , et se fait l'objet continuel de ses propres soins
» et de ses propres pensées . C'est lui qu'il aime dans sa
» mère. Sa tendresse est de l'exigence , sa sensibilité de
» la susceptibilité………….. Un amour de cette nature peut ,
» si vous ne prenez soin de l'en distraire par un autre
» sentiment , devenir passionné et jaloux .... Et une mère
>> ne sait pas tout ce qu'elle risque personnellement , en
>> accoutumant sa fille aux affections exclusives . Peut- elle
» donc espérer d'en être toujours l'objet ? Et s'imagine-
» t-on , parce qu'on est aimé uniquement , qu'on le sera
>> éternellement ? C'est précisément tout le contraire .
» L'amour est inconstant , parce qu'il est exclusif.... »,
JANVIER 1812 . 125
Ces idées présentées et développées sous divers
aspects , ont conduit directement Mile P. M. à regarder
l'affection fraternelle , non pas simplement comme trèsbonne
en elle-même à cultiver pour former le caractère
des enfans , ce qui serait ne rien dire , à force de dire
vrai ; mais comme la plus importante de toutes , et jusqu'à
un certain point , comme nécessaire pour atteindre
ce but. Une affection fondée sur des rapports de ressemblance
et d'égalité de situation lui paraît celle où doivent
le plus certainement naître et se fortifier le plus facilement
les idées et les habitudes de justice , et par suite
les idées et les habitudes de désintéressement et de générosité
. Il résulte de là que le cas le plus favorable pour
l'éducation domestique , est celui où plusieurs enfans
( les plus rapprochés qu'il soit possible par l'âge ) partagent
la tendresse et les soins paternels ; mais ce cas ,
loin de pouvoir être considéré comme le cas universel ,
est à peine le plus ordinaire ; et l'on sent bien tout ce
qui suit d'affligeant et d'embarrassant de l'opinion avan-
, ou , pour mieux dire , de la vérité établie par
Mlle P. M. Je ne sais , mais il me semble que l'on pourrait
, sans beaucoup de travail , tirer de cette vérité des
argumens sans réplique pour prouver la nécessité de
perfectionner l'éducation publique pour les filles .
Il me reste à peine l'espace de placer quelques mots
sur un morceau de la même série que les précédens ,
inséré dans le N° IX des Annales . Il mériterait cependant
d'être analysé avec soin , ne fût-ce que pour être
plus exclusivement relatif que les autres à l'éducation
des filles . Il y est question d'examiner si les bals d'enfans
sont un divertissement convenable ou dangereux .
Mile P. M. rapporte sur cette question l'avis de mistriss
Hannah More qui , dans un ouvrage sur l'éducation dont
le succès a été prodigieux en Angleterre , regarde l'invention
des bals d'enfans comme une triple conspiration.
contre l'innocence , la santé et le bonheur de l'enfance.
On trouvera cette sentence bien modérée , en la rapprochant
du principe fondamental dont elle émane . Ce
principe, c'est qu'il faut regarder les enfans , non « comme
» des êtres innocens dont les petites faiblesses méritent
126 MERCURE DE FRANCE ,
1
et
» peut-être quelques corrections , mais comme des êtres
» qui apportent dans le monde une nature corrompue
» de mauvaises dispositions . » Pauvres enfans ! se contente
de s'écrier Mlle P. M. , après avoir cité ce principe .
Quant à elle , elle réduit la question à des termes beaucoup
plus simples , et il est à peine besoin d'ajouter
beaucoup plus vrais : elle admet d'abord , comme àpeu-
près impossible , qu'un enfant dont les parens vivent,
comme l'on dit , dans le monde , n'entendent jamais
parler de bals . Il est également impossible qu'ils ne se
les figurent comme un divertissement merveilleux , et ne
désirent de toute leur ame d'y assister. Cela posé , elle
demande quel inconvénient il peut y avoir à détruire leur
illusion en les menant s'ennuyer une fois , deux fois ,
ou plus , s'il le faut , à ces divertissemens imaginés
comme si désirables ? car c'est- là ce qui doit leur arriver
au bal , et avec d'autant plus de certitude , qu'ils seront
mieux élevés chez eux .
L'intention d'indiquer , le moins vaguement que cela
se pouvait , l'objet principal de quelques-uns des articles
les plus intéressans et les plus originaux des Annales de
PEducation , m'interdit le plaisir de m'arrêter à ce que
ces mêmes articles présentent de caractérisque et de distingué
dans les détails et dans la forme . Je me borne , à
regret , à dire ce qu'il eût été facile de prouver : c'est
qu'il n'est aucun de ces morceaux où ne brille une grande
justesse , en même tems qu'une singulière finesse d'esprit
, et où l'on ne soit à chaque instant frappé de la plus
heureuse facilité à rendre une idée principale par une
foule de traits ingénieux et concis , dont il semble qu'un
seul aurait suffi à l'exprimer toute entière . J'y désirerais
seulement un peu plus d'attention à désigner , autant que
cela se peut , les périodes d'âge auxquelles sont spécialement
applicables des observations ou des conseils qui ,
pour conserver toute leur importance et toute leur vérité ,
ont besoin d'être circonscrits. On relèverait peut- être
aussi , dans ces articles , quelques défauts de méthode .
Les idées n'y sont pas , ce me semble , assez constamment
disposées dans l'ordre où elles naissent les unes des
autres , et où elles se prêteraient réciproquement le plus
JANVIER 1812 .
127
de force et d'évidence . Les développemens et les accessoires
n'y sont pas toujours non plus assez distinctement
groupés autour du principe ou de l'observation fondamentale
dont ils sont destinés à faire ressortir la vérité ou
l'importance . Le style de Mlle P. M. mériterait aussi
d'être considéré et loué à part. Il réunit généralement la
finesse et la vivacité à la correction , à la propriété tant
des mots que des tours . On y sent , avec plaisir , cette
justesse de ton qui tient à je ne sais quelle convenance
délicate entre les expressions et les choses , et qui n'est
pas seulement une preuve du goût de l'écrivain , mais
une sorte de garantie de sa sincérité . J'ai cru seulement
y trouver un peu trop de facilité à tomber dans des
expressions plus familières que ne l'exige le naturel .
( La suite à un prochain Numéro . )
LITTÉRATURE ANCIENNE.
( Seconde lettre aux Rédacteurs . )
MESSIEURS , lorsque je vous écrivis la lettre que vous
avez eu la bonté d'insérer dans votre N° du 28 décembre ,
lorsque je prenais la liberté de vous demander compte de
l'oubli où vous laissiez depuis dix-huit mois un Tibulle
allemand , je ne me doutais pas que j'allais encourir moimême
un reproche du même genre . En effet , à peine votre
numéro avait- il paru qu'un de mes anciens amis , aussi zélé
pourla littérature allemande que je puis l'être pour la poésie
latine , vint me trouver et me demanda assez brusquement
pourquoi, en vous rappelant la traduction allemande de Tibulle
par M. Voss , imprimée à Tubiugue il y a dix-huit
mois , je ne vous avais rien dit de celle du docteur Koreff
imprimée six mois plus tôt dans notre capitale ?A cette question
, je demeurai stupéfait : mon ami attendit un moment
que je rompisse le silence , mais , lorsque j'allais en effet
l'interroger lui-même sur le Tibulle en question , il perdit
patience , et tirant de sa poche une fort belle brochure in-4° :
je vois , dit-il , que vous doutez ; voilà de quoi dissiper vos
doutes . Lisez d'abord le premier titre ! et je lus ( en allemand)
: Les Poëtes élégiaques des Romains , traduits par
le docteur Koreff. Lisez le second ! et je lus de mêmei :
128 MERCURE DE FRANCE ,
Euvres de Tibulle , etc. A Paris , chez Fr. Schoell, rué
des Fossés - Saint - Germain - l'Auxerrois , 1810 .... Vous
voilà convaincu , me dit mon homme , je vous laisse ; c'est
à vous maintenant à réparer votre oubli .
Vous sentez bien , Messieurs , que je m'empressai d'examiner
de plus près ce bizarre phénomène. La traduction
en vers allemands d'un poëte latin , imprimée à Paris et non
à Berlin ou à Vienne , et inconnue des gens de lettres et
peut-être des libraires parisiens : il y avait là quelque chose
de singulier dont je voulais démêler les causes . Je ne fus
pas long-tems à m'expliquer la première singularité de ce
fait . Je supposai que le docteur Koreff avait habité Paris ;
je pensai qu'il avait pu y faire imprimer son ouvrage pour
en soigner la correction , et dans le dessein de faire ensuite
passer la plus grande partie de l'édition en Allemagne ; et
cette explication me satisfit . Mais il y a aujourd'hui tant
de gens à Paris qui savent très -bien la langue allemande ,
la littérature allemande est cultivée ou exploitée par tant
d'auteurs ou de traducteurs , les journaux s'occupent même
avec tant de soin de nous donner les nouvelles littéraires
de l'Allemagne , que je ne pus m'expliquer aussi vîte l'obse
curité où est restée la traduction du docteur Koreff. Il me
semblait que nous aurions dû recevoir de Leipsick la nouvelle
de son impression à Paris , comme autrefois on apprit
à Rome par la voie de Paris que le père du cardinal
Mazarin était mort à Rome . Je soupçonnai que l'auteur
pouvait bien n'être pas tout-à-fait innocent de l'oubli qui
pèse sur son ouvrage ; je lus son avertissement et sur-tout sa
vie de Tibulle , et je ne tardai pas à me convaincre de la
justesse de mes soupçons . Vous ne sauriez vous faire une
idée , Messieurs , de toutes les belles choses qu'on y trouve.
Dès la seconde page , au lieu de nous dire que Tibulle , chevalier
romain , était au- dessus du besoin par ses richesses et
par sa naissance , le docteur Koreff écrit « qu'il avait été
placé par le sort à une hauteur d'où il pouvait considérer la
vie dans cette tranquille contemplation qui convient à un
poëte , et d'où il n'était point forcé d'agir en aveugle , entraîné
dans le tumulte qui emporte le peuple à son insu . »
Tibulle était beau , ajoute son interprète , et un écrivain
ordinaire s'en serait tenu là , mais le docteur observe avec
une profondeur peu commune que sa beauté l'annonçait
déjà au peuple comme un favori des Dieux .
66
Vous remarquerez cependant , Messieurs , qu'ici la profondeur
n'ôte rien à la clarté de la pensée ; mais bientôt
JANVIER 1812.
129
2
l'auteur s'enveloppe de cette obscurité qui annonce le
grand écrivain . La vie de notre poëte , dit-il , fut une
solennisation de la vie , tranquillé et pleine de jouissances ,
un beau crépuscule après la journée laborieuse d'une
nation. "
66
Je ne sais ce qui vous frappera le plus dans le passege
suivant , tant il réunit de qualités merveilleuses ! Le d
teur Koreff vient de dire que Tibulle aima en poëte , qu
eut tour-à-tour pour muses Delie , Némesis et Néèra . Mais ,
ajoute-t-il , le changement chez lui ne fut point la vacillation
d'une affection expiranté qui combat pour prolonger
encore de quelques instans son existence malade par le
simple attrait excitant de la nouveauté . Ses sentimens toujours
jeunes et toujours brûlans , nous font croire qu'un
penchant d'un ordre supérieur vers un idéal de l'amour
encore peu connu de son tems , ne lui permit jamais de
trouver dans ses liaisons une satisfaction complète , le
força à la chercher sans relâche et à se donner peut- être
l'apparence de l'inconstance , sans la mériter . » Et deux
lignes plus bas , le docteur observe que le sentiment qui
règne dans les élégies de Tibulle pourrait bien n'avoir été
qu'un pressentiment de ce génie de l'amour qui n'a été
prononcé clairement par l'humanité que beaucoup plus
tard.
A
H
Mais je m'arrête dans mes citations , car je m'aperçois ,
Messieurs , qu'elles produisent dans votre esprit les vacil
lations d'une attention expirante que l'attrait même de la
nouveauté ne réveillerait plus . Je vous en ai d'ailleurs
assez traduit pour que vous jugiez des dispositions avec
lesquelles un prosateur tel que le docteur Koreff s'apprêtait
à traduire les vers d'un poëte aussi tendre , aussi
touchant , aussi naturel que Tibulle , et pour que vous
deviniez aussi bien que moi pourquoi son travail n'a pas
eu plus de succès . J'ajouterai seulement que sa traduction
est faite dans les principes rigides de M. Voss , et que
celle du maître ayant paru peu de tems après celle du disciple
, cette circonstance a dû contribuer encore à faire
négliger celle-ci .
Cependant , puisqu'à la prière de mon ami le germanique
j'ai pris le parti de vous l'annoncer , je ne crois pas
devoir terminer ma lettre sans la considérer un instant sous
les rapports philologique et typographique . Sous le premier
il y a plus de bren que de mal à en dire . Le docteur
Koreff , sans prétendre à donner un nouveau texte de
5 .
en
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
Tibulle , ne s'en est pas tenu servilement aux éditions de
ses prédécesseurs ; il a choisi , et souvent avec discernement
entre le texte de Scaliger et celui de M. Heyne .
Ses notes sont en petit nombre , et l'on y trouve de l'érudition
et du bon sens ; mais il n'y propose aucune conjecture
nouvelle ; il adopte l'opinion de M. Heyne sur le
quatrième livre , et ne trouve , comme lui , dans Lygdamus
que la simple traduction du nom de famille de Tibulle .
Vous voyez , Messieurs , combien ces notes ont peu d'intérêt
après celles de M. Voss , dont j'ai eu l'honneur de
vous parler dans ma première lettre.
2
Sous le rapport typographique , cet ouvrage mérite d'être
cité avec distinction . L'exécution en est très -belle et
l'errata n'indique que six fautes dans le texte latin . Elles
sont plus nombreuses dans la traduction et dans les notes ,
mais peut-être ne le sont-elles pas plus que si l'ouvrage
eût été imprimé à Leipsick ou à Berlin . Enfin , Messieurs
, pour satisfaire mon ami le zélateur de la littérature
allemande , et pour rendre hommage à la vérité , je dirai
que cette édition de Tibulle , malgré les défauts de la traduction
et le ridicule des pièces préliminaires , mérite une
place dans les bibliothèques d'amateurs , et par sa singu-.
larité , et par la beauté de son exécution typographique
et enfin comme donnant un texte de Tibulle aussi bon
peut-être que celui de M. Heyne , et qui sera préférable à
tous les autres jusqu'à ce que M. Voss ait donné le sien .
J'ai l'honneur d'être , etc.
EXTRAIT D'UNE DISSERTATION SUR LE ROMAN.
Je ne parlerai en aucune manière des romans qui n'ont
d'autre effet que d'amuser , ou de ceux dont les auteurs
n'ont eu pour but que de remplir quelques tomes . Le.
roman qui peint la société humaine , qui montre les diverses
faces de la vie , les résultats des passions et les consé
quences réelles des choses , le véritable roman serait seul
un sujet très -étendu , puisqu'un bon livre en ce genre est
un livre utile et important ; mais l'abondance même d'une
telle matière annonce que je ne prétends pas la traiter dans
un espace étroit , et que je ne veux ici présenter , sur cet
objet , qu'un petit nombre de considérations particulières .
Ce fragment sera incomplet sous tous les rapports ; mais
si l'on doit prendre peu d'intérêt à des réflexions dénuées
JANVIER 1812 . 131
d'ensemble , on peut néanmoins s'y arrêter dans un de ces
momens où il n'est personne qui n'ouvre un volume au
hasard pour en voir deux pages , sans connaître ce qui
précède , sans s'inquiéter de ce qui suit.
"
Il existe tant de romans dont la morale est nulle ou corrompue
, et tant d'autres où elle est erronée , qu'un roman
passe pour bon dans ce sens , lorsqu'il n'est point essentiellement
immoral . Ce n'est pas assez pourtant , et s'il
convient peut-être de tolérer tout livre qui ne peut nuire ,
l'on ne doit estimer que les ouvrages utiles . Un roman
diffère beaucoup sans doute , d'un traité de morale ; cependant
il peut contenir des leçons aussi grandes et des
principes non moins sages . Un tel livre pourrait être également
rempli de vues excellentes soit qu'il montrât
l'homme tout entier , en quelque sorte , ou que seulement
il présentat le développement d'une maxime , et ne fit
sentir que les modifications et les suites particulières de
telle ou telle affection de l'ame .
9
Ce dernier genre n'est peut-être pas moins recommandable
ses résultats particuliers ont même quelque chose
de plus frappant , et laissent sans doute un souvenir plus
distinct . Caleb Williams est un chef-d''oeoeuvre en ce genre.
Les suites des passions vicieuses étaient connues ,
on avait
aussi parlé des crimes ou des ridicules de l'orgueil ; mais
ce fut une idée belle et neuve de peindre le danger de ce
qui pouvait encore séduire une grande ame , et de la prémunir
contre les prétentions exagérées de l'honneur , contre
la passion inconsidérée de la vertu même. Cette manie
chevaleresque de Falkland est moins comique que celle de
Don- Quichotte , mais elle peut être aussi funeste , et il
n'était pas moins à propos de la combattre . Doué de qualités
admirables , Falkland est poussé dans le crime par le
besoin trop impérieux d'être admiré . De degrés en degrés ,
le louable désir de l'approbation publique l'entraîne à
mettre les mots à la place des choses , et à préférer un bien
accidentel , l'opinion des hommes qu'on peut tromper , à
un bien nécessaire , le témoignage de ce juge intérieur sur
lequel le mensonge et l'artificieuse vraisemblance ne peuvent
rien . A cette considération principale , l'auteur de
Caleb-Williams en a joint d'autres dont l'utilité n'est pas
moins sensible . Les évènemens dont Caleb est long-tems
la victime , lui fournissent l'occasion de s'élever contre les
abus que les lois si vantées de son pays ne préviennent
point , et qui même ont quelque chose de plus choquant
I 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
sous une constitution dans laquelle un plus grand nombre:
d'individus pourraient travailler à les détruire . Une indifférence
inexcusable pour la vraie prospérité publique se
cache donc sous les grands mots de ce patriotisme qui se .
réduit souvent aux secrètes sollicitudes d'un intérêt mercantile
. Ces vices profonds dans les lois , dans la jurispru
dence de l'Angleterre , feront sans doute répéter que les
abus sont inévitabies ( c'est l'éternel propos de l'insou
ciance ) , mais ils montrent à des esprits meilleurs tout ce
qui reste encore à faire pour que la partie du monde la
plus florissante , l'Europe , soit enfin délivrée de tant de
maux que l'ordre de la nature permet seulement , et que,
la sagesse humaine devrait prévenir .
On pourrait également distinguer dans les héros de
roman qui paraissent être proposés comme des modèles ,
ceux qui donnent seulement l'exemple d'une vertu particulière
, et ceux qui doivent réunir les qualités essentielles ,
ou que l'on présente comme des hommes extraordinaires
à tous égards . Parmi ces derniers on cite Grandisson . C'est,
je l'avoue , un homme en qui tout paraît bon , et qui fait
tout bien mais ceux qui le trouvent constamment admi→
rable , unique , étonnant , vont plus loin , je pense , que
Richardson n'a prétendu lui-même . Une vertu héroïque
surmonte de grandes et de nombreuses difficultés . Le
personnage que l'on regarde comme un modèle parfait ,
doit avoir subi les importantes épreuves d'une extrême
prospérité , ou d'une extrême adversité . Il faut que sans
jamais avoir été séduit par le mouvement rapide d'une
heureuse fortune , ou découragé dans les revers par l'ap
parente inutilité des vertus , il ait conservé des principes
inflexibles et une ame inaltérable . Grandisson n'eût pas
succombé , dira -t-on ; cela se peut , mais on l'ignore . Son
rôle est beau , mais il n'est jamais fort difficile à soutenir ,
et tout lui est favorable sans élever sa destinée à cette hau
teur où tant de têtes se troublent . Le cours des choses
l'invite le plus souvent à se conduire en homme sage ; il
n'a besoin que d'une manière de voir très -estimable , mais
nullement extraordinaire , qui l'affermisse dans les dispositions
heureuses qu'on lui suppose . Si Richardson a voulu ,
comme je le crois , proposer un exemple qui n'eût rien
d'inimitable , il a fait ce qu'il voulait faire , et ce qu'il était
bon de faire mais je pense aussi qu'on peut rencontrer
sans beaucoup de peine un Grandisson , que ce chevalier
est plus accompli que réellement admirable , et que beau-
:
JANVIER 1812 .. 133
coup d'hommes qu'on ne remarque point , ou qui ne réunissent
pas autant de qualités brillantes , ont fait , jusque
dans les conditions les plus communes , des choses plus
difficiles .
Quoique les suggestions enivrantes d'une haute prospérité
soient aussi dangereuses pour la raison que la fatigue
d'un malheur opiniâtre , c'est sur- tout en considérant
l'homme dans de longues infortunes que l'on sentira facilement
combien les idées vulgaires dénaturent les choses ,
Chez la plupart des lecteurs , c'est l'imagination qui juge .
Dans un roman , dans une tragédie , dans toute composition
qui met des personnages en scène , on ne calcule
point , d'après leurs caractères et leur vraie situation ,
l'étendue de leurs misères , la difficulté de la lutte et le
mérite de la persévérance ; mais , ébloui par l'éclat des
premiers rangs , on déplore davantage les chagrins de ceux
qui les occupent , et dans ces récits imaginaires , comme
dans l'histoire des faits réels , l'on verrait sans émotion
les longs ennuis , les peines amères du plus vénérable des
hommes , s'il n'avait point à parler des grandeurs qui lui
étaient promises , des hauts faits de sa jeunesse , et des événemens
célèbres qui changèrent ses destinées . Ainsi le
hasard décide des choses même que la raison devrait seule
apprécier ; ainsi la vaine apparence entraîne les jugemens
des hommes ; ainsi , plus la vertu est difficile , moins elle
est estimée , plus le malheur est grand , moins il est plaint,
et parce qu'il fut sans mélange , il restera sans consolation .
Si l'on considérait mieux l'ensemble de la vie , l'on verrait
au contraire dans les biens perdus un dédommagement
dont il reste toujours quelque chose , et qui , loin
d'ajouter encore à l'infortune , peut en adoucir les effets ',
en ôtant à l'indigence ce qu'elle aurait d'abject , en perpétuant
dans cette obscurité même , l'éclat des souvenirs ,
et en conservant une ancienne teinte de grandeur aux
actions les plus simples . Je plains sans doute le vainqueur
des Barbares , dépouillé , mutilé , errant au milieu des
provinces qu'il sut défendre , et disant dans l'Italie pleine
de son nom , date obolum Belisario duci ; mais je plaindrai
davantage celui qui éprouve la même misère sans
avoir éprouvé la même fortune , et qui aurait pu prétendre
aux mêmes succès si tout pouvoir de faire des choses
bonnes , ou des choses glorieuses , ne lui eût été constamment
refusé. Aux monarques qui ne règnent plus , j'oppose
les hommes faits pour régner , mais à qui rien n'est
134
MERCURE
DE FRANCE
,
offert , et que le sort voulut détrôner dès leur naissance .
S'il n'est accordé à personne de ne rencontrer sur la terre
aucune affliction , celle où du moins on peut conserver
une noble attitude a certainement quelque chose de désirable
. Il est beau d'être malheureux sous le diadême , ou
en conservant la pompe d'un nom illustre , des ressources,
de la force , des espérances . Aisément alors on soutient
avec dignité les atteintes d'une fortune contraire . Elle est
facilement héroïque , cette lutte , toujours imposante , qui
nous rend sûrs des regards attentifs ou respectueux des
témoins de nos douleurs ; mais , souffrir dans le silence ,
et ressentir de vastes besoins que nul ne soupçonne ; mais
avec une ame élevée que tout le monde méconnaît , et de
justes prétentions que rien d'extérieur n'autorise , concevoir
les idées les plus grandes , et ne pouvoir opérer les
choses les plus simples ; mais observer les inadvertances
ou la faiblesse de ceux qu'une vaine prospérité charge d'un
rôle qu'ils ne sauraient comprendre , et rester devant eux ,
oisif spectateur du mal qu'ils tolèrent , ou de la folie qu'ils
propagent ; mais , dans cette impossibilité d'agir , mériter ,
aux yeux de tous , d'être confondu parmi les plus faibles
des hommes , et n'être pas même cru capable de parvenir
à un but que l'on dédaignerait ; conserver des affections
profondes , et toute l'énergie de la pensée au milieu du
vide où l'on est retenu ; livrer à des sollicitudes misérables
une ame à qui les grandeurs n'eussent pas suffi ; voir le
tems s'écouler dans cette détresse uniforme ; vieillir sous
un ciel étranger , dans une terre ennemie , et consumer
ainsi , sans consolation comme sans attente , les années
irréparables , c'est-là une infortune réelle , une épreuve
difficile , et néanmoins ce n'est pas tout ce qu'un homme
pourrait souffrir au milieu des avantages apparens et des
promesses de notre industrie prodigieuse .
Le Ministre de Wakefield est étranger à cette dernière
supposition. Ce n'est point un homme extraordinaire , on
n'aperçoit dans ses traits qu'une . nuance presqu'imperceptible
du beau idéal , on y trouve même quelque faiblesse ;
mais c'est un tableau précieux par la vérité de l'expression ;
et cet homme de bien qui , dans un âge un peu avancé ,
semble s'affermir sous le poids des malheurs inattendus ,
et qui , sans même en espérer aucune gloire , persévère dans
sa résistance , offre une leçon assez belle et assez simple
pour trouver souvent une utile application . Sous ce rapport
essentiel , je préférerais ce roman à celui de Grandisson ,
qui néanmoins peut lui être supérieur à d'autres égards .
JANVIER 1812 . 135
Mais les dégoûts de l'adversité forment-ils le plus redou
table écueil de la morale , et de cette vertu qui dans l'imperfection
de nos moeurs nous réduit à combattre en nous
l'impulsion naturelle afin de suivre la nature mieux interprêtée
? n'y aurait-il pas des écarts plus dangereux dans les
voies mêmes de la prospérité , où l'on croirait marcher facilement
, et ne trouverions-nous pas alors des difficultés secrètes
plus multipliées peut - être et plus rarement surmontées
? Cette question que plusieurs moralistes ont reproduite
, me paraît insoluble si l'on ne distingue point les
caractères ; et cela précisément parce qu'on pourrait , en
les distinguant , la décider sans peine , et parce que les uns
n'ont pour ainsi dire à craindre que d'être séduits ou surpris
, tandis que les autres ont sur- tout à redouter la lassiude
et le découragement. Sans m'expliquer ici davantage ,
et sans déterminer les inclinations et les facultés qui rendent
plus propre à supporter l'affliction , ou à résister au
plaisir , à se défendre des prestiges ambitieux , ou à trouver
en soi des ressources dans les situations les plus désastreuses
, j'observerai que nul encore , dans les héros anciens
de l'histoire ou du roman , ne me paraît avoir fait sur la terre
tout ce qu'on y pourrait faire ; que dans le silence même
des passions , le bonheur trompe , et parvient à dénaturer
les principes ; que divers résultats des lois générales fournissent
des données spécieuses , mais fausses , sur la ma
nière d'exercer une grande puissance; qu'il est de la nature
universelle de produire toujours , mais qu'il est de l'homme
de s'attacher souvent à éviter , que si les êtres impassibles
se développent avec éclat et surabondance , des êtres périssables
ont pour premier besoin des abris contre les douleurs ;
que l'indifférence morale qui convient aux choses ne convient
point aux hommes , parce que toute immoralité
retombe sur eux ; que si le monde physique doit se maintenir
tel qu'il est , le monde humain , soumis à la raison ,
doit être perfectionné par le génie d'un grand homme ;
que si enfin le Cyrus de Xénophon et le Télémaque de
Fénélon méritent toute la célébrité dont ils jouissent , il
n'en est pas moins vrai que le modèle dont j'aurais presque
osé tracer quelque image , différerait de Cyrus en beaucoup
de choses , que sans rien faire de romanesque il exécuterait
ce que l'âge ou la situation de Télémaque ne lui permettait
pas d'entreprendre , et qu'ainsi le modèle parfait
reste encore à peindre.
Par M. DE SEN**,
136 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
Traduction d'une lettre insérée dans le Journal du Capitole
, le 14 décembre 1811 .
MESSIEURS , un tableau de M, Lethiere , directeur de l'Ecole impé- ,
riale des Beaux-Arts , représentant la condamnation des fils de
J. Brutus , et qui se voit à la Trinité-du-Mont , a donné lieu à un
article inséré dans votre feuille du 20 novembre . L'auteur en parle
avec éloge , mais trop sommairement : ce n'est guère que l'exposé dụ
sujet et quelques réflexions générales sur une production qui , étant
le fruit d'une longue méditation , mérite un examen plus détaillé .
L'ouvrage d'un maître est une leçon pour les jeunes artistes qui
aspirent à devenir maîtres à leur tour dans une carrière difficile .
Je ne m'étendrai point en un éloge vague et insignifiant qui ne
doit pas plus flatter un artiste qu'une critique bannale qui ne démontre
rien , ne doit le chagriner : l'un et l'autre sont aussi faciles à faire ,
qu'inutiles pour un auteur et pour le public.
Un sujet tiré de l'histoire romaine devient d'autant plus intéressant
chez nous que c'est le lieu de la scène.
Un peintre qui aurait représenté la hache levée sur la tête des coupables
, n'eût produit qu'un mouvement d'effroi , un spectacle sanglant
dont on eût aussitôt détourné les yeux. C'est ainsi que quelques
peintres avaient déjà traité ce sujet , et l'auteur lui - même , dans sa
première conception , avant la maturité de son talent , avait suivi
cette impulsion. Mais enfin , d'une scène qui semblait ne pouvoir être
que terrible et sinistre , il a , par une disposition plus heureuse , su
nous faire éprouver un sentiment touchant , une émotion qui peut se
prolonger sans attrister .
Tout ce qui est du ressort de l'histoire n'est pas toujours admissible
sur la scène et sur la toile . Le peintre , comme le poëte , doit mettre
à profit ce précepte d'un ancien :
•
Multaque tolles
Ex oculis , quae mox narretfacundia præsens .
Ce qu'a élégamment traduit l'illustre poëte français , Boileau :
Il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'esprit et reculer des yeux.
Un des coupables a subi sa peine ; on l'emporte , il va disparaître.
Une action consommée ne fixe plus l'attention : elle se reporte toute
JANVIER 1812. 137
entière sur Brutus et le fils qui lui reste . On intercède pour ce malheureux
dont la jeunesse atténue le crime . C'est ce que chacun sembler
dire par des expressions et des gestes différens . Tous voudraient lui
pardonner. Son juge inattentif à ce qui l'entoure , fixe et immobile ,
plus combattu par les mouvemens de son propre coeur que par les
prières qu'on lui adresse , paraît indécis : on ne sait quel arrêt va
sortir de sa bouche ; il peut céder au sentiment paternel , tout l'y
invite. La patrie à laquelle il s'immole voudrait , pour prix de sa
vertu , le dispenser de la moitié du sacrifice qu'il lui fait.
Telle est la situation éminemment pathétique que le peintre a choisie
ou plutôt créée ; et il la développe aux yeux du spectateur de manière
à lui faire partager les sentimens dont ses personnages sont animés .
On prend une part sincère à la scène , et sans doute quiconque ignore
le trait historique , demande , s'informe quel fut le sort de l'intéressant
coupable pour lequel il vient de s'attendrir .
Si maintenant j'examine l'ouvrage dans chacune de ses parties , je
dirai d'abord , quant à l'effet général , à ce premier aspect qui précède
l'examen , l'auteur le produit au moyen d'un ciel en rapport avec son
sujet. Une teinte austère et ferme convenait à la scène . Elle a donc
lieu dans un de ces momens où un orage semble se préparer . Ce parti
d'effet poétique et pittoresque , donne au peintre la liberté de répandre
la lumière et l'ombre où il lui convient , sans choquer la vraisemblance
. Il en dispose à son gré , et il obtient , en attirant plus particulièrement
l'oeil sur son groupe principal , l'intérêt prédominant qu'il
doit avoir. Des lumières accidentelles et subordonnées , répandues
sur les autres parties du tableau , n'appellent qu'une attention secondaire
.
Il serait difficile de se rendre exactement compte de l'état de l'architecture'
au tems de J. Brutus . On peut conjecturer qu'elle était
dans le goût des Etrusques , chez qui les premiers Romains puisèrent
leurs arts . Ainsi l'artiste a encore été , jusqu'à un certain point , le
maître de cette partie de sa composition . Il lui suffisait de caractériser
Rome par un point principal . Il fait naître l'idée du Capitole par une
disposition qui a quelque rapport avec ce qu'on voit encore aujourd'hui
, et qui ne s'éloigne peut - être pas beaucoup de ce qu'il a pu être .
Son architecture offre des lignes simples et nettes , soutenues par une
portion de paysage qui en sauve la sécheresse et donne de la profon
deur au tableau . On sait combien le fond peut aider ou nuire à l'effet
d'une composition . Cette entente générale qui fait valoir une partie
par l'autre , annonce l'homme qui a observé la nature dans ses effets
et étudié toutes les parties de son art .
#
138 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
Considérant ensuite la disposition des figures qui forment le groupe
principal , je trouve qu'elles se placent , se lient et se contrastent sans
effort , pour ainsi dire sans art , ce qui est précisément le but de l'art ..
La scène se déroule et s'explique d'elle- même.
Le jeune homme , dans l'attitude modeste d'un coupable , semble
avouer son crime : mais son abattement ne va point jusqu'à la faiblesse ;
ses amis qui s'empressent autour de lui se flattent encore qu'il a quelque
chose à dire pour sa défense : d'autres , pressant les genoux de Brutus,
implorent sa clémence . Ce malheureux père , victime volontaire d'un
rigoureux devoir , n'a-t-il donc pas assez à lutter contre lui - même ?
Ces épisodes qui naissent du sujet en augmentent l'intérêt .
Qu'il me soit permis de fixer un moment l'attention sur le personnage
principal , et d'adresser à l'auteur un éloge particulier sur cette
figure .
Brutus immobile , sans aucun geste apparent , par un mouvement
purement machinal , puisé dans la nature , a une main étroitement
fermée . De l'autre , il s'appuie , en serrant par une sorte de crispation
, le siége sur lequel il est assis .
Mais que dirai -je de la tête ? Jamais expression plus difficile à
rendre ne le fut peut-être avec autant de succès : et j'oserai le dire
sans crainte d'être démenti par l'auteur , ici son talent a été secondé
par une de ces heureuses inspirations qu'on ne fait pas renaître à son
gré. C'est pour ainsi dire un coup de fortune , une de ces rencontres
bien rares dont il me semble que l'auteur a dû se féliciter.
Collatinus , par un mouvement qui marque la différence de son caractère
, la tête à demi voilée de sa toge , semble présager la résolution
de Brutus , qu'il est loin d'approuver.
Je m'étendrais trop si j'entrais dans plus de détails . Le public a
confirmé d'avance les éloges que l'ouvrage de M. Lethière m'a sug-`
gérés .
Je terminerai par une observation générale .
Un sujet romain exécuté à Rome vingt ans après y avoir été conçu ,
doit peut - être à ces circonstances le style et le caractère que le peintre
y a imprimés . Le génie est de tous les pays : mais à Rome , les lieux ,
des monumens respectables , les souvenirs qu'ils font naître , les sites ,
le ciel même , enfin la physionomie du peuple dont le caractère n'est
point effacé , tout concourt à nourrir les idées et le talent d'un artiste
en lui offrant à chaque pas ce que pour de pareils sujets il ne saurait
trouver que dans un pays aussi bien favorisé de la nature .
迷
POLITIQUE.
On ne peut encore rien ajouter aux notions déjà trop
peu précises reçues de Hongrie sur les négociations de
Giurgewo. Le général russe , dit -on , est à Bucharest , où
les plénipotentiaires turcs seraient attendus . Pendant ce
tems , un corps de douze mille turcs se serait approché de
Rudschuck , et le grand- visir aurait déclaré avoir un assez
grand nombre de troupes pour ne pas craindre d'opposer
la force à la force , dans le cas où les négociations viendraient
à être rompues . Les succès remportés sur les Serviens
par le pacha de Bosnie auraient été publiés à Constantinople
, et ils y auraient produit la sensation la plus
vive . Voilà à quoi se bornent les renseignemens reçus , et
l'on voit qu'ils ne soulèvent en rien le voile répandu depuis
long-tems sur cette partie du théâtre des événemens politiques
.
A Vienne , les impôts de 1812 ont occupé le ministère ,
pendant que la diète de Presbourg continue ses opérations
toujours enveloppées du même mystère . On parle d'un
nouvel emprunt qui serait réparti sur les biens fonds à- lafois
et sur les commerçans .
Le cours de Russie a éprouvé une amélioration sensible .
A l'époque du 20 décembre , il était sur Paris à 130 cent.;
sur Amsterdam , à 13 stavers ; et sur Hambourg , à
12 schellings . Le froid s'était déclaré à la même époque
avec asse2 de vivacité . Les nouvelles de la Baltique ne parlent
que des effets désastreux éprouvés par les bâtimens anglais
battus du coup de vent , et des pertes qu'ils éprouvent
de la part des corsaires danois lorsque la tempête les sépare
des convois dont ils faisaient partie . Le roi de Saxe est de
retour à Dresde . A Munich , l'organisation de l'armée est
l'objet du travail du cabinet ; diverses assignations nouvelles
ont été données à plusieurs officiers généraux. A
Cassel , on poursuit le procès du furieux qui a assassiné le
malheureux comte Morio .
Nous n'avons encore que des détails très - succints sur
l'ouverture du parlement anglais , mais enfin sa première
séance a eu lieu le 7 janvier. L'ouverture s'est faite par le
140 MERCURE DE FRANCE ,
lord chancelier au nom du prince régent. Le discours
émané du trône n'est pas encore connu ; on sait seulement
que la proposition de l'adresse d'usage a été vivement combattue
. Sir Francis Burdett a été dans la chambre des communes
l'organe du parti anti-ministériel . Lord Grenville
Is'est aussi déclaré contre les ministres dans la chambre des
pairs.
Lord Cochrane a combattu la proposition de l'adresse en
fondant son opposition particulièrement sur la conduite du
ministère dans la guerre d'Espagne et dans les affaires de
Sicile . M. Whigtbread a envisagé la question dans les
rapports des intérêts politiques et commerciaux de l'Angleterre
; il a sur-tout envisagé avec effroi l'idée d'une guerre
prochaine avec l'Amérique , et si cette guerre éclate , il en
appelle la responsabilité sur un ministère qui a provoqué
le cri de résistance dont l'Amérique retentit aujourd'hui .
Le général Tarleton a parlé en homme du métier , et s'est
sur-tout altaché à attaquer les opérations militaires dont le
lord Wellington suit l'exécution dans la péninsule espagnole.
Lord Grenville a démontré que tout ce qu'il avait cru devoir
prédire l'année dernière , en combattant le système des
ministres , s'était très -malheureusement réalisé ; il annonçait
que le système de domination affecté par l'Angleterre ,
augmenterait le pouvoir de la France , et le fait est arrivé ;
il avait prédit qu'en maintenant les ordres du conseil lu
commerce et l'industrie anglaise souffrirait des pertes irréparables
, et le fait est arrivé ; qu'en maintenant la guerra
sur le continent , et en hasardant à-la-fois diverses entreprises
dont la moins téméraire ne peut avoir pour résultat
qu'une ruine certaine , l'Angleterre s'épuiserait d'hommes
et d'argent , et le fait est arrivé . Lord Grenville a demandé
combien d'années encore le parlement serait tenu de voter
des remercîmens pour une conduite qui compromet à un si
haut degré les intérêts , la sûreté et l'existence de l'Angleterre
.
"
Le comte de Liverpool a parlé dans le même sens . Le
comte Grey a exposé la situation politique et commerciale
de l'Angleterre ; il a demandé d'abord s'il était possible de
se faire une idée d'une situation plus alarmante sous les
deux rapports , et ensuite à qui il fallait l'attribuer . Les
conclusions de l'orateur contre l'adresse ont assez fait entendre
quels remercîmens il pense que les ministres onk
mérités .
JANVIER 1812 . 141
Lord Holland , sans s'écarter de la question de l'adresse ,
a élevé une discussion d'une haute importance , celle de
la médiation du gouvernement anglais entre les colonies
espagnoles et la métropole .
Lord Wellesley a répondu que déjà cette médiation
aurait produit des effets salutaires , si les distances avaient :
permis de suivre ces affaires avec toute la célérité désirable ,
et si l'ignorance , les préjugés invétérés dans les localités ,
et les intérêts des monopoles particuliers à telle ou telle
contrée , n'avaient opposé des obstacles très -difficiles à
surmonter . Une seconde lecture de l'adresse aura lieu dans
la prochaine séance ; mais dans celle -ci même , lord Liverpool
a déjà élevé la voix pour appeler l'attention de la
chambre sur l'état du roi . Il a annoncé que le jeudi suivant
, il proposerait à la chambre d'interroger les médecins
de S. M. Le roi est toujours en effet dans un état d'aliénation
complète : les idées religieuses et mystiques sont
les seules qui paraissent l'occuper et suppléer chez lui à
ses facultés intellectuelles ordinaires . La santé corporelle
est bonne , mais sous le rapport de l'aliénation , l'état
paraît absolument désespéré . Voici à cet égard une note
qui a de l'authenticité .
« On a soumis aux médecins du roi les six questions
que voici 1º Le roi est-il en état de reprendre l'exercice
des fonctions royales ? 2 ° Quel est son état actuel , soust
le rapport de sa santé , tant corporelle que mentale , comparé
avec celui de la première semaine de chaque trimestre
, en janvier , avril , juillet et octobre 1811 ? 3 ° La probabilité
de son rétablissement est- elle plus grande ou
moindre actuellement qu'elle n'était à l'époque du rapport
du 5 octobre ? 4° Y a-t-il des preuves manifeste de l'existence
de perception et de mémoire ? 5 Désespèrent- ils
effectivement du rétablissement de S. M. ? 6° Sa maladie ,
doit- elle être considérée comme une aliénation d'esprit
positive ou comme un délire ?
"
"
Les réponses des médecins ordinaires du roi , et de
ceux qui sont chargés de la cure de sa maladie mentale ,
s'accordent à dire à peu- près que S. M. n'est point en état
d'exercer les fonctions royales ; que sa santé , tant corporelle
que mentale , n'est certainement pas plus mauvaise
qu'au 5 octobre , mais qu'il y a moins de probabilité pour
son rétablissement ; que les preuves de perception et de
mémoire sont manifestes , quoiqu'il y ait peu de probabilités
pour son rétablissement ; ils ne désespèrent pas ab142
MERCURE DE FRANCE ,
solument , attendu que la maladie tient plutôt du délire
que de l'aliénation d'esprit . Le docteur Willis seul a répondu
à la cinquième question , verbalement et par écrit,
qu'il désespérait du rétablissement du roi . Cependant ,
après que le rapport , signé par tous les membres du conseil
, et par l'archevêque de Cantorbéry , eut été soumis à
la reine , le docteur Willis fit connaître à lord Ellenboroug
qu'il désirait corriger une faute dans une de ses réponses ,
et déclara qu'il ne pouvait pas dire qu'il désespérait du
rétablissement du roi . Il fallut , pour cet objet , réunir
encore le conseil ; il se tint le dimanche chez lord Ellenborough
, à huit heures du soir . On fit prêter de nouveau
serment au docteur. Il déclara ensuite , conjointement
avec les autres médecins , qu'il ne désespérait pas entiè
rement du rétablissement du roi , et ce rapport fut inscrit
dans le protocole du conseil privé . »
er
Les feuilles anglaises donnent peu de détails sur les
affaires d'Espagne ; le dernier paquebot arrivé de Cadix
et daté du 1 janvier , annonçait que les Français se disposaient
à attaquer Tarifa , qu'on s'attendait à voir tomber
cette place en leur pouvoir , malgré les secours qui lui
avaient été envoyés . En Portugal , d'où les convois de
malades arrivaient continuellement , l'armée était toujours
dans ses cantonnemens , et rien n'annonçait prochainement
un événement de quelqu'importance . Tout se réunissait
au reste pour prouver une mésintelligence sans
cesse croissante entre le ministre anglais à Cadix et la
régence ; les besoins de la régence l'ont déterminée à réclamer
du ministre anglais un secours pécuniaire régulier ,
jusqu'à ce que les arrangemens relatifs à l'Amérique méridionale
fussent terminés , sous la médiation du gouver
nement anglais ; et il ne faut rien autre chose qu'une telle
demande pour expliquer un refroidissement et le justifier.
de la part de l'agent du gouvernement britannique , dont.
la mission spéciale est bien d'entretenir la guerre et de
l'exciter , mais le moins possible d'en soutenir les dépenses .
Relativement à l'Amérique du nord , les mesures suivantes
et les dispositions que l'on va connaître sont le seul
résultat qu'aient obtenu les prétentions et l'arrogance des
envoyés anglais .
D'abord on a saisi à Boston des marchandises anglaises
pour une somme ,considérable , et ensuite voici les résolutions
proposées au congrès .
Le comité propose , 1° de compléter immédiatement
JANVIER 1812.
143
l'établissement militaire , ainsi que cela est autorisé par
les lois existantes ; 2º de lever sur-le-champ 10,000 hommes
de plus pour trois ans ; 3° d'autoriser le président à accepter
le service de tous volontaires , jusqu'au nombre de
50,000 hommes , pour s'en servir selon les circonstances ;
4° d'autoriser le président de disposer de la milice toutes
les fois qu'il le jugera à propos ; 5° de mettre immédiatement
en état de service tous les vaisseaux de l'Etat actuels
lement non employés ; 6° d'autoriser les vaisseaux marchands
appartenant à des citoyens américains à s'armer
pour leur défense .
Le rapport du comité se termine par le passage suivant:
« Les Etats-Unis , comme souverains indépendans , réclament
le droit de se servir de l'Océan , qui est reconnu
pour être le grand chemin des nations , pour transporter
sur leurs vaisseaux les productions de leur sol et de leur
industrie aux marchés et dans les ports des nations amies ,
et d'apporter chez eux , pour le retour , des objets selon
leur besoin ou convenance , à charge de respecter les droits
des puissances belligérantes , tels qu'ils sont établis par les
lois des nations . La Grande-Bretagne , au mépris de ce
droit incontestable , se saisit de tout bâtiment américain
allant ou venant d'un port où son commerce n'est pas favorisé
, enlève nos marins , et , malgré nos remontrances ,
persévère dans ses agressions ..
.......
" Nous avons tout souffert , mais le moment est arrivé
où la patience cesse d'être une vertu . La souveraineté et
l'indépendance des Etats-Unis , achetées et cimentées par
le sang de nos pères , sont un héritage que nous devons
transmettre à la postérité. C'est un devoir sacré pour le
Congrès de mettre à profit le patriotisme des citoyens , et
d'employer toutes les ressources du pays . Par ces secours
et avec l'aide de la Providence , nous avons la confiance
que nous serons en état d'obtenir la justice que nous avons
en vain attendue de nos remontrances , de notre patience
et de notre modération »
Le sénat a approuvé et ratifié , lundi , la nomination de
M. Monroe à la charge de secrétaire- d'état .
Dimanche dernier , il y a eu grande parade et présentation
.
- L'Empereur a institué un ministère du commerce et
des manufactures . Il a nommé M. Collin de Sussy ministre
de ce département. Le nouveau ministre a été pré144
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
senté lé 16 , par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire
, au serment qu'il a prêté entre les mains de S. M.
Le Sénat a réélu membres des commissions de la
liberté individuelle et de la liberté de la presse , MM. les
sénateurs comtes Abrial et de Richebourg.
-Un décret impérial établit des écoles spéciales pour
la fabrication du sucre de betteraves à Douai , à Strasbourg,
à Castelnaudari , et une fabrique à Rambouillet .
Ma la maréchale duchesse de Valmy est morte le
Io de ce mois.
"
ANNONCES.
Annuaire Forestier pour 1812, suivi d'un Précis des lois et instructions
sur l'administration des forêts , jusqu'en 1812 ; ou Tableau de
l'organisation forestière , contenant les noms , grades et résidences
des officiers des eaux et forêts , des officiers du génie maritime , chefs
d'arrondissemens forestiers , et des officiers de la louveterie , suivi de
l'analyse méthodique et raisonnée des lois , arrêts , décisions et instructions
en matière de forêts , chasse et pêche ; d'un traité de semis
et plantations , et d'un calendrier forestier ; par M. Baudrillart , premier
commis à l'administration générale des forêts , membre de la
Société d'Agriculture de Paris : Un vol . in-12. Prix , 2 fr . 50 c . , et
3 fr . 25 e. franc de port . Chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 , éditeur des Annales Forestières.
Annuaire Dramatique , contenant la partie du décret impérial du
5 février 1810 , concernant la propriété et la garantie des auteurs , le
décret impérial entier des redevances à payer à l'Académie impériale
de Musique , et l'avis du conseil d'état en date du 20 août 1811 sur le
décret du 5 février 1810 , les noms et demeures de tous les directeurs ,
acteurs , danseurs , musiciens , fournisseurs et employés , les dates
des pièces et le répertoire de tous les théâtres ou spectacles de Paris ,
leur travail pendant l'année 1811 , la nécrologie dramatique , un ca→
lendrier , etc. , etc. Ouvrage dédié à Mme Duret-Saint-Aubin , et
orné de son portrait d'après nature . VIII ANNÉE. — Prix , I fr. "
25 C. , et 1 fr. 50 c. franc de port . Chez Mme Cavanagh , libraire du
Théâtre des Variétés , boulevard Montmartre , no 2 , au second , en
face du théâtre .
Les Odes d'Horace , en vers français . Un vol . in-8º. Prix , 4 fr.
Chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8.'
CA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DXLIX . Samedi 25 Janvier 1812 .
POÉSIE.
· ODE A L'ESPÉRANCE .
Tor qui dans tous les coeurs établis ton empire ,
Qui donnes une autre amé à tout ce qui respire ,
Et souris en veillant près de notre berceau ;
Toi qui nous tends sans cesse , en nos jours de misère ,
Une main toujours chère ,
Et nous couvres de fleurs le chemin du tombeau ;
Puissante Déité , secourable Immortelle ,
Qui bannis loin d'un coeur , à ton culte fidèle ,
De nos jours malheureux le triste souvenir
Et qui , par le pouvoir de tes douces paroles ,
Du présent nous consoles ,
Et nous promets toujours un riant avenir ;
Aujourd'hui je t'invoque , ô flatteuse Espérance !
Que les dons de Plutus , les honneurs , la puissance ,
Soient les désirs brillans des vulgaires mortels !
Moi , je borne les miens au feu d'un beau délire ,
Et, riche d'une lyre ,
Je consacre mes chants à tes pompeux autels .
K
146 MERCURE DE FRANCE ,
Je t'appelle : à mes yeux montre- toi dévoilée ,
Viens poser sur mon front ta couronne étoilée ,
Accours m'envelopper d'un manteau lumineux ;
Ouvre-moi , dès ce jour , le temple de Mémoire ,
Et montre-moi ma gloire
Remplissant l'avenir d'un nom toujours fameux .
Sans tes illusions tout languit sur la terre :
Sans toi le fils de Mars , plein des feux de la guerre ,
Sous de sanglans drapeaux mourrait- il engagé ?
Sans toi la gloire est vaine , et sans toi le poëte ,
Sur sa lyre muette ,
Laisse tomber enfin son front découragé .
Mais avec toi tout vit , tout marche , tout respire .
De nombreux artisans , sous ton utile empire ,
Tourmentent et la pierre , et le bois , et l'airain ;
Et satisfaits du prix de leurs travaux vulgaires ,
Ces heureux mercénaires
Font retentir l'écho de leur joyeux refrain .
Le laboureur , guidé par ta douce présence ,
Au sillon généreux confiant la semence ,
Trouve dans son labeur de fertiles plaisirs ;
Et , songeant aux trésors dont l'enrichit l'automne
En espoir il moissonne
D'innombrables épis qu'ont mûris ses désirs .
Tu donnes au mortel une puissante audace ;
Tu le suis dans les camps , à la cour , au Parnasse ,
Tu charmes son exil , tu soulèves ses fers ;
C'est toi qui , t'emparant de son ame agrandie ,
Sur ton aile hardie ,
Lui fais franchir l'obstacle et vaincre les revers.
Tu prétais à César une altíèré assurance :
Il éprouve des flots la perfide inconstance ,
Et le nocher tremblant s'abandonne au hasard ;
Mais César toujours ferme , au courroux de Neptune
Oppose sa fortune :
Le Neptune indomptable est dompté par César.
Du vaisseau de Colomb tu déployas la voile ;
Tu lui fis parcourir , sous ton heureuse étoile ,
JANVIER 1812. 147
I
Des chemins inconnus sur l'abyme des mers ;
Tu remplis son grand coeur de ta chaleur féconde ,
Tu lui promets un monde ,
Et sa mâle constance agrandit l'univers .
Tu nous fais cependant d'infidèles promesses ;
:
Tu nous dis espérez les honneurs , les richesses ,
Et nous berces d'erreurs jusqu'à nos derniers jours.
Semblable à la beauté qui se montre légère
Et nous est toujours chère ,
Tu nous trompes souvent , mais tu nous plais toujours .
Tu le trompas aussi , le cygne de Sorrente !
Quoi ! le Tasse à ses pieds voit l'Envie expirante !
Le Capitole ému l'attend avec orgueil !
Quoi ! la gloire l'appelle et ce vainqueur succombe !
La mort le frappe , il tombe ,
Et le char triomphal promène son cercueil .
Espérance , c'est toi qui créas l'Elysée :
Le mortel malheureux , par une route aisée ,
Là , trouve enfin des jours au bonheur destinés .
Tu souris : la mort même a du moins quelques charmes ;
Sans trouble , sans alarmes
Il quitte un sol ingrat pour des champs fortunés .
Trahi par les destins , un enfant du Permesse
N'avait pour tout trésor que ta douce promesse :
Tu le fuis ; de son sort il sent toute l'horreur ;
Et voyant de ses chants la douceur méprisée ,
A sa lyre brisée
Il adresse ces mots dictés par la douleur :
Tombe , tombe en éclats , lyre aux attraits funestes !
Qu'ils foulent à leurs pieds tes déplorables restes ,
Ces mortels qui , toujours outrageant tes accords ,
N'ont jamais distingué tes cordes prophétiques
De ces pipeaux rustiques
Qui traînent pesamment leurs sons lourds et discords.
> Plutôt que de passer dans une main grossière ,
Que tes débris épars , dormant sous la poussière ,
Subissent de la mort l'irrévocable loi !
K 2
148 MERCURE DE FRANCE ,
La mort est ton égide , ô mortel qu'on opprime ,
Et dans son vaste abyme , #
Oni , ma lyre , je vais m'engloutir avec toi.
» Oui , pour moi chaque jour est un nouvel outrage ,
S'il faut que mes destins , ignorés de notre âge ,
Soient aussi sans éclat dans la postérité :
Eteignons dans la mort mon orgueilleuse envie ,
Rejetons et la vie
Et le pesant fardeau de mon obscurité . »
« Arrête , lui dis-tu , faible mortel , arrête :
Eh quoi ! la renommée à t'illustrer s'apprête ,
Et le néant est seul de ton ame imploré !
Aucun trophée encor n'assure ta mémoire ;
Jeune amant de la gloire ,
Peux-tu vouloir mourir et mourir iguoré ?
» Si ces instans , perdu dans l'oubli du courage ,
Ont vu tomber ton luth sous l'effort de ta rage .
Crois-moi , jeune insensé, désarme ton courroux .
Prends ce noble instrument que le monde révère ,
Prends la lyre d'Homère ;
Chante , et tous les mortels vont ployer les genoux .
Depuis ce doux moment , trop flatteuse déesse ,
Ce jeune nourrisson des nymphes du Permesse
Sait braver la fortune et repousser ses coups ;
Dérober ses travaux à la race future
Est la plus grande injure
Qu'il puisse désormais craindre d'un sort jaloux .
A la clarté du jour , au milieu des ténèbres ,
Dévorant les écrits de nos maîtres célèbres ,
Et par ses rivaux même aux veilles excité ,
Il immole , orgueilleux de sa noble victoire
Son bonheur à la Gloire ,
Et ses fragiles jours à l'Immortalité .
F. DE VERNEUIL.
JANVIER 1812 . 149
LOYSE.
ROMANCE , musique de M. BALBASTRE ,
FRAÎCHE comme rose jolie
Que le doux printems vient d'ouvrir ,
Loyse , sur l'herbe amollie ,
Dormait d'un paisible dormir.
Tremblez , le loup trompeur vous guette ,
Pastourelle au gentil minois ,
Et gardez -vous d'aller seulette ,
Si voulez sommeiller au bois.
Jeune et beau seigneur du village ,
En chassant , voit sur le gazon ,
Bergerette au joli corsage ,
Au jupon court , au pied mignon,
Il s'approche , et le téméraire....
Pauvre Loyse , quel malheur !
Adieu l'espoir d'être rosière;
D'innocence as perdu la fleur !
Chasseur s'en va , c'est l'ordinaire ,
Quand chasseur a pris son gibier.
Oh mon Dieu que dira ma mère ?
Pauvre Loyse de crier .
Sa voix rappelle l'infidèle ,
Mais les vents emportent sa voix.
Aht si l'avais su , disait-elle ,
N'aurais été dormir au bois ,
Bientôt sa taille rondelette
Apprit tout à mère Alison ,
Qui tant gronda que bergerette
Vite s'enfuit de la maison .
Elle arrive en pleurs , hors d'haleine
Près du castel de son seigneur ;
Lui seul il a causé sa peine ,
Lui seul peut finir son malheur.
Suis pauvre fillette trahie .
Dit Loyse au galant seigneur.
Parlez , bergère si jolie ,
150 MERCURE DE FRANCE,
*
Saurai calmer votre douleur.
Un soir d'été , sous la coudrette
Hélas ! il m'en souvient encor
Monseigneur me laissa seulette ,
Me bâillant ce bel anneau d'or.
Plora tant la belle affligée ,
Que .n'y put tenir le troppeur.
Bientôt , dit-il , serez vengée ,
Et dame serez de mon coeur.
r
De ce choix n'eut point repentance ,
Vécut heureux dans son château ,
Et Loyse , dans l'opulence ,
Garda souvenir du hameau .
Aux jours de fête la bergère
Sur le gazon s'en va dansant ;
Loyse , à la troupe légère ,
Disait quelquefois en riant :
« C'est à l'ombrage des coudrettes
» Que se cache le loup trompeur ;
» Dormir au bois perd les fillettes ,
» Dormir au bois fit mon bonheur . »
F. DE PUSSY.
AU DUC D'ABRANTÈS .
IL faut des lauriers aux héros.
Mais lorsque la pitié des Achilles nouveaux .
Adoucit le front intrépide ,
Mais lorsque du héros les soins compâtissans
Protégent sans éclat l'infortune timide ,
Aux lauriers ajoutons l'encens.
EVARISTE PARNY ,
pour Mule Irène de C....
ÉNIGME .
PRÉSENT cher à ton coeur , je charme tes loisirs.
Fils de l'illusion , j'augmente tes désirs :
Je te fais mépriser le péril et l'envie ;
Souvent en me perdant tu perds aussi la vie !
E. BONNEAU.
JANVIER 1812 . 151
LOGOGRIPHE .
C'EST bien à tort que l'homme vain s'abuse ;
Aucun ne peut prétendre à la science infuse ;
On ne sait rien si l'on n'a rien appris ;
Du travail seul le savoir est le prix ;
Il vous faut des leçons pour être habile et sage ;
A tout on a besoin d'un peu d'apprentissage .
Quiconque aspire à devenir ,
Suivant son goût , profès ou maitre ,
Indispensablement doit commencer par être ,
S'il veut à son but parvenir ,
Ce que je suis ; et ce préliminaire ,
Pour plus ou moins de tems , est un point nécessaire .
Cela posé , cherchons à définir
Ce que de moi vous pouvez faire .
D'abord , pour que vous le sachiez ,
Je vous dirai que j'ai six pieds ,
De qui le mouvement produit beaucoup de choses.
Cependant la plupart de mes métamorphoses
Tout au plus en ont quatre ; et sans être très -fin ,
En moi l'on trouve , avec ou sans lunettes ,
Le génitif d'un mot latin
Qui fait rechercher les gazettes ;
Deux villes de différent nom ,
L'une au pays Génois , l'autre dans le Piémont ;
Ce qu'on fait en chaque famille
Quand on marie ou le fils ou la fille ,
Un pronom et deux fois une négation ;
Une figure ayant forme ascendante .
Ce qui , contre le voeu de toute ame prudente ,
Dégrade l'homme , afflige la raison ,
Trouble l'ordre public et blesse la morale ,
Se remarque aussi dans mon sein .
C'est dans ma qualité , j'en conviens , un scandale :
Mais connaissez de mon destin
L'inconséquence et la bizarrerie.
Vous voyez par un mot ma qualité flétrie ;
Eh bien ! ce même mot , autrement entendu 9
152 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812.
Car on lui fit une double nature ,
De chacun de vous est connu
Pour être le premier dans la nomenclature
Des hautes dignités , des titres éminens.
On l'applique à des présidens ,
Chanceliers , amiraux , et autres personnages ,
Tels que baillis , consuls , sénéchaux et légats ,
Même à des rois qui sur tous ont le pas ,
Et tous gens , comme on sait , dignes de vos hommageć.
Enfin on trouve en moi , tel est l'arrêt du sort ,
Ce qui toujours a précédé la mort .
JOUYNEAU -DESLOGES ( Poitiers ) .
CHARADE .
FEMME , êtes-vous ambitieuse ?
Vous désirez d'habiter mon premier.
Votre santé devient- elle douteuse ?
Vous recourez d'abord à mon dernier.
De bonne renommée êtes-vous envieuse ?
Vous n'êtes jamais mon entier .
Par le même. '
Mots de PENIGME , du LoGoGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro
Le mot de l'Enigme est le point sur l'T.
Celui du Logogriphe est Embrâsement, où l'on trouve ; embrassement
en redoublant l's du milieu .
Celui de la Charade est Aspie,
1
LITTÉRATURE ET BEAUX- ARTS ..
VOYAGES DU CHEVALIER CHARDIN EN PERSE ET AUTRES
LIEUX DE L'ORIENT , enrichi d'un grand nombre de
belles figures en taille-douce , représentant les antiquités
et les choses remarquables du pays. Nouvelle
édition , soigneusement conférée sur les trois éditions
originales , augmentée d'une notice de la Perse , depuis
les tems les plus reculés jusqu'à ce jour , de
notes , etc.; par L. LANGLES , membre de l'Institut ,
un des administrateurs- conservateurs de la Bibliothèque
impériale , professeur de persan à l'Ecole
spéciale des langues orientales, savantes , etc. - Dix
volumes in-8° , et atlas grand in- folio . A Paris ,
chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine .
(PREMIER EXTRAIT . )
-La première édition complète de ce voyage parut
à
Amsterdam en 1711 , et depuis cette époque , c'est- àdire
, depuis un siècle , tous les voyageurs français ou
étrangers qui ont parcouru les mêmes contrées , ont
unanimement déposé de la vérité des peintures , de
l'exactitude des descriptions de Chardin ; tous se sont
plu à rendre hommage à cette droiture de jugement , à
cette saine raison qui président à ses observations , à
cette profonde étude des moeurs qui permet d'apprécier
les vertus et les défauts d'un peuple ; qualités rares ,
quoiqu'indispensables , dans un voyageur. Le tems , l'écueil
inévitable des mauvais ouvrages , la seule consolation
du vrai mérite , tout en révélant les erreurs qui lui
sont échappécs , n'en a pas moins fermement établi sa
réputation , et Chardin est encore aujourd'hui , comme
il le sera sans doute long- tems , le peintre fidèle d'une
des plus belles contrées de l'Asie . On le lit toujours
avec plaisir , malgré l'incorrection et la rudesse de son
style , parce qu'il raconte avec tant de franchise et de
154
MERCURE DE FRANCE ,
naïveté , que jamais on ne se lasse de l'entendre . Ç'a
donc été une heureuse idée que de donner au public une
nouvelle édition de ses voyages , et de les enrichir de
l'érudition d'un Orientaliste , célèbre par ses nombreux
travaux. C'était payer à sa mémoire un tribut qu'elle
u'eût jamais osé espérer ; mais avant de faire connaître
cette nouvelle édition , nous croyons qu'on nous saura
gré de donner quelques détails sur la vie de Chardin .
Jean Chardin , né à Paris le 26 novembre 1643 , était
fils d'un riche joaillier de cette capitale , professant la
religion réformée . Il reçut l'éducation qu'on donnait
alors à la jeunesse , prit quelque connaissance de la profession
de son père , et dès 1664 il se rendit aux Indes-
Orientales , en traversant la Perse et en s'embarquant à Hormouz
. Au bout d'un court séjour à Surate , il revint dans
la Perse , qu'il habita pendant six années . Dès ce premier
voyage , les opérations commerciales n'absorbèrent point
tellement ses instans qu'il n'en pût consacrer quelquesuns
à étudier les peuples qu'il visitait . Le titre de marchand
du roi de Perse, dans un pays où tout ce qui tient
au monarque est sacré , lui donna accès chez tous les
grands , et le mit à même de faire beaucoup de remarques
curieuses . Il est bon d'observer qu'il parlait assez
bien le persan vulgaire . En 1666 et en 1667 , il visita
les ruines de Persépolis . En 1670 , il revit sa patrie , où ,,
loin d'être accueilli comme il le méritait , il fut forcé ou
de renoncer aux honneurs et aux récompenses , ou d'abjurer
sa religion . Ce fut peut-être cet état de choses qui
le fit retourner en Asie quinze mois juste après son
retour. Il repartit pour la Perse le 17 août 1671 , et il y
resta jusqu'en 1677 , qu'il passa aux Indes . Arrivé à
Surate au commencement de 1678 , il quitta cette ville
l'année suivante , et , selon toute apparence , il revint
par mer en Europe . On ignore s'il débarqua d'abord
dans la France , livrée alors à de grands troubles , ou s'il
se rendit directement à Londres . Ce qu'il y a de certain ,
c'est qu'il arriva dans cette ville le 14 avril 1681. Au
bout de dix jours , Charles II voulant s'attacher un tel
sujet , lui décerna le titre de chevalier , et lui en remit la
décoration de sa propre main. C'était ainsi qu'un zèle
JANVIER 1812. 155
religieux mal entendu , bannissait alors chez les nations
voisines , heureuses de les accueillir , des hommes don't
les lumières auraient si utilement servi la patrie .
Le même jour où il reçut cette marque flatteuse de
distinction , il épousa une protestante de Rouen , fugitive
comme lui. Au bout de peu de tems , Charles II , dont il
avait mérité l'estime et la confiance , le nomma son plénipotentiaire
auprès des Etats de Hollande , et la compagnie
anglaise des Indes-Orientales le choisit pour son
agent auprès des mêmes, Etats . On n'a rien de certain
sur l'époque de son retour en Angleterre ; on sait seulement
qu'il y mourut le 26 janvier 1713 , à l'âge de
soixante-neuf ans et deux mois .
•
Quoique d'après ses propres expressions il ait composé
plusieurs ouvrages , tels qu'une Histoire de Perse
et des Commentaires sur l'Ecriture- Sainte , on n'a de lui
que ses voyages , qui suffisent pour sa réputation . Ils
peuvent se diviser en , trois parties bien distinctes : la
première , qui occupe les deux premiers volumes de la
nouvelle édition et la moitié du troisième , se compose
du second voyage de Chardin en Perse , par Constantinople
, la mer Noire , la Mingrélie , la Géorgie et l'Arménie
; il y donne sur les moeurs des peuples qu'il a
vus , sur les pays qu'il a parcourus , sur les villes où il
s'est arrêté , des détails qu'on chercherait vainement
ailleurs . Ajoutons que l'intérêt du sujet s'accroît encore
ici par celui qu'inspire l'auteur , bravant mille dangers
pour parvenir à son but.
La seconde partie ( moitié du tome III , tome IV, V,
VI et moitié du tome VII de la nouvelle édition ) , est le
tableau aussi fidèle que complet de la Perse . Chardin y
traite successivement de l'étendue de l'Empire , de ses
forces , de ses lois , des moeurs et coutumes de ses habitans
, des sciences et arts , de l'industrie et de l'habileté
des Persans , de leur gouvernement politique , militaire
et civil , et enfin de la religion qu'ils professent . En parlant
de leur littérature , il a trouvé moyen de placer
quelques spécimens de traductions , mais nous doutons
qu'elles lui appartiennent ; car les erreurs qu'il commet
souvent en confondant des mots homonymnes dans la
1
156 MERCURE DE FRANCE ,
prononciation , mais qui different entièrement dans
l'écriture et quelquefois dans la signification , semblent
prouver que s'il parlait bien le persan vulgaire , il n'était
point en état de lire les auteurs . Peut-être ces traductions
fui furent- elles communiquées par le P. Raphaël du
Mans , missionnaire dont il parle souvent .
La troisième partie (moitié du tome VII , tomes VIII ,
IX , et moitié du tome X de la nouvelle édition ) , offre
une description d'Ispahan , alors capitale de la Perse
aujourd'hui en partie ruinée , et la relation de deux
voyages que Chardin fit à Bender Abbacy ; c'est dans
cette dernière partie que se trouve la description des
ruines célèbres de Persépolis .
Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces voyages
déjà bien connus , et nous passerons de suite à l'examen
d'un point de bibliographie , peu digne sans doute de
l'importance qu'on paraît lui avoir donnée , mais qui ,
cependant , mérite quelque attention , puisque , même
dans les moindres choses , il faut chercher la vérité.
M. Langlès , dans une courte notice sur Chardin , placée
en tête du premier volume de ses Voyages , semble l'ac
cuser d'ingratitude pour n'avoir point nommé , dans sa
préface , le doyen de l'Académie française , F. Charpentier
, qui lui avait prêté son style et peut-être aussi son
'érudition . Cette opinion a sans doute été suggérée à
M. Langlès par un passage du Carpenteriana , où l'académicien
s'exprime ainsi :
« Le goût que j'ai toujours eu pour les voyages , est
» cause que j'ai pris plaisir à en corriger deux ou trois
que j'ai donnés au public. Le premier est une relation
» d'un voyage du Levant , par Nicolas du Loir de Paris ,
» imprimée en 1654 , dont j'ai corrigé le style , et auquel
» j'ai ajouté bien des remarques. •
» Le second voyage que j'ai donné au public est le premier
tome de celui du chevalier Chardin , et je conti-
»> nuerai à en revoir la suite puisqu'il m'en a prié . Ce
» n'est pas une petite affaire que d'en corriger le style ,
>> mais j'en suis assez dédommagé par la bonté des ma-
» tières qui s'y rencontrent. La relation de la mort de
» Soliman a fait beaucoup d'honneur à M. Chardin ,
JANVIER 1812 .
157
» grâces à mes corrections et à l'Epître au Roi que j'ai
» faite , ainsi que celle qui est au-devant du voyage de
» du Loir. Ces deux messieurs ne sont pas les seuls à qui
» j'ai prêté le collet dans bien des occasions ( 1 ). »
M. Vanderbourg a refuté l'opinion de M. Langlès
et a voulu prouver qu'il était très-difficile , pour ne pas
dire impossible , que Charpentier eût rédigé les Voyages
de Chardin , parce qu'ils ne parurent qu'en 1711 , tandis
que le prétendu rédacteur était mort en 1702 (2) .
On trouvera peut-être de l'exagération dans ce dernier
sentiment, si l'on examine la question , après avoir rapproché
toutes les circonstances qui peuvent l'éclaircir .
Colbert, instruit du mérite de Charpentier , le chargea de
rédiger un mémoire sur l'établissement qu'il projetait
d'une compagnie des Indes (3) . Ce mémoire , qui fit
beaucoup d'effet , parut en 1664. L'année suivante
Charpentier publia la relation du même établissement.
Ce fut vers la même époque que Chardin se dirigea vers
la Perse , pour , de là , passer aux Indes . Un tel voyage
était une entreprise remarquable , et devait sur-tout fixer
l'attention de l'académicien qui , par la nature des travaux
que l'illustre ministre lui avait confiés , était obligé d'entretenir
des relations avec les voyageurs ; d'ailleurs il
avoue lui-même qu'un goût particulier le portait à la
lecture des voyages. Chardin , chargé par lui de recueillir
des renseignemens , d'éclaircir quelques doutes , se sera
naturellement lié d'amitié avec Charpentier lors de son
retour à Paris en 1670. Nous apprenons , en effet , que
çe dernier rédigea ou revit le récit du couronnement de
Soliman. Chardin , après un séjour de quinze mois à
(1) Carpenteriana , page 371 , édition de 1724. Il y a une seconde
édition de cet Ana , Amsterdam , 1741 , mais elle est entièrement
conforme à la première ; on a seulement réimprimé le titre . On ne
peut dire que cet ouvrage soit supposé , car Bocheron , l'éditeur , a
fort bien prouvé de quelle manière les manuscrits de Charpentier
étaient tombés entre ses mains .
(2) Gazette de France , du 16 mai 1811.
(3) De Boze. Histoire de l'Académie des inscriptions , tom . Ier, p . 2.
Eloge de Charpentier.
158 MERCURE , DE FRANCE ,
Paris , partit pour la Perse . Nous avons déjà observé
qu'on ignore si , à son retour , il débarqua directement
en Angleterre , ou s'il aborda en France . On sait seulement
qu'il s'écoula seize mois entre son départ de Surate
et son arrivée à Londres , espace de tems bien long pour
une telle navigation .
>
Les relations étaient- elles tellement difficiles , qu'un
voyageur célèbre ne pût être en rapport avec l'auteur du
mémoire sur l'établissement de la compagnie des Indes ?
Le passage du Carpenteriana est positif , et Chardin
avque , dans la préface mise à la tête de la relation de
son voyage de Paris à Ispahan , publiée à Londres en
1686 , en un volume in-folio : « Que de fort habiles gens
» de ses amis s'étaient donné la peine de lire sa relation ,
>> et avaient trouvé son style assez pur et assez intelli-
» gible . » Il dit , dans la même préface , que ce volume
in-folio n'était que la première partie de son voyage ;
qu'il se proposait d'en publier trois autres qui renfermeraient
les trois dernières parties ; ou , ce qui revient au
même , ce que l'édition de 1711 contient de plus que
celle de 1686. Ces trois volumes n'ont point paru , et
ce premier volume est , sans doute , celui dont veut
parler Charpentier dans le passage que nous avons cité
plus haut. Les emplois de Chardin , la mort même de
Charpentier ,, sont des obstacles qui ne lui auront permis
de publier une édition complète de ses voyages
qu'en 1711. Ces détails nous semblent suffisans pour
prouver qu'il n'est point impossible que Charpentier ait
revu l'ouvrage de Chardin ; mais faut- il prendre à la
lettre les expressions du prétendu rédacteur ? C'est un
point sur lequel nous ne pouvons prononcer . Cependant
il est à croire que cette révision , purement amicale
n'aura consisté que dans quelques remarques d'érudition
, dans quelques corrections de style . Examinons
maintenant ce qui distingue cette nouvelle édition , et la
place bien au-dessus de toutes celles qui l'ont précédée .
De tous les genres de compositions les voyages sont
celui qui présente le plus de difficultés et prête en
même tems le plus à la critique . Pour y réussir , il faut
non-seulement de l'esprit , du goût , du jugement et surJANVIER
1812 .
159
tout de la franchise , mais encore de l'érudition : de
même qu'un peintre pour être parfait ne doit ignorer
l'emploi ni l'effet d'aucune couleur , ainsi le voyageur
qui entreprend de nous peindre les moeurs , les arts , les
sciences , les productions de tout genre , le gouvernement
et la religion d'un peuple , ne doit être étranger à aucune
branche des connaissances humaines , et supposé même
qu'il fût astronome , botaniste , érudit , il faudrait encore
qu'il sût parfaitement la langue de ce peuple et qu'il eût
long-tems habité chez lui . Mais si l'on se croit en droit
de tant exiger d'un voyageur qui a la prétention de bien
faire , quelle variété , quelle étendue de connaissances ne
s'attendra-t-on point à trouver dans un éditeur , dont le
véritable devoir est de remplir les lacunes du voyage
qu'il publie , de suppléer à ce qui manquait à l'auteur ,
et du côté du jugement , et du côté de la science ; de
rectifier les rapports , les descriptions d'un homme qui
raconte ce qu'il a entendu , qui peint ce qu'il a vu , enfin
de
poser la limite destinée à séparer le faux d'avec le
vrai , l'exagéré d'avec le positif? En nous abandonnant à
cette réflexion suggérée par le sujet même qui nous
occupe , notre intention est bien moins de critiquer l'entreprise
de M. Langlès que d'indiquer les obstacles qu'il
a eu à vaincre , et de prévenir ceux qui pourraient s'attacher
à quelques erreurs inévitables dans un si grand
travail. D'ailleurs ses ouvrages sont connus depuis longtems
et justement appréciés , et le public en demande bien
moins un jugement qui ne pourrait influencer en rien
son opinion , qu'une analyse fidèle qui lui en fasse connaître
la nature , l'étendue et le contenu . C'est cette
dernière marche que nous suivrons .
En indiquant ci - dessus le contenu des Voyages de
Chardin , nous avons donné une idée générale du travail
de M. Langlès . Son but étant de développer ou de
corriger un texte quelquefois obscur et fautif , il a dû
suivre la même marche , et remplir la même tâche que
Chardin . Ainsi ses notes rédigées d'après les auteurs
latins , grecs , arabes , persans , turcs , allemands , anglais
, etc. les relations les plus récentes , etc. ont pour
objet de donner des éclaircissemens sur la religion ,
160 MERCURE DE FRANCE ,
l'histoire civile et naturelle , la langue , les antiquités , et
l'état actuel de la Perse , et de rectifier les mots qu'il a
jugés altérés . Elles sont nombreuses et quelquefois trèsétendues
. Nous indiquerons , ou même nous transcrirons
non pas les plus savantes , les mieux raisonnées , car
nous dépasserions de beaucoup les bornes d'un extraits
mais celles qui offrant un intérêt général , sont à la portée
de toutes les classes de lecteurs . Nous observerons
seulement que , sans nous astreindre à l'ordre des volumes ,
nous rassemblerons dans un même cadre tout ce qui a
rapport à un même objet . Nous commencerons par la
religion .
La religion musulmane n'est point une production du
génie de Mahomet. Cet hardi imposteur ne fit que puiser
dans les religions judaïque , persanne et chrétienne ,
dans le culte idolâtrique des Arabes de son tems , les
dogmes , les idées , les pratiques qui lui parurent avoir le
plus d'analogie avec le caractère de ses compatriotes .
M. Langlès paraît s'être sur-tout attaché à rendre à chacune
de ces religions ce qui lui appartenait en propre .
C'est ainsi ( tom. VI , p . 221 ) qu'il restitue aux rabbins
cette idée des sept lieux et des sept terres sur- imposées
dont parle le Koran (4) : dans Mounker et Nikyr , anges
noirs et hideux chargés du premier examen des hommes,
il reconnaît une imitation des deux anges qui , suivant
les rabbins , sont postés aux deux extrémités du monde ,
et delà se lancent mutuellement les ames des méchans .
« Les mêmes rabbins nous apprennent aussi , dit- il ( t. VI ,
» p . 229 ) , qu'au moment où un homme quitte ce bas
» monde , l'ange de la mort arrive , et s'assied sur son
» tombeau ; l'ame rentre dans le corps , le mort se
» lève , etc. , et il reçoit de la main même de l'ange cette
» terrible fustigation si redoutée des Juifs et même des
» Chrétiens de l'Orient. Armé d'une chaîne , en partie
» de fer et en partie de feu , du premier coup , il sépare
» les membres du tronc ; du second , il disperse les os.
» Alors les anges recueillent ses débris , mais l'ange de
» la mort réitère une troisième fois ; tout l'individu est
(4) Sur. L. XXI , v . 15 .
JANVIER 1812. 161
» réduit en cendres , et ces cendres sont replacées dans
» le tombeau . »>
Djehennama ( tom . VI , p . 232 ) , ce lieu des derniers
supplices , est encore une allusion à Guy Hennom la
A vallée d'Hennom . Cette vallée située près de
Jérusalem
DEINE
.
était si agréable que les Juifs , dans un accède leu
idolâtrie , y construisirent un temple dédié Molok
dans lequel ils immolaient leurs propres ens. Josias
abrogea ce culte abominable , renversa lemple , et
métamorphosa cet endroit si délicieux en un affreuse
voirie où brûlait continuellement un feu alimente par
les immondices et les cadavres qu'on y jetait . Longes
le souvenir de cet horrible lieu se conserva chez les
Juifs , et lorsque Jésus- Christ voulut , selon saint Jérôme ,
donner à ce peuple quelqu'idée des supplices éternels ,
il appliqua ce nom aux lieux où les méchans devaient
les endurer.
Au sujet du mot al- a'araf, M. Langlès fait les remar→
ques suivantes (ibid. , p . 233 ) :
« Al-a'araf, pluriel d'al-a'rf, mot arabe qui signifie
» connaître , parce que ceux qui habitent le séjour ainsi
» nommé , connaissent chacun à des signes particuliers ;
» ils connaissent les habitans du Paradis , à la blancheur
» de leur face ; les habitans du feu ( les damnés ) , à la
» noirceur de leur visage . Les d'araf sont donc des
» espèces de limbes situés entre le Paradis et l'Enfer.
» Quoique le prophète fasse mention de ce séjour dans
» le Coran , les Musulmans n'ont pas une idée très-pré-
» cise de ceux qui doivent l'habiter , ni de l'état où ils
» s'y trouvent après leur mort . Il y a même , si l'on en
» croit certain docteur , des anges et des hommes . Sui-
» vant Sa'dy , dont l'autorité n'est pas moins imposante
» en théologie qu'en poésie :
» Pour les Houry l'â'arâf est un enfer ';
» Interrogez les habitans de l'Enfer , c'est le Paradis .
» Mais sans nous appesantir plus long-tems sur l'idée
>> fort incertaine que les Musulmans peuvent avoir de
» l'état et de la situation de ce lieu dont l'existence est
» encore bien plus douteuse , contentons - nous d'obser-
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
» ver la conformité parfaite qui existe entre les â'arâf
>> des Musulmans et les limbes des Chrétiens . >>
L'idée de cette balance célèbre dont les bassins sont
plus grands et plus larges que la superficie des cieux , et
dans laquelle les actions des hommes sont pesées par la
toute-puissance de Dieu , savoir : les bonnes dans le basşin
de la lumiere , les mauvaises dans celui des ténèbres ,
est soigneusement décrite dans le Talmud , le Sirath . Ce
pont dressé au-dessus de l'Enfer , plus fin que le cheveu ,
plus affilé que le sabre , que les élus , après avoir supporté
l'épreuve de la balance , doivent passer avec la rapidité
de l'éclair , avec la vélocité du vent , tandis que les
réprouvés y glisseront et se précipiteront au milieu de
l'Enfer , est encore dérobé aux Rabbins , ou , selon
quelques auteurs , aux ignicoles , qui le nommaient Poul
Tchynavad.
»
M. Langlès ne se borne pas , comme on peut le penser,
à ces simples rapprochemens . Tantôt il définit clairement
des expressions dont la véritable signification était
inconnue du voyageur , et tantôt il explique , peut- être
trop, brièvement , tout ce qui pourrait embarrasser un
lecteur peu au fait des moeurs et des coutumes des orientaux.
Il ne néglige aucun des traits qui peuvent jeter
quelque variété dans des détails très - arides par euxmêmes
. Nous citerons pour exemples ce qu'il dit de
la prière nommée wùitr, c'est- à - dire , isolée ( tom . VII ,
p . 57) : « Elle ne fait point partie des cinq grandes et
indispensables prières quotidiennes des Musulmans .
» Cependant quelques-uns regardent celle- ci comme
» d'obligation canonique ; d'autres seulement comme
>> d'obligation imitative , parce que le prophète s'en ac-
» quiltait. On en est entièrement dispensé dans les pays
» où le lever du soleil suit de très-près son coucher.
» Dans ces mêmes contrées , on peut même ne pas s'ac-
» quitter de la cinquième prière quotidienne ; et cetle
» circonstance a persuadé au commun des Musulmans ,
» que les parties septentrionales du globe leur sont inter-
» dites . Ce préjugé , adroitement manié par un khan de
» Crimée , empêcha l'exécution du canal projeté par
» Selim II , qui voulait joindre le Don avec le Volga ;
•
}
JANVIER 1812 . 163
1
» communication qui aurait pu être très-désavantageuse
» à la Crimée . »
Pour composer ses notes sur les pratiques religieuses ,
il a sur-tout mis à contribution un très-bel ouvrage sur
la religion musulmane , intitulé Zubdét al- Tessanys ,
dédié à A’bbas II : la bibliothèque impériale en possède
un exemplaire sous le n° 21 , A, de ses manuscrits persans
.
Avant de terminer ce premier extrait , nous nous permettrons
quelques observations sur la Sunnah.
En parlant des hadytz ou traditions prophétiques ,
M. Langlès dit « qu'elles ont presqu'autant de poids que la
>> Sunnah ou loi écrite , c'est-à-dire le Coran . » D'Ohsson
et ceux qui ont écrit sur la religion musulmane , nous
paraissent établir une distinction entre le Coran et la
Sunnah. Le Coran est la loi réputée divine . La Sunnah
qui se compose des hadytz est le recueil des traditions
prophétiques. Elle embrasse 1 ° toutes les paroles , les
conseils , les lois orales de Mahomet , cawl ; 2 ° ses
actions , ses oeuvres , ses pratiques , fi'l ou sunnah ';
3º son silence , tacryr , sur différentes actions des hommes
; ce qui emportant une approbation tacite de sa
part , désigne leur légitimité et leur conformité à sa
doctrine .
Dans deux extraits subséquens nous rendrons compte
de la suite du travail de M. Langlès . 1
AM. JOURDAIN.
LES AVENTURES D'HÉLÈNE , FILLE DE LÈDA ; par S. P.
L..... A Paris , chez Delaunay , libraire , au Palais-
Royal . ( 1811.)
Un poëme en prose ! On croirait d'abord que c'est une
envie de se singulariser . Dans un siècle où les poëtes
fourmillent , où nous sommes inondés de vers , où la
plus modeste enseigne est décorée d'un quatrain , où
l'on voit les Muses courir les rues et Melpomène s'asseoir
sans façon dans l'humble boutique d'un artiste en
chaussures , non pour lui faire raccommoder son co-
L 2
164 . MERCURE DE FRANCE ,
thurne , mais pour lui révéler les secrets de cet art qui
fait couler nos larmes , on peut s'étonner , avec quelque
raison , de voir en vile prose un ouvrage sur Hélène ,
dans lequel on trouve un songe , une tempête , des combats
, une apothéose ; enfin toutes les machines du magasin
de l'épopée . L'objection est grave ; mais l'auteur
l'avait prévue . Voici comment il répond à ceux qui
voudraient qu'il eût fait autrement . « Il ne m'a manqué ,
» dit- il , qu'une bagatelle , le talent de faire des vers ,
que je n'ai pas . » C'est une raison dont il faut bien se
payer ; tous les prosateurs n'en ont pas dit autant.
M. de Buffon aimait à dire et n'aurait pas été faché
qu'on crût qu'il pouvait faire des vers tout comme
un autre ; et l'on connaît ceux par lesquels Malebranche
croyait avoir fait preuve de talent poétique . Les Aventures
d'Hélène auront du moins cet avantage , qu'elles ne
feront pas remettre en question , s'il peut y avoir des
poëmes en prose , et si la poésie de style peut se passer
du secours de la versification . L'ouvrage est en prose ,
en prose prosaïque . Il est fàcheux qu'après cet aveu de
son impuissance , l'auteur quitte le ton modeste pour le
jargon ridicule de ces deux ou trois poëtes érotiques du
dernier siècle , si inconstans , si libertins , si favorisés de
toutes les femmes , enfin heureux en amour à faire mal
au coeur. A quoi bon nous apprendre , à propos d'Hélène ,
qu'il a entrepris de venger cette aimable infidelle ,
» parce qu'il aime le beau sexe , et qu'il souffre avec
» peine qu'on fasse des injustices aux femmes , sur- tout
» lorsqu'elles sont reines ! » D'abord ce ne sont pas les
reines qui ont le plus à souffrir des injustices qu'on fait
aux femmes , et elles ne manquent pas de champions
pour les défendre : celle dont il s'agit sut même en
armer d'assez illustres pour sa querelle . Ensuite quel
besoin le public a- t-il de savoir que M. S. P. L…….. aime
le beau sexe ? Un autre ridicule , c'est de parler d'un ton
indifférent et léger d'un ouvrage qu'on publie . « Vous
» espérez , dites - vous , qu'on ne donnera pas à ce petit
» ouvrage plus d'importance que vous n'en avez mis
>> vous-même. » Faux calcul : ce n'est pas sur le plus ou
moins d'importance que vous mettez à vos ouvrages ,
་
と
JANVIER 1812 . 165
que vous êtes jugé ; vous en mettez toujours assez pour
le public , dès que vous vous faites imprimer . Que prétendez
-vous , d'ailleurs ? « Amuser et intéresser un ins-
» tant. C'est- là , dites-vous , toute votre ambition . »
Mais Corneille , mais Racine , mais Molière , n'en ont
pas eu d'autre ; et ils attachaient beaucoup d'importance
à leurs travaux . Je ne relève ces inconvenances que
parce qu'elles ne me paraissent pas appartenir à l'auteur.
La modestie de son premier aveu m'a gagné le
coeur je la crois vraie , et je crois aussi que ces airs
légers et suffisans ne sont que d'emprunt. Qu'il revienne
à son naturel : il évitera et l'air suppliant
D'un auteur à genoux dans un humble préface ,
et les airs faquins de ces messieurs qui font fi de la
gloire en courant après elle . Je passe au poëme .
Il commence à la naissance d'Hélène : c'est ce qu'on
appellerait , dans le sens le plus littéral , commencer
ab ovo , si l'auteur n'avait pas rejeté cette fiction de la
mythologie qui fait sortir Hélène et Pollux d'un oeuf dont
accoucha Léda . Ce n'était peut- être pas la peine de se
montrer si difficile , lorsqu'on admet la métamorphose
de Jupiter en cygne : car ce n'est pas seulement à la
naissance d'Hélène que remonte le récit de ses aventures
, mais aux amours de Jupiter et de Léda . Voilà ,
dira-t-on , une généalogie bien complète des Tyndarides ,'
et une marche bien didactique pour un poëme mais
l'auteur paraît être étranger à l'ordonnance et à l'économie
d'une composition épique . Au lieu de cette marche
habile et rapide qui , dès le début d'un poëme , en
jette le héros à travers les événemens , et reporte dans
les chants suivans le récit des faits qui ont précédé , le.
chantre d'Hélène suit timidement et en biographe l'ordre
des tems . Il ne paraît pas avoir mieux connu le
précepte :
N'offrez pas un sujet d'incidens trop chargé.
Il les accumule et appauvrit ainsi sa matière par trop
d'abondance . C'est ce qui était déjà arrivé à un peintre
de l'antiquité , qui , voulant peindre cette même Hélène ,
166 MERCURE DE FRANCE ,
l'avait surchargée d'ornemens étrangers . « Ne pouvant
» la faire belle , lui dit- on , tu l'as fait riche . » J'en dirais
autant du poëme essayons enfin d'en donner une idée .
Tyndare est absent . Léda se lève dès l'aurore ; et déjà
brûlée des feux du jour ( ce qui peut paraître assez extraordinaire
) , elle va se baigner dans l'Eurotas . Jupiter
qui , de son côté , brûle pour elle , la voit , prend la
forme d'un cygne et trouve un fleuve complaisant qui
le porte mollement vers l'objet qu'il adore . Pour sauver
l'honneur de Léda , l'auteur la plonge dans un profond
sommeil . C'est une idée dont il s'applaudit beaucoup .
« On n'a , dit-il , aucun reproche à faire à Léda ; elle
» dormait ; et il est bien permis à la femme la plus scru-
>> puleuse d'avoir de tems en tems des songes agréa-
» bles . » Puis il ajoute : « Avec cette précaution , tout
>> le monde est satisfait , Jupiter , Tyndare , Léda et
» moi aussi . » Je souhaite avec lui que le lecteur le soit ,
et je ne veux pas troubler la satisfaction de tant de
monde. On pense bien cependant que Léda , à qui Jupiter
a révélé dans un songe le secret et les suites de sa métamorphose
, n'est pas sans inquiétude . « L'incertitude où
» elle était sur les circonstances qui avaient eu lieu sur
» les bords de l'Eurotas , les effets qui pouvaient en ré-
» sulter , les suites qui lui étaient annoncées , tout lui
» faisait désirer le retour de Tyndare . » Ces inquiétudes
sur l'absence d'un mari , et ces voeux pour son retour ,
ont été peints d'un trait plus vif et plus heureux , par ce
mot si connu : Envie de femme grosse ; Léda l'était en
effet . Mais Tyndare revient à tems pour être le père
d'Hélène , et l'honneur est sauf. Je fais grace au lecteur
des premières années de son enfance et des maximes de
sagesse dont on chercha à armer un coeur qui devait
être si ouvert à la séduction ; la morale est ancienne
comme le monde , et l'auteur ne la rajeunit pas ; mais
je ne puis omettre la singulière confidence que Léda
fait à sa fille du secret de sa naissance . L'auteur a beau
dire « qu'un secret pèse toujours au coeur d'une femme ,
» et qu'elle aime à se soulager . » Je ne puis croire qu'une
mère ait de bonnes raisons pour parler à sa fille du feu
qui la consumait, de l'oiseau merveilleux qui , par lefréJANVIER
1812 . 167
missement de ses ailes , parut être sensible à ses caresses
et les partager, de l'état dans lequel il la laissa , etc. etc.
Je ne puis approuver sur-tout qu'elle lui annonce les
malheurs dont sa beauté doit être la cause , comme un
résultat de la volonté des destins : ce n'est pas la prémunir
, c'est la justifier , et l'on reconnaît trop visiblement
le projet formé par M. S. P. L. de justifier les
femmes , sur-tout lorsqu'elles sont reines .
"
On sent combien cette confidence de Léda dut préparer
aux grandes aventures l'esprit d'une petite fille
naturellement précoce . Aussi , quand Thésée , en passant
à Sparte, la voit , s'éprend d'amour pour elle et l'enlève ,
elle peut assez raisonnablement se figurer que c'est le
commencement des hautes destinées qui lui sont rẻ-
servées , et elle n'en témoigne pas un grand courroux.
On tremble d'abord pour son excessive jeunesse , en la
voyant en de pareilles mains ; mais la conduite de Thésée
ne tarde pas à dissiper ces craintes . La vie errante , et
la nature des exploits de ce héros , lui donnaient déjà
quelques traits de ressemblance avec nos paladins
pourfendeurs de géans ; dans les aventures d'Hélène
c'est un chevalier accompli , galant , respectueux , qui
va mettre sous la garde de sa vieille mère l'objet de son
amour , et lui jure de revenir à ses pieds , dès que sa
présence ne lui sera pas importune . On peut observer
ici de quelle ressource sont pour les auteurs modernes ,
les écrivains de l'antiquité , dans les faits mêmes sur lesquels
ils sont le moins d'accord entr'eux . Quelques
historiens , et Plutarque entr'autres , ont prétendu que
cet enlèvement d'Hélène n'avait eu pour elle aucune
suite fâcheuse . Sans doute Plutarque se fonde sur ce
que « Thésée avait jà cinquante ans lorsqu'il ravit Hé-
» lène , laquelle était encore fort jeunette et hors d'état
» d'être mariée . »
Quoi qu'il en soit , il suffit de l'autorité de Plutarque ,
et personne ne s'avisera de contester à l'auteur des Aventures
d'Hélène , que cette princesse soit sortie vierge des
mains de Thésée . Il peut même lui faire offrir un sacrifice
aux dieux , et des actions de graces pour la conservation
de son innocence : personne ne le condamnera.
168 MERCURE DE FRANCE ,
D'un autre côté , Racine , dans la préface d'Iphigénie en
Aulide , fonde sur des autorités non moins respectables
le personnage d'Eriphile , et la fait naître du mariage de
Thésée avec Hélène . Tous deux ont raison , et voilà
comme chacun trouve son compte à ce dissentiment
même des anciens sur un personnage ou sur un fait :
voilà , si je puis m'exprimer ainsi , comme un grand
nombre de nos compositions modernes trouvent à s'assortir
dans le magasin de l'antiquité .
Hélène rendue à sa famille épouse Ménelas . Tyndare
et Léda avaient consulté sur le choix d'un mari pour leur
fille , un oracle dont les termes , que l'auteur appelle
ambigus , auraient dû paraître à Tyndare d'une effrayante
clarté. La princesse , y est-il dit , est née d'un sang plus
illustre qu'on ne croit. Mais grace au voile épais qui ,
dans l'instant, couvre les yeux de Tyndare, il ne s'informe
pas du sens de ces paroles . Enfin Pâris arrive à Sparte .
Il est reçu par Ménélas avec les égards dus au fils d'un
roi puissant , et profite d'une absence de ce prince pour
séduire sa femme et l'enlever . Une tempête les pousse
vers l'Egypte . Protée qui régnait à Memphis , informé
'des circonstances de cet enlèvement , menace Paris de
l'en punir , et finit par les renvoyer tous deux . Hérodote
qui parle de cette tempête , et de qui l'auteur du poëme a
emprunté la harangue qu'il met dans la bouche de Protée ,
veut qu'Hélène ait été gardée par ce prince pour être
rendue à son époux . Mais il y aurait trop à perdre à la
vérité historique ; nous n'aurions ni l'Iliade , ni le 7 livre
des Aventures d'Hélène . C'est le plus court de tous et
pourtant le plus riche en événemens . En seize petites
pages , l'auteur a su renfermer la guerre de Troye ,
prise de la ville , la mort de Pâris , et de presque tous les
héros grecs et troyens , le mariage en secondes noces
d'Hélène avec Déiphobe , qu'elle livre elle-même à Ménélas
, son retour à Sparte , sa mort et son apothéose .
Quel abbréviateur pourrait mieux faire ?
la
J'ai essayé de donner une analyse exacte des Aventures
d'Hélène . Cette princesse avait , dit- on , à un très.
haut degré le don de raconter et d'amuser ses convives :
ce qui la fit soupçonner de mêler un charme dans le via
JANVIER 1812 . 169
de ceux qui mangeaient à sa table . Si ce fait est vrai ,
j'aurais désiré pour l'auteur de ses aventures , qu'il eût
dîné avec elle , et qu'elle lui eût communiqué sa recette .
LANDRIEUX .
ETRENNES LYRIQUES ET ANACREONTIQUES .-XXI ANNÉE.-
Publiées par M. CHARLES MALO.- Un fort vol . petit
in- 12.Prix , 2 fr.— A Paris , chez Dentu , libr . ,
Palais-Royal , galerie de bois ; Martinet , libraire ,
rue du Coq ; Colas , imprim. -libraire , rue du Vieux-
Colombier , nº 26 , et chez tous les marchands de
nouveautés .
PLUSIEURS journaux ont déjà rendu un compte trèsfavorable
de ce joli recueil . Naturellement prévenu
contre cet amas de Chansonniers que le mois de janvier
voit naître et mourir , asyles obscurs de tous les madrigaux
, couplets et bouts-rimés qui se fabriquent annuellement
dans la capitale , je craignais , je l'avoue ( n'en
déplaise à M. Charles Malo ) , d'être forcé de mettre ses
Eirennes lyriques au même rang que le Chansonnier
français , le Chansonnier des Grâces , et autres almanachs
tout aussi amusans ; mais il m'a suffi d'ouvrir le
volume pour revenir aussitôt de ma prévension . La pièce
qui s'offre la première est une chanson - préface de M.
Armand- Gouffé , ayant pour titre : Cythère en goguettes ,
ou l'Origine des Etrennes lyriques . C'est un badinage
ingénieux . L'auteur suppose Vénus endormie ainsi que
sa cour ; l'Amour, aussi malin ce jour-là qu'à son ordinaire
, vient chanter près d'elle pour la tirer de son
assoupissement :
Il ne faut qu'un couplet ,
Quand il plaît ,
Pour réveiller les belles ,
dit M. Armand- Gouffé : aussi , qu'arrive- t-il ? les Grâces
prennent goût aux chansons du petit Cupidon , et les
voilà dansant et folâtrant sur la fougère , jusqu'à l'arri170
MERCURE DE FRANCE ,
vée de Bacchus qui , si j'en crois M. Armand- Gouffé , ne
paraît pas beaucoup aimer les rondes :
Par-là Bacchus vient à passer ,
Et dit d'un air capable :
Corbleu , c'est trop long-tems danser ,
» Venez vous mettre à table, »
L'ivrogne voyant balancer
Son aimable auditoire ,
Se mit , pour le tenter ,
A chanter
Une chanson à boire.
On commençait à peine à faire circuler le jus de la vendange
lorsque Momus survient ; encore nouvel air :
Momus agitant ses grelots
Dit :: « Voulez-vous m'en croire ,
> Tant
que le vin coule à grands flots , ´
» Chantons des airs à boire ;
» Mais souvenons - nous à propos ,
» Qu'il faut des épigrammes ,
Puis des malins propos ,
> Des bons mots ,
> Pour amuser les femmes. »
On ne peut pas être plus galant , et M. Charles Malo
me paraît avoir assez bien répondu aux désirs de Momus
en effet ses Etrennes lyriques fourmillent de couplets
piquans et malins . Mais revenons un peu aux dieux que
j'ai laissés à table en goguettes .
Cupidon , Bacchus et Momus ,
Charmés de cette fête ,
Rassemblant des rimeurs connus ,
Se sont mis à leur tête ;
Mille refrains en sont venus ,
Malins , tendres , bachiques ;
Le destin les mêla ,
Et voilà.... '
Les Etrennes lyriques.
M. Armand- Gouffé s'est tiré en homme de beaucoup
d'esprit d'un sujet aussi difficile à traiter. Cette chanson
JANVIER 1812. 171
de Cythère en goguettes n'est pas la seule dont cet aimable
auteur ait enrichi le recueil ; j'ai distingué trois
autres pièces de lui également inédites , parmi lesquelles
une ronde très - gaie imitée de la fable de la Cigale et la
Fourmi , que tout le monde voudra chanter. Mais quels
sont , me demandera-t-on , ces rimeurs connus que
Cupidon , Bacchus , Momus ont choisis , de concert avec
M. Armand-Gouffé , pour la confection de cette vingtunième
année des Etrennes lyriques ? Ces rimeurs sont
MM. Boufflers , Parny , Soumet , auteur du poëme de
l'Incrédulité ; Hoffman , Ducrai - Duminil , Moreau
Desaugiers , Lonchamps , Dieulafoy , etc.; en vérité il
faudrait être bien difficile pour ne pas applaudir au bon
goût de ces trois divinités , quoiqu'en goguettes , quand
on saura sur-tout qu'elles ne s'en sont pas tenues seulement
à cette élite de troubadours , et qu'elles ont en outre
engagé sous leurs bannières MM. Justin , Henri Dupin ,
Dusaulchoy , Armand Dartois , Goulard , Ernest , Dubos ,
Geraud , Capelle , sans oublier même quelques aimables
recrues , qui , s'ils ne jouissent pas d'une égale réputation ,
n'en font pas moins de très - jolis couplets , Je veux principalement
parler de MM. Belle , Arsène , Richard de L*** ,
Coupart , Battle , et Birot (de la Rochelle) . La promenade
à Lonchamps de M. Richard de L*** , me semble un des
pots-pourris les mieux tournés qui aient été faits depuis
celui de la Vestale. Je pourrais encore citer avec éloge
le Volage justifié de M. Lucet , les Pleurs de M. Victor,
Vial , le Casse-cou de M. Jacquelin , la Complainte de
M. Simon , un peu de Critique de M. Antier ... Mais ici
je m'arrête un peu de Critique , dit M. Antier , soit ;
faisons donc une petite part à la critique . Quelques
morceaux faibles se sont glissés incognito dans cette
vingt-unième année ; cette légère inattention de la part
de l'éditeur mérite quelques reproches , il aurait dû s'attacher
à ne publier rigoureusement que des morceaux
également bons. Quoi qu'il en soit , tel qu'il est , son
recueil n'en est pas moins supérieur à tout ce qui se
publie en ce genre pour le jour de l'an ; je ne ferai
qu'une seule exception en faveur du Caveau moderne .
Cet almanach jouit d'un très - grand succès; en effet ,
172
MERCURE DE FRANCE ,
ainsi que les Etrennes lyriques , il se compose de pièces
inédites des meilleurs auteurs du Vaudeville et de nos
plus gais chansonniers .
Je n'ai point encore parlé des airs nouveaux que
M. Charles Malo a fait graver avec beaucoup de soin à
la suite de cette année , mais j'ai le malheur de n'être pas
grand amateur de musique , et quoique je distingue
parmi les compositeurs dont les talens y sont mis à contribution
, MM. Plantade , Boyeldieu , Chérubini , Jadin ,
Berton fils , je n'engagerai pas moins l'éditeur à négliger
pour l'avenir cet agréable accessoire ; son recueil peut
fort bien s'en passer . Du reste , je dois mentionner favorablement
deux ariettes de M. de Bérenger , mises en
musique par M. B. Wilhem : elles sont gravées avec les
accompagnemens de piano et harpe ; ces deux morceaux
font honneur au talent de M. Wilhem.
Me voici à la fin de mon article , et je n'ai rien dit
encore des chansons de l'Editeur lui -même : en vérité ,
cet oubli est impardonnable , car M. Charles Malo
mérite , comme auteur , une mention tout aussi favorable
que la plupart de ces rimeurs connus dont il s'est
fait un plaisir d'accueillir les pièces ; on ne lira pas sans
intérêt son Hommage à Laujon , On y va , Il faut en
convenir , etc. Que conclure de tout ceci ? c'est que la
vingt-unième année des Etrennes lyriques sera recher
chée avec empressement par tous les vrais amis de la
X. chanson.
FRAGMENT TIRÉ D'AGATHOCLES
Roman allemand de madame CAROLINE PIEBLER .
LETTRE XIX .
Agathocles à Larrissa.
Six jours viennent de s'écouler depuis qu'un hasard
extraordinaire nous a réunis après une séparation de huit
mortelles années . Ton saisissement en me revoyant me fit
espérer un instant que cette longue absence n'avait pas,
JANVIER 1812 .
173
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altéré les sentimens de mon amie ; ce ne fut qu'une illu
sion , et six jours m'ont entièrement désabusé . Larrissa
les a passés tranquillement dans la maison où j'habite avec
elle , sans chercher à me revoir , sans penser à mes tourmens
, à l'anxiété de mon ame sans avoir ni le désir de
me consoler de mes peines , ni celui de me parler de sa
situation ; elle ne songe pas à moi , et le calme de son coeur
l'empêche de se représenter les douleurs aiguës du mien .
La curiosité même d'apprendre ce qui est arrivé pendant
un si long espace de tems à un ancien ami , à un compatriote
, n'a aucune prise sur elle . Larrissa n'est plus que
la femme de Démétrius ; Nicomédie , notre jeunesse
Agathocles , tout est oublié , tout est anéanti . Dieu !
cela est-il possible ? ah ! pourquoi ne puis-je t'imiter?
quoi mon faible coeur conserve - t - il seul tous ces souvenirs ?
Larrissa ne se souvient plus du tems où elle était tout pour
moi , où j'étais tout pour elle . Oui , je puis te le rappeler
sans t'offenser , tu n'étais pas alors l'épouse de Démétrius ,
tu n'étais que mon amie ; ce tems est passé , passé sans laisser
aucune trace dans ta mémoire , comme les ondes du
fleuve qui s'écoule .
pour
Dans le moment où un trompeur espoir me persuadait
que ma seule présence avait tout rappelé à Larrissa , je fus
assez insensé
former encore des plans de bonheur
pour
pour croire qu'elle voudrait les entendre , les partager et
les approuver ; l'âge avancé de Démétrius , son caractère
froid et sévère , qui exclut toute sensibilité , m'inspira cet
espoir ; je voulais m'adresser à lui , lui découvrir nos
relations , nos sentimens . Je voulais .... Ah ! je comptais
alors sur la constance de Larrissa , puis-je y compter encore
? A quoi bon te parler de mes projets , de mon espoir ?
tu ne m'aimes plus ! à quoi bon tout ce que j'avais encore
à te dire ? Adieu , Larrissa , ta conduite et ta réponse décideront
de mon sort . Si je ne t'intéresse plus , je demanderai
à ton époux de me placer dans un poste éloigné d'ici ,
et je ne te reverrai plus , car je ne puis supporter le supplice
de voir Larrissa indifférente pour Agathocles . Je n'en
puis supporter la pensée . Adieu .
1 Réponse de Larrissa à Agathocles .
Si je n'avais écouté que le premier mouvement de mon
coeur et le désir si naturel de me justifier à tes yeux , tu
aurais déjà reçu hier ma réponse ; mais cette réponse
174
MERCURE DE FRANCE ,
devait influer sur tout notre avenir ; elle doit décider positivement
les rapports qui peuvent exister désormais ente
nous , et ne pouvait pas être écrite avant d'y avoir pensé
murement . Je devais aussi chercher , dans mes tristes
souvenirs , tout ce qui s'est passé depuis notre longue séparation
, et cette tâche était à - la-fois pénible et doulou
reuse ; que de plaies cruelles vont se rouvrir ! mais il est
nécessaire que tu connaisses mon histoire pour juger ma
conduite et pour y conformer la tienne. Ce récit , que
j'abrégerai cependant autant qu'il me sera possible , sera
trop long encore pour que ma lettre puisse te parvenir
aussitôt que tu l'attends peut-être . Encore une fois , tu vas
accuser Larrissa , tu vas être injuste avec elle , mais Larrissa
t'aime et te pardonne .
"
Tu te rappelles sûrement Timartias mon père ; tu sais
comme il aimait le faste et les grandeurs , quel prix il
attachait à sa grande fortune , aux jouissances de toute
espèce dont il était environné dans sa belle demeure , et à
la gloire d'être un des citoyens de Nicomédie le plus riche
et le plus considéré . Tu te rappelles comme par un jugement
inique il fut privé , il y a huit ans , de son honneur ,
de son titre de citoyen , de toute sa fortune et de sa patrie.
Il se trouva tout-à - coup pauvre , abandonné , méprisé
repoussé dans le monde avec sa malheureuse compagne et
trois enfans , à qui il n'avait plus d'autre héritage à laisser
que sa honte et sa misère . L'excès de son malheur versa
dans son coeur une telle amertume , et changea si complè
tement son humeur et son caractère , qu'il devint absolument
le contraire de ce qu'il avait été . Ce Timartias qui ,
par son esprit , sa gaîté , sa complaisance , faisait les délices
de la société et le bonheur de sa famille , devint sombre
misanthrope , et parfois même très -rude et très-impatient .
Il était exilé de Nicomédie ; il se sauva avec nous dans les
montagnes de l'Arménie , où vivait un vieux parent qui
nous avait offert un asile dans notre malheur.
Nous partîmes avec des coeurs bien déchirés . Le mien
l'était plus encore que celui de mes parens , car il fallait te
quitter , toi mon unique ami , si tendrement aimé . Nous
arrivâmes chez notre parent , et nous y fûmes reçus comme
la pauvreté l'est de la richesse ; il ne nous plaça ni dans
son coeur , ni à sa table , ni dans sa maison . Il envoya
mon père comme fermier dans une de ses terres située
sous le climat le plus rude . C'est là que dut vivre un homme
accoutumé au climat délicieux de l'Asie mineure , au séjour
JANVIER 1812 .
775
d'une grande ville , à toutes les jouissances du luxe , actuellement
nourri , vêtu comme un esclave , forcé de travailler
de ses mains pour sa chétive subsistance et celle de
sa famille . Cette différence de situation était trop frappante
la dernière étincelle de courage et de patience
s'éteignit au fond du coeur de mon malheureux père ;
F'humeur , le découragement , les regrets , amenèrent à
leur suite les querelles et la discorde dans notre misérabl
chaumière , et là commença pour nous une vie semblable
à celle dont nos ancêtres menaçaient les méchans au fond
du Tartare . Laisse-moi passer rapidement sur ces momens
les plus tristes de ma vie . Mon séjour dans les montagnes
d'Arménie me paraît un précipice affreux que je n'ose
regarder sans frémir.
Enfin , après trois mortelles années , le ciel dont nous
nous étions crus abandonnés parut un peu s'éclaircir .
Malgré la solitude où vivait mon père , il sut , grâce à son
génie , entretenir quelques rapports avec un monde qui
Pavait repoussé ; il soutenait une correspondance avec un
ancien ami qui habitait la Syrie . Un jour il rentra dans la
cabane avec un visage gai et serein , tel que nous ne l'avions
pas vu de bien long-tems . Préparez-vous , nous dit - il , à
quitter demain , pour jamais , cette misérable demeure où
nous avons tant souffert . Notre père s'était tellement fait
craindre , qu'aucun de nous n'osa lui demander les raisons ,
de ce changement , malgré notre curiosité : nous obéîmes ,
avec joie et en silence , à ses ordres ; la pauvreté est bientôt
prête , et dès le lendemain nous nous mêmes en route :
mon père et mes deux frères montaient , à rechange , un des
deux mulets qui nous restaient , et ma mère et moi nous
étions dans un mauvais charriot traîné par l'autre ..... Ma
pauvre mère ! je passe sous silence et ses chagrins et ses
fatigues , ainsi que le déchirement de mon coeur en la
voyant souffrir. Nous arrivâmes enfin à Apamée , en Syrie ;
mon père y loua une maison petite , mais commode : il ne
nous dit point de quelle source il tirait son bien- être , mais
nous vécumes avec une modeste aisance qui nous paraissait
de la richesse , comparée à notre sort en Arménie . Mon père
prit un nom étranger ; il passait pour un marchand arménien
, d'autant mieux que pendant les trois années de son
séjour dans ce pays , il en avait pris l'accent et le costume ,
de sorte qu'il était difficile qu'il excitât des soupçons . Cependant
, à ce qu'il paraissait , il ne s'occupait point de commerce
, et nous n'osions point chercher à pénétrer ses
176 MERCURE
DE FRANCE ,
secrets . Du reste , notre situation domestique était alors
très -supportable pour moi dont les désirs furent toujours
très-bornés , si nous avions retrouvé avec notre aisance les
sentimens d'amour , d'amitié , de concorde qui régnaient
jadis dans notre intérieur ; mais une fois perdus on ne les
retrouve plus .
Pendant les premières années de notre bannissement ,
je t'écrivis à plusieurs reprises , attendant tes réponses
avec une inquiétude mortelle , mais inutilement . Je ne
reçus rien de toi ; plus rien au monde , que mon coeur , ne
me parlait d'Agathocles . A la fin , je cessai de t'écrire , et
dans l'excès de mon chagrin , je n'eus pour consolation
que la triste idée que mes lettres ne t'étaient pas parvenues ;
écrites du coin le plus reculé de la terre , elles pouvaient
facilement s'être égarées . Dès que nous fûmes arrivés à
Apamée , je fis de nouvelles tentatives pour apprendre
quelque chose de toi ; je t'écrivis encore directement , puis
sous des adresses différentes , puis à plusieurs de mes connaissances
de Nicomédie , sur la fidélité et la discrétion
desquelles je pouvais compter , mais tout fut inutile ; et
pendant plus d'une année , je vécus entre l'espérance et le
découragement , je ne reçus de réponse de personne : ta
mort ou un oubli total furent alors les seules alternatives
que j'eusse à choisir , et l'un ou l'autre étaient également
cruels pour un coeur froissé et déchiré . Je me soumis
enfin avec une entière résignation à l'idée d'avoir perdu
tout espoir , et je traînais patiemment ma triste existence .
Plusieurs étrangers avaient un libre accès dans notre
maison , soit relativement aux occupations de mon père ,
soit pour le goût qu'il avait repris pour la société : la plupart
de ces hommes n'étaient pour moi que des figures
passagères et insignifiantes qui ne m'intéressaient nulleinent
. Cependant , peu - à -peu , je distinguai deux individus
dans la foule de nos visites et de nos connaissances ;
l'un était un vieillard respectable , de près de soixante et
dix ans , qui se nommait Théophon ; l'autre , nommé
Appelle , était dans la force de l'âge , il avait je crois quarante
ans . On remarquait chez ces deux hommes tout le
feu , toute la sensibilité de la jeunesse , joints à la solidité de
l'âge mur. L'un et l'autre étaient remplis d'esprit et d'instruction
, et s'énonçaient avec éloquence . Ils étaient fails
pour intéresser tous ceux qui les entendaient , mais ils
avaient à mes yeux un attrait de plus : une douce gaîté accompagnée
d'un calme parfait adoucissait chez Théophon
JANVIER 1812 . I
SEINE
1
DE
l'austérité de la vieillesse , et tempérait chez Appelle la
force et la vivacité . Ils me furent chers tous les deux , et je
trouvai dans leur entretien , dans leur amitié , une source
de consolations . Appelle m'instruisait en me racontant
avec tout le feu d'une imagination brillante , ce qu'il ava
vu pendant ses longs voyages ; et Théophon , avec sa pro
fonde sagesse , m'inspirait du calme et de la résignation
J'eus bientôt les occasions de me convaincre que leurs verus
n'étaient pas seulement dans leurs propos , mais qu'elles se 5 .
montraient dans toutes leurs actions , avec amour pour le
prochain , avec dévouement et bienveillance , avec un zèle
actif et continuel pour tous les malheureux qui récla
maient leur secours . Je m'efforçais alors de profiter autant
qu'il m'était possible de leur société ; après quatre années
de douleur et de peines , lorsque je passais une journée
sans que mes larmes eussent coulé , je puis dire avec vérité
que je me trouvais heureuse , et souvent leur aimable et sage
entretien produisit cet effet . Enfin , je me décidai à ouvrir en
entier mon coeur au sage et vertueux Théophon , et de lui
confier, non pas mon nom véritable et mon sort , c'était le
secret de ma famille ; mais pour relever mon ame abattue et
fortifier mon courage , je lui avouai mon amour sans espoir
pour l'ami de mon enfance , et toutes mes douleurs . Oh !
ne puis -je , Agathocles , procurer à tous ceux qui souffrent
comme je souffrais , les paroles de paix qui coulèrent
des lèvres de ce digne homme ! De telles consolations , de
telles espérances , ne peuvent être données que par ceux
qui sont initiés dans les grands mystères pù Théophon
puise sa doctrine et son éloquence si douce , si forte , SI persuasive.
Il détourna mon esprit des erreurs de ma jeunesse.
Il me fit voir dans l'avenir et au - delà de ce monde
un bonheur pur , céleste , éternel , que je n'avais pu trouver
ni dans la religion dominante , ni dans les systèmes des
philosophes . Il me fit espérer , à moi pauvre malheureuse
jeune fille , qui n'avait plus rien à espérer sur la terre , les
jouissances durables d'une meilleure vie , promise aux infortunés
qui savent supporter les peines de leur courte existence.
Là, je pouvais retrouver les objets de mes affections
, les retrouver pour ne plus les perdre , en présence
d'un être suprême , d'un seul et vrai Dieu dans la contemplation
de sa grandeur éternelle et de son infinie bonté ,
devait commencer et ne jamais finir une vie de gloire ,
de
sainteté et d'un bonheur parfait . O toi , l'ami de ma jeunesse
, pense à cette vie, à cet espoir . Comment était-il
que
:
M
J
178 MERCURE DE FRANCE ,
possible qu'un coeur brisé dont les tourmens ne pouvaient
cesser que par la mort , pût refuser de s'instruire d'une
aussi belle doctrine ? je la reçus avec joie et persuasion :
j'allai bientôt plus loin ; guidée par la sagesse de Théophon ,
entraînée par l'éloquence d'Appelle , je fis des grands progrès
dans la connaissance de la vérité et dans les grands
mystères de la religion : j'appris comme eux à ne voir dans
mes semblables que les enfans d'un même père , j'appris
même à aimer mes ennemis et à prier pour ceux qui avaient
causé notre malheur. Mon coeur prit son essor , mes idées
sur l'humanité et sur sa destination future s'éclaircirent et
s'élevèrent , les images trompeuses des divinités avilies
auxquelles je ne croyais plus depuis long-tems que par
obéissance et non par persuasion , disparurent entièrement
à mes yeux . Un seul Dieu tout puissant , tout sage , tout
bon , gouvernant et protégeant le monde qu'il a créé , ent
seul mon adoration . Le Tartare et l'Elysée n'existèrent
plus , mais cet esprit infiniment juste punissait ou récompensait
après la mort les fautes ou les bonnes actions les
plus cachées . Ceci et bien d'autres mystères qu'il ne m'est
pas encore permis de te communiquer , me furent dévoilés
par Théophon et par Appelle , et je devins chrétienne :
car tu as sans doute compris que ces deux hommes excellens
sont de la secte de ceux qui prêchèrent , il y a environ
deux siècles , en Palestine et en Syric la doctrine de son
divin fondateur , qui fut persécuté , méconnu , poursuivi ,
et fut enfin victime de ses ennemis parce qu'il voulut
l'être ....... Mais encore une fois , Agathocles , je ne puis à
présent te développer ce mystère d'amour et de charité que
j'adore sans le comprendre . Tu n'es pas chrétien , toi si
digne de l'être ; et moi , Agathocles , j'ai le bonheur d'être
chrétienne . Cette doctrine qui me remplissait de terreur
avant de la connaître , me remplit maintenant de joie et
d'espérance , et je l'ai embrassée avec ardeur. Ah ! mon
ami , c'est la religion des malheureux , chacun peut s'y réfugier
; elle a un baume pour chaque plaie de l'ame que la
main de l'homme ne saurait guérir , et quoiqu'elle nous
impose des obligations sévères , elle nous donne par
T'étendue de ses droits un sentiment élevé de notre dignité ,
puisque nous sommes enfans de Dieu , et de confiance
dans les forces que nous tenons de lui ; elle nous offre , par
T'usage de cérémonies à -la -fois touchantes et mystérieuses ,
les plus douces consolations et un courage si fort au - dessus
*du courage humain , que le vrai chrétien est toujours en
état de supporter les fardeaux dont il peut être accablé .
JANVIER 1812.'
179
Mais en voilà bien assez sur les motifs qui m'engagèrent
à embrasser cette sublime religion , et sur les changemens
qu'elle a apportés dans mes idées . Je ne cherche pas à faire
de toi un prosélyte ; je veux seulement te raconter tout avec
vérité et simplicité , afin que tu puisses juger ma conduite.
Ma mère fut ma confidente ; les mêmes motifs qui m'avaient
appelée au sein du christianisme se firent bientôt
sentir à son coeur ; elle cherchait aussi un soulagement à ses
peines journalières , et le trouva comme moi ; nous fûmes
baptisées l'une et l'autre par Théophon , qui était un des
anciens de la commune . Mon père l'ignora : il n'était rien
moins qu'un païen zélé , il était trop éclairé ; mais d'après
l'exemple de la cour , il méprisait plus encore la religion
chrétienne : il disait qu'elle n'était qu'à l'usage des pauvres
et des malheureux , et qu'il ne voulait être ni l'un , ni
l'autre. Il nous fut aisé de lui cacher nos démarches ; presque
toujours il était absent et s's'occupait fort peu de nous.
Nous fames donc libres d'assister aux assemblées de notre
église , à ces agapes , usage digne de respect et qui t'en
inspirerait , où les plus riches nourrissent les pauvres ,
mangent fraternellement avec eux , où l'on ne s'occupe qu'à
venir au secours de ceux qui souffrent , où l'on est uni par
un même coeur et par une même foi.
Je dois encore à ma religion nouvelle et à ces saintes assemblées
le premier des bonheurs de la vie , une amie suivant
mon coeur . Je distinguai bientôt dans ces rassemblemens
une femme du mérite le plus distingué ; Junia Marcella qui
jouit de la plus grande considération à Apamée , à l'âge de
vingt-huit ans , veuve d'un mari adoré , mère de six enfans
en bas âge , jouissant d'une fortune considérable , et d'une
figure céleste . Elle s'est vouée à l'éducation des orphelins
et des enfans pauvres de la communauté , et consacre sa vie
entière à ce noble emploi . Je me liai intimement avec elle ,
et ce fut avec l'aide de cette ame toujours ouverte aux
maux de ses semblables , que mon coeur si long-tems abattu
se releva . Je trouvai enfin ce qui m'avait manqué depuis
notre séparation , une amie qui m'écoutait , qui me comprenait
, à qui je pouvais confier tous les secrets de mon coeur,
et parler librement de mille choses que la différence d'âge ,
de sexe et ma timidité m'avaient obligée de cacher à Appelle
et à Théophon et même à ma mère . Si tu savais
combien je me trouvais heureuse avec ma Juuia , comme
mon coeur se ranima , comme tous ses discours , toutes ses
actions me prouvèrent d'une manière incontestable la vérité
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
de notre religion ! Ce fut chez elle que je vis Démétrius
pour la première fois , chrétien lui -même , et commandant
alors les troupes en Syrie . Junia possédait assez de charmes
pour captiver ce guerrier suranné ; c'était l'espoir d'obtenir
sa main qui l'attirait à Apamée mais irrévocablement décidée
à ne vivre que pour ses enfans et ses devoirs religieux,
elle refusa les propositions de Démétrius . Ce fut elle qui
fixa son attention sur moi : mon extérieur simple et sérieux
parut lui promettre ce qu'il désirait trouver dans sa compagne
; il chercha à se lier avec mon père , et à s'introduire
dans notre maison . Mon père était malade ; des malheurs
extrêmes et des passions fougueuses avaient consumé ses
forces , il ne put se remettre , et nous vîmes bientôt qu'il
touchait au terme de sa vie . La manière dont il était soigné
fit espérer à Démétrius que je me conduirais de même à son
égard , soit dans les infirmités de la vieillesse dont il s'approchait
, soit s'il recevait quelque blessure ; il se décida
donc à m'épouser , et fit demander ma main à mes parens
par Appelle. Mon malheureux père qui ne connaissait que
trop la situation cruelle de sa famille après sa mort , et
l'abandon où il allait nous laisser , vit dans cette demanda
une bonheur surnaturel qu'il n'osait espérer , il donna
d'abord son consentement , et ce ne fut que lorsque Démétrius
et lui eurent tout arrangé , qu'il me fit appeler pour
m'annoncer ce qui m'était réservé : j'en fus effrayée et désespérée
; à genoux devant mon père , je le suppliai de
retirer sa parole ; n'étant point accoutumé à céder à mes
prières , il s'en irrita , et il exigea mon obéissance . Quel
sacrifice , ô Dieu , il demandait de la pauvre Larrissa Le
mariage chez les Chrétiens est indissoluble et sacré , je'
frémissais à l'idée de former ce lien avec un homme que
je n'aimais point , tandis que tout mon coeur appartenait
à un autre ; je tombai malade . Théophon et Junia venaient
souvent me visiter ; je leur confiai mes chagrins . Junia
pensant encore au bonheur de son mariage , et sentant
combien je serais malheureuse , s'offrit de parler à mon
père ; Théophon et Appelle me promirent aussi leur
secours ; ils firent ce qu'ils purent , et jamais mon coeur ne
l'oubliera , ce ne fut que lorsque tous les moyens de fléchir
mon père eurent été sans succès , qu'ils entreprirent de
me préparer à la grande épreuve où Dieu m'appelait , en
obéissant à mon père : le vénérable Théophon versa tant
de consolations dans mon ame tremblante , qu'au bout de
quelques jours j'eus la force de venir auprès de mon père
JANVIER 1812 . 181
mourant , de lui obéir et de me sacrifier pour ma famille .
Ce fut ainsi que je devins la femme de Démétrius , et jusqu'ici
je n'ai aucune raison de regretter une démarche que
la Providence a approuvée et récompensée par le bonheur
qui en est résulté pour mes frères , par la tranquillité que
cette union a répandue sur les derniers jours de mes parens ,
et par celle que j'éprouve moi -même dans le libre exercice
de ma religion . O'Agathocles ! combien j'eus besoin d'en
avoir une qui m'apprit à pardonner ! Après la mort de mon
père , je trouvai parmi ses papiers toutes les lettres que je
t'avais écrites ; l'affranchi à qui je me confiais pour les faire
partir , gagné par mon père , les lui avait remises ; il me
l'avoua les larmes aux yeux , et m'apprit que mon père avait
une haine invétérée contre le tien , et ne pouvait supporter
l'idée d'une alliance entre nos familles . Il lui attribuait , si
non sa perte , du moins une nonchalance impardonnable
pour le sauver . Je sus alors facilement pourquoi , depuis
cinq ans , je n'avais reçu aucune nouvelle . Il est vrai que
l'idée que tu ne méritais pas mes reproches , tranquillisa
mon coeur , mais je n'en sentis que plus l'amertume d'être à
jamais séparée de toi , car je me promis à moi-même de ne
rien faire , rien tenter pour me retracer à ton souvenir.
J'étais mariée , j'étais chrétienne , femme d'un chrétien . Le
mariage n'est point chez nous une simple convention , c'est
un serment prononcé en face de Dieu , béni par son ministre
un sentiment trop vif pour un autre objet est un
crime ; l'ame d'une chrétienne mariée doit être en entier à
l'époux que le ciel lui a donné .... etc. , etc. , etc.
Le défaut de place ne me permet pas de finir cette lettre ; ce mor
ceau détaché du roman d'Agathocles que j'ai traduit de l'allemand ,
♦t que je vais faire paraître incessamment , peut en donner une idée .
IS. DE MONTOLIEU .
POLITIQUE.
Le grand visir bloqué dans Rudschuck en est sorti , et est
allé reprendre la position du camp retranché de Schnmla ;
comment cet événement extraordinaire a-t- il eu lieu ? Estce
par la voie d'une négociation que le visir est parvenu à
franchir le cercle tracé autour de lui par les corps russes ?
Est- ce par la force des armes qu'il a réussi à se faire jour ?
Deux versions sont données à cet égard , aucune n'a encore
un caractère authentique ; mais la première est peu probable
; la seconde est plus conforme à l'idée que le grandvisir
a jusqu'ici donné de son caractère et de sa manière de
faire la guerre : cette dernière venue d'Hermanstadt , de
Semlin , et d'autres lieux voisins du théâtre de la guerre ,
porte que le grand-visir manquait de vivres et de fourrages
dans la place où il était enfermée , que les Russes ne lui
en fournissaient pas comme il paraîtrait que les choses
avaient été convenues pendant la négociation . Pressé par la
difficulté d'une telle situation , le grand-visir s'est mis à la
tête des 25,000 hommes renfermés avec lui , et s'est ouvert
un chemin à travers les retranchemens russes élevés autour
de la place. L'attaque des troupes turques a eu cette impétuosité
que commandait le salut de l'entreprise ; la résistance
a été opiniâtre ; il y a eu beaucoup de sang répandu
; mais enfin le grand-visir est parvenu , dit -on , à
percer la ligne ennemie , et à se rendre à Schumla
avec une partie de sa cavalerie , après avoir perdu la plus
grande partie de son monde , tués , prisonniers , ou rejetés
dans la place . On attend avec impatience des détails officiels
sur cet événement qui , de quelque manière qu'il se
soit passé , doit avoir des résultats importans , puisqu'il
aura dégagé le chef de l'armée ottomane , et l'aura mis à
portée de réunir les renforts qui marchaient à lui dans ce
même camp de Schumla qui , dans la précédente campagne
, a tenu les Russes en échec , jusqu'au moment de
leur retraite au- delà du fleuve .
•
Dans un moment où l'Amérique du nord fait les plus
louables efforts pour assurer son indépendance , et prend
une attitude qui fera respecter, son pavillon , il importe de
MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812. 183
reconnaître la situation financière de cet état lui permet
que
de ne pas faire de vaines démonstrations , et qu'il saura
repousser efficacement les insultes et les agressions de son
ancien dominateur .
<< En exécution des clauses de l'acte supplémentaire de
l'acte pour établir le département de la trésorerie , le secrétaire
d'état a soumis au congrès un rapport et des états
dont il résulte que les recettes de l'état , à la fin de 1811 ,
forment un total de 19,750,476-9 dollars , et les dépenses
une somme égale .
" Les recettes effectives provenant du revenu seulement
sans y comprendre l'emprunt temporaire remboursé depuis
lors , ont paru avoir excédé les dépenses courantes , en y
comprenant le paiement de l'intérêt de la deite , d'une
somme au- dessus de cinq millions et demi de dollars ;
mais vu que les paiemens à-compte de l'intérêt de la dette
sont restés au -dessous du montant de la somme qui était
due pendant l'année finissant le 30 septembre 1811 , à
cause des délais inévitables qu'ont éprouvés les remises
ordinaires à faire en Hollande , l'excédent réel des recettes
provenant du revenu sur les dépenses courantes , en y
comprenant l'augmentation d'intérêt dû sur la dette , s'elève
seulement à environ 5 , 100,000 dollars.
" Les recettes sur le dernier trimestre de l'année 1811
sont évaluées à 5,500,000 dollars ; et les dépenses ( en y
comprenant le paiement des arrérages d'intérêt et environ
2,160,000 dollars à compte du principal de la dette publique
) , à 4,300,000 dollars , ce qui laissera à la fin de
l'année à la trésorerie une balance d'environ 3000,000 de
dollars . Il ne sera donc pas nécessaire de recourir , pour
le service de l'année actuelle , à l'emprunt autorisé par
l'acte de la dernière session du congrès.
22 Pour l'année 1812 , le rapporteur évalue le montant total
des recettes effectives de la trésorerie à 8,200,000 dollars ,
et les dépenses courantes à un total de 9,400,000 dollars ,
laquelle somme excède de 1,200,000 piastres le montant
probable des recettes . Ce déficit pourrait être pris sur une
somme de trois millions de dollars qui sont à la trésorerie :
mais dans les circonstances actuelles il ne paraît pas à
propos d'épuiser ce fonds-là ; et l'évaluation des recettes
étant en même tems plus susceptible d'incertitude que
d'ordinaire , le rapporteur soumet au congrès la question
de savoir s'il ne conviendrait pas d'autoriser un emprunt
suffisant pour couvrir cette différence , et faire face aux
184 MERCURE DE FRANCE ,
autres dépenses extraordinaires qui peuvent subvenir pendant
l'année .
?
» Pour ce qui concerne la dette publique , le rapporteur
en fait monter la totalité , au premier janvier 1812 , à
45,154,189 dollars . Il en porte ensuite l'intérêt annuel
échu à la même époque , à 2,222,481 dollars . Il résulte
ensuite des voies et moyens à employer pour les années
suivantes un déficit auquel il faut pourvoir , et qui s'élève .
à 2,800 dollars . Or , une addition de 50 pour 100 au taux
actuel des droits établis suffira pour le couvrir . Le rapporteur
termine par les conclusions suivantes :
I. Qu'un revenu fixe d'environ 9 millions de dollars
est nécessaire et suffisant , tant dans la situation actuelle
des Etats-Unis , que dans le cas où il faudrait prendre une
attitude différente .
» 2. Qu'une addition au taux des droits établis sur les
exportations est à présente suffisante pour cet objet , quoique
dans le cours des événemens il puisse devenir nécessaire
de recourir à d'autres sources de revenn .
» 3. Qu'on peut espérer raisonnablement de lever des
sommes considérables par la voie des emprunts , pour
couvrir les dépenses qui pourraient dépasser le montant de
la recette exposée ci - dessus .
" 4. Que le revenu des Etats - Unis , en tems de paix , sera
suffisant , sans aucun effort extraordinaire , pour rembourser
en peu d'années la dette qu'on pourrait contracter de
cette manière . »
Les nouvelles d'Allemagne ne présentent aucun fait
digne de remarque. Les feuilles anglaises continuent à
garder le silence sur les affaires d'Espagne ; mais elles parlent
beaucoup de la situation de l'Angleterre elle - même .
Parmi les calamités qui pèsent en même tems sur l'Angleterre
, qui naissent réciproquement les unes des autres , et
s'opposent mutuellement à ce que le gouvernement y porte
remède , on doit établir en première ligne les troubles
civils que l'état d'oppression des catholiques entretient en
Irlande , la fermentation dans laquelle sont les esprits ,
l'opposition vigoureuse que le gouvernement trouve dans
des assemblées qui se réunissent au nom de la constitution
et qu'il ne peut dissoudre que par la violence . Les
troubles qu'on pourrait nommer commerciaux ou industriels
, résultans des excès auxquels se livre une population
d'ouvriers sans travail et sans moyen d'existence , enfin les
banqueroutes dont le nombre s'accroît de jour en jour
JANVIER 1812 . 185
dans la plus effrayante progression . En Irlande , les catholiques
, secondés de tout ce qu'il y a de protestants honnêtes
et éclairés , attirent toute l'attention et excitent toute
l'inquiétude du gouvernement. En Irlande , on brise partout
les métiers , on détruit les asiles et les élémens d'une
industrie que le commerce n'alimente plus ; la misère a
produit les plus affreux brigandages , et dans les trois
royaumes , un discrédit rapide entraîne dans une chute
commune et les maisons les mieux établies , et celles que
des spéculations hasardeuses ont compromises . Dans le
cours de l'année 1811 , 2357 banqueroutes ont dû être inscrites
dans la gazette de Londres . Dans le seul mois de
novembre , on en a compté plus de 230 en Ecosse et en
Angleterre . La France , dit l'Alfred , tirera contre nous un
bien douloureux avantage de cette situation ; elle y voit la
preuve évidente de l'utilité de son système , et de l'efficacité
des restrictions commerciales qu'elle impose , de la
solidité de ce cercle de fer qu'elle a établi sur toutes les
côtes de son immense domination . Napoléon persistera
dans ce système , il l'étendra , il le complétera par tous les
moyens que lui donne sa puissance , et à de longues souf
frances , à d'inévitables déchiremens , succédera l'anéantissement
d'une prépondérance que nous aurons perdue
pour avoir voulu la rendre trop oppressive . Ces réflexions
peuvent servir naturellement de transition au récit de ce
qui se passe en Sicile .
Le Moniteur napolitain fait connaître les premiers résultats
de l'arrivée de lord Bentinck en ce pays : toutes les
craintes ne sont pas encore réalisées ; tous les projets si
audacieusement annoncés ne sont pas consommés encore ;
la prise de possession enfin n'a pas encore été tentée , mais
à cela près , tout ce que le système d'une domination insolente
peut permettre à des alliés devenus maîtres au sein
d'une cour qui a eu l'imprudence de les appeler , les Anglais
ont prétendu le faire , et ils l'ont fait . Immédiatement
après son arrivée à Palerme , le ministre anglais a eu une
entrevue avec le roi Ferdinand ; à l'issue de cette audience
un grand nombre de personnes , sur l'assistance et la fidélité
desquelles la cour de Sicile paraissait devoir le plus compter
, ont été arrêtées : les Anglais ne veulent connaître
d'autres défenseurs de l'autorité, royale en Sicile qu'euxmêmes
, et ils veulent la protéger si bien qu'ils commencent
par mettre dans l'impuissance de la servir tous ceux
qui auraient au meins voulu y contribuer . Les arrestations.
186 MERCURE DE FRANCE ,
ont eu lieu avec tous les caractères de la tyrannie étrangère,
on n'a respecté ni les personnes , ni les asyles qu'elles s'étaient
choisis . Les détenus ont été envoyés sous bonne et
sûre garde à Messine , de sorte que celles destinées à être
mises en jugement n'auront point à espérer l'assistance
nationale , l'appui de la cour , et qu'elles seront placées sous
l'influence du pouvoir absolu qu'exercent les Anglais dans
la ville de Sicile devenue le siége principal de leur domination
. La gazette de Messine à la solde de l'Angleterre ,
s'est chargée , comme on peut le croire , de l'apologie de
ces actes de son gouvernement. Les détenus , à l'entendre
, ont été arrêtés avec toutes les formes les plus propres
à adoucir leur malheur ; ils doivent de la reconnaissance
à leurs oppresseurs , et tout se fait avec la plus grande
gloire , et pour la plus haute prospérité du gouvernement
sicilien . Il était perdu si l'Angleterre ne l'eût soutenu.
Voilà ce qu'on écrit à Messine : il est inutile de dire ce
qu'on en pense à Palerme , et ce qu'on en croirait en Europe
quand même des événemens ultérieurs ne viendraient
pas prouver quel était le véritable but de tant d'hypocrisie
et de déloyauté.
Un décret de la munificence impériale vient de compléter
le système de récompense et d'encouragement que notre
auguste monarque a conçu en faveur de toutes les natures
de services , de toutes les sortes de talens . Nous en énoncerons
succintement les motifs et l'objet .
7
L'Empire s'est agrandi : l'Empereur a acquis de nouveaux
sujets qui , dès le moment de leur aggrégation dans
la grande famille des Français , ont rivalisé de zèle avec
leurs aînés , et se sont montrés dignes de porter le même
nom . L'Empereur était à peine leur maître qu'il comptait
déjà des services à reconnaître et des talens à récompenser.
Ces services se sont multipliés à tel point , ces talens ont
mérité des distinctions en si grand nombre , que les limites
de la Légion - d'Honneur ont été dépassées , tandis que
l'ordre des Trois -Toisons- d'Or , spécialement destinée à
récompenser les services militaires , ne pouvait y suppléer.
D'un autre côté , les ordres créés en Hollande ou existant
anciennement dans les états d'Italie successivement réunis
à l'empire ne pouvaient être conservés , ils étaient anéantis
par le fait . Le décret prononce leur extinction et en même
tems établit un moyen nouveau de les remplacer .
L'ordre impérial de la Réunion est destiné à récompenser
les services rendus par tous les sujets de S. M. dans
JANVIER 1812 . 187
l'exercice des fonctions judiciaires ou administratives , et
dans la carrière des armes . L'ordre sera composé de deux
cents grandes croix , de mille commandenrs , dix mille
chevaliers . Les sermens que prêteront les membres de
Fordre de la Réunion sera conçu comme il suit :
Je jure d'être fidèle à l'Empereur et à sa dynastie . Je
» promets sur mon honneur , de me dévouer au service de
» S. M. , à la défense de sa personne et à la conservation
» du territoire de l'Empire dans son intégrité , de n'assisnter
à aucun conseil ou réunion contraire à la tranquillité
» de l'état ; de prévenir S. M. de tout ce qui se tramerait ,
» à ma connaissance , contre son honneur , sa sûreté , ou
» tout ce qui tendrait à troubler l'union et le bien de l'Em-
» pire . "
Les grands'croix porteront la croix suspendue à un large
ruban bleu-de-ciel , attachée en baudrier de droite à gauche ;
ils auront aussi , sur le côté de leur habit et manteau , læ
plaque en broderie d'argent . Les commandeurs porteront
au col une croix pareille , mais de moindre grandeur , suspendue
à un ruban bleu - de- ciel . Les chevaliers porteront
la croix attachée à un ruban bleu-de- ciel , au côté gauche
de la poitrine. 1
L'ordre royal de l'Union est éteint et supprimé . Les
grands'croix , commandeurs et chevaliers dudit ordre feront
partie , dans leurs qualités respectives , de l'ordre impérial
de la Réunion .
Tous les ordres des autres pays réunis à notre Empire ,
depuis le commencement de notre règne , sont également
supprimés . Tous ceux de nos sujets qui ont été docorés
desdits ordres , sont habiles à être admis dans l'ordre de
la Réunion . A cet effet , ils sont autorisés à se retirer
devant le grand - chancelier de l'ordre impérial de la Réunion
, à l'effet de solliciter de notre grace leur admission .
Les dispositions de l'arrêté du 24 ventose an 12 , relatif
à la perte de la qualité et à la suspension de l'exercice
des droits de membre de la Légion-d'Honneur , sont applicables
aux membres de l'ordre de la Réunion .
Le grand-chancelier de l'ordre de la Réunion est M. le
duc de Cadore , ministre d'Etat ; le grand trésorier , M.
van der Goéer van Dixland . Cinq cent mille fr . de rentes
sont la dotation du nouvel ordre .
Un autre décret d'une très- haute importance , publié
sous la forme d'un avis du Conseil - d'Etat , approuvé par
S. M. , contient la situation de toutes les difficultés qui se
188 MERCURE DE FRANCE,
sont présentées sur l'état des Français qui servent en pays .
étrangers ou qui y sont naturalisés .
Un troisième décret règle l'uniforme que porteront désormais
toutes les troupes impériales infanterie . On n'y remarque
des changemens que dans l'intention de rendre
l'habit du soldat d'une coupe plus élégante à -la -fois et plus
commode , de rendre le militaire dans cet habit libre de
tous ses mouvemens , et de donner à toutes les parties de
l'habillement la consistance la solidité que réclament
l'économie et sur-tout la santé du soldat . Les couleurs actuelles
sont conservées .
,
Un quatrième décret détermine les attributions du nouveau
département créé sous la dénomination de ministre
des manufactures et du commerce . Ce ministère aura dans
ses attributions les manufactures , les fabriques , le commerce
, les subsistances , les douanes , le conseil des prises ;
il correspondra avec les consuls de S. M. chez les puissances
étrangères , pour les affaires du commerce . S. M. a
appelé à ce ministère M. le comte Collin de Sussi , qui
était conseiller- d'état directeur-général des douanes ; la
direction générale des douanes est donnée à M. Ferrier, qui
était directeur à Rome .
Au moment où nous terminons cette notice , le Moniteur
supplée heureusement au silence des Anglais sur les affaires
d'Espagne , et des travaux du cabinet de S. M. nous reporte
sur le théâtre des exploits de ses braves soldats . La correspondance
offre , comme de coutume , un ensemble de situation
pour les différens corps d'armée .
Au nord , le général Bonnet est entièrement maître des
Asturies . Le général comte Dorsenne a nétoyé la Navarre
et la Biscaye , et a établi son quartier-général à Valladolid .
Au midi , Ballasteyros a successivement tenté les entreprises
les plus hasardeuses pour sortir de la position pénible
où il se trouve sous Gibraltar , où les Anglais consentent
à le protéger de leur feu , et non à recevoir son monde
les généraux Sémélé , Barrois , Soult et Dufour , aux ordres
du maréchal duc de Dalmatie , ont repoussé tous ses efforts
; sa perte a été considérable , il a repris sa position ;
ses soldats désertent ; aucun n'échappera à la ligne française
. Les rapports des officiers de santé annoncent que la
fièvre jaune perd de sa malignité , le 4 corps est intact.
Le comte d'Erlon fait fortifier Mérida ; les Anglais restent
dans leurs cantonnemens en Portugal .
Au centre , le général Darmagnac , maître de la province
JANVIER 1812 .
t
189
de Cuença , a repoussé toutes les diversions tentées par
Blacke pour détourner le maréchal Suchet de l'entreprise
qu'il poursuit avec tant de vigueur , le siège de Valence .
Ce général a fait des prises importantes : le général Caffarelli
a manoeuvré dans le même dessein ainsi que le général
Reille , et a secondé les opérations du siége .
Ce siége signalera de nouveau la constance et l'intrépidité
des braves vainqueurs de Sarragosse , de Lérida , de
Tortose et de Tarragone . Valence renferme plusieurs chefs
espagnols des plus déterminés sous les ordres de Blacke ,
et tout ce que l'Espagne compte d'hommes animés du fanatisme
le plus exagéré . Quelques moines , deux bouchers ,
forment le conseil, de défense : Blacke lui -même leur est
soumis , et ses dispositions militaires doivent se régler sur
leur aveugle fureur sans eux la place serait rendue , et
peut-être coûteront-ils bien du sang à cette population malheureuse
qu'ils entraînent à une résistance désespérée .
:
Quoi qu'il en soit , le maréchal comte Suchet a triomphé
déjà de tous les obstacles extérieurs , il a repoussé tous les
partis qui l'inquiétaient , assuré ses approvisionnemens ,
formé un parc de siége formidable , réuni ses renforts ,
emporté toutes les positions qui défendent la ville , pris
les divers camps retranchés qui la couvrent , l'artillerie dont
ils étaient armés , et déjà voisin du corps de la place , il a
commencé le bombardement . Le 7 janvier , son premier
aide-de -camp , le colonel Mayer , a été envoyé pour sommer
la garnison de se rendre il n'a pu voir le général
Blacke , tous les fanatiques redoutaient que Blake fit son
devoir et n'exposât pas la ville aux horreurs d'un assaut.
:
Voici la lettre que portait au général Blake le colonel
Meyer , et la réponse du général Blake parvenue le lendemain
au quartier français.
Au camp devant Valence , le 6 janvier 1812.
Monsieur le général , les lois de la guerre assignent un
terme au malheur des peuples , ce terme est arrivé ; aujourd'hui
l'armée impériale est à dix toises des corps de
votre place , dans quelques heures plusieurs brêches peuvent
être ouvertes , et dès- lors un assaut général doit précipiter
dans Valence des colonnes françaises .
Si vous attendez ce terrible moment , il ne sera plus en
mon pouvoir d'arrêter la fureur des soldats , et vous seul
répondrez devant Dieu et devant les hommes des maux qui
accableront Valence .
190
MERCURE DE FRANCE ,
Le désir d'épargner la ruine totale d'une grande ville ,
me détermine à vous offrir une capitulation honorable ; je
m'engage à conserver aux officiers leurs équipages , à faire
respecter la propriété des habitans ; je n'ai pas besoin de
dire que la religion que nous professons sera révérée .
J'attends votre réponse dans deux heures , et vous salue
avec une très - haute considération .
Le maréchal d'Empire , Signé , SUCHET.
Réponse de M. le général en chef Blake à S. Exc. le maréchal
comte Suchet.
Valence , le 6 janvier 1812 .
Monsieur le général , j'ai reçu cet après-midi la lettre de
V. Exc . Peut- être hier avant midi j'aurais consenti à
changer la position de cette armée , en évacuant cette
ville , pour éviter à ses habitans les inconvéniens et les malheurs
d'un bombardement ; mais les premières vingtquatre
heures que V. Exc . a employées à l'incendier ,
m'ont fait connaître combien je peux compter sur la constance
de ce peuple , et sa résignation à tous les sacrifices
qui seront nécessaires pour que l'armée soutienne l'honneur
du nom espagnol . Que V. Exc. continue donc ses
opérations , et quant à la responsabilité devant Dieu et les
hommes des malheurs qu'occasionne la défense d'une
place , et tous ceux que la guerre entraîne , elle ne retombera
jamais sur moi.
Signé , Joachim BLAKE .
Nous apprendrons donc sous peu , ou que Valence a été
emportée de vive force , ou qu'elle s'est rendue. Il faut espérer
que c'est de sa reddition seule que le général qui la
défend aura voulu encourir la responsabilité ; quant à celle
de la prise d'assaut , elle peut ne menacer ni l'homme de
guerre qui attaque , ni l'homme de guerre qui résiste , mais
elle ne peut manquer de peser aujourd'hui et dans la postérité
sur les chefs furieux d'une population aveugle , sur
ces modernes ligueurs , sur ces nouveaux seize , maîtres
du peuple et des chefs , les mêmes qui , il y a quatre ans ,
ont ordonné le massacre de 400 familles françaises établies
dans le pays , sous la protection et la garantie des lois
qu'elles ont vainement invoquées .
' S ....
JANVIER 1812 .
191
ANNONCES.
VIIe , VIIIe , IXe , Xe , XIe et XII cahiers de la neuvième année de
la souscription à la Bibliothèque physico-économique , instructive et
amusante , à l'usage des habitans des villes et des campagnes ; publiée
par cahiers , avec des planches , le premier de chaque mois , à commencer
du premier brumaire an XI ; par une société de savans , d'ar
tistes et d'agronomes , et rédigée par C. S. Sonnini , de la Société
d'agriculture du département de la Seine , etc. Ces six nouveaux cahiers
, de 216 pages avec des planches , de la neuvième année 1811 ,
contiennent , entr'autres articles intéressans et utiles : Moyen proposé
pour conserver les abeilles dans des glacières pendant l'hiver .
Moyen facile et peu dispendieux de rémédier en partie aux ravages
de la grêle dans les chanvres encore jeunes . Sur l'art de conserver
les substances animales et végétales . - Lettre de M. Guyton - Morveau
, sur Tiris pseudo- acorus substitué au café . Sur le charbon
oedémateux des bêtes à cornes . Sur la culture du riz en France ;
par C. P. Lasteyrie . — Expériences faites sur du moût de raisin rouge
des bords du Rhin , dont on a obtenu dụ sirop , du sucre cristallisé
et de l'acide tartrique . Des moyens d'empêcher les portes de traîner
par terre , ou sur les tapis dans les appartemens , et d'empêcher
les vents coulis qui viennent du bas des portes . Seringue à báton
mécanique , de M. Rousselle , ferblantier , lampiste et potier d'étain .
-
―
-
-
Recherches et expériences sur les moyens pratiques d'accélérer la
fructification des arbres , principalement du poirier et du pommier
greffés sur franc ; avec un exposé de la méthode de M. Fanon , des
expériences comparatives sur cet objet , et des considérations sur l'incision
circulaire et annulaire , sur la courbure des branches , etc .; par
M. Calvel . Briquettes économiques du charbon de terre du sieur
Quest. Note sur l'état présent de la culture du pastel dans un certain
nombre de départemens . Des effets de la grossesse sur les maladies
qui arrivent pendant son époque , et de ceux de ces mêmes maladies
sur la grossesse ; par M. Nauche . Rapport sur le sucre
indigène . Résultats d'une expérience de teinture , faite à Alby
( Tarn ) , avec de l'indigo - pastel de basse qualité . - Teinture en écarlate
. - Des différentes substanees végétales propres à la teinture ,
de la méthode à suivre pour en tirer la matière colorante ; par un au-
Quelques réflexions sur le sucre de betterave ; par
M. Deyeux , membre de l'Institut de France . Note sur un mémoire
de M. Ryss- Poncelet , fabricant de limes à Liége , sur les moyens
-
teur russe .
-
―
et
192 MERCURE DE FRANCE , JANVIER 1812 .
--
d'éclairer les appartemens , les ateliers , avec le gaz hydrogène extrait
de la houille . Le prix de cette neuvième année est ', comme pour
chacune des huit premières ( excepté celui de la cinquième qui est de
13 fr. ) , de 10 fr . , pour les douze cahiers , que l'on reçoit franc de
port. La lettre d'avis et l'argent doivent être affranchis et adressés à
Arthus-Bertrand , libraire rue Hautefeuille , n° 23. On souscrit
dès-à-préseul pour la dixième année ( 1812 ) . Prix , 10 fr .
On souscrit au même bureau pour les Annales Forestières . Le prix
de la première année ( 1807 ) est de 7 fr . ; celui de chacune des années
suivantes est de 10 fr . franc de port . La souscription est ouverte
pour la cinquième année ( 1812 ).
Lacographie , ou Ecriture laconique , aussi vîte que la parole ; méthode
nouvelle qui ne demande aucun exercice manuel , qui est
applicable à toutes les langues dont on possède passablement les déclinaisons
et les conjugaisons ; par Zalkind Hourwitz . In-8 ° . Prix , 2 fr . ,
et 2 fr . 25 c . franc de port . Chez l'Auteur , rue des Deux-Ecus ,
n° 48 ; Chaumerot , libraire , Palais -Royal , galerie de bois , n° 188 ;
Clament frères , libraires , rue de Vaugirard , nº 9 , près l'Odéon ; et
chez Brunaud , libraire , passage du Panorama , nº 35 , près le boule ..
vard Montmartre .
Contes moraux , ou Recueil contenant l'Anneau magique , Chloé ,
l'Esclave visir , Hassan et Thaer , etc .; par L. Damin , ancien avocat
, membre de plusieurs Sociétés littéraires . Seconde édition , revue ,
corrigée et augmentée . Deux vol . in - 12 . Prix , 4 fr . , et 5 fr . franc
de port . Chez Delaunay et Lepetit , libraires , au Palais -Royal ; et
chez Pigoreau , libraire , place Saint- Germain-l'Auxerrois .
Conseils à unefemme sur les moyens de plaire dans la conversation,
suivis de poésies fugitives par Mme de Vannoz , née Sivri , auteur de
la Profanation des Tombeaux de Saint -Denis . Un vol . in- 8° , sur
papier vélin . Prix , 3 fr . , et 3 fr . 60 c . franc de port . Chez Michaud .
frères , imprimeurs- libraires , rue des Bons- Enfans n° 34 ; et chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
"
La Femme auteur , ou les Inconvéniens de la Célébrité ; par
Mme Dufrénoy . Deux vol . in - 12 . Prix , 4 fr . , et 5 fr . franc de port .
A Paris , chez Bechet , libraire , quai des Augustins , nº 63 ; et à Genève
, chez Manget et Cherbuliez , imprimeurs- libraires .
ERRATA pour le No DXLV.
Article Politique , page 617 , il a été commis une erreur qu'il importe
de rectifier . Au lieu de : S. A. R. le prince héréditaire de
Wurtemberg : ilfaut lire : S. A. le duc Louis de Wurtemberg.
TAVELE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DL. Samedi 1er Février 1812 .
POÉSIE .
FRAGMENS d'une traduction du Poème de LUCRÈCE .
CHANT PREMIER.
SOURCE de nos plaisirs et du sang des Romains ,
Déesse qui régis les Dieux et les humains ;
Toi qui fais circuler la volupté féconde
Sous la voûte des cieux , sur la terre et dans l'onde ,
Tout s'anime et renaît à ton aspect divin ;
La foudre disparaît , le ciel devient serein ,
Les mers rendent pour toi leur surface immobile ,
Les vents tumultueux fixent leur course agile ;
La nature sourit sous tes pas enchanteurs ,
Et son sein rajeuni te prodigue des fleurs .
Lorsque toujours constant dans ses métamorphoses
Le calme et doux printems se couronne de roses
Quand son souffle léger rappelle les zéphirs ,
Ton pouvoir dans les coeurs éveille les désirs ;
Sous les bois reverdis , près de la fleur nouvelle ,
Le doux chant des oiseaux te rend grâce et t'appelle ;
Les monstres des forêts , enivrés par tes feux ,
Franchissent en fureur les torrens écumeux :
N
DE
5 .
Cen
LA
SEIVE
194
MERCURE DE FRANCE ,
Tout dans le monde entier , que ton ardeur pénètre ,
De la main du plaisir reçoit un nouvel être ;
Et son charme unissant tous les objets divers ,
D'âge en âge transmet l'ordre dans l'univers .
Ah! puisque la nature , à tes lois asservie ,
En toi seule a puisé les sources de la vie ,
Je t'implore , ô Vénus , viens , soutiens mes efforts ,
De ton charme divin embellis mes accords .
Mais éteins des combats le fléau destructeur ,
Qui le peut mieux que toi , déesse du bonheur ?
Quand fuyant à tes pieds l'univers mis en poudre ,
L'arbitre des combats vient reposer sa foudre ;
Quand ce Dieu désarmé par le tendre désir ,
Soumis à tes genoux , implore le plaisir ,
Et brûlant sur ta bouche où son attrait repose ,
Respire son ardeur sur tes lèvres de rose ;
Redouble ton pouvoir en ces momens heureux ,
Dans son coeur enivré verse de nouveaux feux ;
Que la paix de l'amour soit le prix salutaire ,
Demande lui pour nous le repos de la terre .
CHANT DEUXIÈME .
Ces torrens que le ciel ne peut plus retenir
Dans le sein de la terre ont paru s'engloutir ,
Mais ils portent bientôt , en y glissant leur onde ,
D'un suc réparateur la puissance féconde ;
Le fruit brille et s'accroit sur les rameaux plus frais ,
Les champs sont enrichis et les bois plus épais :
Tout s'anime , tout vit ; eh quoi ! l'homme lui -même
Sent passer dans son coeur cet ascendant suprême ;
La brillante jeunesse en nos murs florissans
Porte ses pas joyeux dans les bois renaissans .
Du doux chant des oiseaux que l'amour fait éclore
Ces bois renouvelés s'embellissent encore ;
Les troupeaux étendus sur les rians gazons
D'un nectar abondant gonflent leurs seins féconds ;
L'agneau dont un lait pur alimente la vie ,
D'un pied tremblant encor presse l'herbe fleurie .
De la nature ainsi par de constans accords ,
FEVRIER 1812 .
195
La destruction même entretient les ressorts ;
En changeant son aspect rien ne périt en elle ,
La mort prête à la vie une forme nouvelle.
Je le vois , du néant , dis -tu , rien n'est sorti ,
Ainsi rien dans son sein ne peut être englouti .
Mais pourquoi donc des corps l'essence primitive
Jamais ne s'offre -t-elle à ma vue attentive ?
Vois -tu des vents fougueux les luttes vagabondes
Balancer tes vaisseaux , les froisser sur les ondes ,
Promener en grondant la foudre sous les cieux ,
Dépouiller les forêts de leurs fronts sourcilleux ,
Et de leurs tourbillons élancés des montagnes
Arracher l'arbre altier roulant dans les campagnes ?
Tout s'émeut ; l'air mugit , la mer gronde en fureur ,
Et ton oeil cependant n'en voit point le moteur .
Suspendu sur les eaux , ton léger vêtement
Attire la vapeur de l'humide élément ,
Le soleil le desséche ; et soudain le fluide
S'exhale dans les airs où la chaleur le guide ,
Et le souffle des vents l'amasse dans les cieux ;
Cet insensible essor a donc trompé tes yeux ?
Quand souvent les saisons ont reproduit l'année ,
Ton anneau se dissout sur ta main étonnée ;
Par la chute des eaux ce rocher est percé ,
Dans le sol qu'il trancha ton soc est émoussé ,
Le marbre s'amincit sous le pied qui le foule ,
Et nos Dieux accablés des baisers de la foule ,
Livrant leur front d'airain à la crédulité ,
S'usent sur les autels de l'immortalité .
Vois- tu dans ces objets par le tems mis en poudre
L'insensible moteur qui les a pu dissoudre ,
Ou vois-tu comment l'être élevé lentement
Eveilla ses ressorts de moment en moment ?
Et quand ce sel rongeur sur la rive de l'onde
A miné sourdement cette roche profonde ,
Ton oeil n'en saisit point l'insensible progrès ,
Tant la nature agit par des ressorts secrets !
N 2
496 MERCURE
DE FRANCE
,
CHANT CINQUIÈME .
1
Mais quand je n'aurais point d'une main ferme et sûre
Sondé les élémens qu'enferme la nature ,
L'imparfait assemblage et du monde et des cieux
Seul me démentirait les ouvrages des Dieux .
Cette terre sur-tout des cieux environnée ,
Vois quelle part immense en reste abandonnée.
Là sont des monts affreux et de sombres forêts ,
De monstres dévorans habités à jamais ;
Là d'infectes marais et des rochers arides ;
Là s'étendent ces mers dont les torrens rapides ,
Prolongeant en tous lieux leurs immenses détours ,
De nos bords habités resserrent les contours ;
Et pour l'homme incertain du monde qu'il habite ,
La plus vaste partie est encore interdite !
Partout il est borné dans son essor hardi ,
Par les glaces du nord ou les feux du midi .
Que dis-je? sous ses pas la nature flétrie ,
Stérile , languirait sans l'humaine industrie ;
Si la main du besoin affrontant tous les maux
Contre elle ne luttait par de soigneux travaux ;
Si le soc , en traçant la glèbe qu'il soulève
N'éveillait en son sein une féconde sève ,
Dans un sol paresseux le germe recelé ,
De lui -mêmejamais ne se fût éveillé .
Et souvent quand les fruits qu'a produits la constance
Ont par l'éclat des fleurs annoncé l'abondance ,
La foudre , l'aquilon , les torrens orageux ,
Emportent les travaux et l'espoir avec eux .
Pourquoi sur ces fléaux , ces monstres qu'elle enfante
La nature étend- elle une main prévoyante ?
Pourquoi dans tous les tems partageant ses bienfaits ,
Sont- ils ainsi que nous reproduits à jamais ?
Pourquoi chaque saison l'affreuse maladie
Vient-elle empoisonner les sources de la vie ,
Et pourquoi le trépas souvent prématuré ,
Tranche- t-il un destin qu'elle avait préparé?
***
1
FEVRIER 1812 . 199
STANCES SUR MA VIEILLESSE.
SUR mes cheveux , au printems de ma vie ,
S'entrelaçaient la rose et le jasmin ;
Fleurs de souci sur ma tête blanchie
Offrent aux yeux la saison du chagrin.
Sans nul regret j'ai vu fuir ma jeunesse :
J'ai fait gaîment mes adieux au plaisir ;
Mais j'espérais qu'au sein de la sagesse
Mon coeur pourrait conserver le désir.
Le désir seul marque notre existence ,
C'est trop mourir que ne désirer rien ;
Parques ne sont que froide indifférence
Jointe à l'ennui qui la seconde bien .
"
Je ne veux point qu'un amour ridicule.
Vienne troubler la paix de mes vieux ans ;
Mais je voudrais , et le dis sans scrupule ,
A l'amitié devoir un passe -tems .
C'est bien en vain , nul être sur la terre
N'offre à mon coeur ce qui le fit aimer ;
Hélas ! le coeur délicat , mais sévère ,
Voudrait trouver ce qu'il doit estimer.
Bandeau charmant de l'aimable indulgence ,
Venez encor vous placer sur mes yeux ;
Cachez-moi bien ce que l'expérience
Me fait trop voir de contraire à mes voeux.
Par Mme DE MONTANCLOS.
HOMMAGE A M. DELILLE
COURONNÉ d'un laurier fertile ,
Pope élevait un temple au chantre d'Ilion.
Vous naissez , immortel Delille ,
Bientôt dans vos accords , émule d'Amphion ,
S'élève à votre voix un autel à Virgile ,
Et vous êtes l'égal du cygne d'Albion .
}
198
MERCURE
DE FRANCE
Vous n'étiez qu'interprète , et vous étiez modèle.
La nature vous dit : « deviens original : »
Simple , riant , fécond et sublime comme elle ,
Tel que l'astre du jour , vous brillez sans rival .
O chantre dont le ciel voulut orner la terre ,
17
Qu'il daigne encor long- tems vous laisser parmi nous!
Vous nous consolez de Voltaire ...
Qui nous consolerait de vous ?
J. B. D. LAVERGNE .
STANCES À MADEMOISELLE EUGÉNIE D .. B .....
LOIN de la plage aquitanique ,
Ainsi cherchant d'autres climats ,
Au sein de la terre helvétique
Tu vas bientôt porter tes pas.
Parcours cette terre chérie ,
Ces champs illustrés tour-à -tour
Par la liberté , le génie ,
Les beaux-arts , la gloire et l'amour.
Que ne puis-je dans ces beaux lieux
Te suivre , 6 ma chère Eugénie !
Tu serais une autre Julie ,
Je serais un nouveau Saint-Preux !
O couple malheureux et tendre ,
Là nous redirions vos amours 9
Et nous ferions sur votre cendré
Le doux serment d'aimer toujours!
Des coeurs nobles et généreux
Jadis vous fûtes les modèles :
Comme vous , nous serions fidèles ,
Hélas ! serions-nous plus heureux?
Ah ! tous deux en pélerinage ,
Le coeur plein du chantre d'Abel,
Courons visiter l'ermitage
Qu'embellit ce peintre immortel.
Salut , retraite du génie ,
Temple orné des plus doux tributs ,
FEVRIER 1812 .
199
Où Gessner aux yeux de l'envie
Cachait sa gloire et ses vertus .
1
Des biens dont il offrit l'image
Ici savourons la douceur : › ・・・・
L'asyle qu'habitait un sage
Doit être celui du bonheur .
Au sein des campagnes riantes ,
Parmi les hôtes des hameaux ,
Contemplons les scènes touchantes
Qu'il célébra sur ses pipeaux.
Les bergères et leurs amans ›
Pour toi vont tresser des guirlandes ,
Croyant présenter leurs offrandes
A la déesse du printems.
Modèles d'amour , de simplesse ,
Les vois -tu ces bergers constans
"
"
Qu'à la ville on vante sans cesse
Mais que l'on ne trouve qu'aux champs ?
*
Soumis à la douce influence
De ces lieux si chers à l'amour 9
A Paris nous viendrons un jour
Donner des leçons de constance.
M. CHAUDRUG DE CRAZANNES .
1
ÉNIGME.
UTILE enfant des arts , en fils reconnaissant
Je répands sur plusieurs l'éclat le plus brillant ;
Sur- tout aux tems fameux de Rome et de la Grèce ,
J'exerçai des talens l'ingénieuse adresse ,
Et de nos jours encor des sages , des héros ,
Je consacre à jamais les glorieux travaux :
Mais changeons ; au pluriel j'ai bien un autre usage =
Je quitte peu les mains des femmes de tout âge ;
D'un parterre émaillé j'embellis les contours ;
Et je t'attends , lecteur , à la fin de tes jours.
AUG . CH ....... J C. ( Charente -Inférieure ) .
200 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812.
LOGOGRIPHE.
Qu'on me prenne en sens droit , qu'on me prenne au rebours ,
Įei , bon gré malgré , l'on me verra toujours .
V. B. ( d'Agen ) .
CHARADE .
TOUT prêt à se gratter la tête ,
Plus d'un mari souvent s'arrête ,
Crainte de trouver le premier.
Un poëte , sur le Parnasse ,
Voudrait en vain tenir sa place
S'il n'a les faveurs du dernier.
La bergère met le dimanche
Jupon blanc et cornette blanche
Pour danser au son de l'entier.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Espoir.
Celui du Logogriphe est Novice , où l'on trouve : novi ( génitif de
novum ) , Novi , Nice ( villes ) , noce , ce , ni , nẹ , cône , vice , vię.
Celui de la Charade est Courtisane .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
VOYAGES DU CHEVALIER CHARDIN EN PERSE ET AUTRES
LIEUX DE L'ORIENT , enrichi d'un grand nombre de
belles figures en taille -douce , représentant les antiquités
et les choses remarquables du pays . Nouvelle
édition , soigneusement conférée sur les trois éditions
originales , augmentée d'une notice de la Perse , depuis
les tems les plus reculés jusqu'à ce jour , de
notes , etc.; par L. LANGLÈS , membre de l'Institut ,
un des administrateurs- conservateurs de la Bibliothèque
impériale , professeur de persan à l'Ecole
spéciale des langues orientales savantes , etc. - Dix
volumes in-8° , et atlas grand in- folio . A Paris ,
chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine .
( DEUXIÈME EXTRAIT. )
d
-
Si de la religion nous passons aux sciences et aux arts
cultivés par les Persans , nous reconnaîtrons par-tout
l'esprit qui a dirigé M. Langlès dans la rédaction de ses
notes ; sans étaler le luxe d'une érudition qui fatigue
beaucoup plus qu'elle n'instruit , il a trouvé le secret de
se mettre à la portée de ses lecteurs , et de les instruire
sans les lasser par de longs commentaires : mais si c'est
un avantage pour le public , il faut avouer que ce n'en
est pas un pour celui qui rend compte d'un tel travail .
Sa tâche est de ne marcher qu'accompagné de citations ,
et ici la brièveté de la matière s'oppose à ce qu'il la
remplisse . Nous avons éprouvé plus d'une fois cet embarras
dans le cours de notre analyse , et nous espérons
qu'après cet aveu , on n'imputera point à une lecture
superficielle le peu de citations que l'on rencontrerą
dans cet extrait.
La partie des sciences et des arts cultivés par les Persans
était celle où , peut- être , il régnait le plus de désordre
dans Chardin , et qui nécessitait des éclaircisse
202 MERCURE DE FRANCE ,
mens . Ici les dénominations sont , ou corrompues , ou
confondues , et ce n'était pas une petite affaire de les
rétablir . Quelquefois même le voyageur met en avant des
assertions d'une grande importance pour l'histoire des
sciences , et que M. Langlès croit dénuées de fondement.
Ainsi Chardin avait dit affirmativement : « Les Persans
» possèdent des traductions de presque tous ces fameux
>> auteurs grecs que nous suivons . » Voici comment le
savant orientaliste corrige ce passage et nous donne en
peu de mots une idée des connaissances de ce peuple
( tom . IV , p. 199 ) .
Qu'il me soit permis de proposer quelques modifi-
>> cations aux assertions beaucoup trop positives de notre
» voyageur. Il s'en faut bien que les Persans possèdent
» des traductions de presque tous ces fameux auteurs
>> grecs que nous suivons . Leurs richesses se bornent
» à des fragmens d'Aristote , de Gallien , d'Euclide , de
» Ptolomée , et de quelques autres médecins et mathé-
>> maticiens , traduits principalement d'après des versions
» arabes faites sur des versions syriaques , dans les sep-
» tième , huitième et neuvième siècles de l'ère chrétienne .
» Il serait difficile de se former une idée des étranges
» altérations qu'ont éprouvées ces ouvrages grecs sous
» la plume des différens traducteurs . Ces altérations sont
>> telles , que souvent on ne peut parvenir à reconnaître
» les passages les plus importans . Nous ne parlons pas ,
» en outre , des suppressions et des additions faites , non
» seulement par ces mêmes traducteurs , mais encore
» par des copistes encore plus ignorans et plus infidèles.
qu'eux . L'histoire de l'Occident leur est absolument
>> inconnue. Ils ne possèdent nul monument historique
» des guerres de leurs ancêtres avec les Grecs et les Ro-
» mains . Toutes leurs histoires d'Alexandre ne sont que
» des romans poétiques , dans lesquels on ne trouve rien
» de positif sur ce héros , excepté son nom qui est même
>>
défiguré et tronqué ; ils écrivent Skender , croyant que
» la première syllabe al est l'article arabe . Trop long-
» tems quelques orientalistes enthousiastes ou peu sin-
>> cères ont bercé nos savans de vaines espérances . Je
» ne crains point de l'affirmer , jamais les Arabes , les
FEVRIER 1812 . 203
» Turcs , ni les Persans ne nous rendront un seul de ces
anciens ouvrages dont nous regrettons la perte , puisque
» leurs plus anciennes productions littéraires ne remontent
pas au-delà du septième siècle de l'èré vulgaire ,
» si l'on en excepte quelques fragmens poétiques . »
2.
Tout én souscrivant à l'opinion de M. Langlès , nous
ne pouvons nous empêcher de remarquer qu'il est bien
douteux que les Arabes aient eu assez peu de connaissance
de la langue grecque pour faire leurs traductions d'après
des versions syriaques. Nous voyons au contraire que
du tems de Mamoùn plusieurs d'entr'eux , par exemple
les fils de Mouça bén Chaker , trois frères célèbres par
leurs connaissances dans l'astronomie , et dans toutes les
branches des mathématiques , connurent le grec . Mohammed
l'aîné , et le plus savant , voyagea dans l'Asie mineure
, pour rassembler les ouvrages écrits dans cette
langue ; il nous serait facile de multiplier les exemples
de cette espèce.
Le célèbre philosophe arabe que nous connaissons
sous le nom d'Alchindus , corruption d'Alkindy , était ,
selon les biographes occidentaux , d'origine et de religion
juive . Quelques auteurs orientaux ont également
avancé la même chose . M. Langlès (tom. IV , p. 213 )
paraît aussi partager cette opinion . Cependant les recherches
que nous avons faites sur cet écrivain fameux ,
nous ont prouvé qu'il était Musulman et de la tribu
arabe de Kendah, subdivision de celle de Kahthân . C'est
du nom de cette tribu qu'il a pris le surnom d'Alkindy.
Les dignités restèrent long-tems dans sa famille . Son
père fut gouverneur de Koufah , pour les Khalyfes
Abbacydes . Néanmoins les vives altercations qu'il eut
avec les docteurs de sa nation , prouvent qu'il avait , en
matière de religion mahométane , des opinions un peu
erronées (1).
A ce que le savant orientaliste dit sur Alfarabius ( ibid . ,
p. 215 ) , nous ajouterons que cet homme extraordi
(1 ) Voy. de' Rossi , Dizionario historico degli autori arabi , p . 30 ;
Casiri , Bibl , arab . Hispan . , tom . I , p . 353 ; Relation de l'Egypte
d'Abd. -allatif, traduite par M. Silvestre de Sacy , p . 487 et suiv.
204 MERCURE DE FRANCE ,
naire , le plus grand des philosophes arabes selon Ibn
Khilcan , qui parcourut à pas de géant la carrière des
sciences , était excellent musicien . Le traité de musique
dont veut parler Chardin , existe réellement en Orient et
même en Europe à la Bibliothèque de l'Escurial . Nonseulement
il excella dans cet art sublime , mais même il
en imagina une nouvelle théorie dans laquelle il corrigea
les fausses opinions de Pythagore sur les sons . Ce fut
aussi lui qui inventa et construisit l'instrument nommé
canoun , espèce de psaltérion avec des cordes à boyaux.
M. Langlès observe que le canoun se nomme aussi
Orghanoun , et est regardé , par les Orientaux , comme
un instrument admirable (2) .
L'omar Soufé de Chardín ( ibid. , p . 215) , est sans
doute Abdel - Rahman ben Omar à qui nous devons :
1º un traité curieux sur les Constellations , que le savant
Th. Hyde a souvent mis à contribution dans son Commentaire
sur le Catalogue des Etoiles fixes d'Ouloug Bey ;
2º un Traité des Projections.
Dans Abou Oufa , il faut reconnaître Abou❜loufa al-
Bouzdjâny , arithméticien de grande réputation , et astronome
qui vivait vers le milieu du quatrième siècle de
l'hégire , et dont on a des tables astronomiques nommées
Zydj al Chemil. Il les construisit d'après ses propres observations
, pour corriger celles faites par l'ordre de
Mamoùn, Il a beaucoup écrit sur l'astronomie , l'arithmétique
et la manière de trouver les cordes (3) .
En parlant des tables astronomiques des Persans
( tom . IV , p. 205 ) , M. Langlès donne de courtes notices
sur leurs astronomes . Celle de Myrza Oloug Beyg
offrant un trait de la prodigieuse mémoire de cet infortuné
prince , nous la transcrirons ici en entier.
(2) Voyez de' Rossi , Dizion . hist . , p . 71 et suiv .; Andrès , Origine
et Progressè d'ogni litteratura , t . IV , p . 259 et 260 ; Casiri , Bibl.
arab . Hisp. , tom. I , p . 190 ; Toderini , Della litteratura dei Turchi ,
tom. I , p. 233 ; Encyklopædische uebersicht der Wissenschaften des
Orients , p . 395 , et enfin Ibn Khilcan , Msc . ar . de la Bibl . imp . ,
n° 730.
(3) Voyez Casiri , Bibl . arab. Hisp . , t . I , p . 433 ; et Ibn Khilean,
FEVRIER 1812 . 208
Mohhammed Teraghâï , surnommé ensuite Myrza
» Olough Beyg , fils de Châhrokh , fils de Tymoùr
» Goùrgân ( Tamerlan ) , naquit dans le château de Sul-
» thânyéh , le dimanche 19 de djomâdy 796 ( de l'hégire) ;
>> ce.mois répond à celui de Ferverdyn de l'année djélâ
» léenne ( mars 1394 de l'ère chrétienne ) . Nous devons
>> remarquer que Myrzâ est l'abrégé d'Emyr zâdéh , et
» signifie prince du sang. Olough-Beyg sont deux mots
>> tatars qui signifient le vieux , le grand prince . Il entra
>> en possession des provinces situées endeçà du Djyhhoùn
» (l'Oxus ) , le Khorâçân et le Mâzendéran , vers l'an 810 ;
» et en 812 il s'installa dans les provinces situées au-delà
» du même fleuve , dans le Turkestân et le Mâoùarâ âl-
» nahar. Il eut un goût particulier pour les sciences , et
>> accorda la plus haute protection aux savans . Il fonda à
Samarqand un gymnase magnifique , qui passait pour
» une des merveilles du monde . Ce fut sous ses auspices
» et à ses frais que l'on fit des observations astronomi-
» ques qui portent encore aujourd'hui son nom et
» commencèrent en 841 de l'hégire ( 1437 , 38 de l'ère
» chrétienne ) . Il fut secondé dans cette belle entreprise ,
» d'abord par le savant Ghyâts êd-dyn Djemchyd, qui
» mourut avant que les observations fussent terminées ,
>>> et dont les cendres reposent non loin de l'observatoire
de Samarqand ; celui- ci eut pour successeur Qâdhy
» Zâdeḥ êl-Roùmy , qui mourut aussi avant la fin de
» cette belle entreprise ; elle fut continuée et terminée
» par A'lâ êd-dyn êl Qoùchdjy de Samarqand . Suivant
quelques écrivains persans , ce fut Olough Beyg lui-
» même qui mit la dernière main à cet ouvrage , et le
» publia sous le titre de Zydje Suthâny , Tables astrono-
>>
miques impériales , et y ajouta une préface qui porte
» son nom. Quelques -uns les préfèrent aux tables ilkhâ-
> nyennes de Nassyr-êd-dyn ; elles furent terminées en
» 853 de l'hégire ( 1449 de J. C. ) Le célèbre biographe
» persan , Daùlét Chah , dans ses Vies des Hommes il-
» lustres , cite une anecdote de la mémoire étonnante
» du prince dont il s'agit . On avait coutume d'inscrire
» sur un registre le nombre des animaux que
le souve-
» rain avait tués à la chasse , l'indication de l'espèce de
206 MERCURE DE FRANCE ,
chacun de ces animaux , et l'époque précise à laquelle
» il avait été tué. Un jour , ce registre se trouva égaré ,
» et toutes les recherches furent vaines ; les conserva-
» teurs de la bibliothèque ( mustehhâfezâni kitab-khâu-
» néh ) étaient livrés aux plus cruelles inquiétudes . Le
» monarque leur dit : « Soyez tranquilles , car je me sou-
» viens de tous les détails contenus dans ce registre ,
» depuis le commencement jusqu'à la fin . » Aussitôt il
» se mit à dicter à un secrétaire les faits et les époques
» sur un nouveau registre , jusqu'à ce qu'il fût rempli.
» Le hasard voulut que l'ancien registre se retrouvât ; on
» les conféra soigneusement , et l'on ne reconnut de dif
→ férence que dans quatre endroits . En accordant ce qui
» appartient au goût des Orientaux pour l'hyperbole et
» la flatterie , ce fait n'en est pas moins étonnant , sur-
>> tout quand on songe à l'immense quantité de bêtes
» fauves que les princes tatars tuaient dans leurs grandes
» chasses . Il mourut en 854 ( 1449 de J. C. ) , après avoir
» vécu cinquante-sept années lunaires . »
1
C'est dans cette partie de son voyage qu'en traitant de
l'écriture et de la langue des Persans , Chardin parle de
leurs anciens caractères , ainsi que de leurs anciennes
langues . L'esprit , dans une matière aussi obscure , est
souvent réduit à de simples conjectures ; mais si quelqu'un
avait droit d'en former de nouvelles , c'était sans
'doute M. Langlès , qui a toujours fait de l'histoire et des
antiquités de l'Orient une étude suivie . Il résulte de ses
notes ( tom. IV , pag . 255 , 257 , 261 ) : 1 °. Que le
persan moderne ou Dery , langue de cour , comme on la
nomme aujourd'hui , est formée ou du Samskrit immé
diatement , ou du Zend, ancien idiômé de la Perse qui a
le plus grand rapport avec la langue sacrée des Brahmes ;
mais que l'on ne peut déterminer à laquelle de ces deux
langues appartient l'antériorité .
2°. Que l'ancien Persan n'est probablement point une
langue perdue , mais inusitée , et que nous avons conservé
l'intelligence des mots qui le constituent et dont se
sont formés le Zend , le Pazend , le Péhlevy, idiômes déjà
obsolets , mais modernes comparativement à celui que
FEVRIER 1812 .
207
l'on parlait à l'époque où les Persans employaient les
caractères cludiformes.
3°. Que la lecture de ces derniers caractères employés
à peindre les mots d'une langue qui dérivait du Samskrit
ou du Chaldéen , est perdue pour toujours .
4°. Qu'il est difficile de déterminer si le Péhlevy ,
idiôme qui était encore en usage en Perse lors de sa conquête
par les Musulmans , avait une origine chaldaïque ,
ou si c'était la langue Zend altérée par l'introduction
d'un si grand nombre de mots chaldéens , qu'elle eut
ensuite beaucoup plus de ressemblance avec le Chaldéen
qu'avec sa langue mère.
5º . Enfin qu'à l'exception des caractères cludiformes
qui nous sont complètement inconnus , les anciens alphabets
persans , particulièrement le Zend, le Péhlevy et
le Saçânyde , et un autre dont nous ignorons le nom , ont
entre eux une grande affinité , et offrent avec le système
et les formes du Dévanâgary , des conformités qui décè ~
lent une origine commune.
Nous indiquerons encore la note sur le caractère
nommé Koufi ( tom . IV , p . 4 ) , celle sur l'ère de l'éléphant
( ibid. , p . 419 ) , une autre ( ibid. , p . 356 ) , où
M. Langlès propose une nouvelle étymologie du mot
almanach qu'il fait dériver du chaldéen menah , et celle
sur le mot tacouïm ( p . 350 ) .
Α propos de ce dernier mot , nous reléverons une
erreur que nous avons commise en traduisant le titre de
la Géographie d'Aboùlfédâ (4) . On sait que ce prince
historien et géographe intitula sa cosmographie Tacouymel-
boldan , à l'exemple d'Ibn Djezlah , qui donna à son
traité de médecine le titre de Tacouym- el-abdan . Le
vrai sens de ce mot nous avait toujours paru douteux ,
et nous nous étions abandonnés à des conjectures dont
nous avons depuis senti la fausseté. En examinant divers
ouvrages qui portent ce titre , nous nous sommes convaincus
qu'on appelle ainsi les ouvrages qui présentent
(4) Voyez Biographie universelle , au mot Aboùlfédá , et Notice
historique sur Aboùlfédâ et ses ouvrages , dans le tom. XIV des
Annales des Voyages.
208 MERCURE DE FRANCE ,
en forme de tables , les résultats d'une science . Par
exemple , les Orientaux appellent leurs éphémérides
Tacouym , parce qu'ils sont divisés par tables et par
colonnes , où l'on indique les jours de l'année , les
fêtes , le lever et le coucher des astres , des prédictions
et des avis superstitieux . C'est par la même raison
que Hadjy Khalfah a intitulé ses tablettes chronologiques
Tacouym eltéwarykh.
Nous pourrions citer plusieurs exemples à l'appui de
ce que nous avançons , mais nous préférons rapporter
ici un passage du commentaire fait sur le Traité de médecine
d'Ibn Djezlah (5 ) , traduit en latin ainsi que cet
ouvrage , et imprimé à Strasbourg en 1532. Le voici :
Ad evidentiam eorum quæ dicuntur in hoc præmio ;
notandum quod Tacuinus est ars seu scientia brevis ,
9
(5) Tous les biographes des médecins sont tombés dans de graves
erreurs sur Ibn Djezlah , qu'ils nomment Buhahylyha . Les uns ,
tels que du Boulay , Friend , Mackensie , Eloi , ont prétendu qu'il
était juif. D'autres ont avancé qu'il exerçait la médecine sous Charlemagne
, et que ce prince l'avait même choisi pour son médecin .
L'auteur de la seconde apologie de la médecine de Montpellier
n'hésite pas à affirmer qu'il avait étudié dans cette célèbre faculté .
Carrère , qui au moyen de la Bibliothèque orientale de d'Herbelot
a corrigé quelques erreurs de ses prédécesseurs , prétend que le nom
d'Elluchasem elimitar est une qualification honorable , et il blâme
le docte Schenckius d'avoir fait deux personnages de Buhahylyha
et d'Elluchasem . Cette dernière erreur de Carrère n'a point échappé
au savant et exact Sprengel , et il observe que Elluchasem , auteur
du Tacuini sanitatis , est différent d'Ibn Djezlah . Ce qui a donné
lieu à cette méprise , c'est que l'ouvrage d'Elluchasem fut publié à
Strasbourg en 1531 , sous ce titre : Tacuini sanitatis Elluchasem
elimithar medici de Baldath ( dans le même volume se trouve un
traité d'Abengnefit , de Virtutibus medicinarum et ciborum , et un
autre d'Alkendy de Rerum gradibus ) , et que l'ouvrage d'Ibn
Djezlah parut l'année suivante , dans la même ville , sous le titre de
Tacuini ægritudinum , etc. Ibn Djezlah , chrétien d'origine , fut
converti à l'islamisme par un docteur motazelite en 466 de l'hég .
( 1073 de J. C. ) . Il exerca long - tems la médecine à Bagdad , fort
médecin du calife Mogady , et mourut en 493 ( 1099 de J. C. ) .
FEVRIER 1812 .
209
SBINE
utilis , levis , et experta , sicut est scientia conclusionum .
Et fuit inventus proprie pro hominibus hujus temporis
maximeque divitibus et nobilibus , qui de scientiis no
quærunt nisi conclusiones , parum de probationibus
rantes. Unde decet talem librum esse in cameris reum
magnatum , nec eo debent carere (6).
Ainsi on ne peut traduire Tacouym el boldan paran.
licu des provinces , géographie rectifiée , ou rectification
des pays , mais par tables géographiques , ou géograph
divisée par tables . On voit , par ce que nous venons de
dire , que le mot Tacouym correspond en quelque sorte à
celui de oras , qui était chez les Grecs le titre des ouvrages
divisés par tables.
Avant de terminer ce second extrait , nous nous permettrons
une observation sur les mots al- oloum alryadhyyéh.
M. Langlès a traduit ( tom. IV , pag. 310 ) ,
ces deux mots par sciences des fatigues , des embarras .
Nous croyons que cette traduction ne rend pas bien
l'idée exprimée par Ryadhyyeh . La racine Radha d'où
dérive ce dernier mot , signifie , mortifier ses passions ,
en contraindre la vivacité. De là , ensuite , Ryadhhé
signifie la peine , la fatigue , la tension de l'esprit , et ,
par suite , la méditation , la retraite. Les chrétiens orientaux
nomment leurs retraites et leurs exercices spirituels
, Ryadhéh ainsi al- oloum al-ryadhyyeh devraient
être , ce nous semble , rendus par sciences entièrement
soumises aux opérations de l'esprit , sciences de méditation
(7) .
Quant à Elluchasen Elimithar , ce nom nous paraît être la corrup
tion de celui d'Abou'lcassem- Al-mokhtar que portait un médecin à
qui nous devons aussi un tacouim . Voyez Bibl. orient. au mot
Tacouim ; Springel , Versuch einer pragmatischen geschichte des
arzneikunde , tom. II , p . 429 ; Aboulfed . Annal. , tom . III , p . 324;
1bn Khilcan , manuscrit de la Bibliothèque imp. , n° 730 , f° 438 Rº ,
et Carrère , Bibl . litt. hist. et crit. de la médecine , tom. II , p. 224.
(6) Fo IIII.
(7) Voyez Meninski Thesaler . Ling. orient . au mot : Ryâdhyeth
la Préface de l'édit. ar . des Elémens d'Euclide, et les savantes notes
de M. Sylvestre de Sacy sur Abd- Allatif, p. 485.
Q
LA
210 MERCURE DE FRANCE ,
Au surplus , nous soumettons notre opinion à la saine
critique de M. Langlès . C'est le juge le plus compétent
et le plus sincère que nous puissions choisir .
AM . JOURDAIN.
TA-TSING-LEU-LEE , ou Lois fondamentales du Code
Pénal de la Chine , avec le choix des statuts supplémentaires
, originairement imprimé et publié à Pékin ,
sous la sanction et par l'autorité de tous les Empereurs
TA-TSING composant la dynastie actuelle traduit du
chinois par GEORGES THOMAS STAUNTON , baronet ,
membre de la Société royale de Londres ; mis en français
avec des notes par M. FÉLIX RENOUARD DE SAINTECROIX
, ancien officier de cavalerie au service de
France , de l'Académie de Besançon , de la Société
Philotechnique de Paris ; auteur du Voyage politique
et commercial aux Indes - Orientales , aux Philippines
et à la Chine . - Deux vol. in-8 ° . A Paris , chez
Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine , nº 8 ;
Galignani , libr . , rue Vivienne , nº 17 ; Laloy, libr. ,
rue de Richelieu , nº 95 .
-
Il est difficile de croire , comme le prétendent quelques
personnes , qu'il ne nous reste plus rien à apprendre aujourd'hui
sur les Chinois , et que ce peuple célèbre soit
maintenant aussi connu que les habitans de Pantin ou
de Saint - Denis ; malgré les lettres de nos missionnaires ,
les relations des ambassadeurs et les compilations in-4°
de l'abbé Grosier , il n'est pas de nation sur laquelle on
ait des notions moins exactes. L'esprit de parti s'est emparé
de la plupart des écrivains européens ; on s'est disputé
sur leurs lois , leurs moeurs , leurs sciences , leur industrie
, leur religion . La Sorbonne elle-même a voulu ,
du fond de son faubourg , se mêler de leurs affaires , et
l'on a vu , vers le commencement du dernier siècle , le
docteur Boileau , frère du poëte , les dénoncer comme
athées , et sur son rapport , la Sorbonne les excommunier.
C'était en agir un peu brusquement , car il ne faut pas
condamner les gens sans les entendre , et il est dur de
FEVRIER 1812 : 211
damner d'un trait de plume deux ou trois cents millions
de braves gens , dont les générations se renouvellent tout
les vingt ans .
ont
Les philosophes , par esprit de contradiction
vanté , au contraire , la piété des Chinois et la sainteté
de leurs dogmes . Que n'a-t-on pas dit de Confucius
des lettrés , de leur morale et de leurs livres ? C'est ainsi
qu'on se passionne sans examen et sans raison . Quand
on ne peut pas voir les choses par ses propres yeux , et
que ceux qui prétendent vous éclairer ne sont pas d'accord
entre eux , le plus sage est de suspendre son jugement
ou d'examiner avec attention avant de se décider.
Ce qu'on sait aujourd'hui de plus probable sur la Chine ,
c'est qu'il faut s'extasier beaucoup moins qu'on a fait
jusqu'à ce jour , sur l'antiquité , les arts , la législation ,
les moeurs , la population et les hautes connaissances des
Chinois .
2
Qui n'a entendu parler avec enthousiasme de leurs
calculs astronomiques , de leur grande muraille , de leur
luxe , de leur commerce , de leur gouvernement ? Ne
croirait-on pas que c'est à la Chine qu'Astrée et Minerve
ont fixé leur séjour? Voltaire et l'Encyclopédie ont proclamé
comme un phénomène de science inoui chez tous
les peuples , les trente - deux éclipses calculées dans l'ancienne
chronique de la Chine , et dont vingt- huit ont été
vérifiées par nos mathématiciens d'Europe . Eh bien !
cés connaissances mathématiques vantées avec tant d'emphase
sont tellement bornées , qu'en 1772 il fallut appeler
à Pékin quatre jésuites allemands , pour rédiger
Le calendrier . Le prétendu tribunal des mathématiques
est si savant qu'il ne put comprendre le mécanisme d'un
planétaire présenté à l'empereur par lord Makartney , et
le P. Gorea , jésuite portugais , avoua qu'ils ne composaient
leurs Almanachs qu'à l'aide de la connaissance
des tems , publiée sur les bords de la Seine . Il y a eu des
cas où il leur est arrivé , dit-on , de faire l'année de treize
mois au lieu de douze : ce qui me paraît néanmoins un
peu suspect . On ajoute que cela arriva en 1670 , et que
personne ne s'en serait aperçu si quelques Européens ne
Feussent fait remarquer . Il est vrai qu'on fit étrangler le
0 2
212 MERCURE DE FRANCE ,
mathématicien ; mais n'est- ce pas joindre la barbarie à
l'ignorance ?
On sait avec quelle espèce de ferveur on a canonisé la
simplicité de leurs lois et la douceur de leurs institutions .
Nous verrons bientôt jusqu'à quel point il faut ajouter
foi à ces ridicules panégyriques . Quel peuple sauvage a
jamais traité les femmes avec plus de rigueur ? Non seulement
on leur estropie les pieds pour leur ôter les
moyens de sortir de la maison ; non seulement on les
vend comme un effet de commerce , mais il est des cas
où , pour satisfaire un abominable sentiment de jalousie ,
ou leur faire expier des fautes que la faiblesse et la légé–
reté de leur sexe, et les rigueurs de leurs maris rendent
assez excusables , on les livre aux tourmens les plus
cruels , aux supplices les plus douloureux .
Que dire encore de l'abominable coutume de mutiler
ou de faire périr les enfans ? Est- ce une preuve de douceur
et de sensibilité que de les faire étouffer par des
sages-femmes dans des bains d'eau chaude , qué de les
jeter dans une rivière après leur avoir lié au dos une
citrouille vide , de sorte qu'ils flottent encore long- tems,
avant d'expirer ? Dans tout autre pays les cris de ces
innocentes et malheureuses créatures feraient tressaillir.
le coeur et frémir la nature humaine . Là on s'est accoutumé
à les entendre de sang froid , et l'on n'y fait aucune
attention . Quelquefois on se contente de les jeter
dans les rues ; ils sont ramassés dans de grands tombereaux
qui passent tous les matins , et qui vont les vider
dans de larges fosses que l'on ne comble pas tout de
suite , dans l'espérance que les mahométans pourront
venir en chercher quelques-uns parmi ceux qui vivent
encore . Mais avant que ces tombereaux arrivent , les
chiens et d'autres animaux dévorent une partie de ces
malheureuses victimes , et il ne reste que quelques membres
épars à enlever . Des écrivains ont prétendu justifier
ces borreurs par l'exemple des Spartiates , comme
s'il y avait des exemples qui pussent justifier de pareils
attentats .
Il en est de la haute science des Chinois à - peu - près
comme de leur humanité. On ne saurait citer d'eux
FEVRIER 1812 . 213
un seul ouvrage profond sur les mathématiques , l'astronomie
, la médecine , la physique , l'histoire naturelle ,
les arts , l'agriculture , etc. La chimie leur est totalement
inconnue , et tout leur système de botanique se réduit à
connaître soixante plantes salutaires et soixante plantes
venimeuses . Le mérite de leurs lettrés se réduit à-peuprès
à savoir lire et écrire . Il est fort inférieur à celui de
la plupart de nos magister de campagne , qui savent au
moins calculer exactement et mesurer un terrain à l'aide
d'un peu de géométrie .
On a beaucoup exalté cette cérémonie pompeuse où
l'empereur vient de ses augustes mains manier les
branches de la charrue ; mais il fallait dire que cette
fête si vantée ne se célèbre qu'en présence des courtisans ,
et qu'un laboureur qui aurait la témérité de lever des
yeux indiscrets sur le souverain son confrère , courrait
risque d'être mis à mort.
Je veux bien regarder les Chinois comme la nation la
plus polie de l'Univers , mais ne pourrait-on pas , quand
un grand passe , se contenter de se découvrir la tête ou
de la baisser humblement , sans s'étendre encore à plat
ventre et se traîner dans la poussière ? Et les lettres ne
feraient- ils pas mieux de se couper les ongles , comme
on fait en Europe , plutôt que de les porter d'une longueur
extraordinaire pour témoigner le mépris ' qu'ils
professent pour les arts mécaniques , et annoncer que
leur main privilégiée ne doit point être avilie par le travail?
Voltaire a puisé dans le théâtre de la Chine le sujet
d'une tragédie ; mais les spectacles chinois n'en sont
pas moins grossiers et barbares . Nos mélodrames des
boulevards et nos Jocrisses des Variétés sont des chefsd'oeuvre
en comparaison de leurs comédies et de leurs
tragédies .
Je ne conseillerais pas à nos petites maîtresses parisiennes
de s'abonner au journal des Modes de la Chine
( si jamais il a existé ) pour y prendre des idées d'élégance
et de bon goût. Qui croirait que l'empereur luimême
ne connaît point l'usage du linge , que les grands
ne changent et ne lavent jamais leurs habits ; qu'à lɛ
214 MERCURE DE FRANCE ,
place d'une chemise , ils portent une légère tunique de
soie qu'ils laissent user jusqu'au dernier lambeau?
Avec des soins si délicats , il est impossible qu'ils ne
soient pas exposés aux importunités de ces tribus d'insectes
compagnons hideux de la misère . Aussi ont- ils
des valets occupés à un genre de chasse dont l'idée
seule révolte nos sens .
Leur architecture est encore dans l'enfance ; leurs
maisons ne sont que des espèces de tentes mises en
couleur. Leurs palais sont dénués de grandeur et de
majesté. On chercherait en vain dans tout l'empire une
statue passable , et si leurs peintures sont remarquables
par l'éclat des couleurs , on sait combien elles sont misé
rables du côté du dessin et de la perspective .
Il ne fallait donc pas , comme on l'a fait , nous présenter
les Chinois comme le peuple le plus sage , le plus
vertueux , le plus savant , le plus parfait de tous les
peuples . Les missionnaires en ont dit plus de bien qu'il
ne convenait pour attirer d'autres missionnaires , et quel
ques écrivains français en ont dit plus de mal qu'ils ne
devaient pour contrarier les missionnaires . }
Si l'on peut se flatter de trouver quelque vérité , c'est
dans les relations de lord Makartney , de sir John Barrow
et de M. de Guignes qu'il faut les chercher , mais bien
plus encore dans les livres mêmes des Chinois , si l'on
peut se les procurer . M. Gibbon a dit avec raison que
les lois d'un peuple forment la portion la plus instructive
de son histoire . Rien , en effet , n'est plus propre à
donner une idée exacte de la politique , du caractère ,
des arts , de la civilisation , des vices et des vertus d'une
nation que son code civil ou criminel ; car les lois s'appliquant
aux institutions , et changeant avec elles , elles
en deviennent en quelque sorte l'histoire.
Pourquoi les missionnaires de la Chine ne nous ont- ils
laissé que des instructions si imparfaites sur ce grand
empire ? Jamais aucune classe d'observateurs fut- elle
mieux placée pour recueillir et nous transmettre cette
masse de connaissances qui nous présentait un si grand
intérêt? On croit d'abord qué leurs nombreux ouvrages
ne doivent rien laisser à désirer . Sir Georges Thomas
FEVRIER 1812 . 215
Staunton observe avec raison , que ces missionnaires
sont environnés de tant d'obstacles et de difficultés si
nombreuses , qu'il leur est impossible d'augmenter la
somme des instructions utiles et précieuses que l'Europe
attend de leur zèle .
La suppression des Jésuites a tout changé dans la
Chine . Ces religieux habiles avaient adopté un système
politique et religieux dont les suites étaient peut-être incalculables
. Ils composaient avec les préjugés , les moeurs,
les habitudes , les superstitions même des Chinois ; ils
s'établissaient doucement dans leur confiance , et qui
sait , si dans quelques siècles la Chine , sous leur insinuante
influence , n'eût pas offert le même spectacle et
subi la même révolution que le Paragay ?
•
Des missionnaires moins éclairés et plus rigides leur
succédèrent ; ils adoptèrent un plan de conversion plus
orthodoxe, mais l'excès de leur austérité éloigna les néophytes
et inspira au gouvernement de justes alarmes.
Aujourd'hui tout est à-peu-près perdu dans la Chine
pour le christianisme . C'est donc seulement sur le petit
nombre de voyageurs qui parviennent à pénétrer dans
ce vaste empire , que nous devons compter désormais
pour obtenir de nouvelles connaissances .
De tous les ouvrages qui peuvent le plus vivement
exciter notre attention , il en est peu d'une si haute
importance que la publication du Code pénal de la Chine.
C'était une entreprise difficile , car le code des Chinois
est , comme la plupart des livres de ce genre , enveloppé
de beaucoup d'obscurités . M. Staunton y a puisé ce qui
lui a paru de plus propre à nous éclairer ; il en a écarté
les digressions , et dans l'état où il le présente , c'est un
monument aussi curieux qu'intéressant.
L'ingénieux et satirique M. de Paw a dit dans ses
Recherches philosophiques sur les Egyptiens , que les
principaux ressorts du gouvernement chinois sont le
fouet et le bâton . En lisant le Ta-Tsing- Leu-Lee , on
verra qu'il ne s'est pas beaucoup écarté de la vérité . Là
tout est réglé par le bambou , et le législateur a porté la
prévoyance jusqu'à en déterminer la longueur , la grosseur
et le poids . Un bambou de dimension légale et juri216
MERCURE DE FRANCE ,
dique doit avoir cinq ches , cinq tsuns de longueur , un
tsun et demi par le haut , un tsun par le bas , et doit
peser un kin et demi à son extrémité supérieure , et deux
kins à son extrémité inférieure . Le che équivaut à onze
pouces et demi de notre ancien pied- de - roi ; le tsun en
est la dixième partie . Le kin pèse un tiers de plus que
la livre anglaise ,
Rien n'est plus facile à la Chine , quand on commet
quelque faute , que de savoir à quoi s'en tenir . Le législateur
a pris soin de faire rédiger des tableaux où l'on
voit d'un coup-d'oeil son compte , c'est le barême de la
bastonade .
Avez-vous , par exemple , l'avantage d'être astronome ,
et dans l'exercice de vos fonctions avez-vous négligé
d'observer les apparences célestes , de noter les phases
de la lune , le cours des cinq planètes et des vingt-huit
constellations , les éclipses , les météores et les comètes ,
pour en rendre compte à l'empereur , vous saurez à l'instant
que vos doctes épaules se sont rendues passibles de
soixante coups de bambou .
Que si vous êtes médecin de S. M. chinoise , et que
vous ayez par inadvertance composé des breuvages purgatifs
étrangers à la pratique ordinaire et au codex , et
dont l'effet aurait été d'évacuer trop fortement les intestins
de S. M. , vous recevrez cent coups de bambou . Si
vous êtes son cuisinier , et que vous ayez fait entrer dans
les sauces des ingrédiens proscrits par les ordonnances
de cuisine , vous recevrez cent coups ; et il vous en reviendra
cinquante encore si vous n'y goûtez pas le premier
; et comme il est convenable que tout cuisinier soit
surveillé par le maître d'hôtel , ledit maître d'hôtel subira
la même peine que le cuisinier , mais à deux degrés de
moins , vu la différence des rangs ; c'est-à - dire , qu'il
n'aura que quatre- vingt coups de bâton .
Le bambou n'est cependant pas l'unique instrument
destiné à redresser les forts . La justice emploie encore
la cangue , la chaîne , les menottes , les fers , et quelquefois
le fatal lacet . La cangue est une pièce de bois carrée
pesant environ trente- trois livres , et dans laquelle on
passe la tête du coupable pour lui en faire une sorte de
FEVRIER 1812 . 217
collier. La chaîne sert à attacher les criminèls , les menottes
à leur retenir les mains , les fers à les attacher par
les pieds .
La strangulation et le décollement sont réservés pour
les cas graves , tels que l'assassinat , la révolte contre les
magistrats , la violation du serment de fidélité , la magie
, etc.; car les Chinois croient aux sorciers , et les ordonnances
des Empereurs sont d'une extrême sévérité
contre les magiciens . Mais le crime contre lequel la loi
sévit avec le plus de violence , est celui de haute trahison .
On appelle haute trahison , un attentat contre la sûreté du
gouvernement et celle du souverain , l'incendie du palais
impérial , la destruction du temple dans lequel sa famille
est adorée , la violation des tombeaux dans lesquels reposent
les restes de ses ancêtres .
Le supplice réservé aux coupables est nommé , dans
les écrits des missionnaires , la coupure en dix mille morceaux.
Il est permis à l'exécuteur de prolonger et d'aggraver
les souffrances du criminel . Sur chaque couteau
est écrit le nom du membre qu'il doit couper et la manière
de s'en servir . Cette sorte d'exécution n'est pas indiquée
dans le code , parce qu'elle sort des limites de la
justice ordinaire ; il est rare d'en voir des exemples , car
l'empereur se sert ordinairement de sa prérogative pour
adoucir la peine et la commuer en celle du décollement .
L'adultère est puni de mort quand il a lieu d'un particulier
à la femme d'un officier du gouvernement ; inais les
gens du peuple en sont quittes pour cent coups de bâton .
Il arrive souvent que les délinquans appartiennent à
des classes distinguées , ou soient dignes de quelques
égards de la part du souverain . Dans ce cas , la loi a
pourvu à quelques adoucissemens , et des tableaux trèsexacts
règlent le nombre d'onces d'argent qu'on peut
substituer aux coups de bambou . Un docteur- ès -lettres
se tire du bambou pour 1000 onces , un ,licencié pour
800 , un simple particulier pour 400. On peut même se
redimer du gibet pour 2500 , 2000 et 1200 onces , suivant
le rang qu'on tient dans le monde .
On doit remarquer qu'il y a fort peu d'ordre dans le code
pénal des Chinois ; les délits de simple police , les simples
3
218 MERCURE DE FRANCE ,
*
fautes contre les usages ou le cérémonial , les crimes
capitaux , sont mêlés et confondus souvent dans les
mêmes chapitres . On n'y trouve point ces distinctions
judicieuses , ces vues étendues , cette méthode qui annoncent
une législation éclairée et savante . Mais en parcourant
les différens titres de cet ouvrage , on prendra
une idée juste des moeurs des Chinois , de leur com→
merce , de l'état de leur agriculture , de leurs sciences ,
de leurs forces militaires ; c'est un livre très-important ,
et qui trouvera place dans toutes les bibliothèques où
l'on est curieux de rassembler les monumens historiques
les plus précieux . L'Europe doit savoir beaucoup de gré
à sir George-Thomas Staunton de nous l'avoir fait connaître
, et la France à M. de Sainte- Croix de l'avoir
transmis dans notre langue . SALGUES .
L'ART DE LA PARURE , ou la Toilette des Dames ; poëme
en trois chants ; par M. C. M. Avec cette épigraphe
Rien n'est beau que le vrai , le vrai seul est aimable .
BOILEAU.
A Paris , chez Lefuel , libraire , rue Saint- Jacques .
Les juges de tout poëme didactique se divisent naturellement
en deux classes : ceux de la partie technique ,
et ceux de la partie littéraire ou de l'exécution . Ce sont
comme deux tribunaux dont l'un juge le fonds et l'autre
la forme . Bien rarement se trouve-t- il des lecteurs capables
de prononcer sur le tout avec une égale connaissance
de cause . Les juges les plus éclairés du mérite
poétique des Géorgiques de Virgile ne sont pas les
agriculteurs ; et bien peu de gens de lettres sont en état
d'apprécier ce poëme sous le rapport de l'art dont il
donne des leçons . A cet égard , l'auteur du poëme sur
la Parure ou la Toilette des Dames , a un grand avantage
sur Virgile . Le seul tribunal , juge compétent de sa
doctrine et de ses principes , le Journal des Modes ,
rend en même tems des arrêts littéraires qui ont force de
loi ; et , pour le dire en passant , la réunion de ces
FEVRIER 1812. 219
deux pouvoirs dans les mêmes mains pourrait bien être ,
un jour , un germe de discorde dans la république trèsombrageuse
des lettres . Quoi qu'il en soit , comme l'ouvrage
dont il s'agit n'est pas écrit seulement pour des
modistes et des coiffeurs , comme l'auteur a su déguiser
l'aridité des préceptes sous les charmes d'une versification
élégante et facile , il aurait droit de se plaindre
du silence des autres journaux . On doit des encouragemens
à quiconque cherche à rendre la science aimable
et familière , et à la dépouiller de ce qu'elle a d'austère
et de rebutant. Les productions de ce genre sont un des
résultats de cet esprit philosophique contre lequel s'élèvent
tous les jours des censeurs chagrins qu'irrite le
progrès des lumières . Et pour ne parler ici que des
modes , qui font le sujet du poëme de M. C. M. , je
gagerais qu'il y a déjà de ces zélateurs des ténèbres qui
gémissent de voir encore une science à laquelle on arrache
ses voiles et ses mystères. Quelle science , cependant ,
est plus généralement utile ? En est-il de plus intéressante
à suivre dans ses développemens et ses révolutions ?
En est- il qui touche de plus près aux institutions et à la
morale ? Čitez un événement , un personnage célèbre
une découverte , un succès littéraire qu'elle n'ait pas
consacré . Nous avons une histoire des mathématiques ,
une histoire de l'astronomie : où est l'historien des
modes ? Que sont devenus les Boute-en - train , les Mousquetaires
, et les Culbutes , qui faisaient , il y a cent ans ,
les délices de nos pères et l'ornement de leurs femmes ?
Quels rapports intéressans à saisir entre l'expression un
peu grivoise du langage de la mode et la simplicité
encore naïve des moeurs de ce tems ? Mais qui nous donnera
la succession des modes depuis cette époque seulement
jusqu'à nos jours ? Si dans cette période d'un
siècle qui est pour nous la nuit des tems , quelques points
lumineux brillent par intervalles et jettent quelque jour
sur une des parties du tableau , tout le reste est enveloppé
d'une obscurité profonde . Il faut donc se borner
à ce que la tradition nous a conservé . Mais qu'est- ce
que la tradition ? une lumière faible , incertaine . Elle ne
remonte guères d'ailleurs au- delà de cette époque , bril-
?
220 MERCURE DE FRANCE ,
Jante , à la vérité , mais bien près de nous , où les modes
étant parvenues au degré d'importance et de considération
qu'elles méritent , on reconnut la nécessité d'établir
pour elles un ministère particulier et spécial . Quelques
gens s'en souviennent encore , ainsi que de Mlle
Bertin qui eut long-tems le portefeuille et se fit remarquer
par cette facilité de travail , partage d'un esprit
supérieur aux affaires . Que l'observateur arrête ici ses
regards ; qu'il essaie de fixer un instant , s'il lui est possible
, la mobilité de cette scène : c'est le règne des
pompons et des colifichets . Vous retrouverez par- tout
leur influence , dans un grand nombre de productions
littéraires , au théâtre , dans l'atelier des artistes . C'est
alors que Dorat tenait école de jargon , Crébillon le fils ,
de métaphysique libertine , et Boucher , d'enluminures .
Mais quelle révolution s'est opérée dans la parure ! Le
manteau grec , la tunique , le cothurne , les bandelettes!
Nous voilà tout- à- coup transportés sur les bords de
l'Eurotas ou du Tibre ; nos Françaises sont devenues
Spartiates ou Romaines . Un siècle s'est- il donc écoulé ?
Non , quelques années et l'étude de l'antique ont fait ce
prodige . La poudre a disparu ; les cheveux ont recouvré
leur couleur naturelle ; mais quel art savant dans leur
coupe ! La statuaire et la numismatique sont devenues
les auxiliaires de l'art du coiffeur . C'est désormais au
Muséum ou au cabinet des médailles qu'il ira faire ses
études les plus utiles , saisir ces nuances fines et délicates
, ces rapports de physionomies d'après lesquels il
se décidera à vous couper les cheveux à la Tilus , à
la Caracalla ou à la Sénèque . Qu'il me soit permis de
citer , à ce sujet , un fait dont j'ai été témoin . Un homme
de ma connaissance , un de ces philosophes qui , suivant
l'expression de La Bruyère , se laissent habiller par leur
tailleur , et croyent qu'il y a autant de faiblesse à fuir la
mode qu'à l'affecter , frappé d'ailleurs des avantages que
présentait celle des cheveux courts et sans poudre , fait
venir chez lui un artiste en renom , pour le coiffer à
la Titus . L'artiste opère ; la coupe finie , mon homme ,
en se regardant dans une glace , est tout étonné de trou
ver des cheveux longs et plats où il croyait trouver des
FEVRIER 1812 . 221
cheveux courts et légèrement ondés . Mais , dit- il , vous
ne m'avez pas coupé les cheveux à la Titus ? —Non ,
Monsieur , répond le coiffeur ; c'est à la Sénèque . - Et
il ne dit rien de plus : mais quelle autorité dans ce mot !
Comme il dit bien : Je sais mieux que vous ce qui convient
à l'air de votre visage ; ce n'est point la chevelure
de cet empereur qui fut nommé les délices du genre
humain , mais celle du philosophe stoïcien qui se fit
ouvrir les veines pour obéir aux ordres de Néron . On
s'est extasié sur le mot de Marcel : Que de choses dans
un menuet ! Il me semble qu'il y a dans le mot du coiffeur
, dans ce ton absolu et tranchant , un sentiment
encore plus vif de l'excellence de son art , et de la supériorité
de l'artiste . Aussi voyez comme cet enthousiasme
s'est communiqué à toutes les classes , depuis le bottier
qui disserte sur la chaussure et l'anatomie du pied , jusqu'au
tailleur et à la modiste ou au modiste ; car , Dieu
merci , nous sommes entrés en partage avec les femmes
dans le gouvernement des modes , et ce J.-J. Rousseau
témoigne bien comme sa vue était courte , et ses idées
rétrécies , lorsqu'il parle de la répugnance qu'il éprouvait
en voyant , à Venise , des hommes étaler et vendre des
chiffons . Comme tout s'ennoblit entre les mains du
génié ! Entrez dans l'atelier de Leroy ; c'est le sanctuaire
des arts vous y verrez renouveler tous leurs prodiges .
Le bloc de marbre , dans lequel Boccalini voyait la
statue la plus belle , qui n'attendait que le ciseau du
sculpteur , c'est cette pièce d'étoffe ou de gaze où sont
encore bruts ces riches manteaux , ces toques , ces
turbans , qui n'attendent que les ciseaux d'une ouvrière
habile.
Viens , Leroy , viens'; écoute et suis mes lois .
Observe chaque belle ;
Que ce corset emprisonne et modèle
Les deux contours de ses naissans appas ,
Et feigne même un sein qu'elle n'a pas.
Tout reconnaît ta voix , ta volonté ;
Pour embellir l'orgueilleuse beauté ,
222 MERCURE DE FRANCE ;
1
Comme une fée , ordonne à la nature
De se plier aux lois de la parure .
C'est l'à-propos , plus que le choix , qui mé fait citer
d'abord ces vers du poëme de la Parure . Dans l'ordre du
poëme , ils ne se trouvent qu'au second chant ; et dans
Tordre des morceaux qui peuvent donner une idée juste
du talent de l'auteur , ils ne sont pas les premiers ; mais
quelques observations générales que je prie le lecteur
de me pardonner , m'ont amené , sans que je m'en doutasse
, à parler de l'homme qui , dans le domaine de la
parure , a poussé le plus loin ses conquêtes , à l'ambition
duquel un seul genre n'a pu suffire , et qui semble les
menacer tous de la monarchie universelle ; j'ai trouvé
sur ma route le chantre de la toilette , et j'ai appelé ses
vers au secours de ma trop faible prose .
Pour procéder avec plus d'ordre , je reviens sur mes
pas . Le premier chant est consacré à l'art du coiffeur
des dames . L'auteur y prouve très-bien la supériorité de
cet art sur celui du sculpteur et du peintre. Il aurait
peut-être été plus généreux de ne pas faire descendre si
brusquement ces derniers du rang qu'ils ont usurpé dans
l'opinion , et de laisser au tems à les mettre à leur place .
Il ne faut pas toujours user de tous ses avantages . C'est
quelquefois aussi un tort d'avoir trop raison et c'est
celui du poëte , lorsqu'il prouve combien la peinture est
insuffisante pour un amant , et que jamais le portrait
d'une maîtresse n'a autant d'empire sur les sens que la
vue de l'original embelli par les mains du coiffeur ; iitl
aurait même pû dire , en bonnet de nuit. La conclusion
du parallèle n'est pas plus avantageuse à la sculpture et
à la peinture. En vain se targueraient- elles d'une plus
longue durée : que peut l'homme ? leur dit le poëte ,
.. Ah ! sa fragilité
En vain aspire à l'immortalité.
Tout s'use et meurt ; tout , et le marbre à peine .
Des traits douteux de la grandeur romaine
Conserve encor un léger souvenir.
FEVRIER 1812 . 223
Invoquez donc et la toile et l'airain ?
Non , quand votre art , dans les races futures ,
Du tems jaloux braverait les injures ,
Peintres , sculpteurs , il n'est pas immortel .
Passant ensuite à des considérations encore plus générales
, la vicissitude des saisons , emblême des vicissitudes
humaines , lui fournit ces jolis vers :
Oui , le printems ne fait que nous sourire
Et déjà triste , il pâlit , il soupire
Du vif éclat du dévorant été
Qui l'éblouit par trop de majesté.
De ses enfans orgueilleuse l'automne
Brille d'abord , et pleurant sa couronne ,
La livre enfin aux trop jaloux autans
Dont la fureur en jonche au loin les champs ,
Pour préparer un trône sans verdure
Au sombre hiver , tyran de la nature .
La répétition de l'article du , au troisième vers , est
d'un effet désagréable ; j'en dirai autant de la préposition
pour qui commence toujours mal un vers et donne
à la phrase une tournure prosaïque ; mais en général ,
toute cette digression qui termine le premier chant a bien
inspiré l'auteur . Je suis fâché seulement qu'il appelle
cela un épisode : ce qui signifie communément une action
qui se lie, au sujet.
Le second chant traite de l'Art de la Modiste et de la
Parure. L'auteur ne démontre pas moins victorieusement
la supériorité de cet art sur celui du peintre et du
sculpteur. On pourra lui reprocher d'être revenu sur les
mêmes idées qu'il avait déjà développées dans le premier
chant: mais il y a des vérités qu'on ne saurait trop inculquer
à certains esprits . Je lui ferai un reproche plus
grave : c'est de se démentir de la rigidité de ses principes
, et de s'être cru obligé à des concessions . Je dénonce
donc une conspiration des notes du poëme contre
le texte : « Quelle est , dit une de ces notes , l'âme de
>> bronze qui n'admirerait pas l'Apollon du Belvédère , la
» Vénus de Médicis , et les tableaux de Raphaël ? » Je
vois bien ce qui gêné l'auteur et ce qui lui a dicté cette
»
224
MERCURE DE FRANCE ,
phrase : on dit que la poésie et la peinture sont soeurs ;
et comme poëte , il se croit tenu à des ménagemens
envers la peinture ; mais , après tout , ce ne sont là que
des intérêts de famille auxquels on ne doit jamais sacrifier
la vérité .
Dans les deux premiers chants , l'auteur n'a considéré
que la partie matérielle de l'art ; dans le troisième , il
traite de la partie morale , c'est-à- dire , des vertus et des
qualités essentielles au coiffeur et autres artistes de la
mode. Cicéron définit l'orateur : un homme de bien ,
habile à bien dire . Changez , suivant le cas et le genre
de talent , la seconde partie de cette définition , et vous
aurez celle qui convient au coiffeur , au modiste ou au
tailleur. Calme des sens , respect , discrétion , patience et
exactitude ; voilà ce que le poëte exige d'eux . Figaro
lui dirait ; aux vertus que vous exigez d'un tailleur ,
connaissez-vous beaucoup de pratiques qui soient dignes
de l'être ? Pour le calme des sens , la chose s'explique
d'elle -même ; et l'on conçoit qu'un tailleur de femmes ,
par exemple , ait quelquefois besoin d'une grande continence
; à moins que les dames qu'il habille ne ressemblent
à cette grande princesse qui faisait remettre sa jarretière
par un page , et qui flattée de l'impression qu'elle
avait produite sur un adolescent , lui donnait de quoi
appaiser ailleurs le trouble de ses sens .
Une analyse , toujours un peu froide , ne fait connaître
que très -imparfaitement un poëme , et sur- tout un
poëme didactique . J'aurais mieux fait pour le lecteur ,
pour l'auteur et pour moi , de citer un plus grand nom →
bre de vers . La critique trouverait à reprendre dans
l'ouvrage de M. C. M. , quelques négligences , une
marche incertaine et des longueurs dans le second
chant ; dans la versificatiou , un grand abus des enjam→
bemens , abus condamnable , sur-tout dans les vers de
dix syllabés , dont il rompt désagréablement la mesure .
Pour mon compte , je souscris volontiers , à quelques
modifications près , au jugement qu'en a porté la maîtresse
même de l'auteur. « Ton coeur t'a quelquefois
» dicté ( je crois que l'esprit y a encore eu plus de part) :
» mais ton poëme a bien des négligences qu'on ne te
FEVRIER 1812 . 225
SEINE
» passera point ; malgré cela risques-en l'impression ; la
» critique ( je souhaite que ce soit une critique plus ha
» bile que la mienne ) t'éclairera , et tu feras neu
J'oubliais de dire que le livre est orné d'une jolie
gravure représentant une femme à sa toilette et entre
les mains d'un coiffeur . Le sujet en est pris d'un pas .
sage du troisième chant , qui n'est pas un des moins
agréables de l'ouvrage.
LANDRIEUX
MEHALED ET SEDLI , HISTOIRE D'UNE FAMILLE DRUSE ; par
M. le baron de DALBERG , frère de S. A. R. le grandduc
de Francfort . Deux vol . in- 12 . Prix , 4 fr.
50 c. , et 5 fr . 5o c . frane de port ; papier vélin , 7
fr.,
et 8 fr. franc de port . A Paris , chez F. Schoell
libraire , rne des Fossés- Saint- Germain -l'Auxerrois
n° 29.
-
LES Druses sont un peuple intéressant et singulier qui
habite les hauteurs du Mont-Liban , et s'est répandu
dans les environs de Seïde , Balbeck , Tripoli , Saint-
Jean- d'Acre , jusqu'au Jourdain et même en Egypte .
Ses moeurs simples rappellent le tems des patriarches.
Les Druses ont leurs vertus antiques , leur amour pour
l'hospitalité , et plus de respect pour les femmes . Bien
que tributaires des Turcs , ils ne laissent pas de conserver
une certaine indépendance . Trois religions règnent
parmi eux le catholicisme , une sorte de religion naturelle
, et le drusisme , ou la religion de Hakem ; mais
tous , en général , et ces derniers en particulier , aiment
et pratiquent la tolérance , si du moins l'on en croit les
Européens qui ont voyagé parmi eux , et dont plusieurs
sont connus par leur véracité comme par leurs lumières .
Si des moeurs nouvelles et un théâtre nouveau sont
de grands avantages pour le romancier qui veut ranimer
notre curiosité un peu languissante , on doit féliciter
l'auteur de Mehaled et Sedli d'avoir choisi ses héros
parmi le peuple dont nous venons d'esquisser le tableau..
Son ouvrage n'est , en effet , que l'histoire d'une famille
druse , qui appartient à la religion de Hakem ou des
Р
Ե
LA
226 MERCURE DE FRANCE ,
initiés . Son chef , le Cheik- el - Ben , jouit dans ses montagnes
d'une honnête aisance . Il est heureux père et
heureux époux ; mais , quoiqu'il aime tous ses enfans ,
Sedli , sa fille ainée , et Haled , le dernier de ses fils , ont
la plus grande part à sa tendresse. La paix règne dans
sa demeure jusqu'au moment où l'amour s'y introduit
sous le nom et la figure de Mehaled , jeune Bédouin ,
orphelin dès l'enfance , qui vient demander un asile au
Cheik , après une bataille où la plupart de ses compagnons
d'armes ont péri . Mehaled et Sedli se sentent
bientôt épris l'un de l'autre : mais quels obstacles ne
s'opposent pas à leur union ! Le plus grand est peut-être
la différence de leurs croyances , et cependant il s'applanit.
Le Cheik convertit Mehaled à la foi des Druses ;
il le fait initier aux mystères de Hakem , et tout se prépare
pour le bonheur des deux amans , lorsqu'il est toutà-
coup anéanti par la plus affreuse découverte ! Les
Druses sont hospitaliers comme les Arabes , mais ils
sont aussi vindicatifs que les Italiens des républiques du
moyen âge : les haines y sont héréditaires comme dans
les familles des Montaigu et des Capulets. Mes lecteurs
devinent le reste . Le généreux Cheik -el-Ben a perdu
son père à -peu - près à l'époque où Mehaled s'est refugié
chez lui ; il n'a pu découvrir encore quel est le meurtrier
dont il doit tirer vengeance , et tout d'un coup il apprend
de la bouche de Mehaled lui-même , que ce meurtrier
n'est autre que Mehaled . Voilà de ces situations
qui ne peuvent guères se trouver que dans les moeurs
orientales . Mehaled au désespoir , livre sa tête au père
de Sedli le Cheik, lève son poignard ; il va frapper :
mais les devoirs de l'hospitalité se représentent aussitôt
à son esprit , et font taire les lois de la vengeance . Il
jette une bourse d'or à Mehaled en lui ordonnant de
s'éloigner Mehaled s'enfuit et laisse la bourse .
Que va devenir cet amant si tendre ? que deviendra sa
chère Sedli ? Ne nous en mettons pas trop en peine ;
l'auteur saura bien les réunir. Je ne m'en inquiéterais
même pas davantage et je renverrais mes lecteurs à son
ouvrage , si je ne devais leur faire faire connaissance
avec un personnage qui doit y jouer un grand rôle , et
FEVRIER 1812 .
227
même en déterminer la tendance , pour me servir d'une
expression de nos voisins . Mehaled a quittéles montagnes
des Druses ; il s'achemine vers Saint-Jean- d'Acre pour
prendre du service dans les troupes du Cheik Daher ;
mais la peste désole cette ville et le Cheik avec son
armée campe dans les environs. Mehaled au milieu de
cette désolation générale est à la veille de mourir de
faim. Quelques fruits abandonnés dans une chambre
d'un caravanserail désert le soutiennent , et le véritable
hôte de cette chambre , le maître des fruits lui rend
bientôt l'espérance en lui promettant son crédit auprès
du Cheik. Cet hôte , vieillard vénérable , est le personmage
que nous venons d'annoncer . Ce n'est pourtant pas
encore dans ce moment que l'auteur juge à propos de le
faire connaître . A peine a-t-il rendu service à Mehaled
qu'il s'en sépare , et ce n'est qu'après de longues et
nombreuses aventures qu'ils sont réunis . En attendant,
Mehaled fait sous le Cheik Dahen une fortune brillante ;
il revient au Liban ; il sauve Haleb , fils de Cheik el Ben
qui lui pardonne alors la mort de son père , et lui donne
la main de Sedli . Les nouveaux époux jouissent d'un
parfait bonheur ; mais ils sont bientôt ruinés , séparés
par de nouveaux orages . Cheik el Ben avec sa femme ,
Haleb et Sedli mendient leur pain en chantant des poésies
druses et persannes , jusqu'au moment où leur bonne
étoile leur rend Mehaled à la cour de Géorgie où il occupe
un poste aussi honorable que lucratif. Le tzar de
Teflis comble de bienfaits toute la famille , et c'est
dans le voisinage de la terre qu'il leur a donnée , que
Mehaled reconnaît dans un saint ermite le vieillard vénérable
qui l'avait recommandé au Cheik Daher. C'est alors
aussi que le vieillard raconte son histoire , non pás à
Mehaled seul , mais à toute la famille druse , et que se
développe la tendance religieuse du roman . On voit que
l'auteur , bien au-dessus sans doute de ce genre généralement
frivole , n'en a adopté les formes que pour arriver
plus facilement à son but qui n'était rien moins que de
mettre au jour l'excellence du christianisme . Son vieil-
Jard était sans doute le personnage le plus propre à nous
y conduire . Il est né dans la religion des Guèbres , il en
P. 2
228 MERCURE DE FRANCE ,
a même été prêtre et docteur ; il a vécu avec les Brames
sur les bords du Gange , et a connu tous les mystères
de leur religion ; il a voyage au Thibet et a pénétré dans
tous tous les secrets du lamisme . Rien ne lui est échappé
de la doctrine des Musulmans ; et long - tems de toutes
ces croyances il a cru devoir préférer celle de Zoroastre...,.
mais l'évangile ne lui était pas connu . Une vision lui en
révèle enfin l'existence ; il brûle de s'instruire . De pieux
solitaires prennent soin de lui , et bientôt les lumières
de la foi dissipent les ténèbres dont jusqu'alors son ame
avait été environnée . Il se fait chrétien ; le baptême lui
inspire autant de zèle qu'à Polyeucte , mais son zèle est
plus éclairé ; il ne va point briser les idoles , mais prêcher
la foi dans les pays les plus lointains ; il a su y gagner à
Dieu un grand nombre d'ames , et n'a consenti à se
reposer dans l'ermitage où le trouve la famille druse ,
que lorsque la vieillesse l'a rendu incapable de poursuivre
ses apostoliques travaux.
Mes lecteurs sentent fort bien , sans doute , quelle
impression produit sur le bon Cheik el Ben et sur sa
famille le récit d'une vie si sainte et d'une conversion si
complète , dans la bouche d'un homme aussi éclairé.
Mehaled , Haleb et Sedli sont les premiers qui suivent
son exemple ; les autres Druses se rendent ensuite , et le
Cheik lui même les imite , non sans avoir résisté ; mais
au lieu de lui savoir mauvais gré de cette résistance , je
ne sais trop , humainement parlant , s'il n'eût pas mieux
yalu que ce vieillard respectable mourût Druse comme
il avait vécu . Le lecteur retire ordinairement trop peu
de fruit des conversions trop miraculeuses , et il me
semble que notre illustre auteur aurait pu se souvenir
que Corneille , qui n'a pas épargné les miracles dans
Polyeucte, a eu soin cependant de laisser Sévère païen .
Je dois suspendre ici cette analyse , pour ne pas priver
les lecteurs de chercher le dénouement dans l'ouvrage
même qui , comme on vient de le voir , n'est pas du
genre de ces romans que l'on voit paraître tous les jours.
Il s'en distingue et par la noblesse de son but , et par la
nouveauté des moeurs qu'il retrace , et par la vaste érudi
tion qu'il suppose dans l'auteur . C'est dans l'avant-propos et
FEVRIER 1812 . 229
dans les notes qu'il l'a répandue ; on est étonné , sur-tout
en lisant ces dernières , du grand nombre d'ouvrages que
M. le baron de Dalberg a mis à contribution pour nous
donner deux petits volumes sous la modeste forme d'un
roman. On sent fort bien d'ailleurs que ses recherches
ont dû particulièrement se porter sur le peuple druse . Le
tableau qu'il en fait dans l'avant-propos , et leur catéchisme
qu'il nous donne en entier à la fin du second
volume , offrent les rapprochemens les plus singuliers .
Ainsi , nous lisons dans l'avant-propos que les Druses
initiés sont amis des chrétiens ; nous les voyons , dans le
cours de l'ouvrage , assister sans scrupule au service
divin , soit dans les églises , soit dans les mosquées ; et
nous trouvons dans leur catéchisme le dogme le plus
intolérant qu'aucune secte ait jamais professé . « Si un
homme ( demande le catéchiste ) venait à reconnaître
notre saint culte , à le croire et à s'y conformer , seraitil
sauvé ? Jamais ( répond le catéchumène ) ; la porte
est fermée , l'affaire est finie , la plumé est émoussée ; et
après sa mort , son ame va rejoindre sa première nation et
sa première religion . » Je ne connais que les Indous qui
ferment ainsi tout accès au prosélytisme , mais au moins.
sont-ils conséquens dans leur intolérance , puisqu'ils
évitent toute participation au culte et à la société des
infidèles qui pourrait souiller leur pureté .
Ce catéchisme renferme encore d'autres détails d'autant
plus curieux que le fondateur du drusisme ayant eu
à puiser dans plusieurs religions déjà existantes , semble
souvent n'avoir voulu s'en approprier que les absurdités .
Il annonce , par exemple, une espèce de règne de mille ans ,
ou de jugement de Dieu , lequel arrivera lorsqu'on verra
les rois changer et les chrétiens avoir l'avantage sur les
musulmans . C'est alors que les vrais croyans , les sectateurs
de Hakem , auront leur récompense , et cette récompenseseratoute
matérielle ; ils commanderont sur la terre,
ils seront revêtus de pachalisks , de visirats , de principautés
. Les infidèles seront punis en même tems et d'une
manière également matérielle . Les plus maltraités seront
les apostats du drusisme : « leurs alimens deviendront
amer's lorsqu'ils voudront boire et manger ; ils seront es230
MERCURE DE FRANCE ,
claves des véritables adorateurs de Dieu . Dieu leur met→
tra sur la tête un bonnet de peau de cochon et leur passera
dans l'oreille un anneau de verre noir qui , dans l'été , les
brûlera comme le feu , et dans l'hiver les gèlera comme
la neige. Les juifs et les chrétiens , subiront les mêmes
peines , mais à de moindres degrés . »
Je ne serais pas prêt à finir si je voulais citer toutes les
autres rêveries des Druses : il vaut mieux remarquer que
leur morale n'en est pas moins bonne , comme celle de
toutes les religions , tant il est vrai que l'esprit de l'homme
peut s'égarer et non pas sa conscience . Au reste , même
après la lecture de leur catéchisme , même après les descriptions
que l'on nous a données de leurs moeurs , il
faut avouer que nous ne connaissons pas encore leur
véritable croyance . Nous lisons dans la note 2 , qu'un
veau d'airain en est le mystérieux symbole , et que l'on
n'en apprend la signification que dans les grades d'initia
tion les plus élevés , et sans doute il faudrait la connaître
pour se faire une juste idée de ce culte singulier. L'auteur
observe d'ailleurs très- bien que le secret dont les
Druses couvrent leur doctrine , et les épreuves qu'ils
font subir à leurs initiés , ressemblent beaucoup à ce qui
s'est pratiqué dans les mystères anciens , à ce qui se pratique
encore aujourd'hui dans certaines associations
mystérieuses ; il désirerait que l'on pût faire des recherches
pour savoir si , à l'époque des Croisades , la doctrine des
Druses n'eut pas quelque influence sur ces associations .
Ce point d'histoire ne serait point en effet sans intérêt ,
mais je doute qu'on en tirat des lumières sur l'origine et
le but de ces diverses sociétés . Ce but est connu dans les
premiers tems des initiés du plus haut grade ; on en conserve
même la connaissance aussi long-tems qu'on espère
encore d'y arriver : mais lorsque cette espérance est évanouie
, la mémoire s'en affaiblit et s'éteint peu -à-peu ; il
ne reste plus que les formes mystérieuses dont elle était
enveloppée , et que l'on continue à suivre par supersti¬
tion ou par habitude , quoiqu'on n'en connaisse plus le
sens . Telle a été l'histoire de plusieurs de ces associations
modernes que M. le baron de Dalberg avait en vue dans
sa note ; et il se pourrait fort bien qu'il en fût ainsi de la
FEVRIER 1812 . 231
doctrine des Druses , dont les plus habiles seraient peutêtre
aujourd'hui fort embarrassés de nous expliquer leurs
symboles mystérieux .
Finissons cet article trop long pour un roman ordinaire
et trop court peut-être pour celui- ci , en disant qu'il
est digne d'un auteur dont le nom n'est pas moins illustre
dans les lettres que dans l'histoire , et en le recommandant
à toutes les classes de lecteurs qui y trouveront, selon
leur goût , de l'instruction ou de l'intérêt , fondés sur les
opinions les plus orthodoxes et sur les principes les plus
solides . M. B.
VARIÉTÉS.
SPECTACLES . - Revue des Spectacles . - Pendant tout
le mois qui vient de s'écouler , les théâtres sont restés dans
une inaction presque complète , du moins quant aux nouveautés
; et cependant l'hiver est pour eux la saison des
recettes .
Le Théâtre Français , si riche de son ancien répertoire ,
n'offre que bien rarement au public des ouvrages nouveaux;
depuis trois mois nous n'avons vu paraître sur cette noble
scène qu'une petite comédie en un acte et en vers . L'accueil
fait à l'Auteur et au Critique ( titre de l'ouvrage qui n'a eu
qu'une seule représentation ) , aura probablement fortifié
les comédiens français dans leur résolution de ne vivre ,
comme les prêtres et les médecins , qu'aux dépens des
morts . Pourrait- on les en blâmer , lorsque l'on remarque
qu'à l'exception des Deux Gendres , nul ouvrage marquant
n'a paru depuis long-tems sur notre premier théâtre ? En
attendant que l'on découvre une tragédie qui soit vraiment
tragique , et une comédie qui fasse rire , Talma , Saint-
Prix , Damas , Lafond et Ms Raucourt et Duchesnois ,
jouent les tragédies de l'ancien répertoire ; Fleury , Michot,
les chefs -d'oeuvre de Molière , Regnard et Destouches . Il
faut en convenir , Thalie a tout récemment éprouvé des
pertes sensibles ; mais riche encore des talens qui lui restent
, elle rivalise de zèle avec Melpomène . On vient de
remettre le Bourgeois Gentilhomme . Dugason , dont le
talent ne fut peut-être pas pendant sa vie assez généralement
estimé , avait donné à ce rôle un caractère d'originalité
232 MERCURE DE FRANCE ,
qui rendait la comparaison dangereuse pour son successeur,
Michot s'est tiré heureusement de cette épreuve difficile ;
la manière dont il a joué M. Jourdain , a confirmé dans
leur opinion ceux qui croyaient depuis long-tems qu'il
ne manque à cet acteur qu'un peu de confiance pour jouer
tous les rôles de l'emploi de Dugason , avec le plus grand
succès cette modestie est remarquable sur- tout dans un
moment où tant de gens croyent remplacer le talent qui
leur manque par une présomption sans bornes .
:
On a représenté au Théâtre Feydeau , l'Homme sans
façon , opéra en trois actes , paroles de M. Sewrin , muside
M. Kreutzer : cet opéra ayant obtenu du succès , nous
comptons en faire le sujet d'un article à part.
Le Théâtre de l'Impératrice , où les petites comédies se
succèdent avec tant de rapidité , a laissé écouler le mois de
janvier sans exposer aux hasards d'une première représentation
les nombreux essais que vienuent déposer dans
ses cartons les jeunes aspirans aux faveurs de Thalie .
Il est vrai que cette scène est presque uniquement occupée
, depuis un mois , par Conaxa et ses gendres . Cette
vieille production d'un jésuite inconnu , a été accueillie
avec enthousiasme par la malignité publique qui lui a
trouvé des ressemblances avec la pièce d'une jeune académicien.
Sans doute le sujet des Deux Gendres est le même
que celui de Conaxa ; sans doute M. Etienne a emprunté
huit ou dix vers au jésuite . Eh bien ! où est le mal ? Pour
quoi tant de clameurs pour un plagiat si permis ?...
Le Théâtre du Vaudeville , si laborieux ordinairement ,
n'a offert à la curiosité de ses habitués que l'Enfant prodigue
ou le Retour d'Arlequin . Je doute que l'aimable
poëme de M. Campenon puisse jamais donner naissance
un plus médiocre ouvrage : nous ne rendons compte , le
plus souvent , que de la première représentation d'un ouvrage
; mais le sort de ce malheureux enfant prodigue a
été si différent , aux deux premières , que ce serait tromper
pos lecteurs que de ne pas
leur parler des évènemens qui
ont signalé ces deux soirées . La première pourrait être
appelée la soirée orageuse ; la pièce a été outrageusement
sifflée ; le parterre a rendu justice à l'ouvrage ; je ne me
rappelle pas avoir assisté à une chute plus complète et
sur- tout plus méritée . Je croyais bien et dûment enterrée
et pour toujours , la malencontreuse nouveauté . Quelle
.
FEVRIER 1812 . 233
est ma surprise de voir la pièce annoncée le lendemain ,
contre la coutume de ce théâtre où l'on ne représente que
le surlendemain les ouvrages applaudis ! Je ne pus résister
au désir d'y revenir . Je m'attendais à un tapage plus violent
que la veille ; je croyais que le public , indigné que
l'on eût méprisé son premier arrêt , se prononcerait plus
fortement encore , s'il était possible ; mais combien Sancho
Pança avait raison de dire que les jours se suivent et
ne se ressemblent pas ! Qu'est devenue cette juste sévérité
que le parterre avait déployée la veille ? tout est écouté ,
accueilli ; des couplets excessivement faibles , pour ne rien
dire de plus , reçoivent des témoignages de satisfaction
d'un public tellement bénévole , que l'on eût dit que la
salle était pleine de spectateurs particulièrement intéressés
au succès de l'ouvrage.
Pauvres gens de lettres qui vous croyez jugés lorsque le
parterre a prononcé , imitez l'auteur de l'Enfant prodigue ,
appelez des décisions du public ; fatiguez-le par votre opiniâtreté
; et si vous n'obtenez la récompense due au talent ,
vous arracherez au moins ce que l'on ne peut refuser à
l'importunité.
On a donné au Théâtre des Variétés le Mariage de
M. Dumollet.
La Famille d'Agamemnon , celle d'Edipe , occupent
presque exclusivement la scène tragique : cette usurpation
mettait de mauvaise humeur l'auteur du poëme de la Gastronomie
, qui s'écriait dans une boutade pleine d'esprit :
« Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? >
'
Les familles des Roussel , des Jocrisse , ont régné longtems
sur les scènes secondaires de la Cité et des Variétés
mais ils trouvent un digne concurrent dans M. Dumollet .
Ce héros des Trois Etages, offre le tableau des prétendues
tribulations qui attendent à Paris un sot de province ;
mais je puis rassurer les pauvres d'esprit , et je leur certifie
que bon nombre de sots , et même de sots à prétentions ,
vivent très -paisiblement dans la capitale . Dans le Départ
pour Saint-Malo , ce malheureux Dumollet , après s'être fait ,
pour son argent , auteur de mélodrames , et avoir payé
cent écus le droit de voir figurer son nom dans la liste
mortuaire des auteurs sifflés pendant l'année , prend le sage
parti de revoir ses dieux pénates : il arrive enfin à Saint-
Malo , où de nouvelles contrariétés l'attendent au sein de
234 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
sa famille ; mais tout se termine par un mariage d'autant
plus heureux que cette fois le niais épouse la plus jolie fille
de son endroit.
Les suites ne sont pas toujours heureuses : le Départ
pour Saint-Malo ne vaut pas les Trois Etages , et le Mariage
de Dumollet ne vaut pas le Départ pour Saint-Malo ,
dont il est encore la suite ; on n'y retrouve ni l'esprit , ni
la gaîté qui ont fait le succès des deux premières pièces ..
J'attends M. Desaugiers à l'agonie et à l'enterrement de
M. Dumollet : nul doute que sa mort n'offre quelque par
ticularité dont il serait fâcheux de priver ceux qui se sont
intéressés au sort de cet illustre Breton . B.
Il a paru dans l'un des derniers Nos du Mercure de France, sous la
lettre P*** , un extrait du Nouvel Almanach des Muses , dans lequel
extrait un homme de lettres connu est désigné , d'une manière peu
obligeante , comme auteur d'un article de journal signé Z. On a observé
avec raison qu'il est inconvenant d'attribuer publiquement à tel
ou tel ce qui n'est pas signé de son nom , et qu'en second lieu le talent
et le caractère de l'homme de lettres dont il s'agit , méritaient d'êtro
mieux appréciés .
POLITIQUE.
Les dernières nouvelles de Hongrie continuent à donner
pour certain que le divan est moins que jamais disposé à
la paix.
Il avait d'abord rejeté , avec fierté , les premières propositions
faites par le général en chef russe qui lui en a fait
parvenir d'autres ; on doute que celles-ci soient mieux
accueillies du moins elles ne retardent en rien les préparatifs
de guerre.
Tous les corps turcs qui se forment , se rassemblent dans
la Bulgarie méridionale , près de Schumla . C'est avec raison
que cette position est regardée comme un des boulevards
de l'empire ture . Elle est protégée par des montagnes
inaccessibles , et aucune armée étrangère n'a pu encore la
franchir.
Un corps assez nombreux de janissaires et quelques autres
troupes qui se trouvaient à Constantinople , ont reçu l'ordre
formel de se rendre , à marches forcées , au camp de Schumla .
Quiconque, sous quelque prétexte que ce soit , arrêtera ou
contrariera la marche des troupes , sera puni de mort .
Le nouveau capitan-pacha a reçu l'ordre de prendre les
mesures les plus efficaces pour équiper promptement la
flotte ottomane , stationnée depuis un an à Bujucdère ; mais
la saison est trop avancée pour qu'elle puisse entreprendre
une expédition importante. On sait d'ailleurs que l'escadre
russe , qui , pendant toute l'année 1811 , a été maîtresse
de la Mer-Noire , est retournée dans les ports de la Crimée
pour s'y mettre en sûreté pendant l'hiver .
Les négociations continuent toutefois à Bucharest. L'armée
russe a pris des quartiers d'hiver étendus . Depuis la
suspension des hostilités , le commerce du Levant a repris
quelqu'activité .
A Vienne , on annonce comme prochain le départ de
l'Empereur pour Presbourg ; il doit y terminer les travaux
de la diète et l'on donne à cet égard les détails suivans :
Les résolutions de S. M., communiquées à la diète de
Hongrie par S. A. I. l'archiduc Palatin , sont de nature à
faire croire qu'elle terminera bientôt ses séances. La volonté
236 MERCURE DE FRANCE ;
que
de S. M. est les délibérations des Etats ne durent pas
au-delà de quatre semaines , à partir du jour des communications
qui leur sont faites ; à cette époque la diète sera
close et finie . Il ne restera qu'une commission permanente
qui s'occupera seulement des affaires de finances , de concert
avec S. Ex. le comte de Wallis .
Le dernier numéro du Mercure était sous presse , quand
le bruit s'est répandu que Valence avait ouvert ses portes ,
et reçu une honorable capitulation ; que le sang avait été
épargné , et que le salut d'une ville si intéressante était un
des titres de gloire le plus chers à son vainqueur . Telles
sont , en effet , les expressions du maréchal Suchet dans sa
relation ; elles sont assez nobles et assez touchantes pour
qu'on se plaise à les transcrire : « Ce qui est pour moi ,
dit-il , un objet particulier de bien vive satisfaction , c'est
qu'un résultat aussi important ne coûte aucune perte . »
Ce résultat , le voici , tel qu'il est énoncé dans les lettres
du maréchal et dans la capitulation :
« La hardiesse des travaux du génie , qui , dans la nuit
du 1º au 2 janvier , a ouvert la tranchée à 70 et 80 toises
des ouvrages de l'ennemi , et qui , en quatre jours et quatre
nuits , a porté ses sappes jusqu'à quinze toises du fossé ;
les efforts surprenans de l'artillerie , qui a élevé ses batteries
à soixante toises , et qui est parvenue à les armer , malgré
des pluies et des chemins affreux ; la constance de l'infanterie
à partager tous ces travaux , ont entraîné l'abandon
des lignes ennemies armées de 81 pièces de canon .
Ces lignes ont six mille toises de développement ;
Valence a dépensé douze millions de réaux pour les élever
, et employé des milliers de bras pendant deux ans .
J'avais fait commencer le bombardement le 5 ; j'ai
offert une capitulation le 6 , qui a été rejetée ; j'ai fait redoubler
le feu , et , en trois jours et trois nuits , 2700 bombes
sont tombées dans la ville , ont causé des explosions
et plusieurs vastes incendies . L'artillerie , par une louable
émulation , était parvenue à élever deux batteries de dix
pièces de 24 chacune , prêtes à faire brêche sur la dernière
enceinte . Le génie , avec son activité ordinaire , était arrivé
à se loger dans les dernières maisons des faubourgs , et à
attacher le mineur sous deux portes principales de la ville ,
lorsque le général en chefBlake, craignant les suites terribles
et prochaines d'un assaut , a accepté une capitulation qui
met au pouvoir de l'Empereur la ville de Valence , 374
bouches à feu , 180 milliers de poudre , 3 millions de car◄
FEVRIER 1812 .
237
Fouches , 16,131 prisonniers de ligne , suivant l'état remis
par le général chel d'état-major espagnol , et 1950 malades
aux hôpitaux de Valence et de Valdigna ; 1800 chevaux de
cavalerie et d'artillerie , 21 drapeaux , 893 officiers , 22 géné
raux ou brigadiers , parmi lesquels Zayas et Lardizabal ,
commandant les divisions expéditionnaires ; Miranda ,
Marco del Ponte , commandant l'armée de Valence ; Sea ,
commandant la cavalerie ; le marquis de Rocca , etc.;
quatre lieutenans-généraux , six maréchaux-de-camp , et
une grande quantité de colonels ; le général en chef O-donnel
et le capitaine -général Blake .
Dans cette occasion , les insurgés font une perte irréparable
; ils perdent 50 bons officiers d'artillerie , sortant de
l'école de Ségovie ; 383 mineurs et sapeurs , et 1400 vieux
artilleurs , parmi lesquels quatre belles compagnies d'ar
tillerie à cheval , servant 30 pièces de bataille attelées .
Le 10 au matin , l'armée insurgée renfermée dans
Valence a défilé devant les aigles françaises ; sa marche a
duré jusqu'à la nuit.
Le général Blake , chef de l'insurrection , et six de ses
aides-de-camp , sont partis sous l'escorte du colonel Pech ;
je les ai dirigés snr Pau. Le général comte Pannetier est
parti avec la première colonne de 7000 prisonniers , par la
route de Terruel ; une pareille colonne prend la route de
Tortose . J'ai fait partir pour Saint-Philippe une colonne
de 2000 prisonniers , afin d'échanger tous les prisonniers
français qui se trouvent à Mayorque et Cadix .
" Les milices se désarment avec la plus grande activité,
et déjà la tranquillité est rétablie dans cette belle province .
J'ai nommé commandant de la ville le général Robert , dont
je fais un cas particulier . Le général Harispe occupe St.-
Philippe avec sa division , et pousse des partis sur Alicante .
Nous découvrons tous les jours de nouveaux magasins
d'armes , d'habits fournis par les Anglais. Leur soi - disant
consul Tapper était le boute-feu de l'insurrection ; il n'épargnait
ni argent , ni promesses , ni libelles , pour irriter
les esprits . Les Espagnols se plaignent vivement d'être sans
cesse poussés à des mesures désespérées par les Anglais ,
et de s'en trouver ensuite abandonnés ( 1 ) . »
(1 ) Par un hasard singulier et un rapprochement piquant , le
même No du Moniteur qui annonce la prise de Valence contient une
lettre d'un officier anglais de l'armée de Portugal, Cet officier n'y
238 MERCURE DE FRANCE ;
La munificence impériale s'est hâtée d'assigner à de si
grandes actions des récompenses proportionnées .
Le maréchal comte Suchet est nommé duc d'Albufera .
Ce duché et les domaines qui en dépendent lui sont donnés
en toute propriété . Ils seront possédés par lui comme
fief de la couronne impériale . La jouissance desdits biens
court du 1er janvier 1812 .
Des domaines situés dans la province de Valence , jusqu'à
la valeur d'un capital de 2000,000,000 , seront réunis
au domaine extraordinaire . L'intendant général de ce domaine
en fera prendre de suite possession et les réunira
aux autres biens du domaine extraordinaire de S. M. , en
Espagne.
Le prince de Neufchâtel major-général remettra à l'intendant
général du domaine extraordinaire de St M. ,
l'état des généraux , officiers et soldats de l'armée d'Espagne
, et sur-tout de celle d'Arragon , qui se sont distingués ,
afin qu'ils puissent recevoir des marques de la satisfaction
et de la munificence impériale .
Au moment où Valence tombait , il est curieux de voir
quelle idée on se formait à Londres de l'état de la place et
des forces de ses défenseurs .
On lit dans les papiers anglais du 21 : les dépêches de
Gibraltar , jusqu'au 28 décembre , ne contiennent aucune
nouvelle de Valence , qui , nous l'espérons , ne s'est pas
encore rendue . Suchet n'a pas plus de 13,000 hommes ,
ayant été obligé d'en détacher 5000 sur l'Arragon contre
Mina et l'Empecinado . La Castille est aussi dans une situation
inquiétante pour les Français , qui y sont harcelés de
tous les côtés.n 1
<<Blake a 40,000 hommes sous les armes , dont 20,000 sont ,
dit-on , de troupes réglées . Nous avons lieu d'espérer
qu'avec une telle supériorité il ne se bornera pas à des opérations
défensives , qu'il ne laissera pas les Français empor
ter ses ouvrages , et qu'il ne se laissera pas enfermer luimême
dans la ville .
parle que des amusemens du camp : il n'y est point question du
champ de bataille , point question des Espagnols et de la cause qu'ils
défendent. Notre occupation , dit l'auteur de la lettre , est , PENDANT
LA JOURNÉE , LA CHASSE AU TIR et A LA GROSSE BÊTE : voilà les
nobles occupations des alliés des Espagnols , et les efforts courageux
qu'ils tentent pour les seconder , quand leurs places sont emportées ,
que leurs cités ouvrent leurs portes , et que leurs armées déposent les
armes devant les Français .
FEVRIER 1812 .
239
77
Les Français avec 15,000 hommes serrent de près Tariffa .
Ils ont devant cette ville de la grosse artillerie , avec laquelle
ils battent en brêche . Les assiégés se défendent vigoureusement
. Le colonel Gough est renfermé dans la place avec
un régiment anglais ; d'un autre côté , les chaloupes canonnières
et les vaisseaux de guerre anglais inquiètent beaucoup
les Français . Toutefois on croit qu'ils auront pratiqué
une brèche.n
Les nouvelles de Gibraltar , du 22 janvier , portent que
l'ennemi a élevé de nouvelles batteries au défilé de Lapina,
pour incommoder et chasser , s'il est possible , les bâtimens
anglais en station devant ce port: L'ennemi a attaqué
Tariffa le jour du départ du Conqueror , on a entendu à
Gibraltar une canonnade très-vive . Les Français ont à
Rattau 10,000 hommes et 18 pièces de canon . Au départ
des nouvelles , Tariffa était investi de très-près . "
:
Les forces qui défendent la place s'élèvent à 5000 hommes
. Dans un combat livré le 20 décembre elles ont été
étroitement resserrées dans les murs de lá place , et l'on
s'attendait à apprendre sa très - prochaine reddition .
Les troubles de l'Irlande , la multiplicité des banqueroutes
, l'audace des corsaires français , l'attitude des Etats-
Unis doivent assurément donner beaucoup d'inquiétudes
au gouvernement anglais , mais chez un peuple industrieux ,
commerçant et manufacturier , les dernières nouvelles d'Amérique
ont dû répandre de nouvelles alarmes ; on ne peut
se faire une idée de la fureur qui existe maintenant dans
ce pays pour fabriquer les objets qu'autrefois on tirait de
l'Angleterre ; ainsi , le système continental ne se borne pas
à l'Europe ; l'intérêt national s'est réveillé en Amérique
comme sur notre continent . L'industrie locale revendique
ses droits , et chaque jour il y a un point de plus à compte
sur lequel les Anglais reconnaissent qu'ils n'ont plus de
tribut à imposer , de contribution à lever. L'Amérique
elle-même , malgré l'immensité des mers qui la séparent de
nous , embrasse le système continental . Tel est le résultat
inévitable des ordres du conseil anglais , ordres jugés en
Amérique comme ils le sont en France .
Au surplus , ces prétendus maîtres de la mer ne le sont
pas toujours des ports qu'ils prétendent bloquer . Les notes
suivantes de Barcelonne et de Toulon suffisent
prouver :
pour le
La bombarde française la Sainte-Famille , chargée de
4000 quintaux de projectiles pour l'arsenal de Barcelonne ,
240 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812.
avait été prise le 2 janvier , par un corsaire ennemi et conduite
à Mataro .
n»
Le général Maurice Mathieu , gouverneur de Barcelonne ,
instruit de cet événement , fit partir , dès le lendemain ,
M. Laugier , lieutenant de vaisseau , avec deux bateaux
armés et vingt marins d'élite , pour se rendre à Mataro .
En même-tems il fit diriger 500 hommes d'infanterie et
un détachement de chasseurs à cheval sur Mongat , pour
protéger , au besoin , le mouvement opéré par mer. A
minuit , nos deux bateaux ont enlevé à l'abordage la bombarde
la Sainte-Famille , et ont coulé bas le seul bâtiment
enuemi qui se trouvait à Mataro , malgré la proximité d'un
vaisseau de ligne , et de trois corvettes anglaises mouillées
à Arenis-de- Mar .
" La petite flottille française eut ensuite à vaincre, pendant
toute la journée du 4 , de grandes difficultés , causées par
la présence de l'ennemi , la contrariété des vents et des
courans le même jour , le général Maurice Mathieu avait
envoyé , dès le matin , au-devant de la flottille
chaloupes canonnières , en même- tems qu'il faisait porter
sur la plage , vers Badalona , de nouveaux renforts d'infanterie
, et deux pièces d'artillerie légère , pour protéger la
flottille au besoin.
deux
» Elle est entrée le 5 janvier dans le port de Barcelonne
avec sa prise , au grand étonnement des habitans , qui ne
s'attendaient pas à ce trait d'audace. "
A Toulon , le contre-amiral Lhermitte , montant le vais
seau de S. M., le Majestueux, a appareillé avec 12 vaisseaux
de ligne , 4 frégates et plusieurs corvettes pour protéger un
convoi qui était inquiété par une division anglaise .
Après avoir forcé celle - ci à prendre chasse , notre es
cadre est restée au large , où elle a manoeuvré jusqu'à la
nuit.
Dimanche dernier , il y a eu à la Cour audience et présentations
.
Un décret impérial contient des mesures relatives aux
main -mises réelles dans le ci -devant Hainault .
Un autre liquide les pensions civiles et ecclésiastiques
des départemens de l'ancienne Hollande , à la somme de
835,029 fr .
ERRATA pour le dernier Nº.
A la page 172 , on cite comme auteur du roman d'Agathocles ,
CAROLINE PIEBLER ; lisez PICHLER.
TABLE
MERCURE
DE FRANCE .
www.
DEP
5 .
N° DLI. -Samedi 8 Février 1812 .
POÉSIE .
CORNÉLIE A PAULUS.
Desine , Paule, meum lacrymis urgere sepulchrum .
PROPERT. L. IV. Eleg . 11.
PAR tes regrets , Paulus , n'afflige plus mon ombre.
Ni prières , ni pleurs , n'ouvrent la porte sombre ;
Une fois descendus au ténébreux séjour ,
Il n'est point de chemin qui nous ramène au jour .
Pluton connaît en vain tes voeux et tes alarmes ;
N'attends rien de tes cris , n'attends rien de tes larmes :
On apaise l'Olympe et jamais l'Achéron .
Dès que l'humble tribut est aux mains de Charon ,
Se referme soudain la barrière fatale ,
Entre l'ame et la tombe invincible intervalle .
Ainsi me l'ont appris , à mes derniers moments ,
Des esprits infernaux les lugubres accents .
Hélas ! que m'ont servi notre hymen, et ma gloire ,
Et mes nobles aïeux , si chers à la victoire ?
De la cruelle Parque ont-ils fléchi la loi ?
Une froide poussière est tout ce qui fut moi.
Q
A
SEINE
242
MERCURE DE FRANCE ,
>
De l'éternelle nuit exécrables ténèbres ,
Marais qui m'arrêtez dans vos replis funèbres ,
Sachez que Cornélie a visité ces bords ,
Sans doute avant le tems , mais du moins sans remords .
Que le dieu des enfers daigue m'être propice !
Minos peut contre moi déployer sa justice ;
J'abandonne ma cendre à ses arrêts vengeurs .
Que ses frères encor inflexibles censeurs ,
Sur leur siége entouré des pâles Euménides ,
Prononcent sur l'emploi de mes instans rapides!
Sisyphe , que ce jour suspende ton tourment !
Sur ta roue , Ixion , respire librement.
Pour apaiser la soif dont l'ardeur le dévore ,
Que l'onde offre à Tantale un bienfait qu'il implore ;
Et que durant ce tems , Cerbère en liberté ,
N'écarte point des morts le peuple épouvanté !
Sans crainte et sans détour , je vais plaider ma cause.
Des homicides soeurs , si ma bouche en impose ,
Puissé-je partager le supplice éternel !
Si l'on met quelque prix au renom paternel ,
Si d'une race entière il consacre le lustre ,
J'oserai me parer d'une origine illustre ;
Née au sein des grandeurs , je tiens de tous côtés ,
Aux vainqueurs de Numance , aux Libons si vantés .
Jeune encor , sous les lois d'un pudique hyménée ,
A ta couche , Paulus , je me vis destinée ,
Le trépas pouvait seul briser des noeuds si doux ...
On lira sur ma tombe : Elle n'eut qu'un époux .
Mânes de mes aïeux , dont l'Afrique domptée
Atteste la valeur des Romains respectée ,
Toi sur-tout de Persée invincible fléau ,
Qui d'Achille son père éteignis le flambeau ,
C'est à vous qu'en ce jour Cornélie en appelle .
Jamais à votre sang m'a -t- on vue infidèle ?
Ai-je souillé jamais , par de honteux écarts ,
Votre nom , votre pourpre et vos superbes chars ?
Je n'ai point d'un époux avili la censure ;
Pure avant mon hymen , j'ai vécu toujours pure ,
Et formée aux vertus d'une auguste maison ,
A d'autres à mon tour j'ai servi de legon.
FEVRIER 1812 .
Ah ! qu'un sort rigoureux prononce ma sentence ,
Nulle femme aux enfers ne fuira ma présence ;
Fût- ce toi , Claudia , qui traînas sans effort
Le vaisseau de Cybèle enchainé dans le port ;
Ou bien cette autre vierge à Vesta consacrée
Qui , lorsque la déesse à la fureur livrée
De ses autels éteints allait venger l'honneur ,
Offrit dans un lin pur le feu réparateur .
Tendre Scribonia , trop malheureuse mère ,
Si j'ai pu te causer une douleur amère ,
C'est à l'heure où la mort m'arracha de tes bras.
Tes pleurs et ceux de Rome honorent mon trépas .
César daigne se joindre à ma triste famille ;
Je vécus à ses yeux digne soeur de sa fille ,
Il me plaint ; et mon sort est encore assez beau ,
Quand ses pieux regrets protégent mon tombeau .
Je sors d'un sang fécond , et j'ai gagné moi-même
De la fécondité le glorieux emblême (*) .
O Lépide ! ô Paulus ! ô mon dernier amour !
Mes yeux , dans votre sein , se sont fermés au jour.
Dans l'année où sa soeur fut ravie à la terre ,
Un nouveau consulat a décoré mon frère.
Grâce au ciel , tous les miens respirent après moi ,
Et leur troupe affligée a suivi mon convoi.
Pour nos enfans , Paulus , maintenant je t'implore .
Leur mère , à ce doux nom , croit respirer encore ;
Puisse un père chéri la remplacer près d'eux !
Approche-les tous trois de ton sein généreux ,
Et lorsque ton amour charmera leur misère ,
Ajoute à tes baisers les baisers d'une mère.
Ils n'auront désormais d'autre soutien
Cher époux ! si tes pleurs doivent couler pour moi ,
Sèche-les devant eux , trompe ainsi leurs alarmes ;
Que jamais leurs baisers ne rencontrent tes larmes !
Les nuits à ta douleur laissent un libre cours .
que
toi ,
Parle-moi , pense encor que j'entends tes discours ,
243
(* ) A Rome , un costume particulier signalait à la considération
publique la femme qui avait donné trois enfans à l'Etat .
Q 2
244
MERCURE DE FRANCE ,
Quand d'un fantôme vaiu les séduisans mensonges
Te rendront mon image , au milieu de tes songes .
9
Et vous , ômes enfans , s'il arrivait , un jour ,
Qu'une adroite marâtre usurpât mon séjour ,
Si mon lit faisait place au lit de l'étrangère
Approuvez , respectez l'hymen de votre père .
Ma rivale à vos soins peut se laisser toucher .
Quels que soient vos regrets , sachez - les lui cacher ;
De votre piété le trop aveugle zèle
Lui ferait soupçonner une offense pour elle.
Mais si de Cornélie un souvenir flatteur
.
Suffit à votre père et remplit tout son coeur
Lorsqu'il marche à grands pas vers le déclin de l'âge ,
Sauvez -lui , mes enfans , les ennuis du veuvage.
Que mes jours retranchés ajoutent à vos jours !
De sa vieillesse , alors , il bénira le cours .
Et toi , ma fille , toi , digne d'un père austère ,
Ne chóisis qu'un époux , ainsi qu'a fait ta mère !
Renaissez , chers enfans , dans des enfans nouveaux.
Mais la barque déjà fend les fatales eaux .
Puis-je m'en affliger lorsque de ma mémoire
Mes descendans nombreux propageront la gloire ?
Ainsi la chaste épouse obtient , en expirant ,
De la publique estime un hommage éclatant .
Ce triomphe pour elle est une apothéose .
.
Témoins qui me plaignez , j'ai défendu ma cause.
Levez-vous ; cependant , que ma famille en pleurs
Rend à mes froids débris les funèbres honneurs .
Le ciel s'ouvre aux vertus. Que l'onde enorgueillie ;
Transporte avec respect l'ombre de Cornélie !
J. P. CH. DE SAINT-AMAND ,
ROMANCE .
Sous le beau ciel de notre Occitanie ,
Pays qu'amour embráse de ses feux ,
Un troubadour oublié de sa mie ,
Triste , exprimait ses regrets et ses voeux :
FEVRIER 1812 . 245
€ Plaisir d'aimer , volupté douce et pure ,
C'en est donc fait , tu m'as fui sans retour ;
D'amour , dit-on , tout vit dans la nature ;
Moi seul , hélas ! meurs victime d'amour.
Dans ces buissons si j'entends la fauvette
De doux soupirs appeler son amant ,
Soupirs d'amour que son amant répète ,
Ah ! de mon coeur vous doublez le tourment !
Plaisir d'aimer , volupté douce et pure ,
Je dis alors , tu m'as fui sans retour ;
Oui , quand d'amour tout vit dans la nature ,
Moi seul , hélas ! meurs victime d'amour.
» Que si je vois une fleur radieuse
Vers son ami se pencher tendrement ,
Charmante fleur , qui sans témoins heureuse ,
Quvre son sein aux désirs d'un amant ,
Plaisir d'aimer , volupté douce et pure ,
Je dis encor , tu m'as fui sans retour :
/ Oui , quand d'amour tout vit dans la nature ,
Moi seul , hélas ! meurs victime d'amour.
1
+ > Si mes accens , Laure jadis fidelle
Si mes regrets parvenus jusqu'à toi
Des feux constans raniment l'étincelle
Si tu me rends et ton coeur et ta foi ,
Plaisir d'aimer , volupté douce et pure,
Lors reviendra charmer le troubadour ;
Las ! quand d'amour tout vit dans la nature ,
Seul faudra-t-il qu'il se meure d'amour ! »
MARTIN.
L'ENFANT AU MILIEU DES TOMBEAUX.
ÉLÉGIE .
SANS Souvenirs et sans regrets ,
Foulant l'herbe d'un cimetière ,
Un enfant se jouait à l'ombre des cyprès ,
Lugubres habitans de l'enclos funéraire ,
246 MERCURE
DE FRANCE ,
Courait de tombe en tombe et d'une main légère
Y cueillait en riant les fleurs
Qui devaient le parer de leurs fraîches couleurs.
Attiré dans ces lieux par la mélancolie ,
Un jeune solitaire , un autre Lorenzo ( * ) ,
L'aperçoit , soupire et s'écrie :
Voilà bien , ô mortel , l'histoire de ta vie !
Tandis qu'à chaque instant dans la nuit du tombeau
Tu vois tes semblables descendre ,
Tu respires en paix les roses de l'amour ,
Tu folâtres , tu ris .... sans songer qu'à ton tour ,
A leurs cendres demain tu dois mêler ta cendre .
Par un Abonné.
ÉNIGME .
JE n'ai jamais été résidente à Paris ,
Que de visites assidues ,
Et même à des heures indues ,
Par des badauds stupéfaits , interdits ,
Comme aussi par de beaux esprits. ,
M'ont néanmoins été rendues !
Combien de sots propos , de discours biscornus ,
Sur ma naissance , ma stature !
Combien de contes saugrenus
Sur ma forme , sur ma structure ,
Par le peuple ont été tenus !
Sans perdre le tems en paroles ,
Pour réfuter ces entretiens frivoles ,
A tous venants je me montrais ,
Et devant eux je me taisais .
Maintenant que je suis bien loin
De Paris , oùje n'étais point ,
Sur moi chacun a terminé sa glose ,
Et depuis peu commence à parler d'autre chose.
S ........
(*) Young dans ses Nuits prend le nom de Lorenzo.
FEVRIER 1812 . 247
LOGOGRIPHE.
VOICI vraiment un être singulier .
Avec six pieds , quoique seul , il fait nombre.
S'avise-t -on de couper le premier ,
Même en plein jour alors on n'a plus qu'ombre .
B ..
CHARADE .
MON premier quelquefois se compare à l'albâtre ;
Posséder mon second est bien le diable à quatre ;
Mon tout est nécessaire à qui veut se bien battre.
S.........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Ciseaux.
Celui du Logogriphe est Ici.
Celui de la Charade est Cornemuse .
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
de-
VOYAGES DU CHEVALIER CHARDIN EN PERSE ET AUTRES
LIEUX DE L'ORIENT , enrichi d'un grand nombre de
belles figures en taille - douce , représentant les antiquités
et les choses remarquables du pays . Nouvelle
édition , soigneusement conférée sur les trois éditions
originales , augmentée d'une notice de la Perse ,
puis les tems les plus reculés jusqu'à ce jour , de
notes , etc .; par L. LANGLES , membre de l'Institut ,
un des administrateurs- conservateurs de la Bibliothèque
impériale , professeur de persan à l'Ecole
spéciale des langues orientales vivantes , etc. Dix
volumes in- 8° , et atlas grand in-folio . A Paris ,
chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de Seine .
( TROISIÈME ET DERNIER EXTRAIT. )
POUR offrir le portrait moral d'une nation , il faut
l'avoir fréquentée long- tems , et que des communications
habituelles avec les individus qui la composent aient
révélé au peintre toutes les nuances qui la caractérisent .
Sans élever Chardin au-dessus de son mérite réel , on
peut convenir qu'aucun voyageur n'a habité aussi longtems
que lui le pays qu'il décrit , n'a eu des moyens aussi
propices que les siens pour en bien connaître les habitans.
Ainsi cette partie de son voyage où il nous familiarise
avec les moeurs , les coutumes et le caractère des
Persans , peut être regardée comme très-exacte. On doit
juger aussi que c'était celle qui fournissait le moins
matière à des notes , puisque , abstraction faite de toute
espèce d'érudition , Chardin rend compte ici de ses
observations et des impressions qu'il a éprouvées . Cependant
, quelqu'attachante que soit cette partie de son
voyage , elle reçoit souvent un nouvel intérêt par les
détails que M. Langlès a su y ajouter . Nous avons déjà
observé que ce savant a mis à contribution tous les voyaMERCURE
DE FRANCE , FEVRIER 1812. 249
geurs modernes , français ou étrangers . Souvent - ils lui
ont fourni des renseignemens curieux . Tels sont ceux
qu'il nous donne sur le costume des Persans et des Persannes,
« Les habits à la mode ( tom. IV, p . 3 ) actuellement
>> en Perse , se nomment Catchary ( à la Catchâr) ( 1 ). On
» donne la même épithète à tous les objets élégans et de
» bon goût. Cet habit ce compose maintenant d'un Zyr
» djâméh ( vêtement de dessous ) ; ce sont de légers
>> caleçons en soie ; ceux d'été sont quelquefois en lin ,
» Le Pirahen ou chemise se met par-dessus le caleçon ,
» et ensuite l'Erkhaliq , qui est en tchnitz de Masuli-
» patan , ou composé de très-beaux challes . La robe de
>> dessus , nommée Qabá , est en drap quelquefois très-
» riche ; une belle peau d'agneau de Tartarie , d'un noir
» brillant , recouvre le Kulah ou bonnet. Il est rigou-
» reusement défendu aux marchands de porter des habits
» écarlates ou cramoisis , et de mettre sur leurs vêtemens
» des boutons d'or ou d'argent . L'écarlate , sur-tout ,
» paraît être la couleur favorite des grands . La religion
» leur défend l'usage de la soie , parce que cette matière
» est réputée l'excrément d'un insecte ; mais on élude
» cette défense en mêlant la soie avec une très-faible
» portion de coton , et les étoffes fabriquées avec ce
» mélange se nomment Guermâçoùt ; on en apporte
» beaucoup du Guzarate .
>> Les Persans modernes ne ressemblent ni à leurs
>> ancêtres , ni aux Indiens leurs voisins , pour le luxe et
» la mollesse des vêtemens ; ils ne portent aucun orne-
» ment , et le souverain lui -même ne se couvre de ses
>> joyaux que les jours de galat . Ils se moquent sur-tout
» de la tournure et du costume efféminé des Indiens , et
>> racontent qu'un homme de cette nation , venant en
» Perse , fut pris pour une femme par les Rahdar ou
(1 ) Je présume que ces habits furent ainsi nommés parce qu'ils
étaient portés par la tribu des Catchâr , à laquelle appartient le monarque
actuel de la Perse , et la plupart des grands dignitaires da
royauine. Le peuple est toujours très - enclin à adopter le costume et
les habitudes des grands .
250 MERCURE DE FRANCE ,
»
» gardes des chemins ; ceux- ci ne se départirent de leur
opinion que d'après le témoignage d'un médecin chez
>> qui its conduisirent l'élégant voyageur .
» Quoique la mode ( ibid. , p . 15 ) n'exerce pas en
» Perse le même empire que chez nous , et n'y opère
» pas les changemens dont nous sommes les témoins
» journaliers , il n'est pas inutile d'indiquer quel est au-
» jourd'hui le costume des Persannes . . . . . . . Quand
» elles restent chez elles , les vêtemens ne les surchar-
» gent pas , et elles attachent peu d'importance à la
» propreté . Une Pirahen ou chemise , et une paire de
» caleçons ( Zyr djâméh ) , composent tout leur costume .
» Leur caleçon est d'un velours épais , et leur chemise
>> de mousseline de soie ou de gaze . Leurs jambes
» paraissent enfermées dans deux grands sacs , et leur
» Pirahen n'est qu'un moyen de voiler , en apparence ,
» le reste de leur personne : tel est leur costume d'été ;
» en hiver elles se drapent avec des challes , avec des
» étoffes de soie et coton , et avec des fourrures de zibe
» line , quand elles peuvent s'en procurer. Pour sortir
» de la maison elles mettent un manteau qui leur des-
» cend de la tête aux pieds , et se cachent la figure avec
» une sévérité orientale . Leur voile est quelquefois tra-
» vaillé comme un filet , avec deux trous pour les yeux .
>> C'est un spectacle assez original pour un Européen ,
>> que ces grandes figures élancées , qui se promènent
» dans les rues et qui ne laissent apercevoir que deux
» yeux noirs et étincelans , lesquels semblent jouir de la
» curiosité qu'ils excitent . Le voile est un attribut indis-
>> pensable à leur vertu tant que leur face demeure
>> couverte , peu leur importe que le reste de leur per-
>> sonne soit exposé aux regards. Il n'y a en Perse que
» les femmes qui portent des bijoux et qui usent de
» parfums , et c'est un privilége dont elles jouissent
» avec délices .
» Les Persans diffèrent de nous autant par l'idée qu'ils
» se sont faite de la beauté que pour le goût . Un grand
» oeil noir , bien fendu et languissant , est pour eux le
» comble de la perfection . Il répand dans toute l'habi-
» tude de la personne une langueur amoureuse , bien
FEVRIER 1812 . 251
» préférable , selon eux , à l'expression énergique et
» provocante d'une beauté majestueuse . C'est donc par
» un rafinement de coquetterie , et je dirai même de
» volupté , que les femmes se peignent le tour des yeux
» avec une poudre d'antimoine. Elles savent aussi don-
» ner une nouvelle vivacité à leurs regards , et y répandre
>> en même tems une voluptueuse langueur , que l'on
» prendrait pour l'excès de la jouissance . C'est cette dé-
>> licieuse situation que les Persans expriment par les
» mots Tchechm khammar ( oeil ivre ) .
En traitant des jeux des Persans , Chardin avait
rapporté l'étymologie du mot Chetreng , qui est chez ce
peuple , comme dans tout l'Orient , le nom du jeu
d'échecs . M. Langlès a cru , pour de bonnes raisons ,
devoir rejeter son opinion ; mais afin de prouver , sans
doute , que les Orientaux ont , comme les Européens , la
manie de tout expliquer , il cite un passage du Ferhang
djihanguyry , célèbre dictionnaire persan , où il est dit ,
que le mot Satreng est le nom d'une plante qui a la
» figure d'un homme ( la Mandragore ) , Yébrouhh en
» arabe. C'est aussi un jeu connu et célèbre . On l'a
» désigné sous le nom de Satreng , parce qu'il se joue
» avec des figures d'hommes faites en bois ...……………………… » ,
Nous n'avons pas besoin d'observer que l'on s'accorde
généralement aujourd'hui à donner au jeu d'échecs une
origine indienne . Ce nom de Chatrendj ou Satrendj ,
sous lequel il est connu des Orientaux , paraît être une
corruption de Chatouranga , mot Samscrit , qui signifie
les quatre divisions ou membres de l'armée , c'est-à- dire ,
les éléphants , les chevaux , les chariots et l'infanterie.
Le savant est ingénieux W. Jones fait dériver du même
mot ceux de Latrunculus , Axedrez , Scacchi , Echecs
et Chess (2).
De tous les genres de compositions littéraires , la
poésie est celui que les Persans cultivent avec le plus
d'ardeur et de succès . Ils comparent ordinairement la
(2) Voyez The indian gam of chess dans les SIR W. JONS'S
Works , T. I , p . 521–527 , édit . de 1789 , et Recherches Asiatiques
, T. I , p. 61 , de la traduction française .
252 MERCURE DE FRANCE ,
prose aux agrémens naturels d'une jeune fiancée , et la
poésie aux ornemens dont elle pare ses attraits . Chardin ,
en traçant le caractère des Persans , a dû nécessairement
parler de leur penchant pour cet art divin , et de leurs
poëtes les plus estimés . M. Langlès a , en plus d'une
occasion , corrigé le texte du voyageur , et donné de
courtes notices sur les personnages cités. Nous ne pou
vons nous empêcher de transcrire ici ce qu'il dit de Sady,
le poëte le plus célèbre de la Perse ( Tome V , p .
56 ) :
« Le modèle des religieux , comme le nomme Daou-
» let- Chah , le chéykh Musslahh ed-dyn ( réformateur
» de la religion ) , Sa'dy naquit à Chirâz en 571 de
» l'hég. ( 1175-6 ) . Il vécut 102 ans lunaires ( 120 selon
d'Herbelot ) , en consacra 30 à l'étude des sciences ,
» 30 autres à différens pélerinages , Après avoir fait , pen-
» dant 12 ans , le métier de porteur d'eau , il demeura
» 30 autres années assi sur le tapis de l'obéissance . O la
>> belle vie que celle qui est ainsi employée ! ....
»
>>Il naquit à la cour du sulthan Atabek- Sa'd ben Zen-
» guy: son père était attaché au service de ce prince , ce
» qui valut à notre poëte le surnom de Sa'dy. La collec▾
» tion de ses poésies se nomme la Salière des Poëtes .
སྐ
» Il commença ses études au collège Nizamy de
» Baghdad , se rendit ensuite disciple du grand Chéykh
» A'bdoûl- Qader , et fit avec lui le pélerinage de la
» Mekke il renouvela quatorze fois cette oeuvre pie ,
» le plus souvent à pied , en combattant contre les in-
» fidèles ( les Croisés ) . Il fit quatre voyages dans la
>> Natolie , et autant dans l'Inde . Les Francs l'ayant fait
» prisonnier , il fut employé à relever les fortifications
» de Tripoli . Un marchand d'Alep le racheta , et il reçut
» pour femme la fille de ce même marchand . Le Gûlis-
» tan contient de fréquentes plaintes contre cette aca-
» riâtre (3 ) , qui obligea Sa'dy à se retirer dans un monas-
» tère non loin de Chyrâz . Là , sa principale occupation
» était la prière , l'obéissance et la contemplation ......
» Nous passerons sous silence les miracles attribués à
(3) Une méchante femme change en un enfer le logis d'un homme
Ve bien , dit Sa'dy dans ce Poëme inappréciable .
FEVRIER 1812 . 253
cet illustre personnage ; nous nous bornerons à citer
» une courte anecdote à demi merveilleuse . Un saint
» personnage de Chyrâz fut ravi au ciel pendant son
» sommeil . On y faisait beaucoup de bruit : en prêtant
» l'oreille , il entendit les esprits qui disaient à demi-
» voix : Un seul distique de Sa'dy de Chyrâz l'emporte
» sur tous les cantiques et les hymnes que chantent les
nanges pendant tout le cours d'une année . Le religieux
» se réveilla et courut à la cellule du Chéykh , qui lui-
» même ne dormait pas . Il parlait seul , tout bas , en
» écrivant ce distique :
+
» Chaque feuille d'un arbre est pour le sage un feuillet
du livre qui lui enseigne l'existence du créateur.
» Sa'dy était d'un caractère très - enjoué , fécond en
» saillies , plein de douceur et d'affabilité . Outre les prin
>> pales langues orientales , on prétend que Sa'dy savait
>> aussi le latin , et avait lu les oeuvres de Sénèque le phi
» losophe . Ses ouvrages les plus connus sont : le Gûlistan
(le Parterre ) , publié en persan et en latin par Gentius ,
» et le Boustan ( Verger ) . La collection de ses oeuvres
» forme un gros volume in-fol ...... Elles ont été impri-
» mées en persan seulement , à Calcutta , 1791 , 2 vol .
» in- fol . Le tombeau de Sa'dy se voit encore à peu de dis-
>> tance d'un faubourg de Chyrâz , nommé Mossallà , au
» pied de Kouhi Qadem Khezr , montagne du pied du
» prophète Elie. Il y a une fontaine remplie de poissons,
» un jardin , et une chapelle funéraire .... »
Si le peu d'espace qui nous reste , ne nous obligeait à
abréger cette analyse , nous nous livrerions encore au
plaisir de transcrire plusieurs renseignemens pleins d'intérêt
, dus à M. Langlès , et que nous ne pourrons qu'indiquer
ici . Nous renverrons donc nos lecteurs aux notes
sur l'état militaire actuel de la Perse , tom. V , p . 326 :
sur le Myrab ou prince des eaux , charge qui n'a point
d'équivalent en Europe , si ce n'est dans quelques provinces
d'Espagne ( t . IV, p . 99 ) ; sur les monnaies de la
Perse ( tom . IV, p . 185) . Nous observerons que cette derhière
note est due , en partie , à M. le chevalier Jaubert ,
maître des requêtes , qui fera sans doute jouir incessamment
le public de la relation de son périlleux voyage
}
254.
MERCURE DE FRANCE ,
en Perse. Enfin , nous désignerons encore ici parmi les
notes sur les productions de la Perse , celles sur l'assafoetida
( tom. III , p . 308 ) , sur la momie ( ibid . , p . 311 ) ,
sur les différentes espèces de raisin ( ibid . , p . 337. ) , et :
sur la grenade ( ibid. , p . 342) .
Mais une des parties les plus remarquables du travail
de M. Langlès , celle qui est véritablement tout- à-fait
neuve , et doit lui attirer la reconnaissance de tous les
amis de la science , ce sont les détails qu'il donne sur les
villes de la Perse dont parle Chardin . Toutes sont l'objet
de notes assez étendues où il offre la traduction des
passages de la géographie persanne , connue sous le
nom de Nozhat el coloub , concernant les mêmes villes .
Nous ne saurions trop engager ceux qui cultivent la
géographie à lire attentivement ces notes ; elles leur
serviront à rectifier une foule d'erreurs commises jusqu'à
ce jour.
Dans cette nouvelle édition , le texte de Chardin ne
paraît pas seulement dégagé des erreurs dont il fourmillait
, et enrichi d'utiles commentaires ; graces aux
soins de M. Langlès , il est devenu le Manuel de tous
ceux qui désormais voudront bien connaître la Perse
et son histoire . Le savant et infatigable orientaliste
a voulu ne laisser rien à désirer au public . A la suite du
couronnement de Soliman , dans le Xe tome , il a placé
une Notice chronologique de la Perse , depuis les tems les
plus reculés jusqu'à nos jours . Les nombreuses révolutions
qui ont agité la Perse , ont jeté sur son histoire un
intérêt que l'auteur a su accroître par la manière dont il
a groupé les faits , par le style élégant et concis dans
lequel il s'est exprimé . Nous observerons seulement que
l'autorité du Dabistan ne nous paraît pas suffisante pour
faire adopter des chronologistes , qu'antérieurement aux
Péïchdadiens , il ait regné en Perse quatre dynasties ,
dont les autres historiens persans ne font aucune mention
. Nous soumettons , encore cette observation à sa
saine critique . On nous saura sans doute gré d'extraire
de cette notice quelques détails sur le monarque qui
gouverne actuellement la Perse .
Faihh-A'ly Chah est originaire de la tribu nomade des
FEVRIER 1812 . 255
Câtchâr , connus depuis long-tems par leur valeur guerrière
, et qui campent ordinairement dans les environs
de Théhran. Il était gouverneur de Chyârz , lorsqu'il
apprit la mort de son oncle Mohammed Khan , qui périt
assassiné . Sans perdre un seul instant , il se rendit à
Théhran , et fut assez heureux pour s'emparer de cette
ville qui renfermait non - seulement les trésors , mais encore
les principales familles de l'empire , de manière
qu'il eut à-la- fois tous les moyens de se concilier le dévouement
des soldats et la fidélité des officiers et du gouverneur
. Cependant Sadeq Khan , son seul compétiteur ,
leva une armée très- nombreuse et prétendit lui disputer
la couronne . Il avait même déjà pris les ornemens royaux ,
lorsque Fathh-A'ly mit fin à ses prétentions en remportant
sur lui une victoire complète . Ce fut alors que le
neveu de Mohammed Khan , qui jusque- là n'avait porté
que le nom de Bâbâ Khan , prit celui de Fathh-A'ly , et
n'hésita pas d'y ajouter le titre suprême de châh , qu'aucun
des souverains éphémères de la Perse n'avait osé
s'arroger depuis l'extinction de la famille de Nadir Chah .
Quoiqu'élevé dans les camps , Fathh-A'ly chah aime
passionnément les arts , et cultive lui-même la poésie
avec succès. Un recueil intitulé Zeynat al madaihh ( ornement
des éloges ) , renferme ses poésies et celle du
prince des poëtes de sa cour , qui est un espèce de poëte
Lauréat , nommé Fathh -A'ly - Khan . Loin d'être jaloux
de ses rivaux dans la carrière poétique , il leur accorde
une protection toute particulière . Le gouverneur de Kachan
ne doit le poste important qu'il occupe qu'à son
talent poétique . A l'époque de son installation , il envoya
à son souverain un très-beau poëme en langue persanne ,
et ce présent fut mieux accueilli qu'une somme d'argent
très- considérable offerte dans une pareille circonstance
par un autre gouverneur.
<< Fathh-A'ly Chah , dit M. Langlès , n'épargne aucun
>> soin pour rendre à ses sujets ce caractère doux , aima-
» ble et spirituel qu'un siècle de révolutions n'a pu eṛ-
» tièrement dénaturer . Il a lui-même des manières très-
»> nobles , un ton affable , et toutes les qualités extérieures
des princes persans contemporains de Chardin . II
256
1 MERCURE DE FRANCE ,
» l'emporte pour la beauté du physique sur la plupart de
» ses sujets ; la longueur prodigieuse de sa barbe leur
» paraît une preuve évidente de la faveur divine , et
>> forme à-la -fois l'objet de leurs entretiens et de leur
» admiration . Le peu d'importance des guerres qu'il a
eues jusqu'à présent à soutenir , ne lui a pas fourni
>> encore l'occasion de démontrer jusqu'à quel point il
» possède une qualité bien précieuse aux yeux des Per-
» sans , la valeur ; car c'est parmi eux un axiôme géné
>> ralement reçu , que celui- là n'est pas digne de la couronne
qui n'a pas éprouvé le tranchant de l'épée , ou au
» moins qui ne s'y est pas exposé . Il fait , à la vérité
» tous les ans des excursions dans le Khoracan , mais
» bien moins pour réduire cette province dont il ne pos-
» sède qu'une partie , et qui se montre constamment
» rebelle envers lui , que dans l'intention d'accoutumer
>> ses soldats aux manoeuvres et aux fatigues de la
» guerre. Il a créé une décoration nommée l'Ordre du
» Soleil , sans doute parce que depuis très-long- tems un
» soleil levant derrière un lion , constitue les armes ou
» l'emblême de la Perse . Cette décoration ne se donne
» qu'aux étrangers . Il en est de même de l'ordre du
» Croissant fondé par le sultan Sélym III , en faveur des
» chrétiens de distinction qu'il affectionnait. »
>>
A la suite de cette Notice chronologique se trouve un
morceau très-important , intitulé : Etat actuel de la Perse.
Il a été composé en grande partie d'après les notes de
M. Joannin , jeune diplomate , qui a résidé long-tems à
Tauryz , auprès du prince Abbas Myrzâ , fils de Fathh
Aly Chah .
D'après cet Etat le royaume de Perse se compose aujourd'hui
de l'Azerbaïdjan , du Guilân , du Mazenderan
du Kourdistan persique , de l'Irac Adjem , des trois
quarts du Khoraçan , du Kousistân , du Farsistan , du
Dechtistân et du Kerman .
Les Ouzbeks possèdent le territoire de Merve en Khoracan
; celui d'Hérat appartient au souverain de Candahar
, du Kaboul et du Kachemyr , à qui la cour de
Thehran n'accorde que le titre de Valy cu vice-roi.
Les habitans de la Perse se partagent en deux classes ,
FEVRIER 1812.
257
SEINE
Tes That ou Tadjyk, autochthones et à demeure fixe , et les
Nomades . Ceux- ci regardent les premiers comme leurs
serfs.
Ces That ou Tadjyk , établis principalement dans les
villes et dans les villages , sont issus d'Arabes , d'anciens
Guèbres , de Juifs , de Chrétiens , qui ont été contraints
d'embrasser l'islamisme . Les sciences , les arts agriculture
, sont l'objet de leurs occupations : ceux qui préfèrent
l'intrigue , peuvent parvenir aux charges civiles.5 .
Les Chrétiens établis en Perse sont , pour la plupart
Arméniens schismatiques . On les fait monter à environ
70,000 ames . Trente à trente- cinq mille Juifs vivent
méprisés et en proie à la misère la plus affreuse , à
Ispahan , à Chyrâz , à Kachan , à Thehran et dans
quelques cantons de l'Azerbaïdjàn .
Le fanatisme a pris soin de détruire les Guèbres ou
Parsys , fidèles à la religion de leurs pères malgré les
persécutions et le tems . Le peu qui reste de cette nation
s'est retiré dans les environs d'Yez et dans le Kerman ,
où la chaleur brûlante du climat leur promet au moins
un abri contre la fureur des Musulmans .
Les Saby , ou Chrétiens de Saint-Jean , sont relégués
dans le Kouzistan .
Les tribus errantes et guerrières répandues dans la
Perse sont au nombre de quatre , distinguées chacune
par la langue qu'elles parlent.
La plus nombreuse et la plus brave se nomme langue
Turke ; la seconde , langue Kourde ; la troisième , langue
Loùre ; la quatrième , langue Arabe .
La langue Turque forme 41 divisions ou familles : elle
contient 416,500 individus . La langue Kourde se compose
de 9 tribus et d'environ 90,000 ames . La langue
Arabe , formée de familles qui ont oublié leur langue
maternelle , parle un persan corrompu , renferme 9 tributs
et go , 000 individus . La langue Loùre est la moins
riche en tribus ; elle n'en renferme que six , mais elle
contient 114,000 ames .
Avant de terminer cette analyse , nous croyons devoir
encore indiquer à nos lecteurs les notices sur Ispahan et
Théhran , rédigées d'après les écrivains orientaux . On
R
LA
1
1 MERCURE DE FRANCE ,
258
appréciera sur-tout celle sur Théhran , ville inconnue à
nos géographes , et dont plusieurs géographes orientaux
ne font même aucune mention .
Théhran , capitale actuelle de la Perse , est située
dans l'I'ray persique , et faisait autrefois partie du canton
de Rey dont elle n'est éloignée que d'un farsang ,
à-peu-près une lieue et demie . L'époque de sa fondation
est inconnue ; mais le silence des premiers géographes
orientaux ne permet pas de la faire remonter à un siècle
bien reculé . Tous les écrivains postérieurs au douzième
siècle , qui en parlent , n'en font point une description
avantageuse . C'est , selon eux , un repaire de brigands
de sujets toujours en guerre avec leur souverain , plutôt
qu'une ville. Le climat en est cependant tempéré , l'air
sain en hiver , le sol fertile . Ce fut vers le milieu du
seizième siècle , sous le règne de Chah Thamasp , que
Thehran sortit de son obscurité et fut érigée en ville .
Depuis ce moment sa population n'a cessé de s'accroître ;
plusieurs fois elle a renfermé dans ses murs les monarques
Persans . Ce qui détermina Fathh-A'ly Chah à y
fixer sa résidence , fut sa proximité de la mer Caspienne
( elle n'en est éloignée que de 38 lieues ) , qui lui facilitait
les moyens de surveiller les mouvemens des Russes .
Aujourd'hui la population de la capitale de la Perse
s'élève à 45,000 ames pendant l'hiver ; mais l'été elie
diminue considérablement , l'air y devenant alors trèsmal
sain , à cause des exhalaisons de la mer Caspienne ,
et de l'intensité de la chaleur ; le thermomètre y monte
quelquefois jusqu'à 28 ° .
L'étendue de cette analyse aura suffi sans doute pour
donner une idée de la tâche que M. Langlès a entreprise.
On a pu voir qu'il n'a rien oublié de tout ce qui pouvait
rendre plus utile un ouvrage généralement estimé du
public . Nous avons essayé de remplir de notre mieux
l'obligation qui nous était imposée , en développant
toutes les parties qui composent le travail de ce savant
orientaliste . C'était le moyen le plus sûr de démontrer
les avantages incomparables qui placent cette édition si
fort au-dessus de toutes celles qui l'ont précédée . Si
nous nous sommes permis quelques observations , ç'a
FEVRIER 1812 .
259
toujours été avec la ferme intention d'en référer au jugement
de M. Langlès . Nous n'avons prétendu qu'éclaircir
quelques doutes , et prouver que nous ne parlions de
l'ouvrage qu'après une lecure attentive .
Nous n'oublierons point de dire que le X volume contient
deux amples tables de matières , l'une pour le texte
de Chardin , l'autre pour les notes de M. Langlès . Les
gens du monde sentent peu cet avantage ; mais les
hommes de lettres sauront en connaître le prix . Il n'est
pas besoin de dire qu'un atlas dont toutes les planches
ont été gravées avec le plus grand soin , achève de compléter
le mérite de cette édition. AM. JOURDAIN .
- Un vol . CATULLE ; traduction de C. L. MOLLEVAUT .
in- 12 . — Prix , 2 fr . ; papier vélin , 4 fr. - A Paris ,
chez F. Louis , libraire , rue de Savoie , n° 6. ( *)
LES poëtes ont été les premiers législateurs , les premiers
moralistes , les premiers historiens . Aussi dans
les siècles reculés on rendait une sorte de , culte aux
maîtres de la lyre ; ils étaient environnés de la vénération
publique ; on appelait le poëte un homme divin .
Le sceptre de la poésie appartient aux poëtes épiques ,
dramatiques et lyriques ; viennent ensuite les poëtes
élégiaques. Ceux-ci sont lus , relus encore , et médités
sans cesse par l'homme instruit et sensible , dont l'ame
a profondément connu la douleur , l'amour , l'amitié ,
ét tous les sentimens de la nature . Les poëtes élégiaques ,
chers au coeur , ne sont peut-être pas assez appréciés par
la raison . On jouit délicieusement du charme indicible
attaché à leurs écrits ; mais , ces écrits , on a coutume de
ne les regarder que comme des ouvrages purement agréables
cependant , tout homme qui aime ou qui souffre
(trop souvent , aimer , c'est souffrir) , trouve dans le poëte
élégiaque un ami qui répète harmonieusement sa plainte ,
gémit de ses espérances trompées , de sa confiance
(*) Les traductions de Tibulle , de Saluste et de l'Enéide du même
auteur , se vendent chez Cary, libraire , rue des Poitevins .
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
trahie , partage les sombres regrets que lui coûte l'ingratitude
, l'inconstance ou le trépas de l'objet dans
lequel il avait placé ses plus intimes affections , et parvient
, en faisant couler de tendres larmes de ses yeux , à
changer son cruel désespoir dans une douce mélancolie .
La lecture des poëtes élégiaques , déjà utile sous ce rap→
port touchant , le devient encore sous plusieurs autres .
La poésie élégiaque est à la haute poésie ce que
sont les mémoires particuliers à l'histoire générale .
L'une peint à grands traits la religion , les moeurs , les
coutumes , les vertus , les vices , les passions des peuples
divers ; l'autre nous en instruit dans les plus petits
détails ; elle nous transporte dans l'intérieur des temples ,
des familles , et nous initie aux secrets les plus cachés
de l'ame ; non- seulement elle nous en développe tous les
sentimens , mais elle nous en découvre encore jusqu'aux
nuances les plus imperceptibles . Voilà pourquoi elle
intéresse si vivement , et plaît chaque jour davantage à
celui qui l'étudie avec soin . L'histoire du coeur est toujours
inépuisable et nouvelle .
L'élégie gémit et soupire sur des tons différens ; elle
est tour-à-tour religieuse , naïve , triste , gracieuse
passionnée , spirituelle , mélancolique , voluptueuse ,
tendre , et quelquefois sublime . Elle varie ses accords
suivant les tems , les lieux , les circonstances , le caractère
général des nations chez lesquelles elle fleurit , et le
caractère particulier du poëte qui la cultive .
Chez les Hébreux , la poésie élégiaque se ressent de
la jeunesse du monde ; elle est naïve , religieuse , tendre
et sublime . On peut en citer pour exemple le Chant sur
la captivité de Babylone , celui de David sur la mort de
Jonathas , et le Récit des malheurs de Job.
Chez les Grecs la poésie élégiaque est spirituelle et
gracieuse ; mais elle y paraît toutefois dénuée du premier
de ses charmes , celui qu'elle doit à l'ame . Semblable
à une fleur qui , transplantée sur un sol étranger ,
perd une partie de son éclat , de son parfum , et meurt
flétrie par les soins mêmes du jardinier qui la cultive ; le
sentiment s'y montre souvent étouffé par des antithèses .
Ce défaut qui gâte la poésie élégiaque des Grecs , se fait
,
FEVRIER 1812 . 261
sentir dans les meilleurs morceaux qu'ils aient produits
en ce genre les Funérailles d'Adonis , et le Chant de
Moschus sur la mort de Bion . L'accent qui appartient
à l'élégié ne s'est fait entendre qu'une seule fois parmi le
peuple Grec une femme douée d'une imagination
ardente , d'un coeur tendre et passionné , s'empare de la
lyre ; elle ne tire d'abord que des accords incertains ,
mais bientôt elle aime , chante , souffre , meurt et devient
immortelle . Les poésies de Sapho , où respirent l'amour,
la volupté , la douleur., tiennent sans doute de très -près
à la poésie élégiaque ; cependant ce ne sont pas encore
des élégies .
La poésie élégiaque , ainsi que nous croyons l'avoir
prouvé , s'est revêtue d'un caractère différent chez les
différens peuples , mais c'est aux Latins seuls qu'il était
réservé de nous faire connaître la véritable élégie . C'est
chez eux qu'elle a pris tout son essor , toute sa force ,
toute sa mollesse , tout son abandon , toute sa grâce .
Trois poëtes égaux en génie , Catulle , Tibulle , Properce
, ont essayé toutes les formes de ce poëme ; ils
en ont saisi toutes les nuances , et l'ont porté à une
perfection qu'il sera difficile , peut-être impossible d'atteindre
.
La lyre de ces célèbres rivaux , également accordée
par le coeur , a redit les mêmes sentimens , sans redire
les mêmes accords . Catulle enchante et séduit par une
extrême variété de tons . Amant plus voluptueux que
tendre , il effleure l'amour plutôt qu'il ne l'approfondit ,
et ressemble , lorsqu'il le chante , à un zéphir qui caresse
une rose. Il n'a donné de développement à cette passion
que dans le fameux épithalame de Thétis et de Pelée
qui , comme on le sait , est une traduction de Callimaque.
La grâce et la délicatesse exquises de Catulle sont
celles de l'esprit plutôt que celles de l'ame .
Tibulle , non moins voluptueux , plus tendre , touche
davantage , parce qu'il est plus fortement touché . Sa
grâce et sa délicatesse sont celles de l'ame , plutôt que
celles de l'esprit . Il règne dans ses élégies un abandon ,
une mollesse , une mélancolie qui ont quelque chose de
divin . Son goût est plus parfait que celui de Catulle ,
262 MERCURE DE FRANCE ;
son style est plus pur , le sentiment était entré plus avant
dans son coeur , et l'on voit que l'amour s'est reposé
long - tems sur chaque corde de sa lyre .
Properce , plus passionné que Catulle et que Tibulle ,
est aussi plus hardi dans ses tours et dans ses expressions
; il nous étonne , nous entraîne , et souvent nous
attache . Malgré la profusion d'images qui étouffe quelquefois
chez lui le véritable sentiment , sa manière est
si véhémente , si neuve , elle tranche par de si fortes couleurs
avec les deux autres élégiaques , qu'il apparaît au
milieu d'eux comme un phénomène poétique .
Nous n'avions jusqu'ici que des traductions en prose
de ces trois poëtes . Ces traductions , si l'on en excepte
celle de Catulle , dont le savant M. Noël enrichit les
lettres il y a environ deux ou trois ans , ne nous donnaient
qu'une idée très- imparfaite des élégiaques latins ,
M. de Laharpe les avait jugés intraduisibles . M. Mollevaut
, très- jeune encore , ne fut pas effrayé des obstacles
que lui présentait la traduction de Tibulle en vers ;
il y consacra ses laborieuses veilles ; le succès couronna
ses efforts et son audace . Trois éditions ont déjà paru
de cet ouvrage ; les nombreuses corrections qu'on trouve
dans la dernière , attestent et son respect pour la saine
critique , et les progrès qu'il a faits dans le premier
des arts.
M. Mollevaut nous donne aujourd'hui en vers un
choix des poésies de Catulle . Nous pensons qu'il n'a
point traduit ce second poëte avec moins de bonheur
que le premier. Nous trouvons même que son style a
acquis de la force , de la pureté , de la grâce et de la
flexibilité . Sa période poétique est plus arrondie , plus
harmonieuse ; on en pourra juger par ces deux passages
de l'épithalame de Thétis et de Pelée .
Siccine me patriis avectam , perfide , ab oris.,.
Perfide , deserto liquisti in littore , Theseu ?
·Siccine discedens , neglecto numine , Divûm
Immemoral ! devota domum perjuria portas ? etc. etc.
Tu m'arraches , perfide , au paternel rivage ,
FEVRIER 1812 . 263
1
Et pour m'abandonner dans ce désert sauvage !
Perfide ! et tes sermens , et les Dieux , et ta foi ,
Tu peux tout oublier , tout pour fuir loin de moi !
Rien n'a-t -il pu sauver ta mourante victime ;
Rien , même la pitié qui plaint jusques au crime ?
Etait- ce ta promesse , était - ce mon espoir ,
Quand tu me conjurais d'outrager mon devoir ,
Quand tu parlais d'amour , et d'hymen et de fêtes ?
Mais tout a disparu sur l'aile des tempêtes .
Femme crédule , ali ! crois les discours d'un amant!
Il atteste les Dieux , prodigue le serment ,
Mais a- t- il apaisé le feu qui le dévore ,
Il rompt tous ses sermens , et te méprise encore .
Tu luttais au milieu du torrent de la mort;
Pour te sauver , je brave et mon frère et le sort.
O forfait inoui ! c'est peu d'être parjure :
Des oiseaux dévorans tu me fais la pâture ;
Tu livres aux lions mes livides lambeaux ;
Tu me plonges vivante en ces affreux tombeaux !
Quel tigre t'enfanta dans sa sombre caverne ?
Quel monstre t'a vomi des gouffres de l'Averne ?
O Carybde ! ô Scylla ! forcez - vous ses amours ,
A payer d'un tel prix le salut de ses jours ?
Si ton respect fidèle aux ordres d'un vieux père ,
Craiguait que notre hymen n'allumât sa colère ,
Tu pouvais me cacher au fond de ton palais .
Ton esclave soumise , ah ! j'eusse sans regrets
Répandu sur tes pieds l'eau pure des fontaines ,
Et préparé ta couche , ou nuancé tes laines .
Pourquoi remplir ces lieux du cri de mes douleurs ?
Rien ne m'entend , hélas ! ne répond à mes pleurs !
Nascetur vobis expers terroris Achilles ,
Hostibus haud tergo , sedforti pectore notus :
Qui persæpe vago victor certamine cursus ,
Flammea prævertet celeris vestigia cervæ .
Currite ducentes subtemina , curritefusi.
464 MERCURE DE FRANCE ,
Le voilà cet enfant de céleste origine :
L'ennemi ne connaît que sa mâle poitrine ;
Il foule aux pieds la peur , renverse ses rivaux ,
Et toujours triomphant , et toujours intrépide ,
Dans sa course de feu dompte le daim rapide .
Vous , filez ces destins , courez , légers fuseaux.
Non illi quisquam bello se conferet heros ,
Quum Phrygii Teucro manabunt sanguine rivi ,
Troicaque obsidens longinquo moenia bello ,
Perjuri Pelopis vastabit tertius hæres .
Currite ducentes subtemina , curritefusi.
Ils n'osent l'affronter les plus vaillans héros ,
Tant que le sang troyen abreuve le Scamandre ,
Tant que ses hauts remparts ne tombent pas en cendre .
Vous , filez ces destins , courez , légers fuseaux .
Testis erit magnis virtutibus unda Scamandri ,
Quæ passim rapido diffunditur Hellesponto :
Quojus iter cæcis angustans corporum acervis ,
Alta tepefaciet permixtâ flumina cæde.
Currite ducentes subtemina , curritefusi .
Le Scamandre dont l'urne en richesses féconde ,
Au rapide Hellespont verse en tribut son onde ,
Jetant un cri d'effroi dans ses tremblans roseaux ,
Voit les corps entassés resserrer ses deux rives ,
Et le sang rejaillir sur ses nymphes plaintives .
Vous , filez ses destins , courez , légers fuseaux .
1
M. Ginguené vient de publier une excellente traduction
en vers de ce beau morceau de l'antiquité latine ,
et a joint au texte de savantes notes . Nous en rendrons
compte très-incessamment dans le Mercure on pourra
comparer la manière des deux traducteurs .
Le Poëme d'Atys ne présentait pas de moins grands
obstacles à vaincre que l'Epithalame de Thétis et de
Pelée. La traduction de ce poëme , insérée toute entière
dans le Mercure il y a environ un mois , a mis nos lecteurs
à portée de juger du talent que M. Mollevaut a
déployé dans cette lutte difficile .
FEVRIER 1812 . 265
Après les morceaux de passion et de force , examinons
les morceaux de grâce . M. Mollevaut nous a peutêtre
laissé désirer un peu plus de mollesse , d'abandon ,
dans les deux pièces au Moineau de Lisbie , dans celle
de Catulle à lui- même , qui commence par ce vers :
Si qua recordanti benefacta priora voluptas ,
et dans celle intitulée la Constance des Femmes ; mais il
nous en dédommage dans toutes les autres , où il a rendu
tout le charme et toute la délicatesse de son modèle ,
Nous allons en citer pour preuve celle qui a pour titre :
de Acme et Septimio.
Acmen Septimius suos amores
Tenens in gremio , mea , inquit , Acme , etc. etc.
Contre son sein pressant sa bien-aimée ,
O mon bonheur ! lui disait son amant ,
Si tout mon coeur ne t'aime éperdûment ,
S'il fait gémir ta constance alarmée ,
Si pour une autre il palpite un moment ,
Puissé-je errant sous la zône enflammée ,
Servir de proie au lion écumant.
Il le disait les amours de leur aile
Applaudissaient à ce couple fidèle .
Courbant alors ton front languissamment ,
Ton coeur , Achmé , sur son coeur se repose ;
Tes jolis bras l'enlacent mollement ,
Et son oeil meurt sous sa bouche de rose .
S'il est un Dieu , c'est le Dieu du plaisir :
Servons tous deux , oui , servons ce seul maître :
Toi tu voulus m'apprendre à le connaître ,
Moi je voudrais t'apprendre à le chérir .
Elle disait : les amours de leur aile
Applaudissaient à ce couple fidèle.
O couple aimant , couple toujours aimé ,
Vénus chérit votre union touchante !
Au vil métal qui flatte l'oeil charmé
L'amant préfère un mot de son amante ;
Et son amante à mille adorateurs
Du bien-aimé préfère la présence .
266 MERCURE DE FRANCE ,
Oh ! serrez bien , serrez ces noeuds de fleurs
Bonheur d'amour n'est que dans la constance .
Ces deux derniers vers s'éloignent un peu du texte ,
mais ils sont si agréables qu'il faut bien les pardonner
au traducteur .
Le Pervigilium Veneris , morceau délicieux , quoique
d'une latinité moins pure , attribué tour-à-tour , et disputé
à Catulle , mais qui se trouve dans ses éditions les
plus soignées , a été parfaitement saisi par M. Mollevaut.
C'est là sur-tout qu'il a montré le talent le plus
flexible . Une citation justifiera cet éloge :
Ipsa Trojanos Penates
In Latinos transtulit ,
Ipsa Laurentem puellam
Conjugem nato dedit ;
Moxque Marti de sacello
Dat pudicam virginem ,
Romuleas ipsa fecit
Cum Sabinis nuptias ,
Unde Ramnes , et Quirites ,
Proque prole postera
Romuli , patres creavit ,
Et nepotes Casares.
Cras amet , qui nunquam amavit ;
Quique amavit, cras amet.
Par toi , Pergame errante aborde l'Ausonie ;
Par toi le fils d'Anchise épouse Lavinie ;
Bientôt Mars d'une vierge a changé les destins ;
Romulus a conquis des femmes aux Romains ,
Et leur mâle alliance , en héros si féconde ,
Enfante les Césars et leur donne le monde.
Toi qui n'aimas jamais , demain sois amoureux ;
Toi qu'enchaîna l'Amour , demain reprend ses noeuds.
Rura fecundat voluptas ,
Rura Venerem sentiunt .
Ipse amor puer Diones
Rure natus dicitur .
Hunc ager , quum parturiret
Illa, suscepit sinu ,
FEVRIER 1812 . 267
Ipse florum delicatis
Educavit osculis .
Cras amet , etc......
Oui , dans le sein des champs la volupté repose ,
Vénus aime les champs , les champs aiment Vénus .
Là' , croissaient de son fils les attraits ingénus ,
Quand bercé sur les fleurs , sa lèvre demi - close
Poinpait en souriant le nectar de la rose .
Toi qui n'aimas jamais , etc.
Il faut convenir que le fameux cras amet , est assez
faiblement rendu dans ces vers , sur-tout par ces mots
reprend ses noeuds . On pourrait faire à M. Mollevaut
quelques autres reproches du même genre , et non moins
fondés ; mais , en général , sa traduction est élégante
et fidèle ; s'il s'est quelquefois éloigné de son original ,
c'est presque toujours pour rendre hommage à la pudeur
. On doit lui savoir gré du voile dont il a couvert
certains endroits des plus jolies pièces de Catulle ; grâce
à ce voile heureux , on pourra faire connaître aux fem
mes les poésies de ce charmant poëte , sans porter atteinte
à leur modestie. A. G.
CONTES MORAUX , ou Recueil contenant l'Anneau magique,
Chloé , l'Esclave visir , Hassan et Thaher , etc .; par
L. DAMIN , ancien avocat , membre de plusieurs Sociétés
littéraires . Seconde édition , revue , corrigée et augmentée
. Avec cette épigraphe :
--
—
Utile dulci.
Deux vol . in - 12 . Prix , 4 fr. , et 5 fr . franc de
port. A Paris , chez Delaunay et Lepetit , libraires ,
au Palais- Royal , et chez Pigoreau , libraire , place
Saint-Germain -i'Auxerrois .
ON serait tenté de croire qu'après les Contes moraux
de Marmontel , il est pour le moins imprudent d'en publier
de nouveaux. Et en effet , comment espérer d'atteindre
à l'intérêt , sur- tout d'imiter le style de ces anciens
contes regardés long- tems comme des modèles ?
268 MERCURE DE FRANCE ,
1
M. Damin , dans ceux dont il vient de donner une
seconde édition , prouve , à ce qu'il nous semble , qué
ce champ ouvert à l'imagination , peut encore être moissonné
avec quelque succès ; mais il faut savoir le cultiver
.
Parmi les morceaux qui composent ce nouveau
recueil , on remarque le conte de l'Anneau magique , ou
l'ingratpuni , le roman pastoral de Chloé , ou la Coquette ,
Azélie ou l'Esclave visir , Hassan et Thaher.
Dans le premier conte , l'auteur a montré qu'il avait
une grande connaissance du coeur humain ; il y a développé
avec art la plus funeste des passions , celle de l'ambition
, qui fait oublier à un fils ses devoirs les plus
sacrés . Les situations dans lesquelles il met ses personnages
, sont d'un intérêt touchant ; on y voit avec une
certaine émotion les derniers efforts de la vertu sur un
coeur emporté par la fougue de ses désirs ; les erreurs
d'un fils et les tendres sollicitudes d'une mère outragée y
forment un contraste frappant : enfin , il y a dans ce
conte un plan bien conçu , des situations bien ménagées ;
la juste punition d'Almanzor offre , dans la conclusion ,
un exemple terrible pour les ingrats . Le style en est
correct et facile ; il exprime assez fortement , dans certains
endroits , le mouvement des passions ; on ne peut
y voir , sans en être attendri , les sentimens d'une mère
pour son fils ingrat . Nous citerons le discours que tient
cette mère ( Schéréade ) , pour défendre d'une fausse
accusation son fils Almanzor , quoiqu'elle eût été grièvement
offensée par lui .
})
<< On l'accuse , dit-elle devant l'Azéfia son juge , d'avoir
pris part à la sédition ; on affirme qu'on l'a reconnu
» parmi les rebelles sous les vêtemens d'un simple soldat .
» Imposture que tout cela ! Car , dans le même instant
» où la sédition . éclatait , Schéréade sa mère qui vous
» parle , et Alkouli son frère qui est devant vous ,
» étaient dans son palais auprès de lui j'en atteste ses
» esclaves . Seigneur Azéfia , dans ce même instant Al-
>> manzor était coupable envers sa mère , mais il était
>> innocent aux yeux de l'Empereur. Son crime envers
» moi , je le lui pardonne ; mais son innocence envers
FEVRIER 1812 .
269
» son souverain doit être reconnue ; et c'est à vous , ô le
plus équitable des ministres ! à lui rendre cette
>> justice. »>
»
Il y a dans ce discours de la chaleur et une sorte
d'éloquence qui parle à l'ame . Ce qu'on pourrait avec
raison reprocher à ce conte , sous le rapport du style ,
sont quelques locutions un peu familières et devenues
triviales , telles que , l'homme propose et Dieu dispose ,
et quelques expressions peu convenables. Heureusement
ces taches sont rares , et le conte dont nous parlons ,
n'en est pas moins intéressant .
Le Roman pastoral de Chloé , ou la Coquette , offre
d'autres scènes ; ce sont celles de deux bergers dans une
île délicieuse de la Grèce : il est vrai que ces deux bergers
ou villageois n'y sont point animés d'une égale
passion ; Lycas est épris d'un véritable amour ; Chloé au
contraire , loin d'être touchée des tendres sentimens de
son amant , les dédaigne et cherche ailleurs d'autres conquêtes
. De cette indifférence de Chloé , naissent quantité
d'incidens qui font de ce roman pastoral un ouvrage
assez agréable , où l'auteur a su mêter avec l'érudition ,
des descriptions , des peintures non pas aussi ingénues
que celles du Daphnis et Chloé de Longus , mais plus
riantes , plus gaies : il a mis sur -tout une grande variété
dans les situations qu'il présente ; il y fait contraster un
sincère attachement avec l'orgueil de la coquetterie ; et
les événemens qui en résultent , paraissent propres à
amuser le coeur et l'esprit . Quelques descriptions , quelques
scènes , peut- être , n'ont pas pour nous le même
intérêt qu'elles pouvaient avoir pour les anciens . Ce sont
des peintures faites d'après ce qu'ils nous ont laissé dans
leurs écrits ; et que M. Damin , nourri de leur lecture ,
s'est plu à retracer avec art dans un petit roman , où
quelques- uns de ses personnages font plus voir les moeurs
de l'antiquité que celles de nos jours : exceptons-en toute
fois la peinture de la coquetterie de Chloé', qui ne nous
a pas paru tout- à-fait conforme aux tems ni aux lieux ;
car nous avons peine à croire que les coquettes des tems
antiques , sur-tout les bergères , aient mis autant de raffinement
dans leur jeu . Au reste , ce petit roman pré270
MERCURE DE FRANCE ;
sente des tableaux d'une grande fraîcheur ; les situations
en sont pittoresques , et il y règne une variété qui fait
passer le lecteur de quelques scènes champêtres à des
récits plus importans . Le style en est généralement soigné ;
il est coupé par des romances , des chants en vers dont
plusieurs ont du mérite .
M. Damin , dans cette seconde édition de son recueil ,
a fait des changemens heureux : l'addition du conte
d'Hassan et Thaher ajoute à l'intérêt qu'il présentait
déjà . Ce conte est bien conduit ; il est attachant , et
comme l'exige ce genre d'écrire , il est narré avec netteté
et précision : on y trouve des pensées justes , des réflexions
qui ressortent bien du sujet . On regrette cependant d'y
voir , en parlant de la charité , qu'elle veut que la main
gauche ignore ce que donne la main droite : cette manière
de parler est trop vulgaire ; elle pourrait cependant paraître
excusable , en ce qu'elle est tirée de l'Ecriture
Sainte . On trouvera aussi trop d'exagération dans les
exclamations de l'auteur au sujet d'un complot qui se
trame par un perfide contre deux frères .
« Mais , ô fragilité des choses humaines ! aveugles
» mortels que nous sommes ! De combien d'erreurs
>> notre faible raison est victime ! Sur cette terre abreu-
» vée de sueur , de sang et de larmes , nous marchons
» sans cesse entourés d'abîmes creusés par nos passions ,
» et de pièges que nous tendent la cupidité , la laine et
>> l'envie ! >>
Ces réflexions sont justes , mais elles sont trop multipliées
, trop emphatiques pour le sujet auquel elles s'appliquent
. Il nous semble qu'il suffisait de dire : mais
quels pièges ne peuvent point tendre à notre faible raison
la haine et l'envie ! A la fin de ce conte , l'auteur dit ,
en parlant d'un fourbe démasqué : Aladed confondu
s'abaissa aux plus humbles supplications , etc. Un criminel
, en pareil cas , ne s'abaisse pas ; il n'y a qu'un
homme innocent , qu'un homme d'honneur qui puisse
s'abaisser à la prière. Ce mot est impropre au sujet
d'Aladed ; il fallait dire : Aladed confondu recourut aux
plus humbles supplications , etc.
Outre l'intérêt que M. Damin a su répandre dans la
FEVRIER 1812 .
271
par
plupart de ses Contes moraux , il a eu l'attention d'en
placer les scènes sous un point de vue favorable la
distance des lieux où elles se passent ; car ce qui est
arrivé loin de nous ou dans un tems très-antérieur au
siècle où nous vivons , se présente pour l'ordinaire à
notre esprit , dans le récit qu'on nous en fait , sous des
couleurs que l'imagination se plaît à embellir . Enfin on
peut dire qu'il règne dans les Contes , dont nous parlons
, un grand fonds de moralité et de sagesse .
Le second volume de ce recueil est terminé par plusieurs
fables en prose et en vers , parmi lesquelles on
remarque la fable du Voyageur et de la Montagne , pour
les images qu'elle offre , le sens ingénieux qu'elle renferme
, et la poésie qui s'y trouve réunie . C'est un voyageur
qui , ayant atteint la cime d'une montagne , se
vante de la surpasser en hauteur , et l'insulte .
La montagne , de tant d'audace ,
A la fin s'indigne et se lasse ,
<< Faible et lâche mortel , dit-elle en mugissant ,
» Tu me dois ta grandeur , et ton orgueil me brave !
» Ah ! c'est trop m'insulter ! Va , téméraire esclave ,
> Connais donc mon pouvoir , rentre dans le néant . »
A ces mots que termine un affreux tremblement ,
Le roc s'émeut , s'entr'ouvre ; et , du sein de la terre ,
Des tourbillons de feu s'élancent en grondant ,
Embrâsent aussitôt le voyageur tremblant ,
Et de son corps au loin dispersent la poussière.
Combien d'ambitieux , ivres de leur grandeur ,
Ont éprouvé le sort de notre voyageur !
H.
VARIÉTÉS .
SUR LE RIRE.
IL est des hommes qui , à force d'espérance ou de distraction
, trouvent le secret d'étendre sur toutes choses un
voile séduisant . La vive habitude de leur pensée ramène
constamment le rire sur les lèvres de leurs heureux lec272
MERCURE DE FRANCE ,
teurs ; habiles dans l'art qui le fait naître , ils s'abstiennent
de le définir pesamment et d'interrompre par un soin si
triste le cours des ingénieuses saillies . Je ne prétends leur
rien disputer : que l'on ne cherche point ici l'imagination
heureuse de M. de P...y , la grâce inépuisable de M. de
B ...... rs ; malgré le mot de mon texte , je n'invoquerai
point les ris , et ce mot même , après tant de compositions
charmantes qu'il doit rappeler , ne paraîtra ici autre chose
qu'une brusque transition du plaisant au sévère.
Je voudrais découvrir le principe du rire , ce principe
encore si obscur et peut- être à jamais indéfinissable . Sans
me flatter de résoudre l'un des problêmes les plus difficiles
de la science de l'homme , je désirerais ramener l'attention
sur un point si important de ces aperçus métaphysiques
qui peuvent seuls éclaircir diverses questions morales . Je
voudrais dire quelque chose de vraisemblable sur les causes
de cette émotion étrange , sur le vrai sens d'une si forte
expression visible , et je pense que l'on n'en comprend pas
à beaucoup près toute l'étendue lorsqu'on y voit seulement
la marque d'un léger contentement , ou l'effet d'une surprise
amusante. Mais maintenant on ne lit que pour se
désennuyer , on aime à voir parodier les sujets les plus
graves ; comment recevrait-on un discours sérieux sur un
objet assez frivole en apparence , et que dirait-on si je cher
chais jusque dans l'image d'une vive joie quelques signes
cachés de cette détresse mystérieuse , de cette anxiété , de
ce sentiment contraint que nous trouvons perpétuellement,
que nous sentons dans le plus intime de notre être lorsque
nous observons notre destinée , lorsque nous nous attachons
à découvrir à quel enchaînement de causes et de
de résultats , à quelle loi première appartient notre vie
pleine d'enthousiasme et d'impuissance , et pourquoi il
convenait durant une heure nous fissions un tel songe
que
au milieu des tems ?
66
« Le rire , est-il dit dans l'Encyclopédie , est une émotion
subite de l'ame qui paraît aussitôt sur le visage quand on
est surpris agréablement par quelque chose qui cause un
sentiment de joie . Cette définition , si c'en est une
paraît exempte d'erreur ; mais c'est un avantage qu'on obtient
facilement quand on se borne à dire ce qui frappe
d'abord.
« Selon Hobbes , sur la nature humaine , la passion qui
excite le rire n'est autre chose qu'une vaine gloire fondée
sur la conception subite de quelque excellence qui se
FEVRIER 1812 . 273
SEINE
trouve en nous par opposition à l'infirmité des autres ,
ou à celle que nous avons eue autrefois ; car , ajoute-t-il ,
on rit de ses folies passées lorsqu'elles viennent tout- àcoup
dans l'esprit , à moins que le déshonneur n'y soit
attaché . Cette observation est juste , et elle explique le
rire dans de certaines circonstances , mais elle n'en dit pas,
la cause universelle .
"
77
L'auteur de l'Amusement philosophique sur l'ame des
bétes , a été plus loin . « Le rire , dit Bougeant , estang e
pression de plaisir et de joie , mais tout plaisir et toate joie,
ne produit pas le rire . La seule joie qui produit le rire est
celle qui est accompagnée de surprise et qui naît en nogs
" à la vue subite de quelque assortiment bizarre de deux
idées , ou de deux choses incompatibles , comme un ma
gistrat habillé en arlequin , ou un mal - adroit qui fait le
capable...... Nous rions d'un homme qui pour son plaisir
et par vanité , entreprenant de sauter un fossé plein d'eau ,
tombe au milieu ; mais que ce même accident arrive à
un autre homme qui fuit un ennemi armé , loin d'en rirø
nous en sommes affligés . Il faut par conséquent, pour être
capable de rire , pouvoir comparer ensemble deux idées
et en apercevoir l'incompatibilité ..... » Le P. Bougeant
paraît avoir senti que ce qui est de nature à faire rire est
généralement irrégulier et déraisonnable en quelque sorte .
Il semble en effet qu'en riant on s'applaudisse de pouvoir
être un peu insensé , de l'être impunément . Je vois du
moins dans le rire un acquiescement subit on même involontaire
à l'idée qui se présente , un abandon voluptueux à
la sensation actuelle , et j'observe que toute affection qui
n'est pas pénible , et qui survient inopinément , doit nous
plaire et nous paraître une convenable extension de la vie ,
puisque l'heureux sentiment de l'existence se compose
d'émotions variées sans sollicitude ..
La perception qui occasionne le rire n'est pas régulière
et calculée , mais hasardée , imprévue , irréfléchie : il faut
que l'ame soit émue d'une manière douce , mais sans pouvoir
bien se rendre compte de ce qu'elle éprouve . Cette
perception sera vague , sans inconvénient , et un peu folle "
mais sans danger . Elle ne pourrait être produite par ce qui
aurait sur nous une influence assez directe pour nous passionner
, ou par ce qui tiendrait à des besoins évidens , à
des considérations d'une utilité sensible . Au contraire , il
s'y trouvera quelque chose d'immoral et d'étranger à de
S
LA
)
274
MERCURE DE FRANCE ,
certaines convenances , car la singularité d'un objet physique
ne ferait jamais rire si l'on ne considérait pas cet
objet comme l'instrument d'une action intellectuelle . On
ne rit donc pas de ce qui est utile , sage , réglé , on ne rit
pas non plus de ce qui n'appartient aucunement à l'ordre
moral ; mais on rit de ce qui étant par sa nature soumis à
l'intelligence , parvient pourtant à se passer de raison , de
ce qui supplée à nos besoins , de ce qui nous laisse dans la
sécurité en nous dispensant de la sagesse , en nous délivrant
de la règle .
Le rire est le triomphe de l'instinct sur la raison . Quand
l'instinct se réveille avec force , il faut que nous l'aimions
d'abord , car la raison qui est indispensable pour le contentement
de la vie , gêne beaucoup le plaisir du moment.
La gaîté d'un côté , la prudence de l'autre , la mollesse ou
la vertu , la satisfaction suivie ou la joie passagère , l'incertitude
de nos déterminations et l'alternative de nos penchans
sont les effets de cette lutte quelquefois insensible ,
quelquefois orageuse , mais perpétuelle , et apparemment
nécessaire , entre l'instinct et la raison , entre ce qui domine
actuellement et ce qui doit subsister , entre ce qui flatte
les goûts du moment et ce qui promet des avantages
durables .
Le libre assentiment aux choses qui s'offrent à nous est
tout-à-fait dans notre nature ; les dangers qui peuvent s'y
trouver attachés nous empêchent seuls de nous y livrer
toujours , et de jouir en paix du repos , de la pensée , de
l'indépendance , du désir : mais dès que ce consentement
ne doit avoir rien de funeste , il nous devient agréable en
suspendant le travail de l'examen , en nous ôtant le soin
de la résistance ; et nous rions si cette facilité se présente
tout-à-coup à notre esprit . Il n'en est pas de même lorsque
la chose est attendue , lorsqu'elle est prévue ; alors ee consentement
, n'étant point nouveau , fait simplement partie
de notre bien-être , et n'apporte aucun changement dans
notre situation il y a là quelque chose de trop fixe , de
trop louable même ; on ne rit pas du bonheur ; on rit de
ce qui surprend , de ce qui ouvre à l'activité de la pensée
des voies nouvelles , et ces voies nouvelles paraîtront d'autant
plus indépendantes qu'elles seront plus bizarres .
Dans l'enfant , le rire n'est qu'un avant-goût de l'inconnu
; c'est une émotion avide causée par toute sensation
qui n'est pas douloureuse , et qui est nouvellement acquise .
FEVRIER 1812 . 275
Chez lui le rire est fréquent , parce que ses acquisitions se
multiplient rapidement , et qu'il jouit d'un continuel développement
de la vie . Mais chez l'homme fait , le rire est
produit par ce qui , sans nuire , sans faire songer à des suites
qu'il faille éviter , s'écarte des règles scrupuleuses d'une
raison trop exacte , ou par ce qui nous rappelant d'une
manière impérieuse et subite notre invincible faiblesse ,
nous persuade de nous soustraire au joug de nos prétentions
. Ainsi , le rire de l'homme peut être comparé , jusqu'à
un certain point , aux mouvemens joyeux d'un insensé
qui se précipite en échappant au lien salutaire qu'il ne
savait pas aimer , ou dont il se trouvait fatigué.
Lorsque nous sommes passionnés , nous ne rions point.
L'affection qui règne sur nous est connue , et elle pourrait
être soumise au calcul ; elle a un but , et elle doit avoir des
conséquences sérieuses ; voilà trop de rapports avec la
raison , ou du moins une matière trop féconde pour le raisonnement.
Des sensations de ce genre sont trop caractérisées
, elles nous occupent , elles nous asservissent , et
d'ailleurs elles ne sauraient être absolument nouvelles ou
obscures nous on rit mieux dans les ténèbres.
Si un
pour
laisant à d'autres
égards , nous offre
quelque
perspective dont l'avantage soit trop direct , cet objet
devient ainsi légitime et vraiment désirable ; par cette raison
même il n'excite point le rire , car on ne rit pas
de ce
que la nature prescrit impérieusement , et pour s'attacher
gaiement à quelque idée , il faut qu'on ne sache pas , pour
ainsi dire , comment l'on s'y attache . Quelque ingénieuse
que soit d'ailleurs une sorte de plaisanterie qui renferme
un sens profond ou important , elle sera peu propre à faire
rire. Damis , qui vient de mourir , était mon ami depuis
» trente ans , un bien honnête -homme ! Il avait à peine de
quoi vivre , et jamais il ne m'a emprunté un écu . » Tout
le monde applaudit à la justesse , à fa naïveté piquante de
ce mot satirique , mais il fait trop penser pour faire rire .
"
L'union bouffonne ou caustique de deux idées contraires
provoque le rire , parce qu'il en résulte une impression
neuve et un jugement vague qui nous écarte de cette
ligne uniforme où nous avons à poursuivre la vérité , de
cette trace étroite où il est difficile et fatigant de se maintenir
. C'est en ce sens qu'on pourrait tenter d'expliquer ,
sous le rapport moral , les effets de ce dérangement particulier
des organes , de ces affections nerveuses qui font,
$ 2
276
MERCURE DE FRANCE ,
alternativement rire et pleurer. Dans ces transitions rapi
des , dont les causes ne sont pas distinctes , dans le passage
subit d'une modification à une modification contraire , il
y a beaucoup d'indépendance , et au milieu d'une telle
agitation , qui n'est douloureuse que par intervalles , on
sent du moins que les caprices du coeur ne sont plus
réprimés .
Ce sentiment de liberté fait sourire dans d'autres cir
constances où également il n'a rien 'd'ingénieux , rien de
plaisant pour ceux qu'il n'intéresse pas d'une manière
directe. Le premier coup de l'horloge qui annonce la fin
de la classe , fait rire l'écolier qui , s'étant trompé dans son
calcul , comptait encore sur un quart- d'heure d'assujétissement.
A tout âge vous souriez en recevant un éloge inattendu
, en obtenant un succès plus grand que l'effort , un
avantage inespéré vous vous trouvez au but , vous n'êtes
plus soumis au travail que vous vous étiez imposé , à la loi
que vous vous étiez prescrite .
Le rire moqueur , ce rire dont on jouit aux dépens dès
autres , est visiblement un triomphe de l'instinct personnel
sur les convenances sociales , sur les ménageinens raisonnés
. Tout plaît en ce genre , et l'amusement qu'on y
trouve entraînerait jusqu'au mépris des bienséances ceux
qui ne se seraient pas prémunis contre les penchans dangereux
. Effectivement ce qui est ridicule , est erroné sans
être funeste , et le jugement le blâme sans que le coeur le
haisse . Réduits à craindre de rencontrer le ridicule dans
vous-même , et trouvant néanmoins du plaisir à vous en
occuper , vous riez en voyant ailleurs tout le pouvoir naturel
d'une inclination mal réglée . Si vous riez aussi ,
comme le pense Hobbes , en vous jugeant exempt d'une
telle imperfection , c'est sur- tout parce que considérant
alors ce défaut comme étranger à votre propre caractère ,
vous vous applaudissez de n'avoir pas à prendre la peine
de le corriger en vous : s'il s'agissait au contraire de quelque
disposition malheureuse qui fût commune à tous les
hommes , et qui vous rappelât que tôt ou tard la raison
sera pour vous un guide indispensable , aussitôt vous ne
ririez plus. Mais vous riez volontiers en voyant jouer avec
apparat une comédie burlesque qui réunit de nombreux
spectateurs . Décidés à s'occuper expressément d'une chose
qui , au fond , n'a pas le sens commun , ils semblent vous
autoriser vous-mêmes à cet oubli de ce qu'on appelle la
FEVRIER 1812 . 279
dignité de notre être , à cette indépendance qui surprend ;
qui plaît , qui fait rire . Vous riez encore en voyant les
jeux adroits d'un singe ou d'un chat : quoique dénués de
raison , dites -vous alors,, ces animaux n'en imaginent pas
moins des ruses variées qui sembleraient demander beaucoup
d'art et de réflexion , et sans être dirigés comme nous
par des lois sévères , ils savent jouir comme nous de leur
existence .
Si tels sont les principes secrets de ce phénomène de
notre organisation , nous en retrouverons quelque trace
dans l'effet visible . Comme ce qui détermine le rire nous
séduit sans servir à nous perfectionner , nous aimons aussi
à voir le rire sur le visage , quoiqu'il ne l'embellisse point .
C'est au moral un moment de déraison qui n'a pas beaucoup
de conséquence ; c'est au physique un désordre qui
n'a point de suites fâcheuses ; et cette sorte de violence
intérieure avec laquelle on se débarrasse du joug accoutumé
, se manifeste au-dehors par des mouvemens convulsifs
et précipités , par une altération des traits à - la-fois
gracieuse et difforme , involontaire et indéfinissable , comme
l'idée mobile , comme la joie incomplète qui nous saisit et
nous entraîne . Par M. DE Sen** .
SOCIÉTÉS SAVANTES .
Programme d'un prix proposé par la Société d'Emulation
de Colmar..
LA Société d'Emulation de Colmar , dans sa séance du 1er juillet
1811 , a entendu le rapport de M. Gastrès , l'un de ses membres résidans
, sur le prix à décerner au meilleur éloge de feu M. Pfeffel , son
vice-président . Elle a adopté le programme suivant :
Amédée Conrad Pfeffel , conseiller aulique du landgrave de Hesse-
Darmstadt , ancien directeur d'une école militaire à Colmar , président
du juri d'instruction , et secrétaire interprête de la préfecture du département
du Haut-Rhin , membre du consistoire général et du directoire
de la confession d'Augsbourg pour les départemens du Haut et
du Bas -Rhin , etc. , etc. , membre des Académies royales des Sciences
de Berlin et de Munich , de la Société d'Agriculture de Strasbourg ,
et vice-président de la Société d'Emulation de Colmar , naquit dans
cette ville le 28 juin 1736 ; il y est mort le 1er mai 1809. Il a joui pendant
les dernières années de sa vie d'une pension de 1200 fr. , qu'il
278 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
tenait , à titre d'homme de lettres , de la munificence de S. M. l'Empereur
et Roi.
M. Pfeffel a honoré sa patrie par les services qu'il a rendus à l'instruction
publique , par la pratique constante de toutes les vertus qui
caractérisent l'homme de bien , par ses productions littéraires , tellement
estimées en Allemagne qu'elles y sont devenues classiques . II
s'est particuliérement distingué dans trois genres différens , lafable ,
l'épître en vers , les contes moraux.
La Société d'Emulation de Colmar propose un prix de trois cents
francs pour le meilleur éloge de M. Pfeffel . Sa réputation littéraire
reposant principalement sur le genre de l'apologue , la Société désire
que les auteurs des éloges établissent avec quel succès le fabuliste allemand
s'est approché de La Fontaine , et en quoi il en diffère .
Les éloges pourront être écrits en langue française ou en langue
allemande , au choix des concurrens.
Le concours est ouvert jusqu'au 30 septembre 1812.
Les ouvrages doivent être adressés , francs de port , à M. le secré
taire de la Société d'Emulation , à Colmar.
1
迷
POLITIQUE.
LES nouvelles du Danube continuent à être tellement
contradictoires , et le silence des diverses feuilles officielles
est si obstiné , qu'en relatant les notes contenues dans les
feuilles de Hongrie on s'expose à démentir le lendemain
ce qu'on a dit la veille . On met aujourd'hui en doute si le
grand-visir est encore à Rudschuck , ou s'il a en effet rejoint
le camp de Schumla , Une autre version a succédé :
la place de Rudschuck elle - même , par suite d'une convention
entre M. le général Kutusow et le grand - visir , aurait
resté en la puissance de l'armée turque jusqu'à l'issue de la
négociation qui se continue . On voit qu'on ne peut rien.
affirmer , et qu'il faut attendre des documens officiels .
Cependant il paraît certain que les négociations continuent
toujours ; la note suivante , écrite de Bucharest , le
prouve.
« Cette ville , y est-il dit , est maintenant le centre de
toutes les négociations . Les plénipotentiaires respectifs
font de grandes dépenses , et la présence de beaucoup
d'étrangers et d'un grand nombre de militaires russes do
distinction , en rende le séjour très- agréable. Tout y est
fort animé. Tout indique néanmoins que les négociations
sont encore fort peu avancées . Qu soutient toujours que
la cour de Saint-Pétersbourg demande que le Sireth devienne
la limite future entre les deux empires ; mais on
croit qu'elle se contentera de la frontière du Pruth . Le
comte de Langeron est arrivé dans cette ville et y a établi
son quartier-général . Le corps du général Markow est
maintenant arrivé dans la Moldavie . It prend ses quartiers
d'hiver aux environs de Stéphanestine . Le comte Dudesko
a été nommé caïmacan ou ban de la petite Valachie , place
qui était occupée par Wornik Monelacky , mort depuis
peu . "
A Vienne , les plaisirs du carnaval sont très -brillans : la
ville abonde en étrangers ; on en compte , dit -on , vingtdeux
mille . Les salons , les redoutes , les salles de bal et de
spectacles , suffisent à peine à la foule qui s'y réunit .
On regarde toujours les séances de la diète de Hongrie
280 MERCURE DE FRANCE ,
comme s'approchant de leur terme , on a publié quels
engagemens la nation hongroise était décidée à prendre
pour venir au secours du gouvernement , et parvenir à réaliser
l'exécution des plans de finance qu'il a conçus ; mais
ici même on ne trouve que des notes qui ne portent aucun
caractère , et que l'on ne peut répéter sans prévenir en
même tems le lecteur de leur peu d'authenticité.
A Berlin , on a célébré avec beaucoup de pompe et d'enthousiasme
le jour anniversaire de la naissance du grand
Frédéric . De vieux compagnons de gloire de ce monarque.
ont été dans cette circonstance l'objet d'une sorte de culte
public il y a eu une réunion diplomatique brillante ; et
M. le maréchal Kalkreuth a donné une fête magnifique , à
laquelle le roi et la famille royale ont assisté..
Les Anglais ont entiérement disparu de la Baltique ; ils
n'y ont laissé que les débris de leurs vaisseaux , victimes
des naufrages nombreux dont les côtes du Jutland et des
Belts ont été le théâtre . Le bruit a couru que M. Wellesley
devait donner sa démission ; cette nouvelle est sans fondement.
Mais un objet de la plus haute importance occupe en ce
moment tous les esprits . Cet objet est la guerre avec l'Amérique,
qui devient de jour en jour plus certaine et plus imminente..
9
ex
Le bâtiment la Lydia est arrivé le 25 janvier à Liverpool ,
de New-York , d'où il a apporté des nouvelles jusqu'au 1ª
du courant. Ces nouvelles sont importantes , dit le Statesman
, et nous ne pouvons douter que la guerre n'ait déjà
commencé. Le congrès , à la plus grande majorité qui ait
jamais eu lieu , a adopté toutes les résolutions hostiles de
son comité et ordonné qu'il lui fût présenté un bill basé
sur ces résolutions . Les citoyens arment leurs navires , et
tous les bâtimens qui ont reçu des licences du gouvernement
anglais seront soumis à une visite très - sévère , Dans la
chambre des représentans , il a été intenté contre notre
gouvernement l'accusation atroce , que nous avions excité
les Indiens à s'armer contre les Etats - Unis . M. Randolph
le défenseur le plus éloquent et le plus énergique des inté
rêts commerciaux et du commerce des Etats - Unis ave
P'Angleterre , a déclaré que , si l'on pouvait fournir la
preuve d'une pareille conduite , il serait le premier à se mettre
à la tête de l'armée pour entrer dans le Canada .
Il règne dans le congrès , comme dans toute la nation ,
FEVRIER 1812 . 281
le plus parfait accord de sentiment ; tout le monde se réunit
à penser qu'il faut se hâter , et prévenir les hostilités .
Le Star envisage les conséquences de cette guerre qu'il
regarde comme très - dangereuse , et qu'il presse le ministère
d'écarter par tous les moyens possibles ,
La guerre avec l'Amérique , dit-il , aurait pour premier
effet de faire retirer les flottes anglaises des côtes de
France , pour les porter sur celles d'Amérique . Cette considération
est , dans le fait , de la plus grande importance ,
et devrait frapper ceux qui croient que la supériorité de
notre marine doit nous faire regarder avec mépris une
guerre avec l'Amérique.
3
» La création d'une marine française est sur-tout ce qui
rendrait dangereux pour nous les talens de NAPOLÉON ET
LA VIGUEUR AVEC LAQUELLE ON SAIT QU'IL PROFITE DES
IMMENSES RESSOURCES QUE LUI ASSURE LA VICTOIRE . Il est
maître d'une plus grande étendue de côtes que la France
n'en a jamais possédé depuis le règne de Charlemagne ,
et rien n'est plus absurde que l'opinion qu'ont quelques
personnes qu'il a beau posséder des côtes et des forêts , it
manque cependant de matelots et de constructeurs . Est- il
croyable que le maître de la Hollande puisse manquer de
matelots 2 et quant à des ouvriers , tout charpentier ne
peut-il pas devenir constructeur de vaisseaux ?
Le premier effet d'une guerre avec l'Amérique sera de
délivrer la France des entraves qui s'opposent en ce moment
à la restauration de sa marine , attendu que nous'
serons obligés d'envoyer une grande partie de nos flottes
dans les parages et devant les ports américains . Ces mers
seront bientôt couvertes de corsaires qui , réunis , pourront
opérer des descentes dans nos îles des Indes - Occidentales .
Ne faudra - t-il pas garder celles- ci ? Voilà donc ce qui est
le plus fait pour nous alarmer dans le cas d'une guerre
avec l'Amérique . Comment pourrons-nous défendre à - lafois
le Canada et le Portugal ? Les Canadiens sont naturellement
plus portés pour l'Amérique que pour l'Angleterre ,
si l'on excepte ceux qui sont nés Anglais ou sont d'origine
auglaise . Peut- on compter que le Canada se défende luimême
? la prudence ne le permet pas : il faut donc que
l'Angleterre , pour défendre ce pays , envoie une armée
qui égale en forces celle que l'Amérique peut envoyer
contre le Canada .
29
Ce n'est pas un sujet fort agréable à traiter que de
parler de l'impuissance où nous sommes de faire avec
" 282 MERCURE DE FRANCE,
avantage une pareille guerre : mais ils est du devoir de la
prudence de ne pas écouter , à cet égard , notre orgueil de
préférence à notre raison . "
Ces alarmes ne sont point vaines , si l'on fait attention
aux dispositions sérieuses et unanimes des Etats -Unis . La
chambre des représentans a résolu de reconnaître formellement
l'indépendance de l'Amérique méridionale ; des
secours doivent être envoyés au parti patriote .
Dans la même chambre , on a comparé la situation de
l'Amérique à celle d'un jeune homme qui , entrant dans le
monde , s'il endure un premier affront , ne pourra soutenir
sa réputation qu'à force de tems et de peines . Cette
image a fait la plus vive sensation , et toutes les propositions
, tendantes à donner au gouvernement les moyens
de soutenir avec énergie la lutte qui se prépare , ont été
adoptés .
On peut conjecturer , d'après ce qui s'est passé dans le
congrès ( el ici ce sont les aveux mêmes des Anglais que
nous transcrivons ) , qu'on tentera d'abord une expédition
contre le Canada . Les Anglais y seront sans doute prêts à
recevoir les Américains ; mais les dispositions des habitans
, mais leur ancien attachement à la France , mais tant
de souvenirs défavorables à l'Angleterre ne seront- ils pas
aulant d'obstacles contre eux , autant d'auxiliaires des
assaillans ?
Ainsi , tandis que l'Angleterre déclare follement qu'en
vertu de ses ordres du conseil le continent européen est
bloqué , ce continent la repousse de ses ports , bloque luimême
ses propres flottes en les laissant sans asyle sur les
mers , exposées aux caprices et à la fureur des élémens ; et
dans le même tems un autre continent prend une attitude
telle que pour l'extension de leur système et son application
complète , ce ne sont plus seulement les ports de
l'Europe qu'il leur faudra bloquer , mais ceux des deux
hémisphères , ceux du monde entier , auxquels les usurpations
anglaises n'ont pas encore enlevé le pavillon qui
les signale , et les moyens de défense dont ils sont armés .
Ce n'est plus une partie de l'ancien continent qu'il faut
conquérir ou défendre , c'est l'agression du Nouveau-
Monde qu'il faut repousser.
Il est à remarquer , en passant , que ce système des Anglais
qui réveille en ce moment l'industrie comprimée , et
le commerce rendu tributaire des Américains , vient de
rendre à l'Europe elle- même , et sur- tout à la France , un
FEVRIER 1812. 283
service signalé en rouvrant avec le Levant des communications
depuis long-tems interrompues ou faiblement productives
.
Cette main puissante habituée à tracer à nos soldats la
route de la victoire , et aux Etats conquis ou défendus , des
limites nouvelles , plus appropriées aux besoins des peuples
et aux intérêts des souverains ; cette main a indiqué
aussi une nouvelle route au commerce , et le commerce
s'est empressé de la frayer. On a triomphé des principaux
obstacles qu'opposaient d'anciennes habitudes ; bientôt tous
ces obstacles seront applanis , et il est aisé de voir ce que
deviendront nos rapports commerciaux avec le Levant par
l'Illyrie , en examinant les premiers résultats des transactions
de 1811. Du 1er janvier au 8 décembre 1811 , le lazareth
de Spalato a reçu des marchandises pour la valeur
de 1,277,259 fr .; le lazareth de Costainizza en a reçu pour
la valeur de 10,169,066 francs , sur lesquelles le monopole
anglais reconnaît son impuissance . Que de routes nouvelles
, que des communications faciles pourra ouvrir ainsi
la prétention injuste d'un gouvernement qui a prétendu
fermer cette route que la nature offre à toutes les nations
sous les auspices d'une mutuelle et productive indépendance
!
En prenant Valence , écrit un habitant de cette ville , les
Français l'ont sauvée de l'égarement fanatique de ses propres
habitans . Des attroupemens d'une populace furieuse
avaient forcé le général Blake , le lendemain du jour où il
s'était enfermé dans la place , à prendre le parti de se défendre
jusqu'à la dernière extrémité . Mais trois jours de
bombardement firent succéder la terreur à cette frénésie
et les mêmes séditieux , précédés de deux moines armés de
pistolets et d'épées , exigèrent tumultuensement que la
ville se rendît aux Français . Le général Blake donua ordre
à un régiment des gardes wallones de faire retirer la multitude
; mais le peuple fit feu sur les troupes , et la ville devint
le théâtre d'un horrible tumulte . Le général Blake alors
s'empressa d'accepter la capitulation qui lui avait été proposée
. Ce général , d'origine irlandaise , est un homme de
50 à 55 ans . Il était colonel au service d'Espagne avant la
révolution . Il jouit de la réputation d'un officier de mérite ,
que les insurgés ne remplaceront jamais .
Aujourd'hui , l'ordre est entiérement rétabli dans Valence ,
par les soins du duc d'Albufera ; il s'occupe d'y organiser
284
MERCURE DE FRANCE ,
des administrations , à la tête desquelles on voit avec plaisir
les hommes les plus modérés .
er
Les dernières dépêches de lord Wellington , reçues en
Angleterre , étaient du 1 janvier , datées de Freynada ;
elles ne contenaient rien d'important . Le siége de Tariffa
continuait. Les nouvelles de la Méditerranée ont donné à
l'amirauté les détails suivans :
L'amiral Pellew , après avoir fait une reconnaissance
de la flotte française de Toulon , et l'avoir attirée hors de
ce port , le 11 décembre ( la flotte anglaise étant de 12 vaisseaux
de ligne , et la française de 16 ) , était retourné à
Port-Mahon , vu que l'ennemi serrait de si près les côtes de
France , et le vent lui était si favorable , qu'il était impossible
de l'amener au combat . Deux des vaisseaux de ligne de
notre escadre de la Méditerranée reviennent en Angleterre
la frégate le Pearlen avait pénétré dans la rade de
Toulon avant le 11 ; mais en sortant elle fut rencontrée par
un vaisseau français de 74 , et ne put s'en tirer qu'en coupant
les manoeuvres du vaisseau ennemi.
J » Nous apprenons dans ce moment , que quatre grosses
frégates françaises et une corvette ont été aperçues à l'ouest
du Cap-Finistère . »
Dimanche dernier il y eu audience et présentation à la
cour . ?
Le comité de la Société de la Charité Maternelle a été
convoqué chez Mme la comtesse de Ségur , vice - présidente ,
Mme de Ségur lui a fait connaître les dispositions bienfaisante
que l'Impératrice confie à son exécution pendant les
mois les plus rigoureux de l'hiver . S. M. assigne à une
distribution gratuite de pain , aux vieillards , aux mères de
famille et aux enfans qui ne reçoivent point d'autres secours
des comités municipaux , une somme de 150 mille
livres , en raison de 50 mille fr . par mois . Les dames de la
Société feront la distribution de ce secours en nature dans
leurs divers arrondissemens . On estime que la somme
donnée par mois , doit , au prix actuel du pain , subvenir
par jour à la subsistance de 13 mille personnes . Les distributions
commenceront le dimanche 9 février.
S....
4
FEVRIER 1812. 285
ANNONCES.
La vallée de Montmorenci , Paris et Londres ; ou Emilie et Linval.
Roman en lettres , renfermant un aperçu sur la littérature du XIXe
siècle , sur Mmes de Sthaël , Cottin , l'auteur d'Adèles de Senanges
Mme de Genlis et M. de Châteaubriant. Par Auguste Hus , auteur de
deux Discours sur S. M. le roi de Rome . Prix , i fr . 25 c . , et 1 fr,
50 c . franc de port . Chez Lenormant , imprimeur-libraire , rue de
Seine , nº 8 ; et chez Debray , barrière des Sergens , rue Saint-Honoré.
La Clefdes Participes . Deuxième édition , augmentée d'un grand
nombre d'exemples gradués , analysés au moyen d'une seule règle
mise à la portée de tout le monde ; par V. A. Vanier , professeur ,
secrétaire -général de la Société académique des Sciences , et membre
de la Société grammaticale . Un vol. in- 12. Prix , I fr. 50 c . , et 2 fr.
franc de port. Chez la veuve Lepetit , libraire , rue Pavée- Saint-
André-des-Arcs , nº 2 ;/et chez l'Auteur , quai de la Mégisserie , dit
de la Ferraille , nº 66 .
Code Notarial , ou Recueil chronologique des lois , arrêtés du gouvernement
, décrets impériaux , avis du conseil d'état , arrêts de la
cour de cassation et des cours impériales , et des instructions ministérielles
concernant le notariat , rendus depuis et compris la loi du 25
ventôse an XI , et servant à en expliquer , augmenter , changer ou
étendre les dispositions . Un vol . in- 8 ° de 490 pages , imprimé par les
soins de la chambre de discipline des notaires de Riom. Prix , broché ,
5 fr. , et 6 fr . 55 c . franc de port. Chez F. Buisson , libraire , rue
Gilles -Coeur , nº 10.
Abécédaire religieux, moral , instructif et amusant ; suivi d'élémens
d'arithmétique à la portée des enfans ; orné de très - jolies vignettes
représentant des sujets de l'Ancien et du Nouveau Testament , dessinées
par Rohn , et gravées par Dorgez , Delignon , Dupreel , etc.;
par un ancien professeur . Troisième édition , revue et corrigée . Un
vol . in - 12 . Prix , 1 fr . , et 1 fr . 25 c . franc de port. Chez L. M.
Guillaume , libraire , place Saint- Germain- l'Auxerrois , nº 41 .
Manuel portatifde l'Enregistrement, contenant les lois , arrêtés du
gouvernement , décrets impériaux , avis du conseil d'état , décisions
des ministres , et arrêts de la cour de cassation , rendus jusqu'en novembre
1811 , et appliqués aux articles de la loi du 22 frimaire an 7
sur l'enregistrement ; terminé par une table alphabétique très-détail286
MERCURE DE FRANCE ,
lée , indiquant les droits à payer pour chaque acte , par J. M. Dufour.
Un vol . in-8° . Prix , I fr . 50 c . , et 2 fr . franc de port . Chez P. Blanchard
et Eymery , libraires , rue Mazarine , nº 36 , et Palais-Royal ,
galeries de bois , nº 249.
L'Enfant Prodigue, poëme en quatre chants ; par M. Campenon .
Un vol. in-8° , avec quatre gravures. Seconde édition . Prix , 6 fr. , et
7 fr . franc de port ; papier vélin , figures avant la lettre , 12 fr. , et
13 fr. franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais- Royal , galerie
de bois , nº 243.
Le Préjugé Excusable , ou Elle voulait et ne voulait pas ; comédie
en cinq actes et en vers ; par Ph. L. C ….... Prix , I fr . 20 c. , et 1 fr .
60 c . franc de port . Chez Martinet , libraire , rue du Coq-Saint-
Honoré .
Voyage au Nouveau-Mexique , à la suite d'une expédition ordonnée
par le gouvernement des Etats - Unis , pour reconnaitre les sources des
rivières Arkansas , Kansès , la Plate , et Pierre Jaune , dans l'intérieur
de la Louisiane occidentale ; précédé d'une excursion aux sources de
Mississipi pendant les années 1805 , 1806 et 1807 ; par le major
Z. M. Pike . Traduit de l'anglais par M. Breton , auteur de la Bibliothèque
Géographique . Deux vol . in -8 ° , orné d'une carte de la
Louisiane , en trois feuilles . Prix , 12 fr . 50 c . , et 15 fr . franc de
port ; papier vélin , 25 fr . , et 27 fr . 50 c . franc de port. Chez
d'Hautel , libraire , rue de la Harpe , nº 80 .
Les Vies des Hommes illustres de Plutarque , traduites en français ,
avec des remarques historiques et critiques, par M. Dacier ; et suivies
des supplémens . Edition revue et augmentée des Vies d'Auguste et
de Titus ; par A. L. Delaroche . Imprimées sur beau carré d'Auvergne
, avec les portraits dessinés d'après l'antique par Garnerey , et
gravés par Delvaux . Quinze vol . in-18 , de 450 pages environ . Prix ,
37 fr. 50 c. et 48 fr . franc de port .
Idem , 15 vol . in - 12 ; 48 fr . , et 62 fr. franc de port.
Le même , sur très-beau papier vélin , dont il n'a été tiré que 40
exemplaires ; 120 fr . , pris à Paris .
>
Les portraits et médaillons, au nombre de 63 , que l'on peut adapter
à toutes autres éditions , se vendent séparément. Prix de la collection
in-12 ou in- 8º , 18 fr.; sur grand papier in-8º , 25 fr .; sur grand
papier vélin , 33 fr.; sur papier vélin , in-4º , 36 fr . Chaque tête sé- ,
parément , 60 c . Chez L. Duprat-Duverger , rue des Grands - Augustins
, nº 21 ; et Arthus- Bertrand , libraire , rue Hautefeuille.
FEVRIER 1812 . 287
Nouvelles conditions et prolongation de souscription au DICTIONNAIRE
DES SCIENCES MÉDICALES ; par MM. Alard , Alibert , Barbier
( J. B. G. ) , Bayle , Biett , Boyer , Cadet- Gassicourt , Cayol ,
Chaumeton , Chaussier , Cullerier , Cuvier , Delpech , Dubois , Gall ,
Gardien , Hallé , Heurteloup , Itard , Jourdan , Keraudren , Landré
Beauvais , Larrey , Lerminier , Marc , Marjólin , Mouton (Philibert) ,
Nysten , Pariset , Pinel , Renauldin , Ribe , Roux , Royer- Collard ,
Virey.
Douze volumes grand in- 8° , de 640 pages , beau papier , caractères
neufs , avec fig .
Art. Ier. A dater du 1er février 1812 , le premier volume est du
prix de 9 fr. au lieu de 6 , et 11 fr. franc de port .
II. La souscription aux tomes second et suivans , restera ouverte
aux nouveaux souscripteurs , à dater du 1er février 1812 , au prix de
6 fr , le volume .
Ainsi toute souscription , avant que le tome second soit mis au
jour , sera payée de la manière suivante :
Pour le premier volume , 9 fr . ; pour le dernier volume , 6 fr . , 15 fr .
et 19 fr . franc de port.
III. Dès que le tome second aura paru , la souscription à ce volume
sera fermée , et il devra être payé 9 fr . , et 11 fr . franc de port.
IV. Il en sera de même pour tous les volumes suivans ; c'est- à - dire ,
que tant qu'un volume n'est pas mis au jour , on peut y souscrire au
prix de 6 fr. , et 8 fr . franc de port ; mais aussitôt qu'il est publié , le
prix est de 9 fr . , et II fr. franc de port .
V. Les nouveaux Souscripteurs auront toujours à payer , en même
tems , le dernier volume de l'Ouvrage , au prix de 6 fr.
VI. Les Editeurs recevront tout bon de 15 ou de 19 francs inséré
dans la lettre de demande , sur toute personne établie à Paris . Les
lettres doivent être affranchies , ou le prix d'affranchissement peut
être joint au bon de 15 ou 19 francs .
On souscrit à Paris , chez les Editeurs : C. L. F. Panckoucke , rue
et hôtel Serpente , n° 16 ; Crapart , rue du Jardinet , nº 10 ; es chez
tous les Libraires de la France et de l'Etranger .
Rudiment des petites Ecoles , ou Traité de l'instruction primaire ;
par M. F. Mazure , inspecteur de l'Académie d'Angers. Un vol .
in - 12 . Prix , 1 fr . 25 c..et 1.fr. 50 c . franc de port. Chez Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 ,
Amours de Psyché et de Cupidon , précédé du poëme d'Adonis ,
par La Fontaine . Deux vol. in-18 , pap . vélin , ornés de 7 gravures ,
288 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
d'après Raphaël, par Coiny . Prix , 6 fr .; gravures avant la lettre , 1òfr
Les figures seules sans texte , 3 fr.; les mêmes figures seules , tiréég
format in-8° , au nombre de 25 exemplaires , 9 fr . Chez Blankenstein ,
peintre et libraire , rue du Sentier , nº 1 ; et chez Arthus- Bertrand ',
libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
1
Cette édition est de même format que les Fables de La Fontaine,
6 vol . in-18 , avec figures de Coiny .
Voyage en Hollande et sur lesfrontières occidentales de l'Allemagne,
suivi d'un voyage dans les comtés de Lancaster , le Wesmoreland et le
Cumberland; ouvrage dans lequel on trouve des détails sur les moeurs
le caractère , les ressources , les richesses , les productions , le commerce
des habitans de ces contrées ; sur les diverses opérations militaires
des généraux français et ennemis dans la présente guerre ; le
siége de Mayence par Custines , celui qu'il soutint depuis dans cette
ville sur le roi de Prusse et les Emigrés , etc. Traduit de l'anglais sur
la seconde édition , par A. Cantwel , traducteur de Gibbon. Deux
vol . in-89. Prix , 8 fr , et 11 fr . franc de port. Chez Arthus- Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille , n ° 23 .
-
-
-
- Ana .
Sur la
peu
de
XIIe cahier de la quatrième souscription , ou XLVIIe de la collection
des Annales des Voyages , de la Géographie et de l'Histoire ,
publiées par M. Malte-Brun . Ce cahier contient la carte géographique
du Pérou et du Brésil , et une planche gravée en taille - douce , avee
les articles suivans : Description de la ville de Coupang et de ses en
virons , dans l'ile de Timor , par M. Leschenault de la Tour ;
lyse du voyage de M. Lichtenstein dans l'Afrique australe ;
lumière zodiacale , par M. Rosenstein ; Dissertation sur le
connaissances des Juifs en architecture , du tems de Salomon ; et les
articles du Bulletin . Chaque mois , depuis le 1er septembre 1807 , il
paraît un cahier de cet ouvrage , de 128 ou 144 pages in-8° , accompagné
d'une estampe ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée .
Les première , deuxième , troisième et quatrième souscriptions ( formant
16 volumes in -8 ° avec 48 cartes ou gravures ) sont complètes ,
et coûtent chacune 27 fr . pour Paris , et 33 fr . frane de port. Les per
sonnes qui souscrivent en même tems pour les cinq souscriptions ,
payent les trois premières 3 fr. de moins chacune . Le prix de l'abonnement
pour la cinquième souscription est de 27 fr . pour Paris ,
pour 12 cahiers . Pour les départemens , le prix est de 33 fr . pour
12 cahiers , rendus francs de port par la poste . L'argent et la lettre
d'avis doivent être affranchis et adressés à Fr. Buisson , libraire - éditeur
, rue Gilles - Coeur , n° 10 , à Paris.
TAILE
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
1
N° DLII. Samedi 15 Février 1812 . -
POÉSIE.
5 .
Début du huitième chant de la DAVIDÉIDE . Poëme ( 1) par
M. DE COETLOGON.
Sail, à la poursuite de David , est près de l'atteindre vers la caverne
d'Engaddi. Uriel , protecteur de David , demande au Très-Haut la
permission de venir au secours de son élu. Il va trouver l'ange des
tempêtes , et l'engage à disperser l'armée de Saül.
Tandis que le tyran , frémissant de colère ,
De désert en désert poursuit son adversaire ,
Dieu dont la vue embrasse et la terre et les cieux ,
Sur son peuple choisi daigne jeter les yeux.
Le sublime Uriel , debout devant son trône ,
Que portent les vertus , que la gloire environne ,
Contémple , en s'inclinant sous tant de majesté ,
De ses perfections l'éternelle beauté .
(1 ) Ce poëme en douze chants , et auquel l'auteur a travaillé depuis
1799 , vient d'être terminé . L'action du poëme est l'exaltation de
David au trône d'Israël . Le sujet est tiré des seize derniers chapitres
du 1er liv . des Rois .
T
290
MERCURE DE FRANCE ;
Il se prosterne enfin aux pieds du trône auguste ;
Au seul être parfait , au seul saint , au seul juste ,
Il exprime , en ces mots , ses craintes et ses voeux :
« O Sagesse immuable ! ô souverain des cieux !
> Toi qui régis en paix ces mondes innombrables ,
> De ton immensité témoins irréfragables !
» Toi qui de l'univers , qui naquit à ta voix ,
>> Posas les fondemens , coordonnas les lois ;
>> Qui bâtis l'arsenal où l'ange du tonnerre
> Prend les carreaux vengeurs pour châtier la terre ;
> Qui confias la grêle et les eaux et les vents
> A ces anges assis sur leurs trônes mouvants ;
» Grand Dieu ! daigne écouter mes voeux et ma prière !
» Tu vois du fier Saül la fureur meurtrière :
» Il menace , il poursuit celui qui doit un jour
» Servir tes grands desseins et ton céleste amour.
» Permets , ô Jéhova , que ton ange fidèle ,
» Arrête du tyran la vengeance cruelle .
» Je ne l'ignore pas ; tu veux que ton élu
» Ne doive sa grandeur qu'à sa seule vertu ;
>> Car du souffle immortel de ton auguste bouche
» Tu pourrais terrasser son ennemi farouche .
» Mais Saül a pour lui Satan et les enfers ;
» David peut succomber sous ces anges pervers ,..
» Si je n'oppose pas mes efforts à leur rage ,
» Et si je l'abandonne à son propre courage. >
» Rendons la lutte égale entre ces deux rivaux ,
> Et souffre que mes soins protègent ton héros . »
Il dit , et le Seigneur accueille sa prière.
Uriel , s'élançant du séjour de lumière ,
Traverse , comme un trait , les régions des airs ,
Océan sans limite où nage l'univers .
Il admire , en passant , la multitude immense
De sphères , de soleils qui roulent en silence ,
Dans l'ordre où les plaça la main du Tout -Puissant ,
Quand sa divine voix les tirant du néant ,
Au premier né des jours , d'immortelle mémoire ,
Ils vinrent à l'envi manifester sa gloire .
De leur noble structure il comprend les ressorts
Admire l'harmonie et les parfaits accords
Qui règnent dans leur course éternelle et rapide ,
Sans que jamais la main qui les pousse et les guide
FEVRIER 1812 . 201
Se détourne , s'égare , et leur laisse franchir
L'orbite où l'Eternel voulut les retenir .
L'archange lumineux , poursuivant sa carrière ,
Arrive vers cet astre à la douce lumière ,
Qui du flambeau des jours recevant ses clartés ,
Vient éclairer nos nuits de ses feux empruntés.
Alors , dans le lointain , il aperçoit la terre ,
Séjour des passions , théâtre de la guerre
Que fait en tous les tems le crime à la vertu :
Il y vole ; et dans l'air quelque tems suspendu ,
Son oeil perçant , des cieux parcourt l'immense plaine ;
Cherche le surveillant de ce vaste domaine
A qui Jéhova même , en créant l'univers ,
A daigné confier la foudre et les éclairs ,
Et la grêle et les vents , et l'onde mugissante ,
Qu'aux réservoirs des cieux plaça sa main puissante.
Il le cherche long- tems ; car dans les champs du ciel
Son trône vagabond va d'un cours éternel ,
Tantôt à l'occident et tantôt à l'aurore ;
Tantôt vers ces climats que le soleil dévore ,
Ou vers ces champs glacés et sans cesse couverts-
Par le sombre manteau des rigoureux hivers .
Sur l'antique Arménie abaissant sa paupière ,
L'archange voit enfin le but de sa carrière :
Il l'atteint d'un seul vol . Au sommet sourcilleux
Du sublime Ararath qui va toucher les cieux ,
Et qui , toi de ces monts que sa hauteur étonne ,
Ceint son front orgueilleux d'une triple couronne
De nuages , de neige et d'éternels frimas ,
L'ange de la tempête avait fixé ses pas ..
Son trône , en ce moment , du mont couvre le faîte.
Le diadême obscur qui couronne sa tête ,
Est formé d'un métal léger , subtil et pur ,
Où le noir effrayant contraste avec l'azur .
Son visage immortel respire la menace ;
Son corps majestueux joint la force à la grâce ;
De ses yeux enflammés il lance les éclairs ,
Qui sillonnent au loin le vaste sein des airs ;
Et de son bras puissant il élève , il abaisse ,
Il dirige à son gré la foudre vengèresse .
Une écharpe de flamme environne ses flancs ;
Les bouts en longs replis flottent au gré des vents ;
T2
292 MERCURE DE FRANCE;
C'est d'elle qu'il détache et lance sur l'impie
Les carreaux éclatans que le ciel lui confie .
Un ténébreux nuage, et dont il fait sortir
Ces torrens destructeurs qui vont tout engloutir ,
Est le trône orageux où , siégeant en silence ,
L'ange terrible veille à son domaine immense.
Il conserve pourtant , dans sa sublime horreur ,
D'un ministre de Dieu la céleste grandeur .
Il règne sur les vents , dont la fougueuse haleine
Ou s'irrite ou s'apaise à sa voix souveraine ,
Et rentre en ses cachots suspendus dans les airs .
L'archange , au nom sacré du Dieu de l'univers ,
S'approche de son trône et lui tient ce langage :
« Ministre du Très-Haut , vous de qui le partage
> Est de veiller sans cesse aux arsenaux divins
> Qui , sans vous , détruiraient la terre et les humains
» Illustre compagnon , qu'avant ce jour unique
» Où le Seigneur créa ce monde magnifique , "
J'ai vu près de son trône avec moi l'adorer ,
A quitter ces climats daignez vous préparer.
> Vous connaissez l'amour que Dieu dans sa sagesse ,
> Porte au digne héritier de sa sainte promesse.
» Cependant un farouche et cruel ennemi ,
Poursuit avec fureur son noble favori .
» Dieu qui veut l'éprouver ne veut pas qu'il périsse :
» Protecteur du héros qu'opprime l'injustice ,
>> J'ai su de sa clémence obtenir qu'aujourd'hui
» Un moment de David vous deveniez l'appui .
» Mais il nous faut cacher le bras qui le protége ,
» De peur que , méprisant le péril qui l'assiége ,
» Sûr de vaincre en tout tems , sans avoir combattu
> Le héros ne ternît sa gloire et sa vertu.
» Il faut qu'à tous les yeux votre appui tutélaire
» Paraisse des saisons un effet ordinaire.
» Daignez donc , rassemblant vos nuages affreux ,
> Diriger votre course aux terres des Hébreux :
» Volez en Engaddi ; que vos sombres tempêtes
» Réunissent leurs traits sur les coupables têtes
> Des nombreux assassins que Saül en fureur ,
> Conduit contre David pour lui percer le coeur.
> J'aurai soin du héros tandis que vos orages ,
› Au milieu du désert porteront leurs ravages.
1
FEVRIER 1812,
293
Il dit. L'ange s'incline et répond en ces mots :
« Noble habitant du ciel , protecteur d'un héros ,
> Vous qui du rang sublime où Dieu même vous place ,
> Sans cesse contemplez son adorable face ;
> Et qui dans l'ordre saint des citoyens des cieux ,
> Êtes un des plus grands et des plus glorieux ;
Salut . Pour moi vos voeux sont un ordre suprême ,
> Puisque tous vos désirs émanent de Dieu même .
> Qu'il soit done fait ainsi que vous le souhaitez. »
Alors , livrant son trône à ces vents irrités ,
Qui des airs ébranlés vont parcourant les plaines ,
Il vole en Engaddi . Mille foudres soudaines ,
Que précèdent de vifs , d'éblouissans éclairs ,
Annoncent son passage aux habitans des airs.
De son côté , l'archange , avec impatience ,
Pour veiller sur David , vers Engaddi s'avance , etc.
GEOFFROY RUDEL.
ROMANCE.
UN noble chevalier de France ,
Geoffroi Rudel , bon troubadour ,
Trahi par la gloire et l'amour ,
Oubliait son luth et sa lance :
A la porte de son castel
Un gentil ménestrel arrive ;
Il ya chantant chanson naïve
Qu'écoute avidement Rudel .
« Si jamais quelqu'un me demande
Le nom d'un objet accompli ,
Je l'enverrai dans Tripoli
Voir la comtesse Mélisende .
Rien n'est aussi beau sous le ciel ;
Qui l'approche en devient esclave ;
Mais elle n'aimera qu'un brave ,
Tel qu'autrefois était Rudel . »
Flatté de ces douces paroles ,
Le chevalier tout en émoi :
Bon jongleur , dit-il , par ta foi ,
Tes chants ne sont - ils point frivoles ?
294 MERCURE DE FRANCE ;
« Seigneur , répond le ménestrel ,
Vous jugez mal de ma simplesse ;
Oui , toute belle est la comtesse ,
Comme tout brave était Rudel. >
« Je le fus , je veux l'être encore
S'écrie alors le chevalier .
J'ai pu , quelque tems , m'oublier
Ce long repos me déshonore.
Des chrétiens le signe immortel
Doit faire absoudre ma mémoire ;
Le ciel , Mélisende et la gloire
Réclament le bras de Rudel. »
Il dit , et part pour la Syrie ,
Enivré d'un double transport.
Son vaisseau vole , et touche au port....
Le beau guerrier tombe sans vie.
Tant d'amour , un sort si cruel ,
Furent plaints par la renommée ;
La comtesse en fut informée ,
Et mourut en nommant Rudel.
J. P. CH. DE SAINT-AMAND .
L'AMOUR CRAINTIF.
Toi que je cherche et que je fuis ,
Toi que j'aime et que je redoute ;
Que je tremble de voir dans les lieux où je suis ,
Mais que toujours mon coeur appelle sur ma route ;
Trop cher et trop fidèle amant ,
Tu ne sens pas ma peine extrême ;
Crois-moi , le plus cruel tourment
Est de redouter ce qu'on aime.
Mon amie , à d'obscurs amours
Cède une honteuse victoire ;
Et moi , malgré imon coeur , je combats tous les jours
Ton esprit , tes talens , ton amour et ta gloire .
Ah ! loin de moi trompeuse erreur !
Je cesse enfin d'êtrè la même :
Doit- on retarder le bonheur
De ce qu'on admire et qu'on aime ?
FEVRIER 1812 .
295
La nuit déploie un voile noir ,
Et protége le doux mystère ;
Accours , je ne fuis plus , je reste en ton pouvoir :
peux dérober tout aux regards de mon père . Tu
Mais non ; résiste à mes attraits ,
N'en crois ni ton coeur , ni moi-même ,
Fuis ; on ne se repand jamais
D'avoir respecté ce qu'on aime.
Dès ce jour tout change à nos yeux ;
Mon père , couronnant nos flammes
Veut allier son nom à ton nom glorieux ;
Il le veut , et l'hymen vient d'enchaîner nos ames...
Mais Dieux ! quelle douce frayeur
Me trouble en cet instant suprême !
Dans les bras même de l'honneur ,
Je redoute encor ce que j'aime .
F. DE VERNEUIL .
ÉNIGME.
EN garde , ami lecteur . J'espère que le mot
Te donnera de l'exercice...
Il ne faut pas être novice
Pour réussir dans cet assaut.
Voici plus de mille ans qu'on me mit en nourrice ,
Et je suis encore en maillot.
On me voit en pieux dévot ,
Avec les moines , à l'office ,
Au beau milieu du choeur , toujours en oraison .
Je ne manque jamais d'assister au sermon ;
Mais je n'en suis pas moins une sainte nitouche ;
Car j'entre dans l'occasion ,
En tapinois , en fine mouche ,
En joie , en amour , même en couche .
Je m'habille , lecteur , non pas élégamment ,
Mais , grace à Dieu , fort décemment :
Je parais toujours en culotte ,
En soutanelle , en redingote ,
En souliers , en bonnet de nuit.
Jamais personne ne me vit
&
296 MERCURE DE FRANCE ,
Quoique la chose soit permise ,
Ases yeux m'offrir en chemise.
Je me livre au sommeil d'assez bon appétit ;
Et toutefois il est impossible qu'on dise
Que j'entre jamais dans le lit.
Sans sortir de chez moi , je me mets en voyage.
Je me trouve avec les héros ,
Dans les combats , à l'abordage .
Sans cesse en mouvement , et sans cesse en repos
Je suis le premier en ouvrage ;
Mais , une chose dont j'enrage ,
Le barreau ne me plut jamais ,
Et toutefois je suis forcé d'être en procès .
J'en ai dit assez sans reproche ,
Et l'on devrait m'avoir trouvé depuis long-tems.
S'il reste encor quelque anicroche ,
Que le lecteur vide sa poche ,
П est bien sûr de me trouver dedans .
B.
LOGOGRIPHE.
PLUS ou moins petit sans ma tête
Je suis très -gros avec ma tête.
Je nais d'un mode avec ma tête ,
D'un autre mode sans ma tête.
Toujours le même sans ma tête ,
Il m'a fallu du tems pour croître avec ma tête.
Bien claquemuré sans ma tête ,
J'ai besoin d'air pour vivre avec ma tête .
Nourrissez-moi , j'existe avec ma tête ;
Ne me nourrissez pas , j'existe sans ma tête.
Je puis marcher avec ma tête ,
Je ne le pourrais sans ma tête .
Je porte queue avec ma tête ,
Je suis sans queue étant sans tête .
Je suis très-fort avec ma têtę ,
Et très-fragile sans ma tête.
Quelquefois dur avec ma tête ,
Je suis toujours doux sans ma tête .
J'ai beaucoup d'os avec ma tête,
FEVRIER 1812 : 297
Et suis liquide sans ma tête .
On me coupe si j'ai ma tête ,
Et l'on me casse sans ma tête .
Mangé par un grand nombre à cause de ma tête ,
Un seul presque toujours me mange sans ma tête ,
Pour que je sois utile avec ma tête ,
Il faut communément y joindre une autre tête ,
Cependant je puis seul vous servir sans ma tête ,
Mon travail est pénible , on le doit à ma tête ;
N'en exigez aucun si je n'ai plus ma tête .
Je ne produis jamais avec ma tête ,
J'ai cette faculté quand on m'ôte ma tête .
Je perds la vie avec ma tête ,
Et je la donne sans ma tête .
Avec ma tête et sans ma tête
Je fus chez les anciens bizarrement fameux .
Mais il est tems que je m'arrête ;
Tout ce qui me concerne avec ou sans ma tête ,
Deviendrait à la fin un détail presque oiseux .
C'en est assez , j'aurais trop à vous dire ;
Ufaudrait , à-la- fois , admirer , pleurer , rire :
Car je dirais du vrai , du fabuleux ,
Du triste , du plaisant ; enfin du merveilleux .
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers ) ,
CHARADE .
JE vous préviens , lecteur , que mon premier
Vient du grec et pourtant est mot de charretier ;
Qu'à vos législateurs vous devez mon dernier ,
Et que tout pharmacien sait faire mon entier.
Par le même.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est la Comète .
Celui du Logogriphe est Nombre.
Celui de la Charade est Courage ,
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS .
GÉOGRAPHIE MODERNE , rédigée sur un nouveau plan, etc.,
par J. PINKERTON et C. A. WALCKENAER ; revue et augmentée
, principalement sous le rapport des langues ,
par L. LANGLES , membre de l'Institut , etc. Précédée
d'une introduction à la Géographie mathématique et à
la Géographie physique , par S. F. LACROIX, membre
de l'Institut , etc. Suivie d'un précis de la Géographie
ancienne , par J. D. BARBIE DU BOCAGE , membre de
l'Institut , etc. Accompagné d'un Atlas grand in-folio ,
dressé par P. Lapie. -TOMES I ET V. A Paris , chez
J. G. Dentu , imprimeur- libraire , rue du Pont - de-
Lodi , nº 3.
-
Je pourrais , tout comme un autre , commencer cet
article par de fort belles observations sur l'étendue et
l'utilité de la science dont traite le livre qui en est l'objet ;
cela me serait d'autant plus aisé que je les trouverais
dans le livre même. Je pourrais montrer qu'avant Pinkerton'il
n'existait en Europe aucun système de géographie
aussi complet que celui qu'il nous a donné , que
les traités français étaient trop courts et les ouvrages
allemands beaucoup trop longs , que l'on trouvait encore
moins de ressources chez les nations espagnole et
italienne , et je n'aurais encore besoin pour cela que de
copier Pinkerton lui-même , sans le dire , ce qui ne
laisserait pas d'avoir son agrément et sa commodité. Je
pourrais encore employer un autre moyen de composer,
sans beaucoup de frais , un article qui serait du goût de
bien du monde. On sait , en effet , quel bruit a fait la
controverse juridique et littéraire que viennent de soutenir
les éditeurs de la Géographie de Pinkerton d'une
part , et M. Malte-Brun de l'autre . Je pourrais revenir
sur cette querelle , épouser l'un des partis , ou les censurer
tous deux sous prétexte de tenir la balance égale :
mais tout cela ne remplirait pas le but que je dois me
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812. 299
proposer ; ou du moins je puis exposer , en peu de
mots , le seul résultat utile de cette fameuse affaire ;
savoir , que la Géographie de Pinkerton devait être , dès
ses premières éditions , un fort bon ouvrage , puisque
des rivaux la copiaient en la décriant .
Ce premier point établi sur des autorités si peu suspectes
, je crois n'avoir rien de mieux à faire qu'à exposer
en quoi consistent les changemens et les augmentations
que la nouvelle édition présente , afin que mes lecteurs
puissent juger du mérite qu'elle a pu acquérir . La plupart
sont déjà indiqués par le titre . On y voit , pour la
première fois , le nom de M. Walckenaer associé à celui
de l'auteur anglais ; M. Lacroix s'y trouve nommé comme
auteur , non seulement de l'introduction à la Géographie
mathématique , mais de l'introduction à la Géographie
physique . Les noms de MM. Langlès et Barbié du Bocage
y figurent pour la première fois ; il ne s'agit que
de suivre ces indications pour se faire une idée de tous
les accroissemens qui enrichissent l'ouvrage .
Avant de parler de ceux qui sont dûs à M. Walckenaer ,
il peut être bon de rappeler le plan de Pinkerton luimême
; les additions de son collaborateur français se
rangeront d'elles -mêmes sous ses divisions . M. Pinkerton
en établit quatre principales pour chaque pays : géographie
historique , politique , civile et naturelle. Sous la première
division , indépendamment de plusieurs additions
ou corrections plus ou moins importantes , M. Walckenaer
a classé un article entièrement neuf dans lequel il
fait connaître les meilleures cartes que nous possédions
de chaque contrée ; sous la troisième , il a rangé un
autre article non moins intéressant , où il décrit les principaux
lieux que M. Pinkerton avait négligés , et dans la
quatrième ( Géographie naturelle ) , il a fait entrer une
description des côtes qui était absolument nécessaire
pour compléter , sous ce point de vue , celle des pays
voisins de la mer. Nos lecteurs penseront sans doute
que des articles de cette importance , joints aux additions
et corrections très -nombreuses qui portent sur toutes
les parties de l'ouvrage , donnaient bien à M. Walckenaer
le droit d'associer son nom à celui de l'auteur.
300 MERCURE DE FRANCE ,
Les additions de M. Langlès sont toutes du même
genre , et se rangent sous la troisième division ( Géographie
civile ) . Elles ont les langues pour objet , comme
le titre l'annonce . Cette partie demandait , selon l'observation
de M. Walckenaer , spécialement pour l'Asie et
l'Afrique , des connaissances supérieures dans les langues
orientales , et un goût particulier pour l'étude de la
grammaire générale . C'est assez dire qu'elle ne pouvait
tomber en de meilleures mains que celles de M. Langlès .
Les accroissemens dont nous venons de parler rentraient
, en quelque manière , comme on vient de le
voir , dans le plan de M. Pinkerton ; mais il n'en est pas
ainsi de ceux dont MM. Lacroix et Barbié du Bocage
ont enrichi cette nouvelle édition . Le travail de ce dernier
roule sur la géographie ancienne ; il n'en a encore
rien paru , et nous n'en pouvons rien dire sinon que le
nom de l'auteur le recommande par avance assez favorablement
; mais celui de M. Lacroix est à présent tout
entier sous les yeux du public , puisqu'il remplit le premier
volume , et quelque brièveté que nous nous soyons
prescrite , nous y arrêterons un moment nos lecteurs .
1
Des deux parties qui la composent , la première qui
se rapporte à la géographie mathématique est la plus
connue. C'est celle dont M. Malte-Brun ou du moins
son scribe a si bien constaté le mérite en la transcrivant
presque mot pour mot . Je n'ajouterais rien à cet éloge
si M. Malte-Brun l'avait avoué , mais l'autorité de son
copiste n'étant pas aussi respectable que la sienne , je me
permettrai de copier à mon tour l'opinion énoncée par
M. Delambre sur cet ouvrage dans son analyse des travaux
de la première classe de l'Institut . « La partie ma- ,
thématique de la géographie , dit M. Delambre , n'avait
jamais été traitée avec tant de soin ; les principes en
étaient disséminés dans les ouvrages d'astronomie et de
navigation , ou dans ceux où l'on a traité expressément
de la grandeur et de la figure de la terre ; mais tous ces
Quvrages destinés à des lecteurs choisis , supposaient des
connaissances préliminaires , et manquaient de cet ordre
et de ces détails qui pouvaient seuls en faire un traité
également propre , et à ceux qui ne veulent qu'avoir des
1
FEVRIER 1812 . 301
idées justes et saines , sans se dévouer spécialement à la
géographie , et à ceux qui veulent éclairer et perfectionner
les pratiques de l'art auquel ils se sont consacrés .
L'auteur nous paraît avoir atteint le but qu'il s'était
proposé. >> On ne peut rien ajouter sans doute à cet
éloge de la partie mathématique de l'ouvrage de M. Lacroix
; j'observerai seulement qu'il ne porte point assez
directement sur une autre partie que l'on peut appeler
critique , et que l'auteur intitule : De la construction
des cartes d'après les relations . M. Lacroix donne à ce
sujet des règles d'autant plus intéressantes , qu'elles sont
moins mathématiques que morales , si l'on peut s'exprimer
ainsi , ce qui les met par conséquent à la portée
d'un plus grand nombre de lecteurs . La manière dont il
les applique au fameux voyage de Pytheas de Marseille
et à la vérification de certaines positions données par
Hipparque , offre un agréable délassement à l'attention
captivée , un peu péniblement peut-être , par les détails
géométriques qui ont précédé .
Le lecteur qui aime à s'instruire , le sera d'une manière
non moins agréable dans l'introduction à la géographie
physique de M. Lacroix . M. Delambre , dans le
rapport cité plus haut , observe avec raison que l'auteur
n'avait point pour cette partie de son travail des ressources
assez complètes ; mais ici l'imperfection de l'ouvrage
ne peut être attribuée au manque de talent de
l'auteur ; elle tient à l'insuffisance de nos connaissances
actuelles , au niveau desquelles M. Lacroix a su du moins
s'élever . Sa manière d'opérer la division naturelle de la
terre en bassins déterminés par le cours des eaux est trèsingénieuse
. On est frappé de son observation qu'après
ces bornes naturelles , ce qu'il y a de plus permanent sur
le globe , ce sont les positions des grandes villes et non
les limites des empires , attendu que les causes naturelles
influent bien plus puissamment sur celles-là , et les
passions des hommes sur celles - ci . En général , cette
partie de l'ouvrage de M. Lacroix est pleine de réflexions
judicieuses , et l'on y reconnaît un style digne du sujet
dans la description de certaines parties de notre globe ,
de certains phénomènes extraordinaires ,
tels que les
302 MERCURE DE FRANCE ,
steppes , les volcans , les déserts . Sans y prendre un
essor ambitieux qui ne peut que choquer dans un ouvrage
de ce genre , M. Lacroix y soutient son style de
manière à ce qu'il n'offre aucune disparate avec les citations
qu'il emprunte à nos meilleurs écrivains .
Je m'arrête à regret ; mais j'excéderais les bornes les
plus étendues d'un article de journal , si je voulais seulement
indiquer ce qu'offrent de curieux quelques parties
de cette géographie physique , telles que la géographie
des plantes , celle des animaux , celle des minéraux ; et
je n'ai encore parlé que de l'un des volumes que je suis
chargé de faire connaître . N'oublions pas toutefois de
citer, en le quittant , les noms des deux savans qui en
ornent le plus souvent les pages : de dire que la géographie
physique et naturelle doivent sur- tout leurs progrès
depuis quelques années à MM. de Humboldt et
Cuvier.
Le volume qui paraît dans ce moment avec le premier
n'est pas le second , mais le cinquième . Cet ordre de
publication pourra d'abord paraître bizarre , mais il est
facile de le justifier . Les tomes II , III et IV , contiennent
la description de l'Europe ; les cartes qui doivent l'accompagner
ne sont point achevées , et on n'a pas voulu
publier la description sans atlas . Le public ne se plaindra
sûrement pas d'un retard qui ne peut contribuer
qu'à la perfection de l'ouvrage ; et nous ne croyons pas
non plus qu'il doive se plaindre de la marche que l'on a
prise pour que la publication de l'ensemble n'en souffrît
pas . En attendant l'Europe , on lui donne l'Asie , et cette
partie du monde est , sous tous les rapports , la plus
intéressante après celle que nous habitons .
C'est principalement d'après ce volume qui la concerne
que nous avons exposé plus haut le plan de
M. Pinkerton et les additions des savans français devenus
en quelque sorte ses collaborateurs . La Turquie d'Asie ,
la Russie asiatique , l'Empire de la Chine , celui des
Barmas et le Japon sont les pays où cette méthode se
montre déjà suivie avec le plus grand succès . On y prise
l'abondante précision et les réflexions judicieuses de
l'auteur anglais ; la saine érudition et les vastes connaisFEVRIER
1812 . 303
y sances en histoire naturelle de M. Walckenaer . On
admire le zèle infatigable de M. Langlès pour l'étude
des langues peut-être quelques lecteurs trouveront- ils
qu'il a donné quelquefois trop d'étendue au développement
de ses idées particulières sur cet objet ; mais c'est
un bien petit inconvénient que quelques pages de surérogation
dans un aussi grand ouvrage . En général , on
n'en lira aucune partie sans amusement ni sans fruit , et
l'on recueillera abondamment de l'un et de l'autre dans
les chapitres qui concernent le Thibet et l'empire des
Barmas , pays si peu connus jusqu'ici de nos géographes
, Les savans auteurs me permettront seulement de
leur exposer quelques doutes au sujet du dernier . Est- ce
à dessein qu'ils ont omis de raconter la manière tyrannique
dont sont traités les vaisseaux européens dans les
ports barmans ou pégouins ? L'ignoraient-ils ou n'ont- ils
pas jugé qu'il y aurait quelque intérêt à la mettre en
contraste sous les yeux du lecteur avec la conduite toutà-
fait contraire des habitans de l'Indostan ? D'où vient
aussi que dans la détermination des côtes de cet Empire
le Neptune oriental n'est jamais cité ? Négligent- ils ou
méprisent - ils les utiles travaux de d'Aprés de Mannevillette
?
Je ne m'arrêterai pas plus long-tems sur la description
de ces différentes contrées de l'Asie , parce que le peu
d'espace qui me reste doit être consacré à dire quelques
mots de l'introduction qui la précède , et qui est un des
morceaux les plus savans qu'ait écrits le géographe
anglais . Elle a pour objet les progrès de la géographie
de cette partie du monde . On y détermine très -bien
l'étendue des connaissances qu'en avaient les anciens ;
on relève des erreurs très - graves où sont tombés à ce
sujet quelques modernes , et entr'autres l'illustre Robertson
. M. Pinkerton prouve sans réplique que depuis
Ptolémée jusqu'à Marc-Paul , les Européens n'avaient pas
fait faire un pas à la science ; il venge cet illustre voyageur
des reproches qu'on lui a faits si long-tems ,
analyse sa relation avec autant de sagacité que de lumières
. On est tout étonné de trouver pour résultat que
depuis Marc-Paul , les Moluques , les Philippines et les
et
304
MERCURE DE FRANCE ;
îles des Larrons sont à-peu-près les seules découvertes
vraiment nouvelles que nous ayons faites en Asie . Je
n'ai pas besoin de dire que le reste de cette introduction
est traité avec le même soin ; mais je dirai que M. Walckenaer
suit pas à pas l'auteur anglais pour le redresser
lorsqu'il se laisse trop entraîner par l'esprit de système ,
soit en poussant trop loin sa répugnance pour l'étude de
la géographie ancienne , soit en blâmant les géographes
modernes d'avoir pris long-tems l'ouvrage de Ptolémée
pour la base de leurs travaux , soit enfin en attribuant
exclusivement au célèbre d'Anville l'honneur d'une réforme
, dont les fondemens avaient été jetés par d'autres
géographes français . Ici pourtant , comme pour la description
de l'empire des Barmas , je me permettrai d'élever
un doute . On cite , d'après Marc-Paul ( p . 50 ) , une côte
de l'Indoustan pour laquelle la saison pluvieuse arrive
dans les mois de juin , juillet et août , et l'on en conclut
que cette côte est celle de Coromandel , conclusion sur
laquelle on établit l'explication d'une partie de son itinéraire.
L'ordre et les effets des moussons auraient- ils été
renversés depuis Marc- Paul ? Je ne puis le croire ; mais
il est certain qu'aujourd'hui les mois de juin , de juillet
et d'août sont la saison pluvieuse pour la côte de Malabar ,
qu'ils n'apportent que du beau tems à la côte de Coromandel
; et voilà ce qu'on aurait trouvé dans d'Aprés
de Mannevilletté . Je suis loin au reste de vouloir tirer
avantage pour moi ou faire un tort à nos savans auteurs
de l'espèce d'erreur que je relève . M. Pinkerton dit trèsbien
, en parlant de ses fautes , que ceux qui auront le
talent de les découvrir seront les premiers à les pardonner.
Des circonstances particulières et non le talent
m'ont fait apercevoir celle - ci , et je ne l'indique aux
auteurs que pour qu'ils la corrigent , si toutefois ce n'est
pas moi-même qui me suis trompé .
J'ai déjà parlé du style de M. Lacroix dans son introduction
à la géographie physique . Les autres parties de
l'ouvrage ne demandaient pas à être aussi soignées sous
ce rapport , et en général elles sont écrites d'une manière
convenable ; peut-être cependant serait-il à désirer que
le traducteur de l'ouvrage anglais coupât quelquefois ser
FEVRIER 1812 . LA
SEINE
DE
phrases , et qu'il s'occupât davantage de leur correc
peut-être la lecture des notes fournies par les avans
français serait-elle plus attrayante si elles étaient régées
avec un peu plus de soin . Mais on sait qu'il ne faut pas
être trop difficile sur ce point avec les savans et letra
ducteurs , et du moins n'ai- je rien trouvé dans ces deux
volumes de semblable à la bévue d'un savant traducteur
qui écrit quelquefois dans un journal célèbre , et qui
nous parlait le jour de l'an de QUILLES de plumes rapportées
de je ne sais quelle plage de l'Océan boréal . On
sait bien ce que signifient quill en anglais , et federkiel
en allemand , mais soit que l'écrivain cité ait pris ce mot
dans l'une ou dans l'autre de ces langues , il aurait bien
dû le faire traduire pour le commun de ses lecteurs .
Résumons-nous en disant que la nouvelle édition de
l'ouvrage que nous annonçons est une entreprise de la
plus grande utilité pour les sciences ; que dans le
même genre aucune ne la surpasse pour l'exécution , ni
ne l'égale en originalité ; et que le public ne saurait trop
encourager les auteurs et l'éditeur qui , au milieu des
contrariétés , la poursuivent avec tant de courage .
M. B.
SUITE DE L'EXAMEN CRITIQUE DE LA BIOGRAPHIE UNIVER
SELLE , ouvrage entièrement neuf, etc .; par Mme DE
GENLIS . Prix , 1 fr . 50 c. et 1 fr. 75 c. franc de
port. A Paris , chez Maradan , libraire , rue des
Grands-Augustins , n° g .
- "
PERSONNE n'est plus fidèle à ses engagemens que Mmede
Genlis . Elle avait promis des observations critiques à
chaque nouveile livraison de la Biographie universelle ;
deux livraisons ont paru , et nous avons deux cahiers
d'observations .
D'où vient ce zèle de Mme de Genlis ? Si j'en crois
quelques rumeurs plus malignes , sans doute , que véritables
, Mme de Genlis veut satisfaire un sentiment vif
de mécontentement et de dépit. Quelques -uns des auteurs
de la Biographie universelle ont mal parlé d'elle
306 MERCURE DE FRANCE ,
elle veut mal parler d'eux à son tour. Rien de mieux que
de s'acquitter.
Mais , si j'en crois Mme de Genlis , c'est l'unique
amour des lettres qui l'a engagée dans cette petite guerre
littéraire . Quatre- vingt- cinq hommes de lettres coopèrent
à la composition de la Biographie universelle ;
presque tous les journalistes font partie de cette réunion
; il est donc impossible d'attendre quelque impartialité
de la part des journaux. Dans ce cas , n'est-il pas
à désirer qu'une personne étrangère à cette entreprise
se charge d'en rendre compte au public ? Voilà précisément
ce que fait Mme de Genlis .
,་ ; ་ ་
Elle commence par observer que le public a déjà prononcé
sur la seconde livraison de la Biographie , et que
ce jugement n'a pas été favorable. Si le fait est vrai , la
brochure de Mme de Genlis devient parfaitement inutile ,
car, lorsqu'on écrit sur un ouvrage , quel autre but peuton
avoir que d'éclairer le public et de préparer son
jugement ?
Mais je crains que Me de Genlis ne soit pas bien
instruite ; car il me semble au contraire que le jugement
du public a été beaucoup plus favorable à cette seconde
livraison qu'à la première ; et comme je ne suis pas engagé
dans cette entreprise , que mon nom ne figure
point parmi les quatre-vingt-cinq collaborateurs , dont
le frontispice de l'ouvrage est décoré , je puis en parler
avec quelque liberté .
Il me semble que la critique d'un Dictionnaire biographique
devrait avoir particulièrement pour objet
l'exactitude des dates , la vérité des faits , la justesse des
jugemens. Il faut croire que des différentes parties ont
été traitées avec succès , puisque Mme de Gentis ne fait ,
à cet égard , aucun reproche aux auteurs . Tout le monde
sait que l'homme , si sujet à faillir , ne pèche que par
pensée , par parole , par action , ou par omission . Mme de
Genlis ne s'attache qu'aux péchés par parole , et pardonne
tous les autres .
>
Je vois que deux écrivains sont particulièrement en
butte à ses observations , MM. Ginguené et Auger. Elle
les combat sans relâche , les relève sur les moindres
FEVRIER 1812 . 307
fautes , les traite quelquefois avec dureté , et paraît éloignée
de toute disposition pacifique à leur égard .
Cette conduite a peut-être lieu d'étonner les personnes
qui , comme moi , lisent attentivement les ouvrages de
Mme de Genlis . Je trouve à la page 9 de la brochure
qu'elle vient de publier , cette phrase remarquable :
Notre philosophie est fondée sur des principes de
» morale aussi anciens que le monde ; elle est si inva-
» riable et si pure que ses disciples n'ont besoin ni de
» se concerter ensemble , ni même de se connaître et de
» se voir , pour parler et pour écrire avec un parfait
» accord. Leur code antique et sacré leur commande
>> sur-tout la soumission aux lois , l'obéissance au sou-
» verain , l'amour de la patrie , l'humanité , l'indulgence ,
» la charité sans bornes , le pardon des injures . »
Mais si la philosophie que professe Mme de Genlis lui
commande une charité sans bornes et le pardon des
injures , comment concilier cette doctrine si noble avec
le zèle peu charitable et souvent amer qu'elle déploie
contre ces deux écrivains ? Une ame vraiment pieuse
ne doit-elle pas s'humilier devant celui qui l'outrage , et
lui rendre grâce des injures qu'il veut bien lui adresser?
Il est vrai que le coeur de Mme de Genlis peut se
trouver ici partagé entre deux devoirs . Il convient sans
doute de pardonner les injures ; mais il convient aussi
de soutenir la cause des lettres , et la charité peut s'étendre
sur la littérature comme sur les personnes . C'est
done par charité pour les muses que Mme de Genlis
s'arme ici contre MM. Ginguené et Auger. Voyons ce
qu'elle dit de M. Ginguené.
201 Cet écrivain très -instruit est chargé dans la Biographie
universelle de tous les articles qui regardent l'histoire
ou la littérature italienne . Ceux qui jugent sans
préjugés et sans passions conviennent que presque tous
ces articles sont rédigés avec une juste mesure et beaucoup
d'exactitude et de lumières . Mme de Genlis les
trouve trop nombreux , trop diffus , trop négligés , et
-sur-tout très-mal écrits .
« L'un des plus grands défauts de cette livraison ,
dit- elle , est l'invincible ennui causé par cette fople
V 2
308 MERCURE DE FRANCE ;
ン
» d'auteurs italiens et anglais sans réputation , sans talent,
» qui occupent plus de la moitié de ces volumes . Les
» articles anglais sont moins prodigués , et en général
» mieux rédigés ; mais la triste abondance des articles
» des auteurs italiens donne à l'ensemble de cette livrai-
» son la plus fatigante monotonie . »
Mme de Genlis entre ensuite dans les détails , et reproche
à M. Ginguené de n'employer presque jamais que
les mêmes phrases ; elle en cite quelques exemples :
« Dominique d'Aulizio s'étant appliqué à l'étude de la
» grammaire , de la rhétorique et de la poésie , il fit de
» si grands progrès qu'à dix-neuf ans , il fut choisi pour
» professeur , etc. Aulizio s'adonna à l'étude des langues
» orientales..... il les apprit si bien , etc .; il s'appliqua
» ensuite , etc.
» Balbi fit ses études sous d'excellens maîtres qui se-
» condèrent si bien ses dispositions naturelles ..... il
» s'adonna ensuite aux mathématiques. Balbi avait si
» bonne opinion de son savoir.... Il fut si maltraité ....
» Le roi en fut si satisfait , etc ....
» Bartali s'adonna pendant plusieurs années à l'élo-
» quence du barreau……… »
Comme Mme de Genlis ne peut avoir ici d'autre but
que de critiquer avec justice et impartialité , il est peutêtre
à propos de lui soumettre une légère observation : si
les répétitions qu'elle a indiquées en italique se trouvaient
dans des phrases voisines les unes des autres , on serait en
droit de reprocher quelque négligence à M. Ginguené ;
mais il faut remarquer que les articles d'Aulizio et de
Balbi sont séparés par un espace de près de deux cents
pages , et qu'ainsi il faut une mémoire excellente et un
peu intéressée pour se rappeler les ressemblances d'expressions
qui semblent choquer si fortement Mme de
Genlis .
Il y a moins de distance entre l'article Balbi et Bartali
, puisqu'ils appartiennent d'assez près à la même
lettre . Mais dois-je ici faire une révélation , dans un
moment où les révélations sont à la mode? C'est que j'ai
inutilement cherché l'article Bartali dans l'exemplaire
de la Biographie universelle que j'ai entre les mains ,
FEVRIER 1812 : 309
soit qu'il n'ait point été placé à son rang , soit que mon
exemplaire ne ressemble pas à celui de Mme de Genlis ,
soit que l'imprimeur ait défiguré les noms ; mais en supposant
même que la répétition existât , il y aurait encore
cent soixante-quatorze pages de distance entre cet article
et celui de Balbi , ce qui me paraît suffisant pour excuser
M. Ginguené.
Je passe à des reproches plus graves . Dans une notice
intitulée Barlaam , M. Ginguené , en parlant de ce religieux
qui rétracta les erreurs qu'il avait d'abord adoptées ,
dit : « On a prétendu qu'il y avait eu deux Barlaam . Cette
>> opinion fait trop d'honneur à ce moine et aux gens de
» sa sorte qui ne se font aucun scrupule de penser et
» d'écrire , qu'ils pensent dans les différentes circons- '
» tances de leur vie ce qui convient le mieux à leur
>> intérêt . »
Mme de Genlis observe d'abord que cette phrase est
fort originale : elle remarque ensuite que cette expression
, gens de sa sorte, est messéante, et qu'il ne convient
nullement d'afficher ainsi le mépris pour tous les religieux
, puisque , parmi les hommes voués à la vie religieuse
, il s'en est trouvé un nombre infini d'une haute
vertu et d'un rare mérite .
1
Cette observation paraîtra sans doute plus juste que
les précédentes : il serait à souhaiter , en effet , que l'on.
parlât toujours d'une manière décente , même de ceux
que l'on combat ou que l'on n'aime point , et que l'on
bannît du langage et du style ces formules de haine ou
de mépris qui ne peuvent qu'entretenir les ressentimens
et l'esprit de parti. Mais est-il bien sûr que par ces mots
gens de sa sorte , M. Ginguené ait eu l'intention de désigner
tous les moines en général ? J'ai lu l'article , et il
m'a semblé que ces expressions de mépris , ne s'adressaient
qu'aux écrivains qui , à l'exemple du moine Barlaam
, professent , sans honte , des opinions absolument
contraires .
Peut- être Mme de Genlis reproche-t-elle , avec plus:
de raison , à M. Ginguené de traiter avec trop de
hauteur le Dictionnaire. Biographique de MM . Chaudon
et Landine ; de dire , en parlant de cet ouvrage : « Ce ›
310 MERCURE DE FRANCE ,
t
» beau Dictionnaire , cette collection grotesque de quipro-
» quo , ce ramassis de bévues ; » de traiter d'âneries quelques
erreurs inévitables dans un grand ouvrage .
Mais ici , Mme de Genlis a peut être un motif moins
désintéressé que l'amour des bienséances ; car elle est
elle -même assez malignement désignée dans l'article
qu'elle critique.
Voilà , à- peu-près , à quoi se réduisent les reproches
de Mme de Genlis à M. Ginguené ; ceux qui regardent
M. Auger ne sont guères plus graves ; c'est encore une
guerre de mots . Mme de Genlis ne dit point à M. Auger :
vous vous êtes trompé sur les faits , vous avez mal indiqué
les dates ; vous avez négligé des circonstances importantes
, porté de faux jugemens , égaré l'opinion de
vos lecteurs . Elle lui dit : vos phrases sont mal construites
, vos termes sont impropres , vous courez trop
après une anecdote , vous ne connaissez point l'étiquette
de la cour ; vous parlez et vous écrivez comme un bourgeois
; vos histoires commencent comme les contes de
Perrault ; vous dites une fois , au lieu d'un jour, une .
grande dame , pour une dame d'un haut rang ; vous prétendez
que la mère du comédien Baron , comédienne
comme lui , allait voir la reine mère , et qu'elle était si
belle que la reine-mère , pour ne pas humilier ses dames,
lés faisait enfuir toutes en leur criant : voilà la Baron.
Vous ignorez qu'une comédienne ne va pas voir une
reine , comme elle va voir sa commère ou sa voisine :
que les reines ne se servent pas d'une expression de
mépris comme la Baron , la Beauval , etc .; que les gens
polis n'ont jamais dit la Clairon , la Doligni , et qu'il
serait du plus mauvais ton de dire la Duchesnois ,
Mars.
la
Vous rapportez à l'article Bernard, que ce poëte
célèbre retira beaucoup de gloire et de jouissances de
son Art d'aimer; qu'un grand nombre de dames voulurent
s'assurer si ses talens se bornaient à décrire la volupté;
que ces épreuves multipliées modérèrent singulièrement
les ardeurs du poëte , et qu'ayant voulu à
soixante ans se comporter comme s'il n'en avait que
FEVRIER 1812 . 311
trente , il fut hors d'état , le lendemain matin , d'écrire
un billet que lui demandait Me d'Egmont.
On est obligé de vous représenter que ces petits contes
indécens sont fort déplacés dans un ouvrage qui doit
être entre les mains de tout le monde , et que vous
mettez , par ces détails scandaleux , la vertu de vos lec
trices en grand péril .
Enfin , Mme de Genlis reproche à M. Auger son admi
ration pour Bayle ; elle lui représente que Bayle fut un
mécréant , que ses ouvrages sont remplis de choses con
traires à la religion et à la morale ; que cet écrivain est
jugé et réprouvé depuis long-tems , et que quiconque
l'appelle un véritable philosophe déshonore ou son juge
ment ou la philosophie ..
ر ب
Je ne sais si M. Auger se croira déshonoré par cette
critique ; mais quels que soient ses torts envers Mme de
Genlis ( s'il en a de réels ) , on ne saurait disconvenir
que ses articles ne se recommandent par une grande
exactitude , un jugement sain et une austérité de principes
littéraires qui lui font beaucoup d'honneur .
Il est fâcheux que les gens de lettres soient si souvent
en guerre , et qu'il soit plus facile de fermer le temple de
Janus que de pacifier celui des Muses . Mme de Genlis
honore la littérature française par ses talens , ses connaissances
, son esprit ; ses ouvrages lui assureront dans
tous les tems et dans tous les lieux beaucoup de réputa
tion . MM. Auger et Ginguené servent également les lettres
avec distinction . Quand on combat sous les mêmes enseignes
, pourquoi ne pas être unis par les mêmes sentimens
? Vous faites un ouvrage et je le critique , j'en fais
un et vous le critiquez . Si la critique est juste et décente,
d'où vient tant de chagrins et de ressentimens ? Aurionsnous
la prétention de ne produire que des chefs - d'oeuvre ?
Mme de Genlis n'a-t-elle pas d'assez beaux titres littéraires
pous se consoler de quelques désagrémens inévitables
dans la carrière qu'elle parcourt ?
Il me reste , pour achever tout ce que j'ai à dire
sur la brochure de Mme de Genlis , à parler de quelques
réflexions qu'elle fait à l'occasion de l'infortuné ducde
Lauzun , qui , après avoir servi la cause de la révo
312 MERCURE DE FRANCE ,
lution , a terminé ses jours sur l'échafaud . Mme de Genlis
se plaint que l'auteur de l'article qui le concerne dans la
Biographie universelle lui ait imputé des actions honteuses
et perverses , et des crimes atroces , pleins de bassesse.
Je crains que l'excès du zèle n'ait emporté ici
Mme de Genlis . J'ai lu l'article Biron , et il m'a semblé
qu'il contenait autant d'éloges que de reproches. Que le
duc de Lauzun ait été léger , volage , dissipateur , inconsidéré
, c'est un fait qu'attesteront tous ceux qui l'ont
connu ; qu'il ait été le confident du trop coupable duc
d'Orléans , qu'il ait partagé ses projets , c'est un reproche
qu'autorisent malheureusement une foule de circonstances
et de détails incontestables ; mais il est mort , et
la charité demande qu'on jette sur son tombeau un peu
de terre pour absoudre son ombre .
Cependant la charité n'exige pas qu'on dissimule la
vérité des faits . N'est -il pas juste que l'histoire soit , auprès
des hommes , le pinceau à la main , pour les retenir
prêts à devenir coupables ? On s'élève contre le scandale
de ces publications de Mémoires secrets qui portent
l'alarme dans les familles , et Mme de Genlis dit avec
raison , « que c'est une chose inhumaine que de trou-
» bler le respect filial , d'imprimer la honte sur le front
>> d'un époux heureusement abusé jusqu'alors , de dé-
»> nouer peut -être , dans l'intérieur des familles , des liens
» sacrés devenus douteux , et d'ôter à l'amitié le noble
» orgueil de sa fidélité et la seule consolation d'une perte
» irréparable .
>>
Cependant si nos moeurs étaient meilleures , si le coeur
avait moins de reproches secrets à se faire , trembleraiton
au moindre bruit de la publication d'un mémoire ?
Fénélon et Malesherbes eussent- ils été effrayés si l'on
eût publié les mémoires de leur vie privée ? Voulez -vous
ne plus craindre les mémoires secrets ? faites qu'il n'en
existe plus , et il n'en existera plus quand vous vivrez
bien. SALGUES .
FEVRIER 1812 . 313
LA FEMME AUTEUR , ou les inconvéniens de la Célébrité ;
par Mme DUFRÉNOY.- Deux vol . in - 12 . Prix , 4 fr . ,
et 5 fr . franc de port . A Paris , chez Bechet , libr. ,
quai des Augustins , nº 63 .
ON n'attend pas sans doute de Mme Dufrénoy une
critique des femmes qui se distinguent par des ouvrages
d'esprit : elle a elle-même trop d'obligations aux lettres ,
pour jeter du ridicule sur les personnes de son sexe qui
les cultivent avec succès. Un pareil transfuge serait fait
pour répandre l'alarme dans le camp de nos dames auteurs
; sa désertion rendrait trop puissant le parti qui
s'obstine à vouloir exclure les femmes du commerce des
Muses . Mme Dufrénoy a donc voulu seulement peindre
quelques-uns des inconvéniens attachés à la célébrité ;
inconvéniens plus grands encore pour cette moitié du
genre humain , que la nature semble avoir destinée à des
devoirs paisibles et obscurs . Nous voyons cependant
des femmes qui se font pardonner le tort , si c'en est un,
de s'être rendues célèbres : ce sont celles qui , jouissant
modestement de la gloire qu'elles ont acquise par des
travaux utiles ou des ouvrages agréables , se tiennent à
l'écart de ces querelles littéraires dans lesquelles les
hommes mêmes qui se respectent , ne s'engagent jamais
volontairement ; qui n'ont jamais déshonoré leur plume
par d'injurieuses critiques ou de noires calomnies ; qui ,
enfin , sachant ce que les femmes risquent à se montrer
dans un trop , grand jour , ne s'y laissent voir du moins
qu'avec ces graces nobles et décentes qui sont leur premier
apanage . Chacun sait que je ne fais point ici un
portrait de fantaisie , et que je n'aurais pas à aller loin
pour en trouver des modèles .
J'ai cru bon de prévenir ceux qui , sur le titre du livre ,
chercheraient dans le roman de Mme Dufrénoy des
peintures malignes et satiriques . C'est un genre que son
caractère autant que la nature de son talent semblent
lui avoir interdit ; et il faudrait plutôt la plaindre que la
louer d'y avoir réussi . Que peut - on faire d'ailleurs après
Molière? Les femmes savantes et auteurs sont un sujet
314
MERCURE
DE FRANCE ;
qui a épuisé tous les traits du ridicule , et a presque disparu
sous ses coups ; c'est une de ces maladies dont les
remèdes ont triomphe et qui ont perdu aujourd'hui presque
toute leur malignité .
Mais qu'une femme d'esprit , qui n'a pu être insensible
à la gloire littéraire , et qui s'y est acquis des droits ,
essaye d'en faire voir les trompeuses amorces , et combien
elle est quelquefois inutile au bonheur , son ouvrage ,
s'il ne corrige personne , est du moins sûr de plaire et
d'intéresser.
Anaïs était fille du marquis de Crécy. Son père , amateur
éclairé des arts et passionné pour les lettres , laissa
un jour échapper , devant elle , le regret de n'avoir pas
un fils qui ressemblât à Racine . Il n'en fallut pas davantage
pour enflammer l'imagination d'un enfant dont la
tendresse pour son père ressemblait à un culte . Voilà
dès -lors tous les soins d'Anaïs portés vers l'étude ; toute
son ambition est de devenir célèbre. On ne peut donner
une source plus noble à la célébrité , ni fonder d'une
manière plus adroite l'intérêt que l'auteur a cherché à
répandre sur son principal personnage. Les succès
d'Anaïs répondirent à ses espérances ; un prix remporté
aux Jeux floraux fut la première récompense d'une ardeur
si pure et si généreuse pour la gloire . D'autres succès
au théâtre et dans différens genres de littérature
contribuèrent à étendre sa réputation . Malheureuse →
ment , celui qu'Anaïs aurait le plus désiré pour témoin
de ses triomphes , le marquis de Crécy , était mort .
Il entrait dans le plan de Mme Dufrénoy de représenter
une femme auteur , remplissant les devoirs d'épouse ,
sacrifiant ses goûts pour l'étude et la retraite , à ceux
d'un mari qui n'aimait que le faste et la dissipation ; cachant
, dans le monde , la supériorité de son esprit et de
ses connaissances sous les dehors d'une élégante simplicité
. Telle est Anaïs , devenue marquise de Simiane .
Ce portrait pourra paraître flatté , et la réunion de tant
d'avantages être regardée comme une brillante chimère .
On n'est pas assez convaincu , qu'en général , c'est le
peu d'esprit joint au peu de savoir qui fait les femmes
pédantes et ridicules , tandis que les connaissances réelles
FEVRIER 1812 . 315
et un esprit supérieur font les femmes modestes et attachées
aux devoirs de leur état .
Anaïs n'avait pas trouvé dans son union avec M. de
Simiane le bonheur qu'elle espérait , et dont elle avait eu
une image dans la maison de son père . Devenue veuve ,
elle fait généreusement le sacrifice d'une grande partie
de sa fortune pour payer les dettes de son mari . Elle se
retire alors dans une terre , pour se livrer avec plus de
liberté à son amour pour l'étude et se soustraire aux
suites de la révolution qui venait d'éclater. C'est là que
peu après vient aussi se réfugier un duc de Lamerville ,
obligé de quitter Paris . Touché de l'hospitalité qu'il reçoit
de Mme de Simiane , et de ses rares qualités , il veut la
marier à un de ses neveux , général au service de France .
La mort vient traverser le duc dans ses projets ; mais pour
en assurer l'exécution , il fait un testament qui déclare
son neveu héritier de ses biens , à la condition d'épouser
Mme de Simiane ; et celle-ci unique héritière , dans le cas
où son neveu se refuserait à ce mariage . Jamais union
n'avait semblé plus probable . Un portrait d'Amador , que
le vieux duc , en mourant , avait laissé à Mme de Simiane ,
le récit de ses belles actions et de ses qualités aimables et
brillantes , tout lui livrait le coeur de la jeune veuve ; mais
Amador ne devait pas céder si promptement à l'ascendant
de Mine de Simiane : et c'est ici que commencent les
inconvéniens de la célébrité . Cet Amador , ce héros , la
terreur des ennemis , tremble au seul projet d'une union
avec une femme célèbre ; et il aime mieux renoncer à la
succession de son oncle , que d'épouser une femme qui
fait des vers . Je laisse au lecteur le plaisir de chercher ,
dans l'ouvrage même , par quelle suite d'événemens
Amador vient enfin à connaître celle dont il a si légèrement
refusé la main , et comment elle obtient , sous le
nom de Mme de Senneterre , ce qui avait été refusé à
Mme de Simiane , c'est-à- dire , le retour de la plus vive
tendresse . Mais aussi quelle différence , pour l'injuste et
prévenu Amador , entre Mme de Simiane et Mme de Senneterre
! Une femme qui n'est point auteur , mais qui a
le goût des arts et le sentiment du beau ! Une femme qui ,
au milieu d'une discussion littéraire , accepte une partie
316 MERCURE DE FRANCE ,
de Whist ! Une femme à qui la lecture des poëtes occasionne
une émotion vive et profonde , mais sans étalage
bel esprit . Quelle comparaison en fade
savoir ou do
veur de Mme de Senneterre !
De nouveaux incidens trahissent enfin l'incognito dont
se couvrait Mme de Simiane et révèlent au général que
celle qu'il adore est la même qu'il a refusée . Celle- ci
craint , à son tour , les funestes effets de la prévention
d'Amador ; mais il a reconnu son erreur et il s'unit à
Mme de Simiane , qui , à la fin du roman , a déjà deux
fois été mère et nourrice . « Le général est revenu de son
» préjugé contre les femmes qui cultivent les lettres ;
» mais s'applaudit que la sienne ait cessé d'être auteur . » ›
·
Cet ouvrage est , je crois , l'essai de Mme Dufrénoy
dans un genre où plusieurs femmes ont laissé des modèles ,
et où quelques-unes s'exercent encore de nos jours avec
succès . Me Dufrénoy paraît appelée à prendre son.
rang parmi elles . Il est donc à désirer qu'elle ne s'arrête
pas de si tôt dans cette nouvelle carrière , dût- elle éprou➡›
ver quelques-uns des inconvéniens de la célébrité.
LANDRIEUX .
MONTFORT ET ROSENBERG.
ANCIENNE CHRONIQUE ,
LE Comte Godefroi de Montfort , et le baron Everard de
Rosenberg , étaient amis intimes et frères d'armes : leur
liaison s'était formée lorsqu'ils étaient pages de l'empereur
Frédéric Ir , elle se continua dans les camps , où ils
eurent plus d'une occasion de se sauver mutuellement la
vie ; ils se croisèrent ensemble , et allèrent guerroyer en
Palestine . Après avoir combattu glorieusement les ennemis
de la foi , ils revinrent dans leur patrie reprendre possession
de leurs antiques manoirs ; malheureusement ces
domaines étaient séparés par une distance que l'amitié
même la plus dévouée ne pouvait pas franchir bien souvent .
Le château du comte de Montfort était situé sur les frontières
de la Suabe et du Tyrol , celui du baron de Rosenberg
sur les frontières de la Bohême ; plus de deux cents
licues , et une affreuse route , tenaient éloignés l'un de l'autre,
FEVRIER 1812 . 317
1
t
•
7
deux amis qui ne s'étaient pas quittés un seul jour depusi
leur enfance ; mais leur destinée et les moeurs de ce temslà
, les obligeaient à vivre et mourir dans la noble demeure
de leurs ancêtres , et ils n'imaginèrent pas plus la possibilité
de se rapprocher que celle de s'oublier.
Leur projet à tous les deux était de se marier en arrivant
chez eux , pour perpétuer leur antique race , et récompenser
la fidélité de la noble dame de leurs pensées , car leur
choix était fait avant leur départ pour la Terre- Sainte , et
dans ces tems-là le premier choix était pour la vie . Cent
fois en parlant de leur retour dans leur patrie , du lien qui
les y attendait , de leurs chères Blanche de Hallwyle , et
Clara de Stein , ils s'étaient solennellement promis , que si
le ciel bénissait leur union par des enfans d'un sexe différent
, ils ne feraient qu'une seule famille , et qu'ils les marieraient
ensemble ; leur chimère et leur désir était d'avoir
chacun un fils et une fille , et de confondre ainsi par deux
alliances les noms de Montfort et de Rosenberg . Ce projet
confirmé par mille sermens avait rendu leur séparation moins
douloureuse , le plaisir de retrouver leurs belles fiancées
vint encore l'adoucir . Ils se marièrent le même jour à deux
cents lieues de distance , et plus d'un wieder komm ( 1 )
furent vidés à la santé l'un de l'autre , et à la réussite de
leur projet.
Ils ne tardèrent pas à en avoir au moins l'espérance ; le
baron Everard eut un fils au bout de l'année , et l'année
suivante la belle comtesse de Montfort accoucha d'une fille ,
à la grande satisfaction de son époux : elle fut nommée
Blanche ainsi que sa future belle-mère. Le lendemain de
sa naissance , son père la fit peindre en miniature ; ce portrait
qui ressemblait à tous les enfans au maillot fut monté
dans un médaillon d'or , entouré de diamans . Il fit graver
derrière ces mots : Blanche de Montfort promet son coeur
et sa main à Loredan de Rosenberg. Son écuyer Urbain
fut chargé de porter ce présent au château de Rosenberg ,
avec la lettre suivante : Mon cher Everard , le premier de
> nos voeux est réalisé , l'épouse de ton Lorédan est née , le
" ciel a accordé une fille à mes voeux ; elle sera la tienne ,
» et je n'ai plus de droit sur elle . C'est à mon tour à- présent
d'avoir un héritier de mon nom , et le tien de lui
donner une compagne . Le ciel qui reçut nos sermens en
» protégera l'exécution ; nos fils , Rosenberg , seront braves
( 1 ) Grand gobelet dont on se sert dans les fêtes en Allemagne. ›
318 MERCURE DE FRANCE ,
"
» comme nous , nos filles belles et vertueuses comme
n leurs mères : ainsi le coeur de nos enfans sera d'accord
n avec notre volonté. Ma petite Blanche est charmante , tu
» peux en juger sur son portrait que j'envoie à son époux ;
❞ je ne doute Lorédan n'ait aussi tout ce qu'il faut
pas que
pour lui plaire , et j'en espère autant de ceux qui sont enncore
à naître , de mon fils et de ta fille ; tout ira au gré de
n nos désirs , les enfans d'Everard et de Godefroi doivent
» s'aimer. J'offre mes hommages à ta belle Blanche ; je la
>> prie de me donner une bru qui lui ressemble ; j'embrasse
» mon gendre , je lui enverrai son épouse dès que mon fils
» sera né , ce qui ne tardera pas plus de deux ou trois annnées
, lorsque la nourriture de ta belle - fille sera finie .
» Adieu , mon cher Everard, sois fidèle à notre engagement,
net que ce double lien entre nos enfans soit le gage de
» notre éternelle amitié.
-29 A la vie et à la mort ,
n Godefroi , comte de Montfort. »
Le baron fut charmé de cette nouvelle , le portrait fut
passé au col du petit Lorédan , et l'on envoya en échange à
la nouvelle née , un bel anneau de fiançailles ; c'était une
alliance de rubis et d'émeraude réunie au- dessus par une
plaque d'or carrée entourée de petits diamans , sur laquelle
était gravée une rose en gueule , armoirie des Rosenberg ,
et dans l'intérieur des anneaux on lisait ces mots : Loredan
de Rosenberg promet foi de mariage et fidélité d'amour à
Blanche de Montfort. La petite épouse ne fut pas plus sensible
à ce présent que Loredan ne l'avait été à son portrait ,
on ne put le mettre à son doigt encore enveloppé dans ses
langes ; mais en attendant on le suspendit à son col par
une chaînette d'or , et les premiers mots qu'on lui apprit à
prononcer fut le nom de Lorédan de Rosenberg.
Trois années s'écoulèrent , et rien encore n'annonçait le
second mariage , ni l'arrivée de l'héritier de Montfort : il
est vrai que dans ces tems anciens , les dames châtelaines ,
n'ayant rien de mieux à faire pour passer le tems , nourrissaient
elles -mêmes leurs progénitures , jusqu'à ce qu'elles
sussent marcher et parler . La petite Blanche courait déjà
du haut en bas sur la terrasse du château , et prononçait trèsintelligiblement
le nom de Lorédan , lorsque le comte , impatient
de lui donner un frère , ordonna qu'elle fût sevrée :
Clara obéit, mais non pas à l'ordre d'avoir un fils , ce qui ne
dépendait pas d'elle , il n'en arriva point , et le comte
commençaît sérieusement à se fâcher , lorsqu'un courrier
FEVRIER 1812 . 319
dépêché du château de Rosenberg , vint mettre le comble à
sa colère ; la baronne venait de mettre au monde un second
fils . Everard écrivait au comte : « La nature a trompé cette
fois notre attente , mais c'est un bonheur que mon nouveau
» né ne soit pas une fille , puisque son époux qui doit naître
avant elle , n'est pas encore en chemin ; en l'attendant ,
j'ai deux fils entre lesquels ta Blanche pourra choisir
, etc. , etc. , etc. » ·
Choisir , s'écria Montfort indigné , à quoi pense Rosenberg?
ne sait-il pas que ma fille n'a plus de choix à faire , et
que le sien est fixé pour la vie , qu'elle est engagée à son
fils aîné Lorédan , et que ce cadet me sera toujours étranger
? car je n'aurai , j'espère , plus de fille à lui donner . Il
était courroucé que son ami eût deux fils , tandis qu'il n'en
avait point encore , comme si c'eût été la plus grande injustice
, et quoique Everard lui dit en finissant sa lettre ,
qu'il avait donné au nouveau né le nom chéri de Godefroi,
le comte n'en prit pas moins dans une espèce d'aversion son
petit filleul , et ne se donna pas la peine de cacher à son
ami cet injuste sentiment .
Quatre années mirent encore sa patience à l'épreuve , il
faisait aller sa femme à tous les bains, à tous les pélerinages :
tout cela n'avait d'autre effet que d'ennuyer et fatiguer beaucoup
la douce Clara . Enfin au bout de cinq ans une grossesse
se déclara , la joie du comte fut extrême , il se crut
aussi sûr d'un fils que s'il l'avait déjà vu ; il écrivit à Everard
que son gendre allait naître , et qu'il fallait penser à sa
compagne : s'il avait su le nom qu'elle porterait , il n'eût
pas manqué d'envoyer l'anneau de fiançailles .
C
Tous les préparatifs se firent pour recevoir dignement
l'héritier du château de Montfort , mais la Providence se
plaît quelquefois à déjouer les projets des orgueilleux mortels
qui voudraient la diriger. Après une grossesse très-pénible
la comtesse mit au monde une seconde fille , qui coûta
la vie à sa mère : sachant à quel point son mari désirait un
fils , elle trembla que cette attente trompée ne le rendît
indifférent pour la fille à qui elle venait de donner le jour.
Se sentant près d'expirer , elle se la fit apporter , et rassemblant
le peu de forces qui lui restaient , elle la remit à
son époux désolé : aimez-la , lui dit- elle , en mémoire de
sa mère , qu'elle vous rappelle votre Clara , et porte ce
nom qui vous fut si cher ; si jamais une femme plus heureuse
que moi vous donne un fils , soyez encore le père et
l'appui de mes filles . Elle vit con Godefroi presser la petite
1
320 MERCURE DE FRANCE ,
糖
contre son coeur déchiré . Elle l'entendit répéter douloureusement
le nom de Clara , ses bras défaillans s'étendirent
vers eux avec un doux sourire , et ses yeux se fermèrent
pour toujours . Le comte l'avait tendrement aimée , la douleur
de l'avoir perdue absorba celle de n'avoir point de fils,
et d'en voir anéantir même l'espérance ; car il était loin
alors d'imaginer qu'il pût donner à une autre femme la
place de sa chère Clara . Il fut plongé pendant long- tems
dans un sombre désespoir , il ne trouvait de consolation
qu'auprès de l'enfant dont le nom et les traits lui rappelaient
celle qu'il avait perdue. Il avait fait venir des montagnes
du Tyrol une paysanne fraîche et robuste , pour
nourrir cet enfant qui venait à merveille . Elle était presque
autant dans les bras de son père que dans ceux de Lisbeth
sa bonne nourrice , et de sa soeur Blanche qui l'aimait aussi
passionnément . Si le comte avait pu oublier son sexe ou le
cacher à tout le monde , et l'élever comme un fils , il aurait
encore été heureux ; mais l'extrême délicatesse de cet enfant
, ses traits petits et fins , son teint éblouissant de blancheur
, ne permettaient pas même cette illusion à force de
la regretter , il lui vint enfin dans la pensée que si Clara ne
pouvait pas être un comte de Montfort , elle pourrait du
moins lui en procurer un . Il se rappela ce petit Godefroi
de Rosenberg , dont la naissance l'avait si fort courroucé ;
il sourit à la pensée que ses deux noms lui survivraient , et
fondant sur ce jeune Godefroi toutes ses espérances , il prit
la plume et il écrivit ce qui suit à son ami .
:
Mon cher Everard , j'avais perdu avec ma chère Clara
tout espoir de bonheur ; je ne t'ai pas écrit parce que
j'étais mort à tout autre sentiment qu'à celui de ma
douleur , mais il dépend à présent de toi de me consoler
, et je viens te le demander . Tu te rappelles sans
doute notre convention d'un double mariage entre nos
» enfans , je réclame ta promesse , et je veux tenir de ton
» amitié ce que la nature m'a refusé , un héritier de mon
» nom et de mes titres , qui fasse revivre la noble race des
» Montfort. Je t'ai donné ma fille aînée , Blanche t'appar-
» tient , et sera baronne de Rosenberg : donne -moi de
» même ton fils cadet , qu'il m'appartienne en toute propriété
, et devienne comte de Montfort ; je l'adopte pour
mon fils et seul héritier , et je l'unis à ma petite Clara .
- Cet enfant est mon trésor , je ne puis m'en séparer ; il
faut que son époux prenne mon nom , mes armes , et
n s'engage à vivre et mourir au château de Montfort , et
FEVRIER 1812. 321
ΤΑ
SEINE
mon filleul Godefroi semble destiné , par ce nom , à
remplir cette condition . Non , le sort ne m'a pas privé
d'un fils , puisque mon ami en a deux ; il partagera son
» bonheur avec moi ; il doublera , il prolongera ains
» l'existence de son Godefroi de Montfort ; s'il me refuse
je serai le plus malheureux des hommes , et il ne me
» restera qu'à mourir , car j'aurai aussi perdu mon am
mais je ne le crains pas , je connais le coeur de mo
» Everard ; je sais d'avance qu'il remettra , avec plaisir ,
mon fidèle écuyer Urbain , porteur de cette lettre , le fils
adoptif et le futur gendre de
" Godefroi , comte de Montfort.n
Le baron de Rosenberg éprouva un violent combat en
recevant cette lettre ; il aimait son ami , mais il aimait aussi
sa noble race , et son fils cadet , même avec prédilection .
Lorédan , bouillant , impétueux , cherchait les dangers de
toute espèce , et pouvait y succomber . Souvent en le
voyant exposer sa vie , soit à la chasse , soit dans des entreprises
au-dessus de son âge , Everard avait pensé que
s'il était condamné au malheur de perdre son fils aîné ,
tout espoir ne serait pas anéanti , et que le jeune Gode
froi , plus doux , plus tranquille , quoique plein aussi de
courage , soutiendrait l'antique nom de Rosenberg. Il ne
pouvait donc supporter l'idée de le céder entièrement à
une autre famille , et de renoncer à cet enfant chéri ;
oserait-il seulement le proposer à sa mère , dont il était le
portrait et l'idole ? Cependant l'ambition lui disait que
pour un cadet de famille , il était beau de devenir comte.
de Montfort , et qu'il ne pourrait pas faire à son fils Godes
froi un sort tel que celui que son ami lui destinait . La fin
de la lettre du comte le faisait aussi trembler ; il connaissait
son caractère altier , il savait combien il tenait à ses idées
et à son nom ; il était convaincu que s'il survivait à l'affront
d'un refus positif , il lui retirerait pour jamais son
amitié , et romprait l'alliance projetée entre Lorédan et .
Blanche , à laquelle le baron Everard tenait beaucoup.
Sans la condition de céder complètement Godefroi au
comte , il aurait vu avec plaisir le projet de l'unir à Clara :
lui-même en avait eu l'idée , lorsqu'il apprit la naissance
de cette dernière ; mais il ne pouvait se décider de renoncer
entiérement à son fils , de lui donner un autre nom que le
sien , un autre père que lui , et une autre famille .
Dans cette perplexité il ne trouva d'autre moyen que de
EPT
DE
5.
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
;
gagner du tems . Il répondit au comte que son coeur était
pénétré de la plus vive reconnaissance
, et du désir que son fils cadet fût digne du bonheur et du nom qui lui était
destiné ; mais qu'il était forcé d'avouer que cet enfant
faible , valétudinaire, très- retardé au physique et au moral , ne répondait pas à ses espérances , qu'il craignait où de ne pas le conserver , ou qu'il ne devînt jamais un chevalier
distingué . Nous allons , disait-il , nous occuper sérieu- sement de sa santé et de son développement
; dès que
nous serons plus contens de sa force et de son intelligence
, je l'amènerai moi-même au pied de Clara , et je
remménerai Blanche en échange à son Lorédan qui s'impatiente
de la connaître personnellement
, etc. , etc. » Cette lettre , peu sincère , coûla beaucoup à Everard
c'était la première fois qu'il déguisait ses pensées à son ami et cherchait à lui en imposer . Le jeune Godefroi était
exactement le contraire du portrait qu'il en faisait à son parrain ; il était impossible de voir un jeune garçon plus
rempli de feu et de vivacité , et en même tems de plus de douceur et de grâces ; il annonçait aussi beaucoup d'esprit et de talens , il montrait une extrême aptitude pour tout ce
qu'on lui enseignait ; à tous égards il était plus instruit et
plus formé qu'on ne l'est à onze ans ; c'était alors son âge ; son frère Lorédan en avait quinze , et pas l'ombre d'impa- tience de connaître sa future ; mais son père avait cru
devoir dire au comte tout ce qui pouvait le flatter , et le
consoler de ne pas voir arriver son filleul . Le projet d'Everard
, en prenant un tems illimité , était de le prolonger jusqu'au tems on Godefroi serait en âge de décider lui- même de son sort ; il ne se croyait pas le maître de lui ôter , sans son aveu , son nom et sa famille . D'après ce
plan et sa réponse , son premier soin fut de cacher l'enfant
à l'écuyer du comte. Avant même que d'écrire , il l'em- mena dans l'appartement
de la baronne , en lui recom- mandant de le garder à vue , et de ne pas permettre qu'il
en sortît. Il fallut bien dire à sa mère le motif de cette
réclusion ; on put alors se fier à elle pour qu'elle fût complète
. Elle entra en fureur à la seule pensée de se séparer à jamais de son petit favori , et protesta que plutôt que de le céder au despotique comte de Montfort , elle renoncerait
Blanche pour son fils aîné .
Je vous prends au mot , ma mère , dit Lorédan qui se
trouvait aussi chez elle ; je ne me soucie pas du tout d'épouser
cette petite tête ronde , et il arrachait de son col le
FEVRIER 1812 . 323
médaillon sur lequel était le portrait de la petite Blanche ,
et que son père exigeait qu'il portât toujours . Il allait le
jeter par les fenêtres dans les fossés du château , si la
baronne ne l'avait retenu . Elle ne put s'empêcher de
rire en regardant cette miniature , et ne fut pas surprise de
la répugnance de son fils . Depuis quatorze ans qu'il était
pendu au cou d'un petit étourdi , il n'avait pas autant embelli
que l'original ; il était à demi effacé , et ne présentait
plus que la tête informe d'un enfant de naissance enveloppée
dans un béguin , qui entourait deux grosses joues blaffardes
, sans la moindre apparence de couleur . Me de
Rosenberg était dans ce moment disposée à l'humeur
contre tout ce qui portait le nom de Montfort.
Tu ne trouves donc pas ta petite femme jolie ? dit- elle à
son fils aîné , elle a cependant un grand air de jeunesse , et
la peau bien blanche .
Elle est affreuse , s'écria Lorédan , regardez ce nez plat ,
ces petits yeux gris , ces grosses joues.... Elle fait peur.
Et je parie , dit Godefroi , que cette Clara qu'on veut
que j'épouse est bien plus laide encore . "
Je le crois aussi , dit la baronne , et je te conseille bien
de n'en pas vouloir ; il vaut mieux rester avec tes bona
parens .
Et choisir moi-même ma femme , s'écria le petit garçon .
Ou n'en point avoir , dit le fier Lorédan , ce qui vaut
bien mieux encore , moi je n'en veux point d'autre que la
gloire.
Quelque jeune que fût Godefroi , il sentait déjà fort bien
ce que c'était que
la gloire dans ces tems-là , sur- tout
dans la noble famille de Rosenberg , les enfans apprenaient
en même tems à connaître leurs parens et la gloire.
pour
Je veux aussi la gloire , dit le petit Godefroi , et une
femme en même tems ; mon père dit qu'elles aiment les
preux chevaliers . Elles m'aimeront , je te le promets , mais
j'en veux une belle comme notre maman , et non pas une
petite fille comme cette Clara ; j'aurai gagné mes éperons
qu'elle jouera encore avec sa poupée . La baronne sourit ,
caressa son fils chéri , et l'entretint dans son aversion
Clara , mais elle n'osa pas se déclarer aussi ouvertement
contre Blanche ; son époux tenait trop fortement à cette
union , et déjà il aurait mené Lorédan à sa jeune fiancée ,
si celui- ci ne l'eût pas conjuré de différer encore , et s'il ne
l'eût pas trouvé lui-même trop peu formé , trop sauvage ,
trop rude , pour le présenter à une jeune fille . Il changera
X. 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
pensait-il , j'étais ainsi à son âge , et le premier regard de
Blanche de Hallwyl fit de moi un autre jeune homme .
L'écuyer du comte de Montfort , l'honnête Urbain ,
repartit donc tout seul , et chargé de la réponse du baron .
Godefroi sortit de sa prison , continua d'être un charmant
enfant , et de faire les délices de ses parens . Quelques
années après , il devint un aimable et vaillant adolescent ;
il obtint alors de son père d'entrer dans un corps de jeunes
volontaires , au service de l'empereur d'Autriche , où son
frère était déjà placé , et se distinguait dans toutes les occasions
. Le tems avait fait disparaître leur différence d'âge ;
leurs caractères étaient , il est vrai , différens , mais leur
valeur les rapprochait . Ils se lièrent intimement , et se
promirent de ne jamais se séparer. Ni l'un , ni l'autre ne
s'occupèrent pas plus des jeunes comfesses de Montfort
que si elles n'avaient jamais existé . Everard redoutait le
moment où son mensonge serait découvert , où il faudrait
montrer à son ami le beau et vaillant Godefroi , qu'il lui
avait refusé ; il ne rappelait donc point à Lorédan son engagement
. Ils recevaient rarement des nouvelles de Montfort
: dans ces tems où les communications étaient difficiles ,
où il n'y avait pas encore de poste établie , les amis éloignés
les uns des autres , se contentaient de s'aimer sans se
l'écrire bien fréquemment. L'amitié a - t - elle perdu ou gagné
à une plus grande facilité de correspondance ? c'est ce
qu'il n'est pas aisé de décider. On ne se séparait guère
des premiers objets d'intérêt , et l'on cherchait plutôt
à les rejoindre . Pendant ces absences forcées , la certitude
de n'avoir aucune nouvelle de l'objet aimé , donnait
une sorte de crainte , d'agitation , qui entretenait la vivacité
du sentiment. Combien de fois on s'est laissé distraire
d'une image chérie , en se disant elle est bien
j'ai reçu une lettre hier , je suis tranquille ; et celle
tranquillité n'est - elle pas un commencement d'indifférence
? Combien de brouilleries , de ruptures , de choses:
pénibles ont été amenées par des lettres ! que de fois elles
expriment ce qu'on ne pense point , ou ce qu'on ne pensera
pas le lendemain ! Mais je perds mon tems à soutenir une
mauvaise cause : revenons plutôt à ces nobles amis qui, ne
s'écrivaient point et qui faisaient bien . Rosenberg aurait ,
continué à tromper son ami sur son fils cadet ; et Montfort,,
s'il eût dit la vérité , aurait appris à Rosenberg des choses ,
qui lui auraient sûrement fait beaucoup de peine , et que
nous allons apprendre à nos lecteurs .
FEVRIER 1812 . 325
Le comte de Montfort avait fait de grands préparatifs
pour recevoir l'héritier qu'il voulait adopter ; il l'attendait
avec une impatience extrême , et fut très- courroucé de voir
arriver son écuyer sans lui . Au premier moment il ne
voulut ni le voir , ni l'entendre , ni même lire la lettre du
baron Everard , jusqu'à ce qu'enfin la curiosité l'emportant
sur la colère , il voulut savoir de quelle manière il s'y prenait
pour justifier son refus. Dès qu'il eut lu la lettre , sa
colère se changea en affliction ; il fit venir Urbain ; celui -ci,
instruit par l'écuyer du baron , à qui on avait donné le
mot , acheva de lui ôter tout espoir ; il peiguit Godefroi
comme étant si disgracié de la nature au moral et au physique
qu'on n'osait pas le montrer . Est -ce que vous ne
l'avez pas vu ? s'écria le comte d'un air si terrible , qu'Urbain
n'osant avouer qu'il n'avait pas pensé à exiger qu'on
le lui montrât , affirma qu'il l'avait vu , et en fit un portrait
effroyable tiré de son imagination . Le nain jaune , si fameux
dans les Contes des Fées , était un Adonis en comparaison
du pauvre Godefroi ; Clara , qui était sur les genoux
de son père , rit aux éclats , quoiqu'elle n'eût alors
que quatre à cinq ans . Le comte lui parlait si souvent de
son petit mari Godefroi , qu'elle comprit fort bien que
c'était de lui qu'il était question ; ' après avoir ri du portrait
, elle pleura d'avoir un si vilain mari , et le comte se
hâta de la consoler en lui en promettant un plus beau .
Pendant ce tems - là Blanche questionnait aussi l'écuyer sur
son Lorédan , et ce qu'elle en apprenait était plus satisfaisant
pour elle . Urbain dans sa jeunesse avait été ménestrel ;
il lui était resté de ce métier une imagination très -poétique
, et le talent de faire des portraits : il se dédommagea
de la laideur de celui de Godefroi , et passa cette fois dans
l'excès contraire ; il peignit Lorédan si beau , si aimable ,
si accompli en tout point , que le jeune coeur de Blanche
en battit de joie . Et quand viendra-t -il ? quand le verrai -je ?
demanda-t - elle en rougissant . Le baron vous l'aurait déjà
amené , dit Urbain , mais le vaillant jeune homme ne l'a
pas voulu ; il ne pense qu'aux combats , et ne se soucie
pas encore des femmes ; patience , cela viendra , chaque
chose a son tour . Blanche , fière de son naturel , et vaine
de sa beauté , trouva que son tour devait être le premier ;
elle fit une mine dédaigneuse , et se retira en disant qu'elle
n'était pas faite pour attendre les goûts de personne , et
que quand il plairait à Lorédan de la préférer à son épée ,
il pourrait fort bien ne plus la trouver . Le comte fit peus
3'26 MERCURE DE FRANCE ,
d'attention à ce caprice , la future baronne de Rosenberg.
l'occupait moins alors que l'idée de trouver quelque jeune
seigneur accompli , auquel il pût offrir sa Clara, et le titre
de comte de Montfort ; mais une autre circonstance vinf
dans la suite changer le cours de ses idées et anéantir ce
projet.
Un de ses voisins , le noble sire de Werneck , languissait
depuis long-tems des suites d'une blessure ; il était
veuf et père d'une fille de vingt-huit ans . Ursule de Werneck
avait été fort belle , et prétendait l'être encore . En
effet , quoiqu'elle n'eût plus l'éclat de la première jeunesse
sa figure était toujours remarquable ; de sa pleine autorité
elle s'était retrauché huit années , et se donnait pour une
mineure de vingt ans . Son caractère était un composé
d'orgueil , de méchanceté et de dissimulation . La chronique
scandaleuse prétendait qu'on aurait pu sans lui faire
tort ajouter un vice de plus à ce portrait , et que cette fière
beauté s'était souvent humanisée ; mais il n'y avait rien de
prouvé , et ceux qui lui voulaient du bien , assuraient qu'elle
n'était que très-passionnée . Quoi qu'il en soit , son père ,
qui la connaissait bien , jugea à propos de la prendre au
mot sur sa minorité , et se sentant près de sa fin , il fit
prier le comte de Montfort de venir le voir , et lui remit
la tutelle de sa fille , en le priant instamment de la prendre
chez lui , où elle pourrait lui être utile pour l'éducation de
ses filles , le brave sire de Werneck n'ayant à lui laisser
que sa lance , son épée , et son vieux donjon délabré . La
belle Ursule souleva le mouchoir avec lequel elle essuyait
ses grands yeux noirs si bien qu'il n'y restait pas une trace
de larmes ; et d'un ton de voix enfantin et touchant , elle
supplia son cher tuteur d'avoir pitié de sa jeunesse , de son
malheur, et de remplacer le père chéri qu'elle allait perdre .
Le comte , déjà passablement ému , prit ses mains , et les
serrant tendrement , il l'assura de sa protection . Le sire de
Werneck expira quelques instans après ; la belle Ursule
s'évanouit de très -bonne grace et dans l'attitude la plus
touchante ; ses longs cheveux noirs retenus très -légèrement.
tombèrent sur un sein d'albâtre assez peu couvert . Elle ne
revint à elle que dans le salon du château de Montfort , où
son tuteur jugea à propos de la transporter tout de suite .
Pendant la route il la soutint dans ses bras sur son palefroi
, et il venait de la déposer sur un lit de velours verd
à franges d'or , quand elle entr'ouvrit ses beaux yeux
regarda autour d'elle avec surprise , et retomba sur
6.as
FEVRIER 1812.
327
:
l'épaule du cher tuteur , en lui disant je n'ai plus que
vous.... vous seul au monde ; vous êtes tout pour la
malheureuse Ursule . Dès ce moment ce fut Ursule qui
fut tout pour le comte de Montfort , il retrouva près d'elle
tout le feu de sa jeunesse , et l'aima bien plus passionnément
qu'il n'avait aimé la douce Clara . Elle résista
précisément ce qu'il fallait pour se faire désirer avec ardeur
; et six semaines n'étaient pas écoulées depuis la mort
du sire de Werneck , que sa fille était en pleine possession
dit coeur , de la main , des titres , de la fortune et des filles
du comte de Montfort , sur lequel elle prit l'empire le
plus absolu . Une grossesse vint encore l'augmenter ; au
bout de sept mois de mariage , le comte , à sa grande satisfaction
, se vit le père d'un fils si long-tems désiré ; et
dans sa joie il n'en sut que plus de gré à sa chère Ursule
de n'avoir pas même attendu le terme ordinaire pour lui
faire ce doux présent , d'autant que l'enfant très - fort et trèsrobuste
ne se ressentait point de cette naissance prématurée .
Elle fut célébrée avec magnificence ; l'illustre héritier de
Montfort eut sa maison montée comme s'il eût été un
prince . Outre les femmes qui le soignaient , le comte lui
donna des laquais , des pages et un gouverneur. Ce der
nier nommé Théobald était un très-bel homme , écuyer du
feu baron de Werneck . Ursule vanta tellement à son époux
le zèle , la fidélité et la valeur de l'écuyer Théobald , qu'elle
obtint pour lui cette récompense de ses services ; et pour
qu'il remplit plus diguement la noble fonction de gouver
neur du comte de Montfort , il l'arma chevalier et lui en
donna le titre . Le chevalier Théobald s'attacha d'abord
très -tendrement à son petit élève ; et d'ailleurs la comtesse
le surveilla jour et nuit avec une tendresse maternelle trèsédifiante
, qui enchantait toujours plus son heureux époux ;
auprès d'Ursule et de son fils , il oubliait qu'il avait deux
filles charmantes , ou ne s'en rappelait que pour leur reprocher
amèrement les torts que sa femme leur supposait . Elle
lui avait persuadé que ses filles , au désespoir de son mariage
et de la naissance d'un frère , se permettaient des injures
contre leur belle -mère , et des menaces contre un enfant
qu'elles 'auraient aimé s'il leur avait été permis de l'approcher
, et qu'elles étaient bien loin de détester . Ursule feignait
de craindre que la vie de son fils ne fût pas en sûreté
avec ses soeurs ; elles étaient donc reléguées dans une des
tours du vaste château , sans autre compagnie , sans autre
appui que Lisbeth , nourrice de Clara , qui les chérissait
328 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
1
toutes deux , et un vieux valet de chambre chirurgien
nommé Ulrich , que feue la comtesse aimait et protégeait
et qui était devenu à son tour le faible , mais zélé protecteur
de ses filles . Heureusement que la comtesse ignorait cette
circonstance , elle l'eût bientôt fait renvoyer. Lisbeth, qu'elle
accusa d'envenimer les jeunes personnes contre elle , fut
contrainte de retourner dans ses montagnes . Que de larmes
Blanche et Clara versèrent en se séparant d'elle ! combien
elles auraient désiré de la suivre , et de vivre sous son
humble toit ! Lisbeth aussi désespérée de les laisser si malheureuses
aurait voulu les emmener , mais Ulrich s'y opposa
fortement ; il représenta avec son simple bon sens qu'elles
étaient sous la dépendance de leur père , et qu'il ne leur
était pas permis de s'y soustraire sans nécessité absolue . Il
promit à la bonne nourrice de veiller sur ses filles ( c'est
ainsi qu'elle les appelait ) avec une vigilance continuelle ,
et de les lui amener lui -même , si elles étaient menacées de
quelque violence , soit contre leur vie , soit contre leur liberté ,
Elles avaient encore la permission de se promener dans le
parc aux heures où la comtesse V'enfant , toujours escortés
par le chevalier Theobald , n'v seraient pas . Blanche était
trop belle et Clara trop jolie pour que la prudente Ursule
voulût exposer le gouverneur de son fils au danger de les
voir , et de faire des comparaisons qui ne lui seraient pas
avantageuses . Malgré elles il les rencontra cependant quel
quefois , et ne put cacher son admiration . Blanche était
trop fière et Clara trop étourdie pour y faire la moindre
attention ; mais il suffit que Theobald les eût admirées` .
pour irriter la jalouse Ursule , et de ce moment leur perte
fut décidée . Elle entoura son mari de nouvelles séductions ;
elle l'abreuva de mensonges , de calomnies auxquelles elle
sut donner l'apparence de la vérité . Le comte , qui dans le
fond n'aimait plus que son héritier , consentit enfin à éloigner
ses filles , et c'était ce que voulait la comtesse ; il lui
suffisait que Theobald ne les vît plus .
( La suite au numéro prochain . )
POLITIQUE .
LES nouvelles du Nord et celles de l'Allemagne ne présentent
aucune circonstance qui mérite d'être citée avec
intérêt.
}
On écrit de Constantinople que l'on n'y a aucune nouvelle
de l'état des négociations en Valachie . On croit que
les propositions du Grand - Seigneur ont été envoyées à
Pétersbourg , et l'on attend l'ultimatum de la cour de Russie
. Le ministre anglais M. Canning s'agite beaucoup pour
connaître l'état des négociations ; tout lui donne de l'ombrage.
Les préparatifs de guerre continuent , afin d'être
prêts à tout événement . La plus grande tranquillité règne
dans la capitale .
Les pièces officielles de la correspondance entre le gouvernement
anglais et les Etats -Unis , sur les divers points
qui les ont divisés , et qui rendent la guerre entre eux si
imminente, viennent d'être publiées . Il s'agit de l'occupation
de la Floride , de l'affaire de la Chesapeack , de l'engageenfin
ment entre les frégates le Little Belt et le Président ,
des ordres du conseil britannique . La correspondance a lieu
entre M. Forster , ministre anglais aux Etats -Unis , et M. de
Monroë ayant le département des affaires étrangères du
gouvernement américain .
Relativement au premier point , M. Forster proteste au
nom du prince régent , comme allié de l'Espagne , contre
la prise de possession par les Etats- Unis de certaines parties
de la Floride occidentale , et l'attaque du fort le Mobile .
M. de Monroe donne les motifs de cette occupation sans
reconnaître le droit de la Grande-Bretagne d'intervenir
dans cette affaire . L'Amérique n'a point profité de l'état
actuel de l'Espagne pour la dépouiller de la Floride . Elle
n'a jamais laissé croire qu'elle manquât à ce point de générosité
et de loyauté ; mais elle a dû venger les outrages
sans nombre reçus de la part de l'Espagne , depuis le feu
de la guerre de la révolution , les déprédations commises
sur le territoire des Etats -Unis , la suppression de leur
entrepôt à la Nouvelle -Orléans .
La Floride faisait partie de la Louisiane lorsque la Loui
siane fut cédée à la France par l'Espagne . Lorsque les Etats-
1
330 MERCURE DE FRANCE ,
Unis acquirent la Louisiane de la France , ils crutent acquérir
le pays jusqu'au Perdido qui sépare les deux Florides.
Les Etats -Unis ont seulement à se reprocher de n'en avoir
pas pris possession plus tôt . Le droit était tellement évident,
que les Espagnols ouvrirent des négociations sur son application
. Depuis les affaires d'Espagne , la situation du pays
est devenue incompatible avec la sûreté des Etats - Unis ; il
n'y avait plus de gouvernement , plus de lois , la révolte et
l'anarchie y regnaient seules ; les Etats-Unis n'ont pu souffrir
que ce pays leur fût enlevé , sous prétexte de se séparer de
l'Espagne ; ils ont défendu en même tems et leurs droits et
ceux même de l'Espagne , sans se permettre une usurpation .
Une explication franche et positive a été donnée à cet égard
à tous les ministres des Etats - Unis près les cours étrangères
.
Dans une seconde lettre , M. Forster parle des actes de
l'Amérique contre la partie occidentale de la Floride ,
comme n'étant colorés que par des prétextes ; mais il prétend
que des tentatives d'occupation et des moyens de séduction
ont eu lieu contre la partie orientale , et déclare que
l'intention du prince régent n'est pas d'admettre pour cette
partie les prétextes donnés pour l'autre , et au nom de ce
prince allié de l'Espagne , il demande une nouvelle expli
cation .
M. de Monroë l'a donnée le 2 novembre 1811 ; en décla
rant que l'Espagne doit aux Etats-Unis des sommes beau
coup plus fortes que le prix que pourraient mettre les deux
parties à la possession de la Floride orientale . Leurs réclamations
ont été long-tems infructueuses ; mais il est une
époque au-delà de laquelle on ne peut plus ajourner les
réclamations . La Floride ne peut passer sous une autre
domination que celle des Etats -Unis , sans agression contre
les Etats-Unis dont le territoire entoure en grande partie
celte province . Le congrès a chargé le gouvernement d'accepter
des autorités locales la cession de la Floride , ou de
s'en emparer pour la soustraire à toute puissance étrangère
qui voudrait s'en rendre maîtresse . Les cours de Londres
et de Paris en ont été instruites . Ces actes , dit M. de Monroë
en terminant sa dépêche , sont conformes aux dispositions
justes et amicales des Etats-Unis envers l'Espagne ;"
ces mêmes dispositions existent encore aujourd'hui , mais
vous comprenez , monsieur , qu'elles ne peuvent s'étendre '
plus loin que ne le permettent la sûreté , les droits et la
gloire de ma nation.
La discussion relative à l'engagement des frégates le Little
FEVRIER 1812 331
Bell et le Président, celle relative à l'affaire de la Chesapeaok
sont trop connues , pour qu'il soit besoin de les reproduire
ici , on sait qu'elles ont été terminées par des répa
tions faites aux Etats-Unis par le gouvernement anglais .
Relativement aux ordres de conseil , M. Forster en expose
les motifs . Les décrets de Berlin furent un acte d'hostilité
, dit-il , la France y interdit aux nations le commerce
avec la Grande-Bretagne ; l'objet de l'Angleterre étant non
la cessation , mais la continuation du commerce , elle ne
prohiba pas tout commerce avec la France , mais elle déclara
que tout commerce avec la France se ferait par l'entremise
de la Grande-Bretagne . Ce système n'a été imaginé
que pour contre-carrer une tentative de nuire au commerce
anglais ; depuis , tous les réglemens ont été concertés de
manière à favoriser le commerce des neutres par l'entremise
de l'Angleterre . Les ordres du conseil seront révoqués ,
lorsque le seront également ceux de Berlin et de Milan . La
France a justifié ses décrets de Berlin par les ordres de
blocus qui sont antérieurs en dates ; mais M. Forster préfend
que ce blocus était légitime et conforme au droit de la
guerre . Les ordres du conseil donnés depuis ne sont qu'une
représaille des décrets , de Berlin et de Milan . Dans cette
position , l'Amérique a pris le parti de la France ; elle a
accusé l'Angleterre d'usurpation , elle a rendu son acte de
non intercourse entre elle et l'Angleterre . C'est de cet acte
que le ministre anglais demande la révocation .
Dans sa réponse , communiquée au congrès avec le mes
sage du président , le ministre américain laisse de côté la
priorité d'agression entre la France rendant les décrets de
Berlin , et l'Angleterre justifiant ses ordres de blocus ; it
s'attache à combattre cette idée que les ordres du conseil
sont une représaille. Ils le peuvent être contre la France ;
mais les neutres en doivent-ils être les victimes ? Comme
ennemie , dit M. de Monroe, la Grand-Bretagne ne peut pas
commercer avec la France , et la France ne permet pas à
un bâtiment neutre d'entrer dans ses ports , s'il sort de
ceux de l'Angleterre . La mesure de l'Angleterre pour forcer
notre commerce à passer par ses ports , est donc une
prétention inconcevable , destructive des droits et des intérêts
de l'Amérique qui n'apporterait aux marchés anglais
que des denrées avilies de prix par leur abondance et les
difficultés de les faire passer sur le continent . Autrefois les
nations en guerre commerçaient par les neutres ; mais avec
la prétention de l'Angleterre , les calamités de la guerre.
s'étendent aux neutres , et pèsent spécialement sur eux .
332 MERCURE DE FRANCE ,
Les Etats-Unis n'ont demandé que la paix , la liberté , la
justice ; leur conduite entre les deux nations belligérantes a
été de la plus exacte impartialité ; ils ont enduré des deux
côtés et avec une égale indulgence des torts qui ne pouvaient
être prévenus ni réparés . La France a révoqué ses
décrets relativement et en faveur des Etats-Unis , l'Angleterre
a maintenu les siens : les dispositions de l'Amérique
ne peuvent donc plus être les mêmes envers la France
et envers l'Angleterre . L'Angleterre avait declaré qu'à cet
égard elle marcherait pari passu avec la France , pourquoi
ne l'a -t-elle pas fait ?
Que l'on ait , dit encore M. de Monroë , apporté des délais
dans la restitution des propriétés américainės ; que l'on
ait différé d'admettre dans les ports de France le commerce
américain sur une base satisfaisante , ce sont des questions
où les Etats -Unis sont seuls intéressés ; comme elles n'annullent
pas la révocation des édits de la France à l'égard
des Etats -Unis , elles ne diminuent en rien l'obligation
où est la France d'annuller les siens . La guerre actuelle a
été plus désastreuse qu'aucune autre ; il est bien tems et
bien important qu'elle prenne un caractère moins désastreux
; quelques pas ont été faits par la France vers ce but
si désirable et si consolant. Que la Grande-Bretagne suive
cet exemple . Les premiers pas une fois faits , on n'en restera
pas là , le champ s'élargira par le concours des intérêts
et des besoins de toutes les parties , et tout ce que l'on
gagnera à cet égard tournera à l'avantage de l'humanité
affligée . »
De nombreuses dépêches composent la suite de cette correspondance
volumineuse , il nous est impossible d'y suivre
le ministre anglais dans ses réponses , et l'américain dans
ses répliques . L'un y soutient toujours que les décrets français
ne sont pas révoqués en faveur des Etats-Unis , l'autre
prouve par des effets favorables au commerce américain
qu'ils le sont en effet , et que l'Angleterre s'est engagée à
révoquer les siens , que son honneur et les intérêts généraux
du commerce l'exigent .
Au moment où nous terminons cette analyse, nous lisons
dans le Moniteur que les Américains soutenant leur déclaration
, ne marchent plus qu'armés , et ne céderont aux
prétentions anglaises , que si le sort des armes leur est
contraire , et en outre qu'un bâtiment arrivé à l'île de
Whigt , a apporté des dépêches très -importantes et qui
contiennent , dit- on , l'ultimatum du gouvernement américain.
FEVRIER 1812 . 333
·
Le Moniteur a publié de nouveaux extraits de la corres →
pondance des armées impériales en Espagne . Le maréchal
duc d'Albufera a opéré le désarmement de toutes les milices
de Valence et des environs , 40 mille fusils anglais
et des magasins immenses ont été livrés , 200 mille réaux
ont été imposés sur la province , 1500 moines furibonds
ont été arrêtés et conduits en France ; quelques exécutions
ont eu lieu. Les principaux chefs de l'insurrection habitués
de la maison du consul anglais , et les sicaires de ce misé→
rable ont été mis à mort sur la place publique au grand
contentement des bons habitans qui n'avaient point participé
à l'assassinat des Français . Alvira , Saint- Philippe ,
Gaudia , Denia se sont soumises ; on a trouvé dans cette
dernière plus de 60 pièces de canon .
Une seconde dépêche rend compte des mouvemens du
général Montbrun , de l'armée du Portugal sur Valence .
Il avait reçu l'ordre de marcher du Tage sur Valence avec
trois divisions d'infanterie , et un corps de cavalerie. Si
ce général eût pu arriver à tems , tout ce qui s'est échappé
de l'armée de Murcie eût été pris ; mais il ne put arriver à
Almanza que le 11 janvier , deux jours après la redditiom
de Valence . « Il m'écrivit d'Almanza , dit le duc d'Albufera
, pour mm''annoncer son arrivée , et me demander des
ordres ; je lui répondis en lui envoyant la capitulation de
Valence , et lui donnai l'ordre de retourner en Portugal
comme il en manifestait le désir. Il m'avait fait part des
son projet de marcher sur Alicante ; je lui répondis que je
ne croyais pas le moment favorable pour une opération
contre une ville bien fortifiée , et contre laquelle il fallait
du canon de siége ; cependant il a voulu tenter l'événement
; il a sommé la ville et y a jeté quelques obus , après
avoir défait les insurgés de la plaine et fait des prisonniers ;
mais , comme je l'avais prévu , le gouverneur d'Alicante
refusa de se rendre . "
« Le général Montbrun sentant les inconvéniens de son
absence , s'est remis en route pour le Tage ; ce qu'il aurait
pu faire quelques jours plus tôt . »
Le 23 janvier , le général Montbrun était arrivé sur lo
Tage de retour à l'armée de Portugal. ,
Le général en chef de cette armée , le maréchal duc do
Raguse , voulant relever la garnison de Ciudad- Rodrigo et
ravitailler cette place , partit de Tolède dans les premiers
jours de janvier , avec quatre divisions de son armée et se
porta sur Valladolid ; mais déjà Ciudad-Rodrigo était cerné
depuis le 9 par les Anglais, Lord Wellington voulant faire334
MERCURE DE FRANCE ,
diversion en faveur de Valence , passa l'Agueda. La redoute
et le couvent qui défendaient les approches de la
ville furent surpris ; et il paraît que la ville futprise le 19 ,
la brèche ayant été praticable . Par une coupable négli
gence du gouverneur de Salamanque , la garnison de
Ciudad - Rodrigo était sans communication depuis deux
mois . Forte originairement de 1400 hommes , elle avait été
réduite par les maladies et par la surprise du convent à
900 hommes , qui se composaient d'an bataillon du 34 ,
et d'un du 113. La place avait l'armement espagnol qu'on
y avait trouvé . Le général de brigade Barrié la commandait
On n'a pas assez de détails sur cet événement pour
pouvoir le juger..
Le duc de Raguse , arrivé à Salamanque avec les quatre
divisions de son armée , deux divisions tirées de l'armée
du Nord , et la division du général Bonnet , qu'il tira des
Asturies , indépendamment de la division qu'il avait laissée
sur le Tage , marcha aux Anglais pour leur livrer bataille :
mais lord Wellington avait déjà repassé l'Agueda , détruit
les ponts , et était rentré en Portugal , après avoir fait ce
coup de main.
Telle est la substance des quatre rapports adressés au
prince major-général par le maréchal duc de Raguse . Il y
a dans l'événement de la prise de Ciudad- Rodrigo , dit -il ,
quelque chose de si incompréhensible , que je ne me permets
aucune observation ; je n'ai pas encore les renseignemens
nécessaires . Les Anglais ont enlevé une partie de la grosse
artillerie de la place pour la transporter à Almeida ; ils
n'ont laissé aucun Anglais à Ciudad-Rodrigo .
Pendant ces événemens une diversion du général Hill
sur Mérida , et une autre du chef espagnol Morillo sur la
Manche , avaient été repoussées , l'une par le général comte
d'Erlon , l'autre par le général Treilhard . Les assaillans
sont à l'instant rentrés en Portugal .
Au midi , le général Soult occupait avec un corps d'observation
les frontières de Murcie ; il a emporté le camp de
Lorea , et de concert avec le général Lallemand , il a poussé
une division ennemie qui se retrait en toute hâte sur Alicante
; ces événemens sont du milieu de décembre .
Voici le précis de ceux qui ont eu lieu à Tariffa . Des
pluies continuelles et un tems affreux en avaient retardé
l'investissement .
Les troupes du général Barrois prirent une position en
arrière de Saint-Roch . Cependant , le 15 décembre , le
mauvais tems ayant paru cesser , les corps se remirent en
FEVRIER 1812 . 335
A
mouvement pour cerner Tariffa . Balleysteros , trompé sur
le motif de ces mouvemens , sortit de son camp , et se
présenta au Puerto de Ogen , où se trouvait un bataillon
du 8 régiment de ligne , qui le reçut vigoureusement , et
donna le tems au général Barrois d'arriver avec le 40° de
ligne et un bataillon du 7º du grand - duché de Varsovie .
Les insurgés furent à leur tour attaqués si vivement , qu'ils
furent mis dans une déroute complète ;. leur perte fut considérable
en tués ou blessés . Balleysteros , se sauvant à la
tête de son avant-garde , trouva la grande route occupée
par notre cavalerie , qui le chargea vivement ; il ne dut son
salut qu'à la vitesse de son cheval , et eut beaucoup de
peine à rejoindre son camp à la tête des fuyards .
Le 20 décembre , le général Leval a formé l'investissement
de Tariffa , où s'étaient renfermés 1500 Anglais et
3000 Espagnols . Le 21 , les Anglais tentèrent une sortie
générale et furent repoussés ; ils renouvellèrent leur attaque
Te 22 et éprouvèrent des pertes considérables . Le 16° régiment
d'infanterie s'est conduit avec distinction ; il a euun
officier et deux voltigeurs tués , et 17 blessés . Le 23 , la
tranchée a été ouverte à 120 toises de la place ; l'artillerie
de siége , composée de quelques pièces de gros calibre ,
était arrivée ; on avait été obligé de lui ouvrir un chemin
sur une pente de rocher exposé au feu d'un vaisseau , de
deux frégates et de plusieurs canonnières anglaises , mais
rien n'avait pu retarder l'ardeur de troupes exposées à toute
l'intempérie de la saison .
Le 29 , le feu de la batterie de brèche a commencé ; le
30 , elle parut praticable ; le gouverneur ayant refusé de
capituler , on fit essayer la brèche par deux compagnies de
voltigeurs , mais on avait négligé de sonder un fossé boueux
qui couvrait le front attaqué ; les pluies continuelles avaient
tellement détrempé le sol , qu'il fat impossible de surmonter
l'obstacle ; les troupes se retirèrent en bon ordre .
On résolut d'agrandir la brèche ; la nouvelle batterie qu'on
construisit promettait de la voir bientôt très-praticable ,
mais les pluies ayant continué avec une abondance étonnante
, les chemins ayant disparu totalement , et les transports
des vivres n'étant plus possibles , il a fallu se retirer
au-delà des torrens pour se rapprocher des moyens de
subsistance et prendre des vivres dont on manquait abso-.
lument.
En Catalogne , le général Decaen a eu des combats glorieux
à livrer pour appuyer le siége de Valence , au nord
de laquelle les insurgés s'étaient réunis au nombre de
336 MERCURE DE FRANCE , FÉVRIER 1812 .
10,000 hommes , sous les ordres du général Lacy et du bas
ron d'Ayrolas . Ce corps marcha sur Tarragone : deux vaisseaux
anglais s'embossèrent devant la ville et lançaient des
bombes. Les généraux espagnols mettaient la plus grande
activité à réunir des armes , des munitions , et à former des
magasins de vivres que l'escadre anglaise aidait à approvisionner.
Le général Decaen , instruit des entreprises de l'ennemi
contre Tarragone , y envoya aussitôt la division Lamarque ,
qui , réunie à une partie de la garnison de Barcelonne ,
sous les ordres du général Maurice Mathieu , a attaqué le
24 janvier l'armée insurgée sur les hauteurs d'Alta- Fouilla ;
dans ce combat brillant , les insurgés ont perdu 2000 hommes
fués ou blessés , ou pris ; toute leur armée a été tellement
dispersée qu'il lui est impossible de se réorganiser ; elle a
perdu presque toutes ses armes , toute son artillerie et ses
bagages . D'Ayrolas a été blessé très - dangereusement .
Pendant le combat , la garnison de Tarragone se porta
sur Reuss et Salou ; elle y enleva les magasins de vivres
formés par l'ennemi , et y brûla une quantité d'échelles rassemblées
pour l'escalade . La croisière anglaise , spectatrice
inutile des victoires de l'armée française , s'est éloignée le 24.
Le général Decaen s'était porté de son côté sur Olot ,
Vich , Saint- Felin de Caudines et Barcelonne ; Sarsheld
avec un corps de 3000 insurgés , vint l'attaquer à Saint-
Felin ; il le battit complètement , le dispersa et lui prit un
drapeau .
Le duc d'Albufera avait été instruit du mouvement de
l'ennemi sur Tarragone ; il donna l'ordre au général Reille
de marcher sur ce point ; il y arriva le lendemain du com
bat déjà la victoire avait fait disparaître les bandes ; il
parcourt maintenant la Basse-Catalogne pour achever leur
destruction .
Blake et 1600 officiers pris à Valence sont arrivés à Pau
le 3 février.
Dimanche 9 , il y a eu à la cour audience et présentation !
Le soir , ainsi que le mardi 12 , il y a eu deux bals extrêmement
brillans dans la salle des spectacles .
A Paris , les réunions publiques ont été extrêmement
nombreuses et très - animées . Les réunions particulières ont
été plus multipliées que jamais . Le beau tems a favorisé les
mascarades le jour du mardi gras ; elles étaient nombreuses .
L'affluence des spectateurs dans la rue Saint-Honoré et aux
boulevards , était immense .
S....
TABLE
! LA
5 .
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLIII . - Samedi 22 Février 1812 .
POÉSIE .
Les avantages pour unefemme d'être aimée d'un poëte .
ÉPITRE A MADAME DE TRESSEMANES.
TREVE à vos ris moqueurs , ô charmante Emilie !
Ma proposition n'est point une folie ;
Je vous offre mon coeur , sachez mieux dès ce jour
D'un nourrisson du Pinde apprécier l'amour.
Femme qui d'un poëte accueille la tendresse ,
Est d'abord un phénix d'attraits , de gentillesse ;
Elle seule à -la- fois de la terre et des cieux
Réunit tous les dons , les trésors précieux ;
Elle a jusqu'à cent ans la fraîcheur de l'aurore ,
La jeunesse d'Hébé , l'éclat brillant de Flore ;
Ses yeux ou bleus ou noirs sont des astres nouveaux ;
Sa chevelure d'or, tombant en longs anneaux
Dans les airs est l'objet des baisers de Zéphyre ;
La volupté toujours naît avec son sourire ;
Son cou
9
blanc comme neige , imite en sa beauté
Du cygne de Léda le plumage argenté ;
Ses pieds aussi légers que le souffle d'Eole
D'une inconstante humeur ne sont point le symbole;
Y
1
338
MERCURE
DE FRANCE ,
Amphitrite pétrit ses lèvres de corail
Et fabriqua, ses dents de perles et d'émail ;
Son haleine suave est le parfum qu'exhale ,
Aux premiers feux du jour , la rose virginale ;
Mais , jaloux de la rose , on voit toujours le lis
Lui disputer l'honneur d'orner ses traits jolis .
Elle ades bras d'ivoire , et sa gorge d'albâtre
De l'essaim des plaisirs est le riant théâtre ;
De la belle Pandore , à nos regards distraits ,
Elle défie enfin les merveilleux attraits .
Pour l'esprit? un poëte en a trop par lui-même
Pour ne pas en donner à la femme qu'il aime .
A ces charmes divers , à son esprit orné ,
Elle joint l'art divin de l'amant de Daphné ,
Dont elle a surpassé le génie et la verve.
Ouvre- t-elle la bouche ? ainsi parle Minerve ;
Chante-t-elle ? jamais Polymnie entre nous
Ne séduisit nos sens par des sons aussi doux ;
Danse- t-elle ? à coup sûr , c'est comme Terpsichore.
Plus d'un talent heureux chez elle brille encore;
D'un tragique sujet rend -elle la beauté ?
Melpomene n'a point sa sombre majesté,;
D'un comique tableau peint-elle la folie ?
Quel organe ! quel jeu ! quel masque ! ... c'est Thalie.
De mainte autre faveur Jupiter la combla :
Son parler est plus doux que le miel de l'Hybla ;
Son maintien est celui de la chaste Diane ,
Qu'effarouche un regard , un geste , un mot profane ;
C'est la fière Junon pour son air imposant , A
Ou la soeur de Momus pour son esprit plaisant.
Mais c'est peu des talens et d'un charmant visage :
Au poëte elle doit plus d'un autre avantage .
Elle n'a qu'à vouloir , ses voeux sont satisfaits ;
L'abondance a penché l'urne de ses bienfaits .
Si le sort de ses dons pour elle fut avare ,
Le poëte invoquant , sur le ton de Pindare ,
Plutus , unique objet de ses voeux les plus chers ,
Le Pactole pour elle a coulé .... dans un vers .
Voudrait-elle rouler en brillant équipage ?
Notre auteur met soudain Pégase à l'attelage ,
FEVRIER 1812 . 339
Ou dirigeant sa course aux plaines de l'Ether ,
Lui donne pour coursier l'oiseau de Jupiter .
Pour braver tour- à-tour la chaleur , la froidure,
De Vénus à sa belle il offre la ceinture ,
Et des grâces aussi le magique miroir
Où les femmes toujours désirent de se voir ;
Pour couronner son front bientôt sa main galante
Va dérober d'Iris l'écharpe étincelante .
Un hôtel somptueux flatte-t- il son désir 2
Qu'elle laisse au poëte une heure de loisir ;
Du dieu , jadis maçon , notre sublime élève ,
De son étroit réduit qui vers le ciel s'élève ,
Dans son noble transport bientôt à peu de frais
Lui bâtit sur l'Olympe un superbe palais
Là , déité nouvelle , au gré de son envie ,
Elle boit le nectar , savoure l'ambroisie.
Il fixe enfin près d'elle et les ris et les jeux.
Sera-t- elle insensible à ses chants , à ses feux ?
Non elle ne pourra résister à sa flamme ; :
D'une rigueur injuste elle arme en vain son ame ,
La nuit , il va jouir de ses charmes divins
Dans un rêve qu'il file... en vers alexandrins.
Au poëte amoureux , son orgueil et sa joie ,
Elle doit donc des jours tissus d'or et de soie .
Ce n'est pas tout l'auteur dans l'inspiration
Met toute la nature à contribution;
La belle en vain parcourt tous les coins de la terre ,
Partout elle a trouvé Paphos , Gnide et Cythère.
Il nous la peint debout dans un beau triolet ,
Courant dans un distique , assise en un sonnet ,
Rêvant dans un quatrain , sommeillant dans une ode,
Riant dans un couplet , pleurant dans une épode ,
Dans une noble épître ou dans des bouts -rimés ,
Contemplant ses appas avec des yeux charmés ,
Colère en un rondeau dont la chute est très - riche ,
Et langoureuse enfin dans un tendre acrostiche .
On la retrouve encor sous mille noms chéris ;
C'est tour -à-tour Ninon , Silvie , Eglé , Cloris ,
Climène , Iris , Chloë , Thisbé , Zirphé , Zulime.
Ne croyez pas pourtant que ce soit pour la rime :
Dans toute la semaine , au gré de son amour ,
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Il a su lui choisir un nom pour chaque jour ;
Ce n'est pas qu'il voudrait débaptiser sa belle ,
Mais il aime à la voir pour lui toujours nouvelle.
Si Cupidon jaloux , hélas ! un beau matin
Vient à trancher le fil de son heureux destin ,
Il rimera soudain , rival de Callimaque ,
Son oraison funèbre en style élégiaque ;
La belle peut enfin mourir tranquillement ,
Les Dieux assisteront à son enterrement .
Rivalisant Julie et Glycère et Corinne ,
Dans le temple éternel où règne Mnemosyne ,
Cette rare beauté qu'illustra son esprit ,
A côté de leur nom verra le sien inscrit.
Ne rejetez donc plus l'aveu de ma défaite ,
O charmante Emilie ! aimez donc un poëte ;
De la société vous le charme et l'amour ,
Laissez-moi désormais célébrer tout le jour
Le nom que vous portez , le nom de cette belle
Qu'en ses vers Dumoustier a su rendre immortelle ,
Ce nom qui près de vous l'eût bien mieux inspiré ,
Le doux nom d'Emilie en tous lieux adoré ,
Ce nom , qui dans nos coeurs laissant toujours ses traces ,
Sera canonisé dans l'Almanach des Grâces .
Mais avez-vous besoin d'un poëte , entre nous ?
Peut-on exagérer quand on parle de vous ?
A quoi bon pour vous peindre employer la magie ,
Et les rêves fameux de la mythologie ,
Quand de votre portrait la seule vérité
Des êtres fabuleux efface la beauté ?
Mais qu'ai -je dit ? l'on doit vous aimer et se taire :
Pour chanter Emilie , il faut être Voltaire .
H. DE VALORI .
FEVRIER 1812 . 341
LE TOMBEAU DE L'INCONNU (* ) .
ÉLÉGIE .
Bois où le chantre de Julie
Promena long-tems ses douleurs ,
Et vit s'éteindre dans les pleurs
Le triste flambeau de la vie ,
Parmi vous quand je viens errer ,
Epaississez encor vos ombres ;
Dans vos retraites les plus sombres
Permettez-moi de pénétrer.
Tout de mon ame désolée ,
Tout ici nourrit la langueur ;
Tout respire une sainte horreur
Dans le fond de cette vallée .
Là se groupent de noirs rochers ;
Là du sensible auteur d'Emile
L'ombre , au milieu d'un lac tranquille ,
Semble errer sous les peupliers .
J'entends sa voix douce et plaintive
Soupirer encor ses adieux ,
Et par des sons mélodieux
Attendrir l'écho de la rive ! ..
Mais qui vient donc troubler la paix
De ma solitude profonde ?
(*) Un jeune homme , dont le nom est encore ignoré , après avoir
passé à Erménonville quelques jours consacrés à la bienfaisance , s'y
donna la mort. Dans une lettre qui fut trouvée sur lui , il exprimait
le désir d'être enterré dans la forêt ; et ce désir fut rempli : l'on voit
encore son tombeau appelé par les habitans le tombeau de l'inconnu .
Quelques années après cet événement , deux femmes , arrivées en
chaise de poste , s'étant fait conduire vers le lieu où repose cet infortuné
, l'une d'elles écrivit sur le mausolée un quatrain terminé par ces
deux vers :
Et plus tes cendres, refroidissent ,
Plus je sens consumer mon coeur.
Elles s'en allèrent aussitôt après , sans faire les moindres révélations.
sur ce jeune homme , qu'elles paraissaient cependant avoir bien
connu .
342 MERCURE DE FRANCE ,
1
Quoi! je retrouverai le monde
Jusque dans le sein des forêts !
Que vois-je ? découvrant sa tête ,
Qu'il incline pieusement ,
Vers un funèbre monument
Un vieillard s'avance , il s'arrête !
En ce lieu qui peut l'attirer ?
Quel but ? quel intérêt si tendre ?
Approchons ... Dis-moi quelle cendre.
Bon vieillard , tu viens honorer .
Sur ce rivage solitaire
Quel mortel a yu de ses jours
Tout-à-coup s'arrêter le cours ?
Dis-moi qui dort sous cette pierre .
Portez un pas silencieux ,
Mon fils , au fond de cette allée ,
Et respectez ce mausolée ,
Dernier séjour d'un malheureux !
Trahi par la beauté chérie ,
Il s'exila loin de ses yeux ,
Et d'un voile mystérieux
Voulut envelopper sa vie.
Mais bientôt sur ce triste bord ,
Conduit par la mélancolie ,
Lui-même d'une main hardie
S'ouvrit les portes de la mort!
Ecarte de lui ta vengeance ,
O mon Dieu ! s'il fut criminel ,
Par les rigueurs d'un sort cruel
Il a mérité ta clémence .
Criminel ! lui dont les secours
Dont la touchante bienfaisance
Contre les maux de l'indigence
Ont su prémunir mes vieux jours ! ...
Ah mon fils ! mon ame oppressée -
Dans ces lieux aime à s'épancher;
9
FEVRIER 1812 . 343
La fleur qu'ombrage ce rocher
Croît de mes larmes arrosée !
Soudain , pour cacher ses douleurs
Quoiqu'il détournât son visage ,
A travers les rides de l'âge
J'aperçus des ruisseaux de pleurs .
Répondez , riches de la terre ,
Grands si vains et si dédaigneux ;
Quand vos restes de vos aïeux
Iront rejoindre la poussière ,
Peut-être une dernière fois
Entendrez-vous la flatterie
Lâchement louer votre vie ,
Stérile en vertus , en exploits
Mais en sortant de sa chaumière ,
Le pauvre viendra - t -il jamais
Exhaler de touchants regrets
Sur votre tombe solitaire ?
Fuyez , objets de mon mépris ,
Vous grands à force de bassesse +
Et vous qu'enivre la richesse
Vous sur-tout , perfides amis !
De votre odieuse présence
Pour toujours je suis délivré :
Je veux vivre seul , ignoré ,
Seul , dans l'étude et le silence !
Etranger à vos vains plaisirs ,
Loin d'un monde ingrat et volage ,
Je reviendrai sous cet ombrage
Cacher ma peine et mes soupirs .
Par TH. GALLOIS-MAILLY.
ÉNIGME.
LECTEUR , je suis presqu'un atôme ,
Et cependant je nourris l'homme ,
Les quadrupedes , les oiseaux ,
Et même l'habitant des eaux .
344 MERCURE DE FRANCE , FÉVRIER 1812
Je n'ai que trois lettres en somme.
Compte à part chacune des trois ,
Et tu verras que la première
Egale vingt fois la dernière ,
Et la seconde mille fois .
B.
LOGOGRIPHE.
ENFANT du caprice et de l'art ,
Au commerce du jour j'ai souvent grande part :
Inconstante et légère , on me voit chaque année ,
On me voit chaque mois , même chaque journée.,
Varier , changer de façons ,
Prendre différens airs , suivre différens tons ,
Exercer mon empire en diverses manières ,
Sur différens objets , sur diverses matières .
J'ai quatre pieds : retranchez le premier ,
Des enfans d'Apollon j'exerce le génie ;
Si vous retranchez le dernier ,
J'offre un titre que l'on envie
Chez l'Espagnol ; d'architecture enfin ,
Dans mes pieds transposés on peut voir un dessin .
S ........
CHARADE .
DES forêts et des bois , des plaines et des côtes,,
Fort souvent mon premier épouvante les hôtes ;
Jadis on appelait Tanaïs mon dernier :
Heureux ou malheureux qui reçoit mon entier !
A. L. C *******
élève à l'école impériale militaire de Saint- Cyr.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est la lettre 0 .
Celui du Logogriphe est Boeuf, où l'on trouve : oeuf.
Celui de la Charade est Diacode.
}
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS .
VOYAGE AU NOUVEAU -MEXIQUE , PENDANT LES ANNÉES
1805 , 1806 ET 1807 ; par le major Z. M. PIKE. Traduit
de l'anglais par M. BRETON . - Deux vol . in-8 ° .
- A Paris , chez d'Hautel , libraire , rue de la Harpe ,
n° 80. ( 1812. )
LES relations de voyages pourraient se diviser en trois
classes. La première comprendrait celles d'un intérêt
général , faites par des observateurs à qui rien n'échappe ,
dont les remarques ont toujours de la justesse ou de la
profondeur , et qui sachant saisir toutes les nuances ,
répandent sur leurs récits une variété piquante . Dans la
seconde , seraient tous les voyages dont l'utilité n'est
que relative , et qui ne peuvent plaire qu'à un certain
nombre de lecteurs . Enfin la troisième offrirait le bavardage
de tous les voyageurs qui , au lieu de se mettre en
route , et sur-tout au lieu de raconter , auraient beaucoup
mieux fait de rester en repos , d'y laisser leurs lecteurs ,
et de se taire . Ceux-là , nous n'en parlerons point , et
pour cause .
Nous ne craignons point de ranger dans la seconde
classe la relation dont nous allons nous occuper . Que le
gouvernement des Etats - Unis envoie un officier avec une
escouade reconnaître l'intérieur d'un vaste pays , pacifier
les nations sauvages qui l'habitent , s'en faire des
amis , et recueillir enfin toutes les données d'après lesquelles
on peut combiner les mesures les plus propres à
faire entrer ce pays , nouvellement acquis , dans le système
général , de manière qu'il ne fasse plus qu'un tout
avec la métropole , c'est , sans nul doute , un projet
louable . Cet officier peut s'acquitter avec distinction de
la mission dont il est chargé , et publier une relation
fidèle dont l'utilité sera bornée au gouvernement à qui
les renseignemens fournis donneront les moyens de par346
MERCURE
DE FRANCE
,
venir au but qu'il veut atteindre . Ainsi la majeure partie
de son récit consistera dans des circonstances minutieuses
, dans des descriptions topographiques , uniformément
terminées par l'indication de l'espace parcouru .
Ces détails sont bons au souverain qui veut savoir l'étendue
du pays qu'il envoie explorer , le nombre des rivières
qui l'arrosent , des peuplades qui le possèdent , et connaître
le territoire de chacune : mais ils n'ont qu'une utilité
relative , si la variété des moeurs de ces troupeaux d'hommes
n'est pas décrite , si l'on ne trouve point de ces
aperçus rapides qui semblent agrandir la pensée , enfin
si l'on cherche vainement les anneaux de la chaîne qui
rattache à la grande famille toutes ces familles éparses .
Il est d'un médiocre intérêt pour le lecteur de savoir que
le voyageur a parcouru , par jour , tant de milles et tué
tant de bisons . Nous croyons que M. Pike eût mieux
fait de supprimer les détails de ce genre , dont l'éternelle
répétition est fastidieuse ; mais en même tems nous devons
avouer que ce reproche est le seul que mérite l'auteur
. Disons encore , pour n'avoir plus rien à dire , que
lorsqu'on parcourt une route indiquée par un voyageur,
lorsque ce voyageur est célèbre par des observations
profondes , par des remarques savantes , par des découvertes
heureuses , par des recherches intéressantes , par
une grande variété de connaissances , par un coup- d'oeil
hardi qui , embrassant à-la-fois le présent et le passé ,
perce à travers le voile épais dont la nature a couvert les
objets offerts à sà vue , c'est une maladresse de le rappeler.
Il est vrai que ce reproche tombe sur le traducteur
qui , dans sa préface , semble placer M. Pike à côté
de M. de Humbolt. Ils sont loin d'être sur la mêmeligne.
Ne prêtons point à l'officier américain une prétention
qu'il n'a sans doute pas et qu'il ne peut avoir. On peut
se tenir à une grande distance de l'auteur du Voyage
dans la Nouvelle- Espagne , sans être dépourvu de mérite
. Hâtons -nous de le faire voir . Après nous être
occupé de M. Pike , nous reviendrons à son traducteur .
Cette relation commence par une excursion aux
sources du Mississipi , dans laquelle le voyageur corrige
et rectifie les erreurs qu'on avait précédemment comFEVRIER
1812 .
347
fleuve .
mises relativement aux sources et au cours de ce
Cette excursion suivie d'un voyage à la Louisiane , dont
on tracé le cours des rivières , est terminée par une
course dans le Nouveau -Mexique , et par de nouvelles
observations sur ce pays qu'on est encore loin de connaître
dans tous ses détails . Cette partie qui occupe le
second volume , est sans contredit d'un intérêt plus
général. Le voyageur eut à lutter contre un grand nombre
d'obstacles , parcé que les Espagnols- Mexicains , qui
ont toujours tâché de dérober aux yeux des étrangers la
nature et les ressources dè ce pays , ne permettent point
de prendre des notes . Comme on s'empara de tous les
papiers de M. Pike , il fut réduit à se cacher pour écrire
ses remarques , et à bourrer son fusil avec les morceaux
de papier sur lesquels elles étaient écrites .
L'auteur offre le tableau des nations sauvages qui habitent
les bords du Mississipi , le nombre de leurs cabanes ,
celui de leurs guerriers , de leurs femmes et de leurs
enfans . Il y a sept nations qui forment une population
totale de quarante- deux mille hommes . Les deux plus
puissantes ont , la première trois mille , et la seconde
deux mille guerriers . L'effectif de l'armée des autres est
de trois à quatre cents combattans . Tous ces peuples se
font mutuellement la guerre , quoiqu'ils n'aient point ,
quoiqu'ils n'aient jamais eu ni pape qui donnât à l'une
ce qui appartenait à l'autre , ni religion sur laquelle on
puisse se disputer , ni ambassadeurs , ni étiquette , ni
préséance , ni traités de paix , ni conventions stipulées ,
ni plénipotentiaires , ni délimitation de territoire , ni
projets ambitieux , ni marine , ni droits de pèché , ni
alliance , ni commerce , quoiqu'ils n'aient enfin aucune
de ces causes qui , dans tous les tems , firent prendre les
armes aux nations civilisées . Les saques , les renards ,
les puants , les sioux , les ayoùas , les chipeways , les
ménomènes se battent entr'eux , parce qu'il faut que les
hommes se battent . En leur qualité de sauvages , ils font
souffrir des tourmens inexprimables à leurs prisonniers .
Ils les massacrent ensuite , parce que ce sont des barbares
. Au demeurant , les meilleures gens du monde :
hospitaliers , généreux et fidèles . J'aime à croire , pour
348 MERCURE DE FRANCE ,
A
l'honneur de notre espèce , à la sincérité de tant et de si
belles déclamations contre la civilisation qui adoucit les
moeurs des hommes , et contre les arts qui embellissent
la vie : mais alors convenons que ceux qui étaient fatigués
de la société , las du spectacle des monumens et de
l'industrie , ennuyés des charmes d'une conversation
instructive et agréable , étaient loin de la vérité , dans
leurs tableaux ; et nous devons conclure qu'il faut se
mettre en garde contre les rêves d'une imagination qui
nous abuse en créant des hommes chimériques , vivant
en paix sans crainte ni dommage ,
Si les amateurs de la vie des sauvages voulaient quelques
détails propres à les consoler du sort rigoureux qui
les sépare de ces hommes pleins de douceur , ils en trouveront
dans le récit de M. Pike . Il va nous mettre au fait
de la tactique des Indiens et de la manière dont ils
traitent leurs prisonniers . « Arrivés sur le territoire
ennemi , leur prévoyance va , pour ainsi dire , à l'excès,
Ils n'allument plus de feux pendant la nuit , et s'abstiennent
même d'aller à la chasse. Ils ne s'expriment que par
gestes . Jamais ils n'attaquent à force ouverte , parce
qu'ils attachent peu de gloire à un pareil genre de combat ,
Les surprises , les ruses de guerre sont plus honorables
à leurs yeux.... C'est communément un peu avant le
point du jour qu'ils se mettent en mouvement pour surprendre
l'ennemi qu'ils espèrent trouver plongé dans un
profond sommeil . Ils s'avancent dans les herbes en rampant
sur le ventre jusqu'à une portée de flèche . Alors au
signal du grand guerrier ils se lèvent subitement , décochent
leurs traits , et fondent sur l'ennemi à coups de
hache et de casse- têtes ; quelquefois ils se cachent derrière
des arbres ou des rochers , lancent leurs flèches , et
se retirent sans avoir été aperçus . Lorsqu'ils réussissent
dans leurs expéditions , il est impossible de décrire l'excès
des fureurs auxquelles ils se portent . La cruauté des
vainqueurs et le désespoir des vaincus qui préfèrent périr
sur le champ de bataille , plutôt que de s'exposer aux
horreurs d'une lente agonie , font faire de part et d'autre
d'inconcevables efforts . L'aspect des combattans tout
barbouillés de rouge et de noir , et sur le corps desquels
FEVRIER 1812 . 349
ruisselle , ou leur propre sang , ou celui de leurs victimes
, enfin leurs hurlemens terribles , surpassent tous
les efforts de l'imagination . Tout le monde connaît le
sort déplorable qu'ils réservent à leurs prisonniers : on
les attache un à un sur un cadre : on allume sous ces
cadres de petits feux qui font mourir mille fois la vice
time , jusqu'à ce qu'une main bienfaisante ait daigné
abréger ses souffrances en l'assommant d'un coup de
tomahawk.... La flèche de ces sauvages a trois pieds et
demi de long . La partie supérieure en est faite d'un
roseau creux et léger . On y enfonce une hampe d'un
pied de long , d'un bois dur quoique léger . La pointe est
de fer , d'os ou de pierre ; lorsqu'une de ces flèches est
entrée dans le corps , si l'on veut l'en arracher , le bois
se détache et la pointe reste seule dans la blessure . Ils
lancent cette arme avec tant de vigueur , qu'à trois cents
pieds de distance ils peuvent percer le corps d'un homme .
Un officier espagnol m'a assuré que , dans une affaire
avec les Appaches , une flèche traversa son bouclier et
tua son cheval du même coup . >>
Parmi plusieurs espèces d'animaux décrites par
M. Pike , nous croyons devoir offrir les détails qu'il présente
sur les wistonwishes , nom que les indigènes ont
donné , à cause de son cri , à un quadrupède dont les
moeurs sont singulières . « Ces animaux que quelques
voyageurs appellent chiens de prairie , mais qui me
paraissent mériter plutôt le nom d'écureuils , vivent en
communauté dans les plaines de la Louisiane . Ils s'y
construisent des villages où règne une police admirable.
Leurs habitations sont ordinairement sur la crète d'une
montagne , près d'un ruisseau ou d'un étang . Ils choisis
sent ces positions pour avoir de l'eau et pour être à l'abri
des inondations . C'est ainsi qu'ils trouvent le moyen
d'éviter ces deux excès . Leurs demeures creusées sous
terre , présentent au dehors une plate-forme élevée . Ils
peuvent s'y reposer quand il fait humide et apercevoir à
une plus grande distance ce qui se passe dans la campagne
. Leurs terriers descendent en spirale . Je n'ai pu en
reconnaître la profondeur , mais une fois j'ai fait verser
dans un de ces trous cent quarante chaudrons d'eau pour
1
350
MERCURE DE FRANCE ,
"
en chasser les habitans , et ce fut sans effet . Ils détruisent
l'herbe autour de leurs retraites et n'y laissent aucune
trace de végétation . Est- ce par l'instinct de leur sûreté
qu'ils nétoyent le terrain? ou bien , est- ce tout simplement
pour se procurer des alimens ? Cest ce que je ne
déciderai pas. J'adopte néanmoins de préférence la dernière
opinion , parce que leurs dents annoncent des animaux
granivores , et qu'ils ne s'écartent jamais à plus
d'un demi-mille de leurs terriers . Leur robe est d'un
brun foncé , mais leur ventre est blanc . Leur queue est
de la forme de celle des écureuils gris , mais pas aussi
Jongue ( 1 ) . Leurs habitations ou villages s'étendent parfois
dans un espace de deux à trois milles en carré ( envis
ron une lieue ) . Ils doivent y pulluler prodigieusement
car on voit de dix en dix pas un terrier où vivent deux et
même un plus grand nombre de ces animaux. Lorsque
vous approchez de leurs retraites , vous êtes étourdis des
cris aigus de ces écureuils . Tous alors se retirent à l'en
trée de leurs terriers et épient les moindres mouvemens.
Pour les avoir , il faut les tuer roide ; car, tant qu'ils ont
un souffle de vie , ils continuent de creuser leurs terriers .
Au surplus , il est extrêmement dangereux de passer
dans leurs villages . Ils sont remplis de serpens à sonnettes
. Rien n'est plus singulier que de voir le wistonwishe
, le serpent , le caméléon et enfin la tortue de terre
se réfugier dans le même trou . Je ne prétends pas pour
cela que ces animaux habitent d'ordinaire ensemble ,
mais j'ai été témoin plus d'une fois du même fait . »
Cette bizarre association mériterait en effet d'être encore
attentivement observée . Peut- être est-ce la crainte
de l'homme qui faisait chercher le même asyle à des animaux
si différens.
Il serait injuste de laisser croire que M. Pike ne présente
que des détails , et ne se livre pas, quelquefois à
des observations qui prouvent que ce voyageur sait em+
brasser les objets sous un point de vue plus général , et ,
quand il le faut , se placer avec son lecteur dans une
(1 ) Il serait beaucoup mieux de dire : sans être aussi longue ; mais
' est le traducteur qui fait parler M. Pike,
FEVRIER 1812 . 35
sphère plus élevée . Voyons ses réflexions sur la Louisiane
occidentale.
"
Depuis le Missouri jusqu'à la source de la rivière
Osage , c'est-à-dire , dans une distance qui est à- peuprès
de cent lieues en ligne droite , la nature du pays.
semble appeler une population innombrable . Quant aux
districts situés entre cet espace et les rivières Kansès ,
la Plate et Arkansas , je crois qu'ils ne sont susceptibles de
nourrir qu'une population limitée . Si jamais ce pays est
civilisé , les habitans devront tourner tous leurs soins
vers la multiplication des bêtes à cornes , des chevaux ,
des moutons et des chèvres . Le sol y produit spontanément
de quoi nourrir ces animaux dans la plus grande
abondance. Ainsi , il n'y aurait presque pas de bornes à
l'accroissement des troupeaux ; mais dans l'état actuel ,
le bois ne suffirait pas pour plus de quinze ans , à une
population même médiocre . Il ne faudrait donc point
songer à s'en servir pour les constructions , ni pour les
manufactures. Les maisons y seraient bâties en briques....
La source de la Plate. est située dans la même chaîne des
hauteurs que l'Arkansas : elle est alimentée par cet immense
réservoir de neiges et d'eaux pluviales qui donne
naissance à la rivière rouge du Missouri . Les naturalistes.
ont entassé les hypothèses pour expliquer comment ik
existe un espace aussi immense dépourvu de forêts ,
entre les bassins du Missouri , du Mississipi et l'Océan
occidental . Je ne me flatte certainement point d'éclaircir
une difficulté que tant de savans recommandables ont
regardée comme insoluble . Cependant je crois devoir
exposer quelques données que m'a procurées un long
voyage dans ces déserts . Dans le pays immense dont je
parle , le sol est généralement sec , sabloneux ou rempli
de gravier ; ce n'est qu'aux approches des ruisseaux qu'on
trouve le terrain plus humide et planté de quelques arbres
maigres . J'en conclus que ce pays n'a jamais été couvert
de forêts. D'un côté , l'on y voit peu de ruisseaux et de
rivières de l'autre , les torrens qui le parcourent en
différentes directions , sont à sec pendant l'été ; ils ne
retiennent pas l'humidité suffisante pour favoriser la
végétation des grands arbres. Dans les pays couverts de
352 MERCURE DE FRANCE ,
forêts , la chute annuelle des feuilles , le détritus confinuel
des vieux troncs et des branches cassées par les
ouragans , produisent un terreau végétal , une sorte
d'engrais naturel qui conserve son humidité , parce que
le soleil n'y plonge point perpendiculairement ses rayons
et qu'ils pénètrent obliquement à travers le feuillage .
Mais ici , le sol est d'une affreuse stérilité : pendant plus
de huit mois de l'année , il est desséché et pour ainsi
dire torréfié par un soleil dévorant . Comment les racines
des grands arbres pourraient-elles y pomper les sucs
nécessaires à leur développement ? Ces vastes plaines
de l'hémisphère occidental pourront devenir , avec le
tems , des exemples d'aridité aussi célèbres que les déserts
de l'Afrique . J'ai vu , en divers endroits de ma route ,
des espaces de plusieurs lieues où les vents avaient
amoncelé des dunes de sable et leur avaient donné ces
formes bizarres qu'affectent pendant une tempête les
vagues de l'Océan . En un mot , il n'y croissait pas un
brin d'herbe . Cependant l'immensité de ces solitudes ne
sera pas sans importance pour les Etats-Unis . Elle resserrera
notre population dans des limites nécessaires , et
par suite maintiendra les liens de notre confédération .
Nos concitoyens , déjà trop disposés à s'écarter au loin
sur les frontières , à défricher sans cesse un nouveau sol ,
seront forcés , par une impérieuse nécessité , à ne point
dépasser vers l'ouest les bords du Missouri et du Mississipi
; ils renonceront à ce qu'on peut appeler la manie
des défrichemens , et abandonneront les prairies non sus--
ceptibles de culture aux hordes vagabondes des habitans
primitifs de ces régions sauvages . »
On s'approcherait peut-être plus de la vérité , en supposant
que ces vastes plaines , au lieu de devenir semblables
à celles de l'Afrique , perdraient leur aridité , si
l'homme y fixait sa demeure . Avec de l'industrie on tirerait
parti des torrens qui les parcourent en différentes
directions. D'ailleurs , il y a quelques rivières et des
ruisseaux , tandis que cette ressource manque aux déserts
africains . L'idée d'avoir , au lieà de remparts , un espace.
stérile et inhabité qui défend son pays d'une invasion ,
appartient aux Persans . Ils se croyent à l'abri quand ils
FEVRIER 1812 . -353
SEINE
ont dévasté le voisinage de leurs frontières . C'est se
donner d'avance et gratuitement le résultat que l'on craint.
Ce système suppose d'ailleurs que le peuple que l'on
redoute et dont on se sépare ainsi , n'a pas de moyens
de transport.
La religion chrétienne contribue , dans ce pays , à la
civilisation des peuples sauvages . Quelque fondés qu'é
taient les reproches adressés aux Espagnols lorsqu'ils
envahirent le Mexique , les prêtres païens étaient encore
plus cruels. On en peut juger par les remarques du
voyageur et les traditions historiques qu'il rapporte.
« La conversion au christianisme des Indiens actuels , ne
peut être que l'effet de la persuasion intime . C'est yolontairement
qu'ils changent leur état de sauvages contre
celui d'hommes civilisés . Les anciens Mexicains , au
contraire , courbés sous le joug des Espagnols , n'eurent
la faculté d'examiner , ni les dogmes qu'on leur présentait
, ni les lois nouvelles qu'on les contraignit d'accepter
. Il est vrai que les conquérans espagnols furent mer
veilleusement secondés par les circonstances dans lesquelles
ils trouvèrent le pays . Les ministres des divinités
mexicaines ne demandaient que du sang et des victimes .
Voulaient- ils engager les princes dans quelque expédition
guerrière ? ils disaient que les Dieux avaientfaim.
Sur la foi de cet oracle imposteur , on envahissait les
pays voisins , on surprenait des peuplades que l'on traî→
nait captives à Mexico . On ne peut lire sans horreur le
récit des abominables sacrifices qui se faisaient au Dieu
Vitziliguitzli . On entretenait sur le lieu de ces cérémonies
un immense charnier . Des crânes en formaient les
murailles et les décorations . Les degrés par lesquels on
montait au temple , étaient parsemés de têtes d'hommes .
Les murailles étaient revêtues de plusieurs rangées de
crânes . Au centre étaient des tours formées de chaux et
de têtes humaines. Autour du bâtiment soixante poteaux
présentaient d'autres têtes enfilées . Les Espagnols en
comptèrent , sur les murailles seulement , cent trente
mille , sans parler de celles qui étaient incrustées dans
les murs . »
Cette dégoûtante architecture nous paraitrait une ridi
Z
DEP
3507-9
DE
5 .
354
MERCURE DE FRANCE ,
cule exagération , si plusieurs monumens du même
genre , construits au milieu des nations policées , ne
nous la rendaient croyable . Qui n'est entré , sans une
pénible impression , dans la Chapelle des Morts , à Pavie ?
Elle est formée de deux voûtes opposées l'une à l'autre ,
et tapissées d'ossemens arrangés avec tant d'art que les
couleurs y sont combinées . C'est un ouvrage de mar→
queterie , d'un nouveau genre , à la vérité . Cà et là ,
mais cependant assez uniformément , sont dessinées des
figures bizarres . Sur le pavé , qui est d'os pareillement ,
on voit quelques pyramides de même matière . La hideuse
tête de mort n'a point été oubliée : des inscriptions tirées
de l'Ecriture -Sainte et analogues au lieu , sont sur les
portes. L'autel est encore d'ossemens. En comparant ce
monument situé sur un sol embelli de tout tems par les
arts , à celui de l'ancienne Mexico , l'on doit convenir
que celui -ci l'emporte sous tous les rapports . Le premier
était le résultat d'une religion mal entendue , ou
plutôt du fanatisme , et les ministres d'un culte aussi
barbare qu'absurde , avaient créé le second pour lequel ,
d'ailleurs , on égorgeait exprès des victimes (2) .
Au tableau révoltant de l'ancienne Mexico , nous
pourrions opposer celui de la Nouvelle , admirable par
sa position , par la beauté de ses édifices , par son luxe :
mais nous aimons mieux terminer cet article , déjà trop
long , par une description des jardins flottans dont est
couvert le lac de Tetzuco , sur lequel la ville est cons-
(2) Outre la Chapelle des Morts , il existe encore l'ossuaire de
Morat , et tout à côté un édifice carré rempli des ossemens des Bo
guignons . On lit sur les faces de ce bâtiment plusieurs inscripti
allemandes ou latines . Voici , je crois , la plus remarquable :
DEO OPT . MAX .
Caroli incliti etfortissimi
Burgundiæ Ducis exercitus
Muratum obsidens ab Helvetiis
Cesus , hoc suî monumentum
Reliquit
Anno 1476.
་ ་ 355
FEVRIER 1812 !
truite . « Lorsque les Mexicains furent défaits , en 1325 ,
par les nations voisines , et réduis à se retirer dans leurs
îles , le défaut de terres propres à la culture , leur donna
l'idée de faire des jardins mobiles et de les laisser flotter
sur les eaux du lac . Voici la construction de ces jardins
nommés chinampas . On prend des branches de saules ,
des racines de plantes aquatiques , ou d'autres matériaux
très-légers ; an les attache ensemble , de manière à former
une espèce de radeau . On pose sur ses fondemens
quelques-uns des joncs qui flottent sur la surface du lac ,
et l'on y met ensuite une couche de vase ou de terre
provenant du fond même du lac .
» La figure ordinaire des chinampas est quadrangulaire
leur longueur et leur largeur sont sujètes à varier ,
mais ils ne s'élèvent pas à plus d'un pied au-dessus de
l'eau. Ce furent les premières terres labourables que possédèrent
les Mexicains après la fondation de leur capitale
. Depuis cette époque , l'industrie a multiplié ces jardins
mobiles . On y cultive des fleurs et toutes sortes de
plantes potagères . Tous les jours , au lever du soleil ,
mais particulièrement le samedi , une foule de barques
chargées de fleurs ou d'herbages recueillis sur les chinampas
, arrivent par un canal au grand marché de
Mexico . Les plantes y prospèrent d'une manière surpre
nante. La vase qui compose le sol de ces jardins est trèsgrasse
, et n'a pas besoin d'être fertilisée par les pluies du
ciel . Il y a ordinairement au milieu des grands chinampas
un petit arbre et une cabane pour mettre le jardinier
à l'abri des inclémences de l'air. Lorsque le propriétaire
d'un chinampas veut changer de situation , soit par caprice
, soit pour s'éloigner d'un voisin incommode , il se
met dans un bateau , et conduit son petit domaine à la
remorque , dans un endroit qui lui semble plus conve
nable. La partie du lac où flottent les jardins , est un lieu
de rendez -vous pour les parties de plaisir : l'oeil et l'odorat
y sont flattés à-la-fois. »
Cette description est ajoutée par le traducteur dont
je n'ai plus le tems de parler. Peut-être se fâcherait-il si
on le priait de soigner un peu plus son style , et comme
Z
356 MERCURE DE FRANCE ,
les citations sur lesquelles cette prière est fondée , ne
l'apaiseraient point , nous nous abstiendrons de les
faire . M..
RUDIMENT DES PETITES ECOLES , ou Traité de l'instruction
primaire ; par M. F. MAZURE , inspecteur de l'Académie
d'Angers . Petit in-8º de 102 pages. Chez Four
nier Mame, libraire .
-
LES fonctions que M. Mazure exerce dans l'Université
Impériale , lui ont fait connaître combien il est pressant
de s'occuper des Ecoles primaires , et d'y introduire une
méthode uniforme . M. Mazure convient qu'il existe un
grand nombre de maîtres qui connaissent l'importance
de leurs devoirs , qui ayant conservé les bonnes traditions
donnent à leurs élèves de bons principes , et surtout
de bons exemples , et qui méritent ainsi la confiance
de l'Université ; mais il est obligé d'avouer en même
tems que plusieurs sont encore loin de les imiter . II
craint que l'Université ne soit , pendant quelque tems
dans l'impossibilité de former de nouveaux sujets et de
les donner aux communes qui en ont besoin . En attendant
que l'organisation des classes normales amène l'uniformité
dans l'enseignement et l'unité dans les principes
, il a pensé qu'il ne serait pas sans utilité de rédiger
pour les maîtres , et sur-tout pour les petites écoles
de campagne , un Traité de l'instruction primaire. Tel
est le but de son ouvrage . Après avoir parlé aux maîtres
des écoles primaires de la tenue et du régime des écoles ,
des punitions et des récompenses , de l'instruction religieuse
et morale , de la lecture et de l'écriture , de la
ponctuation et de l'orthographe , l'auteur expose les élémens
de la grammaire française et du calcul .
CLes conseils que M. Mazure adresse aux maîtres, dans
la première partie de son ouvrage , pour les guider dans
l'art de former l'esprit et le coeur de leurs élèves , prouvent
qu'il est rempli de zèle pour l'amélioration de l'instruction
publique , et qu'il s'est occupé de cet objet
sérieusement et avec fruit. Quoique ces conseils soient
FEVRIER 1812 . 357
renfermés dans l'espace de seize pages , ils embrassent
les points les plus 'essentiels de l'éducation . Que l'auteur
me permette cependant quelques observations .
Dans le premier chapitre , qui est intitulé : Tenue et
régime des écoles , l'auteur dit que toute dénonciation
doit être bannie des écoles. Cependant ne peut- il pas
arriver des cas où le sentiment de la justice , ainsi que la
franchise et la sincérité des écoliers conduisent naturellement
à la dénonciation ? Il faut la faire regarder comme
blamable , si elle n'est que l'habitude de rapporter la
moindre faute dans l'intention de la voir punie ; mais ne
faut-il pas l'approuver , si les élèves n'ont pour but que
de faire cesser les vexations de leurs camarades , ou si le
maître l'exige pour découvrir l'auteur de quelque désordre
? C'est ainsi que les meilleures règles ont leurs
exceptions .
M. Mazure aurait dû , à ce qu'il me semble , parler
de la nécessité de veiller à la propreté du corps , article
que les enfans de campagne négligent si souvent et qui
influe sur la moralité plus que l'on ne pense ordinaireihent.
M. Mazure prescrit , page 4 , aux maîtres d'être inexorables
contre les penchans vicieux , l'opiniâtreté , etc.
C'est fort bien , mais ce précepte exprimé si généralement
, peut- il être d'une grande utilité aux maîtres qui
ont besoin d'un guide dans la partie la plus difficile de
toute l'éducation ?
Au reste , tout ce que l'auteur dit de la manière d'enseigner
la religion , d'inspirer des sentimens religieux ,
du choix des lectures , de la lecture des livres saints ,
de la nécessité d'attaquer les erreurs populaires , des
préjugés d'irréligions qui sont descendus jusque dans
les ateliers et dans les campagnes , de l'habitude et de
l'amour du travail , etc. , mérite d'être lu et étudié attentivement
par les maîtres des écoles primaires .
Les élémens de la grammaire française et du calcul
qui suivent cette espèce d'instruction aux maîtres , dont
nous venons de rendre compte , atteignent le but que
l'auteur s'est proposé . Les définitions qu'il y donne ,
sont simples , claires et généralement exactes. M. Mazure358
MERCURE DE FRANCE ;
ne pouvait faire un choix plus judicieux que celui des
deux auteurs qu'il a pris pour guides ; savoir , M. Lhomond
dans ses élémens de grammaire , et M. de Lacroix
dans ses élémens de calcul. L'ordre et la précision qui
règnent dans leurs ouvrages leur ont mérité l'estime
universelle.
Je ne finirai point cet article sans témoigner le désir
que cet ouvrage se trouve bientôt entre les mains des
maîtres auxquels il est destiné , et que l'auteur s'efforce
de lui donner , dans la suite , toute la perfection dont il
est susceptible .
K.
MONTFORT ET ROSENBERG.
ANCIENNE CHRONIQUE .
BODY
( SUITE . )
Le comte eut un instant l'idée d'envoyer ses deux filles
à son ami ; c'était ce qu'Ursule , sa nouvelle épouse ,
redoutait le plus . Elle craignait l'empire de cette ancienne
amitié et la clairvoyance d'un homme qui n'était pas prévenu
. Le comte avait écrit à Everard pour l'informer de
son second mariage et de la naissance de son fils ; it
n'avait pas encore reçu de réponse , et en avait conclu
que le baron le blâmait . Ursule lui fit envisager ce blâme
et ce silence comme une offense impardonnable , et dont il
devait se venger en rompant tout projet d'alliance avec un
homme qui osait manquer au comte de Montfort et à sa
noble dame. En conséquence , Blanche fut appelée dans le
cabinet de son père ; il lui fut ordonné d'ôter de son doigt
son anneau de fiançailles , et de le renvoyer à Loredan
avec ces mots dictés par le comte Blanche de Montfort ,
par sa seule volonté et avec l'aveu de son père , ne sera
jamais l'épouse de Lorédan de Rosenberg. Elle lui renvoie
l'anneau qui porte son nom , et lui redemande son portrait.
Blanche obéit à l'instant ; mais pourquoi sa main tremblat
-elle en traçant ces lignes ? Pourquoi ses yeux se remplirent-
ils de larmes en ôtant cet anneau ? Ce matin même
elle avait repoussé vivement l'idée que sa soeur lui présentait
d'aller se refugier à Rosenberg auprès de son futur
heau-père. Je n'épouserai pas l'affreux petit imbécile ,
disait Clara en riant , mais je serai protégée à cause de toi ,
FEVRIER 1812. 359
comme la soeur de sa belle-fille , et nous serons bien plus
heureuses là qu'avec notre marâtre.
Non , non , Clara , avait répondu Blanche avec fierté .
Non , je n'irai pas m'offrir à celui qui me dédaigne , et qui
n'a pas voulu voir seulement celle qu'on lui destine pour
épouse. Je ne le verrai jamais , je lui voue haine pour
haine , mépris pour mépris . Cependant elle gardait en
core cet anneau auquel elle était accoutumée dès sa naissance
; et quand son père lui ordonna de le renvoyer , son
coeur se serra comme si on lui ôtait son bien le plus précieux.
Elle se rappela le beau portrait qu'Urbain lui avait
fait de Lorédan ; elle soupira de l'idée qu'elle ne le verrait
jamais ; et lorsqu'elle eut quitté son père , qu'elle vit le
fatal paquet prêt à partir pour Rosenberg , porté par ce
même écuyer , elle lui fit encore répéter tout ce qu'il lui
avait dit si souvent du beau et vaillant chevalier , et aurait.
donné tout au monde pour le suivre . Elle rentra fort triste
auprès de sa soeur , et lui confia ce qui venait de se passer
entre elle et son père ; mais elle lui cacha ses regrets , dont
sa fierté ne lui permettait pas de convenir. Clara , naturellement
gaie et railleuse , les devina , vit les traces de ses
larmes , et la plaisanta sur ce qu'elle nommait sa déli»
vrance ; mais bientôt elle partagea sa tristesse . Le comte
leur déclara , à toutes les deux , qu'elles étaient destinées à
être religieuses . « C'est le seul parti , leur dit-il , pour les
» soeurs du comte de Montfort ; elles doivent s'estimer
» heureuses d'augmenter la fortune de l'héritier de leur
nom ; je sais que vous détestez cet enfant , ce noble soutien
de ma famille . Il faut donc , à-la-fois , vous éloigner
de lui , et vous faire concourir à la gloire de votre
» maison ; ainsi tenez-vous prêtes à partir demain . Malgré
» vos torts envers ma généreuse Ursule , elle veut bien vous
conduire elle -même au monastère de Sainte- Claire , out
sa tante est abbesse , et vous recommander à ses soins .
» C'est à vous à mériter tant de bonté par votre soumission.
" Il sortit , et laissa ses malheureuses filles au désespoir.
Si seulement Ulrich eût encore été leur protecteur!
mais depuis quelque tems elles avaient en la douleur de le
voir s'attacher au service de la comtesse ; il volait au
moindre de ses ordres , il amusait l'enfant pendant qu'elle
se promenait avec le gouverneur. Plus d'une fois il avait
fait rentrer durement Clara et Blanche dans leur tour ; il
avait pris parti contre elles lorsqu'on les grondait ; elles
n'osaient plus se confier à son amitié , et ce n'était pas la
360 MERCURE DE FRANCE ,
*
plus légère de leurs peines . Après une nuit passée dans les
farmes , on vint les avertir que tout était prêt pour leur dé
part et que leurs parens les attendaient dans la grande
salle . Elles y arrivèrent en tremblant , mais décidées à faire
un dernier effort pour attendrir leur père . En entrant , elles
se jettent à ses pieds . Leurs sanglots coupent leur voix ;
mais leurs visages inondés de pleurs , leurs innocentes
mains jointes , leurs beaux yeux élevés sur lui , avaient un
langage bien plus éloquent . Un retour de tendresse paternelle
se fait jour dans le coeur du comte ; il ouvre ses bras ...
Ursule attentive y place son fils , et saisit cet instant pour
le prier de veiller en son absence sur le jeune comte de
Montfort. Elle avait , sous quelque prétexte , envoyé la
veille à Werneck le chevalier Theobald , afin qu'il ne vît
pas les jeunes comtesses au moment du départ . Déjà les
palefrois enharnachés sont dans la cour et frappent du pied ;
en vain les pauvres jeunes infortunées veulent encore s'ap
procher de leur père , et lui demander au moins sa bénédiction
. Tout occupé de son fils , il lui faisait voir les belles
armes de Montfort au champ d'argent , avec le goufanon (2)
de gueules qui décorait la tapisserie de la grande salle , et
dont les brillantes couleurs plaisaient aux yeux du petit
garçon et l'illustre enfant , et les illustres armoiries , occupaient
tellement le comte , qu'il ne fit plus nulle attention
à ses filles . Ursule pressait le départ et ses tristes victimes
allaient la suivre , lorsqu'Ulrich ouvrant brusquement la
porte de la salle , entre avec l'effroi peint sur tous ses traits .
Le château de Werneck est en feu ! s'écria-t-il . Il ouvre
une grande croisée de laquelle on voyait à une ou deux
lieues l'antique masure perchée sur un rocher . Une épaisse
fumée qui l'entourait ne confirmait que trop le rapport du
domestique. Le comte apprit ce malheur avec assez d'indifférence
; c'était une propriété à -peu-près sans valeur , et
depuis la mort du père d'Ursule il était inhabité ; mais la
comtesse y avait envoyé son cher Théobald , et Théobald
était tout pour elle . Désespérée , elle jetait les hauts cris ,
el sans écouter aucune représentation , elle voulut à l'instant
partir pour Werneck , et conduire elle- même les
(2) Terme de blason, Le gonfanon est une bannière dont les trois
bouts pendans retombent sur l'écu en demi - cercle . Voyez l'Encyclogédie
, au mot Gonfanon , et l'Histoire des chevaliers de Malte , par
Vectat , vol . VII , sur les armoiries des Montfort et des Rosenberg
1
FEVRIER 1812." 361
secours qu'on y envoyait. On fit sonner le beffroi de la
grande tour pour avertir les vassaux . Blanche et Clara ,
qui prenaient peu d'intérêt à la vieille masure , espéraient que
cet incident retarderait leur départ , et qu'elles profiteraient
du moment où elles seraient seules avec leur père ; mais
la comtesse qui allait chercher le beau gouverneur de son
fils pour le ramener à Montfort , n'avait garde d'y laisser
ses deux belles -filles . Ulrich , dit -elle au vieux domestique,
vous savez où est le couvent de Sainte- Claire , dont ma
tante est abbesse ? Je ne sais que cela , Mme la comtesse
c'est derrière cette montagne au pied de ce grand rocher .
Ah ! que c'est une digne dame , que Mme l'abbesse de
Werneck , et que mes jeunes maîtresses vont être heureuses
avec elle ! Eh bien ! Ulrich , vous allez les y conduire
à ma place ; vous raconterez à ma tante l'affreux
malheur qui me retient ici ; vous lui remettrez cette bourse
pour la pension d'une année , et vous lui direz ..... elle
acheva son instruction à voix basse . Ulrich lui répondit
respectueusement que tous ses ordres seraient suivis ; il
plaça lui - même , avec rudesse , les jeunes filles sur leurs
destriers , et partit avec elles . Ursule débarrassée d'une
partie de ses inquiétudes s'occupa de l'autre . A la tête
des domestiques et des vassaux , elle partit pour Werneck ,
laissant au comte le soin de garder le précieux enfant .
-
----
Les deux jeunes victimes suivaient tristement leur guide,
et gémissaient tout bas de n'oser lui confier leurs peines
et de ne plus voir en lui que le vil agent de leur cruelle
marâtre ; lorsque s'arrêtant tout-à- coup à un détour du
chemin , il leur demanda si elles n'auraient pas envie de
voir leur bonne Lisbeth encore une fois . Au seul nom de
Lisbeth l'espoir rentra dans leur coeur ; un perfide n'eût pas
osé prononcer ce nom.- Ma bonne nourice ! s'écria Clara :
que dirait- elle si elle nous voyait conduire au couvent par
ce même Ulrich auquel elle nous avait tant recommandées?
Lisbeth ne jugerait pas Ulrich sur les apparences , dit le
vieillard en secouant la tête ; elle dirait qu'il est un honnête-
homme , un fidèle serviteur , O mes bonnes , mes
chères jeunes maîtresses ! vous que j'ai vu naître , vous
les seuls enfans de mon maître , et les dignes filles de celle
que je pleurerai toute ma vie , avez-vous pu croire qu'Ulrich
trahirait sa mémoire pour servir la femme vicieuse
qui l'a remplacée ? Elle vous a enlevé le coeur de votre
père ; celui du vieux Ulrich vous reste en entier ; mais je
ne pouvais vous servir efficacement qu'en feignant d'être
361 MERCURE DE FRANCE ,
ce que je ne serai jamais , le vil confident de cette Ursule
à qui je ne veux pas donner le noble nom que portait la
meilleure des femmes , et qu'elle déshonore . Des circonstances
dont je ne veux pas instruire votre innocence ,
m'ont appris un secret qu'elle a le plus grand intérêt à
cacher ; elle a tout employé pour me gagner , je lui ai persuadé
qu'elle y avait réussi , et sa confiance en moi est
entière ; cependant elle voulait absolument vous conduire
elle-même au couvent et vous remettre à sa tante, aussi
méchante qu'elle . J'ai vu le moment où je ne pourrais
plus vous sanver ; il n'y avait qu'un moyen et je l'ai pris .
Cette nuit j'ai mis moi-même le feu à une chaumière
abandonnée , située au pied du château de Werneck ; une
grande quantité de paille mouillée a produit la terrible
fumée que vous avez vue . J'étais sûr qu'à la moindre idée
du danger de Théobald , elle courrait à Werneck , et vous
remettrait entre mes mains . A présent , disposez de moi
et décidez de votre sort . Voulez-vous que je vous mène à
Rosenberg ? la route est longue , mais nous y arriverons
cependant. Préférez-vous d'aller chez Lisbeth ? la route est
périlleuse , mais nous en viendrons à bout. Ordonnez , je
vous conduirai où vous voudrez .
d'en-
Blanche aurait volontiers dit à Rosenberg ; mais Lorédan
devait avoir reçu la lettre et l'anneau ; elle allait le trouver
irrité , et sa fierté se révolta à l'idée de s'offrir de nouveau
elle - même , et de paraître en suppliante dans un lieu où
elle auraît dû être maîtresse. D'ailleurs la vive , l'ingénue
Clara , était déjà décidée en faveur de Lisbeth ; elle jouissait
encore auprès de sa soeur aînée de ses priviléges
fant gâté , et Blanche respectait toutes ses fantaisies .
Allons donc chez Lisbeth , dit - elle en soupirant , mais non
pas sous le nom et le costume de comtesse de Montfort , il
y aurait trop de danger . Procurez-nous des habits de
paysannes , et amenez-nous comme ses nièces . Elle a unè
soeur mariée à Augsbourg , nous serons ses filles et vous
notre père . Ulrich consentit à tout , et employa , sans
scrupule , à acheter des habits , une portion de la somme
qu'on lui avait remise pour payer au couvent l'entrée des
jeunes pensionnaires . L'instruction d'Ursule était un ordre
å Ulrich de ne revenir à Montfort que lorsqu'elle le rappellerait
, et elle avait prié sa tante de le garder au couvent
comme concierge . Elle y gagnait d'éloigner du comte ce
vieux domestique dont la présence seule lui rappelait sa
première épouse et ses filles , et sur-tout un homme ins
FEVRIER 1812 . 363
truit de sa conduite . Elle croyait , il est vrai , l'avoir gagné ;
mais d'un moment à l'autre il pouvait avoir des remords ,
et découvrir à son maître ce qu'elle avait un si grand intérêt
à lui cacher . Cet ordre donnait donc au bon Ulrich le
tems de mettre en sûreté ses bonnes jeunes maîtresses
avant qu'on s'informât de ce qu'elles étaient devenues .
Ursule devait dire à son mari que son vieux serviteur avait
voulu rester près de ses filles ; il en aurait été content.
Subjugué complétement , mais quelquefois honteux de
Fêtre , il aimait mieux que ceux qui avaient vu jadis le
fier , le despotique comte de Montfort , ne vissent pas ce
qu'il était devenu actuellement , l'esclave des volontés
Ursule. f
T
3446
Blanche et Clara , sous les modestes noms d'Agathe et
de Maria Herman ( c'était celui qu'Ulrich avait pris ) .
arrivèrent sous l'humble toit de Lisbeth , et y furent reçues
avec des transports de joie et une tendresse maternelle ,
qui ne laissait aucun doute sur leur relation . Lisbeth dit ,
à qui voulut l'entendre , que sa soeur étant morte , son
beau-frère lui avait amené ses filles . On la félicita sur leur
beauté , sur leur air de bonne éducation ; elle en fut aussi
flattée que si vraiment elles eussent été ses nièces , et les
rendit aussi heureuses que sa sitnation le lui permettait .
Elles avaient quelques bijoux de leur mère , qu'Ulrich
vendit pour leur entretien en y joignant l'argent qu'il avait
reçu pour elles ; ses petites épargnes et la chirurgie qu'il
exerça avec succès , suffirent au sien . Il resta chez sa bellesoeur
prétendue , et soigna ses filles avec une déférence
qui pouvait être suspecte , mais qui fut mise sur le compte
de la tendresse paternelle , justifiée par le mérite des
jeunes personnes . A présent que nous les laissons heureuses
of tranquilles , nous allons revenir au château de
Rosenberg.
Les jeunes barons étaient rentrés chez eux couverts de
gloire leur père le vaillant Everard n'avait pu résister au
désir d'être témoin de leur valeur et de leurs premiers faits
d'armes . C'est de sa main qu'ils furent armés chevaliers
devant l'empereur Frédéric , qui leur donna Faccolade .
Godefroi n'avait pas encore l'âge requis , mais il demanda
de subir toutes les épreuves ; et vainqueur dans plusieurs
joutes et tournois , il obtint une dispense d'âge , et il fut
armé chevalier en même tems que son frère . Sur leurs écus
se voyaient d'un côté les nobles armes de Rosenberg , la rose
rouge boutonnée d'or au champ d'argent : de l'autre , Pem364
MERCURE DE FRANCE ;
blême et la devise qu'ils avaient adoptées , deux jeunes ai
glons s'élevant ensemble dans les aírs et suivant la même
direction ; avec cette légende toujours ensemble à la
gloire. Ils firent la campagne contre Amurath II , et s'y
distinguèrent. Leur père ne les quitta point et leur donnait
l'exemple de la valeur , comme de toutes les autres vertus .
Ce fut pendant cette guerre que le comte de Montfort épousa
Ursule de Werneck , et communiqua à son ami en même
tems son mariage et la naissance d'un fils au bout de sept
mois . Everard ne reçut point ce message , et la baronne
qui n'aimait pas les Montfort oublia de lui en parler à son
retour ; mais le baron n'avait pas oublié son ami et sa promesse
. Lorédan avait vingt et un ans , c'était le moment de
songer à perpétuer la noble race des Rosenberg , et Everard
pensait à lui proposer un voyage à Montfort , lorsque,
l'écuyer Urbain arriva chargé de l'anneau et du billet de
Blanche. Everard fut confondu ; la baronne triomphait et
disait à son époux : J'ai toujours pensé , monseigneur
de Rosenberg , que ce fier comte de Montfort ne méritait
pas votre amitié. n A la vie et à la mort, répétait tristement
Everard en contemplant son bouclier appendu dans
la salle , et sur lequel il avait fait graver cette devise autour
du chiffre de Godefroi et du sien , en partant pour la Terre-
Sainte . Que peut-il lui être arrivé ? ... Peut-être a -t - il découvert
ma tromperie au sujet de Godefroi , mais on s'explique
, on s'écrit ..... La baronne rougit ; elle avoua qu'il
était venu une lettre pendant son absence ; elle la tira de
sa cassette toute scellée en réquérant son pardon . Ce fut
alors seulement qu'Everard apprit le mariage du comte et
la naissance de son héritier . Elle rendait inutile l'adoption.
de Godefroi , et donna plus de regrets au baron sur la rupture
du mariage de son fils aîné et de Blanche . Celui de
son fils cadet et de Clara aurait rempli tous ses voeux. II
fut d'ailleurs peu satisfait de la lettre du comte . Il se répendait
en éloges sur sa nouvelle épouse , ne songeait plus
du tout à sa douce et belle Clara ; ne parlait que de ce fils
si long-tems désiré , et pas un mot de ses filles ; pas une
phrase non plus qui rappelât leur liaison . C'était le comte
de Montfort communiquant son mariage au baron de Rosenberg,
ce n'était plus Godefroi écriyant à Everard.
Pendant qu'il méditait avec tristesse sur un pareil changement
, ses fils s'étaient emparés de l'écuyer , et l'avaient :
conduit dans leur chambre , oùils lui faisaient mille questions
sur le comte et ses filles , Lorédan éprouvait quelque chose.
FEVRIER 1812 . 365
d'inconcevable ; son engagement avec Blanche lui avait paru
odieux , insupportable , il voulait le tenir par obéissance
pour son père ; mais il en reculait autant qu'il pouvait lė
moment , et il en frémissait d'avance . A présent qu'il est
rompu et qu'on lui rend sa liberté , ainsi que Blanche , il
sent plutôt du dépit que de la joie . Il froisse entre ses mains
le billet , il rit , mais c'est avec amertume . Il a amené
l'écuyer du comte dans sa chambre , pour lui dire combien
il se trouve heureux d'être libéré de cet engagement , et il
lui demande d'une voix altérée , si c'est Blanche qui a voulu
le rompre. L'honnête Urbain lui répond que sûrement
c'est elle , puisque cent fois il lui a entendu dire que jamais
elle ne serait son épouse . Elle n'a fait que me prévenir ,
dit le jeune homme en jetant avec dédain son médaillon
sur la table ; depuis long-tems ce beau portrait me pèse et
m'ennuie . Urbain le prend et sourit en secouant la tête .
Lui ressemble-t-elle ? continua Lorédan d'un ton railleur ,
en ce cas elle doit être fort jolie , et je comprends qu'elle
soit très-difficile .
La comtesse Blanche est bien plus que jolie , répondit
Urbain en se redressant , elle est d'une beauté frappante ;
sa taille haute et déliée lui donne l'air d'une nymphe , ses
beaux cheveux blonds descendent en boucles ondoyantes
presque jusqu'à ses pieds , ou couronnent en diadême son
front plein de noblesse , et ses grands yeux bleus , qui annoncent
à-la-fois fierté et douceur . Son nez est aquilin ; ses
lèvres purpurines , légèrement entr'ouvertes , laissent voir
deux rangs de dents semblables à des perles ; son teint
éblouissant de blancheur donne l'idée d'un bouquet de lis
et de roses . Son bras et sa main sont parfaits .
Lorédan écoutait en silence , et chaque trait du portrait
de Blanche se gravait dans son coeur . Godefroi rfait aux
éclats . Tu peins à merveille , Urbain , lui dit- il , et tom
imagination est vraiment brillante , tu veux donner des
regrets à mon frère . A présent , fais moi aussi , je te prie ,
le portrait de ma Clara , afin que je me pende à mon tour.
Urbain tombait des nues et regardait avec étonnement
le beau jeune chevalier qui lui parlait , que jusqu'alors il
avait pris pour un ami de Lorédan . Pourquoi me regardes-
tu avec cet air effaré , bon écuyer ! - Votrefrère !
votre Clara! s'écria Urbain , quoi donc ! serait- il possible ,
puis-je croire , seriez -vous ? Qui ? Ce malheureux
enfant , ce Godefroi que je vins chercher ici , et qui était ,
me dit-on , si disgracié de la nature ? Tu le vois , répondit
-
1
366 MERCURE DE FRANCE ,
Godefroi en déployant sa charmante figure . Siimbécillé ,
-Tu l'entends . - Dieu ! c'est inconcevable ! que vous
est-il donc arrivé ? De prendre quelques années de plus ,
et de rester d'ailleurs ce que j'étais . Allons , remets-toi ,
et fais-moi le portrait de Clara. Urbain avait des prétentions
à l'esprit , à l'éloquence . Il était à la fois charmé de rendre
justice à ses belles maîtresses , et de déployer ses talens
oratoires . Il fit donc le portrait de la jolie , de la séduisante
Clara , d'après nature , mais dans son style ampoulé .
Ses yeux noirs et pleins de feu lançaient les traits de
l'amour ; ses formes étaient celles de Vénus , ses mouvemens
ceux des trois Grâces , son sourire celui d'Hébé ' ;
enfin il peignit si bien , et jura si fort que la vérité guidait
son pinceau , que Godefroi , à son tour , devint aussi
rêveur que Loredan .
27
-
Urbain voyant qu'on l'écoutait , et qu'il faisait effet ,
continua à parler de ses maîtresses ; de leur figure , il passa
à leur malheur depuis le fatal mariage de leur père , et
c'est- là qu'il put déployer toute son éloquence . Jamais
orateur n'eut plus de succès . Il attendrit ses deux auditeurs
jusqu'aux larmes , et les enflamma jusqu'à l'enthous
siasme. Avant qu'il eût fini son récit , les deux frères
avaient juré sur leurs épées d'être les défenseurs et les
vengeurs de ces deux beautés opprimées. « Je mettrai le
feu aux quatre coins du château de Montfort , disait
Loredan ; j'y jetterai l'indigne. Ursule et son Théobald ,
peut-être même le comte , et j'enlèverai Blanche. Et
» moi , Clara , dit Godefroi avec impétuosité , je ne te
quitte pas . Toujours ensemble à la gloire. n — Qu'attendons
-nous , partons . Il y a apparence , dit Urbain , que
les jeunes comtesses ne sont plus à Montfort ; vous ne me
laissez pas finir mon récit . Les barbares , reprit-il en déclamant
, voulaient leur ôter à jamais la liberté , et forcer ces
malheureuses victimes à se faire religieuses. On parlait de
les conduire dans un monastère lorsque je suis parti , et
sans doute... Eh bien ! interrompit Lorédan , c'est au
monastère que nous mettrons le feu. A tout prix nous
voulons les sauver , elles nous étaient destinées ; c'est pos
épouses que nous allons défendre .
→.
La tête des jeunes héros était exaltée . Plus l'entreprise
était romanesque et difficile , plus elle plaisait à leur cou
rage . La crainte de rencontrer des obstacles dans la volonté
de leurs parens , leur fit prendre la résolution de s'échapper
sans les consulter. Mon père nous pardonnera dit 2
FEVRIER 1812 . 867
Lorédan, quand nous lui ramènerons les filles de son ami ,
et qu'elles deviendront les siennes . Ils gagnèrent Urbain
à force d'or , et sur-tout en promettant de rendre ses jeunes
maîtresses les plus heureuses baronnes de la chrétienté . Quel
ques jours après il eut une audience de congé très -sèche du
baron. Il repartit tout de suite , et , comme ils en étaient
convenus , il attendit les deux frères dans un bois voisin ,
et le lendemain , à l'aube du jour , tous trois étaient déjà
bien loin du château de Rosenberg. Un billet des jeunes
gens , laissé sur leur table , avertissait leurs parens que
suivant leur serment de chevalier , ils allaient à une noble
entreprise où leur secours était requis et le secret demandé,
et qu'on ne les reverrait qu'après qu'ils en seraient venus à
chef. Ils se recommandaient aux bons voeux de leur père ,
aux prières de leur mère , promettant de marcher toujours
ensemble à la gloire. T
Les parens de ce tems -là ne disaient mot quand le mot
de gloire était prononcé , ils étaient toujours prêts à leur
céder leurs fils . Everard ne regretta que de ne pas être de
la partie . La baronne , faible comme le sont toujours les
mères , versa des larmes , s'enferma dans son oratoire , et
dit bien des orémus pour son cher Godefroi. Ni l'un , ni
l'autre ne se doutèrent que les jeunes comtesses de Montfort
fussent pour quelque chose là dedans , et en attendant
le retour de leurs fils , ils s'occupèrent à leur choisir des
épouses dignes d'eux dans les châteaux d'alentour.
Pendant ce tems -là , les deux frères chevauchaient des
vers Montfort , et continuaient à faire parler l'écuyer qui ,
loin de se démentir sur les charmes de ses maîtresses ,
allait toujours crescendo sur leurs perfections . C'est la mas
nière des conteurs quand on les écoute ; à force de vou→
loir exciter l'intérêt , ils finissent par perdre toute mesure .
Au reste , il était difficile d'exagérer ici ; les jeunes comtesses
étaient vraiment aussi charmantes que deux jeunes
filles puissent l'être ; mais à la fin de la journée ce n'était
plus des mortelles , c'étaient des divinités qu'on ne pouvait
contempler sans en être consumé . Les deux jeunes cheva
liers brûlaient déjà avant même de les avoir vues , et Urbain
commença à s'effrayer lui-même de l'incendie qu'il avait
allumé il réfléchit qu'il amenait à Montfort deux jeunes
lions déchaînés qui voudraient mettre tout à feu et à sang ;
il chercha donc peu-à-peu à les calmer en ôlant par- ci ,
par-là , quelques charmes aux deux beautés , en mettant
quelques si , quelques mais..... On ne l'écoutait plus ; ni
:
368 MERCURE DE FRANCE ,
l'un , ni l'autre , ne voulaient rien rabattre de son premier
dire , et de leur adoration ; elle allait , au contraire , toujours
croissant , et dès le troisième jour ils arrêtèrent tous les
chevaliers qu'ils rencontraient pour les forcer de convenir
que personne n'égalait en beauté Blanche et Clara de
Montfort , et pour rompre une lance en leur honneur . Jeunes,
agiles , vigoureux , et dans cet état d'exaltation qui double
le courage , ils triomphèrent dans plusieurs joûtes . Mais
les forces de Godefroi , à peine âgé de dix-huit ans ,
taient pas égales à sa valeur : le huitième jour de leur
voyage , un chevalier fort et puissant , aussi vain que lui
des charmes de sa belle , et les connaissant mieux , l'étendit
à ses pieds. Les blessures dans ces sortes de rencontres ne
sont jamais bien dangereuses ; mais le jeune chevalier s'étant
donné une entorse en tombant , prétendit qu'il souffrait
trop pour convenir de rien envers son adversaire .
Sauvant ainsi l'honneur de Clara , il remonta avec grand
peine sur son coursier à l'aide de son frère et d'Urbain , en
priant ce dernier , pour le consoler de son malheur , de lui
dépeindre encore les charmes de celle pour qui il venait
de combattre . En arrivant dans un village , Godefroi souf
frait au point qu'on fut obligé de s'arrêter dans une mauvaise
auberge. Lorédan gémissait de ce retard le blessé
lui promettait de partir le lendemain . Mais Urbain qui
prévoyait que ce serait l'affaire de plusieurs jours , ne perdit
point la tête et proposa aux deux frères de le laisser
seul continuer sa route , pour aller prendre des informations
à Montfort , et revenir leur dire si les jeunes comtesses
Ꭹ . étaient encore . Peut-être même , ajouta-t-il , je
pourrai les voir et les prévenir sur l'arrivée des défenseurs
que le ciel leur envoie ; d'accord avec elles , tout sera bien
plus facile . Ils en convinrent , et ce motif les décida à
laisser aller l'écuyer en avant . Pour dire le vrai , le bon
Urbain n'était pas fâché d'arriver seul chez son maître , sans
avoir à répondre de la suite qu'il y amenait , et qui lui aurait
peut-être fait maudire plus d'une fois son éloquence . Il
partit donc , et son cheval galoppait déjà que Lòrédan lui
criait encore de revenir bientôt , et de ne pas oublier de
remettre à Blanche en mains propres une lettre passionnéo
qu'il lui avait écrite pendant que le cheval d'Urbain mangeait
l'avoine. Il rentra auprès de son jeune frère couché sur un
mauvais grabat , et l'exhorta à la patience dont lui -même
était incapable . Godefroi , en faisant la grimace et frottant sa
jambe , parle encore du lendemain , puis de Clara avec un
:
FEVRIER 1812.
369
SEINE
peu moins de transports qu'à l'ordinaire ; il osa même arti
culer quelques légers doutes sur la beauté transcendante
des comtesses de Montfort , ce dont le preux Lorédan fut trèsscandalisé
. Le lendemain arrive , et le pied et la jambe
sont enflés à ne pouvoir se soutenir ; chaque douleur tart
un charme à Clara , et faisait souffrir Lorédan presquautant
que le patient. Ils s'informèrent s'il n'y avait pas de
chirurgien dans le village. Non pas dans le village lear
dit-on , mais dans la montagne un très-habile qui ait des
cures merveilleuses . Un enfant de l'hôte est dépêché pour .
aller le chercher, et pendant ce tems-là , pour distrarre tell
malade , l'hôte , presqu'aussi bavard et bon peintre qu
bain , leur conta toute l'histoire de ce chirurgien établi
long- tems à Augsbourg où il guérissait toute la ville : mais ,
disait- il , sa femme étant morte et lui ayant laissé deux
filles charmantes , il les a amenées chez sa belle- soeur , qui
habite dans la montagne voisine , et il y reste avec elles . Puis
il ajoutait qu'il n'était bruit dans tout le pays que de la beauté
de ces filles ; que lui-même grand connaisseur avait été les
voir sur tout ce qu'il en entendait dire , et qu'il pouvait
assurer les jeunes chevaliers que l'on n'en disait assez ;
dans toute l'Allemagne il n'existait pas deux plus
pas
belles personnes qu'Agathe et Marie Herman . Il fit leur
portrait à sa manière , qui n'était pas si fleurie que cel
d'Urbain , mais qui avait bien son mérite ; chaque charme
était nommé , détaillé , et accompagné d'un jurement qui
lui donnait au moins autant de force les belles comparaisons
de l'écuyer.
que
Un auditeur de sang froid , malgré la différence des pinceaux
, aurait sans doute trouvé de grands rapports dans
les portraits ; mais comment s'imaginer qu'il peut y en
avoir le moindre entre Agathe et Marie , filles d'un chirurgien
d'Augsbourg ,, et les filles du comte de Montfort ?
Loredan , en vrai chevalier , fidèle à sa première impression
, écoutait à peine , et sortait à chaque instant pour
voir si le chirurgien n'arrivait pas . Godefroi , au contraire ,
écoutait de toutes ses oreilles , et ne sentait plus son mal
quand l'hôte lui contait comme Agathe était une grande
belle fille , fraîche comme une rose à cent feuilles , et la
petite Marie un petit bouton de quinze ans à croquer , vive,
futine , agaçante , et qui ferait damner un saint . De plus ,
sages , bien élevées , polies et accortes . Godefroi écoutait
encore quand Ulrich , le chirurgien d'Augsbourg , et à
présent des montagnes , arriva conduit par Lorédan qui
A a
LA
30 MERCURE DE FRANCE ,
était allé à sa rencontre . Godefroi lui montra sa jambe en
toute confiance ; le père de si charmantes filles ne pouvait
être un ignorant . Vous avez , dit-on , deux, filles adorables ,
M. Herman , disait le malade . Que pensez -vous de cette
jambe ? demandait Lorédan . Ne viennent-elles jamais dans
ce village ? continuait Godefroi . Croyez-vous que ceci serà
long ? ajoutait Lorédan . Je commence à le craindre ,
'dit le malade , mais avec les bons soins de M. Herman
j'en guérirai , et s'il voulait me prendre chez lui.... je suis
sûr que..... Très-bien pensé , mon frère , interrompit
Lorédan. Tranquille sur toi , j'irai seul à Montfort .
Ulrich , qui examinait la jambe malade avec attention ,
leva la tête , regarda le jeune homme , et répéta le nom de
Montfort avec intérêt.
Connaissez - vous le comte de Montfort ? lui demanda
Lorédan .
~ Non , seigneur , pas personnellement , répondit Ulrich en
regardant de nouveau la jambe .
Vous en avez donc entendu parler ?
1 Souvent , et de ses deux filles aussi .
Que disait- on de ses deux filles ?
Qu'elles sont aussi belles , aussi intéressantes que malheureuses
depuis que le comte s'est remarié à la plus indigne
des femmes .
Par le ciel elles ne seront pas long -tems malheureuses ,
s'écria Lorédan . J'en jure sur mon serment de chevalier ,
sur mon épée , sur mon bouclier . Ce bouclier était dans
un coin de la chambre , Ulrich jeta les yeux de ce côté , et
reconnut bientôt la rose de gueules boutonnée d'or qu'il
avait vue si souvent sur les sceaux des lettres du baron, et
dont son maître lui avait quelquefois parlé . Il ne douta
pás que ces deux jeunes gens ne fussent les fils du baron
de Rosenberg , et voyant là le doigt de la Providence , il
résolut de la laisser agir et de se taire .. Il assura que la
blessure et l'entorse n'étaient pas dangereuses , mais exigeaient
quelque tems de repos ; et à la prière instante dit
Jeune blessé et de son frère , il consentit à le prendre avec.
lui pour le soigner et le guérir . Godefroi demanda à y être
conduit le jour même ; loredan l'approuva , il pressa le
départ . Un brancard fut préparé , on y plaça le blessé impatient
de voir les deux belles montagnardes. Lorédan
T'escortait à cheval , impatient de partir pour délivrer
Blanche ; l'honnête Herman à pied , impatient de consulter
Lisbeth sur ce singulier incident.
FEVRIER 1812 371
>
Ils arrivèrent au joli châlet de Lisbeth , et toutes les
impatiences furent satisfaites ; Agathe et Marie s'empressèrent
auprès de leur père et des hôtes qu'il leur amenait
qui les trouvèrent au- dessus de leur réputation . Lorédan
même , qui dans le grand costume de chevalerie ne se
serait pas permis une distraction , fut forcé de convenir
qu'il voudrait que Blanche ressemblat à la belle Agathe ;
mais cela même fit qu'il se hâta de s'éloigner , dans la
crainte de devenir infidèle malgré lui à la dame de ses
pensées . Godefroi , moins scrupuleux , ne songeait plus à
Clara. Ses regards ardens erraient tour-à-tour sur la belle
et fraîche Agathe , et sur la jolie Marie ; il ne savait à la
quelle donner la préférence . Je les adorerai toutes les
deux , pensa-t-il ; ce ne sera pas une infidélité , ce ne sera
qu'un juste hommage rendu à tout ce qu'il y a de plus
charmant. Si Urbain était ici , je le ferais convenir que ces
délicieuses paysannes , avec leur corset rouge , leur petit
chapeau de paille , leurs belles tresses flottantes , sont mille
fois plus jolies que ces tristes et froides comtesses se lamentant
dans leur tour . Il tranquillisait ainsi sa conscience , et
l'on voit que les deux frères , en amour et en amitié
ressemblaient pas mal à Amadis et à Galaon , qu'ils avaient
en effet pris pour modèles .
(La suite au numéro prochain . )
VARIÉTÉS . "
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
ne
MESSIEURS , en rendant compte , dans le dernier numéro
´du Mercure , de la nouvelle brochure de Mme de Genlis
contre la Biographie Universelle , on a fait preuve d'une
juste impartialité . On a eu pour M de Genlis des égards
dont elle se dispense , et l'on a faiblement défendu deux
des principaux rédacteurs de ce journal , qu'elle attaque avec
´aussi peu de modération que de justice . Les critiques rela¬
tives à M. Auger , du moins celles que M. Salgues cite dans
son extrait , sont si futiles , qu'elles ne mériteraient pas
même une répouse . Parmi celles dont M. Ginguené est
l'objet , il y en a deux qui paraissent plus graves et dont
l'auteur de l'extrait aurait pu mieux faire sentir la fausseté.
Je ne parle point du nombre , trop considérable selon
Aa 2
37%
MERCURE
DE FRANCE
,
F
Mm de Genlis , des petits articles de littérature italienne .
Ily en a très -peu qui ne se trouvent aussi dans le Dictionnaire
historique dont elle est le défenseur , mais ils y fourmillent
d'erreurs que M. Ginguené s'est quelquefois donné
la peine de corriger ; et l'éditeur et les acquéreurs de ce
dictionnaire doivent lui en savoir gré .
Je ne dis rien non plus des expressions répétées à quelques
centaines de pages de distance , ni de cet article Bartali
, qui est sans doute un nom estropié par M de Genlis ,
et qui ne se trouve point en effet dans la Biographie universelle
; j'en viens aux deux reproches dont M. Salgues
avoue la gravité.
27
"
Le premier tombe sur une phrase de l'article Barlaam .
Mme de Genlis a estropié cette phrase pour avoir le plaisir
de la trouver fort originale et d'y faire dire à l'auteur ce
qu'il n'a point dit. La voici telle qu'on la lit dans la Biogra
phie universelle , à la suite d'une autre phrase qui n'y
laisse aucune équivoque . « Comme il ( Barlaam ) écrivit
» tantôt pour l'une des deux églises , tantôt pour l'autre ,
(l'église grecque et l'église latine ) quelques auteurs ont
cru qu'il y avait eu deux Barlaam . Allaci a réfuté cette
opinion..... Elle fait trop d'honneur à ce moine , et aux
gens de sa sorte , qui ne se font aucun scrupule de penser,
nou d'écrire qu'ils pensent , dans les différentes circons-
> tances de leur vie , ce qui convient le mieux à leurs inté-
" rêts . Il est clair qu'il n'est point ici question des moines ;
M. Gingnené , qui sait écrire , quoi qu'en dise Me de Genlis
, aurait dit aux gens de sa robe , et non pas aux gens
de sa sorte. Sa phrase , écrite et ponctuée comme elle l'est
dans la Biographie , ne me paraît rien avoir de si original .
Mais j'avoue que le trait ou d'écrire qu'ils pensent , peut
blesser quelques personnes , pour lesquelles apparemment
il ne se sent pas pénétré d'un grand respect , de quelque
robe et de quelque sexe qu'elles soient . C'est ce que l'au
teur de l'extrait a sans doute vu très- clairement : mais en
parlant de Mme de Genlis , il aura cru plus poli de laisser
la chose dans le doute , et de dire seulement il m'a semblé,
au lieu de je suis certain . La même politesse l'aura engagé
à ne pas avertir qu'il y a dans l'article ou d'écrire , et non
pas et d'écrire, et que la virgule mise par M de Genlis
ayant qu'ils pensent , est après , ce qui défigure la phrase
et altère le sens .
Peut-être , ajoute M. Salgues ( et c'est la seconde accusation
dont il reconnaît la gravité ) , Mma de Genlis reprocheFEVRIER
1812 .
373
t-elle avec plus de raison à M. Ginguené de traiter avec trop
de hauteur le Dictionnaire biographique de MM. Chaudon
et Delandine , de dire en parlant de cet ouvrage : ce beau
dictionnaire , cette collection grotesque de quiproquo , ce
ramassis de bévues , de traiter d'âneries quelques erreurs
inévitables dans un grand ouvrage . D'abord le critique aurait
pu observer que M. Ginguené n'a parlé , en aucun endroit
, du Dictionnaire de MM. Chaudon et Delandine ,
mais , ce qui est très - différent , du Dictionnaire universel ,
historique, critique et bibliographique , fait d'après la huitième
édition de celui de ces deux Messieurs , et augmenté,
comme le titre l'annonce , de seize mille articles environ
, etc. En un mot , ce n'est point au Dictionnaire de
Lyon 1804 , qu'il en veut , mais à celui de Paris , 1810 ,
1811 , 1812. Il ne lui a point appliqué d'une manière géné
rale ces épithètes , mais toujours dans des occasions où elles
lui étaient dictées par des erreurs et des quiproquo qui se
recontrent à toutes pages dans les articles de littérature ™
italienne , et que l'on ne peut se figurer sans les avoir vus .
D'après le zèle que montre M de Genlis pour le Dictionnaire
historique , on pourrait la défier de citer les passages
entiers des articles de M. Ginguené où se trouvent les duretés
qu'elle lui reproche . Cela pourrait amuser ses lec-.
teurs ; mais ce ne serait pas , je l'avoue , aux dépens de
M. Ginguené.
Quoique j'aie également sous les yeux le Dictionnaire
universel et la Biographie universelle ; je ne veux point en
faire ici le parallèle ; je veux encore moins répondre à la
brochure de M de Genlis , que je ne connais que par l'article
inséré dans votre dernier numéro . Je me borne , Messieurs
, à quelques réflexions que m'a fait naître cet article ,
et j'ose attendre de votre impartialité que vous voudrez
bien donner place à cette lettre dans votre prochain numéro.
Agréez mes salutations ,
J. B. B. ROQUEFORT .
374 MERCURE DE FRANCE ,
•
+
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
CLASSE DES SCIENCES MATHÉMATIQUES ET PHYSIQUES.
Proclamation des prix décernés dans la séance publique
du 6 janvier 1812 .
Prix de mathématiques. - La Classe des sciences avait proposé
en 1810 , pour sujet du prix de mathématiques qu'elle devait distribuer
cette année , la question suivante :
Donner la théorie mathématique des lois de la propagation de la
chaleur , et comparer le résultat de cette théorie à des expériences
exactes.
T
La classe a décerné le prix , valeur d'une médaille d'or de 3,000 fr.,,
au mémoire enregistré sous le nº 2 , portant cette épigraphe :
• Et ignem regunt numeri . PLATO.
Cette pièce renferme les véritables équations différentielles de la
transmission de la chaleur , soit à l'intérieur des corps , soit à leur
surface ; et la nouveauté de l'objet , jointe à son importance , a déterminé
la classe à couronner cet ouvrage , en observant cependant que
la manière dont l'auteur parvient à ses équations , n'est pas exempte
de difficultés , et que son analyse , pour les intégrer , laisse encore
quelque chose à désirer , soit relativement à la généralité , soit même
du côté de la rigueur.
L'auteur de ce mémoire est M. Fourier , membre de la Légiond'Honneur
, baron de l'Empire.
--
:
Prix du Galvanisme. La classe n'a eu connaissance d'aucun ouvrage
publié pendant cette année qui ait paru mériter le prix du galvanisme
, fondé par S. M. l'Empereur et Roi.
- Prix d'Astronomie. La médaille fondée par M. Lalande , pour
être donnée annuellement à la personne qui , en France ou ailleurs ,
les membres de l'Institut exceptés , aura fait l'observation la plus intéressante
, ou le mémoire le plus utile aux progrès de l'astronomie ,
vient d'être décernée à MM . Oltmanns et Bessel . La classe , qui heureusement
pouvait cette année donner une médaille double , l'a partagée
avec satisfaction entre deux savans également recommandables .
Le premier , né dans le département de l'Ems oriental , nous a mis
en pleine jouissance des travaux astronomiques et barométriques de
M. Humbolt , qu'il a calculés , ainsi que les observations de plusieurs
FEVRIER 1812 . 375
astronomes ou navigateurs célèbres , avec un soin et une exactitude
toute particulière , et par des méthodes qui lui sont propres. Il paraît
s'être voué avec prédilection à la détermination des longitudes , d'après
les observations des éclipses de toute espèce , et l'on sait que cette
application intéressante de l'astronomie a toujours été spécialement
encouragée et recommandée par l'illustre fondateur .
L'autre , né dans le département des Bouches-du-Weser , était déjà
connu par un beau travail sur la comète de 1807. Il vient de faire paraître
des observations curieuses , desquelles il a tiré une connaissance
plus exacte de l'inclinaison de Saturne et des mouvemens de ses satel
lites . Il vient tout récemment d'envoyer à la classe un extrait d'un
travail extrêmement intéressant sur la totalité des observations de
Bradley , dans lequel il a discuté avec sagacité les points les plus importans
de l'astronomie .
Prix proposé au concours pour l'année 1814.
La classe des Sciences propose , pour le sujet du prix de mathématiques
qu'elle décernera dans la séance publique du mois de janvier
1814 , la question suivante :
Déterminer par le calcul , et confirmer par l'expérience , la manière
dont l'électricité se distribue à la surface des corps électriques , et considérés
soit isolément , soit en présence les uns des autres , par exemple,
à la surface de deux sphères électrisées , et en présence l'une de l'autre.
Pour simplifier le problême , la classe ne demande que l'examen des
cas où l'électricité répandue sur chaque surface reste toujours de la
même nature.
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de 3,000 fr.
Le terme du concours est fixé au 1er octobre 1813.
Le résultat en sera publié le premier lundi de janvier 1814.
Les mémoires devront être adressés , francs de port , au secrétariat
de l'Institut , avant le terme prescrit , et porter chacun une épigraphe
ou devise qui sera répétée , avec le nom de l'auteur , dans un billet
eacheté joint au mémoire .
N. B. La classe a de plus proposé un prix extraordinaire de mathé--
matiques , dont nous insérerons le programme dans un prochain numéro.
"
迷
POLITIQUE,
LES dernières nouvelles de Constantinople ont fait mention
d'un mouvement des troupes ottomanes contre les Serviens
, mais cette nouvelle eût été transmise avec plus de
célérité par les journaux hongrois ; on peut donc la révoquer
en doute . M. le général Markow étant arrivé au quar
tler-général de Bucharest avec d'autres officiers -généraux
le bruit a courti que la campagne allait recommencer ; mais
les conférences ont continué. Un courrier est arrivé de
Pétersbourg : les ministres plénipotentiaires se sont réunis
extraordinairement ; on paraît avoir demandé et attendre
de nouveaux ordres . A Constantinople , les conférences
du divan sont très -fréquentes , cette capitale jouit de la plus
grande tranquillité . Dans toute l'étendue de la monarchie ,
les préparatifs de guerre se continuent.
Les états de Hongrie sont à leur soixante-troisième
séance ; on 'croit que l'issue de cette session est prochaine ,
et que le résultat en sera conforme aux plans du gouverne
ment , avec quelques modifications .
Les regards de l'Angleterre se tournent de jour en jour
avec plus d'inquiétude vers cette Amérique qu'elle a voulu
imprudemment enlacer dans les vastes chaînes préparées
pour le double hémisphère , et qui , déjà échappée par le
secours de la France à la plus dure domination , se montre
décidée à ne pas plier de nouveau sous le joug qu'elle a
brisé . Le jour de leur indépendance , les Etats de l'Amérique
du nord ont conquis un territoire , un nom, un pavillon, un
commerce , une marine , une armée par ses décrets , par
ses usurpations continuelles , l'Angleterre a trop visiblement
témoigné qu'elle voulait leur faire perdre ces fruits
du courage et de la sagesse , l'Amérique les saura conserver
.
Un bill a été envoyé par le sénat à la chambre des représentans
, pour la levée d'une force additionnelle de 25,000
hommes ; d'autres mesures analogues sont prises ou propo
sées les bâtimens américains ne marchent plus qu'armés,
et prêts à se défendre de toute insulte . En Angleterre an
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812. 377
cette
formelle : les ennemis des Anne un acte d'hostilité
sont , selon leur doctrine
, tous ceux qui ne se laissent pas dépouiller . Ce qui
excite d'ailleurs leur mécontentement , c'est d'apprendre
que la mission de M. Barlow en France prend une tournure
très -favorable , que ce ministre est accueilli avec beau
coup de distinction , et qu'on le voit très-fréquemment
chez M, le duc de Bassano ; on croit qu'il a reçu et expédié
une réponse favorable sur l'objet de sa mission . Quoiqu'il
en soit , beaucoup de bâtimens qui avaient été amenés dans
les ports de France en vertu des décrets de Berlin et de
Milan , ont été restitués avec leurs cargaisons ; la révocation
de ces décrets envers l'Amérique est suivie d'une
pleine et entière exécution : cela dérange un peu les calculs
de M. Foster , et donne un utile démenti à ses
tions ; les réponses de M. de Monroë en acquièrent plus de
force , et les journaux anglais ne peuvent dissimuler le dépit
que leur cause un rapprochement qui compromet si essentiellement
leur politique et leurs intérêts .
asser-
Ils ont aussi voulu parler en maîtres sur les bords de la
Plata , mais là comme au nord de l'Amérique , quelle que
soit la couleur adoptée par les partis , qu'on soit armé au
nom de l'Espagne , ou au nom de l'indépendance , que
Buenos-Ayres parle où Monte-Video , que les insurgés ou
le vice-roi Ellio fassent des déclarations , on doit voir avec
plaisir que le nom anglais n'a pas même l'influence qu'on
pourrait croire attachée indispensablement à sa prépondérance
maritime .
L'amiral de Courcy, stationné dans la Plata , veut y faire
valoir les droits du prince régent d'Angleterre , et prétend
y être établi pour protéger le commerce de son pays : il
faut , dit-il avec arrogance , que les ordres de mon souverain
soient exécutés ; jusqu'ici je n'ai donné aucune instruction
aux bâtimens qui composent mon escadre ; j'attends la décision
de votre excellence ( le vice - roi Ellio ) : il faut que
l'on prenne un parti .
Rends tes armes , disait un barbare à un grec : viens les
prendre , lui répond ce dernier. Le vice-roi Ellio répond
avec moins de laconisme , mais non avec moins d'énergie .
Est-ce une menace que vous prétendez me faire ? écrit -il
» à l'amiral anglais ; votre excellence a à coeur d'obéir aux
ordres de son souverain , je dois obéir à ceux du mien
je me pique de connaître les moyens de les exécuter .
Votre excellence pouvant être certaine qu'elle ne recevra
:
Į
3-8 MERCURE DE FRANCE ,.
pas d'autre réponse , sera responsable des mesures qu'elle
jugera à-propos de prendre .
n.
L'amiral de Courcy , après cette lettre , est devenu moins
impérieux ; il exigeait la levée du blocus de Buenos-Ayres,
afin de faciliter le commerce anglais ; cette levée lui est
refusée comme un acte qu'il n'a pas le droit de demander ,
et comme une disposition intéressant une querelle dans
laquelle les Anglais doivent être étrangers , et cependant
l'amiral anglais , au lieu de faire valoir par la force les droits
ou les prétentions du prince régent d'Angleterre , baisse le
ton , propose un moyen terme , et obtient que par le blocus
le commerce et les propriétés anglaises seront respectés et
ménagés le plus possible . Il est difficile de lire cette inté
ressante correspondance sans être frappé de la différence
qui existe entre la première demande et la concession définitive
, et sans reconnaître que si les intérêts anglais sont
ici respectés , certainement c'est aux dépens de l'orgueil
britannique.
En Sicile , pour se faciliter les moyens de s'assurer une
conquête depuis si long- tems désirée , les Anglais font
des conspirations , des conspirateurs ; ils alarment le pays
qu'ils prétendent défendre , déciment les habitans qu'ils
disent protéger , et s'arrogent tous les pouvoirs d'un gouvernement
qu'ils disent soutenir .
Nous avons eu , dit le Times , communication des lettres
récemment écrites de Messine , dans lesquelles la conduite
des conspirateurs est peinte sous les couleurs les plus affreuses
, et qui donnent une idée favorable de l'adresse
qu'on a mise à les découvrir .
Il paraît que les individus le plus fortement impliqués
dans le complot , étaient des personnes très -estimées , et
qui semblaient devoir le moins être l'objet du soupçon . Des
lettres étaient écrites à l'ennemi , et lui donnaient communication
des mesures et des projets supposés du gouverne
ment , ainsi que des positions et mouvemens des troupes.
anglaises ; le général étant informé de l'existence d'une correspondance
illicite , la laissa continuer jusqu'à ce qu'il eût
recueilli les renseignemens qu'il désirait avoir . Il commença
par gagner les courriers , qu'il engagea à apporter à son
quartier-général toutes les lettres dont ils pouvaient être
chargés , au lieu de les remettre directement aux Français ;
il faisait faire un fac simile de ces lettres , qui était remis
à l'ennemi , tandis que les originaux restaient entre ses
mains . La même mesure fut prise à l'égard des réponses ; et
FEVRIER 1812 .
379
.
cette correspondance continua d'être ainsi interceptée pendant
l'espace de deux mois . Alors , le général ayant rassemblé
un assez grand nombre de preuves , quinze individus
furent arrêtés pendant la même nuit , et sans le
moindre bruit. Parmi eux se trouvait un certain colonel
Infanta , qui avait été envoyé de Palerme à l'époque où
Joachim s'était mis en mouvement , avec sa flottille , devant
Messine ; les deux colonels Cassien et Natali , qui semblaient
remplir les fonctions de leur service de la manière la
plus exemplaire . Le général français ( Manches ) , commandant
en Calabre , apprenant que le complot était découvert
, et que ses agens étaient emprisonnés , conçut , à
ce qu'on prétend' , le projet infernal d'envoyer secrètement
à Messine quatre assassins , chargés de tuer deux officiers
qui avaient montré le plus de zèle dans la découverte du
complot ; et l'on ajoute que ces brigands étaient aussi chargés
de surveiller le retour de lord William Bentink , afin de le
surprendre , s'il était possible , dans sa route de Palerme à
Messine , et de lui enlever ses dépêches , etc. Cependant on
fut instruit de l'arrivée de ces hommes , la nuit même qu'ils
débarquèrent : on les surprit bientôt , ainsi que nous l'avons
dit précédemment . Ils se défendirent en désespérés contre
les
gens chargés de les arrêter ; l'un des brigands fut tué
sur la place , et deux autres dangereusement blessés ; l'un
de ces derniers avoua au moment de sa mort qu'ils avaient
été envoyés par le Gouvernement français pour exécuter les
projets ci-dessus mentionnés , et d'autres du même genre .
Une partie du complot des Français était de faire sauter la
citadelle de Palerme , de mettre le feu aux bâtimens de
transports et à la flottille , et de profiter de la confusion produite
par ces événemens , pour débarquer dans l'île . » ,
En rapprochant ce récit de la conduite des Anglais
envers les habitans , des propos des officiers contre le gouvernement
sicilien , de la lute de pouvoirs établie entre le
quartier-général anglais de Messine et la cour sicilienne de
Palerme , du bruit enfin repandu à Londres de la déposition
de la reine , il est impossible de ne pas dire aveo le
Moniteur :
46
Quel tissu de mensonges , de calomnies et d'atrocités !
» et toutes ces fables pour arriver à s'emparer de la Sicile ,
net traiter la cour de Palerme comme ils ont traité les nabats
de l'Inde . "
Mais nous avons à transcrire encore une note du Moniteur
bien autrement importante..
380 MERCURE DE FRANCE ,
Nous apprenons , dit le Courrier , en date du 12 février,
que les Français , au nombre de 6000 hommes , ont pris
possession de Stralsund , et de toute la côte de la Poméra
nie suédoise ; la saisie de la Pomeranie par Napoléon , paraît
faire partie d'un plan formé de s'approprier toute la
côte méridionale de la Baltique jusqu'à Dantzick , Konisberg
et Mémel .........
A s'approprier , dit le Moniteur , non : mais à en chasser
votre commerce , oui ; et ce , jusqu'à ce que vous
» ayez rapporté vos ordres du conseil , et que vous soyez
revenus aux stipulations du traité d'Utrecht sur le principe
du droit maritime . »
Le Courrier s'empressera sans doute de répandre cette
réponse à sa nouvelle , et la déclaration dont cette nouvelle
a été l'occasion naturelle ; mais il paraît être sur le poinf
d'avoir un autre objet de discussion : le Statesman parle
en termes formels d'un prochain changement dans le ministère
; le bruit s'en est répandu à Londres avec une rapielité
qui décélait assez que ce bruit trouvait l'opinion géné→
rale non pas seulement prévenue en sa faveur , mais même
impatiente de le voir confirmer .
En attendant la réponse du Courrier en faveur des ministres
actuels , écoutons le Statesman dans son attaque
contre eux , ou plutôt dans les adieux qu'il semble leur
faire .
« Nous félicitons la nation , dit- il , nous félicitons en
particulier les amis de la paix et de la constitution , du chan◄
gement prochain et plus que probable dans le ministère ,
qui s'annonce en ce moment . Le marquis de Wellesley ,
qui visait au renversement de la constitution , et qui ne
cessait de prêcher la guerre , et une guerre éternelle , a
donné sa démission ou est au moment de le faire .
M. Yorke , qui était son digne collègue dans ce qu'on appelait
impudemment le conseil de S. M. , quitte aujour
d'hui sa place de premier lord de l'amirauté . On sait que
le lord chancelier et le chancelier de l'échiquier , qui tous
deux ont eu une audience du prince régent , ont été infor¬
més par S. A. R. qu'on avait en vue d'opérer un changement
dans le système actuel . Nous pouvons
donc nous
attendre sous peu de jours à entendre dire que ces arrogans
aristocrates ont résigné leurs places , et que tous les subalternes
qui défendaient leur système , et étaient des instrumens
de leurs indignes projets , ont suivi l'exemple de
leurs insolens chefs. Quoique les journalistes à gages de
2
FEVRIER 1812 . 381
"
M. Perceval aient tout fait pour jeter de la méfiance à cet
égard sur le prince régent , et quoiqu'ils soient parvenus à
faire croire au public que S. A.R. n'adopterait pas d'autres
mesures au moment où les restrictions imposées à la régence
finiraient , nous n'avons cessé de travailler à détruire
une opinion aussi peu honorable au prince , et aussi contraire
à la ligne de conduite que les principes connus de
S. A. R. ne manqueraient pas de lui faire suivre. Les changemens
qui ont déjà eu lieu sont une garantie suffisante de
ce fait , et quand nous apprenons que c'est un noble d'un
caractère aussi élevé et d'une aussi parfaite intégrité que
l'est lord Erskine , qui doit remplir la place importante de
chancelier de l'empire , nous regardons cette circonstance
comme un gage suffisant de l'intention qu'a le prince régent
de n'appeler à ses conseils que ceux qui ont à coeur la
sûreté de son trône et le bonheur de son peuple , lesquels
ont été l'un et l'autre mis sur le bord de leur ruine par la
perversité des ministres actuels . Oui , sans doute , ce sera
pour l'Angleterre un véritable jour de fête , et qui devra
être célébré comme tel , que le jour qui , en mettant fin
aux restrictions imposées au prince-régent , donnera à ce
malheureux pays la flatteuse espérance de voir revenir dans
son sein la paix et l'abondance ."
com-
Que signifie cet article ? de quelle opinion est- il l'expression
et l'interprête ? Est- ce là le ton d'un écrivain de parti ?
le voeu d'un journaliste vendu à une faction ? Qui ne reconnaîtrait
là l'expression juste des sentimens et des espérances
que l'Angleterre n'ose former , tant est profond l'abyme où
l'entêtement et l'orgueil l'ont fait descendre ? Et comment
ces sentimens ne seraient-ils pas ceux de la nation ,
ment n'aspirerait-elle pas à un changement de situation ,
et à sortir de cet état violent et forcé où l'a jeté l'aveuglement
systématique des ministres qui se sont succédés ?
Voici un fait qui est plus éloquent à cet égard que tout ce
que la situation de l'Angleterre pourrait inspirer au membre
le plus habile de l'opposition . Une déclaration du
comité pour la taxe des pauvres établie à Liverpool , met
hors de doute la décadence progressive des villes commerciales
et manufacturielles de l'Angleterre . ALiverpool , dans
la semaine qui s'est terminée le 3 janvier , on a dû donner
des secours à 2,263 familles , formant 8288 individus ; la
suivante , à 3156 familles , formant 13,856 individus ; la
suivante encore , à 3824 familles , formant 13,856 individus
; enfin , dans la semaine qui s'est terminée le 24 jans
;
382 MERCURE DE FRANCE ,
1.
vier ( et l'on observera la progression de semaine en se
maine ) , à 4248 familles , formant 15,350 individus . On
passe ici sous silence les désastres dont l'Irlande est toujours
le théâtre , et l'on ne demandera pas si dans une
telle situation , si lorsqu'on voit le sixième des habitans de
la seconde ou troisième ville de l'Angleterre inscrit sur les
registres des pauvres à charge de leurs paroisses , il est naturel
de penser que le voeu d'un changement de ministère
soit le voeu général .
L'Empereur , désirant faciliter et accélérer l'établissement
de l'universalité des poids et mesures dans l'Empire , a
rendu , sous la date du 12 de ce mois , un décret dont voici
les dispositions : Il ne sera fait aucun changement aux
unités des poids et mesures de l'Empire , telles qu'elles ont
été fixées par la loi du 19 frimaire an 8. Notre ministre de
l'intérieur fera confectionner pour l'usage du commerce ,
des instrumens de pesage et de mesurage qui présentent
soit les fractions , soit les multiples desdites unités , le plus
en usage dans le commerce et accommodés aux besoins du
peuple . Ces instrumens porteront sur leurs diverses faces
Ta comparaison des divisons et des dénominations établies
par les lois avec celles anciennement en usage . Nous nous
réservons de nous faire rendre compte , après un délai de
dix années , des résultats qu'aura fournis l'expérience sur
les perfectionnemens que le système des poids et mesures
serait susceptible de recevoir . En attendant , le système
légal continuera à être seul enseigné dans toutes les écoles
de notre Empire , y compris les écoles primaires , et à être
seul employé dans toutes les administrations publiques ,
comme aussi dans les marchés , halles , et dans toutes les
transactions commerciales et autres entre nos sujets .
Un autre décret porte que la perception des octrois sera
faite par la direction des droits réunis ; les employés actuels
des octrois seront conservés dans leurs grades respectifs ;
leur service leur comptera comme celui des employés de
la direction générale , pour les avancemens et pour les retraites
. S ....
FEVRIER 1812 . €383
ANNONCES.
Etat actuel du Tunkin, de la Cochinchine et des royaumes de Camboge
, Laos , et Lac- Tho ; par M. de la Bissachère , missionnaire ,
qui a résidé dix-huit ans dans ces contrées. Traduit d'après les relations
originales de ce voyageur. Deur vol . in- 8 ° . Prix , 10 fr . , et
12.fr. franc de port . Se trouve à la librairie française et étrangère de
Galignani , rue Vivienne , nº 17 ; et chez Arthus-Bertrand , libraire
rue Hautefeuille , n° 23.
L'Ennui, ou Mémoires du comte de Glenthorn ; traduit de l'anglais
de miss Edgeworth . Trois vol . in - 12. Prix , 6 fr . , et 7 fr. 50 c, franc
de port. Chez les mêmes libraires.
La Revue d'Edimbourg , un des journaux les plus estimés , parle
ainsi de cet ouvrage :
« De tous les contès de miss Edgeworth , l'Ennui est peut-être le
» meilleur et le plus amusant. Plus riches en caractères , en incidens ,
› en réflexions , qu'aucune narration anglaise que nous connaissions ,
les caractères irlandais sont inimitables , etc. »
On trouve , aux mêmes adresses , la Mère intrigante , du même
auteur. Deux vol . in-12. Prix , 5 fr . , et 6 fr. 50 c. franc de port.
Recueil de Prières , de Psaumes et d'Instructions tirées de l'Ecriture-
Sainte , pour servir au culte domestique et à l'éducation religieuse
des familles avec l'indication des chapitres qui forment la suite de
l'Histoire Sainte du Vieux et du Nouveau Testament ; par M. J. A.
Martin , pasteur de l'église de Genève , président de son Consistoire ,
et bibliothécaire . Troisième édition , revue et corrigée. Un vòl . in-8º.
Prix , 1 fr. 50.c. , et 2 fr . 25 c . franc de port . A Paris , chez J, J.
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anecdote de 1795 ; paroles de M. de Mangourit , ancien résident de
France en Valais ; musique de M. de Gumpenberg , l'un des capi384
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Jer . 135 .
DAVELE
MERCURE
DE
FRANCE .
N° DLIV . Samedi -
29
Février 1812 .
DE
5.
POÉSIE .
Imitation libre d'un fragment de la première idylle de
THEOCRITE.
Αρχετε βωκολικάς , Μώσαι φίλαι , ἄρχετ' αοιδάς , etc.
Daphnis ayant insulté Vénus , cette déesse , pour s'en venger, rendit
le berger amoureux d'une beauté insensible . Cette vengeance causa
la mort de Daphnis.
Vous qui l'aimiez , pleurez , nymphes de ce séjour ,
Le beau Daphnis est mort consumé par l'Amour.
Son ombre accuse encore une ingrate maîtresse.
La nature prit part à sa longue tristesse :
Les hôtes des forêts , terreur de ces hameaux ,
Par de longs hurlemens fatiguaient les échos ;
Ses taureaux abattus , ses génisses plaintives ,
De leurs mugissemens affligèrent ces rives.
Tout déplora Daphnis ; les bergers qui l'aimaient ,
Sensibles à sa perte , autour de lui pleuraient.
Bacchus vint le premier : « Berger , eh quoi ! ton ame
Ne saurait se guérir d'une honteuse flamme ?
Bb
LA
SEINE,
386
MERCURE DE FRANCE ,
"
Lui dit le dieu , pourquoi dans une folle ardeur
Consumer tristement des jours dus au bonheur ?
Viens , et suis mes conseils , ils pourront t'être utiles ;
J'entrepris quelquefois des cures peu faciles .
Ou si l'Amour sur toi doit régner pour jamais ,
Choisis pour t'enflammer de plus dignes objets.
Souvent de ce hameau tu vois mainte bergère
S'offrir à tes regards , s'empresser à te plaire ,
Mais rien en leur faveur ne saurait t'émouvoir ,
Et tu veux t'obstiner à brûler sans espoir .
Vois du moins , vois , Daphnis , l'excès de ta folie :
Depuis que dévoré par ta mélancolie ,
Plongé dans les accès d'une sombre fureur ,
Tu renonces au nom de l'aimable pasteur ,
Tout t'afflige , t'aigrit , t'importune , te blesse ,
Et du bonheur commun tu nourris ta tristesse.
Que l'agneau devant toi caresse la brebis ,
Dans son amour heureux tu vois tes feux trahis .
Que dans ses jeux l'essaim de nos beautés agiles
Effleure le gazon de ces plaines fertiles ,
Tu deviens furieux , ton coeur frémit tout bas ,
A l'aspect d'un bonheur qu'il ne partage pas . »
Vain discours , le berger dont le trépas s'avance ,
Jusqu'à son dernier jour garde un morne silence.
Il arrive ce jour ; Vénus quitte les Dieux ,
Et pour braver Daphais elle descend des cieux .
Son visage est serein , tranquille en apparence ,
Mais son coeur satisfait jouit de sa vengeance :
O toi qui te flattais de mépriser l'Amour ,
Lui dit - elle , `tu sens son pouvoir à ton tour ,
Et de ce fier vainqueur tu reconnais la haine.»
« Odieuse Vénus ! ô déesse inhumaine !
Dit Daphnis , à ma mort tu viens donc insulter ,
A mon horreur pour toi tu ne peux ajouter ;
La mort va dans l'instant me couvrir de son ombre ,
Mais je veux te braver jusqu'au royaume sombre.
Va sur le mont Ida , du vil berger Pâris ,
Par d'indignes faveurs , va mendier le prix.
Tu chéris Adonis , cet enfant plein de charmes
Adonis avant peu te coûtera des larmes.
De l'amour comme moi tu connus les douceurs ,
De l'amour comme moi tu verras les fureurs. "
FEVRIER 1812 . 387
Adieu , loups inhumains , habitans des montagnes ,
Qui venez dévaster nos fertiles campagnes ;
Les bergers contre vous sont du moins prévenus ,
Mais rien ne garantit du courroux de Vénus.
Dans des tems plus heureux , ô toi dont l'onde claire
Offrait à món troupeau sa fraîcheur salutaire
Adieu ruisseau charmant , dont les flots argentés
Au limpide Thymbris sont doucement portés.
Roi des bergers , accours ; reçois , je t'en conjure ,
Ma flûte , dont toi-même inventas la structure ,
Reçois -la de mes mains ; sensible à ma douleur ,
Quelquefois à l'écho répète mon malheur.
La haine de Vénus m'a tenu lieu de crime .
Je meurs de sa fureur déplorable victime. »
Il expire à ces mots ; Vénus sent la pitié
Succéder dans son ame à son inimitié :
Mais elle essaye en vain d'une voix attendrie
De rappeler encor sa victime à la vie.
Vous qui l'aimiez , pleurez , nymphes de ce séjour ,
Le beau Daphnis est mort consumé par l'amour.
DELESTRE POIRSON .
L'ÉTOILE DU SOIR,
ÉLÉGIE .
ASTRE aimable et touchant que le soir voit éclore ,
Dans les cieux où du jour un rayon luit encore ,
Et qui prompt à charmer le muet univers ,
Plais au tranquille amant de la lyre et des vers ;
Oh ! que j'aime à te voir pâle et mélancolique
Verser tes feux discrets sur ma chaumière antique !
A l'heure où tout sourit aux adieux du soleil ,
Je vais , loin des hameaux , épier ton réveil :
Jaloux de fouler seul quelque rive inconnue
D'un regard plein d'amour je te suis dans la nue .
Alors mon coeur bannit son chagrin passager : ka ars
Contre un long désespoir tu sais me protéger ; DÅ
Aux sources du bonheur je sens que tu m'appelles ,
Et pour voler à toi mon ame étend ses ailes, tuon p
Bb 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant je chéris cet asyle enchanté ,
Ce mont que j'ai franchi , ce bois que j'ai chanté ,
Doux lieux où retiré loin des traits de l'envie
Au culte des beaux -arts je consacre ma vie.
Oui , le toit paternel me protége à jamais :
Assis avec mon luth sur ces âpres sommets
Qui semblent repousser toute crainte importune ,
Je vois rouler au loin le char de la fortune.
Ici jusques aux cieux le génie exalté ,
Tranquille et respirant son immortalité ,
Plane sur les humains et dédaigne la terre :
Ici fils du rocher et voisin du tonnerre ,
Dès que le soir brunit cet azur éclatant ,
Je soupire à l'aspect du séjour qui m'attend .
O lyre ! ôseul espoir de ma jeunesse obscure !
Au sein de cette auguste et sauvage nature
De magiques attraits tu sais combler mes jours ;
Mais un plus doux loisir m'est acquis pour toujours ;
Et dans ce ciel peuplé de soleils magnifiques ,
J'unirai tes accords aux célestes cantiques .
J. L. H. MANUEL .
PLAINTES AMOUREUSES D'OPHÉLIE .
Imitation de LOUISE LABBÉ, surnommée la BELLE CORDIÈRE .
J'AI tout perdu , j'ai perdu ce que j'aime :
Las !je n'ai plus de larmes à verser .
Pour le trouver , où pourrai m'adresser?
Ne saurais vivre en ma douleur extrême.
Rendez-le moi celui-là que j'adore ,
Gentils objets qui l'avez su ravir.
Quand ses rigueurs , hélas ! me font mourir ,
Rendez-le moi , je veux l'aimer encore.
Du trait aigu dont pour lui fus blessée ,
Amour a dit que ne puis plus guérir ;
Mais le voyant , j'aimerai de souffrir ,
Et cet espoir console ma pensée .
FEVRIER 1812 . 389
Si le rencontre , aimable tourterelle ,
Attire-le par tes gémissemens ;
Puis lui diras prends pitié des tourmens ,
Des pleurs d'amour d'une amante fidelle .
Oiseaux des bois , si vient pour vous entendre ,
Imitez bien les chants de ma douleur ;
Puis rappelez à l'aimable trompeur
Cet air touchant que lui seul put m'apprendre.
Si par hasard traverse la prairie ,
Zéphirs légers , venez le caresser
Mais doucement et sans trop le presser ;
Lors semblerez aux baisers d'Ophélie .
Si veut cueillir une rose naissante ,
Rose d'amour , laissez-lui ce plaisir ;
Point n'opposez votre épine au désir :
Plus ne craignez l'oeil jaloux d'une amante.
Plus douce , hélas ! que n'est la colombelle ,
Près des échos je retiens mes soupirs ;
Lorsqu'en secret je plains mes déplaisirs ,
Je crains encor de passer pour rebelle .
O dieu d'amour ! ô toi qui fus mon maître !
Qui bien m'appris d'aimer si tendrement !
Dis à l'ami qu'Ophélie en mourant ,
Pour mieux l'aimer , voudrait encor renaître .
Par Mme DE MONTANCLOS.
A MADAME VICTOIRE BABOIS ,
AUTEUR D'UN RECUEIL D'ÉLÉGIES .
La neige , au sein des noirs frimas ,
Ne couvre pas toujours nos humides campagnes ,
Et l'onde à flots pressés , avec un long fracas ,
Ne roule pas toujours du sommet des montagnes.
Horace l'a dit avant moi :
Au nautonnier errant les dangers du naufrage
Ne causent pas toujours un douloureux effroi ,
Et l'orme , qui du tems subit aussi la loi ,
a pas toujours son front dégarni de feuillage.
3go
MERCURE
DE
FRANCE
,
A des pleurs éternels vos yeux sont condamnés ;
Sur l'objet de votre tendresse ,
Fatiguant de vos cris les échos consternés ,
Vous soupirez , vous gémissez sans cesse ,
Et consumez dans la tristesse
Vos nuits , vos jours infortunés .
A tant de maux , hélas ! songez à mettre un terme';
L'étude et l'amitié , ces biens si consolans ,
Vous offrent mille attraits touchans ;
Aux chagrins opposez un coeur constant et ferme ,
De l'élégie en deuil interrompez les chants ,
De vos douleurs ils nourrissent le germe.
A
Si , trop rebelle à vos tendres projets ,
par
La nature a trahi vos voeux , votre espérance ,
Enchaînés les noeuds de la reconnaissance +
Les heureux que vous aurez faits ,
Rivalisant d'amour , de soins et de respects ,
Embelliront du moins votre existence.
M. BOINVILLIERS.
ÉNIGME.
De l'esprit , du génie atteindre la hauteur ,
Soit en créant , soit comme imitateur ,
Composer des écrits qu'on cherche avec ardeur ,
Qu'on lit avec transport , qu'on veut savoir par coeur ;
Dans des vers pleins de force ou de douceur ,
Inspirer la pitié , l'amour ou la terreur ;
A ces titres jouir d'une gloire immortelle ;
Etre cité partout comme un modèle
Que l'on doit suivre autant que le bon goût le veut ,
que la nature le peut ; Et
Enfin être ce que l'on nomme ,
Dans un art sublime , un grand homme :
Tels furent mes talens , mes efforts , mes succès .
J'ai , sous d'autres rapports , une autre destinée .
Long-tems avant l'époque fortunée
A laquelle ainsi je vivais ,
Mais disons mieux , dès la première année
Que tel qu'il est notre monde exista ,
Et vraisemblablement tant qu'il existera ,
FEVRIER 1812 . 391
J'ai dû , je dois , uniquement matière ,
Du plus au moins consistante ou légère ,
Qui naît , végète et croit dans la terre ou dans l'eau ,
Chaque jour miracle nouveau
Qui se fait pour le bien de la nature entière ,
Parce qu'il embellit et féconde la terre ,
J'ai dû , je dois , vous dis- je , avec ou sans vos soins
Satisfaire vos goûts , fournir à vos besoins .
Aussi vous suis-je à tous tellement nécessaire ,
Que sans moi je ne sais ce que vous pourriez faire.
Sans moi point de production ,
Ni belle , ni bonne saison ,
Pas un fruit , pas une moisson ,
Par conséquent bientôt pour vous plus d'existence .
Le principe est posé , tirez la conséquence ,
Et vous allez trouver mon nom .
JOUYNEAU- DESLOGES ( Poitiers ).
LOGOGRIPHE.
AVEC sept pieds , lecteur , je suis
Un animal sans pied ni patte ,
Et dont la forme est longue et platte ;
Les trois derniers ensemble unis
Donnent l'élément où je vis.
Voulez -vous le nom de mon père
Ou de ma tante , ou de ma mère ?
Vous l'aurez dans les cinq premiers .
Prenez- vous les quatre derniers ?
Alors à vos yeux se présente
Ce qui me couvre ainsi que vous .
Avec le bouton d'une plante ,
Exprès confit pour les ragoûts ,
J'offre encor l'arme déchirante
Qui peut-être un jour de ses trous
O Dieu ! la funeste aventure
En poudre fine réduira
Macis , gérofle , chapelure ,
Sucre , muscade et cætera ,
Dont un gourmand s'avisera`
De recouvrir ma sépulture .
392 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
CHARADE .
Du grec tirant son origine ,
Le premier n'est français que par adoption.
Le seul emploi qu'on lui destine
Est de marquer en toute occasion
Un contraste d'objets , une opposition .
Si la chaleur de la dispute
Vous a fait sortir du dernier ,
Adroitement sachez vous replier ,
Et rentrez-y dans la minute ,
Sous peine de vous fourvoyer . '
Un orateur jaloux de plaire ,
Soit dans le barreau , soit en chaire ,
Pourra quelquefois.employer
Le trope que nomme l'entier ;
Mais si le goût chez lui n'en modère l'usagé ,
Quelque beauté qu'ait sou ouvrage ,
Il finira par ennuyer .
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .”
Le mot de l'Enigme est Mil.
Celui du Logogriphe est Mode , où l'on trouve : ode , dom , dôme.
Celui de la Charade est Cordon.
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
EPHÉMÉRIDES DE GROSLEY , membre de plusieurs Académies
; Ouvrage historique , mis dans un nouvel ordre ,
corrigé sur les manuscrits de l'Auteur , et augmenté
de plusieurs morceaux inédits , avec un Précis de sa
Vie et de ses écrits , et des Notes ; par L. M. PATRIS
DEBREUIL , éditeur . Deux vol . in- 12 et in-8 ° de
744 pages . -Prix , 6 fr. pour le premier format , et
12 fr . pour le second , dont il ne reste qu'un très -petit
nombre d'exemplaires . -A Paris , chez Brunot-Labbe,
libraire de l'Université impériale , quai des Augustins ,
nº 33 ; Durand , libraire de l'Ecole de Droit , rue Saint-
Jacques , vis-à - vis le Panthéon ; Delaunay , au Palais-
Royal ; Labitte, rue du Bac , nº 1 ; et Debray, rué
Saint-Honoré .
CICERON écrivant à Varron , lui fait tenir ce discours
par les Romains : « Avant que vous eussiez écrit , nous
» étions comme des étrangers dans notre ville ; ce sont
» vos ouvrages qui nous ont en quelque sorte fixés , et
» appris ce que nous sommes et quel pays nous habi-
>>> tons. »>
Les Champenois , et particulièrement les habitans de
la capitale de l'ancienne province de Champagne , ont à
leur savant compatriote la même obligation que les Romains
à Varron . C'est Grosley qui le premier , par ses
recherches très -étendues sur leur histoire , sur la topographie
de leur province , et sur la vie des grands hommes
qui y sont nés , leur a fait connaître un pays où peut- être
la plupart vivaient auparavant comme des étrangers .
Tel est le but de l'ouvrage que nous annonçons. Les
Troyens ont dû le recevoir avec orgueil ; car l'auteur
les a peints en homme qui les appréciait , et avec un zèle
et une affection qu'on aime à rencontrer dans l'historien
de son pays.
394 . MERCURE DE FRANCE ,
>
L'éditeur nous apprend , dans sa préface , que les
Ephémérides ont paru depuis 1757 jusqu'en 1768 , que
l'édition en était épuisée dès 1787 , que MM. du Parlement
de Paris en enlevèrent les derniers exemplaires qui
restaient chez les libraires , et que la rareté et l'utilité de
l'ouvrage l'ont déterminé à le faire réimprimer.
2
Il entre dans le détail des difficultés qu'il a eu à
vaincre , et des encouragemens qu'il a reçus des amis des
lettres . Cinq cents souscriptions ont été le prix de son
zèle . Il expose ensuite le plan d'après lequel il a classé
les matériaux épars de cet ouvrage , et il donne un précis
de la vie et des écrits de l'auteur.,
Voici comment il fait connaître la manière dont il fut
élevé « Sa première éducation , dit-il , consista moins
» en préceptes qu'en exemples , et ces leçons en action
» eurent le plus heureux succès . Distillées , pour ainsi
» dire , goutte à goutte dans son ame , instillata auriculis ,
» elles passèrent , comme Grosley l'observe lui - même ,
>> dans son tempérament ; et se trouvant fortifiées , dans
» la suite de ses études , par celle d'Horace , de Plutarque
>> et de Montaigne , elles influèrent beaucoup sur le sys-
» tème de vie simple et uniforme qu'il tenait de son
» père , et qu'il suivit constamment. »
Il dut à cette éducation , peu commune , l'amour de
l'indépendance , et le noble désintéressement dont il fut
toujours animé , et qui lui firent refuser plusieurs places
qu'on lui offrit en France et dans l'étranger , partager
avec sa soeur un legs de 80 mille francs qui lui fut fait
par un de ses oncles , et ensuite disposer , sur le modique
capital restant , d'une somme de 10 mille francs
pour faire à sa ville natale une libéralité digne des
anciens tems . Il orna le salon de l'hôtel -de-ville de
Troyes des bustes en marbre de cinq illustres compatriotes
, Pierre Pithou , Passerat , Lecointe , Mignard et
Girardon ; superbes monumens qui déposent , comme
ses écrits , de ses sentimens patriotiques .
ན་ ཏ
Son attachement pour sa patrie se manifeste par ses
travaux littéraires , où il ne la perd jamais de vue ; partout
on le voit s'occuper d'elle ; elle est le but de toutes
ses recherches savantes : monumens, chartres , , diplômes,
FEVRIER 1812 . 395
instructions , il examine tout dans ce dessein , et l'utilité
publique et particulière de son pays est l'objet de ses
Ephémérides. Au reste , il ne se borna pas à écrire pour
une petite portion d'hommes , mais pour tous ceux qui
pouvaient profiter de ses lumières , et il s'est mis à la
portée de chacun . Aussi cet ouvrage a-t- il le singulier
mérite de convenir aux personnes non-lettrées comme à
celles qui le sont , et de plaire aux étrangers comme aux
concitoyens de l'auteur , par l'attention qu'il a eue de
lier ses recherches locales à l'histoire universelle , pour
leur donner plus de valeur ; et il a en même tems éclairé
l'histoire universelle par ses observations particulières
sur l'histoire locale dont il s'est occupé.
Ainsi , dans ses dissertations sur les anciennes constructions
de Troyes , sujet stérile en lui - même , mais
qui devient fécond sous sa plume , il examine ce qui
existait à la même époque dans d'autres pays : ce qui lui
donne occasion de discuter plusieurs points de critique
traités par des écrivains qui ont embrassé la même matière,
tels que l'abbé Lebeuf dans les Mémoires de l'Académie
des Inscriptions ; et d'expliquer et d'éclaircir plusieurs
passages obscurs ou mal entendus de Grégoire de
Tours , et autres historiens de France .
La vie d'Urbain IV contient le récit des démêlés des
prédécesseurs de ce pape avec les souverains du royaume
de Naples , et le détail de ce qui s'est passé sous son pontificat
par rapport à l'élévation de la maison d'Anjou sur
ce trône .
Les vies de René Benoît ( qui contribua à l'abjuration
d'Henri IV) , de Passerat , et de Pierre Pithou , principaux
auteurs de la satire Ménippée , renferment des détails
sur la Ligue ; et celle de Mathieu Molé , des réflexions sur
la Fronde : deux factions célèbres dans notre histoire .
La chronologie des comtes de Champagne , que l'éditeur
, dans ses notes , a comparée avec celle donnée par
Pierre Pithou à la suite de son commentaire sur la coutume
de Troyes , est encore un morceau qui se lie avec
l'histoire génerale .
Le même intérêt se trouve encore et dans la dissertation
qui fixe le lieu de la bataille où Attila , surnommé
1
1
396 MERCURE DE FRANCE,
fléau de Dieu , fut défait , et dans la vie romanesque dè
Hasting , chef de ces pirates qui inondèrent la France
dans le neuvième siècle , et dans le coup-d'oeil historique
qui précède les différens chapitres de l'ouvrage . On
remarque , dans ce coup- d'oeil rapide , un portrait des
Troyens digne de fixer l'attention par sa singularité .
Nous le citerions pour donner une idée du style de
l'auteur , si nous ne préférions rapporter le passage suivant
sur l'un des plus grands souverains de la Champagne ,
dont la mémoire doit être chère aux habitans , et dont
l'éditeur regrette avec raison que les restes gissent sans
honneur sous l'humble pavé de la chapelle où ils ont été
jetés pendant nos troubles civils .
« Troyes fut le séjour et la capitale des Etats des
» comtes de Champagne , et bientôt sa grandeur répondit
» à celle de ses maîtres . Thibault , à qui l'amour de ses
» sujets et l'admiration de son siècle ont déféré le titre
» de Grand , déploya sur cette ville toute la magnifi-
» cence d'un prince véritablement grand. Il affranchit
» les hommes , il les appliqua aux arts utiles ; il attira
» toute l'Europe aux foires de sa capitale , pár l'ordre
» qu'il y établit ; il créa des manufactures ; et , pour leur
» commodité , il partagea la Seine en une infinité de
» ramifications qui la portèrent dans tous les ateliers :
>> entreprise digne de l'admiration des siècles les plus
» éclairés , soit par son objet , soit qu'on la considère du
» côté de l'art qui a présidé à cette savante distribution .
>> En un mot , le comte Thibault créa et fixa à Troyes
>>l'industrie et l'esprit de commerce , qui la soutiennent
» depuis qu'elle a cessé d'être un des premiers entrepôts
» de l'Europe . »>
Il nous semble que l'écrivain qui sait peindre avec de
pareils traits , était capable d'écrire l'histoire , et qu'il
aurait eu du succès , s'il l'eût entrepris .
Nous citerons encore deux passages , extraits de la
vie de Pithou , l'un sur la satire Ménippée , et l'autre sur
les droits de l'église gallicane .
« Les différens morceaux qui composent cette satire ,
» jetés en apparence au hasard , sont , aux yeux des con-
» naiseurs , un chef- d'oeuvre d'assemblage , par l'heureuse
FEVRIER 1812 , 397
?
» réunion de tout ce que l'art a imaginé pour la perfection
des ouvrages de génie . En effet , quel ouvrage eut
» jamais un sujet plus grand , et par lui-même et par ses
>> circonstances? Où trouve-t-on des caractères plus
» finement saisis , plus ingénieusement variés , plus déli-
» catement contrastés , plus constamment soutenus ? Où
» sent-on mieux l'effet d'un grand intérêt , qui , dans une
» scrupuleuse unité , croit toujours en se développant ?
» Quant à l'expression , il me semble qu'à quelques
>> plaisanteries près , jetées au peuple , que les auteurs
» devaient avoir principalement en vue , on y trouve la
» force , la délicatesse , la naïveté dont notre langue est
» susceptible , et dont elle a peut - être perdu une partie
» en devenant plus timide , plus châtiée , plus réservée.
» Si les auteurs de la satire Ménippée se fussent unique
>> ment proposé de couvrir de confusion les chefs et les
» promoteurs de la Ligue , en répandant sur leurs dé
» marches et leurs projets un ridicule inextinguible ,
» leur objet était rempli par les harangues qu'ils leur
» mettent à la bouche , par l'ordre qu'ils donnent à leurs
» séances , et par les tableaux où ils les dépeignent : mais
» leur objet capital était de ramener la nation à ses inté◄
» rêts et à son devoir , en lui faisant sentir qu'au milieu
» des factions contraires , des intérêts opposés , des des-
>> seins contradictoires dont elle était la victime , il ne
» lui restait de ressource que dans une prompte obéis-
» sance au prince que les lois divines et humaines lui
» donnaient pour monarque.......
» Les droits de l'église gallicane étaient , dans ses
» écrits , l'épée et le bouclier de M. Pithou . Ces anciens
» droits , souvent attaqués , toujours défendus avec la plus
>> grande vigueur par les rois et par toute la nation , con-
» servés par une tradition immémoriale , n'avaient point
» encore été mis dans le jour qu'ils méritaient : on ne
>> pouvait le leur donner qu'en les réunissant en un corps,
» qu'en fixant les principes sur lesquels ils sont établis ,
» et dans lesquels ils se réunissent . C'est ce qu'osa tenter
» M. Pithou : simple particulier , dénué de toute espèce
» d'autorité , il entreprit de relever , entre le Sacerdoce et
» l'Empire, les anciennes bornes dont les derniers mal
398
MERCURE DE FRANCE ,
» heurs de l'Etat avaient à peine laissé quelques vestiges."
» L'abondance de ses recueils aurait pu , en d'autrés
» mains , ` augmenter la confusion qu'il voulait dissiper
» mais il n'y avait rien de semblable à craindre d'un coup-
» d'oeil aussi juste , aussi ferme , aussi sûr que celui de
» M. Pithou : toute cette immense matière vint se parta-
» ger, se distribuer , se ranger , sous 78 articles , tous
» relatifs à deux propositions capitales dont ils sont , en´
» même tems , et la conséquence et la preuve ; tous liés
» de manière que chaque article paraît être la suite de
» celui qui précède ; qui , considérés séparément , ren-
>> ferment chacun la matière et le germe d'un traité cóm-
» plet , dans une maxime énoncée avec cette rare préci-
» sion qui dit tout , sans rien laisser à désirer ni à re-
» trancher.
K
>>> Telles sont les libertés de l'église gallicane , que
>> M. Pithou donna au public en 1594. Il les dédia à
» Henri IV , par un épître digne de l'ouvrage qu'elle
>> annonce , du bon citoyen qui y parle , et du grand
>> prince auquel elle est adressée .
La fortune de cet ouvrage est maintenant décidée
>> il n'a plus d'attaques à craindre , après le témoignage
» qu'en a rendu le grand Bossuet , à la tête du clergé de
» France , dans l'assemblée de 1682. Les quatre propo-
>> sitions adoptées et promulguées par cette assemblée ,
» propositions qui ont irrévocablement fixé les limites
» des deux puissances , et qui sont aujourd'hui“ , ” en '
>> France , une des lois les plus certaines de l'église et de
» l'état , ont été presque littéralement tirées de l'ouvrage
» de M. Pithou , qui partage actuellement leur autorité. »
Les études et les goûts de Grosley furent constam-1
ment tournés du côté des recherches historiques . Il était
étranger à son siècle par l'érudition . On lui a reproché
de l'avoir prodiguée dans ses écrits ; mais ce défaut est
bien racheté par l'enjouement et le sel qu'il y a semés .
Un écrivain qu'on ne taxera pas de trop de modestie‚¨
Lalande , dans la préface de son Voyage d'Italie , a dit au
şujet de celui de Grosley: Je voudrais être dans mon livre
aussi amusant(et il aurait pu ajouter , aussi instructif) que
cet auteur si original l'est dans le sien . Les Ephémérides ,
FEVRIER 1812 . 399
en portant le cachet particulier de ce savant , renferment
une foule d'anecdotes , de descriptions , de recherches ,
et de vues aussi agréables et curieuses qu'utiles et approfondies
. On trouve des détails extrêmement piquans dans
un chapitre intitulé : Monumens singuliers , ainsi que
dans un autre qui termine le second volume.
Les amateurs du vieux langage et les antiquaires y
trouveront aussi des morceaux qui satisferont leur curiosité
, et qu'on chercherait vainement ailleurs .
Les artistes mêmes peuvent y puiser des connaissances
dans la description de plusieurs monumens existans dans
une ville décorée des ouvrages de Mignard et de Girar
don , qui y ont pris naissance ; ville que le fameux cavalier
Bernin visita du tems de ces grands artistes , et qu'il
appelait une petite Rome.
L'éditeur n'a rien épargné pour rendre cette édition
aussi correcte que l'impression en est soignée ; et les
notes qu'il a ajoutées à celles de l'auteur ne peuvent qu'en
augmenter le prix ..
Elle en aurait acquis encore plus , si M. Patris-Debreuil
y avait joint le Testament de Grosley qui est vraiment
curieux pour sa singularité , les Observations de ce sa-
. vant sur l'Esprit des Lois , la Réponse de Montesquieu ,
et une Lettre inédite de Voltaire sur l'Histoire de la Conjuration
de Venise : mais ces pièces intéressantes avaient
déjà été insérées dans un recueil publié par M. Patris-
Debreuil de ses Euvres diverses en prose et en vers ,
sous le titre d'Opuscules , sans nom d'auteur ; recueil
qu'il est facile de se procurer ( 1 ) ...
M. Patris -Debreuil nous fait espérer un supplément
aux Ephémérides ; et un Prospectus , publié par M. le
Maire de la ville de Troyes , annonce l'ouverture d'une
souscription pour fournir aux frais d'impression des
OEuvres inédites de Grosley , ainsi qu'à ceux de confection
de son buste en marbre . On ne peut trop encoura
(1) Ce volume de 300 pages in -12 , se vend 2 fr. 50 c . chez Labitte ,
libraire , rue du Bac , nº 1 ; Brunot-Labbe , libraire de l'Université
impériale , quai des Augustins , nº 33 ; et Durand , libraire de l'Ecole
de Droit , vis- à- vis le Panthéon .
400 MERCURE
DE FRANCE
,
ger l'exécution de ce double projet , non moins honorable
pour ceux qui l'ont conçu que pour celui qu'il a en.
vue : nous allons en conséquence donner ici un extrait.
de ce prospectus .
« Payer aux écrivains qui se sont exclusivement occupés
des intérêts de leur pays , le tribut d'estime et de
reconnaissance dû à leur zèle et à leurs travaux , est le
devoir de tous les bons citoyens , et l'acquit d'une dette
pour ainsi dire nationale.
» Qui mérita mieux que Grosley de recevoir les honneurs
qui lui sont réservés , et qu'il a rendus lui-même ,
à ce titre , aux hommes célèbres de sa patrie ?
>> Non content d'avoir élevé , à ses frais , les bustes
en marbre de cinq d'entr'eux , qui décorent le salon de
l'Hôtel- de-Ville de Troyes ( monumens patriotiques
dont l'utilité est incontestable , si , comme l'observe
Cicéron (2 ) , l'exposition des images des grands hommes
aux yeux du public est un puissant aiguillon qui excite
à suivre leurs exemples) , il consacra trente ans de sa vie
à des recherches multipliées pour découvrir et mettre au
jour les noms et les ouvrages de ceux de ses compatriotes
qui , ayant échappé à l'investigation des biogra
phes , méritaient de laisser un souvenir honorable de
leur existence .
>> Ce sont les Mémoires , fruit de ces recherches , et
un fragment très-considérable de la relation du Voyage
de Grosley en Hollande , que l'on se propose de publier,
et dont le produit de la vente sera destiné aux frais de la
confection de son buste en marbre .
» Depuis long- tems la Ville projetait de lui rendre cet
hommage , regrettant toujours de se voir forcée , par le
manque de moyens , à le différer . La publication des
Ephémérides , le succès qu'elles obtiennent , et la découverte
récente des manuscrits que ce savant a laissés ,
ont déterminé le Conseil municipal à en voter l'impres
sion , à l'effet d'associer Grosley aux grands hommes
dont il a été l'admirateur et l'émule.
» C'est pour remplir ce vou , continue l'éditeur , que
(2) Harangue pour le poëte Archias.
FEVRIER 1812 . 4at
SEINE
nous publions le présent prospectus , persuadés que les
bons citoyens , et particulièrement les fonctionnaires
publics de la ville et du département , ainsi que les litté
rateurs et les savans de la Capitale et de toute la France ,
s'empresseront de seconder , par leur souscription
l'exécution de ce projet patriotique et littéraire et de
faire entre plusieurs , pour un seul homme , ce que
Grosley a fait seul pour plusieurs (3).
Plan et sujet de l'ouvrage.
>> Cet ouvrage formera trois volumes in-8 ° , imprimés,
sur bon papier , avec de beaux caractères , et le portrait
de l'Auteur sera placé en tête.
>>>Le premier volume contiendra le Voyage en Hollande ,
faisant suite à ceux du même Auteur en Italie et en
Angleterre. Ce fragment est d'autant plus curieux qu'il
renferme la description , faite par une plume éminemment
originale , à une époque encore peu éloignée de
nous ( en 1772 ) , de moeurs singulières , qui ont en
partie changé , et dont le souvenir contrastera avec celles
qu'achevera d'y substituer l'urbanité française . L'existence
de ce morceau précieux a été inconnue jusqu'à ce
jour : il a été découvert parmi les papiers de Grosley,
déposés à l'Hôtel-de-Ville postérieurement à la publication
de la nouvelle édition des Ephémérides .
» Le second et le troisième volumes seront consacrés
aux Mémoires sur les célèbres Champenois . Cette biographie
, dont l'intérêt n'est pas circonscrit dans les
limites que le titre peut faire supposer , est absolument
neuve , tant par le fond que par la manière dont elle est
traitée . Elle contient environ deux cents notices , dont
plusieurs , telles que celles concernant Mathieu Molé et
Girardon , insérées dans la nouvelle édition des Ephémérides
, sont d'excellens morceaux littéraires , et ont
une étendue qui excède les bornes ordinaires de ces
sortes de Mémoires . On y voit figurer les noms d'écri
vains , de savans , d'artistes , de souverains , de magis-
(3) Eloge de Grosley , par M. Herluison .
Се
LA
402
MERCURE DE FRANCE ,
7
trats et de citoyens distingués , natifs ou originaires de la
ci-devant province de Champagne , ou qui y ont eu des
relations quelconques . Nous citerons entr'autres les articles
des comtes de Champagne ; des reines de France
Jeanne de Navarre et Isabelle de Bavière ; de MM. Colbert
et Orry , contrôleurs des finances ; du cardinal de
Fleury ; de MM . de Mesgrigny , Bazin , de Mauroy ,
Angenoust ; de Larrivey , Camusat , Desguerrois , Nicole
, Bossuet , Lenoble , Ludot , Desmarets ; Lefebvre ,
parent de Lamotte- Houdart ; La Ravallière ; des Mignards
, Carré , élève de Lebrun , Cochin , dessinateur
, etc. Ces Mémoires renferment en outre des détails
très-étendus sur les anciens chansonniers , les médecins ,
les imprimeurs , et la bibliographie de la ci-devant
Champagne : le tout est clasé par ordre alphabétique ,
en forme de dictionnaire . Enfin , cet ouvrage offre « une
» galerie de tableaux savamment dessinés , où l'Auteur
» a profité , avec autant de goût et de jugement que
» d'érudition , de toutes les occasions qui se sont pré-
» sentées de discuter les points les plus essentiels de l'his-
» toire civile , politique et littéraire de la nation française
, et de celle des peuples les plus dignes de notre
» estime. Il est entré , à ce sujet , dans des détails si
» curieux , des recherches si profondes , des anecdotes
» si peu connues , des traits si piquans , et de si justes
» observations , qu'il faudrait lire des milliers de volumes
» pour y trouver ce qu'on trouve dans cet écrit . »
» Aussi , le savant académicien de Guignes , qui censura
l'ouvrage en 1787 , et l'abbé Barthélemy , auteur
du Voyage d'Anacharsis , qui l'examina dans le même
tems , pressèrent- ils le Rédacteur de le publier , en lui
disant que ces Mémoires étaient si intéressans pour les
lettres , les sciences et les arts , qu'il n'y avait pas de
savant ni de littérateur qui pût se dispenser de les avoir
dans sa bibliothèque (4).
< » Le manuscrit a été revu avec soin par M. Patris-
Debreuil , Editeur des Ephémérides , sur l'autographe
- (4) Extrait du Précis de la vie et des écrits de Grosley , placé en
tête de la nouvelle édition des Ephémérides .
FEVRIER 1812
403
que l'on croyait perdu , et qui a été heureusement recouvré.
Il a restitué les passages qui avaient été retranchés
par le Rédacteur , à l'exception de ceux qui pourraient
blesser des personnes vivantes , et corrigé les fautes qui
s'étaient glissées dans la copie ; en sorte que l'on peut
assurer que le texte est parfaitement épuré et rétabli
dans son intégrité , conformément à l'original existant à
l'Hôtel - de -Ville (5) . »
(5)
J. B. B. ROQUEFORT.
Conditions de la souscription.
Le prix de l'ouvrage sera , pour les souscripteurs , de 5 fr . chaque
volume broché , en papier ordinaire , et de 9 fr. en papier vélin . Il se
vendra 7 fr . et 12 fr. le volume après la clôture de la souscription ; et
même il n'en sera pas mis en vente , si le nombre des souscripteurs
égate celui des exemplaires , qui ne seront tirés qu'à cinq cents .
On ne fera aucune avance de fonds en souscrivant : on s'obligera
seulement à retirer exactement et à payer chaque volume à mesure
qu'il paraîtra. Les souscripteurs trouveront à cet arrangement une
facilité, qu'ils sauront apprécier .
Le portrait de l'Auteur sera délivré immédiatement après la confection
du buste : il sera dessiné par M. Arnaud , de Troyes , élève
de MM. Vincent et Gros , et gravé par un des plus habiles artistes de
la capitale.
Les noms des souscripteurs seront imprimés à la fin de l'ouvrage
et mentionnés honorablement dans le procès-verbal qui sera dressé
lors de la cérémonie relative à l'inauguration solennelle du buste de
Grosley.
La souscription est ouverte , à partir de ce jour , jusqu'au 15 avril
1812 , à Troyes , au secrétariat de l'Hôtel - de - Ville ;
A Paris , chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université impériale ,
quai des Augustins , nº 33 ; et Durand , libraire de l'Ecole de Droit ,
rue Saint-Jacques , vis- à - vis le Panthéon .; et généralement dans tous
les bureaux de librairie des journaux où ce prospectus sera inséré .
Cc 2
404
MERCURE DE FRANCE ,
LES NOCES DE THÉTIS ET DE PÉLÉE , poëme de Catulle
traduit en vers français par M. P. L. GINGUENÉ , membre
de l'Institut impérial de France , etc. Un vol .
in-18. Prix , 2 fr . 50 c. , et 3 fr. franc de port.
A Paris , chez Michaud frères , libraires , rue des Bons-
Enfans , nº 34 .
?
Je ne sais trop si je ne dois pas commencer cet article
en demandant pardon aux lecteurs et aux rédacteurs dü
Mercure de ne m'en être pas occupé plus tôt. Le poëme
des Noces de Thétis et de Pélée , par M. Ginguené a paru
ayant le Catulle de M. Mollevault ; l'annonce de l'un,
aurait dû , par conséquent , précéder l'annonce de l'autre ;
le contraire est arrivé ; et j'ose croire que si l'ordre n'eût
pas été interverti , M. Ginguené et moi nous aurions,
épargné à notre confrère quelques méprises où la précipitation
de son travail l'a entraîné et que le public a pu
trouver assez étranges . En rapportant , par exemple , la
justification que M. Ginguené prête à son auteur accusé:
d'avoir donné une longueur démesurée à l'épisode
d'Ariane , nous aurions montré que le poëme des Noces
de Pélée, tient au genre lyrique par son plan , et au genre
épique par sa forme ; et notre collaborateur n'aurait plus
songé à y trouver un poëme élégiaque . Il n'est pas moins
probable qu'alors il ne se serait pas avisé non plus de
placer Catulle au nombre des trois poetes élégiaques
Îatins , à l'exclusion d'Ovide , qui jusqu'à présent y a
figuré. Peut- être aurais-je eu occasion de remarquer ,
avec M. Ginguené , qu'on ignore de quel poëte grec les
Noces de Thétis sont imitées , et alors encore on n'aurait
point lu , dans l'article dont nous parlons , que ce poëme
est traduit de Callimaque , ce qui n'est vrai que de la
Chevelure de Bérénice ; et je crois enfin qu'en faisant sentir
le mérite de la traduction de M. Ginguené , j'aurais
pu épargner à mon confrère la citation de quelques fragmens
de M. Mollevault qui sont loin de mériter les mêmes
éloges . Voilà quels sont , entr'autres , les inconvéniens
qu'ont produits et la trop grande précipitation de mon
FEVRIER 1812. *** 405
collègue , et ma trop grande lenteur . Puissé-je , en réparant
le mal , obtenir du public le pardon des coupables !
Ce qui me fait espérer beaucoup de son indulgence
en faveur du critique de M. Mollevault , c'est que
M. Mollevault ne lui avait fourni aucun de ces secours
qui aident si puissamment un critique . Son Catulle n'a
pas une seule note , pas la moindre préface , pas un
pauvre petit avertissement. Le volume est laconiquement
intitulé Catulle , et ce laconisme peut faire
croire qu'il présente toutes les poésies connues de l'auteur,
tandis qu'il n'en contient que la moindre partie ,
vingt- trois morceaux sur plus de cent. En revanche on y
trouve le Pervigilium Veneris qui , comme on sait , n'est
pas de Catulle ; et ce qui vaut mieux encore , quoique la
traduction entière soit annoncée au titre comme étant de
M. Mollevault , on y a introduit la traduction faite par
Boileau de la fameuse ode de Sapho qu'imita Catulle !
Nous répondra- t- on que M. Mollevault , désespérant
de la mieux traduire , a fort bien fait de réimprimer les
vers de Boileau ? D'accord , mais il fallait peut- être en
avertir , et il fallait du moins traduire la dernière strophe
qui est toute entière de Catulle , et que Longin ni
Boileau ne pouvaient ni citer ni traduire , ou bien il
ne fallait pas la réimprimer.
On voit que M. Mollevault a mis autant de précipitation
dans son travail que notre confrère dans sa critique ;
mais ce défaut qui a fait avorter tant d'ouvrages , et tant de
critiques , sera le dernier sans doute que l'on pourra reprocher
à M. Ginguené . Poëte et savant tout ensemble ,
membre de la troisième classe de l'Institut , et non moins
digne d'appartenir à la seconde , il a suivi le conseil d'Horace
, en laissant reposer huit ans un travail qui , loin
d'embrasser tous les ouvrages de Catulle , se borne à un
poëme de quatre cents vers , et que ses collègues avaient
nanti de leur honorable suffrage . Les gens superficiels
seront sans doute surpris qu'un poëme si court soit ainsi
parvenu à remplir un volume de 250 pages ; et je leur
passe leur étonnement. Ce n'est pas pour eux , ou du moins
pour eux exclusivement , que M. Ginguené a pris la peine
décrire ; mais il faut aussi qu'à leur tour , après avoir
406
MERCURE DE FRANCE ,
joui de la traduction fidelle et poétique dont il leur a
fait présent , ils lui passent à lui et aux lecteurs instruits
l'érudition qu'il y a prodiguée . Il faut même qu'ils me
'permettent d'en rendre compte dans le Mercure , aussi
/ brièvement , toutefois , que l'exigent la nature de ce journal,
et le devoir de consacrer à la traduction beaucoup
plus d'espace.
Les morceaux de prose que M. Ginguené a fait entrer
dans ce volume , sont premièrement une Préface avec
son Appendix , secondement des Variantes , et troisièment
des Notes . La Préface ne contient pas seulement un
compte rendu du travail de l'auteur , mais un Précis trèsintéressant
de la Vie de Catulle , et une histoire littéraire
des manuscrits , des éditions , des traductions de
ce poëte , dans laquelle M. Ginguené analyse les travaux
et le mérite de tous les savans qui s'en sont occupés ..
L'Appendix est formé des détails et des développemens
qui ne pouvaient entrer dans la Préface , et ces deux
morceaux , dont le but est le même , annoncent des recherches
laborieuses faites avec la plus grande sagacité.
Aucun manuscrit , aucune édition importante n'échappe
à l'auteur; il les juge avec une équité précieuse , et porte
les mêmes qualités dans l'examen du travail des commentateurs
. Ceux même pour qui de semblables recherches
sont peu attrayantes , n'y verront pas sans intérêt
que les plagiats n'ont pas été moins communs en érudition
qu'en littérature , et que souvent les philologues ont
été encore plus empressés que les poëtes à crier au voleur.
Ils apprendront avec d'autant plus d'étonnement que
l'énorme plagiat commis par l'abbé Arnaud d'un Mémoire
presqu'entier de l'abbé Conti sur Catulle , n'a été connu
du monde littéraire qu'après la mort de ces deux auteurs .
Je crois aussi que les gens du monde liront avec plaisir
dans l'appendix de la préface la manière dont M. Ginguené
détermine la date des quatre épigrammes de
Catulle contre César : elle est tout-la-fois neuve et
piquante , et l'auteur s'appuye sur des preuves dont on
ne peut contester la solidité .
Les variantes , il faut l'avouer , sont d'un intérêt bien
moins général . Beaucoup de gens , même parmi ceux
FEVRIER 1812. 407
qui prennent à tout hasard le titre d'hommes de lettres ,
lisent fort légèrement les poëtes latins . Ils en sentent à
la vérité les beautés les plus saillantes , ils en citent les
morceaux les plus connus ; mais le plus souvent ils se
contentent de saisir en gros le sens de leur auteur , et
s'inquiètent peu qu'un mot mis à la place d'un autre , ou
un changement dans la ponctuation , éclaircisse ou amé
liore ce sens qu'ils croyent avoir saisi , et dont , faute de
mieux , ils se contentent. C'est pourtant à éclaircir , a
améliorer de cette manière , que tendent les efforts , les recherches
de la critique ; c'est en confrontant les variantes
des manuscrits , et les conjectures imaginées par les
savans , lorsque toutes les leçons étaient absurdes , que
l'on parvient à rendre plus correct et plus intelligible le
texte d'un ancien auteur ; c'est aux premiers travaux de
ce genre que les modernes amateurs doivent la faculté de
pouvoir jouir de ces beautés antiques , et je ne vois pas
pourquoi ils se montreraient ingrats envers les derniers .
Rien ne serait plus injuste que de s'y autoriser , en sou
tenant qu'il ne reste plus rien à faire dans ce genre . Les
variantes dont nous parlons , prouvent évidemment le
contraire. On y voit que M. Ginguené a eu besoin d'une
sagacité égale à sa patience , pour faire un choix judicieux
entre les neuf éditions qu'il a collationnées , et qu'il
reste cependant bien des passages qui ne pourront être
entièrement éclaircis que lorsqu'on aura découvert des
manuscrits supérieurs à ceux qui ont servi jusqu'à présent
à rédiger le texte de Cafulle .
L'espace ne me permet pas de m'étendre beaucoup sur
les Notes , et heureusement il n'est pas aussi nécessaire
d'en relever l'utilité , bien plus généralement admise . Celles
de M. Ginguené portent sur les moeurs , l'histoire , la
géographie de l'antiquité. Je ne puis m'empêcher d'en
indiquer une. Catulle , à la fin du poëme , introduit les
Parques qui font diverses prédictions aux deux époux ;
elles disent entr'autres choses à l'épouse :
Non illam nutrix orienti luce revisens
Hesterno collum poterit circumdare fito.
408 MERCURE
DE FRANCE
,
1
M. Ginguené rend fort bien ces deux vers par ceux- ci a
Ta nourrice demain du fil accoutumé
Sur ton cou vainement essaîra la mesure .
la
Et il en prend occasion d'expliquer , dans sa note ,
coutume à laquelle ils faisaient allusion . Les anciens ,
dit- il , pensaient que les veines et les muscles du cou
étaient plus gonflés dans une jeune mariée que dans une
vierge ; et grace à la note , le soin que prend la nourrice
de mesurer le cou de la jeune épouse le soir des 'noces
et le lendemain , ne présente plus aucune obscurité ,
M. Mollevault , qui ne fait point de notes , devait alors expliquer
la chose dans son texte ; mais on peut douter qu'il
l'ait comprise , car voici comme il traduit :
Ta nourrice , épiant du jour les feux nouveaux ,
Veut en vain détacher de sa main idolâtre
Le collier virginal qui ceint ton cou d'albâtre....
Je crois même , qu'à la rigueur , on pourrait trouver
ici un contre-sens .
Mais , quelque respect que je porte à l'érudition , je
ferais scrupule de détourner plus long- tems l'attention
de mes lecteurs de ce qui fait l'objet principal de cet
article : le poëme de Catulle et sa traduction .
Les noces de Thétis et de Pélée , sont l'ouvrage le plus
considérable qui nous reste de son auteur . Le plan
malgré tout ce qu'on a dit pour en pallier les défauts ,
ne peut guères être excusé auprès d'un goût sévère . Le
poëte rappelle , en fort peu de vers , l'expédition des
Argonautes , l'amour mutuel de Pélée et de Thétis , les
préparatifs de leurs noces . En décrivant le lit nuptial ,
il parle du voile qui le couvre ; sur ce voile sont brodées
d'héroïques aventures . Il s'arrête à celles d'Ariane , et
n'emploie pas moins de deux cents vers à les raconter ;
c'est à -peu-près la moitié du poëme. Le reste est plus
sagement employé à peindre les dieux arrivant à la fête ,
et à faire chanter aux Parques les destinées glorieuses
du fils de Thétis ; mais l'épisode qui coupe en deux le
sujet principal , produit un effet qu'on voudrait justifier
en vain par des exemples tirés de la poésie lyrique ; il
FEVRIER 1812. *
409
détruit tout l'intérêt , car personne ne peut plus en
prendre à une fête nuptiale et à des prédictions en faveur
d'un enfant , après avoir été déchiré par les plaintes
d'Ariane et par le désespoir d'Egée . Lorsque les grands
lyriques se permettent des épisodes semblables , c'est
qu'ils désespèrent d'intéresser à leur sujet principal , et
le poëte n'avait rien à craindre pour celui- ci dont il pouvait
tirer , sans en sortir , des tableaux et des sentimens
de toute espèce.
Au reste , c'est bien moins à Catulle qu'il faut reprocher
ce plan vicieux qu'à l'auteur grec dont il a emprunté
son poëme. L'un et l'autre ont eu l'art de se le faire pardonner
par la beauté des détails , et c'est ce qu'a fait
aussi leur ingénieux interprète . M. Ginguené à lutté ,
non sans succès , contre Catulle dans toutes les parties
de ce poëme qui présente beaucoup de variété. Son
travail , sans doute , n'est pas tout -à- fait sans tache : et
quel ouvrage en est exempt ? mais il réunit , en général ,
la fidélité littérale qui semble n'appartenir qu'à la traduction
en prose , à la fidélité poétique qui n'appartient
jamais qu'à la traduction en vers . Dès le début il s'ap
proprie l'élégante précision de son modèle :
Du Pélion jadis abandonnant la cîme ,
On vit des pins rouler jusqu'au liquide abyme ,
Se fier à Neptune et nager dans les flots
Vers les Etats d'Aète , et le Phase , et Colchos ;
Lorsque des Argiens l'héroïque jeunesse. ,
D'une toison dorée enviant la richesse ,
Osa , pour l'enlever , franchir les flots amers
Et d'avirons légers fendre l'azur des mers .
9
}
La fidélité de ce dernier vers est sur-tout remarquable :
Carula verrentes abiegnis æquora palmis ( 1) .
Un peu plus loin , il fait preuve d'une exactitude encore
plus scrupuleuse . Catulle répète le nom de Thétis
(1 ) M. Mollevault traduit :
Et fatigua les mers avec la rame agile.
410 MERCURE DE FRANCE ,
trois fois en trois vers ; M. Ginguené les traduit de cette
manière :
Alors des traits d'amour Thétis blessa Pélée ;
Thétis vit sans mépris les désirs d'un mortel ;
Pour Thétis d'hyménée on prépara l'autel .
Plus loin encore , une répétition semblable termine un
tableau touchant . C'est Ariane au premier instant où
'elle s'aperçoit de la fuite de Thésée ; pâle , en désordre ,
sans parure , elle tient les yeux fixés sur la vaste étendue
des mers :
Plus d'écharpe, lien d'une gorge rebelle ;
Tout ce vain ornement tombe et flotte autour d'elle ( 2) ;
La mer vient à ses pieds le baigner de ses eaux .
Eh ! que lui font ces noeuds , ces voiles , ces bandeaux ?
C'est toi , quand tu la fuis , toi que toute son ame ,
Thésée , ah ! c'est toi seul que tout son coeur de flamme ,
Que ses esprits , ses sens , rappellent éperdus .
Les plaintes d'Ariane , qui viennent ensuite , sont le
morceau le plus célèbre de tout le poëme . On y a retrouvé
l'original de celles de Didon : et quoique les vers
de Catulle me paraissent bien inférieurs en harmonie et
en poésie à ceux de Virgile , je me sens obligé de reconnaître
que le poëte de Vérone n'est pas moins habile que
celui de Mantoue à peindre tous les mouvemens de la
passion. Je ne citerai cependant que quelques traits
isolés de ces plaintes . En voici un d'abord qui n'a point
été imité par Virgile et qui n'en est pas moins naturel :
Ah! d'un homme jamais ne croyez les sermens ,
Femmes , n'espérez rien de ce sexe perfide ;
Quand le feu du désir brûle leur ame avide ,
Toujours prompts à promettre , à jurer toujours prêts ,
Leurs voeux sont- ils remplis , leurs désirs satisfaits ,
4 Ils ne comptent pour rien ni serment , ni promesses.....
Les trois derniers vers , sur-tout , sont traduits presque
(2) M. Mollevault :
Ses voiles importuns vers la terre s'écoulènt.
FEVRIER 1812 . 411
littéralement de Catulle (3) ; et la fin de cette tirade que
Virgile a très -sagement imitée , ne l'est pas moins heureusement
:
Quels lions t'ont produit dans leur antre sauvage ?
Dans quels flots écumans , sur quel affreux rivage ,
De Scylla , de Carybde as -tu reçu le jour ,
Pour payer d'un tel prix la vie et tant d'amour (4) ?…
J'aimerais à citer encore ce passage d'origine évidemment
grecque , où. Ariane dit à Thésée qu'à défaut du
titre de son épouse , celui de son esclave aurait pu la
contenter ; mais nous avons déjà vu que Catulle et
M. Ginguené savent peindre les tourmens de l'amour . Il
vaut mieux prouver qu'ils excellent également à exprimer
les sentimens de la tendresse paternelle , et il suffira de
citer les adieux d'Egée à son fils :
Mon fils , mon doux appui , mon unique secours ,
Toi qu'à peine les Dieux rendaient à mes vieux jours ,
Et qu'à tant de dangers malgré moi j'abandonne ,
Puisque mon triste sort et ta vertu l'ordonne ,
Tu pars , sans que je puisse avant de tels adieux
De ton visage aimé rassasier mes yeux.
Le sublime n'est pas moins que le pathétique aux
ordres de Catulle et de son traducteur . › Ariane a terminé
ses plaintes par des imprécations contre son indigne
amant . Voici comment nous apprenons que Jupiter les
exauce :
Lorsqu'elle eut de son coeur exprimant la détresse
En ces mots imploré la peine vengeresse
Le souverain des cieux dicta l'arrêt fatal ;
Et sa tête en donna l'invincible signal ,
(3) Voy. la trad . de M. Mollevault , Mercure du 8 fév . , p. 263.
(4) Chez M. Mollevault Ariane cesse ici d'apostropher Thésée ,
pour s'adresser à Carybde et à Scylla :
O Carybde ! ô Scylla ! forcez - vous ses amours
A payer d'un tel prix le salut de ses jours ?
Voilà ce qu'on peut appeller un sproposito inintelligible . " ( V: le
Mercure déjà cité. ) pas
412 MERCURE DE FRANCE ,
Et la terre et les mers à ce signe tremblèrent ;
Dans les cieux enflammés les astres s'ébranlèrent , etc.
Le premier vers est un peu traînant , mais les quatre
derniers rendent à merveille ceux de Catulle dont Homère
a fourni le premier original : .
Annuit invicto coelestum numine rector,
Quo tunc et tellus atque horrida contremuerunt
Equora, concussitque micantia sidera mundus.
Qui croirait que M. Mollevault n'a point senti les
beautés de ce passage , s'il ne l'avait prouvé en le traduisant
comme il suit ?
Dès qu'elle a répandu son dévorant courroux ,
Armé les immortels contre un barbare époux ,
Soudain l'onde mugit , la terre au loin chancelle ,
Et de feux menaçans tout l'olympe étincelle .
Traduttore , traditore ! Jamais le proverbe italien n'aura
mieux trouvé sa place .
Mais je me laisse entraîner au plaisir de citer les vers
de M. Ginguené , et j'oublie que mes lecteurs aimeront
beaucoup mieux les lire de suite dans son poëme. Je les
renverrai donc à cet ouvrage pour le chant prophétique
des parques , où le traducteur a très- sagement réduit le
nombre un peu trop grand des répétitions de ce vers ,
Currite ducentes subtemina , curritefusi ,
et pour la conclusion même du poëme qui finit par une
censure énergique des moeurs du tems ; mais je ne puis
me refuser à transcrire encore le tableau des Parques.
Ce n'est pas que je l'apprécie très-haut en lui-même dans
l'original. Il me semble au contraire chargé de détails
minutieux qui décèlent dans l'auteur grec un goût mesquin
, bien éloigné de celui des grands poëtes ; mais aucun
morceau de la traduction ne montre aussi bien comment
notre langue sait vaincre tous les genres de difficulté ,
lorsqu'elle est maniée par un maître :
Les parques commençaient de véridiques chants ;
Leur corps tremble , vêtu d'une blanche tunique ,
FEVRIER 18.2 . 413
Où serpente en festons le chêne fatidique ;
La pourpre en teint les bords , et sur leurs fronts tressés
Flottent des voiles blancs de rose nuancés .
D'un travail éternel leurs mains sont occupées :
A leurs quenouilles d'or , de laine enveloppées ,
La gauche sert d'appui ; la droite entre ses doigts ,
Tantôt forme le fil qu'elle en tire avec choix ,
Tantôt à rangs pressés conduit ce fil ductile
Sur le léger fuseau que tourne un pouce agile.
Leurs dents mordent la trame en l'épurant toujours :
Si d'importuns flocons en hérissent le cours ,
Leur bouche les enlève , et la laine arrachée
Couvre de son duvet leur lèvre desséchée .
J'ai mis en italique , dans ces vers , deux ou trois mots
de peu d'importance , mais je ne sais si dans tout le reste
la traduction ne l'emporte pas sur l'original ; on n'y trouve
pas au moins un vers aussi pénible que celui- ci :
Atque ita decerpens æquabat semper opus dens ;
vers que la modeștie du traducteur a pu seule l'empêcher
de dénoncer à la critique .
Terminons enfin cet article dont la longueur me causerait
quelqu'inquiétude , si ma prose dans les dernières
pages ne servait pas uniquement à lier les vers que j'y aï
cités . J'espère , au reste , que les résultats de mon examen
se présenteront d'eux-mêmes . Tous mes lecteurs ,
sans doute , en concluront avec moi que le travail de
M. Ginguené , quoiqu'il n'ait eu pour objet qu'un poëme
de quatre cents vers , semble indiquer , et indiquer par
un succès , à nos littérateurs , une carrière nouvelle dans
la réunion de la traduction poétique à l'érudition du
commentateur ; ils en concluront que les Noces de Thétis
et de Pélée n'avaient pas encore été aussi bien traduites ,
que le texte latin de ce poëme n'avait pas encore été
soumis en France à une révision aussi judicieuse , et
que sans un petit nombre de négligences typographiques
, que l'on remarque à regret dans ce volume , il ne
laisserait rien à désirer.
M. B.
414
MERCURE DE FRANCE ,
MONTFORT ET ROSENBERG."
ANCIENNE CHRONIQUE .
-
(SUITE ET FIN . )
EN quittant leur château de Rosenberg , les deux jeunes
chevaliers avaient pris simplement les noms de Rodolphe et
de Henri qu'ils portaient aussi , mais sous lesquels ils n'étaient
pas connus . Ils dirent à Herman que leur nom de
famille , assez obscur , mais qu'ils prétendaient illustrer ,
était Berthold. Il le crut d'abord , inais on a vu comment
Lorédan s'était trahi devant lui , et lui avait fait reconnaître
les armoiries des Rosenberg. A peine arrivé chez Lisbeth
avec les jeunes chevaliers , pendant que les jeunes gens se.
regardent et s'admirent , il prend Lisbeth à part et lui communique
son importante découverte. La prudente nourrice
écoute et secoue la tête . « Prenez garde , Ulrich , lui dit-
» elle , vous pourriez bien vous tromper , au moins pour
» un des deux chevaliers : vous m'amenez deux frères char-
» mans , et je sais , de science certaine , qu'il n'y a qu'un
» Rosenberg de présentable , celui qu'on destinait à Blanche
» et qu'on nomme Lorédan . Le cadet est une espèce de
monstre , complètement imbécile . J'étais là quand Urbain
, qui l'avait vu , en fit le portrait , et celui- ci est un
gaillard qui me fait trembler avec les yeux dont il regarde
» ma Clara . Prenez -garde , vous dis -je , n'amenez pas un
loup dans la bergerie . »
ช
77
27
•
Quand je vous dis , Lisbeth , que le plus grand , celui qui
n'est pas blessé , qui se fait appeler Rodolphe , est aussi
certainement Lorédan de Rosenberg que je suis Ulrich Herman
; n'ai -je pas vu sur son écu la rose rouge boutonnée
d'or , que mon maître m'a montrée cent fois sur le sceau
des lettres du baron Everard ? N'a-t- il pas dit qu'il voulait
aller à Montfort ? N'a-t-il pas juré qu'il voulait délivrer les
filles du comte ? Nous ferions bien peut - être de les lui
nommer, pour lui épargner le voyage ; et c'est sur cela
que je voulais vous consulter.
Gardez -vous-en bien , s'écria Lisbeth , le secret est trop
important pour le confier ainsi à de jeunes inconnus. Qui
sait si tout ceci n'est point un piége de la maudite comtesse
Ursule , s'ils ne sont point envoyés par elle ? on ne s'est
jamais repenti de s'être tû ; on se répent souvent d'avoir
trop parlé Croyez-moi , Ulrich , ne disons mot. Quoique
FEVRIER 1812 . 415
le comte ne nous ait pas remis ses filles directement , nous
devons lui en répondre puisque nous les lui avons prises ;
et s'il les redemande , il faut qu'il les retrouve telles que
nous les avons reçues ; laissons partir le jeune homme bien
portant , le blessé n'est pas dangereux ; il ne nous échappera
pas celui- ci , il ne courra pas après mes filles . Si
l'autre va à Montfort , à la bonne heure ; il n'y trouvera
pas les jeunes comtesses et reviendra peut-être apporterat-
il quelques nouvelles ; qui vivra , verra alors ce qu'il y
aura à faire .
:
Ulrich convint que c'était le plus prudent ; mais il se
fachait lorsque Lisbeth doutait seulement que Rodolphe.
fût un Rosenberg . Passe pour l'autre , disait-il , je n'en
répondrais pas ; quoiqu'il ait aussi sur son écu la rose
rouge , et que l'aîné l'appelle son frère , je me rappelle , en
effet , que le pauvre Godefroi est imbécile . Ce sera donc
son frère d'armes , un bon gentilhomme aussi , et peut-être
un bon mari pour notre Clara ; ce n'est pas pour rien que,
la Providence a conduit ici ces jeunes gens . Lisbeth sourit
à cette idée , et fit des voeux pour qu'elle se réalisât .
" Lorédan ou Rodolphe , attendit quelques jours , en
enrageant , le retour d'Urbain . Voyant qu'il ne revenait
point , el que la jambe de son frère était loin d'être guérie ,
il ne tint plus à son impatience , et se décida à partir seul
pour Montfort . Godefroi , ou Henri , eut un instant de
regret de ne pouvoir le suivre ; mais un doux regard de
Marie le consola bientôt. Il n'était pas resté long- tems indécis
entre les deux soeurs . Agathe était plus belle , mais
fière , légérement dédaigneuse , et d'ailleurs assez triste .
Marie vive , folâtre , ingénue , toujours chantant , toujours
courant , pleine de grace et de gaîté , lui rendant mille
petils soins , et le faisant bien enrager , lui tourna bientôt
la tête. Dès l'aube du jour elle courait à la montagne , en
revenait avec un faisceau des fleurs les plus odorantes , les
répandait autour du blessé ; et s'il voulait saisir une de ses
jolies mains et la presser contre ses lèvres , Marie , plus
légère qu'un oiseau , s'éloignait en riant , et se moquait du
pauvre impotent qui ne pouvait la suivre . Il voulait alors
essayer de marcher , une douleur le retenait , il jetait un
cri , et la petite railleuse revenait doucement le gronder, le
plaindre et l'appuyer pour qu'il se replacât sur sa couchelle .
Il bénissait alors , et sa douleur , et sa blessure , et ne songeait
à Clara de Montfort que pour la remercier intérieures
ment d'en avoir été la canse ; chaque instant augmentait
416 MERCURE DE FRANCE ,
son amour pour Marie . La jeune fille devient aussi un peti
plus sérieuse elle court moins vîte , chante moins haut ;
souvent même un soupir étouffe un éclat de rire . Agathe
s'en aperçoit , et croit de son devoir de soeur aînée de lui
en parler. Chère Clara ! lui dit- elle en passant un bras autour
de son col . -Pourquoi m'appelles - tu Clara , je ne suis
plus Clara , tu le sais bien ; je ne suis que Marie .
-
de
Je crains , ma soeur , poursuivit Blanche , que tu ne te
croies en effet que Marie Herman , et rien de plus ; que
n'aies oublié le noble nom de Clara de Montfort. Le jeune
Henri , il t'intéresse , il t'occupe ; et sa naissance obscure ...
— J'ai cru , chère Agathe , que nous étions vouées à l'obscurité
. Oui , pour un tems ; mais sans oublier ce que
nous sommes . Ah ! j'ai tout oublié ; je crois ne vivre
que depuis que je respire l'air pur des montagnes , que je
suis la fille d'Herman , la nièce de Lisbeth . Et l'amie
de Henri , ajoute Agathe ; Clara ! Clara ! ne dois - tu pas
rougir ? Elle rougissait , en effet , mais c'était d'émotion et
non pas de honte ; sa soeur venait de l'éclairer sur le sentiment
qui l'entraînait trop franche pour cacher ce qu'elle
éprouvait , elle en convint avec Blanche . J'ai dans l'esprit ,
lui dit- elle , que tu retrouveras un jour ce beau Lorédan à
qui tu fus destinée , et qui te tient encore au coeur . Moi
qui ne l'étais qu'à un affreux imbécile , je n'ai rien à regretter
, rien à espérer , que de vivre et mourir où je suis
si heureuse . Blanche l'appela une petite folle , mais sourit
à l'idée de retrouver un jour son Lorédan . Pour achever
de l'apaiser , et pour appuyer sa prédiction , Clara lui
tressa dans la journée un petit anneau de crin blanc et noir,
avec la devise de celui qu'on avait renvoyé . Ce n'est pas
les diamans que tu aimais , lui dit -elle en le lui passant au
doigt. Porte celui - ci jusqu'à ce que le véritable te revienne .
Comment résister à Clara ? Blanche l'embrasse et garde
l'anneau , parce que c'était l'ouvrage de sa soeur , mais non
sans éprouver un certain plaisir de revoir à son doigt ce
beau nom de Lorédan qu'elle y avait porté si long-tems .
Nous ignorons si Marie s'en fit un à elle - niême avec le joli
nom de Henri , mais nous sommes sûrs au moins que chaque
instant le gravait dans son coeur en dépit de la raison . II
lui avait confié qu'il n'était qu'un jeune troubadour , passionné
jusqu'alors pour la guerre , et s'étant attaché comme
écuyer au chevalier qui venait de les quitter , et qu'il ne
lui nomma pas . Elle savait bien qu'un écuyer , un troubadour
, n'était pas un époux digue de Clara de Montfort ;
FEVRIER 1812 . 417
mais Marie Herman le trouvait bien aimable. Elle avait un
luth dont elle pinçait très-bien , et qu'Ulrich lui avait procuré
. Henri la pria un jour de l'accompagner pendant
qu'il chanterait une romance qu'il avait composée pour lui
donner une idée de son talent ; elle y consentit , et il lui
chanta avec l'expression la plus tendre les couplets suivans ,
qu'elle entendit avec beaucoup d'émotion , mais sans colères
Jeune et vaillant apprenti chevalier
De m'illustrer avais bien grande envie ;
Le premier pas dans ce noble métier
Est de faire choix d'une amie .
Croyais aimer un objet inconnu , 5 .
J'allais lui consacrer ma vie ;
Mais depuis que j'ai vu Marie
SETE
Je n'aime que ce que j'ai vu.
Dans les combats souvent je fus vainqueur ;
Mais à l'amour je cède la partie :
Pour triompher de mon sensible coeur
Il n'eut qu'à me montrer Marie.
Belle Marie , un regard m'a vaincu ,
A tes pieds je pose mes armes ;
Dès l'instant qu'on a vu tes charmes ,
On adore ce qu'on a vu.
Pour inspirer et pour sentir l'amour ,
Qu'est-il besoin d'une illustre naissance ?
Reçois les voeux d'un simple troubadour
Qui te jure amour et constance ;
Tes titres sont esprit , beauté , vertu ,
Tout ce qui fixe pour la vie.
J'ai fait vou , quand j'ai vu Marie ,
D'aimer toujours ce que j'ai vu .
1 )
Pendant que Godefroi compose , chante , aime , et ne
pense plus à son frère que pour trembler de le voir revenir ,'
celui- ci faisait mieux que d'aimer. Arrivé à Montfort , il
entre dans la première chaumière , se donne pour un neveu
de l' ver Urbain , et prie le paysan d'aller au château {
avertir son oncle , que son neveu Rodolphe l'attend ; resté
seul , il lève les yeux sur l'antique donjon et sur la tour du
nord , où Urbain lui a dit qu'on avait relégué les jeunes '
comtesses ; il croit voir leurs figures sveltes se mouvoir à
travers les barreaux de l'étroite fenêtre . Urbain arrive et
Da
418 MERCURE
DE FRANCE ;
•
w
détruit cette illusion . Elles ne sont plus au château ; on les
a conduites au monastère le lendemain de son départ ; et
depuis ce jour , comme une punition du ciel , tout le châ
teau de Montfort est dans la consternation la plus terrible .
En voici la cause . On se rappelle que ce même jour ,
Ursule laissa son enfant aux soins du comte pendant qu'elle :
volait à l'incendie de Werneck pour sauver Théobald ou
mourir avec lui . Le comte n'avait jamais fait le métier de
bonne , et s'y entendait peu ; mais enchanté de ce que son
fils prenait plaisir à voir ses armoiries , et croyant que c'était
l'effet d'un noble sang , il veut les lui montrer de plus près
et l'élève sur une corniche pour qu'il puisse les toucher . Le
petit garçon se saisit d'un bouclier d'acier poli , le tire à
lui; le bouclier se détache et tombe sur la tête de l'enfant ,
qui roule à terre sur un parquet de marbre avant que le
comte ai pu le soutenir , et y reste sans le moindre sentiment.
On comprend le désespoir de celui qui se croyait de
bonne foi le père de ce malheureux enfant qu'il avait désiré
si long-tems , et qu'il vient de tuer , car il se regardait
comme l'unique auteur de cet affreux accident . Cependant
on vient , on rappelle le petit garçon à la vie , mais pour
peu de tems . Une horrible blessure à la tête ne laisse aucun
espoir ; depuis ce fatal accident , on attend sa mort d'un
moment à l'autre , et bientôt sans doute elle sera suivie de
celle du comte .
Tel fut le récit d'Urbain qui paraissait plus consterné
qu'il n'aurait dû l'être de la perte d'un enfant qu'il savait
bien n'être pas à son maître .
Et l'infâme Ursule , dans quel état est-elle ? demanda
Lorédan .
Ursule, sans égard pour le désespoir de son mari , l'accable
de reproches ; elle qui pourrait si bien lui sauver du
moins l'horreur de se croire parricide , ne cesse de lui répéter
ce mot affreux . Le chevalier Théobald la console avec
l'espoir d'avoir un autre enfant , et ne la quitte pas ; mais
c'est celui -là qu'elle voudrait conserver un jour , une heure
de plus que son époux ; et il leur est si essentiel que l'enfant
lui survive , que je crains tout , je l'avoue , pour les
jours du comte entre ces deux monstres .
Lorédan leva les yeux et son épée au ciel avec un vif
sentiment d'indignation . Avant la fin de la journée , dit-il,
tu n'auras plus cette crainte ; le comte de Montfort fut sans
doute faible et coupable , mais il fut l'ami de mon père ; il
a donné la vie à Blanche et à Clara ; je sauverai la sienne , je
$
FEVRIER 1812 . 419
saurai la lui faire aimer . Il apprendra que s'il fut un père
cruel pour ses adorables filles , il n'est pas du moins un parricide
, et que cet enfant n'est pas le sien . Ursule et l'indigne
Théobald seront forcés de convenir de leur crime . Le
comte a -t-il parlé de ses filles ? a-t- il désiré de les revoir?
Ici Urbain se trouble , se coupe . Lorédan presse , insiste
enfin l'écuyer lui avoue qu'on ne sait ce que sont devenues
les jeunes comtesses , ni le domestique de confiance charge
de les conduire au couvent , qu'ils n'y ont pas paruset
qu'il est bien à craindre que leur cruelle marâtre
les ait
fait disparaître pour jamais . Le comte s'était rappelé tes
connaissances d'Ulrich en chirurgie ; il l'avait fait chercher
et avait ordonné qu'on lui ramenât ses filles , regardants
malheur comme une punition du ciel à cause de sa dureté
pour elles . Lui - même Urbain était allé les chercher au cou
vent de St - Claire qui n'était qu'à une journée de Montfort ;
il avait parlé à l'abbesse , au portier , à tout le monde , et il
lui paraissait positif que ni l'ancien serviteur , ni les jeunes
filles n'y avaient paru . Il était revenu la veille avec cette
triste nouvelle , qui avait achevé d'acabler le comte . Ursule
avait paru surprise , consternée ; mais Urbain ne la croyait
pas moins coupable de cette disparution .
tson
A la rage de l'indignation succéda chez le bouillant
Lorédan ce calme sombre qui précède les tempêtes , Ses
joues devinrent d'une pâleur mortelle , ses sourcils noirs se
joignirent sur son front ; et ses lèvres décolorées tremblaient
en prononçant d'une voix basse et altérée : il suffit , Urbain ;
retournez auprès de votre maître , bientôt vous entendrez
parler de moi ; ce soir les coupables ou moi nous aurons
vécu . Ma Blanche adorée sera vengée d'eux ou de moi . Elle
m'appartenait ; et je l'ai laissée entre les mains des scélérats
. J'ai mérité mon malheur , et...... Tous ces traits se
contractaient , il fit signe de la main à Urbain de s'éloigner.
Quand il fut seul , il se promena à grands pas songeant
aux moyens d'assurer sa vengeance . Il sentait qu'avec une
femme aussi dissimulée , aussi profondément vicieuse , il
fallait user de dissimulation . S'il eût suivi son premier
mouvement , il serait entré au château , et le poignard
sur la gorge il eût forcé Ursule et son amant de convenir de
leurs crimes , et les aurait ensuite abandonnés à la justice
divine et à leurs remords . Mais il sentit que cette manière.
hostile et violente pourrait laisser des doutes sur un aveu
arraché par la terreur. Il tâcha donc de se calmer assez pour
Dd 2
420%
MERCURE DE FRANCE .
?
agir avec prudence ; et quand il se crut sûr de lui-même ,
il s'achemina vers le château .
Dans la grande salle étaient réunis le comte , sa femme ,
le chevalier Theobald et l'enfant à demi mort dans son
berceau. Le comte , les yeux fixés sur lui avec une anxiété
dont on aurait voulu faire honneur à la tendresse paternelle ,
semblait attendre son dernier soupir pour y joindre le sien .
Son front sillonné par la douleur plus que par l'âge , sa
haute taille à demi courbée , son excès de maigreur , ses
traits fortement prononcés , inspiraient l'intérêt et sur-tout
le respect . Dans l'embrâsure d'une hante fenêtre , Ursule
et son ami parlaient très -bas de quelque chose qui paraissait
les agiter beaucoup , et jetaient de tems en tems des
regards sinistres sur le groupe touchant du comte désolé
et de l'enfant expirant .
Tout-à-coup la grande porte du fond s'ouvre , un chevalier
armé de toutes pièces entre ; sa visière est baissée , son
écu est voilé , une belle rose blanche décore son casque .
Il s'avance à pas précipités , et se jette aux pieds du comte
de Montfort . Noble comte , dit-il , vous que votre rang ,:
votre âge , les services que vous avez rendus à la chrétienté
sous l'étendard de la croix , placent à la tête des chevaliers de
l'Allemagne , je viens vous demander justice et requérir un
don de vous . Jurez-vous de m'accorder l'un et l'autre ? ceci
vous dira que j'ai le droit de vous le demander . Sur sa
cotte d'armes était la croix des grands prieurs de Malte ,
que les Rosenberg ainsi que quelques nobles familles
d'Allemagne avaient le droit de porter en naissant .
Je vous l'accorde , répondit le comte avec émotion :
puisse le plus ardent de mes voeux , le rétablissement de ce
précieux rejeton , n'être pas exaucé si je vous manque de
parole ! Noble chevalier, relevez -vous et parlez ; que demandez-
vous de moi ?
Puissent vos enfans être rendus à la vie et prospérer à
jamais ! périssent tous les ennemis de la noble race des
Moutfort! s'écria Lorédan en jetant un regard du côté d'Ursule
et de Théobald . Noble comte , un chevalier traître et
félon m'offense dans ce que j'ai de plus cher ; il entache
l'honneur d'une noble famille que je tiens comme la mienne ;
il accable d'outrages celle à qui j'ai consacré ma foi et mon
épée je demande contre lui le combat à outrance , et que
vous en soyez le témoin et le juge . Je requiers aussi la présence
de votre noble éponse ; les regards de la beauté doivent
animer la valeur . Ursule s'inclina , et accordant au
FEVRIER 1812." 421
chevalier sa demande , le remercia de son compliment
flatteur . Celui- ci , sans daigner lui répondre , se tourna du
côté du comte pour lui demander ses ordres .
Qu'il soit fait ainsi que vous le désirez , noble chevalier ,
el puisse le ciel diriger vos coups ! jamais cause ne fut plus
juste , périsse le traître qui vous a si grièvement offense ! Je
vais faire préparer la lice , et inscrire les lois du combat.
Quel est votre nom ? quelles sont les conditions du combat ?
Le combat doit durer jusqu'à la mort . Mon nom est
Rodolphe de Bohême.
Et celui de votre indigne adversaire ?
Le chevalier Théobald ici présent , dit Lorédan en s'avançant
avec dignité et jetant son gantelet : Théobald , c'est
à toi , à toi seul à relever ce gant ; à moins que ta conscience
effrayée ne te fasse préférer au combat l'aveu de ta félonie .
Mais si ton coeur endurci s'y refuse , Dieu et mon bon droit
en décideront :: ce soir le coupable ou le calomniateur auront
vécu. Il se tut . Un silence effrayant régnait dans la
salle. Ursule, voulut parler , sa voix expira sur ses lèvres
tremblantes . Théobald confondu la regardait avec terreur.
Relevez ce gage , Theobald , s'écria le comte , ou désormais
je vous regarde comme le plus indigne des hommes ! il le
releva sans dire un mot. Dans une heure vous me reverrez
, s'écria le chevalier inconnu ; rappelez -vous , madame ,
que vous m'avez promis votre présence , et que vous la
devez à votre chevalier . Il sort , et le silence règne encore
quelques instans ; le comte le rompt enfin . Quel est ce
chevalier , Théobald , le connaissez -vous ? quels sont les
torts qu'il vous impute ? - Il en a menti par sa gorge, s'écria
Théobald ; je ne le connais pas , et rien de ce qu'il dit
ne peut me regarder. Vous triompherez donc , reprit froidement
le comte . Rappelez-vous que si le jeune comte de
Montfort vit ( et je l'espère à - présent qu'il a pour lui les
voeux de la vaillance ) , c'est à vous à le conduire sur le chemin
de la gloire . Ursule , c'est vous qui m'avez donné
Théobald en me répondant de sa valeur ; ce fut à vos pieds
qu'il prononça son serment quand à votre prière je l'armai
chevalier , et lui confiai mon fils . Je n'ai pas besoin de vous
en dire davantage . Préparez ses armes , et qu'à défaut d'autre
dame il porte aujourd'hui vos couleurs . Il sort et les
laisse ensemble. ,
Quel est ce Rodolphe de Bohême , dirent-ils à-la-fois
quand ils furent seuls , et que prétend-il ? Il se trompe sûpement,
ajoute Theobald , car si nous avons des torts.cn- .
422
MERCURE DE FRANCE ,
vers le comte , ils ne peuvent le regarder. Non vraiment ,
dit Ursule , et je ne crains rien ; vous allez , j'espère , mériter
Je titre de mon chevalier , et celui qui vous attend et qui
bientôt sera votre récompense . Je vais armer le chevalier
que je regarde déjà comme mon époux . Elle lui donne sa
main à baiser , et sort sans lui témoigner la crainte mortelle
dont elle est agitée .
L'heure sonne ; la lice est prête , et le chevalier à la rose
blanche s'y promène déjà fièrement. Le comte et la comtesse
paraissent sur le balcon . Le premier n'est pas insensible ,
malgré sa tristesse , à cette image de ses exploits , à l'honneur
d'avoir été choisi pour juge d'un combat à outrance ;
sa physionomie s'est un peu ranimée . La comtesse au contraire
, tremblante , d'une pâleur mortelle , voit approcher
avec effroi le moment qui la privera peut- être de l'homme
qu'elle idolâtre , du père de son enfant , de celui à qui elle
destine la place du malheureux vieillard dont elle a résolu
la mort. Sa conscience troublée lui dit que le ciel ne peut
servir une pareille cause ; et quand Urbain , décoré pour
cette occasion du titre de hérault d'armes , proclame par
trois fois le chevalier Théobald accusé , tout son sang se
retire vers son coupable coeur , et déjà elle reçoit la punition
de ses crimes .
Au troisième appel Théobald se présente , et bientôt
Ursule a vu que sa conscience lui parle le même langage .
La couleur verte dont elle l'avait orné , ne lui paraît plus
l'emblême de l'espérance . Elle n'ose adresser des prières
au Dieu qu'elle a tant offensé ; elle n'ose même invoquer
l'amour , et dans ce moment terrible , il lui semble que si ,
par un aveu de leurs crimes , elle pouvait empêcher le
combat , elle en aurait l'affreux courage .
Le combat a déjà commencé : Théobald se défend avec
vigueur , il sent trop bien qu'il y va de sa vie ; mais Lorédan
méprise la sienne . Il veut mourir si Blanche n'existe plus ,
mais mourir en la vengeant . Il ne ménage rien , ne songe
qu'à triompher . Il a déjà reçu quelques blessures ; elles ne
font qu'irriter sa valeur ; il serre de plus près son adversaire
et saisissant un moment où Théobald rassemblait
ses forces pour fondre sur lui , il lui enfonce son épée au
défaut de la cuirasse , et l'étend à ses pieds ; alors il jette
ses armes se précipite sur lui , tâche d'arrêter le sang qui
coulait à grands flots. Tu as fini pour ce monde , Théobald
, lui dit - il , tâche de sauver ton ame pour un autre.
Que le chapelain du château vienne , s'écria le mourant ,
9
"
FEVRIER 1812 . 423
pour entendre, ma confession , et pour me faire espérer ,
s'il est possible , le pardon de mes péchés. Mais avant que
le confesseur pût l'approcher , Ursule , la malheureuse
Ursule , a franchi les marches du perron , s'est précipitée
à côté de son amant , l'appelle à grands cris des noms les
plus passionnés , et dans le délire de sa douleur laisse
échapper tous ses odieux secrets . Laissez-moi , disait- elle
au comte qui voulait l'emmener et cacher encore ses honteux
ayeux , laissez-moi , vous qui l'avez conduit à la mort.
Quelques momens encore , et la vôtre eût sauvé mon
Theobald . Que m'importe qu'on le sache ? j'ai la vie en
horreur vous n'inventerez pas des supplices plus cruels
que ceux que je souffre .... Théobald , mon bien -aimé , le
seul père de l'enfant que ce monstre a tué . Mon Théobald ,
faut-il mourir sans te venger ! Elle se saisit d'une épée ,
on la retient , on la désarme ; mais elle expire quelques
instans après étouffée par la douleur et la colère , et tombe
à côté de son complice . Celui- ci respirait encore , le confesseur
, penché sur lui , la croix à la main , écoutait ses
aveux , son repentir , et lui faisait espérer la miséricorde
du ciel. Il demanda le comte et le chevalier Rodolphe . Je
vous pardonne ma mort , dit-il au dernier ; elle est la juste
punition de mes perfidies envers mon protecteur , et de
ma liaison avec son indigne épouse ; elle avait précédé son
mariage ; le fruit de notre amour existait dans son sein
quand elle devint comtesse de Montfort . C'est par mon
conseil que son père vous demanda pour tuteur , dit-il au
comte , dans l'espoir que cette relation , grâces à l'adresse
d'Ursule , lui procurerait une place honorable et un sort
brillant à notre enfant. Deux jours de plus et vous n'existiez
plus . Il importait trop à Ursule que votre héritier vous
survécût. Le ciel.lest juste , il a envoyé ce brave chevalier
pour sauver votre vie et punir les coupables . Puisse notre
mort expier tant de forfaits ! mes filles , s'écria
Monstre , qu'avez - vous fait
de mes innocentes filles ? Je l'ignore , dit le mourant, sur la
grâce de Dieu que j'implore ! sur mon ame ! Je jure que
j'ignore ce qu'elles sont devenues , Ursule ... Il expira sans
avoir pu achever. Depuis le moment où cette malheureuse
femme était tombée inaninée , Lorédan , secondé
d'Urbain , avait fait de vains efforts pour la rappeler un
instant à la vie , et tâcher d'apprendre ce qu'elle avait fait
de Blanche et de Clara. Tout fut inutile , elle n'existait
plus . Un paquet tomba de son sein ; c'était un poison trèsle
comte
, et je te pardonne
,
moi
424
MERCURE DE FRANCE ;
actif , destiné sans doute au comte . Ce pauvre vieillard
était dans l'état le plus cruel , et se croyait aussi près de sa
fin . Il demanda à grands cris son libérateur, Rodolphe
s'approche , se prosterne à ses côtés , le conjure de vivre .
Qui êtes-vous ? lui dit le comte , vous qui semblez envoyé
du ciel pour me sauver et dessiller mes yeux trop
long-tems fermés . Vous qui pouvez tout , rendez - moi
mes filles si vous voulez que je vive . C'est moi qui les ai
envoyées à la mort . O ma Blanche ! ô ma Clara ! qu'êtesvous
devenues ? où êtes-vous ? Je parcourrai le monde entier
pour les retrouver , s'écrie Rodolphe . Elles seules ont
conduit mon bras et dirigé mes coups . Qui plus que moi
à le droit de les chercher ? Je suis ce Lorédan de Rosenberg
, dit-il en déchirant le voile qui couvrait son écu´ ,
nommé par vous pour être l'époux de votre fille Blanche´,
qui négligea trop long-tems ce bonheur , que vous en voulûtes
priver , et qui vient le reconquérir. Ou Blanche et
Clara n'existent plus , ou je les retrouverai , soyez- en sûr.
Je vous quitte pour aller chercher mon jeune frère : il a
dévoué sa vie à Clara comme moi à Blanche ; Godefroi
aussi , saura mériter d'être votre fils .
心
Godefroi ! s'écria le comte , cet enfant disgracié . Urbain,
ne m'avez-vous pas dit..... J'ai dit ce que je croyais , répond
Urbain : on nous avait trompé , puissions- nous tonjours
l'être de même ! votre filleul Godefroi est le plus
beau et le plus aimable des chevaliers .
Le comte avait trop de torts à faire oublier pour n'être
pas indulgent sur ceux des autres . Il embrasse le fils d'Everard
, le sien , et lui promit pour lui et pour son frère la
main de ses filles , s'il pouvait les retrouver . Dès le lende
main Loredan se mit en route ; et le comte désirant de fuir
quelque tems le théâtre de ses fautes , de son malheur , le
souvenir de la coupable Ursule , et le malheureux enfant
prêt à la suivre au tombeau , voulut partir avec lui pour
chercher aussi ses filles , malgré sa faiblesse . On faisait de
petites journées , en s'informant partout des jeunes comtesses
de Montfort ; on n'en apprenait rien . Loredan avait
pris le chemin qui conduisait au châlet où il avait laissé
son frère , mais ne voulant pas faire gravir la montagne au
comte , celui- ci descendit avec Urbain et sa suite dans le
même village et à la même auberge où les jeunes chevaliers
s'étaient arrêtés . Lorédan se hâta d'aller chercher son cher
Godefroi avec l'espoir de le trouver guéri , et impatient de
lui conter ses hauts faits . Il arrive , et la première chose
FEVRIER 1812 . 425
qu'il voit , c'est son frère assis sous un groupe de mélèzes
avec Marie , lui répétant sa douce romance et le serment
de l'aimer toujours . Marie aperçut la première le beau chevalier
; interdite , elle se lève et s'échappe avec la légèreté
d'un oiseau. Godefroi se lève aussi et court après elle , et
Lorédan après lui , se félicitant de ce que la jambe de son
frère est si bien guérie . Il l'appelle ; Godefroi reconnaît sa
voix , et bien sûr de retrouver Marie , il vole dans les bras
de Lorédan . Grâces au ciel , dit celui- ci , je te retrouve en
bon état et je t'emmène ; va mettre ton armure et partons .
Godefroi. Moi je ne pars point , je reste , j'en ai fait mille
fois le serment , et jamais un chevalier ne manque à sa parole
.
Loredan . N'avais -tu pas fait celui de délivrer les comtesses
de Montfort ?
Godefroi. Oh ! je n'avais pas vu Marie , et il répète avec
transport , on fait vou , quand on voit Marie , d'aimer toujours
ce qu'on a vu.
$
Loredan. Oh Dieu ! c'est Marie , c'est une villageoise qui
captive Godefroi de Rosenberg ; c'est à elle qu'il veut sacri .
fier son bonheur , son illustre race , sa Clara et mon amitié !
Godefroi , reviens à toi , rougis de ton choix , de ton égare-
-ment.
Godefroi. Moi rougir d'adorer Marie ? jamais ! jamais !
elle mérite tous les sacrifices , excepté cependant celui de
l'honneur et de ton amitié . Tu l'as dit , Lorédan , ces deux
mots me font rentrer en moi-même ; mais je puis tout accorder
, je te demande un jour , un seul jour , pour m'engager
à jamais à Marie , pour l'obtenir de ses parens , et
demain je te suis , je vais avec toi délivrer les comtesses
de Montfort , et je reviens auprès de Marie . Vous me
pardonnerez tous quand vous la connaîtrez . Et il chante
encore avec passion : Ses titres sont esprit , beauté ,
vertu , etc. , etc.
Content d'avoir obtenu que son frère le suivît , Lorédan
n'insiste plus , mais lui dit en riant : Quand tu auras assez
chanté , je te raconterai ce que je viens de faire à Montfort
; et ce ne sont pas là des chansons . Godefroi se tait et
passe son bras sous celui de son frère , qui lui raconte en
cheminant son histoire tragique , son combat , tout ce qui
s'est passé. Je me suis engagé pour toi comme pour moi
Jui dit- il en finissant , que nous parcourrons la terre et les
mers pour retrouver les filles du comte ; ce seul espoir lui
rend la vie . Malgré son âge , il veut nous suivre . Il nous
426 MERCURE DE FRANCE ,
attend au village , tromperais-tu l'espoir d'un malheureux
père , d'un illustre chevalier ? Un amour indigne de toi te
fera-t-il oublier des devoirs aussi 'sacrés ? et ....Il est interrompu
par la plus charmante des apparitions . Agathe
et Marie , les bras entrelacés , ayançaient au-devant d'eux ;
un peu d'émotion animait leur : teint . Blanche , assez
pâle ordinairement , était ravissante . C'était , comme disait
Urbain , un bouquet de lis et de roses . Sa soeur lui, avait
dit le retour du beau chevalier dont la noble figure et l'air
martial lui avaient plu ; elle fut charmée de le revoir , et
proposa à sa soeur d'aller l'inviter à venir se reposer au
châlet . Elle lui fit son compliment avec grâce et timidité
et dans les meilleurs termes . Lorédan , frappé de tant de
beauté , la regarde et l'écoute avec admiration ; il se sent
déjà plus d'indulgence pour son frère . Celui-ci s'est emparé
du bras de Marie , et pressé de lui parler de son départ
, mais sur- tout de son retour , il s'éloigne avec elle ,
et laisse Lorédan tête à tête avec la belle Agathe . Ils arrivent
au groupe de mélèzes où Henri et Marie avaient établi
un joli banc de mousse qui invitait à s'asseoir . Ils s'y
placent : Agathe est émue , et pense en elle-même que ce
beau chevalier vaut bien peut-être l'ingrat Lorédan de
Rosenberg . Lorédan appelle à son secours l'image de l'inconnue
Blanche , les lois de la chevalerie , le comte de
Montfort , et trouve tout cela bien faible contre la belle
Agathe . Il lui parle de ses charmes , et du danger qu'il
court auprès d'elle ; elle rougit , lui répond avec modestie
et noblesse , lui rappelle qu'elle n'est qu'une villageoise ,
et qu'il est sans doute un noble chevalier . Elle lui parle
des devoirs de cet état , des siens , et tout cela avec un
choix de termes élégans , une noblesse de sentimens qui
étonnent et ravissent le chevalier . Sans savoir lui - même
ce qu'il fait , il prend une main plus blanche que l'ivoire ,
il va la porter à ses lèvres .... Dieu ! qu'a-t-il vu ? Son nom
sur le simple anneau de crin dont cette main est ornée ; il
ne peut en croire ses yeux , il jette un cri , il tombe à ses
pieds . Ah ! lui dit-il avec transport , fille céleste , si tu n'es
pas Blanche de Montfort , ma Blanche promise , adorée ,
ton Loredan est le plus malheureux des hommes ! Avant
même qu'elle eût pù lui répondre , ils s'entendent appeler
à grands cris ; ils voyent accourir à eux , comme l'éclair ,
Henri et Marie , ou plutôt Godefroi et Clara . La confidence
de Godefroi à son amie avait amené une explication . Aux
noms de Rosenberg et de Montfort , Clara s'était nommée,
4
FEVRIER 1812 . 427
et l'heureux Godefroi , ivre de joie et de bonheur , accourait
vers sou frère qu'il trouva aussi heureux que Iui . Ce
sont elles ; c'est Blanche , c'est Clara , c'est Loredan , c'est
Godefroi , ce sont les quatre plus heureux mortels qu'il y ait
sur la terre . Ulrich et Lisbeth arrivent et sont presque aussi
contens . On allait partir pour rejoindre le comte ,
lorsqu'un
bruit de chevaux se fait entendre ; c'était lui , avec
Urbain , et l'hôte qui leur servaient de guide . En vidaut la
bouteille avec l'écuyer , l'hôte avait parlé des belles filles
de la montagne Urbain trouva qu'elles ressemblaient
beaucoup à ses jeunes maîtresses . Il questionna l'hôte , lui
nomma la tante Lisbeth , le père Ulrich . Il n'en fallut pas
davantage , il court au comte , lui fait part de sa découverte
, elle lui rend toutes ses forces ; il monte à cheval et
les voilà tous réunis dans le châlet de Lisbeth . Tous sont
aux pieds et dans les bras du comte . Ah ! dit-il en serrant
ses quatre enfans contre son coeur , combien long-tems j'ai
méconnu le bonheur ! mettez-y le comble en me conduisant
à mon Everard .
com-
On part pour le château de Rosenberg , on y arrive , et
il n'est pas besoin de dire comment on y est reçu ,
bien le bon Everard est content de retrouver son frère
d'armes et ses fils , comme la baronne trouva jolies ses
deux belles -filles , comme ils furent tous heureux.
On maria les quatre amans le lendemain de leur arrivée.
Lisbeth et Ulrich étaient au comble de la joie , je le
savais bien , disait Ulrich , que la rose rouge ne me trompait
pas.
Blanche retrouva son petit portrait de naissance sur la
table où Loredan l'avait jeté avec tant de mépris . En le
regardant , elle lui pardonna d'avoir été si peu pressé de
voir l'original , et voulut à son tour l'envoyer dans les
fossés du château . Non , dit Lorédan en le replaçant sur
son coeur ; ce qui me retrace le jour de naissance de Blanche
est mon bijou le plus précieux. Pendant ce tems - là ,
Godefroi aux genoux de Clara lui demandait pardon d'avoir
cru qu'elle était laide . Marie Herman m'a veugée ,, lui ditelle
en riant. Ils restèrent tous à Rosenberg jusqu'à la mort
du comte , qui ne voulut pas retourner dans son châtel , et
qui eut le plaisir d'embrasser et de bénir , avant la fin de
sa carrière un petit Godefroi de Montfort qui était bien
son petit-fils .
ISABELLE DE MONTOLIEU .
迷
冰宮
TARILKE
}
POLITIQUE .
VOICI , à la date de Constantinople le 10 janvier , des
nouvelles qui ne peuvent encore être données pour trèsauthentiques
, mais qui sont répétées par des journaux accrédités
.
« On a reçu , y est-il dit , la nouvelle que le corps du
général Markoff , qui a exécuté la dernière expédition sur
la rive droite du Danube , est repassé sur l'autre rive , et que
les troupes commandées par le sérasquier Ismail -Bey ont
quitté la position qu'elles occupaient près de Calafat et en
ont pris une autre sur la rive droite . On a aussi appris que
le corps de Ciapan -Oglou , qui se trouvait sur l'île de Slobodsé
, s'était vu forcé par le manque de vivres et par les
maladies de souscrire une capitulation avec les Russes .
d'après laquelle les troupes , à l'exception des officiers , ont
été désarmées et réparties dans les villages autour de Giurgewo
. Les malades et les blessés , au nombre d'environ
2000 , ont été remis au grand -visir et conduits à Rudschuck
pour y être soignés .
29 Vély-Pacha a obtenu de la Porte la permission qu'il
avait demandée de retourner dans son pays avec ses Albanais
, et de reprendre son gouvernement de la Morée . On
estime à environ 4000 hommes les troupes qui sont parties
'avec lui .
:
Le grand-visir est occupé sans relâche à faire rétablir
les fortifications de Rudschuck que l'ennemi a détruites .
Aussitôt que ces travaux seront achevés et qu'on aura pris
les mesures nécessaires à la défense et à l'approvisionnement
de cette place , il ira prendre avec l'armée des quartiers
d'hiver à Schumna , où commande provisoirement le cidevant
capitan - pacha Hafiz -Ali- Pacha , qui y a été envoyé
en qualité de Suridgi - Pacha , et qui est connu par la sévéríté
avec laquelle il maintient la discipline .
79 Les généraux en chef des deux armées ont conclu un
armistice pour un tems indéfini , et qui devra être dénoncé
vingt jours avant de recommencer les hostilités . En conséquence
de cet armistice , les Russes ont permis pour trois
ou quatre mois , sous la condition de payer certains droits ,
l'importation et l'exportation entre la Valachie et la rive
MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812. 429
droite du Danube , par Simnitza . Néanmoins la Porte continue
à regarder cette route comme interdite , et s'oppose
au passage des voyageurs et au transport des marchandises .
Non- seulement on garde toujours ici le plus profond,
silence sur les négociations du congrès , qui a été transporté
de Giurgewo à Bucharest , mais même il a paru il y
a quelques jours un ordre du gouvernement qui a défendu ,
sous des peines très - sévères de s'entretenir de la paix dans
les lieux publics .
» Il a été tenu le 25 décembre chez le Muphti un grandconseil
, dans lequel on a délibéré sur les dispositions à
faire pour la campagne prochaine ; on en a ensuite soumis
le résultat au Grand- Seigneur. "
Les lettres de Vienne vont à l'appui de ces détails ; on
écrit de cette capitale , en date du 10 février , que le ministre
russe a reçu des dépêches du général Kutusow ,
datées de Bucharest , et qu'elles annoncent qu'il n'y a plus
de probabilités pour la paix. Les généraux russes commençaient
à faire des préparatifs , annonçant que la reprise des
hostilités pourrait avoir lieu au commencement du printems
. On continuait d'annoncer à Vienne que les affaires
de la diète de Hongrie allaient très - bien ; les affaires relatives
des finances sont , dit-on , terminées ; il y a toujours des
réunions présidées par S. A. I. l'archiduc palatin . L'anni
versaire de la naissance de l'Empereur a été célébrée , à
Presbourg , avec la plus grande solennité .
A Pétersbourg , le change a baissé vers l'époque du 20
janvier , le rouble est tombé à 124 centimes sur Paris ; on
remarque un ordre de l'Empereur qui supprime l'emploi
officiel des dénominations de Finlande ancienne et nouvelle
. Le gouvernement de la Finlande ancienne sera désormais
soumis à l'administration générale de la Finlande .
Les lettres de New- Yorck , en date du 18 janvier , portent
que l'armée qu'on doit lever immédiatement , consistera
en dix régimens d'infanterie , deux d'artillerie , et un
de chevaux-légers .
Celles de Londres , en date du 19 février , donnent les
renseignemens suivans , qui sont d'une haute importance.
Les restrictions mises au pouvoir du prince régent ont
expiré le 18. Le marquis de Welesley a donné sa démission
de la place de secrétaire - d'état des affaires étrangères . On
croit qu'il sera remplacé par lord Castelreagh ; il a été
donné provisoirement au lord Liverpool . On ne croit pas
qu'il y ait lieu à d'autres changemens . Les membres les
plus marquans de l'opposition , lord Grenville , lord Hol
430 MERCURE DE FRANCE ,
land , lord Carslisle , et un grand nombre d'autres s'étaient
réunis à l'hôtel de lord Grey ; le comte Moira , après une
longue audience du prince régent , avait , dit-on , refusé le
cordon bleu , dans la crainte de paraître quitter le parti de
l'opposition , et de cesser de voter avec ses honorables amis
les lords Grenville et Grey. Lord Wellington a été créé
comte , par acte du régent , avec une dotation de 2000 liv .
sterlings ; d'autres officiers-généraux de l'armée de Portugal
ont reçu l'ordre du bain . Il y a beaucoup de mouvement
provenant du retour des officiers malades revenant de Lisbonne
, et du départ de ceux qui vont les remplacer. A l'attaque
de Ciudad- Rodrigo , le général Craffurd a été grièvement
blessé , et le général Markinson tué.
Dans ses relations sur la prise de Valence , le maréchal
duc d'Albufera faisait pressentir l'attaque prochaine de
Peniscola ; ce général qui ne nous a pas accoutumés à des
promesses vaines , a promptement tenu celle - ci : voici ses
dépêches , en date du 7 février , adressées au prince majorgénéral
:
Monseigneur , le fort de Peniscola . qui , pendant les siéges de Sagonte
et de Valence , m'avait forcé à un détachement sur mes derrières
pour couvrir les communications de l'armée , a été aussitôt
après l'objet de mon attention principale . Je m'étais jusque-là borné
à l'observer , ne pouvant le bloquer à cause de sa position naturelle .
Il est situé sur un rocher isolé de la mer , près de la grande route , à
une lieue de Benicarlos , et ne se lie au continent que par une langue
de sable de trente toises de large et soixante de long. Un vieux château
des Templiers , bâti sur le sommet , est entouré de la ville , qui
renferme deux mille habitans , et d'une fortification assez étendue ,
armée de plusieurs rangs de batteries . Quatre canonnières augmentaient
la défense , et battaient la plage des deux côtés , ce qui rendait
presque impossibles les approches déjà si difficiles sur un pareil terrain .
Une garnison de 1000 hommes défendait la place , sous les ordres du
brigadier Garcia Navarro , homme exalté , que j'avais déjà fait prisonnier
à Falcet , l'année dernière , et qui était parvenu à s'échapper.
Cinq voiles anglaises croisaient au large , et communiquaient avec la
place , qui recevait ainsi des secours continuels du dehors .
Dès la chute de Valence , je fis serrer Peniscola, Vers le 20 janvier ,
le général de division Severoli , avec deux bataillons du 114º , deux
du fer de ligne italien, et un bataillon du ze de la Vistule, commença ,
par mon ordre , les opérations du siége . Le général d'artillerie Valée
alla fixer l'emplacement des batteries , et commença , le 28 , un bombardement
qui s'est soutenu avec activité pendant huit jours . Dans la
nuit du 31 janvier au 1er février , la tranchée fut ouverte par mille
travailleurs , dans une longueur de 215 toises ; on éleva aussitôt les
batteries d'attaque , afin de pouvoir éteindre les feux de l'ennemi , et
établir ensuite plus près les batteries destinées à faire brèche . Le génie
continua ses approches , serrant le bastion de gauche ; dix-huit
pièces de canon furent mises en batterie ; les mortiers continuèrent
FEVRIER 1812 . 431
de tirer jour et nuit , et coulèrent une eanonnière ; l'ennemi répondait
par un feu des plus vifs de boulets et de mitraille .
Le 2 février , le lieutenant Prunel , officier de mon état- major , que,
j'avais envoyé avec des instructions , ayant été admis dans la place ,
rapporta une réponse et des propositions qui me furent envoyées immédiatement.
Le préambule en était remarquable et de nature à annoncer
la soumission de la place . Le gouverneur , dans un entretien'
fort animé , exprima șes véritables sentimens , et sa haine contre les
Anglais , qui le pressaient avec menaces de leur remettre le fort ; il
n'hésitait point à préférer les Français , et reconnaissait le gouverne ,
ment actuel comme le seul propre à mettre un terme à l'agonie de sa
patrie . Je renvoyai promptement la capitulation proposée , avec mes
réponses en marge. J'y jorgnis une lettre au gouverneur . Dans l'intervalle
les travaux avaient continné , et le feu recommença pendant'
vingt-quatre heures ; mais la capitulation modifiée , que j'avais eu soin
d'approuver d'avance , et que le gouverneur accepta , mit un dernier
terme aux hostilités . Le 4 à midi , Peniscola a été remis aux troupes
de l'Empereur : nous y avons trouvé 65 bouches à feu , des vivres
pour deux mois , et des munitions considérables , sur - tout en projec- .
tiles .
J'ai l'honneur d'adresser à V. A. S. la capitulation et les lettres ,
l'état de l'artillerie , celui des magasins , et le plan avec une vue de
Peniscola . 1
Pendant la durée des travaux et du feu , nous avons eu un petit
nombre de blessés et de tués ; parmi ces derniers , le capitaine d'artillerie
Baillot. M. le général comte Severoli a déployé une activité,
rare : il se loue beaucoup de l'ardeur et du courage des troupes , et
de tous les officiers , particulièrement du colonel d'artillerie Raffron ,
du chef de bataillon du génie Plagniol , chefs d'attaque , du colonel
Aresi , du 1er de ligne italien , et du chef de bataillon Ronfort, du 114. r
Lės circonstances qui accompagnent la reddition de Peniscola , et
la soumission du gouverneur Garcia Navarro , sont une conquête
d'opinion dont j'espère les meilleurs effets . Tout ici ( excepté Alicante ,
dont un général anglais Rosch a pris le commandement ) tend à la fin
de la guerre ; on la regarde déjà comme terminée. Les habitans se
montrent animés d'un bon esprit jusqu'aux portes d'Alicante .
Je suis avec respect , etc.
Les termes principaux de la capitulation sont remarquables
, nous ne les passerons pas sous silence .
Le gouverneur et la junte militaire de la place de Peniscola
, y est-il dit , persuadés que les vrais Espagnols sout
ceux qui s'unissant au roi Joseph Napoléon , cherchent à
rendre moins infortunée leur malheureuse patrie , offrent
de livrer la place aux conditions suivantes :
1º . La garnison ne sera pas considérée comme prisonnière
de guerre , et tous ses individus seront libres de se
retirer librement par-tout où ils voudront , soit par mer ,
soit par terre .
Réponse à ce 1º article . La garnison sortira de la place
432 MERCURE DE FRANCE , FEVRIER 1812 .
1
M
avec les honneurs de la guerre , déposera les armes hors
du fort . Les officiers conserveront leurs armes , et les sol-™
dats leurs sacs . Les officiers , sous - officiers et soldats
seront libres de rentrer dans leurs familles ou de prendre
du service en Espagne , dans les troupes de Sa Majesté
Catholique .
2º. On respectera les propriétés , etc. , etc. , etc.
La lettre du maréchal duc d'Albufera au gouverneur ,
et la réponse du gouverneur , doivent aussi être lues avec
intérêt . On y voit ce retour vers les idées nécessaires au
salut de l'Espagne , dont le maréchal marque les progrès
dans sa lettre au prince major- général .
Lettre de M. le maréchal duc .
Monsieur le général , je réponds à la proposition de capitulation
que vous avez faite au général comte Severoli , et je me détermine
à en accepter les principales bases , parce que je vois avec plaisir que
vous et la junte militaire conservez les principes de tout bon Espagnol.
Je vous promets également de vous traiter de manière à vous
prouver le cas que je fais des militaires espagnols justement ennemis
du ministère anglais .
J'autorise le général de division comte Severoli à vous recevoir
et à vous laisser , ainsi que vos officiers , aller , soit à Valence , soit à
Tortose ou ailleurs , si vous le désirez .
Je connais parfaitement votre position actuelle , puisqu'une partie
de vos lettres adressées au général Mahy sont tombées en mon pouvoir
.
Voici la réponse de don Pedro- Garcia .
Dans la place de Peniscola , le 3 février 1812.
}
Monsieur le maréchal , la lettre que V. Exc . m'écrit , en date du 2 , ·
m'a été fort agréable , et je ne désire que des occasions pour prouver
la sincérité des principes que j'ai manifestés ; j'ai suivi avec zèle , je
puis dire avec fureur , le parti que j'ai cru juste , mais aujourd'hui
que je reconnais la nécessité de nous unir à notre roi , pour rendre
moins malheureuse notre patrie , je vous offre de le servir avec le
même enthousiasme.
V. Exc . doit être bien sûre de moi ; la remise d'une place forte qui
a des vivres , et tout ce qui est nécessaire pour une longue défense ,
ne peut être que l'effet d'une pleine conviction , et sert de garant à
mes promesses .
Je vous salue avec le plus grand respect.
LL. MM. occupent depuis quelques jours le palais de
l'Elysée ; divers décrets d'administration sont datés de ce .
palais . S....
www
SEINE
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLV. -Samedi Mars 1812 .
POÉSIE.
VIe ÉLÉGIE DE PROPERCE ,
TIRÉE DU LIVRE 1er . A TULLUS .
A vos côtés , Tullus , la vague adriatique
Et les Hots Egéens et les sables d'Afrique ,
Pourraient- ils m'effrayer? moi qui vers le Strymon
Fus jadis de vos pas le zélé compagnon ;
Mais son teint languissant dont la rose est ternie ,
Ses reproches , ses pleurs m'enchaînent à Cynthie ;
Par ses plaintes la nuit elle irrite mes feux ,
Et dans son abandon dit qu'il n'est point de Dieux ;
Enfin du nom d'amante en son coeur indignée
Elle reprend la foi qu'elle m'avait donnée ;
Sous mes mains aussitôt ses pleurs sont effacés
Périssent ces amans aux coeurs durs et glacés !
La sagesse d'Athène et tout l'or de l'Asie
Sont-ils d'un prix si grand pour qu'à mes bras ravie ,
L'oeil fixé sur les flots , le sein ensanglanté ,
Sur les rochers déserts pleurant ma cruauté ,
Elle accuse les vents d'emporter sur leurs ailes
Des baisers qu'elle eût dû trouver purs et fidèles ? ...
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
Courez soumettre encore un parjure climat ,
Des faisceaux de votre oncle ( 1 ) effacez -y l'éclat .
Vous dont jamais l'amour n'a dompté le jeune âge ,
Dont la seule patrie occupe le courage ,
De cet enfant cruel fuyez , fuyez les fers ;
Fuyez les tristes nuits , les maux que j'ai soufferts .
Dans l'indigne mollesse où sommeille mon ame ,
Laissez languir mes jours et s'achever leur trame .
Mille , de leurs amours prolongeant le flambeau ,
Par des chemins fleuris marchèrent au tombeau :
De ces voluptueux que le Styx vit descendre
Ma cendre aussi sans bruit ira trouver la cendre .
Oúi , peu fait pour la gloire
et les jeux de Pallas
,
Vénus me rend habile à de plus doux combats.
Ah ! soit que vous fouliez les plaines d'Ionie ,
Ou les sillons dorés de la molle Lydie ,
Soit qu'on vous voie enfin sur la terre ou les flots
Partager de César les glorieux travaux ,
Si de moi , loin de Rome , un souvenir vous reste ,
Songez que je suis né sous un astre funeste .
DENNE BARON.
LES PORTRAITS DE L'HYMEN.
CONTE.
Oui , l'hymen a bien des appas ,
Et cependant sur lui l'opinion varie ;
Faut-il s'en étonner , amis ? on ne voit pas
Du même oeil table bien servie ,
Avant comme après le repas.
Dorante aimait à la folie ,
Comme j'aimai parfois , comme sans doute aussi
Chacun de vous a dû le faire .
Notre amoureux jurait d'aimer toujours ainsi ,
En prenait à témoin et le ciel et la terre ;
(1) Volcatius Tullus , oncle de Tullus ; il fut collègue d'Auguste
dans son second consulat , et fut envoyé contre les mêmes peuples
alliés que son neveu allait une seconde fois remettre dans l'ordre .
MARS 1812 : 435
Mais , par expérience , un peintre son ami
Lui soutenait froidement le contraire .
« Ne me comparez point aux amans d'aujourd'hui ,
» Disait Dorante , oh ! ma Glycère
» Un seul instant ne peut cesser de plaire !
» Le tems peut-être un jour flétrira tant d'attraits
» Mais son esprit , son caractère
» Sont à l'abri de ses cruels effets;
> Je veux , je dois , toute ma vie entière ,
» L'aimer d'amour , l'aimer comme on n'aima jamais. »
Passez-lui ces transports . ces sermens indiscrets ,
Il était au moment d'aller chez le notaire ;
Ce jour-là vous savez qu'on ne raisonne guère.
Son incrédule ami riant de son accès ;
Montez chez moi , dit-il , présentement je fais
Un tableau de l'hymen ; s'il peut vous satisfaire ,
J'en attends au salon le plus brillant succès .
L'autre y consent , promet d'être sincère :
Le tableau par le peintre est placé dans son jour ;
Dorante se place à son tour ,
Et de sa main comme un tube arrondie ,
En éteignant les objets d'alentour ,
D'un rayon droit son oeil fixe étudie
D'abord l'ensemble , et puis chaque partie,
( On fait ainsi quand on est amateur. )
Pendant ce tems le peintre avec candeur
Fait reinarquer les traits de son génie ,
Ne voulant rien déguiser au censeur ,
Car en peinture ainsi qu'en poésie ,
Vous le savez , grande est la modestie !
Cette vertu s'attache au nom d'auteur.
-
Dorante , eh bien ! dites-moi , je vous prie ,
Ce l'on
que peut me reprocher ici ?
L'attribut de l'hymen n'est-il pas bien choisi ?
Chaque détail offre une allégorie ,
Tout est pensé , tout est senti.
Vous vous moquez de moi , lui répond celui ci ,
Votre tableau , mon cher , est sans ame et sans vie ,
Cet hymen paraît endormi ,
Son flambeau jette à peine une faible lumière ,
Cet amour qui le porte est triste au dernier point ,
Et pourquoi placez - vous derrière
Fea
436
MERCURE DE FRANCE ,
Ce vieillard-là qui n'y voit ,point ?
Plutus ? Fi donc ! menez- moi sur ses traces
Les plus belles vertus sous l'emblême des grâces ,
Un essaim de ris et de jeux.
Effacez ce tableau , de grâce ,
Effacez -le , vous dis-je , il fatigue mes yeux ,
Il est d'un froid , d'un sérieux
Qui me pétrifie et me glace .
Le peintre à ce discours fit un peu la grimace .
Avant d'y retoucher j'attendrai quelques mois ,
Dit-il , de mes couleurs l'effet est fort étrange ,
Le tems jusqu'à tel point les change ,
Qu'on ne reconnaît plus mes tableaux quelquefois ;
De celui-ci j'attends la même chose ,
Et vous serez surpris de la métamorphose .
-Nous verrons . -Vous verrez . -Je vous quitte . - Bon soir .
Dorante un jour vint le revoir.
Dorante avait alors un an de mariage.
- Et ce tableau? Je l'ai tout corrigé .
Voyons donc . Le voilà... --
Quoi ! c'est-là cet ouvrage ,
Ah bon dieu comme il est changé !
Mais vous avez donné dans un excès contraire ,
Cet hymen ressemble à son frère ,
Son visage est par trop riant.
Je blâme encor ce cortége brillant :
Mettez-en la moitié dans l'ombre ,
De ce flambeau rendez l'éclat plus soinbre ,
La vérité le veut ainsi ;
L'illusion , je sais , aux beaux- arts est permise ,
Mais c'est én abuser. Excusez ma franchise ,
Je crois devoir vous parler en ami.
Ah! dites mieux , vous parlez en mari .
AUGUSTE DE BELISLE .
UN
L'AMANT FRANÇAIS .
ROMANCE.
preux français que la victoire
Mit au rang de ses favoris ,
Ivre d'amour , ivre de gloire ,
Chantait en marchant vers Paris :
MARS 1812 . 437
Les lauriers captivent les belles ,
Le prince honore la valeur ;
Français , jurons de triompher pour elles ,
Français , jurons de mourir pour l'honneur .
Aux yeux d'un enfant de la France ,
D'un preux que la gloire a doté ,
Le plus doux prix de la vaillance
Est le baiser de la beauté.
Les lauriers captivent les belles ,
Le prince honore la valeur ;
Français , jurons de triompher pour elles ,
Français , jurons de mourir pour l'honneur.
S'il meurt dans les champs du carnage ,
Un Français obtient en un jour
Et les honneurs dus au courage
Et les regrets dus à l'amour .
Les lauriers çaptivent les belles ,
Le prince honore la valeur ;
Français , jurons de triompher pour elles ,
Français , jurons de mourir pour l'honneur.
F. DE VERNI
LA TEMPÊTE.
ROMANCE .
HERMOSA , le long du rivage ,
Entends-tu gronder l'aquilon ?
Vois-tu s'enfuir devant l'orage
L'oiseau timide du vallon ?
L'éclair s'allume , le ciel tonne ,
Tout s'épouvante autour de moi ;
Seul , au bonheur je m'abandonne ,
Et ce bonheur , je te le doi.
Qu'ai-je dit ? image cruelle !
Hélas ! peut -être en ce moment ,
Jouet des flots , une nacelle ,
Loin du bord , lutte vainement.
Du nocher courbé sur la rame
Je plains la détresse et l'effroi
438 MERCURE DE FRANCE ,
Mais le bonheur remplit mon ame ,
Et ce bonheur , je te le doi.
Ah ! quand sur ta bouche enflammée
Je languis d'amour et je meurs ,
Que m'importe , â ma bien-aimée ,
Et la tempête et ses fureurs !
Enivré de ton doux sourire ,
Ici je ne peux voir que
toi :
Mon bonheur est un vrai délire ,
Et ce bonheur , je te le doi.
S. EDMOND GÉRAUD ,
ÉNIGME.
JE suis sans contredit le meilleur serviteur
Que celui que je sers puisse jamais connaître ;
Mais , hélas ! de son coeur lorsque je me rends maître ,
Je cause son tourment bien plus que son bonheur.
S ........
ENIGME , LOGOGRIPHE ET CHARADE.
JE puis sous dix rapports exercer votre esprit ;
J'ai mis plus d'un émír en des peines cruelles ;
A la guerre de moi l'on peut tirer profit ;
De celle que j'agite on court au moindre bruit ;
De Vitruve et Vauban j'exerçai les cervelles .
Aux nouveaux nés l'on me ravit ,
J'embellis et soutiens le cadran eirconserit
Du vieux dieu dont chacun voudrait couper les ailes ,
A certain froe jadis j'ai donné du erédit ; .
J'orne les rois , les grands , les héros et les belles ,
Et , selon des rapports qu'on doit croire fidelles ,
On me voyait souvent aux pieds de Jésus - Christ.
Voulez-vous de mon corps varier la fabrique ,
Je vous offre d'abord un instrument lyrique ,
Le plaisir d'un bon coeur , un métal précieux ,
La base et le sommet d'un être cylindrique ,
MARS 1812 . 439
Deux mots affirmatifs très-communs en logique ,
Des grands de l'Ibérié un titre glorieux ,
Un des points cardinaux , voisin du vent de bise ,
Et l'écueil dangereux où la vague se brise .
Il faut
que
la charade ait maintenant son tour.
Deux petits lots égaux , d'un très-mince contour ,
Lecteur , forment le tout que je viens de décrire ;
Le premier en latin tout ce qui respire
Conserve à chaque instant le jour ;
En français souvent il n'aspire
Qu'à faire mettre à mort par le cruel Lahire
Les êtres dont les bois sont l'unique séjour ;
Et mon second toujours inspire
Aux coeurs reconnaissans le plus tendre retour.
AUG. CH ...... J …... C. ( Charente -Inférieure ) .
ON dit
CHARADE .
que la boule du monde ,
Suivant un ordre régulier ,
Tourne et se meut sur mon dernier.
Une autre boule , à-peu- près ronde ,
Se meut aussi sur mon premier ;
Mais par malheur cette seconde
Dans son allure vagabonde
Est fort sujette à varier.
Un peintre veut- il savoir comme
Sous le pinceau d'un habile homme
S'embellit , s'orne mon entier ,
Qu'il aille à Saint-Pierre de Rome.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Racine .
Celui du Logogriphe est Carpeau , où l'on trouve : eau , carpe,
peau , capre, rape.
Celui de la Charade est Antithèse.
SCIENCES ET ARTS.
CATALOGUE DE HUIT COLLECTIONS QUI COMPOSENT LE MUSÉE
MINERALOGIQUE DE M. DE DRÉE , avec des Notes instructives
sur les substances pierreuses qui sont employées
dans différens arts , et douze planches en taille douce ,
-Un vol . in-8 °. - Prix , 20 fr. , et 23 fr . franc de
port. Paris , chez Potey , libraire , rue du Bac ,
n° 46 .
CE catalogue nous fait connaître les richesses d'un
musée qui depuis long - tems est l'admiration des amateurs
et de ceux qui cultivent les sciences . M. de Drée n'a
rien négligé pour élever son musée au but qu'il s'était
proposé , celui de le rendre à-la- fois utile aux sciences
et aux arts en offrant à côté des ' substances minérales
brutes ces mêmes substances employées et façonnées par
les arts , il établit un parallèle instructif qui n'existe nulle
part . Le beau choix et la richesse des morceaux prouvent
aussi qu'il a voulu donner à cette étude tout l'attrait que
doivent faire naître d'agréables objets . Ce musée n'est
donc point un rassemblement fait au hasard ; son but est
l'utilité publique.
Ce musée est formé de deux parties distinctes , les
matières brutes et les matières ouvragées : l'auteur dans
son catalogue a suivi l'ordre scientifique pour la distribution
des matières brutes , mais pour les matières ouvragées
il a eu soin d'adopter les noms et les divisions établis
dans les arts , en indiquant toutefois leurs rapports ayec
les noms et les méthodes des savans . Ainsi le catalogue
que publie M. de Drée , est un de ces ouvrages qu'on ne
doit pas juger sur le titre seulement ; c'est un ouvrage
dans lequel le naturaliste et l'amateur des arts pourront
puiser des instructions utiles , comme l'on pourra en
juger par l'extrait que nous allons en donner .
La première collection comprend toutes les espèces
44x MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 .
minérales connues , et la série la plus complète des variétés
importantes de chacune de ces espèces ; c'est la minéralógie
proprement dite ; elle est rangée suivant la méthode
du célèbre M. Haüy . Il paraît qu'en formant cette collection
M. de Drée s'est plutôt proposé de faire connaître
les variétés intéressantes , que de réunir une grande profusion
de morceaux ; car il annonce en avoir écarté tous
les échantillons insignifians . On s'accorde à la considérer
comme aussi utile à la science , que magnifique par
le beau choix des morceaux .
La deuxième collection renferme les roches et les
pierres de toutes formations : elle forme avec les deux
suivantes , celle des laves et celle des débris des corps
organisés fossiles , le domaine du géologue . La théorie
de la terre qui a offert si long- tems un vaste champ à
tous les rêves de l'imagination , et qui se prêtait à toutes
les hypothèses , à défaut d'observations précises , n'a pu
devenir une science que du moment où de véritables nafuralistes
ont senti la nécessité de rechercher les faits
avant de former des systèmes , et conséquemment d'aller
interroger la nature dans tous les lieux , pour y reconnaître
la nature , les situations réelles et relatives des
matières qui composent la croûte du globe , et soumettre
ensuite ces matériaux à l'analyse , afin d'en distraire la
composition et la constitution . Ces réflexions ne sont pas
déplacées ici , puisque ce sont elles qui semblent avoir
guidé M. de Drée dans la formation des trois collec
tions ci-dessus indiquées . Beau-frère du célèbre Dolomieu
, il a pu réunir les collections de roches et de laves
recueillies par ce naturaliste , à celles qu'il possédait
déjà.
En jetant un coup - d'oeil sur le catalogue , on s'étonnera
de la quantité de variétés de roches et de pierres
qui composent cette deuxième collection , sur-tout si
l'on considère combien peu on s'était attaché , jusqu'à
nos jours , à rassembler ces matières si importantes à
connaître pour l'homme qui attache la réflexion à ce
qu'il contemple . L'auteur fait observer que cette collec
tion est également utile aux artistes et à l'amateur des
arts , puisqu'elle leur offre la connaissance des matières
442 MERCURE DE FRANCE ,
parmi lesquelles ils doivent faire leur choix. Il annonce
que la composition de ces matières et leur ordre de formation
n'étant pas encore assez positivement déterminés
pour pouvoir donner une bonne classification , il a dû
préférer de les présenter sous des divisions plutôt méthodiques
que classiques , afin de ne rien préjuger sur aucun
système .
La troisième collection se compose des produits volcaniques
. L'auteur , en nous instruisant qu'une grande
partie de ces produits a été recueillie et étiquetée par
Dolomieu , nous avertit que l'ordre sous lequel il les
présente , a pour base l'esquisse de classification publiée
par ce géologue , avec les modifications que lui , M. de
Drée , a dû faire d'après les progrès de la science , et
d'après les résultats de ses propres expériences sur la
liquéfaction ignée des laves ( publiées dans les Annales
du Musée d'Histoire naturelle ) . La richesse de cette collection
ne le cède point à celle des autres . Son catalogue
n'est que sommaire ; mais l'auteur nous fait espérer que
bientôt il fera connaître la description raisonnée de ces
intéressans produits . F
Les débris fossiles des corps organisés composent la
quatrième collection . Cette branche importante de la
géologie , si long- tems négligée , n'a fixé l'attention des
naturalistes que dans ces derniers tems ; cependant que
de vérités le géologue pouvait découvrir au milieu des
restes de ces êtres organisés qui ont peuplé l'ancien
monde , et de quel intérêt n'est-il pas pour le philosophe
même ! La collection formée par M. de Drée , semble se
distinguer en ce qu'on y trouve nombre de pièces capitales
et uniques , et une grande partie des pièces décrites
par des auteurs célèbres , tels que Davila , Guettard , Joubert
, Brugnère , etc. , et de nos jours , par MM . Dolomieu
, Faujas et Cuvier .
L'auteur s'est borné , dans son Catalogue , à décrire
sommairement les quatre premières collections de matières
brutes . Il les à seulement accompagnées de notes
explicatives sur l'intérêt que présentent les morceaux , ou
sur celui qu'offre leur ensemble . Il se propose de faire
MARS 1812 . 443
paraître successivement un Catalogue raisonné de chacune
d'elles .
M. de Drée s'est au contraire attaché à décrire avec
détail chacun des objets des quatre collections suivantes
qui appartiennent aux arts , et son Catalogue en est
devenu plus important pour cette partie ; on en jugera
par ce que l'on va en dire .
La cinquième collection , composée de roches et de
pierres en plaques polies et régulières , est , à proprement
parler , une suite de la deuxième collection , dont l'application
est faite aux arts . Ceux qui les aiment , comme
ceux qui les protègent , pourront juger très- facilement ,
sur une semblable réunion , des différens effets , et des
degrés de beauté de toutes les matières employées par
les anciens et par les modernes , et même de celles que
nous procurent journellement de nouvelles découvertes .
On y voit des échantillons de ces superbes granits , porphyres
et autres roches dont les anciens composaient leurs
monumens , et qu'ils semblent avoir choisis pour faire
passer jusqu'à nous , après tant de siècles , l'idée de leur
magnificeence , et la recherche qu'ils mettaient dans la
construction de ces monumens . Un choix qui a l'avantage
de présenter toutes les belles espèces avec un grand
nombre de variétés , devient également utile aux personnes
qui , par goût et par état , sont appelés à les étudier.
L'auteur divise cette collection en matières dures ,
et en matières tendres : ce sont les divisions employées
par les artistes , mais les coupes secondaires rattachent les
substances à la classification méthodique , et par-là il a
su allier l'ordre scientifique à l'ordre pratique , ce qui
rend le Catalogue de cette collection intelligible à tous
les lecteurs , et bien qu'il soit sommaire , il peut être considéré
comme descriptif par les rapports qui sont établis
entre lui et la huitième collection , où chaque substance
est présentée avec ses caractères et ses propriétés dans
des notes instructives .
La sixième collection offre une suite complète de
toutes les espèces et variétés de gemmes ou pierres fines
taillées ces belles pierres sont au règne minéral ce que
les fleurs sont au règne végétal par la richesse de leurs
:
444
MERCURE DE FRANCE ,
couleurs , et on peut les nommer le parterre de la mine
ralogie . Les éloges que leur donne Pline nous prouve
quel cas les anciens faisaient de ces merveilles de la nature
: il est vrai que le nom de gemme , qui signifie précieuse
, avait une acception plus étendue ; on l'appliquait
à toutes les pierres auxquelles on attribuait des
vertus curatives et conservatrices , la plupart imaginaires
, et que l'ignorance et le charlatanisme accréditaient :
depuis il a été restreint aux seules pierres qui offraient
les qualités propres aux bijoux , et c'est à celles-là seules
'qu'on doit appliquer les élégantes descriptions du naturaliste
romain , qui paraît regretter de n'avoir pas de
termes assez forts pour peindre la variété et la beauté des
gemmes , ces fleurs brillantes du règne minéral , dernier
effort de la nature , qui semble avoir épuisé tous ses
moyens pour les créer. Dans cette collection , M. de
Drée a eu en vue de faire connaître toutes les pierres
fines sous le rapport de leurs caractères distinctifs et de
leurs qualités particulières et relatives ; il s'est même attaché
à donner tous les moyens de juger de la valeur de ces
gemmes : le nombre des diamans , rubis et autres pierres ,
démontre qu'il a multiplié les objets de comparaison . Le
catalogue de cette collection est dirigée vers le même
but. L'auteur ne s'est point limité à la seule description
´de chaque pierre ; il y a joint des notes où l'on trouve
les caractères distinctifs de chaque espèce , l'indication
'de leur variété de couleurs , de teintes et de nuances , la
'différence de leurs effets , leur valeur , et jusqu'à la connaissance
de leurs imperfections . Des observations importantes
sur la taille de ces pierres fines et sur la feuille
ou paillon de couleur , qu'on emploie souvent pour rehausser
leur éclat , terminent ces notes et rendent ce
catalogue un ouvrage classique , d'autant plus nécessaire
à l'artiste et à l'amateur , qu'aucun ouvrage publié
jusqu'à ce jour ne renferme des données aussi utiles .
Les substances sont indiquées dans ce catalogue sous
leurs noms vulgaires , et accompagnées de leurs synonymes
scientifiques ; elles sont classées dans l'ordre qu'indique
leur dureté , qui , à quelques légères exceptions
près , est le même que l'ordre scientifique,
MARS 1812 . 445
3
La septième collection se divise en deux parties ; la
première comprend les pierres gravées , et la deuxième
les agathes arborisées , et autres pierres accidentées
propres aux bijoux . L'auteur ne s'est pas borné à faire
trouver dans cette collection la connaissance des substances
employées de tout tems dans l'art de la glyptique ;
il a voulu , en y plaçant des gravures de tous les genres ,
de tous les âges , de tous les peuples , aux époques les
plus remarquables de cet art , procurer les moyens d'apprécier
les différens degrés de mérite des gravures , et
de discerner les époques auxquelles elles peuvent appartenir
par là il a réuni dans un seul cours d'instruction
les connaissances du naturaliste , celles de l'archéologue
et celles de l'amateur . Tout le catalogue est fait sur ce
plan ; la description exacte et simple des objets est précédée
de notes instructives sur la nature , les qualités et
la valeur de chaque espèce de pierre ; il expose aussi la
distinction particulière de certaines matières , le tems où
telle espèce a été connue , les peuples qui l'ont employée
et les lieux d'où ils pouvaient les tirer. Cette collection ,
d'après tous ceux qui l'ont vue , est très- précieuse par
son ensemble et les pièces capitales qu'elle renferme :
c'est ce que nous pouvons juger par les dessins de
quelques objets qui accompagnent le catalogue , qu'on
peut donc considérer comme une introduction à l'étude
de cette branche des beaux-arts .
La deuxième partie de cette collection est très- curieuse
, et son catalogue ne l'est pas moins , en ce que
l'auteur , en éclairant sur les qualités et le prix de ces
étonnantes pierres arborisées , ou diversement accidentées
, développe avec brièveté , et sous l'appareil scientifique
, le mode de formation et l'origine de ces charmans
accidens , sur lesquels on n'a généralement , dans le
monde , que de fausses idées .
La huitième collection forme un grand ensemble de
monumens et de meubles d'agrément en roches et pierres
. M. de Drée , en citant la grandeur et la magnificence
des monumens des anciens et le beau choix de
leurs matériaux , dit que l'intérêt inspiré par ces monumens
de l'antiquité est , en général , partagé par tous les
440 MERCURE DE FRANCE ,
hommes instruits , et qu'il n'est personne qui n'y trouve
un sujet d'observations , et qui ne désire connaître les
matières employées à de si grandes choses et dans des
tems si éloignés de nous ; c'est , dit- il , ce sentiment de
curiosité pour les restes précieux de ces antiques ouvrages
, qui lui a fait penser qu'il serait utile aux arts et
aux amateurs de trouver réunies dans un seul ensemble
les matières les plus précieuses employées par les peuples
anciens , par les peuples modernes et par les peuples
sauvages , et de les leur présenter sur-tout en objets qui
rappellent les travaux de ces peuples , et qui montrent
la manière convenable d'employer chacune de ces matières
.
L'auteur , fidèle à son plan général , celui de réunir
l'utilité aux charmes de l'intérêt et de la beauté , a composé
cette collection de monumens anciens d'un petit
volume , de copies de monumens et d'objets d'agrément et
d'utilité , d'un travail moderne , comme vases , statues ,'
colonnes , trépieds , etc. C'est dans cette réunion d'objets
d'art et de tous genres que M. de Drée sait trouver une
autre réunion aussi intéressante , celle de toutes les belles
qualités de granits , de porphyres , de basaltes , de marbres
et autres matières précieuses employées jusqu'à nos
jours ; il y a même ajouté un autre mérite , celui de rendre
cette collection propre à la décoration d'un palais ,
tant par la variété des monumens et objets , le beau
choix des matières , l'élégance des formes , que par la
richesse et le bon goût des bronzes dorés : telle est en
substance l'idée de cet ensemble précieux , qui a l'avantage
d'offrir une suite de monumens intéressans par
leurs effets et les souvenirs qu'ils reproduisent , d'établir
des parallèles entre les arts anciens et les arts modernes ,
de présenter le plus beau choix de toutes les matières
précieuses en objets utiles ou agréables , et de former
enfin un ameublement et une riche décoration pour un
palais . Les dessins de quelques- uns de ces objets insérés
dans le catalogue attestent que M. de Drée a parfaitement
rempli son but.
Quant à la partie descriptive de cette collection ,
comme dans les précédentes , elle se compose de notices
MARS 1812 . 447
"
sur les différentes matières , à l'aide desquelles l'homme
le moins instruit peut apprendre à distinguer les diverses
espèces de roches ou pierres qui sont employées dans
les arts .
Il résulte de cet exposé , que l'ouvrage de M. de Drée
fait connaître une réunion unique , soit par l'ensemble
et la suite des parties qu'elle présente , soit par la méthode
de distribution également applicable à la science
et aux arts , soit par le précieux des morceaux , ce qui
doit le faire rechercher pour les bibliothèques ; si on le
considère sous le rapport de son utilité , on peut dire
que cet ouvrage , par les notes instructives qui l'accompagnent
, sur- tout les trois dernières collections , est
nécessaire aux savans pour l'étude de la minéralogie et
de la géologie , aux artistes qui s'occupent des arts d'agrément
, pour la connaissance des matières et même de
l'art , et à l'amateur , par une foule de choses aussi curieuses
qu'instructives qu'il y trouvera mentionnées . Ce
catalogue , sous tous les rapports , nous paraît au-dessus
de ceux du même genre publiés jusqu'ici , et l'on doit
savoir gré à M. de Drée d'avoir donné , en dirigeant la
formation de son musée vers un but d'utilité générale ,
un exemple qui devrait être suivi par tous ceux que leur
fortune ou leur goût appellent à former des collections.
J. B. B. ROQUEFORT.
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS .
MÉMOIRES DE CHIRURGIE MILITAIRE , ET CAMPAGNES DË
D. J. LARREY , premier chirurgien de la garde de
S. M. 1. et R. , baron de l'Empire , commandant de
la Légion-d'Honneur , chevalier de l'ordre de la Cou
ronne de Fer ; inspecteur- général du service de santé
des armées ; docteur en chirurgie et en médecine ,'
membre de l'Institut d'Egypte , etc.-Trois vol. in-8°
de 1430 pages , avec onze planches gravées en taille
douce.Prix , br . , 18 fr . , et 22 fr . 70 c. franc de
port. A Paris , chez F. Buisson , libraire , rue Gilles-
Coeur , n° 10 ; eett cchheezz JJ.. SSmmiitthh,, rue de Bondy , nº 40.
Il n'est pas de profession qui puisse se glorifier d'une
origine plus illustre que la médecine et la chirurgie.
L'antiquité en avait placé le berceau jusque dans le ciel ;
les Dieux eux-mêmes ne rougissaient pas d'exercer ces
arts précieux , et quand Diomède eut blessé la belle
Vénus , il fallut bien qu'il se trouvât parmi les immortels
un médecin céleste pour panser la déesse de la beauté .
La reconnaissance publique éleva des autels à Esculape ;
les héros s'honorèrent du titre de docteurs , et les médecins
de l'armée grecque étaient en même tems de grands
rois et de grands guerriers . Dans ces tems illustres , la
raison conservait encore tous ses droits ; l'amour-propre ,
les préjugés et l'envie n'étaient point parvenus à diviser
ce que la nature avait uni . La médecine et la chirurgie
, ces deux soeurs également chères à l'humanité ,
n'étaient jamais séparées ; la même personne et la même
intelligence présidaient à leurs opérations , et l'on ne
croyait pas qu'il pût exister entre elles de distinction de
rang. Et qu'importe en effet qu'une maladie affecte l'inté
rieur ou l'extérieur de mon corps ? Mes bras me sont- ils
moins chers que mes viscères ? Est- il plus noble et plus
glorieux de verser une médecine dans mes entrailles que
MARS 1812 . 449
d'appliquer un baume sur mes plaies ? Il ne fallait rien
moins que toute la grossièreté des siècles barbares pour
séparer la chirurgie de la médecine , pour ne voir dans la
première qu'un art purement mécanique , et en abandon
ner l'exercice à l'ignorance et à la routine.
LA'SEINE
Et comment un chirurgien parviendrait-il à guérir les
maladies extérieures , s'il était étranger à toutes les connaissances
qu'exige le traitement des maladies internes
s'il ne savait pas autant d'anatomie que le médecin , s'il
n'était instruit comme lui de tous les secrets de la phy
siologie , s'il n'avait jamais étudié les phénomènes de la
vie , leurs rapports avec les objets qui nous environment
l'action des remèdes sur les maladies , leurs combinaisons
avec les humeurs , s'il ne possédait aucune notion de
chimie , de physique , de botanique ? etc. Combien de
tems n'a-t-il pas fallu pour ramener des idées justes et
raisonnables , confondre l'orgueil et les préjugés , et
reporter la chirurgie au rang qu'elle doit naturellement
occuper?
Enfin l'intérêt de l'humanité a prévalu ; les deux professions
sont de nouveau réunies , et si la chirurgie
rampe encore dans l'abjection au sein des campagnes et
de quelques provinces , elle brille du plus haut éclat
dans la capitale et les grandes villes de l'Empire ; et les
chirurgiens français sont regardés comme les plus habiles
du monde savant . Cette heureuse révolution est l'ouvrage
des idées libérales et des vues élevées d'un gouvernement
éclairé qui sait exciter le mérite et entretenir l'émulation
par les récompenses et les honneurs .
M. Larrey est connu dans le monde savant par l'étendue
de ses connaissances , son activité infatigable , les services
qu'il a rendus à nos armées , et le succès des ouvrages
qu'il a publiés. Ses mémoires de chirurgie militaire
sur les campagnes d'Egypte ont été lus avec le plus
grand intérêt , et l'édition en est épuisée depuis longtems
. Les besoins du commerce et de la science en réclamaient
une nouvelle édition , M. Larrey s'est décidé
à nous la donner , mais plus étendue et plus complette .
On trouvera dans celle-ci des mémoires nouveaux , la
description des maladies rares et singulières observées à
Ff
450
MERCURE DE FRANCE ,
l'hôpital de la garde dans le cours de 1810 et de 1811
la description des campagnes militaires d'Amérique ,
de Corse , d'Italie , d'Espagne , d'Autriche . On y lira
avec plaisir des observations judicieuses sur la variété
des climats , les influences de l'atmosphère , les moeurs
et les habitudes des peuples .
Quelques savans ont reproché à M. Larrey d'avoir
préféré la marche historique à la méthode didactique..
ls auraient voulu que M. Larrey s'oubliât totalement ,
qu'il négligeât tous les détails des campagnes qu'il a faites,
pour s'occuper uniquement de la description et du traitement
des maladies . La science austère s'accommode en
effet mieux d'un ouvrage sérieux que d'un livre agréable ::
mais ceux qui comme Horace croient que partout le .
comble de l'art est de mêler l'utile et l'agréable , préfére
ront la méthode de M. Larrey , et se plairont au milieu
de ses récits qui jettent une heureuse variété sur la parties
purement didactique . Dans l'état actuel de nos connais-:
sances , un médecin n'est pas tenu de n'écrire exclusivement
que pour les médecins . Il est dans la plupart des
classes de la société des hommes instruits , qui sans vouloir
être ni médecins , ni physiciens , ni géomètres , se
plaisent cependant à étendre la sphère de leurs connaissances
et à lire les ouvrages qui se rapportent à ces sortes
de sciences . L'ouvrage de M. Larrey leur procurera une ·
lecture également utile et intéressante .
Le premier volume comprend les campagnes d'Amérique
, de Corse, d'Italie , et une partie de celles d'Egypie .
M. Larrey était fort jeune lorsqu'il fut embarqué sur la
frégate la Vigilante en qualité de chirurgien major ; ce
vaisseau faisait voile pour l'Amérique septentrionale , et
devait protéger la pêche de la morue . Le jeune chirurgien
recueillit auprès des médecins et des officiers les
plus éclairés toutes les instructions dont il avait besoin
sur la nature du climat , son influence sur la santé des
Européens , les productions de Terre-Neuve , et les habi- ;
tans de ces contrées ; car l'objet qui l'occupait le plus
était d'accroître ses connaissances et de les faire servir.
au soulagement des malades. Le premier phénomène
qu'il eut à observer fut celui que tout le monde connaît
1
MARS 1812 . 45t
sous le nom de mal de mer. D'où provient ce désordre
subit qui trouble l'harmonie de nos fonctions vitales ? A
quelle cause faut- il attribuer ces vertiges , ce malaise général
, ces vomissemens , cette prostration de force qui
attaque presque tous les navigateurs ? Pourquoi les uns
en sont- ils plus fortement atteints que les autres ? Par
quelle singularité l'habitude , le courage ou la réflexion
suffisent-ils souvent pour en prévenir les effets ?
Comme il faut procéder dans toute science du connu
à l'inconnu , recueillir des faits et les comparer pour en
tirer de justes conséquences , on peut remarquer d'abord
que le mal de mer n'est point tout - à- fait étranger à la
terre . Parmi les personnes qui voyagent dans des voitures
mal suspendues , il en est plusieurs qui éprouvent
les mêmes symptômes que celles qui voyagent dans un
vaisseau , sur-tout si elles sont placées en sens inverse´
du mouvement de la voiture , c'est- à- dire , le dos au midi
quand la voiture s'avance du nord au sud . La marche
et le mouvement des chameaux en Egypte produisent le
même effet sur ceux qui les montent pour la première
fois ; si l'on est sur un lieu très- élevé , et dans une
direction perpendiculaire , et qu'on jette les yeux vers la
terre , on éprouve des éblouissemens , des défaillances ,"
un vifsentiment d'inquiétude ou d'effroi . Serait- ce l'imagination
seule qui agirait dans ces circonstances ? serait
-ce l'effet d'une cause physique et du changement de
nos habitudes dans la manière de voir les objets ? seraitce
le résultat des deux causes réunies ? M. Larrey s'explique
à ce sujet d'une manière qui mérite d'être
connue.
« Tant que le vaisseau , dit il , conserve son équilibre
» et que sa marche est ferme et régulière , quelque rapide
» qu'elle soit , l'homme embarqué n'éprouve aucune in-
» disposition ; mais si les vents contrarient la marche du
» vaisseau , ou que par suite d'un coup de vent , il soit
» livré au gré des flots , le marin reçoit les effets des deux
>> principaux mouvemens auxquels le bâtiment est alors
» soumis . Le premier de ces mouvemens est désigné sous
» le nom de roulis , par lequel le vaisseau est agité de
>> tribord à babord avec plus ou moins de force : le se-
Ff 2
452
MERCURE DE FRANCE ,
» cond mouvement est nommé tangage ; il consiste dans
l'abaissement et l'élévation réciproques de la proue et
» de la poupe. Dans le premier cas , le navigateur sans
» expérience craint sans cesse de chavirer ; dans le se-
» cond , il tremble de descendre dans l'abîme . L'imagi-
» nation est d'abord frappée de ces mouvemens désor-
» donnés , et cette cause morale , qui n'a pas lieu chez
» les vieux marins , est secondée par une cause physique .
» Ces mouvemens contre nature impriment des secousses
» dont les effets se concentrent au cerveau , la partie du.
» corps la plus susceptible d'impression par sa masse , sa
» mollesse et son peu d'élasticité .
Les molécules de cet organe , après avoir éprouvé
» une sorte d'ébranlement ,, sont affaissées sur elles-
» mêmes , et de là tous les symptômes qui caractérisent .
le mal de mer. Plus la masse du cerveau est grande et
» molle , plus elle est accessible à l'impression de ces
n causes ; aussi les jeunes gens et ceux chez qui le cern
veau est très-volumineux sont- ils plus sujets au mal de
» mer , tandis que chez les vieillards , dont le cerveau a
» moins d'étendue et plus de consistance , ces effets sont
» moins fréquens .
»
» Le premier effet de cette secousse cérébrale est la
» tristesse et une terreur panique qui s'empare de l'indi-
» vidu ; la pâleur couvre son visage , ses yeux se bai-
» gnent de larmes ; il a du dégoût pour tous les alimens ,
il garde le silence , cherche la solitude et le repos ; ib
» chancelle comme dans l'ivresse ; il éprouve des verti-
» ges , des tintemens d'oreille et une pesanteur incom-
» mode à la tête : des nausées se déclarent , et bientôt
» après les vomissemens , qui deviennent fréquens , dou-
» loureux , et continuent , presque sans relâche, jusqu'au
» moment où la cause cesse ; ces vomissemens , symp-
» tôme principal de la maladie , sont quelquelois accom-
» pagnés d'effusion de sang et de mouvemens convulsifs ..
» Ils sont sans doute déterminés par l'irritation sympa-
> thique des deux cordons de la huitième paire de nerfs ,
» et comme ils se distribuent presque en entier à l'esto¬
» mac , ce viscère doit recevoir le premier l'impression
» de cette affection .
3
MARS 1812 . 453
» » Dans ce désordre général , les facultés intellectuelles
» souffrent comme tous les organes de la vie animale , et
» cette altération est souvent portée à un si haut degré ,
» que loin de redouter la mort , comme dans la première
» période de la maladie , la plupart des individus arrivés
» à ce point de souffrance la désirent , et quelques- uns
» même cherchent à se la donner. »
Cet état fâcheux aurait sans doute une fin malheureuse
, s'il était d'une longue durée ; mais M. Larrey ob
serve qu'il est rare que les causes qui le produisent se
prolongent au-delà de sept , huit ou neuf jours . Le retour
des bons vents , ou des vents alisés , fait cesser le mal
comme par enchantement , et le malade a bientôt perdu
le souvenir de ses tourmens .
Triste condition du genre humain ! Ce roi de l'univers
( c'est-à-dire , d'un point globuleux perdu dans l'immensité
de l'espace ) , ce monarque du monde , si fier de
sa raison , de sa puissance et de son génie , ne saurait
soutenir le simple mouvement d'une barque ; le souffle
de l'air suffit seul pour anéantir toutes ses facultés , et l'art
n'a point encore trouvé de moyens de le préserver de cette
faiblesse ! Cependant M.Larrey pense qu'on peut en adoucir
les effets et en abréger la durée , si avant l'époque de son
invasion on ajoute aux soins de propreté des lotions d'eau
fortement vinaigrée , une grande sobriété , l'usage des
acides végétaux mêlés aux alimens et aux boissons , et
celui de la pipe avec modération . Il faut éviter l'impression
de l'air froid et humide pendant la nuit , et rester le
moins possible dans les entreponts et les endroits de l'intérieur
du vaisseau , où l'on respire un air vicié et nauséabond
, qui dispose d'avance au vomissement.
Lorsque le mal de mer s'est déclaré , il faut manger
très-peu ; les croûtes de pain , le biscuit trempés dans du
café ou du bon vin , le thé et le punch léger , sont des
alimens également salutaires : il faut aussi se tenir chaudement
, prendre de l'exercice , se récréer par la musique
ou tout autre moyen analogue . Les mélancoliques , les
gens sombres , tristes et misanthropes, sont plus sujets au
mal de mer que personne.
Après cette dissertation , qui ne saurait manquer d'ex454
MERCURE DE FRANCE ,
citer l'intérêt des lecteurs et l'attention des savans
M. Larrey reprend le récit de son voyage ; mais son
journal n'a rien de commun avec celui de la plupart des
navigateurs . On y reconnaît par-tout l'homme ami de
l'observation et de la science ; il ne néglige aucune occasion
de contribuer à notre instruction . Tantôt ce sont
des remarques sur quelques points de physique ou d'histoire
naturelle , tantôt des descriptions succinctes des
diverses contrées qu'il a eu occasion de visiter .
Je dois cependant observer que l'auteur me paraît
moins versé dans les connaissances d'histoire naturelle
que dans celles qui se rapportent immédiatement à son
art : ce qu'il rapporte de la pêche de la morue me paraît
susceptible de quelque observation .
"
« Nous arrivâmes enfin au grand banc , où nous pê-
» châmes , à la ligne , de la morue sur un fond de
» soixante brasses . On est dans l'usage de décapiter et
» d'éventrer ces poissons aussitôt qu'ils sont sortis de
» l'eau ; je fus surpris de la précipitation avec laquelle
» le matelot chargé de cet emploi retirait sa main du
» ventre de l'animal. Je lui en fis l'observation ; il me
» répondit que le froid extrême qu'il ressentait à la main
» en la plongeant dans les entrailles du poisson le forçait
» de la retirer promptement . Je fis la même expérience ,
» et je sentis comme lui qu'elles étaient glaciales . Si j'a-
» vais eu un thermomètre , j'aurais pu déterminer à- peu-
» près la température du fond de ces mers ; car je pense
» qu'elle est analogue , selon le degré de profondeur , à
» celle de leurs habitans . »
Je ne prétends point douter du froid excessif qu'on
peut éprouver dans les entrailles d'une morue , et s'il en
est des autres poissons comme de la morue , j'en admire
davantage la vigueur d'Hercule , qui fut avalé par un requin,
et resta trois jours sans trembler dans cette glacière
ambulante ; mais il me semble qu'on peut contester à
M. Larrey la justesse de sa conséquence ; il n'est pas
vrai que la température intérieure des animaux soit la
même que celle du milieu dans lequel ils vivent , et
personne n'ignore que le sang d'un homme ou d'un
MARS 1812 . 455
pigeon ne soit beaucoup plus chaud que l'air qu'ils respirent.
Ce que dit M. Larrey du caribou n'est point non plus
très- exact . Notre savant voyageur le confond avec les
cerfs ; mais le caribou est de l'espèce des rennes . On en
a vu en Angleterre dans les parcs de quelques seigneurs ,
et l'on ne saurait à cet égard avoir aucun doute. Le
chat-musqué n'appartient point non plus à la classe des
chats . M. de Buffon , qui l'a décrit , le range dans celle
des genettes , et tous les naturalistes son d'accord à ce
sujet.
Je ne sais non plus comment M. Larrey n'a fait
qu'une seule île des petites îles Saint-Pierre et Miquelon
: mais ici l'erreur peut ne provenir que du typographe
qui aura écrit Saint- Pierre de Miquelon pour Saint-
Pierre et Miquelon . Ces critiques sont bien minutieuses ,
en comparaison des choses pleines d'intérêt que M. Larrey
offre sans cesse à son lecteur . Je suis bien loin
d'avoir donné une idée de son ouvrage . Ce que j'ai dit
ne se rapporte qu'au voyage d'Amérique . Ce qui me
reste à dire des autres campagnes est d'une toute autre
importance je le réserve pour un des numéros prochains
. SALGUES ...
SUR LES MONUMENS .
Extrait d'une lettre écrite dernièrement à M. D.... ;
membre des académies de la C. , de ... etc. , par M. C. ,
auteur de diverses relations de voyages entrepris dans
quelques parties de l'Europe et dans plusieurs contrées
de l'Orient.
Je pris un guide pour traverser la chaîne
des Pyrénées , en suivant des gorges sauvages et des chemins
que les seuls chasseurs connaissent . Dès que je fus
auprès des limites de l'ancien Roussillon , je renvoyai
mon guide , et je m'arrêtai dans un lieu très-élevé d'où
j'apercevais à l'horizon la mer et les rivages du Languedoc .
Je me trouvais au pied d'un bloc de roche primitive que
456 MERCURE DE FRANCE ,
les navigateurs doivent distinguer à plus de quarante lieues
de distance , et dont la forme à-peu-près conique et l'isolement
sur un sommet faiblement arrondi sur une sorte de
plateau , présenteraient beaucoup de facilité pour le tailler
en pyramide . Ce monument serait situé comme devraient
l'être , ce me semble , tous ceux qui ont quelque importance
, non pas dans une plaine et parmi d'autres édifices ,
en sorte qu'il faut un imprimé qui en détermine soigneusement
le lieu , mais dans un espace libre , sur les hauteurs
, à la vue des provinces . Le piédestal d'une petite.
colonne peut être orné de bas-reliefs curieux à observer la
loupe à la main , quand on ne veut célébrer que des incidens
vulgaires dont les passans ne soupçonneraient rien
s'ils n'en lisaient pas l'inscription ; mais le vrai monument
est celui dont la vue seule perpétue le souvenir d'un fait
réellement mémorable , ou celui qui contient en dépôt
quelque objet dont la conservation importe au genre hu
main ; il doit être facilement aperçu dans l'éloignement ,
comme ces hauts lieux consacrés par les anciens à la véné,
ration des tribus diverses , et qu'un million d'adorateurs
contemplaient du fond de leurs plaines .
il
Je n'aime point ce qui est à -la-fois pompeux et puéril .
J'ai ri , vous vous en rappelez peut - être , lorsqu'on voulut,
y a dix ou onze ans , bâtir des montagnes à la barrière
de Chaillot , et parce que les Alpes du Saint-Bernard
avaient été franchies d'une manière héroïque , donner aux
promeneurs le glorieux avantage de passer en fiacre sous
les Alpes des Champs-Elysées . Quatre minces filets d'eau
formant quatre fleuves , devaient descendre de ces monts ,
et de tems à autre quelques platras en eussent été les avalanches
(1) .
Cette manière de grandiosier les environs d'une capitale
, diffère de celle des peuples de Memphis , et puisque
les idées sur cet objet sont très- diverses , peut - être me
passerait-on ce qu'il semblerait y avoir de chimérique dans
les miennes ; au reste , je dirai , de vous à moi , que j'ai
bien aussi quelques reproches à faire à ces anciens maîtres
du Nil. J'avoue que notre Europe n'a rien à opposer aux
(1 ) C'est en l'an IX que l'on imagina de poser sur la montagne de
Chaillot les Alpes percées à jour , pour accompagner les bois romantiques
du voisinage , et pour grandiosier cette entrée de la capitale.
Voyez les papiers publics de ce tems- là ,
MARS 1812 . 457
pyramides , que M de Staël s'est trompée dans Corinne
ten donnant une élévation plus considérable à Saint-Pierre
de Rome , et que cette église perdrait beaucoup de sa
grandeur dans la plaine de Ghize ; mais enfin l'on épuisa
les forces de tout un peuple pour ériger des monumens de
cent cinquante mètres qui , sur une base de vingt-sept seulement
, se trouvent ensevelis dans une grande vallée . En
choisissant , au contraire , selon ma supposition , un cône
déjà ébauché par la nature ( 2 ) , on obtiendrait et une
masse plus imposante , et une résistance encore plus sûre
contre les efforts du tems . Veut-on montrer précisément la
grandeur ou la difficulté du travail ? cette prétention serait
peu sensée dans un être faible que les sueurs épuisent,
Veut-on que tout soit de l'homme ? mais la pierre des
pyramides n'est pas le fruit de son art . Nous arrangeons
les choses en mille manières , nous n'en produisons au-
-cune ; et le zèle de cent mille esclaves réunis ne saurait
présenter à leur maître un grain de riz que la main des
hommes ait fait .
Je reviens donc à ma supposition . Je vois cette aiguille
de granit taillée en obélisque , et creusée comme l'intérieur
des pyramides , pour conserver dans ses flancs indestructibles
et transmettre aux races futures le dépôt de ce qu'on
a fait de meilleur jusqu'à présent. Ceux qui, dans des tems
favorables au commerce descendront des cataractes de la
Nubie , des pentes du Liban , des hauteurs de l'Yemen
pour entrer dans les ports de Cette et de Marseille , diront ,
en apercevant une aiguille altière soumise à l'art dans la
région des neiges : C'est ici la terre de France , cette terre
d'où sont sortis des guerriers aux exploits gigantesques .
Ce ne serait point le capricieux ouvrage d'un vain orgueil
. Les anciens , à qui tout rappelait d'une manière plus
immédiate le bouleversement que la surface de la terre
avait éprouvé , paraissent avoir conçu des projets semblables
. Mais les principaux monumens dont nous ayons
une connaissance certaine , furent placés dans des lieux
bas , et quelque solide qu'en fût la construction , ils étaient
trop exposés sinon à être renversés , du moins à être recouverts
et enfouis pour jamais peut-être . Le granit des montagnes
paraît la seule force capable de résister au mouvement
extraordinaire qui , à des époques marquées dans
(2) C'est vraisemblablement ainsi que l'on a taillé le Sphynx,
458
MERCURE
DE FRANCE
,
**
1
l'universelle succession des choses , peut renouveler plusieurs
fois la surface du globe . Peut- être épargnerait -on
aux générations renaissantes quarante siècles d'efforts
pour se replacer au point où arrivèrent ceux que nous
nommons les anciens. Elles trouveraient même dans ces
fruits de l'expérience subitement acquis , des avantages
tellement particuliers qu'il en résulterait alors quelque
espoir de réaliser ce bonheur public qui , dans notre âge ,
ne fut et ne sera qu'un songe.
N'eût- on d'autre but , dans ce que je propose en me
livrant aussi à des songes , n'eûl -on d'autre objet que de
conserver le souvenir des événemens publics et l'histoire
de cent peuples , ce motif auquel nous devons la plupart
des monumens connus , serait du moins ici dans toute sa
force . Les observations astronomiques du temple de Dendera
, l'ancienneté des premières laves de Catane , et
d'autres vestiges également étrangers aux tems que potre
histoire embrasse , semblent indiquer une période sur la
quelle on ne peut former que des conjectures , et une
longue suite de faits dont la leçon précieuse ne subsiste
plus. Pourquoi imiter l'imprévoyance de ces peuples ? En
laissant périr les traditions des premiers âges , on perpétue
pour le genre humain le prestige des passions qui l'éloigne
de la sagesse . La grandeur de l'homme est dans le pouvoir
de laisser des monumens de son passage ; car la bête est
comme nous elle est industrieuse ,
I mais la mort la détruit entièrement , tandis que l'homme
à son dernier jour , semble se maintenir encore sur la terre
en obtenant de l'influence sur les générations qu'il ne verra
pas.
vivante comme nous 9
On doit retrouver dans les monumens des divers peu-
-ples les différences presque infinies de leurs penchans , de
leurs facultés , de leurs rabitudes . Il est des ruines dont
la seule inspection ferait conjecturer , sans doute avec
beaucoup de fondement , que le peuple qui les a laissées
avait des esclaves , ou que sa propre indépendance subsistait
encore , qu'il cultivait les plaines , ou qu'il habitait les
montagnes , qu'il vivait sous un ciel nébuleux , dont les
vapeurs et les tempêtes dégradent les édifices les mieux
cimentés , ou qu'il jouissait d'une température sèche et
paisible , que l'activité sociale le portait à s'attacher surtout
au moment présent , ou que l'uniformité des saisons ,
la lenteur des choses , l'antiquité de la croyance , le voisi
། ཝཱ སྠཽ
MARS 1812 . $459
nage des déserts et l'absence du commerce dirigeaient ses
idées vers l'avenir et ses désirs vers la perpétuité .
Tout ce qui conserve l'empreinte de la pensée humaine
peut être considéré comme un monument , depuis les
caractères tracés avec une pointe de bois sur l'écorce d'un
arbuste dont la tige affermie par le tems sera religieusement
épargnée dans sa vieillesse , jusqu'à ces colosses du
Nil construits par une péuplade entière soumise à ce travail
, et tout couverts de savans hieroglyphes .
A
"
L'industrie des Arabes posé une pierre fixe au milieu
des sables mobiles . Sur les confins du Sahara , l'homme
bienfaisant s'immortalise en creusant un puits où les caravanes
de sa tribu trouveront à remplir deux outres d'une
eau saumâtre . Une horde des rivages du Saghalien s'est
assemblée au pied d'un gros arbre dans les hautes plaines ;
elle abat les tiges voisines , et ce vieux tronc devient un
monument . Il est vrai qu'il tombera bientôt ; mais le souvenir
de cette assemblée pourra s'éteindre alors sans inconvénient
, car déjà , peut-être , la tribu elle - même ne sera
plus. Notre imagination paraît embrasser dans l'avenir
une durée proportionnée à ce qu'elle saisit du passé .
Quand les souvenirs de trois ou quatre générations composent
toute l'histoire d'une peuplade , une sorte de monument
qui puisse végéter encore pendant un siècle doit lui
paraître assez durable : mais par le style seul des temples
et des sépulcres consacrés , l'Egyptien et l'Indien semblent
annoncer huit à dix mille ans d'existence antérieure , et des
prétentions à une origine encore plus reculée .
On a fait avec de grands efforts des choses inutiles ,
chaque penple a pris soin de se signaler ainsi ; l'on a quelquefois
entrepris des ouvrages moins vains , mais dont le
résultat n'était pas proportionné au travail , comme cette
muraille fameuse qu'il était plus difficile encore de défendre
que de construire mais est- il jamais arrivé que
plusieurs peuples , réunissant leurs forces , ayent opéré sur
le globe des changemens utiles à tous les siècles ? L'Europe
s'est croisée pour aller boire de l'eau du torrent de Cédron ,
mais elle eût pu faire de l'Egypte une possession commune
, et rétablir par un simple canal la communication
entre les mers des Indes et la Méditerranée . Si l'Espagne
n'eût point jadis prodigué l'or pour agiter assez inutilement
la France , peut-être , malgré l'élévation du sol de l'isthme
qui joint le Mexique et la terre ferme , eût-elle trouvé
quelque moyen de réunir les deux mers , en laissant sub-
5
460 MERCURE DE FRANCE ,
sister une voûte naturelle qui , au-dessus de la mâture des
plus grands navires , permît de communiquer par terre de
l'un à l'autre continent. Puisque je me livre en ce moment
à des suppositions tout - à-fait gratuites , je veux me figurer
que cette prodigieuse entreprise n'est pas au-dessus des
forces humaines : l'exécution en serait avantageuse à tous
les peuples , et cependant je parviendrais presque à me
persuader que plusieurs nations puissantes aimeraient à y
concourir . Sans avoir désormais à redouter le passage de
Magellan , et sans attendre une saison favorable pour doubler
le cap Horn , un vaisseau français , parti de Gênes ou
de Cadix , relâcherait au Caire , à Batavia , aux îles Sandwich
, et reviendrait directement en Europe , en passant à
Porto- Bello .
De semblables idées paraîtraient moins chimériques si
les hommes étaient moins divisés . Si la différence des opi
nions , triste fruit du vain savoir , qui perpétue l'ignorance
en consumant le tems , si toutes les passions qu'une polis
tique inexcusable a si long-tems pris à tâche d'alimenter ,
si la difficulté de s'entendre , qui provient , en partie , des
mêmes causes , si tant de fautes enfin , si tant d'erreurs ne
faisaient pas que les uns s'occupent sans relâche à défaire
ce que la persévérance des autres recommence sans relâche ,
l'on aurait embelli la terre avec moins d'efforts , moins de
courage , moins d'art qu'il n'en a fallu pour la ruiner , la
réparer et la dévaster encore , pour entreprendre toujours
et ne finir rien , pour détruire les choses avec l'intention
d'en jouir , et pour s'acharner sur les hommes , afin de les
décider ensuite à contracter d'étroites alliances . On aurait
alors des monumens très - grands et très -utiles , et l'on acheverait
, sans beaucoup de peine , des travaux qui , grâce à
nos rivalités perpétuelles et à ce misérable jeu des passions
qu'une étrange sagesse prétend balancer avec harmonie ,
paraîtront encore trop difficiles à nos derniers neveux .
Quelle que paraisse avoir été la destination première
d'un monument , soit qu'il indique quelque objet particu
lier , soit qu'il ne nous transmette qu'un souvenir confus
des hommes d'un autre tems , la seule ancienneté que
nous lui attribuerons nous fera penser profondément.
L'inévitable loi de la mort est écrite sur ces vieilles pierres
: nous sommes vivans aujourd'hui ; mais placés au milieu
de la succession des êtres périssables , nous n'avons
que le lien d'une commune faiblesse avec ceux qui jadis
amoncelèrent tant de matériaux pour échapper à Toubli ,
MARS 1812 . 461
en laissant une sorte de plainte du peu de durée de leur
existence , ou avec ceux qui verront les derniers débris de
ces ruines , et qui seront jeunes et ardens quand notre poussière
sera pour jamais refroidie .
Il n'est point de résultats plus frappáns de l'industrieuse
faiblesse des hommes que la muette éloquence de ces té
moins qu'ils ont placés sur leur passage , pour redire un
jour , à quiconque se passionnera comme eux , de quelle
pensée ils s'occupaient , quelle inspiration du génie les
animait , ce qu'ils ont imaginé , ce qu'ils ont fait , ou plutôt
ce qu'ils eussent voulu faire . Cette mémoire que les monumens
doivent conserver , et dont le terme est inconnu ,
prolonge les traces imaginaires d'une puissance qu'on ne
sait pas abandonner. Dans cette flatteuse perspective nous '
régnons sur le monde que nous n'avons pas même le tems
de connaître , et au moment où notre poussière se décom <
pose , où nos besoins finissent , ces fantômes de gloire et
d'immortalité terrestre réveillent en nous d'inexplicables
désirs. Soumis à la destruction perpétuelle qui reproduit
toutes choses , passager dans la vie et pressé par
le tems
l'homme jouit encore d'une secrète consolation , parce que
l'oeuvre de sa main sera debout quand cette main et cette
volonté même ne seront plus .
Mais voici un rapprochement dans lequel on peut voir
la misère de nos prétentions . Cette durée incertaine , que
plusieurs de nous ambitionnent , et cette destruction infaillible
qui nous réunit tous , se confondent dans une même
idée , celle du monument. C'est dans le monument que
l'homme tombe , et c'est par des monumens que l'homme
prétend vivre à jamais . Un même terme , un seul mot exprime
également et la pierre sépulcrale posée sur nos cen->
dres , et la pierre triomphale élevée pour soutenir notre
nom , pour illustrer encore la grandeur de nos ouvrages
pour nous rendre contemporains de trente siècles inconnus .
C'est un contraste singulier entre l'impuissance des moyens
terrestres , et l'énergie de la pensée . Notre force visible
produit peu de choses et périt en peu d'heures ; notre force
intellectuelle résiste au mouvement funèbre de la terre , et
semble avoir , comme les cieux , quelque chose d'inalté
rable.
462
MERCURE DE FRANCE ;
NOTICE SUR M. GUDIN .
LA philosophie , les lettres et les muses viennent de
perdre M. Paul- Philippe GUDIN de la Brenellerie , correspondant
de la Classe d'Histoire de l'Institut , membre de
plusieurs autres Académies françaises et étrangères .
Nous étions parens et presque du même âge . Il a été le
compagnon de mon enfance et de ma jeunesse , le fidèle
ami de ma vie entière . Qu'il me soit permis de rendre un
juste hommage à sa mémoire !
La fortune l'avait mis au-delà du besoin , et le conduisit
à une modeste aisance. Ila toujours dédaigné la richesse ;
il n'aimait que la paix , l'étude , l'indépendance et la vérité .
Né , comme Saint-Albin , avec quinze cents livres de
rente , sa modération , son économie et quelques héri- '
tages lui en ont donné quatre mille . Il n'a voulu se livrer à
aucune entreprise lucrative , ni accepter aucune place qui
pût le détourner de son travail .
Il s'était appliqué à l'histoire , et plus particulièrement à
l'histoire de France .
Il l'étudiait dans les sources ; et l'écrivait avec une impartialité
aussi noble , aussi pure , qu'éclairée :
Il s'en est occupé cinquante ans , et en a laissé vingttrois
volumes , dont le dernier s'étend jusqu'au milieu du
règne de Louis XIV.
Cet ouvrage sera sans doute imprimé , et placera son auteur
parmi les historiens les plus recommandables .
A la mortde Louis XV , sous le règne duquel les sciences
et la raison ont fait d'immenses progrès , non sans quelque
encouragement du monarque et de ses ministres , M. Gudin
crut devoir exposer et constater ces pas remarquables
de l'esprit humain . Il intitula son livre aux Mânes de
Louis XV. C'était dans le moment où l'opinion se montrait
le plus défavorable à ce prince . On ne pouvait accuser
l'auteur de flatter un roi qui n'était plus , qui toute să
vie avait été faible et insouciant , et moins encore de flatter
à son sujet le public ; mais il voulait qu'on fût juste' , et
qu'en ressentant les maux arrivés . durant une époque de
l'histoire , on n'oubliât pas avec ingratitude les biens qu'elle
avait produits .
Deux ou trois ans après la mort de Voltaire , M. l'abbé
de Mably publia des Entretiens sur la manière d'écrire
MARS 1812 . 463
P'Histoire , dans lesquels il ne touche que très- légèrement
son sujet , el se permet de traiter avec beaucoup de mépris
et Voltaire , et Robertson , et Gibbon , et Hume.
M. Gudin réfuta vivement ces Entretiens par un Supplément
à la manière d'écrire l'Histoire , adressé à l'un '
des interlocuteurs que M. l'abbé de Mably s'était donnés .
Il montra que les principes très - incomplets de ce savantétaient
loin de suffire pour former un bon historien . Il détailla
ceux que l'on devait y suppléer , et quelles devaient être
les études préparatoires de l'écrivain qui se consacre à celle
haute magistrature : la connaissance de la nature et de ses
modifications ; celle de l'homme , de ses droits , de sés '
devoirs , de ses passions ; celle de la politique , l'habitude
de tous les calculs qui peuvent l'éclairer ; la patience de
consulter les actes , et de débrouiller les chroniques ; l'art
de discuter les lois , celui de comparer les moeurs et les
usages des différens peuples et des différens siècles ; la
recherche et la critique des monumens , des médailles et de
la chronologie ; des notions exactes sur l'astronomie , sur
la physique , sur l'histoire naturelle , sur les sciences mathématiques
, pour rendre un compte satisfaisant de leur
influence et de leurs progrès ; et la correction du grammairien
, et la noble simplicité de l'homme de bien digne
de peindre , de juger et d'instruire le monde , sine ira et
studio .
M. Gudin fait passer en revue tous les historiens de l'antiquité,
remarquant qu'il en est un d'un bien haut mérite
( Ammien Marcellin ) dont M. l'abbé de Mably n'avait
fait aucune mention .
Il parcourt ensuite les modernes , rend hommage à de
Thou, à Rollin , à Le Gendre , à Mézeray, à Rapin-Thoiras ,
aux services des bénédictins , de Du Cange , de Baluze ,
de Bouhier , de Laurière , de Secousse , de M. de Bréquigny
, et défend avec force ceux que M. l'abbé de Mably
avait , il faut le dire , indécemment attaqués.
Cet ouvrage contre un homme d'ailleurs respecté , fit
voir quel était le courage de M. Gudin , et de quoi il était
capable pour la science , pour la vérité , pour l'amitié .
Entre la première et la seconde Assemblée des Notables ,
il composa un livre plus savant , et plus important encore ,
et qui sera long-tems consulté : celui qui a pour titre , des
Comices de Rome , du Parlement d'Angleterre , et des
Etats-Généraux de France . C'est à cet ouvrage , d'un
ordre très-distingué , qu'il a dû l'honneur d'être nommé
464
MERCURE DE FRANCE ,
Associé de la Classe des Sciences morales et politiques de
P'Institut; ce qui l'a fait correspondant , lorsque cette
classe est devenue celle d'Histoire et de Littérature ancienne
. Si M. Gudin eût été domicilié à Paris lors de son
élection , il n'y a aucun doute que ses recherches sur les
antiques constitutions des Romains , des Anglais et des
Français , et la judicieuse comparaison qu'il en a faite , lui
eussent procuré , au lieu de la place d'Associé, puis de
Correspondant, celle de Membre de l'Institut ; mais il ha
bitait , en ce tems-là , les environs d'Avalon .
Un autre titre , ou même deux , pouvaient l'approcher
de cette compagnie . Il aimait l'astronomie avec passion
c'est le grand livre des OEUVRES de DIEU ; et M. Gudin , qui
fut toujours déicole , s'occupait à y lire , avec qui?.
avec le bon La Lande qui croyait penser autrement .
-
Les coeurs très -sensibles entrent ordinairement dans la
philosophie par la porte de la poésie . M. Gudin chantait
ses observations astronomiques . C'est une matière qui ne
prête pas beaucoup aux fictions , ni même à l'harmonie.
L'éclat de la vérité le dispensa des premières : il vainquit
souvent la difficulté d'atteindre l'autre . Voici son exorde :
Moteur de ma pensée , et du eiel , et des mondes ,
Toi qui sans cesse agis , qui produís , qui fécondes ,
Et détruis , ou maintiens tous les êtres divers ,
Elève mon génie et préside à mes vers.
Puissance interposée entre l'homme et DIEU même
Nature , viens dicter les chants de ce poëme.
A ta magnificence , à ta simplicité ,
"
Qu'ils unissent la force et la facilité ;
Vers un but , comme toi , qu'ils sachent nous conduire ;
Par toi seule inspirés , qu'ils soient dignes d'instruire ,
De convaincre , de plaire , et d'écarter l'erreur !
Je chante , non l'amour et les combats du coeur ,
Non le courroux d'un homme et cent villes en flamme
Non vingt chefs divisés möurant pour une femme
Ou l'Europe liguée appelant tous ses rois
A conquérir l'Asie une seconde fois .
Mon sujet est plus grand , et nul ne s'y compare .
Un charme heureux m'entraîne et peut-être m'égare ;
Il me force à chanter les merveilles des cieux
Et la terre déjà disparaît à mes yeux.*
1
MARS 1812 . 465
SEINE
DEPT
DE
Ministres du Très-Haut , puissances immortelles ,
Soutenez mes esprits , portez- moi sur vos ailes
Parmi ces champs d'azur de feux étincelans ,
A travers les soleils et les mondes roulans .
Enseignez -moi comment , plein d'une noble audace
Le génie en son vol ose franchir l'espace ,
Sonde ses profondeurs , et mesure le cours
Des astrés qu'asservit l'astre brillant des jours :
Comment la vérité par le tems amenée ,
Riche sans fictions , belle sans être ornée ,
S'avançant par degrés , déchire de ses mains
Le réseau dont la fable enlace les humains ;
Nous rend l'esprit plus ferme , en bannit tout systèmes
Et fait connaître l'homme , et le monde , et soi- même .
Compagne de mes jours , qu'elle brille en mes vers
Et sans voile aujourd'hui nous montre l'Univers.
LA
5.
Les notes qui accompagnent ce poëme ont réuni tous les
suffrages .
M. Gudin , plus jeune , avait fait quatre tragédies . Son
Coriolan a été joué avec ce qu'on appelle un succès d'estime
. Celui de La Harpe n'en a pas eu davantage . Ce sujet
ne comporte qu'une scène , et n'a jamais complètement
réussi au théâtre : on ne peut en faire qu'une pièce de
famille . Gudin dédia la sienne à sa mère.
Lothaire et Vulrade , ou le Royaume mis en interdit,
aurait vraisemblablement produit beaucoup d'effet. Le premier
acte , et sur-tout la première scène , plusieurs de celles
du troisième , et tout le quatrième sont d'une grande beauté .
Mais , quand le clergé était puissant , on n'en aurait pas
permis la représentation . Lorsqu'il a été persécuté , M. Gudin
aurait regardé comme une lâcheté de faire jouer cette
pièce : il l'a refusée aux comédiens qui la demandaient . Et
quand on est revenu à un juste milieu , il ne songeait plus
qu'à terminer sa grande entreprise de l'Histoire de France.
C'était elle qui le portait à traiter des sujets nationaux.
Il a fait Louis d'outre-mer , ou Huges-le-Grand , dont le
style est supérieur à celui de Lothaire et Vulrade. On voit
aussi pourquoi cette tragédie ne devait pas être représentée
.
Son poëme sur la Conquête de Naples par Charles VIII
montre une imagination très - féconde , souvent trop hardie.
Il désirait le retoucher encore . Le Temple de l'Opinion es
celui de l'Impuissance y sont de la poésie la plus haute,
Gg
466
MERCURE DE FRANCE,
Le caractère de l'Auteur se peint dans cet exorde du
quatorzième chant :
Puisse à jamais brûler dans les enfers
L'affreux mortel au coeur lâche et pervers ,
Qui le premier nous dit que la vengeance
Plaisait aux Dieux et devait plaire aux rois !
Les Dieux sont bons , ils aiment la clémence ,
Et qui pardonne obéit à leurs lois .
Moi qui toujours fais grâce à qui m'offense ,
Au bel-esprit qui critique mes vers ,
A la beauté qui trahit ma constance ,
Même au rival par qui seul je la perds ,
J'ai quelquefois , en oubliant l'outrage ,
Du bel - esprit désarmé la rigueur ,
De mon rival traversé le bonheur ,
Et ramené le coeur d'une volage.
M. Gudin a fait des contes , dont quelques -uns ont été
trouvés fort près d'être plus que gais ; et sur les contes et
les chansons de plusieurs peuples , des recherches agréables ,
isntructives et utiles .
Il badinait dans ses vers comme eût fait un homme
volage. Son amitié était inviolable , active , zélée . Il était en,
amour bien plus constant qu'on ne l'est d'ordinaire . Sa liaison
avec la respectable veuve qu'il laisse dans la plus amère
douleur , est un amour de plus de quarante années et qui
n'avait point cessé.
Oh ! sil'on savait combien les tendres et profondes amours,
ainsi que les vins généreux et que les nobles amitiés , s'améliorent
et s'adoucissent en vieillissant ! Si l'on savait combien
les voluptés elles - mêmes de la jeunesse le cèdent aux
délices dans lesquelles se confondent entièrement deux êtres
qui se sont toujours estimés , toujours chéris , et qui ont
fait tant de fois le bonheur l'un de l'autre ! Si l'on savait
combien il est heureux d'être marié quand on est jeune ,
combien cela est indispensable quand on est vieux , et que
l'amour durable peut rendre le crépuscule de la vie autant
et plus touchant que son aurore ! le monde deviendrait un
Elysée , et l'on jugerait mieux quelle a été la félicité de
M. Gudin . Je puis en parler , je sais ce qu'il en est . J'ai
atteint et passé soixante et douze ans ; il avait quinze mois
de plus que moi . Nous avons , à beaucoup d'égards ,
MARS 1812 . 467
couru la même carrière ; nous avons cultivé les mêmes
sciences , ou des sciences très - analogues ; nous avons souvent
fait de la prose et des vers du même genre , presque
sur les mêmes idées ; il nous est même arrivé de faire chacun
une tragédie sous le même titre , à-peu-près sur le
même plan , ce qui jette ordinairement entre les poëtes de
si vives jalousies ; et nous n'avons jamais ressenti d'autre .
mouvement de rivalité que celui de nous surpasser , si
nous l'avions pu , en faisant le meilleur ménage .
Je pleure , mais je ne plains pas mon ancien ami .
DU PONT ( de Nemours ) ..
VARIÉTÉS .
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.
"
M. Etienne- Louis MALUS , major au corps impérial du génie
membre de la légion d'honneur , de l'Institut impérial de France ,
de l'Institut d'Egypte , et de plusieurs Sociétés savantes , est
décédé le 23 février , dans sa maison , rue d'Enfer , à Paris . Il était
âgé de 37 ans. On lui a rendu les honneurs funèbres dans l'église de
Saint-Jacques du Haut- Pas , sa paroisse. Le cortége était composé de
ses parens , de ses nombreux amis , d'une députation des membres de
I'Institut impérial de France , du corps impérial du génie , etc.; un
détachement de chasseurs , de vétérans , et les élèves de l'école poly- ,
technique accompagnaient le cortége. Le corps du défunt a été transporté
au cimetière de Mont- Louis .
L'un des membres du comité des fortifications a prononcé le discours
suivant :
« Le comité des fortifications vient mêler ses regrets à ceux de
l'Institut et de l'Ecole polytechnique , et déplorer avec eux la mort
prématurée d'un digne successeur des Meunier , des Coulomb , de ces
hommes que le corps du génie se glorifie d'avoir élevés pour les progrès
des sciences qui le guident et l'éclairent dans ses travaux . C'est
au corps illustre qui dirige ces progrès vers la gloire et l'utilité de
l'Etat , à dire par quelles brillantes découvertes Malus a , sur les
traces de Newton , reculé les bornes de l'optique . Cette première
Ecole du Monde rappellera ce que ses examens , les discussions de
ses conseils et la direction de ses études , doivent à Malus , à la profonde
intelligence des rapports qui unissent les sciences aux arts de
*T'ingénieur . Ses camarades ne peuvent que préluder à ces éloges , par
le tableau simple et rapide de ses services militaires . Ils l'ont vu ,
Gg 2
468
MERCURE
DE
FRANCE
,
soldat et travaillant aux fortifications de Dunkerque , venir se placer
parmi les chefs de brigade de l'Ecole polytechnique , instruire les
autres en s'instruisant , et prendre enfin dans le corps du génie le rang
que lui assignaient l'éclat et le succès de ses études . Toujours brave ,
savant , estimé de ses chefs et cher à ses camarades , il a partagé
leurs périls aux armées de Sambre et Meuse , du Nord et d'Egypte ;
aux batailles de Cheribriès , des Pyramides , d'Héliopolis et de Coraïm
; aux siéges d'El-Arish , de Jaffa , et du Caire . L'armée d'Orient
l'a vu à Jaffa braver la peste pour établir les hôpitaux de l'armée ,
souffrir tous les maux de cette horrible contagion , et n'en guérir qua
pour sacrifier de nouveau sa vie à son devoir . Ce devoir , sous ce
climat brûlant , n'épuisait point son ardeur , et dans les loisirs de son
service , il coopérait à ces travaux par lesquels les sciences et les arts
s'efforçaient de créer des ressources à l'armée et s'associaieut à sa
gloire . A son retour dans les sous- directions d'Anvers , de Kehl et de
Paris , au comité des fortifications , soit qu'il fallût asseoir des travaux ,
discuter des projets , ou résoudre ces questions d'art qui exigent tous
les secours de la théorie et de l'expérience ; par-tout il a déployé ces
mêmes lumières et ce même sentiment de son devoir , qui soumettaient
aux détails de son service ses plus glorieux travaux dans les
sciences . Mais les forces du corps ont en lui trahi celles de l'esprit ,
de cet esprit qui s'indignait de trouver des entraves en des organes qui
lui semblaient faits pour le servir. Ah ! pourquoi faut- il qu'il ait
borné lui -même sa carrière ! Pourquoi sommes -nous réduits à déplorerf,
en l'admirant , cette ardeur qui a péri par son excès même ! Et
toi que nous conjurions de modérer ce feu qui t'a consumé , toi qui
nous réduis à rendre de stériles hommages à ta cendre , pourquoi n'astu
pas voulu vivre davantage pour ton pays , pour les sciences , pour
tes camarades qui te disent un éternel et douloureux adieu ! »
M. Biot , au nom de l'Ecole polytechnique , et M. le chevalier
Delambre , au nom de l'Institut , ont aussi payé un dernier tribut
d'estime et de regrets à M. Malus , en rappelant les services signalés
qu'il avait déjà rendus à la science et ceux qu'on devait encore attendre
de son zèle infatigable et de ses lumières .
SPECTACLES . Académie impériale de Musique . - La
remise d'un ouvrage que des circonstances particulières ont
pendant quelque tems éloigné de la scène , est souvent assez
périlleuse , et ressemble plus qu'on ne pense à une première
représentation : combien d'ouvrages long-tems applaudis
, ont éprouvé un sort contraire, à la reprise ! et depuis
MARS 1812 . 469
ce Timocrate de Thomas Corneille , dont quatre -vingts représentations
purent à peine assouvir la curiosité des spectateurs
, jusqu'à nos opéras qui naissent , brillent quelque
tems d'un éclat éphémère , et disparaissent pour toujours
combien de pièces que l'on croyait solidement établies à la
scène , n'ont pu supporter l'épreuve de la reprise !
L'auteur de l'opéra de la Vestale ne devait pas concevoir
de pareilles appréhensions ; et le succès de cet ouvrage fut
bien mérité . Depuis Edipe à Colonne aucun poëme lyrique
n'avait offert la réunion d'un plan aussi bien conçu , de scènes
aussi attachantes , et d'un style pur et cependant passionné ;
il faut encore rendre justice au talent avec lequel M. Spontini
a secondé l'auteur ; quand la musique s'adapte si bien
aux paroles , c'est alors que loin de nuire à leur effet , elle
leur donne encore plus d'expression .
Le rôle de la Vestale est toujours joué par Mme Branchu ,
qui l'avait établi d'une manière si brillante .
Nourrit est maintenant chargé du rôle de Licinius qui
avait été joué avec un véritable talent par Lainez ; il le
chante bien , mais il n'y met pas cette châleur entraînante
qui sert d'excuse à la témérité de l'amant .
On a aussi essayé sur le théâtre de l'Opéra la reprise
des Mystères d'Isis . Le peu de succès de cette pièce justifie
les observations par lesquelles nous avons commencé cet
article .
- Théâtre Français . L'Assemblée de Famille vient aussi
de reparaître sur le Théâtre Français : cet ouvrage dont la
maladie de Fleury avait interrompu les représentations , a
été revu avec plaisir . M. Esménard , qui dans notre journal
du 11 mars 1808 rendit compte de la première représentation
, crut devoir mêler quelques réflexions générales sur le
genre de cette comédie aux éloges qu'il donna à l'auteur ;
il terminait en disant sans être égal à nos bons auteurs
" comiques , celui de la Gouvernante , de Mélanide et de
l'Ecole des Mères , n'en a pas moins mérité d'avoir sa
place parmi les grands écrivains dont les bustes décorent
les foyers de la comédie française , et nous serions fort
heureux aujourd'hui que M. Riboutté, nous rendît un
» genre de talent avec lequel le sien paraît avoir quelque
" ressemblance . »
"
29.
On vient de jouer avec peu de succès , sur le même
théâtre , un autre grand ouvrage de l'auteur de l'Assemblée
de Famille. Cette pièce a pour titre le Ministre anglais .
Nous en rendrons un compte impartial dans le prochain.
numéro .
470
MERCURE DE FRANCE ;
( Théâtre impérial de l'Opéra-Comique. Première représentation
de Quinault et Lulli , opéra comique en un
acte , paroles de M. Nanteuil , musique de M. Nicolo .
Quinault et Lulli , poursuivis par leurs créanciers , sont
forcés de se réfugier dans une auberge , à Saint-Germain
le jour même de la première représentation d'Armide.
M. Sanzonnet , maître de la maison , prétend ne loger que
des gentilshommes , aussi Quinault et Lulli se font-ils passer
pour des étrangers de distinction , l'un médecin et l'autre conseiller
du roi de Danemarck. M. Sanzonnet , qui a conçu
quelques soupçons , exige le paiement de cinquante louis
qu'ils ont déjà dépensés chez lui , et il refuse de rien fournir
jusqu'à ce qu'ils aient acquitté ce premier mémoire :
pour mettre un terme à leur embarras , l'auteur amène
dans l'auberge mademoiselle Eugénie avec sa tante , espèce
de copie de ma Tante Aurore . Eugénie aime Lulli ;
ces dames ont besoin l'une d'un avocat , et l'autre d'un
médecin ; elles sont si contentes des conseils du médecin
et du conseiller du roi de Danemarck , qu'elles leur donnent
cinquante louis pour une seule consultation , ce qui
est royalement payé pour comble de bonheur , arrive un
page du roi , qui annonce aux deux réfugiés que sa majesté,
très -satisfaite de l'opéra d'Armide, les comble de ses bienfaits
Lulli épouse sa maîtresse .
:
Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien cette petite
intrigue renferme d'invraisemblance . Que M. Nanteuil
donne d'autres noms à ses personnages , et l'on s'amusera
de l'embarras de deux étourdis ; mais on voit avec peine
deux hommes comme Lulli et Quinault réduits à se cacher
dans une auberge , pour échapper à leurs créanciers . On
peut reprocher à l'auteur quelques fautes de convenances
de dates ou de mémoire ; il ne paraît pas bien connaître la
vie des deux hommes qu'il a mis en scène, Lorsqu'on annonce
au théâtre deux personnages si connus , et surtout
assez près de nous pour que chacun puisse se rappeler
ce qui leur est arrivé , il faut se conformer aux idées
reçues , car sans cela on s'expose à faire un portrait qui
manque de ressemblance .
La musique de cet opéra est encore de M. Nicolo ; ce
compositeur est d'une fécondité sans exemple : lorsqu'on
produit autant , il est difficile de ne pas s'égarer souvent ,
et il est probable que l'on rencontrera juste quelquefois . Le
nom de Lulli a inspiré le compositeur dans plusieurs morceaux
; il faudrait , au reste , que la musique d'un opéra fût
MARS 1812. 473
bien nulle pour ne pas plaire , lorsqu'elle est chantée par
madame Duret et Martin .
"
Théâtre du Vaudeville . - Première représentation de
Jeanne- d'Arc , vaudeville en trois actes de MM. Dieulafoi
et Gersain .
Un de nos auteurs modernes les plus spirituels , M. Alexandre
Duval , fit , il y a deux ans , une parodie charmante des
mélodrames ; et le Retour du Croisé, ou le Tableau mysté
rieux , excita autant de joyeux éclats de rire que le mélodrame
le plus épouvantable fait verser de larmes ; dans le
prologue de cette aimable folie , l'auteur affirme , en plai
santant , que notre siècle est celui du mélodrame , et je
crains bien qu'il n'ait trop raison . Nous avons vu d'abord
ce double bâtard de Thalie borner ses prétentions à charmer
les loisirs des habitués des boulevards , mais l'éclat de sa
fortune naissante lui inspira bientôt de plus vastes desseins
; il forma le projet d'envahir successivement tous les
théâtres de la capitale ; il fit d'abord quelques tentatives ,
heureusement infructueuses , pour obtenir des lettres de
bourgeoisie au Théâtre-Français ; nous l'avons vu s'établir
à Feydeau , sous le nom de Menzicoff ; il avait déjà tenté de
se glisser au théâtre de la rue de Chartres , mais les Pêcheurs
danois , après quelques représentations dans le désert
, avaient été contraints de jeter ailleurs leurs filets ;
à la seconde tentative , le mélodrame a emporté d'as
saut cette place , dans laquelle l'esprit et la gaîté française
s'étaient renfermés comme dans un fort inexpugnable .
Chacun sait que la Pucelle d'Orléans , après avoir délivré
Orléans , fit sacrer Charles VII à Reims ; les auteurs
Font traité ce sujet en conscience , et jamais ouvrage n'a
mieux mérité le nom de mélodrame : d'abord la scène se
passe en trois endroits différens , puis on y trouve des che
valiers , des paysans , une forteresse , une poterne , une
chaumière , des guirlandes de fleurs , une fête villageoise ,
des combats , une embuscade , Charles VII déguisé en
bûcheron ; enfin que n'y trouve-t -on pas ? La Pucelle d'Orléans
a sauvé la France , et mademoiselle Rivière a sauvé
Jeanne d'Arc : grâce au talent très -distingué qu'elle a déployé
dans ce role , nous verrons peut-être paraître quelquefois
sur le théâtre du Vaudeville un ouvrage digne de
figurer à côté de Jean de Calais , de la Princesse de Jéru
salem , ou de l'Amazone de Grenade..
B.
冰
POLITIQUE.
L'ARMISTICE , qui sur le Danube avait suspendu les opérations
militaires entre les Russes et les Turcs , vient d'être
dénoncé par les premiers . Toutes les nouvelles d'Allemagne
et de Hongrie s'accordent à cet égard ; c'est le général
comte de Langeron qui doit prendre le commandement en
chef de l'armée russe. Le général Kutusow doit retourner
en Russie , pour remplir une autre destination . L'officier
qui est arrivé de Pétersbourg , porteur de l'ordre de dénoncer
l'armistice , ce qui a été exécuté le 29 janvier , apportait
également beaucoup de promotions , et quatre cents
décorations de divers ordres pour les militaires qui se sont
le plus distingués dans la campagne .
Vingt jours après la dénonciation de l'armistice , les hosfilités
ont dû recommencer . Les Russes s'étaient concentrés
sur la rive gauche du Danube , et faisaient tous les préparatifs
nécessaires pour passer le fleuve de nouveau , et pour
faire le siége de Rudschuck , à la défense et à la fortification
de laquelle l'armée a consacré tous ses soins depuis la
cessation des mouvemens . Un de nos journaux publie à
cet égard la note suivante sous la date de Vienne , 20 février
.
" Voici quelques détails qui nous sont parvenus , et que
hous croyons tenir de bonne source . Les généraux russes
qui voyaient avec plaisir la fin de cette guerre , sont mécontens
de la rupture des négociations et n'ont pas encore
renoncé à l'espoir de la paix . On se flattait même , au quartier-
général russe , que le gouvernement ottoman , en voyant
le danger s'approcher, se ressouviendrait de ses défaites , et
montrerait quelque condescendance aux propositions russes ;
mais d'après tous les renseignemens que l'on a sur ce qui se
passe en Turquie , les Russes se bercent d'une chimère , et
les Turcs se disposent à pousser la guerre avec vigueur . Ils
mettent sur pied trois grandes armées , dont les opérations
seront combinées . La première s'assemble à Schumla ,
l'autre sur les rives du bas Dauube , et la troisième à Widdin
. Le grand-visir a tellement réparé les ouvrages de Ruds-
臘
MERCURE DE FRANCE , MARS 1812. 473
chuck , qu'en supposant même que l'armée russe entreprenne
un nouveau passage du Danube , la place est dans
le cas de faire une longue et difficile résistance . On ne conçoit
pas comment les Russes , en dénonçant l'armistice ,
abandonnent toutes les positions qu'ils avaient sur la rive
droite du Danube , et qui leur coûteraient beaucoup de peine
à reprendre. Le grand-visir se trouve actuellement avoir
toutes ses communications libres avec l'intérieur de la
Turquie. Il a quitté Rudschuck : les uns disent qu'il est
allé au camp de Schumla , d'autres à Widdin . »
Depuis ces mouvemens , l'inquiétude est très -grande en
Servie , et les émigrations sur le territoire autrichien sont
nombreuses .
Les armées turques qui ont passé en Syrie pour y combattre
les révoltés , font des progrès rapides, et ont remporté
des avantages importans .
L'empereur d'Autriche se dispose , suivant les lettres de
Vienne , à un prochain départ pour Prague . A la diète de
Hongrie , les bases , des projets des finances sont , dit- on ,
adoptées les discussions continuent sur les moyens d'exécution
. Les délibérations ne seront connues et imprimées
qu'après la clôture de la session . Le cours sur Augsbourg
était , le 22 février , à 267 .
Les nouvelles da Danube ont singulièrement fait hausser
le prix des denrées coloniales .
a
Un article inséré dans le journal , le Tableau de Copenhague
, contient un coup- d'oeil sur le règne actuel . L'auteur
convient que la guerre , si injustement et si perfidement
commencée par l'Angleterre , a placé le Danemarck dans
une situation périlleuse ; mais il démontre que le roi régnant
, qui , comme prince royal , avait amélioré pendant
vingt-cinq ans l'administration intérieure du royaume
déployé pendant la guerre une constance proportionnée
aux malheurs aussi nombreux que peu mérités auxquels la
nation a été en proie . Il cherche ensuite à prouver que le
mauvais état du cours du change doit s'améliorer à la longue
, comme il en arriva aux Etats -Unis après la guerre de
Findépendance . Enfin , il trouve une sorte de compensation
pour les maux de la guerre dans les progrès que font
plusieurs manufactures et fabriques , débarrassées par les
circonstances de la concurrence étrangère . Toutes les laines
du Jutland sont aujourd'hui mises en oeuvre dans des manufactures
indigènes .
Ainsi s'accomplit , par la force même des choses , par les
474 MERCURE DE FRANCE ,
L
1
intérêts des gouvernemens et les besoins des peuples , ce
vaste système continental , qui de jour en jour affranchit
l'Europe du tribut payé au monopole et à l'industrie d'un
peuple séparé d'elle , plus encore par les principes exclusifs
sur lesquels sa politique est fondée que par sa position insulaire
.
les Américains soutiennent avec énergie le parti qu'ils
ont embrassé : un emprunt de dix millions de dollars a été
ouvert pour le service de l'année présente ; cet emprunt
sera suivi d'autres mestres financières pour assurer le service
extraordinaire auquel l'augmentation des forces nationales
va entraîner le gouvernement . Vingt-cinq mille hommes
de troupes de ligne , cinquante mille hommes de milice
vont être levés . La suite de la correspondance entre les
ministres anglais et américains a été rendue publique ; en
la communiquant au congrès , le président M. Maddisson
s'est exprimé ainsi : Les nouvelles preuves que cette correspondance
fournit des vues hostiles du gouvernement
britannique contre nos droits nationaux , ajoutent un nouveau
poids aux considérations qui nous portent et nous
déterminent à nous préparer les moyens qui peuvent nous
mettre à même de les maintenir .
Le 24 , le prince régent a remis les sceaux des affaires
étrangères au lord vicomte de Castlereagh. Le roi est
dans le même état. La presse s'exerce avec activité.
L'amiral Cotton , commandant la flotte du canal , est
mort . Les nouvelles de mer apprennent la capture de
quelques bâtimens américains ; celles d'Irlande continuent
à annoncer des désastres , des séditions et des
pillages ; celles de Sicile , que lord Bentinck ne cesse d'exercer
sur les Siciliens du premier rang et sur les personnes
attachées au gouvernement de Palerme , les actes d'un
odieux despotisme . Les arrestations sont nombreuses , et
le degré de persécution tout-à-fait conforme à l'idée que
l'on doit se faire par - tout de l'alliance et de la protection
anglaise .
On apprend de l'Amérique méridionale que des combats
se sont livrés entre Sainte- Marthe et Carthagène : une
indisposition du général Miranda n'a pas permis aux insurgés
de pousser leurs opérations avec vigueur . Les insurgés
des Caracas se sont livrés à de grands excès .
Les journaux italiens renferment sur l'état des finances
des recettes et des dépenses de ce royaume , et sur l'emploi
d'unegrande partie de ces recettes , des détails qui pourront
MARS 1812 . 475
intéresser le lecteur ; ils sont consignés dans un rapport fait
au sénat italien , le 11 février , par une commission spéciale
nommée pour examiner cet état .
Depuis le commence de 1802 jusqu'au 1 janvier 1811 ,
les dépenses du royaume d'Italie montent à 770,480,613 liv .
et les recettes à 754,754,779 livres . Il'en est donc résulté
un déficit de 15,734,834 livres . Dans un tems où d'antres
Etats de l'Europe sont obligés d'avoir recours à des ressources
ruineuses , telles que les emprunts , les anticipations ,
le papier monnaie , les soins de notre monarque ont couvert
ce déficit par le moyen d'une sage économie , sans établir
de nouveaux impôts , même pendant les guerres opiniâtres
qu'entretenait l'éternel ennemi du continent. Il y a eu en
outre dans les dépenses et les recettes de 1812 un nouveau
déficit de douze millions . S. M. I. l'a couvert en assignant
trois millions sur le fonds d'amortissement , et en accordant
par une faveur particulière au royaume d'Italie les
neuf millions de livres qui résultent des droits sur les marchandises
coloniales vendues à l'enchère dans cette capitale
pour le compte du gouvernement français .
Quel a été l'emploi des 770 millions de livres pendant
les neuf années susdites ? On croira peut -être qu'ils n'ont
servi qu'à faire face aux dépenses ordinaires . Il n'en est
point ainsi . Une grande partie de cette somme était destinée
à affermir la prospérité et l'éclat du royaume d'Italic .
Lors de la consulte de Lyon , l'armée d'Italie était de
15,000 hommes d'infanterie et de 1800 chevaux . Elle est
portée maintenant à 63,000 hommes d'infanterie et 9000 de
cavalerie , qui rivalisent de bravoure avec les vétérans de
l'armée française . Sa première organisation a demandé au
moins 40 millions . Il a fallu une somme non moins considérable
pour mettre dans le meilleur état les places fortes
du royaume , établir des fonderies de canon ,
des casernes,
et pourvoir aux différens besoins de la guerre .
On peut estimer à 20 millions ce qu'il en coûte pour
les vaisseaux de guerre qui ont déjà été construits , ou qui
sont encore en construction dans les chantiers de Venise .
La route du Simplon , qui joint la France à l'Italie , a coûté
5 millions . Le magnifique canal qui établit une communication
entre le Rhin et le Pô , et le canal navigable de Pavie ,
ont également coûté plusieurs millions . On en a employé
six à l'établissement des cours de justice , des prisons et
des maisons de correction .
Les hôtels des monnaies de Milan , de Venise et de
476
MERCURE DE FRANCE ,
Bologne se trouvent dans le meilleur état . Jusqu'à l'époque
du 1 janvier de cette année , on y avait déjà frappé pour
environ 7 millions de livres en or , plus de 60 millions en
argent , et une quantité considérable de monnaie de billon .
Le tableau de ces entreprises qui tiennent du merveil
leux , continua l'orateur , a pénétré la commission de vénération
pour Napoléon - la- Grand ; et vous partagerez sans
doute avec nons , sénateurs , ces sentimens envers un monarque
auquel le royaume d'Italie doit son existence , et
qui n'épargne rien pour l'élever au plus haut degré de grandeur.
"
Mercredi dernier on donnait à l'Opéra les Mystères d'Isis .
Au troisième acte , LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice
ont paru dans leur loge : leur présence , tout- à-fait inattendue
, a excité les plus vives acclamations .
S ....
ANNONCES.
Traité de Procédure civile et commerciale , contenant , dans un ordre
méthodique , 1º l'indication de tous les actes nécessaires à l'instruction
des procès , et les règles d'après lesquelles ils doivent être faits , depuis
la citation en conciliation ou l'exploit introductif de l'instance
jusqu'au jugement définitif; 2º la marche à suivre pour obtenir l'exécution
desdits jugemens , tant par la voie de la saisie-exécution que
par celle de l'expropriation forcée ; la procédure à suivre et les règles
à observer dans la poursuite de l'ordre , par rang d'hypothèque ou
distribution de deniers provenant de vente mobilière ; 3. l'explication
des incidens qui peuvent naître dans le cours des procès , et les moyens
à employer pour les terminer ; 4º les arrêts rendus jusqu'à ce jour par
la cour de cassation et les cours impériales , portant interprétation ou
fixant le véritable sens des articles du Code Judiciaire sur lesquels il
s'est élevé des difficultés ; 5 ° un formulaire ou nouveau style de procédure
civile à l'usage des justices de paix , des tribunaux de première
instance , des tribunaux de commerce et des cours impériales ; préz
cédé de l'exposé succinct de toutes les lois sur la procédure civile ,
depuis la naissance de la révolution jusqu'à ce jour , présentant l'état
de la législation en cette partie à la naissance de la révolution ,
les
changemens qu'elle a éprouvés , et l'état dans lequel elle se trouve
aujourd'hui ; par M, Hautefeuille , premier conseiller à la cour impéMARS
1812 .
477
tiale d'Orléans . Un fort vol . in-4° . Prix , 18 fr . , et 22 fr. franc de
port. Chez Lefèvre , libraire , rue du Foin- Saint- Jacques , nº 11 ; et
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envers la vieillesse , pour être donnés en prix à la jeunesse . Quatrième
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Le Code de Procédure civile , avec des observations propres à résoudre
les difficultés , etc. Deux vol . in-8° . Prix , 10 fr. , et 13 fr..
franc de port.
Traduction en vers français de trente odes d'Horace , dédiée à M. le^
sénateur comte Chaptal , par M. du Rouve de Savi ; membre des
Académies de Marseille et de Montpellier , de la Société académique
des Sciences de Paris , de l'Académie impériale de Turin et autres :
Sociétés savantes . Vol. in-8º , bien imprimé sur beau papier . Prix ,
2 fr. 50 c.
et 3 fr . franc de port. Chez Lenormant , imprimeur- li- :
braire , rue de Seine , nº 8 ; et chez Delaunay , libraire , Palais -Royal ,
galerie de bois , n° 243 , où l'on trouve aussi les Poésies diverses du
même, auteur. Deux vol . in -8 ° . Prix , 6 fr . , et 7 fr . franc de port.
9
Mémoire sur les chevaux espagnols , et coup- d'oeil général sur les ›
haras ; par M. Achille Demoussy , vétérinaire au haras impérial de
Pompadour ; mémoire couronné en 1809 , par la Société d'agriculture
du département de la Seine . Prix , I fr. , et I fr . 20 c . franc de port. »
Chez Fr. Buisson , libraire , rue Gilles- Coeur, nº 10.
'
Moeurs , usages, costumes des Othomans , et abrégé de leur histoire ;
par A. L. Castellan , auteur des Lettres sur la Morée et sur Constantinople.
Avec des éclaircissemens tirés d'ouvrages orientaux , et communiqués
par. M. Langlès . Six vol. in‑ 18 , ornés de soixante - douze
planches . Prix , 20 fr .; avec les soixante - douze planches coloriées ,
30 fr.; avec les soixante -douze planches coloriées et le texte sur
papier vélin superfin , 60 fr . Chez A. Nepveu , libraire , passage des
Panoramas , nº 26.
Ier cahier de la cinquième souscription , ou XLIXe de la collection
des Annales des Voyages, de la Géographie et de l'Histoire , publiée's
par M. Malte -Brun . Ce cahier contient : Mémoire sur l'influence morale
et politique du mahométisme pendant les trois premiers siècles
de l'hégire , présenté à l'Institut de France , par M. Joseph de Ham- ·
mer ; - Observations sur la colonie de la Nouvelle - Galles du Sud ,
faites en l'année 1804 , par un officier anglais , prisonnier de guerre à
Verdun ; - Sur l'infanticide chez les Hindous et chez quelques autres
MARS 1812 . 479
nations , par le Rédacteur ; - Fragmens d'une description physique.
et historique des Caffres , sur la côte méridionale de l'Afrique , par
M. Alberti , chevalier de l'ordre de l'Union ; et les articles du Bulletin.
Chaque mois , depuis le 1er septembre 1807 , il parait un cahier
de cet ouvrage , de 128 ou 144 pages in-8 ' , accompagné d'une estampe
ou d'une Carte géographique , quelquefois coloriée . Les première ,
deuxième , troisième et quatrième souscriptions ( formant 16 volumes
in-8° avec 48 cartes ou gravures ) sont complètes , et coûtent chacune
27 fr . pour Paris , et 33 fr . franc de port. Les personnes qui souscrivent
en même tems pour les cinq souscriptions , payent les trois premières
3 fr. de moins chacune. Le prix de l'abonnement pour la cinquième
souscription est de 27 fr . pour Paris , pour 12 cahiers . Pour les
départemens , le prix est de 33 fr . pour 12 cahiers , rendus francs
de port par la poste . L'argent et la lettre d'avis doivent être affranthis
et adressés à Fr. Buisson , libraire- éditeur , rue Gilles-Coeur ,
n° 10 , à Paris .
GRAVURES . L'Enlèvement des Sabines d'après le Poussin , gravé
par M. Henry Laurent , éditeur et directeur des gravures du Musée
Napoléon . Grand in - folio . Cette estampe est de 63 centimètres de
largeur sur 49 centimètres de hauteur . Prix , 48 fr . , et 96 fr. avant,
la lettre ou lettre grise . Chez l'Auteur , rue Saint- Honoré , nº 348 .
Nouveaux choix de synonymes français , leurs différentes significations
, et l'application qu'il enfaut faire pour parler avec justesse ; par
J. B. Le Roy de Flagis , député du Tarn à la première législature de
France , membre actuel du conseil général du département de la
Seine-Inférieure , des ci -devant Académies royales de Dijon et
d'Arras . Ouvrage entrepris pour faire suite aux Synonymes français
de M. l'abbé Girard et de M. Bauzée . Deux vol . in- 8º de 450 pages
chacun. Prix , 10 fr . , et 13 fr. franc de port. Chez Delacour , libr . ,
rue Jean-Jacques- Rousseau , nº 14.
Répertoire bibliographique universel , contenant la notice raisonnée
des Bibliographies spéciales publiées jusqu'à ce jour , et d'un grand
nombre d'autres ouvrages de Bibliographie relatifs à l'histoire littéraire
et à toutes les parties de la Bibliologie ; par Gabriel Peignot. Un
vol. in-8 , très-bien imprimé sur très -beau papier . Prix , 7 fr . 50 c. ‚'
et - 9 fr. 50 c . franc de port. Chez Ant. -Aug . Renouard , libraire , rue
Saint-André-des- Arcs , nº 55 .
Mémoires du comte de Grammont , par Ant. Hamilton . Deux vol .
in- 18 , imprimés sur très-beau papier , avec une notioe sur Hamilton ,
480 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 .
et beaucoup de notes ajoutées . Prix , 2 fr. 70 c . , et 3 fr . 56 C. franc
de port. Chez le même libraire .
Dictionnaire géographique , ou Description des quatre parties du
monde ; par Vosgien . Seconde édition , augmentée et entiérement refondue
, renfermant les changemens survenus par suite des différens
traités jusqu'à ce jour ; par M. Giraud . Prix , 9 fr. , el 11 fr . 75 c .
franc de port. A Paris , chez Michaud frères , imprimeurs -libraires ,
rue des Bons -Enfans , nº 34 ; Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille
, nº 23 ; et à Lyon , chez Théodore Pitrat , libraire et commissionnaire
, rue du Pérat.
Cet ouvrage est orné de cartes géographiques , et suivi de tables de
réduction des monnaies , des francs en livres tournois , et des livres
tournois en francs .
Essai sur la critique , de Pope , poëme en trois chants , avec le texte
en regard et des notes . Suivi d'un essai sur la poésie , par le duc de
Buckingham , et d'un essai sur les traductions en vers , par milord
Roscommon ; traduits en vers français , par A. de Charbonnières ,
membre de l'ancienne Académie de Dijon et de la Légion-d'Honneur.
Vol . in-18 , imprimé sur grand raisin fin . Prix , 3 fr. , et 3 fr. 50 c,
franc de port. Chez Michaud frères , imprimeurs-libraires , rue des
Bons-Enfans ,,nº 34.
Euvres choisies de Lemierre. Deux vol . in- 18 . Prix , papier ordinaire,
2 fr.; papier fin , 2 fr . 50 c. ; papier vélin , 6 fr . ; grand papier
vélin , 9 fr . Chez P. Didot l'aîné , rue du Pont-de-Lodi , nº 6 , près
la rue de Thionville ; et chez Firmin Didot , rue Jacob , nº 24.
Agrostologia Helvetica , definitionem , descriptionemque graminum
et plantarum eis affinium in Helvetia sponte nascentium complectens ;
auctore F. Gaudin , etc. Deux vol . in -8 ° . Prix , 12 fr . , et 15 fr.
franc de port. A Paris , chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine,
n° 22 ; et à Genève , chez le même libraire .
IL y a à Paris tant de prospectus de réunions , de cabinets littéraires ,
de soirées amusantes , que l'étranger et même l'habitant de la capitale
sont embarrassés du choix . Parmi tous ces établissemnns , nous recommanderons
sur- tout le cabinet littéraire de M. Delaage , rue de
Grammont , nº 17. Il est bien situé , fort spacieux , distribué d'une
manière élégante et commode ; on y trouve plus de vingt journaux ,
les ouvrages périodiques et toutes les nouveautés littéraires : plus de
quinze mille volumes , la plupart d'une littérature choisie , sont en
lecture . Le prix de l'abonnement est modéré , et M. Delaage n'a rien
négligé pour faire de son établissement le rendez -vous de la bonne
société de Paris.
M
LA
SEINE
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLVI . Samedi 14 Mars 1812 .
POÉSIE .
5 .
Début du quatrième chant d'un poëme intitulé L'ITALIE ;
par M. J. LOUIS BRAD , chirurgien aide-major au 4 régiment
d'artillerie à pied (1).
Rinnorecussi il mondo al vostro scettro,
E tornerà col priseo onor vetusto
L'età del'oro el secolo d'Augustos
FULV. TESTI.
DIEUX ! quelle sombre nuit ! que d'épaisses ténèbres
Couvrent de l'Eridan les rivages célèbres !
Aux lieux où s'enlaçaient les lauriers et les fleurs
Le funèbre cyprès étale ses couleurs ;
où l'au (1 ) Ce poëme en quatre chants , composé en Italie même ,
teur est fixé depuis dix ans par les fonctions de son état , doit y être
imprimé bientôt ; et cette publication sera suivie de celle d'un
Voyage dans l'Italie , en vers et en prose , du même auteur.
Le poëte , après avoir rappelé dans le chant précédent la gloire littéraire
de l'ancienne Italie , peint dans celui- ci les effets de l'irruption
des barbares et ensuite la renaissance des lettres et des arts.
Hh
MERCURE DE FRANCE ,
N'offre
9
Et ce beau ciel , jadis tout rayonnant de gloire ,
que du malheur la douloureuse histoire .
Pays des Scipions , empire des Césars ,
Qu'êtes- vous devenus ? Quoi ! le berceau des arts
Le champ de la valeur , la savante Ausonie
Languit dans l'ignorance et tombe anéantie !
Bysance , en recevant le trône et Constantin ,
Engloutit dans ses murs tout , jusqu'au nom romain .
Des maux de l'Italie ô fatale origine !
L'empire divisé penche vers sa ruine , ´
Et Rome , qui donna des lois à l'univers ,
De l'univers entier va recevoir des fers.
Te faut-il donc toujours , malheureuse Italie ,
Tantôt libre , brillante , et tantôt asservie ,
Riche de tous les biens , en proie à tous les maux ,
Et passant tour-à-tour de la guerre au repos ,
De la fortune ingrate éprouver le caprice ,
Et trop souvent , hélas ! sa perfide injustice !
Victime des tyrans que ton sein a nourris ,
Tes maux , tes maux cruels ne sont pas tous finis
Avant de parvenir à ce siècle de gloire
Dont Médicis un jour ornera ton histoire ,
Combien tu dois encore éprouver de malheurs
Et voir couler long-tems ton sang avec tes pleurs !
Vers les antres du nord déjà gronde l'orage ,
Il présage de loin la mort et le carnage ;
Il approche , il grossit , semblable au noir torrent ,
Dont le flot courroucé s'élargit en grondant ,
Il roule avec fracas son épaisseur profonde ;
Il dévore en passant les plaines qu'il inonde ,
Et l'Apennin surpris voit sortir de ses flancs
Du Caucase glacé les barbares enfans .
Héritiers des Romains , du Tibre augustes restes ,
Hélas ! que faites-vous dans ces momens funestes?
Eh quoi ! n'êtes -vous plus ces terribles soldats ,
Ces fiers enfants de Mars , nourris dans les combats ,
De l'univers soumis les vainqueurs formidables ,
Tenant en main des Dieux les foudres redoutables ?
Mais , ô honte ! ô douleur ! ce peuple de héros ,
Dèslong- tems amolli par un lache repos ,
MARS 1812. 483
Corrompu , dégradé , couvert d'igaominie ,
Le Romain est esclave et sert la tyrannie.
Séjour fait pour l'amour et pour la volupté ,
Que n'as-tu plus de force avec moins de beauté ( 2 ) ?
Telle qu'une victime aux autels destinée
D'ornemens et de fleurs la tête couronnée ,
Malheureuse Italie . ah ! tu ne prévois pas
Que ce brillant éclat annonce ton trépas ;
Aux bords de l'Eridan sans orgueil , sans envie ,
Sur les fleurs , sur tes fruits mollement endormie ,
Tu ne vois pas le fer qu'un farouche assassin ,
En feignant de t'aimer , vient plonger dans ton sein .
Réveille- toi , cours , vole où le danger t'appelle
Et que la gloire encor soit ton guide fidèle !
Inutiles efforts , courage superflu !
Pour la triste Italie , hélas ! tout est perdu :
La gloire , les talens , les trésors du génie ,
Ne reconnaissent plus leur antique patrie ;
Rome voudrait en vain défendre ses remparts ,
Il n'est plus de Camille , il n'est plus de Césars ;
Les Dieux mêmes , les Dieux tombés du Capitole ,
Un barbare ennemi les brise , les immole ;
Et les temples des arts , jadis si glorieux ,
Ebranlés à leur tour , tombent avec les Dieux .
D'épouvante , d'horreur ,
de carnage
nourrie
,
La sordide
ignorance
habite
l'Italie
,
• De son pied dédaigneux en foule les trésors
Y forme son autel de montagnes de morts ,
Et le Tibre , caché dans son urne profonde ,
Surpris et consterné des longs malheurs du monde ,
Gémit sur les Romains dont les restes épars
Dans des torrens de sang nagent au champ de Mars .
Au lieu de cette langue , et si richie , et si belle ,'
Dont Cicéron , Virgile , ont laissé le modèle ,
Une langue barbare , un idiôme obscur ,
De jargons différens mélange horrible , impur ,
Font souffrir les échos de la triste Italie :
A la place des lois par qui Rome polie :
(2) Deh fossi tu men bella , o almen più forte !
Filicaja , dans son beau sonnet Italia , Italia ! etc.
Hh 2
484
MERCURE DE FRANCE ;
Servait sous les Césars d'exemple à l'univers ,
Des usages affreux , des caprices divers ,
Des bords de l'Eridan règnent au bord du Tibre ;
Et les cirques pompeux d'un peuple fier et libre ,
Ces temples , ces palais , ces superbes chemins ,
Où tant de chars de gloire entraînaient les Romains ,
La fange des marais , la paille des chaumières ,
Les remplace , les couvre ; et des hordes grossières
Des hommes abrutis , de féroces vainqueurs ,
Du Latium tremblant se font législateurs ! ..
Auguste ! ô toi par qui triomphant et tranquille
Ton pays des beaux-arts devint le noble asyle ,
Et toi , Titus , le charme et l'amour des Romains ,
Qui portas jusqu'aux cieux leurs fortunés destins ,
A l'aspect des malheurs où gémit l'Ausonie
Reconnaîtriez-vous votre antique patrie ?
Par vous tant de trésors , de chefs - d'oeuvre amassés
Au sang de VOS enfans surnagent dispersés ;
De Rome , que du ciel semble frapper la foudre ,
Les temples , les palais tombent réduits en poudre ,
Et les marbres pompeux où vous dormez en paix ,
Sur vos mânes sacrés sont brisés pour jamais .
Mais que vois-je de loin sortir de ces décombres ?
Quel astre faible encor , de leurs ténèbres sombres
S'élève , disparaît et revient tour- à-tour ?
Chancelant , incertain , semblable au point du jour
Sur lequel en fuyant se déroule un nuage ,
Du brouillard qu'il dissipe enfin il se dégage ,
Et sur le Vatican éclairé de ses feux
Lance au milieu des airs son disque radieux.
T
Salut ! flambeau sacré , source pure et féconde
Du beau jour qui reluit pour le bonheur du monde !
Salut ! sur les débris du siècle des Césars
A l'ombre de la croix vont renaître les arts ;
Déjà de leurs lauriers les feuilles reverdissent ;
Du Tibre consolé les bords se réjouissent ;
Ses nouveaux souverains le couronnent de fleurs ,
Et du sein de la nuit qui causa ses malheurs ,
L'Italie élevant sa tête rayonnante ,
Sur un char lumineux reparaît triomphante.
MARS 1812 .
485
Ainsi dans les vallons que l'orage a flétris,
Quand Flore a vu par lui tous ses charmes détruits ,
Au retour d'un matin qu'un beau soleil éclaire ,
Tout renaît , se ranime , et tandis que la terre
Appelle avec ardeur les feux d'un nouveau jour ,
Le bouton d'une rose , entr'ouvert par l'Amour
S'élève , s'arrondit sur sa tige légère ,
Et brille des couleurs de la rosé première .
Précurseur du grand siècle où sous les Médicis
Nous allons bientôt voir tous les arts réunis ,
Messager des Neuf-Soeurs , noble enfant du génie ,
Le Dante naît : il chante , il charme l'Etrurie :
Phénomène célèbre , il fixe tous les yeux .
Tel que ces feux errants sous la voûte des cieux ,
Astres irréguliers qui dans leur atmosphère
Répandent autour d'eux des torrens de lumière ,
De ses sublimes chants jaillissent les éclairs
Où va se rallumer le feu sacré des vers .
Pétrarque sur les pas d'un si noble modèle
Entre dans la carrière une vive étincelle ,
L'étincelle d'amour à son vers enchanteur
Inspire plus d'attrait , donne plus de douceur :
L'écho des Troubadours au sein de la Provence
De ses tendres accords remplit au loin la France ,
Pays qu'il habita , qu'il aima si long-tems ,
Vaucluse , ô lieux chéris des belles , des amans ,
Ton onde sur des fleurs coule et murmure encore
Les beaux noms de Pétrarque , et d'Amour et de Laure.
Mais quand la Renommée aux rivages lointains
Va porter les accens de vos chantres divins ,
De leurs nobles accords quand la terre est ravie ,
Que faites-vous encore , enfans de l'Ausonie ? (3)
(3) Voyez la 29 canzone de Pétrarque , qui commence par ces
mots : Italia , Italia , et finit par ce vers : E vò gridando pace , pace ,.
pace. Dans ce morceau de poésie d'un style simple , comme il convient
à la douleur , le poëte de Vaucluse gémit sur les divisions de sa
malheureuse patrie , sur la guerre civile allumée par les partis des
Guelfes et des Gibelins , et donne aux différens princes de ce beau
pays des conseils patriotiques sur leurs propres intérêts . /
486
MERCURE
DE FRANCE ;
Quoi ! le fer à la main , la haine dans le coeur ,
Vous ne respirez tous que vengeance et fureur !
Cessez , cessez , cruels , vos déplorables guerres ;
Vous vous entrégorgez .... et vous êtes des frères !
Malheureux que transporte un fol égarement ,
Eh ! n'a-t-on pas assez répandu votre sang ?
En vain la liberté sous ses vieilles bannières
Croit réunir encor vos phalanges guerrières ;
Votre espoir est trompé , vos voeux sont impuissans ,
Cédez , Italiens . non pas à des tyrans ,
A des monstres vomis par le nord en furie ;
Mais à des chefs aimés qu'a choisis la patrie ,
A des rois bienfaisans , à des Césars nouveaux
Qui vous apporteront la gloire et le repos .
Du Dante malheureux la trop fatale histoire ,
Du Pétrarque exilé la périlleuse gloire
Ne vous disent-ils pas qu'il faut à vos remparts ,
Un trône , un roi , la paix pour le culte des arts ?
ODE A LA NYMPHE DE BLANDUSES.
O fontaine sacrée , ô toi qui me vis naître ,
Nymphe de ce beau lieu ,
Il faut nous séparer , et je te dis peut-être
Un éternel adieu .
Vespasien m'enlève à mon humble fortune ;
Belle nymphe , je pars ;
Que la pompe des cours va sembler importune
A mes tristes regards !
Quand les muses en deuil , loin de Rome exilées ,
S'enfuyant aux déserts ,
Sur le penchant des monts , dans le creux des vallées,
Soupiraient leurs concerts ;
Tu me vis rechercher , ô nymphe de Blanduses ,
Loin de la cour des rois ,
La fraîcheur de tes bords , le doux loisir des muses ,
Le silence des bois.
Je cachais mon bonheur dans ta vallée obscure ,
Et du monde oubliés , ~
MARS 1812 ... 487
Tous mes jours s'écoulaient comme cette onde pure
Qui s'enfuit à mes piés .
Que de fois sur l'émail de tes rives fleuries ,
Couché négligemmene,
Je me laissai charmer aux longues rêveries
D'un vague enchantement !
Alors cédant au Dieu dont le souffle m'inspire ,
Je chantais , et mes vers
Suspendaient les ennuis du faune qui soupire
Sous tes platanes verts !
Que l'ombre a de fraicheur près de ce roc sauvage ,
Ou ton ruisseau naissant
Murmure à petit bruit , et baise le rivage
De son flot caressant !
C'est là que respirant sous d'épaisses yeuses
Les parfums du matin ,
Je pressais le retour des heures paresseuses ,
Une lyre à la main .
Que demandais- je au ciel dans mon humble première ?
De vivre sous tes lois ,
Et de mourir aux lieux où je vis la lumière
Pour la première fois !
Oui , lorsqu'au noir empire il m'eût fallu descendre ,
Ton limpide ruisseau ,
De son léger murmure , eût réjoui ma cendre
Sous l'herbe du tombeau !
Bords sacrés , frais vallons , grotte sombre et discrète ,
Tout près de vous quitter ,
Je sens , à vous parler , une douceur secrète
Qui me vient arrêter !
Comme un amant qui part , détache avec tristesse
Sa couronne de fleurs , 25
Et tourne , en soupirant , sur sa belle maîtresse
Ses yeux mouillés de pleurs .
Mais quoi ! de nos guerriers l'impatient courage
S'arrache au doux repos ,
Et sur les bords tremblans de l'Euphraste et du Tage
Court planter nos drapeaux !
488 MERCURE DE FRANCE ,
Tous les vrais citoyens déployant dans nos villes
Une mâle vertu ,
Etouffent l'hydre impur des discordes civiles ,
A leurs pieds abattu !
Et moi , lâche Romain , sur un lit de fougères ,
Je perdrais mes beaux jours ,
A chanter les Sylvains , les dryades légères
Et les molles amours !
Le cygne , jeune encor ,
de son aile craintive
Rase à peine les flots ,
Et de sa faible voix le son meurt sur la rive
Oublié des échos :
Bientôt il prend l'essor , et d'une aile puissante
' S'élevant dans les cieux ,
Fait monter de ses chants la douceur ravissante
A l'oreille des Dieux .
Ainsi , d'un vol plus fier , au temple de Mémoire
Je m'élance aujourd'hui ;
Mes chants flattent César , César aime la gloire ;
Ils sont dignes de lui .
Ce héros triomphant , des portes de l'aurore
Ramena les beaux -arts ;
Leur flambeau rallumé doit éclairer encore
Le palais des Césars .
Un jour pur s'est levé , chassant la nuit profonde
Qui couvrait nos destins ;
Son fils règne avec lui , Titus , l'espoir du monde
Et l'amour des Romains !
Ses soldats indignés vont forcer les hommages
Des tyrans de l'Oxus ;
Et Rome dans ses murs voit marcher les images
De cent peuples vainous .
Sous un si digne chef Rome enfin se console ,
Et ses fils glorieux ,
Comme aux antiques jours , montent au Capitole
Remercier les Dieux.
MARS 1812 . 489
Le bruit de ses combats a fait trembler la terre ,
Mais ses puissantes mains
Méditaient , en lançant les foudres de la guerre ,
Le repos des humains .
Ainsi , quand des Titans l'audace triomphante
Soulevait les enfers ,
Jupiter les renverse , et sa victoire enfante
La paix de l'univers.
Par L. M. DE CORMENIN ,
auditeur au conseil-d'état.
ÉNIGME.
VINGT- QUATRE de mes soeurs prennent le pas sur moi ;
Assez chétif est mon emploi .
Veut -on savoir en quoi consiste mon génie ?
Je n'enfante point des héros ,
Mais je marche toujours en tête des zéros .
Et s'il s'agit de zizanie ,
J'y préside et me multiplie .
Voit-on quelqu'un de ceux qu'on appelle mal-faits ?
On dit qu'il me ressemble , ou du moins à-peu-près .
S ......
LOGOGRIPHE .
ENTIÈRE , je suis sans vigueur,
Sans courage , sans énergie ,
Mais pour être fraîche , jolie ,
Il ne faut que m'ôter le coeur :
A ce premier enlèvement
Joignez-vous celui de ma tête ?
Je deviens , pour l'heureux amant ,
Le mot fortuné qu'il souhaite .
S .......
490 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812.
CHARADE .
LA science grammaticale
Définit le premier , un mot prépositif
Qui sert à marquer le motif ,
Le but ou la cause finale.
Elle assigne au second un emploi négatif ;
Ou bien , en fait un substantif
Dont l'usage est de clore une phrase totale .
L'entier , ridicule à nos yeux ,
Et dont notre goût dédaigneux
Rougirait aujourd'hui d'emprunter la parure ,
Couvrait jadis nos bons aïeux
Du cou jusques à la ceinture.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Argent.
Celui du Logogriphe est Cordon , pris dans toutes ses acceptions ,
et où l'on trouve : cor , don , or , rond , or , donc , donnord et roo
Celui de la Charade est Coupole.
>
LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS.
TRAITÉ DE PROCÉDURE CIVILE ET COMMERCIALE , Contenant
, dans un ordre méthodique , 1 ° l'indication de
tous les actes nécessaires à l'instruction des procès , et
les règles d'après lesquelles ils doivent être faits , depuis
la citation en conciliation ou l'exploit introductif
de l'instance jusqu'au jugement définitif ; 2º la marche
à suivre pour obtenir l'exécutión desdits jugemens ,
tant par la voie de la saisie - exécution que par celle de
l'expropriation forcée ; la procédure à suivre et les
règles à observer dans la poursuite de l'ordre , par
rang d'hypothèque ou distribution de deniers provenans
de vente mobilière ; 3° l'explication des incidens
qui peuvent naître dans le cours des procès , et les
moyens à employer pour les terminer ; 4° les arrêts
rendus jusqu'à ce jour par la cour de cassation et les -
cours impériales , portant interprétation ou fixant le
véritable sens des articles du Code judiciaire sur lesquels
il s'est élevé des difficultés ; 5° un formulaire
ou nouveau style de procédure civile à l'usage des
justices de paix , des tribunaux de première instance
des tribunaux de commerce et des cours impériales ;
précédé de l'exposé succinct de toutes les lois sur la
procédure civile , depuis la naissance de la révolution
jusqu'à ce jour , présentant l'état de la législation en
cette partie à la naissance de la révolution , les changemens
qu'elle a éprouvés , et l'état dans lequel elle se
trouve aujourd'hui ; par M. HAUTEFEUILLE , premier
conseiller à la cour impériale d'Orléans . — Ün fort
vol. in-4°. Prix , 18 fr. , et 22 fr . franc de port. -
A Paris , chez Lefèvre , libraire , rue du Foin- Saint-Jacques
, nº 11 ; et chez Arthus-Bertrand, libraire , rue
Hautefeuille , nº 23.
--
-
EN Turquie , dit Montesquieu , où l'on fait très -peu
d'attention à la fortune , à la vie , à l'honneur des sujets ,
492
MERCURE DE FRANCE ,
on termine promptement , d'une façon ou d'une autre ,
toutes les disputes . La manière de les finir est indifférente
, pourvu qu'on finisse . Le bacha , d'abord éclairci ,
fait distribuer à sa fantaisie des coups de bâton sur la
plante des pieds des plaideurs , et les renvoie chez
eux .
Mais dans les états modérés et particulièrement en
France , où tout ce qui intéresse le moindre citoyen est
sous la protection de la loi , la manière de demander
justice et de l'administrer est une science et une science
très- compliquée . Elle fait partie de l'enseignement public.
Elle est l'objet des occupations exclusives d'un grand
nombre d'officiers ministériels . Les magistrats , les avocats
en font l'objet de leurs méditations . Lesjurisconsultes
les plus distingués ont donné sur cette matière des ouvrages
très-importans. Les Pigeau ne sont pas moins
célèbres que les Tronchet.
La procédure se divise en procédure civile , procédure
commerciale , procédure criminelle , correctionnelle et
de simple police .
M. le conseiller Hautefeuille a publié l'annnée dernière
un traité ex professo sur cette dernière espèce de
procédure . Son ouvrage a obtenu un très-grand succès
et le méritait.
Il en donne aujourd'hui un autre , non moins estimable
, sur la procédure civile et commerciale .
Il l'a fait précéder d'un exposé historique des lois
antérieures et postérieures à la révolution , relativement
à l'ordre judiciaire ; en sorte qu'il est facile de saisir les
différentes variations de la législation à cet égard et de
connaître les règles actuellement en vigueur .
Il traite des affaires sujètes ou non à l'épreuve de la
conciliation , et présente les règles propres aux unes et
aux autres .
Il suit les demandes dans toutes leurs phases , fait
connaître tous les incidens qui peuvent s'élever , et indique
les moyens de les prévenir ou de les terminer
promptement .
Il aborde toutes les difficultés qu'offre la matière , les
discute avec profondeur , et rend compte de toutes les
MARS 1812 . 493
décisions souveraines , rendues sur le Code de procé
dure civile , par la cour de cassation et par les cours
impériales .
L'ouvrage est terminé par des formules de tous les
actes prescrits par le Code , et donne ainsi le précepte et
l'exemple. Sous tous les rapports , il est digne du magistrat
qui en est l'auteur , ne peut qu'ajouter à sa réputation
et être très- utile à toutes les personnes attachées à l'ordre
judiciaire. P. , Avoeat.
ETAT ACTUEL DU Tunkin , DE LA COCHINCHINE ET DES
ROYAUMES DE CAMBOGE , LAOS , et LAC-THO ; par M. DE
LA BISSACHÈRE , missionnaire qui a résidé dix-huit
ans dans ces contrées . Traduit d'après les relations
originales de ce voyageur. Deux vol . in- 8 ° .
Prix , 10 fr. , et 12 fr . franc de port. - A Paris , chez
Galignani, rue Vivienne , nº 17 ; et chez Arthus-
Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
La Cochinchine et le Tunkin sont des pays que les
Européens ne connaissent presque que de nom , parce
qu'on leur en a souvent interdit l'entrée . Pendant longtems
le Tunkinois fut soumis au vaste empire de la Chine
dont il est originaire , et dont il tient sa religion , ses
moeurs , ses lois , ses usages ; et l'on sait que la Chine
se suffisant à elle-même ne communique point sans répugnance
avec les autres peuples. La nation chinoise se
croit la première du globe , la plus ancienne , la plus
éclairée ; celle où les progrès de la civilisation sont parvenus
au plus haut degré , où les arts ont atteint la plus
grande perfection , où le génie de l'homme et son industrie
ont reçu tout le développement dont ils sont susceptibles
elle place au centre de la terre la contrée qu'elle
couvre d'une population nombreuse ; et ce centre est à
ses yeux favorisé de la nature qui y rassembla tous les
dons qu'elle avait départis aux autres peuples , pour en
combler le Chinois dont elle fit l'objet de son caprice..
Avec de pareilles idées on peut , on doit même se passer
des autres , et l'on n'a rien de mieux à faire qu'à rester
4
494 MERCURE DE FRANCE ,
chez soi et sur-tout à n'y recevoir personne . Un nez
écrasé , un front étroit , aplati , une taille courte , un
pied mutilé ( 1 ) , sont en Chine le type de la beauté , et
l'Apollon du Béveldère y passerait pour une production
monstrueuse , digne de mépris . La nation chinoise se croit
la pus belliqueuse , quoiqu'elle ait été vaincue deux fois et
conquise par les Tartares . Enfin , il est défendu aux
maitres de langue chinoise de l'enseigner aux étrangers
à qui l'on permet , pour des affaires de commerce , de
séjourner dans le pays .
Il n'est donc pas étonnant que le Tunkin qui , en se
séparant de la Chine , a conservé les mêmes opinions et
les mêmes usages , soit peu connú ; et c'est un service réel
que de nous le faire connaître . M. de la Bissachère se
charge de ce soin . Un séjour de dix-huit ans , en le mettant
à même d'observer ce pays et ses habitans , doit lui donner
sans doute beaucoup de droits à notre confiance dans ses
récits cependant j'avouerai que je serais bien tenté de
croire que son ouvrage n'est pas une traduction , comme
le titre l'annonce : elle est trop élégante , trop affranchie de
ces entraves qui gênent toujours un traducteuret font voir
qu'il est sans cesse occupé de rendre la pensée d'un autre .
Enfin , pour achever ma confession , j'avouerai encore que
je ne crois point que l'auteur de cette relation ait séjourné
pendant dix - huit ans dans le Tunkin , et je pense qu'il a
plutôt reçu ses matériaux de celui qui y a fait ce long
séjour . Ces aveux n'ôtent rien au mérite de l'ouvrage.
Le traducteur commence par une introduction dans
laquelle , après avoir tracé rapidement les progrès qu'on
( 1 ) La plupart des femmes ont le pied mutilé. Il semble que le
bout en ait été coupé par accident et que le reste conserve sa grosseur
naturelle . Elles le couvrent de ligatures , comme si on leur avait
réellement fait une amputation . On arrête dès l'enfance la croissance
du bas de la jambe aussi bien que du pied . On laisse l'orteil dans sa
position naturelle , et l'on courbe les autres doigts jusqu'à ce qu'à la
longue ils restent comprimés sous la plante du pied et ne peuvent
plus s'en séparer. La plupart des femmes ne marchent qu'en chancelant
et n'appuyent à terre que le talon . On doit juger de leur grâce.
Voyez lord Macartney .
1
1
MARS 1812 . 495
a fait faire à la géographie dans ces derniers tems , et
prouvé qu'il était tems de tirer parti des connaissances
que l'on avait acquises , il présente la nation tunkinoise
comme une de celles qui méritent le plus d'être connues ,
et M. de la Bissa chère comme celui qui est le plus en
état de la faire mieux connaître , puisqu'il était missionnaire
en ce pays et missionnaire- mandarin .
Les premiers chapitres sont consacrés à l'exposé clair
et méthodique des erreurs commises par les Européens
dans la dénomination des pays et des peuples asiatiques ;
à la description géographique des états dont l'auteur va
s'occuper , de ses montagnes , de ses fleuves , ses côtes ,
et ses îles . Le pays que nous nommons Tunkin s'appelle
Nuoc- Anam, ce qui signifie royaume d'Anam , et les
habitans s'appellent Anamites : ce royaume embrasse et
le Tunkin et la Cochinchine . Les Européens ont donné le
nom de la capitale Dong-Kinh (2) à tout le pays .
Voici la manière dont M. de la Bissachère décrit le
climat : « Le Tunkin et les pays adjacens , par le climat
dont ils jouissent et qui est commun à une partie de l'Asie
méridionale , forment une des habitations les plus heureuses
. La nature s'y montre sous l'aspect le plus agréa
ble . Une chaleur tempérée produit une fermentation
douce et continue , anime et vivifie tout ce qui en est
susceptible : le sol est fertile ; tous les sens donnent des
jouissances ; l'air est embaumé par l'odeur qui émane des
végétaux ; le goût est satisfait par l'excellence de leurs
fruits ; la beauté des fleurs , la richesse territoriale offrent
un spectacle enchanteur . Qui n'a pas habité ces charmantes
contrées , qui ne s'y est pas trouvé au milieu des
jardins couverts d'orangers et d'arequiers , qui n'y a pas
respiré au lever de l'aurore les premières émanations de
la nature renaissante , ne peut avoir qu'une idée imparfaite
des sensations délicieuses dont nos organes sont
susceptibles . Que ce parfum est préférable à ceux que
(2) Dong-kinh signifie ville de l'est : depuis les conquêtes de l'Empereur
actuel , cette capitale a reçu le nom de Bac - Kinh , ville du
nord , parce qu'elle est maintenant au nord des états du Tunkin.
496
MERCURE DE FRANCE ,
forme l'art et qui n'affectent agréablement nos organet
qu'en les altérant! C'est là que tous les principes de la
vie sont dans une douce activité et qu'une sensation de
volupté pure pénétrant dans tout l'être , fait connaître ,
par les affections qu'elle communique à l'ame , le bonheur
de l'existence . >>
Ainsi , nous pourrions croire que ce n'est qu'au Tunkin
que l'on sent tout le prix de l'existence . Comment ,
après y avoir vécu , vient-on respirer l'air épais de là
Grande-Bretagne ? Et cette description n'a- t-elle point
été faite au milieu des vapeurs brumeuses de l'Angleterre,
qui donnaient plus de charmes encore au climat tunkinois
? Quoi qu'il en soit , sans être allé faire un tour au
Tunkin, j'ai perdu l'envie de voir si d'autres pays valaient
mieux que le nôtre . La chaleur et l'air parfumé sont de
grands avantages , sans doute : ils suffiraient si nous
nous n'avions que des sensations , et si nous n'étions
destinés qu'à une vie animale : mais il en est une autre
occupée par la pensée , par la méditation , par de douces
émotions , par le goût et l'amour des arts et des lettres ;
cette vie mérite bien le petit sacrifice d'une température
au même degré et d'odeurs balsamiques dont on finit par
ne plus jouir , parce qu'on s'y accoutume ; et , tout bien
considéré , je ne conseille à personne d'aller au Tunkin .
Comme l'habitant de ce pays ressemble à- peu -près aux
autres hommes , nous passerons au chapitre intitulé ;
aspect zoologique , qui présente des faits curieux , dont
un est tellement extraordinaire , que nous nous ferons
un devoir de le rapporter . Le premier et le plus utile
des animaux domestiques , que les Tunkinois se sont
associés pour leurs travaux , c'est incontestablement l'éléphant
. « Il passe pour constant qu'au Tunkin cet animal
est dans sa plus grande perfection , qu'il y est plus grand ,
plus fort , plus docile , plus intelligent que dans aucune
autre contrée .... Il fait aisément quinze ou vingt lieues
par jour et peut en faire jusqu'à quarante .... Aucun
autre animal n'a plus de douceur et de docilité , plus
d'aptitude à remplir toutes les fonctions auxquelles on le
destine . Tantôt il est animal de somme et sert au trans
port des plus lourds fardeaux ; tantôt animal de monture,
t
MARS 1812 . 497
SEINE
il porte les hommes constitués en dignité , et devient leur
défenseur. Il partage les travaux de l'homme , supplée à
sa faiblesse et souvent égale sa dextérité ; intrépide et
terrible à la guerre , il attaque seul et détruit ou met en
fuite tout un bataillon . Non seulement il comprend par
les sons les ordres qu'il reçoit , mais par l'intelligence
avec laquelle il les exécute , il semble en connaître l'intention
. Il entend quand on exige de lui des efforts ex
traordinaires , et quand pour l'y encourager , on lui
promis une récompense , après son travail , exige cer
it
qui lui a été promis . Il préfère les saveurs douces
aime beaucoup les plantes sucrées ; il se platt aux sons
agréables ; amateur de la musique , il bat la mesure avec
justesse , ou même l'accompagne par l'émission de
quelques sons à la fin de chaque cadence. Il respecte la
faiblesse et se plaît avec les enfans , se mêle à leurs jeux,
joue à croix ou pile , jette à son tour avec sa trompe la pièce
de monnaie en l'air . Quand il a gagné , il le reconnaît et
prend le prix du gain qui est ordinairement une canne
de sucre ; quand il n'a pas gagné , il n'exige rien . »>
Les éléphans sauvages pillent les campagnes , les récoltes
de riz , les fruits des arbres , les cannes à sucre , et l'on est
obligé de garder les champs jour et nuit , pour les préserver
de leur dévastation ; mais il est facile de les éloigner
et de les faire fuir , en leur montrant des torches
allumées , car , ainsi que tous les animaux , ils craignent
le feu . Pour prendre les éléphans , on forme des enceintes
avec les palissades , et l'on pousse une troupe de
ces animaux de manière à les diriger vers cette enceinte,
Quand ils y sont entrés , on y introduit deux éléphans
domestiques ; on jette sur quelque jeune éléphant sauvage
des cordes , avec lesquelles on le lie et on l'attache
aux éléphans domestiques , qui l'entraînent hors de l'enceinte
, le conduisent à leur étable , où , en vivant avec
eux , il s'apprivoise en très-peu de tems et se fait au service.
Il est une autre manière de prendre ces animaux ;
c'est d'attacher aux branches des arbres qu'ils aiment le
plus des crochets dans lesquels leur trompe se prend :
alors on s'en empare .
Il y a deux espèces d'ours : la moins grande habite le
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
haut des arbres , où elle se fait un nid avec des branches
et des feuilles .
Mais voici le fait incroyable que nous avons annoncé :
« Les forêts (3) sont remplies de singes , dont on distingue
trois espèces ; les uns , et ce sont les plus grands ,
ont environ trois à quatre pieds de haut quand ils sont
debout ; une seconde espèce plus petite se fait remarquer
par une longue queue , dont elle se sert comme d'une
cinquième patte . La dernière espèce , qui n'est guère
plus grosse qu'un chat , a une qualité fort extraordinaire ,
une voix qui, par l'agrément de ses sons , égale le chant
du rossignol , et pour la force le surpasse , au point que
les nuits elle se fait entendre à une lieue de distance et
plus. »
Cette qualité est en effet très - extraordinaire , puisque
les anatomistes ont constaté que la gorge des quadru
pèdes en général , et des singes en particulier , était orga
nisée de manière à ne pouvoir produire de sons modulés.
Je rapporte le fait tel qu'il est conté par un témoin auriculaire
, sans prétendre l'expliquer , encore moins obliger
d'y croire ; mais j'avoue que si jamais je partais pour le
Tunkin , ce ne serait pas pour jouir de la chaleur ni des
parfums , mais bien pour entendre le singe- rossignol.
Du reste , ce beau pays est peuplé de tigres qui attaquent
l'homme jusque dans sa maison , en s'introduisant
dans les cours , et franchissant les murailles ; il est couvert
de reptiles , de serpens , de maringouins et de fourmis
: ces inconvéniens peuvent entrer en balance avec
les odeurs , la température et le concert des singes .
Un chapitre très -intéressant est celui sur l'abondante
variété des végétaux que la nature a libéralement semés
sur le sol du Tunkin . Le peu de rapport qu'il y a entre
la plupart de ces plantes et les nôtres , soit pour le port ,
le feuillage et les fruits , soit pour les qualités et l'usage ,
font désirer à Fauteur que ce riche champ de la végétation
soit observé par d'habiles botanistes . Mais ce n'est
pas tout que de classer les plantes d'après un système
plus ou moins ingénieux ; un objet plus important pour
(1) T. I , p . 94 ,
MARS 1812 . › 499
nous , qui ne les verrons jamais sur leur sol natal , serait
de nous faire sentir l'harmonie qui doit exister entre ces
productions singulières , et le sol qu'ils parent , et l'air
atmosphérique qu'ils embaument , et les animaux qu'ils
nourrissent , et l'homme enfin qui les fait servir à ses
besoins comme à ses plaisirs .
Nous allons passer en revue plusieurs de ces végétaux
qui s'éloignent le plus des nôtres dans quelques - uns de
leurs rapports.
Le vai , arbre d'une haute stature , remplace le cerisier
d'Europe ; il porte en grappes son fruit , qui est de
la figure d'un coeur et de la grosseur d'un petit oeuf de
poule ; il a dans sa partie supérieure le rouge de la cerise
, et dans la partie inférieure il est blanc et verdâtre .
Sa peau , quoique mince , est dure ; on ne peut la manger
. Sa chair se sépare facilement de la peau et du
noyau ; elle est fondante : c'est un des fruits les plus estimés
de l'Asie .
Le va , espèce de figuier portant des fruits qui sortent
du corps de l'arbre ; au milieu du fruit est une gelée cristallisée
, blanche et sucrée : il y en a de quoi remplir une
cuiller à bouche . Dans le coeur du fruit sont de petites
mouches qui s'envolent à l'ouverture du fruit .
Le myte ou joca porte les plus gros de tous les fruits :
leur pesanteur fait qu'ils ne peuvent être soutenus par
les petites branches , et ne sortent que du corps del'arbre
ou des grosses branches : cette production commence à
quelques pieds de l'élévation de l'arbre au- dessus du sol :
c'est un fruit salubre et d'un goût agréable .
Le thi s'élève à une très-grande hauteur , étend au loin
ses branches et couvre un grand espace : son feuillage
est épais ; il passe pour le plus bel arbre de ce pays :
les gens de la campagne s'assemblent sous son ombrage .
Sa feuille est un poison , mais son fruit est très- sain ; il
a la forme d'une belle pomme de rainette : sa peau et sa
chair sont d'un jaune d'or sans tache ; cette chair est
douce et sucrée .
L'arequier est une espèce de palmier qui s'élève en ligne
droite , à une très - grande hauteur , sans branches ; il n'a
à sa tige qu'un bouquet de feuilles , au- dessous des-
Ii 2
500 MERCURE DE FRANCE ,
quelles se trouvent quatre à cinq grappes , dont chacune
porté de trois à cinq cents fruits , gros au moins comme
des noix .
Le bétel , semblable au lierre , s'attache aux arbres ,
mais sans leur nuire sa feuille est d'un goût aromatique.
Le calembac , espèce d'aloës , donne un parfum exquis
, causé par la coagulation de la sève , et c'est à une
maladie qu'il doit ce parfum.
Le cro est un palmier dont la noix est enveloppée
d'une substance que l'on mâche : sa feuille a quelquefois
jusqu'à quatre pieds de diamètre ; une seule feuille fait
un parasol ; elle tient à l'arbre par une queue de trois
pieds et demi , dont la solidité est suffisante pour servir
de manche de parasol .
Dans les jardins on ne voit que le jasmin , le muguet ,
et deux espèces de roses qui ressemblent aux fleurs d'Europe.
De ces deux espèces , il en est une qui n'a de
l'odeur que jusqu'à neuf heures du matin ; l'autre en est
privée. Il y a un très-grand arbuste qui porte de grosses
roses sans odeur ; elles changent trois fois de couleur
dans un jour : blanches le matin , roses à midi , rouges
le soir , elles se fanent et tombent à l'entrée de la nuit .
Nous ne parlons point de l'arbre à thé , des cannes à
sucre , des cafeyers , des bananiers , des bambous , parce
que ces arbres sont connus de nous : nous ne nous sommes
arrêtés qu'à ceux qui l'étaient moins , et nous terminous
le chapitre des plantes du Tunkin par un article intéressant
sur la culture , et pour lequel nous devrions imiter ces
Indiens .
« La culture des arbres et des légumes est bien entendue
. On en a porté l'industrie jusqu'à y introduire les
procédés curatifs qui , dans les autres pays , ne sont employés
que pour le règne animal. Dans certaines maladies
des arbres , on les saigne en extrayant une partie de
leur sève et la répandant à leur pied ; si l'arbre est attaqué
d'une humeur intérieure , on lui fait un cautère par
lequel s'opère l'évacuation de l'humeur vicieuse . On distingue
dans un arbre malade si son mal procède de quelque
ver qui , placé dans l'intérieur , en mange et corrompt
la substance ; alors on fait périr ce ver , en injectant dans
MARS 1812 . 501
la partie supérieure de l'arbre , du tabac ou quelqu'autre
drogue corrosive. Quelquefois les arbustes et les légumes
sont attaqués de maladies épidémiques qui gagnent d'une
racine à une autre , ou d'une feuille à une autre , et
dont la communication s'opère par le vent ; alors on
arrête la contagion , en séparant les lieux infects des
lieux sains , par une espèce de mur formé en pieux garnis
de paille , placés et élevés de manière à intercepter le
cours du vent . On a aussi un moyen de revivifier les
arbres décrépits ; on les dépouille de leur écorce , et on
les enduit de terre grasse fortement contenue par des .
liens . Cet arbre dans cet état pousse des racines à son
sommet ; on coupe au- dessous de ces racines , qui , replantées
, reprennent promptement et donnent des fruits
dans l'année, »>
Mais nous nous apercevons , un peu trop tard , que
les bêtes et les plantes tunkinoises nous ont fait oublier
les hommes , dont il faut connaître les moeurs , la reli
gion , les usages : ce sera l'objet d'un second article .
X.
SECOND VOYAGE DE PALLAS , ou Voyages entrepris dans
les Gouvernemens méridionaux de l'Empire de Russie ,
pendant les années 1793 et 1794 ; par M. le professeur
PALLAS ; traduit de l'allemand par MM . DE LA
BOULAYE , docteur en médecine , et TONNELIER , conservateur
du cabinet de minéralogie de l'Ecole des
mines , etc. Quatre vol . in- 8 ° , avec vingt- huit
vignettes et un atlas oblong de cinquante-cinq planches
. -A Paris , chez Guillaume , imprimeur-libraire ,
place Saint-Germain- l'Auxerrois , et Déterville , rue
Hautefeuille .
On n'accusera pas cet ouvrage d'être surchargé de
pièces préliminaires : le seul nom de M. Pallas pouvait
en tenir lieu , et ces pièces se bornent , en effet , à deux
préfaces ; l'une des traducteurs , et l'autre de l'auteur ,
qui ne font ensemble que six pages . La première n'est ,
pour ainsi dire , qu'un supplément du titre ; elle nous
502 MERCURE
DE FRANCE
;
apprend que les deux premiers volumes renferment la
description des steppes du Wolga et des contrées qui
bordent la mer Caspienne jusqu'à la chaîne du Caucase ,
et que les deux derniers , entièrement consacrés à la
Crimée , épuisent en quelque sorte tout ce qu'on peut
désirer de savoir sur ce pays . La préface de l'auteur n'est
guère moins succincte , et l'on est frappé d'y voir
M. Pallas s'occuper sur- tout à relever les talens de son
dessinateur , et ne parler des siens qu'avec modestie.
Cette manière-là n'est pas trop à la mode aujourd'hui ;
mais il paraît que M. Pallas s'est fort peu soucié de la
mode. Il termine sa préface par l'annonce d'un ouvrage
d'histoire naturelle dont il s'occupe , et qui sera probablement
sa dernière production . Heureux , ajoute -t- il ,
s'il a pu mériter par ses travaux l'estime de ses concitoyens
et la bienveillance, publique ! Il est touchant d'entendre
ce langage dans la bouche d'un des plus illustres
savans de l'Europe , prêt à terminer une carrière où la
gloire l'a toujours accompagné ( 1 ) .
Ce serait ici le lieu de suppléer à son silence , et d'exposer
l'étendue et la variété des connaissances de ce célèbre
voyageur , si ses nombreux ouvrages n'en offraient
depuis long-tems les preuves les plus convaincantes .
M. Pallas est sans doute un des hommes les plus savans
qui soient entrés dans une carrière où l'on semble exiger
aujourd'hui la science universelle . M. de Humboldt est
peut-être le seul qui en approche plus que lui : les travaux
géographiques et astronomiques de ce dernier n'ont
pas leur équivalent dans les voyages du professeur russe ;
mais M. Pallas peut rivaliser avec tous les voyageurs
dans tout ce qui tient à l'histoire naturelle et à la statistique
; il apporte autant de soin que personne à recueillir
les antiquités , et il se distingue également par son zèle à
remplir la mission que son gouvernement lui avait confiée
. Ce n'est pas seulement en savant qu'il voyage : ses
observations tournent toujours au profit de l'homme
(1 ) M. Pallas est mort , il y a quatre à cinq mois , regretté de tous
les savans et hommes de lettres de l'Europe.
(Nots des Rédacteurs.)
7. MARS 1812. 503
d'état , et jamais il ne quitte une steppe , une ville , un
entrepôt commercial , une colonie , sans proposer des
moyens d'en augmenter la prospérité .
Voilà sans doute des qualités bien précieuses ; les
savans et le gouvernement russe ne sauraient en témoigner
trop de gré à M. Pallas ; mais je ne sais si la grande
majorité des lecteurs éprouvera les mêmes sentimens de
reconnaissance . Toutes les sciences ne sont pas susceptibles
d'être enseignées avec éloquence , avec agrément ;
il est fort difficile d'en porter dans les nomenclatures
minéralogiques , botaniques et zoologiques . La géologie
même ne plaît au vulgaire que dans ses grands résultats ;
il ne commence à y prendre intérêt qu'au moment où les
savans la condamnent , lorsque l'auteur veut fonder un
système auquel il adapte ou fait plier les observations .
Il en est encore ainsi des travaux de la statistique . Soit
qu'elle essaie d'en attacher les résultats au fil du discours ,
soit qu'elle les présente en tableaux synoptiques , ils fatiguent
les lecteurs ordinaires sans les amuser , et l'amusement
est ce qu'ils demandent . Les ouvrages où ces
sciences dominent sont très -utiles et peu agréables ;
ils deviennent même entièrement illisibles , si l'auteur
n'a pas eu soin de les diviser en sections ou en chapitres
, de faire dans les uns la part des initiés , dans les
autres celle des profanes , et d'annoncer par des titres ce
qui convient au goût de chacun.
Ce soin , nous devons l'avouer , n'a point assez occupé
l'illustre professeur dont nous avons sous les yeux le
second voyage. Les objets y sont trop confondus ; les
divisions même qu'il établit , semblent annoncer qu'il
nous a donné simplement son journal , au lieu de le digérer
pour en former un véritable ouvrage ; et cette méthode
est trop souvent celle de ses compatriotes les Allemands .
La chose est d'autant plus fâcheuse que tout lecteur déjà
prévenu contre les nomenclatures et la statistique , ne
trouvant rien à l'ouverture du livre qui lui indique des
objets plus intéressans , court risque de s'imaginer que
les quatre volumes de notre auteur sortent entièrement
de la sphère de ses connaissances ; alors il pourrait fort
bien laisser là le livre , et cependant il aurait grand tort,
504 MERCURE DE FRANCE ,
car M. Pallas a su mêler des détails très-piquans et trèscurieux
à ses morceaux d'histoire naturelle et de statistique
, et nous croyons de notre devoir d'en indiquer
quelques-uns .
Nous choisirons d'abord dans le premier volume . Ony
trouvera avec plaisir des détails sur la singulière aversion
des paysans russes pour l'éducation des vers à soie , et
sur la manière supérieure dont les Persans savent la
diriger. Les pêcheries d'Astracan , article qui n'appartient
en quelque sorte qu'à la statistique et au commerce,
a cela de particulier qu'il intéresse sans s'en écarter ; c'est
que la grandeur plaît toujours même dans les nombres ,
et que l'imagination jouit sans voir de tableaux , pourvu
qu'on la confonde ou qu'on l'effraye ; et voilà ce qui
arrive lorsqu'on lui présente les longues rangées de
chiffres qui expriment le nombre des poissons pris dans
le Wolga et la mer Caspienne , et les sommes immenses
que leur pêche produit . Ce premier volume , enfin ,
offrira même aux curieux une anecdote très -piquante :
je veux parler de l'histoire du plus gros diamant de la
couronné russe , qui , sous le nom de Lune de Montagne
ornait autrefois le turban du grand mogol , et qui est
arrivé à Pétersbourg par une foule d'événemens singuliers
que nous engageons nos lecteurs à chercher dans le
livre même.
C'est dans le second volume que l'on trouvera , avec :
le plus de variété et d'abondance , ces descriptions de
moeurs de peuples étrangers qui ont tant d'attrait dans
les relations de voyages . On remarquera sur- tout le
tableau détaillé des Kabardins ou Circassiens que j'aimerais
autant voir désignés sous ce dernier nom , auquel
nous sommes habitués , que sous celui de Tscherkesses ;
car, soit dit en passant , je ne sais ce que nous gagnerons ,
les Allemands et nous , à rétablir dans son intégrité l'orthographe
de ces auteurs russes à qui Voltaire souhaitait
si plaisamment plus d'esprit et moins de consonnes . Les
Circassiens , dis-je , ou les Tscherkesses sont une des
peuplades les plus intéressantes du Caucase. Ce sont ,
dit notre voyageur, des espèces de chevaliers qui observent
entre eux , et vis - à-vis de leurs vassaux , un système
#
MARS 1812 . 505
complet de féodalité semblable à celui que l'ordre Teuto
nique ( 1 ) introduisit autrefois en Prusse et en Livonie.
Ils formeraient , s'ils étaient disciplinés , la meilleure
cavalerie légère . Ils allient l'extrême bravoure à une
excessive coquetterie . Non-seulement ils nourrissent mal
les jeunes filles pour prévenir leur embonpoint , comme
ces mères dont parle Térence ( reddunt curatura junceas) ,
mais les hommes eux-mêmes se serrent le corps , dès le
bas âge , avec des courroies pour se donner une taille
svelte , et emprisonnent leurs pieds dans des pantouffles
très-étroites pour les empêcher de grossir. Ils portent au
suprême degré les vertus de l'hospitalité et les fureurs de
la vengeance , et cependant le peuple y pratique le
rachat du meurtre qu'il nomme encore le prix du sang.
Mais les relations entre les deux sexes offrent encore quelque
chose de plus singulier . Ce n'est point d'abord après
le mariage , c'est seulement après sa première couche
qu'une fille prend l'état de femme , qu'elle en adopte le
costume , et que son mari reçoit sa dot. Jusqu'à cette
époque , il n'entre chez elle que par la fenêtre et ne va
la voir qu'en secret. Les nobles même vivent toujours
séparés de leurs femmes , ils confient l'éducation de leurs
enfans à des étrangers ( 2 ) ; particularités qui ont rappelé
à M. Pallas les récits de Strabon sur la manière dont
vivaient autrefois, dans cette même chaîne du Caucase , les
antiques Amazones , et le peuple qu'il nomme Gargarenses
. Le savant professeur ajoute à ce rapprochement
de moeurs des rapports géographiques très -vraisemblables
, et il ne paraît pas éloigné de conclure des uns et
des autres que l'histoire des Amazones n'est point une
fable , ou du moins que des vérités ont servi de base à
ce qu'on y trouve de fabuleux .
7
Un peu plus loin , dans ce même volume , on est
frappé de la destinée d'un des peuples conquérans les
plus célèbres , de ces Nogais instrumens de la gloire de
(1) Les traducteurs ont commis une méprise dans ce passage , en
disant les chevaliers allemands .
(2) Je ne sais pourquoi les traducteurs nomment père putatifcelui
qui s'en charge .
506 MERCURE DE FRANCE ,
Gengis , et qu'on vit dominer des Palus - Méotides à la
Chine ; leurs restes sont aujourd'hui si peu nombreux et
tellement dispersés , qu'ils ont perdu toute indépendance
et ne méritent plus le titre de nation .
Les deux derniers volumes offrent des détails non
moins précieux sur les différens peuples qui habitent la
Crimée , et sur le triste état de ce pays jadis florissant.
Son premier malheur fut d'être rendu aux Turcs après
la première conquête des Russes , ce qui causa l'émigration
de la population industrieuse qui avait favorisé les
conquérans . Sa dernière infortune a été le retour et
l'établissement des Russes , d'où résulta en grande partie
la désertion des habitans amis des Turcs . M. Pallas propose
plusieurs moyens de rétablir la prospérité de cette
contrée , mais quelque efficaces qu'ils puissent être ,
n'opéreront qu'avec le tems.
ils
J'ai dit que notre auteur , sans être antiquaire de profession
, n'avait jamais négligé de recueillir , de faire
dessiner les antiquités qu'il rencontrait dans ses voyages .
Les premiers volumes m'en auraient déjà fourni la preuve
dans le dessin d'un monument très -singulier que l'auteur
attribue aux Tartares Mongoles . Mais c'est sur-tout en
visitant la Crimée qu'il a fait en ce genre une riche
moisson ; il y a trouvé des médailles , des inscriptions
grecques et d'autres monumens dont il a enrichi son ouvrage
, en laissant à d'autres le soin de les discuter . Nous
citerons de préférence un tombeau qui contenait entre
autres choses un petit buste antique , en argile rougeâtre ,
et d'une rare beauté . M. de Wollant , général du génie
russe , dit , dans la description de cette tête qu'il adresse
à M. Pallas , que le profil en est grec et la coiffure celle
de Diane. Rien de plus vrai à en juger par la gravure .
Quelques personnes , ajoute-t-il , ont cru y reconnaître
les traits de la célèbre Julie , et l'on s'est d'autant plus
empressé de faire valoir cette conjecture qu'un lac voisin
du tombeau qui renfermait le buste porte dans la langue
du pays un nom ressemblant à celui d'Ovide . Cette idée
est séduisante ; mais M. Pallas a raison d'observer que le
vrai sens de ce nom est le lac des moutons , et qu'Ovide
très - probablement ne passa jamais le Danube .
MARS 1812 . 507
Je voudrais pouvoir suivre l'auteur dans sa description
d'une espèce singulière de volcans qui lancent des
torrens de boue , et dans l'explication qu'il en donne : je
voudrais l'accompagner lorsqu'il établit son système ingénieux
d'une ancienne communication de la Mer-Noire
avec la Caspienne par un détroit qui n'existe plus . Je
crois aussi pouvoir apprécier tout l'intérêt qu'offre sa
dissertation sur la formation des montagnes , que les éditeurs
ont placée à la fin du second volume de ce voyage,
quoiqu'elle n'y fût pas insérée dans l'original . Les bornes
et la nature de ce journal ne permettent pas de longues
excursions dans ces parties , et nous avons ici quelques
raisons de nous en consoler. Cette édition n'est pas la
première du Second voyage de M. Pallas dans notre langue
. On en donna une traduction française à Leipzick
de 1799 à 1801 , et celle qui nous occupe avait déjà paru
à Paris en 1805 , en deux volumes in-4° , et chez les
mêmes libraires . L'ouvrage est donc connu et apprécié
par les savans depuis plusieurs années . La seconde ou
troisième édition qu'on en donne dans notre langue est
une preuve incontestable de son succès . Il n'y avait plus
rien à en dire sous le rapport scientifique , et il doit nous
suffire d'avoir montré qu'il renferme un grand nombre
de choses auxquelles on peut s'intéresser sans être savant .
Après l'auteur , les traducteurs attendent sans doute
aussi que nous leur rendions justice . Nous avons observé
avec plaisir qu'ils possèdent eux-mêmes à un très- haut
degré les sciences dont l'auteur s'est principalement attaché
à enrichir le domaine , avantage qui devrait appartenir
, mais qui n'appartient pas toujours aux traducteurs .
Ils paraissent posséder aussi très-bien la langue allemande
et la française : les inexactitudes que nous avons relevées
et quelques autres plus légères sont de ces fautes dont il
est difficile de se garder constamment dans un ouvrage
aussi long. Ce qui nous a étonné davantage ce sont deux
singulières bévues du vocabulaire placé en tête du premier
volume , et où l'on trouve parmi les termes russes, allemands
et tartares conservés dans la traduction les mots
empan et redan, auxquels personne jusqu'ici n'avait contesté
le droit de bourgeoisie française . Il faut absolument
508 MERCURE DE FRANCE ,
qu'ils aient été glissés dans ce vocabulaire par quelque
scribe , dont MM. de la Boulaye et Tonnelier n'auront
pas révisé le travail .
Il nous reste à parler des vignettes et de l'atlas qui enrichissent
ce voyage . On ne saurait les comparer sans
doute à ce qu'offrent dans le même genre les ouvrages de
luxe qui se multiplient depuis quelque tems , mais aussi
ces planches ne mettent pas l'acquisition du livre hors
de la portée des fortunes médiocres . Elles m'ont paru
réunir d'ailleurs une grande exactitude à toute l'élégance
que l'on peut raisonnablement désirer dans la
représentation des animaux , des peuples , de leurs costumes
, de leurs armes , de leurs monumens . Les paysages
sont moins heureusement rendus , sur- tout dans les
vignettes ; les petites dimensions des morceaux de cette
espèce sont un désavantage qu'un talent supérieur aurait
seul pu compenser. M. B.
-
L'ENNUI ou les Mémoires du comte de Glenthorn , traduit
de l'anglais de Miss EDGEWORTH . Trois vol . in- 12 .
Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 c. franc de port . - A
Paris , à la Librairie française et étrangère de Galignani,
rue Vivienne n° 17 ; et chez Arthus-Bertrand ,
rue Hautefeuille , nº 23.
2
'
PAUVRE Comte de Glenthorn ! qui n'aurait eu pitié de
lui? Avec son immense fortune et ses magnifiques propriétés
en Angleterre et en Irlande , il était si désoeuvré ,
il s'ennuyait tant ! Son parc de Sherwood , qui faisait
l'admiration des curieux , avait à ses yeux le plus grand
de tous les défauts ; il n'y avait plus rien à y faire . « La
>> maison était bâtie dans le goût le plus moderne ;
>> l'ameublement en était élégant et de la dernière mode ;
» rien n'y était oublié ; l'oeil du critique le plus difficile
» n'y eût rien pu trouver à reprendre . » Dans une pareille
extrémité , il semble qu'un Anglais n'ait plus qu'à se
tuer. Le comte y avait songé plusieurs fois ; mais tou
jours quelque nouveau motif était venu le détourner
d'un si sage projet. Les voyages , le jeu , la table , les
MARS 1812 . 509
courses de chevaux , les paris , les combats de boxeurs ,
genre d'escrime dans lequel le comte était devenu un
théoricien assez habile , tout cela n'avait servi qu'à
l'endetter sans le distraire . Il se maria et n'en fut que
plus ennuyé. Enfin , il eut le bonheur de faire une chute
de cheval , dont on le releva sans connaissance et en grand
danger pour sa vie . Un accident de cette nature est
presque une bonne fortune pour un homme sur qui
l'ennui exerce un aussi cruel empire . La maladie distrait
toujours un peu , et les soins de la convalescence
aident à tuer le tems . Le comte de Glenthorn devait en
retirer d'autres avantages encore : il apprit à connaître le
tendre attachement de sa nourrice Ellinor , bonne Irlandaise
, qui , ne l'ayant pas vu depuis l'âge de deux ans ,
était venue du comté de Glenthorn , à pied , pour l'embrasser
, et dont les caresses n'avaient même pas peu
contribué à effrayer le cheval du comte et à le renverser .
Il apprit de plus à connnaître un fripon qui se disait son
ami pour le voler et enlever sa femme . Le comte qui ,
depuis son mariage , n'avait jamais pensé à lady Glenthorn
, en devint presque amoureux , quand il s'en vit
abandonné . Elle demandait le divorce ; le comte plaida
contre elle et perdit ; il plaida aussi contre son tuteur et
perdit de même. Toutefois il s'était assez bien trouvé
du régime de plaideur . Si sa fortune en avait souffert ,
son ame y avait gagné un peu de ressort et d'activité ;
mais enfin , il n'avait plus de procès à suivre , et il était
parfaitement rétabli de sa chute . Il allait donc retrouver
l'ennui , son ennemi mortel. Il résolut cette fois de le
dépayser et de faire un voyage dans ses domaines d'Irlande
. « Fatigué de l'Angleterre , j'avais besoin , dit-il ,
» d'un spectacle nouveau , dût- il être cent fois pire que
» tout ce que je connaissais . Telles étaient mes secrètes
» raisons ; j'en alléguai de plus nobles et d'assez plau-
» sibles . Il était de mon devoir de visiter mes vassaux et
» de les encourager en passant quelque tems au milieu
» d'eux. On se fait volontiers.des devoirs de ce qui nous
» convient et de ce qui entre dans nos goûts . » Celui
que n'avaient pu distraire les plaisirs bruyans d'une capitale
, seul , au fond d'une province inculte et presque
510 MERCURE DE FRANCE ;
barbare , perdu dans un immense et vieux château qu'il
compare lui -même à ceux dont Mme Radeliffe nous a
fait de si effroyables peintures , ne paraissait pas destiné
à trouver dans cette demeure le remède à son mal . Il ne
s'était encore ennuyé qu'en simple gentilhomme ; il lui
restait à s'ennuyer comme un seignenr féodal . Le comte
allait succomber à ce rengrégement d'ennui , s'il ne s'était
avisé qu'un grand seigneur pouvait parfois faire des heureux
et que cette manière de passer le tems en valait
bien une autre ; mais les difficultés qu'on éprouve souvent
, même à faire le bien , l'eurent bientôt rebuté . Il aurait
voulu améliorer le sort de ses vassaux comme il aurait
changé la forme d'un parc ou l'ameublement de son
château . Aussi tous ses projets d'amélioration étaient-ils
fort sagement combattus par son intendant , écossais flegmatique
, ferré sur la Richesse des nations de Smith et
grand ennemi de toute innovation . Cependant une fer→→
mentation sourde et des menées secrètes menaçaient alors
l'Irlande d'une révolution . Le courage et l'habileté du
comte servirent à comprimer les rebelles . Il les surprit et
les livra à la justice . Cette expédition lui avait procuré
les seuls vrais plaisirs qu'il eut encore éprouvés , celui
d'avoir fait son devoir , de se reposer après la fatigue ,
et de manger en ayant faim ; mais au moment où il venait
de se montrer le plus digne de sa fortune et de son rang ,
' une circonstance imprévue vient lui apprendre que le
château de Glenthorn n'était pas à lui , que ce nom.
même ne lui appartenait pas , qu'enfin il était le fils …....
Mais je n'en dirai pas davantage . Qu'il suffise au lecteur
de savoir que le comte , en qui la mollesse et l'oisiveté
n'avaient pas étouffé le sentiment de l'honneur , restitue
au véritable propriétaire ses biens et son nom ; et
de grand seigneur désoeuvré , à charge à lui-même ,
devient un jurisconsulte habile , laborieux , un homme
enfin . Qui sait même s'il ne redeviendra pas un jour et
véritablement , cette fois , comte de Glenthorn ?
•
Ce roman de miss Edgeworth, a eu , dit- on , le plus
grand succès dans la patrie de l'auteur : cela devait être ;
la maladie de l'ame qu'il combat , et dont il indique le
préservatif , l'ennui , paraît être endémique en AngleMARS
1812 ... 51
terre. J'entends dire que ses funestes influences se font
aussi sentir chez nous , et que les mêmes raisons qui ont
fait réussir les Mémoires de Glenthorn chez nos voisins ,
pourraient bien faire leur succès en France . On a publié
depuis peu un recueil de lettres écrites par une dame ,
célèbre , dans le siècle dernier , par son esprit et ses
relations avec tout ce que la France avait alors d'hommes.
distingués . On a été surpris de voir combien elle s'ennuyait
: c'est peut- être la seule impression qui reste de
la lecture des lettres de Mme du Deffant ; elle rend
compte à un ami de ses occupations journalières , et
cette femme à qui , malgré la privation de la vue , les
plaisirs de l'esprit et de la société devaient offrir tant de
ressources , semble n'écrire le plus souvent que l'histoire
de l'ennui , dont miss Edgeworth nous donne le roman .
Mme de Sévigné parle aussi de l'ennui qu'elle appelle
une vilaine bête ; mais , quoiqu'elle le définisse bien , elle
paraît l'avoir peu connu ; c'est un mal dont elle trouvait
le remède dans un bon emploi du tems , et sur-tout dans
son active tendresse pour sa famille et ses amis . Cette
dernière ressource qui , pour les gens d'un certain état ,
peut seule suppléer à la vie active et laborieuse , paraît
avoir tout-à-fait manqué à Mme du Deffant . Peut- être,
aussi exagère-t- elle l'ennui dont elle se plaint ; peut- être ,
en paraissant ainsi ennuyée de tout ce qu'elle entend , de, ›
tout ce qui l'entoure , ne veut- elle que donner à son ami
une plus haute opinion d'elle -même. Ce ne serait alors,
qu'une longue épigramme et une variante un peu triste
de ce mot d'amour- propre si connu : En vérité , je ne
vois que vous et moi qui ayons de l'esprit.
Si l'on ne savait déjà que l'ingénieux auteur de l'Ennui
est une Irlandaise , on le devinerait à la simple lecture de
ce roman. Miss Edgeworth paraît s'être attachée particulièrement
à peindre les moeurs et le caractère de sa nation
, trop souvent défigurés dans les comédies et les
romans anglais : effet singulier de ces rivalités qu'on remarque
entre des nations étrangères , mais qui devient
plus tranchant encore entre des royaumes unis . Miss
Edgeworth s'est-elle assez défendue à son tour de toutes
préventions ? Le peintre qui a dessiné avec tant de finesse
1
512 MERCURE DE FRANCE ,
ét de grâce quelques-unes des têtes irlandaises de ce
tableau , n'a-t-il pas un peu malignement fait usage du
trait heurté de la caricature , lorsqu'il a représenté un
personnage anglais ? Rapprochons , pour mettre le lecteur
à même d'en juger , quelques- uns de ces portraits.
Celui de M. Devereux , par exemple , « bel esprit et
» poëte , un des jeunes gens les plus aimables et les plus
» galans de Dublin ; agréable de sa personne et distingué
» par le ton de la bonne compagnie ; si peu occupé de
» lui-même , si prévenant , qu'on était enchanté de lui
» après avoir été dix minutes dans sa société . » Ajoutez
à cela , amant timide , discret , respectueux , plein de
noblesse et de générosité .
e
Comparez-lui lord Craiglethorpe . « Fier , froid , em-
>> pesé , et d'une morgue outrée , même pour un Anglais ;
» ayant cette espèce de timidité qui rend un homme dé-
» daigneux et obstiné dans son silence , qui le dispose à
>> regarder comme un ennemi quiconque lui adresse la
» parole , qui lui fait regarder une question comme une
» injure , et un compliment comme une malhonnêteté. » :
Ce n'est pas que l'Irlande n'ait aussi ses originaux et
ses personnages ridicules , un lord O'Toole entr'autres ,
diplomate de la tête aux pieds , ne parlant que par on:
dit , soutenant , parce que cela est sans conséquence
que les philosophes sont tous dangereux et ennemis de
l'Etat ; « divisant d'ailleurs les hommes en deux classes ,
» les sots et les fripons , et ne sachant plus , quand il
» rencontre un honnête homme , dans quelle classe le
» faire entrer. »>
Mais la plus expressive et la plus saillante de toutes
ces figures est , sans contredit , celle d'une lady Geraldine
, assemblage singulier de qualités estimables et de
travers brillans , à qui l'on trouvait en Irlande « l'air d'une
» étrangère et quelque chose d'une française . » Quoique
un compliment ( car il est impossible de se méprendre
au sens de ces mots ) soit toujours bien venu , et qu'il
acquiert un nouveau prix de la part d'un écrivain aussi
distingué que miss Edgeworth , je doute cependant que
beaucoup de nos dames françaises voulussent se tenir.
honorées de celui- ci . En tout pays lady Géraldine passeMARS
1812 . 513
SEINE
fait pour une personne de beaucoup d'esprit ; mais en
France on lui désirerait un peu plus de cette réserve
fruit de la bonne éducation . Je doute encore qu'on prisât
son talent « pour la caricature dessinée et parlée , son
» art d'appliquer des épithètes et des sobriquets ineffaça
» bles , » son amer persifflage , ses airs lestes et cavaliers
avec sa mère , et ses plaisanteries , quelquefois cruelles
avec ses compagnes : enfin je ne sais si nous ne trouve
rions pas à redire à sa conversation un peu trop écrite
et si nous n'irions pas jusqu'à souhaiter même qu'elle
affaiblît un peu l'expression de « son horreur et de son
» énergique dégoût pour le vice et la bassesse. » Tant
nous craignons dans le monde ce qui sent le théâtre ou
la chaire ! J'avoue pourtant que je n'aurais pu m'empêcher
de rire , si je lui avais entendu dire au grave lord
Kilrush :
« Mon cher lord , chacun a son ridicule , soit en pu-
» blic , soit en particulier . Miss Tracey est-elle plus ex-
>> travagante , lorsqu'à l'âge de seize ans elle s'occupe
» autant de six aunes de ruban rose qu'un courtisan qui ,
» à l'âge de soixante , soupire après trois aunes de
>> ruban bleu ? Est-elle plus ridicule lorsque , parée d'une
» manière grotesque , elle va faire admirer ses grâces
» dans un bal , que cet honorable membre de la chambre
» des pairs qui , s'imaginant être un grand orateur , se
» lève avec confiance au milieu du parlement , pour y
» débiter gravement des raisonnemens faux et des lieux
>> communs , dont personne n'avait daigné faire usage. »>
Les légers travers de lady Géraldine sont , au surplus ,
bien effacés par la noblesse de son caractère , par son
attachement à un jeune homme honnête , mais sans fortune
, et par le sacrifice qu'elle lui fait de la main du
comte de Glenthorn , à qui elle recommande de ne pas
déchirer le coeur de sa pauvre mère , en lui apprenant
que sa fille a eu à sa disposition le titre de comtesse , et
qu'elle l'a laissé échapper . C'est par de semblables traits
que nos dames françaises aimeraient sur-tout qu'on leur
comparât lady Géraldine .
Le caractère du comte n'est pas tracé avec moins de
Kk
VE
LA
5.
ՇՈՐՄ
514 MERCURE
DE FRANCE
,
finesse et de vérité : il est bien tout ce qu'il faut être pour
s'ennuyer . Né dans la richesse , élevé par un gouverneur
esclave et vil ; l'ame naturellement grande , mais sans.
énergie ; point de culture , mais assez d'esprit pour sentir.
le vide des plaisirs que l'argent seul procure : s'il n'eût
été qu'un sot , il ne se fût pas tant ennuyé. Les sauvages ,
dit-on , ne s'ennuient jamais : c'est un avantage que les .
sots civilisés partagent avec eux ; car ce n'était sûrement
pas un homme d'esprit qui disait : Que m'importe à moi
que je m'ennuie , pourvu que je m'amuse ? Rien , au surplus
, de plus piquant que la peinture de cette vie oisive,
et ennuyée du comte de Glenthorn , de cet homme
qu'accable .
Le pénible fardeau de n'avoir rien à faire .
་
J'y blâmerais seulement un trait . « Mon journal (c'est
» le comte qui parle ) , mon journal à cette époque res-
» semblerait beaucoup à celui de M. Musard. » Nous
autres lecteurs français ne pouvons qu'être flattés de cet
hommage délicat rendu , par un écrivain étranger , à
l'une des plus jolies productions de notre scène comique .
Comment accorder ce que nous croyons devoir à son
talent distingué , avec ce que nous croyons devoir à la
vérité ? Il nous semble cependant que l'ingénieux auteur
du roman de l'Ennui a tort de comparer son principal
personnage à celui de la comédie de M. Picard . Musard
n'est point un homme ennuyé ni désoeuvré : tant s'en faut .
C'est un homme fort amusé et fort occupé de riens ; mais
ce n'est point un homme que rien n'occupe ni n'amuse.
La toilette , le déjeûner, le journal , la charade , les caricatures
et les poissons rouges , tout cela est pour Musard
une suite d'occupations , et remplit abondamment une
matinée ; aussi la journée est- elle trop courte pour lui
et finit-il par dire : Comme le tems passe ! Quelle différence
du comte de Glenthorn , pour qui tous les plaisirs
sont sans attrait, et les quarts d'heure , des siècles ! Cette
distinction n'aurait pas dû échapper à miss Edgeworth.
Malgré un certain fracas d'événemens et de péripéties ,
la marche du roman de Ennui est simple et les ressorts
MARS 1812 : 515
en sont peu compliqués . Un intérêt doux anime la dernière
partie de l'ouvrage : l'esprit est agréablement amusé
des autres , et le livre entier ne peut qu'ajouter à la réputation
que s'est justement acquise , dans un genre
différent , l'auteur de l'Education pratique.
LANDRIEUX.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . -Théâtre-Français .-Le Ministre anglais,
pièce en cinq actes et en vers , représentée , pour la première
fois , avec peu de succès , sur la scène française , et
qui , aux représentations subséquentes , n'a point attiré la
foule et n'a obtenu que de faibles applaudissemens , nous
fournira quelques observations que nous ne croyons pas
inutiles aux progrès de l'art dramatique , et au maintien du
bon goût.
Chez les anciens , comme chez les modernes , du moins
jusqu'à Nivelle de la Chaussée , la comédie se bornait exclusivement
au talent d'exciter le rire l'opposition des
caractères mis en situation , et les développemens successifs
d'une intrigue adroitement filée , remplissaient ce but ,
et conduisaient au dénouement , qui n'était pas toujours
bien amené , même chez les grands maîtres , comme Molière
, par exemple , qui a fort négligé cette partie de l'art
dans deux de ses chefs-d'oeuvre , l'Ecole des Femmes et
l'Avare.
·
La Chaussée , parmi nous , fut le premier qui plaça les
larmes à côté du rire , et qui dans ses pièces , qu'il intitule
pourtant comédies , entremêla des scènes attendrissantes
et des scènes comiques et même avec assez d'art. Pour
produire cet effet , il fallait ( qu'on nous pardonne cette expression
) dépopulariser Thalie , et la déguiser en grande
dame. Le Préjugé à la mode , le premier des ouvrages de
ce poëte qui ait obtenu un grand succès , est la preuve de
ce que nous avançons ici . On voit , à la qualité seule des
personnages de cette pièce , qu'il n'aimait à peindre que
les grands , parce qu'il ne vivait qu'avec eux ; et comme
tout en les cultivant , ou peut -être précisément parce qu'il
les cultivait , il craignait de leur déplaire , dans toutes les
antres pièces , dont le nombre est assez considérable , il
n'a pas introduit un seul grand seigneur qui fut tout -à-fait
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
Tidicule : ne pouvant pas ou n'osant pas les rendre risie
bles , il a bien fallu qu'il les peignît intéressans ou froids ;
il n'y avait point de milieu : et souvent chez lui ils ont
à-la-fois la prétention de cette première qualité , et l'inconvénient
de la seconde .
De ce genre , déjà bâtard , naquit un autre genre qui ne
l'est pas moins , c'est le drame . Les auteurs du comique
larmoyant, comme nous l'avons déjà dit , avaient voulu
dépopulariser Thalie ; les inventeurs du drame voulurent ,
au contraire , ravir à Melpomène son sceptre et sa couronne
, et débarrasser les infortunes , qu'ils croyaient
rendre par là plus intéressantes et plus pathétiques , de l'itlustration
de l'héroïsme et de la pompe des grandeurs ; ils
ne s'aperçurent pas qu'en détrônant le malheur , ils le
rendaient trivial , et qu'ils lui ôtaient dès -lors l'intérêt dont
il peut être susceptible ; car ce ne sont pas les infortunes
qui peuvent arriver à tout le monde dont on est le plus attendri
, mais bien celles qui accablent , d'une manière imprévue
, les personnes que la hauteur de leur rang semblait,
mettre à l'abri des caprices du sort.
Un troisième genre, encore plus bâtard que les autres , est
celui de ces pièces où l'auteur a la double prétention de
faire rire et de faire pleurer , et ne parvient pourtant à
aucun de ces résultats . Nous croyons que la pièce du Ministre
anglais est de ce dernier genre essayons de le
prouver.
que
Le lord Mortimer , ministre à la cour d'Angleterre , sans
l'on sache pourtant quel est le ministère qu'il occupe ,
a pour frère un marin plein de droiture et de franchise ,
mais qui n'est nullement utile au développement de l'intrigue
, si pourtant, il y en a une dans cette pièce. Mortimer
est entouré d'une soeur , Arabelle , qui se donne elle- même
pourjolie, aimable et politique , et qui possède en effet les
deux premières qualités , puisque c'est mademoiselle Emilie-
Leverd qui joue ce personnage , mais dont la politique ne
mène à rien ; d'une maîtresse fort raisonnable , qui s'appelle
Amanda ; d'un Norlis , faux ami , qui le trahit ; d'un
Spencer , dont la fatuité et la gaîté bruyante fatiguent plus
qu'elles n'amusent ; d'un Jarvis , vieux domestique sur lequel
l'auteur a rassemblé tous les traits de sensiblerie , et
non de sensibilité , qui sont épars dans les pièces larmoyantes
connues , et d'un Vilson , secrétaire intime du
ministre , caractère dont le développement n'est pas sans
intérêt , qui , par les vicissitudes qui se succèdent dans sa
MARS 1812 . 519
fortune , sert au moins à donner à la pièce une sorte de
marche qu'elle n'aurait point sans lui .
sur
Mortimer , tout grand seigneur et ministre qu'il est , croit
qu'il n'est pas heureux . Le duc de Sommerset et le comte
de Clarendon cabalent contre lui à la cour , et dans le parlement
; mais comme ils ne paraissent point sur la scène ,
et qu'on ignore parfaitement quelle est la nature de leurs
intrigues , ces deux personnages invisibles ne réflètent
aucun intérêt sur Mortimer. Ce ministre s'avise de prendre
en haine Vilson , son secrétaire , et jusqu'alors son
favori , parce que ce jeune homme a fait un discours
la liberté des mers , couronné par la société d'Edimbourg :
ce travers ne sert pas à rendre le ministre plus intéressant .
Thomas , l'auteur de l'Eloge de Marc- Aurèle , jouissait
aussi chez nous de la faveur de M. le duc de Praslin , alors
ministre. Quatre ou cinq prix , tant d'éloquence que de
poésie , qu'il remporta dans les concours de l'Académie
française , ne lui nuisirent point dans l'esprit du duc , et
s'ils se brouillèrent ensuite , ce ne fut pas à ce sujet . Enfin
au moment où Mortimer se trouve au comble de ses voeux ,
où s'étant réconcilié avec Clarendon et le duc de Sommerset
, qui lui propose sa fille en mariage , il vient d'ob
tenir le titre de duc et l'ordre de la jarretière , nous apprenons
que Mortimer a emprunté , pour soudoyer ses partisans
, trois millions au trésorier de la Grande-Bretagne ,
que ce déficit est connu , que le parlement a ordonné une
enquête à cet égard . Les ministres en Angleterre ne sont
pas embarrassés pour une pareille bagatelle ; cependant
Norlis , le faux ami de Mortimer , qui n'a cessé de le
flatter en sa présence , et de le desservir partout ailleurs ,
est celui qui s'acharne le plus à sa perte. En même tems
Vilson , son ancien secrétaire , qu'il croit devenu son ennemi
, nommé membre du parlement par le comté de
Norfolk , y prend séance . Mortimer s'estime perdu sans
ressource , d'autant plus que Vilson a débuté par combattre
les opinions énoncées par le ministre , dans un mémoire
que ce dernier a soumis à la chambre des communes ;
mais par une péripétie qui rend tout le monde content
excepté les spectateurs , le marin , frère du ministre , qui a
rapporté un million de ses courses , et Vilson , qui a hérité
de deux autres millions , remplissent , avec ces sommes
réunies , le déficit de la caisse du trésorier . Mortimer , reconnaissant
de ce bon office , donne en mariage à Vilson
sa pupille Jenny , et se marie lui-même à sa maîtresse
+
**
5.16 MERCURE DE FRANCE ,
Amanda , qu'il avait un peu oubliée pour la riche héritière
fille du duc de Sommerset . Jusqu'ici rien de plus trivial
que ces communs événemens ; mais ce qui est moins ordinaire
, c'est que Mortimer qui , pendant toute la pièce , a
tout sacrifié au désir qu'il a de conserver le ministère et
d'agrandir sa fortune , ne se soit pas plutôt affermi dans
son poste , qu'il s'en dégoûte et se démet de ses places .
On nous dira : cette piece n'est donc pas bonne ? nous
répondrons qu'elle n'est pas sans aucune espèce de mérite
; il y a sur les inconvéniens de la grandeur quelques
aperçus fins , et qui marquent de la connaissance du
monde ; il s'y trouve aussi quelques vers heureux , entre
autres , celui que Spencer dit à Norlis , qui lui reproche
de flatter même Jarvis , domestique du ministre :
Songe que l'antichambre est bien près du salon .
Et cet autre que le même répond à ce ministre qui le
prie de promettre beaucoup , sans s'engager , à ceux dont
il désire se faire des partisans :
Avec mes créanciers je n'ai pas d'autre style.
Au reste , si cet ouvrage est très -faible , il est supérieurement
exécuté par les acteurs qui le représentent. Fleury
met beaucoup de noblesse et d'à-plomb dans le rôle de
Mortimer. Le rôle de Vilson fait beaucoup d'honneur à
Damas , dont on connaît d'ailleurs l'intelligence et la sensibilité
. Michot est d'une bonhommie charmante dans
Jarvis . Les rôles même de Norlis et de Spencer , qui sont
très-défectueux , doivent aux talens de Michelot et d'Armand
l'avantage d'être au moins supportés par le public ;
et les rôles de Jenny , d'Arabelle et d'Amanda , dont les
deux derniers sont de peu d'importance , paraissent des
premiers rôles , étant représentés par mesdemoiselles Mars ,
Emilie-Leverd et Volnais . Il faut espérer que l'auteur du
Ministre anglais serà plus heureux lorsqu'il rencontrera
comme dans l'Assemblée de famille , un sujet susceptible
d'intérêt , et dont les tableaux naïfs et touchans aient assez
de charme pour désarmer la critique .
MON Théâtre de l'Impératrice . ( Odéon . ) Le Valet intrigué,
comédie en trois actes et en prose , représentée pour
la première fois à ce théâtre , le mardi 10 du courant , n'a
eu qu'un succès médiocre . L'intrigue en est faible , et le
style peu piquant . Verseuil , père d'Amélie , est tuleur
d'une jeune personne qu'on nomme Célestine , qu'aime un
MARS 1812. 5.19
jeune homme appelé Florvel , neveu de Francbord , capitaine
de navire qui revient de ses courses : mais Verseuil
destine Amélie à Florvel . L'Olive , valet de ce dernier
qui mène toute l'intrigue , imagine , en présence du vieux
Verseuil , pour détourner celui - ci de faire épouser Amélie
à son maître qui ne l'aime pas , de le peindre à son oncle
Franchord , homme brusque et colère , comme un libertin
qui a des dettes , et que ruine sa mauvaise conduite . Francbord
entre en fureur contre son neven . Verseuil ne veut
plus lui donner sa fille . Dans la première entrevue que
l'oncle et le neveu ont ensemble , Florvel apprend les dé
positions de son valet ; il veut le faire mourir sous le bâ
ton. Tout s'explique , mais à chaque nouvelle invention du
valet pour servir son maître , la chance tourne toujours de
manière que Florvel est la victime des stratagêmes de
l'Olive , et l'Olive des fureurs de Florvel . Par exemple , le
marin , oncle de Florvel , s'avise de devenir amoureux de
Célestine , et pour être en droit de déshériter son neveu ,
lui commande d'épouser Amélie , bien sûr qu'il lui désobéira
, et paraît jouir d'avance du plaisir de le priver de sa
succession . Eh bien ! qu'arrive - t-il ? L'Olive propose à
Florvel , pour gagner du tems , de feindre d'obéir à son
oncle . Le marin , qui s'attendait à de la résistance , est
contrarié par la docilité de Florvel , et croyant que ce dernier
est décidé à épouser Amélie , veut lui -même se marier
à Célestine . Nouvel embarras de l'Olive . Enfin , après d'autres
stratagêmes , dont l'invention et l'issue ne sont pas plus
heureuses , après des scènes d'un comique forcé , qui ressemblent
à tout , et notamment à une fort jolie scène de
Jeunesse et Folie , on s'arrange , car il faut finir . Florvel
épouse sa Célestine que lui cède son oncle ; Amélie est
mariée à Dorval son amant , personnage aussi peu inté
ressant que sa maîtresse ; et le bonhomme Verseuil , qui est
un peu le cassandre de la pièce , et ne s'est mêlé de rien ,
n'a pas
de peine à consentir à tout .
Cette pièce ressemble , en quelque chose , à l'Andrienne
de Térence . Mais l'auteur , après Baron , pouvait peut-être
se dispenser d'imiter cette pièce ; ou du moins il aurait dû
inventer quelques ressorts plus nouveaux.
Les rôles du marin et du valet , les moins défectueux de
cette comédie , sont fort bien rendus , le premier par Chazelle
, et le second par Armand. Le public a demandé
Fauteur , et on a nommé M. Justin .
迷寬
POLITIQUE.
Vorer les notes à la date du 28 février, reçues à Vienne,
relativement aux affaires du Danube : 2
Les rapports de Bucharest , de Jassy , de Hermanstadt ,
ainsi que de Temeswar et de Belgrade , tout s'accorde à
annoncer qu'il n'y a plus d'espoir pour le rétablissement
de la paix entre la Porte et la Russie , attendu que les négociations
de Bucharest sont tout - à -fait rompues et que tous
les ordres émanés de Constantinople prouvent l'intention
très -sérieuse de la Porte de continuer la guerre avec la plus
grande vigueur. Les Grecs , qui avaient toujours paru convaincus
de la prochaine conclusion de la paix , ne conservent
plus d'espoir à cet égard. Les négocians qui attendent
encore des marchandises de la Turquie ont envoyé des
estafettes pour qu'on les fasse expédier le plus tôt possible .
sur le territoire autrichien , puisqu'il est facile de prévoir
que sous peu les communications avec la Turquie seront
gênées sous le rapport commercial , du moins celles qui
ont lieu sur les deux rives du Danube .
Une lettre de Bucharest nous apprend que le grand- visir ,
après avoir passé quelque tems à Widdin et donné différens
ordres pour la formation d'une armée considérable
aux environs de cette ville , est retourné à Rudschuck . Le
grand-visir a mis fin aux dissentions qui avaient existé entre
quelques chefs turcs . Quelques corps turcs se sont ébranlés
entre Nissa et Widdin ; on prétend qu'ils doivent entrer
en Servie en passant la Morawa . Les lettres de Belgrade
assurent que l'alarme est répandue dans toute la Servie
Il se confirme que le grand- visir rassemble en Bulgarie
l'armée la plus formidable que les Turcs ont encore oppo
sée aux Russes . Les pachas remplissent les intentions du
grand-seigneur en envoyant à l'armée un nombre considérable
de troupes . Il en arrive aussi beaucoup de l'Asie ,
depuis que le gouvernement turc ne juge plus à propos
d'entretenir une armée considérable contre les Wéchabites
.
Depuis cette époque , et à la date du 1er mars , on a appris
à Vienne que les Russes avaient passé le Danube à
MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 . 521
Simnitza , et fait des prises considérables en marchandises ;
tous les corps russes se dirigeaient sur le Danube.
A la même date , les rapports dont il s'agit avaient fait
hausser les prix des denrées coloniales à Vienne :
d'un autre côté , les semences paraissaient très -belles
dans toute l'étendue de la monarchie autrichienne
et le prix des grains baissait partout d'une manière trèssensible
. L'Empereur se disposait à un voyage à Prague ,
et la cour à un séjour momentané en Bohême.
Les dernières gazettes de New-Yorck reçues à Londres ,
vont jusqu'au 5 février : elles contiennent les séances du
congrès les plus récentes ; il paraît qu'il ne s'est rien passé
d'important qui ne fût déjà connu. Le bill pour l'augmen
tation des forces navales a passé à une très-grande majorité.
La levée de 25,000 hommes de troupes de ligne a été ordonnée
; le nombre des volontaires ne sera également que
de 25,000 hommes , au lieu de 50,000 qui avaient été proposés.
La chambre s'occupe des moyens d'exécution de
l'emprunt décrété .
Le Statesman donne des nouvelles de l'Amérique méri
dionale , en les faisant précéder de ce préambule vraiment
curieux . Au moment , dit-il , où chaque mesure publique
et la conclusion de presque tous les débats du parlement tendent
à démontrer que l'Angleterre est sur le point d'être privée
de la dernière portion de liberté dont elle jouit , ce n'est pas
une petite consolation que de voir les progrès que fait cette
liberté dans l'Amérique espagnole . Le 12 novembre , les
habitans de la nouvelle Carthagène se sont déclarés indépendans
; la révolution s'est opérée sans effusion de sang :
l'inquisition a été à l'instant abolie . D'après l'irruption des
Français en Espagne , l'entrée de Ferdinand VII sur de
territoire de France , et la renonciation faite par ce monarque
et par sa famille de tous droits au trône de leurs ancêtres
en faveur de l'Empereur Napoléon , les liens qui réunissaient
le roi à son peuple ont été rompues : dès ce moment
le peuple est entré en possession de sa souveraineté ,
et a été autorisé à choisir la forme de gouvernement qui lui
convenait le mieux . Tel est le préliminaire de la déclaration
d'indépendance : le Statesman ajoute que les lettres
les plus fraîches confirment que les patriotes se sont rendus
maîtres de Mexico ; une expédition espagnole avait fait
voile de Porto-Ricco contre les Caraccas ; elle a aussi été
pressée par les républicains .
Une lettre de Palerme , en date du 9 janvier , renferme
522 MERCURE DE FRANCE ,
des détails curieux sur la manière dont les Anglais ont
protégé la Sicile , et respecté les droits de leurs alliés .
J'ai l'honneur de vous remettre ci -joint , y est- il dit ,
une dépêche par laquelle vous verrez que le roi s'est déchargé
du poids des fonctions de l'autorité suprême ; son
épouse a également renoncé aux affaires publiques. Les
princes exilés ont été rappelés . Le prince héréditaire a pris
le titre de vicario generale . Lord W Bentinck doit avoir
le commandement de l'armée et le titre de capitano generale.
Enfin , un nouveau ministère est sur le point d'être
formé ; il ne sera composé que de Siciliens et d'hommes
qui auront l'approbation de S. Exc . Un détachement de
troupes anglaises doit être stationné aux environs de la
capitale , qui deviendra le quartier -général de l'état- major ;
et l'on m'a dit que le général M. Farlane doit prendre le
commandement de cette place . Une partie des Siciliens
semblent très - satisfaits de toutes ces mesures , et depuis
plusieurs jours les principaux nobles et les officiers de
l'armée sicilienne ont été chez le ministre britannique pour
le remercier de la conduite énergique et sage qu'il a tenue
dans cette circonstance . Je pense en effet qu'il mérite l'approbation
de l'Angleterre , et j'espère qu'il n'y aura qu'un
sentiment à cet égard . S. S. avait pris les mesures nécessaires
pour faire venir de Melazzo un détachement de
troupes pour appuyer ces diverses propositions , et en conséquence
, il devait s'embarquer lui -même , le 13 , à bord
du vaisseau amiral ; mais le parti de la reine lâcha le pied ,
et le ministre obtint tout ce qu'il exigeait . Dix jours se sont
écoulés cependant , sans que le nouveau ministère ait été
nommé , et je n'ai point entendu dire que le vicario generale
soit encore entré en exercice de ses fonctions royales .
· Au´surplus , tout cela se passe ici si tranquillement , que
nous ne savons rien ou presque rien : mais je présume
qu'avant le départ des dépêches officielles de lord W Bentinck
, le nouveau ministère nous sera annoncé par un nouvel
avviso publico . »
Voici à cet égard un fragment d'un autre journal qui
mérite d'être lú ;
Napoléon , dit-il , regarde , comme nous nous y atten
dions bien , le détrônement du roi et de la reine de Sicile
comme un acte de trahison épouvantable , comme une vio-
Jation directe de cette loyale amitié dont les ministres
d'Angleterre faisaient profession pour la monarchie sic
henne tandis qu'au moment même où ils prodiguaient
MARS 1812. 523
"
T
ces protestations d'amitié , ils méditaient le renversement
de cette même couronne pour la défense de laquelle ils
envoyaient des troupes à Palerme : nous avouons que la
manière dont s'expriment les journaux français sur la conduite
honteuse du gouvernement anglais à cet égard , est
beaucoup plus modérée que ne le mérite une action de ce
genre .
Ce dernier reproche aux journaux français nous paraît
peu mérité ; la plupart , et nos lecteurs peuvent se rappeler
que nous avons été de ce nombre , ont suivi avec exactitude
les progrès de l'usurpation anglaise et en ont signalé
tout l'odieux. Les réflexions mêmes étaient ici pour ainsi
dire inutiles , les faits parlaient assez haut ; les exposer , et
les abandonner aux réflexions du lecteur , était le parti le
plus sage.
Par exemple , quelle discussion , quelle déclamation
pourrait valoir aux yeux du lecteur attentif cette simple
note que nous allons transcrire , et dans laquelle l'aveu
même de nos ennemis nous offre tout ce que nous pourrions
dire de plus fort sur la situation de ce commerce dont
ils ne dissimulent plus la détresse ?
Hier une députation des négocians de Birmingham s'est
présentée chez M. Perceval , où elle avait été mandée , et
lui a remis un Mémoire dans lequel sont exposés tous les
dommages qui résultent des ordres du conseil . Le ministre
a reconnu en présence de M. Rose , qu'on ne lui avait encore
rien présenté d'aussi fort sur ce sujet ; que
l'on y
aurait égard; mais il a ajouté qu'il ne voulait point encourager
des espérances qui pourraient être déçues par l'événement...
Le Courrier, qui rapporte ce fait , voudra bien nous dispenser
de touté réflexion à ce sujet. Il en doit être de même.
des troubles intérieurs et des briseurs de métiers ; il doit
nous suffire de dire aujourd'hui , d'après le Star , que dans
les premiers jours de mars , Nottingham présentait l'aspect
d'une ville occupée militairement. Les militaires ont été
obligés d'y assister au service divin , la baionnette au bout
du fusil ; on craignait une attaque aux prisons pour la délivrance
des perturbateurs . Le nombre des pauvres était
tellement augmenté que la taxe qui leur est consacrée ,
était devenue insupportable . Peut-être croira-t-on que les
personnes qui connaissent le mieux les vrais intérêts de
l'Angleterre , auront conçu quelques espérances le jour où
la restitution des pouvoirs du prince régent est expirée .
524 MERCURE DE FRANCE ,
&
L'article suivant du Statesman , transcrit par le Moniteur,
donne la mesure de ce qu'elles doivent penser à cet égard.
« Les ordres du conseil , ou plutôt les embarras commer
ciaux qui résultent pour l'Angleterre de l'existence de ces
décrets impolitiques , ont été le 3 mars au soir le sujet des
débats dans la chambre des communes . La discussion a
été ouverte par M. Brougham , dans un discours très-élo÷
quent et très -ferme , rempli d'argumens solides et incontestables
, que le parti ministériel n'a pas pu réfuter . Ce
pendant , à l'aide des membres des Bourgs-Pourris , et de
ceux qui sont toujours prêts à voter dans le sens du premier
ministre , la motion par laquelle on demandait qu'il fût
nommé un comité a été rejetée par une majorité de 72 voix,
144 ayant voté pour la mesure et 216 contre. En retran
chant de ce dernier nombre les gens en place , les pensionmaires
et les postulans , on verra que la majorité des membres
indépendans et de ceux qui expriment véritablement
le voeu de la nation , ont été de l'avis de M. Brougham
pourla formation d'un comité . On a fait mention d'une
chose extraordinaire vers la fin de la discussion : lord Granville
-Levison -Gower a dit qu'il avait entre ses mains une
pétition signée par plusieurs milliers d'ouvriers du comté de
Stafford , adressée au prince-régent , pour se plaindre de leur
détresse , et demander du soulagement , qu'il en avait informé
le secrétaire d'état du département de l'intérieur ,
M. Ryder, qui avait offert au noble lord de se charger de
la pétition , et de la présenter lui -même au régent , ce que
lord Granville-Levison a refusé . Il a consulté à cet égard
les pétitionnaires , qui l'ont prié de présenter en personne
Ja pétition , ce qu'il a l'intention de faire au premier lever ;
-mais ce lever n'a pas encore lieu , quoiqu'il se soit écoulé
trois semaines depuis ! Lord Milton est dans le même cas !!»
L'âge et les infirmités du bon vieux roi ôtaient à ses sujets
tout accès auprès du trône ! Qu'arrive- t-il maintenant ?
Point de communication avec les sujets de Sa Majesté !
*Point d'audiences !! Point d'accès pour les pétitionnaires !!!
Dimanche dernier , il y a eu audience et présentation à
la cour.
Les séances des colléges électoraux dernièrement convéquées
sont partout terminées : les listes d'élection présentent
les noms les plus distingués par les services , les talens
et l'existence sociale des candidats . Les opérations de la
conscription , sur lesquelles des notes reçues de tous les
départemens sont journellement publiées , donnent les réMARS
1812. 525
sultats les plus satisfaisans . Les jeunes conscrits appelés
cette fois , ayant atteint leur vingtième année , ont une
force physique , une élévation de taille et des moyens de
servir , qui égalent leur dévouement au prince et la noble
émulation qui les entraîne sur les pas de leurs compagnons
d'armes . Partout les détachemens se sont formés avec une
rapidité et une exactitude qu'on ne saurait trop louer , et
se sont mis en route pour leur destination , en répétant le
cri de vive l'Empereur ! que leurs concitoyens leur faisaient
entendre pour adieu.
Le ministre des manufactures et du commerce suit sans
relâche l'exécution des mesures ordonnées par S. M. pour
la fabrication d'une denrée devenue parmi nous de première
nécessité , et dont nous réussirons bientôt à ravir le
monopole à l'Angleterre.
""
Voici l'état des licences qui , en exécution du décret impérial
du 15 janvier , ont été délivrées pour la fabrication
du sucre de betterave , depuis le 18 février suivant jusqu'au
21 du même mois , et les noms des personnes qui les ont
obtenues :
M. Richard d'Aubigny , à Berron ( Eure-et-Loire ) ;
idem , à d'Aubigny ( Allier ) ; idem, à Apponay ( Nièvre ) ;
Louis Dudevant , Bordeaux ( Gironde ) ; Alexandre Dusard
, à Mons (Jemmappe) ; Saquelin Tonnelier, à Tournay,
idem ; Gossard Delneufcourt et Devernies , à Mons , idem ;
Motocoski , à la Motte-Beuvron ( Loir-et-Cher ) ; Cellier
Blumenthal , à Sainte-Menehould ( Marne ) ; idem , à Paris
( Seine ) ; idem , à Clermont ( Puy-de-Dôme ) ; Cellier
Starner , à sa terre de Beissat , idem ; Villeroy , à Vaudrevange
( Moselle ) ; Mathieu de Dombasle , à Montplaisir
( Meurthe ) ; Louis Kersalaun , à la Madelaine , idem ; C.
Duquesne, à Lille ( Nord) ; Tordeux père et fils , à Avesnes ,
idem; Allard , à Paris ( Seine ) ; J. Labas , à Poissy à Migneaux
( Seine- et-Oise ; Dubreuil , au Piquenard , idem ;
Chevalier , à Limoges ( Haute-Vienne ) ; Reytier d'Auby ,
à Auby ( Nord) ; Mlle Canard Delysle , à Lyon ( Rhône ) ;
Gouge aîné , à Lyon , idem , Mat.-Bern . Schoerser , à Aixla
-Chapelle ( Roër ) ; Nicolas Amtmau , à Mayence ( Mont-
Tonnerre ); Zacharie Folz , à Spire , idem ; Zichkenberger,
Spire , idem ; Gaspard Scharpff , à Spire , idem ; Georges-
Henri Ehinger , à Spire , idem ; Lanteren , à Mayence ,
idem;
Rettig , à Kayserslautern , idem ; Frédéric Heche , à Tugsteim
, idem ; Ruelle , à Weissenau , idem ; V Leris , à
Bordeaux ( Gironde ) .
520 MERCURE DE FRANCE ,
Nous terminerons cette notice par le récit succinct d'un
événement qui ne tient pas à la politique , mais qui honore
trop le caractère français et l'administration pour ne pas
être ici consigné . Cet événement n'a pas tenu seulement
dans les plus vives angoisses quelques familles éplorées
une ville alarmée , une administration tremblante sur le
résultat incertain des effots inouis qu'elle a faits ; il a mis
pendant six jours la France entière dans un état d'inquiétude
et d'anxiété qu'on ne peut décrire . Le lecteur voit
assez que nous voulons l'entretenir de l'événement arrivé à
la bouillère de Beaujonc , près de Liége ..
*
Le 28 février, le fossé Beaujonc a été inondé subitement ,
le nombre des ouvriers était de 122 : 29 sont parvenus à
sortir dans le premier moment de l'accident ; 93 autres
étaient restés engloutis entre la terre et l'eau à la distance
de 180 mètres au- dessous du sol . A leur tête était le maître
mineur , nommé Hubert Goffin , qui , le croira - t-on ? pouvait
se sauver lui et son fils , avec les 29 ouvriers délivrés ,
et qui eut l'inexprimable courage de rester , en disant : je
veux les sauver tous ou ne pas leur survivre , mot sublime
qui prouve que dans cette nation généreuse il existe un héroisme
pour tous les états , et des d'Assas dans toutes les
professions.
·
" M. le préfet de l'Ourthe , M. le baron Micoud d'Omon
était accouru au premier bruit de l'accident avec MM. les
ingénieurs des mines , et tous les secours nécessaires : il est
remarquable que dans un moment si difficile une même
idée vint la-fois s'emparer des esprits et indiquer le point
juste du travail à faire , et de la part des malheureux enfouis,
et de celle de leurs libérateurs . Il fallait pénétrer à travers
70 mètres de terrain . Dès le lendemain , on eut l'inexprimable
satisfaction de s'assurer qu'on avait été entendu ,
et que
les ouvriers dirigeaient leurs travaux du même côté.
Le premier mars , on n'était plus séparé des victimes
de l'événement que de 25 à 30 mètres ; on était parvenu à
maîtriser les eaux . Le 2 mars , une seconde galerie avait
été ouverte pour plus de sûreté ; on entendait plus distinctement
les ouvriers . Le 4 , une communication était ouverte ;
et l'on entendait les infortunés assurer qu'ils étaient ¹ 74 ,
qu'aucun d'eux n'avait encore succombé ; ainsi 19 avaient
péri dans les eaux , mais pour arriver aux 74 autres , il falfait.
user des plus grandes précautions . On était obligé de
travailler, sans lumière , de peur d'enflammer l'air ; une
chaleur affreuse régnait dans le bure , l'air communiqué
MARS 186 521
par la seule sonde incommodait cruellement les malheureux
ouvriers ; enfin , le même jour vers midi , le desserrement a.
eu lieu sans accident . L'équilibre qui s'est établi dans l'air
n'a produit qu'une longue détonation sans feu , et les malheureux
ouvriers ont été délivrés . Hubert Goffin est sorti
le dernier avec son fils , et M. l'ingénieur Migneron , qui
depuis plusieurs jours était descendu , et dirigeait les travaux
. Aucun ouvrier n'est en danger , pas même les enfans
de 15 à 18 ans . Goffin est le plus exténué .
On n'essaiera point de décrire la scène qui s'offrait aux
regards autour de la mine , ces familles éplorées , ces spectateurs
dans les plus vives angoisses , ces ouvriers attendant'
leur tour pour aller braver un danger que la moindre imprudence
pouvait rendre mortel , les soins prévoyans de
l'adininistration , et les traits de dévouement de tous les
habitans. Il n'est personne qui n'ait fait plus que son devoir;
on laisse à penser si la récompense a été douce , et si
la reconnaissance des infortunés s'est exprimée d'une manière
touchante . Déjà les secours de la bienfaisance leur
sont votés de toutes parts . Liége en a donné l'exemple , et
il sera par-tout suivi : une relation authentique de cet événement
sera publiée ; elle aura cet avantage , résultant d'un
affreux accident , qu'elle éclairera les maîtres ouvriers pour
l'avenir , et rendra désormais inutile le dévouement d'un
nouvel Hubert Goffin , nom désormais consacré dans les
fastes de l'humanité.
&
0
Ce nom le sera aussi dans les fastes de l'honneur ; upe
main puissante , habituée à dispenser tous les genres de
gloire , vient de l'y inscrire elle -même : l'Empereur a nom-,
mé Hubert Goffin , membre de la Légion-d'Honneur , et
lui a assigné 600 fr . de pension sur les revenus de cette
Légion .
S.....
ANNONCES.
" Monthly repertory of english literature , arts , sciences , etc. ou
Répertoire de la littérature anglaise , des arts , sciences , etc. Ce
journal publié en anglais paraît très - régulièrement tous les mois , depuis
avril 1807. Le numéro qui vient de paraitre est le IXe de la collection
, ou cinquième année , ou cinquante -septième de la collection .
On peut s'y abonner en tout tems . Voici la traduction des articles
contenus dans ce cahier , composé de 8 feuilles in- 80 : Essai sur la
528 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 .
-
-
nature et les principes de la beauté et du goût , par Alison ; Etat
actuel du Tunkin , de la Cochinchine et des royaumes de Camboge
Laos et Lac-Tho , 2 vol. in-8 ° , par M. de la Bissachere ; Expériences
et observations sur les poisons des ve
végétaux ; Essai sur les
superstitions des montagnards d'Ecosse , avec des traductions de la
langue gauloise , par MM. Grant ; -Mémoires biographiques des personnes
illustres décédées. Bichard Cumberland , avec un catalogue
de ses ouvrages ; - Liste des morts que le docteur Johnson n'a pas,
mis dans son dictionnaire ; Continuation de Tales offashionable
lise , par miss Edgeworth ; Morceaux de poésie. Prix de la sous→→
cription, 35 fr . par an, y compris le port dans tout l'Empire Français ,
at 40 fr. pour l'étranger . Pour six mois , 20 fr. franc de port , et 22 fr .
50 c. pour l'étranger . Les lettres et l'argent doivent être affranchis et
adressés à M. Galignani , rédacteur , rue Vivienne , nº 17.
-
didi.com
AVIS . Nous n'annonçons pas ordinairement les comestibles dansi
le Mercure. Cependant le chocolat mérite exception . C'est avec du
chocolat que déjeunent un grand nombre de gens de lettres et d'artistes
. Indiquer à nos lecteurs , à nos confrères , un excellent chocolat ,
et dont nous avons éprouvé les honnes qualités , nous paraît une
espèce de devoir.
Ce chocolat se trouve chez M. DE BAUVE, rue Saint-Dominique
nº 4 , près celle des Saints-Pères , ancien pharmacien : il apporte dans
la confection de ses chocolats les précautions , la recherche , le choix
que l'on mettrait à la préparation d'un médicament , et c'est cette
exactitude presque miniutieuse qui a assuré depuis long-tems la vogue
aux produits de sa manufacture .
Les estomacs délabrés , les poitrines délicates , les tempéramens
épuisés trouvent dans l'emploi de ses chocolats un réparateur de
leurs forces et à-la-fois un met flatteur au goût , par la facilité qu'il
a de les varier suivant celui des personnes .
On trouve aussi dans le même magasin toutes sortes de pastilles
préparées au chocolat , et des boîtes élégantes de chocolat à la main
qu'on peut donner sans crainte aux enfans , et qui sont également
salutaires pour les personnes de tout âge.
M. De Bauve a un second dépôt à Paris , chez M. Rochette , opticien
. au Palais -Royal , galerie des Bons - Enfans ,
no 114. Il a formé
aussi des dépôts dans beaucoup de villes des départemens ; il en continuera
l'établissement dans celles qui n'en sont pas encore pourvues.
LA
SEINE
5 .
cen
!
1
MERCURE
DE FRANCE.
N° DLVII . -
Samedi 21 Mars 1812 .
POÉSIE.
IMITATION DE L'ODE D'HORACE :
Otium Divos rogat, etc.
LE pilote , sur les flots ,
Dans la frayeur du naufrage
Demande aux Dieux le repos ,
A l'instant que d'un nuage
Portant la nuit et la mort ,
Les feux tonnent sur ses voiles ,
Et font pâlir les étoiles
Qui le conduisaient au port.
Le fier guerrier de la Thrace.
Et le Parthe impétueux ,
Armés de traits et d'audace ,
Pour le repos font des voeux ;
Mais le repos fuit la gloire :
Il ne dépend , cher Grosphus ,
Ni du sceptre de Plutus ,
Ni du bras de la Victoire.
Li
530 MERCURE DE FRANCE ,
Cette pompe , ces licteurs
Ecartent-ils les alarmes ?
Pour en défendre les coeurs
Impuissans et vains honneurs ,
Vous avez de faibles armes.
Sous la pourpre et sous le dais ,
Le chagrin habite encore ,
Et le souci qui dévore
Veille aux portes du palais .
Heureux sous un chaume antique
Le citoyen vertueux,
*
Content d'un foyer rustique
Qu'il reçut de ses aïeux !
Jamais la crainte et l'envie
Sur sa paisible raison
De leur noire frénésie
Ne versèrent le poison .
A. sa voix le ciel docile
Fait descendre le repos ,
Et la main du Dieu tranquille
Le couvre de ses pavots .
Homme fier dont l'existence
Touche au point qui la détruit ,
De tes voeux quel est le fruit ?`
Lorsque la vaste espérance ,
Dans une ombre qui te fuit ,
Te fait d'un autre hémisphère
Mendier le vain secours ;
Insensé , que vas -tu faire ?
Ton coeur te suivra toujours .
La cruelle inquiétude
Avec toi passant les mers 1
Dans les plus profonds déserts
Troublera ta solitude ;
Elle suit ton pavillon ;
Elle plane sur ta tête ,
Et son vol que rien n'arrête ,
Est plus vif que l'aquilon
Quand il souffle la tempête.
MARS 1812. 531
1
Sur l'avenir incertain ,
Attends l'ordre du destin :
Des jours heureux qu'il te laisse
Ne t'occupe qu'à jouir ;
Couvre- toi , dans la tristesse ,
Du manteau de la sagesse
Et des roses du plaisir .
Tout ce qui vit sur la terre
A des biens comme des maux
C'est le maitre du tonnerre
Dans un éternel repos ,
Qui du sein de son empire
Sur l'atôme qui respire
Fait couler les deux tonneaux.
Il soumit l'homme à la
parque ,
Rien ne peut l'en dégager :
Sa main frappe le monarque
Et earesse le berger. '
Une mort prématurée
Ote Achille à l'univers :
Il eut le feu des éclairs ,
Il n'en eut que la durée ;
Et Titon , comblé de jours
Dans les bras d'une déesse
Sous le myrte des amours
Usa deux fois sa jeunesse.
Tes campagnes , cher Grosphus ,
Sont riantes et fécondes :
L'Océan et les deux mondes
Te présentent leurs tributs ;
Les riches dons de Bacchus
Embellissent tes domaines ;
Cent troupeaux couvrent tes plaines ;
Les coursiers de tes haras
Sont dressés pour la victoire
Qui doit annoncer ta gloire
Dans les jeux et les combats ;
Et l'Afrique industrieuse
T'apporte avec le rubis ,
LI 2
532 MERCURE DE FRANCE ,
La teinture précieuse
Qui colore tes habits.
Le sort , pour moi plus avare ,
Ne m'a pas fait moins heureux :
La simplicité me pare ,
Et j'ai su borner mes voeux
Dans un champ dont la nature
Partage avec moi les soins
Une facile culture
Satisfait à mes besoins .
L'aimable dieu de la lyre
Que touchait Anacréon
Vient encor sur le gazon
Couronner l'heureux délire
Dont j'amuse ma raison.
Les caprices du vulgaire
N'en troublent point les douceurs ;
Que m'importe de lui plaire ?
Il n'encense que l'erreur ,
C'est la vérité que j'aime ;
Et
pour moi la paix du coeur
Fut toujours le bien suprême.
Par L. S. MERCIER , membre de l'Institut.
ODE
Sur l'anniversaire de la Naissance du Roi de Rome.
Tor qui viens de rouvrir la marche de l'année ,
Soleil , du haut des cieux abaisse tes regards
Sur le berceau prospère , où LOUISE inclinée
Contemple avec orgueil l'héritier des Césars ,
Jeune bouton qui naît de la fleur d'hyménée
Et qui se développe aux doux rayons de Mars.
« Voici le jour , dit-elle , où mon époux vit naître
» Son premier né , l'espoir de ses peuples chéris ;
> Son coeur fut plein de joie , en le voyant paraître :
> Moi , dans mes yeux charmés mes pleurs s'étaient taris
» Mon fils , à mon amour , sembla me reconnaître ,
» Un baiser de sa mère eut son premier souris.
MARS 1812 . 533
Elle dit , et ses yeux où la joie étincelle ,
Se relèvent , tournés vers son auguste époux
Qui s'avance , entouré de sa gloire immortelle.
« Un fils , dit le héros , me fut donné par vous ;
» Au premier rang des Rois Dieu lui - même l'appelle ,
» Albion en pâlit sur son trône jaloux.
> Qu'il croisse sous mes yeux ; que son bras s'aguerrisse
» Ferme dans le péril , puissant dans les combats ;
» Le trône est sur la foudre et sur un précipice ;
» Le seul courage y monte et n'y chancelle pas .
» Que mon fils sur le trône après moi s'affermisse ,
» Et que sa main se joue à fonder les états . »
Et moi , voici les voeux où se complait sa mère ,
Dit l'auguste LOUISE , en le couvrant de fleurs ,
› Comme un dieu bienfaisant descendu sur la terre ,
> Un jour , puisse- t-il rendre , essuyant tous les pleurs ,
» A la veuve un époux , à l'orphelin un père !
Son sceptre , en les touchant , doit calmer leurs douleurs .
Que foulant sous ses pieds la fraude et l'injustice ,
» Il monte avec respect dans le temple des loix .
» J'en fondai d'un regard l'immortel édifice ;
» Pour parler à ses yeux l'airain y prend ma voix :
» Il lui dit : que le crime à ton seul nom pâlisse ,
» L'inflexible équité fait la force des Rois .
→ - Mais şi le repentir baissant un oeil humide
> Lui vient tendre à genoux ses suppliantes mains .
» Qu'il ne repousse pas la prière timide ,
» Du trône à ses sujets qu'il ouvre les chemins ;
» Pour fléchir les arrêts de l'équité rigide ,
» Le ciel fit la bonté qui pardonne aux humains.
» --
Mon fils de mes leçons gardera la mémoire :
Je lui laisse un grand nom ; qu'il en porte le poids..
» Que sa jeune valeur s'instruise à la victoire ,
> Et s'il a des rivaux jaloux de ses exploits ,
» Qu'il les dévore tous de l'éclat de sa gloire¹ ,
> Et que son bras vengeur les foudroie à - la- fois .
- (
D
- Qu'il verse ses bienfaits répandus sans mesure ,
Qu'il ramène la paix au sein de l'Univers ,
Le soleil est si beau chassant la nuit obscure !
534 MERCURE
DE FRANCE ,
» Quand l'horrible tempête a tonné dans les airs ,
Un sourire du ciel console la naturė
.
» Et l'orage en grondant fuit couronné d'éclairs . »
O muse ! à ce díscours de l'auguste Marie
Ta lyre est dans l'ivresse et dans l'enchantement ;
Elle craint de troubler ta longue rêverie ,
Et ne rend sous tes doigts qu'un doux frémissement ♬
Muse , réveille toi , que ta main attendrie
Sur la corde docile erre légèrement.
O prodige nouveau qui te frappe et t'inspire !
Un ange , environné d'immortelle splendeur ,
S'offre aux yeux souverains qui veillent sur l'Empire .
Son front beau de jeunesse est paré de candeur ,
Et son regard perçant où la gaieté respire
D'un horizon lointain sende la profondeur.
Sa robe aérienne éclipse la verdure
Qui revêt le bocage au départ des hivers ,
Il livre aux doux zéphirs sa flottante parure ;
Un prisme est dáns sa main , vacillant dans les airs,
Des plus brillans reflets colorant la nature
Et brisant ses rayons en rapides éclairs . ~
Sur ses ailes d'azur il plane et se balance.
Dans l'autre main se joue une baguette d'or.
« O Roi , dit-il , je suis l'ange de l'espérance .
D'un sourire , à ces mots , il s'embellit encor ,
« Je viens te dévoiler les destins de la France
> Et devant tes regards je suspends mon essor.
> Toi fleur de Germanie et rose nuptiale.
» Que caresse aujourd'hui son oeil victorieux ,
» Je te dois , 6 Marie ! une faveur égale .
> La mère du Sauveur sur toi jette les yeux ;
>> De vos deux noms amis la splendeur est rivale :
» L'un brille sur la terre et l'autre dans les cieux ( 1) . ›
(1) O Mariæ geminumjubar , ôfax alma salutis !
O cultum semper nomen semperque colendum !
Hae coelo regina micat ; micat altera terris !'
Poëme de M. LE MAIRE.
MARS 1812 . 535
L'ange disait ses mots : une nuit imprévue
Se répand dans les airs qu'elle vient de couvrir ,
Une voix éclatante alors fut entendue :
Celui de qui les tems garderont souvenir
> Voit au-delà des tems ; rien n'échappe à sa vue :
› Le regard d'un grand homme éclaire l'avenir . »
Dans la profonde nuit l'oeil du héros se plonge
O surprise ! it la voit reculer et pâlir ;
Un immense horizon naît , s'étend , se prolonge
Où des siècles sans fin qui n'ont pu le remplir
Se poursuivent, pareils aux fantômes d'un songe ,
Et dans l'éternité courent s'ensevelir .
Comme un fanal qui brille à travers les orages
Sur un phare élevé battu des flots amers ,
La gloire du héros brille au- dessus des âges
Couvrant de son éclat tous les siècles divers :
Ainsi l'astre du jour dissipant les nuages
Blanchit de ses clartés l'azur mouvant des mers.
Au bruit de son grand nom son oreille est captive ;
Son nom règne , vainqueur du tems silencieux ,
Sur la postérité qui l'écoute attentive ;
Tel des foudres guerriers le bruit audacieux
Tonne du sein d'un port , roule de rive en rive ,
Court d'échos en échos , et monte vers les cieux,
Enfin , plus près de lui , son regard - se-repose
Sur l'heureux rejetton qui sort du CÈDRE altier ,
De sa fécondité l'urne des cieux- l'arrose ;
Il doit , d'un verd feuillage , immortel héritier ,
Le front enorgueilli de sa couronne éclose ,
Croître , et de ses rameaux couvrir le monde entier (2),
La tige impériale est toujours florissante ,
Chaque année y suspend les voeux des nations ,
Plaude tibi; te vastis ardua ramis
Protegit , et primam generoso a stipite prolem
Arbor agit , longos quæ duratura per annos
Ventorum immotå ridebitfronte furores.
Poëme de M. LE MATRE.
(2) ·
$36 MERCURE DE FRANCE ,
Il la voit , défiant la tempête impuissante ,
Immobile au milieu des révolutions .
Il voit, pressant toujours leur foule renaissante ,
Sous son ombre passer les générations.
Il goûte dans son ame une allégresse entière
De l'avenir d'un fils son espoir s'est accru ;
Il songe à le guider dans sa longue carrière .
Soudain du haut du ciel l'éclair est accouru ,
Ebloui le héros abaisse sa paupière ,
Il relève les yeux , tout avait disparu.
9
Sa mémoire du moins garde l'heureux présago
Dont le ciel a voulu flatter son noble coeur ;
LOUISE , à ses côtés , laisse sur son visage
Briller en traits charmans son modeste bonheur ,
Elle est mère ; elle dit : « Vois le naître , ô Carthage !
> Ton trident fléchira sous son glaive vainqueur.
Oui , tu le rempliras cet espoir de la terre ,
Digne fils d'un héros ! sous les yeux paternels
Accoutume tes mains à lancer le tonnerre ;
Ma muse qui te place entre les dieux mortels ,
Suit d'avance ton vol dans les champs de la guerre ,
Et prépare l'encens pour tes jeunes autels.
Prête , prête l'oreille aux accords de ma lyre.
Peut-être ses concerts ont de quoi te flatter :
Moi de la gloire aussi j'éprouve le délire ,
Que mes nobles accens te puissent transporter
Triomphe sur les pas du héros qui m'inspire
Et plein de vos exploits , je saurai les chanter .
•
Les muses près des rois ne sont pas étrangères ,
O prince ! honore-les de tes sages regards ;
Leurs promesses jamais ne furent mensongères ,
Leur laurier ne meurt pas sur le front des Césars :
Tombent des plus grands rois les grandeurs passagères ;
Leur gloire se rallume au feu sacré des arts .
Sais-tu que la louange , en parcourant le monde ,
Fait résonner sa voix durant l'éternité ?
L'aigle ne suivrait pas sa course vagabonde :
Elle vole , et jettant une immense clarté ,
MARS 1812 . 537
1
Dans la tempête obscure , ou dans la nuit profonde
Faitresplendir son front ceint d'immortalité.
J. B. BARJAUD .
ÉNIGME .
SOUVENT nous ceignons sans bandeau ,
Et nous éclairons sans flambeau .
De branches nous portons pour le moins une paire
Sans être arbre , arbuste , arbrisseau ;
Et des feuilles , pour l'ordinaire .
Nous sont offertes à foison ,
En tous lieux , en toute saison.
Nous avons des yeux sans prunelles ;
Sans chevaux nous sommes en selles ;
Le tout pour servir des ingrats
Que l'on voit ne balancer pas
A nous jeter en une étroite cage
Lorsque de nous il ne font plus d'usage .
9
S....
LOGOGRIPHE .
AVEC sept pieds j'annonce la douleur :
Je ne puis végéter qu'en m'arrachant le coeur.
S ......
CHARADE.
Air : De Calpiggi , etc.
QUOIQU'HABILE à jouer la carte ,
Celui qui mon premier écarte
Pourra fort bien être capot ,
Et du piquet payer l'écot .
Si de l'une et de l'autre jambe ,
Lecteurs , vous n'êtes pas ingambe ,
538 MERCURE DE FRANCE, MARS 1812
A réussir dans mon dernier
Vous avez grand tort d'essayer.
Je plains une ville de guerre ,
Quand , sur les ailes du tonnerre ,
Le Français au tout va monter ;
Car rien ne peut lui résister.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est la lettre Z.
Celui du Logogriphe est Rosse , dans lequel on trouve : rase et
ose .
Celui de la Charade est Pourpoint.
J
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
CHIRURGIE MILITAIRE ET CAMPAGNES DE " MÉMOIRES DE
D. J. LARREY , premier chirurgien de la garde de
S. M. I. et R. , baron de l'Empire , commandant de
la Légion- d'Honneur , chevalier de l'ordre de la Couronne
de Fer ; inspecteur- général du service de santé
des armées ; docteur en chirurgie et en médecine ,
membre de l'Institut d'Egypte , etc.-Trois vol . in -8°
de 1430 pages , avec onze planches gravées en tailledouce.
Prix , br . , 18 fr. , et 22 fr . 70 c. franc de
port. A Paris , chez F. Buisson , libraire , rue Gilles-
Coeur , n° 10 ; et chez J. Smith , rue de Bondy , nº 40%
-
( SUITE ET FIN DE L'EXTRAIT . )
DEPUIS ces tems mémorables où le zèle de la religion,
l'amour de la gloire entraînèrent nos guerriers au- delà
des mers , pour aller dans des régions inconnues , replanter
la croix sur les débris du croissant , il n'est pas d'époque
où les armes françaises aient porté la gloire de
leur nom à des distances plus étonnantes , et dans des
contrées plus diverses et plus éloignées , qu'aujourd'hui .
Quelle partie du monde n'a pas retenti du bruit de leurs
exploits , et vu flofter leurs étendards victorieux ? A
peine est-il un soldat dans nos armées qui n'ait parcouru
tous les points de l'Europe , qui n'ait avec le même courage
affronté les frimas du nord ou les ardeurs du
midi.
M. Larrey est à peine au milieu de sa carrière , et il a
vu l'Amérique , l'Asie , l'Afrique ; il a fait les campagnes
du Rhin , d'Italie , d'Espagne , de Pologne , d'Allemagne
, elc . Le continent n'est pour lui qu'une grande
province dont il a visité toutes les parties .
Revenu en 1789 de l'Amérique septentrionale , il fut
témoin des premières catastrophes de la révolution , et
les premiers malades qu'il soigna furent des citoyens
5,40
MERCURE
DE FRANCE
,
blessés par leurs propres concitoyens . Le célèbre Dessault
était alors à la tête de la chirurgie française . Ce fut
à l'école de cet habile chirurgien que M. Larrey puisa
les plus précieuses connaissances de son art .
On se servait , dans les pansemens de toutes les plaies
d'armes à feu , de substances spiritueuses . Dessault fit voir
à ses élèves que leur usage était pernicieux , et qu'il fallait
revenir aux procédés mis en usage par Ambroise
Paré . On prétendait que les incisions changaient la nature
de ces sortes de plaies , Dessault dévoila l'erreur de cette
méthode et rectifia les idées générales .
Au moment où l'excès de nos discordes nous donna
à - la -fois la guerre civile et la guerre étrangère , M. Larrey
fut employé à l'armée du Rhin , d'abord sous les
ordres du général Luckner , ensuite sous ceux des généraux
Kellermann et Custines : ce fut alors qu'il conçut
le projet de perfectionner nos ambulances. Les ordonnances
militaires portaient qu'elles se tiendraient constamment
à une lieue de l'armée : on laissait les blessés
sur le champ de bataille , jusqu'après le combat ; on les
réunissait ensuite dans un local favorable , et l'ambu -_
lance s'y rendait le plus promptement possible ; mais
combien d'obstacles , combien de délais , n'éprouvaitelle
pas souvent ? Jamais elle n'arrivait avant vingt-quatre
heures ; souvent trente-six heures se passaient sans aucun
secours , et dans ce long intervalle la plupart des
blessés périssaient . L'amour de l'humanité inspira à
M. Larrey des idées meilleures ; il jugea qu'on pouvait
, à l'instar de l'artillerie volante , établir des ambulances
qui suivraient tous les mouvemens de l'avantgarde
; et comment n'aurait-on pas fait , pour la conservation
des hommes , ce qu'on avait imaginé pour leur
destruction ? M. Larrey inventa donc un genre de voitures
suspendues qui réunissent la légèreté , la solidité :
cette institution fit une grande sensation dans l'armée ;
de soldat eut l'espoir d'être secouru à tems , et depuis ce
jour les blessés furent pansés sur le champ de bataille .
Ce service éminent , rendu à nos armées , ne fut point
méconnu par le Gouvernement . M. Larrey fut envoyé à
Paris par les représentans du peuple et les généraux ,
MARS 1812.
541 !
.
pour y faire organiser complètement son ambulance , et
en faire établir de semblables dans les autres armées .
Mais les circonstances imprévues ne lui permirent pas
de se livrer à ce travail . La Convention venait d'ordonner
la formation d'une quatrième armée destinée à
l'expédition de Corse . M. Larrey en fut nommé chirur
gien en chef , et reçut l'ordre de se rendre sur-le -champ
à Toulon ; il ne dissimule point que sa pensée se reportait
sur l'armée du Rhin , qu'il voyait avec regret les retards
que sa nouvelle destination apportait à l'exécution
de ses projets ; mais l'expédition de Corse n'eut pas lieu :
le nombre et la force des croisières ennemies ne permirent
pas de la tenter . M. Larrey prolongea son séjour à l'armée
des Alpes maritimes , où il eut occasion d'observer
une maladie singulière .
Comme elle peut intéresser non-seulement nos soldats
mais toutes les classes de citoyens , on ne trouvera pas
mauvais qu'on en donne ici une courte description . Elle
était caractérisée par une chaleur extrême dans la bouche
, l'excoriation du palais et des gencives , et des aphthes
blanchâtres. Les lèvres étaient tuméfiées , et les parties
environnantes de la bouche plus ou moins chargées d'engorgemens
. A ces premiers symptômes se joignaient des
flux dissentériques , la faiblesse et un amaigrissement
général . Les phénomènes singuliers de cette maladie , sa
marche rapide et son caractère épidémique laissaient la
plus grande incertitude sur les causes qui avaient pu la
produire . La pénétration et les recherches de M. Larrey
parvinrent à les découvrir. Les individus atteints de cette
affection déclaraient qu'en descendant des montagnes ,
encore couvertes de nelge , ils avaient bu , au défaut
d'eau de source , de l'eau de neige que produisait le dégel
dans les lieux exposés au soleil . M. Larrey en conclut
que la maladie dont ils étaient atteints provenaient
de l'usage de cette eau mal-saine , et les traita en conséquence
. Le succès justifia ses conjectures , et elles
furent pleinement confirmées plusieurs années après , à
l'époque de la campagne de Pologne ; car la même
maladie se reproduisit parmi tous les soldats qui avaient
bu de l'eau de neige fondue.
542 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant le séjour de M. Larrey à Toulon se prolongeait
au-delà de son attente . Il profita de ces délais
pour étudier un fléau funeste qu'on peut regarder
comme une peste locale , et qui afflige habituellement
ces contrées . C'est la pustule maligne , qui ne differe
guère du charbon pestilentiel , sur-tout lorsqu'elle est
aiguë. L'auteur en décrit ici tous les caractères . Cette
maladie commence par un sentiment de prurit désagréable
, mêlé à quelques élancemens douloureux dans le
lieu où se forme la tumeur. Cet endroit rougit ou se
boursoufle légèrement , ce qui fait croire au malade
qu'il a été piqué par un insecte ou un reptile . Bientôt
après il s'élève sur le point douloureux une ou plusieurs
vésicules jaunâtres , pleines d'une sérosité âcre ; le tissu
de la peau s'engorge , la tumeur s'étend plus ou moins
loin , la place reste bientôt à découvert , les sérosités
s'épanchent , les chairs deviennent noires , sèches , et
prennent l'aspect d'un morceau de cuir brûlé . Cet état
est précédé par un mal-aise général , des douleurs
sourdes à la tête , des vertiges , l'insomnie ou des rêves
pénibles , etc .; dans les charbons aigus , la mort survient
au troisième ou au neuvième jour .
Mais d'où provient cette maladie redoutable ? M. Larrey
l'attribue en grande partie à des causes dépendantes de
la qualité de l'air , de la nature des lieux qu'on habite
à l'absorption de certains effluves gazeux qui portent le
trouble dans l'économie animale . Les lieux les plus exposés
à ces émanations sont les voiries ou les cimetières
, les environs des eaux croupissantes et des lacs
formés par la fonte des neiges ou les longues pluies de
l'hiver. Les premières chaleurs de l'été ouvrent les pores
de la terre et achèvent la décomposition des substances
animales et végétales qui ne fermentaient que lentement
pendant les froids de l'hiver. Les lacs en se desséchant
laissent à nud les poissons , les reptiles et les molluques
qui s'y étaient développés , et la putréfaction de toutes
ces substances charge l'air de vapeurs malignes et pernicieuses
. M. Larrey pense que c'est à des causes analogues
que l'on doit attribuer cette peste endémique qui
ravage l'Egypte et ces phénomènes plus ou moins conMARS
1812 . 543
tagieux qu'on observe en Pologne . Il indique soigneusement
dans son mémoire le traitement le plus conve
nable dans ces sortes de maladies .
M. Larrey recueillait à Toulon les témoignages de
l'estime et de la reconnaissance publique , lorsqu'il reçut
l'ordre de se rendre à Paris pour occuper à l'école militaire
de santé qu'on venait d'établir au Val- de - Grâce ,
une place de professeur . Mais son séjour n'y fut pas de
longue durée. Le Gouvernement sentait que ses connaissances
, ses travaux et son zèle le rendraient plus
utile aux armées ; il reçut en 1797 l'ordre de se rendre
en Italie pour y orgauiser des ambulances semblables
à celles qu'il avait établies à l'armée du Rhin . M. Larrey
se hâta de se rendre à son poste et d'accomplir les voeux
du Gouvernement ; les ambulances les plus commodes
et les plus actives furent établies dans toute l'armée ;
M. Larrey forma en outre des écoles de chirurgie , à
Milan , à Udine et dans les principales villes qu'occupaient
les troupes françaises . Au milieu de ses travaux
il ne négligeait rien de ce qui pouvait accélérer les progrès
de son art ; il fit plusieurs observations importantes
qu'il a consignées dans son ouvrage . L'une des plus
remarquables est celle qui se rapporte à l'épizootie qui
ravageait à cette époque la plus grande partie du Frioul .
Ces ravages étaient rapides et funestes ; les habitans
même des lieux où elle se manifestait avec le plus d'intensité
, n'avaient pu se soustraire à son influence maligne
. Il en était résulté une épidémie extrêmement
fâcheuse .
Mais M. Larrey observa un phénomème singulier à
Monte -Falcone . La maison d'un agriculteur voisin des
sources d'eau sulfuro - ferrugineuses qui existent dans ce
lieu , fut préservée de l'épizootie . Les habitans de ce
lieu ne manquèrent pas d'attribuer cette heureuse exception
à une vertu occulte de l'étable qui renfermait
les troupeaux. Mais M. Larrey , en homme instruit ,
conçut que cette particularité devait dépendre des vapeurs
qui se dégageaient sans cesse des sources voisines ,
et remplissaient l'air atmosphérique que respiraient les
animaux , ou imprégnaient l'eau des ruisseaux où ils
544
MERCURE DE FRANCE ,
1
s'abreuvaient. Il cite à l'appui de son opinion une observation
du même genre faite par M. le professeur
Graf , conseiller de l'académie royale de Munich , dans
l'épidémie qui ravagea la Bavière vers le milieu du dixhuitième
siècle. On observa que tous les individus du
village de Peters-Brauner furent respectés . Or , ce village
est entouré de sources d'eaux thermales , sulfu
reuses , carbonisées . Ce phénomène excita l'attention
des médecins , et M. Graf voulut faire à cet égard
quelques expériences . Au milieu d'une épizootie grave ,
il isola les uns des autres plusieurs amimaux , il les
entoura de fourneaux où il entretenait une certaine quan
tité de soufre et de salpêtre en combustion , il parfuma
de la vapeur de ces substances les maisons et les éta
bles , et tous les animaux furent exempts de la contagion .
"
La campagne d'Italie devait ouvrir à M. Larrey une
carrière plus brillante et plus vaste , et ses destinées se
trouvèrent bientôt liées à celles du grand homme qui
conduisait nos légions dans l'Egypte . M. Larrey en
parcourut toutes les parties , brava toutes les fatigues et
tous les dangers , et parvint à rendre à l'humanité souffrante
les services les plus signalés . Ses mémoires sur
cette mémorable expédition sont déjà connus ; ils ont
mérité l'attention et tous les , suffrages des hommes de
l'art. Outre une foule d'observations importantes sur
la médecine et la chirurgie militaire , ils présentent
encore un intérêt historique qui ne saurait manquer
d'être apprécié par toutes les classes des lecteurs . Tantôt
ce sont des détails de moeurs , tantôt des remarques
d'histoire naturelle , tantôt des récits attachans , des digressions
et des épisodes qui répandent sur l'ensemble
de l'ouvrage up attrait tout particulier . Cette nouvelie
édition est enrichie d'un mémoire sur la topographie des
côtes d'Afrique , les phénomènes relatifs au climat , les
maladies endémiques qui s'y manifestent . C'est l'extrait
d'une lettre de M. Barel , officier supérieur du génie qui
après avoir fait , avec l'armée française , l'expédition
d'Egypte , fut pris par les Algériens et transporté sur
les côtes de Barbarie , où il erra plusieurs années . On
y trouve des détails importans et curieux sur les royau
MARS 1812 . 545
LA
SEINE
mes de Tanger , de Fez et de Maroc , sur ces nuages de
sauterelles qui dévorent toutes les plantes meurent
ensuite et servent d'engrais à de nouvelles plantes que
de nouvelles sauterelles viendront dévorer.
݂ܕ
DE
5 .
Chez les Maures comme chez les Egyptiens , il n'y a
point de médecins . En meurt- on davantage , dicat
brusquement un écrivain tel que Saint - Foix ? Sans doute
on y meurt davantage , car si les médecins se trompent
quelquefois , ils nous rendent aussi les services
les plus signalés . Supposez que nos armées n'eus Cen
sent eu parmi elles ni les Desgennettes , ni les Percy
ni les Larrey , ni tant d'autres hommes habiles voués
au service de l'humanité , combien de victimes de la
guerre n'aurions- nous pas à regretter de plus ? Chez les
Barbaresques la médecine est entre les mains des devins,
des jongleurs et de ces psylles si célèbres dans l'antiquité
. Croit-on que cet ordre de choses soit préférable
à nos écoles , à nos académies , à nos sociétés savantes
?
Le sucre , le café , l'indigo , le coton , et toutes les
plus riches productions des continens lointains viennent
abondamment dans ces contrées fertiles et s'y joignent
aux productions européennes . Il ne manque à ces beaux
climats qu'un peuple industrieux et civilisé .
Tant de services rendus aux armées par M. Larrey
méritaient une récompense honorable . Le premier Consul
la lui décerna en 1802 , en le nommant chirurgien
en chef de sa garde . Deux ans après il fut élevé au rang
des officiers de la légion d'honneur. C'est dans cet intervalle
que l'auteur a rédigé et publié ses mémoires de
chirurgie militaire . Ils servirent à accroître encore sa
réputation , et le poste qu'il occupait le mit à même de
rendre de nouveaux services. On trouvera dans le second
volume de son ouvrage tous les détails de la campagne
d'Austerlitz , et un mémoire important sur les
amputations .
Le troisième volume commence par les campagnes de
Prusse et de Pologne. On y remarquera des observations
curieuses sur l'asphyxie causée à Berlin par la vapeut
carbonique des poêles de fonte ; un mémoire sur la con
Mm
2
546 MERCURE DE FRANCE ,
gellation des membres , et un autre sur la plique . Que
n'a-t-on pas écrit et raconté sur cette dernière maladie !
de combien d'erreurs n'a-t- elle pas été l'occasion ! Aujourd'hui
elle est complètement connue , et les mémoires de
MM. Larrey et Chamseru qui l'ont observée sur les lieux,
les recherches du docteur Alibert ne laissent plus de
doute sur son caractère et ses effets . M. Larrey en assigne
, en observateur éclairé et judicieux , la cause vraisemblable
, et tout porte à croire qu'elle n'est souvent
que le résultat d'une autre maladie trop répandue pour
l'honneur de nos moeurs.
Les campagnes d'Autriche et d'Espagne offriront d'autres
sujets d'intérêt . M. Larrey décrit avec beaucoup de
clarté et de précision la topographie des deux Castilles ,
la constitution physique de leurs habitans , et sur-tout
cette colique rhumatismale bilieuse si connue sous le
nom de colique de Madrid . Il prouve invinciblement
que cette maladie ne provient pas de l'action des substances
métalliques , mais qu'elle appartient au climat .
Il prescrit les moyens de s'en défendre et ceux de s'en
guérir , et ne craint pas de s'écarter sur ce point de
l'opinion vulgaire .
Son mémoire sur les ataxies soporeuses , n'est ni moins
important ni moins curieux , et comme ces sortes de
maladies commencent à se répandre dans notre climat ,
les gens de l'art ne sauraient trop méditer ces observations
importantes. M. Larrey avait déjà bien mérité de l'humanité
, par les nombreux services qu'il lui a rendus ;
en publiant son ouvrage , il s'est acquis un nouveau
droit à la reconnaissance publique .
SALGUES .
'MARS 1812 . 547
MONUMENS ANCIENS ET MODERNES DE L'HINDOUSTAN , en
150 planches , décrits , avec des recherches sur l'époque
de leur fondation , une notice géographique et une
notice historique de cette contrée ; par L. LANGLÈS
membre de l'Institut impérial de France , etc .; le dessin
et la gravure dirigés par A. BOUDEVILLE ( 1 ) .
Première et deuxième livraisons.
« IL existe de nobles restes de l'architecture des Hin-
» dous et des Musulmans , et je ne serais pas éloigné de
» croire que ces mêmes ruines fourniront à nos archi-
» tectes de nouvelles idées du beau et du sublime . »
Telle était la manière dont s'exprimait , sur ces monumens
, le plus savant Anglais du dernier siècle , sir W.
Jones , qui joignait à une très-vaste érudition l'imagination
la plus vive et la plus brillante . Telle est aussi le
langage de tous ceux qui ont pu considérer ces titres irrécusables
de l'antiquité de l'Inde comme de la grandeur
et de la puissance de ses monarques . L'ouvrage que
nous allons faire connaître , et dont il a déjà paru deux
livraisons , justifiera pleinement cette opinion ,
nous ne doutons point que les artistes , comme les gens
du monde , ne paient de justes tributs d'éloges à l'infatigable
et savant orientaliste qui entreprend de les familiariser
avec l'architecture de l'antique patrie des Brahmes .
et
Mais avant de commencer cet extrait , nous devons
(1) On souscrit à Paris , chez Boudeville , rue du Paon-Saint- André
, nº 1 ; Nicolle , libraire , rue de Seine- Saint- Germain , nº 12 ;
Didot l'aîné , imprimeur-libraire , rue du Pont- de- Lodi , nº 6.
L'ouvrage entier sera composé de 150 planches , d'une carte géographique
, en deux feuilles , format colombier , et de 640 pages de
texte , le tout distribué en trois volumes , et divisé en 25 livraisons .
Chaque livraison sera composée de six planches , et de deux à trois
feuilles de texte , contenant les descriptions de chaque planche . Ce
texte est indépendant des notices géographique et historique.
Le prix de chaque livraison est pour les Souscripteurs , en papier
vélin , in -4° grand-aigle , figures avant la lettre , 36 fr. Idem , figures
avec la lettre , 24 fr . Papier fin , in-4º colombier , 15 fr .
M m 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
*
prévenir un reproche qu'on pourrait nous adresser . Peu
initiés aux mystères des beaux-arts , nous entreprenons
d'analyser un livre où va paraître habilement reprẻ
senté tout ce que l'Inde , cette contrée qui dispute
encore à l'Egypie l'honneur d'avoir été le berceau des
connaissances humaines , offre de plus digne d'être mis
en parallèle avec les monumens les plus imposans ,
les plus majestueux par leur masse , les plus élégans
et les plus riches dans leurs détails . Ne mériterionsnous
point d'être accusés de présomption , si nous ne
déclarions ici que nous rendrons compte des sensations
que nous éprouverons , sans prétendre émettre aucune
opinion ? Il n'est pas permis à tous indifféremment de
parler sciemment de poésie et de peinture , mais tous au
moins peuvent être sensibles aux beautés d'Homère et de
Virgile , de Raphaël et de Michel -Ange .
La première livraison des Monumens anciens et modernes
de l'Hindoustan est précédée d'une introduction
où l'auteur expose , dans un style élégant et concis , le
but , la marché de son entreprise , et ses moyens d'exécution
cette introduction sera l'objet de ce premier
extrait.
Décrire les nombreux monumens qui couvrent le sol
de l'Hindoustan , les représenter avec toute la fidélité
possible , donner sur leur histoire de courtes notices , dont
soit banni tout esprit de système , indiquer avec sagesse et
réserve les points de rapports qui peuvent exister entre
ces monumens et d'autres monumens connus tel est le
but que s'est proposé M. Langlès ; mais pour y parvenir,
il fallait adopter une marche qui fit éviter toute confusion
, et ce n'était pas une des moindres difficultés à
vaincre .
'
Ces monumens peuvent se diviser en trois classes . La
première comprend ceux dont le degré d'antiquité est
encore un problême , et qui sont antérieurs à l'introduction
de l'Islamisme dans l'Hindoustan on peut les appeler
Hindous ; tels sont le palais de Madhouréh , les
rochers sculptés de Mavalipouran , les immenses excavations
, les temples souterrains de Sadras , d'Eléphanta ,
de Salsette et d'Elora , les ruines de Ghaya , etc. La seMARS
1812 . 549
sonde classe embrasse les monumens élevés depuis que
la doctrine du coran s'est introduite parmi les sectateurs
de Brahma , et où l'on reconnaît encore le génie des ar-
'chitectes de l'Alhambra , de Fez , de Cordoue et du Caire :
de ce nombre sont le tombeau célèbre de Haïder Aly
Khan, les somptueux édifices de Féïz-Abad , de Dehly, etc.
Enfin dans la troisième se trouvent rangées les construc
tions plus régulières , mais moins majestueuses des Européens
; telles sont celles qui embellissent Madras et
Calcutta : cette dernière ville sur-tout , par le mélange
de ses monumens hindous et européens , offre , au rapport
de Hodges , l'aspect d'une ville grecque transportée
par un art miraculeux sur les bords du Gange . Trois
méthodes de classification se présentaient donc , et l'on
pouvait ou ranger ces monumens selon leur âge , ou
les diviser par classes , ou enfin les décrire d'après leur
position géographique . De ces trois méthodes , les deux
premières , ainsi qu'on en jugera en y réfléchissant
offraient beaucoup d'inconvéniens , tandis que la troisième
présentait le grand avantage de ne point fatiguer
l'attention du lecteur , en le transportant continuellement
d'une extrémité de l'Hindoustan à l'autre , et de lui faire
exécuter un voyage pittoresque dans l'une des plus belles
parties du globe ; ainsi , en adoptant cette méthode ,
M. Langlès a fait preuve de cette sagesse qui , sans
doute , le dirigera dans toute la suite de son travail.
Partant de la pointe la plus méridionale du cap Comorin ,
il s'avance du midi au nord , et fait alternativement des.
excursions vers la côte de Coromandel et celle de
Malabar.
I
?
Cependant des descriptions quelqu'exactes , quelque
élégantes qu'elles fussent , laissaient encore un souhait
dans l'ame du lecteur ; il était naturel qu'en admirant dans
ce bel ouvrage les oeuvres de la grandeur et du génie , on
désirât connaître et la topographie et l'histoire de la patrie à
laquelle elles appartiennent. Les ouvrages français ne présentaient
que des ressources . bien incomplètes , bien
disséminées pour satisfaire ce désir ; les atlas publiés
on France jusqu'à ce jour , n'offrent que des cartes défectueuses
de l'Hindoustan ; notre littérature ne possède
556 MERCURE DE FRANCE ,
aucun ouvrage où soient tracées , même imparfaite
ment , les différentes révolutions , les sanglantes et nombreuses
catastrophes dont il a été et sera , sans doute
encore , le théâtre . Les Anglais seuls , quoiqu'adonnés
à cet esprit mercantile , qui dirigeant vers l'intérêt personnels
toutes les facultés de l'ame , éteint en elle le
goût des beaux arts et des lettres , se sont beaucoup occupés
de l'histoire et de la statisque d'un pays qui depuis
long-tems est une des bases de leur prospérité ,
et c'est à eux , il faut l'avouer , qu'on doit les renseignemens
les plus exacts sur ce qui le concerne. Mais
ces sources étrangères ne sont pas accessibles pour tout
le monde ; et il devenait indispensable , pour rendre
les monumens anciens et modernes de l'Hindoustan d'une
utilité plus générale , de les accompagner d'une notice
historique et d'une carte géographique . Nous annonçons
avec plaisir que M. Langlès , a saisi avec empressement
l'occasion de remplir cette lacune , et graces à sa prévoyance
, nous pourrons au moins connaître l'histoire
et la géographie de l'Hindoustan , par la notice historique
et la carte géographique qui accompagneront son ouvrage
.
Tel est le but que s'est proposé M. Langlès , telle est
la marche qu'il a suivie . Si nous examinons maintenant
les ressources dont il doit faire usage , nous verrons
qu'elles sont proportionnées à l'étendue , à l'importance
du sujet. Pour convaincre nos lecteurs nous le laisserons
s'exprimer lui - même.
་་
La connaissance de quelques langues asiatiques
>> nous ouvre une mine qui a été trop peu exploitée ,
sur-tout en France . Pour se former une idée des im-
» menses richesses que renferme cette mine presque
» vierge , il suffit de parcourir rapidement le catalogue
» des manuscrits orientaux de notre bibliothèque impé-
» riale , celui des manuscrits de St. - Germain-des- Prés ,
» de MM. Genty , Brueis , Anquetil du Perron , etc. ,
» dont cette bibliothèqué s'est enrichie successivement ;
» enfin , le catalogue des manuscrits samskrits et benga-
» lis de la même bibliothèque , que nous avons publiés
» dernièrement en un volume in- 8° .*
MARS 1812. 551
Après avoir vanté avec raison les inappréciables
>> ressources qui se trouvent dans la plus nombreuse et
» šur-tout dans la plus précieuse collection de manus-
» crits orientaux , qui ait jamais été formée dans l'Eu-
» rope , et qui existe maintenant dans le monde entier .
» collection que je vois depuis vingt ans prendre chaque
jour de nouveaux accroissemens , ne serait- il pas in-
» convenant , même ridicule de citer ma bibliothèque
>> particulière ?
*
>>
A
>> Je n'ai épargné ni recherches ni sacrifices pour ras
» sembler tous les ouvrages relatifs à la littérature orien-
>> tale , textes originaux , ou traductions publiés en Eu-
» rope et en Asie . Je crois pouvoir au moins indiquer ici
» nominativement , à cause de son importance , un ma-
» nuscrit persan autographe , et j'ose dire unique ; car
>> le petit nombre de copies qu'on a essayé d'en tirer ,
» sont et doivent être très -imparfaites , à cause de l'é-
>> norme quantité de tableaux statistiques , de tables , de
» chiffres qu'il contient . Cet ouvrage , intitulé Ayin Ak-
» béry, ou Instituts d'Akbar , renferme la description
» de l'Inde , la plus complète et la plus minutieuse qu'on
puisse imaginer . L'idée et le plan de ce bel ouvrage
>> furent concus par le grand mogol Akbar ; il en confia
>> l'exécution à son premier vizyr Aboul' Fazal , célèbre
» encore dans l'Hindoustan par son immense érudition
» et par la protection que trouvaient auprès de lui tous.
>> ceux qui cultivaient les sciences , les arts et les let-
» tres (2) . »
>>
On a pu voir par l'exposé
que nous venons
de présenter
, la différence
qui paroit devoir exister
entre les Mònumens
de l'Hindoustan
, et les ouvrages
magnifiques
mais
imcomplets
de Gough
, Grawfurd
, Holmes
, Hodges
,
Daniell
, Solvyns
, etc. Cependant
quelques
personnes
.
ont prétendu
établir
des rapports
beaucoup
trop multipliés
entre les Hindous
de M. Solvyns
, et les incomparables
vues de Daniell
et l'ouvrage
de M. Langlès
.
( 2 ) M. Langlès a consacré un article curieux à ce célèbre ministre
dans la Biographie universelle . On y trouvera une notice trèsdétaillée
et très- exacte du contenu et de la division de l'Ayin Akbéry.
552 MERCURE
DE FRANCE
,
Quelque dénuée de justesse que soit la première comparaison
, nous observerons que M. Solvyns n'a eu en
vue que de représenter les individus , tandis que M. Langlès
offre et décrit les objets. L'ouvrage du premier
pourra servir à l'histoire de l'homme physique et moral ,
l'ouvrage du second , à celle de l'art . Quant aux vues de
Daniell , ne devaient-elles pas être mises à contribution?
quel artiste a jamais représenté avec plus de talent ,
avec plus de vérité les beaux sites et les magnifiques
monumens de l'Hindoustan ? M. Langlès pouvait-il négliger
une source aussi riche et sur-tout aussi estimée
des Anglais même ? Il s'agit donc bien moins de savoir
si son ouvrage sera une imitatiou de Daniell et autres ,
que de juger du goût , du discernement mis dans le choix
et les descriptions des objets , ainsi que de l'art et de la
fidélité avec lesquels M. Boudeville , artiste justement
estimé , a su s'approprier les travaux des dessinateurs
anglais.
Dans un second extrait nous rendrons compte des deux
livraisons qui viennent de paraître .
AM. JOURDAIN.
TROIS NOUVELLES ; par l'Auteur d'Agnès de Lilien , traduites
de l'allemand .-Deux vol . in- 12. - Prix , 4 fr . ,
et 5 fr . 50 c. francs de port . - Paris , Paschoud ,
libraire , rue Mazarine , nº 22 .
CES Trois Nouvelles sont précédées d'une Préface , de
laquelle , avant d'entrer en matière , j'extrairai les passages
suivans :
<< Un ouvrage de l'auteur D'AGNÈS DE LILIEN doit ins-
» pirer une prévention favorable ; et , si le lecteur est
» trompé dans son attente , ce sera la faute du traduc-
» teur ..... En les lisant je me disais qu'il ne fallait que
» de l'âme pour rendre ces pensées justes et nobles ; ces
>> nuances de sentiment fines et délicates qui distinguent
» les compositions de Mme de W..... ; de ce côté là je
» me croyais en fonds ; je n'imaginais pas qu'il pût être
MARS 1812. 553
difficile d'exprimer ce que je sens si bien , et je pensais
n que si j'avais le bonheur de réussir , c'en serait assez
» pour mériter l'indulgence à d'autres égards . Je ne son-
» geais guère aux inconvéniens d'un style que l'usage
» n'a point encore poli , aux incorrections qu'on reproche
» si impitoyablement à UNE PROVINCIALE .... J'avoue que
j'ai terni le coloris de mon modèle , j'ai retranché ou
» affaibli des pensées fortes , des images brillantes qui ,
» dans notre langue , auraient paru gigantesques ou
» précieuses .... Il est certain que cet ouvrage était
>> digne d'occuper une plume plus exercée que celle qui
» s'essaye ici pour la première fois..... »
>
Le style de cette modeste préface ne m'inspirait point
une prévention trop favorable pour le traducteur ; et
comme je ne connaissais ni Agnès de Lilien , ni Mme de
W..... , je ne pouvais guère penser plus avantageusement
de l'auteur allemand . J'allais donc laisser là ces.
Trois Nouvelles lorsqu'un retour de conscience m'a
porté à en commencer du moins la lecture avant de les
condamner : il arrive souvent qu'une préface mal faite
précède une traduction passable ; alors si l'ouvrage offre
de l'intérêt , on pardonne volontiers quelques incorrections
de style , sur-tout à une dame qui s'essaye pour
la premièrefois.
Afin de mettre le lecteur à même de juger le fonds et
le style de ces trois petits romans , je vais analyser le
premier , intitulé : EDMOND et EMMA ; et j'aurai soin de
me servir des locutions du traducteur , qui sont presque
toujours fort curieuses .
Edmond brûlait d'un amour concentré pour la jeune
Emma ; pendant l'été précédent , chaque matin il s'était
proposé d'ouvrir son coeur à Emma , et chaque soir il
avait trouvé quelques raisons de n'en rien faire.
Aussi l'héroïne et sa mère , s'impatientant des raisons
de chaque soir , quiltèrent leur terre pour aller dans une
ville voisine , où elles rencontrèrent au bal un jeune
militaire nommé Hohemberg ; il offrit son coeur et sa
main à Emma , qui l'accepta tout de suite .
Elle était cependant incertaine si les émotions de son
coeur appartenaient à l'ami absent ou à l'ami présent ;
554
MERCURE DE FRANCE ,
mais n'importe ! on n'y regarde pas de si près quand
tous les pressentimens de tendresse et d'amour planent
devant l'imagination d'un jeune homme ; la mère d'Emma
travaillait aux préparatifs du mariage , avec une extrême,
précipitation , comme si elle y avait été poussée par le
pressentiment d'une mort prochaine.
En effet elle mourut peu de jours après le départ
d'Hohemberg , qui allait donner sa démission ; de sorte
que l'héroïne , n'ayant rien de mieux à faire , retourna à
sa campagne pour se mettre sous la tutelle de son premier
amant , jusqu'à ce que l'autre revînt pour l'épouser,
Un jour qu'ils étaient dans un doux tête- à-tête , au
moment où l'homme aux raisons de chaque soir allait
peut-être se déclarer , un bruit , à la grille , vint mettre
fin à cette scène douloureuse , qui n'était cependant pas,
sans douceur : une figure inconnue se présenta , avec
deux grands yeux noirs, sous les haillons de la misère
leur demanda l'aumône et TOMBA évanouie. Ils coururent
l'un et l'autre à son secours , en la relevant pour
la porter , d'après la prière d'Emma , dans sa maison.
Edmond ayant demandé à la figure inconnue , lorsqu'elle
fut revenue à elle , quel évènement extraordinaire
L'avait conduite dans cette contrée ? Mon coeur ! ... dit- elle ,
en RETOMBANT sur le coussin les yeux fermés . Elle revint
encor à elle , et cria : Ma mère ! mon infortunée mère !
pardonne à ton enfant ! à ton pauvre misérable enfant!
Elle paussa un cri déchirant , les nerfs se contractent , et
elle TOMBA privée de sentiment .
et
Cependant , malgré toutes ces chutes , elle voulut encore
se lever , mais elle sentit son impuissance
RETOMBA defaiblesse . Vous voyez bien , lui dit Edmond ,
que vous voulez faire l'impossible ! ... En effet , tomber
quatre fois de suite , c'est un peu fort !
Cette belle inconnue était une Espagnole , séduite et
abandonnée par Hohemberg ; elle courait après cet infidèle
, sans savoir où le trouver. Ses fatigues , son
amour , et ses chutes sur-tout , l'ayant rendue malade ,
Emma lui donna l'hospitalité , et en prit le plus grand
soin.
La jeune châtelaine avait toujours des tête-à-têtes sans
MARS 1812.
555
pouvoir obtenir une déclaration en forme . ( Je crois
qu'elles sont passées de mode ! ) Cependant le demi-jour
du sentiment prêt à se répandre , fut remplacé brusquement
par le jour perçant de la réalité : l'éclair du sentiment
brilla jusqu'au fond de son coeur ; mais l'obstiné
Edmond ne parla point d'amour.
Pendant ce tems - là la belle malade pensait à son volage
amant son ardente imagination la reportait sans
cesse sur le passé ; elle savourait encore le parfum de la
fleur fanée ; sa conduite était inégale comme le flux et le
reflux des sentimens de son coeur ; la pauvre enfant
croyait avoir terminé son compte avec les félicités et les
douleurs de la vie. Elle savait que son infidèle devait
épouser Emma ; et , quand cette dernière l'approchait ,
elle frémissait à l'idée qu'elle possédait actuellement son
propre bonheur ; mais cependant elle la voyait en quelque
sorte au travers de l'amour d'Hohemberg , tandis que le
coeurd' Emma nepouvait supporter les alternatives d'amour
et dé repoussement qui l'agitaient elle pensait que près
d'Edmond elle aurait pu devenir heureuse femme ; et
cemme elle était habituée à régler ses sentimens sur la
saine raison , elle se reprochait chaque mouvement de
cette espèce . Hélas ! en agissant , nous croyons diriger le
fil de notre vie ! mais il est entraîné , comme des milliers
d'autres , dans le tissu éternel des événemens ! ...
:
Edmond , enfin , se décida à faire l'aveu de son
amour ( c'était sans doute un matin ) ; la belle répondit
à sa déclaration par une autre beaucoup plus longue et
plus passionnée . Ils étaient heureux ! ... Combien fut
pénible l'interruption de cet état de béatitude ! ... Un malheureux
laquais se précipita à la porte pour annoncer
Parrivée d'Hohemberg..... Le lecteur s'attend peut-être à
voir un duel ? point du tout ! qu'il se rassure : tout s'arrange
le mieux du monde ; Edmond et Emma se marient
et l'inconstant Hohemberg épouse la dame aux chutes.
Cette première nouvelle ne m'a donné nulle envie de
lire les deux autres . Peut-être ai -je eu tort ; mais l'auteur
allemand aurait dû commencer par un ouvrage plus piquant
; et la traductrice , qui s'essaye pour la première
fois , aurait dû confier son manuscrit à quelque ami ins→
truit et sévère avant de le livrer à l'impression . M.
1
5.56 MERCURE DE FRANCE ,
LOUIZA . NOUVELLE.
Le désir de partager la gloire de nos armées avait décidé
Henrick Geurick à s'éloigner , fort jeune encore , des montagnes
du canton de Zug qui l'avaient vu naître. Après
avoir fait la guerre sous les drapeaux français pendant plus
de six ans , il avait obtenu un congé fort court , dont il profitait
pour revoir un moment sa patrie . C'était la petite
ville de Lowertz .
Le jour était déjà fort avancé quand il y arriva , et il n'eut
dans la soirée que le tems d'embrasser ses plus proches parens
. Un regret bien vif se mêlait à sa joie : il ne retrouvait
plus à Lowertz l'ami de son enfance , le bon , le'noble Alfred .
La mort l'avait enlevé depuis près de dix-huit mois de la
manière la plus funeste.
Il était tard quand il rentra chez sa mère . Il passa devant
l'appartement de sa soeur : la porte en était ouverte. Il vit
Betzi devant sa fenêtre , les yeux fixés sur le cimetière ; et
de tems en tems elle essuyait ses larmes . Il s'approcha
doucement d'elle : ma soeur , lui dit -il , vous pleurez ! confiez-
moi vos peines. Il n'y a point de chagrin si cruel que
l'amitié ne puisse adoucir .
Hélas ! répondit Betzi en étendant ses bras , regardez ma
pauvre Louiza ! Ce n'est pas moi qui suis malheureuse
c'est elle ; et quand je la vois baignée de ses larmes , les
miennes coulent en abondance . Toutes les souffrances de
son coeur retentissent dans le mien !
Henrick aperçut dans le cimetière une jeune fille de la taille
la plus élégante . Elle était appuyée contre un vieux tilleul .
La lune éclairait sa tête et une partie de ses bras . Le reste ,
quoique dans l'ombre , se distinguait à cause de la blancheur
de ses vêtemens . Elle paraissait immobile comme
l'arbre qui aidait à la soutenir , et si ses yeux cessaient
quelquefois de considérer la tombe qui était devant elle ,
c'était pour s'élever vers les cieux ,
Votre amie , dit Henrick en soupirant , ne se console
donc pas de la mort de mon cher Alfred ? Je pense , ré- .
pondit Betzi , qu'elle ne s'en consolera jamais . Il semble
qu'il ne lui reste plus d'autre appui que sa douleur , et qu'il·
lui faut on la nourrir ou cesser d'exister . Vous savez comkien
ils s'aimaient avant votre départ : les années n'avaient
MARS 1812 .
557
servi qu'à augmenter encore leur mutuelle affection ; car
la beauté de Louiza , quelque parfaite qu'elle soit , est le
moindre de ses avantages . Elle joint à un jugement trèssolide
, tant de bonté , de simplicité et de candeur que
tous ceux qui la connaissent sont forcés de l'aimer . Le bon
M. Schneider voyait avec plaisir les progrès d'une inclination
qui devait faire le bonheur de sa fille . Quel père n'aurait
pas désiré d'avoir Alfred pour gendre ? Il lui avait promis
de lui donner Louiza en mariage dès qu'elle aurait dixhuit
ans il lui a tenu parole . On a fait les préparatifs du
mariage ; le contrat a été signé , et nous avons accompagné
les deux jeunes époux à l'église , où ils ont été fiancés par
notre respectable pasteur.
Alfred faisait alors de fréquens voyages à Zug , pour
presser les travaux d'un bijoutier qui préparait différentes
parures pour Louiza . Mon amie et moi , nous allions souvent
au-devant de lui jusqu'auprès d'Arth , et nous nous
asseyions sur une hauteur qui domine tout le lac . Nous découvrions
de ce lieu la nacelle qui portait Alfred . Elle ne nous paraissait
d'abord que comme un petit point noir sur les eaux ,
et nous prenions un plaisir extrême à le voir s'avancer
Alfred de son côté nous distinguait de fort loin ; il nous
faisait des signes , et venait débarquer près de nous .
L'avant-veille du jour fixé pour le mariage de Louiza ,
nous étions allées attendre Alfred , comme je viens de le
dire. Le tems était fort orageux ; des nuages noirs et pleins
de foudres nous cachaient le sommet des montagnes , et il
s'élevait sur le lac de grandes vagues qui se brisaient avec
fracas contre les rochers énormes dont il est entouré ..
Louiza considérait en silence et avec effroi les préludes
d'un orage épouvantable . Je devinais ses craintes , je les
partageais ; cependant je crus devoir essayer de calmer un
peu l'extrême agitation où je la voyais . Rassurez -vous , lui
dis-je , soyez certaine qu'Alfred ne s'embarquera pas .
Pouvez-vous supposer que voyant la traversée si dangereuse
, il veuille s'y hasarder ? Il sait que nous l'attendons ,
dit-elle d'une voix tremblante . Il pensera , repris -je , que
nous reviendrons demain dès le matin . Hâtons - nous ,
chère Louiza , de regagner Lowertz. Il est déjà tard , et si
l'orage éclate tout-à-fait , notre retour deviendra impossible
et nos parens seront fort inquiets. Un moment encore , me
dit- elle !
ma
Louiza différa tellement , qu'il ne nous resta plus d'autre
parti à prendre que de nous rapprocher d'une hôtellerie qui
558 MERCURE DE FRANCE ,
n'était pas très -loin . Nous nous plaçâmes sous le balcon et
nous étions là un peu à l'abri du vent , de la pluie et de la
grêle . La maîtresse de l'hôtellerie vint nous prier aveć
beaucoup de politesse , d'attendre chez elle que l'orage nous
permit de retourner à Lowertz : je me disposais à la suivre ;
mais Louiza me retint et me serrant la main avec un mouvement
convulsif dont je fus effrayée , elle s'écria : J'ai vu
une barque , n'entrons pas ! Je fus bientôt forcée de me
convaincre , hélas ! qu'elle ne se trompait pas . Un coup de
went poussa la barque de notre côté ; mais elle ne pouvait
plus résister à la violence des vagues : tous les efforts d'Alfred
et de son guide étaient inutiles . Un autre coup de
vent jeta le bateau , avec furie , contre un écueil et le brisa
en mille morceaux ! Alfred et son compagnon essayèrent de
se sauver à la nage ; mais le courant de l'eau les entraîna
sous les rochers , où ils disparurent l'un et l'autre .
:
Un grand nombre de personnes étaient accourues sur les
bords du lac , dans l'espérance bien vaine de trouver quelque
moyende porter du secours à ces infortunés voyageurs . Les
cris qui s'élevèrent du milieu de cette foule , nous firent comprendre
que tout était perdu . Je tenais mon amie dans mes
bras : elle était mourante . On m'aida à la porter dans l'hôtellerie
je la déposai sur un lit , et je passai la nuit près
d'elle . Quelle ruit affreuse , ô mon dieu ! Le lendemain ,
dès le matin , M. Schneider vint avec une voiture chercher
sa fille ; car la nouvelle qui rendait pour jamais Louiza
malheureuse , était déjà arrivée à Lowertz. Get excellent
père tâchait de retenir ses larmes . Il s'efforçait par ses discours
d'inspirer à sa fille le courage dont il avait besoin
lui-même pour supporter une si affreuse adversité .
Quelques jours après , on retrouva le corps d'Alfred . On
rapporta à Lowertz et on le déposa sous cette pierre.
M. Schneider me pria de ne point quitter Louiza dans les
premiers momens de sa douleur ; mais je n'avais pas besoin
de cette invitation , car il m'en aurait trop coûté pour me
séparer d'elle . Il me semblait que nos larmes avaient moins
d'amertume quand elles coulaient ensemble , qu'elles
cimentaient dans nos coeurs les neuds de notre tendre amitié
, qu'elles les rendaient indissolubles ; et je sentais que
rien , à l'avenir , ne serait capable de les rompre .
Je voulais passer auprès de Louiza la nuit qui suivit les
obsèques , et partager son lit , comme j'avais fait les nuits
précédentes ; mais elle me dit qu'elle préférait que je la
laissasse entièrement libre, Je me retirai donc , fort triste,
MARS 1812 . 559
je vous assure ; car c'était pour moi un grand sacrifice
de céder à ses désirs en cette occasion .
que
Je me retirai dans ma chambre ; mais voyant bien
qu'il me serait impossible de dormir , je ne songeai pas
même à me coucher . Je m'appuyai contre cette fenêtre , les
yeux fixés sur la tombe d'Alfred , et je trouvais , je ne sais
quel plaisir , à repaître mon esprit de mille pensées douloureuses
! Je présumais que Louiza ne m'avait éloignée
que pour se livrer , sans témoins , à des accès de désespoir
que peut-être ma présence seule avait contenus jusqu'alors .
Tout-à-coup , je l'aperçus qui entrait dans le cimetière . Je
la reconnus à sa taille et à sa démarche ; car la nuit étaît
obscure . Elle s'approcha de la tombe d'Alfred , se prosterna
et pria pendant assez long- tems . Elle se leva ensuite
et s'appuyant contre ce vieux tilleul , elle resta dans l'attitude.
où vous la voyez aujourd'hui ; mais alors sa douleur qui
était plus récente , la forçait plus souvent à essuyer ses
larmes . Je ne pus résister au désir d'aller joindre mon amie .
Je descendis et j'entrai dans le cimetière . Louiza apercevant
dans les ténèbres la robe blanche dont j'étais vêtue
fit vers moi quelques pas avec beaucoup d'empressement ;
mais lorsqu'elle eut entendu ma voix , elle s'arrêta . Quoi !
c'est vous , Betzi , me dit - elle ! J'espérais ..... Je l'ai tant
prié de venir me parler encore une fois !
Ma chère Louiza , lui dis -je en la pressant tendrement
contre mon sein , que voulez-vous dire ? Serait-il possible
que votre esprit , qui a toujours été si sage , se livrât à la
plus insensée de toutes les espérances ? Le repos du tombeau
comble , hélas ! tous les désirs de ceux qui s'y reposent;
et rien ne peut les engager à s'en priver , même pour un
instant . Abandonnez donc une pensée qui ne se réalisera
jamais . La nuit est très-froide , et je sens vos vêtemens tout
imprégnés d'humidité . Permettez-moi de vous reconduire
chez vous . Louiza s'appuya sur mon bras ; elle consentit à
me suivre ; mais elle revint le lendemain , et toutes les
nuits je la vois prier sur la tombe d'Alfred . Elle conserve
toujours l'espérance qu'il cédera à ses instances , et qu'il
viendra recevoir le serment qu'elle prétend lui faire de ne
jamais agréer un autre époux , et de passer sa vie à le pleurer
. Je lui ai répété souvent tout ce que je pouvais lui
dire sur cette extravagante chimère ; mais je n'ai pu obtonir
qu'elle y renonçât . Elle a même fini par exiger que je
lui fisse la promesse de ne lui parler jamais de ses courses
nocturnes dans le cimetière . S'il est permis à Alfred de
1
560 MERCURE DE FRANCE ,
m'apparaître ; m'a-t-elle dit , je suis certaine qu'il ne me
refusera pas toujours cette satisfaction ; si Dieu seul peut
m'accorder une si grande faveur , je l'obtiendrai peut-être
à force de prières et de larmes .
Elle m'a aussi . défendu expressément de l'interrompre
dans sa prière . Je ne descends donc pas de peur de la
contrarier ; mais je suis à la fenêtre , je ne la perds pas
de vue , et je demande à Dieu , avec ferveur , de rendre la
paix à cette ame si pure et si cruellement affligée .
3.
Henrick ne perdait pas un mot du récit que lui faisait
sa soeur : en l'écoutant , il tenait ses yeux fixés sur Louiza ,
et tout en lui dénotait la plus tendre compassion . Le len
demain , c'était un dimanche , Betzi sortit de bonne heure
pour prendre son amie et aller avec elle à la grand'messe .
De son côté , Henrick entra aussi dans l'église . Ses regards
cherchèrent Louiza qui était déjà toute absorbée dans la
prière , et il lui sembla voir un ange en adoration devant le
trône de l'Eternel . Après la messe les deux jeunes
amies sortirent par une petite porte qui avoisinait la tombe
d'Alfred , et elles s'y arrêtèrent un instant pour prier. Les
yeux de tous ceux qui passaient se tournaient affectueusement
sur Louiza . On partageait les peines de son coeur ; on
gémissait de la voir toujours si pâle , si triste , si abattue :
on formait des voeux pour que le ciel fît enfin descendre
dans son ame quelque consolation .
Tandis que Louiza et Betzi rentraient dans la maison du
bon M. Schneider , Henrick ayant tourné ses pas vers un
bois solitaire , rêvait aux moyens de retirer Louiza de
l'abîme de douleur qu'elle semblait prendre plaisir à creuser
tous les jours davantage . O mon cher Alfred , s'écria - t - il
tes cendres ne peuvent s'irriter des voeux que je forme ! Si
tu me faisais entendre la voix , ce serait pour me léguer
une portion si précieuse de ton héritage . Deviens possesseur,
me dirais-tu , de cet inestimable trésor : c'est à tes soins
que je le confie. Fais le bonheur de ma Louiza ; que les
deux personnes que j'ai aimées avec le plus de tendresse
sur la terre , deviennent heureuses l'une par l'autre , et
conservent à leur ami un éternel et tendre souvenir .
Henrick était fort embarrassé sur le choix des moyens
dont il devait faire usage pour déterminer Louiza à accueillir
sa demande . Il craignait de la lui rendre désagréable
parune précipitation indiscrète ; et cependant n'ayant obtenu
pour venir à Lowertz qu'un congé fort limité , il lui était
impossible d'employer tous les ménagemens qu'exigeaient
MARS 1819. 56
SEINE
la délicatesse et l'extrême sensibilité de Louiza . La pensie
d'un stratagême se présenta à son esprit . D'abord il rest
il lui répugnait d'avoir recours à la ruse , l'artifice i paraissait
grossier et le succès fort incertain ; mais les circons
tances le pressaient ; il ne voulait point partir ens egre
l'époux de Louiza : il n'avait pas un seul moment a perdre
Il finit, donc par se résoudre à accomplir , dès le soiree
le dessein qu'il avait conçu .
A peine est-il nuit , qu'il entre dans l'église et s'y cache .
Le peu de fidèles qui prient encore se retirent bientôt , et
le jeune guerrier , resté seul , sort du lieu où il s'était retiré.
Une seule lampe brûlait dans le sanctuaire sa clarté et
celle de la lune qui se glissait à travers les vitraux , ne
combattaient les ténèbres que bien faiblement . Henrick
s'avance ; mais quelque légère que soit sa marche , elle
retentit sous les voûtes . Le silence qui règne autour de
lui le pénètre d'un saint respect et l'oblige un moment à
s'arrêter. Un sentiment inexprimable s'empare de toute son
ame !Il s'approche lentement de l'autel , et dans une prière
qui part du fond de son coeur , il demande au ciel une
compagne sur laquelle il puisse concentrer ses plus chères
affections , dont l'ame réponde à la sienne , qui soit enfin
semblable à l'image qu'il s'est tracée de la feinme qui doit
faire le bonheur de sa vie !
Après avoir ainsi prié , le jeune militaire marche vers la
porte qui est près de la tombe d'Alfred . Il l'entr'ouvre doucement
, mais il ne voit point encore Louiza. Vingt fois
il revient à cette porte , et vingt fois son attente est trompée
. L'horloge qui seule interrompt quelquefois , pour un
instant , le profond silence qui l'environne , lui fait compter
de loin en loin , et avec une lenteur qui lui paraît insupportable
, les heures , les demi-heures , les quarts - d'heu
res ! Enfin , il croit entendre un peu de bruit dans le cimetière
. Il écoute attentivement : un soupir douloureux lui
assure qu'il ne se trompe pas . Il regarde et voit Louiza à
le humide. Ses coudes sont appuyés sur
genoux sur gazon
la pierre qui couvre les restes de celui qu'elle aime ses
mains soutiennent son front et cachent son visage . Henrick
jette sur sa tête une étoffe blanche dont il se couvre
entièrement et qui descend jusqu'à terre . Il sort de l'église ,
s'avance et s'assied sur la tombe sans avoir été aperçu ;
mais les larmes de Louiza , ses soupirs , ses sanglots , les
mols entrecoupés qu'elle prononce et qui expriment si
vivement le désir de revoir Alfred une fois seulement ,
Nn
LA
562 MERCURE DE FRANCE ,
pour lui jurer de n'aimer jamais que lui , tout contribue à
porter dans l'ame de ce jeune homme l'attendrissement à
son comble , et ne pouvant plus maîtriser le trouble qui
Tagite , il laisse échapper un profond soupir . Louiza leve
la tête et s'écrie avec un accent qui montre toute la joie
qu'elle éprouve : mon cher Alfred , je vous revois enfin !
Ma chère Louiza , dit Henrick à voix basse et affectueusement
, votre ami vient adoucir vos peines . Levez - vous ;
asseyez-vous avec confiance , près de moi , sur cette tombe :
elle a cessé d'être insensible . Ecoutez -moi , sans m'interrompre
. L'entretien que je vais avoir avec vous ne peut pas
être long , et des momens si courts , și précieux , doivent
être employés à assurer le bonheur de votre vie ..
Votre douleur m'afflige , ajouta-t-il . De quel repos , de
quelle félicité votre ami peut-il jouir , lorsqu'il vous voit
sans cesse baignée de larmes , et que loin d'en tarir la
source , le tems semble en augmenter tous les jours l'amertume
? Lui serait-il possible de ne pas souffrir en vous
voyant résolue à laisser votre beauté se flétrir , et votre jeunesse
sese consumer dans des regrets inutiles ? Ma chère
Louiza , il faut pénétrer votre esprit d'une pensée affligeante ,
mais malheureusement trop vraie ! Tout l'espace qui se
frouve entre le ciel et la terre vous sépare pour jamais
d'Alfred , et cependant vous ne devez pas rester ici -bas
sans y jouir encore du bonheur d'aimer et d'être aimée . Il
faut songer aussi que vous n'avez d'autre protecteur qu'uo
père
et sans fortune ? Ne qui vous laissera
bientôt orpheline
vous immolez pas à une exaltation de
sentiment que la raison désapprouve
, et n'abandonnez
pas
votre avenir aux caprices du sort. Concevez l'espérance ,
non pas d'une félicité semblable à celle qui vous était promise
, mais d'une existence agréable . Le coeur d'Alfred
n'est pas mort tout entier . Il vit encore dans celui de cet
ami fidèle , pour qui vous avez toujours eu vous- même de
l'affection , et dont vous avez dit souvent la femme qui
l'épousera sera très -heureuse ! c'est lui qui doit remplir les
engagemens
que j'avais pris avec vous . C'est à lui que je
yous confie, Nee vous refusez pas à faire le bonheur du frère
de votre chère Betzi .
t
:
Le jeune guerrier s'était levé et il se disposait à rentrer
dans l'église . Louiza s'écria : quoi ! vous voulez que j'oublie
les sermens que je vous ai faits , et vous me proposez
d'épouser Henrick ? Jamais je n'aurai d'autre époux qu'Alfred
, jamais je n'aimerai que lui . Henrick s'arrêta : ô má
MARS 1812 . 563
ehère Louiza , dit-il en joignant les mains d'une manière
suppliante , ne me refusez pas la grâce que je vous demande !
Adieu : il faut que je vous quitte . Prouvez-moi que vous.
ne méprisez pas mes avis .
Louiza regagna sa demeure à pas lents . Son ame était
triste , son coeur était troublé . Lorsqu'elle se fut retirée dans
sa chambre , elle se rappela ce qu'elle venait d'entendre ,
ellé en répéta chaque mot avec un accent douloureux . Elle
aurait voulu qu'Alfred , loin de blamer ses larmes , l'eût encouragée
à nourrir éternellement sa douleur. Alfred , s'éeriait-
elle , ô mon cher Alfred , quels conseils me donnezvous
? M'est-il permis de les suivre , et puis -je donner ma
main à Henrick , quand mon coeur est tout à vous ?
Le lendemain , Henrick vint rendre visite à M. Schneider
, et les questions de ce vieillard l'obligèrent à entrer
avec lui dans les plus grands détails sur les combats auxquels
il s'était trouvé . Il racontait nos victoires ; mais ses
yeux se tournaient sans cesse sur le métier où Louiza et
Betzi brodaient ensemble . Dès qu'il fut libre , il s'approcha
d'elles , et les regarda travailler pendant quelques instans .
Enfin avec une voix qui décélait tout l'attendrissement dont
il était pénétré , il dit à Louiza : La perte que nous avons
faite , nous a fait répandre à l'un et à l'autre bien des larmes
;
mais il me semble que celles que je verserai dans les
lieux mêmes ou reposent les cendres de notre ami , et près
de celle qu'il aimait d'un amour si vrai , ne seront pas sans
quelque douceur. Ne me permettrez-vous pas de venir
pleurer Alfred avec vous?
&
Le visage de Louiza fut à l'instant inondé de ses larmes .
Les sanglots qu'elle s'efforçait d'étouffer l'empêchèrent de
proférer une seule parole . Elle ne put répondre à l'ami
d'Alfred que par un regard ; mais toute son ame y était
peinte . Henrick prit la main de Louiza , la pressa doucement
dans les siennes , la porta respectueusement à ses
lèvres et l'arrosa de ses pleurs .
Henrick se hâta de faire connaître à M. Schneider le
désir qu'il avait d'obtenir la main de Louiza et de s'unir à
elle avant de rejoindre l'armée . Il crut même devoir lui
faire l'aveu de l'artifice qu'il avait mis en usage pour préve
nir Louiza et la disposer à accueillir une demande qu'elle
se serait assurément fait un devoir de rejetter ; et il remit à
la prudence de ce vieillard le soin de faire de cette confi
dence l'usage qu'il jugerait le plus convenable , Il serait
imprudent, ajouta-t -il , de différer cette union . On ne
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812 .
peut pas prévoir le destin que les armes me réservent , et
quelque chose qui m'arrive , il faut que le sort de Louiza
soit assuré .
Cette proposition parut trop avantageuse à M. Schneider
pour ne pas être acceptée avee empressement . Il parla à sa
fille avec tendresse et avec fermeté . Betzi la supplia de ne
pas se refuser à faire le bonheur de son frère ; et Louiza ne
pouvant résister à des instances si vives , promit , quoiqu'à
regret , de se conformer à la volonté de son père . Peu de
jours après son mariage , Henrick fut obligé de partir , mais
toutes les fois que son devoir lui laisse un moment de
liberté , il court à Lowertz , et va se délasser auprès de
Louiza des fatigues qui sont inséparables de la profession
militaire. ANTOINETTE LEGROING .
VARIÉTÉS .
-
SOCIÉTÉS SAVANTES. Programme des Prix proposés par la Société
d'Emulation de Cambrai , pour les années 1813 et 1814. — Pour
le 1erjuillet 1813. 1º. Indiquer un moyen de reconnaitre en quelle
proportion se trouvent mêlangées , dans un terrain de culture , les
terres siliceuse , calcaire et argileuse .
2.Un précis historique sur Jean de Montluc-Balagny , maréchal
de France et prince de Cambrai , ainsi que sur Renée de Clermont et
Diane d'Estrées , ses deux épouses .
Corre
Pour le 1er janvier 1814. · 1º. Quels sont les moyens les plus
prompts et les plus efficaces pour rendre populaire la connaissance
des découvertes utiles à l'humanité en général , et spécialement de
celles qui peuvent favoriser les progrès de l'agriculture et des arts
mécaniques ?
20. "'Quelle a été l'influence du Gouvernement de Philippe II , roi
d'Espagne , sur l'agriculture , le commerce et les arts , dans les Pays-
Bas , et particulièrement dans le Cambrésis ? : 3
Les mémoires sur ces quatre objets seront accompagnés d'un billet
cacheté , indiquant le nom et la résidence de l'auteur. Ils devront être
parvenus francs de port , à M. Farez , secrétaire perpétuel de la
Société , avant l'époque désignée pour la clôture de chaque concours .
Une médaille d'or serà décernée à l'auteur du mémoire qui , sur
chacun de ces sujets , aura le mieux atteint le but que la Société se
propose.
Les membres résidans sont seuls exclus du concours.
冰冰
}
POLITIQUE.
LES ordres du conseil anglais , ce brandon fatal que la
discorde a emprunté au génie de' l'ambition et de la cupidité
, pour entretenir en Europe l'incendie que la loyauté
française avait éteint dans Amiens , viennent encore une
fois d'être attaqués au sein du parfement , dans un discours
dicté par la plus saine politique . C'est un Anglais qui voit
dans toute son étendue les plaies dont son pays se couvre ,
sous l'égide impuissante d'un ministère qui n'apporte de .
remède à ses maux , que l'exagération des moyens auxquels
ces maux ont de leur naissance : cet Anglais est
M. Brougham . Son principal raisonnement consiste à
montrer le ministère en opposition avec lui-même , bloquant
rigoureusement les ports de l'ennemi par les ordres
du conseil , et fournissant à tous ses besoins par ses licences
, ruinant à-la -fois le commerce général et la navigation
au profit de quelques individus , et à l'avantage de
quelques neutres , parmi lesquels le plus grand nombre est
aujourd'hui dans la dépendance de la France , qui a armé
ses ports de leurs vaisseaux , et ses vaisseaux de leurs marins
. L'Angleterre a pu obtenir quelques exportations par
ce moyen ; mais la plupart des denrées ainsi exportées
so it tombées dans un piége que tendait la France à leurs
imprudens conducteurs . Napoléon a , dans cette circonstance
, enlevé , non pas aux neutres , mais aux Anglais ,
à ses véritables ennemis , une somme de beaucoup plus
forte que tous les produits des droits imposés par l'amirauté
sur les neutres et sur les amis depuis sept ans . Les
nombreuses . banqueroutes , la misère publique , les gémissemens
des pauvres , les pétitions qui arrivent de toutes
les parties des trois royaumes , voilà ce que M. Brougham
oppose aux calculs des ministres , et à leur prétendue balance
de commerce ; il examine ensuite en détail
mêmes calculs , en comparant les exportations de 1808 ,
1809 , 1810 et 1811. Les véritables commerçans ont calculé
comme l'orateur ; ils ont reconnu que la prospérité
commerciale ne se fondait que sur des ventes réelles , et
non sur des exportations qui ne sont que des déplacemens ;
ces.
566 MERCURE DE FRANCE ,
que sortir de la Tamise , débarquer à Héligoland ou à
Malie , ou se promener dans la Baltique , n'était pas exporter
réellement des marchandises et les faire payer par le
continent : et les négocians éclairés ont reconnu comment
il se faisait que les tableaux ministériels annonçaient une
prospérité croissante , tandis que dans la même progression
, mais dans une progression réelle , on voyait la misère
publique s'accroître au plus haut degré . M. Brougham
offrant de donner sur toutes ses assertions des détails appuyés
de preuves , a demandé que la chambre se formât
en comité ,, pour prendre en considération l'état des manufactures
et du commerce , particulièrement sous le rapport
des licences .
Un autre orateur a trouvé qu'on empiéterait ici sur les
attributions du cabinet de S. M. M. le chancelier de l'échi- quier a soutenu
que les ordres du conseil n'avaient
été nui- sibles qu'à l'ennemi
, que leur révocation
ne servirait que cet
ennemi seul. Les produits
de son sol et de ses manufac
tures trouveraient
à l'instant
un débouché
, le revenu de
ses douanes
se rétablirait
des pertes éprouvées
, et enfin il
trouverait
toutes les facultés pour se procurer
des bois de
construction
, et les matériaux
qu'il ne peut obtenir aujourd'hui
qu'avec des difficultés
et des frais énormes .
Deux cent six membres de la chambre ont cru devoir
ajouter plus de foi aux assertions du ministre qu'aux calculs
du représentant ; ce dernier a cependant obtenu en,
faveur de sa motion 144 suffrages , et une majorité de
72 membres a déclaré que les malheurs de l'Angleterre et
ceux du continent n'avaient point encore assez duré .
Ce débat parlementaire , et cet arrêt ministériel solennellement
rendu contre le commerce de l'Europe et contre
la liberté du monde , méritaient d'être cités avant de relater
les actes importans par lesquels la France se trouve obligée
de répondre à son ennemi , pour soutenir la lutte
cruelle qu'il veut prolonger , pour maintenir le système .
contre lequel il se débat avec une fureur avengle , et pour
prévenir les entreprises de l'audace , ou celles d'une folle
témérité .
Le 10 mars , le sénat s'est réuni extraordinairement sous
la présidence du prince archichancelier ; le prince viceconnétable
assistait à cette séance . LL . Exc . les ministres
des relations extérieures et de la guerre , le comte Regnault
de Saint-Jean -d'Angély , ministre d'état , et M. le comte
Dumas , conseiller-d'état , ont été introduits .
P 567 MARS , 1812 • { ? !! དུ
S. Exc. M. le duc de Bassano , ministre des relations
extérieures , a donné communication d'un rapport à S. M.
FEmpereur et Roi : le lecteur nous saura gré de donner
ici le texte de cette pièce importante. L'histoire de la diplomatie
la conservera précieusement et la placera au premier
rang parmi celles qui se sont fait distinguer par leur précision
, leur clarté et le caractère d'élévation et de franchise
qui a présidé à leur rédaction .
Cette pièce contient en peu de mots l'histoire entière de
la contestation ; elle éclaircit tous les doutes , réfute toutes
les fausses insinuations ; le raisonnement s'y appuie sur des
dates , et les principes sur ceux d'une diplomatie dont le
respect des nations avait consacré les bases , posées à
Utrecht , ébranlées à la fin du siècle dernier , raffermies à
Amiens , renversées aujourd'hui par les ordres du conseil
anglais le lecteur jugera si nous avons mal défini ce
travail .
* luo
Rapport du ministre des relations extérieures , à S. M.
P'Empereur et Roi.
7. SIRE , les droits maritimes des neutres ont été réglés
solennellement par le traité d'Utrecht , devenu la loi commune
des nations .
" Cette loi , textuellement renouvelée dans tous les traités
subséquens , a consacré les principes que je vais exposer.
" Le pavillon couvre la marchandise . La marchandise
ennemie sous pavillon neutre est neutre , comme la marchandise
neutre , sous pavillon ennemi , est ennemie.
" Les seules marchandises que ne couvre pas le pavillon
sont les marchandises de contrebande , et les seules marchandises
de contrebande sont les armes et les munitions
de guerre..
Toute visite d'un bâtiment neutre par un bâtiment
armé ne peut être faite que par un petit nombre d'hommes,
le bâtiment armé se tenant hors de la portée du canon .
» Tout bâtiment neutre peut commercer d'un port ennemi
à un port ennemi , et d'un port ennemi à un port
neutre .
Les seuls ports exceptés sont les ports réellement bloqués
, et les ports réellement bloqués sont ceux qui sont
investis , assiégés , en prévention d'être pris , et dans lesquels
un bâtiment de commerce ne pourrait entrer sans
danger.
568 MERCURE DE FRANCE ,
99
Telles sont les obligations des puissances belligérantes
envers les puissances neutres ; tels sont les droits réciproques
des unes et des autres ; telles sont les maximes consacrées
par les traités qui forment le droit public des nations .
Souvent l'Angleterre osa tenter d'y substituer des règles
arbitraires et tyranniques . Ses injustes prétentions furent
repoussées par tous les gouvernemens sensibles à la voix de
l'honneur et à l'intérêt de leurs peuples . Elle se vit constamment
forcée de reconnaître dans ses traités les principes
qu'elle voulait détruire , et quand la paix d'Amiens fut
violée , la législation maritime reposait encore sur ses anciennes
bases .
» Par la suite des événemens , la marine anglaise se
trouva plus nombreuse que toutes les forces des autres
puissances maritimes . L'Angleterre jugea alors que le moment
était arrivé où , n'ayant rien à craindre , elle pouvait
tout oser . Elle résolut aussitôt de soumettre la navigation
de toutes les mers aux mêmes lois que celle de la Tamise
.
Ce fut en 1806 que commença l'exécution de ce système
qui tendait à faire fléchir la loi commune des nations
devant les ordres du conseil et les réglemens de l'amirauté
de Londres ..
La déclaration du 16 mai anéantit d'un seul mot les
droits de tous les états maritimes , mit en interdit de vastes
côtes et des empires entiers . De ce moment l'Angleterre ne
reconnut plus de neutres sur les mers .
Les arrêts de 1807 imposèrent à tout navire l'obligation
de relâcher dans un port anglais , quelle que fût sa destination
, de payer un tribut à l'Angleterre , et de soumettre sa
cargaison aux tarifs de ses douanes .
" Par la déclaration de 1806 , toute navigation avait été
interdite aux neutres ; par les arrêts de 1807 , la faculté de
naviguer leur fut rendue , mais ils ne durent en faire usage
que pour le service du commerce anglais , dans les combi
naisons de son intérêt et à son profit .
19
Le gouvernement anglais arrachait ainsi le masque
dont il avait couvert ses projets , proclamait la domination
universelle des mers regardait tous les peuples comme
ses tributaires , et imposait au Continent les frais de la
guerre qu'il entretenait contre lui.
Ces mesures inouies excitèrent une indignation gé
nérale parmi les puissances qui avaient conservé le sentiment
de leur indépendance et de leurs droits ; mais à LonMARS
1812 . 569
dres , elles portèrent au plus haut degré d'exaltation l'orgueil
national ; elles montrèrent au peuple anglais un
avenir riche des plus brillantes espérances . Son commerce ,
son industrie devaient être désormais sans concurrence
les produits des deux Mondes devaient affluer dans ses
ports , faire hommage à la souveraineté maritime et commerciale
de l'Angleterre , en lui payant un droit d'octroi ,
et parvenir ensuite aux autres nations , chargés de frais
énormes dont les seules marchandises anglaises auraieht
été affranchies ."
2
» V. M. aperçut d'an coup- d'oeil les maux dont le Continent
était menacé . Elle en saisit aussitôt le remède . Elle
anéantit par ses décrets cette entreprise fastueuse , injuste
attentatoire à l'indépendance de tous les Etats et aux droits
de tous les peuples.
" Le décret de Berlin répondit à la déclaration de 1806.
Le blocus des Isles-Britanniques fut opposé au blocus
imaginaire établi par l'Angleterre .
Le décret de Milan répondit aux arrêts de 1807 : il
déclara dénationalisé tout bâtiment neutre qui se soumettrait
à la législation anglaise , soit en touchant dans un
port anglais , soit en payant tribut à l'Angleterre , et qui'
renoncerait ainsi à l'indépendance et aux droits de son pa
villon toutes les marchandises du commerce et de l'industrie
de l'Angleterre furent bloquées dans les Isles -Britanniques
; le systême continental les exila du Continent .
Jamais acte de réprésailles n'atteignit son objet d'une
manière plus prompte , plus sûre , plus victorieuse . Les
décrets de Berlin et de Milan tournèrent contre l'Angleterre
les armes qu'elle dirigeait contre le commerce universel .
Cette source de prospérité commerciale qu'elle croyait si
abondante , devint une source de calamités pour le commerce
anglais ; au lieu de ces tributs qui devaient enrichir
te trésor , le discrédit , toujours croissant , frappa la fortune
de l'État et celle des particuliers .
Dès que les décrets de V. M. parurent , tout le Continent
prévit que tels en seraient les résultats s'ils recevaient
leur entière exécution ; mais , quelqu'accoutumée que fat
l'Europe à voir le succès couronner vos entreprises , elle
avait peine à concevoir par quels nouveaux prodiges V. M.
réaliserait les grands desseins qui ont été si rapidement accomplis
. Votre Majesté s'arma de toute sa puissance , rien
ne la détourna de son but. La Hollande , les villes anséatiques
, les côtes qui unissent le Zuyderzée à la mer Balti
570
MERCURE DE FRANCE ,
que , durent être réunies à la France et soumises à la mê
administration et aux mêmes réglemens : conséquence
immédiate , inévitable de la législation du gouvernement
anglais . Des considérations d'aucun genre ne pouvaient
balancer dans l'esprit de Votre Majesté , le premier intérêt
de son Empire.
ก
Elle ne tarda pas à recueillir les avantages de cette
importante résolution . Depuis quinze mois , c'est- à-dire
depuis le sénatus -consulte de réunion , les décrets de V. M.
ont pesé de tout leur poids sur l'Angleterre . Elle se flattait
d'envahir le commerce du monde et son commerce devenu
un agiotage ne se fait qu'au moyen de 20,000 licens
ces délivrées chaque année : forcée d'obéir à la loi de la
nécessité , elle renonce ainsi à son acte de navigation ,
premier fondement de sa puissance . Elle prétendait à la
domination universelle des mers , et la navigation est inferdite
à ses vaisseaux repoussés de tous les ports du Continent
; elle voulait enrichir son trésor des tributs que lui
paierait l'Europe , et l'Europe s'est soustraite non - seulement
à ses prétentions injurieuses , mais encore aux tributs
qu'elle payait à son industrie ; ses villes de fabrique sont
devenues désertes ;; la détresse a succédé à une prospérité
jusqu'alors toujours croissante ; la disparution alarmante
du numéraire et la privation absolue du travail altèrent
journellement la tranquillité publique . Tels sont pour l'An
gleterre les résultats de ses tentatives imprudentes . Elle reconnaît
déjà et elle reconnaîtra tous les jours davantage
qu'il n'y a de salut pour elle que dans le retour à la jusfice
et aux principes du droit des gens , et qu'elle ne peut
participer aux bienfaits de la neutralité des ports , qu'autant
qu'elle laissera les neutres profiter de la neutralité de
leur pavillon, Mais jusqu'alors et tant que les arrêts du
Conseil britannique ne seront pas rapportés , et les principes
du traité d'Utrecht envers les neutres remis en vigueur ,
les décrets de Berlin et de Milan doivent subsister pour les
puissances qui laisseront dénationaliser leur pavillon . Les
ports du Continent ne doivent s'ouvrir ni aux pavillons dé◄
pationalisés ni aux marchandises anglaises .
ช
Il ne faut pas le dissimuler ; pour maintenir sans atteintes
ce grand système , il est nécessaire que V. M. emploie
les moyens puissans qui appartiennent à son Empire ,
et trouve dans ses sujets, cette assistance qu'elle ne leur demanda
jamais en vain . Il faut que toutes les forces disponibles
de la France puissent se porter par-tout où le
MARS 1813 .
57
pavillon anglais et les pavillons dénationalisés , ou con
voyés par les bâtimens de guerre de l'Angleterre , voudraient
aborder. Une armée spéciale exclusivement chargée de la
garde de nos vastes côtes , de nos arsenaux maritimes et
du triple rang
de forteresses qui couvre nos frontières ,
doit répondre à V. M. de la sûreté du territoire confié à sa
valeur et à sa fidélité ; elle rendra à leur belle destinée ces
braves accoutumés à combattre et à vaincre sous les yeux
de V. M. pour la défense des droits politiques et de la sû
reté extérieure de l'Empire. Les dépôts même des corps ne
seront plus détournés de l'utile destination d'entretenir le
personnel et le matériel de vos armées actives . Les forces
de V. M. seront ainsi constamment maintenues sur le pied
le plus formidable , et le territoire français protégé par un
établissement permanent que conseillent l'intérêt , la politique
et la dignité de l'Empire , se trouvera dans une situation
telle qu'il méritera plus que jamais le titre d'inviolable
et de sacré.
" Dès long-tems le Gouvernement actuel de l'Angleterre
a proclamé la guerre perpétuelle , projet affreux dont l'ambition
même la plus effrénée n'aurait pas osé convenir , et
dont une jactance présomptueuse pouvait seule laisser
échapper l'aveu ; projet affreux qui se réaliserait cependant ,
si la France ne devait espérer que des engagemens sans
garantie , d'une durée incertaine et plus désastreux que la
guerre même.
" LaLa paix , Sire , que V. M. , au milieu de sa toutepuissance
, a si souvent offerte à ses ennemis , couronnera
vos glorieux travaux , si l'Angleterre exilée du Continent
avec persévérance , et séparée de tous les Etats
dont elle a violé l'indépendance , consent à rentrer enfin,
dans les principes qui fondent la société européenne , à reconnaître
la lor dès nations , à respecter les droits consacrés
par le traité d'Utrecht.
n
En attendant , le peuple français dóit rester armé.
L'honneur le commande , l'intérêt , les droits , l'indépendance
des peuples engagés dans la même cause , et un
oracle plus sûr encore , souvent émané de la bouche même
de V. M. , en fout une loi impérieuse et sacrée. n
Le ministre de la guerre a ensuite été entendu ; il a fait
précéder les détails nécessaires à l'exposition des motifs du
sénatus-consulte présenté , de ces paroles remarquables :
Sire , la plus grande partie des troupes de V. M. sont
appelées hors du territoire pour la défense des grands inté
572
MERCURE
DE FRANCE
,
rêts qui doivent assurer la prépondérance de l'Empire , et
maintenir les décrets de Berlin et de Milan , si funestes à
l'Angleterre . Il y a à peine quinze mois que le système
continental est en exécution , et déjà l'Angleterre est aux
abois . Sans des circonstances que V. M. ne devait pas calculer,
peut-être que déjà ce court espace de tems aurait vu
s'anéantir entièrement la prospérité de l'Angleterre , et
que des convulsions se seraient fait sentir dans son intérieur
, qui auraient achevé de décréditer la faction de la
guerre et appelé à l'administration des hommes modérés
et amis de la justice . "
Lorsqu'on voit , ajoute le ministre , des armées aussi
nombreuses hors de toutes les frontières , il pourrait être
permis aux citoyens de concevoir des inquiétudes sur la
défense des établissemens intérieurs ; ces inquiétudes seules
sont contraires à la dignité de l'Empire . Par les lois constitutionnelles
, la garde nationale est spécialement chargée
de la garde des frontières , de celle des établissemens maritimes
, de nos arsenaux , de nos places fortes , mais la
garde nationale ne peut être mise en permanence que pour
un service local et momentané .
En divisant la garde nationale en trois bans , et en
composant le premier de tous les conscrits des six dernières
classes , c'est- à - dire de ceux de vingt à vingt-six ans,
qui n'ont pas été appelés à l'armée active ; le second , des
hommes de vingt-six à quarante ans , et l'arrière -ban , des
hommes de quarante à soixante , on pourra confier au
premier ban le service actif : le deuxième et le troisième
n'auront alors qu'un service de réserve tout - à - fait local et
de police intérieure . Telle est la substance des vues dans le
développement desquels le ministre entre en poursuivant
son rapport. Voici le sénatus- consulte présenté :
Art. Ier . La garde nationale de l'Empire se divise en premier ban
second ban , et arrière -ban.
II. Le premier ban de la garde nationale se compose des hommes
de vingt à vingt-six ans , qui appartenant aux six dernières classes de
la conscription , mises en activité , n'ont point été appelés à l'armée
active , lorsque ces classes ont fourni leur contingent.
A
III . Le second ban se compose de tous les hommes vàlides depuis
l'âge de vingt- six ans jusqu'à l'âge de quarante ans , qui ne font point
partie du premier ban.
IV. L'arrière -ban se compose de tous les hommes valides de
rante à soixante ans .
quaMARS
1812 . 573
V. Les hommes composant les cohortes du premier ban de la garde
nationale se renouvellent par sixième , chaque année ; à cet effet
ceux de la plus ancienne classe sont remplacés par les hommes de la
conscription de l'année courante .
•
VI. Jusqu'à ce qu'il ait été pourvu , par un sénatus - consulte , à
l'organisation du second ban et de l'arrière -ban , les lois relatives à la
garde nationale sont maintenues en vigueur.
VII . Le premier ban de la garde nationale ne doit point sortir du
territoire de l'Empire ; il est exclusivement destiné à la garde des
frontières , à la police intérieure et à la conservation des grands dé→
pôts maritimes , arsenaux et places fortes .
VIII . Cent cohortes du premier ban de la garde nationale sont mises
à la disposition du ministre de la guerre.
"
X
IX. Les hommes destinés à former ces cohortes seront pris , conformément
à l'article II du présent sénatus - consulte , sur les classes de
la conscription de 1807 , 1808 , 1809 , 1810 , 1811 et 1812 .
X. Les hommes appartenant aux classes de 1807 , 1808 , 1809 , 1810 ,
1811 et 1812 , qui se sont mariés antérieurement à la publication du
présent sénatus- consulte , ne seront pas désignés pour faire partie de
la cohorte du premier ban de la garde nationale .
XI . Le renouvellement des classes de 1807 et 1808 aura lieu pour
la première fois en 1814 par la conscription de 1813 et de 1814.
Le Sénat a délibéré sur le projet de sénatus-consulte , et
dans sa séance du 13 , sur le rapport d'une commission
spéciale dont M. le comte de Lacepède a été l'organe , le
sénatus -consulte a été adopté à la presqu'unanimité.
L'ordre de la promulgation de ce sénatus -consulte a été
donné le 14 au palais de l'Elysée . Le même jour le décret
d'organisation a été rendu.
Le décret réduit à 88 cohortes le nombre de celles mises
à la disposition du ministre de la guerre , le gouvernement
se réservant de lever les 12 autres , s'il y a lieu . Le contingent
entre les départemens désignés au tableau est réparti
entre les classes de 1807 , 1808 , 1809 , 1810 , 1811 et 1812 ,
proportionnellement au nombre des conscrits restant disponibles
dans chaque classe . L'appel aura lieu d'après
l'ordre des numéros obtenus lors du tirage de chaque classe .
Ceux qui ont fourni un remplaçant actuellement existant
à l'armée active seront considérés comme faisant partie du
deuxième ban .
Le conseil de recrutement examinera les hommes applés
même parmi ceux réformés précédemment ; il réformera
574
MERCURE DE FRANCE ;
ceux qu'il jugera hors d'état de servir ; il accordera l'exemp
fion , l'exception et le placement à la fin du dépôt à ceux
qui y auront droit ; il recevra les substitués et les suppléans
que les hommes appelés demanderont à fournir. Les réudions
pour la formation auront lieu au chef- lieu de la division
militaire. Les premiers départs devront être effectués
au 15 avril , les derniers au 30 du même mois .
Toutes les lois repressives relatives à la conscription
sont applicables aux hommes appelés pour la formation des
cohortes,
L'uniforme sera le même que celui de l'infanterie de
ligne. Les marques distinctives seront blanches , les bontons
porteront les mots : premier ban de la garde nationale
de l'Empire. Des compagnies de voltigeurs et de grenadiers
seront formées dans les cohortes lorsqu'elles se seront rendus
dignes de cette distinction par leur discipline et leur
instruction . Un aigle par chaque brigade sera le prix du
compte rendu à S. M. de la bonne organisation des cohortes .
Des inspecteurs -généraux seront désignés pour procéder à
la formation des cohortes . Les officiers et sous - officiers des
cohortes pourront être pris parmi les officiers , sous -offciers
et soldats jouissant de la solde de retraite ou retirés
sans pensions , valides et en état de faire le service .
1 Le tableau annexé au décret indique les départemens
sujets à l'appel. Les plus forts contingens sont de 888
hommes.
Tel est l'ensemble des dispositions qui étaient indispensables
pour organiser régulièrement la défense intérieure
de l'Empire , tandis qu'au- dehors nos phalanges victorieuses
pourront accomplir au premier signal les ordres qui leur
seront donnés , sans être distraites de ce noble but par la
nécessité de veiller sur les points laissés derrière elles . Telle
est l'attitude dans laquelle la France sera prête à marcher
contre ses ennemis , ou à les attendre devant ses ports , ses
établissemens , ses arsenaux , sur ses côtes et sur la ligne
de ses frontières . C'est ainsi que la prévoyance sans laquelle
le courage , le génie même se trouveraient dans la dépen
dance de la fortune , sait calculer le but et les moyens , les
événemens et les résultats , les obstacles et les ressources ;
c'est ainsi qu'un gouvernement qui a embrassé d'un coupd'oeil
l'étendue et les élémens du système qu'on le force de
suivre , en régularisant à l'avance la destination et la répartition
de ses forces , rend leur appel et leur exercice moins
1
MARS 1812 . 5-5
onéreux , évite les mesures précipitées , les désordres et les
abus qui en sont inséparables , et adoucit autant que possisible
les charges de la défense commune en les distribuant
également , en les assignant à propos ; c'est ainsi que la
puissance de l'Empire devait se montrer égale à la franchise
de sa politique , et que les ordres du cabinet de France des
vaient répondre aux ordres du conseil anglais .
Le Moniteur vient de publier dans deux numéros succes
sifs l'extrait de la volumineuse correspondance du général
Blake , président de la junte insurrectionnelle de Cadix.
aujourd'hui prisonnier en France ; ces extraits roulent sur
les affaires qui ont précédé la reddition de Valence aux
armes de S. M. , et sur la reddition même de cette place
importante ; ils ont cela d'intéressant qu'ils établissent par
leur conformité l'exactitude et la fidélité des relations françaises
, qu'on y trouve à chaque ligne l'aveu dans la bouche
des ennemis de l'immense supériorité de l'infanterie et de
la cavalerie impériale , et la preuve que les Français euxmêmes
ne peuvent pas porter plus de haine que les Espagnols
insurgés , aux Anglais qui les arment , les traînent
au combat et les abandonnent à leurs propres forces , le
jour où il faudrait les guider et les soutenir .
S.
"
ANNONCES.
Almanach de l'Université impériale , pour; 1813. (3ª année. ) Uki
vol. in- 18 de 506 pages . Prix , 2 fr. 50 c . , et 3 fr. 50 o, frane de port.
Chez Brunot-Labbe , libraire de l'Université impériale , quai des- Augustins
, no 33.
Cet Almanach contient les noms de MM. les Titulaires , Conseillers
et Inspecteurs -généraux de l'Université ; l'organisation des bureaux de
l'administration centrale et leurs attributions ; les académies, les faeultés
, lycées , colléges , écoles secondaires ecclésiastiques , institu
tions et pensions , avec la nomenclature de tous les fonctionnaires ,
administrateurs , professeurs , principaux , régens et instituteurs qui
sont attachés ; l'installation des facultés de Théologie , des Sciences
et des Lettres de l'académie de Paris ; et les distributions solennelles
des prix , tant à la faculté de Médecine et au concours général des
quatre lycées de la capitale , que dans les divers lycées de l'Empire en
J
576 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812.
rhétorique et en mathématiques . On y a joint les décrets et réglemens
impériaux rendus dans le cours de 1811 , ainsi que les statuts , réglemens
et arrêtés pris en conseil de l'Université , sur tout ce qui inté→
resse l'enseignement , l'administration et la police des établissemens
d'instruction dans tout l'Empire ; enfin les écoles spéciales et de service
public dans lesquelles sont admis les élèves des lycées en subissant les
examens et concours prescrits , etc. L'Almanach de chaque année ve
peut contenir que les décrets , statuts et réglemens publiés dans le
cours de l'année précédente ; mais il est facile de s'en procurer la collection
, en réunissant les Almanach des années 1810 , 1811 qui se
trouvent chez le même Libraire .
Rapportfait par M. Descostils , au nom d'une commission spéciale,
sur les changemensfaits par M. Jullien à son appareil pour transvaser
les vins, et sur une nouvelle application de son tube aérifère . Brochure
in- 4º . Prix , 75 c . , et 1 fr . franc de port. Chez Mme Huzard ( née
Vallat la Chapelle ) , rue de l'Eperon , nº 7 .
La Femme , ou Ida l'athénienne ; roman traduit de l'anglais de
miss Owenson. Quatre vol . in - 12 . Prix , 8 fr . , et 10 fr. 50 c. franc
de port. Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine , nº 12.
Mon opinion sur laformation des Aérolithes ; par G. A. Maréchal ,
auteur de Quelques idées nouvelles sur le système de l'univers . Brochure
in-8° . Prix , 60 c . Chez Dentu , imprimeur- libraire , rue du
Pont-de-Lodi , n° 3 , et Palais-Royal , galerie de bois ; et chez l'auteur
, rue du Faubourg-Montmartre , nº 25.
De l'étude des Hieroglyphes ; fragmens . Cinq vol . in-8 ° . Prix ,
10 fr . , et 13 fr . franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais-
Royal , nº 243 ; Colnet , quai Voltaire , nº 27 ; et chez Treuttel et
Würtz , rue de Lille , nº 17 .
--- AVIS . Le Second Voyage de Pallas ; annoncé dans notre numéro
556 , 14 mars 1812 , se vend chez Guillaume , libraire , place
Saint- Germain-l'Auxerrois , no II ; Déterville , libraire , rue Hautefeuille
, nº 8; et Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23.
Quatre vol. in-8° , et un volume in-fol . de planches . Prix , papier
ordinaire , 50 fr. , et 60 fr. franc de port.
Le même , format in-8° , papier vélin , 100 fr. , et 160 fr . frane de
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گ ن
Le même , 2 vol. in-4° et atlas in- fol . , 60 fr. , et 72 fr. franc de
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Le même , 2 vol , in-4° , atlas , pap. vélin , 120 fr . , et 132 fr. frane
de port.
MERCURE
DE FRANCE .
N° DLVIII . - Samedi 28 Mars 1812 .
POÉSIE.
L'ANNIVERSAIRE
DE LA NAISSANCE DU ROI DE ROME .
LES champs du ciel brillaient et de pourpre et d'azur ;
Et l'astre d'Orient , sur les pas de l'année
Ramenant pour la France une illustre journée ,
Se levait dans les airs plus riant et plus pur.
En ces instans , du haut de la voûte sacrée
On dit que de nos murs la patrone adorée ,
Invisible , s'ouvrit un lumineux chemin ,
Et descendit vers nous , des palmes à la main.
Dans ses yeux rayonnaient la joie et l'espérance
La rose des vallons parait encor son sein ;
Et les abeilles d'or , attributs de la France ,
Voltigeaient autour d'elle en bourdonnant essaim .
Elle a touché la terre , et sa sainte houlette
Ouvre devant ses pas la royale retraite .
LOUISE Sommeillait sous l'or de ces lambris :
L'illusion d'un songe à ses sens attendris
Venait de retracer les heures de souffrance
DEPT
DE
LA
5 .
SEINE
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Où ses larmes payaient le bonheur de la France.
Rendue à ces momens si cruels et si doux ,
Elle voyait encor la pâleur d'un époux ;
Elle entendait encor ce cri : Sauvez la MÈRE ! ……….
« Jeune Reine , lui dit la céleste bergère ,
Lève-toi , viens au temple , en ce jour solennel ,
Présenter avec moi ton fils à l'Eternel.
Je protégeais ce fils , même avant sa naissance :
Pour lui , dans tes jardins de parfums embaumés ,
Des soleils du printems je hâte l'influence ;
Et mes agneaux chéris , symbole d'innocence ,
En paisibles coursiers désormais transformés ,
Guident le char propice où son auguste enfance
Captive le regard des habitans charmés.
J'ai fêté dans les cieux ta pompe nuptiale :
Un jour , je reviendrai sur le front de ton fils
Etendre , de mes mains , cette onction royale
Que des cieux autrefois j'apportai pour Clovis . »
Elle dit , et posant la palme tutélaire
Sur ce berceau chargé des destins de la terre
Remonte avec lenteur aux éternels parvis .
Des prophètes sacrés la foule réunie
Redit ses plus beaux chants d'allégresse et d'amour ,
Et des lyres du ciel l'ineffable harmonie
De l'instant fortuné salua le retour.
Jérémie , essuyant ses larmes prophétiques ,
De sa Jérusalem oublia les malheurs ;
Il chantait , et sa harpe aux lugubres cantiques
Pour la première fois se couronna de fleurs
Par M. MILLEVOYE. -
IMITATION DU PSAUME CXXXVI ;
Superflumina Babylonis , etc. (1)
Aux rives du fleuve azuré
Qu'enferme Babylone en sa superbe enceinte ,
Nous nous sommes assis , et nous avons pleuré ,
En songeant à la Cité sainte.
(1) Cette imitation est tirée d'un ouvrage intitulé : Néïla , histoire
du douzième siècle , qui va paraître incessamment.
MARS 1812 . 579
"
Aux saules de ces bords affreux ,
Nous avons suspendu nos harpes prophétiques :
Plus de chants ; c'est en vain qu'un maître impéricux
Voulut entendre nos cantiques .
Ceux qui nous ont chargés de fers ,
Qui nous ont arrachés d'une terre chérie ,
« Chantez , nous disaient- ils , chantez dans nos concerts
» Les hymnes de votre patrie . »
Chanter les hymnes du Seigneur ,
Sur la terre étrangère , au sein du peuple impie ,
Courbés sous l'esclavage , abreuvés de douleur ,
Oubliant Solyme asservie………….
Non , jamais !.... Plutôt mille fois
Que ma main dans l'oubli languisse desséchée !
A mon palais brûlant que , sans force et sans voix ,
Ma langue demeure attachée ;
Si de mon triste souvenir
Tu peux , chère Sion , un moment disparaître ,
Si j'ai quelqu'autre objet de joie ou de désir
Que le jour où tu dois renaître !
Dans ce jour à nos nos voeux promis
Où se relèvera ta ville bien aimée ,
Souviens-toi , Dieu du Ciel , de nos fiers ennemis ,
Des fils cruels de l'Idumée !
Leurs cris , sur nos débris fumans ,
Rappelaient des vainqueurs la fureur amortie :
« Détruisez , détruisez !.... jusqu'en ses fondemens ,
» Que Sion tombe anéantie ! »
Et toi qu'enivre ta splendeur ,
Babylone ! ce jour te verra misérable :
« Heureux , s'écriera-t-on , bien heureux le vengeur ,
>> Comme elle atroce , inexorable ,
» Qui , foulant ses toits embrâsés ,
Lui rendra tous les maux que nous fit l'insolente,
» Et saisissant ses fils , de leurs membres brisés
» Couvrira la roche sanglante ! »> {
EUSEBE SALVERTE.
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
LONGCHAMP .
Elégie extraite du troisième livre des AMOURS A ELÉONORE .
L'HIVER s'enfuit , et sous d'autres climats
Il va porter ses ennuis , sa tristesse ,
Et ses glaçons et ses frimas :
Flore ici reparaît brillante de jeunesse .
Dans nos bosquets long- tems déserts
Le chantre du matin prélude à ses concerts ;
On jouit des beaux jours que Zéphire ramène ;
La terre s'ouvre à son haleine ; (1 ) ´
D'espoir , d'amour tout paraît enivré ,
Et moi seul je gémis encore ,
Moi que le sort a séparé
De mon bonheur , de mon Eléonore.
Pour me distraire et tromper mes regrets
Sous l'ombrage naissant qui pare nos forêts ,
Ou sur l'émail de ces belles prairies
1
Que Plutus enlève à Cérès ,
Irai-je me livrer aux douces rêveries ?
Irai- je à ce Longchamp où chacun veut briller
Par un vain luxe et par son impudence ?
Irai-je voir follement étaler
Les perles , les bijoux de l'altière opulence ?
Irai-je voir d'impudiques Vénus
Eclipser des vierges modestes ?
Se
Irai-je voir nos parvenus
pavaner dans les chars les plus festes ?
Irai -je voir ces femmes à vapeurs ,
Et ces coquettes surapnées
Qui savent depuis trente années.
Affronter les regards des malins spectateurs ;
Et ces prudes infortunées
Que ne ménage point la langue des censeurs ?
Voudrais-je y montrer mon adresse
Et déployer aux yeux d'un public hébêté
(1) Lawani arva sinus ........ VIRG.
MARS 1812 . 581
De mon cou rsier la nerveuse souplesse ,
Et son audace et sa légèreté ?
Qu'un autre enorgueilli de fournir le modèle
D'un costume élégant , d'une mode nouvelle ,
Aux badauds de Longchamp affiche avec éclat
Et les faiblesses d'une belle
Et l'indiscrétion d'un fat ! 1.
Dans mes goûts , plus simple et plus sage ,
O que j'aimerais mieux au fond de mon village
Me reposer auprès des noisetiers
Dont Adolphe chérit et les fruits et l'ombrage ,
Que d'aller promener mes ennuis casaniers
Dans les riches panneaux d'un brillant équipage !
De ces plaisirs bruyans mon esprit peu flatté
Ne saurait à présent partager l'allégresse ;
Loin de l'objet de ma tendresse
Tout spectacle est désenchanté.
AUG. DE LABOUÏSSE.
ÉNIGME .
S'il n'est malade , ivre ou boîteux ,
Pourvu qu'il ait un de ses yeux ,
Et que d'ailleurs rien ne l'arrête ,
L'homme avec ses deux pieds marche droit devant lui.
A son gré , ce sera demain comme aujourd'hui.
Le cheval , qui n'est qu'une bête ,
Avec ses quatre pieds en fera bien autant ,
Lorsqu'on ne voudra pas le conduire autrement.
Moi qui ne suis ni l'un , ni l'autre , et ne puis l'être ,
A qui , dès qu'on me donna l'être ,
De six pieds on fit le présent ,
A plus forte raison , et très -conséquemment ,
Je pourrais , semble - t- il , avoir la même allure ,
Mieux qu'eux encor suivre le droit chemin ,
C'est le premier qu'à tous indique la nature .
Mais point du tout . Mon bizarre destin
Me prescrit une marchie oblique , tortueuse
Inégale , capricieuse .
De l'une à l'autre extrémité ,
582 MERCURE DE FRANCE ,
Je vais à droite , à gauche , en travers , de côté ,
C'est-à-dire en tous sens. En sait-on bien la cause?
Qu'elle soit véritable ou non , je la suppose.
D'abord de mes six pieds les rapports sont plaisans.
De quelques -uns la forme est singulière.
Deux sont d'une façon , deux d'une autre manière ,
Et deux entr'eux sont différens .
Hé ! comment aller droit avec cette tournure ?
De mes six pieds la liaison
Forme pourtant mon tout dont l'origine est sûre.
Lecteur , crois en tes yeux , ta langue et ta raison ;
Car je vais d'un seul mot fixer ta conjecture .
Comme je ne dirai que la vérité pnre ,
Rien de plus clair pour toi que mon assertion.
Lis bien : Mon nom exprime et trace mafigure ,
Ou mafigurefit imaginer mon nom.
JOUYNEAU-DESLOGES ( Poitiers
LOGOGRIPHE
QUOIQUE du genre féminin ,
Je ne suis ni ferme , ni fille.
Il est pourtant de mon destin
D'être une mère de famille ,
Car je fais des enfans d'esprit
Bons à devenir des grands- hommes
Par mon art qui , sans contredit ,
Est le premier des arts au beau siècle où nous sommes.
J'ai dix-neuf pieds , lecteur , cherche à me deviner.
Décompose mon être : il pourra te donner
Ce qu'il ne faut ni désirer , ni craindre ;
Un traître qui se vend et qui doit savoir feindre ;
L'art de classer et compter tes aïeux ;
Des trois parques la plus cruelle ;
De l'hydre le marais fameux ;
L'objet chéri de l'épouse infidelle-;
Un empereur et roi , des héros le modèle ;
Le gouvernail de ton vaisseau ;
Ce qui nous distingue des bêtes ;
Un synonyme de tempête ;
MARS 1812 . 583
Un mouillage où l'on veut de l'eau ;
Une sorte d'herbe qui pique ; +
Ce qui nous donne ou nous indique
L'air aisé , le goût , le bon ton ;
La muse du genre lyrique ;
Le plus sage des rois au siége d'Ilion ;
Le nom ' qu'eut autrefois la mer Adriatique ;
D'Athènes le législateur ;
Ce que le peuple paye , et non sans quelque humeur ;"
Cette puissance en ta personne
Qui conçoit , invente et raisonne ;
Cinq cent cinquante substantifs
De tout genre et de toute espèce ;
Vingt-trois départemens ; six pronoms possessifs ;
Minerve sous le nom d'un sage de la Grèce ;
Un féroce animal ; six prépositions ;
Trois noms de nombre indéclinable ;
Quatre royaumes ; deux saisons ;
Six rois ; un pape ; une fleur agréable ;
Le Dieu des flots ; trente-neuf adjectifs ;
La mère d'Apollon ; einq notes de musique ;
Le plus doux de nos purgatifs ;
L'instituteur le moins scientifique ;
Un philosophe né pour l'honneur de l'Attique ;
La source de toutes les eaux ;
Un composé de différens métaux ;
Huit fleuves ; trois poissons ; cinquante- quatre villes ;
Le Dieu des combats ; dix oiseaux ;
Un grand prêtre ; trois saints ; deux proconsuls ; quatre îles ;
Un juge du Ténare ; un breuvage mortel ;
La déesse des fruits ; de plus , soixante verbes ;
Le grand régulateur des tribus d'Israël ;
Une des Grâces ; dix adverbes ;
Deux nymphes ; un noir Africain ;
Un monstre couronné , parricide , inhumain ;
Deux métaux précieux qu'on désire sans cesse ;
De l'âge d'or la charmante déesse ;
D'Apollon , des Neuf-Soeurs le langage divin ;
Sur la peau d'un malade une croûte funeste ;
Le cruel assassin des enfans de Thieste ;
Le puissant protecteur du fugitif Tarquin ;
584 MERCURE DE FRANCE, MARS 1812.
fin lecteur
, un animal immonde;
Une des quatre parts du monde ,
Et l'art de disséquer un scapel à la main .
BONNARD , ancien militaire.
CHARADE.
QU'EST-CE que le premier ? une conjonction
Dite causale ou causative ,
Attendu qu'elle sert à marquer la raison
De toute proposition
Affirmative
Ou négative..
Qu'est- ce que ledernier ? c'est , vous dira Purgon ,
La moëlle d'un fruit en forme de bâton ,
Qui dans ce pays nous arrive
Par les Echelles du Levant ,
Et que nous employons souvent
Pour sa vertu doucement laxative.
Sans vous tenir le bec dans l'eau ,
Ni trop me creuser le cerveau ,
Voici ce qu'est le tout . Lorsque d'une main leste ,
Vous avez détaché sur un chapon du Mans
Les ailes , le croupion , les cuisses et les blancs ,
Ce tout , lecteur , est ce qui reste.
Il peut amuser, les friands ;
Mais je gage que les gourmands
Ne vous en donnent pas un zeste.
B.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Conserves.
Celui du Logogriphe est Plainte , dans le quel on trouve : plante .
Celui de la Charade est Assaut.
LITTÉRATURE ET BEAUX -ARTS ,
ESSAIS METAPHYSIQUES ET MATHÉMATIQUES SUR LE HASARD ,
sur les Lois qui le régissent , sur l'Analyse de ces
Lois , et sur l'Application dont elles sont susceptibles
aux principaux Jeux de Hasard actuellement en
usage ; Ouvrage mis à la portée des personnes les
moins exercées aux calculs analytiques , et qui donnera
à celles de ces personnes qui se livrent à des spéculations
en ce genre , la juste mesure de leurs chances ,
tant favorables que défavorables , ainsi que des risques
attachés à l'exécution de leurs différens systèmes ; par
FRANÇOIS CORBAUX junior , auteur du Dictionnaire
des Arbitrages de Changes . PREMIÈRE PARTIE , contenant
les principes généraux , le développement des
lois relatives aux hasards composés de deux chances
égales , et leur application au Jeu de Trente- Un , pris
pour exemple des hasards de cette espèce. Avec cette
épigraphe :
Pour le mieux détester , apprends à le connaître.
VOLT. Mahom . act . II , sc . IV .
-
Cette première partie se compose de deux vol . in -8 ° ,
imprimés sur papier grand- raisin fin d'Auvergne
dont le premier est actuellement en vente ( 1 ) .
Paris , chez l'Auteur , rue de la Sourdière , nº 19 ; et
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , n° 23 .
IL y a quelques années que le même auteur a donné
son Dictionnaire des Arbitrages de changes ; ouvrage
qui traite des différens systèmes monétaires de l'Europe ,
(1) Le second est prêt à mettre sous presse . Prix de chaque volume
, 12 fr . , et 13 fr . 50 c . franc de port . Les particuliers qui , en
prenant le premier volume , souscriront pour le second , aux adresses
ci- dessus , ne paieront que 20 fr. au lieu de 24 fr . On est prié d'affranchir
lettres et argent.
586 MERCURE DE FRANCE ,
de la circulation de l'argent , de celle du crédit com
mercial , et qui a réuni les suffrages du public ,
tant en France que dans l'étranger. Aujourd'hui ,
M. Corbaux , donnant à ses talens un nouvelle direction
, et paraissant avoir conservé une vocation particulière
pour les travaux de calcul d'un genre pénible ,
vient de publier le premier volume de ses Essais sur
le hasard. Beaucoup d'autres ouvrages avaient déjà
traité des chances , des probabilités et des calculs qui
leur sont relatifs ; mais celui- ci est entièrement neuf,
tant sous le rapport des idées qu'il renferme , que de
la manière de les exposer , et du plan que l'auteur s'est
tracé. Il nous dit lui-même , qu'il n'a pas eu l'intention
de faire un ouvrage élémentaire ; mais de rectifier les
notions vulgaires sur le hasard et sur les résultats qui
en proviennent : voyons si , en effet , il a réussi en cela ,
et ce qu'il nous apprend de ce que nous ne connoissions
pas encore .
Dans son premier chapitre , qui pourra paraître un
peu abstrait à beaucoup de monde , M. Corbaux , après
avoir très bien défini le hasard , dans le sens métaphysique
de cette expression , le considère comme une mécanique
invisible , dont les ressorts et les rouages sont
combinés de manière à produire des effets assez régu
liers pour que l'on puisse les calculer d'avance , et à
bien peu de chose près , eu égard à une infinité de
rapports ou d'aspects différens sous lesquels ces effets
du hasard sont susceptibles d'être considérés . Selon
lui , l'équilibre des effets produits par les épreuves suc
cessives du hasard , est la conséquence de deux forces
constamment opposées entr'elles , et qui sont analogues
à celles de la projection et de la gravitation , qui maintiennent
les corps célestes dans leurs orbites respectifs
avec cette seule différence , que ces dernières agissent
simultanément , de manière à faire décrire à ces corps
des lignes courbes régulières , tandis que , dans le
hasard , les deux forces agissent alternativement , en
combinant toutefois leurs effets de la même manière ; et
cette différence serait la cause de toutes les variations
que l'on aperçoit dans les opérations du hasard , qui ne
MARS 1812. DATA 587
pourraient dès lors se régulariser que périodiquement
et à des intervalles inégaux .
Dans les trois chapitres suivans , l'auteur définit ce
que l'on doit entendre par certitude , en distinguant la
certitude absolue et la certitude relative ; il établit ce qui
constitue essentiellement l'égalité ou l'inégalité des chances;
il substitue à l'idée vague d'espérance morale , celle qui
est plus précise d'espérance mathématique , de probabilité
déterminée , ou de certitude relative . Il fait voir qu'on
se trompe souvent , en croyant que deux chances auraient
des probabilités égales d'être réalisées ; il distingue
par exemple , trois cas relatifs aux chances pair et
impair , dans l'un desquels l'avantage serait à parier
pour l'impair , dans un second desquels il serait au contraire
à parier pour le pair , et dans le troisième desquels
( le plus rare de tous ) il y aurait parité de probabilités
entre ces deux chances . Toutes les observations
de M. Corbaux , sur ces divers objets , sont judicieuses
et partent d'un esprit très - exercé sur la métaphysique
des calculs .
Dans les chapitres 5 et 6 , il parle de la passion du
jeu ; il fait voir jusqu'à quel point inconcevable elle
fausse le jugement des personnes qui malheureusement
y sont livrées , et nous présente le tableau hideux des
vices et des travers de l'esprit du plus grand nombre des
joueurs ; il expose sur-tout , avec beaucoup de sagacité ,
les différentes routes qui conduisent à des systèmes d'erreurs
, dans la recherche des moyens d'obtenir un avantage
constant et assuré dans les jeux de hasard , recherche
poursuivie par tant de gens à qui une imagination
échauffée tient lieu de science et de raison .
Les autres chapitres mettent en évidence les différentes
lois qui régissent les hasards composés de deux chançes
égales ; tant sous le rapport de la distribution qui
doit s'opérer des résultats individuels des épreuves successives
du hasard , entre ces deux chances considérées
purement et simplement , que sous celui de la distribution
de ces résultats considérés dans les chances collectives
que l'on peut représenter par différentes figures .
L'un des plus remarquables de ces chapitres est celui
588 MERCURE DE FRANCE ,
où il est démontré que les inégalités moyennes , qui se
manifestent éventuellement entre les quantités de résultats
obtenus respectivement par deux chances censées
égales , observent , dans leur accroissement indéfini et
par rapport à celui des nombres correspondans d'épreuves
du hasard dont résultent ces inégalités de distribution
, la même loi que celle des tems employés par les
corps ,
tombant parl'effet de la gravitation , par rapport
aux espaces que ces corps parcourent successivement
dans leur chute cette découverte vient à l'appui des
hypothèses mises en avant par l'auteur dans son pre- ·
mier chapitre . Dans les treizième , quatorzième et quinzième
, qui terminent ce premier volume , M. Corbaux
considère le hasard dans la distribution de ses résultats
entre les chances collectives , formées par la combinaison
des deux chances simples dont nous avons parlé et
qui , étant soumises à un nombre déterminé , d'épreuves
consécutives du hasard , sont susceptibles d'affecter une
variété plus ou moins grande de figures différentes ; il
établit à leur égard une loi de décrément , qui indique ,
pour toutes les périodes d'épreuves , le nombre de ces
chances ou combinaisons collectives qui ne seront pas
encore réalisées , et conséquemment le nombre de celles
qui l'auront été à ces périodes respectives ; et enfin une
dernière loi , qui détermine , pareillement pour.quelque
période que ce soit , les inégalités qui auront lieu dans
la distribution des résultats du hasard entre les diverses
chances qui doivent être comprises dans une même catégorie
, par la raison qu'elles ont originellement des
probabilités égales de se réaliser. Il détermine le maximum
et le minimum les plus probables , des quantités
de fois que seront respectivement réalisées les deux chances
les plus divergentes , c'est- à -dire , celles dont l'une
aura éventuellement été la plus favorisée et l'autre la
moins favorisée du sort. Un grand nombre de tableaux ,
qui accompagnent les chapitres dont nous venons de
présenter l'analyse , sont destinés à éviter au lecteur
des calculs longs , difficiles à exécuter et relatifs aux
chances des jeux de hasard . Un avertissement , placé à
à la suite de la table des matières , donne la notice du
MARS 1812 . 589
second volume , qui est destiné à paraître incessamment
et qui semble devoir être d'un grand intérêt .
En général , le style de l'ouvrage est correct et bien
adapté au sujet dont il traite. Les idées qu'il renfermé
sont parfaitement saines ; et l'auteur , guidé par le vés
ritable esprit d'analyse , nous paraît avoir mis beaucoup
de soin à ne pas se laisser entraîner par celui de sys-
L. B...
tème .
Moeurs , USAGES , COSTUMES DES OTTOMANS , ET ABRÉGÉ DE
LEUR HISTOIRE ; par A. L. CASTELLAN , auteur des Lettres
sur la Morée et sur Constantinople , avec des
éclaircissemens tirés d'ouvrages orientaux et communiqués
par M. LANGLÈS . Six vol . in- 18 , ornés de
72 planch . - Prix , papier ordinaire , 20 fr . , figures
coloriées 36 fr. , papier vélin 60 fr. A Paris ,
chez Nepveu , libr . passage des Panoramas , nº 26 .
-
DEPUIS trois siècles environ , on a publié un nombre
incalculable de livres destinés à nous tracer l'histoire ,
ou à nous peindre les moeurs des Othomans . La plupart
de ces livres sont oubliés aujourd'hui du public , et à
l'exception de cinq ou six , le reste n'est point lu et se
trouve relégué dans les bibliothèques des orientalistės ;
néanmoins nous sommes encore loin de bien connaître
ce peuple , jadis la terreur de la chrétienté . Quoique
Baudier , Vanel , de la Croix , Mignot , et beaucoup
d'autres , aient essayé d'en écrire l'histoire , nous ne
pouvons nous flatter de posséder sur ce sujet aucun ouvrage
dicté par une saine critique . Les littératures
allemande , italienne et espagnole , sont dans la même
pénurie . Chez les Anglais , Knolles a traité cette matière
avec plus d'étendue et d'exactitude que ses prédécesseurs
; mais il s'en faut de beaucoup qu'il soit parfait.
Les Turcs cependant ne manquent point d'historiens
manuscrits ou imprimés . Nous devons aux presses impé
riales de Constantinople un corps suivi d'historiogra
phes , qui prend à l'an 1000 de l'hégire , et va jusqu'à
nos jours . Le Tadj et-tewârykh ( couronne des chroni590
MERCURE DE FRANCE ,
ques ) de Saad-eddyn , célèbre précepteur d'Amurat III ,
qui renferme l'histoire des Othomans depuis l'origine de
leur monarchie jusqu'à Sélim , a été traduit en italien
par Bratutti et imprimé ( 1 ) . Beaucoup d'autres auteurs
ont laissé des histoires partielles , des biographies , où
l'on pourrait puiser avec succès . Nous ne sommes donc
point dépourvus de matériaux ; il ne s'agit que de les
mettre en oeuvre .
Quant aux moeurs et coutumes de ce même peuple , je
ne sais si la vie d'un homme suffirait pour lire et comparer
tous les ouvrages qui en parlent ; mais quelles
contradictions étranges ne trouve-t-on point entr'eux !
quelles erreurs ne renferment- ils point ! Dans le XVe
et le XVIe siècles , le nom de Turc exprimait ce que la
nature peut produire de plus robuste et de plus cruel ;
le fanatisme ou la crainte ont inspiré tous ceux qui , à
cette époque , ont écrit sur les Othomans ; leurs livres
sont plutôt des sorties véhémentes contre l'ennemi le
plus redouté et le plus redoutable du nom chrétien , que
le tableau fidèle de son caractère et de ses coutumes .
Lorsqu'ensuite il fut reconnu que les Turcs n'étaient ni
plus forts , ni plus féroces que les autres peuples , on
parla d'eux avec moins d'exagération ; mais on voulut
justifier en quelque sorte ses craintes passées , et on se
plut à mettre de l'originalité , du merveilleux , dans tout
ce qui les concernait . Quiconque avait habité quelques
mois à Constantinople se croyait obligé de parler sur ce
qu'il n'avait point vu ; chacun prétendait dévoiler les mystères
de cet asile impénétrable où la beauté gémit , esclave
des caprices d'un despote : l'un se flattait d'avoir
acquis , à haut prix , des renseignemens que personne
avant lui ne possédait ; l'autre , plus heureux , avait entretenu
des intelligences secrètes avec une femme ou un
(1 ) La traduction de Bratutti parut sous ce titre : Cronica dell' origine
et progressi degli Ottomani , composta da Saidino Turco in lingua
turca e tradotta in italiano da Vencenzo Bratutti. La première partie
parut à Vienne en 1649. Bratutti étant devenu interprête de Philippe
IV, roi d'Espagne , il donna la seconde partie à Madrid , 1652. Elle est
excessivement rare.
MARS 1812 . 59r
eunuque du harem impérial , et on vit paraître une infinité
de relations où quelques faits exacts se trouvaient
perdus dans une foule de mensonges . Peu-à- peu , les rapports
et les communications se multipliant , la vérité s'ẻ-
claircit en partie . Louis Carrion publia les Lettres de
Busbec , ouvrage indispensable à ceux qui veulent étudier
le caractère et le genre de politique des ministres
de la Porte ; Rycault , secrétaire de la légation anglaise
près le sultan Mahomet IV , mit au jour une histoire de
l'état présent de l'empire othoman ; Michel Lefebvre , qui
avait résidé dix-huit ans dans le levant , donna son excellent
Théâtre de la Turquie , etc .; enfin , le siècle dernier
vit naître deux ouvrages très - remarquables : l'un est
PEtat militaire de l'Empire othoman , dans lequel le
comte de Marsigli donne la traduction du Canoùn naméh
( réglemens impériaux ) , et l'autre le Tableau , malheureusement
incomplet , de l'Empire othoman de M. Mouradjea
d'Ohsson , trésor inappréciable d'érudition , mais
où les grâces du style ne font pas assez pardonner ce que
la science a de trop aride (2) .
Bien que M. Castellan n'ait séjourné que très-peu de
tems en Turquie , il se présente dans la lice avec toute la
confiance que doit lui donner la droiture de ses intentions
aussi modeste qu'instruit , il ne prétend point
avoir tout vu , tout examiné de ses propres yeux ; mais
il annonce lui-même la marche qu'il a suivie .
« La bibliothèque des monarques indiens , dit- il dans
» son avant propos , était composée d'un si grand nom-
>> bre de volumes qu'il fallait cent chameaux pour la
>> transporter : l'un de ces princes , qui aimait beaucoup
» la lecture , mais encore plus les voyages , chargea les
» savans de son empire d'extraire de chaque livre ce
» qu'il y avait de meilleur , et d'en composer une biblio-
(2) Je ne crois pas devoir parler ici du tableau de la cour othomane
de M. Beauvoisin . En vérité la fortune n'est pas plus capricieuse pour
les hommes qu'à l'égard de leurs oeuvres littéraires . Qui jamais eût
pu prévoir que la première édition de cet opuscule , farci ' des erreurs
les plus grossières , serait immédiatement suivie de trois autres , et
bien plus qu'il serait annoncé au public avec les plus grands éloges ?
592
MERCURE DE FRANCE ,
thèque moins embarrassante ; on fit des extraits , et
>> dix chameaux suffirent au lieu de cent pour la porter.
» Son successeur , la trouvant encore trop considérable ,
» ordonna à un brahmane de la réduire au strict néces-
» saire ; celui- ci , qui connaissait le genre d'esprit du ’
» prince et son aversion pour la lecture , réduisit toute
»la bibliothèque à quatre maximes . >>
M. Castellan vient d'en user de même à l'égard du
grand nombre de volumes écrits sur la Turquie , et en
choisissant le bon et rejetant le mauvais qui s'y trouve ,
il a réduit le tout , non pas à quatre maximes , mais à six
petits in- 18 ornés de 72 jolies jolies gravures . Les deux
premiers volumes sont consacrés à l'histoire des Othomans
; le troisième offre le précis de ce qu'il est intéressant
et possible de savoir sur le sérail et son organisation
intérieure ; le quatrième traite du gouvernement , et par
conséquent des grandes charges de l'empire , tant civiles
que militaires ; l'organisation judiciaire , les ministres de
la religion , ses pratiques extérieures , etc. , composent
le cinquième ; enfin le sixième volume donne des détails
sur les costumes , les arts et les métiers , et embrasse
tout ce qui n'avait pu être classé dans les tomes précédens
.
Il ne faut pas croire cependant d'après ce simple exposé
que l'auteur se soit exclusivement occupé des
Turcs. Lorsque l'occasion s'en présente , il nous
entretient des peuples soumis à la puissance othomane.
Ainsi , dans le sixième tome , il nous parle des
Syriens , des Egyptiens , des Bosniaques , des Albanais ,
des Arméniens , des Juifs , etc. , et pour dissiper la terreur
qu'aurait pu nous inspirer la physionomie rébarbative
d'un Tartare , d'un Bédouin ou d'un Curde , il nous
offre le portrait gracieux des femmes d'Alep , d'Antioche
et de Péra , de Scio , de Samos , de Chypre et de Naxos .
Nous ne parlerons point du soin avec lequel ces figures
sont dessinées et gravées : ne suffit- il pas de dire que la
plupart sont l'oeuvre de M. Castellan , et que les autres
ont été exécutées sous sa direction ? Un orientaliste infatigable
, dont le nom se trouve uni à tout ce qui est utile ,
lui a fourni des renseignemens tirés des auteurs orienMARS
1812 . 593
SEINE
ou
laux : ce n'est pas un des moindres mérites de son ouvrage
. Ainsi , dans un cadre étroit , il a eu l'heureux
talent de faire entrer une infinité de renseignemens et de
traits qui peuvent faire mieux connaître une nation dont
les annales n'offrent rien de commun avec celles des
autres nations , si ce n'est l'obscurité qui en couvre DE
les
premières années , et dont le caractère est un méla
inexplicable de bravoure et de faiblesse , de bonne-foret
d'adresse , de générosité et de barbarie. Dans six perits
volumes , il a su renfermer ce qui se trouvait épars
dans cen
plusieurs in-folio ; et bien que ce qu'il nous dit fut
déjà connu , sa manière de le présenter lui donne tout le
piquant de la nouveauté .
Néanmoins nous pourrions lui reprocher plusieurs
erreurs quelle est l'oeuvre de l'homme qui en soit
exempte ? Les un'es tiennent au peu de connoissance des
langues orientales , et nous ne saurions lui en faire un
crime ; la plupart même ne nous paraissent être que
des fautes d'impressions . D'ailleurs il n'a point la
prétention d'être orientaliste . Les autres dépendent de
l'inexactitude des renseignemens qu'il s'est procurés
et ne pourraient lui être imputées , puisque , n'ayant
pu tout voir par lui - même , il a été obligé de s'en
rapporter à des données étrangères . Son but était d'être
plus véridique et plus général que ses prédécesseurs ,
d'unir l'agréable à l'instructif , et il a réussi . Nous
pouvons assurer que ce nouveau tableau de l'empire
othoman aura beaucoup de succès , et tout porte à
croire que ce succès sera durable ; si quelques savans ',
dépourvus d'indulgence , et pour lesquels l'auteur n'a
point eu l'intention de travailler , l'attaquent avec sévérité
, le public , en l'accueillant avec intérêt , en le lisant
avec plaisir , dédommagera M. Castellan de ce que
la critique pourrait avoir de trop amer.
AM. JOURDAIN
5 .
LA
PP
594
MERCURE DE FRANCE ,
POÉSIES NATIONALES , Troisième Edition , revue , corrigée
et augmentée ; par M. D'AVRIGNI , censeur impérial , etc.
Paris , Lenormant , imprimeur-libraire , rue de
Seine , nº 8.
"
T
IL est trois genres de poésie où l'esprit humain peut se
développer dans toute sa gloire , où il peut atteindre le
plus haut degré du pathétique et du sublime : l'épopée
la tragédie et le poëme lyrique . Dans la tragédie , les
Français n'ont point de rivaux chez les nations modernes ;
mais nous pouvons dire de l'épopée ce que Quintilien
disait des Romains dans la tragédie , maxime claudica
mus , et dans la poésie lyrique , malgré Malherbe , J.-B.
Rousseau et quelques morceaux de leurs successeurs
nous n'occupons pas encore le rang auquel nous devrions
prétendre. Ce n'est pas que nous ayons manqué d'athlètes
qui dans ces deux lices ont voulu remporter le prix. Le
nombre de nos épopées est grand jusqu'au ridicule ;
mais Voltaire seul a su y obtenir du succès. Nous avons
eu aussi bien des poëtes lyriques depuis La Mothe jusqu'à
feu Le Brun : mais aucun ne nous a donné un Pindare
, un Horace ou un Alcée . Cependant , depuis quelques
années , de nouveaux concurrens se présentent , se
pressent dans les deux carrières . De tous côtés nous
voyons de ces visages prometteurs dont parle Horace :
Vultus multa et præclara minantes ; nous avons , ce qui
vaut mieux encore , des poëtes qui commencent à tenir ,
et M. d'Avrigni occupe parmi eux une place honorable.
Le choix de ses sujets lui fait déjà beaucoup d'honneur .
Il nous donne des Poésies nationales ; il prend pour épigraphe
, Celebrare domestica facta ; et il s'assure , par-là,
un moyen de réussir indépendant même de toute captation
de bienveillance ( captatio benevolentiae ) , qu'on
me passe l'expression . C'est en effet quelque chose , mais
aussi c'est peu de chose que de faire la cour à ses lecteurs
, en flattant leur amour-propre ; et l'on n'obtiendrait,
par cela seul , que des succès d'un moment ; mais un
avantage bien plus réel des sujets nationaux , c'est qu'ils
MARS 1812 . 595
peuvent enflammer le poëte d'un véritable enthousiasme ,
c'est que cet enthousiasme se communique bien plus
facilement au public pour qui il écrit. Et pourquoi l'admiration
, comme l'indignation , ne tiendrait-elle pas lieu
de Muse ? Elle doit en tenir lieu sans doute , mais il faut
qu'elle soit vraie et fortement sentie , ce qui ne peut
guère arriver que lorsqu'elle se porte sur des sujets qui
nous intéressent vivement.
M. d'Avrigní a déjà éprouvé combien son calcul était
juste ; disons mieux , il a été récompensé de s'être livre
à une véritable et naturelle inspiration . L'édition de ses
Poésies nationales que nous avons sous les yeux , est la
troisième ; succès rare pour un recueil de poésies et surtout
de poésies lyriques , genre pour lequel nous ne
sommes pas très - fortement prévenus . Mais il serait injuste
de l'attribuer uniquement au choix des sujets ; le
talent du poëte en réclame une égale partie . La préface
annonce un littérateur aussi instruit que modeste ; on y
voit qu'il a très-bien étudié , qu'il connaît très -bien la
nature de l'ode, et l'on remarque avec plaisir , en lisant
les siennes , qu'il s'est pénétré de la lecture des anciens .
Tous ces morceaux sont déjà trop connus du public
pour que nous puissions nous livrer au plaisir d'en donner
ici l'analyse ; mais on nous permettra d'en faire une courte
revue , d'en remarquer quelques beautés . Dès la première
ode , où l'auteur chante la campagne d'Autriche terminée
par la victoire d'Austerlitz , on est frappé de le voir,
sur les pas d'Horace , quitter les routes vulgaires pour
nous étonnér d'un prosopopée sublime , pour nous montrer
le monarque anglais à Westminster , invoquant dans
son trouble l'ombre d'Edouard III qui en effet lui apparaît
, mais pour l'épouvanter par la révélation d'un avenir
funeste . Tous les journaux citèrent dans le tems et
l'apparition et le départ de l'ombre ; tous durent citer la
magnifique comparaison des deux montagnes qui se cho
quent , quelques strophes plus bas . Rappelons encore
celle où Edouard dit au roi Georges , en parlant de l'Empereur
:
Puisses-tu conjurer sa foudre vengeresse !
Pp a
596
MERCURE DE FRANCE ,
Il terrasse l'orgueil , épargne la faiblesse ,
Et sait dans les vaincus respecter le malheur.
On reconnaît là le fameux vers de Virgile :
Parcere subjectis et debellare superbos .
Mais on le reconnaît imité plutôt que traduit , et modifié
comme l'exigeaient les circonstances.
L'ode sur la bataille d'Iéna est plus * simple dans sa
marche , mais les beautés de détail y sont nombreuses .
C'est un beau mouvement que celui-ci où l'auteur s'adressant
au roi de Prusse, lui rappelle que , dans la nuit même
qui précéda la bataille , il dépendit de lui d'avoir la
paix :
Aux apprêts da courroux céleste ,
Prince aveugle , frémis d'effroi !
L'heure approche , un espoir te reste ,
L'olivier s'offre devant toi....
Ma voix dans les airs s'est perdue !
Et l'aurore aux cieux épandue
De Mars annonce le réveil ! etc.
Et quel majestueux rapprochement que celui de la strophe
suivante !
Quels souvenirs dans cet espace
Voulut rassembler le destin !
Rosbach ! Lutzen ! l'oeil vous embrasse
A travers le vague lointain.
Dans la plaine aux Français fatale ,
Cette colonne triomphale
N'élève plus son front altier :
Sur ce tertre honoré du brave ,
Où fut frappé le grand Gustave ,
Monte le pâle peuplier.
Si je ne consultais que mon goût , je préférerais encore
à ces deux odes la première moitié de celle qui la
suit , et dans laquelle l'auteur nous peint l'ange de la
Prusse apparaissant à Frédéric dans la nuit même qui
suivit sa victoire de Rosbach , pour lui prédire les malheurs
déjà trop prochains de sa famille. Cette fiction me
paraît à-la-fois noble , touchante et philosophique : elle
MARS 1812 . 597
l'est même dans la dernière strophe , où le caractère de
Frédéric est parfaitement bien soutenu :
Mais l'aurore , des cieux vient ouvrir les barrières :
Le monarque aux accords des trompettes guerrières
Etouffe de la nuit le triste souvenir.
Il s'arme , et repoussant une crainte importune ,
Remet à la fortune
Le soin de l'avenir .
Mais après avoir admiré cette première moitié de l'ode ,
l'auteur nous permettra- t-il de lui demander pourquoi il
ne l'a pas finie en cet endroit ? Sans doute la nouvelle
fiction qu'il y introduit ne le cède point en poésie à la
première . Boileau nous avait peint la mollesse désolée de
voir son repos troublé par les conquêtes de Louis ;
M. d'Avrigni renchérit encore sur cette idée , car c'est la
victoire elle-même qu'il nous montre fatiguée de suivre
Napoléon . Il y a de très-belles strophes dans le discours
qu'elle lui adresse : le poëte y passe , avec beaucoup d'art ,
du tableau des rigueurs de l'hiver à la douce peinture
du bonheur champêtre : je regrette de ne pouvoir les
offrir l'un et l'autre au jugement , à l'approbation de mes
lecteurs ; mais aussi cette double fiction produit une
duplicité d'action dans l'ode , et je ne vois pas pourquoi
ce genre de poésie serait exempt de la loi de l'unité . Il
me semble au moins que ces deux parties nuisent à l'effet
l'une de l'autre ; si M. d'Avrigni veut m'en croire , il
en fera deux odes séparées , et ses lecteurs y gagneront
comme lui .
Les deux odes sur le mariage de S. M. et sur la nais
sance du Roi de Rome ont parudans ce journal , chacune
en leur tems ; je ne puis cependant m'empêcher de
m'arrêter un instant à la dernière . La conception ne pouvait
être plus heureuse : on ne pouvait rien inventer de
plus touchant et de plus auguste que cette prosopopée
de la France prosternée aux pieds des autels , invoquant
l'être suprême pour l'Empereur , en racontant ses bienfaits
, et interrompue dans sa prière par ce cri poétique ,
Les tems sont accomplis : le roi de Rome est né.
Cette ode abonde en strophes dignes d'être citées ; ella
598 MERCURE DE FRANCE ,
:
est à notre avis la meilleure de l'auteur , et si notre avis
est bon , c'est-là , sans doute , un heureux présage. On
doit beaucoup attendre d'un poëte qui marche ainsi à la
perfection . Personne ne désire plus vivement que nous
qu'il l'atteigne , et voilà pourquoi nous nous permettrons
de joindre quelques critiques aux éloges que nous venons
de lui donner. Il nous a semblé qu'il se permettait quelquefois
des constructions un peu forcées , et des inversions
qui produisent des amphibologies ou du moins.de
l'obscurité. Nous avons remarqué quelques vers que
Voltaire eût traités de duriuscules , tels que celui-ci de
la page 8 :
La terre en s'entrouvrant a tressailli trois fois .
Et nous avons sur-tout été frappés de l'extrême liberté
que prend l'auteur avec la règle de l'hémistiche . Nous
lisons , par exemple , page 5 :
L'airain gronde , et le chef des guerriers de la France
Voit autour d'eux au loin s'étendre un arc immense.
Un mur mouvant , formé de triples bataillons :
Il a parlé , le mur battu par le tonnerre
S'ouvre , etc.
De ces quatre vers , trois offrent une licence : elles sont
quelquefois permises pour varier la cadence du vers ,
mais en voilà trop dans un si petit espace , et l'on peut
même dire que la licence étant absolument la même dans
les deux derniers ( le repos après la quatrième syllabe ) ,
c'est la monotonie qui en résulte , au lieu de la variété.
Les cinq odes dont nous venons de nous occuper forment
la moitié d'un recueil où l'auteur a entrepris de
retracer les plus mémorables événemens de la vie politique
et militaire du restaurateur de la France. Il soumet
au jugement du public la première partie avant de
le publier en entier , et en attendant il réimprime un
ouvrage qui a déjà obtenu l'approbation générale , et il
nous offre un échantillon d'un autre pour lequel il sollicite
des encouragemens . L'un est le départ de La Pérouse
, poëme qui parut pour la première fois en 1807 .
L'auteur y réunit au talent de peindre la nature , l'art
de parler poétiquement des recherches laborieuses , des
MARS 1812. 599
2
études pénibles dont elle est l'objet ; il retrace avec beau
coup de vérité les fatigués et les jouissances des voyages
de terre et de mer; il donne à son sujet une teinte de
` mélancolie véritablement touchante ; il y déploie une
douce sensibilité. Le succès de ce poëme ne fut point
contesté lorsqu'il parut : il paraît seulement que certains
critiques le rangèrent parmi les épopées , et sous ce
point de vue lui reprochèrent le défaut d'action . M. d'Avrigni
a pris au sérieux ce reproche ; il s'efforce aujourd'hui
de le repousser ; il s'appuie de l'exemple de
Cicéron dans ce fragment célèbré de sa Républiqué ,
intitulé le Songe de Scipion ; enfin , pour achever de désarmer
ses censeurs , M. d'Avrigni donne à son poëme
le titre de didactique. Il nous permettra de lui dire qu'en
tout cela il a fait des frais parfaitement inutiles . Son
poëme sans doute n'est point épique , et par conséquent
on ne devait pas y chercher une action , mais il n'est
pas non plus didactique ; car donner à des voyageurs
des conseils sur la manière de faire tourner leurs travaux
au profit des arts et des sciences , ce n'est réellement
enseigner aucune science ni aucun art. Que la conscience
poétique de M. d'Avrigni se tranquillise ; son
poëme n'a point eu besoin d'épithète pour plaire , il n'en
aura pas besoin pour se soutenir ; et peu importe à quel
genre il sera rapporté par les critiques , pourvu qu'il
charme et intéresse constamment les lecteurs.
Nous voici parvenus au fragment qui termine ce
volume , et dont le genre est bien décidé. L'auteur l'intitule
Marina , épisode du Mexique conquis , poëme
héroïque . Dans sa préface il réclame toute l'indulgence
de ses lecteurs pour l'audace d'une telle entreprise , pour
le choix de son sujet , et pour celui de l'épisode qu'il
nous présente. Il montre fort bien que ce n'est point
avec les yeux de la philosophie qu'un poëte doit envisager
les exploits de Cortès et de ses compagnons , il en
fait sentir la grandeur et indique les ressources qu'il
s'apprête à tirer du caractère divin de Lascasas opposé à
la férocité de Pizarre . Il prouvé même en passant qu'il
ne s'écarte pas trop par ce choix de son épigraphe , celebrare
domestica facta , puisque Cortès était français d'ori600
MERCURE DE FRANCE ,
gine et descendait d'un écuyer de Rolland ; à quoi l'on
peut ajouter qu'à l'époque de son poëme tous les Européens
étaient compatriotes par opposition aux Américains,
comme ils l'étaient sous Godefroi par opposition aux infidèles
. Voilà donc le choix de son sujet pleinement justifié
. Il paraîtra moins facile au premier coup-d'oeil de
justifier celui de l'épisode . C'est une imitation du Tasse ,
et quoique ces imitations soient très -légitimes , elles ne
sont pas la partie d'un ouvrage la plus propre à faire
connaître le génie de l'auteur . Cet épisode est d'ailleurs
presque vide d'action , il est plutôt en dialogue qu'en
récits , et l'on ne peut le trouver bien choisi pour développer
la partie épique du talent du poëte . Cependant , si
l'on réfléchit que le principal but de M. d'Avrigni a été ,
comme il le dit dans sa préface , de donner au lecteur une
plus juste mesure du degré d'aptitude qu'il peut avoir à ce
style tempéré , qui manié par Virgile et Racine , fait peutêtre
le plus grand charme de leurs vers , on changera
tout- à-fait d'avis , et l'on trouvera qu'il ne pouvait faire
un meilleur choix que celui de cet épisode . Il est tout
entier dans le genre où M. d'Avrigni voulait faire ses
preuves , et il suffira d'en citer une partie pour mettre nos
lecteurs en état de juger s'il a réussi .
Marina , l'amante de Cortès , échappée aux dangers
d'une bataille , s'égare , passe la nuit dans un bois , et
pénètre le jour suivant dans un vallon solitaire , asile d'up
vieillard qui lui décrit son bonheur en ces mots :
•
La fureur des combats ,
Du moins jusqu'à ce jour , épargna nos retraites :
Le monde nous ignore , et le son des trompettes
Annonce loin de nous le ravage et l'horreur ,
Soit que le ciel , ami du simple laboureur ,
Détourne do ces lieux le torrent de la guerre ,
Soit que ce peuple armé des flèches du tonnerre ,
N'écrase sous ses coups que la tête des rois ,
Ainsi que dans nos champs nous voyons quelquefois
La foudre , du palmier briser la cîme altière ,
Et se perdre , en grondant , loin de l'humble bruyère.
L'heureux toît , dont l'abri nous dérobe aux dangers ,
N'attire pas les yeux de l'avide étranger.
MARS 1812 . 601
O de mon sort obscur déïté tutélaire!
O charme de mes jours ! pauvreté douce et chère !
Le vulgaire sur toi jette un oeil de dédain !
Le sage plus heureux se cache dans ton sein.
Tranquille sous l'appui de ta main protectrice ,
L'ardente ambition et la pâle avarice
De mon coeur libre et pur n'altèrent point la paix .
Les ruisseaux serpentant sous ces palmiers épais ,
Fournissent à ma soif une boisson facile ;
Et l'éclatant duvet de l'arbrisseau docile
M'offre pour me vêtir le tissu le plus doux.
De quels biens , de quel sort pourrais -je être jaloux ?
Ces fruits délicieux que mon verger voit naître
Suffisent aux apprêts de ma table champêtre
Mes désirs sont bornés , ainsi que mes besoins ;
Et nos rustiques mets ne coûtent que des soins .
Vois la nature ici prodiguer ses miracles !
Quels plus riches trésors ! quels plus brillans spectacles !
La nuit pour moi ramène un paisible sommeil ;
Et ma voix matinale , au retour du soleil ,
Des oiseaux de nos bois partage l'allégresse ;
Tout me plaît , tout me rit ; et ma froide vieillesse
Renaît dans les enfans qui croissent sous mes yeux….,.
M. d'Avrigni dans ce morceau doit beaucoup au Tasse
qui lui-même a bien quelques obligations à Horace et à
Virgile ; mais sans prévenir le jugement de mes lecteurs ,
je crois qu'après avoir fait à chacun sa part , celle de
M. d'Avrigni sera encore assez bonne pour que nous
puissions l'affermir dans ses espérances et l'encourager
dans ses projets . M. B.
Observations sur quelques réflexions de M. MAILLET-LACOSTE
au sujet de la question de la PERFECTIBILITÉ INDÉ-
FINIE DE L'ESPÈCE ' HUMAINE .
C'EST peut-être une question que de savoir s'il y a des questions
vraiment oiseuses ; nous en doutons , persuadés que
tous les exercices de l'esprit lui font du bien . Cependant beaucoup
de philosophes pourraient n'être pas de notre avis ,
602 MERCURE DE FRANCE ,
et regarder celle- ci , entr'autres , comme de toute inutilité.
Vous auriez beau la discuter , nous diraient- ils , et même
l'éclaircir , les choses n'en resteraient pas moins comme
elles sont et n'en iraient pas moins comme elles vont . Soit
que vous adoptiez la négative ou l'affirmative , on voit du
premier coup- d'oeil qu'il n'en doit résulter pour le contemplateur
, qu'un déplorable choix à faire entre deux
pensées également humiliantes : ou que le genre humain
est incorrigible , et que jusqu'à la fin des siècles il
ne fera que parcourir constamment un cercle de vices et
d'erreurs tracé de la main de la nécessité ; ou que nous
sommes encore des animaux moitié brutes , moitié féroces ,
en comparaison de ce que seront nos arrière-neveux . En
attendant qu'il vienne des hommes sur la terre , et quand
on répugnerait à le penser , il faudrait au moins reconnaître
que nous ne serons jamais que de petits enfans auprès de
nos petits enfans , et que ces petits enfans eux-mêmes
auront constamment un pareil désavantage vis-à-vis des
leurs , et toujours et toujours ainsi dans un lointain qui disparaît
aux regards de la pensée ; en sorte qu'il y aurait tous
jours à rougir pour soi , et jamais à espérer que pour les
autres . Eh ! nevaut-il pas mieux cent fois détourner nos yeux
d'un tableau où nous faisons une si triste figure ?
Nous croyons cependant éprouver que cette idée , une
fois entrée dans l'esprit , ne fait pas facilement place à
d'autres . Elle attache , elle tourmente , comme un problême
dont la solution peut- être n'importe guères , mais
qui , s'il fallait y renoncer , nous montrerait trop visiblement
ces bornes que notre raison essaie de se cacher . L'avenir
est si curieux et si vaste ! Au moins doit-il être libre à
chacun de s'y égarer , comme dans un champ qui n'appartient
à personne , et qui par là même est ouvert à tout le
monde ; c'est le champ de l'espérance ; et de quelque côté
que nous promène l'opinion , à quelque point qu'on arrive ,
( n'arrivât - on même nulle part ) nous nous serions toujours
exercés , égarés , si l'on veut , entre des objets dignes ,
si jamais il en fût , de toute notre attention . Car il ne s'agit
pas moins que de notre destinée , de notre nature ,
notre raison , de notre intérêt.... et des chances du hasard,
et des contraintes de la nécessité ; .... quelle vaste carrière
ouverte à la méditation de celui même qui renoncerait à
tout espoir d'amélioration dans nos futures destinées , et
quel aliment éternel pour une mélancolie qui n'est jamais
sans quelque douceur ! D'un autre côté , si vous vous
de
MARS 1812.
603
laissez aller à espérer , à prévoir un perfectionnement indéfini
; quelle ample et belle matière n'offre point à vos réflexions
, ce plan sans cesse à faire et sans cesse à refaire
d'un monde toujours meilleur et constamment amélioré !
On se le représente comme un riant jardin que chaque
、année embellit , et où l'imagination , semblable à un
possesseur enthousiaste et fécond en projets , s'égare toujours
avec délice , toujours avec de nouveaux plans que
l'avenir ne manquera pas de réaliser. Gardons-nous done
d'entraver ici la marche de l'intelligence humaine ; laissons
la suivre ses voies , visiter à son gré tous les objets
de son ressort et mettre autant qu'elle le pourra son domaine
en valeur .
Nous ne sommes pas en ce moment de l'avis de M. Maillet
-la -Coste , et c'est pour nous une raison de douter du
nôtre . Examinons donc l'un et l'autre sentiment de nouveau
; et si , après avoir pesé ses objections et nos réponses
comme nous ferions celles de deux inconnus " nous
finissons par nous rendre , nous n'en rougirons pas : ou
fait toujours un si bon marché en changéant ses opinions
contre des vérités ! Si , au contraire , malgré la séduction
du style de l'écrivain que nous combattons , nous trouvons
nos raisons assez bonnes pour nous y tenir , il nous sera
permis de nous en glorifier .
Le hasard avait fait tomber entre les mains de M. Maillet
ce dernier ouvrage , qu'on peut appeler le chant de
mort de M. de Condorcet au milieu des cannibales : et
c'est à un lecteur aussi sensible et aussi éclairé qu'il appartient
mieux qu'à personne d'exprimer la première impression
qu'il en reçut.
« Ce fut , dit -il , dans les premiers jours d'une ardente
jeunesse où l'ame neuve demande des émotions , comme
un esprit plus mûr cherche des vérités ; ce fut alors
que je parcourus les pages de l'écrivain infortuné dont
le nom ne retentit pas assez à mon gré pour sa vengeance
» et pour notre honneur. Frappé d'abord de la nature de
» ses idées , je crus entendre Platon même : mais lorsqu'au
milieu de tant d'objets imposans et vagues , je remar-
» quai un style simple et précis , que toujours ébranlé , je
trouvai l'auteur toujours froid et tranquille , cet enthou-
» siasme qu'il m'inspirait sans le partager n'eut plus de
bornes , et il me sembla qu'une intelligence céleste daignait
parler aux hommes. Quel surcroît d'étonnement
» lorsque je me rappelai qu'un homme qui concevait une
"
"
"
604 MERCURE
DE FRANCE
,
”
si grande idée de son espèce , qui lui prophétisait d'un
ton si calme de si hautes destinées , écrivait sous l'empire
» de l'ignorance et de tous les crimes , que des bourreaux
avaient proscrit cette tête qui rêvait leurs vertus ¿ que
contraint de se dérober du milieu des hommes , il fuyait
dans des lieux écartés , dans des bois comme un monstre
» poursuivi par des sauvages ! Quelle est donc , me disaisje
, cet ame si ferme et si pure qui développe tout un
système , et n'interrompt par aucune plainte le tranquille
cours de ses pensées ! Je ne pus m'empêcher de donner
des larmes à celui qui ne s'en permettait aucunes sur luimême
, et le front incliné dans un recueillement presque
religieux , j'admirai profondément l'homme vertueux qui
sait souffrir , pardonner et se taire . »
ກ
Eloge aussi juste que touchant , et qui devient celui de
la philosophie en même tems que du philosophe ! Quel
triomphe en effet pour la méditation , et en même tems
quel bienfait que de disposer ainsi l'ame d'un sage en
faveur de l'immortelle humanité , au point de prévoir
avec plaisir pour elle , au milieu de ses peines , des tems
meilleurs ! Il sait trop bien qu'il ne les verra pas ces tems ;
mais au milieu des haines qui l'assiégent, il a besoin d'aimer
; eh bien ! il aimera les hommes qui seront , faute de
pouvoir aimer ceux qui sont ; et son esprit essayera de se
distraire des calamités où il succombe , par l'espérance
qu'il luira des jours plus sereins sur d'autres générations !
Telles ont été les dernières pensées et les sublimes consolations
que M. de Condorcet a su se donner à lui -même
au plus fort de ses persécutions . Ce fut dans ces pieuses
rêveries qu'il s'endormit , et jusqu'aux doutes qu'on oserait
encore élever contre lui sur des opinions d'un autre ordre ,
ue feraient qu'attester dans le philosophe le comble du
désintéressement . Libre à nous cependant d'adopter ou de
rejetter les idées de M. de Condorcet sur la question qui ,
nous occupe . La vertu ne prouve que pour l'homme etnon
pour le système; mais après un pareil trait qui oserait encore
accuser la philosophie ?
Aussi M. Maillet-la-Coste , tout enthousiaste qu'il se
montre de l'homme , ne laisse pas de combattre le système
, et donne en cela deux leçons bien utiles , dans tous
Les tems sans doute , mais particulièrement dans celui - ci ;'
l'une , qu'on peut résister à son entraînement vers ce que
l'on trouve beau , à la vue de ce que l'on croit vrai ; l'autre ,
qu'on peut se permettre quelquefois d'honorer les perMARS
1812 . 605
: tonnes que l'on critique et ce second exemple , sur-tout
s'il était jamais universellement suivi , annoncerait , à lui
seul , un vrai perfectionnement ; ce ne serait pas , si l'on
veut, dans toute l'espèce humaine , mais au moins dans je
ne sais quelle espèce d'hommes qui se croient appelés à
faire , à tous tant que nous sommes , notre éducation , et
qui devraient commencer par être bien élevés . Nous essayerons
en ce point d'imiter M. Maillet , et de lui montrer
, quoique d'un avis diamétralement opposé au sien ,
tout le plaisir que nous avons à lui rendre pleine justice .
Il y a seize ou dix- sept ans que nous avons lu ce noble
testament de M. de Condorcet . Le livre n'est point ici sous
nos yeux ; ce qui en reste de mieux gravé au fond de
notre pensée, c'est son opinion , et autant nous nous sommes
empressés de l'adopter , autant nous nous plaisons à
la conserver : quant aux moyens que le philosophe emploie
pour la soutenir , nous ne les emprunterons point . Il
attend ce qu'il désire de beaucoup de changemens hardis
dans les différentes législations et les différens gouvernemens
des peuples divers ; disons le mot , d'un renverse
ment brusque et total , suivi d'une reconstruction mieux
raisonnée de la plupart des édifices politiques : il se plaît à
esquisser les plans de ces terribles opérations et à nous
en faire d'avance admirer les résultats . Hélas ! il en a vu
quelques essais , et ils ont été pour lui , ainsi que pour
des millions d'autres hommes de bien , aussi funestes
qu'il les avait jugés nécessaires . Ainsi , quand M. de Condorcet
aurait eu pleine raison dans tous les points de ses
théories , il n'a du moins que trop connu par lui -même ,
combien les fruits qu'il en attendait ( ces fruits , qu'il se
représentait comme si doux ! ) , sont âpres avant que d'être
mûrs . Non , le bonheur du monde entier dépend moins
de la forme des gouvernemens que du génie des gouver
nans et de la confiance des gouvernés . Ce que les diffé
rens peuples ont , en fait de constitution , vaut mieux d'ordinaire
qu'ils ne le pensent , vaut mieux sur-tout que ce
qu'ils tenteraient d'y substituer , et peut encore , leur servir
mille ans et plus . Les réformes totales sont toujours
meilleures à différer qu'à presser ; et ce n'est pas trop
demander par toute la terre , pour une affaire de cette
importance , que dix ou douze siècles de réflexions . Laissons
donc , pendant cet intervalle du moins , la politique à
ceux qu'elle regarde ; si tout le monde s'en mêlait , ce se
606 MERCURE DE FRANCE ,
rait une pharmacie au pillage , où les brigands trouveraient
plus de poisons que de remèdes .
Pour être heureux il ne s'agit que d'être sage , et personne
que je sache ne le défend . La vraie perfectibilité de
l'esprit est dans sa propre essence ; qu'il l'étudie , qu'il la
connaisse , qu'il la mette en oeuvre , qu'il exploite sa mine ,
pour ainsi parler , et il y trouvera de quoi s'étonner luimême.
Mais c'est assez combattre M. de Condorcet pour
qui nous combattons dans presque tous les autres points .
Voyons maintenant , pour essayer de le défendre , comment
son adversaire essaye de l'attaquer. M. Maillet
commence par établir qu'il ne serait possible à l'homme
de perfectionner indéfiniment ses facultés qu'en prolongeant
indéfiniment ses jours . C'est -à -dire , que nous
ne pourrions arriver à un prodige que par un autre .....
» M. de Condorcet , ajoute-t-il , a osé donner à-la-fois
ces deux magnifiques espérances au genre humain ;
il a osé prétendre que dans ce progrès de nos facultés
» connues de nos jours , dans cette lumière toujours crois-
" sante de notre intelligence , toutes les passions viles ou
» cruelles , ces taches de l'humanité , seraient comme con-
4 .
sumées . Dans cette hypothèse imposante au moins par
" son objet , ce drame mystérieux du monde irait dono
» après tant de catastrophes se dénouer dans un nouvel âge
d'or. Admirons iei ( c'est toujours M. Maillet qui parle )
» comme la poésie et la philosophie tour-a-tour balancent
l'espèce humaine entre les regrets et les espérances ,
comment cette félicité qui nous fuit toujours est reléguée-
» par l'une à l'origine du monde , et nous est montrée par
l'autre dans les siècles à venir. Ainsi roule ce globe
infortuné entre deux grandes images de bonheur . »
29
Nous n'avons pas sous les yeux le livre ou du moins le
projet de livre de M. de Condorcet , car la mort , impatiente
de lui arracher la plume , ne lui a laissé que le
tems de l'esquisser . Nous ne savons pas jusqu'où son esprit
a pu étendre ses conjectures relativement à l'augmentation
de la force et de la vie , ainsi nous ne pouvons pas le justifier
d'une manière plus précise qu'il ne paraît qu'on l'accuse
; mais si dans l'essor de ses pensées vers l'avenir , il
a cru entrevoir qu'une plus grande somme et une plus
grande diffusion de lumières sur tous les objets de nos
connaissances ainsi que de nos recherches , pourraient
influer sur la durée de notre existence , il n'aurait fait que
nous répéter les promesses continuelles de la médecine et
MARS 1812 . 607
de la morale . Il n'est pas question , autant que nous puissions
nous en ressouvenir , de porter la durée humaine audelà
des limites que les lois immuables des genres et des
espèces interdisent à la nature de franchir .
Homines tantos natura parare
Non potuit pedibus qui pontum per vada possent
Transire , et magnos manibus divellere montes ,
Multaque vivendo vitalia vivere sæcla.
LUCRICE.
Crait-on que la nature infidèle à ses plans
Produise des humains assez forts , assez grands ,
Pour élever leur front au-dessus des nuages ,
De leurs pieds dans les mers se frayer des chemins
Déraciner les monts de leurs terribles mains ,
Vaincre même le tems , et vivre plusieurs âges ?
Telles ne sont pas les promesses que la science ose faire
aux hommes , ou elle ne serait pas la science . Tout ce
qu'elle se permet de nous faire espérer , c'est de nous conduire
, si nous voulons la suivre jusqu'au dernier terme
prescrit à nos passagères existences , ou du moins de nous
en faire approcher davantage , et de nous y mener par des
voies que la sagesse aura su nous applanir ; mais encore
une fois elle ne peut qu'aider la nature , non la vaincre ; eh !
ne serait-ce pas encore un assez grand bienfait que de nous
faire vivre toute notre vie , c'est-à- dire , ce que peut-être aucun
habitant de la terre jusqu'à présent n'a vécu , et ce que
nous vivrions , si notre ignorance et notre folie n'abrégeaient
point nos jours ? Quel changement
en effet dans nos destinées
, si la modération dans nos désirs , la tempérance
dans nos plaisirs , la connaissance
de nos vrais besoins ,
jointe à toutes les passions nobles et douces , ne quittaient
point l'homme ici -bas dans toute sa traversée ! L'art de
vivre est une tactique où nous serons long-tems novices .
Apprenons
à combattre , à prévenir une foule de maux
visibles ou invisibles , présens ou éloignés , qui , semblables
à des enneinis avides de butin , nous ravissent continuellement
des heures , des jours , souvent des années , que
nous pourrions au moins leur disputer , et qui ne cessent
de piller les provisions que la nature avait données à chacun
de nous pour le voyage de la vie .
Tant de secours , tant de vigilance néanmoins ne nous
meneraient point au-delà du terme fixé à l'homme , mais
nous nous arrêterions moins en deçà ; nous ne parvien608%
MERCURE DE FRANCE ,
drions pas plus à l'âge des chênes qu'à leur hauteur , nous
ne prolongerions pas indéfiniment nos jours , nous ne
ferions que nous approcher toujours davantage de cette '
borne inconnue que jamais on ne passera ; mais on peut
l'atteindre . Espérons donc , l'espoir est autant de ravi à
l'infortune , et cet espoir sera d'époque en époque mieux
fondé , à mesure que par notre prudence , par nos connaissances
, par nos moeurs , nous saurons mieux écarter
les chances contraires , et multiplier les chances favorables
. Ces grands effèts tiennent , comme on peut le
voir , à beaucoup de causes distinctes qui ont entr'elles une
conexion nécessaire dans la théorie , et qui semblent impossibles
à réunir dans le fait . Il faudrait pour cela que les
sciences fussent non seulement plus sûres de ce qu'elles
nous enseignent , c'est-à- dire , plus sûres d'être de vraies
sciences ; mais qu'elles trouvassent à la longue de nouveaux
moyens de se communiquer à plus d'esprits à - la-fois ,
qu'elles découvrissent des méthodes plus faciles et plus
claires , et que la vérité se familiarisât davantage avec
l'homme .
Au reste , cette impossibilité apparente est -elle donc
absolue ? n'y a -t-il pas dans l'essence même de l'esprit une
curiosité innée qu'on peut , qu'on doit même regarder
comme son principe de mouvement ? Il est dans la nature
de cette curiosité à jamais insatiable , de chercher à connaître
ce qu'on ne connaît pas , et à mieux connaître.ce
qu'on connaît déjà . C'est à quoi nous devons la science
en général , cette immense conquête de la raison , qui
sous quelque point de vue qu'on la considère , fut et
sera toujours le voeu de l'intelligence humaine , tandis que
la plus grande utilité fut et sera toujours le voeu de la science .
Or , ces deux principes une fois reçus ( et qui oserait les
contester ? ) , il s'ensuivra presque nécessairement une
tendance continue , et un avancement progressif vers la
commune félicité .
7
Ce n'est pas pour rien que la science a été présentée
à l'homme dès les premiers jours du monde sous l'ingéfieux
emblême d'un arbre auquel il ne fallait point toucher
avec des mains novices . Ce bel arbre portait des
fruits de deux espèces , le bien et le mal . La première
épreuve a été fâcheuse et devient par - là même une leçon
de prudence : mais puisque le mal est éprouvé , il reste àprésent
le bien à recueillir.
Flebile principium meliorfortuna sequeture
MARS 1812 . Bcg
SEINE
e
Remarquez , en suivant la parabole , que la défense au
moment où elle a été portée était une faveur , puisq
l'homme placé alors dans le séjour de la félicité , sons t
protection immédiate de la toute puissance , de la toute
science , de la toute bonté , n'avait d'autre désir à former
que de rester comme il était . Il devait donc s'abandonner
aveuglément à la bienveillance créatrice qui semblait se
complaire dans la joie de sa créature , et ne point essayerԵր
de se mêler de son bonheur . Il semble voir un faible enfant
à qui une tendre mère ne permet point de chercher aff
leurs qu'auprès d'elle toutes les douceurs qu'elle aime à lui
prodiguer. Quoiqu'il en soit , la désobéissance a été commise ,
la punition s'en est suivie , cette main bienfaisante s'est
retirée , et l'imprudente créature s'est vue abandonnée à ses
chétives forces et à ses soins ignorans : mais la protection
cessant , la défense a dû cesser avec elle . L'homme fut dèslors
condamné au dur apprentissage des moyens d'adoucir
sa triste situation ; émancipé en quelque sorte , c'est à lui
désormais à veiller à ses intérêts. Maintenant , cette même
curiosité , première cause de son infortune , lui devient nécessaire
, comme le tâtonnement dans les ténèbres ; et
l'inépuisable bonté qui , bien que méconnue , bien qu'offensée
, veille toujours invisiblement sur lui , ne l'empêche
pas , lui inspire peut- être de chercher le remède où il a
trouvé le poison . Elle a permis sans doute que lors de sa
chute quelques graines de cette plante céleste tombassent en
même-tems sur cette terre d'exil . Hélas ! ce n'était plus le
même sol . Elles y ont germé avec peine , et les premiers accroissemens
ont été presque insensibles . L'arbre s'est élevé
pourtant , ila même produit de tems à autre quelques fruits ;
mais il ne sera pas de long-tems , à beaucoup près , en
plein rapport . Enfin c'est au moins quelque chose qu'il
existe , qu'il se soit naturalisé ; il ne s'agit plus que de le
soigner , de le tailler , d'en retrancher les branches parasites,
d'arracher les mauvais fruits , de conserver les bons , de
les défendre des vents malfaisans , des insectes avides , et
de ne les cueillir , s'il se peut , que dans leur parfaite maturité
. Les progrès seront lents , les soins même peut -être
dangereux ; mais quelquefois les plus tristes expériences
n'instruisent pas moins que les plus heureuses , et l'espoir
s'attache de lui-même à la constance . L'arbre ne mourra
point pour avoir été d'abord mal gouverné ; les hommes
recevront de lui à la longue des instructions sur la culture
qui lui convient ; ils les verront écrites sur chacune de ses
f
LA
610 MERCURE DE FRANCE ,
feuilles , et de siècle en siècle , de cent mille ans peut-être
en cent mille ans , ils apprendront peu -à - peu à les déchiffrer.
DE BOUFFLERS.
(La suite au numéro prochain . )
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . Depuis assez long-tems le répertoire du
théâtre Feydeau est d'une monotonie fatigante : sans doute
le Billet de Loterie , le Magicien sans magie , Lulli et Quinault,
sont des opéras fort agréables ; mais il faut étrangement
compter sur la patience des abonnés et des habitués
pour leur offrir constamment les mêmes ouvrages . De
tous les théâtres de la capitale , l'Opéra- Comique est celui
dont le répertoire pourrait et devrait être le plus varié ; le
grand nombre d'ouvrages représentés le permettrait ; le
goût du public et le genre du spectacle l'exigeraient. Plusieurs
grands ouvrages sont en répétition , mais on se plaint
de la lenteur que l'on met à les monter. Les comédiens de
l'Opéra-Comique ont de la peine à se persuader que ce
n'est qu'à l'aide de nouveautés qu'ils continueront d'attirer
le public . Le Théâtre Français peut , au préjudice des auteurs
vivans , vivre sur son ancien répertoire , parce qu'il
est composé des chefs - d'oeuvre qui ont fixé la langue , et
que l'on jouera Corneillé , Molière , Racine , Regnard et
Voltaire , aussi long-tems que l'on parlera français ; mais
les opéras sont fugitifs , leur existence ne s'étend pas souvent
au-delà de quelques années ; la musique est trop soumise
à l'empire de la mode , et si Grétry seul a le beaut
privilége de ne pas vieillir , c'est que par sa verve et son
génie il a mérité d'être nommé le Molière de la musique .
Les Contes à ma fille de M. Bouilly ont fourni le sujet
d'une des plus jolies pièces du théâtre des Variétés , et ce
dernier peut revendiquer une bonne part dans le succès de
la Rosiere de Verneuil. Un critique distingué , en rendant
compte des Conseils à mafille , qui font suite aux contes ,
remarquait que les anecdotes en étaient coupées d'une
manière dramatique ; parmi les historiettes qui composent
ce recueil , M. Dumersan a choisi celle qui a pour titre les
Soeurs de la Charité , et en a fait le sujet des Deux Matinées
, représentée au théâtre des Variétés . Le talent est de
mettre chaque chose à sa place : telle anecdote plaît beaucoup
lorsqu'elle estracontée , et perd à être mise au théâtre
MARS 1812. 8 611
il me paraît ensuite inconvenant de faire paraître une soeur
de la charité sur la scène , du moins sur la scène des boulevards
. J'éprouve une pénible sensation à voir cet habit si
respectable sur les mêmes planches que Jocrisse ou Cadet-
Roussel. Ce vaudeville n'a été que faiblement applaudi',
M. Dumersan a heureusement pour lui de quoi se consoler
, et les succès qu'il a obtenus lui sont un garant de ceux
qui l'attendent lorsqu'il réfléchira davantage au choix d'un
sujet.
Le Fou de Bergame , vaudeville en un acte , a été représenté
lundi dernier pour la première et la dernière fois sur
le théâtre de la rue de Chartres ; pour épargner à mes lecteurs
l'ennui qu'ont éprouvé les spectateurs , je leur dirai
sommairement que j'ai vu peu de chutes aussi complettes ,
et pas une aussi méritée .
INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE . La première classe
de l'Institut a nommé M. Poisson à la place vacante dans
la section de physique générale par la mort de M. Malus .
M. Girard , ingénieur des ponts- et- chaussées , chargé de la
construction du canal de l'Ourcq , est le candidat qui a
obtenu le plus de voix après M. Poisson .
$
La seconde classe a décerné le prix pour l'Eloge de Montaigne
, à l'auteur du n° 10. C'est M. Willemain , professeur
au Lycée impérial ; il n'a que 22 ans. L'académie
regretté de n'avoir pas un second prix à donner au nº 48
elle lui a décerné une médaille . L'auteur est M. Droz ,
connu par un ouvrage de morale fort distingué . L'accessit
a été donné au nº 6. On dit l'ouvrage très- recommandable
par l'étendue des idées et la précision du style ; l'auteur est
M. Jay. Enfin , quatre autres discours ont obtenu des mentions
honorables .
-
Prix proposés par l'Académie impériale des Sciences de Pétersbourg.
-L'Académie impériale des Sciences avait choisi en 1809 ,
pour sujet de son prix en 1811 , la Chronologie complètement comparée,
et autant que possible corrigée et vérifiée, des auteurs byzantins, depuis
lafondation de Constantinoplejusqu'à sa conquête par les Turcs . En
publiant cette question historique par un programme , elle témoigna
le désir que les savans disposés à concourir profitassent des recherches
déjà faites sur ce sujet par Pagi , Ritter , et en partie par Bayer.
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE ,
L'Académie a reçu , dans le terme prescrit par le programine , deux
Mémoires , avec leurs billets cachetés et , devises en langue française ,
'savoir :
N° 1 , avec la devise : Eheu !fugaces , Posthume , labuntur anni .
No. 2 , avec celle : Et tentassejuvat.
Les
rapports très-circonstanciés des commissaires chargés de l'examen
de ces mémoires contiennent ce qui suit :
Le Mémoire n° 1 , se distingue par des notices géographiques estimables.
Outre les Byzantins , l'auteur a fait un usage fréquent des
auteurs orientaux. En consultant ceux- ci il a fait plus que l'Académie
n'avait demandé . Ces recherches augmenteraient le mérite de l'ouvrage
, si à d'autres égards il avait le degré requis . de perfection . L'a…-
teur , en réduisant les anées grecques en années après la naissance
J. C. , prouve son peu d'habitude dans les travaux chronologiques . En
suivant la règle de réduction qu'il donne , la plupart des événemens
* se trouveraient datés trop tard de douze mois . L'auteur croit que l'erreur
d'une année est peu considérable ; mais dans des recherches
critiques la plus grande précision est nécessaire , et c'est pour des différences
beaucoup plus petites que le célèbre Schloezer a déclaré
suspectes les dates du plus ancien annaliste russe .
Les commissaires ont trouvé les défauts suivans communs aux deux
Mémoires :
1º. Les faits rapportés par les auteurs byzantins n'y sont point com-
-parés complètement . Le, no I ne cite communément pour chaque fait
isolé que telle ou telle source , sans laisser apercevoir le motif de sa
préférence ; le n° 2 se contente , à quelques remarques laconiques
près , d'indiquer en marge les auteurs byzantins par ordre chronologique.
Les auteurs ont évité les citations textuelles ; elles auraient dû
y être insérées , parce que des ouvrages de ce genre doivent éclairer
la critique de l'histoire . L'individu , qui en fait usage , doit pouvoir
examiner aussitôt les assertions de l'auteur .
2º. Les deux écrivains rapportent d'années en années une multitude
d'événemens stériles pour la chronologie , et par conséquent superflus
. Is ne parlent pas des ères historiques de Byzance ; ils négligent
les dates qui conduisent à une chronologie plus exacte , qui sout
si fréquentes dans les Byzantins , et sur- tout dans les plus anciens . Ils
ne font
pas mention des éclipses du soleil ni de la lune , ni des jours
du mois comme jours de la semaine ou comme fêtes des saints , etc.
3º. Il en résulte que ces deux Mémoires n'ont pu donner une vérification
mathématique des déterminations chronologiques.
4°. On peut reprocher un défaut de précision aux deux auteurs
MARS 1812 . 613
dans les passages qu'ils citent des Byzantins . Le n° 1 fait souvent
dire à Théophane , vanté à juste titre , ce qu'il n'a pas dit. Le nº 2 a
souvent trop de confiance aux traductions latines , qui sont peu fidèles .
5º. Les deux auteurs n'ont fait aucun usage des ouvrages de Pagi
et de Ritter , qui ont été recommandés dans le programme , non
comme des autorités , ni pour leurs résultats ; ils l'ont été à cause de
l'utilité que présentent toujours des commentaires détaillés , qui servent
à distinguer ce qui est avéré de ce qui est encore contesté ; ils
servent à exciter l'attention , et à la diriger vers les points qui demandent
un examen plus attentif.
Ainsi ces deux Mémoires ont besoin de grands changemens et de
eorrections essentielles. Ils ne peuvent être regardés que comme les
premières esquisses d'un ouvrage tel que l'Académie le désire . Quoique
disposée à rendre justice au savoir et aux efforts estimables des
deux auteurs , et à être indulgente sur quelques imperfections , vu les
difficultés et l'étendue du travail , les défauts indiqués ne lui permet→
tent pas de décorner le prix à l'un de ces deux Mémoires . Cependant
ils prouvent qu'en proposant sa question historique , l'Académie a
désigné un but qu'il est possible d'atteindre . C'est la raison qui l'engage
à la proposer une seconde fois , persuadée que sa solution com
plète sera d'une utilité évidente pour la perfection des sciences his →
toriques .
L'Académie réitère à cette occasion la question astronomique.
proposée par son dernier programme , et conçue en ces termes :
1º. Déterminer par un grand nombre d'observations , déjà faites on
encore à faire , tant par le moyen du tems que des micromètres ,
dont la valeur a été vérifiée par la mesure d'une base , la quantité
précise des diamètres du soleil et de la lune , telle qu'elle se présente
dans les meilleures lunettes ; la différence qui s'y trouve par rapport
à la différente qualité des instrumens ; enfin celle qui , d'après les
observations de nos jours , paraît avoir lieu entre le diamètre ver→
tical et horizontal du soleil , ou plutôt entre son diamètre polaire et
équatorial.
2º. Développer la théorie de l'irradiation et de l'inflexion , en tant
qu'elle influe sur la diminution des diamètres de ces deux astres dans
les éclipses.
3. Trouver par le calcul d'un nombre suffisant d'éclipses solaires....
sur-tout au moyen des observations des distances des cornes , la.
quantité précise de ces deux corrections ; et par le calcul d'occultations
d'étoiles , la quantité de l'inflexion séparément ,
B
614 MERCURE
DE FRANCE , MARS 18121
4. Tirer de toutes ces recherches un résultat sûr qui donne la
quantité précise :
1. Du diamètre du soleil , affecté de l'irradiation , ou tel qu'on le
yoit par des télescopes plus ou moins grands , qui puissent servir de
base pour évaluer les parties des micromètres .
2º. Du vrai diamètre du soleil , dépouillé de l'effet de l'irradiation,
pour servir de base dans l'astronomie physique.
3º. Des diamètres du soleil et de la lune , qui satisfont aux phénomènes
des éclipses , ou bien des corrections connues sous le nom de
l'irradiation et de l'inflexion , qu'il faut appliquer aux diamètres ,
tirés des meilleures tables astronomiques , ou déterminés immédiatement
par l'observation , ayant que de les employer dans le calcul des
éclipses .
>
Le prix est de 100 ducats d'Hollande pour chaque question ; et le
terme de rigueur , après l'expiration duquel aucun Mémoire ne sera
plus admis au concours , est , pour la question astronomique , le per
janvier 1814 ; et pour la question historique le 1er janvier 1815.
L'Académie invite les savans de toutes les nations , sans en exclure
ses membres honoraires et correspondans , à travailler sur ces matières
. Il n'y a que les Académiciens mêmes , appelés à faire la fonction
de juges , qu'elle croit devoir exclure du concours … . !
Les savans qui voudront concourir pour ces prix , ne mettront point
leurs noms leurs ouvrages , mais seulement une sentence ou devise,
ils ajouteront
à leurs
Mémoires
un billet
cacheté
qui
portera
audehors
la même
devise
, et au-dedans
le nom
, la qualité
et la demeure
de l'auteur
. On
n'ouvrira
que
le billet
de la pièce
qui
aura
remporté
le prix
; les autres
seront
brûlés
sans
avoir
été
décachetés
.
Les Mémoires doivent être écrits d'un caractère lisible , soiten russe,
en français , en allemand ou en latin , et ils seront adressés au secrétaire
perpétuel de l'Académie , qui délivrera à la personne qui lui
aura été indiquée par l'auteur , un récépissé marqué de la devise et
du numéro dont il aura coté la pièce .
Le Mémoire couronné est une propriété de l'Académie , et l'auteur
ne pourrait le faire imprimer sans sa permission formelle . Les autres
pièces de concours peuvent être redemandées au secrétaire , qui les
délivrera ici , à Pétersbourg , aux personnes qui se présenteront chez
lui avec une procuration de l'auteur . Pétersbourg , le 18 décembre
1811 .
迷險
POLITIQUE .
LES nouvelles du Danube n'offrent que fort peu d'intérêt ;
voici les dernières notes recues par la voie ordinaire de la
Hongrie .
OL Depuis qu'un corps russe a passé le Danube auprès de
Sistow , la garnison de Rudschuck est sur ses gardes . Le
général Harting , qui semblait méditer une attaque contre
Tillik-Oglu , ayan de Silistrie , en s'avançant de Lotrokan ,
s'est retiré à cause des neiges abondantes qui sont tombées
; il est arrivé avant-hier dans cette ville : Nous apprenons
aussi que le dégel , qui a commencé sur la droite du
Danube , a forcé les troupes qui s'étaient portées sur ce
côté , à se retirer sur la gauche , dans la crainte que la com
munication entre les deux rives ne finisse par être interrompue
.
Nous avons vu arriver ici , de Crajowa , le général Sass ,
ainsi que le général Kutusow ; il est un peu indisposé . Il
paraît que Calib-Effendi n'a pas encore reçu de réponse de
Constantinople. Il a expédié hier un nouveau courier . "
On apprend de Russie que l'ordonnance qui fut rendue
l'année dernière concernant le commerce des neutres , a
été confirmée pour 1812 ; mais les droits sur quelques
articles ont été augmentés pour l'intérêt de l'industrie nationale.
S. M. I. a proposé un prix de deux médailles d'or de
100 ducats chacune pour la réponse aux deux questions
suivantes , dont la société économique n'a pu encore avoir
une solution satisfaisante :
1º. Déterminer par un calcul exact du temps , de la qualité
et du prix du travail , s'il est plus avantageux pour les
propriétaires de faire cultiver leurs terres par des payans
serfs ou par des ouvriers libres .
2º. Déterminer d'après quels principes le propriétaire
doit séparer les ouvriers qui cultivent la terre de ceux qui
ne s'occupent qu'à des travaux mécaniques , avec un égal
avantage pour ces deux classes d'ouvriers , et afin d'avoir
toujours des hommes qui , ne travaillant plus aux champs ,
გან .
MERCURE
DE
FRANCE
,
pourraient former une classe particulière d'ouvriers mécaniciens
.
a
La médaille destinée à récompenser les travaux utiles
été accordée à deux négociaus et à un paysan qui ont découvert
une préparation de l'huile de lin , d'après laquelle
on peut l'employer pour l'éclairage à la place de l'huile
d'olive , sans qu'elle fume , ou sans aucun autre inconvépient.
On écrit de Vienne en date du 14 mars que l'on vient
d'y avoir connaissance du dernier rescrit adressé par S. M.
l'Empereur aux états de Hongrie , et qui est relatif à la
conclusion de la diète . Il est fort intéressant dans ses détails
, et porte en substance que le roi ne peut dans les
circonstances actuelles , et ne veut aucunement se désister
de la demande qu'il a faite de douze millions en numéraire
pour couvrir les besoins de l'Empire . Cependant S. M.
consent , par bienveillance , et de son propre gré , à admettre
en défalcation de cette somme la prestation des
articles de subsistances en nature , offerte par l'art . 38 de
la diète ; mais il sera ajouté un quart en sus à l'évaluation
qui a eu lieu jusqu'ici de ces objets , attendu qu'il n'existe
plus du tout de proportion entre les prix des marchés du
jour. S. M. persiste à demander que les Etats prennent sur
eux la garantie de cent millions , valeur de Vienne , pour
payer les dettes de la monarchie . S. M. déclare que l'augmentation
du sel , projetée par les Etats , est un droit qui
appartient uniquement et exclusivement au roi de Hongrie ;
que lui seul , dans sa sagesse , peut le taxer d'après les besoins
de la couronne , et que cet article ne peut être l'objet
d'une délibération . S. M. insiste pour que les Etats pres
sent leurs décisions et concourent avec les provinces allemandes
à tout ce qui peut être utile et salutaire à la monarchie
.
Cette résolution suprême a été envoyée la semaine der
nière à S. A. I. et R. l'archiduc Palatin , pour être publiée
dans les formes .
Les dernières nouvelles anglaises n'offrent rien qui ait
un caractère très - intéressant ; les pétitions des corporations
et des villes manufacturières continuent ; le prix du
pain est journellement augmenté : la presse s'exerce avec
la plus grande activité : les arrangemens ministériels ne
sont pas encore achevés ; les nouvelles nominations n'auront
lieu , dit - on , qu'après Pâques ,
Le bureau de commerce , après plusieurs conférences
MARS 1812 . 617
avec les négocians , relativement aux licences pour la Bal
tique , a enfin pris la détermination de les régler d'après
l'arrêté suivant : Les licences pour l'importation des den-.
rées venant de la Baltique seront renouvelées pour tous les
bâtimens qui , depuis le premier juillet 1811 , auront fait
une exportation de marchandises anglaises à raison de 5 1.
sterl . par tonneau , ou qui auront pris une cargaison complète
de charbon de terre ou de sel. Les licences d'importation
en Angleterre seront accordées à tout bâtiment venant
de la Baltique , qui aura fait une exportation , telle
que celle qui vient d'être mentionnée , depuis le 15 septembre
1811. "
Le 6 février , la chambre des représentans des Etats-Unis
d'Amérique a adopté les bills relatifs à la levée d'un corps
d'artillerie volante , ainsi que celui qui a pour objet d'autoriser
l'emploi d'un million de dollars pour la défense des
frontières maritimes . Plusieurs bills qui autorisent l'emploi
de plus de treize millions de dollars pour le service de
l'année 1812 , ont ensuite été approuvés Quant au bill
concernant la milice , il a été totalement rejeté . Celui qui
a pour objet l'exemption des mineurs et des vieillards de
la capitation , etc. , a été discuté après qu'une seconde lec
ture en a été faite . Le sénat a adopté celui qui tend à la
modification des articles du code militaire , et à l'homologation
de la compagnie des mines de plomb de la Louisiane.
Dimanche dernier il y a eu grande parade et présen
tation .
S. M. a reçu les députations des colléges électoraux de
l'Allier , des Ardennes , d'Indre et Loir , de Loire et Cher
et de la Haute-Marne .
Ces députations ont successivement présenté l'hommage
du dévouement et de la fidélité des départemens dont elles
étaient les interprètes : voici les réponses de S. M.
A la députation de l'Allier.
« Je vous remercie des sentimens que vous m'exprimez
au nom du collége électoral du département de l'Allier.
Mes peuples me verront toujours prêt à tout entreprendre
pour consolider , sur des bases immuables , les destinées
de cet Empire , et faire triompher la France de la haine de
l'Angleterre . J'ai la confiance qu'aucun sacrifice ne paraîtra
pénible aux Français , lorsque je les jugerai nécessaires
pour l'accomplissement de ces grands desseins . »
618 MERCURE DE FRANCE ,
A la députation des Ardennes .
« Les
voeux que vovous faites
pour l'avenir
seront
accomplis
. Il doit consolider
ce qui a été fondé par la bravoure
des Français
. Le département
des Ardennes
se montrera
toujours
au premier
rang par son zèle et son bon esprit . Je
vous remercie
des sentimens
que vous m'exprimez
en son
nom . »
A la députation d'Indre-et-Loire .
« La Vallée de la Loire , quoiqu'une des plus belles de
T'Empire , souffre de la médiocrité de la récolte. Neufannées
d'abondance succèdent en France à une année médiocre .
Mes peuples ne sauraient mieux me prouver l'amour qu'ils
ont pour ma personne , qu'en montraut le calme et la
résignation que veulent les circonstances. J'agrée vos
sentimens.n
A la députation de Loir-et-Cher.
«Les sentimens que m'expriment mes peuples , dans les
différentes circonstances où ils sont appelés près de moi ,
sont chers et nécessaires à mon coeur. Le Gouvernement
du plus grand Empire du Monde , comporte avec lui des
soucis que l'amour des Français peut seul effacer . J'agrée
vos sentimens . ▾
A la députation de la Haute-Marne .
J'ai passé mes premières années au milieu de mes
peuples de Champagne ; je sais combien ils sont bons et
attachés à ce qui est estimable. J'agrée les voeux que vous
formez pour moi ; ils me font plaisir ; je sais qu'ils sont
vrais . "
A la parade les bataillons de la Vistule s'étant trouvés en
ligne , S. M. a chargé les officiers de ce corps de témoigner
aux soldats sa satisfaction de leur bonne conduite en
Arragon .
A l'audience qui a eu lieu après la parade , MM . les
Maires des bonnes villes ont eu l'honneur de présenter à
S. M. la médaille que les bonnes villes de l'Empire ont
fait frapper à l'occasion du baptême du roi de Rome. M. le
Maire de Dijon portait la parole .
Cette médaille est sans doute la plus parfaite qui ait
jamais été frappée . Elle est du fini le plus précieux , de la
plus grande et de la plus belle dimension . On y voit d'un
côté l'Empereur en pied et en grand costume , tenant élevé
entre ses mains S. M. le roi de Rome , et paraissant le
- MARS 1812 . 819
présenter au peuple français ; ce qui rappelle ce beau mouvement
de S. M. au moment de la cérémonie du baptême.
Devant l'Empereur sont placés les fonts baptismaux ; on
lit au bas Baptême du roi de Rome . Les armoiries des
quarante-neuf bonnes villes de l'Empire , avec leurs noms,
forment deux signes circulaires au revers de la médaille ,
et on lit au centre , en gros caractères : A l'Empereur les
bonnes villes de l'Empire. Le dessin de la médaille est de
M. Lafitte , et la gravure de M. Andrieux.
que
Mardi , à trois heures , S. M. l'Empereur est monté à
cheval , accompagné de M. le maréchal duc d'Istrie , d'un
officier d'ordonnance et d'un page . S. M. s'est d'abord
arrêtée en face de la rue de Caumartin , et est descendue
chez S. A. le prince de Neufchâtel . Une foule considérable.
s'est assemblée sur le boulevard , et aussitôt
S. M. a
reparu , les plus vives acclamations se sont fait entendre ,
et l'ont suivie tout le long des boulevards jusqu'au pont
d'Austerlitz . L'Empereur est revenu par les quais de la rive
gauche , et s'est rendu au Louvre en traversant les quartiers
les plus populeux de la capitale . Par-tout l'on s'est
porté sur son passage avec un extrême empressement , et
les cris réitérés de vive l'Empereur ont accompagné la marche
de Sa Majesté . Le lendemain S. M. a recommencé la
même promenade sur d'autres points de la capitale .
er er
Deux décrets importans viennent d'être publiés : l'un
appartient à la bienfaisance du monarque , l'autre se lie
heureusement à ces vastes plans d'embellissemens , qui
rendent la splendeur de la capitale égale à celle du règne
de l'Empereur. En vertu du premier décret , il sera fait , à
compter du 1 avril prochain jusqu'au 1 septembre , une
distribution journalière et gratuite de deux millions de soupes
dites à la Rumfort. Ces secours seront répartis entre les
départemens , les cantons et les communes : les distributions
commenceront 24 heures après la réception du décret ,
par les soins des comités de bienfaisance composés du
juge de paix du canton , de deux maires et de deux curés.
L'autre décret aura pour effet de lier l'hôtel des Invalides
et l'Ecole militaire , ou plutôt leurs belles esplanades ,
par des monumens consacrés au service public , qui donneront
au quai d'Iéna jusqu'au pont de ce nom,
un des
plus beaux aspects dont on puisse se faire une idée sur ce
quai seront établis les archives impériales , le palais de
l'Université , l'école normale , le palais des émerites , l'école
14
620 MERCURE DE FRANCE , MARS 1812.
des beaux-arts . Ces palais seront séparés l'un de l'autre par
de grands massifs d'arbres ; de vastes jardins leur seront
ajoutés : un magnifique cours regnera entre ces monumens,
et le quai . Les plans de ces travaux devront être présentés
à S. M. avant le 1er avril.
Un autre décret élève la ville de Nîmes au rang des bonnes
villes de l'Empire .
Le Gouvernement vient d'établir à Gênes une école de
sourds-et-muets à l'instar de celles qui existent déjà à Paris,
à Bordeaux et à Groningue.
Ce bienfait n'appartient pas seulement aux départemens
de l'ancienne Ligurie ; il intéresse les anciens Etats du
Piémont , de Parme , de Plaisance , de la Toscane et de
l'Italie , ainsi que beaucoup de départemens du midi de la
France qui se trouvent plus rapprochés de la maison de
Gênes que des autres établissemens .
Les personnes qui voudront profiter de cette institution
pour faire élever , à leurs frais , des enfans sourds-et-muets ,
devront s'adresser par écrit , et en affranchissant les lettres,
soit à M. l'abbé Assorotti , directeur de l'Ecole des sourdset-
muets , soit à MM. les administrateurs de cet établissement
à Gênes .
Quant aux demandes de places gratuites , elles doivent
être adressées directement au ministre de l'intérieur , ou
à M. le préfet du département , qui les transmettra à
S. Exc . S....
ANNONCES.
Choix d'Eloges français les plus estimés , contenant Eloge de Marc-
Aurèle , par Thomas ; Eloge de Molière , Eloge de La Fontaine , par
Chamfort ; Eloge du roi de Prusse , par Guibert. Deux vol . in - 18 .
Prix , pap . fin , 3 fr . 50 c.; pap . ordinaire , 3 fr . Chez d'Hauteł ,
libraire , rue de la Harpe , nº 80 , près le collége de Justice .
Elémens de Géométrie , par Louis Bertrand , professeur émérite
dans l'Académie de Genève , et membre de celle de Berlin . Un vol .
in -4° , avec onze planches . Prix , 12 fr . , et 15 fr . franc de port . A
Paris , chez J. J. Paschoud , libraire , rue Mazarine , nº 22 ; Arthus-
Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 ; et à Genève , chez J. J.
Paschoud.
TABLE
DU TOME CINQUANTIÈME.
STANC
POÉSIE.
TANCES sur l'Envie ; par M. F. de Verneuil.
Atys et Cybèle ; par M. C. L. Mollevaut.
Epître à Mlle Clarisse P.... ; par Mlle Sophie de C...
Sapho .
- Cantate ; par Mme de Valory.
Longue épitaphe gravée sur un petit tombeau ; par M. A. B.
L'Amour Filial ; par M. Delestre Poirson.
Envoi des Lettres Portugaises à Mme ***
verte .
Le Torrent ; imitation de Métastase ; par M. Yduag.
L'Amour et la Raison ; par M. S. de la Mad**.
A Lise ; par M. Honoré Charles.
Ode à l'Espérance; par M. F. de Verneuil.
Loyse ; romance ; par M. F. de Pussy.
Page 3
5
8
9
TO
49
; par M. Eusèbe Sal-
52
97
99
100
145
.149
150
193
197
Ibid.
198
241
244
245
280
293
294
Au duc d'Abrantes ; par M. Evariste Parny.
Fragment d'une traduction du poëme de Lucrèce.
Stances sur ma Vieillesse ; par Mme de Montanelos .
Hommage à M. Delille ; par M. Lavergne .
Stances à Mile Eugénie D. B .; par M. Chaudrue .
Cornélie à Paulus ; par M. de Saint-Amand,
Romance ; par M. Martin.
ن م
L'Enfant au milieu des Tombeaux ; élégie ; par un Abonné.
Début du huitième chant de la Davidéide ; poëme ; par M. de
Coëtlogon .
Geoffroy Rudel ; romance ; par M. de Saint- Amand.
L'Amour craintif ; par M. F. de Verneuil.
622
TABLE DES MATIERES .
Les avantages pour une femme d'être aimée d'un poëte ; épître ;
par M. H. de Valori.
337
Le Tombeau de l'inconnu ; élégie ; par M. Th. Gallois Mailly. 341
Imitation d'un fragment de la première idylle de Théocrite ; par
M. Delestre Poirson .
L'Etoile du Soir ; élégie ; par M. Manuel.
Plaintes amoureuses d'Ophélie ; par Mme de Montanclos.
A Mme Victoire Babois ; par M. Boinvilliers .
Sixième élégie de Properce ; traduite par M. Denne Baron.
Les portraits de l'Hymen ; conte ; par M. Auguste de Bellisle.
L'Amant français ; romance ; par M. F. de Verneuil.
"
La Tempête ; romance ; par M. Géraud.
Début du quatrième chant d'un poëme intitulé l'Italie ; par M. J..
Louis Brad.
385
387
388
389
433
434
436
437
481
486
532
Ode à la nymphe de Blanduses ; par L. M. de Cormenin.
Imitation d'une ode d'Horace ; par M. L. S. Mercier, de l'Institut . 529
Ode sur l'anniversaire de la naissance du roi de Roine ; par J. B.
Barjaud.
L'anniversaire de la naissance du roi de Rome ; par M. Millevoye. 577
Imitation du psaume CXXXVI ; par M. Eusèbe Salverte.
Longchamp. Elégie extraite du troisième livre des Amours àEléonore
; par M. Aug. de Labouisse.
578
J
580
Enigmes , II , 101 , 150 , 199 , 246 , 295 , 343, 390 , 38 , 489 , 537 ,
581 .
Logogriphes , 12 , 52 , 101 , 151 , 200 , 247 , 296 , 344 , 391 , 438 ,
489 , 537 , 582.
Charades , 12 , 101 , 152 , 200 , 247 , 297 , 344 , 392, 439 , 490 , 537,
584.
SCIENCES ET ARTS.
De l'influence des Sciences sur les Préjugés populaires ; par M.
Biot. 58
Principes raisonnés d'agriculture ; traduits de l'allemand d'A.
Thaër. ( Extrait . )
103
Catalogue de huit collections qui composent le Musée minéralogique
de M. de Drée . 440
Mémoires de chirurgie militaire , et campagnes de D. J. Larrey.
(Extrait. )
448,539
TABLE DES MATIERES 623
LITTÉRATURE ET BEAUX - ARTS .
Sur Fontainebleau ; par M. de Sen**..
Conseils à ma fille ; par M. J. N. Bouilly. ( Extrait. )
13
៩៩២
19
Retour dans le pays natal : nouvelle ; par Mme Isab.de Montolieu. 26
Détails historiques de la première expédition des Chrétiens dans
la Palestine ; traduits de l'arménien ; par F. Martin . ( Extrait . ) 7
Almanach des Muses pour 1812. ( Extrait. ) ·
Nouvel Almanach des Muses pour la même année , ( Extrait )
Dictionnaire de Bibliographie française . ( Extrait. )
Annales de l'Education ; par F. Guizot. ( Extrait. )
Extrait d'une dissertation sur le Roman ; par M. de Sen** ¸
Voyages de Chardin , nouvelle édition , avec des notes , par M. ›
Langlès . ( Extrait. )
76
82
IIO
114
130
153 , 201 , 248.
Les Aventures d'Hélène , fille de Léca ; par S.P. L. ( Extrait. ) 163
Etrennes lyriques et anacréontiques . ( Extrait. ),
Fragment tiré d'Agathocles ; par Mme Isabelle de Montolieu.
Ta-Tsing- Leu- Lée , ou Lois fondamentales du Code Pénal de la
Chine , traduit du chinois par Thomas Staunton , et de l'anglais
par M. Renouard de Sainte - Croix. ( Extrait.. )
L'Art de la Parure , ou la Toilette des Dames ; poëme en 3 chants ,
169
172
210
par M. C. M. ( Extrait. )
218
Mehaled et Sedli ; par M. le baron Dalberg . ( Extrait. )
225
Catulle ; traduction de C. L. Molleeaut . ( Extrait. ) 259
Contes moraux ; par M. L. Damin. ( Extrait. ) 267
Géographie moderne ; par J. Pinkerton et C. 4. Walcknaër.
( Extrait . )
298
Suite de l'Examen critique de la Biographie universelle ; par Mme
审
de Genlis. ( Extrait. )
305
La Femme auteur ; par Mme Dufresnoy. ( Extrait. )
Voyage au Nouveau Mexique , par le major Z. M. Pike ; traduit
313
Montfort et Rosenberg ; ancienne chronique ; par Mme Isabelle
de Monto!ieu.
316 , 358 , 414
de l'anglais . ( Extrait. ) 345
Rudiment des petites écoles ; par M. F. Mazure . ( Extrait . )
356
Ephémérides de Grosley. ( Extrait. ) 393
Les Noces de Tétis et de Pelée , poëme de Catulle , traduit en
vers , par M. Ginguené. ( Extrait. ) 404
Sur les Monumens , extrait d'une lettre de M. C. 455
Notice sur M. Gudin ; par M. Du Pont ( de Nemours . ) 46,2 Traité de la Procédure civile et commerciale ; par M. Hautefeuille .
(Extrait . )
491
624
TABLE DES MATIERES.
Etat actuel du Tunkin , etc.; par M. de la Bissachère. ( Extrait . ) 493
Second Voyage de Pallas ; traduit de l'allemand . ( Extrait. ) . 5στ
L'Ennui , ou Mémoires du comte de Glenthorn ; traduits de l'anglais
de miss Edgeworth . ( Extrait . )
Monumens anciens et modernes de l'Hindoustan ; par M. L. Langlès.
( Extrait . )
Trois Nouvelles ; par l'auteur d'Agnès de Lilien . ( Extrait, )
Louiza. Nouvelle ; par Mme - Antoinette Legroing.
Essais métaphysiques et mathématiques sur le hasard ; par François
Corbaux junior . (Extrait . )
508
541
552
556
585
Moeurs , usages , costumes des Ottomans , et abrégé de leur histoire
; par 4. L. Castellan , avec des éclaircissemens tirés
d'ouvrages orientaux et communiqués par M. Langlès. ( Extr. ) 589
Poésies nationales ; par M. d'Avrigni. ( Extrait. )
Observations sur quelques réflexions de M. Maillet-la-Coste;
par M. de Boufflers .
VARIÉTÉS .
593
601
.
Spectacles .
Institut impérial de France.
Sociétés savantes et littéraires .
35 , 231 , 468 , 515 , 610
374 , 467 , 611
38 , 277 , 564 , 611
Traduction d'une lettre insérée dans le Journal du Capitole .
Sur le Rire ; par M. de Sen** .
Aux Rédacteurs du Mercure .
POLITIQUE .
136
271
371
Evénemens historiques . 43 , 88 , 139 , 182 , 235 , 279 , 329 , 376 , 428 ,
472 , 520 , 565 , 615.
ANNONCES.
Livres nouveaux. 48 , 94 , 144 , 191 , 285 , 383 , 476 , 527 , 575 ,
620 .
Fin de la Table du tome cinquantième.
14
LE MERCURE DE FRANCE est aujourd'hui rédigé d'après un plan trèsétendu.
Tout ce qui est relatif aux SCIENCES PHYSIQUES ET MATHÉMATIQUES , BUE
ARTS en général , à la LITTÉRATURE , aux BEAUX-ARTS , entre dans la
composition de ce Journal .
Les livres nouveaux , de quel que genre qu'ils soient , y sont d'abord annoncés ,
et ensuite analysés avec impartialité .
On y insère des Vers , des Nouvelles et Historiettes , etc.
La Littérature étrangère y occupe une place importante .
On y donne des Notices sur les Hommes célèbres dans les Sciences et dans
les Lettres .
Sous le titre : POLITIQUE . ADMINISTRATION , on rend compte des Événemens
historiques ; des Décrets et Actes administratifs ; des Travaux publics.
Dans un article VARIÉTÉS , on fait connaître les Découvertes et Inventions
nouvelles ; les pièces qui se jouent sur les principaux Theatres ; les Anecdotes
littéraires , etc. Un article Chronique de Paris , est destiné à offrir le tableau
des meurs , usages et inodes de la Capitale .
On donne quelquefois la gravure d'une romance ou d'un air nouveau .
NOMS DES PRINCIPAUX COLLABORATEURS.
Pour les Sciences mathématiques et physiques : M. Bior , membre de
la première classe de l'Institut.
M. CrVIER, secrétaire de la même classe , a promis de donner quelques
articles d'Histoire naturelle , de Chimie , etc.
Pour la Physiologie , Médecine , etc. :- M. PARISET , médecin .
Pour la Littérature , Theatres Beaux- Arts etc.: MM. ANDRIEUX
membre de la seconde classe de l'Institut ; DE BOUFFLERS , LEGOUVE
membres de la même classe ; GINGUENÉ et AMAURY- DUVAL . membres de la
troisième classe ; LE BRETON , secrétaire de la classe des Beaux - Arts ;
Et MM. AUGER , JOUY , MICHAUD , SALGUES , SAUVO , THUROT VANDERBOURG
etc. 4 ete
LE MERCURE parait le Samedi de chaque semaine , par Cahier de trois
feuilles. Le prix de la souscription est de 48 fr. pour l'année ; de 24 fr.
pour six mois ; et de 12 fr . pour trois mois , frane de port dans toute
Tétendue de l'empire français. Les lettres relatives à l'envoi du montant
des abonnemens , les livres , paquets , et tous objets dont l'annonce est
demandée , doivent être adressés francs de port au DIRECTEUR GÉNÉRAL
du Mercure de France , rue Hautefeuille , No 23 .
A PARIS ,
CHEZ ARTHUS -BERTRAND , libraire , rue Hautefeuille , N° 23 .
DE L'IMPRIMERIE DE D. COLAS, rue duVieux - Colombier, N° 26.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Remarque
Contient la liste des principaux rédacteurs du moment.