→ Vous voyez ici les données brutes du contenu. Basculez vers l'affichage optimisé.
Nom du fichier
1817, 07-09, t. 3 (5, 12, 19, 26 juillet, 2, 9, 16, 23, 30 août, 6, 13, 20, 17 septembre)
Taille
35.20 Mo
Format
Nombre de pages
633
Source
Année de téléchargement
Texte
MERCURE
DE
FRANCE ,
BRINE
RÉDIGÉ
PAR MM. BENJAMIN DE CONSTANT ; -DUFRESNE SAINTLÉON
, conseiller d'état honoraire ; - ESMÉNARD ;
JAY ; -JOUY , membre de l'Académie française ; -
LACRETELLE aîné , membre de l'Académie française
, etc.
TOME TROISIEME .
PARIS ,
A L'ADMINISTRATION DU MERCURE ,
RUE DES POITEVINS , No. 14.
1817.
840.6
3558
1817
July-Sept.
MERCURE
DE FRANCE.
ww
SAMEDI 5 JUILLET 1817 .
AVIS IMPORTANT.
Les personnes dont l'abonnement expire au 1er juillet
, sont invitées à le renouveler de suite , si elles veulent
ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal . L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse.
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc , A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , n °. 14.
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine. Le
prix de l'abonnement est de 14 fr . pour trois mois , 27 fr. pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
FRAGMENT D'UNE TRADUCTION EN VERS
du poème de la mort d'Abel.
Sommeil , éloigne-toi ; fuyez , ombres légères ;
Songes , prestiges vains , fuyez de mes paupières :
TOME 3
4
MERCURE DE FRANCE.
Dejà de la raison la première lueur
?
D'une tendre clarté vient éclairer mon coeur .
Salut , brillant soleil ; toi qui chasses les ombres
A travers les rameaux de ces platanes sombres
Tu dores les épis , tu nuances les fleurs ,
Et pares la beauté des plus riches couleurs .
Sommeil , éloigne- toi ; fuyez , ombres légères ,
Fuyez , retirez-vous dans ces bois solitaires ,
Dans ces charmans réduits où , courbés en berceaux ,
Je vois s'entrelacer ces jeunes arbrisseaux .
Là , vous réfugiant dans le fond des bocages
La fraîcheur descendra sur l'ombre des feuillages ;
Tandis que le soleil , planant au haut des cieux ,
Sur nos champs altérés versera tous ses feux.
Ainsi , quand l'aigle altier le matin se réveille ,
De l'Orient pompeux admirant la merveille ,
On aime à respirer sur la cîme des monts ,
Le doux parfum des fleurs exhalé des vallóns ,
Qui , tel que de l'encens s'élève le nuage ,
De la terre au seigneur semble adresser l'hommage.
Etres dont sa puissance a peuplé l'univers ,
Elevez jusqu'à lui d'harmonieux concerts ;
Tendre fleur qu'il para des couleurs de l'aurore ,
Et dont le sein vermeil vient à peine d'éclore
D'une
ge brillante arrondis le contour ,
Pour saluer le Dieu qui fit naître le jour.
Aimables habitans des plaines ethérées ,
Dans vos chants agitez vos ailes diaprées ;
Lions en rugissant accourez dans les bois ;
Et toi-même , ô mortel ! élève aussi la voix
Pour chanter les bienfaits de cette intelligence ,
Qui prodigue à tes yeux tant de magificence ;
Et demande à ce Dieu qui régla nos deslins ,
Comment cet univers put éclore en ses mains ,
Alors qu'avant les temps sa sagesse profonde
Voulut à son bonheur associer le monde,
Le silence des nuits régnait sur le chaos
Et , déjà s'agitant sur la face des eaux ,
L'esprit du créateur animait la nature ,

Quand sa voix de la nuit pénétrant l'ombre obscure ,
Soudain de toutes parts s'élancent dans les airs
Les bataillons ailés de mille oiseaux divers ...
4
JUILLET . 1817 . &
L'or, la pourpre et l'azur brillent sur leurs plumages ;
Ils peuplent les vallons , les forêts , les bocages ;
Et , par leurs doux concerts, ils ont du créateur ,
Pour la première fois célébré la grandeur .
A ses accens divins mille formes brillantes
Ont paré l'univers de leurs beautés naissantes ;
Tout vit , tout se propage , et sur de verts tapis
S'élèvent l'oranger et les myrthes fleuris ;
Plus loin , sur le monceau d'une argile animée ;
Du superbe lion l'audace est imprimée ,
Et près du cerf agile et du coursier fougueux
Se forment lentement l'éléphant monstrueux .
Ainsi , divin moteur , tu vis le monde éclore' ;
Ainsi quand tes bienfaits , dès la naissante aurore
Succèdent au sommeil , image du trépas ,
L'univers semble alors renaître, sous nos paso
Grand Dieu ! puissent bientôt , sur toutes les collines ,
Nos rejetons nombreux , bénir tes lois divines !
Et, depuis le couchant jusqu'aux portes du jour ,
Partout retentira le cri de leur amour.
BOUCHARLAT.
ACROSTICHES.
I.
#NIN'A
our secourir le pauvre et servir sa patrie,
> des travaux constans il consacra sa vie ;
ien ne put ralentir sa généreuse ardeur :
≥ ême au milieu des camps , il sut se rendre utile ,
t par son art heureux , un fléau destructeur
Ze porta plus la mort aux champs comme à la ville.
ant de bienfaits n'ont pu l'absoudre du trépas ;
I n'est plus ! .... Mais la voix de la reconnaissance ,
publiant partout sa noble bienfaisance , D
épétera son nom qui ne s'éteindra pas .
Pár M. J. N. Bâûdier;
6 MERCURE DE FRANCE .
II.
ère des indigens , l'Europe toute entière
recueilli le fruit de tes savans travaux ,
épandue en tous lieux l'utile parmentière
et pour toujours un terme au plus grand des fléaux
nrichi par tes mains , le laboureur tranquille
Ze craint plus désormais de voir son champ stérile .
on front est couronné d'un paisible laurier ;
1 y fut déposé par l'humanité même ;
Et le peuple français qui t'honore et qui t'aime ,
épète avec orgueil le nom de Parmentier.
Par M. E. B. , de Lodève.
wwwwwwww
ÉNIGME.
Belle sans art , je fus dans tous les temps
La passion des grandes âmes ,
J'allume les plus pures flammes ,
Je fuis toujours les inconstans.
On me voit très -peu chez les femmes ,
Jamais dans le coeur des méchans ;
Je fais la volupté de l'aimable innocence ;
Et loin de m'affaiblir avec la jouissance ,
Je puis , lecteur , jusqu'aux derniers instans ,
Charmer le cours de ta frêle existence.
(Par M. I. J. ROQUES , de Montauban. )
CHARADE .
Les lois punissent mon premier ,
Les sots dénigrent mon entier ,
Ils seront tôt ou tard réduits à mon dernier.
(Par le même .)
LOGOGRIPHE. VE
Si l'on me foule aux pieds en conservant ma tête ,
Lecteur , on me révère en retranchant ma tête .
(Par M. A. R. )
JUILLET 1817. ༡
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est air ; celui de la charade ,
Pontoise ; et celui du logogriphe , épigramme , où l'on
trouve page , ame , piége , Priam , père , mère , maire ,
air , rame, Parme , Epire , ami , mage , gramme , armée
, are , mare , mari , rime , aire , Pergame, mai ,
pie , image , pari , Emir , raie , mer, gare , épi ,
gamme , émeri , etc.
ERRATUM .
Dans l'énigme du dernier numéro , vers 4. , au lieu de ,
Mais dire me couleur te serait difficile ,
Lisez
ཨ་ ་་ ས་
Mais dire ma couleur ne vas pas le tenter.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LES ROSES ;
Par P. J. REDOUTÉ , 1re et 2e livraisons (1 ).
Rose , à la feuille délicate ,
Qui , d'un éclat si lumineux ,
Au milieu d'un trône épineux ,
Etales ta pourpre incarnate ;
Bien que la fraîcheur de ton teint ,
Par le mème astre qui l'a peint ,
( 1 ) Chez l'auteur , rue de Seine , n. 6 ; et chez Treutell , et
Wurtz, rue de Bourbon , n. 17 ,
8. MERCURE DE FRANCE .
En peu d'heures te soit ravie ;
Bénis l'auteur de ton destin ,
Qui fait , à la plus longue vie ,
De la plus belle fleur , envier le matin.
RACAN..
Les poëtes ont fondé , dans l'opinion , les seules monarchies
héréditaires que le temps ait respectées. Le
lion est toujours le roi des animaux ; l'aigle , le monarque
des airs ; et la rose , la reine des fleurs . Les droits des
deux premiers , établis sur la force ,, et maintenus par
elle , avaient en eux-mêmes la raison suffisante de leur
durée la souveraineté de la rose , moins violemment
reconnue et plus librement consentie , a quelque chose
de plus flatteur pour le trône , et de plus honorable
pour les fondateurs ; mais , sans abuser de ces métaphores
, on peut , je crois , en déduire une vérité importante
, c'est que les idées de beauté , de grâce , de
goût sont aussi positives que celles de force et de grandeur
, et que les principes et les droits des uns sont
aussi prescriptibles que ceux des autres . Dans l'ordre
physique , comme dans l'ordre moral ; dans la nature ,
comme dans les arts , il n'y a pas plus de beauté que de
force de convention : en tout temps , en tout lieu , on ne
dispute sur le beau qu'en son absence . Les Caffres ,
Hottentots peuvent soutenir qu'un nez épatté , des
lèvres épaisses , une peau noire et des cheveux crépus
sont les caractères distinctifs de la beauté dans un climat
qui n'en produit pas d'autres ; mais supposez ces mêmes
nègres maîtres de choisir entre toutes les femmes de la
terre , vous verrez si tous ceux qui sont assez jeunes ,
pour se soustraire à la force de l'habitude et du préjugé
ne donneront pas la préférence à la Vénus athénienne
sur la Vénus hottentote.
1
A
43
les
Par-tout où la rose a pu s'acclimater , elle a reçu les
JUILLET 1817.
1
mêmes hommages ; par-tout elle est devenue l'emblème
de la grâce , de la pudeur et de la volupté ; tel est le
charme attaché à cette fleur, que son nom même , dans
presque toutes les langues , a quelque chose de flatteur
pour P'oreille. C'était peu de la consacrer aux autels des
dieux : la riante imagination des Grecs a voulu lui créer
une origine céleste. Flore l'avait fait naître blanche
pour en parer Vénus au moment où elle sortit des eaux ;
mais la déesse s'étant piquée à son épine , une goutte
de son sang tomba sur la fleur , et la teignit de cet
incarnat divin dont elle brille maintenant à nos yeux ..
Les Indiens la font éclore d'un sourire de Dousgha
(déesse de la Volupté ) ; les Musulmans , moins gracieux
dans leurs allégories , de la sueur du saint prophète .

Les anciens associaient la rose à leurs plaisirs et à leurs
douleurs : symbole de la mollesse , dans les festins , ils
en couronnaient leur tête ; ils en parfumaient leurs
lits et leurs tables image d'une vie passagère , ils
l'effeuillaient sur les tombeaux : ce dernier devoir
auquel les parens s'engageaient , en acceptant un héritage
, était à la fois un hommage pieux qu'on rendait .
aux morts , et une autre leçon de morale que l'on donnait
aux vivans .
Le culte de la rose , plus profane chez les modernes ,
n'en est pas moins universel , et tous les arts se sont
empressés à l'étendre . La culture a profité du don de
mutabilité dont cette fleur est douée à un degré prodigieux
pour en multiplier les espèces , et pour la reproduire
sous mille formes variées , sous mille couleurs
diverses. La rose a eu ses poëtes , ses historiens ( 1 ) , et
depuis long- temps on attendait un ouvrage d'icono-
( 1 ) Rhodolagie de Rosemberg ; Essai sur les Roses du président
d'Orbessan.
MERCURE DE FRANCE .
graphie qui lui fut spécialement consacré. A quel autre
convenait- il mieux qu'à M. Redouté , qu'au peintre à
qui nous devons l'admirable collection des liliacées ,
d'élever à la rose un monument semblable ?
Je ne répéterai pas ici ce que l'auteur de l'ouvrage
que j'annonce , a fort clairement exposé dans un avantpropos
, écrit avec autant d'élégance que de précision ,
sur les avantages de l'iconographie appliquée à la botanique
en général , et aux roses en particulier ; sur l'imperfection
des trois seuls ouvrages iconographiques qui
aient eu , pour objet spécial , de faire connaître le rosier
et ses variétés nombreuses ; je n'essaierai pas même de
donner une idée du plan que l'auteur a suivi , où l'on
trouverait , après tant de succès obtenus et mérités , les
preuves surabondantes des soins qu'il a donnés à ce travail
, des difficultés qu'il a eues à vaincre , et du talent
avec lequel il les a surmontées. Je me bornerai à indiquer
, dans ses propres termes , le but qu'il s'est proposé
en publiant les Roses .
« Offrir au botaniste le moyen d'étudier , après la
saison des roses , les espèces et les variétés les plus remarquables
de ces fleurs , même les roses étrangères au
climat qu'il habite , et contribuer ainsi peut-être à
résoudre le problême de la possibilité d'établir une méthode
de classification des nombreux individus de ce
genre ;
« Donner à l'amateur des moyens de correspondre
avec les pépiniéristes et de s'entendre avec eux sur les
roses nouvelles , dont il voudra enrichir sa collection ;
<< Fournir au peintre décorateur et au manufacturier
des modèles gracieux soit pour l'embellissement de nos
habitations , soit pour l'ornement d'objets d'art de toute
mature ;
JUILLET 1817.
It.
« Enfin , présenter aux connaisseurs des tableaux
neufs et dignes du sujet. »>
Telle est la tâche que M. Redouté s'est prescrite ,
et qu'il a remplie au-delà même des espérances que
son nom a dû faire concevoir , si l'on doit juger de
l'ensemble par les deux premières livraisons de son ouvrage
, qui viennent d'être publiées . Le peintre y rivalise
avec son modèle , de vérité , d'éclat et d'élégance ,
et n'abandonne à la nature que les avantages appréciables
d'autres sens que par
par
la vue. Annoncer une
Iconographie des Roses , par M. Redouté , gravée par
les premiers artistes de la capitale , et dont la partie
typographique a été confiée aux presses de M. Firmin
Didot , c'est donner à une pareille entreprise toutes les
garanties du plus brillant succès.
JOUY .
Mémoire sur la valeur des monnaies de compte chez
les peuples de l'antiquité ; par M. le comte GERMAIN
GARNIER , associé libre de l'Académie royale des
- inscriptions et belles -lettres , lu à l'académie dans les
séances des 21 , 28 février et 7 mars 1807. Paris ,
de l'imprimerie de madame veuve Agasse , rue des
Poitevins , 1817.
On a remarqué que depuis l'époque de l'émancipation ,
des colonies anglaises de l'Amérique , depuis que les
intérêts politiques sont devenus le principal objet des :
méditations , la zone littéraire dont l'imagination est la
souveraine , est presque désertée , et que la poésie et
l'art dramatique sont, en quelque sorte, devenus muets .
Si cela était vrai , il resterait à examiner si nos regrets
doivent tenir contre les compensations ; et , sans les
12- MERCURE DE FRANCE .
demander aux combinaisons politiques même , si l'étude ,
devenue plus sérieuse , n'a pas fait faire aux sciences
positives des progrès plus essentiellement utiles. Ces
réflexions nous , sont suggérées par la lecture du Mé
moire que nous annonçons .
M. le comte Garnier , pair de France , était déja
connu par des productions d'une littérature gracieuse .
et légère , et par sa traduction et ses commentaires
du Traité des Richesses de Smith ; il aborde aujour
d'hui les mines de l'antiquité ; et dans ces routes obscures
, il parvient à faire de nouvelles découvertes , à
constater la valeur de la monnaie de compte chez les
anciens , et à en dresser un nouveau tarif. Ce Mémoire
va sans doute étonner et peut-être faire prendre les
armes à tous les savans qui ont , jusqu'à ce jour , adopté
les évaluations fautives de MM. Dupuy , Dupré de
Saint - Maur , de la Nauze , le Beau , Paucton et Romé
de Lille .
Ces questions n'appartiennent pas à ces branches de
l'érudition qui ne sont exploitées que par une simple
curiosité ; leur solution tend à rendre l'histoire ancienne
plus intéressante et plus intelligible pour nous. Combien
d'événemens nous seraient expliqués s'il nous restait
, par exemple , des budgets fidèles des républiques.
grecque et romaine ! Ils nous rendraient le même service
que les cartes géographiques rendent au lecteur
d'un Voyage dans un pays qu'il n'a pas vu.
Le caractère du Mercure ne nous permettra de présenter
ici que quelques résultats . La solde annuelle du soldat
romain , après la dernière augmentation de 25 drachmes ,
sons Domitien , à son retour de la Germanie , était de 12
aureus valant chacun 25 deniers ou 100 sesterces , ce
qui, converti en poids de marc français , et en comptant
le marc à 51 fr. 20 c. , représente une valeur de 105 f .
JUILLET 1817 .
13
> de notre monnaie actuelle . La paye du soldat romain
après la fabrication de la monnaie d'argent à Rome , en
485 , selon Pline , ou en 483 , selon Eusèbe , était de
6 fr . 30 c. par mois , de 5 fr . 25 c. après la réforme des
monnaies , opérée en 563 par la Loi Papyria ; de 6 fr .
56 c . et demi , lors de la première dictature de Jules-
César ; et enfin de S fr. 75 c. après l'augmentation de
. Domitien . Ces calculs sont bien différens de ceux de
l'abbé Dubos , de Montesquieu et de M. le Beau .
t
Suivant M. Garnier , postérieurement à l'an 562 ou
563 de Rome , 1,000 sesterces étaient d'un poids d'argent
égal à 87 fr . 50 c . de notre monnaie ; et une mesure
de blé , du poids de notre setier de Paris , ou
seize modius romains , s'échangeait contre un poids
d'argent égal à celui contenu dans 4 fr. 20 c. de notre
monnaie. Le travail de M. le comte Garnier s'étend
avec autant de soins et de succès aux monnaies d'or
grecques et aux monnaies romaines , dites restituées .
Nous ne le suivrons pas dans les développemens , les
calculs , les raisonnemens fortifiés par l'analogie , la
citation des divers auteurs latins ; l'analyse du titre et
des poids des monnaies romaines d'or , d'argent et de
cuivre , qui sont venues jusqu'à nous ; les discussions
historiques et critiques , et les rapprochemens de son
tarif d'évaluation avec la solde militaire ; le prix des
subsistances , et la proportion naturelle entre les métaux
employés dans la fabrication des monnaies , par
lesquels M. le comte Garnier nous paraît détruire les
systèmes présentés avant lui , pour l'évaluation des
monnaies anciennes. Nous laissons ce soins et ce plaisir
aux savans de toutes les nations qui s'occupent de ce
genre d'études .
』2
D. St. L.
14 MERCURE DE FRANCE.
Correspondance sur les Romans avec une amie de
province.
Au lieu de reprendre si promptement la plume , j'aurais
pu, dans ma dernière lettre , réparer le tort involontaire
de m'ètre laissée arriérer , et vous remettre au courant
de toutes les nouveautés dignes de fixer votre
attention ; mais je craignis , chère amie , de vous fatiguer
, en poussant plus loin mon bavardage . Je sais
qu'en fait de lectures légères , on aime à passer rapidement
d'un sujet à un autre ; d'ailleurs il n'appartient
qu'aux grands talens de faire de longs articles , parce
que ceux-là paraissent toujours courts au public.
Vous prétendez qu'en général j'aime mieux louer que
critiquer , et vous ajoutez que la malignité assure plus
de succès que l'indulgence . Je ne désavoue point ma
disposition naturelle à saisir le bon côté plutôt que le
mauvais , je ne veux même pas me la reprocher ,
puisque vous l'approuvez pour votre compte ; dès lors
mon ambition est satisfaite ; car je désire uniquement
le suffrage de ceux que j'aime ,, et je ferais très- peu de
cas des succès dus à de piquantes épigrammes ; il est
si facile d'être méchant ! Il existe si peu d'ouvrages
dans lesquels on ne puisse trouver , avec un peu de
bonne volonté , quelque chose à tourner en ridicule ,
que si j'étais pourvue du talent nécessaire à un bon critique
, pour la rareté du fait , mettant de côté tout esprit
de parti et de cotterie , toute rivalité , toute haine
personnelle et tout sentiment d'envie , je m'imposerais
la loi d'être toujours juste et encourageant : quant à
JUILLET 1817.
15
moi , ma chère Caroline , vous savez que je ne prétends
pas vous donner mes opinions pour des jugemens , mais
du moins vous êtes certaine que je vous dis franchement
ce que je pense ; et je ne vous cacherai pas que
je regrette , quelquefois de ne pas trouver le même
respect pour la vérité dans les critiques de ceux qui
prononcent en dernier ressort. Je me sens une répugnance
invincible à donner des éloges de commande ,
ils détruisent toute confiance due à ceux qui sont réellement
mérités. Je n'ai jamais conçu qu'un homme de
lettres , dont les arrêts ont une si grande influence sur
le goût des débutans , fût assez faible pour louer de
mauvais vers , je suppose , parce qu'ils sont adressés à
une femme qui lui plaît , qu que le prétendu poëte est
arrière-petit-cousin d'un homme qu'il aime ou qu'il
craint. Dans ces cas-là , je dirais tout de même , sans
le plus petit scrupule , l'entière vérité , parce qu'elle
est utile et ne fait aucun tort : on peut assurément avoir
beaucoup d'esprit et faire par fois de mauvais vers ; on
peut s'aveugler sur son propre ouvrage ; le donner au public
lorsqu'il eût mieux valu le jeter au feu ; mais quand
l'auteur aurait été poliment averti de sa méprise , il
n'en sera ni moins estimable , ni moins cher à ses
amis , et le critique n'aura point à se reprocher d'avoir
ayec connaissance de cause , trompé des novices qui
suivront peut-être une mauvaise route , grâce à des
louanges mensongères , à une pernicieuse indulgence .
Mais ne se pourrait-il pas , mon amie , que ces conces→
sions fussent faites par des amours-propres insatiables ?
On loue pour être loué , voilà tout le mystère. Oh !
comme je tonnerais , si j'en avais le droit , contre ces
prétentions outrées ! ... Car je suis quelquefois au¬
16 MERCURE DE FRANCE.
tant scandalisée , ou pour mieux dire amusée , par l'or
gueil de la haute littérature , que par la vanité de nos
petits auteurs . Combien la modestie et l'impartialité
sont devenues rares ! Vous et moi en appréciant , pardessus
tout , la bonhomie , la simplicité , nous avons
néanmoins le tort de nous trop enthousiasmer lorsque
nous rencontrons un homme d'un esprit supérieur ; il
est donc très-simple que nous sachions mauvais gré à
ceux qui, se chargeant eux-mêmes de leur apologie , ne
nous laissent rien à dire à leurs louanges .
Vous en aurez à donner au roman intitulé : Lydia
Stévil (1) . L'amour y est peint tel qu'on aime à le rencontrer
, vif, tendre , noble , généreux et désintéressé ;
les différens caractères sont bien tracés , et la lecture
de cet ouvrage offre autant d'intérêt que d'agrément .
Lydia , pleine de grâces et de talent , comme le sont
de droit toutes les héroïnes de romans , éprouve à dixsept
ans le plus grand malheur , elle perd son père , le
colonel Stévil , militaire distingué et sage philosophe ,
riche seulement des magnifiques pensions dont la nation
anglaise récompensait ses services ; il s'était retiré
dans son petit domaine de Rose-Parck , afin de se consa
crer entièrement à l'éducation de sa fille ; et certes il
n'a point perdu son temps , car son élève réunit , à d'excellens
principes , une grande force de caractère , et la
noble dignité qui convient aux femmes particulièrement
dans le malheur .
(1 ) Ou le Prisonnier français ; par madame Armande Roland ,
auteur d'Alexandra d'Adalbert de Mongelas. Trois vol. in- 12,
Prix : 7 fr. 50 c. , et g fr , par la poste. Chez Renard , libraire
rue de Caumartin, n. 12 ; et chez P. Mongie aîné , boulevard
Poissonnière , n. 18.
JUILLET - 1817. 17
"
A l'époque où commence le roman , Lydia ne possède
pour toute fortune que la charmante habitation
de Rose-Parck , que lui a laissée son père ; elle y demeure
avec miss Fanny Wortley, son amie , qui fut
aussi celle du défunt colonel. Lydia occupée d'un mausolée
qu'elle fait ériger à la mémoire de son père
trouve un guide dont les talens dirigent merveilleusement
la construction du pieux édifice ; Léon , prisonnier
français , beau jeune homme , aussi distingué par les
qualités de son âme que par les agrémens de sa personne
, sauve la vie à miss Stévil , qu'un cheval fougueux
précipite dans un torrent ; la reconnaissance
fait admettre Léon à Rose-Parck , et bientôt Lydia partage
les tendres sentimens qu'elle inspire à son hôte ;
mais ce prisonnier si aimable , si attachant , ce prisonnier
constamment l'esclave de celle qu'il adore , ne
veut point découvrir le mystère dont il s'environne , et
cache obstinément sa naissance et son véritable nom
ce qui donne lieu à mille incidens , que je me garderai
bien de vous apprendre ; je vous préviens seulement
qu'en approuvant, dans toutes les circonstances , la conduite
noble , courageuse et résignée de Léon , vous
désirerez que votre fils lui ressemble , et que vous aimerez
Lydia à la folie , en la voyant sacrifier le bonheur
d'épouser son amant , à la douce consolation de
conserver l'habitation de Rose-Parck , où sont déposées
les cendres de son père ; la tendresse filiale est certainement
un des sentimens les plus naturels ; néanmoins
lorsqu'il se manifeste dans toute sa vivacité , c'est un
de ceux qui émeut le plus délicieusement , parce qu'il
est toujours pur , parce que la reconnaissance en est
la base .
2
18
MERCURE DE FRANCE.
Il est dans ce roman un autre personnage fort mar
quant et non moins intéressant , quoique le seul gravement
coupable. Je ne vous en ai pas encore parlé ; c'est
Theresa , mère de Lydia ; celle- ci ne l'a jamais connue ,
et la croit morte depuis seize ans. Cette mère repentante
, après avoir expié ses torts par de longs regrets ,
et acquis légitimement une fortune assez considérable ,
entre comme femme-de- chambre auprès de sa fille ; elle
la sert et lui donne des conseils avec un zèle , une tendresse
, une prévoyance qui trahissent l'affection maternelle
; mais afin de n'être point reconnue par miss
Wortley , son amie d'enfance , elle a pris la précaution
de se brunir la peau avec une composition chimique.
Ici l'invraisemblance est trop forte. Comment ne pas
reconnaître la physionomie , les traits , le son de la
voix d'une personne avec laquelle on a passé les trois
quarts de sa vie , et qu'on aimait par-dessus tout ? Je
sais bien que tout le monde est persuadé de la mort de
Théresa ; n'importe , en pareil cas , son amie doit croire
aux revenans plutôt que de se méprendre , et vous regretterez
que le spirituel auteur n'ait pas cherché
un autre moyen. Je suis fâchée aussi que le style de cet
ouvrage soit quelquefois négligé ; il manque , en général
, de clarté , de précision ; et plus ce roman est
intéressant , plus on désirerait y trouver tous les genres
de mérite qu'on a le droit d'attendre de madame Armande
Roland . Au demeurant , ces légères taches ne
nuiront ni à sa réputation d'agréable auteur , ni au
plaisir de ses lecteurs .
Vous devez vous rappeler , mon amie , que , dans
une de mes précédentes lettres , je vous parlais avec
éloge d'un roman intitulé Louise de Sénancourt; mais
JUILLET 1817 .. 19
TIMARE
je ne vous ai rien dit de deux Nouvelles françaises ( 1 ) ,
également de madame de T *** , et j'ai eu tort ; ce petit
volume mérite votre suffrage vous le liriez avec un
double intérêt , si vous saviez avec quelle force et quelle
douce résignation l'auteur supporte de grands revers .
:
Vous connaissez depuis long- temps mon opinion sur
les femmes auteurs en général , je leur sais mauvais
gré d'autoriser ainsi le public à parler d'elles. Je les
plains de renoncer à la douce obscurité d'une vie intérieure
d'autant plus heureuse qu'elle est plus ignorée
pour courir après ....... Après quoi ? En vérité , je n'en
sais rien ; car nos maîtres et nos juges sont si persuadés
que l'érudition , l'éloquence , les fortes pensées leur
hasard , il
sort de la plume d'une femme un ouvrage qui possède
l'un de ces avantages , ces messieurs ne manquent
jamais de se demander entre eux : Quel est son teinturier
? M. un tel va souvent chez elle ; c'est un homme
d'esprit ce morceau , assez remarquable , ne serait-il
pas de lui ? De semblables questions détruisent de
fond en comble l'échafaudage de gloire que l'amourpropre
féminin pourrait élever ; d'ailleurs , la véritable
gloire de ce sexe aimable et faible , me semble devoir reposer
sur d'autres bases que sur des succès littéraires ; et
depuis la mort de madame Cotin , je ne vois plus parmi
nous que deux talens auxquels une célébrité bien acquise
donne le droit d'écrire uniquement pour la soutenir.
Il est néanmoins des femmes dépourvues de toutes
appartient
exclusivement , que si , par
-
--
( 1 ) Un vol. in-12, Prix : 2 fr . Chez Th . Desoer , libraire , rue
Christine , n. 2 ; et chez Mongie aîné , boulevard Poissonnière ,
n. 18.
RO
2.
20 MERCURE DE FRANCE .
prétentions , que non-seulement nous devons excuser ,
mais approuver et encourager , parce que leurs motifs
sont fort estimables ; ce sont celles qui , entièrement
ruinées , trouvent une ressource dans leur travail . Par
exemple , lorsque je vois une jeune femme consacrer
la moitié de son temps à soigner , à consoler son
époux souffrant et malheureux , et passer une partie
des nuits à terminer un roman dont le produit procurera
quelque douceur à l'être qu'elle chérit , je respecte ,
j'admire cette femme auteur ; et rendre hommage à
son esprit , proclamer avec empressement les véritables
louanges que méritent ses ouvrages , me paraît un impérieux
devoir . Cette réflexion me ramène tout naturellement
aux deux Nouvelles de madame Fanny de
T***. La première , Marie Bolden , ou la Folle de
Cayeux , peint avec énergie tous les malheurs auxquels
s'expose une jeune fille trop faible pour résister aux
séductions de l'amour , et pas assez confiante pour avouer
ses torts à ses parens. La morale de ce conte est douce
et pure , peut-être y a-t- il un peu d'exagération et trop
de romanesque dans la Folie de Marie ; mais la seconde
Nouvelle , Cécile de Renneville , ne laisse rien à désirer :
le caractère franc et loyal de M. Vernet , le bonheur
dont il jouit dans une habitation située au milieu des
tristes montagnes de la Franche- Comté , contrastent à
merveille avec les prétentions surannées de madame
Lamberti sa soeur , et l'extrême regret qu'elle éprouve
de ne plus briller dans les beaux cercles de la capitale .
Elle a un fils , M. Vernet , une pupile ; et l'amour de
ces deux jeunes gens n'est couronné qu'après divers
incidens fort bien amenés et fort bien décrits. Espérons
que madame de T***, encouragée par ses heureux
JUILLET 1817 . 21
débuts , nous fournira prochainement l'occasion de lui
donner de nouveaux éloges .
N'êtes-vous pas d'avis que , pour aujourd'hui , c'est
assez parler de romans ? Il faut maintenant que je cède
au désir de vous parler d'un ouvrage dont cependant
le titre seul Aperous philosophiques ( 1 ) , vous fera présumer
qu'il est fort au- dessus de ma portée . Mais le
veritable esprit développe les choses les plus abstraites
avec tant de clarté et de précision , qu'elles deviennent
faciles à comprendre , et agréables à lire même pour les
femmes . Tels sont les Aperçus de M. le marquis de
Fallette-Barol , grand seigneur du Piémont , l'un des
hommes les plus aimables et les plus distingués que l'on
puisse rencontrer , et que nous nous glorifiâmes quelque
temps de nommer français : heureusement cet ami des
lettres nous appartient encore , car il est certainement
l'homme de tous les pays. Aussi bon connaisseur , aussi
juste appréciateur de notre littérature que de la sienne ,
également familiarisé avec la langue française et la langue
italienne , il écrit , dans l'une et dans l'autre , avec la
même pureté , la même élégance , et tous ses ouvrages
portent le cachet du goût qui le distingue . Combien
j'ai regretté , mon amie , que vous ne vous trouvassiez
pas à Paris , lorsque nous y possédions cet être rare !
- -
( 1 ) Première partie dans laquelle on traite de quelques systèmes
en général ; — de la rêverie ; — de l'imagination ;
du
génie et de l'inspiration ; - de l'enthousiasme ; - du mélange
de la poésie avec les sciences et sur- tout avec la philosophie ;
des rapports du monde physique avec l'ordre moral ; — de
l'abus des phrases et de certaines formes du style ;
santeries philosophiques . Brochure in- 8° . A Turin, chez Pierre-
Joseph Pie , libraire,
-
- des plai-

22 MERCURE DE FRANCE .
Sa grande supériorité n'effarouche jamais les esprits ordinaires
; il y joint une simplicité , j'oserais presque
dire une bonhomie adorable ; beaucoup plus empressé
de faire valoir les autres que de briller lui -même ; il
écoute avec attention , fait ressortir ce que vous avez
dit de bien ; et vous appropriant l'esprit qu'il vous
prête , vous êtes toujours content de vous en causant
avec lui . Telle est la faible esquisse d'une partie des
avantages qu'il réunit comme homme de société ; mais
c'est sa belle âme que j'aimerais à vous peindre ! ce sont
ses vertus que je voudrais vous faire connaître ! Possesseur
d'une fortune considérable , il n'en sent le prix
qu'en proportion des heureux qu'il peut faire ; constamment
le père du pauvre , le soutien du faible , l'espoir
du malheureux , les nombreux habitans de ses
terres le bénissent ; les gens du monde le recherchent
le respectent , et ses amis le chérissent .
Vous ne me saurez point mauvais gré de vous avoir
tracé quelques traits d'un caractère angélique. Je vous
fais par fois le portrait d'un héros de roman auquel
l'auteur a prêté toutes les perfections , et vous dites en
achevant -Quel dommage que ce ne soit qu'une fiction
! Eh bien ! livrez-vous à un juste sentiment
d'orgueil , et soyez fière de l'espèce humaine en songeant
que M. le marquis de Fallette-Barol existe .
Un homme de lettres , l'un de nos talens les plus marquans
, doit rendre compte des Aperçus philosophiques .
Guetez son article ; tous ceux qui sortent de sa plume
ont un succès mérité : il ne m'appartient pas de vous
parler en détail d'un ouvrage dont il doit entretenir
le public , et je me bornerai à vous faire connaître le
style de l'auteur en citant un morceau de son chapitre
sur l'imagination.
JUILLET 1817.
23
<< Tout le monde encense l'imagination ; tout le
« monde s'en plaint . Elle s'insinue , elle entraîne , elle
« console , elle afflige , elle séduit , elle égare , elle fait
« les délices et le tourment de la vie . On en parle sans
<<< cesse , et l'on s'avise rarement de la définir ; quel-
« quefois même on la définit très mal. L'on dirait que
« pour mieux nous captiver , elle se dérobe à notre
«< connaissance , et qu'elle ne veut se laisser ni examiner
, ni apprécier . Tantôt elle sert , malgré lui-
« même , l'homme qui refuse ses secours ; tantôt elle
dédaigne celui qui l'invoque c'est la plus capri-
«< cieuse de nos facultés intellectuelles , mais la chaleur
« et la fécondité lui sont échues en partage. »
"
Voilà , ma chère Caroline , comment un Piémontais
écrit en français . Connaissez -vous beaucoup de Français
qui écrivissent avec cette grâce et cette facilité dans
une autre langue que la leur ? Z.
VARIÉTÉS.
CONSULTATION
Présentée à mes amis le dimanche 15 décembre 1814.
( II et dernier Article . )
Je continue , messieurs , le détail des faits qui ont
amené , pour moi , la nécessité de vous demander un
conseil.
M. Delahaye nous pria d'excuser sa femme , elle
24
MERCURE DE FRANCE.
était indisposée , et ne pouvait paraître au déjeuner, Il
fut bruyant de la part des chasseurs M. Delahaye y
montra de la cordialité et de la liberté d'esprit ; et sur
la fin du repas , au moment où les chasseurs parlaient
de rentrer en chasse , il me rappela tout haut que je
lui avais promis de rester à dîner ; que faisant valoir
son domaine , il avait quelques soins à remplir ; il me
pria , dans l'intervalle , de prendre son fusil , d'accompagner
les chasseurs , ou de faire un tour de promenade
jusqu'à trois heures. Je trouvai , en rentrant pour
diner , la table prête , et trois couverts. M. Delahaye
me reçut d'un air fort délibéré , et madame Delahaye
descendit se mettre à table avec nous ; une petite servante
de basse- cour nous servit . Je vis dans madame
Delahaye , une petite femme courte et fraîche , dont
l'embonpoint et les hautes couleurs ne laissaient pas
craindre que son indisposition dans la matinée eût été
bien grave . Ses manières étaient gauches , elle parlait
mal français , et son accent tudesque était loin de lui
prêter aucun agrément Après diner elle nous quitta
pour remonter chez elle . « Ce que vous m'avez dit ce
matin , monsieur , me dit alors M. Delahaye , m'a bourrelé
jusqu'au fond du coeur ; vous m'avez rappelé une
époque de ma vie où je fus bien coupable envers une
personne qui me sera toujours chère ; mais , enfin , ce
qu'on attend aujourd'hui de moi n'est pas une confession
, que je ne ferais pas , mais une restitution que je
ne puis plus faire. Vous voyez que madame Delahaye
ne ressemble en rien à la princesse dont on vous a donné
le signalement ; je vous prie d'éclairer M. de C*** ; il
doit revenir aujourd'hui chez vous , et je ne veux pas
vous retenir plus long-temps . » Nous nous quittions afJUILLET
1817 .
25
-
fectueusement , lorsqu'il ajouta : « Vous savez que je
veux vendre Mainville . Je l'ignorais complétement ,
lui dis -je . — Eh bien , je veux , en effet , vendre Mainville
; M. de C*** parle- t - il bien français ? A s'y trom-
- Vous
per, quand on ne sait pas qu'il est Allemand .
-
-
pourriez me faire le plaisir de l'amener ici , comme
quelqu'un qui vient voir une terre à vendre ; ce sera
pour moi une occasion naturelle de lui faire voir ma
femme. Je m'imagine que quand il se sera détrompé
par ses propres yeux , il ne me fera aucune question
sur le passé , et d'ailleurs il en reconnaîtrait bientôt
l'inutilité. Je vous prie instamment de me rendre ce
service , ma conscience n'en sera pas guérie , mais je
serai tranquilisé sur mes circonstances actuelles ; il faut
se résigner et vivre de ce qui nous reste . »
Ce que me demandait M. Delahaye , me parut convenable
de tous points , cela d'ailleurs terminait mon
rôle , et le lendemain je conduisis à Mainville M. de C *** ,
qui , après avoir caché ses décorations étrangères , n'en
avait pas plus l'air Français , avec sa petite taille , son
teint blánc , ses joues couleur de rose 9
son toupet et ses
boucles roulées au fer , et sa petite voix d'enfant ; mais
il n'importait guère , puisque tout le monde était d'accord
de s'y méprendre . Tout se passa très - bien :
M. de C*** vit madame Delahaye , lui parla dans sa
langue , et trouva qu'elle parlait le plat allemand ; il
lui arriva dans la conversation , en se promenant dans
le verger , de demander à M. Delahaye s'il n'avait jamais
formé d'autres liens avant d'épouser sa femme
actuelle . Monsieur , répondit M. Delahaye en riant ,
les militaires font souvent beaucoup de fautes contre la
26 MERCURE DE FRANCE .
sagesse , mais le mariage en est une qu'ils ne font
guère qu'une fois , encore est - ce beaucoup . >>
De retour chez moi , M. de C*** me quitta le soir
même , pour revenir à Paris , bien convaincu que la
personne qu'il était chargé de réclamer n'était point à
Mainville ; il lui avait paru , d'ailleurs , indélicat et
inutile de s'obstiner à demander des renseignemens
sur un événement qu'il s'agissait beaucoup de pouvoir
réparer , et point du tout d'éclaircir en pure perte .
M. Delahaye vint à Joeurs , me rendre ma visite ; il y
dîna , et me dit alors qu'il avait toujours le désir de
vendre Mainville , mais que sa femme , qui s'y plaisait
beaucoup , s'y opposait , et qu'il ne s'en occupait plus.
Notre liaison en resta là. Dans la campagne , nos rencontres
n'aboutissaient qu'aux politesses d'usage , ou
tout au plus à de courtes conversations sur notre agriculture
mutuelle. Au bout de plus de six ans , et il y a
quelque mois , je reçus ce billet de M. Delahaye :
Monsieur , je suis malade , et ne puis me transporter;
j'ai cependant un grand besoin de vous voir , et vous
m'obligerez beaucoup si vous voulez me faire l'honneur
de venir jusqu'à Mainville. Quand j'arrivai chez lui ,
je le trouvai au lit , on nous laissa seuls . « Monsieur ,
me dit M. Delahaye , mon heure est venue ; je ne
m'abaisserai point à regretter la vie , cela ne m'empêcherait
pas d'en sortir , et ce serait un triste emploi du
peu de temps qui me reste ; mais il dépend de vous
d'empêcher que la mort ne me soit affreuse.» Je lu
répondis ce que chacun de vous , messieurs , aurait
répondu à ma place. Il reprit ainsi : « je vous ai fait prier
de venir ici pendant qu'il me reste encore assez de
force pour vous expliquer ma position et le service
་་
-
-
JUILLET 1817. 27
essentiel que j'ose vous demander . La femme que je vous
ai montrée comme la mienne , n'est qu'une Alsacienne ,
veuve d'un de mes anciens soldats , et qui est au service
de la mère de mes enfans . Cette mère est bien
née en effet la princesse de .... mais , hélas ! elle
n'est point ma femmé , ou du moins ne l'est qu'à mes
yeux. Le désespoir d'obtenir jamais le consentement de
sa noble famille , nous a empêché de pouvoir donner
un caractère sacré à notre union . Lorsque vous vîntes
me faire part des recherches de M. de C *** , je vous
écartai un moment pour les communiquer à ma femme.
Je devais la consulter . Tout parti , dont le résultat eût
été de nous séparer , lui fit horreur ; elle ne voulut pas
même les examiner. Je lui proposai alors de vendre
Mainville ; cela pouvait se faire avant que les démarches
d'Allemagne devinssent imminemment dangereuses
; nous passerions en Amérique avec nos enfans ,
et nous attendrions que la mort de la veuve du prince
de sa mère , donnât à ma femme la liberté de
disposer d'elle et de se marier ; mais elle avait été encore
plus effrayée de ce projet que de sa famille le
trajet par mer lui causait une répugnance invincible ;
elle ni moi ne savions l'anglais ; enfin , elle se peignait
l'Amérique comme un pays encore sauvage où elle
mourrait d'ennui ; il serait toujours temps d'ailleurs de
prendre ce parti ; le gouvernement français ne la laisserait
pas enlever sans forme de procès , sans qu'on
eût vérifié si elle était mariée ou non , et ces démarches
nous avertiraient . Ce fut elle qui imagina de vous
présenter sa femme- de-chambre à sa place : je ne sais
si vous vous y êtes trompé , me dit M. Delahaye ; je crois
vous avoir des obligations à cet égard . Monsieur ,
·

28 MERCURE DE FRANCE .
-
lui dis-je , j'y fus trompé dans le moment ; depuis ,
quelques indices , quelques rapports des voisins m'ont
donné des doutes , mais je me suis fait un système de
les écarter. Ce système -là vous est venu du coeur , continua
le général , j'y avais compté. Depuis , n'ayant plus
été inquiétés , nous avons attendu asseż tranquillement
que les circonstances permissent à ma femme de disposer
de sa main ; mais la mort nous prévient ; la
mienne va venir d'autant plus tôt , que mes inquiétudes
sur la destinée de ma femme et de mes enfans , ne font
pas de bien à ma fluxion de poitrine : je ne sais pas les
lois , mais je n'ignore pas cependant qu'on ne peut pas
laisser tout son bien à ses enfans naturels , ni à leur
mère , et que mes collatéraux peuvent réclamer , après
moi , ce que j'ai gagné bien véritablement au prix de
mon sang. A cet égard pourtant , un hasard singulier
m'a , je crois , bien servi . Je suis né dans la province
du Vivarais ; j'avais déjà perdu mon père et ma mère ,
lorsque j'entrai au service en 1789. Il se trouva qu'un
soldat de la même compagnie de hussards , quoiqu'il ne
fût ni mon parent ni du même pays que moi , portait
le même nom que le mien ; on m'obligea , pour nous
distinguer , de prendre un surnom que je porte encore
aujourd'hui. Je changeai , quelque temps après , de
régiment , et depuis je n'ai jamais donné de mes nouvelles
ni entretenu aucuns rapports avec mon pays ni
avec ma famille ; je ne doute pas qu'elle ne me croie
tué depuis long- temps , et d'autant plus volontiers qu'elle
doit jouir du peu de biens que j'avais . Je me suis vu
tout au long , dans le Moniteur , déclaré absent par un
jugement qui les a envoyés en possession ; je n'ai
eu garde de réclamer et de me montrer ; mais enfin il
JUILLET 1817. 29
peut survenir, soît d'Allemagne , soit du Vivarais , je ne
sais quoi qui compromettrait l'état de ma femme et de
mes enfans , et ce que je laisserai de fortune : quant à
leur état , je n'y peux rien ; quant à leur fortune , je
veux y pourvoir . J'ai acheté Mainville à mon profit
et à celui de ma femme , et je ne présume pas que
personne , dans le pays , n'y ayant aucun intérêt ,
la trouble dans sa jouissance. Au surplus , voici mon
portefeuille ; il contient deux cent quatre - vingt - dix
mille francs en bons de la caisse d'amortissement ; lę
seul effet au porteur que j'aie pu me procurer , et je vous
supplie de permettre que je vous le confie pour n'en
disposer , quoi qu'il arrive , qu'en faveur de ma femme
et de mes enfans.
—« La confiance que vous me témoiguez , monsieur, lui
dis- je alors , et m'honore et me touche ; cependant , je
ne puis , sans y avoir auparavant réfléchi , accepter une
proposition qui me rendra comptable d'un dépôt et d'un
secret préjudiciable à des tiers aux yeux de la loi.
+
J'ai prévu votre réponse , me dit le général d'un
ton exalté ; mais cependant j'ai à vous prier de vous
décider sur-le -champ. Je me meurs ; je n'ai pas de
temps à perdre ; et si votre raison retient votre coeur
si vous me refusez , M. d'Epinai , votre voisin , m'a
vingt fois montré le désir d'acheter Mainville ; je le
lui vends dès ce soir , au prix qu'il voudra , et , dès
demain , avec ce prix et mon portefeuille , je pars pour
l'Amérique avec ma femme et mes enfans ; je mourrai
aussi bien dans la première auberge en route , que
dans mon lit. >>
" La chaleur et l'exaltation de la réponse du général
m'entraîna , et je lui dis : « J'en suis au regret de
30 MERCURE DE FRANCE .
vous avoir réduit à projeter une pareille ressource ; je
ferai tout ce que vous voudrez . » M. Delahaye me prit
les mains , les serra en pleurant ; et , me remettant un
papier cacheté qu'il tira de dessous le chevet de son
lit , il me dit : « Voici mon testament qui ne contient
d'autres dispositions que quelques legs à mes serviteurs
et votre élection pour subrogé tuteur de mes enfans , à
défaut de parens qui me soient connus . Vous vous trouverez
ainsi naturellement à la tête de mes affaires qui
sont simples et claires d'ailleurs , et vous protégerez et
conseillerez ma pauvre femme. C'est un noble service
que d'obliger un homme qui va mourir ; car il ne
pourra pas nous le rendre ; cependant , s'il m'est permis
là haut de m'occuper des choses de ce monde , je penserai
à vous , et vous y serez béni . » Il sonna et fit appeler
sa femme. Elle entra en tenant par la main son fils âgé
d'environ dix -sept ans , et une petite fille beaucoup
plus jeune .
M. Delahaye leur dit qu'il ne s'était pas trompé
dans son espérance , et que je voulais bien consentir
à lui rendre le bon office qu'il m'avait demandé ;
qu'après sa mort , je serais le seul appui qui leur resterait
dans le monde : il leur commanda de ne suivre que
mes ordres et mes conseils , et de me considérer comme
une seconde providence. Il est superflu de vous peindre
tout ce que cette scène eut de déchirant ; il suffit de
vous dire que je me trouvai engagé de manière à ne
pouvoir plus m'en dédire. Au bout de trois jours , pendant
lesquels j'allai voir assidûment M. Delahaye , je
recueillis son dernier soupir. Depuis , nul doute ne
s'est répandu , nulle réclamation ne s'est élevée ; sa
veuve jouit paisiblement de son nom et des biens de
JUILLET 1817
31
son mari . Je me suis étourdi sur l'intérêt de ses collatéraux
; et les scrupules , à cet égard , ne se représentaient
plus à ma conscience , lorsqu'il est survenu un
nouvel incident. Le jeune M. Delahaye , après avoir
fini avec succès ses études à l'école polytechnique , est
revenu auprès de sa mère à Mainville . Il m'a rendu des
soins , mais il en a rendu ailleurs , et je vois qu'il est épris ,
et qu'il s'est fait aimer de la cadette des filles de M. de
Bauval , gentilhomme de mon voisinage . M. de Bauval
vient de m'écrire pour me demander des informations.
Le mariage serait sortable d'ailleurs , et je vous prie ,
messieurs , de m'aider à lui répondre ; je m'engage à
suivre votre avis , lorsque vous en aurez formé un
unanime . D. St. L.
wwwww
TRADUCTION
D'un passage d'un livre espagnol du commencement
du XVe siècle .
( Deuxième Article . )
Le lundi 15 septembre , le seigneur partit de Bayginar
pour une autre de ses demeures qui n'est pas moins
belle. La porte d'entrée du jardin est très-hante et trèsbien
ornée ; elle est en briques de différentes couleurs ,
dorées et vernissées de mille manières . Ce jour- là il
ordonna une grande fète , à laquelle il voulut que nous
assistassions avec une foule de femmes et de personnes
de sa famille et de sa cour. Le jardin était immense ;
il était rempli d'arbres fruitiers et de haute -futaie pour
donner de l'ombrage . Il y avait des allées , des pompes
d'eau entourées de grillages en bois ; on s'y promenait
librement. Le jardin était rempli de tentes , de pavillons
formés avec des tentures rouges , et d'autres
étoffes de soie de différentes couleurs , les unes tailladées ,
32 MERCURE DE FRANCE.
festonnées , d'autres tout unies . Au milieu du jardin
on voyait une tente magnifique , en forme de croix ,
laquelle était garnie de riches tapisseries , et dans l'intérieur
il y avait trois espèces d'alcoves pour des lits de
repos. Un de ces lits était en face de l'entrée ; c'était
le plus grand , il était enchâssé dans un meuble en
vermeil qui s'élevait à la hauteur d'un homme , et
de la longueur de trois coudées ; il y avait aussi des petits
coussins ; le tout de drap de soie et d'autres étoffes
brodées en or ; ces coussins étaient placés l'un sur l'autre
au devant du lit : c'était le siége du seigneur. Les
parois de l'intérieur de la tente étaient tendus de
drap de soie couleur de rose ; ces tapisseries étaient
soutenues par des bandes ou baguettes dorées , les
unes garnies d'émeraudes et de perles , les autres de
pierres précieuses : par-dessus les tapisseries on avait
placé des bandes flottantes de drap de soie , de la largeur
de six pouces , qui descendaient jusques à terre ,
et aussi richement brodées que celles qui étaient au
haut de la tapisserie. Ces bandes étaient terminée
par une houpe de soie de différentes couleurs , et le
moindre vent les faisait balancer à droite et à gauche
; c'était la plus belle chose qu'il soit possible de
voir. Devant la porte de cette alcove , qui était en forme
d'arc , il y avait un rideau égal à la tapisserie , et les
mêmes bandes flottantes au bout desquelles étaient attachés
des cordons avec des belles houpes de soie qui
descendaient aussi jusques à terre . Les deux autres alcoves
étaient décorées dans le même goût : le plancher
était couvert d'un beau tapis , et sous le tapis il y avait
une natte de jonc . Au milieu de la tente , vis-à- vis la
porte d'entrée , il y avait deux tables d'or , dont les
quatre pieds et le couvercle étaient tout d'une pièce ,
d'environ quarante pouces de longueur et vingt- quatre
de largeur ; sur ces tables on avait mis sept flacons d'or,
dont deux enrichis de perles , d'émeraudes , de turquoises
qu'on y avait enchâssées , et chacune avait
auprès de l'embouchure un diamant . Il avait encore
six tasses d'or de forme ronde ; l'une d'elles garnie dans
l'intérieur de perles dont la rondeur et l'orient étaient
parfaits . Dans le milieu de la tasse , on voyait un su-
У
JUILLET 1817 .
ROY
33
perbe diamant de l'épaisseur de deux doigts , de la plus
belle eau possible. Nous étions invités à cette fête par
le seigneur , et dans le moment où on vint nous appeler
de sa part , notre truchement ne se trouva point auprès
de nous. Il fallut attendre son retour ; le seigneur avait
diné quand nous arrivâmes chez lui . Il nous fit dire
qu'une autre fois nous ne nous fissions pas attendre par
la faute du truchement ; qu'il voulait bien nous pardonner
, mais que les fêtes se faisaient uniquement à
notre occasion et pour nous , afin de nous faire voir sa
famille et sa cour : il fut très- irrité que nous eussions
manqué à celle- ci ; et s'emporta contre les mirassas et
le truchement qui en était la cause. Celui - ci fut mandé
sur-le -champ. « Comment as- tu osé , lui dit-il , pro-
« voquer la colère du seigneur , et lui causer du cha-
« grin? Pour avoir manqué à ton devoir auprès des.
« ambassadeurs du roi des Francs , tu seras puni , mais
« de telle manière , que tu ne seras pas dispensé du
« service : j'ordonne qu'on lui perce le nez , qu'on
« passe un cordon à travers , et qu'on le promène ainsi
« par tout le camp , en le tirant par le nez . Voilà sa
« punition. » Il n'avait pas achevé de parler , que des
hommes qui étaient là , avaient déjà saisi le truchement ,
et se mettaient en devoir d'exécuter la sentence , Le
courtisan qui nous avait conduits au palais , par l'ordre
du seigneur , intercéda pour ce malheureux , et parvint
à obtenir sa grâce. Le seigneur nous fit dire ensuite
, à notre logement , que , puisque nous n'avions
point assisté à la fête , il voulait du moins que nous en
eussions notre part. Il nous envoyait en effet cinq moutons
et deux grandes cruches de vin. Il y avait eu
beaucoup de monde à cette fète ; des dames , de grands
personnages , et d'autres gens de la cour. Nous ne vimes
point l'intérieur de la maison ni les jardins ; mais
plusieurs personnes de notre suite ayant été se présenter
à l'entrée , on leur montra complaisamment tout
ce qu'elle contenait .
Lundi , 22 septembre , le seigneur quitta cette maison
de campagne , et se rendit à une autre résidence ,
Celle - ci était également située au milieu d'un jardin ;
l'enceinte était carrée , entourée d'un mur très-haut ,
et à chaque angle on voyait une tour ronde et d'une
3
SEINE
54
MERCURE
DE FRANCE
.
grande élévation . Le palais était fait en forme de croix ,
au-devant il y avait un vaste réservoir d'eau . Cette
demeure était plus spacieuse que les autres que nous
avions vues jusques-là . Le travail en était le même.
C'était toujours des briques dorées et vernissées de
mille couleurs. Elle était placée hors de la ville qui s'appelait
Bagino . Tamerlan disposa une nouvelle fête à
laquelle nous fumes invités , avec beaucoup de monde.
Il voulut que nous y bussions du vin. Il en but lui -même .
Ce précepte était nécessaire ; car on n'ose point en
boire sans sa permission , ni en public ni en particulier :
il faut commencer par en boire avant de manger, et on le
fait avec un tel excès qu'il est impossible de ne pas s'enivrer;
c'est-là le mérite. Ils croient que ce ne serait point
une fète , si on ne s'enivrait pas les échansons servent
le vin , à genoux ; à peine une tasse est vidée , qu'ils en
présentent une autre ; c'est-là toute leur occupation .
Quand l'un est fatigué de servir à boire , il est relevé par
un de ses collègues qui n'est pas moins actif et ne
croyez pas qu'un seul échanson serve tout le monde : il
y en a un pour chaque convive , ou deux tout au plus ,
afin de faire boire davantage . Si quelqu'un refusait
on croirait que c'est une insulte faite au seigneur , qui
désire qu'on boive . Il y a plus ; c'est que les tasses sont
pleines et il faut les vider entièrement. Si on laissait'un
peu de vin au fond , on vous rend la tasse pour l'achever
de boire ; on ne la reprend que lorsqu'elle est à
sec. On peut bien boire de la même coupe à deux reprises
différentes ; mais si on vous dit de boire à la
santé du seigneur , si on vous y invite en son nom , il
faut tout avaler d'un trait , jusqu'à la dernière goulte .
Celui qui s'en acquitte le mieux , on l'appelle bahadur,
c'est- à -dire homme fort , et celui qui fait des façons ,
on l'oblige à boire par force .
La veille du soir où nous vinmes à cette fête , le seigneur
nous avait envoyé , par un de ses mirassas , une
cruche de vin , et il nous priait de boire jusqu'à ce que
nous nous enivrassions afin d'arriver très-gais devant
lui . En entrant au palais , on nous fit asseoir de la
même manière que les jours précédens. On but pendant
long- temps ; ensuite la viande fut servie ; c'étaient
des chevaux rôtis , des moutons cuits et rôtis , enJUILLET
1817. 35
suite des ragoûts ; finalement beaucoup de riz préparé
de différentes manières , selon leur usage. Quand
le diner fut terminé , l'un des mirassas vint avec un
bassin d'argent rempli de monnaies du pays , appelées
tagaes ; on en fit pleuvoir sur nous et sur tous
les assistans . Après en avoir ainsi répandu , autant
qu'il jugea convenable , il vida le bassin sur nos genoux.
Le seigneur nous fit distribuer des habits de soie .
Nous fimes trois génuflexions devant lui , et il nous ordonna
de venir diner avec lui le lendemain.
Le jour suivant , 25 septembre , le seigneur se rendit
à un autre de ses palais . voisin de celui qu'il quittait ;
il y donna une nouvelle fête où il se trouva beaucoup
de convives pris dans son armée , qu'il fit venir
tout auprès ; le jardin et le palais étaient d'une
grande beauté . Le seigneur parut y être très- content .
Tout le monde y but du vin , et Tamerlan donna
l'exemple . Les chevaux et les moutons rôtis ne manquèrent
pas après le diner , le seigneur nous fit distribuer
des habits de camocan ( drap de soie ) suivant
l'usage . Nous retournâmes à notre logement , qui était
dans le voisinage . A cette fète , il y avait une telle affluence
de monde , que , lorsque nous étions auprès du
seigneur , il était impossible de se remuer ; les gardes ·
avaient de la peine à faire ouvrir le passage. La poussière
était si grande que nos habits et notre visage
étaient de la mème couleur . Devant les jardins , il y
avait une grande plaine , que traversaient un fleuve et
beaucoup de ruisseaux. Le seigneur voulut qu'on y dressât
des tentes pour lui et pour les femmes ; il y fit ras
sembler toute son armée , qui était cantonnée dans les
environs , ordonnant que chacun occupât le poste qui
lui était assigné , dressât sa tente , et réunit toute sa
famille pour assister aux noces qu'il voulait célébrer :
aussitôt que l'ordre fut connu , chacun se rendit à son
poste , sans désordre et sans embarras ; parce qu'ils connaissaient
d'avance la place qu'ils devaient occuper ,
depuis le plus grand jusqu'au plus petit . Dès que la
tente du seigneur était placée , tout le monde savait où
il devait se ranger dans trois ou quatre jours il y eut
vingt mille tentes dressées autour de celle de Tamerlan
, et à tout moment il en paraissait de nouvelles.
::
3.
56 MERCURE DE FRANCE .
On voyait au milieu du camp des bouchers et des
cuisiniers qui vendaient de la viande cuite ou rôtie ;
d'autres vendaient de l'orge et des fruits , et plusieurs
avaient des fours et préparaient du pain . Vous trouvez
dans cette horde , ou camp , tous les offices et métiers
nécessaires , chacun dans son quartier séparé ;
on y voit même des bains ; les baigneurs ont aussi leurs
tentes , où il y a des baignoires de fer : ils ont des
grandes chaudières dans lesquelles ils chauffent l'eau
dont ils ont besoin , soit pour les bains , soit pour d'autres
usages. Le seigneur nous fit rapprocher de son camp ,
et nous assigna une de ses maisons dans le voisinage
, etc. , etc.
ESMÉNARD .
CORRESPONDANCE .
Au Bachelier de Salamanque.
Pourquoi le Frère Gerundio , du père de Lille , n'a-t- il
pas été traduit en français ? Si vous avez la bonté de
répondre à cette question , M. le Bachelier , vous obligerez
beaucoup un pauvre diable qui , dans l'oisiveté
d'une prison anglaise , où il a perdu plusieurs années
de sa vie , n'ayant rien de mieux à faire , s'occupait
d'espagnol et de portugais . Ce fut dans ce temps qu'il
traduisit le Gerundio , ouvrage qui lui parut aussi solidement
pensé que finement écrit . Votre avis , monsieur ,
sur cette question , déterminera mon imprimeur , qui
ne connaît pas plus le Gerundio que le grand mogol ,
et qui a refusé tout net de s'en charger , parce que
mon seul témoignage ne lui a pas paru suffisant.
J'ai l'honneur d'être , M. le Bachelier , l'un de vos
abonnés . Signé , A. L. SIMON .
Paris , 27 mai 1817 .
N. B. L'ouvrage est traduit aussi en italien et en
anglais . Réponse , s'il vous plaît , par la voie du
Mercure.
JUILLET 1817.
37
Réponse du Bachelier de Salamanque.
.
Une question est bientôt faite , mais la réponse exige
quelquefois des volumes : cependant il ne faut pas en
vouloir aux questionneurs . Pour moi , il est avéré que
sans eux l'espèce humaine serait extraordinairement
arriérée dans ses connaissances . J'ai lu , je ne sais où
que « si la curiosité n'était pas aussi active et aussi naturelle
à l'homme , il ne lui manquerait que le pro-
«< longement de la colonne vertébrale pour être con-
" fondu avec les quadrupèdes . » Je ne suis pas sûr de
citer toujours à propos ; malgré mon grade de bachelier
, j'ai renoncé depuis long-temps aux entêtemens de
l'école ; mais je n'ai pu me corriger de la manie des
citations , quoique Cervantes , notre illustre maître ,
nous ait dit : « que personne n'a besoin d'en citer une
« autre pour dire ce qu'il sait . » Je compte cependant ,
monsieur , que lorsqu'il sera question du fameux prédicateur
le Frère Gerondif , vous trouverez presque impossible
d'éviter que la pensée ne se porte sur les analogies
qu'il y a entre les gérondifs et les quadrupèdes.
Excusez , monsieur , si je commence par une digression
; c'est encore une mauvaise habitude qui me
vient de la lecture des livres de mon pays : entrons en
matière .
Vous désirez savoir pourquoi on n'a pas traduit de
l'espagnol en français , le Frère Gerundio , du père do
Lille. Cette question se lie avec toutes celles qui tiennent
aux progrès de la raison humaine . Je vais tâcher de vous
satisfaire ; mais auparavant je vous conseille de mettre
en tête de la traduction que vous voulez publier , le
titre suivant : Histoire du fameux prédicateur le Frère
Gerondif, écrite en espagnol , par le père Isla , jésuite,
au lieu de dire Frère Gerundio et père de Lille . Avec
ces deux petits changemens , votre imprimeur trouvera
dans presque toutes les bibliothèques françaises la
notice des productions du père Isla , et sur leur mérite ,
des témoignages qui pèsent beaucoup plus que le mien .
Il faut absolument que vous ayez la condescendance
d'appeler le père Gerondif votre frère Gerundio , pour
qu'on puisse saisir le ridicule que son auteur a voulu
38 MERCURE DE FRANCE .
jeter sur les prédicateurs ignorans , pédans et fanatiques
, qui , en Espagne , s'arrogeaient le privilège exclusif
de dénaturer les vérités religieuses , et de faire la
guerre la plus cruelle à la saine raison , seulement avec
la science de quelques rudimens.
Que dieu me préserve de la tentation d'approfondir
la plus mince des discussions qui ont eu lieu entre les
grammairiens sur le gérondif ; j'en ai lu au moins
trois cents pages , sans savoir encore si le gérondif est
un temps de l'infinitif , un participe , ou .... je ne sais
quoi. Les grammairiens sont vraiment comme les théologiens
gérondifs , qui sur un seul mot vous font des
querelles du diable , qui ne finissent jamais , et qui
coûtent..... vous le savez .
Croiriez-vous , monsieur ( et voilà encore une maudite
digression ) , que parce que Cicéron a dit : « Nobis
« vigilantibus erimus profecto liberi , si nous veillons ,
« nous serons libres .... » deux de mes collègues de Salamanque
en vinrent jusqu'aux voies de fait , sur ce que
Cicéron aurait pu dire également vigilando , au lieu de
nobis vigilantibus , sans s'occuper de ce conseil salutaire
que Cicéron donne au peuple romain. Voilà déjà deux
bacheliers qu'on peut nommer hardiment de grands et
superbes gérondifs . Le père Isla , n'en doutez pas ,
avait été témoin de scènes semblables ; je soupçonne
qu'il avait lu Bacon , et senti la necessité de mettre de
côté messieurs les Gérondifs , en leur faisant connaître
que les grammairiens ne sont rien s'ils ne sont pas philosophes.
Il mourut sans avoir eu la satisfaction de voir
les progrès qu'ont fait depuis presque toutes les branches
de l'enseignement ; mais on ne lui ravira jamais la
gloire d'avoir légué à ses compatriotes son père Gérondif,
qui est la définition la plus complette des ennemis
des lumières , qui employent tous les moyens imaginables
pour énerver nos chétives facultés intellectuelles .
Il vous restera une autre question à résoudre , savoir
si le père Gérondif aura en France la même vogue
qu'il a eue en Espagne , où , malgré les défenses de
l'inquisition , on donne ce titre à tous les moines grossiers
, à ceux qui leur ressemblent , et sur-tout à ceux
qui prétendent qu'on trouve dans leurs bréviaires et
dans les codes des onzième et douzième siècles , les véJUILLET
1817 . 59
ritables élémens de la science sociale . C'est ainsi que
d'une extrémité à l'autre de l'Espagne , tout le monde
appelle Gérondif par excellence , un révérend missionnaire
de la Merci , qui jadis , l'Evangile à la main , a
voulu démontrer que ceux qui désiraient une constitution
étaient des juifs; comment paiera-t-on au père Isla
son heureuse découverte ! Le Gérondif mercenaire a
été , il est vrai , promu à la dignité d'inquisiteur :
pouvait- il être mieux placé ?
Quoi qu'il en soit , monsieur , vous devez examiner
attentivement si votre traduction aura ou non le mérite
de l'à- propos . Informez-vous d'avance s'il y a chez vous
des hommes qui abusent de la religion , s'ils se mêlent
de politique , s'ils invoquent les persécutions au milieu
de la tranquillité dont vous jouissez , si leurs confrairies
ét congrégations sont strictement évangéliques , si ceux
qui les composent sont pédans ou fanatiques , en un
mot , s'ils sont Gérondifs . Alors plus de doute ; vous et
votre imprimeur , vous devez vous dépêcher bien vite
de donner votre traduction au public , et vous pouvez
compter sur une juste récompense de sa part pour ce
service ; mais si , comme je le soupçonne , rien de tout
cela n'existe , on n'aura que faire de votre Gérondif;
et vous aurez perdu votre temps et le but moral .
Vous devez d'ailleurs savoir qu'il y a certains ridicules
attachés à des pays et à des temps , dont on ne
pourrait composer un caractère comique dans d'autres
temps et dans d'autres pays. Par exemple , les Précieuses
Ridicules , ou les Femmes Savantes , de Molière
, ne feraient pas fortune dans le harem du grand
seigneur , comme les absurdes représentations de Kara-
Guse , de Constantinople , ne seraient pas supportables
même sur les théâtres ambulans du boulevard à Paris.
L'histoire du Frère Gérondif , dont je ne parlerai pas
en détail , pour ne point satisfaire d'avance la curiosité
des lecteurs que vous pourrez avoir , fut imprimée vers
l'an 1758 ; quoique le dix-huitième siècle fût déjà
bien avancé , il lui a fallu deux volumes pour faire la
satire de ceux qui avaient l'audace d'appeler parole de
Dieu toutes leurs inepties . Despréaux se bornait à dire :
« Si l'on est plus à l'aise assis dans un festin ,
Qu'aux sermons de Cassaigne ou de l'abbé Cotin . >>
40 MERCURE DE FRANCE .
cela suffit pour désespérer l'abbé Cotin , et pour affliger
tellement Cassaigne , qu'étant sur le point de prêcher
à la cour , ce trait satirique le fit renoncer à la chaire .
Il ne faut pas vous cacher que les mauvais plaisans
et les froids bouffons ont mis en garde le public contre
ce genre de production , et qu'il faut être d'une grande
force pour lui plaire , depuis qu'on a dit , avec fondement
, que la gaîté , la raison et la volupte réunies sont la
vraie philosophie ; ajoutez à ces dures conditions celle
de bien habiller à la française les personnages créés par
l'imagination , qui semble appartenir exclusivement au
climat de Don Quichotte , de Gilblas et de mille autres
de leurs amis ou de leurs parens destinés à corriger les
vices et les folies des hommes , et vous vous convaincrez
du danger que vous courrez en prenant pour votre
compte la règle d'Horace : Est modus in rebus , etc.
Mais enfin , monsieur , si vous croyez avoir réussi ,
n'oubliez pas de dire dans l'introduction que vous ne
manquerez pas de faire , que c'est à la France que
l'Europe doit les plus beaux modèles de l'éloquence de
la chaire ; que les philosophes et les prêtres Gérondifs
seraient par-tout dans une paix profonde , s'ils étudiaient
Fléchier , Bossuet , Massillon et autres hommes éminens
qui avaient laissé peu de chose à faire pour corriger
les absurdités et la cupidité monacale .
Fléchier sur- tout s'en occupe directement . Son esprit
d'indulgence ne nuisit jamais à son orthodoxie . Le
catholique et le protestant avaient une part égale dans les
charités qu'il répandait , plutôt en raison de ce qu'on
souffrait qu'en raison de ce qu'on croyait. Dans son
Voyage en Auvergne , il ne dédaigna pas de s'égayer
sur le compte des moines et des religieuses . Avant que
le père Isla eût donné son Gérondif , il appelait déjà
les prédicateurs espagnols et italiens ses bouffons , et
j'ai quelques raisons de croire que c'est Fléchier qui
éveilla l'imagination du jésuite espagnol. Rien n'est plus
plaisant que ce Voyage en Auvergne dont je ne puis
m'empêcher de citer le passage du dominicain qui fait
valoir saint Dominique aux dépens de saint Ignace de
Loyola , parce que celui- ci n'était que simple gentilhomme
biscayen , tandis que l'autre était grand d'Espagne
de la première classe en Castille . C'est de cette manière
JUILLET 1817 . 41
que Fléchier faisait connaître les Gérondifs qui jouaient
un triste rôle dans le siècle du Lutrin , c'est-à- dire dans
le siècle de Louis XIV , où l'on connaissait parfaitement
cette triple alliance , du trône , de la religion et de la
philosophie.
"
Oui , monsieur , les sots et les Gérondifs sont ceux
qui introduisent la guerre par-tout . Au risque de vous
ennuyer , je vais vous transcrire ici ce que le philosophe
orthodoxe , Massillon , adressa aux souverains
de tous les pays : « Que ce n'est pas eux , mais la loi
qui doit régner sur les peuples ; qu'ils n'en sont que
« les ministres et les dépositaires ; que les peuples les
" ont faits , par l'ordre de Dieu , ce qu'ils sont , et
« qu'ils ne doivent être ce qu'ils sont que pour les
«< peuples ; que les souverains deviennent moins puis-
« sans dès qu'ils veulent être plus que les lois , et que
« tout ce qui rend l'autorité odieuse , l'énerve et la
diminue. »
Massillon ne vaut-il pas un philosophe , n'était-il pas ·
unbon croyant ? Que les Gérondifs se convertissent ! S'ils
ne le font pas , vous pourrez leur dire , avec le même
Massillon , qu'il est plus facile de convertir des pécheurs
que de concilier des théologiens .
Je m'arrête enfin pour que vous ne preniez pas ma
le tre pour un sermon , en vous priant de rappeler à
vos compatriotes , Labruyère et Molière qui appartiennent
au même siècle , et qui ont corrigé eux seuls plus
de ridicules , répandu. plus d'agrémens dans la société
que tous les moralistes anciens et modernes . Je vous
fais grâce des innombrables citations que vos philosophes
peuvent fournir contre les Gérondifs ; mon impartialité
exige que je me borne à souhaiter à votre
Gérondif, à votre imprimeur et à vous le plus heureux
succès .
Je suis , etc.
Paris , le 8 juin 1817 .
Le BACHELIER DE SALAMANQUE .
42 MERCURE DE FRANCE.
POLITIQUE..
8
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
No. VIII.
Du 25 juin au 2 juillet.
RÉCOLTES . FINANCES . Nos espérances vont toujours
croissant. Partout les marchés sont tranquilles , et le
pain est descendu à un prix raisonnable ; c'est une
chose que je redis souvent , parce que je la trouve fort
bonne à redire. Les Anglais ne sont pas moins heureux ,
car au dernier marché de Londres , le grain offert à six
guinées n'avait pas trouvé d'acheteurs ; mais le plus favorisé
de tous les peuples , ce sont les Piémontais. S'il
en faut croire des lettres de Turin , le miracle de la
manne se renouvelle pour eux ; on ne voit que groupes
d'enfans perchés sur les arbres , pour y recueillir la gélatine
sucrée dont les feuilles sont couvertes.
- Les Belges ne sont pas traités en enfans gâtés ,
comme les Piémontais ; il n'est bruit que des émeutes
qui éclatent dans leurs marchés . Bruxelles , Anvers ,
Namur , Louvain , Bruges , Mons et Courtrai ont presqu'à
la fois été le théâtre des plus grands désordres . Il
faut joindre à cela les incendies qui se multiplient trop
pour être l'effet du hasard.
L'Autriche n'est guère mieux . Le prix du grain a
considérablement haussé à Vienne ; c'est un contraste
affligeant avec les fêtes qui l'embellissent.
L'argent en Angleterre est si commun , qu'on
trouve à peine à le placer à trois et demi ; cela prouve
qu'il est aussi un credit pour l'argent , et je ne connais
rien de rassurant comme cette preuve. Pour employer
ses fonds , l'Angleterre doit les placer au dehors ; c'està-
dire , qu'elle est condamnée à soutenir la prospérité
des autres pour conserver la sienne ; or , entre deux
JUILLET 1817 . 43
États dont l'un emprunte à l'autre , ce n'est pas toujours
l'emprunteur qui est à la merci du prêteur.
--
Les pauvres de Marseille ont éprouvé les effets de
cette bienveillance universelle , sentiment inné dans le
coeur humain , mais que les sectes religieuses et politiques
étouffent en l'emprisonnant dans leurs sphères
étroites. Un musulman a fait distribuer du riz à des
chrétiens ; ce musulman généreux est le pacha d'Egypte .
Est - ce qu'un rayon de lumière serait tombé sur le
berceau de la civilisation ? Il n'a souvent fallu qu'un
homme pour retremper un peuple . Au reste , ce peuple
n'est pas tel qu'on se le figure communément ; je l'ai
observé chez lui , et sous les stigmates d'un joug
sanguinaire , j'ai eru découvrir quelques traces d'une
nature vigoureuse . Qui sait quels changemens nous prépare
l'ère actuelle , qu'on pourrait nommer l'ère des révolutions
?
Multa renascentur quæ jam cecidére , cadentque
Quæ nunc sunt in honore..
-Je voudrais que les bornes de cet article me permissent
d'insérer une instruction sur les moyens de tirer parti
des céréales coupées avant leur maturité ; instruction rédigée
par la Société d'Agriculture , et publiée par le
ministre de l'intérieur . Quand un gouvernement tourne
son activité vers l'économie rurale , il est dans la bonne
.voie pour durer et pour maintenir .
-Les fabriques de drap établies à Copenhague , qui
commençaient à fleurir pendant la guerre , tombent à
la paix. Est-ce à dire que la guerre est bonne au commerce
? Ce serait volontiers la conclusion des Danois ,
parmi lesquels il se trouve d'assez mauvais logiciens ;
mais qu'ils fouillent bien dans les actes de leur administration
, ou dans les procédés de leur industrie ; c'est là
que le vice doit se cacher.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . CONSTITUTIONS NOUVELLES.
- En dépit des prélats et des médiatisés , le peuple
du Wurtemberg sera compté pour quelque chose . Tout
ce qu'auront gagué les opposans , c'est de resserrer les
liens qui unissent le roi et la nation . L'on parle déjà
d'assemblées communales ; tout est profit dans une lutte
avec un adversaire entêté.
Le parlement anglais sera-t-il dissous ? Il en était
bruit à la chambre des communes ; mais lord Castle44
MERCURE DE FRANCE.
reagh nie que ce bruit soit fondé . Il faut bien croire à
la véracité de lord Castlereagh .
-Qu'est-ce qu'un libelle ? A quels caractères peuton
reconnaître un libelle ? Il sera bien hardi ou bien
fort , celui qui répondra sans hésiter. Les nuances qui
séparent la médisance et la calomnie , la franchise et la
licence , l'exercice d'un droit et le déplacement d'une
barrière , sont quelque chose de si délicat , de si diffilement
perceptible , que ce ne serait pas trop , à mon avis ,
des plus habiles grammairiens réunis aux plus habiles
jurisconsultes pour les fixer. Il semble que plus la définition
du délit offre de difficultés d'après les lumières
humaines , plus il convient que le législateur précise
cette définition . Qu'il ne pense pas en avoir jamais trop
dit . C'est là que les moindres effets veulent être prévus ,
les moindres paroles pesées , et que trop n'est pas
même assez. Je trouve donc beaucoup de raison et de
logique dans l'attaque dirigée par sir Samuel Romilly
contre lord Sidmouth. D'après une circulaire de ce
dernier , tout juge , par cela qu'il est juge , est habile
à prononcer si la chose écrite ou parlée est libelle ou ne
l'est pas , comme si , avec la toge , on l'avait investi de
tous les talens . La distance est immense entre la règle
et l'arbitraire ; mais d'un arbitraire à l'autre , la pente
est glissante et rapide , et le chaos est au fond .
-La suspension de l'habeas corpus a passé aux pairs ;
on ne dispute guère plus aux communes que sur le plus
ou moins de durée. Sir Newport voudrait qu'elle cessât
au 1er décembre ; lord Castlereagh trouve plus convenable
de la prolonger jusqu'au 1er mars prochain . Lord
Folkestone désirerait que l'Ecosse en fût exempte ; mais
la chambre rejete l'exception . L'opposition ( dans les
chambres) semble battre en retraite. M. Brougham
ajourne sa motion contre le parlement septennal ; sir
Burdett s'évertue à paraphraser Isaïe ; lord Cochrane
se figure les créneaux de la tour garnis de têtes sauglantes
, parmi lesquelles il ne serait pas faché de voir
celles des ministres , et l'on rit de ses prophéties comme
de ses prosopopées. Les ministres , un moment déconcertés
par la révélation des intrigues d'Oliver et de sa
bande , soutiennent aujourd'hui de bonne grâce les reproches
qu'on leur adresse de toutes parts ; ils s'étonJUILLET
1817. 45
nent même qu'on blâme l'emploi des espions : c'est un
ōrnement de tous les Etats civilisés , et la Grande -Bretagne
ne doit pas rester en arrière . Si l'opposition a ses
pétitions , le parti ministériel a les siennes ; j'en ai lu
une assez curieuse dans le Courrier de jeudi . Elle est
rédigée au nom de la grande et de la petite noblesse ,
du clergé et des francs- tenanciers du comté d'Hertford .
On y désavoue formellement une autre pétition rédigée
contre la suspension de l'habeas corpus ; on y déclare
solennellement que sans cette suspension , la religion ,
la morale , et (qui le dirait) la constitution périclitent. '
Le bill a passé le 27 .
Voici un extrait du discours de M. Smitt , au nom
du comité du commerce d'Afrique : « L'abolition de la
« traite des nègres n'a pas produit les avantages que
<< nous en attendions. En vain l'Angleterre en a donné
a l'exemple ; en vain la Suède , le Danemarck , la Hol-
« lande , et enfin , la France ont imité cet exemple.
« L'Espagne et le Portugal continuent cet infâme trafic :
«< il en résulte un nouveau malheur pour les Africains ;
<«< car la concurrence n'existant plus , le prix des nègres
« a diminué , et comme on a moins d'intérêt à les con-
<< server , on les traite avec plus de rigueur que ja-
<<< mais. >>
Rien de plus vrai , de mieux senti. Il est malheureux
pour l'Angleterre que son zèle pour l'affranchissement
de nos colonies ressemble à un calcul , depuis que toutes
ses espérances et ses spéculations commerciales se
portent sur les riches plaines du Bengale et du Malabar ,
où des populations libres cultivent pour eux , à peu de
frais , cette denrée devenue nécessaire à l'Europe , et
que nous ne savons nous procurer que par les travaux
des Africains.
――
-La confédération germanique est constituée . Elle
se proclame puissance une , libre et indépendante .
COLONIES. Il est difficile de déterminer la véritable
situation des affaires dans l'Amérique espagnole . Les
uns veulent qu'il ne reste plus aux royalistes qu'une ligne
fort étroite le long de la côte , et que les indépendans
soient maîtres de tout l'intérieur , Caracas excepté. Les
autres veulent que Barcelone , prise par les indépendans
, ait été reprise par les royalistes qui en auraient
46 MERCURE DE FRANCE.
passé la garnison au fil de l'épée . Ces nouvelles ne sont
contradictoires qu'en apparence. On peut éprouver à la
fois des revers et des succès dans une étendue de quinze
cents lieues. Ce qui est plus obscur , c'est la politique
d'Apodaca au Mexique. Ce vice-roi s'est-il établi une
souveraineté ? s'est-il réuni aux indépendans ? est- ce
dans un esprit de conciliation , est-ce dans un esprit
de révolte qu'il a incorporé les officiers insurgés dans
ses troupes ? Ce sont autant de problèmes , et l'on résout
mal de tels problèmes à deux mille lieues de
distance .
-La régence de Lisbonne vient d'expédier contre les
insurgés du Brésil une frégate , une corvette et une
proclamation. S'il est vrai , comme on l'assure , ou
comme on l'insinue , que la révolution ait gagné du
terrain , ces secours arriveront tard. On verra peutêtre
qu'elle en a gagné bien davantage , s'il est vrai ,
comme un journal imprimé et publié à Paris , a eu la
liberté de le dire , que le maréchal Béresford ait fait un
voyage de Lisbonne à Madrid .
-
PROCES MARQUANS . M. Chevalier s'est rendu luimême
à Sainte-Pelagie pour y subir son arrêt .
Un nouvel incident a retardé la décision de l'affaire
de MM. Comte et Dunoyer.
-Le docteur Gilles a gagné sa cause. On se souvient
que jamais relations ne furent plus multipliées que celles
du docteur avec une demoiselle de Sovecourt . Il avait
été son médecin , puis son époux , et prétendait être
son héritier. Les collatéraux de la défunte sont trop polis
pour lui appliquer ce fameux vers de Rhadamiste , que
l'auteur de Rhadamiste appliqua lui-même à son médecin
. Mais ils se retranchaient foriement derrière un
certain article 909 , qui , sans doute , n'est pas de
l'invention d'un médecin. La cour a fortbien su démêler
une question aussi complexe : le médecin n'a rien eu ,
mais l'époux a tout gardé.
-Les tribunaux ont fait justice d'un genre d'industrie
qui n'est pas nouveau. Les nommés Dulatte et
Valle , de Saint- Pol , pour attirer sur leurs concitoyens
l'animadversion de l'autorité , s'avisèrent de témoigner
qu'on avait semé avec profusion des cocardes tricolores
dans le marché et dans les rues. Il n'a pas été
JUILLET 1817 . 47
mal aisé de les convaincre d'imposture. Ces délateurs
voulaient prouver qu'il y avait encore des coquins , et
ils ont réussi.
RELATIONS POLITIQUES . Vives remontrances des
Etats libres d'Allemagne à la diète. Ces remontrances
ont pour objet les incursións des Barbaresques dans
les mers du Nord . Résolu à l'unanimité que les membres
de la diète présenteront, chacun à leur cour un
rapport sur les moyens de protéger le commerce maritime.
- NOUVELLES DIVERSES . On imprime en ce moment
la liste des électeurs de la Seine. Cette liste comprend
neuf mille cent vingt-deux noms .
Deux Anglais de distinction , se rendant en poste
de Vienne à Paris , ont été arrêtés et dévalisés entre
Pagney-sur-Meuse et Void. On leur a tout enlevé , jusqu'à
l'uniforme du prince-régent , qui se trouvait là , on
ne sait trop pourquoi.
-On croit que la session actuelle du parlement britannique
sera terminée vers le milieu du courant .
Un bâtiment , chargé de blé , échoue sur une côte
dont les habitans souffrent tous les maux de la disette
( la côte de Berk ) , et ces mêmes habitans aident tranquillement
à décharger les grains , et rien ne se perd .
Ces traits-là ne se voient guère que dans notre pauvre
France tant calomniée.
-
On parle d'un nouveau Christophe Colomb de la
Garonne. C'est un pauvre batelier qui , s'étant imprudemment
chargé d'un transport de marchandises jusqu'à
Lyon , plutôt que d'essuyer une perte considérable
, a essayé de remonter le Rhône. Retourné sain
et sauf, il raconte à qui veut l'entendre ses dangers et
ses aventures. Dans un pays comme le sien , son industrie
aura des imitateurs et sur- tout des prôneurs .
-On vient d'arrêter dans le duché de Bade un Martin
Michel qui guérissait par l'imposition des mains. II
n'exigeait de ses malades qu'un grain de foi . Bienheureux
abbé Faria , où étiez-vous dans ce péril de votre
émule ou de votre disciple ?
BÉNABEN .
48
MERCURE DE FRANCE .
mmm
Tableau représentant les exercices des écoles pour
l'enseignement mutuel élémentaire , autorisées par l'Université
royale de France ; gravé sur une feuille grand
colomb. , 2 fr.; gr. aigle , 3 fr. ; idem enluminé , 5 fr.
à Paris , chez l'auteur , place Saint- Eustache , n. 17 ; et
chez L. C. Colas , libraire , rue du Petit-Lion Saint-
Sulpice.
Ce Tableau contient , 1. trente - sept figures qui représentent
les enfans exécutant tous les mouvemens et commandemens adoptés
pour les exercices de lecture , d'écriture , d'arithmétique ;
20. six plans qui indiquent la disposition des bancs , les mouvemens
et évolutions nécessaires pour passer d'un exercice à
l'autre ; 3° . un Tableau synoptique de tous les commandemens ,
avec les explications suffisantes pour ceux qui exigent quelque
éclaircissement . C'est une heureuse idée d'avoir cherché à rendre
d'une manière sensible tous les procédés employés pour l'enseignement
mutuel. M. Picot , qui est l'auteur du travail que
nous annonçons , l'a exécuté avec le plus grand succès . Ses
tableaux sont comme autant d'instituteurs , qui porteront jusque
dans les campagnes les plus reculées , le nouveau mode d'instruction
élémentaire , qui a déjà produit de si précieux résultats
partout où il a été adopté . Si le tableau de M. Picot ne se
recommandait pas par lui-même , nous ajouterions que le ministre
de l'intérieur vient d'en acquérir cent exemplaires pour
être distribués dans les départemens.
M. Picot ne se contente pas de consacrer ses soins à améliorer
la théorie de la nouvelle méthode , il y joint la pratique ;
il a établi , place Saint-Eustache , no. 17 , une école d'enseignement
élémentaire , où il recueille chaque jour les fruits de ses
talens et de son expérience .
TABLE.
Poésie. Fragment d'une traduction en vers du poëme
de la mort d'Abel; par M. Boucharlat.
Nouvelles littéraires . Les Roses ( analyse ) ; par
M. de Jouy.
-
Mémoire sur la valeur des monnaies (analyse ) ; par
M. D. St. L.
Correspondance sur les Romans , etc.
Variétés. -
Consultation ( suite ) ; par M. D. St. L.
Traduction d'un passage d'un livre espagnol ( suite ) ;
par M. Esménard .
Correspondance .
Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
--
M. Bénaben.
Notices et Annonces.
Pag. 3
7
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
II
14
23
31
36
46
48
MERCURE
am
DE FRANCE.
SAMEDI 12 JUILLET 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE
LES MONTAGNES RUSSES.
Dans leurs ébats , au sein de la campagne
Vous avez vu de jeunes étourdis ,
Sur un sabot , l'un par l'autre enhardis ,
Glisser d'un trait du haut d'une montagne :
Maint accident , sans les décourager
Etait le prix de leur joyeuse audace ;
L'un culbutait ; et bravant le danger ,
Sur le sabot un autre prenait place :
Tel est le jeu qui charme tout Paris.
Devers Boulogne , hors des murs de la ville
Dans un jardin , un inventeur habile
A fait construire , en madriers polis ,
Deux monts de forme et de hauteur égale ;
Leur pente dotice offre un triple intervalle ,
Où sur trois chars , côte à côte montés ,
Trois concurrens , que le plaisir assemble ,
Prennent l'essor , roulent , volent ensemble
Du haut du mont par leur poids emportés.
De cent degrés l'orgueilleux édifice ,
Aux amateurs offre un chemin propice
Pour arriver au sommet sourcilleux
Et la roideur d'une corde alongée
Par un cylindre en cercles attirée ,
Fait remonter les chars officieux.
1
TOME 3
50 .
MERCURE
DE FRANCE
.
Mais tout est prêt ; un jeune homme s'avance
Et sur un char légèrement s'élance ;
Pour signaler son intrépidité ,
Il est debout , d'un air de dignité :
Le char rapide en roulant vers la terre
De son double axe imite le tonnerre ;
Le second char , criant sous le fardeau ,
Roule une masse arrondie en tonneau
Un fournisseur retiré des affaires.
Peur d'être atteint des publiques misères
Il garde en caisse , à l'abri des budgets ,
Trois millions bien comptés et bien nets ;
Et pour payer sa dépense courante
L'Etat lui fait vingt mille écus de rente ;
Il a des bois d'un revenu certain ,
Et deux hôtels dans le quartier d'Antin ;
Son ordinaire est de quatre services ,
Que du Vougeaut humectent les délices
A ce régime il a trop engraissé ,
Son médecin lui prescrit l'exercice ,
Sur ce conseil il est en char , il glisse ,
Et de son poids le mont semble oppressé.
Le char voisin descend un long squelette ,
Un vieux goutteux pâle et défiguré ,
Que de Pradier l'infaillible recette ,
Et la liqueur de Meunier, de Villette
N'ont pu guérir d'un mal invétéré :
Ces jours passés il lut sur des affiches ,
Que tout malade obtenait la santé
En prenant l'air des montagnes postiches ;
Las ! en dépit du remède vanté ,
Le malheureux , de la goutte homicide ,
Dans tout son sang par la douleur fouetté ,
Sent bouillonner la brûlante âcreté ;
En grimaçant il sort du char perfide ,
Et s'en va droit , à l'aide d'un valet ,
De ses coussins retrouver le duvet .

Sur l'autre mont , voluptueux théâtre ,
Je vois paraître un spectacle enchanté ;
Des jeux , des ris , je vois l'essaim folâtre
Qui vers un char accompagne Zirphé ;
༩ .
51
JUILLET
1817 .
Prête à partir la belle s'intimide ,
De la hauteur redoute l'âpreté ;
Mais un enfant la presse et la décide ,
Un arc en main il monte à son côté ;
Au bas du mont en triomphe elle arrive ,
Met pied à terre ; un aimable embarras
La fait rougir , et sa pudeur naïve
Hors de danger craint encore un faux pas ,
Zirphé s'éloigne , et la nymphe Ismérie ,
Par mainte épreuve à glisser plus hardie
Se préparait à quitter la hauteur ;
+6
De son maintien l'aisance et la mollesse ,
De son souris la grâce et la finesse
Et de son teint le vermillon trompeur
Etaient lorgnés par plus d'un connaisseur :
Quand le plaisir se change en habitude ,
Le dégoût naît de l'uniformité ;
La nymphe donc veut changer d'attitude ,
Et de s'asseoir , pour plus de sûreté ,
Abandonnant l'usage salutaire ,
Reste debout sur son char téméraire :
O repentir ! sous son poids en roulant
Le char tressaille et s'incline en avant ;
Dieux ! quel danger se présente à sa vue !
La nymphe jette un long cri de terreur ,
Etend les bras , chancellante , éperdue ,
Veut reculer , et tombe avec roideur !
Sur la montagne elle reste étendue
Sans mouvement : on tremble pour ses jours :
Les spectateurs volent à son secours ;
L'éther d'Hoffmann , la liqueur acétique
De vingt flacons offerts à qui mieux mieux ,
La font sortir de cet état critique :
Elle entr'ouvrait à peine ses beaux yeux
Qu'elle rajuste aussitôt sa parure ,
Trait de pudeur en cette conjoncture !
Ce jeu scabreux captive votre goût ;
Beautés , malgré l'exemple d'Ismérie ,
Vous glisserez encor , je le parie ;
De grâce au moins ne glissez plus debout !
4.
52 MERCURE DE FRANCE .
D'un mont construit en madriers solides
N'affrontez point le périlleux glacis ;
Que le danger vous rende plus timides ,
Et , croyez-moi , je vous en avertis ,
Nous n'aimons point à vous voir intrépides.
Le trait suivant confirme cet avis :
Le jeune Edmond , la jouvencelle Hortense ,
Tous deux égaux en mérite , en naissance ,
En biens sur-tout , c'est le point principal ,
Devaient serrer le lien conjugal ;
Tout était prêt , les parens , le notaire ,
Quand d'un délai , par malheur nécessaire ,
Le jeu glissant rendit le laps fatal .
Sur ces deux monts bâtis par la folie ,
La jeune Hortense , avide de plaisirs ,
Venait souvent égayer ses loisirs ;
Elle y venait en bonne compagnie ,
Mais sans l'amant . Un jour , soit fantaisie ,
Ou soit d'amour quelque secret souci ,
En tapinois Edmond se rend aussi
Au jardin Russe ; il aperçoit la belle
Qui , d'une chute affrontant le péril ,
Glissait debout sans froncer le sourcil .
« Quoi ! me trompé-je ? eh non , vraiment c'est elle !
Qui l'aurait cru ! quel courage achevé !
Un vieux soldat mille fois éprouvé ,
Et sur sa manche ayant ses vingt campagnes
,
Moins bardiment franchirait ces montagnes.
Epousez donc , certes cela promet :
Oh! serviteur ! cette virile audace
Doit inspirer un soupçon qui me glace ,
Et poliment , ma foi , je romprai net. »
Bref il rompit : l'amour-propre est un traître
Qui de l'amour quelquefois se rend maître .
Pourquoi ces monts , des Scythes empruntés ,
Sont-ils chez nous si courus , si fêtés ?
Quoi ! dans Paris , au milieu des spectacles ,
Où tous les arts prodiguent leurs miracles ,
D'honnêtes gens se plaisent à glisser !"
JUILLET 1817.
53
Cent et cent fois et monter et descendre ,
Et sottement cent fois recommencer ,
Est un plaisir qu'on ne saurait comprendre ,
De mauvais goût et sans variété :
Quel en est donc l'attrait ?... la nouveauté.
D .......E.
ÉNIGME.
Allant , venant sur le métier ,
La navette toujours docile
Sous les agiles doigts de l'ouvrier habile ,
la chaine , avec art , all violent orage à me marier.,
D'autres fois je prépare un
Alors je marche en tapinois ;
Et souvent d'un cruel naufrage
Je menace l'Etat et le trône des Rois .
( Par M. J. V. , abonné. )
★mmum
CHARADE .
Quand mon premier est mon dernier
On peut l'appeler mon entier.
(Par M. J. ROUSSEL fils. )
LOGOGRIPHE
Ami lecteur , retranche -moi la tête ,
Et sur-le-champ je deviens une bête ;
Rends-moi le chef , et tu vois le produit
Dont un faible animal compose son réduit.
(Par M. P. R. P.... )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est amitié; celui de la charade ,
Voltaire; et celui du logogriphe , fange , où l'on trouve
ange,
H
54
MERCURE DE FRANCE.
NOUVELLES LITTERAIRES.
Zuma ou la Découverte du Quinquina; suivie de la belle
Paule de Zéneide , des Roseaux du Tibre, etc. , etc .;
par Mad. la comtesse de Genlis. Un vol . in-8° . Prix :
3 fr. Chez Marandan , libraire , rue Guénégaud ,n . 3.
362
Une femme n'est jamais embarrassée lorsqu'il s'agit
de faire un roman. «Il peut n'être pas bien fait , mais
il est toujours fait avec facilité. » C'est madame de Genlis
qui le dit ( 1 ), et son exemple le prouve. Combien de romans
de tous genres n'a- t-elle pas faits dans sa vie ? Il
n'en est pas moins beau de sa part d'accorder aux femmes
en général un talent qu'elle doit à une faveur spéciale
de la nature , et qu'elle a su perfectionner par un
exercice continuel de ses heureuses dispositions , je
veux dire celui de faire des romans sur toutes sortes de
sujets et de circonstances avec une admirable facilité .
L'histoire , la fable , les sciences naturelles , les arts , la
politique , les affaires du jour , elle a tiré parti de tout .
Quatre-vingt-dix volumes attestent les ressources et la
souplesse de son esprit . « Si tout n'est pas bon , c'est
toujours fait avec facilité , » phrase que j'aime à répéter
d'après madame de Genlis elle-même , et qui peut
servir d'épigraphe à la tête de ses ouvrages . Voici cinq
nouvelles productions destinées à augmenter encore
cette collection imposante. Le nom de l'auteur excitera
la curiosité non seulement de ses amis , la chose est
(1) Zuma ou la Découverte du Quinquina , page 156.
JUILLET 1817.
55
toute simple , mais de ses ennemis qui , au fond , ne
doivent être que des envieux . Cependant , l'admiration
est une espèce de joug qu'on est toujours prêt à secouer,
et madame de Genlis ne cesse pas d'écrire . Ces dernières
étincelles d'un feu qui brûle depuis quarante
années , peuvent-elles rehausser l'éclat de ce nom porté
depuis si long-temps au faîte de la célébrité ? Je n'ose
le croire . Sans doute tout ce qui sort de la fertile
plume de cette dame a le droit de plaire à ses lecteurs ;
mais elle est un rival dangereux pour elle -même. Il est
si difficile de faire plus qu'elle n'a fait ..... ! et je crains
bien qu'il n'y ait qu'une époque assez courte où les auteurs
de romans puissent trouver l'inspiration du genre.
Cette époque déterminée ne serait -elle pas celle où l'on
est capable de sentir et de faire éprouver les émotions
qu'il s'agit de peindre ? Condorcet prétend le contraire.
Il dit que , « pour exprimer les passions avec énergie et
« justesse , il faut une âme long-temps exercée par
« elles , et perfectionnée par la réflexion ( 1 ) . » C'est
aux lumières et à l'expérience de madame de Genlis à
décider la question. Je vais parler des cinq nouvelles dont
une fatalité attachée à mes fonctions m'oblige à m'occuper
dans ce journal.
+
La première est Zuma ou la Découverte du Quinquina
. L'imagination de madame de Genlis s'est emparée
de quelques fragmens de relations de voyageurs plus ou
moins dignes de foi . Elle écarte , avec une pieuse dissimulation
, tout ce que la chronique , souvent plus fidèle
que l'histoire , attribue aux enfans de Loyola sur le
premier usage de cette écorce précieuse , long- temps
désignée sous le nom de poudre des jésuites . Ces bons
pères en ayant connu de bonne heure la vertu fébrifuge,
(1) Vie de Volaire , page 4 .
56 MERCURE DE FRANCE.
commencèrent par en distribuer gratis aux pauvres qui
sont toujours les premiers à proclamer les miracles , et
finirent par la vendre au poids de l'or pour se dédommager
de leurs avances . Quoi qu'il en soit , une jeune
Péruvienne , admise parmi les femmes de la comtesse
de Chinchon , épouse du vice-roi du Pérou , aime de
tout son coeur sa noble maîtresse , parce qu'elle est
bonne , douce , et qu'elle inspire à son mari des sentimens
d'humanité envers les Indiens. En ce temps - là ,
ces malheureux avaient un caractère atroce. Ils s'étaient
liés entre eux par d'effroyables sermens ; ils juraient de
mourir , de s'égorger sans pitié les uns les autres plutôt
que de révéler aux Espagnols la vertu des plantes
salutaires dont leur pays abonde. Les successeurs de
Pizarre et d'Almagre avaient toujours peur de mourir
assassinés. Si madame de Chinchon eût écouté les conseils
de ses connaissances , elle n'eût point accompagné
son époux en Amérique. L'amour conjugal fit taire ces
vaines alarmes. Toutefois elle eut soin d'emmener avec
elle quelques Espagnoles qui devaient composer sa cour
à Lima. Ceci n'est pas absolument conforme aux usages
reçus ; car la cour d'une vice -reine du Pérou ne peut
guère se composer de femmes qu'elle prend à Madrid .
Mais madame de Genlis avait besoin d'une dame Beatrix
qui devait jouer un rôle dans l'histoire de la Découverte
du Quinquina. En effet , madame de Chinchon est
attaquée d'une fièvre tierce , maladie encore inconnue des
Espagnols , cent ans après qu'ils avaient fait la conquête
du pays où elle est si commune, Le médecin du gouvernement
ne savait qu'y faire. Il attribuait l'origine
du mal à la force d'un poison mortel contre lequel son art
était impuissant. Zuma voyait donc mourir sa maîtresse
qu'elle eût voulu sauver. Elle en connaissait pourtant
les moyens . Retenue par les horribles sermens que nous
"JUILLET 1817. * 57
"
avons rapportés ci-dessus , son propre fils unique était
resté , comme un gage de sa discrétion , entre les mains
d'un chef indien renommé par sa haine implacable
contre les Espagnols . D'un autre côté , Béatrix épiait
avec soin les démarches de Zuma dont elle était jalouse ,
parce que madame de Chinchon la distinguait parmi
toutes ses femmes. Dans cette situation pénible , don't
la pauvre Zuma ne connaissait pas même tous les
dangers , elle tombe aussi malade de la fièvre tierce.
Son mari vint lui apporter en secret le remède mystérieux.
Elle se détermina à saupoudrer adroitement
avec du quinquina un bouillon destiné pour lacomtesse.
On da prend sur le fait ; on l'accusé d'avoir mis un
nouveau poison dans le breuvage de sa bienfaitrice .
Elle se tait ; on la condamne à être brûlée vive . Au mo→
ment de l'exécution , madame de Chinchon , à qui l'on
avait d'abord caché l'état des choses , se fait transporter
en palanquin sur la place publique où le bûcher était
déjà prêt à dévorer la victime. A la voix de la vicereine
, les apprêts du supplice sont suspendus . Elle
répond des suites de l'événement ; elle promet d'intercéder
auprès de son époux en faveur de sa coupable
et chère Péruvienne . Les Indiens sont touchés de cette
bonté sublime . Le mari de Zuma court et révèle tout
au vice-roi . La vertu du quinquina est reconnue ; celle
de Zuma récompensée , et la Nouvelle est finie.
*
ھچک
On voit que les moeurs , l'histoire , les convenances
locales sont traitées avec beaucoup de légèreté. C'est
le privilége des romans historiques pour lesquels madame
de Genlis a toujours manifesté une prédilection
particulière.
La Belle Paule est un conte de chevalerie , dont
le principal personnage est le noble et brillant Blaccas ,
issu d'une illustre famille de Provence et seigneur de
58 MERCURE DE FRANCE.
Moustiers Madame de Genlis avait composé cette
Nouvelle en 1812. Un hasard singulier , dit- elle ,
l'empêcha de la faire paraître en 1814. Elle aurait eu
Pair d'une flatterie . Ce hasard singulier est sans
doute la ressemblance du nom de son héros avec celui
d'un ministre , chargé à cette époque du portefeuille
de la maison du roi. En vérité , c'est pousser jusqu'au
scrupule la crainte d'être soupçonnée d'adulation . Il est
tout- à-fait impossible de trouver , dans le seigneur de
Moustiers , la moindre analogie avec M. le comte de
Blacas , excepté celle d'un nom commun à tous les
deux . La seule flatterie possible , en pareil cas , c'est
d'avoir eu l'air de croire que le public serait tenté d'y
voir autre chose.
La troisième Nouvelle n'est qu'une féerie morale et
politique , ou plutôt une galerie mobile où madame
de Genlis a fait entrer successivement tout ce qu'elle a
voulu , philosophie , administration , métaphysique ,
satire , conseils adressés aux gouvernemens ; elle effleure
chaque sujet. On aperçoit des intentions , des esquisses
légères , point de dessins achevés . L'oeil fatigué par la
multiplicité des objets qu'elle indique plutôt qu'elle
ne les fait voir , en saisit avec peine quelques traits
vagues et fugitifs . Un anneau qui rend invisible celui
qui le porte ; cette escarboucle qui sert de pierre de touche
pour connaître la pensée d'autrui , et d'autres moyens
dont madame de Genlis n'a pas dédaigné de se servir
après tous les romanciers qui l'ont précédée , n'ont pas
assurément la fraîcheur de la nouveauté. Il ne faut pas
moins en convenir qu'elle rajeunit quelquefois des idées
communes par la manière de les présenter , par la finesse
et la rapidité des rapprochemens . Cette Nouvelle
échappe à l'analyse . Il faut la lire et tâcher de suivre
l'auteur dans sa course.h
JUILLET 1817 59
Les Rosedux du Tibre , quatrième Nouvelle , où la
passion de la musique et celle de l'amour , contrariées
par les chances de la révolution française , finissent par
conduire à une mort prématurée deux jeunes personnes
très -intéressantes. J'avoue que l'invraisemblance perrétuelle
des aventures , et sur- tout la négligence du
style et une gaîté peu naturelle , défauts dont madame
de Genlis a su généralement éviter l'écueil , m'empêchent
de reconnaître ici sa mesure ordinaire . Je n'ai
pas été plus heureux en cherchant à deviner le but
moral qu'elle s'était proposé .
La veuve de Luzy , qui termine le volume , n'a que
vingt-cinq pages . Je remercie madame de Genlis du
plaisir qu'elle m'a causé . L'action se passe au moment
où notre sol est envahi par l'Europe toute entière coalisée
contre nous. C'est une veuve qui retrouve son fils
unique dont elle pleurait la mort , dans un militaire
couvert de blessures qu'elle a charitablement accueilli
sans le connaître ; digne récompense de cette sensibilité ,
de cette exquise philanthropie dont plus d'une Française .
a fourni le modèle à l'époque de nos épouvantables désastres
, même en faveur de ceux qui calomniaient alors
une nation aussi brave que généreuse . N'a -t - on pas vu ,
dans les murs de Paris et sur toutes les routes de
France , ces femmes déjà si célèbres par leurs grâces et
leur amabilité , prodiguer les soins les plus touchans à
des soldats étrangers que le sort de la guerre nous avait
livrés , et dont la présence seule pouvait exciter des sentimens
d'une autre nature ? Nos ennemis , rendus à leurs
foyers , ont regretté leur captivité ; l'Espagnol mème
a senti expirer dans son coeur ulcéré la haine qu'il nous
avait jurée ; l'Angleterre , jalouse de toutes les prééminences
honorables , voudrait effacer le souvenir de ces
pontons qù sa méfiance entassa nos guerriers dont la
60
MERCURE DE FRANCE .
fortune avait trahi le courage ; et la Russie , par une
politique aussi noble que désintéressée , n'a -t- elle past
cherché à faire oublier la rigueur avec laquelle nos malheureux
compatriotes furent relégués au fond de la
Sibérie? Connus dans l'intérieur de nos familles , dans
l'ensemble de nos manières , dans toute la vérité de notre
caractère , nous avons été mieux appréciés ; nous n'avons
pas perdu tous nos titres de gloire ; la journée de Waterloo
n'est qu'une victoire de moins.
Belle France ! toi que quelques gouttes de pluie enrichissent;
qu'un coup de canon couvre de soldats ( 1 ) !
toi , dont la puissance morale et physique n'a de bornes
que lorsque tes enfans cessent d'être unis ; après avoir
étonné l'univers par des exploits d'impérissable mémoire
, il te reste à subir l'épreuve d'une resignation commandée
par la sagesse ! Il n'y a que les forts qui sachent
souffrir . A tous les sacrifices imposés par la nécessité
ajoute le sacrifice momentané de ton ardeur naturelle.
Le même soleil échauffe encore ton sol privilégié par la
nature , fécondé par ta brillante industrie . Source intarissable
de lumières et de productions chaque jour
plus parfaites , tu n'as besoin d'aucun monopole , et ta
chute entraînerait celle du monde civilisé. Conserve le
sceptre de tous les arts. Les trésors de ta littérature
éclairent et enrichissent toutes les nations. Si le feu
du génie a paru s'éteindre sur la tombe des grands
hommes du siècle qui vient de finir , le goût , l'élégance,
le sentiment du beau , l'amour de la véritable liberté
règnent encore au sein de cette immense capitale qui
est toujours le salon de l'univers .
Je demande pardon à mes lecteurs de cette digres
sion ....... L'histoire de la veuve de Luzy , écrite avec
( 1 ) Paroles d'un article du Journal des Débats , attribué.
M. de Châteaubriand
JO JUILLET 1817.
61
beaucoup de naturel et de sensibilité, consacre le souvenir
d'une action touchante et patriotique. Elle m'a vivement
ému. Cette production , moins ambitieuse que la plupart
de celles où madame de Genlis n'a mis que son esprit ,
me réconcilie avec elle , et je m'empresse de finir cet
article au moment où la justice que je me plais à rendre
à ses talens , peut me donner quelques droits à sa
bienveillance .
ESMÉNARD .
L'ERMITE EN PROVINCE.
LE BERCEAU D'HENRI IV,
( Suite. )
« Quel bon temps ce devait être ( disait le chevalier
Outis , en élevant ses épaules par - dessus ses oreilles ) ,
que celui où tous les châteaux ressemblaient à celui- ci ;
où la chambre à coucher de madame avait pour antichambre
la salle d'armes , où le salon avait pour fenêtres
des embrasures ; où les cabinets de toilette étaient
éclairés par des meurtrières , et les pavillons , en forme
de tours , couronnés par des machicoulis ! Quelles jolies
petites habitations cela devait faire , et combien ces
nobles châtelains devaient s'amuser ! -C'est trop de
médire à la fois de l'ancien temps et du nouveau ; vous
devriez opter. Ma foi , je donnerais le choix pour une
épingle ; jadis on était plus fou , aujourd'hui l'on est
plus sot , voilà toute la différence ; chacun faisait alors
la guerre pour son compte ( je ne parle pas des vilains ,
qui ne sont guère plus beaux maintenant qu'autrefois ) .
Les palais des princes régnans , les manoirs des hobe62
MERCURE DE FRANCE .
reaux étaient autant de châteaux forts , et souvent la
bicoque du bourgeois avait l'aspect d'un poste militaire
; quant à la cabane du serf, comme on la brûlait
assez régulièrement deux ou trois fois par an , il n'y
mettait pas tant de façon , comme vous pouvez croire ....
Sur toute la terre , chaque famille , chaque individu
même a toujours eu l'air de se dire :
Voici le point sur lequel je me fonde ,
On entre en guerre en entrant dans le monde .
L'architecture guerrière de ce château gothique des
princes qui ont régné sur le Béarn , la Bigorre et le
comté de Foix , me semble fondée en raison. Tous ces
pays situés entre l'Espagne , où dominaient les Goths
et les Maures , qui se répandaient souvent jusque sur
les bords du Rhône et les Gaules , sous la domination
des Bourguignons et des Francs , qui pénétraient jusque
dans l'Arragon et la Catalogne ; tous ces pays , dis-je ,
ont dû rester en armes pendant plusieurs siècles ; tout
y est plein des noms défigurés des Alaric , des Clodomir
, des Almanzor , des Caribert , des Rolland , des
Fezenzac ; les champs , les ruisseaux , les rochers y sont
baptisés de ces grands noms de la barbarie .
Il est certain que depuis l'aventure de Pampelune
, où Ferdinand d'Arragon se montra si catholique
, les princes de la Navarre française ne purent
se flatter de la conserver , qu'en couchant , l'épée au
poing , dans une bonne forteresse . Ce n'était pas seulement
les successeurs du déloyal Arragonais , c'étaient
les fils mêmes de ce vrai chevalier français , de François
I. , qui les menaçaient ; c'était Henri II qui posait
comme incontestable le principe très- commode , que
tout ce qui était en-deçà des Pyrénées entrait de droit
dans sa souveraineté.
3 JUILLET 1817.33% 63
Les portraits qui décoraient jadis une des salles du
château , étaient ceux d'Henri IV, de son père , de
Jeanne d'Albret , sa mère , de Jean d'Albret , sur
qui la Navarre espagnole fut escroquée par Ferdinand
le Catholique et de Henri , fils de Jean , qui reçut
Charles-Quint à Pau , avec toute la magnificence d'un
grand monarque et toute la grâce d'un prince français ,
tout en lui refusant , pour son fils , Philippe II , héritier
présomptif de plusieurs couronnes dans les deux
mondes , sa fille Jeanne d'Albret , qu'il réservait à un
descendant de Saint-Louis , dont il était loin de prévoir
l'accession au trône de France , à la distance éloignée
où il s'en trouvait alors.
Ce Henri , aïeul maternel du nôtre , lui ressemblait
beaucoup de figure et de caractère : dépouillé d'une
partie de ses Etats , et ne perdant jamais l'espérance de
les recouvrer , inquiet pour ceux qu'il possédait encore
, et prêt à les défendre à la fois contre la France
et l'Espagne ; il fut élevé comme il éleva son petitfils
, pour être un homme , et tous deux prouvèrent.
que le génie et la vertu sont aussi de grandes puissances.
Henri de Navarre commença l'éducation de son petitfils
avant sa naissance ; il voulut que sa fille courût
d'un bout de la France à l'autre , pendant les mois de
sa grossesse , et qu'arrivée au terme , elle vint de Compiègne
, où elle se trouvait , faire ses couches à Pau ; il
exigea , et il obtint d'elle , que pendant les douleurs de
l'enfantement, elle lui chantât un cantique béarnais, dont
il lui avait enseigné l'air et les paroles . Le grand - père
reçoit l'enfant qui vient d'arriver à la vie sans crier
l'emporte dans un pan de sa robe-de-chambre , et s'écrie
avec l'enthousiasme d'un prophète ma brebis vient
d'enfanter un lion ! J'étais dans le lieu même où s'était
64 MERCURE DE FRANCE .
passée cette scène homérique ; je croyais entendre les
chants de la mère , et l'oracle si bien accompli du véné
rable aïeul.
Celui- ci avait fait préparer à l'avance un berceau
pour le nouveau-né ; ce berceau n'avait rien de commun
avec ces berceaux , chefs -d'oeuvre de l'art , où les
enfans des rois trouvent en naissant un sceptre pour
hochet , et reçoivent les premiers hommages ; celui
d'Henri IV n'était autre chose que l'écaille d'une immense
tortue , et c'est je crois le seul berceau dont il
soit fait mention dans l'histoire .
J'en faisais la réflexion tout haut : « Allez -vous encore
vous étonner de cela ?. me dit M. Outis : vous ne
trouvez peut-être pas qu'il y ait assez de niaiseries dans
ces biographies royales que vous appelez l'histoire ;
vous auriez voulu des détails sur les layettes et sur les
berceaux de toutes les majestés du monde. - Non ; mais
je m'étonne que l'écaille de tortue où naquit Henri IV,
re soit pas devenue le diamant le plus précieux de la cou
ronne de France , et le berceau obligé de tous les héri →
tiers présomptifs . Cette surprise , un peutrop ingénue
pour un homme de votre âge et de votre expérience ,
prouverait que vous êtes encore à vous apercevoir que
chez nous c'est presque toujours la vanité qui se charge
de décorer la grandeur qu'elle fait évanouir ; quant à
cet art de faire maître les vertus les unes des autres ;
quant à cette puissance attachée à des signes qui parlent
aux yeux et qui réveillent de nobles souvenirs ;
quant à ces associations touchantes de tout ce qu'il y a
de plus simple , avec tout ce qu'il y a de plus grand ,
on les a dédaignés , et l'on est convenu d'appeler cela
le rêve des législateurs anciens , et le rabachage des
philosophes modernes ,
Le père de Jeanne d'Albret , qui donne si bien l'idée
30 JUILLET 1817 65
ROYA
d'un éphore de Sparte , chargé de surveiller Péduca
tion d'un descendant d'Hercule , ne souffrit pas que son
petit- fils passât ses premières années dans la ville de Pau,
qui n'était pourtant alors qu'un assez grand village il
ne le trouvait pas assez éloigné des courtisans et des
flatteurs , et ne le crut en sûreté que dans des lieux où BEINE
il ne verrait que des forêts , des rochers et des torrens ;
oùil n'aurait pour compagnons des jeux et des plaisirs de
son âge , que de petits pâtres ; où , nourri et vêtu comme
eux , comme eux la tête et les pieds nus , il pourrait ,
leur exemple , poursuivre les chamois sur la pointe des
rocs et sur le bord des précipices , se familiariser avec
tous les dangers , et braver tour- à-tour l'intempérie des
saisons.compilasloot estano sb agsint sb elom ob
rait
J
J'ai voulu voir ces lieux consacrés sous le nom de
château de Courasse , je n'y ai trouvé qu'une maison
de peu d'apparence , qu'on aurait dû restaurer , mais
qu'on s'est contenté de reblanchir. Henri d'Albret n'aupas
choisi cette habitation au sommet d'un rocher ,
pour y élever son petit fils , s'il y avait eu là d'autres
majestés que celles des tempêtes , des torrens et des
aigles , dont l'étonnante envergure jette souvent sur la
terre des ombres qui avertissent de leur passage sur le
disque du soleil .
"
t
C'est là qu'un des hommes qui a le plus honoré la
nature humaine , a reçu les premières leçons , ou plu,
tôt les premières impressions qui convenaient à cette
âme sublime. Cero i omb
}
-Vos ineptes panégyristes de cette civilisation qui
n'a fait faire de progrès qu'à nos discours ( me dit le
chevalier anonyme, qui m'avait suivi dans cette course),
n'auraient pas manqué de se récrier contre la folie
d'une pareille éducation ; il n'en est pas moins vrai ce-
5
66 MERCURE DE FRANCE.
pendant qu'Henri IV y puisa tous les genres de force,
de vérité , de bonté dont se composa son grand carac
tère. D'orgueilleuses et fausses doctrines ont si bien
décrié les sens qui nous trompent quelquefois , et nous
détrompent toujours , que nous ne nous en servons plus
que pour nos vices ; ce qui ne m'empêche pas d'y chercher
le germe de toutes nos vertus , de toutes nos connais
sances : qu'on idéalise tant qu'on voudra , les sources de
l'esprit sont dans la nature, dans la seule nature, qui nous
présente le ciel et la terre pour école , et les impressions
les plus puissantes et les plus douces pour leçons : au
diable les pédans qui nous empêchent de lever les yeux
sur elle ; qui environnent notre intelligence naissante ,
de mots , de nuages , de poussières scolastiques , à travers
lesquels on ne vait rien , et dans lesquels ils veulent
que nous voyons tout ! Plantes déracinées , plus on nous
arrose , plus on hâte notre desséchement , notre décomposition
! Toujours loin de la nature , nous n'en apprenons
rien ; aussi dans les choses d'une haute impor
tance pour le genre humain , ne savons nous que penser
, que dire , que faire , et sommes-nous les dupes , au
milieu de nos sciences universelles et parlières , du
premier fou , du premier imposteur qui s'empare du
sceptre de l'opinion ..
>>
Il y a du vrai dans cette boutade de l'Héraclite gascon
, et le fait ici vient à l'appui du raisonnement. C'est
dans ces circonstances , précisément dans celles où un
seul homme, armé d'une idée juste et doué d'une
volonté forte , peut sauver les peuples et les empires ;
c'est alors , dis-je , qu'on vit le petit pâtre royal descendre
du rocher de Coarasse , aux acclamations des
villageois qui le saluaient encore du nom d'Henriot, pour
s'instruire dans l'art des héros , et pour conquérir le
nom d'Henri IV .
1
JUILLET 1817.
67
Un autre bonheur de l'éducation de ce prince , si
hardiment commencée , c'est d'avoir été achevée par
des hommes tels que Lagaucherie et Florent Chrétien
; le premier n'étouffa pas la pensée de son élève
sous les rudimens et les grammaires ; il ne lui enseigna
pas à accorder ensemble l'adjectif et le substantif , qui
ne s'accordent que trop souvent aux dépens de la vérité;
il lui enseigna plus utilement à faire , avec dessein,
dans le monde , dans les camps , dans les affaires et sur
le trône , ce qu'il avait fait , sans s'en douter , à Coarasse
à agir pour jouir ; à regarder pour voir ; à écouter
pour entendre ; à faire de ses idées l'image exacte
des choses , et de la parole l'image nette et vive de ses
idées. Le second précepteur d'Henri IV, Florent Chrétien
, huguenot peut-être un peu zélé , était doué d'un
sens droit , d'un esprit satirique , mais d'un goût sûr
et délicat ; il préférait à tout l'étude de l'histoire ,
parce qu croyait y trouver les autorités favorables à
son culte ; et le talent de la parole , parce qu'il le considérait
comme la puissance de la raison.
L'un ou l'autre cependant , et peut-être tous les deux
( car, en ce moment , je ne puis , sur ce fait , interroger
que ma mémoire ) , firent servir à l'instruction du prince
les deux meilleurs livres que pouvaient alors offrir , pour
ce but , les bibliothèques royales : les Elémens d'Euclide
et les Hommes illustres de Plutarque furent les
lectures habituelles d'Henri IV comme de Coligny . Je
ne crois point qu'ils y puisèrent la justesse de leur esprit
et la force de leur âme ; mais elles en étaient l'aliment
le plus convenable ; peut - être même est- il difficile de
prononcer jusqu'à quel point cette lecture de prédilection
aurait pu concourir au bonheur des hommes , s'il
avait été donné à Henri IV de régner plus long- temps
5 .
68 MERCURE DE FRANCE.
sur la France , et à Coligny d'exécuter son plan d'une
république dans le Nouveau Monde . Quoi qu'il en soit ,
il est impossible de ne pas reconnaître l'influence la
plus heureuse des Hommes illustres de Plutarque ,
dans cette foule de mots du grand Béarnais où la grâce
et la finesse modernes ne cachent pas la profondeur et
la simplicité antiques ; dans ce discours à l'assemblée
des notables à Rouen , où ce monarque parut plus
grand encore en se mettant sous la tutelle des représentans
de la nation ; en montrant , à chaque parole
et du haut d'un trône affermi par tous les
droits de la puissance , par tous les trophées de la
victoire , l'âme d'un vrai citoyen et le caractère d'un
-grand monarque : discours que Voltaire , dont l'opinion
est de quelque poids , élève au -dessus de tous les discours
de l'antiquité , et qu'il a conservé à l'admiration
des siècles à venir dans le magnifique Tableau des
Moeurs et de l'Esprit des Nations.
On a bien de la peine à se séparer d'Henri IV; mais
ce nom si glorieux , si cher à la France , à l'espèce humaine
, n'est pas le seul titre du Béarn : dans cette même
ville de Pau naquit , vers le milieu du dix -septième
siècle , un enfant qui , en croissant en âge , ne se fit
d'abord remarquer que par l'extrême petitesse et l'élégance
de sa taille , par une aversion prononcée pour
tous les livres ( à l'exception d'un seul , la Recherche
de la Vérité , dans lequel , ainsi que son auteur , il
croyait voir tout en Dieu ) , et , par une passion ardente
pour les mathématiques qu'il cherchait et qu'il
trouvait dans sa tête. Son nom était Renau , et celui de
sa famille , Elissagaray, lequel prouvé qu'il était
Basque d'origine. Il descendait , en effet , d'une de ces
anciennes maisons de la Navarre espagnole , dont les
JUILLET 181 69
де
ne
he
il
He
it
chefs se retirèrent dans le Béarn avec Jean d'Albret ,
lorsque Ferdinand le Catholique envahit la Navarre
non par une victoire , mais par une fouberie.
On appelait ce jeune homme le petit Béarnais. A
peine eut- il vu , à Rochefort , la mer et des vaisseaux ,
qu'il devint marin , comme dit Voltaire , à force de
génie. Il appliqua ce génie , non comme on peut le
croire , au pilotage qui n'exige que les théorêmes les
plus simples de la géométrie élémentaire qu'on enseignait
assez bien dès-lors , mais à la théorie de la manoeuvre
des vaisseaux dont aucun géomètre ne s'était encore
occupé ; à la détermination de la coupe et de la disposition
de la voilure , et à celle de l'angle le plus
avantageux du gouvernail avec la quille . Ces problêmes
épineux qui n'ont pu trouver de formules générales
de solution que dans les progrès du calcul différentiel
, Renau les résout sans y avoir recours . Toutes ces
propositions furent adoptées , parce que toutes étaient
démontrées , hors une seule que Prughens combattit ,
que le marquis de l'Hôpital et Jean Bernouillé défendirent
, et qui devint le sujet d'une de ces querelles ,
de ces guerres des sci nces qui sont des bienfaits pour
la terre , puisque les vainqueurs et les vaincus y font ,
a leur profit commun , la conquête des vérités utiles
au monde.
Dès ce moment , t , dans nos ports de l'Océan et de la
Méditerranée, dans nos écoles de marine , sur nos chantiers
et sur nos flottes , tout fut changé , tout fut prêt
pour des victoires , et Louis put dire :
J'aurai , pour triompher , un élément de plus.
Une autre création, plus connue, du génie de Renau,
trouva d'abord un grand nombre de contradicteurs . La
70 MERCURE DE FRANCE .
"
première fois qu'au milieu du conseil d'état il osa proposer
ses galiottes à bombes , qu'il parla de placer des
mortiers sur des flots mouvans , on ne manqua pas de
le traiter de visionnaire, et les beaux esprits de la cour
et de la ville répondirent à ses raisonnemens par des
chansons :
Un bon couplet chez ce peuple falot ,
De tout mérite est l'infaillible lot .
-Tandis qu'on le chansonnait , Renau foudroyait les
Barbaresques , reduisait Alger en cendres , et amenait à
Versailles le doge de Gênes.
sor ,
Toujours occupé à perfectionner notre marine ,
rendre nos vaisseaux meilleurs voiliers , le petit Béarnais
en avait fait construire un à Brest , dans toute la
perfection de ses nouvelles théories ; c'était son modèle
ideal ; il brûlait de le mettre à l'épreuve Renau apprend
que deux vaisseaux anglais très-richement chargés
reviennent des Indes-Occidentales ; il met à la voile,
découvre un des vaisseaux anglais qui portait un tréle
poursuit , et en moins de trois heures l'atteint
dans l'immensité des mers : l'expérience était faite , il
restait a la constater ; le vaisseau ennemi était anglais ,
il ne suffisait pas de l'atteindre pour le prendre. Le
trésor qu'il portait était défendu par soixante - quatorze
pièces de canon , de vingt-quatre livres de balles , dans la
batterie basse la corvette de Renau n'avait en batterie
que vingt-quatre canons de moindre calibre : l'affaire s'engage
à la portée de pistolet : le capitaine français supplée
à la force qui lui manque par l'habileté de sa manoeuvre ;
après trois heures d'un combat inégal , il a perdu les
deux tiers de son équipage , mais l'Anglais près de couJUILLET
181.4M
71
1
S
ler bas , est forcé d'amener son pavillon. Le capitaine,
prisonnier , se rend à bord du vaisseau français ; il
cherche , il demande le commandant , à qui seul il veut
remettre neuf paquets de diamans , cachetés ; et Renau ,
qu'il avait pris pour un enfant , a besoin d'invoquer le
témoignage de tous ceux qui l'entourent , pour se faire
reconnaître de celui qu'il a vaincu avec tant de gloire .
Cet homme célèbre savait combattre et commander
sur terre comme sur mer : c'est , je crois , Fontenelle qui
l'appela un guerrier amphibie : pourquoi n'avons -nous
pas en France un plus grand nombre de ces héros propres
aux deux élémens ? ne peut-on pas être à la fois
bon matelot et bon soldat ; et faut-il un génie different
pour faire manoeuvrer flotte et une armée ?
rune
Sans doute la guerre est horrible , sans doute il faudrait
la proscrire d'un bout du monde à l'autre ; mais
aussi long-temps qu'il sera regardé comme impossible
De faire régner sur la terre
L'impraticable paix de l'abbé de Saint- Pierre.....
goog
malheur et opprobre aux nations qui ne seront pas
sans cesse occupées à développer tout ce qu'elles ont de
génie , de force et de courage pour se rendre invincibles .
Il est plus nécessaire encore de n'être pas avili que
d'être heureux , si on peut l'être dans l'avilissement.
Les contemporains de Renau ont assuré que la mort
du petit Béarnais , qui avait passé une assez longue
vie à la guerre, à la cour , dans le tumulte du monde ,
et dans la recherche des lois de la nature , fut celle d'un
religieux de la Trappe ; la tombe ouverte lui montra
la route des cieux .
Je craindrais de m'être trop étendu sur cette notice
72
MERCURE DE FRANCE.
biographique , si la gloire de celui qui en est l'objet
avait autant d'éclat qu'elle a de titres je n'ai d'ailleurs
rapporté que la moindre partie des faits vraiment merveil
leux que la tradition en raconte ici . Après cela , comment
ne pas s'étonner que personne n'ait encore écrit la vie de
ce grand homme, en l'embrassant dans toute l'étendue des
faits admirables qu'elle présente ? Comment ses compatriotes
ne lui ont -ils pas cherché et trouvé un historien
digne de lui ? Cette tâche honorable ne pourrait être mieux
remplie que par un ecclésiastique savant et modeste , que
j'ai rencontré dans le pays basque , et qui porte le même
nom de famille d'Elissagaray : c'est à lui qu'il appartient
de consacrer , dans la mémoire des hommes , le nom -
qui , depuis Henri IV et avant Bordeu , fait le plus
d'honneur au Béarn . Pourquoi la ville de Pau ne feraitelle
pas , à l'Académie, française , les fonds d'un prix et
d'un concours dont cette histoire serait le sujet ? Un
héros , concitoyen de Renau , est maintemant assis sur
les marches de l'un des trônes du Nord ; c'est avec joie ,
avec empressement , on n'en saurait douter , que ce
prince se joindrait à ses anciens compatriotes pour enrichir
la couronne de l'écrivain qui peindrait et honorerait
avec le plus de talent et de vérité , l'enfant du
Béarn ...
Ce pays riche des productions de son sol , l'est aussi
du produit de ses manufactures , dont les principales ,
celles des mouchoirs dits de Béarn , et du linge de
table, ont beaucoup souffert de l'interruption de nos relations
avec les colonies , où ses fabriques avaient leur
principale débouché .
On aurait de la peine à croire la prodigieuse quantité
de mouchoirs qui se fabriquaient autrefois dans cette
JUILLET 1817 . 75
ville; le dessin n'en a jamais varié que par la grandeur
des carreaux bleus et blancs dont il se compose ; à l'exception
, toutefois , des mouchoirs dits à quatre dimanches
, dont chacun des coins est différent ; ce qui
donne le moyen aux femmes du peuple qui s'en parent
le dimanche , de se montrer quatre fois avec le même
mouchoir , en paraissant toujours en changer.
On fait encore dans cette ville un commerce considérable
de jambons , renommés sous le nom de jumbons
de Bayonne c'est au village de Saillies qu'on les pré-
*pare ; la source d'eau salée qui s'y trouve , communique
aux jambons un goût exquis . 51 91
On comptait avant la révolution un grand nombre de
Béarnais établis en Espagne ou dans les colonies espagnoles
laborieux , économes , probés et intelligens , ils
manquaient rarement d'y faire fortune , et de rapporter
leurs richesses dans le doux pays de Béarn , en venant
y finir leur carrière , î
1 Telle est l'origine de la plus grande partie des 'for-
-tunes de cette province : les Lacostes , les Rivarès , les
Carricaburru établis d'abord à Cadix , ont été forcés ,
par la révolution , de hâter leur retour dans leur ville
natale , où ils forment avec les Lannes , les Lahore ,
-ce qu'on appelle la tête du commerce .
.
Le patois béarnais ne diffère pas essentiellement du
languedocien , peut-être est -il encore plus doux , plus
musical . C'est probablement par amour pour l'euphonie
que les Béarnais suppriment l'F au commencement des
mots , et le remplace par l'h aspiré ; c'est ainsi qu'ils
- disent , la hilla ( la fille ) , la henna ( la femme ) . La
langue française doit envier à ce patois une foule de
mots gracieux et sonores qui lui manquent .
74 MERCURE DE FRANCE.
Le juron favori dés Béarnais , dieou bibant ( dien
vivant ) , revient souvent dans leur conversation , qu'il
anime et à laquelle il donne un caractère tout par
ticulier.
Les lettres ne sont pas cultivées dans le Béarn avec
autant de soin et de succès qu'on pourrait s'y attendre
au pays des troubadours ; à peine trouve- t-on à citer ,
avec éloge , trois ou quatre noms plus recommandables
par l'érudition qué par les talens de ceux qui les ont por
tés ; de ce nombre sont : monseigneur de Marca , moins
connu peut-être par sa concordance du sacerdocë"ét
de l'empire que par l'épitaphe bizarre que lui fit Colletet
, le jésuite Pardier qui se rendit utile à l'astronomie
par les tables célestes qu'il publia vers le milieu du
dix- septième siècle , et le théologien Abadie , qui commenta
si clairement l'Apocalypse.
Le médecin Bordeu , doué d'un génie original et
créateur , naquit aussi à Pau , fit ses premières études a
Toulouse , et ses études de médecine à Montpellier ; et
dès qu'on lui enseigna quelque chose , il combattit , rectifia
ou enrichit tout ce qu'on lui enseignait. Encore
étudiant , il était très - peu exact aux écoles , et très-assidu
aux hôpitaux . Un de ses professeurs , qui le voyait
peu , lui disait un jour : vous n'apprendrez rien. →
Si je cherchais une science toute faite , lui répondit
Bordeu , je ne vous quitterais pas. Cette réponse d'un
jeune homme avait autant de grâce que de philosophie ;
on la lui pardonna .
Bordeu arriva à Paris à peu près dans le temps qu'on
publiait ou qu'on préparait les premiers volumes de l'Encyclopédie.
On ne peut jamais apercevoir distinctement
et positivement si un médecin guérit , ou s'il ne fait ni
bien ni mal . Mais à peine Diderot et d'Alembert eurent
JUILLET 18172 55
entendu quelques paroles , et lu quelques pages de
Bordeu , qu'ils lui demandèrent des articles ; et il leur
donna des chefs - d'oeuvre. Tout est antique à la manière
d'Hippocrate , ou tout est neuf à la manière
de Bacon , dans les articles qu'il leur fournit. Ce que
Bordeu a publié sur les CRISES , sur la médecine expectante
, sur le tissu cellulaire , sur le pouls , plein de
génie , même dans ce qui n'y est pas entièrement neuf ,
semblait changer la face de la médecine au point d'en
créer une toute nouvelle. Mais le vrai penseur et le
véritable observateur ne s'arrête jamais ni dans ses
observations , ni dans ses pensées . Il voit aujourd'hui
plus qu'hier , et il verra demain au delà. Dans le discours
préliminaire de sa Dissertation sur les eaux de
Barège , à force de progrès dans ses vues sur la méde
cine , Bordeu ne paraît presque plus un médecin . On
pourrait prendre aisément ce discours pour une continuation
du superbe chapitre de Montaigne sur l'expé
rience il n'y est question que de rendre l'homme à la
nature , pour le soustraire , à la fois , aux maladies , aux
médecins et à la médecine . Et c'est aussi à peu près l'unique
but de l'un des derniers et des meilleurs ouvrages
d'un autre médecin célèbre en Europe , de Tissot ( son
petit Traité sur les maladies des gens du monde ) .
Bordeu n'étant pas encore vieux , et ne paraissant malade
à personne , avait annoncé sa mort comme prochaine,
et cette prédiction ne fut malheureusement pas une erreur.
De ces deux noms du Béarn , Renau et Bordeu
tous les deux glorieux à la France entière , le premier
appartenait à l'Académie des sciences , il fut loué par
Fontenelle ; le second ne fut pas moins heureux : son
élève et son ami , le docteur Roussel , médecin philosophe
et écrivain élégant , peignit des traits les plus
76
MERCURE
DE FRANCE .
vrais le génie de son maître ; pour être l'héritier de
tout ce génie , il ne manquait à Roussel que plus de
confiance dans cet art de guérir , dont il avait entrevu
au moins toutes les profondeurs , quoiqu'il l'eût peu
pratiqué. 2. jub
Pau , chef- lieu de l'administration des Basses-Pyré
nées , est aussi le chef- lieu de l'instruction publique:
C'est ici que se trouve le lycée : quoiqu'il ait été remplacé
par un homme de beaucoup de mérite , M. l'abbé
Elissagaray , qui en a été , plusieurs années , recteur ,
est l'objet de tous les éloges et de tous les regrets . Ser
talens et son honorable caractère l'ont fait appelers
dans la capitale , à des fonctions plus éminentes ; mais
son caractère même donne ici à tout le monde la certitude
que le poste où il sera le plus utile , sera celui
quí lui paraîtra le plus élevé .
Dans le département dont je crois avoir bien provoqué
et bien recueilli les suffrages , on pense que ses
talens peuvent être employés avec une utilité infiniment
plus grande dans le pays basque qui est le sien.
Qu'on laisse à Pau le lycée , dit- on , et pour la belle
littérature française et pour les fortes études de mathématiques
et de physique ; mais qu'on relève le collége
de Larressore pour ce qu'on appelle les BASSES CLASSES .
M. l'abbé Elissagaray , s'il est chargé de sa restauration
et de sa direction , saura faire de la langue basque ( contemporaine
des deux magnifiques langues grecque et
latine ) , une route large et facile qui , de toutes les
hauteurs de l'antiquité , conduira , par une pente douce,
à ces deux langues où sont tous les premiers modèles.
Un seul jésuite basque espagnol , Larramendi
a publié , il y a plus de cent ans , pour l'exécution de
ce dessein , tous les livres élémentaires indispensables .
1.
*
JUILLET 1817. 77
8
Il n'y a qu'à les réimprimer. Il a paru depuis , en Espagne
et en France , des ouvrages qui aideront merveilleusement
à écarter toutes les difficultés . M. l'abbé
Elissagaray trouvera aisément , dans les deux royaumes
qu'il connaît également bien , tous les professeurs dont
on aura besoin ; et , des deux royaumes , on enverrà
bientôt les enfans aux études de Larressore .
> Je ne préviens pas l'objection de la dépense et des
fonds ; la munificence royale et la représentation nationale
seront assez éclairées pour voir tous les trésors
qui sortiront de cette dépense. C'est aujourd'hui une
des plus belles choses qu'on puisse faire en Europe , et
une des meilleures ; car il faut que le bon soit toujours
camarade du beau .
L'ERMITE DE LA GUYANE.
mm
CORRESPONDANCE.
mm
LETTRE D'UN AVEUGLE DE NAISSANCE
A MM. les rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS
[
S'il est vrai que l'ignorance et l'oisiveté aient été dans
tous les temps les sources les plus fécondes des vices ,
des erreurs et des préjugés qui avilissent la miserable
espèce humaine , il est certain que les écrivains périodiques
qui consacrent , comme vous, leur plume à propager
les lumières et les connaissances utiles , rendent un
vrai service à la société , et ont des droits incontestables
à sareconnaissance . Dignes successeurs des La Harpe et
des Marmontel , vous réunissez comme eux l'utile à l'a28
MERCURE
DE
FRANCE
.
gréable , et votre journal est , comme autrefois , le mas
nuel du philosophe et de l'homme de goût ; c'est du moins
à l'un de ces titres que j'ai l'honneur de vous transmettre
quelques observations sur les aveugles , c'est- à - dire , sur
mes compagnons d'infortune ; j'ose croire qu'elles ne seront
pas sans intérêt pour la plupart de vos lecteurs. Vous
savez , messieurs , que maints auteurs ont consacré leurs
veilles depuis deux ou trois mille ans à inventer ou
simplifier les méthodes destinées à instruire ou à distraire
les individus de notre espèce qui ont de bons yeux , et
presque personne n'a encore songé à rendre le même
service aux aveugles , qui en auraient pourtant , ce me
semble , un bien plus grand besoin.
0.3
Je sais par expérience que l'instruction et le travail
sont les seuls moyens que l'aveugle puisse employer
pour se soustraire à la dépendance de ceux qui l'entourent
, pour ne pas être à charge aux autres et à luimême
, et pour se garantir de l'ennui . Le plus grand
service qu'on puisse rendre à ceux qui sont comme
moi privés de la vue en naissant , est donc de les instruire
et de leur apprendre à travailler , dans quelque
genre que ce soit , et dans quelque situation que le sort
les ait fait naître . Qu'ils cultivent les sciences et les arts
libéraux , tels que la poésie , la musique , s'ils sont riches
qu'ils se livrent à l'étude des arts mécaniques , s'ils sont
pauvres ; mais que l'oisiveté ne les force jamais à se replier
sur eux -mêmes , et à comparer leur sort à celui
des personnes qui les entourent , c'est le seul moyen de
rendre leur situation supportable et même plus heureuse
que celle d'une foule d'oisifs qui , ne sachant que devenir
ni que faire , trouvent que le temps se traîne à
pas de tortue , tandis que l'homme occupé croit toujours
qu'il a des ailes.
;
Les hommes instraits savent que les aveugles ont
de tout temps réussi à faire presque tout ce qu'ils
ont voulu . Je me bornerai à citer des faits à l'appui de
cette vérité .
Tout le monde sait que le docteur Sauenderson , qui
vivait encore au milieu du dernier siècle , et qui avait
totalement perdu la vue quelques mois après sa naissance
, n'en fut pas moins un des plus grands mathéma
ticiens , et un des meilleurs professeurs qui aient paru ,
JUILLET 1817.50 * 79
et que ses leçons l'emportaient en précision et en clarté
sur toutes celles de ses collègues ; mais on ignore géné→
ralement en France que le docteur Henry Moyer , qui
a vécu de nos jours , a professé la philosophie newtonniène
avec le plus grand succès , qu'il a été grand chimiste
, grand mathématicien , bon joueur de flûte , et
qu'il exécutait très- adroitement , pour se distraire de ses
graves occupations , de petits ouvrages de menuiserie ,
qui existent encore , et qui fixent l'attention des cu
rieux ; on ignore également que le docteur Blacklock ,
d'Edimbourg , est considéré en Angleterre comme un
des meilleurs poëtes de nos jours , et que Stanley et
Parry ont composé sur la harpe et sur l'orgue des mor
ceaux qui les placent au rang des premiers musiciens de
leur pays , et qui les ont fait surnommer les bardes des
temps modernes.
Il existe à Genève un aveugle nommé M. Huber , excellent
naturaliste , à qui nous devons la meilleure histoire
des abeilles et des fourmis , qui ait encore été
publiée ..
J'ai connu à Paris , il y a quatorze ou quinze ans ,
M. Le Sueur , qui était directeur de l'imprimerie des
aveugles , quoiqu'il fût lui - même aveugle de naissance
; M. Hellman , qui a des connaissances trèsvariées
, et qui a fait imprimer un petit ouvrage sur
l'éducation ; et M. Pingeon qui est devenu très-bon
géomètre , sans autre, secours que celui d'un enfant
à qui il avait enseigné à lire , à condition qu'il lui
lirait les auteurs dont la connaissance lui était né
cessaire. pasta
Je pourrais ajouter un très-grand nombre de faits à
ceux que je viens de citer , pour prouver que les aveugles
qu'on se donne la peine d'instruire , peuvent cultiver
les sciences et les arts avec succès. Je pourrais en nom
mer plusieurs qui lisaient , écrivaient , calculaient et
travaillaient à divers métiers , à l'âge de 10 à 12 ans ,
et il me serait aisé de démontrer que les enfans aveugles
font ordinairement des progrès plus rapides et plus sûrs
que les autres ; mais je crois en avoir dit assez pour per
suader aux plus incrédules qu'on peut devenir utile à la
société , et en faire quelquefois les délices par des ta
80 MERCURE DE FRANCE .
lens agréables , lors même qu'on est totalement privé
de la vue en naissant.
Il me reste à faire voir que l'homme le moins favorisé
de la fortune , peut donner à son fils aveugle des notions
exactes de presque toutes nos connaissances , sans
avoir besoin d'aucun maître , sans qu'il lui en coûte
autre chose qu'un peu de temps , un peu de patience
et avec le seul secours d'une épingle . Mais avant de
faire connaître l'utilité d'un procédé que j'ai inventé
pour mon usage , je vais , messieurs , surmonter la répu
gnance qu'on éprouve naturellement à parler de soi
pour vous donner les détails que vous désirez sur mes
premières années , et sur la manière dont j'ai acquis le
peu de connaissances que je possède .
Né à Montauban , en 1772 , je fus totalement privé
de la vue dix-huit mois après , victime du préjugé fu
neste qui proscrivait encore à cette époque l'inoculation
de la petite vérole ; je l'eusse été probablement de celuî
qui condamne la plupart de mes compagnons d'infor
tune à croupir dans une éternelle ignorance , sous prétexte
qu'il serait inutile de vouloir leur rien apprendre , si
je n'avais eu le bonheur de trouver dans la maison que
j'habitais , deux amis qui aimaient la lecture et l'étude
qui m'en firent connaître les charmes en me lisant nos
meilleurs auteurs , anciens et modernes , et en m'en
faisant sentir les beautés ; c'est avec eux que j'en ai
appris les plus beaux morceaux , et c'est à eux que je
dois cet amour des lettres et des arts , qui est , comme
l'observe . Cicéron , le premier des biens , parce qu'il
nous est utile dans toutes les circonstances de la vie
qu'il nous console dans l'infortume , augmente nos jouissances
dans la prospérité , et nous fait meme cueillir
quelques fleurs au bord du tombeau. Idole des coeurs
nobles et gén reux , toi dont la main bienfaisante verse
sans cesse un baume céleste dans le coeur des infortanés
toi qui seule peux embellir l'aurore et le soir de la vie ¦
divine amitié , c'est toi qui fis germer dans mon âme
cette douce philosophie qui nous fait supporter avec
courage les maux dont nous sommes atteints , et c'est
a toi que je dois les seuls instans de bonheur que j'ai
goûtés dans ce monde mes chers amis ! qu'il me
soit permis de vous offrir l'hommage d'une reconnais-
"
7
JUILLET 1817.
81
sance et d'un attachement qui ne finiront qu'avec ma
vie !
*
î
Le goût de l'étude était devenu chez moi une si forte
passion , qu'ayant été forcé de garder le lit cinq à six
semaines , à l'âge de dix à douze ans , par une brûlure
à la jambe , qui me tourmentait cruellement , on était .
sûr de suspendre mes plaintes , et pour ainsi dire , le
sentiment de mes douleurs , en me lisant le bon Rollin,
l'ingénieux Le Sage , ou l'inimitable La Fontaine, Mon
enfance , et les premières années de ma jeunesse , s'é-..
coulèrent dans ces douces occupations , et je crois que
j'eusse été parfaitement heureux , si j'avais eu toujours
auprès de moi quelques personnes pour lire ou faire
de la musique ; malheureusement je ne pouvais avoir
un secrétaire ; il m'arrivait fréquemment d'être inoccupé
, on ne m'avait donné qu'un maître de musique ;
c'est dans ces momens d'oisiveté que je m'écriais avec
amertume , comme autrefois Télémaque : « Heureuxceux
qui ont des livres , et qui ne sont pas comme moi privés
de la douceur de pouvoir les lire ! »Oh ! combien j'aurais
remercié , dans ces douloureux instans , celui qui m'aurait
annoncé qu'il existait un moyen d'apprendre aux
aveugles à lire , écrire et chiffrer ; mais c'était en vain
que je questionnais avec le plus grand soin les personnes
qui venaient de Paris , toutes m'assuraient qu'il n'existait
rien de pareil ; j'avais beau me creuser la tête , je
ne découvrais rien , et ce fut le hasard qui me fit trouver
ce que je cherchais infructueusement depuis trèslong-
temps.
Je m'amusais un jour , sans dessein , à piquer une
carte à jouer , quand un de mes amis , qui m'observait ,
me demanda ce que j'entendais faire avec ces piqûres ;
je répondis que je n'avais aucun but. « Tu as pourtant
fait un T? UnT ! m'écriai-je ; mais si j'ai fait une
lettre de l'alphabet , il est possible de faire les autres ,
et je suis bien sûr que je les distinguerai sur-le-champ » .
Dans une heure , j'eus un alphabet , et c'est avec un
plaisir inexprimable que je m'en vis possesseur ; distinguer
les lettres que mon ami avait parfaitement tracées
fut pour moi l'affaire de quelques instans et ce serait
en vain que j'essaierais de décrire le plaisir que j'éprou
vai à cette étude ; ce premier pas fait , on sent qu'il fut
6
82 MERCURE DE FRANCE .
aisé d'exécutér des chiffres de la même manière , et
que je les distinguai avec la même facilité .
Mon ami ne s'en tint pas là , il me traça , toujours à
l'aide d'une épingle , toutes sortes de figures de géomé
trie : les triangles , les cercles , les polygones de tout
genre , le carré de l'hypothenuse naquirent sous sa main .
et me devinrent bientôt familiers ; la musique ellemême
, qui paraît beaucoup plus difficile à figurer de
cette manière , le fut pourtant assez bien pour étonner
tous ceux qui étaient présens , et , grâce à mon ami
je me trouvai en état d'étudier et d'exécuter une ariette
sans le secours de personne.
Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'on peut faire avec
cette méthode des cartes de géographie que les aveugles'
parviendront à connaître en très -peu de temps. On n'a
pour cela qu'à tracer une ligne de piqûres sur les limites?
de chaque Etat , et je puis assurer que cela suffira pour'
en faire connaître en très- peu de temps la forme et l'étendue
à ceux à qui ces cartes seront destinées . On ne
doit pas craindre que les figures s'effacent pourvu que le'
papier dont on se servira aît la force des cartes géograpliques
ordinaires .
::
L'instruction et l'amusement n'étant point incompatibles
, je pense qu'il n'est pas hors de propos d'indiquer
ici la méthode que j'emploie pourjouer à toutes
sortes de jeux avec les cartes dont on se sert ordinairement,
Je désigne les couleurs en plagant transversalement
une , deux , trois et quatre piqûres sur le Bord
de la carte qu'ou tient en jouant , et en observant que
les points saillans se trouvent du côté où elle doit être
tournée les couleurs , une fois connues , je place audessus
des premières piqûres dans la même direction
et de manière qu'elles ne puissent être confondues
avec les premières , trois piqûres qui font connaître les
rois , deux pour les dames , une pour les valets , et
rién pour les as ; les basses cartes se marquent en plaçant
les points sur la longueur de la carte , au lieu
de les placer en travers . Les personnes qui m'ont vu
jouer , savent que cette variété de piqûres ne m'embarrasse
nullement , et que je ne fais jamais attendre les
autres joueurs. Il y avait déjà long-temps que j'avais
inventé les procédés que je viens de décrire , lorsque
7
JUILLET 1817.
85
quelques affaires m'appelèrent à Paris . Persuadé qu'un
aveugle peut se suffire à lui-même dans quelque circonstance
que ce soit , pourvu qu'il ait de l'ordre , de
l'activité et tant soit peu d'intelligence. Je partis seul ,
laissant à mes parens une note des effets que j'emportais
. Je terminai mes affaires , et je prouvai , à mon
retour , que je n'avais pas perdu la moindre chose
quoique j'eussé changé quatre fois d'hôtel , et six fois
de secrétaire pendant les dix-huit mois que je passai
dans la capitale . Ce fait pourra paraître extraordinaire ;
mais toutes les personnes qui me connaissent à Montauban
, savent qu'il est de toute exactitude : je ne le
cite , au reste , que pour prouver à ceux qui pourraient
en douter encore , que le sens de la vue n'est pas tellement
indispensable qu'on ne puisse , en grande partie ,
y suppléer par les autres.
A
C'est durant mon séjour à Paris que j'eus connaissance
de l'institution des aveugles fondée par M. Haüi.
Cet homme estimable me fit connaître les procédés qu'il
a inventés , et je dois dire qu'ils sont très- ingénieux ,
et qu'ils l'emportent de beaucoup sur les miens ; mais
comme il faut être riche pour se les procurer ou
pour aller en prendre connaissance dans cette institution
, j'ai pensé que je rendrais service aux personnes
peu favorisées de la fortune , en leur indiquant une
méthode simple , et qui ne coûte rien. Mon seul but
étant , comme je l'ai déjà dit , d'être utile à mes compagnons
d'infortune , j'espère qu'on voudra bien me
pardonner les détails dans lesquels je suis entré sur
mon compte en faveur du motif qui me fait agir : j'ajouterai
un mot pour ne vous laisser rien à désirer sur ce
qui me concerne , c'est que j'ai acquis le peu de connaissances
que j'ai avec le seul secours de la lecture :
je n'ai reçu de leçons que d'un maître de violon , que
même je n'ai gardé que sept à huit mois , et qui m'a
pourtant mis en état de jouer sur-le -champ un air que
j'entends chanter , et de le transposer dans quelque
ton que ce soit ; il m'est arrivé même de composer
de petits airs pour des romances que j'avais faites.
L'envie d'apprendre l'italien m'étant venue après l'âge
de trente ans , je l'ai appris dans l'espace six mois , de
6.
84 MERCURE DE FRANCE.
manière à le parler passablement et à le traduire avec
facilité.
Aux beaux jours de la littérature et de la philosophie
, lorsque les Leibnitz , les Loke , les Diderot , les
d'Alembert , savaient répandre tant de charmes sur les
discussions savantes et littéraires ; alors , dis- je , j'aurais
pu me flatter de voir ma lettre servir de texte
des observations curieuses ou utiles à l'humanité ; mais
aujourd'hui qu'on ne s'occupe guère que de romans
et de politique , j'ai tout lieu de craindre qu'elle ne
soit pas même lue . J'offre , au reste , aux observateurs
philosophes de répondre aux objections ou aux
questions qu'ils pourraient m'adresser par la voie de
votre intéressant Journal , ainsi que de montrer les
objets que j'ai inventés à ceux que l'amour de l'humanité
pourrait engager à se présenter chez moi.
Agréez , monsieur , etc.
JEAN-ISAAC ROCQUES ( de Montauban. )
Au nioment même où nous recevions la lettre dans
laquelle M. Roques , en offrant à ses compagnons d'infortune
l'exposé des moyens ingénieux qui peuvent
adoucir la perte de la vue , ne fait que mieux sentir
l'utilité de ce sens précieux ; le hasard , qui doit s'intéresser
aux aveugles , a fait tomber entre nos mains
l'invitation suivante que nous fait l'un de nos Abonnés
d'appeler l'attention du public sur un jeune médecin
à la voix duquel tous les aveugles semblent ouvrir les
yeux ? Nous n'aurons garde de rompre cette alliance.
Heureux quand on peut offrir le remède à côté du mal !

Au rédacteur du Mercure de France.
MONSIEUR ,
C'est une bonne chose sans doute qu'un livre , quand
il est bon ; j'aime qu'on le prône , qu'on le cite. Je ne
suis pas faché non plus de lire dans nos journaux l'éloge
JUILLET 1817.
85
du peintre habile , même du chanteur agréable. Tout
cela encourage les arts , et les arts sont une de nos
richesses ; mais je voudrais y lire aussi quelquefois
le récit non trompeur d'une cure difficile , et le nom
de celui qui l'aurait opérée . Le plaisir est beaucoup
sans doute ; mais la santé , n'est- ce rien ?
S'il se trouvait au milieu de nous un homme qui
aurait guéri , mais parfaitement guéri ; par un procédé
nouveau et de son invention , aux Quinze-Vingts ,
à Bicêtre , à Orléans , etc. , des aveugles réputés incurables
, dont plusieurs auraient déjà été opérés de la
cataracte , devrions-nous laisser passer sous nos yeux
de pareils traits comme des actions communes , lorsqu'on
voit tant de charlatans établir leur réputation
sur la crédulité du public ?
Pour abréger , je cite , afin qu'on ne m'accu1se pas
d'inventer ; accusation qui ne serait pas sans vraisemblance.
Sans parler des opérations de cataracte que
tous les chirurgiens se mêlent de pratiquer , je passe
aux difficiles .
Un malade des Quinze-Vingts , Julien Rouvrais ,
réputé incurable depuis plusieurs années , ayant le
seul oeil qui lui restait presque entièrement blanc , recouvre
la vue en un instant , au point de distinguer les
plus petits objets . Le Journal de Médecine et le Mercure
du 16 octobre 1814 , rendirent , dans le temps , compte
de cette belle cure . La vue s'est parfaitement conservée
, et le malade qui ne pouvait voir les objets que lorsqu'ils
étaient placés de côté , les voit maintenant de
face.
Le nommé Devoust , Phospice de Bicêtre , était
aveugle depuis treize ans par suite de la petite vérole .
Le seul ceil que la maladie n'avait pas entièrement détruit
, offrait à la fois albugo , cataracte , adhérence de
l'iris à la cornée , et manque de pupille . Il voit maintenant
assez pour pouvoir se conduire et distinguer les
pièces de monnaie . Il n'a point souffert de l'opération.
Le nommé Petit , du mème hospice , avait recouvré
la vue par l'opération de la cataracte , et l'avait perdue
une seconde fois par son imprudence . Il en jouit de
nouveau par le moyen de deux pupilles artificielles
pratiquées sur les deux yeux ; exemple unique peut$
6 MERCURE DE FRANCE .
être , et que les témoins même ont peine à croire ; cet
individu peut lire .
La nommée Rose , vieille et pauvre femme d'Orléans ,
opérée aussi autrefois pour la cataracte , mais infructueusement
, avait perdu toute espérance. Il a fallu
munir l'oeil d'une pupille artificielle , et détruire une
cataracte secondaire . Le tout a été fait avec le plus
grand succès : elle voit maintenant une aiguille et du
fil.
Un jeune homme de dix-neuf ans , nommé Drouilly ,
de la meme ville , aveugle de naissance , ayant eu connaissance
de la cure opérée sur la mère Rose , s'est fait
conduire à Paris ( où il est encore logé faubourg Saint-
Antoine , n° . 60 ) , et a recouvré , comme par miracle ,
le premier des sens .
Et quel est cet habile enchanteur qui porte ainsi la
vue de ses malades au bout de ses instrumens ? C'est
le docteur Faure , medecin -oculiste de S. A. R. madame
la duchesse de Berry , le même qui , en 1809 ,
mérita si bien de l'humanité par les services importans
qu'il rendit , au péril de sa vie , aux prisonniers espagnols.
Un de vos Abonnés .
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE-FRANÇAIS .
Reprise du Trésor , comédie en cinq actes et en vers .
Cette pièce que M. Andrieux avait modestement
destinée , dans l'origine , au théâtre Louvois , y fut
jouée avec succès. C'est une composition qui devait
paraitre vaste dans la petite maison de Thalie ; la
simplicité du cadre augmentait , en quelque sorte , le
merite du tableau , et le jury des prix décennaux plaça
l'ouvrage au premier rang , peut - être parce que son auteur
avait eu l'adresse de le faire représenter sur un
théâtre du second .
En passant entre les mains de messieurs de la Cos
JUILLET 1817
médie française , le Trésor n'a rien perdu de son prix ;
cependant le public lui en a trouvé moins ; ce n'est pas
que ses nouveaux propriétaires ne soient encore plus en
état de le faire valoir que les anciens ; mais ils ont tant
de richesses à leur disposition , que le Trésor semble
ne pas y avoir ajouté grand'chose.
La critique littéraire est comme la justice humaine :
ses règles et ses jugemens varient suivant les lieux et les
circonstances . Ce qui est de bon goût au- delà du Rhin
est souvent réputé détestable en deçà , et les opinions
du faubourg Saint- Germain ne sont pas toujours sanc→
tionnées à la chaussée d'Antin. En produisant son ouvrage
sur un plus grand théâtre , l'auteur a trouvé des
juges plus séveres . On lui a demandé un compte rigoureux
du sujet de sa pièce , du développement de ses
caractères , de la marche de son action , et il s'est
trouvé en défaut sur quelques points ; mais , aux Fran
çais comme à Louvois , la grâce des détails , le piquant
du dialogue , le charme dela versification lui ont mérité
et obtenu des suffrages unanimes.
9
Débuts de mademoiselle La Roche.
Les premiers essais dans toutes les carrières , et surtout
au théâtre , excitent un intérêt et inspirent une indulgence
dont la médiocrité cherche quelquefois à
abuser ; on voit des acteurs qui passent leur vie à débuter
et des actrices qui voudraient nous faire croire
qu'elles en sont toujours à leur premier pas. C'est pour
la seconde fois que mademoiselle La Roche paraît sur
le Théâtre Français ; elle y apporte aujourd'hui les
memes défauts et les mêmes qualités qu'il y a sept & huit
aus. Mademoiselle La Roche a un organe assez plein ,
de l'intelligence et une diction juste ; mais malheureusement
toute sa personne est si grêle que l'on craint à
chaque instant de la voir succomber sous le poids du
sceptre ou du diadême . Ce n'est point , comme la plupart
des débutantes , d'un maitre de déclamation dont
elle a besoin , mais d'un bon médecin qui lui enseigne
le secret d'acquérir cet embonpoint et cette rondeur de
formes sans lesquelles les reines de théâtre ne peuvent
aspirer à la couronne , Il est facheux qu'il ne soit pas
88 MERCURE DE FRANCE.
dont
d'usage à la Comédie française , comme autrefois à la
foire , de faire jouer les rôles par deux acteurs ,
l'un gesticulait sur le théâtre , tandis que l'autre chan
tait dans la coulisse. Il faudrait se hâter de recevoir
mademoiselle Petit et mademoiselle La Roche , on
montrerait la première et on ferait parler la seconde.

4391 *
THEATRE FEYDEAU ..
1*e représentation des Hussards en cantonnement.
Il paraît que le théâtre Feydau est un poste d'un bien
difficile accès. Deux capitaines de hussards ont fait , il
y a quelque temps , de vains efforts pour s'en emparer ,
et voilà qu'un régiment tout entier vient encore d'en
être repoussé avec perte. Battu le premier jour , il s'est
rallié et est revenu à la charge une seconde et une troisième
fois. Cette opiniâtreté ne lui a servi de rien ; il
a été obligé de battre en retraite .
Il serait inutile de donner l'analyse de cette pièce
dont l'auteur ne paraît nullement connaître les règles
dramatiques.
THEATRE DE L'ODEON .
Les deux Anglais.
Les causes les plus opposées produisent quelquefois
des effets semblables . L'un de ces deux Anglais est un
honnête marchand de la cité , qui , malgré toutes les
peines qu'il se donne , est réduit à manquer à ses engagemens
; l'autre est un lord immensément riche ,
qui a tout vu , tout usé , et qui ne sait comment employer
son or pour se procurer de nouveaux plaisirs ;
tous les deux sont dégoûtés de la vie , et se rencontrent
sur les bords de la Tamise au moment où ils vont aller
chercher le repos dans son sein. Ils s'abordent , se font
part de leur projet et des motifs qui le leur ont inspiré ;
le lord est attendri du récit du marchand , et veut
- JUILLET 1817 89
avant de mourir , arracher sa femme et ses enfans à la
misère et à l'infamie , avec un peu de cet or qui lui fut
inutile ; mais l'un et l'autre font le serment de revenir
aussitôt après exécuter leur funeste résolution . Ils se
rendent à la maison du marchand dont la famille , alarmée
par l'absence de son chef, passe bientôt au comble
de la joie. Le lord reçoit ses remercimens , et est touché
surtout de ceux de la jeune et naïve Betty ; un sentiment
inconnu s'élève dans son coeur et le rattache à la
vie ; du punch , apprêté par les mains de la jolie enfant
, achève ce que ses yeux ont commencé , et il noye
dans les flots de ce délicieux breuvage sa sombre mélancolie
; c'est en vain que son compagnon , scrupuleux observateur
de sa parole , le presse d'y tenir. Le lord fait
l'aveude son amour, épouse Betty, et trouve qu'avec une
femme aimable et de vrais amis, la vie n'est pas si insupportable
.
C'est presqu'un tour de force d'avoir fait de ce sujet
sinistre une comédie agréable ; les deux Anglais sont
bien représentés par Chazel et Perroud . L'auteur est
M. Merville .
་་་་་་་་་་་་་་་ ་་་
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
No. IX.
Du 3 aug juillet.
Jamais les gazettes ne furent plus stériles . Est- ce disette
? est- ce embarras ? Il y a le silence du repòs et celui
de l'attente. Au reste , les lecteurs sont devenus difficiles
depuis que l'histoire est un roman ; il leur faudrait ,
à chaque courrier, une bonne révolution ou une bonne
guerre. Ce n'est pas qu'ils soient méchans , mais l'uniformité
les ennuie. Force leur est pourtant de se résoudre
aux stations ; les événemens ne peuvent pas courir
comme la pensée. Hélas ! le mouvement de rotation ne
recommencera que trop tôt , et n'ira que trop vite .
(90 MERCURE
DE FRANCE.
Et puis , quand on le voudrait bien , comment les
servir à souhait ? Quand les moindres détails sont des
problèmes , quel autre sentiment peut-on exprimer que
de doute ? M. Ponsonby se meurt , dit l'un ; il est beau-
-coup mieux , dit l'autre. Le duc de Wellington insulte
à son pays par un faste asiatique ; le duc de Wellington.
parcourt les rues à pied comme un simple bourgeois .
Veut-on quelque chose de plus encore ? Hier , grande
rumeur contre deux journalistes qui heurtaient aux
-portes de l'académie ; aujourd'hui les deux journalistes
protestent qu'ils n'ont pas songé à quitter les rangs des
profanes. Voilà pourtant comme nous connaissons ce qui
se passe autour de nous. Que dirai-je de ce qui se passe
au loin ? Le dey d'Alger prépare de sanglantes représailles.
Le dey d'Alger , occupé de Tunis et des insurgés
de Bona , s'occupe fort pen de nous . La terre
de Sésostris , sous le gouvernement de son pacha , va
reprendre son ancien lustre. Ce pacha n'est qu'un
avide exacteur , qui protite de la guerre intestinee pour
s'enrichir. Après cela , qu'on apprécie la bonne foi , la
justice, et sur-tout la modestie de ceux qui se hérissent de
fureur à la moindre apparence d'une conjecture opposée
à leurs vues. Il y a de la hardiesse , en effet , à bâtir une
conjecture , mais il y a de l'ineptie à combattre des
conjectures présentées comme telles , par d'autres ,
moins probables , présentées comme dogmes...
Voici pourtant en gros ce que je trouve moins douteux
dans les situations et dans les récits .
Depuis que la loi sur la suspension de l'habeas corpus
a passé , l'Angleterre est assez tranquille. C'est stupeur
chez les uns ; ils sont comme des hommes terrassés par
le malheur . C'est besoin de reprendre baleine chez les
autres ; je les comparerais volontiers à un boxeur qui
-sørt victorieux d'une lutte où il a laissé quelques dents .
Pour peloter la chambre des communes s'est occupée
de la pétition d'un M. Evans,, prisonnier d'Etat,
M. Bennet appuie cette pétition . M. Barham demande
une enquête , mais le tout en vain .
8:
On commence à revenir du système prohibitif.
Les fabricans de coton trouvaient encore les prohibitions
actuelles trop douces ; c'est qu'ils n'envisagent
que le présent et le moi. Il paraît que les doctrines opJUILLET
1819. 91
-
posées prennent faveur au parlement. « Je crois , a dit
M. Hutkisson , qu'il est nécessaire de montrer aux
étrangers que nous ne sommes pas disposés à porter
-« plus loin ce système de prohibition qui ne peut que
provoquer des haines et des querelles » . M Hutkisson
a raison. Veut on éprouver un principe ; qu'on outre
les conséquences . Il soutiendra l'épreuve s'il est certain ;
s'il ne l'est pas , il conduira droit à l'absurde . Or , supposez
les prohibitions réciproques ; dans cet état de de-
Gance générale , que devient le commerce , qui n'e est que
confiance ! On n'est pas assez pénétré de cette maxime ,
assez bannale pourtant , qui veut la fin veut les moyens .
Les ateliers ont été respectés tant que la loi a puni de
mort les destructeurs des ateliers ; le tumulte a recommencé
quand la loi s'est adoucie. Il paraît qu'elle va reprendre
sa rigueur ; telle est au moins l'opinion du proeureur-
général , et son opinion s'appuie sur la meilleure
de toutes les preuves , l'expérience .
munding
M. Taylor , au nom de l'humanité , réclame des
secours en faveur des colons de Terre-Neuve ; il ajoute
aussi , au nom de la justice . Là- dessus , le chancelier
de l'échiquier demande si c'est le gouvernement qui a
forcé les colons à s'établir dans cette île . D'autres parlent
de convertir ces secours en primes . Ici la question
s'élève plus haut . Le système des primes , est-ce un bon
système ? Il a pour lui l'exemple de la France ; mais
cet exemple déplaît à M. Robinson . A Dieu ne plaise
dit- il , que l'Angleterre suive tous les exemples de mauvaise
politique qu'il plaira aux autres nations de lui
donner...
Cette question est d'an très-haut intérêt , et je suis
loin , quant à moi , de la regarder comme résolue .
M. Hammersley demande si le ministère ne songe pas
au remboursement des dix-neuf millions sterling qui
sont dus par l'Autriche. Lord Castlereagh s'enfonce
dans la réserve diplomatique , et le parlement n'apprend
rien.
Dans un autre continent , la fière rivale de l'Angleterre
garde la dignité de son attitude et le secret de
ses desseins. M. Monroc visite les frontières et les côtes ,
et les chantiers de l'intérieur ; il s'arrête avec attendrissement
devant les monumens de la gloire américaine ;
92 MERCURE
DE FRANCE
.
il encourage , on pourrait même dire qu'il rassure les
citoyens. Ce voyage ressemble à une préparation.
Aux portes des Etats-Unis la guerre s'allume entre
des hommes d'une même nation ; et ces hommes sont
des commerçans. Il s'agit de la compagnie dite de la
baie d'Hudson , et de la compagnie dita de Nord-West ,
Deux commissaires anglais sont partis de Quebec pour
apaiser ces querelles . Y réussiront - ils ? Les deux armées
portent écrits sur leurs bannières ces trois mots
qu'on a traduits dans toutes les langues , auri sacrafames.
Si c'était aussi la devise des arbitres , le procès ne serait
pas près de se terminer.
Pétion et la république de Buenos -Avres se bravent
et se défient . Le premier confisque des prises envoyées
dans ses ports sous le pavillon de la république ; l'autre
saisit par représailles les vaisseaux haïtiens . Cette même
république est loin de la tranquillité qui lui serait nécessaire.
Les noirs l'attaquent , les Portugais lui résistent ,
ses propres enfans conspirent contre elle ; mais il ne
paraît point que tant d'obstacles la rebutent ; inquiète ,
ombrageuse comme toutes les républiques , mais fière en
proportion du danger , elle trouve une armée pour assiéger
Monte-Video , une flotte pour tenir les mers ,
elle répond à Lecor , qui lui demande son amitié , du
ton dont le sénat romain répondait à Pyrrhus. C'est en
les envoyant aux Etats- Unis , qu'elle punit ceux qui la
troublent ou la trahissent . Je ne suis point assez hardi
pour décider entre Genève et Rome , et mon souhait le
plus vif serait que Genève et Rome ne fissent qu'un .
Mais qui peut s'empêcher d'observer ici qu'il y a beau
coup de vie dans un peuple libre , et que ce mot de
trie est une grande puissance ?
pa-
La manie des émigrations précède ou suit toujours les
grands événemens . Cela s'explique pour les crises passées;
on fuit des cendres et des ruines. On l'explique aussi pour
les crises à venir , en reconnaissant que Dieu a mis dans
l'homme un instinct secret pareil à celui qui avertit les
oiseaux avant la tempête. Il se manifeste alors un malaise
général . On rêve de pays inconnus , l'imagination recule
les bornes du globe , comme pour y chercher un asile
inaccessible aux passions humaines. Les Hollandais , les
Suisses et les Allemands se pressent sur l'Amerique , et
JUILLET 1817
93
les Américains se pressent sur des contrées où nul enfant
d'Europe n'est encore parvenu.
-
Revenons à cette Europe. Les nouveaux décrets
du roi Ferdinand n'ont jusqu'ici produit que des murmures
et du discrédit ; on craint que le ministre des
finances ne puisse garder son poste . Le ministre de la
guerre (comte de Campo Sagrado) se retire à Valence.
Le jugement de Lascy , long- temps différé , est trèsprochain.
On ajourne les nouvelles mesures jusqu'au
jer janvier.
De tous ces tiraillemens , de toutes ces incertitudes ,
il sort une bien vive lumière pour qui n'est point résolu
de fermer les yeux . Donnez -vous une constitution , vous
aurez une ancre . Le vaisseau pourra souffrir , il pourra
dériver , mais il ne périra point.
-
Le ci-devant abbé de Saint-Gall a professé contre
la circulaire du canton de Saint-Gall. Voilà une guerre
de plume bien établie . Il est à présumer que celle-ci ne
troublera point l'Europe.
-Une protestation d'un genre plus noble est celle
des habitans de Parga. Ce petit pays qu'on nomme l'oeil
et l'oreille de Corfou , craint d'être livré au plus ancien
et au plus cruel de ses ennemis , le pacha de Janina .
Ces pauvres gens invoquent la foi des traités , la religion
commune , l'humanité.
-Le pamphlet du colonel Massenbach circule et
prospère . Le fougueux colonel attaque le projet de
constitution wurtembergeoise , précisément par le côté
contraire à celui par où les prélats et les médiatisés
ont eu dessein de l'ébranler . Tandis qu'il n'y a que
deux élémens constitutifs , dit-il , le roi et le peuple ,
en vertu de quel raisonnement doit -il exister trois élémens
représentatifs ? Si les assemblées électorales sont
présidées par les baillis , quelle autre volonté sera feprésentée
que la volonté royale ? Suffit-il que les chambres
s'entendent avec les commissaires du gouvernement
pour que la nation soit instruite de ses besoins
et de ses ressources , et tout le contrôle des états se
bornera-t-il à vérifier des additions ? On parle de l'inviolabilité
des représentans ! Triste inviolabilité , d'après
laquelle ils seront trainés de la tribune à l'échafaud !
inviolabilité semblable à celle des Egmont et des Sidnei ,
94
MERCURE
DE FRANCE
.
On voit , par cet échantillon , que le colonel n'écrit pas
en courtisan ; il vit cependant tranquille dans ses terres .
Paris a joyeusement célébré l'anniversaire du
8 juillet . Le Roi parcourait les rangs en calèche decouverte.
Des acclamations unanimes ont éclaté à son
passage. Nous attendons avec confiance l'exécution de
la plus patriotique loi qui depuis long- temps soit sortie
des chambres . On assure que , dans deux mois , les
colléges électoraux seront assembles. Sur tous les points
du royaume le calme est rétabli .

+
Un arrêt de la cour rovale occupe les esprits ..
Les collatéraux d'un sieur Martin , ex - religieux , et
marié , réclamaient son héritage ; la veuve de Martin
réclamait l'exécution des lois qui légitiment leur union .
Cette fois les principes ont prévalu. La cour a bien senti
qu'en rendant hommage à la morale au détriment de
la foi publique , on lui faisait perdre d'un côté bien
plus qu'elle n'aurait gagné de l'autre .
«
$ -On lit dans une gazette étrangère , ces lamentables
détails sur la misère profonde où sont tombés les
habitans d'Appenzel. « Une poignée de son a été , pour
quelques- uns , une nourriture sur laquelle ils se sont
jetés avec avidité ; d'autres se sont mis à brouter
« l'herbe. Une bonne année ne leur apportera point lé
<< soulagement qu'elle fait espérer ailleurs . Elle ne leur
« donnera ni travail , ni denrées , puisque cette peu-
<< plade ne vit pas du produit de ses terres , mais de la
« fabrication des toiles de coton qui a cessé mainte-
« nant. Tel est l'état des Appenzelois qui se sont asso-
«< ciés à nos dangers dans le temps de nos alarmes , qui
« ont gardé nos murs , nos familles et nos biens ; qui ont
« partagé nos veilles , nos travaux et nos joies , que nous
« avons vus pleins de courage , prêts à donner leur vie
« pour notre défense. Les chants de liberté et de bon-
« heur qu'ils ont fait entendre au milieu de nous ont
« cessé sur leurs montagnes ; il n'y règne aujourd'hui
« que le morne silence d'une détresse sans ressources.
Ils ont été nos frères d'armes , ne serons- nous pas
« leurs frères d'infortune ? Ils ont été avec nous , quand
« nous avions besoin d'eux , ne serons - nous pas avec
<«< eux aujourd'hui qu'ils ont besoin de nous . »>
Les différends entre les cours de Stockholm et de
JUILLET 1817,1 14
Copenhague touchent à lear fin . Grâce à la médiation
de l'Autriche , on espère qu'il en sera bientôt de même
de ceux qui existaient entre les cours de Dresde et de
Berlin .
L'empereur de Rassie accorde au port d'Odessa
franchise illimitée pour trente ans.
La diète germanique entrera bientôt dans ses
féries , car elle préfère cette dénomination à cette
d'ajournement. En attendant , elle s'est occupée à régler
toutes les relations possibles des co - Etats entre eux , ét
avec les Etats étrangers , et avec l'Etat germanique qui
est la confédération , c'est-à- dire l'unité idéale ; eufin ,
entre les souverains et les sujets pour la partie conten-7
tieuse . Tout cela forme un ensemble très -compliqué 3
mais l'Allemagne à l'habitude et le goût de ces procédés
solennels et de ces formes composées qui peu→
vent bien retarder le mouvement , mais qui du moins
amortissent les chocs.
NOUVELLLES DÉTACHÉES. Le prince royal des Pays-
Bas est tombé de cheval. Sa chute n'est point dangereuse.
- Le prince royal du Brésil prendra désormais le
titre de prince du royaume- uni du Portugal , du Brésil
et des Sarves.
-Le lieutenant-général comte de Czernichef est
arrivé de Bruxelles à Pétersbourg.
S. A. R. la duchesse de Berry touche au terme
de sa délivrance.Vingt- quatre coups de canon annonceront
la naissance d'un prince ; et douze coups de canon
celle d'une princesse.
- On écrit de Calais l'escadre russe a mis à la
voile le 3 juillet . Elle ramène une partie du contingent
russe
- ་
On écrit de Nîmes qu'à la suite. d'un éclair trèsvif,
des étoffes de coton que l'on venait de laver et
d'étendre sont pris une couleur jaune et une odeur de
soufre que rien n'a pu leur ôter.
-Le gouverneur de Ténériffe a remporté quelques
avantages sur les corsaires indépendans. Son dessein
était d'envoyer en Amérique un régiment composé de
prisonniers et de déserteurs ; mais ce projet aurait eu
le double inconvénignt de rainer les fabriques des Ca96
MERCURE
DE FRANCE
.
naries , et de grossir les forces des insurgés. Ce gouverneur
est un homme de mérite ; il cultive les lettres ;
il les encourage grâces à lui , l'île aura un journal.
Sera-ce un bienfait?
les
-
Le 19 de ce mois , on doit mettre en jugement
personnes prévenues d'avoir fait partie d'une société
connue sous le nom du Lion dormant.
Un accident affreux , causé par l'imprudence d'an
ouvrier , à fait sauter la mine de charbon établie près
de Chester- Street en Angleterre. On a trouvé plus de
vingt cadavres sous les ruines .
Un météore , aperçu dans les Etats-Unis , a fait
une explosion qu'on a entendue à plus de deux cents
milles .
-Un boxeur anglais a péri dans la lutte . Quelques
spectateurs voulaient séparer les combattans ..... Mais il
y avait des paris !
BENABEN.
Sion , ou les Merveilles de la Montagne sainte ,
poëme en trois chants ; par J. L. Boucharlat , membre
de la Société royale académique de Paris. Chez Alex.
Eymery , libraire , rue Mazarine , n. 3o .; et chez
P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
C'est avec un véritable talent que l'auteur a peint la touchante
simplicité des moeurs antiques , le vertueux amour de
Rébecca et la tendresse maternelle de Sara. Le sacrifice d'Abraham
présente par lui-même une des situations les plus pathé
tiques , et les vers de M. Boucharlat ajoutent un nouveau charme
à cet intéressant sujet.
Poésie.
TABLE.
Les Montagnes Russes ; par M. D .........
Nouvelles littéraires. Zuma ou la Découverte du
Quinquina ( analyse ) ; par M. Esménard.
L'Ermite en Province. Le Berceau d'Henri IV; par
M. de Jouy.
Correspondance.
Annales dramatiques .
Pag. 49
54
61
77
$6
Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine ; par -
M. Bénaben.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUČKE,
mmmmm
MERCURE
DE FRANCE.
mmmm
SAMEDI 19 JUILLET 1817.
mmmmmu
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
ии
mu
Fragment d'une tragédie inédite , intitulée Constantin .
Acte 3º. Scène ire.
CONSTANTIN , MAXIMIEN. Suite.
CONSTANTIN.
Seigneur , lorsqu'en ce jour auguste et solennel ,
Je cours me prosterner aux pieds de l'éternel ,
Et que, las d'encenser d'impuissantes images ,
Aux autels du très-haut je porte mes hommages ,
Verrai-je , à mon exemple , un jour , Maximien
Rejeter ses faux dieux pour adorer le mien ?
Lui seul, n'en doutez point , est le dieu qu'il faut croire (1) ;
Du séjour des élus qu'il invite à sa gloire ,
Il dispose à son gré des peuples et des rois ,
Et la nature entière obéit à sa voix .
MAXIMIEN.
Je m'en faisais , seigneur, une toute autre idée .
Un obscur novateur sorti de la Judée ,
Expiant sur la croix sa folle mission ,
N'avait rien d'imposant aux yeux de ma raison.
( 1 ) Hémistiche d'Athalie .
TOME 3
7
RO
98 MERCURE DE FRANCE.
Pour des êtres si fiers quelle triste origine !
Le dernier des chrétiens cependant s'imagine ,
Qu'établi pour juger tous les cultes divers ,
Il doit à sa folie asservir l'univers .
Ils traitent d'insensés nos dieux et nos oracles .
Je n'approfondis point de prétendus miracles ,
Trop fabuleux récits qui n'ont d'autre garant
Que la credulité d'un vulgaire ignorant :
Des cultes , vrais ou faux , c'est la ruse ordinaire.
Qu'à la voix de nos dieux , qu'au bruit de leur tonnerre,
L'univers effrayé courbe un front suppliant ,.
Un tel culte du moins n'a rien d'humiliant.
Mais quel est donc ce dieu qu'ils veulent qu'on révère ?
CONSTANTIN.
Demandez-le , seigneur, aux rochers du calvaire !
Demandez au trépas , par quel secret nouveau ,
Transfuge du cercueil , et vainqueur du tombeau ,
Il reprit dans la mort sa majesté première ,
Et monta vers les cieux tout brillant de lumière .
Que dis-je ? démentez ces prodiges nombreux
Accomplissant les jours prédits chez les Hébreux ?
Le sauveur est mourant ! quelles pompes funèbres !
Il meurt , et le soleil s'éteint dans les ténèbres ;
Des astres consternés la marche s'interrompt ,
Et la foudre partout à la foudre répond.
Sont- ce là des témoins vendus à l'imposture ?
Est- ce ainsi qu'un mortel commande à la nature ?
MAXIMIEN .
Je vous l'ai dit , seigneur : soit amour de mes dieux ,
Soit raison , les chrétiens me sont tous odieux.
Leurs moeurs que l'on nous vante et que j'ai démasquées ...
CONSTANTIN.
Nommez donc des vertus qu'il n'aient point pratiquées ?
Simples , mais résignés , ils meurent en héros.
Leur secte qui s'accroît sous le fer des bourreaux ,
Triomphante et joyeuse au milieu des supplices ,
Semble de la torture emprunter ses délices .
Quel genre de tourmens n'a- t- on point inventé ?
Souvent le bourreau même en fut épouvanté ,
Et pâle , et comme atteint d'une foudre imprévue ,
JUILLET 1817. 99
Désertait la victime , ou tremblait à sa vue .
Bientôt chaque pays luttant d'impiété ,
Rivalisa contre eux d'ardeur , de cruauté .
De ce feu destructeur vous vîtes les
ravages
Quand des rives du Tibre aux plus lointains rivages
De Dioclétien l'épouvantable édit ,
Sur cent mille chrétiens tout -à-coup s'étendit;
Que n'ont-ils point souffert ! là le bûcher s'allume.
Aux champs de Babylone , un feu lent les consume (1 ) .
L'Arabe les égorge ; et là , le plomb fondu
Dans leurs flancs embrâsés lentement répandu ,
De leur dernier soupir prolonge la torture ;
Raffinemens cruels dont frémit la nature .
O spectacle sanglant ! que n'a-t-on point tenté
Pour fléchir leur courage ou leur fidélité !
Dans leur sein palpitant j'entends crier la scie ;
Tandis que surles monts de l'âpre Béotie
Deux arbres avec force , un instant rapprochés ,
Emportent dans les airs leurs membres arrachés.
A Rome , rassemblés dans un amphithéâtre ,
(Rome de ses faux dieux toujours plus idolâtre ),
Par l'ordre de Maxence on les voit aujourd'hui
Déchirer par des ours moins féroces que lui.
Cependant , quel que soit le supplice ou l'injure ,
Un seul se permet-il une plainte , un murmure ?
Ont-ils , pour résister à tant d'oppression ,
Eveillé parmi nous quelque sédition ;
Au meurtre , à la révolte excité nos provinces ,
Et refusé leur sang , même aux plus mauvais princes ?
Loin de là : de leur maux ils plaignent les auteurs ,
Et meurent en priant pour leurs persécuteurs .
MAXIMIEN .
Que ne peut , quelquefois , l'aveugle fanatisme?
CONSTANTIN.
Le mensonge , seigneur, n'a point cet héroïsme .
L'erreur est moins superbe à l'aspect du danger,
Et j'en crois des témoins qui se font égorger (2).
( 1 ) Plusieurs de ces faits historiques ont été pris dans les
Martyrs de M. de Châteaubriaud.
(2) Mots sublimes de Pascal.
7.
TOO
MERCURE DE FRANCE.
MAXIMIEN .
Il est de ces efforts que l'orgueil nous suggère.
Malgré quelques vertus qu'en eux l'on exagère ;
Plus d'un crime à leur secte ici fut imputé.
Sur Dioclétien que n'ont-ils point tenté ?
Vantait-il leur douceur, lorsqu'à Nicomédie
La torche en son palais promenait l'incendie ?
Ils l'osèrent deux fois : c'est assez pour juger
De leurs desseins , seigneur , s'ils pouvaient se venger.
CONSTANTIN .
Il est aisé , seigneur, de confondre l'envie ,
Sur un fait dont la haine a cru noicir leur vie .
D'un complot si cruel , qui ne doute en effet ?
Galère les accuse , et lui seul a tout fait.
De Dioclétien connaissant la faiblesse ,
Il voulut par ce crime effrayer sa vieillesse ;
Lui montrer les chrétiens terribles , dangereux ,
Et changer en fureur l'amour qu'il eut pour eux.
C'est ainsi qu'il obtint cet édit sanguinaire ,
Triste fruit des terreurs d'un prince octogénaire .
Rome , ou plutôt l'empire est d'accord sur ce point .
Et vous-même , seigneur , vous ne l'ignorez point.
MÁXIMIEN ( avec ironie ).
Un jour les nations les prendront pour modèles .
CONSTANTIN .
Où donc trouverez -vous des vertus plus fidèles ?
Sujets non moins soumis qu'intrépides soldats ,
A la voix de leur prince ils volent aux combats ;
Ils ne recherchent point les honneurs , ni la gloire ,
Et sans briguer la palme ils donnent la victoire .
Je la leur dus souvent ; et contre les Gaulois ,
Ils eurent quelque part , seigneur, à vos exploits.
MAXIMIEN .
Ils n'ont fait en cela que ce qu'ils devaient faire.
Mais doit-on s'étonner qu'en mon coeur je préfère
A des guerriers jaloux , détracteurs de ma foi ,
moi? Le soldat qui mourut pour mes dieux et pour
Que ma haine , après tout , cède ou reste inflexible ,
Quel pacte , entre eux et moi , désormais est possible ?
JUILLET 1817 .
101
Pourraient-ils , si j'allais dans leur temple m'offrir ,
Oublier tous les maux que je leurs fis souffrir ?
Ma main qui dans leur sang , tant de fois s'est plongée ;
La légion thébaine , à ma voix , égorgée ( 1) ;
Son chef meme (2 ) , envoyé par mon ordre au trépas :
Ce sont là de ces traits qu'on ne pardonne pas.
Je ne serais pour eux qu'un objet de scandale .
CONSTANTIN.
Que vous connaissez peu leur sublime morale !
Leur dieu qui sur la croix souriait à la mort ,
Pardonne à la faiblesse et fait grâce au remord ;
Et loin de vous hair , chacun d'eux au contraire ,
Eprouverait pour vous les sentimens d'un frère .
MAXIMIEN .
Non , non , de leur pitié j'aurais trop à rougir ;
Ma haine est inflexible et la leur peut agir !
CONSTANTIN.
Puisque mon amitié , dans ses voeux repoussée ,
N'obtient pas le succès dont elle s'est bercée ,
Et que perdant , seigneur , l'espoir de réussir,
Elle voit le bandeau sur vos yeux s'épaissir
Souffrez que , sans vouloir insister davantage ,
Je déplore une erreur que Faustine partage .
Veuille le dieu des dieux quelque jour vous changer.
Nous , marchons à l'autel .....
ÉNIGME .
PELLET , d'Epinal.
Je suis propice aux larcins de l'amour ,
A l'art du peintre , aux embûches du traître ;
Et le même moment où je reçois le jour
Est l'instant où je cesse d'ètre.
( Par M. JOHN Petit-Senn.)
CHARADE .
Dans mon entier tu trouves , cher lecteur ,
Un favori de l'aimable Thalie ;
Si de me diviser il te prend fantaisie ,
Mon premier est pronom , mon second une fleur.
(Par M. Ferdinand D **.)
Cette légion était composée de six mille hommes.
(2) Saint-Maurice.
102 MERCURE
DE FRANCE .
LOGOGRIPHE .
Quand le printemps revient embellir la nature ,
Rendre l'éclat aux fleurs , aux ormeaux la verdure ,
Les bosquets et les bois répètent mes accords.
Pour me trouver , lecteur , faut-il donc tant d'efforts ?
Mes neufs pieds désunis , cherche dans ma substance
Ce qui fait d'un Etat le soutien , la puissance ;
Un métal précieux ; un grand législateur ;
Puis un fleuve; une note ; un pronom , une fleur ;
Des lointaines forêts le redoutable maître .
Mais j'en ai dit assez , et tu dois me connaître.
(ParM. PROTAIS.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro,
Le mot de l'énigme est trame ; celui de la charade ,
vinaigre ; et celui du logogriphe , soie , où l'on trouve
oie.
NOUVELLES LITTERAIRES .
Questions sur la Législation de la Presse en France;
par M. B. de Constant ; deuxième édition. Prix :
2 fr. Chez Delaunay , libraire , au Palais - Royal.
1
Il ne nous conviendrait nullement de donner des
éloges à un livre publié par un de nos collaborateurs ,
Néanmoins la brochure que nous annonçons a produit.
assez d'effet pour que nous nous croyions obligés d'en
rendre compte , mais sans prononcer aucun jugement
sur le mérite de l'ouvrage , et en nous bornant à une
JUILLET 1817 . 103
analyse exacte des idées qu'il contient , rapportées
dans l'ordre même qu'a suivi l'auteur.
Il commence par rechercher quelle intention le gouvernement
et le ministère ont manifestée , en présentant
la loi sur la presse , et d'après quelle conviction
les chambres ont adopté cette loi . Les premières pages
sont destinées à rappeler les principes professés , tant
dans les ordonnances du Roi , qu'à la tribune par les
ministres et les députés défenseurs des ministres . A la
suite de cet exposé , qui se compose de citations puisées
littéralement dans le journal officiel , l'auteur
conclut ainsi :
« Il en résulte ( de ces citations ) , que la loi proposée
dans la dernière session , relativement à la presse ,
a été présentée par le ministère , comme un adoucissement
à la législation existante ; que les ministres ont
déclaré qu'ils voulaient que la presse fût plus libre ,
lés auteurs plus en sûreté qu'ils ne l'étaient précédemment
; qu'ils se sont appuyés de l'augmentation de liberté
accordée aux livres , pour obtenir de sévères
restrictions à l'égard des journaux ; que les orateurs
qui ont parlé dans le sens ministériel ont professé la
même doctrine ; qu'on peut regarder leurs discours
comme ayant essentiellement contribué à l'adoption de
la loi , et par conséquent comme ayant été aux yeux
des deux chambres , des engagemens qu'ils prenaient au
nom du gouvernement , engagemens d'autant plus formels
et irrécusables , que plusieurs d'entre eux n'étaient
pas simplement pairs ou députés , mais ministres
ou commissaires du roi , et parlaient officiellement en
cette qualité ; enfin , qu'après les débats des chambres
et les réponses des dépositaires de l'autorité , la France
a dû penser que la liberté de la presse était plus assurée
et mieux garantie qu'auparavant . »>
104
MERCURE DE FRANCE.
Dans le deuxième chapitre , M. Benjamin de Constant
explique pourquoi il est utile d'examiner quelles
règles le ministère public a cru devoir suivre dans deux
procès qui ont eu lieu depuis la promulgation des lois
sur la presse.
« Dans les procès , dit-il, dont il est question , des doctrines
ont été établies , qui , si elles sont admises , auront,
pour l'avenir , une grande influence . MM. les avocats
du rọi ont mis en avant des maximes qui forment une
jurisprudence nouvelle car c'est sur - tout dans la législation
de la presse que s'introduira naturellement la
jurisprudence des traditions , des arrêts , et de ce que
les Auglais nomment Précédens . Tout ce qui a rapport
aux écrits se décidera et devra se décider beaucoup
plus par des considérations morales que par la lettre
de la loi . Les tribunaux , appelés à prononcer sur ces
matières , s'appuieront nécessairement sur l'autorité des
décisions antérieures . Ces décisions leur serviront de
règles dans des affaires souvent fort délicates , fort compliquées
, et sur lesquelles , d'ici à quelque temps , le
défaut d'expérience se fera péniblement sentir aux juges
et aux jurés , si enfin les jurés sont établis dans ces
causes , comme il faut qu'ils le soient , sous peine de
rendre toutes les garanties illusoires . Nos premiers pas ,
dans cette carrière , où aucune route n'est encore frayée,
en marqueront une , qui , bonne ou mauvaise , droite
ou tortueuse , nous tracera , malgré nous , notre marche
à venir .
་ <«< Il est donc utile , il est urgent que la jurisprudence
dont MM . les avocats du roi ont posé les bases , soit
examinée . Si elle est d'accord avec les discours des ministres
, et avec les principes émis dans les deux chambres
par les orateurs ministériels , l'intention annoncée
par le gouvernement est remplie . Si , au contraire,
JUILLET 1817 105
cette jurisprudence est subversive de toute liberté de
la presse , s'il en résulte qu'aucun écrivain ne peut
écrire une ligne , ni défendre ce qu'il a écrit , sans encourir
des peines sévères ; si , tandis que les ministres ont
déclaré , en présentant la loi , que la liberté de la presse
était le flambeau du gouvernement , les organes de l'autorité
, en appliquant la loi , étouffent cette liberté , il
est clair , ou que la loi n'atteint pas le but que les ministres
s'étaient proposé , ou que les magistrats se trompent
dans l'application qu'ils font de la loi .
<< Soit qu'on adopte ou l'une ou l'autre de ces hypothèses
, toujours est- il nécessaire de les examiner. Si
la première se trouve fondée , les inquiétudes que la
poursuite et l'issue des deux procès qui viennent d'avoir
lieu ont causées , à tort , à beaucoup de personnes , se
çalmeront , et nous pourrons nous livrer à toute notre
reconnaissance pour le ministère ; et si , par hasard , la
seconde hypothèse s'était réalisée , ce serait à la fois un
hommage ; et si le mot n'est pas trop présomptueux ,
un service à rendre aux ministres , que de leur montrer
que , malgré la réplique éloquente et profondément
sentie de l'un d'eux , ce qu'il a déclaré ne pouvoir pas
arriver , arrive ; que la loi qu'il a fait adopter a , je ne
dis pas un autre but , mais un autre effet celui
que
qu'elle promettait d'avoir , et que le bienfait , quoiqu'il
ne soit certainement pas un piége dans l'intention de
ses auteurs , a pourtant les inconvéniens d'un piége .
Alors ces ministres éclairés et amis du bien, imprimeront
sans doute aux agens de l'autorité une autre
direction ; et les magistrats qui parlent au nom du Roi ,
ne se tromperont plus sur sa volonté , manifestée aux
chambres et à la France.
« Les deux écrivains dont la poursuite et la condamnation
font l'objet des réflexions qu'on va lire , me
1.06
MERCURE
DE FRANCE.
sont parfaitement étrangers . Je ne les ai rencontrés
nulle part ; j'ignore quelles sont leurs relations privées ,
et je ne me suis point informé de leurs principes politiques.
Le livre du premier d'entre eux n'est jamais
parvenu jusqu'à moi . J'ai lu la brochure du second , et
j'y ai trouvé, avec quelques vérités générales et plusieurs
traits spirituels , des expressions peu convenables.
Je ne suis donc partial ni pour les individus que je n'ai
vus de ma vie , ni pour les ouvrages , dont l'un m'est
inconnu , et dont j'aurais été plutôt disposé à désapprouver
l'autre. C'est la doctrine établie par le ministère
public dont j'ai l'intention de m'occuper .
« Cette doctrine peut être réduite aux cinq axiômes
suivans :
« 1º. Qu'on peut interpréter les phrases d'un écrivain
et le condamner sur ces interprétations , même quand
il proteste contre le sens qu'on donne à ses phrases ;
<«< 2° . Qu'attaquer les ministres , c'est attaquer le Roi ;
« 3°. Qu'on peut combiner , avec le Code actuel , les
lois antérieures , et les appliquer à des écrits publiés
sous l'empire des lois existantes ;
« 4° . Qu'un accusé peut être puni pour la manière
dont il se défend ;
«< 5°. Que l'imprimeur qui a rempli toutes les formalités
prescrites , peut néanmoins être condamné .

« Que ces axiômes viennent d'être professés par le
ministère public , est un fait , dont je fournirai plusieurs
démonstrations successives , par des extraits fi
dèles des réquisitoires et des plaidoiries de MM. les
avocats du roi. Ces axiômes sont- ils constitutionnels ?.
Sont-ils d'accord avee la liberté qu'on nous a promise ?
Sont-ils compatibles avec celle de la presse , sous
quelque forme qu'on la conçoive ? Telles sont les questions
que je vais soumettre aux représentans de la náJUILLET
1817 . 107.
? tion , comme gardiens de ses droits ; aux ministres
comme exécuteurs des intentions royales ; aux simples
citoyens , comme intéressés également à ce que la licence
ne soit pas encouragée , et à ce que la liberté
légale ne soit pas détruite.
« Je déclare que je n'inculpè les intentions de personne
; qu'en indiquant les conséquences qui me paraissent
résulter de la doctrine que MM. les avocats du
roi ont établie , je suis convaincu que si ces conséquences
sont telles que je pense , ils ne les ont pas prévues
; qu'il en est de même du tribunal de première
instance , dans un jugement dont l'esprit me semble
peu conforme aux principes de la constitution et aux
vues du législateur , et que si , malgré les soins que je
mettrai à réitérer cette déclaration , il m'échappe l'expression
d'un doute à cet égard , ce sera contre ma volonté
et à mon insu . »
Dans un second article nous suivrons l'auteur dans
son examen des doctrines du ministère public.
L.
VICTOIRES , CONQUÊTES , Désastres et Guerres civiles
des Français , de 1792 à 1815 ; par une société de
militaires et de gens de lettres ( 1 ) .
Il y a , dans la destinée des peuples , des circonstances
, pour ainsi dire , miraculeuses que les calculs
de la froide raison ne peuvent déterminer , et qui dé- '
jouent les suppositions les mieux établies par la vieille
expérience. A juger du sort prochain de la France par
(1) Deuxième volume , orné de sept planches , dont trois dou
bles. Prix : 6 fr . 50 c. , et 8 fr. , par la poste. A Paris , chez
C. L. F. Panckoucke , éditeur , rue et hôtel Serpente , n. 16.
108 MERCURE DE FRANCE.
sa situation au mois d'août de l'année 1793 , qui n'au→
rait pas pensé qu'elle dût succomber sous tant d'efforts
réunis contre elle ? Cette grande et première énergie
qui avait sauvé la nation des périls imminens qui la
menaçaient en 1792 , paraissait abattue . Repoussées
jusque en-deçà des frontières , ses armées découragées
reculaient devant un ennemi qui naguère fuyait devant
elles. Le cratère de la guerre civile , plus actif que
jamais , jetait sa lave incendiaire sur presque toutes les
parties du sol ; les provinces de l'Ouest étaient embrasées
; la seconde ville du royaume en population , et
la première en industrie , voyait ses citoyens tomber
sous le fer de leurs concitoyens , et ses murs abattus par
la sape révolutionnaire ; le port de Toulon et sa brillante
marine étaient au pouvoir de nos éternels rivaux
et de nos plus redoutables ennemis ; les remparts de nos
forteresses s'écroulaient sous le canon des étrangers vainqueurs
; une faction dominatrice , impie, établissait dans
chaque cité l'instrument du supplice , et les Français
de tous les rangs , la vertu , la beauté , l'innocence périssaient
sur le même échafaud que les vrais criminels.
rougissaient rarement de leur sang,
Qui pouvait prévoir l'issue d'une pareille crise ? Le
même gouvernement révolutionnaire , auteur de tous
ces maux , par des combinaisons qui vont , pour ainsi
dire , au- delà du possible , rend aux soldats de la patrie
leur intrépidité , et , par la terreur au glaive étincelant
qu'il place derrière eux, il leur fait braver le fer ennemi ;
semblables à ces horribles Thessaliennes qui , par leurs
épouvantables charmes et leurs paroles magiques , font
descendre la vie dans des corps inanimés , ces hideux
magiciens politiques pénètrent les coeurs des sentimens
les plus héroïques , et ont le pouvoir d'inspirer ces
vertus énergiques et sublimes , pour eux mêmes si étran
JUILLET 1817. 109
gères . Pourrait-on douter de la vérité de cette esquisse
sürprenante ? qu'on ouvre le second volume des Annales
militaires que vient de publier M. Panckoucke .
Cependant , il convient de dire aussi qu'un esprit de
confusion s'est introduit au milieu des armées alliées ;
et peut - être est-ce encore un effet des conjurations magiques
de nos révolutionnaires ? Les puissances étrangères
semblent hésiter, quand il faut faire les derniers efforts,
et paraissent retenir, au milieu de sa descente accélérée,
cette énorme masse qui doit écraser laFrance soulevée;
et cette masse va être rompue, dispersée dans les champs
de Hondtschoote , de Watignics et de Tourcoing . Dè: -
lors la chance des combats devient presque toujours
favorable aux républicains . Les Vendéens , vivement
pressés et poussés par la fatalité sur l'autre rive de la
Loire , qui servit souvent de barrière à leurs adversaires
, vont chercher la mort sous . les remparts de
Granville , au milieu des rues du Mans et dans la plaine
de Savenay . Les habitans de Lyon fuyent au milieu
des débris fumans de leur cité forcée d'ouvrir ses
portes , et un grand nombre d'entre eux ne peut échapper
à la vengeance de ceux qu'ils n'avaient pas craint
de braver. L'Anglais et l'Espagnol , abandonnant les
murs de Toulon , remontent sur leurs vaisseaux qu'éclaire
l'incendie qu'ils ont eux-mêmes allumé. Quelle
longue suite d'événemens extraordinaires dans le court
espace des derniers mois de 1793 ! et quelle année plus
abondante en choses et en faits qui tiennent du prodige
que cette année 1794 , à jamais mémorable dans
les annales du monde ! Laissons parler les auteurs de
l'ouvrage dont nous rendons compte.
༥« Les prodiges opérés au nom de la liberté sous un
«< gouvernement qui ne connaissait que la tyrannie , ont
« imposé un silence approbateur aux passions les plus
L
110 MERCURE DE FRANCE .
« envenimées ; la haine même a été forcée de rester
« impartiale....... Plusieurs écrivains ont comparé
« la situation de la France , au commencement de la
« troisième campagne , à celle de Rome après la ba-
<< taille de Cannes , et ont trouvé les plus heureux rap-
« prochemens dans l'énergie des deux peuples au milieu
« de leurs désastres ; mais il nous semble que , dans
« cette comparaison , tout est à l'avantage de la France.
« Rome , après la bataille de Cannes , se vit , il est vrai ,
« dans un danger non moins imminent que la France
après la prise de ses trois grands boulevards des fron-
« tières du Nord . La ville éternelle , menacée d'une
prochaine destruction , ne désespérait point de son
« salut . Animée par le sublime amour de la patrie , ses
« habitans , au lieu de délibérer , coururent aux armes
« et jurèrent sur l'autel de Romulus , de périr tous
« avant de permettre que l'ennemi abordât l'enceinte
« de leurs murailles... Mais Rome avait alors
<< un gouvernement libre , un gouvernement en qui tous
« les citoyens mettaient leur plus intime confiance ; un
< «gouvernement aussi juste qu'il était grand , et qui
« croyait de son devoir d'encourager , en l'honorant ,
« la vertu malheureuse. Le sénat de Rome sortit en
« corps de son palais pour aller au devant de Varron ,
<< ramenant sous ses murs menacés les légions vaincues
« à Cannes , et le remercia solennellement , par un dé-
« cret , de n'avoir pas désespéré du salut de la patrie .
« Mais c'est en couvrant de sang et de deuil leur patrie
« infortunée , que les gouvernans prétendaient engager
« les Français à défendre leur territoire . C'est par les sup-
« plices ou la dégradation qu'ils punissaient ou récom-
<< pensaient indistinctement les défaites et les triomphes .
« Custine périt pour n'avoir pu conserver Mayence ; HouJUILLET
1817.
f
« chard fut mené au supplice après avoir vaincu lesAnglais
« à Hondtschoote ; Jourdan fut destitué après avoir
« délivré Maubenge. Cependant ,

« telle est la force de l'honneur sur les Français ; tel
« était l'amour de la patrie qui les enflammait , qu'à
« l'aspect des étrangers , s'avançant sur leur territoire
ils oublièrent les malheurs causés par un gouverne-
« ment qu'ils détestaient , et s'armèrent tous sous une
« tyrannie qu'en temps de paix ils eussent cherché à
« renverser . Aux généraux sacrifiés ou destitués succé-
« dèrent d'autres généraux , bravant ainsi le même sort ,
«< et n'écoutant que cette voix généreuse qui leur disait
« que la patrie avait besoin de leur bras et de leurs
« conseils. Nouveaux Décius , ils se dévouèrent pour le
<< salut de tous , et ce n'est qu'en opérant des prodiges ,
« qu'ils forcèrent enfin la Convention à les respecter .
« Ouvrons les Annales de Rome , cherchons dans ses
<«< historiens un héroïsme aussi pur , aussi désintéressé
«< nous ne trouverons pas un pareil exemple dans leurs
<< pages éloquentes.
« Une discipline sévère fut introduite dans les camps ,
« et devint un devoir pour les généraux comme pour
« les soldats ; le luxe et la mollesse furent bannis ; la
" pauvreté , partage de tous , imposait aux comman-
« dans des armées la nécessité de se distinguer par
« leur bravoure et leurs exploits , quand naguère ils le
" faisaient par leur faste...... Une révolution subite
« se forma dans l'art militaire . La tactique allemande
employait les soldats comme des machines ; la nou-
<< velle tactique consista sur-tout à les employer comme
« des hommes. Les généraux s'appliquèrent principa-
«< lement à inspirer à leurs troupes les vertus du citoyen ,
« et leurs efforts furent couronnés d'un plein succès.......
« Les soldats s'intéressaient personnellement à la vie-

112 MERCURE DE FRANCE .
toire , et semblaient tous combattre individuellement
« pour la France . Le même sentiment , l'amour de la
« patrie et celui , non moins énergique , de la liberté ,
་ les enflammait tous d'une égale ardeur . L'union des
« Français , rangés en haie sur la frontière , faisait leur.
« force , et formait un rempart plus redoutable que des
« forteresses . »
Ces réflexions donneront à nos lecteurs une idée suffisante
du point de vue sous lequel les auteurs des Annales
ont envisagé leur louable travail , et du style qu'ils
employent elles serviront à expliquer tous les faits.
étonnans que renferme leur attachante narration . Nous
allons présenter quelques- uns des traits les plus remarquables
, en regrettant de ne pouvoir pas étendre davantage
nos citations prises au hasard dans le yolume
que nous avons sous les yeux . Accablés par le nombre
de leurs ennemis , les soldats de la garnison de Mayence
combattant dans la Vendée sous les ordre de Kleber
dont le nom seul est un éloge , étaient forcés de céder
le terrain pied à pied , à la vérité ; mais peut- être leurs
allaient -ils être entamés et rompus , lorsque parrangs
venus à un pont bâti sur la Sèvre , auprès de la ville
de Chinon , le général y fait placer deux pièces de caet
dit à Schouardin commandant un bataillon de
Saône- et -Loire : « Faites -vous tuer là avec votre troupe.
non ,
((
Oui , mon général , répond cet officier avec le plus
héroïque sang-froid . » Il meurt en effet au poste qui
vient de lui être assigné , avec cent des siens , et la
colonne mayençaise est sauvée.... Lequel doit- on plus
admirer ou du général qui donne cet ordre stoïque , ou
de l'officier qui l'exécute avec un pareil dévouement ?
Où est le peintre qui retracera ce fait national , pour le
placer à côté de la scène des Thermopiles ? .... Offrons
maintenant un tableau moins sombre en ses couleurs.
JUILLET 1817 . 115
Au combat de Freschweiler , à la vue des obstacles
qu'il faut franchir , des redoutables batteries qu'il faut
emporter , les bataillons républicains témoignent quelqué
hésitation : le général en chef ( Hoche ) les ranime par
une de ces saillies heureuses qui lui étaient familières ,
et qui sont presque toujours d'un grand effet sur un
champ de bataille , avec des Français qui portent l'enjouement
de leur caractère jusqu'au milieu de la mêlée
la plus sanglante . « Camarades , s'écrie Hoche en par-
<< Courant les rangs , à 600 fr . pièce les canons prus-
« siens . » — Adjugé , répondent avec gaîté les soldats
français, en se précipitant la baïonnette en avant sur
l'ennemi. Dix-huit canons sont enlevés , et payés au
prix de l'estimation , à ceux qui les ramènent au général
.
Au moment de l'entrée des troupes françaises dans
Landau , à la suite de la reprise des lignes de Weissembourg
sur les Prussiens et les Autrichiens , la garnison
qui avait défendu cette place , était sous les armes
. Les commissaires conventionnels qui marchaient
en tête de la colonne , crurent devoir complimenter les
officiers de cette garnison sur la belle conduite qu'elle
avait tenue : «< Vous êtes une garnison bien étonnante ,
« dit l'un de ces commissaires ( c'était le loquace Bar-
« rère ) .- Etonnante ! répondit un officier avec une
« noble énergie , eh ! citoyen , il n'y a rien d'étonnant à
<< faire son devoir . »
Au combat du camp dit des Sans - Culottes, dans les
Pyrénées- Occidentales , Dougados , sergent - major au
deuxième bataillon du Tarn , tombe d'un coup de fusil
, dont la balle lui traverse le corps ; ses camarades
veulent l'enlever du champ de bataille : « Allez à votrę
« poste , leur dit- il , vous vous devez à la patrie , avant
<< de penser à moi. »
114 MERCURE DE FRANCE .
On voit par ces citations , et le livre des Victoires
et Conquêtes est rempli de traits aussi intéressans
que cet ouvrage n'a point toujours le style froid et souvent
trop sec que présente la plupart des ouvrages de
ce genre , plus particulièrement consacrés à l'instruction
militaire. Il ne faut pas croire cependant que les
détails utiles pour la science y soient négligés ; et
nous avons sur-tout remarqué une grande lucidité dans
l'exposé des batailles et des combats les plus importans,
où l'homme de guerre aime à chercher les causes des
désastres ou des succès , à épier le savoir ou l'impéritie
des chefs qui commandent , et à puiser une théorie
qu'il pourra vérifier par l'expérience. Les cartes et
plans qui accompagnent le récit sont exacts et bien
dessinés , et suffisent , malgré leur petit format , pour
donner une idée précise et fidèle des mouvemens relatés
dans le texte.
Nous affirmerons , sans craindre d'être démentis par
ceux de nos lecteurs qui se procureront l'ouvrage dont
nous donnons aujourd'hui une idée rapidement esquissée
, qu'il est impossible d'en parcourir les volumes
déjà publiés , sans éprouver un vif désir de voir
conduire à sa fin une entreprise vraiment nationale
qui doit orner la bibliothèque de tous les amis de la
patrie , et qui fournira des documens si précieux à notre
histoire . TH. B. L. g.
JUILLET 1817. 115
BEAUX - ARTS.
SALON DE 1817.
Entrée d'Henri IV à Paris .
Cedite , Romani pictores ,
Cedite, Belgi
« Chacun son tour , me dit mon ami Léonard ( en
entrant dans ma chambre , où j'étais retenu depuis
quelques jours par une légère indisposition) , vous m'avez
consulté pour rendre compte du Salon , et je
viens vous demander votre avis sur une histoire que
j'achève ; je ne vous en lirai qu'un fragment assez court ,
mais il suffira pour vous donner une idée de l'ouvrage
sur lequel j'appelle toute la sévérité de votre critique .
Il ne s'agit de rien moins que d'une vie d'Henri ÎV ,
que j'ai essayé d'écrire comme il engageait le président
Jeanin à le faire , en laissant à la vérite toute sa franchise
, et en prenant la liberté de la dire sans artifice et
sans fard (1).
« Le premier morceau que vous allez entendre , est
la fin du chapitre intitulé Entrée d'Henri IV à Paris .
Je vous préviens que je suppose cette histoire écrite par
un vieillard contemporain , lequel rapporte des faits dont
il est sensé avoir été témoin.
- « Il se levait pour nous ce jour de gloire et de
bonheur qui devait arracher la France au joug des factions
et de l'étranger ; qui devait mettre un terme à
tant d'années de désordres , de calamités et de fureurs ;
ce jour enfin qui nous rendait Henri IV.
La nuit qui l'avait précédé avait été orageuse , et le
ciel , couvert encore de nuages épais que le soleil à
l'horizon dissipait avec effort , offrait l'image de la situation
de cette capitale.
( 1 ) Casaubon ; lettre de Henri IV .
8.
116
MERCURE
DE FRANCE
.
On savait que le brave et indiscret ( 1 ) Saint-Lue
avait été envoyé à Senlis pour y traiter de la reddition
de Paris ; mais on ignorait généralement l'issue de cette
négociation que la faction de l'étranger se flattait encore
de pouvoir rompre.
Tout-à-coup l'heureuse nouvelle est annoncée par des
trompettes qui se répandent dans les divers quartiers
de la ville ; toute la population est en mouvement , des
groupes nombreux se forment sur toutes les places ; on
s'interroge , on se félicite , on s'embrasse , et des flots
de peuple se précipitent par différens chemins au-devant
du cortège .
Trop vieux pour obéir à mon impatience en volant à
sa rencontre , j'allai me placer à l'extrémité du quai de
l'Ecole , sur un échafaudage qu'avait fait dresser mon
neveu le quartenier Neret , et d'où je pouvais jouir avec
délices d'un bonheur auquel mon âge ne me permettait
plus de prétendre.
Je vis d'abord défiler l'avant -garde royale , élite des
vieilles bandes de Courtras , d'Arques et d'Ivry , que le
peuple saluait en passant de cette acclamation : Vivent
les sol-da ts du roi des braves !
Henri IV parut , et s'arrêta quelques momens à l'entrée
de la porte Neuve pour y recevoir les clefs de la
ville , que ses magistrats vinrent lui présenter . Après
cinq ans , ce spectacle sublime est encore sous mes
yeux .
Je vois le meilleur , le plus valeureux des princes au
milieu des compagnons de sa fortune et de sa gloire ;
son visage rayonnant des vertus de son âme et des
sentimens qui la remplissent ; exprime une joie noble
et pure , une confiance généreuse ; il a l'air de se
donner au peuple qui se soumet à lui ; c'est bien là le
roi des Français ! Ses talens , ses vertus et jusqu'à ses défauts
, tout nous appartient (2) .
Sully , qu'on cherche le premier par- tout où l'on voit
Henri , est le plus près du roi , dont il porte le casque
où flotte ce panache que l'on trouva toujours au chemin
(1 ) Il avait été sur le point de perdre la vie , pour avoir révélé
à sa femme le secret des amours de Henri III.
(2 ) Thomas ( éloges ).
JUILLET 1817: 117
de la gloire et de l'honneur. Ses traits , naturellement
sévères , sont animés d'une expression touchante où se
peint toute la sollicitude de l'amitié .
Voilà ce brave Crillon qui se serait pendu , cette fois ,
si l'on avait triomphé sans lui ; toutes les femmes se montrent
du doigt Montmorency Damville , que l'infortunée
Marie Stuart trouvait si beau qu'elle désirait être veuve
pour l'épouser ; mais je suis fâché de voir avec eux , et
si près du roi , ce maréchal de Retz , un des conseillers
de la Saint-Barthelemy , et qui fut chargé d'aller excuser
auprès d'Elisabeth le crime le plus épouvantable dont le
fanatisme religieux ait jamais souillé les annales d'une
grande nation .
Biron , que j'aperçois derrière eux , ne paraît prendre
qu'un bien faible intérêt à ce grand événement , auquel
il a si puissamment contribué ; il y a quelque chose de
funeste dans sa physionomie ; aussi envieux qu'il est
brave , on voit qu'il aurait voulu que rien ne fût fait que
par
lui.
A la tête des échevins , s'avance le prévôt des marchands
, le sage et courageux Luillier , qui prépara cette
journée mémorable , et dont le dévouement ne fut souillé
par aucune perfidie. L'histoire , en le plaçant au nombre
des bienfaiteurs des peuples , n'oubliera pas que ce titre
semble être héréditaire dans cette famille , et que si Luillier
contribua si puissamment , sous le meilleur des rois ,
à terminer la guerre de la ligue religieuse , un de ses
aïeux , sous le plus mauvais des princes , n'intervint pas
avec moins de courage et de bonheur dans les négociations
qui terminèrent la guerre de la ligue du bien
public.
que Tandis le maréchal de Brissac , gouverneur de
Paris , présente au roi les officiers municipaux , un mouvement
tumultueux qui se manifeste à quelque distance
paraît causer quelqu'inquiétude ; mais elle est bientôt
dissipée à la vue du maréchal Matignon , dont le geste
annonce qu'il vient de défaire un corps de lansquenets
qui avait opposé quelque résistance du côté de la Bastille.
J'avais remarqué à l'entrée de la rue des Poulies un
groupe assez nombreux de plumets rouges , parmi lesquels
fermentait encore le vieux levain de la Ligue &
118 MERCURE DE FRANCE .
le brave Saint - Luc d'Epinay s'avance vers eux , et leur
montrant le roi : il vous fera tant de bien , leur dit - il ,
qu'il vous forcera de l'aimer malgré vous ( 1 ) . Tous l'écoutent
, un seul ligueur , un seul , dont les traits sinistres
sont restés gravés dans ma mémoire , s'éloigne
en jetant sur le roi un regard féroce dont le souvenir
me fait encore frissonner .
Au même moment , et comme pour me distraire de
la cruelle pensée que l'aspect de ce malheureux faisait
naître dans mon âme , je vois passer auprès de moi mon
neveu Neret , appuyé sur ses deux fils : ils ont veillé
tous trois cette nuit à la garde de la porte Neuve , et ce
sont eux qui l'ont ouverte au roi . Comment ne seraientils
pas fiers d'une action qui transmettra leur nom à la
postérité ?
Je cherchais le brillant duc de Bellegarde , je crus
le reconnaître derrière M. de Sully , au moment où il
levait la visière de son casque en jetant les yeux sur un
balcon où se trouvait Gabrielle d'Estrées . Quelqu'un fit
la remarque que le roi ne porta pas une seule fois ses
regards de ce côté.
Ce serait en vain qu'on essayerait de peindre cet enthousiasme
universel , ce délire de joie dont la foule est
saisie , et qui se manifeste dans toutes les classes du
peuple par des caractères si variés , par des élans si rapides
, que la même scène se reproduit à chaque moment
sous vingt formes diff rentes . Aucune crainte pour l'avenir
ne se mêle à cette jouissance du bonheur présent ;
tous les Français connaissent le coeur d'Henri IV ; ce
n'est point sa valeur plus qu'humaine , ses vertus héroïques
; c'est sa bonté , sa franchise , son amour pour
le peuple , et son respect pour les lois , qui le placent
au- dessus de tous les monarques , ou plutôt qui en font
un monarque à part ; le seul qui ait justifié sur le trône ,
le titre qu'il prenait , de père de la grande famille .
Qu'ont- ils à craindre , ceux -mêmes qui l'ont offensé ,
de celui dont on repète partout la maxime favorite :
la satisfaction qu'on tire de la vengeance ne dure qu'un
moment , celle qu'on tire de la clémence est éternelle .
Cinq ans d'expérience nous ont déjà prouvé que l'en-
(1 ) Ce mot est d'Henri IV lui- même,
JUILLET 1817 . 119
trée d'Henri IV à Paris avait été pour toute la France le
signal de la réunion des partis , la garantie de la liberté
publique , et le triomphe de la gloire nationale sur la
faction de l'étranger, »

Léonard interrompit sa lecture pour me demander
ce que je pensais de ce fragment.
}
Je pense , lui dis-je , qu'il y a lá le sujet du plus magnifique
tableau qu'on puisse offrir à des Français il est
fâcheux que l'exécution en soit impossible en peinture .
- Il est fait , reprit-il , et je viens de vous en lire le
programme .
Je n'étais pas homme à l'en croire sur parole : nous
nous rendîmes au Salon , et c'est en présence de ce chefd'oeuvre
de M. Gérard , après avoir donné les premiers
momens à l'admiration , qui ne s'exprime guère que
par monosyllabes , que nous continuâmes un entretien
dont nous avions le sujet sous les yeux.
-Le talent de la composition , me dit Léonard , n'a
été , à toutes les époques , que le partage d'un très- petit
nombre d'artistes .
Pendant tout le temps de la décadence de notre école ,
la composition n'était autre chose qu'une disposition de
groupes , plus ou moins pittoresques , à l'arrangement
desquels la pensée , la vérité et les convenances étaient
impitoyablement sacrifiées .
A l'époque de la réformation de l'école , un de nos
plus grands artistes sentit la nécessité de réunir au
charme d'une disposition pittoresque , cette unité , cette
vérité d'action et de moyens dont jusque-là , on n'avait
tenu aucun compte ; malheureusement il ne parvint pas
à en donner l'exemple , et ses tableaux , dignes sous
tous les autres rapports , des plus beaux temps de l'art ,
sont en général tres-faibles de composition ; dès -lors son
amour-propre intéressé à décrier la partie de l'art à laquelle
il ne pouvait atteindre , affecta de n'y voir que
l'abus qu'en avaient fait les artistes du siècle de Louis XV..
M. Gérard profita fort habilement des leçons d'un si
grand maître , sans adopter un principe dont il avait
peut-être reconnu la source. Il ne crut pas impossible
d'allier l'arrangement pittoresque et la vérité de l'expression
; ses premiers essais ont été des preuves.
S'il était impossible de présenter un sujet plus beau ,
120 MERCURE DE FRANCE .
:
plus national que celui de l'Entrée d'Henri IV à Paris ,
il était difficile d'en choisir un plus vaste et plus compliqué
dans la foule des scènes épisodiques qui accompagnèrent
ce mémorable événement , et qui toutes se retraçaient
à l'imagination du savant artiste , il n'a dû
s'emparer que de celles qui pouvaient concourir directement
à son but , de représenter le triomphe paisible
du magnanime Henri , au milieu d'un peuple aftamé
de le voir,
Il n'y avait qu'un homme aussi habile dans la composition
, qui pût ( en conservant l'unité d'action plus
indispensable dans ce tableau que dans tout autre) y
placer tous ces détails dont chacun attache en particulier ,
et semble pourtant n'attirer l'attention que pour la
ramener au sujet principal où se concentre l'intérêt .
M. Gérard a pris son point de vue sur le quai de
l'Ecole entre le Pont-Neuf et la rue des Poulies , où
les anciens plans de Paris indiquent une tour qui ne
subsiste plus ; au fond du tableau vous voyez la porte
Neuve .....
- J'aurais bien quelque chicane à faire sur l'emplacement
de cette porte , qui n'etait point située , comme
le dit la Notice , à la hauteur du second guichet de la
galerie du Louvre , mais cela ne vaut pas la peine de
vous interrompre.
Henri IV , entouré des principaux officiers de son
armée , reçoit les clefs de Paris , que lui présentent les
magistrats de la ville ; tel est le foyer de l'action , dont
les nombreux accessoires s'échappent comme autant de
rayons , sans se détacher du centre où ils se réunissent .
Le groupe des magistrats est de la plus heureuse composition
; voyez avec quel art l'oeil est conduit par la
disposition des lignes , et la gradation naturelle de la
lumière , vers le prévôt des marchands , qui présente les
clefs dans un bassin d'or.
Toutes les têtes des divers personnages qui entourent
le monarque , sont admirables d'expression , de grandeur
et de variété.
Ne pensez -vous pas que Montmorency , qui regarde
en souriant le maréchal de Brissac , est occupé en
ce moment de l'idée que la Ligue a fort bien fait de le
choisir pour gouverneur quelques mois auparavant . Ces
JUILLET 1817 .
121
têtes ont toutes un caractère historique . On reconnaît
l'austère Sully , le brave Crillon , le beau Montmorency ,
le galant Bellegarde , et l'infortuné Biron . Je n'aime
pas plus que vous à voir en aussi bonne compagnie ,
ce maréchal de Retz , qui n'était d'ailleurs qu'un assez
pauvre général.
-
Quel charme dans les épisodes ! Un guerrier embrasse
un bourgeois ; c'est le jour de la réconciliation .
Un père presse entre ses bras ses deux fils , qu'il a
peut-être retrouvés dans le parti qu'il combattait ; événement
trop commun dans les guerres civiles !
C'est une idée noble et touchante , que celle de ce
vieillard qui semble adresser au ciel les paroles de Siméon
: « Ördonne de ton serviteur , il peut mourir , il
a vu la gloire et le bonheur de sa patrie. »
Je saurais presqu'aussi mauvais gré à l'auteur d'avoir
oublié Gabrielle que Sully ; les vertus d'Henri IV
sont sublimes , mais ses faiblesses sont si aimables ! Je
n'en veux rien perdre , pas même l'idée de ses défauts.
Remarquez , je vous prie , comme un sentiment
exquis des convenances , que la tête de cet odieux ligueur
, si peu sensible aux exhortations de Saint-Luc ,
n'a pas du tout le type de la figure française . Je pourrais
trouver dans cette observation le sujet d'un plus
digne éloge , mais le bien doit quelquefois se louer
comme il se fait , avec mystère.
L'étonnante variété qu'on remarque dans les nombreuses
figures de ce tableau , est due en grande partie au talent
de M. Gérard pour peindre le portrait . Les peintres
d'histoire qui se sont moins exercés dans ce genre , se laissent
entraîner à une sorte de prédilection pour certaines
formes ; ici tout est vrai , tout est varié , tout est beau ;
les airs de tête sont autant de combinaisons diverses
de traits choisis et étudiés sur la nature.
Une des choses qui caractérise particulièrement le
talent de ce chef actuel de l'école française , c'est de
dessiner beaucoup mieux les figures drapées que ceux
de ses rivaux qui se sont fait la réputation de grands
dessinateurs , et cela sans affecter le nu , sans vouloir
à toute force indiquer des détails anatomiques que le
vêtement dérobe . J'ajouterai qu'il entend mieux que
personne l'art d'opposer les couleurs sans heurter les
122
MERCURE DE FRANCE .
tons , et qu'il emploie son talent avec d'autant plus de
supériorité , qu'il ne perd jamais de vue que l'imitation
n'est pas le but de l'art , qu'elle n'en est que le moyen ,
Emouvoir , tel est le but de la peinture comme de la
poésie , et tel est le mérite qui assigne au tableau de
Ï'Entrée d'Henri IV un des premiers rangs parmi les
cinq ou six chefs-d'oeuvre que l'on compte en Europe .
M. Gérard a fait mieux que la Bataille d'Austerlitz : il
ne pouvait être vaincu que par lui-même.
Je n'ai point quitté le Salon sans aller , avec la
foule qui s'y porte sans cesse , admirer cet Escalier de
M. Isabey , chef- d'oeuvre d'un genre dont il est , en
quelque sorte , l'inventeur. Charme de composition ,
perfection de dessin , vérité de détails , effet , perspective
, tout se trouve dans cette composition charmante ,
où , dans une simple aquarelle , l'artiste a su trouver une
chaleur de tons qu'on avait cru , jusqu'ici , ne pouvoir
obtenir que de la peinture à l'huile ,
J'ai vu un second paysage de M. Dulac , du même
genre que sa Cascade de Tendon ; les progrès de ce
jeune artiste y sont déjà sensibles ; les masses se détachent
davantage ; l'eau est plus transparente , et l'air y circule
plus librement. Ces premiers essais , je le répète , proinettent
à la France un grand paysagiste .
.
L'AMATEUR.
VARIÉTÉS.
wwwwwww.
LE QUAKER .
( Suite , voyez le nº. du 28 juin . )
M. de la Pommeraie s'était abandonné à un premier
mouvement , sans réfléchir aux conséquences de sa témérité
. Ce n'est pas que la jeune Américaine se trouvât
offensée d'un baiser pris sur sa jolie main ; elle le reçut
JUILLET 1817.
123
comme une de ces formules ordinaires de politesse
auxquelles on attache peu d'importance . Il n'en fut pas
ainsi de l'officier français . Il se retira dans sa chambre
pour prendre quelque repos ; mais à peine fermait-il les
yeux , que l'image de Rachel , dans toute la fraîcheur
de sa jeunesse et l'éclat de sa beauté , se présentait devant
lui ; il la voyait , il lui parlait ; ses lèvres avides
cherchaient encore cette main charmante qu'elles
avaient pressée ; elles auraient osé bien davantage ;
mais il ne m'est pas permis de révéler leur indiscrétion ;
il suffit de savoir que le sommeil de M. de la Pommerafe
fut souvent interrompu , et quelquefois bercé par des
songes voluptueux .
Le repos du matin répara l'agitation de la nuit . M. de
la Pommeraie se leva fort tard , et se rendit d'abord au
jardin pour admirer un de ces beaux jours d'automne
qui, dans la Virginie , n'annoncent point le deuil de l'année
. Les arbres ne sont jamais entièrement dépouillés
de leur feuillage , ni les champs de leur verdure ; la
différence des saisons n'est marquée que par une admirable
variété de plantes et dé fleurs , qui viennent
successivement embellir ces régions placées sous des
cieux faciles , et consacrées à la liberté .
Lorsque M. de la Pommeraie fut arrivé sur la terrasse
, il tourna ses regards vers York - Town ; qui
pourrait décrire sa surprise et sa joie ? Les drapeaux
unis de la France et des Etats confédérés flottaient avec
majesté sur les remparts de cette ville . Ainsi , la victoire
était restée fidèle à la cause de l'indépendance ;
ainsi , l'orgueil britannique avait fléchi devant la valeur
française et le patriotisme américain . En ce moment ,
M. de la Pommeraie oublia tout , pour se souvenir qu'il
124 MERCURE DE FRANCE.
était militaire et Français ; il se reprochait, comme une
faute , les heures d'absence qui le retenaient loin de
ses compagnons d'armes. Il revint sur-le-champ à la
maison , où ses hôtes l'attendaient pour déjeûner. — Je
pars , s'écria-t - il , Cornwalis a capitulé . — « Tu ne partiras
pas sans avoir pris une tasse de thé , répondit le
quaker , je te donnerai ensuite un bon cheval et ma
bénédiction. >> Malgré son impatience , M. de la Pommeraie
accepta l'invitation de son libérateur ; en même
temps il jeta les yeux sur la jeune fille , dont le front
serein , comme celui des vierges de Raphaël , annonçait
une âme pure et un coeur inaccessible aux ravages
des passions .
-
Le déjeûner fini , M. de la Pommeraie prit congé de
ses hôtes. Comment pourrai-je vous prouver ma reconnaissance
, dit-il à Langdon ? - Rien n'est plus
facile , ami , répondit le quaker ; dans le métier que
tu fais on ne pense qu'à tuer des hommes ; songe quelquefois
à les secourir ; sois bienfaisant ; verse de l'huile
et du vin sur les plaies des malheureux ; c'est la charité
qui seule peut acquitter les dettes de la charité . -
Et vous , mademoiselle , s'écria l'officier français , en
s'adressant à l'aimable Américaine , que puis- je vous
offrir ? « Un souvenir , » répliqua - t - elle d'un ton
calme , en lui tendant la main.- M. de la Pommeraie ,
ému jusqu'au fond du coeur , saisit cette main chérie ;
et toujours impétueux , il osa prendre , sur les lèvres de
la jeune fille , un de ces baisers dont l'amour se réserve
l'heureux privilége. Aucun sentiment de surprise ou de
colère ne se peignit dans les yeux de Rachel ; le vieux
quaker lui-même n'en fut point étonné ; M. de la PomJUILLET
1817.
125
meraie s'éloigna , non sans faire , au moment du départ ,
un effort sur lui - même.
le
Ses amis furent surpris et charmés de le revoir ; son
nom se trouvait sur la liste officielle des morts que
général en chef avait adressée au ministre de la guerre.
Heureusement cette inscription prématurée ne tirait
pas à conséquence , mais elle lui inspira une singulière
idée. Il avait perdu son père et sa mère , et ne connaissait
d'autres parens qu'un frère et une soeur dont il
chérissait le souvenir. Il voulut savoir quel effet la nouvelle
de sa mort produirait sur eux , et chargea le lieutenant
Duval , un de ses camarades , de se procurer
ces informations ; ils étaient tous les deux de la même
ville où ils avaient laissé des amis communs.
On s'occupait encore avec ivresse des glorieux résultats
de la capitulation de l'armée anglaise ; l'indépendance
de l'Amérique venait d'être scellée par un
sang généreux : il n'était plus au pouvoir de la tyrannie
de détruire le grand asile des opprimés. Du fond des
antiques forêts , du sommet des hautes montagnes ,
une voix solennelle annonçait aux peuples l'avénement
de la liberté ; et , sur tous les points de la terre habitée ,
l'esclave frémissait dans ses chaînes , le malheureux retrouvait
l'espérance.
Cependant , les différens corps de l'armée avaient
repris leurs exercices accoutumés . Cette vie militaire
parut bientôt monotone à M. de la Pommeraie . Il était
étonné du changement qu'il éprouvait dans son imagination
et dans son coeur. Une seule idée occupait l'une ,
un seul sentiment remplissait l'autre ; le bonheur ne
lui apparaissait plus que sous les traits de Rachel ; il ne
négligeait aucun de ses devoirs , mais il se refusait à
126 MERCURE DE FRANCE .
la joie bruyante de ses compagnons , ét recherchait
la solitude ; souvent le besoin de se replier sur laimême
, et d'échapper aux ennuis des froides communications
sociales , l'entraînait au fond des bois , ou sur
cette chaîne d'âpres rochers , redoutable ceinture de
la Chesapeack
Ces excursions solitaires exaltaient sa pensée ; il perdait
peu-à- peu le goût de ces vains amusemens , décorés
du nom de plaisirs , qui tiennent une si grande
place dans la vie des hommes que la destinée rassemble
sans les réunir . Il s'interrogeait quelquefois lui - même
sur son propre sort , sur l'avenir qui lui était préparé ,
et ses réflexions le ramenaient toujours à ce moment
gravé dans sa mémoire où , pour la première fois , ses
regards rencontrèrent ceux d'un ange consolateur . Il
n'avait jamais observé , ailleurs que sous le toit hospitalier
de son libérateur , ce calme de l'innocence ,
cette parfaite harmonie entre les sentimens et les actions
qui annoncent l'ascendant de la vertu et la présence
du bonheur.
Une idée consolante se mêlait à ses rêveries , et lui
était inspirée par la conduite de la jeune fille ; elle lui
avait accordé des faveurs dont il était enivre sans doute ,
elle partageait ses sentimens , et il ne tiendrait qu'à
lui d'être heureux. Une fois possesseur d'un pareil trésor,
il poursuivrait gaîment sa carrière ; Rachel ne balancerait
pas à le suivre , et il trouverait auprès d'elle le
repos et la félicité.
L'esprit occupé de ces illusions , il s'éloigne des remparts
d'York-Town , et dirige ses pas vers la demeure
de sa bien-aimée . Il était trois heures de l'après-midi ,
lorsque M, de la Pommeraie arriva près du jardin où
JUILLET 1817. 127
il avait éprouvé de si vives émotions . Une porte était
ouverte ; il entre et parcourt les allées avec précipitation
. En approchant de la terrasse , il aperçoit la
jeune Américaine endormie sur un banc de gazon que
les larges feu les des catalpas , et les touffes épaisses du
grand jasmin de la Virginie , protégeaient contre la chaleur
du jour. Le sommeil de Rachel était paisible comme
celui de l'innocence ; sa fraîcheur , ses formes gracieuses
offraient tout ce qu'une ardente imagination
peut concevoir et désirer pour le charme des plus belles
heures de la vie , L'officier français se place sans bruit
à ses côtés , et se livre à la périlleuse contemplation de
tant de charmes ; l'air même qu'il respire est voluptueux
; de temps à autre , les branches flexibles du
jasmin , légèrement courbées par le vent , laissent
échapper leurs fleurs étoilées qui tombent comme une
neige odorante sur les bras , sur le sein et sur la blonde
chevelure de la jeune fille tout conspire à irriter les
désirs impétueux de M. de la Pommeraie jamais il ne
s'est trouvé dans un danger plus imminent.
S'il avait consulté la prudence , il se serait courageusement
éloigné de ce malheureux banc de gazon où il
devait se rendre coupable d'un acte pour lequel il
m'est impossible d'offrir la plus légère justification . Je
n'entrerai même dans aucun détail sur ce point ; je ne
peindrai ni l'effroi , ni la douleur amère de Rachel
surprise sans défense , et livrée aux outrages d'une passion
effrénée : elle retrouve ses forces et s'échappe
désespérée , des bras de son ravisseur : il veut en vain
la suivre , tomber à ses pieds ; elle le repousse avec indignation
, et lui défend de reparaître devant elle .
M. de la Pommeraie reprit tristement le chemin
2
128 MERCURE DE FRANCE .
d'York-Town ; il était dévoré de remords . « C'est là ,
m'a-t- il dit , le moment de ma vie dont le souvenir
m'est le plus douloureux ; je venais de commettre un
crime qui me rendait méprisable à mes propres yeux :
c'est peut- être le sentiment le plus pénible qu'un homme ,
dont le coeur n'est pas tout-à-fait corrompu , puisse
éprouver. Je cédais avec trop de facilité à mes premiers
mouvemens . Je vous avoue que , près de Rachel , j'avais
oublié le monde entier ; je n'aurais pas cru payer trop
chèrement , du sacrifice de ma vie , l'instant d'ivresse
qui devait être suivi d'un si profond repentir. »
Depuis ce jour , M. de la Pommeraie n'osait plus se
livrer à son penchant pour la retraite ; il était mal avec
lui-même , et il résolut de rentrer dans le cercle de
ses anciennes occupations ; on le vit de nouveau s'associer
aux parties de plaisir , aux jeux , aux fètes qui
charmaient les loisirs de ses frères d'armes . Il cherchait
dans ce tourbillon l'oubli de sa faute , et il ne put
l'y trouver. L'image de la malheureuse Rachel s'attachait
à ses pas et le poursuivait dans ses songes : il
devint sombre et triste comme un criminel poursuivi
par la colère céleste . Plusieurs mois s'écoulèrent de la
sorte , lorsqu'un jour l'officier qu'il avait chargé de
prendre des informations sur sa famille , vint lui communiquer
des lettres récemment arrivées de France .
Il apprit avec une surprise mêlée de regrets que la
nouvelle de sa mort avait été reçue avec indifférence
par ce frère et cette soeur dont il gardait un tendre souvenir.
Leur attention s'était portée sur ses dépouilles
dont le partage excitait entre eux de vifs débats ; on
croyait même qu'ils auraient recours aux tribunaux
pour terminer leurs différends ; enfin , personne n'avait
JUILLET 1817. 129
ROYA
versé de larmes sur la fin prématurée du capitaine ,
excepté la vieille Marguerite qui avait soigné son en
fance , et qui , malgré sa pauvreté , s'était empressée
le.repos de son âme.
faire dire une messe pour
T
M. de la Pommeraie , indigné de ces détails , écrivit
sur-le-champ à son frère et à sa soeur de s'épargner les
tribulations d'un procès scandaleux , attendu qu'il était
encore au nombre des vivans ; il les remerciait avec
ironie des regrets amers que sa mort leur avait causés ,
annonçant en même temps qu'il envoyait à un ancien
ami les pouvoirs nécessaires pour vendre ses propriétés,
et lui en faire passer la valeur aux Etats-Unis . Il était
aussi question , dans cette lettre , de la vieille Marguerite
dont le bon coeur méritait et obtint une juste
récompense.
9
Cependant l'idée de Rachel , outragée et malheureuse
ne sortait de sa mémoire ; il se trouvait le
pas
plus criminel et le plus malheureux des hommes. Vingt
fois il fat sur le point de se rendre chez le quaker , de
solliciter son pardon , et d'attenter à ses jours s'il ne
pouvait l'obtenir . Retenu par je ne sais quelle fausse
honte , il se contenta d'écrire au bon vieillard . Sa lettre ,
qui exprimait les remords et la douleur , annonçait un
repentir sincère , un coeur violemment agité. Il reçut la
réponse suivante :
« Tu étais dans un danger extrême , je t'ai secouru ;
tu étais abandonné , je t'ai servi de protecteur ; je t'ai
peut-être sauvé la vie , j'ai rempli mon devoir , je ne
saurais m'en repentir ; Dieu m'est témoin que je n'exigeais
de toi aucune reconnaissance.
« Il est arrivé que tu m'as rendu le mal pour le bien
Tu m'as frappé au coeur , c'est ma fille chérie , l'unique
BEINE
9
150
MERCURE DE FRANCE.
:
consolation de ma vieillesse , que tu as choisie pour vica
time la paix , le bonheur ont fui de cet asile où tu as
trouvé l'hospitalité et le repos ; mes nuits sont doulou→
reuses et mes jours pénibles.
« Je te pardonne et je prie le ciel de te pardonner .
Oublie à jamais mon nom et celui de ma fille ; il n'est pas
en ton pouvoir de réparer les maux que tu as causés , il
est un degré de souffrance que Dieu seul peut adoucir.
<< Ecoute mes derniers conseils ; tu te livres à la folie
des passions , tu seras toujours malheureux ; reviens à
toi , offre ton repentir , non à un homme , mais à celui
qui sonde les coeurs et qui entend la prière. »
T. LANG DON.
La lecture de cette lettre fut un coup mortel pour
M. de la Pommeraie. Il n'avait pas encore si bien envisagé
toutes les suites de sa coupable témérité. Il se trouvait
indigne de vivre , et en effet la vie lui devint insupportable
. Entièrement absorbé par une seule idée , il
conçut un dégoût invincible pour le monde et pour la
profession des armes . Il obtint du général en chef un
congé de plusieurs mois , et dans cet intervalle , il envoya
sa démission au ministre de la guerre. 2

L'armée française quitta York- Town ; et M. de la
Pommeraie resta dans cette ville . « Tous mes liens sont
rompus , dit- il à ses amis ; je renonce à la France ,
je n'ai plus de famille ; je m'attache à cette terre où
l'homme marche librement au milieu de ses égaux , et
où il n'est opprimé que par les passions inséparables de
l'humanité. Je ne saurais être heureux ; mais du moins
je jouirai du bonheur des autres : peut-être pourrai -je
encore essuyer quelques larmes , et me rendre digne
de quelque pitié. »
JUILLET (1817.
131
Sescamarades le plaignirent , ils jngeaient depuis long
temps que sa raison était affaiblie ; car il n'avait permis à
aucun d'eux de lire au fond de son coeur.
M. de la Pommeraie était tourmenté du désir de revoir
encore une fois la fille de Langdon , il n'osait se
présenter chez lui ; et pour accomplir son dessein , il
résolut de fréquenter l'assemblée des quakers . Le di→
manche suivant il se rendit à leur église , après avoir eu
soin de se vêtir comme eux. La tête couverte d'un large
feutre , il entre avec la foule , et se place timidement
du côté des hommes. Is silence le plus profond régnait
dans cette assemblée ; chacun recueilli en lui-même
paraissait dégagé de toute pensée terrestre , et unique→
ment occupé de méditations religieuses . Tout-à - coup un
vieillard se lève ; M. de la Pommeraie le voit , le reconnaît
; c'était son bienfaiteur , l'homme qu'il avait si
cruellement offensé . Son front était calme ; mais on lisait
dans ses yeux l'agitation secrète de son coeur . Langdon
prit la parole.

Frères , dit-il , j'ai une déclaration solennelle à vous
faire , écoutez-moi et jugez ! Au dernier combat qui s'est
livré sous les murs de notre ville , j'ai retiré du champ
de carnage un militaire français affaibli par ses blessures ,
et qui était resté au nombre des morts . Je l'ai fait transporter
chez moi , je l'ai réchauffé dans mon sein ; pratiquant
ainsi le premier des devoirs qui nous est recommandé
par notre divin maître , la charité . Les blessures
de cet homme n'étaient point dangereuses ; la guérison
a été prompte , et il m'a quitté avec un air de gratitude
qui semblait annoncer un bon coeur .
«< Quelque temps après son départ , il revient furtivement
, et s'introduit dans ma maison ; j'étais absent ;
9.
132 MERCURE DE FRANCE .
cet homme , poussé par l'ennemi de toute vertu , trouve
ma fille Rachel plongée dans un profond sommeil (ici le
vieillard s'interrompit pour essuyer quelques larmes qui
mouillaient ses paupières ) ; il abuse de sa force pour
assouvir une passion maudite ; le malheureux outrage
l'innocence de celle qui lui avait prodigué les soins d'une
tendre soeur .
« Je dois le dire , ce ravisseur a reconnu l'énormité
de son crime , il en a gémi , il a demandé la main de
ma fille ; nos principes nous défendent toute alliance avec
les hommes qui reconnaissent une autre autorité spirituelle
que celle de Dieu ; fidèle à cette loi , j'ai rejeté
sa demande , j'ai refusé de voir le coupable ; mais je
lui ai pardonné.
" Cependant , ma fille est devenue mère sans être
épouse. Elle attend pour reparaître au milieu de ses
soeurs le jugement de l'assemblée . Son innocence même
ne peut la rassurer ; c'est à vous de la rétablir dans ses
droits et dans son honneur ; c'est ici qu'elle doit retrouver
des amis et des protecteurs . J'ai fini ; prononcez ! »>
L'un des anciens de l'assemblée , après avoir consulté
ses collègues à voix basse , s'adressa à Langdon , et lui
dit : « ami , ta fille peut entrer . »
A ces mots Rachel parut avec une modeste assurance ;
la pâleur de son teint ajoutait encore à l'expression angélique
de ses traits ; ses beaux yeux fixaient avec amour
l'enfant qu'elle tenait dans ses bras. Tous les regards.se
tournaient vers elle .
Dans ce moment , M. de la Pommeraie incapable de
se contenir plus long-temps , s'élance avec impétuosité
au milieu de la pacifique assemblée , et tombe aux genoux
de Rachel : « Pardonne , s'écrie-t-il , ô la plus
JUILLET 1817.
133
"
aimée des femmes , pardonne , qu je meurs à tes pieds. »
Puis se relevant d'un air de dignité : « Amis , dit-il , je
suis le père de cet enfant , je suis l'époux de cette
femme ; qui osera séparer ce que Dieu a uni ? Vous êtes
chrétiens ; l'évangile , dites-vous , est votre loi ; votre
religion est un culte de paix et de charité , elle est aussi
la mienne . Mon coeur s'ouvre à la vérité , et votre
exemple me rend à la vertu . »
Un murmure d'approbation circulait dans l'assemblée ,
et Langdon paraissait vivement ému ; lorsque Rachel
présenta la main à son époux , et lui dit en baissant les
yeux : « Tu étais aimé. »
D'après une délibération authentique , leur mariage
fut déclaré légitime ; ensuite l'on exhorta le nouvel époux
à s'instruire dans les doctrines évangéliques , et à se
rendre digne de l'adoption qu'il sollicitait .
Voilà de quelle manière M. de la Pommeraie , capitaine
de cavalerie au service de France , devint quaker.
Je pourrais étendre cette narration ; mais elle offrirait
un intérêt bien faible après ce que je viens de raconter .
Lorsque je vis M. de la Pommeraie à Newport , dans
l'Etat de Rhode-Island , il était , comme on l'a vu par
le passage extrait du journal the Columbian centinel , un
des prédicateurs les plus renommés parmi les quakers. Je
l'ai entendu prêcher plusieurs fois avec le plus grand
plaisir ; j'ai même conservé les notes d'un de ses sermons
, que je rassemblerai quelque jour , et qu'on jugera
peut-être digné de quelque attention . Comme il roule
sur la tolérance , et qu'on n'y trouve pas le moindre
anathème , il aura du moins la grâce de la nouveauté.
A. JAY.
134 MERCURE DE FRANCE .
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE- FRANÇAIS .
Tre représentation de Phocion , tragédie en cinq actes.
Il y a des héros qui brillent du plus glorieux éclat dans l'his
toire , qui ont rempli ses annales de leurs nobles faits , et qui
échouent toutes les fois qu'on cherche à les produire sur le
théâtre : il est même remarquable que ce sont ceux qui ont montré
le plus de vertus. Ces beaux caractères qui ont eu besoin
du cours d'une longue vie pour se développer dans toute
leur grandeur et dans toute leur dignité , réussissent rarement
à nous intéresser lorsqu'ils sont resserrés dans le court espace
que l'art accorde à l'action dramatique. Comme ce n'est pas
d'une circonstance , d'un événement qu'ils empruntent leur
gloire ; mais d'une série d'actions toujours nobles , d'une conduite
toujours irréprochable , le poëte , malgré ses efforts , ne
peut réunir en un point les trais épars que lui offre son modèle
, et l'imitation qu'il en présente perd de sa force et de sa
vérité. S'il a le bonheur de vaincre cet obstacle , il en trouve
bientôt un autre dans son succès même. L'homme qui règle sa
vie d'après la justice et la vertu est impassible ; l'envie , la
haine , la mauvaise foi s'agitent autour de lui ; mais il reste im,
mobile , et cette immobilité , admirable dans l'histoire , est
froide au théâtre . Un trait d'audace , un illustre attentat , en
mettant plus de passions en mouvement , attachent et émeuvent
davantage. Socrate a eu plusieurs fois les honneurs du théâtre ,
et il n'y a encore obtenu ni les applaudissemens ni les pleurs
que ses vertus et sa mort ont arrachés à tous ceux qui ont lu
son histoire. Nous doutons que Phocion , qui joua un plus grand
rôle dans les affaires publiques , mais qui fut aussi simple dans
sa vie , et aussi calme à ses derniers momens , éprouve jamais
un meilleur sort . Campistron a déjà inutilement tenté d'en faire
un héros tragique . 11 n'a fait qu'un drame languissant , ' écrit
en vers , dont la molle douceur n'est pas toujours dépourvue
d'élégance.
M. Royou , qui est auteur du Phocion , joué mercredi sur le
Theatre- Français , n'a pas été beaucoup plus heureux que son
prédécesseur , dans la conception de son ouvrage.
Il fait commencer son action quelque temps après la mort
d'Alexandre- le- Grand. Deux de ses généraux , chacun à la tête
d'une armée , sont aux portes d'Athènes , dont ils cherchent à
se rendre maîtres. L'un feint de vouloir soutenir le gouvernement
établi , l'autre s'est déclaré le protecteur du gouvernement
populaire . Un prytane , nommé Agnonide , qui tend sourdement
à l'autorité absolue , est le chef de ce second parti . Il
regarde Phocion , que l'intérêt seul de sa patrie anime , comme
le plus grand obstacle à ses desseins ; il àa résolu sa perte , et.
JUILLET 1817.
135
excité le peuple contre lui. Au moment où la scène s'ouvre ,
Phocion fait part à son fils des dangers qu'il court ; il lui fait
pressentir que la mort sera le prix de ses services , et sans se
plaindre de l'ingratitude du peuple , à qui il a consacré sa vie ,
il la rappelle en disant :
Et compter nos héros , c'est compter ses victimes."
Cette courte exposition renferme toute la pièce. La situation
de Phocion ne varie point ; et les quatre actes qui suivent ne
font qu'offrir les fluctuations d'un peuple déchaîné , qui se
calme dès que Phocion paraît , et qui s'irrite dès qu'il est absent.
Il n'y avait là que le motif d'une scène , et l'auteur en a
fait une fort belle , où Phocion , semblable à Coligny, daus la
Henriade , fait tomber le poignard des mains de quelques furieux
qui viennent pour l'assassiner ; mais il aurait fallu inventer
d'autres ressorts pour soutenir l'intérêt pendant cinq actes.
Ceux auxquels M. Royou a eu recours sont trop faibles ; le personnage
d'Olympe , femme de Phocion , qui supplie Agnonide
de sauver son époux ; celui de son fils , qui , surprenant seul le
même prytane , le menace d'abord de l'assassiner , s'il ne jure
par la statue de Minerve , de renoncer à perdre son père , et
qui finit par laisser tomber son poignard sans avoir obtenu de
réponse ; tout cela est bien mesquin et bien peu tragique . Heu
reusement le style qui , en général , est ferme et de la bonne
école , a soutenu la pièce jusqu'à la fin. Plusieurs vers ont été
applaudis avec enthousiasme et méritaient de l'être .
Quelques critiques ont déjà conseillé à l'auteur de réduire
sa pièce à trois actes. Si notre sentiment peut être de quelque
poids à ses yeux , nous croyons qu'il ne pourrait mieux faire
que de suivre cet avis .
THEATRE FEYDEAU.
Première représentation du Sceptre et la Charrue.
Ce serait être bien sévère que de juger une pièce sur le titre ;
cependant , si ce titre offre une alliance de mots ambitieuse et
de mauvais goût , il est naturel qu'il fasse naître une prévention
défavorable contre l'auteur et son ouvrage. Il y a dans celui
du nouvel opéra-comique une prétention que l'on ne connaissait
point autrefois ; mais tout se perfectionne . Du temps de Sedaine,
on disait le Roi et le Fermier ; de nos jours , on dit : le Sceptre
et la Charrue.
:
Ce sceptre et cette charrue sont d'origine espagnole ; c'est fort
bien fait de chercher à nous enrichir des dépouilles des étrangers
, ils usent assez de représailles ; mais il faudrait choisir ces
dépouilles et tâcher de ne leur dérober que des perles . Le sage
dans sa retraite est loin d'être une des meilleures pièces du
théâtre espagnol . Le caractère principal en est faux , parce qu'il
est outré . Au lieu de chercher à pallier ce vice de l'ouvrage original
, les auteurs de la copie l'ont encore forcé.
Louis XII , en chassant dans les environs de Compiègne ,
apprend qu'il s'y trouve un laboureur qui refuse absolument
de le voir, et qui fait fermer sa porte et ses fenêtres toutes les
156 MERGURE DE FRANCE.
St
fois que le Roi ou sa suite passent devant sa maison. Il veut connaitre
ce bizarre personnage. La simplicité de son habit de
chasse favorisé son dessein ; maître Jean , croyant ne parler qu'a
unofficier subalterne, lui ouvre son coeur. Ce n'est point par haine
du Roi qu'il refuse de le voir ; mais la perte qu'il a faite d'un
` fils qui était à son service , l'absence d'un second qui s'y trouve
encore , et une certaine indépendance de caractère , sont les
seules causes de sa manie . II lui reste un dernier enfant et
dix mille écus d'économie , il donnerait tout pour S. M. ,
elle le demandait. Cependant , un des principaux seigneurs
de la cour , qui accompagne le prince , reçoit une lettre , dans
laquelle on lui apprend que sa fille a été enlevée par un officier
des troupes du Roi . Cet officier se trouve être précisément le
fils du laboureur. On ignore sa retraite ; mais , comme on le
devine aisément , il arrive bientôt à la demeure de son père.
Ce dernier est d'abord fort irrité ; le jeune homme lel came en
lui chantant une romance en trois couplets , dans laquelle il lui
démontre fort élégamment comme quoi il faut que chacun
éprouve à son tour
Ce
que c'est que l'amour .
Il est à peine revenu de sa fureur qu'il reçoit un message du
Roi. Le prince lui fait dire qu'on l'a averti qu'il avait dix mille
écus , qu'il était prêt à les lui donner , et qu'il met sa bonne
volonté à l'épreuve. Maître Jean fait empporter le magot . Il n'est
pas plutôt parti qu'un second courrier vient demander son dernier
fils pour le service de Sa Majesté . Maître Jean le donne ; un
troisième message arrive ; le Roi mande maître Jean lui -même ;
et maître Jean , malgré son antipathie à voir le père du peuple , se
laisse conduire à la cour dans la voiture du Roi . Sur ces entrefaites
, son fils le ravisseur a été arrêté et va subir toute la rigueur
des lois . Maître Jean paraît devant le Roi , le reconnait et tombe
à ses genoux. Le Roi lui demande s'il préfère encore la charrue
au sceptre ; le manant persiste ; alors le prince lui montre son
fils prêt à être envoyé au supplice , et lui prouve que puisqu'il
peut , par le pouvoir magique de son sceptre , faire grâce à son
fils , ce sceptre vaut mieux qu'une charrue.
Plusieurs inconvenances ont , dès le milieu du second acte
excité l'orage sous lequel cette pièce a succombé . Quelques
détails agréables et un petit rôle du dernier fils de sire Jean ,
joué , avec un naturel et une grâce infinis , par Mad . Gavaudan ,
n'ont pu sauver l'ouvrage. La musique , généralement faible
offre , dans certaines parties , de la facilité et de la légèreté . Elle
est de M. Alexandre Piccini . Il faut aussi savoir gré aux auteurs
des paroles de quelques pensées libérales , quoiqu'elles ne soient
pas toujours très -heureusement exprimées : on voit que c'est
un langage nouveau pour eux ; ils ne font encore que le balbutier.
NECROLOGIE .
Les journaux ont déjà annoncé la mort de madame
de Staël ; cette mort , que ne faisaient que trop prévoir
JUILLET 1817 . 137
einq mois de souffrances , presque continues , mais
dont l'amitié passionnée de ceux qui l'entouraient s'efforçait
encore de repousser les présages. Cette amitié
ressentie par tous ceux qui avaient eu le bonheur de la
connaître , et qui a déjà tâché de lui rendre un faible
hommage , recueille aujourd'hui péniblement quelques
forces pour faire connaître , autant qu'il sera possible ,
non ce talent plein d'éclat , ce génie et cette profondeur
de pensées que l'Europe admire , mais aussi cette
âme pleine de bonté , d'affection , de tous ces sentimens
doux et généreux , et ce caractère noble qui n'a
jamais vu le pouvoir injuste sans lui résister , le malheur
sans le secourir , la douleur sans la plaindre.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 16 au 16 juillet.
Toujours même stérilité ou même obscurité. La scené
du Brésil est encore pour nous derrière le rideau. On
instruit à huis clos le procès des conspirateurs de Lisbonne
. Lascy , condamné l'on ne sait à quelle peine ,
est embarqué , l'on ne sait pas bien pour où. A Londres
, l'arène est pres d'être fermée ; le Wurtemberg
qui était notre vache à lait à nous autres nouvellistes ,
ne donne plus ; le colonel Massenbach a beau déclamer ,
les médiatisés ont beau protester ; ni le peuple , ni le roi ,
ni la diète germaniqué n'en tiennent compte :
Tout dort , et l'armée , et les vents et Neptune.
Je me trompe . On est éveillé , trop éveillé même dans
un petit coin de la Suisse. Le nonce et les cantons catholiques
ne s'entendent guère ; l'abbé de Saint- Gall et
le canton de Saint-Gall s'entendent encore moins . Cela
promet un peu. Mais qu'est-ce que ce léger épisode ,
pour la faim et la soif de nouveautés , qui nous travaillent
?
A défaut de crises politiques , nous ne manquons
138 MERCURE DE FRANCE.
point de crises physiques , et les amateurs , ici du moins,
n'auront pas à se plaindre. Dans la Haute - Autriche
une montagne abîmée ; d'affreux orages à Lons-le - Saulnier
, à Perpignan ; plus de trente communes dévastées ,
près de Mâcon , les blés hachés , les foins entraînés par
les débordemens des eaux , les vignes écrasées par des grêlons
plus gros que des oeufs . Une digue duRhin rompue ;
Constance et Schaffouse presque inondés ; Genève cons→
truisant des ponts pour établir une communication entre
les rues situées le long du Rhône . La peste à Alger ; le typhus
à Parme ; une fièvre épidémique à Cork ; tel est à peu
près l'inventaire de notre avoir ; il offre de quoi contenter
les plus difficiles. Essayons de mettre de l'ordre
dans le peu d'objets qui n'ont pu y trouver place .
FRANCE . -
Notre joie a été courte : Mademoiselle
n'a vécu que deux jours.
-Trois des conspirateurs de Bordeaux ont éprouvé
les effets de la clémence royale ; la peine de mort ,
qu'ils avaient encourue , a été commuée en celle de
vingt ans de fers.
-Fléau conjuré . Bien des gens ignorent jusqu'au
nom des Dunes de Gascogne . Ce sont des sables mouvans
, en forme de colines qui , tantôt comme des avalanches
, entraînent les forêts , les terres cultivées , les
habitations et les villages ; tantôt comme des digues
obstruent les canaux par où les étangs et les lacs dégorgent
dans la mer . La pêche et l'agriculture également
menacées par ce fléau , réclamaient depuis longtemps
des secours contre ses invasions. Le gouvernement
vient enfin de confier ce soin aux ingénieurs des
ponts -et-chaussées. Fixer les sables sur la superficie du
sol , leur imprimer une direction constamment parallèle
à la mer , tel est l'objet de leur travail . Ils ont à
régler le mode des semis , et à garantir les dunes des
courans qui , en les minant à la base de l'écore des
canaux , dérangent leur cours habituel. C'est une pensée
fort sage de confier ce double travail aux mêmes
hommes ; il y régnera plus d'accord.
B ANGLETERRE. Une discussion importante s'est
élevée entre MM . Tierney pour l'opposition , et Grant
pour le ministère . Ce n'est pas ici une de ces discussions
qui intéressent par le scandale , un de ces feux
JUILLET 1817. 159
roulans d'invectives , entrecoupés par de nombreux
écoutez , et pourtant de cette discussion il est sorti l'un
des plus ingénieux paradoxes , ou l'une des verités les
plus singulières qu'on ait jamais entendues dans les
débats ; car , de décider quel est le nom qui convient
aux assertions de M. Smitt , c'est ce que je me garderai
de faire. La hausse des fonds , est- ce un bon ou un mauvais
signe ? M. Smitt défend la seconde opinion , et
voici par quelles armes les fonds étant à 65 , pour
120,000 liv . , vous racheterez 180,000 l .; les fonds
étant à 78 , pour 120,000 liv. , vous n'en racheterez
que 160,000 l. , et il trouve que la différence , au détriment
de l'Etat , est de cinq millions sterling par an .
Il est évident que la difficulté ne peut rouler sur les
calculs ; il n'y a pas deux arithmétiques. Mais est - il
vrai que cette différence soit au détriment de l'Etat ?
Ici l'on ne s'entend plus , peut-être parce qu'on ne
veut plus s'entendre. Une équivoque , laissée quelquefois
à dessein et de concert au fond d'une discussion ,
suffit pour la rendre interminable.

M. Bennet appelle l'attention de la chambre sur trois
objets capitaux qui n'en sont qu'un au fond . Le premier
, c'est l'argent du sang , ou la prime accordée à
ceux qui dénoncent les criminels d'état . Le peuple
anglais , et le gouvernement autant que le peuple , doivent
à l'orateur des actions de grâces pour en avoir
demandé l'abolition . Je dis le gouvernement ; car
l'ordre n'est que dans la morale , et ce serait un bien
faux calcul de corrompre les nations pour les rendre
dociles . Le second objet , c'est la coutume assez généralement
établie parmi les officiers de police de jurer
qu'un homme est vagabond sans en être certain , sans
même le connaître ; mais dix shellings sont au bout
pour le dénonciateur , peu lui importe que la déportation
soit au bout pour le dénoncé. Je remarquerai à
ce sujet qu'une grande passion mène toujours à l'injustice.
La grande passion du législateur , c'était l'extirpation
de la mendicité. Voyez ce qu'elle y substitue .
Le troisième objet , c'est l'effrayante progression du
nombre des enfans qui , depuis quatre ans , ont comparu
devant les tribunaux pour des crimes . En 1813 ,
ce nombre n'était que de soixante -deux ; il fut de qua140
MERCURE DE FRANCE.
tre-vingt- dix-huit en 1814 ; de cent quarante-six en
1815 ; de seize cent trente - trois en 1816. Le rapport :
annoncé par M. Brougham , peut servir au moins en
ceci de commentaire au discours de M. Bennet. D'après
ce rapport , un recteur de parcisse , qui reçoit quinze
cents liv. sterl. pour l'éducation des pauvres , a confié ,
moyennant quarante liv. , cette besogne à un charpentier
: encore voulait-il réduire à vingt liv. le salaire
de son suppléant ; et cet exemple est accompagné de
beaucoup d'autres ; ainsi , instruction , morale , securité
publique , toutes ces choses se tiennent , et se
tiennent étroitement . Le gouvernement qui néglige
l'une d'elles est bien coupable ; mais que faudrait - il
penser de celui qui prétendrait assurer l'une aux dépens
des autres ?
Les catholiques romains ont enfin l'espérance de
parvenir aux grades dans les armées de terre et de mer
aussi bien que le reste des non-conformistes. Je dis
l'espérance et non le droit ; car la loi nouvelle est loin
de leur conférer un droit ; elle ne confère qu'une attribution
de plus au gouvernement , puisqu'il peut à son
gré leur donner et leur refuser de l'emploi , et cependant
les sectateurs de l'ascendant protestant se récrient
à l'envi sur cette munificence qui n'eu est une que
pour le gouvernement. Il est vrai qu'on dispense les
catholiques du serment de suprématie , et qu'ils peuvent
impunément croire à la transubstantiation ; mais
s'il en était autrement , où serait le bienfait ? Ils ne seraient
plus catholiques.
- COURONNES DU NORD . Pétersbourg se peuple et
s'embellit . On y comptait , en 1764 , 114,000 âmes , on
en compte maintenant 285,000. De larges trottoirs
placés dans les rues , assurent aux piétons une circulation
agréable et facile . La société biblique compte
déjà mille affiliés.
-
Le général comte de Benigsen , chef du 2º corps
d'armée , a visité les frontières qui séparent l'empire
russe de la Turquie ; il doit visiter aussi la rive gauche
du Pruth , et retourner par Mohilew , sur le Dniester.
A Copenhague , cinq cens prisonniers ont mis le feu
aux prisons dans l'espoir de s'évader ; la garnison toute
entière a pris aussitôt les armes ; on a fait sur les mutins,
JUILLET 1817. 141

deux décharges à mitraille . Sept d'entre eux ont péri
du dernier supplice . Il est arrivé à la Suède ce qui
doit infailliblement arriver à tout Etat qui prétend fonder
la prospérité de son commerce sur le système prohibitif
, c'est-à-dire , sur les entraves du commerce .
Précisément depuis que les vins sont prohibés , les commandes
en vins sont plus considérables. Cela s'explique
aisément. Qu'il échappe une partie du chargement aux
recherches des douaniers , la confiscation sera couverte
et au-delà , par les bénéfices . Cependant il faut armer
contre les infracteurs . Tandis que les golfes se couvrent
de corsaires , au passage des vaisseaux interlopes , les
débouchés se hérissent de soldats ; par-tout la ruse est
aux prises avec la force , et que l'une ou l'autre suc→
combe , on doit gémir. Cependant les impôts grossissent
à mesure que les ressources baissent ; il faut payer ses
privations ; il faut solder ses geoliers . Il en coûte pour
ne pas consommer plus qu'il n'en coûterait pour consommer
; la cupidité , la témérité , se glissent à travers
toutes ces gênes ; et les gouvernemens , entraînés par
leur impatience dans une fausse route , se retrouvent
souvent au sortir du dédale , sans argent , parce que
leurs peuples sont sans commerce , et sans autorité , parce
que leurs peuples sont sans morale. Une politique
bien plus sage , c'est la colonisation des frontières septentrionales
du Jutland . Il y a dans cette lisière neuf
cent mille arpens qui n'attendent que des défricheurs .
Le gouvernement les y attire par toutes sortes d'encouragemens
, concessions gratuites du sol et des instrumens
de labour , exemption d'impôts pendant un grand
nombre d'années , facilités pour les échanges . Bien des
avantages résulteront de ce plan ; accroissement de population
; améliorations des cultures nationales par
l'exemple des méthodes étrangères ; liaisons commerciales
avec l'Islande ; établissement d'un intermédiaire
entre la Suède et la Norwège , pour confondre insensiblement
en un seul peuple deux nations sourdement divisées
. Tout est gain dans cette mesure , comme tout est
perte dans l'autre.
- ALLEMAGNE. Le grand duc de Saxe Weymar organise
dans ses Etats une landwehr composée de trois
classes ; la première , de dix - neuf à vingt -trois ans , est
142
MERCURE DE FRANCE .
destinée au service des garnisons et des camps ; la se
conde , de vingt- quatre à quarante , forme les bataillons
mobiles ; la troisième , de quarante à cinquante , fait le
service intérieur, excepté dans une nécessité urgente , où
la patrie allemande appellerait tous ses enfans. Le grand
duc prend lui - même le commandement de la landwehr.
Le Roi des Pays-Bas voyage en Flandre . L'objet
spécial de son voyage est de visiter les travaux qui s'exécutent
depuis Menin jusqu'à Nieuport , pour établir sur
les frontières de la Flandre occidentale une ligne de défense
. La forteresse d'Ypres est destinée à devenir l'un
des boulevards de la Belgique.
-
-On parle beaucoup à Hambourg d'un projet de
loterie des marchandises anglaises. C'est toujours la ligue
de l'industrie contre l'industrie ; mais au lieu d'imputer
cette vue étroite et mesquine à l'esprit manufacturier
qui n'aperçoit rien hors des limites de son atelier , un
journaliste anglais l'attribue à l'esprit jacobin . Le Courrier
est comme les bilieux qui voyent tout jaune .
-Le Wurtemberg se dépeuplait ; ses émigrés lui
reviennent . Une ordonnance leur assigne du travail
dans les communes du royaume où ils seront forcés de
s'arrêter . Encore les acquéreurs hessois ! Les journaux
parlent d'une déclaration très-énergique , faite en
leur nom , par M. Schreiber , et adressée à la diète . Il
soutient contre le rapport de M. Lepel , que les acquéreurs
évincés n'ont point reçu d'indemnités.
ESPAGNE. -- Le projet des finances n'est encore
qu'une théorie . Cette théorie est belle , mais sera - t- elle
assez forte contre la routine et l'intérêt ? On annonce
la levée du séquestre mis sur les propriétés françaises .
-
On a publié en Espagne un acte du congrès , qui défend
sous des peines sévères , à des particuliers , d'armer
des bâtimens pour le service de quelque prince , colonie
ou district que ce puisse être . Cet acte paraît démentir
les bruits d'une rupture entre les Etats-Unis et l'Espagne
.
PORTUGAL . -
Les conspirateurs avaient ourdi leurs
trames en habiles gens . Leur secret se divisait dans une
progression qui était elle - même un secret ; les opérations
du tribunal ne sont pas plus connues ; tout est mystère
dans ce pays .
'
JUILLET 1817 . 145
.
TURQUIE. Le cadi de Constantinople fait justice
à la turque. Il condamne les boulangers qui ont de faux
poids , ou de mauvais pain , à perdre une oreille en attendant
mieux .
-
en
NAPLES. Les nouvelles de Naples portent qu'une
fameuse bande de brigands qui infestait les campagnes ,
a été vaincue et dissipée , non sans résistance .
COLONIES . D'après une lettre de la Trinité ,
date du 1. juin , confirmée par des lettres de l'île
Marguerite , en date du 16 , le congrès de Vénézuela
a été installé le 10 mai. On parle anssi de sanglantes représailles
exercées par le général Piar , dont les Espagnols
avaient fusillé le parlementaire.
Si l'on en croit certains rapports , Fernambuc serait
tombé au pouvoir des royalistes . - Si l'on en croit
certaines conjectures , on peut craindre que cette armée
de trois mille employés ou miliciens , tous novices dans
les armes , unique ressource de la capitale épuisée , ne
soit qu'un renfort pour les mécontens. Du moins l'envoyé
de Fernambuc aux Etats-Unis ne cache point cette
espérance ; on va jusqu'à dire qu'au lieu d'attendre les
royalistes , Martinez est allé à leur rencontre. Dans ce
conflit de rapports , que faut il faire ? Douter.
- NOUVELLES DIVERSES . Les amateurs du beau sexe
apprendront avec plaisir que la peine du fouet , pour
les femmes , est abolie en Angleterre. Il reste à supprimer
un usage plus odieux , plus contraire à toutes les
lois de la morale et de l'humanité , et à la sainteté des
contrats , plus bizarre chez les ennemis du commerce
des noirs.
-
Nouvel incident au procès de MM. Comte et Dunoyer
; ils s'inscrivent en faux contre la pièce fondamentale.
-
Qui l'eût dit que nous fussions encore au temps
des sorciers ! Voici qu'un nommé Husseau et la femme
Marcelle jettent des sorts , évoquent les démons , font
paraître Satan lui-même . Quel plaisir les bons juges du
bon siècle auraient pris à faire griller ces deux serviteurs
de Belzebuth ! Les juges du dix -neuvième n'ont
vu dans ces sortiléges , que des escroqueries . Lequel
vaut mieux ? Je connais encore de bonnes têtes qui demanderaient
du temps avant de prononcer.
144
MERCURE DE FRANCE .
--
Voici un miracle pour lequel on n'a pas employé
les enchantemens ni les filtres , mais la grue et les cabestans.
Un vaisseau de 8o , du poids de 1,964 tonneaux
, hissé et mis à sec ! Plimouth a été témoin de ce
miracle.
f
C'est aussi à Plimouth que s'est faite la première
épreuve de la cloche du plongeur , dans la construction
d'une jetée .
-Le nommé Giovacchino Coniglio s'introduisit ces
jours derniers dans la boutique d'un changeur , au
Palais-Royal , armé d'un pistolet chargé et d'un poiguard
. La garde accourue aux cris du changeur ne l'a
pas laissé maître d'exercer tout son savoir faire .
?
- Un criminel , plus à plaindre peut-être , c'est le
nommé Langlois , chapelier près de Mâcon , Cet homme
entraîné par un violent amour , a assassiné le mari de sa
maîtresse. Je ne sais quel sentiment de justice ou de générosité
l'a cloué à la place où il venait de commettre
le crime. Il a tout avoué ; il s'est livré lui-même en s'écriant
Mon père m'avait prédit que je mourrais sur
l'échafaud , il faut que sa prédiction s'accomplisse.
-Encore un crime de l'amour. Une jeune personne ,
fille d'un médecin de Lille , contrariée dans ses penchans
, a tenté de s'empoisonner dans un bain public
avec de l'opium . On l'a trouvée au milieu des convulsions.
Elle enre viendra.
L'amour ne produit pas toujours des tragédies.
Les gazettes anglaises sont pleines du cartel envoyé
par miss W. à miss N. Il s'agissait d'un coeur que l'une
de ces deux belles avait volé à l'autre. C'était peut-être
une revanche . Miss W. faisait sonner bien haut un. droit
qu'on nomme , en jurisprudence , primo occupanti.
Une Française n'aurait point songé à réclamer ce droit-là .
BÉNABEN .
ERRATA du nº .
Page 69 , Prughens — lisez , Hughens .
28.
Bernouillé-lisez , Bernouilli .
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
TIMBRE
ROYAL
SEINF
2003
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 26 JUILLET 1817 .
mmmmmmu mmmmu
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LES LOUANGES.
Ode.
Déités en attraits fécondes ,
Vous qui sur des trônes brillans ,
Autour du souverain des mondes
Chantez les sublimes talens ;
Animé d'un noble délire ,
Louanges , je vais sur ma lyre
Célébrer vos bienfaits divers :
Daignez sourire à mon audace ,
Et du feu créateur d'Horace
Embrasez mon coeur et mes vers.
C'est pour vous que le grand Alcide ,
De toute sa gloire entouré ,
Au bout de sa course rapide ,
Monta vers l'Olympe azuré.
C'est pour vous que , vainqueur du Gange ,
Le protecteur de la vendange
S'assit au rang des immortels ;
Et que sur les rives du Tibre
TOME 3 10
146 MERCURE DE FRANCE .
Auguste , chef d'un peuple libre ,
Des dieux envahit les autels .
Sans vous la plus belle victoire
N'aurait que le bruit d'un moment
Et l'on ne verrait point la gloire
En consacrer le monument.
Sans vous l'impitoyable Achille ,
Sans vous le héros de Virgile ,
Ne seraient que d'obscurs guerriers ;
Et des abîmes du Ténare ,
Les héros qu'a chantés Pindare ,
N'eussent pas sauvé leurs lauriers.
Sans vous , à la voix d'Isabelle ,
Colomb , sur un frêle vaisseau ,
Eût-il bravé l'onde infidèle
Pour trouver un monde nouveau ?
Et Gama , dont l'heureux courage ,
Cent fois triomphant du naufrage ,
De l'Inde osa fendre les mers ;
Sans vos palmes qu'il voyait prêtes ,
Gama de ses vastes conquêtes
Eût-il enrichi l'univers ?
Que dis-je ? tous ces noms célèbres ,
De la France aujourd'hui l'orgueil ,
Eussent-ils franchi les ténèbres
Qui couvrent l'oubli du cercueil ?
Sans l'éclat qui survit à l'homme ,
Cicéron eût-il sauvé Rome ,
Théâtre de ses longs travaux ?
Et dans les beaux siècles d'Athènes ,
Sophocle , Apelle , Demosthènes ,
Eussent-ils connu des rivaux ?
Souvent les basses flatteries ,
Filles du dieu des sombres bords ,
Osent , d'iniquité nourries ,
Insulter à vos saints accords ;
Mais bientôt vengeant cette injure ?
JUILLET 1817. 147
Le temps , vainqueur de l'imposture ,
Armé de sa verge de fer ;
De ce regard qui tout embrasse
Fait rentrer leur coupable race
Dans les abîmes de l'enfer.
2
Ces monstres , fléaux de la terre ,
Sous tant de masques différens ,
Vont , de leur encens adultère
Enivrer la cour et les grands.
Par elles tout est légitime :
Elles prodiguent leur estime
Aux plus tragiques attentats ;
Et du peuple étouffant les plaintes ,
Font fléchir les lois les plus saintes
Sous le joug des fiers potentats.
C'est ainsi que l'affreux ministre
Du fils cruel d'Enobarbus ,
Hâta , par un conseil sinistre ,
La perte de Britannicus.
Néron , meurtrier de son frère ,
Sur le corps sanglant de sa mère ,
Promène des yeux satisfaits ;
Et trouve , ô comble d'infamie !
Un sénat qui le justifie
Du plus horrible des forfaits .
Mais vous que Jupiter honore ,
Consolatrices des vertus ,
Votre voix brillante et sonore
Relève les coeurs abattus .
Des arts applanissant la route ,
Elle ouvre la céleste voûte
A nos efforts audacieux ;
Et vos séduisantes amorces ,
De notre esprit doublant les forces ,
Portent son vol jusques aux cieux.
Albert MONTÉMONT.
10.
148 MERCURE DE FRANCE .
mmmmu
ÉNIGME .
Je séduis la beauté , j'épouvante le crime ,
Je décore un tyran , j'accable sa victime ,
J'inspire tour- a - tour et punis les forfaits ,
J'habite les cachots , ainsi que les palais ;
Tantôt avec l'amour , légère , délectable ,
Je ne suis qu'un tissu de fleurs ,
Tandis qu'avec l'hymen , souvent insupportable ,
J'opprime et je flétris les coeurs .
( Par M. J. J. ROQUES , de Montauban. )
CHARADE.
A l'aspect du péril , on jette mon premier ;
Mon dernier est une vermine ;
Jugé par mon sévère entier ,
Souvent un pauvre auteur fait une triste mine .
(Par M. G. )
1.
LOGOGRIPHE.
Six pieds composent tout mon être ,
Vous devez , lecteurs , me connaître ,
Car sitôt que paraît le jour ,
Je porte mes pas à la cour
Où noblement a figuré mon père ;
Otez ma queue et vous aurez ma mère.
Sur quatre pieds , au docte médecin ,
Je sais , en empruntant une S ,
Indiquer l'extreme faiblesse
De l'homme qui tend à sa fin.
Aussi plat que laid de figure ,
Sur trois , animal dégoûtant ,
Je me plais avec l'indigent
Réduit à coucher sur la dure ;
Sur trois , plus souvent encor
Je sors sans beaucoup d'effor ,
D'un lieu fermé par la nature ;
Sur deux , je sais que vous me connaissez ;
Je lie entr'eux les membres d'une phrase ;
Pour vos yeux je n'ai plus de gaze ;
2
Je me tais , messieurs , c'est assez .
(Par M. E. BLAQUIÈRE. )
1
"
JUILLET 1817 .
149
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est ombre ; celui de la charade ,
Monrose ; et celui du logogriphe , rossignol , où l'on
trouve loi, or, Solon , Nil , sol , soi , lis et lion.
mmmmmm
NOUVELLES LITTERAIRES.
De l'Angleterre et des Anglais , ou Petit Portrait
d'une grande famille , copié et retouché par deux
témoins oculaires (1 ).
( Ier. Article.)
Cet ouvrage a paru à Londres , sous le nom de Don
Manuel Alvarez Espriella , voyageur espagnol. Il
excita d'abord une vive curiosité ; chacun était bien aise
de savoir de quelle manière un noble Castillan avait
jugé les usages , les moeurs , les institutions anglaises .
On savait que les préjugés sont une marchandise qui
n'est assujétie à aucune prohibition , et qui passe librement
, même devant les douanes britanniques . En conséquence
, on fut peu surpris de l'humeur chagrine et
caustique qui domine dans les réflexions de Don Mapuel
, à l'instant même de son débarquement à Falmouth.
Ne pouvant encore s'en prendre aux habitans
(1 ) Trois vol. in-8° . Prix : 18 fr . A Paris , chez Le Normant ,
imprimeur-libraire , rue de Seine , n. S.
"
150 MERCURE DE FRANCE .
il jette un regard de dédain sur « les roches d'Albion »
et sur la verdure de ses prairies . Il accuse la renommée
de les avoir « étrangement exaltées . » La hauteur des
premières est médiocre ; la couleur des autres est monotone
; c'est du vert , toujours du vert ; et ce qu'il y a
de plus fâcheux « l'herbe qui couvre ces prairies , incessamment
broutée par les bestiaux , ne s'élève jamais
assez , pour se jouer au gré du vent , et former des ondulations
variées et pittoresques . »
Don Manuel débarqué à Falmouth , nous donne
une assez mince opinion des gens qui habitent les ports
de mer d'Angleterre . « C'est , dit-il , une chose convenue
que ceux qui se trouvent dans ces sortes de lieux
sont tous des oiseaux de proie , ou des oiseaux de
passage. » Pourquoi cette dernière expression qui a
l'air d'une injure ; ne sommes - nous pas tous des oiseaux
de passage ?
Un Anglais de la vieille roche aurait pu croire que le
roast-beef, le plum-pudding et le porter de Londres
arracheraient un mot d'approbation au censeur espagnol
; pour moi qui ne suis pas Anglais , et qui n'ai
nulle envie de le devenir , j'avoue que j'ai été un peu
scandalisé du ton léger et plein de mépris que prend
Don Manuel en parlant de la cuisine britannique. « Je
ne puis me faire , dit -il , à la nourriture de ce peuple :
il mange la viande à demi-crue , et les légumes ne sont
jamais assez cuits pour être tendres . En un mot , tout
est fade , hormis le pain , qui est salé et désagréable . »
La sentence me paraît sévère ; je demande grâce pour
les becf-stakes et pour le fromage de Stilton .
Les observations de notre voyageur sur le climat et
sur l'aspect général de l'Angleterre, n'engageront personne
à voyager dans cette contrée ; il paraît que le soleil s'y
montre rarement , et que ses rayons , ont beaucoup de
JUILLET 1817 . 15r
peine à percer la couche épaisse de brouillards qui enveloppe
cette reine des îles . On grelotte en lisant les
notes météorologiques de Don Manuel. Il était parti de
Falmouth avec son ami Jennings , et se trouvait dans
la ville de Truro . « Lorsque nous nous remîmes en
route , ajoute-t-il , le ciel était obscurci et chargé de
nuages : temps tout-à-fait anglais ! Je ne pouvais me
garantir du froid qu'en m'enveloppant dans mon manteau.
Quoique nous touchions à la fin d'avril , les arbres
sont à peine verts ; tout ici présente un aspect
triste et sauvage . »
-On sent bien qu'il est impossible de suivre le voyageur
dans ses divers pélerinages. La plupart de ses remarques
sont communes et méritent peu d'attention .
Je ne m'arrêterai avec lui que lorsque la description
des lieux , ses réflexions morales ou politiques m'offriront
quelque intérêt . Je suis fâché d'être forcé de me
défier de ses jugemens ; mais il a pris la peine de justifier
lui- même cette défiance : j'en donnerai une preuve qui
me semble incontestable.
Don Manuel se trouvait à Honiton , avec son ami
Jennings. Il eut quelque peine à se procurer des chevaux.
A peine fut-il monté en voiture , que ces maudits
animaux , sans respect pour la dignité espagnole ,
prirent le mors aux dents . Le postillon fut désarçonné ;
cependant , il n'abandonna pas les rênes , et la voiture
s'arrêta juste au moment où elle allait être culbutée.
Ainsi , Don Manuel et son ami Jennings , en furent
quittes pour la peur. Cet accident , qui pouvait arriver
en Espagne comme en Angleterre , a trop influé sur le
jugement du voyageur . « N'ayant essuyé , dit-il , que
des événemens fâcheux dans cette ville ( Honiton ) , je
n'ai rien à en dire non plus de favorable. La vénalité
politique des habitans de cet ancien bourg est une chose
152 MERCURE DE FRANCE.
notoire ; et depuis qu'ils jouissent de cette réputation ,
les moeurs y ont proportionément souffert une altération
sensible. »
Si j'avais droit de bourgeoisie à Honiton , je prierais
Don Manuel d'observer que ce n'est pas la faute des
habitans de cet ancien bourg , si ses chevaux ont pris
le mors aux dents , et si sa voiture a été sur le point
d'être culbutée ; qu'ils ne sauraient être responsables de
la maladresse d'un postillon , et qu'il est dur d'être calomnié
, parce qu'un Espagnol éprouve , en voyage , des
événemens fâcheux . Je me permettrais d'ajouter qu'un
voyageur qui ne reste dans une ville que le temps nécessaire
pour changer de chevaux , n'a pu savoir par luimême
, si la vénalité politique y est plus commune
qu'ailleurs , et quel degré d'altération les moeurs ont
éprouvé. Cette connaissance suppose un long séjour
et une observation assidue. D'après cela , je ne me ferais
aucun scrupule de mettre Don Manuel au même rang
que ce grand seigneur anglais qui , se trouvant logé à
Blois , dans une hôtellerie dont la maîtresse avait les
cheveux d'une couleur trop ardente , écrivit sur ses tablettes
« Nota. Toutes les femmes de Blois sont
rousses . >>>

J'ai dit que les remarques de Don Manuel me paraissaient
quelquefois trop peu importantes . Il assure , par
exemple , « que le sort des chevaux de poste est vraiment
déplorable. » Je suis loin de contester la vérité de
cette observation ; mais je trouve que c'est une vérité
trop vraie , c'est-à-dire qui n'apprend rien à personne,
et qui vraisemblablement ne rendra pas meilleure la
condition de cheval de poste.
En sortant du Devonshire, Don Manuel entre « dans
le triste comté de Dorset. » Il s'arrête dans la ville de
Dorchester , et nous allons nous y arrêter un moment
avec lui .
JUILLET 18174
155
En passant par cette ville , pour se rendre en Espagne
, son ami Jennings eut occasion de voir le célèbre
Gilbert Wakefield qui s'y trouvait renfermé pour
opinion politique .
Cet écrivain fut condamné à la réclusion pour avoir
publié une réponse à je ne sais quel évêque, auteur d'un
gros livre sur le taux des intérêts publics, « Le ministère
venait de proposer l'impôt du dixième du reyenu.
Cet impôt ne satisfit pas notre prélat ; il proposait de
lever ce dixième sur le capital mème de chaque citoyen
, prétendant que chacun étant également frappé ,
les fortunes resteraient dans le même rapport entre
elles , et que, par conséquent , personne ne serait atteint . »
Voici de quelle manière argumentait ce financier mîtré :
« Si les bases d'un grand édifice , disait - il , venaient
à s'enfoncer à la fois de toutes parts , au lieu d'éprouver
aucun dommage , la totalité de l'édifice n'en deviendrait-
elle pas plus solide ? Soit , répondait Gilbert
Wakefield ; et vous , monseigneur , vous qui occupez
le premier étage , vous pourriez jouir encore de la
beauté du coup d'oeil ; mais moi et le pauvre peuple ,
qui habitons le rez - de - chaussée , que deviendrionsnous
? >>
A
Cette réponse est raisonnable , et je croirai difficilement
que , dans un pays où les tribunaux, sont indépendans
, et où le gouvernement est assez fort pour
être juste , elle ait pu servir de base à la condamnation
d'un écrivain. Il paraît qu'il fut principalement attaqué
sur une application téméraire de la fable d'Esope, intitulée
à l'Ane et son Fardeau. » Quoi qu'il en soit , il
fut condamné à deux années de détention , et envoyé
à Dorchester. « La prison de cette ville l'éloignant davantage
de sa famille et de ses amis , fut choisie pour rendre
sa situation plus pénible. »
154 MERCURE DE FRANCE.
Cet acte inutile de sévérité produisit , comme il est
d'usage , un effet contraire à celui que l'autorité en attendait.
« L'opinion publique , ajoute notre voyageur ,
s'éleva contre ce traitement cruel envers un homme
d'un caractère aussi distingué : bientôt une souscription
volontaire , portée à soixante mille francs , fournit à la
famille de Gilbert Wakefield les moyens de s'établir
auprès de sa prison. »
Je voudrais connaître d'une manière plus positive les
raisons d'un pareil traitement ; mais je ne puis m'empêcher
de remarquer que ce mouvement de l'opinion en
faveur d'un homme généralement considéré comme
plus imprudent ou plus malheureux que coupable , dépose
en faveur du caractère anglais , et annonce la présence
de la liberté. L'égoïsme et l'insouciance sont les
compagnons inséparables de la servitude : il ne peut y
avoir , il n'y aura jamais de liberté dans un pays où
l'injustice commise envers un individu , n'est pas ressentie
par tous les citoyens. Celui qui voit aujourd'hui
avec indifférence , ou peut-être avec un lâche plaisir ,
le malheur de son voisin injustement frappé , subira
bientôt à son tour les tortures de l'arbitraire , et ses gémissemens
ne seront point entendus .
<«< Comme publiciste et comme écrivain polémique ,
Wakefield adopta naturellement une certaine âpreté de
style dont ses auteurs favoris lui avaient donné l'exemple
; mais , à ne le considérer que dans sa vie privée ,
jamais homme ne fut plus aimé et ne mérita plus de
l'être ; il avait une intégrité , une fermeté d'âme qui le
mettaient au-dessus de toute considération du danger ,
et l'auraient porté même à se glorifier du martyre. >>
Don Manuel ne fut pas satisfait de la célébration
des rites du culte anglican. « L'office se récite , non pas
devant l'autel , mais dans une espèce de boîte placée
JUILLET 1817.
155
immédiatement au-dessous de la chaire. On n'y voit
ni cierges , ni vases sacrés , ni ornemens quelconques .
L'épitaphe des tombes est fixée aux murs et aux colonnes
, et je ne sais quelle odeur de moisissure et de fétidité
s'exhalait à l'entour , sentiment qui tenait peut-être à
l'attente où j'étais de respirer l'encens de nos églises . »
« On est ici dans l'abominable usage de diviser l'intérieur
des temples en espèce de compartimens qu'on
appelle pews ( bancs ) , et qui sont autant de propriétés
particulières ; si bien que le riche est assis à son aise ,
et s'agenouille sur un coussin moelleux , tandis que le
pauvre , relégué dans les bas côtés de l'église , reste
debout ou se prosterne sur la pierre.
Je ne puis savoir mauvais gré à un Espagnol de regretter
les pompeuses cérémonies du culte catholique,
et l'encens de nos églises ; mais comme il faut que tout
se compense dans ce monde , à côté de la simplicité anglicane
, je ne vois point d'inquisition ; cela mérite
qu'on y pense. Au reste , pour prier Dieu à son aise ,
on paie dans une église catholique comme dans un
temple protestant ; par -tout le pauvre se prosterne sur
la pierre.

Il n'y a point de cigognes en Angleterre ; la corneille
, oiseau bruyant et familier , fait ordinairement
son nid dans les clochers . Les églises et les cimetières
sont assez peu respectés . L'enfant joue à la balle contre
le clocher du village , et le cheval du curé paît tranquillement
sur les tombeaux. »
Si je ne connaissais l'auteur qui se cache sous le nom
de Don Manuel Alvarez Espriella , et dont je parlerai
plus tard , je serais tenté de révoquer en doute , non
l'absence des cigognes qui préfèrent , je ne sais pour
quelle raison , les brouillards de la Hollande à ceux dé
l'Angleterre , mais l'assertion relative au peu de véné156
MERGURE DE FRANCE.
ration de nos voisins pour les tombeaux. S'il faut en
croire d'autres rapports qui paraissent authentiques , il
n'y a pas de nation au monde qui montre un respect
aussi religieux et aussi touchant que le peuple anglais
pour le dernier asile de l'humanité. Les cimetieres y
sont entretenus avec une grande propreté ; des arbustes
odorans, des fleurs , arrosées des larmes de l'amour maternel
ou de la piété filiale , croissent sur les tombeaux .
On y voit souvent des familles entières , pieusement
réunies autour du monument funèbre qui rappelle le
souvenir d'un être chéri, enlevé pour jamais à leur amour ;
même dans les cimetières de village, la cendre des morts
n'est point sans honneurs .
« Yet ev'n these bones from insult to protect
Some frail memorial still erected nigh ,
With uncouth rhymes and shapeless sculpture deck'd
Implores the passing tribute of a sigh.
Their name , their years , spelt by th ' unletter'd muse
The place of fame and elegy supply ;
f And many a holy text around she strews
That teach the rustic moralist to die. » GRAY.
« Toutefois , près de ces ossemens , s'élève quelque monument
fragile , qui les met à l'abri de l'insulte ; orné
de rimes vulgaires et d'une sculpture informe , il implore
le tribut fugitif d'un soupir.
« Au lieu de renommée et de chants élégiaques , une
muse rustique grave sur ce monument leur nom et leur
âge , et place à l'entour les textes évangéliques qui
apprennent aux Socrates du village à mourir. »
Il me semble que de tels sentimens n'ont pu être
exprimés et n'ont pu devenir populaires , que chez une
nation , où le respect pour les tombeaux fait partie de
JUILLET 1817. 157
la morale publique . Ainsi , malgré l'observation de Don
Manuel , je persiste à croire que « les cimetières et les
églises sont assez respectés en Angleterre. »
Mes lecteurs sont peut - être impatiens d'arriver à
Londres ; comme il n'y a rien de remarquable dans l'itinéraire
de notre voyageur depuis Dorchester jusqu'à la capitale
du royaume - uni , je ne me fais aucun scrupule de
le déposer à la porte de son ami Jennings . Il fut accueilli
d'une manière franche et cordiale ; son appartement
était préparé , et il n'eut rien de plus pressé que de se
mettre au lit : malheureusement il ne put dormir.
Dormir à Londres , dit- il , est un art que l'étranger
n'apprend que par le temps et l'habitude. A peine suis-je
couché que je distingue la voix d'un vatchman , espèce
de garde de nuit , non-seulement commis à la surveillance
des rues et au maintien de la tranquillité publique,
mais chargé encore d'instruire , toutes les demi-heures ,
les habitans de Londres de l'heure , et de l'état de
l'atmosphère . Pendant les trois premières heures , on
m'apprit qu'il faisait clair de lune ; ensuite on me dit
le ciel se couvrait de nuages ; enfin , à trois heures
que
du matin , on m'informa que le temps était pluvieux ;
si bien que , sans sortir de mon lit , je n'étais pas moins
au fait des variations de l'atmosphère que si j'eusse
passé la nuit en plein air .
«< Outre ce petit désagrément , il est encore à Londres
une nouvelle cause , implacable ennemie du repos . Les
habitans de cette grande ville semblent se partager en
deux classes bien distinctes ; savoir la race solaire et
la race lunaire ; ceux qui dorment le jour , et ceux
qui veillent la nuit ; ceux-là se lèvent à l'heure même
où ceux - ci se couchent. Les équipages qui roulent péndant
la nuit ont à peine cessé d'ébranler la ville , que
leur succède le bruit des voitures qui roulent pendant

158 MERCURE DE FRANCE.
le jour. La sonnette du boueur , et son cri : dust ho !
ont déjà remplacé la voix du watchman ; puis le garçon
du cabaret à bière venant reprendre les pots apportés
pour le souper de la veille , enfin la laitière , etc..
tout cela , chacun sur un ton différent , produit une
succession de cris si continuels et si nombreux , que je
m'efforce en vain de les rappeler à ma mémoire. »
J'avoue que ces contre-temps ne pouvaient manquer
d'importuner un Espagnol qui avait envie de dormir ;
mais les inconvéniens dont il se plaint ne sont pas particuliers
à la capitale de l'Angleterre . Lorsque de la
solitude , on passe dans une grande ville , on doit s'attendre
à un premier étourdissement inévitable . Bientôt
l'oreille s'accoutume à la diversité des bruits , comme
l'oeil à celle des objets ; il ne faut pas que l'interrruption
passagère du sommeil aigrisse la bile d'un voyageur , et
le porte à l'injustice. Il faut laisser dire au satirique :
« Qui frappe l'air , bon dieu , de ces lugubres cris ?
Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à Paris ? >>
L'exagération naturelle aux poëtes fait excuser ces boutades
; mais un homme qui voyage pour s'instruire , et
qui écrit pour l'instruction des autres , ne doit écouter
que la raison . Au surplus , je laisse notre malencontreux
Espagnol appeler vainement le sommeil , et maudire
entre ses draps , le watchman , les garçons de
cabaret et les laitières . Dans un second article , je le
prendrai à son lever , et je l'accompagnerai dans ses
excursions . Nous verrons si la magnificence , la richesse
et les monumens de Londres adouciront son humeur.
Je parlerai aussi des traducteurs qui me paraissent dignes
d'éloges , et dont le travail doit obtenir du succès .
A. JAY.
JUILLET 1817 :
159
ammmm
L'ERMITE EN PROVINCE.
LES EAUX THERMALES .
20 juin 1817 .
C'est ici que chacun va se pipant de ce qu'il désire ,
sur la foi de ceux qui vont batelant à nos dépends .
(MONTAIGNE , Essais.)
Il y a quelque chose d'attachant dans le caractère
farouche de ce M. Outis ; il allait à Bagnères pour y
prendre les eaux ; j'ai entrepris un voyage d'observations
morales , et j'avais l'espoir d'en faire une ample
moisson dans des lieux où les deux plus puissans mobiles
des actions des hommes , le plaisir et la santé ,
rassemblent dans cette saison tant d'originaux divers .
Nous continuâmes donc à faire route ensemble ; lui ,
toujours en fureur contre le genre humain ; moi , toujours
disposé à croire que Jupiter , en pesant nos destinées
dans ses balances d'or , nous a réparti le mal et le
bien à dose à peu près égale , en faisant pourtant un
peu trop bonne mesure au premier.
Nous sortîmes de Pau en traversant les belles promenades
de cette ville , et nous arrivâmes à Tarbes , tout
d'un somme , sans regretter que le sommeil nous eût
privé , dans ce trajet de dix lieues , de l'aspect des
landes de Pontlong et de Lasouge , qui en occupent la
plus grande moitié .
La situation de Tarbes , dans un climat tempéré ,
sous un ciel pur , au milieu d'une plaine fertile , arropar
deux rivières , et encadrée , pour ainsi dire , par
sée
160 MERCURE DE FRANCE.
la chaîne des Pyrénées , est une des plus heureuses que
j'aie observées dans les . quatre parties du monde , et
mérite , à tous égards , la description qu'un poëte en a
faite : Clara situ, speciosa solo , jucunda fluventis.
Cette ville antique , nommée successivement Bigorra
, Turba, Tarba , et finalement Tarbes , fut
détruite et rebâtie plusieurs fois : une violente secousse
de tremblement de terre , qui combla une vallée voisine
en 1750 , y renversa quelques maisons . Peu de
villes du même ordre , en France , peuvent être comparées
à celle-ci , pour la largeur et la beauté des rues ,
où, des ruisseaux d'eau courante entretiennent la fraîcheur
et la propreté ; elle est peu considérable ; sa population
n'excède pas huit mille âmes , et les seuls
monumens publics de quelque importance , sont l'hôtel
de la préfecture ( autrefois le palais épiscopal ) , l'hôpital
civil et la salle de spectacle , d'une construction récente.
Il s'y fait un commerce d'échange peu considérable
, et l'industrie manufacturière s'y borne à deux
papeteries , qui n'employent guère plus de cinquante
ouvriers , et à quelques ateliers de coutelerie qui continuent
à jouir de leur ancienne réputation .
Les lettres et les arts , très- peu cultivés de tout temps ,
ne paraissent avoir fait aucun progrès dans cette région
de la France . Laïs est , je crois , le seul artiste distingué
qui ait pris naissance dans cette ville . Doué d'une des
plus belles voix qu'on ait entendue sur aucun théâtre ,
passionné pour un art qu'il a étudié en homme d'esprit,
cet artiste habile fait depuis plus de trente ans les délices
des Parisiens, sur le Théâtre de l'Académie royale de musique
, dont il est encore aujourd'hui l'un des plus beaux
ornemens .
Les seuls noms de quelque célébrité que présentent
les archives littéraires de cette ville , sont ceux de
JUILLET 1817. } 161
TIMBRE
Castelneau , qui vécut au commencement du seizième
siècle , et dont les mémoires historiques méritent d'ètre
consultés ; de l'abbé Torné , aumônier du roi Stanislas ,
et depuis archevêque constitutionnel de Bourges : ses
sermons et ses leçons élémentaires de géométrie , ont
eu de la vogue en province ; et de Despourrnis, que l'on
peut appeler l'Anacréon des Pyrénées : ses chansons en
langage béarnais , modèles de grâce et de naïveté , sont
répétées , depuis plus d'un siècle , par les échos de ces
montagnes , où quelques Macpherson à venir les recueilleront
un jour pour les offrir à l'admiration de nos descendans
, sous le nom du plus ancien et du plus célèbre
troubadour.
Quelques heures de séjour dans cette ville ne me
permettent d'entrer dans aucun détail sur le caractère
èt les moeurs des habitans ; je ne veux pas qu'on me
reproche d'imiter ce voyageur anglais , qui , passant en
vue des Canaries , écrivait sur son journal :
« Vers midi nous longeâmes , à quatre lieues de terre ,
la côte occidentale de l'île Ténériffe , dont les habitans
sont extrêmement affables . >>
Si je voulais m'autoriser d'exemples plus respecta
bles , je ne vois pourtant pas pourquoi je ne pourrais
pas juger , en douze heures , de l'état des choses et
des hommes , dans la petite ville de Tarbes , lorsque
tel ou telle voyageur , en trois semaines , a trouvé
le temps d'observer la France , de connaitre Paris ,
d'approfondir nos lois , nos moeurs , nos habitudes ,
d'apprécier tous les genres de mérite , et de prononcer
sur tout cela avec plus d'esprit et de bienvieil-
Fance , mais avec la mème étourderie que le conseiller
Kotzebue , de ridicule et d'insolente mémoire : mais mon
compagnon de voyage , toujours impatient des lieux où
il n'est pas , est pressé d'arriver à Bagnères ; nous tra
11
162
MERCURE DE FRANCE.
versons le beau village de la Loubère , la vaste plaine
de la Bigorre , et après deux lieues d'une route charmante
, sur la rive de l'Adour , la rencontre que nous
faisons , au village de Trobon , de deux Landaws , escortés
de jeunes gens à cheval , nous annoncent que
nous approchons de Bagnères.
Cette jolie petite ville est située à l'entrée de la vallée
de Campan , au pied d'une verte colline où elle
s'appuie , et d'où sortent les nombreuses sources d'eaux
thermales , dont la salubrité , plus ou moins reconnue ,
est le motif ou le prétexte du grand concours d'étrangers
qui s'y rendent tous les ans .
Nous allâmes nous loger au centre de la ville près de la
source du petit bain. Nous étions à peine descendus de
voiture , qu'une troupe de musiciens rassemblée à notre
porte s'empressait d'en donner connaissance à la ville
en nous saluant d'une bruyante symphonie , dont le
cor -de- chasse était , je crois , l'instrument le plus mélodieux
.
La première visite que nous attira cette proclamation
musicale , fut celle d'un médecin des eaux qui nous fut
présenté par notre hôte. En nous voyant , il reconnut ,
au premier coup - d'oeil , celui de nous deux qui pouvait
avoir besoin des secours de son art , et ce fut la
pour
forme qu'il s'informa de l'état de ma santé , et qu'il me
prescrivit une espèce d'eau plutôt qu'une autre . «< A mon
âge , docteur ( lui dis -je , pour abréger la consultation ) ,
il n'y a plus qu'une fontaine salutaire , c'est celle de Jouvence
, et il est probable que j'aurai le temps de mourir
avant qu'elle soit découverte . -Si je savais où elle est,
reprit mon compagnon le misanthrope , je ferais le voyage
non pour y boire , mais pour la tarir ; la vie est déjà assez
longue , il faut avoir le diable au corps pour vouloir la
Ce peu de mots indique le siége de
recommencer .
JUILLET 1817. 163
votre mal , continua le docteur à qui j'avais fait un
signe ; embarras dans les hypocondres ! ... Vous irez faire
votre cour à la Naïade de Salut , et je ne vous donne
pas quinze jours pour être de la meilleure humeur du
monde .-Que votre Naïade me débarrasse de mes maux
de tête , c'est tout ce que je lui demande ; quant à mon
humeur , j'en suis très - content , et je n'en veux pas
changer . C'est ce qu'il faudra voir , reprit le docteur ;
en attendant , messieurs , je vous invite à me faire l'honneur
de venir passer la soirée chez moi , où vous verrez ,
dès ce soir , tout ce qu'il y a de mieux à Bagnères . )) dicie
C'était un moyen d'entrer dans mon sujet, par le milieu,
à la manière du poëme épique ; j'acceptai l'invitation
sans laisser à mon sauvage le temps de me dédire .
-
Nous fîmes une toilette convenable et d'étiquette
aux eaux dans ces réunions du soir , et nous nous réndimes
chez le docteur où nous arrivâmes les premiers .
Sa maison , sur la place d'Uzerre , décorée , à l'extérieur
, en marbre de Campan , est distribuée et meublée
avec beaucoup de goût et même d'élégance . Son
cabinet de consultation est orné de portraits à la silhouette
des malades de quelque importance qu'il a
traités et guéris . « Vous faites bien de nous en prévenir
, lui dit M. Outis , avec un sourire tant soit peu
sardonique ; car à voir ces figures qui se détachent en
noir sur ce papier bleu - de-ciel , je les prenais pour autant
d'ombres errantes autour de leur tombeau .
conserve dans mon cabinet que les images des vivans ,
reprit le docteur avec gaîté . J'entends, interrompit le
chevalier , il vous faudrait une galerie pour les autres ....>>
Je ne
La compagnie arriva t ; nous rentrâmes dans le salon ,
et le docteur nous présenta successivement à toutes les
personnes qu'annonçait une très -jolie servante basque
164 MERCURE DE FRANCE.
qui faisait , pour le moment , l'office d'huissier de la
chambre .
Comme j'aurai souvent occasion de me trouver avec
les mêmes personnes pendant mon séjour à Bagnères ,
je crois devoir commencer par faire connaître celles
qui ont été pour moi un objet d'étude ou d'observations
particulières
Le premier qu'on annonça sous le nom du major
Montéval , est un grand et gros homme , d'une cinquantaine
d'années , de la figure la plus ouverte et la plus
joviale. Il parut , en apprenant qui j'étais , me rencontrer
avec plaisir . - « Touchez- la , me dit- il ; vous êtes
mon homme ; je me doute de ce que vous venez faire
en ces lieux , et vous ne pouviez mieux prendre votre
temps . Il n'y a pas en Europe une manie , un travers ,
un ridicule dont nous n'ayons ici l'échantillon ....... Je
connais tant de monde ! je vous mettrai sur la voie ;
c'est à mourir de rire . J'accepte de grand coeur l'offre
que vous me faites , lui répondis -je ; on n'observe jamais
mieux qu'en plaisantant. J'ai beaucoup trop
observé de cette manière , reprit-il , en appuyant sä
main sur sa poitrine ; je m'en ressentirai toute ma vie....
Je vous conterai çà ....
«Cet étranger, continua-t -il , qu'on vient de vous présenter
sous le nom du chevalier Groanman , est le
baron Katzbach . Pourquoi ce changement de nom ?
Pour se donner un air d'incognito. Tel que vous le
voyez , ce monsieur est conseiller actuel du feu roï
de Pologne ; il a été jadis ambassadeur d'un petit
prince d'Allemagne auprès de la république de Raguse ,
et il croit devoir conserver ces formes diplomatiques
qui lui donnent , à ses propres yeux , une considération
dont il ne rit jamais . On n'est pas obligé de garder
le même sérieux , reprit M. Outis , et vous avouerez
JUILLET 1817 .
165
qu'il y a peu de ridicule aussi risible que celui d'un
baron Katzbach qui cherche à tempérer l'éclat de son
nom sous le voile ' d'un chevalier Groanman . Pour
celui-ci ( continua le major , en nous montrant un homme
sec et pâle qui lui prit la main en passant dans le cabinet
du docteur ) , il peut prendre le ton , l'air , le nom qu'il
voudra , attendu qu'il a figuré dans toutes les conditions
de la vie humaine : la fortune l'a pris à la charruę
paternelle , l'a élevé au-dessus d'un trône , où il n'a pas
daigné descendre ; et après lui avoir fait faire le tour
entier de sa roue , l'a déposé sur une hauteur ; il y a
choisi sa retraite , sur la porte de laquelle il a placé
l'inscription de Dioclétien :
«<
7
*
Spes et fortuna valete ! inveni portum ( 1 ) . »
J'allais multiplier les questions sur ce singulier personnage
, lorsque l'on annonça M. Griskin , et sa femme ,
lady Amélia Griskin . Je n'ai , de ma vie , vu de couple
plus dépareillé ; l'un tellement mince , tellement alongé
qu'on peut croire qu'il a été passé à la filière ; l'autre ,
d'une grosseur hyperbolique où l'on pourrait trouver
un commencement de preuve de la dilatation infinie
dn tissu cellulaire chez les femines.--Ce contraste que
vous remarquez e
arquez entre ces deux individus, n'est pas le plus
étrange, me dit M. de Monteval ; la nature et la société
ne les avaient pas faits l'un pour l'autre ; vous saurez quels
dieux ont présidé à ce bizarre hymen : c'est encore une
histoire que je vous réserve... Voici , continua--t - il
( en me montrant une vieille dame pour qui l'on avait
ouvert les deux battans , et qui avait été s'asseoir dans
une bergère ) ; voici ce que j'appelle le quatorzième
siècle en personne , c'est la marquise par excellence ; on
3302 A.I
(1) Adieu fortune , espérance ! je suis au port..
166
MERCURE
DE FRANCE .
i
ne l'appelle pas d'un autre nom , et la soirée ne sé
passera pas sans qu'elle ne vous apprenne le parti
qu'on peut tirer , pour se rendre désagréable dans le
monde avec beaucoup d'esprit , d'un grand fond
d'orgueil , d'une sévérité de principes qu'on affiche
impunément dans un âge où elle n'a plus de privations
à imposer , et d'un retour de mauvaise foi vers des préjugés
gothiques qu'on sacrifia jadis à des passions trèsmondaines
. >> Pendant que le major parlait , M. Outis
avait braqué son binocle sur cette vieille dame qu'il
regardait avec une attention toute particulière.
« Voici Mad. de Closane avec sa jolie nièce Antonine ,
continua Montéval ; le beau colonel n'est pas loin . » En
effet , je vis entrer , presqu'au même moment , un jeune
homme d'une taille et d'une beauté remarquables , qui
s'avançait lentement à l'aide d'une jambe de bois . Il
salua toutes les personnes présentes ; la tante et la nièce
le reçurent de manière à m'expliquer le sentiment d'une
nature toute différente que chacune d'elles lui portait."
1
Le major et le colonel s'approchèrent d'une croisée
pour causer ensemble , et je continuai mon examen en
m'imposant la tâche de découvrir , par la seule force
de ma pénétration , le pays , le rang et le caractère des
nouveaux personnages qui vinrent compléter la réunion ,
Après avoir cherché long - temps à deviner à quelle
classe de la société pouvait appartenir un homme décoré
d'une brochette d'ordres étrangers dont aucun ne m'était
connu , qui parlait à tout le monde , et auquel on répondait
par des monosyllabes ; qui se donnait une importance
dont personne ne paraissait dupe ; je ne pouvais
parvenir à fixer mes idées sur son compte, et j'allais me
rapprocher de mon officieux Major pour le questionner
sur ce personnage équivoque , lorsqu'au mot de vauxhall
qui fut prononcé , il se mit à parler si légérement des
JUILLET 1817. 167
pertes énormes qu'il avait faites la veille , de la mesquinerie
de la banque qui ne tient pas cette année plus de
dix mille francs par coup ; du trente et un , du creps
et de l'écarté , que je ne doutai plus de la profession
honorable qu'il exerçait , et de l'ordre de chevalerie dont
il était membre.

J'eus moins de peine à reconnaître au premier coupd'oeil
une élégante de la Chaussée -d'Antin , que son
mari avait confiée aux soins d'un général à demi - solde ,
de ses parens ; deux jeunes artistes parisiens ; une gran→
desse espagnole , qu'accompagnait un aumônier taillé
sur le patron de Don Bazile ; un jeune Russe , sous la
conduite d'un gouverneur français , littérateur savant
et philosophe également distingué.
Chacun parla d'abord de sa propre santé, en laissant au
docteur le soin de décider sur les progrès d'une guérison
qu'il ajournait presque toujours à la saison prochaine.
On projeta ensuite des parties de plaisir pour
les jours suivans , dans les endroits les plus agréables de
la vallée ; on s'entretint , en commun , des affaires publiques
et des nouvelles de Paris , et l'on se sépara par
petits groupes pour médire discrétement les uns des
autres ; je m'aperçus bientôt que deux personnes de
la société , qui ne s'étaient pas approchées l'une de
l'autre , qui ne s'étaient pas adressé la parole , étaient
pourtant les seules qui se fussent bien entendues . Je
n'ai encore eu le temps que de regarder autour de moi ;
une autre fois j'observerai..
On sortit de chez le docteur, pour aller au wauxhall.
M. Outis , toujours occupé de sa vieille dame , suivit la
compagnie ; je n'eus pas la force de l'accompagner , et
j'allai chercher , à mon logement , le repos et le sommeil
, dont j'avais grand besoin après une journée aussi
fatigante.
L'ERMITE DE LA GUYANE.
168
MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS.
Sur l'emploi de l'improvisation , tant dans les discussions
judiciaires que dans les discussions politiques.
Je me propose ici de traiter de l'improvisation , tant
dans les discussions judiciaires que dans les discussions
politiques ; question qui tient essentiellement à ce qu'on
pourrait appeler la Méthode législative ; saus contredit
un des grand intérêts du régime qui s'affermit parmi
nous , comme le régime du siècle dans les deux
mondes .
Je rassemblerai plusieurs morceaux sur cet objet ;
le premier est de moi ; le second de M. B ... de Constant
; le troisième , encore inédit , de M. Parent Réal ,
membre éliminé du Tribunat , pendant le gouvernement
consulaire ; le quatrième , de l'écrivain supérieur
à qui nous devons l'extrait sur l'Introduction à l'Histoire
de Charles- Quint ; morceau que tous les lecteurs ont
remarqué , et qui rappellent ces discussions égales à
des ouvrages , qui faisaient l'honneur et le succès du
Mercure de 1780 à 1789 .
4
Je développerai ma théorie sur la question de l'emploi
du talent improvisateur, par des réflexions à la suite
des divers morceaux.
Improvisation au barreau .
Quel est le genre d'éloquence qui convient le mieux
aux discussions judiciaires ? Je m'explique . L'avocat ,
comme le prédicateur , doit -il convenir avec lui- même
de tous les mots de son discours ; less confier ensuite à
sa mémoire , pour les exprimer , dans l'instant marqué ,
comme il les a rédigés ; ou bien lui suffit-il , comme à
l'académicien , de lire avec goût ce qu'il a écrit avec
art ; ou enfin son talent propre et nécessaire n'est-il
pas de savoir , après s'être rempli de sa cause , la dé--
JUILLET 1817 . 169
velopper et la discuter , d'après ce que son génie lui
inspire sur -le-champ ?
Je voudrais examiner l'éloquence improvisée en ellemême
; la suivre dans ses progrès et dans sa décadence ;
observer ce qu'elle a été chez les anciens ; comment
elle subsiste parmi nous ; l'estime que nous en devons
faire ; et les moyens de lui rendre ou de lui conserver
tout son éclat .
C'est le besoin qui fit naître les langues ; ce sont les
passions qui créèrent l'éloquence : elle est née au sein
de la liberté , de l'amour de la gloire .
Supposez un peuple rassemblé pour discuter de
grands intérêts , de ces intérêts dignes d'échauffer celui
qui parle et ceux qui écoutent. Bientôt un individu de
ce peuple se sentíra pressé de jeter au dehors l'agitation
qui le consume . S'il est né avec des organes souples
, une imagination riche et une arme ardente ; s'il
joint , à une énonciation ferme et rapide , des gestes
frappans , des intonations véhémentes , des accens pathétiques
, vous le verrez surpasser quelquefois , en
grands traits , et toujours en impression , des orateurs
éclairés par l'étude de l'art , et jugés suivant ses principes.
Mais tout change, dès que cette société s'avance dans
la civilisation ; des que ses moeurs se raffinent ; dès que
ses idées s'étendent ; dès que les objets qui l'occupent
se compliquent ; dès qu'elle apporte , dans leur discussion
, plus de sagacité que de bonne foi ; dès que les
progrès des arts et des sciences , en lui fournissant une
foule d'objets de comparaison , la rendent plus délicatę
dans ses sensations et plus sévère dans ses jugemens .
Alors , en venant écouter un orateur , elle s'arme de la
défiance et de la critique : rebelle à la conviction , elle
est avide des plaisirs de l'esprit ; avant de peser les raisons
, elle juge les paroles. Il faut que l'orateur amasse
de vastes connaissances , pour satisfaire à tout ce qu'on
attend de lui ; et qu'il s'enrichisse de tous les effets du
talent , pour attacher un auditeur toujours prêt à tomber
dans l'ennui ou l'impatience ; il faut qu'il étudie
profondément le coeur humain ; qu'il perfectionne l'instrument
de ses efforts , la langue qui exprime ses pensées
; il faut qu'il devienne , tout à la fois , un savant ,
170
MERCURE DE FRANCE .
un philosophe , un poëte ; et l'éloquence , qui n'était
que le don d'énoncer , avec chaleur , ses idées , devient
celui de les faire admirer et aimer. Alors les orateurs
eraignent de n'ètre plus au niveau de l'auditoire , en se
livrant à l'éloquence d'inspiration .
Démosthènes , Cicéron et leurs contemporains ne se
sont confiés , à cette éloquence , qu'en en évitant les occasions.
Si nous pouvons en croire aux reproches d'un
ennemi , le premier de ces grands modèles laissait apercevoir
le travail dans ses discours : ils sentent l'huile
de ta lampe , disait Eschine ; quant au secoud , quoique
sa diction soit toujours aussi naturelle que brillante , on
y remarque cependant que sou esprit a besoin de ce
repos réfléchi , dans lequel l'art prodigue ses ressources
et ses conseils .
Il résulte , de ces idées et de ces faits , que l'éloquence
improvisée a existé la première , qu'elle est la
seule connue , la seule bonne peut-être dans la grossiéreté
des premiers temps ; mais qu'elle devient nécessairement
rare et insuffisante chez une nation polie et
éclairée .
Elle se soutint dans la Grèce , après la chute de la
liberté et dans la décadence du goût ; mais elle changea
de génie comme d'objets : elle devint le partage des
rhéteurs et des sophistes , qui allaient , de villes en
villes , offrant au peuple de parler , pendant un temps
prescrit , sur un sujet donné dans le moment même :
c'étaient des discoureurs et non des orateurs . Ce frivole
et insipide talent se reproduit encore dans les im¬
provisateurs d'Italie.
Parmi les orateurs sacrés , il n'y a plus que les missionnaires
, occupés du salut des gens de la campagne ,
qui sachent faire des discours sans étude ; et cependant
ce sont eux qui remuent le plus fortement leurs auditeurs
, soit qu'ils trouvent des coeurs mieux disposés ,
soit qu'il y ait un ascendant plus marqué dans l'éloquence
simple sur des hommes simples.
Le seul théâtre , parmi nous , de cette éloquence ,
c'est le barreau . Je ne connais rien de plus frappant ,
rien de plus capable de doubler le plaisir par la surprise .
que le spectacle dont il nous a fait quelquefois jouir.
Un orateur a créé un discours pendant qu'il en méJUILLET
1817 . 171
ditait le sujet ; sa mémoire en a gardé tous les élémens ;
ils s'y sont rangés , combinés , assortis , de manière
qu'il est toujours prêt à les présenter dans un développement
proportionné au temps qu'on lui accorde .
Dans l'exposition des faits , il montre déjà les lois qui
s'y appliquent ; arrivé à celles- ci , il en explique le
système , en fixe le sens , et les renferme dans le
cercle de sa cause . Cette vive action de son esprit ,
par laquelle il la produit aux autres , est en mêmetemps
celle qui lui en donne à lui-même toute l'intelligence
; car nous ne possédons bien nos pensées quo
par les mots qui les réalisent . En se concevant dans sa
tête , ses idées reçoivent , dans son organe , les expres
sions qui leur sont propres , de même que les objets se
revêtent de leurs couleurs en paraissant au jour. Dans
ce long enfantement des prodiges de la parole , de
continuels efforts ne se font sentir que par de continuels
succès. Toujours maître de lui , rien ne le trouble
; on le harcelle par des interpellations ; il répond
et il reprend. Toujours maître de son auditoire , il
puise de soudaines inspirations dans les émotions qu'il
en obtient ; et il l'accable de ces coups décisifs qui
n'appartiennent qu'à l'enthousiasme . L'enceinte de ses
juges est une scène muette , déployée devant lui , où
successivement il se met en rapport avec chaque figure :
il revient sur un raisonnement pour celui qui n'a pas
compris ; redouble de preuves pour celui qui doute ;
échauffe celui qui résiste à la conviction qui l'atteint.
Son adversaire lui-même , quand il ose affronter cette
terrible attaque , est un autre personnage qu'il tient
sous son ascendant : il suit de l'oeil tous les traits qu'il
lui lance ; il s'empare de ses impressions ; et il pourra
peut-être lui faire confesser la vérité ou abjurer l'injustice
( 1 )...
Toi qui aspires à une telle gloire , assure - toi bien de
tes forces . Possede -tu une riche et solide mémoire ,
non pas celle qui ne retient que des mots , mais celle
où toutes les idées se classent comme dans un vaste
dépôt , où le jugement les tient à ses ordres ? As- tu cette
(1) Ceci est arrivé une fois à Gerbier. →
172 MERCURE DE FRANCE .
conception rapide qui unit les idées en les recevant ,
et cette logique ferme et hardie qui saisit les rapports ,
sans avoir besoin de mesurer les objets ? Ton courage
s'irrite -t-il au lieu de s'abattre sous les difficultés ?
Eprouve-tu surtout une heureuse facilité à t'affecter et à
te contenir en même temps ? Car si la passion corrompt
quelquefois l'intelligence , elle la féconde toujours
quand elle ne la désordonne pas. T'es-tu surpris quelquefois
défendant toi-même ou les autres par ces argumens
subits et accumulés , qui étouffaient dans ton
adversaire la faculté de répondre ? Ta voix , en s'échappant
par des accens terribles ou pénétrans , a- t - elle
quelquefois enchaîné la colère , désarmé la vengeance
ou ranimé un courage abattu ? Ne te méprends pas à
ces signes ; et reconnais en toi - même le génie de l'éloquence
; étends ton esprit par l'étude ; fortifie-le par la
méditation ; écris beaucoup pour apprendre à enchaîner
tes pensées , à les diriger à un seul but , à les renfermer
dans le moindre espace ; ne crois pas qu'un froid écrivain
puisse être un orateur véhément ; ou plutôt cultive
ensemble deux talens , dont la sensibilité de l'âme
et la vigueur de l'esprit sont la source commune ; plie
ton génie à deux marches contraires ; livre - le à son
impétueuse fécondité pour parler ; soumets-le à la sévérité
du goût pour écrire ; et , par les prodiges de l'éloquence
, montre- toi l'heureux disciple de l'art et le
favori de la nature .
L'éloquence improvisée trouve autant de facilité au
barreau qu'elle y présente d'avantages .
Les affaires ne sont que des collections de faits , qu'il
faut ou combiner entre eux ou comparer avec des lois.
Or les faits sont celles de nos idées qui se gravent
le plus aisément dans la mémoire . Ils naissent les uns
des autres ; ils se tiennent par des rapports nécessaires ;
recueillis originairement par les sens , l'esprit qui les
entend , qui les lit , qui les examine , croit encore recevoir
des sensations ; ils le fatiguent moins , parce
qu'ils n'ont rien d'abstrait . Comme ils forment une suite
d'effets , l'esprit est incessamment dans la recherche de
leurs causes ; il ne s'en occupe pas sans concevoir
aussitôt quelque idée propre à les expliquer ; et il se les
approprie encore davantage par ce travail même.
JUILLET 1817 . 173
Les idées qui s'enchaînent sans peine dans la mémoire
, sont encore celles que le jugement comparé et
reproduit le plus facilement ; qu'il soit , d'un autre
côté , rempli du système général de la jurisprudence ;
qu'il en possède les dispositions les plus essentielles , la
perception des faits attirera sans effort l'application
des lois .
Puisque le barreau a encore l'avantage de connaître
l'éloquence improvisée , conservons-la comme un précieux
dépôt transmis par nos anciens , et comme un
titre de gloire pour l'esprit humain ; mais ne la dégradons
pas, en séparant son usage des grands effets qu'elle
doit produire . Déjà elle n'est plus qu'un vain et fatigant
parlage , qui chassera insensiblement la raison , la
science et le goût du barreau , si on le transporte hors
des petits objets pour lesquels il est propre ; et si on
lui adjuge les honneurs du talent ( 1) : l'éloquence improvisée
ne peut appartenir qu'au talent supérieur.
Voilà les principes , les moyens et les effets de ce
genre d'éloquence .
Voici ce qui caractérise l'éloquence écrite ou préparée.
Elle étonné moins , elle satisfait peut-être davantage.
Un homme vient demander silence à d'autres hommes ,
et leur proposer ses pensées ; s'il parle sans préparation ,
cette fière audace peut me subjuguer ; mais s'il se
montre plein de l'objet qu'il veut discuter ; s'il a tout
médité pour s'épargner un embarras , dont je serais là
victime ; si , pour assurer sa gloire , il a songé à augmenter
mon instruction et mon plaisir , cette défiancé
de lui-même , cette attention pour moi me touchent
et m'attirent . Sa préparation me promet ; et si elle dispense
mon jugement de l'indulgence , elle le préservé
aussi de cette illusion , qui accompagne tout ce qui nous
frappe surtout par la surprise .
(1) Je sais que ce parlage est bien fier de lui même , et on le
voit souvent insulter à l'éloquence, Il est tout simple que la
médiocrité s'admire dans sa misérable abondance , tandis que le
génie la dédaigne. Pour moi , je pense que tout l'éloge de ces
féconds diseurs de rien est renfermé dans ce mot haïf des gens
du peuple : On ne sait où il prend tout ce qu'il dit.
174 MERCURE DE FRANCE.
Cependant , il est à craindre qu'elle ne laisse voir l'art
trop à découvert , qu'elle ne substitue les grâces à la
force , et la symétrie à la majesté. C'est au goût de
l'écrivain à le précautionner contre cet abus de l'art ,
et à donner à sa composition le naturel d'une inspiration
subite .
Il importe aussi de rendre un discours médité avec
la chaleur et la simplicité de l'éloquence improvisée .
La méthode de parler de mémoire et celle de lire ont
toutes deux leurs inconvéniens . La première conduit
souvent à une monotonie ampoulée. Cependant , la ré-
´forme qui s'est opérée dans la déclamation théâtrale ,
prouve que le talent peut concilier , dans la prononciation
de mémoire , le ton mesuré qui lui est propre ,
et le ton vrai et senti , sans lequel il n'y a ni plaisir
ni effet .
La méthode de lire donne nécessairement à la déclamation
quelque chose de froid et de contraint. Si
l'auditeur tremble pour l'orateur de mémoire , il s'impatiente
de la servitude d'un orateur obligé de lire
avant que de parler.
On peut prendre la partie essentielle de ces deux
méthodes pour en composer une troisième , qui serait
peut-être la plus convenable pour le barreau. Que l'orateur
sache son discours , lorsqu'il le lit ; qu'il n'ait besoin
que de retrouver , de temps en temps , les mots
sur son papier , tandis que les idées se reproduisent
dans sa tête ; qu'il soit assez maître de son discours ,
pour le refaire encore en le prononçant ; celui qui ne
participerait pas de l'émotion qu'il aurait excitée ; qui
ne saurait pas , au besoin , ajouter une réflexion , et se
livrer à un mouvement qu'il n'aurait pas médité ; celui-là
n'est pas né orateur , et doit se retirer d'un ministère ,
qui exige de la fécondité et de la chaleur.
à
Je laisse à ces esprits , qui ne peuvent considérer deux
talens différens , sans relever l'un et abaisser l'autre ,
décider entre ceux- ci . Cependant , si leur gloire me
semble égale , leurs avantages ne me paraissent pas
semblables . Le talent de parler efface tout par son
éclat ; mais cet éclat est rapide ; celui d'écrire éternise
sa gloire. Le premier confie ses succès à la mémoire
infidèle des hommes ; le second grave les siens sur
JUILLET 1817. 175
des monumens qui les reproduisent . Il est possible qu'il
y ait eu , dans l'antiquité , un plus graud orateur que
Démosthènes ; mais ses titres ont disparu ; c'est une
ombre que jj''iimmaaggiinnee ici,, pour la comparer à un objet
toujours vivant et durable.
NÉCROLOGIE.
que
LACRETELLE aîné.
:
Au moment où la mort a frappé madame de Staël ,
plusieurs de ses amis ont éprouvé le besoin de rendre un
dernier hommage à la mémoire d'une femme , dont
l'esprit , tout supérieur qu'il était , ne formait pourtant
le moindre mérite . Je désire
que
d'autres réussissent
dans l'accomplissement de ce devoir plus j'essaie de
remplir cette tâche douloureuse , plus je sens qu'elle
surpasse mes forces . Quand je me retrace les détails de
cette vie consacrée tour-à -tour à conquérir la gloire et
à secourir le malheur , ces détails se présentent tellement
en foule , avec une vivacité telle , qu'oubliant le
travail que je m'étais imposé , je laisse errer ma pensée
sur ces impressions qui ne doivent jamais se reproduire
pour ses amis sur la terre , et les heures s'écoulent
sans que j'aie pu écrire une ligne qui me contente ,
une ligne qui puisse porter dans l'âme des autres une
portion du sentiment qu'il me semble que tout le monde
devrait éprouver. Quand je relis ses ouvrages , dont je
me proposais de donner une analyse , je m'arrête malgré
moi , sur chacune de ces expressions , qui , durant
sa vie , frappaient ses amis par leur éloquence , mais
dont ils aimaient à détourner les présages , et qui .
maintenant , leur apparaissent comme de terribles prophéties
que l'événement a réalisées . Enfin , quand faisant
effort sur moi-même , je parviens à réunir quelques
mots , qui rendent à l'une de ses innombrables qualités
une imparfaite justice , une amère douleur me saisit .
C'était à elle que ses amis devaient dire combien ils
l'aimaient on ne l'en a pas suffisamment convaincue .
On a craint , pour ce corps devenu si faible , l'émotion
dont sou âme avait peut-être besoin . Chacun lui a prodigué
ses soins empressés , son dévouement fidèle : mais
176 MERCURE DE FRANCE .
on s'était imposé la loi de l'environner de distractions ,
de lui parler de sujets indifférens ; et quand la mort
nous l'a ravie , nous sommes tous restés comme abîmés
sons le poids des paroles que nous nous étions interdit
de prononcer.
Les prononcer maintenant serait , à mon sens , une
espece de profanation : et l'on se trompérait si l'on s'attendait
à trouver dans ces pages , soit des détails suivis ,
soit un enchaînement régulier d'idées , soit même l'expression
complette du sentiment dont madame de Staël
a pénétré l'âme de tous ceux qu'elle avait admis dans le
cercle de ses affections intimes. Ceux qui se croient ,
envers le public , des obligations , peuvent recueillir
les faits dont se compose sa vie si active , si animée ,
brillante ses amis ne sauraient encore s'occuper qué
d'elle. C'est pour elle sur-tout qu'ils écrivent , et ce
qu'ils écrivent ne peut avoir de prix à leurs yeux qu'autant
qu'ils espèrent qu'elle en eût éprouvé une impression
douce , qu'elle en eût été satisfaite , qu'elle y eût
démélé une preuve nouvelle de l'attachement qu'elle
aimait à inspirer.
si
Les deux qualités dominantes de madame de Staël
étaient l'affection et la pitié. Elle avait, comme tous les
génies supérieurs , une grande passion pour la gloire ;
elle avait , comme toutes les âmes élevées , un grand
amour pour la liberté ; mais ces deux sentimens , impérieux
et irrésistibles , quand ils n'étaient combattus
par aucun autre , cédaient à l'instant , lorsque la moindre
circonstance les mettait en opposition avec le bonheur
de ceux qu'elle aimait , ou lorsque la vue d'un
être souffrant lui rappelait qu'il y avait dans le monde
quelque chose de bien plus sacré pour elle que le succés
d'une cause , ou le triomphe d'une opinion .
Cette disposition d'âme n'était pas propre à la rendre
heureuse , au milieu des orages d'une révolution å
laquelle la carrière politique de son père , et sa situation
en France , l'auraient forcée de s'intéresser , quand
elle n'y eût pas été entraînée par l'énergie de son caractère
et la vivacité de ses impressions . Après chacun
de ces succès éphémères , qu'ont remportés , tour--
teur , les divers partis , sans jamais savoir affermir par la
justice un pouvoir obtenu par la violence , madame de
JUILLET 1817 : 177
lors
que
Staël s'est constamment rangée parmi les vaincus ,
même qu'elle était séparée d'eux , avant leur défaite .
On m'assure que pour faire naître et pour entretenir
des regrets unanimes , il faudrait ne parler d'elle
sous le rapport des qualités privées , ou du talent litté
raire , et passer sous silence tout ce qui tient aux grands
objets discutés sans relâche depuis vingt-cinq ans . Mais
je l'ai toujours vue tenir à honneur de manifester sur
ces intérêts importans de nobles pensées , et je ne crois
point qu'elle approuvât un silence timide. Je ne l'observerai
donc pas je dirai seulement qu'il me semble.
qu'on peut lui pardonner d'avoir désiré et chérila liberté,
si l'on réfléchit que les proscrits de toutes les opinions lui
ont trouvé plus de zèle pour les protéger dans leur infortune
, qu'ils n'en avaient rencontré en elle pour leur
résister durant leur puissance . Sa demeure était leur
asile , sa fortune leur ressource , son activité leur espérance.
Non-seulement elle leur prodiguait des secours
généreux ; non-seulement elle leur offrait un réfuge que
son courage rendait assuré ; elle leur sacrifiait même
ce temps si précieux pour elle , dont chaque partie lui
servait à se préparer de nouveaux moyens de gloire'
et de nouveaux titres à l'illustration . Que de fois on l'a
vue , quand la pusillanimité des gouvernemens voisins,
de la France les rendait persécuteurs , suspendre des
travaux auxquels elle attachait avec raison une grande
importance , pour conserver à des fugitifs la retraite où
ils étaient parvenus avec effort , et d'où l'on menaçait
de les exiler ! Que d'heures , que de jours elle a consacrés
à plaider leur cause ! Avec quel empressement
elle renonçait aux succès d'un esprit irrésistible , pour
faire servir cet esprit tout entier à défendre le malheur !
Quelques-uns de ses ouvrages s'en ressentent peut- être .
C'est dans l'intervalle de cette bienfaisance`active et
infatigable , qu'elle en a composé plusieurs , interrompue
qu'elle était sans cesse , par ce besoin constant de
secourir et de consoler , et l'on trouverait , si l'on connaissait
toute sa vie , dans chacune des légères incorrections
de son style , la trace d'une bonne action .
Si telle était madame de Staël pour tous les êtres
souffrans , que n'était-elle pas pour ceux que l'amitié
unissait à elle ? Comme ils étaient sûrs que son esprit
12
178 MERCURE
DE FRANCE
.
répondrait à toutes leurs pensées , que son âme devinerait
la leur ! avec quelle sensibilité profonde elle partageait
leurs moindres émotions ! avec quelle flexibilité
, pleine de grâces , elle se transportait dans leurs
impressions les plus fugitives ! avec quelle pénétration
ingénieuse elle développait leurs aperçus les plus vagues ,
et les faisait valoir à leurs propres yeux ! Ce talent de
conversation , merveilleux , unique ; ce talent que tous
les pouvoirs qui ont médité l'injustice , ont toujours
redouté comme un adversaire et comme un juge , semblait
alors ne lui avoir été donné que pour revêtir l'intimité
d'une magie indéfinissable , et pour remplacer ,'
dans la retraite la plus uniforme , le mouvement vif et
varié de la société la plus animée et la plus brillante ..
Même en s'éloignant d'elle , on était encore long-temps
soutenu par le charme qu'elle avait répandu sur ce qui
l'entourait ; on croyait encore s'entretenir avec elle ; '
on lui rapportait toutes les pensées que des objets nouveaux
faisaient naître , ses amis ajournaient , pour ainsi
dire , une portion de leurs sentimens et de leurs idées
jusqu'à l'époque où ils espéraient la retrouver.
Ce n'était pas seulement dans les situations paisibles
que madame de Staël était la plus aimable des femmes
et la plus attentive des amies . Dans les situations difficiles
, elle était encore la plus dévouée . J'appelle ici
indifféremment en témoignage tous ceux qui ont eu
part à ses affections . Ils comptaient sur elle comme
sur une sorte de providence . Si , par quelque malheur
imprévu , l'un d'entre eux eût perdu toute sa fortune ,
il savait où la pauvreté ne pouvait l'atteindre ; s'il eût
été contraint à prendre la fuite , il savait dans quels
lieux on le remercierait de choisir un asile ; s'il s'était
vu plongé dans un cachot , il se serait attendu avec certitude
que Mad. de Staël y pénétrerait pour le délivrer .
Parmi les affections qui ont rempli sa vie , son amour
pour son père a toujours occupé la première place. Les
paroles semblaient lui manquer , quand elle voulait
exprimer ce qu'elle éprouvait pour lui. Tous ses autres
sentimens étaient modifiés par cette pensée. Son attachement
pour la France s'augmentait de l'idée que
c'était le pays qu'avait servi son père , et du besoin de
voir l'opinion rendre à M. Necker la justice qui lui était
JUILLET 1817.
179
due ; elle eût désiré le ramener dans cette contrée où
sa présence lui paraissait devoir dissiper toutes les préventions
, et concilier tous les esprits . Depuis sa mort ,
l'espoir de faire triompher sa mémoire l'animait et
l'encourageait bien plus que toute perspective de succès
personnel. L'Histoire de la Vie de M. Necker était son
occupation constante ; et , dans cette affreuse maladie
qu'une nature inexorable semble avoir complique pour
épuiser sur elle toutes les souffrances , son regret ha
bituel était de n'avoir pu achever le monument que
son amour filial s'était flatté d'ériger.
Je viens de relire l'introduction qu'elle a placée à la
tête des manuscrits de son père. Je ne sais si je me
trompe ; mais aujourd'hui qu'elle n'est plus , ces pages
me semblent plus propres à la faire apprécier , å la
faire chérir de ceux mêmes qui ne l'ont pas connue
que tout ce qu'elle a public de plus éloquent , de plus
entrainant sur d'autres sujets . Son âme et son talent
s'y peignent tout entiers. La finesse de ses aperçus ,
l'étonnante variété de ses impressions , la chaleur de
son éloquence , la force de sa raison , la vérité de son
enthousiasme , son amour pour la liberté et pour la justice
, sa sensibilité passionnée , la melancolie qui souvent
la distinguait même dans ses productions purement
littéraires , tout ici est consacré à porter la luz
mière sur un seul foyer , à exprimer un seul sentiment ,
à faire partager une pensée unique . C'est la sente fois
qu'elle ait traité un objet avec toutes les ressources de
son esprit , toute la profondeur de son âme et sans être
distraite par quelque idée étrangere. Cet ouvrage peutêtre
n'a pas encore été considéré sous ce point de vue.
Trop de différence d'opinions s'y opposaient pendant
la vie de madame de Staël . La vie est une puissauce ,
contre laquelle s'arment , tant qu'elle dure , les souvenirs
, les rivalités et les intérets ; mais quand cette
puissance est brisée , tout ne doit- il pas pren re un
autre aspect ? Et si , comme j'aime à le penser , la
femme, qui a mérité tant de gloire et fait tant de bien ,
est l'objet d'une sympathie universelle et d'une bienveillance
unanime , j'invite ceux qui honorent le talent ,
respectent l'élévation , admirent le génie , et chérissent
la bonté , à relire aujourd'hui cet hommage tracé sur
12.
180 MERCURE DE FRANCE.
le tombeau d'un père par celle que ce tombeau renferme
maintenant. Je les y invite pour eux-mêmes , s'ils
veulent connaître madame de Staël : ils ne la connaîtront
qu'imparfaitement dans ses autres ouvrages , plus
imparfaitement encore dans ce qu'on écrira désormais
sur elle . Ceux qui la regrettent faiblement , ne sauront
pas la peindre ; ceux qui la regrettent , conime elle
fut digne d'être regrettée , ne le pourront pas.
mmmmu
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE-FRANÇAIS .
Débuts de mademoiselle Brocard .
Monrose.
Retraite de
::
Mademoiselle Brocard est une jeune personne douée d'une jolie
figure , d'un organe agréable , d'une intelligence précoce , qui
débute depuis quelques jours sans éclat , mais non pas sans talent
, dans l'emploi des ingénues , devenu si difficile à remplir
depuis mademoiselle Mars . Nous avons vu mademoiselle Brocard
dans Mariane du Tartuffe , et Isabelle de l'Ecole des Maris , elle
a parfaitement bien saisi l'esprit de ces deux rôles douce victime
et tendre amante dans l'un , elle a tempéré par une décence
extrême les démarches téméraires auxquelles elle est réduite
, dans l'autre , par la tyrannie d'un jaloux . Il faut féliciter
mademoiselle Brocard d'avoir débuté par des rôles de Molière ,
c'est une preuve de bon goût et de talent ; les acteurs qui sont
bons dans les pièces de Molière , sont ordinairement excellens
dans les autres.
On s'est plusieurs fois élevé contre les réglemens qui veulent
qu'au théâtre , l'acteur le plus ancien occupe le premier rang.
Cette loi gothique , qui accorde tout au temps et rien au merite
, nous a déjà privés de plusieurs acteurs distingués , qui se
fatiguaient de ramper derrière un chef d'emploi , dont on pouvait
dire souvent , selon l'expression d'un poëte fameux par ses
épigrammes ,
Il ne fait rien et nuit à qui veut faire .
Monrose , victime des mêmes abus , a eu , dit -on , recours au
seul moyen qu'il y ait d'y remédier . Classé comme triple à la
suite de Thénard et de Cartigny , il a donné sa démission. Il est
remarquable que ce classement par ordre chronologique , est
JUILLET 1817.
181
précisément en sens inverse de la progression du talent des
trois rivaux . Relégué au dernier rang , Monrose ne peut paraître
que dans les rôles dédaignés par ses chefs ; c'est ainsi qu'ils lui
ont permis de se montrer dans celui d'Ergaste , de l'Ecole des
Maris , où il n'y a rien à dire. Mais le vrai talent féconde tout ,
Monrose est parvenu par son jeu muet à faire un personnage comique
de ce valet taciturne , et le plaisir que le public a témoigné
à le voir , lui est un sûr garaut de celui qu'il aurait à l'entendre.
THEATRE DU VAUDEVILLE .
La Folie Beaujon.
On ne rêve plus que montagnes ; les malades
Ꭹ vont chercher
la santé , les oisifs le plaisir , et les auteurs des inspirations. Le
Vaudeville qui avait , le premier , chanté les Montagnes Russes ,
a voulurendre le mêmehommage aux Montagnes Françaises ; mais
la mode l'a mieux servi que la folie , qu'il a fait escorter , on ne
sait trop pourquoi , par un chirurgien et un médecin : la gaîté se
montre rarement entre de pareils acolytes , c'est moitié plus
qu'il ne faut pour la tuer. Un grand nombre de couplets fort
bien tournés , la jolie voix de mademoiselle Lucie , et une décoration
toute nouvelle , représentant les promenades aëriennes ,
sont au reste de brillans accessoires qui couvrent suffisamment
la faiblesse du fond de ce petit à-propos.
THÉATRE DES VARIÉTÉS .
Le Combat des Montagnes.
C'est là qu'est la vraie folie , celle qui fait rire et qui est spirituelle
jusque dans ses extravagances . Ce n'est point un docteur
de la faculté qu'elle a pris pour interlocuteur , c'est cet
Ermite de la Chaussée-d'Antin , de piquante mémoire , aux traits
duquel il n'échappait aucun ridicule. Les auteurs se sont bien
pénétrés de l'esprit de leurs personnages , ils sont gais comme
la folie et malins comme l'Ermite. A travers une espèce de parodie
du combat des Titans , dans laquelle Apollon- Potier ,
Mercure-Brunet et Vulcain -Vernet offrent les caricatures les
plus bouffones , ils ont trouvé moyen d'attaquer les travers du
jour , et, selon le précepte de l'art , de corriger les moeurs en
badinant.
L'un des auteurs du Combat des Montagnes , l'est , dit -on ,
aussi des Montagnes Russes ; ainsi , il a eu à lutter contre luimême
; personne n'était en état de lefaire avec plus de succès .
182
MERCURE
DE FRANCE
.
THEATRE DE LA PORTE SAINT- MARTIN .
Daniel ou la Fosse aux Lions.
Si nous donnions l'analyse de cette pièce , nos lecteurs pourraient
croire que nous nous amusons à leur présenter celle d'une
de ces anciennes monstruosités dramatiques où l'on
Jouait les Saints , la Vierge et Dieu par piété.
Il y a . dans Daniel
, tout ce qui faisait
le succès
des mystères
.
Dieu y paraît
et y parle
sous la figure
d'un globe
de feu ; on
y voit des démons
et des anges , des morts
subites
et des résurrections
, des hommes
et des animaux
, des écriteaux
français
et
des écriteaux
hébreux
; c'est la confusion
de tous les genres
et de
toutes
les langues
, De charmantes
décorations
et de jolis ballets
servent
de sauve
-garde
à toutes
ces sottises
; et Daniel
, livré
aux beles
prophetise
tous les jours en nombreuse
compagnie
,
tandis
qu'Esther
et Athalie
déclament
dans la solitude
. 2
POLITIQUE .
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 17 au 23 juillet.
A la lecture des papiers-nouvelles de cette période ,
aussi bien que de ceux des priodes précédentes , une
foule de problemes vient assiéger la réflexion , ou sur
des faits , ou sur des contingens ; quelques-uns nés des
réticences de la politique , d'autres nés de ses assertions
mêmes , tous d'un intérêt général sous les apparences
d'un intérêt local , tous plus ou moins compliqués , ou
par l'éloignement ou par l'altération , ou , ce qu'il y a
de pis encore , par la contradiction des données . On
voit bien que je dois me borner à énoncer les conditions
, sans prétendre à l'honneur d'offrir les solutions.
Voici une partie de ces problèmes :
JUILLET 1817 .
185
Où en sont les colonies ? Quel est l'état du commerce
de l'Europe ; et avons -nous un commerce européen
? - La réforme financière prendra-t- elle en Espagne
?-Qui doit l'emporter dans le Wurtemberg , de.
la monarchie ou de l'oligarchie ? Quels sont les fruits
de l'expédition anglaise contre Alger ? - M. Brougham
est-il battant ou battu ?
-
-
Première question. Où en sont les colonies ? Une
flotte espagnole part de Cadix se dirigeant sur la Margue
rite ; mais l'amiral Bryon , avec dix-huit voiles , se rend
dans l'Orénoque , et joint ses forces à celles de Bolivar
; mais une expédition secrète part de Galverston
sous les ordres de Mina et du commodore Aubry.
Aux Carraques , Morillo semble vouloir gagner O'Donnel
de vitesse ; mais il réforme son propre état-major : l'esprit
d'indépendance a donc pénétré jusque dans son
état-major.
M. Monroe visite avec une paternelle et patriotique
sollicitude tous les établissemens. Nous l'avons déjà vu
s'attendrir et s'exalter à la vue des murs de Baltimore.
Le voici à New-Yorck au milieu des Cincinnati ; il
compte sur eux pour les temps du danger ; il rappelle
avec orgueil leurs efforts et leur courage dans la guerre
passée . Cependant , la plus grande activité règne dans
les chantiers et dans les ports . On a construit déjà trois
batteries flottantes . Certainement , selon la loi des probabilités
, l'Amérique se prépare à l'attaque ou à la
défense . Laquelle des deux ? Les papiers anglais implorent
, si je puis m'exprimer ainsi , son humanité en
faveur de l'Espagne épuisée . A ce compte , c'est d'elle
que viendraient les hostilités ; mais elle désavoue , par
un acte formel , toutes les spéculations de ses armateurs
contre les puissances neutres ; à ce compte , c'est elle
qui s'entourerait de précautions pour détourner les
hostilités.
Que dirai-je du Brésil ? et quel arbitre des bords de
la Baltique mettra la paix entre les nouvellistes de Boston
et ceux de New- Yorck ? Voici qui semble tout applanir.
Un navire pavoisé entre à pleines voiles dans le port
de Lisbonne , annonçant la chute du nouveau gouvernement
de Fernambouc , la fuite ou le supplice de ses
chefs , sous la date du 18 mai , et cependant on écrit
184
MERCURE DE FRANCE .
9
-
de Wasinghton , en date du 18 juin , que l'agent du
nouveau gouvernement de Fernambouc ( et on le
nomme ) est arrivé dans cette résidence . Le 30 juin ,
un second navire , venant de Rio -Janeiro annonce
l'entier rétablissement de l'autorité royale à Fernámbouc
, et le même navire apporte aussi la nouvelle du
retour de la famille royale . Quid dem , quid non dem !
Deuxième question . Quel est l'état du commerce de
l'Europe et avons-nous un commerce européen ?
L'état du commerce est partout apathie et stagnation ,
et les causes de cette apathie et de cette stagnation
sont l'isolement et l'intolérance. Dois-je craindre de
me copier moi - même , quand il en est tant qui passent
leur vie à copier les autres ? J'avais prédit le mauvais
succès des prohibitions en Suède , des ligues prétendues
industrielles en Allemagne . Maintenant , l'Allemagne
et la Suède reconnaissent le vice de ces prohibitions
et de ces ligues . Faut- il le dire ? Si le commerce
languit partout , c'est que partout il se compose de
deux industries ; l'une exclusive et routinière , l'autre
large et libérale . Si ces deux industries étaient rivales , la
seconde aurait imposé ses lois à l'autre ; mais on les a fait
entrer dans un même plan ; une même main les dirige ;
on leur indique un même but ; il s'ensuit qu'elles se gênent
et s'entravent , et qu'on n'avance point. Le négociant
appelle toutes les concurrences ; le manufacturier
se fait un rempart de toutes les prohibitions ; le champ
des spéculations du négociant , c'est le monde ; le champ
des spéculations du fabricant , c'est son atelier ; il y
enfouit ses procédés , comme l'avare enfouit son or
dans la terre. Il faut faire cesser cette lutte des deux
industries , qui est la lutte du privilége et du droit. En
y réfléchissant bien , on trouvera que la liberté est
l'âme du commerce , comme elle est l'âme des arts ,
comme elle est l'âme de la politique , comme elle est
l'âme de la morale ; qu'il n'y a de paix ni de richesse
que dans la liberté ; que hors de la liberté , il n'y a que
trouble et misère.
Ceci me ramène à la seconde partie de la question ,
et la résout d'avance . Y a -t-il un commerce européen ?
Non , tant qu'il n'y aura pas un code européen de commerce,
Tandis que la multitude des lois particulières
JUILLET 1817.
185
l'étouffe , l'absence d'une loi commune l'énerve . Qu'on
n'écrive point cette loi commune si l'on veut ; mais
qu'on efface toutes les lois particulières , on aura fait
la même chose à moins de frais .
:
Troisième question . La réforme financière prendra-telle
enEspagne? -On le dit . M. Garay marche à son but
sans se laisser troubler ni séduire les ordres les plus sévères
circulent dans toute la monarchie ; mais je ne vois
jusqu'ici que la part de l'autorité ; il faut suspendre son
jugement jusqu'à ce qu'on voie la part de l'opinion .
Quatrième question. Qui doit l'emporter , dans le
Wurtemberg , de la monarchie ou de l'oligarchie ? —
Les agnats et les médiatisés ont voulu mettre leurs intérêts
sous la protection de la diète germanique ; le roi
a mis sa constitution sous l'égide du peuple ; quelques
bailliages ont envoyé déjà leur adhésion .
Cependant , le Wurtemberg se dépeuple . Nous avons
déjà parlé des émigrations des classes inférieures ; mais
voilà que le goût de changement se communique à la
bourgeoisie. On a vu passer à Ratisbonne seize cents
de ces émigrans , tous gens aisés ou qui paraissent l'être ,
et c'était en Russie qu'ils émigraient. Ils changeaient
volontairement le fertile bassin de la Souabe contre les
régions polaires ; et les vins et les cidres de Stutgard
contre l'hydromel et l'eau -de-vie de seigle des Russes .
Ce n'est point une force attractive qui les pousse ;
serait -ce donc une force répulsive ?
Cinquième question . Quels sont les fruits de l'expédition
anglaise contre Alger ? Voici un fait. Un corsaire
tripolitain s'étant emparé d'un vaisseau anglais , dont il
n'avait pas d'abord reconnu les couleurs , le bey de cette
régence ordonna que le pavillon de prise fut tout de
suite amené , et le corsaire pendu à la même corde ; ce
qui fut exécuté avec la promptitude que l'on connaît
aux Orientaux . Voici un autre fait. Ces mêmes barbaresques
, qui tremblent dans leurs ports devant un
consul anglais , ne craignent point de pénétrer dans de
plus vastes mers pour y chercher de nouvelles proies ,
et la diète réclame les bons offices de toutes les puissances
auprès de la Grande-Bretagne .
Sixième question . M. Brougham est - il battant ou
battu ? C'est la grande querelle du Courrier et du Mor186
MERCURE DE FRANCE .
1
ning-Chronicle. L'un dit : M. Canning l'emporte ; il a
pour lui les rieurs. L'autre dit : les flèches de M. Canning
n'ont point blessé son adversaire ; car il ne se
plaint pas . Mauvaise logique de part et d'autre . On
passe quelquefois à côté d'une objection que l'on désespère
de surmonter ; et l'on affecte quelquefois aussi le
calme et l'insensibilité , quand on a la mort dans le
coeur.
?
Le discours de M. Brougham n'est pas , quoi qu'en
dise le parti opposé , un méchant bouillon noir ; c'est
une macédoine composée de substances un peu âcres ,
il est vrai , mais qui paraissent pures du moins . « Si les
principes avaient été respectés dans cette session , dit-il ,
si je voyais la liberté publique placée sur ses antiques
fondemens , et le pouvoir de la couronne contenu dans
ses limites constitutionnelles , je garderais le silence ;
mais quand nos droits et nos libertés sont devenus le
patrimoine des ministres ; quand les espérances de la
nation , manifestées avec une si touchante unanimité
au commencement de cette session , se sont trouvées
si cruellement déçues , dois -je la laisser clorre , cette
session , sans exercer le salutaire , mais pénible droit
d'examiner l'état où nous sommes ? Dans aucune époque
de l'histoire , chez aucun peuple , dans aucune contrée
il n'y a d'exemple d'un si profond , d'un si constant ,
d'un si unanime dévouement aux défenseurs naturels du
faible , aux gardiens naturels des droits publics ? Si au
milieu de ces témoignages d'attachement et de confiance
, un démagogue se fût levé , et qu'il eût dit : Ne
comptez pas sur l'assistance du parlement ; n'en attendez
pas le moindre soulagement dans vos misères ; il
sera insensible à vos maux ; il sera sourd à vos plaintes.
Qu'avons - nous à faire de cette réponse bannale ,
l'ordre du jour ! Je le demande à la chambre , n'auraitelle
point regardé cette harangue comme un signe de
mécontentement , comme une menace de révolte ? Or ,
comment la chambre a -t-elle répondu à l'attente géné
rale ? Elle a commencé , non par soulager le peuple ,
mais par réprimer ses espérances. Elle n'est point entrée
dans le sujet de ses plaintes ; elle l'a privé de ses
droits. Et lorsqu'enfin , contraints à cet aveu par
de trop
funestes vérités , les ministres eux-mêmes eurent reJUILLET
1817 . 187
connu que le système commercial avait besoin de révision
, qu'a fait encore la chambre ? Elle a passé à
l'ordre du jour. » ,
Tel est en substance , l'exorde de M. Brougham .
Passant de là à l'examen des améliorations qui ont eu
lieu sans le secours de la chambre , et presque à son
insu , il reconnait que la misère publique s'est adoucie ,
que le commerce a repris un peu d'éclat , que la valeur
des terres augmente , enfin , que les fonds haussent ;
mais ce dernier point , il l'attribue à la combinaison de
deux causes , l'une durable , et l'autre temporaire ;
P'une salutaire , et l'autre funeste ; premièrement la réduction
des dépenses , réduction dont les ministres auraient
tort de s'attribuer le mérite , puisqu'elle s'est
faite en dépit d'eux ; secondement , surabondance et
défaut d'emploi des capitaux. Mais d'un autre côté ,
que de sujets de deuil ou de blâme ! De grandes armées
sur pied en pleine paix ; une puissance agrandie
par nous , dans un port cédé par nous , imposant sous
nos yeux d'injustes tributs à nos citovens , les flétrisdes
avanies ! Et l'envoyé de notre nation , muet
devant les mépris ! Enfin , au milieu d'une paix profonde ,
le parlement d'Angleterre . sanctionne la suspension du
plus beau de nos droits , et nous remet tout entiers
dans les mains du ministère !
sant par
On peut juger par cette très-imparfaite esquisse , s'il
y avait dans le discours de M. Brougham de ce nerf et
de cette audace qui ont fait imaginer aux anciens Celtes
leur Hercule aux chaines d'or.
Les ministres résistent à ces vives attaques par d'autres
attaques non moins vives , mais dont quelques- unes
ont le malheur d'être personnelles . Quant aux griefs ,
voici à peu près comme ils les réfatent. De grandes
améliorations encore sont nécessaires ; s'ensuit - il que
rien ne se soit amélioré , et doit - on appeler un mal ce
qui s'est fait de bien , parce qu'il reste quelque bien à
faire ? Le commerce n'a pas de bonnes lois : au lieu de
blâmer celles qui existent , que n'en propose-t-on de
nouvelles ? La Sardaigne impose un tribut à nos marchands.
Elle a ses règles ; en fera-t - elle de particulières
pour chaque nation qui fréquentera ses ports ? Elle nous
a de grandes obligations ; lui ferons-nous de la recon188
MERCURE DE FRANCE .
naissance un esclavage ? Elle est faible ; ne devons- nous
donc des égards qu'aux forts ? L'Europe a des armées
permanentes , parce que l'esprit de sédition est permanent.
On a suspendu les libertés du peuple ; c'est pour
les mettre à l'abri de l'anarchie qui les aurait détruites.
Je finis cet article , un peu long , par deux faits qui
ne sont peut-être isolés qu'en apparence . Le princerégent
accorde une amnistie aux luddites qui reconnaîtront
leur faute , à l'exception néanmoins de ceux qui ,
le 28 juin , ont commis de pareils excès ; il dispense ,
pour cette année , la milice de ses rassemblemens et de
ses exercices accoutumés .
-
Dans l'énoncé , je ne dirai point dans l'examen ,
de ces différens problêmes , mon dessein n'était point
de répandre la lumière , cette entreprise aurait excédé
mes forces , mais de rendre les ténèbres visibles ; on
jugera si j'ai réussi . J'aurais pu tout aussi bien entretenir
mes lecteurs des belles poses de madame Hendel
Schuttz , et des pigeons messagers , et des appétits raffinés
du cheval gastronome , et du pacifique sommeil du
lion Dunco , et des sermons du décroteur inspiré ; mais
ces héros ne manqueront pas d'historiens , et je me
confesse indigne de célébrer leur gloire.
BÉNABEN .
P. S. Dans ce chaos de plates sottises et de sottises
cruelles qui composent les trois quarts de l'histoire des
hommes , on aime à trouver çà et là quelques belles actions
éparses , comme des points lumineux parmi d'épaisses ténèbres.
Un M. Péribère de Nérac voyant deux enfans prêts
à se noyer , quoique malade , peu habile à la nage , et
sortant de table , ne balança pas un moment à se jeter à
l'eau pour les sauver. Un vieillard de Lons-le -Saulnier
, M. Masson , dans l'effroyable ouragan du 4 de ce
mois , apercevant trois enfans éloignés de tout abri , se
précipita au devant d'eux et les couvrit de son corps.
Ils auraient péri sans ce dévoûment. Miss Hériot ,
baignant dans le Tweed , fut entraînée par le courant ;
sa femme-de-chambre se jeta sur-le -champ dans la rivière
pour sauver sa maîtresse ; elle périt elle-même.
se
1
JUILLET 1817. 189
nmmmiin
ANNONCES ET NOTICES.
Examen des principes émis par les membres de la
majorité et de l'opposition de la chambre des députés ,
pendant la session de 1816 ; pár L. T. Un vol. in-8° .
Prix : 2 fr. 50 c . , et 3 fr . par la poste. Chez l'Huillier ,
libraire , rue Serpente , n. 16 .
Cet écrit , remarquable par l'indépendance des opinions et
des jugemens , a obtenu dès les premiers jours de sa publication
un brillant succès. L'auteur s'est attaché à donner des notions
exactes sur les personnes et sur les choses . S'il ne pardonne
jamais à l'exagération et à l'arbitraire , il rend toujours justice
au talent et aux saines intentions. Les orateurs des deux partis
paraissent successivement devant son tribunal , pour y être jugés
quelquefois avec sévérité , mais cependant avec les égards dus
à leur caractère. Le style de M. L. T. nous a paru clair et concis ,
et le courage de la pensée ne nuit jamais dans son ouvrage à la
sagesse de l'expression .
On doit mettre incessamment en vente , chez Bechet ,
un nouvel ouvrage de M. l'abbé de Pradt , intitulé :
Des Trois derniers Mois de l'Amérique-Méridionale et
du Brésil , suivi des personnalités et incivilités de la
Quotidienne et du journal des Débats. Nous reviendrons
sur cet ouvrage.
Carte topographique de la ville et des faubourgs de
Rouen , lévée , dressée géométriquement , et dessinée
par MM. J. H. Héliot et H. Boutigny, géomètres-architectes
; gravée par M. Blondeau , graveur du Roi et
premier graveur du dépôt de la guerre . Prix : 6 fr . , sur
papier grand aigle . A Paris , chez Charles Piquet , géographe
du Roi , quai Conti , n. 17 ; et chez Frère , libraire-
papetier à Rouen , sur le port , n. 70 .
Ce nouveau plan d'une des villes les plus importantes du
royaume , par son ancienneté , sa population et l'industrie de
ses habitans , ne se recommande pas moins par l'exactitude du
dessin que par la netteté de la gravure ,
Examen du Salon de 1817 ( 2º. et 3° . livraisons ) ; par
190 MERCURE DE FRANCE .
M. Landon , peintre , conservateur des tableaux dứ
Musée royal .
Les trois dernières livraisons , qui compléteront le volume ,
paraîtront incessamment . Les deux cahiers qui viennent de paraître
contiennent vingt -quatre planches , parmi lesquelles on
remarque les sujets suivans : Louis XVI , par M. Hersent ; le
Lévite d'Ephraïm et la Mort de Masaccio , par M. Couder ; la
Mort de Louis VI , par Menjaud ; François Ier , armé chevalier
par Bayard , de M. Ducis ; le portrait en pied de S. A. R. Mgr,
le duc d'Orléans , par M. Gérard , etc. , etc.
Le prix du volume in -8°. , avec soixante -douze planches au
trait, est de 15 fr. , et 16 fr. par la poste. A Paris , au bureau
des Annales du Musée , rue de Verneuil , n. 30 , faub. St.- Germ.
L'Israélite Français , ouvrage moral et littéraire :
Tiens au pays , et conserve ta foi,
Ps. XXXVII ,' v. 3.
Grâces aux progrès des lumières parmi les nations de l'Eu
rope , le sort des Israelites s'est amélioré dans la plupart des
contrées de cette partie du monde. Les Israélites ne sauraient
être trop pénétrés des devoirs que cet acte de justice leur
impose ; c est à eux maintenant à faire de nouveaux efforts pour
justifier de plus en plus les sages mesures qui ont été adoptées
à leur égard. Offrir aux Israelites tous les moyens de parvenir
à ce but; leur rappeler les devoirs religieux ; les fortifier dans
la persuasion que les principes mêmes de leur croyance prescrivent
l'obligation de servir l'Etat et la société ; propager
parmi eux les principes d'une morale pure , puisée à la source
des livres saints ; proposer des plans relatifs à l'instruction religieuse
de la jeunesse israélite ; enfin offrir aux lecteurs les richesses
de cette littérature sacrée si digne d'exercer la sagacité
des savans : tel est l'objet principal de l'ouvrage qui aura pour
titre , l'Israélite Français.
Cet ouvrage contiendra en conséquence : 1º. des traductions
de morceaux choisis de l'Ecriture - Sainte , des discours religieux
, des extraits des livres de piété , de morale et de théolo
gie , composés par les docteurs de la loi les plus célèbres ; 2º . la
relation des faits et des événemens qui concernent l'tat politique
des Israélites dans les différens pays ; des observations
sur leur situation civile et morale , et sur les moyens de l'améliorer;
30. des recherches et des essais sur les questions les plus
importantes d'histoire , d'antiquité , de législation et de philologie
que peuvent présenter les annales et la littérature hébraïque
anciennes et modernes. Des israélites respectables par
le caractère dont ils sont revêtus , et connus par leur zèle et
par leurs écrits , se sont chargés de la rédaction de cet ouvrage
des. publicistes éclairés et des littérateurs distingués , professant
un autre culte , ont promis aussi de l'enrichir de leurs productions.
On y joindra les gravures nécessaires à l'intelligence
du texte , ou qui seront réclamées par l'intérêt du sujet.
JUILLET 1817. 191
L'Israélite Français sera publié par livraison de 64 pag, in-8° .
I en paraîtra douze par an , à des époques déterminées . La
première sera distribuée dans le courant du mois d'août prochain.
Le prix de la souscription , pour 12 livraisons , ou deux
volumes , est de 30 fr . , franc de port , pour toute la France,
Chaque volume se paie d'avance . Il faut affranchir l'argent et
les lettres .
On souscrit à Paris , chez M. Mathis Dalmbert , éditeur propriétaire
de l'Israélite Français , rue de Vendôme , n. 12 ; chez
Poulet , imprimeur-libraire , quai des Augustins , n. 9 ; et chez
les principaux libraires et directeurs des postes de province et
de l'étranger.
Annales d'Eloquence judiciaire , ou Recueil périadique
de Plaidoyers , Mémoires et Consultations dans
les causes les plus importantes , présentées au barreau
de Paris ou dans les cours et tribunaux du royaume ,
avec les jugemens et arrêts qui les ont décidés ( numéros
1 et 2 ).
Cet ouvrage , rédigé par plusieurs avocats à la Cour royale de
Paris , paraît , par numéros ou livraisons , une fois par mois . Les
jeunes gens qui se destinent au barreau , y trouveront des préceptes
et des modèles , et la classe instruite de la société lira
avec intéret les défenses des plus habiles avocats , dans les
causes dignes de fixer l'attention publique . Le premier numéro ,
qui a paru vers la fin de février dernier , est composé d'un
discours de M. de Marchangy, ayant pour titre : De l'Amour
des Rois de France pour la Justice , et de plaidoyers , mémoires
et consultations , dans les causes relatives aux manuscrits litté
raires de Chénier , et à la demande en séparation de corps , formée
par madame la comtesse de Normont contre son mari : le
second numéro , qui vient de paraître , contient la suite de
cette affaire remarquable.
Chaque livraison , format grand in- 8° . , est de huit feuilles
d'impression. Le prix de l'abonnement ou souscription est de
36 fr . par an , 20 fr . pour six mois , et 12 fr. pour trois mois.
A Paris, chez Egron , imprimeur -libraire , rue des Noyers ,
n. 37; Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ; Pillet ,
imprimeur-libraire , rue Christine , n. 5 ;
Et chez P, Mongie , rue du faubourg Poissonnière , n. 18.
Les Deux Français , aventure moderne . Prix : 75 c .
Chez Renard , libraire , rue Caumartin , n. 12 ; et chez
P. Mongie l'aîné , libraire , boulevard Poissonnière ,
n°. 18.
Cette petite brochure est la contre -partie d'une précédente
intitulée le Gentilhomme et le Paysan. On peut reprocher &
celle- là un peu d'exagération ; l'auteur , afin de rendre l'un de
ses personnages plus amusant , l'a surchargé de tous les ridicules
que l'on trouve épars ; mais du moins ses tableaux pé192
MERCURE DE FRANCE.
tillent d'esprit , et la gaîté qu'il mele parfois à de fort sages
raisonnemens , vous fait rire de bon coeur ; c'est bien quelque
chose de rire ! On ne trouve point d'exagération dans la réponse
que nous annonçons ; le seul reproche qu'on ait à lui faire ,
c'est d'être complétement ennuyeuse.
Tableaux critiques en vers ; par B. Furcy . Prix :
75 c. Chez Rosa , libraire , au cabinet littéraire , grande
cour du Palais-Royal , et rue Montesquieu , n . 7.
La critique , en général , amuse les uns , effraie les autres ;
l'innocence parfaite de celle - ci n'excitera chez personne le
rire ni la crainte . Dans une chanson fort triviale , l'auteur veut
nous faire admirer des charrettes portant des choux ; un Mondor en
cabriolet fuvant ses créanciers ; un artiste dans un fiacre honnête;
et fort content d'un si grand effort d'imagination , il croit
avoir fait un tableau critique ; ensuite il se demande quel sera
définitivement le genre qu'il adoptera pour assurer sa gloire.
Si nous jugeons son talent par ses essais , nous craignons que
son genre ne soit précisément le seul que proscrivait Voltaire.
AVIS.
Les numéros du Mercure de France , depuis le
n° . 16 jusqu'au nº. 26 inclusivement , étant entièrement
épuisés , les Abonnés qui ne font pas collection,
sont priés de les présenter, ou de les adresser franc
port , à l'Administration , qui en traitera aux conditions
qu'ils pourront désirer.
de
TABLE .
Poésie. - Les Louanges ; par M. Albert Montémont.
Nouvelles littéraires . De l'Angleterre et des Anglais
( analyse ); par M. A. Jay.
L'Ermite en Province . Les Eaux thermales ; par
M. Jouy.
Variétés . — Sur l'emploi de l'Improvisation ; par M. Lacretelle
aîné.
Nécrologie.
Annales dramatiques .
Politique.
M. Bénaben.
Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
Notices et Annonces .
Pag. 145
149
169
168
175
180
182
189
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 2 AOUT 1817 .
AVIS IMPORTANT.
Les personnes dont l'abonnement est expiré au 1er.
août , sont invitées à le renouveler de suite , si elles veulent
ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal. -L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc , A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº . 14.
wwwwm.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LE TOMBEAU D'HOMÈRE.
wwwwww
Tous les cinq ans , les habitans d'Argos allaient faire des
libations sur le tombeau d'Homère , qui était sur les rivages
de l'ile d'Ios. ( PAUSANIAS . ) »
Le nid des alcyons , balancé sur les flots ,
De l'époux d'Orythie annonçait le repos ;
TOME 3
10
194
MERCURE DE FRANCE.
Et Flore , s'avançant sur les pas de Zéphire ,
Dans l'Archipel des Grecs étendait son empire.
C'était alors le temps où les peuples d'Argos
Envoyaient une flotte aux rivages d'Ios .
Des guerriers , des vieillards , une aimable jeunesse
Remplissaient ces vaisseaux que protégeait la Grèce.
Au nom de la cité du fier Agamemnon ,
Près du tombeau sacré du chantre d'llion ,
Ils allaient , par des jeux , honorer sa mémoire ,
Et , sous le noir cyprès , chanter l'hymne de gloire .
los , tous les cinq ans sur ses bords enchanteurs ,
Voyait la même fète et les mèmes honneurs.
Déjà , d'un pied léger , touchant ces beaux rivages ,
Les vierges vont de fleurs dépouiller les bocages.
Bientôt , vers le tombeau , le choeur religieux
Dirige lentement ses pas silencieux ;
Et, le front prosterné, la jeune canéphore
Fait voler vers le ciel les doux présens de Flore .
Trois fois de sons plaintifs le rivage a gémi ;
Trois fois du peuplier le feuillage a frémi .
On invoque à grands cris les dieux des mânes sombres
Qui de fleuves brûlans environnent les ombres ...
L'ombre du grand poëte a tressailli. Les airs
Semblent , pour l'accueillir , préparer des concerts .
Philomèle gémit dans la foret prochaine ;
L'abeille , en murmurant s'échappe du vieux chêne ;
Et le pin , sur le front des monts audacieux ,
Prolonge lentement des sons harmonieux.
« Le siècle qui finit , au siècle qui commence ,
« Annonce les trésors de ton génie immense ,
« Homère ! et ton laurier pompeux et respecté,
« Etend ses longs rameaux vers l'immortalité . »
Ainsi parle un vieillard , en posant la couronne
Où le laurier s'unit à la pâle anémone .
Soudain , le bouclier heurtant le bouclier ,
La jeunesse d'Argos commence un jeu guerrier.
Le fer croise le fer. On croit encore entendre
AOUT 1817. 195
Ces combats furieux qu'admirait le Scamandre .
Où les dieux succombaient , et dont le souvenir
Ira de siècle en siècle étonner l'avenir.
« Il est parmi les dieux le chantre de la gloire ,
S'écrie un jeune Grec , aimé de la victoire ;
« Et son chant , tour- à-tour , impétueux et doux
« Fait tressaillir Bellone et rend Phébus jaloux .
« Son vers guide au combat l'enfant de la patrie :
« En vain coulent les pleurs d'une épouse chérie :
<«< ll ne voit que la gloire ; et ses fiers ennemis
« Devant son fer sanglant baissent leurs fronts soumis.
« Le guerrier dont le bras s'arme contre ses frères
« Qui livra son pays à des lois étrangères ,
« Qui par de vils accens outragea la valeur ,
« Lit Homère , rougit et frémit de douleur.
« Heureux , trois fois heureux le guerrier dont la mère
" A pleuré le trépas , digne du chant d'Homère !
« Mourir pour la patrie est un sort glorieux ;
« Mourir, chanté par lui , c'est être égal aux dieux. »
On se tait on répand sur la tombe muète
:
Et le vin de Naxos et le miel de l'Hymète ;
L'encens , en tourbillons , s'élève jusqu'aux cieux ;
Et la rose s'étend en festons gracieux .
Mais , déjà préludant sur la lyre sonore ,
Pure comme le lis qu'un matin voit éclore ,
Naïs chante ; elle peint Homère malheureux ,
Laissé par les pêcheurs sur les rochers affreux ;
Elle chante l'Aveugle , assis sur l'algue immonde ,
Invoquant le trépas lorsqu'il charmait le monde.
Sa voix à la pitié vient d'ouvrir tous les sens ,
Et , formant tout-à- coup de moins tristes accens :
<< Les cygnes du Mélès , au jour de ta naissance ,
« Restèrent attentifs dans un profond silence .
« Zéphir dans les roseaux n'osa plus soupirer ;
« Et le flot sur le flot coula sans murmurer.
Sous les rameaux fleuris , bercé par les dryades ,
13.
196 MERCURE
DE FRANCE.
« Tu reçus les baisers des plus fraîches nayades ;
« Et le dieu du Ménale , attiré par ta voix ,
« T'apporta les pipeaux dont il charmait les bois .
« Puissent , au point du jour , accourir sur ta tombe
« Et la tendre fauvette et la jeune colombe !
« Puissent les vents du soir , en glissant sur les mers ,
<< Faire entendre des sons aussi doux que tes vers !
Ainsi chante Naïs : sa lyre détendue
Au funèbre cyprès est soudain suspendue .
Les vieillards , du départ , annoncent le moment .
La solitude , autour du sacré monument ,
Règne ; et , du vent d'Eurus les voiles agitées ,
Loin des plages d'Ios sont bientôt emportées.
J. P. BRÈS .
>>
ÉNIGME.
Je suis légère , vacillante ,
Je nais dans de chétifs réduits ;
Des habitans de l'air j'élève les petits ,
Et mon utilité sur la terre est constante ;
Des Muses , de l'amour , les nombreux favoris
Sans cesse de moi font usage ;
Les lettres constamment naissent sur mon passage ;
Pour dessiner leurs formes , leurs contours ,
La Française et l'Anglaise à moi seul ont recours ;
L'ingratitude est pourtant le partage
Dont je vois payer mes secours ;
L'homme d'un fer tranchant me fait sentir l'outrage ;
Il me noircit , il devient mon bourreau ;
De plus d'un sot j'habite le bureau ,
Et rarement je sers le sage.
( Par M. J. PETIT -SENN . )
ammшv
CHARADE .
Mon premier , dirigé par une main habile ,
Aux fetes , aux combats , brillait sous les Césars :
En vain , sans mon second , on veut faire une ville
Mon tout est l'instrument du premier de nos arts.
AOUT 1817% 197
LOGOGRIPHE.
Sur quatre pieds , à l'amoureux mystère
Je prête quelquefois une ombre salutaire ,
Et quelquefois aussi le timide gibier
Rencontre dans mon sein un abri tutélaire
Contre les coups du chasseur meurtrier .
Maintenant , cher lecteur , transpose avec adresse
Les pieds de mon milieu ; d'une amoureuse ivresse
Le souverain des dieux brûla pour mes appas .
Tu me tiens , ou , mon cher , tu ne t'y connais pas.
(Par M. R. LABITTE . )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est chaine; celui de la charade ,
critique ; et celui du logogriphe , poulet , où l'on trouve
poule , poul (s ) , pou , etc.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Questions sur la Législation de la Presse en France';
par M. B. de Constant ; deuxième édition . Prix :
2 fr. Chez Delaunay , libraire , au Palais - Royal .
( II Article. )
Après avoir posé les questions qu'il croit utile d'examiner
, M. de Constant s'occupe de la première de ces
questions , c'est-à - dire , de celle qui est relative à l'interprétation
des phrases des écrivains.
198
MERCURE DE FRANCE .
« Il n'y a aucun doute , dit-il , que pour juger de
l'innocence ou de la culpabilité d'un livre , une certaine
interprétation ne soit nécessaire . Les paroles ne
sont quelque chose que par le sens qu'elles contiennent .
Le sens indirect d'une phrase peut être tellement clair
qu'il se présente à l'esprit du lecteur , aussi facilement
et aussi rapidement que le sens direct et ostensible .
Or , comme les délits , en matière de liberté de la presse,
se composent de l'effet qu'un écrivain produit ou veut
produire , un sens indirect de cette espèce peut constituer
un véritable délit .
< «Mais pour que ce droit d'interprétation, que la raison
et l'impartialité m'engagent à reconnaître , ne dégénère
point en arbitraire et en tyrannie , deux choses
sont requises :
<< Premièrement , cette interprétation doit porter sur la
totalité d'un ouvrage.
Dans un temps où l'Angleterre s'offrait à nous comme
modèle en fait de liberté , lord Erskine a montré , dans
un discours éloquent et d'une irrésistible logique , avec
quelle facilité , en isolant des phrases , on pouvait rendre
criminel ce qui ne l'était pas . Il a prouvé , d'après Algernon
Sidney , qu'avec cette pratique on condamnerait
légalement un éditeur de la Bible , pour avoir publié
qu'il n'y a point de Dieu ( 1 ) ,
« Secondement , le droit de juger de l'interprétation
des ouvrages dénoncés doit être confié à des jurés ......
«Un jugement sur des interprétations a inévitablement
quelque chose de discrétionnaire . Si vous investissez un
tribunal du droit de prononcer , vous dénaturez les
fonctions des juges. Ils sont astreints à se conformer à
( 1 ) Discours de lord Erskine , dans le procés du doyen de
Saint-Asaph .
AOUT 1817. 199
4
la lettre de la loi . Leur seul devoir , leur seule mission ,
e'est de l'appliquer . Mais en les chargeant de juger du
sens caché d'un écrit , vous les forcez à se livrer à des
conjectures , à fabriquer un système , à prononcer sur
des hypothèses , choses destructives de leur qualité
d'organes impassibles de la loi écrite .
« Le sens d'un livre dépend d'une foule de nuances .
Mille circonstances aggravent ou atténuent ce qu'il
peut avoir de répréhensible . La loi écrite ne saurait
prévoir toutes ces circonstances , se glisser à travers ces
nuances diverses . Les jurés décident d'après leur conscience
, d'après le bon sens naturel à tous les hommes .
Ils sont les représentans de l'opinion publique , parce
qu'ils la connaissent ; ils évaluent ce qui peut agir sur
elle ; ils sont les organes de la raison commune , parce
que cette raison commune les dirige , affranchie qu'elle
est des formes qui ne sont imposées qu'aux juges , et
qui , ne devant avoir lieu que pour assurer l'application
de la loi , ne peuvent embrasser ce qui tient à la conscience
, à l'intention , à l'effet moral . Vous n'aurez jamais
de liberté de la presse , tant que les jurés ne décideront
pas de toutes les causes de cette nature.
<< Dans les autres causes, les jurés déclarent le fait . Or,
le sens d'un livre est un fait ; c'est donc aux jurés à le
déclarer. Les jurés déclarent de plus si le fait a été le
résultat de la préméditation . Or , le délit d'un écrivain
consiste à avoir prémédité l'effet du sens contenu directement
ou indirectement dans son livre , s'il est dangereux
. C'est aux jurés à prononcer sur cette préméditation
de l'écrivain .
« Enfin, il n'est pas équitable de juger l'effet naturel
d'un livre par celui qu'il produit , lorsque l'autorité le
dénonce , et qu'un organe de l'autorité en extrait ce
qui peut sembler le plus condamnable. C'est néanmoins
200
MERCURE
DE FRANCE
.
.
ainsi qu'un livre se présente aux juges , quand il est
traduit devant les tribunaux. Ces juges sont prévenus
par l'accusation contre l'ouvrage. Les jurés , plus libres
en leur qualité d'hommes privés , ont plus de chances
de juger le livre impartialement. Ils le jugent comme
citoyens , en même temps qu'ils s'en occupent comme
jurés . Ils peuvent comparer l'effet que le ministère
public lui attribue , avec celui qu'il aurait produit sur
eux naturellement . Ils sont de la sorte mis en garde
contre l'exagération inévitable et même obligée de
-l'accusateur.
« J'ajouterai qu'il y a cette différence entre les délits.
de la presse et les autres délits , que les premiers compromettent
toujours plus ou moins l'amour propre de
l'autorité . Quand il s'agit d'un vol ou d'un meurtre ,
l'autorité n'est nullement compromise par l'absolution
du prévenu ; car elle a simplement requis d'office l'investigation
d'un fait . Mais dans la poursuite des écrits ,
l'autorité paraît avoir voulu faire condamner une opinion
; et l'absolution de l'écrivain ressemble au triom-
-phe de l'opinion d'un particulier sur celle de l'autorité .
Les tribunaux ne sauraient alors juger impartialement ;
institués par l'autorité , ils en font partie ; ils ont un
intérêt de corps avec clle. Ils pencheront toujours pour
l'autorité contre l'écrivain .
<«< Que si l'on dit que c'est un bien, parce qu'il ne faut
pas que l'autorité éprouve d'échec , je réponds qu'alors
il faut de deux choses l'une , ou qu'elle n'ait pas le
droit d'accuser , ou que ceux qui jugent n'aient pas le
droit d'absoudre. Dans le premier cas , il y aura licence
effrénée ; dans le second , il n'y aura pas de liberté.
« Les jurés tiennent au contraire un juste milieu .
Comme individus , et pouvant se trouver à leur tour
dans la position d'un écrivain accusé , ils ont intérêt à
AOUT 1817 .
201
ce qu'une accusation mal fondée ne soit pas admise .
Comme membres du corps social , amis du repos , propriétaires
, ils ont intérêt à l'ordre public , et leur bon
sens jugera facilement si la répression est juste , et jusqu'à
quel degré de sévérité il faut la porter.
J'ai parlé de l'amour propre de l'autorité . Parlons de
celui des magistrats. A Dieu ne plaise que j'insinue
que les jurés ne sont pas nécessaires , quand il s'agit
de crimes positifs . Je les crois indispensables dans tous
les cas , pour tous les jugemens , dans toutes les causes.
Mais si les tribunaux jugeaient , sans jurés , les délits
contre la propriété ou contre la vie , ils pourraient encore
, sans craindre d'humilier le magistrat qui parle au
nom du gouvernement , ne pas adopter ses conclusions ;
car il ne s'agirait que d'un fait et de preuves matérielles .
Dans les délits de la presse , et dans les interprétations
à l'aide desquelles on découvre ces délits dans un ouvrage
, il s'agit d'une preuve de sagacité , donnée par le
magistrat qui a déféré l'ouvrage . Sa réputation de pénétration
et de talent est intéressée à ce qu'on ne lui
enlève pas ce mérite . Or , quoi qu'on fasse , il s'établit
toujours une sorte de fraternité et de complaisance
entre des fonctionnaires publics dont les relations réciproques
sont perpétuelles . Les tribunaux , pour peu
qu'il y ait apparence d'un prétexte , inclineront toujours
en faveur de l'avocat du roi qu'ils connaissent ,
contre l'écrivain qu'ils ne connaissent pas , et seront
disposés , sans s'en douter , à condamner l'auteur par
politesse pour le magistrat . .
« Remarquez qu'en accordant aux avocats du roi la
faculté d'interprétation que nous avons reconnue indispensable
, on leur offre une occasion de briller qui les
tentera . Chaque livre sera pour eux une énigme , dont
ils voudront révéler le mot ; et plus ce mot sera éloigné
202 MERCURE DE FRANCE .
du sens naturel du livre , plus ils auront fait preuve de
perspicacité. Comme je ne sais quel président d'une cour
impériale s'enorgueillissait d'avoir mérité , par la subtilité
de ses interrogatoires , d'ètre surnommé la terreur des accusés
, plus d'un avocat du roi se fera une gloire d'être la
terreur des écrivains ; et si l'indépendance et la raison des
jurés ne servent de contre- poids , les écrivains n'auront ,
en effet , aucun refuge contre cette sagacité prétendue .
>>
Après ces considérations , l'auteur conclut que la
première question est résolue négativement . « Isoler ,
dit- il , les phrases d'un livre , et les faire condamner
sur des interprétations que cet isolement peut adinettre ,
même quand l'ensemble les repousse ; tirer d'assertions
générales des inférences particulières que l'auteur désavoue
, et que l'évidence ne sanctionne pas ; ne soumettre
enfin aux juges que des morceaux choisis , quand
ils ont à prononcer sur un tout , dont ces fragmens
épars et mutilés peuvent leur donner les notions les
plus fausses , c'est anéantir la liberté de la presse . Or ,
cet anéantissement n'était pas ce que voulait le ministère
, en améliorant notre législation sur ce point , pour
donner à l'exercice raisonnable et légal de cette liberté
une garantie de plus ( 1 ) : ce n'était pas ce que voulaient
les orateurs qui ont soutenu le ministère , en faisant
valoir cette amélioration ; ce n'était pas ce que
voulaient les deux chambres , en adoptant d'autres lois
sous la condition formelle que la presse serait libre ; ce
n'était pas enfin ce que voulait le Roi lui-même, en déclarant
que les restrictions mises à la presse avaient moins
d'avantages que d'inconvéniens . >>
Nous ne suivrons pas M. de Constant dans ses raisonnemens
sur la seconde question , parce qu'elle tient
(1 ) Discours de M. le comte de Cazes.
AOUT 1817.
203
moins à la liberté de la presse en particulier , qu'à l'csprit
général de notre charte constitutionnelle.
Il démontre qu'on peut attaquer les ministres sans
attaquer le Roi , parce que la charte a distingué entre
l'autorité royale et l'autorité ministérielle . La charte ,
en déclarant le Roi inviolable et les ministres responsables
, a formellement reconnu qu'on pouvait attaquer
ceux- ci , sans que l'autorité du Roi en reçût d'atteinte ;
car on ne peut soumettre les ministres à la responsabilité
qu'en les attaquant.
Il réclame pour tous les citoyens le droit d'exprimer
leur opinion sur les lois et sur tous les actes du gouvernement.
« Le système représentatif , dit - il , n'est autre
chose que le gouvernement par l'opinion publique . Cette
opinion doit se faire connaître aux députés qui lui servent
d'organes ; elle doit les entourer , éclairer ou
frayer leur route. Ils lui donnent de la modération quand
ils l'expriment ; elle leur donne du courage en les appuyant.
Pour l'intérêt de la monarchie , il ne faut pas
isoler le trône de la représentation nationale ; pour l'intérêt
de la liberté , il ne faut pas isoler la nation de ses
représentans. Cette triple et heureuse alliance donne
de la stabilité aux institutions , de la force aux rois , de
la confiance aux peuples . Ceux qui tentent de l'inferrompre
, ne savent pas le mal qu'ils font et le bien qu'ils
repoussent. >>
ques- Nous ne nous arrêterons pas sur la troisième
tion que l'auteur cherche à résoudre . Il prouve clairement
, à notre avis , que les tribunaux ne doivent pas
invoquer des lois antérieures à nos institutions actuelles,
lorsqu'ils ont à décider des points de droit sur lesquels
les nouvelles lois prononcent clairement . Nous
nous hâtons de passer à un objet bien plus important ,
puisqu'il s'agit de fixer les bornes légitimes de la dé204)
MERCURE
DE FRANCE
.
fense des accusés . M. de Constant examine d'abord s'il
est vrai qu'un homme doive être puni pour avoir persisté
dans l'opinion qu'il a émise , et s'il faut offrir aux
désaveux une prime. « Est- il bien prouvé que l'action
de désavouer son opinion , quand cette opinion peut
avoir des dangers , soit digne de tant de faveur ? Est- il
bien certain que lorsqu'il est ouvertement proclamé que
pour avoir droit à l'indulgence , il faut rétracter les
pensées qui déplairont au pouvoir , la rétractation soit
toujours du repentir ? Est-il bien clair , enfin , qu'une
nation où les individus , avertis par les dénonciations ,
les poursuites , les châtimens , les incarcérations et les
amendes , que les opinions sont punies , désavoueraient
tout ce qu'ils auraient dit , aussitôt qu'on leur en feraît
un crime , fût une nation plus estimable , plus véridique
, plus franche , plus morale , qu'avant que ce
mérite des désaveux eût été reconnu ? Imposer à un
homme l'obligation de mentir , en lui montrant de la
douceur s'il faiblit , et de la sévérité s'il persiste , ne
serait - ce pas travailler à le corrompre ? Cette intention
peut- elle être celle de la loi , et ce but celui de la justice
? Dans nos circonstances , après une révolution , où
les hommes n'ont été que trop enclins à désavouer tout
ce qu'ils avaient pensé , et où ils ont marché de rétractations
en rétractations , et de palinodies en palinodies ,
est-ce bien ce penchant qu'il faut encourager comme
une vertu ? Manquons - nous d'hommes qui aient désavoué
? M. l'avocat du roi trouve-t - il qu'en ce genre il y
ait disette ? << Nous laissons de côté tout ce qui ne se rapporte
qu'au fait particulier , ne voulant nullement intervenir
entre MM. les avocats du roi et l'auteur , et
nous préférons fixer l'attention de nos lecteurs sur les
considérations générales .
L'auteur examine la jurisprudence qui fait de la dé'
AOUT 1817 .
205

་་
fense d'un accusé un péril inattendu pour cet accusé .
Quoi , dit - il , le tribunal l'écoute , il croit parler sous
la protection de la loi ; il fait ses efforts pour échapper
au danger qui l'entoure : il se défend comme il le peut ,
dans la persuasion bien fondée ( car telle a été la volonté
, tel a été l'ordre du législateur , ordre impliqué
virtuellement dans l'autorité discrétionnaire dont il a
revêtu le président du tribunal ) ; il se défend , dis-je ,
dans la persuasion que s'il s'égare dans sa défense , ce
président qui en a le droit , qui en a le devoir , l'avertira
qu'il sert mal sa cause , qu'il la compromet , qu'il se
livre à des divagations blâmables qui lui seront nuisibles
. Mais non , le président ne l'interrompt point ;
on le laisse s'engager dans ce sentier funeste où son
trouble le précipite ; on enregistre chaque parole que
la crainte ou l'irritation lui dictent , ou qu'il a tracée
d'une main rapide dans un moment de ressentiment ou
de terreur , et l'on convertit en crimes nouveaux ces paroles
qu'on aurait dû arrêter !
« J'ai assisté à des procédures en Angleterre. Les juges
n'attendent pas en silence que l'accusé se perde à son
insu ; ils ne le contemplent pas qui marche à sa ruine ,
comme s'ils comptaient chaque pas imprudent qui l'approche
de l'abîme . Ils l'avertissent avec soin de ne
rien laisser échapper qui puisse lui nuire ; ils le ramènent
avec bienveillance dans les limites qu'il ne doit
pas franchir pour sa propre sûreté ; ils le garantissent
en quelque sorte contre lui - même ; ils sont attentifs à
ce qu'un infortuné , déjà frappé par la société , n'aggrave
pas son sort par son ignorance des formes , par la passion
qui l'égare , par l'irritation naturelle dans une situation
douloureuse. Organes de la loi , ils sont en
même temps , dans leur paternelle sollicitude , les protecteurs
du faible , tant qu'il n'est pas reconnu cou206
MERCURE DE FRANCE.
pable. C'est alors une bien auguste fonction que celle
des juges (1 ) , »
L'auteur termine ce chapitre le plus animé de son
ouvrage par une dernière réflexion . « Si chaque mot que
profère un prévenu peut lui être imputé à crime , quelle
ne doit pas être la situation de tout prévenu dans un pays
où , depuis trente ans , il est de tradition et d'usage
que le ministère public accable d'injures ceux qui sont
traduits devant les tribunaux , avant que leur crime soit
prouvé , avant que la loi ait prononcé sur leur destinée ?
« Je n'ai malheureusement pas besoin de citer des
exemples . A toutes les époques de la révolution , sous
tous les gouvernemens qui se sont renversés et remplacés ,
le ministère public, par un étrange renversement de tous
les principes , par un excès de zèle que n'ont jamais
fatigué ni refroidi , soit la nature des lois dont il invo
quait l'application , soit la qualité des pouvoirs qu'il
servait , s'est cru le droit , et l'on dirait presque le
devoir , de considérer l'accusé comme convaincu , et
de verser sur lui , en sa présence , tout l'odieux et tout
l'opprobre qu'aurait mérité le crime prouvé.
་་« Il s'est introduit de la sorte , au détriment des malheureux
accusés , avant la peine portée par la loi , et
lorsqu'il est incertain que cette peine soit prononcée ,
un supplice plus affreux peut-être , celui de subir en
silence toutes les insultes dont les accablent des hommes
qui semblent ne voir qu'un sujet d'éloquence dans ce
qui déchire l'âme de leurs semblables , et doit souvent
les conduire à la mort.
<«< La révolution , que je n'aime pas à accuser trop légè ་
( 1 ) The judge , in the humane theory of the english law ,
ought to be counsel for the prisoner. ( Erskine's speech on the
Trial of the Dean of Saint Asaph. )
AOUT 1817 . 202
rement , est pourtant une des causes de cette déplorable
habitude . L'esprit de parti , la fureur des factions , l'expliquaient
sans la justifier . Mais aujourd'hui , puisque
la révolution est finie , ce détestable usage aurait dû
cesser. Qu'on relise néanmoins la plupart des procès
qui ont eu lieu depuis deux années , l'on verra , comme
auparavant , l'invective , le mépris , l'ironie , prodigués
dès les premières lignes , dans les réquisitoires et les
plaidoiries du ministère public .
« Or , je le demande, si tel est le traitement que les accusés
éprouvent, à la face des juges, en présence d'auditeurs
nombreux , avant la conviction , quand il se peut qu'il
soient innocens , quand on doit les présumer tels , puisque
rien encore n'est prouvé contre eux ; quelle patience
ou quelle prudence humaine résisterait à l'indignation
qu'inspire un tel abus de la force ? Et c'est après que le
prévenu a dévoré , sans pouvoir répondre , ces longues
heures d'humiliations et d'outrages , quand tout ce qu'il
a d'irritable ou de généreux dans sa nature , a été provoqué
de mille manières , c'est alors qu'on exige que ,
dans sa défense , il soit impassible , respectueux , modéré
; c'est alors que l'on pèse chaque expression qui
lui échappe ; et si le sentiment de son honneur blessé ,
de ses intentions aggravées , de toute sa vie souillée de
couleurs odieuses , lui arrache une réplique animée ou
un cri d'indignation , l'on travestit en délit nouveau ce
mouvement qui serait honorable dans un coupable
même , et on le punit de ne s'être pas laissé fouler aux
pieds par une autorité fière de parler seule et de s'acharner
sur la faiblesse .
« Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que les
fonctions d'un avocat du Roi se bornent à indiquer au
tribunal la question qu'il doit juger , à présenter cette
question sous ses divers points de vue ,
à rassembler les
208 MERCURE DE FRANCE .
faits , à rapprocher les circonstances , à peser les proba
bilités . Sans doute , il y a , dans l'exercice de ces fonctions
mêmes , un degré de blâme que le magistrat qui
poursuit un accusé ne peut s'empêcher de diriger contre
lui , s'il le croit coupable ; mais ce degré de blâme qui
doit toujours être accompagné d'une expression de regret ,
est mitigé par l'humanité , et circonscrit par la convenance
, et toute invective qui le dépasse , toute ironie
surtout , qui , au lieu du regret , décèlerait le secret
triomphe , est un luxe de barbarie et un abus de pouvoir.
« Dans les causes relatives à la liberté de la presse, il
me paraît de plus que le magistrat doit s'abstenir de ces
insinuations faciles et insultantes sur le mérite littéraire
de l'ouvrage poursuivi . Ce mérite est parfaitement étranger
à la question. Le magistrat n'est que l'organe de la
loi . Son opinion personnelle sur ce qui n'est pas de
la compétence de la loi , ne doit pas s'exprimer dans un
lieu où la loi seule doit se faire entendre . Parlant contre
un homme qui ne saurait lui répondre , il ne doit rien
se permettre qui ne soit indispensable à sa cause. L'autcrité
qui sévit contre les crimes , n'a pas le droit de se
donner le passe-temps puéril d'humilier les amours propres.
Le magistrat , en sa qualité de magistrat , doit être
tout entier à ses fonctions ; et , comme citoyen , il doit
bien plutôt être affligé d'avoir à provoquer contre un
citoyen un châtiment sévère , qu'occupé encore , dans
cette occasion triste et solennelle , d'une frivole envie
de briller . >> L.
( La fin au numéro prochain. )
AOUT 1817. 209
CARTON DU MERCURE.
RÉCLAMATION.
Paris , 23 juillet 1817 .
www
A MM. les rédacteurs du Mercure de France .
MESSIEURS ,
Si j'ai bien lu votre prospectus , c'est vous rendre service
à vous-mêmes autant qu'à vos lecteurs , et entrer
dans l'esprit qui dirige la rédaction de votre intéressant
journal , que de vous faire connaître les erreurs qui
peuvent s'y glisser , car où ne s'en glisse- t-il pas ? Dans
cette pensée , j'ai cru devoir vous soumettre de courtes
observations sur quelques inexactitudes de fait et d'expression
que présentent deux articles de votre feuille.
No. 25 ( 21 juin 1817 , page 554 ) , en parlant du combat
de Goldberg , il n'est point dit que la gloire en est
due à M. le lieutenant- général comte Gérard , dont la
division se trouvait la plus rapprochée de l'ennemi .
Après qu'on eut examiné de loin les mouvemens de
l'armée que nous avions à combattre , plusieurs ordres
positifs vinrent au comte Gérard de ne point attaquer ;
mais lui qui venait de reconnaitre de très- près le corps
d'Yorck , et dont les dispositions étaient déjà faites ,
prit sur lui toute la responsabilité . Les témoins de sa
brillante audace , admirèrent , en frémissant , un combat
dont ils devaient recueillir les fruits ou partager les
revers. L'événement prouva qu'il avait bien jugé . On
apprécia le service qu'il venait de rendre à l'armée :
immédiatement après il fut nommé général en chef ,
et obtint le
commandement du onzième corps .
Ces faits sont exacts ; plusieurs de ceux qui en furent
témoins vivent encore . Si l'on attribuait au comte Gé-
14
210
MERCURE DE FRANCE .
rard une gloire étrangère , il s'en défendrait comme
d'un larcin.
:
Dans le N° . 29 ( 19 juillet 1817 , page 108 ) , à propos
de la situation de la France en 1795 , il est dit le
gouvernement révolutionnaire rend aux soldats de la
patrie leur intrépidité , et , par la terreur au glaive
étincelant qu'il place derrière eux , il leurfait braver le
fer ennemi.
Si j'entends le français , cela veut dire que la crainte
de mourir forçait les soldats à braver la mort .
J'étais aux armées françaises à cette époque , et je
crois pouvoir assurer que la terreur avait peu d'accès
dans les camps ; on n'y redoutait qu'un soupçon de
lâcheté.
A la vérité de féroces dictateurs , sous le nom de représentans
du peuple ; suivaient les armées. De braves
généraux , fidèles à la gloire et à la patrie , étaient
destitués , envoyés à la mort par ces hommes dout
la plupart n'avait de courage que dans leurs cabinets
révolutionnaires. Mais il s'en trouvait d'autres
pour les remplacer , qui n'avaient point mendié
cet honneur dans les antichambres des bourreaux
de leurs camarades . L'emploi de général n'était point
alors lucratif , et on l'acceptait , le plus souvent , parce
qu'il s'était pas permis de le refuser . Le soldat , toujours
juste, ne cachaitguères son indignation et son mépris
aux tyrans mêmes qui le flattaient . J'ai vu des représentans
du peuple parcourir les rangs au milieu des
huées ; on leur a jeté des pierres . Mais l'ennemi était
là , et il fallait obéir pour vaincre .
Je suis loin de nier qu'il se trouvât alors dans l'armée
des intrigans ; ceux-là existent toujours , s'ils ne sont
pas morts de vieillesse .
Votre journal , messieurs , n'est point de ces feuilles
éphémères que le même jour voit naître et mourir .
L'histoire y cherchera des matériaux , et quelque biographie
enfin véridique s'enrichira de vos notes . Je ne
pouvais donc choisir un plus sûr , ni un plus honorable
dépôt pour y consigner des observations dont vous apprécierez
l'importance.
Recevez , messieurs , l'assurance de ma considération
la plus distinguée , le maréchal- de- camp ,
BERTON , l'un de vos abonnés.
AOUT 1817.
211
wwwm
PENSÉES .
Beaucoup de gens ont de bonnes pensées , et seraient
incapables de faire un livre .
Il y a une foule de pensées que tout le monde peut
apprécier et retenir , mais très-peu de personnes peuvent
, ou du moins prennent la peine de comprendre
et de juger le plau d'un ouvrage de raisonnement.
Il y a pourtant des gens qui n'écrivent un livre en
tier que pour mettre en évidence une seule idée favorite.
Ainsi , on nous accable de lieux communs et
d'amphigouri pour nous faire recevoir une chose nouvelle
ou curieuse .
Les pensées détachées sont avidement lues. Si ce
sont des sentences morales , on croit pouvoir les juger
par sa propre expérience , et on aime à la comparer à
celle de l'auteur : si ce sont des maximes de politique ,
chacun croit son bon sens à leur hauteur.
le
Pourquoi donc ne livrerait- on pas , sans art , au public
peu de bonnes pensées que l'on s'imagine avoir rencontrées
? On mettrait , de cette manière , à la portée
du génie , les matériaux que lui seul sait employer utilement
, et on contenterait , d'une manière moins
dangereuse pour soi , et moins ennuyeuse pour le
public , cette manie d'écrire qui fait de si cruels progrès.
J'use du privilége que j'accorde aux autres.
La vie d'un état est une révolution continuelle ; car
il n'est pas de règne qui n'altère les lois , les institutions,
14
212 MERCURE DE FRANCE.
les moeurs , et ne tende à en amener de nouvelles . Il
n'y a donc secousse que dans ces deux cas : lorsqu'on
veut conserver de force , dans la mécanique du gouvernement
, un rouage usé qui ne peut plus servir , ou
lorsqu'on veut y introduire de force un rouage dont la
place n'a pas été préparée par le temps , et qui brise les
autres et se brise lui-même dans ce travail.
Innover n'est pas tant en politique faire un changement
, qu'appeler ou conserver dans le gouvernement
ou l'administration , une chose qui n'est plus ou
qui n'est pas encore en rapport avec celles dont le
concert lui est nécessaire . Ainsi , les Anglais innovent
sans cesse , lorsque , par haine de la nouveauté , et
oubliant que rien ici bas n'est immuable , ils s'obstinent
à garder des institutions gothiques au milieu de
leur civilisation actuelle , ce qui fait , de leurs codes et
de leur législation , un amalgame incohérent.
Les gens d'un esprit supérieur , qui précèdent les
secousses révolutionnaires , peuvent toujours être accusés
d'en être cause , car ce sont eux qui prévoyent
de loin les institutions qui doivent tomber et celles qui
doivent les remplacer.
L'ébranlement révolutionnaire subsiste tant que le
changement nouvellement etabli trouve des admirateurs
et des adversaires enthousiastes .
Gouverner , c'est vouloir .
Bien gouverner , c'est vouloir et savoir .
La perfection de l'art de gouverner , c'est vouloir ,
savoir et prévoir. Alors , on ne devance pas le temps ,
mais on suit son travail , on le rend profitable , on s'en
sert comme d'un auxiliaire ; ` on n'impose point une
AOUT 1817 :
213
constitution qu'on a rêvée philosophiquement ; mais
on promulgue ce que le temps a rendu nécessaire , ce
que l'expérience a rendu certain , ce que la sagesse a
rendu possible .
Un roi peut être , de deux manières , la patrie personnifiée.
Henri IV s'était identifié à la nation , et
Louis XIV avait identifié la nation à lui-même .
Combien de gens parlent politique , parce qu'ils
ne savent pas parler littérature ! combien intriguent ,
parce qu'ils sont incapables de sentir les beaux-arts !
combien sont ambitieux , parce qu'ils ignorent la noble
passion des sciences !
Dans le style , les formes du doute ne sont le plus
souvent qu'une hypocrisie de l'esprit .
Avec le goût du positif , on dit franchement ce que
l'on croit sincèrement , et l'on n'en est pas moins disposé
à discuter ses opinions dès qu'elles sont attaquées ,
et à les changer dès qu'elles sont prouvées fausses .
wwww.
LETTRE
A MM. les Rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS ,
J'ai l'honneur de vous annoncer un correspondant
qui désirerait entrer en relations avec vous ; c'est le
Mercure grec qui s'imprime à Vienne . Il pourra vous
fournir quelques renseignemens curieux sur un pays
dont nous connaissons beaucoup moins l'état actuel
l'état ancien, J'ai l'honneur , etc. F. B.
que
214 MERCURE DE FRANCE .
L'Hermès ou le Mercure grec à son très-honorẻ frère
le Mercure de France , xaigei .
:
( Traduit du grec . )
Je ne présume pas , mon cher frère , que vous soyez
de ces mauvais parens qui ne font pas un très - bon
accueil aux cousins dont ils n'ont jamais entendu parler ,
et qui sont même toujours un peu disposés à les regarder
comme des aventuriers , afin de transiger plus
vite avec l'intérêt ou l'orgueil . Persuadé que vous ne
me contesterez pas ma parenté , je m'adresse à vous
avec la plus grande confiance. Je ne craindrai même
pas de vous faire connaître mes prétentions au droit
d'aînesse elles sont fondées sur les titres les plus authentiques
; et si le fait devenait litigieux , il n'est pas
un savant dans l'Europe qui ne pût faire en ma faveur
un tres-long plaidoyer en forme de dissertation . Il n'est
point nécessaire de vous dire que je suis aussi l'aîné
de mon cher frère l'Hermès Romanus qui m'a volé
mon nom d'Hermès , ce dont je suis bien aise de vous
avertir en passant. Mais , allez -vous dire , qu'est-ce que
ce Mercure grec ? Est-ce le manuscrit nouvellement
trouvé d'un journal publié à Athènes , et rédigé par
Périclès , Aristophane et peut-être aussi par Aspasie ?
-
-
pour
Fort bien ; vous commencez déjà à me railler ; je
m'y attendais . Est- ce une chronique scandaleuse et
périodique de Constantinople sous les Empereurs grecs ,
écrite dans le style de Procope ? ou bien une compilation
faite par des moines ignorans qui auront entassé
des disputes théologiques avec l'Histoire sanglante des
Factions et des Hérésies ? — Oh ! cela , non. -
Eh bien ! qui êtes-vous ? Je vais vous l'apprendre .
Dans les temps héroïques , j'étais un Dieu , comme
vous savez ; or , c'était le bon temps pour nous autres
dieux. Nous avions la confiance des hommes et leur
encens ; nous les gouvernions par leurs craintes. Rien
n'était plus facile pour nous que de civiliser les peuples
les plus farouches , que de leur faire sentir les bienfaits de
la vie sociale , et chérir le joug des lois . Mes confrères s'y

AOUT 1817 .
215
prenaient chacun à leur manière . Les uns atteignaient
feur but avec les beaux- arts et la musique ; d'autres avec
l'agriculture. Pour moi , vous savez combien j'ai obtenu
d'éloges en polissant les moeurs de quelques peuplades
par le moyen le plus doux et le plus brillant , l'éloquence
, c'est-à-dire la persuasion ; moyen qui n'a pas
toujours aussi bien réussi depuis ce temps-là , ou qui
du moins a souvent servi des intentions moins pures et
moins pacifiques. Les hommes ont encore conservé la
mémoire d'un autre bienfait qui est peut-être aussi
précieux. C'est moi qui , le premier , les unit par le
le lien le plus solide et le plus réel de tous , celui de
l'intérêt ; c'est par moi que le commerce , en multipliant
les rapports qui devaient exister entre les nations
et les individus , a contribué à faire cesser les inimitiés
et l'état de guerre perpétuel . Le commerce a rapproché
les peuples les plus éloignés par des alliances et des
traités qu'exigeaient des besoins réciproques , il a facilité
la propagation des lumières et de la civilisation ; et
le trafic des marchandises a favorisé l'échange des
sciences , des arts et des lois . Mais je m'aperçois que
je m'éloigne de l'objet de ma lettre , et je reviens à ce
qui me concerne plus positivement .
Du haut de l'Olympe où je vivais , ainsi que les autres
dieux et demi- dieux , assez négligé depuis à-peu-près
quinze cents ans , j'ai jeté les yeux sur ma chère patrie ,
sur cette belle Grèce où j'avais des autels dans des
temps plus heureux . Que je l'ai trouvée changée ! J'ai
vu le despotisme assis sur des ruines , dans cette terre
natale de la liberté ; j'ai vu l'ignorance couvrir de ses
épaisses ténèbres la belle patrie des arts et des lettres ;
j'ai vu régner le silence de la stupeur et de la crainte ,
là où se formaient les phalanges qui faisaient trembler
l'Asie , là où naissaient les Thémistocles , les Léonidas ,
les Alexandre ; j'ai vu que les préjugés et la superstition
pouvaient faire des progrès , même après la faveur dont
ils avaient joui sous les empereurs grecs. Je dois cependant
opposer , à ce triste tableau , une perspective consolante
. J'ai vu , répandus dans toutes les contrées de
la Grèce , des hommes instruits et amis des lumières ,
qui conservent le feu sacré de l'amour de la patrie , qui
216 MERCURE DE FRANCE .
cherchent à en communiquer les précieuses étincelles
à leurs compatriotes , et gémissent sur l'humiliation
qui les environne . J'ai admiré les nobles sacrifices qui
se font de toutes parts pour introduire dans ce beau
pays les sciences , les arts , la civilisation , et l'élever au
rang qui doit lui appartenir dans l'Europe . C'est alors
que j'ai cru devoir seconder ces utiles efforts , et tirer
de nouveau la Grèce de la barbarie . Mais les temps ne
sont plus les mêmes ; les dieux de l'Olympe n'ont plus
de crédit parmi les hommes , et l'opinion ne me servirait
plus comme autrefois . Il a donc fallu me conformer
aux circonstances et à l'esprit dominant du siècle , et
j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de descendre sur
la terre sous la forme d'un journal. J'ai laissé en entier
à mon confrère le Télégraphe grec ( 1 ) le soin d'annoncer
les nouvelles politiques . Je me suis chargé uniquement
de la partie scientifique et littéraire . J'annonce
ceux des ouvrages qui paraissent en Europe , que je crois
pouvoir être utiles à la Grèce , car j'ai pris pour maxime
l'utile avant tout : il ne faut pas offrir du superflu à ceux
qui n'ont pas encore le nécessaire . Je rends compte de
tous les procédés qui tendent au perfectionnement des
arts et de leur enseignement . Pour entretenir le zèle
des Grecs , j'annonce avec détail les ouvrages qu'ils
impriment dans la langue moderne , ou qu'ils réimpriment
dans la langue antique . Enfin , j'ai voulu entrer
en relations avec l'un des peuples de l'Europe les plus
polis et les plus éclairés , et je vous ai déjà dit pourquoi
je me suis d'abord adressé à vous .
HERMÈS .
Pour copie conforme , Ἰύσηπος , Μ : Δούκας.
DE LA CHAMBRE DES COMMUNES.
( Extrait et traduit d'un ouvrage d'Edmond Burke ,
intitulé : Traité ou Réflexions sur les partis en Angleterre
. )
On a prétendu que dans l'origine , la chambre des
(1 ) II paraît aussi à Vienne.
AOUT 1817 .
217
communes ne faisait point partie du gouvernement de
ce pays tel qu'il existait alors , et qu'elle était regardée
simplement comme un contrôle , dont la source immédiate
dans le peuple devait se résoudre bientôt après
dans la masse du peuple d'où elle sortait . Sous ce point
de vue , la chambre des communes était , relativement
aux hautes branches du gouvernement , ce que les
jurés sont aux parties secondaires et inférieures de ce
même gouvernement .
Mais dans cette hypothèse , la qualité de magistrat
étant passagère , et celle de citoyen permanente et fixe ,
il y eut lieu d'espérer et de se flatter que la qualité ou
la capacité du citoyen aurait bientôt et nécessairement
la prépondérance dans toutes les discussions : non -seulement
dans celles qui s'élevraient entre le peuple et
l'autorité permanente de la couronne , mais encore entre
le peuple et l'autorité indéterminée de la chambre des
communes elle -même . Il y eut lieu d'espérer que cette
chambre tenant d'une nature mixte entre le sujet et le
gouvernement , elle aurait un sentiment plus vif et plus
prompt de tout ce qui concernait les intérêts du peuple ,
et beaucoup plus sûrement que les autres portions permanentes
de la législature , qui sont plus séparées de la
masse de la nation .
Quelles que soient les altérations que le temps et la
nature des affaires aient amenées et introduites dans cet
ordre de choses , toujours est- il vrai que le caractère
d'une chambre des communes ne peut se maintenir et
n'avoir de consistance réelle , qu'autant qu'elle aura
quelques traits et quelques marques expressives de la
disposition générale du peuple et de la nation en
masse .
De tous les malheurs , de toutes les infortunes publiques
, ce qui me paraîtrait le plus naturel et le plus
tolérable , serait que la chambre des communes fût infectée
( si l'on veut ) d'une frénésie épidémique de l'esprit
populaire , en ce qu'elle montrerait par là une sorte
de consanguinité et de sympathie de nature avec ses
constituans , beaucoup plutôt qu'une indifférence qui se
manifesterait en toute occasion , à l'égard des opinions
et des sentimens du peuple hors de la chambre.
1
218 MERCURE DE FRANCE .
Ce manque total de sympathie lui ôterait , lui ferait
perdre le caractère de chambre des communes. Car ce
n'est pas la dérivation de pouvoir que cette chambre
tient du peuple , qui la rend , dans ce sens distinct et
approprié , la représentation du peuple. Le roi est le
représentant du peuple , ainsi que les lords , ainsi que
les juges ; ils sont tous les tuteurs du peuple ainsi que la
chambre des communes , parce que le pouvoir n'est
jamais délégué à un individu ni à un corps pour l'intérêt
de l'individu ou du corps qui en est revêtu. Et
bien que le gouvernement soit certainement d'une
institution d'autorité divine , cependant les formes du
gouvernement et les personnes qui l'administrent , tirent
leur origine , leurs fonctions et leur autorité du
peuple.
L'origine populaire ne peut donc former une distinction
spéciale et caractéristique d'un représentant dans
la chambre des communes . Cette qualité appartient
également à toutes les parties , je dirais même à tous
les membres du gouvernement , quelle qu'en soit la
forme .
La force , l'esprit et l'essence d'une chambre des
communes , consistent à être l'image expresse des sentimens
de la nation . Elle n'a pas été établie pour être
un contrôle sur le peuple , comme on l'a enseigné , en
dernier lieu , par une doctrine très-dangereuse dans
son objet et dans ses conséquences . Elle a eu pour but
d'ètre un contrôle en faveur du peuple. Les autres institutions
ont été faites dans le dessein et dans une vue
de répression contre les excès populaires ; et , suivant
ma manière de voir , elles me paraissent répondre pleinement
à leur objet. Si elles sont défectueuses , il faut
les rendre plus complètement adaptées à cette intention
. La chambre des communes n'étant point destinée
au maintien de la subordination , de l'ordre et de la
paix , n'aurait à cet égard que des moyens insuffisans
et inutiles. La masse de ses huissiers est l'arme la plus
forte qu'elle puisse employer , et le sergent d'armes ,
qui est à ses ordres , est le seul officier sur lequel elle
ait une autorité . Conséquemment , ses attributs sont
essentiellement la surveillance scrupuleuse et jalouse
AOUT 1817 . 219
sur le pouvoir exécutif et judiciaire . Une sollicitude
inquiète sur l'administration_des revenus publics ; un
accès facile ouvert à toutes les doléances , tels sont ,
ce me semble , les attributs caractéristiques d'une
chambre des communes.
nmmmm
LETTRE INÉDITE DU CHEVALIER GLUCK
A madame la comtesse de Pries ( soeur de M. le comte
d'Escherny ) .
MADAME ,
On m'a si tracassé sur la musique , et j'en suis si dégoûté
, qu'à présent je n'écrirais pas seulement une note
pour un louis.... Jamais on n'a livré une bataille plus
terrible et plus disputée que celle que j'ai donnée avec
mon opéra d'Armide. Les cabales contre Iphigénie ,
Orphée et Alceste , n'étaient que de petites rencontres
entre les troupes légères en comparaison . L'ambassadeur
de Naples ( 1 ) , pour assurer un grand succès à
l'opéra de Piccini , est infatigable pour cabaler contre
moi tant à la cour que parmi la noblesse. Il a gagné
Marmontel , La Harpe et quelques académiciens , pour
écrire contre mon système de musique et ma manière
de composer. M. l'abbé Arnauld , M. Suard et quelques
autres ont pris ma défense , et la querelle s'est échauffée
au point , qu'après des injures , ils seraient venus aux
faits , si les amis communs n'avaient pas mis l'ordre
entre eux.
Voilà donc la révolution de la musique en France !
Les enthousiastes me disent : « monsieur, vous êtes heureux
de jouir des honneurs de la persécution . Tous les
grands génies ont passé par là. » Je les enverrais volontiers
au diable avec leurs beaux discours : le fait est
que l'opéra qu'on disait être tombé , a produit , en sept
représentations , 37,200 liv. , sans compter les loges
( 1 ) Le marquis de Caraccioli.
220 MERCURE DE FRANCE .
louées à l'année et sans les abonnés . Hier , huitième
représentation , on a fait 5,767 liv. Le parterre était si
serré, qu'un homme qui avait le chapeau sur la tête ,
et à qui la sentinelle disait de l'ôter , lui a répondu :
venez donc vous- même me l'ôter , car je ne puis faire
usage de mes bras. Cela a fait rire . J'ai vu des gens en
sortant , les cheveux délabrés , et les habits baignés ,
comme s'ils étaient tombés dans une rivière . Il faut être
Français pour acheter un plaisir à ce prix là . Il y a six
endroits dans l'opéra qui forcent le public à perdre contenance
et de s'emporter. Venez , madame , voir tout
ce tumulte , il vous amusera autant que l'opéra même.
Je suis avec la considération la plus parfaite ,
madame , votre très-humble et très - obéissant
serviteur , le chevalier GLUCK.
Paris , 16 novembre 1777 .
NÉCROLOGIE .
Juan Antoine Melendez Valdès , né à Ribera , dans
l'Estramadoure espagnole , est mort à Montpellier le 24
du mois de mai dernier . Il laisse à la postérité l'exemple
de ses vertus privées et des poésies qui font depuis trente
ans les délices des connaisseurs. Rival d'Anacréon , de
Théocrite et d'Horace , dont il emprunta tour-à-tour la
lyre , il leur a disputé tous les prix , excepté celui de la
satyre , qu'il n'envia point au favori de Mécène. Aussitôt
que le premier volume de ses ouvrages parut , en 1785 ,
sa place fut irrévocablement fixée sur le Parnasse espagnol
. il est certain que Jovellanos dirigea son éducation
littéraire . Les avis de cet excellent maître contribuèrent
à former le goût du jeune Melendez ; mais
c'est à la nature qu'il avait les plus grandes obligations ;
c'est ensuite par l'étude constante des grands classiques
qu'il parvint à les imiter , et qu'il est devenu classique
lui-même. Une élégance soutenue , la noblesse de la
pensée , l'art d'approprier le style au sujet , la sagesse
AOUT 1817 .
221
de la composition , mérite à -peu-près inconnu avant
lui ; telles sont les qualités qui le distinguent de tous ses
prédécesseurs . Si quelques-uns de ses contemporains
ont aussi concouru à la restauration de la poésie castillane
, il a frayé la route , et servira long-temps de
modèle. La plupart d'entre eux doivent , à son exemple
ou à ses conseils , les honorables succès qu'ils ont
obtenus. Iglesias , Cienfuegos , s'ils vivaient encore ,
Quintana , s'il pouvait faire entendre sa voix , ne
démentiraient pas cette assertion que nous avons plus
d'une fois recueillie de leur propre bouche ; et Moratin
lui - même , à qui l'on pardonnerait de ne voir ,
dans les heureux dons qu'il possède , qu'un héritage
de sa propre famille , ne rend pas moins justice à
la salutaire influence de Melendez . Quoique celui- ci
n'ait pas atteint le même degré de perfection dans tous
les genres , ses odes , en général , et ses pastorales renferment
une foule de beautés du premier ordre ; et nous
ne croyons pas blesser une susceptibilité si jalouse ,
quand il s'agit de ce qui peut flatter l'amour propre
national , en disant que ses anacréontiques et ses épîtres
sont ce qu'il y a de plus achevé dans la versification
espagnole ancienne et moderne. Au reste , ces productions
d'un sol plus riche de sa fécondité naturelle
que des avantages d'une culture perfectionnée , ne redoutent
aucune comparaison avec les chefs- d'oeuvre
d'une autre école où les arts de l'esprit , soumis à une
critique sévère , ont fait d'incontestables progrès .
Déjà plusieurs journaux ont donné des notices biographiques
sur Melendez . Elles ne manquent pas d'exactitude.
Sa vie fut simple et connue toute entière. Il
cultiva les lettres sans orgueil et sans jalousie . Appelé
à la magistrature , parce qu'en Espagne toutes les carrières
s'ouvrent indistinctement à la voix de l'autorité , il
remplit sagement les devoirs et sut garder les convenances
de son grave ministère . Est-il besoin d'ajouter qu'il
ne renonça point au commerce des muses , ses premières
amours ? Bon parent , bon époux , cher à tous ceux
qui le virent de près , le citoyen , le magistrat ne fut
pas moins estimé que le poëte ; l'envie même n'osa
troubler une gloire aussi pure : elle fut désarmée par
222 MERCURE DE FRANCE.
un si beau talent accompagné de tant de grâce et de
simplicité. Dans l'ordre naturel des choses , Melendez
eût peut-être offert une espèce de phénomène dans son
pays , celui d'une existence honorable et tranquille ,
malgré le tort d'une évidente supériorité. Mais il devait
aussi payer le tribut à la fatalité commune . Vers la fin
de ses jours , les tempêtes publiques l'arrachèrent à sa
patrie. Le vent de l'adversité souffla sur sa tête appesantie
par l'âge. Jeté sur une rive étrangère , oublié ,
calomnié probablement par ceux qui ne tarderont pas
à réclamer avec emphase l'honneur d'appartenir au
ciel qui l'a vu naître ; chargé d'infirmités et de misère ,
ses compagnons d'exil ont seuls assisté à ses derniers
momens . Ils oubliaient leur propre infortune à la vue
de ce noble vieillard mourant à peu près inconnu , délaissé
, loin des bords où ses chants mélodieux furent
inspirés et retentissent encore. Ils partageaient avec
lui ces modiques secours que le gouvernement fran→
çais n'a pas entièrement cessé de leur accorder , et qui
ne suffisent point à leurs besoins les plus pressans. Cet
hommage pieux , faible représentation de l'intérêt que
le nom de Melendez commande à tous ses compatriotes,
à quiconque n'est pas insensible au charme des beaux
vers , aux souffrances de l'homme de bien , aux injustices
de la fortune , a pu adoucir l'agonie de l'immortel
Batylle. Mais pourquoi fallait- il donc mêler des soucis ,
emblème de regrets déchirans , à la couronne de roses
que l'amitié déposait sur la tombe de cet illustre Espagnol
? Aimable chantre de la philosophie , de l'amour
et des grâces , le terme de sa vie ne devait être que
le soir d'un beau jour. Y
Il nous reste de lui trois volumes ( édition de Valladolid
de 1798 ) . Le premier contient ses Poésies anacréontiques
, trente- deux odes ; l'Inconstance et la Colombe
de Philis , compositions charmantes , divisées en
odes , au nombre de vingt-deux ; des Romances et des
Poésies légères sur différens sujets. Le deuxième , des Sonnets
, des Elégies, des Eglogues; la comédie des Noces
de Gamache qui , au fond , n'est qu'une pastorale : ainsi
classifiée , c'est un ouvrage digne des plus grands éloges .
Le troisième , des Odes d'un genre plus élevé ; la Chute
+
AOUT 1817.
223 .
y rede
Luzbel , poëme que l'auteur affectionnait beaucoup ,
et qui ne justifie point cette prédilection . On
marque cependant la même pureté de style , et la
mème élégance ; des Elégies morales , des Discours
philosophiques ; enfin , des Epitres où l'Aristarque le
plus difficile ne trouvera qu'une perfection désespérante.
On assure que Melendez a retouché ses premiers
vers , et qu'il en a grossi la collection . Ses manuscrits
ont été conservés . Ils n'ajouteront peut-être rien à sa
réputation. Cette réputation seule fait désirer qu'ils
ne soient pas perdus . Il est mort âgé de soixantetrois
ans.
L'Espagne a long-temps ignoré en quel lieu était né
l'auteur de Don Quichote dont elle est si fière. Serat-
elle plus empressée d'honorer la mémoire de Melendez
? Qu'il nous soit permis de consigner ici la singularité
d'un fait dont chacun est à même d'apprécier l'exactitude
, et dont il ne serait point difficile d'assigner la
cause , s'il est vrai que le caractère d'un peuple ne soit
que le résultat de ses institutions . Jean de Padilla
conduit à l'échafaud après la défaite de son armée à
Villalar, en 1521 , disait avec une douleur concentrée :
« Ce pays- ci dévore les hommes qu'il produit » En
effet , choisissez au hasard les noms des Espagnols les
plus célèbres dans la politique , la guerre ou la littérature
pendant les trois derniers siècles de leur histoire
, presque tous ces noms rappellent de hautes infortunes
Gonsalve de Cordoue , surnommé le grand
capitaine , expie ses victoires dans un exil irrévocable ;
Colomb revient , chargé d'outrages , du Nouveau Monde
qu'il avait découvert ; Cortez , qui en avait conquis une
vaste partie , se perd dans une inconcevable obscurité ;
sa race n'existe plus dans sa patrie ; Pizarre tombe sous
le fer des assassins ; ses compagnons de gloire périssent
de la main du bourreau ; Farnèse meurt empoisonné ; le
terrible duc d'Albe est menacé du dernier supplice
pour avoir fermé avec trop de vivacité la porte du cabinet
de Philippe II : c'est du fond de la retraite où il était
confiné par une méfiance farouche , qu'il sort pour
aller faire triompher les droits de son maître à la suc-
:
224 MERCURE DE FRANCE .
cession des rois de Portugal. Les Fuentes , les Osuna ,
les Bedmar, les Villa - Franca , les Medinaceli , tous ces
fameux Seides de la monarchie catholique , ne sont
pas moins recommandés à la postérité par de brillans
exploits que par d'éclatantes disgraces ; et depuis Ximenez
qui fonda peut- être cet effrayant système d'abaissement
universel , et qui vécut assez pour essuyer l'ingratitude
de Charles V , il en est peu qui n'aient payé
bien cher le dangereux honneur de briller un moment
sur cet horizon toujours chargé de nuages. Les chances
de la littérature n'ont pas été plus heureuses . Garcilaso
mourut à la fleur de son âge ; il avait déjà été banni de
la cour . L'inimitable Cervantes , après avoir enrichi l'Espagne
de ses veilles , était embarrassé pour payer le
port d'une lettre ; Quevedo passa le tiers de sa vie
dans un cachot humide , couvert d'ulcères qu'il se vit
dans l'affreuse nécessité de cautériser lui - même ; Hurtado
de Mendoze , qu'on appelle encore le Tacite espagnol
, vainement protégé par l'éclat de sa naissance
et de ses services , fut abreuvé d'amertumes ; Figueroa
ne s'était sauvé qu'à la faveur de l'oubli . On sait
à peine qu'il était homme d'église ; et la sauve- garde
du froc , la seule respectée , ne put garantir le vertueux
Louis de Léon , ni le jésuite Mariana des perfides
atteintes du Saint Office. Tous ces grands écrivains
sont devenus l'objet d'une vénération posthume , d'un
culte pour ainsi dire populaire . La persécution s'est
arrêtée devant leur tombeau. Celle , dont Melendez a
été la victime , ne fut pas exclusivement dirigée contre
lui ; il n'en eut pas moins à souffrir . Une vie sans
tache , tous les privileges du génie , n'ont pu modifier
pour lui la sévérité d'une loi générale. Des regrets universels
et tardifs consoleront sans doute ses mânes
exilés de la terre natale ; mais le laurier immortel
croît déjà de lui-même autour de cet humble mausolée
qu'un jour l'Espagnol gémira de trouver en -deçà des
Pyrénées.
ESMÉNARD .
P. S. Un compatriote de Melendez , qu'il est inutile
de nommer parce que son talent supérieur rend inuAOUT
1817.
tiles toutes les précautions de la modestie , vient de
nous adresser le sonnet suivant :
www
A la memoria de Juan Melendez Valdès , poeta espanol , que murio
desterrado en Francia , el ano de 1817 .
Nimfas , la lyra es esta que algun dia
Pulso Batylo , en la ribera umbrosa
Del Tormes , cuia voz harmoniosa
El curso de las aguas detenia .
Quede pendiente , en esta selva fria ,
Del lauro mismo que la Cipria Diosa
Mil vezes desnudo quando amorosa
La docta frente a su cantor cenia.
Intacta y muda , entre la pompa verde
( Solo en sus fibras resonando el viento )
El claro nombre de su dueno accuerde ;
Ya que la patria en el comun lamento ,
Feroz ignora la opinion que pierde
Negando a sus cenizas monumento .
Nous donnons ici là traduction suivante , qui est bien
inférieure à l'original.
Nymphes de la vallée du Tormès , recevez cette lyre dont
Batyle tirait des sons harmonieux qui suspendaient la course
de votre fleuve.
Qu'au milieu de ces bois toujours frais et brillans de verdure,
sa lyre reste suspendue à ce même laurier que la divine Cypris
aimait à dépouiller de son feuillage pour en couronner le front
glorieux de son poète.
Que les Zéphirs seuls agitent ses cordes
porter une main téméraire ; que cette lyre
que nul n'ose y
désormais ser-
15
226 MERCURE DE FRANCE .
A.
cieuse et sacrée , rappelle au moins les souvenirs de son illustre
maître ;
Puisque sa barbare patrie , inaccessible à la douleur commune
, ne sait pas même ce qu'elle perd en refusant un mausolée
aux cendres de l'immortel Batyle. ( Batyle , nom que
Melendez se donnait à lui -même , dans ses églogues . )
mmmmmmı mmn
nmmınmine
BEAUX- ARTS.
GALERIE MÉTALLIQUE DES GRANDS HOMMES FRANÇAIS .
De tous les monumens des arts propres à braver la
destruction du temps , il n'en est point qui arrivent à
moins de frais et plus sûrement à ce résultat utile que
les médailles. Les anciens qui portèrent l'art de les
graver à un haut degré de perfection , ne l'ont malheureusement
appliqué qu'aux monnaies ; les collections
des médailles antiques se composent presque uniquement
de ces signes d'échange ; à peine en trouve- t- on
quelques -unes qui reproduisent les traits des philosophes
et des poëtes dont l'antiquité s'honore . Rien ne
serait pourtant plus précieux , pour l'histoire littéraire
des anciens , qu'une collection de médailles qui retracerait
l'image fidèle des auteurs les plus fameux , et
qui indiquerait en même temps le lieu et l'époque de
leur naissance . Ce les anciens n'ont pas
que
fait pour
les siècles à venir , une société d'amis des lettres et des
arts le fait pour nous et pour nos neveux. La Galerie
métallique des grands Hommes français est destinée
AOUT 1817 . 227
à conserver , par le moyen des médailles , les traits de
tous les littérateurs savans ou artistes célèbres qui ont
concouru à la gloire de la France , et à les faire passer
à la postérité la plus reculée.
Cette entreprise éminemment nationale , et dont on
n'a besoin que d'indiquer le but pour en faire l'éloge ,
a déjà été couronnée du plus heureux succès , quoiqu'elle
ne fasse que commencer. Dix médailles qui ont
paru , et parmi lesquelles on remarque celles de Corneille
, de Molière , de La Fontaine , de Boileau , de
madame de Sévigné et de Montesquieu , suffisent pour
donner l'idée du talent des artistes à qui cet important
travail est confié , et du soin qu'ils apportent à se procurer
les types les plus parfaits de la figure des grands
hommes .
Il doit paraître quinze médailles chaque année . Le
prix de chaque médaille en bronze est de cinq francs
à Paris , et de cinq francs cinquante centimes dans le
reste du royaume.
On souscrit chez M. A. AUGUSTIN RENQUARD , libraire
, rue Saint- André-des-Arcs , n. 55 ; et chez
M. BENARD , marchand d'estampes de la bibliothèque
du Roi , boulevard des Italiens , au coin de la rue Favart.
On ne paie que lors de la livraison de chaque
médaille.
On peut acheter les médailles séparément ; mais il
sera distribué gratuitement à MM. les souscripteurs un
ouvrage renfermant la gravure en taille -douce de toutes
les médailles ; il y sera joint une notice biographique
et une notice numismatique , où seront indiquées les
sources d'après lesquelles les médailles auront été
faites .
15 .
228 MERCURE DE FRANCE.
ANNALES DRAMATIQUES .
THÉATRE DES VARIÉTÉS .
Le Combat des Montagnes ou la Folie Beaujon.
On demandait à un étranger qui revenait de Paris ,
ce-qu'il y avait remarqué pendant son séjour : « J'y ai
vu , répondit-il , tous les militaires en bourgeois , et tous
les bourgeois en militaires » . Nous avons une foule de gens
qui se sont passionnés pour le métier des armes depuis
que la paix est faite . Chacun veut avoir l'air d'avoir fait
campagne et tel qui n'a pas même été à la barrière
lorsqu'il aurait pu y rencontrer l'ennemi , porte aujourd'hui
des moustaches et des éperons comme un officier
de hussards ; c'est un des travers du jour , et il était difficile
qu'il échappât aux auteurs du Combat des Montagnes
, dans la revue piquante qu'ils ont faite de toutes
les folies à la mode . Pour rendre ce ridicule plus saillant
, ils nous l'ont montré dans la personne d'un certain
M. Calicot , marchand de la rue Vivienne ; son
belliqueux accoutrement n'en contraste que mieux avec
sa paisible profession . Qui aurait pu croire que cette innocente
plaisanterie donnerait naissance à une rixe fort
sérieuse ; que l'on conspirerait au sein de Paris contre la
Folie ; et que le son de ses grelots , semblable à celui du
clairón ou du tocsin , deviendrait le signal des combats ?
Il faudrait emboucher la trompette épique pour raconAOUT
1817 . 229 *
ter les grands événemens nés de cette petite cause , et
la muse
Qui , par les traits hardis d'un bizarre pinceau ,
Mit l'Italie en feu pour la perte d'un sceau ,
pourrait seule chanter la ligue , les complots , les exploits ,
les revers des adversaires de M. Calicot ; elle seule
pourrait peindre ces nouveaux Titans escaladant les
montagnes russes , suisses , illyriennes , égyptiennes ,
ets'efforçant de précipiter Mercure-Brunet de son nouvel
Olympe ; elle seule pourrait redire leur lutte opiniâtre
contre les enfans de Mars ou de Neptune , c'est-à - dire
contre les gendarmes et les pompiers , appelés au
secours des dieux et des déesses de Beaujon . Notre
voix est trop faible pour de pareils récits ; nous nous
bornerons à représenter humblement à ces messieurs ,
dans l'intérêt de l'art et dans le leur , que les ridicules
de tous les états ont été , dans tous les temps , dụ domaine
de la comédie ; qu'attaquer ceux de quelques
individus , ce n'est point attaquer leur profession ; que
les avocats , les médecins , les poëtes , sont , chaque
jour , traduits sur la scène ; et qu'enfin , dans une monarchie
constitutionnelle où tous les états sont également
honorés , il ne faut pas se montrer moins tolérant
que les marquis et les vicomtes ne l'étaient dans une monarchie
absolue .
230 MERCURE DE FRANCE.
mmm
POLITIQUE.
mmmmINN
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 23 au 29 juillet.
APERÇU GÉNÉRAL. -Il y a disette d'événemens en
Europe ; y a-t-il disette de symptômes ? Ceci est du
domaine de l'imagination . Elle ne manquera point de
s'emparer des deux conseils successifs qui ont eu lieu à
Londres aux affaires étrangères , sous la présidence de
lord Castlereagh . Du reste , la fécondité du Nouveau-
Monde en grandes catastrophes , remplace largement
la stérilité de l'Ancien. Voilà le Chili au pouvoir des
insurgés . Rien d'officiel encore sur le Pérou , mais il
confine au Chili .
- ANGLETERRE · Un écrivain habile , sur- tout à écrire
des misères , s'est mis un jour à raconter fort au long
les misères d'une jolie femme , celies d'un journa
liste , etc. etc .; mais il a oublié celles d'un geolier . Ses
amis lui pardonneront- ils cette omission ? Il est trèssûr
au moins que le geolier de la prison de Reading
mérite une mention honorable . Ce digne homme avait
reçu des ministres la consigne de ne laisser entrer
personne dans sa prison . On voit bien qu'à moins de
passer pour un factionnaire indocile , on pour un grammairien
ignorant , il ne pouvait ouvrir sa porte au jugevisiteur
, non plus qu'à tout autre. Mais ne voilà - t- il
pas que le juge -visiteur s'avise de trouver mauvais
qu'on l'empêche de visiter , et les prisonniers font chorus.
Le parlement , que ce même juge voulut entretenir
de cette affaire , avait passé à l'ordre du
jour , formule qui , au dire de M. Brougham , lui est
assez familière. Mais le geolier n'est pas quitte . Poussé
AOUT 1817 .
231
ment que
par je ne sais quel esprit d'irrévérence pour les décisions
ministérielles , l'obstiné visiteur réfère le tout à
la cour des magistrats du comté ; et voici le raisonneles
magistrats font au geolier : une loi existe
( elle date de la trente - unième année du règne de Georges
III ) , d'après laquelle tout juge de paix a droit de
visite dans les prisons . Or , une loi ne peut être abrogée
que par une loi . Donc la logique du bon geolier
dut se trouver en défaut. Que n'avait- il pour auxiliaire
ce noble orateur qui , en plein parlement , honora d'un
si beau panégyrique , la prudhomie du geolier de la
Tour ? On peut dire que les époques de la suspension
de l'habeas corpus sont des jours de gloire , mais aussi
des jours d'épreuves pour les geoliers.
Il est grandement question de la conspiration de
Glascow , et les détails qu'on en donne sont tout-àfait
réjouissans. Le premier témoin entendu est un sieur
Campbell. A la question d'usage : « N'avez-vous reçu
aucun salaire pour déposer contre l'accusé ? » Il répond
naïvement : « pardonnez-moi , milord » et le voilà qui se
met à raconter comme quoi un M. Drummond , substitut
du procureur-général , lui fit l'honneur de le visiter ;
comme quoi il lui promit des habits et de l'argent s'il
voulait obéir à ses inspirations ; et comme quoi , lui
Campbell , au lieu d'un bel habit et d'une bonne bourse ,
ne reçut qu'une méchante paire de souliers . Voilà bien
de la franchise . Makinsey vient d'être acquitté . Il était
prévenu du même crime que Watson et autres . Làdessus
, le Times demande ce que c'est qu'une conspiration
sans conspirateurs . Une femme sourde et muette
depuis son enfance a comparu devant la cour d'assises
d'Edimbourg , comme accusée d'infanticide . Le cas
est embarrassant. Qui défendra cette femme ? elle ne
peut donner des instructions à son défenseur , ni des
informations à ses conseils . Quel témoin déposera contre
elle ? elle ne peut réfuter son témoignage . Qui l'interrogera
? elle n'entendra point les demandes , et cependant
une femme , dans cet état , n'est pas incapable de
crime.
Nous avons agité , dans notre dernier numéro , cette
question : la hausse des fonds , est-ce un mal , est-ce
252 MERCURE DE FRANCE.
:
un bien ? La question change maintenant les fonds
sont- ils en hausse , sont-ils en baisse ? Voilà ce qu'il est
permis de se demander au milieu de tant d'oscillations .
Le Morning- Chronicle prédit qu'au moindre contretemps
la baisse ne sera pas moins rapide que la hausse ;
mais c'est le Morning- Chronicle . Le Courrier se rit de
la prophétie. Ces messieurs de l'opposition sont tous
ainsi , dit-il. Les fonds viennent-ils à baisser ? voilà le
parti tout en émoi . Plus de ressources , plus de crédit .
Viennent- ils à hausser ? nouveau sujet de deuil plus
de commerce intérieur , plus de manufactures ; et comment
vous les faut- il donc ? Il faut avouer cependant
que s'il est vrai que , depuis quelque temps , on ait
jeté sur la place une quantité de fonds exorbitante ; si
la cause unique de la persévérance des acheteurs , c'est
que la surabondance de leur argent leur offre les moyens
d'emprunter sur les fonds qu'ils avaient achetés , cette
hausse qu'on nous vante serait plutôt de l'enflure que
de l'embonpoint.
---
ESPAGNE . Le sort de Lascy est enfin décidé . On
l'a conduit de la citadelle à la mer par des souterrains .
Une fois arrivé à Majorque , on lui a donné la mort,
Le roi vient d'accorder une décoration commune
à tous les habitans de sa capitale , en récompense du
noble dévouement dont ils firent preuve en 1808, Malheureusement
, à défaut de distinctions de rang , les
exceptions prises dans la conduite politique sont trèsnombreuses
; et qui ne se trouvera pas dans la liste
courra peut- être quelque risque d'être suspect . On écrit
qu'il y a beaucoup de jalousies ; ne faudrait- il pas dire
qu'il y a beaucoup de craintes ?
RUSSIE. - La Russie --- de charbon de terre ,
manque
et pourtant elle a des mines de houille. L'ambassadeur
russe à Londres vient d'engager plusieurs mineurs
et un conducteur de travaux pour cette exploitation .
Ces ouvriers , embarqués le premier de ce mois à
Gravesand , passeront l'hiver à Moscou pour se rendre
ensuite à Tula sur la rivière Upha , ville distante de ›
Moscou de cent quinze milles .
-
SUEDE . Le prince royal de Suède proclame la
majorité de son fils . Ce jeune prince prendra bientôt
AOUT 1817
255
le gouvernement de la Norwège . La conspiration qui
avait causé de si vives alarmes , paraît n'avoir été qu'une
chimère ; tout se réduit à l'indiscrétion d'un traiteur
et d'un officier. Ils feront des excuses , et le draine
finira là .

TURQUIE . Le Grand-Turc consacre les cheveux
de son héritier. C'est un jour de fête pour tout l'empire .
Un firman de Sa Hautesse fait l'aveu naïf de l'inéga
lité de ses forces avec la Russie. Ce firman, est conçu
dans des termes dépouillés de la pompe orientale . Il
recommande sur-tout aux ministres de mettre dans l a
rédaction de leurs notes plus de clarté . La dernière ,
dit Sa Hautesse , n'avait point de sens, ´
On parle de fermentations à Trébisonde .
- Le Star s'indigne des négociations entamées entre !
l'Angleterre et la Porte au sujet de Parga.
Par le traité de mars 1800 , entre la Russie et la
Porte , les possessions vénitiennes , dans la Turquie
d'Europe , furent cédées à celle - ci sous des conditions
dont les principales étaient que le culte serait libre ,
et que les Turcs ne pourraient acquérir , dans le pays
cédé , ni propriétés ni domicile . Comment cette obligation
fut-elle gardée ? Voici que les Turcs demandent
l'empire d'une ville chrétienne qui s'était mise sous
notre égide , sans doute comme un prix de leur adhésion
à notre établissement dans la mer Ionienne ; et
nous chrétiens , nous traitons de la cession d'une ville
chrétienne à ceux qui mettent au rang de leurs titres
celui d'ennemis du nom chrétien .
Les Corcyréens se donnèrent volontairement à Venise
en 1450 , et les Parganiottes avec eux . A la chute
du gouvernement vénitien en 1798 , les îles Ioniennes
passèrent sous la domination de la France , et Parga
suivit leur destinée . En 800 , elles tombèrent au pouvoir
des alliés , et Parga comme elles . Par le traité de Tilsit ,
elles rentrèrent sous les lois de la France , et Parga
fut comprise dans le traité . Réunies et constituées enfin ,
le traité de Paris de 1815 , les mit sous la protection spéciale
de la Grande-Bretagne qui garantit solennellement leurs
propriétés , leur commerce , leur indépendance . Quelle
"
234 MERCURE DE FRANCE .
politique séparerait aujourd'hui deux peuples qui furent
toujours considérés comme un seul peuple ?
Si la faible Venise a pu garder pendant quatre cents
ans la possession de Parga ; si les Russes , tout alliés
qu'ils étaient des Turcs , n'ont pas laissé de maintenir
lears droits sur cette ville ; si , malgré une semblable
alliance , les Français ne l'ont jamais abandonnée
l'Angleterre sera-t- elle donc sans force et sans autorité
pour la défendre ? Quand les traités parlent , quand
l'humanité crie , de quel poids sont les intrigues d'un
pacha avide de vengeances ? Le peuple anglais abandonnera
-t- il à une ruine certaine un peuple magnanime
et confiant , reste de ces anciens Grecs dont la gloire
est jeune encore ? Ne se souviendra- t -il point de cet
enfant que l'aréopage condamna pour avoir étouffé un
iseau qui s'était réfugié dans son sein ?
PRUSSE. Les provinces du Rhin présentent un lamentable
aspect. Des hommes sont morts de faim ! Le
gouvernement avait néanmoins ordonné des achats.
Par quelle inconcevable fatalité n'a-t-on rien reçu ? et
qui doit-on accuser le plus , de la cupidité des entrepreneurs
ou de la lenteur des magistrats ? Des enquêtes
sévères ont lieu . C'est ici que la sévérité est de l'humanité .
BAVIÈRE. On assure que le roi ne visitera point
ses provinces de la rive gauche du Rhin , comme il en
avait le projet . Sa Majesté se mettra prochainement
en route pour Munich .
-
-
— En vertu des arrangemens conclus entré cette cour
et le Saint-Siége , huit couvens seront établis avec des
abbés commendataires . Les fondations pieuses se multiplient
pour cet objet.
PAYS-BAS . Renouvellement du traité de commerce
de 1701 , entre le Danemarck et la Hollande . Ce traité
assure aux sujets des deux puissances de grands avantages
réciproques.
M. Gallatin , ambassadeur des Etats-Unis en France ,
est parti pour Bruxelles. On présume qu'à son voyage ,
se rattachent des intérêts diplomatiques.
WURTEMBERG. L'opposition appuie sa résistance
sur de nouveaux motifs. Par sa déclaration du 13 noAOUT
1817.
235
·
vembre 1815 , le prédécesseur du roi régnant avait promis
que , si l'on ne parvenait point à s'entendre , les
provinces du ci -devant duché de Wurtemberg reprendraient
leur ancienne constitution . Cette promesse est ,
dans les mains des mécontens , une arme puissante ; ils
la rappellent avec énergie ; ils impriment et distribuent
avec profusion une adresse pour soulever l'opinion . Le
roi suivra-t- il sa route , ou s'en détournera-t - il ? Négligera-
t-il les promesses que son prédécesseur a faites aux
privilégiés , ou celles qu'il a faites lui -même à ses
peuples ? Un déclamateur ne manquerait pas une si
belle occasion de prouver que , dans ces réunions forcées
, deux peuples , sous un même nom , restent toujours
étrangers l'un à l'autre ; mais ce serait ressembler
au maître d'école prêchant l'enfant qui se noie . Il me
semble que les assemblées de bailliage applanissent tout .
Le feu roi vous avait promis l'ancienne constitution si
l'on це s'entendait pas ; mais vous voyez que l'on s'entend
à merveille .
FRANCFORT . S'il est une industrie hideuse ,
cruelle , en horreur à tous les bons esprits , et à toutes les
âmes généreuses , c'est sans contredit celle qui specule sur
la faim , qui ramasse le produit des sueurs du pauvre , pour
les lui vendre en détail au prix de toutes ses économies ,
monopole infâme , source de désordres et de révolutions
. Un homme se présente dans un champ , et il
achète d'avance tout le blé en fleur ; il se présente dans
un marché , et en un instant il n'y a plus de marché
car il n'y a plus de concurrence . Et cependant une
bonne loi sur les accaparemens n'est point facile , tant
elles sont étroites en toutes choses les limites qui séparent
les contraires . On sait que le peuple abuse de ce mot
accapareur , presque autant que l'accapareur abuse de
ce mot liberté du commerce . La ville de Francfort
s'occupe de réprimer ces spéculations meurtrières.
Puisse-t- elle ne pas guérir un mal par un autre !
SUISSE . Rien d'affligeant comme la longue énumération
des fléaux qui désolent ce pays . Grêles , débordemens
, misère profonde. Le 7 juillet , peu s'en
fallut que le fort de Kelh ne fût englouti ; quelques
pouces de plus et c'en était fait. Les eaux commencèrent
236 MERCURE DE FRANCE.
>
à baisser le 8 ; mais au milieu des Te Deum et des
fètes , la Schutter et la Kintsig débordent , l'eau descend
par torrens des montagnes de la forêt Noire les
alarmes se renouvellent.
Toutes les lettres de la Suisse orientale contiennent
d'aussi cruels détails ; plus d'espoir de récolte .
Cependant la diète de Berne poursuit le cours de ses
travaux . Elle a déjà établi ses relations avec la diète
germanique ; la Suède reconnaît sa neutralité , l'Autriche
et la Russie la félicitent de son accession à la
sainte alliance . Elle a déjà posé les bases de l'organisation
militaire . Genève aussi règle son armée ; car Genève
a une armée de 1,102 hommes. Et cependant le
syndic refuse le titre de monseigneur ! ....
SICILE . -
Un attentat épouvantable occupe les esprits
. Des pirates ont assassiné tout l'équipage d'une felouque
, et après avoir déposé leur butin sur la plage ,
ils ont célébré une orgie au milieu des morts et des
mourans. Les mêmes pirates ayant égorgé les officiers et
matelots d'une autre felouque , et la plupart des passagers
, en épargnaient trois , qu'ils emmenaient dans leur
barque , liés et garottés , les réservant sans doute à de
plus affreux supplices. Aux cris de ces malheureux , le
patron Mario Savona se mit en mer , atteignit les pirates ,
et délivra leurs victimes.
-
FRANCE . Nous recouvrons Chandernagor et Pondichéri
. Ce sont toujours des rudimens de colonie .
Pondichéri surtout a fleuri long-temps ; puisse- t- il recouvrer
son ancienne splendeur !
Une commission a examiné la conduite des officiers
déportés en France par le gouverneur d'une de nos colonies
; elle n'a point trouvé sans doute la déportation
motivée , car ces officiers reprendront de l'activité .
Le tribunal de police correctionnelle a renvoyés absous
les membres de la société dite du Lion dormant ; le
tribunal a considéré cette assemblée comme illicite , et
non point comme séditieuse.
L'exécuteur des hautes-oeuvres de Versailles a figuré
sur la sellette pour crime de vol. On disait que plus de
quatre cents pétitions étaient parvenues au ministère de
AOUT 1817 . 257
la justice pour la place vacante . « Comment qualifier ,
dit un journal , l'esprit de celui qui se plaît à inventer
et à répandre une telle nouvelle ? Nous aimerions à
croire que ce n'est pas un Français »> .
Des bandes de loups désolent en même temps le dé- ·
partement de l'Arriége et celui de l'Yonne. Ce sont
presque les deux extrémités du diamètre .
Le tribunal de police correctionnelle s'est occupé ,
le 28 , de MM . Comte et Dunoyer ; M. Vatisménil
dans un exorde modeste , a parlé avec défiance de son
savoir , avec éloge du talent des accusés ; il n'a pas fortement
insisté sur cette idée un peu sujette , il est vrai ,
à la controverse , qu'offenser les ministres , c'est offenser
le roi ; il n'a pas encore voulu prendre de conclusions
relativement à la peine . Du reste l'accusation roule sur
trois points ; fausses doctrines , irrévérences indirectes
envers la personne du roi , tentative d'affaiblir le respect
qui lui est dû , par des calomnies et des injures.
La cause est renvoyée à huitaine .
BÉNABEN .
mmmmmm mmm
ANNONCES ET NOTICES.
Nouveaux Elémens de thérapeutique et de matière
médicale , suivis d'un Essai français et latin sur l'art de
formuler , et d'un Précis sur les eaux minérales les plus
usitées ; par J. L. Alibert , chevalier de plusieurs ordres ,
médecin consultant du Roi et de la maison royale de
Saint-Denis , médecin de l'hôpital Saint-Louis et du
college de Henri IV , membre de la Société de la Faculté
et de celle de Médecine de Paris , de la Société
médicale d'émulation , de l'Académie impériale Joséphine
de Vienne , de celles de Madrid , Turin , Saint-
Pétersbourg , etc. Quatrième édition ; revue , corrigée
et augmentée ; 2 vol . in-8° . Prix : 18 fr . , et 23 fr . par
238 MERCURE DE FRANCE .
la poste. Chez Caille et Ravier , libraires , rue Pavée
Saint-André , n. 17 .
Cet ouvrage , dont les éditions se multiplient , est devenu
généralement classique , et il est aujourd'hui traduit dans pres
que toutes les langues de l'Europe .
Tableau descriptif, moral , philosophique et critique
de Londres , en l'année 1816 ; par M. All Ears et All
Eyes ; deux volumes in-8 ° . Prix : 10 fr. Chez Scherff ,
place du Louvre , n. 12 , au bureau d'abonnement de
Îa Gazette de Lausanne ; et chez Manget et Cherbuliez
à Genève.
Cet ouvrage qui est le résultat d'observations faites sur les
lieux pendant trois années , est exempt de cette légèreté que
l'on peut trop souvent reprocher à ces peintres superficiels
qui prétendent , en quinze jours , saisir la physionomie d'une
nation , et présenter le tableau complet d'un pays. L'auteur ne
prononce pas sur Londres en homme qui juge par comparaison
avec ce qu'il a vu dans sa patrie , mais en philosophe qui juge
ce qu'il voit ; il s'est préservé de tout reproche d'amertume ou
de partialité ; mais , du reste , il a saisi le trait plaisant toutes
les fois qu'il s'est offert. On reconnaît que l'auteur décidé à
aborder les questions les plus graves , à sonder les plaies les
plus secrètes , comme à poursuivre par-tout les sottes pratiques
, les abus et les ridicules , ne s'est pas borné à des tableaux
de genre , mais a reproduit quelques-uns des grands traits qui
distinguent la nation anglaise de toutes les autres , et qu'il s'est
éminemment proposé de faire ressortir de tout des exemples et
des leçons profitables.
Histoire de Saint-Louis , Roi de France ; par de Bury .
Nouvelle édition revue avec soin , 1 vol. in - 12 , orné de
portraits et de gravures. Prix : 3 fr. , broché , et 4 fr.
par la poste .
Histoire de Louis XII , Roi de France , surnommé le
Père du peuple ; par A. L. Delaroche ; 1 vol. in- 12 ,
orné de portraits , de jolies gravures , et du fac simile
de la signature de Louis XII Prix : 3 fr . , broché , et
4 fr . , par la poste. A Paris , chez Audot , libraire , rue
des Mathurins Saint-Jacques , n. 18.
Les Vies de Saint-Louis et de Louis XII , seront toujours
lues avec fruit par les personnes qui voudront méditer notre
histoire à des époques où elle est pleine de faits et d'événemens
importans. Les grandes qualités de ces deux princes , leurs vertus
particulières et publiques , la sagesse de leur gouvernement
, l'amour constant qui les anime pour leurs peuples , tout
contribue à jeter de l'éclat et de l'intérêt sur l'histoire de leur
AOUT 1817. 25g
règne , et doit en faire rechercher la lecture par ceux qui ne
sont point insensibles à la gloire et au bonheur de leur pays .
Les jeunes gens , surtout , à qui l'histoire tient lieu d'expérience
, y trouveront une foule d'exemples propres à leur
faire aimer la vertu , et à leur inspirer le goût de leurs devoirs .
Acte d'indépendance , manifeste , constitution de la
République fédérale de Venezuela , au continent de
l'Amérique du Sud , suivis de documens sur sa guerre
avec l'Espagne. Un vol in -8° . Prix : 3 fr . pour Paris ,
et 3 fr. 60 c. par la poste . Chez Chaumerot jeune , libraire
, Palais - Royal , galerie de Bois , n. 188.
Euvres complettes de La Fontaine. Deux volumes
in-8° . de plus de 500 pages chacun . Prix : pour les souscripteurs
, 12 fr. , et 15 fr . par la poste ; pour les personnes
qui n'ont pas souscrit , 15 fr. , et 18 fr. par la
poste ; pap . vél. sat . 30 fr.; pap. coq. , 40 fr . Chez
Pillet , éditeur de la Collection des Moeurs françaises ,
rue Christine , n . 5 .
On a réuni dans ces OEuvres complettes des pièces qui manquaient
aux éditions précédentes . Cette nouvelle édition est
précédée d'une Vie de La Fontaine , et ornée d'un fac simile
de son écriture.
Examen impartial du projet de constitution pour le
royaume de Wurtemberg , ou Réflexions sur ce projet ,
tel que Sa Majesté le Roi l'a présenté à l'assembléc
générale des États , le 3 mars 1817 ; par M. le comte de
Firmas Périès , avec cette épigraphe : Libertate modice
utendum . Un vol . in -8 ° . , broc . , Prix 3 fr. Chez Treuttel
et Wurtz , libraires , rue de Bourbon , n. 17 .
Le nouveau Conducteur de l'Etranger à Paris , pré-
- cédé d'une Instruction aux Etrangers sur la manière
d'y suivre leurs affaires et d'y vivre convenablement
à leur fortune. Sixième édition , ornée d'un plan de
Paris et de quatorze gravures en taille -douce . Prix
3 fr. , et 4 fr. par la poste. Chez Moronval , imprimeurlibraire
, quai des Augustins ; et chez P. Mongie aîné ,
boulevard Poissonnière , n . 18.
:
Les étrangers curieux de bien connaître Paris , ne peuvent se
passer de ce Conducteur ; cependant il les induit en erreur en
leur indiquant encore Franconi rue du Mont-Thabor ; il aurait
dû les prévenir qu'on devait maintenant aller le chercher rue
du faubourg du Temple.
240 MERCURE DE FRANCE .
Nouvelle Géographie élémentaire des cinq parties du
monde , précédée d'une Exposition des Principes de la
Géographie mathématique , physique et politique ; par
M. Friéville. Un vol . in- 12 , enrichi de six cartes , dressées
par M. Hérisson . Prix : 2 fr. 50 c . Chez Tiger ,
imprimeur-libraire , rue du Petit -Pont , n . 10 ; et chez
P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18 .
L'auteur a trouvé le moyen de réunir dans un volume extrêmement
abrégé , toutes les notions de la géographie moderne.
Cet ouvrage peut être classé parmi les livres elémentaires
utiles à la jeunesse.
Les premières notions de la Grammaire française ,
ou Exercice sur les parties du discours , par T. A. Lequien
, auteur du Traité des participes et de plusieurs
autres ouvrages de grammaire . Prix : 1 fr . 50 c . Chez
l'auteur , rue de la Tacherie , n . 5 .; et chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n . 18.
Chaque professeur a sa méthode d'enseigner la grammaire ;
la meilleure est celle de se mettre à la portée des élèves , et
M. Lequien y a parfaitement réussi .
On vient de mettre en vente , chez Chaumerot jeune ,
libraire au Palais- Royal , galerie de Bois , n. 188 , les
tomes 5 , 6 , 7 et 8 de la Gaule poétique , ou l'Histoire
de France considérée dans ses rapports avec la poésie ,
l'éloquence et les beaux- arts ; par M. de Marchangy.
Prix : 24 fr. pour Paris , et 30 fr. , par la poste.
Ces quatre volumes complettent cet intéressant ouvrage ,
dont il sera rendu compte incessamment. Le prix des huit volumes
est de 44 fr . 50 c. , et de 56 fr . franc de port.
1 TABLE.
français.
Politique.
Poésie. Le Tombeau d'Homère ; par M. J. P. Brès.
Nouvelles littéraires. Questions sur la législation de
la presse en France ( suite ) ; par M. L.
Carton du Mercure.
Nécrologie.
Beaux -Arts. Galerie métallique des grands Hommes

Annales dramatiques.
Pag. 193
197
209
220
226
-
M. Bénaben.
Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
228
Notices et Annonces. 230
237
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKQUCKE .
TIMERE
ROYAL
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 9 AOUT 1817 .
LITTÉRATURE.
mn
SEINE
200
POÉSIE.
LE PRESSENTIMENT.
Élégie.
C'est en vain que l'on nomme erreur
Cette secrète intelligence
Qui , portant la lumière au fond de notre coeur ,
Sur des maux ignorés , nous fait gémir d'avance :
C'est l'adieu du bonheur prêt à s'évanouir ;
est l'effroi de la mort dans une âme paisible ,
Enfin , c'est , pour l'ètre sensible ,
Le fantôme de l'avenir.
Pressentiment dont j'éprouvai l'empire ,
1 Dh ! qui peut résister à tes vagues douleurs?
Encor enfant , tu m'as coûté des pleurs ,
Et , de mon front joyeux , tu chassas le sourire .
Oui , je t'ai vu couvert d'un voile noir
Aux plus beaux jours de mon jeune âge ;
Et ce fut le premier nuage
Qui , d'un long avenir enveloppa l'espoir.
Tout m'agitait encor d'une innocente ivresse ;
Tout brillait à mes yeux des plus vives couleurs ,
TOME 3
16
242
MERCURE DE FRANCE .
Et , de loin , je voyais la riante jeunesse
Accourir , en dansant , pour me jeter des fleurs.
Au sein de mes chères compagnes
Courant dans les vertes campagnes ,
Frappant l'air de mes doux accens ,
Qui pouvait attrister mes sens ?
Nous formions des chaînes légères ,
Comme on voit les jeunes bergères
Quand le printemps est de retour
En couvrir l'autel de l'amour.
Un jour , dans ces jeux pleins de charmes
Je cessai tout-à- coup de trouver le bonheur.
J'ignorais qu'il fût une erreur ,
Et pourtant je versais des larmés . "
En revenant , je ralentis mes pas ;
- Je remarquai le jour prêt à s'éteindre ,
Sa chute , à l'horizon qu'il regrettait d'atteindre .
Mes compagnes dansaient , moi je ne dansais pas .
Un mois après , j'étais dans ce lieu solitaire :
Hélas ! ce n'était plus pour y chercher des fleurs.
La mort m'avait appris le secret de mes pleurs ,
Et j'étais seule au tombeau de ma mère .
Mlle . DESBordes .
ÉPIGRAMME.
A mon Medecin.
Si-tôt qu'à mon chevet mon chien te voit para
J'ai beau crier , il se jette sur toi .
Tout effrayé , tu demandes pourquoi ?
Il défend les jours de son maître.
M. PELLET , d'Epinal.`
AUTRE.
De monsieur Trissotin , qui s'est fait chansonnier ,
Faut- il admirer le génie ?
-Non ; mais , de Trissotin qui s'est fait chevalier.
Il faut admirer l'industrie.
AOUT 1817. 245
ÉNIGME .
Dans notre nation nous formons deux partis ,
Egaux par la valeur , égaux par le génie`;
Nés d'un père commun , nous sommes ennemiss ;
Opposés d'intérêts , nous passons notre vie
Dans la même demeure , en paix , tous enfermés :
Mais au premier défi , nous entrons dans la lice ;
D'une égale fureur , on nous voit animés ,
Nous livrer des combats , conduits par l'artifice .
Pour nous bien gouverner , nous possédons des lois ,
Que jamais nul de nous ne se permet d'enfreindre ;
Faites pour le soutien de l'Etat et des Rois;
En nous y conformant , nous aimons à les craindre .
Nous nous battons sans haine et sans ambition ,
Nous faisons cependant une guerre terrible ,
Où sans verser de sang , souvent un bastion
Est emporté d'assaut , après un choc terrible .
(Par M. G.)
CHARADE .
Est-tu leste , lecteur ? monte sur mon dernier ;
Pose ton chef à terre ; élève mon premier ;
Maintenant tu peux faire aisément mon entier .
nummy
LOGOGRIPHE.
A plus d'un écolier pour le rendre docile ,
Actif , laborieux , je deviens très -utile ;
Sans moi , combien d'auteurs d'un mérite marquant ,
Seraient morts , sans donner l'essor à leur talent ;
Du soldat , on me voit dans les champs de la gloire
Ranimer le courage , et fixer la victoire :
Treize lettres , voilà ma substance , lecteur !
En moi tu trouveras ce que dans le malheur
On devrait conserver ; certaine maladie ,
Dont on ne peut guérir qu'en vous ôtant la vie ;
Un pronom familier ; un métal précieux ;
Celui qui nous conduit au séjour ténébreux ;
Un fleuve traversant la nouvelle Castille ;
Un animal risé qui dégrade et qui pille ;
16,
244 MERCURE DE FRANCE.
Le nom dont on se sert pour peindre la beauté ;
Ce qui passe et s'écoule avec rapidité ;
Le pays on naquit le vieux chantre d'Achille ;
Un prètre des Persans ; une superbe ville ;
Un homme dangereux qu'on rencontre en tous lieux ;
Ce que , dans son courroux , le monstre Polypheme
Jetie an charmant Acis dans sa fureur extrême ;
Un habitant d'Afrique ; un fruit délicieux ;
Ce qui porte en son sein la mort et le ravage ;
Un instrument de jeu ; l'armure du sauvage ;
Un élément fuueste au pauvre genre humain ;
Une pièce d'argent ; le nom d'un grand Romain ;
Ce que nous craignons tous ; enfin ce qui sépare
pays du Chinois de celui du Tartare.
( Par M. E. MILON , d'Ervy. )
Le
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est plume ; celui de la charade ,
charrue ; et celui du logogriphe , bois , où l'on trouve lo.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Questions sur la Législation de la Presse en France ;
par M. B. de Constant ; deuxième édition . Prix :
2 fr. Chez Delaunay , libraire , au Palais -Royal.
( III et dernier Article. )
Dans l'examen de la seconde question , M. B. de
Constant recherche si l'imprimeur qui a rempli toutes
les formalités prescrites par les lois et les réglemens de
la librairie , peut être condamné comme complice de
l'écrivain. Après avoir rappelé l'habile défense présenAOUT
. 1817.
245
tée en faveur de deux imprimeurs , par deux avocats
distingués , l'auteur fait ressortir l'étrange position dans
laquelle se trouveraient tous ceux qui voudraient user
du droit garanti à tout Français par la charte , et publier
soit leurs opinions en général , soit quelques réclamations
particulières , si les imprimeurs qui auraient
obéi à toutes les lois n'étaient pas à l'abri de tout
danger .
« On anéantirait ainsi la liberté de la presse , bien
plus efficacement que par tous les moyens de violence
ouverte , que la constitution réprouve , et qui
souleveraient l'opinion ; on frapperait cette liberté sourdement
dans sa racine ; on la tuerait avec ironie. On
dirait aux écrivains , imprimez , et ils ne trouveveraient
plus de presses ; on dirait aux opprimés , plaignez-
vous , et leur plaintes seraient étouffées . La condamnation
des imprimeurs , quand ils ont rempli les
formalités qu'on leur a prescrites , serait dans la législation
de la presse , ce que la condamnation des avocats
qui défendent les accusés serait dans la législation criminelle
; elle serait plus injuste encore , car il resterait
aux accusés la ressource de se défendre eux-mêmes , et
les lois sur l'imprimerie interdisent à tout autre qu'aux
imprimeurs brevetés de rien imprimer . »>
Dans ses conclusions , M. B. de Constant , après avoir
discuté quelques principes émis par MM . les avocats
du roi , termine par ces réflexions que nous allons transcrire
, cette brochure, qui , tandis que nous l'analysions ,
paraît avoir produit des effets dont on ne peut que
savoir gré à l'auteur .
« Pour l'intérêt du repos , comme pour celui de la
liberté ; pour le trône , comme pour le peuple , revenons
à des maximes plus simples , plus constitutionnelles
et surtout plus franches. Cette question de la
246 MERCURE DE FRANCE .
presse , éternelle quand on la conteste , funeste quand
on veut lui échapper par l'artifice , est en même temps
la solution la plus facile , si l'on veut y mettre de l'a
loyauté.
<«< Etablissons une théorie libérale et rassurante . Cela
est facile . Il suffit de prendre le contrepied de tout ce
qui s'est fait dans les deux procès que je viens d'examiner.
« Au lieu d'interprêter péniblement , et d'une manière
subtile et forcée des phrases isolées , pour trouver
les écrivains en défaut , jugeons des ouvrages par l'esprit
et par la tendance de leur ensemble .
« Confions à des jurés le jugement de ces causes . La
preuve est acquise , que si la garantie que les auteurs.
ne seront soumis qu'aux tribunaux , est un commencement
de la liberté de la presse , ce n'est encore qu'un
commencement . Il peut y avoir moins de liberté sous
-les tribunaux que sous la police . Car si l'on persistait
dans le mode de procéder qui a été suivi , il y aurait
de moins , constitutionnellement , la responsabilité du
ministre , et , moralement , cette modération possible
de l'arbitraire , quand il est dans la main d'un homme ,
dernière ressource qui disparaît quand l'arbitraire est
dans les organes de la loi .
((
« J'ai déjà prouvé dans les pages précédentes , combien
les jurés étaient indispensables . J'ajouterai deux
considérations qui démontreront qu'il est dans l'intérêt
du gouvernement de les établir .
« 1 °. Les jugemens des tribunaux contre les écrivains
que l'autorité dénonce , n'ont point sur l'opinion
publique l'autorité du jugement par jurés. Cette opinion
ombrageuse soupçonne toujours les tribunaux ,
dans les causés qui tiennent à la politique , d'être dévoués
au gouvernement . Elle respecte dans les jurés
AOUT 1817 . 247
l'indépendance de la condition privée , de laquelle ils
ne sortent que momentanément , et dans laquelle ils
rentrent .
3
«< 2 ° . Si les tribunaux acquittent les écrivains accusés
par l'autorité , il s'établit entre eux et le gouvernement ,
une hostilité au moins apparente , et qui est toujours
fâcheuse , quand elle se place dans des corps inamovibles
. Rien de pareil n'est à craindre de la part des
jurés , simples citoyens , redevenant tels après le jugement
, et ne formant point un corps .
« Reconnaissons qu'on peut attaquer les ministres
sans attaquer le Roi . Ne réclamons pas pour eux une
inviolabilité que la constitution leur refuse .
« Restons fidèles à nos lois actuelles , en leur donnant
plus de précision et plus de douceur ( 1 ) . N'exhumons
pas les lois anciennes , arsenal ignoré , où dés
réglemens barbar s resteraient en embuscade , pour
apparaître au premier signal .
« Ma tâche est remplie. Je crois avoir respecté les
personnes et les choses qu'on doit respecter . Même en
( 1) Il est impossible , par exemple , de laisser subsister dans
notre Code sur la presse , la disposition qui rend justiciables
des tribunaux les écrits livrés à l'impression. Un auteur qui livre
à l'impression un ouvrage , peut vouloir le modifier pendant
l'impression . Alors , en jugeant son manuscrit , vous le jugeriez
sur une intention qu'il n'a pas eue , et sur un écrit qu'il ne
voulait pas faire paraître dans l'état où vous le trouvez . Je puis
me citer pour exemple . Croyant utile de soumettre au public
ees observations , dans un moment où beaucoup de livres sont
saisis , beaucoup d'écrivains mis en jugement , j'ai envoyé à
l'impression chaque page de cette brochure sans la relire . Je ne
l'ai corrigée que sur les épreuves . Beaucoup d'expressions trop
fortes , ou dont le sens était équivoque , ont été retranchées . Si
F'on m'avait jugé sur ce manuscrit , livré à l'impression , on
m'aurait jugé sur un livre que je ne voulais pas publier. ( Note
de l'auteur.)
248 MERCURE DE FRANCE.
indiquant ce qui m'a paru être des erreurs dans quelques-
uns de nos magistrats , j'ai déclaré que leurs intentions
ne devaient point être jugées d'après ces erreurs .
« La liberté des individus est suspendue . Les journaux
sont dans la main de l'autorité. Les chambres séparées
interrompent le droit de pétition. La liberté des livres
est la seule qui nous reste . J'ai dû essayer de la défendre
. »
Nous nous sommes bornés dans ces trois extraits à
des citations que nous avons cru ne devoir accompagner
d'aucun jugement sur le mérite de l'ouvrage , ou la vérité
de la doctrine que son auteur cherche à faire
triompher. Nous avons écarté tout ce qui tient aux circonstances
particulières qui ont motivé cette publication.
Or , comme c'est surtout en développant les
conséquences qui résulteraient de l'application des
principes avancés par les organes de l'autorité , que
M. de Constant a eu l'occasion de mettre de la force
dans ses raisonnemens , et de la chaleur dans son style ;
nous n'avons pu donner de ce livre qu'une idée trèsimparfaite
, et notre analyse ne saurait nullement suppléer
à sa lecture, pour ceux qui veulent approfondir ce
sujet important en lui - même , et important aussi par
l'intérêt infatigable que l'opinion publique ne se lasse
pas d'y attacher , toutes les fois que l'occasion s'en présente
.
L.
wwwmmm
Revue de quelques ouvrages nouveaux relatifs à
l'histoire militaire.
<< Faites-nous des Lettres persannes , » disaient les
libraires , aux écrivains à leur solde , après le succès de
set ouvrage , début brillant de l'immortel Montesquieu
AOUT 1817 .
249
dans la carrière de la littérature philosophique . Ces
bonnes gens , en spéculant ainsi sur le travail du servum
pecus , pensaient pouvoir alimenter , satisfaire même le
goût que le public témoignait alors pour ce genre d'écrits
dont Rivière Dufresny avait donné , sous Louis XIV,
le premier , mais très - imparfait modèle .
Nous l'avons déjà dit dans un de nos précédens articles,
une guerre mémorable comme celle de la révolution
, les exploits étonnans de nos guerriers , la science
développée par nos capitaines , et beaucoup d'autres
motifs encore , devaient nécessairement , à l'époque et
depuis la restauration , exciter la curiosité générale , solliciter
l'intérêt de tous ceux qui se plaisent à chercher
dans l'expérience du passé , les leçons de l'avenir , éveiller
la complaisante attention de tous les Français auxquels
la gloire nationale ne sera jamais étrangère . Ces
sentimens sont encore loin d'être affaiblis ; de là cette
abondance de nouveaux écrits répandus journellement
dans le public ; les campagnes , les relations , les mémoires,
les lettres , les précis , les histoires raisonnées ,
les compilations , etc. , etc. Tous les libraires , depuis
l'éditeur encyclopédique , jusqu'au dernier fripier de
livres à 10 et à 6 sous le volume , font aujourd'hui des
entreprises de ce genre ; accueillent tous les manuscrits ,
sur ce sujet , qu'on leur présente ; en commandent même ,
au besoin , dans le plus juste prix, aux compilateurs
ordinaires qu'ils ont à leurs gages . Tous ces ouvrages ,
bons ou mauvais , originaux ou compilés , véridiques ou
mensongers , trouvent des acheteurs , plutôt en raison
de la vogue que leur donne l'esprit du jour , qué par
leur mérite réel , ou par l'aptitude d'un grand nombre
de lecteurs à les juger.
Il me serait difficile de consacrer, à chacun des livres
de cette nature , que j'ai présentement sous les yeux ,
250 MERCURE DE FRANCE .
un article spécial , soit pour les recommander à l'attention
publique , soit pour les en faire exclure , soit enfin
pour porter sur eux le scalpel d'une critique raisonnée .
Je ne veux pas abuser de la patiente indulgence des
lecteurs. Tout ce que je puis faire de mieux dans l'intérêt
des auteurs , ou plutôt des libraires , et dans celui
des abonnés du Mercure , c'est de passer une revue rapide
de quelques-uns de ces écrits que je prends au
hasard.
Lettres sur la guerre de Russie , en 1812 , etc .; par
L. V. de Puibusque . Un vol. in-8 ° . Chez Magimel ,
Ancelin et Pochard , libr . , rue Dauphine , n . 9.
Voici un livre qui est à sa seconde édition . Son auteur
, et ce n'est point sans doute pour employer un
moyen depuis long-temps en discrédit , déclare qu'en
décrivant ingénuement les sensations qu'il a éprouvées ,
en communiquant à un ami ce qu'il a observé , il n'avait
point d'abord l'intention d'initier le public dans
des épanchemens confidentiels : je le crois volontiers
et je le garantirais presque , maintenant que je parcours
ses lettres .
Chacun considère les choses avec le prisme qui lui
est propre. Un administrateur ou employé militaire ne
voit pas toujours les évènemens sous le même point de
vue qu'un officier. Ainsi , ce dernier tout entier à son
art , n'examinera que les faits en eux-mêmes , et leurs
résultats utiles ou désavantageux pour la gloire de la
nation , la sienne particulière , ou son instruction . Il
les décrira scrupuleusement dans tous leurs détails , et
rarement il se livrera à des digressions étrangères à son
objet . Un commissaire des guerres , un officier de santé,
un employé, ou tout autre , étranger au métier actif des
AOUT 1817
251
armes , sobre de réflexions sur une matière qu'il ne peut
connaître que très- superficiellement , se bornera à raconter
ce qu'il a vu , ce qu'il a entendu , ce qu'il a
éprouvé. Il entrera dans des détails pertinens sur ce qui
peut être de sa compétence . Le genre descriptif, romantique
même , sera plus particulièrement le sien . Și
par hasard il aborde un sujet qui n'est point dans le
cercle de ses données ordinaires , il ne le fera qu'avec
circonspection et dans la forme épisodique . Peut-être
arrivera-t-il qu'on trouvera dans son ouvrage plus de
franchise ou moins de ménagemens que dans d'autres
du même genre , où certaines considérations peuvent
entraîner à quelques concessions ; mais si l'auteur , toujours
ami de la gloire nationale , s'écarte peu souvent
du sentier de la vérité , de la justice et de l'impartialité
, on lui pardonnera l'amertume de certaines réflexions
amenées par la difficulté de sa position , et par
le spectacle des calamités dont il a été le témoin .
Ce que je viens de dire s'applique naturellement à
l'ouvrage de M. Puibusque. Commissaire des guerres ,
employé à l'armée française en Russie , placé comme au
centre des événemens de cette guerre désastreuse , ayant
été chargé des détails de la place de Smolensk , il décrit
ce qu'il a vu ; il fait part des relations qu'on lui a communiquées
, des renseignemens qu'il a recueillis , de ses
propres observations . Plusieurs de ses détails sont attachans
; et la nouvelle édition que nous annonçons ,
renferme des morceaux très- curieux , qui pourront servir
à jeter un jour nouveau sur l'étonnante et malheureuse
expédition qui mit un terme à des conquêtes gigantesques
, et qui tempéra l'éclat de notre gloire militaire.
M. de Puibusque tomba , lors de la retraite de Moscou ,
entre les mains des cosaques . Sa captivité lui a fourni
Poccasion d'observer de plus près le peuple russe , et
252
MERCURE
DE FRANCE
.
ses observations ne seront pas lues sans quelque intérêt.
Cet auteur n'a pas eu , comme il le dit lui -même , la
prétention d'écrire la campagne de Russie . Son ouvrage
est un journal rédigé sur les lieux . « C'est un de ces
« matériaux échappés aux contemporains , et dont
« l'histoire peut un jour composer son domaine. » Le
style est convenable au sujet et à la forme de narration
employée.
Campagne des Français en Saxe en 1813 ; par le
baron d'Odeleben ; traduit de l'allemand , par
M. Aubert de Vitry . Deux vol . in - 8 ° . Chez Plancher
, libraire , rue Serpente , nº . 14.
' Le baron d'Odeleben , officier-général au service de
Saxe , fut attaché par son souverain au quartier-général
de Napoléon pendant la campagne de 1813. Il n'a
pu , dit -il , résister au désir de faire connaître le résultat
des observations qu'il a faites dans le poste où
il se trouvait placé . Non-seulement il parle des événemens
militaires dont il a été le témoin oculaire , mais
il entre aussi dans des détails particuliers et , pour ainsi
dire , domestiques , à l'égard de celui qui joue le premier
rôle dans ces événemens . Cette partie de son
livre qui se lie avec les faits principaux , n'est pas la
moins piquante et la moins propre à fixer l'attention
des lecteurs . En effet , une narration de faits militaires
n'inspire souvent qu'un intérêt relatif. Les détails
qu'elle renferme ne diffèrent de ceux que l'on connaît
déjà par d'autres relations qui ont précédé cette dernière,
que par quelques circonstances ignorées , oubliées
ou négligées ; par la manière dont ils sont présentés ou
classés ; enfin , par l'esprit qui a dicté les remarques ou
les observations de l'auteur . Toutefois s'il ajoute à ces
AOUT 1817 .
253
détails d'autres particularités propres à réveiller la
curiosité générale , à satisfaire la malignité , susceptibles
de faire naître des réflexions , de fournir la matière
de nouvelles observations , il pourra plus aisément
compter alors sur le succès de son ouvrage , et
sur l'accueil d'un public avide de choses nouvelles , et
qui n'y regarde pas de si près , quand il s'agit d'amuser
ses loisirs , ou de satisfaire son envie . Sous ce rapport ,
et sans vouloir rien faire préjuger sur la véracité , la
finesse et la justesse des observations et de quelques
raisonnemens de M. d'Odeleben , je pense que la traduction
de son livre , par M. Aubert de Vitry , remplira
le but proposé. Les notes que ce traducteur a pris
soin de mettre à la suite de l'ouvrage , doivent servir
de correctif à certains jugemens , à des opinions un peu.
hasardées du général saxon . En somme , la relation
du baron allemand , telle que nous l'offre M. Aubert ,
est un de ces livres qu'on peut faire entrer ,
mais avec
quelques précautions , dans la réunion des documens
historiques .
Relation historique et militaire de la campagne de
Portugal sous le maréchal Masséna , etc.; par
M. Guingret , chef de bataillon en non activité , etc.
Un vol. in- 8°. Chez Eymery , libraire , rue Mazarine
, n . 3o .
Cette relation d'un officier instruit et bon observateur
, mérite d'être distinguée de la foule des écrits de
ce genre . Les détails qu'elle renferme sont d'autant plus
précieux que nous n'avions encore que des bulletins
officiels , des rapports ou des récits passionnés ou fort
inexacts , et , par conséquent , des données très -incertaines
sur une campagne qui n'a rien ajouté aux titres
254 MERCURE
DE FRANCE .
de gloire du maréchal Masséna . Moins ambitieux que
beaucoup d'autres de ses camarades qui ont décrit ,
comme lui , les faits militaires dont ils ont été les témoins
, M. Guingret se renferme dans un cercle d'observations
judicieuses et positives . Il raconte ce qu'il a
bien vu ; et ses réflexions ne vont jamais au -delà de ce
qu'il peut juger avec connaissance de cause. Je regrette
que les bornes que j'ai mises à cet article , ne me permettent
pas de donner plus d'étendue au compte que
je rendrais volontiers de cet ouvrage intéressant . Je
chercherais surtout à confirmer les lecteurs dans la
prévention favorable que lui donnera l'opinion que je
viens d'émettre , en appuyant cette opinion de quelques
citations qui la justifieraient . Je ne puis , en ce
moment , qu'engager ces mêmes lecteurs à me croire
sur parole , et à se procurer l'ouvrage d'un militaire
estimable .
·Correspondance sur les Romans , avec une amie de
province.
1. Emilia ( 1 ) , jeune et belle écossaise , fille unique de
M. Edgerton , riche propriétaire , doit à la nature des
charmes séduisans ; à l'éducation la plus soignée , des
connaissances utiles , des talens agréables ; néanmoins
l'exaltation de son imagination , l'exagération de ses
sentimens , inspirent à ses amis des craintes pour son
honheur ; et je les partage ; car la modération , vertu
( 1 ) Ou le Danger de l'exaltation . Deux vol. in- 12. Prix : 4 fr .
Chez Maradan , libraire , rue Guénégaud , n . 9 ; et chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n. 18,
AOUT 1817.
255
si rare de nos jours , est particulièrement nécessaire
aux femmes .
Emilia , pressée par son père de choisir un époux ,
déclare qu'avant de songer à l'hymen , il faut qu'elle
rencontre un jeune homme vertueux , spirituel , sensible
, beau surtout ; car une Anglaise ( à en juger par
tes écrits de lears romanciers ) , regarde , en général ,
cetté condition comme un préalable de toute nécesšité
; en un mot , celle - ci ne veut rien moins qu'un
époux parfait elle s'est plu à tracer sur la toile l'image
de cet être imaginaire ; et , chaque jour , plus enthousiasmée
de son ouvrage , elle fait voeu de né donner
son coeur qu'à l'original du charmant portrait que sans
cesse elle embellit. Cette idée rappelle l'opéra- comique
de M. Dupaty , Félicie ou la Fille Romanesque. L'invention
appartient-elle à l'auteur du roman , ou à celui
du drame ? je ne sais ; mais , malgré l'invraisemblance
du sujet , il est certain que le dernier en a tiré parti
en homme d'esprit , et que la scène du portrait est
charmante dans la pièce . Vous allez juger s'il en est
ainsi dans le roman.
I
Sur ces entrefaites lord Melleville arrive chez son
oncle M. Amilton , voisin de M. Edgerton ; ce lord
Melleville est un fort mauvais sujet , qui vient chercher
un asile en Ecosse pour échapper à ses créanciers de
Londres ; il aperçoit de loin Emilia , et devient subitement
amoureux de la tournure élégante et noble qui la
distingue ; mais , instrait du singulier caractère de cette
belle personne , il ne juge pas convenable de paraître
devant elle avant de s'être assuré les moyens de produire
un grand effet ; en conséquence , il gagne les
bonnes grâces de la nourrice d'Emilia , et sé fait con256
MERCURE DE FRANCE.
naître à M. Edgerton , dont il obtient l'approbation.
Une des amies d'Emilia l'introduit mystérieusement
dans le cabinet de peinture , et , tandis que notre héroïne
se promène , il saisit les pinceaux , et parvient le
plus habilement du monde à substituer sa figure au portrait
de fantaisie créé par l'imagination de la jeune miss .
Celle-ci étonnée de la beauté de son ouvrage , s'aperçoit
à peine de cette métamorphose extraordinaire , et
s'abandonne au plaisir de contempler la séduisante peinture.
Quelques jours après elle aperçoit lord Melleville.
O surprise , ô bonheur ! .... cet inconnu offre à ses yeux
la vivante image de l'amant idéal enfant de son pinceau !
Comment n'aimerait-elle pas à la folie celui dont elle a
si parfaitement deviné les traits ? Cette étonnante ressemblance
ne doit - elle pas décider de son sort ?.. D'après
une si concluante réflexion , elle donne son coeur à lord
Melleville , et lui promet sa main , au grand contentement
de toutes ses amies , même de son père , dont la
prudence n'est pas extrême , comme vous voyez , et qui ,
pour ne pas faire de nouvelles sottises , meurt précisément
le jour même fixé pour le mariage de sa fille.
Emilia se soumettant aux ordres qui lui sont prescrits
par le testament de M. Edgerton , se dispose à aller
passer le temps de son deuil à Londres , chez sa tante
lady Sommerset ; alors Melleville se désespère ; il redoute
, non sans cause , les fâcheuses découvertes que
fera certainement sa belle maîtresse. Afin d'obvier à cet
inconvénient , il écrit à Londres , à son confident , lui
ordonne d'enlever miss Edgerton sur la grande route
et de la tenir six mois en charte-privée ; à cette époque, e ;
l'amant paraîtra comme libérateur de la jeune miss ,
qui sortira de prison pour marcher à l'autel
AOUT 1817 . 257
Ce plan si noblement conçu , échoue tout simplement ,
parce que le messager porteur de la lettre , se casse la
jambe chemin faisant , et miss Edgerton arrive sans
malencontre chez sa tante , où elle ne tarde pas à apprendre
que la belle Cécile , pupille de lady Sommerset
, fut enlevée par lord Melleville ; que ne pouvant la
séduire , il l'abusa par un mariage supposé ; qu'elle devint
mère , et que le vil séducteur l'ayant abandonnée
ainsi que son enfant , elle est maintenant vouée aux
larmes et au déshonneur.
venu à
Emilia sent avec douleur qu'elle ne doit plus estimer
son amant ; mais il lui est impossible de surmonter son
amour ; elle forme le projet de ramener Melleville à la
vertu , de le décider à réparer ses torts , et veut lui promettre
à ce prix de demeurer éternellement son amie :
instruite que le digne objet de tant d'amour ,
Londres pour la suivre , a été mis en prison ' , elle paie
les dettes qui l'y font retenir , court elle-même lui rendre
la liberté , et lui donne rendez-vous le lendemain matin
à l'hôtel Sommerset . Jugez combien il est à la fois surpris
et mécontent d'y trouver Cécile et son fils ! Emilia
commence un sermon peu persuasif , apparemment ,
car lord Melleville repousse son enfant , jette un regard
dédaigneux sur la mère , et tombe aux pieds d'Emilia ; '
n'est-ce pas un motif suffisant pour perdre la tête ? La
jeune miss le pense ainsi , car elle devient folle , mais
folle tout de bon , et reste dans ce ficheux état cinq à
six jours de suite . Heureusement la folie a plus d'em-'
pire que la raison sur lord Melleville ; converti par tant
d'extravagance , il guette le premier moment lucide
d'Emilia pour lui jurer qu'il épousera la victime de sa
séduction ; à ces mots , Emilia retrouve le peu de bon
KO
SEINE
17
258 MERCURE DE FRANCE :
sens que lui a départi la nature ; elle préside à la toilette
de Cécile , la recommande à la tendresse de Melleville
, et tandis qu'il conduit Cécile à l'autel , la romanesque
Emilia part pour l'autre monde , fort à propos ,
comme monsieur son père . Vous voyez qu'on a toujours
un moyen sûr de se débarrasser des gens quand on ne
sait plus qu'en faire.
C'est ainsi , ma chère amie , qu'un auteur qui ne se
nomme point , a conçu le plan du roman dont je viens
de vous faire l'analyse ; il vous suffit d'avoir une idée de
cet ouvrage , puisque vous êtes décidée à ne lire que les
bons ; celui-ci pêche par le fond et par les détails ; il est
trop invraisembable que miss Edgerton ne s'aperçoive
pas qu'un nouveau portrait a remplacé son ouvrage , et
lorsque son erreur la conduit au tombeau , n'est-il pas
absurde et cruel , qu'une de ses amies , complice et témoin
dn subterfuge , ne la désabuse pas , lorsqu'un mot
suffisait pour lui prouver que le destin ne s'était point
mêlé de cette affaire , et peut être pour opérer la guérison
complète d'Emilia . Il est vrai que le roman finissait
au bout de vingt pages ; mais il n'y avait pas grand
mal à cela , je vous assure , pour le public ni pour l'anteur
, qui , trouvant aisément un sujet moins défectueux
, aurait mieux réussi sans doute , et nous eût offert
tout à la fois une lecture agréable , et l'occasion de lui
donner des éloges.
Nous pensions , vous et moi , depuis long- temps , que
les Français ont beaucoup plus de grâces , de légéreté ,
de finesse , et particulièrement plus de tact que les
Anglais ; que leurs plaisanteries , souvent piquantes ,
ne sont jamais offensantes , tandis que celles de nos
voisins nous paraissent habituellement ridicules ou gros-
"
AOUT 1817. 259
sières ; que les moeurs sont en général meilleures en
France ; que le goût est plus délicat , la société plus
agréable : préjugé national , dira- t-on ! Eh bien ! prenons
un Anglais même pour juge ; écoutons l'auteur
d'un ouvrage qui vient de paraître , intitulé : Six Semaines
en hôtel garni à Londres ( 1 ). L'auteur est
Anglais , ainsi l'on doit présumer qu'il a cherché tous
les moyens de faire valoir ses compatriotes ; toutefois
je vous assure que la manière dont il peint la bonne
compagnie de son pays , ne donne nulle envie de la
connaître , et que nos mauvais sujets même sont du
moins plus aimables que les leurs .
La fable de ce roman est fort peu de chose ; vous
allez être au courant par une simple citation.
pour
per-
« Vous avez envie de savoir qui je suis ? Eh bien ! c'est
assez naturel , après tout , et je n'ai pas de raison
le cacher ; ainsi donc je vous dirai , sans cérémonie ,
que mon nom est Barnabé Coulter ; que je demeure
dans le Northumberland ; que je jouis de soixantedouze
mille livres de rente qui ne doivent rien à
sonne ; que je suis juge de paix , et que je suis venu
à Londres avec ma femme , pour la première fois , afin
de présenter une de ses nièces , la pauvre Hippolyte
à quelques parens qu'elle a ici , dans l'espoir qu'ils l'engageront
à passer quelque temps avec eux . Elle vient
d'arriver des Indes Orientales ; son père y est mort , et sa
gouvernante est morte aussi pendant la traversée . Pauvre
(1 ) Ouvrage traduit de l'anglais par l'auteur de Quinze Jours
et de Six Mois à Londres , avec des notes du traducteur. Un
vol. in-8° . Prix : 5 fr. Chez Nicole , rue de Seine , n. 12 ; et
chez Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
17.
260 MERCURE DE FRANCE .
créature ! autant vaudrait pour elle qu'elle fût avec
eux , car elle est plus chargée d'argent que d'esprit ;
ainsi , vous savez toute mon histoire , etc. , etc. »
Ce M. Coulter s'est logé dans un hôtel garni, donnant
sur la belle rue appelée Bond Street , où , chaque matin ,
les élégans de Londres vont manger des petits pâtés et
lorgner les belles ; il se laisse duper , berner , comme
un sot , c'est son affaire ; je ne prétends point défendre
M. le juge de paix du Northumberland ; mademoiselle
Hippolyte joue l'idiote , afin d'observer la société tout
à son aise , et de choisir un époux à son gré ; c'est le
pendant de la Fausse Agnès ; mais passons sur l'imitation
, et venons aux tableaux de moeurs. Ne serez-vous
pas choquée , révoltée , comme moi , de voir l'argent
de M. Coulter escroqué par des lords , sa nièce enlevée ,
au sortir de l'opéra , par des lords ; enfin une multitude
de tours pendables , exécutés par des gens offashionable
life , of high rang , le tout , sans que la justice s'en
mêle , attendu , dit l'auteur , que ce sont là des espiégleries
de jeunes gens du bon ton ? Très-heureusement
pour nous , le même bon ton ne règne pas dans notre
pays ; de pareilles espiegleries ne seraient pas traitées
ici avec la même indulgence , et la société commencerait
par en faire justice en bannissant les coupables
de son sein . Il paraîtrait également fort étrange de voir
une femme bien née entrer seule dans un café pour
apostropher un jeune marquis , célèbre par ses satires ;
le supplier de l'immortaliser , en parlant d'elle , et
débiter tant d'extravagances , que les garçons du café sont
obligés de la mettre à la porte . Voilà de ces manières un
peu sauvages auxquelles nous ne sommes point faits , qui
nous scandaliseraient , et qui pourtant excitent le rire
des Anglais.
AOUT 1817 .
261
Les nombreux portraits tracés dans cet ouvrage ,
frappans , dit - on , de ressemblance , lui ont valu ur
succès prodigieux à Londres ; j'en fais bien mon compliment
aux originaux ; mais comme le mérite de la
ressemblance est perdu pour nous , et qu'en fait de
portraits de fantaisie , ce ne serait certainement pas
ceux-là que nous choisirions , l'ouvrage me paraît sans
intérêt pour les Français il est cependant écrit avec
esprit, et dans la traduction , faite avec une extrême précipitation
, on reconnaît cependant l'auteur des Quinze
Jours et des Six Semaines à Londres ; mais on est faché
qu'il s'amuse à traduire , lorsqu'il sait aussi agréablement
rendre compte de ses observations .
Je ne vous parlerai point de la nouvelle édition d'Adonis
ou le bon Nègre ( 1 ) ; quand nous le lûmes ensemble ,
lorsqu'il parut , nous le trouvâmes fort bien écrit , mais
nous frissonnâmes des horreurs qui y sont décrites ; je
n'aime point à revenir sur de pénibles souvenirs , aussi
voudrais-je qu'il fût possible d'oublier du passé tout ce
qui peut entretenir l'esprit de parti , exciter les haines ,
alimenter les passions ; que je serais heureuse si je
voyais tous les Français sacrifier de bon coeur leur intérêt
personnel à celui de leur pays ; n'avoir d'autre ambition
que la gloire et la prospérité de la France , et les
femmes leur donner constamment l'exemple de la raison
et de la modération .
1
Adieu , ma chère Caroline , je n'avais rien à louer aujourd'hui
, je serai plus heureuse une autre fois .
Z.
( 1 ) Anecdote coloniale ; par J. B. Picquenard . Un vol . in - 18.
Prix 2 fr . Chez Maradan , libraire , rue Guénégaud , n. 9 ; et
chez P. Mongie aîné , libraire , boulevard Poissonnière , n. 18 .
262 MERCURE DE FRANCE.
L'ERMITE EN PROVINCE.
HYDROLOGIE MORALE ,
Hic in reductá valle .....
Dices laborantes in uno
Penelopen , vitreamque Circen :
Hic innocentis pocula lesbii
Duces sub umbrá.
Hor. 1. 1er , Od. x.
( Là , dans le réduit d'une fraîche vallée , nous parlerons
de la fidéle Pénélope , de la belle Circé , éprises du
même héros ; là , nous boirons , sous un vert feuillage , la
liqueur innocente ) .
J'avais passé une de ces nuits assez rares , où le
repos de l'esprit , la fatigue modérée du corps et la douceur
de la température procurent à l'homme un sommeil
agréable qui renouvelle sa force et rafraîchit sa
pensée . Il était petit jour , et je me levais pour examiner
ce premier mouvement d'une population matinale par
la nature même des soins qui rassemble les passagers
habitans dont elle se compose. M. Outis , qui avait
passé une grande partie de la nuit au jeu , dormait enet
j'étais convenu avec lui de nous retrouver aux
bains de Salut.
core ,
7
Les rues n'étaient encore peuplées que de femmes
du peuple en capulets rouges , blancs et noirs ; presque
toutes une quenouille au côté , arrangeaient dans des
AOUT 1817 .
263
Corbeilles , sur le pas de leur porte , les fruits , les écrevisses
, les simples et les fleurs qu'elles débitent à
l'entrée des bains .
En passant devant le logement du major Montéval ,
je le vis sur son balcon un livre à la main . Il me fit
sigue , et je mcntai chez lui. — Déja debout , lui dis - je ;
je me croyais l'ètre le plus matinal de la création .
Après l'aurore et moi , me répondit- il . Je dors très - peu
de ma nature ; et pour peu que j'aie sous la main un livre
qui me convienne , je ne dors pas du tout ; c'est ce qui
m'est arrivé cette nuit : j'ai reçu de Paris les deux premiers
volumes des Victoires et Conquêtes des Français
( 1 ) , et me voilà sûr de ne pas fermer l'oeil jusqu'à
ce que j'en aie achevé la lecture . Je conçois le plaisir
que vous pouvez trouver à la peinture de ces grands
événemens dont vous pouvez dire : quorum pars magn
fui.-Non pas magna , mais proba du moins . Si ce r'
pas encore la l'histoire ( qui ne peut jamais être f
son vivant ) , ce sont du moins les meilleurs ▾
historiques qu'on ait encore rassemblés s
:
"
est
.aite de
natériaux
ur cette mémorable
époque les faits sont exacts
les causes bien
indiquées , les effets suivis dans tou
s leurs développemens
; et , ce qu'il y a d'étonna
at , je dirais presque
d'incroyable , dans un livre de
tisme s'y montre partout , et l'esprit de parti nulle part.
cette espèce , le patrio-
Les auteurs , dont la plu
grand drame historique et militaire , se contentent de
part ont été acteurs dans ce
dire à la postérité : Voilà les événemens tels qu'ils se
sont passés ; voilà voilà es hommes et leurs actions : distri-
(1 ) Victoires , Conquéles , Désastres , revers et guerres civiles.
des Français, e 1792 à 1815 ; par une société de militaires et de
gens de letres. A Paris , chez Panckoucke , éditeur
hôtel
Serpente , nº. 16.
; rue et
204 MERCURE DE FRANCE .
A
-
buez à chacun le blâme ou l'éloge qu'il mérite . » — Peutêtre
entre- t- il dans ce travail plus de prudence que de
courage ; et si je ne craignais d'avancer un paradoxe qui
vous ferait probablement jeter les hauts cris , je vous
dirais que cette postérité que l'on qualifie toujours
d'équitable , parce qu'on n'est jamais là pour entend .
les sots jugemens qu'elle porte , n'est autre que l'écho
qui répète , non pas les meilleures paroles , mais celles
que prononce la voix la plus sonore.
¿
Nous causâmes encore quelques momens sur cette
grande et belle entreprise littéraire , et les chaises -aporteurs
étant arrivées , nous sortîmes pour aller aux
bains . Le major prenait ceux de la Reine ; ils lui
avaient été prescrits par M. Dussieux , qu'il avait consulté
en passant à Tarbes , comme le font presque tous
les malades qui vont prendre les eaux des Pyrénées .
Cet habile médecin , me dit - il , est véritablement l'Esculape
de ce pays . Personne ne connaît mieux les proprietés
et les vertus de ces eaux thermales , dont il a fait une
étude particulière : il en détermine le choix , et suivant
la nature du mal , non- seulement il dirige les malades
vers Bagnères , Barèges, Cotterets ou Saint- Sauveur,
mais dans chacun de ces lieux , il leur indique la source
qui convient plus particulièrement à chacun d'eux.
D'après sa consultation , j'avais fait , à Paris , aux bains
factices de Tivoli , où toutes les espèces d'eaux minérales
sont admirablement imitées , l'essai de celles que je
prends à Bagnères , et dont je me trouve trop bien pour
ne pas m'y tenir .
Il m'était assez indifférent d'aller d'un côté ou de
l'autre ; mais j'avais promis à M. Outis qu'il me trouverait
à la fontaine de Salut , où le major devait se rendre
à l'heure du déjeûner ; ainsi nous nous séparâmes en
entrant dans nos chaises-à-porteurs ; le major prit le
AOUT 1817 .
265
chemin de la montagne au haut de laquelle se trouvent
les bains de la Reine , et moi je suivis la superbe allée
de peupliers qui conduit à Salut , et j'attendis M. Outis
sur la petite place plantée de tilleuls , en face du temple
élevé à la plus célèbre des Naïades de Bagnères .
Je ne perdis pas mon temps , et mes lunettes sur le
nez, assis sur un banc de bois , en face de la grande avenue,
le menton appuyé sur ma canne , je me mis à passer en
revue tous ceux qui venaient en pélerinage à cette chapelle
d'Hygie.
Combien de maux réels ou imaginaires ! combien
d'intérêts divers , déguisés sous le même prétexte , accouraient
à ce rendez- vous ! ....
Ces jeunes et jolies femmes échappées au repos fatigant
du grand monde , viennent ici retremper leurs
nerfs délicats , dont elles se plaignent avec une langueur
aimable , qui n'a rien d'effrayant pour les plaisirs ; ces
deux vieilles filles y sont conduites par l'espérance de
retrouver dans cette source un regain de printemps
qu'elles se promettent bien de mettre à profit .
Ce gros homme , qu'on est si surpris de voir sortir
d'une chaise-à- porteur , où l'on ne conçoit pas comment
il a pu loger sa rotondité abdominale , se flatte que
l'usage des eaux lui rendra l'appétit dont il a su faire
un si bon emploi .....Fontaine de Salut , quel monde
de besoins et de voeux n'as - tu pas à satisfaire ! La jeunesse
te demande des fleurs ; la stérilité , des fruits ; la
faiblesse , de la force ; la satiété , des désirs ; et , pour
dernier miracle , l'intempérance te demande la santé .....
- « Vous oubliez , dit M. Outis ( qui s'était glissé derrière
moi , sans que je l'aperçusse , et qui lisait sur mes
tablettes les derniers mots que je venais d'écrire ) , vous
oubliez les chevaliers d'industrie , qui lui demandent
des dupes. » Il acheva d'expliquer sa pensée , en m'ap266
MERCURE DE FRANCE .
prenant que l'homme aux décorations , que nous avions
rencontré la veille chez le docteur , et qu'il appelait le
chevalier des Thermes , lui avait gagné pendant la
nuit , beaucoup d'argent au jeu , ce dont il lui gardait
d'autant plus volontiers rancune , qu'il avait constamment
gagné les parties simples et perdu les parolis ; je
n'eus point de peine à le faire convenir qu'il y avait des
pièges où un homme de bon sens ne devait jamais tomber.
Un malheur ne vient jamais seul ( continua- t - il ,
en entrant aux bains , où je le suivis , pour faire comme
les autres ) ; dans cette même soirée j'ai perdu mon argent
, et j'ai bien peur d'avoir non pas retrouvé , mais
rencontré....-Qui donc ? -Vous vous souvenez de cette
marquise ; de ce quatorzième siècle ambulant , comme
l'appelle le major?-QQuu''hhiieerr ,, chez le docteur , vous
regardiez avec tant d'attention ! ... Et que j'ai suivie
au Wauxhall . Quelques renseignemens que j'ai pris ;
quelques rapprochemens que j'ai faits , et quelques témoignages
d'une malveillance toute particulière , que
j'ai reçus de cette dame , me font soupçonner que nous
ne sommes pas aussi étrangers l'un à l'autre que nous
en avons l'air.- Comment, vous croyez ? ... -Je ne crois
encore rien , mais j'ai de violens soupçons que j'éclaircirai
à la première occasion.
Tout en causant , je ne tardai pas à m'apercevoir que
la fontaine où nous nous baignions n'était pas à moins
de trente-cinq degrés de chaleur , et comme je ne voyais
pas de raison de me faire cuire plus complétement , je
sortis de l'eau le premier, et je me fis conduire à quelque
distance de là , dans un endroit charmant , où le déjeûner
préparé pour des malades aurait fait envie aux
convives les mieux portans.
J'y trouvai réunis quelques baigneurs qui ne m'étaient
pas encore connus , et c'est là que j'eus , pour la pre
AOUT 1817 . 267
mière fois , l'occasion d'observer avec quelle satisfaction
de pauvres invalides se retrouvent après un an ou deux
de séparation. Ces rencontres sont pour eux une source
de félicitations réciproques sur un meilleur état de
santé , trop souvent démenti par la présence de ceux
qui les reçoivent . Le sentiment de la pitié avait peine
à contenir en moi l'envie de rire , à la vue d'un vieux
monsieur impotent , que deux domestiques venaient
d'apporter dans un fauteuil , où il remuait la tête comme
une pagode chinoise , et qui complimentait sur un surcroît
d'embonpoint , une dame d'une pâleur et d'une
maigreur effrayante ; laquelle , à son tour , se croyait
obligée de le trouver beaucoup plus ingambe que l'année
dernière.
Le major et M. Outis arrivèrent presque en même
temps , et furent immédiatement suivis de madame de
Closane , de sa nièce et du colonel Davèze que nous
vîmes descendre de cheval aussi lestement que s'il n'eût
pas eu une jambe de bois . L'éloge que l'on fit de sa
personne et de son caractère avant qu'il entrât , fit
monter une rougeur très- vive à la figure de ces deux
dames ; j'en comparais les nuances pour en découvrir
les causes. Le major me prit à part . Je vous ai promis
d'abréger votre tâche , me dit - il ; le séjour des eaux
est une lanterne magique où les objets passent trop vite
sous les yeux pour laisser le temps d'y réfléchir . Sachez
donc que ce beau colonel est amoureux de cette jeune
personne qui l'aime d'autant plus que sa chère tante le
déteste davantage . Il a trois torts irrémissibles aux yeux
de la dame ; il a servi son pays , depuis quinze ans , avee
la plus rare distinction ; il a hérité d'une très - belle terre
qui a jadis appartenu aux moines de Citeaux , et il est
noble du seul fait de son épée . Madame de Closane ,
dont un des aïeux a eu l'honneur d'être valet- de- chambre
268 MERCURE DE FRANCE.
de Louis XIII , ne consentira jamais , comme vous pouvez
le croire , à faire entrer dans sa famille un homme
qui n'a pour lui que sa gloire , sa fortune , ses talens
et sa considération personnelle. Il est probable cependant
qu'elle en aura la honte ; car la demoiselle est
majeure ; elle aime , elle est aimée , et tout le monde
ici est du parti de l'amour contre la sottise et l'orgueil .
Je vous avouerai même que je suis un de ceux qui
mettent le plus de zèle à servir ces amans . Dans ce
moment , par exemple , je devine qu'ils ont quelques
mots importans à se dire ; il n'y a qu'un moyen de
détourner l'attention de la tante , et c'est de quoi je
m'acquitte à merveille , comme vous allez voir. »
Le major s'approcha de madame de Closane , prit
un journal , et fit tomber adroitement la conversation
sur la politique. « L'horizon s'éclaircit , dit - il ; les partis
se rapprochent , le régime constitutionnel s'établit , les
récoltes sont assurées , et la loi du 5 septembre nous
assure de bonnes élections . » Madame de Closane , sur
qui les mots d'élections , de charte font l'effet de l'eau
sur un hydrophobe , s'élança , avec tant d'ardeur , dans
le champ des discussions qui venait de lui être ouvert ,
qu'elle ne s'aperçut pas qu'on traitait auprès d'elle , à
voix plus basse , une question d'un intérêt plus pressant .
Le major , pour qui la dispute n'était qu'une occasion
, avait bien soin de l'entretenir , en attaquant les
plus irascibles préjugés de son adversaire .— Mais enfin ,
madame, lui disait-il , puisqu'il est bien démontré qu'on
ne peut sauver la France que par ces moyens constitutionnels
, que voulez-vous que l'on fasse ? Je veux ,
monsieur . je veux qu'un Etat périsse plutôt que
de faire usage de vos spécifiques révolutionnaires . -
Vous me rappelez ( la comparaison ne vous blessera
pas ) , cette duchesse de Malborough qui avait , pour
les
• "
-
AOUT 1817. 269
moines , une aversion si prononcée , qu'elle aima mieux
mourir de la fièvre tierce , que de prendre du quinquina
, par la seule raison qu'on l'appelait alors la
poudre des jésuites .. .. .
>>
La plus grande partie des convives était arrivée ;
on se mit à table ; en la voyant couverte de bisques ,
d'ortolans , de truites , de cuisses d'oies , on n'était pas
tenté de se récrier contre la sévérité du régime des
eaux . A table , la conversation , plus générale , devint
aussi plus amusante . On épuisa d'abord , et suivant
l'usage , le chapitre de l'efficacité des eaux , sur lesquelles
chacun énonça une opinion si différente , qu'il
en résulte , le plus clairement du monde , que ces eaux
merveilleuses épaississent le sang et le rafraîchissent ;
qu'elles engraissent les uns et maigrissent les autres ;
qu'elles relâchent et qu'elles resserrent ; qu'elles affaiblissent
ceux -ci e qu'elles fortifient ceux -là ; qu'elles
sont bonnes à tout ; qu'elles ne sont bonnes à rien . »
Ces vérités une fois établies , la belle cousine du
général à demi-solde , dont j'ai fait mention dans mon
dernier discours , nous parla des plaisirs de Paris , d'où
elle était arrivée la dernière . J'ai vu le moment où nous
avions aussi notre guerre des montagnes. Cette dame
ne tarissait pas sur l'eloge des montagnes françaises ,
sur le délicieux petit effroi dont on était si agréablement
saisi , à ce tournant rapide qui vous jetait dans
les bras de votre compagnon de voyage. » Un petit
monsieur à moustaches , à col noir , et dont les bottes
étaient armées d'éperons , quoiqu'il fût venu à pied ,
prit très - chaudement le parti des montagnes russes.
« Il avait eu prodigieusement de succès sur ces dernières
, qu'il avait vingt fois descendues en faisant la
renommée , tandis que sur les autres il n'aurait pas
produit le plus petit effet sans l'aventure de M. Calicot .
!
270
MERCURE DE FRANCE.
Personne n'avait encore entendu parler ici de M. Calicot
; notre jeune homme nous en raconta très - naïvement
l'histoire .
On riait encore , lorsque la marquise entra de l'air
le plus solennel , et parut surprise qu'on déjeûnât
sans elle . On lui fit poliment observer qu'on s'était mis
à table à l'heure convenue , et qu'il n'était pas naturel
que vingt personnes exactes se gênassent pour une seule
qui ne l'était pas . - On pouvait me répondre en moins
de mots ( dit - elle en s'asseyant à la place qui lui avait
été réservée ) . « Cela se faisait autrefois ; donc cela ne
doit plus se faire aujourd'hui ..... » J'ai vu le temps où
l'âge, le sexe, la qualité entraient pour quelque chose dans
ce qu'on appelait alors les convenances sociales ; grâces
au ciel , nous n'en sommes plus la ; et quand on se passe
de considérations pour soi , je trouve tout simple qu'on se
dispense d'en accorder aux autres . Mais , madame ,
répondit la belle Parisienne , permettez-moi de vous dire
que vous n'êtes pas ici la seule femme , et que telle autre
aurait , ainsi que vous , droit de se plaindre .....
-Mon dieu , madame , je ne me plains de rien ,
n'est pourtant de ma mémoire qui me joue , sans cesse
le mauvais tour de me rappeler le temps où l'on se piquait
, si bêtement , d'avoir de l'usage , des principes ,
de la religion et des moeurs . -Peut- être s'en piquait - on
plus , sans en avoir davantage ; j'ai beaucoup entendu
médire de nos grand'mères ! ...- Pour moi , sans remonter
tout-à- fait aussi loin ( reprit la marquise , en regardant
la jeune dame qui lui parlait , avec une sorte
d'affectation ironique ) , je me souviens d'une époque où
les jeunes femmes ne venaient pas à Bagnères sans leurs
maris , où ceux -ci ne les auraient pas confiées à la garde
d'un cousin , eût-il été maréchal de France ; à cette même
époque ( continua- t-elle , en donnant à ses regards une
si ce
AOUT 1817:
271
autre direction ) , une jeune personne bien née laissait
à sa mère ou à sa tante , le soin de lui choisir un époux ;
l'amour lui-même connaissait les convenances ; il est
vrai que cette époque là n'était pas celle des philosophes ,
des libéraux et des indépendans : que voulez -vous ? on
ne peut pas avoir tout à la fois ! ....
Il y avait quelque chose de si amer , de si personnel ,
dans ces regrets donnés au passé , que M. Outis , dont
j'observais l'impatience , crut devoir interrompre , en
ces mots , la dame d'autrefois . Madame la marquise
qui a si bonne mémoire , ne pourrait- elle pas nous dire
si l'âge d'or , dont elle nous fait l'honneur de nous parler
, n'est pas celui où les grands seigneurs avaient des
petites maisons et des parc- au-cerf; où des gens de
qualité donnaient leur livrée à des filles d'Opéra ; où le
mariage entre gens comme il faut ( ou du moins comme
il fallait alors ) n'était que le luxe du célibat ; où l'on
se mariait du consentement de sa mère , de sa tante , et
même de son amant , qui donnait quelquefois de fort
bons conseils sur le choix d'un époux ; où l'on savait si
bien concilier les droits de l'amour et les convenances
de l'hymen , qu'on abandonnait un de ses enfans à la
charité d'un curé de village , et qu'on élevait l'autre
dans un palais ; enfin , où , dans sa vieillesse , on s'exposait
à ne pouvoir soutenir la vue de celui à qui l'on
avait donné la vie . »
En achevant ces mots , M. Outis se leva , jeta sa
serviette sur la table et sortit . Tous les yeux se portèrent
sur la marquise , qui ne parviut pas à dissimuler
l'impression que ce discours avait fait sur elle , en demandant
avec un sourire ironique « combien de douches
ce monsieur là se faisait administrer par jour !
L'ERMITE DE LA GUYANE.
272
MERCURE DE FRANCE .
ummmínu
VARIÉTÉS.
mwimwnmmınmına
HISTOIRE D'UN POÈTE.
CHAPITRE II.
LE BOUDOIR.
L'abbé Samuël mon oncle , le seul parent que j'aie
jamais connu , était professeur de troisième au colĺége
d'Harcourt . Homme d'esprit et de goût , savant
sans pédanterie , doux et modeste ; son naturel heureux , ✨
son caractère aimable , avaient su triompher de l'influence
de la soutane . Aussi , plus goûté des élèves que
de ses supérieurs , il ne put jamais obtenir cette chaire
de rhétorique qui fit l'ambition de toute sa vie. L'ambition
de mon oncle Samuel n'était pas de celles qui
jettent les hauts cris , quand elles se voient déçues :
il se consolait de l'injustice des hommes , en dictant ,
les jours de congés , quelques amplifications de contrebande
à ses écoliers de troisième ; et je dois dire à sa
louange qu'il ne choisit jamais , pour sujets de nos
discours , ni le mérite méconnu , ni la haine de la médiocrité
contre le génie.
Cet excellent homme eut pour moi , tant qu'il vécut ,
une tendresse vraiment paternelle . J'avais dix- sept ans
lorsque je le perdis. Je le pleurai comme un fils qui se
voit orphelin. Sa bibliothèque et son modeste mobilier
composaient tout son patrimoine. J'avais une demibourse
au collége ; on m'en fit avoir une entière en
mémoire de mon oncle dont on commençait à soupçonner
le mérite depuis qu'il n'était plus. Ainsi ce bon
oncle , à qui j'avais été si redevable pendant sa vie ,
me protégeait encore après sa mort .
Mon oncle Samuël m'inspira de bonne heure l'amour
des lettres et le mépris des richesses . La postérité , s'il
en est une pour mes ouvrages , décidera si les Muses
AOUT 1817. 273
m'ont bien ou mal traité. Quant à la fortune , elle s'est
bien vengée de mes mépris ; jamais femme offensée n'a
mieux gardé rancune .
Je passe les détails sans intérêts de mon séjour au
college pour arriver à l'un des plus beaux jours de ma
vie ; ce jour où , l'Université rassemblée , j'entendis ,
pour le premier prix d'amplification française , appeler
Samuel d'Harcourt ( ainsi m'avaient nommé mes parrain
et marraine , du nom de mon oncle et de celui de
mon collége ; ce qui faisait dire aux mauvaises langues
des colléges rivaux , que j'étais un enfant de la
balle ).
Comme je n'ai guère porté d'autres couronnes que
celle que je reçus du recteur , je me garderai bien de
comparer au bonheur des rois celui que je goûtais
alors ; mais j'avoue que je n'ai plus trouvé , dans le
cours de ma vie , rien qui valût le SAMUEL D'HARCOURT
accedat coronandus.
:
*
2
Mon triomphe était pur ; il n'y avait pas là de népotisme
. Hélas ! mon oncle n'était plus ! pas de faveur :
j'étais un pauvre boursier. J'étais poëte , j'étais jeunė ,
et j'étais couronné ; je ne perdis rien de mon succès.
Voilà , disais -je , de ces victoires que j'aime, La
fortune n'en peut revendiquer sa part ; le sang humain
ne les a point souillées , et les cris des mourans ne les
maudissent pas ; c'est -à -dire que , fier du prix d'amplification
française , soit par reconnaissance , soit pour
m'exercer dans le genre , j'en composais une sur mon
bonheur présent. Ainsi , le vainqueur des jeux olympiques
célèbre sa victoire dans un dithyrambe ; ainsi ,
le poëte Ovide défie le temps qui ronge tout , de détruire
le monument de sa gloire ; ainsi , tant de poë tes
de nos jours , ennuyés du silence des autres sur leurs
productions , prennent le parti de se chanter euxmêmes
, et se décernent l'immortalité .
Je dînai , ce jour- là , chez M. le recteur avec les Lauréats
. On porta des santés ; on cita des vers de Virgile ;
et ce qui me toucha surtout , on dit un mot à la mémoire
de mon oncle Samuël.
Une surprise agréable m'attendait en rentrant au
collége on me remit un billet ambré , ployé en poulet
, qu'une jeune femme - de-chambre avait apporté
18
274 MERCURE DE FRANCE.
pour M. Samuel d'Harcourt . C'était la première lettre
que je recevais de ma vie. J'emporte mon trésor , je
cours à ma chambre , et d'un oeil avide , je lis ce qui
suit :
« Si M. Samuel d'Harcourt veut bien prendre la peine
« de venir demain à midi , rue Neuve - des - Mathurins ,
« n° . 8 , et demander mademoiselle Victoire , il trou-
« vera une personne toute charmée de son mérite , et
« qui serait bien aise de lui faire son compliment sur
le beau discours de Fabius , qui lui a mérité le prix . »
La première chose que je fis , après avoir lu ce billet ,
fut de le relire une seconde , une troisième fois . La
surprise , la curiosité , l'inquiétude se partageaient mon
esprit . Mademoiselle Victoire ! Ce nom , sans autre
désignation , résistait à d'ambitieuses espérances . Mais
d'un autre côté , quand je voyais une persoune du sexe ,
assez instruite pour apprécier dignement mon discours
de Fabius , j'interprétais par le mystère le laconisme de
la signature. Qui sait , me disais-je , les dames de
qualité se plaisent quelquefois à nouer une intrigue
sous le voile de l'anonyme ; et partant de ce thème , je
me livrais , au lieu de dormir , à mon goût favori pour
l'amplification .
-
-
A cinq heures du matin j'étais à ma table , relisant
quelques passages du quatrième livre de l'Eneide , et
des morceaux d'un Ovide complet qui me venait de la
bibliothèque de mon oncle , et que j'avais su dérober
aux recherches de M. le régent. De cinq heures à
midi , quel vaste champ à mon impatience ! le temps
avait perdu ses ailes . Je me flattais que le charme des
beaux vers saurait tromper le malin vieillard , mais
pour céder à l'entraînement de la lecture , il ne fallait
pas avoir en poche un billet de mademoiselle Victoire .
--
A dix heures , j'étais coiffé , paré , parfumé : à onze
je suis en chemin , ou plutôt j'arrive , car le départ et
l'arrivée se touchent , le jour d'un premier rendez- vous,
Mademoiselle Victoire . Montez monsieur ,
l'entresol , la porte neuve . » — Je sonne ; une femmede-
chambre , après m'avoir fait décliner mon nom
m'introduit dans un boudoir , me dit d'attendré sa maîtresse
, et ferme la porte sur moi .
Voilà donc le neveu de mon oncle Samuel au milieu
AOUT 1817. 275
des coussins , des cristaux et des porcelaines ; surpris ,
enchanté , plein d'espérance et d'embarras , n'osant,
s'asseoir sur les carreaux de soie , et contemplant à loisir
, dans les huit pans de glace qui servent de lambris
au boudoir , la figure étonnée , la contenance un peu
gauche d'un échappé des bancs , devenu tout d'un coup
le héros présumé d'une aventure romanesque .
Pour être fidèle au titre de ce chapitre , il faudrait
décrire en détail la pièce où je me trouvais ; mais
ce serait précisément rencontrer l'écueil dont parle
Boileau :
S'il rencontre un palais , il m'en dépeint la face.
Qui ne connaît d'ailleurs ces réduits voluptueux consacrés
au mystère , par le caprice et la mode ; temples
de glace et de taffetas , où l'amour et le plaisir ne sont
souvent que des dieux honoraires qui n'excluent ni
l'ennui , ni la satiété ?
Ces réflexions sont du vieux Samuel , comme on
l'imagine bien , du Samuël dans son grenier ; car pour
le Samuel d'alors , qui n'avait pas vingt ans , un bou-,
doir était un lieu de délices , où les jeux , les ris , et les
amours venaient former des danses légères ..... Que
dis - je ? ô poëte incorrigible ! Ce cortège mythologique
peindra-t -il jamais les prestiges enchanteurs de ma
jeune imagination , et cet essaim folâtre de désirs et
d'espérances qui voltigaient autour de moi ? Non , dans
les charmans ballets de Gardel , les nymphes aëriennes
de l'Opéra se groupent avec moins de grâce. Déjà je
compose une déclaration passionnée . L'action , l'action
, dit l'orateur romain. Et docile à ce conseil ,'
j'étudié dans les glaces , le geste , l'attitude , les airs de
tète , quand un volume de Gil Blas , que j'aperçois sur
un guéridon , vient changer tout-à-coup le sujet de mes
réminiscences. Je laisse là le précepté de Cicéron ( qui ,
soit dit en passant , valait son prix pour un novice ) ,
et je ne vois plus que le bon Santillane se précipitant ,
comme un prince de théâtre , aux genoux d'Aurore de
Guzman .
-
-
Dans les occurrences délicates , lorsqu'il s'agit d'éviter
une sottise , il ne faut jamais désespérer d'un
18.
276
MERCURE DE FRANCE .
homme qui possède son Gil Blas . Je servirais cent archevêques
de suite , que je trouverais bonnes toutes
leurs homélies. - Maître Samuel , me dis-je in petto
n'oubliez pas qu'après une belle déclaration d'amour
le pauvre Gil Blas vit douloureusement renverser l'édifice
de ses présompteuses espérances , par l'offre imprévue
du caducée , dont il fallut se charger de bonne
grâce . De la prudence , monsieur l'écolier ; ne précipitez
rien , et pour ne pas gâter vos affaires , contentezvous
de la réplique. J'en étais là de mes réflexions ,
quand la porte s'ouvrit.
A. DUFRESNE.
ACADÉMIE FRANÇAISE .
Dans la séance de jeudi dernier , l'Académie française
avait à décerner tous les genres de récompense
et d'encouragement. Elle devait , en désignant son secrétaire
perpétuel , exercer un droit dont la longévité
de feu M. Suard avait suspendu l'usage pendant deux
générations d'académiciens . Le choix qu'elle a fait de
M. Raynouard , pour occuper cette place , avait été en
quelque sorte devancé par l'opinion publique. Tous les
amis des lettres applaudiront à la nomination de ce littérateur
laborieux , dont le talent brillant et profond est
justement estimé. Le fauteuil de M. de Choiseul-Gouffier
, dont l'Académie devait aussi disposer , a été accordé
à M. Laya . Ses amis ont dû craindre un moment
la concurrence de M. le comte Pastoret , en faveur de
qui la majorité semblait d'abord se prononcer. Le prix
de poésie , sur ce sujet Du Bonheur que procure
l'étude dans toutes les situations de la vie , a été ensuite
AOUT 1817. 277
décerné . Il a donné lieu à de longs débats à raison dư
nombre de morceaux remarquables entre lesquels il fallait
décider. M. Pierre Lebrun a obtenu l'avantage , et le
prix lui est accordé ; mais l'Académie se propose de demander
un prix de même valeur pour M. Saintine , qui
a été nommé le second. On prétend qu'une troisième
pièce , de M. Casimir de Lavigne , a été l'objet de
plusieurs discussions animées ; elle a été jugée supérieure
aux autres . Cependant , l'aréopage littéraire
croit devoir se borner à faire mention de cet ouvrage
par la raison qu'il traite l'inverse de la question
mise au concours , et que l'auteur , tout en prouvant
par un beau talent , les avantages qu'on peut
retirer de l'étude , présente , dit -on , des observations
peu propres à en inspirer le goût.
ANNALES DRAMATIQUES..
THEATRE- FRANÇAIS.
Première représentation d'Adrienne Le Couvreur.
Les commis marchands ne sont pas les seuls qui se
révoltent contre Thalie ; depuis les plus basses classes de
la société jusqu'aux plus élevées , chacun refuse de voir
les ridicules de sa profession traduits sur la scène , et si
l'on donnait maintenant la Banqueroute du Savetier , il
est probable qu'elle serait sifflée par les cordonniers
de Paris. Anjourd'hui tous les procureurs veulent être
honnêtes , tous les juifs désintéressés , tous les courtisans
sincères . Dès qu'un auteur attaque un vice , ou
fronde un ridicule , ceux qui se reconnaissent dans son
ouvrage , s'ameutent , déclament , et nous montrent la
278 MERCURE
DE FRANCE.
société , et , s'il le faut même , l'état , compromis pour
quelques vers de comédie . Dans cette ligue de tant de
prétentions , le poète comique est obligé de s'écarter
du but de son art , de négliger le vrai , et de se jeter
dans des compositions fausses et vagues ; de là cette
foule de comédies d'intrigue et de comédies anecdotiques
qui inondent la scène. Depuis le commencement
de l'année , trois comédies de caractère out été retirées
du Théâtre - Français , par leurs auteurs , qui ont
refusé de faire , aux dépens de leurs ouvrages , les sacrifices
exigés par la délicatesse du siècle . Pour nous donner
du nouveau , il a fallu recourir à une petite comédie
de boudoir .
Si Adrienne Le Couvreur n'eût été qu'une bonne
actrice , peut-être son souvenir se fût-il évanoui comme
les succès éphémères de l'art qu'elle cultiva ; mais elle
sut unir son nom à celui d'un héros , en sacrifiant à la
gloire de son amant ce qu'une femme lui préfère souvent
, ses bijoux et ses diamans. Le fanatisme a aussi
contribué à l'immortaliser. Il refusa un coin de terre à
ses cendres ; mais Voltaire consacra à sa mémoire des
vers qui vivront plus long- temps que le marbre et l'airain
dont on aurait pu charger sa tombe .
Il n'y a rien , dans ce que nous connaissons des rapports
d'Adrienne Le Couvreur avec le maréchal de Saxe ,
qui puisse fournir le sujet d'une comédie ; l'auteur a été
obligé d'inventer une fable ; en la créant , il aurait dû se
pénétrer du caractère de ses personnages , et ne leur préter
que des actions qui y fussent conformes. On sait bien
que dans le dernier siècle , nos héros , nouveaux Alcibiades
, volaient de la tranchée au boudoir , et servaient
à la fois Mars et l'Amour ; mais ils savaient conserver
quelque chose de leur dignité , même en s'en dépouillant
; et le maréchal de Saxe , ou même le maréchal de
Richelieu ne se seraient point permis de lire une lettre
qui ne leur était point adressée ; car c'est quelque chose
de plus qu'une scélératesse , c'est une bassesse.
L'intrigue de la pièce nouvelle est fondée sur cette
coupable indiscrétion . Un jeune mousquetaire qui vient
dire , comme Oreste ou bien Agamemnon :
Mon nom est Chatelard ,
Et je suis descendant du chevalier Bayard ,
AOUT 1817. 279
est éperduement amoureux de mademoiselle Le Couvreur.
Il lui écrit un billet tout rempli de sa flamme .
Mademoiselle Le Couvreur le lit , et en est si peù
touchée qu'elle le laisse négligemment ouvert sur une
table. Cependant , le maréchal de Saxe , qui vient
d'échouer dans son entreprise sur la Courlande , et de
perdre une couronne , revient , incognito , à Paris , et
se présente , en courrier , chez sa maitresse , pour
s'assurer s'il a au moins conservé son coeur . Il voit le
billet , le lit à son tour , et se croit trahi . Il veut faire
néanmoins une dernière épreuve ; et , pour réchauffer
les feux d'une ancienne amitié , il se présente à mademoiselle
Le Couvreur comme proscrit et ruiné. Dans
le même instant , un souverain étranger , qui a fait
proposer à l'actrice par un ambassadeur d'un caractère
un peu équivoque , de venir jouer la tragédie dans ses
Etats , lui envoie un riche écrin qu'Adrienne offre sur¬
le-champ au maréchal de Saxe.
Plusieurs tirades , écrites avec assez de grâce et de
facilité , n'ont pu ralentir la chute de cette pale production
. Mademoiselle Leverd , qui représentait Adrienne
Le Couvreur , avait mieux employé son talent dans le
rôle de madame Evrard du Vieux Célibataire qui précédait
la pièce nouvelle .
THEATRE DES VARIÉTÉS .
Première représentation du Café des Variétés , prologue .
Ce prologue , qui se rattache à la grande affaire du
Combat des Montagnes , était attendu avec impatience,
car il n'est plus question que de M. Calicot son
nom est dans toutes les bouches ; le burin le reproduit ,
chaque jour , en caricature , et la foule afflue tous
les soirs au théâtre de sa gloire . Le caissier des Variétés
trouve sa salle trop petite ; c'est le contraire de celui
de Feydeau qui , depuis long- temps , trouve la sienne
trop grande.
Ce petit à-propos a été accueilli , comme la pièce qui
en a été l'occasion aurait dû toujours l'etre . C'est une
réponse victorieuse et surtout fort gaie à toutes les
280 MERCURE DE FRANCE .
plaintes qui se sont élevées contre M. Calicot. On nơ
pouvait plaider plus spirituellement une bonne cause.
Les auteurs ont fait , du Café des Variétés , le foyer
des mécontens .
On y voit paraître successivement un garçon de café,
bel esprit , un Gascon qui veut jouer tout le monde ,
mais qui ne veut pas qu'on le joue ; un bon marchand
de la rue Saint-Denis , qui croit tout le commerce insulté
dans la personne de ses neveux , mais qui revient
de son erreur dès qu'on lui apprend que l'on n'a voulu
livrer à un ridicule mérité que les commis portant moustaches
; enfin il s'élance de l'orchestre un M. Dutoupet ,
perruquier , qui va en wiski pour faire plus vite son chemin
, et qui demande en grâce qu'on le rende célèbre ,
en le rendant ridicule ; pour contraster avec tous ces
fous , les auteurs ont placé dans cette galerie un petit
bossu qui , malgré les incitations de sa femme et de ses
amis , refuse de se reconnaître dans le Vulcain des
Montagnes . Ce caractère est d'une observation aussi
juste que délicate , les bossus sont presque toujours des
gens d'esprit.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 29 juillet au 6 août.
RÉCOLTES . FINANCES . Le crédit de la pomme de
terre va croissant ; chaque jour découvre en elle de
nouveaux avantages . Considérée dans sa première apparition
, comme un accessoire assez insipide à nos alimens
habituels , à force de services rendus , elle est parvenuc
à disputer au froment l'honneur de sa préséance. Mais ce
n'est encore que la moitié de sa gloire. S'il en faut croire
de nouvelles observations , ses fanes réduites en cendres ,
et soumises à de certains procédés , donnent de la potasse
en abondance . Ainsi , nous nous sommes longtemps
rendus tributaires de l'étranger , pour une chose
que nous avions sous la main , Combustible aussi bien:
AOUT 1817 .
281
que comestible , la pomme de terre est un trésor ; et
nous méprisions ce trésor !
-M. Garay poursuit courageusement l'exécution de
son plan de finances , au bruit des anathèmes de quelques
moines et autres gens de bien qui aiment tendrement
leur pays et leur roi , pourvu qu'il ne leur en coûte pas
un maravédis . Tout lumineux qu'est ce plan , le ministre
a pourtant jugé qu'il y manquait quelque chose ; et pour
le rendre complet , devineriez-vous de quelle industrie
il s'est avisé ? Je le donne en cent , je le donne en
mille , à nos politiques d'antichambre. Belle question ,
me dira l'un ; il aura découvert quelques-unes de ces
mines que l'Espagne recèle dans ses montagnes , et
aura dépêché force mineurs pour l'exploitation ; ou bien
il aura inventé quelque belle et bonne spéculation sur
les futurs contingens , admirable leurre pour la foule ,
et pour bien des gens qui ne veulent point être de la
foule . Ou peut -être aura-t-il conclu quelque marché
avantageux , et honorable surtout , avec telle puissance
qui fournira des escortes aux galions . Rien de tout cela .
M'y voici , s'écrie un coryphée. Il aura tout bonnement
confisqué les biens des proscrits ; l'expédient n'est
pas neuf , mais il est sûr . Encore moins . Il veut qu'on
rappelle les proscrits , qu'on oublie tout , qu'on pardonne
tout , qu'on s'embrasse enfin. Et par ménagement
pour les âmes timorées qui ne croiraient point
pouvoir déposer leur rancune , en toute sûreté de
conscience , il se présente à elles avec le suffrage , de
qui , diriez-vous ? du conseil de l'inquisition . Le conseil
de l'inquisition approuve , dit-on , l'amnistie.
Les fonds anglais continuent à osciller. Ils étaient
retombés le 31 , ils sont remontés le 1er. Cette oscillation
ne tient qu'indirectement aux combats des taureaux
et des ours , ou au désappointement des canards
boiteux , termes d'argot de la bourse . Car , et ce désappointement
, et l'issue de ces combats tiennent euxmémes
aux bruits bien ou mal fondés qui circulent .
Vante qui voudra les bienfaits du mouvement perpétuel.
Pour moi qui n'ai point tant de raffinement dans
l'esprit , je ne puis concevoir ce que peut offrir de si
beau , un jeu qui met la fortune publique dans la dépendance
d'une conjecture , d'un rêve , d'un on dit ;
282 MERCURE DE FRANCE.
une loterie arrangée de telle sorte , qu'un hableur , à
deux mille lieues de vous , va d'un mot réduire vos capitaux
, les dissiper même comme s'il soufflait sur un
château de cartes .
9
Il serait à souhaiter que les capitalistes renonçant à
cette périlleuse bascule , qui n'élève trop souvent que
le plus sot , employassent leurs fonds à ces entreprises
vraiment utiles , qui donnent au commerce des facilités
, ou qui lui créent des ressources nouvelles . Comme
je fuis les procès , je me garderai bien de compter
parmi les spéculations de ce genre , les immenses établissemens
que des récits , exagérés sans doute , attribuent
à des compagnies anglaises , dans le domaine de
Bu nos- Ayres. Mais en voici un plus près de nous , et
dont nous pouvons aussi partager les fruits ; c'est un
canal de communication entre Bristol et le canal d'Exeter
, propre au transport d'un million et demi de tonneaux
de charbon . Cette entreprise ne serait pas seulement
favorable aux pays que le canal traverserait
mais encore à tous les ports de France situés vis-à - vis
des côtes du Devonshire .
- Afin que rien ne manque au tableau des révolutions
, le Nord est devenu le grenier de l'Europe . Tous
les vaisseaux qui couvrent la Néwa viennent chercher
des subsistances dans ces ports long- temps inconnus .
Une sage police , très-sage surtout depuis que la piraterie
s'est ouvert de nouveaux chemins , prévient la
contagion sur les côtes de la Baltique et de la mer
Blanche .
-
Il ne faut pas chercher la prospérité des Etats
ailleurs que dans l'économie . Sans elle , ils ne sont jamais
riches ; avec elle , ils ne sont jamais pauvres .
L'entretien de tout le corps diplomatique ne coûte aux
Etats-Unis que cent cinquante-cinq mille dollars par
an ; c'est environ buit cent mille francs , et la république
ne trouve pas qu'elle en soit plus mal représentée.
-La routine prévaut quelquefois non-seulement sur
le droit naturel , mais mème sur l'autorité. Voyez Cologne
et Mayence qui s'obstinent à gener la navigation
du Rhin , comme si elles étaient étrangères à cette
navigation , et qui sacrifient le commerce pour maintenir
la douane , sans savoir ce qu'elles maintiennent
AOUT 1817.
283
et ce qu'elles sacrifient . La raison a quelquefois plus
de peine à descendre des rois aux peuples , qu'à monter
des peuples aux rois.
1
AMÉLIORATIONS POLITIQUES. -
La diète germanique
ne tardera pas poser les bases communes aux constitutions
des divers Etats dont elle est le noeud et l'arbitre
; car on conçoit bien qu'elle ne peut s'occuper
que des bases , c'est-dire des principes généraux. C'est
aux législateurs locaux à modifier l'application de ces
principes , suivant les antécédens et les circonstances .
Tel est l'immense avantage du système représentatif ;
il embrasse , il réunit , il assimile les choses en apparence
les plus contraires , prenant , de chaque forme
de gouvernement , ce qu'elle a de bon , et n'excluant
que le despotisme . La diète saxonne doit s'assembler ,
dit- on , à la fin d'octobre. On parle aussi de la prochaine
convocation des états de Suède pour des réformes
dans la constitution . Nous pouvons juger de la
nature de ces réformes par les discours que le roi et le
prince royal ont prononcés dans le conseil d'état , à
l'occasion de la majorité du prince Oscar . L'histoire
recueillera ces discours. Celui du prince royal est dicté
par une raison supérieure ; mais je ne sais s'il n'y a
point quelque chose de plus touchant et de plus solennel
encore dans celui du roi . Cette image d'un vieillard
donnant , en présence de son fils , des bénédictions et
des conseils à celui qui doit occuper son trône , quand
ce fils ne sera plus , et traversant , par la pensée , deux
regnes pour arriver à une époque où sa cendre sera
depuis long- temps refroidie , cette image porte dans
l'âme un charme et une douleur que j'essayerais en vain
d'exprimer . Du reste , on peut juger des principes
du roi par ceux du prince royal , et de ceux du
prince royal par ceux du roi . « Mon petit- fils , dit le
monarque à son jeune héritier , tu seras un jour le
chef de deux peuples libres ; montre -leur , en respectant
leurs droits , de quelle manière tu veux qu'ils respectent
les tiens . « Mon fils , dit le prince royal , dans
les soins que j'ai pris de votre éducation , j'ai principalement
insisté sur l'étude de l'histoire ; elle vous a
fait connaître l'origine des princes , quelle est la source
de leurs titres , comment ces titres se perdent ou se
284
MERCURE
DE FRANCE .
détruisent . Malheur au prince qui se persuade qu'en
effaçant les traces des droits de la nation , il rehausse
l'éclat et le pouvoir du trône . >>
--
Il est cruel de penser que l'orgueil et l'entêtement
de quelques hommes soit un obstacle à l'émancipation
de tout un peuple. Tout me porte à croire
que les catholiques irlandais auraient gagné leur cause ,
si le veto du gouvernement , et le système des nominations
domestiques n'eussent effrayé la hiérarchie . Ce
qu'il y a d'accablant pour elle , c'est que Rome et
Londres la condamnent de concert pendant que
Londres ajourne l'émancipation , Rome chasse l'agent
des catholiques. Je sais qu'il n'est pas rare qu'un seul
ait raison contre tous . Mais l'inflexibilité n'est presque
partout qu'une vertu de parade . C'est par des concessions
mutuelles que s'entretient l'harmonie sociale ,
comme l'harmonie politique , comme toutes les harmonies
. Voici une réflexion que je soumets aux catholiques
irlandais. Ils vivent sous une puissance autocratique.
Si le roi , chef de l'église comme de l'Etat pour
les Anglais , n'avait , pour les Irlandais , qu'une autorité
politique , prise de toute autre influence , il est clair
que la constitution des deux peuples ne serait la même
qu'au dehors , et que les Irlandais auraient non pas des
droits égaux , mais des droits supérieurs à ceux des
Anglais. Le bureau des catholiques de Dublin est animé
de ces sentimens. Il a écrit aux évêques pour les exciter
à quelque peu de condescendance ; réussira- t-il ?
L'espionnage , cette précieuse industrie aux yeux
des partis , n'a pas le suffrage du Morning- Chronicle.
On aurait , dit - il , traité de faux prophète , il y a
quarante ans , l'homme qui aurait prédit chez nous
l'emploi des espions. Ce seul mot soulevait l'indignation
du tory le plus déterminé , et Burke lui -même ne le
prononçait qu'avec horreur .
-
Je ne balancerai pas à mettre au rang des améliorations
politiques l'adoption solennelle de la méthode
lancastérienne en France . C'est qu'une telle amélioration
comprend toutes les autres . Il est aussi difficile
d'avilir que d'égarer des peuples qui savent lire ; car
anarchie comme despotisme , c'est barbarie . J'estime
donc que la commission d'instruction publique a rendu
AOUT 1817.
285
an service éminent à la France , par l'établissement des
écoles -modèles pour l'enseignement réciproque . On
aime à retrouver dans cette mesure l'esprit de l'orateur
qui tant de fois soutint à la tribune législative , les véritables
droits de la nation , avec l'autorité de son caractère
et de son talent .
-
COLONIES .
blissement pour la pêche de la baleine , près des îles
Sandwich. Voilà donc , disent les journaux anglais , ce
peuple si casanier , si peu entreprenant ; on le trouve
partout.
Les Russes viennent de former un éta-
L'ambassadeur de Russie a quitté subitement Rio-
Janeiro . Un départ si précipité occupe tous les esprits.
Huit cent mille acres de terre à vendre en Amérique
; voilà de quoi exciter plus d'une émigration . Je ne
sais si toutes ces peintures de la malheureuse condition
des émigrans , sont aussi fidèles qu'elles sont énergiques ,
ce serait pour le coup que l'intérêt d'un moment étoufferait
l'intérêt réel . Tout ce que je sais , c'est qu'un sol
vierge appelle la population ; que la population , comme
tout le reste , cherche l'équilibre ; et je commencerai à
regarder ces émigrations comme impolitiques , quand
les savanes immenses du Nouveau-Monde auront disparu
.
- Les habitués de la bourse de Londres attribuaient
la baisse imprévue des fonds à quelque nouveau succès
des Pindarries. C'est en effet un fâcheux voisinage pour
les comptoirs de l'Inde . Dans leur dernière irruption ,
les Pindarries avaient plus de vingt mille chevaux.
Il est certain que les insurgés de Fernambouc ont
complétement perdu la bataille qu'ils étaient venu présenter
aux royalistes , et que Martinez lui-même a été
pris ; mais ceux qui se plaisent encore à douter de leur
soumission entière , se fondent sur la continuation de
l'embargo , dont on ne donne que des motifs assez
vagues , et sur le silence que le paquebot du Brésil ,
parti de Bahia le 8 juin , garde à ce sujet.
- Toujours obscurité , quelquefois contradiction ,
dans les récits qui concernent l'Amérique espagnole .
Comment en serait-il autrement ? Voici pourtant ce
qu'on peut recueillir de moins invraisemblable en faveur
des insurgés :
286
MERCURE
DE FRANCE .
Les Anglais dépensent , dit- on , quatre cent millions
en établissemens commerciaux sur la Plata . Je crois la
somme enflée ; mais peut-être est - elle considérable en
effet , et l'on ne jette pas d'immenses capitaux dans un
pays dont le gouvernement peut changer d'un instant à
l'autre .
pays
- Vénézuela
songe à récompenser ceux qui ne lui
ont point fait de mal. C'est un soin dont on ne s'occupe
guère qu'au sortir du danger.
Un schooner insurgé entre dans le port de Kingston
avec des dépeches pour l'amiral , et d'autres pour
le cabinet anglais . Les anciens propriétaires du schooner ,
colons de la Havane , en demandent la saisie , et le
gouvernement de la Jamaïque rejette la demande ..
-
L'amiral insurgé Brion désavoue et menace les
forbans. Agit-on ainsi quand on est à la merci de tout
le monde ? Quand on ne combat que pour la vie , regarde-
t-on aux moyens ? Et l'attitude du calme sied- elle
au désespoir ?
/
-Les insurgés maîtres de l'Orénoque , par la brillante
victoire du général Piar , écrivent que dans huit
jours leur marine sera formidable , et que sous peu toute
Guyane sera conquise.
-
On assure que la Floride espagnole , et l'île d'Amélia
sont tombées au pouvoir de Mac - Grégor.
Les insurgés occupent une partie de la Nouvelle-Grenade
. Les tétes des commandans espagnols ont remplacé.
sur les créneaux les têtes des commandans insurgés .
Morillo n'est pas mort , il est vrai ; mais Bolivar l'a
battu deux fois en un jour . Bolivar est maître des Carraques
; la province de Santafé est en insurrection .
Hors la ville de la Conception , tout le Chili est occupé
par les insurgés . Et si j'en juge par le procès de
Carrera , que son gouvernement accuse d'intelligence
avec les Etats- Unis , le commerce de la province est
déjà un objet d'envie et d'intrigues .
Quel remède à ces innombrables maux ? La force ,
la
force , s'écrient les politiques mexicains , envoyez- nous
des armées. Et ils avouent qu'ils ne peuvent solder et
nourrir ce qu'ils ont de troupes. Mais que les Européens
viennent en colons et non en conquérans. Des soldats
colons ! Qu'est- ce à dire ?
AOUT 1817, 287
Certains papiers américains invitent l'Europe à une
croisade . Si j'étais des gouvernemens d'Europe , je saurais
que penser d'une telle invitation ..
RELATIONS POLITIQUES ET COMMERCIALES . - L'abbé
de Saint-Gall a décidément perdu sa cause auprès des
cantons .
La levée des recrués à Dresde est plus active
qu'on ne s'y attendait .
Ismael Gibraltar , envoyé du pacha d'Egypte , le
même qui se distingua dans la bataille de Ténédos
vient de conclure avec la Suède un achat de deux cent
cinquante pièces de canon avec leurs affûts . On parle
aussi d'un traité de commerce pour les poudres . Rien de
plus avantageux pour un pays qui en fabrique par at
cinq mille quintaux , et n'en consomme pour ses mines
qu'un millier.
CONSPIRATIONS , PROCÈS MARQUANS . Qu'on nous
parle de certitude historique. Lascy était mort , bien
mort ; on eitait ses dernières paroles : et voilà qu'un
journal anglais le ressuscite pour le condamner à une
prison perpétuelle .
- Les habitans de la Lune sont descendus sous de
fâcheux auspices . Leur introducteur dans notre planète
est accusé de haute -trahison . C'est un écrivain beige .
Deux hommes ont été condamnés à mort par les
tribunaux suédois , pour avoir bu à la santé de Gustave
V. La peine est sévère ; on assure qu'elle sera,
mitigée .
G
Un conseiller noble de la cour de Saxe est accusé
d'une action qui l'est bien peu . Il s'agit d'une erreur
dans le compte des diamans de la voûte verte. On appelle
cette erreur , en termes vulgaire , un vol . L'auteur
a des complices.
NOUVELLES DIVERSES. Lord Castlereagh a été vivement
mordu en voulant séparer deux chiens qui se
battaient.
Les Corses se croyaient riches à jamais ; ils par-´
laient avec emphase d'un nouveau métal découvert dans
leur île qui , sans avoir la pesanteur de l'or , en avait
pourtant l'éclat. Mais le corsicorum n'a pas soutenu
l'épreuve de l'usage et du temps ; il est devenu un nouveau
témoignage du proverbe , que tout ce qui reluit
n'est pas or.
288 MERCURE DE FRANCE.
Le duc de Wellington est à Bruxelles .
L'archiduchesse Léopoldine attend encore à Livourne
l'escadre portugaise qui doit la transporter au
Brésil .
---
A l'audience du 5 , M. Mérilhou , avocat de
MM . Comte et Dunoyer , prononça un plaidoyer remarquable
par la beauté du style, autant que par la force
du raisonnement . Je regrette de n'en pouvoir insérer
ici un extrait . La cause est renvoyée à huitaine .
Le directeur du spectacle de Nîmes , trop à l'aise
sans doute dans son taudis , s'est avisé de donner des
combats de taureaux dans ces mêmes arènes où les
Romains poussaieut , à l'aspect du sang , ce cri de cannibale
: Hoc habet , il en tient . Un pareil spectacle ,
sous le soleil du Midi , dans les ardeurs de la canicule ,
au sortir des guerres civiles , parmi tant de souvenirs
et de monumens funestes ! Qu'on y prenne garde , il
s'agit des moeurs publiques.
BÉNABEN.
Théorie nouvelle et raisonnée du participe français ;
par M. Bescher ; deuxième édition , revue , corrigée et
augmentée . Un vol . in - 12. Prix : 2 fr . Chez Béchet , libraire
, rue des Grands-Augustins , n. 11 ; et chez
P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Cet ouvrage , fort bien accueilli du public , valut à M. Bescher
des éloges flatteurs ; il s'en est assuré de nouveaux dans la
seconde édition , par quelques changemens utiles qui font disparaître
toute difficulté.
TABLE .
Poésie . Le Pressentiment ; par Mlle . Desbordes.
Nouvelles littéraires.- Questions sur la législation de
la presse en France ( suite ) ; par M. L.
Revue de quelques ouvrages nouveaux relatifs à l'histoire
militaire .
Correspondance sur les Romans .
L'Ermite en Province .
M. Jouy.
Académie française .
-
Pag. 241
244
248
254
Hydrologie morale ; par
262
272
276
277
280
Variétés.—Histoire d'un poète ; par M. A. Dufresne .
Annales dramatiques.
Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben .
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 16 AOUT 1817 .
LITTÉRATURE .
POÉSIE.
mi
Traductions de l'Ode d'Horace ad Grosphum .
Od. xvi , 1. 2.
M. le proviseur de Wailly vient de publier une traduction
des deux premiers livres des odes d'Horace ( 1 ) . ;
Cette entreprise déjà tentée plusieurs fois avec des succès
plus ou moins heureux, sera toujours un noble sujet
d'émulation au milieu des saines études ; on se plaît à voir
les amis des Muses latines exercer des talens mûrs ou précoces
, sur ces poésies éminemment philosophiques . Il
était parvenu au Mercure , avant la publication de l'ouvrage
de M. le proviseur , une traduction libre de l'Ode
si connue : Otium Divos ; elle est d'un jeune élève du
lycée dirigé par M. de Wailly ; en la mettant à côté -
des vers du maître , le lecteur jugera de quel succès
M. de Wailly doit se féliciter le plus , ou d'avoir fait
l'Ode ou d'avoir formé le disciple .
Voici les vers du maitre :
Surpris par la tempête au vaste sein des flots ,
Quand des nuits la pâle courrière
(1 ) Un volume. Chez P. Didot l'aîné , rue du Pont- de-Lodi.
Prix : 3 fr. 50 c .
TOME 3
19

290
MERCURE DE FRANCE.
Se cache aux yeux des matelots ,
Et que les feux du ciel ont voilé leur lumière ,
Le nautonier tremblant invoque le repos.
C'est le repos qu'appelle et la guerrière Thrace ,
Et le Mède au brillant carquois ;
Le repos que poursuit le Dace ,
Qu'en vain de tout leur or voudraient payer les rois ,
Que les rubis , la pourpre , aucun bien ne remplace.
Non , Grosphus , non jamais les faisceaux du licteur ;
Et tout l'éclat de la richesse ,
N'ont éloigné l'essaim rongeur
Des soucis dévorans qui voltigent sans cesse
Sous les lambris dorés , séjour de la grandeur.
Celui qui voit briller parmi la simple argile ,
La salière de ses aïeux ,
La
De peu vit heureux et tranquille .
peur, les vils désirs , les soins ambitieux
Respectent le sommeil dans son modeste asile .
Pourquoi , faibles jouets de l'avare destin
Lancer notre courte existence
Dans un avenir incertain ?
Pourquoi fuir son pays? Fuit- on sa conscience
Sous un ciel étranger , dans un exil lointain ?
Des chagrins , des remords , le cortège livide
Franchit les déserts , fend les eaux.
Partout il nous suit , il nous guide ;
Monte les prompts coursiers , les agiles vaisseaux .
Le cerf est moins léger , le vent est moins rapide.
La fortune aujourd'hui nous traite avec faveur ;
Fuyons la triste prévoyance.
Du sort corrigeons la rigueur
Par l'aimable gaîté , fille de l'espérance.
Quel mortel , sans mélange , a connu le bonheur?
A la fleur de ses ans la parque enlève Achille;
Sa gloire ne saurait périr.
4
AOUT 1817 . 291
Traînant sa vieillesse inutile ,
Tithon meurt tous les jours , et le ciel va m'offrir
Le bienfait qu'il refuse à ton encens stérile .
Je vois en tes enclos cent génisses bondir ;
Prêts à s'élancer dans l'arène ,'
J'entends tes fiers coursiers hennir ;
Et l'or sur tes manteaux s'entrelace à la laine
Qui se plongea deux fois dans la pourpre de Tyr.
Pour moi, qui vis content d'un enclos solitaire ,
Présent de la bonté des dieux ,
Et d'une étincelle légère
De ce feu qui des Grecs animait les aïeux ;
Je méprise l'envie et les traits du vulgaire,
wwwwww
Voici les vers du disciple :
Lorsque la sombre nuit , de tempêtes chargée ,
Dérobe aux matelots leurs guides radieux ,
Le voyageur, battu par les flots de l'Egée ,
Demande le repos aux dieux :
Que demande le Mède et la Thrace indomptée ?
C'est encor le repos , Grosphus , ce doux trésor ,
Que l'on n'achète point par la perle argentée
Ni par la pourpre , ni par l'or.
Non , les dons de Plutus , les faisceaux consulaires
Ne chassent point des coeurs les soucis obstinés ;
Les soucis , qui fuyant les chaumes populaires ,
Aux lambris d'or sont enchaînés.
Heureux qui révérant les vignes paternelles
Réjouit ses festins de leur tribut vermeil ;
L'avarice et la peur , compagnes éternelles ,
N'abrègent point son doux sommeil.
Pourquoi perdre en projets nos heures passagères ?
Pour des trésors d'un jour pourquoi tant s'agiter ?
L'infortune , qui fuit aux rives étrangères ,
Peut-il soi-même s'éviter ?
19.
292 MERCURE DE FRANCE.
Il part sur un coursier : le chagrin monte en croupe ,
Plus prompt que le vautour qui fond du haut des airs ;
Il fuit dans un vaisseau : le chagrin sur la
Avec lui traverse les mers .
poupe
Jouissons du présent ; par de folles alarmes
Gardons-nous d'attrister le douteux avenir ;
Remplaçons par les ris le bonheur , que nos larmes
Ne sauraient jamais obtenir .
Le Styx , du grand Achille a reçu la jeune ombre ;
Tithon meurt lentement par un long âge usé ;
de mes jours pourra grossir le nombre ,
D'un jour à tes voeux refusé.
La parque ,
Dans tes champs spacieux cent taureaux paissent l'herbe ;
Tu vois rentrer le soir mille blanches brebis ,
Et grandir pour ton char la cavale superbe ;
La pourpre enflamme tes habits ;
Moi , j'ai reçu du ciel , plus généreux qu'avare ,
Peu d'arpens ; mais je tiens des poëtiques soeurs
Une lyre inspirée , avec le don si rare
De rire des malins censeurs .
M. Emile DESCHAMPS.
ÉNIGME .
J'habite les jardins ; je décore un soldat ;
Je lui donne la mort au milieu d'un combat ;
Pénétrant dans mes murs , guidé par son courage ,
Autrefois un héros y fit un grand carnage.
(Par Mlle. Adèle B ..... N.)
mmmm.
CHARADE .
Mon premier est un fleuve , on peut y venir boire ;
Assis à mon dernier , on peut encore boire ;
Enfin , ami lecteur , mon tout est bon à boire.
( Par Mlle. Adèle B ……………..)
1
295 AOUT 1817.
<
LOGOGRIPHE.
Le mot est de six pieds ; l'on y trouve , lecteur ,
Le nautonnier du Styx ; un animal rongeur ;
Le milieu de tout arbre ; une barque légère ;
Un illustre Romain , censeur juste et sévère ;
Une masse escarpée ; un sonore instrument ;
.. Un insecte cruel; un métal éclatant ;
Une ville à la fois en Afrique, en Asie ;
Ce qui sert à marquer le cours de notre vie ;
Un Heuve de Toscane ; un pronom possessif ;
La loi des Musulmans ; ce qu'aime tant le juif ;
Dans la main du sauvage une arme meurtrière ;
Ce que perd l'écuyer quand il tombe par terre.
J'ai dit tâche à présent de deviner le mot ;
Si tu réfléchis bien tu le sauras bientôt.
(Par M. LATERrade . )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est échecs ; celui de la charade ,
culbute ; et celui du logogriphe , encouragement , où
l'on trouve courage , rage , ton , or, Caron , Tage , rat,
ange , áge , Grèce , mage , Rome , cagot , roc , nègre ,
orange , orage , cornet , arc , eau , écu , Caton , mort ,
mur.
www
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
La France ; par lady Morgan , ci - devant miss
Owenson.
Lady Morgan serait bien étonnée si quelques- uns des
journaux français qui ont rendu compte de son ou
294
MERCURE
DE FRANCE.
vrage parvenaient jusqu'en Irlande , où elle a fixé sa
résidence . Elle s'empresserait sans doute de les lire ,
avec l'espoir d'y rencontrer des analyses impartiales , et
quelques marques de reconnaissance pour la justice
qu'elle a rendue à la nation française . Je conçois quel
serait son désappointement en lisant ces articles , où la
sagacité des critiques s'est épuisée à relever quelques
anecdotes hasardées , et quelques opininions littéraires
que le goût ne peut avouer. « On aurait pu sans doute,
dirait -elle , indiquer ces légères erreurs ; mais la justice
exigeait qu'on fît connaître les parties de mon livre ,
où j'ai peint , sous des couleurs si vraies , le caractère et
les moeurs des Français. J'ai été élevée dans le culte de
Shakespeare ; j'avoue que je le regarde comme le plus
grand poëte qui ait jamais existé ; je le préfère à
tout , même à Racine ; si cette préférence est un préjugé
national , elle n'en est que plus excusable. Je
n'imagine pas non plus avoir commis un crime irrémissible
, en trouvant le jeu des acteurs de la scène francaise
froid et maniéré . Si je préfère Potier à Lafond ,
et mademoiselle Cuisot à mademoiselle Bourgoin , c'est
que les uns , m'ont fait rire , et que les autres ne m'ont
pas fait pleurer ; cela n'empêchera pas mademoiselle
Bourgoin et M. Lafond de charmer les amateurs parisiens.
J'ai rendu compte de l'impression que j'ai reçue , et
voilà tout ; il est ridicule de supposer que j'aie voulu
flatter le théâtre de Brunet aux dépens du Théâtre français
. Mais , pourquoi la critique s'est -elle arrêtée à de
pareilles misères ? N'y a- t- il que cela dans mon ouvrage?-
N'ai -je pas parlé avec enthousiasme de la gloire mili
taire et du patriotisme de la nation ? Ne me suis -je pas
efforcée de détruire l'opinion peu favorable aux Français
, que des écrivains injustes ou passionnés cherchent
à faire prévaloir en Europe ? Si je n'ai pas réussi dans

AOUT 1817 .
295
eette tâché , du moins on doit me savoir gré de l'intention
: et si j'éprouve quelqué surprise de me voir traitée
avec si peu d'égards , ce sentiment paraîtra bien naturel
à ceux qui connaissent mon livre. »
L'étonnement de lady Morgan redoublerait sans doute
si elle apprenait qu'elle ne doit, suivant toute apparence,
l'excessive sévérité de certains critiques , qu'au soin
qu'elle a pris de faire un tableau, en général assez fidèle,
de l'état actuel de la société en France . Si elle eût représenté
les Français comme une nation avilie et dépravée
; si elle eût gémi sur la corruption des moeurs
sur l'absence de la morale et de là religion ; si , enfin ,
en comparant l'époque présente aux époques antérieures,
elle eût fait un touchant éloge de la gabelle et des corvées,
dont elle parle avec irrévérence , il est probable
que son ouvrage serait aujourd'hui vanté comme un
chef-d'oeuvre . On aurait glissé légèrement sur ses héré
sies littéraires , sur les entretiens qu'elle a eus avec la
reine des savonnages ( 1 ) ; et toutes les formules de la
louange auraient été employées pour recommander son
ouvrage à l'estime publique. Lady Morgan préfère le
régime constitutionnel au pouvoir absolu , et la France
actuelle à la France d'autrefois ; voilà dé ces torts que
rien ne peut excuser.
J'ai entendu certaines personnes affirmer sérieusement
que lady Morgan cherchait à excuser les crimes de
la révolution ; j'ai lu son ouvrage , et je n'y ai rien trouvé
qui puisse justifier une pareille assertion . Partout où
l'auteur parle de cette époque de deuil et d'anarchie ,
connue sous le nom de régime de la terreur , son lan →
gage exprime l'indignation dont elle est pénétrée : quel
(1 ) C'est le titre que lady Morgan donne à sa blanchisseuse.
296 MERCURE
DE FRANCE
.
1
peut donc être le motif d'un tel reproche ? Il n'est pas
difficile de le découvrir . Lady Morgan ne réunit pas
dans la même proscription les vrais amis de la liberté ,
avec les hommes sanguinaires , qui furent , en invoquant
son nom , ses plus cruels ennemis . Elle ne fait point un
crime au patriotisme de n'avoir pas prévu des événemens
cachés sous les voiles impénétrables de l'avenir ;
enfin , elle absout la philosophie des erreurs de l'ignorancé
et des excès de l'esprit de parti . Comment tolérer
de telles opinions?
Lady Morgan a des torts bien plus graves ; elle croit
que rien ne peut faire que la révolution n'ait eu lieu
et qu'il serait plus sage de profiter des bienfaits du
nouvel ordre de choses , que de rappeler sans cesse un
passé irrévocable . Elle n'a pas d'ailleurs pour ce passé ,
objet de tant d'inutiles regrets , une profonde vénération
. Elle prouve assez bien que si les Français jouissaient
autrefois de quelque liberté ; s'ils n'étaient pas
entièrement courbés sous le joug des tyrannies subalternes
, ils devaient ces avantages à la bonté personnelle
des rois , plutôt qu'à l'excellence des institutions . Ce
sont là des vérités incontestables : il est fàcheux qu'on
ne puisse les développer et les soutenir sans être rangé
parmi les écrivains révolutionnaires.
Ce mot révolutionnaire est vraiment admirable ; il
dispense celui qui l'emploie de raison , de justice , et même
assez souvent d'esprit . C'est un argument sans réplique.
Essayez de parler en faveur de la tolérance religieuse ;
avisez-vous de mettre en doute les douceurs de l'inquisition
; osez croire qu'il y a aujourd'hui quelque morale
en France , et que la religion n'est pas entièrement
perdue , parce que ses ministres ne sont pas
pourvus de grosses abbayes ; on répondra que vous
êtes un révolutionnaire.
AOUT 1817 . 297
Il faut prendre son parti là -dessus , et se contenter
d'avoir raison . Le temps n'est pas éloigné où de tels
argumens n'auront plus aucune valeur . Déjà les passions
se calment , les idées raisonnables prennent de
l'influence , et les jugemens , dictés par l'esprit de parti ,
sont rejetés au tribunal de l'opinion publique. C'est à
ce tribunal que lady Morgan devrait appeler des arrêts
de la critique ; son triomphe ne serait pas douteux .
« On lui reproche , ainsi que je l'ai déjà dit , d'avoir
fait l'apologie de la révolution . Il suffit , pour repousser
cette accusation , de citer le passage suivant ( 1 ) .
((
Quand l'humanité arracha au sang et à la terreur
un instant bien court pour le rendre au commerce social ;
quand tous les quartiers de Paris donnèrent le mémorable
banquet civique dans toutes les rues de la capitale,
banquet où chacun était invité et se trouvait bien reçu ,
les canaux de l'affection sociale , si long- temps arrêtés ,
s'ouvrirent tout- à- coup et reprirent leur cours ordinaire.
L'impulsion de la joie fut universelle ; des étrangers se
jetaient dans les bras les uns des autres ; des amis longtemps
séparés s'embrassaient avec transport , et le tyran
sanguinaire , qui dominait alors , vit , dans cet élan
de sensibilité , la renaissance de l'urbanité nationale et
le présage de l'anéantissement de son pouvoir. Un
décret défendit le renouvellement de ces fêtes du coeur ;
mais il était trop tard . Les avenues des sentimens sociaux
étaient rouvertes , et le dîner civique était la
páque d'un peuple émancipé . »
Lady Morgan a bien senti qu'il était injuste de ne
faire aucune distinction entre les diverses époques de
la révolution . Après avoir rappelé que M. le comte de
Ségur était resté hors de sa patrie pendant tout le
( 1 ) Premier volume , pag. 113 .
298 MERCURE DE FRANCE.
règne du terrorisme , et n'avait sauvé ses jours qu'en
s'éloignant d'un pays livré aux horreurs de l'anarchie
( 1 ) , elle ajoute : « Il n'est pas hors de propos de
faire observer ici à ceux qui sont toujours disposés ,
soit par ignorance ou par préjugé , à confondre les
différentes époques de la révolution , que l'histoire
n'offre pas deux partis si fortement opposés entre eux
que les constitutionnels de 1789 , et les démagogues
de 1793. Ce fut contre les amis et les défenseurs d'une
liberté raisonnable que le règne de la terreur fit éclater
son tonnerre. Les patriotes français , poursuivis par
mort , immolés sur l'échafaud , chassés de leur patrie ,
furent enchaînés dans des cachots , ou forcés à traîner
une misérable existence dans l'exil et le dénûment . »
la
Cette distinction établie entre les partisans de la licence
et les amis sincères d'une sage liberté , honore
le discernement de l'auteur; elle est vraie; elle est juste ;
il faut tout l'aveuglement de l'intérêt personnel pour
ne pas l'apercevoir. L'expérience cependant a répandu
ses lumières sur ce sujet comme , sur tant d'autres ; les
événemens ont justifié les constitutionnels de 1789 , et
prouvé qu'il n'y avait alors rien d'équivoque dans le
voeu de la nation . La charte est fondée sur les mêmesprincipes
invoqués à cette époque ; la charte , dis-je ,
le bienfait le plus précieux d'un monarque , ami de son
peuple , et qui réalisera les plus nobles espérances du
patriotisme. Si l'amour de la liberté , si la haine des
institutions oppressives ont résisté aux mouvemens orageux
des passions déchaînées et armées , aux fureurs
de l'anarchie , aux invasions du despotisme , aux calamités
inouies dont nous avons été les témoins et les victimes
, ne faut- il pas en conclure que ces sentimens
( 1 ) Premier volume , p. 295.
AOUT 1817 . 299
sont désormais indestructibles dans le coeur des Français
, qu'on tenterait vainement de les détruire , que la
force peut les comprimer et non les anéantir ; enfin ,
l'estime et la reconnaissance sont une dette sacrée
envers les hommes généreux qui en ont été les plus éloquens
interprètes et les plus zélés, défenseurs ?
que
Telles sont les opinions de lady Morgan ; c'est ainsi
qu'elle est révolutionnaire . Elle se consolera sans doute
d'une imputation aussi hasardée , en songeant combien
il est difficile , à certaines époques , de dire la vérité
sans blesser des intérêts ou des préjugés qui n'admettent
aucune modification ; elle se consolera surtout par la
pensée que tous les hommes éclairés applaudissent à
l'usage qu'elle fait de ses rares talens .
Lady Morgan observe que la situation des cultivateurs
s'est améliorée en France pendant la révolution .
Cette observation judicieuse lui a valu des sarcasmes
amers : toutefois elle n'a exprimé qu'une vérité positive.
« Turgot , dit -elle , dont le profond génie embrassait
presque toutes les branches des sciences humaines ; qui ',
à la tête d'un ministère , proclamait les principes de la
philosophie et disait : « que le genre humain soit libre' ,
et que chaque nation jouisse des avantages particuliers
dont la nature l'a favorisée ...»Turgot encouragea l'agriculture
comme le meilleur moyen d'assurer la prospérité
de la France. Il appela à son aide , et fit concourir
au développement de ses vues , tout ce que la France
possédait alors de talens et de lumières. Mais si ce fut
la gloire de l'infortuné Louis XVI d'avoir élevé un tel
homme au ministère , ce fut son malheur de l'avoir sacrifié
aux intrigues d'une classe égoïste et privilégiée ;
( 1 ) Premier volume , pag. 33 ,
300 MERCURE DE FRANCE .
et les projets que ce grand homme avait conçus pour
porter l'agriculture , dans son pays , au plus haut degré
de splendeur , ne furent pas accomplis. Mais quoiqu'on
regarde la France comme bien au-dessous de l'Angleterre
dans une science d'où dépend particulièrement sa
prospérité , je dirai , dans les termes dont s'est servi un
grand propriétaire , fermier de profession : « le peuple
s'est éclairé sur les principes de l'agriculture ; le goût
de la campagne s'est ranimé , et l'activité de l'esprit
s'est tournée vers les améliorations agricoles . >>
« Mais après tout , cet homme ( le cultivateur ) est
propriétaire ; il est indépendant ; le petit champ qu'il
laboure est à lui ; c'est pour lui qu'il l'ensemence , et il
en recueillera le produit . Ses enfans mangeront les fruits
de l'arbre que ses mains ont planté ; et tandis que ce
coin de terre le maintient dans l'indépendance , ainsi
que sa famille ; tandis que chaque glèbe du sol est mise
à profit , et rapporte trois fois ce qu'en retiraient jadis
des mains moins intéressées à le faire valoir ; les modiques
épargnes de son industrie ne servent pas à assouvir
la rapacité d'un collecteur de dîmes ou de rentes ,
ou à payer le jour qui l'éclaire, et jusqu'à l'air qu'il
respire . Le paysan français ne connaît aucun des maux
nombreux qui pèsent sur ceux d'Irlande ; et les impôts
qui paralysaient l'industrie de ses pères , la corvée , la
gabelle , la taille , ne le tourmentent plus, même en rêve.
Son temps et son travail lui appartiennent , et le champ
auquel il donne ses soins est véritablement pour lui la
terre promise. >>
Les couleurs de ce tableau ne sont point chargées ; mak
gré les sacrifices exigés par la difficulté des circonstances,
il est évident que le peuple de nos campagnes n'a jamais
été dans une situation aussi heureuse que celle où il se
trouve aujourd'hui . Il en est résulté un avantage qui
AOUT 1817.
301
n'a point échappé à l'observation de lady Morgan. C'est
que les moeurs de cette classe laborieuse ont beaucoup
gagné à cet état de sécurité et d'aisance . Le droit de pro-)
priété amène nécessairement le respect pour les lois qui
la protègent ; etla morale n'a point de garantie plus certaine
contre les vices , que l'habitude d'un travail fructueux
. Tandis que d'une part on est forcé d'admettre ces .
conséquences , de l'autre on cherche à nous persuader
que les sentimens religieux ont perdu leur autorité sur
l'esprit du peuple ; si notre sainte religion avait besoin
de défenseurs , elle en trouverait difficilement de plus :
maladroits.
La franchise avec laquelle lady Morgan a exprimé
son sentiment sur la corvée , sur les dîmes , sur la gabelle
et sur les autres impôts , autrefois inegalement
répartis, a été blâmée ; on lui a répondu que Louis XVI
s'occupait des moyens d'améliorer le sort des hommes
attachés à la glèbe. Ce juste hommage rendu à la mémoire
d'un roi bon et vertueux , est une nouvelle
preuve dont l'auteur peut appuyer son opinion ; il est
heureux d'être exposé à de telles critiques .
Les remarques générales de lady Morgan , sur l'état
moral de la société à Paris , paraissent dictées par un
sentiment de bienveillance , qui n'exclut point l'impartialité.
Elle se plaît à rendre justice aux vertus éminentes
et aux qualités aimables des femmes françaises ,
que la plupart des voyageurs anglais et allemands ont
pris l'habitude de juger avec un discernement aussi ex->
quis que celui du conseiller Bridoye , ou du lieutenant
Bridoison . Ces judicieux observateurs qui prennent leurs
notes dans les carrefours , et qui voient la bonne compagnie
sous les galeries du Palais-Royal , manquent rarement
, dit lady Morgan , de mettre le public dans la
confidence de leurs bonnes fortunes , et rapportent mille
1
302 MERCURE DE FRANCE .
preuves de la coquetterie et de la fragilité des Parisiennes
. Ces facéties , qui n'ont pas même le mérite de
la légèreté , amusent singulièrement nos voisins , et leur
donnent une idée bien juste des moeurs françaises . Que
penseront-ils de lady Morgan , qui ne cherche point de
succès aux dépens des bienséances et de la vérité ? Ils
l'accuseront probablement d'un excès d'indulgence , et
ils ne pourront lire les passages suivans sans indignation
.
« En France , les femmes sont presque toujours les
amies de leurs maris ; même quand des noeuds plus
étroits que ceux de l'amitié ont cessé d'exister. Un Français
cherchant une compagne raisonnable dans sa femme,
trouve souvent dans sa société cette franchise , cet agrément
, cette instruction , et même cette bonne amitié
qui possèdent un charme trop négligé dans le mariage .
Au surplus , pendant les horreurs de la révolution ,
pendant les tourmentes d'un exil de vingt-cinq ans , les
Françaises ont prouvé combien elles peuvent être fi
dèles et dévouées à leurs maris . Que d'exemples écla
tans de ´vertu conjugale ne pourrai-je pas citer parmi
les rangs les plus distingués , comme parmi les femmes
d'un état obscur , qui n'en ont pas moins de droit à l'es-< !
time et aux éloges .
« L'union des familles est remarquable en France ';
on n'en voit pas les membres se séparer les uns des
autres , et diminuer la masse des ressources communes ,›
en formant un établissement distinct pour chacun d'eux ;
du moins c'est un événement assez rare. Cette heureuse
réunion des intérêts et des affections d'une famille
qui rassemble , sous le même toît , tant de générations , i
et qui forme un seul faisceau des desseins des vieillards
et des espérances des jeunes gens , est un des
*
AOUT 1817 .
303
points de vue les plus heureux , sous lesquels se présentent
le caractère et les habitudes de cette nation (1 ).
« Les Françaises ont appris à chérir leur patrie , et à
penser que c'est pour elle qu'elles nourrissent dans leur
sein un futur citoyen . « Voilà mon fils unique , je l'ai
consacré au service de sa patrie , » me dit la mère du
brave général *** , en me le présentant. » (2) Ap
Ce qui me plaît sur-tout dans lady Morgan , c'est
l'intérêt et le respect que lui inspirent ces généreux
guerriers , éternel honneur de la France , qui pendant
tant d'années ont combattu pour son indépendance , et
dont les nobles cicatrices attestent le courage et l'hé
roïsme.
« Je me souviens , dit-elle , d'avoir vu un de ces culti
vateurs militaires , s'occuper aux travaux des champssur
le domaine d'un ancien soldat qui avait lui-même
depuis long- temps « converti son épée en fer de char▲
rue , » après l'avoir employée au service de la justice et
de la liberté .
Dans l'été de 1816 , je me promenais un matin
près des tours vénérables du château de la Grange ,
donnant le bras à son illustre maître , le général
de La Fayette ; et quelle femme ne serait fière de
s'être appuyée sur un bras qui a levé , en Amérique ,
l'étendard de l'indépendance ?
Un homine qui travaillait à un fossé qui entoure
le château presque de toutes parts , me frappa par son
air singulier et même distingué ; il était grand et vigoureux
, quoique d'un âge déjà un peu avancé. Lorsque
nous approchâmes , il se tint droit ; et portant la main
à un petit bonnet brodé qui ne cachait qu'en partie ses
( 1) Tom. 1er. , pages 220 , 252.
(2) Tom. 1ºг . , pag. 190.
504
MERCURE DE FRANCE .
1
cheveux grisonnans , il nous donna le salut militaire
que M. de La Fayette lui rendit ponctuellement.
་་ Lorsqu'il eut repris son occupation , je demandai
au général , en anglais , si ce n'était pas un soldat li
cencié de l'armée de la Loire. - Oui , me répondit-il ,
et je crois même qu'il s'est distingué , car il est membre
de la Légion d'Honneur, et vous en pouvez voir le ruban
à sa boutonnière . » Nous étions encore près de lui ; il
s'aperçut que le général regardait son ouvrage ; et levant
les yeux vers nous : «< vous en êtes content , j'espère ,
mon général , lui demanda- t -il avec empressement . →
Mais oui , mon ami , dit M. de La Fayette , parfaitement
; cela va bien . » -Bon , bon , » reprit le soldat, et
il se remit au travail avec toute la vigueur d'un excellent
pionier.
« Ce brave homme , me dit le général , en continuant
notre promenade , a passé vingt ans au service de son
pays. Il est couvert de cicatrices ; il avait obtenu tous les
grades subalternes , et devait être nommé officier l'année
suivante. En attendant , il reçut la croix d'honneur , et
il se crut par là amplement récompensé de tout ce
qu'il avait fait. C'est ainsi qu'en distribuant quelques
couronnes de lauriers, les Romains devinrent les maîtres
du monde. Ayant reçu son congé , il est revenu , il y
a quelques semaines , dans le village qui l'avait vu naître,
et que vous voyez à travers ces arbres . Il offrit ses services
à mon concierge qui les accepta . Il travaille toute
la semaine , couvert d'un vieux gilet ; mais le dimanche ,
à la messe, il jouit de ce qui lui reste de fierté militaire,
en exposant sa croix d'honneur à l'admiration de ses
concitoyens ( 1 ) . »
(1) Tom. 1er, pag. 17.
AOUT 1817 505
ROYA
Depuis cette époque , une ordonnance qui atteste
la sollicitude royale pour ces braves militaires , les rap
pelle sous le drapeau ; ils sont destinés à remplir , cha
cun suivant son grade respectif , les places qui viendront
à vaquer dans l'armée ; ainsi , les services et le
mérite ne sont point oubliés .
Les passages que j'ai détachés de l'ouvrage de lady
Morgan , suffisent pour en faire apprécier le mérite. On
reconnaîtra , malgré la faiblesse de la traduction , l'esprit
aimable et le talent original de l'auteur.
Quant à ses jugemens littéraires , je suis loin de les
approuver ; mais je suis encore plus éloigné de les considérer
comme un motif suffisant d'être injuste à son
égard . Je connais trop le pouvoir de l'éducation et
l'empire du préjugé pour trouver mauvais qu'un étranger
préfère à nos poëtes classiques les écrivains de son
pays . De tels jugemens me paraissent sans conséquence,
et ne portent nulle atteinte à la gloire des grands hommes
qui en sont l'objet. Racine est , sans contredit , un
poëte bien supérieur à Shakespeare . La comparaison ,
dans la bouche d'un Français , serait même une espèce
de blasphème ; il vaudrait autant comparer l'Apollon
Pythien dont chaque trait , chaque forme , révèle la
divinité , avec ces colosses égyptiens qui étonnent le
goût et annoncent les grossières ébauches d'un art encore
dans son enfance . Mais cette opinion , je ne forcerai
personne à l'adopter ; je laisse à chacun ses adınirations
, et je suis porté à croire que la tolérance , en
matière de littérature , est un devoir réciproque entre
les peuples civilisés .
penser D'ailleurs , lady Morgan a pu être autorisée à
jusqu'à un certain point , que l'estime des Français pour
leurs grands poëtes dramatiques était plutôt une opinion
convenue qu'un sentiment vrai et profond . Elle a ob-
20
306 MERCURE DE FRANCE .
servé que la représentation de leurs chefs -d'oeuvre excitait
peu d'intérêt , tandis qu'à Londres la simple annonce
d'Hamlet , d'Othello ou du Roi Lear met en
mouvement tous les adorateurs de Shakespeare , et remplit
jusqu'aux combles les vastes salles de Covent - Garden
et de Drury-Lane . On ne saurait nier que les théâtres
des boulevards ne soient plus fréquentés que le Théâtre-
Français , et que M. Calicot, par exemple , n'attire une
plus grande affluence d'amateurs que Cinna , Britannicus
, Mérope ou le Tartuffe . Les étrangers , témoins
de cet empressement d'une part , et de cette indifférence
de l'autre , doivent naturellement considérer notre enthousiasme
pour la littérature classique , comme un
préjugé que nous chérissons , parce qu'il flatte l'orgueil
national.
Il paraît que Brunet et Potier ont beaucoup
amusé lady Morgan : elle parle de ces deux acteurs
avec éloge , et on n'a pas manqué de lui réprocher
cette prédilection . Des hommes qui sont peu plaisans ,
quo qu'ils s'efforcent de l'être à tout propos , ont saisi
cette occasion trop facile de faire preuve de gentillesse
et de vivacité d'esprit ; s'ils avaient un peu réfléchi
avant d'écrire , ils auraient montré plus d'indulgence
envers lady Morgan . Elle a vu tout Paris se précipiter
au théâtre des Variétés pour admirer les caricatures de
Potier et de Brunet : ces acteurs nnee ffoonntt pas seulement
les délices de la ville , ils paraissent même dans
les fètes de la cour. Les journaux s'empressent de célébrer
leur gloire , et entretiennent assidûment le public
de leurs jeux de mots et de leurs prouesses. Que devait
penser lady Morgan de ces faits incontestables ? Elle a
dû croire que Brunet et Potier étaient des personnagės
importans , dont la renommée était chère aux
Français ; et c'est peut-être , par égard pour nous ef
AOUT 1817. 307
par un excès de politesse , qu'elle a les traités avec autant
de bienveillance.
Il a paru dernièrement une brochure ayant pour titre :
« Observations sur l'ouvrage intitulé la France , par
lady Morgan. » L'auteur de cette brochure est un Français
qui réside à Londres . Il prouve par de nombreuses citations
d'Horace que Shakespeare est inférieur à Racine ,
et , par des raisonnemens peu solides , que la suppression
des institutions féodales a été , pour la France ,
une véritable calamité . Il a trop évidemment raison dans
la première de ces propostions , et trop évidemment
tort dans la seconde , pour qu'il soit nécessaire d'appuyer
l'une et de réfuter l'autre . D'ailleurs , il ne s'est
point écarté des règles de l'urbanité française ; c'est un
mérite que je me plais à faire remarquer .
Il m'aurait été facile de relever quelques erreurs qui
sont échappées à lady Morgan sur les choses et sur les
personnes ; mais il n'est point de lecteur français qui
ne puisse aisément les reconnaître ; quant aux étrangers ,
je désire qu'ils prennent , de la nation française , l'idée
que lady Morgan a voulu en donner ; nous n'aurons
plus alors à nous plaindre de leurs jugemens.
A. JAY.
umm
Théorie des Révolutions ; par l'auteur de l'Esprit de
l'Histoire. Quatre vol . in -8 ° . Prix : 24 fr .; pap.
vél . , .45 fr . Chez L. G. Michaud , rue des Bons-
Enfans , n. 34.
( Deuxième Article , )
Dans le compte que j'avais rendu , il y a quelque
temps , de la Théorie des Révolutions , j'avais rapporté
20.
308 MERCURE DE FRANCE.
plusieurs passages qui prouvent que l'auteur , plein
d'un zèle excessif pour la stabilité des institutions ,
avait été entraîné à louer la soumission des Chinois au
gouvernement de fait . L'on m'a objecté d'autres passages
dans lesquels l'auteur défend avec beaucoup de
chaleur et de force la cause de la légitimité . Mais
comme on n'a pu retrancher en même temps les morceaux
que j'avais cités , il en résulte seulement que
l'auteur de la Théorie des Révolutions s'est contredit ,
et qu'il a oublié , en écrivant un volume , les principes
qu'il avait établis dans le volume antérieur. L'esprit
de parti expose sans cesse ceux qui lui obéissent à des
inadvertences pareilles . Ils ne songent qu'à faire triompher
une idée dominante , et , suivant qu'ils l'envisagent
sous un point de vue ou sous un autre , ils s'appuient
de raisonnemens qui se combattent et se détruisent
entre eux .
Ce malheur est arrivé au même écrivain d'une manière
bien plus remarquable dans un autre ouvrage
dont j'ai déjà parlé , je veux dire l'Esprit de l'Histoire
dont la Théorie des Révolutions est la suite et le
complément . Dans cet Esprit de l'Histoire , l'auteur
établit, à quarante pages de distance , des maximes tellement
contradictoires , qu'on croirait que , par esprit de
justice , il s'est appliqué lui-même à se réfuter.
Après avoir raconté le meurtre des Gracques par les
ordres du sénat romain , tom. 1 , p . 262 , ils voulaient ,
dit-il , une révolution , ce que personne n'a droit de
vouloir, ce qui dans un Etat constitué, est un arrêt de
mort. Le leur était donc prononcé par la loi , par le
bien, par l'ordre public. Il ne fut pas exécuté
des moyens légaux, parce qu'eux - mêmes avaient
rendu ces moyens impossibles , parce qu'en troublant
la société, ils s'étaient mis en état de guerre . Vous
par
AOUT 1817.
509
trouverez quelques écrivains qui ont reproché au
sénat la mort des Gracques , comme ils ont reproché
à Cicéron la mort des conjurés de Catilina ; à
Henri III, celle des Guises. Dans la circonstance
où ces événemens ont eu lieu , ils dérivaient du droit
de sûreté qui, étant celui de tout individu , est , à plus
forte raison, celui de toute société. Un souverain , un
Etat quelconque fait une faute sans doute , lorsqu'il
se laisse réduire à cette nécessitépar des mouvemens
qu'il eût pu arrêter ; mais il en ferait une bien plus
grande , si , appliquant encore les principes de la société
à ce qui les renverse , il n'exécutait pas la
condamnation prononcée par la première de ses lois,
salus populi. . . . . . Lorsqu'il n'y a qu'un moyen de
sauver l'Etat , la première de toutes les lois est de
l'employer. C'est bien là le grand principe du salut
public , et je ne vois pas ce qu'aurait eu à répondre
au fameux comité qui avait pris ce nom , l'auteur de
l'Esprit de l'Histoire , dont je suis bien loin pourtant
de confondre le caractère moral avec l'opinion spéculative
. Ce comité déclarait ses ennemis en état de guerre.
H prétendait que leur arrêt de mort était prononcé
par la loi suprême ; il justifiait ces rigueurs illégales
en accusant ses victimes d'avoir rendu tous les moyens
légaux impossibles . Il se gardait bien d'appliquer les
règles de la société à ce qui les renversait ; il proscrivait
et tuait , parce que , lorsqu'il n'y a que ce
moyen de sauver l'Etat , la premiere des lois est de
l'employer.
Mais voilà que , quarante pages plus loin ( même
vol . , p . 307 ) , l'auteur dit « que les lois de proscription
« qu'on intitule salus populi n'ont jamais sauvé le
peuple ; que tout homme , vivant dans une société , a
acquis des droits que personne ne peut lui ôter ,
"
310 MERCURE DE FRANCE.
« qu'il ne peut perdre que par sa faute ou par sa propre
« volonte , et que ce n'est pas à force d'injustice qu'on
« réorganise un Etat . » Certes le meurtre des Gracques
et de tous leurs adhérens ressemblait fort à une
proscription intitulée salus populi ; et si l'on tue un
homme illégalement , sous prétexte qu'il a rendu les
moyens légaux impossibles , il n'est pas bien sûr que
ce soit par sa faute qu'il ait perdu les droits que tout
membre d'une société possède , et que personne ne
peut lui ôter.
Il est vrai que , dans ce dernier paragraphe , c'est
contre les partisans des révolutions que l'écrivain dirige ,
son éloquence , et c'est à eux seuls qu'il interdit les
ressources qu'il accorde libéralement aux gouvernemens
constitués .
Malheureusement ces précautions ne servent à rien .
Les démagogues s'emparent des moyens despotiques ; les
despotes saisissent les moyens révolutionnaires : le prétexte
du salut public vient à l'appui des crimes commis
au nom de la liberté , comme à l'appui des crimes commis
au nom du maintien de l'ordre , et le résultat finit
toujours par être le même , c'est - à -dire que ces moyens
réagissent contre ceux qui les emploient.
Les illégalités , commises au nom de la liberté , détachent
les peuples de la liberté ; les illégalités ,
les illégalités , commises
au nom du maintien de l'ordre , détachent les peuples
du maintien de l'ordre , parce que , dans les deux cas ,
l'ordre et la liberté semblent de vaines paroles qu'on
prononce pour les opprimer.
Je sens que je m'écarte du sujet de cet article . Je
présente des idées générales , au lieu de me borner à
l'analyse d'un livre , Mais il me paraît que , dans un
pays qui souffre depuis trente ans de la doctrine que je
réfute , ces idées générales peuvent être plus utiles que
l'examen d'un ouvrage contre lequel je ne pense point
AOUT 1815. 51
prononcer un jugement trop sévère en affirmant qu'il
contient beaucoup de faits inexacts et de contradictions
manifestes.
Je laisse donc de côté la Théorie des Révolutions ,
et je continue mes observations sur un système d'autant
plus nécessaire à repousser que , dans tous les temps ,
des écrivains en grand nombre se sont rendus coupables
d'une approbation niaise et funeste pour les moyens
violens et irréguliers. La manie de presque tous les
hommes , c'est de se montrer au dessus de ce qu'ils
sont ; la manie des écrivains , c'est de se montrer des
hommes d'état ; en conséquence , tous les grands dévèloppemens
de force extrajudiciaires , tous les recours
aux mesures illégales , dans les circonstances périlleuses ,
ont été , de siècle en siècle , racontés avec respect , et
décrits avec complaisance . L'auteur , paisiblement assis
à son bureau , lance de tous côtés l'arbitraire , cherche
à mettre dans son style la rapidité qu'il recommande
dans les mesures , se croit , pour un moment , revêtu
du pouvoir , parce qu'il en prêche l'abus , réchauffe
sa vie spéculative de toutes les démonstrations de force et
de puissance dont il décore ses phrases , se donne ainsi
quelque chose du plaisir, de l'autorité , répète à tue tête
les grands mots de salut du peuple , de loi suprême ,
d'intérêt public , est en admiration de sa profondeur ,
et s'émerveille de son énergie . Qu'à cela ne tienne , il
parle à des hommes qui ne demandent pas mieux que
de l'écouter , et qui , à la première occasion , feront sur
lui-même l'expérience de sa théorie.
D'un autre côté , les gouvernemens , même dans les
temps les plus calmes , et sous les régimes les plus modérés
, ont une certaine facilité à croire que les circonstances
sont extraordinaires , et qu'elles exigent des
moyens hors de la règle et des déviations de la loi.
P
512 MERCURE DE FRANCE .
Ils n'organisent pas le dangereux système du salut public
dans toutes ses parties , mais ils abrégent les formnes ;
ils créent des juridictions particulières ; ils suppriment
l'effet des garanties générales ; ils composent de la sorte
avec complaisance un petit patrimoine à l'arbitraire , et
cherchent ensuite à l'enrichir graduellement de tout ce
qu'ils peuvent soustraire aux règles communes .
*
Toutes ces choses sont illégales ; toutes ces choses sont
désastreuses pour les gouvernemens comme pour les
citoyens. La moindre suspension , suppression ou abréviation
des formes , est à la fois une faute , une calamité
et une injustice.
Soyez justes , dirai -je donc toujours aux hommes investis
de la puissance ; soyez justes , quoi qu'il arrive ;
car si vous ne pouviez gouverner avec la justice , avec
l'injustice même vous ne gouverneriez pas long-temps .
Je devrais revenir maintenant à l'ouvrage que je
'm'étais proposé d'examiner ; mais l'étendue de cet article
ne me le permet pas , et j'avoue que je voudrais, dans
les numéros prochains , traiter d'autres objets qui me
tentent davantage ; parler de plusieurs livres qui viennent
de paraître ; rendre compte , par exemple , de cet
Abrégé de l'Histoire ancienne ( 1 ) , écrit avec tant
de force , d'élégance et de pureté , et dans lequel les
belles époques de la Grèce sont retracées avec beaucoup
de charme , et l'état politique et religieux du
peuple juif , analysé avec une grande profondeur . J'aimerais
à prendre occasion de la traduction facile et fidèle
des Fragmens sur l'Irlande (2 ) , pour offrir au lecteur
(1) Abrégé de l'Histoire ancienne , par M. le comte ds Ségur.
Chez Eymery , rue Mazarine , n. 3o .
(2) Fragmens sur l'Irlande, de miss Owenson , traduits par ma→
dame A. E. Chez Delaunay , Palais- Royal.
AOUT 1817 .
315
quelques notions précises sur un peuple jadis excité vivement
à la résistance par des hommes d'état qui depuis
le punissent sévèrement de sa résistance. Enfin , il me
tarde de consacrer quelques page à l'Analyse du Cours
de Littérature allemande , écouté , cet hiver , avec
intérêt àl'Athénée , et pour lequel on doit de la reconnaissance
à l'ingénieux professeur qui y a déployé des
connaissances variées , une saine appréciation de beaucoup
d'auteurs mal jugés parmi nous, et en même temps
une juste admiration pour nos propres richesses , sachant
ainsi réunir le sentiment patriotique à l'équité littéraire.
Il est donc très -probable que je prends ici congé pour
jamais de la Théorie des Révolutions . Comme ouvrage
historique , l'absence de toute citation et l'accumulation
de faits incohérens souvent peu authentiques , en
rendent l'utilité nulle ; comme ouvrage philosophique ,
l'amalgame , ou plutôt l'aggrégation de plusieurs systèmes
opposés, que l'auteur défend tour-à- tour avec une
égale chaleur , sans prendre la peine de les concilier ou
de les modifier les uns par les autres , fait que le lecteur
ne sait à quelle doctrine s'arrêter , et se trouve
perdu dans un labyrinthe d'opinions confuses et contradictoires.
Sous le rapport du style , on rencontre
quelquefois des expressions heureuses ; mais je ne sais
quelle éloquence de club donne à l'ensemble une couleur
monotone et fatigante .
www
B. DE CONSTANT.
Voyage de MM. Alexandre de Humboldt et Aimé
Bonpland .
La relation historique faisant partie du Voyage de
MM. Humboldt et Bonpland , rédigée par le premier ,
vient de paraître. Nous ne pouvons qu'annoncer ici
314 MERCURE DE FRANCE .
r
cet important ouvrage. Nous en donnerons sûrement
plus d'un extrait : mais nous croyons faire plaisir à nos
lecteurs , en citant au moins quelques phrases , qui peuvent
avoir d'autant plus d'intérêt qu'elles se rapportent
à la situation actuelle de l'Amérique espagnole .
<< On paraît étonné en Europe de voir que les Es-
« pagnols de la métropole , dont nous avons indiqué le
« petit nombre , ont fait , pendant des siècles , une si
« longue et si forte résistance ; et l'on oublie que ,
« dans toutes les colonies , le parti européen s'augmente
« nécessairement d'une grande masse de nationaux.
« Des intérêts de famille , le désir d'une tranquillité
« non interrompue , la crainte de se jeter dans une
« entreprise qui peut échouer , empêchent ceux - ci
« d'embrasser la cause de l'indépendance ou d'aspirer
« à l'établissement d'un gouvernement local et repré-
« sentatif, quoique dépendant de la mère patrie . Les
« uns , craignant tous les moyens violens , se flattent que
« des réformes lentes pourront rendre moins oppressif
« le régime colonial . Ils ne voient dans les révolutions.
« que la perte de leurs esclaves , la spoliation du clergé
« et l'introduction d'une tolérance religieuse qu'ils
«< croient incompatible avec la pureté du culte domi-
« nant. D'autres appartiennent à ce petit nombre de
« familles qui , dans chaque commune , soit par une
« opulence héréditaire , soit par leur établissement très-
<< ancien dans les colonies , exercent une véritable
<< aristocratie municipale . Ils aiment mieux être privés
« de certains droits que de les partager avec tous ; ils
« préféreraient même une domination étrangère à l'au-
« torité exercée par des Américains d'une caste infé-
«< rieure ; ils abhorrent toute constitution fondée sur
« l'égalité des droits ; ils redoutent surtout la perte de
AOUT 1817 .
315
"
>
«< ces décorations et de ces titres qui leur ont coûté tant
« de peines à acquérir , et qui , comme nous l'avons
rapporté plus haut , font une partie essentielle
« de leur bonheur. domestique ; d'autres encore et
« leur nombre est très-considérable , vivent à la cam-
« pagne des produits de leurs terres, et jouissent de cette
« liberté qu'offre , sous les gouvernemens les plus vexa-
« toires , un pays dont la population est éparse . N'aspirant
point aux places eux-mêmes , ils les voient avec
« indifference occupées par des hommes dont le nom
«< leur est presqué inconnu , et dont le pouvoir ne les
« atteint pas . Ils préféreraient , sans doute , à l'ancien
« état des colonies , un gouvernement national et une
«< pleine liberté de commerce ; mais ce désir ne l'em-
« porte pas assez sur l'amour du repos et les habitudes
« d'une vie indolente , pour les engager à des sacrifices
« longs et pénibles .
((
« En caractérisant , d'après les rapports multipliés
« que j'ai eus avec toutes les classes des habitans , cette
« tendance diverse des opinions politiques dans les co-
« lonies , j'ai développé par là même les causes de cette
«< longue et paisible domination de la métropole sur
l'Amérique. Le repos a été le résultat de l'habitude ,
« de la prépondérance de quelques familles puissantes ,
«< et sur-tout de l'équilibre qui s'établit entre les forces
« ennemies . Une sécurité fondée sur la désunion , doit
« être ébranlée dès qu'une grande masse d'hommes ,
« oubliant pour quelque temps leurs haines individuelles ,
« se réunissent le sentiment d'un intérêt commun ;
« dès
que ce sentiment , une fois éveillé , se fortifie par
« la résistance , et que les progrès des lumières et le
« changement des moeurs diminuent l'influence de
« l'habitude et des idées anciennes. »>
par
316 MERCURE DE FRANCE.
VARIÉTÉS.
HISTOIRE D'UN POÈTE.
ལ་ ་ ་་་ འ་
CHAPITRE III .
MADEMOISELLE VICTOIRE.
Qu'on se figure un teint éblouissant de blancheur , de
beaux yeux bleus , qu'on n'eût pas devinés sous des
cheveux noirs comme l'ébène , des lèvres de rose , une
taille charmante ; le tout couronné de vingt ans ; peutêtre
alors aura - t-on une idée de la surprise et de l'admiration
où me jeta la vue de mademoiselle Victoire .
Je demeurai muet et interdit ; j'ignore même si je
m'inclinai pour la saluer lorsqu'elle entra ; mais indulgente
pour un embarras , dont sa pénétration lui révélait
sans doute la cause , elle me rassura par un sourire ,
et me fit asseoir à côté d'elle : « Votre discours est bien
beau , me dit-elle , et quand j'en ai ouï la lecture , je
n'ai pu résister au désir d'en faire compliment à l'auteur.
» « Ah ! m'écriai-je , la faveur d'être admis près
d'une aussi belle personne , est d'un plus grand prix à
mes yeux que toutes les couronnes de l'université ! Mais
comment cette faible production de collége a-t-elle pu
parvenir jusqu'à vous ? » ( Faible production ! ma harangue
de Fabius , un chef-d'oeuvre d'éloquence à mes
yeux! Comme je mentais à ma vanité ! ) — « Le duc
« de ***, me répondit mademoiselle Victoire , soupait
«< ici l'autre jour , avec quelques gens de lettres ; on vint
« à parler de la distribution des prix ; alors l'abbé de
« l'Estrade , faufilé de longues mains avec tous les grands
<<< bonnets de l'université , tira votre discours de sa
« poche , et nous en donna lecture . Le duc en fut en-
« chanté ; ce suffrage vaut mieux que le mien , car
« c'est un connaisseur , uu homme de goût, » Je n'en -
· AOUT 1817 .
317
doutais pas , et mademoiselle Victoire m'en eût fourni
la preuve , à part le jugement du duc sur ma composition.
Je commençais en effet à soupçonner que le
duc de *** ne se connaissait pas seulement en discours
de rhétorique.
--- « Le
Mes soupçons étaient fondés , comme on va le voir .
Après un échange de propos indifférens et de complimens
réciproques , mademoiselle Victoire revint à
M. le duc de *** , sujet qui m'intéressait médiocrement .
« C'est, me dit-elle , un vieux seigneur, riche et ma-
«< gnifique , qui m'honore de son amitié. Il a pris soin
« de moi dans mes malheurs , et ses procédés me com-
« mandent une reconnaissance sans bornes . L'éloge
« qu'il a fait de, votre style m'a fait songer à vous demander
un service . » A ces mots , je protestai du
désir de me montrer en toute chose son serviteur , car
j'étais loin de prévoir où elle en voulait venir .
« duc de *** , poursuivit-elle , a une faiblesse , qu'on
« peut excuser par son grand âge , c'est d'aimer pas-
« sionnément les lettres galantes , mais il est difficile .
« Vous savez combien l'éducation des femmes est né-
« gligée ; je vous avoue que je ne me sens pas de force
« à soutenir une correspondance telle qu'il la voudrait .
<< Cependant vous conviendrez qu'il serait pénible ,
« pour une âme reconnaissante , de refuser cette légère
« complaisance à quelqu'un qui demande si peu de
« chose après avoir tout fait pour moi . Vous pouvez
« juger de ses manières nobles et généreuses , quand
je vous dirai que cet appartement , ces meubles , ces
glaces , je tiens tout de ses bienfaits. Voici maintenant
« l'idée qui m'est venue c'est de vous prier de me
« servir d'interprête . J'ai pensé que ce ne serait qu'un jeu
« pour vous , et qu'il vous serait facile de semer de
« traits délicats , mes réponses aux billets de ce géné-
<< reux bienfaiteur . Peut -être , car il faut tout vous dire ,
« en refusant de me prêter au caprice du duc , ver-
« rais-je tarir pour moi la source de ses bontés . Vou-
« driez-vous , par un refus cruel , m'exposer à ce malheur
? Je connais le duc , il prise l'esprit par dessus
<< tout ; il est homme à le payer au poids de l'or , et je
« serais trop juste , pour me réserver seule le fruit de
« libéralités dont tout l'honneur serait à votre plume. »
318 MERCURE DE FRANCE.
*
En achevant cette période , mademoiselle Victoire
me regardait avec des yeux inquiets et caressans qui
semblaient repousser un refus . Toutefois le mot honneur
, qu'elle avait assez maladroitement encadré dans
sa péroraison , parlait contre elle , et faisait naître dans
ma conscience de puissans scrupules. Mais l'adroite
sirène devinant , à mon hésitation , ce qui se passait en
moi , ne voulut pas me laisser le temps de réfléchir .
— « Allons , M. d'Harcourt, dit - elle , faites quelque chose
pour ce pauvre duc . » Je fis une grimace à ce mot :
« Il est si vieux ! ajouta- t- elle , en me prenant les
mains , il faut bien avoir quelque indulgence pour les
caprices d'un vieillard , homme d'esprit , qui ne demande
plus à l'amour que des fleurs de rhétorique . »
Je ne sus pas résister à l'éloquence d'un pareil correctif
: j'acceptai la place de secrétaire , mais je refusai`
tout partage des bienfaits du duc . On se doute bien que
l'espoir d'un plus doux salaire entraînait mon consentement.
Quand elle fut sûre que j'acceptais l'office : « Vous
« êtes un charmant garçon ! dit en m'embrassant , ma-
« demoiselle Victoire ; nous dinons ensemble , et ce
soir je vous mène à la comédie italienne , dans ma
« petite loge. En attendant voyons un échantillon de
« votre savoir faire : voici la dernière lettre que j'ai re-
« çue du duc , nous allons y répondre . Mais gardez-vous
« d'un début trop brillant : songez que jusqu'ici j'ai re-
« fusé de lui écrire , alléguant mon peu de génie .
« Soyez en repos , lui répondis-je ; je saurai proportion-
« ner mon style à votre modestie. Je vais servir mon-
« sieur le duc selon son goût : deux ou trois de ses
« lettres m'auront bientôt mis au courant du genre d'es-
<< prit qui lui convient . »>
)) -
Que mes lecteurs se rassurent je leur ferai grâce
de la correspondance entière . Mais peut-être ne serontpas
fâchés d'en trouver ici un échantillon. ils
Voici le billet du duc de *** .
Versailles .
<< Petit enfant de ma prédilection , t'obstineras¬ta
AOUT 1817.
319
?
donc toujours à garder le silence ? Si je ne connaissais
« pas ton joli babil , je pourrais te croire incapable d'exprimer
tes sentimens par écrit . Y aurait-il de la co-
« quetterie dans ton fait ? Ne me refuses - tu si long-
« temps , que pour irriter mes désirs ? Ne te pares-tu
« d'une modestie si obstinée , qu'afin de donner plus
« de piquant à ton esprit , quand tu consentiras à le
montrer? Si j'étais le moins du monde de tes amis
« ma petite Victoire , je te dirais tout bas : prends bien
« garde , ma chère , on se lasse du plus bel oiseau qui
« ne chante jamais. Pour moi , je suis quelquefois tenté
« de croire que si tu te tais , c'est que tu n'as rien à me
« dire. Si j'ai raison , ce serait tant pis pour nous deux ;
« si j'ai tort , si tu te piques enfin d'honneur , ce sera
<< certainement tant mieux pour ma petite Victoire . Bon
« jour , enfant. »
Le duc de ***.
Voici maintenant la réponse que mademoiselle Victoire
transcrivit , avec quelques fautes d'ortographe ,
que je me gardai bien de corriger , afin de laisser à
l'épître un cachet de plus de vraisemblance .
(
« Se peut-il que monsieur le duc , avec tant d'esprit ,
« n'ait point encore deviné le motif de mon silence ,
« et qu'au milieu de tant de raisons qu'il y cherche ,
il n'ait pas trouvé la véritable ? Je ne suis ni coquette
, ni trop modeste , ni l'oiseau qui ne chante
« pas ; seulement j'ai craint de me charger d'une tâche
au dessus de mes forces . J'ai oui dire qu'une corres-
« pondance était une guerre de plume , et j'ai trouvé
monsieur le duc trop forte partie Mais puisqu'il veut
« absolument que j'entre en campagne , il me permettra
d'appeler un auxiliaire . J'ai ben courage avec celui
« que j'ai choisi : l'amour sera sans doute assez complai-
« sant pour se prêter au rôle de secrétaire .

Votre servante , VICTOIRE . »
A peine eus - je terminé cette pièce d'éloquence ,
qu'un rire inextinguible s'empara de mademoiselle Victoire
. « Je savais bien , s'écria -t - elle , que vous feriez
merveilles quand on fait , comme vous , parler Fabius
-
:
520 MERCURE DE FRANCE.
Cunctator, on ne peut, manquer de tourner un poulet
comme un ange. » Je ris à mon tour de la conséquence.
« Eh mais ! lui répondis-je , dans le manège
d'une jolie femme , l'art de temporiser entre bien pour
quelque chose. » Ainsi , mettant à profit mes études ,
j'expliquais à mademoiselle Victoire le sens du mot
cunctator. En récompense , elle me tint parole : nous
dinâmes tête-à-tête dans la vaisselle de M. le duc ;'
nous fùmes à la comédie italienne , dans sa loge ; et le
résultat d'une si charmante journée fut qu'on me refusa
la porte au collége , quand il m'arriva de songer au
retour .
Je pris gaiement mon parti ; je revins conter ma
mésaventure à mademoiselle Victoire , qui rit beaucoup
, et me loua une jolie chambre aux mansardes ,
dans la maison dont elle occupait l'entresol ; si ce n'était
sauver les apparences , c'était du moins observer les
distances. J'envoyai fièrement chercher mes livres et
mes effets au college d'Harcourt , et , grâce à Mansard ,
grâce à mademoiselle Victoire , je me trouvai logé tout
au mieux. Voilà comme on peut toujours bien augurer
d'un garçon qui a du succès dans ses classes .
Je passai six mois avec ma chère Victoire en véritable
enfant perdu , brochant le matin des billets à M. le duc
de *** , et , le reste du temps , courant les promenades ,
les spectacles et les concerts .
2
Je voyais, au total , assez mauvaise compagnie ; car
si j'en excepte les jours où le duc venait à l'entresol
avec quelques amis , faire de l'esprit et des soupers
fins , soupers où , comme de raison , je me gardais bien
de paraître ; ma pauvre amie ne recevait chez elle
que des princesses de sa volée , danseuses , chanteuses
ou actrices , et les amis de ces dames.
Rien n'est perdu pour un homme de lettres , pas
même les sottises de sa jeunesse , et j'ai su tirer parti ,
dans mes ouvrages , du désordre où je vivais alors ;
non que , portant autour de moi des regards observateurs
, je songeasse à peindre , d'après nature , les moeurs
des comédiennes , et la vie licencieuse des libertins
de qualité je n'étais pas si vain que d'oublier Gil Blas
chez Arsenie. A mon âge d'ailleurs , jeté , pour ainsi
dire , tout au travers des plaisirs , j'étais trop occupé
:
AOUT 1817 .
321
de mon rôle d'acteur pour être spectateur et peintre.
On ne devinerait pas facilement ce que mon métier
d'auteur eût à gagner avec cette pauvre Victoire qui
n'était , à vrai dire , qu'une Aspasie de ma façon , gaie ,
vive , étourdie , bonne créature , aussi peu lettrée que
possible , et tenant , sous tous les rapports , beaucoup
plus de Manon Lescaut , que de Sapho ou de Corinne .
Apprenez donc , lecteurs , que j'étais amoureux . On dit
qu'on ne l'est bien qu'une fois : c'était la première ; je
l'étais tout de bon ; aveugle , passionné , jaloux , rien
n'y manquait. Pour chanter l'amour et les belles , il
suffit d'ètre mordu de la métromanie ; mais on chante
bien mieux dès qu'on est vraiment amoureux. De là ,
mes stances , mes élégies ; de là , tant de vers à mon
ingrate , à mon infidele ; romans , poëmes , comédies
tous les ouvrages de l'esprit ne vivent que d'amour ;
et comment exprimer ce qu'on n'a jamais senti ? Ne
faut- il pas , pour bien parler une langue , avoir un peu
vécu dans le pays ? Que d'auteurs , faute d'un petit
voyage , ont toujours l'air de parler une langue morte !
Pour moi , depuis l'églogue jusqu'à la tragédie , partout
où j'étais amoureux dans mes ouvrages , je l'étais
de mademoiselle Victoire , et je puisais l'inspiration
dans mes souvenirs .
·
Aujourd'hui que je suis loin de ces folies de ma jeunesse
, je suis obligé de convenir que mademoiselle
Victoire était peu faite pour inspirer une véritable passion.
On en jugera par ce que j'ai pu recueillir de son
histoire , grâce à l'indiscrétion de sa femme -de-chambre ,
créature bavarde et médisante , qui sauvait les questions
, et dispensait de curiosité .
Mademoiselle Victoire se destinait d'abord au théâtre
lyrique , mais un concours de circonstances malheureuses
la força bientôt de renoncer à cette carrière. La
prudence humaine est si souvent en défaut ! Que pouvait-
on attendre d'une prudence de dix-sept ans , qui
sort du magasin de l'Opéra ? Trois malheurs coup sur
coup ; une chute , un gros rhume et un médecin trop
jeune , entravèrent les débuts de mademoiselle Victoire.
C'était plus que de raison , et sa voix naturellement
délicate ne put résister à ce triple assaut .
Ce fut alors que M. le duc de *** , instruit de sa
21
322 MERCURE DE FRANCE .
situation , par un homme à lui qui se mêlait de symphonie
, et connaissait les nouvelles de coulisses , vint
au secours de la pauvre fille . Il lui trouva de l'agrément ,
de la jeunesse , et tout autant de voix qu'il en fallait
pour un entresol . Dès ce moment , elle ne manqua de
rien .
Le duc de *** était un seigneur de la vieille cour
qui , dans sa jeunesse , avait eu beaucoup de succès près
des femmes. Il s'en souvenait ; et , pour ne pas tout
perdre , il conservait le goût des lettres galantes ; heureux
encore de trouver cette illusion pour refuge dans
la retraite que lui commandaient les années. Malheureusement
mademoiselle Victoire n'avait aucune vocation
pour le dialogue épistolaire ; et si je ne fusse arrivé
tout à propos , le duc , ennuyé du monologue , aurait
fort bien pu chercher la replique ailleurs .
Du moment que j'eus pris la plume , il eut tout lieu
d'être content de la correspondance , car je le servais
selon ses désirs . Plus occupé de le faire briller que de
montrer de l'esprit , je lui préparais des antithèses ,
des mots fins et délicats ; je lui soufflais des madrigaux
et des allusions ; en un mot , je lui donnais du jeu pour
que la partie l'amusât ; aussi l'amusait- elle , et l'entresol
s'en trouvait bien.
Cependant , je ne jouissais pas sans remords de cette
vie libertine : les excellens principes que j'avais reçus
de mon oncle venaient quelquefois agiter ma conscience.
Mais je n'avais pas la force de profiter de ces
bons momens. Hélas ! la conscience n'a qu'une seule
voix contre les passions , et dans la jeunesse , ce n'est
pas toujours assez . Un père , un ami courageux m'eussent
tiré de ces égaremens. La fortune , cette fois , me
rendit ce bon office ; et je manquerais de sincérité si
j'imputais à mon repentir le choix d'une plus honnête
vie.
...
A. DUFRESNE,
AOUT 1817 .
523
wwww
CARTON DU MERCURE.
A MM, les Rédacteurs du Mercure de France .
MESSIEURS ,
Si j'avais du temps et de l'argent à perdre , j'établirais
un journal qui aurait pour objet unique de redresser
les erreurs , d'indiquer les bévues dont les feuilles quotidiennes
sont trop souvent remplies . Cette idée me
passait par la tête en lisant dans un journal en crédit
(je ne dis pas en reputation ) , un article sur les Monténégrins
, où , de compte fait , j'ai trouvé autant d'erreurs
que de lignes. Au lieu d'humilier un pauvre garçon
journaliste en lui prouvant qu'il n'a pas la première idée
du pays dont il parle , qu'il ne sait pas même très-exactement
la position que cette petite contrée occupe sur
le globe , permettez-moi de consigner dans le Mercure
quelques observations que j'ai faites sur les lieux mêmes,
en attendant que je puisse vous parler des circonstances
qui m'y ont conduit , et qui m'en ont fait sortir.
M....T.
PAYS DES MONTÉNÉGRINS.
Le pays des Monténégrins fait partie du pachalik de
Scutary. Il est borné , à l'ouest et au sud, par le pays de
Cattaro ; au nord , par l'Orcégornie comprise dans le visirat
de Bosnie; au nord- est , par les montagnes supérieures
de l'Albanie; à l'est , par le pays d'Antivari et la Zente-
Supérieure , attenante au pachalik de Scutary. Il est
divisé en snakies ou cantons comprenant cent seize villages
, et renferme une population d'environ dix mille
hommes en état de porter les armes , dans laquelle est
compris tout homme capable de se mouvoir et de mamier
un fusil.
21 .
524-
MERCURE
DE FRANCE
.
Le chef du pays et , pour ainsi dire , le souverain ,
est l'évêque ; il a sous lui un gouverneur et quatre sardaris.
Chaque village a un chef nommé knez ; ces différentes
dignités ; jadis électives , sont devenues héréditaires
.
L'évêque , entièrement sous l'influence russe , réside
à Cettigne , un des principaux villages du pays . Il est ,
ainsi que son prédécesseur , de la famille Patrowich.
L'élection est faite par les moines du couvent de Saint-
Bazile de Cettigne , unis au gouverneur et aux quatre
sardaris . Les revenus de l'éveque , en ble , bestiaux et
produits de la pèche , se montent à environ 30,000 sequins,
auxquels il faut ajouter le produit immense des bénédictions
, consécrations et visites épiscopales . Il est charitable
et hospitalier envers tous les voyageurs de quelque
pays qu'ils soient , et peut passer pour instruit chez
les Monténégrins. Il a été décoré , par l'empereur Paul, de
l'ordre de Saint-Alexandre. Il est ambitieux , remuant
et voisin incommode . Il a pour secrétaire et conseiller
un certain F. Dobroslowich , Ragusais , connu sous son
nom maternel Dolci , intrigant de premiere classe ,
ayant fait beaucoup de métiers , parcouru divers pays,
et éprouvé toutes les vicissitudes de la fortune.
Le rit chrétien des Monténégrins est le grec servien .
Le clergé est très-ignorant , très -fanatique ; il déteste
surtout les catholiques , et inspire ses sentimens au
peuple. Le pays est environné de hautes montagnes
et entrecoupé de collines élevées et de vallées profondes
. Sa latitude est de 40 degrés et quelques minutes;
sa position très -forte et très -avantageuse difficile à
conquérir , ce pays serait moins difficile à conserver. Il
n'y a point de chemins de charrois ; on y manque
d'eau et de provisions de bouche ; il est cependant traversé
, en partie , par un bras de rivière qui se jette
dans le lac de Scutary , abondant en truites et autres
petits poissons que les habitans salent et apportent
Venise et dans la Pouille par l'entremise des habitans
de Cattaro. Les Monténégrins cultivent un peu de vin
dans le canton de Cerniska , où ils récoltent aussi du
blé , du maïs , de l'avoine et des pommes de terre . On
y fait en outre un petit commerce de bois à brûler , de '
fromage , de miel et de cire .
AOUT 1817 .
325
Les Monténégrins sont courageux , vindicatifs , féroces
, voleurs et brigands ; ils assassinent pour dépouiller
; ils sont très- bons tireurs et encore plus adroits
à l'arme blanche ; d'une constitution forte , d'un tempérament
robuste, et , en général , de haute taille , hospitaliers
et fidèles à leur parole ; d'un esprit pénétrant,
mais chicaneurs : habitués à une vie dure , ils supportent
avec beaucoup de facilité la faim , la soif et toutes
les intempéries des saisons ; les femmes , toutes esclaves
de leurs maris , en sont traitées de la manière la
plus brutale. Leurs maisons sont généralement en pierres
sèches à un seul étage ; ils habitent , pêle-mêle , hommes,
femmes , enfans et animaux. Un petit nombre de maisons
sont bâties à plusieurs étages et à la chaux.
La plupart des couvens sont bien pourvus. Le port
présente un poste très-avantageux pour une petite
armée qui pourrait certainement s'y défendre avec
avantage contre des forces supérieures , et qui de là
pourrait envahir aisément les provinces limitrophes de
l'Albanie , de la Servie et de la Bosnie . Les Monténégrins
pourraient servir de troupes légères , et seraient
bientôt d'excellens soldats .
Le seul endroit propre au débarquement dans le pays,
pour pénétrer plus aisément dans les provinces au-delà
qui l'avoisinent , serait Antivari.
Cette province a de circuit quatre - vingt - quinze
milles de soixante au degré , et quatre cent dix-huit
milles carrés tant en plaines qu'en montagnes .
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 6 au 13 août.
RÉCOLTES . FINANCES. - Le prix des grains se soutient
à la hausse dans les pays qui avoisinent le Bas-
Rhin . Cette hausse -là n'est point naturelle . Les récoltes
326 MERCURE DE FRANCE.
sont généralement bonnes en France , en Angleterre ,
et brillantes à Naples. Les accapareurs d'Anvers se
voient forcés de livrer leurs amas à vil prix. La détresse
des peuples , dans l'année qui vient de s'écouler , `a
rendu tous les gouvernemens attentifs . Par-tout on exploite
les friches . Le roi de Wurtemberg établit dans
ses domaines une culture expérimentale. Le
ouragans
de Manchester , la sécheresse de Marseille , n'occupent
qu'un point.
Je voudrais voir les améliorations commerciales seconder
les améliorations agronomiques. C'en est une ,
que l'ouverture du canal de Middelbourg. Mais je ne
sais quel esprit exclusif se mêle partout à l'industrie ,
pour fausser son activité . Par exemple , on cite avec
éloge le trait de ce marchand de Bruges , qui , voyant
un juif vendre des marchandises anglaises à vil prix , se
mit à vendre à meilleur marché des marchandises nationales.
Bel expedient , si l'on peut soutenir ce taux.
Autre singularité la cité de Londres doit cent mille
livres , et pour se mettre au pair , elle imagine de ressusciter
un réglement tombé en désuétude , par la raison
toute simple , qu'il est d'une exécutiou impossible .
Ce réglement établit , au profit de la cité , un droit sur
toutes les marchandises qui appartiendront à des étrangers
; à la simple lecture on peut juger de sa date , et
puis comment s'assurer que ces marchandises appartiennent
à des étrangers ? Nous assujétirons le porteur
au serment , disent les bourgeois de Londres. Mais il
faut d'abord savoir si la loi prescrit ce serment ,
quand vous aurez supplée à son silence par quelque loi
nouvelle, il faudra chercher les moyens de constater le
parjure . Et quand vous aurez trouvé tout cela , j'en
conviens , la cité paiera ses dettes , mais les capitaux
des étrangers auront pris une autre route.
et
Le même esprit anime la société protectrice du commerce
des cotons . Or , on sait que , dans la langue des
manufacturiers , protéger son commerce , c'est exclure
tout autre commerce. L'industrie serait-elle menacée
de rétrogader vers la barbarie , à mesure que la civilisation
avance vers la perfection ?
La Saxe commence à respirer. Ses laines prennent
J
AOUT 1817. 527
faveur ; ses billets sont plus recherchés que le numéraire.
― AMÉLIORATIONS POLITIQUES . Les nuages qui s'étaient
amoncelés autour de la constitution naissante du
Wurtemberg , s'éclaircissent de jour en jour. On pour
suit l'élection des représentans ; et la résistance de
quelques vieux droits n'a servi qu'à rappeler des droits
plus vieux encore .
-Les juifs sont en Allemagne l'objet d'une guerre
littéraire et politique . En ferons-nous des citoyens , ou
des ilotes ? C'est la question.
La Prusse et l'Angleterre , et , le dirai- je ? la Porte même ,
adoptent un système plus doux . D'après une convention
entre le Saint Siége et la Prusse , l'orgnanisation
de l'église catholique touche à sa fin. Londres a vu poser
la première pierre d'un temple catholique ; ce culte
majestueux ne sera plus relégué avec opprobre dans une
étroite et obscure enceinte . Je crois même qu'au grand
scandale des fidèles musulmans , un chrétien pourra se
promener dans Péra , sans être salué du nom de chien .
La diète germanique a consacré sa dernière séance
aux intérêts des chanoines de Bâle et de Strasbourg
aux chevaliers teutoniques et à ceux de Saint-Jean de
Jérusalem ; elle s'est occupée aussi de l'affaire des domaines
westphaliens , qui ne laisse pas d'être de quelque
importance.
-
- Parmi les établissemens qui se sont offerts au président
des Etats- Unis dans sa tournée , il en a dû reque
marquer un plus utile les établissemens
de guerre ;
c'est le Pénitenciary de Philadelphie . L'humanité se
figure avec plaisir un lieu de paix et de travail où , sous
la direction de sept personnes seulement, six cents criminels
prennent insensiblement des habitudes d'honnête
homme. Ils ne sont pas entassés dans des cachots infects
, soumis à la brutale autorité d'un comite , et
condamnés , par un long opprobre , à ne sortir jamais
du crime. La politique des enfans de Penn me semble
plus chrétienne et même plus raffinée ; car , il en faut
convenir , les Européens sont encore un peu barbares
sur ce point .
L'exemple du législateur américain n'a cependant
pas été perdu pour tous les Etats. J'aime à retrouver
1
328 MERCURE DE FRANCE .
le Pénitenciary dans la maison de correction établie
par notre Roi pour les jeunes condamnés ; peut- être
serait- il facile d'en multiplier les succursales . Et pour-
' quoi toutes les prisons ne seraient - elles point transformées
eu de pareilles retraites ? Je conviens que les
habitudes ont plus de prise sur le jeune âge , et qu'il
est bien difficile d'en déraciner une , à la fois , et d'en
enraciner une autre ; mais il est peu d'âmes assez profondément
dégénérées pour résister à cette pénétrante
influence d'une bonté qui ne se dément jamais. On
dompte aussi les vieux lions , et je me crois en droit
de ne pas attendre moins de notre nature.
G
Le bruit court qu'en vertu d'une bulle de S. S. ,
les moines espagnols seront admis à la sécularisation .
On craint que l'égalité proportionnelle des contributions
n'ait point l'assentiment des grands propriétaires
de Prusse .
--
COLONIES . - Voici tout ce que l'on sait du Brésil : la
mission du marquis d'Angéja était urgente ; il est venu
réclamer des renforts , et il presse de tout son pouvoir
leur embarquement.
-
Martinez est pendu à Bahia .
Bolivar et Morillo se sont enfin rencontrés . Des
récits , exagérés sans doute , portent à mille hommes
tués ou blessés la perte de Morillo , tandis que Bolivar
n'aurait perdu , en tout , qu'une centaine d'hommes.
Ce n'est pas encore là Pharsale . Mais Bolivar espère que
les deux Guyanes seront le prix de sa victoire. Voici
ce qu'il écrivait , le 19 du mois de mai , de Mésa devant
Augustura , à un négociant de la Trinité. Je copie
le journal de la Belgique du 7 août .
«
Les Espagnols auront sans doute publié la prise
« de Barcelone ; ils auront donné à cet événement une
importance extraordinaire. Il en aurait eu beaucoup
assurément , si je n'avais pas fait transporter dans la
plaine le parc d'artillerie que j'y avais , et surtout si
« la victoire que j'ai remportée , le 11 avril , à Saint-
« Félix , n'avait pas également compensé cette perte .
Je vous envoie le bulletin des opérations de la jour-
« née. Le commandant espagnol La Torre a échappé
avec quinze ou vingt homnies seulement. Ce succès
« nous a rendus maîtres de toute la province de Guyana ,
1
AOUT 1817. 329
« et a réduit l'ennemi aux deux villes où il est resserré ,
et réduit à la plus grande détresse. Nous le bloquons
<«<< dans ces deux places avec des forces supérieures
« de sorte qu'il faut qu'il les évacue , ou qu'elles soient
« prises d'assaut . Nous possédons tout ce qui existe
9
dans cette riche province dont les villes , les trou-
" peaux et l'agriculture n'ont que très peu souffert ;
« nous avons les moyens de lever une armée respec-
« table , puisque nous avons tout ce qui est nécessaire
« pour l'équiper. Notre escadre sera bientôt sur la
« rivière ; alors nous aurons des communications plus
« directes avec votre ile. En même temps , Maturin
" peut nous servir de port , quoique nous ayons mis
« des garnisons sur les deux côtés de la rivière . Si
" quelques vaisseaux venaient avec des munitions et
« des habillemens pour nos troupes , ils les vendraient
<<< avantageusement . »
--
Des fermens révolutionnaires agitent , dit-on , la
Havane . L'insurgé Mac-Grégor dispose une expédition
contre la Floride Orientale ; d'un autre côté , l'on
parle de la cession des deux Florides aux Etats -Unis .
Ou par les armes , ou par les traités , il semble que les
Florides ne peuvent point ne pas échapper à l'Espagne .
-La meilleure intelligence règne entre l'empereur
de Russie et le roi d'Espagne. Ces deux souverains ont
échangé leurs cordons. On rapporte une lettre fort amicale
de l'impératrice -mère à la nouvelle reine.
Il n'est bruit à Londres que d'un ouvrage qui a pour
titre : Esquisse des Progrès de la guerre civile entre
l'Espagne et ses colonies , depuis l'origine de cette
guerre jusqu'à l'époque actuelle . On y voit que , dans
les commencemens de la scission , les colonies avaient
réclamé la médiation de l'Angleterre ; que cette médiation
, refusée par les Espagnols , avait pour base
l'égalité politique des Européens et des colons , l'admissibilité
de ceux-ci à tous les emplois , meme aux
emplois supérieurs , et la liberté pleine et entière du
commerce .
Les armes anglaises triomphent dans l'Inde . Les
Pindaries , battus et dispersés , abandonnent aux vainqueurs
un butin immense.
330 MERCURE DE FRANCE .
Le pavillon français a paru à Valparaiso ( Chili )
Il a reçu bon accueil .
-
Les
On essaie à Rio-Janeiro de naturaliser le thé.
RELATIONS POLITIQUES ET COMMERCIALES .
Etats d'Italie se confédèrent contre les Barbaresques.
On parle d'une mesure plus efficace , ce serait l'intervention
des grandes puissances auprès de l'Angleterre
pour le même objet.
-L'Angleterre règle le rang de ses vaisseaux par le
nombre de leurs canons. Le Danemarck fait des efforts
extraordinaires pour l'agrandissement de sa marine. Un
vaisseau de ligne et deux frégates sortent du chantier ,
et deux bricks , récemment construits , sont en station
dans le Catégat.
-Berlin rallie sa landwehr . Ceux mêmes qui ont fait
la première campagne comme volontaires , mais qui´ ,
à cause de leurs relations domestiques ou pour tout
autre motif , n'ont point fait la seconde , sont appelés .
On exécute à la rigueur toutes les lois relatives au service
militaire .
- D'après une ordonnance royale du 5 de ce mois
environ quatre mille officiers français en non activité
sont appelés à former , à la suite de l'armée , des cadres
de remplacement .
-
PROCÈS MARQUANS . On parle de trente individus
condamnés à Lisbonne par suite de la conspiration ;
mais leur procès s'instruit en silence.
Il paraît que Milans a quitté sa position dans les
montagnes de la Catalogne . Est- ce , comme on dit ,
pour gagner la mer ?
-La ville de Perpignan vient d'être témoin d'un
affreux parricide. Une mère a égorgé son fils qui , revenu
dans ses foyers après une longue absence , lui préparait
une agréable surprise . C'est le second trait de ce genre
qu'offre l'histoire .
-Le fratricide , commis à Bagnols , est accompagné
de circonstances aussi cruelles et plus bizarres . Il fournit
une preuve nouvelle de cette providence qui cache l'indice
du crime dans les précautions mêmes dont il s'enveloppe
. Le 19 novembre 1815 , Honoré Combalusier ,
de Nismes , alla visiter à Bagnols , son frère Roland , ac--
AOUT 1817 .
331
compagné de l'épouse de ce Roland. Le soir, on entendit
un bruit sourd , comme de cris étouffés d'un malheureux
qui lutte contre la mort . On accourt , mais le bruit
a cessé , et une voix sortie de l'intérieur annonce que
les deux frères sont d'accord . Au milieu de la nuit , on
entend les pas d'un cheval , ce sont les deux frères qui
partent. Quelques mois après , une blanchisseuse , à
Toulouse , dénonce la mort d'un homme arrivé chez
elle de la veille . Un M. Binolle fournit aux frais des
funérailles , et on l'enterre sous le nom d'Honoré Combalusier.
Cependant , quelques voisins de l'oncle des
Combalusier s'étaient aperçus d'une végétation extraordinaire
dans un espace de la largeur d'une tombe ,
faisant partie d'un champ qui appartenait à ce vieillard .
On se souvint de l'avoir vu de grand matin avec sa
femme , travailler dans son champ à l'époque du départ
des deux frères. On suivit cet indice , et le cadavre
d'Honoré Combalusier fut découvert. Plusieurs témoins
sont venus déposer en faveur de l'accusé . La tête tourne ,
quand on songe combien d'associés s'étaient partagés le
le prix du sang : frère , oncle , tante , soeur , voisins ,
étrangers : aurait-on pensé qu'un fratricide osât initier
à son projet tant de personnes , et qu'il les trouvât toutes
disposées à l'entendre ?
Par ordonnance du roi , le commandant du détachement
qui commit à Saint-Genis le 18 juillet , lors
de l'exécution du capitaine Oudin , des excès qui font
frémir , sera traduit devant un conseil de guerre . La
même ordonnance licencie les soldats de ce détachement
, et indemnise les habitans de Saint-Genis.
-
avec
avait
Aux assises du comté de Louth , Patrick Devan a
été condamné à la peine de mort . Cet homme ,
quelques complices qu'il n'a pas voulu nommer ,
incendié la ferme de son ennemi , et tiré sur ceux qui
s'échappaient des flammes.
- Voici une singulière dénégation . Avez -vous volé
vingt-sept chapeaux , demandait le président du tribunal
à un enfant de la Savoie , prévenu de ce crime ?
Non , monsieur ; j'en ai volé trente.
-
L'infatigable M. Selves occupe encore les tribunaux.
Mais , de l'offensive , cette fois , il passe à la dé352
MERCURE DE FRANCE
fensive. Sa famille poursuit son interdiction pour cause
de folie ; cet implacable ennemi des procès , a dépensé
en procès quatre cent mille francs . Pour répondre à
l'accusation , il plaidera lui-même sa cause . C'est la caricature
de Sophocle.
nous
Les mémoires que MM . Comte et Dunoyer ont
lus devant le tribunal , sont pleins de sagesse et de
force. Absous ou condamnés , dit celui - ci ,
n'en serons pas moins utiles à la liberté publique . Dans
un jugement favorable elle trouvera une garantie ; un
jugement contraire , en décelant quelque vice caché
dans la loi , provoquerait une réforme salutaire .
M. Comte a mis La Fontaine en cause ; vingt fables
du bonhomme pourraient passer pour des écrits seditieux
. La cause est continuée à huitaine . Une singularité
qui honore nos lois autant que le caractère
des accusés , c'est que le 4 volume du Censeur a
paru le jour même où l'on devait prononcer sur le
troisième.
-
-
NOUVELLES DIVERSES . Le monde politique est un
vaste édifice qui n'est pas plus tôt réparé d'un côté , qu'il
menace ruine de l'autre . Les troubles de Trébisonde
s'apaisent , et la Cochinchine se met en révolution.
S. H. destitue l'aga de ses janissaires , et le nouvel aga
conspire. Le pacha d'Egypte , qui dompte les ennemis
de la Porte , et remplit les cours européennes de sa magnificence
, vient de tomber au pouvoir d'une multitude
secrètement excitée peut-être . Voici un changement
plus heureux : les deux frères Vandarelli , chefs
des bandes qui ravageaient la Pouille , tournent aujourd'hui
leurs armes contre les bandes qui restent à soumettre,
et s'engagent à protéger les récoltes et à purger
la province.
La peste agrandit son hideux empire . Elle règne à
la Jamaïque et à la Martinique , sous le nom de fièvre
jaune ; en Sicile , et surtout en Italie , sous le nom de
typhus ; à Alger , sous son vrai nom .
-Les cantons suisses interdisent à Mad. de Krudner
le feu et l'eau. A peine a-t - elle posé le pied dans un
asile , qu'un ordre lui vient d'en sortir. Si cette imaAOUT
1817 .
335
gination est troublée , c'est un mauvais moyen de lui
rendre le calme.
On cite un trait admirable de courage et de présence
d'esprit. Le feu ayant pris au bâtiment les trois
Frères , en rade à Cherbourg , le capitaine se souvient
qu'un baril de poudre est arrimé dans le côté du navire
le plus exposé au feu . Aussitôt il passe à travers les caisses
et les ballots embrasés , prend le baril déjà chaud , et le
jette dans la mer. Quelques minutes plus tard , tout périssait
.
Le duc de Wellington , lors de son passage à Valenciennes
, avait condamné au gibet cinq soldats de son
armée , coupables de vol . La population toute entière
suivait en répandant des larmes et criant grâce pour
eux. Trois des condamnés ont dû leur salut à cette généreuse
intercession . On les a reconduits en triomphe ;
e'est une fète publique ; mais un sentiment de honte et
de fureur est venu troubler ces douces émotions , quand
on s'est figuré qu'il s'était trouvé un Français assez vil
pour accepter l'office de bourreau ; sans les efforts de la
police et de la troupe , cet homme aurait payé cher son
infamie. Voilà bien le Français , généreux et mobile ,
et cruel quelquefois par humanité.
--
Un M. Mendoza , savant distingué , se donna la
mort l'an dernier à Brighton. Son desespoir avait pour
cause une erreur qui s'était glissée dans un calcul des
longitudes. Depuis cette mort tragique , sa veuve n'a
fait que languir. Se sentant comme entraînée par son
destin , elle a demandé instamment à quitter Londres ;
qu'elle habitait ; elle est venue mourir à Brighton ; à
pareil jour , où l'année précédente , elle avait découvert
le corps de son époux . Une même tombe les renferme .
- Un grand personnage , qui voyage sous le nom du
comte Ruppin , doit arriver incessamment à Paris.
Vous accusiez des torts de la révolution , le siècle
des philosophes , et vous laissiez en paix les siècles de chevalerie
. Détrompez-vous. Ce pauvre dix-huitième siecle
est le bouc émissaire ; mais le vrai coupable , c'est le
onzième , qui engendra les confrères de la paix ; qui
334
MERCURE DE FRANCE.
engendrèrent les albigeois ; qui engendrèrent les pastoureaux;
qui engendrèrent les templiers ; qui engendrèrent
les flagellans ; qui engendrèrent les jaques ou
malandrins ; qui engendrèrent les turlupins ; qui engendrèrent
les francs - maçons ; qui engendrèrent les
francs-juges; qui engendrèrent les pélerins incendiaires;
qui engendrèrent les luthériens ; qui engendrèrent les
calvinistes ; qui engendrèrent les jésuites ; qui engendrèrent
les incrédules ; qui engendrèrent les jansénistes ;
qui engendrèrent les philosophes ; qui engendrèrent les
bonnets rouges , qui furent de bien mauvais fils , car ils
firent mourir leurs pères .
Si l'on s'avisait d'arguer de faux cette généalogie
qu'on ne s'en prenne pas à moi. Je cite mon autorité
c'est le chevalier Malet .
BÉNABEN.
2
unumm
ANNONCES ET NOTICES.
Victoires , Conquétes , Désastres des Français de
1792 à 1815 ( TOM. III ) . Prix : 6 fr . 50 c . ; et 8 f. franc
de port. Chez C. L. F. Panckoucke , rue et hôtel Serpente
, n. 16.
com-
Ce volume commence par le récit du mémorable Combat naval
du 13 prairial ( 1er juin 1794 ) . Ce morceau est d'autant plus
intéressant qu'il renferme des détails entièrement neufs
muniqués par plusieurs témoins oculaires . C'est un mérite qui
se fait remarquer particulièrement dans ce volume , qui est en
outre enrichi de vingt -un plans représentant les principales
forteresses dont les Français s'emparèrent , en 1794 , et la bataille
de Fleurus , l'un des plus brillans titres de gloire du maréchal
Jourdan , et où se distinguèrent si éminemment le maréchal
Lefebvre , les généraux Kléber , Championet et Marceau .
--
Euvres complètes de Voltaire , en douze vol . in-8 ,
proposées par souscription ( 4e vol . ) . Le prix de
chaque volume est , pour les souscripteurs , de 12 fr.
en pap . ord. , et de 24 fr. en pap. vél. satiné : il faut
ajouter 3 fr. 70 c . par volume pour le recevoir franc de
AOUT 1817 .
335
port . Le prix de chacun des volumes qui ont paru
jusqu'à présent , est de 15 fr . en pap, ord .", et de 30 fr.
en pap.
vél. pour les personnes qui n'ont pas souscrit.
Chez Désoer , libraire , rue Christine .
"
Cette édition , qui a donné l'idée de toutes les éditions économiques
, qui se disputent en ce moment le choix des amateurs
soutient dignement son droit d'ainesse. Le quatrième volume
renferme l'Essai sur les Moeurs et l'Esprit des Nations , et le Siècle
de Louis XIV. La beauté du papier surpasse encore celle des
volumes précédens. On a apporté les plus grands soins à la correction
du texte.
La Route du bonheur , ou Coup- d'Eil sur les Connaissances
essentielles à l'homme , seconde édition ; [ par
M. l'abbé Carron . Un vol. in- 18 . Prix 2 fr . Chez H. Nicolle
, rue de Seine , n . 12 ; et chez P. Mongie aîné ,
boulevard Poissonnière , n . 18 .
Nommer M. l'abbé Carron , c'est rappeler le digne émule de
Saint- Vincent de Paule ; annoncer un de ses ouvrages , c'est promettre
des préceptes de la plus pure et de la plus douce morale .
Ce respectable écrivain trace la route du bonheur par la constante
pratique de la vertu ; il doit y ramener ceux qui s'en
écartent , et la rendre plus chère à ceux qui en font la base de
leur conduite hommage soit rendu à l'homme vénérable dont
la vie entière est consacrée au bien de l'humanité !
:
L'Instruction des Enfans , ou Leçons élémentaires
de Lecture et de Grammaire , à l'usage des maisons
d'éducation de l'un et de l'autre sexe ; par M. Bordot ,
instituteur : orné de douze jolies gravures. Prix : 1 fr. 50 c .
Chez le Prieur , libraire , rue des Mathurins-Saint-
Jacques , hôtel de Cluny , n . 14 ; et chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n . 18.
L'auteur a réuni dans cet ouvrage tout ce qu'il y a de plus
simple , de plus clair et de plus précis pour faciliter aux commençans
l'étude de la langue française.
Les Châteaux suisses , anciennes anecdotes et chroniques
, publiées par madame Isabelle de Montolieu .
Deuxième édition , 4 vol. in- 12 . Prix : 8 fr . , et 10 fr .
par la poste. Chez Arthus Bertrand , rue Hautefeuille ,.
num. 23.
La première édition des Châteaux suisses a été épuisée en
moins de six mois. L'auteur , malgré le succès de cet ouvrage
a fait de nombreux changemens à ces chroniques , qui , d'abord
imprimées en trois volumes , sont maintenant divisées en quatre ,
Tout fait présumer que cette nouvelle édition sera aussi bien
accueillie que la première . Elle est ornée de quatre jolies gra336
MERCURE DE FRANCE.
vures représentant quelques- uns des sites les plus pittoresques
de la Suisse.
Collection de Prosateurs français , format in-8 °. ,
publiée par souscription.
Le succès des éditions , dites économiques , et la rapidité avec
laquelle les souscriptions des OEuvres de Voltaire et de Rousseau
ont été remplies , ont donné l'idée à M. Belin d'étendre le même
mode de publication aux Auteurs français les plus célèbres. Il
existe en Angleterre plusieurs collections de ce genre qui jouissent
du plus grand succès . L'exactitude avec laquelle M. Belin
a rempli les engagemens qu'il avait pris pour son Rousseau ,
sont un sûr garant du zèle qu'il apportera à sa nouvelle entreprise.
-
La collection des Prosateurs français sera divisée par séries.
La première série se compose de Montesquieu ( complet )
deux vol. in- 8° ., 12 fr. Fontenelle ( complet ) , trois vol.
in-8° , 18 fr. Marmontel ( complet ) , six vol. in-8° . , 42 fr.
Hamilton ( complet ) , un vol. in- 8º . , 7 fr . Labruyère , La
Rochefoucault , Vauvenargues ( complets ) , un vol. in-8° . , 8 fr.
On peut souscrire séparément , pour chaque Auteur , jusqu'au
moment de la mise en vente du premier volume de ses (Euvres .
Le terme de la souscription , pour la première série , est le
15 août époque à laquelle paraîtra le premier volume du Montesquieu.
Les volumes de la série se succéderont de mois en
mois. On ne pare rien d'avance.
On souscrit chez A. Belin , imprimeur-libraire , rue des Mathurins
-Saint-Jacques , hôtel Cluny.
TABLE.
Poésie.- Traduction de l'Ode d'Horace; par M. Emile
Deschamps.
Nouvelles littéraires. La France ( analyse ) ; par
M. Jay.
www
Théorie des Révolutions ( suitė ) par M. B. de Constant.
Voyage de MM. Alexandre de Humboldt et Aimé
Bonpland.
Variétés. ·Histoire d'un poëte ; par M. Dufresne.
Carton du Mercure..
Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben.
Notices et Annonces.
Pag. 286
293
307
313
316
323
325
334
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE ,
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 23 AOUT 1817 .
mmmm
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
L'AVEUGLE DE BAGNOLET.
CHANSON.
AIR : Ba ba balancez-vous donc (ronde de la Ferme et le Château . )
1
A Bagnolet , j'ai vu naguère
Certain vieillard , toujours content :
Aveugle , il revint de la guerre ,
Et pauvre , il mendie en chantant (bis ).
Sur sa vielle il redit sans cesse :
« Aux gens de plaisir je m'adresse .
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît ;
( Et de lui donner l'on s'empresse . )
Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît ,
« A l'aveugle de Bagnolet. »
Il a pour guide une fillette
Et , près d'aimables étourdis ,
A la contredanse il répète :
« Comme vous j'ai dansé jadis ( bis ),
<< Vous qui pressez avec ivresse
« La main de plus d'une maîtresse ,
TOME 3
22
SEINE
338 MERCURE DE FRANCE .
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît ,
J'ai bien employé ma jeunesse ;
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît ,
« A l'aveugle de Bagnolet . »
S'il parle à de certaines filles ,
Dont il fit long-temps ses amours ,
« Ah ! leur dit-il , toujours gentilles ,
« Aimez bien et plaisez toujours ( bis ) .
<< Pour toucher la prude inhumaine ,
« Trop souvent ma prière est vaine .
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît ,
« Refuser vous fait tant de peine ;
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît ,
« A l'aveugle de Bagnolet . »
Mais aux buveurs , sous la tonnelle ,
Il dit : Songez bien qu'ici bas ,
« Même quand la vendange est belle ,
« Le pauvre ne vendange pas ( bis ).
« Bons vivans , que met en goguette
« Le vin d'une vieille feuillette ;
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît
« Je me régale de piquette ;
« Ah ! dounez , donnez , s'il vous plaît ,
« A l'aveugle de Bagnolet. ››
D'autres buveurs , francs militaires ,
Chantent l'amour à pleine voix ,
Et gaiment rapprochent leurs verres
Au souvenir de leurs exploits (bis ).
Il leur dit , ému jusqu'aux larmes :
« De l'amitié goûtez les charmes !
« Ah ! donnez , ' donnez , s'il vous plaît
« Comme vous j'ai porté les armes ;
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît
« A l'aveugle de Bagnolet . >>
Faut-il enfin que je le dise ;
On le voit , pour son intérêt ,
Moins à la porte de l'église ,
Qu'à la porte du cabaret (bis ) .
AOUT 1817 . 359
Pour ceux que le plaisir couronne ,
J'entends sa vielle qui résonne :
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît ,
« Le plaisir rend l'âme si bonne ;
« Ah ! donnez , donnez , s'il vous plaît ,
« A l'aveugle de Bagnolet . »>
P. J. DE BÉRANGER .
wwwwwwшnmшnimum
ÉNIGME .
L'on me voit , cher lecteur , tout à la fin du jour ;
Dans l'air ; dans un jardin , dans le fond d'une cour ;
J'existe dans la mer ; je suis dans une écorce ;
Au milieu de Paris ; au centre de la Corse ;
Tantôt avec le pauvre , ou bien avec le roi;
Enfin , point de bonheur ou de malheur sans moi,
Par M. LATERRADE .
umminu
CHARADE .
Le pervers ne se plaît qu'à faire mon premier ;
J'aime à voir les troupeaux bondir sur mon dernier ;
L'ode dut parmi nous son lustre à mon entier .
mmmnniv
LOGOGRIPHE.
Je suis , en conservant ma tête ,
Enfant comme l'amour et malin comme lui ;
Que fus-je , et que suis - je sans tète ?
D'or jadis , de fer aujourd'hui.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'énigme est grenade ; celui de la charade ,
22 .
3.40 MERCURE DE FRANCE .
potable ; et celui du logogriphe , carton , où l'on trouve
Curon , rat , tronc , canol , Caton , roc , cor , taon , or ,
Tor , an , Arno , ton , Coran , trọc , arc , arçon .
NOUVELLES LITTERAIRES.
Génie du Théâtre primitif grec , ou Essai d'imitation
d'Eschyle ; par Henri Terrasson ( 1 ) .
( Ier. Article . )
Disciple de Pythagore et d'Homère , Eschyle est sévère
comme le philosophe et sublime comme le poète.
Sa muse honore les dieux , chérit la vertu , déteste le
vice et ne pardonne à aucun crime. On trouve toujours
quelque grande leçon de morale dans ses ouvrages .
Sans doute la fable de Prométhée blesse la raison , mais
cherchez la vérité sous le voile qui la couvre , et changez
le lieu de la scène et le nom des personnages :
qu'est-ce que Jupiter ? Un tyran jaloux comme ils le sont
tous , un maître vindicatif, punissant, avec une cruauté
réfléchie , un sujet dont le véritable crime est peut -être
dans des services supérieurs à toute récompense . Que
voit- on dans le Titan destiné au supplice du vautour ?
Un caractère altier , une âme indomptable , profondément
ulcérée , une victime de l'orgueil et du pouvoir
qui rugit dans sa chaîne , en se repentant d'avoir secondé
l'usurpation d'un ingrat , et forgé de nouveaux fers
pour un peuple.
( 1 ) Un vol. in -8° . Prix : 4 fr . , et4fr . 75c. par la poste. A Paris ,
ches Delaunay , lib. , Palais-Royal , galerie de bois , nº. 243,-
AOUT 1817.
541
Les Sept devant Thèbes nous montrent l'arrêt inévitable
de la fatalité , tombant comme la foudre sur la
tête d'un monarque enivré de sa fortune , l'ingratitude
de deux fils , héritiers de son orgueil , la malédiction d'un
père , attachée à leurs pas comme une furie , la violence
des haines fraternellès , les suites funestes de la rivalité
des princes , les terreurs et les prières d'une ville assiégée
par une puissante armée , la punition des impies ,
l'imprécation d'OEdipe accomplie par la mort terrible
et méritée d'Etéocle et de Polynice , la différence que
la patrie met entre les deux coupables , en refusant un
tombeau à celui qui a porté les armes contre elle , et enfin
la tendresse héroïque d'Antigone , qui brave tous les
dangers pour donner la sépulture à un frère. Malgré les
beautés dont cette pièce étincelle , on peut la critiquer
comme ouvrage dramatique ; mais heureuse la nation qui
n'entendrait jamais sur son théâtre que des maximes
aussi conformes à la justice , aussi utiles à la société que
les maximes répandues dans la tragédie des Sept devant
Thèbes ! On dit que Socrate ne manquait jamais d'assister
à la représentation des pièces d'Euripide ; on serait
bien aise d'apprendre , par le témoignage de l'histoires
que le plus sage des Grecs eût quelquefois recommandé
à son disciple de ne jamais énerver la morale du vieil
Eschyle.
Quelle pièce que la tragédie des Perses ; pour les
Athéniens encore tout fiers des victoires de Salamine
et de Platée ! Jugeons , par une analyse rapide , de
l'effet qu'elle devait produire sur un peuple orgueilleux
et sensible. Des vieillards , gardiens de l'empire et du
palais , en l'absence de Xercès , occupent la scène.
Etonnés de ne recevoir aucune nouvelle du monarque ,
ils conçoivent des alarmes sur son expédition , que le
souvenir de Marathon environne d'un présage funester
342 MERCURE DE FRANCE .
Au milieu de leurs pressentimens la reine arrive et leur
expose ses mortelles inquiétudes dans un songe , image
prophétique de la sinistre vérité. C'est alors qu'un courrier
expédié par le roi vient faire le récit de la destruc →
tion de l'armée des Perses , récit dans lequel Eschyle
raconte en grand poète ce qu'il avait vu de ses propres
yeux . A ce récit succèdent sans interruption , les larmes
d'Atossa , mère de Xercès , les cris du choeur désespéré ,
des prières adressées aux dieux souterrains , l'évocation
de l'ombre de Darius , seul recours de ses sujets dans
une calamité sans exemple , l'apparition de ce monarque
révéré , qui condamne son propre fils , perdu par les
conseils des flatteurs , et défend à ses anciens sujets de
jamais porter la guerre sur la terre des hommes libres .
Voilà sans doute plus de choses qu'il n'en faut pour exciter
des ravissemens de joie dans le peuple d'Athènes ,
qu'un pareil spectacle faisait assister tout entier aux
triomphes de la patrie . Cependant il restait encore au
moraliste , au philosophe et à l'homme de génie un der¹
nier coup à frapper.
Au moment même où le choeur célèbre la sagesse
les bienfaits et les exploits de Darius , Xercès , échappé
presque nu du champ de bataille , paraît sur la scène ,
sans suite , sans diadême , sans armes , avec un carquois
vide à l'aspect des vieillards , ses genoux se dérobent
sous lui ; il invoque la mort cent fois moins redoutable
que ces accablantes paroles : « O roi ! qu'est devenue
votre superbe armée ? » Obligé d'avouer la vérité , il
ne répond que par des eris de douleur et d'effroi , à
chaque question qu'on lui adresse sur le sort de ses plus
vaillans capitaines. Désespéré comme Auguste , après le
désastre de Varus , c'est à lui -même qu'il redemande
son armée détruite sous ses propres yeux. (( C'est moi,
s'écrie-t-il , c'est moi , prince déplorable , qui deviens le
AOUT 1817 .
343
fléau de ma famille et de ma patrie . » Voilà l'état dans
lequel on traduit devant ses propres esclaves , devenus
ses accusateurs et presque ses juges , devant des citoyens
, ses vainqueurs , le souverain de l'Asie , le maître
absolu de tant de millions d'hommes , le conquérant insensé
qui a voulu envahir le territoire sacré de la
Grèce !
..Remarquons , en passant , que la victoire d'Athènes
et la chute du grand roi n'ont entraîné le poète dans
aucune déclamation . Eschyle , quoique ardent républicain
, rend une justice éclatante aux vertus de Darius ,
et n'insulte pas une seule fois au malheur de Xercès . Il
ya la un exemple de modération qui tenait peut-être
dans Eschyle au caractère du guerrier . Le brave ne
prodigue pas l'outrage aux ennemis qu'il a combattus .
Nous nous garderons bien de comparer une piece ,
comme les Perses , dénuée d'action et de mouvement ,
aux chefs -d'oeuvre de raison et de conduite que la scène
française possède , mais en applaudissant au progrès de
l'art dramatique parmi nous , on peut désirer que notre
tragédie reprenne de la grandeur et de la gravité ,
qu'elle fonde l'intérêt sur des motifs plus relevés , qu'elle
soit moins exclusivement consacrée à la peinture éloquente
de l'une des passions du coeur, humain , et enfin
que le théâtre devienne , comme au temps d'Eschyle ,
une école d'amour de la patrie . Chez les Grecs , les
représentations dramatiques étaient des fêtes nationales.
destinées à entretenir dans le coeur des citoyens le feu
sacré des vertus publiques et privées . Tâchons , s'il se
peut , de ramener la tragédie à la pureté , à la hauteur
de son institution primitive.
Agamemnon , les Coéphores et les Euménides , qui
forment une trilogie complète , reposent sur cette
maxime éminemment religieuse et sociale, que la justice
344 MERCURE DE FRANCE .
éternelle ne laisse aucun crime impuni. Le roi des rois
expie , par la ruine de sa flotte victorieuse , un orgueil
sans bornes et une guerre de dix années, entreprise pour
une femme indigne de pardon ; il expie , par une fin
cruelle , la mort de sa fille Iphigénie , victime d'une
ambition qui a fait taire la nature. Egyste et Clytemnestre
, aveuglés par une trop longue jouissance de l'impunité,
sont frappés tour- à- tour ; l'un , pour avoir usurpé
le lit et le sceptre de son maître ; l'autre , pour avoir
violé les saintes lois de l'union conjugale , et enfoncé
le poignard dans le coeur d'un époux et d'un roi ; enfin ,
Oreste, quoique l'instrument de la colère d'Apollon , n'a
pas plutôt attenté aux jours d'une mère , qu'il est poursuivi
par les furies du crime , obligé de s'exiler du trône,
et d'aller chercher la paix au pied des autels de
Minerve , qui seule peut l'arracher aux horreurs d'un
supplice sans relâche et sans terme. Iknous semble que la
philosophie ne saurait donner de plus hautes leçons
et que le poète remplit un beau ministère en consacrant
són génie à inculquer dans le coeur des hommes une
morale propre à tarir la source des forfaits , ou au moins
à en diminuer le nombre .?

Sous le rapport de la conduite de l'action , du développement
des scènes , de la gradation de l'intérêt et
du choix heureux des dénoûmens , M. de La Harpe
a fait à Eschyle de justes reproches ; mais il ne faudrait
pas croire aveuglément ce grand critique sur le
mérite des pièces du père de la tragédie grecque. Il a
fait pour Eschyle comme pour Homère. Il a méconnu
entièrement des beautés du premier ordre dans la Descente
d'Ulysse aux Enfers et dans beaucoup d'autres
passages de l'Odyssée , et l'on dirait , en lisant
sa froide analyse d'Agamemnon , qu'il avait à
peine lu cette pièce . Il ne parle pas de la scène où la
+
AOUT 1817.
345
"
9
sacrifice d'Iphignénie , rappelé dans des vers plus touchans
que ceux de Racine lui-même , annonce et motive
la mort du prince dont un avis barbare , impic et
criminel, avait changé le coeur. Son admiration n'a
pas remarqué une autre peinture non moins belle , le
crime de Pâris , la fuite d'Hélène , la désolation que
répand , dans Argos , le départ de cette commune
Erinnys des Troyens et des Grecs , l'empire que sa
beauté souveraine exerce encore sur tous les coeurs ;
l'amour , les regrets , les vains désirs du trop faible
Ménélas ; et , dans le fond du tableau , la ruine d'Ilion ,
le deuil de la Grèce qui pleure ses enfans ensevelis
dans la terre conquise , et les imprécations du peuple
qui , depuis dix années , paie , du plus pur de son sang ,
le délire de ses rois . C'est par suite de la même légéreté
d'examen qu'oubliant la grandeur , l'énergie , la férocité
et la franchise des temps héroïques , M. de La
Harpe n'a pas reconnu qu'Eschyle , élevé à l'école d'Homère
, fait , à l'exemple de son maître , des peintures
de moeurs d'une admirable vérité . La Clytemnestre d'Eschyle
qui , après avoir égorgé elle - même son époux ,
préconise ce meurtre devant le peuple effrayé , contemple
, avec une joie féroce , le père d'Iphigénie et l'amant
de Chryséis et de Cassandre étendu à ses pieds , et jure ,
: par la vengeance de safille , par l'enfer et les furies ,
qu'elle ne marchera jamais dans le sentier de la
crainte , tant que l'astre qui brille dans son palais ,
Egyste , son bouclier et l'appui de son courage , ne
cessera point de l'aimer ; cette femme violente et passionnée
, instrument de la fatalité attachée à la race
d'Atrée depuis le festin de Thyeste , a , dans son double
crime , une audace qui tient , comme les vertus des
héros de son temps , à une nature idéale et plus grande
que la nôtre. Voilà ce que M. de La Harpe aurait dû
546
MERCURE DE FRANCE .
sentir , lui qui répond d'une manière si victorieuse au
détracteur d'Homère et de l'Iliade ; mais trop souvent
il ne voit , dans l'antiquité , que la superficie des choses ,
et l'excellence de son jugement se trouve compromise par
le défaut d'études et de réflexion . Pour comble de
malheur , il décide toujours d'une manière tranchante ,
et prononce des arrêts sans appel , même lorsque sa
conscience littéraire devait lui reprocher de ne pas
connaître la matière soumise à son tribunal .
Ainsi que Bossuet , Eschyle allait souvent à la source
du vrai et du beau ; l'orateur et le poète puisaient
également dans Homère ; ses ouvrages étaient pour eux.
les eaux du Styx ; ils y trempaient leur génie sans en
altérer le caractère. L'imitation , même dans Virgile ,.
garde une empreinte d'esclavage ; dans Eschyle et dans
Bossuet , elle se montre libre , hardie , pleine d'originalité
. Elle agrandit les choses , au lieu d'en diminuer
les proportions ; ses larcins les plus évidens semblent
des inspirations. du génie qui leur a imprimé un nouveau
caractère. Mais Eschyle , moins réglé , moins
maître de lui que Bossuet , passe souvent toutes les bornes
, et sa grandeur dégénère en enflure : entraîné par
un enthousiasme qu'il ne peut plus gouverner , il prodigue
, dit l'abbé Barthelemy , les épithètes , les métaphores
, toutes les expressions figurées des mouvemens
de l'àme ; tout ce qui donne du poids , de la force , de la
pompe au langage ; tout ce qui peut l'animer et le pas
sionner. Il abuse de la faculté de former des mots composés
de plusieurs autres , et méprise trop , alors , le
jugement des oreilles qu'il faut flatter d'abord par une
heureuse harmonie. Son éloquence , forte et impétueuse
, ne sait point s'assujétir aux recherches de l'élégance
et de la correction. Les négligences de Bossuet
sont quelquefois des beautés ; celles d'Eschyle , presque
AOUT 1817 . 347.
toujours des fautes. On trouve chèz lui des trivialités à
côté des choses les plus élevées : avec tous ces défauts ,
Eschyle mérite un des premiers rangs parmi les poètes
de la Grèce et du monde. Ce serait un travail utile et
curieux que de montrer , par une comparaison suivie ,
ce que ses créations ont ajouté à la simplicité comme à
la magnificence d'Homère . Il y a du David , du Job ,
du Dante et du Milton dans Eschyle ; mais , Grec et , de,
plus , Athénien , ani de la raison sans cesser de sacrifier
aux grâces qu'il a seulement rendues plus sévères , jamais
il ne descend jusqu'aux excès que l'Angleterre et,
l'Italie admirent ou pardonnent dans leurs écrivains .
Le peuple de Minerve n'aurait pas permis au divin Shakespeare
d'exposer sur la scène tragique des ouvrages,
formés de l'accouplement d'une beauté céleste avec un
monstre d'une affreuse difformité . Platon , dont l'enthousiasme
voulait bannir Homère de sa république
comme un corrupteur de la morale et un ennemi des
dieux , n'aurait pas manqué de dire à un poète semblable
au premier tragique de la Tamise : « Sortez de
« notre ville , ô vous qui profanez , par un mélange im-
« pur , les plus sublimes créations du génie , et violez , par
la licence de vos discours , l'oreille de Melpomène , la
plus chaste des Muses ! » Hâtons - nous d'ajouter ,
plus religieux et plus moral qu'Homère , et toujours
exempt des grossièretés et des folies du poète que nous
accusons bien moins que son siècle , Eschyle n'eût mé¬
rité que des honneurs dans la plus vertueuse des républiques
. On dirait qu'il a composé , ses ouvrages en
présence de la statue de Lycurgue et au milieu de l'aus
tère Lacédémone .
Maintenant que des moeurs plus fortes et plus graves
règnent en France , Eschyle doit croître beaucoup en
estime parmi nous . A l'école de ce poète vraiment tra348
MERCURE DE FRANCE.
gique , et à celle de Sophocle dont la sagesse est l'antidote
de la fougue de son maître , nos jeunes auteurs tragiques
apprendront à rendre à Melpomène son imposante dignité
et ses nobles attributs , à substituer , sans bassesse ,
l'éloquence de la nature à un langage trop factice , des
moeurs vraies à des moeurs de convention , et cependant
à conserver toujours ce caractère grandiose qu'Homère
et Phidias ont imprimé , l'un à la poésie , l'autre à la
sculpture. Quant aux rivaux de Malherbe et de Rousseau
, qu'ils relisent sans cesse les choeurs d'Eschyle ;
cent fois plus hardi qu'Horace et que Pindare , inspiré
comme un prophète , riche d'images , audacieux dans ses
figures , sublime dans ses pensées et dans ses expres¬
sions , Eschyle échauffera leur génie , il leur fournira
des chants de gloire pour nos triomphes passés , des
hymnes à la liberté , faits pour soutenir et enflammer
le courage d'un grand peuple , digne des regards de la
divinité dans son infortune présente.
.
Notre admiration pour Eschyle nous a entraînés audelà
des bornes , et nous empêche de parler de l'écrivaiú
qui a eu la généreuse audace de s'attaquer à un pareil
rival. Dans un prochain article nous entretiendrons le
public des imitations de M. Henri Terrasson . Après
avoir lu son ouvrage avec la plus scrupuleuse attention ,
nous croyons pouvoir promettre du succès à ses efforts.
Il a donné l'exemple d'une étude vraiment utile , et fait
un présent aux amis des muses grecques , dont le culte
se ranime aujourd'hui en France , avec la plus heureuse
émulation , grâce aux travaux du corps enseignant , et
au zèle d'une jeunesse qui sent profondément qu'elle
est l'espoir de la patrie.
P. F. TISSOT.
AOUT 1817.
349
L'ERMITE EN PROVINCE.
COURSES DANS LES PYRÉNÉES.
Ætas commutat tempora rerum.
( Le temps change le prix des choses. )
LUCRÈCE.
On a toujours assez quand on est satisfait
du peu qu'on a .
Je ne connais pas de pays où les événemens se pressent
avec plus de rapidité , où l'on vive plus vite , si j'ose
m'exprimer ainsi , que dans quelques coins de terre
de l'Europe devenus célèbres par leurs eaux thermales
: on y connaît le prix du temps mieux que partout
ailleurs ; pour peu qu'on se convienne , dès le
premier jour on se dit qu'on n'a que quelques semaines
à passer ensemble , et qu'il faut brusquer les
sentimens si l'on veut en jouir. C'est là seulement que
l'on voit tout- à -coup l'antipathie prendre le caractère
de la haine , la bienveillance se changer en amitié,
et la préférence de la veille devenir , ou du moins
s'appeler le lendemain , de l'amour c'est encore un
théâtre où il semble qu'en toute action les auteurs se
soient prescrit la règle étroite des trois unités d'Aristote.
J'avais à peine eu le temps d'écouter l'exposition ,
que j'ai été instruit du dénoûment des petits drames.
dont j'ai déjà fait connaître les principaux acteurs .
Obligé de raconter aussi vite qu'ils exécutent , je me
fais jour à travers les détails pour arriver en même
temps qu'eux aux résultats .
:
350 MERCURE DE FRANCE.
M. Outis , trois jours après notre arrivée à Bagnères ,
se prit de querelle au vauxhall avec le chevalier des
Thermes , accepta le cartel que celui - ci lui proposa , le
blessa grièvement , et quitta les eaux en me laissant
ce billet laconique
« Décidément je suis las de vivre avec les loups ; je
« me retire au milieu des moutons , et je dis pour jamais
« adieu aux fous , aux méchans , aux marquises et aux
«< chevaliers d'industrie . Continuez à observer les hom-
« mes , puisque cela vous amuse , j'en ai assez vu pour
« être sûr que les meilleurs , au nombre desquels je me
«< compte , ne valent pas grand'chose. Iterùm vale. »
La marquise ( si vivement interpelée par notre fugitif
au déjeûner ) n'avait pas cru devoir attendre une
seconde explication , et s'était fait ordonner les eaux de
Barèges où elle s'était rendue dès le lendemain .
La nièce de madame de Closane , après avoir mûrement
pesé , pendant quarante -huit heures , ses devoirs
et ses affections , les intérêts de sa tante et ceux de son
coeur , se laissa facilement persuader qu'une fille de
vingt-cinq ans , placée entre le plus sot des préjugés et
la plus aimable des passions , n'avait qu'un parti à
prendre elle le prit ; et tandis que madame de Closane
entrait au bain , sa nièce entrait seule dans une chaise
de poste qui la conduisit dans une retraite honorable ,
où l'amour , qui ne procède pas toujours aussi régulièrement
, n'a pas craint de se mettre sous la protection
des lois . On a beaucoup ri de la colère de la tante , et
l'on n'aurait pas manqué de faire beaucoup de bruit de
cet événement , dans des lieux où l'on ne perd jamais
une occasion de médisance et de gaîté , si l'on n'avait
eu à s'occuper le même jour d'une aventure plus comique
et plus scandaleuse .
J'ai parlé ailleurs d'une lady Amélia Griskin dont le
AOUT 1817.
351

major Montéval m'avait promis l'histoire cette dernière
circonstance lui fournit l'occasion de me tenir
parole . Lady Amélia appartient à l'une des plus anciennes
familles d'Ecosse , lesquelles ont toutes , comme
chacun sait , la prétention de descendre des anciens rois
du pays ( ce qui pourrait un jour causer quelque em
barras à l'Angleterre , si les droits de la maison des
Stuart venaient à être remis en question ) . Lady Amélia
était la septième fille du comte M......... ; et comme
la loi très-équitable du pays accorde à l'aîné des enfans
, dans les familles nobles , ce qu'on appelle title en
state , le titre et les biens , ils'ensuit que milady Amélia ,
sans autre fortune que son nom , et les trois ou quatre
quintaux d'appas dont elle est grevée , commençait à
´s'apercevoir que l'âge de trente-cinq ans où elle était
parvenue , n'ajoutait rien aux espérances de mariage dont
elle ne voulait pourtant pas se départir. Lassée d'attendre
, et dépitée d'avoir vu s'éloigner le dernier de
ses adorateurs , un pauvre clergyman des environs ,
elle ne dédaigna pas de s'apercevoir que master James
Griskin , piqueur ( pour ne pas dire palfrenier du
noble lord son père ) , faisait preuve d'une force et
d'une adresse extraordinaires en l'aidant à monter à
cheval , et qu'à la chasse au renard elle lui devait
l'honneur de se trouver toujours à la tête des chiens .
Cette première observation la conduisit plus vite qu'elle
ne croyait peut-être, à rapprocher la distance morale
qui séparait une fille de son rang , de son poids et de
son âge , d'un grand garçon de la condition et du mérite
de M. James. En conséquence , milady , un beau jour ,
quittant la piste du renard qu'ils chassaient ensemble ,
continua son temps de galop jusque chez le maréchalferrant
du village de Gratna, où s'improvisent, de temps
immémorial , ces mariages de fantaisie si fréquens en
35x
MERCURE
DE FRANCE
.
Angleterre. On assure que la noble dame , en quittant
le donjon paternel , s'était pourvue , en avance d'hoirie ,
d'une petite cassette , aux beaux yeux de laquelle son
écuyer était surtout très - sensible . L'événement l'a suffisamment
prouvé l'époux cavalcadour est parti , la
nuit dernière , avec la dot ; et milady , qui s'est mise
à sa poursuite , nous a bien promis de le faire pendre.
J'avais annoncé au major Montéval l'intention où
j'étais de continuer mon voyage dans les Hautes - Pyrénées
: il devait se rendre à Barrèges , dont les bains ,
à la fin de la saison , entraient aussi dans son régime :
nous partimes ensemble .
Toutentier aux impressions ravissantes qu'on éprouve
en traversant la vallée de Campan , nous nous abandonnâmes
, sans la moindre distraction , au plaisir silencieux
d'admirer cette délicieuse retraite de la vie
pastorale , que l'un des plus philosophes et des plus savans
historiens de la nature ( M. Ramond ) appelle une
apparition anticipée du monde futur . Quel riant tableau
! et qu'il serait permis de céder au besoin
de décrire , pour la centième fois , cette réelle Arcadie
, aux beautés de laquelle , la plus féconde , la
plus riante imagination ne saurait rien ajouter . J'ai beau ·
comparer ce que je vois avec mes souvenirs , en aucun
lieu de ce globe que j'ai tant parcouru , je n'ai rencontré
cette variété d'objets enchanteurs ; ces molles
ondulations du sol , partagé en prairies , que des ruisseaux
arrosent dans tous les sens ; ces habitations si
propres , si riantes , qu'ombragent des bouquets d'arbres
; ces nombreux troupeaux , ces heureux bergers ;
ces méandres fleuris de l'Adour ; ces douces collines où
jaillissent de toutes parts des sources qui serpentent en
ruisseaux qui tombent en cascades ; ces grottes que les
torrens ont creusées dans le marbre ; et, pour servir de
*AOUT 1817.
353
LOYA
cadre à ée magique tableau , cette fière enceinte de
rocs accumulés , du milieu desquels s'élève ce form GRE
et
que
dable pic du midi , suspendu sur cette paisible vallée
M..Ramond , dans son effroi , peut- être un pen
systématique, compare à l'épée du tyran , suspendue sur
la tête de Damocles .
Je ne sais a quelle époque précise de ma première
jeunesse , je parcourus , dans la même année , les Pyrénées
et les Alpes , mais je me rappelle fort bien qu'alors
je préferais ces dernières ; il s'est fait sur ce point ,
comme sur beaucoup d'autres, une révolution entière
dans mes idées ; si j'avais maintenant à me choisir
un asile , c'est dans les Pyrénées que je voudrais
vivre je n'ai point de peine à m'expliquer le changement
qui s'est opéré dans ma manière d'envisager
les mêmes objets dans la jeunesse on est plus frappé
des beautés sauvages que des beautés champêtres ; on
apprécie la nature sur ses formes les plus colossales ;
l'imagination ne lui demande qu'un beau desert qu'elle
aura bientôt peuplé d'illusions ou de souvenirs. Qué
m'importaient alors les véritables habitans des Alpes ? J'y
vivais , en rêvant la gloire et la liberté, avec des César ,
des Annibal , des Guillaume Tell : dans une disposition
d'esprit plus douce et non moins fantastique , je m'y
trouvais au milieu des bergers de Gesner ; je voyais
partout des bosquets de Clarens , enchantés par des
Julie. Dans les Pyrénées , je ne rencontrais que des
Goths et des Vandales , et je finissais par m'ennuyer
mème aux défilés de Roncevaux , en courant après cet
écervelé de Roland , qui n'a laissé , dans ces montagnes,
d'autres traces de son passage , que la brèche qui portę
son nom.
Aujourd'hui que le jugement a pris chez moi la place
de l'imagination ; que je n'ai plus la faculté de substi354
MERCURE DE FRANCE.
tuer l'erreur qui me plaît à la vérité qui me blesse ; aujourd'hui
que je préfère les douces émotions aux secousses
violentes , les vallées riantes aux profonds abimes
, les ruisseaux limpides aux torrens fangeux , c'est
en parcourant les Pyrénées que je m'écrie avec Horace ,
hoc erat in votis :
C'est en comparant cette population pastorale des
rives de l'Adour , si enjouée , si vive , si hospitalière ,
avec ces lourds paysans des bords de l'Aar et de la
Limath , si étrangers à toute affection sociale , si per→
sonnels dans leur bien- être , si égoïstes dans leurs vertus
, et si grossiers dans leurs plaisirs , que je trouve ,
dans un pareil rapprochement , les plus fortes raisons
pour justifier ma prédilection . Un savant , un artiste
un curieux enthousiaste peuvent de préférence voyager
dans les Alpes ; qu'ils prennent garde seulement d'ou-
* blier leur bourse ! ( car dans ce cas le proverbe les ins
truit de leur danger ) ; mais le philosophe , l'ami des
hommes , l'amant de la belle et bonne nature, choisiraient
leur retraite au pied des Pyrénées .
#
Après avoir visité , aux environs de Campan , la trop
célèbre grotte de la Montagne- Grise , où nous n'avons
trouvé ni fées , ni farfadets , ni enchanteurs , nous entrâmes
dans la vallée d'Aure , et nous fîmes halte au
village de Grip ; nous y dînâmes avec quelques baigneurs
' , qui venaient tout exprès de Barèges et de Bagnères
, pour manger des truites , dont les connaisseurs
font un cas tout particulier . Il fut question , pendant le
dîner , du duel de M. Outis avec le chevalier des Thermes
; un des convives , qui avait été témoin de la querelle
et des suites qu'elle avait eues , nous apprit qu'une
assez froide plaisanterie du chevalier, sur le nom de son
adversaire , en avait été la véritable cause . Que ne
me parlait-il , ce M. des Thermes ( dit le major Montéval
) , je lui aurais enseigné pour rien ce que j'ai appris à
AOUT 1817.
355
$
mes dépens. Je fis souvenir au major qu'il m'avait
promis quelques détails à ce sujet ; et voici ce qu'il nous
raconta :
«
J'étais , il y a vingt-six ou vingt- sept ans , dit- il ,
en garnison à Lille , et j'avais , dans le régiment de Colonel-
Général , où je servais , la réputation très - peu honorable
( j'en conviens aujourd'hui ) , d'un parfait mys→
tificateur : Musson , auprès de moi , n'eût été qu'une
mauvaise contre-épreuve.
« Le hasard amena plusieurs fois , dans un café sur
l'Esplanade , où les seuls militaires avaient l'habitude
de se rendre , une espèce de Philinte parisien , qui
nous déplaisait d'autant plus qu'il était en grande répu
tation d'amabilité parmi nos belles Lilloises on imagina
qu'il n'y avait pas de moyen plus expéditif de le renvoyer
à Paris , que de lui donner , à Lille , un bon ris
dicule , et c'est moi qu'on chargea de lui rendre ce petit
service.
« Notre plan arrêté , le tendre Isidor ( c'est ainsi que.
nous l'appellions ) arriva au café , et se prêta de trèsbonne
grâce aux plaisanteries qu'on était dans l'habitude
de lui faire sur ses bonnes fortunes ; un de mes
amis , entrant aussitôt dans son rôle , lui parla mystérieusement
de l'aimable tète- à-tête où il s'était trouvé
la veille , dans la loge de madame N..... Je voudrais
qu'il me fût possible d'en accepter le compliment ,
dit-il . On vous a vu . Je nie le fait . Je le tiens
de Montéval , qui vous a parlé. Il n'a pu me parler
où je n'étais pas C'est un démenti que vous lui donnez,
il est homme à ne pas le souffrir . » J'entrai dans ce moment
; je repris la dispute où elle en était , je l'échauffai
graduellement , et je finis par demander , à M. Isidor ,
réparation de l'insulte qquu''iill mm''aavvaaiitt ffaaiittee eenn mon absence
. Il prétendait me prouver qu'il n'y avait point
23.
556 MERCURE DE FRANCE.
d'insulte à nier qu'on eût pu le voir à la comédie
quand il était à la campagne ; mais , comme on sait ,
l'honneur ne raisonne pas ; mes camarades avaient prononcé
, comme dans les Originaux « que le démenti y
était , » et j'étais décidé a en avoir réparation . Notre Pa
risien se laissa persuader qu'il avait tort , et de l'air le
plus doucereux du monde , finit par accepter la partie ,
en multipliant les excuses et les révérences : il insista
seulement pour que cette maudite affaire se terminât
sur-le-champ , « car il ne pouvait , disait- il ingénucment
, s'endormir avec l'idée qu'il pouvait être tué le
lendemain . » Sa proposition entrait dans mes vues ; je
l'acceptai , et nous nous rendîmes , à la chute du jour
dans un bois , à une grande demi-lieue de la ville ,
sans autre témoin qu'un seul de nos camarades , que
M. Isidor avait choisi lui-même , et qui savait à quoi
s'en tenir sur la nature du duel où il allait assister. ,
J Mon adversaire me fit un profond salut , et se mit
en garde de manière à me faire croire qu'il prenait cette
attitude pour la première fois de sa vie, Mon intention
n'était pas d'abuser de mes avantages ; à la première
boite qu'il me porta , je feignis d'être atteint , et je
tombai . M. Isidor accourt ; et les traces sanglantes que
portent mes vêtemens , ne lui permettent pas de douter
que je ne sois blessé grièvement . Le témoin avait été
chercher du secours dans la maison la plus voisine : il
ne revenait pas ; la nuit approchait d'une voix mourante
, je supplie M. Isidor de me ramener à la ville ;
mais par quel moyen ? Je ne puis me soutenir ; je suis
si grand , si gros , le trajet est si long , pourra- t -il me
porter ? Il l'essayera du moins . Me voilà chargé sur ses
épaules ; il plie sous le faix ; plusieurs fois il y succombe ;
nous tombons ensemble ; il me relève avec d'incroyables
efforts , et prend , pour des convulsions de la douleur ,
:

AOUT 4817 .
557
les accès de rire qui me suffoquent , et que j'augmente,
en lui serrant le cou au point de lui faire perdre la
respiration . Après une grande heure , nous arrivâmes
enfin aux portes de la ville dans un état dont il est
difficile de se faire une idée . Je le prie de me déposer ,
au premier poste extérieur , et d'aller prévenir mes
camarades au café où , sans doute , ils m'attendent : il
y court ; il arrive haletant , et la première personne ,
qu'il aperçoit autour d'une table où l'on prenait du
punch , c'est moi -même : stupéfait , immobile , au milieu
des éclats de rire immodérés dont on l'accueille ; il
se remet enfin : « Vous êtes bien pesant et bien plaisant ,,
M. de Montéval , me dit-il en essuyant son front ; c'est,
la seule justice que je puisse vous rendre ; voyez si elle
vous suffit , » et il sortit en me faisant un profond salut.
Ces derniers mots , dits d'un ton assez ferme , m'avaient,
préparé à la visite du petit homme que je reçus le lendemain
de très- bonne heure. « Si vous le permettez ,,
me dit-il , nous allons , cette fois , nous battre sérieusement.
J'entends , lui dis-je ; vous voulez que le vaincu
réste sur la place ; mais je suis bcau joueur , et je ;
n'oublie pas que je vous dois une revanche complète .
« Je fais grâce à la société du reste de l'aventure qui
tourna pour moi de la manière la plus tragique. Le
petit Parisien , à qui j'avais voulu donner un ridicule ,,
me donna un grand coup d'épée dont je me ressens
encore , et qui ne me permettra jamais d'oublier que la
plaisanterie trop chargée est une arme dangereuse qui
crève souvent entre les mains de celui qui s'en sert. »
En sortant de Grip , nous nous arrêtâmes quelques
momens pour jeter un coup-d'oeil sur les belles cascades
formées par le gave de Bagnères ; et du milieu de
la plaine de Trames -Aiguës , nous examinâmes à loisir
ce pic du midi qui passait pour le soinmet le plus élevé
358 MERCURE DE FRANCE .
des Pyrénées , avant que MM. Laboulinière et Dangos
eussent constaté , par un longue suite d'observations,
barométriques , la prééminence du Mont-Perdu et du
Viguemale.
L'amour- propre d'aller graver mon nom obscur à
côté de tant de noms célèbres qu'on lit sur le roc dépouillé
qui forme la cime du pic du midi , n'a pas été
assez fort pour m'imposer la fatigue d'une entreprise
où je ne voyais d'ailleurs aucune observation à faire ,
du genre de celles dont je m'occupé.
Parvenu au bas de l'Escalette , descente excessivement
rapide , nous entrâmes dans la vallée de Bastan
où Barèges est enfoncé dans une gorge étroite . La seule
efficacité bien reconnue des eaux , peut déterminer à
passer quelques jours dans ce vilain amas de baraques ,
qui forment une seule rue adossée à la montagne . Quelques
heures m'ont suffi pour visiter ces tristes lieux,
La foule était au bain des militaires. Quand on voit
ce que coûte la gloire , on gémit de penser qu'elle ne
reste pas toujours à ceux qui l'ont si chèrement payée .
J'ai vu , à la promenade , sur la route de Lourdes ,
les baigneurs et les baigneuses de bonne compagnie ,
en redingote de cachemire . J'en ai reconnu plusieurs , et
j'ai regretté que les eaux de Barèges ne fussent pas aussi.
efficaces pour les maladies de l'àme que pour celles du
corps ; il y aurait la de belles cures à faire .....
L'ERMITE DE LA GUYANE .
POST-SCRIPTUM ,
J'apprends par ma correspondance de Paris , que le
cinquième volume de l'Ermite de la Chaussée d'Antin
vient d'être mis à l'index en Russie : bien résolu de profiter
pour moi-même de la leçon donnée à mon prédé→
AOUT 1817 .
559
·
cesseur , et d'éviter , si je puis , à mon livre la proscription
dont le sien est frappe , j'ai relu bien attentivement
le volume interdit
par le censeur russe , pour tacher
d'y découvrir le motif de la mesure rigoureuse dont
il avait été l'objet ; j'avais beau lire , je ne trouvais rien ,
et probablement je chercherais encore . si quelqu'un
bien informé , ne m'eût indiqué la page coupable , que
je transcris ici toute entière.

Dans le discours intitulé : la Mort de l'Ermite , sous
la date du 22 avril 1814 ( volume 5 , page 206 ) , on
lit : « Mourir est une des clauses du contrat de la vie ;
« et j'ai bien fait d'attendre un peu tard pour la rem-
« plir , puisque mes yeux , avant de se fermer , ont vu
« luire sur la France l'aurore d'un jour qui semblait
« ne devoir jamais naître , ou du moins ne devoir jamais
se lever pour moi . Si la nature m'avait laissé le
« choix du moment où je devais lui payer ma dette
aurai-je pu en choisir un meilleur ? J'ai vu , contre
" toute vraisemblance , s'accomplir le grand événement
« d'une restauration , qui prépare à ma patrie de nou-
« veaux siècles de prospérité ; je jouis dès à présent de
tous les biens qui vous sont réservés , avec la certitude
« de n'être pas témoin des derniers efforts que la sottise
, l'orgueil et l'intrigue mettront en oeuvre pour
« retarder l'établissement d'un ordre de choses où le
« mérite et la probité seront les seuls titres à l'estime
« de la nation et à la faveur du prince . J'admire , en
« ma qualité d'homme , l'exemple unique de magnani-
«< mité qu'un Alexandre , le véritable grand Alexandre ,
« vient de donner au monde , et je n'aurai point à gé-
✔ mir , comme Français , d'un événement dont la gloire
« est étrangère à mon pays , dont les suites les plus im-
« médiates ne seront peut-être pas sans amertume , et
dont les avantages seront nécessairement le fruit de
« plus d'un sacrifice . »>
Je ne puis qu'accuser réception à mes correspondans
, et les remercier de plusieurs lettres intéressantes
qu'ils m'ont écrites , et dont je n'ai pas encore trouvé
Poccasion de faire usage : c'est particulièrement à mon
correspondant de Bayonne ( M. M....... St. M. ) , que
s'adresse ce post-scriptum . Je n'oserais lui répondre que
360 MERCURE DE-FRANCE.
sa première lettre , toute spirituelle qu'elle est , puisse
trouver place dans le Mercure ; mais les éditeurs de
ce journal acceptent avec reconnaissance la proposition
qui la termine."
VARIÉTÉS.
Sur l'improvisation dans les discussions politiques.
(Deuxième Article . )
une
M. Benjamin de Constant a émis, sur la question que
je n'ai considérée que relativement au barreau ,
opinion absolue , quant aux discussions politiques ; il
ne préfère pas seulement le discours improvisé , il J
condamne ; tous les discours , qui ne se répondent pas
l'un à l'autre qui ont été médités , préparés , indépendamment
les uns des autres , doivent être interdits :
tel est son principe ; au fond , c'est la méthode anglaise
substituée à l'usage qui s'est maintenu dans nos assemblées
délibérantes .
98
Ecoutons d'abord ce publiciste qui , lors même qu'il
ne traite un objet qu'en pas ant , y jette des vues justes
et ingénieuses , qui offrent une riche matière à une
étude plus approfondie.
Reflexions sur les constitutions , pag. 61 .
« Quand les orateurs , dans une assemblée , sont obli-
« gés de parler d'abondance , celui qui prend la parole
« est naturellement conduit à répondre à celui qui L'a
« précédé . Les raisonnemens qu'il vient d'entendre ont-
« fait impression sur son esprit ; it ne peut les bannir
« de sa mémoire ; et lors même qu'il s'est pr paré à
a suivre une autre série d'idées , il en a rencontré de
« nouvelles , qu'il est forcé d'amalgamer aux sieunes
AOUT 1817
361
« pour les aappuyer ou les combattre ; de la sorte , unë
« véritable discussion s'engage ; et les questions sont
« présentées sous leurs différens points de vue .
:
Quand les orateurs se bornent à lire ce qu'ils ont
« écrit dans le silence de leur cabinet , ils ne dis-
«< cutent plus ; ils amplifient ; ils n'écoutent point , car
« ce qu'ils entendraient ne doit rien changer à ce
« qu'ils vont dire is attendent que celui qu'ils doi-
« vent remplacer ait fini ; ils n'examinent pas l'opinion
« qu'il défend ; ils comptent le temps qu'il emploie ,
« qui leur paraît un retard. Alors , il n'y a plus de
« discussion ; chacun reproduit des objections déjà ré-
«<< futées ; chacun laisse de côté tout ce qu'il n'a pas
« prévu , tout ce qui dérangerait son plaidoyer , terminé
« d'avance . Les orateurs se succèdent sans se rencon-
« trer ; s'ils se réfutent , c'est par hasard ; ils ressem-
« blent à deux armées qui défileraient en sens opposé
« l'une à côté de l'autre ; s'apercevant à peine , évitant
« même de se regarder , de peur de sortir de la route
irrévocablement tracée .
Cet inconvénient d'une discussion qui se compose
« de discours écrits , n'est ni le seul , ni le plus à
« craindre ; il en est un plus grave , et qui m'a déter-
« miné à placer , parmi les articles constitutionnels ,
une disposition qui peut sembler minutieuse ."
« Ce qui , parmi nous , menace le plus et le bon
« ordre et la liberté , ce n'est pas l'exagération , ce
n'est pas l'erreur , ce n'est pas l'ignorance ; bien
que toutes ces choses ne manquent pas ; c'est le be-
« soin de faire effet . Ce besoin qui dégénère en une
« sorte de fureur , est d'autant plus dangereux , qu'il
« n'a pas sa source dans la nature de l'homme ; mais qu'il
<<< est une création sociale , fruit tardif et factice d'une
« vieille civilisation et d'une capitale immense . En
conséquence , il ne se modère pas lui-même , comme
« toute les passions naturelles , qu'use leur propre durée .
« Le sentiment ne l'arrête point ; car il n'a rien de
« commun avec le sentiment ; la raison ne peut rien
a contre lui ; car il ne s'agit pas d'être convaincu ,
« mais de convaincre ; la fatigue même ne le calme
pas ; car celui qui l'éprouve ne consulte pas ses pro
pres sensations , mais observe celles qu'il produit sur
362 MERCURE DE FRANCE .
d'autres. Opinions , éloquence , émotions , tout est
« moyen ; et l'homme lui-meme se métamorphose en
« un instrument de sa propre vanité.
le
« Dans une nation tellement disposée , il faut ,
« plus qu'il est possible , enlever à la médiocrité
« l'espoir de produire un effet quelconque par des
« moyens à sa portée. Je dis un effet quelconque ; car
« notre vanité est humble en même temps qu'elle est
« effrénée : elle aspire à tout , et se contente de
A la voir exposer ses prétentions , on la dirait insa-
« tiable ; à la voir se repaître des plus petits succès
" on admire sa frugalité.
peu.

« Appliquons ces vérités à notre sujet. Voulez-vous
a que nos assemblées représentatives soient raisonna-
« bles ? imposez aux hommes qui veulent y briller , la
« nécessité d'avoir du talent, Le grand nombre se réfu-
« giera dans la raison comme pis aller ; mais si vous
❝ouvrez à ce grand nombre une carrière où chacun
" puisse faire quelques pas , personne ne voudra se
<< refuser cet avantage ; chacun se donnera son jour
" d'éloquence et son heure de célébrité ; chacun , pou-
« vant faire un discours écrit ou le commander , pré-
« tendra marquer son existence législative ; et les assem-
" blées deviendront des académies , avec cette diffé-
" rence , que les harangues académiques y décideront
" et du sort et des propriétés , et même de la vie des
" citoyens.
"
:
45
« Je me refuse à citer d'incroyables preuves de ce
« désir de faire effet , aux époques les plus déplorables
« de notre révolution, J'ai vu des représentans cherucher
des sujets de discours , pour que leur nom ne
« fût pas étranger aux grands mouvemens qui avaient
« eu lieu le sujet trouvé , le discours écrit , le résultat
leur était indifférent En bannissant les discours écrits ,
« nous créerons , dans nos assemblées , ce qui leur a
« toujours manqué , cette majorité silencieuse qui, dis-
" ciplinée , pour ainsi dire , par la supériorité des hom-
" mes de talent , est réduite à les écouter , faute de
« pouvoir parler à leur place ; qui s'éclaire , parce
« qu'elle est condamnée à être modeste ; et qui devient
« raisonnable en se taisant . Une majorité de ce genre
fait , en Angleterre , la force et la dignité de la
7
AOUT 1817 .
365
chambre des communes , tandis que l'éloquence de
quelques orateurs en fait l'ornement et l'éclat . »
On voit que l'opinion de l'auteur est née d'une seule
vue sur le sujet ; et c'est par là que , sans donner lieu
à une réfutation , elle peut être combattue dans la rigueur
de ses applications.
1º. Cette exclusion donnée à toute autre parole que
la parole improvisée , ne blesse -t-elle pas le droit de
tous les délibérans de se faire entendre sur la chose à
décider , comme ils le peuvent , ou de la manière qu'ils
jugent la plus utile ? Car il leur est permis de croire
très-important un corps de pensées qu'ils ont combinées
d'avance : et il peut l'être en effet.
C'est ce point de vue qui est traité dans un excellent
écrit de M. Parent Réal , dont j'ai promis un extrait.
2º. N'y a-t-il à considérer , dans la préparation des
lois , que le choc des esprits pour ou contre la résolution
proposée ? N'y faut-il pas d'abord une instruction
sur la chose en question , par les principes et par les
faits , pour laquelle des travaux conçus à l'avance sont
précieux et même nécessaires ? Le débat , tel qu'il est
tracé par M. de Constant , est ce qu'il faut pour finir; mais
on ne finit bien que ce qu'on a bien commencé . Est-ce
là tout ce que j'appelle la Méthode législative , qui doit
varier ses procédés , relativement à de grands , de moindres
, de petits objets ? Ne doit-elle pas offrir et combiner
tous les moyens connus d'arriver au vrai , au juste ,
au sage ; tout à la fois en excitant les passions et en les
modérant ; en employant tout ce qu'il y a de plus divers
dans les facultés des hommes qui concourent au même
oeuvre ? La science , l'expérience , l'éloquence étant ici
les nobles instrumens , ne faut-il pas les développer
les perfectionner par leur exercice même ; et de manière
qu'en recevant tout de l'avancement social , ils y ajou→
tent sans cesse ? Les lois bien discutées n'obtiennentelles
pas du public une sanction plus facile et plus cons
tante ? Les lois bien discutées ne sont-elles pas un progrès
dans la raison publique ? Et ce dernier effet , qui
n'est qu'accessoire , est-il à dédaigner dans la méthode
législative ?
Voilà ce que je me propose d'examiner , en indiquant
plutôt qu'en terminant mes idées ; car je ne puis faire
364 MERCURE DE FRANCE.
ici un livre sur un sujet tout neuf encore ; et je prévois
à regret, que je serai obligé de me réduire à une esquisse
, qui n'ira guère au- delà d'une tahle raisonnée des
chapitres . J'aurais rendu un véritable service , si j'avais
provoqué M. de Constant , par ma contradiction , à faire
ce livre , qui importe à la fois à notre philosophie , å
notre éloquence , non moins qu'au complément du système
représentatif.
Puisque le lecteur a sous les yeux le texte même des
idées qui ont fait naître les miennes , je vais commencer
par faire la séparation de celles où j'adhère et de celles
que je veux discuter .
Rien ne me paraît mieux pensé et mieux dit que le
premier paragraphe. Ce que demande là l'auteur , doit
avoir lieu entre des discours préparés à l'avance , comme
entre des discours improvisés ; et moyennant des délais
entre les premiers , cela se peut.
Contre ceux- ci , l'auteur observe fort bien qu'ils se
succèdent sans se rencontrer, et que, s'ils se réfutent, c'est
par hasard. Il est étrange que des hommes qui parlent
et des hommes qui écoutent , aient pu consentir à un
tel abus de la parole . Nous ne l'avons porté dans nos discussions
publiques , que par une suite de notre indulgence
dans nos conversations , d'où le bon sens et le
bon goût auraient dû le bannir. Les Français ne savent
encore causer qu'entre deux personnes ; peut- être
est la vraie source de cet abus. Il ne faudra rien moins
qu'une loi expresse pour nous apprendre qu'on ne discute
qu'en se répondant . Cette réforme dans l'exercice
de la discussion , pourra passer des grandes assemblées
aux petites cotteries ; et ce sera tout profit .
là ,
La comparaison des deux armées qui défilent en sens
opposé, en évitant de se regarder , est une bonne fortune
du talent d'écrire .
Rien n'est plus pitoyable que cette vanité de produire
un discours , où l'auteur lui-même n'échappe pas toujours
à l'ennui qu'il répand autour de lui ; ce qui se remarque
par la maussade langueur , ou la sotte précipitation avec
laquelle il débite sa composition. Je ne connais contre
la vanité , que les humiliations qu'elle se procure. La
leçon opère à mesure qu'elle se répète ; on se lasse à
la fin d'une prétention qui n'arrive qu'à un ridicule.
AOUT 1817 :
365
Mais n'y a-t-il pas encore à se précautionner davantage
contre le bavardage de la parole , que contre la présomption
, plus réservée , du cahier ?
au
Nous arriverons par une voie moins rigoureuse ,
voeu de M. de Constant, d'avoir une assemblée plus digne
de sa fonction , en ce qu'elle exclurait tout ce qui la
trouble et la rabaisse ; disciplinée par la supériorité des
hommes de talent ; qui s'éclaire , parce qu'elle est sage et
modeste ; et qui devient raisonnable en se taisant. Je répète
avec plaisir ces heureuses expressions.
ils
Cependant on n'en finit bien avec les prétentions ,
que par des compensations. D'ailleurs , en ceci , le
tort n'est pas dans l'envie d'étre et de paraître , ressort
du caractère français , dont il y a toujours du bien à obtenir
; mais dans une ambition mal dirigée . Je ne vou
drais jamais rebuter le zèle , fût - il mêlé de vanité . Mais
ces hommes , qui doivent s'interdire la tribune , n'ontpas
les discussions des comités et des bureaux ? C'estlà
où on en a vu souvent se montrer les utiles précepteurs
des orateurs . Je me rappelle d'avoir
vu , dans
notre ancien barreau de Paris , les jurisconsultes consultans,
n'avoir pas moins et ne mériter pas moins de
considération que les jurisconsultes plaidans . C'est-là ce
qu'il importe d'établir dans un ordre de fonctions encor
eplus solennelles. Il faut donc faire entrer , dans la
discussion des lois , avec un soin industrieux , ces con-,
férences sans appareil ; et c'est-là une des vues que je
me réserve de présenter dans l'exposé de mon système
des délibérations politiques.
Il entrait aussi dans mon plan de considérer ce que
doivent être les écrivains qui , se plaçant entre le public.
et le législateur , se vouent à la noble tache de leur fournir
des vues à méditer . J'aurais retrouvé là M. de Constant ,
dans tous les glorieux services qui lui assignent, déjà une
première place parmi d'honorables concurrens ; diverses
considérations me déterminent à différer la publication
de ce morceau.
LACRETELLE aîné.
366 MERCURE DE FRANCE .
CARTON DU MERCURE.
LETTRE INÉDITE DE BUFFON ( 1 ) .
AM. Philippe Pirri , médecin et philosophe , à Rome.
J'ai reçu , monsieur , la lettre et le livre que vous
m'avez fait l'honneur de m'adresser , et j'ai remis à
M. Daubenton le paquet qui était à son adresse.
Je commence par vous remercier , monsieur , de
votre beau présent , et des sentimens d'estime que vous
avez la bonté de me témoigner.
Il m'a fallu quelques jours pour lire votre ouvrage .
Quoique je n'entende pas mal votre langue , je n'ai pas
entendu d'abord le fond de vos pensées ; mais il me
semble qu'elles ne s'éloignent pas des miennes , pas
même autant que vous le croyez.
Comme votre ouvrage ne présente partout qu'hon
nêteté , bonne foi et recherches impartiales de la vé
rité , il vous a concilié mon estime , et en même temps
il m'inspire la confiance de vous parler naturellement .
Tout homme qui n'a pas assez de lumières pour voir
évidemment que la supposition des germes préexistans ,
renfermés à l'infini les uns dans les autres , est une
absurdité , n'est pas un philosophe. Tous les palingenésistes
ne sont et ne seront jamais que de très -mauvais
raisonneurs , puisqu'ils fondent leurs raisonnemens sur
ce principe absurde .
Vous avez grande raison de dire , monsieur , que
le
microscope a produit plus d'erreurs que de vérités ; il
en est ainsi de tous les ouvrages de l'homme , parce
(1 ) L'original de cette lettre est entre les mains de M. Bourée ,
docteur médecin , à Châtillon-sur-Seine.
AOUT 1817.
367
qu'il y a plus de gens qui voient mal que bien ; plus
d'esprits faux que de vrais ; plus de gens préoccupés
que de personnes sans préjugés. Je vous avoue que je
ne fais aucun cas des prétendues découvertes de
M. Spallanzani , et je suis étonné que vous conveniez
qu'il a , sans équivoque , démontré que les vers sper
matiques et les vers des infusions sont des véritables
animaux d'espèces reconnaissables et différentes entre
elles.
Rien n'est mieux prouvé ou , pour mieux dire , rien n'est
plus faux que celte assertion . M. Spallanzani n'a vu dans
les liqueurs séminales que ce que j'y ai vu long-temps
avant lui ; seulement il lui plaît d'appeler animaux ces
corps mouvans qui ne méritent pas ce nom , et qui ne
sont , en effet , que les premiers agrégats des molé
cules organiques vivantes.
N'est-il pas étonnant que M. Fontana , autre microscopiste,
ait donné , comme une découverte nouvelle à
lui appartenante , tout ce que j'ai écrit , il y a près de
trente ans , sur les anguilles du blé ergoté ?
Je suis encore surpris de ce que vous paraissez croire
de bonne foi que la membrane du jaune de l'oeuf forme
les intestins grêles du poulet : rien n'est encore aussi
faux que cette assertion du docteur Haller , si ce n'est
peut - être l'assertion de M. Bonnet et de quelques
autres qui prétendent qu'on voit le tétard tout formé
dans les oeufs de grenouilles qui n'ont pas été fécondés
par le mâle , comme dans ceux qui ont été fécondés.
Je vous le répète , monsieur , rien n'est plus faux
que toutes ces assertions ; et vous le reconnaîtrez
vous-même si vous voulez vous donner la peine de vérifier
les faits . Je ne veux pas accuser de mauvaise foi
ceux qui les ont écrits ; je ne les accuse que de prévention
pour leur système absurde des germes préexistans
, système qui , malgré son absurdité , pourra
durer encore long- temps dans la tête de ceux qui
s'imaginent qu'il est lié avec la religion. Je ne suis
donc pas trop étonné que des prètres ou des abbés , tels
que MM. Fortis , Spallanzani , Fontana , etc. , soient
palingénésistes , mais je suis surpris que des philosophes
et des médecins, et surtout le célèbre M. Haller, cherchent
à donner des forces à une aussi faible chimère.
368 MERCURE DE FRANCE.
Tout ceci , monsieur , n'est qu'entre vous et moi
parce que vous m'avez prié de vous écrire sincèrement ,
et parce que votre ouvrage m'a donné pour vous toute
l'estime que vous pouvez désirer de moi . Je vois que vos
incertitudes ne sont fondées que sur votre honnêteté ,
que vous cherchez à rendre justice au mérite de tout
le monde , que vous respectez les grands noms , qu'ils
yous en imposent mème lorsque leurs opinions sont
contraires aux vôtres : tout cela marque la meilleure
âme et le coeur le plus vertueux. Je ne crains done
pas de vous dire tout ce que je pense ; si j'étais jamais
assez heureux pour avoir quelques heures de conversation
avec vous , monsieur , je suis assuré que les idées
que vous appelez trop fortes dans mon Système sur la
génération , vous paraîtraient non-seulement très-naturelles
et très -simples, mais pleinement confirmées par
les ressemblances des enfans à leurs parens , et par les
ressemblances mi-parties des mulets sur lesquels je viens
de donner quelque chose de nouveau dans le troisième
volume in-4° . de mes Supplémens à l'Histoire naturelle .
Je prends de là l'occasion , monsieur , de vous envoyer
un mandat sur mon libraire pour qu'il ait à vous donner
ce volume que je vous supplie d'agréer . Je crois que
vos libraires de Rome sont en correspondance avec
M. Panckoucke , et qu'ils ne refuseront pas de vous
donner ce volume en leur remettant mon mandat dont
M. Panckoucke leur tiendra compte. Je voudrais aussi
vous épargner le port de cette grosse lettre, mais je suis à
ma campagne en Bourgogne où je ne puis la faire contresigner
, et j'ai mieux aimé vous l'adresser directement
pour ne pas vous faire attendre plus long-temps
ma répouse .
Je suis très-content de votre Théorie sur la Putréfaction
. Vous ne serez peut-être pas d'accord en tout
avec les chimistes ; mais , comme vous l'insinuez assez ,
ce n'est point ici une affaire de chimiste , mais de
philosophe . Les chimistes ne voient que par leurs lunettes
, c'est-à- dire par leur méthode ; le philosophe
doit voir par ses yeux , et juger, comme vous l'avez fait ,
sans préjugés, par la saine raison . Continuez , monsieur,
à vous occuper de cette grande matière ; vos premiers
essais me paraissent trop heureux pour ne pas désirer
TOWA AOUT 18170M 369
de vous voir suivre cette carrière qui d'ailleurs convient
si fort à votre état , et dans laquelle vous ne pouvez
manquer d'acquérir beaucoup de gloire .
Je finis en vous faisant mes remercimens , etc.
Signé le comte DE BUFFON.
Au château de Montbard en Bourgogne ,
ce 8 novembre 1776.
N. B. L'ouvrage dont il est question dans cette lettre.
a pour titre Teoria della Putredine , etc. , dal doctor
Filippo Pirri , medico e filosofo romano . Rome , 1776.
Un vol. in- 12 .
1、
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE - FRANÇAIS.
25
Débuts de M. Eric Bernard et de Mile. Treille.
Nous sommes dans la saison des débuts : pendant que
les chefs d'emploi font sans peine , dans les départemens
, une double moisson de gloire et d'argent , quelques-
uns des écoliers qu'ils ont formés sont obligés de
Jouer à Paris , pendant les grandes chaleurs , sans retirer
de leurs efforts ni honneur ni profit . A peine penvent-
ils obtenir quelques auditeurs . Le public , si souvent
dupe des espérances que l'on fait ordinairement
concevoir de chaque débutant , ne se laisse plus prendre
aux amorces d'un nom nouvean. M. Eric Bernard ne
mérite pas cependant d'être confondu dans la foule de
ces jeunes gens qui , sans aucune étude préparatoire de
leur art , viennent risquer des débuts qui n'ont pour
témoins que leurs amis , et qui disparaissent ensuite
pour jamais de la scène. M. Bernard a débuté l'année
derniere dans les premiers rôles ; il reparaît aujourd'hui
dans l'emploi de Saint-Prix. La gravité de sa voix,
ses traits déjà marqués , quoiqu'il soit encore jeune
semblaient l'appeler dans la nouvelle route qu'il se pro-
24
570
MERCURE DE FRANCE.
pose de suivre : mais ce qui lui faisait sur-tout une loi
de quitter l'ancienne , c'est une ressemblance extraordinaire
que la nature lui a donnée avec Talma : ce n'est
certainement pas un des plus heureux présens qu'elle ait
pu lui faire, quoique l'on soit porté à penser le contraire
au premier abord. Car cette ressemblance de figure , de
voix , de gestes , bien qu'elle ne soit pas cherchée , a toujours
un caractère d'imitation servile qui ne saurait plaire :
ce n'est point là la vraie manière de reproduire un acteur
, et Talma lui-même ne serait pas parvenu à nous
rendre Lekain , s'il n'en avait été que l'imitateur. Cette
malheureuse ressemblance de M. Eric Bernard avec
Talma , est moins sensible dans le nouvel emploi qu'il
a embrassé , et c'est déjà un avantage ; en travaillant à
l'affaiblir encore , à donner à son action quelque chose
de plus majestueux et de plus paternel , et sur-tout à
marcher avec plus d'aplomb , M. Eric Bernard parviendra
à mériter les nombreux applaudissemens qu'il a recueillis
dans le vieil Horace , Agamemnon et Rhadamiste
, et qui n'ont cependant pas été tous accordés par
Pindulgence.
Mademoiselle Treille , qui a débuté à côté de M. Bernard
, dans Iphigénie en Aulide , est une jeune personne
qui n'a paru encore sur aucun théâtre , et qui aurait
peut-être bien fait de n'y jamais paraître ; elle
n'est pas dépourvue d'intelligence , et son débit est
assez juste ; mais la faiblesse de ses moyens est un obstacle
invincible à ce qu'elle obtienne jamais des succès
dans la tragédie . Elle a montré dans le rôle d'Angélique
de l'Epreuve nouvelle , qu'il y avait beaucoup
d'autres causes qui s'opposent à ce qu'elle joue jamais
bien la comédie . Il faut avouer que cette comédie de
l'Epreuve nouvelle remplit bien son titre . C'est à coup
sûr une des épreuves les plus nouvelles qui se puissent
concevoir , que celle d'un amant qui se donne pour
rivaux son valet et son fermier , et qui ne se croit bien
sûr d'être aimé que lorsque sa maîtresse a rejeté ces
brillans partis pour lui donner la préférence , à lui qui est
plus riche , plus jeune et plus aimable . On ne sent jamais
mieux tout ce qu'il a fallu d'esprit à Marivaux pour
soutenir ses pièces , que lorsqu'on cherche à en faire
F'analyse .
AOUT 1817. 371
:
THEATRE FEYDEAU .
Débuts de M. Welch.
Ce théâtre est dans un état déplorable abandonné
par les auteurs à qui il a dû ses plus brillans succès
appauvri depuis trois ans par la retraite d'acteurs qui
n'ont point été remplacés ; éclipsé par l'Opéra , dont
l'administration semble s'améliorer à mesure que celle
de Feydeau dégénère , il ne lui restera plus bientôt qu'à
fermer ses portes. Martin , qui aurait pu seul soutenir
cet édifice chancelant , va , dit-on , l'abandonner , et
c'est aux habitans du Midi qu'il a voulu faire entendre
le chant du cygne. M. Weleh est un des prétendans à
sa succession ; il n'a pas encore bien établi ses droits à
cet héritage ; celui de Solié , qui est toujours vacant , et
que l'on n'a accordé que provisoirement à Rolland , paraît
mieux lui convenir. M. Welch , qui ne tient probablement
pas son nom d'Apollon , en a reçu du moins
une jolie voix , qu'il conduit avec art ; mais il est loin
d'avoir cette vivacité de physionomie , cette finesse de
jeu qui sont nécessaires à un valet : il joue les Frontin
en père noble .
THEATRE ROYAL ITALIEN .
Il Fanatico per la Musica , pour la rentrée de madame
Catalani. **
Une foule de fanatici assiégeaient les portes du
théâtre long-temps avant qu'elles ne s'ouvrissent , la
grande cantatrice a fait fureur. Sa longue absence avait
bien un peu irrité contre eile quelques dilettanti ; mais
ils ont oublié leur colère dès qu'ils l'on vue paraître.
Tous les journaux ont reproché à madame Catalani ses
éternels voyages. Il est possible que , comme directrice
la résidence soit un de ses premiers devoirs ; mais il nous
24.
372
MERCURE DE FRANCE .
semble que , comme cantatrice , nous devons lui savoir
gré de l'art avec lequel elle ménage nos plaisirs . Madame
Catalani a un talent qui surprend plus qu'il ne
charme ; or , ce qui ne fait qu'étonner ne plaît pas
long- temps. Madame Catalani est un de ces brillans
météores qui éblouissent en passant , et dont l'éclat ne
saurait se soutenir. On ne se lassait point d'entendre
madame Barilli , parce que madame Barilli toujours
nouvelle nous faisait entendre tour-à- tour la musique de
Mozart , de Cimarosa , de Pacsiello , etc .; mais quand
on a entendu une fois madame Catalani , on la connait
toute entière , et quelque musique qu'elle chante , on
n'entend jamais que madame Catalani.
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Première représentation de Tous les Vaudevilles :
Après quinze jours de clôture , la salle du Vaudeville
bien et duement restaurée , a été rouverte à ses habitués
, qui se sont empressés d'assister à son inauguration .
Le directeur a payé son tribut par un à-propos intitulé
Tous les Vaudevilles. C'est une revue de tous les
théâtres qui se permettent de jouer le vaudeville ; ils
paraissent avec les attributs qui leur ont été donnés
dans une caricature célèbre qui a paru il y a quelques
années. On a trouvé , malheureusement , qu'il y avait
moins d'esprit dans la pièce que dans le dessin qui en a
donné l'idée .
POLITIQUE.
mmu
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
1 Du 14 au 20 août.
Peu d'événemens , mais quelques indices d'événemens.
1
AOUT 1817 . 373
Conseil de cabinet où lord Castlereagh assiste malgré
sa blessure ; négociations entre un puissant empire du
Nord et un empire du Sud , autrefois plus puissant
ostensiblement justifiées par un spectateur qui veut
passer pour indifférent ; extraordinaire activité d'un
autre gouvernement du Nord dans ses armemens et
dans ses emprunts ; activité non moins remarquable
d'une république déjà imposante et qui grandit à vue
d'oeil , et en même temps qu'elle fonde des villes dans
ses déserts , marchande des établissemens sur des mers
lointaines ; promotions nouvelles d'évêques et de cardinaux
; un auguste personnage voyageant en France ,
telles sont , en gros , les nouvelles principales. Entrons
dans quelques détails .
RÉCOLTES . FINANCES .-On peut juger des souffrances
de la Prusse pendant la cruelle année qui vient de
s'écouler , par le délire de sa joie à l'aspect des moissons
nouvelles. Rien d'animé , de brillant , de solennel comme
a fête des premières gerbes . C'est un mélange d'enthou
siasme et de tumulte , de pompes religieuses et triomphales
, qui porte dans l'âme de ces émotions qu'on
n'éprouve qu'une fois . Cependant , l'enquête ordonnée
contre les fournisseurs du grand duché du Rhin , se
poursuit en silence . Il paraît qu'ils avaient vendu ces
grains à d'autres spéculateurs d'une nation voisinė . Je
ne serais pas surpris que ces derniers spéculateurs les
eussent tenus en réserve , et qu'en définitif , ces grains
fussent perdus et pour les malheureux qu'ils devaient
rendre à la vie , et pour les hommes cruels qui se faisaient
un patrimoine de la détresse publique
1
Malheureusement le commerce languit , pendant que
les moissons prospèrent. On débite avec profusion dans
foute l'Allemagne une brochure ayant pour titre : Essai
sur cette question : comment les nations d'Allemagne
pourront-elles secouer le joug du monopole anglais ?
Faut-il le redire pour la millième fois ? En faisant mieux
que les fabricans anglais , ou en débitant à meilleur prix .
Si c'est l'industrie qui vous manque , n'accusez que
vous-même. Sont-ce les matières premières ? J'en connais
trois principales , la laine , le lin et le coton. Vos
laines sont belles , et vous pouvez les perfectionner
encore. Le lin ne vous manque pas . Je sais que , pour
374
MERCURE
DE FRANCE ,
le coton , l'Angleterre aura toujours un avantage incontestable
sur les pays sans colonies . Mais devezvous
envier le sort des Etats qui ont des colonies ?
Attendez encore. L'Angleterre substitué , à ses forêts ,
des prairies artificielles . Laissez -là s'y complaire , et
gardez vos bois et yos goudrons ; vous ne savez pas ce
qu'ils pourront vous valoir un jour.
"
Serait-il vrai que nous ne pouvons gagner d'un
côté sans perdre de l'autre ? Les pêcheurs Américains
adressent un mémoire au congrès pour se plaindre du
tort que les bateaux à vapeur font à la pêche ; les poissons
semblent les distinguer . Ils ne déposent plus leur frai
dans les lieux où passent de tels bateaux .
-Il paraît que la Russie se dispose à négocier un
emprunt.
- Il sera procédé , le premier septembre , au premier
tirage des obligations de la ville de Paris , pour
faire face à l'emprunt de 31 millions. Le nombre des
lots gagnans est de 525. Le plus haut monte à vingt
mille francs. Le remboursement du capital et intérêts
des obligations échues , ainsi que le paiement des lots
auront lieu , à bureau ouvert , le premier octobre .
La compagnie royale d'assurances prospère sous
la direction de M. Laffite . Pendant le premier semestre ,
chaque action de cinquante mille francs a produit un
dividende de quatre mille cinq cent quarante-un fr.
cinquante centimes. On étend les assurances sur les
fleuves , rivières , lacs et canaux , puissant encouragement
pour le commerce intérieur.
6
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . —Le système politique
du cabinet de Madrid paraît se conformer à son système
de finances . Et qu'espérer , en effet , de l'un et de l'autre
sans cette conformité ? Le silence de la Gazette officielle
sur le sort de Lascy n'est peut-être pas d'un facheux
augure. On parle de quelques libéraux pour des emplois
de gouvernement . Serait- ce un effet de la nouyelle
intimité qui règne entre les cours de Madrid et
de Saint- Pétersbourg ? Quoi qu'il en puisse être , l'Espagne
a sous les yeux l'exemple d'Apodaca . Que ce
vice-roi soit parvenu à gagner tous les esprits par la
douceur ou que sa mésintelligence avec le capitainegénéral
augmente les embarras d'une position déjà
.
AOUT 1817 . 575
difficile , l'une et l'autre hypothèse sont , pour la vieille
Espagne , une salutaire leçon.
Avant de se séparer la diète germanique a résolu
que les cours de Vienne et de Berlin seraient invitées
à déclarer celles de leurs provinces qu'elles veulent
comprendre dans la confédération . Cette connaissance
est nécessaire , je l'avoue , pour déterminer les contingens
respectifs . La diète a déjà un assez grand problême
à résoudre sans en accroître les difficultés : créer
un intérêt public fédéral , en respectant tous les intérêts
partiels des confédérés , réunir plusieurs monarchies en
corps , sans porter la moindre atteinte à leur indépendance
, afin qu'elles ne cessent pas d'être des monarchies
.
Les nouveaux décrets de la diète pour la libre circulation
des denrées , et la suppression totale du droit de
détraction , viennent d'être publiés successivement dans
tous les pays d'Allemagne . Ce droit de détraction , reste
des siècles de barbarie était un impôt levé sur tout
homme qui abandonnait son pays natal pour passer dans
un autre pays ; et, divisée comme était l'Allemagne, on
sent combien ces migrations pouvaient coûter cher,
L'industrie et le commerce n'y gagnaient pas.
9
Est-ce que l'esprit constitutionnel s'avancerait
vers le Bosphore ? On prête à l'empereur des Turcs
Phonorable projet de réformer les janissaires ; donc il
veut réformer le despotisme. Les gardes prétoriennes
étaient nécessaires aux Césars , autant que les Césars
leur étaient nécessaires. Quand Pierre er eut cassé les
strélitz , il sentit sur- le-champ qu'il fallait appeler les
lois et les arts ,
On s'occupe en Bavière de l'organisation d'un sys
tème municipal. Les membres des municipalités seront
directement élus par le peuple.
Pleine et entière amnistie est accordée aux Français
détenus par mesure de police pour avoir pris part
aux mouvemens excités par la rareté des subsistances.
Il n'y a d'exceptés que ceux qui se trouvent en état de
récidive , et ceux dont la mise en surveillance est la
suite d'un jugement.
་ *
M. Owen a présenté au parlement d'Angleterre
un projet dont le principe me paraît louable et le succès
>
376 MERCURE DE FRANCE.
probable , ce serait de réunir les indigens dans des
villages que l'on nommerait de secours mutuel . Ils s'y
appliqueraient à l'agriculture , aux arts industriels et
mécaniques. Le village serait formé d'un carré de bâtimens
dont le milieu serait un jardin , au centre duquel
se trouveraient l'église et la maison commune. Les habitans
vivraient en commun sous un régime doux et
paternel. 11 parait que l'intention de M. Owen serait
qu'on leur fournit la subsistance journalière , et que les
produits de la culture et des ateliers fussent les gages
de ces avances. Gela me rappelle les missions du Paraguai
peuplées de tribus laborieuses , et dociles et heureuses
; mais cela me rappelle aussi les dépôts de mendicité
. Peut-être vaudrait-il mieux fonder des colonies
que des couvens on des dépôts . Au lieu de bâtimens
Contigus , on établirait des maisonnettes ; on y joindrait
un petit terrain, un métier , des outils , les premiers
meubles , les frais de premier établissement . Cette cession
pourrait n'être que temporaire : au bout d'un certain
temps , on retrouverait ses frais . C'est l'avance des
aumônes de quelques années. Cette avance vaudrait
aux riches sûreté d'abord , et , pour l'avenir , augmentation
de revenus ; et mieux que tout cela , le plaisir
d'avoir fait des honnêtes gens . Il me semble que le
projet , modifié comme j'ai dit , serait plus conforme à
la véritable humanité , car il est plus d'une sorte d'humanité.
J'en connais une adroite et industrieuse , dont
les largesses ne sont que des spéculations ; j'en connais
'une froide et dédaigneuse qui blesse en soulageant ;
ni l'une ni l'autre n'est la bonne.
-
La diète helvétique s'est occupée de deux ques
tions majeures : tout citoyen suisse a - t-il , par cela seul ,
droit de domicile dans un canton quelconque ? La diète
germanique n'aurait pas balancé dans la diète helvé
tique , il y a partage . C'est que les petits Etats , à qui
leur faiblesse devrait inspirer le besoin de l'unité , sont
entraînés , par cette faiblesse même , à de petits préjuges
et de petites jalousies qui la troublent. Ceci donne
te motif de l'ajournement d'une question plus importante
encore un changement de religion emporte-t-il
la perte des droits de cité ?
COLONIES . Les gazettes de Madrid , selon le Times ,
AOUT 1817 . 377
viennent d'adopter une politique nouvelle. L'on verra
que cette politique est la meilleure. Tout se sait tôt ou
tard .
Bolivar est maître de l'Orénoque . L'ile d'Amélie ,
dont l'amiral Brion s'est rendu maitre sans coup férir ,
lui sert de dépôt et d'arsenal. De là il peut menacer le
golfe , et appuyer Mina , qui a déjà effectué son débarquement
à Sotola-Marina . Il est vrai que les royalistes ,
après un combat sanglant , ont dispersé un parti d'insurgés.
Mais pendant que la tète de Warner est exposée sur
la place publique de Vera-Cruz on craint que le lieutenant
de Warner ne rallie ses troupes , et ne menace à
son tour la tête du vainqueur. Hest vrai aussi que la mort
de Morelos laisse respirer Apodaca , mais nous avons
déjà vu qu'il s'entend mal avec son lieutenant . Si jamais
Apodaca succombait , maîtres du Mexique et des Carraques
, et paisibles possesseurs du Chili , les insurgés
n'auraient d'ennemis à combattre que les Espagnols du
Pérou , qu'ils menacent déjà , et leur pavillon flotterait
dans un espace de sept cents lieues de côtes .
Lisbonne se hâte de préparer les renforts que le
Brésil exige d'elle. Il y a sur le Tage vingt bâtimens qui
en attendent sept autres ; chacun portera trois cents
hommes environ de débarquement .
-
1
Les Etats-Unis , après avoir échoué dans leurs négociations
pour la Lampedouse , mettent à prix l'île
d'Elbe . Si cette république se trace une circonférence ,
il faut avouer que l'ouverture du compas est vaste .
Cependant voilà deux nouvelles villes prêtes à s'élever
; l'une sur les bords du Miemi , l'autre sur ceux de
l'Ohio. La première portera le nom de Perrysbourg ;
elle aura neuf rues parallèles du nord au sud , coupées
par sept autres rues parallèles de l'est à l'ouest. Un vaste
terrain en forme de carré dépendra de la ville. Il y a
pour la ville et le terrain 768 lots ; le minimum du prix
est de vingt dollars par lot de ville , et de cinq dollars
par"aacré de terre.
1
On annonce la mort de Pétion . C'est un général
presque octogénaire qui le remplace .
La prise du fort d'Harraf , par lord Moira , vient
de rendre à l'Angleterre le crédit que les attques des
Pindarries lui avaient fait perdre dans l'Inde .
378
MERCURE DE FRANCE .
-Le golfe persique est infesté de pirates. L'un d'eux
a osé attaquer un bâtiment de la compagnie des Indes
Orientales , fort de six pièces de canon , et d'environ
cent hommes; après une action très-vive , il s'en est
rendu maître.
Une cour martiale à la Havane , vient de casser le
capitaine d'un brick espagnol , qui a donné la chasse à
un schooner américain. Le capitaine de la frégate espagnole
, qui escortait le brick , a été envoyé en Espagne
, la cour ne se reconnaissant point compétente.
On sait tout ce que les démêlés des compagnies de
l'ouest et d'Hudson avaient de scandaleux et même
d'atroce. Le gouverneur du Canada ordonne à tous les
officiers et soldats qui étaient précédemment au service
du roi , de quitter dans vingt- quatre heures celui de
l'une et l'autre compagnie.
Le Courrier s'étonne qu'on veuille appeler l'attention
de l'Angleterre sur les secours que l'Espagne , diton
, attend de la Russie . De telles relations ne devien❤
draient inquiétantes , dit le journal ministériel , que dans
le cas où l'Espagne offrirait un prix destructif des principes
sur lesquels repose le système général de l'Europe .
Et il insinue l'opportunité d'une ligue qui aurait pour
objet , non des agrandissemens individuels , mais le repos
du monde. Voilà une belle utopie..
- Les re-
RELATIONS POLITIQUES ET COMMERCIALES .
lations les plus amicales subsistent entre la Russie et la
Suède. Un ukase de l'empereur Alexandre , reçu avec
transport à Stockholm , proroge indéfiniment le traité
de commerce qui a la Finlande pour objet , et même
étend à la Norwège les dispositions de ce traité.
- On parle en Amérique de l'acquisition des Florides
, comme d'un événement probable. Le prix des
terrés hausse déjà,
-
PROCÈS MARQUANS. Le médecin Bergelin et le
professeur Ihre , condamnés à mort pour avoir bu à la
santé de Gustave V , grâces à l'intercession du prince
royal , ne subiront , l'un qu'une détention de six moie , et
l'autre qu'un emprisonnement indéfini .
Un crime sans exemple a été déféré aux dernières
assises de Turin . Le nommé Martin avait séduit une
filie ; pressé de réparer son tort , il la conduit , elle et
AOUT 1817 .
319
son enfant , vers un prêtre pour les unir ; mais arrivé
dans un lieu sûr , il égorge l'enfant et la mère , et enfouit
leurs cadavres. Une grande pluie survint , qui fiț
ébouler la terre , et découvrit l'horrible attentat .
Une diligence est dévalisée sur la grande route de
Dublin par des inconnus. Le soupçon , long-temps incertain
, paraît se fixer , après quelques mois , sur un
M. Roger O'Connor. On arrête cet homme, on le traduit
à la cour d'assises , il est reconnu innocent ; jusques-là
rien de plus simple.
Ici commence le problême . Ce M. O'Connor avait de
l'aisance , il jouissait d'un rang distingue. Pour que le
soupçon tombe sur un pareil homme , il faut de puissans
motifs , et cependant la joie la plus vive éclate à sa
délivrance ces soupçons n'étaient donc point publics.
M. Bennet et sir Francis Burdett quittent Londres en
diligence , Pun pour lui servir de conseil , l'autre d'escorte.
Au vif intérêt que prend l'opposition à son innocence
, ne peut-on pas conjecturer qu'un autre parti
prenait quelqu'intérêt à sa condamnation?
-
Malgré la soumission des Vandarelli , les bandes de
brigands qui infestent Naples ne sont pas dissipées. Une
commission spéciale inscrira sur une liste le nom de
tous ceux qui font partie de ces bandes. Les parens et
les amis peuvent réclamer contre l'inscription . Si elle
est maintenue , le proscrit n'a plus de réfuge , il est
permis à chacun de lui courir sus ; la récompense est de
deux cents ducats pour la tête d'un chef , et de cent pour
la tête d'un simple bandit. Le bandit qui tombera vivant
entre les mains de la justice , sera condamné à mort sur
la preuve de l'identité. Cette ordonnance doit rester en
vigueur jusqu'à la fin de février.
MM. Comte et Dunoyer sont condamnés à un an
d'emprisonnement , trois mille francs d'amende , cinq
ans d'interdiction des droits civiques , et à fournir un
cautionnement chacun de mille francs. L'imprimeur
Renaudière est condamné à mille francs d'amende .
NOUVELLES DIVERSES . Czerni -George , qui vivait
depuis long-temps retiré en Autriche , avait quitté sa retraite
pour les états du grand-seigneur. Il a payé cher
son imprudence. Lui et quelques-uns de ses partisans
ont été décapités , et leurs têtes envoyées à Belgrade
480 MERCURE DE FRANCE .
-
L'université russe de Kasan ' vient de donner au
moufti d'Ufa , le titre de membre honoraire ; le diplôme
, écrit en arabe , commence par ces mots , au
nom d'Allah le très miséricordieux .
-
veau
fin
il a
Un soulèvement a éclaté dans l'île de Man ;
comme le magistrat lisait au peuple un réglement nouété
assailli d'une grêle de pierres. On est enparvenu
à ramener l'ordre sans effusion de sang.
Ce tumulte avait pour cause un malentendu. Les paysans
s'étaient imaginés qu'il s'agissait d'un impôt sur le hareng
, au profit de l'évêque .
-
Les négociations entre la France et le Saint-Siege
sont terminées . L'ambassadeur français à Rome a célébré
cet événement par des fètes brillantes. On attend à
Paris un nonce apostolique. L'ancien archevêque d'Albi ,
l'ancien évêque de Saint- Malo, l'ancien évêque de Nanci ,
et l'évêque d'Amyclée sont chargés , en vertu d'une
délégation du Saint- Siége , de procéder aux informations
d'usage pour les évêques désignés .
-
Le duc de Massa est nommé pair de France , et le
marquis d'Avaray est nommé due.
Un vaste incendie a consumé le théatre royal de
Berlin . Est-ce hasard , est-ce préméditation ? L'enquête
qui s'établit apportera des éclaircissemens ; cependant il
ne reste d'un si pompeux édifice que des cendres.
-
Le préfet de la Gironde a fait arrêter un individu
se disant inspecteur des vivres , qui avait répandu à
Bazas des bruits alarmans.
-Le régiment suisse de Bleuler quitte Lyon ; quatre
légions le remplacent. Le général Canuel conserve ce
commandement .
- La voiture de lord Erskine se trouvant pressée par
celle d'un boulanger , le lord avança son fouet. Irrité de
ce geste , le boulanger s'élance et frappe , suivant quelques
récits , sur les chevaux du lord , sur le lord luimême
, sur une dame qui était à ses côtés , jusques à ce
que son fouet à lui volât en éclats ; suivant d'autres récits ,
il n'a frappé que les chevaux , mais si rudement , qu'ils
ont renversé la voiture . Les journaux disent que le noble
lord a moutré beaucoup de dignité dans cette épreuve.
La commission d'instruction publique a solennellement
distribué les prix aux élèves des quatre colleges
AOUT 1817 .
381
royaux. Une pareille cérémonie ne manque jamais de
spectateurs les uns y sont attirés par leurs espérances ,
les autres par leurs souvenirs. Le professeur qui a prononcé
la harangue d'usage avait pris pour sujet l'éloge
des lettres latines son discours m'a paru écrit avec
une élégance rare . Malheureusement l'organe sourd
la déclamation traînante et presque notée de l'orateur ,
et sa pose gênée , ont un peu nui au succès : je ne sais
quelle habitude on s'est faite dans les écoles de chanter
tout ce qu'on débite . Si c'est pour imiter les anciens , il
faudrait nous rendre leurs vastes tribunes en plein air ,
et leurs assemblées de cent mille âmes . Pour nous , le
naturel nous touche plus , et un orateur qui monterait
à la tribune , accompagné d'un joueur de flûte , pour
marquer la cadence , produirait un effet d'un genre qui
ne le flatterait pas .. En revanche , on n'a rien perda de
l'excellent discours de M. Royer- Colard . Son éloquence ,
grave à la fois et pénétrante , a répandu sur un sujet
bien vieux tous les charmes de la nouveauté . C'est le
propre des esprits supérieurs , d'imprimer leur cachet à
tout ce qu'ils touchent. M. Royer-Colard a parlé avec
profondeur des causes premières de la prospérité des
nations , avec dignité de l'époque actuelle , avec enthousiasme
du Roi et de notre honorable patrie , et ce n'est
point le passage de son discours qui à excité les moins
vifs applaudissemens.
BÉNABEN .
ANNONCES ET NOTICES.
Grammaire démonstrative d'enseignement mutuel de
la langue française , couronnée par le jury des livres
élémentaires ; par M. J. N. Blondin ( septième édition ) .
Chez l'auteur , rue Saint- André- des-Arcs , n . 53 ; et
chez Pélicier , libraire , première cour du Palais- Royal ,
n. 7 et 8. Prix : 2 fr . , et 2 fr . 50 c. franc de port.
L'utilité de cette grammaire est prouvée par les nombreuses
éditions qui en ont été faites. On y trouve là solution des prin582
MERCURE DE FRANCE .
cipales difficultés de la langue , et particulièrement des règles
fort simples sur l'accord des partícipes passés . L'auteur a été
admis à l'honneur de présenter au Roi son ouvrage.
Elémens d'Economie politique , suivis de quelques
vues sur l'application des principes de cette science aux
règles administratives. Un vol . in - 8 °. ( imprim . royale ) .
Prix : 5 fr. pour Paris , et 6 fr. 50 c. franc de port . A
Paris , chez Fantin et compagnie , libraires , quai Malaquais
, n . 3.
Atlas botanique , ou Clef du jardin de l'univers ,
d'après les principes de Tournefort et de Linne , réunis,
par M. Lefebure , professeur de botanique à l'Athénée
de Paris. Chez l'auteur , rue l'Evêque , n. 14 , Butte des
Moulins . L'ouvrage est divisé en deux volumes ou livraisons
, qu'on paie 3 fr. 50 c . chaque , en les recevant ,
et 4 fr. par la poste .
La botanique fut long-temps ignorée des hommes ; ingrats et
barbares , ils foulaient aux pieds ces fleurs suaves , ces plantes
salutaires que chaque printemps fait renaitre , pour le plaisit
des sens et la conservation de tous les êtres vivans . Des siècles
nombreux s'écoulèrent avant qu'on en connût l'usage , et lorsque
le hasard l'eût fait découvrir , toute la science botanique
se borna d'abord à l'application de la médecine qui en est le but
utile ; on ignorait les tendres rapports que les fleurs ont entre
elles , et personne ne les avait encore classées avec succès. Deux
savans modernes , Tournefort et Linné , vinrent nous révéler
les mystères qui enveloppent la reproduction des plantes, et nous
apprendre à les classer avec ordre et méthode , pour les reconnaître.
Le
système for foliaire
que présente
M. Lefebure
, est à la fois une
inspiration
aussi
heureuse
que désirée
, il fait concorder
ceux
de Tournefort
et de Linné
, qui sont nécessaires
l'un à l'autre
,
quoique
partant
d'un
point
différent
, et il réunit
sur une seule
tige les principes
de ces deux
hommes
célèbres
, en abrégeant
l'étude
de cette
science
aimable
. L'auteur
était déjà
avantageusement
connu
. Son style
se distingue
par une logique
forte
,
claire
et élégante
. Toutes
les personnes
que la botanique
intéresse
, et qui désirent
acquérir
la connaissance
des plantes
,
trouveront
, en lisant
son ouvrage
, plaisir
et instruction
.
Le livre des Epoux et des Epouses , ou des Moyens
d'être heureux en mariage , dans toutes les classes de la
société ; par M. Léopold , ancien avocat ; brochure in- 12 .
Prix : 1 fr, Chez Pillet , imprimeur-libraire , rue ChrisAOUT
1817%
383
tine , n. 5 ; et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière
, n. 18.
Tous les mariages seraient heureux s'ils étaient bien assortis :
voilà l'étonnante découverte de M. Léopold. Ceux qui présumerant
qu'il a développé cette triviale vérité avec esprit ,
gaité , grâce et légèreté , seraient cruellement désabusés à la
lecture des premières pages de son ouvrage. Nous serions bien
tentés de lui rendre conseils pour conseils , en lui disant qu'il
faut savoir écrire avant de se faire imprimer , et surtout ne
point oublier que , tous les genres sont bons , hors le genre en-
пиусих .
Euvres complettes de Pindare . On propose , par
souscription , la traduction complette des Odes de
Pindare avec le texte grec d'après l'édition de
Heyne ) . Chaque Ode sera précédée d'un argument , et
suivie de notes , tant critiques qu'explicatives ; le tout
formera deux volumes d'environ 600 pages chaque .
La traduction que nous annonçons ,
disent les éditeurs , ffaite
avec une extrême fidélité , prouvera que la langue française ,
maniée habilement , peut se prêter à tous les tons que prend le
poète thébain.
L'auteur , M. Tourlet , a publié en l'an ġ , la traduction des
quatorze Chants de Quintus de Smyrne, en 2 vol. in-8°., dont
l'édition est épuisée , Celle qu'il annonce aujourd'hui est le fruit
de quinze années de veilles . L'ouvrage entièrement terminé
depuis trois ans , paraîtra , au plus tard , à la fin de janvier
1818. L'impression du texte , tant grec que français , sera soignée
, par l'auteur , avec toute l'attention qu'exigent sa propre
réputation et l'importance d'un livre classique. Le prix de la
souscription est fixé à 27 fr. pour Paris , et 30 fr . 50 c . pour les
départemens, dont dix seront payés d'avance par chaque souscripteur
, qui payera le surplus en recevant à- la- fois les deux
volumes. ( Les lettres et l'envoi de l'argent devront être affranchis.
) La souscription est ouverte jusqu'à la fin de décembre .
Après cette époque , chaque exemplaire ne sera délivré à ceux
qui n'auraient pas souscrit , qu'au prix de 35 franes , sans y
comprendre les frais de port. La liste des souscripteurs sera
imprimée en tête de l'ouvrage. On souscrit , à Paris , chez madame
veuve Agasse , imprimeur-libr . , rue des Poitevins , n . 6.
?
Lettres Champenoises , on Correspondance politique.
morale et littéraire , adressée à madame D*** , à Arcis
sur-Aube , n . vI . Prix 1 fr . Chez Chaumerot jeune ,
libraire , Palais -Royal , galerie de bois , n. 188 ; et chez
P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
:
On ne reprochera point à l'auteur champenois de manquer
d'esprit ; mais les femmes moins savantes que madame D **
Arcis-sur-Aube , le taxeront d'entêtement , puisqu'il persiste
384 MERCURE DE FRANCE .
à faire des citations latines qu'elles ne comprennent pas. Le
beau sexe devant , à ce qu'il parait , renoncer à lui faire perdre
son latin , lui demande au moins de mettre la traduction à côté.
Recueil de Poésies ; par M. de Lantier , auteur des
Voyages d'Antenor , etc. , etc. , Un vol . in 8° . Prix :
3 fr . Chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n. 23 ; et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière ,
n. 18.
Les Recueils poétiques sont peu lus , peu recherchés à présent
est-ce la faute des auteurs ? est- ce la faute du public ?
Nous ne déciderons pas la question , mais nous croyons pouvoir
assurer que le Recueil de M. de Lantier ne ranimera pas le
goût du public pour la poésie.
Des Journalistes et des Journaux . Broch . in- 8° . Prix :
75 c. Chez Chaumerot jeune , libraire , Palais-Royal ,
galerie de bois , n. 188 ; et chez P. Mongie aîné , boulevard
Poissonnière , n. 18 .
Ce titre offrira sans doute un appât à la malignité ; cependant
les personnes qui se flatteront de lire un pamphlet , seront décues
; les gens de goût applaudiront à des jugemens fort spirituels
, assez généralement justes , et remarquables sur - tout par
une impartialité d'autant plus précieuse qu'elle est devenue
plus rare.
TABLE.
Poésie. L'Aveugle de Bagnolet ; par M. P. J. de
Béranger .
Nouvelles littéraires. Génie du Théatre primitif
grec ( analyse ) ; par M. Tissot.
Pag. 337
340
L'Ermite en Province . - Courses dans les Pyrénées;
par M. Jouy.
1349
Variété . ―
Sur l'improvisation des discussions politiques
; par M. Lacretelle ainé. 360
Carton du Mercure .
366
Annales dramatiques.
369
Politique:
Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben .
372
381
Notices et Annonces.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 30 AOUT 1817 .
mmm⌁ mmmmmv
AVIS IMPORTANT.
Les personnes dont l'abonnement expire au 31 août ,
sont invitées à le renouveler de suite , si elles veulent
ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal . -L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
-
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc, A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE
rue des Poitevins , n° . 14.
2
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir .
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine , Le
prix de l'abonnement est de 14 fr . pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
Nous offrons à nos lecteurs l'un des deux poèmes qui
ont été couronnés dans la séance académique de la
Saint- Louis ; c'est celui de M. P. Lebrun , nommé le
TOME 3 . 25
386 MERCURE DE FRANCE .
premier. Le Mercure d'aujourd'hui rend un compte détaillé
de cette séance solennelle .
« Le bonheur que procure l'étude dans toutes les situations
de la vie. »
Dans les rapides jours qu'il passe sur la terre ,
L'homme , au milieu des maux dont il est tributaire ,
Du besoin d'être heureux sans cesse tourmenté ,
Vers un bonheur qui fuit ardemment emporté ,
Cherche , en s'environnant d'illusions qu'il aime ,
Ce bonheur qu'il devrait ne chercher qu'en lui -même .
Que trouve-t- il? Des biens que poursuit son désir ,
En est-il que du moins il parvienne à saisir ?
Si quelqu'aimable erreur de ses maux le console ,
A peine il en jouit que le charme s'envole.
Rien autour de son coeur ne s'arrête jamais :
Ses plaisirs du matin , le soir sont des regrets ;
Et dans le court instant qu'ils lui restent fidèles ,
Nés de ses passions , sont agités comme elles .
Il est entre ces biens si trompeurs et si faux ,
Il est un bien réel , doux charme de nos maux ,
Dont on sent dès l'abord la paix enchanteresse ,
Dont on jouit sans trouble et non pas sans ivresse
Qui suit l'homme , en dépit des destins inconstans ,
A tout âge , en tous lieux , et dans tous les instans ,
Qui , sans cesse nouveau , s'accroît par l'habitude ,
Plein de calme , d'oubli , d'innocence : l'étude ;
L'étude , plaisir vrai dont la source est en nous ,
L'étude , heureux trésor qui les remplace tous .
Qu'on ne la borne pas aux seuls besoins du sage .
Il n'est aucun mortel qui n'en trouve l'usage.
Quel que soit notre sort , illustre ou sans éclat ,
Monarque , citoyen , guerrier ou magistrat ,
Jeune ou vieux , riche ou pauvre, heureux ou misérable,
L'étude utile à tous , est à tous agréable .
Elle allège les grands du poids de la grandeur ,
Sauve aux riches l'ennui de leur triste bonheur ,
Fait du peuple ou des rois oublier le caprice ,
Tranquillise le coeur qu'irrita l'injustice ,
Console doucement l'homme persécuté ,
Des affronts , de l'exil , et de la pauvreté.
AOUT 1817 . 387
Hote aimable des champs , compagne de voyage ,
Du cabinet des rois , de la maison du sage ,
Jusques dans les camps même elle conduit ses pas .
Catinat et Condé ne la dédaignaient pas ;
Et , voyageur armé pour conquérir la terre ,
Alexandre en Asie emportait son Homère .
Telle , prodigue à tous de son aimable fruit ,
Elle conseille l'homme , et le charme , et l'instruit ;
Soit qu'elle lui découvre , au flambeau du génie ,
Des mondes et des cieux la marche et l'harmonie ;
Soit qu'entraînant ailleurs son esprit curieux ,
Aux pages de l'histoire elle attache ses yeux ,
Lui fasse aux temps passés trouver ceux où nous sommes ,
Et , sous des noms divers , toujours les mêmes hommes
Soit enfin qu'éclairant les doutes de son coeur ,
Elle cherche avec lui quel est le vrai bonheur ;
Si la gloire y conduit , les trésors , la naissance ;
Si c'est le bruit , l'éclat , les honneurs , la puissance ;
Ou , dans l'ombre , à l'écart , loin de tous les chemins ,
Quelque secret sentier inconnu des humains .
La plupart entraînés par l'exemple et l'usage ,
En de stériles soins consument tout leur âge .
L'un à grossir sans fin des trésors superflus ,
Passe les jours , ces jours qui ne reviennent plus !
L'autre adore en riant de légères idoles ;
Ceux-là , plus sérieux , et non pas moins frivoles ,
Amans des dignités , des titres et des rangs ,
Attachent leur bonheur au sourire des grands .
Mais sortent-ils enfin du tourbillon rapide ,
Ils tombent au néant d'une existence vide ,
Comme l'oiseau que l'air a cessé de porter,
Quand ses ailes dans l'air cessent de s'agiter.
Qui les soulage alors du fardeau de leur vie ?
Quelquefois , détrempé d'une aussi vaine envie ,
Moi-même j'ai connu ce vague et cet ennui ,
Qu'un espoir qui n'est plus laisse en nous après lui .
Triste , abattu , traînant ma lassitude extrême ,
Découragé du monde , et doutant de moi - même ,
Je rentrais , le coeur vide , inquiet et troublé ,
Je retrouvais l'étude et j'étais consolé.
Horace... que ne peut une douce lecture !
Horace me disait : « Restons dans la nature.
25.
388 MERCURE DE FRANCE .
}
« N'allons pas hors de nous chercher de vains plaisirs
« Et dans un cercle étroit resserrons nos désirs .
« L'or vaut-il en effet la fatigue qu'il cause ?
« On vit si peu de temps et de si peu de chose.
« D'un fardeau qui peut nuire à quoi bon se charger ?
« Il n'est pour les mortels que deux biens sans danger
« L'un est le nécessaire , et l'autre la sagesse . »
Ainsi l'étude vient , nous consolant sans cesse ,
Encourager eu nous les vertueux penchans ,
Et les glisse en secret même au coeur des méchans .
Qui peut aimer l'étude , et demeurer barbare ,
Injuste , ingrat , jaloux , ambitieux , avare ?
Quels vices de l'esprit , quels désordres du coeur ,
Ne cèdent par degrés à son charme vainqueur ?
Quel mal puis-je nommer qu'elle ne tourne en joie ?
Cet homme est malheureux , il souffre , il est en proie
A la haine , à la crainte , à l'espoir, à l'ennui :
Hommes de tous les temps , venez autour de lui ;
Venez , sages fameux , venez troupe immortelle ,
La Bruyère , Pascal , Fénélon , Marc-Aurèle !
Son âme au milieu d'eux a retrouvé la paix.
Quand l'étude s'approche , ennui , tu disparais !
Passions , vous fuyez ; triste se , tu t'envoles !
Puissante enchanteresse , elle sait des paroles
Qui , d'un charme magique , endorment les douleurs .
De Tullie au tombeau j'ai vu le père en pleurs ,
Quel pouvoir l'a calmé ? l'étude consolante ;
L'étude et Tusculum : et quand Rome sanglante
Eut reconnu la loi des cruels triumvirs ,
L'étude encor charmait ses amers souvenirs .
Ah ! que d'infortunés , en cette triste France
Comme lui , menacés par le crime en démence ,
Ont trouvé dans l'étude un remède à leurs maux !
Seuls , pleurant leur famille envoyée aux bourreaux ,
Leurs rangs , leurs dignités , leur fortune ravie ,
L'étude adoucissait leur douloureuse vie ;
Les livres , seuls amis qui ne sont point ingrats ,
Au plus lointain exil accompagnaient leurs pas .
On a vu , dans ces temps de deuil et de misères
Des princes , exilés du palais de leurs pères ,
Errer chez l'étranger, sans espoir de retour .
L'étude était leur bien , leur asile , leur cour
AOUT 1817 .
389
Et comme aux jours heureux ils régnaient avec elle ,
Aux jours de l'infortune elle leur fut fidèle .
Que dis-je ? elle descend jusqu'au triste séjour
Où d'un rayon avare entre à peine le jour ,
Où le crime gémit , et souvent l'innocence ;
Elle y demeure encor, même après l'espérance.
Voyez-vous ce proscrit , de sa perte certain :
Assis , calme , et le front appuyé sur sa main ,
1 lit , médite , écrit ; c'en est fait. Sa pensée
Dans l'espace sans borne au loin s'est élancée .
Plus de prison pour lui , de verroux , ni de fers ;
Il est libre . Il parcourt tout le vaste univers .
Il saisit des secrets que gardait la nature ,
Sa main va les transmettre à la race future .
Hâte-toi ! les bourreaux disposent de ton sort.
Mais on ouvre , on le nomme , on l'appelle à la mort.
« De quelques jours encor, ah ! prolongez mon âge ,
« Et qu'avant de mourir j'achève mon ouvrage . »
Tu l'as dit , Lavoisier ! mais tu l'as dit en vain ;
Tu meurs . Tel Archimède , au bord Syracusain ,
De l'art qu'il illustra mourut l'âme occupée
Et , du soldat romain , n'a pas senti l'épée .
9
*
Mais , d'une triste image , écartons nos regards .
Bois touffus , clairs ruisseaux , venez de toutes parts ,
Venez , loin du tableau dont mon âme est émue ,
Rafraîchir ma pensée et consoler ma vue .
Oh ! qui m'emportera sous un ombrage épais !
Qui me rendra des eaux le cours limpide et frais !
Qui peindra des grands bois le studieux silence ,
La liberté des champs et leur indépendance ,
Et les prés pleins de fleurs , et l'agreste chemin
Qu'on suit , entre les blés , son Horace à la main !
Plaisirs des dieux ! surtout si , dans la solitude ,
L'amitié quelquefois vient se joindre à l'étude ;
Si , de leur double ivresse , on goûte les douceurs ,
Et si le même mot fait tressaillir deux coeurs.
Il est doux de jouir , dans un autre soi -même ,
Et des lieux qu'on préfère , et des livres qu'on aime.
Chaque abeille , & la ruche , apporte son trésor.
L'étude , à l'amitié , semble ajouter encor.
Aux vallons de Tibur , aux bois de Lucrétile ,
Ainsi l'aimable Horace et le tendre. Virgile
3go
MERCURE DE FRANCE .
Ensemble cultivaient les champêtres loisirs.
Cependant on s'oublie en de si chers plaisirs .
Le temps conseille en vain de quitter la retraite
Où d'un charme enchanteur l'étude nous arrête ș
En vain on voit des bois les feuilles se flétrir ,
Les oiseaux disparaître , et les vents accourir ;
On ne peut s'arracher à ses travaux tranquilles.
On rentre , en murmurant , dans l'enceinte des villes.
Mais quoi ! l'étude encor vient charmer les hivers .
Dans la saison brumeuse où les champs sont déserts ,
Où la ville elle-mème et s'attriste et s'ennuie ,
Lorsqu'à travers la vitre on voit la froide pluie
Tomber , tomber encor ; ou de légers flocons
La neige , au loin , blanchir le faite des maisons ;
Oh ! que l'étude alors est douce et délectable !
A couvert des frimats , quel charme inexprimable
De lire et de rêver , tranquille en son réduit ,
Près du feu rayonnant qui brûle à petit bruit !
Le soir , quand le silence occupe nos demeures
Que seules , de la nuit se répondent les heures ,
Qu'on aime à prolonger le doux travail des jours !
Le temps fuit , l'airain sonne , et l'on veille toujours ;
Et , dans la longue extase où se perd la pensée ,
On ne se souvient plus de la nuit avancée.
Mais qui n'a pas joui des charmes du matin ,
De l'heure où , réveillé par le timbre argentin ,
Je me lève , avant l'aube , alors que tout sommeille ,
Et ranime au foyer la cendre de la veille.
Il fait nuit du matin le calme et la fraîcheur :
D'un plaisir inconnu font palpiter mon coeur.
Dans le sommeil de tous trouvant ma solitude ,
Près du foyer brillant , doux ami de l'étude ,
Assis à la clarté du flambeau matinal ,
Je médite Corneille , ou Montaigne , ou Pascal ,
Ou les hommes fameux de Rome et de la Grèce ,
Et de leurs vieux écrits l'éternelle jeunesse .
En l'absence du bruit , des hommes et du jour ,
Leurs livres mieux goûtés m'inspirent plus d'amour ;
Ils parlent à mon âme avec plus de puissance.
Heureux qui , dès le temps de son adolescence ,
A connu cette ivresse , en à rempli son coeur !
Le vase , qui d'abord d'une pure liqueur
AOUT 1817. 591
A rempli son argile encor vierge et nouvelle ,
A son premier parfum reste long- temps fidèle
Et l'homme , dont l'étude eut d'abord les amours ,
De son premier penchant se ressouvient toujours ,
Soyez bénis cent fois , lieux où notre jeune âge ,
Tendre et docile encore , en fit l'apprentissage ;
Où , dans un calme heureux , d'aimables compagnons
L'un par l'autre excités , s'en donnent des leçons ;
Qù l'âme en sa fraîcheur en sent partout l'empire ,
Où c'est l'étude enfin qu'avec l'air on respire !
Je me rappelle encor , non sans ravissement ,
La classe , son travail , son silence charmant ;
Je tressaille , en songeant aux paisibles soirées ,
Sous les regards du maître , au devoir consacrées ,
Quand , devant le pupitre , en silence inclinés ,
Nous n'entendions par fois , de nous -mêmes étonnés ,
Que , d'instant en instant , quelques pages froissées ,
Ou l'insensible bruit des plumes empressées
Qui , toutes à l'envi courant sur le papier ,
De leur léger murmure enchantaient l'écolier .
O jeunesse ! ô plaisirs ! jours passés comme un songe !
Du moins , ces temps heureux , l'étude les prolonge .
Elle laisse à nos coeurs cette première paix ,
Que les autres plaisirs ne remplacent jamais .
Celui qui , dans l'étude , a mis sa jouissance ,
Garde sa pureté , ses moeurs , son innocence ;
Le miroir de sa vie est riant à ses yeux ;
Les jours ne sont pour lui que des momens heureux ,
Sans ennui , sans langueur , sans tristesse importune .
Il n'adressera point ses voeux à la fortune ;
Hélas ! que pourrait- il lui demander encor !
Il porte dans son coeur sa gloire et son trésor.
Pauvre , libre , content , sans soins et sans envie ,
Dans un lieu de son choix , il jouit de sa vie ,
Et quand le terme vient , il passe sans effort
Du calme de l'étude au calme de la mort .
A contempler sa fin , Pétrarque nous invite :
Ses yeux se sont fermés , on dirait qu'il médite ,
Ou que , las du travail , il sommeille un instant ;
Sur sa table entr'ouvert , son livre encore l'attend ;
Et du vers qu'il traçait sa plume humide encore ,
Avec lui se repose , en attendant l'aurore.
392
MERCURE DE FRANCE .
Tel , après un beau jour , mon vénérable amí ,
Du sommeil éternel Ducis s'est endormi .
Sa vie , à son déclin , s'est éteinte , pareille
Au flambeau , compagnon de la savante veille ,
Lorsque , toute la nuit en silence allumé ,
Aux feux du jour naissant il s'éteint consumé.
Hélas ! je force en vain mes regrets à se taire.
Il n'est plus, l'héritier du trône de Voltaire !
Il n'est plus ce vieillard , notre amour , notre orgueil !
Mes yeux, qui le cherchaient , n'ont trouvé qu'un cercueil.
Les vertus sont en deuil et Melpomène pleure.
L'étude encor du moins charmait sa dernière heure.
Au siècle de son âge il manquait seize hivers ,
Et sa brûlante main traçait encor des vers .
Il chantait les trésors de sa noble indigence ,
Ses livres , ses amis , sa fière indépendance ;
Et la paix de son âme , et ce double avenir ,
Qu'au monde et dans le ciel il a droit d'obtenir.
mm
ÉNIGME.
D'être en prison , lecteur , fort souvent il m'arrive ;
Mais j'emprisonne aussi , dès lors qu'on me captive ;
J'offre au regard charmé des attraits enchanteurs ;
Pourtant à la beauté je fais verser des pleurs .
(Par M. Auguste R. )
CHARADE.
De mon dernier , lecteur , arrache mon premier ,
De ta tête , avec soin , éloigne mon entier.
(Par M. F. C.)
LOGOGRIPHE .
Dans Paris , sur neuf pieds , chaque jour en roulant ,
J'inspire la frayeur au citadin tremblant.
AOUT 1817 .
395

Me voilà défini . Mais , pour mieux me connaitrè ,
Il faut , ami lecteur , décomposer mon être .
Tu trouveras alors ce qui fait d'un jouear ,
Ou la crainte ou l'espoir ; ce qu'il pousse en fureur ;
Le réduit ou Philis fait reposer ses charmes ;
Un titre révéré ; d'un petit dieu les armes ;
le laboureur récolte tous les ans ; Ce que
Un outil ; un métal ; la liqueur des enfans ; .
Ce qu'un mari propose à l'amant de sa femme ;
Le plaisir des gourmets ; un vêtement de dame ;
Je me tais , pour ne point te tenir en suspens ,
Car je pourrais encor t'embarrasser long - temps.
( Par le même. )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le sujet de l'énigme est la lettre R; le mot de la
charade , est Malherbe ; et celui du logogriphe , page ,
où l'on trouve âge.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Recherches politiques et historiques qui prouvent
l'existence d'une secte révolutionnaire , son antique
origine , etc.; par M. le chevalier de Malet , ancien
officier au Corps - Royal de l'artillerie ( 1 ) .
Quelques écrivains , dont l'observation ne s'exerce
que sur les surfaces des objets , ont assigné des causes
particulières à la révolution française . Les uns les ont
cherchées dans le désordre des finances ; d'autres dans
(1 ) Un vol. Prix : 4 fr . , et 5 fr. 50 c. par la poste. A Paris ,
chez Gide , libraire , rue Saint - Marc , n . 20.
394 MERCURE DE FRANCE .
la dépravation des moeurs , dans la faiblesse du gouvernement
; ceux - là , dans l'influence et l'or corrupteur de
l'étranger ; ceux- ci , dans une ligue secrète d'hommes
conjurés pour la ruine de l'ordre social . Tous ont été
dans l'erreur ; et il est facile d'expliquer cette aberration
générale. L'espérance de voir renaître des temps embellis
par leurs souvenirs , de voir revivre des institutions
dont les vices sont oubliés ; cette espérance , devenue
une passion , a égaré leur jugement . Ils ont pensé
que si la révolution était le produit de quelques causes
isolées , il serait aisé de les faire disparaître et de revenir
au point de départ . Cette opinion s'est changée
en système ; et l'autorité de l'histoire a été invoquée
pour le soutenir.
C'est ainsi M. le chevalier de Malet suppose que
que
les événemens , dont nous avons été les témoins depuis
vingt-cinq ans , dépendent d'une seule et même intrigue
formée depuis plusieurs siècles ; il est convaincu que les
auteurs de la révolution française forment une nation
particulière , qui a pris naissance et s'est agrandie dans
les ténèbres , au milieu de tous les peuples civilisés ,
avec le but de les soumettre tous à sa domination .
Il faut remonter au douzième siècle pour découvrir
le berceau de cette secte révolutionnaire qui , depuis
cette époque , ne cesse d'agiter l'Europe , et qui est encore
vivante au milieu de nous . Quels furent donc ces
premiers apôtres de la liberté et de l'égalité ? Faut - il
le dire ; ce furent des gentilshommes , des seigneurs ,
des évêques qui se réunirent en 1185 , et formèrent
une association connue sous le nom de confrérie de la
paix. Ils portaient sur la poitrine l'image de la sainte
Vierge, et , sur la tête, un capuchon blanc . Voilà d'où nous
sont venus les Marat et les Roberspierre , les cordeliers
et lesjacobins . Ceux- ci ne se doutaient pas d'une oriAOUT
1817. 595
gine aussi illustre , et il faut avouer que jamais enfans
ne montrèrent plus d'ingratitude envers leurs pères .
Ces confrères de la paix engendrèrent les albigeois .
Ces nouveaux insurgés , dit le chevalier de Malet ,
professaient les mêmes principes irréligieux que leurs
prédécesseurs . Selon eux , les mystères , le paradis ,
l'enfer étaient des dogmes ridicules ; le purgatoire surtout
avait été inventé par les prêtres pour obtenir des
fondations et des aumônes abondantes . >>
Les albigeois , coupables de tant de blasphèmes ,
furent poursuivis par le fer et par le feu . On les croyait
anéantis , lorsqu'ils reparurent tout - à-coup plus formidables
que jamais. On les nomma les pastoureaux ;
ils se rangèrent sous la bannière du bénédictin Jacob ,
espèce de prophète qui , pour me servir des expressions
de l'auteur , «< eut l'insolence de prêcher à Saint-Eustache
, vêtu en évêque . » Ce prophète fut assommé à
Bourges par un boucher , et l'on ne voit pas qu'il eût
prévu cet événement ,
Après la fin tragique de leur chef , les pastoureaux
se dissipèrent , et firent placé aux chevaliers du temple
qui recueillirent leur héritage , et furent animés du
même esprit. C'est en vain que M. Raynouard a plaidé
éloquemment leur cause , qu'il a établi leur innocence
par des raisonnemens et des faits incontestables . M. le
chevalier de Malet ne voit , dans les templiers , que
des révolutionnaires déguisés . Cependant ils furent brûlés
vifs ; mais de nouveaux ennemis du trône sortirent
de leurs cendres , et reprirent le nom de pastoureaux.
« Leurs chefs , dit l'auteur , étaient deux mauvais
prêtres ; l'un , déposé de sa cure pour des crimes ; et
l'autre , moine apostat de l'ordre de Saint Benoît. On
396
MERCURE DE FRANCE .
leur opposa des troupes ; on en tua ; on en pendit , et
le reste se dissipa tout-à - coup comme une fumée. »
Il semble que cette manière expéditive de procéder
contre les descendans des confrères de la paix aurait
dû les dégoûter de leurs projets révolutionnaires ; mais
il paraît qu'ils étaient incorrigibles . Peut-être crurent- ils
échapper à la surveillance de l'autorité en changeant
de costume et de théâtre. Quant à moi , si M. le chevalier
de Malet n'eût décidé la question , j'aurais eu
peine à reconnaître les confrères de la paix , les albigeois
, les chevaliers du temple , les premiers et les
seconds pastoureaux dans la confrérie des pénitens
d'amour , plus connus sous le nom de galois et de galoises
. Comme il s'agissait d'amour , les femmes se présentèrent
pour subir cette pénitence . Ce fut le Poitou
qui vit s'élever et disparaître cette confrérie .

M. le chevalier de Malet , qui ne perd jamais de vue
la secte révolutionnaire , la suit dans tous ses voyages .
Elle quitte un instant la France où elle ne pouvait
parvenir à son but , et va s'établir dans la Belgique.
Ce fut elle qui fomenta l'insurrection des Flamands en
1336 , et qui mit le brasseur Artevelle à leur tête.
Comme ce brasseur voulut travailler pour lui - même ,
et se rendre indépendant de la secte , elle le fit massacrer
par le peuple. « Telle a été, dans tous les temps, ajoute
l'auteur , la conduite de cette secte . Elle a continuellement
employé des individus qui , par leur incapacité
ou par leurs passions , qu'elle a toujours eu l'art de
bien connaître, pouvaient être conduits à son gré . Mais,
lorsqu'en abandonnant le chemin qui leur était tracé ,
ils devenaient nuisibles ou inutiles à ses desseins , les
mêmes intrigues qui les avaient portés aux nues , les
faisaient bientôt rentrer dans la poussière. Notre révolution
est remplie de pareils exemples .
AOUT 1817.
397
1
La secte révolutionnaire , débarrassée d'Artevelle ,
institua les flagellans , « qui couraient les villes et les
campagnes , nus jusqu'à la ceinture , se déchirant le
corps à coups de fouet, et chantant des cantiques ajustés
aux effets d'une dévotion si bizarre . >>
Les historiens , qui ont parlé de cette folie , s'accordent
tous à la considérer comme l'exaltation d'une superstition
ardente ; comme une de ces manies épidémiques
qui , dans les temps de barbarie , attaquent souvent
les hommes , et les précipitent dans les plus honteux
excès . Ils observent que ces flagellans ne se montrèrent
qu'en 1348 , après la peste qui ravagea les parties du
monde alors connues ; ce qui fait naturellement supposer
qu'ils ne voyaient , dans les coups de fouet ,
qu'un moyen efficace de désarmer la colère céleste , et
de prévenir le retour de la contagion . Cette explication
n'a rien de satisfaisant pour M. le chevalier de Malet .
« Je suis toujours surpris , dit-il , de la bonhomie
des historiens qui rapportent un pareil mouvement , en
le considérant seulement comme l'effet d'une dévotion
bizarre. Je pense qu'il faut absolument renoncer au
sens commun , pour croire qu'un simple but de dévotion
ait fait naître en même temps l'idée aux Flamands,
aux Allemands et aux Lorrains de se déshabiller pour
se donner des coups de fouet . D'ailleurs , on doit bien
être persuadé que ces coups de fouet n'étaient pas si
forts que le dit l'histoire . »
་་
Je n'ai rien à dire sur cette dernière remarque. II
est , en effet , probable que plus d'un flagellant usait
de ce remède contre la peste avec autant de modération
que Sancho- Pança , lorsqu'il procédait au désenchan-`
tement de Dulcinée du Toboso ; mais la bonhomie des
historiens n'est pas clairement démontrée. Il me paraît
certain que nulle extravagance n'est trop forte pour
398
MERCURE DE FRANCE.
des hommes livrés au fanatisme ; et que , jusqu'à l'époque
où la philosophie a exposé timidement ses doutes sur
l'utilité de certaines pratiques superstitieuses , la vertú
des coups de fouet n'a jamais été mise en question . Je
suis donc forcé de me ranger du côté des historiens
contre M. le chevalier de Malet .
La secte révolutionnaire s'apercevant que les Belges
et les Lorrains étaient las de se flageller et de courir
les champs , prit le parti de revenir en France , et se
glissa dans les états- généraux convoqués en 1355. Cette
secte se fit représenter par Etienne Marcel , prévôt des
marchands , et par Robert le Coq , évêque de Laon .
Ils donnèrent à leurs partisans un chaperon mi-partie
de drap rouge et bleu , et commencèrent leurs intrigues
sous les auspices de Charles-le-Mauvais , roi de Navarre.
Bientôt après , il s'éleva une insurrection de
paysans qui , sous le nom des Jacques , se livrèrent à
un brigandage et à des cruautés qui font frémir : ils en
voulaient surtout à la noblesse dont ils démolissaient
les châteaux . Leur nombre était considérable ; mais
comme les nobles étaient accoutumés au métier de la
guerre , ils s'armèrent de toutes pièces , se réunirent et
parvinrent à dissiper ces bandes indisciplinées . La secte
révolutionnaire fut obligée de renoncer à cette entreprise.
Elle se contenta , pour se tenir en haleine , d'exciter
en France et en Angleterre quelques insurrections
partielles où elle fut toujours vaincue . Alors , pour se
mettre à l'abri des regards et des poursuites de l'autorité
, elle établit son quartier- général dans les loges des
francs-maçons , d'où elle a coutume de sortir pour exciter
des tempêtes , et où elle rentre lorsqu'elle est trop
vivement attaquée.
« Ces assemblées secrètes, dit M. le chevalier de Malet,
que les historiens n'ont voulu reconnaître qu'à la fin du
AOUT 1817 . 599
quatorzième siècle , et dont ils n'ont jamais fait mention
dans les siècles suivans , n'étaient bien certainement
que des assemblées de franc-maçons . >>
L'auteur s'exprime , en général , avec tant d'assurance,
que je suis toujours embarrassé lorsqu'il m'arrive de penser
autrement que lui . Cependant , je ne saurais m'empê
cher de dire un mot en faveur des franc- maçons . Je
n'ignore pas qu'ils ont été l'objet des reproches les plus
odieux , des plus atroces calomnies ; mais je sais aussi
qu'on n'a jamais pu citer un fait positif à l'appui de ces
accusations . Leur doctrine est tout à fait opposée à celle
qui fait naître des troubles et des insurrections .
La paix , le maintien de l'ordre , la charité , la bienveillance
mutuelle sont les bases de cette doctrine . Ils se
nómmentfrères , cela est vrai ; mais ce nom emprunté du
christianisme, consacré dans la langue religieuse , n'est-il
pas l'expression du plus noble et du plus doux sentiment
? Lorsque l'égoïsme envahit et dessèche tous les
coeurs , respectons ce lien fraternel qui unit les hommes
de tous les pays ; laissons un dernier asile à l'humanité !
Que M. le chevalier de Malet réfléchisse un moment
à ces désordres , à ces insurrections dont il croit avoir découvert
les causes ; il verra qu'ils ont été produits tantôt
par l'ambition et la cupidité , tantôt par le fanatisme , ou
par le désir d'échapper à l'oppression féodale . Ces mouvemens
prennent un caractère plus grave à mesure que
la raison fait des progrès ; mais ils ne deviennent une vé→
ritable révolution qu'à l'époque où les opinions et les intérêts
des peuples se réunissent pour demander des lois
et des institutions nouvelles . De tels changeinens ne sont
point l'oeuvre de quelques hommes . Avec des intrigues
et de l'or on excite des émeutes ; l'opinion descendue jusqu'aux
dernières classes des sociétés fait les révolutions ;
elle éclate tout-à -coup lorsqu'elle trouve une circonstance
400
MERCURE DE FRANCE.
4
favorable , mais elle se forme lentement ; c'est le
duit de la raison des siècles.
pro-
Quels sont les hommes que nous avons vu figurer jusqu'ici
dans les insurrections des confrères de lapaix, des
pastoureaux et de leurs successeurs ? Ne sont- ce pas des
évêques, des seigneurs, des prètres , des gentilshommes ,
des paysans ? Aussi , tantôt le mouvement se dirige
contre l'autorité royale ; quelquefois contre le pouvoir
ecclésiastique ; plus souvent contre la tyrannie féodale.
Partout où les bases de la société sont mal assises , elles
chancèlent ; partout où les abus sont protégés , il existe
des germes de mécontentement ; partout où les hommes
sont condamnés à la servitude , ils font des efforts pour
arriver à la liberté .
Malheureusement il se trouve dans tous les temps et
dans tous les pays des hommes ambitieux ou passionnés ,
qui n'écoutent ni les conseils de la raison , ni la voix
de l'humanité . Ils se jettent au milieu des troubles
pour les diriger à leur profit ; les partis se forment , se
divisent , s'attaquent réciproquement avec fureur , et
ne connaissent plus aucun frein . Dans cet état d'exaltation
féroce , ni le rang , ni les lumières , ni l'éducation
n'exercent d'influence ; tout est peuple en révolution.
Les mêmes phénomènes reparaissent à de longues distances
, et feraient désespérer de la nature humaine , si
on les regardait autrement que comme des accès de démence
. Qui croirait que les journées les plus désastreuses
et les plus sanglantes de la révolution se retrouvent
dans nos anciennes annales . Un seul fait suffira
pour établir la vérité de cette observation ; et c'est
M. le chevalier de Malet qui me le fournit . Il parle de
cette époque d'anarchie où les Armagnacs et les Bourguignons
se disputaient le pouvoir.
« Le 12 juin (1413 ) , jour à jamais funeste , le peuple
AOUT 1817 . 401
prend les armes , court aux prisons , égorge les geoliers ,
les gardes , oblige les prisonniers de sortir un à un , les
massacre à mesure qu'ils sortent. Armagnacs , Bourguignons
, criminels , débiteurs , tous sont immolés sans
distinction d'âge , de rang et de sexe. Le connétable et
quantité de seigneurs , de magistrats , de citoyens périrent.
Dans la cour du Palais , aux environs de la porte
de Paris , le sang humain gagnait jusqu'à la cheville du
pied ; de là , ces barbares se jetèrent dans les différens
quartiers ; il n'y eut point de rue qui ne fut le théâtre de
plusieurs meurtres. Quiconque voulait se défaire d'un
ennemi , le désignait comme Armagnac , et à l'instant on
l'assommait.
« Toutes sortes d'atrocités furent exercées sur le
corps des proscrits ; ils en traînèrent quelques-uns dans
les rues pendant plusieurs jours . Ils avaient coupé une
partie de la chair du comte d'Armagnac dont ils lui
firent une écharpe . Ces tigres , abreuvés de carnage ,
s'écriaient en riant , à la vue des enfans palpitans dans
les flancs qu'ils venaient d'entr'ouvrir : « Regardez ces
petits chiens , ils remuent encore .
« Cela fait horreur ..... Mais ce qu'il y a de plus étounant
et même de plus honteux , c'est que des seigneurs ,
des gentilshommes de marque , les Luxembourg , les
Harcourt , les Fosseuse , les l'Isle-Adam , les de Bar,
les Chevreuse , les Châtelus , à la tête de deux mille
hommes d'armes , aient assisté à ces tragiques exécutions
, et les aient encouragées en disant : Mes enfans ,
vous faites bien.
Capeluche , bourreau de la ville , commandait la
populace ; il toucha dans la main du duc de Bourgogne
en signe d'amitié. »
Tels sont les crimes des discordes civiles ; elles produisent
les mêmes effets , quelle que soit leur origine ,
402 MERCURE DE FRANCE .
t
et doivent exciter la même indignation . L'histoire flétrit
les assassins sans distinction de rang , d'intentions
et de bannière. Pour expliquer les troubles qui agitèrent
le règne de Charles VI , il est inutile de supposer.
des sectes révolutionnaires ; on en trouvera facilement)
la cause dans l'ambition des grands qui se disputaient,
l'exercice du pouvoir souverain . Comme les opinions
à cette époque , étaient divisées et les intérêts isolés ,
des forfaits horribles furent commis , mais il n'y eut
point de révolution .
Je suis fâché que M. le chevalier de Malet , dont les
sentimens de loyauté sont incontestables , et qui professe
une haine si juste et si ardente contre l'anarchie populaire
, pardonne și aisément les crimes du pouvoir .
Cependant le crime n'admet point d'apologie ; la majesté
royale elle-même n'en peut couvrir l'atrocité ; et
Louis XI , ordonnant de répandre le sang d'un père
sur la tête de ses fils innocens , me paraît aussi odieux
que le duc de Bourgogne serrant affectueusement la.
main du bourreau .
Pour excuser les actes tyranniques qui accusent la
mémoire de Louis XI , l'auteur suppose que les Mémoires
de son règne ont été écrits par les sectaires comprimés
, qui ont tâché , dit -il , « de rendre la conduite
de ce prince odieuse , en inventant des particularités
qui changeaient en cruautés des actes de justice . » Ainsi ,
sur la foi du chevalier de Malet , nous devons croire
que Philippe de Comines était un révolutionnaire conprimé
, et que Louis XI , mauvais fils , mauvais père ,
superstitieux , fourbe , vindicatif , et barbare dans ses
vengeances , fut le modèle des bons rois . Il suffit d'indiquer
de semblables paradoxes : on ne me pardonnerait
pas d'en entreprendre la réfutation .
Mais comment un homme d'esprit , tel que M. le
AOUT 1817 .
405
chevalier de Malet , et qui ne manque pas de connaissances
, peut- il s'égarer à ce point ? C'est que rien n'est
si difficile , en écrivant sur certaines matières , que de
s'affranchir de toute considération personnelle , et de se
tenir dans les bornes de la raison . On croit justifier le
pouvoir arbitraire en dissimulant ses excës , et l'on ne
s'aperçoit pas qu'un zèle aveugle est , pour quelque parti
que ce soit , le plus dangereux des auxiliaires .
Je croyais qu'arrivé au temps des guerres de religion ,
l'auteur serait embarrassé pour disposer de son agence
révolutionnaire : j'étais dans l'erreur . M. le chevalier
de Malet se joue des difficultés ; on ne le voit jamais
en défaut ; il trouve toujours un théâtre pour ses personnages
. Cependant , la position a dû lui paraître critique.
Quels étaient les révolutionnaires , ou des protestans
ou des ligueurs ? Les premiers combattaient pour
l'héritier du trône ; ils suivaient , dans les champs de
bataille , le panache victorieux du roi légitime , tandis
que les ligueurs qui , s'il faut en croire M. de Bonald ,
seraient aujourd'hui de fort bons royalistes , méditaient
un changement de dynastie , et servaient, sans remords ,
les fureurs ambitieuses de Philippe II . La secte révo
lutionnaire devait naturellement s'attacher à la ligue ,
puisqu'il s'agissait de renverser un trône . M. le chevalier
de Malet en a décidé autrement ; c'est au milieu
des protestans , au milieu de ces fidèles serviteurs de
Henri IV, qu'il a placé son agence . Une idée aussi bizarre
suffirait pour démontrer l'inanité de son système ,
si une telle démonstration était nécessaire .
L'auteur attribue l'organisation et les coupables tentatives
de la ligue aux jésuites . C'est ainsi qu'il se
trompe toujours sur les causes . L'ambition des Guises
forma la ligue , et les jésuites en furent les instrumens .
Ils redoublèrent de zèle , lorsque les factieux se furent
26.
404 MERCURE DE FRANCE.
placés sous la protection de l'Espagne. Ce royaume ,
qui fut leur berceau , devint leur véritable patrie : il
l'est encore aujourd'hui ; partout ailleurs qu'en Espagne
ou à Rome , les disciples de Loyola sont étrangers .
Les révolutionnaires de M. le chevalier de Malet ,
frondeurs sous la minorité de Louis XIV , devinrent
philosophes et jansénistes dans le dix-huitième siècle ;
enfin , en 1789 , ils recueillirent le fruit de six cents
années de travaux et de persévérance , et ils eurent la
satisfaction de détruire la monarchie .
L'ouvrage de M. le chevalier de Malet est une production
singulière . Tout ce qui n'appartient pas à cet
écrivain est exact et vrai ; mais lorsqu'il parle d'après
lui-même , il tombe dans des erreurs palpables . J'en ai
cité plus d'un exemple . Si l'on retranchait de ce livre les
réflexions et les déductions de l'auteur , il serait digne
de quelques éloges . Les faits sont disposés avec méthode
, et la narration a quelquefois de l'intérêt ; toutefois
il ne faudrait pas y chercher le mérite du style ;
il est souvent embarrassé , et manque presque toujours
d'élégance . Je suis loin d'en faire un reproche à l'auteur
. M. le chevalier de Malet est un militaire qui ,
suivant toute apparence , s'est plus exercé dans l'art de
la guerre que dans l'art d'écrire . Il.est difficile d'exceller
également dans l'un et dans l'autre ; et lorsqu'on a servi
son prince et son pays avec distinction , on peut aisément
se consoler de n'être qu'un médiocre écrivain .
A. JAY.
AOUT 1817. 495
mm
VARIÉTÉS.
Suite sur l'emploi de l'improvisation au barreau et
dans les délibérations politiques.
( Troisième Article . )
Lettre inédite de M. Parent Réal , membre ( éliminé)
du tribunat , à M. Benjamin de Constant.
: Je dois concevoir une extrême défiance de moi-même ,
lorsque j'entreprends de vous contredire , vous , monsieur,
l'un de nos publicistes les plus éclairés et de nos
bons écrivains ; mais comme je crois avoir raison , c'est
une bonne fortune dont je m'empresse de profiter.
Mon intention dans cet examen est moins d'ailleurs
d'attaquer vos motifs en eux-mêmes , que de leur en
opposer d'autres qui peuvent aussi avoir quelque importance
.
Je veux me borner à établir que le talent de l'improvisation
est rare ; et que la discussion des assemblées
législatives restreinte aux discours improvisés est dangereuse
pour la liberté publique .
Si jamais des institutions ont été favorables à l'improvisation
, ce furent assurément les sociétés populaires et
les assemblées délibérantes de toute espèce , qui eurent
lieu durant notre révolution ; et cependant elles n'ont
guères formé que des déclamateurs ; et il n'est sorti de
ces écoles que des discoureurs plus ou moins vides ou
fatigans.
406 MERCURE DE FRANCE .
Le tribunat , dont chaque membre paraissait devoir
ètre armé du pouvoir de la parole , en vit très-peu qui
sussent en exercer l'empire .
Au barreau , où l'art oratoire doit être classique , il est
un très-petit nombre d'avocats qui improvisent avec
succès ; car il ne suffit pas plus au palais qu'ailleurs , de
parler d'abondance , pour être éloquent.
C'est moins l'inspiration du sentiment , que l'exaltation
de l'esprit , qui crée l'improvisateur et le soutient
dans cette sphère active et surabondante d'idées , qui
font sa force et son génie . Le Français est cependant
l'homme du monde qui cause le mieux ; mais il est tellement
sociable , qu'on pourrait dire qu'il ne parle bien
qu'à deux ; et que le dialogue , en excitant son esprit ,
comme par un frottement électrique , le fait briller
dans tout son éclat .
On reproche d'ailleurs au Français de ne savoir pas
écouter ; et voilà pourquoi les longs monologues improvisés
ou écrits l'impatientent également.
S'agit- il du mérite de l'élocution ? Il est professé par
les grammairiens , qu'un discours improvisé , qui a quelque
étendue , ne peut être jamais parfaitement correct ;
et plus d'un orateur de la tribune ou du barreau ont pu
regretter que leurs discours improvisés fussent recueillis
trop fidèlement par l'art utile , mais perfide de la tachygraphie
.
Il y aurait , je crois , un rapprochement à faire entre
l'écriture , la musique et la peinture . Le plus savant
musicien ne peut exécuter long- temps en improvisant ;
et s'il avait à écrire la musique qu'il vient de composer
d'inspiration , il devrait , sans doute la phraser autrement
pour la rendre plus correcte . Le peintre le plus
AOUT 1817 . 407
habile ne se permet guère non plus d'étendre ses couleurs
, sans une délinéation antérieure des figures de
son tableau. L'orateur quel qu'il soit , a besoin aussi de
fixer ses idées par l'écriture , pour rendre ses phrases
exactes ; et l'on peut comparer l'improvisation à une
musique qui n'a pas été notée , ou à une peinture sans
dessin. Il peut y avoir de l'effet et du coloris dans cette
exécution ; mais il est inévitable qu'il s'y trouve de
l'incorrection .
Sans doute l'action oratoire s'affaiblit beaucoup par
les entraves de la lecture ; le trait de l'improvisateur
est soudain , comme l'éclair ; il vole rapidement , comme
la foudre et semble sortir des nuées , pour éclairer les
esprits par une lumière plus vive , ou électriser et
frapper les coeurs par une plus irrésistible puissance ;
mais si l'improvisation est un don naturel , il est facile.
d'en user ; il est impossible de l'acquérir. Dans l'acception
d'improviser , on naît orateur , comme on naît
poëte ; et je peux conclure que l'improvisation , en
exceptant quelques hommes qui en sont doués , ne
convient , en général , qu'à des débats incidens ou à
des discours de peu de durée , qui sont à prononcer
dans des occasions où l'esprit d'accord avec le coeur
trouve un heureux élan.
9
Cependant , le plus grand inconvénient de l'improvisation
forcée n'est pas d'obliger à dire mal et à entendre
mal parler ; elle conduit à des dangers plus
graves dans les assemblées législatives .
Si le talent de l'improvisation est rare , ainsi que je
le prétends , ce qui est plus rare encore , c'est que le
même homme , selon l'expression d'an auteur , porte
sa plume éloquente dans sa bouche ; ou en termes

408 MERCURE
DE FRANCE
.
plus simples , qu'il sache également bien écrire et
bien parler . Diderot est presque le seul en France ,
qui ait été cité comme réunissant éminemment ces
deux qualités . Sans doute il est d'autres exceptions ;
mais des exceptions ne peuvent jamais servir à rien
caractériser.
Cependant , que les membres des deux chambres
réunissent ou non le talent d'improviser et celui d'écrire ,
vous m'accorderez , monsieur , que les lois proposées
dans le sein des assemblées législatives doivent y être
discutées librement ; que l'objet de la discussion est
d'éclaircir les questions agitées et de répondre aux
objections.
Si les lois doivent être discutées librement , il faut
qu'elles puissent l'être avec toutes les forces et toutes
les facultés de ceux qui sont chargés de cette mission.
Une conséquence de ce principe , c'est qu'aucun membre
de l'une ou de l'autre chambre ne peut être empêché
d'énoncer son opinion . Mais , monsieur , ainsi
que vous l'avez reconnu , les hommes ont deux moyens
de manifester leur pensée , la parole et les écrits. Or
un membre des chambres à qui il est défendu de manifester
sa pensée , lorsqu'elle est écrite , ne discute
la loi avec tous ses moyens ; il ne la discute donc
pas librement ; il ne peut même pas la discuter , s'il ne
sait improviser.
pas
Je ne dispute point à des commettans ordinaires le
droit de déterminer comment leurs mandataires traiteront
leurs affaires ; mais lorsqu'il s'agit de la pensée et
de la discussion des lois , peut-on ordonner aux représentans
du peuple de délibérer par improvisation , lors
même qu'ils ne sauraient délibérer que par écrit.
AOUT 1817. 40g
Preñez garde , monsieur , que s'il n'y a pas de proportion
dans votre système , il n'y a pas non plus de
justice .
que
que par
Si tous les hommes avaient une aptitude égale pour
improviser et pour écrire , vous eussiez pu ordonner
la discussion n'aurait eu lieu l'un ou l'autre
mode . Mais vous savez que la nature ne m'a donné
qu'une arme ; et vous vous hâtez de mettre en principe
que je ne pourrai m'en servir contre un adversaire qui ,
s'il n'excelle pas dans l'usage de deux armes , est du
moins très-habile dans celle qui me manque , et dont
il me frappe impunément .
Improviser , c'est parler de mémoire ; lire un discours
, c'est parler après avoir écrit ses idées pour les
retenir . Des moralistes ont remarqué que l'on convient
plus facilement de manquer de mémoire que d'esprit;:
et , en effet on peut avoir de l'esprit , sans mémoire .
Pourquoi donc vouloir que celui qui a de l'instruction ,
peut-être même du génie , ne puisse paraître à la tri- .
bune , s'il craint que sa mémoire ne lui soit infidèle ?
Je sais , monsieur , que vous improvisez bien , mais je crois que vous écrivez
encore
mieux
; permettez
- moi
toutefois de supposer que ne sachant nullement parler
d'abondance , vous vous trouviez l'un des membres de
la chambre des députés ; et je vous le demande , ainsi
qu'à vos lecteurs , quelle perte n'y aurait- il pas pour
l'assemblée où vous siégeriez et pour le public , d'être
privé de vos lumières ?
« Quand les orateurs , avez -vous remarqué , se bor-
« nent à lire ce qu'ils ont écrit , ils ne discutent plus ;
« ils amplifient ; ils se succèdent sans se rencontrer et
« ressemblent à deux armées qui défileraient en sens
410
MERCURE DE FRANCE .
« opposé , l'une à côté de l'autre , s'apercevant à peine ,
« évitant même de se regarder , de peur de sortir de
« la route préalablement tracée . »
La comparaison est brillante et pittoresque , mais
elle est également applicable à l'improvisation ; car l'on
passe à côté l'un de l'autre , en improvisant , comme
en lisant un discours ; on peut divaguer également
d'une manière , comme d'une autre .
Ce n'est pas non plus la surprise , ni l'entraînement
qui sont à craindre dans la lecture d'un discours ; car
ce danger est plus réel dans l'improvisation , à cause
de la véhémence qui lui est naturelle ; et l'on a pu remarquer
que dans les assemblées législatives , ce fut ordinairement
par des motions improvisées qu'ont été emportées
, comme d'assaut , à la tribune , les résolutions
les plus indiscrètes et les plus désastreuses . L'homme
se respecte davantage , en écrivant qu'en parlant ; et
il semble que le papier auquel il confie son opinion
fasse déjà pour lui l'office d'un témoin et d'un contradicteur.
Restreindre la discussion des chambres aux discours
improvisés , c'est paralyser des athlètes qui pourraient
prendre part à la lutte ; c'est comme interdire un grand
nombre de députés et de pairs , qui pourraient apporter
un utile tribut aux débats.
Cette restriction favorise l'ignorance et la paresse.
Ceux qui ne savent pas improviser se plaignent de
n'avoir pas le droit d'écrire ; et ceux qui ne savent
pas écrire s'excusent de ne pouvoir improviser ( 1 ) .
( 1 ) Si dans les assemblées législatives , il se trouve quelques
membres qui aient le malheur d'ètre tout-à-fait illettrés , se
Aout 1817 .
411
Enfin cette exclusion pourrait servir le despotisme ,
puisqu'elle dédouble l'homme , en quelque sorte , pour
le rendre nul.
Vous voulez , monsieur une discussion libre des
lois , et moi pour la garantir , je veux supprimer toutes
les entraves qui sont mises à son action et qui retombent
toujours sur la liberté .
LACRETELLE aîné.
HISTOIRE D'UN POÈTE.
CHAPITRE IV .
A QUELQUE CHOSE MALHEUR EST BON.
Entre le plaisir et le bonheur , si bonheur il y a dans
ce monde , je ne serais pas embarrassé de dire la
différence . J'ai quelquefois trouvé le premier , je cherche
encore le second , malgré ma barbe grise ; mais je
ne cours plus après ; je suis comme ces vieux pêcheurs
qui , ne pouvant arriver à parfaite conversion , font tellement
quellement des actes de foi et d'espérance.
Dans la jeunesse , au contraire , il est facile de prendre
le change ; le plaisir est tout à cet âge , et l'on se croit
souvent à la veille d'être heureux. Passer mes jours
avec ma chère Victoire m'eût semblé le bonheur susont
ceux-là qui empêchent le plus les autres de parler , comme
de lire . Tout leur vocabulaire consiste en mots de proscription
et d'interdiction ; ils interrompent toute discussion , veulent
qu'on la ferme avant qu'elle n'ait été ouverte ; ils ressemblent
aux eunuques du sérail , de qui Piron a dit : « Ils ne font rien ;
mais empêchent de faire . »
1
412 MERCURE DE FRANCE.
prême , s'il n'eût fallu tromper personne , si j'eusse été
tout à la fois l'amant et le bienfaiteur . Ce n'est pas que
le duc de *** me fit ombrage ; il me causait plus de
honte que de jalousie . Chaque fois que je prenais la
plume pour répondre à ses lettres , je ne pouvais m'empêcher
de rougir de mon rôle ; cependant je n'avais pas
la force de le quitter le tourbillon des plaisirs effaçait
bientôt mes remords.
Ainsi je perdais le fruit de mes études . Je négligeais
mes auteurs , pour les romans de Crébillon fils , qui faisaient
les délices de mademoiselle Victoire , et composaient
à peu près toute sa littérature . O mon cher oncle !
vous m'aviez laissé tant de bons livres !
:
Un soir que j'apportais à mademoiselle Victoire une
épître pour monsieur le duc - Jamais je ne pourrai
déchiffrer ce grimoire là , s'écria- t- elle à la vue des
ratures et des surcharges qui couvraient ma minute . En
effet la correspondance devenait de jour en jour plus
fastidieuse pour moi ; je ne trouvais ni goût ni plaisir à
mentir tous les matins , et j'avais le travail pénible. J'ai
dans la suite acquis plus de facilité , mais à cette
époque , je n'avais pas encore écrit dans les gazettes.
Pour me sauver l'ennui de me transcrire , je pris le parti
de dicter . Victoire se place devant un secrétaire , tandis
que debout auprès d'elle , je débite à haute voix la
prose amoureuse. Je touchais à la fin de l'épître , que
j'accentuais avec un soin scrupuleux , quand tout à coup
la porte s'ouvre , le duc paraît , et s'écrie : à merveille !
J'avais le papier à la main , Victoire tenait la plume ,
l'évidence était complète il se fit un mouvement de
silence terrible , où , certes , si nous ne disions rien , nous
n'en pensions pas moins. Victoire était tremblante ,
le duc nous regardait d'un air de triomphe et d'ironie ;
:
AOUT 1817.
413
pour moi , j'attendais l'orage de sa colère dans l'attitude
d'un écolier timide pris en flagrant délit par le régent
de son collége . Nous étions à peindre , et l'artiste eût
trouvé , chose rare , le mérite de l'expression joint à
l'immobilité de la pose .
* Enfin le duc m'adressant la parole , me dit d'un ton
sérieux : « Jeune homme , je suis assez content de
« votre style , mais vous en pourriez faire un meilleur
« usage. Je veux vous en offrir les moyens . J'ai besoin
« d'un secrétaire : c'est à vous de voir si le logement ,
<< la table et deux cents pistoles par an vous conviennent .
« A votre âge il est toujours temps de rentrer dans la
« bonne route : si je puis vous y remettre , je vous par-'
«< donne à ce prix de m'avoir trompe . Cette proposition
« vous surprend de ma part ; elle n'a rien cependant
« de difficile à concevoir . D'abord , c'est une assez
<< belle vengeance pour moi d'en agir ainsi , et la seule
qui me convienne ; ensuite vous n'êtes pas à mes
« yeux le plus coupable : dans votre fait au moins il n'y'
«< a pas ingratitude . » Le ton dont le duc prononça ce
dernier mot , le regard qui l'accompagna , furent les
seuls reproches qu'il crut devoir adresser à Victoire. Il
sortit en m'invitant à le venir trouver dès le lendemain
si j'acceptais sa proposition .
«
Le duc parti , je demeurai pensif. Plus j'admirais la
noblesse de sa conduite à mon égard , plus j'étais hon-'
teux de l'avoir trompé . La raison me conseillait de m'attacher
à ce seigneur , qui montrait un si beau caractère
; mais l'amour me retenait auprès de Victoire . La'
pauvre fille cachait assez mal , sous un enjouement af-'
fecté , le dépit et le chagrin que lui coûtait la perte du
duc . Elle regardait son départ comme un adieu sans
retour ; il était facile de voir , en effet , à la manière
414
MERCURE DE FRANCE .
dont il l'avait quittée , qu'il ne reviendrait plus . L'abandonner
dans son malheur m'eût paru le comble de l'ingratitude.
« Consolons -nous , lui dis -je , ma chère amie ,
«< je ne t'abandonnerai jamais . Méprisons un vain luxe
« et d'inutiles bagatelles ; je te consacre ma vie, j'écrirai ,
<< nous vivrons du prix de mes ouvrages , sans opulence ,
«< il est vrai , mais aussi sans honte ni remords . » O
naïve illusion de jeunesse ! Nous vivrons du prix de mes
ouvrages ! Hélas , j'ignorais (je l'ai trop bien appris dans
la suite) , qu'à moins de faire partie des ilotes , on
meurt de faim dans la république des lettres.
Soit qu'elle n'eût pas ma philosophie , soit qu'elle
doutât des ressources de ma plume , Victoire me parut
médiocrement touchée de mon projet de réforme . Le
mépris des brillantes bagatelles n'avait rien de séduisant
à ses yeux. « Mon cher d'Harcourt , me répondit- elle ,
<< en attendant la vente d'un livre , les besoins arrivent.
« Pourquoi négliger la proposition du duc ? Deux cents
<< pistoles sont peu de chose , mais cela donne le temps.
« de composer et d'imprimer un ouvrage. Vous ne se-
<< rez pas tellement esclave chez le duc , que nous ne
<< puissions nous voir souvent . Mon avis est qu'il faut
<< accepter ce poste , sauf à le quitter ensuite , lorsque
<< nous aurons trouvé , dans le succès de vos écrits ,
« l'heureuse indépendance que vos talens ne peuvent
<< manquer de nous assurer. »
Je ne vis dans ce conseil qu'un beau dévouement de
ma chère Victoire , qui , pour assurer notre bonheur ,
consentait à l'ajourner. Peut-être avec un peu plus
d'expérience , j'en aurais jugé différemment . Quoi qu'il
en soit , je me rendis chez le duc le lendemain.
« Je suis bien aise de vous voir , me dit ce seigneur ,
<< lorsque je parus devant lui ; vous arrivez fort à propos ,
AOUT 1817 . 415
car je pars pour Versailles , où j'aurai besoin de vous . » ,
Je répondis par une inclination dans laquelle je tâchai
de fondre le dévouement et la reconnaissance . Un domestique
vint annoncer que les chevaux étaient prêts ,
et nous montâmes en voiture .
Après quelques questions sur ma famille et mes études ,
auxquelles je répondis en peu de mots , le duc ouvrit
une brochure , et me laissa le loisir de m'abandonner à
mes réflexions.
Me voilà donc secrétaire d'un grand seigneur , et sur
le chemin de Versailles : je vais voir la cour , me disais-
je ; le duc aime les lettres , il doit avoir une belle
bibliothèque ; il reçoit des auteurs , je vais être chez lui
comme le poisson dans l'eau . C'est à moi maintenant de
gagner ses bonnes grâces par mon zèle et ma discrétion
.
Pendant quinze jours que nous passâmes à Versailles ,
il me fut impossible de faire une fugue vers la rue Neuvedes
-Mathurins. J'écrivais souvent à Victoire pour tromper
les maux de l'absence , mais ses réponses étaient
courtes ; elles devinrent rares , et les derniers huit jours
je ne reçus plus de ses nouvelles. Ce silence me désolait ,
et je lui cherchais les motifs les plus invraisemblables ,,
tant je craignais de l'attribuer au refroidissement. A ces
chagrins près , j'avais tout lieu d'être content de ma
situation . Le duc ne m'occupait guère que les matinées.
Il me dictait alors quelques billets auxquels il était bien
aise de donner son style . Pour le reste de sa correspondance
, il s'en rapportait à moi , indiquant par un mot ,
en marge des lettres qu'il recevait , le sens que je devais
donner aux réponses ; je lui soumettais ensuite mon
travail , et rarement y faisait-il des corrections . J'eus
416 MERCURE DE FRANCE .
toutefois une nouvelle étude à faire , ce fut celle du
protocole . Je n'avais aucune idée de ces diverses formules
, graduées avec tant de précaution sur l'échelle
délicate des vanités ; mais à l'aide de l'Almanach royal ,
et de quelques leçons , j'acquis en peu de jours cette
haute science , et depuis sire , jusqu'à mon cher , je
connus bientôt toutes les nuances et tous les degrés.
Dès notre arrivée à Versailles , le duc m'avait fait
compter un quartier d'avance par son intendant . C'était
juger sainement de mes finances. Grâce à ce procédé ,
généreux , je fus en état de rajeunir ma toilette ; je me
donnai l'habit noir , les manchettes et l'épée . Il n'est
pas convenable , disais - je en considérant ma rapière
d'un oeil de complaisance , que le secrétaire de M. le
duc se montre dans le modeste équipage du pauvre
boursier Samuel . Quand mon devoir me laissait libre ,
j'allais me promener dans le parc ; là , je pouvais , selon .
ma fantaisie , admirer la magnificence de Louis XIV ,
rêver aux amours de La Vallière , ou soupirer pour mon
propre compte , en songeant au silence de Victoire.
Quelquefois je m'oubliais des heures entières à composer
des vers dans les bosquets ; les ombrages de Versailles
me semblaient favorables aux muses , et ma vocation
pour la poésie date peut-être de cette époque.
De retour à Paris , le duc me défendit désormais tout
commerce avec Victoire , étrange caprice de jalousie ,
puisque lui-même renonçait à cette fille . Au reste ,
cette singulière faiblesse ne expliquerait ni mieux ni
plus mal que toute autre bizarrerie du coeur humain .
Pour moi , sans examiner les motifs de la défense , je
sentais au fond de mon coeur que l'obéissance me serait
impossible. Si j'avais accepté l'emploi de secrétaire ,
3
ROYAL
AOUT 1817 .
c'était par le conseil de Victoire , c'était pour elle ; je
destinais à ses besoins les deux cents pistoles que le duc
m'avait promises ; en un mot je l'aimais , et quinze jours
d'absence redoublaient encore le désir que j'avais de me
rendreau près d'elle . Voilà plus de motifs qu'il n'en fallait
pour désobéir. L'homme est si faible entre ses plaisirs et
ses devoirs ! Cette fois l'amour l'emporte , et je cours à
l'entresol .
Je n'y trouvai point ma fidéle Victoire ; j'appris qu'elle
était depuis huit jours à la campagne d'un M. Salomon ,
enfant gâté de la ferme générale , qui , loin d'avoir la
culture et la politesse de la finance moderne , conservait
dans sa pureté primitive la tradition des Turcaret.
Un pareil homme , selon toute apparence , faisait peu
de cas d'un style châtié : mademoiselle Victoire n'avait
donc plus besoin de secrétaire , et son silence était expliqué.
Le choix de ce nouveau protecteur blessait tout
à la fois mon amour et ma vanité ; l'une me guerit de
l'autre , et le dépit se joignant au devoir , je jure d'obéir
au duc. Après un tel serment , qui , moins tardif , eût été
plus méritoire , je fais enlever mes livres de la mansarde ,
et , précédé de mes porteurs , je rentre bravement à
l'hôtel , comme si je n'étais sorti pour autre chose.
Combien de gens , si fiers aujourd'hui de marcher dans
la ligne droite , ne se vantent pas plus que moi d'avoir
auparavant tenté saus succès la ligne courbe.
9 4
110 A DUFRESNE.
'1
SLINE
obb
13.35
27
418 MERCURE DE FRANCE .
INSTITUT ROYAL.
ACADÉMIE
FRANÇAISE.
Séance publique de la Saint-Louis.
Une société nombreuse , et choisie est venue prendre
part à cette fète des Muses et en augmenter l'éclat . Un
auguste personnage , accompagné de M. de Humboldt ,
a assisté au triomphe de nos jeunes poètes ; ce spectacle
a dû plaire à l'héritier d'un héros qui sut unir aux lauriers
des combats les lauriers non moins honorables
qu'il cueillit sur le Parnasse français , et dont l'affection
et l'estime pour notre nation ne se démentirent jamais .
Depuis plusieurs jours le public s'occupait de cette
solennité. On savait que de nombreux concurrens se
disputaient la palme , que parmi eux se trouvaient des
hommes d'un talent exercé, et déjà connus par des succès
; on n'ignorait pas que les suffrages de l'Académie
avaient été quelque temps balancés entre plusieurs pièces
du concours ; le bruit s'était enfin répandu qu'un des
prétendans avait été écarté de la lice pour avoir enfreint
la loi du combat , et une avide curiosité portait l'auditoire
à entendre comment cette exclusion serait motivée
, et à juger si le prix de poésie ne serait pas accordé
au poète docile , au préjudice du poète indépendant.
À l'ouverture de la séance , présidée par M. de Lévis ,
directeur de l'Académie , assisté de MM . Auger , chancelier,
et Raynouard, secrétaire perpétuel, la plus grande
attention a été accordée au rapport de ce dernier académicien
, dont l'entrée en fonctions , comme secrétaire
perpétuel , suivait de si près sa nomination . Tout dans
son rapport a constamment captivé l'intérêt. Rien de
plus noble que les justes éloges qu'il a donnés aux académiciens
qui , depuis Balzac , ont doublement servi les
lettres par leurs travaux et par la fondation des prix
d'éloquence et de poésie . Il a sagement observé que si
de tels encouragemens sont un mérite pour des acadé
AOUT 1817: 419
miciens , ils sont devenus un devoir pour les gouvernemens
. M. le secrétaire s'est fait honneur , en louant avec
franchise les utiles services que M. Suard , son préděcesseur
, a rendus à la docte compagnie , et les soins
continuels qu'il a pris de conserver à la langue sa clarté,
sa pureté , son élégance . Un tribut de louanges méritées
a été consacré au poète de nos derniers temps , M. Delille
, dont les conquètes dans le domaine de la poésie
en ont étendu leslimites ; mais en même temps une sévère
censure a signalé la témérité des imitateurs de ce poète ,
qui n'ont montré en général qu'une impuissance ambitieuse
.
Passant ensuite aux poèmes présentés à l'Académie ,
M. le secrétaire en a discuté le mérite avec sagacité. Il
a reproché à toutes les pièces du concours le défaut
d'invention aucun des auteurs n'a su , à l'aide d'une
fiction ingénieuse , ôter entièrement au sujet la sécheresse
d'une dissertation . Malgré ce vice de composition
, M. le secrétaire n'en a pas moins eu un riche
fonds d'éloges à distribuer , et ses éloges sont d'autant
plus honorables qu'ils ont été justifiés , comme les
critiques , par de solides raisonnemens . Quant aux
détails , il a seulement reproché au discours , n° . 3o ,.
nommé le premier , un peu d'affectation dans le style ;
et au nº. 25 , nommé le second , des réminiscences trop
manifestes et trop nombreuses .
Après cette première partie du rapport , M. le directeur
a pris la parole. Dans des conseils utiles , donnés
aux jeunes auteurs , avec une éloquente urbanité , il a
mis au jour cette pensée de toute la nation : Pour
des Français , point de bonheur sans gloire . De vifs
applaudissemens ont prouvé que l'orateur connaît bien
le coeur des Français , et qu'il est digne d'interpréter
leurs nobles sentimens .
?
En terminant son discours , M. le directeur a déclaré
que si l'Académie n'eût eu qu'un seul prix à délivrer
il eût été partagé entre M. P. Lebrun et M. Saintine ;
mais qu'elle devait à la munificence du Roi et aux sollicitations
d'un ministre éclairé qu'elle compte parmi
ses membres , de pouvoir joindre un prix tout entier à
chacune des deux couronnes,
27.
420 MERCURE DE FRANCE.
Les prix remis , et les deux pièces couronnées avant
été lues , au milieu des applaudissemens réitérés de
l'auditoire , M. le secrétaire a repris la suite de son
rapport. Le n° . 45 , par M. Loison , a mérité l'accessit :
il aurait pu prétendre davantage , s'il eût restreint l'étendue
de son poème dans les bornes prescrites , et s'il
ne s'était pas attaché , plutôt à tracer le tableau des
sciences qui sont l'objet de l'étude , qu'à décrire les
avantages de l'étude elle-même . Plusieurs fragmens
de cette pièce ont été entendus avec plaisir , et ont
donné une haute idée de la facilité et de l'élévation du
talent de l'auteur.
Plusieurs discours , sous les numéros 3 , 9 , 15 , 25 ,
36 , 41 , 42 , ont obtenu une mention et une part
d'éloges proportionnée au mérite qui leur a été reconnu.
Le n° 9 est de la composition de madame
Constance de Salm : On éprouve une surprise agréable
toutes les fois qu'on voit une femme consacrer ses
veilles au culte des chastes Soeurs . Le public a écouté
avec intérêt quelques vers d'un jeune poète qui prétend
n'avoir que quinze ans. Ses efforts , à cet âge ,
méritaient d'être encouragés , et il eût été glorieux pour
lui d'être nommé ; peut- être même était-il utilé qu'il le
fût. On sait que la poésie vit de fictions , et quelques
anditeurs , difficiles à persuader , ont pu croire que
cet auteur ne s'était pas piqué de plus d'exactitude en
indiquant son âge , que M. Cazimir de Lavigne en
prenant la qualité de vieux docteur.
Sous ce titre , il a adressé une Epûre à MM. de
l'Académie sur cette question : L'étude procure - t - elle
le bonheur dans toutes les situations de la vie ? C'est la
ceite pièce qui a tenu , dit-on , en suspens le docte
aréopage . En matière littéraire , comme au palais , it
vient de passer en jurisprudence que la forme emporterait
le fond. On a donc jugé que M. de Lavigne
s'était exclus lui-même du concours , puisqu'il ne
s'était pas conformé au programme dont le but était de
propager le goût de l'étude , en obligeant les concur
rens à en retracer les charmes et les avantages .
Malgré la tournure piquante et originale de cette composition
, elle a donc été jugée , en quelque sorte ,
inadmissible, Toutefois , a dit M. le secrétaire , l'auteur ,

.
AOUT 1817 .
421
par son talent littéraire , a racheté le tort d'avoir dénature'
le sujet ; et tout en désapprouvant , en termes flatteurs
, le parti qu'a pris M. de Lavigne , on a jugé son
discours digne d'ètre entendu en partie . Plusieurs morceaux
ont donc été lus ; et M. Picard , chargé de cette
lecture , n'a pas eu de peine à faire passer , jusqu'au
public , la gaité répandue dans l'ouvrage , et qui avait
gagné les plus graves membres du senat littéraire.
Loin de moi le dessein d'affaiblir la satisfaction que
M. de Lavigne a sans doute éprouvée en apprenant
que son Epitre a balancé les suffrages ; mais qu'il
me soit permis de remarquer, avec tous les égards dus
aux partisans qu'il comptait parmi ses juges , que son
poème , abstraction faite de la manière dont le sujet a
été envisagé , reste encore inférieur en mérite à celui
de M. Lebrun. Cette opinion pourra paraitre d'autant
mieux fondée que , suivant l'observation de M. le se-
-crétaire , les divers fragmens qui ont été lus , sont les
passages les plus brillans des discours auxquels ils appartiennent.
J'oserai même aller plus loin . Je crois que si l'Académie
n'avait pas eu deux prix à délivrer , bien des
gens auraient regretté que le partage entre M. Lebrun
et M. Saiutine eût coûté quelque chose au premier ;
mais je me hâte de reconnaître qu'à vingt-deux ans ,
qui est l'âge de M. Saintine , il est difficile d'annoncer
des dispositions plus heureuses , d'exprimer des sentimens
plus nobles , plus louables que ceux dont son
ouvrage est semé , et d'aborder plus heureusement les
hardicsses poétiques. Soit que l'on compare son poème
ou qu'on l'apprécie isolément , il est digne d'être recommandé
aux bons juges en poésie.
-
Dans la séance de jeudi 28 , M. Roger a été élu successeur
de M Suard à l'Académie ,française . Ce n'est qu'au septième
tour de scrutin qu'il a obtenu la majorité absolue des voix ,, qui
étaient de trente. Le nombre le plus élevé des suffrages , accordés
aux autres candidats , a été pour M. Treneuil , onze ; pour
M. Jay , six; pour M. Benjamin de Constant , cinq . — MM. de
Wailly et Uelrien ont eu chacun deux voix .
- Dans la mème séance , M. Auger a été choisi pour occuper
la place que le décès de M. Suard avait laissée vacante à la
Commission du Dictionnaire.
wwwwwwwww
Voici le programme des sujets d'éloquence et de poé422
MERCURE DE FRANCE .
sie proposés par l'Académie française , pour les concours
de 1818 et 1819.
Conformément à l'annonce faite l'année dernière ,
l'Académie française propose . pour sujet du prix d'éloquence
qu'elle adjugera en 1818 , l'Eloge de Rollin.
Les concurrens ne doivent pas donner à leurs ouvrages
plus d'étendue que n'en comporte une heure
de lecture .
une médaille d'or de la valeur de
Le prix sera
1500 francs.
Les ouvrages envoyés au concours ne seront reçus
que jusqu'au 15 mai 1818.
Ce terme est de rigueur.
Les ouvrages devront être adressés , francs de
port ,
au secrétariat de l'Institut avant le terme prescrit , et
porter chacun une épigraphe ou devise qui sera répétée
dans un billet cacheté , joint à la pièce , et contenant
le nom de l'auteur , qui ne doit pas se faire connaître
.
Les concurrens sont prévenus que l'Académie ne
rendra aucun des ouvrages qui auront été envoyés au
concours ; mais les auteurs auront la liberté d'en faire
prendre des copies , s'ils en ont besoin .
L'Académie annonce que le sujet de poésie qu'elle
proposera l'an prochain ,, pour 1819 , sera : l'Institution
du Jury en France .
Nota. Nous saisissons cette occasion d'engager les diverses
Académies et Sociétés littéraires de France , de nous adresser
les programmes des sujets qu'elles mettent au concours , ainsi
que les mémoires et autres ouvrages couronnés ; nous nous empresserons
de publier les uns et de rendre compte des autres.
L'Administration du Mercure de France est disposée à ne rien
négliger de ce qui peut ajouter à l'intérêt de ce journal ,
servir à propager le goût des lettres .
mmmmmu
POLITIQUE .
et
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 21 au 27 août.
RÉCOLTES . FINANCES . Les récoltes , cette espé- -
AOUT 1817.
423
rance des gouvernemens et des peuples , sont bonnes
sur presque tous les points. On écrit de Worms que si
le chanvre et le pavot ont eu à souffrir , le froment
n'est pas atteint. Le blé , le maïs abondent à Angoulème
; les marchés de Strasbourg sont abondamment
pourvus ; la vigne seule est pauvre , Une preuve du bon
état des récoltes dans le Wurtemberg et dans la Bavière
, c'est la révocation du système prohibitif. Nous
avons trop peu de renseignemens sur les derniers troubles
de Mayence pour décider si la cherté des grains
était le motif ou le prétexte de ces troubles ; mais il ne
paraît point naturel que cette contrée souffre seule dans
le soulagement général , et le procès que l'on poursuit
contre d'avides spéculateurs et des fournisseurs infidèles
dégoûtera du métier sans doute , ceux que l'or tenterait.
Voilà décidément l'Angleterre et l'Allemagne en
guerre . Qu'on se rassure ; ce n'est ici qu'une guerre de
plume. La gazette d'Erberfeld et le Times se jettent
réciproquement le gant , et le relèvent d'assez bonne
grâce. « Déliez - nous les pieds et les mains , dit l'Allemand
, c'est-à- dire , permettez à nos vaisseaux d'entrer
dans vos ports , comme les vôtres entrent chez nous .
Permettez à nos fabricans d'envoyer par grandes cargaisons
les produits de leurs manufactures dans vos villes ;
de les faire annoncer à son de trompe , de les faire
vendre à la porte même de vos manufactures . Permettez
aux juifs et aux porte -balles d'inonder chez vous le plat
pays , et de colporter ces marchandises , comme nous
sommes forcés de le souffrir ici . Accordez à nos boissons ,
nos toiles , nos dentelles , nos fers , etc. , une libre entrée
, comme nous l'accordons à vos calicots , votre
rhum , votre sucre , etc .; alors la lutte s'égalisera , alors
le génie et l'industrie combattront pour la palme. »
Cette déclaration est énergique , et vise à l'effet oratoire ;
mais je crains qu'elle ne soutienne point l'examen . Bien
plus , elle prouve , à mon avis , ce que le déclamateur
allemand tâche de combattre . L'Angleterre exclut vos
marchandises ; excluez ses marchandises à votre tour.
Vous ne sauriez , dites- vous . Serait - ce que vous avez
besoin des siennes , et qu'elle n'a pas besoin des vôtres ?
A cela , je ne connais point de remède . Il n'y a pas de
424 MERCURE DE FRANCE.
toi possible contre la nécessité. Est -ce que vous recher
chez comme particuliers ce que vous proscrivez comme
nation ? Accusez donc vos goûts , et non point les manoeuvres
de vos rivanx . 11 faut que votre industrie ait fait
bien peu de progrès puisqu'aux portes mêmes de vos
manufactures , les marchandises anglaises trouvent des
acheteurs ; et que , sur vos propres marchés , vous ne
sauriez donner une même chose au prix où le marchand
anglais la donne après avoir passé les mers , pour vous
apporter le défi. Votre infériorité est nécessaire ou volontaire
; dans l'un comme dans l'autre cas , ce n'est
pas l'Angleterre qu'il en faut accuser.
Si toute la Suède imite l'exemple d'une de ses villes ,
elle aura pris un excellent moyen pour résister à l'ascendant
anglais. Cette ville , Calmar , a juré de ne point
faire usage du café ; de ne boire à dîner que des vins
rouges et de Malaga ; de ne pas boire de vin souper
et de n'employer pour la toilette des dames , ni tulles
ni crêpes , ni schalls , ni calicots . Voilà une bonne loi
somptuaire , parce qu'cn se l'est imposée soi - même .
Mais , o fragilité des mortels ! voudra-t - on répondre que
quelque poète sentant sa verve se glacer dans l'atmosphère
byberboréenne , ne cherchera pas en cachette ,
au mépris de la religion du serment , une inspiration
dans le moka ; et qu'un miroir perfide ne dira point à
telle belle dame : y pensez-vous ? vous étiez cent fois
mieux avec le schall,
Mais qui le croirait , cette animadversion des étrangers
, contre le système commercial de l'Angleterre ,
les Anglais mêmes la partagent. Si j'en crois le Morning
Chronicle , ce système contrarie tous les goûts de
la nation. Nous aimions beaucoup les vins de France
ét d'Allemagne , dit-il , et c'est du Porto qu'il fant boire .
Nous savourious l'eau- de - vie avec délices , et l'on nous
met au rhum !
Le nombre des pauvres effraie le gouvernement
danois . S'il en faut croire les publicistes de Copenhague ,
les pauvres ont tort de se marier. Ces messieurs ignorent
que les enfans sont la richesse du pauvre . Il serait singulier
qu'au dix-neuvième siècle , quelque belle loi parût
qui encourageât le célibat , comme les lois d'Auguste et
de Louis XIV encourageaient la fécondité. L'excès de
la population n'appauvrit que les états sans industrie. Au
AOUT 1817 . 425
lieu de lui chercher des limites , cherchez-lui de l'emploi.
Le cours du change sur la place de Vienne s'améliore
sensiblement. On annonce comme très-prochaine
la publication des nouveaux statuts de la banque
nationale.
Une circulaire du ministère français aux préfets ,
exige des renseignemens sur le nombre d'hectares ensemencés
, sur le produit présumable de chaque hectare
, sur la consommation du département , sur sa population.
-
Voici un argument que l'administration anglaise
aura quelque peine à détruire . En 1776 , la taxe pour
les pauvres , en Angleterre et dans le pays de Galles
était d'un million et demi sterling ; elle est aujourd'hui
de cinq millions.
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . On assure que la
constitution du Wurtemberg sera modifiée ; c'est-à - dire
qu'il n'y aura qu'une seule assemblée , mi-partie de
grands propriétaires , et de députés du peuple. On veut
que la politique ait commandé cette transaction entre
l'ancien et le nouvel ordre de choses . Quant à moi , je
me défierai toujours d'un corps qui a des intérêts différens.
La bourgeoisie de Francfort commence à s'apercevoir
que l'intolérance n'est point de ce siècle . Cependant
les proscrits d'Israël ont bien des luttes à soutenir
avant que d'arriver. La sérénissime bourgeoisie s'entend
à merveille dans l'art de défendre une place ; il n'y a
pas un pouce de terrain qui ne soit vaillamment disputé .
Le major Cawright vient d'inventer un expédient
qui ferait honneur au plus célèbre casuiste . Un acte , å
la vérité suranné , de Charles II , mais remis en vigueur
par le ministère actuel , avait défendu les pétitions
revetues de plus de vingt signatures . Là-dessus le subtil
major propose , dans le club de Hamden , de remplacer
par mille pétitions de vingt individus , une pétition de
vingt mille. Les ministres qui , sans doute , auront inscrit
sur leurs tablettes cette invention à côté des verdicts
de no guilty qui leur pleuvent de toutes parts , jugerontque
, pour être restés maîtres du champ de bataille
ils ne retireront pas grand profit de la victoire .

426 MERCURE DE FRANCE.
-
-
En vertu de l'ordonnance royale du 24 août , les
colléges électoraux de la première série , et ceux des
départemens qui n'avaient envoyé qu'une députation
incomplette , sont convoqués pour le 20 septembre
prochain .
COLONIES. Martinez doit avoir subi son arrêt . Ses
réponses annoncent de l'énergie et de la présence d'esprit.
Interrogé de quel droit il osait se nommer prince
de la liberté il n'est jamais tombé en ma pensée , ditil
, d'associer deux choses qui s'excluent si évidemment .
Je n'ai rien exigé du peuple ; il veut être libre , et il le
sera. Cependant ses propriétés et celles de tous ses partisans
ont été mises sous le sequestre ; et il paraît que
le gouverneur de Bahia , ce même Dos Arcos , qui ordonnait
que l'on courût sus aux insurgés , sera élevé au
ministère .
-Les nouvelles de l'Amérique septentrionale présentent
des obscurités. On croyait tous les différens sur
les limites réciproques , conciliés entre l'Angleterre et
les Etats- Unis une circulaire adressée aux douaniers
par le gouverneur de la Nouvelle -Ecosse , vient démentir
cette opinion . D'après cette circulaire , il n'est
point permis aux pêcheurs américains d'aborder dans
les ports anglais , excepté dans un cas de détresse .
peu
On augure mal de l'expédition de Mina dans une
province presque inhabitée. Le projet d'aller à travers
les déserts remuer les peuples dont on connaît les
dispositions , tient plus du roman que de l'histoire . On
écrit de la Vera-Cruz , qu'il se verra contraint de licencier
ses troupes , ou de se rendre à l'armée royale , et
que les vaisseaux qui l'ont amené sont pris ou brûlés par
l'escadre espagnole.
Il n'en est pas ainsi à l'autre extrémité . Buenos - Ayres
prend une attitude imposante. D'après des lettres qui
vontjusqu'au 10 mai inclus , le Chili tout entier échappe
à l'Espagne. La rentrée des bannis de Saint-Jago tenait
du triomphe. Les insurgés , constamment victorieux ,
s'avancen vers le Férou . Le gouvernement de Vénézuela
est rétabli . Bolivar et don Fernando-Toro en sont
les chefs ..
-
RELATIONS POLITIQUES. Rien n'est plus propre
qu'un tel état de choses à créer des relations nouvelles..
AOUT 1817 .
427
L'Etat qui voit ses colonies se dissoudre , réfléchit qu'il
vaut mieux retenir quelque chose que de tout perdre .
Un Etat qui désire des colonies , réfléchit que jamais
occasion ne fut plus favorable , sinon au succés , du
moins au marché.
C'est là , depuis quelque temps , la pomme de discorde
entre les journaux anglais. Les uns veulent qu'un
accord ait eu lieu entre la Russie et l'Espagne , d'après
lequel la Russie acheterait , par un secours de seize
mille hommes , une vaste portion du continent américain.
A ce traité vrai ou faux , projeté ou conclu , ils
rattachent l'assemblée de Carlsbad qu'ils appellent un
congrès , les autres , après avoir débuté par des sarcasmes
, biaisent un peu et se tirent d'un mauvais pas
par des interprétations assez maladroites ; quelquefois
ils affectent de la bonhomie , et c'est en cela surtout
qu'ils me semblent gauches.
-
Les journaux américains rendent compte d'un
outrage fait au pavillon américain par un corsaire espagnol.
-Jusqu'à nouvel ordre , c'est ici que je crois devoir
placer la mort tragique de Czerni - Georges . On se demande
ce que Czerni-Georges , proscrit et au service
de la Russie , est allé faire à Semandria. L'histoire du
trésor enfoui me paraît quelque peu louche , et il reste
toujours à rendre compte des armemens de la Turquie .
PROCÈS MARQUANS . MM . Comte et Dunoyer se sont
rendus appelans de l'arrêt du tribunal correctionnel.
-
Le baron Eben et les autres conspirateurs de Lisbonne
seront exécutés sous peu.
Une décision solennelle de la cour de .cassation
renvoie Maubreuil devant la cour de Douai.
-Des bandes de brigands désolent l'Espagne . Un
moine de Saint-François fut pris , il y a quelque temps ,
en compagnie de quelques-uns de ces héros qui cueillent
des lauriers sur les grandes routes.
-
Une femme volait des pommes de terre chez un
fermier de Saint - Georges ( Belgique ) . Prise en flagrant
délit , on la traite sans ménagement . Un poteau est planté
par ordre du maire sur la place publique , avec cette
inscription : Ceci servira d'exemple à d'autres qui ne
demeurent pas loin d'ici , et l'on attache la malheureuse
428 . MERCURE DE FRANCE .
à ce potean où elle reste exposée plusieurs heures.
Le tribunal de Bruges a trouvé que cette surabondance
de zèle approchait de l'arbitraire et de la tyrannie , etle
fervent magistrat pourrait trouver les effets de son zèle
un peu amers .
NOUVELLES DIVERSES . On annonce la prochaine
arrivée , à Paris , du prince Kourakin .
-
Un acte solennel de la diète helvétique , consacre
la mémoire des Suisses qui se trouvaient , lero août
1792 , au château des Tuileries. S'il en est de vivans
encore ,
ils sont autorisés à porter une médaille de fer
coulé , représentant la croix des cantons. On lira sur
l'un des côtés : fidélité , honneur , et sur l'autre , 10 août
1792 , La médaille sera suspendue par un ruban rouge
et blanc .
On annonce pour les premiers jours de septembre
une grande revue des troupes anglaises , à laquelle
M. le comte de Ruppin assistera . Ensuite le due de
Wellington accompagnera le roi de Prusse à Sedan ,
pour la revue des troupes prussiennes .
D'après les journaux de Bermude , la fièvre jaune
a cessé dans les îles d'Antigoa et de Grenade .
-
Les Espagnols ont tiré un cordon autour de Gibraltar.
La peste qui règne à Alger rendait cette me→
sure nécessaire .
- Sur la demande expresse du gouvernement prussien
au sénat de Francfort , le colonel Massembach a été
arrêté dans la nuit , à Francfort.
----- On vient de découvrir une mine d'or en Moravie .
Le mauvais temps a contrarié les réjouissances de
la Saint-Louis ; elles sont renvoyées à dimanche .
-Un village aux environs d'Abe , situé sur des marécages
, s'est éboulé et affaissé en partie .
-Un corsaire de Buenos-Ayres a pris , dit- on , devant le
cap Finistère , le vaisseau espagnol le Triton , bâtiment
neuf , dont la cargaison est évaluée à sept millions.
—A cette même hauteur , un capitaine russe a donne
un tout autre exemple que le capitaine espagnol . Le
Russe , hélé par un brick , qu'il croit anglais , ne conçoit
pas de méfiance. A peine arrivé , il reconnaît les Algériens.
Le corsaire divise l'équipage ; il en retient la
moitié sur son bord , et le fils adoptif du capitaine était
AOUT 1817 . 429
de cette moitié ; l'autre , où se trouvait le capitaine ,
est mise sur le bâtiment capturé , et enfermé dans la
cajute. Le capitaine sut persuader aux matelots qui partageaient
sa mauvaise fortune , de tenter un grand
effort . Il réussit . Les Algériens furent massacrés , et
leurs corps jetés à la mer. Mais le corsaire est malheureusement
en fonds pour les représailles. Le nom du
brave capitaine est Schaumann .
Le duc régnant d'Anhalt- Dessau est mort dans sa
soixante-dix-huitième année .
-
Les petits ramoneurs se sont vus l'objet d'une fète
à Bath . La société qui s'est formée dans cette ville a
résolu d'affranchir ces malheureux enfans . Elle réussira .
Les Anglais font des actes d'humanité qui font plaisir
à remarquer .
-
Dans le royaume des Pays-Bas , un assez grand
nombre d'officiers à la demi-solde vient d'ètre remis
en activité.
-
Les journaux avaient annoncé que les Egyptiens
avaient fait leur pacha prisonnier . La Porte dement ce
bruit ; elle a peut-être ses raisons pour cela.
--
Dans sa séance du 25 , l'académie a fait deux poètes
lauréats. Il y a eu pour M. Loyson , l'un des maitres
de l'école normale , un accessit . On n'a reproché à ce
poète qu'un excès de verve et de vigueur. Du reste
pour la hauteur des pensées , l'académie a semblé lė
préférer à ses rivaux. Quant à moi , qui aimerais mieux
être Corneille que Campistron , et Lucain que Silius
Italicus , j'oserai croire que cet accessit vaut le prix.
L'académie propose pour sujet du concours prochain ,
V'Institution dujury , noble alliance des muses et de l'humanité
! Encore quelques sujets pareils , et la poésie
academique ne sera plus un feu d'artifice ; elle se souviendra
de son origine et de ses premières fonctions.
Fuit hæc sapientia quondam .
BÉNABEN .
430 MERCURE DE FRANCE .
ANNONCES ET NOTICES.
Jeanne d'Arc ou Coup-d'oeil sur les révolutions de
France , au temps de Charles VI et de Charles VII, et
sur-tout de la Pucelle d'Orléans ; par M. Berriat- Saint-
Prix . Un vol. in-8° . Prix : 6 fr . , et fr. 50 c. , par la
poste. A Paris , chez Pillet , imprim . -lib . , rue Christine
, n . 5 .
Cet ouvrage , auquel est joint un itinéraire exact des expéditions
de Jeanne d'Arc , est en outre orné de son portrait , et enrichi
de deux cartes du théâtre de la guerre , et de plusieurs
pièces justificatives et documens inédits , qui jettent un grand
jour sur l'histoire de cette célèbre héroïne .
Recueils de Monumens antiques , la plupart inédits
et découverts dans l'ancienne Gaule ; ouvrage enrichi
de cartes en taille-douce , qui peut faire suite aux Recueils
du comte de Cavlus et de la Sauvagère . Dédié à
S. A. R. le prince héréditaire de Bavière ; par Grivaud
de la Vincelle , membre de plusieurs académies , souschef
de la comptabilité de la chambre des pairs . A Paris,
chez l'auteur , rue du Cherche -Midi , n . ¡ 6 ; et Treut→
tel et Würtz , libr . , rue de Bourbon , n . 16. Deux vol .
in-4° . , six cents pages de texte , trois cartes géographiques
et quarante planches de monumens . Prix :
50 fr . , papier ordinaire ; 50 fr. pap . vélin .
M. Grivaud de la Vincelle s'est livré avec ardeur et avec
succès à l'étude des antiquités gauloises , et il a fait des découvertes
précieuses dans cette branche d'érudition trop négligée
parmi nous. Les Anglais mettent un vif intérêt à connaître les
moeurs et les monumens des anciens habitans de la Grande-
Bretagne , et ils encouragent les efforts des hommes instruits , qui
s'appliquent à ces recherches . Nous devrions imiter lear exemple.
Les personnes attachées à leur pays ne peuvent voir avec indifférence
, ce qui est relatif à l'organisation primitive des sociétés
qui out occupé le sol natal . C'est une mine inépuisable de
richesses pour les antiquaires. Il sera facile de s'en convaincre
en parcourant le livre de M. Grivaud de la Vincelle on y
trouvera une suite de monumens curieux très-bien gravés , et
des détails intéressans sur les coutumes des Gaulois. Les diverses
explications données par l'auteur , nous ont paru ingénieuses et
:
AOUT 1817 . 451
pleines de clarté. Cet ouvrage fait beaucoup d'honneur à M. Grivand
de la Vincelle , comme érudit , comme patriote et comme
écrivain. Nous ne doutons point qu'il n'obtienne tout le succès
qu'il mérite .
La Revue , ou Correspondance politique , morale ,
littéraire et théatrale .
Cet ouvrage , où la critique s'exerce sur diverses matières ,
formera quatre volumes , et se livre par numéros ; le sixième
vient de paraître. Prix : pour un numéro , 1 fr.; pour huit , 7 fr.;
pour seize , 13 fr .; et pour les trente - deux , 25 fr. Au bureau ,
rue Mauconseil , n. 17 ; et chez les libraires du Palais-Royal .
7
Un Roi , un Ministre , une France ; par M. Louis-
Auguste Dupuy Broch. in-8° . Prix : 1 fr . Chez P. Mongie
aîné , boulevard Poissonnière , n . 18 .
I
Cet ouvrage , ou , pour mieux dire , cette esquisse , remplie de
bons sentimens , fait honneur au coeur et aux principes de l'auteur
; il est impossible de n'y pas reconnaître un bon citoyen ,
un vrai Français.
La Pomone française , ou Traité de la Culture et de
la Taille des Arbresfruitiers , dédié à S. A. R. MADAME ;
par M. le comte Lelieur de Ville-sur-Arce . Un vol. in-8°.
Prix : 6 fr. Chez Pierre Didot l'aîné , rue du Pont-de-
Lodi , n. 6 ;
Et chez P. Mongie ainé , boulevard Poissonnière , n. 18.,
Tous les cultivateurs apprécieront le mérite de cet ouvrage ,
dans lequel sont particulièrement traitées la taille de la vigne et
celle des pêchers.
Vie de Mad. la Dauphine , mère de Louis XVIII ,
contenant un plan 'inédit d'éducation , tracé de sa main ,
pour Mgr. le Dauphin , depuis Louis XVI ; un Extrait
de son Oraison funèbre et du Discours de Mgr. l'évêque
de Sens , prononcé , en 1816 , devant S. A. R. MADAME ,
duchesse d'Angoulême ; publiée par M. l'abbé Sicard.
Chez Audot , libr. , rue des Mathurins- Saint-Jacques
n..18 ;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n . 18.
La Vie de Mad. la Dauphine offre l'exemple de toutes les
vertus , et la triste preuve qu'il n'est point de rang , quelqu'élevé
qu'il soit , que la douleur ne puisse atteindre ; mais , en s'affli
geant des peines qu'éprouva cette princesse , combien on admire
son courage et sa résignation !
Le Double Ecueil , ou Philosophie et Hypocrisie ,
452 MERCURE DE FRANCE .
comédie en cinq actes , en vers ; par M. C. B. Prix : 5 fr.
Chez M. Didot aîné , rue du Pont- de-Lodi , n . 6 ;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n . 18.
La moitié du produit net est destiné à l'hospice des
jeunes Aveugles .
Le vifintérêt qu'inspirent les jeunes Aveugles , met à l'abri de
la critique l'auteur qui leur fait don du produit de son ouvrage ;
ainsi nous gardons le silence sur l'intrigue et la versification du
Double Ecueil , et nous louons la générosité de M. C. B.
Les Malheurs de l'Amour , ou les Mémoires d'une
Femme. Petite brochure in- 12 . Prix : 1 fr. Chez le
Normant , imprimeur- libraire , rue de Seine , n. 8 ;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n . 13.
Histoire de Jeanne d'Arc , surnommée la Pucelle
d'Orléans , tirée de ses propres déclarations , de cent
quarante- quatre dépositions de témoins oculaires ,, et
des manuscrits de la bibliothèque du roi et de la tour de
Londres ; par M. Le Brun de Charmettes , sous-préfet de
Saint-Calais. Ornée du portrait de Jeanne d'Arc et de
sept jolies figures . Quatre vol. in-8° . Prix : 25 fr . ; et 30 fr.
par la poste . A Paris , chez Arthus Bertrand , libraire ,
rue Hautefeuille , n . 23 ; et à Londres , chez Treuttel
et Würtz , 30 , Soho -quare .
TABLE .
Poésie . Le bonheur que procure l'étude dans toutes
-
les situations de la vie.
Nouvelles littéraires. Recherches politiques et historiques
( analyse ) ; par M. A. Jay, 1.9 .
Variétés . Sur l'emploi de l'improvisation au barreau et
dans les délibérationspolitiques ; par M. Lacretelle aîné.
Histoire d'un poëte ; par M. Dufresne.
Institut royal.
- Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben.
Notices et Annonces .
Pag. 39o
397
405
411
418.
422
430
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 6 SEPTEMBRE 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
mn
L'éspace accordé à l'article poésie dans le Mercure , ne
nous permettant pas de publier en entier le poème qui a été
couronné le second , par l'Académie , avec tous les morceaux
qui ont été lus et qui appartiennent à d'autres
quvrages , nous devons nous borner à faire connaître
les passages qui ont été le plus vivement applaudis..
Fragment du poème de M. de Saintine , qui a obtenu
un premier prix.
Suivons ce voyageur : vous le plaignez sans doute ?
Les fatigues , la faim , l'assiégent sur la route.
Eh quoi les sent-il donc ? Un doux enchantement ,
Tout entier , loin de nous , l'occupe en ce moment.
Des végétaux fleuris dont la terre est avare ,
Il vient de conquérir le plus beau , le plus rare !
Voyez- le , triomphant , contempler son trésor ,
Sourire , s'écrier , et puis sourire encor.
Héros , dictez des lois à la terre asservie ,
Vos lauriers teints de sang ne lui font point envie .
A l'aspect d'une fleur , ce mortel enchanté ,
Craint peu les coups du sort et de l'adversité ;
Paisible souverain de l'empire de Flore ,
TOME 3
28
434
MERCURE DE FRANCE.
Il visite son peuple au lever de l'aurore ,
Et voit chaque printemps lui donner des sujets .
Mais , détournant les yeux vers de plus grands objets.
Osons le suivre encor dans ses courses savantes ,
Où des peuples détruits et des races vivantes ,
Il vole interroger les monumens épars.
Thèbes ! qu'est devenu l'orgueil de tes remparts ?
Le pied du voyageur a foulé tes murailles .
La Grèce lui montrant ses vastes funérailles ,
Flétrit , par son silence , un vainqueur inhumain .
Il voit le despotisme , un cimeterre en main .
Le front ceint d'un turban , aux lieux où fut Athènes
S'asseoir à la tribune où tonna Démosthènes .
Des sommets de l'Ithome , aux bords de l'Hellespont
Il appelle la gloire , et la mort lui répond.
Mais ces nobles tableaux élevant ses pensées ,
Lui montrent le néant des grandeurs éclipsées.
Il observe le sort des peuples différens ;
Les descendans d'Alcide , esclaves des tyrans ;
Les Romains sans pouvoir sur la terre et sur l'onde ;
La fortune et les arts faisant le tour du monde ,
>
Et transportant leurs moeurs , leurs coutumes , leurs lois
Aux enfaus policés des sauvages Gaulois.
Ainsi , dans ces beaux lieux dédaignés du vulgaire .
Peuplant de souvenirs sa marche solitaire ,
L'étude l'accompagne , et vient de sou flambeau ,
Des peuples disparus éclairer le tombeau.
Mère de la science , et soutien du génie ,
Par elle l'Hélicon voit sa cime applanie
Conduire à la fortune , à la gloire , aux honneurs.
Mais , dans Paris ému , d'où naissent ces clameurs ? [
D'où partent ces bongs cris d'amour et d'alégresse?
Sur les pas d'un mortel tout un peuple s'empressę !
Que veut-il ? Un héros , vainqueur des ennemis ,
Annonce-t-il la paix, à l'Univers soumis ?
Non , il sut être grand sans affliger la terre ;.
Ce n'est point un héros , c'est bien plus , c'est Voltaire,
Qui goûte , dans les bras d'un peuple transporté ,
Le présage enivrant de l'immortalité,
Ornement du bonheur , soutien de l'infortune,,
De l'enfant , du vieillard , nourriture commune ,
Pour nous , l'étude ainsi prodiguant ses bienfaits ,
SEPTEMBRE 1817: 435
Grande par son pouvoir , plus grande en ses effets ,
Rend à son nourrisson la nature asservie ,
Au-delà du trépas sait prolonger sa vie ,
Ennoblit ses travaux , embellit ses loisirs
Pauvre fait sa richesse , et riche ses plaisirs .
Fragmens du poème de M. Loison , auquel a été accordă
l'accèssit.
Quel sublime mortel d'un vol audacieux
Avec lui tout-à-coup m'emporte dans les cieux ?
C'est Newton je le vois qui couronné sa tête
De mille astres brillans devenus sa conquête .
Dans le centre du monde , un cómpas à la maim,
D'un air tranquille et fier il s'assied , et soudain
Tous ces globes errans sous d'éclatantes voutes
A sa puissante voix reconnaissant leurs routes ,
L'un par l'autre attirés , accomplissent leur cours
Toujours près de le rompre et le suivant toujours .
Bientôt à mes regards des cieux inconnus s'ouvrent ,
Des régions sans fin devant moi se découvrent ,
Carriere illimitée , où ,, par les mêmes lois ,
Mille univers flottans se meuvent à la fois .
Je vois de tous côtés , dans ces plaines profondes ,
Autour d'autres soleils , graviter d'autres mondes.
Et lorsque , pour peupler les espaces déserts y
Je suis las d'enfanter de nouveaux univers ,
Le vide encor s'étend , et dans son sein immense ,
Par delà l'infini , l'infini recommence .
Eperdu je m'arrêté , et j'aperçois par-tout
Dieu qui soutient , dirige , enferme et borne tout.
Mais au -dessus des cieux , dans les degrés de l'être ,
Et plus grand que les cieux puisqu'il peut les connaître ,
Mon esprit étonné lui -même s'offre à lui ;
Mystérieux abime , où mon oeil ébloui ,
Sous le voile sacré d'un éclatant nuage ,
De la divinité découvre encor l'image .
Alors j'ose en tremblant contempler sa grandeur ,
Et de l'éternité sonder la profondeur.
Mais ma faible raison se confond et succombe
Et dans un saiut effroi sur soi-même retombe .
28.
436 MERCURE DE FRANCE .
·
Que je plains un monarque exilé sur son trône ,
S'il ne vient quelquefois , déposant sa couronne ,
Dans ces écrits fameux , d'âge en âge transmis ,"
Parmi les morts au moins chercher quelques amis ;
Oublier des grandeurs la triste inquietude ',
Les humains , leur bassesse et leur ingratitude
Ou même environné des enfans des neuf Soeurs ,
D'un plaisir partagé connaître les douceurs ,
Et goûter , en dépit de l'austére étiquette ,
La seule égalité que son rang lui permette .
L'auteur s'adresse aux Muses .
;
Voyez ce malheureux que votre amour possède ,
Jeune encor , et déjà de langueur accablé ,
Loin de vos bois chéris ses maux l'ont exilé.
Souvent son sang s'allumé , et son oeil étincelle
Il prend encor son luth ; mais sa force infidèle
De son enthousiasme a trahi les élans :
Ainsi le voyageur , dans des déserts brûlans ,
Couché près d'une source où sa soif peut s'éteindre ,
Dans d'impuissans efforts meurt sans pouvoir l'atteindre .
Adieu , plaisirs divins ! adieu , charmans accords
Qui de son âme ardente enflammez les transports !
Adieu , chères erreurs , adieu , douce fumée
Songes de l'avenir , gloire , éclat , renommée ,
Noble orgueil du talent qui croit sentir son prix
Et vous , ô ses travaux vainement entrepris !
On arrache sa lyre à sa main affaiblie ,
Et pour sauver ses jours , on veut qu'il vous oublie
Eh ! que lui font sans vous des jours infortunés ,
Dans l'éternelle nuit en silence entraînés ?
Lâches avis ! non , non ; qu'il brille et se consume ;
C'est pour périr bientôt que le flambeau s'allume ;
Mais il brûle un moment sur les autels des dieux .
$
Fragmens de l'épître de M. Casimir de Lavigne.
L
Heureux , heureux le temps où les premiers humains,
Du temple de Mémoire ignoraient les chemins ! ';
Non pas qu'au siècle d'or ma muse les couronne
Des éternelles fleurs d'un printemps monotone ;
Non que je prise fort l'innocence des moeurs
SEPTEMBRE 1817 457
Qui , dans un lourd repos , assoupit nos humeurs ,
Eteint des passions les flammes immortelles ;
Il n'est point de grandeur , point de bonheur sans elles
Humains , j'aime à vous voir en ce siècle yanté , el is
Jouir avec excès de votre liberté .
Mais , dans l'aspérité de vos vertus naïves ,
Brillent du naturel les traces primitives.
J'admire plus cent fois ce lion furieux
958 341
Qui , la gueule béante et le sang dans les yeuxr ni
Les ongles tressaillans d'une effroyable joie ,
Suit son instinct féroce et déchire sa proie ; og A
Que ces ours baladins , sous le bâton dressés ,
Etalant aux regards leurs ongles emoussés ,
Lavi
Leur gueule sans honneur que le fer a flétrie , e
Attributs impuissans d'une race avilie ...
Las d'un libre destin , las de sa dignité ,
L'homme , sur ses autels , plaça la vanité ;
Le front chargé d'ennuis , l'Etude prit naissance ,
Et l'Erreur à sa voix détrôna l'Ignorance.
L'homme a dit : « Je sais tout et j'ai tout défini.
« J'ai pour loi la raison , pour bornes l'infini.
« L'étude me ravit à des hauteurs sublimes ;
« De ce globe étonné , j'ai sonde les abîmes ;
« Cet élément subtil dont il roule entouré ,
« Ce feu , de tous les corps le principe sacré ,
« L'onde qui les nourrit de ses flots salutaires ,
« N'ont pu contre mes yeux défendre leurs mystères.
« Est-il quelques secrets cachés au fond des cieux ,
« Que n'ait point pénétré mon regard curieux ...... ? »
Moins fier de sa raison , il eût mieux dit peut- être
« J'ai su tout expliquer , ne pouvant tout connaître . »
L'insensé quels combats il s'épuise à livrer ,
Pour détruire un mensonge ou pour le consacrer !st
Que d'efforts malheureux , que de veilles stériles !
Qu'il érige à grands frais de systèmes fragiles !
Ptolemée , illustré par cent travaux divers ( 1 ) ,
( 1) Ptolemée , surnommé le très-sage et le divin, supposa
l'existence d'un dernier ciel de cristal qui imprimait le mouvement
à tous les autres.
438 MERCURE DE FRANCE .
Dans un ciel de cristal fait tourner l'Univers.
D'autres , soumettant tout aux lois de Polymnie ( 1) ,
Des cercles étoilés ont noté l'harmonie .
Si le temps nous éclaire et les a réfutés
Le temps , de mille erreurs a fait des vérités.
Tout le savoir humain n'est qu'un grand labyrinthe
L'étude nous conduit dans cette obscure enceinte ;
De son fil embrouillé qui s'alonge toujours
On suit péniblement les tortueux détours :
Le voyageur perdu marche de doute en doute ,
Et sans se retrouver , expire sur la route .
A peine un faible enfant , échappé du berceau ,
A brisé ces liens qui révoltaient Rousseau ,
Les quatre Facultés dont la voix l'endoctrine ,
Epouvantent ses yeux de leur manteau d'hermine.
Certes , quand la frayeur hâte ses premiers pas ,
Le chemin qu'il parcourt a pour lui peu d'appas.
Ne maudissiez- vous pas Sophocle , Stésichore ,
Quand , leurs vers à la main , vous ignoriez encore
Que vous deviez un jour , chez nos derniers neveux
Leur disputer l'honneur d'être maudits comme eux .
१.
C
(
ÉNIGME
Je suis brune ou je suis blonde
Je suis douce , je suis ronde
Je suis estimée en ce monde ,".
Sans pourtant plaire en tout climat.
Par fois l'on me carresse et par fois l'on me bat
L'on me quitte, l'on me rappelle ,
Sans craindre de moi nul éclat ,
Nul reproche , nulle querelle.
Je brave les saisons , et je suis par état,
En certain temps , utile aux belles ,
Et pleine de chaleur pour elles,
(Par Mile. SAINT-C¥r, T.)
( 1 ) On connait les idées des anciens sur l'harmonie des
orps célestes. Pythagore et ses disciples avaient représenté
par les sept notes de la musique , les sept planètes alors
connues .
SEPTEMBRE 1817. 439
:
CHARADE .
Souvent , fauté de mon premier ,
Le joueur est fait mon dernier.
De mon tout , redoutez l'atteinte venimeuse
Il a causé la mort d'une Beauté fameuse.
(Par M. N.)
LOGOGRIPHE...
Je suis , sur quatre pieds , le signe du plaisir ,
Et j'éclate dans une fête
Mais si vous retranchez ma tête ,
Je suis vieille , effrayante , et chacun va me fuit.
(Par Mad. L.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est bouton ; celui de la charade
, est vertige; et celui du logogriphe , cabriolet
où l'on trouve carte , cri , lit , roi , arc , blé, rabot , or
lait , cartel , table , robe.
i
འའའའའ་
NOUVELLES LITTERAIRES.
621
VICTOIRES , CONQUÊTES , Désastres et Guerres civiles
des Français , de 1792 à 1815 ; par une société de
militaires et de gens de lettres ( 1 ).
A
Cette louable entreprise de M. Panckoucke se continué
(1 ) Troisième volume , orné de dix-sept planches , dont quatre
doubles. Prix : 6 fr. 50 c . , et 8 fr. par la poste. A Paris , chez
C. L. F. Panckoucke , éditeur , rue et hôtel Serpente‚ɛn. 160m
440
MERCURE DE FRANCE .
avec activité et avec le même succès. Le troisième volume
, dont nous allons rendre compte , n'est pas moins
remarquable que les deux précédens . La période des
événemens qui s'y trouvent renfermés n'est que de sept
mois ; mais ces sept mois , qui appartiennent à l'année
1794 , offrent des faits si intéressans , si extraordinaires,
si glorieux pour la nation , qu'ils pourraient faire la
matière d'un livre encore plus vólumineux que celui que
présente l'éditeur . Nous avons déjà parlé , dans un
autre article , de l'étonnante époque que décrivent
aujourd'hui les rédacteurs de cet ouvrage. Les événe→
mens s'y succèdent , s'y pressent avec une telle rapidité ,
que ces mêmes rédacteurs , plus sobres que jamais de
réflexions et de commentaires , se sont presque bornés
à la narration pure et simple des faits , en laissant aux
lecteurs le soin de méditer et d'apprécier un pareil
sujet . Le combat naval du 13 prairial , la bataille de
Fleurus , la prompte reprise de nos places frontières ,
si difficilement emportées par les coalisés , la rapidé et
miraculeuse conquête de la Hollande , la chute de ses
boulevards formidables , défendus autant par la nature
que par toutes les ressources de l'art , les exploits de nos
armées dans les Pyrénées : tel est le sommaire de ce
nouveau volume de notre histoire militaire , pendant les
sept derniers mois de l'année 1794 .

-Essayons de donner une idée de ces mémorables événemens.
Le premier qui se présente est le célebre combat du
13 prairial ( 1er juin ) . Nous ferons d'abord observer, que
dans ce morceau historique , d'un grand intérêt , les rédacteurs
répondent assez victorieusement au reproche
qu'on a semblé leur adresser , de ne travailler que sur
des matériaux déjà connus , ce qui , au jugement de
quelques critiques , imprime à leur ouvrage le caractère
SEPTEMBRE 1817 . 461
d'uue compilation indigeste et quelquefois inexacte,
Sans relever tout ce qu'il y a d'injuste dans cette opi
nion , nous nous bornerons à recommander la lecture
du récit du combat du 13 prairial . Nous pensons que
l'auteur de ce paragraphe a réuni avec une grande sagacité
tous les documens que l'on avait déjà publiés sur ce
fait mémorable , si malheureux , et en même temps si
glorieux pour notre marine , et les détails , les notes et les
renseignemens qui ont été communiqués par des témoins
oculaires et véridiques . Les considérations judicieuses
qui précèdent la narration , doivent guider le lecteur
dans le jugement qu'il portera , sur les résultats de l'action
. Nous pouvons nous tromper , mais il nous a paru
que le paragraphe , dont il est question , offre le mérite
d'un fragment d'histoire , écrit d'une plume impartiale
, sur des renseignemens positifs , avec l'exactitude
et le discernement qui constituent l'historien estimable
et le distinguent du compilateur , du sec et froid annaliste.
1
1
Voici comment , est rendue la catastrophe du Ven
geur.
↑ << Ce vaisseau , qui , dans le combat du 29 mai , s'était
trop écarté de la ligne , fut abordé par le vajseau anglais
le Brunswick , et bientôt, entouré par deux autres.
Il soutint long - temps , contre ces forces supérieures , un
combat que l'excès de la valeur pouvait seul rendre
égal . Les Anglais firent contre lui un feu si meurtrier
que bientôt l'équipage se vit réduit de moitié . Le Hyr,
capitaine en second du vaisseau français , après une
blessure dangereuse , qui ne peut le décider à quitter
son poste , reçoit un boulet dans les reins . Il meurt en
s'écriant courage , mes amis , vengez- nous !, Ce
tacle de la bravoure , qui expire avec une nouvelle
gloire , enflamme tous les coeurs , et leur communique
.
"
spec
442
MERCURE DE FRANCE.
:
une intrépidité digne d'un meilleur sort. L'équipage du
Vengeur redouble son feu , oppose à l'attaqué toujours
plus vive des Anglais , une défense toujours plus
opiniâtre . Les batteries sont servies avec tant d'activité,
et sont dirigées avec tant de précision , que le vaisseau
le Brunswick , qui , le premier , avait attaqué , est
obligé de s'éloigner ; mais les deux autres vaisseaux redoublent
d'efforts. Le Vengeur a toute sa mâture
abattue criblé et transpercé de coups de canon , il
reçoit de toutes parts l'eau à son fond de cale. Les gé→
néreux marins qui le montaient prennent alors une rés
solution désespérée , et qu'on peut comparer aux actes
de dévouement les plus sublimes de l'ancienne Rome.
Au lieu de chercher à sauver sa vie , en se rendant prisonnier
, au moment où le vaisseau menaçait de couler
bas , l'équipage décharge sa bordée quand déjà les der
niers canons sont à fleur d'eau ; ' tous les marins remontent
ensuite sur le pont , attachent le pavillon de peur
qu'il ne surnage , et les bras levés vers le ciel , agitant
en l'air leurs chapeaux , ils descendent , comme en
triomphe , et aux cris mille fois répétés de vive la
France ! vive la liberté dans l'abîme qui devient
pour eux la plus glorieuse des sépultures . »
Une note , placée à la suite du récit , renferme les
extraits des journaux anglais qui confirment d'une manière
irrécusable cet acte sublime de patriotisme , si injustement
révoqué en doute par quelques ennemis de
notre gloire nationale , qui ont osé se dire Français !...
La bataille de Fleurus , sur les résultats de laquelle
il devient inutile de s'étendre , est décrite avec une
clarté et une précision qui font assez connaître les
sources respectables et authentiques où les rédacteurs
ont puisé leurs documens .
4
Tout ce que l'art des siéges , la prévoyante et‹ l'infa
·´´SEPTEMBRE 1817.7 443
tigable activité des généraux et des officiers , le dé
vouement et l'intrépidité des troupes , peuvent produire
de moyens et d'efforts surnaturels , se fait remarquer
dans la prise des places fortes de la Belgique et de la
Hollande , dans le recouvrement de nos forteresses envahies
avec un și formidable appareil par les alliés. La
glorieuse résistance de ces remparts de la France , en
1793 , prépara , pour nos armées, les succès qui suivirent
leur prise de possession par l'ennemi ; tandis qu'au contraire
la chute des places étrangères fut , pour les armées
destinées à les protéger, le signal de nouvelles défaites .
Le général Jourdan , dans les champs d'Aldenhoven ,
ajoute quelques lauriers à la couronne triomphale de
Fleurus. Les officiers du génie , Marescot , Dejean y
Poitevin , Samson , etc., etc. , jettent un nouveau lustre
sur cette branche de l'art de la guerre dont le maréchal
Vauban traça si dignement les préceptes , et justifient
la haute réputation qu'ils ont acquise , le rang distingué
auquel ils sont parvenus depuis.
Comme ceux qui le précèdent , le troisième volume
des Victoires renferme une foule de traits qui caractérisent
spécialement le soldat français , et surtout
l'époque de cette guerre vraiment nationale,
> Au siége d'Ypres , on venait d'achever la construction
d'une des batteries de brèche ; et comme on man→
quait de- chevaux pour conduire les pièces destinées à
Farmement de cette même batterie , le quatrième ba→
taillon du Nord , empressé de la voir en jeu , s'attacha
tout entier aux six pièces de grosse artillerie qu'il
s'agissait de placer , et parcourut ainsi un intervalle
de cent cinquante toises sous le feu le plus violent des
assiégés. La batterie fut armée. La convention fit écrirę
par son président une lettre de félicitation à ce bataillon.
Les auteurs des Annales font , à ce sujet , la réflexion
444
MERCURE DE FRANCE .
>
1
suivante : « A cette époque, il faut bien en convenir , et
des milliers de témoins existent encore pour l'attester ,
de pareilles récompenses agissaient bien plus fortement
sur l'esprit des soldats de la patrie , que celles qui furent
accordées par la suite à la bravoure individuelle . »
« Le décret atroce qui ordonnait de ne plus faire de prisonniers
anglais , venait d'être promulgué dans les armées .
Il avait été reçu avec une sourde indignation par des
hommes généreux qui se promettaient bien de ne pas
le mettre à exécution de sang-froid ; liés toutefois par
cette obéissance passive dont on fait une vertu nécessaire
à la guerre , ils n'avaient point osé faire éclater
les sentimens que développait en eux une loi aussi barbare
qu'impolitique. Parmi les prisonniers faits au combat
de Deynse , en Belgique , il y avait un assez bon
nombre d'Hanovriens que leur qualité de sujets du roi
d'Angleterre rendaient passibles de la mesure sangui-”
naire. Un détachement les conduisit au quartier-général
d'une des divisions de l'armée du Nord , où un officier.
d'état-major les reçut des mains d'un sergent qui commandait
l'escorte. Camarades , dit l'officier au détachement,
vous nous mettez dans un cruel embarras ; il fallait
laisser échapper ces malheureux où vous les avez pris.
-Mon officier, répond le sergent dans son langage naïf,
c'est autant de coups de fusil à recevoir de moins , et
nous sommes ici pour affaiblir l'ennemi . Mais il
existe une loi , affreuse pour eux et bien embarrassante
pour nous. Nous la connaissons cette loi ; mais la
convention n'a pas prétendu que des soldats français
fissent le métier de lâches bourreaux . Au reste, voici
nos prisonniers envoyez - les aux représentans du peu→
ple ; et si ces derniers sont des cannibales , qu'ils les
tuent et les mangent ensuite ; ce n'est plus notre affaire. »
1. Un de nos plus illustres généraux , Dugommier , com
-
SEPTEMBRE 1817 . 445
mandant l'armée des Pyrénées Orientales , fut tué d'un
éclat d'obus , au combat de Saint - Laurent - de - la-
Mouga, le 18 novembre 1794. « Cachez ma mort à nos
soldats , dit le brave en expirant , afin qu'ils achèvent de
remporter la victoire , seule consolation de mes der-
、niers momens . » La nouvelle de cette mort glorieuse se
répandit bientôt dans l'armée , mais n'eut aucun resultat
funeste . Le général Pérignon remplaça Dugommier , et,
le surlendemain , les Espagnols furent complètement
défaits , et perdirent aussi leur commandant en chef,
le comte de La Union , tué par des tirailleurs .
<«< Mais les Français ressentirent plus vivement que
les Espagnols la perte de leur général . La douleur des
soldats absorba dans leur coeur le sentiment qu'inspire
la victoire . Ils gagnèrent leurs quartiers à pas lents et
dans l'attitude du regret . On creusa , au milieu de la
forteresse de Bellegarde , la tombe qui reçut le corps
défiguré du vainqueur des Anglais et des Espagnols .
L'armée entière accompagna cette pompe lugubre , généraux
, officiers , soldats , citoyens , tous versaient des
torrens de larmes : éloge sublime , et qui prouvait mieux,
pour la gloire du défunt , que l'oraison funèbre la plus
éloquente .

Dugommier avait cinquante- huit ans , quand la
mort vint le frapper sur le champ de bataille. Il était
l'idole des troupes , qui avaient pour lui un dévouement
sans bornes . Avare de leur sang , on le vit souvent
s'exposer lui -même avec la plus rare intrépidité . Souvent
il visitait les camps , et se plaisait à converser avec
les soldats, qui se pressaient autour de lui pour recueillir
des paroles de bonté , d'encouragement et d'espérance.
A la première nouvelle de sa mort , un cri unanime se
fit entendre dans tous les rangs , comme autrefois dans
446 MERCURE DE FRANCE.
l'armée de Turenne : « Nous avons perdu notre père !
Le volume est terminé par un précis rapide des évé
nemens militaires qui se sont passés dans les colonies
françaises pendant l'année 1794. Les auteurs confessent
que , contrariés par un grand nombre d'obstacles presque
impossibles à surmonter , ils n'ont pu apporter , dans
cette partie de leur travail , le développement , l'exactitude
et l'intérêt qu'ils ont cherché à réunir dans les
autres . Ils ajoutent qu'ils ne pourront donner quelques
détails circonstanciés sur cette portion de l'Histoire
militaire de la Révolution qu'à l'époque de l'expédition
du général Leclerc , c'est-à-dire vers 1803.
:
Nous avons cependant remarqué le fait suivant dans
le récit de la prise de la Martinique par les Anglais .
Le général Rochambeau commandait dans cette
île. Il était parvenu à repousser une première fois les
Anglais en 1793. Ceux-ci se présentèrent en force l'année
suivante. Le gouverneur n'avait à leur opposer que
six cents hommes de troupes, et encore faut- il comprendre
dans ce nombre quatre cents miliciens . Abandonné par
le plus grand nombre des habitans de la colonie , blancs,
mulâtres et noirs , Rochambeau n'en résista pas moins
aux quatorze mille assaillans qui le pressaient . Il sou¹
tint dans la ville de Saint-Pierre un siège de quaranteneuf
jours , dont trente-deux de tranchée ouverte , et
Pintrépide général ne capitula que pour sauver la vie
à trois cents hommes qui lui restaient avec ses malades
et ses blessés.
L'ennemi ayant pris les armes pour rendre les honneurs
à cette garnison , vit passer le gouverneur avec sa
petite troupe. Le général anglais demanda où était le
reste de la garnison qui avait fait une défense si opiniâtre.
« Vous la voyez toute entière , dît Rochambeau ,
SEPTEMBRE 1817.2 7 417
je n'ai laissé que les malades et les blessés hors d'état
d'être transportés ( 1 ) , »
Nos annales militaires présentent de nombreux exemples
de traits pareils . Cette même année 1794 , une
question semblable fut adressée par le général anglais à
l'officier qui commandait la garnison de Calvi , quand
celle- ci défila , après la prise de la ville , dont le siège
dura deux mois . Le vaillant général Barbenègre fut interpellé
de même par le commandant autrichien , lorsqu'en
1815 , il sortit, si glorieusement de la forteresse
d'Huningue , avec la poignée de braves qu'il commandait.
+
Quel Français pourrait se refuser à placer dans sa
bibliothèque le recueil complet de ces faits honorables ?
TH . B.......
(1 ) On peut mettre en opposition avec cette glorieuse résistance
d'un petit nombre de soldats français contre des forces si
supérieures , le fait suivant, que nous trouvons également consi,
gné dans le troisième volume des Victoires.
La forteresse de Figuières se rendit aux Français , après
quelques jours d'investissement , le 27 novembre 1794. Lorsqué
la capitulation fut arrêtée , le commissaire conventionnel , Delbrel
, dit au lieutenant-colonel Ortazonar , l'un des parlementaires
espagnols : « Maintenant que tout est signé , vous pouvez
parler franchement. Vous n'aviez pas assez de bouches à feu
pour la défense de la place ? —— Vous trouverez , dit l'officier
espagnol , deux cents pièces d'artillerie sur les remparts.
Vous n'aviez donc plus de munitions ? Nous en avions pour
six mais. Manquiez - vous de subsistances ? —Tous les magasins
en sont remplis.- Votre garnison est sans doute bien faible ?
- Elle est de dix mille combattans. Que vous fallait -il done
pour vous défendre ? — Cela : ( continua le parlementaire , en
mettant la main sur son coeur ) ; si j'avais eu sous mes ordres ,
trois mille hommes de vos troupes , jamais vous ne seriez entré
dans Figuières. >>
--
-
11 convient de dire que la garnison de cette forteresse se composait
, en très-grande partie , de fuyards , qui étaient venus
s'y jeter isolément, après la bataille de la Montague-Noire, don→
mée sept jours auparavant.
448 MERCURE DE FRANCE.
De l'Institution du Jury en France et en Angleterre ,
considérés l'un et l'autre dans leur pratique
d'après les exemples tirés des deux pays , etc .;
par M. Ricard ( d'Allauch ) , ancien président du
tribunal criminel du département des Bouches- du-
Rhône (1 ).
S'il est une matière depuis long- temps débattue ,
c'est celle du jury. Tous les penseurs étrangers et nationaux
s'en sont occupés ; les femmes même n'ont pas
trouvé ce sujet trop élevé pour l'aborder . Lady Morgan
vient de lui consacrer un article dans ses Miniatures
françaises . Elle a vu sans doute notre jury dans quelques
-unes de ces séances qui attirent souvent le beau
monde. En effet , peu de compositions dramatiques
offrent plus d'intérêt . Les passions les plus vives y
sont développées , et tous les ressorts de l'esprit y sont
mis en jeu.
Fidèle à son imagination qui lui fait désirer par fois
une perfection idéale , lady Morgan a cru voir des vices
dans notre jury . Elle nous reproche injustement d'avoir
altéré les formes de cette institution ; elle blâme les
précautions qu'il a fallu prendre pour l'approprier à
l'inexpérience de nos adeptes . Il n'y avait rien à changer ,
nous dit-elle ; il fallait attendre du temps les améliorations
nécessaires . En pratiquant leurs fonctions , les
jurés auraient fini par les bien remplir. S'il ne s'agissait
que de perfectionner une science agréable par des
-
( 1 ) Paris , chez C. F. Patris , imprimeur -libraire , rue de la
Colombe , nº. 4, quai de la cité .
SEPTEMBRE 1817 . 449
essais qu'on peut répéter avec plaisir , ou du moius ,
sans un danger réel , alors , sans doute , le noviciat
pourrait avoir son mérite , et nous serions tout - à -fait.
de l'avis de lady Morgan . Mais , en matière de jury, il
est difficile de recommencer une expérience manquée
et chaque erreur peut coûter la vie à un homme. Il
paraît que M. Ricard d'Allauch , auteur de l'ouvragė
que nous examinons , est descendu de ce beau idéal où
l'on aime à se porter lorsqu'on fait un livre . Il présidait
un tribunal criminel en 1791. Il était en position
de bien étudier son sujet . Il l'a eu long- temps sous les
yeux ; et , dès son origine , il a pu le suivre dans så
marche et dans tous ses développemens . Il n'a pas en÷
tendu nous donner la théorie du jury , mais son usage
pratique ; et pour l'assortir à notre position , il s'est vu
contraint d'en modifier quelques élémens .
Il faut voir , dans l'ouvrage même , les raisons des
changemens qu'il propose. Elles sont au moins très→
spécieuses. M. Ricard veut principalement écarter toute
espèce d'influence dans le choix des jurés qui sont actuellement
à la nomination des préfets ; c'est le livre
impartial des contributions qui doit les fournir , nous
dit-il , et le mode qu'il indique est d'une pratique facile
et exempte d'influence . L'auteur , qui est entré dans
les moindres détails de cette institution si délicate , n'a
pas dû négliger les aperçus d'un ordre plus élevé . Il
propose de dépouiller le jury de tout ce qu'il offre de
dangereux et d'arbitraire dans la position des questions ;
il relève à ce sujet un abus fort grave , et qui résulte
de la loi elle -même , ce qui est le plus grand des incon
véniens en fait de législation . Il n'y a plus de recours
hi de remède , lorsque le mal est au coeur de la loi ,
parce qu'alors elle corrompt au lieu de guider et de
protéger. Il faudrait rapporter toute cette discussion
29
450 MERCURE DE FRANCE .
pour ne pas l'affaiblir ; mais elle excéderait les bornes
que nous nous sommes prescrites , et nos lecteurs ne
perdront rien pour l'aller chercher dans le livre. Enfin ,
l'auteur asseoit le jury sur une large base ; il lui donne
pour appui la loi du 5 février sur les élections : il pense
qu'on doit être juré comme on est électeur . Cette idée
est grande , nouvelle ; elle est du moins d'une heureuse
combinaison. Les deux principales dispositions de la
charte , la loi des électeurs et ceile des jurés se renforcent
l'une par l'autre . L'une contient les honneurs ,
c'est-à- dire le droit d'élire , et l'autre prescrit l'obligation
d'assister au jury. Les prérogatives sont ainsi compensées
par ces charges , ou plutôt la cumulation de
ces deux beaux droits ne se prend point dans le rang
ni dans les titres ; elle est puisée dans la plus forte des
garanties , celle de la propriété ou de ses équivalens .
M. Ricard pense que la quotité contributive que la loi
exige de ceux qui participent au choix de nos premiers
mandataires , doit suffire pour les faire coopérer au retour
de l'ordre lorsqu'il est troublé. Le ministère de
juré , selon notre auteur , n'est point une science. Un
homme d'une capacité ordinaire peut l'exercer s'il présente
, dans son existence sociale , cette consistance de
fortune qui fait présumer une certaine éducation et ,
par- dessus tout, l'intérêt au maintien de l'ordre public .
M. Ricard trouve un autre motif dans cet appel , fait
indistinctement aux contribuables de 300 fr.: c'est la
fusion nécessaire de tous les intérêts et de toutes les
opinions. A la suite de cette première partie , l'auteur
fait des observations particulières sur le jury anglais . Ce
parallèle était indispensable pour établir , d'après l'examen
des deux méthodes , celle qui pouvait convenir le
mieux au jury français , et pour justifier aussi le titre
de son livre. Cette partie du travail de M. Ricard est
SEPTEMBRE 1817 . 451
la plus piquante . Les rapprochemens qu'il fait de la
législation anglaise avec la nôtre sont d'un grand inté
rêt. On y voit comment , avec des moeurs différentes
qui devaient suggérer des moyens divers , le but est
également atteint . Cependant , l'auteur ne dissimule pas
que le jury anglais , efficace et précieux pour la recherche
des délits ordinaires , est faible et peut-être pernicieux
dans les crises d'Etat . Il donne pour motifs l'influence
que le parti de l'opposition doit prendre sur la
formation du jury dans le droit de récusation trop
étendu que peuvent exercer les accusés , et dans le vote
unanime que doivent exprimer les jurés , ce qui place
le siége de la conviction plutôt dans l'estomac que dans
la conscience ; une seule voix contraire , un seul juré
vigoureux suffit pour subjuguer les autres , et pour faire
acquitter un accusé . Cette manière de procéder si bizarre
est pourtant approuvée par notre auteur qui en
déduit les raisons , et qui cite surtout l'expérience heureuse
qu'on en fait chez ce peuple si jaloux de ses
droits. Cette partie de l'écrit de M. Ricard , ainsi que
les articles relatifs aux chambres des pairs en France et
en Angleterre , pour la mise en accusation et le jugement
de ces hauts dignitaires , sont d'un homme d'état
et d'un littérateur tout ensemble . L'ouvrage est écrit
du ton qui convient au sujet ; il a de la concision et
de la clarté , ce qu'on ne concilie pas souvent et ce qui
est cependant nécessaire au genre de production dont il
s'agit . Voici un morceau pris sans choix qui donnera
une idée du style et des moyens de l'auteur.
« En Angleterre , on accorde aux dénonciateurs une
« prime , qu'ils reçoivent lorsque le prévenu qu'ils ont
« livré a été convaincu . On nomme cette prime le prix
« du sang. Quelle expression dans une loi , et quelle
« loi pour un tel peuple ! En France et partout où la
29.
45a MERCURE
DE FRANCE .
« sûreté générale est sagement établie , on remet la
«< peine aux complices révélateurs d'un délit , en consi-
« dération des avantages que la société retire de leurs
aveux. On suppose qu'à l'aspect du crime et au mo→
<< ment de le commettre , ils ont éprouvé des remords ;
<<< on leur en tient compte ; on les pardonne , mais on
« ne les récompense pas . On repousserait des tribu-
« naux , si on ne les punissait pas , des machinateurs
« de complots qui viendraient faire trophée de leur
turpitude . D'où vient cette différence de conduite
«< chez les deux peuples ? En France et dans les Etats
«< purement monarchiques , où l'opinion publique à tant
« d'empire , on ne met aucun prix à de pareils services ,
« parce que la ruse et la perfidie n'ennoblissent rien ;
"
mais dans un pays où le gain est le premier mobile ,
« on croit pouvoir payer avec de l'or tous les services
rendus. Ce moyen est le plus court ; c'est celui d'un
« gouvernement ríche qui , pressé de jouir , ne veut pas
« être détourné de son but . »
Le système du jury réunit , même tel qu'il est aujour
d'hui , les suffrages de tous les hommes éclairés et impartiaux
quelques améliorations , s'il est possible de
les obtenir par l'effet d'une conviction acquise de bonne
foi , par la puissance de raisonnemens calmes et réfléchis
, acheveront d'acclimater parmi nous cette belle institution
, qui n'est pas aussi étrangère à nos moeurs
qu'une érudition superficielle pourrait le faire croire.
Nos ancêtres l'avaient connue . A la vérité les classes
privilégiées s'en étaient exclusivement attribué la jouissance
. La noblesse et le clergé aimaient à n'être jugés
que par leurs pairs . Depuis qu'il est reconnu que tous
les citoyens ont les mêmes droits politiques aux yeux de
la loi , qui doit les protéger tous également , le jury ,
consacré par la charte , est un de nos premiers besoins .
SEPTEMBRE 1817. 453
Il s'agit seulement de perfectionner la culture de cette
plante nouvelle , afin d'en retirer tous les avantages
qu'elle peut produire . M. Ricard d'Allauch possède tous
les dons d'un esprit supérieur , fortifié par l'expérience ;
ses avis méritent d'être écoutés ; ses doutes , même ,
provoquent des explications salutaires. Cet auteur a
publié aussi un écrit sur le régime de la presse . Le jugement
par jurés et la liberté de la presse sont les deux
parties d'un tout . On ne peut les séparer sans qu'elles
ne s'affaiblissent et ne tombent en même temps . Sans
la liberté de la presse , les établissemens les plus solennels
restent sans garantie , et le gouvernement repré
sentatif est privé de l'unique ressort qui le fait mouvoir.
M. Ricard d'Allauch fait donc une chose utile
en prenant soin d'entretenir ces discussions , dont le but
est d'affermir les droits de la justice , et ceux de la raison
et de l'humanité. Cet éloge est , pour ainsi dire , le
seul qui nous soit permis ; nos lecteurs pourraient croire
que les illusions de l'amitié se mêlent à nos jugemens .
Cette amitié nous est chère , sans doute ; elle date des
premiers jours de notre vie ; mais , les efforts de la bienveillance
la plus empressée , les apologies des journaux ,
ne créent que des succès éphémères . Le livre reste là
pour accuser ou défendre son auteur .
E.
454 MERCURE DE FRANCE.
L'ERMITE EN PROVINCE.
ADO
ر ح ل ا
LE BONHOMME LEZER , DESPOURINS ET M. LOUSTANAU.
Des Pyrénées , le 28 juillet 1817.
Ego verum amo , verum volo dici....
( PLAUTE. )
(J'aime la vérité , je veux qu'on la dise. )
« La nature , dit-on , fait fort bien tout ce qu'elle
fait. » Cela est vrai , systématiquement ; c'est- à- dire , àરે
considérer l'universalité des êtres et des choses , sans
égard aux espèces et encore moins aux individus . Tout
est bien en masse ; Pope a raison ; les détails sont trop
souvent sacrifiés à l'ensemble : Voltaire n'a pas tort ;
cela pouvait-il être autrement ? Je suis trop religieux
pour le croire , bien que la toute-puissance du Créateur
se trouve un peu compromise dans cette conviction d'un
ordre de choses où le mal entre comme partie intégrante
et nécessaire. Que de reproches l'homme , seul , ne serait-
il pas en droit d'adresser à la nature , s'il n'élevait
son esprit à ces considérations générales , qui le forcent
à ne voir en lui même qu'un des anneaux imperceptibles
d'une chaîne immense , dont le temps ne saurait
mesurer la durée ; dont l'espace ne peut borner l'étendue
! A combien de pourquoi la nature n'aurait-elle pas
à répondre ? Pourquoi ( lui dirais je , quand viendrait
mon tour à parler ) , la sagesse est elle fille de l'expérience
, au lieu d'en être la mère? En d'autres mots ,
pourquoi la faculté de penser n'est - elle donnée à l'homme
qu'au moment où il commence à perdre la faculté d'a-
1
SEPTEMBRE 1817 : 455
gir ? Qu'ai-je besoin , quand il faut que je songe à quitter
la vie , de savoir ce que j'aurais dû faire pour la bien
remplir ? A vingt ans les connaissances seraient des
moyens , à soixante elles ne sont déjà plus que des regrets
. C'est dans la vieillesse qu'il faudrait voyager :
alors , plus d'illusions qui vous trompent , plus de
charmes trompeurs qui vous arrêtent ; plus d'erreurs
qui vous égarent ; alors le pays où l'espèce humaine
est la plus belle , n'est plus celui où l'on a trouvé la
plus jolie servante d'auberge ; le peuple le plus heureux
, le plus libre , n'est pas le plus vain , le plus
insociable ; alors on voit la nature en philosophe et
non plus en poète ; on se défie également de ses préjugés
et de son imagination : on ne trouve pas dans un
simulacre de pétrification la preuve du déluge universel
; on ne croit pas avoir recréé d'anciennes espèces
d'animaux , avec les débris informes de quelques individus
monstrueux : alors on voit des taches dans la
June , sans affirmer que ce soit précisément ou des volcans
éteints , ou des clochers de paroisses , ou des
amans heureux qui s'embrassent : en un mot , à force
d'observations , on est alors parvenu à connaître les effets
, et quand on vous questionne sur les causes , on
répond , avec Montaigne , que sais-je ? ou avec Voltaire
:
Demandez- le à çe Dieu qui nous donna la vie.
Cette sage défiance de soi - même , cette rectitude de
jugement , ce mépris des plus ingénieuses hypothèses ,
cette masse d'observations établies sur des faits , tous
ces avantages dont l'historien voyageur doit être pourvu ,
sont nécessairement le fruit de l'expérience : l'observation
n'est que la mémoire des vieillards , et les
années en savent plus que les livres , dit le proverbe
456 MERCURE DE FRANCE .
anglais.; donc on ne peut voyager avec utilité pour les
autres que dans la vieillesse ; mais à cette époque de la
vie , on n'a plus ni force , ni haleine ; on voit juste
on pense bien , mais on ne marche pas ..
2
Ces torts , dont je ne serais pas embarrassé de justifier
la nature en toute autre occasion , je les lui reprochais
avec amertume , assis à la porte d'une cabane sur
la montagne de Tau , où je me reposai quelques heures
en montant sur le pic du midi . J'avais été entraîné
dans cette entreprise ( à laquelle j'avais d'abord sagement
renoncé , comme je l'ai dit dans mon discours
précédent ) , par le major Montéval , dont l'espèce de
défi avait piqué mon amour-propre octogénaire , en
'assurant qu'aucun homme de mon âge n'avait encore
atteint le sommet de cette montagne . Je me dois cependant
cette justice , de dire que le motif d'une vanité
puérile n'eut pas autant d'influence sur ma résolution
que l'espoir d'examiner quelques derniers vestiges des
moeurs nomades parmi les agrestes habitans de ces
hautes cimes des Pyrénées .
Je laissai la nombreuse compagnie , avec laquelle je
m'étais mis en route , poursuivre sa marche , et je restai
en arrière avec mon guide , trop bien averti , par ma
lassitude , du besoin que j'avais de ménager mes forces .
Après avoir donné quelques momens à des réflexions plus
chagrines que raisonnables , tandis que mon guide préparait
un repas frugal dont il portait avec lui les provisions
, j'interrogeai le vieux pâtre qui nous avait reçus
dans sa cabane avec cette bienveillance hospitalière
qu'on chercherait en vain dans le reste de l'Europe .
Cet homme , véritable type des pasteurs montagnards
des Pyrénées , est une des rencontres les plus heureuses
que j'aie faites dans ma vie , et son caractère , un des
plus forts argumens dont on puisse abuser contre la
SEPTEMBRE 1817 : 457
civilisation : privé de toute espèce d'éducation , cir
conscrit , même par la pensée , dans ses montagnes audelà
desquelles il ne voit , ne connaît , ne suppose rien ,
sans autre fortune que son troupeau , sans autre société
que sa famille , le bonhomme Lezer est une des plus
nobles créatures dont s'honore l'espèce humaine , un
de ces personnages dont l'intervention dans un roman
ferait crier à l'invraisemblance , Dans son langage qu'il
semble s'être créé pour suppléer à la pauvreté du nôtre ,
chaque expression trahit la fierté de son âme , la vivacité
de son imagination , l'exaltation de ses sentimens .
Je n'ai jamais vu l'instinct de la gloire se manifester
avec autant d'énergie. Dans le cours du long entretien
que nous eûmes ensemble, je lui parlai de quelques revers
que nous avons essuyés . « Si nous avions été là ! ....» ( ditil
, en laissant couler de grosses larmes et en brandissant
sa houlette, de l'air dont Hector devait brandir sa lance ! )
Je ne perdis pas l'occasion de m'instruire auprès de
lui d'une foule de détails intéressans sur la vie et les
moeurs des habitans de ces hautes régions : « Il n'en est
pas ici comme chez vous , me dit - il ; l'indigence habite
les hauteurs , et l'opulence est dans les lieux bas ; vous
avez vu nos riches pasteurs des vallées ; vous trouvez
encore ici des habitations sédentaires ; en vous élevant ,
yous ne verrez plus que les huttes des pâtres errans ;
ceux-là vivent seuls avec leurs troupeaux , à la conduite
desquels se borne leur intelligence : la plupart d'entre
eux achèvent leur vie sans descendre dans la vallée ,
et telle est leur ignorance qu'à peine s'ils ont entendu
parler du palet de Roland , de la grotte merveilleuse
et de Notre-Dame de Héas (1) . »
( 1 ) Chapelle dédiée à la Vierge , dans la vallée de Héas , où
les montagnards se rendenț , tous les ans au mois d'août , ˆên,
pélerinage ..
458 MERCURE DE FRANCE.
Cette réflexion du vieux pasteur amena de ma part
des questions auxquelles il répondit de manière à me
faire croire qu'il avait étudié l'histoire de son pays dans
le roman de l'archevêque Turpin , ou dans le poème
de l'Arioste. Il n'avait entendu parler ni de l'un ni de
l'autre Il ne savait pas lire , mais la tradition lui
avait transmis ces faits héroïques , et il avait pris naissance
dans les vallées voisines du Marboré , où s'étaient
passées ces merveilleuses aventures . Lézer ne savait
le nom d'aucun des rois qui ont régné en France
( Henri IV excepté ) ; il n'avait entendu parler ni du
siége de Rabastens , ni des guerres entre la France et
l'Espagne « mais il savait , dans les moindres détails ,
histoire de Roland , des Quatre Fils Aimon , du
brave Roger et de l'Enchanteur Atlant. Il avait dé-
Bouvert au pied du Mont- Perdu la grotte magique de
ce nécromancien ; il connaissait la place du château
d'acier où fut enfermé Gradasse ; le précipice où fut
jetée Bradamante , et l'endroit où se livra le terrible
combat entre Roland et Ferragus. » Une idée que
m'ont fait naître les récits de ce pâtre , et à l'appui de
laquelle se présentent beaucoup d'autres observations ,
c'est que l'Arioste , ou , si l'on veut , Boyardo , son
prédécesseur , pourrait fort bien avoir composé son
poème à l'aide des romances des premiers troubadours
du Béarn , comme l'anglais Macpherson a fabriqué son
Ossian , en recueillant , dans les montagnes d'Ecosse ,
quelques chants populaires des anciens Bardes qu'il a
prodigieusement étendus dans sa traduction , et qu'il a
réunis en corps d'ouvrage.
Cette disposition à croire au merveilleux , aux enchantemens
, aux maléfices , est la seule faiblesse d'esprit
que j'aie remarquée dans ce Socrate des Pyrénées.
Je ne me lassais pas de l'entendre parler du bonheur
dont il jouissait depuis soixante-dix ans , et de l'imnoSEPTEMBRE
1817 . 459
"
cence d'une vie « dont il voyait s'approcher le terme avec
le même sentiment que le voyageur éprouve ( ce sont
ses expressions ) , à trouver au sommet de la montagne
qu'il n'a point gravie , sans quelque fatigue , le plateau
du rocher où il se repose . » Il n'a jamais eu de besoin
qu'il ne pût satisfaire , de désir qu'il ne pût contenter :
il n'a jamais connu de danger plus fort que son courage
; il a vécu sans valets et sans maître , estimé de
ses égaux , chéri de sa famille ; on l'appelait le brave
Lézer quand il était jeune ; on l'appelle le bon Lézer
depuis qu'il est vieux. » Toute sa vie , toutes ses pensées
, toutes ses actions sont renfermées dans ce ppeu de
mots : j'aurais un plaisir , que je serais bien sûr de faire
partager à mes lecteurs , à raconter en détail l'histoire
du bonhomme Lézer , mais le voyageur , comme le sage,
doit être ménager du temps et des paroles.

J'allais quitter le patriarche qui , tout en me con→
duisant à quelques pas , me faisait remarquer , au midi ,
les trois pics , de Cobero , de Campana et d'Espade,
lorsque nous vimes accourir deux montagnards qui semblaient
de loin voltiger sur la pointe des rochers : « Ce
sont mes petits -fils , me dit mon hôte ; je veux qu'ils
vous accompagnent ; le chemin , pour arriver au sommet
du pic , n'est pas très - difficile , mais il y a deux ou
trois passages où l'aide de quelques bras vigoureux ne
vous sera pas inutile. »
J'ai vu peu d'hommes mieux faits , d'une figure plus
belle , d'une démarche aussi vive , aussi élégante que
ces deux jeunes garçons : les jambes nues , vêtus d'un
petit gilet sans manche , et la tête ornée , plutôt que
couverte , d'un berret écarlate ; il y avait dans leur
personne quelque chose d'antique , de pittoresque , qui
s'emparait de l'imagination . J'eus plusieurs fois l'occa→
sion de me féliciter d'avoir accepté leur service , et sans
460 MERCURE DE FRANCE .
eux , il est probable que je n'aurais pas achevé mon entreprise
, ou que je serais mort à la peine , comme l'astronome
dont j'aurai bientôt occasion de parler .
J'arrivai assez lestement dans la haute vallée du
Couret, mais j'eus bien de la peine à gagner le lac
d'Oncet , qui se trouve à trois cent cinquante toises audessous
du sommet du pic , que j'atteignis , il faut bien
en convenir , sur les bras de mes guides .
C'est un singulier sentiment que celui qu'on éprouve
sur ces hauteurs , d'où l'on domine la terre , à laquelle
il semble qu'on soit au moment de ne plus appartenir .
Par une sorte d'analogie entre la situation de l'âme et
celle du corps , les objets sur lesquels la vue s'abaisse ,
paraissent également petits à l'oeil et à la pensée : le
lointain , au fond duquel vous apercevez encore l'habitation
des hommes , ne laisse dans votre mémoire
qu'un souvenir dédaigneux de leur petitesse si turbulente
, et de leur bassesse si orgueilleuse ,
A considérer le monde de ce point de vue , on le
eroirait moins fait pour nos besoins que pour nos plai
sirs ; je ne sais quel bien -être , si bien décrit par Rousseau
et par M. Ramond , s'empare de toutes les facultés,
les rajeunissent et les enchantent ; les lacs , les fontaines
, les cascades ne rafraîchissent pas moins l'imagination
que le sol qu'elles arrosent ; et la vie , dans ces
régions élevées , a déjà quelque chose d'éternel .
"
Après avoir contemplé , en me reposant pendant une
grande heure , le magnifique spectacle qui s'offrait à mes
regards , cet amphithéâtre de montagnes divisé par
groupes , dont le plus voisin est surmonté par le pic
des vieilles neiges ( neou- vielles ) , les tours de Marboré,
le Viguemale et le Mont-Perdu , à une lieue
de distance ; après avoir parcouru d'un regard circulaire
, si j'ose m'exprimer ainsi , le Béarn , la Bigore et
SEPTEMBRE 1817 .. 461
le Languedoc , dont la chaîne éloignée des colines me
traçait les limites ; après avoir pris soin de graver, sur la
pierre des voyageurs , mon nom , que je plaçai ( par
un motif qui n'a d'intérêt que pour moi ) , entre les
noms d'un M. Maurice ..... et d'une dame Sophia... ,
je quittai la région des nuages et redescendis sur la terre.
Je m'arrête un moment à la Hourquette -des - Cinq→
Ours , à l'endroit même où l'astronome Plantade , âgé
de soixante -dix ans , mourut subitement , à côté de
son quart de cercle , au mois de juillet 1748 , et dans
les bras du brave Lezer , qui lui servait de guide.
Des bords du lac , je m'amusai quelque temps à considérer
un des plus rians tableaux de la nature : d'in
nombrables troupeaux distribués par groupes sur cet
amphithéâtre de pâturages ; les bergers , du haut d'un
trône de roc , où ils sont étendus, dirigeant de la voix et
du geste leurs fidèles ministres , ces chiens des Pyrés
nées , que Buffon regarde comme le type de l'espèce ,
En rappelant à mon esprit le souvenir des Alpes , pour
les comparer aux montagnes que je parcours ; les premières
me semblent encore aujourd'hui plus gigantes →
ques , plus imposantes ; je ne vois pas ici ces neiges
éternelles , ces glaciers énormes , berceau des plus grands
fleuves de l'Europe ; mais combien l'aspect des Pyré
nées est plus animé , plus varié , plus enchanteur !
Moins grands , moins forts , moins riches , peut- être
moins industrieux que les pâtres des Alpes , les bergers
des Pyrénées sont infiniment plus actifs , plus braves
et sur- tout plus hospitaliers ; leurs moeurs sont plus
douces , leurs formes plus élégantes , leur imagination
plus vive , et leur langage plus aimable : supposez les
habitans de ces montagnes moins ignorans , et par conséquent
moins superstițieux , et ceux qui viennent dans
462 MERCURE DE FRANCE.
ce pays pour y chercher la santé , y resteront pour y
trouver le bonheur . 1
Les chants des bergers contribuent ici à l'enchantement
du paysage ; je me suis arrêté plusieurs fois pour
les entendre chanter , en s'accompagnant d'une espèce
de harpe à deux cordes , les romances de Despourins ,
que l'on a surnommé à juste titre le troubadour de
Miramont : j'ai recueilli plusieurs de ses chansons pastorales
, en langage béarnais , dont quelques - unes ne
sont pas inférieures pour la naïveté , la grâce et le tour
poétique , aux plus jolies chansonnettes de Métastase.
J'ai employé deux jours pour un voyage , qu'une
femme délicate peut achever en dix heures ; quoi qu'il®
en soit , j'ai mis fin à mon entreprise , au grand étonnement
du major , que j'ai quitté ce matin pour retourner
à Tarbes j'aurais eu beaucoup de peine à me séparer
de ce brave homme , pour qui j'ai conçu une amitié toute
particulière , si je n'avais l'espoir de le retouver à Mar
seille , où nous nous sommes donné rendez -vous .
En repassant à Bagnères , j'ai fait mes adieux à mes
connaissances des eaux , que j'ai trouvées presque
toutes réunies chez M. Boë, le marchand le plus ancien
et le mieux assorti de cette jolie petite ville : j'ai
promis à madame de Lorys et à la jeune Cécile , en
quittant Paris , de leur envoyer un échantillon de toutes
les productions particulières des différentes provinces
que j'allais parcourir ; à l'acquit de ma promesse , j'ai
fait emplette , chez M. Boë , de quelques aunes de ce
crépon de laine écarlate , qui se fabrique exclusivement
dans ces cantons , et dont l'usage était beaucoup plus
commun autrefois ...
Je ne me suis arrêté que quelques heures à Tarbes ,
pour y toucher deux petits effets , chez MM. Guillemat
T
SEPTEMBRE 1817 463
et Fouchout , l'un négociant et l'autre banquier dans
cette ville ; tous deux contribuent à nourrir la haute
estime que je porte à la classe honorable à laquelle ils
appartiennent il n'en est aucune en France , où les
vertus publiques et privées soient plus généralement
répandues .
J'étais déjà à deux lieues de Tarbes , sur la route
d'Agen où je me rends avant d'aller à Toulouse , lorsque
j'appris , en causant avec mon postillon , selon mon
usage , que j'avais passé , en sortant de Tarbes , devant
la maison de M. Loustanau , l'une de mes plus anciennes
connaissances , et l'un des hommes que j'aurais
eu le plus de plaisir à revoir : je serais retourné sur mes
pas , si mon guide ne m'eût assuré que le général
Indien ( c'est ainsi qu'on le nommait ) , était mort l'année
dernière .
C'est une histoire bien extraordinaire que celle de
M. Loustanau. J'en veux raconter , en peu de mots ,
les circonstances principales .
M. Loustanau avait cédé , fort jeune , à cette inquiétude
assez naturelle aux habitans du midi de la France.
Il était passé aux Indes Orientales dans l'intention d'y
faire le commerce . Il habitait , depuis quelques mois ,
une province du Mogol où son intention était de former
un établissement , lorsque la guerre se déclara entre
l'empereur de Delhy et l'un de ses plus puissans tributaires
, le nabab de Lahor , autant qu'il m'en souvient.
Le hasard voulut que le jeune commerçant béarnais
fût témoin , du haut d'une éminence où il s'était placé ,
de la première bataille que se livrèrent ces deux souve→
rains . Témoin des dispositions que faisaient les chefsdes
deux armées , et doué du génie militaire dont il a
donné des preuves , M. Loustanau annonça , dès le
464
MERCURE DE FRANCE .
commencement de l'affaire , à un riche Banian ( 1 ) qui
l'accompagnait , que l'armée mogole serait infailliblement
battue ; et lorsque l'événement eut confirmé sa
prédiction : « Je ne voudrais que douze cents chevaux
et deux pièces de canon , dit- il , pour changer la fortune
et faire passer la victoire de notre côté. » Le Banian le
quitte aussitôt , va trouver le général mogol , et lui
rend compte de ce qu'il vient d'entendre . Celui - ci
pousse son cheval vers le lieu où se trouve le jeune
Français et l'interroge . M. Lousianau répète avec
assurance ce qu'il a dit au Banian. « Voyons si ton
action vaut ta parole , lui dit le général ; je mets à tes
ordres quatre mille chevaux , et dix pièces de canon ; commande-
les et marche à l'ennemi . » Le Béarnais n'hésite
pas ; il saute sur un cheval qu'on lui présente, rejoint sa
troupe qu'il range en bataille derrière un tertre qui la
couvre , va placer son artillerie à l'extrémité de deux
défilés qui débouchent dans la plaine où l'on se bat ,
revient se mettre à la tête de ses escadrons , et fond
avec eux sur le centre de l'armée ennemie qu'il enfonce ,
et dont les deux colonnes principales s'engagent dans les
défilés où son artillerie les pulvérise. Le résultat de
cette manoeuvre improvisée fut , pour les Mogols , une
victoire complète , et la récompense de celui qui l'avait
remportée , un commandement considérable dans l'armée
du prince dont il avait fait triompher les armes .
"
. M. Loustanau , après vingt-cinq ans de séjour aux
Indes Orientales où il s'est fait un nom parmi les partisans
les plus célèbres , après avoir perdu dans un
combat contre les Marattes , la main gauche qu'il avait
remplacée par une main d'argent dont il se servait avec
une incroyable adresse , réalisa la fortune considérable
(1) Marchand indien .
SEPTEMBRE 1817.1 465
qu'il avait acquise , et qu'il fit passer en France par le
canal de M. Desverines , négociant à Chandernagor
et revint se fixer dans sa patrie avec une femme indienne
qu'il avait épousée à Delhy , et six enfans Gallo - Mogols,
dont quelques-uns ont hérité , m'a -t -on dit , du caractère
aventureux , des grandes qualités et du courage de
leur père.
L'ERMITE DE LA GUYANE.
PENSÉES POLITIQUES.
ROYA
SEINE
200
Dans les questions politiques , il faut sans cesse reprendre
les notions fondamentales de la société , parce
qu'on ne peut appuyer les lois que sur des idées éternelles
, comme on ne peut éclaircir les questions abstraites
qu'à l'aide des idées familières.
Il faut répéter les bons principes jusqu'à leur plein
triomphe : le devoir du philosophe rentre ici dans celui
du citoyen.
Cependant il reste encore dans les sujets rebattus ,
des vues , des impressions , propres à chaque talent , et
par lesquelles il leur donne son empreinte .
Porter son talent dans la simple utilité , c'est consa→
crer sa gloire. Voltaire , qui n'eut de passion que la
gloire , eut le bonheur de la sentir ainsi.
Les choses qui deviennent le plus funestes , ont des
avantages , tant qu'on n'en abuse pas bien de mau-
}
30
466 MERCURE DE FRANCE.
vaises institutions n'ont pris cours que par cette excuse
ou cette illusion .
Lorsque les mauvaises institutions sont devenues un
régime constant , on commence à lever les yeux sur
elles , avec effroi ; et bientôt on les détourne par le
triste sentiment d'une résistance trop tardive .
C'est ce qui nous est arrivé sous le consulat ou la
dictature de Bonaparte .
Autre exemple : Louis XIV sortait d'une époque de
troubles ; il voulut une autorité absolue. La nation reçut
du repos , des fêtes et de l'éclat ; elle ne vit pas
quel prix elle les achetait.
Tout ce qui est juste est toujours possible.
Il n'y a d'invincibles que les difficultés qui naissent
des choses .
Celles qui ne tiennent qu'aux circonstances et aux
dispositions des hommes, cèdent aux attaques réitérées .
Je le déclare , chaque fois qu'une idée utile fera
conviction dans mon esprit , je le dirai , je m'y attacherai
par l'esprit de sa réalisation ; et le premier intérêt que
je songerai à lui donner , sera la douceur même de
cet espoir.
Le despotisme est un gouvernement sans bonheur
et sans gloire.
La sûreté des rois est à employer les lumières de
leur siècle à la régénération du régime public : leur
SEPTEMBRE 1817. 469
autorité se rajeunira de cet accord avec l'avancement
social.
Soit le génie , soit la vertu , soit la passion d'une
belle renommée , tout leur fait cet intérêt. Qui d'entre
eux voudra se saisir de cette auguste destination ? Qu'il
se hâte de donner l'exemple , au lieu de le recevoir .
L'oppression ne surmonte la résistance légitime ,
qu'autant que celle - ci , manque encore de toutes les
forces que le temps lui donnera.
Les gouvernemens qui ne savent se maintenir que
par la violence du gouvernement , entendent sans doute
que le peuple se fera troupeau , parceque le pasteur
échange sa houlette contre une massue .
Le bon ordre n'admet rien que de modéré. '
Il n'y a d'autorité que par la loi ; si une autre puissance
s'élève et dit : Je suis par moi - même , plus d'état
social entre ceux qui s'arrogent cet empire et ceux
qui la supportent ; une double crainte fait le lien ; une
double crainte fait le danger .
S'il est des préjugés qui fassent le bonheur de
l'homme et la grandeur d'un peuple , loin de les ébranler
, il faut chercher dans la raison des moyens de les
raffermir .
>
Quant à ces autres préjugés , qui tenant à des choses
abrogées par les temps , sans raison dans leurs vues
sont encore sans force dans leurs effets , c'est faiblesse ,
lâcheté , impéritie de leur laisser encore ce cours incertain
, qui ne sert qu'à troubler le règne des vérités
nouvelles.
30.
468 MERCURE DE FRANCE .
On peut établir des préjugés nouveaux ; non remonter
des préjugés usés.
Ceux qui affectent de se rattacher aux vieux préjugés
, ne laissent voir que le profit qu'ils en veulent ,
dans l'hypocrisie de ce respect.
La libre discussion des lois n'est pas plus un droit à
accorder qu'à restreindre ; c'est le lien nécessaire de la
puissance publique et de la soumission privée ; c'est
leur commune garantie.
L'instruction publique n'a rien de meilleur que de
monter au souverain fui-même .
On a vu , dans tous les temps , sous les entraves de
la presse , des écrivains , fermes et sages , qui ont su
concilier l'énergie de leur conviction avec les ménagemens
envers une autorité ombrageuse en se préservant
eux-mêmes , ils ont mieux servi le public ; le
courage , qui ne sait que braver , n'est pas le meilleur.
Dans la carrière du bien public , il faut s'attendre
aux abandons , aux injustices , aux ingratitudes du
public du moment : point de patriotisme , point de générosité
, point du sentiment de la vraie gloire à vouloir
tout de suite le légitime prix de ses services.
Après un succès éclatant , le public est assez bien
disposé à ne pas vous priver de la leçon d'un revers.
Nulle meilleure forme de nomination à tous les
genres de places qu'une liste de candidats.
SEPTEMBRE 1817 . 469
On ne peut rien demander publiquement , sans offrir
quelques titres .
Des titres produits retiennent l'attention des juges
sur les droits à comparer.
Le public , juge souverain de tous les mérites , dans
l'élection , pèse de son suffrage , ou réprime de sa
censure .
On ne doit que justice à ceux qui ne demandent
que justice.
.. Les basses menées sont plus aisément prévenues et
reconnues , et déshonorent surtout leur triomphe.
Une nation entière contracte ainsi quelque chose
de franc et de fier dans ses moeurs , ses opinions , ses
habitudes ; elle s'instruit à se respecter et à se faire
respecter dans ceux qui obtiennent les fonctions et les
honneurs.
LACRETELLE ainé.
wwwm
CORRESPONDANCE.
Aux auteurs du Mercure de France.
MESSIEURS ,
M. Lacretelle , votre estimable collaborateur , a employé
, dans son troisième article sur l'Improvisation ,
une lettre de moi , à M. Benjamin de Constant.
Je n'ai pas à me plaindre , messieurs , d'être cité
dans un journal aussi distingué que le vôtre , et je dois
particulièrement me féliciter de voir le principe de
mon opinion admis et défendu par un juge aussi éclairé .
Mais je regrette que M. Lacretelle , en me nommant,
m'ait donné une autre qualité que celle de ma profession.
La qualification de tribun éliminé est d'autant
plus honorable , qu'elle appartient à des hommes d'un
talent supérieur , parmi lesquels ou compte MM. Daunou,
de Constant , Ganilh , Desrenaudes ; mais ce sont
470
MERCURE DE FRANCE .
ces noms -là mêmes qui doivent me faire craindre qu'on
ne m'attribue isolément , un titre que leur association
seule m'a rendu glorieux . Ce titre se rattache d'ailleurs
à l'administration politique , et , depuis ma sortie ou
mon élimination du tribunat , j'ai renoncé entièrement
aux affaires publiques pour ne donner aux travaux de
ma profession , d'autres diversions que le bonheur de
l'étude .
Je me propose , dans mes premiers loisirs , de romle
cadre de la lettre dont M. Lacretelle a cité une pre
grande partie du texte , pour étendre les développe
mens de mon opinion sur l'Improvisation , dans une dissertation
générale que je publierai .
Agréez , je vous prie , messieurs , mon respectueux
dévouement ,
PARENT-REAL , avocat aux conseils
met à la cour royale.
Paris , 1er septembre 1817,,
Note des rédacteurs -Nous nous faisons un devoir de
déclarer que la qualification de tribun éliminé , donnée
à M. Parent-Réal , nous a paru offrir , d'une part , la
preuve d'une conduite honorable , et , de l'autre , un
titre propre à donner du poids à son opinion dans la
discussion qui s'était engagée.
- Note des rédacteurs . Le général Lascy est mort ;
nous n'aimons pas plus à fouler les gens sous terre , que
les gens à terre , et nous aurions cru devoir garder le
silence sur cette lettre , si les détails qu'elle renferme ,
et dont la source nous garantit l'exactitude , n'appartenaient
pas de droit à l'histoire du temps présent , dont
nous recueillons les matériaux .
Du pied des Pyrénées , 22 août 1817.
A MM. les Rédacteurs du Mercure de France .
MESSIEURS ,
Si quelque historien de gazette , comme il y en atant ;
SEPTEMBRE 1817. воде
quelque faiseur de biographie moderne , comme il y
en a trop , tombait sur l'article du général espagnol
Louis Lascy , ne pensez- vous pas , d'après tout ce qu'en
ont dit les journaux , qu'ils parleraient avec éloge de
ses services distingués , avant sa trahison , de sa bravoure
, de ses vertus militaires , etc. , etc. Or , messieurs
, pour prévenir , de la part de quelque douteur
futur, l'exclamation favorite de Voltaire :
<< Et voilà justement comme on écrit l'histoire . »
je vous envoie une petite notice biographique , que
vous insérerez dans votre journal , si vous le jugez à
propos , mais dont mille témoins vivans peuvent vous
garautir l'authenticité.
Louis Lascy , né je ne sais où , dans le principe au
service d'Espagne , passa , je ne sais comment , au service
de France , et épousa mademoiselle Dug....... ,
d'une bonne famille de Quimper ; il était officier d'étatmajor
de Murat , à Madrid ; déserta aux Espagnols ,
après leur succès de Baylen , et parvint , par ses intrigues
et ses vociférations près des cortès , à se faire nommer
capitaine-général de la Catalogne , en 1811 ou au
commencement de 1812. Il se mit , dès son arrivée
en relation avec les généraux français , les engagea à
des transactions , à des échanges , au nom de l'humanité
souffrante ; déploya le caractère le plus loyal , mais .....
pendant ce temps les officiers français , prisonniers ,
étaient mis par ses ordres dans les cachots les plus infects
, les soldats étaient pendus sans forme de procès,
ce qui attira de la part des Français des représailles
bien justes , mais bien cruelles.
?
Lascy louait , admirait ( ses lettres existent ) l'humauité
, la justice , les vertus militaires du lieutenant-général
français , comte Maurice Mathieu , alors gouverneur
de la Basse-Catalogne : mais .... un assassin se glisse
dans la maison du comte Mathieu , et ne pouvant parvenir
jusqu'à lui , égorge dans son lit l'infortuné de
Layer , aide-de-camp , son ancien maître et son bienfaiteur
; mais.... cet assassin , nommé F.. , dej Castres ,
est accueilli , loué , préconisé , mis à l'ordre du jour
et l'infâme Lascy lui donne des épaulettes , et ne rougit
pas d'approuver et d'avouer le crime.
**
MERCURE DE FRANCE.
Lascy, pour faire diversion à des occupations sérieuses,
pense à se marier ; tout est prêt ; deux jours plus tard
la bigamie est consommée ; mais..... madame Lascy ,
la Française , arrive , et compromet son frère , capitaine
de grenadiers français : le mariage est rompu ; la
Catalane abandonnée , et la Française reléguée à Majorque
.
Lascy parlait toujours de loyauté , de droit des gens
et de la guerre ; mais.... pendant un an tout entier , il
médite , il trame l'empoisonnement des huit mille
hommes de l'immortelle garnison de Barcelonne ;
quelques invalides espagnols , quelques paysans , sont
par hasard , etfort heureusement , ses seules victimes ;
mais....loin de rejeter les aveux de ses complices , il
ose demander leur grâce , et menace de faire périr
dans les supplices autant d'officiers français prisonniers,
que les Français feront périr d'empoisonneurs. Le brave
Lascy n'a pas entendu siffler une balle dans les campagnes
de la Catalogne , les armées française et espagnole
le savent.
Lasey , lâche , presque bigame , transfuge , assassin ,
empoisonneur, avait su éviter l'échafaud : une nouvelle
trahison en a fait justice : grâces en soient rendues à la
providence. Je déclare n'avoir jamais connu Lascy ; il
est mort , et nul intérêt ne me porte à flétrir sa mémoire
, si ce n'est celui de la justice et de la vérité. Je
vis dans la plus grande obscurité , je n'ai ni richesse ni
gloire , et les vols de gloire ou de richesses me font plus
de peine qu'à ceux qui les éprouvent. On en fera tant
accroire à cette pauvre postérité , qu'elle finira par déraisonner
comme les contemporains ; il est donc utile
de démasquer quelques hommes , ne fût-ce que pour
témoigner à nos neveux que nous n'avons pas été dupes
de tous les charlatans Si vous accueillez ma notice ,
je m'engage , en temps convenable , à vous en faire
parvenir quelques autres , de la même exactitude .
Veuillez agréer, messieurs , l'assurance de la considération
la plus distinguée ,
LE SOLITAIRE DES PYRÉNÉES ,
L'un de vos abonnés.
· SEPTEMBRE 1817. 475
Paris , 29 août 1817 .
A MM. les rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS ,
La Quotidienne , dans sa feuille du 28 de ce mois ,
dit , en parlant du général Jardon , « que ce général
ayant eu , dans différentes affaires , douze aides-decamp
tués à ses côtés , il ne se trouvait plus dans
l'armée d'OFFICIER qui voulut lui en servir. »
Quoique je n'aie jamais eu l'honneur de servir à
l'armée d'Espagne , je n'en ressens pas moins vivement
une injure qui touche à l'honneur de tous les officiers
français. La stupidité et la barbarie ont pu seules dicter
une pareille accusation ; et si j'en cherche la raison
dans la haine que l'homme qui en est l'auteur , porte
nécessairement à son pays , dans le plaisir qu'il peut
trouver à dénigrer notre gloire militaire , j'en suis
plus révolté encore.
Faute de pouvoir lui infliger une punition plus grave,
je condamne l'auteur de cet article à lire les bulletins
de l'armée d'Espagne . Il y verra que les Macdonald ,
les Marmont , les Suchet et tous les autres Turennes
modernes ne pensent pas comme lui sur le compte de
nos officiers.
Veuillez , messieurs , donner de la publicité à la
lettre que j'ai l'honneur de vous adresser , et croyez
que je suis , avec la plus haute considération ,
Votre très-humble serviteur ,
ALEXIS DE PAUNIER ,
Chevalier de la Légion-d'Honneur ,
rue d'Artois.
474 MERCURE DE FRANCE.
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 26 août au 3 septembre
J'en demande pardon au public ; c'est de moi que je
vais l'entretenir .
Le hasard a fait tomber sous ma main , le numéro de
la Quotidienne de vendredi dernier . Ce journal qui
m'honore d'une malveillance particulière , vient de m'en
donner un témoignage , où il n'y a de blessé que la vé, ;
rité , la justice et les convenances .
J'avais écrit , dans le Mercure du 23 , les phrases
suivantes :
« Bolivar est maître de l'Orénoque . L'île d'Amélie ,
« dont l'amiral Bryon s'est emparé sans coup férir , lui -
« sert de dépôt et d'arsenal . Delà il peut.menacer le
« golfe , et appuyer Mina , qui a déjà effectué son dé-
« barquement sur Soto - la -Marina . »
f
Ceux qui lisent le Mercure , connaissent les habitudes
d'économie que je me suis faites . Les trois lignes
que je viens de citer , composent avec quatre autres ,
le tableau général de la situation des insurgés , depuis
le golfe du Mexique , jusqu'aux extrémités du Chili .
Dans des tableaux de ce genre , chaque phrase se détache
, et présente un sens complet et absolu . Ici , la
première peint l'état de Bolivar. Bolivar est maître de
l'Orénoque. On ne pouvait rien ajouter à ces mots. La
seconde raconte l'entreprise de Bryon ; il s'est rendu
maître d'Amélia , pour en faire son dépôt , à lui qui ,
plus qu'un autre , à besoin de dépôt dans ses courses .
La troisième indique les rapports possibles de cette entreprise
avec celle de Mina . Je veux qu'il y ait dans ce
mot lui sert de dépôt , de la seconde phrase , une sorte
d'équivoque . Mais ayant à choisir entre deux sens , l'un
naturel et l'autre forcé , l'un raisonnable et l'autre non
SEPTEMBRE 1817. 475
quel honnête homme aurait donné la préférence à cclui
qui supposait une ignorance absolue des choses ?
Voilà ce que je m'étais dit après une lecture imparfaite
, où j'avois cru devoir négliger la citation , ne pensant
pas qu'elle pût ètre infidèle . Mais je m'évertuais à
combattre des argumens qu'on n'avait pas songé à me
faire , et mon adversaire augurait trop bien de ses lecteurs
, pour espérer qu'ils prissent le change Aussi
a-t- il supprimé de son chef jusqu'au nom de l'amiral
Bryon , qui pourtant avait à faire ici , puisque c'est à
lui que j'attribue la conquète d'Amélia . Mais cette suppression
rattachait la seconde et la troisième phrase à la
première , et me faisait transporter l'embouchure de
l'Orénoque dans la Floride , et jeter la Guyane dans le
golfe du Mexique . Il faut voir , après cette rare invention
, comme il se pavane à me faire ma leçon à moi et
à quelques autres pauvres journalistes qu'il ne daigne
pas nommer ; avec quelles convulsions de rage , que la
troupe des grimaciers et des funambules prendrait pour
des grâces , il entasse contre moi les dégoûtans quolibets
et les insipides bouffoneries , et tous les lieux communs
de sa rhétorique canine.
-
Toujours , me dira le sycophante , il vous reste à
prouver comment l'amiral Bryon a pu , de l'île d'Amélie
, menacer le golfe du Mexique . Mais il me semble
que si votre toute- puissance géographique n'a pas changé
la position des lieux , l'ile d'Amélie doit se trouver sur
la côte orientale de la Floride , et qu'elle a naturellement
le golfe du Mexique en regard . Pour ce qui est
de Mina , le but de son expédition , la direction de ses
forces étant un secret , il a pu se rapprocher ou s'éloigner
, s'enfoncer dans les terres ou longer les côtes , et
dans tous les, cas ce n'était pas , je crois , trop hasarder
, que de dire du guerrier maitre d'Amélia , qu'il
peut appuyer un autre guerrier , non pas stationnaire à
Soto-la-Marina , mais qui a effectué son débarquement
à Soto-la-Marina .
Que reste-t-il donc de cette amère diatribe qui a ,
pour fondement , une calomnie , et , pour ornemens ,
de sales et grossières injures ? J'aime à croire , pour
l'honneur de ma nation , qu'un Français n'en est pas l'autear.
Un Français , en blessant son ennemi , se serait
476 MERCURE
DE FRANCE
.
respecté lui - même ; un Français ne se serait point
servi de la ridicule expression d'ignorance géographique,
aussi ridicule que celle d'ignorance polie, pour
exprimer le défaut absolu d'urbanité ; un Français
n'aurait point livré ses confrères aux risées des journalistes
anglais et allemands ; car il n'est pas démontré
que nous soyons des écoliers en comparaison de ces
messieurs. Il n'y a que des étrangers sans patrie qui
osent venir , à ses frais , calomnier la nôtre , comme
aussi il n'y a sous le ciel que notre patrie assez débounaire
pour les accueillir et les engraisser , sur la foi
de je ne sais quel talent , et leur dire grand merci
quand ils paient leur gîte par quelques déclamations
bien lourdes , et quelques sarcasmes bien remplis de
venin.
Quittons cette boue et revenons à de plus nobles
sujets.
Aperçu de la situation de l'Europe et des colonies .
FRANCE . L'importante époque des élections approche.
C'est le triomphe de la raison du peuple.
--
Un grand acte a changé la discipline de l'église.
Cet acte , qui n'est encore que diplomatique , est destiné
à devenir national. Le conseil du cabinet s'occupe
des projets de lois nécessaires.
A l'avenir , nul ne pourra être pair sans majorat ;
une ordonnance royale a réglé l'ordre et la valeur des
garanties .
- L'affaire des assassins du général Ramel sort enfin
des ténèbres ; j'en ai lu quelques détails , et je me suis
cru transporté parmi les cannibales. Le général était
blessé à mort : c'était trop peu pour les bourreaux ; ils
enfoncent la porte , se précipitent dans la chambre avec
des cris horribles , le frappent dans son lit à coups de
sabre et de baïonnette . Ses bras sont mutilés ; les lambeaux
de sa chair tombent sur le plancher ; d'un coup
de sabre , on lui fait sauter l'oeil ; son lit est une boucherie
, et son corps une blessure . Les furieux ne
s'arrêtent que lorsqu'ils sont persuadés qu'il n'est plus.
Je ne serais pas étonné que ces horreurs trouvassent.
des panégyristes parmi ceux qui font profession d'enter
la politique de Machiavel sur la morale d'Escobar.
$
SEPTEMBRE 1817. 477
La température de Marseille est celle du Sénégal ;
tous les puits ont tari . Dans le département des Landes ,
l'administration s'occupe à dessécher les marais , et
rend à la navigation quatre lieues de l'Adour.
-Les réjouissances , retardées par le mauvais temps ,
ont eu lieu dimanche dernier .

· D'après l'intercession de M. le duc d'Angoulême ,
S. M. a fait grâce entière au général Debelle. - Le
régiment de Bleuler , près de quitter Lyon , a tout-àcoup
reçu contre-ordre.- Les militaires suisses , au service
de France , qui étaient en congé dans leurs foyers ,
rejoignent leurs drapeaux.
-
Le Roi a remis lui -même au prince d'Eckmülh le
bâton de maréchal.
-Ce n'est point à la revue des troupes anglaises
qu'assistera M. le comte de Ruppin , mais à la revue
des troupes russes .
-
Les nommés Desbans et Chayoux , sous-officiers
du deuxième régiment de la garde royale , accusés
d'avoir formé un complot contre la vie des princes , et
condamnés à mort par le premier conseil de guerre ,
ont appelé de ce jugement.
-
ANGLETERRE . La prise des galions par les insurgés
est un grand sujet de désappointement pour le café Lloid.
La compagnie a perdu , dans ces événemens , des sommes
immenses . Une singularité remarquable , c'est qu'elle
s'adressait au gouvernement pour des indemnités , comme
si le gouvernement devait assurer les assureurs. - La
banque d'Angleterre adopte les billets de la banque
d'Irlande . C'est tant mieux pour toutes les deux. — Les
fonds sont tantôt à la hausse , et tantôt à la baisse . Cette
fluctuation tient surtout à des opérations de banque.
-
RUSSIE. Le détroit des Dardanelles était fermé an
pavillon moscovite . Cette exclusion , qui faisait craindre
quelque grand événement , est enfin levée ; et les relations
de la Russie avec la Porte , ne seront pas moins
amicales qu'avec la Perse.
L'empereur sera pendant quelque temps absent de sa
capitale. On assure qu'il se propose de visiter successi →
vement la Crimée , Casan , Astracan , et toutes les provinces
de son vaste empire . Il en est une surtout qui
réclame sa présence ; c'est la noble Pologne . Dans un
478
MERCURE
DE FRANCE
.
pays si riche en grains , en bestiaux , en minéraux , et
surtout en hommes , tout est à créer. Les germes du
bonheur public ont péri dans une longue guerre civile
qui paraissait l'état naturel de ces peuples . On y connaît
encore la servitude ; l'usure y est encore beaucoup trop
en vigueur. L'empereur sait que la liberté donne seule
un prix à l'homme ; et cette grande pensée se montre
dans tous les actes de son gouvernement . Mais les juifs
se mettent entre lui et ses peuples ; et l'on sait que les
juifs de Pologne sont les moins intéressans de tous les
juifs . Aux efforts tentés par l'empereur , pour dissiper la
léthargie des esprits , les souverains peuvent juger si ce
que l'on gagne à dégrader les hommes vaut en effet ce
que l'on perd .
SUEDE . Il circule à Stockholm un brochure intitulée :
la Hache à la racine. On a publié cette brochure à l'occasion
d'un fameux procès entre un paysan et un ministre
, au sujet de la dime . Le paysan prétend que
celui qui dit à l'homme : arrose la terre de tes sueurs ,
voulait sans doute qu'il pût vivre du fruit de ses sueurs .
Le ministre prétend qu'à moins de livrer au pasteur la
meilleure gerbe de leur champ , la plus belle vache de
leur étable , le meilleur lait et le meilleur beurre de leur
laiterie , et de plus , six aunes de toile pour chaque
mariage , et une vache pour chaque enterrement , ses
ouailles ne sauraient être honnètes gens dans ce bas
monde, ni sauvées dans l'autre . La question est difficile ;
il ne faut point décider à la légère . Les tribunaux de
première instance ont donné gain de cause au curé. Les
tribunaux de première instance sont en général forts sur
les principes.
ALLEMAGNE . On ne s'accorde guère sur la nouvelle
organisation militaire de la Prusse . Suivant les uns , la
landwher serait contremandée ; suivant les autres , on en
poursuivrait le recrutement . L'hiver prochain paraît réservé
à une organisation bien autrement importante .
Les principaux fonctionnaires se réuniront , à cette
époque , pour concerter les grands travaux de politique
intérieure.
-On parle beaucoup d'un aubergiste de Silésie , qui
guérit par la seule imposition des mains. Quant à moi ,
ce n'est
pas tant le miracle dont je voudrais être témoin ,
SEPTEMBRE 1817 . 419
que du petit quart- d'heure d'entretien qui précède le
miracle .
-
La rive gauche du Rhin est le théâtre des plus
odieuses manoeuvres. On a vu au marché du 14 , à
Mayence , les grains tombés à neuf florins le resal , remonter
tout-à-coup à dix-huit . C'était l'effet des spéculations
de quelques juifs , et de quelques chrétiens , qui
ne sont pas moins juifs . Témoin de leurs enchères , la
multitude s'ameuta . La scène commença par des imprécations
, et finit , comme de coutume , par le pillage .
On parle d'excès affreux. Il a fallu des efforts inouis
pour dissiper les attroupemens.
-
- Le prix des denrées se soutient à Vienne . On dit
que le gouvernement fait acheter pour son compte ,
afin d'établir des magasins d'abondance. C'est affamer
quelqu'un , pour l'empêcher de mourir de faim. Il faut
que la science de l'économie soit encore bien peu connue
, puisqu'au dix-neuvième siècle , il est question de
magasins d'abondance .
-
La landwher de Breslau , déjà réunie , se disposait
au serment , lorsqu'on crut entendre un officier supé
rieur donner ordre à un autre officier , de ne pas souffrir
que la bande se dispersât . Ce mot de bande produisit
un effet magique, A peine a -t - il été prononcé , que tous
les paysans se rendent à l'Hôtel- de-Ville , et signifient
qu'ils ne feront plus aucun service , avant d'avoir obtenų
satisfaction ..... Ils l'ont obtenue .
- ESPAGNE. Il est né au roi Ferdinand une prin
cesse ; cet événement sera-t-il une époque de réconci
liation générale ? On le croit , du moins on l'espère . Cependant
le cri national est indulgence et miséricorde.
m
On publie la bulle du pape du 16 avril . Cette bulle
accorde au roi un indult , «< afin que , validement , librement
et licitement , il puisse , pendant l'espace de six
<< ans , exiger , mais seulement pour secourir le trésor
royal , sur toutes les denrées , fruits , rentes et pro-
«< duits du clergé , tant régulier que séculier , le subside
<< extraordinaire de trente millions de réaux de veillon . »
SUISSE. C'est un bizarre spectacle , que les promenades
solennelles de madame de Krudner , à travers la
Suisse inhospitalière , avec son conseil d'initiés , et son
cortége de mendians . Toujours proscrite et jamais re-
--
480 MERCURE DE FRANCE.
butée , chassez-la par une porte , elle rentre aussitôt par
l'autre. Mahomet appuyait ses prédications avec le glaive ;
elle appuie les siennes avec de l'or. Si c'est un vertige ,
il en est peu d'aussi agréables pour les adeptes , au
moins ; si c'est une intrigue , il en est peu d'aussi difficiles
à pénétrer.
ITALIE. - la Russie s'est rendue mé- On assure que
diatrice entre les États-Unis et la cour de Naples.
-La princesse du Brésil est enfin partie pour sa nouvelle
destination , et M. de Metternich doit se rendre à
Lucques.
La pomme de terre a pris faveur à Rome , et le
prix des grains y a baissé de moitié.
-
Il se forme à Bologne un corps de gendarmerie .
C'est une chose étonnante , qu'au milieu de tant de
grandes armées , les bandes irrégulières se soutiennent ,
et même se multiplient.
-
Les archives des Stuarts sont en route pour Londres
. Que de douleurs et d'aveux , et de grandes leçons ,
et de tristes vérités sont renfermés dans cette poussière
!
ÉTATS-UNIS .
-
Les journaux américains annoncent
que le président du congrès vient de nommer des commissaires
pour une affaire importante que l'on croit relative
à l'une des colonies espagnoles.
-
COLONIES. On écrit de la Nouvelle-Orléans qu'un
incendie horrible a éclaté , le 18 juillet , à Terre - Neuve.
Les corsaires de Buenos -Ayres s'occupent à bloquer
les Açores . Ce serait néanmoins le temps oujamais
de se concentrer. N'entendent -ils pas le tocsin sonné
par la Quotidienne ? En septembre ou en octobre , au
plus tard , dit -elle , une formidable expédition doit
quitter l'Europe , et porter le fer et le feu chez les
révoltés. Cette expédition se combine , s'organise ; adhuc
quadraginta dies..
Cependant , Angustura est la proie des flammes . Il
n'est pas sûr que Mac Grégor ait échoué dans la Floride ,
et il paraît certain que , sur l'Orénoque , les troupes de
Morillo ont perdu près de mille morts et de cinq cents
prisonniers.
BÉNABEN .
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
Ammmmu www
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 13 SEPTEMBRE 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
FABLE.
LE CASTOR ET LE SINGE .
Certain castor , fameux par sa vaste science ,
Avait , par ses travaux , acquis tant de renom ,
Qu'un singe courtisan , le traita d'excellence ,
En l'invitant à la cour du lion .
Notre castor ( malgré mainte gambade
Du singe en ambassade )
Refusa de quitter ses utiles travaux .
Les arts , répondit - il , sont amis du repos ;
Ils sont peu faits pour les intrigues ;
Et la cour et toutes ses brigues
Ne peuvent d'un savant flatter l'ambition .
A ce propos , maître Bertrand l'arrête ,
Et vante , du sire lion
La sublime protection .
Cette cour ,
0
disait-il , des grandeurs est le faîte ;
Chacun aux voeux du maître asservit son penchant ;
Un ours est en tout temps de garde à sa tannière ,
Et son gentilhomme ordinaire
Est un superbe chien couchant .
TOME 31
482
MERCURE DE FRANCE.
Un savant tel que vous , à la cour doit paraître ;
Venez , vous y verrez grand nombre de valets ;
Avant peu vous serez peut- être
Grand architecte du palais.
Le castor , à ces mots , perdit un peu la tête ;
Bertrand s'en aperçut , et la m'chante bête
Le gourmanda d'avoir tant hésité ;
Elle ajoutait , qu'un refus malhonnête
Serait un cas de lèze-majesté ;
Qu'à la cour seulement on apprenait à vivre .
Notre docte , séduit , parut prêt à le suivre ,
Et le voilà qui cède à cette vanité
Que tant de fois il a blâmée .
Pourquoi faut-il qu'une vaine fumée ,
Appât grossier , qui trouble une tête à l'évent ,
Dérange aussi le cerveau d'un savant !
Notre singe en secret riait de sa manie .
Les singes sont jaloux du mérite d'autrui ;
Ne pouvant s'élever à son vaste génie
Bertrand le fit descendre jusqu'à lui .
Il apprit au savant , gambades , jonglerie ,
Tout ce qui d'un flatteur fait le triste métier ;
Et le pauvre castor , privé de son chantier ,
Raillé par ses égaux , maudit par sa patrie ,
A la cour du lion , toujours pâle et tremblant ,
Ne fut qu'un mauvais singe et perdit son talent.
Savans , de vos travaux conservez l'habitude ;
Des Muses seulement , soyez les favoris ;
Pour bien servir votre pays ,
Ne quittez pas vos cabinets d'étude .
M. GOSSE.
SI J'ÉTAIS PETIT OISEAU !
CHANSON .
AIR : Ilfaut que l'on file , file doux,
Moi qui , même auprès des belles ,
Voudrais vivre en passager ,
SEPTEMBRE 1817.
483
1
Que je porte envie aux ailes
De l'oiseau vif et léger !
Combien d'espace il visite !
A voltiger tout l'invite :
L'air est doux , le ciel est beau.
Je volerais vite , vite , vite ,
Si j'étais petit oiseau !
C'est alors que Philomele
M'enseignant ses plus doux sons
J'irais de la pastourelle
Accompagner les chansons .
Puis j'irais charmer l'ermite
Qui sans vendre l'eau bénite ,
Donne au pauvre son manteau.
Je volerais vite , vite , vite ,
Si j'étais petit oiseau !
Puis j'irais sur les tourelles
Où sont de pauvres captifs ,
En leur cachant bien mes ailes
Former des accords plaintifs .
L'un sourit à ma visite ,
L'autre rêve dans son gîte
Aux champs où fut son berceau
Je volerais vite , vite , vite ,
Si j'étais petit oiseau !
Puis voulant rendre sensible
Un roi qui fuirait l'ennui ,
Sur un olivier paisible
J'irais chanter près de lui.
Puis j'irais jusqu'où s'abrite
Quelque famille proscrite
Porter de l'arbre un rameau.
Je volerais vite , vite , vite ,
Si j'étais petit oiseau !
Puis , jusques où naît l'aurore ,
Vous , méchans , je vous fuìrais ,
A moins que l'amour encore
Ne me surprit dans ses rets .
311
484
MERCURE DE FRANCE.
Que sur un sein qu'il agite ,
Ce chasseur , que nul n'évite ,
Me dresse un piège nouveau :
J'y volerais vite , vite , vite ,
Si j'étais petit oiseau !
M. P. J. de Béranger .
amı⌁mnan mm mmmmmmmmı
ÉNIGME .
Tout à la fois mâle et femelle ,
J'habite et sur terre et sur mer ;
Je puis , sans hallon et sans aile ,
M'élever quand je veux en l'air .
Tout ceci n'est point un mystère ;
On me connaît fort aisément ,
En voyant la jeune bergère
Me fouler avec son amant.
( Par M. L. , de Falaise , étudiant en droit. )
CHARADE .
Mon tout de mon premier est le travail utile.
De l'eau , par mon second , se sauver est facile .
hmmmw
LOGOGRIPHE .
Je suis par fois une chose funeste ,
L'un me chérit et l'autre me déteste ;
Ma tête à bas , redoute ce qui reste.
2
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .

Le mot de l'énigme , est palatine ; celui de la charade
, est aspic ; et celui du logogriphe , rire , où l'on
trouve ire.
SEPTEMBRE 1817 . 485
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
De la Littérature dans ses rapports avec la Liberté.
Ceux qui découvrent ou qui établissent des vérités ,
n'importe en quel genre , ont une destinée singulière ,
On les accuse d'abord d'être des visionnaires , des insensés
, ou des séditieux . On leur reproche de dire ce
qui n'avait jamais été dit , et de menacer par là tout ce
qui existe. On crie à l'innovation , au renversement ,
au mépris du passé . Lorsque, malgré cette tactique , les
vérités qu'ils ont proclamées triomphent , on change de
langage : ils ne sont plus des novateurs , ils sont des
plagiaires . Ce qu'ils disent a été dit cent fois avant eux.
Tout le monde l'avait pensé , et ils ont usurpé l'honneur
de la découverte .
Si on lit avec attention ceux de nos écrivains et surtout
de nos journalistes qui se sont voués à combattre
les idées de liberté , ma remarque paraîtra fondée.
Pendant trente ans ils ont appelé les philosophes du
dix-huitième siècle des factieux , et fait valoir l'attachement
des grands hommes du dix - septième au pouvoir
absolu , comme une preuve de l'excellence de ce pouvoir
; aujourd'hui qu'ils sentent leur cause ruinée , ils
s'appliquent à ravir à nos philosophes la gloire d'être
les premiers qui se soient élevés contre le despotisme ,
et ils réclament la priorité pour l'époque de Louis XIV.
Tous les principes de liberté , disent - ils , se trouvent
2
486 MERCURE DE FRANCE.
dans Massillon , dans Bourdaloue , et même dans
Bossuet.
Qu'ils aient tort ou raison , cette révolution , dans
leur langage n'en prouve pas moins une chose importante
, c'est que la victoire est demeurée aux principes
de la liberté , et que toute gloire , ancienne ou moderne,
a besoin maintenant , pour se conserver , d'être associée
à ces principes .
Au reste , comme j'aime à reconnaître la vérité ,
avant toutes choses , et comme je suis en même temps
charmé qu'en faisant le dénombrement des défenseurs
d'une noble cause , on rencontre parmi eux les grands
talens de toutes les époques , j'adopte volontiers le nouveau
système des écrivains dont je parle , et je crois
faire une chose utile , en leur fournissant des raisonnemens
et des faits qui viennent à l'appui de ce nouveau
système , mais auxquels vraisemblablement ils n'ont pas
songé , parce qu'ils n'ont pas envisagé la question d'assez
haut. L'horizon de l'esprit de parti manque toujours
d'étendue.
Pour qu'un écrivain ait des idées de liberté , il n'est
pas indispensable qu'il s'attache à de certaines formes
d'organisation sociale , que chacun peut considérer
comme plus ou moins favorables à la liberté . Il y a
telle phrase qui prouve manifestement que tel écrivain
ne peut être un ami du despotisme , quelles que soient
ses idées sur les institutions positives . S'il n'a pas sur ces
objets des idées justes , c'est qu'il ne sait pas comment
arriver à la liberté , mais il la désire , il en est l'ami ;
de même, de ce qu'un homme est attaché à telle forme
de gouvernement , libre en apparence , il ne s'en suit
pas qu'il soit un ami de la liberté . Il peut en être l'ennemi
. Nous en avons eu , durant la révolution , plusieurs
exemples .
SEPTEMBRE 1817 . 487
J'appliquerai tout à l'heure ce principe aux grands
hommes du siècle de Louis XIV . Mais je veux auparavant
remonter plus haut . Deux exemples valent mieux
qu'un. Je prendrai donc en preuve de ce que j'affirme
ici l'histoire de la littérature romaine .
On a souvent attribué au pouvoir absolu , dont Auguste
s'empara , la splendeur littéraire du siècle qui
porte son nom , et après avoir établi ce fait comme démontré
, on a voulu lui assigner une cause . On a prétendu
que rien n'était plus favorable aux progrès et au
perfectionnement de la littérature , proprement dite ,
que l'autorité sans bornes d'un seul . Cette forme de
gouvernement , a - t- on dit , répand un grand éclat sur
le possesseur de la puissance, encourage le luxe , maintient
la paix intérieure , étouffe l'ambition , réveille la
vanité , met obstacle à toute investigation politique ,
réduit ainsi les hommes avides d'illustration à la chercher
dans les arts ou dans les lettres , et multiplie le
nombre des aspirans à ce genre de gloire , en enlevant
tout autre intérêt à ceux que la pauvreté ne force pas à
des travaux mécaniques , que leurs affections privées
ne dominent pas entièrement que l'ardeur du gain ne
pousse pas à des spéculations commerciales , ou que
leur rang n'appelle point à quelque portion secondaire
du pouvoir. De cet état de choses , a- t -on continué
résulte , pour tout ce qui n'est pas le peuple , une élégance
de formes , une délicatesse de goût , qui ne s'acquièrent
et ne se développent que dans le calme. Il en
résulte de plus , pour la classe lettrée , en particulier ,
que les succès littéraires , qui dans les pays où la liberté
règne et dans lesquels les passions s'agitent , ne
sont que des moyens d'arriver à un but plus important ,
deviennent eux -mêmes le but principal , ou même le
but unique des hommes instruits : ces hommes cultivent
488 MERCURE DE FRANCE .
d'autant mieux le domaine qui leur reste , qu'ils y sont
renfermés plus exclusivement .
Je pense au contraire qu'il est aisé de prouver que
les chefs - d'oeuvres de la littérature romaine , bien que
plusieurs aient paru sous un despote , ont dû leur existence
et leur mérite aux débris de la liberté , parce que
les progrès de la littérature , quelque séparée qu'on
aime à la concevoir de toute idée politique , tiennent
toujours non pas sans doute à une liberté explicite et
garantie , mais à un mouvement dans les esprits qui
n'est jamais complétement étranger aux souvenirs , à la
possession , à l'espérance , au sentiment , en un mot , de
la liberté.
Ce sentiment et le regret de ne pas oser le manifester
, se retrouvent dans tous les grands écrivains du
siècle d'Auguste . Ils l'ont combiné malheureusement
avec la flatterie la plus vile . Un des crimes de la tyrannie
, c'est de forcer le talent à se dégrader . Mais ce sentiment
existait en secret et comprimé , et il faisait la
beauté principale des ouvrages mêmes que la flatterie
déshonorait .
Une observation première se présente à moi ; c'est
qu'à l'exception d'Horace , d'Ovide et de Virgile , tous
les hommes éminemment distingués dans la littérature
romaine sont antérieurs à l'affermissement du pouvoir
d'Auguste , et que plusieurs furent les ennemis de ce
tyran .
Lucrèce et Catulle moururent avant l'usurpation de
César . Ce dernier détestait l'usurpateur . Nous avons
encore quelques - unes des épigrammes qu'il composa
contre lui ; et Suétone , que nous devons . regarder
plutôt comme un organe de l'opinion que comme un
homme jugeant pour lui- même , dit que ces épigrammes
firent à César des blessures mortelles.
SEPTEMBRE 1817 . 469
Salluste , dit-on , trahit la cause nationale , mais il
s'était dégradé par de honteux plaisirs ; et la corruption
qui , chez beaucoup d'hommes , est le résultat
de l'esclavage , en fut , chez Salluste , le principe ; en
donnant des conseils à la tyrannie , il lui prostitua, mais
il ne lui dut pas son talent.
Cicéron avait composé le plus grand nombre de ses
chefs- d'oeuvre , non - seulement avant le despotisme
d'Octave , mais avant que César eût été assassiné .
César lui-même qu'il faut détester pour ses crimes
envers sa patrie , était l'un de ses orateurs les plus éloquens
, et ses Commentaires nous le font connaître
comme un écrivain plein d'élégance , de force et
d'adresse .
Par conséquént , sur huit ou dix écrivains qui composent
la richesse littéraire de ce beau siècle , cinq des
principaux appartiennent aux temps de la liberté .
J'observerai que je n'ai parlé ni d'Ennius , ni de
Lucile , ni de Varius dont il ne nous reste que des
fragmens , ni même de Térence , mort plus d'un siècle
et demi avant César , et dont le langage, le plus pur ,
le plus élégant peut-être que nous trouvions dans aucun
écrivain de l'antiquité, annonce une littérature très- perfectionnée
. Quand on réfléchit que Térence n'est séparé
de Plaute , dont la force comique n'excuse pas la grossiéreté
, que par un intervalle de vingt - trois ans , les
progrès de cette littérature ne peuvent être contestés ,
et la protection éclatante de Lélius et de Scipion envers
l'esclave africain , prouve que , pour les Romains les
plus illustres , ces progrès n'étaient pas un objet d'indifférence
.
La littérature romaine n'a donc pas eu besoin, pour
s'élever à un haut degré de mérite , de ce qu'on a
nommé l'abri du pouvoir absolu . L'impulsion était
490
MERCURE DE FRANCE .
donnée à tous les esprits , le goût s'épurait chaque jour .
Si nous trouvons des expressions grossières dans Salluste
et dans Lucrèce , nous n'en trouvons aucune dans
Cicéron , dans César , ni même dans Catulle , à moins
qu'il n'en jette à plaisir dans l'obscénité , ce qui est une
débauche d'esprit volontaire. Or , il faut distinguer ce
qui tient à la littérature d'un siècle , de ce qui n'est que
l'égarement passager , l'amusement condamnable , mais
momentané d'un écrivain . Horace , sous Auguste , est
plus indécent encore que Catulle , et je ne pense pas
qu'on puisse conclure de la licence de Voltaire dans la
Guerre de Genève au peu de délicatesse de la littérature
française à l'époque où il écrivait . Les lettres
étaient arrivées à Rome à ce point où le goût va toujours
en s'épurant . Cette flexibilité dans l'esprit , cette
finesse dans les nuances , cette rapidité dans les allusions
, cette propriété dans les termes , qui font la perfection
de l'art , et qu'on attribue à l'absence des intérêts
politiques et à la protection des despotes , le temps ,
sans le secours funeste de cette protection dégradante ,
aurait achevé de les donner aux littérateurs romains >
car déjà nous les admirons dans Cicéron . Voyons maintenant
si les maîtres de Rome firent mieux que le temps
n'aurait pu faire.
J'ai déjà dit que , parmi les grands écrivains de
Rome , trois seulement appartiennent réellement au
siècle d'Auguste , je veux parler de Virgile , d'Horace
et d'Ovide . Les deux premiers , d'abord ennemis d'Octave
, devinrent ses protégés ; le troisième fut sa victime.
Je ne m'arrêterai point à caractériser celui-ci ,
d'abord parce qu'il est très - inférieur aux deux autres ,
et 2 °. parce que je ne fais qu'indiquer quelques idées ,
et que l'espace me manque pour entrer dans de longs
développemens. Mais je prouverai , je le crois ,
SEPTEMBRE 1817. 491
qu'Horace et que Virgile , loin de devoir la perfection
de leur talent au despotisme , tournèrent toujours vers
la liberté des regards de regret ou de désir , et que ces
désirs et ces regrets , dont l'expression leur échappait
malgré eux , constituent ce qu'il y a de plus beau , de
plus profond et de plus élevé dans leurs ouvrages.
.
Horace , comme on sait , avait combattu sous Brutus .
Il avait été tribun militaire sous ce dernier défenseur
de la liberté romaine ; et puisque , fils d'un affranchi , il
avait obtenu cette dignité , disproportionnée avec sa naissance,
il est vraisemblable qu'il s'était distingué sous les
étendards de la république , avant la bataille de Philippe .
Il jeta son bouclier , nous dit- il , et prit la fuite à cette
bataille et de ce bon mot d'un vaincu devenu poëte , on
s'est empressé de conclure qu'il s'applaudissait de sa lâcheté,
et qu'il avait vu succomber sans regret la cause
qu'il avait servie . Mais , savons - nous jusqu'à quel point
il se croyait forcé d'exagérer la honte de sa défaite et
l'excès de sa terreur ? Le despotisme condamne les hommes
à déguiser leurs vertus , comme les gouvernemens
vraiment libres les obligent à cacher leurs vices . Horace
nous dit ailleurs que , par zèle pour la cause de la patrie ,
il avait quitté les douces retraites d'Athènes , dissipé sa
fortune et risqué sa vie . Pauvre , proscrit , fugitif, il revint
à Rome ; et cédant avec l'univers , il se courba devant
Octave , et mendia la protection de Mécène . Mais ,
au milieu même de cette résignation , nulle part Horace ,
il faut lui en savoir gré , n'insulte au parti qu'il avait défendu
; nulle part il ne le désavoue. Il flatte Auguste ,
mais ce n'est jamais comme ayant détruit la liberté romaine
, c'est comme ayant dompté les ennemis du nom
romain. Il célèbre sa victoire contre Antoine son compétiteur
de tyrannie . Il se taît sur celles qu'il avait remportées
sur Brutus . Il fait mieux : tout ce qu'il est pos`
492
MERCURE DE FRANCE .
sible de dire d'honorable pour les derniers soutiens de la
liberté , sous un usurpateur hypocrite et soupçonneux ,
il le place dans ses Odes . Deux fois il chante la gloire
et la mort de Caton , et ces deux passages sont au
nombre des sublimes de ses poésies .
Si , de la vie publique d'Horace , nous passons à sa
vie privée , nous y reconnaîtrons un homme menacé
dans sa sûreté , et qui cherche à la regagner en se rendant
agréable à la puissance : trompé dans les espérances
civiques de sa jeunesse , il se réfugie dans le plaisir ,
comme le seul étourdissement d'une vie que la liberté
n'anime pas , mais il rappelle sans cesse la briéveté de
cette vie , comme sa consolation secrète et son excuse à
ses propres yeux : il abandonne la liberté publique ,
mais il réclame et ressaisit toujours son indépendance
individuelle , il cherche la retraite , il fuit le
crédit , il échappe à Mécène au risque de lui déplaire ;
et si nous lisons avec attention ses poésies , nous serons
frappés, toutes les fois que son sujet le ramène aux souvenirs
qu'il repousse, de je ne sais quels élans involontaires
qui le portent à prononcer anathème contre la
tyrannie même devant laquelle il baisse le front . Tantôt
il représente l'homme juste , inébranlable devant le
maître qui le menace ; ailleurs , dans une Ode à la Fortune,
en faveur d'Auguste , il est entraîné tout -à- coup ,
malgré lui , à peindre les tyrans vêtus de pourpre ,
craignant que la destinée ne renverse leur colonne
d'un pied injurieux , et que le peuple assemblé ne crie
de toutes parts aux armes , et ne brise leur empire.
Je ne veux assurément pas présenter Horace comme
un enthousiaste de la liberté , je veux seulement dire
que
les souvenirs de la liberté ne furent ni étrangers
à son âme , ni inutiles à son talent ; que peut-être son
génie ne se fût jamaïs élevé si haut , si , dans sa jeuSEPTEMBRE
1817. 493
nesse , il n'eût connu que les idées de la soumission et
les pratiques de l'obéissance ; que c'est au compagnon
de Brutus que le courtisan de Mécène dut une partie
de la pompe de ses expressions et de la sublimité de
ses pensées , et que l'on se fait d'Horace une fausse
idée , quand on l'imagine élevé , façonné , formé sous
le despotisme .
1
+
Virgile ne partage pas avec Horace l'honneur d'avoir
été l'adversaire armé de la "tyrannie , mais il eut du
moins , comme lui , celui d'être frappé par elle : il fut
chassé des champs paternels par les satellites d'Octave .
On rencontre dans ses poésies , comme dans celles
d'Horace , des flatteries pour le tyran ; mais on y
trouve de même des éloges pour les martyrs de la liberté.
C'est Caton qu'il a choisi parmi tous les héros
qui avaient existé jusqu'à son temps pour donner des
lois aux justes dans l'Elysée. Plaignons - le et ne le
blâmons pas trop sévèrement de n'avoir point osé
nommer Cicéron . Quel est celui d'entre nous qui , dans
nos temps d'orage , n'a pas tu quelquefois ce qu'il devait
dire ? Et Virgile , en louant les orateurs grecs
était sûr que tout ce qui restait de Romains dans Rome
penserait tout bas au grand citoyen qu'il s'interdisait
de nommer.
?
Ainsi donc , au milieu des prospérités de la servitude
, nous voyons Horace chercher des consolations
dans la philosophie épicurienne , dans l'insouciance et
dans les plaisirs des sens ; nous voyons Virgile se livrer
à une mélancolie habituelle . Tous deux fuyent la cour ,
et n'aspirent qu'à la retraite . Certes , si les encouragemens
de l'autorité , si la protection des dépositaires du
pouvoir absolu sont les biens les plus estimés par ceux
qui cultivent les arts et les lettres , il est bizarre que les
deux plus grands poëtes du siècle d'Auguste , comblés de
་ ་ ་ ་
494 MERCURE DE FRANCE .
ses bontés , aient toujours éprouvé le besoin de se dérober
à sa présence. Je sais si je ne me trompe , mais en
examinant leur conduite , je serais tenté de croire que
tous ces bienfaits de la puissance , si vantés par les esprits
subalternes , sont , pour le véritable génie , plutôt
une nécessité qu'il subit qu'une prospérité qu'il ambitionne
.
Si vous retranchez des beaux temps de la littérature
romaine , Lucrèce , Salluste , César , Cicéron , Catulle ,
et si vous êtes obligé de convenir qu'Horace et Virgile
n'avaient pas été formés par Auguste , mais s'étaient
soumis à son joug après avoir essayé de fuir et de résister
, que vous restera-t -il en preuve de l'efficacité du
despotisme ponr encourager le talent ?
Et si vous descendez plus bas , si vous suivez cette
littérature romaine , depuis le siècle d'Auguste , qu'apercevrez
-vous ? Une décadence qui se fait remarquer
de deux manières , par l'avilissement où l'esclavage
plongea la tourbe des âmes vulgaires , et par l'irritation
où ce même esclavage jeta le petit nombre d'âmes encore
profondes et élevées. Dans tous les auteurs estimables
qui écrivirent sous les empereurs , on trouve quelque
chose de roide , d'emphatique , d'exagéré , fruit de la
contrainte qu'ils éprouvaient , et de la douleur d'une
indignation toujours contenue . Les hommes qui ont
vécu sous la tyrannie , sans se dégrader entièrement ,
savent que l'existence physique elle-mème y devient
pénible. L'air qu'on y respire y paraît lourd. La poitrine
se soulève avec effort. Je ne sais quelle montagne
pèse sur le coeur. Lisez Lucain , Sénèque , Perse , Juvénal
. Si , dans cette décadence littéraire , vous cherchez
la source des beautés qui restent à ces écrivains , vous
la trouverez encore dans le stoïcisme où s'était réfugié
SEPTEMBRE 1817 .. 495
l'amour de la liberté. Velléius Paterculus , ce misérable
flatteur de Séjan , qui expia probablement sa bassesse
au moment où son protecteur expia ses crimes ,
s'anime en louant Cicéron , et la haine des tyrans fournit
des traits sublimes même à Suétone . Sous Trajan
la patrie reparaît et l'espoir de la liberté s'éveille . Aussi
vous voyez briller Quintilien et Tacite. Avec l'apparence
de la liberté , la littérature se relève . Cependant
Tacite se ressent du despotisme qui l'a précédé : c'est
un auteur adinirable , mais il est littérairement parlant
, bien loin de la pureté de goût qui distingue
les écrivains du siècle d'Auguste . La liberté s'éclipse
de nouveau , et la littérature expire avec Pline le jeune .
B. DE CONSTANT .
(La suite à un prochain numéro) .
Génie du Théâtre grec primitif, ou Essai d'imitation
d'Eschyle , en vers français ; par Henri Terrasson
(1 ) .
( II . et dernier Article . )
M. Terrasson nous paraît avoir profondément étudié
son Eschyle ; il entend bien le poète grec , il pénètre
bien dans sa pensée , même alors que le texte grec est
obscur et difficile . Plein de respect pour le goût antique,
on le voit prêter des ornemens modernes au père de la
tragédie , et suivre les exemples de ce bourreau de
(1 ) Un vol. in-8° . Prix : 4 fr . , et4fr . 75c. par la poste . A Paris ,
chez Delaunay , lib. , Palais-Royal , galerie de bois , no . 243.
496
MERCURE
DE FRANCE
.
Roureil , qui donnait de l'esprit à Démosthènes , ainsi
que le disait Racine dans sa colère poétique. Il respecte
le ton , les formes et la couleur du modèle , mérite que
notre Delille n'a pas toujours , même dans sa brillante
traduction des Géorgiques . Son vers est naturel , il ne
se partage pas en petites antithèses , qui font contraster
sans cesse les deux hémistiches : On n'y sent pas la
recherche et l'apprêt . Enfin , M. Terrasson est évidemment
de la bonne école , de celle qui regarde la simplicité
comme le premier caractère du beau . Nous le félicitons
beaucoup de cet avantage , et pour lui et pour
nous . Notre poésie , sur-tout , a un grand besoin de
retourner à l'école grecque pour redevenir dramatique .
Si M. Terrasson prouve , jusque dans ses fautes ,
qu'il sent toutes les beautés d'Eschyle , nous n'affirmerons
pas qu'il ait toujours été heureux à les rendre.
Nous ne parlons pas de celles que le génie de notre
langue repousse , et qui sont intraduisibles pour elle . On
ne doit demander l'impossible à personne . Mais on a le
droit d'exiger d'un traducteur l'équivalent de tout ce
qu'il pouvait atteindre avec du talent , des efforts et du
courage . Suivant cette régle juste et sévère , M. Terrasson
n'est pas exempt de reproche. Ses fragmens du Prométhée
laissent beaucoup à désirer au lecteur . Dans les
´deux premiers la poésie est maigre et manque des effets
' d'harmonie imitative qu'Eschyle avait cherchés avec
sein .
Il y a de bonnes choses dans la scène de Prométhée
et des Nymphes , mais les artifices du style de l'original
sont perdus dans la traduction , et des suppressions
mal entendues défigurent Eschyle . On cherche vainement
dans M. Terrasson ces beaux vers du poète grec ,
dont voici le sens :
SEPTEMBRE 1817 . 407
་ ་
De nouveaux maîtres habitent et dominent l'Olympe
; Jupiter , souverain illégitime , gouverne sans
« lois comme un tyran , et ces superbes colosses qui
effrayaient la terre et le ciel , les Titans ne sont plus.
Pourquoi n'a-t- on pas reproduit ce trait de caractère
si bien placé par Eschyle , dans la bouche de son Prométhéc
? « C'est une maladie du coeur des princes , de
« se défier de leurs amis et de leurs serviteurs les plus
« fidèles . >>
:
Eschyle a tracé , du géant Typhon , déchiré par la
foudre et accablé sous le poids de l'Etna , un portrait
d'une grandeur et d'une énergie singulières M. Terrasson
ne nous en donne qu'une pâle copié ; je n'y vois
pas du tout ce redoutable ennemi qui seul faisait face à
tous les dieux . En général , l'audace et la fierté du
pinceau d'Eschyle ne sont pas les caractères de son
imitateur.
M. Terrasson a sagement abrégé et rendu avec une certaine
élégance l'énumération des bienfaits répandus par
Prométhée sur l'espèce humaine . Il lui est arrivé plus
d'une fois de corriger heureusement le texte ; mais on
ne sait pas pourquoi il supprime assez souvent dans le
dialogue des liaisons utiles ou des traits nécessaires à la
situation . Eschyle a une marche hardie , impétueuse ,
mais il ne manque ni de suite dans les idées , ni de transitions
heureuses , mérite rare dans un poète aussi fougueux
que lui. Ce poète avait reçu de la nature un
grand fonds de bon sens. La raison ne l'abandonne pas
dans ses plus grands écarts .
On doit déjà quelques éloges à l'auteur pour la manière
dont il a traduit la scène où Mercure cherche à
arracher le secret enfermé dans le coeur de Prométhée.
Ce n'est pas que l'on ne puisse encore désirer plus
de force dans sa version . Il n'a pas exprimé avec une
SYSINE
32
498 MERCURE DE FRANCE .
précision assez énergique, certains traits de l'original , que
Dante a encore agrandis et rendu plus fiers dans ces
vers de son quatorzième chapitre de l'Enfer , où
un orgueilleux , qui ressemble au satan de Milton ,
s'écrie :
8
Qual i' fui vivo , tal son morto.
Se Giove stanchi il suo fabro , da cui
Cruciato , prese la folgore acuta ,
Onde l'ultimo di percosso fui ;
O s'egli stanchi gli altri a muta a muta ,
In Mongibello , a la fucina negra
Chiamando buon Vulcano , aiuta , aiuta : :
Se' com i fece a la pugna di Flegra ;
E me saetti di tutta sua forza ,
Non ne potrebb' haver vendett' allegra,
On retrouve dans ces tercets quelque chose d'un discours
de Cassius dans Shakespear . Le fier. conjuré y
rappelle , avec une ironie amère , que César et lui s'étant
traverser , tout-à-coup il
jetés dans le Tibre pour le traverser ,
entendit le maître des Romains , l'arbitre du monde , le
Dieu du majestueux univers , s'écrier comme une fem
melette : « A moi , Cassius , je me noie . » Cela est grand
et vrai sans doute ; cependant notre tragédie aurait
peine à se permettre de semblables hardiesses . Ne serait-il
pas temps de devenir moins timide ? Dante et Shakespear
ont plus d'une ressemblance. L'un et l'autre tirent
quelquefois d'admirables effets de l'opposition des images
les plus familières avec les plus sublimes .
A mesure que nous avançons , le style du traducteur
s'élève. Il est déjà plus poétique dans le récit du serment
des Sept devant Thèbes . Le premier choeur des
Filles Thébaines , consacré à peindre l'épouvante que
leur inspirent l'assaut et les horreurs dont la ville est menacée
, a des choses remarquables . Rien de plus tour
chant que le désordre de leur prière ; la beauté des vers
de l'original , leur harmonie imitative , le mouvement et
la rapidité du style , les cris qui s'échappent du coeur de
SEPTEMBŘE 181 . 499
toutes ces vierges , le véritable accent de la douleur offrent
une situation dramatique que Racine lui-même n'a
point égalée dans le tableau des Filles de Sion , redoutant
, pour la maison du seigneur , les attentats de la
cruelle Athalie , les profanations et les outrages de ses
satellites. C'est dire assez que le traducteur est resté
ici bien loin d'Eschyle ; mais en l'affaiblissant , il ne
l'a point défiguré. On reconnaît encore la manière du
maître dans l'élève qui l'a copié avec timidité , mais
avec respect .
Eschyle et Euripide ont peint tous deux les chefs
ennemis qui viennent assiéger Thèbes ; mais à quelle distance
de lui le premier de ces poètes a laissé le second ?
L'épopée et la poésie lyrique n'ont rien de plus hardi ,
de plus fort , de plus pittoresque que le tableau
d'Eschyle . Tout y est vivant et animé. Eschyle est de
feu , Euripide semble être de glace ; l'un représente ,
avec d'effrayantes couleurs , ce qu'il semble avoir vu de
ses propres yeux : on dirait qu'il a assisté au siége de
Thèbes , qu'il a entendu les sermens , et entendu les
fureurs et l'impiété des Capanée , des Hippomédon ,
des Tydée ; l'autre raconte froidement ce qui lui a été
transmis par la tradition . C'est beaucoup pour le traducteur
d'avoir été quelquefois un fidèle interprète de
son modèle. Racine lui-même n'aurait peut - être pás eu
toute l'énergie nécessaire pour soutenir jusqu'au bout la
lutte avec Eschyle dans un pareil morceau.
Il ne règne pas la même audace et la même force
dans les Perses que dans la tragédie précédente : aussi
le traducteur approche-t- il beaucoup plus de l'original.
Voici , par exemple , des vers qui , suivant nous , lui
font honneur.
Contre cette cité la force est inutile :
Reine , ses citoyens sont autant de remparts.
32
500 MERCURE DE FRANCE .
4
GT
feel
Je ne sais quel prestige éblouit nos regards.
Un génie infernal , divinité sinistre ,
De notre long désastre implacable ministre ,
Semblait des ennemis préparer le succès.
Un soldat , qui d'Athène accourut vers Xerxès ,
Apprit que leur armée , au désespoir réduite ,
Etait prête à chercher son salut dans la fuite ,
Dès que l'ombre étendrait ses voiles dans les cieux .
Xerxès , ne doutant point de la faveur des dieux ,
Croit tout , ordonne tout ; et quand la nuit profonde
Ramènera la paix dans les airs et sur l'onde ,
Il veut que ses vaisseaux , sur trois lignes rangés ,
Et , dans un nombre égal , avec soin partagés ,
D'un mouvement soudain ferment tous les passages ,
Et de l'île d'Ajax entourent les rivages .
Il dit tout se prépare : aussitôt que des jours
L'astre , au milieu des flots , vient achever son cours ;
Dès que l'ombre a , des cieux , rempli l'espace immense ,
Les rameurs attentifs ont gardé le silence ;
Nos soldats , à leur poste , attendent les signaux ;
L'ancre monte : les chefs disposant leurs vaisseaux ,
Suivent l'ordre du prince , et ces guerriers célèbres
Cherchent , pour triompher , la faveur des ténèbres.
Le cercle de la nuit était près de finir :
Les intrépides Grecs'ne songent point à fuir ,
Et , dans les cieux blanchis , les rayons de l'aurore
Debout sur leurs vaisseaux les retrouvent encore.
Alors leurs cris confus par l'écho répétés ,
Des rivages d'Ajax partent de tous côtés ,
Et les Perses , trompés dans leur trop longue attente ,
Pour la première fois ont connu l'épouvante.
Quel tableau ! ce n'est point une sourde clameur ,
Présage de la fuite , et signe de terreur ;
C'est l'ardeur du combat qui dévore leurs âmes :
Bientôt l'onde écumante a gémi sous les rames.
Le son de la trompette éclate dans les airs ;
Leur flotte contre nous s'avance sur les mers ,
Et.cent voix ont frappé notre oreille alarmée :
Braves soldats , sauvez et la Grèce et l'armée ,
Vos épouses , vos fils , les temples de vos dieux ,
« Et les sacrés tombeaux où dorment vos aïeux ;
« Songez que de leur sort un seul combat décide. »
Nos cris ont répondu : d'une course rapide ,
Leurs nefs avec furie attaquent nos vaisseaux ;
L'airain heurte l'airain sur les bruyantes eaux ;
SEPTEMBRE 1817 .
501
Et de ce premier choc l'audace impétueuse
Rend en faveur des Grecs la victoire douteuse.
Voici d'autres vers que le poète fait prononcer par
l'ombre du père de Xerxès :
O trop malheureux fils ! quel remords te dévore !
Voilà donc votre effet , tristes prédictions ,
Et la Perse n'est plus au rang des nations !
Quoi ! Xerxès ! d'un mortel la fureur insensée
D'asservir le Bosphore a conçu la pensée ?
L'Hellespont n'était plus qu'un esclave à ses yeux ?
Quoi ! ses flots qui coulaient sous la garde des dieux.
Devaient- ils se soumettre au joug de sa fortune ,
Et lui livrer l'empire où commande Neptune ?
#
Nous ne rappellerons pas la belle scène de la honte
et du désespoir de Xerxès ; mais nous ne pouvons nous
empêcher de remarquer que si la tragédie , chez les
nations modernes , avait la direction morale que lui
donnait Eschyle , et la liberté que lui accordait le
peuple d'Athènes , on n'aurait pas vu peut- être tous ces
ambitieux conquérans que la prospérité enivre , et conduit
à risquer , en un jour , au plus funeste des jeux de
hasard , la fortune et l'indépendance des nations. Arrêté
par la généreuse audace d'un poète , jami de son pays ,
peut- être Charles XII serait devenu un grand et sage
prince , au lieu de mourir détesté des sujets dont son
obstination et sa folie avaient fait le malheur .
Nous reprocherons à l'auteur de n'avoir pas traduit ,
dans un des choeurs d'Agamemnon, ce qui regarde le sacrifice
d'Iphigénie . Il n'y a rien de plus touchant que le
tableau de cette jeune princesse étendue sur l'autel ,
comme la victime couronnée de bandelettes , la tête pendante
, et adressant , dans cet état , aux Grecs assemblés
, des regards qui allaient chercher la pitié jusqu'au
fond du coeur . Eschyle a mis dans ce tableau une vérité
et une naïveté bien au-dessus de tout ce qu'on a fait
après lui . Quelquefois la pompe, la correction et l'élégance
+
502 MERCURE DE FRANCE .
poussées trop loin , nuisent à l'effet et affaiblissent l'éloquence
. Notre divin Racine n'a pas toujours évité cet
écueil. Quelquefois il n'est pas assez grec , c'est- à -dire
assez près de la nature. Le passage d'Eschyle nous a
rappelé des vers de Juvénal sur la mort de Priam , dans
la dixième satyre :
"
Omnia vidit
Eversa , et flammis Asiamferroque cadentem.
Tunc miles tremulus positá tulit arma tiará ,
Et ruit ante aram summi Jovis , ut vetulus bos ,
Qui domini cultris tenue et miserabile collum
Præbet , ab ingrato jam fastiditus aratro.
Tout le monde connaît les vers de Virgile sur le
même sujet ; ils sont beaux sans doute , mais ceux de
Juvénal nous paraissent sublimes . Le choix même de
la comparaison , prise dans une nature si commune , est
un trait de génie qui laisse dans l'àme une impression
profonde . La prose de Bossuet est remplie de ce genre
de beautés , que jusqu'ici notre poésie , trop amie d'une
dignité qui n'est pas sans froïdeur , n'a guère osé admettre
. Il faut la corriger de ses injustes dédains , et
oser tout ce que la raison permet.
Rendons un nouvel hommage au talent du traducteur
, par la citation d'un morceau dans lequel il est
peut-être supérieur à l'original .
CASSANDRE .
Précurseur de ma mort !
Ainsi que sur le mien je pleure sur ton sort ,
O fils d'Atrée , adieu . Vous , témoins de ma plainte ,
Vers le piège fatal je vais marcher sans crainte :
J'ai vécu ; mais du moins sachez vous souvenir
Qu'un vengeur est pour moi caché dans l'avenir .
L'adultère mourra le sang , le sang du crime
Un jour doit effacer celui de la victime .
Recevez mes adieux , et n'oubliez jamais
Ces mots dont en mourant j'ai payé vos bienfaits.
Toi qui sur l'univers fais briller ta lumière ,
Sacré Soleil , entends ma parole dernière ,
SEPTEMBRE 1817. 503
L'esclave abandonnée à leurs sanglantes mains ,
Implore ta fureur contre ses assassins :
Venge-moi , ta clarté dans Argos m'est ravie .
Néant trompeur du monde ! ô songe de la vie !
Qu'est- ce donc que la joie ou l'infortune ? hélas !
Une ombre qui s'efface , et qu'on n'aperçoit pas ;
Et , pour son vain bonheur plus que pour ses alarmes.,
La pitié doit à l'homme un regard et des larmes .
Le traducteur n'a pas fait parler Clytemnestre avec
moins d'éloquence , lorsqu'elle étale insolemment son
crime aux yeux du peuple d'Argos ; témoin cet autre
passage :
Je jure devant vous , par ma fille au cercueil ,
Qu'immolait un parjure à son féroce orgueil
Et par les déités du ténébreux empire ,
Que je ne vous crains point tant qu'Egysthe respire ,
Il est mon bouclier , ma force , mon appui ,
Et je sais tout braver , assise auprès de lui .
O peuple ! il descendit aux rives infernales
L'époux qui m'a souvent préféré des rivales.
Voyez à ses côtés l'esclave que son choix
Recevait , sans pudeur , dans la couche des rois .
Il guida sur les mers cette amante insensée
Dont le dieu de Délos égara la pensée.
: Il l'adorait ensemble ils sont morts sous vos yeux ;
Et Cassandre , imitant le cygne harmonieux ,
Jusqu'au dernier soupir a rendu ses oracles.
Que j'aime à m'enivrer de ces sanglans spectacles !
En poursuivant plus loin notre examen , nous aurions
encore des reproches et des éloges à adresser à
M. Terrasson. Par exemple , il n'est pas toujours heureux
dans ses vers lyriques . Il les termine souvent par
des mots secs , que le retour de la rime rend encore
plus désagréables . Son oreille n'est ni assez sévère , ni
assez délicate . Il a besoin d'étudier le mélange des
vers , le croisement des rimes , les suspensions et le
repos de la période poétique . On a vu un grand poète ,
trop accoutumé au vers alexandrin , ignorer entièrement
les secrets de son art , quand il voulait manier des vers
504 MERCURE DE FRANCE .
de mesure différente . Cet exemple est une leçon dont
M. Terrasson doit faire son profit . En général , quoique
les morceaux lyriques de son recueil sentent quelquefois
l'inspiration , ils ne sont pas la partie saillante de
son heureux essai . Il s'entend mieux à dérouler majestueusement
une suite d'alexandrins qu'à suivre les mouvemens
rapides et passionnés de l'Ode . Il exprime bien
la colère et la vengeance d'Electre , mais il n'a point
assez d'énergie et de couleur dans les imprécations du
cheur contre les meurtriers d'Agamemnon . Quelquefois
même il tombe tout -à - fait au - dessous de son talent ; et
alors ses strophes ont à peine la poésie d'une stance , et
manquent tout- à- fait de rythme et d'harmonie . N'oublions
pas d'ajouter qu'il se relève bientôt de ses chutes ,
et qu'il semble y puiser des forces nouvelles pour lutter
avec son maître . Nous citerions avec plaisir , si l'espace
nous le permettait , les choeurs des Euménides . Sans
doute M. Terrasson n'y est pas aussi terrible que le terrible
Eschyle , mais il marche quelquefois à côté du
modèle. Nous ne lui dissimulerons pourtant pas que
cette partie de son ouvrage demande encore du travail ,
Tout est plein , vigoureux , sonore , hardi dans Eschyle ;
pour l'atteindre , il faut le rendre avec fidélité , et s'abstenir
de lui prêter des choses vagues , faibles et décolorées
.
Nous nous sommes efforcés d'être justes envers M. Terrasson
; nous avons pris plaisir à le louer franchement ;
nous lui avons soumis , sans détour , les observations
critiques que son livre nous a suggérées . Nous ne prétendons
pas donner ces critiques pour des arrêts , mais nous
souhaitons vivement que l'auteur soit convaincu de
notre estime pour son talent , et du désir sincère que
nous avons de le voir obtenir des succès durables en
littérature .
P. F. TISSOT.
SEPTEMBRE 18171 505
VARIÉTÉS .
HISTOIRE D'UN POÈTE.
CHAPITRE V.
LE DANGER DE PRÊTER SA PLUME.
Les espérances que j'avais conçues , en entrant chez le
duc de *** , ne m'avaient point trompé je trouvais auprès
de ce seigneur tout ce que peut désirer un jeune
homme dont l'amour des lettres est la passion principale
, je veux dire une bibliothèque nombreuse , des
loisirs , et le commerce des beaux esprits.
Le duc avait beaucoup de crédit à l'Académie française
, qui comptait , parmi les quarante , quelques élus
de sa façon ; aiusi , non -seulement il recevait des académiciens
; mais presque tous les aspirans au fauteuil
lui faisaient la cour. Ce généreux Mécène avait d'ailleurs
une table excellente . Chaque semaine , un souper délicat
réunissait à l'hôtel la fleur des gens de lettres de
Paris , et dans cette fondation pieuse , on ne savait
qu'admirer davantage , de l'assiduité des fidèles , ou de
l'exactitude du fondateur . Monsieur le secrétaire était
admis à ces banquets , où le désir de briller , l'inspiration
du Champagne , et quelquefois l'esprit naturel se
disputaient l'honneur des bons mots . Les vers et la
prose , les acteurs et les pièces de théâtre , la brochure
nouvelle et l'anecdote du jour faisaient le sujet de l'entretien
: c'était un feu roulant de saillies et d'épigrammes
, et les absens n'avaient qu'à se bien tenir.
Le duc , adroit médiateur au milieu de tant d'amourpropres
irritables , savait bannir la dispute , sans introduire
la contrainte ; semblable au chefd'orchestre qui ,
modérant tour-à-tour le fifre aigu , les basses grondantes ,
et les bruyantes tymbales , forme du tout une seulę
harmonie .
506 MERCURE DE FRANCE .
:
Quelle belle galerie j'aurais à peindre , si je cédais
sans réserve au plaisir de tracer des portraits ! mais
dût-on m'accabler de tout le poids de Labruyère , je
ne puis m'empêcher de donner ici le croquis de quelques-
uns de nos convives ; non pour égayer mes lecteurs
aux dépens des gens de lettres je pense , au contraire ,
que dans cette classe de la société , le ridicule se montre
en général assez rarement . On ne contestera pas cette
vérité , si l'on réfléchit en effet que l'ignorance , le défaut
de goût , et l'absence d'esprit sont les trois plus fécondes
sources de ridicule . Il faut donc placer au
nombre des exceptions , ceux des auteurs qui peuvent
prêter à rire sur leur compte , soit dans ce monde , soit
dans cette véridique histoire,
Après cette profession de foi , je commence
revue :
ma
Péridor est un petit homme académique depuis la
tête jusqu'aux pieds , qui ne dit pas un mot sans une
antithèse , un trait ou tout au moins une finale sonore ,
car il veut absolument une pause d'admiration pour ses
auditeurs . Il a sur tous les sujets une pensée détachée ,
une sentence , une anecdote ou une distinction prête ;
il la débite bien , prononce à merveille ; et qui craint
de l'oublier , peut l'écrire. Quant à lui , dès long - temps
il est à l'abri de ce danger , et je suis sûr qu'on trouvera
dans ses papiers un recueil complet de tout ce qu'il a
dit pendant sa vie. Au reste , il n'a rien publié jusqu'à
présent , si ce n'est sa conversation , qui peut passer
pour un livre travaillé . Je doute qu'un pareil homme
produise rien d'original : il est trop plein de figures ,
de tours et de constructions oratoires , pour que le sen
timent et l'invention trouvent jamais place à travers
tout cela . Cependant Péridor est le héros de beaucoup
de cercles , dans lesquels on admire le choix de ses épithètes
, la symétrie de ses phrases , la rondeur de ses
périodes , en un mot tout son appareil de succès . Que
manque -t-il donc à Péridor pour être éloquent ? Du
génie .
A côté de cette rhétorique vivante , se trouve l'ami
Barin , homme doux , insinuant , infatigable pour les
petits soins. C'est le chat de l'Académie ; il connait tous
Les hommes de lettres , et s'attache particulièrement
SEPTEMBRE 1817 . 507
aux plus distingués . Sa mémoire est heureuse , c'est un
dictionnaire d'anecdotes. Initié aux secrets des poètes ,
Barin cite les variantes de leurs vers ; il sait où tel auteur
en est de sa tragédie ; comment doit périr le tyran ,
ce que deviendra la princesse , etc. Y a-t-il un académicien
malade ? Qui mieux que Barin vous en donnera
des nouvelles ? Il a lui -même introduit le médecin dans
la chambre , et c'est en sa présence qu'on a donné l'émétique.
Dans sa jeunesse , il a vu Jean-Jacques ; il a parlé
deux fois à M. de Denis , et s'iln'a pas connu Voltaire , il
possède des cheveux de ce grand homme . Tous les jours
il reçoit des lettres des plus célèbres auteurs ; mais je
ne lui conseille pas de les faire imprimer : on y
lirait
trop souvent des détails tels que ceux-ci : « Mon cher
Barin , faites - moi venir de ce bon chocolat , comme le
dernier. — Voyez donc un peu dans vos courses , mon
cher Barin , pourquoi ce maudit brocheur ne finit
point , etc. , etc. » Au total , Barin est un agréable
convive. Il a fait quelques vers dans sa vie , mais
il ne s'en souvient plus ; en récompense il a retenu les
plus jolis impromptus de ses contemporains. Sa conversation
est amusante , il a vu les hommes de génie
en robe -de -chambre , et ce serait un trésor pour les
biographes . Je le compare à ces pierres de touche , qui
doivent leur éclat au frottement des métaux précieux .
Pour Salvador , que le duc place toujours à côté de
lui , c'est un vieil athlète couvert de nobles cicatrices .
Depuis que son génie l'a fait écrivain , il a quatorze fois
visité les prisons d'état . C'est un caractère indomptable ,
en guerre ouverte contre tous les actes arbitraires de
l'autorité. Il a déjà fait réformer je ne sais combien
´d'abus , qui tous lui ont valu des lettres de cachet . Ce-
'pendant le cour et la ville en parlent avec beaucoup de
considération ; les ministres même lui reconnaissent
des talens , et l'estiment en secret. Malheureusement
rien ne lui rendra ses cheveux , qu'il a presque tous
perdus , grâce à la fraîcheur des différens séjours que
plusieurs excellences l'ont successivement forcé d'habiter.
Je voudrais parler encore de Beauverdois , qui a dédié
dans sa vie , aux souverains des petits Etats d'Allemagne
, tout juste autant d'ouvrages , qu'il a de cor568
MERCURE DE FRANCE :
dons étrangers à sa boutonnière ; de Chamberville , qui
serait mort de faim , malgré son talent pour la poésie
érotique , s'il n'eût , pour vivre , composé des livres de
controverse , et vendu des sermons tout faits aux prédicateurs
paresseux ou sans Minerve ; de Rucellius , non
moins admirable pour la prose poétique de ses discours ,
que pour les vers prosaïques de ses odes ; mais ces portraits
m'entraîneraient trop loin , et malgré la douleur
sincère de tout auteur réduit à parler de lui-même , je
sens qu'il faut reprendre le fil de mon histoire
Le duc , naturellement plein de bienveillance pour
tous ceux qui l'approchaient , me traitait avec une
bonté particulière , et j'entrais chaque jour plus avant
dans sa confiance . « Mon cher Samuel , me dit un
« matin ce seigneur , après m'avoir pris à part dans sa
« bibliothèque , je vais t'avouer une faiblesse : j'ai fait
« un livre ; je te connais homme de goût , et je veux
tf que
tu m'en dises ton sentiment . Ce n'est point un
« de ces ouvrages lourds et diffus , dont le travail pé-
« nible et l'érudition assommante témoignent assez qu'ils
« sont le fruit des veilles de quelque pauvre diable :
« c'est une oeuvre badine , écrite d'un style léger , fa-
« cile , de ce style en un mot d'homme de qualité , qui
<< tire son mérite de sa négligence même , et que ne
« peuvent jamais atteindre les auteurs de profession.
« C'est qu'ils écrivent pour ainsi dire à la journée ; tan-
« dis que nos ouvrages à nous autres , quand il nous
« arrive d'en composer , sout le produit d'inspirations
« et de momens de verve , dérobés au train du grand
« monde. Voilà ce qui fit la fortune des Maximes de
« La Rochefoucault , des Contes d'Hamilton et des Poé-
« sies de Nivernais . Pour moi , j'ai pris mon sujet dans
« ce siècle , c'est- à -dire , que de mes souvenirs , et de
« quelques aventures de mon temps , j'ai fait un roman
« de galanterie , dans lequel je crois avoir peint les
« femmes , en homme qui les connaît . Tu vas en juger. »
Après cette petite préface verbale , M. le duc me lut
son roman , qui avait pour titre : les Egaremens de
l'Amour.
Je puis aujourd'hui soulager ma conscience , des
louanges exagérées que le préambule , le ton de la lecture
, et ma qualité de secrétaire me prescrivaient alors .
SEPTEMBRE 1817 . 509
Je dirai donc que les Egaremens de l'Amour n'avaient
absolument rien de commun avec les charmans ouvrages
d'Hamilton , et que si j'eus l'effronterie de les
placer au-dessus des Mémoires du comte de Grammont,
ce fut uniquement par condescendance pour l'auteur
qui m'en priait . Une suite d'aventures galantes , dont
la première était le type invariable ; même noeud , même
dénouement avec des noms divers ; joignez à cela force
billets doux , qui m'avaient la mine d'avoir conseillé le
roman , et lui donnaient un air de cadre peu favorable
à l'intérêt ; tel était l'oeuvre badine . Quant au style , s'il
devait son mérite à la négligence , il en avait beaucoup .'
On y trouvait cette fine fleur de jargon à la mode , que
n'attrapent jamais les auteurs de profession , soit par un
vieil attachement à la langue des classiques , soit par
l'ambitieux désir de faire durer leurs ouvrages par-delà
le règne éphémère de mots nouveaux et de tournurės
en vogue dans cinq ou six salons .
w
Après avoir payé mon tribut d'éloges au roman de
M. le duc , en termes dont Lemière même eût été satisfait
, je me croyais quitte envers l'auteur ; mais je
n'étais pas au bout de l'épreuve . « Tu penses bien ,
me dit le duc , que je ne veux pas me faire imprimer ;
quelques femmes m'en priaient ; mais à mon âge , me
produire dans la carrière du bel esprit serait un ridicule
que je ne me donnerai pas. » A ces mots , je
me voyais déjà corrigeant les épreuves. « Pourquoi ,
monseigneur , lui répondis-je , priver le monde litté
raire d'une aussi piquante production ? -Crois- tu , mon
enfant , qu'elle mérite de voir le jour ? —Si je le crois
m'écriai-je , assurément , et ce serait un vol que d'en
différer l'impression . Eh bien , poursuivit le duc ,
fais donc comme tu l'entendras ; mais une chose sur
laquelle je n'entends point transiger , c'est que je veux
garder scrupuleusement l'anonyme. Ah ! pour cette
fois seulement , répondis - je , et sans tirer à conséquence
pour une seconde édition . » Le duc sourit à ce
présage ; et il fut décidé qu'on imprimerait .
Les gens sincères me blâment sans doute d'avoir
conseillé la publication d'un livre que j'en trouvais
peu digne ; mais rien ne pouvait empêcher les Egaremens
de l'Amour de faire gémir la presse : c'était
510 MERCURE DE FRANCE .
une affaire dès long- temps résolue , et je pense même
que le duc avait déjà vu l'imprimeur , quand il me lut
son ouvrage. Au reste , si le public eut à se plaindre
d'un roman médiocre , ce n'est pas à mes avis qu'il
dut s'en prendre ; je devais me rendre coupable d'une
complicité bien autrement dangereuse pour moi .
Nous en étions à peu près à moitié du manuscrit
pour l'impression , lorsque le duc , en relisant les épreuves
, s'aperçut que l'intérêt languissait . La découverte
était un peu tardive ; pour y remédier cependant , il
imagina de jeter au milieu des aventures galantes , un
épisode dans le genre tragique , propre à réveiller les
esprits , par un contraste inattendu . Cette idée trouva ,
dans M. le secrétaire , un apologiste d'autant plus chaud
qu'il tremblait en secret pour le succès de l'ouvrage , et
voyait arriver , sans grande impatience , le moment où
le public devait faire justice de ses louanges exagérées.
En conséquence , l'impression fut suspendue , et quelques
semaines se passèrent , pendant lesquelles je crus
monseigneur fort occupé de l'épisode .
Un après- dîner , comme je me disposais à sortir , le
duc , contre sa coutume , me fait appeler dans son cabinet.
- « Ou je me trompe fort , dis- je en moi-même ,
ou nous allons , sur nouveaux frais , donner de l'ouvrage
aux compositeurs : Je me trompais ; il fut cependant.
question du roman. - « Plus j'y songe , me dit le duc ,
plus je trouve l'épisode indispensable , mais je n'ai
« guère connu de grandes douleurs dans le cours de
« ma vie ; ma plume s'est toujours exercée sur des su-
« jets légers ou gracieux , et le genre tragique est peut-
« être celui de tous pour lequel je me sens le moins de
« disposition. Cela ne me fait pas toutefois renoncer à
« mon projet je me souviens de certain discours de
» Fabius dont le style annonçait un talent très- souple ;
» toute réflexion faite , je pense que l'auteur de cette
« composition est précisément l'homme qu'il me faut
« pour mon épisode . »
Je répondis au duc qu'il devait compter davantage
sur ses forces , et qu'il présumait beaucoup trop de mon
faible mérite ; mais voyant que je faisais vainement la
guerre à sa modestie , et soupçonnant qu'il avait ses
raisons pour me passer l'épisode , je m'en chargeai de.
SEPTEMBRE 1817 :
517
bonne grâce , et ne songeai plus qu'à m'en tirer à
mon honneur. Je mis huit jours à le composer , autant
à peu près à corriger et mettre au net , après quoi je
portai mon ouvrage à M. le duc . Il voulait du tragique
, et je n'y avais rien épargné : enlèvement , duel ,
méprise , vieillard éploré , amant empoisonné , fille
folle , tels étaient les traits principaux . Le duc fut
content et me le témoigna . Je reçus ses éloges avec
la joie naïve d'un jeune écrivain , toujours plein de
tendresse paternelle pour l'enfant nouveau né. Nous
imprimons , et l'ouvrage paraît sans nom d'auteur.
Soit mauvais goût du siècle , soit la manière dont le
duc garda l'anonyme , en distribuant deux cents exemplaires
vélins à ses amis et connaissances , les feuilles
publiques vantèrent les Egaremens de l'Amour , et
Paris et Versailles s'en amusèrent quelque temps . Je
ne me croyais pas étranger au succes ; pourtant je fus
d'une discrétion exemplaire , c'est une justice que je
me dois ; mais à l'ombre du manteau ducal , je prenais
à bon compte ma part de l'encens , que recevait monscigneur.
Ces louanges , ainsi qu'on le verra bientôt ,
pensèrent me devenir fatales .
Un mercredi , c'était le jour de la semaine où le
duc rassemblait à souper une douzaine de connaisseurs
et de beaux esprits , le roman nouveau devint l'objet
de l'entretien . Cela devait être , et l'on en parla , comme
de raison , in genere laudativo . Certain parasite entre
autre , qui n'était pas plus sobre de louanges que de
morceaux friands chez ceux qui le recevaient à leur
table , se crut tout permis cette fois , grâce à l'anonyme
dont l'auteur s'enveloppait si bien . Il éleva donc l'ouvrage
jusqu'aux nues. A ses hyperboles , à ses acclamations
qui semblaient redoubler sa soif et son appétit ,
je croyais entendre l'homme de Penaflor , soupant
avec le crédule Gil Blas , dans l'hôtellerie d'André Corcuelo.
Tout allait passablement jusque-là . Quand il
s'agit d'éloges , les grands , ni les auteurs ne font point
un crime de l'exagération , et le parasite se montrait
d'autant plus intrépide qu'il trouvait chez le duc deux
motifs de sécurité pour un. Mais , par malheur , il s'avisa
d'exalter l'épisode aux dépens du reste de l'ouvrage;
« C'est-là , dit-il , que l'auteur se montre supérieur
512 MERCURE DE FRANCE.
*
à lui-même : correct , élégant , plein d'intérêt , cẻ
morceau vaut lui seul tout le roman. » A ce discours ,
dont ma vanité s'arrangeait mieux que mes intérêts , je
crus devoir me montrer généreux , et je pris chaudement
la défense des Aventures et des Lettres galantes.
Ce fut un nouveau guignon : tous les convives se rangèrent
du bord du parasite , et je n'eus pour moi que
le silence du duc . Le tour de la conversation paraissait
l'embarrasser ; mais plus il voulait parler d'autre chose ;
plus on revenait sur l'épisode , dans l'idée qu'il ne
cherchait à rompre l'entretien que par modestie ; or ,
la modestie est la vertu que les flatteurs ménagent le
moins chez les grands , parce qu'ils ne trouvent à la
blesser pas plus de danger que d'occasion . M. le duc
eut donc la douleur d'entendre , pendant une heure
entière , louer précisément dans son livre le morceau
qui n'était pas de lui.
; ,,, 。,、,
Depuis ce maudit souper , je crus m'apercevoir que
l'auteur des Egaremens de l'Amour ne goûtait plus
mon service. Il m'appelait rarement près de lui , et
çessait de s'entretenir familièrement avec moi comme
avant cette époque . Enfin , il devint à mon égard si
froid et si réservé , que je m'attendais à recevoir mon
congé d'un jour à l'autre . Je ne connaissais pas encore
toutes les bonnes qualités de cet excellent homme , Il
me fit venir un matin dans sa chambre .• — « Samuël ,
« me dit-il , je n'ai plus besoin de secrétaire ; mon
« intendant suffit au peu de correspondance que je
« veuille conserver ; mais comme je suis content de
« vos services et de votre zèle , je vous donne à mon
<«< fils le marquis ; vous lui serez plus utile qu'à moi .
« Adieu , mon enfant , conduisez -vous toujours bien et
« voyez Marjolin ( c'était l'intendant ) à qui j'ai donné
« des ordres qui vous concernent. » Je pris congé de
ce seigneur en laissant paraître des marques de regret
et d'attachement dont il parut touché ; ensuite j'allai
trouver Marjolin qui , après m'avoir compté ce qui
m'était dû , me remit encore une bourse de cent louis
comme gratification.
Eu me rendant chez le marquis , je ne pouvais m'empêcher
de regretter le temps heureux que j'avaiś .
passé chez le due , et d'admirer le noble caractère de
SEPTEMBRE 1817 .
513
ce généreux seigneur qui savait racheter , par des bienfaits
, les faiblesses de l'amour- propre inséparables de
l'humanité.
Le marquis était peut-être l'homme de France qui pouvait
le mieux se passer de secrétaire ; grand chasseur
peu lettré , fier et d'un caractère altier , il n'écrivait pas
cent lettres par an ; du reste , bon militaire ; il avait
fait ses preuves dans plus d'une occasion . S'il avait peu
d'affabilité pour ceux qui l'approchaient , il était juste
à leur égard ; et la rudesse de ses moeurs qui ne le fai→
sait point aimer , n'allait pas jusqu'à le faire haïr. Il me
reçut comme un homme qui avait appartenu à son père ,
me logea bien , me fit compter , régulièrement tous les
trois mois , la même somme que je recevais chez le
duc , et ne me dit pas quatre mots pendant tout le
temps que je demeurai chez lui .
On n'a trouvé jusqu'ici dans mon histoire aucune
date précise des événemens qu'elle contient. J'ai deux
motifs pour en user de la sorte : le premier , c'est que
j'écris de souvenir , et n'ai jamais tenu de journal ;
le second, que je pourrais développer en plusieurs pages ,
se réduira , pour le moment , à ces mots du Misantrope
: .... Le temps ne fait rien à l'affaire. Cette
maxime peut recevoir plus d'une interprétation ; je
la crois applicable au récit de mes aventures dans le
sens que je lui donne ici , mais elle ne le serait pas
partout. Ainsi , nous ne verrons plus revenir l'époque
où l'on brûlait les protestans , ni celle où la faux révolutionnaire
inondait de sang la malheureuse France .
Pourquoi cela ? parce que le temps fait beaucoup ......
Mais suivons le fil de notre histoire sans prolonger les
digressions.
Tandis que j'étais secrétaire du marquis , la révolution
française poursuivait le cours de ses transformations.
Je ne les décrirai point ; mais comme il faut , pour
l'intelligence de mon récit , que je passe , malgré moi ,
par l'année 1793 , je passerai vite , ce que tout homme
sage doit faire partout où il ne trouve que des objets
d'horreur. Fouille qui voudra ces tristes catacombes .
Le duc et le marquis émigrèrent , et je me trouvai
şans emploi . Je m'occupais d'en chercher un , lorsqu'un
honnête Cincinnatus de ma section , scandalisé sans doute
33
514 MERCURE DE FRANCE.
par mon hábit noir ( j'avais jusqu'alors négligé l'utile
précaution de la carmagnole) , imagina de me dénoncer
au comité comme secrétaire d'un marquis , apte à correspondre
avec Pitt et Cobourg . Il n'en fallait pas tant
pour m'appliquer la loi des suspects ( il y avait à cette
époque une loi de ce nom ) ; je ne jugeai point à propos
d'en faire l'expérience . Je quittai le dangereux habit noir ,
et j'emportai mes pénates , c'est- à-dire mes livres et
ma bourse à sept lieues de Paris , dans un village nommé
Charmoise . Je dis village , et c'est une hyperbole , car
il s'agit d'un hameau de cinq ou six feux J'y trouvai
le repos pendant l'orage ; j'y fis des vers et de la prose ;
j'en conserve un doux souvenir. Si quelque biographe
s'avise un jour de faire entrer le poëte Samuel dans sa
compilation historique , il ne tiendra qu'à lui de comparer
Charmoise aux Charmettes ; mais comme il ne
trouvera guère d'autre analogie que celle des noms
je réclame en faveur de mon hameau l'avantage d'une
finale harmonieuse.
A. DUFRESNE.
ANNALES DRAMATIQUES.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Fernand- Cortez..
Cet ouvrage est destiné à tous les genres de succès ;
il a été choisi pour la représentation que Sa Majesté devait
honorer de sa présence. C'est ce que l'Opéra pouvait
offrir de mieux ; le spectacle de Fernand-Cortez
est magnifique , et la pompe en est vraiment royale .
Le mérite de la musique et celui du poëme sont depuis
SEPTEMBRE 1817 : 515
long-temps reconnus , ils ont subi l'épreuve des reprises
ils viennent de triompher des obstacles de la saison ;
mais il semble que l'on s'occupe moins aujourd'hui du
talent du poète que de celui du musicien . C'est une
injustice dont tous les auteurs d'opéra sont victimes
depuis Quinault. Lorsque ce prince des poètes lyriques
enrichit notre théâtre de ses ouvrages , la musique
française , qui n'était qu'une lourde psalmodie , une
sorte de plain-chant , n'avait que la prétention d'embellir
les paroles , et permettait de les entendre . Mais ,
depuis que la musique italienne et la musique allemande
se sont emparées de notre scène , le pauvre poète n'est
plus compté pour rien . Le musicien , pour que son collègue
ne partage pas son triomphe , l'étouffe sous des
torrens d'harmonie , et le public dédaigne de juger ce
qu'il n'entend pas. Il ne songe pas que c'est l'imagination
du poète qui anime et vivifie ces chants qui charment
son oreille , ces ballets qui ravissent ses regards ;
que le musicien et le chorégraphe ne font que développer
, chacun avec les moyens de son art , la
pensée conçue d'abord par le poète . Il est certain qu'il
est obligé de leur faire souvent des sacrifices , q
'il est
forcé d'ôter à ses vers quelque chose de cette énergie
et de cette précision que la musique ne peut rendre ,
et d'interrompre parfois son action , pour faire place
aux divertissemens et aux ballets ; mais tous ces obstacles
ne font qu'accroître son mérite lorsqu'il en
triomphe.
C'est des Italiens que nous avons emprunté cette espèce
de mépris que l'on a pour les poëmes d'Opéra , et
c'est chez eux cependant que se trouve le poète lyrique ,
dont le mérite est le plus indépendant des charmes de
33 .
516 MERCURE DE FRANCE .
la musique . Les opéra de Métastase sont modulés ' tous
les ans sur des airs nouveaux , dont il n'est plus question
après une vingtaine de représentations , tandis que les
accens du poète restent , et passeront à la postérité.
Les premiers sujets du chant et de la danse étaient à
leur poste pour cette représentation de Fernand -Cortez.
Lays est comme le cygne : plus il approche du terme
de sa carrière théâtrale , plus sa voix semble acquérir
d'éclat et de pureté. Lavigne prend chaque jour plus
d'aplomb dans le rôle de Cortez . Madame Albert s'est
surpassée dans celui d'Amazilli.
THEATRE DE L'ODÉON .
Vanglas ou les Anciens Amis .
Nous arrivons un peu tard pour parler de cet ouvrage
jugé déjà par les journaux et par le public . On a eu l'intention
de faire de Vanglas le pendant du Chevalier
de Canolle . M. Picard a voulu nous peindre la régence
comme M. Souques nous avait peint la fronde ; malheureusement
, il ne s'est pas aussi bien pénétré de son
sujet que son rival. Il n'a saisi qu'une partie du tableau .
Toute la fronde est dans le Chevalier de Canolle ; il n'y
a dans Vanglas que quelques intrigues de bureau , qui
ne tiennent pas plus aux moeurs de la régence qu'aux
moeurs d'aujourd'hui . On a reproché aux trois premiers
actes du Chevalier de Canolle la lenteur de la marche
et le manque d'action : combien ces défauts ne doiventils
pas être plus sénsibles , dans une pièce où les trois
premiers actes sont uniquement employés à nous monSEPTEMBRE
1817: 517
trer l'impertinence d'un parvenu . L'intérêt ne commence
qu'au quatrième acte ; c'est lorsque Vanglas ,
partagé entre son ambition et ses remords , signe
d'une main le rapport qui doit peut-être envoyer au
supplice un de ses anciens amis , et donne de l'autre la
clef d'un appartement secret de son hôtel , où il consent
à le cacher. Cette situation est réellement dramatique ;
mais l'auteur , en la répétant à satiété , et en l'accompagnant
de détails trop minutieux , en a presque entière
ment détruit l'effet.
1
THEATRE DU VAUDEVILLE .
1 Première représentation de la Promenade de Saint
Cloud.
Les auteurs ont modestement intitulé ce petit à -propos
Bluette épisodique. C'est une série de scènes sans liaison ,
dans lesquelles une trentaine d'acteurs entrent à droite
pour sortir à gauche . Toutes les curiosités et toutes les
caricatures qui amusent les badauds de la capitale y
sont passées en revue , depuis le Troubadour ambulant:
jusqu'à l'Homme tatoué . On a été étonné de trouver.
dans cette galerie Phocion et Adrienne Lecouvreur ,
morts il y a quelque temps au Théâtre-Français . Ces .
deux personnages allégoriques ont paru extrêmement
froids : heureusement Philippe a réchauffé la scène dans
le rôle d'un jeune peintre qui se déguise en marchand
de chansons . Ce Vaudeville , à l'aide de quelques coupures
, pourra durer autant que les fêtes qui lui ont
donné naissance.
518 MERCURE DE FRANCE .
THÉATRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN .
Première représentation de l'Hôtel et la Mansarde.
Ces deux mots ont été accolés pour faire une antithèse
, la pièce aurait pu avoir un tout autre titre . Celui
d'Onze heures du soir , placé en seconde ligne , ne lui
convient pas beaucoup mieux ; mais il ne s'agit point ,
en pareil cas , de raison et de bon sens , il ne faut
qu'entasser des expressions bizarres qui éveillent l'imagination
. On cherche aujourd'hui à faire du titre des
pièces une espèce d' nigme dont le public vient apprendre
le mot à la première représentation. Le nouveau
drame aurait pu s'appeler tout aussi bien la Paire de
Pistolets que l'Hôtel et la Mansarde ; en effet , c'est une
paire de pistolets qui en forme l'exposition , le noeud et
le dénouement .
M. Dumont , honnête négociant , qui a fait de mauvaises
affaires , vit dans une mansarde de la rue Saint-
Jacques. Il est en proie à la misère la plus affreuse , et
n'a pas même un morceau de pain à donner à deux
enfans en bas âge , qui sont près d'expirer d'inanition.
Il lui reste cependant un trésor dans sa détresse , c'est
une fille charmante , douée de toutes les grâces et de
toutes les vertus . Si Cécile voulait prêter l'oreille aux
séductions d'un certain Edouard de Saint- Elme , lieutenant
de dragons , et fort mauvais sujet , l'abondance
renaîtrait bientôt dans son misérable réduit ; mais elle
préfere la mort au déshonneur. Cependant Saint-Elme ,
qui veut l'obtenir , à quelque prix que ce soit , profite
SEPTEMBRE 1817 . 519
de l'absence de Dumont pour pénétrer dans la mansarde.
Dumont rentre au moment ou Cécile est prête à
succomber sous les violences de son séducteur , qui ne
craint pas de diriger deux pistolets contre le père de celle
qu'il aime. Cécile le désarme , et la paire de pistolets reste
au pouvoir de Dumont . Edouard n'est point rebuté par
ce mauvais succès , il projette un enlèvement en règle ;
mais voilà que , sur les onze heures du soir , pendant
que tout dort dans la rue Saint-Jacques , le père d'Edouard
, instruit des coupables projets de son fils , vient
rôder autour de la maison de Cécile pour s'y opposer .
Dumont qui est allé de nouveau implorer la pitié de ses
anciens amis , l'aperçoit au moment où il va pour rentrer
lui-même ; et , abusé par quelques mots à double
entente , trompé à la lueur douteuse du réverbère , par
la ressemblance d'uniforme ( car le père est colonel
dans le régiment où sert le fils ) , il tire un des deux
coups de pistolets contre celui qu'il croit le ravisseur
de sa fille. Ce coup de théâtre , qui termine le deuxième
acte , est d'un grand effet , et en produirait encore
davantage s'il n'était pas amené trop brusquement.
L'enlèvement se consomme au troisième acte , où la
pièce devrait finir ; mais il faut au moins un acte pour
l'Hôtel , et c'est -là que se passe le quatrième . Dumont
vient demander justice au colonel , de l'enlèvement de
sa fille , et il reconnaît l'homme de onze heures du soir,
Le généreux colonel veut le sauver ; Dumont qui ne
yeut pas demeurer en reste , lui déclare qu'il marchera à
l'échafaud ; il dresse lui- même la plainte qui doit servir
d'acte d'accusation contre lui ; et lorsque le lieutenant
de police , instruit que l'assassin du colonel est caché
dans son propre hôtel , envoie pour le faire arrêter ,
520 MERCURE DE FRANCE.
Dumont se brûle la cervelle derrière un paravent
avec le second pistolet. Cette dernière partie de l'ouvrage
, contraire à toutes les règles de la poétique du
boulevard , qui veulent toujours que la vertu triomphe ,
a failli être fatale à toute la pièce. Les auteurs , qui ' ,
pendant le cours des actes précédens , ont eu plus d'une
réminiscence , ont voulu viser à l'originalité dans le dernier
: ils ne se sont pas aperçus qu'il tuaient l'intérêt ;
au lieu d'émouvoir , ils ont indigné .
L'acteur qui avait joué le colonel , est venu annoncer
que la pièce était de MM. Merle , Melesville et Boirie ;
l'affiche du lendemain a confimé qu'elle était de
MM. Boirie , Melesville et Merle .
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 3 au 10 septembre .
RÉCOLTES . FINANCES . L'information sur les causes
qui ont retardé l'approvisionnement des provinces prussiennes
du Rhin est terminée. Les entrepreneurs rejettent
la faute sur les vents et les crues du fleuve. Disentils
tout ?
-Le Grand- Seigneur a déposé le kiaia-bei , Zeimol-
Abidin , comme incapable de remplir son poste . Partout
même imprévoyance ou même cupidité. Cependant
le peuple affamé s'assemblait autour des boulangeries.
Le Grand- Seigneur n'a pas confondu la faim
avec la sédition ; grâces aux soins du nouveau bey , le
SEPTEMBRE 1817: 521
& prix du pain a baissé de moitié . Des esclaves qui mangent
ne sont pas à craindre.
-Les récoltes d'Angleterre sont abondantes et singulièrement
favorisées par la saison ; le Canada rivalise de
fertilité avec l'Europe . Heureux augure pour les deux
mondes , si les industries de la politique ne viennent
détruire les bienfaits de la nature .
-
Le système financier d'Espagne triomphe des obstacles.
De quoi ne vient-on pas à bout , avec un peu de
fermeté et beaucoup de bonne foi ? J'admire surtout
la magnanimité de Ferdinand. Il a soumis à la contribution
les biens mêmes qui composent le patrimoine
royal. Les fonds ont baissé à Londres de deux pour
cent en deux jours .
-
Dans une circulaire adressée par le préfet des Landes
aux maires du département , ce magistrat les invite
à soumettre aux conseils municipaux la proposition
d'affecter à la dotation des curés et desservans , une
partie des landes dépendantes des biens communaux
, que les communes sont dans l'obligation de défricher.
« MM. les curés et les desservans , dit-il , trouveront
, dans le produit des terres qui leur seraient données
, un mode d'indemnité plus convenable , plus approprié
à la dignité de leur ministère , que les rôles de
cotisations , moyen devenu très -précaire , depuis que
l'autorité supérieure ne peut plus le rendre coërcitif;
ils obtiendront à la fois de l'aisance et de l'indépendance
. »
Le ministre de l'intérieur vient de mettre à la disposition
de ce préfet une somme de six mille francs ,
destinée à des primes d'encouragement , pour les établissemens
de culture qui se formeraient dans les
Landes.
- Un ouragan affreux a détruit les maïs , dans quelques
campagnes voisines de Pau ; les vignes aussi ont beaucoup
souffert .
Un arrêté du préfet du Haut-Rhin lève la défense de
brasser de la bière , et proroge celle de distiller des
grains , pommes de terre , et autres substances farineuses.
Le Moniteur d'aujourd'hui rapporte une ordonnance
du Roi , qui règle la retenue à exercer sur toutes les
522 MERCURE DE FRANCE .
pensions au-dessus de cinq cents francs , acquittées avec
les fonds de retenue des ministères , administrations
et autres établissemens publics . C'est l'exécution de l'article
138 de la loi du 25 mars dernier.
La commission de la diète helvétique propose un décret
en six articles , où le principe de la liberté de l'achat
, extraction et circulation des denrées de canton à
canton est formellement reconnu , et reçoit même des
garanties nouvelles. Pour un état fédéral , comme pour
un état monarchique , tout ce qui efface les différences ,
tout ce qui ôte les barrières , tout ce qui tend à la fusion
et à l'unité , est un bien précieux.
- En matière d'impôt , dit le Morning- Chronicle ,
deux et deux , au lieu de faire quatre , ne font souvent
qu'un. Avis aux politiques à courte vue , qui pensent
augmenter les ressources d'un état , en épuisant celles
des particuliers .
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . La constitution des
îles Ioniennes est définitivement adoptée .
--
<«< Il reste aux habitans de ce pays un dernier voeu ,
« que nous osons prier Votre Majesté de remplir , c'est
« de nous donner une représentation constitutionnelle
«< conforme à l'esprit du siècle . » Telle est la péroraison
du discours que le corps municipal de Trèves adresse au
roi de Prusse.
Là-dessus vient une réflexion du Courier : tout le
monde en Prusse veut une constitution . Mais s'agit- il
d'en déterminer la forme ! Tot capita , tot sensus . Le
Courier se trompe ; on peut n'être pas d'accord sur
quelques formes d'exécution ; mais il y a un fonds commun
d'opinions en Europe égalité politique , impôt
librement voté ; ni le Courier , ni ses affidés , n'étoufferont
ce cri généreux et unanime .
:
La convention de la partie de l'ouest , du territoire
de Mississippi , s'est assemblée à Wasinghton , pour procéder
à une charte constitutionnelle. Cette fièvre constitutionnelle
est contagieuse , comme on voit. Au grand
scandale de quelques soi- disant géographes , qui cherchent
, le compas en main , des limites à son domaine ,
elle envahira bientôt le monde ...... O tempora!
Le gouvernement de Prusse réalise le voeu de Luther.
Cette dénomination de luthériens fait place à une
SEPTEMBRE 1817 .
523
denomination plus noble , celle de chrétiens . Toutes les
branches de la religion réformée sont réunies sous le
nom d'église évangélique Et puissent Rome aussi et
Genève s'embrasser et se réunir ! C'était le voeu de
Bossuet.

Petit triomphe de l'intolérance . Les chrétiens de
Hambourg veulent que les juifs se renferment dans leurs
quartiers , et qu'il soit mis des bornes à leur commerce.
Voilà bien cette fois , non pas le bout d'oreille , mais
l'oreille entière .
-
COLONIES . - Le Courier aussi fait la guerre au Morning-
Chronicle , sur ses erreurs géographiques ; à ce ton
pédantesque , je soupçonnerais le Courier d'avoir fait
quelque grosse et lourde compilation , dont quelque
arret , tant soit peu infamant , lui aurait attribué la
propriété légale .
-
gou
Les nouvelles d'outremer abondent autant qu'elles
se contredisent . Entendez les royalistes : ils ont repris l'ile
de la Marguerite . Bolivar , battu à Carapano et à Guayra,
abandonne ses troupes , et fuit à Saint- Thomas . Le g
verneur de Saint- Augustin a des vivres pour neuf mois ;
il ne craint point les insurgés , et peut résister à cinq
mille hommes ; d'autres disent à cinq cents. Une flotte
espagnole , composée d'un sloop et de deux bricks , va
donner la chasse à l'amiral Brion . Calzada , général indépendant
, est prisonnier . Toutes les chancelleries d'Europe
s'accordent à ne reconnaitre que le roi d'Espagne
pour souverain des colonies espagnoles .
Entendez les insurgés : l'armée de Buenos -Ayres s'est
emparée de Wiza , où elle a fait près de quatre cents
prisonniers . L'amiral Brion bloque l'embouchure de
l'Orénoque avec vingt- deux bâtimens de guerre . Vingt
corsaires indépendans croisent dans le golfe du Mexique
, et le long de la côte de Cuba . Bolivar s'est procuré
de puissans renforts , en accordant aux Nègres la
liberté. Partout où il commande , de quatorze ans à
soixante , tout le monde est soldat. Angustura est tombé
an pouvoir de ce chef. Mina , après avoir fortifié Soto la
Marina , s'est porté sur Saint-Ander , où il a été reçu au
son des cloches . Deux compagnies de l'armée royale se
sont rangées sous ses drapeaux . Cusco s'est rendu aux
independans qui menacent Lima.
524 MERCURE DE FRANCE.
Ainsi les exagérés font leur part , et la font bonne ; et
les hommes de bonne foi disent que sais-je ?
-- On assure que le gouvernement des États- Unis s'occupe
en même temps de négociations et de guerre .
Quel est ce feu qui couve sous la cendre ? Voilà les réflexions
que fait un journal américain . Frappé du silence
des diplomates , il imagine que ceux qui ne parlent pas
ne sont pas ceux qui pensent le moins.
RELATIONS POLITIQUES. Il est fâcheux d'annoncer
que le roi de Bavière n'a point ratifié le concordat conclu
à Rome , par son envoyé .
-Le pacha d'Egypte a remporté quelques avantages
sur les Arabes . Il a envoyé à S. H. quelques sacs remplis
d'oreilles ; ce sont les bulletins de ces messieurs .
- M. de Massenbach avait réclame , de la cour de
Prusse , l'arriéré de sa solde , en menaçant de révéler
des secrets importans , si l'on ne faisait droit à sa récla–
mation. Le sénat de Francfort , après avoir hésité longtemps
, a cédé enfin , et le colonel a été conduit dans
une forteresse prussienne.
-Le Times annonce que les insurgés ont un agent à
Londres , qui prodigue l'or , et multiplie les enrôlemens
, et fait de grands achats d'armes . Lord Cochrane
est , dit-on , près de faire voile , pour l'Amérique-Méridionale
, sur un vaisseau qui lui appartient.
PROCES MARQUANS .
-
La prochaine session s'occupera
des associés de l'épingle noire.

Chayaux , Desbans ont subi leur peine ; ils ont
montré du sang froid et même de la gaîté. « Nous nous
reverrons dans un autre monde , disait à Desbans l'avocat
qui a plaidé sa cause . Je le crois , a répondu le
condamné, et , en ma qualité de fourrier , je vais faire
préparer les logemens .
>>
-
-Le procès contre les assassins du général Ramel
est terminé. Carrière et Daussonne ont été condamnés
à cinq ans de réclusion . Le motif de ce jugement est
qu'on n'a pu s'assurer si les coups , portés par les асси-
sés , étaient précisément ceux dont le général est mort.
Le pourvoi de MM. Comte et Dunoyer est rejeté.
-Tous les journaux répètent à l'envi les horribles détails
du procès de Rhodès. Ce procès a fait naître une situation
neuve, celle d'un témoin qui frémit de parler et de
SEPTEMBRE 1817. 525
se taire . Une femme faible entre déguisée dans un lieu
de débauche. On y consommait un meurtre . Elle a tout
entendu. Bientôt c'est elle -même que les assassins menacent.
Ils délibèrent long- temps s'ils la feront périr ,
et ne lui donnent enfin la vie qu'après l'avoir fait jurer
sur le cadavre de ne rien révéler. Sa tête se trouble .
La honte de sa faiblesse , l'horreur de ses souvenirs ,
la crainte des menaces dont elle s'est vue l'objet , la
poursuivent au pied du tribunal où sa présence donne
lieu à plusieurs scènes épisodiques , aussi terribles et
plus attachantes que la scène principale , et qui partagent
l'intérêt entre la victime et le témoin.
-
Le duc de Wellington , plaidant contre l'éditeur
du journal de la Flandre Orientale et Occidentale ,
demande , par l'organe de son avoué , une indemnité
de dix mille florins ( sans croire toutefois que la réparation
soit proportionnée à l'offense ) . S. G. se réserve
de disposer de cette somme d'après la détermination
que
lui dictera son humanité.
- NOUVELLES DIVERSES . L'arrivée de M. le maréchal
duc de Raguse à Lyon a été une fête publique . M. Crosnier
prend le commandement de cette place.
-Voici une singulière version touchant le général
Lascy. Arrivé à Minorque , et se voyant seul sur le rivage
, ce général , par un mouvement naturel , a pris
la fuite . Des soldats l'ont poursuivi le sabre à la main ;
et comme il a voulu se défendre , ils l'ont tué . Il reste à
expliquer comment on abandonne seul sur le rivage un
homme condamné à mort , même quand sa peine serait
commuée , surtout comment cet homme s'est défendu ,
et où il a pris des armes . Ce qui achève d'ôter à ce récit
toute vraisemlance , c'est qu'il est dans la Quotidienne .
- Une insurrection s'est manifestée à Breslau . On
peut juger de la gravité des circonstances par cette ,
proclamation du gouvernement prussien .

Chaque habitant doit tenir la porte de sa maison
« fermée . Il aura soin en même temps que personne ne
« sorte de sa maison sans une nécessité urgente ; il.
« aura également soin que les croisées restent fermées ,
« Tous les cafés , boutiques de marchands de vin et
« de bière seront fermées sur- le-champ ; il n'est permis ,
<< sous aucun prétexte , de vendre des liqueurs enivrantes .
526 MERCURE DE FRANCE.
« Tout rassemblement de plus de trois individus est
« défendu dans les rues ou sur les places publiques. Il
« est défendu aux personnes seules de s'y arrêter . Les
« individus qui ne se conformeront point à cette me-
« sure , s'exposent à ce qu'on emploie contre eux sans
« ménagement la force des armes.

« Tout rassemblement nombreux sera dispersé à
l'instant et sans aucun ménagement par la force des
<< armes. Tout pouvoir est accordé à cet égard à la force
<< armée . »>
M. le comte de Ruppin se rend à Bruxelles.
-Le nombre des émigrés de Wurtemberg va toujours
croissant.

La peste emporte à Alger dix-sept à dix-huit
personnes par jour. La même contagion s'est manifestée
à l'île de Cuba et surtout à la Havane ; elle se montre
à Smyrne ; elle désole Constantinople. Le typhus continue
ses ravages en Irlande . En vertu d'une
donnance royale , adressée à la chambre de commerce ›
de Stockholm , tous les bâtimens , arrivant des ports
d'Espagne , du Portugal , du Levant , de la Barbarie
et du Nord de l'Amérique , seront sujets à la quarantaine.
POST-SCRIPTUM,
Très-humble supplique à M. Malie-Brun .
or-
Haut et puissant seigneur , qui régnez , sans partage ,
au sommet de la Quotidienne , royalement paré des lambeaux
de Pinkerton , le front ceint d'un arbuste épineux ,
que la rhétorique ne veut pas qu'on nomme , et les mains
chargées d'une férule qui ne ressemble pas mal à une
marote , je ne viens point , moi profane , troubler les
mystères du culte que vous rendent les adeptes , et que
vous vous rendez à vous- même . Je consens que leurs
oreilles et les vôtres soient charmées du fatras de votre
prose de Vandale ; qu'ils s'extasient sur votre science .
SEPTEMBRE 1817: 527
profonde , quand , pour régenter à l'aise , et redire
lourdement ce que l'on voit partout , vous présentez ,
à l'aide de quelques guillemets menteurs , des passages
tronqués pour des citations ; qu'ils vantent votre loyauté ,
quand , après avoir foulé aux pieds toutes les convenances
, vous accusez ceux que vous outragez , de
manquer de savoir vivre . Ma supplique n'a qu'un objet ,
c'est que vous épargniez ma modestie. Je me confesse
indigne de tant de gloire ; car vous savez comme on
vons traduit , et que vos injures sont des louanges aux
yeux de tous les hommes sensés .
BÉNABEN.
ANNONCES ET NOTICES.
On va publier incessamment les Tables chronologiques
et alphabétiques du Moniteur , imprimées dans
le même format . Elles seront rédigées pour chaque an
née séparément , afin de procurer aux abonnés l'avantage
de les adapter à leur collection , suivant l'époque
à laquelle elle commmence.
On souscrit dès à présent pour les Tables de 1816 et
1817 , qui seront publiées les premières , chez madame
veuve Agasse , rue des Poitevins , n. 6. Le prix de la souscription
est de 8 fr . , franc de port , pour chaque année .
On trouve au bureau du Moniteur des Prospectus de
ces Tables.
Le Patriarche de l'Agriculture française , Almanach
nouveau pour l'année 1818 , rédigé d'après les principes
du célèbre Olivier - de- Serres , ce bon patriarche de l'agriculture
française ; d'après ceux de MM. Rosier ,
528
MERCURE
DE FRANCE
.
Parmentier , François- de- Neuchâteau , Thouin , Tessier
, etc. , uniquement consacré aux agriculteurs , aux
amis des champs ; par M. ... .. , membre correspondant
de la Société royale et centrale d'agriculture de
Paris , nº. 3 de la collection . Prix : 50 cent. Chez
Deckherr , frères , impr. - lib . à Montbellard ; et à Paris ,
chez Pillet , rue Christine , n. 5 ;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n . 18..
Nous nous empressons d'annoncer le 3º . nº . de cet ouvrage
si estimé , si recherché , dans les campagnes , et si utile à tous
' les cultivateurs , écrit par un homme instruit , qui s'est particulièrement
attaché à mettre à la portée de tout le monde les bons
conseils qu'il donne ; et , orné de jolies gravures ; le Patriarche
mérite , sous tous les rapports , d'être distingué des autres calendriers
rustiques.
ERRATA.
Pag. 495 , lig. 29 : au lieu de , on le voit , lis . on ne le voit pas.
Pag. 996 , 1re lig.: au lieu de Roureil , lis . Tourreil. Id. , lig. 25 :
au lieu des effets , lis . les effets .
TABLE .
Poésie. -
Le castor et le singe ; par M. Gosse. -Si
j'étais petit oiseau ! par M. P. J. de Béranger.
Nouvelles littéraires . De la Littérature dans ses rap-
-
Pag. 481
Z
ports avec la Liberté ; par M. B. de Constant .
Génie du théâtre grec primitif ( analyse ) ; par
485
M. P. F. Tissot.
Variétés . Histoire d'un poète ; par M. A. Dufresne.
៩៦495
505
Annales dramatiques.
514
Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine ; par
M. Bénaben .
520
Notices et Annonces.
527
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 20 SEPTEMBRE 1817 .
⌁numm⌁ınınımmmmmmmmmmmmy
AVIS .
Les personnes dont l'abonnement expire au 30 septembre
, sont invitées à le renouveler de suite , si elies
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi dų
journal . —L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse .
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc , A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº . 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir ,
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine . Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
EPITRE SUR MES HUIT MÉDECINS .
J'ai pris , quillé , repris huit docteurs , tour-à-tour .
Le premier , de ma chambre , arpentant le contour,
Pour extirper mon mal , véritable vautour ,
TOME 3
34
550
MERCURE
DE FRANCE
.
Me disait gravement : allez , faites un tour ,
Parcourez sans témoins les forêts d'alentour ,--
Et sur-tout du printemps attendez le retour .
Je crus que ce docteur, employant un détour ,
Se riait de ma peine et me jouait un tour.
Le second m'ordonna du tilleul , un clystère ;
D'un peu de sang trop vif déchargea mon artère ,
Me fit boire à longs traits le thym , la fumeterre .
Puis ajouta fuyez ce train trop sédentaire ,
Evitez avec soin tout lieu trop solitaire ,
Aux doux plaisirs des sens soyez plus réfractaire ,
Et bientôt , vigoureux , comme un franc mousquetaire ,
Vous pourrez vous moquer des docteurs de la terre .
Sans doute , il eût mieux fait , entre nous , de se taire.
Le troisième , augurant que j'étais un peu fou ,
Aux veines du frontal me fit un large trou ,
Dans un bain tout glacé me plongea jusqu'au cou ,
M'envoya promener sans fin je ne sais où ,
Et dans peu me rendit plus maigre qu'un coucou.
Le quatrième , un jour que dans ma marche lente ,
Se traînait de mon corps la charpente tremblante ,
M'aborda d'un air doux , d'une façon galante ;
S'informa de mon mal , nomma certaine plante
Qui réprime des nerfs la fougue turbulente ,
Me dit de voyager sous la zone brûlante ,
De me baigner souvent dans l'eau presque bouillante
Et qu'avant six printemps , loin d'être chancelante ,
Ma marche égalerait la course d'Atalante .
Le cinquième , appelé le docteur Sans- Quartier ,
Me dit de l'Hélicon quittez le mont altier :,
Faites-vous laboureur ; apprenez un métier ;
Et loin que votre esprit perde le jour entier
A suivre des rimeurs le pénible sentier ,
Bornant votre lecture aux pages du Psautier,
Alongez la semelle , ou portez le mortier.
Par là , du noir Tartare évitant le portier ,
Vous serez dans un an plus fort qu'un muletier.
Le sixième , éloquent , fin dans l'art oratoire ,
M'ouvrit de ses grands mots l'immense répertoire ,
Soutint que sa science était par- tout notoire ,
Fit plus d'un argument , solide , péremptoire ,
Et me dit que dans peu je chanterais victoire .
SEPTEMBRE 1817. · 53 &
Le septième , écoutant d'un air fort attentif,
Le récit de mes maux , récit très -peu fautif ,
Consulta sur- le-champ son génie inventif;
Me dit que dans mon mal il voyait du fictif ,
Qu'il fallait à mon sang beaucoup de correctif ,
Que je devais sur-tout par certain lénitif ,
Calmer de mon cerveau le ressort trop actif.
Je suivis ses conseils , et très- expéditif ,
:
En moins de quatre jours il me fit tout chétif.
Le dernier , plus hardi que ses sept adversaires ,
De remède sans cesse accablait mes viscères ;
M'assurait par serment qu'ils m'étaient nécessaires ,
Et qu'enfin mes douleurs n'étaient pas des misères .
Hélas ! prêt à quitter pour toujours les Glycères ,
Furieux , je traitai mes docteurs de corsaires ,
D'ennemis du prochain , de tueurs , de faussaires ,
Ajoutant que du diable ils étaient émissaires .
Cela dit bien ou mal , je m'enfuis de leurs serres .
Il était temps les soeurs aux laids museaux ,
Qui du Léthé boivent les froides eaux ,
Déjà venaient avec leurs noirs ciseaux .
Maigre à plaisir , monté sur des fuseaux ,
Je n'avais plus que la peau sur les os ,
Et mes jarrets , pareils à des roseaux ,
Bien loin d'oser tenter les moindres sauts ,
Pouvaient à peine enjamber les ruisseaux .
Je n'étais plus ce roi des jouvenceaux ,
Qui dans Paphos , connu par maints assauts
Faisait jadis renchérir les berceaux :
J'étais enfin , pour borner mes pinceaux ,
Un véritable épouvantail d'oiseaux...
"
M. PELLET , d'Epinal ( Vosges ).
n
mmmmnum
1
ÉNIGME.
Blanche ou noire , grande ou petite ,
On connaît par- tout mon mérite .
Le riche et l'indigent , tous ont besoin de moi ;
Le sexelen fait sur-tout un plus fréquent emploi.
Je suis par fois brillante ,
Et toujours très -piquante ;
34.
$52 MERCURE DE FRANCE.
Mais si je perds la tete , adieu tous mes amis ,
Je suis en butte , alors ; au plus parfait mépris.
CHARADE .
Dans l'été , dans l'hiver , on mange mon premier ;
De tous les instrumens on tire mon dernier ,
Par des appâts trompeurs on saisit mon entier.
(Par M. Félix C. )
mmmm
LOGOGRIPHE.
Sur mes six pieds , lecteur , grâce à des mains habiles ,
J'embellis les jardins , je décore les villes ,
Et sur cinq , de la terre enfant audacieux ,
J'élève avec orgueil ma tète vers les cieux .
(Par le même. )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est mousse ; celui de la charade
, est maçonnage ; et celui du logogriphe , chaîne ,
où l'on trouve haine.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Le dix-huitième Siècle , poème ; par F. Simonin ,
De tous les siècles qui ont passé sur la terre , entraîmant
avec eux les générations fugitives , et modifiant
SEPTEMBRE 1817 . 533
sans cesse les opinions , les moeurs , les institutions des
peuples ' , il n'en est point qui ait laissé des traces plus
profondes que le siècle dernier . Il lui arrive ce qui
n'était encore arrivé à aucune fraction séculaire des
âges évanouis ; on l'attaque comme un ètre réel ; il est
personnifié comme le génie du mal ; on l'accuse , on le
diffame , on le rend responsable de toutes les infortunes
privées , de toutes les calamités publiques , de toutes
les déplorables catastrophes qui ont tourmenté ses dernières
années . Peu s'en faut qu'on ne lui attribue les
révolutions physiques aussi bien que les révolutions
morales qui , pendant son cours , ont affligé l'Europe , et
qu'on ne lui demande compte des famines , des pestes ,
des tremblemens de terre et de l'éruption des volcans .
A entendre les ardens ennemis de ce malheureux
siècle , on croirait que , jusqu'à l'époque où il s'est détaché
de l'infini , pour entrer dans l'ordre des temps , le
repos des hommes , le bonheur des peuples n'avaient
reçu aucune altération ; on oublie tout ce que la
France , tout ce que l'Europe ont souffert pendant le
seizième et le dix- septième siècle ; on oublie la guerre
de trente ans , les guerres civiles , les massacres de l'Irlande
, les tortures de l'inquisition , les fureurs de la
ligue , les vêpres sanglantes de la Saint -Barthélemi , le
meurtre de deux rois , l'échafaud de Charles I , les
dragonades , la proscription de cent mille familles protestantes
, la confiscation de leurs biens , et l'inexorable
fanatisme triomphant au milieu des désastres de la
patrie .
Qu'on n'imagine pas que je veuille excuser les crimes
commis pendant la révolution . Dans ces rapprochemens
historiques , je n'ai d'autre but que d'environner de
lumière une vérité qu'on s'efforce d'obscurcir ; c'est que
les passions des hommes , quelle que soit la cause qui las
534 MERCURE DE FRANCE .
mette en mouvement , produisent les mêmes effets ; et
que pour juger un siècle , il faut examiner quene a été
l'opinion générale sur ces funestes résultats .
Lorsque le tocsin de Saint -Germain - l'Auxerrois eût
donné le signal du massacre des protestans , le carnage
s'étendit sur toute la France comme un vaste incendie ,
et pénétra jusques dans les moindres hameaux . Les gouverneurs
des provinces, les commandans des villes , sauf
quelques honorables exceptions , secondèrent les fureurs
d'une cour livrée à la corruption et au crime . Cette nouvelle
fut reçue à Rome avec des transports de joie inexprimables
; des réjouissances publiques furent ordonnées ;
le Pape , accompagné des Cardinaux , alla , en grande
pompe, à l'église de Saint-Louis , remercier la providence
d'un événement si heureux. En France , les premières
classes de la nation avaient pris part à cette horrible
tragédie ; l'opinion générale la regardait comme une
oeuvre méritoire ; ce fut là précisément le crime du
siècle.
Les maximes du pouvoir absolu s'étaient tellement
accréditées pendant le dix - septième siècle , que , lorsque
Louis XIV , séduit par un zèle aveugle , trompé par
´d'indignes ministres , confia au sabre de ses dragons la
conversion des religionnaires , et porta un coup mortel
à son pays , en livrant à la persécution , et en chassant
de leurs foyers paternels tant d'innocentes victimes de
l'intolérance ; ces actes de tyrannie n'excitèrent aucune
surprise . Comment ce malheureux prince aurait- il pu
reconnaître son erreur , lorsque de toutes parts il n'entendait
que la voix des flatteurs et le vain bruit des
louanges . Dans les chaires évangéliques , au sein des académies
, on lui rendait grâces du malheur de la France ,
Le pouvoir de l'opinion peut servir , jusqu'à un certain
point , à justifier la mémoire de Louis XIV , que je n'acSEPTEMBRE
1817. 535
cuse pas sans regret . Les dragonades , l'exil des protestans
, furent aussi les crimes du siècle .
a Il n'en fut pas ainsi des attentats révolutionnaires ;
cet égard la responsabilité du siècle est à l'abri . Prenons
pour exemple les affreux massacres de septembre . Qui
ne sait que , loin d'y prendre part , la nation en frémit
d'horreur ; que loin d'être accueillis par des cris de
triomphe , comme les massacres des protestans , ils excitèrent
l'indignation publique . Ces malheureuses journées
furent l'oeuvre de quelques obscurs brigands , qui n'osèrent
paraître au grand jour , et qui restèrent dans les
ténèbres avec leurs remords . La conscience publique a
désavoué tous les excès , toutes les époques sanglantes
de la révolution . Ceux mêmes qui , dans l'effervescence®
des passions , dans l'enivrement d'une puissance inattendue
, laissèrent échapper des paroles de haine , où
des voeux inhumains , ont subi les flétrissures de l'opinion
. Leur siècle les a condamnés .
Tel est l'esprit de ce siècle exposé à la calomnie de
tant de frivoles déclamateurs. Tout ce qui fut grand ,
généreux , héroïque dans la révolution , est son ouvrage ;
le reste appartient à l'ambition , à la cupidité , à la vengeance
, passions terribles , qui sont les mêmes dans
tous les siècles , et qui abusent indistinctement de ce
qu'il y a de plus respectable , de plus sacré parmi les
hommes.
Quelle est donc la véritable cause de ces attaques réitérées
contre le dix -huitième siècle ; il n'est pas difficile
de la découvrir . Le crime de cette époque est d'avoir
détruit des erreurs nuisibles aux sociétés , mais utiles
à certaines classes privilégiées . Les progrès de l'esprit
philosophique qui marquèrent cette grande époque ont
armé contre elle tous ceux qui spéculent sur . l'ignorance
et la barbarie des peuples . Cependant , que de
536 MERCURE DE FRANCE .
bienfaits ne devons -nous pas à cet esprit d'investigation
et de sagesse , constamment occupé à améliorer les destinees
de l'homme. C'est la philosophie qui , par le mipistère
de Montesquieu , a retrouvé , suivant la belle
expression de Voltaire , et rendu au genre humain les
titres qu'il avait perdus . Si tous les Français avaient
écoute les conseils de cette philosophie tant decriée , il
y aurait eu des changemens , mais peint de révolution :
les reformes indispensalles dans l'ordre social se seraient
operées sans resistance ; la transition du pouvoir
absolu au pouvoir constitutionnel n'aurait produit aucune
secousse , et le voeu de Louis XVI , de ce bon et
infortuné monarque aurait été accompli. Ia philosophie
n'attaquait que les abus ; mais chaque alus avait une
multitude de défenseurs . Cette opposition a produit des
crises déplorables ; et la philosophie , qui voulait les
prevenir , en est accusée. Si , pour revenir à leur ancienne
pâture , ceux qui regrettent les abus du pouvoir
absolu , excitaient , par leur imprudence , de nouvelles
catastrophes , ils en accuseraient encore l'esprit du dixhuitième
siècle .
Mais la raison publique a fait trop de progrès pour
laisser quelques chances de crédit à de pareilles accusations
. L'esprit du dernier siècle a triomphé , et à son
triomphe est attaché le bonheur de la France. C'est lui
qui a empeché le despotisme , soutenu par la victoire
de consolider son empire ; c'est lui qui a dicté cette
charte protectrice qui sert de rempart à nos libertés , et
à qui nous devrons notre indépendance . C'est l'ancre
qui , dans la tempête , nous a sauvés deux fois du naufrage.
Cette charte , expression de la sagesse et de l'opiniou
publique , ne peut avoir pour adversaires que les
partisans de la servitude et les ennemis de la patrie.
S'il faut en croire les détracteurs du dix-huitième
SEPTEMBRE 1817 . 557
siècle , la littérature française , desséchée par l'esprit
philosophique , n'a produit , pendant cette époque , rien
de grand ou de vraiment beau . Les Français ont laissé
dépérir l'héritage du siècle précédent ; dans la décadence
des arts d'imagination , ils ont perdu l'incontestable
supériorité qu'ils avaient acquise sur les autres
peuples. Il convient d'examiner ces assertions , qui ont
servi de texte à tant d'amplifications de collége, et d'hypocrites
lamentations .
Sans doute la littérature a brilé d'un vif éclat sous le
règne de Louis XIV ; mais si l'on excepte quelques
génies sublimes , dont les chefs-d'oeuvre serviront toujours
de modèles , et dont la mémoire ne périra jamais ,
la culture des lettres était abandonnée à la présomptueuse
médiocrité . Scudéri réussissait à côté de Corneille
; les succès de Pradon balançaient ceux de Racine;
le public hésitait entre Montfleury et Molière ; et , au
grand dépit de Boileau , le ridicule auteur de la Pucelle
« était le mieux renté de tous les beaux esprits . » Le
goût flottait incertain entre les monumens du génie et
les oeuvres de la sottise ; et madame de Sévigné ellemême
, l'un des prodiges du siècle , annonçait que le plus
parfait de nos poètes , que l'illustre auteur d'Athalie ,
« passerait comme le café. »
Sous le rapport du goût général , le dix -huitième
siècle a été évidemment supérieur au siècle précédent .
C'est pendant le cours de cette première époque que les
grands écrivains qui avaient illustré le règne de
Louis XIV furent dignement appréciés , et qu'ils prirent
le rang qu'ils méritaient dans l'estime , publique . En
même temps que le goût se perfectionnait , la langue
faisait des progrès , et l'éloquence s'ouvrait un nouveau
domaine. Elle entrait au barreau , et forçait
ainsi le dernier asile de la barbarie . Des hommes de
558 MERCURE DE FRANCE .
talent , dans tous les genres , fixaient l'attention de la
France et les regards de l'Europe . Il suffirait d'orateurs
, de poètes , d'écrivains tels que Crébillon , Rousseau
le lyrique , Racine le fils , Piron , Gresset , Delille ,
Massillon , Beauvais , Rollin , Lesage , Condillac , Mably
, Helvétius , Raynal , d'Alembert , Marmontel ,
Diderot , Bernardin de Saint- Pierre , Condorcet , pour
fonder la renommée littéraire d'un peuple. Au - dessous
même de ces écrivains célèbres on pourrait citer des auteurs
dont les noms ne sont pas sans gloire , et qui , pendant
leur vie , contribuèrent aux progrès de l'esprit
humain .
Mais au milieu de cette imposante réunion s'élèvent
d'autres hommes d'une force supérieure , qui ne redoutent
aucune comparaison avec leurs prédécesseurs ,
soit par l'étendue , par la variété , par l'utilité de leurs
travaux , soit par la hauteur et l'éclat de leur génie .
Quel siècle , après avoir produit Voltaire , Montesquieu,
Rousseau , Buffon , pourrait craindre une destinée
obscure ?
Je n'ignore pas quels efforts , encouragés par un despotisme
clairvoyant , ont été tentés , pendant quinze
années , pour détruire l'indestructible renommée de ces
grands hommes . Jamais l'opinion n'a été tourmentéé
avec plus de violence et de sollicitude ; jamais la haine
ne s'est montrée plus active , et la déraison plus persévérante
; mais qu'en est- il résulté ? une plus vive admiration
pour ces immortels écrivains , dont chacun suffirait
à l'illustration d'un siècle .
On insiste , on dit : l'esprit philosophique a été nuisible
à la littérature ; oui , sans doute , si l'on entend
cette littérature frivole qui tourne dans le cercle étroit
des mêmes idées et des mêmes images , qui ne sort
point d'une mythologie usée , et qui convient parfaiteSEPTEMBRE
1817 . 539
ment à des peuples corrompus et vieillis dans une longue
enfance .
La littérature languissait au commencement du règne
de Louis XV. Le troupeau servile des imitateurs se
traînait obscurément sur les traces des maîtres de l'art .
Ce fut l'esprit philosophique qui ranima la culture des
lettres , qui agrandit la pensée , et tourna les méditations
du génie vers les objets les plus importans et les
plus utiles . Les principes de la saine morale et d'une
haute politique étaient connus ; la philosophie en réclama
l'application ; les succès littéraires devinrent
les triomphes de la vérité et de la justice ; les découvertes
des sciences enrichirent même la poésie. Des
vérités nouvelles lui ouvrirent de nouvelles sources de
beautés . Les trésors de l'histoire , l'étude des opinions
et des moeurs , la connaissance approfondie du coeur
humain alimentèrent la littérature . Ce n'était plus ,
comme au temps de Louis XIV, le souverain qui distinguait
les talens , et encourageait les lettres ; c'était la
nation toute entière qui s'associait aux triomphes des
grands écrivains , et protégeait leur gloire .
On ajoute « les moeurs étaient corrompues » . Cela est
vrai ; mais d'où venait cette corruption ? N'est- elle pas
une conséquence naturelle de l'exercice du pouvoir
absolu . Lorsque les hommes , investis d'une autorité
illimitée , outragent la pudeur publique , et se livrent
sans mesure aux déréglemens des passions , leur exemple
n'est-il pas toujours contagieux ? et quand les moeurs
du sérail ont passé dans la ville , quelle puissance pourrait
en arrêter les funestes progrès ? Du moins , lorsque
les moeurs sont dépravées et que les opinions sont
purés , tout peut encore se réparer .
Cette opposition des moeurs et des opinions est un
phénomène dans l'histoire des sociétés ; c'est le trait
540 MERCURE DE FRANCE.
caractéristique du dernier siècle . Les moeurs étaient
déjà corrompues avant sa naissance ; les opinions lui
appartiennent. Si les vices sont moins effrontés , et les
liens qui unissent les familles plus étroits ; si l'enfance
n'est plus abandonnée à des soins mercenaires ; si les
vertus domestiques ont cessé d'ètre un sujet de dérision ;
si l'amour de l'humanité , si l'attachement à la patrie ,
ont survécu aux mouvemens désordonnés de l'anarchie ,
et mème aux rèves sanglans du despotisme , c'est à la
force de l'opinion que la France en est redevable . Cette
opinion formée par l'esprit philosophique , nous l'avons
reçue du dix -huitième siècle ; c'est la partie la plus précieuse
de l'héritage qu'il nous a laissé ,
Cependant , on ne cesse de calomnier cette époque ;
on croit flatter le pouvoir , et obtenir des faveurs , des
distinctions , en s'élevant contre la philosophie et les philosophes
. Sans doute on se trompe ; et très - heureusement
de pareils motifs ne peuvent tenter que la médiocrité,
Quelques écrivains , avec les meilleures intentions du
monde , se croient obligés de suivre le torrent ; et s'ils
ont quelque idée des règles de la versification , ils soumettent
à la torture des rimes , les pensées les plus
communes , les déclamations les plus vagues et les injures
les moins poétiques . Cette infortune est arrivée à
M. F. Simonin ; il s'est donné la peine de rimer en
trois chants toutes les diatribes contre le dix -huitième
siècle dont nous avons déjà supporté l'ennui en prose .
Il nous assure qu'il a été entraîné par son sujet : cette
révélation était inutile ; on voit aisément qu'il n'est pas
le maître de son sujet , et qu'il obéit plus souvent à la
rime qu'au sens . M. F. Simonin a voulu être utile ; c'est
une pensée louable ; et si j'étais membre d'un jury critique
, je l'absoudrais volontiers sur l'intention .
Il faut cependant faire connaitre la mesure précise de
SEPTEMBRE 1817 . 541
talent que la nature a départie à M. F. Simonin . Une
citation de quelque étendue me paraît la manière la plus
convenable de fixer à cet égard l'opinion des lecteurs.
Ce poète suppose que les hommes de lettres du dixhuitième
siècle s'amusent à insulter les écrivains de
génie qui les ont précédés , et « qu'ils traînent dans la
poussière les lauriers de Virgile et le sceptre d'Homère. »
Rempli d'une sainte indignation , M. F. Simonin s'écrie,
en s'adressant à Voltaire :
<< Tu nous frayas long-temps ces coupables chemins ,
Vieillard qui , dans tes faibles mains ,
Croyais tenir encor la trompette et la lyre ;
Toi qu'un effroyable délire
Avait saisi , dès le berceau ,
Et tourmenta jusqu'au tombeau ;
Toi , qui mêlant à l'ambroisie
Les plus détestables poisons ,
Contraignis les neuf Soeurs à rougir de leurs dons..
Ingrat , qui te servais des pinceaux du génie
Pour diffamer ses favoris ;
Malheureux qui , durant une si longue vie ,
Prostituas ta voix , ton goût , ton coloris
A parer d'infâmes images ,
A noircir et les noms et les faits éclatans ;
Homme, en un mot , dont les ouvrages
Ont accru les erreurs , ont formé les orages ,
Et les vices de notre temps . »
Il était difficile d'outrager la mémoire de Voltaire en
vers plus mauvais ; je crains que les neuf Soeurs ne
rougissent un peu du poème de M. F. Simonin.
· JAY .
MERCURE DE FRANCE .
wwwww
Histoire critique de l'inquisition d'Espagne , tirée
des archives du conseil de la SUPREME et de celles
des tribunaux de province ; par D. Jean-Antoine
Llorente , ancien secrétaire de l'inquisition ; traduite
de l'espagnol par M. Alexis Pellier ( 1 ) .
La souscription à cet ouvrage a été annoncée au public
par plusieurs journaux . Les amis de la religion et
de l'ordre social l'attendent avec la plus vive impatience
; leur intérêt devient d'autant plus pressant , que
le tribunal de l'inquisition , qu'on n'osait plus nomà
cause de l'horreur qu'il inspire , a encore des
défenseurs ; nous ne nous permettrons de nommer que
ceux qui s'en font une gloire . La Quotidienne , qu'on
ne devrait pas non plus oser nommer , s'est permis
de dire , avec son innocence ordinaire , qu'il eût été
plus utile d'écrire l'histoire des horreurs et des cruautés
commises en France par les révolutionnaires de 1793.
On a bien de la peine à démêler le vrai sens de cette
expression : il paraîtrait , d'après la logique de cette
feuille , que quand il sera possible de découvrir un scélérat
dont les crimes surpasseront ceux de Robespierre ,
il faudra le ménager. Nous croyons que le système de la
terreur et celui du Saint- Office sont également effroyables
; mais ily a une petite différence ; la terre s'est débarrassée
de Robespierre et de sa suite ; ils en sont sortis
accompagnés de l'exécration du genre humain ; mais
( 1 ) Trois volumes in- 8 ° . Prix : 18 fr . Chez Plassan , imprimeur,
rue de Vaugirard ; Treuttel et Wurtz , rue Bourbon , nº . 17 ;
Delaunay , Palais - Royal , galerie de Bois ; et P. Mongie aîné ,
boulevard Poissonnière , n. 18.
SEPTEMBRE 1817. 545
l'inquisition existe encore sur différens points du globe :
l'hydre du fanatisme se débat dans tous les sens ; elle
lève ses têtes hideuses et fait entendre ses horribles
sifflemens , qui ont toujours annoncé de grandes calamités
. L'historien de l'inquisition ne peut attaquer
à la fois tout ce qui a causé les malheurs de notre
espèce ; messieurs de la Quotidienne , mieux initiés que
lui dans les mystères révolutionnaires , peuvent se réserver
la gloire de remplir cette tâche honorable ,
M. Llorente a écrit l'Histoire critique de l'inquisition,
dans l'intérêt de l'Evangile , avec l'espoir de faire de
nouvelles conquêtes en faveur de la religion qu'il professe
, et dont l'esprit de douceur est en opposition avec
les formes de procédures , avec les lois organiques et les
abus monstrueux qui ont rendu le Saint - Office odieux
dans toute l'Europe . Il a écrit aussi dans l'intérêt des
trônes et des souverains, auxquels l'indépendance de ce
tribunal et son impénétrable secret ont été plusieurs
fois funestes . Son histoire , en les éclairant sur la conduite
des inquisiteurs , dictera aux gouvernemens le
parti qu'ils auront à prendre à l'égard de tout autre
établissement qui ferait du mystère une partie essentielle
de son organisation ; il a écrit pour confirmer
par des faits irrécusables , l'ancienne opinion des orateurs
les plus zélés et les plus orthodoxes de notre
église : « Bénissons , disaient les uns , le jour où l'on a
<< eu le bonheur d'abolir une juridiction si contraire à
« l'indépendance de nos rois , au bien de leurs sujets ,
<< aux libertés de l'église gallicane , en un mot , à toute
« sage police . L'inquisition , disaient les autres , est un
« tribunal qu'il faut rejeter par -tout . Dans la monar-
«< chie , il ne peut faire que des hypocrites , des déla-
«< teurs et des traîtres . Dans les républiques , il ne peut
$
544
MERCURE DE FRANCE .
a former que des malhonnêtes gens . Dans l'Etat despotique
, il est destructeur comme lui . >>
En France , où ces vérités sont généralement reconnues
, et dans un siècle comme le nôtre , faut - il encore
élever la voix contre l'ignorance ? Les hommes inspirés
par le génie du mal , qui veulent défendre l'inquisition
par les crimes de la révolution , et effrayer les amis de
l'ordre et de la vérité au moyen de souvenirs pleins
d'horreur , auraient au moins l'air de la bonne foi , s'ils
se bornaient à défendre l'inquisition d'après les apologies
faites par les plumes fertiles du 16 ° et du 17 ° siècle
qui mirent la première institution du Saint -Office
dans le paradis terrestre , où ils prétendaient que Dieu
commença de faire les fonctions d'inquisiteur ; qui assuraient
qu'il les continua , hors du paradis , contre Caïn,
et contre ceux qui bâtirent la tour de Babel ; que saint
Pierre agit avec la même qualité contre Ananie et Saphire
, et qu'il les transmit aux papes qui en investirent
saint Dominique et ses successeurs ( 1 ) . ~
Entreprendre d'établir par l'écriture la justice de ce
tribunal , n'était qu'absurde ; mais vouloir la prouver ,
parce que Robespierre et ses sicaires ont existé , c'est
être à la fois absurde et perfide ; pour imposer silence
à ceux qui font usage d'une tactique si répréhensible
, nous sommes forcés de transcrire les paroles
mémorables du panégyriste de saint Louis , prononcées
en 1769 , bien avant cette révolution , qu'on
voudrait faire servir à effacer les horreurs de tous les
( 1 ) Le père François Macedo , d'abord jésuite et ensuite cordelier
, Portugais , auteur de quarante - sept volumes , soutint ces
blasphèmes dans les commencemens du dix - septième siècle ; c'est
là que les panégyristes de l'inquisition pourront trouver toute
l'érudition qui leur manque , sans s'attirer les excommunications
du Saint-Office.
SEPTEMBRE 1817 545
ROTA
siècles qui l'ont précédé . « Vous rappellerai - je, disait- il ,
« cette guerre funeste et sacrée qui , pendant vingt ans,
« désola le Languedoc ? guerre où un zèle aveugle
« s'armait , au nom de la religion , pour tant de crimes
« guerre où l'on se faisait une loi de réduire les villes
<«< en cendres , d'égorger les prisonniers , d'arracher les
« maisons , de déraciner les vignes ; où l'on voyait par-
« tout des échafauds dressés sur le champ de bataille ,
« où les flammes, des bûchers se mêlaient aux embra-
<< semens des villes ? C'est au milieu de tant de maux
« que naquit l'inquisition. Ministre d'un Dieu de paix
<< et de charité , je puis sans doute blâmer un tribunal
qui combattait l'erreur par des bourreaux ; je puis
joindre ma voix à celle de saint Martin de Tours qui
<< s'éleva contre ceux qui firent condamner à mort des
hérétiques qu'il eût fallu instruire ; avec saint Am-
« broise qui rejeta toute communion avec les persécu-
« teurs ; à celle de saint Grégoire de Narbonne qui
« refusa toujours de se servir des mêmes armes ; à celle
« de saint Augustin qui conjurait les magistrats de ne
«< pas déshonorer la religion par les supplices ; à celle
« d'un auteur respectable ( M. Fleuri ) , qui n'est pas,
« moins l'oracle de la piété que de la raison . »>
«
30
>>
Il nous serait extrêmement facile d'accumuler d'autres
autorités non moins respectables contre l'inquisition
, et qui font voir que M. Llorente a suivi en tout
l'esprit du clergé en France ; qu'il ne fait qu'enrichir
l'histoire de faits inconnus jusqu'à présent , confirmer,
la doctrine des Pères , appuyer les principes qui ont
décidé les rois à l'abolition du Saint -Office , et fournir
de nouvelles armes à la raison.
Personne n'était plus en état que lui d'exécuter cette
louable entreprise . Il a été secrétaire -général de l'inquisition
de Madrid , pendant quelques années , et a eu
BE
SCINE
35
546
MERCURE DE FRANCE .
entre les mains toutes les archives . Il avait formé dès
l'année 1789 , le projet de composer cette histoire ; il
commença alors à rassembler et à mettre en ordre les
matériaux dont il devait se servir , de manière qu'il a
employé vingt - huit ans à rendre son ouvrage digne de
voir le jour.
Le premier volume comprend presque tous les événemens
de l'inquisition jusqu'au règne de Charles V inclusivement.
Il commence par rappeler le véritable esprit de
la religion chrétienne , et fait voir qu'il a servi de règle de
conduite à l'Eglise pendant les trois premiers siècles . Il
expose ensuite comment cet esprit commença à dégénérer
dans le quatrième âge , et les progrès que fit la
nouvelle manière de penser jusqu'au treizième siècle qui
vit naître l'inquisition . Il trace les changemens qui
s'opérèrent dans le Saint- Office pendant le quatorzième
et le quinzième siècle , et nous fait connaître avec la
plus grande exactitude son introduction en Espagne ,
ses premières lois organiques et leurs effets ; les bulles
des papes , les ordonnances des rois ; l'opinion générale
des peuples d'Espagne sur ce tribunal ; la résistance
qu'ils opposèrent à son établissement ; les émeutes qui
éclatèrent en Aragon , en Catalogne , dans le royaume
de Valence , à Majorque , en Sicile , en Sardaigne et
dans la ville de Naples ; les réclamations des peuples
de Castille et d'Aragon dans les assemblées nationales
des Cortès de Valladolid , Monzon , Lerida et Saragosse,
contre la procédure secrète des inquisiteurs , et plus encore
contre la mesure qui défendait de faire connaître les
noms du dénonciateur et des témoins, ainsi que les dépositions
favorables aux prévenus ; les offres de sommes trèsconsidérables
faites à Ferdinand V et à Charles V pour
obtenir de ces princes une réforme vivement désirée ; les
promesses de ces deux souverains et les causes qui en emSEPTEMBRE
1817. 567
pêchèrent l'exécution ; l'abus que plusieurs inquisiteurs
firent de la connaissance qu'ils avaient de l'état des
procès ; les mouvemens d'insurrection et les autres conséquences
fàcheuses qui en résultèrent , à Saragosse , à
Cordoue et ailleurs ; les intrigues employées dans différentes
occasions à Madrid et à Rome ; la ċertitude que
les papes avaient , de leur propre aveu , des injustices
qui se commettaient dans l'inquisition d'Espagne ;
leurs efforts pour y établir la réforme , et les événemens
qui s'y opposèrent.
L'auteur cite les bulles des papes , les ordonnances
des rois , les lois organiques de l'établissement , les
décrets des inquisiteurs -généraux , les arrêts du conseil
de la suprême inquisition générale ; les réclamations
des prévenus ou celles de leurs parens et leurs résultats ,
avec un extrait de chaque pièce : il rapporte en historien
exact les dates avec tant de précision qu'il est impossible
de ne pas reconnaître qu'il a eu les originaux
sous les yeux. Jusqu'ici aucune histoire imprimée de
l'inquisition n'a offert de semblables notices.
Dans la préface , l'auteur promet de faire connaître
l'histoire particulière de plusieurs affaires célèbres ,
telles que les procès de Don Carlos , prince des Asturies ,
de D. Barthélemi Carranza , archevêque de Tolède , et
d'Antoine Perez , premier ministre de Philippe II.
Quoique ces différentes causes ne soient pas comprises
dans le premier volume , parce qu'elles appartiennent
au règne de ce prince , néanmoins on trouve dans cette
première partie les notices de quelques autres affaires.
qui ne peuvent manquer de piquer la curiosité du public ,
soit par la qualité des personnes et par les motifs qui les
firent accuser , soit par les circonstances et les divers
incidens qui les accompagnèrent .
Beaucoup de procès dont le savant académicien donne
1
55 .
548 MERCURE DE FRANCE .
les extraits , méritaient d'être connus ; tels sont ceux de
de D. Pierre d'Aranda , évêque de Calahorra , président
du conseil de Castille ; de D. Diègue Arias Davilla ,
évèque de Ségovie , frère du premier comte de Pugnonrostro
, grand d'Espagne ; de Ferdinand de Talavera ,
premier archevêque de Grenade , confesseur de la
reine Isabelle la catholique ; de M. Michel Maffre des
Rieux , natif de Marseille ; d'Antoine de Lebrixa , précepteur
de la même reine et son historien , très-versé
dans la connaissance des langues orientales ; d'une béate
de Piedrahite ; de Jean Henriquez de Medina ; de
Blanquine Ruiz de Valence , âgée de quatre-vingts ans ;
de Jean de Covarruvias qui fut le compagnon d'études
du pape Léon X ; de Louis Alvarez de San Pedro ,
natif de Guadalaxara , perclus de tous ses membres ; de
Jean Medina , de Benavente , vieillard de soixante-onze
ans , et d'un grand nombre d'autres Espagnols dont le
procès présente l'arbitraire triomphant des règles de la
justice par la nature des lois organiques de l'inquisition ,
et par le mystérieux secret de la procédure.
L'auteur fait connaître les index et les édits prohibitifs
que les inquisiteurs ont successivement publiés
pour empêcher la lecture de certains ouvrages ; et il
prouve combien leur sévérité à cet égard a été funeste
à la littérature et aux progrès de la raison . Cet esprit de
prohibition semble avoir été une espèce de délire parmi
les ministres du Saint-Office ; il a été poussé si loin que
Pindex de l'inquisiteur-général Valdès , publié en 1559,
a été compris lui -même en 1582 , comme livre défendu
dans celui du cardinal Quiroga son successeur. On a
vu brûler par l'inquisition plusieurs Bibles en grec et
en hébreu qu'elle regardait comme suspectes d'hérésie,
parce qu'elles avaient appartenu à des juifs . Le savant
Lebrija , persécuté pour avoir fait des corrections dans
SEPTEMBRE 1817 . 549
་་
le texte de la Vulgate , à l'aide de plusieurs exemplaires
manuscrits de Bibles hébraïques et grecques , se vit
forcé de faire son Apologie ; le fragment suivant mérite
d'être rapporté : « Si l'objet du législateur , dit- il , doit
« être de récompenser les hommes de bien et les savans ,
et de punir les méchans qui ont quitté le chemin de
la vertu , que dira-t -on si les récompenses sont accor-
« dées à ceux qui corrompent l'Ecriture sainte , tandis
« qu'on couvre d'infamie , qu'on excommunie et qu'on
« condamne à une mort ignominieuse les hommes qui en
« rétablissent le texte et en font apercevoir les erreurs,
« s'ils persistent dans leurs explications ? Ne suffit- il
«< pas que je soumette ma raison par l'obéissance à la
« volonté de Jésus-Christ , dans ce que la religion me
«< commande ? Faut- il encore que je rejette comme faux
« ce qui me paraît dans tous ses points , aussi clair ,
« aussi évident que la lumière et la vérité elle-même ?
<«< Faut-il que je prenne ce parti à l'égard des choses
«< que je crois pouvoir affirmer , non comme folle-
« ment illuminé d'en haut , ni par conjecture , mais
<«< en homme convaincu par des raisons invincibles ,
« par des argumens irréfragables , et par des dé-
« monstrations mathématiques ? O triomphe criminel !
« que signifie donc cette sorte d'esclavage ? Quelle
« injuste domination que celle qui , à force de cruautés ,
empêche de dire ce que l'on pense , quoiqu'on
puisse le faire sans mépris comme sans insulte
« pour la religion ? Que dis -je ? Qui défend même de
« l'écrire seul et sans témoins dans la solitude de la
« prison , comme de parler et même de penser ? Eħ
« quoi ! sur quel objet faudra - t- il que nous portions nos
« pensées , s'il nous est défendu de le faire sur les
« livres de la religion chrétienne ? Le psalmiste n'a -t - il
« pas dit que ce doit être là l'occupation la plus im556
MERCURE DE FRANCE .
« portante du juste ? Sa volonté , dit-il , est dans la
«< loi du Seigneur ; il la méditera le jour et la nuit . »
Les plaintes de Lebrija , quelque amères qu'elles
soient , n'ont rien qui doive étonner , d'après l'observation
faite par M. Llorente , que même sous le règne
de Charles III , le grand inquisiteur Perez del Prado ,
se plaignait que quelques hommes avaient poussé « l'au-
« dace jusqu'à l'exécrable extrémité de demander la
« permission de lire l'écriture sainte en langue vul-
« gaire , sans craindre d'y rencontrer le poison le plus
« mortel. » Cette opinion était bien opposée à celle de
Sainte-Thérèse de Jésus , qui disait : « Lorsqu'on fit
«< enlever un grand nombre de livres composés en
langue espagnole , afin d'en empêcher la lecture ,
« j'en fus extremement affligée ; car il y en avait plu-
« sieurs qui étaient une source de consolation pour
« moi , et il m'était impossible de lire ceux qui étaient
<< en latin . >>
((
Il n'était pas moins important de faire voir jusqu'à
quel point les inquisiteurs , depuis l'époque de leur établissement
, profitèrent de la protection des rois pour
étendre les limites de leurs privilèges et de leur
pouvoir. M. Llorente nous apprend que les inquisiteurs
s'emparèrent de la connaissanee d'une multitude
presque innombrable de causes qui n'appartenaient en
aucune manière à la classe des délits contre la pureté
du dogme , et que cet abus fut la source d'un grand
nombre de conflits de juridiction . Il rapporte , à ce
sujet , leurs démêlés avec l'archevêque de Cagliari en
Sardaigne ,. avec le gouverneur général de Valence , le
comte de Benalcazar , et avec le corregidor de Cordoue
.
On n'est pas surpris de voir les inquisiteurs entreprendre
d'humilier des magistrats , lorsqu'on apprend
SEPTEMBRE 1817 : 551
de l'auteur , qu'ils mirent Ferdinand V dans la nécessité
de se plaindre d'eux au pape , à l'occasion de certains
biens dont ils s'étaient emparés , et dont ils furent
obligés de rendre compte.
Les papes eux -mêmes éprouvèrent plusieurs fois la
plus opiniâtre résistance de la part des inquisiteurs ,
lorsqu'ils voulureut leur faire recevoir certaines bulles ,
qui leur ôtaient la connaissance de procès qu'ils avaient
entrepris contre des hommes injustement persecutés .
Toutes les parties du premier volume que nous annonçons
, nous semblent parfaitement liées , et offrent
un ensemble de faits aussi nouveaux qu'intéressans
pour l'histoire en général . Nous termineróns cet article
en avouant que nous sommes loin de croire que les protecteurs
du Saint-Office puissent obtenir en France le
moindre succès . Mais il est à désirer que l'on ne profane
pas de nouveau la tribune d'un peuple libre , en
faisant l'apologie d'une institution qui menace à la fois
le repos , la sécurité , les propriétés , l'honneur , la vie
et tous les avantages qui nous sont garantis par notre
charte constitutionnelle, et par les vertus et les lumières.
d'un souverain ami de ses peuples. 1.
552 MERCURE DE FRANCE.
L'ERMITE EN PROVINCE.
LE DESCENDANT DE SCALIGER.
Agen , le 10 août 1817 .
Si la faveur des dieux
Vous légua le trésor d'un champêtre héritage ,
Aux lares paternels adressez tous vos voeux ,
Ne suivez point ailleurs la fortune volage :
Ces bois et ces vergers , plantés par vos aïeux ;
Ces champs que féconda leur main laborieuse ,
Et ces prés odorans et ces pampres joyeux ,
Ces présens que vous fait l'abeille industrieuse ,
Et de ce ver captif la dépouille soyeuse ,
Occupent vos instans de soins délicieux .
(Épttre aux jeunes Agenois , par M. R. NOUBEL ) .
J'ai fait , en voiture publique , le voyage de Tarbes à
Agen.Les Gascons sont en général très -communicatifs : au
bout d'une demi- heure de route , chacun des voyageurs
savait à qui il avait affaire ; et les questions : qui êtesvous
? d'où venez -vous ? où allez - vous ? que l'on s'était
faites , et auxquelles on avait mutuellement répondu ,
ne tardèrent pas à établir entre nous , les rapports d'une
bienveillance réciproque que six mois de séjour dans la
même ville n'auraient certainement pas produits .
Le procès si cruellement célèbre , auquel l'épouvantable
assassinat de M. Fualdès a donné lieu , et dont la
cour d'assises de Rhodès est en ce moment saisie , fut
d'abord l'objet d'une conversation générale où je me plus
à observer, dans l'horreur que le crime inspire, combien
il est étranger au coeur humain. Je me garderai bien
SEPTEMBRE 1817. 553
"
de consigner ici les récits contradictoires , les réflexions
téméraires , les explications inconcevables que plusieurs
personnes hasardèrent sur cette horrible trame dont la
justice humaine a tant de peine à suivre le fil mystérieux
: je n'oublie pas que j'habite un pays où la rumeur
publique a souvent trompé les magistrats ....... Il
est vrai qu'ils le lui ont quelquefois rendu ; malheureusement
cette compensation-là ne tourne pas toujours
au profit de l'humanité .
Ce triste événement nous aurait occupés pendant toute
la route , si un petit homme , bossu par -devant et parderrière
, qui lisait un journal dans un angle de la voiture
où il avait trouvé le moyen d'encadrer son dos ,
ne se fût tout- à- coup écrié , en déchirant la feuille.
qu'il venait de lire : « Vous verrez qu'il feront encore
des choix détestables ! » On voulut savoir sur quoi portait
cette brusque exclamation. « Parbleu , dit- il ( en
remettant ses besicles dans leur étui ) , si nous restions
deux mois ensemble, vous m'entendriez la répéter chaque
matin cette exclamation , et probablement quelquesuns
d'entre vous pourraient y trouver une apostrophe
personnelle : tandis que vous vous perdez en conjectures
sur un événement particulier , moi je pense à
l'intérêt public , et je maintiens qu'il est évidemment
compromis si les élections prochaines ne sont pas faites
dans l'esprit de l'excellente loi qui en prescrit le mode . >>
--
La balle était lancée ; je la pris au bond , et je la
renvoyai au joueur. Vous convenez , lui dis -je , que la
loi du 5 février est bonne : comment pouvez - vous en
craindre les résultats ? Par la raison qu'il n'y a de
vent favorable que pour les gens qui savent où ils vont ,
et que Dieu me damne si , jusqu'à ce moment , nos
chers Français en ont su quelque chose. Depuis 1788 ,
nous courons après la liberté constitutionnelle ; nous
554 MERCURE DE FRANCE .
l'avons atteinte en 89 , mais l'élan était trop fort ; nous
avons passé à travers , et nous sommes tombés dans
l'abîme anarchique de 93. Le despotisme qui nous attendait
là , nous en a tiré à force de gloire ; enlevés dans
son tourbillon , nous avons fini par tomber de toute
sa hauteur ; et encore étourdis d'une chute épouvantable
, nous marchons au hasard sans savoir main,
tenant où donner de la tête .
-Ce monsieur a ben raison ( dit un homme de la
campagne , dont les observations , pleines de sens , m'avaient
déjà frappé ) , nous allons de droite et de gauche ,
ni plus ni moins que des gens ivres ; par exemple , moi
qui vous parle , je suis électeur du Gers , grâce à c'te
loi dont vous parlez ; mais je serais ben embarrassé de
vous dire à qui ce que je donnerai mon vố . L'un me dit :
faut nommer le fils de l'ancien seigneur de vot' village
qu'était un si brave homme ; c'est fort ben que je
réponds ; mais c'te grande prairie que la nation a vendue
à mon beau- père qui me l'a baillée par contrat de mariage
, elle appartenait à feu M. le comte , et son fils.
dit comme ça qu'il faudra bien qu'elle lui revienne un
jour ou l'autre ; moi qui n'entends pas de cette oreille là , ♬
je ne serai pas si bête que de donner ma voix à celui qui
veut me prendre ma prairie .
Un autre vient et me dit qu'il faut nommer le gros.
Larroque. C'est vrai que celui - là défendrait les biens
nationaux et pour cause ; mais pour ce qui est de l'honneur
du pays , des intérêts , du commerce , de l'agriculture
, des droits des citoyens , il en a fait si bon
marché à tous les gouvernemens qu'il faudrait être fou
pour s'y fier de nouveau . M. le curé , dont il a fait rebâtir
le presbytère , aura donc beau dire , le gros Larroque
n'aura pas ma voix ; mais à qui la donnerai-je ? — A qui,,
reprit le petit bossu , je vais vous le dire ; à celui que
SEPTEMBRE 1817 . 555
vous avez entendu appeler , aux différentes époques de
la révolution , aristocrate ou jacobin ; que vous avez
vu , alternativement persécuté par tous les partis , accourif
au secours du vaisseau de l'Etat , non quand il se
pavoisait aux jours de sa gloire , mais au moment où
il arbora son pavillon de détresse , à celui qui repousse
également les sottises de 87 et les horreurs de 93 ; à celui
qui veut franchement la monarchie constitutionnelle
avec toutes ses conséquences ; à celui dont le coeur tressaille
au nom de patrie , et à qui le ciel a départi les talens
nécessaires pour soutenir , et s'il en était besoin ,
pour défendre ses droits .
-
-Eh ! mais , interrompit l'électeur villageois , vous
me faites penser à vous ,. M. Lescale , et dès ce moment
je vous mets sur ma liste .-Gardez - vous en bien : pour
être député , ce n'est pas assez de penser comme moi , il
faut encore être fait différemment ; j'ai pris ma mesure ,
ajouta-t-il , en riant , je ne suis pas de la hauteur d'une
tribune , et il s'en faut de six pouces et de six cents francs
que je sois éligible : ainsi donc , en continuant de parler
sur ce sujet d'une manière très - désintéressée , j'ajouterai
qu'indépendamment des considérations générales ,
·les circonstances particulières où la nation se trouve ,
doivent influer sur le choix de ses députés ; en examinant
bien notre position actuelle , je vois que l'embarras
principal est dans les finances : adressons - nous donc à
des gens qui sachent compter et faire rendre des comptes.
L'édifice constitutionnel est construit suivant les règles ,
mais ces règles ne sont encore prouvées que par des exceptions
, et ces exceptions ne sont pas des lois ; c'est là
qu'il faut en venir , et de bonnes lois supposent des
législateurs ennemis des exceptions . Les besoins du moment
, les plus impérieux , sont ceux de l'agriculture ,
du commerce et d'une égale répartition de l'impôt ;
556 MERCURE DE FRANCE .
attachons-nous donc à choisir d'habiles et d'honnêtes
économistes .
« Les voies et moyens ont besoin d'être discutés
contradictoirement avec ceux qui doivent être chargés
de leur exécution ; ceux-ci ont sous leurs ordres une
foule de gens payés pour répondre amen à tout ce
qu'ils disent ; il faut donc y regarder au moins à deux
fois , avant de confier des fonctions législatives aux pen-
-sionnaires de la couronne et aux salariés du
ment. >>
gouverne-
Le petit homme passant ensuite à l'application personnelle
de sa théorie des élections , discuta les titres
des personnes que l'opinion publique ou l'opinion de
´parti , qui crie bien plus haut , indiquait aux électeurs
dans les départemens du midi , et réduisit sa liste à une
-vingtaine de noms , parmi lesquels l'electeur du Gers
en choisit deux pour composer la sienne .
Cette grande discussion à laquelle chacun avait pris
part , abrégea tellement la route que nous relayâmes
à Mirande sans songer à descendre sur la place d'où
l'on voit les quatre portes de cette jolie petite ville ; et
que nous ne nous aperçûmes de notre arrivée à Auch
où nous dinâmes , qu'en entrant à l'auberge . J'eus à
peine le temps , avant de remonter en voiture , d'aller
jeter un coup -d'oeil sur la cathédrale , très - beau monument
gothique , dont les vitraux coloriés sont un objet
de curiosité , et auquel il ne manque qu'un parvis ; mais
comme j'aime surtout les lieux qui me rappellent de
grands hommes ou de grands souvenirs , je regrettai
bien de ne pouvoir me faire conduire à un quart de
lieu de la ville , au petit village de Cassanhabère , où
naquit le célèbre cardinal d'Ossat , du très - petit nombre
des princes de l'Eglise qui surent allier la politique et
la probité , les dignités et la modestie.
SEPTEMBRE 1817 . 557
J'eus aussi le regret de laisser , à quelques lieues sur
ma gauche, la petite ville de Vic-Fezensac , où j'aurais
eu tant de plaisir à voir le brave et sage général Delort
à qui j'étais recommandé . Cette partie de la France est
peuplée de ces Cincinatus modernes qui labourent avec
honneur la terre natale qu'ils ont si glorieusement défendue.
Quand j'aurais dû faire , à pied , les huit lieues de
Lectoure à Agen, je n'aurais pas manqué de mettre pied,
à terre au lieu même où naquit le vainqueur d'Arcole ,
d'Hollabrünn et d'Eylau ; ce maréchal Lannes , dont
le nom tient un rang si distingué dans les fastes de la
gloire nationale . On m'a montré la chetive maison où
le duc de Montebello , reçut la naissance ; je me suis
rappelé la pompe de ses funérailles : ce héros-là n'a
pas vécu trop d'un jour.
Pendant le reste de la route jusqu'à Agen , je me liai
plus particulièrement avec M. Lescale , dont l'esprit ,
l'humeur maligne et là gaìté satyrique sont autant de,
preuves à l'appui de l'opinion générale qui veut que la
nature ait meublé , avec un soin tout particulier , la tête
de ceux dont elle a faussé l'épine dorsale .
Il avait appris qui j'étais , et m'avait offert , avec
une extrême politesse , de m'aider de ses connaissances
locales pendant le petit séjour que je comptais faire à
Agen . Pour vous donner quelque confiance en moi
( me dit - il , tandis que nous montions à pied une côte
assez roide ) , je vous dirai que je descends , en droite
ligne , quoiqu'il n'y paraisse pas , d'un certain Jules-
César Scaliger, dont il n'est pas que vous n'ayez entendu
parler . Je sais bien que quelques mauvaises langues de
biographes , que quelques descendans en ligne collatérale
, se sont avisés de soutenir que Joseph- Juste Scaliger,
fils du précédent , était mort sans avoir été marié,
558 MERCURE DE FRANCE .
ce qui tendrait visiblement à obscurcir la légitimité de
ma race ; mais si jamais j'ai besoin de repousser une calomnie
qui m'intéresse assez peu pour le moment , je
prouverai , tout aussi clairement , que je descends des
Scaliger , que ceux - ci ont prouvé qu'ils descendaient
des princes de l'Escale , souverains de Vérone : ma
généalogie est en règle , qu'on y prenne garde ; en attendant
l'envie et l'occasion de m'en prévaloir , je vis
dans une médiocrité philosophique dont je suis trèssatisfait
; je me permets quelquefois de rire de mes
concitoyens qui me le rendent bien , je dois en convenir
; c'est entre nous un échange contintiel de moquerie
et d'amitié : quand ils m'appellent la perle des
bossus , ce qui leur arrive souvent , je les appelle Nugaménois
( 1 ) ; ils s'en vengent en me plaçant sur le
manteau de la cheminée, d'où je n'obtiens la permission
et le moyen de descendre qu'après avoir chanté en patois
la paliuɔdie de la maudite épigramme . Ce que je fais
d'assez bonne grâce , car au fond j'aime mes concitoyens ;
et sauf le respect que je dois à la mémoire de mon illustre
aïeul , je suis très - disposé à croire qu'il a outrageusement
calomnié ses contemporains , et qu'il a payé de la plus
noire ingratitude l'hospitalité qu'il avait reçue dans
cette ville .
Arrivé à Agen , M. Lescale ne me quitta qu'après
m'avoir installé à l'hôtel des Ambassadeurs , sur les
allées de Saint - Antoine où s'arrête la diligence ; et
après m'avoir recommandé à M. Gauthier , maître de
cet hôtel.
Nous étions convenus qu'il viendrait déjeûner avec
( 1 ) Allusion à une épigramme sanglante de Scaliger contre la
ville d'Agen dont Nugamen est l'anagramme du nom latin
Agennum.
SEPTEMBRE 1817 : 559
moi le lendemain matin , et qu'il me dirigerait dans
mes courses . Pour prendre une idée de l'aspect de la
ville , il me conduisit d'abord aux allées du Gruvier,
l'une des plus belles promenades publiques que je me
rappelle avoir vues. A travers les longs portiques de
verdure qui forment les quatre rangs de l'avenue , mon
guide me fit remarquer , à gauche , la Garonne et le
joli bourg de Passage ; à droite , sur la rive opposée ,
une grande manufacture d'indienne , établie dans l'ancien
monastère des Carmes . « Cette manufacture si florissante
, il y a quelques années , me dit M. Lescale ,
est aujourd'hui sans activité ; si vous voulez en savoir
la raison , allez la demander à Londres où l'on vous
dira que les fabriques indigènes ne prospèrent qu'à
l'aide des lois prohibitives et que le perfectionnement
de l'impression au cylindre en cuivre gravé , a dû nécessairement
faire tomber les impressions à la planche
en bois . >>
1
que
En remontant la grande allée des Ormeaux , nous
nous arrêtâmes à un point de vue d'où l'on découvre
l'enceinte de la ville et les principaux monumens qui la
décorent , tels l'ancien évêché devenu l'hôtel de la
Préfecture ; l'ancien séminaire , transformé depuis en
casernes , et rendu à sa première destination par ordonnance
du Roi ; l'antique et noble bâtiment de Las , anjourd'hui
le dépôt de mendicité et l'atelier de travail .
J'avais commencé un beau discours sur ces utiles institutions
dont le premier exemple a été donné à Bruxelles
par mon honorable ami le comte de Pontécoulant :
M. Lescale m'interrompit pour m'apprendre que le
conseil - général du département de Lot - et - Garonne
avait demandé , dans sa dernière session , la suppression
de cet établissement . « Quelque jour , ajoute - t - il avec
amertume , on demandera la suppression de la vaccine »> !
560 MERCURE DE FRANCE .

Avant de rentrer dans la ville , nous nous arrêtầmes
dans un des six cafés que l'on trouve au quinconce des
Graviers. Celui du sieur La Poussée auquel nous
donnâmes la préférence , est orné avec beaucoup de
goût , et ne déparerait pas le boulevard du Temple.
C'est là que se réunissent les oisifs de la ville ; c'est la
surtout que se débitent les nouvelles qui s'y fabriquent
pour l'ordinaire. On conçoit qu'en ce genre d'invention,
une ville , située sur la Garonne , doit avoir une incontestable
supériorité.
Auprès de ces cafés , se trouvent deux bains publics
aussi commodes que bien servis. Les uns, désignés sous
le nom d'Orientaux , sont placés sur la promenade
même, et construits sur l'une des piles de l'ancien pont
d'Agen ; leur situation , au milieu d'un massif de verdure
, est à la vue d'un effet très- pittoresque . Les autres
, appelés bains Occidentaux, sont établis , un peu
plus loin , au milieu d'une belle plantation de peupliers .
On compte dans cette ville plusieurs cercles où se
réunissent les hommes des différentes classes de la
société ; celui que l'on connaît sous le nom des Amis
du Roi , est le plus brillant ; M. Lescale doit m'y
introduire .
« Les femmes , me dit - il , sont exclues de ces réunions ,
et les maris agénois , d'une des meilleures espèces qui
soient au monde, n'ont jamais paru craindre les suites de
l'isolement auquel ils condamnent ces dames . Autrefois
ils se rassemblaient sous les arcades qui environnent la
place des Marchés , et que l'on nomme les Cornières.
En réfléchissant avec quelle docilité les belles Agénoises
avaient laissé prendre à leurs maris ces habitudes antisociales
, un jeune jésuite ne s'avisa - t -il pas de supposer
qu'elles étaient favorables aux intrigues galantes ? et des
effets remontant à la cause , il donna , de son temps ,
SEPTEMBRE 1817. 561
l'étymologie du nom de Cornières dans les vers suivans»
( Je me dispense de les traduire par respect pour les
vénérables douairières d'Agen , avec qui je ne veux point
me faire de querelles ) .
Est locus Aginni mediam qui dividit urbem
Qui locus à cornu nomen et omen habet :
Hic , dum se delectant ( infelix turba ! ) mariti ,
Heu! crescunt miseris cornua quanta domi!
Dans la promenade que nous avons faite dans l'interieur
de la ville , je n'ai point vu d'édifice remarquable.
Bien qu'une des plus anciennes cités de l'Europe , Agen
a été ravagée et détruite plusieurs fois de fond en
comble ; les restes de ses anti ui és sont ensevelis , mais
ils reparaissent anx moindres fouilles . L'excellente Description
statistique du département de Lot- et-Garonne
, par M. Lafond du Cujula , donne , sur ce point ,
et sur tout ce qui a rapport à l'état physique et matériel
du département de Lot - et - Garonne , des détails trèsexacts
que je me contenterais de reproduire , s'ils ne
sortaient du cadré d'observation où je me renferme ( 1 ) .
Je ne puis cependant me dispenser de dire un mot
de l'ancienne cathédrale dédiée à Saint-Etienne , et
située sur la place du Marché ; elle a été démolie pendant
la révolution , ainsi que son clocher , dont la structure
bizarre et hardie méritait de fixer l'attention. Il ne
reste plus de cette cathédrale que les piliers qui fer-

3
( 1 )Annuaire ou Description statistique du département de Lot-et-
Garonne , parM. Lafond du Cajula. A Agen , de l'imprimerie de
Raymond Noubel .
En parcourant les Hautes - Pyrénées , j'aurais également dû
prévenir qu'il existe un Annuaire de ce département , publié
à Tarbes , en 1807 , par M. La Boulinière , que l'on peut mettre
au premier rang de ces travaux statistiques dont il serait à dési
rer qué le gouvernement ordonnât la continuation .
36
562 MERCURE DE FRANCE .
maient l'enceinte du choeur . Le plus grand nombre des
habitans voudrait qu'ils fussent employés à soutenir les
combles d'une halle dont le marché d'Agen est privé ;
ce qui pourrait se faire à peu de frais : un petit nombre
de personnes , qui sont sûres de ne jamais manquer de
pain tant qu'il y en aura dans le grenier des autres ,
veulent qu'on rétablisse la cathédrale , ce qui exigerait
une énorme dépense . Que les Agenois me consultent
sur cette question , je leur répondrai , comme j'ai souvent
eu occasion de le faire en pareille circonstance : « si
votre église était debout , il ne faudrait pas l'abattre ;
mais le mal est consommé ; qu'avez - vous de mieux à
faire que d'en tirer le meilleur parti possible : il vous en
coûterait beaucoup pour rétablir une église , qui n'est
point indispensable à l'exercice du culte ; vous pouvez ,
avec une dépense infiniment moindre , vous procurer
une halle couverte , dont vous avez le besoin le plus
urgent ; faites ce qui est utile et possible , et soyez sûrs
que Saint-Etienne lui -même vous saura plus de gré
d'une halle construite , en son nom , sur les ruines de
son église , que d'un temple superbe que vous vous ruineriez
à lui bâtir . »
« C'est parler très - raisonnablement, me dit M. Lescale
; mais avisez-vous de raisonner ainsi en présence
de nos marguilliers et à côté d'un tas de pierres ils
pourront bien vous apprendre qu'à toutes les époques
la vérité a ses martyrs. »
Après ce petit avertissement , nous allâmes visiter
l'église collégiale de Saint -Caprais , premier évêque
d'Agen. Cette basilique , où se fait le service de la cathédrale
, est d'une haute antiquité ; sa construction
remonte aux premiers jours du christianisme .
Nous avons parcouru , dans la journée , les différentes
promenades publiques ; cette ville ne présente rien de
SEPTEMBRE 1817. 565
plus remarquable au premier coup - d'oeil , et l'étranger
qui les admire est surpris de les trouver désertes ; elles
ne sont fréquentées que les dimanches et fêtes , dans
les plus beaux jours de l'année.
La salle de spectacle est nouvellement construite , et
les sommes que l'on y a dépensées , si j'en dois croire
mon Cicerone , suffisaient pour en faire un véritable
monument : telle qu'elle est , rien de plus mesquin audehors
, et de plus incommode en - dedans : « Je ne
manque jamais , me dit M. Lescale , après chaque représentation
où j'assiste , de faire une prière pour que
le défunt architecte éprouve , dans l'autre monde , le
supplice de la gêne où il nous a condamnés dans cet
oeuvre de sa maladresse et de son ignorance. » Une troupe
de comédiens , sous la direction de madame Latapy , se
promène alternativemeut d'Agen à Montauban et d'Auch
à Cahors, pour y faire jouir les habitans des niaiseries
grotesques ou sentimentales qui remplacent en province
, et qui remplaceront bientôt à Paris , les chefsd'oeuvre
dramatiques de la scène française .
L'ERMITE DE LA GUYANE.
mmmmun⌁inv
VARIÉTÉS.
Sur l'étendue d'un discours à prononcer dans un corps
ou une cérémonie publique.
Un discours doit traiter tout son sujet ; ou bien il ne
remplit pas sa destination ; et c'est un mauvais discours
.
Cependant il doit être prononcé , avant d'ètre lu ; et
36.
564 MERCURE DE FRANCE .
A.
tout y appartient d'abord à une action publique. De là
une borne nécessaire dans son étendue ; il pe doit pas
dépasser la mesure d'attention que peut donner l'auditoire
; et ici l'attention s'épuise en proportion de la
force qui la captive ; elle ne cède pas seulement à la
profondeur des objets qui l'exercent , mais encore plus
à la vivacité , à la variété des plaisirs qu'elle reçoit ,
quand ils se prolongent trop.
Voilà donc deux principes contraires , entre lesquels
doit marcher celui qui compose un discours ; et s'il
ne peut les concilier par son art , il ne peut se sonmettre
à l'un qu'en bravant l'autre .
L'espace propre à un discours prononcé n'a point été
déterminé arbitrairement ; l'expérience journaliere de
la mesure de notre attention l'a indiqué : deux heures
et demie au plus dans les représentations , théâtrales ;
une heure un quart au plus dans les lectures académiques
au - delà il est prouvé que l'auditeur n'y
tient pas .
Cependant voilà des limites pareilles et pour un sujet
très-étendu et pour un sujet très- borné. Je n'ai pas
plus de temps pour embrasser tout Voltaire , que pour
caractériser Gresset .
Si l'Académie avait proposé pour son prix de prose
l'influence du théâtre sur les moeurs et le goût , on n'au--
rait pas trouvé étrange que j'eusse prolongé mes vues
sur le sujet , pendant une heure ; et il faudra que je
resserre dans le même espace le tableau littéraire du
dix-huitième siècle !
Bérénice , avec sa seule passion , occupe toute la durée
d'une tragédie ; et Acomat , apportant une conjuration
d'Etat dans une intrigue d'amour , n'a pas le
droit de demander qu'on lui accorde sa part propre
dans le double sujet. Aussi la conjuration n'est montrée
que dans l'exposition et se subordonne ensuite à l'intrigue
d'amour ; et cela ne pouvait être autrement ,
dans le cadre donné. Mais tout le caractère du visir
' est au moins sublimement développé dans la première
scène , la seule que le poète pouvait lui accorder ; et
vo à comment le génie peut triompher des entraves
qu l'oppriment.
Je demande ici qu'on ne croye pas que je m'élève
SEPTEMBRE 1817.
565
contre la règle ; j'en expose seulement les inconvéniens
; et je ne tends qu'à proposer des modifications ,
qui s'accordent avec la règle , sans la renverser .
Autre temps , autre manière de voir , de penser , et
d'écrire. Les anciens , nécessairement plus resserrés
dans leurs vues par des sciences moins achevées , par
une organisation sociale moins complette , rapportaient
toute une matière à quelques principes déjà établis ou
faciles à établir ; et pouvaient se renfermer dans des
résultats , qui en dérivaient immédiatement ; ils écrivaient
quelques pages où nous faisons un livre.
C'est que nous mêlons dans les connaissances d'un
genre celles des genres voisins ; que nous multiplions
les rapports , que nous étendons les vues ; nous fournissons
davantage , parce qu'on nous demande plus ;
c'est un produit des acquisitions de l'esprit humain ;
c'est la loi , non pas seulement du siècle , mais de la
succession des siècles ; une loi de convenance , de né
cessité même. Comment s'y soustraire ?
Un discours prononcé est comme une action qui
s'accomplit au milieu d'une assemblée ; pour être en
harmonie avec le spectacle , dont il est l'objet , dont
il est l'âme , il a besoin d'une certaine pompe , d'une
manière large .
Il exclut donc ce style précis , rapide , sentencieux ,
'qui enlève dans un objet son trait principal , et vole
à un autre ; qui représente plutôt les saillies d'un esprit
supérieur , qu'il n'en développe les richesses . Le ton
propre d'un discours s'accorde rarement avec ces conceptions
hardies , qui éclairent de leur soudaine clarté
et subjuguent par une pleine évidence.
Enfin , le discours , après avoir été présenté à un auditoire
, est définitivement jugé par des lecteurs isolés ,
qui peuvent le quitter et le reprendre , et s'interroger
partout sur l'impression qu'ils reçoivent.
De ces observations , je tire deux conséquences :
l'une , que lorsqu'on propose le sujet d'un discours
public , il faut le choisir d'une telle nature , qu'il puisse
se renfermer dans les bornes connues d'un discours.
L'autre , que lorsqu'un sujet excède nécessairement
ces bornes , ce n'est pas l'auteur qui a tort , s'il l'a
brassé tout entier : il a travaillé contre son succès déem566
MERCURE DE FRANCE .
vant le public d'une assemblée , mais l'a assuré devant
le public des lecteurs , auquel on ne se repent jamais
d'avoir sacrifié .
Au reste , dans ce dernier cas , il y a un remède
bien simple ; c'est de ne pas prononcer tout le discours ,
d'en supprimer les parties qui offrent le moins à l'effet
oratoire ; car c'est principalement des émotions que demandent
des hommes assemblés .
Ne pourrai -je pas aller plus loin , et prédire que l'intérêt
de l'art oratoire , celui de l'art dramatique et la
nécessité de concilier les deux règles fondamentales cidessus
, y amèneront un jour une tolérance , déjà fondée
dans d'autres carrières ?
Il serait très-bon sans doute que le travail qui prépare
une loi , pût être entendu dans une seule séance .
Cependant , l'assemblée constituante , aussi difficile que
toute autre sur les convenances ( dans ses momens paisibles
) , accorda avec justice , plusieurs séances au beau
rapport de M. Talleyrand , sur la réorganisation de
l'instruction publique ; et l'illustre d'Aguesseau a- t- il fait
une innovation répréhensible , lorsqu'il a divisé ses plus
beaux plaidoyers en plusieurs parties , qui remplissent
chacune une audience ?
Serait-ce au détriment ou à l'avantage de l'art oratoire
, qu'on établirait qu'un ouvrage à l'Académie ,
serait distribué en plusieurs discours , et non en parties ?
Car, dès qu'il y a intervalle dans la discussion d'une matière
, il est mieux , il est surtout plus oratoire , que
chaque partie fasse une composition à elle seule , qu'elle
soit un tout qui se réunisse et se sépare , en même temps,
dans l'ouvrage..
Serait-ce au détriment ou à l'avantage de l'art dramatique
, qu'on y admettrait un nouveau système théâtral
, qui , au moyen de plusieurs drames naissans les
uns des autres , permit d'embrasser des sujets plus
vastes , plus compliqués , et n'obligeât pas de les miutiler
dans un cadre qui ne peut les contenir ? Je hasarde
ces idées , parce que , si elles choquent l'usage ,
elles n'offensent en rien la raison.
Il y a bien du pour et du contre dans ces aperçus ;
et c'est pour cela qu'ils doivent être toujours discutés ,
jamais interdits . Le sort de beaucoup d'hérésies littéraires
a été souvent de triompher par les combats
SEPTEMBRE 1817 . 567
qu'elles ont excités , et de devenir des doctrines à leur
tour ; c'est par-là que chaque siècle a ajouté des progrès
aux autres siècles : il ne s'agit que de mûrir les
innovations ; ce qui exige qu'on les éprouve .
En attendant , il est sage , il est utile , il est beau de
vouloir faire mieux par les entraves des règles mêmes.
Qui aurait imaginé qu'on pût parcourir toutes les causes
de la grandeur et de la décadence des Romains , dans
un volume de deux cents pages ? Cependant Montesquieu
l'a fait . Je parlais tout-à-l'heure de l'éloge de
Voltaire , comme d'un sujet trop étendu pour un discours
académique ; et le beau discours de M, Ducis ,
sa réception , a satisfait à cette tâche , dans cinq quarts
d'heure .
Je ne connais pas de productions plus riches , plus
fortes , plus pleines sur tous les théâtres , que Héraclius ,
Athalie , le Tartuffe ; et néanmoins ces ouvrages sont
dans les bornes fixées .

Reste à savoir si les règles , destinéés plutôt à sauver
le génie des écarts qu'à lui enlever des créations , doi-'
vent être fondées sur des prodiges ; et si elles peuvent
lui défendre d'enfreindre les formes de l'art , lorsque ces
formes ne lui permettent pas d'atteindre à tous ses objets.
LACRETELLE ainé.
CORRESPONDANCE .
Paris , 16 septembre 1817.
A MM. les Rédacteurs du Mercure de France .
MESSIEURS ,
La Quotidienne , en rendant compte de mes Mémoires
sur l'Espagne , a rapporté , d'après moi , que le
général Jardon ayant eu , dans différentes auires ,
douze aides-de-camp tués à ses côtés , il ne se trouvait
plus dans l'armé d'officier qui voulút lui en servir.
M. Alex, de Paunier , se disant chevalier de la Legion568
MERCURE DE FRANCE.
d'Honneur , a vu , dans cette phrase isolée ( à en juger
d'après la lettre qu'il a fait insérer dans votre n° . du 6
septembre ) , l'intention d'offenser les officiers français.
Si M. de Paunier avait lu le passage en entier dans
mon ouvrage , il eût vu que ce n'était point par la
crainte d'être tués à ses côtés que les officiers n'étaient
pas empressés de servir d'aides-de-camp au général
Jardon , mais parce que ce général , dont je loue d'ailleurs
la bravoure et l'audace , se plaisait bien moins aux
opérations militaires convenables à son grade , qu'à
faire le tirailleur aux avant- postes , armé d'un fusil
comme un simple soldat . Les aides-de- camp , associés
à ces dangers obscurs , pouvaient donc en souhaiter de
plus éclatans. On sait que les officiers français n'ont
jamais craint la mort , et qu'ils ont toujours affronté
fes hasards et les périls qui promettent des lauriers ,
Au surplus , si mes Mémoires se distinguent sous
quelques rapports , c'est , j'ose le dire , par l'espèce de
ferveur avec laquelle je parle des armées françaises ,
dont je m'enorgueillis d'avoir , pendant douze ans ,
partagé les travaux et la gloire.
Quant à M. de Paunier qui, faute depouvoir lui infliger
une punition plus grave , condamne l'auteur de cet article
à lire les bulletins de l'armée d'Espagne , je lui demande
si c'est de moi ou du rédacteur de l'article de la
Quotidienne qu'il entend parler . Je saurais à quoi m'en
tenir à cet égard , si toutes mes recherches , pour trouver
M. de Paunier à la demeure qu'il a indiquée , n'eus¬
sent été infructueuses.
J'attends de votre justice , messieurs , l'insertion de
ma lettre dans votre prochain numéro.
J'ai l'honneur d'être , avec une haute considération ,
Votre très- humble et très- obéissant
serviteur ,
123
DE NAYLIES ,
Chefd'escadron , adjudant sous-lieutenant
des Gardes-du Corps de MONSIEUR ,
chevalier de St. - Louis et de la Légiond'Honneur
, rue de Grenelle – Saint-
Germain , no. 136.
SEPTEMBRE 1817 .
569
POLITIQUE.
1
9 L'article consacré dans ce journal à la Politique
acquerra bientôt un plus haut degré d'intérêt par le
tableau fidèle des opérations des chambres législa
tives ; il recevra une étendue proportionnée à son impendant
portance ; le résumé des séances sera confié ,
la prochaine session , comme il l'a été pour la der
nière , à des écrivains d'un talent reconnu . Dirigés
dans ce travail par l'amour du bien public , ils met→
tront tous leurs soins à propager les doctrines constitutionnelles
, et à faire apprécier la charte , dont l'exécution
ponctuelle , objet de tant de voeux , rendra pleine
et entière l'émancipation des Français . Cette partie de
la rédaction du Mercure ne cessera point d'être digne
des suffrages de nos lecteurs.
mmmmmy
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du so du 17 septembre:
RÉCOLTES . FINANCES . Le plan du ministre Garay
n'obtient pas un assentiment si général qu'il ne s'élève
par intervalles quelques remontrances qui ressemblent
à de l'opposition . Ces contrariétés ne peuvent point ne
pas influer sur le crédit , aussi les fonds perdent- ils tou-
Jours 71 .
L'abondance des récoltes est le meilleur moyen.
de police . Depuis que la multitude , en Angleterre , ne
craint plus de mourir de faim , elle cesse de remuer.
Il fallait une petite armée pour protéger la navigation
intérieure de l'Irlande . Cette armée est rappelée . La
cour d'assises de Lancaster avait à juger un grand
-
570 MERCURE DE FRANCE .
nombre d'accusés , entre autres les auteurs de la conspiration
des couvertures. L'avocat du roi demande luimême
qu'on renonce à toute poursuite. Il est vrai qu'on
a parlé d'une tentative d'insurrection. Le lord maire
avait reçu avis que la Saint- Barthelemy serait orageuse.
Cette époque est de sinistre augure . Une foule armée
devait s'emparer de la banque et des édifices publics.
Des billets indiquaient le lieu du rendez-vous . Le lord
maire a communiqué ces avis au gouvernement. On
s'est précautionné , on s'est armé; on n'a rien vu . Cependant
, la prime , sur les bons de l'Inde tombe de 120 schill.
à 57 ; la prime sur les billets de l'échiquier tombe de
25 à 15 ; mais on attribue cette baisse à la réduction
prochaine des intérêts . Le Courrier se demande pourquoi
les effets restent stationnaires ? C'est que , d'un
côté , la confiance renaît , et le gouvernement achète ,
cause de hausse ; de l'autre , le commerce refleurit , et
les capitalistes vendent leurs actions pour en placer le
produit dans des spéculations , cause de baisse.
Pendant qu'à Vienne on chante un. Te Deum
pour rendre grâces au ciel de la fertilité des récoltes ,
le Tyrol est en partie submergé:
Le tribunal de Véronne a condamné un accapareur
, pris en flagrant délit , à cesser toute espèce de
négoce. C'est le punir par où il a péché .
- Une ordonnance du roi étend à l'industrie de la
filature de coton , le bénéfice de la prime accordée par
la loi du 28 avril 1816 , pour la sortie des tissus non
mélangés.
Une autre ordonnance , vu le mauvais état de la récolte
en cocons de soie , réduit , jusqu'au premier août
prochain , les droits d'entrée des soies écrues .
-On compte , en Angleterre , cinquante mille vagabonds
qui parcourent le royaume dans tous les sens .
C'est l'effet de l'extrême disproportion des fortunes , et
cette extrême disproportion des fortunes est peut-être
elle-même l'effet de l'incompréhensible rapidité imprimée
à la fortune publique. La foule admire ce tourbillon.
Le sage rappelle la devise : Respice finem.
Une question assez délicate partage les esprits à
Genève . Quelques docteurs orthodoxes ayant demandé
au conseil la permission de réfuter les erreurs des puSEPTEMBRE
1817 : 571
ritains et des dissidens , cette permission ne leur a pas
été accordée. Le conseil envisageait le besoin de la paix.
Ceux qui improuvent sa décision ne manquent point
d'alléguer et l'intérêt du dogme , et la liberté de la
presse . Toutes les fois que deux partis invoquent des
principes également clairs , également sacrés , j'affirme
qu'il y a quelque malentendu ; car deux evidences ne
sauraient être opposées .
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . - La noblesse de Hesse
prétend toujours être exempte de contributions , et
garder ses droits exclusifs aux emplois civils et militaires
Entourée de pays qui se réforment , elle ne veut pas
voir que la réforme peut aller jusqu'à elle . Puisse-t -elle
ne pas être entraînée aux changemens où elle refuse
de se laisser conduire !
-Les ministres prussiens voyagent beaucoup; ils
recueillent les doléances ; ils recherchent les traditions ;
ils interrogent les notables. Ce gouvernement cherche
moins à créer qu'à réparer , et cela vaut mieux en
effet , quand réparer n'est pas recrépir . Tant qu'une
constitution peut durer , elle est préférable à toute
autre ; mais il ne faut pas se faire illusion . Quelquefois
elle a péri , qu'on jure encore par elle , à peu près
comme on faisait des voeux pour la santé d'Auguste ,
quand il gisait embaumé à Nole .
-
Le Wurtemberg prend une face nouvelle : administration
, représentation , division territoriale , tout
est changé. Les représentans de la plus grande partie
des communes ont prété le serment exige . Comment se
fait- il que Stutgard résiste encore ?
-
Les députés de la Navarre ont solennellement
prêté le serment de fidélité au roi d'Espagne dans
l'église de Pampelune.
COLONIES. Les différends entre les Etats-Unis et
Pétion semblent près d'être terminés à l'amiable . — On
dit que l'Espagne cède les Florides aux Etats-Unis
Tout homme sensé louera cette politique . Dans
l'espace de quinze jours , il est débarqué dans les ports
de l'Amérique septentrionale deux mille deux cent
soixante - douze émigrés , dont quatorze cent quinze
Anglais , huit cent vingt - six Allemands et trente-un
572
MERCURE DE FRANCE .
Français. Voilà une proportion tout à l'avantage de la
France .
-
Les gazettes de New-Yorck annoncent un combat
entre les Espagnols et les insurgés dans l'île d'Amélie.
On ignore les détails , mais le pavillon insurgé flotte
dans l'île .
Est-il vrai que les insurgés ont débarqué à l'embou→
chure de Rio-Grande , et qu'à la nouvelle de ce dé→
barquement , les habitans de Saint-Antoine ont changé
leur administration , C'est le rapport d'un déserteur ;
mais quelle foi mérite un déserteur ?
-Un corsaire a pillé l'Alligator , navire anglais . Si
c'est un corsaire insurgé , le Courrier a trois fois raison
de crier aux armes . Mais en est-ce un en effet? A toutes
les précautions de rigueur prises contre les corsaires par
l'amiral Brion , à toutes les protestations des gouvernemens
de Buenos-Ayres et de Vénézuela , surtout à l'intérêt
bien entendu des insurgés , qui ne leur dicte sûre →
ment pas des procédés hostiles envers l'Angleterre , on
serait tenté de nier. Le Morning - Chronicle veut que
ce bâtiment appartienne plutôt aux États-Unis ou aux
Cayes ; et , quant aux faux papiers , c'est un moyen si
connu dans des temps de désordre , qu'il ne saurait
fonder une certitude. Mais c'est bien un corsaire insurgé
qui a pillé la Gérone sur la route de la Havane à
Malaga.
-Les tribunaux des îles Canaries avaient condamné
à quatre mois de prison un capitaine anglais nommé
Clark , pour avoir insulté une sentinelle . La peine était
subie , et le terme expiré ; mais un ordre nouveau du
gouverneur a fait enfermer le capitaine dans une prison
pire que la première. Le consul anglais en a écrit au
ministre de sa nation à Madrid.
Une lettre de Cadix , en date du 26 août , annonce
deux expéditions prêtes à mettre à la voile pour les colonies.
L'une d'elles , forte de quatre à cinq mille
hommes , agira contre le Pérou ; l'autre recevra une
destination des circonstances de la guerre. Quant à lá
croisade européenne , c'est un rêve qu'il faut ranger
parmi tant d'autres belles spéculations de la Quoti
dienne.
है
RELATIONS POLITIQUES. -Le Grand-Seigneur enSEPTEMBRE
1817 . 573
voye une ambassade extraordinaire pour complimenter
l'empereur et l'impératrice d'Autriche à leur passage à
Semlin , et leur offrir de magnifiques présens.
- Les cours de Dresde et de Berlin commencent à
s'entendre. Le procès durait depuis deux ans. Il avait
pour objet la part pour laquelle chacun de ces États
devait contribuer aux dettes communes et aux démarcations
réciproques . Il s'agit , comme on voit , de terres
et d'argent. Et , entre Etats , comme entre particuliers ,
ce ne sont point là les moindres sujets de querelle .
PROCÈS MARQUANS . - Le duc de Wellington a échoué
dans sa poursuite contre le journaliste belge ; il en ap
pelle .
-Six condamnations à mort ont été prononcées en
Angleterre pour des crimes horribles . Un homme avait
égorgé sa maîtresse endormie , un autre avait empoisonné
deux enfans que sa femme avait eus d'un premier
mariage ; trois hommes , très-proches parens , s'étaient
concertés pour massacrer les domestiques d'une maison ,
et la piller. Du reste , les condamnés ont protesté , jusqu'au
dernier moment , de leur innocence .
-
Un nommé Jean Charnay avait pris le nom de
Buonaparte . Cet homme n'est pas heureux en inven
tions . Sous ce nom de sinistre augure , il annonçait une
invasion prochaine , un débarquement formidable de
Turcs et de Barbaresques. Le tribunal correctionnel de
Trévoux l'a envoyé régner et guerroyer pendant cinq
ans dans une prison .
- Les bornes de cet article ne me permettent pas
d'entrer dans de longs détails sur l'affaire de Fualdès
D'ailleurs ces détails sont partout , et je ne ferais que
copier. On n'y perdrait pas , dira quelqu'un , et je le
confesse .
De sinistres incidens viennent ajouter à l'horreur qué
ce crime inspire. L'Aveyron a recelé de nouvelles victimes.
On se redit avec effroi la prophétie de Bancal´:
Ily en aura bien d'autres . Toutes ces circonstances impriment
à l'opinion une direction peu favorable aux ac
cusés ; leurs défenseurs sont mal accueillis . Bien plus ,
ô miracle ! la Quotidienne qui , pour ne pas violer son
serment d'être toujours seule de son avis , semblait les
avoir mis sous son égide , reeule aujourd'hui et les
574
MERCURE DE FRANCE .
abandonne . Une opinion d'un grand poids est celle de
M. le président Seguret . Quoique cette opinion soit
présentée comme une simple conjecture , elle porte un
si grand caractère de vérité , elle concilie si naturellement
tant de circonstances contradictoires , que je la
regarde comme le coup décisif. Selon cette conjecture ,
Fualdès , lié depuis long-temps avec Jausion , et entrainé
par son amitié , lui aurait fourni des signatures de
complaisance pour une somme énorme . Et le crime
n'aurait eu d'autre objet , que d'enlever à la victime les
contre-lettres dont elle avait dû se munir , pour mettre
sa fortune à couvert . Le rôle de madame Manson perd
de son intérêt ; il n'est plus que bizarre. Un M. Clémandot
, indigné du silence de cette dame , qui semblait
compromettre sa véracité à lui , s'est vu au moment de
mettre au grand jour , devant un grave auditoire , des
secrets de boudoir et de ruelle . Heureusement la prudence
du tribunal a prévenu ce nouveau scandale .
J'admire la Quotidienne . Devinerait-on quel est le
texte du sermon qu'elle adresse à la Bancal ? Cette
femme , voulant dépouiller le cadavre de sa chemise ,
elle l'a trouvée semblable à une aube. « Quoi , s'écrie la
Quotidienne , avec son éloquence de bedeau , ce seul
mot d'aube ne devait - il pas la conduire à résipiscence
? >> Mais voici comme on ne s'avise jamais de
tout . La Bancal ne pouvait deviner , avant le crime ,
que la chemise de M. Fualdès ressemblait à une aube ;
mais elle avait sous les yeux , avant le crime , l'inscription
même de sa rue . Rue des Hebdomadiers , c'est-àdire
des chanoines de semaine ! Pends-toi , Quotidienne ,
tu n'as pas trouvé celui- là !
NOUVELLES DIVERSES ..
-
Madame de Krudner a
décidément quitté la Suisse . On ignore où ses inspirations
l'auront conduite .'
Le tonnerre est tombé sur un pavillon des abattoirs
de Popincourt , dans l'hospice de Saint- Antoine , à
Arcueil , aux montagnes de Belleville . On ne dit point
qu'il ait causé de grands dégâts .
-
Les restes du comte d'Egmont , décapité le 15
juin 1568 , furent retrouvés , en 1805 , dans l'église de
Sottegem. Une inscription consacra la mémoire de cette
illustre victime de la tyrannie . Aujourd'hui le maire
SEPTEMBRE 1817 . 575
de Sottegem vient de concevoir l'idée patriotique d'ériger
un monument au compagnon de Guillaume , au
martyr de la liberté . S. A. R. le prince Frédéric s'est
empressé de souscrire . Son exemple aura de nombreux
imitateurs.
Le tableau de M. David , représentant l'Amour
et Psyché , acheté par M. de Sommariva , est arrivé à
Paris. On parle de ce tableau avec de grands éloges .
Un pauvre paysan suédois avait vu tous ses enfans
devenir aveugles tout - à - coup à un certain âge. Le
prince royal a gratifié ce vieillard d'une pension .
-
Les journalistes des Pays-Bas conviennent tous
qu'il faut changer le nom de ce royaume , mais ils ne
sont pas d'accord sur le changement. Est-ce la Hollande
qu'on a réunie à la Belgique , ou la Belgique à la Hollande
? Pour tout concilier , M. Eloi Johanneau propose
le nom de Belgi -Batavie ; mais je ne voudrais
pas répondre
qu'il ne s'élevât des chicanes sur la prééminence
des radicaux.
-Le Times compare les discussions politiques des
journaux de Paris à des menuets , à cause de la réserve
avec laquelle ils s'expriment . Le Times n'a pas
lu tous nos journaux . On pourrait lui en nommer tel
dont la danse ne ressemblerait pas mal à la pyrrhique ,
s'il n'y mettait la gaucherie de Scaliger.
BÉNABEN .
nmmmmw
ANNONCES ET NOTICES.
Précis des Evénemens militaires , ou Essais historiques
sur les campagnes de 1799 à 1804 , avec cartes et
plans ; par M. le comte Mathieu Dumas , lieutenantgénéral
des armées du Roi . Campagne de 1801. Deux
vol. in-8°. , avec atlas . Prix : 24 fr . pour Paris , et 28 fr.
franc de port ; en papier vél. , 48 fr. , et 52 fr . franc de
port . A Paris, chez Treuttel et Wurtz , rue de Bourbon ,
n. 17 ; et dans la même maison de commerce à Strasbourg
et à Londres . On trouve aux mêmes adresses les
576
MERCURE DE FRANCE.
quatre premiers volumes de l'ouvrage , comprenant les
campagnes de 1799 et 1800 , avec cartes et plans. Prix :
51 fr pour Paris , et 60 fr , franc de port.
M. le lieutenant- général comte Dumas , continue à tenir les
engagemens qu'il a contractés envers le public : la mise en vente
de deux nouveaux volumes de son Précis des Evénemens militaires
, qui viennent de paraître , donne l'espérance qu'il achevera
ce grand monument élevé à la gloire de nos armées. Nous
rendrons un compte plus détaillé de cette nouvelle livraison .
Nous croyons devoir , en attendant , appeler l'attention de nos
lecteurs sur ces deux nouveaux volumes dignes , à tous égards
de l'estime que les quatre précédens ont attirée sur cet important
ouvrage. L'auteur a consacré le cinquième volume à de
hautes considérations politiques sur la situation des diverses
puissances , après les armistices qui suivirent la bataille de Marengo
; aux campagnes du général Moreau , des généraux Brune ,
Augereau et Macdonald , en 1800 et 1801. Le sixième volume
traite fort au long de la paix de Lunéville et de la grande coalition
maritime que les puissances du Nord renouvelerent contre
la Grande- Bretagne . Des notes militaires et politiques enrichissent
ce sixième volume ; elles se font remarquer soit par
profondeur des vues , soit par la nouveauté des aperçus qu'elles
contiennent. Enfin , un grand nombre de pièces inédites et de
lettres de Bonaparte , qui servent comme de démonstration au
texte , excitent au plus haut degré l'intérêt et la curiosité . Ces
deux volumes, où l'auteur observe dans le récit d'événemens plus
récens la même impartialité, respirent partout un esprit national
et vraiment français . De pareils ouvrages répondent victorieusement
aux détracteurs de notre gloire militaire et à ces écrivains
passionnés qui affectent encore de la confondre avec les
déplorables erreurs de l'ambition.

la
Manuel électoral à l'usage de MM. les électeurs des
départemens de la France. Deuxième édition . A la librairie
d'A . Eymery , rue Mazarine , n . 3o ; chez Delaunay
, libraire , Palais-Royal ; Pillet , rue Christine ,
n. 3. Un volume in- 18 , 1 fr . , et 1 fr. 50 c . par la poste.
Ce petit volume contient la charte constitutionnelle ; la loi
sur les élections ; l'ordonnance royale relative à la division des
quatre-vingt-six départemens du royaume , en cinq séries ; un
arrêté du préfet du département de la Seine , relatif à l'inscription
des électeurs ; une instruction familière à leur usage ; enfin
, la liste de MM. les pairs et celle de MM. les Députés.
Cette édition est augmentée des éclaircissemens publiés par le
ministre de l'intérieur. C'est un recueil indispensable pour
tout Français appelé à l'exercice du droit électoral .
IMPRIMERIE DE C, L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
C DE FRANCE.
SAMEDI 27 SEPTEMBRE 1817.
AVIS .
Les personnes dont l'abonnement expire au 30 septembre
, sont invitées à le renouveler de suite , si elles
veulent ne pas éprouver d'interruption dans l'envoi du
journal. L'époque de l'expiration est marquée sur
l'adresse..
-
Les lettres et l'argent doivent être adressés , port
franc , A L'ADMINISTRATION DU MERCURE DE FRANCE ,
rue des Poitevins , nº. 14 .
Les bureaux sont ouverts tous les jours depuis neuf
heures du matin jusqu'à six heures du soir.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine . Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
LITTÉRATURE.
A
POÉSIE . J
LOREDAN ET FLORA.
La douce paix reposait le courage ;
Solyme , auprès de ses sacrés remparts ,
N'entendait plus le clairon du carnage ,
Ne voyait plus de sanglans étendards .
TOME 3
37
ROYAL
SETNE
578 MERCURE DE FRANCE.
.I
Prêt à partir, un des fils de la gloire ,
Heureux déjà de l'espoir du retour ,
Cher à sa belle et cher à la victoire ,
Au fond d'un bois promenait son amour.
Loin de l'objet qu'a choisi sa tendresse ,
Loredan pense à l'objet adoré ;
Rêves d'amour consolaient sa tristesse :
L'amant qui rêve est bientôt égaré .
La sombre nuit , sur la terre endormie ,
Descend , muette , en son char étoilé ;
Phoebé toujours des amans est l'amie :
Mais son croissant de vapeurs est voilé.
Le preux s'égare ; à pas lents il s'avance ;
Rien ne troublait le silence du bois ;
Sa voix enfin rompt ce morne silence :
Le vent du nord répond seul à sa voix.
En invoquant dieu , l'honneur et sa belle ,
Sous les rameaux du flexible palmier ,
Le preux s'endort jusqu'à l'aube nouvelle.
Et près de lui s'endort son destrier.
Relève-toi de ta couche perfide ,
Relève-toi , chevalier malheureux !
Fuis , Loredan ! sur ton coursier rapide
Fuis du sommeil les bienfaits dangereux !
Un long reptile était caché sous l'herbe ;
L'affreux serpent , vers le guerrier qui dort ,
Se traîne , siffle , et se dressant , superbe ,
Verse en son sein le veni de la mort.
Le chevalier à l'instant se réveille .
Pâle et baigné d'une froide sueur ;
Le serpent fuit et siffle à son oreille :
Ce bruit sinistre explique sa douleur .
Son sang coulait ; il se lève , il s'écrie :
<< Sans gloire et seul Lorédan périra ! »
Tombe mourant sur la poudre rougies
En prononçant le nom de sa Flora.
Que faisais-tu , sensible jouvencelle !
SEPTEMBRE 1817.
539
Flora , réponds ; alors que faisais - tu ?
Viens voir périr ton chevalier fidèle ,
Loin des combats , dans son sang étendu .
Ne brode plus cette écharpe de gloire ;
Ton Loredan ne la portera pás ;
Laisse à jamais l'or , la soie et la moire ;
File pour lui le linceul du trépas !
Un ménestrel qui chante et qui voyage ,
Au point du jour voit cet objet d'effroi ;
Compatissant , comme on l'est au jeune âge ,
Le ménestrel quitte son palefroi ,
Lave le sang et détache l'armure ;
Le suc des fleurs sous ses doigt coulera ;
Le lin propice a bandé la blessure ;
Le preux renaît et reconnaît ..... Flora .
Les champs fleuris où le Gardon promène
De ses flots purs le cristal argenté ;
De ses aïeux le superbe domaine ,
Pour son ami , la belle a tout quitté . ·
Le luth en main , sans bijoux , sans parure ,
Flora chantait de castel en castel ,
Et se cachait sous le manteau de bure ,
Et l'humble habit d'un jeune ménestrel .
T
ET
« Flora ! c'est toi qui me rends à la vie ;
« C'est pour t'aimer que renaît ton amant. »
Sa main pressa la main de son amię ;
Sa faible voix expira doucement .
Flora pâlit ; le regard de l'amante ,
A reconnu son amant malheureux ;
Un doux baiser de sa bouche brûlante
Le ranima sur son sein amoureux ,
Lorsque l'hymen , sous le beau ciel de France ,
Les eut soumis pour jamais à ses lois ,
Pour célébrer ce jour de délivrance ,
Le preux donnait tous les ans un tournois .
Le luth en main , sans bijoux , sans parure ,
Flora , sans pompe , en ce jour solennel ,
580
MERCURE DE FRANCE.
Donnait les prix sous le manteau de bure ,
Et l'humble habit du jeune ménestrel .
nummmmu
E. L.
VERS ADRESSÉS A MON PLAGIAIRE .
Paré de mes écrits que tu dis être tiens ,
C'est envain que ta bouche ingrate et mensongère ,
Cherche à noircir mon nom dans tous tes entretiens ;
Tes lâches attentats me laissent sans colère ;
« Rends le bien pour le mal , » c'est la loi des chrétiens ;
Eh ! qui suit mieux que moi ce précepte sévère ?
Soit vertu , soit penchant pour nos premiers liens ,
Même en dépit de moi , quoique tu puisses faire ,
Tes succès , mon ami , seront toujours les miens .
M. LA SERVIÈRE .
ÉNIGME ..
De tout temps l'inconstance
Fut un très-grand défaut ;
Et cependant , en France ,
C'est par là que je vaux.
Je suis toujours de mise ,
En dépit des censeurs ;
Le riche me courtise ;
Je change de couleurs ;
Lorsque c'est mon caprice ,
Je fixe tous les yeux;
J'use un peu d'artifice ,
Mais je n'en suis que mieux.
(Par M. ROBERT DE R. )
mmm ww
CHARADE .
Sous un utile aspect , lecteur , je me présente :
Mon premier , mon second , mon entier , tout est plante.
SEPTEMBRE 18170: 6
581
numm
LOGOGRIPHE.
Sur mes cinq pieds , lecteur ,
Je suis dans les celliers ;
Arrache-moi le coeur ,
Je suis sur tes souliers.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme , est épingle ; celui de la charade
, est poisson ; et celui du logogriphe , marbre , où
l'on trouve arbre.
mmmw
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
OEuvres complettes de Buffon , mises en ordre ,
précédées d'une notice sur la vie de l'auteur , et
suivies d'un discours intitulé : Vues générales des
progrès de plusieurs branches des sciences naturelles
depuis le milieu du dernier siècle ; par M. le comte
de Lacépède ( 1 ) .
Si Buffon n'eût été qu'un savant naturaliste , il serait
cité avec estime parmi ces hommes laborieux qui ont
observé et recueilli des faits utiles au progrès des con-
( 1 ) Tome 1er . Paris , chez Rapet et compagnie , rue Saint-
André-des-Ares , n. 41 .
582 MERCURE DE FRANCE .
1
naissances humaines ; mais ses ouvrages auraient peu de
lecteurs , et son nom ne serait pas un des titres de la
gloire nationale . Ce qui élève Buffon au -dessus des savans
de son siècle , et de ceux de l'époque actuelle , c'est
qu'il fut un grand écrivain . Il appliqua aux sciences
naturelles cette puissance du talent qui anime et fait
vivre la pensée ; cette vivacité d'imagination qui représente
chaque objet avec les couleurs qui lui sont propres
; enfin , cette sûreté de goût qui perfectionne les
détails sans affaiblir l'effet général de la composition .
Il est également supérieur , soit qu'il décrive ces nombreuses
familles d'êtres animés , que l'homme soumet à
son empire , soit que sa pensée audacieuse cherche le
lien commun qui unit toutes les parties du système de
la nature . Telle est la force irrésistible du talent , que ,
dans les sciences naturelles , quelques progrès qu'elles
fassent , à l'aide du temps et de l'expérience , Buffon
sera toujours mis à la tête des savans qui auront cultivé
cette partie de nos connaissances. Sa marche est si
ferme , son pinceau si brillant , que les hommes qui le
surpasseront en science seront forcés de l'étudier , comme
il étudiait Aristote et Pline. Buffon se livra trop , sans
doute , à l'esprit de système ; mais ses systèmes ont une
grandeur qui étonne , et jusque dans ses écarts on est
forcé d'admirer son génie .
Toutefois , lorsqu'on assigne les rangs des écrivains
illustres du dernier siècle , Buffon cède la prééminence
à trois hommes qui furent comme lui doués de génie ,
mais qui se servirent de ce don précieux pour fortifier
la raison humaine , et pour effacer jusqu'aux derniers
vestiges de l'antique barbarie . Voltaire , Montesquieu ,
Rousseau ont surpassé Buffon , sous le rapport de la
pensée , et même sous celui du langage . Cette supériorité
, généralement sentie , n'a pas été expliquée ; je me
SEPTEMBRE 1817 . 585
permettrai de hasarder à ce sujet quelques , rapprochemens
qui , à défaut d'autre mérite , aurout , si je ne me
trompe , celui de la nouveauté .
L'estime des hommes pour les travaux de l'esprit ,
est proportionnée à l'utilité morale qu'ils en retirent ;
et dans cette expression se trouvent renfermés les nobles
sentimens , les émotions généreuses , les jouissances intellectuelles
qui sont le soutien et le charme des sociétés
. Ainsi , le philosophe qui instruit l'homme de ses
droits , le moraliste qui lui fait connaître ses devoirs ,
l'orateur qui lui apprend à défendre les uns et à aimer
les autres , le poète qui lui inspire des sentimens héroïques
, et fait naître dans son coeur l'enthousiasme de
la vertu , obtiennent une gloire éclatante et populaire .
Le temps ne peut rien sur leurs chefs - d'oeuvre ; ils
traversent les siècles , recueillant à chaque génération
un nouveau tribut d'hommages ; et leur influence s'accroît
à mesure que la civilisation fait des progrès.
Quand les méditations de l'homme , s'exercent sur les
choses matérielles , sur les phénomènes naturels , s'il
découvre des rapports inconnus avant lui , s'il applique,
l'analyse et le calcul au perfectionnement des arts ; enfin
, s'il a reçu le génie de l'invention , il peut prétendre
à une juste renommée , mais non à cette gloire immense
qui consacre le souvenir des hommes qui ont fait descendre
la vertu sur la terre , qui , servant d'interprêtes à
la raison , ont ennobli nos destinées , et dont les pensées
sublimes ou généreuses sont devenues le patrimoine
commun , ou plutôt le code moral des nations . Si Pythagore
n'eût résolu que le problême du carré de l'hypothénuse
, si Aristote n'eût décrit que des animaux ,
leurs noms seraient peut -être arrivés jusqu'à nous ,
çonime les noms d'Euclide et d'Archimède ; l'un serait
regardé comme un habile géomètre , l'autre comme un
J
584 MERCURE DE FRANCE ,
naturaliste estimable ; mais qui oserait les placer au
rang des grands hommes . Ils ne doivent ce titre qu'à
leurs travaux philosophiques , qu'à l'influence morale
qu'ils ont exercée sur l'esprit humain . Aux dernières
limites connues ou soupçonnées de ces temps reculés ,
s'élève cette figure imposante d'Homère , dont , après
trois mille ans , les traits nous sont encore familiers.
Nous entendons encore les sons harmonieux de sa lyre
héroïque ; son âme toute entière respire dans ses chants
sublimes . D'où lui vient ce privilège d'immortalité ?
c'est qu'il a régné dans le domaine de l'imagination ',
qu'il a le premier agrandi la pensée de l'homme , et lui a
montré dans la puissance de la parole l'instrument de
sa force et de sa grandeur.
Quel mathématicien , quel astronome , quel chimiste ,
oseriez -vous nommer après Homère ?
Cette prééminence de la littérature sur les sciences
exactes et naturelles est juste et raisonnable . Les sciences
poursuivent ce qui est hors de l'homme ; les lettres ramènent
tout à l'homme ; elles dominent ses opinions ,
elles lui révèlent les secrets de son coeur , elles adoucissent
ses moeurs , dirigent ses penchans , le rappro→
chent de ses semblables , et sont le lien et l'ornement
des sociétés .
Aussi , dans la distribution de la gloire , la plus
grande part est réservée aux écrivains qui ont traité de
l'homme ; non de l'homme physique , mais de l'homme
moral. C'est à ces écrivains que nous revenons sans
cesse ; ils sont nos conseillers , nos guides , nos amis les
plus intimes . On prononce le nom de Descartes avec
respect ; mais on admire , ou ce qui est mieux , on aime
Fénélon. La curiosité de quelques savans s'exerce sur
les principes du premier ; mais il n'est personne qui
ne connaisse le Télémaque , qui ne puise dans ce chefSEPTEMBRE
18175- 585
d'oeuvre des leçons de sagesse , des exemples de vertu .
Buffon démontre les avantages qui résultent pour la
santé des mères , de l'allaitement de leurs enfans ; Buffon
n'est point écouté. Rousseau prend la parole ; il
se rend l'organe de la nature ; il fait retentir dans le
coeur des mères , les gémissemens de l'enfant livré à des
soins mercenaires ; il peint l'amour filial détourné de
son cours naturel ; il montre la jeune mère embellie par
l'accomplissement d'un devoir qui devient la source de
tant de jouissances ineffables ; Rousseau triomphe ; les
mères s'étonnent de ne pas avoir senti ce qu'il a si bien
exprimé ; les enfans reposent sur le sein maternel ; et
Buffon lui-même s'écrie : « je l'avais conseillé ; Jean-
Jacques l'a commandé , il est obéi . »
Buffon s'est livré à des hypothèses ingénieuses et hardies
sur la formation des mondes semés dans l'espace .
En admettant ces hypothèses qui toutefois ont éprouvé
le sort de tant d'autres systèmes , nous regarderions
Buffon comme un astronome du premier ordre ; mais
Montesquieu qui pour l'instruction du présent dissipe les
ténèbres du passé , qui porte la lumière sur la législation
des peuples et prépare leur affranchissement ; mais
Voltaire qui élève tant de monumens de génie , qui
poursuit l'erreur sous toutes les formes , qui multiplie
les conquêtes de la raison , enseigne la tolérance et devient
le défensenr des opprimés ; Montesquieu , dis - je ,
et Voltaire ne sont - ils pas les bienfaiteurs de l'hu
manité ?
Sous le rapport du style , Buffon est sans doute digne
d'une grande estime ; cependant on peut lui reprocher
un défaut de variété qui approche quelquefois de la monotonie.
La Harpe l'a remarqué avant moi ; et sans l'autorité
d'un juge aussi habile , je ne sais si j'aurais hasardé
cette observation critique . « L'historien de la nature ,
586 MERCURE DE FRANCE .
dit La Harpe , est noble , fécond , majestueux comme
elle , mais pas toujours aussi varié ; comme elle , il s'élève
sans effort et sans secousse ; il sait ensuite descendre
aux petits détails sans y paraître étranger ; mais il nous
y attacherait encore davantage si le travail qui soigne
toujours sa composition ne lui ôtait pas la grâce de la
simplicité. Ce n'est pas qu'il ne soit jamais ni roide
comme Thomas , ni apprêté comme Fontenelle ; mais la
noblesse de sa diction , toujours travaillée , ne lui permet
guère le gracieux que les lecteurs délicats peuvent
désirer , parce que le sujet le comportait . »>
Aucun de ces reproches ne peut s'appliquer à Voltaire
, à Montesquieu , à Rousseau , ces trois grands
maîtres dans l'art d'écrire . Chacun d'eux , avec une
manière différente , a donné à la langue le caractère de
son génie. Voltaire , modèle dans presque tous les
genres , est surtout remarquable dans son style par la
variété des tons , la propriété des termes , le goût
exquis des convenances et les grâces de la diction . Montesquieu
, avec moins de correction , est plus original
dans le choix des mots , plus hardi dans les tournures ;
sa phrase marche plus vivement ; elle serre plus étroitement
la pensée , et vole avec autant de rapidité que
son génie . Le style de Rousseau est passionné comme
son coeur ; lorsque cet écrivain s'anime , sa pensée s'enflamme
et jaillit en traits brûlans ; lorsqu'il raisonne ,
il fortifie sa dialectique par des mouvemens inattendus
qui entraînent tout avec eux ; s'il parle des droits des
peuples , des devoirs de l'homme , il semble tonner du
haut d'une tribune . Je ne sais si mon admiration , pour
un si beau génie , égare mon jugement ; mais d'après
l'impression que je reçois de la lecture de ses ouvrages ,
je n'hésite point à le regarder , sans exception , comme
le plus éloquent de nos écrivains .
SEPTEMBRE 1817. 587
Ce n'est pas un médiocre honneur pour Buffon de
s'être approché de ces grands hommes , et d'avoir contribué
avec eux à l'illustration du dernier siècle . Il fut
plus heureux que Rousseau et Voltaire , et il devait
l'être . On pardonne volontiers au savant qui classe et
décrit des animaux ; mais malheur à l'écrivain qui instruit
les hommes ; l'injure , la calomnie , la persécution ,
voilà le plus souvent quel est le prix de ses courageuses
leçons.
Il ne faut donc pas être surpris si le despotisme se
plaît à encourager les sciences ; s'il comble les savans
'd'humiliantes faveurs ; s'il s'efforce , comme nous en
avons eu le scandale , d'élever les sciences au -dessus des
'lettres contre l'ordre naturel des choses , et contre le
jugement infaillible de la raison. Des vérités métaphysiques
, des formules algébriques , quelque élégantes
qu'elles soient , des recherches sur les objets matériels ,
des analyses chimiques , des collections de plantes et de
minéraux n'inquiètent point le despotisme ; il voudrait
circonscrire toutes les facultés de l'esprit humain dans
cette sphère d'activité ; mais il redoute l'investigation
du philosophe , l'éloquence de l'orateur , la noble inspiration
du poète et le pinceau de l'historien ; il sait
qu'ils ne peuvent obtenir une renommée solide s'ils ne
remuent les passions généreuses de l'homme , s'ils n'éclairent
sa raison , et ne lui font aimer la vertu , mère
nourrice de la liberté ; mais tous les efforts du despotisme
viennent échouer contre l'instinct populaire qui
est aussi de la sagesse . L'opinion honore les savans
estimables ; mais les palmes de la gloire appartiennent
aux hommes qui cultivent les lettres avec succès .
Tout être pensant aimerait mieux avoir composé la tragédie
des Templiers ou celle d'Agamemnon , que la
588 MERCURE DE FRANCE.
Description des fossiles les plus curieux , ou le Traité
d'Algèbre le plus complet.
De ces réflexions que je soumets avec candeur au
jugement des esprits éclairés , il serait injuste de conclure
que je n'estime ni les sciences ni les savans . Je reconnais
l'utilité des unes et le mérite des autres . Quand
des savans écrivent comme Buffon , comme M. de Lacépède
, M. Cuvier , ou M. de Humboldt , ils entrent dans
un ordre supérieur , et ils ont droit à notre admiration .
Des hommes de cette force n'ignorent pas que si les
sciences sont devenues plus populaires qu'elles ne
l'étaient il y a cinquante ans , c'est qu'elles ont été pénétrées
et animées par la littérature ; ils n'ont rien à
craindre en reconnaissant la prééminence de la parole
sur le calcul , et ils n'affectent point un dédain ridicule
pour les productions littéraires de leurs contemporains .
Cette sottise est réservée à l'insolente médiocrité , qui
est incapable de sentir et d'apprécier les oeuvres du
talent.
>
Je le dis avec assurance ; nul ouvrage scientifique
ne peut s'étendre hors d'un cercle très- borné de
lecteurs s'il n'est porté et soutenu par la magie
du style. Nous en avons au milieu de nous un exemple
frappant. Certes , M. le comte Laplace est savant et
très-savant. On assure , et je le crois aveuglément , qu'à
l'aide du calcul , il à parcouru , sans s'égarer , les routes
étoilées qui s'étendent à l'infini dans un espace sans
bornes , et que , redescendu sur la terre , il a découvert
de nouvelles et d'heureuses applications de la loi universelle
de la gravitation . M. le comte Laplace , élevé
sur les épaules de Newton, est sans doute à une grande
hauteur ; il jouit d'une célébrité étendue , et il n'y a
point d'académie savante qui ne doive s'honorer de le
SEPTEMBRE 1817. 589
compter parmi ses membres. Cet estimable géomètre a
composé un ouvrage intitulé : Exposition du Système
du Monde. Jamais sujet plus fécond et plus brillant
n'avait sollicité les regards du génie ; le même sujet
échauffa autrefois la glace de Fontenelle , et a fourni à
Buffon des pages d'une haute éloquence ; aussi , malgré
les erreurs de ces deux écrivains , on lit encore , et on
lira toujours avec plaisir les Mondes de Fontenelle , et
les Epoques de la Nature de Buffon. C'est qu'ils ont
connu l'art d'écrire et de graver leur pensée. M. le
comte Laplace n'a pas été aussi heureux ; son ouvrage
n'est connu que des savans et de quelques hommes de
lettres , et j'attribue cette infortune à la manière dont
il est écrit. Son style ne manque pas de correction , et
c'est son seul mérite ; mais il est aride , languissant , toutà-
fait dépourvu de grâce et d'élégance . Comme oeuvre
savante , je ne me permets pas de juger son livre ; comme
oeuvre littéraire , il est d'une faiblesse extrême. Je
ne puis m'expliquer un tel accident qu'en supposant
que l'auteur dédaigne le style, et fait peu de cas de
la littérature . S'il en est ainsi , je crains que ce préjugé
ne lui porte malheur. Au reste , M. le comte Laplace
peut aisément se consoler des justes reproches de la
critique ; il sera toujours au premier rang des savans
qui n'ont pas su écrire.
4
Il faut l'avouer avec Buffon : « le style est l'homme
même. » Lorsque ce grand écrivain voulait juger quelqu'un
, il disait : « Voyons ses papiers ! » On a recueilli
de lui d'autres mots qui annoncent une raison
ferme et éclairée . Il reçut un jour une lettre d'un homme
qu'il ne connaissait pas , et qui lui demandait : Quel
remède il y avait contre la maladie de l'esprit ?
C'est , répondit-il , de ne se point croire malade..
590
MERCURE DE FRANCE .
Depuis la publication des ouvrages de Buffon , les
différentes parties de la science de la nature qu'il a
créées ou environnées de tant d'éclat , ont fait des progrès
; et il était nécessaire de les faire connaître dans
une nouvelle édition . M. le comte de Lacépède a entrepris
cette tâche , et personne n'était plus en état
de la remplir avec succès . J'ai sous les yeux le premier
volume de cette édition ; il justifie tout ce qu'on a
droit d'attendre du talent distingué de l'éditeur , et de
son attachement à la mémoire de Buffon . On remarquera
surtout une notice sur la vie de cet homme illustre
, par M. le comte de Lacépède , qui peut être citée
parmi les meilleures compositions de ce genre . Il ne
faut pas que cette expression modeste de notice trompe
la conscience du lecteur. Un ouvrage de cette nature
peut être une excellente production littéraire. Ceux qui
ont lu les notices de M. Suard , et quelques - unes de
celles de M. Auger , ne seront pas tentés de me contredire.
La notice que M. le comte de Lacépède a composée
est noblement écrite , et fait bien connaître Buffon .
On pourra en concevoir quelque idée par le passage
suivant :
Depuis la mort de Buffon , dit le savant éditeur ,
on a publié plusieurs écrits sur sa vie et sur ses ouvrages
; mais ceux qui ont voulu faire le portrait de ce
grand homme ont laissé échapper différens traits de sa
physionomie , ou en ont altéré plusieurs . L'objet des
notes que je publie , est de rétablir les uns et de montrer
les autres , afin que rien ne manque à la ressemblance
d'une image précieuse pour tous les admirateurs
du génie et les amis des sciences naturelles . J'ai regardé
će travail comme un devoir sacré , comme un acte de
reconnaissance filiale envers celui qui m'avait adopté .
SEPTEMBRE 1817 . 591
Le monument que M. le comte de Lacépède élève
la gloire de son père adoptif , contribuera aussi à la
sienne ; et leurs noms , réunis l'estime contemporaine
, ne seront point séparés par la postérité .
par
A. JAY.
wwwww
Poétique secondaire , ou Essai didactique sur les
genres dont il n'est pas fait mention dans la poétique
de Boileau ; par P. J, B. Chaussard ( 1 ) .
Je ne connais point , dans les sciences et dans les
arts , de travail plus ingrat et plus infructueux que
celui qui a pour objet la continuation de l'ouvrage
d'un grand maître arrivât - il ( cé dont je ne connais
d'ailleurs aucun exemple ) , que vous fissiez mieux que
l'homme célèbre dont vous achevez la tâche , ce serait
une vérité dont vous n'auriez jamais l'espoir de faire
convenir vos contemporains ; le seul 'que pourrait nourrir
, en pareil cas , l'amour - propre le plus robuste , serait
de tromper l'avenir , et de se persuader à soi - même
que dans quelques siècles , la postérité ne distinguant
plus l'appendice de la composition principale , en fera
sans scrupule hommage au premier auteur. On conviendra
que c'est une ambition de gloire bien désintéressée
que celle dont le but est de faire oublier son nom .
Cette réflexion est la première qui se soit présentée
à mon esprit , en lisant la Poétique secondaire de
M. Chaussard , avec l'intention d'en rendre compte dans
ce journal.
( 1 ) A Paris , chez Egron , imprim. - lib . , rue des Noyers , n. 37 ;
et chez Delalain , imprimeur- libraire , rue des Mathurins Saint-
Jacques , n. 5.
592
MERCURE DE FRANCE .
M. Chaussard convient avec beaucoup de modestie,
dans sa préface , « que l'idée de tracer en vers un supplément
à l'Art poétique de Boileau , terrassait son imagination
en l'obsédant , et qu'il a lutté long-temps
entre l'inspiration et l'effroi . » Je suis étonné ( même
au moment où je suis prêt à rendre justice aux difficultés
qu'il avait à vaincre , et dont il a quelquefois
triomphé ) , je suis étonné , dis-je , qu'il n'ait point cédé
à cet effroi salutaire qui l'avertissait du danger d'une
pareille entreprise . Comment n'a-t- il pas senti , ou plutôt
comment, après avoir senti tout ce qu'il avait à souffrir
d'un rapprochement inévitable , s'est- il volontairement
dévoué au parallèle que la critique se voit forcée d'établir
entre l'Art poétique et la Poétique secondaire?
Après avoir montré l'écueil que cet écrivain a malheureusement
pris pour but , j'examine maintenant si le
reproche que j'ai souvent entendu faire à l'auteur de
l'Art poétique , de n'avoir pas embrassé son sujet dans
toute son étendue , est assez bien fondé pour justifier,
du moins sous le rapport de l'utilité de l'entreprise , la
témérité de son continuateur .
On a dit , et M. Chaussard a dû beaucoup insister sur
ce point , que Boileau avait oublié plusieurs genres;
il me semble qu'on devait se borner à dire qu'il a négligé
plusieurs espèces de poésies , et qu'en se conformant
au précepte d'Horace , quidquid præcipies , esto
brevis , il a dû laisser dans l'ombre les détails que j'appelle
espèces , en se contentant d'éclairer les grandes
masses qui sont les véritables genres. En conservant à
ce mot de genre son acception technique , peut-êtrẻ
trouvera- t-on que Boileau , dans son Art poétique , n'á
véritablement oublié que la fable . Que la fable avec laquelle
l'apologue et l'allégorie forme un véritable genre,
dont Esope , Phèdre , Pilpay et La Fontaine nous ont
SEPTEMBRE 1817. 593
)
qui
laissé d'admirables modèles . Si le législateur du Parnasse
français n'a point donné les règles du poème didactique
, c'est que ce poème qui n'est qu'un tissu de
préceptes , qui ne suppose ni action , ni invention ,
ne vit que par les détails , ne forme point un genre à
part dans la littérature ; et qu'en parlant des convenances
du style , du choix des épisodes , de l'art de
peindre les idées abstraites , dans le poème épique ,
Boileau a pu croire qu'il avait dit sur le poème didactique
tout ce que l'on pouvait en dire : j'expliquerais
de la même manière son silence sur l'épopée badine ,
en démontrant que toutes les règles essentielles de l'épopée
sérieuse sont également applicables à l'une et à
l'autre de ces compositions poétiques.
?
Le drame lyrique , que M. Chaussard met encore
au nombre des genres oubliés par Boileau , n'est qu'un
point de vue du domaine immense de Melpomène et de
Thalie , dont le charme particulier résulte des effets
ménagés par la poésie à la musique et à la danse , arts
auxquels l'ennemi du tendre . Quinault pouvait n'être
pas très-sensible , et dont il a pu se dispenser de donner
des leçons dans son Art poétique .
Sans doute , Boileau qui descend quelquefois des
sommités du Parnasse pour frayer des sentiers au bas
du vallon , aurait tout aussi bien pu nous parler de
Pépitre , du conte , de l'inscription même , que du
sonnet , du tercet et du rondeau ; mais enfin ces miévreries
poétiques , dont le temps et le goût ont fait justice
, avaient des règles mécaniques que l'on pouvait
prescrire , et des moyens de perfection que l'on pouvait
indiquer ; mais que dire sur le discours en vers , sur
le conte , sur l'épître morale , sinon , lisez , relisez sans
sesse , Voltaire , La Fontaine et Boileau , et vous ferez
38
504
MERCURE DE FRANCE .
des discours , des contes et des épîtres comme eux , S1
vous avez leur génie .
Je conclus de ce préambule , qu'il y avait beaucoup
de danger et très - peu de nécessité d'entreprendre une
Poétique secondaire , et j'arrive à l'examen de cet ouvrage
, tel qu'il a été conçu et exécuté par son auteur ;
cette partie de ma tâche , où je trouverai l'occasion des
plus justes éloges , est pour moi la plus agréable à
remplir .
C
M. Chaussard a tiré d'un précepte d'Horace :
Aut prodesse volunt , aut delectare poetæ.
la division naturelle de son poème , qu'il partage en
quatre chants , dont les deux premiers ont pour objeť
les ouvrages où l'auteur a pour but principal l'instruction
; et les deux autres , les compositions où le poète
se propose avant tout d'amuser.
1.
Ce qu'il faut d'abord reconnaître avec éloge , après
avoir lu cet Essai didactique , c'est le zèle de l'auteur
pour les saines doctrines littéraires , l'étude approfondie
qu'il a faite des modèles de l'antiquité ; étude qui ne le
rend que plus sensible aux beautés supérieures de nos
grands écrivains modernes ; ce dont il faut le louer sans
reserve , c'est de s'être courageusement élevé contre le
prestige de certaines réputations , dont le triomphe ne
pourrait s'affermir que sur les ruines de notre littérature
, et finirait par substituer le culte des fées à celui
des muses. « Du moment , dit M. Chaussard , où les
écrivains de Rome trouvèrent l'éloquence de Cicéron
trop faible , et la poésie de Virgile trop timide , l'éloquence
et la poésie furent perdues . » Cet élève de Boileau
a raison de croire qu'on ne fait de bons vers qu'avec
des pensées et des images , et que le dernier chef
de notre école poétique y a introduit une recherche de
SEPTEMBRE 1817 . 595
coloris , une manière brillante , dont ses élèves ont
étrangement abusé , et qui tend à corrompre le goût ,
à substituer l'esprit au sentiment , et à chercher dans
le luxe des mots un dédommagement à l'indigence des
idées .
L'auteur de la Poétique secondaire est exempt de ce
reproche ; son style , qui a quelquefois de la force et du
nombre , se distingue , en général , par l'absence de
toute affectation , et par une élégante simplicité dont
quelques citations feront mieux apprécier le mérite.
Il s'exprime ainsi dans son invocation à Boileau ;
Boileau , daigne sourire à ma témérité ;
Si ton livre divin , jour et nuit feuilleté ,
Occupait loin des jeux , ma studieuse enfance ,
Et m'inspira le goût d'une docte élégance ;
Si , dans l'humble réduit que toi -même habitas ,
Avec un saint respect interrogeant tes pas ,
Et dès-lors te vouant des hommages sans nombre ,
Mon jeune enthousiasme évoquait ta grande ombre ;
Et si , de tes beautés , notre Pindare épris ,
Souvent me révéla leurs secrets et leur prix ;
A ton livre adoré , quand j'ajoute une page ,
Boileau , que ton nom seul protège mon ouvrage :
Je le mets à tes pieds , soutiens ma faible voix ,
Du poème instructif viens enseigner les lois.
Il dit ailleurs , en parlant de Voltaire :
Sous mille aspects , habile à te multiplier ,
Protée éblouissant , génie irrégulier ;
Ta verve vagabonde , et sublime et profane ,
A Platon , sans rougir , unit Aristophane ;
Cependant , de la France , immortel ornement ,
Ta gloire est du grand siècle , un dernier monument :
Tu respires le goût , la grâce et l'atticisme ;
Heureux si , des anciens , tu fuyais le cynisme !
Une tache s'étend sur l'astre le plus beau.
Ton hommage jaloux fit sourire Boileau ;
La délicate épitre où tu Iouais Horace ,
Non loin de lui t'assure une brillante place .
38.
596
MERCURE DE FRANCE .
J'ai souligné , dans ce dernier vers , les mots non loin
qui ne donnent à Voltaire que le second rang dans le
genre de l'épître , où l'importance des sujets et l'étonnante
variété des tons lui assignent incontestablement
la première place.
.
L'auteur , à la fin du premier chant , en traçant les
règles du panégyrique , distingue la louange de la
flatterie.
La louange nous plaît par un air de candeur ;
Modeste , elle séduit ; l'éloge a sa pudeur. (
Aux gouffres orageux de la mer de Tyrrène ,
Près de ce roc perfide où chantait la Syrène ;
D'un temple insidieux le fantastique orgueil
S'élève dans la nue appuyé sur l'écueil :
C'est l'odieux séjour de la fausse louange ;
De forme et de couleurs incessamment il change
Infecté des poisons d'un mercenaire encens
L'air retentit au loin de serviles accens .
L'avenir les écoute ; il s'indigne , et , de Stace ,
Flétrit les vers enflés d'une rempante audace.
Il reproche à Lucain l'éloge de Néron .
T
Les vers suivans qu'inspire à l'auteur la muse de
l'élégie héroïque ne font pas moins d'honneur au coeur
du citoyen qu'au talent dų poète.
Mais sur de grands débris alors que tu soupires ,
Vois mourir les cités , les peuples , les empires ,
Ta lamentable voix , sombre fils d'Helcias ,
Pour ces affreux récits , ne nous suffirait pas ......
Pleurons sur nos guerriers ....! honneur à leur courage !
Des bords du Tanaïs jusqu'aux rives du Tage ;
Des bois d'Arminius aux plaines de Memnon ,
Partout sont dispersés leurs tombeaux ..... et leur nom .
Hélas ! sous des cyprès , dans un vaste Elysée ,
Des martyrs généreux que la foule est pressée !
Là sont ceux dont la mort consacra les lauriers !
Princes et citoyens , et sages , et guerriers ,
SEPTEMBRE 1817. 597
Satisfaits de laisser aux âmes peu communes ,
L'impérissable honneur des nobles infortunes.
Tels , Condorcet , plus grand que son adversité ,
Sous le poids de ses fers , rève la liberté ;
Lavoisier aux bourreaux près de livrer sa tête ,
Pour l'art qu'il agrandit , fondait une conquête ;
De son roi , Malesherbe embrasse le malheur ;
La Borde , à l'amitié , s'immole avec honneur ..... !
O dévouement fatal autant que magnanime !
De deux frêles canots soudain l'un dans l'abîme
S'engloutit ; l'autre accourt ..... « Amis , n'avancez pas ,
Leur criait la victime aux portes du trépas. »
Mais ni le gouffre ouvert , ni la mort infaillible ,
Rien n'arrête La Borde ; en ce courant horrible ,
Déjà précipité sous le flot mugissant ,
Il roule , atteint Descure , et meurt en l'embrassant ......
La Peyrouse , ô douleur ! gémit et les appelle ;
Bientôt il les suivra dans la nuit éternelle ;
Et de ses grands travaux dont le monde est privé ,
Hélas ! il laissera l'honneur inachevé.
Les qualités du style de M. Chaussard , que je crois
avoir fait ressortir dans des citations que j'aurais pu
multiplier , ne m'ont point fait illusion sur les défaut
que l'on peut y reprendre . Boileau resserre quelquefois
sa pensée en forme de maxime. M., Chaussard affecte
trop souvent de l'isoler dans un distique ou même en
un seul vers , qui ne valent pas toujours la peine d'être
détachés.
Que l'exemple au précepte ajoute l'action.
Même dans la raison gardons de la mesure .
Le Tasse expire , hélas ! au pied du capitole .
A défaut de génie , Arcas est bel esprit ;
Il n'invente jamais et toujours il décrit .
598
MERCURE DE FRANCE.
Le poème instructif , noble et solide ouvrage ,
Doit atteindre au sommet de la perfection .
Les frivoles retours d'une rime obstinée
Fatiguent maintes fois l'oreille mutinée .
Quoique l'auteur ait dit avec raison :
Pressé dans un seul vers , le sens a plus de poids.
il n'y a ni dans la pensée , ni dans l'expression de ces
vers sculement , et de beaucoup d'autres, présentés avec
la même ambition , rien qui me semble motiver l'importance
que le poète leur donne . A force d'être simple ,
M. Chaussard est quelquefois prosaïque :
Heureux l'auteur marqué du sceau des coteries !
Il est , de son vivant , grand homme .... incognito .
Mettons en nos écrits la prudence et le goût .
Un grand sens , peu de mots , simple et vrai , que le style
Imprime au fond des coeurs un souvenir fertile .
Ce sont là des phrases mesurées , mais ce ne sont pas
des vers .
C'est parce que le style de M. Chaussard
est habituellement
pur et correct , que je lui reprocherai
quelques
expressions
néologiques
, telles qu'un talent
prestigieux
; honneur
inachevé
, les sources socratiques
( pour dire les sources de sagesse ) , le long dormir au
lieu du long sommeil .
Je ne crois pas que l'on puisse dire ,
Que Virgile vainqueur
Imprimait à ses vers la mémoire du coeur.
On imprime des vers dans la mémoire , mais on
n'imprime pas la mémoire à des vers .
Flamme que Dieu lui-même allume au sein de nous
SEPTEMBRE 1817 . 599
n'est pas plus correct : il fallait , sinon pour la rime ,
du moins pour la grammaire , allume en notre sein.
Je n'insisterai pas sur quelques taches du même
genre ; l'auteur peut les faire aisément disparaître ,
j'aurai dit tout ce que je pense en bien et en mal sur
son ouvrage , en ne craignant pas d'avancer que si
M. Chaussard eût employé , sur un sujet neuf , le talent
distingué dont il a fait preuve dans sa Poétique secondaire
, il eût mérité presqu'autant d'éloges qu'une dangereuse
comparaison peut lui attirer de critiques.
JOUY .
omm⌁mmmmm nmminnum
CARTON DU MERCURE.
Notice sur Jean Le Hennuyer , évêque de Lisieux ,
regardé faussement comme l'un des sauveurs des protestans
à l'époque du massacre de la Saint- Barthélemy .
Jean Le Hennuyer ou Le Haynuyer naquit à Saint-
Quentin , suivant les uns , et , suivant d'autres , dans
le diocèse de Laon. On fixe l'époque de sa naissance
à l'année 1497. Devenu précepteur d'Antoine de Bourbon
, père de Henri IV , il le fut aussi des princes
Charles de Bourbon et Charles de Lorraine qui ensuite
furent cardinaux. En 1540 , il obtint le professorat de
théologie au collège de Navarre , où il resta , en cette
qualité , jusqu'en 1556. Directeur de conscience de
Diane de Poitiers , maîtresse de Henri II , il fut , par
les conseils de cette favorite , nommé , en 1547 , directeur
de conscience de la fameuse Catherine de Médicis
, fonctions dont le rapprochement peut paraître
assez bizarre . Henri II le crut digne d'être son aumônier
, et , dès l'année suivante , en 1553 , il le choisit
pour son confesseur.
600 MERCURE DE FRANCE :

Le Hennuyer continua d'exercer la charge de grand
aumônier sous François II , Charles IX et Henri III
jusqu'en 1575. Au mois de février 1557 , le roi le
nomma à l'évêché de Lodève , dont il n'avait pas encore
pris possession , lorsque , par une bulle du 29 janvier
1560 , il fut transféré à celui de Lisieux où François
II l'avait nommé en 1559 .
Les savans auteurs du Gallia Christiana prétendent
que Le Hennuyer n'approuva pas l'ordonnance célèbre
connue sous le nom d'édit de janvier , parce qu'elle
fut rendue à Saint- Germain - en - Laie le 17 janvier
1562 ( 1 ) . En effet , tandis que la plupart des prélat gardaient
, à cet égard , un silence prudent , l'éveque de
Lisieux s'opposa , en digne directeur de Catherine de
Médicis , à la publication de cet édit qui mit , pour
quelque temps , un terme aux poursuites atroces dont
les protestans étaient l'objet . Sans doute , il y avait
loin de ces dispositions fanatiques à la conduite que l'on
a attribuée à ce prélat lors du massacre de la Saint-
Barthélemy , exécuté dix ans après ces édits qui , comme
tous ceux du même genre , étaient dictés par la nécessité
, exécutés avec mauvaise foi , et bientôt après suivis
de mesures violentes et d'infractions qui forçaient les
protestans à reprendre les armes .
Ce fut à la même époque ( le 22 janvier 1562 ) , que
la reine écrivit à l'évêque de Lisieux pour le presser
· de se rendre , avec le cardinal de Lorraine , au concile
de Trente , où il paraît qu'il n'alla pas . Le 9 mai de la
même année , les protestans étant entrés à Lisieux ,
pillèrent et dévastèrent la cathédrale ; mais ils firent
de vains efforts pour s'établir dans cette ville qui ne
comptait qu'un petit nombre de personnes de leur
religion.
Il est un fait qui a été trop répété , et qui se trouve
raconté avec trop d'assurance , même dans les ouvrages
les plus récens , par tous les historiens , pour
que nous n'en recherchions pas les auteurs avec tout
- le soin et l'impartialité qui doivent diriger les amis de la
(1) Nous suivons toujours le nouveau style . On sait qu'avant
Pédit du 4 juillet 1564 , l'année commençait , en France , à
Pâques.
SEPTEMBRE 1817. 601
vérité , et les écrivains jaloux de rendre justice. C'est
l'événement qui se passa à Lisieux à l'époque de la Saint-
Barthélemy. Nous ne nous dissimulons pas que nous allons
avoir à combattre une prévention depuis longtemps
enracinée , et par conséquent d'autant plus redoutable ;
mais la sincérité qui préside à notre critique , les soins
attentifs et patiens que nous avons mis à rechercher la
vérité , notre bonne foi et la franchise de nos intentions
seront les garans de notre exactitude et de notre
désir de fixer enfin , sur ce point historique assez important
, les idées et l'opinion des personnes éclairées ,
et de quiconque préfère l'exactitude du vrai aux mensonges
et aux assertions vagues que l'histoire offre trop
souvent à la crédulité.
>
Nous allons donc entrer dans quelques détails nécessaires
pour vérifier si , comme on le dit , Jean Le
Hennuyer a sauvé les protestans Lexoviens du massacre
de la Saint-Barthélemy.
Commençons par donner , tels qu'ils sont , les récits
qui ont servi de fondement à l'opinion dominante sur
cet événement ; nous discuterons ensuite les faits et les
témoignages .
Suivant un chroniqueur obscur, le P. Antoine Mallet(2 ) ,
lequel écrivait au milieu du siècle qui suivit la Saint-
Barthélemy , Livarot , lieutenant du roi pour la ville de
Lisieux, reçut de Charles IX l'ordre d'y faire massacrer
les protestans , comme ils l'avaient été le jour de la
fète de Saint-Barthélemy ( le dimanche 24 auguste 1572 )
et les jours suivans , à Paris et sur presque tous les points
du royaume ; événement le plus affreux de nos annales ,
et , comme l'a dit un des meilleurs , historiens de
´Henri IV (3) ; « action ex ' crable qui n'avait jamais eu
et qui n'aura jamais de semblable. » Cet ordre si atroce,
Livarot le communiqua à l'évêque pour se concerter
avec lui sur l'exécution . « Ne croyez pas , lui répondit
Le Hennuyer , que je souffre jamais que mon troupeau,
tout égaré qu'il peut être du bercail de Jésus , que ce
troupeau , qui est toujours le mien , et du salut duquel
(2) Histoire des Hommes illustres du Couvent de Saint-Jacques.
Paris , 1645
(3 ) Péréfixe.
602 MERCURE DE FRANCE ,
je suis loin de désespérer , périsse de mon ayeu sous
le tranchant du glaive. » Le lieutenant de roi ayant insisté
, d'après les ordres qu'il avait reçus , sur la nécessité
d'obéir et sur les dangers qu'il courait en différant le
massacre , le prélat répondit : « je vous promets de
prendre sur moi toute la responsabilité de l'événement ,
et cet écrit que je signe sera votre garantie. » Cet acte
généreux du chef de ceux que les protestans regardaient
avec raison comme leurs persécuteurs et leurs bourreaux,
les toucha profondément : ils rentrèrent tous dans le sein
de l'Eglise ( 4) , et en peu de temps la ville de Lisieux
ne compta plus que des citoyens soumis à une même
croyance . Pour ajouter encore à la gloire de l'évèque ,
on assurait même qu'il avait reçu un soufflet de la part
des protestans qu'il sauva . »
Tel est le récit de Claude Héméré dans son Histoire
de Saint - Quentin , imprimée en 1643 , c'est -à - dire
soixante -dix ans après la Saint- Barthélemy ; récit répété
sans examen , et amplifié sans vraisemblance par Mallet
que nous avons cité plus haut ; auteurs également indignes
de croyance , écrivant long-temps après l'événement
. Ce sont leurs erreurs répétées en 1686 , par le
compilateur Maimbourg dans son Histoire du Calvinisme
, qui furent ensuite admises dans les ouvrages qui
ont rapport à la Saint-Barthélemy , tandis que les écrivains
contemporains et nos meilleurs historiens , deThou ,
d'Aubigné , les auteurs des Mémoires de l'état de la
France sous Charles IX; La Popelinière , Legendre , ni
les Normands Mezeray et Daniel , Varillus même qui
parle de tout avec détail , n'en disent absolument rien ,
eux qui se sont plus à recommander à la postérité les
noms des hommes courageux qui refusèrent d'être complices
d'un aussi horrible massacre .
Nous conviendrons que , dans les narrations de Héméré
et de Mallet , il y a beaucoup plus qu'il ne faut pour
fonder et justifier un drame , un mélodrame et même.
un de ces romans qu'on appelle si improprement historiques
; mais l'histoire , à moins que , comme disait
Fontenelle , on n'en veuille faire une Fable
l'histoire ne se contente pas de ces vagues assertions ; ik
convenue
(4) Hemeraus : Augusta Viromanduorum vindicata , p. 347.
SEPTEMBRE 1817 . 603
lui faut de ces preuves au moyen desquelles , suivant
la belle pensée de Polybe , la vérité est à ses récits ce
que les yeux sont au corps .
Aussi les auteurs du Gallia Christiana prétendent
que Mallet qui , le premier , a rapporté avec détail , et
en français , l'acte de clémence qu'il attribue à Jean
Le Hennuyer , confond cette prétendue opposition aux
ordres du souverain en 1572 , avec l'opposition qu'il fit
réellement , en 1562 , à l'édit de janvier dont nous
avons eu occasion de parler plus haut. Cependant , il
faut avouer que les détails , donnés par Mallet , ne peuvent
avoir aucun rapport avec l'événement de 1562. Ce
n'est donc pas une simple erreur de ce compilateur ,
c'est de sa part une imposture commise à dessein pour
mieux embellir l'Histoire , qui doit être fort véridique ,
des hommes qu'il lui plaît d'appeler illustres du couvent
de Saint- Jacques En effet , Mallet , qui a tant de fois
été copié sans examen , et récemment encore par l'élégant
auteur de l'Histoire des Guerres de Religion en
France ; Mallet , dont le récit a fourni à Séb . Mercier
le sujet d'un drame en prose , a bien évidemment inventé
les détails de cette anecdote , ainsi que le discours
qu'il attribue au prélat , et même le nom du gouverneur
de Lisieux .
Que Héméré ait supposé le fait ; que Mallet , deux ans
après , l'ait répété et amplifié ; que cent autres historiens ,
si l'on veut , deviennent leur écho , leur nombre n'ajoute
rien à son authenticité. Ils ont tous reproduit ce
qu'avait dit Héméré , auteur sans mérite , historien sans
critique et sans réputation , éloigné du temps et des
lieux où a dû se passer l'action héroïque de Le Hennuyer.
Les contemporains , qui seuls mériteraient confiance
, n'en ont rien dit : l'épitaphe très- détaillée de
cet évêque n'en parle pas ; nuls monumens , aucun écrit
ne l'attestent à Lisieux . Un bruit vague , fondé sur le
récit de Mallet , répété par l'Histoire ecclésiastique et
nos plus modernes historiens ; ce bruit popularisé par
le drame de Mercier , imprimé à Lisieux en 1773 , et
représenté dans la même ville au commencement de la
révolution ; ce bruit sans fondement , ces assertions
sans preuve , le silence des historiens de la fin du seizième
siècle , qui pourtant n'ont pas négligé de citer quelques
604 MERCURE DE FRANCE .
militaires assez généreux pour laisser sans exécution les
mesures prescrites par le roi , doivent faire reléguer ,
parmi cent mille autres mensonges historiques , tout
aussi répétés et non moins complètement faux , la prétendue
résistance de l'évêque de Lisieux aux ordres du
gouvernement et aux instances du lieutenant de roi.
Ajoutons que le caractère connu de Le Hennuyer (5) ,
qui avait , dès 1562 , témoigné vivement sa répugnance
à accorder aux protestans la tolérance qu'ils réclamaient ;
que ses titres d'aumônier de Charles IX , et confesseur
favori de Catherine de Médicis , qu'il conserva après
la Saint-Barthélemy ; que les reproches qui lui sont
adressés , en 1574. par un protestant qui le traite
d'homme ignorant et méchant jusqu'au bout (6) » ,
ce qu'il n'eût certainement pas dit si Le Hennuyer
eût sauvé les hommes de son parti , deux ans auparavant
; que l'auteur d'une Histoire latine du collège de
Navarre , imprimée en 1677 ( 7 ) , Launoy le cite comme
un des plus violens adversaires des réformés et des novateurs
; que sa place de premier aumônier le retenait
presque toujours à la cour , et l'y retint surtout dans
l'année 1572 , pendant laquelle son collègue Amyot fut
retenu à Auxerre où il faisait reconstruire sa cathédrale
(8) ; que les registres de l'hôtel- de- ville de Lisieux ,
qui ne parlent plus de la présence de Le Hennuyer
dans son diocèse depuis le 9 mai 1570 , ne font aucune
mention de lui à l'époque du 27 auguste 1572 , jour où
l'on apprit dans la ville , par des marchands arrivés du
Neubourg ( département de l'Eure ) , les événemens de
Paris , jour où les officiers municipaux prirent les plus
sages et les plus louables mesures pour prévenir les ac-
( 5) Le protestant Villemandon le traite fort mal dans une
lettre , du 26 auguste 1559 , à Catherine de Médicis.
(6 ) Légende du card . de Lorraine : Nouv. Mém. de Condé ,
tome 4 .
(7 ) L'auteur s'exprime ainsi en parlant de le Hennuyer :
« Pro religione contra novatores acriter depugnavit. »
(8) Amyot (c'est , comme on sait , le traducteur de Plutarque
et de Longus ) . Amyot resta à cet effet à Auxerre en 1571 ,
pendant toute l'année 1572 , et ne revint même à Paris qu'en
avril 1573.
SEPTEMBRE 1817 . 605
cidens ; que le 29 auguste , à laséance qui suivit immédiatement
celle du 27 , le capitaine gouverneur de
Lisieux y étant présent , on reçut des lettres du gonverneur
de la province ( Tannegui Le Veneur de Carrouges
) , en date du 25 , par lesquelles il prescrivait ,
des mesures de précaution pour maintenir la tranquillité
publique , et qu'ainsi les protestans de Lisieux durent
leur conservation à la sagesse et à l'humanité des habitans
, ainsi que du capitaine gouverneur de la ville
et du gouverneur de la province.
[
Pour compléter notre démonstration et mettre de
plus en plus dans tout son jour l'ignorance et les mensonges
du romancier Mallet , ajoutons encore que ,
non content de défigurer le nom de l'évêque qu'il rend
méconnaissable sous la dénomination d'Hennier , il
érige de sa propre autorité , par un anachronisme aussi
ridicule que ses autres bévues , Livarot en gouverneur
de la ville de Lisieux , à une époque où cette place était
remplie depuis plusieurs années et le fut encore longtemps
après , par Gui de Longchamp , seigneur de Fumichon.
Terminons en disant que les judicieux et savans
bénédictins , auteurs du Gallia Christiana , qui
ont écrit ce qui concerne le diocèse de Lisieux , en
1759 , sur des renseignemens et des matériaux authentiques
, rassemblés par eux , et dont plusieurs leur furent :
envoyés de Lisieux par les chanoines les plus instruits
entre autres par Antoine-Etienne Freard , n'ajoutent
aucune foi au récit de Mallet , et qu'il résulte d'une ,
discussion conservée dans les journaux du temps , que
l'action héroïque attribuée à Jean le Hennuyer était
sans fondement .
En effet , c'est , dans toute la force du terme , une de
ces fables que l'ignorance ou la mauvaise foi invente ,
que la légèreté accrédite , que la routine répète sans
examen , et que les gens du monde s'accoutument à
regarder comme vraies , en même temps que , par une
répréhensible négligence , les historiens les copient sur
leurs devanciers , en attendant que leurs successeurs
aussi peu attentifs , les leur empruntent; jusqu'à ce qu'enfin
une critique et une discussion lumineuse viennent
à vérifier les sources , à peser les témoignages et à constater
la vérité. C'est ce que nous avons tâché de faire
के
606 MERCURE DE FRANCE .
ici , en rendant justice à qui il appartient , en rendant
hommage à cette vérité , qui doit l'emporter sur toutes les
considérations et les ménagemens , en portant de bonne
foi le flambeau d'un sage pyrrhonisme dans les ténèbres
des chroniques et les aberrations des écrivains.
Nous dirons , au surplus , que les preuves non équivoques
que nous avons données sont confirmées moralement
par la conduite qui fut tenue , à l'horrible époque
de la Saint-Barthélemy , par quelques militaires vraiment
français , tandis qu'on n'a jamais pu être fondé à citer
un seul ecclésiastique qui ait alors fait preuve de clémence
envers les protestans. L'opiniâtreté de la sainte
ligue , la conduite constante de Grégoire XIII et de la
cour de Rome , qui dirigeaient les prêtres et qui recurent
avec tant d'enthousiasme la nouvelle du massacre
, qu'ils consacrèrent par des médailles , qu'ils solennisèrent
par des fêtes et des messes d'actions de'
grâces ; les ordres précis du roi , qui annonça officiellement
que ce qui était advenu avait été par son exprès
commandement , prouvent qu'autant par inclination
que par la crainte de se compromettre , tous les ecclésiastiques
durent , autant qu'il pouvait dépendre d'eux,
prendre une part active à une mesure d'extermination'
qu'ils regardaient comme sainte et autorisée même par
la Bible. Ce ne fut que long-temps après , lorsque la
raison publique , faisant ces progrès que nulle puissance'
ne saurait arrêter , eut rétabli l'humanité dans ses droits
et frayé la route vers la tolérance des cultes , que les
ecclésiastiques , plus éclairés eux-mêmes , condamnerent
un massacre aussi épouvantable qu'il était funeste à l'Etat
, dangereux à la religion , et opposé aux principes
de l'Evangile .
Ainsi il faut réduire le nombre des hommes vertueux'
qui eurent le noble courage et la piété réelle de s'opposer
au commandément exprès du roi ; et ne citer avec le
juste éloge qu'ils méritent , que le vicomte d'Orthe , le
comte de Tende , le comte de Cordes , Chabot- Charny,
Saint-Héran , la Guiche , Leveneur de Carrouges , Matignon
et Fumichon .
Jean le Hennuyer mourut âgé de quatre-vingts ans
à Lisieux , le mercredi 12 mars 1578 , et non le 12 auguste
, comme le disent quelques biographes.
Louis Du Bois.
T
· SEPTEMBRE 1817 . 607
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE-FRANÇAIS .
Débuts de Mademoiselle Féart.
Mademoiselle Féart poursuit depuis quelque temps
ses débuts dans l'emploi des grandes princesses . Pour
exprimer une opinion sur son compte , il convient
de s'arrêter de préférence au rôle de Cassandre de la
tragédie d'Agamemnon , parce que c'est le dernier
qu'elle a joué , et qu'ainsi l'impression qu'elle a produité
est plus récente.
"
4
L'extérieur de Mademoiselle Féart est convenable à
l'emploi qu'elle a adopté; mais elle a malheureusement un
vice de prononciation assez marqué pour l'obliger , sinon
à abandonner le théâtre , du moins à renoncer à la tragédie.
Dans la plupart des mots où se trouve la lettre S ,
elle la prononce à peu près comme le th des Anglais , ce
qui ôte toute noblesse à sa dietion . Un vice de prononciation
chez un acteur tragique a tout aussi mauvaise
grâce qu'un défaut de conformation chez un
danseur . La prononciation de madame Talma manquait
un peu de netteté , mais c'était un défaut presque
imperceptible ; je crois même que son organe , naturellement
si doux , en recevait un agrément de plus :
c'était comme un léger signe sur un beau visage . Mademoiselle
Féart s'applique à corriger cette imperfection
; mais il y à un autre inconvénient à craindre
གཞི །
"
608 MERCURE DE FRANCE.
c'est d'acquérir une prononciation affectée , la plus
mauvaise de toutes ; témoin mademoiselle Palar de
l'Opéra- Comique. D'ailleurs , le soin que prendra mạ-
demoiselle Féart de prononcer correctement , éteindra
sa chaleur , et l'empêchera de se livrer à des mouvemens
passionnés . On a pu s'en convaincre par la manière
dont elle a dit le rôle de Cassandre . Ce personnage
n'éprouve guère que trois sentimens , mais ils sont
bien marqués ; c'est celui de la douleur causée par son
infortune , de la terreur que lui inspire sa prévision , et
du courroux qu'elle éprouve en voyant ses avis méprisés
. Tout cela a été confondu par mademoiselle
Féart : son débit a presque toujours été traînant ,
notone et en même temps apprêté. La manière dont
elle a joué ce rôle , l'un des moins difficiles de son
emploi , n'est pas d'un bon augure pour sa réception à
la comédie française.
mo-
Talma , dans le rôle d'Egysthe , a eu des momens
sublimes. Il a surtout produit le plus grand effet dans
le songe de la première scène , et dans la scène
toute entière où il arrache à Clytemnestre le serment
d'assassiner Agamemnon .
Mademoiselle Duchesnois ne s'est pas toujours montrée
avec son talent accoutumé . Au quatrième acte ,
elle a fait un contre-sens qui mérite d'ètre relevé.
Clytemnestre , pénétrée des marques de tendresse
d'Agamemnon , abjure dans son coeur la promesse
qu'elle a faite de le poignarder. Cassandre , amenée devant
eux , prédit que la reine attentera aux jours de
son époux . Celle- ci éloigne les soupçons , mais elle
doit le faire avec l'élévation d'une femme indignée et
franchement revenue à la vertu. Mademoiselle DuSEPTEMBRE
1817 . Gog
chesnois , au contraire , a affecté un air de mignardise ,
comme si elle voulait tendre un nouveau piége
Agamemnon. Ce roi des rois était représenté par
Baptiste. A son ton et à ses manières , quelques spectateurs
, habitués peut-être aux arlequinades , ont pensé
qu'il jouait aussi un rôle de Cassandre.
Cette représentation a été terminée par la petite comédie
des Originaux que Monrose semble avoir rajeunie
par la franchise et la flexibilité de son talent. Pourquoi
donc ses deux chefs d'emploi ne jouent- ils jamais son
rôle dans cette pièce , non plus que le jardinier du
Grondeur ? Quoi qu'il en soit , gardons - nous de nous
en plaindre .
THÉATRE DE L'ODÉON .
L'Homme Gris , comédie en trois actes , en prose ; par
MM . Daubigny et Poujol.
Le but moral de cette pièce est de prouver que les
douceurs d'une vie domestique et la modération des
désirs sont préférables aux fausses jouissances d'une
vaine ostention. Certain personnage , dont la société
offre , à la vérité , peu de modèles , mais dont la peinture
n'est point déraisonnable , est mis en jeu pour
développer cette pensée. Voici comment les auteurs
le font agir :
Le lieu de la scène est en Saxe . Le baron de Vallen ,
jeune homme d'un bon naturel , mais possédé de la
manie de briller , quoiqu'il n'ait , pour toute fortune ,
qu'un petit domaine grevé de dettes , s'est marié contre
le gré de son oncle le comte de Rosenthal. Il a épousé
t
39
610 MERCURE DE FRANCE .
Henriette , jeune personne d'une naissance obscure ,
mais douée des meilleures qualités . Rosenthal a de
grands biens qu'il destinait à son neveu depuis la mort
de son fils unique ; indigné de la mésalliance qu'il a
contractée , il a resolu de le priver de sa succession
ou de rompre son mariage. Dans ce dessein , il s'est
mis en correspondance avec Franks , domestique de
Vallen , et il a chargé cet agent de hâter la ruine du
jeune baron , dans l'espoir que , lorsqu'il sera réduit à
la misère , il aura recours à lui , et que , pour prix des
secours qu'il voudra obtenir , il consentira à se séparer
d'Henriette. La prodigalité de Vallen ne favorise que
trop bien les projets de son oncle . Il donne une fête
où il réunit de nombreux convives. Nina , jeune soeur
de sa femme , s'y rend accompagnée du vieux M. Muller .
Celui- ci , entre autres bizarreries , a pris l'habitude de
se vêtir de gris de la tête aux pieds ; de là lui vient le
surnom de l'Homme Gris. Sa présence est un contretemps
pour Vallen dont il est dans l'usage de contrôler
les actions . Muller , tout inconnu qu'il est , s'est
impatronisé dans la famille ; il est homme à braver
une mauvaise réception , et d'ailleurs il exerce , sur
tous ceux à qui il s'adresse , une influence dont on ne
peut s'affranchir. Vallen se résigne donc à le recevoir .
Bientôt quelques amis de Vallen se présentent , et
l'Homme Gris les passe tous en revue , en leur disant en
face les vérités les plus dures sur leurs vices ou sur leurs
travers. Le signal de la fête est donné , et le premier
acte finit .
* On a joué pendant la nuit , et Vallen a perdu quatre
cents florins . Il n'a pas de quoi s'acquitter . Au point du
jour , il envoie son valet chez Birmann , vieil usurier qui
SEPTEMBRE 1817 . 611
s'offense de cette qualification , et veut être appelé cas
pitaliste. Vallen lui doit une forte somme pour laquelle
il est poursuivi ; mais , dès la veille , Birmann , sur la
foi du valet , qui lui a communiqué une lettre de
Rosenthal , s'est décidé à suspendre les poursuites , et il
a même promis de compter deux mille florins. Il les apporte
avec lui ; Franks va chercher son maître pour les
recevoir. Dans l'intervalle , l'Homme Gris se présente ;
et par intérêt pour Vallen , à qui il prétend donner une
forte leçon , il annonce à l'usurier que le jeune homme
est déshérité et que l'on ne paiera pas ses dettes : il
engage Birmann à remporter les deux mille florins , et
s'oblige à lui faire payer ce qui lui est dû , à condition
que , sans perdre de temps , il fera saisir le château
et emprisonner le propriétaire.
Vallen , privé de la ressource des deux mille florins ,
voyant son château saisi , s'abandonne aux conseils de son
valet , qui le décide à s'adresser au comte de Rosenthal ;
il lui écrit donc , et la lettre est à peine partie , que
Vallen est arrêté et conduit en prison. Henriette et
Nina pressent vainement l'Homme Gris de secourir Vallen
; il s'y refuse obstinément , tout en protestant de
son amitié pour lui . Elles s'éloignent , en accusant sa
dureté et vont donner des consolations au prisonnier.

Le comte de Rosenthal paraît au troisième acte ; il
déclare à Henriette qu'il ne fera rien en faveur de son
neveu que l'acte de séparation ne soit signé , et sort
pour le faire dresser . La jeune Nina vient annoncer
avec des transports de joie qu'elle a rendu la liberté à
Vallen , en remettant à Birmann , comme gage de la
créance , un collier qu'elle avait reçu le jour même de
39.
612
MERCURE DE FRANCE .
son
Muller , et dont elle n'aurait pas soupçonné la valeur , si
l'usurier n'en eût remarqué la beauté . Rosenthal reparaît ,
et il emploie vainement les promesses et les menaces ,
pour déterminer Henriette à consentir à la rupture
de
mariage. Vallen, qui est sorti de prison , entend , d'un cabinet
voisin , ce pénible débat ; il vole dans les bras de sa
femme , en lui jurant de ne l'abandonner jamais . Muller
essaie d'émouvoir le comte , qui demeure inébranlable .
Muller change de ton ; approuvez leur union , lui dit- il ,
ou craignez que d'un seul mot je ne cause votre honte ;
le comte s'indigne de cette menace . Eh bien ! continue
Muller , puisque tu m'y obliges , rappelle-toi ce livre
rouge qui fut déposé chez le notaire de ta famille . Ces
mots produisent l'effet d'une formule cabalistique . Ro-'
senthal terrassé , n'a plus de force que pour obéir , et le'
voilà qui , au commandement de Muller, paye à Birmann
la dette du neveu , déchire l'acte de séparation , renvoye
lui -même le domestique Francks , ainsi que la soubrette
Florine , qui avait eu des instructions pour embarquer
la vertueuse Henriette dans quelque intrigue galante
afin de rendre la séparation plus facile . Ce n'est pas
tout , Muller ordonne , et Rosenthal souscrit en faveur
d'Henriette une reconnaissance de 100,000 florins .
Quel secret renferme donc ce livre rouge ? Le voici ;
c'est Rosenthal lui-même qui le déclare , tant il est
ému des exhortations de Muller , et du désintéressement
d'Henriette et de son mari , qui ne veulent pas des
100,000 florins. Cette somme appartenait à Vallen . Rosenthal
, pour la détourner au bénéfice de son fils , s'était
entendu avec le notaire chez qui elle était déposée ;
la franchise de cet aveu le réconcilie avec l'hommegris ;
SEPTEMBRE 1817 : 613
celui- ci n'a plus qu'à se faire connaître , et c'est à quoi
il procède . Il se trouve que c'est M. le baron Dalberg ,
propre frère de Rosenthal , qui était absent de son pays
depuis longues années. Après avoir forcé le notaire à
une révélation , il suivait son neveu comme un ange tutélaire
; pour surveiller sa conduite ,. et lui faire rendre
sa fortune , lorsqu'il se serait corrigé de sa prodigalité.
Cette analyse , quoique longue , ne renferme pas
tous les détails de l'action , mais c'en est assez pour
prouver que , sous le rapport de la contexture ,' l'Homme
Gris est un drame bien conditionné , et dont la multiplicité
d'incidens atteste l'origine germanique . Ce sujet
a été pris en effet dans un roman de l'infatigable Auguste
La Fontaine .
L'idée principale n'est pas neuve , et il serait facile
d'établir sur plusieurs points , entre cette pièce et le
Dissipateur , des rapprochemens qui ne seraient pas à
l'avantage de l'Homme Gris . Cependant il est juste de
reconnaître que le dernier acte est bien conduit , et
que les dernières scènes piquent la curiosité.
Les rôles de Muller , de Nina et de Birmann , sont
les mieux faits ; tous les autres sont d'une extrême faiblesse.
Celui de la soubrette est tout-à-fait înutile .
La causticité de Muller, en opposition avec la bassesse
et le ridicule des autres personnages , devait
fournir des traits piquans ; les auteurs ont su les saisir
mais trop souvent les plaisanteries n'ont pas été fournies
par la situation ; il y en a un assez grand nombre
de communes , et quelques-unes de hasardées.
Le rôle de Muller convient à Péroud ; il a différens
tons à prendre , et il sait les faire tous ressortir.
614
MERCURE
DE FRANCE
.
THEATRE, DU VAUDEVILLE .
Le Petit Dragon , vaudeville en deux actes :
Cette pièce choque la raison et les convenances ;
mais ce défaut , tout grave qu'il est , se fait pourtant
excuser par quelques situations , qui , sans être neuves ,
sont amusantes , et par des couplets bien tournés , qui
ne manquent ni de vivacité ni de gaîté .
.. Certain colonel , partant pour une expédition lointaine
, a confié sa fille Elvina , encore enfant , aux soins
d'un soldat invalide , son ancien compagnon d'armes.
L'absence du colonel s'est prolongée , et sa fille , parvenue
à l'âge de seize ans , n'ayant reçu de leçons ni
d'exemples que de l'invalide , est dans une ignorance
complette des bienséances de son sexe , et n'a pas
même appris à lire ; mais en revanche elle dit morbleu ,
fait l'exercice , manie l'épée , manoeuvre les chevaux ,
Les monte à cru, comme un soldat romain.
Elle a formé le projet de faire évader le capitaine
'Alfred du donjon d'une forteresse voisine , où il est retenu
par son oncle , qui en est le gouverneur. Le colonel
, père d'Elvina , arrivé depuis peu de jours , est fort
mécontent de sa fille , et il a sujet de l'être ; mais il lui
reproche ses incartades avec amertume , et c'est un fou :
il aurait dû savoir que ce ne sont pas de jeunes filles
qu'on remet aux invalides , pour qu'ils les élèvent et
les dressent. Dans l'espoir de donner à Elvina une utile
leçon , il s'associe au projet de délivrer le capitaine , et
il en prévient le gouverneur , qui est son ami. Au moment
où l'évasion s'effectue , on sonne l'alarme au châSEPTEMBRE
1817 615
teau , les coupables sont surpris , saisis , conduits au
fort , et emprisonnés séparément.
Elvina , seule , périt d'ennui , quoiqu'entourée de livres
et de musique . Une jeune femme , soeur d'Alfred ,
qui veut contribuer à corriger la jeune fille , se présente à
elle, et se dit aussi prisonnière ; elle affecte des manières
et un caractère plus durs que ceux d'Elvina ; celle- ci
la voit comme un miroir qui réfléchit ses propres défauts
, dont elle commence à rougir. La jeune dame
profite de ce premier mouvement pour lui démontrer
qu'il faut apprendre à lire pour savoir ce que les amoureux
écrivent à leurs belles ,
en leur envoyant de la
musique , et qu'il faut cultiver la danse , parce que
dans un bal on peut converser avec son amant , et entrelacer
ses bras avec les siens . Combien Elvina regrette
alors le temps perdu ! Pour commencer à se former l'esprit
, elle veut prendre une leçon de danse ; la soeur
du capitaine la lui donne avec une grâce charmante ;
c'est madame Hervey qui joue le rôle. Bientôt Elvina
éprouve des regrets plus louables de son ignorance .
D'après un ordre supposé du ministre , elle est rendue
à la liberté , mais son père restera captif. Elle se désespère
de ne pouvoir écrire au ministre ; Alfred prend la
plume , et , sous sa dictée , il trace une lettre fort touchante
, capable d'émouvoir jusqu'aux larmes les petites
filles paresseuses et ignorantes . Cette scène de sensibilite
est un hommage rendu à l'auteur des Contes à ma fille ,
ouvrage dans lequel a été puisé le sujet de la pièce.
Parmi les jeunes auteurs qui ont arrangé le conte pour
la scène , M. Mélesville a été seul nommé; les autres ont
gardé l'anonyme ; mais ils sont plus connus que lai , et
par des ouvrages meilleurs que celui - ci.
616 MERCURE DE FRANCE.
Une autre pièce , sur le même sujet , a été jouée ,
mardi 22 , au Théâtre des Variétés , sous le titre du
Petit Dragon ou La Demoiselle et la Paysanne plus
faible que celle du Vaudeville , elle n'a pas été traitée
par le public avec la même indulgence ; de nombreux
sifflets en ont accompagné la représentation , et les amis
se sont même abstenus de faire nommer les auteurs . Imitons
leur retenue.
mmmmmu
POLITIQUE.
REVUE DES NOUVELLES DE LA SEMAINE.
Du 18 au 24 septembre.
-
RÉCOLTES . FINANCES . Les Etats-Unis ont vendu
cent mille acres de terre au prix de deux dollars par
acre , payables dans quatorze ans . Voilà des déserts qui
servent à grossir la population et le trésor.
-
Le gouvernement de Russie soupçonnait , depuis
quelque temps , le commerce anglais d'une manoeuvre ,
fort industrieuse , il est vrai , mais que l'exacte probité
n'avoue point. Ses soupçons n'étaient pas sans fondement.
Le commerce anglais vient d'être pris en flagrant
délit dans le port d'Archangel. Force lui sera de faire
trève à ses contrebandes en attendant mieux.
-
Les finances de l'Autriche vont toujours s'améliorant.
On assure qu'en 1818 , les contributions seront
payées en numéraire , et , par suité , le traitement des
fonctionnaires et employés .
Quant àl'Angleterre , ses revenus sont doublés depuis
dix ans , c'est-à- dire le produit des impôts .
Une députation des marchands et artisans de la
ville de Paris demande le rétablissement des maîtrises
et jurandes. Conçoit-on cette manie de priviléges ?
SEPTEMBRE 1817 . 617
Heureusement leur demande s'adresse au plus éclairé
de tous les princes . Il sait que d'un petit mal sont quelquefois
sortis de grands maux .
-
- M. Gascoyne vient de publier à Londres un
aperçu sur la mendicité , d'où il résulte que les mendians
sont indignes des secours qu'ils reçoivent. Point
d'autre conclusion , si ce n'est que les mendians doivent
mourir de faim. Je n'aime point à voir la politique
s'armer de ces doctrines dures et repoussantes. La véritable
politique , c'est l'humanité .
-En France , une ordonnance royale autorise l'inscription
de quatre cent quinze pensions du ministère
des finances , montant à une somme de 499,989 fr . , et
mises temporairement à la charge du trésor royal ,
comme excédant les fonds de retenue du ministère .
-
On lit dans le Moniteur une réponse aux griefs
allégués dans une prétendue lettre de Christiania , contre
les réglemens commerciaux du gouvernement suédois.
Le correspondant du Moniteur , qui paraît avoir observé
et bien observé ce qui se passe en Suède , dément
la plupart des allégations , et ruine tous les raisonnemens
du correspondant du Times. Il y a telle situation
qui met un pays hors de la règle commune , et la
Suède s'est constamment trouvée dans cette situation .
Voici l'opinion de Montesquieu à ce sujet :
« Les lois somptuaires peuvent avoir pour objet une
« frugalité relative , lorsqu'un Etat , sentant que des
« marchandises étrangères , d'un trop haut prix , deman-
« deraient une telle exportation des siennes , qu'il se pri-
<< verait plus de ses besoins par celle - ci , qu'il n'en satis-
<<< ferait par celles -là , en défend absolument l'entrée ;
<<< et c'est l'esprit des lois que l'on a faites de nos jours
« en Suède . Ce sont les seules lois somptuaires qui
«< conviennent aux monarchies . En général , plus un
« Etat est pauvre , plus il est ruiné par son luxe re-
<«< latif , et plus , par conséquent , il lui faut de lois
« somptuaires relatives. »
2
Le Courrier agite la question de la taxe des biens
des absens. Qu'est-ce qu'une taxe , dit- il , si ce n'est
un tribut payé pour la sûreté et l'utilité de tous ? La
taxe est l'équivalent ou le prix de la protection accordée
par la société à nos personnes et à nos biens. Or ,
618 MERCURE DE FRANCE .
les biens des absens ne sont-ils pas protégés par les
lois ? leurs personnes mêmes ne le sont -elles pas en
vertu des traités ?
-
-Voici deux demandes bien opposées : Lisbonne aspire
à la franchise de son port ; Marseille s'applaudit
d'avoir perdu la franchise du sien . L'une et l'autre ont
raison peut- être ,
AMÉLIORATIONS POLITIQUES . Le gouvernement
d'Espagne a fait mettre en liberté les complices de
Lascy .
- L'ouverture de la diète saxonne est fixée définitivement
au 19 octobre prochain . La cour de Hesse-
Cassel paraît se relâcher de ses rigueurs . La Prusse
semble fermenter encore . On écrit de ce pays que
chacun veut dominer , et que personne ne veut obéir ;
que chacun veut recevoir , et que personne ne veut
payer ; que chacun réclame des avantages , et que personne
ne veut faire de sacrifices . Ce tableau serait
alarmant s'il était fidèle. C'est par une sorte d'anarchie
morale que les anarchies politiques commencent .
Voici un tableau plus doux : « Les paysans de la
forêt de Welzheim , dans le royaume de Wurtemberg ,
se présentent à la cour dans le costume national , ayant
sous le bras leurs livres de prières , et couronnés de
branches de sapin . La reine les reçoit en habit de ménagère
, comme il convient à la mère du peuple . Ce sont
les expressions d'un journaliste de Stutgard . »>
-L'empereur d'Autriche vient d'adopter la conseription
pour ses royaumes d'Italie . Je ne sais si cette
mesure doit trouver place parmi les améliorations.
COLONIES . Le Courrier a changé l'objet de ses
éternelles doléances. Nous avons , dit- il , reçu des nou
velles de la Plata , et c'est avec douleur que nous annonçons
les vexations que notre commerce éprouve non
de la part des indépendans , mais de la part des Espagnols.
On assure que deux navires anglais ont été cap→
turés à Valparaiso .
Le Tortoise , venant de Rio-Janeiro , a en son grand
mât emporté par un coup de canon tiré du fort Santa→
Cruz. Le capitaine s'est transporté lui - même chez le
commandant du fort pour lui demander raison de cet ou
trage. Sur sa déclaration que le bâtiment appartenait
SEPTEMBRE 1817 . 619
-
au roi d'Angleterre , et qu'il était porteur de dépêches
importantes pour le gouvernement anglais et pour la
régence de Portugal , le commandant du fort a répondu
qu'il lui importait fort peu à quel maître le bâtiment
pouvait appartenir ; enfin , on est parvenu à s'entendre .
Il y a cinq classes de pirates . Les corsaires américains
qui ont osé se montrer jusque dans les mers septentrionales
de l'Europe ; les corsaires italiens et turcs
qui infestent l'Archipel et la Méditerranée orientale ;
les Barbaresques ; les corsaires des mers de la Chine
et des Indes orientales ; les pirates arabes qui croisent
dans le golfe persan et dans les eaux voisines. La cour
de Russie s'occupe å les réprimer tous de concert avec
les.puissances européennes..
-
4
La Sentinelle rend compte d'un avantage remporté
, le 14 juillet , par le général Morillo dans l'ile de
Margaretta . Trois cents insurgés périrent , le reste se
sauva dans les montagnes. Vingt vaisseaux espagnols
qui bloquaient l'ile , s'emparèrent de plusieurs bâtimens
chargés des familles des insurgés. Il est malheureux que
les mesures de rigueur se mêlent toujours à la victoire .
La plupart des étrangers , pris les armes à la main , ont
été fusillés par ordre du vainqueur , et son ordre n'excepte
personne
A cette disgrâce des insurgés , il fant joindre la dispersion
de la flotte de Brion , entraînée par les courans
de l'Orénoque ; le blocus de Guayra où Marino s'est
retiré avec cinq cents hommes ; la disparition de Bolivar
, après avoir échoué devant Angustura.
Mais comme dans une aussi vaste étendue de pays
les bons et les mauvais succès ne sauraient être universels
ni constans , les insurgés , battus dans le Mexique ,
pénètrent dans le Potosi . Le corps principal de l'armée
royale , sous les ordres du général Laterna , évacue
Salta , dont le colonel insurgé , Martin Grennez , prend
possession le jour même. Dans le Chili , les royalistes
qui avaient pris l'offensive , ont été repoussés avec
perte. Le général Saint -Martin a rejoint son armée , et
marche avec elle sur la Conception et la forteresse de
Talcagnano. Les Espagnols n'ont pas à lui opposer plus
de quinze cents , hommes. L'organisation de l'armée
destinée à l'invasion du Pérou avance rapidement.
620 MERCURE DE FRANCE .
Ce n'est pas qu'il y ait dans toutes ces versions des
contradictions frappantes ; et comment en serait- il autrement
? Par exemple , on dit le Mexique pacifié , et
pourtant la Véra- Cruz redoute l'approche de Mina ;
on dit que Mina inquiète la Véra-Cruz , et pourtant trois
mille mules , chargées de six millions en espèces , ont
pu passer de Mexico à cette ville sous une faible escorte
de cinquante hommes ; on assure que l'armée
de Mac-Grégor est réduite à cent trente soldats , et
pourtant Mac-Grégor trouve à faire des emprunts , ce
qui est autrement difficile que de lever des contributions.
Il présente pour hypothèque la terre de la Floride
, et il obtient plus d'un million sur cette hypothèque.
Voici bien une autre diversion : les sauvages des
Florides se jettent entre les royalistes et les indépendans
, également avides de la chair et du sang des uns
et des autres . Saint-John , menacé par un parti d'Indiens
, se divise sur le choix de ses défenseurs ; une
moitié implore le secours du gouverneur de Saint-
Augustin , et l'autre appelle les insurgés . Arrivera-t-il
de cette diversité d'opinions que les deux partis d'auxiliaires
, fidèles à leurs anciennes animosités , plus qu'à
leur nouvelle cause , s'entrégorgeront dans ces mêmes
murs qu'ils seraient venus défendre , ou que , réunis
d'abord par un danger commun , ensuite par le souvenir
de la même patrie , ils passeront d'une amitié de
circonstances , à une amitié durable et naturelle ?
-
— La division , destinée à reprendre possession de
la Guiane française , est partie de Brest.
Joseph Valdez , ex-rédacteur du Censor , est ,
dit-on , chargé par le gouvernement de Buenos-Ayres
d'offrir la couronne à un prince européen .
-
que
les
Pétion enjoint aux hommes de couleur de renleurs
femmes blanches voyer, , s'ils ne prouvent leur
union légale , ou ne consentent à la légitimer.
RELATIONS POLITIQUES . - Il paraît certain
négociations vont s'ouvrir entre la France et la Suisse ;
elles auront pour objet les rapports commerciaux entre
les deux nations. Ces rapports seront adaptés au nouveau
système des douanes françaises .
Le roi des Deux-Siciles a défendu l'entrée de ses
SEPTEMBRE 1817.
621
états à tous les Français compris dans l'ordonnance du
24 juillet .
PROCÈS MARQUANS . La junte criminelle réunie à
la cour prévôtale de Palerme , a condamné quatorze
individus accusés du crime de lése-majesté. Le chef a
été traîné au lieu du supplice , attaché à la queue d'un
cheval. Deux des principaux complices ont assisté à
l'exécution , la corde au cou.
Enfin la Quotidienne se déclare . Elle indique ouvertement
aux condamnés de Rhodès les moyens de
cassation et de révision . Quel si pressant intérêt a donc
pu faire de la Quotidienne , l'auxiliaire de M. Romiguières
? Malheureusement elle ne songe pas que ces
deux moyens qui , dans son système , se fondent l'un
sur l'autre , au fond se détruisent l'un l'autre . Car si
madame Manson , retenue par la crainte , n'a pas rendu
de témoignage , elle n'est donc pas faux témoin ; si elle
n'a rien déposé , elle n'a donc point déposé à charge .
Quant à moi , je ne puis me dispenser de croire que la
Quotidienne en dit plus qu'elle n'en sait , ou qu'elle en
sait plus qu'elle n'en dit .
:
NOUVELLES DIVERSES. Le volcan Idjeng a failli
engloutir Batavia , au mois de janvier dernier après
une horrible détonation , la montagne vomit des cendres
, de la terre et du sable , en si grande quantité ,
que la végétation périt toute entière. Pendant plusieurs
jours , la clarté du soleil fut interceptée. Les oiseaux
tombaient morts , les poissons morts flottaient sur les
rivières ; des blocs de pierre et des arbres déracinés
roulaient du haut des montagnes . Le débordement des
eaux , leur corruption , l'épizootie , complètent ce hideux
tableau .
-
La caste des émirs paraissait vouloir troubler la
Syrie. Malgré l'ascendant du nom du prophète sur tout
bon croyant , le gouverneur n'a pas craint de faire arrêter
et bannir le chef de cette secte .
-
On élèvera par souscription un monument à la
mémoire de Bossuet dans la cathédrale de Meaux. Cet
hommage fait honneur à ceux qui le rendent. Mais
l'or et le marbre seraient en vain prodigués ; le plus
beau monument de Bossuet , ce sont ses immortels
622 MERCURE DE FRANCE .
chefs -d'oeuvre , et cette défense de nos libertés , digne
des pères de l'église .
-
M. Brougham , l'un des chefs de l'opposition , est
à Paris . Il a fait , dit-on , visite à MM. Comte et Du
noyer.
Les dix divisions du ministère de la guerre sont
remplacées par quatre directions.
Les électeurs de Paris continuent leurs travaux .
Un seul candidat a réuni au premier tour de scrutin la
majorité légale , c'est M. Laffitte . Au second tour de
scrutin , plus de cinq mille votans ont désigné M. Delessert
. Les candidats qui ont obtenu après lui le plus
grand nombre de suffrages , sont MM . Roy , Bellart ,
Perrier , Manuel , Gilbert des Voisins , Goupy , Pasquier
, Benjamin de Constant , Breton , Olivier. On
commence à connaître les choix de quelques départemens.
La maréchaussée et la police se sont transportées
dans un château près d'Alost , où elles supposaient que
l'évêque de Gand , M. de Broglie , se tenait caché. Il
paraît que la police et la maréchaussée des Pays -Bas ne
lisent guères les gazettes . Elles auraient vu que M , de
Broglie est depuis long-temps en France . Il est vrai
qu'un article de gazette n'est pas un article de foi.
BÉNABEN .
1 t
P. S. du 26. —Le dépouillement du dernier scrutin
pour la nomination des cinq députés du département
de la Seine qui restaient à élire , donne le résultat
suivant :
MM. Goupy , Bellart , Breton , Pasquier , Casimir
Perrier , qui , avec MM, Laffite , Benjamin Delessert
et Roy , complètent la députation .
hmmmmmm
ANNONCES ET NOTICES.
Le Coin du Feu du Pasteur , roman de miss Porter
, auteur des Chefs Ecossais , etc.; traduit de l'anSEPTEMBRE
1817 . 623
glais par madame Elisabeth De Bon , traducteur des
Reclus de Norwège , etc. , etc. auteur des Douze Siècles
, etc. Quatre volumes in- 12 . Prix : 9 fr . , et 11 fr .
par la poste. Chez H. Nicole , à la librairie stéréotype ,
rue de Seine , n . 12 ;
Et chez P. Mongie aîné , bonlevard Poissonnière , n . 18 .
Parmi cette nuée de romans anglais qui se répandent chaque
semaine sur les trois royaumes , il en est quelques-uns qui méritent
d'être distingués . On peut s'en rapporter à mad. E.De Bon
sur le choix de ceux qu'elle fait passer dans notre langue. Jus- .
qu'ici tous ceux qu'elle a mis à la portée des lecteurs français ,
ont obtenu de justes recommandations ; le Coin de Feu du Pasteur
en est encore plus digne. On y trouve un fond de raison
qui satisfait le jugement , et une gracieuse facilité de style qui
plaît à l'imagination et qui peut servir de modèle.
Lettres champenoises , ou Correspondance politique ,
morale et littéraire , adressée à madame de ***, à Arcissur-
Aube ( N° . VIII ) . Prix : 1 fr. Chez Pillet , imprimeur
-libraire , rue Christine , n , 5 .
"
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n . 18 .
Où M. le Champenois a- t-il donc pris que les gestes des
Français sont maintenant compassés, leurs physionomies gourmées,
et qu'aux impétueuses saillies d'un esprit vif et léger , ont succédé
de lourds raisonnemens ? Si nous voulions combattre sérieusement
une aussi fausse assertion , nous lui citerions des publieistes
dont le goût , la précision et la clarté répandent du
charme sur les sujets les plus abstraits ; nous lui citerions des
discours pleins d'éloquence , qui prouvent en effet que l'on
raisonne beaucoup plus , beaucoup mieux qu'autrefois , mais
que l'on ne raisonne pas lourdement ; et si nous avions le courage
de faire un compliment à M. le Champenois lorsqu'il calomnie
les Français , nous lui dirions que lui-même prouve
quelquefois dans ses lettres que l'esprit et la gaîté ne sont
pas perdus en France .
Réponse de la Champenoise à M. de ***, son correspondant
moral , politique et littéraire ( N. I -VII. ) Prix :
í fr . Chez Dalibon , libraire , Palais -Royal , galerie de
bois , n . 218 ;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n . 18 .
Nous cessons de nous étonner que le correspondant de madame
de ***
d'Arcis - sur -Aube , introduise force citations latines
dans les lettres qu'il lui écrit : non-seulement il n'est plus
permis de croire qu'elle en soit effrayée , mais on peut juger
d'après sa première lettre , qu'elle ripostera de la même manière
, si bon lui semble , car elle est beaucoup plus près de la
science d'un rhéteur que d'une certaine ignorance qui ne déplaît
624 MERCURE DE FRANCE .
pas chez les femmes . Madame de *** , d'Arcis - sur -Aube , parle
de tout , prononce sur tout ; elle court après la malignité , après
l'esprit ; mais on la voit trop courir ,
et par fois elle manque
son but. S'il est vrai , comme on le dit , et comme nous sommes
fort disposés à le croire , qu'elle ait fait faire sa réponse par un
de ses amis , qu'elle lui conseille désormais , pour l'honneur du
sexe , d'ètre moins doctoral et de donner à son style la douceur
et le charme qui distinguent celui des femmes .
Lettres normandes , ou Petite Chronique de Paris ,
morale , politique et littéraire , adressées par un Normand
devenu Parisien , à plusieurs de ses compatriotes :
un marquis et un officier à demi-solde ; un abbé et un
négociant ; une femme du monde et une paysanne :
avec cette épigraphe :
Messieurs les sots , je veux en bon chrétien
Vous fesser tous ; car c'est pour votre bien .
Prix 1 fr . A Paris , chez Foulon , libraire , rue des
Francs-Bourgeois , n. 3 ; Delaunay, au Palais-Royal ;
Et chez P. Mongie aîné , boulevard Poissonnière , n. 18.
Encore des lettres ! Il y aura bientôt autant de lettres que de
provinces. Nous aurions été tentés de dérober à nos lecteurs la
connaissance des Lettres normandes , si elles n'offraient un cadre
neuf et un dialogue assez piquant . On lit avec intérêt la lettre
sur les élections ; celle qui est relative au concordat , annonce , de
la part de l'auteur , un homme habitué à traiter les matières
sérieuses , sans faire naître l'ennui .
TABLE.
Poésie. Lorédan et Flora ;
Vers adressés à mon plagiaire ; par M. La Servière.
Nouvelles littéraires . OEuvres complètes de Buffon ;
( analyse ) ; par M. A. Jay.
Poétique secondaire ( analyse ) ; par M. Jouy,
Carton du Mercure.
Annales dramatiques .
Politique. Revue des Nouvelles de la Semaine ; par -
M. Bénaben.
Notices et Annonces.
Pag. 578
580
581
591
599€
607
616
622
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE,
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le