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1817, 01-03, t. 1 (4, 11, 18, 25 janvier, 1, 8, 15, 22 février, 1, 8, 15, 22, 29 mars)
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27.60 Mo
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623
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Texte
MERCURE
DE FRANCE.
PROSPECTUS .
840.0
MESS
1847
PROPRIÉTAIRES nouveaux du plus ancien des Journaux
de France , les hommes de lettres qui viennent de se
réunir pour continuer ou pour recommencer Meerrcure,
ont pensé qu'il leur importait de rechercher d'abord ce
que devait être un Journal , qui , ne paraissant qu'à des
époques un peu éloignées l'une de l'auir , n saurait
aspirer aux avantages qui font le succès des euilles de
tous les jours . Les réflexions qu'ont fait naitre ces recherches
leur semblent pouvoir tenir lieu d'un Prospectus
, et ils les soumettent au public pour le rendre
juge de leur entreprise .
Un Journal quotidien peut se composer d'anecdotes
décousues , d'articles sans rapports entre eux , de faits
épars , et de considérations détachées. Les anecdotes
intéressent la curiosité , parce qu'elles sont récentes :
les faits ont nécessairement une relation intime avec
les circonstances du jour ; et les articles destinés à l'examen
de questions particulières , ont toujours pour sujet
celles de ces questions qui captivent l'attention publique ,
parce que les auteurs , écrivant à la hate , dans un cadre
resserré , sous l'influence du moment , sont préservés ,
par le défaut d'espace , du danger des longueurs , et par
le défaut de temps , de l'inconvénient de se perdre dans
les théories : car , pour être lus , il faut que ce qu'ils
écrivent soit d'une application immédiate.
Il n'en est pas ainsi d'un Journal qui ne paraît que
( 2 )
toutes les semaines . Les anecdotes ont perdu leur frat
cheur , les faits de détail leur intérêt ; et ce grand moyen
de succès pour les feuilles quotidiennes ne peut contribuer
à celui d'un Journal hebdomadaire , que
degré très-inférieur .
dans un
D'un autre côté , les collaborateurs d'un tel Journal ,
moins pressés par les heures , moins gênés par les
bornes , peuvent donner plus de soins à leur travail ,
plus de développemens à leurs idées . On pourrait croire
que cette possibilité est un avantage ; et néanmoins cet
avantage apparent tourne quelquefois au préjudice de
l'entreprise . La facilité de placer des dissertations d'une
certaine longueur dans un recueil que les Souscripteurs
sont obligés de recevoir , et qu'on se flatte qu'ils seront
contraints de lire , séduit trop souvent les écrivains
polixes.
Un tel Journal arrive de la sorte à n'être qu'une collection
de petits traités , plus ou moins bien faits , mais
dont l'ensemble est jugé toujours avec moins de faveur
que les recueils d'essais et les mélanges .
Quand l'abbé Trublet me parle de Fontenelle , ou que
M. de Sainte-Palaye me donne des Essais sur la chevalerie
, je ne m'en plains point , car je n'ouvre leurs livres
que lorsque nul intérêt plus vifne m'occupe . Mais si dans
le moment où l'on agite quelque question d'une importance
immédiate et urgente , mon Journal arrive et
m'entretient des Bardes de la Bretagne armoricaine ,
ou de l'état des moeurs dans le douzième siècle , je jette
loin de moi l'importun discoureur qui me parle d'un
passé obscur , quand le présent décide peut-être de toute
mon existence .
Une règle commune aux Journaux quotidiens et aux
Journaux hebdomadaires , c'est de donner une idée
exacte de ce qui est au moment où ils paraissent , de
parler à l'intérêt de chacun , et de discuter la question
sur laquelle la curiosité ou l'inquiétude sont éveillées .
Mais cette règle admise , il y a dans l'exécution des différences
qui résultent de la différence de la forme.
Le premier mérite d'une feuille quotidienne tient à
la nouveauté ; le premier mérite d'un Journal qui paraît
à des époques moins rapprochées , c'est l'ordre et une
certaine continuité qui lui imprime , pour ainsi dire
( 3 )
quelque chose d'historique , et qui permet de suivre
dans ses numéros successifs la marche de l'opinion ,
celle de l'autorité , celle des sciences , celle des lettres
et des arts .
L'on voit que cette idée , que les nouveaux proprié
taires du Mercure ont conçue de la tâche qu'ils s'imposent
, distingue essentiellement leur entreprise de
toutes celles qui l'ont précédée . C'est un tableau politique
et littéraire qu'ils se proposent d'offrir , mais un
tableau suivi , progressif , régulièrement ordonné dans
toutes ses parties, et dans lequel, à dater du 1º . janvier
1817 , on puisse retrouver quel était à chaque époqué
l'état des lumières , des doctrines d'organisation sociale ,
de la législation et de la littérature .
L'ordre n'exclut point la variété ; il lui donne de nouveaux
charmes sans ordre , la variété devient confusion
; les matériaux ne sont que des décombres , au
milieu desquels le lecteur le plus curieux ou le plus
patient se lasse bientôt d'errer à l'aventure .
D'après ce plan , chaque numéro du Mercure sera
divisé en deux parties ; la Politique formera le sujet de
l'une , la Littérature et les Sciences le sujet dé l'autre .
La partie politique se subdiviséra en deux sections ;
l'une traitant de l'état politique de l'Europe , l'autre de
l'état politique de la France .
Dans la première , nous aurons à caractériser ce mouvement
européen vers les institutions représentatives ,
mouvement dont les symptômes sont différens , dont le
but est uniforme , et que tous les gouvernemens éclairés
favorisent, et modèrent par-là même qu'ils le favorisent.
Nous comparerons les divers états entre eux , dans leurs
tentatives et dans leurs progrès ; nous verrons la Prusse ,
à peine remise de ses souffrances , mais soutenue par un
esprit national né du sein des revers , et se donnant ,
pour récompense de ses efforts , une constitution qui
transformera ses guerriers en citoyens ; nous verrons
l'Autriche plus lente , mais appuyée sur de longs souvenirs
de modération et de douceur , n'adoptant qu'avec
circonspection les améliorations avouées , mais respectant
les droits , les usages , les libertés anciennes , qui
sont de bons élémens pour toutes les libertés à venira
Les petits États se montreront à nous , partageant
( 4 )
6.
quelques exceptions près , la tendance générale . Le
royaume des Pays- Bas , formé d'élémens hétérogènes ,
nous montrera deux peuples , dont l'un , séparé de
l'autre par la langue et les intérêts , se réconcilie néanmoins
avec sa nouvelle situation par les jouissances de
la libert ; jouissances qui sont toujours et partout une
cause d'union , parce qu'elles sont une source de bienêtre
.
Nous peindrons l'Angleterre , et les causes de cette
détresse , bien plus réelle que l'on ne pense ; phénomène
d'autant plus étrange , que n'ayant pas commencé avec
les revers et la guerre , elle semble avoir pris sa sourcę
dans les victoires et dans la paix . Nous prouverons deux
vérités également consolantes : l'une , que la détresse de
l'Angleterre ne sera que momentanée , si , comme tout
l'y invite , elle s'occupe plutôt d'elle -même que de ses
voisins ; l'autre , qu'elle est dans l'heureuse position de
ne pouvoir faire que du bien , parce que ses finances ,
l'état de ses manufactures , et l'opinion nationale fondée
sur des privations et des souffrances , la mettent hors
d'etat de faire du mal . Nous dirons ce que nous pourrons
sur l'Espagne .
La politique intérieure de la France nous fournira
des questions plus importantes encore pour tous les
Français .
Nous ne professerons point une impartialité impossible
de fait , et qui, lorsqu'il s'agit de la liberté et de la patrie ,
serait une criminelle indifférence . Amis sincères de la
Charte , reconnaissans envers le Roi , qui l'a sauvée par
son éclatante protection ; heureux de la voir à l'abri de
toute innovation , et renonçant volontiers à ce qu'on
pourrait regarder comme des améliorations spéculatives ,
parce que , ce qui nous importe le plus aujourd'hui ,
c'est la certitude que rien ne menace les principes qu'elle
contient et les garanties qu'elle assure ; équitables envers
les ministres , dont nous n'examinerons les actes
qu'avec une franchise décente , nous resterons sans doute
étrangers à tous les partis en ce qui les constitue en partis
, c'est-à-dire , la haine , la vengeance , les souvenirs
odieux , les récriminations imprudentes ; mais nous ne
serons étrangers à aucune vérité que les partis , même
pour leur intérêt , pourront proclamer. Tel est mainte ›
( 5 )
nant l'état des esprits , et c'est un bonheur pour les idées
justes , que ces idées soient devenues l'unique moyen de
succès . Un seul langage est écouté , un seul étendard
est reconnu , et la liberté gagne également aux discours
de ses défenseurs et aux discours de ses ennemis . Aussi
jamais les questions constitutionnelles n'ont - elles été
plus approfondies ; elles deviennent familières à tous les
citoyens , à toutes les classes éclairées . Avec l'instinct
juste et sûr de notre nation , avec les lumières qui sont
partout répandues , on peut sans crainte répondre de
l'avenir.
En rendant un compte exact des séances des chambres
, nous analyserons les projets de loi qui seront proposés
. Nous nous efforcerons de saisir l'esprit des discussions
; nous le comparerons avec ce qui nous paraîtra
être l'opinion publique ; heureux si nous les trouvons
toujours d'accord ! Nous éviterons également de tronquer
les discours remarquables , et de remplir nos pages
de déclamations de circonstance et de phrases de tribune.
En un mot , nous ferons en sorte que cette partie
du Mercuré devienne en abrégé l'histoire parlementaire
de France .
Nous ne négligerons pas les livres et les brochures qui
paraîtront sur des questions politiques . Nous y chercherons
la vérité pour la répandre , et l'erreur , quand elle
sera dangereuse , pour la réfuter . Nous ne craindrons
point de rendre justice aux opinions saines , quand nous
les trouverons dans des écrivains d'ailleurs opposés à nos
principes.
Une partie de notre Journal sera consacrée à l'examen
des ouvrages relatifs aux finances et à l'administration
.
La seconde partie du Mercure , embrassant la litté~
rature , et , sous ce titre , les sciences et les arts , sera ,
comme la précédente , divisée en deux sections .
L'une traitera des littératures étrangères ; la seconde ,
de la littérature française.
Dans la partie consacrée aux littératures étrangères ,
nous nous occuperons spécialement de l'état actuel de
la littérature anglaise et de la littérature allemande , remarquables
, l'une , parce qu'elle est toute en croissance
; l'autre , parce qu'arrivée à sa maturité , elle pen--
che vers son déclin .
( 6 )
Nous éviterons sur l'Allemagne ces exagérations qui
menacent de remplacer parmi nous , par une réaction
assez naturelle , les exagérations d'un genre opposé. Nous
montrerons , dans la poésie , les Allemands pleins d'ima
gination , de verve , quelquefois de sensibilité , mais se
prescrivant fréquemment la bizarrerie , s'imposant même
le mauvais goût , et se commandant , comme une règle ,
le mépris des règles . Nous les montrerons , dans les recherches
sérieuses , profondément instruits , investigateurs
infatigables , mais tenant à chaque détail par l'amour
de la découverte , accordant , comme par une sorte
d'égalité démocratique , la même importance à tous les
faits , et sous cette multitude de faits , étouffant trop souvent
l'idée et perdant le résultat .
Nous observerons dans la littérature anglaise des défauts
opposés , un amour trop exclusif pour les applications
immédiates , un trop grand mépris pour les idées
générales . Si , ce qui du reste est fort incertain , quelque
grand ouvrage , tel que les Anglais savaient en faire
du temps des Robertson , des Gibbon et des Hume , venait
solliciter l'attention , nous nous hâterions de le faire
connaître . En attendant , nous parlerons peut - être de
ces poëmes descriptifs dont l'Angleterre est inondée , et
qui , dans toutes les littératures , sont un symptôme de
déclin , mais dont plusieurs toutefois sont étincelans de
grandes beautés . Il est inutile d'ajouter que ces derniers
seuls nous occuperont.
t
Quant à notre littérature , nous n'avons point la prétention
d'en présenter un tableau déjà tracé mille fois ;
nous nous bornerons à rendre compte de tout ce qui
paraîtra de remarquable , en tâchant de mettre , même
dans cette partie , l'espèce d'ordre et de continuité dont
nous avons parlé ci - dessus , afin que la collection du
Mercure puisse servir aussi d'histoire ou du moins de
registre analytique pour la littérature française .
L'art dramatique nous a paru mériter une place à part .
Nous avons donc assigné à l'examen des pièces de thea
tre , au récit des représentations et à l'analyse du jeu des
acteurs , une section spéciale que nous intitulerons Annales
dramatiques,
Dans cette section , nous ne suivrons pas l'exemple de
quelques écrivains dont la critique ou l'éloge , également
( 7 )
superficiel , également partial , n'a jamais eu d'autre objet
que de rabaisser leurs contemporains et d'éteindre
toute espèce d'émulation ; défenseurs des saines doctrines
littéraires , admirateurs passionnés des grands mo
dèles , nous ne répéterons cependant pas sans cesse ,
qu'en tout genre la lice est fermée ; qu'il ne faut plus
faire de comédie après Molière ; qu'on ne peut , sans un
intolérable orgueil , se hasarder dans la carrière où Corneille
, Racine et Voltaire se sont illustrés . Nous ne donperons
d'exclusion à aucun talent , à aucun genre , et
nous encouragerons , au contraire , les efforts de quiconque
nous offrira l'espérance d'étendre , avec goût et
réserve , les limites d'un art où des long-temps les Français
ne reconnaissent plus de rivaux .
Toute piece nouvelle de quelque importance sera
l'objet d'une analyse raisonnée , dans laquelle nous nous
appliquerons d'abord à bien faire connaitre l'ouvrage ,
à peindre les caractères , à développer l'intrigue , de manière
à mettre le lecteur en état de prononcer lui -mêmé
sur l'équité du jugement que nous croirons devoir en
porter. Convaincus que le style , qui ne suffit pas pour
assurer le succès d'une pièce de théâtre , est cependant
la seule qualité qui la fasse vivre , nous nous attacherons
particulièrement à en bien signaler le mérite ou les défauts
; en un mot , nous tâcherons de ne jamais oublier
« que ce n'est point un arrêt que le public nous demande ,
mais le rapport d'un procès qu'il n'appartient qu'à lui
de juger en dernier ressort . »
Les mêmes considérations , puisées dans le seul intérêt
de l'art , nous dirigeront dans l'examen des productions
des deux scènes lyriques , où des modèles moins
imposans et des règles moins absolues laissent un champ
plus vaste aux essais du génie et aux préceptes de la
critique .
Par une inconséquence trop commune , après avoir
reconnu que l'art de la déclamation est inséparable de
l'art dramatique , et qu'en ce genre il est un degré de
perfection auquel on n'arrive que par un travail opiniâtre
, secondé des plus rares dispositions , nous n'affecterons
pas de traiter , avec une légèreté voisine du mépris ,
une profession à laquelle nous sommes redevables des
plus nobles et des plus douces jouissances de l'esprit
( 8 )
l'éloge ou la censure que nous ferons des acteurs n'aura
d'objet et de mesure que leur talent.
L'article intitulé Variétés littéraires , se composera
d'anecdotes , de lettres sur différens sujets qui nous seront
adressées , de morceaux détachés d'histoire , de critique
et de morale , dans le choix desquels nous tâcherons
de ne pas nous méprendre .
Nous commencerons par nous conformer au goût actuel
du public , en n'insérant des vers dans le Mercure
qu'avec une extreme sobriété ; mais nous ferons en sorte
que les extraits ou les pièces fugitives auxquels nous
croirons de temps en temps pouvoir y donner place ,
contribuent à ramener parmi les lecteurs le sentiment
de la poésie , qui paraît s'éteindre de jour en jour.
Enfin , sous le titre de Notices et Annonces , qui était
celui d'une partie essentielle de l'ancien Mercure , nous
consacrerons , dans chaque numéro , plusieurs pages à
l'annonce des ouvrages qui auront paru dans la semaine ;
une courte notice y sera jointe . Les amateurs de la littérature
trouveront dans cette partie du Journal l'avan
tage de pouvoir fixer leur choix sur les productions nouvelles
, et les libraires celui de voir donner une prompte
publicité aux ouvrages qu'ils mettent en vente . Nous
aimons à croire qu'ils en sentiront d'autant plus le prix ,
que trop souvent les bureaux de rédaction de nos journaux
sont pour eux comme des sanctuaires où il ne leur
est pas permis de pénétrer.
MERCURE
DE FRANCE,
RÉDIGÉ
- ESMÉNARD ;
-
PAR MM . BENJAMIN DE CONSTANT ; -DUFRESNE SAINTLÉON
, conseiller d'état honoraire ;·
JAY ; - JOUY , membre de l'Académie française ;
LACRETELLE aîné , membre de l'Académie française
, etc.
TOME PREMIER.
PARIS ,
À L'ADMINISTRATION DU MERCURE ,
RUE DES POITEVINS , N° . 14 .
1817.

MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 4 JANVIER 1817 .
Ammmm
AVIS IMPORTANT.
mu
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine . Le
prix de l'abonnement est de 14 fr . pour trois mois , 27 fr. pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
Les Livres , Gravures , etc. , que l'on voudra faire annoncer dans le
MERCURE , les Poésies et Articles que l'on désirera y faire insérer , doivent
être adressés , franc de port , à M. LEFEBVRE , directeur du
Mercure, rue des Poitevins, no 14 , près la place Saint- André- des- Arcs.
Pour tout ce qui est relatif aux Abonnemens , il faut écrire , franc dè
port , à M. BOUET , à la même adresse .
Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir .
Les personnes dont l'Abonnement est expiré , sont invitées à le
Tenouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
LITTÉRATURE .
POÉSIE .
LE VER LUISANT ET LE VER DE TERRE.
Fable.
Dans une de ces nuits d'été ,
Dont l'obligeante obscurité
Sert d'asile au tendre mystère ,
Dans un jardin , un ver luisant
Disait à certain ver de terre ,
TOME 1er.
MERCURE DE FRANCE .
Qui de son réduit solitaire
Venait de sortir en rampant :
« Avouez que de la nature
« Je suis le plus bel ornement :
« On dirait que de ma parure
« J'ai dérobé l'éclat au firmament.
« Je crois , sans injustice aucune ,
« Pouvoir disputer à la lune
« Le sombre empire de la nuit.
« A m'éclipser elle s'applique ;
« Mais cet éclat dont elle luit,
« Le soleil le lui communique :
« Je brille de mes propres feux .
« Que je dois faire d'envieux ! ..... »
་་ Beaucoup , dit le ver ; mais je juro
« Que de leur liste il faut m'exclure :
« De votre sort je suis peu curieux :
« Vous en rirez , mais je préfère
« A cet appareil fastueux
« Ma forme lugubre et grossière ,
« Mon misérable vêtement . »
« De l'amour-propre étrange aveuglement I
Reprit le diamant mobile ;
« Même l'espèce la plus vile
« Jusqu'à moi prétend s'élever ! >>
« Dieu m'en garde ! interrompt le ver ;
« Je me connais , je vous admire ,
« Je rends justice à votre éclat ;
« Mais , content de mon humble état ,
« J'ai le bon esprit de me dire ,
« Que dans ma douce obscurité
« Je trouve au moins ma sûreté ,
« Et c'est tout ce que je désire .
« Jouissez long-temps des honneurs
<< Que la nature vous destine ,
« Et puissiez vous dans ses faveurs
« Ne pas trouver votre ruine ………….. ! »
Comme ils parlaient , sur un arbre vo isin 2
Un rossignol égayait sa compagne ,
Attentive à son chant divin.
Notre chanteur dans la campagne
Aperçoit le ver lumineux ,
JANVIER 1817.
·5
Qui se plaisait à voir ses feux
Jaillir sur l'herbe étincelante ;
L'oiseau profite du signal ,
Fond sur le petit animal ,
Et sans respect pour sa robe brillante ,
Il croque le porte-fanal .
Du voile de la modestie
Couvrez des talens précieux ;
Par trop d'éclat ne frappez pas les yeux ,
Cherchez plutôt à cacher votre vie .
Croyez-moi , mes amis , le secret d'être heureux
N'est guère que celui d'échapper à l'envie .
JOUY .
ÉNIGMES , CHARADES , LOGOGRIPHES.
Nous ne sommes plus au temps dont parle Marmontel,
où l'on voyait tout Paris indigné , parce qu'une énigme
du Mercure n'avait point de mot . Maintenant il est du
bon ton d'affecter une sorte de mépris pour ces petits jeux
d'esprit qui ont fait les délices de nos pères . D'abord nons
avions été nous-mêmes tentés d'en priver nos lecteurs ;
mais en y réfléchissant plus mûrement , il nous a semblé
que le discrédit dans lequel on prétend que les charades et
les logogriphes sont tombés , est moins général qu'on ne
voudrait le faire croire . En effet , combien d'habitans de
nos paisibles provinces , qui , n'ayant pas autant de motifs
de distraction et de sujets d'entretien que les heureux
Parisiens , attendent impatiemment leur journal pour y
trouver une énigme qui tient leur esprit en haleine pendant
deux ou trois jours ! et même , en portant nos regards
sur la capitale , est-il une seule société , depuis le
Marais jusqu'au faubourg Saint-Germain , qui ne consa
cre, au moins un jour de la semaine , à jouer des charades?
S'il fallait , à ces observations de fait , ajouter des auto
6 MERCURE DE FRANCE.
rités , elles ne nous manqueraient pas . Les énigmes étaient
en grande vogue dans l'antiquité , et on regardait comme
supérieurs les esprits qui en soulevaient le voile ; mais
il faut en convenir , celles que l'histoire nous a conser→
vées renferment toujours quelque grande pensée philosophique
ou morale , tandis que de nos jours, ce ne sont ,
la plupart du temps , que des niaiseries alambiquées .
Le savant La Condamine , qui était un partisan zélé
des énigmes , adressa , il y a environ soixante ans , au
rédacteur du Mercure de France , les plaintes que nous
renouvelons ici . Nos , lecteurs ne seront peut-être pas
fachés de voir comment il s'exprimait à ce sujet .
« Vous devriez bien , mon ami , purger le Mercure de
ces logogriphes qui ne sont que la liste d'une partie des
mots qui se trouvent dans un mot fort long , et qui ne présentent
rien qui invite à les deviner . Si j'étais un peu
moins occupé, je ferais une sortie contre les modernes
qui ont avili ce genre , et fait tomber dans le mépris
ce qui était en honneur chez les anciens . Voyez la
gloire dont se couvrit OEdipe en devinant l'énigme du
sphinx ; voyez le nom que se fit Esope par les énigmes
qu'il devina et celle qu'il composa pour le roi de Nectenabo......
Le père Porée , mon régent de rhétorique ,
faisait aussi des logogriphes fort ingénieux ; ses mots
étaient heureusement choisis ; c'est une partie de l'art ,
et il les rendait piquans par des contrastes . Les combinaisons
étaient indiquées exactement , ce qui ne laisse
pas d'avoir sa difficulté , et chaque combinaison fournissait
une nouvelle énigme ......
<< Mais comme tout va en dégénérant , on a fait depuis
des logogriphes qui n'en ont que le nom . On s'est avisé
de désigner les lettres par leur nombre ordinal 1 , 2 , 3 ,
ce qui est fort maussade ; et , pour comble de platitude ,
au lieu d'une énigme sur chaque partie du mot dépecé ,
on désigne cette portion vaguement , comme un fruit ,
un oiseau , un élément , etc .; ou bien on l'indique clairement
, comme le métal à qui tout cède , pour dire
Por; lefavori de Jupiter , pour dire Ganymède , etc. ,
en sorte qu'il n'y a qu'à rassembler les lettres ( ayant
toutes celles qui composent le mot ) , et puis avoir la
patience d'un capucin pour épeler les combinaisons du
nombre total des lettres . Quand il y a sept lettres , il
JANVIER 1817.
n'y a que 5,040 combinaisons ; il m'est arrivé souvent
d'avoir toutes les lettres d'un mot , et jamais de me donner
la peine d'en faire un mot . Voilà ce qui fait prendre
les logogriphes en aversion à tout le monde ; au lieu
qu'un logogriphe bien fait est une énigme qui fait des
petits. Vous voyez que je possède la matière à fond ;
aussi en ai-je fait , depuis trente ou quarante ans , une
étude sérieuse . »
Cette lettre peut être regardée comme une poétique
complète des énigmes et des logogriphes . Nous engageons
nos lecteurs à la méditer et à la mettre en pratique
dans ceux qu'ils nous enverront. Nous ne répondrons
pas encore cette fois d'avoir prêché d'exemple .
L. F.
wwwww
ÉNIGME .
Écoute , ami lecteur ; pour me donner naissance ,
Ma mère , par morceaux , est mise sans pitié ;
Chez les gens du bon ton , des lis , j'ai la nuance ;
Chez le pauvre souvent je brunis de moitié.
Résous , si tu le peux , cet étrange problême :
Ce qu'enferme mon sein me tient entre ses bras.
A toute heure , en tous lieux j'accompagne tes pas ;
J'appartiens à la jeune , à la vieille , à toi-même.
De mon destin telle est la loi ,
Que toujours je contiens beaucoup plus grand que
moi.
Par M. G. de C. , avocat.
Ammun
CHARADE,
L'horreur qu'inspire mon premier
N'est pas difficile à comprendre.
On cesse d'être mon entier
Quand mon dernier vient nous surprendre.
MERCURE DE FRANCE.
1
LOGOGRIPHE.
Image des grandeurs , du crime et des vertus ,
Asservie à des lois qu'il me faut toujours suivre ,
Je frappe ..... j'attendris , j'ose faite revivre
Des mortels étonnans , des faits qui ne sont plus ..
Aveuglés par l'amour ou pousses par la baine ,
Bien souvent mes héros , oubliant leur raison ,
Appelient , ponr servir leur fureur inhumaine ,
Les chaînes , les bûchers , le fer et le poison.:
Mais abaissons la voix et changeons de langage .
Eh bien ! je t'offrirai , lecteur ,
Dans mes huit pieds un animal rongeur ,
Qui quelquefois cause plus d'un dommage ;
Non loin du port , ce qui pour les vaisseaux
Devient une etraite sûre ;
Le plus méchant des animaux ;
La saison où Cérès embellit la nature ;
Un grand fleuve d'Espagne , un des quatre élémens ,
Un mont fameux dans la Phrygie ,
Un poisson , un oiseau , le temps de notre vie ,
Un mal affreux qui trouble tous les sens ;
Le bouclier d'une déesse ;
Ce sillon trop hâté qui marque la vieillesse ;
L'ornement d'un pontife interprète des dieux.
Enfin , pour énigme dernière ,
Je vais te mettre sous les yeux
Un des fils de Pélops , dont le crime odieux
Du soleil effrayé fit pâlir la lumière .
Mais lis certain auteur , tu le connaîtras mieux .
2
Par M. L. , docteur en médecine.
JANVIER 1817 ,
wwww
VARIÉTÉS .
MERCURE ,
'Дux nouveaux Rédacteurs de son Journal.
MES CHERS ENFANS ,
Il y a un peu plus de deux cents ans que j'accordai
à un certain alchimiste nommé Cayet , d'abord ministre
protestant , et ensuite docteur de Sorbonne , l'autorisation
de faire paraître sous mon nom le premier journal
qui ait été publié en Europe. Le bon homme Cayet
n'était pas grand sorcier , bien qu'il ait été accusé de
magie ; il écrivait d'une manière assez plate , même pour
son temps ; mais enfin telle qu'elle était , sa compilation
où l'on trouve des relations , des poésies , des manifestes,
des critiques , des lettres et des anecdotes , est un vrai
journal , et doit être considérée comme la source de
ce fleuve de journaux , dont les débordemens périodiques
, si fréquens de vos jours , ne sont pas , comme
ceux du Nil , une source de fécondité.
Cent ans après , le Mercure français se transforma ,
par la grâce du sieur de Visé , en Mercure galant ;
forme sous laquelle il fit , pendant près d'un demisiècle
; les délices de la province ; ce qui n'empêcha pas
la Bruyère de le placer immédiatement au-dessous de
rien.
Je crois inutile de vous rappeler toutes les vicissitudes
qu'il éprouva , sous le titre de Mercure de France,
qu'il a conservé jusqu'à ce jour , et qui le firent passer
10 MERCURE DE FRANCE .
tour à tour par tous les degrés de la fortune et de la
misère , suivant qu'il fut dirigé par des mains plus ou
moins habiles , ou plus ou moins heureuses ; car c'est
surtout de ce genre d'ouvrage qu'on peut dire :
Habent sua fata libelli.
Quoi qu'il en soit , vous commencez sous mes auspices ,
la 200º. année et le 1800 ° . volume de ce journal hebdomadaire
, auquel vous pouvez rendre de beaux jours en
vous conformant aux avis que je veux bien vous donner.
Initié dans les secrets de Jupiter , en ma qualité de
messager de son cabinet ; ambassadeur et plénipotentiaire
des Dieux , vous concevez que je dois être versé
dans les mystères de la plus haute politique ; cette science
n'est, à proprement parler, qu'un moyen
• de coudre avec art
Peau de lion avec peau de renard .
Mais encore faut- il que la couture soit assez bien
faite , pour ne point donner lieu à l'application d'un
proverbe , dont l'expression populaire ne manque , ni de
précision , ni de justesse : tâchez donc de vous souvenir
que la politique est l'art de gouverner les hommes , et que
cet art donne pour incontestables des maximes dont la
vérité , comme celle de plusieurs propositions géométriques
, ne peut se prouver que par les résultats . La politique
est un cercle dont le patriotisme est le centre où
tous les rayons doivent aboutir . Le triomphe de la politique
serait de concilier l'amour de la patrie avec la justice
universelle ; de vouloir le bien de son pays , sans faire ou
sans désirer de mal aux autres nations ; sur ce point , je
ne connais pas encore sur terre d'exemples à suivre , mais
j'en connais un qu'il faut surtout éviter .
N'oubliez pas , en écrivant dans un journal qui porte
monnom, que je suis le Dieu de l'éloquence, et qu'en cette
JANVIER 1817 . 11
qualitéje suis ennemi juré du faux bel- esprit , du mauvais
goût , et de l'affectation en tout genre , dont vos écrits
modernes sont pour la plupart infectés , et qui tendent à
faire perdre à la langue française la supériorité qu'elle
s'est si justement acquise ; parlez des choses dans le style
qui leur convient ; soyez justes avant d'être malins , raisonnables
avant d'être piquans ; soyez de bonne foi surtout
, car le commerce de la parole n'est plus qu'un trafic
honteux , quand il n'a pas pour objet principal , de faire
passer dans l'esprit des autres la conviction dont on est
soi-même rempli .
Je préside aux traités d'alliance , et cet emploi m'a mis
à même de me convaincre que la victoire , lorsqu'elle
n'exclut pas la modération , en est la meilleure base :
soyez donc en tout temps , en toute occasion , les défenseurs
de la gloire nationale : vous vivez au milieu d'une
génération de héros qui ont acquis à la France une renommée
immortelle : conservez ce dépôt précieux , et que
l'amertume de quelques revers momentanés soit adoucie
par le souvenir d'un passé plein de gloire , et par l'espérance
d'un brillant avenir.
Le commerce est de toutes mes attributions celle à laquelle
je tiens le plus ; appliquez - vous à en faire connaître
les avantages , à en marquer les progrès ; montrez- le
comme un des liens les plus solides qui unissent les nations
entre elles ; comme le garant le plus sûr de la paix ;
comme l'auxiliaire le plus puissant dans la guerre : les
progrès de la civilisation ne sont rien autre chose que les
progrès de l'industrie , et les commerçans dignes de ce
nom sont à mes yeux les membres les plus utiles de la société
.
En échangeant la lyre , dont je suis l'inventeur , contre
le caducée dont Apollon s'était servi pour garder les troupeaux
d'Admète , j'ai voulu prouver que l'agriculture
12
MERCURE
DE FRANCE
.
est le premier des arts ; mais je n'ai point renoncé à la
protection que j'accorde à la poésie et à la musique , dont
se compose le langage des Dieux : pour ranimer ces arts
enchanteurs , honorez ceux qui les cultivent , et répétez
aux puissans de la terre que la postérité ne connaît d'autres
noms que ceux qui sont répétés par les échos du Parnasse.
Les services que j'ai rendus à la fille d'Inachus et à
tant d'aimables mortelles , prouvent trop , peut - être , ma
partialité pour un sexe dont je me suis constitué le défenseur.
A cet égard , je n'exige pas que vous me preniez
en tout point pour modèle : ne crevez pas les yeux d'Argus
, contentez - vous de les lui fermer quelquefois ; souvenez-
vous que vous écrivez dans un pays où la frivolité
des femmes n'est pour beaucoup d'entre elles qu'un masque
dont elles couvrent de grandes qualités , et quelquefois
de grands défauts . Faites donc en sorte qu'elles
vous lisent , et craignez plutôt de les ennuyer que de leur
déplaire .
Pour quelques tours de jeunesse où je me suis amusé à
dérober les flèches d'Apollon , le trident de Neptune , et
même le sceptre de Jupiter , les mauvais plaisans de l'Olympe
m'ont surnommé le Dieu des voleurs . C'est une insigne
calomnie , dont je vous invite a me venger en faisant
bonne guerre à toutes les espèces de fripous , quelque
habit qu ils portent et de quelque qualité qu'ils soient,
sans oublier les plagiaires auxquels la littérature est en
proie , et que je me charge de vous signaler , moi qui ai
si bonne mémoire.
Vous savez qu'une de mes fonctions est de conduire
aux enfers les àmes des morts , et de faire un rapport au
tribunal que Minos préside , d'après lequel on assigue à
chacun la place qu'il doit éternellement occuper dans
l'autre monde. Je vous charge en conséquence de me
JANVIER 1817 . 15
fournir des notes nécrologiques sur tous les hommes distingués
que la France peut avoir le malheur de perdre ;
bien entendu que vous aurez toujours présent à l'esprit ,
ce précepte de Voltaire : « Si l'on doit des égards aux vivans
, on ne doit aux morts que la vérité . »
Tels sont , mes chers enfans , les conseils que j'ai cru
devoir vous donner , et dont je vous invite à faire votre
profit pour le succès d'une entreprise à laquelle je prends
un intérêt tout-à- fait paternel .
Pour copie conforme,
Mercure .
Jour.
mmmm
Progression de l'esprit humain depuis les quatorzième
et quinzième siècles jusqu'au dix-neuvième.
A la renaissance des lettres et des sciences , lorsque
les nations voulurent sortir de la barbarie du moyen âge,
ne pouvant encore apprendre que par la docilité ; ne
pouvant encore séparer le respect de l'adulation ni l'imitation
de la servitude , elles se jetèrent , avec la plus
laborieuse superstition , sur tous les monumens des antiquités
grecques ou romaines . Pas un écrit sur lequel il n'ait
été fait des volumes ; pas une ligne de chacun de ces
écrits qui n'ait été tournée et retournée dans tous les sens,
et controversée jusqu'à n'être plus susceptible d'aucune
lumière ; car on a fini par abandonner toute cette erreur
du travail , pour en revenir à la pure impression du simple
bon sens . Mais il avait fallu tout cet abus de l'esprit ,
pour le ranimer , en l'exerçant , pour le rendre capable
d'aller par lui-même . Telle fut l'occupation des 14. et
15º . siècles , si vous en exceptez quelques esprits , émipemment
créateurs , qui commencèrent à exploiter et leur
14 MERCURE DE FRANCE .
langue et leur temps : les seules sources de l'originalité
pour la pensée , et de l'action de la pensée individuelle
sur l'esprit général.
Le 16. fut assez fort pour se détacher des mots et s'élever
aux idées , dans cette étude de l'antiquité , qu'on
ne savait encore interroger , ni par la nature , sans laquelle
rien n'est vrai , rien n'est bon ; ni par la raison éternelle ,
qui seule peut faire loi .
Le 17. put se saisir d'une érudition , déjà épurée et
par-là devenue féconde ; il eut ses forces en lui -même ; il
prit des anciens le goût , mais pour en soutenir son propre
génie ; il se donna enfin les langues vivantes , en les élevant
aux pensées qu'il leur confiait ; il s'empara des institutions
, des idées , des moeurs , des choses modernes ,
non pour les juger et les réformer , mais pour les ennoblir
; il vénéra les philosophie et littérature anciennes
sans s'y assujétir ; se donnant de la liberté , sans se permettre
l'audace ; il créa ses sujets , ses formes , ses tons
ses manières ; il créa en tout et partout ; il fut riche ,
grand , original ; il rendit aux nations l'esprit humain .
On n'a qu'un beau reproche à lui faire , c'est de n'avoir
pas su s'apprécier lui-même ; ainsi qu'on le constate dans
cette fameuse querelle , où ceux qui exaltaient les anciens
ne gagnèrent leur cause , que par l'ingrate circonspection
de leurs adversaires , qui ne voulurent pas comparer les
grandeurs , proclamer les gloires nouvelles , en opposant
un Descartes à un Aristote , un Corneille à un Sophocle
, un Racine à un Virgile , un Molière à un Aristophane
, un Plaute et un Térence ensemble ; laissant cependant
certaines places sans rivalité , telles que celles
'd'Homère , qui ouvre ces listes du génie , et celle de Tacite
qui les ferme . La haute critique seule resta faible dans
ce beau siècle ; peut- être parce qu'elle a besoin , à la fois ,
JANVIER 1817 :
15
et d'une pleine indépendance , et d'une longue possession
des lumières ; deux avantages qui manquaient encore .
Il fut donné au 18e . siècle de tout réunir, pour faire de
tout un emploi nouveau . Le génie ne lui manqua pas ; inférieur
dans les parties d'école , il fut grand dans les voies
propres qu'il sut s'ouvrir . Il refit en quelque sorte les
sciences par les découvertes et les méthodes . Comme il eut
une philosophie à lui , il eut une éloquence d'un nouveau
caractère , et que le goût même place entre celle des anciens
et celle des modèles parmi les modernes . Cette
gloire appartient particulièrement aux philosophes français
, qui n'ont qu'une vaste part dans la conquête commune
des vérités , mais qui ont servi excellemment les
progrès de leur siècle , par l'influence suprême de leur
style . Qui pourrait nier cela des belles productions d'un
Fontenelle , d'un Montesquieu , d'un Voltaire , d'un
Buffon , d'un Rousseau ? Ajoutons encore , car il faut
savoir parler comme une postérité déjà acquise , et qui
professe la justice , et dédaigner la vaine détraction des
derniers échos des préjugés et de l'envie ; ajoutons encore
de plusieurs écrivains d'un ordre moindre , mais toujours
d'un ordre éternel , que leur réputation , toujours
mieux affermie , rapproche incessamment de ceux dont
la prééminence est incontestée .
La poésie n'étant pas le principal instrument de ce
siècle , se contenta de ne pas dégénérer , du moins dans
les nouveaux genres et les nouvelles couleurs dont elle
s'enrichit. L'érudition s'éclaira et s'agrandit par l'esprit
philosophique. Cet esprit philosophique , né des richesses
accumulées par les siècles , de tous les progrès , du versement
des sciences les unes dans les autres , s'élevant
jusqu'au talent , tenant même de l'invention par la
force et l'étendue de ses aperçus , a été , non la première
gloire de ce siècle , mais le moyen le plus actif de ses
1
16
MERCURE
DE FRANCE
.
succès. C'est par lui que toutes les parties de la science
humaine se sont recherchées , rattachées , refondues ; et
qu'elles ne tendent plus qu'à cette savante concentration
qu'une institution politique peut seule leur donner , et
qui sera le dernier degré de leur puissance.
C'est de lui que la science humaine a reçu sa plus
belle destination , dans l'entreprise de l'amélioration sociale
. La philosophie du 17. siècle avait semblé composer
avec tous les préjugés , et Lorner la destinée des
nations à l'état de choses existant , qu'elle n'avait pas eu
le courage d'examiner . Celle du 18. n'a voulu relever
que des vérités , ou, pour parler moins témérairement , et
par-la plus philosophiquement , de ses scrutations de la
vérité ; elle ne les a pas toujours faites avec justesse ,
avec candeur , ni même avec d'heureux résultats ; il s'en
faut bien ; elle a poussé partout cette enquête , sans la
terminer nulle part ; elle a tout remué dans le domaine
du goût , comme dans celui de la science , dans la politique
comme dans la morale ; elle a tout ébranlé , peu refait
, encore moins affermi ; elle n'a fait que tout préparer
pour un siècle encore plus riche , plus fort , plus heureux .
Ce fut un mal dans le bien ; mais le remède est dans la
chose même . Après l'exemple de l'audace , elle donne le
besoin de la sagesse dans le courage . Laissons s'accomplir
l'oeuvre commencée ; il serait déjà trop tard pour l'arrêter
; ce n'est plus que les saines acquisitions de la philosophie
, qu'il faut opposer aux erreurs de la philosophie
LACRETELLE aîné.
JANVIER 1817.
LES HÉROS ,
Boutade philosophique et morale.
TIMBRIS
SEINE
La nature aurait pu vouloir que chacun des êtres
animés ne creât qu'un individu son semblable , pour le
remplacer et continuer l'espèce ; mais alors un seul célibat
, un seul accident , aurait diminué et aurait pu finir
par anéantir l'espèce. Pour prévenir ce danger , elle a
donné à la fécondité une force de reproduction multiple
et un attrait impérieux ; mais alors les espèces pouvaient
se multiplier démesurément avec l'espace qu'elles ont à
habiter et avec la quantité des alimens qui leur sont
propres. Entre Carybde et Scylla , voici comment la nature
a conduit sa barque : elle a donné aux différentes espèces
le goût et le pouvoir de se manger les unes les autres
, et cela sans exception , depuis le lion et la baleine
jusqu'à l'innocent mouton , qui engloutit une foule d'auimalcules
chaque fois qu'il broute un brin d'herbe ; et il
broute sans cesse . Le petit perdreau , à peine éclos , vit de
fourmis et d'oeufs de fourmis , et sert à son tour de pâture
aux hommes ou aux oiseaux de proie. Chaque être, dans
la nature, vit donc en mangeant d'autres êtres et en servant
d'aliment à son tour. Il n'y a que l'homme qui paraît un
enfant un peu gâté ; il mange indifféremment , et avec
un profit et un plaisir égaux , tout ce qui l'entoure , animaux
ou végétaux , excepté son semblable ; la nature lui
a donné , sinon assez de force , du moins assez d'esprit
pour se garantir de l'appétit des lions et des tigres , qui
s'en nourriraient bien volontiers . Gare donc le danger de
la trop grande multiplication de l'espèce humaine , qui
forcerait à la fin les hommes à se manger entre eux ; de
2
18
MERCURE
DE
FRANCE
.
21
'sorte que si , outre l'appétit , l'humeur s'en mêlait , ils
finiraient par se manger mutuellement jusqu'au dernier .
Voici ce qu'a imaginé la nature pour ne pas réduire l'espèce
humaine à cette extrémité désagréable : de temps en
temps elle pousse un certain nombre de héros ; ceux-ci
rassemblent le plus d'hommes qu'ils peuvent , les mettent
en présence les uns des autres , ces hommes s'entretuent
, l'équilibré se rétablit , et la terre ne porte plus
alors que la quantité d'hommes qu'elle peut nourrir à leur
aise et au sien .
Il n'est donc pas vrai que les héros soient des hommes
surnaturels ; ils sont au contraire nécessaires dans la na- ;
ture , comme les araignées pour manger les mouches , les
baleines pour manger les harengs , et les brochets pour
manger les goujons . A la voix des héros , il se détruit
justement la quantité d'hommes que la nature trouvait
apparemment de trop . Il ne faut pas craindre que les
héros outre- passent leur mission ; ils ont intérêt à ne pas
dépeupler la terre tout-à-fait , pour ne pas mourir d'ennui :
aussi les voit- on très -attentifs à laisser vivre autant
d'hommes qu'il en faut pour les bien servir . Soyons donc
tranquilles sur leur compte ; la nature n'en produit jamais
de trop ; au contraire , elle s'en montre quelquefois un
peu avare , et cela pourrait inquiéter ; mais elle a , comme
on dit , plus d'une corde à son arc : lorsqu'elle a été trop
long-temps sans nous envoyer de héros , tandis que l'espèce
humaine va toujours son petit train , croissant et
multipliant , elle s'aperçoit du danger , et, pour réparer sa
faute , elle envoie la peste . Or , une seule peste un peu
raisonnable fait l'ouvrage de deux héros ; ainsi , soit l'un ,
soit l'autre , elle en envoie quand il le faut , et si elle ne
nous donné pas le choix , c'est pour nous en éviter l'embarras
; c'est de la grâce.
Rien n'est donc de trop dans la nature , comme rien
1
JANVIER 1817. rg
ne s'y perd. Si un seul grain de sable était anéanti entre
la ligne et le pôle arctique , cette partie de la terre ne
serait plus dans le même équilibre avec l'autre moitié , et
il arriverait quelque culbute . Tout est donc nécessaire
au physique ; n'en serait- il pas de même au moral ? Quoi
qu'il en soit, MM. les frondeurs , MM . les philanthropes,
MM . les philosophes , si, comme vous en convenez , vous
n'aimez pas la peste , cessez donc d'accuser les héros.
DUFRESNE SAINT-LÉON.
BEAUX-ARTS.
mmmmINK
EXPOSITION DES PRODUITS DES MANUFACTURES
ROYALES
Des Gobelins , pour les tapisseries de tentures ; de la
Savonnerie , pour les tapis ; de Sèvres , pour les porcelaines
; de Belloni , pour les incrustations à la manière
florentine et les mosaïques romaines .
2
C'est Henri IV qui eut le premier l'idée d'établir en
France des manufactures destinées à la fabrication des
tapisseries de haute lisse , et des tapis de Perse et de
Turquie ; mais Sully, à qui l'on peut adresser , peut-être
avec raison , un reproche que les ministres s'exposent rarement
à mériter , celui d'une économie trop sévère , ue
laissa point à son maître la faculté de prêter à ces établissemens
naissans tout l'appui dont ils avaient besoin .
Ce fut Louis XIV , dont les vues généreuses étaient si
bien secondées par Colbert , qui leur donna un nouvel
20 MERCURE DE FRANCE .
essor , et quileur imprima le caractère de grandeur et de
magnificence qui distingue les créations de son règne . Ce
prince augmenta le nombre des ouvriers attachés à la fabrique
des tapisseries , et les fit passer , du Louvre où ils
travaillaient , dans le vaste enclos des Gobelins . Les admirables
ouvrages qui sortirent de cet établissement en
prirent le nom , de même qu'on appela les tapis de
Perse et de Turquie , tapis de la Savonnerie , parce que
la maison dans laquelle on les fabriquait avait été autrefois
une manufacture de savon . Les tapisseries des Gobelins
ne tardèrent pas à faire oublier celles de Flandre ,
dont elles n'avaient été d'abord qu'une imitation . Les
peintres les plus célèbres du siècle ne dédaignèrent pas
d'en surveiller l'exécution et d'en fournir eux-mêmes les
dessins .
·
Les revers qu'essuya la France pendant les dernières
années de Louis XIV, et la licence qui les suivit , détournèrent
l'attention du gouvernement de ces établissemens,
qui ne sauraient fleurir qu'au sein de la prospérité publique.
Plus tard , lorsqu'on voulut les rendre à leur
premier éclat , on trouva de nouveaux obstacles dans le
mauvais goût qui infestait notre école de peinture. Heureusement
aujourd'hui elle est régénérée ; ce ne sont plus
les compositions fausses et maniérées d'un Boucher que
l'on reproduit aux Gobelins ; ce sont celles des Gérard ,
des David , des Guérin , des Girodet . Il faut avouer que
la révolution , en nous donnant la funeste manie d'imiter
les gouvernemens anciens , a eu entre autres avantages
celui de ramener nos peintres à l'étude de l'antique. Les
noms de Rome , de Sparte et d'Athènes , qui frappaient
sans cesse leurs oreilles , ont échauffé leur imagination ,
et leur ont inspiré le désir de faire revivre les chefsd'oeuvre
des arts .
L'étude de l'antique n'a pas exercé une influence
JANVIER 1817.
21
moins heureuse sur les porcelaines . L'établissement de
nos manufactures en ce genre ne date guère que du milieu
du siècle dernier , époque à laquelle le gouvernement
commença à leur accorder une protection spéciale ; mais
alors le goût le plus dépravé présidait aux objets de luxe ,
aussi bien qu'aux beaux-arts : on imita la porcelaine de
la Chine jusque dans l'extravagance de ses dessins et la
monstruosité de ses formes , et les ouvrages en biscuit ne
représentaient guère que des magots ou de grotesques
caricatures . L'excellence de notre école de peinture nous
a ramenés à des idées plus raisonnables . Nos porcelaines
le disputent , pour l'élégance des formes , aux vases grecs ,
étrusques et romains , et rien ne les égale au monde pour
la pureté du dessin et la vivacité du coloris .
L'exposition de cette année n'offre rien qui ne soit
parfait dans son genre , et la France doit éprouver un
noble orgueil du haut degré où sont parvenus tous les
arts dans son sein , et de la juste admiration qu'ils inspirent
aux étrangers .
Parini tant d'objets qui rivalisent entre eux , on distingue
particulièrement un tapis d'une dimension extraordinaire
, dont le centre représente un trophée , et la bordure
une guirlande de chène imitant le bronze , avec une
vérité , un relief, un coloris vraiment magiques.
Les porcelaines sont toutes remarquables par l'élégance
et la variété des formes , le fini des détails , et l'éclat
des couleurs . Deux vases admirables par la pureté
du style , le goût exquis des ornemens , sont plus admirables
encore par les deux sujets dont ils sont décorés ;
ce sont des copies du Bélisaire et de l'Homère de Gérard,
exécutées avec une perfection plus étonnante encore ,
quand on connaît la difficulté de réussir à ce point dans
la peinture sur porcelaine.
Il ne faut pas oublier un service d'assiettes de dessert ,
22 MERCURE DE FRANCE .
dont chacune est chargée de fruits qui auraient pu tromper
les oiseaux de Zeuxis ;
Un autre service , dont chaque assiette offre le portrait
des personnages les plus célèbres du siècle de
Louis XIV ;
Enfin , une copie de la Vierge de Raphaël , dite la
Jardinière , véritable chef-d'oeuvre d'exécution , et qui
seul suffirait pour assurer la supériorité des porcelaines
françaises , sur tout ce que la Chine, le Japon , la Saxe
ont produit de plus merveilleux .
Parmi les mosaïques , on distingue une cheminée de
porphyre , ornée d'arabesques qui rivalisent avec le pinceau
le plus brillant pour l'éclat des couleurs , avec le
crayon le plus exercé pour la correction du dessin.
Dans le nombre des ouvrages étonnans , sortis des
ateliers des Gobelins , on admire particulièrement les
portraits de l'empereur et de l'impératrice de Russie ,
et celui du roi d'après Gérard ; le dernier surtout , exécuté
avec un art infini , une vérité de couleur , une pureté
de dessin qui tient du prodige , est presque fait pour
désespérer le peintre , quand on songe que l'homme qui
produit un tel chef-d'oeuvre n'est point un artiste.
C.
JANVIER, 1817 .
25
ANNALES DRAMATIQUES.
Retraite de mademoiselle Mézerai.- Chute du Luthier
de Lubeck.
Nous nous proposions d'ouvrir ces annales par le tableau
rapide des travaux des grands théâtres pendant
l'année qui vient de s'écouler ; l'abondance des matières
nous contraint de le renvoyer à un prochain numéro .
Nous devons avant tout quelques regrets à la retraite
d'une actrice qui fut long-temps chère au public , et
quelques lignes à l'histoire d'une des chutes les plus éclatantes
dont puissent retentir les voûtes d'un théâtre .
Mademoiselle Mézerai , au bénéfice de qui les comédiens
français ont donné une représentation le 26 décembre
dernier , avait débuté en 1791. Une figure charmante
, une taille élégante et une rare décence la firent
remarquer dès ses premiers pas dans la carrière théâ~
trale . Elle n'a point eu un de ces talens éclatans qui font
les grandes réputations ; mais elle en avait assez cependant
pour ne rien craindre du voisinage de ceux qui en
possédaient plus qu'elle . Mademoiselle Mézerai concou
rut pendant long-temps , avec succès , à ces représentations
qui ont laissé des souvenirs si profonds dans la mémoire
des amateurs , et où Molé et mademoiselle Contat
développaient tous les dons que la nature et l'art
leur avaient prodigués . Il ne fallait pas avoir un mérite
médiocre pour n'ètre point entièrement éclipsé par de
pareils acteurs ; mais on n'a commencé à sentir tout ce
valait mademoiselle Mézerai , que lorsqu'on l'a perque
, et surtout lorsqu'elle fat remplacée . Personne ne
fera mieux son panégyrique que l'actrice qui lui a succédé.
Les rôles de Rosine , dans le Barbier de Séville ; de
madame Spléen , dans le Conteur ; de la tante , dans la
Coquette corrigée ; de la soeur, dans le Philosophe sans
24 MERCURE DE FRANCE .
le savoir; de la Gouvernante, dans la pièce de ce nom ;
ét d'Elmire , dans les Trois sultanes , sont ceux que mademoiselle
Mézerai remplissait avec le plus de talent .
Elle trouvait l'occasion , dans ce dernier rôle , de faire
entendre une voix charmante , ce qui , pour être une
qualité superflue au Théâtre- Français , n'en est peutêtre
que plus agréable .
On a peine à comprendre qu'après de longs travaux
mademoiselle Mézerai ait été , pendant les derniers temps
qu'elle a passés au théâtre , en butte à une espèce de
défaveur de la part de ses camarades . Il semble que les
sociétaires du Théâtre-Français , dont les procédés sont
ordinairement si généreux , se soient démentis dans cette
occasion .
Mademoiselle Mézerai avait demandé , pour sa représentation
de retraite , la reprise de Roxelane et Zéangir,
tragédie de M. Maisonneuve , qui a eu beaucoup
de succès dans sa nouveauté , et que le public désire
ardemment revoir ; elle n'a pu l'obtenir . Sa représentation
a été composée d'Esther et de la Jeunesse d'Henri V,
pièces que l'on joue souvent , et qui n'auraient eu guère
d'attrait , si quelques jolies danseuses et deux jeunes cantatrices
de l'Opéra n'avaient consenti à y prêter de nouveaux
charmes . La reconnaissance du public envers
mademoiselle Mézerai lui a été encore plus utile ; sa
représentation était fort brillante , et on évalue la recette
à 10,000 francs .
Le ballet un peu écourté qu'on a ajouté à la Jeunesse
d'Henri V, a paru encore trop long : presque tout le
monde était parti avant qu'il fût terminé. Les choeurs
d'opéra dont on a parsemé Esther, n'ont servi qu'à faire
trouver un peu plus froide la seule tragédie froide que
l'on compte parmi les chefs -d'oeuvre de Racine .
Les choeurs , chez les anciens , pouvaient produire un
très-bon effet ; leur déclamation était une mélopée assez
semblable au récitatif de nos opéras . Les chants , dans
les tragédies modernes , produisent une disparate à laquelle
nos oreilles ne sauraient s'accontumer. Il est peutêtre
beaucoup de nos tragédies qui gagneraient à être
chantées d'un bout à l'autre ; mais quel est le musicien
assez audacieux pour se flatter d'ajouter de l'harmonie
aux vers de Racine ?
JANVIER 1817. 25
ROY
moyens
TIMBRE
Le rôle d'Esther , cette jeune reine en qui tout doit
respirer l'innocence et la pair , ne convient point aux
de mademoiselle Georges : elle nous montre encore
la superbe Athalie dans la timide épouse d'Assuérus.
Une Esther comme mademoiselle Georges ne pren
drait pas tant de précautions pour perdre Aman ; elle le
ferait pendre d'abord , et consulterait après son époux
Talma a été tout ce qu'il peut être dans le rôle d'Assué
rus . Le rôle d'Aman est un de ceux que Lafon remplit
avec le plus de succès. Il s'est engagé une légère altercation
entre lui et le public , au sujet de ce vers :
Qui , moi ! je servirais de hérault à sa gloire !
L'acteur a fait sentir vivement la finale de herault , et
quelques ignorans , qui ne savent pas qu'il y a héros et
hérault , ont murmuré , quoique nous ayons quelques
raisons de croire qu'ils étaient là pour faire tout le contraire
. De nombreux applaudissemens ont sur-le-champ
vengé Lafon , qui a répété le vers avec un petit ton de
triomphateur. Il y aurait eu plus de convenance et d'adresse
à continuer la tirade . Il ne faut jamais avoir orgueilleusement
raison , sartout avec le public , qui peut
trop facilement trouver occasion de prendre sa revanche .
Nous n'avons pu voir Esther sans nous rappeler que
Racine avait composé cette tragédie , d'après les ordres
de madame de Maintenon , pour les pensionnaires de la
maison de Saint- Cyr. Par quelle bizarre inconséquence
défendait-on autrefois aux petits garçons d'aller à la comédie
, quand on faisait faire des tragédies exprès pour
les petites filles ?
Le lendemain de la représentation de retraite de mademoiselle
Mézerai , on a donné la première representation
du Luthier de Lubeck , ou Chacun à sa place , que
la veille on appelait l'Artisan politique , et qui , le lendemain
, n'avait plus aucun nom.
On viendrait à découvrir un chef-d'oeuvre de Molière ,
qu'il ne serait pas accueilli , par les comédiens , avec plus
d'empressement . Toutes les études ont été interrompues ;
un tour de faveur a été accordé . On ne parlait que
de cet
ouvrage ; il devait faire révolution dans nos moeurs ; la
nation française y devait puiser des règles de conduite .
Pour piquer la curiosité , on faisait circuler le bruit que
l'auteur de la pièce était un grand seigneur qui se cachait
SEI
3
26
MERCURE DE FRANCE .
à l'ombre d'un poète , précaution maladroite , car nous
pensons comme le comte Almaviva ; en pareil cas , le
grand seigneur doit mettre son nom , et l'homme de lettres
son talent.
pas.
Toutes ces petites manoeuvres préliminaires n'ont peutêtre
servi qu'à accélérer la chute de l'ouvrage , qui n'avait
pas besoin qu'on l'aidât à tomber . Nous souffrons
déjà difficilement que l'on nous reproche les défauts que
nous avons , à plus forte raison devons-nous nous indigner
quand on nous accuse de ceux que nous n'avons
Considéré par rapport aux moeurs actuelles , le Luthier
de Lubeck est un être de raison . Nous n'avons point
encore entendu dire que MM . Erard , Nadermann ,
Bochsa , Boyeldieu ou autres , fussent possédés de la.
manie d'ètre préfets de Paris . Ils ont peut-être l'ambition
d'ètre députés , et ils n'ont pas tort , puisque la loi consacre
cette noble ambition. Ils lisent quelquefois la gazette
et parlent des affaires publiques , et ils ont raison ,
car les affaires publiques influent nécessairement sur
leurs affaires particulières , et sans doute il vaut mieux
qu'ils calculent bien leurs spéculations , que de s'exposer
à faire banqueroute , en restant absolument étrangers à
la politique.
La comédie du Luthier de Lubeck était donc fondée sur
une idée absolument fausse ; le style en est encore plus
trivial que la conception . Pour que chacunfút à sa place ,
les auteurs auraient dû commencer par ne pas se présenter
sur la scène française , quand ils sont à peine dignes
d'écrire pour le théâtre des Variétés. Un concert unanime
de sifflets a accueilli cette misérable rapsodie ; on
aurait cru que tous les instrumens à vent que le luthier
jette par la
flets hautbois et clagraves
,
rinettes , il y avait de tout ; c'était un vacarme affreux ;
l'orchestre de l'Opéra n'a jamais fait tant de bruit. Enfin
le public , las de sifiler , s'est levé en masse au commencement
du second acte , pour faire baisser le rideau . Un
journal a dit que cette pièce avait été jugée révolutionnairement;
il nous a semblé , à nous , qu'elle l'avait été
très-constitutionnellement .
sifflets aigus , flûtes dans le parterre . Sif-
9
L. F.
JANVIER 1819 . 27
POLITIQUE.
INTÉRIEUR .
Des Chambres , depuis leur convocation jusqu'au 51
décembre 1816.
Il entre dans le plan de ce Journal de rendre un compte
exact des séances des deux chambres , objet d'une grande
importance dans un gouvernement
représentatif . Mais
l'écrivain chargé de ce travail doit s'y vouer presque exclusivement
, s'il veut lui donner le degré d'intérêt dont
il est susceptible , et je ne me suis senti ni la volonté ni
le moyen de m'acquitter de cette tâche. J'ai pensé néanmoins
que la récapitulation des principaux faits qui ont
amené la convocation , et influé sur la composition de la
chambre actuelle des députés , ne serait pas inutile , et
servirait
d'introduction convenable au compte qui sera
rendu régulièrement des discussions qui auront lieu dans
ces assemblées , des propositions qui leur seront faites ,
et des projets de loi qu'elles adopteront , modifieront ou
rejetteront.
Je présente donc aujourd'hui , au public , ce tableau
d'une petite portion de notre histoire parlementaire ,
comme un morceau détaché , embrassant les opérations
des deux chambres jusqu'à la fin de l'année dernière . Je
l'étendrai peut-être jusqu'à la décision que prendront ces
assemblees , relativement aux lois qui leur ont déjà été
proposées. Ces lois touchent à nos intérêts les plus chers ,
à nos droits les plus sacrés . Celle des élections
considérée comme la plus nationale qui ait été discutée
peut
depuis long- temps . Sans blâmer le regret de ceux qui
voudraient voir un plus grand nombre de Français appelés
à exercer leurs droits politiques , on doit se réjouir
être
28 MERCURE DE FRÂNCE .
de ce que le système représentatif va être appuyé sur une
masse de propriétaires dont la fortune sera suffisante pour
assurer leur indépendance , et dont le nombre ne leur
permettra point de former une aristocratie resserrée , ou
de faire cause commune avec d'autres classes que la nation
véritable . Des électeurs trop pauvres n'auraient ,
malgré leur grand nombre , été que les instrumens de
quelques riches . Des électeurs trop riches , et par cela
même peu nombreux , seraient devenus les tyrans des
pauvres. Dans la classe intermédiaire sont les lumières ,
l'industrie et un intérêt égal à la liberté et au bon ordre ;
et la loi qui donne le pouvoir à cette classe est une loi
sage en principe ; il ne s'agit plus que d'en bien organiser
les détails . Je reviendrai volontiers sur ce sujet , que
j'ai déjà traité autrefois , et je serai heureux d'applaudir
à la suppression des colléges électoraux et à l'abolition
des deux degrés d'élection dont j'ai démontré, il y a longtemps
, les inconvéniens et les vices . Je parlerai ensuite ,
avec non moins de franchise , des lois sur la presse , sur
les journaux et sur la liberté individuelle .
C'est là que je compte borner mon travail , relativement
aux chambres ; il formera , comme je l'ai dit , un
morceau à part , que je signerai et dont je serai seul
responsable.
f
En général , tous les morceaux que j'écrirai seront si–
gnés par moi. J'y perdrai sans doute l'avantage de me
voir attribuer des articles ingénieux ou profonds qui vaudront
mieux que les miens ; mais j'y gagnerai de ne jamais
me laisser entraîner à dire plus que je ne voudrai ,
sous le voile de l'anonyme , et il est bon d'avoir toujours
présent à la pensée la responsabilité qu'on encourt .
La chambre des députés nommée en 1815 , s'était séparée
au mois d'avril 1816. Les discours de quelques-uns
de ses membres , diverses propositions faites et accueillies
par la majorité , et surtout un mouvement général ,
imprimé à cette assemblée par les circonstances qui
avaient présidé à sa convocation , avaient répandu dans
beaucoup d'esprits d'assez vives inquiétudes . La révision
annoncée de plusieurs articles de la Charte semblait ou→
vrir une porte à l'examen de la Charte entière ; car tout
- se tient en fait de constitution , et tel article modifié entraine
nécessairement la modification de plusieurs autres .
JANVIER 1817 . 29
Il en était résulté un sentiment d'instabilité très-dangereux
dans un moment où , pour que tout se consolide
il faut croire que tout est consolidé .
L'ordonnance du 5 septembre mit un terme à cette
fermentation . En arrêtant dans sa marche une majorité
qui , jusqu'alors , n'avait réclamé que l'accroissement
sans bornes du pouvoir royal , le gouvernement prouva
ses intentions constitutionnelles . En déclarant que nul
changement ne pourrait être apporté à la Charte , il rassura
les amis du repos , qui renoncèrent volontiers à quelques
améliorations , qu'ils avaient désirées , pour éviter
d'autres altérations qu'ils avaient pu craindre. En appelant
la France à des élections nouvelles , il offrit à l'opinion
nationale la faculté de se manifester librement. En
fixant à une époque très-rapprochée l'ouverture de l'assemblée
, il se montra convaincu de la nécessité de consulter
le peuple toutes les fois qu'il s'agissait de ses intérêts
; conviction salutaire à ceux qui gouvernent autant
qu'à ceux qui sont gouvernés . Enfin , en effectuant la
séparation de la majorité qui avait dominé dans la chambre
précédente , sans enlever aux membres de cette majorité
une chance légitime d'ètre réélus , il créa , pour
ainsi dire , un élément qui manquait encore à notre
système représentatif , celui d'une opposition régulière ,
exercée par des hommes dont plusieurs sont recommardables
, et dont presque tous sont propriétaires . Dans la
session antérieure , ces hommes , arrivés après une victoire
et avec une idée fixe , étaient investis de trop de
force pour n'être pas enivrés par cette force . Mais rentrés
dans la masse de la nation , et n'en ressortant qu'en
minorité par la faveur populaire , ils devront , s'ils veulent
soutenir avec quelque avantage une lutte constitutionnelle
, acquérir des lumières pour obtenir des succès ,
et défendre la liberté pour être appuyé par l'opinion . Ils
ont sans doute encore du chemin à faire dans cette route
inusité ; ils ne possèdent pas à fond le langage qu'ils doivent
parler ; quelques revers de plus sont nécessaires à
leurs progrès ; mais leur éducation se fera . Ce sont les
Whigs qui ont fondé la liberté d'Angleterre ; mais l'opposition
des Torys l'a quelquefois servie ; et je cousidère
notre constitution comme ayant fait un pas immense depuis
que l'opposition est dans les Torys.
30 MERCURE DE FRANCÈ.
Je ne dirai qu'un mot sur la manière dont les élec
tions furent conduites . Dans tout gouvernement représentatif,
il est naturel au ministère de vouloir influer sur
les élections ; pourvu qu'il n'emploie ni fraude ni violence
, ses efforts sont excusables. Si la nation n'est pas
d'accord avec lui , c'est à elle à se soustraire à son influence
; et quand l'opinion est prononcée , elle soutient
cette luite avec succès . Le Directoire a tâché toujours
de diriger les élections , et il a été constamment renversé
par elles. Je n'affirmerai point qu'il n'y ait pas eu
de fausses démarches , des insinuations trop directes ,
des exclusions surtout dans un double sens , et dont quelques-
unes assurément étaient mal entendues. En toutes
choses , les premiers pas sont difficiles ; il faut que l'autorité
s'accoutume à exercer l'influence , comme la nation
à jouir de la liberté ; et quand une machine vient
d'être mise en mouvement , beaucoup de ressorts crient .
Mais on peut néanmoins poser en fait que les élections
répondirent en grande partie au vou national . Ce ne fut
point le ministère qui écarta la majorité de l'année dernière
; cette majorité avait effrayé la France , et la France
ne la voulait pas.
Les électeurs de plus d'un collége montrèrent une
grande sagesse ; ils firent aux circonstances et aux préventions
des sacrifices méritoires. Plusieurs manisfestèrent
une honorable abnégation , et ils laissèrent à leurs
adversaires le tort de rendre , dans quelques départemens
, les choix impossibles , et de priver leurs concitoyens
de l'avantage de se voir représentés.
Les opérations préliminaires des chambres peuvent
être passées sous silence . Ces opérations , les unes d'étiquette
et les autres de nécessité pour l'organisation matérielle
, sont les mêmes dans tous les temps . Mais la
justice exige qu'on reconnaisse que , dans la vérification
des pouvoirs , la chambre des députés fut sage et libérale
; tout en laissant percer sur quelques points la dissidence
naturelle et nécessaire dans une assemblée , tous
les membres de celle -ci se donnèrent mutuellement des
preuves d'égards et d'une louable impartialité.
Ce fut le 14 novembre que la chambre des députés
entra dans l'exercice de ses fonctions , parce que , ce jourla
, le budget lui fut présenté , le budget , loi difficile '
JANVIER 1817-
3r
peut-être impossible à faire , dans les circonstances actuelles
, de manière à contenter les besoins et à ne pas
excéder les facultés .
Le 15 , l'adresse au roi fut portée à S. M. , et l'on remarqua
, dans cette adresse , l'adoption complète des
sentimens de modération recommandés par le monarque
, une adhésion sincère aux règles d'économie , salutaires
toujours , maintenant indispensables , et une reconnaissance
sentie et convenablement exprimée pour
l'ordonnance du 5 septembre . Deux orateurs se présentèrent
pour faire quelques observations sur l'adresse .
L'usage reçu dans nos assemblées ne leur permit pas
d'être entendus , et tous deux firent imprimer leur opinion.
Peut-être s'apercevra-t - on , dans la suite , que la
coutume anglaise est meilleure à suivre ; l'adresse que
les mandataires d'un peuple présentent à son monarque ,
est trop importante pour qu'il ne soit pas désirable que
la discussion en soit publique . Quand le souverain et la
nation sont d'accord sur les bases , aucun examen n'est
dangereux. Les objections , que l'on devine quand elles
sont étouffées , sont mieux résolues quand on les écoute
et qu'on y répond ; la publicité est dans tous les cas un
moyen de s'entendre , et une adresse votée après une
discussion a plus de poids encore et plus de valeur ; mais
tout doit marcher par degrés c'est à l'expérience à
nous instruire , et surtout à nous rassurer.
B. DE CONSTANT.
( La suite au numéro prochain . )
45 A
33
MERCURE
DE
FRANCE
.
wwwwwwwwwm wwww
EXTÉRIEUR.
wwwmununumu
ESPAGNE
En nous chargeant de la partie littéraire et politique
de l'Espagne , nous ne nous sommes point aveuglés sur
les difficultés de cette double entreprise ; heureusement ,
pour ce qui tient à la littérature , on n'aurait d'autre reproche
à nous faire que celui de manquer d'érudition
ou de goût . Nous avons compté sur les lumières et les
conseils d'amis distingués qui veulent bien s'associer à
nos travaux . Forts de cet appui , la mission qui nous était
proposée nous a paru moins difficile .
La politique présente des dangers plus sérieux . Nous
ne voulons ni les braver ni les éviter . Fidèles au respect
qui est dû à tous les gouvernemens , nous avons le ferme
projet de ne blesser aucune convenance , l'intention formelle
de n'épouser aucun parti . La liberté qui nous est
garantie , en France , par la Charte constitutionnelle ,
est un bien trop précieux pour qu'il soit permis d'en
abuser. Ainsi nos lecteurs n'auront jamais à nous accuser
d'avoir mis nos opinions à la place des faits . Si la vérité
n'est pas toujours utile , le mensonge n'est jamais
bon à rien ; nous aimerons mieux nous taire que de trahir
notre conscience . Le silence est encore une manière
d'énoncer ce qu'on ne veut pas dire . Nous rapporterons
avec une entière franchise les événemens publics ,
les documens officiels , et nous ne donnerons des aperçus
généraux qu'après avoir mûrement examiné la nature
des preuves à l'appui de nos assertions . La marche
hebdomadaire de ce journal nous offre les moyens d'épurer
nos matériaux . Il n'appartient qu'aux feuilles quotidiennes
de s'emparer à l'instant de tous les on dit qui
circulent , pour alimenter leur consommation journalière
. Nos articles politiques pourront bien ne pas avoir
souvent la fraîcheur de la nouveauté ; mais on sera déJANVIER
1817 .
33
dommagé par l'analyse fidèle de ce qui a été plus ou
moins convenablement raconté dans la semaine . Chaque
méthode a ses avantages et ses inconvéniens . Le Mercure
peut gagner par son à - plomb , et même par son
étendue , ce qu'il perd du côté de l'à -propos . Si nos lecteurs
aiment une liberté sage , s'ils attachent quelque
prix à la vérité des nouvelles et à une exposition sincère
et mesurée des motifs qui produisent la plupart des événemens
, nous arriverons assez tôt .
200.0
La partie de l'Europe dont nous allons nous occuper ,
est loin d'offrir un théâtre mobile où des décorations
nouvelles se succèdent avec rapidité. Après une violente
secousse , qui l'avait ébranlée jusque dans ses fondemens ,
l'Espagne , enorgueillie plutôt que satisfaite de la gloire
qu'elle a payée si cher, et qui ne lui reste pas toute entière
, semble prête à rentrer dans le cercle de ses anciennes
habitudes . Cependant la France attendait encore
de la haute sagesse de Louis XVIII , cette Charte conciliatrice
et tutélaire que déjà toute l'Europe s'accorde
à regarder comme le plus beau titre de gloire de son règne
et Ferdinand VII avait reconnu , le premier,
que les progrès du siècle et l'état des lumières imposaient
aux rois le devoir de s'y conformer ; mais il crut convenable
d'ajourner cette concession à l'époque où ses peuples
jouiraient du calme et de la tranquillité que devait
feur assurer sa présence . Il est permis de croire que le
ministère , assemblé à la hâte autour du jeune souverain
qu'un miracle replaçait sur le trône de ses ancêtres , pouvait
aisément conserver des améliorations avantageuses
sorties du sein mème des désordres publics , et s'emparer
d'un mouvemeut déjà donné pour le guider vers un
but légitime et utile . Il n'eût fallu qu'applaudir à ce mouvement
, dont les motifs avaient été si généreux , et couvrir
d'un voile politique les erreurs et les fautes inévitables
dans une pareille confusion de tous les pouvoirs
et de tous les intérêts.
Ce ministère , pressé de jouir, vit au contraire , dans
le retour absolu de l'ancien régime , l'unique moyen
d'étouffer des idées qu'il redoutait , parce que les esprits
en étaient fortement imbus. Pendant plusieurs siècles ,
les souverains de l'Espagne n'ayant eu besoin que d'ordonner
pour être obéis , le conseil de S. M. C. pensa
34
MERCURE DE FRANCE .:
qu'une révolution devait être terminée par une ordonnance
royale . Elle fut rendue à Valence , le 4 mai de
cette année désormais si celèbre par le rétablissement
inespéré des petits-fils de Henri IV , et par la chute de
cet homme qui , après avoir rempli la terre de l'éclat
de son nom , courut aveuglément à sa perte . Toutes les
opinions se turent devant la promesse du roi ; les partisans
de l'ancien régime triomphèrent sans avoir combattu
, et tous ceux dont l'orage avait épargné l'obscurité
reprirent leur ancienne place dans la hiérarchie que
le pouvoir suprême venait de ressusciter.... C'est de la
qu'est sorti ce ministère si souvent renouvelé , tant la
marche de l'administration se trouvait encombrée des
débris d'une triple révolution ! Cette manière de parler
ne serait pas entendue , si nous ne nous hâtions de l'expliquer.
Nous appelons révolutions ces trois grandes explosions
dont chacune eût suffi pour compromettre l'état
le mieux constitué : 1º les événemens de l'Escurial , en
1807 , et l'abdication d'Aranjuez , en 1808 ; 2° l'invasion
de l'armée française , et la spoliation des descendans de
Philippe V , dont la première conséquence fut l'absence
du gouvernement héréditaire ; 3° la proclamation de la
constitution des cortès , de Cadix . Ces trois grandes calamités
frappèrent coup sur coup la malheureuse peninsule
; elles ont dû laisser une trace profonde. Une paix
avec la France , commandée par l'intérêt mutuel , permettait
à l'Espagne de se livrer aux douceurs d'un sommeil
que rien ne menaçait... Réveillée tout à coup par
le bruit de conspirations intérieures , par l'aspect imprévu
des troupes étrangères ; livrée sans ménagement ,
d'abord à l'anarchie , et bientôt à la séduction des principes
, dont la première application est toujours si difficile
et si dangereuse , la nation courut aux armes , et ,
dans son aveugle et furieuse énergie , s'en servit à la fois
contre ses amis et ses ennemis . Toutes les réputations
furent méconnues ; des citoyens innocens furent égorgés
. On préluda par des assassinats à la guerre la plus
juste et la plus honorable . Enfin , après une lutte sanglante
et prolongée , la dispersion et l'affaiblissement des
troupes étrangères relevèrent les espérances d'une nation.
opprimée ; la défense passive devint une attaque géné¬
JANVIER 1817 :
35
rale , et des succès obtenus par de longs revers furent le
prix d'une constance héroïque .
La fatale destinée de Bonaparte allait s'accomplir . Celui
à qui la fortune réservait l'honneur d'attacher son
nom à cette grande vicissitude , apprit à profiter avec
art des fautes de nos armées , et finit par lutter avec avantage
contre ces phalanges guerrières dont toute l'Europe
avait si long-temps admiré la valeur . Une dernière
victoire délivra la péninsule . On est forcé de convenir
que cette bataille de Vittoria , et d'autres qui avaient
déjà marqué le déclin de notre ascendant militaire , n'ont
pourtant consacré la gloire particulière d'aucun général
espagnol , pas même celle de Baylen , dont le héros vit
ses lauriers si promptement flétris à Tudela . Plusieurs ,
sans doute , ont servi leur patrie avec autant de courage
que de talens ; mais ces réputations partielles et purement
locales , que l'histoire aura peine à trouver, s'éclipsent
totalement aujourd'hui devant l'astre de Wellington
, qui commandait une armée anglaise .
Pendant les cinq années qui précédèrent la retraite
des troupes françaises , un gouvernement civil existait à
Madrid , et tâchait d'étendre son pouvoir à toute l'Espagne
, tandis qu'un autre gouvernement réfugié dans
Cadix , et qui flattait davantage les voeux secrets de l'amour-
propre national , s'efforçait aussi d'établir son autorité
, et , sous le nom du roi captif, ne cessait de faire
des lois qui blessaient la prérogative royale . Les actes
de ces deux gouvernemens , dictés par le besoin de caresser
les passions , dont l'appui leur était également nécessaire
, détruisaient pièce à pièce l'antique système de
la monarchie, et créaient une fonle d'intérêts nouveaux .
Sans compter le déplacement ou l'élévation des employés ,
tour à tour favorisés ou dépouillés , suivant les chances
de l'occupation du territoire , les biens de part et d'autre
étaient séquestrés ou vendus . Ceux du clergé surtout
, considérés comme des héritages sans successeurs
directs , et destinés par cela même , dans tous les temps
de crise , à satisfaire les premiers besoins des finances ,
trouvaient des acheteurs partout où la force des baïonnettes
protégeait le cours des enchères . Des spéculateurs
étrangers prirent part à ces ventes , parce que
l'infaillibilité de Bonaparte ne s'était point encore dé36
MERCURE DE FRANCE .
mentie. Ainsi la fortune publique , comme celle des individus
, fut soumise à de grandes altérations ; toutes.
les cupidités furent alternativement assouvies et trompées,
tous les ressentimens aigris , toutes les passions froissées
. La dette de l'état n'avait plus de garantie , et pour
comble de maux , le fléau de la guerre civile ravageait
ces belles colonies , dont les tributs , quoique toujours
dévorés d'avance depuis longues années, soutenaient encore
de temps en temps le trésor public épuisé .
Tel fut l'état compliqué , ou , pour mieux dire , l'inextricable
chaos d'opinions , de souvenirs et d'intérêts opposés
qui attendait le ministère de Ferdinand VII , âu
moment où ce prince venait reprendre les rênes de son
royaume .
Un système complet de rétroaction fut adopté . L'instinct
y contribua plus que le raisonnement , car la postérité
ne connaîtra point le nom de l'homme d'état qui
fut l'auteur de cette résolution . Bientôt des chefs militaires
, accourus au - devant du monarque , prodiguèrent
l'hommage d'un dévouement sans réserve ; l'Anglais
Wittingham fut un des premiers . Le peuple , toujours
prêt à s'attendrir sur les grandes infortunes , bénissait le
ciel d'avoir écouté ses voeux . Le cortége et les forces du
roi grossissaient à chaque pas . En ce moment , une dé
putation des cortès , présidée par le cardinal de Bourbon ,
arrivait de Madrid à Valence pour dicter à Ferdinand
l'ordre de signer la constitution décrétée en son absence
, avant de recevoir cette couronne achetée par
tant de sacrifices , par des fleuves de sang . Aucune force
réelle ne soutenait cette démarche mal calculée . L'approche
seule du souverain glaça les libéraux ; il n'y eut
pas la moindre hésitation en leur faveur. Les actes des
cortès furent annullés ; ceux qui avaient servi le gouvernement
donné par la France , ceux qui n'avaient cessé
de le combattre, furent également punis : les uns , bannis
de leur patrie ; les autres , livrés à la sévérité de juges
créés à cet effet , et dont le prince se réservait d'approuver
les sentences . La restitution subite de tout ce qui avait
été aliéné fut ordonnée ; de nouveaux sequestres apposés
sur les biens des fugitifs ; l'inquisition et les autorités
judiciaires reprirent leur ancienne vigueur, et le fils
de Charles IV, au milieu des acclamations de la multiJANVIER
1817 . 37
tude , dirigea sa marche victorieuse vers la capitale de
ses états , où il ressaisit le sceptre qui naguère avait
échappé des mains de son père et des siennes .
Au milieu des bouleversemens dont le reste de l'Europe
fut le théâtre , et pendant qu'une foule de trônes
tombaient de toutes parts , l'Espagne , protégée par sa
position géographique et la manière de vivre des peuples
qui l'habitent , est restée étrangère aux impressions
continentales ; elle a été constamment ramenéé
vers le but qu'on s'était d'abord proposé , de redevenir
ce qu'on était à la fin ou au milieu du siècle qui
vient de finir ; son ambition extérieure s'est bornée , dans
le congrès, à réclamer quelques domaines qui furent , en
Italie , l'appanage d'une branche de la famille royale ,
et sa politique actuelle ne rappelle pas les beaux jours
de Philippe II , qui , du fond de son palais , se vantait
de gouverner tous les cabinets de l'Europe .
les
La marine espagnole n'existe plus . Au lieu de recevoir
des secours de ses possessions dans le Nouveau-Monde,
on est forcé d'y envoyer sans cesse des soldats pour
contenir. L'Espagne gémit sous le poids d'une immense
dette publique ; sa vieille administration est loin de pouvoir
tirer parti des ressources d'un sol inutilement privilégié
par la nature ; son commerce est paralysé par
quelques flibustiers sortis des ports de ses propres colonies
insurgées . Cependant les assertions de la malveillance
et les calculs prématurés des nouvellistes sont également
déjoués . Malgré toutes les difficultés qui devaient
s'opposer au rétablissement de l'ancien ordre des choses ,
cette contre-révolution s'est opérée ; une armée nombreuse
et aguerrie garde à la fois l'intérieur et les frontières
; Ferdinand règne sur l'Espagne soumise , et la
tranquillité de cette nation , qui ne ressemble qu'à ellemême
, ne nous paraît menacée d'aucune secousse dont
les opinions politiques, puissent être la première cause .
Nous ne voulons pas donner plus d'étendue à cette
exposition , que tous ceux qui connaissent l'Espagne sont
à même d'apprécier . Il nous suffit d'avoir indiqué la série
et la complication de révolutions au travers desquelles
ce pays est arrivé à l'état où il cherche à se maintenir.
Nous n'aurons plus qu'à donner successivement un ré38
MERCURE DE FRANCE .
sumé des nouvelles et des actes du gouvernement, qui
puissent intéresser la curiosité publique , en nous réservant
de jeter parfois un coup d'oeil sur le passé , quand il
sera convenable d'expliquer les causes, et même sur l'avenir
, quand les données du moment fourniront des probabilités
suffisantes .
ESMENARD.
ummmı minmmınımınmm
Aux Rédacteurs du Mercure de France.
MESSIEURS ,
Après avoir lu votre prospectus , dont j'ai d'ailleurs été
très-satisfait , il m'est arrivé de jeter par hasard les yeux
sur une carte de l'Europe placée devant moi , et d'y remarquer
un empire qui occupe en longueur ane surface
d'environ 165 degrés de longitude , et en largeur
un peu plus de 32 degrés de latitude , de la mer glaciale
aux Palus-Méotides . La Russie , puisqu'il faut l'appeler
par son nom , m'a paru tenir une assez grande , j'ose
mème dire une assez belle place en Europe , pour mériter
que vous en dissiez un mot dans l'espèce de revue
que vous avez passée des divers états européens . Votre
silence à ce sujet m'a donné beaucoup à réfléchir , et
comme l'imagination va vîte quand elle est une fois en
train et qu'il s'agit du sort de la patrie , je me suis demandé
avec inquiétude si les auteurs du Mercure n'auraient
pas , à leur tour , formé le projet de rejeter impitoyablement
ces pauvres Russes en Asie .
Je suis chargé , Messieurs , de vous demander sur ce
point une explication franche et loyale , d'après laquelle
nous verrons le parti qu'il nous reste à prendre . En attendant
, j'ai l'honneur de vous saluer comme si de rien
n'était .
Alex. APRAXIN .
Nous répondrons à cette lettre dans le prochain
numéro .
JANVIER 1817 . 5g
ANNONCES ET NOTICES.
Biographie desjeunes Demoiselles , ou Vie des femmes
célèbres depuis les Hébreux jusqu'à nos jours ; par madame
Dufrenoy . Deux vol . in- 12 , ornés de soixante
portraits . Prix : 7 fr. , et 9 fr . 30 c . par la poste. A Paris ,
chez Eymery , rue Mazarine , nº . 3o .
Cette biographic , qui semble destinée , par l'éditeur , à servir de pendant
à celle des jeunes Gens, se recommande par le nom seul de son auteur.
Il était juste qu'une femme célèbre par de charmantes poésies , se
chargeât d'élever un monument à la gloire de son sexe . Nous donnerons
un extrait plus détaillé de cet ouvrage .
Lettre d'un plébéien à M. le vicomte de Chateaubriand
, pair de France , ex-ministre d'état , etc. , sur
la proposition relative aux dernières élections , et ce
qui suit , dans la brochure publiée par le noble pair.
Brochure in-8°. Chez Delaunay , Palais-Royal , galerie
de bois .
De la modération , et de la raison sans injures , tels sont les traits
caractéristiques de cette petite brochure , qui acquiert ainsi le droit d'être
distinguée de la foule des pamphlets dont nous sommes inondés .
Essai sur l'histoire et sur l'état actuel de l'instruction
publique en France ; par F. Guizot , maître des requètes
au conseil d'état . Un vol . in -8 ° . Prix : 3 fr . , et 3 fr.
50 c. par la poste . Chez Maradan , libraire , rue Guénégaud
, nº. 9.
L'auteur de cet ouvrage concourt lui-même depuis long- temps à l'instruction
publique ; son nom est d'un heureux augure pour la manière
dont il en a écrit l'histoire. Nous reviendrons incessamment sur cette
nouvelle production .
Changemens faits aux cinq Codes , extraits du Bulletin
des lois , avec des observations ; par Julien-Michel
Dufour ( de Saint-Pathus ) . Un vol . in-8° . Prix : 1 fr .
t
40 MERCURE DE FRANCE .
50 c.; idem in- 12 , prix : 1 fr . 25 c. ; idem in-18 , prix :
1 fr. Chez Alex . Eymery, rue Mazarine , nº . 50 .
On a eu soin de faire tirer ces Changemens en trois formats , pour
donner la facilité de les joindre aux diverses éditions des anciens codes .
Le Médisant , comédie en trois actes et en vers ; par
Etienne Gosse , représentée à Paris , sur le Théâtre-
Français , le 25 septembre 1816. Prix : 2 fr . Chez
Barba , au Palais -Royal , galerie derrière le Théâtre-
Français , nº . 51 , et à son dépôt de librairie , devant
le meme théâtre .
Cette comédie , qui a dû son brillant succès à l'esprit et au bon esprit
dont elle est remplie , n'intéressera pas moins à la lecture qu'à la représentation.
L'auteur est de la bonne école ; sa pièce a prouve qu'il est convaincu
que l'on doit peindre les moeurs dans la comédie , ce que la plupart
des auteurs du jour semblent avoir oublié. On se rappellera longtemps
ces deux vers , qui ne sont pas les moins heureux de l'ouvrage :
L'autre, grand délateur , s'en va l'oreille basse ;
Il a beau dénoncer , il n'aura point de place .
TABLE .
| Le Ver luisant et le Ver de terre,
fable .
Enigme , Charade et Logogriphe. 5
Mercure aux nouveaux rédacteurs
de son journal.
Progression de l'esprit humain depuis
le 14e et le 15° siècles jusqu'au
19e.
Les Héros .
Exposition des produits des manufactures
royales.
Annales dramatiques.
19
Des Chambres, depuis leur convocation
jusqu'au 31 décembre
1816 .
9
27
Espagne. 32
13 Lettre au Rédacteur . 38
17 Annonces et Notices. ' 39
Imprimerie de C. L. F. PANCKOUCKE.
1
OTTBRE
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 4 JANVIER 1817 .
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-AVIS IMPORTANT.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine . Le
prix de l'abonnement est de 14 fr . pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
Les Livres , Gravures , etc. , que l'on voudra faire annoncer dans le
MERCURE , les Poésies et Articles que l'on désirera y faire insérer , doivent
être adressés , franc de port , à M. LEFEBVRE , directeur du
Mercure, rue des Poitevins, no 14 , près la place Saint-André- des-Arcs.
Pour tout ce qui est relatif aux Abonnemens , il faut écrire , franc de
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Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir.
Les personnes dont l'Abonnement
est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption
dans
l'envoi des numéros ,
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LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LE DÉSESPOIR DE JUDAS .
Quatre sonnets de M. Monti , intitulés le Désespoir
de Judas , parurent il y a quelques années en Italie , et
TOME 1 . 4
42 MERCURE DE FRANCE ,
y produisirent une assez vive impression . L'énergie
sombre et les fortes couleurs sont regardées , sur la
terre classique , comme l'attribut des muses du nord .
Les Italiens , si on en excepte les productions d'un seul
de leurs poètes , ne connaissent guère de compositions
où la force exclut totalement la grâce . Cet ouvrage , publié
d'abord sans nom d'auteur , fut attribué à un autre
siècle ; quelques personnes le jugèrent échappé à la plume
du Dante : les images profanes y sont , en effet , mêlées
aux images sacrées , comme dans la Divine Comedie.
Le traducteur a réuni dans un seul morceau ces quatre
Bonnets ; la liaison des idées , l'unité d'intérêt ,
daient cette alliance naturelle ; le sonnet , d'ailleurs , est
devenu presque étranger à notre littérature.
Désespéré , jetant le prix honteux du crime ,
Le vendeur de Jésus d'un arbre atteint la cime ,
Serre le noeud mortel , et dans l'air balancé ,
Son corps reste pendant au rameau redressé.
De son sein comprimé , lentement se dégage
Le souffle de sa vie en longs accens de rage .
Blasphémateur du Christ , il maudit l'or fatal
Qui promit sa conquête à l'archange infernal .
Avec un dernier cri son ame à fuir s'apprête ,
La Justice apparaît ; la Justice l'arrête
Sur les âpres sommets du mont accusateur ,
Et dans le sang du Dieu trempant son doigt vengeur ,
Sur le front du maudit elle trace en silence
Des éternels tourmens l'éternelle sentence ;
Et son mépris le jette à l'enfer qui l'attend.
Sur les bords ténébreux déjà l'ame descend :
Un frémissement sourd ébranle au loin la terre ;
Sur ses vieux fondemens s'agite le Calvaire ;
Et le spectre étouffé , sur le côteau mouvant ,
Flotte , noir et meurtri , sous les efforts du vent .
D'un vol muet , tardif , planant sur la campagne ,
Le soir , les chérubins de la sainte montagne
L'ont aperçu de loin ; détournant leur essor ,
D'effroi voilant leurs yeux avec leurs aîles d'or .
Les démons , quand la nuit vint obscurcir le monde ,
Détachent le fardeau dont gémit l'arbre immonde ;
renJANVIER
1817 .
Sur leurs reins enflammes lui formant un cercueil ,
De la porte infernale ils ont franchi le senil ;
Et hurlant, blasphémant , à l'ame désolée
Ils ont rendu son corps dans la morte vallée .
Là , quand cette ame errante eut pour quelques momens
Repris l'ancien fardeau de ses vils ossemens ,
En traits sanglans encor , la sentence effrayante
Au front noir du pécheur transparut flamboyante.
A ce nouveau supplice , à cet aspect d'horreur,
Fuit la race perdue , en criant de terreur.
Sous les roseaux du Styx quelques ombres se baissent ;
Dans ses coupables eaux les autres disparaissent.
Le timide Judas , le pécheur sans pitié ,
Fuit en grinçant les dents , de lui-mème effrayé ;
Sous ses ongles sanglans son front noir se sillonne :
Plus il veut l'effacer et plus l'écrit rayonne .
Dieu , sur sa tête horrible avait gravé ces traits ,
La parole de Dieu ne s'efface jamais.
Cependant , un long cri fend la voûte enflammée ;
Lucifer y répond d'une voix alarmée :
C'était Jésus lui-même . Il vient , d'amour touché ,
Dans son royaume obscur combattre le péché.
Au-devant de ses pas , sur sa route tranquille ,
Judas l'a rencontré , le contemple immobile ;
Il pleure , il pleure enfin ! de son oeil louche et creux
Le torrent de ses pleurs tombe en lave de feux .
En faisceaux radieux resplendit , étincelle ,
Sur le cadavre impur la lumière éternelle ,
D'une sueur sanglante , homicide vapeur ,
Ses membres ont fumé. Le Christ ouvrait son coeur....
Mais la Justice entre eux qui veille et qui préside ,
Interpose son glaive ; et l'envoyé des cieux
A poursuivi sa route en détournant les yeux.
****
DE LATOUCHE.
4.
44 MERCURE DE FRANCE .
Comme l'exemple vaut encore mieux que le précepte ,
après avoir donné, dans le dernier numéro , un traité sur
l'art de faire les énigmes , les charades et les logogriphes ,
nous offrirons dans celui - ci un modèle de chacun de ces
petits poëmes , empruntés à trois poètes célèbres , dont
nous laisserons à nos lecteurs le plaisir de deviner les
noms , car il faut ici que tout soit énigmatique .
L'énigme est d'un poète qui a donné des lois au Parnasse
français ; c'est le premier ouvrage qu'ait produit sa
muse naissante ; il l'a composé , ainsi qu'il le dit luimême
dans une de ses lettres , à l'âge de dix -sept ans
dans une maison que son père avait à Montmartre . On
voit qu'il est parti de loin : il y a une terrible distance
entre son énigme et les chefs -d'oeuvre qu'il a produits
depuis , entre Montmartre et les hauteurs du Parnasse ,
où il occupe une des places les plus distinguées.
On attribue la charade à un auteur qui a laissé des
modèles dans presque tous les genres dont l'auteur de
l'énigme a tracé les règles ; et comme il était aussi malin
qu'irascible , il a fait de sa charade une épigramme
contre un écrivain qui l'avait blessé .
Enfin , le logogriphe part de la plume d'un poète qui
a été un des plus ardens détracteurs de la poésie .
* ının
ÉNIGME.
Du repos des humains implacable ennemie ,
J'ai rendu mille amans envieux de mon sort ;
Je me repais de sang , et je trouve ma vie
Dans les bras de celui qui recherche ma mort.
wwwwwm
CHARADE.
Mon premier sert à pendre ,
Mon second mène à pendre,
Et mon tout est à pendre.
JANVIER 1817 . 45
wwwwwm
LOGOGRIPHE.
Je n'ai pas une ride , et j'ai plus de mille ans ;
Vierge , j'eus des époux ; veuve , j'ai des amans.
Je vends cher mes faveurs : beaucoup ont su me plaire ;
Mais nul n'est digne encor de mes embrassemens .
Je soupire à Paris , je hurle en Angleterre ,
Et m'attendris par fois avec les Allemands .
Neuf pieds composent ma substance.
Qu'il sort de rejetons de cette tige immense !
Si la mer en courroux menace une cité ,
L'un peut impunément braver sa violence ;
L'autre , avec son gémeau , n'est guère fréquenté.
Tantôt , à peu de frais je réchaufle la France ;
Tantôt , je suis un dieu terrible et redouté .
Vois-tu ce demi-dieu ? d'un héros il est père ;
Pour lui donner le jour il garotta sa mère.
Prends quatre de mes pieds , et je vais , à ton choix ,
Porter ou tiare ou couronne 9
Etre royaume ou bien ville à la fois .
Veux-tu m'ouvrir le sein ? ajoute un pied……….. frissonne !
Mais arrête , crois -moi , ton regard curieux :
Il en coûta jadis trop cher à tes aïeux.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est chemise ; celui de la Charade
est Volage , et celui du Logogriphe tragédie , où l'on
trouve rat , rade , tigre , été , Tage , air , Ida , raie ,
geai , age , rage , égide , ride , tiare et Atrée.
*
46 MERCURE DE FRANCE .
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
De la doctrine politique qui peut réunir les partis en
France ; par M. B. de CONSTANT. A Paris , chez Delaunay
, fibraire , galeries de bois , Palais - Royal .
Prix : 1 fr . 25.c. I
Des raisons d'impartialité et de convenance nous interdisent
également l'éloge et la critique de cette brochure.
Cependant , comme elle a plus ou moins attiré l'attention ,
et que les journaux , pour la plupart , n'en ont pas encore
parlé , nous avons pense que nos lecteurs ne seraient pas
fachés d'en trouver ici des fragmens qui leur donneront
une idée de l'ouvrage .
« Si l'on veut conclure entre les partis un traité loyal
et durable , que faut-il faire ? Prouver que ,
le crime excepté
, l'on ne repousse aucun auxiliaire , et qu'on ne voit
dans la révolution autre chose qu'un long crime ; ne pas
flétrir toutes les époques de cette révolution par des dénominations
odieuses ; ne pas se montrer à la fois néophytes
et persécuteurs ; convaincre enfin la France qu'on
veut la liberté pour toutes les classes .
« Il ne faut pas établir , sur les intérêts qu'on nomme
révolutionnaires , une doctrine propre à soulever tous
les hommes qui ne veulent pas seulement conserver quelques
propriétés , étaler quelques décorations , se pavaner
de quelques titres , mais jouir de ces biens , comme ils
en ont le droit , sans être entourés d'un éternel et injuste
opprobre..
« Il ne faut pas prononcer uune excommunication
politique
contre tous ceux qui ont servi ou Bonaparte ou
la république , les déclarer ennemis nés de nos institutions
actuelles , et trouvant dans ces institutions tout ce
qui leur est antipathique
, sans réfléchir que ces hommes
sont la France entière .
<<< Il ne faut pas ,, pour remplir ce vide , car c'en est
un que toute une nation retranchée d'un pays , s'adresser
exclusivement à la noblesse , et lui prouver qu'elle
pourrait s'emparer de la charte , en fire son monopole
JANVIER 1817 . 47
et que la pairie et la représentation lui vaudraient bien
les garnisons et les antichambres .
« Il faut , lorsqu'on se déclare le protecteur de la liberté
individuelle , réclamer quelquefois en faveur des
opprimés d'un parti différent du sien .
« Quand on a , d'enthousiasme , accordé à mille autorités
subalternes le droit d'arrêter les suspects , il faut
s'excuser de ce vote , au lieu de reprocher au gouvernement
de n'en pas faire un assez large usage . Il faut
enfin savoir , quand on entre dans la carrière de la liberté
, qu'elle doit exister pour tous , si l'on veut qu'elle
existe pour quelqu'un , et que le caractère et le mérite
de ceux qui la servent , est de respecter son culte dans
la personne de leurs ennemis .
La révolution a créé deux espèces d'intérêts , les
uns matériels , les autres moraux ; mais les intérêts moraux
de la révolution ne sont point ce qu'ont dit quelques
insensés , ce qu'ont fait quelques coupables ; ces
intérêts sont ce qu'à l'époque de la révolution la nation
a voulu , ce qu'elle veut encore , ce qu'elle ne peut
cesser de vouloir : l'égalité des citoyens devant la loi ,
la liberté des consciences , la sûreté des personnes , l'indépendance
responsable de la presse . Les intérêts moraux
de la révolution , ce sont les principes ..
« En respectant les intérêts moraux de la révolution ,
c'est-à- dire , les principes , il faut protéger les intérêts
matériels ; mais en protégant les intérêts , il ne faut pas
humilier les hommes.
« Je le déclare , si , par quelque sentiment implacable
, indifférent aux conséquences de mes paroles , je
voulais bouleverser mon pays , dussé-je périr au milieu
des ruines , voici sans hésiter comment je m'y prendrais :
je rechercherais quelle classe est la plus nombreuse , la
plus active , la plus industrieuse , la plus identifiée aux
institutions existantes , et je lui dirais : « Nous ne pou-
« vons pas , vu les circonstances , vous disputer vos pro-
« priétés ni vos droits légaux . Jouissez donc des unes ,
<<< exercez les autres ; mais nous vous déclarons que nous
<«< regardons ces droits comme usurpés , ces propriétés
< «comme illégitimes . Nous ne vous proscrivons pas ,
« mais il n'y a aucune proscription que vous ne méritiez .
« Nous ne vous dépouillons point , mais ne pas vous voir
« dépouillés est un scandale . Nous nous résignons à lais48
MERCURE
DE FRANCE .
"(
quer
.
<< ser quelques-uns de vous parvenir au pouvoir , mais
« tout pouvoir remis en vos mains est une insulte à la
« morale publique . Vous savez maintenant ce que nous
« pensons , allez en paix et en sécurité , et , après avoir
« dévoré nos injures , croyez à nos promesses de n'attani
vous ni vos biens . » Tel serait , dis-je , mon
langage , si je voulais bouleverser mon pays . Car je calculerais
que les hommes ne veulent pas plus être méprisés
que dépouillés ; qu'on ne les réduira jamais à supporter
patiemment l'opprobre , et que les protestations.
qu'on place à côté des outrages ne servent de rien
parce que ceux qu'on a outragés voient avec raison dans
les outrages une preuve de la fausseté des protestations .
Je serais sûr qu'en irritant un nombre immense de citoyens
sans les désarmer , en les aigrissant sans les affaiblir
, j'exciterais leur indignation , puis leur résistance .
Or , ce que je ferais si je voulais bouleverser mon pays ,
on le fait depuis trois années , on le fait encore aujourd'hui.
Je ne dis point qu'on ait le dessein d'attirer sur
notre patrie des calamités nouvelles . Je parle du terme
où l'on ne peut manquer d'arriver par cette route , et
non du but vers lequel les projets se dirigent .
<«< Il ne faut repousser d'aucune carrière aucun de
ceux qui n'ont point commis de crimes , mais qui ont
sérvi la France sous les divers gouvernemens qui l'ont
dominée .
« Plusieurs ont été faibles : mais chaque fois qu'une
espérance de liberté s'est offerte à eux , ils l'ont saisie ,
ils l'ont secondée , ils en ont conservé la tradition ; et ,
si elle survit , ils y sont pour quelque chose .
« Savons-nous d'ailleurs le mal qu'ils ont empêché ?
Parmi ceux qui les blâment , n'en est- il aucun qui doive
à quelqu'un d'eux sa fortune , la vie de ses amis , celle
de ses proches ou la sienne propre ?
:
« Je le sais , la reconnaissance a la mémoire courte .
A l'instant du péril , on implore la protection , on reçoit
le bienfait le péril passe , on rappelle les torts , on en
fait des crimes . J'entendais quelqu'un dire un jour : « Je
« ne sais lequel de ces misérables m'a sauvé la vie . »
« Nous échappons à un grand naufrage . La mer est
couverte de nos débris . Recueillons dans ces débris ce
qu'il y a de précieux , le souvenir des services rendus ,
1
JANVIER 1817 . 49
des actions généreuses , des dangers partagés , des douleurs
secourues . Au lieu de briser le peu de liens qui
nous unissent encore , créons de nouveaux liens entre
nous par ces traditions honorables .
« L'on a pu remarquer plus d'une fois , durant la révolution
, qu'une certaine force morale inaperçue , mais
toute-puissante , ramenait les choses et les hommes dans
la direction que cette révolution leur a imprimée . Depuis
que cette révolution a commencé , diverses factions
ont essayé de la faire dévier de sa route ; aucune n'a
réussi.
« Quelle est donc cette route naturelle dont il est si
fatal de s'écarter ? C'est celle que la nation a voulu s'ouvrir
au commencement de 1789.
« A cette époque elle s'est proposé pour but d'établir ,
non-seulement une liberté de fait , mais une liberté de
droit , et de se délivrer de toute possibilité d'arbitraire .
La douceur pratique du gouvernement ne lui suffisait
pas. Elle avait besoin de la sécurité , autant que de la
jouissance , et , pour satisfaire ce besoin , elle réclamait
des garanties .
« Telle est donc la route dans laquelle la nation veut
marcher. Elle se l'est tracée en 1789 : elle y est rentrée
toutes les fois qu'elle l'a pu faire . Elle a désavoué , tantôt
par son silence , tantôt par ses plaintes , tout ce qui l'en
écartait.
<<< Il faut donc reconnaître cette vérité . Ce que la nation
craint , ce qu'elle déteste , c'est l'arbitraire . On ne
l'établirait pas plus avec les acquéreurs de biens nationaux
, que contre les acquéreurs de biens nationaux , pas
plus avec les hommes de la révolution , que contre les
hommes de la révolution . Aux mots de liberté , de garantie
, de responsabilité , d'indépendance légale de la
presse , de jugemens par jurés , avec des questions bien
posées , de respect pour les consciences , cette nation
se réveille . C'est là son atmosphère ; ces idées sont dans
l'air qu'elle respire . Vingt-sept ans de malheurs , d'artifice
et de violence , n'ont pas changé sa nature . Elle
est ce qu'elle a été : elle sera ce qu'elle est rien ne la
changera.
« Qu'on ne se trompe pas à un symptôme qui a pu
surprendre , mais que je crois avoir expliqué . Des voix ,
50
MERCURE
DE FRANCE .
qui étaient suspectes à cette nation , ont proclamé subitėment
des principes qu'elles s'étaient jadis fatiguées à
proscrire . Elle est restée muette , mais d'étonnement :
ce n'a pas été par aversion pour les principes , mais par
la défiance des hommes . Son silence ne signifie pas :
Nous ne voulons pas ce que vous dites ; il signifie : Nous
craignons ce que vous voulez .
9 « Tout parti , toute association toute réunion
d'hommes dans le pouvoir ou hors du pouvoir , qui ne
se ralliera pas aux principes nationaux , ne trouvera
d'assentiment nulle part . Si le hasard lui remet l'autorité
, ou si elle s'en saisit par ruse ou par force , la nation
la laissera gouverner , mais sans l'appuyer : car c'est un
des résultats de son expérience que cette habitude de
se retirer de tout ce qui n'est pas dans son sens , sûre
que par cela seul , tôt ou tard , tout ce qui n'est pas
dans son sens tombe . Elle s'épargne ainsi la fatigue de
la résistance ; elle échappe au danger , laissant ceux qui
veulent marcher à eux seuls , faire route entre deux
abîmes . Dans de pareils momens , on dirait qu'elle est
morte , tant elle reste immobile et prend peu de part
à ce qui se fait . Mais proclamez une parole , excitez une
espérance qui soit nationale , elle reparaît pleine de vie ,
et aussi infatigable dans son zèle , qu'elle est inébranlable
dans sa volonté : elle reparaît tellement forte , que souvent
ceux qui l'ont appelée ont la faiblesse de s'en épouvanter :
ils ont tort . Elle ne réclame rien d'injuste ; elle hait tout
ce qui est violent ; mais elle a un sens parfait sur ce qui
est vrai et sur ce qui ne l'est pas ; et il y a une chose
qu'elle ne pardonne point , c'est de croire qu'on peut
la tromper . Elle est du reste fort équitable dans ses jugemens
; elle tient compte des circonstances ; elle sait
gré aux hommes du mal qu'ils ont empêché ; elle excuse
même le mal qu'ils ont laissé faire , quand elle voit
qu'ils n'y ont consenti que pour en éviter un plus grand .
Mais elle exige aussi qu'on la conduise au but qu'elle
veut atteindre dès qu'on s'en écarte , on a beau faire
et beau parler , elle ne prend point le change ; elle s'arrête
, avertie par son instinct infaillible que ce qu'on dit
n'est qu'une ruse , et que ce qu'on fait lui est étranger . »
Nota. La seconde édition de cette brochure est sous presse , et paraîtra
incessamment.
JANVIER 1817 . 51
wwwwwww mmmm
MIROIR DES MOEURS.
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L'ERMITE EN VOYAGE .
Quelqu'intérêt que le public ait bien voulu me témoigner
jusqu'ici , ou peut-être à cause de cet intérêt même,
je crois devoir lui laisser ignorer les circonstances qui
m'ont enfin déterminé à établir entre nous un autre moyen
de communication hebdomadaire . Il peut arriver que des
entrepreneurs de journaux aient besoin de faire accroire
à leurs abonnés qu'ils sont désormais en état de se passer
de tel ou tel rédacteur . Celui - ci , mal conseillé par son
amour propre , peut à son tour attacher quelque importance
à faire connaître la vérité ; mais tous ces petits
calculs de l'intérêt personnel , tous ces misérables débats
entre la cupidité des spéculateurs et la vanité des écrivains
, n'obtiennent pas même les honneurs du scandale ;
et sans s'embarrasser de quel côté sont les mauvais procédés
ou les torts , le public , dans cette circonstance
comme en toute autre , finit toujours par se ranger du
parti au succès duquel il espère trouver son compte. Sans
autre explication , je lui dirai donc que c'est désormais
dans le Mercure de France que je continuerai ma tâche
d'observateur des moeurs françaises. Neuf volumes de
ce reçueil , déjà publiés sous les noms de l'Ermite de la
Chaussée d'Antin , du Franc Parleur et de l'Ermite
de la Guyanne , n'ont encore eu pour objet que les
moeurs de la capitale. J'ai pensé qu'une pareille composition
, pour être complète , devait embrasser la France
entière , et qu'après avoir montré Paris sur le premier
52 MERCURE DE FRANCE .
plan , il était nécessaire à l'effet général du tableau d'y
représenter dans de justes proportions , et comme accessoires
indig ensables , les différentes provinces , dont chacune
, avec des traits de ressemblance où se retrouve le
type de la figure nationale , a cependant une physionomie
particulière qui la caractérise . C'est dans cette intention
que j'ai entrepris un voyage où je ne me propose d'autre
but que d'observer et de décrire les moeurs , les usages ,
les habitudes des provinciaux , pour les comparer et quelquefois
pour les opposer à ceux des Parisiens . J'ai annoncé
mon départ pour Bordeaux ; j'y suis arrivé depuis.
quelques jours , et c'est de cette ville que je date mon premier
chapitre .
PREMIER COUP-D'OEIL.
Satirorum ego.......
Adjutor..... veniam caligatus in agros.
( J'irai combattre jusque dans la province
les vices et les travers de notre siècle. )
Fidèle à la marche dramatique que je me suis tracée,
je commence toujours par faire connaître le lieu de la
scène avant d'indiquer l'action et de faire arriver mes
personnages .
Je ne sais pas au juste la place qu'il faut assigner à la
ville de Bordeaux parmi les trois grandes villes de France
qui se disputent le premier rang après la capitale ; mais je
crois pouvoir affirmer qu'il n'en est aucune en Europe
(Constantinople exceptée ) dont l'aspect (en arrivant par
la Bastide ) soit d'un effet plus magique , et présente une
disposition plus imposante .
Bordeaux est bâtie en demi-cercle sur le beau fleuve
de la Garonne , qui forme précisément la corde d'un are
immense dont l'oeil embrasse à la fois le magnifique ensemble.
Comme je ne fais ni un voyage descriptif ni un
JANVIER 1817 . 55
voyage pittoresque , je crois au moins inutile d'entrer ,
avec des lecteurs français , dans des détails historiques et
géographiques dont personne ne me saurait gré , pas
même ceux à qui je pourrais sur ce point apprendre ce
qu'ils ignorent : il y a des choses qu'on est convenu de
savoir . Je n'apprendrai donc à personneque Bordeaux ,
ou Bourdeaux , appelée Burdigala par les Romains ,
était une des plus belles villes de la Gaule antique , et
qu'elle demeura franche et libre même après la conquête
des Romains ; qu'elle était habitée par un peuple que
les historiens désignent sous le nom de Vivisques ; que
les Romains avaient pour cette ville une affection toute
particulière ; qu'ils y bâtirent un magnifique temple aux
dieux tutélaires , dont il ne reste point la moindre trace,
et quelques siècles après un palais galien , dont je viens
d'aller voir les ruines , les seules dignes de quelque
attention . Le palais galien , situé dans le quartier Saint-
Seurin , près de la rue Fondaudège , m'a rappelé , à
plusieurs égards , l'amphithéâtre de Nimes , mais il est
moins bien conservé .
En fait d'édifices modernes plus ou moins remarquables
, je crois avoir déjà vu tous ceux que cette ville renferme
. On ne peut guère citer que le théâtre , le moulin
des Chartrons, l'archevêché, la bourse, et quelques églises
, parmi lesquelles Saint- André , la cathédrale , est
aussi la plus belle . Depuis la révolution , les protestans ,
qui sont en grand nombre à Bordeaux , y ont fait bâtir un
ус
temple , dont l'architecture ne manque ni d'élégance ni de
noblesse .
Le moulin des Chartrons , dont la construction a coûté
des sommes énormes , est maintenant envasé de manière à
ne plus servir. Il en est de cette machine hydraulique ,
si vainement compliquée , comme de celle de Marly ; on
54 MERCURE DE FRANCE .
la reconstruirait à neuf à moins de frais qu'on n'en mettrait
à la réparer.
L'archevêché est un très -beau palais ; le magnifique
jardin qui en dépend se termine aux allées d'Albret , et
renferme une très-grande quantité de plantes et d'arbres
précieux. L'archevêché est aujourd'hui la résidence
royale des princes français , pendant leur séjour à Bordeaux
. J'aurai occasion de parler ailleurs de la salle de
spectacle , la plus belle de l'Europe , considérée comme
monument d'architecture .
Le génie des arts n'a peut-être jamais conçu d'entreprise
plus hardie que celle du pont de la Bastide , qui
s'exécute en ce moment à Bordeaux . La possibilité de
jeter un pont sur un fleuve aussi large , aussi rapide que
l'est en cet endroit la Garonne, a long- temps été un sujet
de controverse ; elle n'est plus douteuse aujourd'hui la
troisième pile est debout , et les deux premières ont déjà
subi les épreuves auxquelles on pouvait croire qu'elles ne
résistassent pas . Dix ans de travaux continuels suffiront à
peine à l'achèvement de ce magnifique ouvrage , dont la
dépense ne peut s'évaluer à moins de vingt millions .

Les promenades à Bordeaux ne répondent ni à la
grandeur , ni à la beauté extérieure de la ville . Le jardin
public , que l'on appelle aussi le Champ- de-Mars , est
un lieu triste , aride , et peu fréquenté . Les allées de
Tourny, qui n'ont d'ailleurs rien de remarquable , sont ,
dans la belle saison , le rendez-vous de la société la plus
brillante , qui se fait un devoir d'y venir ( comme à Paris
au boulevard de Gand) respirer l'ennui et la poussière.
Les environs de Bordeaux ( autant qu'on en peut juger
en hiver) ne dédommagent pas de la pauvreté des prome- ~
nades : l'entre- deux-mers excepté (c'est ainsi qu'on appelle
une assez grande étendue de terrain entre la GaJANVIER
1817 .
# 55
ronne et la Dordogne , où se trouvent quelques beaux
sites , quelques collines boisées ) , le reste du pays est plat
et aride . Le sol , sans aucun mouvement , est presque entièrement
réservé à la culture des vignes , dont les immenses
produits avertissent annuellement les propriétaires
de tout ce qu'ils gagnent à ne rien sacrifier à l'agrément .
J'insisterai plus particulièrement sur cette remarque , en
parlant de quelques maisons de campagne que je me propose
de visiter.
Le Chapeau-Rouge et les Chartrons sont incomparablement
les deux plus beaux et les deux plus riches quartiers
de la ville : ce dernier , situé au-delà du Chateau-
Trompette , est principalement habité par des familles
d'origine étrangère , dont la plupart y compte déjà deux
ou trois générations successives de ce nombre sont
les Vanhemert , les Wustembert , les Macarthy , les
Johnston , les Patterson. Ces maisons , et quelques
autres du Chapeau-Rouge , plus anciennement françaises
, composent ce qu'on appelle le haut commerce
c'est-à-dire une classe de négocians plus respectable encore
par sa probité que par ses richesses.
Il existe de temps immémorial , entre les habitans du
Chapeau- Rouge et ceux des Chartrons , une rivalité d'amour
propre , où , comme on peut le croire , les femmes
jouent toujours le premier rôle : lorsqu'elles doivent se
rencontrer dans quelque fète , dans quelque bal , on peut
compter sur un assaut de parure , de grâce et de beauté
dont les pères et les maris font généreusement les frais .
Dans cette lutte , où la victoire est souvent balancée , les
Chartrons obtiennent pour l'ordinaire le prix de la richesse,
et le Chapeau - Rouge obtient le prix de l'élégance .
En opposition directe à ces deux quartiers célèbres, on
peut placer celui des Juifs , situé à l'autre extrémité de
56
MERCURE
DE FRANCE .
la ville , et dont la rue Bouhaut forme la plus grande
partie . Les Juifs de Bordeaux se distinguent des autres
habitans , avec lesquels ils n'ont aucune communication ,
par les traits alongés de la figure , par le teint , l'accent ,
et par une saleté d'habitude qui ne s'arrête pas toujours à
leurs vêtemens. Les marchands juifs de la rue Bouhaut
se tiennent constamment à la porte de leur boutique , où
ils épient les chalans : ils ne se bornent pas avec ceux-ci à
de simples invitations, ils les pressent , les persécutent
par des instances si vives , qu'on est quelquefois obligé
d'employer la force pour s'y soustraire . On compte parmi
les Juifs bordelais plusieurs familles très -riches , et, qui
plus est, très -estimées ; telles que les Rabat, les Gradis,
et quelques hommes instruits , à la tête desquels l'opinion
publique place M , Furtado,
Le patois gascon est ici d'un usage général dans la
classe inféricure du peuple , et les gens bien élevés sont
obligés de le comprendre et de le parler pour la facilité
des communications . Il résulte de ce rapprochement
qu'une foule d'expressions populaires se sont introduites
furtivement dans le beau langage , qu'ils ont fini par corrompre.
On pourrait composer une volume entier de ces
mots, dont l'intelligence est purement locale, et qu'aucune
analogie ne peut aider à reconnaître : c'est , je crois , tout
exprès pour m'en fournir un exemple , qu'une des
femmes les plus aimables de Bordeaux , que j'ai eu
l'occasion
de connaître à Paris , m'a écrit ce matin le billet
suivant : « Il faut remettre à la semaine prochaine , mon
» cher Ermite , la partie de couralin ( 1 ) que je vous ai
proposée pour lundi ; j'avais oublié que je me remue ( 2 )
>>
( 1 ) Canot.
(2) Déménager.
RO
JANVIER 1817 .
» demain , sans compter qu'un gros rhume m'oblige à
» garder mes groules ( 1 ) . Si vous n'avez rien de mieux
» à faire , venez déjeûner avec moi , je vous attends avec
» du choine (2 ) et des royans (3) . »
On ne sera pas étonné que j'aie eu besoin de me faire
traduire ce billet avant que d'y répondre.
Bordeaux, le 1er janvier 1817 .
L'ERMITE DE LA GUYANNE .
( 1) Pantoufles .
(2 ) Petit pain au lait.
(3 ) Des sardines fraîches.
ww
VARIÉTÉS .
wwwwm
LE BACHELIER DE SALAI
ALA MANQUE ,
Aux rédacteurs du Mercure ; salut.
MESSIEURS ,
Ne soyez point sévères à l'égard d'un étranger qui n'a
pas eu le temps d'étudier le formulaire en usage dans ce
pays , quand on écrit à quelqu'un pour la premiere fois.
Cicéron , qui ne manquait ni de paroles ni de savoirvivre
, avait une méthode fort laconique ; et trois ou
quatre lettres initiales , mises à la tête et au bas de chacune
de ses épîtres , suffisaient pour annoncer à ses amis
les voeux qu'il faisait pour leur santé , et l'état de la sienne .
Les honnêtes gens du siècle d'Auguste n'avaient pas la
prétention d'être plus polis que le père de l'éloquence
latine . Vous croyez sans peine que je ne cherche point
à me comparer à Cicéron ; mais on peut , sans être accusé
de vanité , suivre l'exemple d'un grand homme dans
les choses qui n'excèdent pas notre portée . Au reste ,
5
58
MERCURE
DE FRANCE
.
de manière ou d'autre , ces réflexions peuvent tenir lieu
d'un exorde , et j'entre en matière .
Je ne suis point , Messieurs , un bachelier imaginaire,
comme cet autre qui jadis fit assez de figure dans la république
des lettres ; le titre que je prends n'est pas un
manteau dont cherche à se couvrir la timidité d'un auteur
qui craint d'attirer les regards du public sur sa personne
; vous verrez successivement les détails de mon
histoire véritable .
Ainsi n'allez point me confondre avec aucun des bacheliers
présens ou futurs qui déshonorent leur qualité ,
qui ne s'en servent que pour mendier des emplois , expliquer
ce qu'ils n'entendent pas , embrouiller toutes
choses , perpétuer la sottise , et qui ont si bien fait dans
mon pays , que désormais les mots de bachelier et d'impitoyable
bavard sont devenus synonymes .

Quant à moi , Messieurs , je suis avantageusement connu
d'un bout de l'Espagné à l'autre ; la précision , la clarté ,
l'opportunité de mes idées , vous prouveront que je pourrais
me passer de mon titre , plutôt que ceux qui s'en
donnent uniquement pour déguiser le nom qu'ils ont
avili , ou la bassesse de leur première origine . Vous verrez
que ni le prochain , ni le roi , ni ma patrie , n'auront
à me reprocher une seule indiscrétion . Veuillez bien
prendre acte de cette protestation , ainsi que de l'identité
de ma personne ; car il est juste que ma responsabilité
soit bien établie .
Vous venez d'annoncer dans votre prospectus la restauration
du Mercure ; il y avait urgence . Le nom des
collaborateurs promet des talens distingués , et surtout
des intentions honnêtes ; ce dernier point est assez essentiel
dans ce moment , où la vérité souffre de cruelles
atteintes , la vérité , sans l'amour de laquelle il serait
inutile de cultiver les sciences , et même impossible de
vivre en paix . Cependant je vois avec peine qu'après
avoir parlé de la politique et de la littérature de presque
tous les Etats de l'Europe , vous vous contentez , à l'égard
de l'Espagne , d'annoncer qu'on en dira ce qu'on
pourra.
Messieurs , foi de vrai bachelier, je ne conçois pas ce qu'il
ne serait pas possible de dire de mon pays , pourvu que ce
qu'onen dise soit juste . Il est temps d'arrêter cette inanie
JANVIER 1817:
59
des auteurs français , qui affectent de ne pas nous voir en
Europe ; c'est à moi qu'il appartient de soutenir cette
thèse . La mission qui m'amène à Paris , et dont j'aurai
soin de vous expliquer la nature , m'impose l'obligation
de combattre les opinions erronées qui peuvent blesser
l'honneur de ma patrie .
Parce qu'un jour il prit fantaisie à Montesquieu de la
mettre sur la même ligne que la Turquie , il n'y a pas eu
d'écrivain de votre nation, qui , avec plus ou moins d'élégance
, ne nous ait adressé le même compliment . Montesquien
est un beau génie sans doute ; mais , en cette
occasion , il s'est trompé , comme cela lui est arrivé
quelquefois , et je prends ici l'engagement de le démontrer
dans ma correspondance successive , si Dieu me
fait la grâce de pouvoir la continuer. Pour le moment ,
il suffit de vous assurer que dans le livre même qu'il
cite pour appuyer sa ridicule assertion , « qu'il n'y a
>> chez nous qu'un seul bon livre , et c'est celui qui se
» moque de tous les autres , » Cervantes , l'auteur de
cet admirable livre en trouvait , même dans la bibliothèque
d'un fou , beaucoup d'autres qu'on n'eût pu livrer
aux flammes sans commettre un sacrilege. Montesquieu ,
j'ose le dire , ne connaissait pas plus notre histoire que
notre littérature ; mais comme en France on ne se fait
pas un scrupule de parler des autres pays par tradition ,
le nom d'un auteur devient une autorité , les erreurs
vieillissent et s'accréditent dé livre en livre copié l'un
de l'autre , où le sens est religieusement conservé , si toutefois
l'art des compilateurs va jusqu'à se permettre une
légère modification des paroles .
Dans son ouvrage sur l'Allemagne , une dame célèbre ,
voulant honorer le caractère espagnol et vanter notre
constance dans la dernière guerre , cherche à établir
une comparaison entre nous et les autres Européens ;
elle nous donne des qualités si voisines de la barbarie ,
qu'en vérité nous ne savons pas si nous devons la remercier
d'avoir eu l'intention de faire notre éloge .
Cet ex- archevêque , également célèbre , dont les
voyages en Espagne consistent en une course rapide
de . Bayonne à Madrid , et de Madrid à Bayonne , à la
suite de Bonaparte , est assurément un homme de beaucoup
d'esprit , mais il ne connaît pas une nation qu'il
60. MERCURE DE FRANCE.
n'a point étudiée ; il nous dit dans son Recueil des événemens
de Bayonne , « que nous sommes des Africains ;
« que nous avons hérité des Africains notre tactique
militaire ; que nous ne savons pas
faire la guerre hors
« de notre territoire >>..... Ah ! plût à Dieu que monseigneur
eut au moins raison en ceci ! des torrens de
sang espagnol n'auraient pas coulé dans une foule de
pays , et pour des intérêts qui n'ont jamais été les nôtres .
Ce sang , inutilement versé , fut la première cause de la
décadence de notre population . Mais , en vérité , dirat-
on que c'est à l'école des Africains que Gonzalve de
Cordoue et mille autres grands capitaines , apprirent à
gagner ces batailles dont l'Allemagne , la Hollande ,
l'Italie et la France furent le théâtre ? Est-ce dans les
plaines de la Castille que le noble François Ier fut fait
prisonnier de guerre ? Sont-ce les Africains qui guidaient .
nos colonnes , quand elles vinrent jusque sur les bords
de la Seine forcer le grand Henri à fever le siége de
la capitale ? Et tous les généraux français s'accordent-ils
à mentir sans aucun intérêt , quand ils rendent hommage
aux talens des Ricardos , des O'farill , des Caros ,
des Urrutias , dans les campagnes du Roussillon et de la
Navarre , contre la république ?
Monseigneur , assurément , n'est pas tenu de savoir
notre histoire . Ce qui est moins pardonnable à un Français
, à un prélat de cour , c'est d'accuser d'une laideur
générale une nation qui vit sous un climat aussi beau
que celui de la Grèce ; ce reproche n'est pas fondé :
mais d'ailleurs , est-ce à des gens de notre robe , à des
gens comme nous , qu'il convient d'être difficiles sur la
beauté physique ?
Or , yous voyez bien , Messieurs , qu'il est très -possible
de parler de l'Espagne , puisqu'on en parle avec
aussi peu de justice que d'exactitude .
Je m'arrête . Il faut teminer cette lettre en vous faisant
part de l'objet de mon arrivée à Paris ; il est digne
de toute votre attention. Une société d'hommes éclairés
s'est formée à Madrid ; elle a tous les moyens nécessaires
pour remplir ses vues philanthropiques ; elle veut
communiquer directement avec tous les peuples du
globe , par un commerce actif et réciproque de lumières
et de connaissances utiles à l'humanité . Elle s'est donné
JANVIER 1817.
61
:
des correspondans dans toutes les capitales : ils doivent
m'adresser leurs observations politiques , militaires , scientifiques
, commerciales ; tout ce qui peut intéresser les
arts , l'histoire , les moeurs , l'économie générale , et
concourir aux progrès de la raison . C'est une banque
universelle dont les lettres et la philosophie fournissent
les fonds ; c'est moi qui en ai conçu l'idée . J'ai obtenu
pour ma récompense l'honneur d'être envoyé à Paris ,
qu'on a dû regarder comme le point central de la civilisation
la société n'ignore point que ma tâche sera
plus pénible que celle de mes autres collègues ; j'ai dû
m'associer des collaborateurs ; j'en ai trouvé qui n'auront
plus désormais à partager leur attention entre les
méditations de l'esprit et le souci de leur existence ;
car le besoin de songer à vivre tue l'imagination des
auteurs. La société de Madrid a levé toutes les difficultés
sur ce chapitre , dont elle a senti l'importance je
veux partager avec vous les riches matériaux dont je
vais avoir à disposer , cela ne sera pas inutile au succès
de votre entreprise ; mais il faut avant tout que vous
leviez l'interdit que vous avez lancé sur ma patrie ; que
Vous me promettiez de la compter aussi parmi les autres
nations de l'Europe , et sur-tout que vous proclamiez
l'existence de la société de Madrid . Cet établissement
seul doit prouver que mes compatriotes ont assez de
grandeur d'ame pour mépriser les accusations banales
de paresse et d'apathie qu'on leur prodigue , jusqu'à ce
que l'occasion se présente d'exécuter des choses dignes
de la gloire et de la magnanimité de la nation espagnole .
Paris , le 1er janvier 1817.
MADAME DUPIN ,
Petit épisode d'une grande histoire.
-
:
<«< Monsieur , me dit le curé , vous ne
trouverez aucune ressource dans le village pour votre
société , excepté madame Dupin . · Qu'est- ce que madame
Dupin ? -C'est, me dit-il , une dame de Paris qui
a passé la soixantaine ; elle habite mon ancien presbytère
qu'elle a acheté ; je vais de temps en temps faire
62
MERCURE
DE FRANCE
.
son piquet elle n'est pas forte , mais sa conversation
m'amuse ; elle a connu tout Paris et toute la cour , et
vous en serez bien reçu si vous voulez lui prêter des
romans . >>
Au bout de huit jours employés à m'établir dans mon
castel , à reconnaître le pays et à faire des visites à quelques
gentilshommes des environs , j'en fis une à madamė
Dupin. Je la trouvai modestement établie dans son presbytere
; Marie , sa servante , est la plus jolie et la mieux
niise des filles du village . Je remarquai parmi les meubles
et les vètemens de madame Dupin , des bijoux et
des dentelles qui contrastaient singulièrement avec le
local , par leur richesse et leur élégance . J'invitai à diner,
je prêtai des romans , et la liaison se forma .
Je me perdais en conjectures sur ce qu'était , sur ce
qu'avait été ma voisine ; toutes les tentatives de curiosité
que je hasardai furent d'abord inutiles. Madame Dupin
avait de l'aisance , au moins dans les manières et dans la
conversation ; elle connaissait à merveille l'art de la détourner,
d'éluder les questions , et sur-tout de n'y pas
faire de réponse , sans paraître s'y refuser : elle savait
beaucoup d'anecdotes qui n'étaient pas également édi
fiantes ; elle avait connu presque toute la haute noblesse ,
le haut clergé , et la haute finance de son temps ; peu à
peu je fis des progrès dans sá confiance .
Un soir de l'automne dernier elle avait dìné au châ
teau ; la pluie survint : j'exigeai qu'elle acceptât ma calèche
pour la reconduire , en remplacement de son parapluie
et du bras de sa servante qui l'attendait . Cette
légère attention flatta son amour propre , et me valut un
aveu qu'elle avait obstinément refusé jusque-là . Voici
ce qu'elle me raconta pendant qu'on mettait les chevaux :
« Je m'appelle Bertrand ; feu mon pere était un trèsmince
et très-pauvre fermier du village des Buissons , à
deux lieues d'ici . J'avais été tenu sur les fonds de baptême
par mademoiselle Julie , première femme - dechambre
de madame la comtesse de Beaurepaire , qui
passait les étés dans sa terre des Buissons . J'étais bien
faite et jolie ; à douze ans mademoiselle Julie obtint la
permission de me prendre avec elle pour l'aider dans
son service . On me fit apprendre à lire , à écrire , à
eoiffer , et on m'emmena à Paris . Mademoiselle Julie
JANVIER 1817 . 65
était soeur de mademoiselle Deschamps , première danseuse
aux Français . Celle- ci me demanda pour faire de
moi une élève , et m'obtint . A quinze ans je débutai
dans les choeurs de l'Opéra ; j'eus du succès et des
amans , d'abord jeunes, sans argent et adorés : puis moins
jeunes , riches , généreux et trompés . Je ne prétends ,
ni expliquer , ni disculper ma conduite ; mais un amant
prodigue était sûr d'avoir un rival .
" A la paix avec l'Angleterre , en 1764 , milord Horney
arriva à Paris ; je lui plus ; je résistai d'abord , il
perdit la tête ; il me fit des offres magnifiques , elles
furent acceptées . Le traité fut conclu et solennellement
juré. Milord me demande à souper pour le soir même ;
il amenera un ou deux de ses amis ; j'y consens , et vais
l'attendre chez moi , rue des Matharins. Mais à dix
heures il reçut de moi un billet : « Le ballet m'avait fa-
« tiguée , j'avais une migraine horrible , et je le priais
« de remettre au lendemain le plaisir que j'aurais à le
« recevoir. » Milord prend la chose au sérieux ; ma maladie
l'inquiète ; il accourt avec empressement , force
ma porte avec quelques louis , et me trouve en consultation
réglée avec un jeune médecin , commis aux fermes
, dont j'ai oublié le nom , et que j'aimais à la folie
depuis deux heures .
Milord ne jugea pas à propos d'entrer en explication
; il sortit à l'instant de chez moi , et quitta Paris
dès le lendemain. A mon réveil , un billet moitié tendre ,
et moitié insolent , m'instruisit de son départ pour
Londres . Cette aventure se répandit , je ne sais comment
, dans les coulisses de l'Opéra . Les gens raisonnables
s'éloignèrent de moi ; pendant six mois je restai
absolument yeuve et je fis des dettes . Enfin , ne sachant
plus à quel saint me vouer , je m'avisai un jour d'écrire
à milord Horney une lettre fort pathétique , que je ne
tournai pas trop mal , pour lui demander cent louis ;
j'avouais mes torts , mais sa générosité serait d'autant
plus noble qu'elle serait moins méritée . Courrier pour
courrier je reçus de milord Horney , non une réponse
mais une lettre-de- change de 6,000 francs , sur le chevalier
Lambert , banquier à Paris . Je vais toucher la
somme , je prends des chevaux de poste , et me voilà à
Londres en présence du lord Horney . « C'est trop , lui
J
64 MERCURE DE FRANCE .
>>
« dis-je ; je vous rapporte votre argent ou moi ; prenez
« l'un ou l'autre . » Milord est étonné , se lève , m'embrasse
, puis s'assied , et me dit : « Ni l'un ni l'autre .
Je ne puis exprimer ce que j'éprouvai ; j'étais humiliée ,
attérée que vous dirai -je ? même amoureuse . Je me
jetai dans les bras de lord Horney , je conjurai , priai ,
pleurai ; tout fut inutile , et je fus contrainte de repartir
de Londres avec l'argent de milord , et le désespoir dans
le coeur.
« De retour à Paris , mon ressentiment éclata sur
M. Brousse , c'était le nom du jeune commis aux fermes ,
je me le rappelle à présent ; je le congédiai brusquement
, et pour me distraire je me lançai de nouveau
dans le tourbillon de ma vie accoutumée . Je ne pensais
à milord Horney que lorsque le hasard me faisait rencontrer
des Anglais ; je ne manquais jamais alors de demander
avec intérêt de ses nouvelles . J'ai passé ainsi
tout l'été de ma vie , tantôt dans l'abondance , tantôt
dans la détresse ; ne profitant pas de l'une , ne prenant
pas de précautions contre l'autre ; ne croyant jamais en
avoir trop et ne craignant jamais d'en avoir trop peu ,
j'ai défendu le terrain pendant mon automne . Mais mon
hiver est arrivé ; il n'est plus resté autour de moi ni
amans jeunes , ni amans généreux.
« Retirée dans un petit et obscur appartement de la
rue Sainte-Appoline , j'y subsistais assez tristement du produit
de quelques bijoux et de quelques diamans qui
s'écoulaient les uns après les autres ; je ne voyais pas
trop , ou plutôt je ne voulais pas voir comment cela finirait
si je vivais encore long-temps , lorsqu'un jour
M. Per ..... , banquier à Paris , vint me voir . Apres m'avoir
long-temps cherchée , il me trouvait enfin . Il me
remit une lettre d'Angleterre , venue par la Hollande :
c'était au mois de décembre 1802. Cette lettre , je vous
l'apporterai la première fois que je viendrai vous voir ,
était de milord Horney . Il allait quitter la vie , disait- il ,
et voulait mourir le coeur tranquille . Il avait chargé
M. Thompson , banquier à Londres , de découvrir ma
retraite à Paris ; et , si je vivais encore , de m'informer
que sans me mettre dans son testament , il avait pris
des mesures pour me faire payer une annuité viagère
de 200 livres sterlings , et une année d'avance . Il souJANVIER
1817 .
65
haitait que je me souvinsse de lui , et que j'achevasse
de vivre paisiblement .
« Son dernier vou est rempli , ajouta madame Dupin .
J'ai pris des informations ; j'ai su que l'ancien presbytère
de ce village était à vendre ; j'ai voulu revoir les
lieux où je suis née ; je l'ai acheté ; j'ai quitté le nom
de Clarisse que j'avais emprunté , pour prendre celui de
Dupin qui est moins dramatique . Je vis ici plus heureuse
que je ne l'ai mérité ; je laisserai à Marie tout ce
qui m'appartiendra à ma mort , mais je vous assure que
je ne lui ferai pas apprendre à danser. »
quer
mmm
ANNALES DRAMATIQUES .
REVUE DE L'ANNÉE 1816 .
Autrefois les grands théâtres étaient fermés pendant
la quinzaine de Pâques ; ces vacances servaient à marla
révolution de l'année théâtrale . Les acteurs en
profitaient pour aller donner des représentations en province
; car , pendant le reste de l'année , ils n'abandonnaient
point leur poste , et l'on n'était jamais obligé de
mettre la gendarmerie en campagne , pour ramener ,
de brigade en brigade , les princesses fugitives . A défaut
de spectacles , on se portait en foule à des concerts
spirituels qui étaient fort mondains ; et à Longchamp ,
dont l'austere solitude devenait le rendez-vous de toutes
les pompes du démon . La clôture et l'ouverture des
théâtres étaient pour les comédiens une sorte de solennité
; ils saisissaient cette occasion pour rendre compte
au public , dans un compliment d'usage , de leurs travaux
passés , et des efforts qu'ils se proposaient de faire
pour continuer à mériter ses suffrages . Cette coutume
avait l'avantage de forcer les acteurs à une sorte d'examen
de conscience ; ils jugeaient eux-mêmes s'ils avaient
fait , pour les plaisirs du public , tout ce qui était en leur
pouvoir. S'ils n'avaient rien à se reprocher , ils en recevaient
la douce récompensé ; et s'ils s'étaient montrés
un peu paresseux , ils n'avaient besoin que de quelques
6
66 MERCURE DE FRANCE.
promesses pour trouver grâce . La revue que les acteurs
faisaient autrefois eux-mêmes , nous la ferons aujourd'hui
à leur place.
---
Theatre-Français . On doit d'abord remercier les
comédiens Français d'être enfin sortis de l'apathie qu'on
leur reprochait depuis si long- temps ils ont donné
treize pièces nouvelles cette année . Les chutes successives
d'Arthur de Bretagne , d'Henri IV et Mayenne ,
du Mariage de Robert de France, de Laquelle des trois,
des Deux Seigneurs , et du Luthier de Lubeck , auraient
pu décourager des acteurs moins jaloux de plaire au
public . Heureusement le succès de la Comédienne et du
Médisant les ont dédommagés . Ces deux ouvrages , qui
se distinguent par des qualités différentes , ont également
réussi . La grâce du style , le piquant du dialogue ,
de justes éloges que personne n'a trouvés fades , parce
que Mile. Mars en était l'objet , voilà ce qu'on a applaudi
dans la Comédienne. On a reproché un peu de
faiblesse au plan ; mais quand les broderies sont riches ,
on n'aperçoit point les défauts du caņevas . Le Médisant
est moins élégant dans son langage que la Comédienne ;
il s'embarrasse peu que ses expressions soient âpres ,
pourvu qu'elles frappent un vice ou atteignent un ridicule
; il est placé dans des situations éminemment dramatiques
, et s'en tire heureusement. On lui a trouvé
quelques traits de ressemblance , dans les qualités et les
défauts , avec le Philinte de Molière : sans approfondir
cette comparaison , rendons hommage à la pièce qui l'a
fait naître .
Melpomène a traité ses amans avec plus de rigueur
que Thalie ; M. Lemercier pourrait s'en plaindre avec
raison . La muse qui lui a dicté Agamemnon , ne l'a pas
inspiré aussi bien pour Charlemagne ; mais les muses
sont femmes , et par conséquent capricieuses . Au reste ,
si l'ouvrage de M. Lemercier n'a pas répondu aux espérances
que donnaient , et son talent et ses succès passés ,
il faut avouer qu'on a remarqué dans sa tragédie des
parties où se faisait sentir la main du maître . L'auteur
a su empreindre son ouvrage d'une couleur locale qu'il
était difficile de rendre . Il a trouvé le moyen de fondre
dans son tableau tous les traits caractéristiques de ce
beau siècle de Charlemagne , qui brilla au milieu des
âges de la barbarie , comme un éclatant météore . On
JANVIER 1817 . 67
aime à voir ce grand prince dérober quelques heures à
son repos pour s'occuper des progrès des sciences , et se
livrer lui-même à la paisible étude de l'astronomie , pendant
qu'une conspiration qui va bientôt éclater , gronde
sourdement autour de lui.
Un style pur et facile , des vers élégans , ont valu plusieurs
représentations au petit acte d'Alexandre chez
Apelle. Les auteurs de la Pensée d'un bon Roi et de la
Fête de Henri IV , ont eu le bonheur de faire applaudir
à la fois et leurs intentions et leur esprit . L'exemple est
assez rare pour mériter d'ètre cité .
Si l'on excepte Me . Mézerai , la société des comédiens
Français n'a point fait cette année de perte sensible
. Pendant tout le cours de la carrière dramatique
de Lacave , le public n'avaitjamais trouvé occasion d'applaudir
qu'à sa probité . On s'était accoutumé à ne plus
voir en lui un acteur, mais un honnête homme . S'il faut
en croire les bruits qui circulent déjà , l'année qui va
s'écouler nous laissera bien d'autres regrets . On parle de
la retraite de Fleury et de Talma . L'âge et les longs
services de Fleury lui ont acquis ce droit ; il ne quitte
la brèche que lorsqu'il ne peut plus combattre ; il n'emportera
que nos regrets et n'encourra point nos reproches
mais il n'en est pas de même de Talma qui est
encore dans la force de l'âge , et dont le talent semble
augmenter chaque jour. Au reste , nous aimons à croire
qu'il entre un peu de coquetterie dans cette menace ;
Talma veut traiter le public comme une jolie femme
traite son amant ; pour le rendre plus empressé , elle lui
fait craindre de la perdre .
ADRES
Odéon . Le public avait abandonné ce théâtre ; le
retour de son ancien directeur l'a ramené . M. Picard a
quitté les somptueux palais de l'Opéra , dont le séjour
ne convenait ni à ses goûts , ni à ses travaux , et il est
rentré dans la petite maison de Thalie ; les jeux et les
ris y sont revenus avec lui . Cependant de vingt ouvrages
qui ont été joués à l'Odéon depuis sa régénération , il
n'en est guère que deux qui méritent une mention particulière
, le Chevalier de Cannoles et les Deux Philibert.
La première de ces pieces est d'un homme de beaucoup
d'esprit et d'un excellent citoyen . Le Chevalier de
6,
68 MERCURE DE FRANCE .
Cannoles est un des caractères les plus dramatiques et
les plus français qu'il y ait au théâtre . Henri IV fait tout
le charme de la Partie de Chasse ; grâce à lui , on ou→
blie la froideur du premier acte de la comédie de Collé .
Le Chevalier de Cannoles n'est pas moins utile à la
pièce de M. Souques ; il fait tolérer les digressions et
les discussions politiques qui en remplissent les deux
premiers actes. Cette comédie est tombée dans quelques
villes de province , où le parterre est moins patient qu'à
' Paris . Sa chute a toujours été décidée avant le troisième
acte ; si ces juges sévères avaient vu les deux derniers ,
la pièce eût à coup sûr réussi . Quant aux Deux Philibert ,
leur succès n'a été contesté nulle part . La gaîté et la
verve de cet ouvrage ont fait passer sur quelques invraisemblances
. Mais si le but de la comédie est de corriger
les moeurs , celle - ci ne l'atteindra pas . En sortant
de la représentation , plus d'un homme de mérite serait
tenté de devenir mauvais sujet.
pas
Vaudeville , Variétes . -Quoique nous réunissions ces
deux théâtres sous un même titre , nous nous garderons
bien de les confondre . L'un tient un rang dans la litté–
rature dramatique , et l'autre en est la honte . Pour
réussir sur le premier , il faut du bon sens et de l'art :
on n'obtient des succès sur les trétaux du second , qu'à
force de bêtises . Au reste , il ne faut battre les gens
à terre . Les beaux jours du théâtre des Variétés sont
passés. Au commencement de l'année , il s'était élevé
une petite guerre entre les Variétés et le Vaudeville .
Les Variétés la soutinrent d'abord par la jolie pièce des
Deux Vaudevilles ; mais ce succès d'avant-poste est
le seul que ce théâtre ait obtenu pendant toute la
campagne. Monsieur Sans- Géne , Farinelli , Gusman
d'Alfarache , le comte Ory , ont mis en pleine déroute
les trois générations des Jocrisses , les Cadet Roussel et
Monsieur Beldame lui-même . Les deux armées ont voulu
s'emparer des Montagnes russes ; celle des Variétés a
été repoussée avec perte . Ce poste important a été enlevé,
au bruit des chants joyeux , par les malins enfans du
Vaudeville , qui , du haut de leurs montagnes , ont fait
voler de toutes parts les couplets et les épigrammes .
Pour compléter ce tableau , il reste à passer en revue
les travaux des théâtres lyriques . Ce sera l'objet d'un second
article.
L. F.
JANVIER 1817. 69
་་་ ་་་ ་་་ ་་་
POLITIQUE .
INTÉRIEUR .
Des Chambres , depuis leur convocation jusqu'au 31
décembre 1816.
( Deuxième article . )
Le 16 novembre , un projet de loi , relatif aux dotations
ecclésiastiques , fut porté à la chambre des pairs; il
fut discuté le 2 décembre , et après son adoption par
cette assemblée , il fut envoyé à la chambre des députés,
qui l'adopta de même.
y
L'utilité de relever la religion , comme appui de la
morale , et la nécessité d'assurer aux ministres des autels
une existence plus indépendante et moins précaire
que celle à laquelle la révolution les a réduits , furent
les deux argumens allégués par les défenseurs de ce projet.
Le danger de voir le clergé profiter des propriétés
qu'il pourrait acquérir pour se reconstituer en corps
politique , fut le texte du discours prononcé par le seul
orateur qui crut devoir combattre la proposition .
Je suis loin de nier que la religion ne soit essentielle
à la morale ; je vois en elle la source de nos émotions
les plus douces et les plus pures . L'homme devient
meilleur quand il est religieux , parce qu'il place ses espérances
au-delà de ce monde . L'injustice , qui l'environne
et le blesse à chaque pas , ne le corrompt plus ,
parce qu'elle ne lui paraît qu'un accident passager ; ses
calculs s'ennoblissent , parce qu'il fait crédit au temps ,
borné sur la terre , mais sans limite au-delà du tombeau ,
et sa propre vertu lui semble un dépôt confié à sa garde ,
et qu'il s'efforce de porter intact jusqu'au terme de sa
traversée .
Mais je ne sais s'il est politique d'annoncer qu'on veut
rétablir la réligion parce qu'elle est utile . Admise comme
70 MERCURE DE FRANCE ,
:
vraie , comme divine , elle n'est plus un simple moyen ,
mais le premier but , le premier intérêt ; et si les hommes
raisonnaient conséquemment , elle serait l'intérêt unique
de cette vie car tout le reste finit , et tout ce qui finit
est si court ! Présentée comme utile , la religion descend
à un rang secondaire ; et tandis qu'on ne lui disputait
pas le premier rang quand elle y était placée , le second
rang lui est contesté.
Révéler à la foule les ressorts par lesquels on veut la
faire mouvoir , c'est enlever à ces ressorts une grande
partie de leur force . Si nous relisons l'histoire , nous
verrons qu'on n'a jamais tant parlé de l'utilité de la religion
que lorsque sa vérité était révoquée en doute , et
nous verrons aussi que ce qu'on a dit sur l'utilité n'a jamais
réussi à ramener la croyance.
Le sentiment religieux est inhérent à notre nature ;
moins on l'associe à des calculs humains , plus il se relève
de lui -même . La religion parle au coeur de l'homme :
ne couvrons pas sa voix de la nôtre. L'homme sera meilleur
s'il croit à la religion ; mais vous aurez beau l'exhorter
à croire pour être meilleur , on ne croit pas pour
quelque chose .
Je pense donc que toute cette partie de la discussion
aurait pu être retranchée sans dommage , et même avec
profit pour la religion . Elle n'a servi qu'à faire briller ,
sur un sujet passablement usé , une éloquence un peu
triviale ; mais je ne suis pas éloigné d'adopter , avec les
défenseurs du projet , l'idée qu'il est convenable de
donner aux ministres des autels des biens qui soient à
l'abri de l'instabilité des circonstances et de la volonté
des hommes .
Il y a deux questions à examiner sur cette matière :
1º . L'Etat doit -il salarier un culte , ou salarier tous les
cultes ?
2º. Si l'Etat salarie les cultes , vaut-il mieux que ces
salaires soient payés par le trésor , ou reposent sur des
propriétés consacrées à ce but unique , et indépendantes
du trésor public ?
Sur la première question , je suis d'avis que les philosophes
du dix-huitième siècle ont été beaucoup trop
loin , quand ils ont prétendu que l'Etat ne devait point
şalarier les cultes . Il n'est pas bon de mettre dans le
JANVIER 1817 . 71
uns ,
coeur de l'homme la religion aux prises avec l'intérêt
pécuniaire . Obliger le citoyen à payer directement celui
qui est en quelque sorte son interprète auprès du Dieu
qu'il adore , c'est lui offrir la chance d'un profit immé
diat s'il renonce à sa croyance ; c'est lui rendre onéreux
des sentimens que les distractions du monde pour les
et ses travaux pour les autres , ne combattent déjà
que trop . On a cru dire une chose philosophique en
affirmant qu'il valait mieux défricher un champ que
payer un prêtre ou bâtir un temple . Mais qu'est- ce que
bâtir un temple ou payer un prêtre , sinon reconnaitre
qu'il existe un être bon , juste et puissant avec lequel
on est bien aise d'être en communication ? J'aime que
l'Etat déclare en salariant , je ne dis pas un clergé , mais
les prètres de toutes les communions religieuses , que
cette communication n'est pas interrompue , et que la
terre n'a pas renié le ciel .
Sans doute il y aurait injustice , si une seule communion
était salariée . Mais en les salariant toutes , le fardeau
se répartit sur tous les membres de l'association
politique , et au lieu d'être un privilége , c'est une
charge commune .
Or , dès que vous salariez les prêtres , leurs salaires
doivent être hors de toute atteinte . De tous les spectacles
déplorables , celui d'une religion au service de l'autorité
me paraît le plus humiliant je me souviens du
temps où les curés prêchaient la conscription , et où les
évêques faisaient en chaire des manifestes .
:
Il est vrai que je ne partage point la terreur qu'on a
de voir le clergé se reconstituer en corps politique . Si
j'avais cette crainte , manifestée par un honorable adversaire
du projet , si je prévoyais la possibilité « du
» rétablissement des voeux monastiques ou chevaleres-
» ques , des abjurations extorquées , de refus d'inhuma-
» tions et de privations d'une rigueur outrée pour la
>> jeunesse des écoles , » je ferais taire sans hésiter toutes
mes idées spéculatives devant des considérations si graves ,
et je dirais , avec cet orateur éclairé : « Que c'est ré-
» sister aux décrets de la divine sagesse , que mécon-
>> naître son intention de faire servir de nos jours les
» progrès de la raison humaine à l'affranchissement de
» l'espèce humaine , et à la fondation d'institutions con
72
MERCURE DE FRANCE.
» formes à ces progrès : institutions qui seules peuvent
» réveiller dans le coeur des hommes l'amour de la li-
» berté avec celui de la vertu , le dévouement à la pa-
» trie , le respect pour les droits de tous , et de véri-
» tables sentimens religieux (1). »
Mais ces inquiétudes me paraissent peu fondées . II
en est de ces craintes comme de beaucoup d'autres ;
elles viennent après le danger. Toutes les fois qu'on
s'élève et qu'on se met en garde contre une classe , c'est
bien une preuve qu'elle a fait du mal ; mais c'est une
preuve aussi qu'elle n'en peut plus faire , au moins d'une
manière dusable . L'esprit du siècle est là , et contre cet
esprit du siècle , les intentions , les calculs , les combinaisons
des hommes ne peuvent rien . Quand le torrent
coule dans un sens , on ne parvient pas à le remonter ;
quoique l'on fasse , on ne trompe pas la force des choses .
Pour que le clergé pût redevenir un corps dans l'état ,
il faudrait qu'il fut appuyé par l'opinion , et s'il était appuyé
par l'opinion , elle ne prendrait pas ombrage ,
comme elle le fait , au moindre symptôme de cette résurrection
politique . Si , du temps des croisades , les
gouvernemens , au lieu de céder à l'impulsion générale ,
avaient placé des sentinelles sur les côtes pour empêcher
les croisés de s'embarquer , les sentinelles se seraient
embarquées avec les croisés. Si aujourd'hui un gouvernement
voulait faire une croisade , les agens qu'il enverrait
pour la levée des troupes , déserteraient avec les
troupes qu'ils seraient chargés d'enrôler.
Les amis de la liberté et des lumières ne sentent pas
assez jusqu'à quel point leur cause est gagnée : ils ne
connaissent ni la puissance de la raison , ni l'impuissance
de ses ennemis. Ils peuvent éprouver encore
quelques mauvais jours ; mais les années leur sont assu→
rées . Le temps est à eux .
Que si l'on craignait certaine coalition entre les puissances
temporelle et spirituelle , coalition qui a existê
quelquefois , je répondrais par une question pensezvous
que des hommes qui auront des propriétés indépendantes
, seront plus flexibles que ceux qui seraient
payés directement par le pouvoir politique , avec la con-
( 1 ) Moniteur du 25 décembre.
JANVIER 1817 . 73
dition tacite que ce pouvoir impose toujours aux classes
qu'il paie?
C'est par intérêt pour la liberté que beaucoup d'esprits
éclairés s'opposent à ce que le clergé possède des biens
qu'on ne pourra lui prendre , au lieu de recevoir des
salaires qu'on pourrait ou suspendre ou supprimer et
c'est par intérêt pour la liberté , que je serai bien aise de
voir substituer aux salaires précaires des propriétés assurées
. Je demande l'indépendance pécuniaire du
clergé , pour le même motif que l'inamovibilité des
juges.
Ce n'est pas que le député que j'ai cité plus haut n'ait
indiqué les inconvéniens de circonstance dont je ne nie
point la réalité . Deux sur-tout me frappent ; le premier,
c'est l'abus des restitutions qu'un zèle indiscret pourrait
imposer aux mourans , au mépris de nos lois fondamentales
, et cette absurdité de solliciter d'un pénitent la
restitution à l'Etat de ce qui lui aurait été vendu par
l'Etat . L'autre inconvénient , c'est qu'une sorte d'incer
titude sur la validité d'aliénations antérieures , ne résulte
de la sanction accordée à des acquisitions nouvelles .
Mais une loi peut remédier au premier danger ; cette
loi sera conforme à nos coutumes antiques ; et l'on préviendra
facilement le second , en achevant d'employer
aux nécessités de l'Etat , les anciennes propriétés d'un
clergé qui n'existe plus , propriétés déjà dévolues à la
nation , et qui , dans ses besoins nombreux et divers ,
sont sa dernière et son indispensable ressource .
Tandis qu'on discutait ce projet , une affaire particulière
, mais d'une grande importance , agita durant deux
jours la chambre des députés .
Nos lecteurs se souviennent sans doute qu'au commencement
de la session dernière , une loi de sûreté
publique avait été présentée aux deux chambres . Deux
orateurs seulement l'avaient combattué : ils avaient été
écoutés avec défaveur. L'un d'eux , interrompu parce
qu'il rapportait quelques faits sur l'état de la France ,
avait été rappelé à l'ordre par une forte majorité . Les
amendemens que d'autres membres avaient proposés ,
n'avaient point été admis ; et après un discours éloquent ,
au nom de la nation qui voulait la paix , qui voulait les
lois , qui voulait son Roi, discours accompagné des ap4
MERCURE DE FRANCE.
plaudissemens de l'assemblée presque entière , 294 membres
contre 36 avaient voté l'adoption de la loi , dans la
même séance dans laquelle la discussion avait commencé.
Un journal qu'on pouvait regarder comme l'organe
fidèle de la majorité d'alors , avait célébré cette adoption
rapide , et observé que « si la malveillance qui se sert
» de tout , reprochait à la chambre d'avoir été entraînée
>> par son enthousiasme , on pourrait lui répondre que
» cet enthousiasme était celui d'un bien public , et que
» le zèle du bien public était le plus sûr garant d'une
>> bonne législation . » (Quotidienne du 25 octobre 1815) .
Il était donc certain que l'assemblée de 1815 avait
donné à cette loi son assentiment le plus complet ; et
l'on pourrait même ajouter qu'elle avait paru en redouter
les éclaircissemens ; car , le ministre chargé de Pexécuter
ayant publié une circulaire qui en régularisait
l'action , et tendait à en diminuer l'arbitraire , plusieurs
députés , si l'on en croit leurs conversations d'alors , témoignèrent
du mécontentement de ce qu'il affaiblissait
ainsi l'efficacité de cette mesure . Cette loi donnait au
ministre de la police , et à plusieurs autorités de la
France , le droit d'arrêter et de détenir tout individu
prévenu de crimes ou de délits contre la personne et
l'autorité du Roi , contre les personnes de la famille
royale , et la sûreté de l'Etat .
Elle avait reçu son exécution pendant tout le temps
qu'avait siégé la chambre nommée en 1815. Plusieurs
réclamations adressées à cette chambre par des individus
qui prétendaient n'avoir pas mérité la détention
dont ils étaient l'objet , avaient été repoussées par l'ordre
du jour .
Tel était l'état de notre législation , et telle avait été
la pratique de nos mandataires , jusqu'à la convocation
de la chambre en 1816 .
Le 28 novembre , un individu détenu en vertu de la
loi de sûreté publique , présenta une pétition à la chambre
des députés . Pour la première fois , l'assemblée ordonna
la lecture de la pétition , et plusieurs de ses membres
l'appuyèrent .
Ce qui rendait ce phénomène plus remarquable , c'est
que ces membres avaient tous fait partie de l'ancienne
*
JANVIER 1817 . 75
chambre ; qu'ils avaient tous voté en faveur de la loi du
29 octobre; que dans une discussion sur les cris séditieux ,
discussion qui avait suivi de près l'adoption de la loi de
sûreté publique , ils s'étaient montrés beaucoup plus sévères
que le ministre contre lequel ils dirigeaient la
discussion présente , et que leur principe avoué jusqu'à
ce jour , avait toujours été que le salut de l'Etat devait
l'emporter sur toutes les considérations particulières qui
semblent militer pour la liberté des individus .
On sent combien cette position bizarre devait les gêner ,
et combien leurs triomphes antérieurs les affaiblissaient
dans leur lutte actuelle. Ils s'étaient , pour ainsi dire ,
réfutés d'avance ; la réponse à leur discours d'aujour
d'hui était dans leur discours d'hier . Ils ressemblaient à
une armée qui serait sortie d'une citadelle après l'avoir
fortifiée , et qui se trouverait arrêtée par les ouvrages
qu'elle aurait construits .
Lorsqu'ils disaient « que la charte avait assuré à tous
» les Français la garantie de leur liberté , et que , s'il y
» avait des lois temporaires , comme ces lois pouvaient
>> atteindre des innocens , la chambre , devenue leur
» unique garantie , devait d'autant plus examiner leurs
>> griefs ; » l'on ne pouvait oublier les ordres du jour de
l'année précédente . Lorsqu'ils ajoutaient « que vouloir
>> interdire à la chambre actuelle l'investigation des faits
» qui avaient motivé la détention , c'était accuser l'an-
» cienne chambre d'avoir créé un pouvoir dictatorial ,
» d'avoir anéanti le plus sacré des droits consacrés par
» la charte ; en un mot d'avoir trahi les intérêts de la
>> nation , et établi légalement le despotisme le plus re-
» doutable ; » on se rappelait les grandes considérations
d'intérêt général qu'ils avaient fait valoir dans la session
précédente . Quand ils affirmaient enfin , « qu'un pouvoir
» créé contre les révolutionnaires n'aurait dû frapper que
>> les révolutionnaires seuls , » la question , en devenant
plus claire , ne plaçait pas les orateurs sur un terrain
plus avantageux ; car on était tenté de craindre que la
sainteté de la liberté individuelle ne fût pas le seul motif
de leurs réclamations , et qu'ils ne restreignissent un peu
trop l'application de la charte , qui , pourtant , semblerait
regarder tous les Français .
Tels furent , en effet , les argumens qu'on leur opposa.
76
MERCURE
DE FRANCE
.
« On peut s'étonner , leur dit-on , qu'une mesure qui
» paraît şi juste et si instante , soit demandée si tard .
>> Quoi ! cette loi temporaire est sur le point d'expirer ,
>> et c'est aujourd'hui que les défenseurs des droits
» qu'elle a suspendus viennent combattre contre elle !
» Quel pouvoir a arrêté leur zèle ? gémissaient-ils dans
>> l'oppression ? et comment depuis un an une seule
>> voix ne s'est - elle pas élevée pour demander compte
» des abus qu'a pu entraîner l'exécution de la loi ? »
;
« Sans doute , leur observa un autre orateur , si la
>> charte , si les lois générales du royaume exerçaient
>> seules en ce moment leur salutaire empire , l'arresta-
» tion aurait pu être suivie de l'envoi des prévenus de-
>> vant les tribunaux ; mais les malheurs de la France ,
>> mais des circonstances impérieuses , extraordinaires ,
» ont nécessité des lois extraordinaires comme elles .
» C'est votre propre loi qui a voulu qu'on s'assurât
» d'un homme dangereux , qu'on pût le retenir sans
» le livrer à la justice . Vous avez voulu donner au gou-
» vernement une grande latitude ; vous n'avez point
>> fait d'exception ; vous avez interdit aux tribunaux de
» connaître de la plainte du détenu ; vous avez jugé in-
» dispensable au salut de l'Etat de donner , pour un
» temps déterminé , aux agens de l'autorité royale , cet
>> immense pouvoir discrétionnaire ; vous vous êtes re-
» posés sur leur sagesse du soin de prévenir les abus .
» Vous vous êtes abandonnés à eux sans réserve et en
» toute confiance . » « Ce n'est point à moi , continua
>> M. Ravez dans son éloquente et pressante dialectique ;
» ce n'est point à moi à examiner s'il y a eu quelque
>> imprudence dans cet acte , et je me garderai bien de
» le faire devant ceux mêmes qui en ont déterminé
» l'adoption ; mais je n'en ai pas moins le droit de dire
» qu'ici le repentir est tardif et le regret inutile . »
« Mais , a-t-on dit , quelle garantie y a-t-il donc contre
» les abus de l'autorité ? En suspendant une partie des
» droits généraux consacrés par la charte , avons-nous
>> suspendu la responsabilité des ministres ? Si on pres→
» sait trop ce raisonnement , vous seriez étonnés vous-
» mêmes de ses conséquences et des résultats qu'il pour
» rait avoir. »
<< L'arrestation dans le cas de la prévention , rentre
JANVIER 1817 . 77 .
» dans les termes de la loi . Aux yeux de cette loi , il n'y
» a ici ni attentat , ni abus d'autorité...... La culpabilité
» n'était pas nécessaire ; la prévention seule l'était. Le
» ministre a donc ordonner l'arrestation , et appli-
» quer sa justice telle que vous l'avez faite dans la loi
» du 29 octobre 1815. »
pu
De pareils raisonnemens n'étaient pas susceptibles
d'être réfutés par ceux contre lesquels on les employait ,
et l'assemblée , après avoir néanmoins écouté tous les
orateurs , après avoir , le premier jour , ajourné la discussion
, bien qu'aux termes du réglement la décision
fût déjà possible , passa enfin à l'ordre du jour sur la réclamation
du pétitionnaire .
J'ai cru devoir m'abstenir de parler de ce pétitionnaire
et des faits allégués , soit en sa faveur , soit contre
lui . Tout homme dans les fers a droit au moins au silence ,
et il est ordonné de ne pas juger un détenu qui n'a pas
de juges .
Mais la question en général m'a suggéré quelques
réflexions que je ne voudrais pas supprimer , pa ce
qu'e u'elles sont utiles , et que je tâcherai d'exprimer avec
convenance .
Quand l'assemblée de 1815 a voté d'enthousiasme la
loi du 29 octobre , elle a sûrement pensé que cette loi
ne peserait que sur ceux qu'elle regardait comme ennemis
; et voilà que dans l'exécution , elle a cru voir que
la loi frappait des amis ; elle a donc gémi sur son propre
ouvrage .
Quand , pour satisfaire au désir universellement exprimé
de quelque grande mesure , le ministère a proposé
la loi du 29 octobre , il a dû être content de l'empressement
avec lequel on lui accordait un si grand pouvoir
; et voilà que l'usage de ce pouvoir a été une arme
entre les mains de ses adversaires .
Enfin , quand cette loi a été promulguée , le pétitionnaire
, si j'en juge par les opinions exprimées dans les
écrits mêmes répandus pour sa défense , y applaudissait
de très-bon coeur , et voilà que la loi l'atteint .
Heureux , mille fois heureux pour tout le monde , le
temps des lois ordinaires !
L'espoir de voir ce temps arriver contribua sans doute
à la décision de l'assemblée . Depuis plusieurs jours , on
58 MERCURE DE FRANCE .
1
annonçait le projet d'une loi qui devait restreindre et
modifier celle du 29 octobre , et rendre à la liberté individuelle
plusieurs des garanties qui avaient été suspendues.
Et , en effet , le 7 décembre , les ministres
présentèrent trois projets , l'un sur la liberté des individus
, le second sur celle de la presse , le troisième sur
les journaux.
Je consacrerai quelques articles à leur examen dans
les numéros suivans ; mais je veux d'abord traiter de la
loi sur les élections . Cette loi me semble de toutes la
plus importante , parce qu'une représentation formée
d'élémens vraiment nationaux , contient le germe de
toutes les améliorations qu'on peut désirer.
B. DE CONSTANT .
Nota. Le numéro prochain contiendra un tableau politique de
l'Europe .
ANNONCES ET NOTICES.
De l'Espritpublic en France ; par M. de C. , ancien élève
de l'école polytechnique , ingénieur , etc. Prix : 75 cent.
A Paris , chez Delaunay , Fabre et Dentu , libraires , et
chez les marchands de nouveautés , au Palais - Royal .
Cette brochure , servant d'introduction à un ouvrage plus considérable
que l'auteur se propose de publier, offre une suite de vérités déduites d'une
parfaite connaissance de la révolution . Elle en fait connaître ce qu'on
peut appeler réellement les intérêts moraux. On y démontre que tous
les gouvernemens qu'a eus la France depuis 1789 , ont perdu leur existence
politique , parce qu'ils ont méconnu ou froissé ces mêmes intérêts .
L'anteur tire parti de cette idée pour prouver que ces fréquens changemens
loin de montrer la légèreté des Français , sont au contraire une
preuve de la solidité et de la constance de leurs désirs , puisque le mécontentement
lic , qui a favorisé nos révolutions successives , a toujours
eu en France . nême cause .
Les petits Protecteurs ou l'Escalier dérobé , comédie en
un acte et en prose ; par M. B. d'Aubigny , représentée
sur le théâtre royal de l'Odéon , le 17 septembre 1816 ,
JANVIER 1817 . 79
Prix : 1 f. 25 c. A Paris , chez Barba , au Palais-Royal ,
galerie derrière le Théâtre-Français .
Arlequin médisant , dans le jolie vaudeville des Montagnes russes ,
s'écrie , en perlant de cette comédie :
Les petits Protecteurs ,
De nos gais Ricochets tristes initateurs !
Mais cette médisance - là ressemble un peu à une calomnie . Les petits
Protecteurs ne sont point tristes ; on les trouvera même fort gais partout
où Perroud remplira le rôle du barbier gascon Despignac .
"Malheck- Adhel, mélodrame en trois actes , représenté
sur le théâtre de la Porte Saint-Martin . Prix : 75 c . A
Paris , chez Barba , à l'adresse ci -dessus .
Mémorial dramatique , ou Almanach theatral pour
1817. Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr . 50 c . A Paris , chez
Hocquet , imprimeur , faubourg Montmartre , et chez
Barba.
Ce Mémorial contient l'analyse raisonnée et critique de toutes les pièces
jouées sur les différens théâtres de la capitale pendant l'année 1816. On
y trouve aussi les noms et demeures des administrateurs , acteurs , actrices ,
danseurs et danseuses des différens théâtres. On voit que c'est un ouvrage
utile .
Le Souvenir des Ménestrels , contenant une collection
de romances inédites . Un vol . in - 18 , renfermant cent
soixante-seize pages de musique gravée et dix gravures ,
Prix : 6 fr . A Paris , chez mad. veuve Benoist , au Palais-
Royal , galerie de bois , nº . 254 .
Les noms des plus célèbres compositeurs qui ont concouru à enrichir
ce petit recueil de leurs productions , suffiraient pour déterminer son
succès , s'il n'était pas assuré déjà par trois années de vogue .
La Maison des Champs , poëme , suivi de quelques
poésies ; par M. Campenon , membre de l'Institut ; troisième
édition . Un vol . in- 12 . Prix : 3 fr . A Paris , chez
Delaunay , au Palais-Royal , galerie de bois .
Il était difficile de traiter un pareil sujet après les Géorgiques françaises
du Virgile français . M. Campenon a su trouver de nouvelles ressources
dans son talent , et créer sa réputation dans un genre qui paraissait
épuisé.
Le Voyage du Poëte , poëme ; par J.-B. de Stictor ;
seconde édition , revue , corrigée et agmentée . Un vol .
in- 12 . Prix : 3 fr . A Paris , chez Nicolle , rue de Seine ,
n° . 12 , bôtel de Larochefoucault .
Ce petit poëme, inférieur à celui de l'Espérance , du même auteur ,
80 MERCURE DE FRANCE .
n'est néanmoins dépourvu ni de grâce , ni d'agrément. I reparaît anjourd'hui
imprimepar Didot , et orné d'une gravure exécutée d'après un
joli dessin de Girodet.
Ludovico ou le Fils d'un homme de génie , traduit
de l'anglais ; par madame la baronne de Montolieu .
Deux vol. in- 12 . Prix : 5 fr. 3o c . A Paris , chez Arthus
Bertrand , rue Hautefeuille , nº. 25.
Il est à désirer que le héros de ce roman ressemble à son père ; c'est
ce que nons apprendrons à nos abonnés , lorsque nous l'aurons lu .
Epitre au Roi , par Lefèvre . A Paris , chez Dantu ,
lib. , Palais Royal , galerie de bois , nº . 265 et 266 , et
chez les libraires qui vendent les nouveautés .
Nous sommes fachés de ne pouvoir louer que l'intention de l'auteur .
Etrennes à mes enfans ou Contes moraux en vers ,
pour tout âge , suivis d'un théâtre de société ; par
F. Vernes de L.... , auteur d'Almed , du Voyage sentimental
, etc. , etc. , avec cette épigraphe :
Parez de fleurs une raison sévère ;
L'art d'enseigner tient à celui de plaire.
Deux vol. in- 12 . Prix : 4 f. A Paris , chez Gide , lib . ,
rue Saint-Marc-Feydeau , n° . 20.
MUSIQUE.
Adieux à l'Hôtel-Dieu , romance nouvelle , paroles
de l'auteur de l'Epûre à Gilbert , musique de M. le
marquis de Beaufort d'Hautpoul , lieutenant-colonel du
génie . A Paris , chez Ridan , lib. , rue de l'Université ,
n°. 5. Prix : 1 fr. 50 c . Au profit de l'auteur des paroles.
Tout est intéressant dans cette romance , les paroles , la musique , qui
en exprime si parfaitement la profonde et touchante mélancolie; la jolie
vignette, fruit du travail désintéressé d'un excellent graveur . Cette romance
prouve qu'en littérature , le goût , le talent et la sensibilité peuvent donner
du charme et de l'élégance aux sujets les moins poétiques , et qu'une belle
ame sait ennoblir les situations les plus déplorables. On est persuadé que
fe public , et surtout les fenmies , accueilleront cette nouvelle production
avec tout l'intérêt qu'elle doit inspirer.
TABLE.
Le désespoir de Judas.
Enigme , Charade et Logogr . 45
Ouvrages nouveaux . 46
Miroir des moeurs.
Annales dramatiques.
Des Chambres , depuis leur convocation
jusqu'au 31 décembre.
18 : 6 ( 2 article ).
65.
69
Le Bachelier de Salamanque . 57 Annonces et notices.
Madame Dupin. Gi
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE .
ROTA
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 18 JANVIER 1817 .
ummmmmmm mmmmmmu
AVIS IMPORTANT.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine . Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'année .
Les Livres , Gravures , etc. , que l'on voudra faire annoncer dans le
MERCURE , les Poésies et Articles que l'on désirera y faire insérer , doivent
être adressés , francs de port , à M. LEFEBVRE , directeur du
Mercure, rue des Poitevins , no 14 , près la place Saint-André- des -Arcs.
Pour tout ce qui est relatif aux Abonnemens , il faut écrive , franc de
port , à M. BoUET , à la même adresse.
Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir .
Les personnes dont l'Abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros.
nmmmm
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
LE JOUR DE L'AN.
A M. le comte de Ségur .
Il reparaît le jour à Strenna consacré ,
Où dans Rome au berceau , mais brillante de gloire
Un roi par Minerve éclairé ,
Pour allumer le feu sacré
Laissait reposer la victoire .
TOME 1er.
7
SBINE
82 MERCURE DE FRANCE .
Dans ce jour , le temple des dieux
Se parait de fraîches guirlandes
Qu'en silence assemblait , d'un doigt religieux ,
La vierge au front pudique , au souris gracieux ;
Et les autels pliaient sous le poids des offrandes .
Quand par trois fois l'hymne pieux ,
Avec des flots d'encens s'élevait jusqu'aux cieux ;
Quand le sang des blanches génisses
Avait trois fois rougi l'autel des sacrifices ;
Lorsque , sous le sacré couteau ,
Tombait en rugissant le terrible taureau ,
Et que la voix des aruspices
Faisait croire à d'heureux auspices ;
Libre de soins envers les dieux ,
Alors tout un peuple joyeux
Allait en pompe dans la ville ,
Présenter d'asile en asile
Ou la datte , ou la figue , ou le nard précieux ;
Dons simples , mais charmans , que la reconnaissance ,
La nature , l'amour , l'amitié , l'innocence ,
Rendaient l'emblême de leurs voeux .
Nous sommes loin , hélas ! de ces siècles fameux.
Pourtant la moderne Lutèce ,
Comme l'antique Rome aime à fêter ce jour.
Reçois mes voeux à son retour ,
O toi , l'appui de ma détresse !
Toi qui , mettant un terme à ma longue douleur ,
M'as rendu le repos , et ma lyre et mon coeur !
Toi , Ségur , qui doué d'une âme peu commune ,
Ne t'enflas point du vent de la prospérité !
Toi que n'abattit point la rude adversité !
Toi qui parus toujours plus fort que la fortune !
Puissent tes fils vaillans , et les fils de tes fils ,
Ces dignes héritiers d'une maison illustre ,
Et dont le noble sang coula pour leur pays ,
Du nom de tes aieux accroître encore le lustre ,
Par d'utiles exploits sous tes yeux accomplis !
JANVIER 1817.
83
Puisse ton épouse adorée ,
Ce modèle touchant de vertus et d'amour ,
Te prodiguant ses soins , et des tiens entourée ,
Plus chère à tes désirs jusqu'à son dernier jour,
Au-delà du cours ordinaire ,
Vivre , heureuse toujours et d'aimer et de plaire !
Puisse enfin , abjurant sa nouvelle rigueur,
Le ciel qui , tour à tour équitable et sévère ,
Tant de fois t'a donné , t'a repris sa faveur,
Te rendre un destin plus prospère ,
Et te payer de mon bonheur !
Madame DUFRENOY .
ÉNIGME.
Quoique mon nom soit un peu vieux ,
Je suis encore assez jeunette ;
Mais je suis forte et rien ne m'inquiète ,
Car j'ai des amis courageux.
Chacun me trouve assez bien faite .
J'ai l'avantage singulier
D'être , pour le même athlète ,
Arme offensive ou bouclier .
wwwwww
3
(Par M. ABEL. )
CHARADE- IMPROMPTU ,
A mademoiselle Clarisse de ***, en la voyant courir dans un parc.
Croyez -moi , jeune Clarisse ,
N'allez pas sur mon dernier ;
Bien souvent le pied y glisse;
Vous y feriez mon entier ,
Et l'on verrait mon premier.
(Par un abonné. )
7.
84 MERCURE DE FRANCE.
mmmmmu
LOGOGRIPHE.
Nous sommes quatre enfans d'une grande famille ,
Et nous avons deux espèces de soeurs ;
A notre tête est la troisième fille ,
s;
Et notre aînée a les seconds honneurs.
f
Celle qui de nous quatre a la taille plus grande ,
A la troisième place a soumis sa fierté,
Et par distinction la dernière demande
Un petit ornement sur son chef ajouté.
Nous composons un tout : mettez-vous à sa quête ;
Et si vous le trouvez , demandez-le d'abord
Pour vour guérir du mal de tête
Que vous aura causé peut-être cet effort.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
L'énigme est de Boilean , et le mot est puce ; celui
de la charade , que l'on attribue à Voltaire , est Linguet.
Le logogriphe est de Lamotte ; le mot est Melpomène ,
où l'ou trouve môle , pôle, poèle , Léon ( pape , ville et
royaume) , Pélée et pomme.
JANVIER 1817:
85
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Complot d'Arnold et de sir Henry Clinton contre
les Etats- Unis d'Amérique et contre le général
Washington . Septembre 1780. Orné de deux portraits
et d'une carte . Chez P. Didot l'aîné , imprim.
du Roi , rue du Pont - de-Lodi , n° . 6. Prix : 6 fr.
Rien de plus frappant , rien de plus instructif dans
l'histoire moderne , que cette révolution américaine qui
fit sortir un peuple , jeune encore , du rang des nations
obscures , pour l'élever à l'indépendance et à la gloire .
Jamais événement ne produisit une sensation plus vive ,
ne réveilla plus de craintes , d'esperances , de voeux
contraires . Les amis de la raison et de la justice comprirent
aussitôt qu'il s'agissait moins de l'indépendance
particulière de l'Amérique du nord , que de l'émancipation
générale et graduelle de tous les peuples civilisés .
Il s'établissait une lutte de principes dont l'issue devait
exercer , sur l'avenir , une influence directe et irrésistible
. L'ancien continent tressaillit à ces grands noms
de liberté et de patrie , qui parlent avec tant de force à
l'imagination , et qui remuent si profondément les coeurs
généreux. Tous les hommes que fatiguait l'opposition ,
si manifeste dans la plus grande partie de l'Europe ,
entre les moeurs nouvelles et des institutions usées par
le temps ; tous ceux qui croyaient qu'il n'existe plus de
devoirs là où les droits légitimes sont méconnus ; enfin ,
tous les philosophes dont la voix éloquente sollicitait
depuis un siècle la tolérance religieuse , l'affranchissement
de la pensée , applaudirent à cette déclaration
d'indépendance , qui leur parut un arrêt solennel de la
destinée .
Cependant , aux yeux de la politique vulgaire, la
86 MERCURE DE FRANCE .
cause américaine paraissait au moins hasardée. L'Angleterre
qui , grâces à la fermeté de son gouvernement ,
avait saisi d'une main audacieuse la balance de l'Europe
, et dont la marine , jusqu'alors victorieuse , enchaînait
les deux Océans ; l'Angleterre , sortie avec une ambition
et une force nouvelles de ses longues et sanglantes
révolutions , qui voulait la liberté pour elle , et
la servitude pour les autres , était prête à déployer ses
immenses ressources ; elle menaçait les Américains de
ses flottantes citadelles , de l'expérience , de l'intrépidité
de ses propres guerriers , de la valeur mercenaire des
nombreuses légions dont le sang lui était vendu , de la
toute- puissance de son or. Le cabinet de Saint-James
méprisait un peuple qui ne pouvait opposer à tant de
moyens d'agression que son amour pour la patrie , sa
pauvreté , sa vertu .
On n'a pas oublié cette proclamation fastueuse du
général Burgoyne , lorsque , sur le point de quitter les
bords du Saint- Laurent , à la tête de l'armée la plus
formidable qui eût jusqu'alors traversé l'Atlantique , il
prononçait avec orgueil sur le sort du peuple américain .
Ses soldats , versés dans l'art de la guerre , accoutumés
à une savante discipline , couverts de glorieuses cicatrices
, n'avaient , disait- il , qu'à paraître pour faire trembler
des rebelles dont l'éloignement seul de la métropole
encourageait la témérité . Les foudres britanniques imposeraient
silence à ces orateurs séditieux dont le courage
de tribune expirerait à la vue d'un champ de bataille.
Ces sujets indociles de la Grande-Bretagne n'étaient
que des esclaves révoltés qui s'empresseraient de rentrer
dans la soumission pour éviter le châtiment dû à leur
ingratitude. Les enfans de la vieille Angleterre traverseraient
le nouveau continent sans rencontrer d'obstacles
dignes de leur valeur . Mais, au défaut de gloire acquise
dans les combats , ils auraient l'honneur d'avoir rendu
un service signalé à leur patrie , en rétablissant son
pouvoir méconnu , en étouffant les derniers germes.
d'une révolte impie , en apprenant au monde que rien
1
JANVIER 1817. 87
ne pouvait résister à la sagesse de ses conseils et à la
force de ses armes .
Ces magnifiques promesses , ces paroles superbes enflammèrent
le courage de l'armée anglaise ; chaque officier
, chaque soldat se regardait comme le vengeur et
l'appui de la cause nationale. Leur ardeur augmenta
l'audace du général Burgoyne ; l'invasion fut décidée ;
les troupes se mirent en mouvement et parurent sur les
confins de l'Etat de New- Yorck.
Cette nouvelle s'était répandue dans les provinces
fédérées . Ce fut alors , qu'à la voix du congrès rassemblé
à Philadelphie , on vit descendre des montagnes et accourir
du fond des forêts , une race d'hommes fiers et
indomptables , dont le gouvernement anglais soupçonnait
à peine l'existence . Ces hommes , dont la vie n'était
qu'une lutte sans cesse renouvelée contre un climat rigoureux
et une nature sauvage ; qui ne connaissaient
d'autre besoin , d'autre trésor que la liberté , se réunirent
sous les ordres du brave général Gates ; armés
seulement de leurs mousquets de chasse ( 1 ) , ils marchèrent
au-devant de l'ennemi , et le rencontrèrent dans
les plaines de Saratoga.
Ôn connaît l'issue de cette bataille , où le nombre ,
le courage et la science militaire cédèrent la victoire au dévouement
d'un généreux patriotisme ; les vieilles bandes
de l'Angleterre baissèrent les armes devant les défenseurs
de l'indépendance . L'armée entière resta prisonnière de
guerre ; le général Burgoyne n'eut pas même le bonheur
d'échapper , par une mort glorieuse , à la commune destinée.
Il traversa , désarmé et captif, ces mêmes provinces
qu'il s'était promis de parcourir en triomphateur .
La nouvelle de ce désastre dérangea toutes les espérances
, tous les calculs du ministère britannique , et
(:) C'est une espèce d'arme à feu cannelée , dont les chasseurs américains
font usage : ils lui donnent le nom de rifle , Ils manquent rarement
leur coup à deux cents pas de distance . On y adapte une baïonnelle
en temps de guerre.
88 MERCURE DE FRANCE .
fut reçue en Europe aux acclamations de tous les amis
de la liberté .
Cet evenement eut des suites d'autant plus sérieuses
qu'il était plus inattendu . Le gouvernement français ,
qui avait à réparer de longues fautes et de longs malheurs
, se décida enfin à combattre ouvertement en
faveur des Américains , que sa politique incertaine avait
secourus jusqu'alors avec une mystérieuse timidité.
L'union déclarée de la France et des Etats -Unis , fit
sentir au cabinet de Saint-James que l'emploi illimité
de toutes ses ressources pouvait seul contrebalancer une
alliance qui , par le fait , élevait ses colonies au rang des
nations libres . On résolut d'éprouver jusqu'où pourrait
aller la puissance de la séduction .
il ne
De tous les généraux américains , Washington était
celui qui causait le plus d'ombrage au ministère anglais .
Ce général possédait toutes les qualités nécessaires pour
conduire une armée de citoyens à la victoire , et pour
diriger un peuple naissant à la liberté . Plus jaloux de
la gloire de son pays que de sa gloire personnelle ,
cherchait point a subjuguer les imaginations par l'éclat
et la nouveauté des entreprises ; avant tout , il consultait
l'utilité de son pays . Les passions mauvaises , la cupidité
, l'ambition , ne pénétrèrent jamais dans son coeur :
modeste dans ses désirs , ferme et prudent dans les
conseils , héroïque sur le champ de bataille , inébranlable
dans les revers , plein d'humanité après la victoire , il
n'oubliait que ses services , et ne négligeait que ses propres
intérêts . Washington s'élève dans les temps modernes
, comme une de ces nobles figures antiques qui
attestent le séjour de la vertu sur la terre .
L'influence de ce grand homme était bien connue
en Angleterre. Le ministère britannique aurait regardé
comme un véritable triomphe , non de corrompre
Washington , on le connaissait , mais de s'emparer de
sa personne. Les généraux anglais étaient chargés de
traiter avec les officiers de l'armée américaine , et d'acheter
la trahison à tout prix . La corruption était un auxiliaire
dont ils voulaient essayer les forces .
JANVIER 1817. 89
Un guerrier , déjà célèbre par de brillans exploits ,
qui s'était couvert de gloire devant les murs de Quebec
et aux champs de Saratoga , soumis le premier à cette
épreuve , ne put résister aux conseils de l'avarice et de
l'ambition . Le général Arnold , renommé entre les plus
braves , entra dans les projets que sir Henry Clinton ,
commandant des forces britanniques , avait formés contre
les Etats-Unis et contre Washington : les destinées du
général et celles de son pays paraissaient inséparables .
L'origine , les progrès , le dénouement imprévu de
cette conjuration , sont la matière de l'ouvrage que nous
annonçons au public . L'auteur , recommandable par
son caractère et par les talens divers qu'il a développés
dans les places les plus éminentes , a traité cet intéressant
sujet avec une incontestable supériorité . Il a placé
à la tête de son livre un discours digne d'une sérieuse
attention. Je reviendrai sur cette partie , et je ne veux
m'occuper aujourd'hui que des faits relatifs à la conspiration
.
<< Washington avait formé le projet de resserrer l'ennemi
dans New- Yorck , et il ne pouvait y parvenir
qu'après lui avoir fermé la rivière du Nord , connue
Sous le nom d'Hudson . Des ingénieurs d'une grande
habileté lui avaient été envoyés par le gouvernement
français . Ils reconnurent que la position la plus avantageuse
pour barrer l'Hudson , était à West-Point ; c'est
le nom d'une colline située sur la rive occidentale du
fleuve . Des forts y furent construits .
>> Les forts de West-Point , dont la guerre rendait
la possession si importante , sont à vingt lieues de New-
Yorck. Le rocher qui les porte est adossé à une montagne
, sur laquelle s'élèvent quelques mamelons comme
en amphithéâtre ; il est baigné par le fleuve , et son
sommet est couronné par un plateau que couvrent les
principales fortifications .
» Quand les ouvrages furent terminés , les Anglais
reconnurent , mais trop tard , qu'ils n'auraient pas

laisser à leur ennemi les moyens et le loisir nécessaires
pour les élever ; ils n'étaient pas en état de s'en em90
MERCURE
DE FRANCE
.

parer de vive force , et cependant il fallait renoncer à
prendre l'offensive , tant que le fleuve serait barré aussi.
près de New- Yorck .
» Arnold aspirait à commander en chef dans ces
postes importans ; il n'ignorait pas qu'un général qui
se vend àl'ennemi , perd au même instant tout ce qu'il
avait acquis de gloire , d'estime , de renommée ; ses lauriers
sont flétris par sa trahison , et la puissance qui
l'achète compte plutôt les avantages dont elle prive le
parti contraire , que la valeur de l'acquisition qu'elle
fait. Il ne voulait pas être reçu en déserteur ; et puisqu'il
lui était impossible d'entraîner l'armée , ou même
un seul bataillon dans sa défection , il voulait livrer
aux Anglais tous ces forts avec leurs garnisons , et les
immenses magasins qui s'y trouvaient.
>> Le salaire de la trahison d'Arnold consistait dans la
somme de 30,000 liv . sterl . ( 720,000 fr . ) , et dans la
conservation , au service de l'Angleterre , du grade de
brigadier-général , qu'il avait dans l'armée des Etats-
Unis .
>> Telles furent les conditions auxquelles il stipula
avec les Anglais l'asservissement d'un peuple qui combattait
pour devenir le plus libre de la terre , et qui
sera bientôt compté parmi les plus puissans.
» Arnold avait sollicité et obtenu le commandement
de West-Point ; nul soupçon ne s'élevait sur son parfait
dévouement à la cause publique . Onne pouvait imaginer
qu'un homme qui avait versé son sang pour sa patrie ,
fût capable de passer sous des drapeaux étrangers :
l'idée d'une telle infamie était mise au rang de ces impossibilités
morales dont la raison ne daigne pas s'occuper
. Ainsi , Arnold put méditer avec sécurité l'attentat
qui devait, quel que fût l'événement, flétrir sa vie , et
déshonorer sa mémoire.
» Le major André, aide- de- camp du général Clinton,
fut chargé de correspondre avec Arnold . Ce malheureux
jeune homme était doué de tous les avantages qui rendent
un citoyen utile à son pays et cher à la société : il
brûlait du désir de se distinguer par une action éclaJANVIER
1817 . 91
tante ; l'espérance illusoire de mettre fin à la guerre en
s'emparant de West-Point, et de la personne même du
héros de l'Amérique , enflammait son zèle : il consentit
à une entrevue secrète avec le général Arnold . C'était là
que sa destinée l'attendait ; il fut arrêté , et ses papiers
furent saisis . >>
Je passe sur des détails remplis d'intérêt qu'il faut
lire dans l'ouvrage même. Je ne m'arrêterai que sur la
catastrophe qui termina la vie du major André , parce
qu'on peut en tirer d'utiles leçons.
Le général Arnold avait eu le temps de se sauver
à New-Yorck . Lorsque Washington apprit sa défection ,
il était entouré de ses généraux : « J'ai cru , dit - il , qu'un
officier habile , intrépide, qui avait souvent versé son sang
pour son pays , était digne de confiance , et je lui ai
donné la mienne . Je reconnais aujourd'hui et pour toute
ma vie , qu'il ne faut jamais se fier à ceux qui manquent
de probité , quelques talens qu'ils puissent avoir.
Arnold nous a trahis. »
>> Il s'agissait de prononcer sur le sort du major André,
qui , se trouvant arrêté sans uniforme et avec un faux
passeport , pouvait être considéré comme espion ; il fut
décidé qu'il serait mis en jugement. Washington avait
consulté secrètement le congrès avant de prendre cette
résolution. Cette assemblée lui répondit qu'il n'y avait
point de motif qui pût arrêter le cours de la justice .
>> Le commandant en chef fit aussitôt assembler un
bureau composé de six majors - généraux et de huit brigadiers-
généraux . Conformément aux dispositions des
lois , deux étrangers étaient de ce nombre , les généraux
Lafayette et Steuben.
>> Ils remplirent avec douleur un devoir rigoureux .
Le bureau , après un mûr examen , rapporta au général
Washington que « John André devait être traité comme
» espion de l'ennemi , et que , suivant la loi et les usages
» des nations , il avait mérité la mort . »

» André , justement condamné , inspirait cependant
un intérêt général ; il mourait victime de la trahison
d'un autre , à la fleur de son âge et à son entrée dans
92 MERCURE DE FRANCE .
une carrière que sa bravoure , ses talens , son goût pour
les arts et les lettres, devaient rendre utile à son pays et
glorieuse pour lui . Sa conduite envers les Américains
avait toujours été remplie de modération : plusieurs lui
devaient la conservation de leur vie et de leurs propriétés;
et tandis que d'autres faisaient la guerre avec une fureur .
qui n'est que trop ordinaire dans les guerres civiles , il
s'était appliqué à diminuer les maux qu'elle entraîne.
Les circonstances mêmes de l'entreprise qui était cause
de sa condamnation , ne montraient en lui qu'un homme
puissamment touché des intérêts de son pays , et il y
avait de l'élévation jusque dans sa faute. »
Aux approches de l'heure fatale , il témoigna le désir
d'avoir la compagnie d'un officier américain , et le choix
tomba sur le colonel Hamilton , l'un des officiers les
plus estimés dans l'armée . Ce fut sans pusillanimité ,
comme sans ostentation de courage qu'il alla au supplice.
« Sa contenance , ajoute l'historien , était celle du
plus brave des hommes , placé par l'ordre de son général
sur une mine embrâsée dont l'explosion va lui donner la
mort .
>> Quelques -uns accusaient cette aveugle destinée qui ,
en le faisant périr , sauvait le véritable criminel . Mais
la vie d'Arnold était mille fois plus malheureuse que
la mort d'André . Arnold survivait ; mais banni pour
toujours de son pays natal , il devait traîner une existence
déshonorée chez une nation qui lui imputait la
perte qu'elle venait de faire ; il transmettait à ses enfans
un nom odieux et honteusement fameux ; il n'obtenait
qu'une partie du prix avilissant d'une trahison
inutile . Ses plaintes firent bientôt connaître que toutes
les promesses qui l'avaient séduit n'avaient pas été
remplies.
»Arnold est le seul officier américain qui ait abandonné
la cause de l'indépendance , et tourné son épée
contre son pays . Les officiers de l'armée anglaise montrèrent
une grande répugnance à servir avec lui . Ik
avait eu leur estime quand il les combattait ; ils l'acca
JANVIER 1817 . 93
blèrent de mépris lorsqu'il se fut joint à eux par une
trahison . >>
Il serait difficile d'exposer avec plus de force et de
vérité l'infamie qui accompagne toujours les trahisons.
Une chose que je me plais à remarquer , c'est que les
traîtres obtiennent rarement en entier les récompenses
promises à leur cupidité . Le général Arnold n'est pas le
seul qui se soit plaint d'avoir été séduit par de vaines
promesses. Tel sera toujours le sort des hommes qui
trahissent leur pays en faveur de l'étranger ; ils ne peuvent
compter avec certitude que sur l'indignation des
contemporains et sur le mépris de la postérité.
A. JAY.
wwww wwwww
VARIÉTÉS.
Lettre inédite de Chesterfield à sonfils ( 1 ).
Londres , le 30 mai .
Le monde , mon ami , est le livre , le seul livre que
pour le moment je voudrais vous voir étudier. Une
(1 ) Note des rédacteurs .-Les Lettres de milord Chesterfield à son fils
sont entre les mains de tout le monde ; et si le succès prodigieux qu'elles ont
obtenu dans le dernier siècle , a été tempéré par de justes critiques , elles
n'en restent pas moins comme un monument unique de grâce et d'urbanité
dans la langue originale où elles sont écrites . Une personne qui ne
nous permet pas de lui en témoigner publiquement notre reconnaissance ,
a bien voulu nous communiquer deux de ces lettres manuscrites . Les recherches
que nous avons faites , nous autorisent à les croire inédites ;; da
moins pouvons -nous affirmer qu'elles ne se trouvent ni dans la traduction
française des Lettres de Chesterfield à son fils , ni dans l'édition
anglaise in-8° , sur laquelle la traduction française a été faite , ni dans
aucune édition anglaise qui nous soit connue . Nous avons donc dû penser
que la traduction et la publication de ces deux Lettres dans le Mercure
de France seraient favorablement accueillies par nos lecteurs . Nous insérons
ici la première ; la seconde trouvera sa place dans un autre numéro.
94 MERCURE DE FRANCE .
connaissance complète du monde vous serait d'une utilité
plus grande que toutes les lectures que vous pourriez
faire . Laissez-là les livres toutes les fois que vous
aurez occasion d'aller en bonne compagnie , et soyez
sûr que vous gagnez au change . Néanmoins , comme la
vie la plus tumultueuse d'affaires ou de plaisirs laisse
toujours quelques heures de libres dans la journée , et
que les livres sont alors une fort bonne ressource pour
toute personne raisonnable , je me propose ici de vous
indiquer la méthode d'employer utilement ces momens
de loisir , qui doivent être rares . Gardez- vous de perdre
votre temps à des lectures futiles d'ouvrages de quelques
auteurs ignorans et nécessiteux , publiés pour le passetemps
de lecteurs oisifs . De pareils livres ne produisent
à l'esprit et aux oreilles qu'un bourdonnement importun
; proposez-vous , en lisant , un but raisonnable et
positif; poursuivez-le jusqu'à ce que vous l'ayez atteint ,
et de là passez à un autre. Par exemple , pour ce qui
vous concerne , et vu votre destination , je vous conseillerais
de choisir les époques les plus remarquables et les
plus intéressantes de l'histoire moderne , et de concentrer
toutes vos lectures dans cette partie . Si vous
prenez , par exemple , le Traité de Münster (et cette
période me paraît la plus convenable pour commencer
le cours que je vous recommande) , gardez -vous de
P'interrompre en jetant les yeux sur d'autres livres qui
n'auraient aucun rapport avec cette étude ; consultez les
histoires les plus authentiques , les lettres , les mémoires ,
les négociations qui ont trait à cette grande affaire ; lisezles
, comparez-les avec la défiance et la précaution que
recommande lord Bolingbroke , beaucoup mieux et
beaucoup plus éloquemment que je ne le fais .
La période qui suit , et qui n'est pas moins digne de
votre attention , est marquée par le traite des Pyrénées,
qui était combiné et calculé pour fonder les droits de la
maison de Bourbon au trône d'Espagne , et qui , en effet
, y a réussi . Suivez de la même manière l'étude de
cette époque et de quelques milliers de volumes qui
ont été écrits sur ce sujet . Dans ce nombre , choisissezen
deux ou trois , les plus authentiques , particulièrement
les recueils de lettres ; en fait de négociations , ce sont
les meilleures autorités.
JANVIER 1817 . 95
Viennent ensuite les traités de Nimègue et de Riswick
, qui ne sont en quelque sorte que les post-scriptum
de ceux de Munster et des Pyrénées . Ces deux actes
publics ont reçu un très-grand jour par la publication de
plusieurs lettres originales et authentiques .
Les concessions faites au traité de Riswick par
Louis XIV , alors triomphant , n'étonnèrent que ceux
qui voient les choses superficiellement ; mais je suis
porté à croire qu'elles furent aisément appréciées et jugées
par ceux qui connaissent les affaires de l'Espagne ,
et qui étaient informés de la santé du roi Charles II ,
alors régnant. L'intervalle de temps qu'il y eut entre la
conclusion du traité de Riswick et le commencement de
la guerre de 1702 , est des plus intéressans , quoique fort
court chaque semaine vit naitre quelque grand événement.
Deux traités de partage , la mort du roi d'Espagne
, son testament auquel on ne s'attendait pas , et
l'acceptation de Louis XIV , contre la teneur du second
traité de partage qu'il venait de signer et de ratifier luimême
; Philippe V reçu paisiblement , accueilli ea
Espagne , et reconnu par la plupart de ces puissances
qui ensuite se réunirent pour le détrôner ! Excellent sujet
de méditations politiques .
Je ne puis m'empêcher , à cette occasion , d'observer
que le caractère à souvent plus d'influence dans les
grandes transactions , que la prudence et la profonde
politique ; car Louis XIV , en donnant un roi de sa famille
à l'Espagne aux dépens des véritables intérêts de
la France , ne suivait en cela que les inspirations de
son orgueil personnel. La France aurait acquis une force
bien plus solide et plus durable par l'acquisition de
Naples , de la Sicile et de la Lorraine , d'après le second
traité de partage ; et je crois qu'il a été plus heureux
pour l'Europe qu'il ait préféré de s'en tenir au testament.
Il est vrai qu'il pouvait espérer d'avoir une grande
influence sur son petit-fils ; mais il ne pouvait pas se
flatter que sa postérité , en France , pût influencer la
postérité des Bourbons en Espagne ; il savait trop combien
les liens du sang sont faibles entre les hommes ,
et combien ils sont plus faibles encore entre les
princes.
Les mémoires du comte d'Harcourt et de Los Torres ,
96
MERCURE
DE FRANCE
.
jettent beaucoup de lumières sur les actes de la cour
d'Espagne . Antérieurement à la mort de ce faible roi ,
les lettres du maréchal d'Harcourt , alors ambassadeur
de France en Espagne , dont j'ai en manuscrit des copies
authentiques , depuis l'année 1698 jusqu'en 1701 ,
m'ont éclairé à fond sur cette affaire ; je vous réserve ce
livre . Il paraît , par ces lettres , que la conduite imprudente
de la maison d'Autriche , à l'égard du roi et de la
reine d'Espagne , et de madame Berlips , leur favorite ,
jointe à la connaissance du traité de partage et à l'irritation
qu'elle produisit , furent les véritables et les seules
raisons du testament du roi en faveur du duc d'Anjou :
ni le cardinal Porto Carrero , ni aucun autre des grands
d'Espagne , n'avaient été gagnés par la France , ainsi qu'il
a été dit , et qu'on l'a cru dans le temps ; ce qui confirme
l'anecdote de Voltaire à ce sujet.
Avec le siècle , s'ouvre une nouvelle scène sur le
théâtre de l'Europe . Louis XIV est abandonné par son
bonheur , jusqu'à ce que le duc de Marlborough et le
prince Eugène réparent eux-mêmes tout le mal qu'ils
lui avaient causé, en faisant refuser par les alliés les conditions
de la paix qu'ils avaient offerte à Gertruydemberg
. Vous avez lu depuis peu comment fut ensuite amenée
la paix désavantageuse d'Utrecht , et vous ne sauriez
trop vous instruire en détail de toutes ces circonstances ,
ce traité ayant été la source d'où ont dérivé toutes les
transactions qui ont eu lieu en Europe . Les altérations
survenues après , tant par les guerres que par les traités ,
sont si récentes , que tous les récits qui en ont été publiés
peuvent être confirmés , prouvés et contredits par
les rapports de toute personne vivante dans le cas
d'être informée , à raison de son âge ou du rang qu'elle
a tenu dans le monde. Quant aux faits , aux dates et
aux pièces originales du siècle , vous les trouverez dans
Lamberti jusqu'à l'année 1715 , et après cela dans le recueil
de Rousset.
Je n'entends pas vous dire par-là que vous ayez à consommer
des heures entières à des recherches de ce
genre ; non , vous pouvez employer votre temps plus
utilement mais ce que je voudrais vous faire entendre ,
c'est que vous tirerez un grand parti des momens que
vous emploierez à ces études , par la méthode et la suite
:
JANVIER 1817. 97
que vous mettrez à un seul objet à la fois . Ce ne serait
pourtant pas vous en écarter , lorsque vous rencontrez
des chocs de prétentions de divers princes entre eux pour
la même chose , que d'avoir recours à d'autres livres où
ces prétentions se trouvent clairement établies ; c'est ,
au contraire , la seule manière de se rappeler les droits
et les prétentions contestées
Par exemple , si dans un cours de lecture de deux ou
trois volumes in-folio , vous aviez pris connaissance des
prétentions des deux rois , de Prusse et d'Angleterre , sur
l'Oost -Frise , il est impossible que vous vous en soyez
souvenu ; mais , maintenant qu'elles sont devenues l'objet
des débats à la diète de Ratisbonne , et le sujet de
toutes les conversations politiques , si vous consultez les
livres et les personnes sur ce sujet , si vous vous en informez
à fond , vous ne les oublierez de votre vie ; vous
en entendrez parler dans un sens à Hanovre , et dans
un sens tout opposé à Berlin . Ecoutez bien des deux
parts pour former votre opinion , et ne disputez avec
aucune des deux .
Les lettres des ministres à leurs cours , et celles de
leurs cours aux ministres , si ces lettres sont les véritables
, sont les meilleurs renseignemens et les plus authentiques
qu'on puisse lire , en tant qu'elles ont rapport
aux affaires . Les lettres du cardinal d'Ossat , du président
Jeannin , de d'Estrades , de sir William Temple ,
ne sont pas seulement instructives , elles sont encore
propres à former le style , qui doit être fort simple dans
les lettres d'affaires , sans cesser jamais d'ètre clair ,
et correct .
pur
Ce que je viens de dire se réduit à deux ou trois principes
fort simples : 1 ° ne lire que peu pour le moment,
et causer beaucoup ; 2° ne lire aucun livre qui ne soit
utile et profitable , et sur- tout donner à vos lectures un
objet positif , en sorte qu'elles soient relatives et conséquentes
entre elles . En suivant cette méthode , une lecture
de demi-heure tous les jours vous menera fort loin :
rarement on sait employer le temps de manière à en retirer
le plus d'avantage possible ; mais si , à votre âge ,
dès votre début dans la vie, on pouvait connaître le prix
du temps et en mettre tous les momens à profit , il est
8
98 MERCURE
DE FRANCE
.
i
inconcevable quel fonds de connaissances on pourrait
acquérir avec une pareille économie . C'est avec un extrême
regret que , jetant les yeux en arrière , je vois
l'énorme perte de temps que j'ai faite dans ma jeunesse ,
sans plaisir et sans profit . Prenez exemple sur moi ;
jouissez de tous les momens : les plaisirs ne durent pas
si long-temps que la vie ; il ne faut donc pas les négliger
mais la vie la plus longue est encore trop courte
pour s'instruire ; c'est pour cela que chacun de ses momens
est précieux.
ANNALES DRAMATIQUES.
Suite de la Revue théâtrale.
S'il est vrai que la confusion des genres soit un signe
de la décadence dans les arts , on doit avouer que l'art
dramatique en offre le symptôme le plus évident , et qu'il
se fait plus particulièrement sentir sur nos théâtres lyriques
. Avant d'établir le fait , commençons par poser
quelques principes , et déterminons en peu de mots
ce que les choses doivent être , avant d'examiner ce
qu'elles sont .
L'opéra , tel que l'entendait Voltaire , tel que l'a
exécuté Quinault (qui peut en être regardé comme le
créateur) , est un spectacle où tous les arts apportent en
tribut leurs prestiges . Cette espèce de drame doit participer
du pathétique de la tragédie , du merveilleux de
l'épopée et du charme de la musique ; il a ses règles dans
une nature enchantée , où la parole est la mélodie , où
le mouvement est la danse .
La création d'un opéra est nécessairement l'ouvrage
de quatre auteurs différens : le poëte , le musicien , le
chorégraphe et le décorateur. Sans doute , le poëte qui
invente et dispose le sujet , le musicien qui l'agrandit et
l'anime , peuvent réclamer la plus grande part dans une
composition de ce genre ; mais le concours des deux
JANVIER 1817. 99
autres n'en est pas moins indispensable à l'accomplissement
de cet oeuvre dramatique .
Gluck , en naturalisant en France , par des chefsd'oeuvre
il est vrai , l'opera seria des Italiens , dans toute
sa nudité , n'en a pas moins dénaturé le genre qu'il ne
fallait que perfectionner . Un opéra ne doit être ni une
tragédie ni une comédie . Contentons-nous d'avancer
aujourd'hui cette proposition , que nous trouverons l'occasion
de développer ailleurs .
Dans les arts comme dans la morale , il est rare qu'on
ne tombe pas d'un excès dans un autre . La danse , qui
n'était plus qu'un accessoire à peu près inutile dans la
tragédie lyrique , a depuis quelque temps envahi la
scène entière . Sous le nom ridicule de ballets d'action ,
on a imaginé des espèces d'opéra - pantomimes auxquels
la musique elle-même ne sert plus que de programme.
C'est le dernier degré de la décadence d'un spectacle
magnifique et véritablement national , qui jadis n'avait
point de rival en Europe , et qui luttera bientôt avec
désavantage contre les théâtres du boulevard , élevés sur
ses ruines .
L'opéra-comique est un genre faux , dont le goût a
vainement essayé de faire justice dans son origine . Cette
comédie bâtarde , où les mêmes personnages parlent et
chantent alternativement ( comme dans les anciennes
farces de la foire , où l'un des interlocuteurs parlait français
et l'autre italien ) , pourrait passer pour la plus barbare
, pour la plus absurde des conceptions théâtrales ,
si le mélodrame n'existait pas.
Abuse -t- on des mots ? veut- on que l'opéra - comique
soit un genre ? On doit alors l'envisager comme un drame
dont les situations principales ont besoin du secours de
la musique pour obtenir tout leur développement . On
ne doit chercher ni la régularité du plan , ni la vraisemblance
rigoureuse de l'action , ni la vérité des caractères ,
ni la force d'intrigue qu'on exige dans la comédie ; un
sujet susceptible de mouvement et de contrastes , dont
la musique est avide ; des scènes filées sans autre art ,
sans autre but que d'amener quelques tableaux ; un
dialogue vif et rapide dont tout l'artifice consiste à lier
entre eux les divers morceaux de chant , telles sont les
conditions , pour ne pas dire les règles de l'opéra-co-
8.
100 MERCURE
DE FRANCE.
mique. En les prenant pour mesure des jugemens que
nous aurons à porter sur les compositions dramatiques
de cette espèce , nous ne craindrons pas d'avouer que
nos auteurs et nos compositeurs actuels , en se rapprochant
à quelques égards du système musical des Italiens
dans l'opera buffa , ont fait faire à l'art des progrès auxquels
nous applaudirions davantage, si l'art même n'avait
pas à s'en plaindre.
Nous avons posé , dans ces courtes réflexions préliminaires
, les principes d'après lesquels nous allons passer
rapidement en revue les travaux des deux scènes lyriques
pendant l'année dernière .
L'académie royale de musique , par un effort d'activité
qui fait plus d'honneur au zèle qu'aux lumières de
son administration , a donné , dans l'espace de onze mois ,
trois opéra , le Rossignol , les Dieux rivaux , Natalie ;
et trois ballets nouveaux, Flore et Zephire , le Carnaval
de Venise , et les Sauvages de la mer du sud.
Le Rossignol est une pastorale lyrique dont le sujet ,
d'autant plus difficile à traiter qu'il était plus connu , ne
réclamait pas moins qu'une plume aussi délicate et aussi
ingénieuse que celle de l'auteur de Joconde , pour en
sauver au théâtre les allusions trop faciles et les invraisemblances
trop manifestes . Ce petit acte villageois ,
plein d'esprit et de gaîté , est peut-être pris dans une
nature trop vulgaire pour l'Opéra . Après tout , il pourrait
trouver son apologie dans son succès même , s'il
n'était pas à craindre qu'il ne tirât à conséquence.
La musique de cet opéra n'offre de remarquable qu'un
trio charmant , dont le motif principal , d'un chant trèsgracieux
, est ramené par le poëte avec beaucoup de
bonheur.
Il est difficile d'imaginer rien de plus maladroitement
conçu que l'opéra-ballet intitulé les Dieux rivaux, donné
à l'occasion d'un auguste mariage . Jamais peut-être on
n'a fait un plus malheureux emploi de la mythologie :
on y voit figurer ensemble , du moins en récit , Minerve
et Louis XII , Apollon et François Ier , Neptune et
Tourville , Thémis et saint Louis ; cette macédoine ly—
rico-grotesque se termine par un pont-neuf que chante
Bacchus sur l'air de Vive Henri IV. Deux poëtes
MM. Dieulafoi et Briffaut ) et quatre musiciens
(
JANVIER 1817 .
101-
MM. Spontini , Berton , Kreutzer et Persuis) se sont
mis en communauté de talens pour produire cette insipide
composition , qui n'a eu et ne pouvait avoir aucun
succès.
Plus malheureuse encore et moins excusable , Natalie
ou la Famille russe a provoqué les premiers sifflets qu'on
ait entendus à l'Opéra (spectacle auquel le bon ton avait
jusqu'ici épargné cette injure) : on ne pouvait , il faut
l'avouer , choisir une meilleure occasion pour déroger
à l'usage. Cette pièce , dont l'intérêt repose sur
les malheurs d'une famille exilée en Sibérie , est imitée
, sans art , d'un opéra-comique de MM. Duval et
Boyeldieu , qu'on ne doit pas s'étonner de ne plus voir
sur un théâtre dont les sociétaires ont banni les deux
chefs-d'oeuvre de notre seconde scène lyrique , la Lodoïska
de M. Chérubini , et l'Ariodant de M. Méhul .
Natalie n'a eu que trois représentations , et n'en méritait
pas une ; c'est tout ce que nous pouvons en dire .
Des trois ballets représentés cette année , un seul ,
Zephire et Flore , a obtenu un éclatant succès ; encore
dirons-nous , au risque de faire un calembourg , qu'il
ne tient qu'à un fil . Le vol de Zéphire , exécuté par un
nouveau procédé mécanique ; des tableaux frais , dont
quelques-uns ne sont cependant pas d'un bien bon
choix , ni d'un goût très-pur , ont valu à M. Didelot ,
auteur de ce ballet , un succès dont il y a peu d'exemples,
dans les annales de Terpsycore.
Si l'on peut, à d'autres égards , se plaindre des acteurs,
de l'Opéra-Comique , il faut du moins les louer sur leur
zèle. Quatorze ouvrages nouveaux dans le cours d'une
année font un honneur infini à leur mémoire : nous
n'exhumerons ni le Mariage par commission , ni la
Lettre-de-Change , ni le Mari pour étrennes , ni le Coup
d'épée viager, ni Plus heureux que sage , ni le Batelier
du Don , ni le Maître et le Valet , dont la musique a
tué les paroles , ni la Comtesse Troun , digne d'un
meilleur sort ; nous nous contenterons de tenir note des
quatre opéra comiques qui ont surnagé dans ce vaste
naufrage .
Malgré la prose et les vers de M. Sewrin , son collaborateur
, M. Boyeldieu , par un miracle de musique ,
a sauvé la Fête du village voisin . Le public , aux pre
102 MERCURE DE FRANCE .
mières représentations , a fait , avec beaucoup d'impa
tialité , la part du poëte et du compositeur ; s'il a constamment
sifflé l'un , il a , par compensation , vivement
applaudi l'autre .
Pour être au-dessous de Joconde et de Jeannot et
Colin , la pièce de l'Une pour l'Autre , des mêmes auteurs
, n'en est pas moins un joli opéra comique . Une
intrigue habilement conduite , un dialogue spirituel et
rapide , quelques situations piquantes , dont le musicien
a su profiter , ont assuré le succès de cet ouvrage , qui
a paru chanceler à la première représentation .
Charles de France est du très -petit nombre des ouvrages
de circonstance qui ont mérité de survivre à
l'occasion qui les avait inspirés . Ecrit avec grâce ,
riche de tableaux et d'appplications délicates , cette
pièce , de MM. Dartois et Théaulon , a fait connaître
en France un jeune compositeur , M. Hérold , dont le
plus bel éloge est d'avoir paru digne , dans cet ouvrage ,
d'associer sa lyre à celle de Boyeldieu .
Le sujet de la Journée aux aventures , dont chaque
scène amène une situation , est on ne peut mieux choisi
pour un opéra comique . L'intrigue pourrait être conduite
avec plus d'art ; les trois actes plus naturellement
liés entre eux ; le style sur-tout pourrait en être plus
correct , plus gai , plus spirituel ; mais ces défauts nombreux
sont couverts en partie par le charme de la musique
, dont plusieurs morceaux ne sont pas au-dessous
de la grande réputation de M. Méhul . 0.
JANVIER 1817 . 103
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
nwunmmmv
Tableau politique de l'Europe.
Les mêmes considérations qui m'ont engagé à placer,
avant l'analyse des travaux journaliers de nos assemblées
, un tableau de ce qui avait précédé leur convocation
, et un exposé de leurs opérations , jusqu'à l'époque
à laquelle ce journal a commencé , me déterminent à
présenter au public quelques données générales sur l'état
politique de l'Europe , pour qu'elles servent d'introduc- .
tion au compte qui sera rendu habituellement des variations
de cet état politique. Je commencerai par la
Russie , trouvant qu'il vaut mieux réparer qu'expliquer
une omission qui a été justement reprochée au Prospectus
du Mercure.
RUSSIE .
Immense dans son étendue , rapide dans ses développemens
, la Russie a été , depuis le règne de Pierre Ier
un objet d'étonnement et de méditation pour l'Europe .
Durant assez long - temps , l'on a pu croire que ses progrès
étaient plus ou moins factices , parce qu'ils étaient
accélérés . L'expérience de plus d'un peuple pouvait inspirer
quelque défiance contre une civilisation mise en
terre chaude . Le feuillage qui couvre la cime d'un
arbre ne démontre pas toujours la vigueur de ses racines
mais par une exception heureuse et unique dans
l'histoire , il est prouve maintenant que la Russie n'a
point à redouter le sort qui , d'ordinaire , atteint tout
ce qui est précoce . Tirée de la barbarie par Pierre Ier ,
ornée plutôt qu'éclairée par Catherine II , elle reçoit
:
104 MERCURE DE FRANCE .
d'Alexandre ce que les deux grands prédécesseurs de ce
prince n'avaient encore pu lui donner , des bases nationales
adaptées à son esprit , et des réformes proportionnées
à ce que le peuple est en état de supporter.
Il était à craindre que les améliorations commandées
par un pouvoir sans bornes ne se transformassent point
en habitudes. Les grands qui les avaient adoptées par
imitation ou par calcul , n'avaient pu se convaincre de
leur mérite intrinsèque. Ils regardaient la philosophie
et les lumières , ainsi que le luxe et les arts , comme des
parures nécessaires à un empire qui voulait devenir
européen. Le peuple ne se soumettait à ces changemens
que par une obéissance souvent contraire à ses inclinations
naturelles , et résultant de moyens de rigueur toujours
fâcheux . Suivant la remarque assez ingénieuse
d'un voyageur homme d'esprit , l'on trouvait à la cour ,
et chez les nobles , des formes françaises ; dans l'armée ,
des formes prussiennes ; dans la marine , des formes anglaises
mais la masse de la nation , dans ses opinions ,
dans ses coutumes , jusque dans ses vêtemens ,
était encore
, il y a peu d'années , une nation asiatique .
Dans cette position , la Russie était menacée , pour
ses progrès intérieurs , par des dangers d'une double
espèce. Un prince qui aurait abandonné la route nouvelle
, tracée par la seule volonté de deux souverains ,
aurait pu d'un mot repousser le peuple russe jusqu'au
point où il était placé au commencement du dix-huitième
siècle. Un prince , trop ardent à faire triompher
des nouveautés salutaires , aurait pu leur nuire par cette
ardeur même : il aurait eu vainement raison en principe
la raison se dénature , quand elle n'a que la force
pour appui .
:
L'empereur Alexandre , évitant ces deux extrêmes ,
construit , pour ainsi dire , l'édifice dont il n'a trouvé
que les chapiteaux et les colonnes . Il crée , entre une
noblesse polie et une armée formidable , une nation
forte et reconnaissante , en encourageant l'affranchissement
des paysans . Il respecte , dans cet affranchissement
graduel , les droits du présent , sans leur sacrifier ceux
de l'avenir : il répand , dans la masse laborieuse , des con
naissances pratiques , première condition , pour que
cette masse parvienne à des pensées d'un ordre plus
JANVIER 1817.
105
:
relevé il permet aux classes supérieures de puiser des
lumières dans les pays étrangers . Ainsi nous voyons se
remplir les vastes lacunes qui subsistaient encore dans
la civilisation de la Russie ; elles se remplissent d'une
manière rapide et pourtant durable , parce qu'Alexandre ,
généreux et prudent à la fois dans sa conduite , se garantit
également de la défiance qui cherche à interrompre
les progrès de l'espèce humaine , et de l'impatience
qui veut devancer le temps . De la sorte il prépare
une ère nouvelle , et la postérité lui devra les institutions
dont il dépose le germe dans ses mesures de
chaque jour.
Plus libre dans l'organisation qu'il donne à la Pologne ,
parce qu'un terrain couvert de ruines est pour l'architecte
un terrain neuf , l'empereur Alexandre console ,
par l'établissement d'une constitution , et par la restitution
de plusieurs droits politiques , une nation malheureuse
qui , durant quarante ans , a eu le mérite de regretter
ce dont , pendant bien des siècles , elle a eu le
tort de ne pas savoir jouir : et une noble tolérance laisse
espérer , même aux Juifs de cette contrée , qu'ils feront
partie de la cité dont ils suppportent les charges , puisqu'ils
sont soumis à la conscription .
En Russie , comme en Pologne , les traces des dernières
guerres disparaissent . Moscou s'est déjà relevé ;
les routes sont rétablies ; de nouvelles communications
s'ouvrent ; des universités se fondent ; des académies
mêmes sont instituées , et cette attention pour le superflu
prouve la bienveillance pour le nécessaire .
SUEDE.
La Suède consolide son alliance avec la Norwège ,
dont les habitans , honorablement connus par leur fidélité
à leurs anciens maîtres , le seront bientôt par leur
affection envers leurs nouveaux concitoyens ; car rien ne
lie les peuples comme la jouissance commune de la liberté
. La diète de Stockholm doit s'être ouverte le 15 de
ce mois. L'on y proposera , dit - on , la réduction de
l'armée , qui est aujourd'hui de 24,000 hommes ; des
.106 MERCURE DE FRANCE .
lois somptuaires , et des réglemens favorables à l'indépendance
extérieure du commerce ; du reste , l'état politique
de la Suède ne paraît avoir besoin d'aucune amélioration
. Toutes les libertés y sont consacrées ; celle de
la presse y est sans restriction . Toutes les classes y ont
une représentation légale ; et ce peuple , pauvre , mais
sage , calme parce qu'il est libre , et fier parce qu'il est
indépendant , trouve dans ses institutions et dans son
gouvernement , qui les respecte , d'amples dédommagemens
de l'apreté de son climat , et des rigueurs de la
nature .
DANEMARCK .
Je dirai peu de mots du Danemarck . Ce royaume , si
florissant sous l'administration brillante du comte de
Bronsdorf, et qui offrait le singulier spectacle de la plus
grande liberté de fait , sous un pouvoir déclaré absolu de
droit , ne se relève que lentement de l'état de faiblesse
dans lequel l'ont jeté des guerres entreprises à regret ,
mais soutenues avec fidélité. Cependant la paix , la réduction
de l'armée de terre , la possibilité où il se trouve
de ne pas rétablir sa marine avant que des circonstances
plus favorables ne le lui permettent , les contributions
ou indemnités qu'il reçoit pour le séjour des troupes
françaises dans le Holstein , améliorent ses finances . Il
paraît qu'il lui arrive pour la Norwège , ce qui est arrivé
à l'Angleterre pour l'Amérique : la perte de cette province
,, perte contre laquelle il a lutté si long -temps , lui
est avantageuse plutôt que nuisible . Ses blés s'exportent
avec plus de bénéfice , et l'on évalue ce bénéfice à deux
millions et demi de France , pour l'année qui vient de
finir .
ALLEMAGNE.
Pour avoir sur l'Allemagne des idées précises , il faut
s'occuper séparément de la Prusse , de l'Autriche , et de
la diète germanique , qui décide du sort des états du second
ordre .
JANVIER 1817 . 107
PRUSSE .
La destinée de la Prusse , depuis son érection en
royaume dans l'année 1705 , a été remarquable . Frédéric-
Guillaume Ier , le second de ses rois ,
peut être
considéré sous quelques rapports , dans l'Europe moderne
, comme Philippe de Macédoine dans l'ancienne
Grèce . La comparaison sans doute n'est pas exacte en
tout point , puisque Philippe fut souvent lui-même un
général victorieux , et que Frédéric-Guillaume se contenta
d'accumuler des trésors considérables , sans les
employer , et de former une armée nombreuse et disciplinée
, presque sans faire la guerre . Toutefois ces deux
princes se distinguèrent moins par leurs propres succès ,
que par ceux qu'ils préparèrent à leurs héritiers : car, par
une prolongation singulière de cette conformité entre
deux époques séparées par vingt siècles , le nouveau
Philippe eut un nouvel Alexandre pour fils et pour successeur
.
"
Frédéric II , élevé loin du trône , tantôt dans la captivité
, tantôt dans une sorte d'exil , toujours dans la défaveur
, s'était consolé des rigueurs paternelles par l'étude
, et par des relations constantes avec les littérateurs
les plus célèbres . Il monta sur le trône , conquérant par
goût , peut-être aussi par caractère , mais ami des lumières
, parce que les éloges que des hommes éclairés
lui avaient prodigués , l'avaient attaché à leurs doctrines .
Se livrant avec une activité non interrompue à son double
rôle , il ressuscita des prétentions , entreprit des
guerres , remporta des victoires , annexa des provinces
aux Etats dont il avait hérité , fonda des académies ,
écrivit des livres philosophiques , appela près de lui des
philosophes , les combla d'honneurs , leur donna des
pensions , et se plut à leur accorder cette familiarité
inégale et capricieuse , mais séduisante ; coquetterie des
grands , non moins enivrante que celle des femmes .
Il montra de la sorte à ses sujets , dans la personne
de quelques étrangers favorisés , que la littérature et les
sciences pouvaient devenir des moyens de succès au108
MERCURE DE FRANCE .
près du prince , aussi bien que des titres de gloire auprès
du monde savant.
Deux littératures se développèrent en Prusse , l'une
allemande et l'autre française ; et comme la première a
exercé une grande influence sur la politique , je suis
obligé d'en dire un mot .
La littérature allemande fut pour Frédéric II un objet
d'indifférence , la littérature française un objet de protection
. Il s'ensuivit ce qui devait s'ensuivré : les écrivains
français furent des courtisans ; les écrivains allemands
furent des penseurs : car le génie de Frédéric ne
pouvait effacer le caractère indélébile de l'autorité . Ses
protégés répétaient des idées philosophiques , parce que
ces idées étaient le mot d'ordre : mais les vérités ellesmêmes
sont stériles quand elles sont commandées . Ils
écrivaient des choses hardies ; mais ils les écrivaient
d'une main tremblante , incertains sur les résultats qu'il
était prudent de vouloir en tirer , et se retournant sans
cesse avec inquiétude pour consulter le pouvoir . Voltaire
fit une courte apparition dans ce cercle littéraire , réchauffé
par la protection royale. Mais comme Voltaire
n'était pas une créature de la protection , comme il était
lui- même une puissance , les deux potentats ne purent
vivre ensemble .
:
Dédaignés du monarque , les lettres allemands renoncèrent
bientôt aux espérances qui avaient éveillé leur
ambition ils se résignèrent à n'être pas remarqués par
la cour ; et troquant la faveur contre la liberté , et le crédit
contre la gloire , ils ne travaillèrent que pour le public
et pour eux-mêmes ; ils durent à l'oubli , dont ils se
plaignaient sans doute , leur indépendance , et à cette
indépendance leur mérite et leur influence sur l'opinion .
Frédéric , en mourant , laissa la Prusse agrandie , les
finances de l'Etat prospères en apparence , bien que ne
reposant que sur un trésor , base factice , facilement
ébranlée ; l'armée glorieuse de souvenirs , mais déshabituée
des batailles par une paix de vingt-trois ans ; car
les démonstrations de 1778 ne peuvent être regardées
comme une guerre ; enfin , l'opinion vivante , animée
accoutumée à une liberté presque sans limites , parce
que l'autorité l'ignorait . Le successeur du grand Frédéric
voulut restreindre cette liberté à quelques égards . L'ha
2
JANVIER 1817 . 109
bitude était prise ; la lutte futinégale : l'opinion triompha .
La liberté religieuse , la liberté de la presse , menacées
par quelques édits , restèrent intactes de fait ; mais
comme le gouvernement avait été modéré dans ses tentatives
, l'opinion fut calme dans son succès .
Cependant la révolution française éclata ; les souve→
rains prirent l'alarme ; la coalition de 1792 commença
cette guerre , renouvelée partiellement durant vingtcinq
années , et dont un demi-siècle n'effacera point les
tristes vestiges . La Prusse entra dans cette coalition ;
mais l'opinion prussienne , bien que désorientée par les
excès d'une révolution sans mesure , resta favorable aux
principes de la liberté . Les revers des coalisés amenèrent
bientôt une paix séparée . Un nouveau roi monta quelque
temps après sur le trône de Prusse .
Notre révolution continuait : un homme s'en empara .
Fort de la fatigue nationale et de l'assentiment européen
, il ne tarda pas à punir la France de sa soumission
et l'Europe de sa confiance. La Prusse , tantôt son ennemie
, tantôt son alliée , fut attaquée enfin et presque
anéantie en 1806 .
Ici commence la résurrection de son esprit national ,
dont nous avons dû indiquer les élémens , mais qui avait
besoin du malheur pour renaître .
Les Prussiens , après leur défaite , furent blessés dans
tout ce qu'ils avaient de plus cher ; dans leur roi , qu'ils
aimaient ; dans leur reine , qu'ils nommaient la plus
belle et la meilleure ; dans leur patrie , qu'ils voyaient
morcelée ; dans leur gloire militaire , qui semblait
perdue ; dans leurs opinions , que des théories de despotisme
venaient insulter ; dans leurs finances , frappées
de contributions ; dans leurs fortunes particulières ,
épuisées par d'inévitables sacrifices ; enfin , dans leur
indépendance nationale , ce dernier trésor des peuples ,
et qu'à tous prix ils doivent conserver , parce que s'en
passer est impossible , et le ressaisir hasardeux . Tant de
souffrances , prolongées et renouvelées durant huit années
, produisirent dans les coeurs prassiens une grande
fermentation . Cette fermentation , commune à toutes
les classes , agita sur-tout les gens de lettres , qui virent
avec surprise pénétrer dans leurs retraites savantes ,
asiles jusqu'alors d'une indépendance entière , un des110
MERCURE DE FRANCE .
potisme étranger , leur imposant des lois que leur souverain
national n'avait jamais eu la pensée de leur dicter,
et leur disputant des libertés consacrées chez eux par
l'usage , et sanctionnées même souvent par la décision
des tribunaux . D'abord ils protestèrent dans leurs écrits
contre ces gênes inusitées ; mais les écrivains furent menacés
, quelques-uns punis : ils se turent alors et ils
conspirèrent.
Partout se formèrent des sociétés secrètes . Les universités
sur-tout devinrent les foyers d'une vaste conspi →
ration pour la délivrance nationale .
Les gouvernemens marchent plus lentement que les
peuples , entravés qu'ils sont par les antécédens de leur
politique . Celui de Prusse était toujours l'allié de Bonaparte
, quand déjà la nation regardait Bonaparte comme
son irréconciliable ennemi . La nature vainquit ses armées
, qui malheureusement étaient celles de la France,
et l'on se déclara contre nous .
Je ne raconterai point les événemens de 1813 et de
1814 ; ils sont connus. Bonaparte tomba ; la Prusse fut
affranchie .
L'on pressent assez , sans que je le dise , quel développement
l'esprit public de Prusse a dû prendre durant
cette grande crise . Plusieurs écrivains ont voulu indiquer
les conséquences probables de ce développement ;
mais ils me paraissent , pour la plupart , avoir plus ou
moins méconnu les faits , et par-là même s'être égarés
dans leurs prédictions .
Le roi de Prusse a promis à son peuple une constitution
représentative . Deux ans se sont écoulés, et cette
constitution n'existe pas on en conclut qu'elle n'existera
point . Des réclamations se sont élevées contre ces
retards on conclut de ces réclamations à un mécontentement
universel , et l'on semble annoncer quelque convulsion
politique . Rien de tout cela n'est fonde.
Il est dans la nature de l'autorité de mettre dans ses
concessions une sorte de parcimonie qui n'est pas toujours
bien calculée , mais qui est naturelle . Ceux qui ont
le pouvoir trouvent d'ordinaire l'état présent fort bon ,
et disent pourquoi changer ? Mais de cette hésitation
au refus d'une constitution promise , la distance est immense
. Le souverain de la Prusse , loyal , ami de son
JANVIER 1817.
III
pays , éclairé sur ses propres intérêts , a manifesté une
noble reconnaissance envers són peuple , qui lui a donné
de sublimes preuves de courage et de dévouement . Son
ministre principal est un homme de beaucoup de lumières
, connaissant bien sa position , fidèle à ses engagemens
, attaché à la popularité qu'il a méritée dans des
temps critiques ; ennemi peut-être du mouvement
mais sachant qu'en facilitant les transitions on évite les
secousses .
D'un autre côté , ces réclamations , ces écrits , ces
associations secrètes formées contre l'étranger , et qui
survivent à leur premier but , sont , on n'en peut douter
, des symptômes d'une opinion très-puissante ; mais
précisément parce qu'elle est puissante , cette opinion
n'est pas subversive . Les Prussiens , qui ne sont pas encore
en possession de garanties constitutionnelles , sont
libres de fait ; ils le sont par l'usage immémorial de trois
règnes ; ils le sont de l'aveu du roi actuel. La presse n'est
pas restreinte ; les tribunaux, prononcent avec une impartialité
parfaite , souvent contre l'autorité même . Il
n'y a point de tribunaux extraordinaires . Or , la liberté
, quand elle existe , est la meilleure assurance
de la paix.
Sans doute , une constitution est indispensable à la
Prusse , moins pour lui donner ce dont elle jouit depuis
long-temps , que pour régulariser les élémens divers de
son esprit national , qui maintenant s'agitent dans une
espèce de chaos . A l'influence des universités , qui inspirent
à la jeunesse prussienne , par une combinaison
singulière , du goût pour la science , du penchant à l'exaltation
et des prétentions à je ne sais quelle apparence
belliqueuse , qui font que chaque étudiant , s'armant d'un
sabre après avoir lu Schiller , se croit un chevalier du
treizième siècle , ou un libérateur du dix-neuvième , se
joint aujourd'hui un esprit réellement militaire contracté
dans les camps durant deux expéditions très -rapprochées
. Ce qui était , il y a trente ans , la chimère des jeunes
Prussiens , s'est trouvé réalisé par les circonstances .
Ils voulaient , à la fois troubadours et soldats , traverser
le monde en chantant des vers , en rêvant sur la nature
et l'amour , et en livrant des batailles ; et faute d'avoir
des ennemis à combattre , ils cherchaient dans quelques
112
MERCURE DE FRANCE .
duels une image imparfaite de la guerre. Après avoir , de
la sorte , usé leurs années d'activité surabondante et d'enthousiasme
sans objet précis , ils descendaient malgré
eux dans la réalité , embrassant des professions , remplissant
des emplois , et voyant à regret la terre se désenchanter
. Tout à coup un adversaire formidable s'est
montre , et la carrière qu'ils ambitionnaient s'est ouverte .
Ils se sont précipités des bancs des écoles dans la mêlée,
conservant leurs souvenirs littéraires , s'exaltant dans
leurs effusions poétiques , célébrant leurs exploits et quelquefois
leur mort ; car on en a vu qui récitaient leurs
vers en mourant de leurs blessures et en regardant leur
sang couler , comme les anciens Scandinaves . Leurs instituteurs
, qui jadis s'efforçaient de réprimer les écarts de
leur imagination orageuse , ont , au contraire , profité
de cette imagination pour les amener à la défense de la
patrie . Plusieurs se sont offerts eux-mêmes pour guider
leurs élèves , et l'on a vu des professeurs sortir de
l'auditoire pour joindre l'armée . Leurs préjugés , leurs
haines nationales se sont usés , quoi que l'on en dise , à
mesure qu'ils ont mieux connu leurs adversaires en les
combattant. Ils ont vu dans nos armées des hommes
qu'une obéissance honorable entraînait dans des expéditions
qu'ils blâmaient eux -mêmes ; ils ont admiré le
courage qui s'anime à la vue de l'ennemi , même quand
la raison gémit sur des entreprises inutiles ; ils ont accueilli
beaucoup de nos idées , compati à beaucoup de
nos malheurs.
Un esprit militaire ainsi contracté , doit être différent
de celui que produisent , dans les temps ordinaires , la
subordination muette et la discipline passive . Ces innombrables
volontaires de tous les états , de tous les
rangs , armés spontanément , à leurs frais , avaient porté
dans la vie guerrière le sentiment de leur indépendance
; ils ont rapporté dans la vie civile le sentiment
des droits qu'ils méritent d'exercer ; iis saisissent les
idées de liberté politique avec la même chaleur avec la
quelle ils avaient embrassé celles de l'affranchissement
national. Il faut se hâter de donner une direction légale
à l'activité qui les tourmente ; il faut les préserver ,
par une pratique libérale et sage , de ces théories vagues ,
plus séduisantes encore pour eux que pour nous , parce
JANVIER 1817:
113
que
n'étant avertis par aucune expérience , ils calculent
d'autant moins les résultats . Il faut enfin leur assigner
dans l'ordre social une place qui les contente , et qui ,
en les satisfaisant , les calme et les modère .
(La suite au numéro prochain .)
B. DE CONSTANT.
mmmmmmmv mmmmmmms
INTERIEUR.
DES CHAMBRES .
(IIIe. article. )
Loi sur les élections .
Je me proposais de rendre un compte détaillé de la
discussion sur les élections , et d'analyser par ordre les
opinions de chaque orateur .
Mais cette loi est tellement importante , il est si désirable
que par elle une grande masse à la fois nationale
et propriétaire , se voie investie du droit d'élection ,
droit qui est resté jusqu'à ce jour complètement illusoire
pour la plus grande partie du peuple français , que
je crois plus utile de présenter des réflexions sur le fonds
de la loi , ( 1 ) et sur son principe , que d'extraire une
foule de discours ; il me tarde d'ailleurs de traiter
aussi de la loi sur la liberté individuelle , loi non
moins essentielle , et sur laquelle ma franchise sera la
même.
Pour prouver néanmoins mon impartialité , je vais
rapporter en abrégé ce que les antagonistes du projet de
loi on dit de plus fort , et je crois qu'on reconnaîtra
que je n'ai ni supprimé , ni défiguré leurs raisonnemens
.
A les en croire , « ce projet de loi restreint à un trop
« petit nombre les Français qui participeront désormais
( 1 ) Je voulais d'abord citer en note chaque orateur dont j'ai rapporté
des phrases ; mais ces citations auraient force le tectem à s'inter ompre
perpétuellement pour les consulter . Je me borre donc à declarer qu'il n'y
a pas une de ces phrases qui ne soit extraite , mot pour not , du Moniteur
, à dater du 26 décembre 1816,
9
114 MERCURE DE FRANCE .
1
» au droit d'élire . Quatre millions neuf cent mille ci-
» toyens se verront dépouillés de ce droit précieux ; la
>> charte l'avait consacré et avait pourvu à son exercice ,
>> en permettant deux degrés d'élection . Par le premier
» degré , la masse de la nation participait au choix de
» ses mandataires ; mais le projet tend à former d'une
» seule classe , payant de 3 à 700 francs , une aristo-
» cratie composée en partie de paysans , et en partie
» de bourgeois . Cette classe , qui s'élève à plus de la
» moitié des contribuables , ayant toujours la majorité
» dans les colléges électoraux , fera tout , dirigera tout ,
>> élira tout.
de
>>> La charte a considéré la fortune comme une garan-
» tie nécessaire pour l'exercice des droits politiques , et
>> l'influence de la fortune sera détruite ; car les riches ,
» qui payent plus de 700 francs de contribution , seront
» en minorité. Ces riches auraient pu trouver dans la
» classe des citoyens qui payent des contributions de
» moins de 300 francs des auxiliaires , à l'aide desquels
» on aurait vu se rétablir l'équilibre ; mais le projet de
>> loi sacrifie tout à la classe intermédiaire , qui a peu
» chose à perdre ou à conserver . L'opinion de cette
» classe dominera seule , et fera prévaloir les intérêts
>> nouveaux sur les intérêts anciens. Voulez - vous la
» garantie de la propriété ? N'admettez pour les élec
» teurs que les plus imposés de chaque département .
>> Voulez - vous les principes du gouvernement re-
» présentatif? Ne refusez pas de laisser la nation in-
» tervenir dans les élections , au moins d'une manière
>> indirecte .
>> Le projet entraînerait des difficultés de détail insur-
>> montables , et des disproportions monstrueuses ; l'on
>> ne saurait comment réunir les électeurs , ni comment
» maintenir l'ordre dans leurs réunions . Ici on aurait
>> quinze mille individus à rassembler ; là cinquante ou
» soixante : ceux des campagnes ne se rendraient pas au
» chef-lieu ; ceux du chef-lieu profiteraient de l'absence
» de ceux des campagnes . L'inégalité de la représenta-
» tion serait portée à un excès déplorable . Dans tel
» département , 150 électeurs nommeraient deux dé-
» putés ; dans tel autre , 20,000 n'en pourraient nommer
» que huit. Mieux vaut revenir aux colléges électoraux ,
» bien qu'ils soient de la création de Bonaparte . Ils n'a-
» vaient point fait de mauvais choix en 1814 , puisque
JANVIER 1817 .
115
» l'assemblée de 1814 a rappelé son roi ; ils en avaient
» fait de meilleurs encore en 1815. »
Pour apprécier cette série d'argumens , il faut séparer
ceux qui se dirigent contre le fonds du projet
de loi , d'avec ceux qui ne se portent que sur des détails
d'exécution .
Les premiers , destinés à attaquer la loi dans sa
base , reposent sur deux idées qui d'abord sembleraient
incompatibles , et que je ne veux pas essayer de
concilier , de peur de démontrer qu'elles sont inconciliables
; car alors on me reprocherait d'inculper ces
intentions , tandis que mon seul but est d'établir des
principes .
La première de ces idées , c'est qu'il ne faut pas priver
les citoyens qui ne payent pas 300 francs d'impositions de
tonte participation , même indirecte , à la nomination de
leurs députés.
Mais commençons par examiner quelle était l'étendue
et la réalité de cette participation dans l'état actuel
de nos colléges électoraux ; nous examinerons ensuite
quelle peut etre cette mème étendue et cette même réalité
, dans tout système qui divise l'élection en deux
degrés .
Dans notre législation présente , le droit qu'on regrette
pour le peuple , en quoi consistait- il ? il consistait
à nommer des hommes chargés d'en nommer d'autres ,
et qui , dès l'instant qu'ils étaient revêtus de la qualité
d'électeurs , se trouvaient immédiatement , et pour la
vie , séparés de ceux qui leur avaient conféré cette dignité.
Ce droit consistait donc à créer une aristocratie
viagère qui , loin d'être un lien entre la représentation
et le peuple , était au contraire une barrière , un mur
de séparation entre le peuple et la représentation ; car ,
une fois les colléges electoraux formés , le reste de la
nation ne pouvait plus avoir d'influence sur le choix des
députés .
Si l'on compare ce système avec celui qu'introduit la
loi nouvelle , on ne peut s'empêcher de reconnaître que
le premier ne conférait qu'un droit illusoire . Le seul
résultat réel de ce droit était de confier à 16 ou 20 mille
individus l'élection de nos mandataires , tandis que le
projet de loi qu'on propose remet ce choix à cent mille
citoyens , et que les réunions de ces cent mille proprié116
MERCURE DE FRANCE .
taires , dans les divers départemens , différeront encore
des anciens colléges électoraux en ce point essentiel ,
qu'elles ne formeront point une classe à part et perma
nente dans sa très- grande majorité , mais que l'enceinte
électorale sera désormais ouverte à tous ceux qui acquer→
ront la contribution requise ; de sorte que toute augmentation
de fortune , toute spéculation légitime , tout
effort d'industrie heureuse , toute économie sage et prolongée
, conféreront de droit à tout Français une part
véritable et positive à l'exercice du droit le plus précieux
dans un état représentatif.
Dira-t-on qu'on pouvait donner aux colléges électoraux
une organisation meilleure , ne pas les faire à vie ,
les renouveler plus souvent ?
Je réponds que l'inconvénient de réduire une grande
partie , les quatre cinquièmes de ceux qui , par le projet
de loi , votent directement pour le choix des députés ,
à ne voter que pour des nominations d'électeurs , subsisterait
toujours . De l'aveu même des antagonistes du projet
, le droit d'élire les députés ne peut s'accorder qu'à
ceux qui payent 300 francs de contribution . En conséquence
, pour augmenter le nombre qui concourrait à
des nominations illusoires , on propose de restreindre
celui qui doit concourir à des nominations réelles ; il n'y
a pas moyen d'obscurcir la question . Si vous établissez
deux degrés d'élection , vous aurez plus de suffrage
pour créer des électeurs ; mais vous en aurez moins ρου
créer des députés .
Or , créer des électeurs , est-ce participer aux avantages
du gouvernement représentatif ? Est-ce exercer
les droits que ce gouvernement garantit aux citoyens ?
Non , c'est conférer à d'autres le droit d'exercerces droits .
Les seuls citoyens , dans un pareil systême , sont les électeurs
; le reste de la nation est déshérité : et qu'on ne
dise pas qu'elle se déshérite volontairement certes ,
elle y est forcée , quand la loi ne lui laisse l'option que
de nommer les électeurs ou de ne nommer personne.
Il vaut donc beaucoup mieux accorder à cent mille
hommes une participation directe , active , réelle , à la .
nomination des mandataires d'un peuple , que de faire
de cette participation un monopole pour seize ou vingt
mille , sous prétexte de conserver à un ou à deux , ou
mème , si l'on veut adopter le calcul d'un des opposans
au projet de loi , à quatre millions , une participation in-
"
JANVIER 1817. 117
directe , inactive , chimérique , et qui se borne toujours
à une vaine cérémonie .
L'élection directe constitue seule le vrai systême représentatif.
Quand des citoyens sont appelés à nommer leurs députés
, ils savent quelles fonctions ces députés auront à
remplir. Ils ont un terme de comparaison précis et clair
entre le but qu'ils désirent atteindre , et les qualités requises
pour que ce but soit atteint . Ils jugent en conséquence
de l'aptitude des candidats , de leurs lumières ,
de leur intérêt au bien public , de leur zèle , et de leur
indépendance . Ils mettent eux -mêmes un grand intérêt
aux nominations , parce qu'à leur résultat se lie l'espoir
de se voir appuyés , défendus , préservés d'impôts excessifs
, protégés contre l'arbitraire .
Mais quand ces citoyens ne sont appelés qu'à nommer
des électeurs , c'est-à-dire , des hommes qui en nomment
d'autres , le même interêt n'existe pas . Ces électeurs
, après avoir en dix jours donné leurs suffrages
rentrent dans leur nullité , ne pouvant faire de bien à
personne , embrasser la cause de personne . Le peuple
ne peut donc mettre , à choisir des électeurs , la même
importance qu'à choisir des députés . Le résultat du premier
choix n'est point décisif. Nul arrondissement ne
sait si la nomination des représentans sera seulement
modifiée par la fraction électorale , au choix de laquelle
il aura concouru . Cette nomination d'électeurs est un détour
, une filière qui cache le but aux regards , et qui refroidit
l'esprit public .
D'un autre côté , des colléges électoraux , peu nombreux
, dénaturent aussi les effets de l'élection . Les gouvernemens
dans lesquels le peuple est de quelque chose ,
seraient le triomphe de la médiocrité , sans une sorte
d'électricité morale , dont la nature a doué les hommes ,
comme pour assurer l'empire des qualités distinguées .
Plus les assemblées sont nombreuses , plus cette électricité
est puissante et , comme lorsqu'il est question
d'élire , il est utile qu'elle dirige les choix , les assemblées
qui élisent doivent être aussi nombreuses que cela.
est compatible avec le bon ordre .
Les hommes ordinaires ne sont justes que lorsqu'ils
sont entraînés ; ils ne sont entraînés que lorsque , réu,
nis en grand nombre , ils réagissent les uns sur les
autres ,
118
MERCURE DE FRANCE .
On n'attire les regards de quelques milliers de citoyens
que par des titres positifs , une opulence noblement
employée , une industrie utile à plusieurs classes ,
une réputation étendue . Mais des relations domestiques ,
des relations de cotterie accaparent la majorité dans un
collége nombreux ( 1 ) . Pour être nommé par le peuple ,
il faut avoir des partisans placés au-delà des alentours
ordinaires , et par conséquent un mérite connu pour
être choisi par quelques électeurs , il suffit de n'avoir
point d'ennemi , c'est -à -dire , il suffit des qualités négatives
.
L'élection directe , en faveur de laquelle déposent
toutes les vraisemblances de la théorie , tous les témoi
gnages de la pratique , tous les écrivains anciens , (2)
toutes les expériences modernes ; l'élection directe qui ,
en Amérique et en Angleterre , va toujours chercher les
grands propriétaires et les hommes distingués ; cette
élection , enfin , consacrée par les deux plus profonds
publicistes de l'Europe éclairée , Machiavel et Montesquieu
, peut seule établir un lien continuel , un lien plus
ou moins étroit entre les chefs de l'état et la masse des
citoyens ; (3 ) elle seule peut investir la représentation
nationale d'une force véritable , et lui donner dans l'opinion
des racines profondes .
Sans doute le nombre des électeurs qu'admet le pro-
( 1 ) On me dira que, dans plusieurs départemens , les électeurs seront
en très-petit nombre. C'est un inconvénient inherent à l'état présent des
choses . Au moins ce nombre ne sera pas limité; il pourra s'accroître par
l'accroissement de l'aisance nationale , suite infaillible de la liberté .
D'ailleurs , on convient , et même on objecte que , dans beaucoup d'autres
départemens , les assemblees seront très-nombreuses. Profitons donc
de ce qui est , en attendant ce qui n'est pas encore. Que si l'on prétend
qu'en descendant au - dessous de 300 fr . , on augmenterait immédiatement
le nombre des électeurs , on trouvera tout à l'heure ma réponse.
(2 ) Je suis obligé de supprimer les preuves et d'abréger les réflexions ;
mais j'ose renvoyer le lecteur à l'ouvrage que j'ai publié en 1814 et
1815 , sur les Constitutions et les Garanties . Tous les avantages de
l'élection directe y sont , je le crois , démontrés .
(3) Voy. M. Necker , dans ses dernières vues , ouvrage à la fois courageux
, éloquent et profond , que nos apprentifs en liberté devraient lire
au lieu d'en attaquer l'auteur. Il continue ainsi : Vous détruisez cette
relation , soit en ôtant au peuple son droit , soit en changeant ce droit
en un semblant , en une simplefiction . Dans le même ouvrage , il a
combattu l'institution des listes d'éligibles, avec des raisonnemens auxquels
il est impossible de répondre ; et tous ces raisonnemens , que malheureusement
je ne puis rapporter faute de place , s'appliquent aux nominations
d'électeurs.
JANVIER 1817. 119
:
jet de loi est encore très -restreint je conviens volontiers
qu'il est fàcheux que dans une nation de vingt-six
millions d'hommes , cent mille seulemement soient élec
teurs . J'ai exprimé ailleurs mon opinion sur les conditions
de propriété que le corps social peut et doit exiger
de ses membres pour l'exercice des droits politiques,
Tout homme qui possède un revenu , tel qu'il puisse
subsister sans être aux gages d'un autre , devrait jouir
de ces droits , et le paiement de 300 francs de contributions
directes , suppose incontestablement un revenu
trop élevé. Mais on ne peut en accuser le projet de loi ;
la charte est notre règle ; elle ne peut être modifiée . Les
antagonistes du projet le reconnaissent avec nous ,
eux sur-tout auraient mauvaise grâce s'ils voulaient s'en
plaindre ; car c'est la faute de quelques-uns d'entre eux,
si le gouvernement , qui avait admis l'année dernière la
possibilité des améliorations , a dû craindre qu'on ne
s'en servit pour tout détruire , et s'est vu contraint à y
renoncer .
et
La charte ayant donc prononcé que nul citoyen qui
ne paye pas 300 francs de contribution ne peut concourir
au choix des députés , le projet de loi , soumis à
cette règle , contient ce qu'elle admet de meilleur , de
plus libéral , de plus populaire .
Par ce systême , l'élection partira , pour la première
fois en France , d'une source vraiment nationale , et ,
bien que les propriétaires qui ne payent pas 300 francs
de contribution puissent s'affliger de ce qu'une barrière
souvent imperceptible les privera momentanément de
la plénitude de leurs droits , ils participeront eux-mêmes
bien plus aux avantages du gouvernement représentatif,
en trouvant dans leurs amis , dans leurs parens , dans
leurs égaux , des électeurs de droit , à qui personne ne
pourra contester cette qualité , qu'ils n'y participeraient
si , d'une part , ils avaient la faculté trompeuse d'inscrire
quelques noms d'électeurs sur une liste ; et si , de l'autre
part , la distance entre eux et les électeurs était bien
plus grande , et le nombre de ces derniers bien plus
resserré.
Il ne faut pas croire que les bienfaits du système représentatifdisparaissent
entièrement pour ceux qui n'en
exercent pas toutes les prérogatives , quand ces prérogatives
sont exercées par une classe très-voisine d'eux.
Il n'y aura point entre les propriétaires qui payent
120 MERCURE DE FRANCE .
300 francs de contribution , et ceux dont les contributions
seront moins élevées , une ligne de démarcation
qui rende leurs intérêts différens . Les petits propriétaires
, et même les non-propriétaires , dans les bourgs ,
les villages , les hameaux , seront unis par des relations
de famille avec beaucoup de propriétaires payant 500 fr .;
ils auront la perspective d'entrer peut-être eux-mêmes
un jour dans cette classe . Ainsi la barrière ne sera point
durable , et les intercts seront identiques.
Le contraire aurait lieu , si l'on adoptait la proposition
de déclarer électeurs les plus imposés : c'est la seconde
idée mise en avant par les antagonistes du projet de loi .
La richesse forme autour d'elle-même une enceinte bien
plus impénétrable que la médiocrité de fortune , et l'on
peut affirmer que les imposés , constitués exclusivement
en corps électoral , composeraient une aristocratie invincible
et permanente.
Cependant par une bizarrerie singulière , les mêmes
orateurs qui réclamaient les droits du peuple , ont invo¬
qué ensuite tout à coup l'olygarchie des plus imposés ,
sautant de la sorte , avec une agilité merveilleuse , des
propriétaires aux riches , et par-dessus la nation .
Comment expliquer cette évolution étrange ? Ils nous
l'expliquent.
« En descendant , nous disent- ils , au - dessous des
» imposés à 3oo franes , on aurait admis les hommes qui,
» exerçant une industrie , ou s'aidant de leur travail ,
» sont les auxiliaires naturels des grandes propriétés et
» des grandes fortunes , ce qui aurait atteint le but qu'on
» se propose ; puisque c'est dans la fortune qu'on cher-
» che des garanties » . ( J'observe en passant l'emploi
d'un mot pour un autre ; changement qui ne laisserait
pas que d'avoir d'importantes conséquences. La charte
ne cherche point des garanties dans la fortune , mais
dans la propriété , et c'est pour cela que le système élec→
toral doit favoriser non les riches exclusivement , mais
les propriétaires ) .
Je reprends le raisonnement que j'ai cité , et la question
me devient claire .
Ce ne sont plus les droits du peuple qu'on fait valoir ;
c'est l'appui que la dépendance du peuple pourra donner
à une classe particulière ; appui qu'on n'espère pas
trouver parmi les citoyens payant 300 francs .
La question se réduit donc à ces termes :
JANVIER 1817. 121
Voulez-vous qu'une seule classe , aidée d'une clientelle
nombreuse et obéissante , dirige les élections dans
son sens , dans ses intérêts , dans ses souvenirs , dans ses
ressentimens , peut-être ? ou voulez-vous , sans exclure
cette classe , car elle est comprise dans les imposés à
300 francs , mais en la séparant d'auxiliaires aveugles et
d'instrumens passifs , que tous les propriétaires payant
au-dessus de 300 francs d'impôts soient admis à choisir
leurs mandataires et leurs organes ?
Je dis tous les propriétaires ; car dans le systême représentatif
, ce que fait la majorité est reconnu pour
l'ouvrage de l'ensemble . Or , par un aveu très -louable
dans sa naïveté , les adversaires du projet déclarent en
propres termes que les citoyens payant de 3 à 700 francs
forment la majorité des contribuables admis à voter .
« En adoptant la loi proposée , dit le premier orateur
» qui ait parlé contre le projet , vous donnez à la classe
» des payans de 3 à 700 francs , le droit de tout faire ,
» de tout diriger , de tout élire . Ces imposés de 3 à
» 700 francs forment plus de la moitié de ce que , dans
» le projet , on appelle des électeurs ( 1 ) » .
Mais si je ne me trompe , plus de la moitié et la majorité
, c'est chose identique . Il s'ensuit que ce que l'on
reproche au projet , c'est de faire que la majorité de ceux
que la charte appelle à concourir à l'élection , ait par
l'élection , l'influence que la majorité doit avoir . Singulier
reproche ! Si j'avais eu l'honneur d'être député ,
j'aurais prononcé les mêmes paroles .
Mais ces imposés de 3 à 700 francs composent la classe
intermédiaire , et cette classe intermédiaire inspire aux
ennemis du projet de loi un effroi qu'ils ne sauraient
déguiser . Cet effroi leur dicte des aveux bien précieux
à recueillir . Je m'appuyerai donc de leurs aveux mêmes.
Nous avons vu qu'ils reconnaissaient que cette classe
intermédiaire formait la majorité des contribuables .
Ils reconnaissent de plus , « que dans cette classe in-
» termédiaire , dans ces électeurs à 300 francs , classe
» prédestinée , se trouvent concentrés tous les intérêts
» nés pendant nos discordes civiles » .
Ne nous effrayons pas du mot d'intérêts nés pendant
les discordes civiles ; il ne signifie autre chose sinon les
(1 ) Moniteur du 27 décembre.
122 MERCURE DE FRANCE.
intérêts nés pendant les vingt-sept années qui viennent
de s'écouler . Ces intérêts nés pendant nos discordes , ne
sont point nés de nos discordes : ils sont nés au contraire
des transactions qui ont eu lieu , des portions d'ordre
social conservées ou rétablies , enfin , de tout ce qui a
été sanctionné par les lois , malgré nos discordes , et souvent
pour les apaiser ou les finir . Ces intérêts sont tous
en faveur de nos institutions actuelles , qui les garantissent
, et l'identité des intérêts avec les institutions est
le meilleur gage du repos , comme l'opposition de ces
deux choses est la cause la plus infaillible des bouleversemens.
Voilà déjà deux faits reconnus , et de ces deux faits en
résulte un troisième , très - heureux , très-important :
C'est que la majorité de la France est pour les intérêts
actuels , puisque la classe intermédiaire forme la majorité
des contribuables , et que cette classe est dévouée
aux intérêts actuels . Puissent ceux qui nous l'ont dit ,
le croire autant que nous !
Ce n'est pas tout.
« Dans la classe intermédiaire , continuent les oppo-
» sans au projet de loi , se trouvent l'éducation , l'ha-
» bitude des affaires , l'habileté dans le commerce et l'in-
» dustrie , l'aptitude à toutes les professions utiles . Là ,
» est l'esprit d'action et de force , l'énergie qui donne la
» vie et le mouvement aux Etats ; là , est le centre des
» lumières » . Je n'ajoute pas un mot à ce panégyrique ,
et je rapporterai bientôt les phrases destinées à en affaiblir
l'impression ; mais auparavant , je m'arrête et je
demande quel est le but qu'un système d'élection doit
se proposer?
C'est 1 ° . que le plus grand nombre possible de propriétaires
concoure à l'opération d'élire , et que la majorité
décide des résultats . Or , d'après les aveux que
j'ai cités , ce premier but se trouve atteint , car tous les
propriétaires admis par la charte sont électeurs , de droit;
et si la classe intermédiaire décide des choix , ce ne sera
qu'en conséquence de sa qualité de majorité , c'est-à-dire
conformément à tous les principes du gouvernement représentatif.
2º . Une loi d'élection doit avoir pour but , de faire
que tous les intérêts qui ont créé les institutions qu'on
veut conserver , intérêts sur lesquels ces institutions reJANVIER
1817 . 123
posent , soient représentées . Or , on a reconnu que la
classe intermédiaire représentait ces intérêts .
3°. Enfin , une loi d'élection doit appeler à l'exercice
de ce droit important , les hommes qui , en réunissant
les qualités requises , ont de plus , l'éducation , les lumières
, l'habitude des affaires , l'aptitude à tout . On vient
de nous dire que la classe intermédiaire possédait toutes
ces choses.
«<
Mais , continue-t-on , là aussi se trouve le centre
» de la turbulence , de l'agitation , de l'ambition et de
» l'intrigue , sa constante auxiliaire » .
Est-ce sérieusement qu'on dirige contre la classe intermédiaire
ces accusations ? Quoi ! la turbulence n'est
pas plutôt l'appanage des classes inférieures ! l'ambition
et l'intrigue celui des classes supérieures ! quoi ! ce
n'est plus parmi les prolétaires que les factions prennent
des instrumens , et parmi les riches qu'elles choisissent
leurs chefs ?
Je ne veux pas abuser de mes avantages , et j'écarte
l'histoire qui m'offre d'innombrables faits . Mais en 1815
et jusqu'au 5 septembre 1816 , la pauvre classe intermédiaire
ne jouait pas un rôle brillant . N'y a-t-il point eu
de turbulence , point de soulèvemens , point d'actes illégaux
, point de violences extra-judiciaires , point
d'ambition , point d'intrigues ? Ce n'est pas seulement
ce que nous avons lu qu'on veut nous faire oublier , c'est
ce que nous avons vu et souffert .
On a été jusqu'à dire « que des députés nommés par
» des électeurs à 300 fr . , auraient peu de chose à per-
» dre et peu de chose à conserver . » Ne sait-on done
pas que ce sont les propriétaires de fortunes médiocres
qui ont le plus d'intérêt à ne rien perdre , parce que peu
les ruine , et le plus d'intérêt à tout conserver , parce
que rien n'est réparable. La pauvreté a trop peu à perdre
, mais la richesse peut trop risquer. Dans la médio
crité , dans la classe intermédiaire , est éminemment
l'intérêt de la conservation , et par là même de l'ordre .
On a dit encore : « Si la classe au-dessous de 300 fr.
» est appelée à concourir à la nomination des électeurs ,
» cette classe , attachée aux grands propriétaires , for-
>> mera le contrepoids . » Quel contrepoids veut-on former
? quel équilibre veut - on établir ? Ce n'est pas , je
pense , celui des hommes ennemis de ce qui existe ,
contre les hommes amis de ce qui existe ; je craindrais
124
MERCURE DE FRANCE .
de le croire . Mais un orateur du même côté semble
toutefois le dire en termes clairs . « Les hautes classes
» conservent une aversion pour les systèmes qui tiennent
» aux idées de la révolution ; la classe inférieure les a
» abandonnés . Dans la classe intermédiaire , ils ont étendu
>> leurs racines. >>
Sont- ce donc les hautes et les basses classes que vous
voulez enrégimenter contre la classe intermédiaire ? Ah !
vous n'avez pas senti ce que vous proposiez ; car ce que
vous proposez n'est autre chose , à votre insu , qu'un
moyen de guerre civile .
Sans doute il faut un équilibre , il faut une opposition
, il faut des contrepoids dans tout gouvernement
représentatif ; mais cet équilibre , ces contrepoids , cette
opposition doivent être fondés sur l'amour de la liberté ,
et non sur la haine des institutions .
Je crois avoir exposé avec précision et vérité le principe
du projet de loi , et réfuté les objections destinées à
le combattre . Jamais je n'ai rien écrit avec une conviction
plus profonde . L'adoption de ce projet va donner
une base large et nationale au système représentatif ;
elle assurera le maintien de nos institutions , en confiant
le choix des députés à la majorité des Français indépendans
par leur fortune , intéressés aux institutions et éclairés
sur leurs intérêts ; car , il faut le dire , jamais loi ne
fut plus populaire , et c'est une nouvelle preuve de l'instinct
admirable de ce peuple , que son assentiment à
une proposition qui semble priver , une partie de luimême
d'un droit qui , tout illusoire , pouvait néanmoins
flatter sa vanité .
Le rejet du projet de loi nous aurait replongé dans un
inextricable chaos , aurait renouvelé l'existence de colléges
électoraux incomplets , et nécessité par là la continuation
de ces adjonctions arbitraires , subversives du
système représentatif , puisqu'elles confèrent la qualité
d'électeurs à des hommes qui n'ont ni les conditions requises
, ni une mission de leurs concitoyens pour y suppléer
. De la sorte serait revenue l'époque de ces simulacres
d'élections où nila nation , ni ses intérêts n'étaient
représentés ; le véritable droit d'élection eut été restreint
à une petite minorité , et en accordant au grand nombre
une faculté chimérique , l'ont eût offert des instrumens
aux factions , qui s'emparent de tout , sous la seule conJANVIER
1817 .
125
dition que ce dont elles s'emparent ne soit pas national.
Je vais maintenant examiner très -brièvement quelques
reproches de détails adressés à la loi , et parler des
amendemens qui ont été adoptés . Mais , je le répète ,
les difficultés d'exécution ne sauraient balancer l'utilité
du principe . Ces difficultés s'applaniront par l'usage ; on
découvrira graduellement les meilleurs moyens d'y parvenir.
Quand la base est solide , les améliorations sont faciles
.
On a dit que les électeurs ne viendraient pas . Je remarquerai
d'abord , avec un défenseur du projet , qu'il
n'est pas permis d'effacer un droit , sous prétexte que
celui à qui ce droit appartient n'en fait pas de cas et ne
voudra pas en faire usage . Mais j'oserai dire ensuite que
les électeurs viendront , quand ils verront que leur suffrage
ne sera pas une forme vaine et illusoire , quand
l'expérience les aura convaincus que de leur zèle dépendent
la sage modération des impôts et le maintien deslibertés
individuelles ; ils viendront , quand ils verront
qu'on les compte vraiment pour des citoyens .Je l'affirme ,
le temps n'est pas loin où l'électeur qui négligerait son
devoir rougirait aux yeux de ses alentours , dont il aurait
pour sa part compromis les intérêts . La jouissance de la
liberté apprend bien vîte à l'homme à mettre du prix à
ses droits .
Je dirai de plus que si quelquefois quelques-uns ne
venaient pas , c'est qu'il n'aura pas été indispensable
qu'ils vinssent . Si , dans les temps calmes , leur assiduité
se relâchait , le danger de cette négligence momentanée
ne serait pas grand : cette négligence même serait une
preuve de bien-être. Le malheur rend l'homme actif ; il
ne néglige aucun moyen d'y porter remède.
J'ajouterai une considération . L'hypothèse que beaucoup
d'électeurs à 300 fr. n'assisteront pas aux assemblées
, aurait dû , ce me semble , réconcilier avec le
projet de loi ceux qui le repoussent . Ne se plaignaient-ils
pas tout-à-l'heure de ce que ces électeurs formaient la
majorité et l'emportaient par là sur les riches ? Mais s'il
n'en vient qu'un petit nombre , l'équilibre que l'on désirait
sera rétabli . Je ne concilie pas cette sollicitude qui
s'inquiète de leur absence , avec la répugnance qu'on témoignait
pour leur admission . Se pourrait-il (je suis loin.
de hazarder cette conjecture) , mais se pourrait-il qu'on
126
MERCURE
DE FRANCE
.
assure qu'ils ne viendront pas , seulement pour décrédi
ter la loi , et parce qu'on a peur qu'ils ne viennent ?
On ne saura pas où les loger. Mais dans les départemens
où il n'y a point de grandes villes , les électeurs ne
sont pas très-nombreux ; dans les départemens où les
élecie rs sont nombreux , il y a de grandes villes : où
est donc la difficulté ?
Des rassemblemens de plusieurs milliers d'hommes seront
tumultueux. On les subdivisera , la loi y a pourvu .
Quatre-vingts électeurs nommeront deux députés ;
quinze ou vingt mille n'en nommerònt que huît . Le nombre
proportionnel n'est point aussi important qu'on le
suppose . Il faut un député pour qu'il soit l'organe d'un
département quelconque , il n'en faut pas un nombre
proportionnel pour qu'un département vingt fois plus
nombreux ait ses organes , sans cela vous arriveriez à un
résultat absurde . Nul département ne peut avoir moins
d'un député. Mais si quatre-vingts électeurs doivent en
avoir un , la proportion exigerait que quinze ou vingt
mille en eussent deux cent cinquante ou trois cents.
Que les élections soient libres , que la représentation soit
indépendante , une voix courageuse ne restera pas sans
influence. J'ai vu M. Fox , représentant le bourg de
Kirkwal , balancer M. Pitt , comme quand il représen→
tait Westminster.
Je ne dis ceci que relativement au nombre propor→
tionnel , et nullement avec l'idée que le grand nombre
des députés ne soit pas désirable ; mais la Charte prononce
, il n'y faut rien changer , je l'ai dit plus haut ;
nous risquerions d'y voir changer trop . Sachons profiter
de ce que nous avons , puisque nous ne pouvons , sans
danger , en demander davantage .
Deux amendemens ont été adoptés ; le premier , relatif
à la nomination du bureau , et qui était d'une nécessité
évidente ; l'autre , consacrant le principe que les
députés n'auront point d'indemnités . J'avais énoncé ce
désir il y a deux ans ( 1 ) . Le non-payement des députés
garantit leur indépendance ; les payer ne serait point
leur donner un intérêt de plus à bien remplir leurs fonctions
ce serait les intéresser à s'y conserver.
Un troisième amendement a été proposé et rejeté , celui
d'obliger les députés qui accepteraient du gouvernement
( 1 ) Réflexions sur les constitutions et les garanties , pag . 65.
JANVIER 1817 . 197
des fonctions amovibles , à se faire réélire par leurs commettans
: Cet amendement est conforme aux principes ;
il est bon qué les ministres et d'autres agens de la couronne
siégent dans les chambres , je l'ai prouvé ailleurs
( 1 ) . Mais un député qui accepte une place , postėrieurement
à sa nomination , change de position personnelle
; il n'est plus l'homme que le peuple avait élu ;
il est juste que le peuple dise s'il a confiance dans
l'homme nouveau.
Au reste, le rejet de cet amendement ne détruit point
le mérite des autres dispositions de la loi , mérite incoutestable
, mérite permanent , tandis que les imperfections
peuvent n'être que passagères . Que le bien sefasse ;
le mieux viendra. B. DE CONSTANT.
( 1 ) Réflexions sur les constitutions et les garanties , pag. 57 .
mmmmmm
ANNONCES ET NOTICES.
La Novice de Saint- Dominique , roman traduit de
l'anglais , de miss Owenson (lady Morgan ) par madame
de R. Quatre vol . in- 12 . Prix : 9 fr . Chez Nicole , rue
de Seine , nº. 12 .
Les ouvrages précédens de lady Morgan , et particulièrement le Missionnaire
, inspirent naturellement le desir de lire cette nouvelle production
; les personnes qui connaissent l'esprit original et la brillante imagination
de l'auteur , éprouveront ce désir plus vivement encore . Nous nous
proposons de rendre compte très- prochainement de cet ouvrage.
Les douze Siècles , nouvelles françaises ; par madame
Elisabeth de Bon , ornées de 14 gravures et titres gravés .
Deux vol. in- 12 . Prix : 9 fr. , et 10 francs 50 c . par la
poste . Chez Rosa, grande cour du Palais-Royal.
Tous les journaux ont annoncé à l'avance , avec éloge , ce nouvel onvrage
d'une femme qui nous a déjà donné la traduction de plusieurs romans
anglais fort agréables, et tout récemment celle du Devoir. Ces nouvelles
ont l'avantage de réunir au charme d'une aimable fiction , celui
des souvenirs historiques les plus brillans qu'offrent les annales françaises.
OEUVRES COMPLETTES DE VOLTAIRE ,
Proposées par souscriptition .
Cette édition , qui sera aussi complète et plus correcte que celle de
Kehl ou de Beaumarchais , ne s'élevera qu'à douze volumes in-8°.
Pour réduire à ce point soixante-dix volumes , on a eu recours à dos
128 MERCURE DE FRANCE.
procédés typographiques nouveaux encore en France , mais extrêmement
simples , car ils se borneut à augmenter dans chaque volume le nombre
des pages , dans chaque page le nombre des lignes , et dans chaque ligne
le nombre des lettres . C'est aux Anglais que l'éditeur des OEuvres de
Voltaire a emprunté cette idée. Rien n'est plus commun en Angleterre
des éditions semblables : elles ont l'avantage que de mettre à la portée
des moindres fortunes des ouvrages volumineux , et en diminuant leur
masse, elle en rendent le transport plus facile. On cite entre autres, avec
éloge , les OEuvres de Shakespeare réduites à un seul volume , tandis
qu'elles en occupent dix ou douze dans les éditions ordinaires .
Nous ne doutons pas , d'après le modèle que nous avons sous les yeux,
que l'éditeur français ne réussisse aussi bien dans la réduction des OEuvres
de Voltaire. Le choix du papier , qui était une chose très-importante
dans une pareille entreprise , ne laisse rien à désirer ; des caractères ont
été fondus exprès , et ils sont assez gros pour que des vues mêmes affaiblies
n'en soient point fatiguées .
M. AUGER, membre de l'Académie française , s'est chargé de donner
ses soins à cette édition , tant pour placer les additions en leur licu , que
pour épurer le texte très-incorrect de l'édition de Kehl.
La distribution des matières s'est prêtée parfaitement à la division des
douze volumes . Elle a été arrêtée ainsi qu'il suit :
Tomes I et II , Vie de Voltaire , Théâtre . -III , Poésie . —IV, Histoire
générale . V, Histoire particulière . —VI et VII , Philosophie.-
VIII , Littérature.- IX , X , XI et XII , Correspondance . Un portrait
de Voltaire , qui n'est pas terminé , sera délivré avec un des premiers
volumes .
L'édition paraîtra volume à volume et de mois en mois . Le premier volume
, qui est sous presse , sera mis en vente à la fin de janvier .
restera
Le prix de chaque volume sera , pour les souscripteurs , de 12 fr . , en
papier ordinaire , et de 24 fr . en papier vélin satiné. La souscription entière
, celle dont le bénéfice doit s'étendre à tous les volumes ,
ouverte jusqu'au 1er février , époque où aura paru le premier volume.
Après cette époque et jusqu'au 1er avril , les personnes qui souscriront ,
jouiront des prix de souscription pour les volumes à paraître ; mais elles
paieront les volumes déjà mis en vente , savoir : chaque volume en papier
ordinaire , 15 fr . , et en papier vélin , 30 fr . Passé le 1er avril , toute
souscription sera fermée ( On ne paye rien d'avance . ) On souscrit à Paris
, chez Th. Desoer , libraire , rue Christine , n . et à Liége , chez
J. F. Desoer , imprimeur- libraire .
AVIS .
M. Saint-Aubin ouvrira , lundi 18 janvier , son cours sur le système
agricole , manufacturier et commercial de l'Angleterre .
Ce cours , semblable à celui sur le système financier du même pays qui
vient d'être terminé , sera composé de douze leçons qui auront lieu les
lundi et jeudi à huit heures et demie précises du soir , dans une des salles de
M. Galignani , rue Vivienne , n . 18 , où l'on souscrit.
Dans les discours d'ouverture seront developpés les intérêts et rapports
politiques et commerciaux qui rattachent nécessairement , et avec des
avantages réciproques , au grand système continental européen , l'Angleterre
considérée comme pays insulaire , comme nation commerçante ,
et comme puissance maritime du premier ordre.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.

AW
ROYA
100
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 25 JANVIER 1817SEINE
mmmmmuımınummummmmmmm
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
mmm
ÉPITRE
A Monsieur A.-B. Roux , d'Aix.
Au plus sémillant des Français ,
A l'apôtre de l'inconstance ,
Au Grétry de notre Provence ,
Sagesse , plaisir et succès .
Au fond de son triste ermitage ,
Un cénobite de vingt ans ,
Pour vous rappeler vos sermens ,
Accorde sa lyre sauvage .
Ingrat ! ne vous souvient - il plus
Qu'en un coin obscur de la terre
Il existe un pauvre reclus
Auquel vous promîtes naguère
De consacrer quelques instans ,
Lorsqu'aux approches de l'automne
De Thémis les graves enfans
Vont oublier près de Pomone
Et leurs procès et leurs cliens ?
Que vous trompiez votre maîtresse
Vingt fois par jour, à vous permis ;
Mais on doit tenir la promesse
TOME 1er. IQ
150 MERCURE DE FRANCE .
Que l'on a faite à ses amis.
Je suis un des vôtres , sans doute ;
Venez donc combler mes désirs .
Puisse de nos futurs plaisirs
Le détail charmer votre route !
Le matin , le sac sur le dos ,
Et ma Minerve ( 1 ) pour compagne ,
Au peuple ailé de la campagne
Nous irons livrer mille assauts .
A la déesse de la chasse
Succède le dieu des festins ;
Un bon repas que de ses mains
Mon Aglaé sert avec grâce ,
Et nous restaure et nous délasse .
L'après-midi , lorsque Phébus
Embrasse le sein de Cybèle ,
A l'ombre de myrthes touffus
Nous suivons le chantre d'Estelle ;
Ou plutôt , charmant troubadour ,
Vous me répétez sur la lyre
Ces airs que vous dicta l'Amour ,
Où l'on croit que l'Amour soupire .
Le jour s'enfuit , et dans l'étang
Qui borne mon humble héritage ,
Nous nous baignons jusqu'à l'instant
Où l'on se rassemble au village .
Là , nous trouvons près d'un tapis
Tous les notables du pays.
Du logis , où règne l'aisance ,
Sans affecter un froid bon ton ,
La maîtresse vers nous s'avance :
Elle nous propose un boston
Où , sans tirer à conséquence ,
On jouera deux liards le jeton .
Puis on jase , on soupe à merveille ;
Puis on se quitte avec regret ,
Et ce qu'on avait fait la veille ,
Le lendemain on le refait .
Gâté par le séjour des villes ,
Si ces plaisirs simples , tranquilles ,
N'ont rien qui puisse vous tenter ,
(1 ) Chienne de chasse .
JANVIER 1817 . 131
Partisans des fables antiques ,
Nous aurons l'art de contenter
Vos chimères mythologiques .
Non loin de mes rustiques toits
S'élève une double colline ,
Qu'on eût consacrée autrefois
Aux neuf filles de Mnémosine .
Dans le vallon , près du côteau ,
On voit couler une fontaine ,
Ou , pour mieux dire , un clair ruisseau ,
Dont nous ferons notre Hypocrène .
Je n'y boirai pas cependant ;
Car si Midas , selon la fable
Dans le Pactole se baignant ,
Lui donna le rare talent
De changer en or un vil sable ;
Un docteur qui naguère a cru
Devoir analyser cette onde ,
En la goûtant aurait bien pu
Lui communiquer la vertu
De m'envoyer dans l'autre monde .
Peuplons maintenant le vallon
D'après les païens , nos modèles ;
Il nous y faut un Apollon ,
Un Pégase et neuf jouvencelles .
Pour celles- ci , dans le canton
Je ferai chercher neuf pucelles ;
Peut-être les trouvera-t -on .
Mon coursier , jeune , ardent et leste ,
Four servir la troupe céleste ,
De Pégase prendra le nom.
Reste le maître du Parnasse :
Votre air , vos talens , votre voix ,
La lyre , amante de vos doigts ,
Vous désignent pour cette place .
Là-dessus je vous dis adieu .
Venez prendre le diadême .
Tout vous désire dans ce lieu :
Notre Parnasse attend son dieu ,
Mon coeur attend celui qu'il aime.
Victor AUGIER.
10.
132
MERCURE
DE FRANCE
.
ummmmmmmmmmmu
ÉNIGME .
Nous sommes trois frères en France .
L'un de nous trois , selon certains savans ,
En Grèce a reçu la naissance ;
Mais on ne convient pas du temps.
Par droit d'extension , au defaut d'une absente ,
Deux de nous réunis président aux forêts ;
L'un des deux , mis avec excès ,
Produit une voix moins sonnante ;
Le troisième est plus asité ,
Il règne à la fin de l'été.
Lecteur , si ta recherche est vaine ,
Ne t'en prends pas à nous ; ton désir curieux
Peut être satisfait sans peine :
Tu nous as tous trois sous les yeux.
(Par M. V..... , maître de pension. )
CHARADE.
L'enfant qui règne à Cythère ,
Aime à jouer mon premier ;
S'il nous paraît débonnaire ,
Alors il fait mon dernier.
Prends-y bien garde , bergère ,
Car ses cruelles faveurs
Font mon entier aux jeunes coeurs.
(Par Mademoiselle V ..... D .)
LOGOGRIPHE .
Je fais presqu'en tous lieux le tourment de l'enfance ;
Est-on jeune ? on m'oublie; est -on vieux ? on m'encense .
Je porte dans mon sein mon ennemi mortel ;
Il veut m'anéantir , et mon malheur est tel
Qu'en le perdant je perds presque toute existence.
Déjà de mes dix pieds huit sont en sa puissance .
Mais il m'en reste deux qui , dans le même sens
L'un à l'autre accolés , seront pris pour deux cents.
9
JANVIER 1817 .
133
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est Charte; celui de la charade
est culbute ; et celui du logogriphe café.
nummw
ACROSTICHE
Proposé pour le 22 février prochain .
Plusieurs de nos abonnés nous ayant écrit pour nous
exprimer le désir de voir le Mercure reprendre toutes les
habitudes qu'il avait dans son bon temps , et nous prier
de proposer , comme faisaient Marmontel et Laharpe ,
des questions littéraires ou politiques , voire mème des
bouts-rimés et des acrostiches , nous avons cru devoir
répondre à leurs voeux. Nous commencerons donc par
proposer un acrostiche sur le mot
WASHINGTON .
Nous nous empresserons de publier toutes les pièces
de vers , dignes de l'impression , qui nous seront envoyées
sur ce sujet. Il faut qu'elles soient adressées avant
le 18 février au directeur du Mercure.
134 MERCURE DE FRANCE .
www wwwwwwm
MIROIR DES MOEURS.
L'ERMITE EN PROVINCE .
UN DINER A BORDEAUX .
Quid verum atque dicens curo et rogo et omnis
in hoc sum.
ге
(HOR. , ép. re , liv . 1er. )
(Les moeurs , la vérité , voilà ce que j'observe. )
Traduct. de M. Daru.
J'ai débuté dans cette ville par me faire une véritable
querelle avec Mad . Desparabés , à laquelle je suis recommandé
, et dont j'ai cité le petit billet dans mon
dernier discours ; elle prétend « que j'ai pris au sérieux
la plaisanterie qu'elle m'a faite ; que les termes de jargon
dont elle s'est servie en m'écrivant , ne sont point en
usage dans la bonne compagnie de Bordeaux , où les
femmes parlent avec autant d'élégance et de correction
que mes Parisiennes . » Cette dame exige sur ce point
une réparation entière : je ne puis , en conscience , la lui
donner qu'avec restriction ; car , plus d'une fois déjà ,
j'ai eu occasion de me convaincre qu'en effet une foule
d'expressions locales se sont introduites dans le langage
habituel des classes les plus élevées. Il est pourtant
juste de convenir qu'elles se trouvent beaucoup plus
fréquemment dans la bouche des hommes que dans
celle des femmes , qui , pour la plupart , élevées à Paris ,
s'expriment avec élégance et sans le moindre accent .
Mad . Esteile Desparabès ( je ne réponds pas de l'exactitude
des noms propres ) est une des femmes les meilleures
, les plus spirituelles , les plus amusantes et les
plus déraisonnables que j'ai rencontrées dans un royaume
qui pourrait en approvisionner la terre entière . Je n'ai
jamais vu se jouer du bon sens avec plus de grâce ,
s'emparer d'un ridicule avec plus de franchise , et soutenir
avec plus de bonne foi l'erreur qui lui plaît aussi
JANVIER 1817 . 155
long -temps qu'elle lui plaît . Femme d'un très -riche négociant
, Mad. Desparabès ne trouvait rien de plus
honorable autrefois que l'aristocratie des richesses : le
retour d'un ordre de choses qui fait revivre des prétentions
d'un autre genre , l'a fait souvenir qu'une charge
exercée jadis par son père l'avait anoblie , et dès - lors elle
s'est crue appelée à défendre les droits de sa race
contre l'envahissement constitutionnel ; sa haine pour la
Charte est devenue la passion de sa vie ; et s'il est vrai,
comme on l'assure , qu'elle en ait une autre , celle - ci du
moins n'est qu'une conséquence de la première . Madame
Estelle me passe mes idées libérales en faveur de mon
âge , et de ce qu'elle appelle ma sauvagerie ; moi je lui
passe ses vapeurs ultra-royalistes en faveur de sa jolie
figure , de son aimable déraison et de son excellent naturel
nous rions l'un de l'autre , et elle ne se fàche
contre moi que lorsque j'assure qu'elle ne rira pas la
dernière . Madame Desparabès , qui me connaît seule à
Bordeaux sous mon véritable nom , et qui a de fort
bonnes raisons , sans compter sa discrétion naturelle ,
pour ne point trahir mon incognito , m'avait invité,
jeudi de la semaine dernière , à un grand dîner où elle
voulait m'offrir l'occasion d'exercer mon talent d'observateur.
Pour me faciliter ma tâche , elle m'a donné
pour cicerone , pendant mon séjour dans cette ville , son
parent , M. Abriac , le gascon par excellence ; je lui dois
quelques renseignemens sur les goûts , les moeurs et les
habitudes de ses compatriotes , dont j'ai , chaque jour ,
l'occasion de vérifier l'exactitude . Afin de ne point
priver ses observations du tour original qu'il leur prête ,
je le laise parler lui -même , en regrettant de ne pouvoir
consigner ici l'accent de l'orateur , qui ajoute à ses
discours une grâce toute particulière .
(( Nous ' autres Bordelais , dit - il , nous avons tant
d'esprit naturel , que nous nous passons volontiers d'instruction
. On nous accuse d'avoir plus de saillies que de
goût , plus d'exagération que de vigueur : c'est possible ;
chacun son lot ; nous ne nous plaignons pas du nôtre .
Portés par inclination à la raillerie , nous distribuons le
136 MERCURE DE FRANCE .
ridicule avec une extrême facilité , sans trouver mauvais
qu'on nous le rende . C'est à ce penchant moqueur qu'il
faut attribuer le sobriquet qu'on ajoute au nom de
chacun dans la société , et qu'on finit par adopter soimême.
Celui - ci est surnommé Patate , par allusion
à son teint couleur de pomme de terre ; celui - là
Fronfron , à cause de son goût malheureux pour le violoncelle
; cet autre Furet , parce qu'il se glisse partout
, qu'il s'enquiert de tout , et s'applique à savoir
ce qui se passe jusque dans l'intérieur des familles .
Nous avons ici deux régimens de garde nationale à
cheval ; ceux qui composent le premier se sont équipés
modestement avec économie ; on les appelle les Rumfort
: les autres étalent beaucoup de luxe ; on les surnomme
les Franconi. Ne m'ont - ils pas donné à moimême
le surnom de Manche-Large, parce que je suis
d'aussi bonne composition sur les folies anciennes de
mes chers compatriotes que sur leurs nouvelles sottises .
» Vous sentez bien qu'un pays qui a produit Montaigne
et Montesquieu a fait ses preuves de génie , et
qu'à cet égard on n'a plus rien à nous demander. S'agit- il
maintenant de talens dans tous les genres ? Nous sommes
prêts à soutenir la gageure contre toute autre province
qui aurait l'amour- propre de se croire mieux partagée .
Dans toutes les professions , nous pouvons citer des
hommes remarquables ; dans celle du barreau , nous
réclamons hautement la supériorité . Si quelqu'un s'avise
de me contester le droit , je l'écrase par le fait ; j'évoque
à l'instant les ombres éloquentes des Vergniaux, des
Guadet , des Gensonné , des Ducos , etc .; j'appelle en
témoignages vivans les Lainé, les Ravez , les Emerigon
, les Martignac , les Peyronnet , et vingt autres
que je me dispense de nommer pour ne pas profiter de
l'avantage du nombre.
» On répète encore ( par habitude sans doute ) que
le peuple français est le plus gai de la terre ; dans ce
cas , il est vrai de dire qu'on est , en ce scus du moins
plus Français à Bordeaux que partout ailleurs ; aussi
les arts , qui tiennent plus particulièrement à cette dis-
?
JANVIER 1817 . 157
position de l'esprit ( la musique et la danse ) , y sont - ils
en grand honneur. Quand on a nommé le premier
chanteur et le premier violon de l'Europe , Garat et
Rode , on est , je crois , dispensé de prouver que notre
organisation est essentiellement musicale . Je voudrais
Lien savoir ce que deviendrait votre Opéra de Paris ,
si nous négligions de vous envoyer du Midi des chanteurs
tels que Laïs , Nourrit , Lavigne , Dérivis ;
de vous former des danseurs , tels qu'Albert , Antonir,
Ferdinand , et plusieurs autres qui font aujourd'hui
notre gloire et vos délices ?
» Je ne parle pas des danseurs de société , pour ne
pas faire rougir vos belles Parisiennes de l'avant - dernière
génération , en rappelant à leur ingrate mémoire
le coryphée des bals de Richelieu et des Victimes , le
Vestris des salons , en un mot , ce malheureux Trénis ,
dont la tête a fini par tourner au service de ces dames .
Il y a deux ans que je lui rendis visite à Charenton ,
où la pitié d'un étranger ( 1 ) lui avait fait trouver un
asile privé de ce secours , je viens d'apprendre qu'il
achevait de danser et de mourir à Bicètre , dans un
abandon qui ne fait point honneur à mesdames .... , qui
furent , au moins , ses écolières .
» Cela dit en passant , je reviens à Bordeaux . Notre
ville est incontestablement celle qui se rapproche le
plus de Paris pour l'élégance et l'urbanité de moeurs ; à
quelques égards même , l'avantage nous reste. On dîne
ici plus longuement , et l'on y joue plus gros jeu témoins
les trois cercles Gombault ( 2 ) , Séguinau (3 ) et
Bonnaffé (4) , où j'aurai soin de vous conduire .
>> Ces réunions d'hommes en cercles , isolent un peu
les femmes ; mais la galanterie ( pour laquelle notre
ville a toujours été célèbre ) souffre d'autant moins de
ce divorce momentané , qu'il n'éloigne de la société des
femmes que les pères et les maris , dont on peut se passer
( 1 ) M. D ***. ( 2) Place de la Comédie , en face du théâtre . ( 3 ) Au
Chapeau-Rouge , vis- à- vis la Préfecture . (4) Au coin de la rue Sainte-
Catherine.
138 MERCURE DE FRANCE .
à la rigueur , et qu'il ne faut pas toujours aller chercher
le soir au cercle , quand on ne les trouve pas chez eux .
» Si nous ne sommes pas d'une sévérité tout à fait
irréprochable dans nos relations conjugales , du moins
ne transigeons - nous jamais avec les devoirs qui tiennent
à la probité commerciale ; vous ne voyez jamais dans
notre ville un banqueroutier étaler insolemment , deux
ou trois ans après sa faillite , la fortune frauduleuse.
qu'il aurait faite aux dépens de ses créanciers ; ou si
par hasard , cela arrive , l'opinion en fait aussitôt justice.
Quelque considération que nous ayons pour la richesse
, un riche , à la façon de M** , ne trouverait ici
personne qui lui rendit son salut.
que
>> Vous avez déjà pu vous convaincre par VOS yeux ,
les femmes de la classe élevée ne le cèdent en rien
aux Parisiennes , pour la grâce , l'élégance des manières
, le goût du luxe et l'amour des plaisirs : je vous
dirai maintenant à l'oreille , que nos grisettes surpassent
généralement en beauté les unes et les autres :
rien de plus gracieux que leur vêtement ; il se compose
d'un juste - au- corps appelé brassières , en soie , à manches
longues ; le jupon , en indienne de couleur , les
jours ouvrables , est en blanc le dimanche le mouchoir
de Madras qu'elles portent sur le cou , est arrangé de
manière à dessiner avec beaucoup de goût les formes
qu'il paraît vouloir couvrir ; un petit bonnet rond d'organdit
cucadre très - agréablement leurs jolies figures ,
dont l'expression la plus ordinaire est une vivacité pleine
de malice ..... »
:
Cinq heures sonnent ; M. Abriac , l'homme le plus
ponctuel de Bordeaux , en fait de dîner surtout , s'interrompt
brusquement , et nous prenons ensemble le chemin
du Chapeau - Rouge , où M. Desparabès occupe un de
ces beaux hôtels , bâtis , ainsi que la salle de spectacle ,
sur les dessins du célèbre architecte Louis.
Le maître de la maison , auquel sa femme me présenta
, est un de ces négocians de la vieille roche , qui
ne connaît que le port , la bourse et son bureau il
abandonne à sa jeune femme le soin de faire les honJANVIER
1817 . 179
neurs de sa maison , et trouve très - bon 'qu'elle se livre
à des plaisirs qu'il ne partage qu'à l'heure du repas .
Des vingt-cinq ou trente personnes que nous étious à
table , il ne connaissait guère que le capitaine et le subrecargue
d'un de ses vaisseaux en armement pour les
grandes Indes ; il s'était placé entre eux , afin de pouvoir
parler d'affaires en dînant , sans égard aux réclamations
de deux jeunes femmes qui lui pardonnaient au fond
du coeur son obligeante impolitesse.
A une époque où la gastronomie est comptée au
nombre des sciences exactes , Bordeaux doit en être
citée comme la véritable terre classique : les habitans
les plus renommés des mers , des forêts et des bassescours
, se pressent ici sur la table somptueuse , où l'art
du cuisinier les reproduit sous vingt formes diverses ,
dans les trois services dont un grand dîner se compose .
Les aloses , les lamproies , les ortolans , les perdrix
rouges , les chapons de Barbezieux , les dindes aux
truffes d'Angoulême, y figurent en première ligne. Entre
autre usage local , j'ai remarqué que l'on servait ici les
huîtres vertes à chaque service , et qu'on employait le
mot de terrines , au lieu de celui d'entrées.
A Bordeaux comme à Paris , on parle peu pendant le
premier service ; au second , la conversation manque rarement
de s'établir sur les différentes espèces de vins
fins , en commençant par les premiers crus ; et comme
on joint presque toujours l'exemple au précepte , la discussion
dégénère rarement en dispute . Un seul dîner
m'a mis completement au fait de cette question , d'une
grande importance comme on peut croire , pour des
hommes qui trouvent dans leurs vins la double source
de leurs plaisirs et de leurs richesses . Je ne crains plus
maintenant de me faire montrer au doigt, comme cela m'est
arrivé , en confondant les vins des crus les plus renommés
, tels que ceux de Lafitte , de Ségur , de Chateau-
Margaux et d'Hautbrion, avec les vins secondaires de
Larose , de Pontet , de Saint- Julien , de Canon et de
Beschevalle ; je suis en état d'apprécier leur bouquet,
leur corps , et même leur feuille. J'ai pris note de
140
MERCURE DE FRANCE .
toutes les années marquantes du dernier siècle ; et s'il
m'arrive de monter ma cave pour , mes héritiers , je
leur promets qu'ils n'y trouveront pas une barique de
vin de Bordeaux qui ne soit des années 1763 , 1770 ,
1777 , 1784 , 1791 et 1798 .
Je me proposais déjà d'inscrire sur mes tablettes ,
que j'avais assisté à un grand dîner , à Bordeaux , pendant
lequel il n'avait point été question de politique ,
et je voulais faire de cette remarque une leçon indirecte
à nos chers Parisiens ; mais j'avais compté , non
pas sans notre hôte , mais sans notre hôtesse , qui n'attendait
que le dessert pour attaquer la loi des élections ,
et pour nous prouver que le droit de tout dire , qu'elle
s'arrogeait volontiers , était nécessairement fondé sur
l'esclavage de la pensée et de la presse.
Deux autres dames , dont l'une etait assise auprès
d'un jeune étranger , et l'autre près d'un officier à
demi - solde , parlèrent avec un enthousiasme égal , mais
non pas également national , de la bataille de Toulouse,
où les deux voisins paraissaient avoir assisté sous des
bannières différentes ; je vis le moment où ces dames
les forceraient de s'en souvenir. Les hommes ne tardèrent
pas à s'emparer exclusivement d'un sujet de conversation
où , sans raisonner peut-être beaucoup plus
juste , ils s'entendaient mieux , parce qu'ils parlaient du
moins dans un intérêt commun. En prenant le commerce
pour base exclusive de leur politique , il était
aisé de voir que la lupart d'entre eux voyaient la
périté , la gloire et la tranquillité de l'Etat, dans la prospérité,
la gloire et la tranquillité de la ville de Bordeaux,
et qu'ils faisaient trop généralement dépendre les destinées
de la France , du mouvement de la bou se et des
arrivages en rivière.
t pros-
Le dîner fut long , et le café que l'on prit dans le
salon , n'était pas desservi , lorsque les invités du soir
arrive ent . On fit d'abord un peu de musique , où j'eus
occasion de remarquer avec quel succès cet art est cultivé
dans la capitale du midi .
Le piano et les pupitres firent bientôt place aux
tables du jeu . Le jeu est ici la passion favorite des deux
JANVIER 1817 . 140
sexes , et chez les femmes elle n'attend pas , comme
ailleurs , pour se développer , que l'âge en ait éteint de
plus vives . Je dois ici faire mention d'un usage établi
dans la maison de M. Desparabès , et qui l'était autrefois
dans toutes les grandes maisons de cette ville . Quand
les parties commencèrent , un commis de la maison vint
placer sur la cheminée du salon plusieurs sacs d'écus ou de
pièces d'or, quelques feuilles de papier , une plume et une
écritoire ; je ne tardai pas à connaître l'objet de ccite
officieuse précaution ; quand un joueur avait perdu ce
qu'il avait sur lui , il allait prendre dans un des sacs
l'argent qu'il voulait aventurer encore , et qu'il remplaçait
par une note signée où il inscrivait la somme
qu'il avait prise , et dont il devait renvoyer le montant
le lendemain matin , si la chance du jeu ne lui offrait pas
le moyen de rembourser le soir méme .
Je n'ai observé nulle part un usage fait pour donner
une plus haute idée de la noble confiance d'un maître
de maison , et de la loyauté des habitans d'une grande
ville où une pareiile coutume a pu s'introduire .
L'ERMITE DE LA GUYANNE .
P. S. J'ai reçu ce matin de Paris la lettre suivante .
Je n'ai que le temps d'en accuser réception à mon confrère
en Mercure , le Bachelier de Salamanque , à qui
je prédis à Paris le succès que ne peut manquer d'y obtenir
un vrai philosophe doué d'un coeur droit , d'un
jugement sain et d'une âme exempte des préjugés nationaux
qui faussent l'esprit , et des affections personnelles
qui le corrompent quelquefois .
Paris , le 8 janvier 1817.
Je suis désespéré , mon cher Ermite , de ne vous point
trouver à Paris , où j'avais tant besoin de vous , pour
remplir l'importante mission dont je suis chargé dans
cette ville , et qui ne demanderait pas moins qu'une
parfaite connaissance du monde , unie à l'impartialité
d'un anachorète qui a vécu loin de notre vieille Europe .
Revenez le plus tôt possible , mon cher Ermite ; déjà
142 MERCURE DE FRANCE .
mes collègues de toutes les grandes villes du monde
m'adressent leur correspondance : qui mieux que vous
pourrait leur répondre .... ?
Avant de quitter Bordeaux , faites , je vous prie , de
ma part , une visite à mon célèbre compatriote Melendez
Valdès , l'honneur du Parnasse espagnol et le doyen
des poëtes européens. Un événement bien extraordinaire
l'a conduit dans la ville où vous êtes ; il naquit à
Salamanque , où j'ai pris mon grade de bachelier . Demandez
-fui ses oeuvres immortelles ; j'ose vous assurer
que les nymphes de la Seine ne dédaigneront pas les
chants que Melendez adressait dans sa jeunesse à celles
de Tormès ; priez- le de vous donner aussi le recueil de
ses écrits consacrés à Thémis , dont il a si long -temps
prononcé les oracles , et vous admirerez en lui tour-àtour
le magistrat éloquent , le poëte des Grâces , et
l'homme juste célébré par Horace en si beaux vers.
a
En attendant , bon Ermite , je vais essayer de marcher
sous vos ordres . Je vous offre ma plume ; peutêtre
ne sera-t- elle pas moins redoutable que la lance du
fameux paladin dont Cervante eternisa la gloire , et qui ,
toujours prêt à combattre , même des moulins à vent ,
ne fut pas moins illustre par ses défaites que par ses
triomphes .
LE BACHELIER DE SALAMANQUE .
ANNALES DRAMATIQUES..
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Reprise de Panurge .
Nous ne dirons pas que cet ouvrage est au-dessous
de la dignité de l'Opéra , parce que nous ne savons pas
ce que c'est que la dignité de l'Opéra ; nous dirons , au
contraire , que cette pièce appartient , du moins par le
JANVIER 1817. 143
choix du sujet , à ce genre héroïco- bouffon auquel nous
pensons que notre Polymnie , un peu guindée de son
naturel , pourrait , sans déroger , descendre plus souvent
pour nos plaisirs . Le sujet de Panurge était bien choisi :
il ne restait qu'à le bien traiter . L'auteur nous prévient
dans sa préface qu'il ne l'a pas voulu , par égard pour le
musicien nous croyons qu'il a poussé les égards trop
loin . On serait tenté de croire que M. Morel , d'antilyrique
mémoire , s'était proposé pour but , dans cet
opéra, de lutter de déraison et d'impertinence avec les
arrangeurs de poëmes italiens . Il a , sur ce point , égalé
ses modeles malheureusement Grétry est resté fort
au-dessous des siens .
L'opéra de Panurge , accueilli avec transport dans sa
nouveauté , a vu sa réputation décroitre à chaque reprise
. La quatrième , et probablement la dernière , qui
a eu lieu jeudi 16 janvier , au bénéfice de la caisse des
pensions , n'a produit que bien peu d'effet . Deux ou
trois morceaux de musique , où l'on retrouve de loin à
loin la verve et la piquante originalité de l'auteur du
Tableau parlant , n'ont pas empèché de remarquer la
faiblesse générale de cette composition . Libre du charme
de la musique , on a eu tout le temps d'écouter les
paroles, et l'on s'est demandé s'il devrait être permis
d'assembler douze ou quinze cents personnes raisonnables
dans une salle de spectacle , pour leur débiter ,
même en chanson , les platitudes mal rimées que
M. Morel appelait ses vers .
Cette pièce avait été remise avec beaucoup de soin .
Laïs et madame Branchu , chargés des principaux rôles ,
y ont paru dans tout l'éclat de leur admirable talent , et
mesdemoiselles Grassari et Allan , dans les rôles insignifians
d'Agarène et de Zenire , n'ont pu qu'indiquer
ce qu'on a droit d'attendre d'elles en les placant mieux .
Lavigne fait des progrès remarquables ; il faut lui savoir
gré de n'avoir pas dédaigné le rôle insipide d'Acaste , et
s'étonner qu'il ait pu s'y faire applaudir.
On ne remarque dans tout le cours de cet opéra ,
presque aussi mal coupé qu'il est mal écrit , qu'une
seule situation dramatique ; celle de la joie folle à laquelle
se livre le peuple de l'île des Lanternes , au milieu
de la tempête qui jette Panurge sur ce rivage in144
MERCURE DE FRANCE .
connu . Le musicien n'a tiré qu'un bien faible parti de
cette situation originale , dont l'idée appartient toute
entière au joyeux curé de Meudon , père de Pantagruel.
Peut-être s'étonnerait-on de voir danser la gavotte et
le pas russe au pays des Lanternois , si la perfection
avec laquelle ces memes pas sont exécutés par Albert ,
madame Bigotini , Antonin , et madame Courtin , permettait
d'apercevoir de pareilles inconvenances dans un
ouvrage dont elles font le seul mérite .
THEATRE ROYAL ITALIEN .
IlMatrimonio per raggiro , remis au théâtre le 15 de
ce mois , pour le début de madame Coda , est un des
plus faibles ouvrages du plus grand compositeur de
I'Italie , c'est assez nommer Cimarosa . Le canevas , qu'on
est convenu d'appeler le poëme , pour être un peu moins
ridicule que les autres , n'en forme pas moins un tissu
très- serré d'extravagances, dont quelques-unes amènent
des scènes dont la gaîté trahit l'origine française . Ce
Mariage par intrigue est grossièrement imité de l'Esprit
de contradiction , de Dufrény.
La musique offre plusieurs morceaux dignes de l'auteur
du Matrimonio secreto ; sans en excepter le bel air
de M. Paër , que chante Garcia , le meilleur tenor que
nous ayons encore entendu sur ce théâtre .
Que dire de mademoiselle Coda ? Qu'elle est très -jeune ,
qu'elle a la voix très- haute , et qu'elle ne demanderait
pas mieux que de chanter juste .
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE .
Représentation en mémoire de Monsigny.
:
Les auteurs et les acteurs ne vivent pas toujours en
très-bonne intelligence ; mais il n'est point d'inimitiés
que la mort ne fasse oublier les petites et les grandes
passions viennent toutes s'anéantir au bord du tombeau ,
et tel poëte ou tel compositeur , qui fut toute sa vie en
butte aux tracasseries des comédiens , en reçoit des
JANVIER 1817. - 145
honneurs dès qu'il a fermé la paupière . Il y aurait toutefois
de l'injustice à reprocher aux acteurs de Feydeau
d'avoir porté la moindre atteinte au bonheur de Monsigny
; depuis long-temps ils n'avaient plus aucun rapport
avec lui ; il leur avait même abandonné ses droits
d'auteur moyennant une pension viagère de cent louis .
Ce venerable vieillard s'est doucement éteint à l'âge de
87 ans . La meilleure manière de faire son éloge était de
jouer ses ouvrages ; les comédiens ont fait preuve de
goût en choisissant Félix et le Déserteur. On leur avait
reproché , avec raison , la douleur un peu trop fastueuse
qu'ils avaient fait éclater à la mort de Grétry ; on avait
cru plutôt y voir une spéculation qu'un regret sincère .
Les choses se sont passées avec moins de pompe et d'apprêt
en l'honneur de Monsigny , et cette simplicité n'a
rendu que plus touchant l'hommage adressé au fondateur
de l'opéra-comique.
l'on
Tous les rôles dans Félix étaient joués par les premiers
acteurs ; il y a plusieurs de ces chefs d'emploi que
aurait vu doublés avec plaisir. Cependant , il faut avouer
que la pièce a été généralement rendue avec une expression
et un ensemble qui sont maintenant bien rares
à Feydeau . Les spectateurs n'ont laissé échapper aucune
occasion de rendre hommage à la mémoire de Monsigny;
il semblait qu'émus par l'idée que l'auteur de la
musique délicieuse qu'ils entendaient venait d'expirer ,
ils en sentissent encore mieux que de coutume la touchante
expression . Le charmant duo de Felix et de
Thérèse , l'air du père Morin : J'ai fait ce que je devais
faire , et le trio qui le suit , ont attendri tous les coeurs
et excité les plus vifs applaudissemens . A la fin de la
pièce , Huet , vêtu de noir , est venu interrompre les
chants joyeux que forment les villageois pour célébrer le
mariage de Félix et de Thérèse , en récitant ces vers :
D'un hymen fortuné suspendez les apprêts !
Aux myrthes de l'amour unissez des cyprès !
La peine qu'on ressent d'une perte cruelle ,
Une autre perte , hélas ! toujours la renouvelle .
En deuil de Daleyrac et veuve de Grétry,
Polymnie en ce jour pleure encor Monsigny.
De Rose et de Colas le chantre octogénaire ,
Au déclin de ses ans , aveugle ainsi qu'Homère,
D'Apollon , comme lui , pour guide eut le flambeau :
Il évita l'oubli , mais non pas le tombeau.
TIMBRE
II
146 MERCURE DE FRANCE .
Il n'est donc plus l'auteur de Félix et d'Arsène !
Dans sa course le temps sans pitié nous entraîne .
Mais frappant un vieillard couvert de cheveux blanes ,
Ases chants il laissa la fraîcheur du printemps ;
Ils porteront son nom jusques aux derniers âges :
Par eux il vit encore ; et ses touchans ouvrages ,
Empreints d'un pur rayon de la divinité ,
Nés d'un auteur mortel ont l'immortalité.
Aux lieux où la vertu goûte un repos prospère ,
Offrons-lui les tributs qu'on doit au meilleur père ;
Et comme un doux encens , que ses chants gracieux
Par nos voix avec lui s'élèvent jusqu'aux cieux !
A ces mots , le fond du théâtre s'est levé et a laissé
apercevoir le mont Parnasse , sur lequel s'élevait le buste
de Monsigny couronné par les Muses. Au pied de la
montagne sacrée étaient groupés les différens personnages
des principales pièces du fondateur de l'opéracomique
. Madame Gavaudan , sous le costume qu'elle
porte dans Rose et Colas , a chanté , sur l'air du vaudeville
qui termine ce charmant tableau villageois , le couplet
suivant :
Les accens de Rose et de Colas
Parvenant jusqu'en Italie ,
De Grétry ramenèrent les pas
Dans le sein de notre patrie .
Du frais bouquet de Monsigny,
Le parfum hâta son voyage;
Et c'est bien son plus bel ouvrage
Que d'avoir inspiré Grétry.
Paul , qui avait joué Félix , a continué sur le même air :
Sur ses pas qu'aujourd'hui chaque auteur ,
Pour charmer le temps qui s'écoule
Imite son touchant Déserteur :
Il est sûr d'attirer la foule.
Et de son goût digne héritier ,
Que chacun de nous sur la scène ,
Fasse prospérer son domaine
En chantant comme son Fermier.
Madame Crétu , avec les attributs de la fée et de la
Belle Arsène , s'est avancée et a dit :
Pour dompter un insensible coeur ,
Ma baguette était impuissante ;
Ei l'Amour, jusque-là vainqueur ,
Rencontrait une indifférente.
Mes efforts et mes soins constans
Ne pouvaient animer Arsène :
Monsigny vient , charme la scène ,
Et ma féerie est dans ses chants .
JANVIER 1817 . 147
Enfin, mademoiselle Regnault , qui venait de montrer
, dans le rôle de Thérèse , autant de grâce que de
sensibilité , a chanté avec une véritable émotion :
Que sa mort doit causer de regrets
A sa Thérèse , à sa Louise !
Leurs accens si purs et si vrais ,
C'est dans notre ame qu'il les puise.
Oui , femmes , les plus tendres pleurs,
C'est par vous qu'il les fit répandre ;
Vous devez toutes à sa cendre
Et des souvenirs et des fleurs .
Ces divers couplets ont été couverts d'applaudissemens
On les attribue à deux auteurs qui ont obtenu de brillans
succès sur la scène , illustrée par le musicien qu'ils ont
chanté .
De tous les compositeurs , Monsigny est sans contredit
un de ceux qui avaient le plus de droits à la reconnaissance
des comédiens , et aux regrets du public ; c'est
lui qui a introduit l'opéra comique en France . Dauvergne
et Duni s'étaient déjà essayés , il est vrai , dans ce
genre ; mais ce sont les ouvrages de Monsigny et ceux
de Philidor qui en déterminèrent le succès . Grétry ,
dans ses Essais sur la Musique , avoue lui-même que le
génie de l'auteur de Rose et Colas échauffa le sien .
Monsigny a donné à l'Opéra la Reine de Golconde ; à
l'Opéra-Comique , les Aveux indiscrets , le Maître en
droit , le Cadi dupe On ne s'avise jamais de tout ; mais
c'est la Comédie Italienne qui fut sur-tout le théâtre de
sa gloire. Il y a fait représenter le Roi et le Fermier,
Rose et Colas , l'Ile sonnante , le Déserteur , le Faucon ,
la Belle Arsène , et Félix . Cet ouvrage , qui est peut-être
le chef- d'oeuvre de son auteur , est le dernier qu'il ait
fait . Il semble qu'après l'avoir produit , il ait craint de
rester au-dessous de lui-même. On assure que depuis
cette époque , Monsigny n'a plus écrit une seule note .
Dans les dernières années de sa vie , il avait la plus profonde
indifférence pour la musique ; il était devenu insensible
même à ses propres ouvrages , chose rare pour
un auteur . On eut un jour recours à la
ruse pour le faire
venir au théâtre , et dès qu'il y fut arrivé , on commença
à jouer l'ouverture de Félix , dont on voulait faire la répétition
en sa présence . Il ne parut nullement flatté de
cette surprise , écouta presque malgré lui le premier
acte , bâilla au second , et s'en alla avant le troisième .
11.
148 MERCURE DE FRANCE .
Monsigny avait été maître- d'hôtel du duc d'Orléans .
Au moment où la mort l'a frappé , le roi venait de lui
accorder le cordon de Saint-Michel : il était déjà membre
de la Légion- d'Honneur .
Des places particulières avaient été réservées au balcon
, dans cette représentation d'apparat , pour MM . les
auteurs . Nous n'avons pu y voir sans attendrissement le
respectable M. Gossec , contemporain de Monsigny ,
applaudir avec toute l'ardeur d'un jeune homme , aux
chefs-d'oeuvre de son digne rival.
Le Déserteur n'a pas produit moins d'effet que Félix.
Cependant Ponchard ne doit pas se flatter de nous faire
oublier , dans le rôle de Montauciel , le jeu si léger et
si plein de grâce de Gavaudan . Darancourt , que la circonstance
électrisait sans doute , s'est un peu animé
dans le Déserteur , et a mérité des applaudissemens ,
pour la manière dont il a chanté l'air qui termine le premier
acte . Gloire en soit rendue aux divins accords de
Monsigny , ils nous ont rappelé les miracles de la lyre
d'Orphée .
mmmmmmmmuımmmmmm
POLITIQUE .
EXTÉRIEUR .
mmmmmmm
ESPAGNE.
( Deuxième article . )
Dans notre premier article , nous avons parlé des
troubles qui agitèrent la péninsule depuis 1808 jusqu'au
retour de Ferdinand VII…….. Jaloux de suivre le système
d'impartialité qui seul peut donner quelque poids à nos
réflexions , nous avons soigneusement évité d'entrer dans
les détails particuliers . A peine avons- nous laissé échapper
un voeu que les Espagnols de bonne foi partagent
avec nous , celui de voir bientôt S. M. C. réaliser la
promesse de donner à ses sujets une constitution analogue
aux besoins de leur patrie et aux lumières du siècle .
JANVIER 1817 . "
145
Quand ce beau royaume jouira d'une administration basée
sur des principes d'une économie générale et d'une
liberté raisonnable , les sources de prospérité publique
ne tarderont pas à s'ouvrir ; et une nation généreuse
sera dédommagée des maux qu'elle a soufferts .
Mais après avoir mis tout d'un coup nos lecteurs au
courant de l'état actuel , tâchons de remonter à la source ,
éloignons-nous du champ de bataille où les partis restent
, pour ainsi dire , encore en présence ; où nous trouverions
à chaque pas les hommes et les opinions de ces
temps orageux , et laissons à l'intérêt d'une défense naturelle
le soin de publier des mémoires justificatifs dont
la collection , examinée contradictoirement , doit fixer
tôt ou tard le jugement de la postérité.
Les règnes qui précédèrent celui de Ferdinand VII ,
nous offrent un champ plus libre ; ils préparèrent les calamités
qui tombèrent bientôt sur la personne du monarque
, et sur des peuples innocens et fidèles ..... Osons
les parcourir sans imiter ces compilateurs superficiels ,
qui ne manquent jamais d'attribuer les événemens du
jour aux événemens de la veille . Il ne s'agit point ici d'écrire
la chronique d'un favori ni de satisfaire des passions
personnelles.
Les antiques ressorts de la monarchie espagnole furent
brisés sous le règne de Charles III . Un ministre , qui
doit à l'abattement des esprits dont il avait organisé l'esclavage
, le bonheur d'avoir pu se soustraire jusqu'à ce
moment à l'accusation de ses compatriotes , fut le véritable
auteur de tous ces maux , qu'il était loin de prévoir
; qu'il eut cherché à prévenir sans doute , si une
aveugle présomption , inséparable d'un pouvoir absolu ,
n'offusquait si souvent les lumières de la raison .
Le comte de Florida- Blanca n'était qu'un homme de
robe : il entra dans le ministère avec tous les préjugés de
sa profession. D'abord membre assez distingué du premier
conseil de l'Espagne , l'heureux succès de quelques
négociations avec la cour de Rome accrut tout-à-coup
sa réputation . Par une fatalité qu'on n'a point encore
cherché à expliquer , les Espagnols , accoutumés à croire
que leurs magistrats sont les hommes les plus éclairés de
leur pays , ffiinniirreenntt par être persuadés que l'état ne pouvait
être gouverné que par eux . Cependant l'histoire nationale
aurait dû rectifier cette manière de voir . Depuis
150 MERCURE DE FRANCE .
Ferdinand le catholique jusqu'à Ferdinand VI , le cardinal
Cisneros et le marquis de la Ensenada , qui formaient
le premier et le dernier anneau de la succession
des ministres de la monarchie , sont à peu près les seuls
qui aient eu des droits à la vénération publique : ils n'appartenaient
à la robe ni l'un ni l'autre. Nous nous engagerions
volontiers à prouver que la science de la législation
espagnole , ancienne et moderne , ne sera jamais
celle des hommes d'état . Cette législation est si décousue
, si compliquée , si peu philosophique , qu'elle
charge d'un poids inutile la mémoire de celui qui en
fait l'objet de ses études ; et le barreau d'Espagne , livré
à des praticiens astucieux , compte à peine quelques jurisconsultes
médiocres.
Telle était l'idée qu'on avait , il y a vingt années , des
hommes de loi , qui , à cette époque , obstruaient toutes
les avenues de l'autorité suprême.
Florida-Blanca , élevé dans cette classe , méconnut la
nécessité de respecter la forme d'un gouvernement subordonné
au prince dans une monarchie ; il envahit et
dénatura toutes ces formes tutélaires fidèlement observées
par les monarques espagnols , qui donnaient à leurs résolutions
définitives une sorte de caractère religieux .
Passons aux conséquences immédiates de cet envahissement
ministériel ; nous allons voir son influence sur
l'opinion des peuples , sur le discrédit du gouvernement
. Bientôt les maximes révolutionnaires agitent les
esprits ; tout intérêt en faveur de l'administration s'évanouit
; la pensée d'une réforme devient familière ; on
n'est plus divisé que sur la manière de l'opérer. Le chemin
du visiriat s'ouvre devant le prince de la Paix , et
l'on entrevoit tous ces fléaux dont nous n'avons fait qu'ébaucher
le récit dans notre premier article .

En France , comme dans tous les pays où les principes
politiques sont reconnus , il serait superflu de chercher à
prouver désormais que le respect des formes de la monarchie
peut suppléer à l'absence d'ane constitution
dont l'établissement est toujours accompagné de révolutions
funestes au bonheur de la génération existante ;
mais sous le règne de Charles III , on n'avait pas encore
pressenti des maux de cette nature ; l'Espagne n'en était
nullement menacée. La pacifique administration de Ferdinand
VI avait effacé jusqu'au souvenir des guerres de
JANVIER 1817 .
151
la succession , de Flandres , d'Italie et d'Allemagne ;
une marine formidable avait été créée , des écoles , des
académies nouvelles commençaient à fleurir : tous ces
biens étaient l'ouvrage d'un ministre qui ne devait point
son élévation à l'éclat de vains titres prodigués par les
universités ; qui n'avait jamais connu le gothique langage
du barreau , et qui se contentait du titre modeste
d'homme de bien . Songer à des innovations sous le ministère
d'Ensenada , c'eût été le comble du délire et de l'ingratitude
. Son successeur eut le tort d'en faire naître
l'idée la nation entière en éprouva le besoin . Il avait
paralysé les conseils , les tribunaux, toutes les institutions
respectables ; sous le nom de juges ou d'assesseurs , les
gens de robe s'étaient emparés de tous les établissemens
importans ; les canaux , les forêts , les postes , le jardin
des plantes , les études publiques , tout fut soumis à la
direction des avocats ; enfin , leur ambition fut même
tentée par les places de commis auprès des différens ministères.
:
Ils s'établirent dans ces bureaux dont le nom bizarre
de covachuelas , ( 1 ) atteste l'origine , et qui , depuis
cette époque , exercent une si haute influence dans l'administration.
Alors il n'y eut plus que des commissions
au lieu de tribunaux ; les ministres s'arrogèrent le droit
de parler au nom du roi ; les ordres furent exclusivement
rédigés par les commis ; de là vint le proverbe populaire ,
et grossier sans doute , mais qui prouve du moins l'opinion
générale : « Ils ont le roi dans leur écritoire (2) , »
Telle fut la forme de gouvernement introduite par ce
ministre les anti-chambres des nouveaux initiés au pouvoir
furent assiégées par les principaux chefs de toutes
les branches administratives , par les citoyens de toutes
les classes qui sollicitaient l'expédition de leurs affaires ,
même de leurs procès civils , enlevés aux tribunaux ordinaires
. Ces hommages enflèrent leur vanité de telle
manière , que le plus nul d'entr'eux regarda souvent
comme une disgrâce de sortir du secrétariat pour aller
siéger dans les tribunaux supérieurs de la nation , ou
administrer une province . Ceux qui étaient attachés au
(1 ) Cobachuela , diminutif de cueba , cave , caveau . Les commis sont
encore désigés par le nom de cobachuelistas ; leurs bureaux étaient établis
dans des caveaux sous les arcades du palais du Buen- Retiro.
(1) Tienen elrey en su tintero,
152 MERCURE DE FRANCE.
ministères des affaires étrangères , regardèrent ce ministère
même , ou du moins les principales missions diplomatiques
, comme leur patrimoine héréditaire ; ils
dédaignaient tout le reste , ces hommes dont les fonctions
n'étaient pas même indiquées par les lois , et ne
faisaient partie d'aucune des institutions de la monarchie
!
Il est juste de reconnaître qu'il est sorti plus d'une
fois de cette classe équivoque des employés d'un véritable
mérite ; nous ne les nommerons pas ici , pour que
d'autres n'aient point à se plaindre de notre silence :
mais en général , combien le système subversif , qui leur
donna tant de puissance , a été funeste au souverain dépouillé
de la noble prérogative de signer ce qui est ordonné
en son nom !
Cette innovation perfectionnée désorganisa la machine
du gouvernement . La monarchie subordonnée ou réglée
sur une échelle de pouvoirs , dont les décisions graduellement
épurées l'une par l'autre , étant définitivement
soumises à la sanction du prince , entouré de toutes les
lumières et investi de l'autorité suprême, fut convertie en
simple visiriat. L'ordre monarchique une fois interrompu
, tous les excès , tous les abus devinrent possibles.
Le prince de la Paix arriva sans obstacle à une élévation
monstrueuse ; la nation humiliée , avilie , implora le funeste
secours de la révolution française , tant le ressentiment
de l'injure est plus fort que le raisonnement ! et
quand Bonaparte voulut se jeter sur l'Espagne , elle n'avait
plus qu'à recevoir le coup de grace.
C'est ainsi que du mépris des institutions consacrées ,
des abus du régime arbitraire naissent enfin ces grandes
révolutions qui compromettent l'existence même du corps
social ; et ces fanfarons de pouvoir qui se flattaient de
conduire le mouvement général , succombent les premiers
..... Et faut-il s'étonner de la ruine plus ou moins
rapide d'un édifice fondé sur le visiriat , c'est- à-dire ,
sur l'absence de toutes les formes tutélaires , de tous les
moyens de discuter les intérêts sociaux ? Nous renvoyons
ceux de nos lecteurs , que ces graves considérations pourraient
intéresser , au traité de l'abbé de Saint-Pierre , sur
la Polysinodie , ou la pluralité des conseils , commenté
J.-J. Rousseau . Ils y verront les trois formes spécifiques
d'un gouvernement subordonné , savoir : le visiriat,
par
JANVIER 1817 . 155
le demi-visiriat , la pluralité des conseils ou polysinodie.
La transition de celle - ci au visiriat n'est pas moins fu-
-neste que la chute d'un gouvernement libre dans les
abîmes de l'anarchie .
Il faut dire cependant que le règne de Charles III
présente une foule de traits dignes d'un grand monarque ;
mais l'honneur en appartient à son caractère personnel .
Florida-Blanca lui-même ne doit pas être jugé avec une
inflexible rigueur , s'il est possible d'excuser un ministre
de n'avoir pas prévu les suites infaillibles d'une désorganisation
qui fut son ouvrage.
Nous reviendrons peut-être encore sur les divers évé-
-nemens de ce règne , qui sont de nature à fournir d'utiles
réflexions à l'observateur . L'insurrection de Madrid , en
1666 , l'expulsion des jésuites , la suppression des grands
colléges d'éducation , les entreprises militaires appartiennent
à la politique , et chacun de ces événemens se rattache
à ceux du règne de Charles IV , dont nous essayerons
aussi de donner une idée , depuis son avénement à la couronne
jusqu'au moment de son abdication . Les deux
époques de Charles III et Charles IV remplissent la
dernière moitié du siècle qui vient de finir et se lient à
la révolution française , dont la secousse se fit sentir jusqu'au
fond de la péninsule . Les Espagnols en éprouvèrent
l'influence ; ce qu'ils en avaient à craindre , ce qu'il fallait
faire pour imposer silence aux mécontens , avides
de prétextes , les hommes courageux , les vrais amis du
roi et de la patrie le publiaient hautement. « La paix que
>> que tu viens de conclure » , disait , en 1795 , un orateur
que sa modestie nous défend de nommer ( 1 ) , « peut être
» éternelle . La France est pour nous une barrière qui
- » nous défend de toute autre invasion : elle vient de
» prouver son respect pour les limites naturelles qui nous
» séparent. Ainsi , libre de tous les démêlés qui peuvent
>> agiter l'Europe , l'Espagne n'a plus besoin d'acquérir
» des provinces éloignées , ni d'envoyer ses guerriers ,
>>> comme autrefois , arroser de leur sang les rives du Pô ,
-» du Danube ou du Rhin .... Fasse le ciel que ce soit
» l'époque de la régénération de l'Espagne ! Depuis Cis-
« neros jusqu'à Ensenada , la nation n'a pas eu de mi-
» nistres . Les successeurs de ce dernier n'ont pu le rem-
( 1 ) Éloge de Riccardos , lu à la société économique de Madrid .
154
MERCURE
DE FRANCE .
>> placer.... tu peux les éclipser tous .... sois supérieur
>> aux passions subalternes , comme tu es supérieur à tous
» les obstacles . Les talens , les lumières , le zèle qui brû-
» lent de concourir au succès de ton administration ,
» n'attendent qu'un signal de toi pour voler à ton aide .
» Et , crois moi , l'espèce humaine effrayée des horreurs
» de l'anarchie , ne peut plus être entraînée que par l'ex-
» cès de la misère ou de l'oppression , à des révolutions
>> nouvelles . Elle est prête à se livrer avec confiance au
» soin paternel des gouvernemens , au progrès général
» des lumières ; elle ne cherchera plus à réaliser des théo-
» ries abstraites , à mesure qu'elle verra les sages efforts
» d'un ministère animé de l'esprit de justice , d'un minis-
» tère occupé de bonne foi à consolider la propriété ,
» sûreté individuelle , et les lois tutélaires qui doivent
» protéger l'une et l'autre . Tel est le véritable but de la
» nature , l'objet des sociétés politiques , le devoir de
>> ceux qui les gouvernent ; tel est enfin son intérêt le
» plus précieux , ou pour mieux dire , l'intérêt de
>> tous..... »
la
Comment cette voix éloquente serait-elle arrivée à
l'oreille du prince ? Le visiriat fondé par Florida-Blanca
s'était renforcé de toute la faveur accordée au prince de
la Paix.... Le premier , à la fin de ses jours , sortit de son
obscure retraite pour voir l'Espagne déchirée ; il mourut
sans exciter de regrets , sans soupçonner que la
source de tant de calamités remontait nécessairement
jusqu'à lui . Le second vit encore , également éloigné
de penser que son devoir était de reconstruire sur ses
véritables bases le système monarchique détruit par son
prédécesseur. Renversé à son tour par une sédition populaire
, lâchement abandonné , outragé, calomnié peutêtre
par ceux qui rampèrent si long-temps à ses pieds ,
que sa chute du moins ne soit pas une leçon perdue
pour quiconque serait tenté d'imiter son exemple , pour
tout ambitieux qui , chargé comme lui du pénible dépôt
de l'autorité suprême , n'écoute point la voix de la raison
éternelle , et ne craint pas de satisfaire ses passions particulières
aux dépens de l'intérêt général , unique but de
toute administration publique .
ESMENARD .
JANVIER 1817 .
155
mwmmmmmmmmmm…………………………… ne
INTÉRIEUR.
. DES CHAMBRES.
(IV . ART. )
Projet de loi relatifà la liberté individuelle .
La nécessité d'examiner la loi sur les élections m'a
fait renoncer à l'idée de suivre dans leur ordre naturel
les opérations des chambres . J'y reviendrai peut-être
dans la suite . Je parlerai des discussions qui ont eu lieu
à la chambre des pairs , sur deux propositions , dont l'une
tendait à interdire les discours écrits , et l'autre à faire
connaître au public par les journaux le nom des pairs
qui auraient opiné , soit contre les lois présentées , soit
en faveur de ces lois .
Je rendrai compte de celles qui ont été adoptées dans
cette chambre , et de la proposition qui a pour but de
donner une organisation légale à la responsabilité des
ministres .
Mais trois projets d'une importance encore plus urgente
, réclament l'attention de tous ceux qui prennent
intérêt à la chose publique , et je dois m'en occuper exclusivement.
Le 7 décembre de l'année dernière , ces trois projets
furent présentés par S. Exc . le ministre de la police . Le
premier modifiait la loi du 29 octobre 1815 , sur la liberté
individuelle ; le second apportait quelques changemens
aux réglemens du 21 octobre 1814 , sur la presse ; le troisième
maintenait dans la dépendance du gouvernement ,
jusqu'au 1er janvier 1818 , les journaux et les feuilles
périodiques.
Le projet relatif à la liberté individuelle est certainement
une amélioration importante dans cette partie de
notre législation, si l'on pent , sans donner trop d'étendue
au sens de ce mot , appeler législation , des lois d'exceptions
et des mesures extra- judiciaires . Ce projet annonce
dans le gouvernement une honorable intention de renoncer
à l'exercice de l'arbitraire , quand il croira que les
circonstances le permettent.
156 MERCURE DE FRANCE.
Il restreint dès aujourd'hui l'usage de cet arbitraire,
en l'enlevant aux autorités subalternes et en le concentrant
dans les autorités supérieures . Il abroge la
faculté de prononcer des exils , faculté d'autant plus
dangereuse , que la douceur apparente de cette peine
où de cette précaution invite le pouvoir à en abuser .
Il est juste d'ailleurs de ne pas oublier que les hommes
actuellement à la tête de l'état , loin de profiter de
la latitude que leur confierait une loi bien plus rigoureuse
, ont lutté contre l'impulsion factice , mais redoutable
, qui les sollicitait de multiplier les arrestations ,
qu'ils ont réprimé les excès d'un zèle affecté ou irréfléchi
, et que lorsqu'on a voulu les accuser , ce qu'on
leur a reproché avec le plus d'amertume , a été le mal
qu'ils n'avaient pas fait ou qu'ils avaient réparé.
Toutefois , les souvenirs du passé ne doivent pas nous
diriger seuls quand c'est le présent qu'il faut juger , et
une loi adoucie pourrait encore être une mauvaise loi .
Ce n'est point , au reste , pour faire pressentir mon opinion
que j'énonce cette vérité , c'est pour inviter le lecteur
a prononcer lui-même sur cette question , après
avoir lu l'analyse des rapports et des discours destinés
à appuyer le projet ou à le combattre .
En rendant compte de cette discussion , je suivrai la
méthode que j'ai déjà adoptée en traitant du projet de
loi sur les élections . Seulement , j'intervertirai l'ordre
que je m'étais prescrit. Je rapporterai d'abord les raisonnemens
favorables au projet , parce qu'ils sont nécessaires
pour en faire connaître et les principes et les conséquences
.
Je rassemblerai ensuite les objections les plus fortes ,
je montrerai de quels argumens on s'est servi pour les
résoudre , et de la sorte il me semble que j'aurai présenté
la question sous tous ses points de vue .
Le 7 décembre , en apportant ce projet de loi , le ministre
mit sous les yeux de la chambre des députés l'état
des arrestations et des surveillances ordonnées en vertu
de la loi du 29 octobre ( 1 ) . Il ne dissimula point «< que
» quelques administrateurs avaient usé avec trop peu de
» réserve et de prudence du pouvoir dont ils avaient
» été investis , et que, placés à côté des hommes dont ils
(1 ) Voyez le Moniteur du 8 décembre 1816 .
JANVIER 1817 . 157
>> étaient chargés d'éclairer les démarches , ils avaient
>> quelquefois conçu des craintes exagérées , et accueilli
» avec trop de facilité les suggestions d'un zèle peu
» éclairé . » 1
Il se rendit le témoignage qu'il avait souvent contenu
ou réparé leurs erreurs , vérité que certifierait au besoin
l'immense majorité de la France ; mais il demanda si ,
après avoir eu en main cette arme puissante , le gouvernement
pourrait sans imprudence s'en dessaisir tout
à coup .
« On ne saurait passer brusquement , dit-il , et sans
>> transitions progressives , d'un état extraordinaire à un
» état parfaitement régulier . »
Il rappela « que l'Angleterre avait vu dans un demi-
» siècle suspendre neuf fois l'Habeas corpus . »
Il développa les garanties nouvelles que le projet de loi
établissait contre les excès du pouvoir dont il prolongeait
l'existence , et peignant les progrès que la France avait
faits depuis un an vers l'ordre et la liberté , il prit au nom
du gouvernement l'engagement de ne faire usage de sa
prérogative extraordinaire que contre les véritables ennemis
du roi et de la patrie .
Il donna ensuite lecture du projet de loi dont je transcris
ici les dispositions :
1. Tout individu prévenu de complots ou de machinations
contre la personne du roi , la sûreté de l'état et
les personnes de la famille royale , pourra jusqu'à l'expiration
de la présente loi , et sans qu'il y ait nécessité
de le traduire devant les tribunaux , être arrêté et détenu
en vertu d'un ordre signé du président du conseil
et du ministre de la police ;
2º. Les geoliers et gardiens des maisons d'arrêt et de
détention remettront dans les vingt-quatre heures une
copie de l'ordre d'arrestation au procureur du roi , qui
entendra immédiatement le détenu , si celui-ci le requiert ,
dressera procès-verbal de ses dires , recevra de lui tous
mémoires , réclamations ou autres pièces , et transmettra
le tout , par l'intermédiaire du procureur général , au
ministre de la justice , pour en être fait rapport au conseil
du roi qui statuera .
Le 8 janvier , la commission chargée de l'examen
de ce projet de loi , fit son rapport à la chambre des
députés .
158 MERCURE DE FRANCE .
Le rapporteur ( 1 ) rappela , comme le ministre , que
les peuples les plus célèbres avaient reconnu la nécessité
de suspendre temporairement le cours des lois communes
. « La moins dangereuse de ces suspensions , ditil
, est celle des formes judiciaires , parce qu'elle laisse
entières toutes les autres garanties du gouvernement
constitutionnel . L'exemple d'un peuple voisin vous le
prouve assez . »
Se livrant ensuite à des considérations morales , il
peignit la religion ébranlée , les doctrines révolutionnaires
flétries , à la vérité , mais les saines doctrines
peu accréditées encore , ce qui rendait plus de vigueur
et de rapidité , nécessaire dans les mesures du gouver
nement.
« Les cours prévotales , continua-t-il , prennent mal
en France . Beaucoup d'individus sont sans place ; les
contributions sont énormes la disette est une cause
de fermentation . Toute police est impuissante et vaine
si elle est désarmée , si elle ne menace d'un pouvoir arbitraire
quiconque voudrait conspirer contre l'état .
» On peut espérer que la situation s'améliorera. Chaque
jour , la nature de notre constitution sera mieux
comprise , ses bienfaits mieux appréciés . » Jusqu'alors ,
il faut investir le gouvernement d'une autorité indispensable
, et adopter le projet de loi .
Parmi les orateurs qui parlèrent dans le même sens ,
plusieurs reproduisirent les mêmes argumens . « Le salut
de l'état , l'affermissement du trône , telle est la loi suprême
devant laquelle toutes les considérations , toutes les lois , '
la charte elle-même doivent fléchir ....
>> Si tous les voeux , toutes les volontés se ralliaient autour
du trône , si la religion avait déjà rétabli l'empire'
des moeurs , si la réunion de tous les esprits nous annonçait
la destruction de tous les partis , on pourrait voter
contre le projet.
» Mais n'y a-t-il plus de partis en France ? Toutes les
factions sont -elles détruites ? Ne reste-t-il pas de coupables
espérances ?
» Comment se fait- il que ceux qui ont le plus contribué
à faire adopter la loi du 29 octobre sans mo-
(1 )Voyez le Moniteur du 11 janvier .
JANVIER 1817. 159
difications , combattent celle-ci , qui est bien moins rigoureuse
?
» La loi du 29 octobre violait l'article 4 de la charte .
Cette violation a été excusée par la nécessité . Le même
motif existe ( 1 ) . »
» Non , dit un autre orateur , défendant également le
projet ; la charte ne s'oppose point à ce que l'on propose .
L'art. 4 dit que personne ne pourra être poursuivi , ni
arrêté que
dans les cas prévus par la loi et suivant les formes
qu'elle prescrit. Or , la loi est l'ouvrage de trois
branches de la législature . Elle peut déterminer de nouvelles
formes de poursuite et d'arrestation.
>>> La responsabilité des ministres est une garantie contre
les abus . Qu'on n'objecte pas que cette responsabilité
n'est pas organisée. La responsabilité d'un ministre consiste
à ne compromettre ni son existence politique , ni
son honneur , ni la confiance du roi .
>> On demande pourquoi l'on ne recourt pas aux tribunaux?
Parce qu'il faut suivre dans le secret une trame
dangereuse dont on tient les fils , parce que la sûreté
du dedans et la politique du dehors peuvent se trouver
également compromises , parce qu'après tant d'agita- ·
tions , les crimes politiques méritent encore quelque
pitié , et qu'il est des hommes qu'il faut sauver d'euxmemes
(2 ). »
Un autre député , qui s'est placé dans cette discussion
au premier rang par son talent , son habileté , et même
son éloquence (3) , commença par rendre un éclatant
hommage aux principes . « Tous les partis , dit-il , après
avoir obtenu les faveurs de l'arbitraire , ayant fini par
en souffrir , auront fini par le maudire . Tour à tour oppresseurs
et opprimés , ils auront également senti le besoin
de la mutuelle garantie . Ils seront venus se reposer
tous dans cette commune profession de foi , base du droit
public des Français dans les siècles futurs : nul ne peut
être arrêté, détenu , si ce n'est par l'autorité des tribunaux
et pour les délits prévus par la loi .
» Noble et belle profession de foi ! aimons à la répéter,
à l'entrée d'une discussion dont elle doit être la règle . Ne
craignons point de la fortifier encore ; car , si pour d'au-
( 1 ) Discours de M. Figaro!. Moniteur du 15 janvier .
(2 ) Discours de M. Froc de la Boullaye . Moniteur du 15 janvier.
(3) M. Camille Jordan . Moniteur du 16 janvier .
160 MERCURE DE FRANCE .
tres peuples , de telles maximes peuvent sembler vulgaires
, elles conservent pour nous tout le charme de la
nouveauté .
>> Oui , un tel droit est le premier des droits , la source
de tous les autres , le grand but de toutes les institutions
sociales . Oui , il rend à l'autorité tout ce qu'il en reçoit ,
et plus qu'il n'en reçoit ; car c'est de lui que tout gouvernement
qui se respecte tire sa lumière , sa force , sa
dignité , sa moralité véritable .
» Oui , c'est l'heureuse prééminence du système représentatif
entre tous les autres , qu'il soit à la fois affranchi
des vaines terreurs qui portent à employer l'arbitraire
, et de la fatale puissance qui permet d'y chercher
un appui .
» Mais ce qui m'a éminemment frappé en faveur du
projet de loi , c'est la malheureuse nécessité créée par la
législation précédente . Si nos prédécesseurs avaient laissé
cette grande question intacte , s'ils nous avaient légué
cet inestimable héritage de la liberté civile , je concevrais
toute l'hésitation ', je pourrais m'y associer ; mais est- ce
donc là notre position ?
» Vous savez quelles circonstances extraordinaires ,
semblant appeler des mesures extraordinaires , firent
tout à coup adopter cette loi du 29 octobre , que je ne
veux , ni louer , ni blâmer , dont je m'abstiens de rechercher
les véritables auteurs , mais dont les dispositions
, livrant la liberté , l'honneur , presque la vie des
citoyens , à la discrétion d'une foule de fonctionnaires
subalternes , furent une suspension si étendue , et si redoutable
des droits les plus sacrés .
» Alors naquit , se forma , s'accrédita , sous les plus
imposans suffrages , ce grand système de sévérité que nous
vimes si rapidement se répandre de la capitale dans les
provinces. Quel besoin subit et indéfini de soupçonner et
de punir ! quelle impatience contre toutes les lenteurs
de la commune justice ! quelle admiration pour les justices
extraordinaires et abrégées ! quels anathêmes contre
une modération toujours suspecte de trahison ou de
faiblesse ! quels encouragemens donnés à toutes les
positions prétendues énergiques , comme au seul gage
de dévouement véritable !
pro-
» Serait -il prudent , serait-il sage de passer presque
saus intermédiaire , d'une telle contrainte à la liberté la
JANVIER 1817 .
161
plus étendue ? .... Une telle loi peut-elle exister sans
changer tout l'état des choses , sans modifier toutes les
habitudes d'un peuple ? Ce système surtout dont je vous
ai peint son exécution entourée , n'a-t-il pas dû exciter
des alarmes , nourrir des défiances , fomenter des inimitiés
! Déchaine -t-on ainsi tout-à-coup les passions
après les avoir provoquées ? .... Comment dénoncer des
germes de troubles d'autant plus dangereux qu'ils sont
plus intestins , et que les signaler c'est presque les déve
lopper ? Comment avertir le faux zèle sans le blesser ?
Comment parler de ces factieux autorisés , que de hautes
mesures d'administration pourraient seules rapidement
atteindre?
+
» Anciens et fidèles amis de la liberté , craignez d'en
compromettre les destins par votre précipitation même...
Vous qui appartenez à ces hommes respectables sous tant
de rapports , mais si long-temps étrangers à ces maximes
de limites du pouvoir , pouvez-vous vous flatter de bien
entendre cette langue difficile que vous ne parlez que
depuis un jour ? Après vous être trompés si long-temps
en faveur de l'arbitraire , ne risquez-vous pas de vous
tromper maintenant en faveur de la liberté? Ah ! tous
tant que nous sommes rendons toutes les mesures de
restriction inutiles , en faisant cesser toutes les discordes
et les inquiétudes qui les motivent , et en entourant
d'une confiance toujours plus unanime le gouvernement
de ce prince si peu capable d'abuser de l'autorité la plus
etendue , et qui ne réclame une passagère augmentation
de pouvoir , que pour la préservation mème de nos libertés.
>>
J
Un quatrième orateur ( 1 ) se jetant dans les profondeurs
d'une métaphysique subtile , établit sur l'initiation une
théorie qui , tendant à dispenser la couronne de prouver
la nécessité de ce qu'elle propose , et déclarant que la
proposition même est une présomption en faveur de cette
nécessité , rendrait , de la part des chambres , tout examen
impossible et toute discussion inutile .
« Si l'initiation , dit-il , avait été placée dans cette
chambre , et que l'un de vous eût proposé de suspendre
la liberté individuelle , et d'en rendre le gouvernement
seul arbitre , il vous serait permis de n'adopter cette
(1 ) M. Royer- Collard . Moniteur du 16 janvier.
12
162 MERCURE DE FRANCE .
proposition qu'avec les preuves les plus évidentes , et la
conviction la plus entière qu'elle est nécessaire au salut
de l'Etat . C'est l'usage en Angleterre ; l'adoption des
mesures extraordinaires est précédée d'une enquête solennelle
, et toujours appuyée sur des documens authentiques
, parce que le pouvoir qui propose ces mesures
répond de leur nécessité aux autres pouvoirs , ainsi qu'à
la nation ; et , par cette raison , il ne doit rien négliger
de ce qui peut lui apprendre à lui -même si elles sont
nécessaires ou superflues , utiles ou dangereuses . Chez
nous le roi propose : ce qui serait en Angleterre le devoir
des chambres , est ici le devoir du gouvernement. Il y
a toujours présomption qu'il a rempli ce devoir , quand
il propose une loi extraordinaire , parce que le pouvoir
légitime est présumé sage et fidèle , et la force de cette
présomption commande la confiance , jusqu'à ce que la
présomption soit convaincue d'erreur. La question n'est
donc pas de savoir si la mesure proposée par le gouvernement
est nécessaire , mais si l'on peut prouver qu'elle
ne le soit pas. Votre hésitation ne me touche point ,
quand le gouvernement du roi n'hésite pas ; car vous
savez peu , et il sait tout...,.
» Je n'attache pas une fort grande importance aux
précautions dont on entoure l'exercice de ce pouvoir
extraordinaire . Les précautions me semblent à peu près
illusoires , et j'ajoute qu'il est nécessaire qu'elles le soient ,
pour que la loi ne soit pas vaine . La responsabilité ne me
paraît pas non plus un remède suffisant : elle ne peut
avoir lieu dans les cas particuliers , sans que la loi soit
en contradiction avec elle-même....
>> Ce qui me rassure , c'est que l'autorité unique qui
doit exercer le pouvoir arbitraire ne le prend pas , mais
le reçoit .... Qu'est- ce qu'un pouvoir arbitraire qu'il faut
demander , qu'il faut obtenir , dont la nécessité est soumise
à une discussion , et qui ne s'accorde que pour un
temps limité ? »
Je passerai sous silence les autres argumens des défenseurs
du projet ; ce sont les mêmes qui ont été allégués
dans toutes les occasions pareilles . « Que la mesure
tend bien plus à consolider la liberté individuelle qu'à la
détruire , car elle est essentiellement conservatrice de
toutes nos libertés ; .... que si l'on attend qu'une sédition
ait éclaté , il y aura sans doute des faits et des preuves ;
>
JANVIER 1817.
165
mais que l'objet est d'empêcher et de prévenir le mal ; ..
que la police a toujours été investie de ce genre d'autc
rité ; qu'il a été en usage sous l'ancien régime , puisqu'on
peut se rappeler encore quelles fâcheuses dénominations
on donnait à ses agens..... Qu'en disant que la tranquillité
régnait dans le royaume , le roi n'avait pu vouloir
dire que rien ne pourrait la troubler ; .... qu'au secret des
causes d'arrestation est attaché le succès , etc. etc. ( 1 ) . »
Après la clôture de la discussion , le rapporteur (2)
résumant les objections pour les réfuter , insista sur la nécessité
de la loi ; et comme , dans un discours antérieur ,
au sujet de celle des élections , il avait appuyé cette loi
de recherches profondes dans l'antiquité , il appuya
celle-ci d'un tableau très-étendu de l'état de l'Europe ,
peignant tant de provinces ravagées , tant de villes réduites
en cendres , de trônes renversés , d'états qui ont
disparu .
Plus direct dans sa dialectique , M. le ministre de la
police tira parti de quelques discours des opposans à ce
projet , discours que j'analyserai tout-à-l'heure , et défendit
des classes sur lesquelles on veut faire planer le
soupçon , avec une éloquence habile , qui certainement
captiva plus d'un suffrage .
Jee passe maintenant aux attaques des adversaires , et
je tâcherai de ne pas remplir moins scrupuleusement la
tâche de rapporteur de cet important procès.
« Les rigueurs de la loi du 29 octobre , ont-ils dit , n'avaient
produit que la nécessité d'en exercer d'autres :
la suspension de fait de cette loi a seule opéré le bien . Du
1. janvier 1816 jusqu'au 1. août , on voit le nombre
des détenus , des exilés et des surveillés , aller toujours
en croissant , parce qu'arrêter arbitrairement
, c'est se
créer chaque jour un besoin plus pressant d'arrêter encore
. Convaincu par cette expérience
que le remède
aggravait le mal , que fait le ministre ? Il suspend la loi ;
les prisons se vident , les exilés reviennent . Ce résultat
répond à l'espoir qui avait dicté ce nouveau système ;
que le ministre donc jouisse de nos remerciemens
et de
ses succès , mais qu'il en admette les conséquences
. La
(1 ) Voyez les discours de MM. Ravez et Delamalle. Moniteur đa 17
janvier.
(2) Moniteur du 17janvier.
124
164 MERCURE DE FRANCE.
loi du 29 octobre était un mal ; sa non-exécution a été un
bien. Pourquoi prolonger , même en l'adoucissant , ce
qui lui ressemble ? .... Pourquoi des transitions entre
Finjustice et la justice ? Hâtons-nous de passer du mal au
bien ; ... le pas est franchi :: nous sommes dans la route
ordinaire , dans la route légale ; pourquoi donc en sortir ?
L'ordre habituel de la société doit être troublé , pour
que des lois d'exception soient autorisées . Interrogez les
départemens qu'oublient trop souvent dans la capitale ,
ces députés qu'ils ont envoyés : tous vous diront que rien
ne leur est plus odieux que l'arbitraire ..
» A quelque époque que l'on se place , qu'a produit de
bon l'inconstitutionnalité ? l'arbitraire , instrument de
toutes les provocations , et provocateur de tous les désordres
,.... les prisons éprouvant un mouvement journalier
, sans jamais avoir de places vacantes , et étonnées
elles-mêmes de renfermer simultanément , et ceux prévenus
de ne pas aimer assez , et ceux prévenus d'aimer
trop le gouvernement? les milliers de lettres de cachet applicables
à tout venant ? les espions inutiles , par cela
même qu'ils sont visibles , mais dangereux , parce qu'il
faut qu'ils paraissent nécessaires , offrant par leur importunité
la dégradation poussée à ce point , qu'ils
avouent aussi hautement leur opprobre qu'on avouerait
la plus honorable profession ? N'est-ce donc pas ce régime
qui , depuis longues années , a rendu tous les rapports
d'amitié , d'intérêts , de confiance , de domesticité
dangereux , et la défiance une sage précaution jusqu'au
sein des familles ? Est-ce sous sa main qu'on voudrait
nous replacer ?.... Pour juger cette loi , supposons un cas
dans son espèce . Quel tableau vous présente-t-il ? Un
prévenu qui ne connaîtra que par le texte de son mandat
le titre de la prévention dont il fait l'objet , qui
comme d'habitude , pourra ignorer les faits toute sa vie ,
s'il plaît à la police de dire : C'est mon secret : un procureur
du roi réduit à s'enquérir de l'incarcéré lui-même
des causes de sa détention : un prévenu condamné à un
secret discrétionnaire , et par conséquent sans terme ,
dans la crainte qu'il ne divulgue la confidence qu'on voudrait
lui faire ; isolé d'ailleurs , pour plus grande discré
tion , de ses parens , de ses amis , de tout conseil ; réduit
pour toute justification à un mémoire qu'il sera la plupart
JANVIER 1817.
165
du temps incapable de rédiger ; pour lequel il manquera
d'élémens , puisqu'il ne connaîtra ni les faits qui constituent
la prévention , ni la nature des preuves , ni les témoins
qui l'accréditent ; privé de ses juges naturels , et ,
ce qui est le comble de l'iniquité , de la ressource même
de la confrontation ; traîné de prison en prison , si le secret
ou les précautions de la police l'exigent ; implorant
et payant à grands frais le secours inutile de correspondans
à Paris ; ruiné au bout du compte , suivant l'usage ,
de fond en comble , sans aucune indemnité; et , pour dernier
trait au tableau , un délateur inviolable , et le plus
souvent un calomniateur titulaire du privilége exclusif
de l'impunité. Abjurons une bonne fois ces mesures , qui
mettent le gouvernement en contradiction avec luimême.
Il nous faut un spécifique , sans doute ; mais un
spécifique généreux , c'est la charte ; mais un spécifique
plus fortifiant encore , c'est la confiance ( 1 ) .
» L'honorable rapporteur , en nous pressant d'adopter
le projet , nous a cité l'exemple d'un peuple voisin , jaloux
de sa liberté , comme nous le serons un jour de la
nôtre , je l'espère . Je regrette qu'il ne soit pas entré dans
les développemens plus étendus .... Nous aurions appris
avec quelle solennité l'on procédait à ce grand acte. Une
enquête sur la situation intérieure et extérieure de la
Grande-Bretagne était mise sous les yeux du parlement .
En suspendant l'Habeas corpus , on se gardait d'entraver
la liberté de la presse : elle conservait toute sa puissance ,
toute son action sur l'opinion publique , sur le gouvernement
lui-même (2) .
» Nous venons demander , a dit le ministre , non le
renouvellement de la loi du 29 octobre , mais le remplacement
de cette loi par des dispositions plus restreintes
plus douces et également temporaires . Qui n'eût cru ,
d'après cet exposé , qu'il nous proposerait la continuation
, pendant quelques mois encore , de l'article 3 de
la loi du 29 octobre , relatif aux surveillances , et qu'il·
renoncerait au droit d'arrêter et de détenir les citoyens ,
sans qu'ils pussent être protégés par nos lois ? Maist
celui qui eût été éloigné de son domicile en vertu de
la loi de 1815 , sera arrêté et détenu en vertu de celle
(1 ) Discours de M. Ponsard. Moniteur du 14 janvier.
Discours de M: Saulnier . Moniteur du 15 janvier .
166 MERCURE DE FRANCE .
'de 1817 , si celle-ci ne donne à l'autorité ce moyen
unique.
» Quelle différence entre la situation , toute pénible
et douloureuse qu'elle est , de l'homme enlevé à ses
affaires et à ses affections , pour être placé loin de son
domicile , sous la surveillance de la police , et celle
de l'infortuné violemment arraché à sa famille , pour
être plongé dans un cachot , comme un prisonnier
d'état ! ....
» Je me trompe fort , ou ce ne sera pas avec de tels
moyens , avec une telle justice qu'on calmera les baines,
qu'on éteindra les divisions , qu'on étouffera les partis
dans notre nouvelle France , pas plus qu'on n'y fondera
le règne de la charte , en nous privant des garanties
qu'elle nous avait données ( 1) .
>> Trois articles de la charte consacrent les droits des
Français. L'art. 4 assure la liberté individuelle , l'art. 8
la liberté de la presse ; l'art . 42 garantit que nul ne pourra
être distrait de ses juges naturels . Voilà les droits octroyés
par la charte . C'est la totalité de ces droits qui
serait aujourd'hui suspendue par les propositions ministérielles
; car des tribunaux d'exception existent , et on
vous demande la suspension de la liberté individuelle et
de la liberté de la presse . Serait-il politique à nous de
voter une loi qui semblerait dire que nous sommes convaincus
que le gouvernement ne peut point gouverner
avec sa force militaire , sa gendarmerie , ses préfets et
toutes ses administrations ? Serait-il politique de dire
Nous avons besoin de pouvoir arrêter à volonté , nous
avons besoin de comprimer la pensée , alors même que
nous avons déjà des tribunaux particuliers (2) ?
>> Quant à la responsabilité ...... comment le ministre
pourrait- il être responsable d'un pouvoir dictatorial , tel
que celui dont la loi l'a investi? La responsabilité morale
est invoquée. Mais du moment qu'on en parle , elle exclut
la responsabilité légale...... Le prévenu sera nécessairement
jugé par l'autorité qui l'accuse , ...... et la dictature
s'étendant sur les journaux , les plus justes réclamations
trouveront peine à se faire entendre (3 ) .
(1) Discours de M. de Villèle . Moniteur du 14 janvier.
(2 ) Discours de M. de Castel-Bajac . Moniteur du 15 janvier.
3) Discours de M. Josse de Beauvoir. Moniteur du 16 janvier.
JANVIER 1817: 167
» S'il faut attendre que tous les partis soient entièrement
anéantis , combien de temps faudra-t-il encore vi→
vre sous l'empire des lois d'exception ? Si le président
du conseil signe de confiance , c'est un cachet mis à côté
d'un autre . S'il signe sur un rapport , c'est sur celui du
ministre de la police générale . Loin de trouver une garantie
dans cette seconde signature , il est évident que le
prévenu ne trouve qu'un adversaire de plus ; car , pour
peu qu'on ait étudié le coeur humain, on sait que l'homme
aime à défendre son ouvrage . Quant à la garantie que
peuvent offrir les procureurs - généraux , sans doute il est
des magistrats intègres et courageux ; mais les procureurs-
généraux sont amovibles . Que pourront-ils envoyer
au gouvernement ? Le dire des plaignans et tous les élé→
mens d'une procédure .... Et cependant voilà un malheu
reux détenu , sans interrogatoire possible , sans confron¬
tation , sur lequel on prononce au conseil sans le voir ,
sans l'entendre , et cela , non pas pour une seule année
peut-être , mais pour autant d'années que les ministres
réussiront à prouver qu'il est utile de violer la charte ( 1 ).
» Les moyens arbitraires manquent toujours leur but :
ils ont conduit tôt ou tard à leur porte les gouvernemens
qui en ont fait usage . L'autorité souveraine n'est jamais
ébranlée que par les instrumens violens qu'elle croyait
destinés à l'affermir... Depuis nombre d'années , j'entends
dire , ainsi que M. le rapporteur nous le répétait dernièrement
, que nous ne faisons que de naître à la liberté ,
et à peine de trop complaisans législateurs sont-ils venus
au secours de cette prétendue faiblesse des gouvernemens
naissans , que tout à coup les armes extraordinaires dont
on avait jugé à propos de les fortifier , sont devenues en→
tre leurs mains de puissans et indestructibles instrumens
de notre esclavage. Avant de nous citer l'exemple de
F'Angleterre se décidant à suspendre son Habeas corpus,
a- t-on songé à examiner si nous en avions un nousmêmes
?..... Tout dans nos coutumes , et même dans
notre législation , favorise l'exercice à peu près illimité
du droit d'arrestation . Mais , dit- on , ce n'est pas seu-
Lement de la faculté d'arrêter qu'il s'agit , c'est principalement
de celle de détenir . Arrêter et détenir sont
en effet deux opérations successives que la loi ordinaire
(*) .Discours de M, de la Bourdonnaye. Moniteur du 16 janvier.
168
MERCURE DE FRANCE .
place dans la compétence de la police , quant à la première
, et des tribunaux , quant à la seconde . La loi proposée
étendant ce droit de détenir à deux ministres réunis
, les assimile à des tribunaux , et à des tribunaux
très-extraordinaires ; car celui qu'ils jugent n'a pas été
admis à se défendre en personne... Je ne suis plus embarrassé
pour juger cette nouvelle institution . M. le
rapporteur l'a jugée d'avance . Les tribunaux extraordinaires
, nous a-t-il dit , prennent mal en France . Oui ,
ils prennent fort mal ; et elles prendront de plus en
plus mal en France , toutes les institutions qui feront
dépendre le sort des hommes , du caprice , de l'erreur
ou des passions d'un ou de plusieurs hommes , en privant
en même temps l'opprimé de la protection des
formes judiciaires . Qu'on n'espère pas, quoi qu'on puisse
faire , effacer ce sentiment de sa dignité et de ses droits
qui a pénétré dans le coeur de tout Français. Travaillez
plutôt à le fortifier . Respectez-le sur-tout , et
loin d'en arrêter l'essor , livrez- vous sans crainte à
ses effets ( 1 ) . »
J'ai rendu compte de cette discussion d'une manière
très-étendue , parce qu'elle me paraît fort importante et
qu'elle donne lieu à des réflexions dont une du moins
est satisfaisante . C'est la première fois , reconnaissons -le
avec joie, c'est la première fois qu'une loi de circonstance
a été discutée avec ce calme , cette indépendance , que
les deux partis ont été entendus , que toutes les vérités
ont été dites . Il n'est pas question d'examiner si un motif
secret a pu dicter quelques-unes de ces vérités ;
il est
heureux , il est honorable qu'elles aient pu être proférées
; qu'elles l'aient été sans interruption ; que les
grands mots de salut public , de sûreté générale , n'aient
couvert aucune voix , n'aient repoussé aucune objection.
Disons aussi que si parmi des hommes , pour lesquels on
ne m'accusera point de partialité , quelques-uns se sont
jetés dans des divagations maladroites et qui ont nui à
leur cause , plusieurs ont dit des choses justes , nobles ,
dont tous les partis doivent leur savoir gré ; ceux qui ne
sont pas restés dans ces bornes , et qui se sont obstinés à
peindre la France comme agitée par une conspiration
universelle , ont fourni aux défenseurs du projet de nou-
( 1 ) Discours de M. d'Argenson. Moniteur du 17 janvier.
JANVIER 1817 . 169
veaux prétextes d'en affirmer la nécessité ; ils ont paru
regretter l'arbitraire plus que le haïr ; ils en ont parlé ,
pour ainsi dire , comme d'une maîtresse infidelle , qui
accorderait à d'autres des faveurs dont ils se croyaient
seuls dignes. En nous avertissant qu'ils voteraient encore
pour la loi du 29 octobre , si ..... , ils ont redoublé notre
satisfaction de ce qu'un si préservateur les forçait à voter
contre la loi actuelle ; mais ils ont engagé plus d'un ami
de la liberté à ne pas voter avec eux . Qu'il me soit permis
toutefois de remarquer que les argumens personnels
ne sont pas toujours sans réplique ; que dire à des hommes
qui défendent une opinion , qu'ils ont manifesté longtemps
l'opinion contraire ; ce n'est pas prouver qu'ils
aient tort dans les deux cas ; que si l'on croyait devoir
accorder tout ce qu'ils refusent , parce qu'on aurait
voulu jadis refuser ce qu'ils accordaient , on serait conduit
plus loin qu'on ne pense : il a été utile de rappeler
leurs erreurs ; mais il ne faudrait pas que la peine de
l'erreur retombât sur la vérité .
Sous un autre rapport encore , cette discussion a eu
un caractère particulier très -curieux à étudier , et qui
résultait de la position double dans laquelle les deux
partis se trouvaient . Les défenseurs de la loi , étant aussi
ceux du ministère , voulaient prouver que l'état de la
France s'était fort amélioré sous ce ministère : vérité
avantageuse aux ministres ; mais en même temps ils
voulaient démontrer qu'une loi d'exception était encore
nécessaire , et alors tout ce qu'ils avaient dit sur l'amélioration
de l'état de la France devenait des armes contre
e . Les adversaires de la loi n'étaient pas moins embarrassés
dans le sens opposé . Il leur importait , d'un
côté , d'établir que le salut public était compromis par le
système ministériel , et que ce système était fertile en
périls de tout genre ; mais , d'un autre côté , ils avaient à
coeur de faire rejeter la proposition d'une loi d'exception ,
et dès-lors ce qu'ils disaient sur les dangers de la France
servait de réponse à leurs réclamations en faveur de la
liberté individuelle . Je laisse à la sagacité du lecteur à
suivre cette indication et à découvrir quelle influence
cette position double a dû exercer sur les aargumens
des deux partis .
Quant au projet de loi en lui -même , j'essayerais en
vain de déguiser mon opinion sur ce point . Le pen de
170
MERCURE DE FRANCE .
pages que j'ai écrites , à différentes époques , dépose
de cette opinion ; si je ne les avais pas écrites , je les écri
rais encore , et les ayant écrites , je ne puis les désavouer.
Je n'ai jamais vu dans l'histoire , qu'aucune suspension
des lois ordinaires , aucune loi d'exception , aucune au¬
torité ultra-légale ait été véritablement utile à aucun
pays , à aucun gouvernement : j'ai vu beaucoup de gouvernemens
auxquels ces mesures ont été fanestes .
Plusieurs des raisonnemens allégués en faveur de la
loi , m'ont paru très-faibles .
Si , comme il est probable , on met à d'autres libertés
encore d'autres restrictions , le rapporteur aura eu tort
d'affirmer que la suspension des garanties judiciaires
laissait intact le reste des garanties.
Si la religion ébranlée autorise les extensions de l'autorité
, je crains qu'aucun gouvernement ne trouve jamais
aucun peuple suffisamment religieux .
. Pour considérer avec un des orateurs la nécessité de
demander à une assemblée le pouvoir arbitraire , comme
une limite à ce pouvoir , j'aurais voulu qu'on pût m'alléguer
un seul exemple de ce pouvoir demandé à une
assemblée et refusé par elle . S'il en est un , je ne puis le
citer.
que
Attendre les bienfaits de notre constitution soient
bien appréciés pour nous accorder ce qu'elle nous donne .
est un cercle vicieux , car on ne sentira ces bienfaits
qu'en en jouissant .
Quant à la nécessité du secret , je me permettrai seule→
ment de réimprimer ce que j'écrivais il y a deux ans.
« Je crois que l'arbitraire est le véritable ennemi de la
sûreté publique ; que les ténèbres , dont l'arbitraire s'enveloppe
, ne font qu'aggraver ses dangers ; qu'il n'y a de
sûreté publique que dans la justice , de justice que par
les lois , de lois que par les formes. Je crois que la li
berté d'un seul citoyen intéresse assez le corps social •
pour que la cause de toute rigueur doive être connue
par des juges naturels ( 1 ) . ›
>>
J'ajouterai que dans le cas présent , le secret aura des
suites que l'on n'a pas assez calculées. Le public , n'étant
jamais instruit des causes de l'arrestation , pourra soupconner
indifféremment de tous les crimes politiques l'in
(1) De la responsabilité des ministres , pag, 31 .
JANVIER 1817. 171
dividu arrêté. Le soupçon le suivra , même après que la
liberté lui aura été rendue , et l'innocent , victime d'une
erreur passagère , verra la défaveur de l'opinion l'entourer
, à moins (ce qui serait fâcheux dans un autre sens)
que l'opinion ne traitât pas les délits politiques avec dé
faveur .
Ma conviction intime est que le ministère , en demandant
cette loi , n'a point été dirigé par l'amour du pouvoir
; il a cru la loi nécessaire : mais je pense qu'il n'a
pas rendu assez de justice aux bons effets du système
qu'il a adopté depuis quelques mois. En persévérant
dans ce système , il assurera mieux la paix de la France.
et l'affermissement de la monarchie constitutionnelle ,
que par toutes les lois d'exception du monde . Ces lois
font supposer l'existence du danger , et la supposition du
danger le crée. Ces lois de circonstances ont par là l'inconvénient
de prolonger les circonstances ; et sous un
autre rapport elles les aggravent . Les injustices involontaires
, inévitables , quand l'arbitraire s'est introduit
dans la loi , nécessitent des injustices moins involontaires;
c'estune pente glissante et rapide , sur laquelle l'autorité
la mieux intentionnée ne peut s'arrêter . Je dis l'autorité
la mieux intentionnée , et je n'hésite pas à ajouter que
j'entends par là notre gouvernement actuel. J'ai commencé
par reconnaître que la loi proposée était une amélioration
importante , quand on la compare à la loi du
29 octobre ; si le projet passe , je vivrai sous ce régime
avec aussi peu d'inquiétude que s'il n'existait pas :: mais
ma sécurité viendra de ma confiance dans les hommes , et
un état de choses est loin d'être sans défaut , quand on
est obligé de se réjouir de trouver les hommes meilleurs
que la loi.
B. DE CONSTANT.
MONSIEUR ,
A M. B. de Constant.
Je ne puis m'empêcher de vous témoigner mon étonnement
sur une partie de votre article sur les chambres
, dans le numéro du 11. En parlant de la loi relative
1
172
MERCURE
DE FRANCE.
le
aux dotations ecclésiastiques , loi sur laquelle je ne me
permets point de réflexions , parce que je me soumets
toute loi faite , vous paraissez établir en principe que
clergé doit être propriétaire de biens indépendans de
l'autorité civile , qu'il doit former un corps , et , pour
ainsi dire , un état dans l'état ; et pendant que vous défendez
sur d'autres points les opinions les plus libérales ,
Vous vous éloignez , je dois vous le dire , de tous les amis
de la liberté , par cette doctrine ultramontaine Vous me
ferez plaisir , si vous pouvez m'expliquer cette contradiction
apparente.
Je suis , etc.
Un abonné.
Nous répondrons dans notre prochain Numéro .
ANNONCES ET NOTICES.
Satire sur le dix -neuvième siècle ; par E. Bigelot . Chez
Pillet , imprimeur-libraire , rue Christine , n °. 5.
Cet essai est d'un heureux augure , et l'auteur peut espérer quelque
succès dans la carrière illustrée par Boileau , Gilbert et Chénier. Son
style est nerveux , correct , simple et facile : il attaque courageusement
les vices et les ridicules partout où il les trouve ; pour donner une idée de
son impartialité , nous citerons les passages suivans :
Tout va mal , dit gaîment le petit Dorilas ,
Dorilas , qui , malgré son mérite assez mince
Fut, à vingt ans, préfet d'une riche province;
Tout va mal et l'état périclite .... en effet ,
Cela doit être ainsi ; Monsieur n'est plus préfet !
Un des anciens vassaux de M. de Fierval , dont les aïeux
... sous Dagobert premier ,
Avaient droit de garenne et droit de colombier ,
répond à son ci-devant seigneur , qui voudrait réclamer ses anciens
droits :
Mais , monseigneur , le roi nous a donné la Charte ,
Et très-expressément défend qu'on s'en écarte..
-
On a trompé le roi , je sais sa volonté;
Cet acte n'est point fait pour être exécuté.
Hélas ! vous le savez , une telle ordonnance ,
A déjà fait sans doute assez de maux en France ;
Mais on pourrait encor les réparer dans peu :
Nommez-moi député , puis vous verrez beau jeu.
JANVIER 1817. 175
Voici un portrait d'un autre genre. Un certain Daigreville se plaint
d'être oublié , vante bien haut ses services et son noble dévouement pour
la monarchie légitime .
Connaissant son histoire,
Même quand il le dit , on a peine à le croire .
On sait qu'à la police , et sous l'usnrpateur ,
Il fut ce qu'on nommait alors observateur.
Cependant , si quelqu'un s'avise de lui dire :
Mais , monsieur , l'an dernier vous nous prêchiez l'empire ,
Sous le Corse , avec zèle , on vous voyait servic.
-
- Daigreville répond : c'était pour le trahir.
La Satire sur le dix- neuvième siècle offre plusieurs autres portraits
non moins heureusement tracés. Nous invitons l'auteur à continuer sa
piquante galerie.
Fables nouvelles , suivies de pièces fugitives en vers ;
par M. l'abbé G....., de plusieurs sociétés. Un vol in - 12 .
Prix 2 fr. 50 cent , et 3 fr . par la poste . A Paris , chez
Arthus-Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , n °. 25 .
Un volume de fables nouvelles ! ..... l'entreprise est hardie. Dans ce
genre , notre inimitable La Fontaine a rendu le succès sinon impossible ,
du moins bien difficile . L'auteur commence son recueil par une Epitre à
son livre , dans laquelle il le juge : nous le laissons parler.
Tu n'anras pas d'antre moyen
Pour percer , que ton seul mérite ;
Mais qu'offre-tu qui sollicite
En ta faveur ? Peu de beauté ,
Du médiocre en quantité,
Par-ci , par-là , des traits passables .
Etc. , etc. , etc.
La modestie de l'auteur nous interdit une trop rigoureuse sévérité ; sans
nous appesantir sur les défauts qu il signale lui- même , nous dirons que
son ouvrage n'est pas sans mérite . Plusieurs de ses apologues plaisent par
Pexécution, et sur-tout par des idées et des applications nouvelles . Nons
citerons entre autres le Seigneur et le Chien de chasse , les Grenouilles
et les Taupes. On reconnaît d'ailleurs par- tout des vues saines , un
Coeur droit , un bon citoyen . Pour l'intérêt de l'auteur , nous aimerions
mieux que son livre fût uniquement composé de ses fables.
Les Secrets du coeur , ou le Cercle du château d'Eglantine
, roman-nouvelles ; par madame de Renneville .
Trois vol . in- 12 . A Paris , chez Béchet , libraire , rue
des Grands-Augustins , n° . 11 .
La princesse Amélie , jeune souveraine d'une contrée dont l'anteur ne
nous apprend pas le nom , a formé le projet de passer quelque temps
dans son château des Délices . Tant que dure la belle saison , tout se
passe à merveille; mais octobre arrive avec ses longues et froides soirées ,
adieu les plaisirs champêtres. La princesse ne peut pas quitter la cam→
174 MERCURE DE FRANCE.
pagne ; cependant l'ennui commence à la gagner. Pour chasser ce terrible
ennemi , elle imagine de se faire raconter des histoires par les dames de
sa cour. La princesse Amélie ue fait trancher la tête à personne ; à cela
près, elle ressemble assez à certain sultan des Mille et Une Nuits ,
auquel la belle Shéerazade parvient à faire perdre cette vilaine coutume
par le charme de ses récits. Nous pensons que madaine de Renneville , en
pareille circonstance , n'aurait pas obtenu moins de succès . Ses nouvelles,
bien imaginées , variées , intéressantes , écrites en général avec naturel et
facilité , quelquefois avec un peu de négligence , procurent une lecture
agréable , et dissiperaient l'ennui d'un sultan ; ce qui n'est pas facile ,
comme chacun sait.
Mémoires pour servir à l'histoire de la guerre entre
la France et la Russie , en 1812 , avec un atlas militaire
; par un officier de l'état- major de l'armée française.
Deux vol. in- 4 ° . broch . Prix : 25 fr.; franc de
port par la poste , 28 fr.; les mêmes , papier vélin , fig.
coloriées avec le plus grand soin , 70 fr.; franc de port
par la poste , 75 fr. A Paris , chez Barrois l'aîné , lib .
rue de Savoie , nº . 1 .
Get ouvrage est du plus haut intérêt . On ne nous avait encore donné
que des romans sur la guerre de Russie , et nous pouvons en annoncer
enfin l'histoire. Nous reviendrons incessamment , avec plus de détail , sur
cette production éminemment remarquable .
L'Ami de l'économie aux Amis de l'humanité , sur
les pains divers , dans la composition desquels entre la
pomme de terre , ainsi que sur les nouvelles appropriations
d'un de ses produits , la parenchyme , dont la
conversion en pain offre la solution du plus important
problême de l'économie alimentaire des classes indigentes
; observations communiquées à la société royale
et centrale d'agriculture ; par M. Cadet de Vaux . Un
vol. in-8° . Prix : 1 fr . 25 c. A Paris , chez mad . Huzard ,
rue de l'Eperon.
Cette brochure , d'un intérêt particulier dans ce moment , est une nonvelle
preuve que M. Cadet de Vaux ne se lasse point de faire des recherches
utiles à l'humanité.
Hermes romanus ou Mercure latin ; par J.-J. Barbier
- Vemars , ancien professeur. Ouvrage publié le
premier de chaque mois , par cahiers de 48 pages in-12 ,
raison de 15 fr . par an pour la France , et de 20 fr.
pour les pays étrangers , franc de port par la poste . On
me peut souscrire que pour l'année entière . On s'abonne
·
JANVIER 1817 . 175
au bureau de l'Hermès , à Paris , rue du Cloître Notre-
Dame , n. 4 , et chez tous les libraires de l'Europe.
Cet ouvrage périodique , qui est destiné à propager et à conserver le
goût des langues anciennes , a été accueilli dès son origine avec la bienveillance
qu'il méritait. Les noms des humanistes qui l'ont enrichi de leurs
productions , et la variété de sa rédaction , coutribuerontà augmenter son
succès . L'Hermes peut être regardé comme un journal classique pour la
jeunesse de nos colléges , comme un journal agréable pour les gens du
monde qu'il reporte au doux souvenir de leur enfance.
Mémoires particuliers sur la captivité de la famille
royale à la tour du Temple . Prix : 2 fr . 50 , et 3 fr . par
la poste. Chez Audot , libraire , rue des Mathurins-
Saint-Jacques , n . 18.
Ces Mémoires sont destinés à servir de complément aux ouvrages
de Cléry et de M. Hue. Le premier a arrêté son journal à la mort de
Louis XVI , le second n'a été témoin de rien après le 2 septembre . « Ces
» Mémoires , dit l'éditeur dans son avertissement , ont été rédigés pen-
>> dant les événemens ; on était loin de penser qu'un jour ils seraient
>> rendus publics . Il ne faudra donc pas s'étonner sil'on y trouve quelques
» nég igences de style ; ces négligences attestent la vérité de la nar-
>> ration. >>
Sur les Colonies et la révolution actuelle de l'Amérique
; par M. de Pradt . Deux volumes in -8° . d'environ
500 pages chaque , qui paraîtront du 1er , au 15 février
prochain. Chez Bechet , libraire-éditeur, rue des Grands-
Augustins , n° . 11 , près le Pont-Neuf.
PROSPECTUS -Dans l'état des lumières en Europe , avec l'application
que tous les hommes donnent aux affaires publiques , il est bien
difficile que des événemens qui ont une grande importance, ne deviennent
pas le sujet de quelque ouvrage propre à fixer l'attention du public . C'est
ce qui a donné naissance au nouvel ouvrage de M. de Pradt, sur les
Colonies et la révolution actuelle de l'Amérique , deux questions désormais
inséparables.
Déjà , à l'époque des premiers troubles des colonies en 1800 , dans un
ouvrage devenu fort rare , les Trois áges des colonies , M. de Pradt
percant , pour ainsi dire , les nuages qui s'amoncelaient sur les régions
coloniales, avaient annoncé tous les événemens qui en ont changé la face;
il semble que ce livre , déjà ancien , ait été composé en présence et
presque sous la dictée des événemens , tant ils ont quadré exactement
avec les principes qui en ont déterminé la prédiction . C'est la suite de cet
ouvrage que M. de Pradt offre dans ce moment au public ; il a renfermé
dans un même tableau l'état ancien et moderne des colonies , l'exposi
tion de tous les principes de l'ordre colonial , l'application de ces principes
à la conduite de tous les peuples , relativement à leurs colonies ,
même dans leur différente manière de les administrer. On trouvera dans
cet ouvrage le tableau le plus frappant de la puissance maritime de l'Augleterre
, et les conséquences dout elle menace toutes les autrès puis176
MERCURE
DE FRANCE
.
sances maritimes ou coloniales. L'auteur présente , soits des points de
vuc nouveaux , les principes de l'indépendance de l'ordre colonial , et
ceux qui doivent diriger les puissances navales dans le maintien de lettr
marine. C'est encore sons un jour nouveau qu'il a discuté les droits de
l'Europe , dans la querelle de l'Amérique avec l'Espagne , et sûrement on
lira avec plaisir le discours qu'il fait adresser à l'Espagne par l'Amérique .
L'auteur n'a pas négligé non plus l'indication d'un seul remède que comporte
la désorganisation dans laquelle l'ordre colonial est tombé
Ceux qui ont lu le congrès de Vienne, et les ouvrages politiques de
M. de Pradt , reconnaîtront dans celui-ci la manière de l'auteur ; il n'est
aucun de ses écrits dans lequel il ait en une marche plus décidée , dans
lequel il se soit exprimé avec un sentiment plus général de bienveillance
pour tous , avec une impartialité et un dégagement plus marqué de toute
espèce de préjugés , même nationaux , et dans lequel il ait livré sa pensée
avec plus d'abondance que dans l'ouvrage que nous annonçons.
N.B.Nous n'avons pas besoin de prévenir nos lecteurs , que nous ne nous
rendons point responsables du jugement qui est porté dans ce prospectus
sur l'ouvrage de M. de Pradt ; c'est celui de son libraire et ce n'est point.
Je nôtre nous ne connaissons pas son livre ; dès qu'il aura patu , nous
nous hâterons d'en rendre compte.
- On annonce comme devant paraître incessamment , un nouvel onvrage
de M. le docteur Alibert , qui aura pour titre : Nosologie natu
relle , ou les maladies du corps humain distribuées par familles. L'auteur
a eu pour but de classer nos plus tristes infirmités d'après l'ordre et le
nombre de leurs rapports naturels. Persuadé que l'esprit se pénètre mieux
des choses quand les sens sont vivement affectés , il a voulu que le texte
de son livre fût accompagné de gravures qui retracent avec une fidélité
étonnante tous les cas rares observés à l'hôpital Saint-Louis depuis plusieurs
années . M. Alibert a déjà exposé sa méthode devant un grand
concours d'élèves , qui l'ont vivement applaudi .
COURS .
M. le chevalier MILLIN , membre de l'institut , de l'académie royale
des inscriptions et belles-lettres , conservateur du cabinet des médailles et
antiques de la Bibliothèque du Roi , et professeur d'antiquités , ouvrira
son cours lesamedi 1er février 1817. Il traitera de l'HISTOIRE HÉROÏQue
expliquée par les monumens , dont il exposera les originaux , les empreintes
et les gravures.
Ce cours aura lieu les mardi et samedi de chaque semaine . à deux
heures précises , dans une des salles de la grande cour de la Bibliothèque
du Roi , rue de Richelieu .
TABLE .
Poésie. 129 | Espagne ( 2º article ) . 148
Enigme , charade et logog, 132 Des chambres. 55
L'Ermite en province. 134 Lettre à M. de Constant.
Annales dramatiques. 142 Annonces et notices.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
TIMBRE
ROYA
DE FRANCE.
SAMEDI 1er. FÉVRIER 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE
SEINE
mmmmm
ODE
A un Vaisseau.
Je vois aux plaines de Neptune ,
Un vaisseau brillant de beauté ,
Qui . dans sa superbe fortune ,
Va d'un pôle à l'autre porté.
De voiles au loin ondoyantes ,
De banderoles éclatantes ,
Il se couronne dans les airs ;
Et seul sur l'humide domaine ,
Avec orgueil il se promène ,
Et dit : Je suis le roi des mers .
Des lieux où l'onde sarmatique
Frappe des rivages glacés ,
Aux lieux où le pied de l'Afrique
Repousse les flots courroucés ;
Et des magnifiques contrées
Que nos pères ont ignorées ,
Aux lointains et fertiles bords
Où la vieille nature étale
Avec sa pompe orientale
Toute sa gloire et ses trésors ,
TOME 1 . 15
178
MERCURE
DE FRANCE
.
Il porte sa vaste espérance ;
Héritier des peuples divers ,
Il recueille en sa route immense
Les richesses de l'univers .
Il va chercher l'or au Potose ,
Aux champs que l'Amazone arrose
Et jusques au berceau du jour ;
Et se pare au milieu de l'onde ;
Des riches tributs de Golconde ,
Du Bengale et de Visapour .
Cependant la mer azurée ,
Sans vagues et sans aquilons ,
Réfléchit sa poupe dorée
Et l'éclat de ses pavillons ;
Ses matelots vêtus de soie ,
Sous un ciel pur boivent la joie
Et chantent leur prospérité ;
Tandis que , renversant la coupe ,
Le vieux pilote sur sa poupe
S'endort , plein de sécurité.
Il n'a pas lu dans les étoiles
Les malheurs qui vont avenir ;
Il n'aperçoit pas que ses voiles
Ne savent plus quels airs tenir ;
Que le ciel est devenu sombre ,
Que des vents s'est accru le nombre ,
Que la mer gronde sourdement ;
Et que , messager de tempête ,
L'alcyon passe sur sa tête
Avec un long gémissement .
Du milieu des plaines profondes
Un cri soudain s'est élancé .
Qu'est devenu le roi des ondes ?
C'en est fait , l'orage a passé.
Les flots qui tremblaient sous un maître
Au lieu qui l'a vu disparaître
Venant sans bruit se réunir ,
Roulent avec indifférence ,
Et de sa superbe existence
N'ont plus même le souvenir .
Pierre LEBRUN .
FÉVRIER 1817: 179
mm
ÉNIGME .
J'ai servi les mortels , les belles et les dieux ,'
Et j'ai volé souvent de l'Olympe à Cythère ;
J'annonce quelquefois les futeurs de la guerre ;
Je parle de la paix , de son retour heureux ,
Et des arts bienfaisans qui consolent la terre.
Pour deviner l'objet de ce portrait obscur ,
Ne poursuis pas un dieu qui fuit avec des aîles ,
Auprès de toi bientôt , le temps rapide et sûr,
Ramenera ses pas fidèles ."
Souviens-toi seulement , lecteur,
Que le mot d'une énigme est comme le bonheur ;
Dans le songe riant dont l'erreur nous captive ,
De ce bonheur si facile et si doux ,
Nous poursuivons au loin la trace fugitive ,
Lorsqu'il repose auprès de nous.
wwwwww
wwwmme
CHARADE .
Mon premier, chez lecteur, de loin frappe la vïe;
La terre est moins superbe , elle a moins d'étendue .
Mon dernier, de l'étude emprunte son pouvoir ;
Mon tout , jadis rempli d'esprit et de savoir ,
Languissant , au cercueil était prêt de descendre ,
Quand un dieu bienfaisant vint ranimer sa cendre.
T. C. D.
nwmwr
LOGOGRIPHE.
Des monts de la Phrygie aux états de Nérée ,
Da séjour de Minos jusque dans l'empirée ,
Tout retentit encor du bruit de mes exploits ;
Les dieux même , les dieux cédèrent à ma voix.
J'ai les traits séduisans de l'aimable jeunesse ,
Et j'obtins les faveurs de plus d'une déesse ;
32 .
180
MERCURE DE FRANCE.
Aussi l'un de mes fils est frère de l'Amour .
On distingue ma mère au céleste séjour .
Je compte sept bons pieds , rarement je repose .
Cherches , ami lecteur , ceux dont je me compose.
J'offre un terme usité qui distingue les temps ;
Un autre , familier à tous les charlatans :
Ce qui pour tel abbé , bien qu'il nous le déguise ,
Est l'objet d'une sainte et douce convoitise .
Ce qu'on fouette à la ferme et qu'on mange à Paris ;
Ce qui , dit-on , forma la divine Cypris ;
L'endroit d'où , quelque soin qu'on prenne à sa chaussure ,
L'on sort bien rarement sans quelqu'éclaboussure ;
Un nom cher à l'épouse , et plus cher à l'enfant ;
Ce qu'un adroit voleur escalade en silence ;
Ce doux fruit que Pyrame , en se perçant le flanc ,
Fit changer de couleur et teignit de son saug ;
Enfin , cette cité que tu connais , je pense ,
Où certaine Sybille a reçu la naissance.
(Par le même.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est accent ; celui de la charade

est tourment ; celui du logogriphe est cathéchisme ,
l'on trouve atheisme et deux C , qui , en chiffres romains
, valent deux cents . Ce logogriphe est de Lamotte.
FÉVRIER 1817 .
181
wwwwmn
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Sur quelques nouveaux écrits militaires .
nmmnu
En nous proposant de rendre compte des ouvragequi
paraîtront sur l'histoire et l'art militaire , nous suie
vrons le sage conseil qu'a bien voulu nous donner le
messager des dieux , d'être en tout temps , en toute occasion,
les défenseurs de la gloire nationale (1 ).
Mais pour remplir cette tâche honorable au gré de
nos lecteurs , nous avons pensé qu'il ne serait point hors
de propos de leur faire passer préliminairement en revue
les principaux écrits qui ont été publiés sur cette matière
intéressante depuis 1814.
Après vingt -cinq années d'une guerre où toutes les
passions se sont développées avec la plus terrible énergie
, les livres destinés à en retracer les événemens , à
développer les principes , et à présenter les nouvelles
vues stratégiques qu'elle a fa't naître , ont dû exciter
une vive curiosité , commander un puissant intérêt ;
par cela même il devient important d'éclairer l'opinion.
publique sur les intentions , sur la véracité des auteurs
qui se sont imposés ou arrogés la mission de servir de
guides à la muse impartiale de l'histoire dans la recherche
de ses documens .
Et d'abord nous diviserons ces écrivains en deux
classes .
L'une se composera des compilateurs qui , par les
concessions qu'ils ont faites aux circonstances et à
l'esprit de parti , ont moins travaillé pour fournir
des matériaux aux historiens à venir , que pour as-
(1) Voyez le premier numéro du Mercure ( 4 janvier 1817 ) , pag. 11 .
182 MERCURE DE FRANCE .
surer le prompt débit de leurs productions éphémères
sans s'arrêter d'ailleurs aux considérations importantes
qui devraient être le but direct de toute entreprise de
ce genre .
Ši les justes bornes d'une saine critique nous empêchent
de nous occuper spécialement de ces hommes
à calculs qui font taire leur conscience , et mettent à
prix leur opinion , nous devons toutefois signaler des
écrits qui ont pu et pourraient encore égarer le lecteur
de bonne foi , et l'amener à juger , sans connaissance de
cause , les événemens ou les observations qui lui sont
retracées .
Ainsi donc nous ne balancerons point à déclarer
que l'Histoire circonstanciée de la campagne de
Russic , malgré la vente rapide de cinq éditions successives
, ne nous a paru qu'un canevas informe sur
lequel M. Labaume a tracé des broderies romanesques .
Cet ingénieur-géographe trouvera sans doute beaucoup
de sévérité dans notre opinion ; mais s'il veut être
sincère et mettre pour quelques instans l'amour-propre
ou tout autre intérêt de côté , il nous dira si l'on doit
considerer autrement le journal particulier d'un officier
d'état-major de l'un des nombreux corps d'une
armée de trois cent cinquante mille hommes , bien que
ce journal soit enrichi de nombreux récits épisodiques ,
de considérations d'un genre élevé , de descriptions
pompeuses et pathétiques. Nous sommes disposés à
reconnaître beaucoup d'exactitude et d'intelligence dans
les détails topographiques que donne M. Eugène Labaume
; mais qu'il nous permette de douter encore de
sa profonde expérience dans un art qui ne s'apprend
que par de longues et périlleuses études : qu'il nous
dispense de croire aveuglément à la sagesse de ses réflexions
politiques , à la pureté des sources où il prétend
avoir puisé la vérité, à l'infaillibilité de ses opinions ,
à sa rigide impartialité dans un procès qui n'a encore
été jugé que par le résultat des événemens . Nous lui
accorderons en retour que son livre n'est point dépourvu
d'un certain intérêt , si on ne l'examine que sous le

FEVRIER 1817 . 183
rapport romantique ; que malgré sa grande irrégularité
et l'ambition de quelques tirades , le style n'en est
pas sans agrément ; qu'on y trouve quelques détails véridiques
, des plans instructifs et bien dessinés , un itinéraire
assez exact du quatrième corps d'armée ; mais
tout cela n'est point suffisant , à notre avis , pour classer
cet ouvrage ( malgré son titre d'Histoire circonstanciée)
parmi ceux dont la lecture peut former l'opinion sur
cette campagne désastreuse , et offrir aux militaires de
profitables leçons . S'il nous est permis de hasarder une
conjecture que semblerait justifier le succès même du
livre de M. Labaume , peut- être ce jeune auteur s'est-il
proposé un but plus positif et plus matériel que celui
que nous venons d'indiquer .
M. Sarrazin nous saura gré , sans doute , de ne point
parler de ses histoires sur la guerre d'Espagne , de
Russie , d'Allemagne et de la Restauration . Notre
opinion se ressentirait des réflexions pénibles que fait
naître la position dans laquelle cet auteur s'est placé ;
position qui semble le mettre tout -à - fait hors de la ligne
des écrivais qui ont acquis des droits à la confiance des
lecteurs . Nous parlerons bien moins encore de son Tableau
de la Grande-Bretagne , ou plutôt de ses observations
critiques sur l'ouvrage que le général Pillet a publié
sur le même sujet . Cette amère et indigeste production
de M. Sarrazin ne peut entrer dans notre cadre , bien
qu'elle pût servir d'ailleurs à justifier les motifs de notre
discrétion , et du silence indulgent que nous garderons à
l'égard de son auteur .
Le frère de M. Michaud l'homme de lettres , a mis au
jour un Tableau historique et raisonné des campagnes
de Buonaparte. Un imprimeur pourrait peut- être
appeler de l'opinion que nous hasarderions dans une
question de typographie ; M. Michaud de Villette ne
doit pas trouver mauvais si nous déclinons sa compétence
dans une matière qu'il ne connaît nullement
ainsi qu'il l'a prouvé par le livre que nous venons de
nommer. Nous aurions tort de craindre , au surplus ,
cet ouvrage pût donner une que direction fàcheuse aux
>
184 MERCURE
DE FRANCE .
idées de ses lecteurs sous le rapport militaire , le seul
sous lequel il nous convient de le considérer ; il renferme,
entre autres absurdités , des propositions que n'oserait pas
avouer le caporal le plus inepte d'une armée. On en jugera
par celle que nous allons citer . Après avoir savamment
défini la tactique à laquelle nous devons des victoires
si mémorables , une guerre par colonnes et par
changement de front rapide , M. Michaud avance que
cette méthode n'est au fond que la guerre depostes sur
une plus grande échelle ! ! ! ...... Ab uno disce omnes .
Nous bornerons ici notre critique , sans profiter de l'avantage
que nous donne si libéralement l'auteur .
Les compilations pamphlétaires de MM. Alphonse
de Beauchamp , Durdent , Breton de la Martinière , etc.
et la foule de brochures du même genre , destinées à
tromper la curiosité du moment sans fixer l'attention réfléchie
d'un public éclairé , ne méritent pas d'être exhumées
, nous attacherions à ces écrits une importance
qu'ils n'ont pas eue à l'époque même de leur publication .
Leurs auteurs trouveraient peu de générosité dans la révélation
des motifs qui les ont dirigés : nous désirons ,
au contraire , qu'ils puissent regarder comme un bienfait
l'oubli dans lequel on doit laisser ces oeuvres de ténèbres.
Nous ferions injure à la sagacité des lecteurs et nous
abuserions de leur patience , en déroulant la liste des écrivains
qui appartiennent exclusivement à la classe que
nous avons désignée . Ceux dont nous allons parler maintenant
seront placés dans une autre catégorie , et prétendent
à une toute autre recommandation , par
leur caractère
, le rang qu'ils occupent dans la société , les services
qu'ils ont rendus à létat , les connaissances qu'ils
possèdent , leur expérience et leur style ; ils ont acquis
un droit qu'on leur contesterait difficilement , celui de
faire lire et méditer leurs écrits par les honnêtes gens
qui ne séparent jamais leurs intérêts de celui de la patrie
. Sous ce rapport , il nous convient de donner plus
d'étendue au coup- d'oeil que nous allons jeter sur les ouFÉVRIER
1817.
185
vrages de cette classe honorable d'auteurs vraiment militaires
.
Le général T. B *** .
(La suite à un numéro prochain. )
Charles Barimore . Troisième édition . Paris , chez Maradan
, libraire , rue Guénégaud , n . 9. De l'imprimerie
de P. Didot , l'aîné . Prix : 5 fr . , et 5 fr . 75 cent.
par la poste .
Ce roman est sorti de la foule . L'auteur , caché Sous
un voile qu'une aimable coquetterie n'a soulevé qu'a
demi , n'eût point échappé à la malignité des critiques
s'il ne les eût désarmés par sa modestie , et sur- tout par le
soin qu'il a mis à son ouvrage . Son style est pur , élégant
, irréprochable , excepté dans une ou deux phrases
dont il eût pu faire le sacrifice . Avant de les citer , je m'empresse
de reconnaître qu'en ce temps - là Chactas jouissait
de tout l'éclat de sa gloire.
« Tandis que je dessinais cet horizon magnifique ,
le pêcheur de Meniscola animait de ses chants sonores
les écueils de la Caricella ....... Savourant avec émotion
les harmonies éternelles de la nuit , qui semblent étre
les soupirs de ceux qui ne sont plus , nous étions rappelés
à nous par les mouvemens de la mer sur son rivage,
alors qu'elle paraît vouloir prendre possession
de la terre : ce qui veut dire que la marée montait .
Le langage ordinaire de l'auteur n'est pas de cette
école ; ceci n'est qu'un faible tribut payé au mauvais goût
du jour. Heureux qui n'a pas à se reprocher de lui avoir
fait de plus graves concessions !
On est convenu généralement que Charles Barimore
fait honneur à l'esprit , aux connaissances variées de
M. de ..... C'est une suite de tableaux qui ne dépare point
sa collection , et tout le monde sait qu'elle est bien composée.
Tous les journaux ont parlé de ce roman ; toutes les
186 MERCURE DE FRANCE.
femmes l'ont lu ; plusieurs aiment à le relire encore ; il est
à sa troisième édition : que me reste - t - il à dire ?
L'auteur de Charles de Burimore n'a usé qu'avec une
sage réserve de ses avantages . Quand on est riche , c'est
unmérite de ne savoir dépenser qu'à propos . Qu'il me permette
donc de l'exhorter à ne jamais croire le goût d'un
autre plus sûr que le sien , et à n'être jamais que luimême
; j'oserai lui dire aussi que la lime use quelquefois
au lieu de polir , et que la perfection peut nuire à la
grâce .
On assure que chargé d'une mission flatteuse , il ira
bientôt parcourir la terre classique où naquirent les
chefs -d'oeuvre de l'antiquité. Ami de toutes les muses , il
est digne de visiter leurs temples. Puisse-t - il en revenir
chargé de précieuses conquêtes , et nous rendre moins
pénible le souvenir de celles que nous avons perdues !
Mais qu'il ne cesse pas de cultiver les heureux talens
qu'il a reçus de la nature ; il est si beau d'ajouter à l'éclat
d'un nom cher à l'histoire une gloire nouvelle ! Toutes les
conronnes ne sont pas de laurier . L'élégant auteur de
Charles de Barimore doit aspirer à donner à sa famille
la seule illustration dont elle puisse être jalouse .
ESMENARD .
LE BACHELIER DE SALAMANQUE.
A la Société philosophique de Madrid .
MESSIEURS ,
Paris , 25 janvier 1817.
En arrivant à Paris , j'ai fait connaître l'objet de ma
mission et l'existence de la société dont je suis le correspondant
, par la voie du Mercure de France , auquel il
m'a paru convenable de m'adresser .
FÉVRIER 1817 .
187
Bientôt , assailli par la foule des visiteurs , il m'a fallu
mettre des bornes à la vivacité française ; j'ai fixé les jours
et le nombre de mes audiences , comme si j'étais ministre
ou l'ami particulier de ceux qui le sont . J'ai besoin de
quelque tranquillité pour recueillir mes pensées , et justifier
, par mon travail , la confiance dont vous m'avez
honoré .
Des hommes de tous les âges , de tous les partis , de
tous les états , gens d'épée , de plume , de robe ancienne
et moderne , militaires des quatorze classes , faiseurs d'affaires
, rédacteurs de feuilletons , artistes , marchands de
l'un et de l'autre sexe , écrivains de haute , moyenne et
basse littérature , se remplaçaient successivement , ou se
présentaient à la fois dans mon humble demeure . On m'a
laissé des adresses qui donnent toutes sortes de renseignemens
; des manuscrits qui traitent de toutes les matières .
on m'a fait mille questions auxquelles je n'étais point
préparé.
Il n'est pas jusqu'aux femmes du peuple de mon quartier
qui n'aient voulu saluer un bachelier espagnol ; je cherchais
à me soustraire à leurs impétueuses civilités ; mais
on m'a fait observer que les dames de la Halle de Paris
avaient le privilège d'être admises chez le roi de France à
certaines époques . Si je découvre l'origine historique de
cette particularité , je vous en ferai part. Les chansonniers
ambulans n'ont pas manqué de comparer les docteurs
de l'université de Salamanque aux dieux de l'Olympe ;
la société de Madrid à la cour d'Apollon , et m'ont appelé
l'ambassadeur des Muses . Mon amour propre et ma
patience ont été mis à une rude épreuve , et ma bourse a
souffert des attaques imprévues et multipliées , car tous
ces hommages ne sont rien moins que désintéressés .
Il y a dans ce pays une multitude de gens qui spéculent
sur le noviciat d'un étranger ; et l'art de la mendicité
s'y est enrichi de tous les progrès de la civilisation .
Vous me pardonnerez de vous entretenir de ces dépenses
extraordinaires , puisque enfin c'est vous qui devez les
payer d'ailleurs rien n'est indifférent pour l'observateur ;
de ces tristes détails de la misère humaine , vous pourrez
:
188
MERCURE DE FRANCE .
du moins tirer cette conséquence : qu'on ne peut faire un
pas dans la carrière de la vie , sans être forcé de payer
un tribut au charlatanisme qui prend toutes les formes ,
et à l'oisiveté , mère d'une bien nombreuse et bien vilaine
famille.
Je conviens toutefois qu'il est passablement incommode
d'avoir à payer des impositions arbitraires , aussitôt
qu'on est installé dans son logement . Les commis
de la Porte d'Enfer , par laquelle on entre dans cette capitale
, en venant d'Espagne , s'étaient contentés de jeter
les yeux sur mon passeport , et m'avaient traité avec une
politesse que ceux de mon pays feraient bien d'imiter .
Quandl'affluence des visiteurs m'a fait prendre le parti
de défendre ma porte , j'ai eu l'occasion de connaître des
usages également étrangers à nos compatriotes . Dans ce
pays , le portier de la maison que vous payez n'est point
a vos ordres ; c'est une sentinelle placée par le propriétaire
de cette maison , pour surveiller ceux qui l'habitent
. Les autorités civiles et militaires s'entendent avec
ce gardien universel ; la moindre omission de sa part ,
volontaire ou non , peut vous dérober la connaissance
d'un ordre , d'une assignation , d'une lettre , et vous causer
d'immenses préjudices ; votre honneur ou votre repos
dépendent de sa discrétion . « M. le Bachelier , me dit le
mien avec une rare effronterie , laissez -moi m'entendre
avec ceux qui ont à faire à vous ; je ne prélève sur ce qui
entre par la porte , que ce qui est nécessaire à mes besoins
; ne me ruinez pas en m'ordonnant de la fermer impitoyablement
à tout le monde ; soyez généreux envers
moi , nous y trouverons notre compte l'un et l'autre .
Eh bien , mon ami , puisqu'il en est ainsi , soyez le maître
de ma maison que je paye , de ma personne que je
vous livre , et recevez cette gratification préliminaire
pour vous mettre à même de commencer à être un honnête
homme. » Ai-je bien ou mal fait ?
-
C'est une question que je m'adressais hier , lorsqu'un
jeune homme d'une vivacité extrême , s'élança tout- à-coup
dans mon appartement . Le compliment d'usage sur mon
arrivée , un éloge pompeux de mes talens , une exposition
FÉVRIER 1817 . 189
.
rapide des grands résultats que ma mission ne pouvait
manquer de produire , tout cela fut l'ouvrage d'une minute
.
M. le Bachelier , me dit - il , je désire vous être utile .
Je suis un homme d'esprit ; dans quel sens , dans quel
esprit faut-il parler , penser , agir ? -Expliquez-moi ,
de grace , comment il est possible de mettre son esprit à
la disposition des autres ? - C'est mon affaire . Je sais
qu'on entendait autrefois par esprit l'âme , le jugement ,
le bon sens ; aujourd'hui le mot seul dit tout ce qu'on veut
dire ; c'est le pivot principal sur lequel roule notre langue.
Le gouvernement a son esprit ; le public a le sien :
chaque classe , profession ou métier , chaque individu a
son esprit aussi. L'esprit des uns n'est pas l'esprit des
autres . Anciennement l'âme d'un écrit , c'était la vérité ;
nous avons mis l'esprit à la place . L'âme du commerce ,
c'était la bonne foi ; l'esprit du commerce est maintenant
toute autre chose. Un journaliste ment ; il compromet
une ou mille réputations ; allez vous plaindre , c'est l'esprit
de la feuille . On a reconnu que certaines gens n'avaient
que l'esprit des autres ; on a fini par découvrir l'esprit
des sots ...... Moi , monsieur , je viens vous offrir un esprit
disponible , qui se mêle de tout , qui se moque de
tout , qui tire parti de tout ..... L'économie publique du
jour nous apprend que tout est échange dans les choses
de la vie elle nous a débarrassés des sentimens et des
vertus désintéressées ; je vous offre mon esprit , ne vous
en faites pas scrupule . Vous n'êtes pas ici pour votre
compte , vous ne pouvez pas tout faire avec votre seul
esprit ; acceptez les services du mien .
:
-Monsieur , je viens de lire dans un journal que tout
le monde court à l'athénée pour écouter M. Pariset qui
explique l'entendement . Que pensez- vous de ses leçons ?
dites -moi si elles sont encore nécessaires après la découverte
qu'on a faite de l'esprit ? - Ah ! Monsieur , on ne
court après l'entendement que pour admirer l'esprit du
professeur , qui , au fait , ne nous apprend rien de nouveau.
On savait depuis Aristote , qui ne l'avait pas su le
premier , cetlaxiôme scholastique : Que rien n'est dansl'en190
MERCURE DE FRANCE .
tendement sans y être venu par les sens . Nihil est in
intellectu quin priùs fuerit in sensu . Les idées innées
ont passé de mode , mème dans vos universités de Salamanque
et de Coimbre. M. Pariset parle des organes ,
des nerfs , des sens et des sensations , des idées , de la
volonté , du jugement et de la mémoire , comme on en
parlait autrefois ; mais le professeur a de la grâce ; il sait
ce qu'ont su les autres ; sa diction est facile , pure , élégante
: jamais il ne succombe à la nécessité d'employer
des mots techniques , qui pourraient blesser des oreilles
délicates une gaze légère adroitement jetée sur la nudité
choquante de ces vilains objets de notre organisation
intérieure , nous les présente avec tous les ménagemens
d'une exquise délicatesse . Tout cela c'est de l'esprit ; voilà
ce qui attire : personne n'irait à l'athénée pour y chercher
l'entendement. En général , monsieur le Bachelier ,
méfiez-vous de ces progrès extraordinaires qu'on dit avoir
été faits dans les sciences . M. Say , dans la dédicace de
son dernier ouvrage à l'empereur de Russie , n'assure -til
pas que si S. M. I. n'eût daigné venir à Paris avec ses
innombrables armées , l'Europe serait condamnée à ignorer
encore l'état véritable de la science de l'économie publique
? Vous voyez à quoi tiennent les découvertes : ces
grandes occasions n'arrivent pas tous les jours ....... C'est
dommage !
Monsieur , cet esprit-là nnee rreesssseemmbbllee pas mal à de
la satire . Si M. Say a dit une pareille chose , il a sans
doute eu de bonnes raison ; c'est un homme de mérite ;
ses ouvrages , quoique mal traduits en espagnol , y sont
en grande vénération , et je vous assure que cette partie
des connaissances humaines n'y est pas du tout négligée . »
Le marchand d'esprit allait me répondre , lorsqu'il se vit
entouré d'une troupe nombreuse qui s'introduisait dans
ma chambre ; c'étaient des poëtes dramatiques et des auteurs
de romans , parmi lesquels il y avait moins d'hommes
que de femmes. Chacun avait à la main un rouleau de
papier ; ils voulaient tous m'adresser la parole . Après de
longs efforts , j'obtins par capitulation qu'ils me parleraient
l'un après l'autre . Celui qui se trouva le plus près
FEVRIER 1817. 191
de moi s'exprima en ces termes : « Chargés d'une tâche
pénible , l'intérêt et la reconnaissance nous amènent auprès
de vous ..... Votre pays est une mine féconde ; nos
ancêtres commencèrent à l'exploiter sous le règne de
Louis XIII , qui fit traduire Don Quichotte par son interprète
des langues César Oudin . Corneille vous doit le
Cid, vous avez prêté quelque chose à Molière , et Lesage
vous a au moins emprunté Gil Blas ; en un mot ,
sans vous notre littérature n'aurait pas les Battuecas.
Au milieu de cette guerre qui désolait votre belle patrie ,
des hommes supérieurs dans les sciences , les arts , et
dans la partie de l'administration publique , suivaient les
drapeaux sanglans de Bellone ; nos employés civils et nos
fournisseurs ont appris chez vous à développer leurs théories
sur la circulation des richesses ; nos politiques ont pris
l'histoire sur le fait ; nos artistes ont levé des plans et retrouvé
les vestiges de l'antiquité ; les connaisseurs ont
déterré des manuscrits précieux , des collections de peinture
, de sculpture , et des collections de médailles . Nous
qui sommes chargés de remplir le tonneau des Danaïdes
, nous avons trouvé dans vos vieilles chroniques et
dans vos infatigables romanciers , de quoi alimenter la voracité
des quinze théâtres de cette capitale . Soyez le bien
venu parmi nous , illustre Bachelier , recevez nos hommages.
>>
Je priai ces messieurs de vouloir bien me confier quelques-
uns de leurs manuscrits pour les examiner à loisir.
J'en donnerai des extraits dans ma correspondance ultérieure
.
L'académie française a eu l'attention de m'inviter à
ses séances . Il est tout simple qu'aucun de ses membres ne
soit venu me voir jusqu'à ce jour ; je ne leur ai point encore
fait moi-même la visite d'usage , et ces messieurs ne
badinent pas sur cet article .
J'ai l'honneur de vous saluer . Dieu garde vos seigneuries
longues années .
LE BACHELIER DE SALAMANQUE.
192 MERCURE DE FRANCE .
mmmmmmm…ummumm
VARIÉTÉS .
Des nouvelles Méthodes d'instruction élémentaire.
Dans aucun pays de l'Europe , l'enseignement élémentaire
n'avait été jusqu'à présent aussi négligé qu'en
France . Les Anglais n'ont pas manqué de publier que
parmi les prisonniers de guerre à qui la société biblique
de Londres faisait distribuer des livres , les Français s'étaient
trouvés le moins en état d'en faire usage ; nous
étions , sous ce rapport , proportionnellement fort audessous
des Espagnols .
A quoi faut-il attribuer cet état de choses , dans lequel
un moraliste trouverait facilement la cause de tant d'événemens
déplorables ? On devrait le reprocher à tous
ces gouvernemens , qu'il nous faut déjà nommer anciens ,
quoique nous en ayons vu commencer la plupart on
pourrait en accuser les hautes classes de la société , si
les uns et les autres n'en eussent été cruellement punis .
Nul doute que la plupart des crimes de détail de notre
révolution , c'est-à- dire , ceux qui ont été les plus nombreux
et les plus funestes dans leurs conséquences
puisqu'ils étaient sans compensations , ne fussent la
suite de l'ignorance grossière des hommes qui les commettaient.
Comment auraient-ils respecté des devoirs
qu'ils n'avaient point appris à connaître ? Au lieu de
rale , ils ont senti leur force ; ils en ont abusé , on devait
s'y attendre . Ceux qui leur refusent aujourd'hui cet
enseignement nécessaire (car il existe encore de telles
gens) , voudraient-ils recommencer cette funeste expérience
?
mo-
Heureusement ce dangereux préjugé n'est pas trèsrépandu
; et dès que l'on a pu connaître le succès des
méthodes adoptées en Angleterre pour l'enseignement
élémentaire , une foule de bons citoyens , parmi lesquels
figurent des hommes éminens par leur mérite ou par
leurs dignités , se sont empressés d'en enrichir notre
patrie .
FÉVRIER 1817 . 193
ROYAL
200
Je mets peu d'importance à réclamer en faveur de la
France la priorité d'invention des méthodes nouvelles.
Il est incontestable que plusieurs années avant la révo→
lution , le chevalier Paulet avait établi près de Paris une ERE
école où les enfans s'instruisaient mutuellement , et que
Louis XVI avait dotée sur sa cassette . Il n'est pas moins
certain que le respectable abbé Gaultier , si connu par
ses travaux sur l'éducation , a fait à Londres , sur des
enfans d'émigrés français , le premier essai de cette na
ture qu'aient vu les Anglais toutefois je confesse sans
peine que les Anglais ont adopté ces méthodes avec SEINE
chaleur , et qu'ils n'ont rien négligé pour les propager
dans toutes les parties du monde ; en se divisant en apo
tres de Lancaster et de Bell , à qui chaque parti en attribue
l'invention .
Quoi qu'il en soit , dès que les communications ont
été rétablies avee la Grande-Bretagne , on n'a point
perdu de temps en France pour regagner des avantages
que le reste du monde semblait acquérir sur nous . Le
ministre de l'intérieur fonda sur-le- champ , dans l'ancienne
église du collége Duplessis , rue Saint-Jean- de-
Beauvais , une école destinée à servir de modèle .
Madame la duchesse de Duras en établit à ses frais une
première à Paris , et une seconde à Vichy ; M. le duc
de Doudeauville , pair de France , en forma pareillement
une à Montmirail ; M. le maréchal duc de Raguse
dota d'un établissement semblable la ville de Châtillonsur-
Seine. Ces beaux exemples n'ont pas manqué d'imi
tateurs. Une société qui compte maintenant plus de huit
cents souscripteurs , s'est formée dans la capitale pour
favoriser l'établissement de nouvelles écoles , et l'introduction
des méthodes perfectionnées dans celles qui
existaient déjà. Du prix de la modique contribution annuelle
de 20 fr. , à laquelle se sont imposés les membres
de cette société , une première école de garçons a été
fondée dans le quartier de Popincourt ; et une seconde
de jeunes filles dans les bâtimens de la Halle aux draps .
Puissamment secondée dans ses efforts par M. le comte
de Chabrol , préfet de la Seine , l'influence bienfaisante
de cette société s'est étendue , non-seulement sur beaucoup
d'établissemens renfermés dans les murs de la
ville , mais encore sur toutes les campagnes environ-
14
194
MERCURE DE FRANCE.
nantes , où déjà de nombreuses écoles existent , en témoignage
du bien qu'on en doit attendre . Le conseil
d'administration de la société qui se rassemble tous les
quinze jours , rue du Bac , n. 34 , sous la présidence de
M. Becquey , sous-secrétaire- d'état au ministère de l'intérieur
, et qui a pour présidens honoraires M. le duc
de Doudeauville , M. le vicomte Mathieu de Montmorency
, M. le comte de Chabrol , M. le baron de Gérando
, conseiller-d'état , etc. , peut maintenant répondre
aux désirs de MM. les préfets , et des sociétés formées
à son exemple dans les provinces qui lui demandent
des maîtres capables de porter au loin le bienfait
des nouvelles institutions . Le résultat de ces communs
efforts est exposé au public dans deux séances générales
que tient tous les ans la société à l'Hôtel-de -Ville de
Paris . On a pu voir , dans les derniers rapports , qu'an
grand nombre de personnes étaient entrées dans ces
projets de bienfaisance : beaucoup de riches propriétaires
ont établi des écoles dans les campagnes où ils résident :
plusieurs femmes distinguées n'ont pas dédaigné d'en
former dans leurs châteaux , et de diriger elles-mêmes
ces établissemens naissans . Voilà ce me semble un assez
beau tableau à présenter aux éternels détracteurs du temps
présent , pour les forcer à convenir qu'il suffit de montrer
le bien à nos compatriotes , et qu'ils le saisissent
avec enthousiasme .
Je n'ai pas dessein d'entrer ici dans les détails de la direction
de ces établissemens ( 1 ) ; je dois me contenter
de les faire connaître d'une manière générale , pour engager
les lecteurs à les étudier davantage .
Un premier résultat heureux de l'adoption des méthodes
nouvelles , c'est une économie de frais telle , que
l'instruction d'un enfant , auquel on apprend beaucoup
plus promptement qu'on ne le faisait jadis , à lire , à
écrire et à compter (car c'est là tout ce qu'on enseigne
(1) Indépendamment des écrits publiés par M. le duc de Larochefoucault-
Liancourt , par MM . les comtes de Lasteyrie et de Laborde , on
trouvera tout ce qu'on pourrait désirer sur ce point dans le journal de la
société et dans trois petites brochures composées par ses membres , pour
servir de guides aux fondateurs d'écoles . On peut se procurer ces divers
éerits chez L. Colas , imprimeur- libraire de la société , rục du Petit-
Bourbon-Saint-Sulpice.
FÉVRIER 1817. 195
dans les écoles primaires) , ne revient en France qu'à
trois ou quatre francs au plus par an . Cette économie
dépend surtout : 1 ° . de ce qu'un seul maître peut diriger
jusqu'à mille enfans à la fois ; 2 ° . de ce qu'on a substitué
des ardoises et des crayons aux papier , encre et plumes ,
dont il se faisait une si grande consommation ; 3° . de ce
qu'au lieu de livres continuellement perdus , déchirés
et maculés , les écoliers lisent sur des tableaux fixés devant
eux , et auxquels ils ne portent pas la main .
Cette considération d'économie est sûrement d'une
très-grande importance quand il s'agit de l'instruction
de tout un peuple abandonné jusqu'ici à l'ignorance la
plus grossière .
Mais il est un autre genre d'avantages qui donne aux
méthodes nouvelles une entière supériorité sur toutes
celles que l'on connaissait . L'esprit de ces méthodes est de
réunir sous un seul maître , devenu simple surveillant ,
un nombre plus ou moins grand d'enfans , classés suivant
les divers degrés de l'instruction qu'ils possèdent , et
parmi lesquels les plus instruits et les meilleurs sujets ,
devenus momentanément instituteurs , enseignent aux
autres ce qu'ils ont récemment appris .
Chaque division d'enfans travaille sous l'inspection d'un
écolier de la classe immédiatement au-dessus. Les exercices
sont conduits de telle sorte , qu'à chaque instant
celui qui a fait mieux est placé au-dessus de celui
qui a fait moins bien , sans que le faible soit écrasé et
sans que le fort soit arrêté ; et que ces enfans sont portés
à leurs études par les mêmes motifs qui attachent les
hommes faits à leurs propres affaires , c'est-à-dire , par
l'espoir toujours présent d'une distinction dans sa classe ,
ou d'un avancement dans celle qui précède , ou enfin
d'une récompense effective , dont la distribution se fait
à la fin de chaque exercice .
Il en résulte une émulation sans cesse entretenue , tout
à la fois louable par ses moyens et noble par son but ; et
des habitudes morales tellement avantageuses , que déjà
plusieurs fois on a vu des enfans indomptables , qu'on
avait jugés ne pouvoir être plus tard que des hommes
très-dangereux , devenir en peu de mois d'excellens sujets
, et recevoir , au jugement de tous leurs camarades,
le prix de bonne conduite et de régularité de moeurs .
14 .
196 MERCURE
DE FRANCE
.
Pour donner un grand exemple de l'influence que
peuvent avoir dans la société ces habitudes morales
qu'on puise dans des écoles bien dirigées , j'emprunterai
un passage d'un rapport publié par M. le comte Alex . de
Laborde :
« Dans le comté de Westmoreland , où les pauvres
par des souscriptions particulières , recevaient depuis
long -temps une éducation soignée , on n'a pas vu depuis
trente -six ans une seule exécution . Dans les assises , qui
ont lieu une fois par an dans ce comté , souvent on ne
trouve sur les registres aucun individu mis en prison durant
toute l'année : il en fut ainsi en 1805. Mais un exemple
plus frappant , plus positif, s'observe dans l'état de
F'Ecosse , il y a cent ans , et dans son état actuel .
» Il y avait en Ecosse , dans l'amée 1696 , dit un ancien
écrivain de ce pays , deux cent mille individus allant
mendier de porte en porte , et parmi eux cent mille
au moins vivant sans lois , sans religion , sans morale ,
souvent coupables de vols et de meurtres ; hommes et
femmes toujours ivres , blasphemant , jurant et se battant.
Que fit alors le gouvernement de ce pays pour réformer
ces moeurs barbares ? S'occupa-t-il de punir les
malveillans ou de trouver de l'emploi aux pauvres ? non :
il pensa avec raison que ces mesures sont de faibles palliatifs
qui n'atteignent pas le vice dans sa racine ; il s'attacha
à changer le mode d'éducation , et par un acte du
parlement d'Ecosse , de l'année 1698 , il fut établi des
écoles dans chaque paroisse , et des fonds furent faits
pour le payement des maîtres d'école . L'écrivain qui rend
compte de ces mesures ne pouvait juger de l'effet
qu'elles devaient produire ; mais on le connaît anjourd'hui
, et l'Ecosse est sans exception le pays de l'Europe
où il se commet le moins de crimes en raison de
sa population , et cela même dans une disproportion fort
extraordinaire avec l'Angleterre et l'Irlande . La proportion
des hommes arrêtés comme prévenus de crimes ,
y est d'un sur vingt mille , tandis qu'elle est en Irlande
d'un sur quinze cents , et dans le comté de Midlesex d'un
sur neufcents. »
Des faits semblables parlent assez clairement et assez
haut pour qu'il soit peu nécessaire d'en ajouter d'autres .
Nous devons donc nous borner à inviter tous les amis de
FÉVRIER 1817 . 197
leur pays et de l'humanité à concourir à cette oeuvre de
philanthropie , l'une de celles dont il est permis d'attendre
les plus beaux résultats .
A. J. DE MONTÈGRE .
mmmmmmm
ANNALES DRAMATIQUES .
THÉATRE-FRANÇAIS .
Représentation de retraite de mademoiselle Emilie
Reprise de Mariamne . Chute du Faux
-
Contat.
Bonhomme.
On blâme quelquefois les femmes de tous les soins
qu'elles prennent pour cacher leur age ; mademoiselle
Emilie Contat ne doit point redouter un pareil reproche
; cette suivante de Thalie n'a pas craint de faire deviner
le sien à tout Paris , en affichant sa retraite après
trente années de service : la coquetterie n'est pas à ce
qu'il paraît sa passion dominante . Il y a déjà quelques
années qu'une maladie cruelle a forcé mademoiselle Emilie
Contat de s'éloigner de la scène ; le bruit se répandit
même alors qu'elle y avait succombé. Les journaux accueillirent
cette fausse nouvelle , et donnèrent des regrets
à sa mémoire. On rendit hommage à ses qualités.
sociales , on accorda quelques éloges à son talent , et l'on
vanta sur-tout son zèle et ses constans travaux . Le lendemain
de cette oraison funèbre , mademoiselle Emilie
Contat démentit elle -même sa mort ; mais tout le monde
confirma le bien que l'on avait dit sur elle . Nous ne serons
point plus sévères aujourd'hui , que le public ne le fut
alors. Les souffrances que cette actrice a supportées depuis
avec une courageuse résignation , devraient au contraire
adoucir la critique , si elle avait quelque rigueurà
exercer ,
Si les Comédiens Français ont traité plus favorablement
mademoiselle Contat que mademoiselle Mézerai ,
en donnant pour sa représentation de retraite une tra-
·
198 MERCURE DE FRANCE .

gédie qui n'avait point été reprise depuis cinquante- cinq
ans , l'ouvrage en lui -même n'était pas fait pour produire
beaucoup plus d'impression qu'Esther. Laharpe ,
dans son Cours de Littérature , dit que les connaisseurs
savent gré à Voltaire de sa Mariamne , comme à Racine
de sa tragédie sainte . Esther s'est pourtant mieux
soutenue sur le théâtre ; mais peut- être cet avantage
vient-il uniquement de ce qu'elle n'a été produite sur la
scène que lorsque sa réputation était bien établie par la
lecture .
Le parterre s'est toujours montré aussi sévère , et nous
oserions même dire aussi injuste qu'Hérode envers l'infortunée
Mariamne . A la première représentation , qui
fut donnée en 1724 , elle terminait ses jours par le poison .
Au moment où elle allait porter à ses lèvres le breuvage
funeste , un plaisant hâta sa mort en disant la reine
boit ; à-propos qui produisit d'autant plus d'effet , que
l'on était à la veille des Rois .
:
La pièce tomba . Voltaire qui avait assez de génie pour
ne pas s'offenser des conseils de la critique , et pour les
suivre , retoucha l'ouvrage , et le fit reparaître un an
après ; il eut quelque succès , mais ne resta pas au courant
du répertoire , ce qui détermina sans doute l'auteur
à le travailler de nouveau en 1762 , où il le fit reprendre.
Malgré tous ses efforts , la pièce n'obtint encore
que trois représentations .
avec
Si Voltaire n'a pas tiré un meilleur parti d'Hérode et
Mariamne , c'est qu'à coup sûr le sujet n'en était pas
susceptible. On a beaucoup disserté pour en trouver le
vice :: on a dit que ce n'était pas autre chose qu'un vieux
mari amoureux et brutal , à qui sa femme refuse ,
aigreur , le devoir conjugal. Ceci est une parodie et non
pas une critique . Voltaire y répondit très-bien , en prouvant
que Phedre pouvait encourir un reproche semblable
, et que l'intrigue de Mithridate était absolument la
même que celle de l'Avare . De simples dissensions domestiques
sont très-propres à devenir le sujet de tragédies
fort pathétiques , lorsqu'elles divisent des princes ;
mais il faut qu'elles offrent de l'intérêt , c'est-à- dire ,
qu'elles fassent naître lá pitié ou la terreur , et c'est ce
que ne produisent point suffisamment la querelle d'Hérode
et de Mariamne . Il n'y a point non plus d'intérêt de
FEVRIER 1817. 199
un
curiosité , car la situation de Mariamne est constamment
la mème. Elle n'aime point et n'a jamais aimé son époux ,
et l'on sent qu'elle ne peut se réconcilier avec
homme dégouttant du sang de toute sa famille . Il faut
donc qu'elle périsse ; mais Hérode l'envoie à la mort sur
un motifsi léger , d'après une dénonciation si mal fondée
, que le spectateur est mécontent et n'est point touché.
Si le poëte eût fait périr Hérode au lieu de Mariamne
, il n'y aurait pas eu plus d'intérêt , parce que
Sohème , qui travaille à sauver Mariamne des fureurs de
son époux , n'est point aimé de cette princesse .
Sous quelque rapport qu'on l'examine , il est donc
difficile de trouver un sujet plus ingrat que celui de Mariamne
; mais sa stérilité même n'en fait que
mieux ressortir
la fécondité du talent de l'auteur. Så tragédie est
une des mieux écrites dont puisse s'honorer le théâtre
français : Voltaire n'a peut-être jamais marché , dans
aucun ouvrage , plus près de l'inimitable Racine. La
coupe , l'harmonie des vers , plusieurs traits de passion
rappellent souvent le modèle que le jeune poëte s'était
proposé . Cette ressemblance se fait sur-tout sentir dans
le rôle de Salome , soeur d'Hérode , que Sohème abandonne
pour Mariamne. Presque tout son rôle pourrait
être mis dans la bouche de Phèdre ou de Roxelane , et
l'on ne s'apercevrait point de la différence du style .
Mademoiselle Duchesnois a bien saisi l'esprit de douceur
et de résignation passive qui caractérisent le rôle
de Mariamne ; mais pendant les premières scènes elle a
fort malheureusement imité mademoiselle Volnais en
laissant tomber quelques-unes de ses finales . Mariamne
ne doitpas être très-rassurée dans le palais d'Hérode; mais
il n'y a pas de raisons pour qu'elle y parle aussi bas . Le
parterre lui a gardé rancune en se montrant très-sobre
d'applaudissemens pendant le reste de la représentation,
quoiqu'elle n'en ait peut-être jamais mérité davantage
que dans la belle scène du quatrième acte avec Talma ,
qui s'y est montré tout entier , ainsi que dans le délire
d'Hérode , qui termine la pièce d'une manière si profondément
tragique . Michelot fait chaque jour des progrès
dans les bonnes grâces du parterre ; sa chaleur , sa
sensibilité , la pureté de sa diction , lui donnent de justes
titres à sa faveur.
200 MERCURE DE FRANCE .
Mariamne a été suivie de la première représentation
du Faux Bonhomme , comédie où nous n'avons trouvé
de faux que la conception. Comme il est probable que
eet ouvrage , qui n'a pas été achevé , ne reparaîtra jamais,
la critique en serait inutile . Le faux bonhomme
est un caractère qui a excité la veine de plus d'un auteur
comique , et l'on assure que nous en verrons paraître
bientôt un nouveau. Il en sera peut-être des deux faux
bonshommes comme des Deux Philibert ; nous avons vu
le mauvais sujet , espérons que l'autre sera l'homme de
mérite. L. F.
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE .
Première représentation des Rosières.
f
"
Au théâtre , comme dans tous les autres genres dé
littérature , dès qu'un auteur ouvre une route nouvelle
on est sûr que la foule des imitateurs se précipitera sur
ses pas. La rosière de Joconde a réuni tous les suffrages ;
ce rôle a paru neuf , piquant et original ; et voilà qu'aujourd'hui
, renchérissant sur cette idée , au lieu d'une rosière
, on nous en donne six à la fois. Ce n'est pas le
seul emprunt que l'auteur de la pièce nouvelle ait fait à
l'auteur de la pièce ancienne ; heureusement pour lui les
ressemblances ne tuent point les pièces : nous croyons
même que la sienne ne vivra que par là . On en jugera
par l'analyse suivante .
Comme Joconde , le jeune comte Edmond a été
trompé par toutes les grandes dames ; comme Joconde ,
il ne croit plus à leur sagesse , et se retire à la campagne
, dans une de ses terres , pour y chercher l'innocence
. Il a dans sa dépendance six villages où l'on
couronne tous les ans une vertu ; il fait donner ordre aux
baillis de ces villages d'en amener les six rosières : les
baillis se réunissent sous la présidence du sénéchal du
jeune comte . Comme le bailli de Joconde , ce sénéchal
est bien avec la mère d'une des rosières , et protège sa
fille , que l'on nomme Florette . Comme la rosière de
Joconde , Florette plaît au jeune seigneur ; mais le père
d'Edmond a ordonné à celui-ci , par son testament , d'épouser
une jeune et jolie veuve qu'il refuse de voir ,
parce que c'est une dame de la cour . Comme la maîtresse
FÉVRIER 1817.
201
de Joconde , cette jeune veuve , piquée de se voir sacrifier
à de simples villageoises , se déguise pour jouer son
amant , et le faire tomber à ses pieds ; seulement , au lieu
de prendre l'habit de magicienne , elle prend celui d'une
des rosières . Pour la décence , elle se fait accompagner
par un oncle d'Edmond , marin déterminé , qui se déguise
en bailli . Pour la vraisemblance , l'oncle n'a jamais
vu son neveu , ni le neveu son oncle .
Le comte Edmond , qui s'est d'abord senti de l'inclination
pour Florette , voit la jeune veuve et en tombe
subitement amoureux . Elle va fixer son choix , lorsqu'il
surprend son oncle le bailli lui donnant un baiser , dans
l'excès de la joie que lui cause le succès de leur ruse . Edmond
se fâche , renvoie la rosière , ordonne de casser le
bailli à la tête de son régiment , et revient à Florette ;
mais le marin qui n'y peut plus tenir , se fait connaître à
son neveu. Il veut lui prouver qu'il est dupe des vertus
du village , comme il l'a été des vertus de la ville . Pour
cela il fait annoncer au son du tambour que le comte Edmond
est rappelé à la cour , et que , pour dédommager
les rosières , il donnera 10,000 liv . de dot à toutes
celles qui pourront prouver qu'elles ont un amant depuis
trois mois. L'épreuve réussit au gré de ses désirs : les
rosières qui avaient obtenu de leurs baillis des certificats
d'innocence , en obtiennent de nouveau pour constater
leurs intrigues amoureuses Le comte reparaît , reconnaît
son erreur ; et la veuve , qui a déposé son habit de
rosière dans une auberge voisine , revient avec des
atours de comtesse donner sa main à Edmond .
Nous ne reprocherons point à cette dernière partie de
l'ouvrage , qui a paru froide et languissante , de ressembler
à Joconde . Le style n'offre non plus aucun rapport
avec celui de cette jolie pièce .
Il y aurait cependant de l'injustice à refuser à M. Théaulon
l'idée de quelques scènes gracieuses et de quelques
tableaux agréables ; il faut lui savoir gré de l'art qu'il a
mis à étaler dans ses pièce toutes les richesses de la so
ciété des comédiens de Feydeau et à en déguiser la pauvreté.
Il n'y a que trois rôles d'hommes contre sept rôles
de femmes.
La musique des Rosières est le début de M. Hérold ,
jeune auteur qui avait déjà donné de brillantes espé202
MERCURE DE FRANCE .
rances en associant sa lyre à celle de M. Boyeldieu ,
pour chanter Charles de France.
On a remarqué dans cette nouvelle production le
commencement de l'ouverture , un quatuor , de jolis
couplets chantés avec beaucoup de goût par madame Gavaudan
, une romance de mademoiselle Regnault , et un
pas de danse dans le final du second acte . Quoique la
musique de M. Hérold ne soit point dépourvue de chant ,
peut-être peut-on lui reprocher de donner un peu trop
aux accompagnemens . Ce défaut a paru sur-tout sensible
dans le rôle de Lesage , qui , comme chacun sait , parle
la musique plutôt qu'il ne la chante. Au fréquent emploi
des quintes , on a reconnu dans M. Hérold un élève de
M. Méhul.
Les auteurs des paroles et de la musique ont été demandés
à grands cris . En général , la pièce a été applau–
die beaucoup plus qu'elle ne méritait de l'être . Ön assure
qu'il y avait plus de cinq cents billets donnés pour
soutenir cette représentation . Les comédiens de Feydeau
prétendent , dit -on , qu'ils ont besoin de ces auxiliaires
pour déjouer les conspirations que la malveillance forme
contre eux : ils voyent des conspirations comme Don
Quichotte voyait des géans dans des moulins à vent . Je
crois qu'ils sont les seuls conspirateurs dans cette affaire.
Qu'ils donnent de bons ouvrages , qu'ils accueillent les auteurs
nouveaux , qu'ils ne repoussent point ceux qui ont
acquis des droits à leur reconnaissance par d'anciens
services , et tout alors conspirera .... au succès et à la
prospérité de leur théâtre. 0.
FEVRIER 1817 . 203
POLITIQUE.
INTÉRIEUR.
DES CHAMBRES.
(Ve article . )
Projet de loi sur la liberté de la presse.
De toutes les questions politiques qui ont été agitées en
France depuis vingt-cinq ans , aucune n'a donné lieu à
des discussions plus fréquentes et plus animées que la liberté
de la presse , et sur - tout celle des journaux . Toutes
nos constitutions ont consacré cette liberté , et toujours ,
immédiatement après l'établissement de chaque constitution
, une loi de circonstance , subversivede l'article constitutionnel,
est intervenue . Il n'y a pas un parti , je pourrais
presque dire , il n'y a pas un individu , qui n'ait professé à
ce sujet le pour et le contre , les républicains comme les
royalistes, les amis de la révolution comme les partisans
de l'ancien régime . Tous nos gouvernemens ont eu peur
de l'exercice de cette faculté , sans laquelle aucune liberté,
aucune garantie , aucune justice , n'est assurée dans un
pays. Tous nos gouvernemens ont cru remporter une
grande victoire , en introduisant un système de restriction
ou de servitude ; toutefois , si l'on jugeait d'après l'événement
, il serait difficile de découvrir ce qu'ils y ont
gagné . La convention a sévi contre les écrivains ; et la
convention a vu sa puissance décheoir , et l'opinion ,
bien que menacée et souvent proscrite , a triomphé
204 MERCURE DE FRANCE .
d'elle. Le directoire a déporté en un jour cent vingt
journalistes , et le directoire est tombé. Bonaparte a fait
taire , non-seulement la France , mais l'Europe entière ,
et Bonaparte est à Sainte -Hélène . Que serait-il arrivé de
plus facheux à toutes ces autorités , si la presse et si les
journaux eussent été libres ?
Il y a deux ans que je comparais la terreur qu'inspire
aux gouvernemens la liberté de la presse , à celle que
leur inspirerait la parole , si , pour la première fois , on
en faisait usage.
Supposons , disais-je , une société antérieure à l'invention
du langage , et suppléant à ce moyen de communication
rapide et facile , par des moyens moins faciles et
plus lents; la découverte du langage produirait dans cette
société une explosion subite . J'entends d'ici des hommes
sages , des ministres prudens , de graves magistrats , de
vieux administrateurs , remarquer , et il serait impossible
de les contredire , que la parole est l'instrument
indispensable de tous les complots , l'avant- coureur nćcessaire
de presque tous les crimes , le moyen de communication
de toutes les intentions perverses ; qu'en
parlant tout haut , l'on ameute le peuple ; qu'en parlant
tout bas , on conspire sourdement , Que d'ingénieux projets
nous verrions éclore , pour ramener la paix du bon
temps où régnait un complet silence ! Les uns défendraient
peut-être les phrases coupées , parce qu'elles
produisent une impression trop instantanée , et ne permettraient
que des discours d'une heure , comme des
livres de plus de vingt feuilles : les autres demanderaient
que chaque citoyen fût tenu de soumettre ,
le matin , à un censeur , tout ce qu'il dirait dans la
journée.
La parole cependant existe ; la parole est libre ; on
ne la juge que lorsqu'elle est prononcée , comme toutes
les autres actions des hommes ; et le langage est devenu
un moyen borné dans ses effets, Une défiance salutaire ,
FÉVRIER 1817. 205
fruit de l'expérience , préserve les auditeurs d'un éntraînement
irréfléchi ; tout est dans l'ordre comme si
l'on ne parlait pas , avec cette différence , que les communications
sociales , et par conséquent le perfection
nement de tous les arts , la rectification de toutes les
idées , possèdent un moyen de plus .
Il en sera de même de la presse , par-tout où l'autorité
juste et modérée ne se mettra pas en lutte avec elle .
Le gouvernement anglais ne fut point ébranlé par les
célèbres lettres de Junius . En Prusse , sous le règne le
plus brillant de cette monarchie , la liberté de la presse
fut illimitée . Frédéric , durant quarante-six années , ne
déploya jamais son autorité contre aucun écrivain , contre
aucun écrit , et la tranquillité de son règne në fut
point troublée , bien qu'il fût agité par des guerres terribles
, et menacé par l'Europe liguée . C'est que la liberté
répand du calme dans l'âme , de la raison dans l'esprit
des hommes qui jouissent sans inquiétude de ce bien
inestimable .
Ce ne fut point , quoi qu'on en ait dit , la liberté de
la presse qui causa le bouleversement de 1789. La
cause immédiate de ce bouleversement fut , comme
on le sait , le désordre des finances ; et si depuis
cent cinquante ans la liberté de la presse eût existé
en France , l'opinion aurait mis un terme à des guerres
ruineuses , et une limite à des vices dispendieus .
Ce ne fut point la Kiberté de la presse qui enflamma
l'indignation populaire contre les détentions illégales et
les lettres de cachet ; au contraire , si la liberté de la
presse eût existé sous le dernier règne , on aurait su
combien ce règne était doux et modéré ; l'imagination
n'aurait pas été frappée par des suppositions effrayantes ,
dont la vraisemblance n'était fortifiée que par le mystère
qui les entourait .
Les gouvernemens ne savent pas le mal qu'ils se font
en se réservant le privilége exclusif de parler et d'écrire
206 MERCURE DE FRANCE .
sur leurs propres actes . On ne croit rien de ce qu'affirme
une autorité qui ne permet pas qu'on lui réponde ; on
croit tout ce qui s'affirme contre une autorité qui ne tolère
point l'examen .
Ce ne fut point la liberté de la presse qui entraina les
désordres d'une révolution malheureuse. La longue privation
de la liberté de la presse avait rendu le vulgaire
des Français ignorant et crédule , et par là même inquiet,
quelquefois féroce . Dans tout ce qu'on nomme les crimes
de la liberté , je ne reconnais que l'éducation de l'arbitraire
.
Notre gouvernement actuel a rendu à la vérité de ces
principes un imposant témoignage , dans une occasion
solennelle . Une , ordonnance royale du 20 juillet 1815 ,
douze jours après le retour du roi , a déclaré qu'ayant
reconnu que la restriction apportée à la liberté de la
presse , par la loi du 21 octobre 1814 , avait plus d'inconvéniens
que d'avantages , S. M. s'était résolue à la
lever entièrement .
7
Des circonstances difficiles , une grande exaspération
dans les esprits , n'ont guère laissé aux écrivains , depuis
cette époque jusqu'au 5 septembre dernier , la faculté de
recueillir tout le bénéfice de cette déclaration . Mais le
décembre , M. le ministre de la police , séparant les journaux
des autres écrits , et les soumettant à un régime
particulier que j'examinerai tout-à-l'heure , a présenté un
projet de loi « tendant , a-t-il dit , à garantir et à consolider
cette précieuse liberté de la presse , que la charte
conserve , qui doit éclairer de son flambeau le gouvernement
comme la nation , et dont les abus mêmes ne pourront
désormais être réprimés que par les tribunaux , gardiens
de tous les droits , aussi bien que protecteurs de
l'ordre public , du repos des familles , et de l'honneur
des citoyens. >>
Comme ce projet de loi est une modification des lois
antérieures , il est nécessaire , pour le bien comprendre ,
de se rappeler les diverses législations auxquelles nous
FÉVRIER 1817 : 207
avons été successivement soumis , dans ce qui a rapport
à la liberté de la presse.
Sous Bonaparte , la seule loi répressive de cette liberté
était le code pénal.
Ce code ne déclarait délits de la presse , quant au
gouvernement , que les écrits excitant directement les
citoyens à des crimes tendans à troubler l'état par la
guerre civile , l'illégal emploi de la force armée , la dévastation
et le pillage public , les attentats et complots
dirigés contre l'empereur et sa famille . ( Code pénal ,
art. 102. )
Quant à la calomnie contre les particuliers par la voie
de la presse , ce code définissait ce délit : L'imputation à
un individu quelconque de faits qui , s'ils avaient existé ,
auraient exposé celui contre lequel ils étaient articulés
à des poursuites criminelles ou correctionnelles , ou
même seulement au mépris ou à la haine des citoyens ;
et déclarait fausse et calomnieuse toute imputation à
l'appui de laquelle la preuve légale ne serait point rapportée
. ( Art. 367. )
Bonaparte pouvait se passer de lois plus sévères contre
les délits de la presse , parce que le despotisme , tant
qu'il dure , se passe des lois . Cependant il organisa de
plus une censure extra-légale , bien qu'il eût déclaré
précédemment qu'il ne pouvait pas y avoir de censure
en France ; que tous les citoyens étaient libres de publier
leurs opinions , et que la pensée était la première conquête
du siècle ( 1 ) .
Après la chute de Bonaparte , en 1814 , la censure
se trouva nécessairement abolie par l'article 8 de la
charte .
Une loi du 21 octobre de la même année la rétablit
pour les ouvrages au-dessous de vingt feuilles et par
conséquent pour les journaux.
Je ne parlerai pas de cette loi sous le rapport de
(1) Ordre du jour daté du camp impérial , de janvier 1806,
208 .
MERCURE
DE FRANCE.

la censure , car elle se trouve doublement abrogée
et par l'ordonnance royale du 20 juillet 1815 , que j'ai
rapportée plus haut , et parce qu'elle est expirée de
droit .
Mais cette loi contenait , indépendamment de ses
dispositions transitoires , une partie permanente qui
paraissait ne concerner que la police de l'imprimerie ..
Dans cette partie , qui formait le titre II de la loi , l'article
15 portait qu'il y avait lieu à la saisie d'un ouvrage
s'il était déféré aux tribunaux pour son contenu. Ce paragraphe
anéantissait de fait toute la liberté de la pressé ,
puisque la saisie était toujours possible' ; et qu'aucun
moyen n'était indiqué pour la faire cesser , ni aucun
terme assigné à sa durée .
Telle était la législation que modifie le nouveau projet
de loi.
4
et
« Quelques bons esprits ont cru , a dit le ministre qui
l'a présenté , qu'il manquait à l'exercice raisonnable et
légal de la liberté de la presse une garantie nécessaire ,
que les dispositions de l'article 15 du titre II de la loi
du 21 octobre 1814 pouvaient même la compromettre ,
ou du moins diminuer la sécurité dont elle a besoin . Cet
article , en autorisant la saisie de tout ouvrage publié
en contravention aux règles de police de l'imprimerie
et de la librairie , permet aussi celle des ouvrages qui
seraient déférés aux tribunaux ; et comme aucune disposition
légale ne détermine dans quel délai les tribunaux
devront prononcer sur cette saisie , on a vu dans un pareil
état de choses des lenteurs inévitables , à la faveur
desquelles une saisie provisoire pourrait se prolonger in→
dépendamment de la décision légale qui devait interve
air. En conséquence le ministre propose , 1º que lorsqu'un
écrit aura été saisi , le procès-verbal soit notifié
dans les vingt- quatre heures , sous peine de nullité , à la
partie saisie , qui pourra , dans les trois jours , former
opposition ; 2 ° qu'en cas d'opposition , le procureur du
roi fasse statuer sur la saisie dans la huitaine ; 3. que
le
>
ROYA
FÉVRIER 1817.
TOBRE
délai de huitaine expiré , la saisie , si elle n'est mainte→
nue par le tribunal, demeure nulle de plein droit , et que
l'ouvrage saisi soit remis au propriétaire .
Il est évident que ce projet de loi est une amélioration
mais cette amélioration est loin d'être complète ; etcomme
aucune discussion approfondie n'a eu lieu , je me fais un
devoir d'indiquer ce qui manque à la loi proposée pour
qu'elle soit efficace .
Je vois en premier lieu que ce projet , si j'en juge da
moins par le discours du ministre , au lieu de renvoyer
au code pénal les délits de la presse , les soumet à une loi
beaucoup plus sévère , et, ce qui est plus fàcheux , beaucoup
plus vague , celle du 9 novembre 1815 , sur les cris
séditieux. Personne ne peut avoir oublié dans quelles
conjonctures cette loi fut rendue . Présentée par le ministère
dans un moment de crises , aggravée par les
chambres alors assemblées , elle fut le premier symptôme
du système de sévérité et même de violence que voulait
faire prévaloir un parti que des souvenirs et des calamités
récentes avaient rendu puissant. Le ministère eut le
mérite de n'accorder à ce parti qu'un demi-triomphe ;
mais la loi du 9 novembré ne s'en ressentit pas moins de
l'influence des circonstances .
Pour nous en convaincre , il suffit de la comparer au
code pénal .
Ce code borne sa jurisdiction aux écrits qui exciteraient
directement les citoyens à des crimes , des séditions
, des pillages , des attentats ou des complots . La
loi du 9 novembre déclare passibles de poursuites criminelles
, art . 1er , les auteurs d'écrits imprimés , ou livrés
à l'impression (ainsi manuscrits encore , et pouvant rester
tels si de plus mûres réflexions décident l'auteur à ne pas
les publier) , toutes les fois que ces écrits auront provoqué
directement ou indirectement au renversement du gouvernement
. Art . 5. Toutes les fois que par ces écrits l'on
aura tenté d'affaiblir le respect dû à la personne ou à
1
15
210 MERCURE DE FRANCE .
l'autorité du roi , ou à la personne des membres de sa fa
mille , ou excité à désobéir à la charte constitutionnelle
et au roi ; soit , art . 9 , que ces écrits ne contiennent que
des provocations indirectes aux délits ci-dessus , soit
qu'ils donnent à croire que ces délits seront commis , soit
qu'ils répandent faussement qu'ils ont été commis.
Maintenant , je le demande , si le tribunal appelé à
statuer sur la saisie d'un ouvrage se dirige d'après cette
doi , quelle latitude ne lui est pas laissée , ou plutôt dans
quel embarras ne se trouve-t- il pas jeté ? Il n'a plus à
prononcer d'après la lettre de la loi ; car aucune loi ne
peut définir une tendance indirecte . C'est une question
de sentiment intérieur , de présomption , de probabilité
morale ; elle n'est plus du ressort des juges , mais des
jurés. Or , ce qui est excellent quand il s'agit de jurés,
est très-mauvais quand il s'agit de juges . Dans le premier
cas c'est la conscience , dans le second l'arbitraire
qui prononce . Je reviendrai tout à l'heure sur cette matière
, parce que l'introduction du jury peut seule simplifier
les difficultés et garantir réellement la liberté de
la presse.
En second lieu , le tribunal devient de fait une commission
de censure .
Je me souviens que je proposais , il y a deux ans , si
l'on voulait absolument une censure pour les écrits , de
trouver un moyen de donner aux censeurs une sorte
d'indépendance . « J'ai toujours été frappé , disais-je , de
ce que personne n'a réfléchi encore au danger de laisser
les censeurs , si on veut des censeurs , sous la main de
l'autorité , tandis que tout le monde sent l'importance
de rendre les juges indépendans . Pour prononcer sur un
droit de gouttière , un mur mitoyen , ou la propriété d'un
demi-arpent , l'on crée des juges inamovibles ; et l'on
consent à confier le droit de juger les opinions qui , en
définitif , décident des progrès de l'espèce humaine et de
Ja stabilité des institutions ; l'on consent , dis-je , à confier
ce droit à des hommes nommés par des ministres et
FÉVRIER 1817:
211
révocables à volonté . L'inamovibilité des censeurs ne remédierait
pas , à beaucoup près , au mal de la censure ;
mais elle donnerait du moins aux hommes chargés de
l'exercer un plus haut degré de considération ; ils mettraient
plus de mesure et plus de sagesse dans leurs actes
; au lieu de compter au jour le jour avec la puissance ,
ils compteraient avec l'opinion d'une manière plus large
et plus libérale ; la crainte de perdre leur place ne les
poursuivrait pas à chaque ligne sur laquelle ils seraient
appelés à prononcer ; et , en multipliant leur nombre , en
laissant à chaque auteur la faculté de choisir dans ce
nombre , il y aurait quelques chances de plus en faveur
des idées utiles , et quelques chances de moins pour le
caprice , l'arbitraire , la pusillanimité .
Mais autre chose serait de créer un tribunal de censure
composé d'hommes de lettres , autre chose de transformer
en censeurs des juges ordinaires . La première institution
serait encore très-mauvaise , car toute censure
est un mal : mais la seconde combinerait avec tous les
inconvéniens de la première ce vice particulier , que les
juges considéreraient leurs fonctions de censeurs comme
une attribution secondaire et accidentelle , dont ils ne
s'occuperaient qu'à regret , avec cette sorte de dédain
que les hommes investis du moindre pouvoir aiment toujours
à montrer pour la pensée .
5º Dans les causes relatives à la saisie des ouvrages ,
les juges auront, comme dans toutes les autres , en vertu
de l'article 87 du code de procédure civile , et de l'article
64 de la charte , la faculté d'instruire cette espèce
de procédure à huis clos , s'ils le jugent convenable pour
le bon ordre ou les bonnes moeurs . Le principe admis ,
rien de plus plausible : ce qu'on redoute d'un ouvrage
dangereux , c'est sa publicité . Or , donner de la publicité
à la discussion , à l'examen , à la défense d'un ouvrage
réputé dangereux , serait aller contre le but de la
loi . Il en résultera que les auteurs seront privés aussi de
15.
212 MERCURE DE FRANCE.
cette garantie ; tout se passera entre eux et quelques
hommes qui , je le répète , n'attacheront nulle importance
à des fonctions accessoires , qui n'auront rien de
commun avec leurs fonctions habituelles . Ils verront toujours
leur responsabilité plus à couvert en maintenant
une saisie , qu'en ordonnant qu'elle soit levée , ce qui
serait jeter du blâme sur le magistrat dont ils annulleraient
ainsi les opérations . La devise des Persans , sous
Zoroastre , était : « Dans le doute abstiens - toi . » J'ai peur
que lorsqu'il sera question des écrits , les tribunaux ne
trouvent cette devise fort à leur usage , et que le moindre
doute ne les porte à s'abstenir de décider favorablement
pour la liberté .
A ces défauts positifs dans la loi , se joint un vice d'o-'
mission, qui , si l'on n'y porte remède , rendra son béuéfice
illusoire .
Lors même que ce tribunal ordonnera la main-levée ,
il n'est point dit qu'elle aura lieu dans le cas d'un appel
à la cour royale , par le procureur du roi Or , le délai
résultant de cet appel peut être indéfini . Il est donc
indispensable que la circulation du livre saisi soit provisoirement
autorisée , attendu que le jugement du tribunal
de première instance est une prévention en sa
faveur .
Enfin , il existe dans les réglemens de la librairie , une
disposition qui doit être révoquée , pour que la presse soit
réellement libre . Aucun ouvrage ne peut être annoncé
dans aucun journal , s'il ne l'a été préalablement dans
celui de la librairie , journal privilégié , purement mécanique
, et dépendant de l'autorité . Or , un ouvrage que
les journaux ne font point connaître , reste presque toujours
inconnu . Ce monopole abusif et inconstitutionnel
doit être aboli , ou il anéantirait de fait la liberté de la
presse en France.
Je suis entré dans quelques détails sur les défauts du
projet de loi , parce que la discussion dans la chambre
des députés n'en a fait ressortir aucun . Tel est l'inFÉVRIER
1817 .
215
convénient de l'esprit de parti ; il ne défend les principes
que lorsqu'il peut en même temps attaquer les
personnes : il veut plutôt des combats brillans que des
succès utiles .
Amendé convenablement , le projet de loi , comme je
l'ai dit , est une amélioration de la législation existante .
Mais je dois ajouter que nous n'aurons jamais une bonne
législation , relativement à la presse , si nous ne donnons
aux écrits et aux auteurs l'institution des jurés
pour garantie .
Dans toutes les questions qui ont une partie morale
et qui sont d'une nature compliquée , le jugement par
jurés est indispensable . Les délits de la presse diffèrent
des autres délits , en ce qu'ils se composent beaucoup
moins du fait positif , que de l'intention et du résultat .
Or , il n'y a qu'un jury qui puisse prononcer sur l'une ,
d'après sa conviction morale , et déterminer l'autre par
l'examen et le rapprochement de toutes les circonstances
. Des jurés seuls pourront décider si tel livre , dans
une circonstance donnée , est ou n'est pas un délit . La
loi écrite ne peut se glisser à travers toutes les nuances
pour les atteindre toutes ; la raison commune , le bon
sens naturel à tous les hommes apprécient ces nuances .
Or , les jurés sont les représentans de la raison com
mune. Tout tribunal , prononçant d'après des lois précises
, est nécessairement dans l'alternative , ou de permettre
l'arbitraire , ou de sanctionner l'impunité.
L'on remarquera peut -être qu'en traitant aujourd'hui
de la liberté de la presse , je m'exprime avec moins de
chaleur , et j'entre dans des développemens moins étendus
qu'à des époques antérieures ; c'est que je ne sais
pas plaider des causes gagnées , et qu'on ne se raidit
contre l'obstacle que lorsqu'il existe . Quand les plus pré→→
cieuses facultés de l'homme étaient opprimées , quand la
pensée proscrite ne trouvait , dans l'Europe entière ,
presque aucun asile où elle pût s'exprimer en liberté , je
peignais , avec autant de force que je le pouvais , les
214 MERCURE DE FRANCE .
effets désastreux de la servitude de la presse : je montraís
cette servitude condamnant les peuples à une dégradation
inévitable : je rappelais que la pensée était le principe de
tout ; qu'elle s'appliquait aux sciences , aux arts , à la
morale , à la politique , à l'industrie ; que si l'arbitraire
voulait la restreindre , la morale en serait moins saine ,
les connaissances de fait moins exactes , les sciences
moins actives dans leurs développemens , l'industrie
moins enrichie par des découvertes : que l'existence humaine
, attaquée dans ses parties les plus nobles , sentirait
le poison s'étendre jusqu'aux parties les plus
éloignées .
En 1814 même , bien que la France fût dans un état
fort différent , je reproduisais les mêmes idées , parce
que la liberté de la presse , qu'un ministre faible voulait
limiter , était attaquée par des écrivains célèbres ,
Mais aujourd'hui tout le monde est d'accord ; et les
écrivains que je viens de citer sont , au moment même
où j'écris , occupés peut-être à se réfuter .
Tant d'unanimité doit produire le calme ; mais je n'en
pense pas moins , aujourd'hui comme autrefois , que la
liberté de la presse est la base essentielle , la sauve-garde
unique de toute liberté ; que , sans elle , toutes les barrières
civiles , politiques , judiciaires , deviennent illusoires
; qu'on peut violer impunément l'indépendance
des tribunaux , parce que ce délit reste couvert d'un
voile ; qu'on peut supprimer les formes , parce que la
seule garantie des formes , c'est la publicité ; qu'on peut
plonger l'innocence dans les cachots , parce que nulle
réclamation n'avertissant les citoyens , ou le prince , du
danger qui menace toutes les sécurités , les cachots retiennent
leurs victimes à la faveur du silence universel.
La calomnie et la sédition sont des crimes qui doivent
être punis par les lois , et ne peuvent être punis que par
elles . Imposer silence aux citoyens de peur qu'ils ne
commettent ces crimes , c'est les empêcher de sortir
de peur qu'ils ne troublent la tranquillité des rues et des
FÉVRIER 1817.
215
grandes routes ; c'est les empêcher de parler de peur
qu'ils n'injurient ; c'est violer un droit constant et incontestable
, pour prévenir un mal incertain et présumé.
Dans les grandes associations de nos temps modernes ,
les citoyens ne sont en sûreté , quelles que soient les
formes du gouvernement , que par la liberté de la
presse . Collatin pouvait exposer , sur la place publique
de Rome , le corps de Lucrèce , et tout le peuple était
instruit de l'outrage qu'il avait reçu ; le débiteur plébéien
pouvait montrer à ses frères d'armes indignés des blessures
que lui avait infligées le patricien avide , son
créancier usuraire ; mais de nos jours , l'immensité des
empires met obstacle à ce mode de réclamation , et sans
la liberté de la presse les injustices partielles restent
toujours inconnues à la presque totalité des habitans de
nos vastes contrées.
Ceci me conduit à la question de la liberté des journaux
, sur laquelle un troisième projet de loi a été
soumis aux chambres . Les bornes de cet article m'empêchent
de la traiter aujourd'hui . Sije ne voulais qu'exprimer
mon opinion , je me contenterais de renvoyer le
lecteur aux écrits que j'ai précédemment publiés sur
cette matière ; mais dans le numéro prochain je rendrai
compte de la discussion et des nouveaux argumens qui
pourront être allégués , dans cette cause souvent débattue.
B. DE CONSTANT .
Réponse à la lettre de M. *** , à M. B. de Constant , insérée
dans le dernier numéro .
L'opinion que vous me reprochez , Monsieur , et que
m'ont reprochée quelques hommes dont je m'honore de
partager à d'autres égards tous les sentimens , ne m'a
point été suggérée par mon respect pour une loi faite .
Un principe ne change pas de nature , parce qu'il est
rédigé en forme de loi ; et quand je trouve une loi mau
vaise , je me contente de ne pas désobéir .
216 MERCURE DE FRANCE .
La doctrine qui vous a déplu tient à un système gé→
néral , qu'il m'était impossible de développer dans l'article
que vous citez ; je ne pourrai même dans cette lettre l'exposer
que très-incomplétement . Je vais l'essayer toutefois
, et vous verrez , je pense , que ni la liberté , ni la tolérance
, ni les lumières , n'ont à en redouter les conséquences.
Je ne ferai dureste qu'extraire des fragmens de ce que
j'ai déjà publié à deux autres époques , ce qui est du
moins une preuve qu'aucune circonstance présente n'a
influé sur mon opinion.
Je suis , relativement à la religion , de l'avis d'un membre
de l'assemblée constituante , qu'on n'accusera pas de
principes exagérés dans l'un ou l'autre sens . Bien
qu'ami de la liberté , et peut-être parce qu'il n'était ami
que de la liberté , il fut constamment repoussé par les
deux partis extrêmes dans cette assemblée , et il est
mort victime de sa modération ; c'est M. de Clermont-
Tonnerre .
>>>
« La religion et l'Etat , disait-il , sont deux choses par
» faitement distinctes , parfaitement séparées , dont la
réunion ne peut que dénaturer l'une et l'autre. L'homme
>> a des relations avec son Créateur ; il se fait ou il reçoit
telles ou telles idées sur ces relations : on appelle ce
» système d'idées , religion . La religion de chacun est
» donc l'opinion que chacun a de ses relations avec Dieu .
» L'opinion de chaque homme étant libre , il peut pren-
» dre ou ne pas prendre telle religion : l'opinion de la
» minorité ne peut jamais être assujótie à celle de la ma-
» jorité aucune opinion ne peut donc être commandée
>> par le pacte social . La religion est de tous les temps ,
» de tous les lieux , de tous les gouvernemens : son sanc-
» tuaire est dans la conscience de l'homme , et la cons-
» cience est la seule faculté que l'homme ne puisse ja-
>> mais sacrifier à une convention sociale . Le corps
» social ne peut commander aucun culte ; il n'en doit re-
» pousser aucun. »
En partant de ce principe , je pense que ce n'est pas
à l'Etat, comme pouvoir politique , à salarier les cultes ;
mais qu'il doit seulement , comme représentant de l'association
générale , sanctionner et garantir les salaires
que les citoyens assignent aux ministres des religions
qu'ils professent , à ceux de toutes ces religions , aux
FÉVRIER 1817. 217
protestans.comme aux catholiques , aux juifs comme
aux protestans .
Mais en même temps je suis convaincu qu'il n'est pas
bon que ce soient les individus isolément qui salarient
les ministres de leur culte ; j'en ai dit la raison. « Il n'est
>> pas bon de mettre dans l'homme la religion aux prises
» avec l'intérêt pécuniaire . Obliger le citoyen à payer
» directement celui qui est en quelque sorte son inter-
» prète auprès du Dieu qu'il adore , c'est lui offrir la
>> chance d'un profit immédiat, s'il renonce à sa croyance,
» c'est lui rendre onéreux des sentimens que les distrac-
>> tions du monde pour les uns , et ses travaux pour les
» autres , ne combattent déjà que trop ( 1) . »
Maintenant , voulant que les cultes soient salariés autrement
que par les individus au jour le jour , et en
forme d'aumônes , et ne voulant pas que le pouvoir po¬
litique les salarie en son nom , je ne vois d'autre moyen
pour que les communions diverses subviennent à l'existence
de leurs prêtres , que d'accorder aux citoyens la
faculté de faire des donations aux établissemens religieux
de la croyance qu'ils professent .
Cette faculté me paraît dériver directement du droit
de tester , dès qu'il est admis . Si l'on me permet de disposer
de mes biens en tout ou en partie , en faveur d'un
étranger , ou en faveur d'un hospice , d'une bibliothèque
, d'un établissement public , quel qu'il soit , je ne
vois pas sous quel prétexte on me contesterait ce droit ,
parce qu'il s'agit d'une opinion que je crois utile à répandre
, et bonne à léguer aux générations futures.
Remarquez que je pars toujours de l'hypothèse , que
cette faculté doit pouvoir s'exercer par les citoyens de
toutes les communions , en faveur de leur communion
respective ; si vous restreignez l'exercice de cette faculté
à une communion privilégiée , vous faussez le principe ,
vous le dénaturez : ce n'est plus celui que je professe et
que je défends . Le pays où le catholique pourrait léguer
à son église un arpent de terre , et où le protestant ne
pourrait pas léguer à la sienne un arpent de terre , méconnaîtrait
les principes de la tolérance et de la liberté
religieuse .
C'est là tout ce que j'ai voulu dire , en réfutant les
(1) Mercure da 4 janvier.
218 MERCURE DE FRANCE.
raisonnemens de ceux qui s'opposent à ce que les prétres
, en leur qualité de prêtres , possèdent des biensfonds
, au lieu de recevoir un traitement pécuniaire . J'ai
déclaré d'ailleurs bien positivement que je ne considérais
point le clergé comme un corps politique , et j'ai en
soin d'ajouter qu'il y aurait injustice , si une communion
seule pouvait recevoir des donations .
Au reste la considération que je viens de vous transmettre
n'est pas la seule qui me détermine ; deux autres
me frappent et me semblent importantes.
La première , que j'ai déjà fait valoir dans l'article qui
a été l'occasion de votre lettre , c'est que des prêtres salariés
par le pouvoir politique mettent nécessairement la
religion dans la dépendance de l'autorité qui les salarie .
La religion n'est plus alors une puissance divine , mais
une humble esclave qui se prosterne aux genoux du pouvoir
, observe ses gestes , demande ses ordres , et ne
parle aux nations que sous le bon plaisir de l'autorité .
En second lieu , et c'est une observation qui me paraît
avoir échappé jusqu'ici à ceux qui ont traité cette matière
, salarier les prètres aux dépens du trésor public ,'
c'est exposer la liberté religieuse à n'être qu'une concession
restreinte et insuffisante. Car il est évident qu'aucune
secte naissante , aucune modification dans une secte
établie n'obtiendra de l'autorité la faveur d'un salaire .
Or , les sectes naissantes ont les mêmes droits que les
sectes anciennes.
L'intolérance emprunte mille formes et se réfugie de
poste en poste pour échapper au raisonnement ; vaincue
sur le principe , elle dispute sur l'application . On a vu des
hommes persécutés depuis près de trente siècles , dire au
gouvernement qui les relevait de leur longue proscription
, que s'il était nécessaire qu'il y eût dans un Etat plusieurs
religions positives , il ne l'était pas moins d'empêcher
que les sectes tolérées ne produisissent , en se subdivisant
, de nouvelles sectes (1 ) .
Mais chaque secte tolérée n'est- elle pas elle-même
une subdivision d'une secte ancienne ? A quel titre contesterait-
elle aux générations qui la remplacent les droits
qu'elle a réclamés contre les générations qu'elle a remplacées
?
(1 ) Discours des juifs au gouvernement français,
FEVRIER 1817 : 219
Je sais qu'on s'épouvante de la multiplicité des sectes ;
mais quand à moi je regarde cette multiplicité comme
ce qu'il y a de plus favorable au bon ordre et de plus salutaire
pour la religion même. Cette multiplicité seule
peut faire que la religion ne cesse pas d'ètre un sentiment
, pour devenir une simple forme , une habitude
presque mécanique , qui se combine avec tous les vices ,
et quelquefois avec tous les crimes .

Pour empêcher la subdivision des sectes , il faut empêcher
que l'homme ne réfléchisse sur sa religion : il faut
donc empêcher qu'il ne s'en occupe , il faut la réduire à
des symboles que l'on répète , et à des pratiques que l'on
observe. Tout devient extérieur ; tout doit se faire sans
examen ; tout se fait bientôt par là même sans intérêt et
sans attention .
La multiplication des sectes a pour la morale un grand
avantage. Toutes les sectes naissantes tendent à se distinguer
de celles dont elles se séparent , par une morale
plus scrupuleuse ; et souvent aussi la secte qui voit
s'opérer dans son sein une scission nouvelle , animée
d'une émulation recommandable , ne veut pas rester
dans ce genre en arrière des novateurs . Ainsi , l'apparition
du protestantisme réforma les moeurs du clergé catholique.
Chaque congrégation nouvelle cherche à prouver
la bonté de sa doctrine par la pureté de ses moeurs ;
chaque congrégation délaissée veut se défendre avec les
mêmes armes .
De là résulte une heureuse lutte , où l'on place le
succès dans une moralité plus austère ; les moeurs s'améliorent
sans efforts par une impulsion naturelle et
une honorable rivalité . C'est ce que l'on peut remarquer
en Amérique , et même en Ecosse , où la tolérance
est loin d'être parfaite ; mais où cependant le presbytérianisme
s'est subdivisé en de nombreuses ramifications.
En s'opposant à la multiplication des sectes , les gouvernemens
méconnaissent leurs propres intérêts ; quand
les sectes sont très -nombreuses dans un pays , elles se
contiennent mutuellement , et dispensent le souverain
de transiger avec aucune d'elles ; quand il n'y a qu'une
secte dominante , le pouvoir est obligé de recourir à
mille moyens pour n'avoir rien à en craindre ; quand
il n'y en a que deux ou trois , chacune étant assez formi220
MERCURE DE FRANCE .
dable pour menacer les autres , il faut une surveillance ,
une répression non interrompue . Singulier expédient !
vous voulez , dites-vous , maintenir la paix , et pour cet
effet vous empêchez les opinions de se subdiviser de
manière à partager les hommes en petites réunions faibles
et impuissantes ; et vous constituez trois ou quatre
grands corps ennemis que vous mettez en présence , et
qui , grâces aux soins que vous prenez de les conserver
nombreux et puissans , sont prêts à s'attaquer au premier
signal .
Je pense donc qu'il doit être permis à toutes les sectes
d'assurer par des donations l'existence de leurs ministres;
chacune alors pourra leur fournir des moyens de remplir
les fonctions dont elle les charge ; il y aura égalité , et
par conséquent justice , et l'État garantira ces propriétés
comme celles des communes , comme celles de tous les
établissemens formés par une association de citoyens
réunis pour un but.
Tel est , Monsieur , le point de vue sous lequel je
considère cette question , et je crois que ce point de
vue est le seul qui assigne à la tolérance son rang vẻ-
ritable parmi les principes de la liberté . Toute tolérance
limitée renferme une singulière erreur . Quand dans un
empire vous auriez toléré vingt religions , vous n'auriez
rien fait encore pour les sectateurs de la vingt et
unième.
Je ne sais si je me suis expliqué assez clairement .
:
J'aime la religion parce que je la considère comme une
de nos facultés les plus précieuses et les plus nobles ; je
n'estime pas simplement en elle , comme on le fait d'ordinaire
, l'appui qu'elle prète aux lois pénales je la
place plus haut ; je ne la regarde pas comme le supplément
de la potence et de la roue . Il y a une morale commune
fondée sur le calcul , sur l'intérêt , sur la sûreté ,
et qui peut , à la rigueur , se passer de religion : elle peut
s'en passer dans le riche , parce qu'il réfléchit ; dans le
pauvre , parce que la loi l'épouvante , et que d'ailleurs
ses occupations étant tracées d'avance , ' l'habitude d'un
travail constant produit sur sa vie l'effet de la réflexion .
Mais malheur au peuple qui n'a que cette morale commune
! C'est pour créer une morale plus élevée que la
religion me semble désirable ; je l'invoque , non pour
FÉVRIER 1817.
221
réprimer les crimes grossiers , mais pour ennoblir toutes
les vertus .
Je désire en conséquence que le sentiment religieux
conserve toute sa force ; mais pour qu'il la conserve , je
désire qu'il soit indépendant de toute autorité politique :
aussitôt qu'il en est dépendant , il se dégrade .
Or , pour que la religion soit indépendante , je vẹux
que les ministres de chaque culte le soient ; mais je veux
que , jouissant pour eux de cette indépendance légi →
time , ils ne puissent empiéter sur les droits d'aucun
autre culte . Et, je le répète , si le trésor public les salarie ,
la puissance publique ne salariera que les cultes qu'elle
voudra favoriser , et l'homme sera tôt ou tard asservi dans
cette partie la plus délicate et la plus noble de sa nature ,
J'ai donc vu dans le principe de la loi qui fait l'objet
de notre discussion actuelle , le germe d'un système de
liberté religieuse , inaperçu peut- être par la plupart de
ceux qui se sont occupés de cette loi . J'ai soigneusement
distingué entre les anciennes propriétés , propriétés
maintenant acquises à la nation , et les donations individuelles
qui pourront écheoir aux ministres des autels .
Ces donations, consacrées en faveur d'un culte , ne pourront
être prohibées quand il s'agira d'un autre culte : et
la véritable tolérance en sera d'autant plus solidement
et généralement établie.
Je suis , etc.
B. DE CONSTANT.
www
ANNONCES ET NOTICES.
Mémoire adressé à MM. les membres de l'Institut de
France , sur la solution de la quadrature du cercle ; par
M. Ruthiger ; brochure in-8° . Frix : 1 fr. 50 c. Chez
Barba et chez Delaunay, au Palais-Royal .
La quadrature du cercle a été régardée jusqu'à présent comme nne
chimère. L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons prétend néanmoins
avoir résolu ce problème , conformément à la raison . Dans une lettre
qu'il nous a adressée , il s'écrie , avec une noble confiance : « Je prends
»le monde civilisé pour auditoire , et les savans pour juges . » Nous avons
mis M. Ruthiger en face du tribunal qu'il invoque ; c'est maintenant à
son livre à plaider pour lui.
222 MERCURE DE FRANCE .
Les deux Historiettes , ou Charles et Henri , Rose et
Suzanne , ouvrage traduit de l'anglais , orné de jolies
gravures , pour l'instruction et l'amusement de la jeunesse.
Chez Nepveu , libraire , passage des Panoramas ,
n° . 26.
L'une de ces historiettes apprendra aux petites filles qu'elles doivent
prier leur mère d'inscrire dans un livre rouge et dans un livre noir, tout
ce qu'elles auront fait de bien et de mal ; et sans doute , ainsi que Rose
et Suzanne , elles auront chaque semaine moins de torts , afin d'en diminuer
l'importune récapitulation .
L'autre historiette , beaucoup plus intéressante , est destinée aux jennes
gens prêts à choisir un état ; Charles et Henri leur prouveront , par des
exemples touchans , qu'un bon fils doit renoncer à ses goûts lorsque l'intérêt
de sa mère l'exige , et qu'on peut , dans toutes les positions , acquérir
des droits à la considération et trouver le bonheur .
Ce petit ouvrage est écrit avec simplicité et facilié ; la morale en est
excellente ; les mères peuvent le mettre avec confiance entre les mains de
leurs enfans .
Le 21 Janvier 1793 , poëme en quatre chants , traduit
de l'italien par Joseph Martin , avec le texte en regard .
Chez Rey et Gravier , libraires , quai des Augustins ,
n°. 55. Prix : 4 fr . 50 c.
On serait en droit de reprocher à l'éditeur de cet ouvrage une supercherie
, si la page tournée n'offrait pour second titre :
La mort de Hugues Bassville , poëme de Vincent Monti.
L'éditeur s'explique d'ailleurs clairement à cet égard dans sa préface :
« Le tableau de la révolution française , tracé par Monti , est un chef-
» d'oeuvre qui fit dire avec raison à l'Italie entière : Ecco il Dante in-
» gentilito ; son poëme a pour titre la mort de Bassville , mais elle n'en
» est pas le sujet . »
Cet éclaircissement est suffisant : disons un mot sur le sujet de ce poëme .
Bassville , nommé , par le comité de salut public , secrétaire d'ambassade
à la cour de Naples , s'arrêta à Rome , pour tramer , suivant le
poëte, une révolution, et fut massacré par le peuple, le 13 janvier 1793 ,
pour s'être montré dans les rues de Rome avec la cocarde tricolore , criant
et faisant crier par quelques fanatiques , iva la liberta !
Au dernier moment de sa vie , il reconnut ses erreurs ; et , muni des
sacremens de l'église , quitta cette vie , pour passer dans une autre
plus heureuse.
Le poëte suppose que Bassville fut condamné , pour expier ses fautes,
àparcourir la terre en pleurant , témoin des crimes et des malheurs
sans nombre qui sont en partie son ouvrage.
Cette punition extraordinaire donne à Monti l'occasion de tracer le
tableau de l'époque affreuse que nous appelons encore le règne de la
terreur , et plus particulièrement de l'horrible catastroph ● du 21 janvier
1793. Le style de Montr est en général pur , énergique , uoble ; il
est empreint d'une conleur sombre convenable au sujet , mais il n'est pas
toujours exempt d'enflure et d'affectation ; souvent ses images manquent
de goût , et ses comparaisons de justesse ; cependant cet ouvrage , plein
d'inspiration et de poésie , fait bonneur à son talent et à sa patrie. En
rendant cette justice à Monti , nous faisons preuve d'une grande imparFÉVRIER
1817:
223
ialité , car jamais auteur ne montra plus d'acharnement , plus de baine
contre la France et quelques-uns des hommes célèbies qu'elle a produits .
Nous ne chercherons point à repousser ces attaques ; la postérité a déjà
répondu en consacrant la gloire de ces hommes dont Monti s'efforce vainement
de renverser les statues . Nous nous bornerons à dire que l'auteur
de l'hymne intitulé : L'Anniversario della caduta dell' ultimo re de
Francesi , publiée à Gênes en 1800 , et qui commence par ces vers :
Il tiranno è caduto : sorgete
Genti oppresse, natura respira ,
aurait dû avoir ou plus de mémoire ou plus de pudeur.
Supplément à la notice historique sur le testament de
la Reine , suivi d'anecdotes inédites et d'un précis historique
sur sa prison à la Conciergerie et sur la chapelle
et le monument expiatoires qui y ont été élevés ; orné
de deux gravures en couleur représentant le cénotaphe
et la salle funèbre . Broch . in - 4° . Prix : 2 fr. 50 c. , et
3 fr . par la poste . Chez Audot , libraire , rue des Mathurins-
Saint-Jacques , n . 18 .
On trouve chez le même libraire , et chez Gueffier ,
Marché-Neuf , n . 46 ; Plancher , rue Serpente , n. 14 ;
Piquet , rue de Condé , n. 20 , le Fac- Simile du testament
de la Reine . Prix : 1 fr. 25 c.; ainsi que le Fac
Simile du testament du Roi , avec la Notice historique .
Prix 2 fr .
Agenda général, ou Mémorial portatif universel pour
l'année 1817. Livret pratique d'emploi du temps , composé
de tablettes utiles et commodes , d'un usage journalier
; par M. M. A. Jullien , auteur de l'Essai sur l'emploi
du temps . Un vol. in- 12 relié . Prix : 5 fr .
Mémorial horaire , ou Thermomètre d'emploi du
temps , soit biomètre , pour mesurer la vie . Un vol . in- 12
relié. Prix : 3 fr . A Paris , chez J.-J. Pachoud , lib . ,
rue Mazarine , n . 22 ; à Genève , chez le même , imprimeur-
libraire .
Au renouvellement de l'année , il nous a paru utile de rappeler deux
livrets spécialement destinés aux jeunes gens , et qui ont pour objet de
leur procurer un moyen facile de se rendre compte , jour par jour , des
principaux résultats de leur vie ; d'avoir ainsi , à mesure qu'ils avancent
dans l'année , un recueil intéressant et instructif de souvenirs , d'expériences
et d'observations . Ces deux livrets , dont on reproduit ici les
titres et la destination , fournissent des instrumens pratiques pour l'application
d'une méthode qui se trouve développée dans l'ouvrage intitulé :
Essai sur l'emploi du temps , in-8° , dont il a paru trois éditions , deux
en France , et une en Allemagne , et qui se vend aux mêmes adresses que
ci-dessus .
224 MERCURE DE FRANCE.
Victoires , conquétes , désastres , revers et guerres
civiles des Français , de 1792 à 1815 , avec une carte
générale comprenant toutes les conquêtes , guerres et
marches des Français ; - cent trente plans , format
grand in-8° , des batailles , sièges remarquables , villes
conquises , etc.; — un dictionnaire biographique de tous
les militaires français qui se sont distingués ; -un dictionnaire
géographique des noms de lieux ; par une société
de militaires et de gens de lettres .
Le titre de cet ouvrage en indique à la fois et le but et le plan . Selon
l'heureuse comparaison que l'éditeur a employée dans son prospectus
c'est un véritable temple de la gloire qu'il se propose d'élever . Cette idée
"
est trop nationale pour n'être pas accueillie avec enthousiasme
par tous
les Français , et les faits glorieux qui seront consignés dans ces honorables
archives sont trop intimement liés avec l'histoire des autres peuples , pour
que l'ouvrage ne soit pas recherche avec empressement par les étrangers
eux-mêmes.
L'éditeur fait un appel à toutes les personnes qui pourraient lui procurer
des notions précieuses sur nos grands événemens militaires , et lui
dévoiler quelques-uns de ces traits de courage , de ces mots chevaleresques
qui , pour n'avoir eu qu'un petit nombre de témoins , et s'être perdus
au milieu de la confusion , et du bruit des combats , n'en sont pas moins
sublimes ; il s'empressera de citer tous les beaux faits d'armes , sous
quelque bannière qu'aient marché leurs auteurs . La jalousie et l'esprit de
parti u'excluront aucun brave de cette galerie historique .
-
Conditions de la souscription.
-
-
Il paraîtra un volume exactement à la fin de chaque mois .—On paiera
un volume à l'avance au prix de six fr. cinquante centimes ; on recevia
une quittance d'abonnement . La liste des souscripteurs sera imprimée
avec les titres , noms , prénoms et résidence , par ordre alphabétique .
Ils seront désignés comme associés à l'éditeur, et ayant concouru
à créer cette entreprise française . Il ne sera mis sous presse qu'un trèspetit
nombre d'exemplaires au-delà des souscripteurs inscrits . Le prix sera
pour les non-souscripteurs , de neuf francs chaque volume. - Le prix du
volume des exemplaires papier vélin , sera de 12 fr. Il n'en sera émis que
le nombre demandé à l'avance . Un exemplaire unique sera tiré sur
peau de vélin ; tous les plans en seront peints sur peau de vélin : le prix
sera de 200 fr. chaque volume . La souscription sera fermée en février
pour la France , et en mars pour les pays étrangers. L'editew , connu
par les grandes entreprises dn Dictionnaire des Sciences médicales et
de la Flore médicale , a déjà répandu ce prospectus chez létranger ,
et y a recueilli de nombreuses souscriptions .
-
-
On sonscrit chez l'éditeur , C. L. F. Panckoucke, rue et hôtel Serpente,
n. 16; et chez Magimel , Anselin et Pochard , rue Dauphine , n. g.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
ww
DE FRANce.
нийти
SAMEDI 8 FÉVRIER 1817.
nmmmmmm mmmmmmmw
AVIS IMPORTANT.
Le public est prévenu que les BUREAUX DU MERCURE
DE FRANCE viennent d'être transférés RUE Des Poite-
VINS , No. 14 , faubourg Saint- Germain , où l'on est
prie de vouloir bien désormais s'adresser uniquement ,
pour tout ce qui est relatif aux ABONNEMENS et à la
RÉDACTION de ce Journal.

La rue des Poitevins fut pendant long-temps le théâtre
de la gloire du Mercure ; c'est de la que partaient
pour se répandre sur tous les points de la France , et
dans toute l'Europe , les feuilles de ce Journal , que
Marmontel embellissait de ses contes , que Chamfort
assaisonnait du sel toujours piquant de son esprit , où
La Harpe exerçait cette critique réellement utile à l'art,
qui ne dégénérait jamais en personnalité et en satire ,
et où Mallet du Pan préparait des matériaux à l'histoire ,
en recueillant les événemens contemporains . Sans prétendre
établir aucune comparaison , mais pour mieux
se pénétrer de l'idée qu'ils doivent marcher sur les traces
de ces écrivains distingués , les nouveaux rédacteurs
du Mercure de France ont voulu le ramener aux lieux
témoins de ses anciens succès , et le faire renaître ,
pour ainsi dire , sur sa terre classique . Enfin , pour que
ce Journal redevint , jusque dans la partie typographique
, ce qu'il était autrefois , ils en ont confié l'impression
aux soins de M. PANCKOUCKE , dont le père
TOME IT. 16
226 MERCURE DE FRANCE .
l'imprimait autrefois . Les rédacteurs aiment à croire
que le public leur saura gré d'avoir attaché à leur entreprise
un nom justement célèbre dans les fastes de la
librairie. M. Panckoucke père s'est acquis une réputation
européenne par son Encyclopédie ; M. Panckoucke
fils en mérite une égale , par la publication d'ouvrages
qui ne sont ni moins utiles , ni moins importans .
Le nombre des abonnés ayant surpassé l'attente de
l'administration , les numéros du Mercure , pour le
mois de janvier, sont entièrement épuisés , et il est impossible
de faire face sur- le- champ aux demandes
nombreuses qui en sont faites ; mais une seconde
edition va être mise incessamment sous presse chez
M. Panckoucke, et paraîtra vers lafin du mois . En attendant
, il sera délivré à MM. les nouveaux abonnés ,
un BON , sur la présentation duquel les numéros de janvier
leur seront délivres dès qu'ils aurontparu.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
mwww
www
LE CHAT , LA VIEILLE SOURIS ET LA JEUNE .
Fable dialoguée , imitée de l'allemand de Williamhoff.
LE CHAT .
Approche ton minois charmant ;
Viens , mon ange , que je te baise ;
Oh ! que je t'aime tendrement !
Que puis-je t'offrir qui te plaise ?
FÉVRIER 1817. 227
LA VIEILLE SOURIS.
Fais , mon enfant , fuis ce trompeur ;
Echappe aux piéges qu'il sait tendre.
LA JEUNE SOURIS .
Maman , il ne me fait
pas peur ;
Son oeil est doux ; sa voix est tendre .
LE CHAT .
Viens manger ce sucre et ces noix ,
Gages de mon amour extrême .
LA VIEILLE SOURIS .
Fuis , te dis-je , encore une fois.
LA JEUNE SOURIS .
Eh ! pourquoi donc le fuir ? il m'aime.
LE CHAT .
Viens ; rien ne doit t'intimider ;
D'un tendre ami que peux-tu craindre ?
LA VIEILLE SOURIS.
L'hypocrite ! comme il sait feindre !
LA JEUNE SOURIS .
Hélas ! à quoi me décider ?
LA VIEILLE SOURIS .
Que dis-tu ? Tremble , malheureuse
Si vers lui tu fais un seul pas.
LE CHAT .
Laisse dire cette grondeuse ,
Mon amour , et viens dans mes bras .
LA JEUNE SOURIS .
M'y voilà..... Dieux ! je suis perdue !
16,
228
MERCURE
DE
FRANCE
. Oh ! le monstre ! .... Oh ! la trahison !
Ah ! je sens la griffe !... Il me tue !
Ah ! maman , vous aviez raison !
Les conseils ne profitent guère ,
Lorsqu'ils combattent le penchant ; .
Jeune fille écoute un amant
Malgré les leçons de sa mère .
D'abord craignant de trop risquer ,
Elle s'arrête.... elle balance...,
Puis s'enhardit.... et puis s'avance ....
L'amant finit par la croquer.
ANDRIEUX .
mmmınmmmv
ÉNIGME .
Nous sommes deux , lecteurs , qui voulons en ce jour ,
T'intriguer un moment par un léger détour,
Cherche bien. Nous t'offrons une même figure ,
Même nombre de pieds , enfin même structure ;
Mais par un double sens nous frappons tes esprits :
On t'éblouit par l'un , par l'autre tu vieillis .
(Par M. REMI Labitte .)
wwwm
CHARADE .
Souvent chez mon premier
L'excès de mon dernier
Fait le malheur de mon entier.
J.
FÉVRIER 1817-
229
LOGOGRIPHE .
Si tu veux voir , lecteur , un poisson fort commun
Que l'on mange à Paris aussi bien qu'à Melun ;
Une ville autrefois en grands hommes féconde ;
Et qui tient un haut rang dans les fastes du monde ;
Puis ensuite un endroit des piétons fréquenté
Au printemps , en automne , en hiver , en été ;
Un métal précieux que tout mortel désire ,
Pour lequel Harpagon incessamment soupire ,
Et dont il se sépare avec bien des regrets ;
Un arbre assez commun qui peuple les forêts .....
Consulte les cinq pieds qui composent mon être :
Ce petit passe-temps t'amusera peut-être.
(Par M. REMI LABITTE. )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
est Mercure , où l'on trouve Ere , Cure , Créme
Écume , Rue , Mère , Mur , Múre , Cume.
230 MERCURE DE FRANCE.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Tableau historique de l'état et des progrès de la
littératurefrançaise depuis 1789 ; par Marie-Joseph
de Chénier. A Paris , chez Maradan , libraire , rue
Guénégaud, nº 9. Un vol . : prix , 6 fr.
Les Anglais ont oublié que Milton fut le secrétaire
de Cromwel ; ils ne voient plus en lui que le génie audacieux
qui , agrandissant l'épopée , atteignit , dans son
vol sublime , les dernières limites de l'imagination et de
la haute poésie. Dans Milton , je vois deux êtres distincts ;
l'homme a subi la commune loi ; sa cendre ignorée reste
confondue avec les cendres vulgaires des générations
anéanties ; mais le poète a survécu : sa pensée impérissable
, son âme toute entière animent encore ces chants
immortels qui semblent échappés d'une lyre divine. Tel
est le privilége d'un esprit créateur ; il échappe seul à
la destruction, seul il fixe les regards de la postérité .
Chénier , quoique placé , comme poète , dans un rang
bien inférieur à celui de l'Homère anglais , avait reçu
de la nature une âme passionnée , une imagination forte
et un talent vigoureux . Parmi ses productions poétiques ,
il en est plusieurs sur lesquelles l'action du temps n'aura
aucun pouvoir. A ce titre , sa mémoire réclame de justes
égards . Ce n'est plus Chénier qui nous occupe , c'est
l'auteur de Henri viii et de Fénélon ; c'est le poète plein
de verve qui a déshonoré la délation et flétri les calomniateurs
; c'est l'écrivain éloquent , le critique éclairé
FÉVRIER 1817 .
251
dont les jugemens littéraires sont , en général , l'expression
impartiale de la vérité et du goût .
Que n'a-t-il vécu dans ces temps heureux où l'homme
de génie , maître de lui -même et de ses loisirs , se livre
paisiblement à de nobles inspirations , et , citoyen d'une
autre patrie , ne descend sur la terre que pour exciter
des sentimens généreux et pour faire aimer la vertu ?
A la hauteur où Chénier s'est élevé , au milieu du tourbillon
qui l'arrachait sans cesse au doux commerce des
Muses , et malgré les luttes pénibles qu'il eut à soutenir
contre ses propres passions et contre les passions
des autres , on peut juger ce qu'il fût devenu dans un
siècle moins agité ; peut-être eût- il cueilli l'une des
palmes de l'épopée ; peut- être se fût- il placé près de Voltaire
, celui de nos grands écrivains avec lequel il a le
plus de rapports , et dont il a été le constant admirateur.
Cette supposition, est d'autant plus admissible, que la
mort a fermé prématurément sa carrière ; et que , dans
les dernières années de sa vie , son talent était parvenu
à un point de perfection qui promettait de nouveaux
chefs- d'oeuvre à notre littérature . Je l'ai vu familièrement
à cette époque; une maladie incurable le conduisait avec
rapidité au tombeau ; mais nulle douleur , nulle crainte
de la mort n'altéraient cette âme inébranlable, et n'affaiblissaient
ses rares facultés . Affranchi de tout soin terrestre
, il semblait ne vivre que dans l'avenir ; sa pensée
active , indépendante , parcourait librement le domaine
de l'imagination , et en rapportait des trésors précieux ;
de sa conversation animée , jaillissaient des traits de feu ,
des rayons de lumière qui éclairaient toutes les questions ,
et donnaient un grand éclat à la vérité . Les passions
orageuses qui , plus d'une fois , égarèrent son jugement ,
étaient alors dans le calme ; il rendait justice à ses rivaux ,
même à ses ennemis . De toutes les accusations manson252
MERCURE DE FRANCE .
gères qui avaient troublé son repos , une seule l'affec
tait encore ; il frémissait d'indignation à la pensée d'avoir
pu
être soupçonné d'indifférence à l'égard de son malheureux
frère . Le stilet de la calomnie avait touché la
partie la plus sensible de son coeur ; bien qu'il eût
repoussé cette atroce calomnie avec des preuves qui trompèrent
complètement la rage de ses ennemis, la blessure
s'est rouverte, par intervalles, jusqu'à son dernier soupir .
Chénier parlait avec quelque plaisir des services qu'il
avait rendus ; il était resté sans prévoyance contre l'in -`
gratitude. La Harpe persécuté trouva un défenseur dans
P'homme qui fut si long-temps l'objet de ses critiques
passionnées ; c'est à Chénier que M. de Talleyrand ,
Qui depuis ...... mais alors il était malheureux ,
dut en grande partie la fin de son exil. L'infortune des
hommes distingués par leurs talens ou par quelques
brillantes qualités , affectait cette âme si énergique ; it
n'avait de courage que contre ses propres malheurs.
Avare de son estime , constant dans ses affections , il eut
des amis qui sont restés fidèles à sa mémoire.
Tel fut Chénier dans sa vie privée ; sa vie publique
appartient à l'histoire . C'est en sa qualité de critique
que je vais le considérer . Son Tableau historique de la
Littératurefrançaise depuis 1789 , est peut - être l'effort
le plus étonnant de son esprit . Conçu et exécuté à l'époque
où il luttait contre les souffrances physiques les plus
vives , cet ouvrage paraît le résultat d'une méditation
profonde , d'un jugement calme et d'un goût parfait .
Dans ce travail immense , il trace d'abord , à la tête de
chaque genre , l'aperçu rapide des progrès de l'art jusqu'à
la période où commencent ses observations. Ces
points lumineux éclairent sa route ; il soumet ensuite à
une revue généralement impartiale les productions du
FÉVRIER 1817.
233
même genre qui ont été publiées depuis 1789 , et qui
ne paraissent pas indignes de l'attention publique. L'importance
des ouvrages sert de mesure à l'étendue des réflexions
. On aurait pu craindre quelque partialité dans
ses décisions ; mais il avait un sentiment trop exquis du
vrai et du beau pour ne pas les reconnaître et les admirer
partout où ils frappaient ses regards . Les renommées
de circonstance , l'exagération des succès obtenus à la
faveur de l'intrigue ou de l'esprit de cotterie , n'exerçaient
aucune influence sur ses jugemens . Jamais critique
n'eut une conscience littéraire plus inflexible et
plus irréprochable .
Lorsqu'un ouvrage lui paraît digne d'éloge , il loue
avec effusion de coeur ; alors il devient éloquent et ne
reste point inférieur à son sujet . Voyez , par exemple ,
comme il s'élève en parlant de cet admirable roman de
Corinne qui , sous plus d'un rapport, soutient le parallèle
avec la Julie de Rousseau .
« L'action , dit le critique , est simple , ce qui est un
mérite , mais ici plus qu'ailleurs , puisque l'objet principal
est la description de l'Italie ; et quelle description
passionnée ! Au milieu des cités pompeuses et des opulens
paysages , c'est pour Oswald que son amante se plaît à
célébrer cette contrée , deux fois classique , et long- temps
peuplée de héros , où l'héritage des Grecs fut recueilli
par la victoire , et qui depuis retira l'Europe des longues
ténèbres du moyen âge . C'est avec lui qu'elle se promène
entre les prodiges antiques et les prodiges modernes , près
de ces monumens debout encore , mais dont la grandeur
égale à peine les débris des monumens renversés ;
dans ces palais , dans ces temples qui étalent les chefsd'oeuvre
de la peinture , et retentissent des chefs-d'oeuvre
de l'harmonie ; et sous le plus beau ciel du monde , pour.
enflammer l'imagination , de tous côtés viennent s'unir
254 MERCURE DE FRANCE.
à la puissance des arts la majesté d'une gloire lointaine ,
l'inspiration des souvenirs et l'éloquence des tombeaux .
Ce n'est pas une idée vulgaire que celle de lier tous ces
grands objets aux situations d'une âme ardente et mobile.
Ainsi , les couleurs sont variées ; leur éclat éblouit
d'abord , lorsque , triomphante au Capitole , heureuse
d'un amour naissant et partagé , Corinne , enchantée du
présent, sourit aux promesses de l'avenir . Bientôt les
teintes pâlissent en même temps que son bonheur ; mais
leur mélancolie les rend plus douces ; et , quand elle a
perdu jusqu'à l'espoir , c'est encore avec un charme nouveau
qu'elle reproduit les mêmes images , rembrunies
de sa douleur et des pressentimens de sa mort prochaine.
Il y a beaucoup de mérite dans le roman de Delphine .
A notre avis toutefois , Corinne a moins de défauts , plus
de beautés , et des beautés d'un plus grand ordre . Sans
doute , on peut reprocher à ces deux ouvrages quelques
pensées qui ne soutiendraient pas l'examen , quelques
expressions plutôt cherchées que trouvées . Mais qu'importent
ces taches légères ? Tous deux sont riches de détails
; tous deux étincèlent de traits ingénieux ou diversement
énergiques , et garantissent à madame de Staël
un rang parmi les écrivains qui font aujourd'hui le
plus d'honneur à la littérature française . »>
pu
Lorsque Chénier rendait à un talent supérieur ce
juste tribut d'estime , l'auteur de Corinne errait en
Europe , poursuivie par le despotisme qui n'avait
obtenir de sa pensée courageuse la moindre concession .
Cette circonstance ajoute quelque prix au jugement que
Chénier a porté sur les ouvrages de madame de Staël ; un
tel acte d'impartialité, dans cet état de choses , devient
presque une bonne action . Je remarque cette conduite
parce qu'elle est assez rare.
Dans l'ouvrage que j'examine , la critique est presque
FÉVRIER 1817. 255
toujours accompagnée d'urbanité . Ce n'est point avec ce
ton aigre et tranchant , si familier à la médiocrité envieuse
qui se débat contre son impuissance, qué Chénier relève
les défauts ou les erreurs d'un écrivain . Il ne s'est écarté
qu'une seule fois d'une juste mesure , et c'est en parlant
de l'auteur d'Atala. Il présente l'analyse de ce roman
en forme de parodie. Je connais peu d'ouvrages sérieux
qui pussent résister à une pareille épreuve . Ce genre de
critique est séduisant par sa facilité ; mais comme il exige
peu d'esprit , et qu'il ne s'adresse qu'aux personnes peu
éclairées , il ne devait pas entrer dans un ouvrage grave
et entrepris , comme on sait , sous les auspices de l'Académie
française . Le dégoût de Chénier pour ce langage
hermaphrodite qui n'est ni vers ni prose , et que M. Jourdain
, qui ne connaissait que la prose ou les vers , aurait
eu beaucoup de peine à qualifier; cette antipathie naturelle
d'un esprit raisonnable pour l'exagération des idées ,
des sentimens et du style , ne peuvent justifier la forme
que le critique a jugé convenable d'adopter . Ce n'est pas
que la parodie ne soit plaisante , et n'excite plus d'une
fois le sourire du lecteur ; mais je crois qu'elle est déplacée
. En écrivant cette parodie , l'auteur ne se doutait
pas que M. de Châteaubriant prendrait un jour sa place
dans le fauteuil académique , où , si l'on trouve le sommeil
, on ne perd pas du moins la mémoire .

Il faut avouer que Chénier a trop obéi à ses préventions
lorsqu'il a jugé M. de Châteaubriant. Les défauts
de cet écrivain tiennent à un système de composition
calculé pour produire constamment des effets , ce qui est
rarement le moyen de les obtenir ; mais il a des parties
excellentes et des beautés qui n'appartiennent qu'à lui .
Il n'avait pas besoin d'efforts pour réussir ; sa pensée et
son expression ne sont jamais plus remarquables que
lorsqu'il consent à être simple et naturel . Dans l'épisode
236 MERCURE DE FRANCE .
même d'Atala qui , si je ne me trompe , est inférieur à
celui de Réné , on trouve une imagination vive , des
descriptions pleines d'éclat et de vérité , et une couleur
locale dont le mérite ne peut être entièrement senti que
par ceux qui connaissent les moeurs des tribus sauvages . Je
ne parlerai pas des Martyrs, ouvrage généralement bien
apprécié ; mais dans Réné qui n'obtient pas un souvenir
de Chénier , l'auteur observe avec succès les mouvemens
du coeur , où il a fait des découvertes . Jamais , avant
lui , on n'avait tracé avec fidélité les effets de ces sentimens
vagues , de ces passions indéfinies , de cette
inquiétude rêveuse qui tourmentent la jeunesse des esprits
ardens , et qui indiquent les secrètes fermentations
du coeur , comme les colonnes de vapeurs ondoyantes qui
s'échappent des flancs de l'Etna , annoncent la combustion
intérieure et la prochaine éruption du volcan.
Chénier , injuste envers M. de Châteaubriant , ne l'a
pas été à l'égard de M. de Fontanes ; ici son opinion est
dégagée de toute considération personnelle et de tout
souvenir fâcheux .
« Un écrivain distingué , dit-il, comme poète et comme
prosateur, M. de Fontanes , s'occupe depuis long -temps
d'une épopée. Les connaisseurs ont déjà remarqué parmi
ses ouvrages le joli poëme du Verger , une traduction
en vers de l'Essai sur l'homme , plus concise et plus
égale que celle de l'abbé Duresnel , et surtout un excellent
morceau élégiaque , intitulé : Le Four des morts
dans la campagne . Son poëme épique a pour titre la
Grèce sauvée , pour sujet , la ligue du Péloponèse ,
victorieuse des armées et des flottes de Xercès . Là , tout
seconde un poète ; l'harmonie des noms grecs et des noms
asiatiques ; la solennité de l'époque , la renommée lointaine
des héros , l'autorité de l'histoire , le charme et la
FÉVRIER 1817 . 237
magnificence de l'antique mythologie. Glover , il y a
soixante ans , traita ce beau sujet en Angleterre , sous le
nom de Léonidas , et ce ne fut pas sans succès . Il est à
présumer que M. de Fontanes réussira d'une manière
plus éclatante . Il a lu dans nos séances publiques plusieurs
fragmens de la Grèce sauvée . Un style harmonieux
et correct , une précision nerveuse, une versification
savante , sans recherche , embellissent ces fragmens ; et
comme l'exigeait l'époque la plus brillante des républiques
grecques , les vers respirent à la fois l'enthousiasme
de la poésie et celui de la liberté . Puisse ce grand ouvrage
arriver bientôt à son terme ! On a droit d'espérer
qu'il soutiendra cette gloire poétique léguée par Malherbe
à ses successeurs , et qui , de classique en classique
, s'est conservée chez les Français durant deux
siècles , toujours fidèlement recueillie , toujours enrichie
de nouveaux trésors . »
La manière de Chénier est éminemment classique . Les
doctrines littéraires qu'une certaine école allemande s'efforce
envain d'accréditer, n'avaient fait aucune impression
sur son esprit cultivé par de bonnes études . Il attribuait
à l'impuissance d'approcher des modèles le mépris
des règles , et le dégoût de la raison , qui caractérisent la
poétique de ces nouveaux docteurs . Je pense à cet égard
comme lui . Cette fureur d'innovation a cependant une
cause bien naturelle . L'Allemagne est arrivée un peu
tard dans la carrière des beaux - arts ; les couronnes sont
distribuées , les statues élevées . Homère , Sophocle , Virgile
, Térence , le Tasse , Milton , Pope , Corneille , Racine
, Molière , Voltaire , tous grands hommes de la même
famille , occupent les autels de la gloire. Il serait impossible
de les surpasser , peut - être même de les égaler . Au
lieu de se consumer en efforts honorables , mais pénibles
, n'est - il pas plus simple et plus facile de dédaigner
258
MERCURE
DE FRANCE
.
la perfection, de construire un édifice obscur et gothique ,
inaccessible à la lumière de la raison , quell'imagination,
abandonnée à elle -même, peuplera d'êtres fantastiques ,
et sur le frontispice duquel on écrira fièrement : Temple
de la renommée . Là , s'élèveront les bustes grossièrement
sculptés des classiques ténébreux devant lesquels
fumera sans cesse un encens plus grossier encore ; la ,
certain grand-prêtre tenant en main la baguette de Prospero
et revêtu de la gabardine de Caliban (1 ), chantera
sans fin des hymnes à la nuit et l'éternel Hosanna
de la barbarie.
La poésie est née dans le temple des dieux , elle servit
d'instrument à la civilisation et s'est élevée avec elle. On
dit que la raison n'est pas poétique ; mais la raison n'exclut
ni les douces émotions , ni les sentimens passionnés,
ni les diverses inspirations produites par les grandes.
scènes de la nature , ni les beautés d'aucun genre. La
raison ne repousse que l'exagération et l'extravagance ;
la poésie n'est pas faite pour habiter Charenton.
Peu d'écrivains ont développé ces principes avec plus
de chaleur et d'éloquence que Chénier. Ils servaient de
règle à ses jugemens , et lui - même en a fait dans ses
ouvrages une heureuse application.
Je l'ai déjà dit , il n'hésitait point à reconnaître le mérite
des poètes qui se présentaient dans la carrière qu'il avait
choisie et parcourue avec succès ; aussi personne n'a mieux
apprécié qu'il ne l'a fait , les belles productions de Ducis
et de La Harpe , de MM . Raynouard et Legouvé . Ses remarques
sur les tragédies de l'auteur de Marius à Minturnes
sont dictées par la justice , et terminées par des
réflexions qui s'adressent à une certaine classe de cen→
(1) Voyez la Tempête , tragie-comédie de Shakespear .
FÉVRIER 1817 . 259
seurs , lesquels abusent trop souvent des avantages d'une
incurable stérilité .
« En général , dit-il , M. Arnault cherche toujours ,
et trouve souvent des idées nouvelles ; ses compositions
lui appartiennent ; son style est nourri de pensées ; il
est dans la force de l'âge , et ce qu'il a fait garantit ce
qu'il peut faire encore. Il convient peut-être à des censeurs
bassement jaloux de vouloir obscurcir tout succès
auquel ils ne sauraient prétendre ; mais il est de l'honneur
des gens de lettres , il est même de l'intérêt du public
de prêter aux vrais talens un appui nécessaire à leur dignité
comme à leurs progrès . » .
Chénier , qui lançait avec tant de fermeté le trait
satirique , savait donner à la louange des formes variées ,
souvent originales , toujours pleines d'agrément . Voici
un éloge qui paraîtra heureusement inspiré , et pour
l'exécution et pour l'écrivain qui en est l'objet .
<< Chez les Grecs , Thalie était à la fois muse et grâce :
c'est un avis donné aux poètes comiques , et personne
ne l'a mieux entendu que M. Andrieux . » Que de délicatesse
dans ce rapprochement ingénieux je n'ai pas
besoin de dire , que de vérité !
J'aurais voulu m'arrêter sur tous les détails frappans
de ce tableau , ou plutôt de cette galerie littéraire , où
figurent la plupart des écrivains distingués de l'époque
actuelle ; mais je crois en avoir dit assez , non pour contribuer
au succès de l'ouvrage , il est assuré ; mais pour
prouver aux étrangers que la France est moins dépourvue
de talens que quelques critiques français , tout- à - fait désintéressés
dans la question , aiment à le supposer. Trop
souvent le mérite contemporain échappe à l'observation .
Nous rejetons sur l'avenir le poids de la reconnaissance
et de l'estime ; c'est une espèce d'impôt que les générations
futures sont presque toujours chargées d'acquitter .
A. JAT.
240 MERCURE DE FRANCE .
Annuımmmu m……………mmummınınımmmmmu
L'ERMITE EN PROVINCE.
LES HOMMES D'AUTREFOIS ET LES CHOSES D'A- PRÉSENT .
Bordeaux , le 15 janvier 1817.
Il est six heures du matin , je me lève , et je consulte
mes tablettes , où j'ai soin d'inscrire la veille ce que je
me propose de faire le lendemain : l'emploi de ma journée
s'y trouve indiqué de la manière suivante :
-
- Visiter la maison de Montaigne ;
- Le château de la Brède , où naquit et travailla
Montesquieu ;
Diner à bord des Deux-Frères ;
Le soir au théâtre .....
Tout en m'habillant , je me mets à réfléchir ( assez naturellement
à prop de Montaigne et de Montesquieu ) ,
à cette autre vie qu'on appelle la renommée , et dont parlent
avec tant de mépris des hommes qui ont de bonnes
raisons pour soutenir qu'on ne survit pas à soi-même.
Je remarque
d'abord que lorsque j'abandonne ainsi ma
pensée , elle s'élance de l'avenir au passé , où elle aime
à se jouer dans un espace sans bornes , au lieu de s'arrêter
au présent qui lui montre partout des limites : si
je ne craignais de m'élever dans les plus hautes régions
de la morale , d'où je ne pourrais plus descendre qu'en
tombant sur mon sujet , je trouverais la preuve la plus

FÉVRIER 1817. 241
invincible de l'immortalité de notre âme , dans ce besoin
qu'elle éprouve sans cesse d'échapper à ses liens
corporels ; dans ce vague désir qu'Adisson appelle si
énergiquement a longing after immortality ; mais sans
remonter à la cause sublime d'un si noble instinct , je
me borne à en examiner les effets . L'amour de la renommée
est peut -être la seule passion qui soit exempte
d'égoïsme ; les biens qu'elle procure , acquis pour une
existence où l'on ne sera pas , sont un héritage que vous
laissez , sans en avoir joui vous -même , à votre famille ,
à votre patrie , et quelquefois à l'univers : il en est de
la renommée comme de la noblesse qu'on acquiert par
prescription . Je n'ai pas besoin de dire que je parle ici
de la bonne renommée , et que je ne la confonds pas .
avec cette renommée contemporaine que l'on nomme
réputation, et sur laquelle le sévère Duclos permet d'être
indifférent , après avoir examiné comment elle s'établit
leplus souvent , comment elle s'accroît, se détruit ,
se vend , et quels sont les auteurs de ces révolutions .
La renommée est une trace brillante que le génie
laisse après lui en passant sur la terre ; de l'éclat réuni
de ces sillons de lumière se compose la gloire nationale ,
à la splendeur de laquelle peu d'hommes illustres ont
autant contribué que Montaigne et Montesquieu .
Le premier , en nous apprenant que le doute est le
commencement de la sagesse , peut être regardé comme le
fondateur de cette philosophie moderne tant calomniée
de nos jours par des hommes qui prouvent , du moins
par leur exemple , qu'elle n'a pas contribué aux progrès
de la raison humaine.
17
242 MERCURE DE FRANCE .
L'autre , en éclairant le chaos des lois , en remontant
à l'origine des sociétés , au principe des gouvernemens ,
a retrouvé , comme on l'a dit à sa plus grande gloire , les
titres du genre humain , perdus depuis si long-temps :
honneur au berceau de ces deux grands hommes . . . .
J'étais en chemin pour aller les visiter , et je cotoyais
le quai du Chartron où je fus distrait de l'idée dont
j'étais préoccupé par le mouvement du port . Quelle
activité ! quel ordre dans la confusion ! Cette foule de
matelots occupés à rouler des tonneaux , des caisses
des balles de marchandises au lieu de l'embarquement ;
ces cris qui vont et viennent du rivage aux navires sans
s'égarer dans leur direction ; ces monceaux de cordages ,
d'agrès de toute espèce , au milieu desquels je me promène
; ces bateaux qui se croisent dans tous les sens ,
chargés des productions des deux mondes ; ce tableau si
varié de l'industrie et du commerce me causait un plaisir
d'autant plus vif qu'il se rattachait à des impressions
de jeunesse que l'âge n'a point affaiblies . . . . .
Huit heures sonnaient ; j'allai prendre M. Abriac ,
comme nous en étions convenus la veille , et nous montâmes
en voiture pour nous rendre au château de la
Brède.
Avant de quitter la ville , nous nous arrêtâmes dans
la rue des Minimes où mon guide me fit remarquer une
maison d'assez triste apparence , indiquée sous le n° 17 ....
C'était là qu'habitait l'auteur des Essais . La porte cintrée
en ogive , une tourelle dont on ne retrouve la
forme gothique que dans sa partie supérieure , sont les
seuls restes de ce monument , que le temps et les hommes
FÉVRIER 1817 .
245
alent respectés : nul indice , nulle inscription n'en consacre
le souvenir ; et l'intérêt même qui fait ressource
de tout , n'a pas appris aux propriétaires à qui ce terrain
est successivement échu , combien ils en augmenteraient
la valeur, en le plaçant sous la protection de ces
mots : Ici vécut Montaigne .
Nous arrivâmes à dix heures à la Brède , situé à quatre
lieues de Bordeaux ; nous y fûmes reçus par un ami de
M. Abriac , parent d'un vieillard du nom de Montesquieu
, dont ce château est aujourd'hui la propriété . Le
château de la Brède est un bâtiment exagone , à pontlevis
, entouré d'un double fossé d'eau vive , et revêtu
de pierre de taille . Il est placé dans un site charmant ,
au milieu des prairies et des bois . Nous mîmes pied à
terre dans la longue allée de chênes où Montesquieu se
promenait tous les matins pendant la belle saison, en méditant
les chapitres de son immortel ouvrage L'ami de
M. Abriac , qui était venu au devant de nous dans cette
allée , nous fit remarquer l'endroit même où l'auteur de
l'Esprit des Lois avait coutume de donner audience
aux paysans de sa terre dont il jugeait les différends , en
conversant avec eux en patois gascon.
Sur la porte d'entrée on lit ces vers :
+
Berceau de Montesquieu , séjour digne d'envie ,
Où , d'un talent sublime , il déposa les fruits ;
Lieux si beaux , par le temps , vous serez tous détruits ,
Mais le temps ne peut rien sur son divin génie .
3
L'intérieur du château est vaste et bien distribué , mais
les jours y sont mal pris , et les appartemens y manquent
presque tous de lumière .
17..
244 MERCURE DE FRANCE .
J'ai fait une longue et religieuse station dans la
chambre où travaillait le grand homme ; tous les meubles
y sont conservés avec un soin qui fait honneur au propriétaire
actuel de ce château .
L'ameublement , tel qu'il était autrefois , se compose
d'un lit très -simple , de quelques fauteuils d'une forme
gothique , et d'une galerie de portraits de famille. L'appartement
est boisé , sans peinture ; à la place même où
Montesquieu écrivait , on remarque au côté gauche de
la cheminée , un endroit usé par le frottement de son
pied qu'il y appuyait d'habitude ; une fenêtre de cette
chambre , ouverte au midi , laisse apercevoir une prairie
d'une immense étendue .
A l'issue de cette chambre se trouve un petit escalier
très -roide , par où nous descendîmes dans le cachot féodal
où chaque seigneur (au bon vieux temps ) , avait le droit
d'enfermer , sans autre forme de procès , ceux de ses vassaux
dont il avait à se plaindre ; on assure que c'est dans
ce lieu même que Montesquieu écrivit son chapitre de la
Liberté du citoyen ( 1 ) .
Pour passer d'un extrême à l'autre , en sortant de ce
souterrain , nous monțâmes , par un escalier intérieur ,
au sommet d'une espèce de clocher fort élevé , sur les
murs duquel on lit les noms des personnes qui ont visité
ces lieux. J'inscrivis le mien au-dessous de celui d'un
gentilhomme russe qui a fait le voyage de France exprès
pour visiter la Brède.
Je ne m'amuserai point à décrire une longue suite
(1 ) Esprit des lois , chap. 2 . liv. 12.
FÉVRIER 1817.
245
d'appartemens gothiques qui ressemblent à tout ce qu'on
a vu dans ce genre , mais je me reprocherais de passer
sous silence la bibliothèque , sur les rayons de laquelle
Montesquieu a écrit de sa main les titres de quelques-uns
de ses ouvrages ; sur la poutre qui traverse cette salle
sont figurés les douze signes du zodiaque.
La personne qui nous faisait les honneurs de ce châ
teau a bien voulu me communiquer les originaux de
quelques lettres familières de l'illustre auteur ; j'en extrais
ici quelques lignes où il parle de la Brède .
A l'abbé de Guasco . « Je crains bien , si la guerre
« continue , que je sois forcé d'aller planter des choux
«‹ à la Brède…………. L'air , les raisins , le vin des bords de
« la Garonne et l'humeur des Gascons sont d'excellens
< «antidotes contre la mélancolie ; je me fais une fête de
« vous mener à la campagne , où vous trouverez un châ-
<< teau gothique , à la vérité , mais orné de bois char-
« mans , dont j'ai pris l'idée en Angleterre.... Je puis
<< dire que la Brède est un des lieux aussi agréables qu'il
ait en France ; au château près , la nature s'y trouve
«< en robe de chambre , et pour ainsi dire au lever du
« lit ………. J'y serai au mois d'août ....
" y
O rus ! quando te aspiciam ! »
Pendant le déjeûner qu'on nous servit dans la chambre
de Montesquieu , l'ami de M. Abriac , homme de beaucoup
d'esprit et d'instruction , satisfit avec une extrême
complaisance à quelques questions que je lui fis sur
l'état actuel des sciences et de la littérature à Bordeaux .
« Comme par le passé , me dit - il , nous avons à Bordeaux
une académie des sciences et des belles - lettres ,
246 MERCURE DE FRANCE .
une société phylharmonique , un athénée , un muséum ,
une école gratuite de dessin et de peinture , des écoles
de chirurgie , de médecine , de botanique , etc .; mais je
suis forcé de convenir que ce luxe d'établissemens publics
est purement nominal , et que les sciences , les arts ,
et particulièrement la littérature ne sont rien moins
que florissans dans l'ancienne capitale de la Guyenne .
Nous vivons ici sur nos souvenirs ; nous citons avec orgueil
les noms du consul Ausonne , de Montaigne , de
Montesquieu ; nous tirons vanité de compter parmi nos
compatriotes l'historien du Haillau , le prédicateur
Biron , le grammairien Lebel , le jésuite voyageur le
P. Le Comte , et nous ne dédaignons même pas la
gloire un peu puérile de Berquin . Notre embarras commence
lorsqu'on vient à nous interroger sur nos littérateurs
vivans , et cependant nous pouvons encore réclamer
plus d'un nom dont s'honore aujourd'hui la
république des lettres . Un des écrivains , en prose , les
plus distingués que possède aujourd'hui la France ,
l'auteur du Ministère du cardinal de Richelieu , est
né dans notre département ; la comédie du Médisant ,
l'une des meilleurs qui aient été jouées depuis vingt
ans sur le théâtre Français , est l'ouvrage d'un poète
de cette province . Peut - être entre- t-il un peu de cette
prévention favorable qu'on a pour un compatriote , dans
le jugement que nous portons du talent de M. de Laville
, mais nous sommes tout près de croire que l'auteur
d'Artaxerce et d'Apelle et Campaspe , ne le cède en
rien aux poètes de la capitale , qui s'y disputent aujourd'hui
la palme tragique . Il y a des bienfaits dont on
FÉVRIER 1817 . 247
jouit avec ingratitude ; les plus jolies romances dont se
parent nos recueils ( depuis que M. de Coupigny laisse
reposer sa lyre ) sont dues à M. Edmond Géraud, dont
les chants aimables se répètent par les plus jolies bouches
de France , des bords de la Garonne aux rives de la
Seine . »
M. Abriac interrompit l'entretien en me rappelant
que nous devions dîner à bord d'un navire de M. Desparabès
, et que , pour arriver à temps , il fallait renoncer
à visiter la maison de compagne de MM . Rabat , où
nous ne pouvions nous rendre qu'en faisant un long détour
. « D'ailleurs il vous est facile de vous faire une idée
complète des curiosités de Talence , en vous figurant
une grande et belle maison , au milieu de vastes jardins ,
dont le plan , d'une parfaite régularité , fait on ne peut
plus d'honneur au géomètre qui l'a conçu ; des allées en
lignes bien droites , ornées de statues de pierre , en terre
cuite , ou même en bois peint , comme celles des bosquets
de l'Enfant Prodigue et de Nina , vrais chefsd'oeuvre
de mauvais goût » .
Je crus pouvoir me contenter de cette description , et
nous retournâmes à Bordeaux , où nous arrivâmes à
l'heure de la bourse. En traversant les allées de Tourny,
où la beauté d'une journée de printemps avait réuni
beaucoup de monde , Abriac me fit remarquer madame
Anniche , la loueuse de chaises , personnage fameux et
tout-à-fait locale. Si je dois en croire mon guide , il
n'est pas à Paris de revendeuse à la toilette , qui s'entende
aussi bien qu'elle à servir une intrigue , à glisser
un billet , à mettre en défaut la surveillance maternelle
248 MERCURE DE FRANCE.
ou maritale . Mademoiselle Anniche n'est pas moins célèbre
pour ses saillies en patois gascon , seule langue
qu'elle sache parler ....
La Bourse est un bâtiment carré , entouré d'arcades ,
où l'on arrive par six grandes portes. A deux heures , cé
vaste espace , vide un moment auparavant , se remplit
d'une foule immense de négocians de tous les pays ;
chaque genre de commerce a sa place invariablement
marquée ; les agens de change , les courtiers de marchandises
, de commerce , d'assurance , circulent sans
cesse autour de ces différens groupes , pour aller des
vendeurs aux acheteurs , des armateurs aux capitaines ,
des assureurs aux assurés , et pour conclure , en moins
d'une heure , les millions d'affaires qui se traitent chaque
jour dans cette enceinte . Un centime , qu'on appelle
denier adieu , mis par le courtier dans la main du vendeur,
et une fois agréé par lui , scelle irrévocablement
le marché de la plus haute comme de la plus mince importance.
Nous trouvâmes M. Desparabès au bureau des Indes ,
où il avait assigné notre rendez - vous , et nous montâmes
ensemble dans la chaloupe qui devait nous conduire à
bord des Deux frères. Pour nous rendre à ce navire
pavoisé du haut en bas , comme pour un jour de fête ,
nous passâmes à la poupe d'un autre navire, dont les
vergues en pantène , et la figure d'avant couverte
d'un crêpe , annonçaient que l'armateur de ce bâtiment ,
en charge pour l'Amérique , était parti pour l'autre
monde avant son vaisseau. Je n'eus pas le temps de mè
FÉVRIER 1817 . 249
livrer aux réflexions qu'un pareil rapprochement pouvait
faire naître dans mon esprit ; nous arrivions à bord .

Madame Desparabès y faisait avec une grâce charmante
les honneurs du vaisseau de son mari , à plusieurs
dames qu'elle y avait amenées . J'aurai probablement
dans mes courses , l'occasion de parler avec plus de détail
de ces dîners en rade ; mais je ne veux pas oublier
une circonstance qui égaya beaucoup celui - ci . Au
nombre des convives de M. Desparabès , se trouvait
un de ces Parisiens d'une crédulité d'autant
plus grande , qu'elle n'a de mesure que leur ignorance et
leur amour propre . Madame Desparabès n'avait pas eu
de peine à lui faire croire qu'il était secrètement le héros
de la fète , et chacun l'entretenait de son mieux dans
une idée où il paraissait se complaire : quelque décidé
qu'il fut à ne rien admirer hors des barrières de Paris ,
ces mille vaisseaux au milieu desquels il se trouvait , ce
beau fleuve , couvert de barques innombrables qui le parcouraient
en tous sens ; ce spectacle magnifique qu'il avait
pour la première fois de sa vie sous les yeux , attiraient
malgré lui son attention , et il lui arriva de dire au capitaine
qu'il voudrait bien voir manoeuvrer cette flotte.
« C'est une galanterie que j'ai voulu vous faire , lui répondit
celui-ci, ( que madame Desparabès avait prévenu
d'un coup d'oeil , et qui voyait approcher le moment de
la marée , ) j'ai donné l'ordre à tous les vaisseaux ; avant
un quart d'heure , vous les verrez se mettre en mouvement.
En effet , le jusant arriva ( 1 ) , les vaisseaux
(1) La marée descendante.
250 MERCURE DE FRANCE .
firent leur évolution sur leurs ancres , et notre Parisien
remercia le capitaine de son extrême complaisance ...
Il y avait , ce jour-là , une représentation au grand
théâtre ; je ne manquai pas de m'y rendre avec M. Abriac
qui m'aide partout à voir et à entendre .
Le grand théâtre de Bordeaux est un des plus beaux
monumens de l'architecture moderne . Il a été construit
par les soins du duc de Richelieu , et l'ouverture s'en est
faite en 1781. La façade principale est de l'effet le plus
majestueux ; l'entrée , le vestibule et l'escalier qui conduit
à l'amphithéâtre , sont d'une beauté remarquable.
Cet édifice renferme , indépendamment de la salle de
spectacle qui aurait besoin d'être restaurée , une salle
de concert , un foyer d'hiver , un foyer d'été et de vastes
appartemens . L'ouverture de la plus belle salle de spectacle
de l'Europe s'est faite par la représentation de la
plus belle tragédie connue . La première pièce qu'on ait
donnée sur ce théâtre est Athalie .
Pendant les premières années de la révolution , on a
compté jusqu'à six théâtres ouverts à la fois à Bordeaux :
le grand théâtre , le théâtre de l'Union , le théâtre
Français , le théâtre de Molière , le théâtre du Lycée
où l'on jouait le mélodrame , enjolivé de ballets d'enfans.;
enfin le théâtre du sieur Bojolay , où l'on jouait des
mystères et des arlequinades .
Le théâtre du Lycée a été incendié ; il avait été bâti
sur l'emplacement de l'ancien Musée , où M. l'abbé
Sicard donna le premier exercice des sourds et muets
qu'on ait vu à Bordeaux .
Le théâtre Molière , situé rue du Mirail , dans le voisinage
du quartier des Juifs , était primitivement une
FÉVRIER 1817.
251
église des jésuites ; on en fit un chay ( 1 ) à l'époque où
les jésuites furent chassés de France ; depuis on l'a transformé
en salle de spectacle . Cette salle est fermée depuis
plusieurs années : de temps à autre , seulement , on l'ouvre
à des danseurs de corde .
Le théâtre Français fut construit sur les ruines du
couvent des récolets pour remplacer l'ancien théâtre des
Variétés , qui a été démoli : c'est sur ce théâtre des
Variétés , le seul que cette ville possédât alors , que Bellecour
et Mollé commencèrent leur réputation .
Parmi les acteurs , quelques sujets m'ont paru sortir
de l'ordre commun : dans le premier emploi de la comédie
, Charles Ricquier est un talent véritable ; l'emploi
des soubrettes et celui des valets m'ont paru très - agréablement
remplis par mademoiselle Suzanne et par Constant
. Je n'ai pas eu l'occasion d'apprécier les éloges que
M. Abriac donne à deux cantatrices , mesdemoiselles
Montano et Liger , dont la première , s'il faut l'en croire ,
-est également distinguée par la beauté de sa voix et par
la grâce de son jeu.
C'est au petit théâtre des allées de Tourny qu'il faut
aller chercher l'acteur en grande réputation . Le Peintre,
dans l'emploi des niais et des caricatures , marche presque
l'égal du célèbre Potier ; pour le fixer à Bordeaux dont
il fait les délices , le directeur , indépendamment des
douze mille francs qu'il lui donne , s'est engagé à lui
procurer une maison de campagne.
Le spectacle est le seul plaisir littéraire pour lequel
( 1 ) Hangar où l'on dépose le vin,
252 MERCURE DE FRANCE .
on ait un goût décidé dans cette ville ; encore ce goût
ne se prononce -t - il qu'en faveur de l'opéra- comique et
des ballets . On ne va guère au grand théâtre , où se
joue l'opéra sérieux et la comédie , que par habitude et
par ton. L'amphithéâtre et les loges sont autant de succursales
de la Bourse , où l'on termine le soir l'affaire
qu'on avait commencée le matin . Les Bordelais me pardonneront
d'autant plus volontiers cette observation ,
qu'elle a déjà été faite par un de leurs plus spirituels
compatriotes dans une pièce de circonstance , dont un
des couplets se terminait par ces deux vers :
On regarde la comédie ,
Et l'on écoute le ballet.
A l'un et à l'autre théâtre , les spectateurs sont debout
au parterre , et , dans le plus grand monde , l'usage n'a
point encore prévalu de louer des loges ; les femmes les
plus riches se contentent , les jours de représentations
extraordinaires , d'envoyer des domestiques retenir des
places .
Je me suis un peu étendu sur le chapitre des théâtres ;
on me le pardonnera en songeant à la place qu'il occupe
dans l'histoire de nos moeurs .
L'ERMITE DE LA GUYANne.
*
FÉVRIER 1817 ,
253
minin
VARIÉTÉS.
SUR LES ISLES DE SANDWICH.
CES îles , fameuses par la mort du célèbre capitaine
Cook , sont , par cela même , devenues pendant longtemps
l'effroi des navigateurs ; et , depuis le départ de
la Résolution jusqu'en 1787 , aucun vaisseau n'y vint
aborder. Cependant leur situation au milieu de la mer
du Sud , entre les continens d'Asie et d'Amérique , la
fertilité de leur sol , l'adresse et l'industrie de leurs habitans
, les avaient fait considérer par Cook , comme la
plus importante des découvertes récemment faites dans
l'Océan Pacifique . Tant d'avantages réunis n'étaient pas
à négliger , et , quelques années après , les Anglais ne
manquèrent pas d'y retourner en 1788 , l'Iphigénie ,
capitaine Douglas , toucha à Owhyhée. Depuis , ces îles
furent visitées par plusieurs navigateurs distingués , entre
autres , par le capitaine Vancouver, anglais , et par le
capitaine russe Krusenstern .
L'ile de Wahoo , l'une des moins considérables par
son étendue , est devenue la plus importante peut-être ,
à cause de sa fertilité , et plus encore parce qu'elle possède
le seul hâvre sûr qu'on puisse trouver dans tout
cet archipel. C'est de cette ile et de son chef actuel
que nous nous occuperons plus particulièrement dans
cet article .
Le roi de Wahoo , nommé Tamaahmaah , figure dans
le
Voyage
de Cook , sous le nom de Maiha-maiha ; il
est frère de Tereoboo , qui était alors roi d'Ow hyhée ,
et se trouvait présent à la mort de l'illustre navigateur.
Tamaahmaah , ayant reconnu les avantages qui rendent
Wahoo préférable aux autres îles , y fixa sa résidence
. Afin de s'assurer la bienveillance des Anglais , il
fit une remise en forme de la souveraineté des îles de
Sandwich au roi de la Grande-Bretagne , se réservant
néanmoins l'autorité suprême en matières de religion et
d'administration intérieure . En 1810 , après des succès
254 MERCURE DE FRANCE.
variés , Tamaahmaah avait soumis à sa domination toutes
les îles de ce petit archipel , excepté Atooi et Onehooi .
Trente années se sont à peine écoulées depuis la découverte
des îles de Sandwich , et l'on y trouve déjà
un chef qui a fait marcher son peuple à grands pas vers
la civilisation ; il saisit toutes les occasions de s'instruire
en communiquant avec les Européens ; il s'est entouré
d'artisans de diverses professions , a organisé des troupes ,
exercées à l'usage des armes à feu , et créé une marine
de soixante bâtimens pontés , construits dans son île .
Presque tous les vaisseaux qui naviguent dans l'Océan
Pacifique vont chercher un abri , des vivres , ou du
commerce dans son port .
Sans doute , on doit attribuer en grande partie ces
progrès à l'intelligence naturelle et à l'industrie des habitans
; mais la principale cause en est dans le génie et
l'activité de leur chefTamaahmaah .
:
Les premières relations que l'on avait eues avec les
habitans des îles de Sandwich les avaient fait regarder
comme une peuplade féroce et incapable de se civiliser
jamais cependant , depuis que le roi actuel a
établi son autorité , sa conduite , à la fois juste et sévère ,
a tellement influé sur ses sujets , que les étrangers sont
aujourd'hui aussi en sûreté dans ses ports que
dans ceux
de quelque nation civilisée que ce soit .
Tamaahmaah n'est connu en Europe que par les relations
des voyageurs , particulièrement par celles de
Turnbull , Lisianski et Langsdorf ; mais aucun d'eux ne
l'a vu. Nous avons l'avantage de pouvoir offrir au public
sur la personne , le caractère, et les actions de ce chef de
sauvages , de nouvelles particularités dont la connaissance
est due à un homme qui , ayant résidé auprès de
lui , a été à même de le bien observer .
Les détails que nous allons donner sont extraits d'un
ouvrage récemment publié à Londres , sous le titre de
Voyage autour du Monde , par Archibald Campbell ,
marin ( 1 ) . L'histoire de ce voyageur est assez singulière
pour que nous en tracions une courte analyse .
( 1 ) Voyage round the world by Archibald Campbell , a mariner .
London , 1816 .
FÉVRIER 1817.
255
:
Campbell , marin natifd'un village voisin de Glasgow ,
apres avoir déserté d'un vaisseau de guerre anglais ,
s'embarqua sur un navire de la compagnie des Indes
étant à Canton , il fut embauché par le capitaine d'un
bâtiment américain destiné pour la côte nord- ouest de
l'Amérique septentrionale ; son vaisseau fit naufrage sur
cette côte . Avant d'arriver à Kodiak , ses pieds ayant été
gelés , un chirurgien russe qui se trouvait dans ce lieu
lui amputa les deux jambes. Campbell demeura quelque
temps à Kodiak , où il fut employé à instruire les enfans
des habitans anglais . Dans la suite , bercé de l'espoir de
rencontrer aux îles de Sandwich quelque vaisseau américain
sur lequel il pût retourner dans son pays , il se
laissa persuader par le capitaine Lisianski , commandant
le vaisseau la Neva , appartenant à l'expédition du capitaine
Krusenstern , d'abandonner Kodiak et de s'embarquer
avec lui .
Arrivé à Wahoo , Campbell excita la compassion de
la reine , qui l'invita à demeurer dans sa maison , et ,
sur la recommandation du capitaine russe , le roi l'employa
comme voilier dans son arsenal . Peu de temps
après , le roi lui fit présent d'une terre d'environ soixante
acres , sur laquelle habitaient quinze familles qui de-'
vaient la cultiver à son profit . Après avoir réparé toutes
les voiles de la flotte , il entreprit de construire un métier
pour faire de la toile à voile ; comme il était tisserand
de profession , il était parvenu à en faire quelques
pièces avant de quitter l'ile . Ce fut en juillet 1810 qu'il
conçut ce projet . Un baleinier de la mer du Sud , destiné
pour l'Angleterre , ayant relâché à Wahoo , le désir
de revoir son pays , et surtout l'espoir de faire guérir ses
jambes , dont les plaies laissées par l'amputation n'avaient
encore pu se cicatriser , l'engagèrent à abandonner son
état d'aisance pour un autre qui , dans sa triste situation ,
ne pouvait être que précaire . Lorsqu'il s'adressa à Tamaahmaah
, pour obtenir la permission de partir , celui-
ci répondit , que si son ventre lui disait de s'en aller,
il était libre de le faire . Il chargea Campbell de présenter
ses hommages au roi Georges , témoignant toutefois
le plus grand étonnement , en apprenant que ce
marin , ainsi qu'un grand nombre de ces compatriotes ,
n'avaient jamais vu leur souverain . Tamaahmaah en256
MERCURE DE FRANCE .
voya en présent au roi d'Angleterre , par le capitaine
du navire , un manteau de plumes , et l'accompagna
d'une lettre qu'il dicta lui-même. Il rappelait à S. M. B.
la promesse faite en son nom , par Vancouver , de lui
envoyer un vaisseau de guerre , et lui témoignait le regret
que l'éloignement où il se trouvait de l'Europe
l'empêchât de le secourir contre ses ennemis .
Campbell , revenu heureusement en Ecosse , après
avoir passé quelque temps à l'hôpital d'Edimbourg , en
fut renvoyé comme incurable : c'est alors que M. Smith
le trouva sur un des bâteaux à vapeur de la Clyde , où il
jouait du violon pour divertir les passagers . M. Smith le
prit chez lui ; et , frappé de l'intérêt qu'offrait le récit de
ses voyages , résolut d'en devenir l'éditeur , et de les
publier au bénéfice de cet infortuné marin .
La plus grande partie de l'ouvrage est remplie par le
détail de ce qui est arrivé à Campbell , pendant son séjour
aux îles de Sandwich , et renferme une description de
ces îles , ainsi que des moeurs de leurs habitans : c'est
la plus intéressante que nous avons encore lue sur ce
sujet ; elle nous a inspiré l'idée de cet article , que
nous allons terminer en laissant parler le voyageur luimême.
« L'habitation royale , à Wahoo , est bâtie dans le
goût européen , sur le bord du rivage ; les couleurs anglaises
y sont arborées , et elle est contiguë à une batterie
de seize canons , appartenans au navire du roi le
Lilly-Bird, désarmé et amarré dans le port . Il y a aussi ,
près de là , un corps-de-garde , un magasin à poudre ,
et deux autres magasins très- vastes , bâtis en pierre , et
destinés à recevoir les marchandises européennes.
» La manière de vivre du roi est tres-simple ; il déjeûne
à huit heures , dîne à midi , et soupe au coucher
du soleil . A la fin de son repas , il boit un demi-verre de
rhum , mais la bouteille est aussitôt enlevée , les liqueurs
fortes étant interdites à ses hôtes . Autrefois , dit-on , il
était très-adonné aux boissons spiritueuses ; mais voyant
les funestes effets que leur usage immodéré peut produire
, il prit la résolution de s'en abstenir , ce qu'il a
toujours religieusement observé depuis. Tout le monde
a pour sa personne la plus grande vénération ; lorsque
les mets ou les boissons qui lui sont destinés passent , ses
FÉVRIER 1817 . 257
sujets se découvrent par respect ; les blancs qui habitent
lle n'y sont pas obligés .
>> Durant les treize mois que je passai à Wahoo , douze
vaisseaux environ y relâchèrent . En 1809 , la marine de
Tamaahmaah se composait d'environ soixante bâtimens .
Ils étaient tous mis à sec , parce qu'on était en paix , et
entretenus avec un grand soin . Ce sont principalement
des sloops et des schooners au dessous de quarante tonneaux
, construits par des ouvriers du pays , sons la
direction de Boyd , charpentier anglais : le Lilly-Bird
cependant est d'environ deux cents tonneaux ,
vaisseau a été acheté aux Américains .
mais ce
» Les terres de Wahoo sont dans le plus bel état de
culture . Le blé d'Inde , ainsi que beaucoup de plantes
de nos jardins et de nos potagers y sont cultivés avec
succès , et , d'ici à peu de temps , les chevaux , les bestiaux
et les moutons qu'y alaissés le capitaine Vancouver,
seront devenus très-nombreux. Le roi a plusieurs chevaux
qu'il monte ; il est passionné pour cet exercice .
Beaucoup d'habitans de Wahoo ont des troupeaux de
moutons , et on en voit de considérables en bétail sauvage
dans quelques-unes des plus grandes iles . Les chefs
sont propriétaires du sol , et louent leurs terres par pe- ·
tites fermes aux basses classes du peuple , qui leur en
payent le revenu en nature : les chefs payent un impôt
annuel et d'autres subsides au souverain .
» Il y avait , pendant mon séjour à Wahoo , environ
soixante blancs , presque tous anglais , qui y avaient été
laissés par des bâtimens américains : quelques-uns d'entre
eux étaient des condamnés échappés de la nouvelle
Galles méridionale . On employe toutes sortes de séductions
pour engager les marins à demeurer à Wahoo ; et ,
s'ils s'y conduisent bien , ils prennent rang parmi les
chefs du pays ; dans tous les cas , ils sont sûrs de ne
manquer de rien , parce que les chefs sont toujours jaloux
d'avoir des blancs auprès d'eux. Beaucoup d'ouvriers
sont au service du roi : tous ceux qui sont actifs
et industrieux sont bien récompensés . Quelques-uns cependant
sont paresseux et débauchés , particulièrement
les condamnés ; ces derniers ont établi des distilleries ,
et s'adonnent à la boisson . Un Gallois , nommé Davis ,
qui était extrêmement adroit , causa autrefois tant de
IS
261 MERCURE DE FRANCE
surprise aux naturels , qu'ils ne pouvaient se rendre
compte de sa grande adresse qu'en supposant que c'était
un de leurs compatriotes qui avait été à Cahiete ( l'Angleterre)
, et , après sa mort était revenu dans son pays
natal , Beaucoup de blancs se sont mariés à des femmes
de l'ile , dont ils ont eu des enfans , mais ils ne prennent
aucun soin de leur instruction .
» Quoique les individus de la classe inférieure soient
sous la domination de quelques chefs pour qui ils travaillent
ou cultivent la terre , et par qui ils sont secourus
dans leur vieillesse , on ne les considère nullement
comme des esclaves attachés au sol ; ils sont libres de
changer de maître quand ils le jugent à propos . Les
chefs qui entourent le roi ont chacun un emploi distinct .
Le souverain exerce une autorité absolue . Les principales
fonctions du pouvoir exécutif sont confiées aux
prêtres , et c'est par eux que les revenus de l'État sont
perçus et les lois mises en vigueur . Les naturels croient
à une autre vie , dans laquelle ils seront récompensés ou
punis suivant leur conduite en ce monde . Il n'est jamais
venu de missionnaires aux îles de Sandwich .
» A l'usage de l'ava , les insulaires ont substitué celui
des boissons spiritueuses . Ils aiment beaucoup à fumer,
et le tabac croît chez eux en abondance . Beaucoup de
naturels , qui sont devenus charpentiers , tonneliers ,
forgerons , tailleurs , etc. , font leurs ouvrages avec autant
d'adresse que les Européens . Les indigènes sont
seuls employés dans les forges royales . Le commerce se
fait à Wahoo par échanges ; cependant on y connaît la
valeur des dollars , et ils sont pris en compte , mais rarement
ils reviennent en circulation .
>>> Les vaisseaux trouvent à Wahoo , pour se ravitailler,
des bestiaux , du sel et d'autres articles pour lesquels ils
peuvent donner en retour des armes à feu , et toute
espece de marchandises d'Europe . Les principaux objets
d'exportation des îles de Sandwich sont le bois de sandal ,
les perles et la nacre ; on en fait de fréquens achats
pour la Chine.
*
FÉVRIER 1817 . 259
2
» Il n'y a aucune force militaire régulière à Wahoo ,
excepté un petit corps d'environ cinquante hommes
qui sont toujours de service auprès de l'habitation royale .
La garde journalière est montée par vingt hommes
armés de fusils et de bayonettes. Dans leur exercice ,
ils s'attachent plus à la promptitude qu'à la précision .
Tous les naturels sont exercés au maniement des armes ,
et doivent suivre le roi à la guerre ..
» En 1809 , Tanraahmaah paraissait âgé d'environ cinquante
ans ; c'est un homme robuste et bien fait ; l'expression
de sa figure est agréable ; il est doux , affable
dans ses manières , semble doué d'une grande élévation
de sentimens ; et , quoique ce soit un conquérant , il est
fort aimé de ses sujets . Il s'est amassé , en trafiquant ,
une quantité considérable de marchandises et un trésor
en dollars . Marié déjà à deux femmes qu'il garde auprès
de lui , il était sur le point d'en prendre une troisième
lorsque je quittai l'île . »
T. P.
ANNALES DRAMATIQUES .
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Première réprésentation des Deux Gaspard .
Quoique les suites aient rarement du succès , les Deux
Gaspard , que l'on peut regarder comme une suite de
Gaspard l'Avisé , ont complètement réussi. M. Bourdon
, sonneur et marchand de vin d'un petit village de
Normandie , et madame Julienne sa soeur , jolie meûnière
, qui a déjà enterré deux maris , et qui a l'air de
ne s'en porter que mieux , ont une nièce pour laquelle
ils ont , chacun de leur côté , fait choix d'un mari. Ces
deux bons parens , qui ne sont jamais d'accord , croient
l'être pour cette fois , car ils ont tous deux jeté les yeux
sur un nommé Gaspard ; mais ils ne s'entendent que sur
les noms , et point du tout sur les choses . En effet , il arrive
bientôt deux prétendus. Le premier Gaspard est un
18 .
260 MERCURE DE FRANCE .
bon gros paysan surnommé Simplet , dont l'air de rondeur
et de bonhomie est tout à fait propre à faire des
dupes , et l'autre , le fameux Gaspard l'Avisé , qui revient
de Westphalie. Le frère et la soeur ne veulent point s'entendre
, et laissent les rivaux en présence . Deux diplo
mates n'emploieraient pas plus d'adresse que nos deux
Normands à sonder leurs intentions réciproques ; ils conviennent
enfin de jouer leur maîtresse dans une partie
de cartes . Tous deux friponnent, et quoiqu'ils jouent aux
mariages , il finirait par ne pas y en avoir dans la pièce.
si la nièce de madame Julienne n'avait un amant qui ,
plus avisé que Gaspard , se cache dans sa charette de fagots
, et publie le moyen de conciliation auquel il a eu
recours . Ce troisième prétendu est un petit tonnelier
que le père Bourdon ne pouvait souffrir parce qu'il n'avait
que des pièces vides ; mais il vient heureusement
d'hériter d'un de ses parens , marchand de vin à Paris ,
qui lui laisse cinquante pièces pleines .
Cette intrigue est agréable , mais peut-être un peu légère
. On s'attend à voir les deux Gaspard développer.
plus de ruses et d'adresse . Gaspard l'Avisé possède une
petite cassette dont on aurait pu tirer peut-être plus de
parti . Au reste , c'était une corde fort délicate à toucher
entre deux Normands .
MM. Capelle et Gabriel ont été proclamés , au milieu
des applaudissemens , auteurs de ce petit vaudeville ,
conjointement avec un anonyme , dont il a été facile
de deviner le nom à plusieurs jolis couplets répandus
dans l'ouvrage.
Joly et Philippe ont joué différemment , mais tous
deux avec un naturel extrême , les rôles des deux Gaspard
.
THÉATRE DES VARIÉTÉS .
Première représentation de l'Égoïste par régime.
Nous ne devons nous occuper , dans ces feuilles , que
de littérature ou d'objets qui s'y rattachent : nos lecteurs
ne seront donc pas surpris si nous les entretenons rarement
des pièces jouées aux Variétés . Ce théâtre n'en
est même pas un , c'est une espèce de ferme exploitée
par cinq ousix bailleurs de fonds , qui ont trouvé le moyen
FÉVRIER 1817.
261
de se faire cinquante mille livres de rentes , aux dépens
du bons sens et du bon goût . Si vous leur présentez un
ouvrage dont les détails soient spirituels , le fonds raisonnable
, l'intrigue agréablement tissue , ils le refusent , en
vous répondant naïvement qu'il leur faut des bétises ; à
cet égard , ils ont une demi-douzaine de fournisseurs qui
les servent à souhait . C'est par exception que l'Egoïste
par régime avait été reçu ; mais il était facile de prévoir
son sort : les auteurs des ignobles parades que l'on joue
chaque jour sur les tréteaux du Panorama , ne devaient
pas souffrir qu'on entendit jusqu'au bout , une comédie
où la raison et l'esprit étaient heureusement alliés , où la
peinture des caractères remplaçait de grossières caricatures
, et où les calembourgs avaient été sacrifiés aux
traits d'un comique vrai . Si le public eût pris goût à un
pareil ouvrage , ces messieurs étaient ruinés .
Leur parterre s'est montré digne d'eux ; il a sifflé la
pièce et n'a pas voulu permettre qu'on l'achevât . Les
loges ont en vain protesté ; l'auteur a fait lui-même
baisser le rideau . C'est , dit-on , pour faire jouer l'égoïste
par Potier que M. ***
a donné sa pièce aux Variétés .
Cet acteur a justifié cette honorable distinction .
On avait annoncé que l'Egoïste reparaîtrait en deux
actes , puis en un ; mais l'auteur a mieux aimé rester sur
sa chute. Il a eu raison : on ne saurait citer dans les
Annales des Variétés un succès qui fût aussi honorable .
L. F.
THÉATRE ROYALE ITALIEN .
euxième concert de M. et Madame Boucher.
On pardonne les écarts , lorsqu'ils sont rachetés par
un grand talent. M. Boucher , dans son premier concert
, avait montré que , s'il s'abandonnait quelquefois à
la bizarrerie, il savait aussi atteindre les plus hautes difficultés
de son art ; avec un peu moins de fougue , on
l'aurait trouvé parfait. Il a voulu prouver, dans un second
concert , qu'il savait être sage , et , si l'on excepte un
seul morceau qu'il a surchargé d'agrémens inutiles , il
a mérité les plus grands éloges . Madame Boucher s'est
fait entendre sur le piano et sur la harpe. Son talent a
262 MERCURE DE FRANCE.
le même caractère sur ces deux instrumens ; sòn exécution
est pure et brillante ; mais peut-être manque-t-elle
un peu
de cette énergie dont son mari est si prodigue .
Il est un mérite dont il faut savoir gré à M. Boucher ;
c'est celui de nous avoir fait entendre d'excellente musique
; il n'est pas du nombre de ces exécutans qui ne
peuvent jouer que des morceaux de leur composition ,
ni semblable à ces cantatrices qui ne peuvent chanter
que la musique d'un compositeur qu'elles traînent à
leur suite . 0*
mmmmmmmı
POLITIQUE.
INTÉRIEUR.
DES CHAMBRES .
(VIe article . )
Projet de loi sur les Journaux.
En finissant mon article sur la liberté de la presse ,
j'ai suffisamment indiqué mon opinion sur la liberté des
journaux ; je vais rechercher si la discussion dont j'ai
à rendre compte a répandu sur ce sujet de nouvelles
lumières ,
Laquestion n'a été véritablement approfondie que par
cinq orateurs , MM . de Castel-Bajac , de la Bourdonnaye ,
de Villèle , de Brigode , et Savoye-Rollin. Les trois premiers
, vers la fin de leurs discours , se sont abandonnés
à des réflexions de circonstance , qui ont beaucoup diminué
la force de leurs raisonnemens. Les défenseurs du
projet ont , par la nature de la cause qu'ils plaidaient ,
dû reproduire des considérations souvent alléguées , et
des tableaux souvent tracés . Je rassemblerai tous leurs
argumens , et je les ferai suivre ou des réponses parties
FÉVRIER 1817 .
263
de la tribune , ou de celles , qui , négligées alors , peus
vent convenablement trouver ici leur place .
« On a peint d'abord la puissance des journaux, depuis
trente ans livrés jadis aux factions , et terribles à
l'ordre public , sans lui être secourables , asservis ensuite
sous le despotisme , ils ont néanmoins conservé
toujours , malgré leurs écarts et leur asservissement ,
une influence , résultat de l'habitude ( 1 ) . L'effet de la
parole , qu'on a prétendu assimiler à la faculté d'écrire ,
n'est rien , si on la compare à l'impression soudaine et
uniforme que reçoit une population immense , partout
disséminée , avide d'informations , qui ne lit qu'une
fois , mais qui lit tous les jours les feuilles impatiemment
attendues , et qui souvent se grouppe dans les
lieux publics pour en recueillir toutes les insinuations .
« Ce ne sont pas quelques élèves que les journalistes
réunissent autour d'eux ; ils envoient leurs leçons à des
milliers de disciples ; leur auditoire est la France entière
(2) . La parole elle-même ne jouit pas d'une liberté
indéfinie . La police s'est fréquemment cru le droit de
l'interdire , où tout au moins de la surveiller . Les représentations
théâtrales sont assujéties à des examens
préalables , à des précautions nécessaires (3 ) . Ces précautions
sont plus que jamais indispensables contre les
journaux. La situation extérieure de la France nous en
fait une loi (4) . Nous sommes nous-mêmes trop irritables
encore (5) . Les journaux renouvelleraient toutes les inquiétudes
en rappelant tous les souvenirs. Les partis ne
sont pas assez éteints parmi nous , nos institutions pas
assez affermies , nos moeurs politiques pas assez formées .
Il faut que les prétentions s'usent , en étant réduites à
ne pas pouvoir se montrer, et qu'oubliées de tous , elles
consentent à s'oublier elles -mêmes . Des essaims de folliculaires
attendent le signal pour attaquer la Charte ,
multiplier les accusations , dénigrer le gouvernement ,
déconsidérer le ministère . Ils ont eux - mêmes besoin
(1 ) Discours de M. le ministre de la police . Monit. du 8 déc.
(2 ) Discours de M. Becquey. Monit . du 28janv.
(3) Disc. de M. Jacquinot-Pampeiune, Monit, du 27.
(4) Disc. du ministre , 8 déc.
(5) Rapport de M. Ravez , 19 janv.
264 MERCURE DE FRANCE .
d'une surveillance qui leur épargne des excès qu'il
faudrait punir ( 1 ) . Par la voie des journaux se répandraient
les plus dangereuses erreurs , les calomnies les
plus audacieuses , les fausses nouvelles adoptées par la
crédulité ou la défiance . Avec de tels moyens , les ennemis
du trône et du bonheur de la France parviendraient
aisément à troubler la confiance des peuples , et
à affaiblir les motifs d'une salutaire obéissance (2) . Les
partisans de la liberté de la presse disaient aussi ,
en
1814 ,
, que tout était calme , qu'on pouvait sans imprudence
laisser l'entier
exercice
de tous les droits accordés
par la Charte , et le 20 mars est arrivé (3) . Donnez
la liberté aux journaux
, ou plutôt donnez
les journaux
aux partis ; rouvrez-leur cette arène qui leur est encore
fermée : ne les voyez-vous pas s'y précipiter
, s'y charger
avec toutes les armes que les malheurs
, les fautes et les
crimes de trente années leur ont amassées ? Ne les voyezvous
pas accourir entre la nation et son gouvernement
,
ébranler celui-ci à coups redoublés
pour usurper
sa puissance
, s'adresser
à celle-là pour s'en emparer
, et la tourner
à la fois contre son gouvernement
et contre leurs
adversaires
? Là où il y a des partis , les journaux
cessent
d'être les organes
d'opinions
individuelles
et isolées . Or
il y a plus que des partis parmi nous . Il y a de véritables
sociétés
ennemies
de nature et de principes
,
comme
elles sont opposées
de desseins
, et entre lesquelles
il n'y a point de traité possible . Mais une nation
nouvelle
s'avance . Elle recueille
ceux qui n'ont été
ni mazarins
ni frondeurs
; innocente
de la révolution
,
dont elle est née , mais qui n'est point son ouvrage , supérieure
aux partis , en force , en dignité , en bon sens ,
elle leur recommande
le silence et l'inaction
. En elle
réside la véritable
France , c'est elle qui a reçu la Charte ,
c'est elle qui la possède , c'est pour elle que se font les
lois ; c'est dans son intérêt seulement
qu'il est permis
de disposer d'un avenir qui n'est plus qu'à elle. Laissons
le gouvernement
et la véritable
opinion
publique
croître
et s'élever à l'abri des orages , et pousser
des racines
( 1 ) Discours de M. Figarol , 26 janv.
(2 ) Discours de M. Becquey , 28. janv.
(3) Dise. de M. Figarol , janv.
FÉVRIER 1817 .
265
plus profondes que celle des partis , et laissons ceux-ci
dépérir dans l'ombre et se consumer dans le silence jusqu'à
u'à ce qu'ils tombent , jusqu'à ce qu'ils meurent ; car
il faut qu'ils meurent pour que nous n'ayons plus à les
craindre ( 1 ) . Cette discussion même nous prouve combien
serait redoutable la liberté réclamée pour les journalistes
, puisque des hommes graves , associés aux fonctions
de la législature , franchissent , sous le prétexte de
la liberté des opinions , les bornes des convenances .
Craignons la contagion de l'exemple , et hâtons - nous
d'empêcher, s'il est possible , qu'il n'ait de hardis imitateurs
(2) .
Les journaux forment une classe d'écrits tout à fait à
part. Le journaliste exerce une sorte de magistrature
populaire or toute magistrature vient du roi . Le journaliste
se met en évidence dans une espèce de tribune
publique or aucune tribune spontanée ne peut être
soufferte . Il ouvre une école d'opinions or l'instruction
nationale reconnaît le souverain pour modérateur
suprême (3 ) . Les journaux ne rentrent point dans l'article
8 de la Charte ; cet article garantit à tous les Français
le droit de publier leurs opinions : mais c'est sur les
opinions d'autrui que le journaliste fonde son entreprise.
L'auteur qui publie son livre ou sa brochure doit jouir
de la liberté la plus absolue ; l'entrepreneur n'est pas
fondé à la réclamer ( 4) . Il y a plus . Les journaux ne
contiennent pas seulement des opinions , mais des faits ;
et pour que l'article de la Charte leur fût applicable , il
faudrait retrancher des feuilles périodiques toutes les
nouvelles , toutes les annonces politiques , soit de l'extérieur
, soit de l'intérieur ; les discussions des assemblées ,
les lois , les jugemens , tous les actes de l'administration .
Tous ces objets sont la chose publique , la chose du gouvernement
; à lui seul appartient d'examiner ce qu'il
veut permettre . Il faudrait retrancher également des
journaux les anecdotes relatives aux particuliers ; des
publications pareilles ne sont pas un droit qu'on exerce ,
( 1 ) Disc. de M. Royer-Collard. Monit. du 28janv.
(2) Disc. de M. Ravez. Monit. du 31 janv.
(3) Rapport de M. Ravez , 19 janv.
(4) Disc. de M. Becquey . Monit. du 28.
266 MERCURE DE FRANCE.
c'est une concession dont on est redevable à l'autorité
( 1 ) . Mais ce droit lui-même est conditionnel. C'est
én se conformant aux lois que tout Français possède ce
droit , et ces lois peuvent non- seulement le punir s'il
est coupable , mais prévenir le délit en modifiant la faculté
(2).
« Les journaux ne sauraient être soumis à la police ordinaire
; les règles qu'elle impose ne pèsent point sur
eux. La déclaration qui doit précéder l'impression d'un
livre , le dépôt des exemplaires antérieurement à sa mise
en vente , la possibilité de la saisie en cas de contravention
ou de culpabilité , toutes ces précautions demeurent
étrangères aux journaux . Leur contenu ne peut
être déclaré , puisqu'ils se composent d'articles divers ;
le dépôt ne peut avoir lieu , puisque la feuille part en
sortant de la presse ; la saisie serait tardive , puisqu'en
peu d'instans le journal circule et pénètre simultanément
dans le palais des grands et dans le réduit du pauvre
(3) . Dans quel moment l'autorité dénoncerait - elle
avec succès un journal aux tribunaux ? La feuille d'aujourd'hui
semble excusable ; celle qui la remplace l'est
moins; mais le venin se cache avec art ( 4) . La justice ne
peut condamner, même quand le lecteur devine ; sa
marche est trop lente pour suivre l'esprit de parti dans
tous ses détours ( 5) . Il est malaisé de poser la limite où
la pensée devient coupable (6) . L'apologue , l'allégorie ,
l'ironie , sont des armes perfides , et les tribunaux n'ont
point de règles pour les interpréter ou pour les punir ( 7 ) .
«Les journaux appellent donc une police spéciale , plus
puissante , plus rapide , plus sévère . Il faut les désarmer
avant que leurs coups ne soient portés ; il faut les soumettre
à une censure préalable , et il ne faut pas même
que cette censure , si elle est exercée avec négligence ,
puisse mettre l'auteur à l'abri .
<< Craindrait - on que le Gouvernement
(1 ) Disc . de M. de la Malle . Monit. du 30 .
( 2 ) Disc. de M. Courvoisier. Monit . du 29.
( 3 ) Disc . de M. Jacquinot-Pampelune . Monit , du 27 .
(4 ) Disc. de M. Becquey, Monit . du 28 janv.
(5) Disc. du ministre , 8 déc.
(6) Rep. de M. Ravez , 31 janv.
( 7) Disc . de M. Favart , 30 janv .
n'abusât ,
FÉVRIER 1817. 267
comme des autorités antérieures , de l'influence qu'il
aura sur les journaux ( 1 ) . Des ministres ambitieux et
corrompus le pourraient sans doute. Mais où sont les
avant- coureurs de ces sinistres présages (2) ? Est- il done
si facile aux dépositaires du pouvoir de conquérir l'opinion
? Les ministres qui ont le mieux servi leur prince
et leur pays , n'ont jamais obtenu de leur vivant , la reconnaissance
des peuples (5) . Non , le Gouvernement
ne fera de tous les pouvoirs ordinaires ou extraordinaires
qu'on lui laisse qu'un usage purement défensif ,
avoué par la raison . Il garantira contre les publications
indiscrètes notre indépendance extérieure : il soignera
le crédit public , qui , délicat et jaloux , comme la pudeur
, s'alarme d'une parole et s'évanouit devant un
soupçon. Il affranchira les journaux eux-mêmes du joug
des factions , qui profiteraient de leur indépendance .
Il protégera enfin ceux qui combattent la loi qu'il propose
, hommes imprévoyans , qui déjà , pour de légères
atteintes , portées par la main toujours discrète d'un
pouvoir modérateur , se sentent profondément déchirés ,
et ne songent pas aux coups que porterait l'opinion si
elle cessait d'être contenue (4) .
« On oublie d'ailleurs , en s'effrayant de la dépendance
des journaux , que la presse sera libre , qu'elle vient
d'être affranchie de toute restriction , de tout arbitraire :
que la publicité des écrits n'est soumise qu'aux tribunaux
, et que si le Gouvernement voulait bannir la vé¬
rité des feuilles périodiques , elle se réfugicrait dans des
écrits plus solides (5).
<< Enfin la liberté a des sauve-gardes plus efficaces , des
avocats plus puissans que les écrivains . L'opinion ne
sera pas asservie ,
tant que la tribune ne sera pas silencieuse
. Les abus qui ont eu lieu sous Bonaparte , quand
il n'y avait ni discussions publiques , ni ministres responsables
, ne peuvent se renouveler avec la publicité des
discussions et la responsabilité des ministres (6) . L'oppo-
( 1 ) Disc. du ministre , 8 déc . (2) Disc . de M. Ravez , 19 janv.
(3) Disc . de M. Becquey , 28 janv.
(4) Disc . de M. Camille- Jordan , 30 janv.
(5) Disc. de M. Ravez , Becquey , Favard , Camille -Jordan et Duvergier
de Hauranne .
(6) Disc . du ministre, 8 déc.
268 MERCURE DE FRANCE.
sition vraiment légitime et loyale , celle qui naît de nos
institutions mêmes , et qui est particulièrement inhérente
à une constitution représentative , l'opposition
dans les chambres , ne verra pas son expérience gênée
par une loi sur les journaux ( 1 ) . A défaut d'écrits , la tribune
des députés révélerait les abus à la nation . Les
deux chambres sont sa véritable garantie. En vain s'informerait-
on si la presse est libre , la presse serait enchaînée
, le jour où il n'y aurait plus de chambres en
France (2).
<< Les journaux , dit-on , sont nécessaires pour créer un
esprit public . Avant de créer un esprit public , il faut
avoir une chose publique , complètement et impertur
bablement constituée (3) . Or, qui peut connaître mieux
que le roi , l'esprit des institutions qu'il a fondées (4) .
Il n'y aurait donc rien de fâcheux à ce que le Gouverment
, maître des journaux , s'en servit pour diriger l'opinion
(5) . Il lui donnera sa direction véritable , la fortifiera
si elle languit , et la ramènera si elle s'égare (6) .
«On invoque l'exemple de l'Angleterre ; mais la liberté
de la presse y a été suspendue pendant plusieurs années
après 1689 (7 ) . C'est en 1215 que la grande Charte fut
concédée . On connaît dès-lors les rigueurs des licencers
et de la chambre étoilée ; le long parlement fit revivre
les ordonnances contre la presse . On les renouvela sous
Charles II . Elles étaient en vigueur lors de l'avénement
de Guillaume III . Le délai expirait en 1692 ; on le prorogea
jusqu'en 1694. C'est de cette époque seulement
que la presse anglaise fut libre de toute entrave . Comment
supposer que notre Charte ait aveuglément prohibé
ce que celle des Anglais a toléré pendant plusieurs siè
cles (8) ? Quand on objecte que la suspension de la liberté
individuelle rend le maintien de la liberté de la
( 1 ) Disc. de M. Camille-Jordan . Mon. du 30 janv.
( 2 ) Disc . de M. Duvergier de Haurante . Monit , du 27 janv.
(3) Disc . de M. de la Malle , 30 janv.
(4 ) Disc. de M. Ravez , 19 janv .
(5) Disc. de M. Courvoisier , 29 janv.
(6 ) Disc. de M. Ravez , 17 janv .
(7) Disc. du ministre , 8 déc.
(8) Disc . de M. Courvoisier , 29 janv.
FÉVRIER ..
269
1817.
presse un devoir plus' sacré, l'on ne réfléchit pas que la
loi sur la liberté individuelle réunit tous les moyens de
justification , et les garantit de la manière la plus complète
. Croirait-on donc la liberté de quelques journaux
plus précieuse que la liberté des personnes (1 ) ? Pour
soumettre celle -ci à des restrictions , on ne s'est point
arrêté aux raisonnemens tirés de l'état de tranquillité
dont nous jouissons ; l'on a sagement pensé que plus elle
était réelle , moins il fallait courir la chance de la troubler.
La loi sur les journaux est la suite du même système
de transitions et de gradations habilement ménagées
(2) .
« Comment les chambres pourraient-elles refuser ce que
le Roi leur demande comme indispensable ? Puisque l'ini
tiative est au Roi seul , la présomption est pour la loi ,
parce que c'est un chef impartial qui la propose (3 ) . Ce
n'est pas
l'autorisation ministérielle , c'est l'autorisation
royale qui sera nécessaire pour la publication des journaux
. Si , dans un gouvernement constitutionnel , le Roi
n'agit que par des ministres responsables , dont il ne peut
être séparé , ceux- ci , à leur tour, ne peuvent être séparés
de la volonté royale , dont ils sont les organes nécessaires
. Cette séparation n'est pas sans danger lors même
qu'elle n'est qu'une erreur ; mais lorsqu'elle provoque la
désobéissance ou qu'elle amène l'insulte , elle devient
une offense.... Qu'on cherche à leur source la plus proche
ces fictions coupables qui font évanouir le roi de son
gouvernement , on les trouvera dans les écrits et les discours
qui ont amené la révolution ; qu'on remonte plus
haut , on les trouvera dans des manifestes de la révolte (4) .
<«< De restrictions en restrictions , a-t -on dit , on finira
par anéantir entièrement la liberté des journaux . L'on ne
saurait avoir cette crainte . Si la loi éprouve aujourd'hui
une opposition si forte , on peut juger quelle serait cette
opposition si les circonstances étaient moins critiques .
Le temps viendra bientôt où la nation , rendue à elle-
( 1 ) Disc . de M. de la Malle , du 30 janv.
(2 ) Disc. de M. Camille-Jordan , du 30 janv.
( 3) Disc. de M. Courvoisier. Monit. du 28 .
(4) Disc. de M. Royer-Collard. Monit, du 29 janv. ›
27༠
MERCURE DE FRANCE .
même , pourra jouir sans danger d'une entière liberté
(1 ) . »
Tels ont été les raisonnemens allégués en faveur du
projet de loi. Je n'ai point cherché à les affaiblir . Je
mettrai la même franchise dans l'exposé des raisonnemens
contraires . Mais un motif , dont le lecteur appréciera
la force , m'engage à renvoyer cet examen jusqu'au
numéro prochain. L'on a mis en avant , dans cette discussion
, des théories d'une bien autre importance que
la question spéciale que l'on avait à traiter.
L'idée déjà énoncée précédemment , mais reproduite
encore cette fois , que l'initiative du monarque est une
présomption tellement forte en faveur des propositions
ministérielles , que la preuve de leur nécessité n'est pas
requise , et qu'on ne peut les repousser qu'en les démontrant
inutiles , chose toujours impossible de la part de
ceux qui n'administrent pas , contre ceux qui , administrant
seuls , out seuls la connaissance des faits , tend à
rendre illusoire et superflue toute assemblée délibérante .
L'assertion que les projets de loi présentés sont l'expression
formelle de la volonté royale , et que c'est par
une fiction coupable qu'on les attribue au ministère ,
anéantit la responsabilité des ministres , et place les députés
dans l'alternative de sanctionner ce qu'ils désapprouvent
ou de résister à ce qu'ils respectent .
La supposition d'une nation nouvelle , composée précisément
de ceux que Solon appelait de mauvais citoyens
dans un état libre , nation qui , dans sa neutralité
merveilleuse , restant étrangère aux habitudes de ses ancêtres
comme aux espérances de ses contemporains , à
la fidélité des uns comme aux triomphes des autres ,
n'aurait défendu ni les traditions , ni les principes , ni le
pays , ui le roi , est une doctrine dont l'auteur lui-même
n'a sûrement pas envisagé toutes les conséquences . Il
faudra toujours savoir gré à cet auteur de son courage
lorsqu'il était membre de la salutaire minorité de 1815 .
Mais, après avoir reproché à un écrivain célèbre le vide
qu'il opérait dans la France en retranchant vingt-cinq
millions d'hommes , je ne puis en conscience me résigner
à une réduction plus grande encore , en vertu de
laquelle toute la partie active des Français abdiquerait
(2 ) Disc . du ministre , 31 janv.
FÉVRIER 1817 . 271
Pexistence politique pour en faire hommage à un petit
nombre , heureux héritier d'une révolution qu'il aurait
contemplée sans autre occupation que de lui survivre .
L'annonce, qu'il faut que les partis meurent , pour que
nous puissions jouir de la plénitude des bienfaits de la
Charte , relègue un peu loin l'époque de cette jouissance
; car je ne connais aucune constitution représentative
qui ne crée des partis , et je n'ai jamais vu les partis
là où la liberté était morte .
morts que
L'interprétation donnée à l'article 8 de la Charte , interprétation
suivant laquelle la publication de la pensée ,
étant soumise aux lois , le serait non - seulement à celles
qui punissent , mais à celles qui , par précaution , préviennent
le délit , est destructive , je ne dis pas uniquement
de l'indépendance des journaux , mais de toute
liberté de la presse.
L'appel fait à des époques fâcheuses , pour tourner
contre cette liberté de la presse les tristes souvenirs du
20 mars , exigerait une investigation aussi difficile
qu'elle serait désirable.
Le principe établi , que la censure ne met point à couvert
le journaliste qui s'y soumet , si l'article approuvé
par le censeur semble condamnable , enlève aux écrivains
le bénéfice de la contrainte elle-même , et fait de tout le
système , contre l'intention de ses auteurs , un labyrinthe
semé d'embûches .
La direction de l'opinion , attribuée au gouvernement
nous reporte vers une hypothese qu'il ne faut pas adopter
légèrement , celle que le gouvernement parvient à diriger
l'opinion , quand il veut agir sur elle d'une manière
avouée , et substituer au raisonnement qui persuade l’autorité
qui ne sait que commander . Car c'est là tout ce
qu'il peut faire toute argumentation officielle parait à
l'opinion un acte d'autorité.
La théorie que les discussions des assemblées , les lois ,
les jugemens , les actes de l'administration sont la chose
publique , la chose du gouvernement , et que c'est à lui
seul ,,
par conséquent , de prononcer sur ce qu'il veut en
faire connaître , tient à une autre question . Les citoyens
peuvent-ils être maintenus dans l'ignorance de ce qui
décide de leurs destinées , et y a-t-il une chose publique
sans publicité ?
172 MERCURE DE FRANCE .
L'on a donc abordé , en parlant des journaux , presque
tous les points qui touchent à notre constitution et qui
intéressent nos droits. Cette vérité paraîtra plus évidente
encore , quand j'analyserai les discours du parti opposé
au ministère . J'ai senti , en conséquence , que j'avais
besoin de quelques jours pour me livrer à ce travail.
Je me suis déterminé d'autant plus volontiers à ce retard ,
que je ne suis nullement dirigé par le désir puéril de
me placer dans une opposition peu réfléchie . Je serais
faché si un mot , tracé avec précipitation , me donnait
une couleur qui n'est point la mienne. Je ne suis pas
convaincu qu'on n'abusera pas plus souvent de la loi sur
les journaux que de la loi sur la liberté individuelle : en
rendant aux intentions la même justice , dans les deux
cas , je pense que , quand il s'agit de feuilles éphémères ,
la tentation revenant chaque jour , et la chose paraissant
moins grave , on croira que l'excès des précautions
n'est pas un grand mal , et de fait , ce n'est pas sur
les écrivains le mal durable retombe . Mais ces abus
possibles m'épouvantent peu. La marche générale , la
marche nécessaire , amenée par l'invincible force des
choses , est manifeste et satisfaisante . L'avenir est assuré .
Les discussions , telles que celles qui ont lieu maintenant
, sont des germes de liberté féconds et indestructibles
. Il y a néanmoins utilité à rappeler les principes.
Il
que
y a utilité pour le gouvernement
même ; car , pour
emprunter
l'expression
d'un orateur
éminemment
spirituel
, ce sont les principes
ajournés
qui mettent
en
péril les gouvernemens
. Je vais donc me livrer , dans la
suite de cet article , à une tâche que j'ai souvent
remplie
.
J'aurai
à redire plusieurs
choses
que j'ai déjà dites .
C'est un inconvénient
qu'il faut braver
et dont il serait
injuste
de me faire un reproche
. Quand , dans la pratique
, on agit , envers des vérités démontrées
, comine
si elles étaient
des paradoxes
, on ne doit pas , dans la
théorie , les traiter de lieux communs
.
B. DE CONSTANT .
Imprimerie de C. L. F. PANCKOUCKE .
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MERCURE
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DE FRANCE.
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SAMEDI 15 FÉVRIER 1817 .
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AVIS IMPORTANT.
Le public est prévenu que les BUREAUX DU MERCURE
DE FRANCE viennent d'être transférés RUE DES POITEVINS
, No. 14 , près la place Saint- André-des- Arcs ,
faubourg Saint- Germain , où l'on est prie de vouloir
bien désormais s'adresser uniquement , pour tout ce
qui est relatif aux ABONNEMENS et à la RÉDACTION de
ce Journal. Le Mercure de France paraît le samedi de
chaque semaine . Le prix de l'abonnement est de 14 fr.
pour trois mois , 27 fr . pour six mois , et 50 fr. pour
l'année.
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LITTÉRATURE.
POÉSIE .
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LE MOYEN DE PARVENIR.
Chanson.
Pour qui débute dans le monde ,
L'espoir de tout succès se fonde
Sur tel ou tel pauvre moyen
Qui ne vous mène à rien ;
TOME 1 . 19
TIMBRE
276 MERCURE DE FRANCE.
Ah ! que je hais la fâcheuse distance
Qui d'un bon roi sépare ses sujets ,
Jeunes beautés , dans toute circonstance ,
De moi jamais vous ne serez tróp près.
Que jaime à voir mes sujets en famille,
Boire , chanter et rire avec leur roi :
Dans tous les yeux la franche gaîré brille ,
Fut-il jamais roi plus heureux que moi .
Mais , ô regrets , déjà le jour s'avance ,
Adieu grandeurs , mon règne va finir...
Jennes beautés , pour dernière ordonnance ,
Embrassez -moi , car tel est mon plaisir. ✨
Vous que mon coeur a choisi pour sa reine ,
Hélas ! sur vous tous mes droits vont cesser ;
De temps en temps pour soulager sa peine ,
A votre roi du moins daiguez penser.
Dans un moment , le sort ainsi l'ordonne ,
Je vais partir aux regrets condamné ,
Ah ! plaignez-moi , je quitte la couronne
"Sans avoir vu mon bonheur couronné .
(Par M. REMI LABITTE . )
mmm…… win……⌁mmr
ÉNIGME .
Jonet des vents , des aquilons fougueux ,
Avec eux je parcours des espaces immenses;
Soumise aux lois de l'homme industrieux ,
J'ai pour lui seul rapproché les distances .
Contre les regards curieux ,
A la beauté modeste , aimable ,
J'offre par fois un secours favorable.
Mais, admirez mon bizarre destin !
Je sers à la coquette et brille au monastère :
Ainsi , comme on voit, du malin
Je suis l'oeuvre maudite ou l'écueil salutaire.
(Par M. de CH.......
FÉVRIER 1817- 277
CHARADE ..
Dans son utile cours , mon premier , cher lecteur ,
Contribue à ton existence :
En faisant mon second , le malade en langueur
Sent renaître son espérance ;
Mon tout , symbole vrai des suppôts de finance ,
De mon premier s'emplit avec ardeur .
(Par le même. )..
wwwwwm
LOGOGRIPHE .
Lorsque l'on s'occupe de moi ,
Je réjouis mainte fillette ;
Sonar palpite .... est- ce d'effroi ?
Non , c'est l'amour qui l'inquiète ,
Et ce certain je ne sais quoi
Qui la tourmente étant seulette .
De mes neuf pieds retranche le premier ,
Tu trouves le nom d'un grand homme ,
Fameux , par ses écrits , dans l'univers entier,
Or , n'est besoin que je le nomme.
Je vais , en, me décomposant ,
2 A tes regards offrir un creux un mets
Un des supports d'une voiture ,
" un élément
En même temps instrument de torture ;
L'épithète qu'on donne à l'homme sans esprit ;
Ce qui servait jadis à défendre une ville ;
Ce métal précieux qui nous rend tout facile ;
Enfin un arbrisseau.... mais il est inutile
D'aller plus loin ; je crois en avoir assez dit.
(Par le même.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est lustre ; celui de la charade
est mariage ; et celui du logogryphe morue , où l'on
trouve Rome, rue , or et orme .
58 MERCURE DE FRANCE.
mmmmmm
NOUVELLES LITTERAIRES .
Correspondance politique et administrative ; par
J. Fiévée ; septième partie . A Paris , chez Lenormant ,
imprimeur -libraire , 1817 .
?
Rien n'est plus fatigant dans la société , que de voir
interrompre une conversation réglée et intéressante
fût-ce par un homme d'esprit , si cet hame n'emploie
son esprit qu'à faire des plaisanteries hors de propos, et
à parler de lui , sans que personne l'en prie ; la lecture
de la septième partie de la Correspondance politique et
administrative de M. Fiévée nous a fait éprouver cette
impression. Quoi ! nous sommes - nous dit , c'est dans un
moment où toutes les autorités , tous les magistrats ,
tous les citoyens , élaborent et discutent les lois qui intéressent
toutes les personnes , toutes les fortunes , toutes
les facultés , tous les sentimens des Français ; où tous
les gouvernemens , tous les peuples de l'Europe ont
les yeux ouverts sur la France , et prêtent une oreille
attentive à ces législateurs qui délibèrent ; c'est dans un
momen si propre à provoquer le recueillement du sage ,
le zèle de l'homme éclairé et l'espérance de l'homme de
bien , qu'un écrivain se lance dans la carrière publique
pour insulter à toutes les intentions , pour obscurcir les
discussions les plus claires , pour mettre en avant les
systèmes les plus bizarres , dans une diatribe contre les
systèmes ; pour proposer en même temps l'établissement
de vingt républiques en France , en confiant l'adminis◄
tration de chacun de ces départemens aux magistrats
FÉVRIER 1817. 279
exclusifs de ces départemens mêmes, et le rétablissement
du pouvoir absolu en tournant nos institutions en
ridicule .
Le premier chapitre de M. Fiévée est dirigé contre
la nouvelle loi des élections . Il rappelle la parodie assez
piquante qu'il en avait faite . Mais il est bien loin de
reconnaître que la seule objection fondée que l'on
puisse faire contre ce projet était dans la nomination
du bureau . Il parle , en passant , de l'amélioration de
cet article , et traite ensuite le projet de loi comme s'il
était resté dans son imperfection primitive.
Nous ne sommes pas d'irréconciliables ennemis des
plaisanteries , et les railleries nous semblent permises
comme de très - bons moyens d'attaque . Cependant ,
quand un auteur nous annonce les révolutions comme
menaçantes , la France près de tomber dans le désordre ,
la confusion , la démagogie , et la populace s'élançant
déjà sur les partis pour les mettre d'accord , c'est - à - dire
pour les tuer , et qu'au milieu de toutes ces prédictions
il plaisante , ce que nous pouvons supposer de plus avantageux
, c'est que cet auteur n'est pas de bonne foi ;
car s'il était de bonne foi , il serait atroce .
De trois degrés d'élection , dit M. Fiévée , nous
sommes d'abord tombés à deux; dé déux , nous allons
tomber à un. Qui sait si nous n'irons pas plus loin ?
Qu'entend par là M. Fiévée ? Comment , dans une opération
de réduction , peut - on réduire à moins qu'à l'unité ?
Veut-il dire qu'il n'y aura plus d'élection ? que tous auront
le droit de suffrage , ou que tous seront admis à se
représenter eux-mêmes ? Personne , certes , ne le croira ;
personne ne supposerá que , tout en le disant , il le croie .
Où est donc le mérite de l'insinuation ? Elle n'en a
point comme vérité ; elle n'en aura point comme effet.
$
280 MERCURE DE FRANCE .
C
On voit un esprit qui veut tout confondre , et une fatuité
qui se joue de tout .
Les usurpateurs , dit M. Fiévée , sont prudens de
leur nature . Il doit se connaître en usurpateurs : peu
d'hommes les ont observés de plus près . Mais où a-t - il
donc découvert leur prudence ? Nous savions que cet
auteur avait un grand dédain pour l'histoire . Il le professe
hautement , et nous ne sommes pas assez incivils
pour appeler ce dédain de l'ignorance ; mais nous ne
savions pas qu'il traitât les faits présens comme les faits
passés , et qu'il ignorât ce qu'il n'a pu s'empêcher de
voir , comme ce qu'il s'est dispensé de lire . Nous l'apprenons
aujourd'hui ; car autrement le témoin assidu
des folies de Bonaparte , l'usurpateur le plus imprudent
qui fut jamais , n'aurait pas dit que la prudence était
dans la nature des usurpateurs.
Pour être populaire , dit - il plus loin , la première
condition est de ne recevoir aucun traitement du gou-
* vernement. Le principe est sévère. M. Fox a été , comme
ministré , assez populaire en Angleterre , et recevait son
traitement de ministre . Mais il est vrai qu'il y a des
traitemens qu'il ne faut pas recevoir , et des salaires qu'il
ne faut pas mériter . Un homme qui , sous Cromwel ,
aurait reçu un traitement comme correspondant de
Cromwel , aurait été fort impopulaire .
2
Dans le second chapitre , intitulé : N'y a-il que des
opinions en France ? M. Fiévée dit : S'il n'y a que des
opinions en France , il faut renoncer à la politique et
à la morale. Nous demanderons à M. Fiévée dans
quel pays la politique et la morale ne reposent pas sur
les opinions . Mais , continue -t - il , s'il reste dans notre
malheureuse patrie des intérêts à régler et à défendre
, la politique n'est point sans base. Nous lui
demanderons de nouveau ce qui est la base de la poliFÉVRIER
1817 .
281
C
tique , si ce n'est l'opinion de ce qu'on croit avantageux
ou funeste à un pays . Au reste , l'idée d'exclure les
opinions , sous le prétexte de ne consulter que les intérêts
, est l'idée favorite de M. Fiévée . Il l'a développée
dans un grand ouvrage annoncé long - temps , oublié
assez vite . Cette idée ou cette opinion de M. Fiévée
est remarquablement fausse. Les hommes , sans doute ,
ont des intérêts , et tiennent beaucoup à leurs intérêts ;
mais ce n'est qu'en leur présentant des opinions qu'on
agit sur eux ; il faut même , aux intérêts les plus vifs
une opinion pour étendard . La grande faute de Bonaparte
a été de croire qu'en satis fesant les intérêts , il
pouvait se passer des opinions, et même les tuer . M.Fiévée,
qui nous apprend qu'il l'a averti de bien des choses ,
aurait dû l'avertir de cette méprise .
Rendons pourtant justice à ce qui le mérite . Cet
écrivain réfute très -bien , dans son troisième chapitre ,
me comparaison fort étrange. Il est seulement fàcheux.
que l'idée de la liberté individuelle l'ait amené trop rapidement
à nous faire l'histoire de ses détentions et
de ses correspondances . Les questions générales ne
seraient - elles pour lui que des transitions pour nous
ramener toujours de lui à lui-même ?
Le chapitre finit , comme presque tous , par une
plaisanterie qui serait très - bonne , s'il était bien sûr que
ce ne fût qu'une plaisanterie. S'il était possible , dit -il ,
de nous rendre la Bastille , nous aurions un regret
de moins ; on pourrait la rétablir , par souscription ,
comme la statue de Henri IV. Par malheur , M. Fiévée,
dans ses nombreux ouvrages , a regretté tant de choses ,
loué tant de choses , qu'il ne nous est pas bien démontré
qu'il ne regrette pas la Bastille .
M. Fiévée nous confie , un peu plus loin , qu'il ne désire
aucune place . J'ai été forcé d'en accepter , dit-il ,
et j'ai toujours vu que j'étais un peu moins que quand
282 MERCURE DE FRANCE .
je n'en occupais pas . On ne m'accueillait plus que
selon mon rang , et j'y perdais . Si tout le monde
savait combien ily a d'humiliations attachées au pou
voir ! Il y a quelque chose de touchant dans cet aveú
modeste . Mais est -il bien sûr que cela s'applique à toutes
les places et à toutes les manières de les obtenir ?
Il termine sa brochure par la réimpression d'une
autre brochure qui fit assez de sensation dans le temps .
Nous nous souvenons très -bien qu'à l'époque où elle
parut , elle fut vantée par tous les admirateurs de Bonaparte
, alors consul , et par tous les spéculateurs qui
voulaient que ce consul devînt un despote. Pour lui en
faciliter le moyen , il fallait déconsidérer les assemblées ,
et l'auteur du pamphlet réimprimé s'acquitte de cette
tâche à merveille . L'Assemblée constituante est traitée
avec un noble dédain . Elle apprit à l'Europe ce que
de petites idées peuvent tenir de place dans de petites
tétes. L'Assemblée législative obtient une phrase méprisante
. La Convention , sans excepter ceux de ses
membres qui luttèrent contre l'anarchie et le crime ,
est frappée d'anathême , et , comme véritable cause du
terrorisme , on assigne les principes . Après avoir ainsi
expédié les assemblées et les principes , que devait- il
rester ? Point de principes , et un homme , et pour instrument
de cet homme , des armées ; aussi le chapitre
de l'armée est-il le plus éloquent de tous . On y trouve
que celui qui doit gouverner le mieux est celui qui
aura commandé des armées le plus loin de sa patrie ;
de là des idées précises sur les choses et sur les hommes ;
de là des idées précises sur l'art de gouverner. On y
trouve que depuis que l'esprit militaire a passé dans
le gouvernement , tout est création , tout est conservation
. On y trouve que Bonaparte oublia , en gouvernant
les pays conquis , les fausses maximes de la
FÉVRIER 1817 .
283
philosophie , et qu'il parvint , en agissant , à concevoir
l'art de gouverner dans toute sa grandeur et dans
toutes ses difficultés.
Il est vrai que M. Fiévée distingue aujourd'hui le
gouvernement militaire de l'esprit militaire. Mais il
ne nous dit pas comment un gouvernement n'est pas
militaire , quand l'esprit militaire y prédomine .
Nous en avons dit trop peut - être sur cet ouvrage ;
car probablement l'auteur tient très - peu aux maximes
que nous avons pris le soin de réfuter . Une phrase de
son livre nous le ferait croire . Aufait , dit- il , nous
avons l'air de prendre au grand sérieux des choses
auxquelles nous n'attachons pas la moindre importance
; et si je disais tout ce qu'il y a pour rire dans
les déclamations qui nous occupent exclusivement , je
suis sur que j'aurais beaucoup d'approbateurs . Si cela
est , nous regrettons d'avoir mis , aux idées de M. Fiévée ,
plus d'importance que lui . A. D.
Sur quelques nouveaux Écrits militaires.
(Deuxième article . )
Si l'expérience de tous les siècles a démontré que les
guerres sont un mal nécessaire, et aussi inévitable dans le
système du monde , que les volcans , les tremblemens
de terre et les ouragans , il est dans l'intérêt des Etats ,
et c'est une conséquence positive de l'amour de la patrie
, de stimuler et d'entretenir chez les grandes nations
l'esprit guerrier , qui seul peut assurer leur indépendance.
En publiant ses Considérations sur l'Art de la
284
MERCURE DE FRANCE .
`` guerre ( 1 ) , M. le lieutenant -général Rogniat a done
plutôt rempli le devoir d'un bon citoyen , qu'il n'a
cherché à satisfaire le désir d'augmenter , par l'exposé
de ses observations savantes et judicieuses , la réputa-
' tion qu'il s'est acquise dans l'honorable carrière qu'il a
parcourue d'une manière si distinguée . Cet ouvrage justifie
tout ce qu'on était en droit d'attendre de l'officiergénéral
qui a donné une direction si brillante au génie
militaire , dans le cours de nos dernières campagnes .
La relation des siéges de Sarragosse et de Tortose avait
déjà prouvé aux hommes du métier et à tous les militaires
instruits que l'auteur possédait à un très -hant
degré les connaissances de l'arme à laquelle il s'est plus
particulièrement attaché . Ses considérations générales ,
dont nous allons présenter une légère esquisse , fournissent
une nouvelle preuve qu'il a étendu habilement
ses études et ses recherches à toutes les branches d'une
science devenue si importante depuis que les progrès de
la civilisation européenne en ont multiplié les combinaisons
.
La nature des armes et la manière de se battre déterminent
, suivant notre auteur , la division de l'histoire
de la guerre , en deux grandes périodes . La première
doit comprendre les siècles passés jusqu'à celui de
Louis XIV ; la seconde , qui ne peut guère remonter
au delà du dix -huitième siècle , est nécessairement marquée
par la révolution que l'usage des armes à feu a introduite
dans l'art militaire . Sans s'arrêter aux essais
rudes et grossiers des nations barbares , et après avoir
renvoyé ses lecteurs , pour la tactique des Grecs , aux
( 1 ) Un volume in- 8 ° . Paris , chez Magimel et compagnie , libraires
pour Part militaire , rae Dauphine , nº . 9.
FÉVRIER 1817 . 285
deux Traités qu'Elien et Arrien ont écrits sur ce
sujet , le général Rogniat passe de suite au système militaire
des Romains , parce qu'il pense que ce peuple
guerrier a porté au plus haut point de perfection l'art de
la guerre , fondé sur les anciennes armes . Il présente ,
sur ce système , des considérations qui se trouvent en
contradiction avec les idées des commentateurs qui
l'ont précédé ; mais la précaution qu'il a prise de citer ses
autorités , doit le justifier aux yeux de ceux qui vou- .
dront approfondir ses raisonnemens . Il devient aisé de
suivre avec lui les progrès et la décadence de la tactique .
ancienne , sa renaissance dans les siècles plus modernes,
et les vicissitudes qu'elle éprouva selon le génie ou le
caractère de ceux qui la mirent en oeuvre. Après une
suite d'observations judicicuses , l'auteur arrive à l'époque
où l'usage des armes à feu introduisit un nouveau
système de guerre . Il fait connaître le développement
successif de ce dernier , et les difficultés qu'éprouva la
pratique de la nouvelle méthode de combattre. En
rendant une entière justice aux gands talens militaires
des illustres capitaines du siècle de Louis XIV,
le général Rogniat démontre que le système moderne
avait encore de grands progrès à faire , et c'est
au milieu du dix -huitième siècle qu'il fait observer
sa marche rapide. Il était réserve à ce siècle , tant
calomnié , de voir sur l'un des trônes du nord de l'Europe
, un monarque qui fut à la fois , comme Julien ,.
philosophe , grand homme de guerre , et écrivain distingué
. Frédéric II donna un nouvel ordre et de la précision
aux manoeuvres , rendit l'usage des armes à feu plus positif
et plus redoutable , et apprit aux fantassins à braver
la cavalerie , qui fut réduite par lui à des proportions
convenables . L'infanterie devint , sous ce maître
habile , ce qu'elle doit être , ce qu'elle était chez les
286 MERCURE DE FRANCE :
Grecs et chez les Romains , la force des armées . La
guerre de la révolution , en donnant encore plus d'extension
au nouveau mode , a surtout porté l'art des batailles
à un grand point de perfectionnement .
Toutefois il reste encore , dans l'état actuel des
choses , à rechercher et à puiser dans la pratique des
anciens , des principes éprouvés par le succès et le temps,
applicables au système fondé sur les armes à feu. C'est
d'après l'expérience des guerres du dernier siècle et de
celui- ci , qu'il convient de rassembler des règles fixes ,
pour en former un corps de doctrine militaire, doctrine
malheureusement indispensable à l'existence des nations
, aussi long-temps que notre globe sera ensanglanté
par le choc de leurs passions et de leurs intérêts
opposés.
Le général Rogniat a divisé ses considérations générales
sur l'art de la guerre , en quatorze chapitres ,
tous d un grand intérêt , et renfermant pour la plupart
des idées nouvelles et profondes . Son style est facile ,
souvent élégant , toujours clair, et surtout dégagé de ces
formes pédantesques par lesquelles , dans un ouvrage
didactique , l'ennui se trouve placé quelquefois à côté de
l'instruction . Lorsqu'il traite des batailles et des grandes
opérations offensives et défensives , notre auteur développe
une grande étendue de vues et de connaissances .
Les victoires les plus récentes , dans nos fastes militaires
, sont l'objet de ses remarques , et il en tire d'importantes
conséquences . Les vrais amis de la gloire nationale
ne liront pas , sans le sentiment d'un juste orgueil
, les réflexions que suggèrent au général nos victoires
d'Eylau , d'Iéna et de Wagram ; et il sera consolant
pour eux de connaître les véritables causes de la
perte des batailles de Leipsick et de Waterloo . La valeur
héroïque de nos soldats aurait pu changer le succès
FEVRIER 1817 . 287
de ces deux journées , si le chef qui la dirigeait n'eût
pas violé plusieurs des principes fondamentaux d'un
art aux progrès duquel il avait pourtant contribué d'une
manière si brillante.
Ce que je viens de dire sur l'ouvrage du général Rogniat
, en fait connaître assez l'importance et le mérite .
Les notes qu'il a placées à la fin de ses savantes considérations
, prouvent que des études approfondies ont
fortifié son expérience , et qu'il lui appartenait , à juste
titre , de traiter une matière dont il s'est si bien rendu
maître.
Le général baron de Jominy , aujourd'hui aide -decamp
de l'empereur de Russie , a fait paraître les deux
derniers volumes de son Traité des grandes opérations
militaires ( 1 ) , commencé lorsqu'il était au service de
France. Cet ouvrage a pour objet principal la comparaison
des campagnes de Frédéric II et de la révolution,
avec celles de Napoléon . L'auteur en déduit des principes
généraux sur l'art de la guerre . La troisième et
dernière partie , qui vient d'être rendue publique , et
dont nous parlerons exclusivement aux autres , qui , par
la date de leur publication , sortent du plan que nous
nous sommes tracé , contient l'histoire critique des campagnes
d'Italie et du Rhin , en 1796 et 1797. Le géa
néral Jominy a fait un usage judicieux des documens
qu'il a puisés dans le temps au dépôt de la guerre , et
qu'il a trouvés dans les relations étrangères les plus
dignes d'estime . Il a continué d'écrire sinè irá nec odio :
c'est une leçon qu'il a voulu sans doute donner à ceux
qui , changeant de style et d'opinion avec les circonstances
, substituent à la vérité qu'ils ont reconnue , des
( 1 ) Cet ouvrage , en huit volumes in - 8° . , et deux atlas , se trouve à
la même adresse que celui du général Rogniat.
288 MERCURE DE FRANCE.
déclamations haineuses et de mensongères assertions .
Pour prix de l'impartialité qu'il professe , l'armée rendra
justice à l'officier qui a déjà servi dans ses rangs . Son livre
sera toujours classique pour les militaires français ; les
principes sains qu'il renferme lui assurent ce droit . Le général
Jominy a évité habilement les écueils que l'historien
contemporain rencontre dans sa marche ; sa critique ne
s'attache pas aux individus mais aux faits ; elle est toute
entière pour l'art , et c'est ce qui doit fonder le succès de
l'ouvrage.
Il nous reste à parler de la Campagne de 1800 , écrite
par M. le lieutenant -général comte Dumas , pour faire
suite à celle de 1799 , qui a été publiée à Hambourg .
L'auteur , alors exilé de France par des causes politiques
honorables pour lui , avait conçu le plan d'un
précis périodique des événemens militaires du temps.
Encouragé et secondé dans son entreprise par plusieurs
de ses compagnons d'infortune non moins distingués que
lui , notamment par son digne ami le comte Alexandre
de Lameth , il fit paraître , dans le cours de l'année ,
douze cahiers qui forment l'historique de la campagne
de
1799-
i
Mais bientôt rappelé dans sa patrie , et rentré dans
les rangs de l'armée , le général Dumas ne put continuer
les occupations qui charmaient le temps de son exil . Il
ne lui resta plus de momens à dérober à ses de voirs .
D'autres circonstances politiques l'ont rendu à son
indépendance , et il s'est empressé de consacrer ses nou--
veaux loisirs à la reprise d'un travail que ses premiers
essais avaient fait regretter de voir interrompu . La
Campagne de 1800 ( 1 ) , tracée sur un plan plus con-
( 1 ) A Paris , chez Treuttel et Wurtz , libr . , rue de Bourbou , nº 17 ;
et chez Magimel.
FÉVRIER 1817 . 289
tinu , forme les troisième et quatrième volumes du Précis
militaire que le général se propose de conduire jusqu'à
la fin de la campagne de 1814 .
Dans l'avant - propos qui précède la relation dont nous
parlons , l'auteur expose les sentimens qui l'animent
dans sa louable entreprise , et son livre est le gage de la
sincérité de ses promesses. Les faits y sont présentés
avec une grande impartialité , décrits avec autant de précision
que d'élégance , et accompagnés de réflexions
politiques qui décèlent , dans le général , l'homme d'état ,
l'observateur éclairé , l'écrivain philosophe digne de
manier le burin de l'histoire . C'est principalement dans
les notes ( jetées à la fin du dernier volume pour ne point
embarrasser la marche rapide du récit) que le comte Dumas
justifie une partie des qualités que nous venons d'énoncer .
Il y présente des considérations du plus haut intérêt.
Nous voudrions pouvoir mettre nos lecteurs à même
d'en jugér par des citations : elles ne nous manqueraient
point ; mais les bornes que nous nous sommes imposées
dans cette revue sommaire , nous le défendent . Il nous
suffira de dire que ces notes sont l'utile accessoire
d'une narration brillante , fidèle , où l'amour propre nas
tional trouve à se satisfaire sans aucun sujet de récrimi❤
nation fondée . Au surplus , les étrangers se sont déjà
empressés de rendre au général Dumas la justice qu'il
mérite. Un grand nombre de journaux allemands et anglais
ont fait l'éloge de ces deux nouveaux volumes dụ
Précis des événemens militaires , comme ils avaient apprécié
les premiers cahiers , publiés à Hambourg ( 1 ).
(1 ) Il est à remarquer que , parmi les feuilles périodiques qui paraissent
à Paris et dans les départemens , deux journaux seulement ont rendu
compte de la campagne de 1800 , le Constitutionnel et le Journal de
Paris.
20
290
MERCURE DE FRANCE.
Ce témoignage récent , loin de rien faire conclure de
défavorable contre les intentions patriotiques de l'au
teur , justifie et confirme les paroles solennelles du ministre
d'Autriche , dans son discours à la diète de Francfort
( 1 ) « Les peuples reconciliés se sont accordés réž
ciproquement le tribut de leur estime , pour le courage
dont ils ont donné de si belles preuves , en défendant
lenrs droits et leur dignité nationale.
mm
Le général TH. BEAUVAIS
minınımı
LE BACHELIER DE SALAMANQUE
A MM. LES RÉDACTEURS DU MERCURE DE FRANCE
Paris , le dix février 1817 .
Messieurs ,
par-
L'homme d'esprit dont je vous ai parlé dans ma dernière
lettre n'a point usurpé le titre qu'il s'est donné luimême.
Je l'ai revu ; nous avons causé. Je croyais le surprendre
par des questions imprévues , c'est lui qui m'a
surpris par la variété de ses connaissances , par la finessse
de ses réflexions . Il me parait que cette facilité de
ler sur toutes sortes de matières n'est point ici l'infaillible
symptôme d'une éducation superficielle ; l'art de la
parole est très-avancé dans ce pays , et l'impétuosité de
la conversation n'est qu'un effet du caractère national .
Enfin mon homme d'esprit s'est emparé de moi . J'en ai
fait mon collaborateur . Il sait plusieurs langues , surtout
la mienne . Je l'ai chargé de me faire un extrait de ma
correspondance ; je vous offre le résultat de son travail ,
qu'il m'adresse lui-même.
(1 ) Moniteur du 18 novembre 1816,
FÉVRIER 1817 . 29t
Monsieur le bachelier , un rapport dans trois jours !
Vous avez voulu m'éprouver. Des lettres de Madrid .
ane collection de gazettes de cette capitale , les dépê →
ches de vos associés , dont l'un est à Constantinople et
l'autre à Tucuman , dans l'Amérique du Sud ; le dépouillement
de tant de paperasses demanderait un mois . Mais
je vous ai offert un esprit disponible , actif, qui sait tirer
parti de tout , il faut tenir parole. J'ai parcouru tous ces
écrits ; je crois avoir saisi les points essentiels : nous y
reviendrons si vous le jugez à propos.
» En premier lieu , vos gazettes de Madrid sont d'un
très-petit format... Tant mieux ! me suis-je dit en moimême
; si nos faiseurs de journaux suivaient cet exem→
ple , leur esprit ne serait pas soumis à la diniension de
leurs feuilles . J'en ai devant les yeux une que je ne
veux pas nommer, et dans laquelle j'ai vu trois articles
consécutifs qui commencent par ces paroles : On ignore
qui ,... on ne sait pas si ,... on ne dit pas quand... Qu'un
journaliste abuse un peu de la faculté de conter des nouvelles
, qu'il en invente même , je le veux bien ; mais
en vérité, au lieu de nouvelles , dire qu'on ignore ce qui
se passe , c'est un peu vague . Il est vrai , toutefois , que
cette méthode peut diminuer de beaucoup les frais de
correspondance.
» La société de Madrid appelle votre attention sur
quelques annonces de ces gazettes ; elle désire que vous
tâchiez de détruire les préventions qu'on a , dans l'étranger
, contre les moeurs , les usages et même la législation.
ancienne et moderne de l'Espagne.
pas :
» Une défense de l'inquisition , publiée ces jours passés .
contre les attaques de ses adversaires , dissipe tous les
nuages qui obscurcissaient la gloire de ce tribunal . On
prouve qu'il ne s'occupe actuellement qu'à poursuivre
les livres dangereux et ceux qui les lisent. Or, en Espagne
, le nombre de ceux qui font des livres n'est rien
en comparaison du nombre de ceux qui n'en font
Ainsi la persécution ne retombe pour ainsi dire sur personne
. Quant à ceux qui ont la manie de lire , il est démontré
qu'ils sont plus malins que les inquisiteurs ; car
il se font nommer familiers du saint office , lequel ,
moyennant cela , n'a plus rien à leur dire . Ce n'est pas
la première fois qu'on a trouvé l'art d'adoucir la surveil
20.
292 MERCURE DE FRANCE .
lance dont on est l'objet , en offrant ses services à ceux
qui surveillent les autres .
*
» On vous envoie aussi le savant traité du R. P. Porrero
, de l'ordre de Saint - François , annoncé dans la
gazette du 2 février dernier ; il a pour titre : l'Antilogie,
ou Moyens infaillibles de concilier quatre cents antilogies
, ou passages de l'ancien et du nouveau testament ,
qui paraissent contradictoires . On vous prie de le transmettre
incessamment à la Société biblique de Londres .
Le P. Porrero mérite d'avoir part à la gloire d'une institution
dont le but est de mettre tout le monde d'accord
sur une affaire de laquelle dépend notre tranquillité dans
çe monde et notre salut dans l'autre .
» On a critiqué vos combats de taureaux ! La société
philosophique de Madrid cherche à les excuser . Il vient
de paraître une brochure sur les principes , les progrès
et l'état actuel de ces fêtes nationales . L'auteur prétend
qu'il était absolument nécessaire de faire téte à ces auimaux
redoutables , qui se seraient emparés de la péninsule
, si l'homme, n'eût trouvé le moyen de les dompter.
Et puisqu'il fallait toujours être en état de guerre avec
eux , il était bien naturel d'apprendre à les combattre ,
Vos militaires , quand ils n'ont pas d'autres occupations ,
ne dédaignent pas ces exercices où l'adresse n'exclut
point le courage . Les belles Espagnoles , comme les
belles de tous les pays , aiment à récompenser la valeur.
Ainsi , la nécessité d'abord , ensuite l'amour de la gloire,
et le désir de plaire semblent justifier votre goût pour
ces amusemens dont on a méconnu l'origine . A la
bonne heure .
» On vous remet aussi une collection de carricatures
dont le fameux peintre espagnol Goya vient de donner
une nouvelle édition . On assure que ce peintre philosophe
est digne , par l'esprit de ses compositions , de
figurer à côté des meilleurs fabulistes anciens et modernes
. Ses carricatures atteignent tous les vices en gónéral.
Les événemens passagers de la politique , les ridicuies
de tel ou tel individu , sont au-dessous du génie
de Goya , qui a voulu donner un cours de morale universelle
. J'ai remarqué surtout l'idée suivante :
» Un tronc d'arbre est revêtu d'un froc ( dans la première
édition c'était un habit brodé ) ; par le haut sorFEVRIER
1817 .
293
tent quelques branches gourmandes chargées de feuilles ,
mais sans aucune espèce de fruits ; ces branches tiennent
lieu de la tête et des bras . Ce tronc , ainsi décoré ,
devient l'objet des respects , des hommages , des courbettes
les plus humiliantes . On lit au bas cette inscription
: O pouvoir d'un tailleur !
>> Voila tout ce que j'ai remarqué dans votre correspondance
espagnole.
» Vos dépêches de Constantinople et de Tucuman
sont un peu plus volumineuses . Ces deux correspondans
me paraissent avoir une tête très-exaltée : le premier est
en outre un peu pédant ; le second n'est pas mal révolutionnaire
. Je n'aime ni l'un ni l'autre genre ; mais ,
puisque vous le désirez , je me résigne . Vous allez voir
l'usage qu'ils font l'un et l'autre de leur esprit où de leur
entendement.
>> Celui de Constantinople s'est embarqué à Cadix ; il
prend de là son texte pour faire une dissertation prétendue
philosophique sur cette ville , depuis les Rhodiens
et les Phéniciens, jusqu'à l'époque des cortès , dont l'énergie
insulaire se déploya toute entière vers la fin de la dernière
guerre . Il finit par assurer que l'Espagne moderne
vaudra mille fois mieux que l'ancienne , aussitôt que
S. M. C. daignera la faire jouir du bienfait d'une constitution
. Hoc erat in votis .
« Parce qu'il a vu quelques corsaires américains roder
devant Cadix , il tremble que désormais ce port n'ait
plus le commerce exclusif du nouveau monde espagnol ;
il en prévoit des conséquences funestes pour l'Europe
entière . Plus d'indigo , dit-il , plus de cochenille , plus
de cacao , et surtout plus de piastres : il dit aussi ( et
cela me touche de près ) , que les fabriques francaises
peuvent renoncer au commerce des draps , des toiles ',
de tous les objets d'arts et de métiers ; qu'une piastre
vaudra six ou sept fois plus qu'elle ne valait à l'époque
même de la découverte de l'Amérique ; que le manque
de débouchés pour son industrie , et la rareté future du
numéraire , menacent le continent d'une crise funeste .
Il invite tous les économistes à calculer d'avance les
résultats d'une pareille catastrophe commerciale et politique
, dont il n'est pas moins effrayé lui-même que
s'il s'agissait réellement de la fin du monde. Le génie
94
MERCURE DE FRANCE .
de ces messieurs y trouvera peut-être des compen
sations .
» Votre homme de Tucuman , au contraire , voit tout
en beau. Quand l'Amérique sera libre , dit- il , le commerce
sera libre aussi pour toutes les nations . Il n'y
aura de préférence que pour celle qui sera plus active
ou plus industrieuse .
» Je n'ai pas d'opinion faite sur ces matières ; j'attends
l'ouvrage de M. l'ex-archevêque de Malines : cet infatigable
écrivain qui sent mieux qu'un autre le mérite
de la circonstance , n'aura point manqué d'envisager la
question sous tous les points de vue , et j'espère qu'il
aura formé , dans son cabinet , une tenue de livres pour
dresser le bilan constitutionnel comparé des trois autres
parties du globe , comme il a bien voulu nous donner
celui de l'Europe .
>> C'est sur un bâtiment anglais que votre associé a fait
sa traversée de Cadix à Constantinople . Il assure n'avoir
pas vu d'autre pavillon flotter sur toutes ces mers . Il fait
une pompeuse énumération de tous les caps , îles , isthmes ,
détroits et possessions qui appartiennent à l'Angleterre
depuis le Japon jusqu'à la Baltique , et de la mer Pacifique
jusqu'aux Dardanelles . Sans aucun égard pour la
bulle d'Alexandre VI , ni pour les droits respectifs de
tous les peuples de la terre habitée , il décerns , de son
autorité , les honneurs de l'empire suprême à la nation
britannique . D'après ce calcul , Alexandre et César
Charles v et Louis XIV , avec leurs petits projets de monarchie
universelle , ne furent que des enfans occupés
à souffler des bulles de savon .
2
» Et si cela était vrai , que faudrait-il penser de tant
de prophéties débitées par ces éternels déclamateurs ,
en fait d'économie générale , qui annoncent tous les
'jours la chute de l'Angleterre occasionée par l'énormité
de sa dette ? Ont- ils calculé la valeur intrinsèque
du globe ? Savent-ils de quelle garantie peut servir
une aussi belle hypothèque dans la caisse d'amortissement
de Londres , si elle y est une fois bien et dûment
enregistrée ?
» Dès que votre visionnaire aperçoit de loin les côtes
de l'Afrique , les souvenirs de ces pays célèbres assié¬
gent sa pensée ; les malheurs de Carthage , les beaux
FÉVRIER 18178 295
vers de Virgile , les récits animés de Saluste enflamment
son imagination . Mais croiriez-vous que , par une transition
soudaine , à l'aspect de ces lieux où l'espèce humaine
a été si long-temps dégradée par des pirates ,
dont l'audace vient tout au plus d'être réprimée , il
adresse un hymne à la liberté. « Enfin , dit-il , l'huma-
« nité respire : le droit des gens est reconnu parmi ces
< peuples barbares . Plus de trafic du sang humain ; plus
d'esclaves d'aucune couleur : honneur aux nations
« civilisées dont les efforts guerriers et la politique philanthropique
ont remporté cette double victoire ! L'Aafrique
est peut- être à la veille de recevoir l'impression
« des idées que le siècle actuel doit aux progrès de la
« raison universelle ..... >>
con-
» Heureusement pour vous , le voyageur ne dit rien de
l'Espagne ni de la France dont il cotoie les rivages ;
mais , en voyant l'Italie , son enthousiasme n'a plus de
bornes. « Terre , en vain favorisée par le ciel , s'écrie-t- il ,
« patrie des vertus et des crimes , tour- à -tour
« damnée à nous offrir les deux extrêmes de l'héroïsme
« et de la dégradation ! théâtre de tous les contrastes et
de toutes les viscissitudes , objet de l'ambition éter-
« nelle de tous les peuples , victime des sanglantes querelles
dont tu dois être le prix , expie à jamais le tort
« irrémissible d'avoir été successivement le berceau de
<< toutes les tyrannies ! >>
« Nous sommes dans la mer de la Grèce ; ici chaque
rocher a son histoire . Nullum sine nomine saxum.
Rassurez-vous , M. le bachelier , votre homme a senti
qu'il avait trop à dire ; sa relation sera l'objet d'une
dépêche particulière . » Enfin , arrivé à Gallipoli , il
promène ses regards sur la Chersonnèse de Thrace
et sur l'Hellespont . « Le voilà donc , dit-il , ce point
« d'appui qui manque seul à la nation anglaise pour
" dicter des lois à toute la terre . Ce détroit fameux est
susceptible d'un système de défense aussi complet que
«< celui de Gibraltar Le premier qui s'en emparera ,
« deviendra le maître de la seule communication qui
« existe entre la Méditerranée et la mer Noire . En 1807 ,
« ajoute-t-il , une faible escadre anglaise suffit pour
« forcer l'entrée de la Propontide . Elle vint jusque.
sous les murs de Byzance , braver le chef de l'empire
296 MERCURE DE FRANCE .
« Ottoman . Le courage d'une poignée de Français et.
« d'Espagnols , commandés par leurs ambassadeurs
« sauva la gloire de Constantinople . »
9
» votre associé vous promet un mémoire intéressant
sur cette aventure assez mal racontée dans les gazettes ,
du temps passé . En attendant , il s'obstine à croire que
si S. A. le prince-régent et l'empereur de toutes les
Russies parvenaient à s'entendre sur ce point essentiel ,
il suffirait de prévenir amicalement le sultan Mohamed ,
pour régénérer à la fois la double Asie , et même cette,
partie de l'empire qui s'étend depuis le Bosphore jus- ,
qu'au Danube , sans tirer un coup de fusil , sans faire du ,
mal à personne. C'est bon à savoir.
>>
lei , je pense que celui qui vous écrit est tout-àfait
entrainé par son délire. Il affirme qu'il n'est pas jusqu'au
grand seigneur qui n'éprouve la nécessité d'opérer
dans ses vastes Etats , la réforme dont le sage , l'infortuné
Selim avait conçu l'idée . Beaucoup de Musulmans
d'sirent cette réforme. Il ne s'agit plus que de convertir
les janissaires . Quelques heures de retard dans la marche
d'une armée qui allait arriver à Constantinople , dérangèrent
les plans de Selim , et ses ennemis triomphèrent
mais le souvenir de ses projets lui a survécu .
» Je vous déclare , M. le bachelier , que toutes ces
assertions m'ont paru au moins singulières . Je dois avouer
cependant que cette idée de régénération me sourit ,
quoiqu'elle paraisse sortir de la tète d'un véritable maniaque
gréco-latin . Il y a quelque chose de piquant
dans les rèves de votre associé . En effet , voyager en
partie de plaisir , dans une simple nacelle , des bords
du cap Matapan , aux sources du Tanaïs , cela serait
admirable , surtout si l'on pouvait se dispenser de suivre
le terrible conseil que Voltaire donnait à Catherine ,
car il y a du bon chez les Turcs. Votre collaborateur
assure qu'ils valent mieux que leur réputation ; ils
sont très-tolérans à légard des chrétiens qui vivent sous
leur domination Il règne parmi eux de tels principes
d'égalité qu'ils n'ont pas meme besoin de noms pour
distinguer les familles . Les fautes y sont personnelles ;
l'infanie n'y est point héréditaire .... Voilà déjà quelques
articles dont la discussion à coûté cher à l'Europe civilisée
. Votre correspondant voit déjà , dans son imaFÉVRIER
1817. 297
gination , une réconciliation prochaine entre les turbans
et les chapeaux ; il voit la philosophie remonter
jusqu'au Thibet qui nous transmit autrefois des connaissances
utiles et des erreurs déplorables ; la mer
Rouge , ouverte à la navigation jusqu'à la côte occidentale
du grand continent de l'Inde ; les riches productions
de l'Orient , après avoir traversé le golfe arabique
, venir par terre aux bords du Nil , et de là voguer
tranquillement sur la Méditerranée : Alexandrie , à ses
yeux , redevient l'entrepôt d'une immense circulation
commerciale ; les sciences et la philosophie apprivoi
sent les Mameloucks ; les prodiges des règnes de David
et de Salomon se renouvellent ; les ports de Tarsis et
d'Ophir sont rétablis dans toute leur magnificence ( si
on parvient à découvrir sur la carte la place qu'ils occupaient
) . Imbu de ces idées , votre associé se propose
d'examiner les projets maritimes d'Alexandre , et de
chercher ce qu'il y a de vrai dans le Voyage du fameux
Néarque. Il n'oublie point de vous parler de la route
qui va par terre de l'Indus à l'Oxus , à la mer Caspienne ,
au Tanais , et même jusqu'au Pont-Euxin . « Tout doit être
<< libre ; s'écrie-t-il ; que les philosophes , envoyés par la
« société de Madrid dans l'hémisphère méridional , soient
« animés de cette grande pensée ! que leurs travaux se
« dirigent vers ce but ! et puissent nos communs efforts
« accélérer le grand oeuvre d'une régénération univer-
« selle qui ne coûte pas de larmes à l'humanité ! »
?
Je pense , messieurs , que c'est assez , pour cette fois :
mon jeune collaborateur , en traitant de visionnaire
mon correspondant de Constantinople , me paraît s'ètre
lui- même un peu trop abandonné à son imagination . Je
Vous communiquerai bientôt la suite de son travail qui ,
sans être aussi romanesque , n'en est pas moins curieuse .
J'ai l'honneur de vous saluer ,
:
Le bachelier de Salamanque.
298
MERCURE
DE FRANCE
.
ANNALES
DRAMATIQUES .
THEATRE DE L'ODEON .
Le défaut d'espace nous avait empêchés de rendre
compte , dans le dernier numéro , de cette pièce qu'après
une chute assez lourde , on a inutilement essayé
de relever. Nous réparons aujourd'hui cette omission involontaire
.
Première représentation de la suite des Deux Philibert.
Malgré le titre des Deux Philibert, il n'y a réellement
que le cadet de ces deux frères , si opposés en goûts et
en moeurs , qui soit le héros de la pièce de M. Picard .
Sauf les convenances , il aurait été plus exact d'intituler
cette comédie , Philibert le mauvais sujet ; car, par
une contradiction fort piquante à tous les usages reçus
au théâtre , Philibert , l'homme de mérite , n'est là que
pour faire ombre au tableau. Il fallait avoir tout le talent
de l'auteur , pour se tirer sans encombre , d'un pas
aussi délicat , c'est un espèce de tour de force , qu'il a
fait en homme familier , avec toutes les difficultés de son
art et accoutumé à s'en jouer avec grâce . Sa pièce respire
un abandon si entraînant , le travail s'y cache sous
un air d'aisance si facile , qu'il est assez naturel que
deux jeunes gens , qui ne sont point encore initiés aux
secrets de l'art dramatique , ayent voulu marcher sur
ses traces ; mais il faut avouer qu'il n'y avait que des
écoliers qui pussent se laisser prendre à cette amorce
trompeuse . Les auteurs de la pièce nouvelle ont trouvé
des caractères tout tracés , et ils se sont imaginé qu'en
prenant pour interlocuteurs d'un dialogue diffus et trivial
, les personnages d'une pièce pleine d'esprit et de
gaîté , ils allaient obtenir un succès de vogue . La première
représentation de leur comédie aura dû les détromper.
De nos jours , pour être regardé comme un
FÉVRIER 1817 . 299
homme de mérite , il ne suffit plus de porter le nom
d'un homme qui en a eu,
La foule assiégeait l'Odéon long-temps avant l'ouverture
des portes , et la salle a été bientôt envahie .
Quoique M. Philibert cadet soit un homme de fort
mauvaise compagnie ; M. Picard a trouvé le secret de
le faire aimer de la bonne , Ses continuateurs n'ont pas
su profiter de ces heureuses dispositions . Dans leur ouvrage
, Philibert cadet s'est installé chez M. Duparc ,
le beau-père de son frère , l'homme de merite . M. Duparc
l'a souffert dans l'espoir que la régularité des moeurs
de sa maison , forcerait notre étourdi à changer les
siennes ; mais il n'en est rien , il mène toujours le mème
train de vie , passe les nuits dehors , et poursuit ses entreprises
galantes auprès de la femme-de-chambre de
madame d'Hervilly ; trait que M. Picard avait jeté en
passant , et sur lequel il est mal-adroit d'être revenu .
M. Duparc , fatigué de tous ces désordres , prend de
concert avec son gendre , le parti d'éloigner Philibert
cadet de Paris. Il veut l'envoyer à Bordeaux pour le corriger
; mais sa belle-mère l'assure que le remède est plus
près du mal qu'il ne pense ; elle a remarqué que Philibert
est sensible aux charmes de madame de Folville ,
et qu'il est fort sédentaire toutes les fois qu'elle doit
venir . Du reste , il serait bien ingrat de ne pas aimer
cette jeune veuve , car elle se prête à tout ce qui peut
amener sa conversion avec un zèle tout-à-fait charitable.
Néanmoins malgré son amour , madame de Folville ,
consent au voyage de Bordeaux ; ce sera un temps
d'épreuve pour son amant . Dès que Philibert , qui a passé
la nuit à donner une sérénade à l'intéressante veuve , avec
toute la musique de sa légion , se présente chez M. Duparc
, celui-ci lui signifie son congé , Philibert y souscrit
de fort bonne grâce ; mais au lieu de se rendre à Bordeaux
, il s'arrête à une demi-lieue de Paris , dans la
maison de campagne d'un ambassadeur , pour qui il avait
une lettre , et qui le reçoit secretaire à l'essai . Là , commence
une seconde action dont la plus grande partie se
passe dans les coulisses , et qui finit par l'arrivée d'une
troupe de recors ameutés par M. Duparc . Le pauvre Philibert
est arrêté , et , malgré le droit des gens qui déclare
inviolable la maison d'un ambassadeur, les auteurs
500 MERCURE DE FRANCE.
le font conduire à Sainte- Pélagie ; les personnages du
premier acte s'y sont donné rendez-vous chez le concierge
, pour mettre Philibert à l'épreuve , et jouer autour
de lui un petit drame sentimental , dont la situation
principale à rappelé à quelques plaisans du parterre ,
l'anecdote de la fameuse Tête de Mort. En effet , une
femme vielle et laide , qui ne veut pas se nommer, écrit
à Philibert , pour lui offrir sa main et cent mille livres
de rentes , qu'il accepte pour sauver l'honneur à son
frère , obligé de rendre dans la journée un dépôt de dix
mille francs qui lui a été confié. La dame mystérieuse
arrive voilée comme celle de la rue Plumet; mais au
lieu d'une tète de mort , Philibert aperçoit les traits de
madame de Folville.
Le public a écouté avec patience le premier acte de
cette pièce , bien qu'il ne donnât pas de brillantes espérances
; mais les absurdités et les niaiseries qui remplissent
les deux derniers ont excité de nombreux sifflets
, non pas dans le parterre , mais dans les loges , car
ce n'était que là qu'il y avait du public . Les applaudisseurs
gagés n'ont peut-être jamais développé plus d'audace
que pendant cette représentation ; peut-etre aussi
ne s'étaient - ils jamais trouvés en aussi grand nombre .
Cet abus , triste ressource de la médiocrité , à laquelle
elle ne saurait cependant procurer des succès durables ,
va chaque jour croissant. Nous avons été d'autant plus
étonnés de le voir triompher au théâtre de M. Picard ,
qu'il l'a lui- même attaqué , avec beaucoup d'esprit , dans
une petite comédie intitulée le Café du Printemps.
Les deux auteurs ont voulu etre nommés , en dépit des
cris de l'opposition ; nous ne devons pas avoir à leur
égard plus d'indulgence qu'eux-memes : ce sont MM . Moline
et Lallemand . 'Au milieu de leurs malheureux efforts
, on a cependant distingué la création assez originale
du rôle de M. Pastoureau. Ils ont supposé que ce
sot personnage , gâté par sa liaison avec Philibert , avait
quitté le ton sentimal pour prendre les manières égrillardes
de son ami ; il imite son modèle à peu près comme
l'âne imite le petit chien . Thénard , qui joue ce rôle , l'a
gâté par un jeu outré. Nous sommes persuad's qu'en se
donnant beaucoup moins de mal , il ne paraitrait pas
moins ridicule.
L. F.
41
FEVRIER 18172
301
POLITIQUE.
INTÉRIEUR .
DES CHAMBRES.
( VIIe article . )
Projet de loi sur les Journaux.
En analysant la suite de la discussion sur les journaux
, je me suis aperçu que les discours des orateurs
qui ont combattu le projet de loi , n'étaient pas susceptibles
de former, comme ceux des défenseurs du projet ,
un ensemble uniforme et régulier . Réunis momentanément
sous le même étendard , des hommes d'opinions
très-différentes ont conservé , durant cette lutte , les
nuances qui les distinguaient . Comme ils ne partaient >
pas des mêmes principes , ils n'ont pu suivre la mème'
marche , bien qu'ils tendissent vers un but commun.
Extraire quelques - unes de leurs phrases eût été donner
de leurs discours une idée très-fausse ; combiner
avec effort des élémens si hétérogènes , n'aurait amené
pour résultat que la confusion et le désordre : il vaut
mieux , ce me semble , parler de chaque orateur à part ,
et finir par quelques considérations générales .
M. de Sainte-Aldegonde , en déplorant des malheurs
qu'il a cru , peut-être à tort , devoir attribuer à la liberté
de la presse , et surtout à celle des journaux , a néanmoins
avoué sa répugnance à voter une seconde fois , *
depuis la restauration , une loi de circonstance . Il n'a
point admis comme un fait démontré , que la France
ne fût pas en état de jouir de la liberté assurée par la
Charte. Il a rappelé qu'en Angleterre la liberté de la
presse n'avait jamais été suspendue avec la loi d'habeas }
corpus ; il a réclamé le perfectionnement et l'application :
des lois pénales ; il a émis le vou , plus raisonnable qu'on
502 MERCURE DE FRANCE.
ne le pense , de supprimer tous les journaux , s'ils ne
peuvent cesser d'être dangereux ou d'être esclaves ; et
il a fini par proposer des cautionnemens considérablesde
la part des journalistes , et une commission de dix
membres , qui exercerait collectivement la censure des
journaux .
M. de Castelbajac a très-bien développé les avantages
de la liberté de la presse , et sa nécessité dans un gouvernement
qui se fonde sur la discussion ; appuyé sur la
Charte , il a fait sentir que la liberté des journaux dérivait
clairement de l'article constitutionnel ; il a remarqué
que , dans nos relations avec les puissances étran→
gères , la loi proposée augmenterait les embarras du gouvernement
, en donnant à chaque article de journal un
caractère officiel , et que la politique française serait
ainsi responsable à l'Europe de l'imprudence des écrivains
et de la négligence des censeurs . Passant à notre
situation intérieure , mettrez-vous , a-t-il dit , la liberté
des journaux entre les mains du ministre , de qui dépend
déjà la liberté individuelle ? Confierez - vous au
même pouvoir le droit exclusif sur les personnes et le
droit exclusif sur la pensée ? Il abordait ensuite une
question fort importante , et sans doute il allait démontrer
que la liberté même de la tribune était inefficace
quand les mandataires d'un peuple étaient isolés de ce
peuple par un effet naturel du silence imposé à l'opinion
; malheureusement sa première phrase lui a rappelé
des articles de journaux que tout le monde a oubliés dès
long-temps . Il s'est plaint de ce que ces journaux avaient
défiguré quelques-unes de ses paroles ; il s'est engagé
dans la réfutation de quelques insinuations qu'ils s'étaient
permises contre la majorité de l'ancienne chambre ; et de
la sorte , un discours qui avait commencé par un exposé
juste et clair des vrais principes , s'est évaporé tout d'un
coup en attaques minutieuses et en récriminations inutiles
, qui , pour avoir obtenu des applaudissemens irréguliers
, n'en ont pas moins affaibli l'impression que l'honorable
orateur aurait pu produire .
M. de la Bourdonnaye a débuté , comme M. de Castelbajac
,, par énoncer des vérités auxquelles on ne saurait
donner trop d'assentiment. La nature du gouvernement
représentatif, a-t-il dit , réclame la libre commuFÉVRIER
1817 .
313
nication des idées ; et , dans l'état actuel de notre civilisation
, l'indépendance des journaux , leur circulation
libre et rapide est devenue un besoin général et le véhicule
de l'opinion publique . Accorder la liberté de la presse,
et enchaîner les journaux , c'est tromper la nation par une
apparence illusoire de liberté , à l'instant même où on la
place sous le jong d'une opinion factice . Dans un état populeux
, qui s'étend sur une immensité de contrées distinctes
par leurs productions , leurs besoins et leur industrie
, et où les intérêts sont si différens et souvent si opposés
, il ne se formerait aucune opinion publique , aucun
sentiment patriotique n'acquerrait d'influence', si les différentes
parties du royauine ne communiquaient entre
elles par le secours des feuilles périodiques . Dans le gouvernement
représentatif , où la balance des pouvoirs est
le fondement de la constitution , dans une monarchie continentale
, hérissée de places fortes , défendue par une
armée nombreuse essentiellement obéissante , quel serait
le contrepoids de l'énorme puissance du gouvernement ,
si les chambres , isolées de la nation par l'asservissement
des journaux , étaient réduites à lutter seules contre des
prétentions toujours croissantes , et des demandes d'impôts
sans cesse renouvelées ? Nos lois antiques , les ordres
, les grands corps de magistratures , le régime provincial
et municipal , tout a disparu , et il n'y aurait plus
aujourd'hui qu'un trône et des esclaves , si le pouvoir législatif
, fort de l'opinion publique , ne se plaçait entre la
monarque et ses sujets . C'est donc vers l'opinion publique
quenous devons diriger nos efforts ; c'est à créer un esprit
national , à mettre à la portée de tous la théorie du
gouvernement représentatif, à l'identifier avec nos moeurs
et nos habitudes que nous devons employer toute notre
influence mais nous ne réussirons qu'à la faveur de l'indépendance
des journaux. Mettre cette indépendance en
problême , c'est mettre en question s'il faut créer l'esprit
public , s'il faut attacher la nation au gouvernement représentatif;
c'est mettre en question le gouvernement représentatif
lui-même ; c'est le renverser sans rien mettre à
sa place pour défendre les libertés nationales ; c'est ramener
l'anarchie par le despotisme , affaiblir le pouvoir à
force de puissance , exposer le trône à toutes les vicissitudes
du gouvernement arbitraire : il suffit que les jour
:
304 MERCURE DE FRANCE .
naux soient une arme puissante , pour que la loi ne les
confie pas à un seul ; il suffit qu'ils soient une arme dangereuse
, pour que vous ne les placiez pas dans les mains
de celui qui possède à la fois le droit d'accuser et celui
de punir.
Jusqu'ici personne ne peut nier que l'orateur n'eût rai
son sur tous les points ; mais il a voulu répondre à une
assertion relative aux partis qui diviseut la France , et ce
mot de parti l'a entraine ; comme son honorable collegue ,
il est revenu sur des faits sur lesquels il est douteux que
la France partage son opinion . Le souvenir du 5 septembre
et du résultat des dernières élections , a donné à ses
paroles une amertume qui a transformé en agressions
personnelles la discussion d'une question générale ; et ,
Sous l'armure d'un champion de la liberté , on a cru ne
plus voir que l'ennemi particulier d'un ministre .
M. Barthe-Labastide a aussi parlé de l'ordonnance du
5 septembre , des accusateurs de l'ancienne chambre , de
la vente des forêts , et des bons royaux . Vers la fin de son
discours seulement , il s'est rapproché de la question , et
on lui doit une observation juste . En supposant même
que la représentation nationale suffise , pendant ses séances
, pour protéger les citoyens , son pouvoir et sa vigilance
scront suspendus durant de longs intervalles . Si
alors les journaux ne sont pas libres , d'où sortira la vé
rité ?
L'opposition de M. de Brigode a été d'une toute autre
nature. Dans un discours plein d'esprit et de talent ,
il a distingué l'opinion réelle , qui se fait connaître ,
quand la généralité des citoyens peuvent exprimer leur
vou , de cette opinion factice qui , comprimant tout ce
qui lui est opposé , impose silence à la généralité au
nom d'une majorité prétendue . Il a prouvé qu'après
ving-cinq années d'une révolution , durant laquelle on
a essayé toutes les ressources hors , la loyauté et la bonne
foi , ce système de déception n'est plus possible . Or ,
c'est vers ce système que nous ramène l'asservissement
des journaux. Cet asservissement est une partie de ce
système auquel on a dù ces ajournemens , ces exceptions
, ces suspensions des lois et des constitutions données
à la France , et ce spectacle bizarre et contradictoire
, de principes respectés en paroles , et violés en
fait. Lorsque les bouches répétalent encore ces mots
FÉVRIER 1817.
505
fameux , rappelés dernièrement à la tribune : Périssent
les colonies plutôt qu'un principe! la France périssait par
l'effet des principes ajournés . Ouvrez les annales de la ré
volution , ses catastrophes les plus sanglantes sont toutes
sorties du régime des exceptions . Partis , factions , gou
vernemens divers , tous se sont établis en invoquant , ens
proclamant les principes ; tous ont péri après s'en être
écartés . L'orateur a examiné ensuite le danger des journaux
entre les mains des partis ; leur enlever toute la liberté ,
est-ce les rendre moins dangereux ? Forcer les partis à
se taire , n'est pas le moyen de les apaiser ; et quant au
mal qu'ils pourraient causer en attaquant le Roi et la
Charte , ce mal ne tiendrait pas à la liberté , mais à
l'extrême licence que personne ne demande Il a remarqué
qu'une conséquence trop peu aperçue , bien
que trop souvent réalisée , de la dépendance des feuilles
periodiques , c'est que non-seulement on interdit à leurs
auteurs la manifestation de leurs sentimens véritables ,
mais qu'on les rend les organes de sentimens opposés .
Or ,, que des circonstances obligent les hommes à taire
ce qu'ils pensent , cela s'explique ; mais qu'on puisse les
forcer à dire le contraire , à professer sur les personnes
ou sur les choses des opinions qu'ils ne partagent pas ,
ce n'est plus la liberté , même restreinte , c'est le comble
de la servitude ; que si l'on veut nous rassurer sur la`
violation des principes , par l'éloge des personnes , on
oublie que les rènes de l'administration peuvent échapper
à ceux en qui nous avons tant de confiance . Nous aurons
alors préféré des hommes aux sauve-gardes de nos libertés
. D'autres hommes viendront qui ne seront plus
les nôtres ; nous souffrirons du silence auquel nous nous
serons condamnés nous-mêmes . Nos regrets seron tardifs
, notre repentir sera inutile . Abordant enfin la'
grande objection que tous les défenseurs du projet
avaient reproduite , il l'a mieux réfutée qu'aucun des
membres de l'assemblée qui l'avaient précédé à la tri¹
bune . Si ceux pour qui l'on craint l'imprudence de nós
journalistes , a-t-il dit , n'ont que des intentions bienveillantes
, ils ne s'offenseront pas du contenu des feuilles
publiques , lorsqu'à l'instar de ce qui se passe ailleurs ,"
la liberté de la presse sera rendue chez nous à toute sa
puissance . Si ceux dont il s'agit avaient des intentions
21
306 MERCURE DE FRANCE.
différentes , ils trouveraient , sans les journaux , assez
d'autres prétextes de tenter l'exécution de ce qu'ils pourraient
projeter. M. de Maccarthy , qui a remplacé
M. de Brigode , ne s'est pas , après des observations
vraies , préservé suffisamment des divagations auxquelles
deux autres orateurs s'étaient déjà livrés ; il a parlé
de calomnie , et ce mot de calomnie a eu
sur lui
l'effet magique que le mot de parti avait eu sur
M. de la Bourdonnaye . Les élections du mois de novembre
, et les articles destinés à les diriger , et des
récriminations et des détails ont de nouveau reparu . Ces
souvenirs sont- ils donc pour une portion des membres de
l'assemblée , des écueils contre lesquels chacun d'eux soit
forcé de se briser à son tour? Cette déviation n'a pas manqué
de produire son effet , c'est- à -dire de diminuer celui
qui était dans l'intention de l'orateur . On n'a plus senti
toute la justesse de ses réflexions sur l'inconvénient de confondre
le Roi avec ses ministres , dont la responsabilité
légale n'existe que lorsqu'ils sont séparés du monarque ,
comme leur responsabilité morale n'est qu'une chimère ,
quand l'opinion ne s'exprime pas en pleine liberté .
L'on ne me soupçonnera pas de penser en tout point
comme M. de Villèle ; mais aucune différence de prin
cipes ne doit empêcher de rendre justice aux vérités ,
quand on les rencontre , et l'opinion qu'il a émise est
pleine d'importantes vérités. Il a très- bien développé le
danger de n'envisager la Charte que comme un assemblage
de dispositions indépendantes les unes des autres ,
ce qui permettrait de les violer indirectement , ou de les
fausser chacune à part ; on anéantirait ainsi l'esprit dans
lequel cette garantie de nos droits a été donnée , et surtout
, chose plus fâcheuse encore , on n'anéantirait pas
mais on blesserait l'esprit dans lequel cette garantie a été
reçue . En consentant à ce que l'autorisation du Roi fût
nécessaire pour l'établissement des journaux , il a demandé
que cette autorisation ne pût être révoquée arbitrairement
, proposition émineminent équitable , et conforme
à la pratique adoptée pour d'autres fonctions , qui ,
si les défenseurs du projet de loi n'exagèrent pas la puissance
des journaux , ne sont pas plus importantes que
celles de journalistes . C'est avec l'autorisation royale
S
FÉVRIER 1817 . 507
qu'on entre dans beaucoup de professions honorables ou
utiles , la finance , le barreau , l'armée ; l'on ne conclut
pas , de ce que le Roi a dû autoriser les citoyens à se
vouer à ces professions , que ses ministres puissent ensuite
les contraindre à renoncer , sans motif précisé , sans examen
préalable , sans jugement régulier . M. de Villele at
reconnu que la légitimité sur le trône ne pouvait donner
seule à nos institutions la force de résister à des causes
destructives de tous les gouvernemens , et , en preuve de
cette assertion sur la légitimité , il a cité la Charte , que
le Roi lui - même , ainsi qu'il l'observe , a nommé un supplément
nécessaire ; noble déclaration qui implique que la
légitimité ne pouvait s'en passer . Il a répondu victorieusement
à ces demandes de confiance contraires à toute
constitution : car , si le refus de livrer la direction de l'opinion
publique aux ministres était un témoignage offensant
de méfiance , la Charte entière serait une suite d'offenses
bien plus graves , puisqu'elle est une série de précautions
, dont quelques-unes serablent arriver jusqu'à la
personne du monarque . M. de Villele toutefois n'a pas
évité complétement l'écueil que j'ai signalé plus haut . Peu
s'en est fallu qu'au mot d'épurations , un discours , jusques
alors de principes , ne devînt une harangue de parti .
Mais il a doublé ce cap des tempêtes plus heureusement
que ses prédécesseurs ; et quand , rentrant dans la question
, il a dit qu'il ne fallait pas faire dégénérer le gouvernement
représentatif en un vain simulacre ; que ce gouvernement
, étant notre seul refuge , devait conserver ses
appuis indispensables ; que le seul moyen de restauration.
était de suivre de bonne foi la route loyale , il a de nouveau
parlé le langage auquel toute la France répond .
Il y a environ deux ans et demi qu'un écrivain célèbre
avait imprimé que le bon sens voulait que la presse fût
beaucoup moins libre que tout autre moyen de nuire .. (1 )
que le désordre des finances , le désordre des moeurs , la
tyrannie méme , ne détruisaient pas les États ..... mais
qu'un peuple civilisé pouvait périr par la propagation de
fausses doctrines……... ( 2) que les livres replongeraient , s'il
(¹ ) Encore un mot sur la liberté de la presse , par M. de B..... , p. 2 .
(2) Pag. 3 .
21 .
308 MERCURE DE FRANCE .
était possible , le monde dans la barbarie….... ( 1 ) que
tuleurs de l'éternelle minorité des peuples , les gouvernemens
ne pouvaient laisser à la merci des opinions particulières
l'éducation de leur pupille ..... (2 ) que la liberté
de la presse , loin d'étre un préservatifcontre la tyrannie ,
en était le plus servile instrument ..... (3) qu'elle conduisait
les peuples à la servitude.... 4) que la co..stitution
anglaise n'avait résisté à cette maladie que parce
qu'elle n'en avait été attaquée que dans la force de
ĺ'áge..... (5) que la raison , source de toutes les lois ,
voulait une garantie contre les écrits nuisibles , et que
celte garantie ne pouvait étre qu'une censure préalable.....
(6) que les débats sur la liberté de la presse
étaient une erreur chez une nation éclairée , et un scandale
chez un peuple chrétien ... (7 ) et que les gouvernemens
devaient se persuader qu'il fallait peu de livres à
des peuples qui lisaient beaucoup ( 8 ) . Ce même écrivain
célebre est monté à la tribune , dans la discussion
qui nous occupe , pour demander la liberté des journaux .
Il a employé son talent distingué à prouver qu'il n'y avait
nulle contradiction dans les deux doctrines . Son discours
formerait un excellent chapitre dans un traité sur les subtilités
de l'esprit humain . On y trouverait comment on
démontre que l'Encyclopédie et les Cuvres de Voltaire
sont à la portée de plus de lecteurs que des feuilles de
quatre pages ; qu'une censure préalable convient aux
livres , parce que l'autorité peut les atteindre , et que des
voies judiciaires sont plus adaptées aux journaux , parce
que leur circulation est plus rapide ; mais je dois laisser
de côté ces récréations métaphysiques d'une intelligence
déliée , et , en regrettant de ne pouvoir transcrire l'hommage
rendu , dit - on (9 ) , par cet orateur , au bien qu'ont
(1 ) pag. 4.
( 2 ) pag. 7.
(3 ) pag. 9. (4) ibid.
( 5) pag. 15.
(6) pag. 19. (7 ) pag. 23. (8) pag . 25.
( 9) Cette opinion a été promise par le Moniteur , mais n'y a pas
encore été insérée , de sorte que je n'ai pu consulter que des journaux à
la fois moins authentiques et moins développés dans les analyses qu'ils
publient.
FÉVRIER 1817 .
509
fait les journaux à la religion , à la morale , à la politique
, à la littérature , je prends acte de quelques aveux
qui sont d'un grand poids; puisqu'ils sont arrachés par la
force des choses , au plus habile antagoniste de la liberté
de la presse.
1º . Dans le débordement de fausses doctrines ( fausses
ou vraies, n'importe) , il n'est plus guère de digue que la
loi puisse lui opposer . Nous vivrons desormais sur les
oeuvres complètes des philosophes du dernier siècle .
2º. Les journaux ont l'utilité de contenter , à peu de frais ,
les partis qui ne se croient pas perdus tant qu'ils peuvent
parler ( 1 ). 5. Il y a très-peu de politique à emboucher
la trompette législative , pour annoncer que rien ne s'imprime
que sous le bon plaisir du gouvernement. 4°. L'essai
de la loi de 1814 ne fut pas heureux ( c'est en faveur de
cette loi
que l'orateur avait écrit) ; l'inutilité de cette loi ,
si elle ne fut qu'inutile , fait regretter qu'on n'ait pas eu
recours à une répression judiciaire . 5. L'opposition armée
n'a cessé , en Angleterre , que depuis qu'elle est devenue
opposition littéraire . 6°. Je connais un remède très efficace
contre l'exagération et l'imposture des journaux ; je
n'en connais pas contre leur silence .
M. Josse de Beauvoir, après avoir reproduit les raisonnemens
déjà allégués contre la loi , et défini la suspension
de la liberté individuelle , un pouvoir arbitraire confié à
' un seul homme , pouvoir immense , dont l'abus commence
au caprice et finit par se perdre dans le despotisme
, a plutôt accusé les journaux qu'il ne les a défendus.
Il s'est plaint des détails qu'ils avaient donnés sur les
scènes de démagogie d'un peuple voisin , saus réfléchir
que nul n'avait applaudi aux excès de la populace , et
qu'assurément , s'ils avaient failli par trop d'indulgence
sur de tels excès , ce ne serait pas le gouvernement qu'on
pourrait accuser de connivence. Mais après ce tribut payé
à la nécessité d'attaquer le ministère , M. de Beauvoir
( 1 ) C'est à tort que l'on regarde comme un avantage que les partis se
eroient perdus. On devrait se souvenir du vers de Virgile :
Una salus victis , etc.
Quant à l'idée de persuader aux partis qu'ils sont morts , on n'y réussit
pas , et plus on leur soutient qu'ils sont morts , plus ils sont tentés de
donner signe de vie.
310 MERCURE DE FRANCE .
dit des choses très -vraies . L'asservissement des journaux
n'est pas
dans l'intérêt du gouvernement. Comment inspirera-
t-il la confiance , et donnera-t - il un degré convenable
de crédibilité aux journaux , qui , sous sa dépendance
absolue , ne parleront que d'après ses ordres ? Il
a ajouté une réflexion essentielle , et qui prouve que tout
se tient , maxime sans cesse oubliée, Tant que la liberté
individuelle sera suspendue , la liberté de la presse sera
illusoire . Menacez , enfermez un imprimeur : si vous ne
manquez pas d'écrivains pour dire la vérité , vous ne
trouverez personne pour l'imprimer.
J'ignore si le compte que je pourrais rendre du discours
de M. Benoit serait exact , parce que le Moniteur , en
annonçant qu'il est entré dans des développemens fört
étendus , n'a transmis de son opinion que ce qui se rap-
·porte à la noblesse et à l'existence de la nation nouvelle ,
qui est demeurée étrangère à nos troubles , en assentiment
comme en hostilité. Sur ce dernier point , M. Benoit
me semble avoir répliqué heureusement à cette hypothese
inattendue . A ceux -là donc , a- t-il dit , appartiendront
les fruits de la révolution , à ceux -là qui n'ont concouru
ni à la soutenir ni à la combattre . Telle est donc cette
nouvelle nation , qui , comme la Jérusalem céleste , s'élève
, au milieu de nous , plus forte que nous , plus pure
que nous , plus digne et plus sage que nous . Ne la ditesvous
pas aussi plus nombreuse ? Mais elle n'a recueilli ,
dans sa marche triomphale , que des hommes étrangers à
nos querelles , à nos excès . Nul d'eux apparemment n'a ,
dans le printemps de sa vie , senti battre son coeur à la
voix enivrante de la liberté ; aucun ne s'est enrôlé dans
les premiers bataillons qui préludèrent , par tant de gloire ,
à tant de misères . Aucun n'a siégé dans tant d'assemblées ,
de directoires , de districts de municipalités , de commissions
et d'administrations de tous genres . En cherchant
ainsi ce qui ne doit pas faire partie de la nation nouvelle ,
je serai plns embarrassé de savoir de qui elle sera composée
. Car si l'on retranche les victimes parce qu'elles
ont beaucoup souffert , et ceux qui ont fait des fautes
parce qu'ils ont laissé de tristes souvenirs , et ceux qui
ont participé aux querelles , parce qu'ils seraient disposés
à les renouveler , et ceux qui ont embrassé des erreurs
parce qu'ils pourraient y retomber , il ne restera probableFÉVRIER
1817.
311
ment , après tant d'épurations , que cette classe d'hommes ,
qui ont su se glisser , inaperçus , à travers ces orages , sans
en essuyer les coups , mais non sans en recueillir les
fruits .
M. de Corbières a traité la question sous le rapport de
la propriété; il a prouvé que le monopole lui portait une
première atteinte , et que l'arbitraire exercé , même après
ce monopole , lui en portait une seconde . Puis , considérant
le projet comme partie du système qui déclare
qu'il existe en France des sociétés irréconciliablement
ennemies , il a combattu cette supposition lugubre . Le
traité est fait , a - t-il dit : ce traité c'est la Charte , et en
effet , que serait la Charte , si elle n'était pas un traité
entre les partis ? Si les partis sont ennemis , c'est qu'ils se
soupçonnent , à tort ou à raison , de vouloir l'enfreindre :
qu'elle soit respectée , et on verra les partis , non pas
mourir , ce qui est impossible et serait fâcheux , mais se
renfermer dans l'espace constitutionnel , pour s'y maintenir
en équilibre et s'y combattre sans danger.
M. Savoye-Rollin est moins entré dans l'examen des
mesures proposées contre les journaux , que dans celui
de la loi adoptée antérieurement sur la liberté de la
presse. Il a démontré que cette loi était incomplète . Je
ne le suivrai pas dans ses argumens , parce que je me
suis rencontré avec lui sans le savoir ( 1 ) . Mais il me permettra
de m'applaudir de cette conformité de jugement
, et de me joindre de nouveau à lui dans le voeu
qu'il exprime répression légale des abus de la presse
par l'introduction du jury.
:
Telle a été la discussion qui a eu lieu sur les journaux.
On voit que l'assemblée s'est trouvée encore cette fois
dans sa position habituelle . Les membres qui soutenaient
la rigueur des principes que la nation adopte , alléguaient
des griefs et faisaient entendre des réclamations sur
d'autres points , sur lesquels la nation se sépare d'eux .
Les membres qui défendaient une mesure à laquelle je
pense que l'opinion n'est pas favorable , étaient lors de
souvenirs et de faits , qui , en leur conciliant l'opinion ,
( 1 ) Voyez l'avant-dernier nº , da Mercure.
512 MERCURE DE FRANCE.
l'empêchait de juger avec sévérité leurs propositions actuelles
.
J'ai dit que je hasarderais quelques observations sur
des théories alléguées durant le débat . Ces théories sont
l'identité du Roi avec les ministres , dans la présentation
des projets de loi , et les conséquences de l'initiative
royale pour l'adoption de ces projets.
Le grand avantage de la monarchie constitutionnelle
est la séparation du pouvoir royal d'avec le pouvoir exécutif
ou ministériel . J'ai le premier établi cette distinction
( 1 ) . Elle a fait fortune , et maintenant tous les partis
s'en sont emparés . Mais pour être devenue l'arme des
partis , elle n'en est pas moins vraie . Elle a même obtenu
le seul succès qui pût lui manquer ! car l'expérience a
prouvé qu'elle était préservatrice . Depuis que les partis
s'agitent au-dessous de la sphère où réside véritablement
la royauté , l'ordre politique n'est plus en péril . Tout est
vivant , au milieu , par la lutte : tout est tranquille au
sommet et à la base.
A
Sans doute un auteur très-éloquent a exagéré ma theorie
, en prétendant réduire le monarque à la qualité de
spectateur , tellement qu'il dit en propres termes : Que
le Roi ne forçanı point son minist e , si celui- ci n'obɩempère
pas à l'avis du Roi, le Roi n'insiste plus. Le ministre
agit , fait unefaute , tombe , et le Roi change son minis—
tère (2).
Ce n'est certes pas ainsi que je l'entends . Quand le Roi
voit un ministre près de faire une faute , il ne reste pas
impassible . Il ne laisse pas commettre une faute dont
la nation porterait la peine . Il ne force pas son ministre ,
mais il le renvoie , avant que la faute soit commise.
L'inconvénient des partis , quand ils saisissent un principe
, c'est qu'ayant un but autre que le principe , ils
ne craignent pas de le dénaturer pour qu'il les serve
mieux ; et en aiguisant l'instrument ils le faussent. 9.
Mais hors de l'hypothèse que je viens de poser , les
( 1 ) Réflexions sur les constitutions et les garanties , pag. 1-8.
(2) De la monarchie selon la Charte , chap. 5.
FÉVRIER 1817.
313
ministres , par cela même qu'ils sont responsables , ne
peuvent s'appuyer du nom du Roi pour faire adopter les
mesures qu'ils proposent . Car s'ils invoquent cet auguste
nom , de deux choses l'une , ou les mesures rencontrent
de l'opposition , ou elles n'en rencontrent pas . Si elles
en rencontrent , c'est donc au Roi qu'on s'oppose : si
elles n'en rencontrent pas , où est la liberté ?
Je ne saurais approfondir ce sujet en peu de lignes :
mais j'ajouterai une observation que je crois importante
.
Un instinct confus a de tout temps averti les hommes
de cette grande vérité . Si le Roi savait ! n'est autre chose
que le sentiment précédant la doctrine . Mais comme la
doctrine n'avait jamais été énoncée , ce sentiment , cet
instinct confus ont été la cause d'erreurs très-dangereuses
. De ce que l'on sentait vaguement que le pouvoir
royal était par sa nature une autorité neutre , qui , dans
sa sphère , n'avait pas de prérogatives nuisibles , on en a
conclu qu'il n'y avait pas d'inconvéniens à l'investir de
prérogatives qui pouvaient le devenir , et la neutralité
a cessé .
Si l'on avait proposé d'accorder à des ministres une
action arbitraire sur les citoyens , tout le monde aurait
rejeté cette proposition , parce que la nature du pouvoir
ministériel , toujours en contact avec tous les intérêts ,
aurait , au premier coup d'oeil , démontré le danger de
revêtir ce pouvoir de cette action arbitraire ; mais on a
concédé souvent cette autorité aux rois , parce qu'on
les considérait comme désintéressés et impartiaux , et
l'on a détruit, par cette concession , l'impartialité même
qui lui servait de prétexte .
Toute puissance arbitraire est contre la nature du
pouvoir royal. Aussi arrive- t- il toujours , de deux choses
l'une , ou cette puissance devient l'attribution de l'autorité
ministérielle , ou le Roi lui - même , descendant de la
hauteur où il était placé , cesse d'être neutre , et devient
en quelque sorte un ministre , devant lequel toute liberté
disparaît, parce qu'il associe à l'inviolabilité qu'il possède ,
des attributions incompatibles avec cette inviolabilité . *
Le second article dont je veux traiter, c'est l'initiative.
514
MERCURE DE FRANCE .
J'avais exprimé , avant la Charte , mon opinion sur l'ipitiative
. Mais la Chorte existe , et j'ai pour principe de
partir tonjours du point où l'on est , pour voir le bien à
faire , et non pas le bouleversement à opérer.
L'intention de la Charte , en attribuant l'initiative exclusivement
au Roi , a été clairement de prévenir le danger
de propositions multipliées dans les assemblées . Encore
une fois , je ne recherche pas si la précaution était
intrinséquement bonne ; mais intention a été manifeste. "
Conclure de cette initiative exclusive que les projets de
lois des minis res doivent être adoptés de confiance , est
donc une inférence forcée , ei d'antant moins utile à ceux
mêmes qui veulent la faire admettre , qu'elle est dé nentie
dans chaque séance de chaque assemblée ; et il faut bien
qu'elle soit démentie , sans quoi l'assemblée n'aurait qu'à
se taire , à enregister et à se dissoudre. Pourquoi donc présenter
en théorie ce que la pratique repousse ? C'est nuire
à la Charte au lieu de la servir.
J'irai plus loin. L'initiative , telle que la Charte- la
consacre , est un motif de plus pour que nos représentans
¤'admettent les lois qu'après une mûre discussion et avec
des précautions redoublées ; car il leur est interdit de
réparer leurs propres erreurs. L'expérience les éclaire
vainement sur les imperfections des lois qu'ils ont imprudemment
consenties ; elles subsistent malgré leurs
regrets .
Je reviens pour quelques instans au projet de loi ; non
que je puisse ajouter beaucoup d'idées à ce qu'ont allégué
les orateurs de l'opposition . Il y a cependant quelques
points sur lesquels des éclaircissemens ne seront pas déplacés
.
Pour motiver la dépendance des journaux , on a fait
valoir leur puissance. Ce raisonnement me conduirait au
résultat contraire. S'ils sont en effet si puissans , et si l'autorité
qui s'en prévaut seule méconnaît la vérité , ou si
elle a intérêt à ce que la vérité soit méconnue , où sera le
recours? où se trouvera le contrepoids ? Vous les peignez
comme une arme terrible , et vous conférez le privilége
de manier cette arme à ceux que l'organisation politique
investit déjà de tous les pouvoirs ! et vous l'enlevez à
ceux qui n'ont pas d'autre défense ! Ce n'est pas le gouvernement
qui en a besoin . Les tribunaux sont là pour le
FÉVRIER 18178
315
garantir et le venger. Il ne peut avoir à se plaindre de
personne , sans que la loi vienne à son secours. Les sujets
au contraire sont exposés à toutes les erreurs de l'autorité.
C'est à eux que tous les moyens de plainte sont indispensables
, et c'est au gouvernement que vous donnez
un monopole de publicité ! et les gouvernés , nécessairement
passifs , vous les condamnez à être muets !
Je raisonne dans votre hypothèse ; dans la mienne , les
journaux n'auront point la puissance que vous leur attribuez.
Pour qu'un homme obtienne de la confiance quand
il dit une chose , il faut qu'on lui connaisse la faculté de
dire le contraire , si le contraire était sa pensée. L'unanimité
inspire toujours une prévention défavorable , et avec
raison ; car il n'y a jamais eu , sur des questions importantes
et compliquées , d'unanimité sans servitude.
Il n'y aura pas d'unanimité , dit - on . Le gouvernement
laissera les opinions libres , quand elles ne franchiront pas
les bornes des convenances . Je crois sincèrement que son
intention est telle ; mais les écrivains n'en auront jamais
le sentiment . Là où il n'y a pas de garantie , l'esclavage
est dans l'esclave , lors même que le despotisme n'est pas
dans le maître . Le joug est plus lourd que né le voudraient
ceux qui l'imposent. La vie ne s'òte et ne se rend
pas à volonté , et tant que les journaux seront sous une
législation arbitraire , on pourra leur appliquer ce mot
d'un orateur célèbre : les voilà tels que la mort vous les
a faits. Et , en effet , s'ils ne sont pas morts , ils sont toujours
à la veille de l'être , et devraient dire à l'autorité ,
chaque fois qu'ils la rencontrent , morituri te salutant..
J'ai relevé ailleurs , et il y a long-temps , tous les inconvéniens
de la dépendance des journaux ( 1 ) . J'en présenterai
ici la récapitulation très -abrégée. Le gouvernement
se rend par là responsable de tout ce que les journaux
disent . Il proteste en vain contre cette responsabilité.
Il peut tout empêcher, il s'en prend donc à lui de tout ce
qu'il permet. On lit les journaux comme symptômes de
la volonté du maître , et comme on chercherait à étudier
sa physionomie , si on avait l'honneur d'être en sa présence
. Au premier mot , à l'insinuation la plus indirecte ,
toutes les inquiétudes s'éveillent ; on croit voir le gou-
(1 ) De la liberté des brochures et des journaux , 1814 .
516
MERCURE DE FRANCE.
vernement derrière le journaliste . De là , dans l'adminis
tration un mouvement inquiet et minutieux , qui n'est
pas conforme à sa dignité . Il faut pour ainsi dire que l'autorité
coure après chaque paragraphe pour l'invalider , de
peur qu'il ne semble sanctionné par elle . Des articles
officiels répondent à des paragraphes hasardés , et les
déclarations ressemblent trop à des désaveux . Ce qui arrive
pour les actes politiques , arrive aussi dans ce qui
concerne les individus. Ceux dont on dit le plus léger
mal semblent être victimes de l'autorité . Ils en accusent
le gouvernement ; leur ressentiment est plus amer, parce
qu'un blâme semi- officiel est plus douloureux , aussi bien
que plus nuisible .
Ainsi , sous les rapports publics et particuliers , tout
ce qui est équivoque ou fâcheux devient un sujet d'alarme;
tout ce qui est favorable perd son effet .
Les journaux, dit- on, réveilleront les haines en exhumant
les souvenirs. Il y a quinze ans qu'on leur prescrit
le silence . Les souvenirs sont-ils plus éteints ? Sommesnous
plus unis ? Avons - nous été plus heureux ? Soininesnous
plus calmes ?
Ce n'est qu'une erreur passagère. L'opposition qu'elle
rencontre nous assure qu'elle ne sera pas renouvelée .
Peut- on répondre des hommes , de l'ambition des ministres
à venir , de l'indépendance des députés ? C'est quand
l'esprit de liberté existe , qu'il faut en profiter pour faire
des institutions conformes à l'esprit de liberté .
La tribune la garantira , cette liberté précieuse. Tant
qu'ily aura des chambres , la France ne sera pas asservie.
Il y a dix- sept ans que nous avions trois grands corps,
gardiens de la constitution établie : l'ont - ils conservée ? Je
me rappelle à cette occasion , qu'il y a aussi dix - sept ans ,
quand je réclamais des garanties pour la liberté , on me
répondait : les véritables garanties de la liberté sont dans
le Tribunat , dans le Corps- Législatif, et dans le Sénat-
Conservateur. On me répondait en propres termes :
Que le gouvernement , le besoin de tous les jours , de tous
les instans , de toutes les minutes , ait une action libre .
Gardez de le laisser déconsidérer par les pamphletaires
( 1 ) . Je ne compare pas les époques , mais je ne puis
m'empêcher de comparer les raisonnemens .
(1) Séance du Tribunat du 16 nivose an 8.
FÉVRIER 1817.
317
>>
On rappelle les malheurs du commencement de 1815,
poor accuser au moins d'imprudence les partisans de la
liberté de la presse en 1814. S'expliquer sur toutes les
causes des malheurs de 1815 , est peut-être impossible encore.
Mais je trouve heureusement dans un discours qu'il
est permis de citer , puisqu'il a été prononcé dans la
Chambre des Pairs , par un des membres les plus distingués
de cette assemblée , une réponse préliminaire qui
contient tout , parce qu'elle indique tout. «J'ai toujours
» été fermement persuadé , a dit M. le maréchal duc de
Tarente , que le repos général en France n'avait d'au-
» tres garanties que l'inviolabilité de la Charte . Ma con-
» viction à cet égard s'est manifestée dans toutes les oc-
» casions où j'ai cru reconnaître que l'on s'écartait de son
» esprit et de ses principes , et notamment à cette même
>> tribune , le 30 août 1814 , dans la discussion sur la li-
» berté de la presse . Il est trop vrai que les inquiétudes
qui se répandirent sur les craintes d'altération dans la
» Charte , sur la stabilité des lois et des institutions nou-
» velles , préparèrent en secret , et favorisèrent les dé-
» sastreux événemens qui ont ouvert l'abîme où la patrie
a étéplongée (1) . »
»
K
Je terminerai ces observations , dont la longueur dépasse
mon attente , en me servant , pour répondre à l'autorité
souvent invoquée de l'Angleterre , ce que j'écrivais
à ce sujet , en réfutation des mêines argumens , allégués
alors par d'autres homines dans la même cause ( 2 ) .
Il est très-vrai , comme un député l'a remarqué , que
la grande Charte n'était pas, en 1215, accompagnée de la
liberté de la presse . C'est un fait incontestable , mais dont
on ne peut faire honneur , je pense , à la prudence du
gouvernement , parce qu'en 1215 , l'imprimerie n'existait
pas , que je sache . Il est vrai de même que les licencer à
la Chambre Etoilée restreignirent la liberté de la presse.
Mais la Chambre Etoilée était un tribunal illégal, contre
lequel tous les Anglais réclamaient dès-lors , dont le
maintien fut l'une des causes les plus puissantes du mécontentement
populaire et de la guerre civile , un tribunal
que les écrivains les plus royalistes (je n'ai besoin que de
( 1 ) Chambre des pairs , séance du 28 janvier.
(1 ) De la liberté des journaux , 2º . édition . Tout ce qu'on va lire en est
extrait textuellement,
318 MERCURE DE FRANCE .
nommer Hume ) frappent de réprobation , et que
Blackstone appelle une juridiction odieuse ( ).
Il est très-vrai que le long Parlement fit revivre les ordonnances
contre la presse ; mais le long Parlement prolongeait
la guerre contre le Roi , a mépris du voeu national
, qui voulait limiter l'autorité royale , et non détruire
la monarchie . Le long Parlement ne pouvait promettre
la liberté de la presse , car il agissait en sens inverse
de l'opinion devenue modérée chez une nation qui
commençait à s'éclairer par ses infortunes . Les ordonnances
d'une assemblée dominée par des factieux , et
et que
la force militaire avait mutilée , ne me semblent guère
dignes d'imitation . Il est très-vrai qu'on renouvela ces
ordonnances sous Charles II ; mais ce fut en 1662 ,
l'année où la réaction commença sous ce monarque avec
beaucoup de violence . Ce fut la même année , que la
cour fit annuler en Ecosse toutes les lois promulguées
depuis trente ans , qu'on établit des amendes , des spoliations
et des confiscations arbitraires (2 ) . Ce fut depuis
1662 qu'il y eut quinze prétendues conspirations , dans
chacune desquelles on voyait figurer les mêmes espions
les mêmes dénonciateurs , les mêmes témoins (3 ) . Avec
ces intentions , cette jurisprudence , cette manière de gouverner
, assurément un gouvernement devait renouveler
toutes les lois destructives de la libre manifestation des
opinions .
Les faits que l'on accumule , les dates que l'on entasse ,
prouvent que les restrictions à la liberté de la presse ne
furent jamais en Angleterre que des instrumens d'un despotisme
, passant tour-à -tour de la main des ministres de
Charles Ier. , qui perdirent leur maître en voulant asservir
une nation généreuse , dans celles des démagogues
furieux et sanguinaires qui renversèrent ces ministres imprudens
, et enfin dans celles d'un nouveau ministère , qui,
par une réaction insensée , creusa des abîmes sous le
trône des Stuarts , que les événemens avaient relevé.
Nous sommes plus heureux que les Anglais ne le furent .
Les intentions sont loyales et bienveillantes . J'en conclus
(1 ) Blanckstone , liv. IV , ch . 11 , p. 151 .
(2) Hume , XI , 22. Burnet , I, 549 .
(3) Hume , XI , 412.
FÉVRIER 1817 . 319
que les époques que l'on nous rappelle ne doivent pas nous
servir de modeles . Il ne faut pas citer Charles Ier , car ses
erreurs causèrent la guerre civile ; il ne faut pas citer le
long Parlement , car ses crimes inonderent de sang
l'Angleterre , et finirent par la soumettre au joug d'un
usurpateur. Il ne faut pas citer Charles IL , car il enfreignit
ses proinesses , et prepara la perte de sa maison .
?
Quant à l'existence des gênes de la presse , après la
révolution de 1692 , ces gênes ne furent point des précautions
de prudence , mais un effet presque tacite de l'habi
tude . Le statut de 1692 ne fut point une suspension ; il
fut le maintien de ce qui avait existé. Il est tout naturel.
qu'un gouvernement cherche à conserver des lois , qui , a
tort ou à raison , lui semblent favorables à son autorité
et qu'il regarde comme un héritage . Le statut de 1692 ne
contredisait d'ailleurs en rien la constitution anglaise ,
car la déclaration des droits n'avait point fait mention de
la liberté de la presse . Or , la différence est grande entre
ne pas abolir une loi fautive , et suspendre une constitution
formellement proclamée. La suspension annonce.
qu'elle a reconnu l'abus de la faculté qu'on suspend ; l'abolition
annonce qu'on s'est convaincu , après quelques
débats , de l'inutilité ou de l'injustice des réglemens
qu'on abroge. Notre constitution , plus sage que la déclaration
des droits des Anglais , a positivement stipulé la
liberté de la presse . En la suspendant , nous ne ferions pas
ce qu'ils ont fait , mais directement le contraire, puisque,
depuis qu'ils en jouissent , ils ne l'ont jamais suspendue ,
ni
pour tes livres ni pour les journaux ( 1 ) .
B. DE CONSTANT .
( 1 ) Blackstone le dit en termes clairs. La presse devint libre dans le
sens propre de ce mot , en 1694 , et l'a toujours été depuis . Liv . IV,
ch. 11 , en note.
AW mmu
ANNONCES ET NOTICES.
Journal de la Jeunesse des deux sexes , ( ci -devant
des Dimanches ) , par une Société de gens de lettres .
Ce journal qui paraît le 15 de chaque mois , a pris un caractère plus
320 MERCURE DE FRANCE.
grave que celui qu'on lui avait donné dans son origine : il était récréatif ,
dit son nouveau Prospectus , il est devenu instructif. On y trouve dest
historiettes , des contes , des anecdotes , des bons mots , des notices d'ou
vrages nouveaux , une petite revne dramatique , des tomans et des chansons
nouvelles . Le puix de l'abonnement est : pour un an , 25 fr . -
Pour six mois , 13 fr. -Pour trois mois , 7 fr.
Le Bureau d'abonnement et de rédaction , est rue Mauconseil , nº 3.
On s'abonne aussi chez Arthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ,
n°. 23.
Mémoires historiques sur Louis XVII , roi de France
et de Navarre, avec des notes et pièces justificatives ,
ornés du portrait de S. M. , dédiés et présentés à S. A. R.
MADAME , duchesse d'Angoulême ; par M. Eckard ,
ancien avocat , chevalier de l'ordre royal de la Légiond'Honneur.
Un vol . in-8° . Prix : 6 fr . et 6 fr . 50 c . , par la
poste . Chez H. Nicolle , libraire , rue de Seine , n° . 12 ,
On n'avait point encore réuni en un seul corps d'ouvrage , l'histoire
de ce jeune roi , qui ne vécut que dix ans et quelques mois ; qui n'eut
pour sceptre que des fers , et pour palais qu'une prison. Tous les écrivaius
, qui ont retracé les malheurs de sa famille , s'en sont plus ou moins
occupés , sans en faire cependant l'unique objet de leurs travaux . Les
divers docuniens qu'ils ont recueillis avaient besoin d'être classés avec
methode , et discutés avec une saine critique : c'est ce qu'a fait M. Eckard.
Ses mémoires sont divisés en deux parties : dans la première , il peint
l'heureuse enfance du jeune prince , et ses malheurs jusqu'à la mort de son
père ; la seconde commence au jour où il est devenu roi . On y voit
le jeune souverain abandonné à lui -même , luttant seul contre ses bourreaux,
lassant leur fureur par sa resiguation , et déconcertant leur rage par
un silence obstiné . Le style de M. Eckard pourrait être plus énergique ;
mais son ouvrage n'en excite pas moins cet intérêt puissant qui s'attache
au récit des grandes infortunes .
TABLE .
Le Moyen de parvenir. 273
Le Roi de la Fève.
275
Sur quelques nouveaux Ecrits
militaires . 283
Euigme. 276
Charade et Logogriphe.
Le Bachelier de Salamanque . 297
277
Nouvelles littéraires. 278
Annales dramatiques.
Des Chambres.
299
301
Imprimerie de C. L. F. PANCKOUCKE .
mmım
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 22 FÉVRIER 1817 .
mmmm⌁⌁immuw
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
mmm
A MON MÉDECIN.
Peste soit de ton ordonnance,
Docteur maudit ! Me mettre à l'eau ,
Lorsque des meilleurs vins de France
Peut s'enorgueillir mon caveau .
Tout rempli de ton Hippocrate ,
Tout bourré de ton Galien ,
Et sur le foie et sur la rate
Tu raisonnes , je crois , fort bien;
Mais d'Anacréon et d'Horace
As-tu retenu ces leçons
Brillantes de verve et de grâce
Qui charment tous leurs nourrissons ?
Te rappelles-tu ces chansons
Dont le réfrain , qui fait leur gloire ,
Et d'un festin tout l'agrément ,
Nous dit qu'il faut aimer et boire ?
Oui , sans doute , boire et sonvent.
TOME I **
22
TEMBRE
322 MERCURE DE FRANCE .
>
Mais est-ce l'eau que nous conseille
Leur Muse riante et vermeille ?
Non , vraiment ; c'est le jus divin ,
C'est le nectar de ce raisin
Dont Bacchus parfume sa treille :
Docteur , prescris-moi donc le vin.
De la fontaine de Jouvence ,
Si , du moins , ta froide science
Pouvait m'enseigner le chemin ,
Je te bénirais , et , soudain,
A cette source enchanteresse
J'irais m'enivrer de jeunesse.
Heureux , lorsqu'un ciel plus serein ,
D'un beau jour éclaire la France,
De prolonger mon existence ,
Non plus pour voir un tas de fous ,
Sur la guerre et sur la finance
Déraisonnant à toute outrance ;
De moutons transformés en loups ;
D'hommes d'état sans prévoyance ,
Sans talent , sans expérience ;
De flatteurs au jong façonnés ;
De ministres , sans conséquence ,
De siége en siége détrônés ;
De commis pleins de suffisance ;
De publicistes d'importance
Tarés , bafoués et prônés ;
De politiques forcenés ;
De parvenus gros d'arrogance;
D'orateurs bouffis de jactance ;
De grands littérateurs morts -nés ;
De savans bardés d'ignorance ;
Et de juges sans conscience,
Et d'intrigans enrubannés ;
Mais pour voir ce qu'on ne voit guère ,
Un Roi qui , dans tous ses projets ,
Voulant le bien de ses sujets ,
En est moins le Roi que le père.
FEVRIER 1817 .
523
Or , cher docteur, prends ton parti
Donne-moi , par resipiscence ,
Un régime au moins assorti
A mes goûts ; et ma confiance
Egale ma docilité..
As-tu du Tokai , du Madère ?
Je le bois en sécurité ;
Oui , je le bois à ta santé ;
A la mienne pour me distraire
Des maux dont je suis tourmenté
A celle de toute la terre
Et surtout de nos bons amis
Qui réclament tes bons avis ,
Et dont l'un s'est trouvé , naguère,
Si bien , soit dit , sans te déplaire , }
De ne les avoir pas suivis.
( Par M. VIGÉE , lecteur du Roi. )
ÉNIGME .
Mon entier est latin ; il est aussi francais :
Latin , il plaît ; français , souvent il importune ;
11 sert à l'indigent réclamant des bienfaits ;
A l'intrigant qui veut monter à la fortune .
CHARADE .
Si tu cherches bien mon premier ,
Il pourra t'indiquer plusieurs villes de France ;
De plus d'un merveilleux , qui se croit mon dernier ,
L'homme sensé rit de la suffisance ;
Simple fleur des champs , mon entier
Est la parure de l'enfance .
Ähumui
(Par M. DE CH...... )
LOGOGRIPHE.
Je suis assez content , lecteur , de mon emploi :
C'est toujours le salon que j'occupe chez toi .
22 .
324
MERCURE DE FRANCE.
Mais tout n'est pas plaisir sur la machine ronde ,
Nous apprend un proverbe aussi vieux que le monde.
Presque tous les matins , un insolent laquais
Dont l'aspect me fait peur , que j'abborre à jamais ,
S'en vient en fredonnant , armé d'une bagnette ,
Me frapper sans pitié ; le maroufle me traite
Sans nul ménagement : pourtant d'autres travaux
L'appelant , il faut bien qu'il me laisse en repos.
Mais changeons d'entretien : dérange ma structure ,
Jette par-ci par- là mes pieds à l'aventure.
- As-tu fait? Oui. - Voyons. Fort bien . Ce n'est pas tout;
Cependant ne crains pas que je te pousse à bout :-
Je veux tout simplement , procédant avec ordre ,
Tirer quelque parti de tout ce bean désordre .
Pose-moi sur trois pieds , tu dois apercevoir
Ce qui fait du buveur le plus grand désespoir.
C'est vrai . — Sur trois encor ne vois-tu pas paraître
Le nom qu'avec raison l'on donne au petit- maître?
- Oui . Toujours sur trois pieds , tu vois , sans trop chercher ,
Un meuble indispensable en ta chambre à coucher.
-Rien n'est plus vrai . -Fort bien . Sans crainte de réplique,
Sur quatre tu dois voir deux notes de musique.
Je ne réplique rien , le fait est avéré .
Sur sept découvres -tu ce village illustré
Par la réunion de célèbres poètes
Qui , sablant le Champagne , échauffèrent leurs têtes ,
Et qui , déterminés par un beau désespoir ,
Voulurent s'embarquer pour le rivage noir ?
- Oui . - Bravo . Sur deux pieds , ne vois -tu pas la ville
Qu'environne un pays agréable et fertile ?
Si fait , je l'aperçois .
-
A merveille , ma foi .
Tu me tiens donc ? Oui. -Bien ! Alors repose- toi.
-
(Par M. REMI Labitte.)
1
}
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro,
Le mot de l'énigme est voile ; celui de la charade ,
sangsue ; et celui du logogriphe , trousseau , où l'on
trouve Rousseau , trou , rôt , eau , roue sot , tour , or
et sureau .
1
FÉVRIER 1817 .
325
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Complot d'Arnold et de sir Henri Clinton , contre
les Etats- Unis d'Amérique , et contre le général
Washington. ( Septembre 1780 ) : orné de deux
portraits et d'une carte ( 1 ) .
Deuxième et dernier article .
>
Le récit de la conspiration d'Arnold est précédé d'un
discours sur les Etats - Unis d'Amérique , qui mérite
comme je l'ai déjà dit , une attention particulière . Il est
aisé de s'apercevoir , à la lecture de ce discours , que
l'auteur est maître de son sujet , que ses opinions sont le
résultat de ses propres recherches , et des observations
qu'il a recueillies lui- même sur les lieux . Il s'est vainement
caché sous le voile de l'anonyme : la sagesse des
réflexions , la générosité des principes ont trompé sa
modestie. Tous les hommes instruits ont nommé un pair
de France déjà connu par des travaux utiles et par un
patriotisme désintéressé . Personne n'était plus en état que
M. Barbé-Marbois de nous éclairer sur la situation politique
et morale des Etats- Unis : secrétaire de la légation
française pendant les dernières années de la guerre de
l'indépendance , il eut des relations intimes avec les illustres
fondateurs de l'union fédérale . J'ai sous les yeux
les notes sur la Virginie par M. Jefferson . Il m'apprend
que nous devons leur existence au zèle éclairé de M. Barbé-
(1 ) A Paris , chez Didot aîné , imprimeur du Roi , rne du Pont-de-
Lodi , no. 6. Un vol. Prix : 5 fr.
526 MERCURE DE FRANCE .
Marbois . Voici les propres paroles du philosophe amëricain
: « The notes on Virginia were written in Virginia
, in the years 1781 and 1782 , in answer to certain
queries proposed to me by M. de Marbois , then
secretary ofthe french legation in the United-States ;
and a manuscript copy was delivered to him , » « Les
notes sur la Virginie ont été écrites en Virginie pendant
les années 1781 et 1782 , en réponse à certaines questions
qui m'avaient été proposées par M. de Marbois ,
alors secrétaire de la légation française dans les États-
Unis ; il lui en fut délivré une copie manuscrite . »
Depuis cette époque , M. Barbé - Marbois a visité de
nouveau l'Amérique du nord . Ainsi , le discours préliminaire
de son dernier ouvrage a été composé de matériaux
précieux : c'est le fruit des méditations d'un
homme d'état éclairé par l'expérience , et soutenu par
une haute philosophie .
On a composé beaucoup de livres sur les États-Unis ;
mais si l'on excepte le Voyage de M, de la Rochefoucault-
Liancourt , si digne d'éloges par son exactitude et
son impartialité, ces productions renferment des erreurs
graves ou de fàcheuses exagérations . Je voudrais pouvoir
séparer entièrement de ces relations infidèles le
Tableau de M. de Volney . Ses remarques sur la partie
matérielle des États-Unis sont curieuses et instructives ;
mais , dans tout ce qui concerne les moeurs des Américains
, leur caractère , l'influence du gouvernement sur
l'esprit public , j'ai peine à reconnaître l'auteur , justement
célèbre , du Voyage en Egypte et en Syrie. On
est d'abord frappé du ton d'aigreur peu philosophique
qui domine dans son ouvrage. Il cite des faits isolés , et
en déduit des conséquences générales , manière de raisonner
qui ne convient qu'aux ennemis de la raison ; il
n'épargne pas même les femmes américaines qui cepenFÉVRIER
1817. 327
dant ne le cèdent point aux européennes pour les grâces,
la délicatesse des sentimens , l'esprit et la beauté . La
mauvaise humeur de M. de Volney était incurable ,
puisque la réunion de tant de charmes n'a pu l'adoucir .
Le Voyage de Brissot en Amérique était moins
destiné à faire connaître les Etats - Unis qu'à fournir un
cadre aux réflexions de l'auteur sur les abus des gouvernemens
et sur les préjugés de l'ancien monde. M. de
Chastellux voyageait en militaire et en académicien : ses
observations sur les événemens de la guerre peuvent
fournir des matériaux à l'histoire ; mais trop souvent il
fait briller son esprit aux dépens de la vérité . Lorsqu'il
prenait des notes sur les bords de l'Hudson , ou dans
les montagnes de la Virginie , il songeait un peu trop
aux petits aréopages littéraires de Paris, qui le jugèrent
avec une indulgence dont nous pouvons aujourd'hui
nous dispenser.
On n'a pas encore oublié la vive impression que produisirent
les Lettres d'un cultivateur américain à l'époque
où elles furent publiées . La peinture des moeurs patriarchales
d'un peuple qui jusqu'alors avait échappé à la
renommée ; les brillantes descriptions d'un pays peu
connu où la nature a déployé toute son énergie et sa
grandeur ; enfin le récit passionné des charmes de l'indépendance
et des bienfaits d'un gouvernement fondé sur
l'intérêt commun , saisirent les imaginations , touchèrent
des coeurs avides d'émotions nouvelles , et d'un bout de
l'Europe à l'autre réunirent les hommes généreux à la
grande cause de la liberté. Il faut cependant avouer que
M. de Crèvecoeur est souvent exagéré dans ses tableaux ;
qu'il écarte avec soin tout ce qui pourrait en obscurcir
l'éclat ; qu'il décrit en poète , et sacrifie à des illusions
l'intérêt de la vérité . Il y a au moins autant d'idéal que
de réalités dans les ouvrages de cet écrivain ; un tel mé328
MERCURE DE FRANCE.
lange, qui déconcerte le jugement, excite l'enthousiasme,
et prépare les succès plus qu'il ne les soutient .
M. Barbé-Marbois a évité toute espèce d'exagération ;
il s'est constamment tenu dans les limites de la vérité
et de la justice . S'il recherche les causes de la prospérité
toujours croissante des Etats -Unis , il les trouve dans la
bonté des institutions , qui sont en accord parfait avec
l'état des lumières , avec les intérêts et les besoins de la
société . C'est la perfection de la liberté sociale , ou , en
d'autres termes , c'est la garantie assurée des droits
publics et privés qui ennoblit les destinées des peuples ,
et qui a élevé les Etats - Unis au rang honorable qu'ils
occupent parmi les nations civilisées . Là , chaque individu
, placé sous l'empire des lois , ne redoute aucune
injustice , et marche avec fierté sur une terre irrévocablement
affranchie ; là , chaque citoyen , à l'abri de l'insulte
des priviléges , occupe dans la société la place qui
lui est assignée par son mérite , par son caractère et par
ses vertus .
« La société , dit l'auteur , n'est point composée , dans
les Etats-Unis , d'ordres divers , les uns supérieurs , lés
autres inférieurs . On n'y voit point d'individus décorés
de simples titres dépourvus d'attributions réelles ; car ,
des ordres élevés sans priviléges et sans autorité , des
titres sans fonctions , semblent , dans une république ,
des fictions peu dignes d'hommes graves et raisonnables .
Une magistrature et des pouvoirs y sont toujours attachés
à un titre , et ces titres ne sont honorifiques qu'autant
que les magistrats remplissent dignement leurs
emplois.
« Chez cette nation , car déjà ces peuples en forment
une , la liberté ne dépend ni de la sagesse , ni de la modération
d'un seul . Elle a les lois pour sauvegarde, et elle
est la plus parfaite qui convienne à l'homme en société.
FEVRIER 1817. 329
Rien de plus commun , parmi les apologistes des institutions
nées dans les temps de barbarie , que la maxime
suivante : «Une constitution écrite n'est qu'une chimère . >>>
Toutes les ressources du sophisme ont été épuisées pour
Convertir cette proposition en axiome , et pour la faire
admettre au nombre des vérités reconnues . Des hommes
qui ne croient ni aux progrès de la raison , ce qui
prouve une rare connaissance de soi-même , ni au perfectionnement
des choses humaines , ont soutenu cette
opinion avec persévérance , et même avec une sorte de
fureur. Il est difficile de convaincre des esprits ainsi
disposés . Je ne sais quel sceptique niait le mouvement ;
son antagoniste marcha devant lui ; mais le disciple de
Pyrrhon ne fut point convaincu . En opposant un fait
incontestable aux partisans de la législation primitive ,
M. Barbé-Marbois sera- t- il plus heureux que l'adversaire
du sceptique ? « Les constitutions nouvelles des
Etats-Unis , dit - il , ont été rédigées pas des sages doués
de la plus noble ambition , celle de rendre les hommes
heureux , et ils ont rempli complétement ce sublime
dessein. >>

Les constitutions écrites des Etats - Unis existent depuis
quarante ans ; elles ont subi l'épreuve des situations
politiques les plus opposées ; elles ont résisté à l'état de
guerre comme à l'état de paix ; ainsi , le temps a consacré
l'oeuvre de la sagesse. La cause du despotisme est
enfin décidément jugée et perdue au tribunal de la raison
et de l'expérience .
En poursuivant son examen de la situation morale
des Etats -Unis , M. Barbé -Marbois est arrivé à une observation
neuve et judicieuse ; c'est que la religion n'est
point , dans ce pays , l'auxiliaire de la politique ; qu'elle
est seulement une pensée du coeur , un sentiment qui
élève l'ame , et qui est le prix de la vertu .
350 MERCURE DE FRANCE.
Là , dit-il , toutes les religions qui reconnaissent le
Christ sont également révérées . Le gouvernement n'en
préfère aucune , et nulle n'a besoin d'être protégée
contre les autres . La morale divine qu'elles professent
toutes , les protège suffisamment ; et ceux qui gouvernent
sont profondément pénétrés de cette vérité , qu'un Etat
tombe en ruine aussitôt que la religion cesse d'y être en
honneur.
« Une force supérieure à l'autorité des magistrats , à
la crainte des châtimens , à la vigilance des gardiens
préposés à l'ordre , une force qu'aucune autre ne saurait
égaler , prévient les délits , maintient la tranquillité publique
: c'est le bonheur qu'on est sûr de trouver dans
toutes les classes et toutes les professions , Pour une sø
ciété aussi fortunée , la religion n'est plus un instrument
de crainte , nécessaire à la conservation de l'ordre et de
la paix ; elle est une jouissance de plus et une récompense
nouvelle pour la vertu . »
Les avantages qui résultent de la position physique
des Etats - Unis sont développés , dans le discours de
M. Barbé-Marbois , avec force et avec précision . L'importance
de cette citation en justifiera suffisamment
l'étendue .
« Leur territoire , éloigné du pôle d'un côté , et voisin
du tropique de l'autre , embrasse les contrées les plus
favorisées par le soleil et les saisons , et la durée du jour
y est le plus convenable aux travaux de l'homme. Il est
vrai que leurs terres n'ayant été que récemment dépouillées
des arbres qui les couvraient , leurs hivers sont
plus rudes que ceux de plusieurs régions du globe qui
sont situées sous les mêmes climats . Les habitans ne
sont pas pourtant condamnés à l'inaction , comme tant
d'autres peuples qui ne font , pour ainsi dire , que végéter
pendant cinq à six mois de l'année .
FÉVRIER 1817 .
331
"
« Tandis que la neige couvre les champs , leurs navigateurs
parcourent encore l'Océan dans toutes les directions.
Des charpentiers et autres artisans sont occupés
à construire , à réparer des navires , ou à bâtir
des maisons dans des villes nouvellement fondées : Une
grande partie de la toile et du drap qui se consomment
dans l'intérieur du pays , y est fabriquée . Plusieurs s'adonnent
à la chasse ou à la pêche , et tous sont occupés , pendant
l'année entière , à quelques travaux utiles . Bornés
à l'orient par l'Océan atlantique , ils s'étendront , à l'oc
cident , jusqu'à la mer Pacifique . Peut-être ont- ils aujourd'hui
trop de provinces maritimes relativement à leur
population ; mais cet inconvénient , s'il existe , s'affaiblit
de jour en jour ; et , avant la fin du siècle , la proportion
convenable sera établie entre la classe des cultivateurs
et celle des gens de mer.
« Les pêcheries du grand banc ( Terre-Neuve ) sont
le patrimoine des Américains plus particulièrement
que des autres nations . Toutes celles du monde pourraient
y diriger leur activité sans qu'il fût épuisé . Les
récoltes en sont encore plus assuréės que
les moissons
des campagnes ; elles sont , avec la pêche de la baleine ,
l'école la plus propre à former d'excellens marins , et
aucun peuple du monde ne doit avoir une plus grande
part à ces richesses naturelles , que les Américains voisins
de ces parages .
« Les Etats -Unis deviendront , par l'effet nécessaire
de leur situation , l'entrepôt de l'Europe et de l'Asie ,
qui sont les deux plus industrieuses parties de la terre .
Déjà les Américains fréquentent les ports de la Chine
et des Grandes-Indes , sans tout l'appareil , sans la dépense
des compagnies , des comptoirs fortifiés et des
garnisons . Cette économie leur permet de vendre leurs
marchandises à meilleur marché , et d'acheter moins
532 MERCURE DE FRANCE.
chèrement . On croirait difficilement que leur commerce,
en Asie , approche déjà de la moitié de celui de l'Angleterre
dans ces mêmes pays . Ainsi , ils prennent sans
effort une part considérable à la navigation du globe , et
ils l'ont obtenue sans usurper les droits des autres peuples,
parce que leur commerce maritime est à peu près proportionné
à leur territoire , à ses produits , à l'étendue
de leurs côtes , à leur population . Cette révolution est
commencée , le temps l'achevera ; et , malgré toutes les
résistances , la civilisation se répandra de proche en
proche . »
Ces espérances n'étonnent point la raison ; elles se
réalisent déjà dans ce pays , où le commerce , les arts , les
lumières , tous les biens qui accompagnent la civilisation ,
ont fait , depuis quarante ans , des progrès si rapides . On
ne peut attribuer qu'à la bonté des institutions politiques
et à l'une de ses conséquences les plus heureuses , je veux
dire à la sagesse des administrations particulières et à
celle du gouvernement fédéral , cette suite non interrompue
de perfectionnemens et de prospérités . Une seule
idée pénible se mêle aux consolantes réflexions qu'inspire
un phénomène si nouveau dans l'histoire des peuples.
L'expérience des siècles , le souvenir des révolutions
humaines excitent quelque inquiétude pour l'avenir. On
craint , pour les Etats- Unis , les funestes effets de l'ambition
particulière , de l'inégalité des fortunes , de cet
amour des conquêtes qui enivre les nations , prépare leur
décadence, et couvre , des pompes d'une gloire trompeuse ,
les funérailles de leur liberté .
Je crois que , dans les circonstances où se trouvent
les Etats-Unis , le passé ne peut servir de règle pour
l'avenir . Il est vrai que des peuples libres se sont éteints
dans le despotisme ; mais ces peuples avaient-ils une
idée précise de leurs droits et de leurs devoirs ? connaisFÉVRIER
18172 355
saient- ils ces institutions protectrices , cette indépendance
des tribunaux , ces assemblées représentatives si redou
tables à la tyrannie , cette force de l'opinion qui subjugue
les esprits les plus rebelles ? Chez les anciens , la liberté
n'était qu'un sentiment ; aujourd'hui , c'est tout à la fois
un sentiment et une science positive. Nous savons tous
comment la liberté se perd ; nous connaissons tous les
moyens de la défendre.
Voilà bientôt près d'un demi - siècle que les Etats-
Unis sont heureux et libres . La liberté a jeté de profondes
racines dans ce pays : elle entre dans les premières
affections du coeur , dans les premières combinaisons de
la pensée ; elle est protégée par la religion et par les lois ;
elle se lie à toutes les habitudes , à toutes les opinions ,
à tous les intérêts ; enfin , elle est devenue la raison commune
et le besoin de tous.
Proposez la servitude à un tel peuple ; essayez de le
ramener à ce que vous nommez la législation primitive
ou l'unité , c'est - à- dire à l'ignorance et au despotisme ;
entassez sophisme sur sophisme pour lui prouver la paternité
du pouvoir arbitraire , il ne vous comprendra
pas , et c'est ce qui pourra vous arriver de plus heureux .
On redoute les ambitions particulières ; « mais à quoi
pourraient-elles se prendre , observe M. Barbé -Marbois,
dans un pays dont toutes les institutions civiles , militaires
et même religieuses ont pour but l'égalité entre
les citoyens , où il n'y a ni malheureux ni opprimés ; dans
un pays qui , n'ayant aucun voisin à redouter , n'a pas
besoin de milices nombreuses toujours armées , et dans
lequel le despotisme militaire ne pourra jamais s'introduire
. L'ambitieux ne pourra donc aspirer qu'à lá gloire
légitime d'avoir mieux réussi à faire le bonheur de ses
concitoyens ; et si la nature lui a départi des qualités
supérieures , ses désirs seront facilement accomplis ; car ,
334
MERCURE DE FRANCE.
parmi eux , aucun homme capable de remplir dignement
des postes importans , ne demeure long - temps ignoré .
« Deux causes soutiendront la liberté américaine
ajoute l'auteur , une bonne constitution et des terres
d'une fécondité inépuisable , qui , pendant plus de dix
siècles , pourront être distribuées à une population toujours
croissante . »>
Qu'il me soit permis de fortifier ces remarques par
une observation de quelque importance . Le législateur
a sagement pourvu aux inconvéniens de l'inégalité des
fortunes . Lorsqu'il n'existe point de dispositions testamentaires
, aucun droit exclusif n'est admis dans la distribution
des héritages . D'un autre côté , les filles n'apportent
en dot à leurs époux que leurs charmes et leur
fécondité. Dans un pays où l'on rencontre souvent de
nombreuses familles , ces deux coutumes opposent un
puissant obstacle à l'accumulation des richesses .

Parlerai-je de l'amour des conquêtes ? Comment cette
passion calamiteuse pourrait- elle égarer les conseils publics
d'une nation qui , en partant d'une ligne de près
de quinze cents lieues de côtes , peut étendre les nobles
conquêtes de l'industrie et des arts , des bords de l'Océan
septentrional jusqu'aux rivages de la mer Pacifique ? Telle
est l'heureuse situation des Etats-Unis , que la nature
elle -même favorise leurs institutions , et défend au des-
Fotisme d'approcher de cette terre , véritable patrie de
la liberté.
Je m'aperçois , un peu tard , que les considérations
qui naissent en foule à la lecture du discours de M. Barbé-
Marbois , m'ont fait franchir les limites d'une simple
analyse . Pour mériter l'indulgence de mes lecteurs , je
vais laisser parler l'auteur lui- même. Cette dernière citation
servira de complément à quelques idées que je n'ai
pu qu'indiquer.
« Heureuse nation ! s'écrie cet écrivain philosophe et
FÉVRIER 1817 .
335
ami de l'humanité ; heureuse nation dont la fidélité ne
sera limitée ni par les temps , ni par les lieux ! Déjà , et
depuis un grand nombre d'années , les effets ont commencé
à en être ressentis par- delà les mers qui les séparent
des autres continens . Les Etats - Unis offrent un
asile , l'abondance et la paix , à tous les infortunés du
monde. Les potentats de l'Europe entière , ceux mêmes
dont l'autorité était illimitée , ont cédé , sans effort , à
cette influence bienfaisante ; ils ont reconnu par quels
moyens ils pouvaient retenir leurs sujets sous le sceptre .
Une juste liberté , des lois égales pour tous ne leur inspirent
plus d'inquiétude , et ils reconnaissent la nécessité
d'établir leur pouvoir sur ces fondemens immuables . Ils
peuvent offrir aux uns leurs brillantes faveurs , aux
autres l'éclat de la gloire et de la renommée , et en même
temps assurer à tous des jouissances exemptes de l'agition
qui trouble les Etats populaires . Si même ces brillantes
chimères , perdant chaque jour de leur prix aux
yeux de la raison , cessaient d'être un moyen de gouverner
plus facilement , ils en ont d'autres mille fois
plus efficaces , et qui sont indépendans des vicissitudes
humaines. Ils ont cette sagesse royale qui n'est autre
chose que la réunion des vertus et des qualités nécessaires
à ceux qui occupent le trône pour rendre les
hommes heureux et la société florissante. On a vu souvent
la prospérité des peuples unie à la gloire des monarques
, et jamais peut-être les circonstances ne furent
plus favorables qu'aujourd'hui à cette heureuse intelligence
; jamais on n'eut plus de motifs d'y compter . Que
l'impulsion donnée se conserve et se propage ! Le bonheur
public , plus puissant que les gardes et les barrières,
préviendra efficacement les murmures , les émigrations ,
et l'Europe participera elle-même au bienfait de la révolution
américaine . » A. JAY.
-
336 MERCURE DE FRANCE.
L'ERMITE EN PROVINCE.
LE SOLITAIRE DES LANDES.
Mont-de -Marsan , le 1er février 1817.
J'avais été passer deux jours à Libourne , jolie petite
ville au confluent de l'Ile et de la Dordogne , où mon
pauvre Zaméo s'est embarqué pour retourner dans son
pays ; cette séparation m'avait affecté bien vivement :
il vient un temps ( et ce temps est venu pour moi ) où
il ne faut pas s'éloigner des gens qu'on aime .......
A mon retour à Bordeaux , j'appris les clameurs qui
s'élevaient déjà contre moi. Mad. Desparabès me fit
voir des lettres et des journaux où l'on me reprochait
les erreurs les plus graves , les inexactitudes les moins
excusables , comme , par exemple , d'avoir écrit findeaudrige
, au lieu de FONDAUDÈGE ; St. Saurin , au lieu
de St. Seurin ; d'avoir vanté la beauté du temple protestant
; d'avoir parlé d'une porte basse qui n'existe
plus depuis cinq ou six ans ; enfin , et c'est là le point
capital, d'avoir négligé de citer , parmi les grands hommes
dont s'honore le département de la Gironde , plusieurs
noms célèbres , et entre autres ceux des rédacteurs du
Mémorial Bordelais.
Mad. Desparabès , qui soutient qu'on ne plaisante pas
avec les amours-propres de province , voulait absolument
que je me justifiasse ; elle allait même jusqu'à me fournir
mes excuses ; elle voulait que je rejetasse sur mon prote
parisien des fautes d'impression que je ne suis pas en
mesure de corriger ; que je fisse observer qu'ayant été
FÉVRIER 1817 .
32
conduit en chaise à porteur au temple protestant , je
n'avais entendu parler avec éloge qué de son architecture
intérieure ; enfin , que je déclarasse , de la manière
la plus formelle , que le Mémorial Bordelais est un
excellent journal , rédigé dans les principes les plus
purs ; qu'il ne peut être comparé qu'à certains journaux
de Paris pour l'esprit , le goût et la modération , et que
c'est à tort , mais non pas méchamment , que j'avais omis
d'inscrire le nom des rédacteurs du Mémorial sur la
liste où figurent Montaigne et Montesquieu (liste à
laquelle j'avoue que j'aurais dû ajouter Mad . Cotin ) . Je
n'ai point cédé à ce conseil , et j'ai mieux aimé rester
sous le coup des graves accusations dirigées contre moi
par le journaliste gascon , que de faire droit à ses plaintes.
Je dois pourtant rétablir un fait : le rédacteur du Mémorial
Bordelais ( près de qui j'étais assis au spectacle
le jour même où il fulminait contre moi sa première
bulle ) insinue très - malicieusement que je n'ai point
quitté Paris , et que j'y voyage tranquillement au coin
de mon feu . Rien ne serait plus facile que de prouver
l'alibi , et le propriétaire de l'hôtel Fumel est là pour
rendre témoignage du séjour que j'ai fait chez lui . Pour
peu que le Mémorialiste ne se contentât pas de cette
déclaration , je lui donne rendez - vous à l'hôtel Saint-
Etienne , chez l'estimable M. Auvergne , à Bayonne , où
je serai dans quelques jours .
Je le prévois trop ; les chicanes que l'on m'a faites à
Bordeaux , se renouvelleront souvent dans le cours du
voyage que j'ai entrepris ; aussi suis-je bien décidé à ne
plus perdre , à y répondre , mon temps , ni celui de mes
lecteurs . Je tiendrai note des avis qui me seront donnés ;
je publierai les lettres qui auront pour objet de réparer
les omissions importantes , de rectifier des erreurs de fait
● ù j'aurai pu tomber ; mais je continuerai , sans respect
25
358 MERCURE DE FRANCE .
pour la vanité provinciale , à signaler avec la même franchise
dont j'ai fait preuve à Paris , les abus et les bons
usages , les défauts et les qualités , les vices et les vertus
qui caractérisent les moeurs des différentes provinces
que je dois successivement parcourir .

Après un séjour de trois semaines à Bordeaux , j'en
suis parti , mardi dernier , pour Bayonne . Comme je ne
voyage pas précisément pour me rendre d'un lieu à un
autre , mais pour examiner , pour écouter ce qui se fait ,
ce qui se dit sur ma route ; pour fureter dans tous les
coins ; pour faire jaser tous ceux que je rencontre ; le
moyen de transport le plus prompt est rarement celui
que je choisis . D'ailleurs , pour visiter à mon aise le
désert que j'avais à traverser , je voulais pouvoir m'écarter
de la ligne des postes qui ne passe plus par les Grandes-
Landes ; en conséquence , je fis marché avec un voiturin
qui s'engagea , moyennant quinze francs par jour ,
à me conduire à Bayonne par autant de circuits et de
détours qu'il me plairait .
Je n'ai rien à dire de Castres où je n'ai fait que
passer ; mais j'ai noté Langon sur mon itinéraire pour
l'excellence de ses vins blancs et de ses lamproies.
Mon hôte , doué d'une érudition locale très -étendue
m'a assuré que le chapitre de Bordeaux avait cédé ,
en 1170 , à un certain Arnaud Garnier , un droit sur
la ville de Langon , à condition que celui - ci livrerait
au chapitre douze lamproies par an . La gourmandise
des chanoines date de loin , comme on voit .
Je n'ai pu me défendre d'un souvenir bien pénible
en traversant la Réole . J'avais connu les frères F....
dans leur enfance . Je me suis arrêté deux jours à Bazas
( qui n'offre , d'ailleurs , rien de remarquable que sa
situation au haut d'un rocher ) , pour y prendre une
idée de l'aspect et de la topographie des Landes où l'on
entre en sortant de cette ville .
FÉVRIER 1817 . 589
Le département des Landes est , après celui de l'Aveyron
, le plus considérable en territoire ; sa population
est d'environ deux cent trente mille habitans : tout le
territoire qui s'étend des bords du golphe de Gascogne
et de l'étang de Casaux , à l'embouchure de l'Adour
jusqu'aux limites du département des Basses - Pyrénées
et du Gers , compose le département des Landes .
L'Adour traverse cet immense territoire aux deux
tiers de sa largeur , et va se jeter à la mer à Bayonne ,
après avoir reçu un grand nombre de petites rivières ,
entre lesquelles je ne nommerai que le Gave , la Douze,
la Midouze et la Nive.
Tout le pays , à la droite de l'Adour , est le pays des
Lannes ou des Landes. Ce fleuve semble être une barrière
opposée par la nature même à l'envahissement de
la stérilité ; son cours préserve , de l'invasion des sables ,
le superbe pays situé sur la rive gauche , et qu'on peut
appeler le Piémont des Pyrénées ( pes montium ) ..
D'un côté , des bruyères à perte de vue , des forêts de
pins (pignadas ) , dont le grêle feuillage , en tombant
et séchant sur la terre , empêche toute végétation sous
leur ombre ; de vastes étangs , formés par les eaux pluviales
, qui s'écouleraient naturellement vers la mer , si
elles n'étaient arrêtées par les dunes qui s'amoncellent
et cheminent incessamment de l'oues: vers le nord-est ,
jusqu'à ce que les travaux des hommes arrêtent leurs
progrès. Ce vaste et sombre paysage , à peine animé
par une population grave et silencieuse , n'est égayé de
loin à loin que par les bouquets de chênes qui entourent
les habitations éparses où le colon et sa famille vivent .
pêle- mêle avec une partie des animaux domestiques qui
s'engraissent du fruit des arbres plantés autour de leur
demeure ; des troupeaux de moutons errans parmi les
Lruyères , sous la garde de bergers couverts de leurs
BRE
RO
SEINE
2
540 MERCURE DE FRANCE .
toisons , montés sur de hautes échasses , et qu'on prendrait
encore de loin pour ces Lestrigons que quelques
érudits placent dans cette contrée singulière : tel est , au
premier coup- d'oeil , l'aspect des Landes supérieures .
Traversez l'Adour , la scène change comme par enchantement
: des vallées , des plaines d'une rare fertilité;
des côteaux couverts de vignes , d'arbres à fruits ; des
habitations riantes ; un peuple gai , vif, généralement
vêtu d'étoffes d'une couleur claire et d'une propreté remarquable
; partout le sol étalant sa richesse et justifiant
l'observation d'Arthur Young , qui cite ce terrain comme
le mieux cultivé de tous ceux qu'il a parcourus dans ses
voyages agronomiques . Mais ce luxe de la nature ne séduit
pas le frugal habitant des Landes , ami de l'indépendance
et du repos . La pauvreté du pays peut même exciter
et satisfaire une sorte d'ambition ; là , tout propriétaire
au- dessus du besoin , est seigneur de sa contrée et
chef de sa peuplade ; il étend ou resserre ses limites à son
gré , sans guerre et sans procès ; se lasse -t -il du pouvoir ,
il abdique ; est-il mécontent de ses voisins , il s'éloigne et
va jouir ailleurs des précieux avantages de la liberté , et
de cette vie nomade dont il est heureux pour la civilisation
que les charmes soient aussi peu connus .
En faisant causer mon voiturin , sur cette contrée
agreste où il a pris naissance , et dont il parle avec amour,
il lui arriva de citer plusieurs fois , en témoignage des
choses merveilleuses qu'il me racontait , un notable du
pays , qu'on a surnommé le Solitaire des Landes ; ce
nom seul était fait pour exciter ma curiosité ; elle s'accrut
encore , lorsque j'appris que ce solitaire , autrefois
homme du grand monde , était M. N***, non
moins connu par sa probité , ses talens et son esprit , que
par les grandes fonctions qu'il a si dignement remplies.
Détrompé à la fois de l'ambition et du bonheur par la
FEVRIER 1817 . 341
perte d'un fils mort glorieusement sur le champ de bataille
, il est venu chercher au fond des Landes un asile
contre l'injustice des hommes et contre les revers de la
fortune.
Je n'étais pas disposé à perdre cette occasion de visiter
à la fois un homme et un pays extraordinaires . Sans
égard aux observations qu'on nous fit sur la nature , ou
plutôt sur le défaut de chemin , dans les douze lieues de
déserts que nous avions à traverser ; fort des connaissances
locales de mon guide , de ma patience et de ma curiosité ,
je m'enfonçai dans la partie la plus sauvage des Landes ,
muni de provisions , comme pour un voyage de long
cours .
Je pourrais alonger mon récit de plusieurs épisodes ,
l'égayer par les nombreux incidens d'une route où mon
brave Lannusquet , toujours au moment de verser , à
chaque minute arrêté par des sables , par des fondrières ,
par des ravins , voulait me prouver « < que le chemin était
roulant et qu'il n'allait au pas que pour me laisser le temps
d'examiner à mon aise ce qu'il appelait le Jardin de la
France : » mais je ne raconte pas , j'examine ; et je dois
compte à mes lecteurs de mes observations , et non de
més aventures .
Les premiers objets sur lesquels mon attention s'est
arrêtée avec étonnement , ce sont les dunes ; ces montagnes
mobiles , que l'auteur des ESSAIS appelle de grandes
montjoies d'arénes mouvantes , et qui eussent fini par
envahir le pays tout entier, si l'on n'eût trouvé le moyen
de les fixer par des semis . Cette admirable découverte
consiste à semer sur la dune , par étages que l'on forme
et maintient à l'aide de clayons d'osier et de branchages ,
des graines de pins , de genêts et d'autres arbres qui
croissent rapidement , et dont les racines pénètrent dans
le sable , aglomèrent ses parties , et fixent le monticule.
342 MERCURE DE FRANCE.
Déjà l'église et le village de Mimisan allaient être ensevelis
sous les sables , et les étangs d'Aureilhan , de Parentis,
de Bicarosse , de Sanguinet et de Casaux, repoussés
par les dunes , refluaient sur les terres supérieures : les
nouveaux semis ont commencé à arrêter le mal . Nul
doute que le gouvernement ne continue ces utiles et importans
travaux dont le résultat doit être de donner à l'Etat
de belles forêts ( 1 ) et de conserver un pays précieux.
Cette épithète appliquée aux Landes ne surprendra
que ceux qui jugent des choses sur l'idée vague qu'ils
s'en forment , d'après leur nom : en effet la lande ne
fournit qu'une très -petite quantité de seigle et de millet ,
a peine suffisante pour ses rares habitans ; mais elle est
riche en brai , en goudron , en résines , matières qu'une
meilleure élaboration rend chaque jour plus propre aux
besoins de notre marine : on en tire du miel , de la cire et
du liége . L'excellent gibier de terre et d'eau, dont ce pays
abonde , le poisson de ses étangs , ses moutons , ses palombes
, si justement renommées , ont placé la lande
presque au niveau de la chalosse dans l'estime des gas .
tronomes .
Un rosier en fleurs sur un glacier des Alpes ne m'aurait
pas plus surpris que je ne l'ai été à la vue du beau
château de Castillon au milieu des Landes . Cet édifice ,
bati sous Louis XIII , est un véritable prodige dans des
lieux où une pierre est une rareté : même à l'époque où
il a été bâti , ce château doit avoir coûté des sommes
considérables . M. le comte de Pondinx a laissé ce beau
domaine à sa fille , épouse de M. le général Ismer .
Mon guide , dont le père avait été au service du vieux
(4 ) On peut consulter , sur les dunes' flottantes , l'excellent ouvrage
de M. Tassin , ancien secrétaire - général . Tandis que nous écrivions ces
ignes , une ordonnance royale remplissait notre voeu.
FÉVRIER 1817.
345
chevalier de Pondinx , ancien maître- d'hôtel de M. le
duc d'Orléans , m'a raconté , sur ce vieillard , mort depuis
quelques années , une foule de traits et d'anecdotes ,
dont la tradition est consacrée dans les Landes , et qui
ne font pas moins d'honneur à ses vertus qu'à son esprit
et à sa gaîté.
"La seconde merveille des Landes se voit aux forges
d'Uza, de Pontinx et d'Ichoux que vient de créer
M. l'Arreilhet . Dans ces usines importantes , on travaille
le minérai , et l'on fabrique le fer , seul métal que fournisse
aujourd'hui cette terre où Strabon prétend que l'on
trouvait autrefois l'or à la surface. ....
Mais je découvre , sur une bruyère élevée au milieu
d'un taillis de chênes plantés avec quelque symétrie, une
chaumière plus vaste , d'une forme plus élégante que les
autres ; c'est celle du Solitaire des Landes.
A peine avons-nous gagné l'élévation , du haut de
laquelle nous apercevons ce palais de chaume, que nous
voyons s'avancer , en quatre pas , du bout de la plaine ,
cinq ou six cousiots ( 1 ) montés sur leurs échasses , dont
l'aspect étrange ne pourrait manquer d'effrayer l'homme
le plus hardi qui ne se serait pas préparé à les voir . Je ne
me lassais pas d'admirer l'agilité prodigieuse avec laquelle
ils marchent , perchés sur deux échalas , qui les élèvent
à quatre ou cinq pieds de terre . A l'aide du long baton
dont ils sont armés , je les voyais franchir des clôtures ,
des fossés dont quelques- uns n'avaient pas moins de
vingt pieds de large . Du plus loin qu'il les vit , Jean ,
mon voiturin , leur fit , avec son fouet , un signal
auquel ils répondirent par un cri de broyemen ( 2) ,
(1 ) Nom que l'on donne aux bergers de la Grande-Lande.
(2) Joliment , doucement ."
544 MERCURE DE FRANCE .
qui n'en dit pas moins long , s'il faut en croire moż
guide , que le bel- men du bourgeois gentilhomme .
Plus nous approchions de l'ermitage , plus le chemin
devenait difficile ; sans les secours et les avis des bergers
qui nous accompagnaient , il est probable que du moins
la voiture y serait restée .
Le solitaire était absent au moment où nous arrivâmes ;
un jeune garçon de la ferme , après nous avoir introduits.
dans le corps de logis principal , sauta sur le manteau
d'une cheminée très -élevée pour attacher ses bottes de
sept lieues , et sortit pour aller avertir son maître de
notre arrivée .
A la seule vue de la maison , je m'étais fait du propriétaire
une idée que sa présence ne tarda pas à justifier :
tout y respirait l'ordre , le goût et je ne sais quelle élégance
de moeurs au milieu d'une extrême simplicité . La
chambre à coucher , en forme de tente , était tapissée de
cartes géographiques , et meublée d'un lit en fer peint ,
dont les quatre pieds étaient posés dans autant de vases
remplis d'eau ( probablement pour en écarter les insectes ) ;
de quelques chaises de jardin ; et d'une bibliothèque
isolée du mur et du plancher au moyen des mêmes précautions
qu'on avait prises pour le lit. Je ne manquai pas
d'examiner un à un les livres dont cette petite bibliothèque
se composait tout y était : Voltaire , Montesquieu
, Montaigne , Bacon , Molière et lès Fablès chausidès
de Lafontaine , traduites en patois gascon , aux
frais et par les soins de feu M. François Batbedat de Vicq .
Par une grande fenêtre ouverte sur la campagne , je
vis arriver de loin M. N *** dans un petit char de
forme antique , traîné par deux boeufs ; j'allai à sa rencontre
; il mit pied à terre et m'accueillit avec une bienveillance
qui me rappela cette hospitalité des temps
héroïques , dont je n'avais trouvé jusqu'ici d'exemple que
dans Homère.
FÉVRIER 1817 .
345
Le solitaire des Landes , avec qui j'ai passé deux des
meilleurs jours de ma vie , est un homme d'une cinquantaine
d'années , d'une haute stature , d'une figure remarquable
par un caractère de noblesse , d'ironie et de
bonté qui sembleraient devoir s'exclure . Ses manières
offrent un contraste tout aussi extraordinaire de réserve
et de franchise , de politesse et de brusquerie , qui laissent
àtout moment voir , dans l'homme tel qu'il est , l'homme
tel qu'il a été son expression est pittoresque , et sa contenance
habituelle celle d'un homme supérieur qui ne
s'abaisse à rien et qui élève tout à lui.
Je me présentai comme un ermite qui venait en visiter
un autre , et se délasser quelques heures auprès d'un sage
pratique , du spectacle turbulent de la grande société des
fous .
J'acheverai dans le discours suivant de tracer un des
plus beaux caractères que j'aie eu l'occasion d'observer
, et de faire connaître le peuple et le pays agreste
où cet homme vertueux a choisi son refuge.
L'ERMITE DE LA GUYANE.
བལ་་ འའའའའ་ M ་ འ
VARIÉTÉS .
mmmmmu
LETTRE A M. JAT ,
Au sujet de son article sur le Tableau de la littérature
française , par Chénier.
Monsieur ,
J'ai vu avec plaisir , dans l'excellent article où vous avez
rendu compte du Tableau de la littérature française par
346 MERCURE DE FRANCE .
Chénier , l'indignation que vous inspirait l'atroce calomnie
dont la mort de son malheureux frère fut le
prétexte. Comme vous , monsieur , j'ai connu particulièrement
Chénier ; comme vous aussi , j'ai été à meme
de sonder toute la profondeur de la plaie que ce trait empoisonné
avait laissée dans son coeur . Il n'est pas de calomnie
, ainsi que le dit fort bien Bazile , que l'on ne puisse
faire adopter aux oisifs d'une grande ville , en s'y prenant
bien ; celle qui troubla le repos de Chénier , en
trouva beaucoup pour l'accueillir , quelques-uns voudraient
encore la réveiller aujourd'hui permettez-moi
done , dans un moment où la publication d'un de ses
ouvrages rappelle l'attention générale sur cet écrivain ,
de joindre une nouvelle preuve aux preuves déjà nombreuses
qui existent de son innocence à cet égard . Je
vous la soumets avec d'autant plus de plaisir , qu'elle me
fournit l'occasion de faire connaître un morceau inédit
de l'auteur du Tableau de la littérature française .
En l'an III , après la chute de Robespierre , Chénier
fut chargé, au nom du comité d'Instruction publique , de
prononcer à la convention nationale un discours pour
demander le rappel des membres qui en avaient été
bannis par les décrets du 28 juillet et du 3 octobre 1795.
Il n'y avait que quatre mois qu'André Chénier avait porté
sa tête sur l'échafaud . Son frère , encore plein de la douleur
que lui causait sa perte , voulut profiter de cette occasion
pour rendre publiquement hommage aux mânes
du malheureux André et des hommes les plus célèbres
que la faux révolutionnaire avait enlevés aux sciences et
aux lettres . La commission demanda la suppression de ce
passage du discours , dans la crainte sans doute que la
peinture des malheurs qu'elle retraçait , ne nuisît à la
cause des victimes qu'il fallait défendre , sans être d'aucune
utilité pour celles dont l'orateur déplorait la triste
destinée. Le morceau ne fut donc point prononcé ; mais
il ne faut pas moins en savoir gré à Chénier de l'avoir
écrit . Le voici , tel que je l'ai copié sur un manuscrit de la
main même de l'auteur :
« Faut-il , représentans du peuple , que je soulève
à vos yeux le coin du vaste drap mortuaire qui , pendant
plus d'une année , a couvert la république enscFÉVRIER
1817 . 347
velie ? La ligue de l'ignorance et du crime contre la
philosophie et les talens , ressemblait à la proscription
des bardes d'Écosse , sous le règne d'un des tyrans de
l'Angleterre .
« Plusieurs littérateurs distingués furent immolés
comme fédéralistes , d'autres comme partisans de l'étranger
; d'autres enfin compris dans les nombreuses
listes de conspirateurs que l'on dressait chaque jour ,
lorsque des hommes à mesures révolutionnaires avaient
trouvé des moyens sûrs pour déblayer les prisons . Tandis
que l'illustre ami de Voltaire , de d'Alembert et de Turgot
courait au- devant de la mort dans les sombres bois
de Clamar , l'auteur de Philiciète et de Mélanie gémissait
dans les cachots , l'ingénieux et profond Chamfort
, à peine sorti de prison et menacé d'y retourner ,
cherchait à se réfugier dans la tombe : les chagrins ont
bientôt achevé l'ouvrage qu'avait commencé son désespoir
. Sous le gouvernement des tigres , le savant Lavoisier
montait sur le théâtre de mort ; Roucher , l'auteur
du poëme des Mois , y montait aussi ; et toi , mon malheureux
frère , éloquent et vertueux André Chénier ,
toi , dont les fléaux de ma patrie ont bien moins redouté
les opinions politiques que le courage et les lumières ,
assassiné par leur tribunal à l'âge de trente ans , deux
jours avant la chute du monstre ( 1 ) , tu emportais avec
toi un des premiers talens de l'Europe et l'espoir d'un
nouveau Tacite . Pour moi , qui devais te suivre , menacé
d'un décret d'accusation pour avoir composé des tragé
(1) André Chénier fut assassiné le 7 thermidor an 2 , et Robespierre
justicié le 10 du même mois .
548 MERCURE DE FRANCE .
dies républicaines (2) , et peut-être aussi pour avoir refusé
d'aller mentir à Toulouse , après les évenemens du
31 mai ; moi , chargé d'essuyer les larmes d'une famille
décomplettée par la tyrannie , il ne me reste d'autre
consolation que d'embrasser ta mémoire , de lui rendre
un hommage de douleur au sein même de la tribune
nationale , et de faire éclater ici des regrets qui ne seront
point blâmés par ceux qui ont mis à l'ordre du jour la
justice et l'humanité .
« Ombres innocentes des victimes de la tyrannie , vos
assassins n'ont pas traîné l'opinion publique à l'échafaud ;
elle est assise sur son tribunal éternel pour les confondre
et pour absoudre votre souvenir » .
Il me semble , monsieur , que c'est en remontant à la
source des événemens que l'on peut mieux les connaître ;
car si le temps fait évanouir le mensonge , il obscurcit
quelquefois la vérité ; il est rare que l'on se trompe en
interrogeant les documens contemporains . Ici , par
exemple , comment supposer que Chénier , tout dégouttant
encore du sang de son frère , eût eu l'audace ,
en présence même des témoins de son crime , de rendre
un hommage imposteur et de donner des regrets hypocrites
à la victime qu'il aurait égorgée . Tout écarte l'idée
de cet excès d'audace ; et quoique cette preuve soit toute
morale , elle ne m'en paraît pas moins puissante pour
repousser un fait absurde .
:
J'ai l'honneur d'étre , etc.
UN DE VOS ABONNÉS .
(2) Ces tragédies républicaines , qui n'érigeaient pas l'assassinat en
vertu , devaient déplaire aux tyrans on se rappelle le fameux hémistiche
des lois et non du sang. En ce temps-là c'en était assez pour
attirer la hache des bourreaux sur la tête de Chénier ; mais , malgré les
dangers auxquels cette doctrine l'exposait , il y revenait souvent , et la
reproduisait même à la tribune. Dans le discours où se trouvait le morceau
que l'on cite , ici il s'écrie : « Ce n'est point à l'échafaud à gouver~
<< ner les hommes , et le supplice attend tôt ou tard ceux qui dominent
« par les supplices. »
J
FÉVRIER 1817 ..
349
POLITIQUE .
INTÉRIEUR .
(CHAMBRE DES PAIRS . )
mm un
EXTRAIT de l'opinion de M. le duc DE BROGLIE , sur le
projet de loi relatif à la liberté individuelle.
MESSIEURS ,
Vous me saurez quelque gré , je le suppose , de ne
pas insister sur la liberté individuelle en elle -même , et
sur tous les biens dont elle est le gage . Je laisse le soin
de son éloge à ceux qui travaillent à en obtenir le sacri .
fice ; jamais on ne lui paye plus volontiers un plus juste
tribut qu'en semblable occurrence ; et j'ai remarqué
que c'était un dernier devoir envers elle , une sorte
d'oraison funèbre dont les ministres de tous les pays
s'acquittaient en termes fort convenables .
Je ne rechercherai pas non plus avec eux s'il existe en
effet de ces époques de détresse où l'on doive sauver la
liberté d'elle -même , où la première loi soit d'oublier la
loi , où l'impérieuse nécessité commande de ravir la
sécurité aux gens de bien , pour atteindre les méchans
d'une main plus sûre.
Il faut que ces raisonnemens soient d'une excellente
nature , pour avoir survécu à l'usage qu'on en a fait depuis
vingt-cinq ans. Nous ne pouvons pas du moins en
prétexter cause d'ignorance , on nous les a souvent répétés
; et en fait de liberté , si l'exception prouve la
règle , jamais règle ne fut mieux prouvée .
A quoi bon nous alléguer l'Angleterre ? Est-ce pour
nous faire gémir de notre misère ? Je sais bien qu'on
est toujours accueilli d'assez bonne grâce en citant la
suspension de l'acte d'habeas corpus ; elle n'est pas com
350 MERCURE DE FRANCE .
prise dans la prohibition générale des exemples paises
dans la constitution de ce pays.
Mais je dirai cette fois , et cette fois seulement ,
avec plusieurs de mes honorables collègues : qu'y a-t-il
de commun entre l'Angleterre et nous ? L'Angleterre
jouit de la liberté individuelle ; et notre malheureuse
France en est légalement privée , sous l'empire du Code
qu'elle tient de son oppresseur. La personne d'un Anglais
est au-dessus de toute atteinte ; celle d'un Français est
perpétuellement à la discrétion de l'autorité . La maison
d'un Anglais , comme l'a dit le premier des hommes
d'Etat de cette nation , comme l'a répété en beaux vers
un éloquent personnage , la maison d'un Anglais est sa
citadelle ; la foudre peut la frapper , la tempele peut
bien en briser les portes , mais elle est à l'abri du pouvoir
des rois . Cheżncus , que le premier exempt de police
, que le premier agent subalterne de l'administration
se présente , il n'y a pas la possibilité , il n'y a pas
même la pensée de la résistance .
Y a- t- il une telle distance entre l'état où la loi du 29
octobre nous a pris et celui cù elle nous laisse , que
nous ne puissions repasser de l'un à l'autre sans de savantes
gradations ?

Le pouvoir qu'on nous demande confère - t- il au gorvernement
du Roi une sorte de prépondérance morale ,
propre à dissiper les mécontentemens et à préparer les
esprits rebelles au joug des lois et de la constitution ?
Voilà proprement ce qu'il s'agit d'examiner .
Pour concevoir s'il est si dificile et si dangereux de
retourner subitement au point ou nous étions l'année
dernière , il faut se faire une juste idée des pouvoirs que
la loi du 29 octobre a conférés au ministre , et du genre
de service qu'elle rend en général au gouvernement.
Lorsqu'on vous parle de liberté individuelle , lorsqu'on
vous avertit d'y regarder à deux fois avant de revenir
brusquement sur vos pas , vous vous figurez à l'instant
même un état de choses dans lequel un homme ne
peut être arreté que suivant des formes déterminées ; vous
le voyez informé sur-le- champ du motif de son arrestation
, produit devant son juge au bout de quelques
heures , et mis en jugement dans un délai fixe , un peu
FÉVRIER 1817 .
551
plus long sans doute , mais qui n'efiraie pas l'imagination
.
Il n'existe plus chez nous aucune des précautions de
ce genre , bien qu'on croie en apercevoir de loin à
loin encore quelques traces .
Un homme est arrêté par mandat d'amener , qui ne
porte pas le titre de l'accusation , qui n'est autre chose
qu'un ordre de comparaître ; il est conduit à la préfecture
de police , qui n'est pas une maison de détention
légale ; il y demeure des semaines , des mois , interrogé
tantôt par un chef de bureau , tantôt par un sousagent
de police ; au bout d'un temps plus ou moins long
on le livre au juge d'instruction , ét il passe alors dans
une maison d'arrêt sous mandat de dépôt , qui ne porte
pas davantage le titre de l'accusation ; et là sa cause
peut demeurer en instance pendant des années .
"
Toute cette marche est légale ; elle est consacrée par
des lois ou par des décrets ; elle est sanctionnée par
l'usage ; il n'y a rien , absolument rien à redire . Voilà ,
pourme servir d'une phrase devenue célèbre depuis peu ,
voilà la justice telle que le Code impérial nous l'a faite .
Si nous supprimions brusquement la loi du 29 octobre ,
qu'arriverait-il ?
Que l'Etat serait bouleversé . A Dieu ne plaise .
Que le ministre ne pourrait faire arrêter. Mais il n'aurait
qu'à écrire un mot à tout préfet , à tout procureur
du roi..
Qu'il ne pourrait faire détenir . Mais le Code pénalluimême
autorise à détenir sur un ordre provisoire du gouvernement.
Qu'en résulterait - il donc en définitif? Peut-être quelques
pétitions dans le cours de la session prochaine ,
quelques détails à fournir, quelques éclaircissemens à
donner.
Que résulte-t- il d'un mode de procéder qui ne met
aucune différence entre l'innocent et le coupable , qui
ne manifeste aucun respect pour la personne du citoyen
? D'abord un instinct universel d'hostilité et d'aversion
; s'il paraît un agent du gouvernement , tout
homme de bien se cache et se tait . La loi devient un
objet de crainte et de dégoût ; chacun croit de la pradence
et même de la probité de lui dérober soi , s'il
352
MERCURE DE FRANCE.
peut les siens , et puis enfin tout le monde . C'est une
infamie de porter plainte ; c'est un désespoir de déposer
comme témoin . Des emplois utiles à la société sont
flétris ; on ne trouve plus que des misérables pour les
remplir. Peu à peu , le sentiment de la vérité s'altère .
On s'habitue à distinguer entre les faussetés honnêtes
et les faussetés défendues ; on reconnait des mensonges
d'usage et des parjures légitimes ; et le tribunal de l'opinion
publique sanctionne tous les efforts tentes pour arracher
sa proie à une justice qui n'en a plus que le
nom .
On me l'a dit , j'en ai reçu , comme un autre , la confidence
: Le gouvernement est faible ; le gouvernement est
menacé ; soutenons - le ; il défend des intérêts qui nous
sont chers : quand il sera bien assis , alors que la voix
de la liberté s'élève , tout se rangera de son côté. Hélas !
combien de fois n'a-t-on pas fait en France de semblables
calculs !
C'est donc là tout l'argument ; car je ne veux pas
croire qu'il puisse exister quelque part d'autres pensées
, à mon sens , tout à fait indignes de gens de bien ,
de lâches pensées de vengeance et de revanche contre
un parti qui précédemment n'aurait pas bien usé de la
victoire . Malheur à ceux qui nourriraient de tels sentimens
! malheur à ces apostats de la liberté qui reprocheraient
au plus faible , quel qu'il soit , d'en invoquer
le nom !
Je ne consentirai jamais , pour ma part , à livrer à la
discrétion de l'autorité que je saurais la plus juste , ceux
que je croirais le plus mes ennemis .
Et qui sait si je n'assure pas par-là notre sûreté commune
contre ces mêmes ennemis , s'il est vrai qu'il en
existe ?
Qui sait si ce ne sont pas des armes que je leur enlève
par avance , en écartant des lois d'exception ? car l'utilité
et la justice sont plus soeurs qu'on ne le pense .
On nous répète sans cesse d'avoir confiance dans le
ministère ; et qui aura alors confiance en nous ? Les Indiens
, dans leurs cosmogonies , placent le monde sur une
montagne , la montagne sur une tortue ; et puis ils ne
savent plus sur quoi placer la tortue . Laissons - là ces
maximes serviles et dangereuses ; en notre capacité poFÉVRIER
1817 : 553
1
.
fitique , il faut avoir défiance d'un ministère quelconque ;
c'est là notre devoir , c'est le fait de notre mission . Quand
nous l'aurons contrôlé sans pitié , quand nous aurons disputé
pied à pied avec lui , le pouvoir que nous lui remettrons
en définitif sera efficace et obéi ; avec cent
fois moins de pouvoir , il en aura cent fois davantage .
Combien n'avons-nous pas vu de gouvernemens , sous
un nom ou sous un autre , réussir à se lancer tout seuls
au milieu de la société , après l'avoir réduite à l'état de
défense naturelle ? Combien leur a- t-il fallu de temps
pour tomber abîmés sous cette force gigantesque que
nul bras n'est habile à soulever ?
Parlons à tous désormais un même langage , et que ce
soit un langage de paix ; faisons de tous les Français des
frères , en les unissant dans des jouissances communes ;
s'ils goûtent les mêmes bienfaits , s'ils usent des mêmes
droits , leurs sentiments se rapprocheront : soyons sincères
surtout ; cessons de traiter les livres comme des
suspects , en proclamant la liberté de la presse ; ne regardous
plus les garanties de la liberté individuelle
comme un tarif de douanes qu'on peut à volonté élever
et baisser, et appliquer à ceux-ci plutôt qu'à ceux-là .
Des lois de cette nature , bien loin de donner de la
force au gouvernement , lui retirent l'appui de l'opinion
, lui aliènent tous les coeurs ; elles fournissent des
prétextes aux mécontens , des alimens à la haine ; elles
jettent de la défiance dans les esprits sages . Quand donc ,
se dit-on , finira notre révolution ? Quand notre gouvernement
cessera-t - il d'épier nos malheurs pour augmenter
sa dotation de pouvoir ?
Au surplus , Messieurs , la loi du 29 octobre ne jouit
pas, vous le savez , de beaucoup de faveur dans le public .
Je ne pense pas que nous devions nous piquer, à cet
égard, d'une fausse délicatesse . Les chambres , qui l'ont
votée l'année dernière , ne sont pas chargées de réhabiliter
celle- ci . Si nous n'avons pas de raisons plus
solides pour en faire revivre une partie , cherchons de
meilleures occasions de nous montrer fermes et conséquens
, et gardons-nous désormais de ces lois que tous
les partis ( je n'attache aucun sens odieux à ce mot ) désavouent
au bout de quelques mois , et qui deviennent
l'objet d'une récrimination mutuelle .
24
354 MERCURE DE FRANCE ,
mmmmmm
EXTÉRIEUR.
TABLEAU POLITIQUE DE L'EUROPE.
( Deuxième article . )
AUTRICHE .
Après avoir parlé de la Prusse , nous passons à l'Autriche
, qui ne lui ressemble sous aucun rapport moral ,
intellectuel ou politique.
Un peuple calme , un gouvernement doux , peu d'élan
vers les lumières , un grand éloignement pour les améliorations
rapides ; la conviction qu'on se trouve toujours
bien de ce dont longtemps on s'est bien trouvé;
de la défiance contre les théories constitutionnelles ; de
l'attachement aux pratiques consacrées par l'habitude ;
des garanties de durée , provenant plutôt de la solidité
de l'ensemble que de la vie intérieure de chaque partie ;
l'art de profiter sans ostentation des événemens prospères
, et de sortir avec le moins de perte possible des
événemens calamiteux tels sont , quand nous fixons
nos regards sur l'Autriche , les caractères qui nous frappent
, et avec lesquels le système que ses souverains
ont suivi , sauf une exception passagère et sans succès ,
a toujours été dans une harmonie parfaite .
une
Toutes les qualités de Marie-Thérèse étaient éminemment
adaptées à ce système . De la dignité , du courage
, peu d'idées différentes des ideés anciennes ,
piété édifiante pour son peuple , et qui se nourrissait de
pratiques reçues , une marche tellement uniforme dans
Te gouvernement , que son uniformité donnait aux abus
mêmes l'apparence et jusqu'à an certain point les avantages
de l'ordre , distinguent sa longue administration .
Tout semblait devoir changer , lorsque Joseph II
monta sur le trône . Importuné dès sa première jeu
FÉVRIER 1817. 355
nesse de la gloire de Frédéric II , imbu de quelquesunes
des doctrines qui , sans avoir pénétré dans les
Etats de sa mère , les circonvenaient de toutes parts ,
ce prince brûlait , comme plusieurs monarques du dixhuitième
siècle , de se montrer philosophe et réformateur.
Mais le pouvoir qui veut réformer est dans une
situation particulièrement difficile . Il ne sait jamais s'il
donne assez , s'il ne donne pas trop , et comme il a toujours
l'air d'imposer ce qu'il donne , les nations repoussent
souvent ses bienfaits , comme des actes d'autorité
. Joseph II voulut ordonner la tolérance , et prescrire
les lumières . Il en résulta qu'il aliéna ses peuples
contre toutes les améliorations qu'il commandait . Son
règne de dix années fut une lutte perpétuelle et infructueuse
, parce que , dans cette lutte , les moyens
étaient en contradiction avec le but ; et ce prince
doué de beaucoup d'esprit , et désirant sincérement le
bien , mais sans savoir le préparer ni l'attendre , mourut
méconnu de ses sujets , dont une partie s'était
révoltée , et dont le reste obéissait , mais n'approuvait
pas.
Son frère et son successeur s'était montré en Toscane
philosophe plus habile , parce qu'il était réformateur
moins impatient et plus modéré. Mais l'état de
son empire , et l'époque de son avénement , lui firent
une loi de calmer les esprits en renonçant aux réformes.
Les circonstances extérieures le confirmèrent dans
cette marche rétrograde . La violence de notre révolution
, même avant les crimes qui la souillèrent plus tard ,
effrayait l'autorité , alarmait la prudence , scandalisait
la routine . Lorsque presque toutes les puissances de
l'Europe se coalisèrent contre nous ,
l'Autriche put
étre considérée comme le représentant spécial des ins
titutions anciennes. Aussi eut-elle plus que ses alliés »,
durant vingt années , le sort de ces anciennes institutions
. On la vit dans chaque campagne forcee de renoncer
à quelques provinces , et la liste de ses pertes
était , en 1810 , plus longue que celle de ses Etats . Cependant
tous les peuples qu'elle était obligée de sacrifier
lui restèrent attachés . Ceux qu'elle conserva la défendirent
tant qu'elle voulut être defendue . Les Hongrois
24.
356 MERCURE DE FRANCE.
malgré leurs agitations intérieures , se rallièrent sous ses
étendards , repoussant les appâts qu'offrait à l'esprit
d'indépendance une politique , il est vrai , trop bien
connue , pour réussir à tromper encore , et tout en pleurant
la mort de Hofer , les Tyroliens regrettèrent l'empire
de la famille antique qui avait si long-temps régné
sur eux . Tant la douceur de l'adıninistration se concilie
sûrement l'amour des administrés ; et tant il est naturel
à la masse des hommes d'aimer les gouvernemens
qui s'abstiennent de la tourmenter !
Enfin , une sorte de destinée protectrice , qui déjà ,
dans plusieurs circonstances , avait semblé veiller sur
l'Autriche , vint à son secours . Elle trouva dans l'excès
de ses désastres des ressources inattendues , que personne
n'aurait pu prévoir , auxquelles long-temps personne
ne voulut croire ; et un adage célèbre , qui lui
avait déjà été appliqué à d'autres époques , reçut , dans
un moment bien critique , une confirmation éclatante.
Alors elle put respirer après ses revers , attendre les
événemens , calculer ses forces , et se présenter dans la
grande crise de 1814 , pour mettre dans la balance un
poids irrésistible contre l'ambition trahie par le sort .
L'affranchissement de l'Allemagne a valu à l'Autriche
la restitution de la plupart des pays qu'elle avait cédés ,
et plusieurs acquisitions nouvelles qu'elle désirait de
tout temps. Elle n'a aucun motif de regretter la Belgique
, qui , malgré sa fertilité et sa richesse , lui rapportait
peu , lui coûtait beaucoup , l'occupait sans cesse
par cet esprit mécontent qui s'était perpétué , depuis
Charles-Quint , de génération en génération , et qui , sépa→
rée d'elle par une quantité de principautés intermédiaires ,
semblait ne lui appartenir que pour lui résister en temps
de paix et lui être enlevée en temps de guerre . Venise ,
cédée par l'homme qu'une république avait élevé , et
que la destinée avait choisi pour faire disparaître de
Europe presque toutes les républiques , consolide
l'empire de l'Autriche en Italie . Ses finances seules se
ressentent des époques de calamités , moins peut-être
par l'effet immédiat de ces calamités mêmes , que par
une suite du système qui , attribuant le discrédit àl'agiotage
, croit que des rigueurs et des menaces peuvent
empêcher l'agiotage de porter atteinte au crédit.
...FÉVRIER 1817%) 357
Fidèle à ses principes , l'Autriche a rétabli , tant:
qu'elle l'a pu , dans les Etats anciens et nouveaux qu'elle
possède , ses habitudes d'administration , et surtout elle
a écarte soigneusement tout ce qui se rapprochait des
théories admises ou réclamées par d'autres nations . Elle
a replacé ses possessions d'Italie , et par-là l'Italie entière
dans la position où cette contrée s'était trouvée depuis
tant de siècles ; mais fidèle aussi à sa modération pratique
, elle gouverne par son poids plutôt que par des secousses
et comme , en ramenant le passé , elle ne sévit
pas avec violence contre le présent , elle est peu menacée
par l'avenir. Les mariages ,
9
lui créent , et dans notre partie du globe et jusque dans
le Nouveau- Monde , des alliances imposantes , qui , par
cela seul sont utiles , même quand elles ne sont pas
étroites et ne seraient pas toujours durables.
Sous le rapport politique , l'Autriche est d'une grande
importance par sa position centrale , par ses forces
réelles , par sa solidité et même par sa lenteur ; car cette
lenteur fait qu'elle arrive toujours au moment où il le
faut pour décider les querelles dont elle a été tantôt
spectatrice impassible , tantôt auxiliaire peu active .
Même quand elle semble prendre une part décidée dans
une contestation , il y a dans sa manière d'y coopérer
une sorte de neutralité ; et c'est aussi presque toujours
comme intermédiaire qu'elle intervient dans la paix ,
lors même qu'elle a été au nombre des parties belligérantes
.
Sous le rapport de la marche générale de l'espèce humaine
, l'Autriche suit cette marche , parce que tous.
les gouvernemens sont destinés à la suivre . Le tremblement
de terre qui déracine les arbres soulève les rochers
; mais ceux-ci se replacent quelquefois et plus.
souvent ils semblent se replacer par leur pesanteur là
où ils étaient auparavant . L'Autriche est donc moins
visiblement agitée par le mouvement universel qu'aucun
des autres États européens ; elle cède néanmoins à
ce mouvement , elle y cède avec dignité et retenue ; le
discours de son ministre à la diète de Francfort prouve
qu'elle ne méconnalt point la nécessité , et fait l'éloge de
ses intentions bienveillantes . Ce discours contient deux
358 MERCURE DE FRANCE .
déclarations importantes ; l'une c'est que l'Allemagne
retire de grands avantages de sa division en plusieurs
souverainetés indépendantes , aveu qu'on ne saurait
trop apprécier de la part d'un prince qui , replacé sur
le premier trône de la confédération germanique , pourrait
aspirer à augmenter l'action de sa suprématie sur
les divers membres de cette confédération . L'autre déclaration
, qui n'est qu'une conséquence de la première
(mais il est d'autant plus honorable à l'autorité de reconnaître
les conséquences des principes qu'elle admet ,
qu'on a vu souvent le pouvoir n'admettre les principes
que sous la condition de nier les conséquences) ; l'autre
déclaration , dis-je , c'est que l'empereur d'Autriche ne
se considère que comme un membre de la confédération
, sur le pied d'une parfaite égalité avec les autres.
9
Les principes éclairés que l'empereur François II pro-,
fesse , comme chef de l'empire germanique , sont d'un
heureux augure pour les Etats qu'il gouverne plus directement
. Tous les droits , ceux des nations et ceux
des individus , sont de même nature . « La forme des relations
civiles et publiques de la vie sociale , qui imitera
le plus fidèlement dit encore le ministre autrichien
dans son discours , les rapports individuels ,
aussi la meilleure , la plus durable , et conduira le plus
sûrement le corps social , aussi bien que les particuliers ,
à la période la plus avantageuse des peuples et des
hommes . » Il en résulte que : « Si la destination d'un
gouvernement fédératif est de maintenir la sainteté et
les principes fondamentaux du pacte commun
sera
sans
9
gêner l'action libre des gouvernemens de l'intérieur
suivant les localités et les besoins du temps , » la destination
de tout gouvernement est de maintenir l'ordre
général , sans gener l'action libre des individus , suivant
leur position particulière .
Il est d'autant plus salutaire que ces principes soient
proclamés par le gouvernement de l'Autriche , que , dans
cette contrée , c'est du gouvernement surtout que les
améliorations doivent partir .
En France , la classe qui décide en dernier ressort ,
c'est la classe intermédiaire .
En Prusse , c'est la noblesse , qui , par l'éducation
des universités , s'est unie d'opinion avec la classe lettrée .
FÉVRIER 1817.
559.
En Autriche , ce qu'il y a de lumières est dans le
gouvernement , et tandis qu'ailleurs les lumières agissent
en remontant , elles doivent , en Autriche , descendre
et pénétrer graduellement dans la masse de la nation .
8
Dièle de Francfort et Souverainetés du second ordre en
Allemagne.
L'Allemagne a subi deux métamorphoses depuis douze
années .
Jusqu'à l'époque de la confédération du Rhin , ses divers
Etats , très-multipliés , plus ou moins considérables ,
unis entre eux par un lien plus apparent que réel
étaient grouppés , suivant leur situation géographique ,
les uns autour de l'Autriche et les autres autour de la
Prusse . La volonté de Bonaparte supprima en un jour
une foule de ces principautés , réduisit leurs chefs au
rang de sujets , et leur donna pour souverains quelques
princes , qui formèrent une confédération dont il fut
proclamé le protecteur.
A l'époque de la confédération du Rhin , beaucoup
d'hommes éclairés , sans contester l'injustice de cette
mesare , applaudirent à la suppression de tant de petits
Etats. L'on ne manque jamais de raisonnemens spécieux
en faveur de la concentration du pouvoir. De quelque
genre que soit l'indépendance , elle a toujours des inconvéniens
. On fait ressortir les inconvéniens , on se
tait sur les avantages et rien n'est si magnifique alors
que le tableau des bienfaits de l'unité , de l'uniformité ,
du calme , de la facilité , de la rapidité qui résultent du
sacrifice des petits aux grands , et des parties à l'ensemble
. Il n'y a dans tout cela que deux choses à
désirer , et l'on est convenu de ne pas en tenir compte ,
P'une est la justice et l'autre la liberté .
L'Allemagne , sous ses petits princes , au milieu du
dernier siècle , sans institutions bien établies , sans droits
positivement recennus (car ce qu'on appelait alors des
droits était plutôt des traditions plus ou moins obscures) ,
sans libertés formellement garanties , était fort heureuse ,
et qui plus est fort libre , et ce phénomène tenait uniquement
à cette division en petits Etats , qu'on a ve→
560 MERCURE DE FRANCE .
sous
gardée toujours comme l'un des malheurs de cette contrée
, et sur laquelle les publicistes des grands empires
s'attendrissaient avec une orgueilleuse pitié . Les souverains
de ces petits pays étaient , pour ainsi dire ,
les yeux de tous la désapprobation les contenait ; la
pitié physique agissait sur eux ; la popularité leur était
nécessaire , et ils ne pouvaient y suppléer par une popularité
supposée . La classe qui , partout , sépare le
prince d'avec la nation , n'était pas assez nombreuse ,
dans ces petits Etats , pour remplacer le peuple , d'une
manière qui fit illusion . Là où le public tout entier ne
forme qu'un petit nombre , l'on ne peut pas , comme
ailleurs , créer deux publics , et préférer le public factice .
Transportez dans un royaume étendu le gouvernement
qui existait dans ces principautés presqu'imperceptibles ,
et vous aurez le despotisme le plus effrayant ; mais
comme elles étaient très- resserrées , très-multipliées
l'opinion était le seul despote qui pût y régner . Cette
puissance de l'opinion était telle , qu'un journaliste de
Gottingue tenait , pour ainsi dire , en échec tous les
petits princes , par ce que , dans son journal ( 1 ) , il imprimait
chaque mois un précis de tous leurs procédés
envers leurs sujets , appuyé d'actes authentiques . La liberté
de la presse puisait une meilleure garantie dans la
multitude des villes où tous les écrits pouvaient s'imprimer,
qu'elle n'aurait pu en trouver dans les lois les plus
libérales . Le duc de Brunswick ne crut pas pouvoir
établir une censure dans ses Etats , au moment où il
marchait contre la France , et tandis qu'il nous faisait
la guerre en Champagne , on publiait toutes les semaines ,
dans sa capitale , une feuille dans laquelle on défendait la
cause française .
Sans doute , il y avait des injustices , et ces injustices
étaient d'autant plus fâcheuses , que les Etats étaient
plus grands ; mais en général le pouvoir injuste était si
faible et si borné , qu'on n'avait à craindre ni sa persévérance
ni son étendue . Il était vaincu par deux forces
au-dessus de la sienne : le temps et l'espace . Un savant
allemand , maltraité par le prince qu'il servait ,
lait lui résister ses amis , modérés comme on l'est
You-
( 1 ) Schloezers Staats-Anzeigen.
FÉVRIER 1817.
361
toujours quand il s'agit des offenses reçues par les autres ,
lui représentaient qu'il allait se perdre : « c'est vrai , répondit-
il , mais je me retrouverai à trois lieues d'ici . »
Cette division de l'Allemagne , et la liberté de fait qui
en était la suite , avaient créé partout des foyers de lumières
, des centres d'émulation locale , favorables au
développement de toutes les facultés . Quelque petite
que soit la circonférence , l'existence du centre est la
chose importante . Une ville de sept mille ames , centre
d'un Etat , a plus de vie intérieure et remplit ses citoyens
de plus d'activité intellectuelle , qu'une cité de cent
mille , qui n'est qu'au second rang dans un grand empire
. Notre imagination se proportionne au public qui
nous entoure , et ce public , ne fût-il composé que de
deux cents hommes éclairés , excite en nous un désir
de conquérir son estime , qui ne serait pas plus ardent ,
quand ce public serait centuplé . De là , dans les plus
petites résidences allemandes , à Brunswick , à Weymar
, à Gotha des écrivains supérieurs , des artistes
distingués , et une prodigieuse dissémination d'idées justes
et de connaissances utiles .
Bonaparte , qui voulait faire de l'espèce humaine un
immense instrument , mu par un ressort unique , détruisit
la plupart de ces petites principautés , ne conserva
que celles que ses relations du moment l'invitaient à
épargner , et leur distribua suivant son calcul ou son
caprice , les dépouilles des autres , que , dans le néologisme
de cette diplomatie révolutionnaire , on nomma
les médiatisés .
9
Par bonheur pour l'Allemagne , cette première suppression
des petits Etats ne porta point sur les plus distingués
par leur civilisation et par leurs lumières. Le
Nord ne fut pas atteint autant que le Midi ; mais aussi
l'opération n'était que préliminaire , et ceux qui en
profitaient étaient réservés à l'éprouver à leur tour . Quelques-
uns même ont , avant le temps , subi cette destinée
. J'ai vu la prise de possession d'une ville que je ne
nommerai pas ; la joie de l'arrivant , le silence des dépossédés
. Deux ans plus tard l'un et l'autre étaient de
niveau , la ville était soumise au maître du grand empire
.
L'oeuvre de Bonaparte tombant avec lui , il a fallu
362 MERCURE DE FRANCE .
mettre quelque chose à la place du système entraîné
dans la destruction universelle . De là les opérations du
congrès de Vienne , continuées maintenant par la diète
de Francfort.
L'on a sévèrement blâmé les opérations du congrès dè
Vienne ; pour les apprécier équitablement , il faut réfléchir
d'abord qu'elles étaient de deux espèces . Les
unes , qui sont consommées , avaient pour but de fixer
les limites des Etats , limites que les événemens avaient
bouleversées . Les autres , qui restent encore imparfaites ,
se rapportent aux constitutions intérieures de chaque
Etat en particulier.
L'on s'est beaucoup moqué de ces partages en vertu
desquels on assignait à tef souverain tant de milliers
d'ames. Le mot n'était certainement ni heureux ni
convenable . Il prêtait à la plaisanterie , et quand les
hommes ont trouvé une plaisanterie qui réussit , ils ne
se font pas faute de la répéter .
Cependant la doctrine une fois admise , que certaines
familles sont appelées à gouverner , et le principe une
fois établi , qu'on ne pouvait point faire revivre la souveraineté
des anciens propriétaires , parce que les puissances
qui avaient reçu cette souveraineté ne voulaient
s'en dessaisir qu'à titre d'échange ,
le mode le plus naturel , on pourrait dire le seul ( le
système toujours consacré ) , était de leur assigner pour
souverains ceux qui déjà régissaient les états limitrophes .
ne
Après une telle confusion , une démarcation nouvelle
était indispensable , et , à moins de contester le principe
que j'ai cité plus haut , ce qui est une toute autre
question , que je n'ai nulle possibilité de traiter ici , la
distribution des ames , par le congrès de Vienne ,
peut être attaquée que comme une terminologie fautive
; mais une seconde opération doit suivre cette distribution
. Il s'agit de donner aux Etats ainsi composés
des constitutions , des droits politiques et des garanties.
Cette opération est d'autant plus nécessaire , qu'à l'épo
que de la confédération du Rhin , plusieurs princes d'Allemagne
( le feu roi de Wurtemberg , par exemple )
FÉVRIER 1817 . 365
a
avaient anéanti l'ancienne constitution de leur pays.
La diète de Francfort travaille à remplacer ce qui
été détruit de la sorte . S'aquittera-t-elle dignement de
cette mission ? Elle y apporte des lenteurs ; elle ne lutte
pas avec une énergie suffisante contre les prétentions
particulières ; elle fait un ample usage de la ressource
des ajournemens . Le principe de la représentation est
décrété toutefois ; c'est beaucoup , et déjà un noble
exemple a été donné . Le duc de Weymar , prince
éclairé , a présenté le modèle d'une constitution libérale
, qui n'a rencontré , dans la diète , que des approbateurs
. Quelques princes hésitent encore . Les uns
veulent ressusciter le passé ; d'autres se refusent à la
convocation des états provinciaux , et deux professeurs
de Heidelberg , organes d'un vou , qu'on dit na
tional , ont été punis par une arrestaion , qui néan←
moins n'a pas été longue . Mais ces résistances céderont
au mouvement général. Déjà plusieurs souverains ont
renoncé au désir qu'ils avaient conçu dans les premiers
instans d'une restauration inespérée . Ils voulaient annul
ler tout ce qui avait eu lieu durant leur absence : les
jugemens , les ventes , les transactions. La force des
choses l'a emporté . Le temps ne se laisse pas déclarer
non avenu . La Frusse a parlé avec force en faveur de
la raison , et son intervention a été efficace .
Il est impossible qu'au sein de l'Allemagne , une assemblée
, dont les résultats sont connus , bien que ses
délibérations ne soient pas publiques , résiste à la puissance
de l'opinion ; et , pour être convaincu de cette
puissance , il suffit de lire les écrits mêmes que l'autorité
fait publier dans l'espérance de lutter contre elle .
Nos journaux ont transcrit un article de la Gazette
universelle , bien propre à prouver l'inégalité de cette
lutte. Cet article est destiné à persuader à l'Europe que
les Allemands sont indifférens aux questions politiques,
et que c'est à tort que leurs écrivains les représentent
comme se livrant à l'examen du système constitutionnel.
« On lit dans toutes les feuilles périodiques , est-il
» dit , des recherches sur les bases des Etats , sur les
>> constitutions primitives , sur les idées exprimées par
>> les mots : souverain , peuple , autorité publique ... Ce-
>> pendant le peuple allemand , ... paisible , sage et la364
MERCURE
DE FRANCE .
borieux ,... s'occupe moins qu'aucun autre de discus
>> sions et de mouvemens politiques . D'où proviennent
» donc ces déclamations dont tant de feuilles sont rem-
>> plies , et qui induisent en erreur les Allemands eux-
» mémes ? D'une petite minorité ,... à laquelle se joi-
» gnent tous ceux qui espèrent qu'un changement de
>> constitution les fera passer d'une classe moyenne , où
» ils ne jouent aucun rôle , à un rang plus élevé... Toute
» la classe des écrivains , qui est si nombreuse , prend ici
» la parole . Les écrivains distingués de l'Allemagne de-
» vraient faire entendre plus souvent et plus haut leur
» voix ; ... ils seraient en quelque sorte médiateurs entre
>> les souverains et les peuples ( 1 ) . »
Si le peuple allemand n'était pas occupé de discussions
politiques , toutes les feuilles périodiques ne seraient pas
remplies de ces discussions. Le premier but des auteurs
de ces feuilles , c'est d'être lus , et le public ne lit que
ce qui l'intéresse . On l'a très -bien dit , il y a peu de
jours les journaux ne font pas l'opinion , ils l'expriment
.
Si les discussions politiques n'étaient introduites dans
le public que par unepetite minorité , elles ne seraient pas
assez importantes pour qu'on invoquât les écrivains distingués
comme médiateurs.
Si cette petite minorité est renforcée de tous ceux dont
les espérances sont éveillées par la perspective d'une
constitution libre et de toute la classe des écrivains , qui
est si nombreuse , dit-on , cette minorité pourrait bien
n'être pas une si petite minorité.
La vérité perce à travers ces assertions contradictoires .
Le mouvement européen n'est point étranger à l'Allemagne
, et il finira par triompher, pour le bonheur et
du consentement des princes et des nations , car les vé
ritables obstacles sont moins dans les souverains que
dans l'aristocratie . Les états de Wurtemberg , par
exemple , très-intéressans sous le feu Roi , parce qu'ils
déployaient du courage , ne le sont plus autant depuis
que la modération du Roi actuel , si digne d'éloges sous
d'autres rapports encore , et pour la liberté qu'il accorde
à la presse et pour l'économie qu'il introduit à sa cour,
(1) Moniteur du 3 janvier,
FEVRIER 1817 .
365
à permis à leurs prétentions de se manifester. On ne
peut guère sympathiser avec eux dans leurs propositions
relatives au choix des représentans du peuple et à l'administation
d'une caisse secrète dont ils auraient la disposition
. Tel est l'avantage de l'esprit du siècle , qu'il
suffit de bien poser les questions pour qu'elles se décident
immédiatement en faveur de la justice . Les demandes
des états de Wurtemberg n'ont eu besoin que
d'être connues pour
être abandonnées par eux-mêmes.
Ainsi la publicité est un remède infaillible . Laissez parler
ceux qui ont raison , pour leur donner de la force ;
laissez parler ceux qui ont tort , pour leur en ôter.
La diète de Francfort marchera donc , je le pense ,
dans la direction imprimée par la raison à l'espèce humaine
. Elle a déjà , comme je l'ai dit , accueilli les institutions
libérales du duc de Weymar . Elle a recommandé
au sénat de Francfort de se priver du plaisir
héréditaire de persécuter les juifs . On cite Montesquieu
dans ses séances ; on discute ses principes ; on recon-
'naît son autorité (1 ) . Nous verrons le système représentatif
devenir la base de la confédération germanique
et les Allemands en possession de la seule liberté qui
leur ait manqué jusqu'ici : la liberté constitutionnelle .
B. DE CONSTANT.
( 1 ) Discours de M. de Gagert , ministre du roi des Pays - Bas .
བ་ ་་་ལ་་ ་་་ དའ་འའའའལ་ བ་ བའ་ ་་་་ ལ་་་་འ་འའ་ འའའའ་་ ་འཆས་
ANNONCES ET NOTICES.
Voyage à Trianon , suivi de quelques pièces fugitives
et du Voyage à Montrouge ; par M. de Labouïsse .
Chez P. Didot l'aîné , imprimeur du Roi , rue du Pontde-
Lodi , nº . 6 , Prix : 1 fr . 25 c .
Quel démon voyageur s'empare de ma vie ?
Eléonore , où vais -je ? et quel est mon destin ?
Calmez - vous, M. de Labouïsse , vous allez tout simplement à Trianon ,
dans un modeste cabriolet , car vous n'oubliez aucune particularité ;
nous vous voyons , d'ici , dans une de ces voitures de Versailles , dont le
spirituel crayon de Vernet a tracé la caricature piquante ; et nous parta366
MERCURE DE FRANCE .
geons vos inquiétudes sur votre destin ; en effet , vous courez le risque
de quelques contusions , en confiant votre existence à ce démon voyageur
; mais n'en courez -vous pas un plus grand en montant sur votre
Pégase ?
À l'exemple de certains voyageurs fameux , vous saluez tous les villages
de la route ; votre politesse est irréprochable , nous voudrions en
dire autant de votre poésie .
Adieu Paris , adieu ville de boue.
Adieu... etc. , etc.
Tel est le début juvénalien ( à ce que dit M. de Labonïsse ) da
deuxième voyage ; à cet adieu , répété si énergiquement , vous craignez
peut-être , lecteurs , que M. de Labouïsse ne courre aux antipodes,
pour fuir le séjour de la corruption ? Bannissez toute crainte , son indignation
ne le conduira pas jusque là , sa course impétueuse s'arrête à …………….
Montrouge . Maintenant que nous sommes faits à ses tournures poétiques
à la fougue de son génie , nous voilà rassurés pour l'avenir , et malgré
son démon voyageur et ses fréquens adieux , M. de Labouïsse n'ira pas
loin.
Deux Notices ( Par Michel Beer , membre de l'Académie
royale des sciences , lettres et arts de Nancy
, etc. , etc. , etc. )
"
L'une sur les Benjamites rétablis en Israël , poëme
traduit de l'hébreu , par M. de Malleville ; l'autre sur
Maymonide , philosophe juif du dzuèieme siècle ; extraites
toutes deux, du Mercure étranger. A Paris , chez
Égron , imprimeur , rue des Noyers , nº . 37 ; 1816 .
Ces deux notices très- courtes , ne sont pas susceptibles d'analyse; nous
en recommandons la lecture aux personnes qui ont du goût pour les
recherches d'érudition .
De la fabrication de la farine de pomme de terre' , et
de son emploi dans la panification ; par André Beaumont .
Broch . in-8° . Prix : 60 c . Paris , chez J. J. Paschoud ,
libraire , rue Mazarine , n° . 22 .
Chercher les moyens de soulager la classe indigente , en suppléant au
blé lorsqu'il est fort cher , est assurément une louable intention ; mais le
pain que fait fabriquer M. André , moitié blé , moitié pomme de terre ,
revient encore à six sous la livre , et ce résultat ne nous paraît pas offrir
'un fort graud avantage.
Le repentir , poëme en sept chants , par M. le comté
de Sabran . Prix : 6 fr. , et 12 fr . pap. vél. Chez P. Didot
l'aîné , rue du Pont- de-Lodi , nº . 9 , et chez Delaunay
et Petit , libraires , au Palais-Royal .
M. de Sabran a cru devoir prévenir ses lecteurs qu'il a choisi pour la
distribution des chants de son poëme , le nombre SEPT , qui est celui des
psaumes de la pénitence et des couleurs de l'arc-en- ciel . C'est probablement
la première fois qu'on a eu l'idée d'aller chercher des règles
FÉVRIER 1817 . 367
poétiques dans le Rituel et dans les nuages . An reste , l'avertissement de
M. de Sabran était inutile , on n'en avait pas besoin pour s'apercevoir
que son style est un peu nébuleux et que la lecture de son poëme vaut
une pénitence .
Lettres de la Vallée de Montmorency , publiées par
J. S. Quesné . Un vol , in- 12 . Prix : 2 fr. 50 c . , et 3 fr.
par la poste. A Paris , chez Delaunay , Palais-Royal ,
deuxième galerie de bois , nº . 243 .
Le récit d'un voyage à Bruxelles ; une longue et lourde dissertation
sur les pierres tombées du ciel et non de la lune ; des réflexions soi - disant
philosophiques sur la gloire militaire ; de triviales objections sur les difficultés
d'établir une république dans un grand Etat ; et à travers de si
graves sujets , l'ébauche de deux petites intrigues amoureuses du plus
inauvais ton , voilà ce qui compose la macédoine que nous annonçons.
L'auteur dit , dans sa Préface , qu'il a publié ces Lettres , parce qu'il les a
trouvées fort amusantes . Nous craignons pour lui qu'il ne soit seul de
son avis.
Essai sur la connaissance de soi-même , traduit de
l'anglais du révérend J. Mason , A. M. Un vol . in- 12 , fig .
Prix : 2 fr . 25 c . , et 3 fr . par la poste . A Paris , chez
Treuttel et Würtz , rue de Bourbon , nº . 17.
La plus pure et la plus douce morale caractérise cet ouvrage dans
lequel l'auteur veut prouver que la parfaite connaissance de soi -meme
doit donner toutes les vertus . Il est impossible , en lisant les sages
conseils du révérend J. Mason , de ne pas le croire profondément pénétré
de la vérité de ce principe , et de ne pas trouver dans toutes ses
maximes le cachet d'une belle ame. Nous ne sommes point étonnés
que ce petit essai ait eu plusieurs éditions en Angleterre ; il est d'une
trop grande utilité à la jeunesse pour que nous doutions de son succès
en France .
Du Crédit et de la Force en France , selon la Monarchie
et la Charte ; par J. D. , ancien citoyen de
Genève , maréchal- de - camp pendant vingt - quatre
ans , etc. , etc. Broch . in-8 ° . Prix : 1 fr . 25 c . , et 1 fr 50 c .
par la poste. A Paris chez J. J. Paschoud , libraire , rue
Mazarine , nº . 22 .
---Get ancien citoyen de Genève se flatte-t-il de nous apprendre quelque
chose en nous disant que les passions égarent , que les hommes impassibles
sont rares , et que la France , après avoir reçu de profondes biessures
, ne peut trouver de meilleurs spécifiques que le Roi et la Charte ?
A ces vérités si généralement reconnues , succède un plan de finances qui
ne nous paraît pas aussi positif ; nous nous dispensons de l'analyser , présumant
qu'on ne sera point obligé d'y avoir recours pour rétablir le
crédit en France .
368 MERCURE DE FRANCE.
L'Industrie littéraire et scientifique liguée avec l'Industrie
commerciale et manufacturière , ou Opinions
sur les finances , la politique , la morale et la philosophie
, dans l'intérêt de tous les hommes livrés à des
travaux utiles et indépendans. -Tome 1er . , 1re . partie ;
Finances : De la conduite que tout Gouvernement , et
particulièrement le Gouvernemeut français , doit tenir
à l'égard de ses créanciers nationaux ; par Saint- Aubin ,
ancien membre du tribunat . -2 ° . partie ; Politique
des nations et de leurs rapports mutuels ; ce que ces
rapports ont été aux diverses époques de la civilisation ;
ce qu'ils sont aujourd'hui ; quels principes de conduite
en dérivent ; par Thierry, fils adoptif de H. Saint - Simon .
Prix : 6 fr . A Paris , chez Delaunay, galerie de bois , au
Palais - Royal.
:
Dans la première partie de cet ouvrage , relative aux finances , l'auteur
commence assez plaisamment par comparer la conduite que presque tous
les gouvernemens ont tenue jusqu'ici en France , en mettant à l'arriéré
ou en consolidant au pair les créances sur le gouvernement précédent , avec
celles que tiennent les particuliers qui acceptent une succession sous bénéfice
d'inventaire . Si l'actif surpasse le passif , tant mieux pour l'héritier ; il
paie les créanciers et garde l'excédent : s'il y a plus de dettes que de biens
tant pis pour les créanciers ; il les renvoie à la succession bénéficiaire
pour s'en faire payer comme ils pourront ; mais au moins , dans ce cas
l'héritier particulier ne peut garder aucune portion de l'actif, qu'il n'ait
payé tous les créanciers qui forment le passif . Le gouvernement , héritier
chez nous , va plus loin ; il s'empare d'abord de tout l'actif restant du
gouvernement précédent , et donne ensuite aux créanciers , sous le titre
de liquidation en valeur de l'arriéré , de réassignation , et , dans ces derniers
temps , sous celui de consolidation forcée , celui qu'il lui plaît , dans
sa sagesse , de leur allouer. M. Saint- Aubin passe ensuite au système des
emprunts dont il démontre les avantages sur la méthode ruineuse de lever ,
dans l'année même , par la voie de l'impôt , les ressources extraordinaires.
dont le gouvernement a besoin . C'est dans l'ouvrage même qu'il faut life
cette espèce de théorie générale de l'emprunt , et surtout l'application
que l'auteur en a faite à celui que le gouvernement va ouvrir cette année.
La seconde partie , toute entière politique , se recommande par des idées
également neuves , et d'un ordre élevé. Nous avons remarqué surtout un
article fort piquant sur l'esclavage moderne .
TABLE.
A mon Médecin , épître. 321 Variétés . 345
Enigme , Charade et Logog. 323 Politique intérieure. 349
Nouvelles littéraires. 325 Politique extérieure. 354
L'Ermite en Province. 336 Notices et Amonces. 366
Imprimerie de C. L. F. PANCKOUCKE.
IMBRE
ROYAL
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 1er MARS 1817 .
AVIS.
Nous recevons chaque jour des réclamations au sujet
des quatre premiers numéros du Mercure , dont nous
avions annoncé la réimpression pour la fin de février.
Nous prions ceux de MM. les abonnés à qui ils sont dus ,
de vouloir bien attendre jusqu'au 15 mars. Il nous est
impossible , malgré tout notre empressement , de les
satisfaire avant cette époque .
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
www
LA ROSE ET L'HORTENSIA.
Fable.
La Rose , un jour, disait à l'Eillet son voisin:
Mon frère, avez-vous vu cette plante nouve le
Qui, depuis quelques jours , pare notre jardin?
Elle est à la fois simple et belle,
TOME 1er.
25
200
370
MERCURE DE FRANCE.
Et son air étranger n'est point sans agrément :
J'aime sa taille noble et leste ,
Et ses bouquets , d'un vert tendre et modeste ,
Qui s'arrondissent mollement.
C'était l'Hortensia qu'ainsi vantait la Rose ;
Mais une Hortensia nouvellement éclose ,
Et n'ayant point encor ces brillantes couleurs
Qui peuvent l'égaler à la reine des fleurs.
Quand Flore , au mois suivant , à la plante d'Hortense ( 1 ),
Eut prété de nouveaux attraits ;
Qu'elle eut , de nuance en nuance ,
D'un beau rose-lilas émaillé ses bouquets
Et que ses touffes arrondies ,
De leur éclat enorgueillies ,
>
Semblèrent du parterre éclipser chaque fleur ,
L'CEillet dit à sa soeur :
Voyez , c'est maintenant , ma chère ,
Que de notre aimable étrangère
Vous pouvez vanter la beauté :
Elle a doublé de prix , et j'en suis enchanté.
-
Non pas moi , répliqua la Rose avec fierté ;
Elle a pris un air lourd , des touffes trop massives ;
Ses couleurs , il est vrai , sont vives ,
Mais d'un ton fort commun ;
D'ailleurs , pas l'ombre de parfum ,
Point de grâces , de port .... ; en vérité , mon frère ,
Je ne suis pas de votre goût ,
Et votre belle étrangère ,
A parler franchement , ne me plaît point du tout.
Nous louons volontiers le mérite d'un autre ;
Mais de discours nous changeons à l'instant,
Si nous voyons ce mérite assez grand
Pour causer de l'ombrage au nôtre.
(Par M. GAUDY . )
(1) Le nom de cette belle plante vient de celui d'Hortense Le Paute ,
femme du célèbre horloger , à laquelle le naturaliste Commerson en fit
( Note de l'auteur. ) hommage.
MARS 1817.
371
mm
ACROSTICHES.
I. (1)
ous que la liberté , dans un siècle pervers,
vu sacrifier sur ses autels déserts ,
aluez le héros que l'Amérique honore ,
llustre citoyen et plus modeste encore ;
Zul ne porta jamais un coeur plus vertueux :
énéreux Wasington , vois tes enfans nombreux
riompher sur les mers qui baignent leurs rivages ;
béir sans dépendre, égaux , libres et sages ,
Ze connaître pour Roi que le seul Roi des cieux.
(Par M. Alphonse MAHUL. )
www
II.
aillant, modeste et sage, amant de sa patrie ,
ux vertus de son âme il puisa son génie :
on pays triomphant lui doit la liberté.
éros par la victoire et par l'humanité ,
sut à la grandeur allier l'innocence.
Zouveau Cincinnatus , sa main , sans différence ,
ouverna ses égaux , cultiva ses guérets.
yrans , qui voudriez effacer sa mémoire
rant aux opprimés l'horreur de vos excès ,
Zos coeurs sont les autels où vous brave sa gloire.
( Par un Américain . )
(1)Quoique l'auteur de cet acrostiche ait rendu sa tâche plus facile , en
mutilant le mot proposé , sa pièce nous a paru néanmoins mériter d'être
insérée ; mais nous recommandons à l'avenir de suivre exactement l'orthographe
des noms.
25.
572
:
MERCURE
DE FRANCE
.
III.
ighs , torys , juifs , chrétiens , qui que vous puissiez être ,
mis de la patrie et de la liberté ;
ages qui recherchez l'auguste vérité ;
éros que tour-à-tour l'univers a vu naître ;
mages de ces dieux qui vous prêtaient leur voix , ? ,
Zuma , Solon , Minos , vrais modèles des Rois ;
rands hommes , qu'à la Chine et dans l'Inde on adore ,
oujours le genre humain bénira votre nom :
On admire vos lois , du couchant à l'aurore :
zul de vous cependant n'éclipse Washington.
( Par M. J. I. ROQUES , de Montauban , aveugle de naissance. }
1
IV.
ashington , ta mémoire appartient aux deux mondes ;
u milieu des cités ou des forêts profondes ,
ur des bords opposés , les hommes affranchis
onorent ton exemple en servant leur pays.
1 est temps , en effet , de discerner la gloire :
Zul aussi bien que toi n'a fixé la victoire ,
aranti la justice , et fondé l'avenir .
u nous as tous servis . Les temps vont s'accomplir ,
Où, suivant des sentiers marqués par la prudence ,
ous saurons , à la paix , unir l'indépendance .
( Par M. A. S. )
ACROSTICHE
Proposé pour le 5 avril.
VOLTAIRE .
N. B. Les personnes qui voudront s'exercer sur ce sujet , sont priées
de faire parvenir , avant le 25 mars , leurs pièces à M. LEFEBVRE ,
directeur du Mercure , rue des Poitevins , nº . 14. C'est à la même
adresse qu'ilfaut envoyer les vers et articles que l'on désire faire
insérer dans ce journal.
MARS 1817. 373
www.
ÉNIGME .
Près des dieux et des grands , d'un très-fréquent usage ,
Sans avoir grand esprit j'éclaire tous les yeux ;
D'un animal léger, ouvrage industrieux ,
Je suis vierge , je brûle et je suis toujours sage.
wwwwww
CHARADE .
De mon premier , si tu ressens l'atteinte ,
Tu ne peux être mon second ;
Et de mon tout on voit l'empreinte
Et dans tes yeux et sur ton front.
( Par M. COURTAT. )
LOGOGRIPHE .
Dans un Etat lointain et florissant ,
Avec huit pieds j'offre un titre éminent.
Un seul de moins , voyez la différence ,
Par mes forfaits je fus célèbre en France .
(Par M. Dev... )
Mots de l'Enigme, de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est placet ; celui de la charade
barbeau ; et celui du logogriphe , fauteuil, où l'on
trouve eau , fat , lit , fa , ut , Auteuil et Eu.
i
574
MERCURE DE FRANCE.
mmm
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Le Repentir , poëme ; par M. le comte Elzéar de
Sabran . Un vol . in- 8 ° . Prix : 6 fr. Chez P. Didot
l'aîné , rue du Pont -de - Lodi .
Les discussions politiques ont depuis long - temps
absorbé l'intérêt pour la littérature ; et rien ne peut
ramener aux plaisirs purs de la pensée , quand on se sert
de l'esprit qu'on a pour se défendre ou pour s'attaquer
mutuellement. On ne saurait trop applaudir cependant
à ceux dont l'âme peut s'élever assez haut pour ne pas
entendre le bruit des passions , et qui s'occupent de
poésie quand tout n'est que trop réel autour de nous .
Monsieur le comte Elzéar de Sabran avait écrit , à
diverses époques du règne de Bonaparte , des odes dans
lesquelles l'énergie du talent et celle du caractère étaient
réunies ; ses amis voulaient qu'il les publiât maintenant ;
mais la délicatesse exagérée de son caractère ne s'y est
pas prêtée ; il en a dédaigné le mérite quand le danger
en était passé. Une partie du poëme dont nous allons
rendre compte , a été composée à Vincennes , dans la
prison où le dévouement du comte de Sabran , pour
ses amis , l'avait conduit . De combien de souvenirs honorables
cet ouvrage n'est - il pas entouré !
Le poëme du Repentir est partagé en sept chants ,
assez arbitrairement ; mais comme tous les sentimeus et
toutes les réflexions de l'homme peuvent se retrouver
dans le repentir , il est impossible de le soumettre
aucune méthode sévère. Néanmoins , il paraît que les
MARS 1817. 355
Sept Psaumes de la pénitence ont décidé l'auteur à
la division qu'il a choisie . Il faut en convenir , c'est une
grande difficulté que de traiter , en vers , des idées métaphysiques
; quelques-uns de nos poëtes l'ont essayé
mais comme des tours de force . Il serait presque impossible
de comprendre les philosophes , s'ils s'étaient mis
dans la contrainte des douze syllabes , et les images et
le sentiment conviennent seuls à la nature des vers . C'est
quand M. de Sabran s'y livre qu'il se montre poëte ; les
négligences de son style sont toutes dans la partie métaphysique
de son ouvrage. L'abbé Arnaud disait : « la
pensée me ravage. » La pensée torture quelquefois les
alexandrins de M. de Sabran , et nous convenons de
bonne foi qu'on peut critiquer le style de cette portion
de l'ouvrage où les mots ne suffisent pas aux idées , où
les constructions sont renversées , où les efforts enfin
pour se faire comprendre sont quelquefois infructueux
et souvent pénibles . Allons directement aux épisodes où
il ya de la grâce et de la sensibilité . Nous citerons , dans
le premier chant, quelques vers sur Ossian , qui nous ont
paru d'une véritable beauté.
Comme Ossian le peint ( le Repentir ) quand sa harpe sublime
Chante de Caïsbar la fureur et le crime !
L'usurpateur farouche égorge avec mépris
Dans son palais désert le jeune Roi surpris
Sur le trône s'assied l'audace meurtrière ;
Mais bientôt Caïsbar , vers Faride bruyère ,
Inquiet , au hasard porte ses pas errans .
Tyran ! dans tes remords tu trouves des tyrans ,
Et pour te retracer l'horreur d'un crime infáme ,
L'ombre du jeune Roi sort du fond de ton âme.
Dans le second chant , la peinture des Pères du désert
et des Trappistes est très - remarquable. En voici
376
MERCURE DE FRANCE .
deux passages extraits d'un morceau qu'il faudrait lire
sans en rien retrancher :
Au monde , que de trouble et que d'ignominie !
Au désert quelle paix , quelle immerse harmonie !
Là , par des murs jaloux , par des toits abhorrés,
A leurs regards les cieux ne sont plus resserrés;
Enfin plus de barrière entre le ciel et l'âme;
Ils jouissent du jour à sa naissante flamme ,
Et les cantiques saints , les voeux de tous les coeurs
S'élèvent vers les cieux avec l'esprit des fleurs .
Au monde tout est mort , tout s'oublie , et s'abîme ;
Mais tout parle au désert , tout instruit , tout s'anime ;
Ces plantes ont leur vie et ces rochers leur voix ;
Les vents se font sans cesse un orgue de ces bois ; `
Chaquejour rattaché sur la voûte éternelle ,
Le soleil de ce temple est la lampe immortelle ;
Le saint anachorète y médite toujours ,
Il abaudonue errant sa pensée à son cours ;
Chaque objet l'entretient ; et pour tout ce qui pense ,
Jamais la solitude a-t-elle eu du silence ?
Un excellent tableau des corporations religieuses doit
trouver ici sa place.
' . Ah ! ne relevons point tous ces cloîtres stériles
Où l'homme par l'excès s'enchaînant à l'erreur ,
Sur lui- même replie une oisive fureur :
Loin ces pieux Dracons dont les règles barbares
S'asservissaient des cours de tortures avares ;
Au nom d'un Dieu jaloux bannissaient l'amitié ;
Proscrivaient la parole et presque la pitié.
Pensaient-ils acquérir , par leurs maux volontaires,
Le tyrannique droit d'y soumettre leurs frères ?
Outrageant la nature avec son Créateur ,
Ces saints défiguraient et l'ouvrage et l'auteur.
Et quoi donc , malheureux ! si ta tuiste furie ,
En écrasant les fleurs du sentier de la vie ,
MARS 1817 . 377
N'y veut voir que la terre, où tu dois t'engloutir ,
Ne peux- tu la creuser que pour t'ensevelir ?
Enfoncer dans son sein la bêche déchirante ,
Qu'avide d'achever la fosse dévorante ?
Creuse. Mais pour aider au pauvre à se nourrir ,
Ce travail est plus sûr pour t'appprendre à mourir.
Si tu vouas tes jours à toutes les misères ,
A tes frères du moins rends- les donc salutaires ,
Kends tes maux généreux : le ciel aime encore plus ,
Crois-moi , les pleurs séchés que les pleurs répandus ;
Abats ces murs d'airain , et que ta bienfaisance
Compatisse au chagrin et soigne la souffrance ;
Apprends l'art d'éclairer , apprends l'art de guérir ,
Aime.... , et tu sauras tout , .. ..
Les Trappistes , fondés par l'abbé de Rancé , sont
bien décrits dans les vers suivans :
*
Ces frères de douleur , martyrs de l'espérance ,
D'une lente torture épuisant les degrés ,
Constamment réunis , constamment séparés ,
L'un à l'autre étrangers , à côté l'un de l'autre ,
Joignent tout ce malheur encore à tout le nôtre.
Jamais , dans ses pareils cherchant un tendre appui ,
Un coeur ne s'ouvre aux coeurs qui souffrent comme lui ;
Tout s'unit sans parole à la même pensée......
Telle, à la même place , immobile et fixée,
Religieusement s'élève vers les cieux
Une sombre forêt d'arbres silencieux..
Nous ne pourrions citer tout ce que nous croyons
digne d'être lu ; mais nous recommandons en particulier
l'épisode de madame de la Vallière , qui commence
ainsi :
Anges ! inclinez-vous du séjour de lumière ,
Inspirez-moi des chants dignes de la Vallière ;
378
MERCURE DE FRANCE.
La Vallière ! à ce nom qui ne doit s'attendrir ?
Comme elle sut aimer ! comme elle sut souffrir !
Pour rendre un double hommage à ses justes louanges,
Je crois voir se mêler les amours et les anges,
Suivant dès le berceau son pays et sa foi ,
Dans l'amour de son Dieu, dans l'amour de son Roi ,
Toujours elle implorait et priait l'un pour l'autre.
On ne peut donner l'idée du sixième et du septième chant
par des morceaux détachés ; l'auteur y traite de la chute
des anges et du péché originel . Chacun considère ce
sujet sans bornes , selon ses méditations particulières , et
l'on s'explique la création du monde d'après sa propre
nature. Il faut , pour se plaire à lire ce poëme , aimer
à découvrir l'esprit à travers les formes bizarres dont il
est quelquefois revêtu ; il faut préférer les défauts mêmes
aux pensées communes . Enfin , malgré ce qu'on peut dire
contre cet ouvrage , il me paraît impossible qu'un homme
qui le lirait avec beaucoup d'attention , dans la solitude ,
n'y découvrît pas ce que nous savons tous à Paris , c'est
que l'auteur est un homme d'un esprit piquant et d'un
caractère très -noble .
(Cet article est de madame la baronne de St...)
Nota. Bien que nous ne partagions pas en tout point l'opinion de l'auteur
de cet article , sur le mérite littéraire de l'ouvrage dont on vient de
lire l'analyse abrégée , notre empressement à recueillir tout ce qui sort de
la plume de la femme la plus célèbre et la plus spirituelle de l'Europe ,
et le désir de mériter qu'elle enrichisse ce recueil de quelques morceaux où
elle paraîtra encore plus elle-même , nous a déterminés à l'insérer , certains
que tout ce qu'écrit madame de St... sera lu avec avidité par tous
nos lecteurs.
MARS 1817. 379
1
Correspondance sur les Romans , avec une amie de
province.
Vous m'avez chargé, mon amie , de vous faire connaître
les romans nouveaux , et de vous indiquer ceux que vous
pourrez lire avec l'assurance d'y trouver intérêt ou
amusement . Je vous remercie de m'avoir offert l'occasion
de vous être agréable . En m'acquittant de votre commission
, j'envierai souvent cet esprit si juste , ce tact si
fin , ce goût si sûr qui donnent un charme inexprimable
à votre conversation et rendent vos décisions des jugemens
sans appel . Les miens seront fondés tout simplement
sur ma manière de sentir ; mais je vous réponds de
leur impartialité .
87

Je vous ai souvent entendue dire que l'on ne pouvait
classer parmi les bons romans que ceux où l'on trouve
un but moral, un intérêt toujours croissant , des caractères
soutenus , des événemens vraisemblables , même
lorsqu'ils sont romanesques , un style pur , élégant et
simple ; malheureusement , la plupart de nos auteurs
modernes ne sont point pénétrés des mêmes principes ;
aussi voyons - nous , chaque jour , naître des romans sans
but , sans plan , sans esprit , qui , à mon grand étonnement
, trouvent des imprimeurs et des lecteurs . Pourquoi
cette lecture si futile est - elle devenue si générale ? Pourquoi
paraît- il beaucoup plus de traductions anglaises
que de romans français ? L'orgueil national a -t- il raison
de faire , dans ce genre , une concession à nos voisins ?
Quelque jour je vous communiquerai mes idées sur
' ces différentes questions.
Dans ce moment , j'ai à vous parler de la Novice de
Saint-Dominique , de miss Ovenson ( lady Morgan ) ,
traduit de l'anglais par madame de R…… (1 ) Cet ouvrage
(1) Quatre vol. in- 12 . Prix : 9 fr . Chez H. Nicolle , rue de Seine, n . 12.
580 MERCURE DE FRANCE .
doit piquer votre curiosité. Vous avez connu l'auteur
lors de votre dernier voyage à Paris ; vous aimiez son
esprit , sa vivacité , sa brillante imagination , même son
exaltation , et vous saviez gré à une Anglaise de louer
la France et les Français .
La Novice de Saint - Dominique , qui paraît en
France tout nouvellement , est néanmoins le premier
ouvrage de miss Ovenson : aussi s'aperçoit-on fortement
que c'est le début d'une imagination trop vive pour être
réglée , d'un enthousiasme trop jeune pour être tempéré
par l'expérience et la réflexion . La scène se passe vers
la fin de la ligue , sous le règne d'Henri IV.
Le but de cet ouvrage est de prouver aux femmes
que , dans tous les genres , l'ambition leur sied mal , et
qu'elles n'acquièrent jamais une certainé célébrité qu'aux
dépens de leur bonheur et quelquefois de leur réputation.
Ne pensez-vous pas , ma chère amie , que nous
devrions beaucoup de reconnaissance à lady Morgan , si
l'exemple d'Imogène , son héroïne , corrigeait certaines
femmes de prétendre rivaliser avec un sexe dont l'édu-
'cation développe l'esprit , forme le jugement , et donne
une multitude de connaissances qui leur manquent entièrement
, ou qu'elles acquièrent toujours imparfaitement
? Ne reste- t- il pas au sexe faible, les puissans avantages
de la sensibilité , de la délicatesse , de la grâce ? et
ne font- ils pas compensation ? ... Mais revenons à la
Novice qui , dès son enfance , dévorée d'une ambition
vague et inquiète , veut absolument devenir sainte ou
du moins abbesse. Plus présomptueuse que sensible,
elle pique la curiosité plus qu'elle n'intéresse le coeur ,
et son étalage d'érudition , quelquefois assez mal placé ,
prouve que chez les femmes la science est presque toujours
incomplète.
Le caractère de Sorville , tuteur d'Imogène , est piquant
, intéressant et très -bien tracé . On regrette seuMARS
1817 .
381
lement que , vers la fin de l'ouvrage , il s'amuse à prolonger
l'incertitude des deux amans sur ses intentions
définitives. Cette conduite se trouve en opposition avec
la noblesse et la générosité de son attachement , dans
tout le cours de l'ouvrage.
Je ne vous ferai point l'analyse exacte de ce roman ,
afin de ne pas diminuer le plaisir que vous aurez à le
lire. Vous trouverez de grands défauts dans la composition
, et de fréquentes invraisemblances ; mais tout
cela est amplement racheté par de charmans détails , des
pensées fortes , et par l'essor d'une brillante imagination.
Peut - être reprocherez - vous au traducteur de n'avoir
pas supprimé ces minutieuses remarques , ces éternelles
et languissantes conversations dont les Anglais font
sans doute grand cas , puisqu'on en trouve dans tous
leurs ouvrages , mais que proscrivent la vivacité et la
précision françaises . Du reste , lady Morgan doit des remerciemens
à madame de R...., pour la fidélité de sa
traduction , trop fidèle peut- être , et c'est le seul défaut
que nous ayons à lui reprocher . Madame de R .... a tra
duit en amie , elle a voulu ne rien omettre , et son style
est quelquefois par trop anglais.
Annoncer un roman d'Auguste Lafontaine , c'est rappeler
ses charmans Tableaux de famille . Ne vous flattez
pas , cependant , de retrouver dans les Aveux au tombeau
ou la Famille du Forestier , traduit par madame
Elise V*** ( 1 ) , la simplicité et le naturel qui distinguaient
les premières productions de cet auteur. Celle - ci est
pleine d'invraisemblances plus extraordinaires qu'intéressantes
. Est - il croyable , par exemple , que le neveu
d'un ministre , le comte de Renden , possesseur d'une
vaste contrée , se déguise , pendant cinq ou six ans ,
(1) Quatre vol . in- 12 avec fig. Prix : 9 fr. , et 11 fr. par la poste. Chez
Arthus Berthand , rue Hautefeuille , nº . 23 .
382 MERCURE DE FRANCE .
sous les haillons d'un misérable , avec un emplâtre sur
la joue et une perruque rousse , afin de chercher une
femme qui l'aime pour lui -même ? Assurément il doit
compter sur l'amour de celle qui a su démêler ses rares
qualités et son esprit supérieur à travers cette repoussante
écorce ; mais je doute que beaucoup de grands
seigneurs veuillent acheter un pareil bonheur au même
prix .
Les différens personnages s'expriment parfois avec
une simplicité qui va jusqu'à la niaiserie , et la jeune
Hélène , tout aussi naïve que les autres , écrit à son
beau-frère :
་་ Ne croyez pas que votre Hélène soit devenue une
» petite orgueilleuse , et que je fasse du ciel éthéré ma
» boîte à odeur ; que je dise du mal du monde et plane
» au- dessus des étoiles , parce que mes pensées ont la
>> force d'aller au - delà ; non , je ne désire pas walser
» et danser ma polonaise au son des sphères célestes ; je
» trouve la vie fort agréable dans la salle de bal de la
» vie , etc. , etc. , etc.
>> Je ne suis pas comme Adolphe , qui voudrait pos-
>> séder la vie comme une belle édition imprimée sur
papier vélin , reliée en maroquin et dorée sur tran-
» che , etc. , etc. »
>>
Si cet amphigouri est un échantillon de ce genre
romantique qu'on veut nous donner pour le genre par
excellence , il faut se contenter de rire de pitié , sans
se donner la peine de combattre ses prôneurs .
On dit que le traducteur , madame Élise V*** , est
aimable et jolie ; il est aisé de juger , par sa traduction ,
que c'est de plus une femme d'esprit ; il ne fallait rien
moins que la grâce de son style pour faire lire un aussimauvais
roman avec intérêt ; c'est un vrai tour de force :
je lui conseille cependant de choisir mieux, une autre
MARS 1817 .
383
:
fois . Par exemple , un ouvrage comme Ludovico ou le
Fils d'un homme de génie ( 1 ) , traduit de l'anglais et
dédié à la jeunesse il renferme de bons exemples , de '
sages leçons , d'excellens conseils . Les mères aimeront les
vertus , le courage , la résignation de l'intéressante
Agnès ; elles envieront son fils laborieux dont le caractère
est parfait , et tous ceux qui liront ce joli roman
auront le coeur et l'esprit satisfaits . Il est traduit par
madame de Montolieu , c'est dire assez qu'il est écrit
aves grâce , naturel et simplicité . Depuis long - temps les
succès et les éloges sont attachés au nom de cet aimable
auteur .
Enfin , mon amie , si mécontente de votre journée ,
vous vous plaignez du sort , lisez les Douceurs de la
vie ou les petites Félicités qui s'y rencontrent à tout
moment ; pour servir de consolation aux misères
et tribulations du docteur Béresfort , par M. A....
D....(2) ; vous lui devrez certainement la découverte
de quelque petit bonheur auquel vous n'aviez pas songé.
Il y a dans ce très - court ouvrage , de l'esprit , de
P'originalité et de la philosophie . La plus grande partie
des Félicités de l'auteur attestent que son âme est noble
et généreuse ; en voici la preuve . Après avoir parlé du
plaisir d'entendre dire une sottise à un homme qu'on
n'aime pas , il ajoute :
<< Plus douce satisfaction ! prendre pitié du pauvre dé-
>> contenance; le tirer du désappointement par une adroite
>> diversion ; et sentir le pénible sentiment de la haine
>> sortir doucement de votre coeur , pour faire place à la
>> bienveillance . » Ailleurs , il dit : « Un sentiment injuste
de moins dans mon âme.
( 1 ) Deux vol . in- 12 . Prix : 5 fr. , et 6 fr . par la poste. Chez Arthus
Bertrand , rue Hautefeuille , nº . 23 .
(2) Un vol . in- 12. Prix : a fr . Chez Pelicier et Delaunay, au Pal.-Roy
384 MERCURE DE FRANCE .
» Entendre , loin de son pays , chanter l'air chéri de
» ses montagnes . »
Je pourrais vous faire beaucoup d'autres citations
toutes à l'avantage du coeur et de l'esprit de l'auteur;
mais il me semble qu'il se trompe en plaçant au rang
des petites félicités , celle d'avoir manqué un sot mariage
et d'échapper à un faux ami. Ce sont assusurément
là de très -grands bonheurs qui influent sur
tout le cours de la vie. Je suis bien tenté aussi , pour
faire la part de la critique , de reprocher à ce jeune
écrivain d'employer quelquefois des mots peu usités et
qui , peut-être , ont un air de recherche ou d'affectation,
tels que deviser et nonchaloir ; mais ce sont de légères
taches qui disparaîtront facilement à la seconde édition
et qui ne diminuent point le mérite de l'ouvrage . Toutes
les personnes disposées au mécontentement de la vie ,
ou d'elles - mêmes , doivent s'empresser d'acheter ce petit
livre , et l'ouvrir souvent dans la journée. Z..
LE BACHELIER DE SALAMANQUE.
A MM. LES RÉDACTEURS DU MERCURE DE FRANCE .
MESSIEURS ,
Paris , le 25 février 1817 .
Dans ma dernière lettre , je vous ai communiqué une
partie du travail de mon collaborateur parisien : il s'est
permis , avec un peu de légèreté , de traiter de pédant
mon correspondant de Constantinople , et de révolutionnaire
celui de Tucuman. Passe encore pour le premier...
les lois gardent le silence sur les torts de l'esprit . Les
injures littéraires peuvent être compensées par d'autres
MARS 1817 .
385
injures , et la cause des pédans trouvera toujours assez
de défenseurs . Quant à l'épithète de révolutionnaire, c'est
toute autre chose . Cette accusation , pour peu qu'elle fût
fondée , ferait chasser irrémissiblement mon collègue
de la société philosophique dont nous sommes membres
l'un et l'autre . Nous avons tous juré solennellement de
justifier cette devise : Faire le bien de l'humanité. Les
révolutionnaires ne peuvent avoir part à la gloire d'une
si noble institution .
En France , vous le savez , Messieurs , pendant le cours,
d'une longue révolution , on a prodigué ces dénominations
fanestes ; maintenant , la mode en est presque passée ;
il est permis de respirer sous la double égide d'une autorité
sage et d'une Charte constitutionnelle , dont l'intérêt.
général assure le maintien . Mais on n'est pas encore désabusé
, partout ailleurs , sur le danger des qualifications ,
données par l'esprit de parti. En Amérique , par exemple ,
où l'on ne fait que se traîner sur les brisées de l'Europe ,
ces effrayantes qualifications , aussi légèrement accueillies
qu'horriblement interprétées , sont des arrêts de mort ou
de proscription . J'ai donc examiné avec soin les dépêches.
de mon collègue de Tucuman ; philosophe éclairé , ami
de son Roi , de sa patrie et de la liberté , il déteste à la
fois l'anarchie et le despotisme , qui sont, à ses yeux,
comme aux miens , les véritables sources de tous les
maux répandus sur la terre . Vous allez en juger vousmêmes
.
« Hélas ! mon vénérable Bachelier , me dit - il , combien
votre âmé sera déchirée par le récit des malheurs
de cet hémisphère ! La Nouvelle- Espagne toute entière ,
et de là jusqu'au cap Horn , plus de 15 millions d'habitans
sonten proie à toutes les fureurs de la haine et de la
vengeance. Le talisman de la soumission est brisé , la
fièvre du prosélitisme , les excès de la tyrannie , se disputent
le Nouveau- Monde . J'ai vu , pour la première
fois , cette belle partie du globe où la nature , parée de
tout l'éclat de la jeunesse , présente l'admirable variété
de ses phénomènes ; des montagnes , des lacs , des fleuves
immenses , des volcans , des mines riches de tous les
métaux , un sol inépuisable , les productions de toutes les
.... L'homme seul paraît avoir euà se plaindre au
milieu de cette prodigalité universelle.... Ces intéressantes
zones.....
26
586 MERCURE DE FRANCE .
contrées sont couvertes de ruines et de cadavres . Les
flots qui baignent leurs rivages , s'en éloignent teints de
sang humain .... Non , jamais aucune révolution ne fut
composée d'élémens plus hétérogènes . L'Indien , le créole ,
l'européen , le nègre , le métis , forment des castes séparées
. Le magistrat , le guerrier , l'employé civil , le
négociant , l'homme de loi , le moine , le plébéien , chacun
a des intérêts particuliers , que la différence des opinions
achève de rendre compliqués ou contradictoires . Des
étrangers , accourus de tous les pays , sont venus proclamer
les nouvelles doctrines européennes . Les livres de
l'ancien monde enflamment l'imagination des orateurs du
nouveau . On veut , à toute force , comparer des événemens
et des peuples qui ne se ressemblent sous aucun
rapport. Les principes sociaux sont méconnus ; il n'y a
plus ici que des oppresseurs et des opprimés qui changent
de rôle tour à- tour , et la lutte est loin de toucher à son
terme.
>>> La philosophie gardera - t- elle un coupable silence ?
Les rois , qui sont intéressés au bonheur de l'humanité ,
ne jetteront-ils pas un regard sur ces malheureuses
colonies ?
Telles furent les premières réflexions qui s'offrirent
à moi en débarquant à Buenos - Ayres . Je m'empressai de
continuer mon voyage pour arriver à la ville de St. - Michel
de Tucuman , où siége le congrès des provinces-unies
de l'Amérique-Sud . J'y suis arrivé au moment même,
où l'émancipation venait d'être décrétée ( 1 ) . J'ai assisté
à plusieurs séances publiques . J'ai conféré en particulier.
avec les députés les plus marquans . J'ai sollicité la faveur
d'être entendu . Elle ne m'a pas été accordée sans beaucoup
de difficultés . Enfin , j'ai prononcé quelques discours
dont je vous envoie la copie . Vous y verrez l'analyse des
opinions diverses qui agitent cette assemblée. Eh quoi !
l'Europe civilisée a pu régler les grands intérêts de tous
les états dont elle est composée ; elle a tracé des lignes
géométriques sur le courant des rivières ; dans les démarcations
territoriales dont elle s'est occupée , la prévoyance
de sa politique n'a pas cru devoir omettre les
(1 ) 9 juillet 1816.
MARS 1817.
387
moindres interstices des gorges des Alpes ou des Pyrénées ,
où quelques minces pâturages semblent appartenir aux
bêtes sauvages plutôt qu'à la société ; et l'on verrait avec
indifférence le bouleversement de l'Amérique , dont la
cause est celle de l'espèce humaine! Les efforts de l'Espagne
épuiseront ses modiques ressources et sa faible population .
Si cette lutte se prolonge , ce continent ne sera bientôt
plus qu'une vaste solitude. Ce double résultat n'aurait-il
pas été prévu par ceux qui veillaient aux intérêts de l'Espagne
dans ces discussions solennelles ? L'Angleterre ,
à laquelle nous avons ouvert si naïvement le champ de
la gloire dans le sein de nos provinces , que nons avons
si généreusement secondée dans une guerre dont nous
n'étions que le prétexte , et qui pouvait causer sa ruine ,
ne bornera-t-elle pas ses avantages à la jouissance du
commerce que lui promet l'émancipation de nos colonies ?
Sans renoncer au système qu'elle s'est proposé , de ne
point se mêler du gouvernement intérieur des autres nations
, elle peut acquitter une dette de reconnaissance
envers les Espagnols , en ménageant l'heureuse réconciliation
de l'Amérique avec la métropole . Ne pourrait-on
pas effacer le souvenir des cruautés inutiles qui ensanglanterent
ces innocentes contrées , dont la seule supériorité
des arts de l'Europe eût acquis la possession à
l'Espagne ?
7
» Vous verrez , dans mes discours , que je me suis
appliqué à détruire les préventions
des orateurs qui consacrent
leur éloquence à des récriminations
sur le passé
au lieu de présenter des moyens salutaires pour l'avenir. »
La place que vous n'accordez, Messieurs , dans votre
Mercure , ne me permet pas de vous donner ici le texte
littéral et complet du discours de mon correspondant
. Je
me borne an fragment suivant ; je le crois digne de votre
attention.
"
« Représentans de l'Amérique-Sud , vous dites que vous
êtes chargés de fixer le sort et la constitution de ce vaste
pays , mais que des agitations continuelles s'opposent
chaque jour à la marche de vos travaux. Vous déclarez
qu'il n'y a plus d'autre alternative pour vos concitoyens ,
que celle de rentrer dans l'ordre , l'union , ou de périr,
Vous voulez qu'on oublie les crimes qui ont déshonoré
votre révolution . Vous déplorez vos triomphes mêmes,
26 .
388 MERCURE DE FRANCE .
qui n'ont servi qu'à rendre plus infortunés les peuples de
l'intérieur , qu'à réduire au désespoir les contribuables
auxquels l'énormité de vos deinandes n'a plus laissé de
ressources.... Vous avez été forcés d'abandonner les riches
territoires conquis dans vos premières et rapides expédi–
tions . Le découragement a été la conséquence de vos dé
faites multipliées . La faim et la misère moissonnent le
reste des soldats que le fer de vos ennemis avait épar➡
gnés . Des villes incendiées, les fortunes particulières détruites
, les trésors des mines tombés au pouvoir de vos
adversaires , les communications commerciales avec le
Chili et le Pérou , totalement interceptées , ainsi que
toutes celles qui pouvaient vous donner du numéraire ou
des retours précieux ; les importations étrangères encom
brées dans les magasins , faute de consommateurs ; les négocians
étrangers s'éloignant de vos ports , où ils ne trouvent
qu'une ruine complète , au lieu des bénéfices dont
l'espoir les y avait attirés ; votre trésor épuisé , sans autre
ressource que celle de frapper chaque jour des contributions
forcées dont le produit ne saurait égaler vos besoins .
» Voilà ce qu'annoncent vos discours , vos journaux ,
vos actes officiels : ces témoignages sont irrécusables ;
car , si vous n'avez pas l'intention d'alarmer vos concitoyens
, vous avez déguisé , plutôt qu'exagéré lés embarras
de votre situation .
>> Vous avez rompu vos liens avec la métropole ; le despotisme
a pesé sur vous , de mille manières , et sous toutes
les formes. L'Europe ne vous a rien appris ; vous déclamez
contre l'indocilité des esprits , et vous doutez vous➡ ·
mêmes de la possibilité de trouver , dans la combinaison de
tous les élémens politiques , une organisation sociale qui
vous convienne , et qui fixe les voeux flottans de la multitude....
>> Le 15 avril dernier , la capitale fut arrachée au parti
qui l'opprimait. Le statut provisoire qui devait réunir
toutes les opinions dans un centre commun , fut le signal
d'une réaction nouvelle , d'une épouvantable guerre civile.
Les provinces se détachèrent de la capitale , les villes
subalternes se détachèrent des provinces ; chacun voulut
se constituer isolément . L'Etat n'eut plus de chef...... La
crainte d'une armée étrangère qui déjà menaçait vos côtes
ne vous fit pas ouvrir enfin les yeux sur le précipice que
MARS 1817.
589
Vous creusiez de vos propres mains . Une seule pensée occupa
les hommes qui ont pris une part active à votre révo
Jution , depuis le moment où elle a éclaté . Qu'allons - nous
devenir, disaient-ils , abandonnés aux caprices , à la
fureur des peuples égarés ?
» Le Chili fut la première province qui éprouva les funestes
effets de l'anarchie. Sainte-Marthe et Carthagène
furent presque surprises par les troupes de Morillo , pendant
que leurs armées respectives se battaient entre elles
avec un impitoyable acharnement .... L'armée royaliste
du Pérou obéit à la voix de son général : la vôtre n'en
reconnaît aucun ; elle est entièrement désorganisée , et,
depuis le Sipesipe jusques aux portes du congrès , ses déroutes
ont semé la consternation.....
» Au milieu de ces angoisses , entourés des dangers
d'une triple guerre , avec le Brésil , la mère-patrie et vousmêmes
, vous répétez que vous n'avez ni troupes , ni argent;
vous dites que le patriotisme s'est attiédi ...... Et
comment tiendrez - vous ces magnifiques promesses dont
vos proclamations contiennent l'étalage ? .... La constitution
du congrès , celle de chaque province , les pouvoirs
suprême, législatif et judiciaire , les finances , l'armée
les colléges militaires , les autorités civiles , l'exploitation
des mines , l'agriculture , les sciences , les arts , tout va
s'organiser , dites - vous , mais avant , soyez donc d'accord
sur la forme de gouvernement qui peut vous convenir !
Des orateurs désespérés invoquent à tout prix une domination
etrangère , n'importe laquelle : nous ne savons
pas , disent-ils , si nous existerons demain : le Portugal
nous tend une main protectrice ; il nous promet une cons
titution à notre gré'; il nous reconnaîtra comme une nation
libre , et nous respirerons enfin sous la protection
d'un cabinet sage et prévoyant.
» Les soixante milles familles européennes qui existent
parmi vous , maltraitées dans tous vos discours , en butte
à toutes les exactions , appellent la protection d'une puissance
étrangère : elles croient même que le Portugal agit
de concert avec la cour d'Espagne .
» D'autres orateurs veulent déterrer la cendre de Tupac-
Amaro. Ils expliquent la doctrine de la légitimité des
trônes en faveur de ses descendans inconnus . Čette absurdité
n'a d'autre but que celui de flatter les nations indienmes
: de pareilles rétroactions généalogiques finiraient par
590
MERCURE DE FRANCE.
remonter jusques aux barbares primitifs qui occupèrent le
globe dans l'enfance du genre humain . Qu'il serait beau
de voir au milieu de vous un Roi décoré du bizarre costume
des incas , relever les autels et le culte du soleil , invoquant
les mânes de ses ancêtres au son des cornets lugubres
qui convertiraient en jour de deuil l'anniversaire de
la gloire du nom espagnol , entouré d'une cour composée
des petit-fils de Cortez , de Pizarre , d'Almagre , et des
autres conquérans de cet hémisphère! ....
>> La constitution anglaise , celle des Etats-Unis , la
Charte française , la médiation de toutes les puissances
de l'Europe , tout est réclamé par vous , et personne ne
parle de l'Espagne....
« Je sais les réponses qu'on ne manque pas de faire
aussitôt qu'il s'agit d'une réconciliation avec elle..………………… .
Mais qui ne voit dans ces réponses artificieuses les suggestions
de la jalousie étrangère qui n'a cessé de nous calomnier
depuis l'époque de la conquête ? .... On cite éternellement
la bulle d'Alexandre VI , qui donnait à l'Espagne
la propriété d'un pays inconnu . A cette époque , la valeur
de ces donations n'était - elle pas généralement reconnue ?
Si quelques voix s'élevèrent contre la libéralité du souverain
pontife , ce ne fut point pour contester la validité de
ses largesses ; mais plutôt pour se plaindre d'une préférence
accordée à l'Espagne. Le fanatisme et la cruauté des
Espagnols sont attestés dans l'histoire , par le témoignage
des Espagnols eux-mêmes. Hélas ! ils ne furent ni plus
humains ni plus éclairés que leur siècle . Les meilleurs
souverains étaient entraînés . La religion , dépouillée de
ses plus beaux attributs , l'indulgence et la charité , furent
prêchées le poignard à la main .
» Et quand les crimes des conquérans du Mexique et du
Pérou seraient tout-à-fait inexcusables , faut-il , après
trois siècles écoulés , condamner leurs descendans actuels
à l'expiation de ces crimes ? Vous qui citez sans cesse la
philosophie moderne à l'appui de vos droits , ignorez- vous
que tous les sages publicistes ont condamné les lois qui
punissaient les délits du père , dans la personne de ses enfans
? Ce principe de justice généralement admis pour les
individus ue le sera- t-il pas pour les nations entières ?
Ah! plutôt détournez les yeux du tableau de ces temps
MARS 1817 . 391
malheureux ; dites à l'innocent indien qu'une vengeance
tardive provoquera des désastres nouveaux , et que son
bras ne peut désormais atteindre les véritables auteurs de
ses maux . »
L'assemblée et les galeries couvrirent ma voix de quel
ques acclamations ; je crus même entendre les cris de
vive l'Espagne ; mais un orateur s'élançant à la tribune ,
modéra bientôt l'enthousiasme que j'avais excité.
Il fit le récit de toutes les démarches des Américains .
pour conserver les liens qui les unissaient à la métropole; il
parla des puissans secours qu'ils s'étaient empressés de lui
fournir au commencement de la dernière guerre . Il se
plaignit amèrement des cortès qui leur avaient constamment
refusé le droit de se gouverner eux-mêmes , au nom
du souverain captif, droit amplement accordé à chaque
ville , et même au dernier hameau de l'Espagne . Il entra
dans tous les détails des négociations infructueuses entamées
avec les différens ministres de S. M. C. depuis son
rétablissement sur le trône de ses prédécesseurs : jusqueslà
il s'était exprimé avec une modération qui inspirait une
confiance générale , lorsque tout -à-coup , élevant la voix :
« Américains , s'écria-t-il , vous voulez être délivrés des
maux qui vous accablent , et vous soumettre encore à la
métropole eh bien ! je suppose que vous accordiez vos
suffrages à cette résolution : qui nous garantira d'une proscription
plus affreuse que la révolution même ? Que peu
vent espérer les hommes qui se sont fait remarquer ici
par leur zèle , leurs lumières et leur dévouement à la cause
publique ? Je reconnais les vertus du Roi , mais que
nous importe la bonne volonté du prince . Ces gens
de robe qui n'ont étudié les lois que pour connaître les
sentiers tortueux par où ils peuvent s'emparer de toutes
les avenues de la justice , viendront régenter de nouveau
ces provinces , si éloignées de la métropole. Leur despotisme,
pour être injustement attribué au chef de l'Etat
n'en est pas moins insupportable. La cruauté décorée du
nom de fermeté , leur servira de titre pour obtenir les
places qu'ils ambitionnent . Si les lois , les ordonnances ne
leur donnent point assez de latitude , n'auront- ils pas toujours
la ressource des instructions secrètes ? Ignorez-vous
que cette classe de tyrans subalternes est insensible à la
"
592
MERCURE DE FRANCE ;
>>
pitié ? La raison d'état justifiera toutesles rigueurs. Ils
renchériront encore sur les mesures de sang prises à d'autres
époques désastreuses . Recourir à la justice du souverain
sera désormais un acte séditieux . C'est en vain que
vous aurez les lois en votre faveur , si vous n'en avez pas
les ministres . On interprétera votre silence , votre pensée;
on punira les sentimens les plus naturels , et l'épouse sera
condamnée avoir été fidèle à son époux.
pour
Cette fougueuse apostrophe fut écoutée avec un silence
qui annonçait l'intérêt de toute l'assemblée . L'orateur en
profita pour ajouter des couleurs plus sombres au tableau
qu'il venait de tracer . Il indiqua d'autres hommes que leur
ambition particulière rend sourds à la voix de l'humanité,
etdont la cruauté est inexorable parce qu'elle est calculée
et profondément réfléchie . Heureusement mon collègue ,
après avoir cherché à combattre l'orateur du congrès , obtint
la permission de le réfuter et de donner par écrit les
moyens de réconciliation qu'il avait à proposer, pour qu'ils
fussent discutés en séance secrète ; il en espérait d'heureux
résultats .
J'ai l'honneur de vous saluer ,
LE BACHELIER DE SALAMANQUE.
CARTON DU MERCURE.
Le Mercure de France , destiné à fournir des pages
à l'histoire , à marquer les progrès , ou , du moins ,
l'état actuel des moeurs , des sciences , des lettres et des
arts , ne doit pas être un registre ouvert aux seules
opinions des écrivains qui le rédigent . Toute vérité
utile ou agréable , toute observation neuve , toute
anecdote piquante a droit d'y trouver accès. Dans le
nombre des morceaux divers que l'on nous adresse
journellement , plusieurs nous ont paru dignes d'être
MARS 1817 . -593
mais sous les yeux du public : nous croyons donc pou
voir prendre , avec nos lecteurs , l'engagement de les
leur faire connaître , du moins par extraits , quand les
bornes ou la nature de cet écrit périodique ne nous
permettront pas d'y insérer en entier les articles et les
lettres qui nous parviendront.
Ces mélanges , au choix desquels nous apporterons
un soin particulier , paraîtront , une fois par mois , sous
le titre de Carton du Mercure.
LE BACHELIER D'ESSONNE ,
Aux Rédacteurs du Mercure.
MESSIEURS ,
Si j'ai bien lu votre Prospectus , je crois ne m'être
pas trompé , en remarquant que vous y avez oublié la
part des tribunaux . Quoique Mercure soit le dieu des
marchands et même des voleurs , car ce rapprochement
est historique , du moins dans la fable , il n'est pas vrai ,
pour cela , qu'il soit tout-à-fait brouille avec la justice ,
et il est du moins dans ses fonctions de présider à
l'éloquence et à l'art oratoire . Pour parler sans fiction ,
je me persuade que les institutions judiciaires ont trop
d'importance pour être négligées dans votre journal.
Montesquieu enseigne qu'il y a , dans chaque état ,
trois sortes de pouvoirs , parmi lesquels il compte la
puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit
civil , et qu'on appellera , dit-il , la puissance de juger.
Ce pouvoir est d'autant plus considérable , que son
objet est l'application des lois , et que le grand objet
des lois est de garantir tous les droits et tous les intérêts
. On peut dire que la puissance de juger embrasse
tout l'homme social , puisqu'elle décide de son état
civil , de sa fortune , de son honneur , de sa vie . Mais ,
outre l'importance et l'étendue du pouvoir judiciaire ,
on trouve , dans ses débats et dans ses actes , un intérêt
plus ou moins piquant et souvent instructif. Les moeurs ,
par exemple , y révèlent quelquefois tous les secrets
594
MERCURE DE FRANCE.
du coeur humain . Cependant , les plus grands effets du
pouvoir judiciaire sont d'affermir ou d'ébranler , selon
l'esprit qui le dirige , les constitutions des Etats . Sans
remonter aux temps de la fronde ou de la ligue , nous
avons vu , de nos jours , les parlemens , avec les bazoches
, leurs troupes légères , ouvrir les premières scènes
de nos révolutions . La Charte serait donc exposée aux
atteintes des tribunaux si elle n'était sous leur égide ; et ,
dans ces rapports , il me paraît utile que l'opinion publique
juge leurs arrêts , et tienne registre de leur jurisprudence
. C'est surtout lorsque des lois sont proposées ,
qui , par leur mauvaise application , pourraient compromettre
des droits acquis , et désordonner la société ,
au lieu de la régler ; c'est enfin , lorsque des juridictions
extraordinaires ont distrait momentanément les Français
de leurs juges naturels , qu'il importe que votre
Mercure, dût-il faire attendre un peu les ombres des enfers
, vienne éclairer de temps en temps de son flambeau
le sanctuaire de la justice . Peut-être devra-t-il quelquefois
donner un coup léger de son caducée sur les harangues
où l'on prêche toute autre chose que l'amour
de la justice et l'obéissance aux lois , et sur les plaidoyers
qui , fondant sur des opinions politiques des motifs de
mésalliance , substituent , aux moyens du droit , des
considérations aussi étranges qu'elles lui sont étrangères.
On est disposé à tout voir dans sa profession ou
dans l'art que l'on cultive . Marcel trouvait de l'esprit
dans un menuet , et Fontenelle demandait à la sonate
ce qu'elle lui voulait. Il est permis à un bachelier èslois
de trouver beaucoup de principes de garantie ou
d'oppression dans l'ordre judiciaire , et peut-être il les
exagère . Mais , outre l'importance de l'objet , je le répète
, il y a aussi dans les tribunaux l'intérêt d'un spectacle
. Toutes les passions , tous les caractères , toutes les
intrigues , toutes les prétentions viennent s'y traduire .
Ainsi que le théâtre , le barreau a deux scènes , l'une
comique , où la justice et le fisc se disputent assez souvent
l'huître du plaideur , et où les battus paient quelquefois
l'amende ; et l'autre , tragique , où Thémis ,
armée du glaive , poursuit les criminels . Ce spectacle a ,
par-dessus les autres , l'avantage d'ètre gratis . On ne
peut , il est vrai , y exercer sans craindre lehola , cert
MARS 1817. 295
1
tain droit qu'ailleurs on achète à la porte ; mais on peut
prendre cette licence en sortant. Quoique le barreau
puisse donner souvent la comédie des Plaideurs , et je
parle ici de causes réelles , je ne prétends pas , Messieurs ,
contester la prééminence aux muses du théâtre , et cé
n'est qu'après elles que je réclame , pour l'ordre judiciaire ,
une modeste place . S'il ne vous paraît pas mériter
comme l'art dramatique , ses Annales particulières , je
désire du moins que vous trouviez juste de lui accorder
les honneurs d'une petite chronique ou d'un bulletin .
Je m'offre , si vous pouvez l'agréer , d'aller rôder dans
les salles du Palais , et de vous adresser , par quinzaine
, l'extrait de mes tablettes .
J'ai l'honneur , etc.
Le Bachelier d'Essonne
QUESTION D'UN ARTISTE .
Une salle de costumes dans l'une des galeries du
Louvre , ne serait-elle pas un établissement d'une grande
utilité ? Il fournirait l'aliment le plus piquant à la curiosité
du grand nombre , des modèles précieux aux artistes
, et sur-tout des sujets de méditations utiles au
médecin , au philosophe , au législateur . Que l'on se
représente une collection de visage et de corps de tout
pays et de toute nation , peints exactement avec le ton
de leur couleur , la coupe de leurs traits , la forme la
plus habituelle de leurs membres : quel champ d'étude
et de recherches sur l'influence du climat , des moeurs ,
des alimens ! Ce serait là véritablement la science de
l'homme ! On dit qu'il y a un commencement de cette
collection à Pétersbourg, mais on la dit aussi imparfaite
que le Vocabulaire des trois cents langues. Ce serait
une entreprise digne de la nation française ( Voyez les
RUINES , notes , pag. 257 ) .
SOMNIUM DE LAUDIBUS CRITICIS.
Un homme de lettres qui a trouvé le secret d'unir
beaucoup d'esprit à beaucoup d'érudition , et qui pense
396
MERCURE
DE FRANCE.
1
que tout ce qui a rapport à Mercure ne nous est pas
étranger , a bien voulu nous communiquer la note bibliographique
suivante :
L'allégorie ingénieuse que je vous indique ( nous
dit- il ) se trouve dans un livre où l'on ne s'aviserait
guère de la chercher ; elle est jointe à un Traité du savant
Bynous , DE CALCEIS HEBRÆORUM , a Dordrecht ,
1682 , in-12 .
Dans ce songe , l'auteur voulait défendre les lettres
et les sciences contre leurs détracteurs , et se moquer
de la barbarie des scholastiques . Mercure lui apparaît
en rêve , et lui dit qu'Apollon avait donné aux critiques
son merveilleux miroir , où l'on voit d'un coup d'oeil
tout ce qui s'est passé , tout ce qui a pu exister dans la
vaste république des lettres . Les théologiens , les jurisconsultes
n'avaient pas trop murmuré de ce privilége
des critiques ; mais les philosophes en avaient été trèsmécontens
; cependant l'auteur, conduit par Mercure ,
est transporté dans le ciel : il entre dans un temple superbe
, où il voit les deux troupes , des philosophes et
des critiques , disputant publiquement à laquelle des
deux parties , ou des deux doctrines , devra rester définitivement
le miroir d'Apollon . La divine sagesse est
assise sur son tribunal. L'orateur qui parle pour les philosophes
(scholastiques ) est un pédant nommé Febriculanus
(allusion de l'auteur contre un ennemi inconnu) ;
la cause des critiques est plaidée ensuite par Joseph
Scaliger. Grands débats ; on croirait assister à une séance
des chambres . Enfin , la déesse se lève et prononce
qu'il faut laisser aux critiques le miroir qu'Apollon leur
a confié.
Ce jeu d'esprit , que l'on a reproduit de tant de manières
différentes , date de plus loin que le savant Bynous
; on trouve beaucoup d'exemples de rêves philosophiques
, d'abord dans Cicéron et dans Lucien , et à
leur imitation , dans Juste Lipse , Nanni , Cunæus ,
Ferrari et d'autres . Ces songes-là valent mieux que les
veilles de beaucoup de gens qui revent les yeux ouverts
, et ne produisent que ce qu'Horace appelle :
Egré somnia vacca
Finguntur specie .
MARS 1817 .
597
SARCOPHAGES ,
ou Tombeaux antiques trouvés à Saint-Médard
Deyrand , près Bordeaux.
En 1805 , on découvrit à trois lieues de Bordeaux ,
dans une terre labourable , à deux pieds de profondeur ;
deux superbes monumens ou tombeaux antiques en
marbre de Paros de la plus rare beauté , qui attirèrent
l'attention des savans et des curieux . Ces monumens
sont d'une forme grecque , et offrent deux tableaux richement
sculptés : le bas-relief du premier représente les
amours de Diane et d'Endymion ; Cupidon conduit près
du berger le char de la déesse ; une nymphe de sa suite
retient des chevaux attelés un autre char , et qui foulent
aux pieds une femme portant une corne d'abondance
à la main ; le dieu du sommeil verse ses pavots sur Endymion
; des amours , des nymphes et les troupeaux du
berger ornent le fond du tableau . Sur un côté de l'Attique
, Paris , stimulé par l'amour , donne la pomme à
Vénus en présence de Junon et de Minerve ; Mercure
attend le jugement du berger pour en instruire les dieux ;
de l'autre côté , on fait des préparatifs pour une chasse ;
les têtes d'Apollon et de Diane terminent les deux extrémités
de l'Attique , cette frise est divisée en deux par
un carré lisse , orné d'une moulure qui lui sert de cadre.
Ce tableau d'attente , soutenu par deux petits génies ,
était destiné à recevoir une inscription comme on en
trouve ordinairement sur les tombeaux , ici rien n'est
gavé ( cette particularité n'est pas sans exemple ) ; à l'une
des extrémités du tombeau , on voit un berger avec des
troupeaux ; et à l'autre , c'est Diane placée sur un char
traîné par deux taureaux.
Ce tombeau renfermait le squelette d'un homme et
une medaille en cuivre de la grandeur d'un denier , avec
cette inscription : PONCIUS .
Le second tombeau représente le triomphe de Bacchus
et Ariane ; le char de Bacchus est traîné par deux centaures
, comme le représentaient les sculpteurs de la
haute antiquité ; l'un des deux centaures est mâle ;
l'autre femelle et accroupie dans un état de repos , ca、
398 MERCURE DE FRANCE .
resse un petit centaure , auprès duquel l'on voit Staphilius
, fils de Bacchus et d'Erigone , monté sur une
chevre , tenant des raisins dans son manteau ; devant
la chèvre est le chien que Pan avait donné à Bacchus
pour l'accompagner dans ses voyages ; le centaure mâle ,
tenant une lyre , est tourné vers une bacchante jouant
de la flûte et placée derrière lui ; au-devant du char ,
un faune et une bacchante dansent aux sons de la lyre
dont joue le dieu Silène ; aux pieds du précepteur de
Bacchus est un autel sur lequel repose une tête de bouc ;
une bacchante assise dans un état de repos , et un jeune
faune debout derrière elle , tenant de la main droite
une flûte de Pan , terminent le tableau : quelques têtes
de satyres se montrent derrière les autres figures .
Ce tombeau a , comme le premier , deux têtes à l'extrémité
de la frise ; l'une est celle de Bacchus , l'autre
celle d'Ariane . La frise est divisée en deux parties
comme celle du premier tombeau , par un carré lisse
sans bordure ; sur la partie droite est un Bacchus assis
dans un char traîné par deux lions menés par une satyre ,
précédés par un faune et une bacchante ; une autre figure
, rapprochée de Bacchus , embouche les deux
flûtes .
A l'autre partie de la frise est le buste d'un personnage
consulaire , ce qui fait présumer que ce tombeau
avait été fait pour un consul , c'est la Trabé' ; à droite on
voit un satyre jouant des deux flûtes , il danse devant
un petit dieu Priape posé sur un autel aux pieds du satyre
l'artiste a placé une corbeille entr'ouverte , de
laquelle s'élance un serpent ; sur la partie gauche est un
faune qui menace un petit enfant dont il a attaché les
mains ; derrière l'enfant est une vigne , et à ses pieds
une chèvre. Ce tombeau renfermait le squelette d'une
femme (1).
( 1 ) On peut voir ces deux tombeaux chez MM. Bonbarde et Peyron ,
vis- à-vis la grille des Tuileries , rue de Rivoli , nº . 16. Les billets sout
à 3 francs .
MARS 1817.

399
ANNALES
DRAMATIQUES.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
-
Le Masque . Encore un Pourceaugnac.
Ces deux vaudevilles , également de circonstance ,
ont été joués pendant le carnaval , mais avec un succès
différent. Le Masque , dont l'anecdote de la demoiselle
à la tête de mort a fourni le sujet , serait déja oublié sans
la protection spéciale de l'administration , qui , aussi redoutable
pour les auteurs que le cruel Mezence l'était pour
ses sujets, accouple impitoyablement les morts auxvivans,
et ne donne jamais pour acolyte , au gai Limousin , que
le spectre de la rue Plumet . Si M. Dartois entend bien
ses intérêts , il doit faire des voeux pour que MM . Scribe
et Dupin continuent à faire des pièces .
Le nouveau Pourceaugnac ne tient point de ses aïeux,
il est plein d'esprit , il est brave , il a le caractère bien
fait , et le ton de la bonne compagnie . Le colonel d'un
régiment de chasseurs , en garnison à Melun , qui l'a
choisi pour être l'époux de sa fille , l'attend pour conclure
le mariage ; mais la jeune personne a , de son côté,
fait un choix parmi les officiers du régiment de son
père . Tous les camarades de l'amant aimé , animés de
l'esprit de corps , se liguent contre le futur . Il est
Limousin , il doit être un imbécille ; on arrête de le
traiter comme un vrai Pourceaugnac , et de le renvoyer
ensuite dans sa province . Chacun prend un,
rôle de la comédie de Molière . Il n'est pas , jusqu'à
un certain M. Futet , receveur de l'enregistrement
de l'endroit , hôte des jeunes officiers , sot qui se
croit très - malin , et ennuyeux qui prétend , dans les
repas où il se trouve , payer son écot ....... en gaitė ,
qui ne veuille aussi berner notre étranger ; mais celui- ci
arrive pendant que ses adversaires sont allés prendre
leurs costumes . İl est mis au fait du complot par une
460 MERCURE DE FRANCE .
petite servante qui le croit un des mystificateurs . Il écoute
avec attention , recueille une anedote scandaleuse sur
Mad. Futet , prend des notes sur tous ceux à qui il aura
affaire , court endosser un habit ridicule , et revient se
livrer à la malice de ses ennemis . Il ne tarde pas à déranger
leurs projets ; il se rappelle fort bien un soufflet
que M. Futet , qui ne l'a jamais vu , prétend lui avoir
donné , mais c'est pour lui en demander raison . Madame
Futet vient lui reprocher la rupture d'un engagement
sacré ; il avoue avoir eu le bonheur de se trouver têteà-
tête avec elle , mais seulement sur la route de Melun ,
dans une petite cariole où il paraît qu'il a mené le sentiment
très- vite . Il brouille les mystificateurs entre eux ;
il parle avec tant d'esprit et d'amabilité à sa future ,
qu'elle doit regretter l'époux qu'elle a dédaigné : il met
en fuite les faux médecins qui viennent l'assaillir , en
leur faisant croire qu'il est enragé ; enfin , il fait sonner
le boute-selle au moment où tous les officiers sont déguisés
en apothicaires , Il lui faudrait beaucoup moins
d'esprit pour se retirer avec les honneurs de la
guerre ;
il veut encore se montrer généreux , et contribue à
l'union des deux amans .
Les auteurs de cette spirituelle folie ont avoué de
bonne grâce , dans un couplet très - bien tourné , les
emprunts qu'ils ont faits à Molière : pour être tout- àfait
justes , ils auraient dû en consacrer un à la gloire
de M. Bouilli ; car l'idée de leur pièce est évidemment
prise dans un petit opéra-comique de cet auteur , intitulé
: Le Séjour militaire , et représenté , il y a deux à
trois ans , à Feydeau ; c'était Gavaudan , qui jouait ,
avec son talent ordinaire , le rôle principal . Gonthier
s'est montré digne de la famille , en jouant , au Vandeville
, M. de Rouffignac avec autant de grâce qué
de légèreté .
3
L. F.
MARS 1817 .
401
POLITIQUE.
DES CHAMBRES.
Discussion sur le Budget (1 ) .
La première idée qui se présente à l'esprit , lorsqu'il
s'agit d'un plan de finances , c'est que l'examen de chacune
des mesures qu'il renferme , de chaque ressource
qu'il suggère , de chaque dépense qui est proposée , et
de chaque impôt qu'il s'agit d'établir , aura pour but de
déterminer le mérite intrinsèque de la mesure , l'efficacité
de la ressource , la nécessité de la dépense , la convenancé
et l'équité de l'impôt . Mais dans une assemblée
représentative , divisée en deux partis , ce n'est point
ainsi que les questions sont traitées. Des circonstances
étrangères au mérite des propositions décident de l'accueil
qu'' elles rencontrent . La personne qui en est l'organe
, l'époque à laquelle elles se reportent , l'aspect
seul du côté qui les soutient, lui suscitent des adversaires .
Une dépense n'est pas jugée d'après sa nécessité , mais
d'après le ministre qui l'a ordonnée . Une recette n'est
pas évaluée d'après son produit , et la facilité de sa perception
, mais suivant que les élémens dont elle se
compose contentent ou choquent l'opinion des membres
appelés à la sanctionner.
(1) La justice m'oblige à ne réclamer dans cet article que la part de
la rédaction et de quelques idées générales. En traitant cet important
sujet , j'ai cru devoir au public de consulter des hommes plus éclairés
que moi sur cette matière. Les calculs qui , ce me semble . présentent ,
avec une parfaite clarté , nos dépenses aussi bien que nos ressources ; et
plusieurs des aperçus ingénieux , qui accompagnent ces calculs , sont
dus à M. de Saint -Aubin , dont le nom dispense de faire l'éloge sous les
rapports financiers , et qui a bien voulu me communiquer un travail
étendu sur le budget.
27
402
MERCURE DE FRANCE .
La discussion actuelle a placé l'assemblée dans une
situation plus singulière encore qu'aucune de celles dont
nous avons rendu compte jusqu'ici , bien que la singularité
de cette situation tînt à la même cause qui a caractérisé
toutes les discussions précédentes . Un parti voulait
attaquer le ministère ; mais il lui importait presque
autant de ménager précisément le ministre , dont la gestion
fournissait les moyens d'attaque qu'il eût été le
plus impossible de parer . Ce même parti voulait défendre
les contribuables , et se donner le mérite de repousser
les impôts les plus onéreux . Mais il voulait aussi s'opposer
à la seule mesure qui , en relevant le crédit et en
facilitant un emprunt , dispensait le gouvernement d'accabler
le peuple par des impôts fort au-dessus de ses facultés
.
Il ne faut pas perdre de vue cette position bizarre ,
dans la lecture de ce qui va suivre. Elle seule explique
des problèmes qui , dans toute autre hypothèse , seraient
insolubles. Il y a des circonstances, (et ces circonstances
ne sont point rares dans une assemblée) oùpersonne ne
dit précisément ce qu'il pense : de là des deux côtés des
sophismes que le parti opposé combat toujours avec avantage
, pour venir à son tour en présenter d'autres qui ne
sont pas plus difficiles à combattre . Aucune question
n'est simple. Aucun objet n'est traité sous son point de
vue le plus naturel . S'agit-il , par exemple , d'un emprunt
? Les orateurs qui le repoussent ou qui l'entravent,
ne sont point déterminés par l'idée qu'il est inutile ou
onéreux , mais des considérations tirées de la nature
des propriétés qui lui serviraient de gages ; et ce qu'ils
disent sur la nature de ces propriétés n'est pas encore ce
qui les décide . Ils sont dirigés par d'autres motifs résultans
de la classe de propriétaires qui possédaient jadis
ces propriétés . De la sorte , les argumens se cachent ,
pour ainsi dire , les uns derrière les autres ; et c'est bien
moins par le raisonnement que par une sorte d'instinct
qu'on parvient à démêler la vérité au fond de tous ces
retranchemens.
par
1 3
Après cette observation préliminaire , et passant à
l'historique de la discussion qui a eu lieu sur le budget,
je ne présenterai pointles opinions telles qu'elles se sont
succédées à la tribune , parce que chaque orateur ayant
MARS 1817.
403
discuté le budget en entier , il en résulterait une grande
confusion et une monotonie fatigante . Je choisirai les
questions les plus importantes , j'analyserai les principaux
discours , et j'ajouterai sur chaque objet les réflexions
qui me sembleront propres à le placer sous son
vrai point de vue.
Mais , pour répandre sur cette matière toute la clarté
requise , il convient de présenter d'abord le tablean des
dépenses et des recettes qui sont les élémens du budget ,
et qu'il faut connaître en détail , avant de juger l'ensemble
.
Le total des dépenses proposées par les ministres , était
de 1088 millions . Cette somme a été réduite par la commission
des finances à 1061 et comme le projet de
cette commission a obtenu , du consentement du Roi ,
la priorité dans la discussion , je le prendrai pour base
de mon travail , en observant que la réduction porte sur
les dépenses du ministère de la guerre , évaluées à 196
millions , au lieu de 212 , et sur celles du ministère de
la marine , évaluées pareillement à 44 millions , au lieu
de 50 ; total de la diminution , 22 millions .
Cette dépense totale se divise en dépenses ordinaires
qui se montent à 630 millions , et en dépenses extraordinaires
qui s'élèvent à 431 .
Les 650 millions de dépenses ordinaires se composent
1º Des charges du fonds consolidé affecté
au paiement des arrérages de la dette perpétuelle
, et du fonds annuel de 40 millions destiné
à l'amortissement , faisant ensemble . . 157 m.
2º Des dépenses permanentes , montant à . 392
5º Des dépenses nommées temporaires .
Total .


·
81
630 m .
Je dois remarquer què les rentes viagères se trouvent
désignées dans le budget comme faisant partie des dépenses
temporaires . Si l'on a cru devoir les désigner de
la sorte , parce qu'elles s'éteignent d'elles-mêmes dans
une durée moyenne d'environ quinze ans , bien qu'une
portion puisse encore être payable dans vingt ou dans
trente , les rentes perpétuelles mériteraient aussi d'être
considérées comme une dépense temporaire , puisque
le fonds d'amortissement de deux pour cent du capital
27 .
404
MERCURE DE FRANCE .
nominal , les éteint également dans le même espace de
temps à-peu-près .
Les dépenses extraordinaires se composent :
1° Des divers arriérés des années antérieures ,
qui , d'après le nouveau mode de comptabilité
proposé par
la commission des finances , ne sè
renouvelleront probablement plus , mais qui
s'élèvent actuellement à .
2º Des paiemens à faire aux étrangers en 1817 ,
montant ensemble à. ·
Total .
115 m .
316 ·
· 431 m.
· 140 m.
Les paiemens à faire aux étrangers consistent :
1° En contribution de guerre.
2' Pour entretien des troupes
3. Pour remboursement du premier quart des
20 millions ajournés en 1816 .
· • 4° Pour travaux dans les places occupées
5° Pour remboursement aux départemens , de
la première moitié des 20 millions avancés en
1815 , pour habillement et équipement des
troupes étrangères .
6 Depense éventuelle pour intérêts des capitaux
de créances dûs aux étrangers . ·
150
55
5
II
Total . • 516 m.
Telles sont donc les dépenses auxquelles la France
doit subvenir .
Les 1061 millions de recettes proposées pour y faire
face , se composent :
1° De recettes ordinaires qui , en y comprenant
les 157 millions délégués au fonds d'amortissement
, s'élèvent à .
2º De la recette extraordinaire , provenant
du crédit ouvert sur les 50 millions de rente
jusqu'à concurrence de .

Total .
·
758 m .
503
· 1061 m .
Les 758 millions de recettes ordinaires se composent :
1° Du produit des contributions directes ,
montant , avec les centimes additionnels , à .
(Sur quoi 258 pour l'impôt foncier) .

357 m.
MARS 1817 .
405
2. Da produit des impôts indirects , montant
ensemble à . •
3. De divers autres produits , parmi lesquels
16 millions pour coupes de bois
352
20
4° De recettes et prélèvemens temporaires ,
dont 13 millions en retenues sur les traitemens . 29
Total . 758 m.
Les 352 millions d'impôts indirects se composent :
1° Du produit net de l'enregistrement
des
domaines et du timbre , montant à
2º Des postes
3. Des loteries .

(N. B. Les trois produits ci-dessus montant à
157 millions , sont délégués au fonds d'amortissement)
.
4° Droits de douanes
5° Droits sur le sel
6° Sur les boissons
7° Sur le tabac , • •
·
· •

Total .
140 m.
40
35
86
34
352 m.
Ce tableau sommaire des recettes et des dépenses ,
suffira , sans doute , pour mettre les lecteurs en état de
suivre et de juger les discussions qui ont eu lieu . Ceux
qui désireraient des données plus approfondies ou plus
détaillées , doivent consulter le rapport et le discours du
ministre des finances , et les deux rapports de la commission
, présentés l'un par M. Roi , l'autre par M. Beugnot
. Il était difficile de trouver plus de faits exacts
et de principes justes réunis en aussi peu de pages , et
exposés avec autant de méthode , de précision et de
clarté.
Les principales questions financières qui ont été discutées
dans la chambre , se réduisent aux chefs suivans
:
1º Le montant de la dépense totale , et en particulier
celle du ministre de la guerre .
2° Le paiement des créanciers de l'arriéré .
3° La création d'un fonds consolidé avec la dotation
de la caisse d'amortissement .
4º La vente des bois , considérée sous ses divers points
de vue .
406 MERCURE DE FRANCE.
5° L'emprunt .
La question de la dépense est celle à laquelle les contribuables
attachent le plus d'importance , par la raison
très-simple , que plus elle est réduite , et moins ils ont à
payer. Le choix des recettes n'en est pas moins également
important pour eux . Un mauvais impôt peut diminuer
incalculablement les bénéfices de leur industrie et
de leur travail , et même arrêter l'une dans son essor , et
l'autre dans ses produits ; mais cette considération
échappe au grand nombre . Presque tous les regards sout
fixés sur la diminution des dépenses , qui opère visiblement
la diminution des taxes . Il n'est donc pas étonnant ,
que même dans l'assemblée la plus éclairée et la mieux
choisie , la foule des orateurs opposans s'attache de préférence
à la critique de la dépense , plutôt qu'à celle des
moyens d'y subvenir . C'est dans tous les pays , dans tous
les temps , et aujourd'hui plus que jamais , la route de la
popularité.
A cette occasion , la discussion actuelle a fourni à
P'opposition , dans l'assemblée , un sujet de censure
dont elle aurait sans doute profité avec plus de zèle , si
elle eût pu tonner contre la conduite , en épargnant l'in-
'dividu.
Dans les circonstances où se trouve la France , ayantà
payer annuellement , pendant quatre ans , plus de
300 millions aux étrangers , pour contributions de
guerre , et pour l'entretien de l'armée d'occupation ,
après une mauvaise récolte en blés , en vins , en fourrages
, il était déjà suffisamment difficile de trouver des
ressources pour faire face aux dépenses que nécessite le
service de l'année 1817. Quelle n'a donc pas dû être la
surprise , et je me sers d'une expression adoucie
quelle n'a pas dû être la surprise des membres de la commission
des finances , lorsqu'ils ont vu , par l'inspection
des comptes , que cette dépense , si forte , si pénible à
supporter , se trouvait encore augmentée de celle de
38,400,000 francs dépensés par les ministres , au-delà du
crédit la loi du 28 avril leur avait ouvert , et que
que
dans cette somme , le ministère de la guerre entrait seul
pour 36 millions ! En ajoutant à cet excédent , ou plutôt
à cet excès de dépense , 50 millions , qui , d'après la
même loi du 28 avril , devaient être payés en valeurs de
MARS 1817 . 407
l'arriéré , et que le même ministère a payés en numéraire
, il en résulte un total de près de 90 millions , écus ,
dont les caisses du trésor royal seraient plus riches , et
que les contribuables auraient de moins à fournir dans
l'année courante , si la loi n'avait pas été violée .
Je crois devoir transcrire à ce sujet les propres paroles
du rapporteur de la commission pour la partie des
dépenses .
« Cette circonstance (celle du crédit outrepasse) a
>> fait naître dans le sein de votre commission des discus<
>> sions très-graves .
>> Elle a d'abord unanimement pensé , que de quelque
manière que ces crédits eussent été excédés , les dé-
» penses devaient être exactement acquittées .. Que
» cette religieuse observation des engagemens pris au
» nom de l'Etat par les ministres , était d'autant plus in-
» dispensable , que les ministres sont les agens néces-
» saires de l'Etat : que l'on ne peut traiter avec lui qu'en
>> traitant avec ses agens , et que les particuliers qui trai-
>> tent avec les ministres n'ont aucun moyen de s'assurer
» s'ils se renferment dans les limites des crédits qui leur
» ont été ouverts ; mais que , par cette raison mème ,
>> est indispensable que les ministres soient assujétis à se
>> renfermer exactement dans les limites qui leur ont
» été fixées par la loi . Les conséquences des principes
» contraires ébranleraient les bases du crédit public ....
il
» Sans doute il est des circonstances qui dépassent
» toute prévoyance humaine , et il ne faut pas que le frein
» de la responsabilité ministérielle mette l'Etat en danger:
» mais ces cas si rares doivent être de nature à frapper
» tous les esprits par leur évidence , et à ne laisser dans
» l'opinion publique , et dans votre propre jugement ,
» aucun doute sur la nécessité de l'anticipation qu'un
» ministre aurait cru pouvoir faire pour un emploi de
>> fonds que la sagesse du législateur n'aurait pu prévoir.
>> Il n'en est pas de même des augmentations de dé-
» penses pour des objets qui auraient été soumis à la dis~
» cussion des chambres avant la fixation du budget ; il est
» alors nécessairement du devoir du ministre de s'y con-
» former : il ne peut même proposer au Roi aucune disposition
qui entraînerait à étendre les dépenses au-delà
» de la mesure prescrite .
408 MERCURE DE FRANCE .
» Ce n'est que par cette religieuse observation de la
» loi , ce n'est qu'en s'armant de son inflexible rigueur ,
» qu'il pourra éloigner ou prévenir les ambitions abusives
» les mécontentemens et les murmures qui ne se taisent
» que devant elle.
» Cependant , votre commission a examiné les dé-
» penses excédentes . Celles du ministère de la guerre
» ont particulièrement fixe son attention . Elle a appré-
» cié les motifs qui les ont déterminées…….. Elle a égale-
» ment pesé le malentendu auquel peut avoir donné lieu
>> le rapport du ministre des finances sur la loi du 28 avril ,
» rapport dans lequel il annonçait au Roi que le crédit
» de 180 millions affectés au ministère de la guerre ne lui
>>> suffirait pas , et qu'il serait nécessaire de pourvoir dans
» le budget de 1817 , aux dépenses qui n'auraient
>> s'exécuter en 1816...
»
pu
>> Mais votre commission a été principalement déter-
>> minée par cette considération , que les principes d'ordre
et de sévérité dont elle croit indispensable de ne
>> jamais s'écarter à l'avenir , n'ont pas été observés avec
» la mème exactitude dans le passé ; que précédemment
» la loi des finances n'a pas été la règle invariable des dé-
» penses des ministres que les lois successives ont en-
» tretenu cette déviation des principes , sans le maintien
desquels il faudrait renoncer à rétablir l'ordre et à ob-
» tenir du crédit : et enfin qu'il y aurait une sorte d'in-
» justice à rendre le ministre , pour le passé , l'objet
» d'une sévérité , dont , jusqu'à un certain point , il était
>> autorisé à ne pas redouter toute la rigueur. »
>>
Il était impossible de s'expliquer avec plus de précision
et de fermeté sur les principes , tout en arrivant à
une conclusion plus douce , par ménagement pour les
circonstances : et je crois devoir m'arrèter ici sur la distinction
lumineuse établie par M. le rapporteur , entre
les dépenses imprévues auxquelles des événemens qui
dépasseraient toute prévoyance humaine , pourraient
forcer un ministre , sous peine de laisser en péril la chose
publique , et les dépenses prévues et fixées , mais excédées
par un ministre , de propos délibéré , sous un prétexte
quelconque .
Dans le premier cas , la nécessité est survenue . La loi
n'a pas été violée , car elle se taisait sur un cas qu'elle ne
MARS 1817. 409
:
pouvait prévoir aussi l'assentiment est universel , pour
ratifier la conduite du ministre et régulariser ce qu'il a
fait.
Dans le second , la nécessité n'est pas survenue : elle
existait ou elle n'existait pas , au moment où la loi fut discutée
. Si elle existait , il fallait la faire connaitre ; si elle
n'existait pas , l'apologie est de nulle valeur. La loi est
violée , car elle avait parlé , elle avait interdit ce que
malgré elle , on a cru pouvoir faire ; le ministre a su qu'il
la violait. Aucune excuse ne peut être admise , à moins
qu'on ne veuille rendre illusoires toutes les précautions ,
et ouvrir la porte à tous les abus .
M. le vicomte Tabarié , sous-secrétaire-d'état au département
de la guerre , a , dans un discours trèsétendu
, beaucoup insisté sur ce que le ministre s'était
cru autorisé à excéder le crédit de 180 millions , qui lui
avait été ouvert par la loi d'avril 1816 , parce que , ayant
dès-lors déclaré ce crédit insuffisant , et comptant sur l'opinion
générale des députés de la dernière session , il lui
etait permis de ne considérer ce crédit que comme un fort
a-compte sur une dépense calculée au plus bas , et dont la
solde était en quelque sorte garantie par la nécessité déjà
reconnue de l'obtenir.
Si l'on admettait cette prétendue justification , il en
résulterait l'étrange doctrine , qu'un ministre n'aurait besoin
, pour acquérir le pouvoir discrétionnaire d'excéder
les limites du crédit déterminé par la loi , qu'à déclarer
, lors de la fixation de ce crédit , qu'il ne suffirait
pas , et à protester ainsi indirectement contre cette insuffisance
.
Mais , objecte-t- on , si cette déclaration était fondée ,
si la commission des finances , et , d'après son avis , la
chambre des députés s'étaient trompées dans l'évaluation
des dépenses indispensables , faudra-t-il laisser en souffrance
un service essentiel ? Non , sans doute . Le ministre
, convaincu dans sa conscience qu'il ne peut adininistrer
son département avec la somme qui lui est allouée ,
donnera sa démission . Celui qui sera désigné pour lui
succéder , s'il est frappé de la même conviction , n'accep
tera qu'autant que l'erreur sera réparée . Les représentans
de la nation , qui ont un égal " intérêt à n'accorder
que ce qui est nécessaire , et à accorder tout ce qui est
610 MERCURE DE FRANCE .
nécessaire , ne résisteront pas à l'évidence ; ou , s'ils résistent
, la dissolution de la chambre sera le remède
constitutionnel. Voilà ce que disent les principes . La
question se réduit donc , en définitif , à la démission d'un
ministre , extrémité moins fàcheuse après tout pour l'Etat ,
lors mème que ce ministre aurait eu raison , que la violation
de tous les principes , et l'ébranlement du crédit ,
ébranlement inséparable de cette violation qui , si elle
est tolérée , est de nature à se renouveler chaque
année .
La doctrine que je réfute ici n'a pas été jugée plus favorablement
par la chambre. On ne reprochera certainement
pas aux adversaires du projet de loi d'avoir eu du
penchant à traiter avec sévérité le ministre de la guerre .
Ils ont presque tous évité d'aborder ce sujet délicat . Cependant,
M. de Villèle , qui n'en parle qu'en passant , accuse
à cette occasion le ministère en général , de n'avoir
pu économiser 30 millions sur un budget de 500 millions ,
d'avoirprésenté des comptes qui prouvent des dépenses
nouvelles et non autorisées , pour près de 44 millions , et
d'avoirfait en numéraire des payemens pour 50 millions
dans le temps même où la loi proposée à la chambre in→
diquait un mode de payement plus en rapport avec la situation
de l'Etat . A la vérité , M. de Villèle ne nomme
pas le ministre mais les faits le désignent assez clairement
,pour qu'onne puisse pas se méprendre . Il n'a trouvé
de défenseur que M. Richard seul , qui , en proposant
pour les employés des autres ministères , la création d'un
nouvel ordre de chevalerie , destiné à remplacer une
partie de leurs traitemens , a pris sous sa protection toutes
fes dépenses des ministères de la guerre et de la marine . Il
a prétendu que le ministre de la guerre avait positivement
énoncé l'insuffisance de son crédit ; que c'était dans
cette intention que les six millions de rentes avaient été
accordés , et qu'en réalité le ministre n'avait pas dépassé
son budget , qui se fondait à la fois et sur les
180 millions demandés , et sur une portion des 6 millions
de rentes. Le lecteur verra plus loin la réponse péremptoire
de M. le rapporteur .
Quant aux défenseurs du budget amendé par la commission
, ils n'ont plus parlé de cet excès de pouvoir
sans doute , parce que le rapporteur leur a semblé avoir
MARS 1817. 411
dit tout ce que les convenances permettaient de dire .
Un seul , M. Lafitte , paraît avoir porté la parole au nom
de tous , en s'exprimant ainsi :
>>
>>
« Je ne suis point touché de ce qu'en point de fait ,
» ce crédit (de 180 millions) ainsi réglé par la loi , a été
dépassé jusqu'à la concurrence de 36 millions . Je vois
>> bien dans cette circonstance la preuve d'un tort grave;
mais je ne saurais y voir un motif de consacrer pour
» l'avenir un tel surcroît de dépenses . Si l'on me dit
que cet excédent a servi à payer des dépenses légi-
» times et nécessaires , je répondrai qu'il reste à savoir
» si ce n'est point pour avoir mal employé une partie
» du crédit , que
les dépenses sont en arrière . Si M. le
» ministre de la guerre se fût arrêté , comme il le devait ,
» devant la limite de la loi , nous nous trouverions aujour-
>> d'hui sans aucun inconvénient , riches de 36 millions
» de plus et d'un mauvais exemple de moins . >>
Cette discussion , d'une importance extrême par les
conséquences que pourrait avoir sur le crédit public le
renouvellement de l'abus qui l'a fait naître , a été terminée
par M. le rapporteur , qui , en résumant tous les moyens
de justification qu'on avait allégués , y a répondu de la
sorte :
a
« M. le sous-secrétaire - d'état au département de la
» guerre , parlant en présence de M. le ministre de la
» guerre , contre le rapport de votre commission ,
» d'abord voulu justifier l'excédent de 56 millions de
» dépenses , qui a été le résultat de l'administration de
>> la guerre dans le cours de 1816. Il vous a parlé des
» économies que le ministre avait faites . Il vous a dit
» qu'il lui avait été permis de ne considérer le crédit
» de 180 millions , qui lui avait été ouvert par la loi du
>> 28 avril , que comme un à-compte sur une dépense
» calculée au plus bas , et que votre commission avait re-
» connu , d'après un examen approfondi , que tout ce
» qui avait été dépensé en 1816 , l'avait été pour le bien
» du service , et conformément aux dispositions des lois
> et ordonnances qui règlent l'administration de l'ar-
» mée : enfin , il a voulu prouver la nécessité de la trans-
>> gression de la loi des finances par la protestation que
>> le ministre aurait faite contre la réduction de son
» budget à 180 millions , et par une sorte de conven412
MERCURE
DE FRANCE .
» tion faite avec les membres de la commission de
» 1816 , qu'il aurait considérée comme une auto-
>> risation suffisante . Ainsi la loi ne serait qu'une vaine
» forme . Les trois branches du pouvoir législatif , en
>> retranchant 36 millions de la principale dépense
» de l'Etat , auraient sciemment déçu la foi publique
» par la fausse apparence d'une sage économie . Non ,
>> Messieurs , nous ne laisserons point peser un tel
» reproche sur les actes de la chambre de 1815 , et
» nous repousserons cette funeste doctrine . Non ,
>> le ministre ne pouvait pas excéder son budget . Si les
>> cas de la responsabilité ministérielle n'étaient point
>> encore assez définis , elle n'en était pas moins im-
» posée par la Charte , et assez clairement exprimée
» pour qu'un ministre ne pût tenter de s'y soustraire
» sans manquer au premier de ses devoirs .
>> Votre commission , en reconnaissant que cette dé-
» pense avait été faite , et qu'elle devait être payée' ,
» seulement parce qu'elle avait été faite , a pensé en
» même temps qu'elle était illégale ; et , pour maintenir
» dans son intégrité le principe fondamental des lois de
>> finances , nous devons déclarer qu'elle persiste unani-
>> ment dans cette opinion . Vous apprécierez , Messieurs ,
» le désordre qu'a dû apporter dans tous les autres ser-
» vices , cette transgression de la loi des finances , et
» le paiement en numéraire effectif d'une autre somme
>> de 50 millions , qui n'aurait dû être acquittée qu'en
>> valeurs de l'arriéré . De quelle influence ne serait
» pas , dans les circonstances dans lesquelles nous nous
» trouvons , l'existence au trésor d''uune somme de
» 86 millions ! >>
Le lecteur pensera peut-être que je me suis fort
étendu sur une discussion qui , au premier aspect , ne
semble qu'accidentelle . Mais quelques réflexions lui dėmontreront
qu'il est d'une incalculable importance pour
le crédit public et pour l'ordre financier , que le fait qui
a donné naissance à cette discussion ne se renouvelle
plus. Je me permets d'autant plus volontiers ces réflexions
, que ni M. le rapporteur de la commission , ni
aucun des orateurs qui ont parlé sur le budget ne paraissent
en avoir été frappés.
L'on a vu que la totalité des recettes ordinaires , y
MARS 1817.
413
compris les 157 millions du fonds consolidé , s'élève
En déduisant là -dessus , pour recettes temporaires
, telles que l'abandon de 5 millions fait
par le Roi , 13 millions pour retenue sur les
traitemens , etc. , en tout .

Il reste pour produit des recettes ordinaires
et permanentes .
Les dépenses ordinaires du service , permanentes
et temporaires , s'élèvent à
En ajoutant pour charges du fonds consolidé.

·
758 m.
54
704 m.
473 m.
157
On obtient pour montant total des dépenses
ordinaires , permanentes et temporaires ... 630
En déduisant ces 630 millions des 704 cidessus
, il reste pour excédent annuel des recettes
ordinaires sur les dépenses ordinaires. 74 m.
Or , cet excédent , qui , dans tous les temps , serait de
la plus haute importance , devient , dans les circons
tances , actuelles , où il s'agit de fonder un système
d'emprunt et de crédit public , et où tout le budget repose
sur ce principe , le salut de nos finances . L'existence
et la conservation de cet excédent sont les meilleures
hypothèques qu'on puisse présenter aux prêteurs,
pour sûreté du paiement des arrérages et du fonds
d'amortissement de tous les emprunts à ouvrir jusqu'à
concurrence d'un milliard.
En effet , en supposant que le cours des inscriptions
qui est à 60 , reste encore , durant des années , à un
taux aussi bas (supposition qui n'est pas admissible si la
paix continue) , le gouvernement, en empruntant d'après
ce cours , sera obligé de payer 8 pour cent d'intérêt ?
comme il le fait en ce moment à ceux qui lui prêtent
indirectement en achetant des rentes sur la place. Dans
cette hypothèse , 66 millions de l'excédent , dont nous
avons prouvé l'existence , affectés au paiement des intérêts
à 8 pour cent par an , couvriraient un emprunt de
792 millions, et il resterait encore 8 millions , ou plus
d'un pour cent du capital emprunté, qui , étant affectés
et employés au rachat du même capital de 792 millions ,
414
MERCURE
DE FRANCE
.
l'amortiraient en moins de vingt ans . Voilà pour l'hypothèse
la plus défavorable , c'est- à-dire pour le cas où les
inscriptions resteraient au mème cours de 60 pendant
toute la durée du prèt .
Mais , si la paix continue , si le gouvernement et la
chambre des députés persistent à marcher dans la route
du crédit , le cours de nos inscriptions doit naturellement
se mettre au niveau de celui des effets publics dans
les pays voisins . Admettons toutefois que leur cours
moyen ne s'élève pas au-dessus de 75 , tandis que celui
des 5 pour cent en Angleterre est de 94 , le taux de
l'intérêt serait alors à près de 7 pour cent , et les
memes 74 millions d'excédent annuel de recettes , étant
employés à fonder des emprunts successifs de 100 millions
, suffiraient pour mettre le gouvernement en état
d'emprunter 990 millions ou près d'un milliard , et laisseraient
encore plus d'un pour cent pour l'amortissement
du capital emprunté . On voit que cet excédent seul , bien
ménagé, suffirait pour libérer la France de toute sa dette
exigible , sans mème avoir besoin d'employer entièrement
les 30 millions de rente alloués dans ce but par le
budget.
C'est donc avec un soin religieux que toutes les branches
du pouvoir législatif doivent veiller à la conservation
de cet excédent de nos recettes sur nos dépenses .
Mais il devient moralement impossible à conserver , si
l'on entretient les ministres et surtout le ministre de la
guerre , dans la persuasion qu'ils peuvent , en alléguant
P'urgence , se justifier d'avoir dépassé le crédit prescrit
par la loi.
Il en est de l'urgence comme du salut public . Dès que
ce motif plausible et ce commode prétexte sont admis
une fois , chacun les invoque à son tour , charmé de
s'arroger un pouvoir discrétionnaire . Il faut continuellement
sauver l'Etat , tantôt en frappant sur les personnes
, tantôt en dissipant les ressources .
Le directoire , dont les nombreuses fautes nous ont
légué de nombreuses leçons , nous a exhibé , durant
plusieurs années , la preuve complète que l'urgence
n'existe qu'autant qu'on lui cède , et disparaît quand on
la repousse.
Ce gouvernement , dont l'habitude était de sacrifier
.MARS 1817. 415
constamment les rentiers et tous les créanciers de l'Etat
aux fournisseurs , et les fournisseurs qui ne voulaient plus
fournir à ceux qui voulaient fournir encore , se trouvait,
par une suite nécessaire de cette règle d'administration ,
tonjours sans argent et sans crédit . Les divers ministres ,
et surtout le ministre de la guerre , assiégaient alternativement
leur collègue le ministre des finances et les
commissaires de la trésorerie , en alléguant chacun l'urgence
la plus urgente . Comme le trésor était vide , et
que personne ne se présentait pour hasarder des avances,
on passait régulièrement à l'ordre du jour en dépit des
sollicitations les plus pressantes . Qu'arrivait - il ? Les
ministres cédaient à la nécessité , et l'impossibilité l'emportait
sur l'urgence .
Or , si l'impossibilite' a eu tant de puissance sous un
gouvernement mal organisé , en guerre avec l'Europe ,
en proie aux factions , à plus forte raison la même impossibilité
aura- t- elle aujourd'hui le même effet salutaire
, si l'expérience démontre enfin que ce n'est pas
une impossibilité comminatoire. Le tout est de vouloir
et de persister dans la volonté.
B. DE CONSTANT .
ANNONCES ET NOTICES.
Eloge de M. Abraham Furtado , adjoint à la mairie
de Bordeaux , ex-président de l'assemblée générale des
israélites de France , etc. , etc. , etc , décédé à Bordeaux
le 29 janvier 1817 ; par Michel Berr , professeur
de littérature allemande à l'Athénée royal de Paris , etc.
Cet éloge , d'un homme de bien , d'un citoyen estimable et d'un savant
modeste , est en même temps une excellente notice biographique : ce
n'est point par de vains mots , mais en retraçant , avec éloquence et sensibilité
, les principales actions de la vie de son honorable collègue
au grand Sanhedrin , que M. Michel Berr entreprend de louer un citoyen
vertueux et un littérateur distingué , dont on aime à retrouver en lui le
successeur .
Cours pratique d'éducation à l'usage des jeunes demoiselles
, contenant la grammaire , l'arithmétique , la géo416
MERCURE DE FRANCE .
graphie ; l'histoire et la mythologie , dédié à S. A. R.
MADAME , duchesse d'Angoulême ; par P. J. Galand,
Trois vol . in- 12 . Prix : 10 fr . , et 13 fr . 75 c . par la
poste , A Paris , chez Eymery , lib . , rue Mazarine , nº . 3o .
Cet ouvrage , dont l'auteur se voue , depuis vingt ans , à l'éducation
des jeunes demoiselles , n'est , eu quelque sorte , que la réunion des leçons
écrites que le professeur a données à ses élèves . Tout ce qu'on peut savoir
sur la grammaire , sur la rhétorique , sur la géographie , sur l'histoire , etc.,
ne se trouve pas , à coup sûr , dans les trois volumes de M. Galland ,
quoiqu'ils soient assez gros ; mais ils renferment des élémens clairs , précis
et généralement exacts sur ces différentes sciences . A l'aide de ce guide
une mère peut diriger seule la première éducation de ses enfans . L'auteur
n'a point eu la prétention de faire un ouvrage nouveau . « Le jeune
« âge , dit-il , pour lequel nous avons travaillé , ne nous devra que d'avoir
« mis à sa portée , avec les modifications convenables , ce que des écrivains
«< célèbres ont dit avant nous . » M. Galland nous apprend , dans sa préface
, qu'il tient avec son épouse . un pensionat de jeunes demoiselles , dans
le local même où madame Elie de Beaumont en a long-temps dirigé
un , et qu'il a écrit son livre dans le cabinet où cette femme aimable et
spirituelle a composé ses charmans ouvrages. C'est un dangereux paralle
e ; mais si M. Galland n'est pas en état de le soutenir , sous le rapport
de la grâce du style , et de l'art de rendre l'instruction agréable , en n'en
offrant que les fleurs , il est digne au moins de son modèle par la pureté
de ses principes et par l'utilité de ses leçons.
Education complète de l'Enfance , extrait du Cours
pratique d'Education , à l'usage des jeunes demoiselles ;
rédigé par P. J. Galland . Un vol . in- 12 . Prix 4 fr. br. ,
et 5 fr . 25 c . par la poste .
Cet ouvrage n'est que l'abrégé du précédent . Les élémens y sont encore
réduits à une expression plus simple . Si la forme interrogative , qui s'y
trouve aussi employée , est contraire à l'élégance du style , elle est plus
favorable à la mémoire et plus à la portée de l'enfance.
La Mort et l'Apothéose de Marie- Antoinette d'Autriche
, reine de France et de Navarre ; par Tercy.
Broch. in-8°. Paix : 1 fr . 50 c . A Paris , chez Didot
l'aîné , rue du Pont-de-Lody .
TABLE .
Poésie. 369 Le Bachelier de Salamanque. 384
Acrostiches. 371 Le Carton du Mercure . 392
Enigme , Charade et Logogr. 373 Annales littéraires . 399
Nouvelles littéraires . 374 Politique . 401
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 8 MARS 1817 .
LITTÉRATURE.
POÉSIE .
mmmm
A ELVOÉ .
Stances .
Sur cette terre , où tu viens d'apparaître ,
Jeune Elvôé , tout est soumis au sort :
Le roi , le pâtre , et l'esclave et le maître ,
Vont tour-à-tour des douleurs à la mort .
Mais si la vie est rapide , orageuse ,
Un peu d'amour suffit pour l'embellir ;
Aimable enfant , crois -moi , pour être heureuse
Ouvre ton coeur à la voix du plaisir.
Dès le matin , de myrthe couronnée ,
Au champ d'amour commence la moisson ;
Dans ce labeur achève ta journée ,
Ne t'endors pas dès le premier sillon !
J
TOME 1er .
28
418 MERCURE
DE FRANCE
.
Aime et jouis du vallon de la vie
La volupté rend plus doux le chemin ;
Vide en riant sa coupe d'ambroisie ,
Aime et jouis le reste est incertain . :
Et fût-il vrai que ton âme charmante
Dût en effet descendre au noir séjour ,
Crois-tu , dis-moi , crois -tu que Rhadamante
L'ose punir d'avoir connu l'amour ?
Des voluptés savoure donc l'ivresse ;
Ne rougis point de sourire à mes voeux ;
Livre au plaisir ta docile jeunesse ,
Aime , jouis et laisse faire aux dieux !
Par M. ANTÒNIN DE SIGOYER .
mmmmmu
Ala mémoire de M. de Vaudreuil.
Quor! les arts sont muets , et leur ami succombe !
Quoi ! le tribut de leurs regrets
N'a point encor paré la tombe
Du mortel qui sur eux versa tant de bienfaits !
Réparez cet oubli : venez , troupe sacrée ,
Pour qui réservez-vous votre encens et vos fleurs ?
A quels restes chéris donnerez - vous vos pleurs ,
Si vous en refusez à cette ombre adorée ?
Venez : rassemblez-vous , dans un auguste deuil ,
Au pied du monument où repose Vaudreuil ;
Et que votre voix inspirée ,
Par un chant de douleur honore son cerceuil.
Tout rayonnant d'esprit , de valeur et de grâces ,
Affable en ses grandeurs , constant dans ses disgrâces
Il paraissait toujours maître de ses destins .
Heureux d'être chéri , plus heureux d'être utile ,
Combien son coeur était habile
A voiler le bienfait qui sortait de ses mains !
MARS 1817 . 419
Vous le savez , ô vous , dont le zèle réclame
Le droit de consacrer des traits si précieux ;
Vous que cherchaient au loin ses dons mystérieux :
Comme un trésor d'amour il répandait son âme.
Il soutenait vos pas : il rapprochait de vous
Cette palme de gloire où vous aspiriez tous.
Dépouillant à vos yeux l'orgueil de la naissance,
Il ôtait la rudesse à l'orgueil du talent ;
Et l'on ne voyait plus qu'un échange brillant
De soins et de reconnaissance.
D'autres sur la terre ont passé
Commandant à la crainte un culte intéressé.
Vaudreuil se fit aimer : ce fut là sa science.
Awwwww
(Par M. B*** )
Épitaphe d'un Avare.
Ci gît , par la fièvre emporté ,
Orgon , le roi des pince- mailles :
Il vivrait , s'il n'avait compté
Que sa guérison eût coûté
Deux fois plus que ses funérailles .
ÉNIGME.
Pour mon premier plus d'un cadet
Se laisserait fesser , je gage ;
Pour mon second plus d'un baudet
En souffrirait bien davantage ;
De mon tout plus d'un Turcaret
Orne aujourd'hui son équipage.
(Par M. ROQUES , de Montauban , aveugle de naissance . )
28.
420 MERCURE DE FRANCE .
wwwwwm
CHARADE .
Sans le secours de mon premier ,
Bientôt tes doigts , ô charmante Glycère ,
Se lasseraient de mon dernier.
Mais pour mon tout , de lui tu n'as que faire ;
Un couteau , des ciseaux font eux seuls ton affaire.
(Par M. l'abbé PAS.... )
ninumIE
LOGOGRIPHE .
Sur cinq pieds autrefois ,
De mes murs orgueilleux , de mon énorme poids ,
Je menaçai le ciel , je surchargeai la terre :
Mon chef à bas , je meurs par la main de mon frère .
(Par M. L....... )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est bougie ; celui de la charade ,
malaise ; et celui du logogriphe , mandarin , où l'on
trouve Mandrin .
Nota. Les personnes qui veulent bien nous envoyer
des énigmes , des charades et des logogriphes , sont
prévenues que nous insérerons toujours , de préférence ,
celles de ces petites pièces qui seront les plus courtes .
MARS 1817 .
421
་ ་་་ ལ་ ་་་ ་་་
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
OEuvres complètes de Voltaire , en douze vol . in- 8 ° ,
proposées par souscription . Prix : 12 fr . chaq . vol . en
pap. ord. , et 24 fr. en pap . vél . A Paris , chez Th .
Désoer, rue Christine , nº . 2 .
les
On devrait croire , si l'on n'avait chaque jour sous
yeux la preuve du contraire , que l'erreur ,
l'erreur , la sottise
et la mauvaise foi s'épuisent , et qu'il vient , à la fin ,
un temps où l'on doit adopter certaines vérités trop
généralement reconnues , pour qu'on puisse les contredire
sans s'exposer au ridicule et au mépris des honnêtes
gens . Près d'un demi- siècle a déjà passé sur la
mémoire de Voltaire ; et le monde , en se partageant
l'immense héritage de son génie , l'a proclamé la lumière
des âges et le bienfaiteur de l'humanité : il n'est
pas un coin du globe où son nom n'ait retenti , où ses
écrits ne soient parvenus , et n'aient achevé d'acquérir
à la France cette supériorité littéraire qui n'a rien à
craindre de l'abus de la force et des revers de la fortune.
Que chez des nations rivales , il s'élevât encore des
détracteurs de ce grand homme ; que ce concert de
louanges importunàt des oreilles étrangères , et qu'il fût
interrompu par des cris envieux partis de l'autre côté
du Rhin ou de la Tamise , il n'y aurait en cela rien
qui dût nous surprendre : l'admiration est aussi un tribut ;
on ne l'acquitte , comme les autres , qu'à la dernière
extrémité ; mais la gloire de Voltaire est celle de sa
patrie ; il n'est pas un Français qui ne doive en être fier ,
422 MERCURE DE FRANCE ,
qui ne soit personnellement intéressé à la défendre : et
c'est parmi nous , à l'époque où la fortune , trahissant
nos armes si long - temps victorieuses , ne nous laisse
que les paisibles conquetes du génie , qu'il se trouve des.
hommes assez étrangers à l'honneur national et aux
progrès de l'esprit humain , pour insulter à la nation
entière , en prodiguant l'outrage à la mémoire du prince
des philosophes et des écrivains français ! Je sais que
l'on pourrait se contenter de rire
De voir des nains mesurant un Atlas ,
Burlesquement roidir leurs pe its bras
Pour étouffer si haute renommée.
Mais il est des circonstances où le ressentiment de l'injure
se mesure moins sur la faiblesse que sur l'inten¬
tion ; où le mal que l'on dit acquiert toute l'importance
et toute la gravité du mal que l'on veut faire . C'est
dans ce sens que j'examine sérieusement quel peut être
le but de ces nouvelles attaques dirigées contre Voltaire
, et dont la publication d'une édition de ses OEuvres
complètes , resserrées en douze volumes , vient d'être
le prétexte.
*
D
La nature , qui semblait s'être épuisée à produire cette
foule d'hommes supérieurs qui décorent le beau siècle
de Louis XIV , voulut , en réunissant , dans un seul
écrivain , tous les dons du génie , assigner elle -même des.
bornes à sa puissance . Je n'essayerai de prouver ni à
ceux qui sont dès long- temps convaincus de cette vérité
, ni à quelques ennemis aveuglés par la haine , que
Voltaire a conquis , par des chefs - d'oeuvre dans tous les
genres , ce titre d'homme prodigieux , qui lui fut décerné
par le grand Frédéric ; je n'établirai point de
parallèle entre cet illustre écrivain et quelques autres
phénomènes littéraires semés çà et là dans l'espace des
MARS 1817.

425
lieux et des temps , pour avoir le droit d'en tirer cette
conclusion irréfragable que la France a la gloire d'avoir
donné le jour à l'homme du génie le plus excentrique,
de l'esprit le plus universel dont s'honore l'espèce humaine
. Ce n'est point de la mesure du talent de Voltaire
qu'il est question dans ce moment ; la sottise et la méchanceté
elles -mêmes font , à cet égard , des concessions
plus généreuses qu'on ne devait s'y attendre : ce sont
les principes de cet écrivain que l'on attaque . Pour toute
réponse à ses détracteurs , il suffit de les énoncer .
Ce n'est point sur quelques brillans écarts d'une imagination
trop ardente , sur quelques saillies d'un esprit
qui se joue de sa propre pensée , qu'il doit être permis
de juger un grand écrivain ; c'est sur l'ensemble de sa
doctrine et de ses oeuvres. Or , je demande à tous ceux
qui , nourris de la lecture de Voltaire , peuvent se rendre
compte de l'influence morale qu'il exerce sur eux, avec
le plus d'empire , quels sont les traits sous lesquels il
se présente à leur esprit ? quels sont les souvenirs qu'il
a gravés dans leur mémoire ? Tous me répondent que les
écrits de ce grand homme attestent le véritable philosophe,
ennemi de la superstition , du fanatisme , mais adorant
Dieu en sage , mais pénétré d'une religion pure dont
tout bon esprit sent la force et chérit les consolations ;
l'apôtre infatigable de la raison et de la vérité , le défenseur
courageux de l'innocence , l'ami sincère d'une liberté
sage, dont il ne trouvait de garant assuré que dans
une monarchie limitée par des lois . En effet , quel moraliste
traça jamais les devoirs de l'homme social avec plus
d'éloquence et de sentiment que l'auteur des Discours
philosophiques ? Quel historien éleva plus haut la gloire
de sa patrie que l'auteur du Siècle de Louis XIV?
Quel poëte consacra , par de plus beaux vers , la mémoire
d'un Roi l'amour des peuples et l'honneur du
424
MERCURE DE FRANCE .
trône que le chantre de la Henriade ? Quel autre écrivain
, en marquant sa carrière par de si nombreux et de
si nobles travaux , mérita , comme lui , l'honneur de
donner son nom à son siècle ?
Quand la postérité a commencé pour cet homme
illustre , quand les générations nouvelles , dont il est le
bienfaiteur , ont renouvelé son apothéose, d'où peuvent
naître ces cris d'impuissance et de rage , cè déchaînement
dont il est de nouveau l'objet ? de l'espérance que
quelques insensés ont un moment conçue de ranimer les
discordes civiles , de réveiller le fanatisme et d'étouffer
la liberté publique ce sont les amis de la gloire nationale
, de l'humanité , de la tolérance ; ce sont les défenseurs
de cette Charte constitutionnelle , autour de laquelle
se rallient tous les vrais Français , que ces ennemis de
la France attaquent sous le nom de Voltaire .
:
S'ils se bornaient à condamner ces emportemens passagers
qu'excitèrent quelquefois en lui le sentiment de
l'injustice ; ces saillies d'imagination que l'esprit et l'a
grâce ne justifient pas toujours aux yeux de la pudeur ,
je me contenterais de blâmer , avec eux , dans Voltaire ,
ce que je blâme dans le sage Horace , dans le bon La Fontaine
; mais quand ils exagèrent la rigueur , je puis , à mon
tour , exagérer l'indulgence , et rejeter sur les persécutions
, sur les calomnies auxquelles le premier fut en
butte dans tout le cours de sa vie , le blâme de quelques
pages de ses écrits où l'humeur et plus souvent
F'indignation l'emportent au- delà des bornes .
Qu'on se mette un moment , par la pensée , à la
place de ce grand homme , forcé , avant trente ans , après
avoir produit la Henriade et plusieurs chefs- d'oeuvre
tragiques , de se bannir de son pays pour échapper à la
ligue du fanatisme et de l'envie ; qu'on se trouve armé ,
dans cet honorable exil , de toute la force du génie , de
MARS 1817. 425
l'amitié des deux plus grands souverains de l'Europe ,
du ressentiment des plus cruelles injures , et qu'on réponde
ensuite de mesurer toujours juste l'expression de
son mépris ou de sa haine pour d'ignobles persécuteurs .
Je ne balance point à le dire : si Voltaire eût continué
à vivre à Paris , honoré , comme il devait l'être ,
nous aurions de lui trois ou quatre volumes de moins ,
qui n'ajoutent rien à sa gloire , mais probablement aussi
l'Arioste n'aurait pas eu de rival .
Si l'observation de Bacon est juste , et que , pour avoir
la mesure exacte de l'estime que l'on doit à un grand
homme , il suffise de connaître la liste de ses amis et de
ses ennemis , l'éloge de Voltaire est compris dans ce peu
de mots : Il eut , pour admirateurs, FRÉDÉRIC-LE-GRAND ,
CATHERINE- LA- GRANDE , le vertueux STANISLAS , le
chef de l'Eglise, BENOIT XIV, et, sans exception, tous les
hommes supérieurs de son temps . Il eut , pour détracteurs,
Desfontaine, Fréron , Sabatier , La Beaumelle ,
Nonotte et quelques écrivailleurs de même espèce . Je
ne serais pas éloigné de croire que l'application de cette
même règle ne lui fût aujourd'hui plus favorable encore.
Pour enchérir sur les fausses accusations intentées à
Voltaire pendant sa vie , ses ennemis actuels n'ont pas
craint de se montrer absurdes , en signalant , comme un
professeur de démagogie et d'athéisme , celui dans les
OEuvres duquel on serait peut - être embarrassé de
trouver une seule page où ne se manifeste pas une aversion
, quelquefois même irréfléchie, pour le gouvernement
populaire, et, par- dessus tout, un respect si profond pour
la Divinité, une conviction si intime de l'existence de Dieu ,
qu'il voit , dans l'opinion contraire , la preuve infaillible
d'un cerveau malade . Il est vrai qu'il répète , en plusieurs
endroits, qu'il vaudrait mieux ne pas reconnaître
de Dieu que d'en adorer un barbare auquel on sacri426
MERCURE DE FRANCE .
fierait des hommes. Sincère adorateur d'un Dieu
maître et conservateur du monde , zélé défenseur des
droits du trône et de la liberté des peuples , Voltaire , il
faut bien en convenir , avait le malheur de ne pas aimer
les moines , de ne pas sentir toute l'utilité des couvens ,
de penser que l'éducation publique pouvait être confiée
à des mains plus sûres que celles des jésuites , et de
rire quelquefois des décisions de la Sorbonne . Voilà ses
torts . Je ne prétends pas nier l'influence qu'ils peuvent
avoir eue sur la destinée de ces mêmes objets que Rabelais
, Boccace et La Fontaine ont néanmoins traités
avec plus d'irrévérence encore ; mais je pense qu'il est
juste de faire entrer , en compensation de ces griefs , le
peu de bien qu'il a fait , et qu'il appelait son meilleur
ouvrage.
Ferney qu'il fonda dans son exil , où plus de cent
familles , nourries , logées , entretenues par ses soins ,
bénissent encore aujourd'hui la mémoire de leur bienfaiteur
; l'affranchissement des serfs du Mont - Jura ; la
mémoire de Calas réhabilitée ; Sirven arraché à l'échafaud
; la nièce du grand Corneille recueillie dans sa
maison , et dotée des fruits de son génie ; l'assassinat
judiciaire du jeune et infortuné La Barre , et la sentence
inique du général Lalli dénoncés à l'opinion publique ;
tant d'innocens vengés , d'infortunés secourus , de gens
de lettres protégés ; tant de traits de courage , de générosité
, dont un seul suffirait à la gloire d'un autre homme ,
ne sauraient-ils racheter l'erreur , quelque grave qu'elle
puisse être , d'avoir pu croire qu'un Etat pouvait exister
sans monastères , et que la France et la religion n'ont
rien gagné à la révocation de l'édit de Nantes ?
Un pareil préambule , pour arriver à la simple annonce
d'une nouvelle édition des OEuvres complètes
de Voltaire , ne paraîtra surabondant qu'à ceux qui
MARS 1817 .
427
pourraient ignorer le ridicule scandale dont cette annonce
a été l'occasion dans la dix - septième année du dixneuvième
siècle . Quand on réfléchit qu'il n'y a pas une
bourgade, même à demi policée, sur la surface du globe,
où ne se trouvent les OEuvres de Voltaire ; qu'elles sont
traduites dans toutes les langues , même en arabe et en
shamscrit ( 1 ) ; « qu'elles sont désormais ( comme l'a dit
un écrivain philosophe ) la propriété commune des
hommes éclairés , qui les ont placées sous la sauvegarde
de l'esprit humain , » on se demande quel peut
être le but et l'objet du déchaînement auquel la réimpression
de ses OEuvres a pu donner lieu ? A - t - on
cru qu'en réduisant des sept huitièmes le nombre des
volumes , et de moitié le prix de l'ouvrage , on courrait
le risque de le mettre dans un plus grand nombre de
mains ? On s'est trompé. Celui qui peut mettre cent
vingt francs à l'achat des douze volumes de l'édition nouvelle
, appartient , par l'état de sa fortune , à la même
classe de la société , que celui qui a pu mettre deux
cent quarante francs a l'acquisition des quatre-vingtdouze
volumes in- 12 de l'édition de Beaumarchais .
Craint - on de voir se multiplier quelques vers licencieux
, quelques maximes hardies , noyés , en quelque
sorte , dans un ouvrage immense ? Je vois, au contraire,
dans cette nouvelle entreprise , une sorte de garantie
contre la réimpression de ces brochures à huit sous ,
où l'on expose , sur les quais , à l'avidité des dernières
classes du peuple , et sous le nom d'un auteur célèbre ,
les fragmens défigurés de ses ouvrages .
Je suis donc d'avis ( et ce nonobstant clameur de
( 1 ) J'ai connu à Chinsura , dans le Bengale , le savant brame , auteur
de la traduction des OEuvres choisies de Voltaire dans la langue sàcrée
des Indous ,
428 MERCURE
DE FRANCE .
haro) , que le libraire Désoer, en réimprimant les OEuvres
de Voltaire en douze volumes , a fait , en même temps ,
une bonne spéculation et une utile entreprise ; qu'à une
époque où la bibliothèque du moindre particulier occupe
la plus grande partie de son logement , c'est un
véritable service à rendre à tout ami des lettres , que
de lui donner le moyen d'augmenter ses livres en diminuant
ses volumes , et qu'il est à souhaiter que la même
réduction s'opère sur les plus volumineux des classiques
dans toutes les langues .
Le premier volume de cette nouvelle édition de Voltaire
remplit , au-delà même des espérances des souscripteurs
, les engagemens contractés par le libraire-éditeur
dans son prospectus . Il contient la matière des cinq
premiers volumes de l'édition de Kehl le texte est
correct ; les caractères ne fatiguent pas la vue ; et s'il
était possible qu'en gagnant un peu sur la marge , les
lignes de prose fussent un peu plus espacées , l'édition ,
en soixante et douze volumes , ne conserverait , sur
celle-ci , aucun avantage , même aux yeux affaiblis desˆ
vieillards . Jour .
★mmmmmm
L'ERMITE EN PROVINCE.
LA THÉBAIDE FRANÇAISE .
Mont-de-Marsan , le 15 février 1817 .
Benè qui latuit , benè vixit.
OVID , El. 4.
( Celui - là vit heureux qui sait vivre ignoré . )
Après un repas excellent où l'on nous avait servi une
garbure , une cuisse d'oie confite , une tranche de jambon
MARS 1817 . 429
de Bayonne glacé au sucre , et un lièvre rôti ; mon hôte
fit apporter des olives et une très - vieille bouteille de vin
de Chalosse , que nous vidâmes à petits coups , en racontant
l'un après l'autre notre histoire .
« Voilà d'étranges aventures ( dit le solitaire , à
qui je venais de faire un récit succinct des principaux
événemens de ma vie ) ; les miennes sont moins romanesques
; mais vous verrez pourtant que la fortune ne m'a
pas épargné ses caprices , et que je sais à quoi m'en tenir
sur un monde dont je suis éloigné sans retour .
» Dès l'âge de dix ans , j'avais quitté la ville d'Albret
où je suis né ( si l'on peut appeler ville cette réunion de
chaumières que vous voyez d'ici) . En sortant du collége
La Marche, où j'avais fait de bonnes études , j'entrai en
qualité de sous- lieutenant dans les Gardes - Françaises : la
révolution s'annonça sous les plus heureux auspices , et je
me livrai à toutes les espérances dont elle était prodigue,
sans m'écarter des devoirs militaires que l'honneur m'imposait
, et dont je fus plus d'une fois au moment de devenir
victime . J'avais fait (avec une résignation qui n'était
peut-être pas sans quelque mérite pour un homme de
mon âge et de mon pays ) les sacrifices de vanité qu'exigeaient
nos lois nouvelles ; j'avais perdu de très- bonne
grâce un titre dont je n'étais pas fier , et quelques droits
féodaux qui ne me faisaient pas plus riche ; mais ami
d'une sage liberté , de celle des Mounier , des Lally-Tollendal
, des Lafayette, des Clermont- Tonnerre , je ne tardai
pas à reculer devant cet objet de mon culte , défiguré
par de fanatiques adorateurs . Défenseur du trône , je ne
transigeai point avec mes sermens , et c'est du moins en
lui prêtant jusqu'au bout le faible appui de mon bras , que
' ai acquis le droit d'accuser les auteurs de sa chute .
>> Au sein de l'ouragan révolutionnaire qui nous avait
entourés de débris , les ennemis de la France s'avançaient
450 MERCURE DE FRANCE.
pour en partager les lambeaux : il nous restait une patrie
à défendre , et je volai aux frontières . Grièvement blessé
dans l'immortelle campagne de Pichegru dans la Belgique
, je revins à Paris : une prison y fut ma récompense .
La mort de ses affreux ministres mit un terme au règne
de la terreur et me rendit à la liberté ; j'entrai dans la carrière
administrative , et du poste où je parvins , je vis
briller et disparaître, l'un après l'autre , ces gouvernemens
éphémères , qui s'élevaient comme des globules sur une
matière en ébulition.
>>> Mes intentions étaient pures ; j'employai mon crédit
à être utile : la faveur publique m'environnait ; mais quel
homme en place peut soutenir le bien que l'intérêt et l'adulation
disent de lui ? Le dix-huit fructidor arriva ;
obligé de prendre parti dans cette querelle , entre un pouvoir
dont j'étais membre , et la patrie dont j'étais idolâtre
, je ne balançai point à me déclarer pour elle . La victoire
resta , comme il arrive trop souvent , à la force , et
je fus envoyé à Cayenne.
>> Je trouvai le moyen de me soustraire à cette honorable
déportation , et lorsqu'une suite d'événemens incalculables
fit succéder l'autorité consulaire au pouvoir directorial
, je quittai ma retraite et je rentrai dans la carrière ,
ébloui par l'aurore nouvelle du jour éclatant qui se levait
sur la France .
>> L'homme extraordinaire que la nation, aussi imprévoyante
que le cheval de la fable , avait appelé à son secours
, pour l'aider à se venger de ses ennemis , réussit
au-delà de ses voeux , et lui fit payer de sa liberté la gloire
immense dont il la couvrit .
« Quel que soit le plaisir que cause la VICTOIRE ;
» C'est l'acheter trop cher , que l'acheter d'un bien,
>> Sans qui les autres ne sont rien .
Mais telle est parmi les Français l'association intime de
MARS 1817. 431
ces idées de courage , d'honneur et de vertu , que partout
où nous voyons l'un , nous supposons les autres, sans trop
examiner d'abord si ce courage a été employé pour notre
bonheur ou pour notre misère , pour le soutien de la liberté
ou de la tyrannie.
» De meilleure foi que beaucoup d'autres , je dois convenir
avec vous qu'au milieu de ce foyer d'une gloire nationale
sans exemple dans l'histoire des peuples modernes
atteint de cette ivresse générale où les triomphes inouïs
de nos armées avaient plongé la France , je me montrai
moins sensible aux outrages faits à la liberté publique
qu'à la conquête de cette prééminence européenne si glorieusement
acquise à ma patrie.
» La guerre d'Espagne , commencée sans motif , exécutée
sans but et sans succès , cette guerre fatale , où mon
fils unique perdit la vie , m'ouvrit enfin les yeux ; la
nature , par le sentiment de mes propres maux , m'éclaira
sur ceux dont la France était menacée . Résolu dèslors
à quitter des fonctions importantes où je n'étais plus
soutenu par les deux grands intérêts de ma vie , l'espoir
d'être utile à mon pays et l'ambition paternelle , je fis entendre
la vérité ,pour la première fois peut-être , à l'oreille
d'un homme dont la fortune et la flatterie semblaient
avoir altéré la raison ; il me répondit avec dédain , en
me nommant à une place supérieure à celle que j'occupais
; je mis une fierté plus noble dans ma réplique ; j'envoyai
ma démission .
»>> Son départ pour Moscow fut le signal de la retraite
absolue où je me condamnai , et dans laquelle m'accompagna
le pressentiment de tous les malheurs que nous
avons vu fondre sur la France .
>>
Après quarante ans d'une vie passée en grande partie
au sein des révolutions , où j'ai fait quelquefois le bien ,
432 MERCURE
DE FRANCE .
que j'ai toujours voulu, où je n'ai à me reprocher que d'avoir
joui avec trop de confiance et d'orgueil de la gloire
que ma patrie avait acquise , je suis venu m'enterrer dans
cette solitude natale , et sans les souvenirs douloureux
qui m'y poursuivent , j'y vivrais plus heureux , c'est -àdire
plus utile , que je n'ai pu l'être dans les hautes fonctions
que j'ai long - temps remplies . >>
Le récit de ses aventures , que j'écoutai avec un extrême
intérêt , conduisit M. N*** à me parler de sa situation
actuelle , et j'y trouvai la preuve qu'on peut allier
à beaucoup d'imagination , cette philosophie de caractère
qui finit par rendre un homme tout- à-fait indifférent
aux choses dont on fait communément dépendre le
bonheur.
« On a toujours assez d'esprit , continua-t- il , pour en
perdre dans le monde , et devenir plus sot et plus méchant
; peut -être en faut- il davantage pour vivre dans la
retraite où l'on devient meilleur : j'oserais l'assurer si je
n'étais moi-même l'objet de ma remarque. En effet , nos
goûts les plus durables naissent de nos habitudes , et celles
que
l'on contracte dans la position où je me trouve , ne
peuvent avoir leur source que dans un bon emploi du
temps.
» Je vis parmi des hommes à demi sauvages , chez lesquels
se sont réfugiées les vertus que semble exclure un
haut degré de civilisation : l'hospitalité la plus généreuse,
le respect de la foi conjugale , et la religion des tombeaux .
Ces qualités estimables s'allient malheureusement à des
défau tset même à des vices , fruits ordinaires de l'extrême
ignorance . Les habitans des Landes sont généralement
enclins à l'ivrognerie , à la jalousie , et à la plus
grossière superstition . La malpropreté dont le plus grand
inconvénient est peut- être d'appauvrir et de dégrader
MARS 1817 . 433
l'espèce , est chez eux une manière d'être héréditaire et
naturelle où ils se complaisent , et que l'accroissement de
leur fortune ne les détermine pas à changer.
» Bien résolu de finir mes jours dans cette triste contrée
, je m'y suis proposé pour but de contribuer de tous
mes moyens à améliorer le sort de ces bons Lannusquets,
auxquels il ne manque qu'un peu d'industrie et d'instruction
pour être les meilleurs des hommes.
>> Vous ne croiriez pas , si je n'offrais de vous en fournir
la preuve , que la très-grande partie de ces pâtres de la
grande lande ignorent sous quel gouvernement ils vivent
et à quelle province de France ils appartiennent ; que pour
introduire parmi eux l'usage de la vaccine , j'ai eu besoin
de leur laisser croire qu'on leur imprimait un stigmate
qui les mettait à l'abri des maléfices .
>>> Je m'occupe en ce moment de l'établissement d'une
école lancastérienne, pour l'ouverture de laquelle je n'attends
que l'arrivée d'un maître dont j'ai fait la demande
à Paris . J'ai la conviction que cette méthode d'instruction
si rapide et si peu dispendieuse , peut seule, en moins de
vingt ans, amener les habitans de ce pays au degré de civilisation
nécessaire pour le développement de leurs facultés
physiques et morales .
>> Une remarque très - honorable pour ce petit coin de
terre, et dont je vous prie de prendre note, c'est que le département
des Landes est , comparativement à sa population
, celui qui a produit , dans ces derniers temps , un
plus grand nombre d'hommes de guerre parmi lesquels on
cite plusieurs généraux célèbres . Les généraux Lamarque
, Lannuse , Darricau , Marensin , Durieux , Noguès
, et quelques autres dont les noms ne se présentent
pas à ma mémoire , ont pris naissance sur cette terre inculte
, mais non pas ingrate .
29
454
MERCURE
DE FRANCE .
>> Un homme dont s'honore à jamais la nation fran
çaise , dont le nom consacré par la religion , réveillera ,
dans la dernière postérité , l'idée de la vertu la plus touchante
et la plus sublime , le fondateur de l'établissement
des Enfans trouvés , et des Filles de la Charité pour le
service des pauvres malades , Vincent de Paul , naquit
parmi les bergers des Landes , et n'abandonna la garde
d'un chétif troupeau du village de Poy , que pour prendre
un des premiers rangs parmi les bienfaiteurs de l'humanité.
. >>> Ce pays fut aussi le berceau de l'ami de Montesquieu,
du savant Darcet ( 1 ) , à qui les sciences chimiques sont en
partie redevables des progrès immenses qu'elles ont faits
dans ces derniers temps , et de leur application aux arts
et à l'industrie française.
>>>Nous ne sommes pas riches en poëtes ; cependant les
noms de M. Lalanne , auteur d'un poëme de la Basse-
Cour , et de M. Genty-Laurens , traducteur en vers de
l'Anti-Lucrèce du cardinal Polignac , ne sont pas inconnus
aux muses françaises . >>
Quelques heures s'écoulèrent dans un entretien où je
me laissais entraîner au plaisir d'écouter et de m'instruire :
je ne voulais pourtant pas abuser de l'accueil obligeant
( 1 ) Darcet (Jean ) naquit à Donazit , dans le département des Landes ,
le 7 septembre 1726 , et mourut à Paris , le 24 pluviose an 9. Ce chimiste
célèbre est particulièrement connu par ses travaux sur la porcelaine ,
sur l'action d'un feu égal , violent et continu appliqué aux substances
minérales. Il a peu éerit , mais sa vie entière a été employée à rendre
service aux artistes et aux manufacturiers qui venaient le consulter de
toutes parts , et pour lesquels il a constamment travaillé avec le désintéressement
que peut seul inspirer le véritable amour des sciences . Son fils ,
digne émule d'un père dont il vénère la mémoire , a tonjours cherché à
appliquer , en grand , les procédés dont il a fait le sujet de ses recherches .
C'est en suivant ce plan qu'il a eu le bonheur d'organiser , à Paris , le
travail de la soude factice , celui du savon , et , en dernier lieu , l'extraction
de la gélatine des os par de nouveaux moyens.
MARS 1817.
435
que j'avais reçu , et je témoignai l'intention de me remet
tre en route , pour aller chercher un gîte à Albret : mais
le bon solitaire n'y voulut pas consentir, et me força d'accepter
un logement chez lui , en me promettant de m'accompagner
à Mont -de -Marsan , {où l'appelaient quelques
affaires , si je voulais passer avec lui la journée du lendemain
: j'acceptai la proposition avec reconnaissance .
Nous nous couchâmes assez tard ; le lendemain , à huit
heures , je vis entrer mon hôte dans ma chambre ; il était
armé d'un fusil et revenait de la chasse aux palombes ( 1 ) .
Après déjeûner , il me proposa une promenade aux environs
, et me promit de la diriger de la manière la plus favorable
aux observations que j'étais venu pour recueillir :
nous prîmes notre chemin du côté d'Albret , montés sur
deux craquelins ( 2 ) de la taille et de l'allure la plus
commode pour un homme de mon âge. A quelque distance
du logis de mon hôte , nous nous arrêtâmes auprès
d'un troupeau de moutons parqués sur la bruyère , et
gardés par deux cousiots au service de M. N... Ces deux
hommes montés sur leurs échasses qu'on appelle changuées
, étaient assis ou plutôt appuyés sur la longue perche
qui leur sert de canne , et tricottaient une espèce de
toque ou barette semblable à celle dont leur tête était
couverte : ils étaient vêtus d'un long doliman de peau de
mouton sans manches ; leurs pieds nuds posaient sur
l'appui des échasses , et leurs jambes étaient enveloppées
dans une fourrure appelée camauo , soutenue par des
jarretières rouges : ils avaient auprès d'eux , dans une espèce
de hotte d'une forme particulière , tous les objets
nécessaires à leur nourriture : le poëlon pour les cru-
( 1 ) Gros ramiers d'un goût excellent j'aurai occasion de parler
ailleurs de cette chasse .
(2 ) Petits chevaux du pays .
29.
436 MERCURE DE FRANCE .
chades ( 1 ) , le paquet de sardines de Galice , du pain noir
et un broc de vin pour les quarante jours qu'ils doivent
passer hors de la ferme .
M. N... entra en conversation avec ces cousiots , et
j'eus occasion de reinarquer que le vieux langage gascon
en usage dans cette contrée est infiniment plus agréable
à l'oreille que le patois moderne que l'on parle dans le
reste de la province , on y trouve une foule de mots pleins
de grâce et de douceur. Une jeune fille se dit maynade,
un jeune garçon maynatye , maynatioun , diminutif du
mot précédent. Chouroutta , ruisseler ; broyemen , joliment
; amilla , amadouer : d'autres mots d'une expression
énergique ou pittoresque : escalanchit , tortu , mal
conformé ; chipous , sale ; espacerit , effrayé ; mangournay
, imprécation , etc.
Pour me donner une idée de l'adresse et de l'agilité
prodigieuses de ces bergers nomades , le solitaire dit quelques
mots à l'un d'eux et je le vis parcourir en cinq ou
six minutes un espace qui ne pouvait avoir moins de trois
cents toises , en passant et repassant par-dessus le treillis
de quatre pieds de haut qui formait la clôture du
parc à moutons : revenu près de nous , je le vis , à mon
grand étonnement , s'asseoir à terre et se relever sans
autre point d'appui que sa perche , et , pour dernier trait
d'une adresse incroyable , ramasser en marchant quelques
petites pièces d'argent que nous avions semées sur la
bruyère .
Nous quittâmes ces bergers pour aller visiter l'habitation
d'une famille de Lannusquets, que M. N... protège
plus spécialement que les autres nous la trouvâmes
rassemblée avec une douzaine d'animaux domestiques
(1 ) Pâte faite avec de la farine de millet , et détrempée dans une sauce
de lard fondu.
MARS 1817 .
437.
qui semblaient en faire partie , dans une vaste chambre
partagée en deux étages , dont l'escalier , formé de quelque
solives , occupait un des côtés ; des images de saints
et de grossiers ustensiles de cuisine , tapissaient les
murs . Un vieillard plus qu'octogénaire était assis dans
une niche , sous le manteau même de la cheminée ; huit
enfans de différens âges étaient rangés debout autour
d'une table où leur mère , un autre enfant au sein , leur
distribuait la cruchade . La fille aînée (d'une figure d'autant
plus remarquable dans ce pays , que les femmes ,
généralement laides , sont encore enlaidies par l'espèce
de capuche dont elles sont coiffées) était occupée à traire
une vache au milieu de la chambre , tandis que le chef de
la cabane , assis sur le haut de la cheminée , achevait de
préparer la nourriture de ses boeufs , en formant de petits
faisceaux de javelle et de paille , de sept on buit
pouces de long , qu'il assaisonnait , au milieu , de quelques
pincées de son et de sel.
M. N... fut reçu par ces bonnes gens avec des cris de
joie ; nous avions remarqué qu'au milieu du désordre
habituel de la cabane , il y régnait un certain air de fête :
lę solitaire en voulut connaître la cause , et nous apprîmes
que la famille se disposait à aller à la noce d'un
parent dont la cabane n'était pas éloignée . Je témoignai à
mon hôte le désir d'assister à cette cérémonie ; la partie
en fut aussitôt faite .
Chacun alla prendre ses plus beaux habits dans la soupente
, et Babiche ( c'est le nom de la jeune fille ) me
parut véritablement jolie avec un corset de siamoise qui
laisse voir la gorge , et le bonnet à larges barbes dentelées
de rouge , qui remplace le capuchon de serviettes que les
femmes des grandes landes portent les jours de travail .
En chemin pour la noce , nous rencontrâmes un enterrement
, et , suivant l'usage du pays , nous nous dé438
MERCURE DE FRANCE .
tournâmes un moment de notre route pour accompagner
le mort à son dernier gîte . Cet incident me donna occasion
d'apprendre que lorsqu'un landais , homme ou femme ,
vient à mourir , tous les parens , même les plus éloignés ,
doivent assister à ses obsèques , et que la femme la plus
àgée y prononce à haute voix les prières funèbres , après
avoir exorcisé les démons pour les écarter de la tombe .
La fète nuptiale à laquelle nous assistâmes dans une
cantine volante , au milieu d'une bruyère , nè diffère que
par des formes moins polies et moins élégantes de ce qui
se passe ailleurs dans des circonstances semblables : les
filles et les garçons y dansent au son de la musette et des
chants des vieilles femmes (pour lesquelles les landais ont
un respect tout particulier ) , une espèce de farandole ,
et accompagnent leurs pas de gestes et de mouvemens cadencés
dont le goût a moins à se plaindre que la décence .
Ce divertissement est suivi d'un repas en plein vent ,
où l'on boit avec si peu de mesure , que les femmes et
même les enfans ne parviennent pas toujours à regagner
leur cabane .
Les préliminaires du mariage offrent une particularité
bizarre que je ne dois pas omettre : le garçon qui veut
obtenir la main d'une jeune fille , se rend au milieu de la
nuit à la maison du père , accompagné de deux amis qui
portent chacun une cruche de vin ; il frappe , et demande
une entrevue qui n'est jamais refusée ; toute la famille se
lève et prend place autour de la table ; on sert des cruchades
, des omelettes au lard , et on vide les deux cruches
, en racontant des histoires d'hommes marins , de
maiges , de sorciers et de revenans , sans dire un mot
de l'objet pour lequel la famille s'est assemblée à la
pointe du jour ( le repas doit se prolonger jusqu'à ce moment)
la jeune fille se lève et va chercher le dessert qui
décidę sans retour du sort du poursuivant : au nombre
MARS 1817 . 439
des mets qu'elle apporte s'il se trouve une assiette de noix ,
le galant est congédié, et la porte de ce logis se ferme sur
lui pour jamais . C'est un galant à la noix, est une
expression usitée dans le pays pour désigner celui dont les
poursuites ont été rejetées . En me donnant ces détails ,
M. N... me fit voir deux jeunes gens que la jolie petite
Babiche avait déjà congédiés de cette manière . Cet usage
me rappela celui du calumet chez les Caraïbes .
L'ERMITE DE LA GUYANNE.
ANNALES DRAMATIQUES .
་ ་ ་་་ པ
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Première représentation de Roger de Sicile , ou le Roi
troubadour.
Sous le titre de Roger de Sicile , cette pièce n'a rien
d'historique , et l'on chercherait vainement , dans l'histoire
du petit-fils de Tancrède de Hauteville , quelque
circonstance qui ait pu donner l'idée d'en faire un Roitroubadour.
Pour justifier l'auteur sur ce premier
point , il suffit de dire que ce drame lyrique a d'abord
eu pour titre Alfred- le- Grand , et qu'à l'époque antérieure
où il dut paraître , les convenances du moment
déterminèrent , ou forcèrent l'auteur à en changer le
titre.
Quelques lignes suffisent à l'analyse de cet ouvrage :
Roger a perdu ses Etats , on ne sait par quelle aventure
. Un chef hongrois , nommé Zibar , les a trouvés ,
et se croit d'autant plus sûr d'en conserver la possession ,
qu'il ne doute pas que Roger ne soit mort . Sur quoì
fonde-t-il cette conviction ? Il n'est pas obligé de le
dire ; aussi ne le sait- on pas.
Roger vit cependant , et , qui plus est , vit à la cour
440
MERCURE
DE FRANCE .
de Zibar, déguisé en troubadour , et sans être reconna
de personne dans des lieux où il régnait quelques
mois auparavant. Roger , sous le nom de Saint-Freux ,
reconnaît le fidèle Edmond qu'il avait choisi pour
gendre au temps de sa prospérité ; mais c'est peu d'avoir
perdu son trône , Roger a aussi perdu sa fille , qu'un
transfuge odieux lui a dérobé . On n'est pas plus malheureux
que ce bon Roger de Sicile ! N'importe :
Ne faut pleurer,
Mais espérer :
Le ciel est plus fort que l'orage.
c'est le refrain du Roi- troubadour , qui sait bien ce qu'il
chante , comme on va voir.
Le ravisseur d'Elvire ( c'est le nom de la fille de
Roger ) vient la livrer à Zibar : ce tyran , peu délical ,
a d'abord l'envie
D'éteindre , par sa mort , la race infortunée
Des Rois dont elle est née ;
mais il prend un parti plus humain , et se décide à
l'épouser. Il faut pour cela qu'Elvire y consente ; et
Zibar , qui a pour le troubadour Saint - Preux une
amitié toute particulière , le charge de cette négociation
difficile . Roger revoit sa fille en présence du tyran .
Cette situation , mieux amenée , pourrait être d'un
grand effet.
Zibar ne tarde pas à découvrir qu'un complot se
trame contre lui . Je sais tout , dit-il :
Roger répand ici le bruit de son trépas :
Le lâche ! il pense qu'il m'abuse .
Il vit ; il est ici , dans ces murs , près de moi ;
Sous un masque imposteur il a su ss''introduire.
Et comme les soupçons de l'usurpateur hongrois ne
peuvent tomber que sur Edmond ou Roger , qui se
trouvent en ce moment devant lui , il ne balance pas
à prendre l'amant pour le père , et fait arrêter Edmond
qu'il envoie au supplice . Roger n'a garde de rompre
un silence prudent il se sauve , va chercher mainforte
et revient à temps pour tuer ce tyran en hataille
MARS 1817 . 441
rangée , et pour unir les deux amans ; après quoi on
chante :
Ne faut pleurer,
Mais espérer :
Le ciel est plus plus fort que l'orage.
et la pièce est finie .
:
Je n'ai rien à dire du style de cet ouvrage ; il est
au-dessous de la critique . On a remarqué dans la musique
deux morceaux de l'expression la plus touchante,
l'air Fatale destinée , à qui donc recourir ? chanté par
madame Branchu avec une rare perfection ; et le
duo , qui commence la huitième scène du second
acte , entre Roger et sa fille ce dernier morceau
plein de vérité et de sentiment , a cependant le tort
de rappeler , de la manière la plus frappante , le motif
principal de l'admirable trio du Château de Montenero
de Daleyrac.
Si l'on s'accorde à trouver , dans la musique du Roitroubadour
, de nombreuses réminiscences , du moins
doit-on convenir qu'elles sont bien choisies .
Madame Branchu a réchauffé , de tout le feu de son
âme , de tout le charme de son expression vive et
passionnée , le rôle insignifiant d'Elvire. Laïs , Derivis.
Nourit , dans les rôles de Roger , d'Edmond et de Zibar,
ont déployé , en pure perte , beaucoup de zèle et de
talent.
wwwwwwwwww
THEATRE-FRANÇAIS .
Manlius. -- Retraite de Talma.
Manlius est une tragédie du second ordre que la sombre
énergie du jeu de Talma élève au premier. Dès que
le nom de ce farouche conspirateur paraît sur l'affiche ,
la foule abonde et la caisse se remplit ; c'est une pièce
que l'on joue assez volontiers à la fin du mois pour augmenter
les parts des sociétaires . Elle a l'avantage d'ètre
rendue avec un ensemble bien rare au Théâtre-Français .
Chaque acteur semble avoir un rôle approprié à ses
moyens. Saint-Prix est parfaitement placé dans le froid
442 MERCURE DE FRANCE .
et soupçonneux Rutile ; mademoiselle Duchesnois ,
qui
ne devrait jamais céder sa place à mademoiselle Volnais ,
joue Valérie avec une extrême sensibilité . C'est Damas
qui remplissait ordinairement le personnage de Servilius
; mais Damas , appelé à succéder à Fleury , occupé
des grands travaux que lui impose cet héritage , a abandonné
ce rôle à un jeune débutant que la comédie a
admis au nombre de ses pensionnaires . M. David a de
la chaleur , de la sensibilité , un organe agréable , mais
peu étendu . L'habitude du théâtre lui apprendra à mieux
régler son geste . Quand l'intérêt visible que Talma lui
a témoigné , n'aurait pas décelé que M. David était son
élève , on s'en serait aperçu à sa diction généralement
juste , et parfois profondément sentie . S'il travaille avec
ardeur , nous ne doutons pas que ce ne soit une bonne
acquisition pour le Théâtre-Français .
Le lendemain de la représentation de Manlius , et lorsque
les nombreux spectateurs qui y avaient assisté étaient
encore pleins des émotions profondes que Talma leur
avait fait éprouver la veille , les journaux nous ont menacé
de sa retraite . Il est certain qu'il l'a fait siguifier au
comité du Théâtre-Français , et que ses trente années de
service lui donnent le droit de l'obtenir ; mais on espère
que c'est une affaire qui s'arrangera à l'aide de quelques
concessions , et qu'il se bornera à faire ce qu'on appelle
au théâtre unefausse sortie .
wwwmn
THEATRE DE L'ODEON .
Première représentation du Capitaine Belronde
Le départ de Clausel a interrompu les représentations
des Deux Philibert . On assure que le plus aimable de
ces deux frères est allé se ranger en Angleterre , et qu'au
lieu de ce mauvais sujet si vif et si sémillant , nous ne
verrons plus revenir qu'un grave et respectable père
noble. Quoi qu'il en soit , l'absence de cet acteur menacait
de paralyser le répertoire de l'Odéon ; mais ce
théâtre ne doit désespérer de rien dans les mains de
M. Picard. C'est par un nouveau succès qu'il a voulu
en faire oublier un déjà ancien .
MARS 1817%
443
Le capitaine Belronde est un brave armateur qui a
amassé plusieurs millions sur le corsaire la Belle-Française
, et qui voudrait faire partager sa fortune à une
femme aimable . Mais il a cinquante ans , et à cet âge
on doit craindre de ne pas plaire , et quand on plaît on
doit craindre les rivaux . Pour parer à tous les inconvéniens
, le capitaine a attiré dans son château trois
femmes , qu'il entoure des soins les plus tendres et des
attentions les plus délicates ; l'une est Victorine , sa pupille
; l'autre une madame de Monclair , veuve fort
aimable ; et la dernière mademoiselle Rose d'Armainville
,petite étourdie que madame sa mère a accompagnée .
Le capitaine tient ces dames éloignées de toute espèce
de société , et il espère bien qu'il aura le temps de faire
déclarer une des trois en sa faveur avant qu'on vienne
le troubler dans sa solitude . Malheureusement cette solitude
est située entre la Saône et la grande route de
Paris à Lyon . Par une grille du château on voit passer
la diligence , et par l'autre le coche chargé de ses nombreux
voyageurs . Au moment où le capitaine s'applaudit
d'être seul , les importuns viennent l'assiéger de
toutes parts ; son neveu arrive en poste ; un petit étudiant
en droit , fils de son avocat , descend de la diligence
et se dirige vers le château où il se propose de passer ses
vacances ; enfin le coche laisse sur le rivage un certain
M. Dutilleul , manufacturier de Lyon , qu'une mésaventure
oblige à demander l'hospitalité. Le capitaine veut
d'abord se facher ; mais en réfléchissant que son neveu a
depuis long- temps une passion dans le coeur , que le
petit étudiant n'est qu'un niais , que M. Dutilleul est
marié , il croit n'avoir rien à craindre et accueille fort
bien tout le monde . Il a bientôt lieu de se repentir de
sa confiance ; car , au moment où il se dispose à faire à
madame de Montclair l'aveu de sa tendresse , il reçoit
celui de son mariage secret avec M. Dutilleul ; désespéré
, il veut alors offrir ses voeux à sa pupille , et il
trouve l'étudiant en droit à ses pieds ; le petit rusé a
joué le niais pour s'introduire dans la place . N'ayant
plus à choisir , il demande la main de la jeune Rose ;
mais c'est précisément la beauté mystérieuse qui avait
inspiré à son neveu une si graude passion . Repoussé de
toutes parts , le malheureux capitaine , qui veut sę
444
MERCURE DE FRANCE .
marier , à quelque prix que ce soit , ne trouve d'autre
moyen que de se rabattre sur la mère de Rose , et la
pièce finit par trois mariages et quatre noces .
Le dénouement de cette intrigue , vive et comique , est
prévu de trop loin ; c'était peut - être un défaut inhérent
au sujet , mais M. Picard l'a sauvé avec beaucoup d'art.
Rien n'est plus varié que les détails de la triple catastrophe
du malheureux capitaine . Le troisième acte , au
commencement duquel on croit l'action finie , est surtout
d'une originalité et d'une gaîté extrêmes.
La pièce a été rendue avec beaucoup d'ensemble .
Mademoiselle Délia a déployé son talent accoutumé dans
le rôle de madame de Montclair ; Perroud a joué , d'une
manière fort comique , le malheureux capitaine Belronde
, qui , renvoyé de belle en belle , finit , de ricochet
en ricochet , par épouser une mère au lieu d'une
ingénue . La pièce a été unanimement applaudie . Les
ricochets ont toujours porté bonheur à M. Picard .
THEATRE DES VARIÉTÉS .
Les ci-devant Rosières.
On avait annoncé que la première représentation de
cette pièce serait donnée au profit des pauvres . Mais il
parait que MM. les administrateurs des Variétés se sont
regardés comme les premiers indigens ; ils ont gardé
pour eux les recettes assez médiocres que ce vaudeville
a fait faire il n'est pourtant pas plus bête que beaucoup
d'autres ; mais le public commence heureusement à se
lasser de ce genre trivial , de ces farces de traiteaux
auxquels le talent de Potier a donné trop long-temps
la vogue.
:
wwwmmu
THEATRE DE LA PORTE -SAINT-MARTIN .
Auremgzeb , ou la Famille indienne .
De jolis ballets , des décorations charmantes , une
musique assez agréable , des situations tragiques prisesMARS
1817 . 445
partout , des paroles qui , dans leur emphatique prétention
, n'ont souvent pas le sens commun ; voilà , en
deux mots , l'analyse d'Auremgzeb . C'est le Roger du
boulevard . Si M. Frédéric se met à rimer un de ses
mélodrames , il ne faut pas désespérer de le voir arriver
un jour jusqu'à l'Opéra.
L. F.
amımını⌁uııımımmmmmnumm
Lothaire , tragédie en trois actes ; par MM . Hippolyte
Bis , et F. Hay. Brochure in -8 ° . Prix . 1 fr, 50 cent.
Chez Pillet , rue Christine , nº . 5
Il est ordinaire de voir les auteurs de nos vaudevilles ,
associer leurs travaux et se produire en commun au
théâtre . Des ouvrages légers , de petites comédies , des
pièces à couplets permettent ces hymens littéraires ;
Bruéis et Palaprat ont montré même que des ouvrages
plus importans ne s'y opposaient pas ; mais une comédie
du haut genre , mais une tragédie qui exige de longues
méditations , des combinaisons profondes , une ordonnance
harmonieuse , une grande égalité de ton et de
couleur , semblent ne pouvoir être produites que par un
seul. Les deux Corneilles se prêtaient bien des rimes ;
mais quoiqu'ils fussent étroitement unis , il ne leur est jamaisvenu
dans l'idée de faire ensemble une tragédie . Pierre
n'associa point son génie à la muse de Thomas , et il est au
moins douteux que nous eussions vu naître d'une pareille
alliance , Horace , Polyeucte , et Cinna.
Deux jeunes poëtes de Lille , MM. Hippolyte Bis , et
F. Hay , viennent aujourd'hui contredire une opinion
qui paraît être généralement établie . Ils se présentent
dans le monde littéraire avec une tragédie qu'ils ont
faite en commun ; et leur ouvrage , sans détruire entièrement
l'opinion reçue , offre assez de mérite pour que
l'examen puisse en trouver place dans ces feuilles , où
nous nous faisons un devoir d'accueillir tout ce qui
peut faire concevoir à la littérature quelques espérances
.
Le sujet de cette tragédie est l'usurpation de Lothaire
446 MERCURE DE FRANCE .
et le rétablissement de Louis Ier . sur le trône de Charlemagne
. Lothaire , associé par son père à l'empire , Pépin
Roi d'Aquitaine , et Louis Roi de Bavière , tous trois fils
de l'Empereur Louis , surnommé le Débonnaire , s'étaient
révoltés contre ce prince , entraînés par leur ambition ,
et l'avaient forcé , pour la seconde fois , d'abdiquer la
couronne et de se retirer dans un cloître ; mais l'orgueil
et les prétentions de Lothaire éloignent bientôt ses
frères de lui . Pépin et Louis rentrent dans le devoir.
L'Empereur , rétabli par eux , marche à son tour contre
un fils rebelle , le fait prisonnier et lui pardonne . Tel
est le récit de l'histoire tracée par les auteurs , dans un
avant-propos remarquable par la clarté , la sagesse et la
précision .
La tragédie s'écarte peu de la vérité historique . On y
suppose que Lothaire tient son père en son pouvoir.
L'archevêqueEbbon lui conseille dele faire mourir , crime
que le Roi repousse avec horreur et que l'archevêque
continue en secret à vouloir exécuter . Mais au moment
où l'on s'apprête à frapper le vieil Empereur , un serviteur
fidèle vient arreter le bras de l'assassin ; les deux
armées sont aux mains ; les gardes du palais ont fui ;
Louis est libre , et court , au milieu des combattans ,
faire entendre ces paroles mémorables que nous a transmises
l'histoire , et que la tragédie a conservées :
Au nom de la nature , au nom de la patrie ,
Français , à des Français n'arrachez pas la vie.
Je renonce à mes droits , je renonce à mon rang :
Que sont-ils à mes yeux , au prix de votre sang?
Cette action occupe le second acte , dans lequel on
trouve un grand intérêt et des scènes bien conduites.
Mais avec le second acte la pièce est pour ainsi dire
finie . Il ne s'agit plus que de savoir quel traitement fera
l'Empereur à son fils , devenu son prisonnier . Le souverain
condamne , le père pardonne . C'est en quelque sorte
une action nouvelle à laquelle on s'intéresse beaucoup
moins qu'à la première : ce qui sufirait peut-être pour
le dénouement d'une pièce en cinq actes , ne peut suffire
pour celui d'une pièce qui n'en a que trois . Il faut ,
dans un tel ouvrage , que l'intérêt commence avec le
MARS 1817. 447
premier vers , et ne finisse qu'avec le dernier. Pour qu'il
soit dans de justes proportions , le dénouement , ainsi
que l'exposition , ne devrait pas y occuper plus d'une
scène .
Je louerai avec plaisir ce qu'il y a surtout de louable
dans cette tragédie , le style , plein de force et d'élégance
; il a néanmoins toute la simplicité qui convient
aux sujets historiques ; et j'y ai remarqué peu de ces
défauts auxquels les jeunes gens sont ordinairement sujets
, les ornemens ambitieux , l'enflure , le néologisme .
Je citerai quelques vers à l'appui de mon opinion . Le
morceau suivant , dans lequel Lothaire lui-même expose
au cruel Ebbon la situation désespérée dans laquelle il
se trouve , me paraît propre à faire ressortir toutes les
qualités du style des auteurs .
LOTHAIRE .
J'ignore l'avenir que l'Eternel m'apprête ;
Marchant depuis le Rhin de défaite en défaite ,
Compiègne , dans ses murs , m'a reçu fugitif,
Ne possédant plus rien qu'un précieux captif.
C'est pour le délivrer qu'on ose me poursuivre :
Quand on y parviendra , j'aurai cessé de vivre .
Vous savez que mon père , en de plus heureux temps ,
Partagea son empire entre ses trois enfans :
Louis eut la Bavière , et Pepin l'Aquitaine.
Me réservant dès-lors la France pour domaine ,
Sur le trône avec lui son choix me fit asseoir ;
Mais je n'eus en effet qu'une ombre de pouvoir.
Bientôt on vit Judith , succédant à ma mère ,
Daus le lit paternel accueillir l'adultère ,
Et son époux souffrir ses infâmes erreurs ,
Quand , pour un moindre crime , il exilait ses soeurs.
Enfin , au triste fruit de ce vil hyménée ,
A Charles , une couronne à mes yeux fut donnée ,
Et Louis , l'élevant au rang des potentats ,
Me ravit des sujets pour créer ses Etats.
Victimes comme moi d'un amour si prodigue ,
Mes frères , à ma voix , formèrent une ligue
( Ils n'avaient point encore démenti leur vertu ) ;
Louis nous combattit , et Louis fut vaincu .
448 MERCURE
DE FRANCE.
Vous parûtes alors ; le ciel parla ; mon père ,
Recevant son arrêt de votre voix sévère ,
Et d'un Dieu courroucé remplissant les desseins ,
Mit le sort de la France et le sceptre en mes mains.
Je fus Roi : les Français , loin de m'en faire un crime ,
Rendirent, par leurs voeux , mon succès legitime ;
Et j'avais , pour appui , mon épée et l'autel .
Tant qu'an ¡ rince est heureux , il n'est point criminel .
Combien tout est changé ! la fortune cruelle ,
Dans Lothaire , à présent , ne montre qu'un rebelle ,
Qu'un fils dénaturé ; quels sont donc mes forfaits ?....
Je dirai avec la même franchise que du côté de l'invention
, de l'ordonnance , des caractères , des moeurs
(comme on entend ce mot au théâtre) , ces deux auteurs
me paraissent laisser à désirer. Je ne me sens pas assez
transporté au neuvième siècle , dans leur ouvrage . Je
voudrais y voir plus fortement empreints , l'esprit du
temps , l'empire des prètres , la superstition des Rois et
des peuples . Les personnages n'ont pas toujours une couleur
qui leur soit propre . Lothaire , qui est le protagoniste
, est un de ces caractères sans énergie , qu'on voit
si communément, au théâtre , flotter entre l'ambition et
les remords . Il agit peu ; ses frères agissent encore moins
et ne paraissent qu'à la fin de la pièce . Au lieu de cet
ambassadeur qu'ils envoient à Lothaire , j'aurais voulu
que l'un d'eux vint lui-même . Cette entrevue de deux
frères aurait pu avoir de l'intérêt , et favoriser le développement
des caractères . Quant à Louis-le-Débonnaire ,
il est dans une situation passive .
Les auteurs n'ont pu donner à ce personnage que peu
de développement ; cependant il se présente dans l'histoire
sous un aspect plus tragique . Roi dès le berceau ,
associé ensuite à l'Empire , héritier enfin de toute la
monarchie de Charlemagne son père ; tant d'éclat ne
semble l'environner que pour éclairer ses infortunes.
Abandonné par son peuple , trahi par sa femme , détròné
par ses enfans ; ses malheurs , qu'il regarde comme
la punition d'un crime ; ses remords , qui lui rappellent
sans cesse le supplice de son neveu ; son amour involontaire
pour une éponse coupable et des enfans ingrats
; ces continuelles vicissitudes qui le font passer
deux fois du trône au cloitre , et du cloître au trônee ;
MARS 1817.
449
enfin , cette imagination profondément troublée , cet
effroi superstitieux qui lui fait voir des menaces du ciel
dans les révolutions de la nature , et , dans l'apparition,
d'une éclipse , l'annonce de sa mort prochaine . Je ne
sais , mais il me semble que tout cela pouvait faire de
Louis - le - Débonnaire un personnage intéressant , un
OEdipe moderne , une victime nouvelle de l'ingratitude
et de la fatalité . Mais il fallait un autre cadre pour
faire ressortir cette figure et la montrer dans tout son
jour.
Je souhaite que les auteurs de Lothaire voient dans
mes observations la marque d'un intérêt véritable , et le
désir que j'ai d'encourager leur premier essai . Ils se présentent
avec du talent et de la modestie ; j'augure qu'ils
réussiront . Qu'ils poursuivent , qu'ils méditent les modèles
, qu'ils mûrissent davantage leurs plans , et qu'ils choisissent
leurs sujets dans des temps de notre histoire plus
rapprochés de nous ; car , il faut l'avouer , malgré quelques
beaux traits épars , les deux premières races de nos
Rois sont en général peu poëtiques . C'est avec la troisième
que commence la véritable tragédie française . Dès
le règne du Roi Robert , s'offrent de beaux sujets à notre
Melpomène . L'histoire commence alors à prendre
pour nous un flambeau. Les évènemens deviennent importans
; les rapports entre les nations modernes s'établissent
; le caractère français se développe ; les moeurs ,
les usages sont poétiques. La chevalerie , les expéditions
lointaines , les croisades , la réligion mêlée à la guerre
et à l'amour , tout vient présenter à la tragédie nationale
de grands événemens , de belles couleurs , d'illustres
souvenirs . Louis-le -Jeune répudiant Éléonore , Philippe
Auguste à Bouvines et à Saint-Jean d'Acre , Saint-
Louis à l'aillebourg et en Égypte , Charles VII , et la
protection divine délivrant la France : voilà ce que nous
voulons voir sur nos théâtres . Nous voulons y entendre
les noms des Duguesclin, des Bayard , des Nemours , des
Dunois , des Jeanne - d'Arc , tous ces noms chers à la patrie
et qui font battre les coeurs français . L. B.
30
450 MERCURE DE FRANCE,
POLITIQUE.
INTÉRIEUR .
DES CHAMBRES.
( ART . IX . )
PROJET DE LOI SUR LE BUDGET
(Continuation . )
Discussion sur les dépenses en général , et sur les
budgets particuliers des ministres.
Je me suis borné , dans le premier article que j'ai;
publié sur le budget , à faire connaître à mes lecteurs
l'ensemble des dépenses et des recettes projetées , et à
rendre compte de la discussion incidente qu'avaient
fait naître les 58 millions 400 mille fr. , pour lesquels le
ministre de la guerre et celui de la marine avaient
excédé les limites qui leur étaient tracées par la loi . Je
passe maintenant au budget proprement dit ; et comme
Les premiers efforts de l'assemblée se sont dirigés vers
les moyens de réduire les dépenses , il me semble qu'il
est utile de commencer par offrir le tableau de celles
qui sont susceptibles d'être réduites , et de celles dont
la réduction est impossible .
La totalité des dépenses , d'après le budget , amendé
par la commission, est , comme on l'a vu precédemment ,
de .. 1061 m .
Il faut en déduire pour dépenses extraordinaires
, sur lesquelles aucune réduction n'est
praticable , . •
Pour la dette publique et l'amortissement .
· 431
· 157
Total .. 588 m.
MARS 1817:
451
Reste pour dépenses ordinaires du service de
tous les ministres .
Il faut encore retrancher de cette somme ,
dépenses non réductibles par leur nature
Pour la dette viagère ,
Pour la liste civile et la famille royale
Pour la dotation et les pensions des ministres
des cultes , .
Pour les intérêts des cautionnemens ,
Pour les frais de négociations , .
Total
473 m.
pour
15 m.
34
29
9
IO
95 m.
Il reste donc pour les dépenses sur lesquelles une économie
est possible ,. 378 m.
Le ministère de la guerre entre dans cette somme
suivant le projet de la commission , pour 196 m. ; celui
de la marine , pour 44 ; ces deux ministères en absorbent
donc 240. Tous les autres réunis n'ont à leur disposition
que les 138 millions restans ; et c'est sur ces 138 millions
que doivent s'opérer toutes les réductions qui ne porteront
pas sur la guerre et sur la marine. Cet exposé
démontre suffisamment que si l'on renonce à diminuer
ces deux derniers objets de dépense , l'on n'obtiendra ,
sur le reste du budget , que de bien faibles économies ;
car il faut ajouter que , dans les 138 millions réduc
tibles , se trouvent compris encore 28 millions de dépenses
départementales , sur lesquelles on ne peut
espérer presque aucun retranchement .
Cette remarque n'est point destinée à jeter le
blâme ou le ridicule sur des économies , quelque minutieuses
qu'elles paraissent. Indépendamment du soulagement
qui en résulte toujours pour les contribuables ,
le gouvernement y est invité aujourd'hui par un motif
d'une nature plus générale et dont les conséquences sont
encore plus importantes . Ce motif , que j'ai déjà indiqué ,
c'est que la réduction , qui ne peut avoir lieu que sur
les dépenses ordinaires , est le seul moyen de créer ou
de conserver un excédent de recette . Ör , j'ai montré
l'effet salutaire d'un tel excédent , quand un gouvernement
se trouve dans la nécessité d'emprunter . Une économie
de cinq millions sur les dépenses ordinaires ,
peut valoir alors cent millions comme moyen de crédit ,
30.
452 MERCURE DE FRANCE .
ou comme base d'un emprunt futur . Je suis donc fort
éloigné de reprocher aux adversaires du projet de loi
d'etre entrés dans les plus petits détails , et d'avoir proposé
les plus imperceptibles épargnes . Mais on me permettra
de trouver d'autant plus bizarre leur invincible
répugnance pour toutes les réductions possibles dans le
budget de la guerre et de la marine. Car ces deux ministères
, qu'ils ont exceptés de leur système de retranchement
, et pris sous leur protection spéciale , étaient précisément
ceux dans lesquels la moindre diminution ,^
s'appliquant à des masses considérables , devient immense
dans ses résultats .
-
-
On s'en convaincra sans peine si l'on réfléchit de quelle
administration le ministre de la guerre est chargé. Il
subvient au logement , à la nourriture , au vêtement ,
à la solde de plusieurs milliers d'hommes . Chaque centime
d'augmentation par individu , de quelque manière
que cette augmentation s'introduise , produit par-là,
même une somme très -forte . Cette somme s'accroît en
raison des grades . A cette augmentation progressive
qui part pour ainsi dire de la racine de la dépense ,
s'en joint une autre qui vient du sommet : dès l'époque
de la guerre de sept ans , un écrivain prussien disait ,
en parcourant l'état militaire de la France , qu'on y trouvait
plus d'officiers généraux que Frédéric-le-Grand
n'avait de sergens -majors . Ce nombre accru sous Bonaparte
, s'est accru aussi depuis la restauration . Beaucoup
d'officiers de l'ancien régime ont reparu , décorés des
grades que leur assurait l'ancienneté du brevet . Ceci s'applique
à la marine comme à la guerre . Ajoutez à cette
considération celle que suggère la foule des récompenses
, des retraites , des pensions , des soldes , des demisoldes
, des traitemens de réforme , d'inactivité , d'expectative
, sous mille dénominations diverses . Qui ne
voit que d'un côté mille portes sont ouvertes aux abus de
tous genres , et que de l'autre la moindre économie , s'étendant
à des branches si multipliées , est plus efficace
que des retranchemens dans tout autre ministère , retranchemens
dont l'énoncé frappe le public , mais dont
les élémens sont à la fois moins nombreux et moins yariés
? Comment se fait-il donc que l'opposition , si rigoureuse
contre le budget des ministres auxquels on ne pouMARS
1817 .
453
vait presque rien enlever , parce qu'ils avaient déjà peu
de chose , ait résisté à toute diminution , là , où la diminution
était indiquée , en thèse générale , par la raison ,
et dans le cas particulier , par des circonstances qu'il serait
bien superflu de développer? J'ose dire que personne
n'aurait pu s'expliquer cette inconséquence , si tout le
monde ne l'avait prévue .
Les bornes de cette feuille ne me permettent pas de
me livrer à l'examen détaillé de chaque objet de dépense.
Je me restreindrai donc à l'analyse de ceux qui me semblent
mériter plus spécialement l'attention .
Je parlerai 1. des pensions ; 2° . des frais de l'administration
proprement dite , et de ce qu'on a nommé
peu élégamment la bureaucratie ; 3 ° . enfin des budgets de
la guerre et de la marine . D'autres dépenses encore ont
excité de violens débats , moins à cause de leur importance
pécuniaire , que parce que , sous un point de vue
étranger aux finances , elles sont considérées avec défaveur
par un parti : tels sont les secours accordés aux réfugiés
. Je reviendrai sur ce sujet à la fin de l'article .
Les pensions portées au budget de 1817 , et qui se
payent au trésor , s'élèvent à un peu plus de 24 millions .
Elles consistent :
En pensions civiles
En pensions ecclésiastiques
• · •
En pensions accordées et non encore inscrites
.
Enfin en pensions de 3000 fr. et au-dessus ,
aux militaires et aux veuves · ·
Total .
2,400,000 fr:
15,000,000 fr .
1,200,000 fr .
5,500,000 fr
24,100,000 fr .
Ces 24 millions de pensions sont indépendantes , 1. des
pensions de retraite aux militaires , lesquelles se payent
au ministère de la guerre , et qui , en y comprenant
700,000 fr. de traitemens de réforme , s'élèvent à 47
millions ; 2°. des demi-soldes qui se payent également
par le ministère de la guerre , et qui , en y comprenant
1,900,000 fr . pour secours aux réfugiés égyptiens , espagnols
et portugais , s'élèvent à 17,900,000 fr. ; 3 ° . des
pensions , traitemens de réforme , et demi-soldes sur la
caisse des invalides de la marine , montant à 4,410,000 f.;
4º . des pensions accordées sur plusieurs autres caisses ,
454 MERCURE DE FRANCE .
et sur les fonds des ministères , dont le montant n'est
pas encore connu .
Ici le rapporteur, dont j'emprunte ces données , ajoute :
5 ° . Les pensions qui se payent sur le produit des retenues
( sur le traitement des employés et fonctionnaires
publics) , qui ne sont pas de nature à être inscrites au
trésor . Comme ces pensions sont en réalité le résultat
d'économies que les employés font sur leurs traitemens ,
et que , loin d'être à la charge du trésor royal , elles
tendent à le soulager , elles ne doivent pas être portées
en dépense . Après ce recensement des pensions , le
rapporteur ajoute : « Déjà cette masse de pensions ab-
» sorbe plus d'un sixième des revenus ordinaires de la
» France. Elles augmentent chaque jour dans une telle
>> proportion qu'il devient aussi pressant qu'indispen-
» sable d'arrêter le cours de leur accroissement , qui
>> finirait par envahir la fortune publique . Il est même
» d'autant plus redoutable , qu'il se cache davantage ,
» parce que les mêmes individus , sur le même fonde-
» ment , ou sous les mêmes prétextes , obtiennent plu-
» sieurs pensions qui, sans inscription publique, se payent
» obscurément sur des caisses diverses . Le mal est
>> d'autant plus dangereux qu'il a son principe dans la
» bonté et la bienfaisance ; que ceux qui fatiguent les
>> ministres de leurs sollicitations , ne sont pas toujours
» ceux qui ont le plus de droit d'en obtenir des grâces ;
» que chacun , comparant ses droits avec les droits de
» ceux qui ont été favorisés , et en invoquant l'exemple ,
» les ministres auxquels on sait que la loi n'impose pas
» un frein salutaire , n'ont bientôt plus de moyen
de se
» soustraire aux importunités dont ils sont accablés. »
Ayant ensuite prouvé que de tout temps cet abus a
excité des réclamations , et que , sous tous les régimes ,
les gouvernemens ont pris des mesures pour y mettre
un terme , le rapporteur indique les remèdes que le
ministère et la commission proposent . Il demande que
le fonds permanent affecté aux pensions de toute nature
soit déterminé : que le maximum soit de 3 millions
pour les pensions civiles qu'un fonds permanent de
20 millions , au lieu de 30 , soit destiné aux pensions
pour les services militaires et les soldes de retraite : en
ajoutant que cette fixation n'aurait son effet que lorsque
MARS 1817. 455
le montant des pensions et soldes de retraite actuelles
serait réduit à ce maximumpar des extinctions qui résulteraient
du décès des pensionnaires. On ne conçoit guère
que , malgré cette déclaration positive , l'on ait pu accuser
la commission d'avoir voulu priver les braves
défenseurs de la patrie des récompenses qui leur sont
acquises . Quand nous traiterons plus tard des dépenses
de la guerre , nous citerons quelques passages de l'éloquente
justification du rapporteur : elle ne peut laisser
aucun doute .
Il demande ensuite que toutes les pensions qui sont à la
charge de l'Etat soient inscrites sur le livre des pensions
du trésor royal , et qu'elles soient payées sur les fonds géné
raux affectés à la dette publique par le budget de chaque
année en exceptant toutefois de cette centralisation
au trésor public , les pensions des employés , résultant
de la retenue sur leurs traitemens , comme étant leur
propriété , ainsi que les traitemens de réforme , vu qu'ils
ne sont que temporaires , et que , semblables aux demisoldes
, ils laissent ceux qui les ont obtenus sous l'autorité
et à la disposition du ministre de la guerre . «< Mais
» la commission a pensé , ajoute-t-il , qu'il n'en était
» pas de même des soldes de retraite , qui sont de véri-
» tables pensions définitives qui font sortir de dessous -la
» main du ministre de la guerre ceux à qui elles ont
» été accordées , et les rendent désormais étrangers
>> à ce ministère . Elle a pensé encore que , jusqu'à ce
» que le montant des pensions allouées aux militaires
» et à leurs veuves , ainsi que des soldes de retraite ,
» fût réduit à la fixation déterminée par le fonds per-
» manent , il ne devait en être accordé chaque année
que jusqu'à concurrence du cinquième des extinc-
>> tions, au lieu de la moitié proposée par le budget (1) .
>
>> La commission a rejeté la pensée d'assujétir les
» pensions à une révision générale et rigoureuse. Les
» inconvéniens politiques de cette mesure lui ont paru
» plus grands que les avantages qui pourraient en ré-
» sulter pour le trésor. » Je m'arrête un instant pour
rendre hommage à cette opinion de la commission .
(1 ) Cet amendement a été rejeté , et la moitié demandée par le ministre ,
a été substituée au cinquième.
456
MERCURE DE FRANCE .
Elle est fondée sur la prudence et sur la justice . Toutes
les révisions de cette espèce, qui rappellent les anciennes
chambres ardentes , ont pour résultat de remplacer des
iniquités par d'autres iniquités , des faveurs par d'autres
faveurs , et ne produisent que des économies fort audessous
des dangers attachés à un mode de procédure
essentiellement arbitraire et rétroactif de sa nature .
« Mais , continue le rapporteur , en assujétissant toutes
« ces pensions , qui se payent dans les différens minis→
« tères , à l'inscription définitive sur la liste des pensions
« du trésor , la commission a pensé que cette inscription
་ devait avoir lieu d'après les tableaux qui seraient
་ adressés par les ministres des divers départemens au
་ ministre des finances : que ces tableaux devaient énon-
« cer la date et la nature de l'acte constitutif de chaque
« pension , ainsi que les motifs sur lesquels elle aurait
« été accordée , et que nulle pension ne devait pouvoir
« être inscrite ni payée au-delà du maximum fixé par
« les lois. Pour l'avenir , la commission a pensé qu'au→
« cunepension nouvelle à la charge de l'État ne devait être
« inscrite au trésor qu'en vertu d'une ordonnance dans
« laquelle les motifs et les bases légales en seraient éta-
« blis , et qui aurait été insérée au bulletin des lois .
<< Elle propose encore de déterminer que nul ne pourra
« cumuler deux pensions , ni une pension avec un trai-
« tement d'activité , de retraite , ou de réforme , ex-
« cepté les académiciens et professeurs de haut ensei-
« gnement , pour ce qu'ils reçoivent en récompense de
<«< leurs travaux littéraires et scientifiques . >>
D'après les preuves évidentes et irrécusables de l'abus
qu'entraîne la facilité avec laquelle s'accordent des
pensions qui absorbent déjà le sixième des revenus de
la France , l'on aurait dû croire que les moyens proposés
pour arrêter cet abus seraient accueillis avec empressement
par l'universalité de la chambre. Et cet
espoir sans doute se fût réalisé , s'il n'eût été question
que des pensions civiles , du ressort du ministre des
finances , de celui de la justice ou de l'intérieur : mais il
s'agissait des pensions militaires et des soldes de retraite
accordées par le ministre de la guerre. Dès-lors , toute
entrave , toute réforme devait rencontrer des adversaires
dans une portion de l'assemblée ; et ces adver
MARS 1817 . 457
saires ne pouvaient manquer de s'appuyer de la faveur
qui entoure , à juste titre , les anciens et valeureux guerriers
blessés ou devenus infirmes par les suites de leurs
glorieuses fatigues .
Au commencement de la session , beaucoup d'orateurs
ont subitement consacré à défendre les principes de la
liberté , une éloquence accoutumée à briller dans une
autre cause . Aujourd'hui ,, par une révolution non moins
subite , et du même genre , la même éloquence s'est
déployée en faveur de l'armée . Il n'y a pas de grâce qu'on
n'ait réclamée pour elle ; on a demandé si sous l'empire
du Roi légitime , les défenseurs de l'Etat pouvaient
être condamnés à regretter des lois de révolution .
On a félicité les chevaliers français d'avoir appartenu à
notre ancienne armée nationale .
Emportés par leur zèle , quelques orateurs ont dit que
l'armée était la plus sûre garantie du trône , le plus ferme
appui de la légitimité , ne réfléchissant pas que la garantie
du trône est dans l'affection des peuples , et que la
légitimité même a besoin d'un autre appui que la force
militaire . Enfin, si pendant quinze mois l'armée française
n'avait rien souffert , on pourrait dire qu'elle n'aurait
rien perdu pour attendre , et les discours de 1817 seraient
une large expiation de ceux de 1815. Honneur aux circonstances
qui mettent ainsi le même langage dans
toutes les bouches , et sans doute la même équité dans
tous les coeurs!
Il faut considérer toutefois , qu'en résistant aux économies
ou plutôt aux précautions proposées pour empêcher
l'abus des pensions , ce n'est point la cause des pensionnaires
actuels que l'on défend. Il ne s'agit point de
réduire leurs pensions ; il s'agit d'empêcher que , par
une conséquence inévitable , d'autres pensions, accor
dées mal à-propos à de jeunes gens , protégés ou importuns
, et dont la solde de retraite leur servirait peut-être
à continuer leur éducation , ou à des individus qui cumulent
des pensions multipliées , plus d'un ancien guerrier
, devenu cultivateur , ne se voie dépouillé de sa propriété
modique ou des meubles de sa chaumière , faute
de pouvoir payer l'augmentation d'impôts qui résulte
de cette prodigalité . M. Necker répondait à un grand
458 MERCURE DE FRANCE .
seigneur qui sollicitait pour un de ses cliens une pension
de mille écus : c'est la contribution d'un village.
Les mesures proposées par la commission ont donc
été vivement attaquées par de nombreux orateurs . La
centralisation des pensions militaires aussi bien que civiles
, a éprouvé surtout une forte opposition . M. Duchenay
, M. le vicomte Tabarié , M. Sartelon , M, le général
Dambrugeac , le général Ernouf , M. Cornet-d'Incourt
, MM. de Villele , Benoît , Bruyères de Chalabres ,
ont combattu cette centralisation tour-à-tour . Ils ont
objecté qu'elle établissait le ministre des finances juge du
mérite des militaires , et de leurs droits à la solde de retraite
; qu'ils seraient exposés à des retards dans le paiement
de leurs pensions , et que ces retards pourraient
entraîner des suites funestes. Les défenseurs du projet
ont répondu que la centralisation seule pouvait empêcher
la cumulation des pensions et des soldes de retraite : que
le ministre de la guerre statuerait toujours sur le mérite
des pensionnaires ; mais qu'il appartenait au ministre des
finances , chargé de leur paiement , de connaitre des individus
qu'il ferait payer , et de veiller à ce qu'il n'y eût
pas de double emploi .
>>
M. le général Augier objectait que l'ordre intimé au
ministre des finances de ne payer aucune pension dont
la création ne serait pas justifiée dans les formes prescrites
, ou dont le montant dépasserait le maximum fixé
Far les lois , conférerait à ce ministre une espèce de suprématie
, contraire à la dignité ministérielle . M. Benoît
y voit le rétablissement d'un contrôleur - général des
finances. « Il ne s'agit pas , a répondu M. Jollivet ,
» d'un contrôleur-général des finances , mais d'un contrôleur-
général des dépenses : et ces fonctions convien-
>> nent parfaitement au ministre des finances , en sa qua¬´
>>> lité de conservateur du grand-livre de la dette publi-
» que , et de tous les titres qui imposent à l'Etat des
>> charges annuelles. Ce ministre est l'économe de l'é-
» tat par excellence . C'est lui qui ouvre les caisses pour
» faire parvenir les fonds dans les branches diverses de
» l'administration . Il faut donc qu'il ait tous les moyens
>> d'inspection et de contrôle sur les dépenses . Il y a ici
» un grand motif d'économie , et quant au recours au con--
>> seil d'état , il est de droit pour tous les actes , à l'égard
MARS 1817. 459
» desquels les ministres se trouveraient en contradiction
» entre eux . »
L'objection la plus plausible contre l'article qui défend
au ministre de payer au-delà du maximum fixé
par la loi , était puisée dans la garantie assurée par
la Charte aux pensionnaires pour la conservation de la
pension dont ils jouissent , tant la Charte a maintenant
acquis de tous, côtés de zélés défenseurs ! M. Jollivet a
encore répondu avec raison : « que la Charte ne garan-
» tissait que ce qui était licite , ce qui avait été fait
>> conformément aux lois ; qu'il y avait un maximum
» déterminé , et que la Charte ne pouvait garantir ce
» qui l'excédait. » Faute de pouvoir obtenir le rejet
de la centralisation des pensions , l'on a demandé que
celles qui sont au-dessous de 400 fr . , en fussent exemptes
. Cet amendement a été repoussé , et les divers articles
relatifs à cette disposition ont obtenu la majorité
des votes. C'est un grand pas , c'est un pas immense ,
et qui seul mériterait , à la commission , la reconnaissance
nationale . La centralisation des pensions peut
seule répandre le jour nécessaire sur une partie de nos
dépenses que tant d'intérêts , toujours renaissans , se
coaliseront sans cesse pour obscurcir ; la centralisation
des pensions peut seule prévenir les doubles emplois ,
les payemens après l'extinction des pensions accordées ,
ceux enfin que , par tout autre mode , le même individu
peut toucher , dans diverses administrations , sous divers
ministères , sans qu'il soit même possible de suivre
son nom et son titre . Ce n'est que par la centralisation
des pensions que l'on apprend avec certitude à qui
l'on paye , et pourquoi l'on paye .
Je me suis arrêté sur cette matière plus long-temps
que je ne me le proposais . L'abus auquel la commission a
porté remède , est à la fois l'un des plus graves par ses
conséquences , et l'un des plus obstinés par sa nature .
Quand le tableau des pensions sera imprimé , l'on verra
de quelle importance étaient les précautions législatives
contenues dans ce titre du budget . Si l'on
réfléchit que la nation devra encore supporter , en
1817 , la charge énorme de 1061 millions , et qu'en
même temps , à une foule de places sans fonctions sont
attachés des traitemens plus ou moins considérables ,
460 MERCURE DE FRANCE .
auxquels sont même encore souvent ajoutés d'autres
traitemens sous diverses dénominations ; qu'il y a des
traitemens d'activité qui ne sont que des faveurs déguisées
; on conviendra , avec le rapporteur , dont je copie
les paroles , que la réside en ce moment la grande plaie
de l'Etat , et l'on répétera avec lui que s'il n'y a pas de
dépenses établies en faveur desquelles on ne puisse faire
valoir des motifs qui souvent font regretter d'étre forcés
de les supprimer , dans les temps de détresse , il ne faut
écouter que la rigoureuse justice : et que le plus puissant
remède à nos maux est le rétablissement de l'ordre ,
qui détruit ce qui est inutile , qui fonde le crédit et la
confiance , qui affermit l'Etat, et prévient les secousses,
de cet ordre qui maintient l'admirable accord par lequel
les peuples tiennent leur bonheur de l'économie des gouvernemens
, et les
gouvernemens leur sûreté et leur force
du bonheur et de l'amour des peuples .
Je m'aperçois , en poursuivant mon travail , que je
ne puis aborder , dans cet article , la discussion sur le
budget du ministre de la guerre . Cette discussion a été
d'un trop grand intérêt , trop animée et trop caracté
ristique de notre position , sous tous les rapports politiques
, constitutionnels et financiers , pour que je la
présente sans développemens et sans réflexions . J'en
traiterai dans le numéro prochain , ainsi que des dépenses
du ministère de la marine . Je dirai quelques
mots des débats qui ont eu lieu relativement aux recettes
ordinaires ; enfin , je parlerai des recettes extraordinaires
qui doivent être fournies par des emprunts ,
au remboursement desquels seront affectés 30 millions
de rentes , et qui reposeront sur une caisse d'amortis
sement , alimentée par le produit des bois nationaux ,
à la réserve de 4 millions destinés au clergé. De là ,
quatre questions à examiner : 1 ° . les dépenses de la
guerre et de la marine ; 2° . l'emprunt ; 3° . la caisse
d'amortissement ; 4° . la vente des bois . Elles fourniront
le sujet d'un troisième et , probablement , d'un quatrième
article ; mais , avant de terminer celui- ciˇ, je
dois parler d'un incident sur lequel j'ai annoncé que je
reviendrais.
Durant nos tempêtes politiques , la valeur française ,
Lancée , par un bras irrésistible , sur toutes les contrées
MARS 1817.
461
de l'Europe , avait triomphé de tous les obstacles . A
des trônes antiques brisés , avaient succédé des dominations
dont rien , alors , ne présageait la courte durée.
Autour de ces établissemens nouveaux , s'était ralliée ,
soit par intérêt , soit par faiblesse , soit aussi (car pourquoi
chercher partout des motifs coupables? ) par le désir
de terminer les déchiremens de leur patrie , une
portion plus ou moins considérable des citoyens de
chaque pays.
Quand la coalition de tous les peuples contre un eut
changé les destinées de la guerre , ces citoyens ont dù
se trouver en butte à la défaveur des gouvernemens
rétablis par la victoire . Cependant , il faut le dire .
presque tous ces gouvernemens ont adopté un système
de modération et de tolérance . Mais un petit nombre
d'Etats s'étant écarté de ce système , des poursuites ,
des bannissemens ou des dangers qu'un exil volontaire
était le seul moyen d'éviter , ont laissé , à la charge de
la France , les individus qui avaient eu le malheur de
se déclarer pour elle .
La France, généreuse même au sein de ses désastres ,
a respecté les droits d'une infortune dont la cause ne
lui était pas étrangère . L'entretien des réfugiés espagnols
, portugais , égyptiens , a été porté dans le budget
des ministres . C'est contre cet article qu'une voix s'est élevée.
Si la proposition de le retrancher de nos dépenses eût
obtenu l'assentiment de nos mandataires , j'aurais trouvé
tellement douloureux de consacrer un fait semblable dans
les annales de nos assemblées représentatives que j'aurais
préféré garder le silence . Mais un homme à l'âme duquel
les partis divisés rendent justice , a défendu victorieusement
l'humanité blessée . Il n'a point entraîné l'assemblée ,
car il n'a fait que dire ce qu'elle pensait . Mais il est beau
d'être l'organe du sentiment universel en faveur de la
générosité et de la morale.
Le nom de M. Lainé s'associera désormais à toutes les
idées de loyauté et d'hospitalité nationale . Les infortunés
qui échappent à la déportation qui les menaçait , et '
peut-être à la mort qui aurait suivi cette déportation
cruelle , rendront grâce à leur défenseur dans l'asile
obscur qu'ils conservent . Leurs familles , qui , de loin , {
462
MERCURE DE FRANCE .
s'enquièrent avec inquiétude de leur incertaine destinée ,
le béniront en silence . Quand ses dignités d'un moment
seront oubliées , quand le temps aura nivelé les inégalités
passagères , l'histoire lui assignera une place plus durable,
elle lui décernera un titre plus beau , que
les anciens
plaçaient au-dessus de tous les titres , celui de défenseur
des proscrits , et de protecteur des supplians .
B. DE CONSTANT .
wwwwmm
ANNONCES ET NOTICES.
Des impôts indirects et des droits de consommation ,
ou Essai sur l'origine et le système des impositions
françaises , comparé avec celui de l'Angleterre ; suivi
d'un examen de deux projets de finances , attribués à
des membres de la commission du budget de 1816 ; par
M. d'Agoult , ancien évêque de Pamiers . Un vol . in-8° . ·
broch . Prix : 4 fr . , et 5 fr. par la poste . A Paris , chez
H. Nicolle , rue de Seine-Saint-Germain , n° 12 .
M. d'Agoult nous apprend , dans son avant-propos , qu'il est l'auteur
de trois ouvrages , dont les deux derniers sont assez récens ; savoir : des
Lettres à un Jacobin , dn Projet de banque nationale , et des Eclaircissemens
sur ce projet. Ces écrits sont Ins et jugés . Quant à celui qu'il
publie aujourd'hui , nous croyons superflu d'en faire l'éloge : que pourrions-
nous dire , en effet , de plus fort que ces phrases qu'on lira dans
l'ouvrage même , pag. 4. et 5 ?
>> Ceux qui , dans leur plan de restauration des finances , font entrer la
réforme des abus , l'économie dans les dépenses , pourront trouver , dans
cet écrit , les principaux objets sur lesquels on doit les faire porter ;
» Ceux qui se proposent une augmentation des revenus publics , la
seule source dans laquelle on puisse désormais la puiser ;
>> Ceux enfin qui fondent leur espérance sur les emprunts et le crédit ,
les conditions premières et indispensables au succès de pareilles mesures ;
» Les créanciers de l'Etat pourront y apprendre que ce n'est pas sur
la garantic de tel ou tel gage particulier que doit reposer leur confiance ,
mais sur la loyauté nationale, mais sur l'exécution franche , pleine et entière
de la Charte que la France doit à la sagesse de son Roi. >>
L'auteur , comme on voit , promet beaucoup . Si nous croyons qu'il n'a
pas tenu tout ce qu'il promet , nous ne pouvons nous empêcher de convenir
que , dans son ouvrage , à quelques erreurs se trouvent mêlées
beaucoup de vues sages et de projets miles . M. d'Agoult aura , auprès de
bien des personnes , le tort irremissible de se prononcer en faveur de
l'émission d'unpapier-monnaie. Cet écrivain pense que charger d'impôts
Les propriétés cules manufactures , c'est nuire àla reproduction , ruiner
l'agriculture et l'industrie ; que l'on doit frapper principalement la con-
:
MARS 1817 . 463
sommation , c'est-à -dire qu'il faudrait diminuer , le plus possible , les
impôts directs , et les remplacer par des impôts indirects . Ses plans , à ce
sujet , paraissent ingénieux . Sont-ils d'une exécution facile et même possible
? Voilà la question.
Nouveaux Elémens de la science et de l'art des Accouchemens.
Deuxième édition ; par J.-P. Maygrier ,
docteur en médecine de la faculté de Paris , etc. etc.
Deux vol. in-8° . Prix : 13 fr . , et 16 fr . par la poste . ,
A Paris , chez Depelafol , lib . , rue des Grands-Augus
tins , nº. 21 .
Cet ouvrage sc recommande pas une excellente méthode. C'est un
livre élémentaire sur une seience qui intéresse l'humanité. Les principes
qui y sont développés avec cette clarté qui convient à un traité classique ,
peuvent servir de guide à tous les élèves qui se destinent à l'art des
accouchemens .
Le succès qu'a obtenu la première édition de cet ouvrage , garantit le
succès de celle que nous annonçons , et devra encourager l'auteur , professeur
distingué, à enrichir la bibliothèque médicale des connaissances
que lui donne une expérience consommée .
Cet ouvrage réunit encore l'avantage assez rare de se faire lire avec
intérêt , son style le mettant à la portée de toutes les classes de lecteurs . ›
Le Lépreux de la cité d'Aoste ; par l'auteur du Voyage
autour de ma chambre. Un vol. in- 18 . Prix : 1 fr,
A Paris , chez Delaunay , Palais-Royal , galerie de bois .
Quel malheur que la médecine n'ait pas trouvé le moyen de guérir la
lèpre ! s'écrie-t-on , en lisant les plaintes touchantes du lépreux de la
cité d'Aoste ; comme on est affligé du triste isolement de cet infortuné !
comme on voudrait qu'il appréciât moins des sentimens qu'il peint si
bien et dont il est à jamais privé ! ..... comme on s'attenduit avec lui ,
lorsqu'il entend le dernier cri de son chien , de son unique ami ! ..... et
qu'on aime le militaire français qui , après avoir donné quelques instans
de consolation à ce pauvre solitaire , met un gant pour lui procurer la
douceur de sentir sa main pressée avec intérêt !
L'auteur du Voyage autour de ma chambre , si gai , si spirituel ,
dans ce premier ouvrage , nous prouve , dans celui -ci , qu'il n'a pas
moins de talent lorsqu'il traite un sujet triste.
Petite Encyclopédie de l'enfance , ou Leçons élémentaires
de grammaire , de géographie , de mythologie ,
d'histoire ancienne et moderne , d'histoire des religions ,
d'arithmétique et de mathématiques , de physique, d'histoire
naturelle , des arts et métiers , etc. Deux vol . in- 18 ,
ornés de gravures en taille -douce . Prix : 4 fr . ; avec fig .
col. , 6 fr.; par madame Dufrenoy. A la librairie d'éducation
d'Alexis Eymery, rue Mazarine , nº . 3o .
A la tête de cet ouvrage se trouve une épître en vers , pleine de grâce
et de sensibilité. Combien il est méritoire à madame Dufrenoy, avec son
beau talent pour la poésie , d'avoir fait tant de recherches fatigantes , et
de consacrer ses loisirs à l'instruction de la jeunesse ! Combien les mères
404 MERCURE DE FRANCE .
lui doivent de reconnaissance de leur offrir ainsi les moyens de remplir
plus facilement lears devoirs ! Cet ouvrage suffit pour donner aux enfans
les premières notions de ce qu'ils devront approfondir un jour , et les
jeunes gens qui savent déjà , aimeront à y trouver une récapitulation de
cc qu'ils auront appris. Madame Dufrenoy se distingue dans ses travaux
utiles comme dans ses charmantes poésies,
OUVRAGES SOUS PRESSE .
-Les Mémoires de Dangeau, ou , pour mieux dire , l'extrait de ce
volumineux ouvrage , est sous presse . Madame la comtesse de Genlis en
est l'éditeur. Elle y a joint un grand nombre de notes , une notice sur la
vie de Dangeau , et un discours préliminaire sur la manière d'écrire les
mémoires. Il n'y avait guère , en littérature , d'entreprise plus laborieuse
que celle de lire sans en rien passer , d'extraire et de commenter ce prodigieux
Journal . Cet immense travail nous promet un ouvrage qui manquait
à la collection des Mémoires historiques. On dit qu'il est rempli
d'anecdotes et de traits intéressans ou curieux. Il plaira également aux
gens du monde et aux gens de lettres , et il aura le rare avantage de remplir
une place honorable dans les bibliothèques ou sérieuses ou frivoles.
Ces Mémoires seront en quatre volumes in-8 °.
-
L'impression du premier volume des Victoires et Conquêtes des
Français a été retardée par les notes envoyées par plusieurs généraux, La
concordance des plans avec le texte a été aussi cause de quelque retard .
Le premier volume ne pourra être mis au jour que le 25 mars . La souscription
est donc prorogée , pour Paris , jusqu'à la fin de ce mois ; pour
les départemens , jusqu'à la fin d'avril ; pour l'étranger , jusqu'à la fin de
mai. L'éditeur a recu un grand nombre de documens de la part de plusieurs
officiers de l'armée française ; il est important de les transmettre à
l'avance pour pouvoir les joindre au texte .
et 8 fr.
Prix de chaque volume , payab .: à l'avance , 6 fr . 50 c. ,
franc de port. A Paris , chez l'editeur C. L. F. Panckouc ke , rue et hôtel
Serpente no. 16 .
ERRATUM .
La rapidité avec laquelle on est obligé d'imprimer quelques articles
du Mercure , expose quelquefois à des fautes de typographie , que nos
lecteurs sont trop intelligens pour ne pas rectifier , et trop justes pour
attribuer aux Rédacteurs . Nous aimons à croire , par exemple , que dans
le dernier numéro , il n'est personne qui n'ait deviné qu'au lieu de ces
mots :
Egrè somnia vacca
Finguntur specie .
Il fallait lire,
* AEgri somnia vanæ
Finguntur species .
TABLE.
Poésie. 417 L'Ermite en province.
Enigme , Charade et Logogr. 420 Annales dramatiques.
1
Nouvelles littéraires. 421 Politique.
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE ,
450
་་་
235
866
428
439
ROYA
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 15 MARS 1817.
AVIS IMPORTANT.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine . Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr. pour six
mois , et 50 fr. pour
l'année .
Les Livres , Gravures , etc. , que l'on voudra faire annoncer dans le
MERCURE , les Poésies et Articles que l'on désirera y faire insérer , doi>
vent être adressés , francs de port , à M. LEFEBVRE , directeur du
Mercure, rue des Poitevins, nº 14 , près la place Saint- André- des-Arcs .
Pour tout ce qui est relatif aux Abonnemens , il faut écrire , franc de
port , à M. BOUET , à la même adresse.
Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir.
Les personnes dont l'abonnement expire au 1er avril,
sont invitées à le renouveler, si elles ne veulent pas éprouver
d'interruption dans l'envoi des numéros.
*****: M⌁…mwem⌁ınıminmumuminu⌁mmm………………… mmy
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
ODE
Sur un cygne.
Errant dans ce riant séjour,
Parmi ces eaux et ces ombrages .
Où m'environnent tant d'images
De paix , de bonheur et d'amour
TOME 1 .
51
466 MERCURE DE FRANCE .
Un penchant secret me ramène
Au lieu , du cygne fréquenté ,
Où sur les eaux en liberté
Ce roi paisible se promène .
Que son destin me semble heureux !
Et combien je lui porte envie !
J'arrête avec plaisir mes yeux
Sur l'innocence de sa vie .
J'aime les flexibles contours
De ce cou qu'il plonge dans l'onde ,
Et de son erreur vagabonde
J'aime la grâce et les détours ;
Soit que près du bord il se joue ,
Et vienne d'un air de fierté ,
Sensible à ma voix qui le loue ,
Me faire admirer sa beauté ;
Soit que s'éloignant du rivage ,
Il flotte aussi calme , aussi pur
Que le calme et limpide azur
Qui répète sa blanche image ;
Doux navire qui sans effort
Au vent léger ouvrant ses voiles ,
Va , sans boussole et sans étoiles ,
Parmi les fleurs trouver un port .
Long-temps sur la rive , immobile ,
Je demeure à le contempler ,
Et rêveurs , avec l'eau tranquille ,
Mes yeux le regardent couler .
Que de charme dans son silence !
Dans son port que de majesté !
Dans ses formes que d'élégance !
Dans son air que de volupté !
Ne dirait-on pas qu'il soupire
A l'aspect de ces lieux charmans !
Et qu'une âme aimante respire
Dans ses suaves mouvemens !
MARS 1817. 467
Du milieu des eaux qu'il décore ,
Ses regards ne cherchent-ils pas
Quelque Léda , qui l'aime encore
Aux bords d'un nouvel Eurotas !
Jeunes filles sans défiance ,
Qui l'agacez avec des fleurs ,
Prenez garde cette imprudence
A jadis coûté bien des pleurs .
Amoureux de simples mortelles ,
On a vu des Dieux , nos rivaux ,
Vétir ainsi de blanches ailes ,
Et se jouer au bord des eaux .
Fuyez , vierges , fuyez plus vite ;
Le beau cygne s'est agité ;
Et sous son plumage argenté ,
Le coeur de Jupiter palpite .
unmmm
PIERRE LEBRUN .
mmmm…⌁mmmm…w
ÉNIGME .
Si sur mes quatre pieds tu me crois une bête ;
Je te nierai le fait en me coupant la tête.
CHARADE .
Femme qui sera mon premier ,
Plaira toujours à l'homme sage ;
Femme te donne mon dernier
Quand tu la prends en mariage.
Femme qui n'a pas mon entier
A nous aimer en vain s'engage .
(Par M. Roques , de Montauban , aveugle de naissance.)
31 .
468 MERCURE DE FRANCE .
LOGOGRIPHE .
A Mademoiselle Pauline de *** , qui m'avait demandė
un logogriphe.
Connaissez-vous une mortelle
2 Qui réunisse , à quatorze ans ,
Sagesse , esprit , grâces , talens ?
Vous savez comment je m'appelle.
Sivous désirez cependant
Que je me fasse mieux connaître ,
Je vais décomposer mon être ,
Et vous dire tout simplement ,
Qu'on trouve dans mon nom certain fleuve d'Afrique ;
Puis une note de musique ,
Un animal très-sémillant ,
Ce que le chien fait en buvant ,
Deux particules négatives ,
Un arbre connu sur nos rives ,
Et le plus utile aliment.
(Par le même.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est écusson ; le mot de la charade,
découdre ; celui du logogriphe , Babel.
MARS 1817 469
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Les Amours à Eléonore ; par M. de Labouïsse. Un
vol . in - 12 de 244 pages. Prix : 4 fr . , et 6 fr. papier.
vélin. A Paris , chez P. Didot l'aîné , rue du Pont- de-
Lodi , nº. 6 ..
M. de L'abouïsse vient de livrer au public ses Amours,
c'est-à- dire un recueil d'élégiés , divisé en trois livres ,
orné de six gravures , et dédié à Eléonore , avec cette
épigraphe : Et in Arcadia ego . Avant d'arriver dans
l'Arcadie de M. de Labouïsse , on rencontre une préface
où le bénévole lecteur ne s'arrêtera pas sans quelque
plaisir . Il aura d'abord la satisfaction d'apprendre que
ce poëte est marié , et qu'il porte légèrement lé joug de
l'hymen. C'est la tendre Eléonore ,
« Belle comme Vénus , fraîche comme l'Aurore , ».
qui s'est chargée de faire son bonheur ; mais une obscure
félicité n'est pas de son goût ; il veut que ses contemporains
, que la postérité même la plus reculée , sachent
à quoi s'en tenir sur madame de Labouïsse : il annonce ,
comme une chose positive , qu'elle a un sein voluptueux,
un bras fait au tour , une taille parfaite ; enfin
«<
Que dans son port règne la majesté . »»
Le poëte ne s'est pas contenté de cette description ;
il a fait graver le portrait d'Eléonore , de manière que
chacun peut juger de la ressemblance.Mad . de Labouïsse,
tenant à la main une guirlande de fleurs , est représentéc
debout devant un autel , sur lequel sont écrits ces mots
470
MERCURE DE FRANCE .
Serment d'aimer toujours. Sur le haut de cet autel , on
aperçoit l'Amour monté sur un chien qui porte dans sa
gueule une torche allumée . Cela veut dire que :
L'enfant qui règne dans Cythèr
Remet son flambeau tutélaire
Aux soins de la Fidélité .
Je puis avoir tort ; mais , n'en déplaise à notre heureux
époux, j'aurais mieux aimé rester sur l'idéal . Le sein de
madame de Labouïsse est, je crois , passablement voluptueux
, mais son bras ne me paraît pas fait au tour ,
et je n'ai pas aperçu la majesté qui règne dans son port ;
d'ailleurs, elle a peut-être le nez un peu plus long qu'il
ne convient à une Vénus. Pourquoi M. de Labouïsse
n'a-t - il pas eu plus de confiance dans l'imagination de
ses lecteurs ?
Ce poëte a pris aussi le parti de se faire peindre , et
s'est exposé au-devant du titre de son recueil . M. de
Labouïsse est chauve ; il a un air de bonté qui fait plaisir
à voir ; c'est une excellente tête de mari .
Ces deux portraits ne sont pas les seuls qui servent
d'ornement à ses Amours. Nous avons les portraits
d'Adolphe , d'Hortense et d'Isaure . Ces enfans sont
mignons , et je conçois toute la douleur que les deux
époux ont dû ressentir lorsqu'ils ont perdu leur petite
Isaure. Heureusement Félicité , Louise et Léocadie
sont venues réparer cette perte , si du moins une telle
perte peut se réparer.
Ce malheur , dit M. de Labouïsse dans sa préface ,
termina malheureusement ma carrière érotique . Comme
ce père infortuné était alors seulement âgé de trente
ans , et que la tendre Eléonore n'a pas encore passé
« l'âge des amours , » je suis tenté de croire que notre
troubadour s'est trompé d'expression , et qu'au lieu de
« carrière érotique , » il faut lire « < carrière poétique . »
y a quelque différence entre ces deux carrières ;
Il

MARS 1817 . 473
c'est dans l'intérêt même de M. de Labouïsse que je
relève une erreur dont il sentira toutes les conséquences.

Les élégies de cet auteur contiennent son histoire ;
c'est une véritable biographie poétique où nous apprenons
tout ce qui est arrivé à M. de Labouïsse depuis le
moment « où Eléonore lui serra la main , » jusqu'à
l'époque « où un doux soupir , de son sein souleva l'albâtre
. » Il n'est aucune de ses aventures qui ne lui ait
paru digne d'être rimée , et il pourrait se dispenser
d'écrire ses mémoires . Nous n'en avons pas besoin , par
exemple , pour savoir qu'il est né dans le Languedoc ,
et qu'en 1804 il fit un voyage à Paris , où il sollicita
une place , probablement dans les droits- réunis . Cette
administration accueillait , avec une distinction particulière
, les poëtes érotiques qui , de tous les points de
la France , se rendaient , leur recueil à la main , dans la
rue Sainte- Avoie . Les uns étaient placés dans les bureaux
; les autres , modestes commis à cheval, allaient ,
de village en village , comme le vieil Homère , chantant
leurs tendres rapsodies . Alors les Properce veillaient aux
barrières , et les Tibulle surveillaient les octrois .
Ce triomphe de la poésie érotique ne put adoucir les
regrets de M. de Labouïsse qui se trouvait séparé de sa
femme . Son imagination errait sans cesse sur les bords de
la Laure ( 1 ) ; de doux souvenirs lui permettaient rarement
de se livrer aux délices de Paris . Son unique consolation
était de composer quelques élégies , et de les
envoyer à Eléonore , qui , de son côté , entretenait assidûment
cette correspondance poétique . Nous devons à
la cruelle séparation de ces deux époux , une idylle et
quelques autres pièces de vers de madame de Labouïsse ,
(1 ) « Petite rivière qui arrose une campagne dc l'auteur . » ( Note de
M. de Labouisse. )
472
MERCURE DE FRANCE .
qui sont remplies de verve , et qui annoncent une femme
sérieusement amoureuse de son mari , circonstance si
commune aujourd'hui , qu'elle ne vaut guère la peine
d'être remarquée.
La situation de inadame de Labouïsse était fàcheuse.
Voici comment elle s'exprime à cet égard :
Ta malheureuse Eléonore
Ne peut , ne sait , ne veut que s'occuper de toi .
Promenant mes regards tant qu'ils peuvent s'étendre ,
Et me livrant à d'impuissans désirs ,
Trop insensée , il me semble t'attendre ;
L'illusion me tient lieu de plaisirs .
Après avoir tracé une peinture déchirante de son ver →
vage , madame de Labouïsse s'écrie :
Ah ! quand me rendras-tu la paix qui m'est ravie ?
Ah! quand pourrais-je encor te presser sur mon coeur
Auguste , cher Auguste , ô moitié de ma vie !
Viens bientôt redonner à ta sensible amie
Et le repos et le bonheur.
M. de Labouïsse menait cependant une vie exemplaire
à Paris ; et quoique sa carrière érotique ne fût
pas encore terminée , il évitait avec soin tous les écueils
où la fidélité conjugale est exposée à faire naufrage . H
écrivait à sa femme :
+
....
Ah ! comme loin de toi je regrette mes pas !
Lutèce est un séjour qui ne me convient pas..
Ce qu'on nomme plaisir n'est pour moi qu'un supplice :
Rivales du bouton par Zephir caressé ,
Je vois briller Armide ou sourire Circé :
Et quand je puis voler de délice en délicé ,
Des regrets les plus vifs mon coeur est oppressé.
Ce malheureux époux cherchait , à l'exemple d'Eléonore
, dans le charme des souvenirs , quelque soulagement
aux ennuis de l'absence. « Te souvient- il , s'écriait
M. deLabouïsse :
MARS 1817. 473
:
Te souvient-il , ma chère Eléonore ,
Te sonvient-il de ces premiers momens
Où le tendre époux qui t'adore
Fut le plus heureux des amans ?
Pour nous l'hymen n'eut plus aucun mystère
Qu'on pût cacher à nos désirs croissans :
Je m'enivrai sans crime , aux sources de Cythère ;
Et les mêmes plaisirs confondirent nos sens.
Il faut avouer que ces vers manquent d'élégance et
d'harmonie ; mais on ne peut s'empêcher de rendre
justice à l'aimable candeur du poëte « qui s'enivre sans
crime aux sources de Cythère . » Ce dernier trait rappelle
le mot de cette dévote qui , dans une ville prise
d'assaut , se trouvant exposée à des attaques un peu
vives , se consolait en disant : «< Au moins il n'y a pas de
péché . >>
En considérant M. de Labouïsse comme mari , je
l'ai montré dans son plus beau jour ; mais il me reste
une tâche pénible à remplir : c'est maintenant le poëte
qui pose devant moi , et ce point de vue lui est moins
favorable que le premier . Je ne prétends pas que cet
écrivain soit entièrement dépourvu de talent . Ses vers
sont en général assez faciles , et quelquefois même gracieux
: ce qui lui manque , c'est la nouveauté des idées
et des images ; c'est ce foyer intérieur d'où le sentiment
jaillit en traits de flamme , et révèle la présence du génie .
Le langage de l'époux d'Eléonore flatte quelquefois
l'oreille , mais rarement il pénètre dans le coeur .
J'attribuerais volontiers ce défaut de chaleur à l'usage
trop fréquent des comparaisons et des allusions empruntées
à la fabuleuse antiquité . Nous ne prenons aujourd'hui
qu'un faible intérêt à ces habitans de l'ancien
Olympe que les poëtes modernes ne cessent d'invoquer ,
lorsqu'ils ont besoin d'une rime ou d'une pensée . Il est
difficile de rajeunir ces vieilles divinités ; on est fatigué
?
474
MERCURE DE FRANCF .
de cet éternel Cupidon avec son carquois sur l'épaule
et son bandeau sur les yeux . Je crains que Vénus ellemême
, malgré sa ceinture , ne soit un peu usée . Lorsque
M. de Labouïsse , à propos d'Eléonore , me parle de
l'Aurore , de Cythérée , des nymphes , d'Idalie ou
d'Amathonte , je vois un homme laborieusement occupé
du soin d'aligner , de cadencer des mots où je cherche
en vain l'enthousiasme poétique et l'accent passionné du
véritable amour.Je ne voudrais pas qu'un poëte se privât
tout-à -fait des ressources mythologiques ; mais ce sont
des ornemens dont l'emploi demande un talent supérieur
et un goût exquis .
Parmi les élégies qui composent le recueil de M. de
Labouïsse , il s'en trouve plusieurs imitées de Métastase ,
et quelques -unes de ces imitations ne me paraissent pas
indignes de l'estime des connaisseurs . Notre poëte est
plus heureux lorsqu'il imite que lorsqu'il s'abandonne
à ses propres inspirations . Il a besoin d'appui ; les pièces
qui lui appartiennent manquent presque toujours de
couleur et de vérve . Ce jugement lui paraîtra sévère , et
je sens bien que je ne puis éviter le reproche d'injustice
qu'en justifiant une telle opinion par des preuves irrésistibles
. Cette tâche est facile à remplir . Je vais mettre
sous les yeux du lecteur deux morceaux assez étendus où
les mêmes sentimens sont exprimés ; et en les comparant ,
on pourra décider si la sentence que j'ai portée est trop
sévère . C'est madame Dufrenoy que j'oppose à M. de
Labouïsse l'un et l'autre , au moment où ils parlent ,
´se trouvent plongés dans la mélancolie . Voici d'abord
les vers du poëte de Toulouse ; ils sont adressés à M. le
baron de Bonaffos .
:
Oui , cher ami , tu vois un malheureux
Désenchanté du charme de la vie.
Ah ! comme lui jamais ne deviens amoureux !
De regrets trop amers la constance est suivie.
MARS 1817 . 475
5%
La gloire , digne prix de nos heros guerriers ,
Va conduire tes pas dans les champs des Bataves ;
Distingue- toi parmi nos braves
Et couvre ton front de lauriers.
Tu sais combattre , écrire et vaincre et plaire ,
Et les plus doux succès vont étre ton salaire .
Pour moi qui n'ai plus qu'à souffrir ,
Et qu'à pleurer ma triste indifférence ,
Jouet infortuné d'une fausse espérance ,
Je vis pour des tourmens qui ne peuvent finir.
De mes jours qu'ont tissus les sombres Euménides ,
Je n'aspire aujourd'hui qu'à terminer le cours ;
Et je suspends ma lyre aux branchages arides
Des cyprès , dont la vue attriste les amours .
Ces vers, il faut bien l'avouer, n'expriment que faiblement
cette tristesse du coeur qu'éprouve un amant bien
épris , et trompé dans son plus cher espoir . Les pensées
sont communes ; et ce qui est encore plus répréhensible, il
y a peu d'imagination dans le style, et peu d'accord entre
les sentimens . Pourquoi M. de Labouïsse pleure -t - il
sa triste indifférence ? S'il est indifférent , il ne doit pas
espérer qu'on s'intéresse beaucoup à ses douleurs prétendues
. Il est trop facile de s'apercevoir que ses regrets
sont une fiction , et qu'il s'efforce vainement de peindre
une situation qui lui est étrangère . J'abandonne à la
sagacité du lecteur éclairé les critiques de détail , et je
me hâte d'arriver à madame Dufrenoy .
La raison et le temps ont adouci mes maux ;
$ D'un sentiment trompé la sombre inquiétude
N'enlève plus mes nuits anx douceurs du repos ,
Mes jours aux bienfaits de l'étude ;
Mon oeil long-temps chargé de pleurs ,
Plus calme s'est levé vers un ciel sans nuage ;
Des bois je ne fuis plus le silence et l'ombrage ,
Et sans chagrin je vois les fleurs
Se balancer sons le feuillage ;
Mes amis à leurs soins touchans
Ne me trouvent plus insensible :
Semblable à ce ruisseau qui coule dans nos champs ;
Ainsi coule ma vie uniforme et paisible.
476
MERCURE DE FRANCE.
Cependant quelquefois , sur le soir d'un beau jour
Mon coeur se sent pressé par la mélancolie :
Je ne regrette plus l'amant qui m'a trahie ;
Je regrette encor mon amour.
Il faudrait être tout-à-fait insensible au charme de la
poésie , pour ne pas apercevoir la distance infinie qui sépare
les deux pièces que je viens de citer. Tout est naturel
dans cette dernière élégie . Quelle harmonie dans
les sentimens , dans les expressions , dans les images !
Ces vers sortent de l'âme , et peignent avec vérité cette
douce mélancol e qui succède aux vives douleurs d'un
amour trahi , et qui est comme la convalescence du coeur ,
exposé peut -être à une dangereuse rechute . Plus cette
amante abandonnée vante sa guérison , plus on sent que
sa blessure n'est pas encore entièrement fermée , et qu'il
faudrait peu de chose pour la rouvrir . Je ne connais
point de poëte , sans même en excepter Parny , qui ait
mieux exprimé que madame Dufrenoy , la passion dé
l'amour et ses diverses révolutions . On vante beaucoup
madame Deshoulières : elle a composé de charmantes,
idylles , et je suis loin de vouloir porter atteinte à sa
juste renommée ; mais je ne serais pas embarrassé de
prouver que sa rivale lui est bien supérieure par la connaissance
du coeur et par l'expression poétique. Cette
vérité ne sera pas contestée après la mort de madame
Dufrenoy. J'aime à la publier de son vivant. C'est un
grand avantage , sur - tout en France , que d'être mort ; et
Lebrun avait raison de dire :
On n'aime que la gloire absente ;.
La mémoire est reconnaissante ;
Les yeux sont ingrats et jaloux ..
S'il se trouvait en Allemagne, en Angleterre ou en Italie,
une femme douée du même talent , et qui en eût donné
autant de preuves que madame Dufrenoy , elle serait.
MARS 1817. 477
l'objet d'une admiration générale ; l'orgueil de nos voisins
serait flatté de lui décerner des éloges et des récompenses
proportionnées à son mérite ; le sourire de la fortune ,
l'enchantement de la gloire , les faveurs de la puissance
embelliraient sa vie. Chez nous , la Sapho moderne
compose des livres pour l'enfance , et vit dans l'obscurité
( 1 ) .
On se plaint cependant tous les jours de la disette des
talens en France . Cette opinion est répandue par la médiocrité
qui se montre presque toujours accompagnée
d'une basse envie . Il ne faut pas s'imaginer que ces plaintes
exagérées sur la décadence du génie français soient un
trait distinctif du siècle dans lequel nous sommes condamnés
à vivre. Cette fureur de dénigrement a toujours
été remarquable parmi nous . Dès le dix-septième siècle ,
lorsque les chefs - d'oeuvre des grands écrivains qui ont
illustré cette époqueélevaient si haut la gloire nationale ,
les Subligny , les Visé , les abbé Cotin criaient à la décadence
. L'abbé Cotin sur -tout attaquait les meilleurs
auteurs qu'il trouvait détestables : il soutenait que Boileau
n'avait pas de talent , qu'il était mauvais chrétien ,
et qu'il n'aimait pas son Roi . La race des abbé Cotin
passe à travers les siècles , et survit à toutes les révolutions
. Que d'exemples je pourrais fournir de cette
vérité !
Les Cotin du dernier siècle , je veux dire les abbés
Nonotte et Desfontaines , les Fréron et les Rigoley de
( 1 ) Madame Dufienoy a publié , au commencement de l'année , une
Biographie des Femmes illustres , à l'usage des jeunes personnes , qui
est très-remarquable sous le rapport de la composition et sous celui da
style . On vante journellement des écrivains qui ne seraient pas capables
d'exécuter aussi heureusement un pareil ouvrage . Il se trouve chez Eymery,
libr . , rue Mazarine , n. 30, Lorsque la politique cessera d'envahir toutes
Les colonnes des journaux , j'en rendrai compte dans le Constitutionnel.
he
478 MERCURE DE FRANCE.
Juvigny accusaient de stérilité une littérature qu'enrichissaient
à l'envi Voltaire , Montesquieu , Rousseau ,
Buffon , Gresset , et tant d'autres écrivains dont les ouvrages
suffiraient à l'illustration d'une autre époque .
Cette manie est venue jusqu'à nous . On nous répète sans
cesse de ne plus écrire , que le goût est perdu , que tout
a été dit : il est vrai que ces clameurs partent de gens
qui feraient mieux de ne rien dire , et qui justifieraient
ce reproche de décadence , s'il ne paraissait que des ou
vrages de leur composition .
Les étrangers croient , ou plutôt feignent de croire à
ce déclin du génie français . Cette idée les flatte et les
venge de notre longue prééminence littéraire . Il est difficile
d'imaginer toutes les peines qu'on a prises en Angleterre
et en Allemagne pour persuader au peuple de
ces deux contrées que les bonnes études étaient perdues
en France , qu'il ne s'y trouvait pas un seul homme qui
entendît le grec ou le latin , et que notre littérature périssait
de stérilité . Examinons rapidement si ce reproche
est fondé. Je trouve quelque plaisir à cette digression ,
et tout bon Français en devinera le motif.
Lebrun , Delille , Parny , Bernardin - de- Saint-Pierre ,
Chénier , appartiennent à notre époque : ils ne sont plus ;
mais leur héritage est tombé en des mains dignes de le
conserver et de l'agrandir . Je nommerai , dans la haute
poésie , M. de Fontanes qui occupe sur le Parnasse un
rang aussi élevé
que
dans la monarchie constitutionnelle.
Ses lettres de noblesse littéraire ont été vérifiées à la
cour d'Apollon , et me paraissent plus honorables que
tous les autres titres qu'il a pu obtenir . Il a déjà douné
des
preuves éclatantes de talent , soit comme poëte , soit
comme orateur. Depuis long - temps il nous a promis un
poëme épique digne de sa renommée. Je prends la liberté
de lui rappeler cette promesse qui intéresse la nation , et
qu'il est si bien en état de tenir.
MARS 1817.
479
Parmi les écrivains qui soutiennent l'honneur de la
scène française , dans le genre tragique, MM. Raynouard ,
Lemercier , Arnault et Baour - Lormian , tiennent le
premier rang. Les personnages du grand-maître dans les
Templiers , et de Cassandre dans Agamemnon , me
paraissent des conceptions du premier ordre. Ces poëtes
sont encore dans la force de l'âge et du talent. Mais
que
fait l'auteur d'Omasis ? Personne n'ira - t - il le secouer
dans l'académique fauteuil ?
Les adorateurs de Thalie ont plus de zèle et de feryeur
que ceux de Melpomène . Il suffit de citer l'aimable
conteur Andrieux , ainsi que MM. Duval , Picard ,
Etienne , pour rassurer ceux qui craignent les progrès
du mauvais goût et les invasions du mélodrame . Les
Deux Gendres méritent une attention particulière .
C'est , je crois , la meilleure comédie de l'époque actuelle .
Une autre pièce , le Médisant , nous fait beaucoup
espérer de M. Gosse . Il est entré dans la bonne voie ;
Thalie le bénira .
*
Sur la scène illustrée par Quinaut , l'auteur de la
Vestale s'avance au premier rang ; sur l'autre scène
lyrique , je retrouve encore MM . Etienne et Duval qui
marchent à la tête de nos féconds troubadours . Au milieu
d'eux , le gai Désaugiers , tout barbouillé de lie ,
agite sa marotte, sceptre du joyeux Vaudeville.
J'ai déjà parlé de madame Dufrenoy , et je la nomme
encore avec assurance comme l'un des ornemens du Par -
nasse français . Je ne t'oublierai pas , dans ce dénombrement
poétique , modeste Béranger , toi qui caches ton
mérite avec le même soin , que d'autres prennent à fatiguer
la renommée . Jusqu'ici , tu n'as fait que jouer avec
ta muse : ces jeux sont aimables ; tu as ressuscité Collé ;
mais tu nous dois Anacréon .
Après les productions originales , viennent les tra480
MERCURE DE FRANCE .
ductions en vers qui n'obtiennent pas une médiocre
estime , lorsqu'elles sont exécutées avec talent. Dans ce
genre , M. Daru a montré une profonde connaissancede
la langue d'Horace , un esprit flexible et un goût
pur. Les bergers de Virgile ont trouvé , dans M. Tissot ,
un élégant interprète. Il se mesure aujourd'hui avec ,
Théocrite , et tout fait espérer qu'il sortira avec honneur
de cette lutte nouvelle .
Je ne crains point d'affirmer que , dans ses diverses.
applications à la morale , à la politique , à l'histoire ,
aux sciences, l'art d'écrire n'a point dégénéré . Considéré
comme écrivain politique , M. Benjamin de Constant
unit de profondes connaissances , et une grande sûreté de
principes, à un talent de style que l'esprit de parti peut
seul méconnaître . MM. Laplace et Cuvier , dans le développement
des sciences exactes et des sciences naturelles
; MM. de Ségur , de Beausset, Charles Lacretelle ,
dans l'histoire ; MM. Pastoret et Lacretelle aîné , dans
la législation ; MM . Barbé - Marbois , Say et Ganilh ,
dans l'économie politique , ont mérité les suffrages de
l'Europe éclairée .
Quelle époque ne serait pas honorée d'avoir produit
deux écrivains tels que Mad. de Staël et M. de Châteaubriant
? et à quelle hauteur ne serait pas parvenu ce
dernier , trop exalté par les uns , trop décrié par les
autres , si la philosophie eût réglé ses pensées et fortifié
son talent ?
Ecrivain ingénieux , observateur plein de sagacité ,
M. de Jouy a réussi dans un genre déjà perfectionné
par les Anglais . L'indépendance de son caractère , le
courage de sa raison , lui ont acquis la haine des sots ;
c'est encore un triomphe.
On me pardonnerait difficilement de passer sous silence
le spirituel auteur de Raison et Folie , aimable
MARS 1817.
481
paresseux qui badine souvent comme Rabelais et plus
souvent comme Voltaire .
Un jeune littérateur , M. Victorin Fabre , connu par
d'honorables succès , promettait à la France un excellent
écrivain ; mais une longue maladie , occasionée par de
vives infortunes , vient de l'arrêter dans sa brillante carrière
. La gloire souriait à l'auteur de l'Eloge de Corneille
et du Tableau littéraire du dix- huitième siècle.
Puisse le soleil du midi ranimer ses forces languissantes ,
et rendre à la littérature française l'une de ses plus chères
espérances !
Il est des orateurs éloquens, des hommes de lettres distingués
que je me plairais à nommer , si la situation où
ils se trouvent , ne donnait , à la louange même la plus
juste , l'apparence de l'adulation . J'en ai dit assez pour
répondre aux détracteurs du nom français , et prouver
que la France est encore la patrie des arts et du génie .
Que manque-t-il aux Français, sinon de savoir s'estimer
eux-mêmes , de se rendre réciproquement justice , de
sacrifier les misérables intérêts d'une puérile vanité à
ce noble sentiment de fierté nationale qui empêche les
peuples de succomber sous les revers , qui entretient
dans tous les coeurs le feu sacré du patriotisme , et ramène
infailliblement des jours de grandeur et de gloire ?
Cette digression m'a peut-être entraîné trop loin ; mais
je la crois utile , et ce motifsuffira pour me justifier auprès
de ceux dont le coeur est resté français . D'ailleurs , je
n'ai plus qu'un mot à dire de M. de Labouïsse . Si
son recueil ne m'eût pas offert quelques pièces , imitées
il est vrai , mais imitées avec quelque bonheur , je me
serais dispensé d'en parler . Une seule citation suffira
pour démontrer qu'avec de l'étude et de la persévérance,
M.de Labouïsse eût pu obtenir une place assez honorable
parmi les imitateurs ou les traducteurs en vers . Les
>
52
482 MERCURE
DE FRANCE .
pricipales idées de l'élégie que je vais transcrire ont été
empruntées de Pétrarque , et M. de Labouïsse l'a écrite
avant son mariage.
Solitaire et pensif je parcours le rivage ,
Et j'y cherche un repos qui n'est plus dans mon coeur;
D'Eléonore ici tout retrace l'image ,
Et me rappelle sa rigueur.
Je crois revoir ses traits dans cette belle fleur ;
Cette onde mille fois a baigné son visage ;
Elle a souvent porté ses pas dans ce bocage ;
Et le même zéphir qui , dans ses jeux charmans
Faisait flotter sa robe en replis ondoyans ,
Se joue à travers ce feuillage :
Le chantre harmonieux que protège l'ombrage ,
Semble d'Eléonore imiter les accens 9
Par la douceur de son tendre ramage.
Ici , partout , elle s'offre à mes yeux ;
"
Oui , fuyons ; le danger m'assiège dans ces lieux ;
Que me font à présent leur fraîcheur et leur ombre ?
Tout est brûlant dans ce séjour ,
Et jusqu'au fond des bois , dans l'endroit le plus sombre ,
Partout je retrouve l'amour .
Cette élégie qu'il eût été facile , avec un peu plus de
travail , de rendre irréprochable , annonçait , dans son
auteur , d'heureuses dispositions et une oreille sensible
à l'harmonie. Les rigueurs d'Eléonore ont inspiré
M. de Labouïsse plus heureusement que toutes les
joies conjugales.
A. JAY.
L'ERMITE EN PROVINCE.
PRESCRIPTUM .
Mes amis m'écrivent de Paris qu'une dame Anne Duranton
a porté plainte à Bordeaux contre moi , sous préMARS
1817.
485
texte qu'elle se trouve personnellement offensée dans une
phrase d'un de mes discours , où je parle d'une demoiselle
Anniche, loueuse de chaises, qui s'entend aussi bien que
la plus habile marchande à la toilette de Paris , à servir
une intrigue amoureuse.
A considérer le fait en lui -même , il paraîtrait peu
vraisemblable que la dame Anne Duranton , surnommée
Anniche , voulût , de son propre mouvement , me cher-
'cher une aussi injuste querelle ; mais en réfléchissant à
quel point certaines personnes ont perfectionné l'art de
se faire une arme de l'amour -propre ou du ressentiment
d'autrui, je crois devoir renouveler ici la déclaration que
j'ai déjà faite en plusieurs endroits de mon ouvrage :
qu'en peignant les moeurs , je faisais toujours abstraction
des personnes , et que je protestais contre toute
personnalité , dont on pourrait me supposer l'intention.
Dans le cas particulier dont il s'agit , j'ajoute qu'en
employant un prénom commun à tant de femmes de la
même classe , dans eette province , je n'ai entendu désigner
personne en particulier ; que je n'ai pu vouloir calomnier
la dame ou demoiselle Anne Duranton , surnommée
Anniche , dont j'entends parler pour la première
fois de ma vie , et que le hasard seul est responsable
du rapport de situation qui pourrait se trouver entre
elle et le personnage fictif d'un tableau de moeurs , où
figurent un M. Abriac et une dame Desparabès , qui
n'ont pas une existence plus réelle.
Bayonne , le 1. mars 1817.
Il était déjà tard , lorsque nous partîmes de l'habitation
du solitaire des Landes , pour rejoindre la route de
poste nous étions accompagnés par une douzaine
de Cousiots montés sur leurs échasses , et portant en
main des espèces de torches en bois résineux , sans le
32.
484
MERCURE DE FRANCE.
secours desquelles il nous eût été impossible de reconnaître
notre chemin , et de nous tirer des mauvais pas ou
nous nous trouvâmes plusieurs fois engagés : on peut se
faire une idée de l'effroi dont un voyageur étranger au
pays , eût été saisi à l'aspect de ce char , escorté par des
géants armés de flambeaux , au milieu d'un vaste désert .
Arrivés à dix heures du soir au relais du Poteau ,
nous y passâmes la nuit , et nous n'en repartimes le lendemain
qu'après avoir visité la bergerie royale des
Landes , dont M. le baron Poiferé de Cère , membre de
la Chambre des députés , est en ce moment inspecteur .
Cet établissement agricole ( d'une utilité si grande , dans
un pays où l'amélioration des troupeaux peut devenir une
source de richesses ) , atteste le zèle et l'intelligence de
celui aux soins duquel il est confié .
En entrant dans les sables , M. N... me parla de l'extrême
adresse avec laquelle les postillons , pour chercher
un fond plus solide , se dirigeaient à travers les
pins , sans les heurter ; maintenant une chaussée à la
westphalienne , construite avec des corps d'arbres couchés
parallèlement , nous fait sautiller d'une manière
´assez incommode.
Nous couchâmes à Roquefort , très - petite ville , sur la
Midouze , renommée pour son miel et ses laines , et qui
devrait l'être (je dois en croire mon compagnon de
voyage) par une réunion de personnes distinguées, qui ne
se trouve pas toujours dans les villes d'une population,
beaucoup plus considérable .
Nous n'avions que six lieues à faire pour nous rendre
à Mont-de-Marsan ; et il était encore grand jour quand
nous arrivâmes à ce chef-lieu du département des Landes.
Aux approches de la ville , la route est bordée de belles
plantations , et l'on aperçoit sur la droite un grand hôtel
nouvellement bâti , pour servir de demeure au préfet , et
MARS 1817 . 485
de siége à l'administration : on pourrait trouver que le
luxe de ce bel édifice contraste trop fortement avec l'â-
Freté du pays ,
si on ne se rappelait que ce bâtiment ,
situé sur la grande route d'Espagne , est aussi destiné à
servir de gîte aux voyageurs illustres des deux royaumes .
M. N... me fit encore remarquer , en passant , le prétoire
, les prisons , les casernes , monumens dus au zèle de
M. Duplantier , mort préfet à Lille , et dont la reconnaissance
des habitans des Landes a voulu consacrer la mémoire
, en donnant son nom à la rue nouvelle formée
ces différens édifices .
par
Notre voiture s'avança lentement au milieu de deux
rangées de dames assises sur la promenade de Montrevel,
devant leurs maisons , où elles viennent chaque jour
guetter les arrivans , en attendant l'heure d'aller faire un
boston chez un des voisins , à tour de rôle .
Le solitaire des Landes fut reconnu par quelques dames
d'un certain âge ; l'une d'elles lui fit un signe auquel il
répondit , en riant , par un geste dont je lui demandai l'ex-,
plication : «< c'est une anecdote qui date de loin , me ditil
; faites-moi souvenir de vous la raconter dans un autre
moment ; vous verrez si cette dame et moi pouvons
jamais nous rencontrer et nous regarder sans rire .
>> Nous voilà dans la ville proprement dite , où loge la
noblesse ; au- delà du beau pont que l'on a construit sur
la Midouze , nous entrons dans le quartier du Port, habité
par les commerçans ; il est à remarquer (ajouta
M. N..., de qui je tiens tous ces détails) que malgré la pròfonde
estime que les habitans de la droite et de la gauche
de la Midouze se portent réciproquement, ce n'est guère
qu'à l'église ou chez le préfet, que, bon gré mal gré , ils
se réunissent .
» Le quartier du port compte plusieurs maisons de
Commerce (et entre autres celles de MM. Bié , Marran
486 MERCURE DE FRANCE .
Laurans , Cadithon , également recommandables par une
fortune noblement acquise et par une grande réputation
d'honneur et de probité. Le port de Mont- de -Marsan est
d'une grande importance pour l'Armagnac , qui y fait
passer ses eaux - de - vie, d'où elles sont transportées, par la
Midouze et l'Adour , au grand entrepôt de Bayonne .
» L'habitant de cette ville , qui la reverrait après
quinze ans d'absence , aurait de la peine à la reconnaître ,
tant elle a reçu d'améliorations importantes dans tous les.
genres ; tant les moeurs , le goût et les usages , s'y sont
perfectionnés dans ce court intervalle . Cette heureuse et
douce révolution est en grande partie l'ouvrage du premier
préfet de ce département. M. le baron Mechin et sa
jeune et belle épouse , y vinrent à cette époque cicatriser
les plaies douloureuses que la révolution avait faits à ce
bon pays : vous pouvez interroger les souvenirs que cet
administrateur y a laissés , et vous resterez convaincu que
ce ne fut pas la flatterie qui lui décerna publiquement
l'honorable surnom de préfet bien- aimé , sous lequel on
le connaît encore . Ses successeurs , M. le baron Duplantier
et M. le marquis d'Angosse , ont perfectionné son
ouvrage , qu'achèvera sans doute M. le comte Carère. >>
Une des choses qui me frappa davantage pendant un
séjour de vingt- quatre heures que je fis à Mont- de-Marsan
, ce fut d'y voir de jeunes et jolies filles , court vêtues ,
jambes et pieds nus , parcourir la ville en portant des
cruches remplies d'eau sur la tête . M. N... m'assura que
cette simplicité d'atours et cette négligence un peu sauvage
ne nuisaient pas au double rôle que ces petites servantes
basquaises jouaient dans quelques ménages ,
où les personnes les plus intéressées ne s'en scandalisent
pas autant qu'on pourrait le craindre . Il n'est pas rare
de voir ici des femmes de la haute classe , le matin chez
elles , montrer une jolie jambe nue, dont le pied est élé→
MARS 1817. 489
gamment chaussé ; personne n'a la maladresse de le trouver
mau vais .
M. N... me conduisit sur la place qu'on appelle la
Plaine , pour y voir l'emplacement où se donne la course
du taureau ..... « La course !!! ce mot , me dit-il , fait
palpiter tous les coeurs , depuis les rives de l'Adour jusqu'à
Cadix . Alors que l'émigration était regardée comme
un crime , un Gascon croyait s'en justifier en alléguant
pour excuse qu'il était allé voir les courses de Pampelune
ou de Saint-Sébastien . Le premier préfet , affligé profondément
de la mort de sept personnes , dont ce jeu terrible
avait été l'occasion , erut devoir le supprimer ; quel
deuil ! qu'elle consternation ! .... Le plus grand éloge que
l'on puisse faire du magistrat qui rendit et qui fit exécuter
cet arrêt rigoureux , est d'observer qu'il ne lui fit rien
perdre de sa popularité : il n'en est pas moins vrai que ce
préfet avait agi en jeune homme plus zélé que sage ; on
peut , on doit même attaquer les préjugés du peuple , mais
il faut respecter ses plaisirs . »
Ces courses ne sont qu'un diminutif de celles d'Espagne
; et les détails en sont trop connus pour qu'il soit nécessaire
de les consigner ici .
Avant de quitter Mont -de-Marsan , mon compagnon
de voyage aurait voulu me faire connaître quelques personnes
très -distinguées dont s'honore cette petite ville ;
mais Monsieur de L.... venait de partir pour la chasse ;
Madame de S .... était allé recevoir ses faisances , et
nous ne pûmes jouir qu'un moment de l'entretien plein
d'esprit et d'instruction de M. Dub ..., secrétaire perpétuel
de l'une des meilleures sociétés d'agriculture de
France .
2
Nous nous écartâmes de la route directe de Bayonne
pour prendre celle de Saint- Séver , en gagnant les rivesde
l'Adour , qui s'est enrichie d'un nouveau pont et dont
488 MERCURE DE FRANCE .
les carpes n'ont pas moins de renommée que celles du
Rhin . Ce fut pendant ce trajet de Mont -de- Marsan à
Saint-Séver , que M. N... me raconta l'anecdote suivante
dont l'avait fait souvenir la rencontre de la dame sur la
promenade de Montrevel .
« Au mois de mai de l'année 1780 , si j'ai bonne mémoire
, j'étais venu passer quelques jours à Mont- de-
Marsan , où mon frère , sous- lieutenant dans le régiment
Royal -Vaisseau , se trouvait alors en garnison . L'arrivée
du fameux écuyer Bapst, avait fait une grande sensation
dans une petite ville où l'on aime d'autant plus le plaisir,
qu'on a moins l'occasion de s'y livrer . On avait construit à
peu de frais , mais à grande hâte, un cirque, pour les exercices
d'équitation , autour duquel régnait une espèce
d'amphithéâtre assez mal échaffaudé . Les jeunes personnes
les plus distinguées de l'endroit , se tenant debout et par
le bras , étaient rangées en file sur le gradin le plus apparent
. Tout à coup les tasseaux qui soutenaient aux deux
bouts la planche sur laquelle ces demoiselles étaient posées
manquent à la fois ; vous voyez la chute , vous partagez
l'effroi général .... Nul doute qu'un pareil événement
n'eût aujourd'hui les suites les plus funestes ; la mode
qui régnait alors vint au secours de ces jeunes personnes,
les vertugadins, les bouffans , les bêtises (dont l'usage
était encore en pleine vigueur à deux cents lieues
de la capitale ) resserrés entre les deux planches latérales ,
dans l'intervalle desquelles la partie inférieure du corps
de ces demoiselles avait passé dans cette chute perpendiculaire
, formèrent au- dessous de leurs bras un cercle
épais et conservateur qui les soutint sur l'abîme ; tous les
hommes volèrent à leur secours par des chemins différens
; les uns , en s'élançant sur l'échafaudage , les autres
en se précipitant dessous ; le hasard voulut que je donnasse
à la dame de Montrevel , des soins dont vous
MARS 1817% 489
avez vu , qu'après trente- sept ans , elle conservait encore
un souvenir assez gai . Je ne sais , continua-t-il , quelle
analogie on peut trouver entre des événemens de nature
si différente , mais on fit alors la remarque que les six
mois qui suivirent cette catastrophe furent très - fertiles
en mariages, et que la beauté de la figure des jeunes mariées
ne parut entrer pour rien dans le choix dont elles
furent l'objet . >>
Après avoir visité, dans la Chalosse, les beaux jardins
de la Mirande ; ceux de M. B. T. à Saint-Séver , nous
allâmes prendre gîte à Mugron , chez M. D... , négociant,
dont la grande fortune est le moindre titre à l'estime de
ses concitoyens .
Le lendemain , nous reprîmes la grande route de Tartas
, qui a aussi sa haute ville pour la noblesse , et sa ville
basse pour les plébéiens . Tartas est l'entrepôt général ,
du commerce de Bordeaux , de Bayonne et du département
du Gers .
-Dax, où nous arrivâmes le jour suivant , est une ville
très -agréable , siége d'évêché , célèbre par ses eaux thermales
à 55 degrés , par son bel hôpital , son marché où
se vendent toutes les productions de la Lande , et plus
encore par Saint-Vincent - de-Paul , qui reçut le jour dans
sa baniicue. Le quartier du commerce s'appelle le
Sablier.
Combien j'ai regretté de ne plus retrouver dans cette
ville , M. Borda d'Oso , naturaliste célèbre , mort dans un
âge très -avancé , et dont la vie entière fut consacrée à de
bonnes actions et à d'utiles travaux : je ne le sépare pas,
dans mes souvenirs , de son neveu , le chevalier de Borda ,
chef d'escadron , auteur de la Théorie des Vents , et inventeur
du cercle de réflexion qui porte son nom ( 1) .
( 1 ) Dax est aussi la patrie de mademoiselle Guimard , qui a laissé un
nom célèbre dans la danse .
490 MERCURE DE FRANCE .
Avant de partir de Dax , nous allâmes saluer M. Thore,
médecin et botaniste très distingué , lequel a publié la
Flore des Landes ; nous le trouvâmes au Pouy, charmante
propriété du chevalier de Borda , qui , le premier ,
introduisit en France la culture de l'Arachide , ou pistache
de terre (Arachis hypogoea).
Nous mimes deux jours pour nous rendre à Bayonne ,
par Saint-Geours , Cantous et Budres , dont les sables
étaient pour ainsi dire impraticables , avant qu'une belle
et solide chaussée ne les traversat .
Nous nous sommes arrêtés à Saint-Esprit , vaste faubourg
de Bayonne , sur la rive droite de l'Adour , où finit
le département des Landes , et commence celui des
Basses-Pyrénées .
L'ERMITE DE LA GUYANNE. )
VARIÉTÉS.
GÉOLOGIE .
Sur l'éruption du Vésuve , arrivée en 1813 .
De tous les phénomènes de la nature , il n'en est pas
qui inspire à la fois autant d'étonnement et d'effroi que
l'éruption d'un volcan . Inconcevable dans ses causes
terrible en ses effets , c'est , après un grand tremblement
de terre , la plus violente convulsion qui puisse agiter la
surface de notre globe . A quelles vives émotions doit
être en proie l'âme de l'homme témoin d'un spectacle
si beau , mais en même temps si épouvantable : l'admiration
la remplirait seule , si la frayeur ne lui disputait
la place ; et comme les yeux ravis aimeraient à contempler
ce tableau majestueux , si , du sein de la montagne
embrâsée et tonnante , ils ne voyaient la destruction
couler avec ces torrens de feu qu'elle vomit. Celui , dont
une scène aussi imposante n'a jamais frappé les regards ,
aura lu mille fois avec un nouveau plaisir la description
MARS 1817 . 491
de ces magnifiques horreurs ; cependant il dévorera -
avec avidité le livre qui lui promet encore quelques détails
sur un sujet si capable de l'intéresser et de l'émou¬
voir. Voilà ce que nous avons éprouvé nous-mêmes à la
lecture d'un ouvrage récent sur l'une des dernières éruptions
du Vésuve .
Ce mont si célèbre dans les siècles modernes par ses
éruptions fréquentes et redoutables , avait très-anciennement
jeté des flammes : l'aspect de son sommet ,
l'état
du sol environnant , et les matières dont il était couvert ,
ne laissaient nul doute à cet égard ; mais l'histoire
n'avait conservé aucun souvenir de ces événemens désastreux
dont l'époque se perdait dans la nuit des temps .
Tous les écrivains antérieurs au règne de Vespasien ,
vantent la beauté du Vésuve et la fertilité de ses campagnes
. On le considérait , il est vrai , comme un volcan
éteint , mais éteint pour jamais , tant son repos avait
été long : ses flancs , dans ce temps-là , étaient couverts
de maisons , de jardins , de vignobles ; et l'on était loin
de prévoir que , se rallumant un jour , il produirait cette
affreuse catastrophe qui fit périr Pline , et engloutit
Herculanum , Pompeii et tant de milliers d'humains .
Depuis cette fatale époque , le Vésuve a fait de nombreuses
éruptions ; quelques-unes ont causé de grands
ravages , et frappé de terreur Naples même , distant de
quelques lieues . Nous ne les passerons point en revue ;
une foule d'histoires donnent sur chacune de ces éruptions
en particulier des détails connus aujourd'hui de
tout le monde . Celle de décembre 1813 va nous occuper
seule , parce que la relation n'en est pas encore généralement
répandue . L'importance des événemens de cette
époque absorbait entièrement l'attention publique .
Un mémoire de M. Monticelli , secrétaire perpétuel
de l'Académie royale des sciences de Naples , intitulé :
Description de l'éruption du Vésuve , arrivée les 25
et 26 décembre 1813 , ( que nous avons en vain cherché
à la bibliothèque de l'Institut , mais dont nous ne dou→
tons pas que nos savans n'aient connaisance) , a été l'objet
d'un rapport à l'institution royale de la Grande-
Bretagne . A défaut du mémoire original , c'est dans ce
rapport que nous avons puisé les matériaux de cet ar→
ticle . Nous passerons sur les détails relatifs à l'état de la
montagne pendant l'année 1812 , pour arriver tout de
492
MERCURE DE FRANCE .
suite aux circonstances particulières qui ont dès longtemps
annoncé l'éruption dont nous voulons rendre
compte d'une manière succincte .
L'hiver de 1812 à 1813 avait été extraordinairement
froid et pluvieux : une grande quantité de neige était
tombée sur la terre ; cependant M. Monticelli remarqua ,
à sa grande surprise , que vers le milieu du mois de mai ,
lorsque la chaleur commençait à peine à se faire sentir ,
l'eau dans les puits de Torre del Greco avait baissé de
plus de 6 pieds , et dans le grand puits voisin de la fontaine
de Collimuzzi à Résina , de plus de douze .
Cette diminution de l'eau dans les sources , est regardée
par les gens qui habitent les environs du Vésuve ,
comme le signe certain d'une prochaine éruption ; cependant
, en cette circonstance , le volcan ne jeta que de
de la fumée et des cendres en assez petite quantité.
Le 17 mai et le 9 juin , on observa qu'à Portici, Resina,
Torre del Greco , Uncino et Gioacchinopoli , la mer
se retira tout d'un coup , et au mème instant, de 15 verges :
phénomène bien surprenant (là où il n'y a jamais de flux
ni de reflux) , et qui toujours a précédé les plus terribles
éruptions.
Pendant les mois de juin , juillet et août , malgré les
pluies qui tombèrent presque continuellement , la diminution
de l'eau dans les puits , parvint à un tel point , que
dans celui qui alimente la grande fontaine à Resina , la
surface du liquide se trouvait à 39 pieds au- dessous de
son niveau ordinaire . Ce dessèchement s'étendit à la rivière
de Sarno , et en général , à tout courant d'eau
considérable dans cette partie du pays , de manière à le
menacer d'une grande sécheresse , après trois mois de
pluies continuelles . L'auteur du mémoire s'efforce d'expliquer
ce phénomène . Ses hypothèses , quoique ingénieuses
, ne sont pas entièrement satisfaisantes , et par
conséquent nous ne les citerons pas .
Les mois suivans se passèrent dans les craintes : l'état
de la montagne ne les justifiait que trop . Tantôt des secousses
intérieures , des détonnations violentes ; tantôt
la flamme , la fumée et la cendre s'échappant du cratère ,
présageaient une grande catastrophe ; cependant il n'y
eut de véritable éruption qu'à la fin du mois de dé
cembre , époque du terrible évènement qui fait le sujet
, du mémoire .
MARS 1817: 495
?
Le 25 , l'air était très- dense , et des nuages épais environnant
le sommet de la montagne le dérobaient à la
vue . Vers dix heures du matin quelques détonnations
dont la cause sembla d'abord incertaine , se firent entendre
à de courts intervalles ; mais les secousses de
tremblemens de terre qui les suivirent immédiatement ,
et les mugissemens intérieurs de la montagne annonçaient
trop bien l'évènement qu'on avait à redouter.
pour
Certain de la proximité d'une éruption , l'auteur, accompagné
d'un ami , s'était rendu la veille près du Vésuve
, et avait pris une position favorable
bien ob
server les effroyables merveilles des 25 et 26 décembre.
Le vent ayant chassé les nuages , on découvrait le sommet
de la montagne dont les mugissemens devenaient
à chaque instant plus forts : des flammes et de la fumée
se montraient de temps en temps au-dessus du cratère
; enfin , à deux heures , après une explosion des
plus terribles , un immense torrent de feu , précédé
d'une colonne de fumée noire et épaisse , remplit le
grand bassin ; et , franchissant bientôt les bords , descendit
de tous les côtés du cône volcanique , vers le
Fosso Bianco. En même temps l'une des anciennes
bouches vomissait avec une incroyable furie de la fumée
, des cendres et des pierres embrâsées qui tombaient
dans toutes les directions .
L'obscurité vint ajouter encore à l'horrible beauté de
cette scène . Qui pourrait peindre avec ses véritables
couleurs , le spectacle effrayant et majestueux qu'offrait
pendant la nuit cette fournaise ardente , sans s' exposer
à voir son récit traité de fiction poétique ? Des éclairs
plus rapides que l'imagination ne peut le concevoir ;
des flammes brillantes dont l'élévation doublait celle de
la montagne ; le bruit épouvantable de mille explosions ,
auprès desquelles une décharge de cent canons ressemblerait
au murmure du vent ; le débordement de la lave
bouillante et embrâsée se précipitant avec une inconcevable
impétuosité le long de la montagne ; un déluge,
de rocs , de pierres ponces et de cendres ; tels sont les
objets qui glaçaiant l'âme des spectateurs .
On pourra se faire une idée de la hauteur prodigieuse
à laquelle étaient lancés les corps embrasés , lorsqu'on
494 MERCURE DE FRANCE .
saura que plusieurs mirent de dix à quinze secondes à
retomber.
Le calme , de courte durée , qui succéda aux horreurs
de la nuit du 25 , fut suivi par l'éruption du lendemain
, qu'aucun langage ne saurait décrire . Comme
celle de la veille , elle fut précédée par un coup de
vent qui chassa les nuages et éclaircit l'atmosphère . A la
suite d'une des plus fortes explosions , une masse énorme,
faisant partie du cône volcanique , en fut détachée avec
violence , et roula le long de ses flancs . La force de ces
explosions fut telle , qu'à Naples l'on vit trembler même
les plus grands édifices . Toutes les portes et fenêtres
s'ouvrirent ou se brisèrent , et cent autres effets singuliers
furent le résultat de la commotion de l'air .
Dans cette fatale journée , l'éruption du Vésuve menaça
de la destruction plusieurs villages environnans ,
et força les habitans à chercher leur salut dans la fuite
abandonnant tout ce qu'ils possédaient à la furie de ces
torrens de feu qui les poursuivaient. On ne peut imaginer
une scène de terreur semblable à celle que présentait
tout le pays d'alentour. Naples même , dont les superbes
édifices semblaient menacés par les nombreuses
et immenses colonnes de flamme que les vents poussaient
de ce côté ; Naples était dans la consternation .
Cependant vers neuf heures du soir la violence de
l'éruption avait cessé ; et des nuages d'une fumée noire
et épaisse sortaient seuls du cratère ; ils retombèrent
ensuite en pluie de cendres , d'abord sur Portici et Naples
, puis , lorsque le vent changea , sur Bosco - Reale
et Gioacchinopoli. Dans tous ces lieux la terre en fut
couverte d'une couche très-épaisse .
Ainsi se termina cette éruption qu'on peut ranger
parmi les plus célèbres , et qui pourtant ne causa pas
tous les ravages qu'on en redoutait , d'après les symptômes
effrayans par lesquels elle se manifesta .
Une grande partie du mémoire de M. Monticelli est
remplie d'observations qu'il a faites sur le Vésuve après
l'éruption , et des résultats de l'analyse chimique des
divers produits volcaniques qu'il a rassembles . Ces
observations et ces expériences sont rapportées dans le
plus grand détail . L'exactitude minutieuse qui distingue
cet auteur de tous ceux qui ont traité le même
MARS 1817 . 495
sujet , sera d'un très-grand avantage aux naturalistes
futurs , qui seraient tentés de former de nouvelles conjectures
sur les causes de l'éruption des volcans .
personnes
Nous terminerons en déclarant que le mémoire de
M. Monticelli est du plus vif intérêt pour les
qui cultivent les sciences ; et que , tant par la nature des
faits curieux qu'il contient , que par la manière dont ils
sont présentés , il ne peut manquer d'être agréable également
à la classe des lecteurs ordinaires . T. P.
ANNALES DRAMATIQUES .
mmm
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
La Mort d'Abel ; Le Bourgeois gentilhomme , pour la
représentation de retraite de Fleury.
*
Les annales du théâtre n'ont peut-être jamais offert de
représentation aussi brillante que celle qui a été donnée
jeudi à l'Opéra , au bénéfice de Fleury. Tous ceux que
cet acteur a charmés pendant sa longue carrière , par son
jeu plein de grâce , ont voulu lui payer un dernier tribut
d'admiration et de reconnaissance . La foule des spectateurs
était prodigieuse , et l'on a été obligé de rendre
plus de deux mille francs de la recette aux personnes
qui n'ont pas trouvé place dans la salle .
Nous reviendrons sur la Mort d'Abel , ce premier ouvrage
d'un homme trop tôt enlevé aux lettres et à l'amitié.
D'ailleurs la vaste salle de l'Opéra , loin d'être favorable
à la tragédie , atténue au contraire son effet .
Nous pourrons mieux juger la pièce et les acteurs sur le
496 MERCURE DE FRANCE .
Théâtre-Français. Quant au Bourgeois Gentilhomme ,
on peut assurer qu'à aucune époque il n'a été joué avec
autant de luxe et de magnificence . On aurait cru que
toutes les sultanes de l'Orient s'étaient données rendezvous
à l'Opéra , pour y étaler leurs richesses .
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Huit Lieues à faire.
Ces huit lieues à faire n'ont point été achevées . Ce
titre avait fait espérer que l'on retrouverait dans la pièce
quelque chose de l'originalité du Conteur ou des Deux
Postes , et de la vivacité d'intrigue du Premier Venu
ou de Six lieues de Chemin ; mais l'auteur a eu soin d'éviter
toute comparaison. Une intrigue d'amour aussi
froide
que commune , un déguisement qui viole toutes
les convenances , forment le seul fonds de ce vaudeville .
Il est vrai que l'on pourrait citer beaucoup de succès qui
excuseraient cette chute ; il n'y a pas bien long-temps .
que Huit lieues à faire auraient obtenu vingt représentations
au théâtre de la rue de Chartres ; mais pour avoir
mal pris son temps , l'auteur a été désarçonné dès la première
poste , quoiqu'il soit , à ce qu'on assure , fort bon
officier de cavalerie . Nous avons été surpris de voir que
huit lieues aient arrêté un homme qui a fait avec succès
le Retour de Russie. L. F.
1
MARS 1817 . 497
POLITIQUE .
INTÉRIEUR .
www
AMBRE
DES CHAMBRES.
(article X. )
Projet de loi sur le budget (1 ) .
(Continuation . )
:
De la discussion sur les pensions , l'assemblée a passé
à l'examen des budgets particuliers des ministres et
tant qu'il n'a fallu que proposer des économies sur les
dépenses de l'administration intérieure , rien n'a pu arréter
les adversaires des projets de loi , dans la ferveur de
leur zèle .
Tantôt , c'étaient 1,500,000 fr . qu'ils voulaient retrancher
au ministre des finances ; tantôt 400,000 fr . à diminuer
sur les frais de la Chambre des députés . His proposaient
même de réduire en masse toutes les dépenses
à 838 millions , ce qui , en déduisant 778 millions pour
les dépenses non réductibles , aurait laissé 60 millions
à tous les ministres réunis. Ils demandaient qu'on épargnât
1,500,000 fr . sur le cadastre , autant sur les fonds
de l'université , et à cette occasion , M. de Corbières exprimait
ses doutes sur l'utilité d'appeler à toutes les branches
d'une instruction élevée toutes les classes de citoyens
, oubliant le blâme jeté , lors du projet de loi relatif
aux élections , sur la mesure qui privait de leurs
droits politiques des classes , que cependant il serait
(1 ) Comme je mets beaucoup d'intérêt à ne pas me prévaloir des idées
des autres, sans reconnaître ce qui est à eux, je rappelle au lecteur que ces
articles sur le budget appartiennent , en très-grande partie , à M. Saint-
Aubin.
ROYA
33
498 MERCURE DE FRANCE .
naturel d'éclairer si on veut les faire jouir de ces droits.
Il n'y a pas jusqu'aux bureaux du ministère de l'intérieur ,
dont les frais se montent à 1,226,000 fr . , qui n'aient
éprouvé la sévérité de ces défenseurs du trésor public .
C'est alors qu'ils se sont élevés contre la bureaucratie .
« Des hommes courageux , ont- ils dit , oseront attaquer
» de front les deux hydres qui nous dévorent , la bu-
>> reaucratie et la prodigalité des traitemens . »>
Ces attaques ont l'avantage d'ètre faciles et populaires .
Mais on oublie que dans l'état actuel , résultat du passé,
dont on ne peut soudain répudier tout l'héritage , il faudrait
changer presque totalement les rapports établis
entre les administrateurs et les administrés , entre les
juges et les justiciables , pour obtenir , sur cette partie ,
des économies de quelque importance . Ces économies
se feront d'elles -mêmes par la nature des choses ; mais
elles sont impossibles en ce moment sans une désorganisation
totale ; et comme il est désirable de mettre un
terme à des déclamations qui ont un effet fâcheux ,
dont je parlerai plus loin , je placerai quelques preuves
à côté de l'assertion .
L'on paye une partie des dépenses publiques en numéraire
, et les autres en valeurs de l'arriéré. De là des
bureaux particuliers pour liquider et ordonnancer chacun
à part ces modes de payemens , et pour prévenir ,
par une surveillance spéciale , les abus qui résulteraient
de la confusion . Ces établissemens ne sauraient être
supprimés que quand nos finances seront rétablies .
On croit mettre obstacle à la corruption et à l'intrigue ,
en interdisant aux individus l'entrée des bureaux . De là
des requêtes écrites , des réponses nécessaires , qu'épargnerait
un instant d'audience , et de là encore des bureaux
, des commis , des écrivains . Quand les dernières
traces des bouleversemens et de l'instabilité qui ont mis
toute la France en réclamation , auront disparu , cette
correspondance sans terme pourra être réduite et ses
agens licenciés.
A chaque mariage , il faut ou il fallait des certificats.
de non conscription , de non réquisition : à chaque déplacement
, il faut des passeports : de la encore des bureaux
et des commis. Quand nous aurons abjuré les
exemples que nous a légués le despotisme , l'économie
MARS 1817 . 499
en profitera : nous serons plus riches , parce que nous serons
plus libres. La liberté est bonne pour tout.
Enfin , quand les citoyens auront appris que la destination
du gouvernement est de protéger et non de sa-
Jarier , de laisser faire , et non d'employer , on verra
l'industrie renaissante attirer une portion de ceux qui ,
par habitude , croyent aujourd'hui qu'on ne peut vivre
qu'aux dépens de l'État . Les suppressions seront moins
facheuses , parce que les demandes étant moins multipliées
, l'on n'accordera pas secrètement le double de
ce qu'on retranche .
Jusques alors , il faut se borner à repousser ceux qui
sollicitent , et marcher pas à pas , quand il s'agit de renvoyer
ceux qui ont obtenu . Il faut respecter même
quelques abus , quand beaucoup d'existences y sont attachées
. Il faut surtout ne pas croire qu'un grand courage
est requis pour tonner contre d'obscurs employés
sans nom et sans défense . Le vrai courage serait de
s'opposer aux grâces qui se répandent sur la classe la plus
puissante et la plus en faveur : et nous verrons plus loin
que ce n'est pas ce genre de prodigalité qu'on attaque .
Entre les orateurs de l'opposition , M. de Villèle s'est
distingué par ses recherches laborieuses, sa connaissance
des faits , et son zèle à indiquer tous les retranchemens ,
possibles ou impossibles . Mais le scrupule de ses investigations
rend d'autant plus regrettable le parti qu'il a
pris de ne pas les appliquer aux deux ministeres , sur
lesquels il eût pu les étendre avec le plus d'utilité . Il
a , par cette omission , donné un grand avantage à
M. de Barante , commissaire du Roi , qui a démontré ,
qu'en adoptant toutes les propositions de M. de Villele ,
sans en excepter celles qui étaient manifestement impraticables
, il n'en résulterait pas en tout une économie de
quatorze millions , et qu'elle serait achetée par le bouleversement
de l'ordre établi .
En général , une considération m'a frappé durant mon
travail et je la crois importante . Les adversaires du
budget , en insistant exclusivement sur les économies à
faire , dans les ministères des finances , de la justice et
de l'intérieur , et en négligeant les départemens essentiellement
dispendieux de la guerre et de la marine ,
n'ont pas seulement encouru le reproche de ne propo
33.
500 MERCURE DE FRANCE.
ser que des réductions comparativement insignifiantes;
mais leurs efforts ( je ne parle pas de leurs intentions ) ,
étaient de nature à produire un inconvénient plus grave .
Comme ils dirigeaient l'attention de la masse des contribuables
, à laquelle les données réelles sur cette matière
sont inconnues , vers ce qu'ils appelaient le désordre et
le gaspillage de l'administration , ils favorisaient dans la
multitude , le désir d'un retour à l'ancien ordre de choses.
Cette multitude devait conclure , des tableaux qu'ils
lui présentaient , que les intendans valaient mieux que les
préfets , et les parlemens que les cours royales : conclusion
fâcheuse , et dans son effet immédiat , qui est de semer
la disaffection et l'incertitude , et dans sa tendance
éloignée , qui est de ramener l'ancien régime avec tous
ses vices.
C'est là ce qu'a fait très-bien sentir M. de Barante , et
il a profité de cette occasion , pour tracer une comparaison
exacte et rapide de nos institutions actuelles , et des
abus du temps passé.
« On s'est livré , a-t-il dit , aux plus vives attaques
» contre l'administration proprement dite . On a prodi-
» gué tous les termes injurieux qui , depuis cent ans ,
» composent , au- delà du détroit , le dictionnaire de
» l'opposition . Les mots prodigalité , dilapidation , pro-
» fusion , abus , désordre , ont retenti à cette tribune ,
» et se sont accumulés avec une éloquence facile .
>>
« L'on peut , l'on doit admettre que la composition
» et les formes actuelles de notre administration peu-
» vent être rendues plus simples , et partant plus éco-
» nomiques . Mais ce qui doit être un sujet continuel de
» surprise , ce sont ces regrets toujours poussés vers une
>> administration que probablement on a peu examinée .
>> Il est des hommes dont il faudrait contenter non-seu-
» lement les souvenirs , mais encore l'imagination . C'est
›› assurément un plaisir naturel au coeur humain , de se
» reporter vers un âge d'or idéal , honte du siècle pré-
» sent , qui , à son tour , sera proposé pour modèle aux
» siècles futurs . Mais quand on s'occupe de régler les
» affaires de l'Etat , il y faut plus de positif : des phrases
vraies pour les sentimens ou les passions , peuvent bien
» être vides d'utilité.
»
« Et d'abord , lorsqu'on professe une approbation si
MARS 1817:
5or
:
manifeste pour les discussions publiques , pour la triple
» division de la législature , pour la responsabilité minis-
» térielle , pour les droits publics des Français , com-
» ment se fait-il qu'on se reporte , en gémissant , vers un
» ordre de choses , où il était incertain que l'autorité
» royale dût ou ne dût pas régler les impôts par sa pleine
» puissance ; où , tantôt elle les créait seule , tantôt elle
» semblait les déférer à ses tribunaux ; où , parmi ces tri-
» bunaux , les uns agréaient , les autres refusaient ces
impôts ou grâce à ce mécanisme incertain et pré-
» caire , dix fois dans un siècle , les magistrats ont été
» exilés , et la justice a interrompu son cours : où , lors-
» qu'un Roi ami de son peuple eut ordonné à son ministre
» de lui rendre un compte public des ressources et des
» dépenses de l'Etat , cela a pu être trouvé singulier et
>> monstrueux : où ce compte même était impossible à
rendre , tant les recettes étaient troublées par les pri-
» viléges , et les dépenses par la spécialité . Parlerons-
>> nous de l'inégalité des impôts entre les particuliers et
» les provinces ? Et ces douanes intérieures , qui isolaient
unes des autres les diverses parties de la France
» n'avaient-elles pas aussi leurs nuées d'employés ? Ne:
» nous forgeons point de romans : voyons , dans un récit
» tout naturel , dans un livre qui n'est qu'agréable , la
>> peinture de ces états de province , où l'on ne refusait
>> rien au gouverneur après dîner , et où l'administration
>> provinciale et locale avait pour résultat assez habituel
» des séditions populaires , et des régimens envoyes
» pour les réprimer . On parle de l'arbitraire des préfets :
» on les appelle des pachas. Nous ignorons s'il en est
» quelqu'un qui se soit rendu indépendant de la direc-
» tion royale : mais ce qui est fort assuré , c'est que leur
>> pouvoir est beaucoup plus restreint et plus légal que
» celui des intendans . Si l'on voulait se donner la peine
» d'examiner comment l'impôt était alors reparti , nous
» sommes assurés qu'on s'épargnerait bien des regrets . Et
» la perception des deniers publics n'enrichissait - elle:
» personne alors ? Les appointemens étaient peut-être
» faibles , peut-être nnls : mais des emplois sans nombre
» étaient une route habituelle , légale , reconnue , pour
» arriver à d'immenses fortunes . >>
"
>>
>>
les "
502 MERCURE DE FRANCE .
:
J'arrive aux dépenses de la guerre . Ici la scène
change la transition est rapide . Nous allons entendre
une langue nouvelle , et nous croirons être transportés
dans une autre assemblée . On ne dit plus , avec M. de
Castelbajac : « Que tout le monde est convaincu de la né-
>>> cessité des économies ; qu'il y a force majeure ; que
» la misère est telle que , dans les départemens , les mois
>> entiers suffisent à peine au cultivateur , au marchand ,
» à l'artisan , pour accumuler ce qui , dans Paris , n'est
» que la dépense d'un jour dans une même famille ......;
» que la France , appauvrie par le malheur , accablée
» cette année par tous les fléaux du ciel ….….… , écrasée sous
>> le poids de contributions énormes , a droit de deman-
» der aux ministres , en retour de ses sacrifices , d'ap-
>> porter dans l'administration l'économie la plus sévère .. ;
» que ce n'est point entraver le gouvernement que de
>> proposer des réductions ; que lorsque les denrées de
» première nécessité supportent d'onéreux impôts , lors
>> que nous empruntons à dix pour cent , lorsqu'on en
>> appelle à tous les moyens de la France , il n'est pas
» juste et ce n'est pas un devoir de respecter le superflu
» de quelques personnes .... » On admet tout , on accorde
tout , et les offres vont au-delà des demandes .
Pour que le lecteur juge en connaissance de cause , je
ferai précéder la discussion , par un abrégé des raisonnemens
du rapporteur en faveur des réductions que la
commission avait proposées. « Le ministère de la guerre ,
» a-t- il dit , est employé , dans les dépenses de 1817
» pour 212 millions . Cette somme est indépendante de
>> celle de 5,400,000 fr . , pour pensions militaires de
» 3000 fr . et au-dessus , qui se payent directement au
» trésor , et de celle de 5 millions pour les travaux et l'en-
>> tretien des places fortes , occupées par les troupes
» étrangères , qui rentrent dans les dépenses ordinaires
» de la guerre . Déduisant de ces 212 millions ( 1 ) la
» somme de 64 millions pour solde de retraite et demi-
( 1 ) En ajoutant à ces 212 millions les 10,400,000 fr. , composés des
deux sommes ci-dessus , pour pensions militaires au-dessus de 3000 fr.
et travaux des places , on arrive à un total de 222 millions , somme égale
aux trois septièmes de la totalité des fonds demandés par le budget des
ministres pour tous les services , et qui se montent à 503 millions.
MARS 1817 .
503
» solde, il resterait , pour les dépenses de la guerre , près
» de 148 millions . Cette dépense a paru trop considéra-
» ble à votre commission , soit qu'on la compare avec la
» position et les besoins de la France , et l'état de notre
» armée , soit en la rapportant à des temps éloignés , il
» est vrai , mais avec lesquels on peut pourtant établir
>> des comparaisons . En 1784 , les dépenses du ministère
» de la guerre , en y comprenant la maison du Roi , se
» montaient à 114 millions . Suivant le compte rendu au
» Roi , en 1788 , elles n'ont plus été que de 103 millions .
>> Sans doute , il faut faire la part de la différence qui ré-
» sulte de l'augmentation de la solde , et de l'élévation
» du prix des denrées , des matières et de la main - d'oeu-
» vre . Mais , d'un autre côté , cette différence est - elle
» aussi grande que celle qui existe entre l'armée fran-
» çaise de 1788 , et celle de 1817 ( 1 ) ? »
Le rapporteur entre ensuite dans le détail des dépenses
réductibles . On remarque en tête , et avec étonnement
, 15,718,000 fr . pour les états -majors , indépendamment
de celui de la garde royale , tandis que la solde
pour les troupes de toutes armes , n'est portée qu'à
51,780,000 fr.: en réunissant ces deux sommes , on voit
que les états-majors absorberaient à eux seuls le tiers de
toutes les dépenses de l'armée . Les défenseurs du ministre
ont objecté , lors de la discussion , que , dans ces
31,780,000 fr . pour la solde , n'étaient pas compris les
frais d'habillement , d'équipement , etc .; mais , en ajoutant
même 8 à 9 millions pour cet objet , on n'obtiendrait
entout qu'environ 50 millions dont les 15 millions
demandés pour les états-majors formeraient encore le
quart.
« Cette dépense partielle , dit le rapporteur , ne paraît
» pas être dans une juste proportion avec la force de
» l'armée . » Elle n'est , ce nous semble , dans aucune
proportion quelconque .
Le rapporteur pense qu'il est probable que les corps
de la garde royale ne seront ni portés ni maintenus , dans
( 1 ) Non sans doute : et il y a d'ailleurs un moyen sans réplique de
décider la question . Les 103 millions consacrés à la guerre , en i1788 ,
étaient à la dépense totale comme 7 , et les 222 millions demandés sont à
cette même dépense , comme 21 à 35.
504 MERCURE DE FRANCE .
le cours de 1817 , au complet sur lequel leur dépense
est établie , ou du moins que ce ne será que successive
ment , ce qui faciliterait encore une diminution de dépense
. Cette observation a excité de vives réclamations ,
de la part , non - seulement des adversaires , mais aussi
des défenseurs du budget. De cette garde royale , a-t-on
dit , dépend la sûreté de l'Etat . Mais tant qu'il y aura
dans la capitale seule quarante mille hommes d'une
garde nationale bien armée , bien disciplinée , infatiga
ble dans son activité , et admirable dans ses principes
nul danger n'est à craindre ; l'affection des peuples est la
plus solide garantie : et cette affection s'obtient , entr'autres
moyens , par de sages économies , et par la diminu–
tion des charges , résultat de la diminution des dépenses.
« L'évaluation des indemnités de route , convois et
» transports par eau , continue le rapporteur , parait
» exagérée . Elle supposerait que l'armée est de cent
» vingt-cinq mille hommes , et que le vingt-cinquième
» de cette armée est toujours en mouvement. Or , la
» gendarmerie , les vétérans , la maison militaire et la
» garde royale , sont absolument sédentaires , ou n'ont
» à parcourir que de petites distances . Il n'est pas d'ail-
» leurs exact de prétendre qu'en temps de paix surtout ,
» le vingt-cinquième de l'armée soit toujours en route. »
Le rapporteur aurait pu ajouter que l'armée , loin d'être
de cent vingt-cinq mille hommes , ne s'élève pas à la
moitié effective de ce nombre.
Il termine par les réflexions suivantes : « On doit enfin
» espérer une forte économie sur la somme demandée
>> pour les demi-soldes ( 17,900,000 fr . ) des officiers qui ·
» ne sont plus en activité . Cette dépense extraordinaire
>> établie pour l'armée licenciée , en ne recevant d'acet
croissement par aucune concession nouvelle , éprouvera
» chaque jour de grandes diminutions , par les décès ,
» les renonciations volontaires à l'activité de service , la
» mise en activité de ceux qui sont en état de servir ,
» les traitemens de retraite , beaucoup moins coûteux ,
» qui seront accordés à ceux qui y ont droit . Mais , nous
» le répétons , il est indispensable que cette porte soit
>> entièrement fermée aux abus , puisqu'autrement la loi
n établirait en vain que le fonds permanent des retraites.
MARS 1817 .
505
» ou des pensions ne peut excéder celui qu'elle déter-
» mine. Ses dispositions pourraient toujours être éludées ,
» en faisant , même sans titre , passer à la demi-solde ,
» celui qui , avec tous les titres d'un long et bon service
» ne pourrait obtenir que la moitié de son traitement
» d'activité , pour maximum de retraite . C'est par ces ré-
>> ductions et beaucoup d'autres , de moindre impor-
» tance , qu'il sera possible d'obtenir une réduction de
» 16 millions sur les dépenses de la guerre . »
Cette réduction , qu'au premier coup-d'oeil le public
avait regardée comme trop faible , a été combattue par
tous les orateurs qui ont parlé contre le projet , à l'exception
de M. de Villèle , qui n'a prononcé que quelques
mots , relatifs à la dépense des états-majors . Quelques
membres de l'assemblée ont même demandé que plusieurs
dépenses , notamment celles de la garde royale ,
loin d'etre réduites , fussent augmentées , et l'un d'entre
eux a proposé d'accorder au ministre 220 millions ,
c'est-à-dire huit de plus que la somme qu'il avait indiquée
dans son budget .
Au premier rang des défenseurs du ministre , se place
naturellement M. Tabarié , qui a lu à la tribune un rapport
étendu , dans lequel il a paru reprocher à la commission
des inexactitudes , des omissions et des erreurs
de fait assez graves . Le rapporteur , dans sa reponse , a
justifié la commission mais comme cette réponse est
pleine de détails , l'analyse en est impossible , et je me
borne à extraire du discours de M. Roi , des observations
qui me semblent mériter d'ètre recueillies .
« La commission eût voulu d'abord être bien fixée sur
» l'effectif de l'armée , et sur celui sur lequel l'état des
» dépenses avait été établi . Mais rien d'entièrement sa-
» tisfaisant , ne lui a été fourni sur ce point fondamental......
Quels objets d'économie demeurent donc vé-
» ritablement contestés , sur ceux qui ont été indiqués
» par votre commission? Les états-majors et les dépenses
» intérieures et ce sont précisément ceux sur lesquels
» les économies ont été réclamées avec le plus de force ,
» parce que ce sont ceux , relativement auxquels les
» économies n'auront que des avantages , sans inconvé-
- » niens .... »
M. le sous- secrétaire d'État avait avancé qu'il fallait
506 MERCURE DE FRANCE .
:
prendre pour base de comparaison des anciennes dépenses
, les états de 1787 , au lieu de ceux de 1790.
M. le rapporteur répond « Nous n'avons eu aucun
» moyen de vérifier les calculs qui nous ont été pré-
» sentés à ce sujet : supposons-les exacts . Mais pourquoi
>> prendre pour exemple 1787 ? 1787 a amené 1789 , et
» une grande et terrible révolution a été la suite du dé-
» sordre des finances , que nous ne voulons apparemment
pas prendre pour règle ... En 1790 , l'armée fut défini-
>> tivement fixée par le Roi à cent cinquante- deux mille
» hommes , dont vingt-neuf mille six cents de cavalerie ,
>> et la dépense totale de la guerre à 88 millions . Mais
>> remarquez que dans ces 88 millions , sont comprises les
>> récompenses militaires , que cette dépense est établie
» pour une armée de cent cinquante - deux mille hommes
» et de trente mille chevaux ; que tous les états-majors de
» l'armée , des places , du génie et de l'artillerie', ainsi
>> que quatre-vingts commissaires des guerres y sont por-
» tés pour 3,066,000 fr .; tandis que le budget de 1817
» présente les mêmes objets pour 18,066,000 fr . » Revenant
ensuite surles demi-soldes , l'orateur observe que jamais
la commission n'avait eu la pensée de toucher à cette
dette sacrée , mais qu'elle s'était proposé le but de mettre
un terme à l'accroissement arbitraire des faveurs , qui
sans une mesure législative efficace , pourraient être conférées
à des enfans , à des hommes peut- être étrangers à
l'armée, sans titres , sans droits et avec des grades avec lesquels
ils n'auraient jamais paru dans les rangs d'activité.
« Nous ne nuisons point à l'armée , a-t-il dit , en désirant
» pour elle une loi d'organisation qui constitue et assure
>> son existence , et l'avancement en faveur de ceux qui y
» ont droit . Nous ne nuisons pas à l'armée , lorsque , pour
>> l'économie et l'ordre dans les finances , nous deman-
>> dons que les officiers jeunes , valides , expérimentés ,
» qui seront jugés capables d'un loyal et bon service ,
» soient appelés dans les rangs , et ne reçoivent pas inu-
>> tilement un traitement de demi-activité , lorsque d'an-
» tres qui , aux termes des ordonnances du Roi , n'ont
» droit qu'à la retraite , obtiendraient et conserveraient
» des places ou des traitemens d'activité . Nous ne nuisons
» pas à l'armée , en manifestant le voeu que les honneurs
» qui lui sont si chers , que les grades qui ne sont pré→
MARS 1817 . 507
cieux que quand ils sont rares et renfermés dans de
» justes bornes , ne soient pas prodigués pour donner
>> lieu à des récompenses , à des traitemens plus consi-
» dérables . Nous ne nuisons pas à l'armée enfin , lorsque ,
» dans nos voeux d'économie , nous respectons toutes les
» lois qui peuvent améliorer son sort , toutes celles qui ,
>> apres d'honorables services , lui assurent d'honorables
>> retraites . »
L'extrait des discours des autres orateurs qui ont parlé
dans le même sens , me conduirait trop loin . Les deux
plus remarquables ont été prononcés par M. Jobez et
par M. Lafitte .
On doit à ce dernier , des observations très - judicieuses
, et l'expression de sentimens vraiment nationaux
.
M. Jobez a rétabli la question que les défenseurs du
ministre de la guerre avaient déplacée . « Ce n'est pas ,
» a-t-il dit , sur la distraction , pour un autre emploi , des
>>> fonds destinés à la demi-solde , que des doutes s'é-
» lèvent ; mais sur des admissions illégales à cette de-
>> mi-solde : c'est là le point qu'il faudrait ne pas élu-
» der. » Puis , animé par des interruptions pour le moins
irrégulières , il a rappelé que le ministre avait excédé de
56 millions le crédit qui lui avait été ouvert . A ces mots,
qui n'étaient cependant que l'énoncé d'un fait reconnu ,
des cris de rappel à l'ordre se sont élevés , et l'on a objecté
à M. Jobez le Champ- de - Mai. Il est difficile de
saisir le rapport qui existe entre le Champ- de -Mai , et
56 millions dépensés de trop . M. Dudon , commissaire
du Roi , a observé qu'un député ne devait pas manifester
des préventions contre un ministre , tant qu'il jouissait
de la confiance du Roi , phrase qui ne m'est pas claire ,
car il en résulterait que la Chambre ne pourrait exercer
sa censure que sur les ministres disgracies .
Le résultat de cette discussion prolongée , a été que
la diminution de 16 millions est réduite à huit . Encore
a-t-on alloué quatre millions de plus , à cause de la chèreté
des vivres et des fourrages ; de sorte que toute l'économie
obtenue sur cette dépense de 212 millions , se
trouve être de quatre .
Je passerai sous silence les débats qui ont eu lieu sur
les dépenses de la marine . Il suffira de dire que le rap508
MERCURE DE FRANCE .
porteur a prouvé qu'en 1787 , ce département ne coûtait
que 25 millions , et que la réduction , proposée par la
commission , a été adoptée , malgré la vive résistance et
l'espèce de protestation de la minorité de l'assemblée .
Telle a été la discussion sur les dépenses . Celle qui
s'est élevée sur les recettes ordinaires a été moins
animée. L'on a senti que , dans la crise actuelle , il
fallait conserver les recettes qui existent , sauf à les
améliorer par la suite ; seulement on a rejeté le doublement
des patentes , impôt qui a tous les inconvéniens
des impôts directs , sans en avoir les avantages . L'on
n'a adopté qu'avec répugnance des taxes sur les objets de
première nécessité , mouvement plus naturel peut-être
que réfléchi ; car les droits établis sur les consommations
génerales sont les plus productifs , et ceux dont la
classe laborieuse s'indemnise avec le plus de facilité
par une augmentation de salaires .
Les questions de l'emprunt , de la caisse d'amortissement
et de la vente des bois sont si vastes , que je
suis de nouveau forcé de les ajourner. Ce qui m'y détermine
avec moins de peine que je n'en aurais éprouvé ,
s'il s'était agi de toute autre loi de circonstance
c'est que ces trois questions ne sont pas uniquement du
ressort du budget de cette année . Ce sont des questions.
générales ; et les lumières dont on peut les entourer ,,
serviront dans tous les temps.
L'emprunt est un premier retour vers un système abjuré
et proscrit depuis vingt ans. Les principes qui ont
dirigé l'assemblée dans son adoption , et l'influence que
sa réussite aura sur nos finances , décideront , en grande
partie , de notre crédit à venir. Ce crédit , que la nécessité
nous contraint à créer , l'utilité nous engagera peutêtre
à le maintenir , lorsque la nécessité sera moins
urgente .
La caisse d'amortissement est un établissement durable
, qui doit nous servir à toutes les époques , et qui ,
plutôt rassurant qu'efficace dans les momens de crise
devient d'autant plus actif et plus salutaire que les besoins
sont moins imperieux , de sorte que ses avantages
sont bons à développer pour les époques futures .
La discussion sur la vente des bois nous a ramenés à
toutes les questions religieuses et politiques , agitées et
MARS 1817.
509
résolues dans les premières années de notre révolution .
Ce n'est donc pas non plus un intérêt instantané . Toutes
les propriétés acquises , toutes les transactions conclues
, toutes les fortunes accumulées ou consolidées
depuis trente ans , reposent sur les maximes qui ont
triomphé, et se seraient vues menacées par les maximes
contraires .
Je pense donc qu'il n'y a nul inconvénient à traiter
ces matières après l'adoption du budget , et je les réunirai
dans un quatrième et dernier article .
wwwwwww
B. DE CONSTANT.
wwww
ANNONCES ET NOTICES.
wwwww www.
-
Réflexions sur le projet d'emprunt ; par Casimir Ferier ,
banquier. Dernières Reflexions sur le projet d'emprunt
; par le même. Broch . in-8° . ne se vendant pas.
Dans la première de ces petites brochures , M. Casimir Perier se
prononce fortement contre un emprunt à l'étranger , et en faveur d'économies
qu'il ne fait pas monter à moins de 100 millions pour cette
année . Ses dernières réflexions offrent seulement quelques développemens
nouveaux des mêmes idées qu'il a cru devoir reproduire , accompagnées
de raisonnemens où il réfute un article inséré dans le Moniteur du 28
janvier dernier. En se récriant contre un emprunt à l'étranger , ce n'est
pas que M. Perier blâme , en général , le système des emprunts ; mais
il croit qu'en tout état de cause , une nation doit préférer ses propres
ressources ; que , dans notre situation actuelle , l'emprunt n'est qu'un
moyen donné aux étrangers de nous prêter chèrement notre propre argent
, et qu'il vaudrait mieux nous le prêter nous-mêmes. Son but est de
prouver la possibilité où l'on était d'offrir la préférence aux prêteurs nationaux
. Au sujet de l'économie de 100 millions qu'il croit possible sur les
dépenses de cette année , il entre dans des calculs approximatifs assez
curieux. On verra avec plaisir que ses vues économiques s'accordent en
plusieurs points avec celles de l'orateur qui s'est exprimé de la manière
la plus patriotique à ce sujet dans la chambre des députés . Les deux brochures
de M. Casimir Perier nous paraissent très- intéressantes .
Biographie moderne , ou Galerie historique , civile
militaire , politique , littéraire et judiciaire , contenant
les portraits politiques des Français de l'un et l'autre.
sexe morts ou vivans , qui se sont rendus plus ou moins
510 MERCURE DE FRANCE .
célèbres , depuis le commencement de la révolution
jusqu'à nos jours , par leurs talens , leurs emplois', leurs
malheurs , leur courage , leurs vertus ou leurs crimes .
- Deuxième édition , revue , corrigée et considérablement
augmentée , à laquelle on a ajouté un précis historique
de tous les événemens qui se sont succédés depuis
la convocation des notables , jusqu'au rétablissement de
S. M. Louis XVIII sur le trône de France . Trois vol .
in-8° . Prix : 20 fr . , et 25 fr . par la poste . A Paris ,
chez Alexis Eymery , lib. , 1ue Mazarine , nº 3o .
Les morts seuls appartiennent à l'histoire ; au gouvernement seul est
atu ibué le droit d'examiner la conduite des vivans ; à la loi seule, le droit
de la juger. S'il est permis à la critique de prononcer ses arrêts contre des
contemporains , c'est toujours contre leurs ouvrages , jamais contre leurs
personnes. Quiconque ose livrer au public les secrets de la vie privée
d'un de ses contemporains , commet une action blamable ; et combien il
est coupable , combien il est digne de mépris celui qui , par un odieux
calcul et pour assurer le succès d'une basse spéculations choisit le moment
où toutes les haines , toutes les passions , tous les souvenirs sont encore
en présence , où les moindres erreurs sont , de part et d'autre , jugées
avec une implacable partialité ! Pourquoi fournir des alimens à la malignite
, des armes à la calomnie , des listes aux proscriptions .... ? Telles
sont les réflexions que nous a inspirées le titre de l'ouvrage que nous anou
plutôt que nous dénonçons à l'indignation publique ; d'un
libelle qui n'aurait point dû être publié sous le règne du sage monarque
qui a tout pardonné , tout oublié . Nous n'avons fait que parcourir cet
ouvrage , dont l'exécution est heureusement au-dessous du médiocre ; l'ennui
neutralisera le poison . Nous nous proposons de nous livrer à un
examen plus étendu dans un de nos prochains numéros .
noncons ,
Des Juifs au dix- neuvième siècle ; par M. Bail , ancien
inspecteur aux revues et membre de la Légiond'Honneur
; deuxième édition . Chez Treutel et Wurtz ,
rue de Bourbon , nº . 17 , et chez les principaux libraires
de l'Europe .
Cette production , d'un excellent écrivain , d'un ami de la raison , de
l'humanité et des véritables sentimens religieux , a eu le plus grand succès,
et le doit autant au talent de l'auteur qu'aux circonstances, dans lesquelles il
publie son livre, puisque le sort politique des Israelites d'une partie de l'Allemagne
est sur le point de se décider . Quelques légères inexactitudes historiques
, sur des matières de théologie, ont été relevées avec autant d'esprit
que d'honnêteté et de talent, dans unopuscule publié sous la forme d'observations
, chez Setier , imprimeur du consistoire central des Israëlites , par
M. le chevalier de Colonia , grand-rabbin et président de ce consistoire ; ce
vénérable et savant docteur de la loi de Moïse a saisi cette occasion pour
exprimer à M. le chevalier Bail , sa reconnaissance et celle de ses coreligionnaires
, pour la noble philanthropie avec laquelle il vient de défendre
MARS 1817 .
511
leur cause . Nous avons aussi sous les yeux une exhortation à la bienfaisance
, que M. de Colonia a prononcée dans la cérémonie funèbre qui a eu
Lieu dans la grande synagogue de la rue Saint-Avoie , pour rendre hommage
à la mémoire de M. Abraham Furtado . Ce discours honore autant
son auteur, que l'effet qu'il a produit , et qui a été appliqué aux indigens de
toutes les classes , honore la bienfaisance éclairée de ceux qui professent
la religion dont M. Colonia est le digne ministre .
Manuel des Rois , ou des droits et des devoirs des
Souverains ; par M. Chas . Broch . in -8° . Prix : 2 fr .
Des Gouvernemens représentatif et mixte ; par le mème..
Broc . Prix : 1 fr. Chez Villet , libraire , rue de Grenelle
Saint- Germain , n° . 58.
Nous ne parlerons que du premier de ces opuscules ; car , à peu de
chose près , le second en est extrait mot à mot. Le pen de mérite de ce
pamphlet nous aurait fait garder le silence , si les étranges principes qu'il
renferme ne nous eussent forcés à le rompre. Nous avons peine à concevoir
la démence d'un homme qui ose prendre la plume pour faire l'apologie
du pouvoir absolu , à une époque où les princes les plus sages
mettent d'eux -mêmes des bornes à leur puissance , et dans un pays où les
plus grands ennemis de la liberté sont contraints à prendre le masque de
ses adorateurs , pour tâcher de s'environner de la faveur publique à laquelle
ils aspirent en vain . M. Chas, feignant d'ignorer que la stabilité des trônes
repose sur l'amour des peuples et la fidèle exécution des lois , veut que
les nations , dans la crainte et le silence , voyant leurs rois armés de
la force militaire , et environnés de la puissance souveraine , respectent
leur autorité . Quant à la Charte , il dit que c'est une concession
libre et volontaire , un don et un bienfait du monarque.... Le peuple
n'avait aucun droit de l'obtenir.... Tous les Français doivent obéir
à cette Charte.... Mais qui oserait contester au Roi le droit de ta
modifier, de la révoquer méme ? Il en a le droit incontestable .... Le
danger d'exercer un droit ne le détruit point. Nous le répétons , sons
le rapport littéraire , les pamphlets de M. Chas ne sont pas dignes de la
critique ; mais en voyant avancer de pareilles maximes , notre devoir nous
défend de nous taire . Au reste , nous n'y répondrons que par cette phrase
du discours d'un pair de France : « En nous donnant la Charte , en nous
» la faisant jurer , en la jurant lui-même , le Roi a créé une puissance
» qu'il a placée au- dessus de sa volonté. »
Lycée , ou Cours de littérature ancienne et moderne ;
par J.-F. Laharpe ; édition complète , en trois volumes
in-8° . , proposée par souscription . Le prix de la souscription
, jusqu'à la fin d'avril prochain , est de 8 fr .
chaque volume ; passé ce terme , on les paiera 10 fr. (On
ne paie rien d'avance . ) On souscrit chez Verdière
libraire , quai des Augustins , nº . 27 .
Le succès prodigieux de la nouvelle édition de Voltaire en douze
volumes in-8° . , publiée par Th . Désoer , a éveillé l'activité de tous les
libraires . Les éditions réduites deviennent à la mode. On en annouce de
toutes parts ; mais il est à craindre que l'on n'y appoite pas les mêmes soins
qu'à celle qui en a donné l'idéc . Les éditions de ce genre demandent ,
avant tout , un caractère d'une grosseur suffisante pour ne point fatiguer
512 MERCURE DE FRANCE .
la vue ; et nous devons avouer que le modèle , joint au Prospectus du
Cours de Littérature de La Harpe , ne nous a paru nullement satisfaisant
à cet égard . Nous nous permettons d'autant plus volontiers cette
observation critique , que le premier volume , ne devant paraître qu'à la
fin d'avril , et l'entreprise n'étant point encore commencée , il est facile de
porter remède à ce défaut . Il nous semble qu'il vaudrait mieux faire un'
volume de plus que d'imprimer avec un caractère aussi fin .
La Liberté de la presse et des journaux , sans restriction
, seule garantie de toutes les libertés ; par M. Cz
Des-Michels . Brochure in-8 ° . Chez Dentu et Delaunay ,
libraires au Palais-Royal , et chez Mongie aîné , boulevard
Poissonnière , n . 18.
La Journée du 12 mars à Bordeaux , ou le Retour
des Bourbons , poëme qui a concouru pour le prix décerné
par la Société philomatique de Bordeaux , dans
sa séance publique du 27 août 1816 , et qui a obtenu une
mention honorable . Chez Rosa , libraire , au cabinet
littéraire , grande cour du Palais-Royal , et rue Montesquieu
, n. 7.
L'unique moyen de rétablir les moeurs et de maintenir
la tranquillité publique . Un vol. in- 18. Prix : *
1 fr . 50 c. Au cabinet de lecture , vieille rue du Temple ,
n°. 6 , près celle Saint-Antoine .
Trois individus se sont réunis pour décider avec une assurance qui , trèsheureusement
, n'est pas fondée sur la vérité, que la dépravation menace,
de jour en jour, de devenir genérale en France . En supposant que le fait
fût positif, bien certainement le rabachage méthaphysique que nous annonçons
ne pourait y porter remède.
AVIS.
La réimpression des quatre premiers numéros du Mercure
étant sur le point d'être terminée , nous prévenons
ceux de nos abonnés à qui ils sont dus , qu'ils les recevront
dans le cours de cette semaine .
TABLE.
Poésie. 465 Variétés .
490
Enigme , Charade et Logogr. 467
Annales dramatiques . 495 Nouvelles littéraires. 469 Politique. 497
L'Ermite en province . 482 Notices et annonces . 509
IMPRIMERIE DE C. L. F. PANCKOUCKE.
MERCURE
STIMBRE
DE FRANCE.
SAMEDI 22 MARS 1817 .
wwwmmmmmmmmmmmmmmu
LITTERATURE.
POÉSIE.
L'APPARITION D'ADAMASTOR.
( Traduction du Camoëns. )
Loin des bords africains et sous des cieux nouveaux,
Une mer inconnue entraînait nos vaisseaux .
Le cri des matelots , défiant les tempêtes ,
Retentissait au loin : tout-à-coup sur nos tétes
Un nuage effrayant s'étendit ; la terreur
Décolore nos traits et glace notre coeur.
La mer au loin bouillonne et l'onde mugissante
Brise sur les rochers sa fureur impuissante .
Dieu !m'écriai-je alors ; Dieu qui nous vois trembler,
Quel terrible secret vas -tu nous dévoiler ?
A peine j'achevais , ô prodige incroyable !
Nous vimes tout-à-coup immense , épouvantable,
Un fantôme sortir du sein des va tes mers ,
Se déployer au loin , s'alonger dans les airs .
Ainsi Rhodes jadis étalait son colosse.
Dans chacun de ses traits , Dieu ! quel orgueil féroce !
Je vois , je vois encor ses cheveux hérissés.
Caves , étincelans , sur la flotte abaissés ,
Ses yeux lancent la flamme ; et d'horribles nuages
TOME 1 . 34
514
MERCURE DE FRANCE .
Enveloppent son front où grondent les orages.
Sa bouche avec effort s'ouvre ; nous frissonnons .
Arrachés de son sein en formidables sons 9
Ces mots semblent sortir des plus profonds abimes :
« Tremble , peuple orgueilleux et frémis de tes crimes;
>> Frémis en profanant mon empire sacré
» Des plus hardis vaisseaux si longtemps ignoré ;
» Frémis en soulevant , d'une main téméraire ,
» Le voile qui me cache au reste de la terre .
» O race sacrílége ! apprends de moi les maux ,
» Apprends les maux affreux que te gardent ces flots .
» Tous ceux qui désormais , dédaignant mes menaces
» Oseront parcourir la route que tu traces ,
» Me trouveront ici , terrible , armé contre eux
» Des plus noirs tourbillons , des vents les plus fougueux.
» Une flotte bientôt , victime de ma rage ,
» Réjouira mes yeux de son vaste naufrage .
» Un vainqueur de l'Indus et ses braves guerriers
» Doivent laisser ici leur vie et leurs lauriers .
>> Les plus affreux tourmens sur ce bord redoutable
» Attendent un héros et sa compagne aimable .
» Je verrai de leurs feux les gages adorés ,
» Nus , dépouillés , tremblans , par la faim dévorés
» Expirer sous leurs yeux , et leur mère éperdue ,
» Leur mère s'arrachant à cette horrible vue ,
» Gémissante , foulant de ses pieds délicats
>> Les sables embrasés de ces nouveaux climats ,
>> S'enfoncer dans les bois , de son époux suivie ,
» Et finir dans ses bras sa déplorable vie . »
Ainsi parlait le spectre ; et moi , l'interrompant ,
Quel es-tu ? m'écriai-je . Il s'approche , il répand
Sur ses traits courroucés un feu sombre et terrible ,
Pousse un bruyant soupir , et d'un ton plus horrible :
« D'un nouvel Océan tu vois le souverain ;
» Respecte Adamastor et connais son destin ;
» Je fus l'un des Titans ; dans leurs voeux téméraires
>> Insensé ! j'imitai mes déplorables frères.
» Par nos bras menaçans , l'un sur l'autre entassés ,
>> En vain contre le ciel les monts furent dressés .
» Je vis rouler ces monts ; sous leur pesante masse
» Des Titans foudroyés s'ensevelit l'audace.
MARS 1817.
515
Et moi-même en rocher transformé par les dieux ,
» Devenu ce grand cap , où des flots écumeux
» L'éternelle fureur à grand bruit se déchaîne ,
» Je sers ici de borne à la terre africaine . »
Il dit , et dans les flots tout-à-coup replongé
Nous offre un vaste mont par les flots outragé ,
Trois fois le feu du ciel en vient frapper la cime ,
Et des mugissemens s'élèvent de l'abime .
Pierre LECHARTREUX , âgé de dix- neuf ans.
ÉNIGME.
wwwmu
Avec respect soumis à mon pouvoir ,
Lecteur, de m'obéir tu te fais un devoir ;
Et bien souvent je t'impose silence
Sans éprouver aucune résistance.
Mes compagnons, en prose comme en vers ,
Pourront t'offrir plus d'un effet divers :
Si de l'un d'eux intervient la présence ,
Je perds alors moitié de ma puissance ,
Et mon secours bien loin de l'enrichir ,
Ne sert aussi qu'à l'affaiblir.
A chaque page on me voit dans Bocace,
Dans Gilbert , dans Boileau , dans le malin Horace ,
Restaut enfin de moi souvent parla ;
Hésites-un ? regarde , me voilà.
mmmmu
(Par M. J. L. R. )
CHARADE,
Sur le talon d'un vieux poète,
Quelqu'un vit hier mon premier
Qui d'une façon peu discrète ,
A tout passant découvrait mon dernier.
Pour t'indiqner , cher lecteur , mon entier ,
Dans une tendre rêverie ,
Se rapelant un âge trop vanté ,
Plus d'un amant a souhaité
De le garder , sur la verte prairie ,
Assis auprès de la beauté .
(Par M. J. O. Č .)
34.
516 MERCURE DE FRANCE
ummmmu
LOGOGRIPHE.
Dans ces temps éloignés où le Français encore ,
De sa splendeur à peine entrevoyait l'aurore ,
J'avais su dans l'Etat m'élever par degré ;
Des emplois , des faveurs disposant à mon gré ,
Je voyais jusqu'aux grands , courbés sous ma puissance,
M'apporter le tribut de leur reconnaissance.
Aujourd'hui retenu dans un juste devoir ,
Je n'ai plus dans mes mains qu'un modeste pouvoir.
Veux-tu de mes cinq pieds déranger la structure ?
Soit. Sans te mettre trop l'esprit à la torture ,
Tu vas d'abord trouver cette reine du ciel ,
Que l'on nous peint assise aux pieds de l'Eternel ;
Du liquide élément une vaste étendue ;
Le point qui du chasseur sert à fixer la vue ;
Et puis ce joli mois où l'heureux troubadour
Aime , dans ses chansons , à peindre son amour ;
Ensuite ce qu'on est dès que l'on a pris femme ;
Un poisson très-commun , une note en la gamme ;
Ce qui fait du Français un soldat , un héros ,
Enfin, un instrument utile aux{matelots .
(Par M. R. LABITTE.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est dnon ; celui de la charade ,
bonne -foi ; celui du logogriphe , Pauline.
MARS 1817. 517
ww
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Notice sur M. Ginguené et sur ses Ouvrages ;
traduite d'un journal allemand.
Un homme de lettres distingué , dans quelque langue
qu'il ait écrit , appartient à l'Europe littéraire , soit
lorsque ses ouvrages ont embrassé la littérature de plusieurs
nations et de plusieurs langues , soit lorsque ses
écrits , fondés sur des principes universels , c'est- à -dire
sur ceux de la nature , sont propres à plaire partout
également , à être partout également utiles : c'est à ces.
deux titres qu'une notice sur la personne de M. Ginguené
, et sur ses ouvrages , convient aux journaux de
P'Allemagne , comme à ceux de la France et de l'Italie ..
Pierre -Louis Ginguené naquit dans la Bretagne , nom
célèbre dans l'ancienne division de la France par provinces
, et dans une de ces familles dont la noblesse ,
éclipsée par des malheurs , conservait toujours ses titres ,
et pouvait toujours , au retour de la fortune , reprendre
ses priviléges et son éclat. Mais , dans la maison de
M. Ginguené , on songeait peu aux généalogies , et on
aurait été impatient de s'honorer par le sacrifice volontaire
des priviléges . Son père , qui aimait et cultivait
assez les talens pour prévoir de loin ceux de son fils ,
lui chercha et lui donna les meilleurs maîtres dans
presque tous les genres. Le latin et l'italien lui devinrent
de bonne heure très -familiers , et il pénétra assez dans
Le grec et dans l'anglais pour lire dans leur langue Ho518
MERCURE DE FRANCE.
mère et Milton. Très - heureusement organisé pour les
beaux - arts , la peinture fut un de ses goûts les plus vifs
dès qu'il put voir des tableaux ; les vers et la musique
devinrent pour lui des passions dès qu'il put en entendre .
Au sortir du berceau , j'ai bégayé des vers
a dit Voltaire M. Ginguené aurait pu aussi le dire.
Il eut , à Rennes , presque enfant encore , une de ces
réputations naissantes qui envoient toujours un jeune
homme à Paris .
M. Ginguené arriva dans cette capitale des arts et des
talens vers les deux tiers , à peu près , du dernier siècle ;
et , par un contraste assez singulier , cette époque , où
la direction générale imprimée aux esprits par une philosophie
très - claire ou par une philosophie éloquente ,
les portait tous vers les grands tableaux de la nature
et vers les grands intérêts de la société ; cette même
époque était celle où une foule de poëtes , qui avaient
obtenu , au lieu de la gloire , la vogue , ne chantaient
pas leurs amours , mais célébraient leurs bonnes fortunes
, et s'en moquaient même quelquefois . Ils se nommaient
entre eux de jeunes hôtes des bocages , et ils ne
vivaient que dans des salons et des boudoirs . Rien
n'était inspiré dans leurs vers , qui se ressemblaient
tous ; c'était , tout au plus , le chant appris des volières .
A ce moment parut , dans l'Almanach des Muses , je
crois , une petite pièce de vers , qui en avait pourtant plus
de cent , sous le titre de Confession de Zulmé. Ce nom
de Zulmé et ce titre de Confession étaient tout - à-fait
dans le genre des vers à la mode . Ce qui n'en était pas
du tout , c'était le goût et les vers : on pouvait les croire
de Tibulle , quand il ne gémit pas , ou de Properce , quand
il n'est pas en colère contre Cynthie . La différence était
MARS 1817. 519
Sensible entre le ton du jour et le ton de cette bagatelle
heureuse , et tout le monde la sentit :
Car la nature est vraie , et d'abord on la sent.
Ce qu'il y eut de plus remarquable , c'est que ceux
mêmes dont les vers ressemblaient le moins à ceux de
la Confession de Zulmé , leur donnèrent l'applaudissement
le moins équivoque , en cherchant à se les approprier.
Elle courut d'abord anonyme , et ne manqua pas
long-temps de nom d'auteur. M. Pezai lui donna le
sien à Paris ; M. Bordes , à Lyon ; d'autres encore ailleurs :
elle était de M. Ginguené, à qui personne ne put la
disputer long - temps , et dont une courte dispute ne
gâta pas du tout le succès.
Un autre , après cette apparition et cette petite querelle
brillante , aurait pu aspirer avec trop de hâte , et
peut -être étourdiment à des triomphes plus difficiles .
M. Ginguené songea plus à s'assurer les succès qu'à les
multiplier. Au lieu de faire des vers , il refit des études ;
il en fit de fortes , et telles que les grands ouvrages et
les grands talens en ont besoin . Il s'enfonça dans les
profondeurs de nos grammaires générales et de nos grammaires
particulières , et en même temps il pénétra dans
tous les secrets , dans toutes les causes , pour ainsi dire , et
dans tous les effets de cette langue poétique de Malherbe
qui , au jugement bien connu de Boileau , fut la création
de l'art des vers en France . Malherbe lui -même
avait été grammairien de métier en même temps que
poëte. M. Ginguené était tenté de le mettre , comme artisan
de vers , et comme chantre des grands faits et des
grands hommes , au - dessus de Jean -Baptiste Rousseau.
On retrouvera dans ses articles de critiques littéraires ,
ou on trouvera dans ses manuscrits inédits , cette espèce
de paradoxe qu'il est utile d'établir et de soutenir jus520
MERCURE DE FRANCE .
1
qu'à ce qu'il devienne bien clair que c'est un paradoxe :
il fera relire celui qui vint enfin , et qui a presque l'air
de n'être plus parmi nous , tant on le lit peu , tant on le
sait peu, au moins. M. Ginguené aimait à faire reparaître,
avec les graces de leur jeunesse , les beautes vieillies ou
délaissées de nos anciens écrivains en vers et en prose ;
il a rendu ce service à Rabelais comme à Malherbe , ou
plutôt il l'a rendu a nos plaisirs et à notre instruction.
:
Pour se livrer tout entier aux études du goût et aux
inspirations du talent , il faudrait avoir reçu en naissant
tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie , et même
un peu an-dela ; et ils ont toujours été bien rares ces
mortels heureux sur lesquels se sont réunies les faveurs
du génie et celles de la fortune. M. Ginguené , pauvre
comme gentilhomme , l'é : ait même comme homme de
lettres cependant , il ne voulait pas déposer sa plume
comme ses pères avaient suspendu leur épée . Il la partagea,
pour quelque temps au moins , entre ses travaux
littéraires et les travaux bien différens d'un bureau au
contrôle général . Quoique la place fût très au- dessous
de lui , il n'y était pas du tout impropre. Il s'en rapprochait
, d'abord , par son respect pour les plus petites
choses , lorsqu'elles étaient des devoirs ; ensuite, par une
facilité assez grande pour développer et pour réduire
des calculs assez difficiles en formules élégantes ; enfin ,
par une écriture élégante aussi , même alors qu'elle de
venait rapide , et qui ressemblait aux caractères de
Baskerville , ou à l'écriture de Jean- Jacques . Utile à la
place , la place ne lui fut pas non plus sans beaucoup
d'utilité ; non qu'elle fit quelque chose pour sa fortune
et pour son indépendance future ; mais , dans cette
presse de tant d'affaires et de tant de passions , de tant
de vanité et de tant de cupidité , il connut le monde et
les hommes , ceux qui mènent et ceux qui sont menés ;
MARS 1817.
521
il s'enrichit d'observations ; et c'est beaucoup pour la
fortune d'un homme de lettres.
Bientôt éclatèrent ces querelles des Gluckistes et des
Piccinistes , dans lesquelles , avec son amour et son
talent pour la musique , il était impossible qu'il restât
indifférent , et il était bien difficile qu'il ne prît pas un
parti . Il en prit un ; il y figura avec ardeur . Et comment
ne l'aurait- il pas cru le meilleur ? Il ne prenait pas
seulement les couleurs de Piccini , mais celles de toute
l'Italie , celles de cette musique qui , sur nos théâtres ,
même des bouffons , avait triomphé avec si peu de
peine , il y avait vingt ans , de cette harmonie si savante
de Rameau , soutenue de toutes les puissances de notre
grand opéra , et de tout notre orgueil français pour les
plaisirs qui nous fatiguent comme pour ceux qui nous
enchantent. Je dois ajouter qu'excepté dans la poésie, où
il n'y avait jamais rien de trop fort pour le goût de
M. Ginguené , lorsque ce qui étonnait le plus dans le
premier moment pouvait être justifié dans le second ;
dans tous les beaux-arts , ce qui lui donnait des émotions
douces et tendres était plus en harmonie avec son organisation
et son âme , que ce qui agite , ébranle et tourmente
notre sensibilité avant de nous soulager et de
nous consoler par les larmes.
En s'engageant dans la querelle , il devint l'ami intime
de Piccini , et dès- lors , avec son dévouement pour
toutes les amitiés , avec son caractère , non aleier , mais entier
, tout rapprochement , toute concession , tout projet
de paix par voie de conciliation , était improposable : il
fallait vaincre ou mourir . Au dénoûment de la querelle ,
toutefois , il ne fallut ni l'un l'autre ; il en est ainsi
de beaucoup d'autres querelles .
Ce qui autorisait M. Ginguené à concevoir dans cette
affaire plus d'une présomption , et à les croire toutes
522 MERCURE DE FRANCE.
cette guerre ,
fondées , c'est que , sans du tout se flatter , il dut sentir
assez vîte qu'entre les écrivains de son parti qui faisaient
il était celui en qui s'appuyaient le plus
d'espérances , en qui résida : ent le plus de forces .
Marmontel , Laharpe , le marquis de Chatellux , tous
écrivains savans et gens d'esprit , étaient tous également
inhabiles et à déchiffrer un menuet sur le papier , et à le
chanter, de mémoire, d'une voix juste . Science et oreille ,
tout leur manquait également . Dans le parti opposé , au
contraire , tout roulait , à - peu -près , sur l'abbé Arnaud ,
et sur M. Suard; le premier, érudit dans tous les rhytmes
et des mots , et des sons , et de leurs mesures ; le second,
plein de logique et de grâces dans tout ce qu'il pensait ,
et dans tout ce qu'il écrivait ; tous les deux capables de
lire toutes les musiques à livre ouvert au hasard , et capables
encore , sinon de les chanter , au moins d'en indiquer
le chant avec expression .
Après les lettres de l'anonyme de Vaugirard (M. Suard) ,
toutes les ressources du parti de M. Ginguené étaient en
lui. Et de combien de manières il pouvait le servir ! en
discutant avec profondeur les principes les plus savans
de l'art ; en réveillant , avec les expressions de la poésie,
tous les effets du chant italien sur l'oreille et sur l'âme ;
en composant des drames lyriques où le poëte aurait deviné
tous les besoins du musicien , aurait provoqué
toutes ses créations ; en aiguisant , au besoin , de bonnes
épigrammes , genre d'arme qui se mêle toujours aux discussions
, pour achever une victoire , ou pour dissimuler
une défaite .
M. Ginguené eut bientôt écrit , imprimé , publié une
brochure. On l'éleva aux nues dans son parti : je ne sais
où on le mit dans l'autre .
Mais , dans les arts qui parlent aux sens , à l'imagination
et à l'àme , le public ne se trompe guère en
MARS 1817 .
525
s'en rapportant plus au plaisir qu'on lui donne qu'à des
théories qui le touchent moins, et le public partagea son
admiration entre le seul Gluck et toute l'Italie , sans vouloir
et sans pouvoir déterminer à qui il donnait plus
dans ce partage."
En sortant d'une querelle , M. Ginguené entra dans
un concours de l'Académie française . Ces concours avaient
eu presque toujours plus d'éclat dans l'éloquence que
dans la poésie ; et , dans les derniers surtout , les vers
avaient paru toujours avec moins de couleur , moins d'images
, moins d'harmonie et moins de mouvement .
Depuis 1785 jusqu'en 1787 , le concours de poésie
resta ouvert au prix extraordinaire proposé et enrichi par
S. A. R. le comte d'Artois , pour célébrer les vertus
et la mort de ce jeune Léopold de Brunswick , qui se
noya dans l'Oder débordé, en voulant sauver des malheureux
près de s'y noyer. Cette mort si touchante d'un
jeune héros de l'humanité , cette union des peuples et
des princes , de la France et de la Germanie , dans le
même amour et dans les mêmes larmes , pour les mêmes
vertus , inspira à M. Ginguené un poëme de trois cents
vers , qu'il envoya deux fois de suite au concours de l'Académie
; et , la seconde fois , ce n'était pas le même
poëme corrigé , c'était un nouveau poëme .
L'Académie donna beaucoup d'éloges aux vers de
M. Ginguené , et le prix à une prétendue ode de M. Terrasse,
nom tout - à-fait inconnu avant dans la littérature ,
et également inconnu depuis.
Ce qui put justifier ou excuser l'Académie , c'est que
dans l'ouvrage de M. Ginguené , il y avait peut-être trop
de fictions , un art trop savant des vers , trop de poésie ,
pour un sujet où le plus simple récit aurait suffi pour
exciter l'admiration et pour faire couler les larmes .
524
MERCURE
DE FRANCE
.
Dans ce poëme , cependant , dont le ton général est
celui de l'épopée , les vers en termes magnifiques sont
très-souvent entrecoupés d'une foule de ces vers d'une
simplicité touchante , qui sortent comme d'eux- mêmes
du coeur. L'élévation et la grandeur épique n'y ont point
exclu le pathétique . Plusieurs membres de l'Académie
même , et des plus illustres , s'empressèrent à offrir des
consolations à M. Ginguené , qui ne parut pas en avoir
du tout besoin après avoir lu l'ode de M. Terrasse . Quelqu'un
lui écrivait : Dans l'empire des lettres , comme
dans d'autres empires , la couronne et la gloire ne sont
pas toujours sur la méme téte.
Des événemens d'un tout autre genre et d'un autre
ordre en amenèrent un , en 1791 , qui n'en avait jamais
eu de semblable dans l'histoire des lettres . L'Assemblée
constituante décerna , au nom de la nation , une statue à
l'auteur d'Emile , et accorda une pension à sa veuve.
Par une coïncidence singulière , venaient aussi de paraître
naguère , les derniers livres des Confessions de Rousseau ,
ceux où il révèle les plus grandes fautes de sa vie. Au premier
coup-d'oeil , il paraissait impossible de défendre
Jean-Jacques , chargé par lui-même de quelques actions.
difficiles à justifier.
C'est cette mission que se donna pourtant à luimême
M. Ginguené , et que , sans rien atténuer , sans
rien exagérer , il remplit , dans quatre Lettres sur les
Confessions , avec une modération d'esprit et avec une
force de talent qui obtinrent plus d'un suffrage à sa causeet
à lui-même, parmi des ennemis qu'on aurait cru irréconciliables.
La conscience de M. Ginguené n'est jamais plus indulgente
à Jean -Jacques que sa propre conscience ; elle
lui est même quelquefois plus sévère : comme la justice ,
MARS 1817 .
525

il tient les balances ; il pèse , il évalue : ses Lettres , ainsi
que les Confessions elles -mêmes , sont un exercice continuel
de cet art de fouiller dans nos consciences , qui n'ont
guère moins de secrets pour nous -mêmes que pour les
autres ; de déplier un à un les plis et replis de nos passions
et de nos actions ; art si peu cultivé , et si nécessaire
aux talens , aux vertus , au bonheur.
Le style de l'ouvrage , car cette brochure en est un ,
et très -important sous plus d'un rapport ; son style prend
tous les tons , suivant que le sujet change lui -même d'aspect
et de caractère dans les époques si différentes de la
vie et du caractère de Rousseau : c'est tantôt , et même
presque toujours , cette prose familière de Voltaire , qui
démêle si heureusement les nuances les plus fines et les
plus légères des passions , des actions et des idées ; tantôt
ce sont les formes les plus austères de la logique la
plus rigoureuse ; tantôt , comme dans la troisième lettre ,
les vues de l'esprit , en s'élevant , et les mouvemens de
l'âme , en se passionnant , reproduisent tout ce qu'il y a
de grandeur simple , de naïveté charmante , de puissance
de persuasion dans les Lettres de Jean -Jacques à D'Alembert
, ct à l'archevêque de Paris . L'éloge est
grand ; il est mérité .
Ces Lettres de M. Ginguené qui expliquent si bien
tout ce qui a concouru à former les talens d'un écrivain
si souvent sublime , sont beaucoup dans le genre de la
critique littéraire , considérée en grand ; elles seront sans
doute réunies , dans le recueil des oeuvres de M. Ginguené
, aux articles qu'il a imprimés , en grand nombre ,
dans des journaux dont ils faisaient le succès et la fortune :
il n'y en a pas qui puissent fournir des parallèles plus instructifs
et plus agréables avec ces articles du Mercure ,
dont M. de Laharpe a composé tout le cinquième et tout
}
526 MERCURE DE FRANCE .
1
le sixième volume de ses ouvrages , et que beaucoup de
bons esprits préfèrent aux autres écrits du même auteur.
Les articles de M. de Laharpe out fait beaucoup de bruit
dans un temps où il n'y avait guère que des bruits littéraires
; une foule de ceux de M. Ginguené en ont fait
beaucoup aussi au milieu du fracas des événemens et des
tempêtes politiques . Au moment où de pareils articles
paraissent , on n'y voit qu'un jugement sur les ouvrages
des autres ; quand ils sont recueillis et réunis , ils paraissent
eux-mêmes des ouvrages qui peuvent mériter qu'on
les compte parmi les richesses littéraires d'une nation .
Mais les connaissances de M. Ginguené s'étaient trop
étendues , sa facilité d'écrire avec correction et avec élé- ·
gance était devenue trop grande , sa pensée , sans cesse
en activité , en avait acquis une trop inépuisable , pour
qu'il ne se sentît pas pressé du besoin de porter tant de
facultés réunies sur un sujet assez vaste pour les exiger
toutes , pour leur donner même plus de variété et plus de
grandeur. M. Ginguené conçut , sans en être effrayé , le
projet et le plan d'une histoire de la littérature italienne ,
en la prenant au sortir de la barbarie , et en la suivant,
dans la division de tous les genres , jusques à la fin du
dix- huitième siècle. Le travail immense qu'il avait entrepris
, il le poursuivit sans relâche , en apparence sans fatigue
, toujours avec succès et avec joie , jusqu'à la fin de
sa vie , où il touchait à la fin de l'ouvrage. L'ouvrage
devait avoir neuf volumes ; sept sont publiés ; le huitième
est prêt à être imprimé ; le neuvième s'avançait au
milieu de tous les matériaux rassemblés et ordonnés.
asa Ce qui distingue éminemment cette histoire , ce qui en
fait un livre classique pour la France et pour l'Italie ,
naissance même , c'est qu'on y trouvé , d'un bout à l'autre,
la réunion du goût de la France et du génie de l'Italie,
MARS 1817.
527
au juste degré où ils doivent se réunir pour que l'un de
vienne plus hardi , et l'autre plus sain et plus pur.
Boileau disait :
laissons à l'Italie
De tous ces faux brillans l'éclatante folie.
M. Ginguené n'en prend rien , veut leur ôter ce qui est
fou et faux , et ne croit pas très -dangereux pour nous
d'acquérir quelque chose de l'éclat et du brillant de ces
conceptions si originales et si aimables alors même
qu'elles ressemblent trop peu aux modèles parfaits de
la Grèce et de l'antique Rome.
Boileau ne voulut point faire son procès au Tasse ,
quoiqu'il en eût bien envie. M. Ginguené fait leur procès
au Tasse , à l'Arioste , au Dante , à tous ; il le leur fait
perdre et gagner tour à tour ; et , soit qu'ils le gagnent ,
soit qu'ils le perdent , tout est profit pour la France et
pour l'Italie . C'est un yrai monument littéraire pour les
deux nations jamais il ne s'est fait des échanges si
riches entre les génies de deux peuples .
:
Tandis qu'il entretenait , dans son vol , commerce
avec ces dieux de l'Italie , M. Ginguené en reçut plus
d'une inspiration dont la littérature française était
l'unique objet. C'est en Italie qu'il trouva les sujets de
ses cinquante ou soixante fables , à deux près . Les sujets
sont bien de PIGNOTTI , de BERTOLO , de Rossi , de Ro-
BERTI ; mais les fables , dans l'Italie même , seront toujours
, désormais , celles de M. Ginguené ; c'est lui qui
les a faites , car c'est lui qui les a rendues , par ses vers ,
poétiques , dramatiques , charmantes . Je ne compare pas
création à création , parce qu'il n'est permis de rien comparer
à La Fontaine ; mais La Fontaine lui même n'est
pas autrement l'auteur de ses fables. Rien ne serait à
lui , s'il n'avait pas tout embelli ou tout enchanté ; il en
528 MERCURE DE FRANCE .
a pris les sujets aux modernes , aux Grecs , aux Romains,
aux Indiens , à toute la terre et à tous les siècles ; rien ne lui
appartient que son génie . Ce fut dans ces mêmes jours ,
où il s'était fait , en quelque sorte , à moitié italien ,
que M. Ginguené se détermina , non pas à refaire , mais
à imprimer deux chants d'une imitation de l'énorme
Adonis du Marini , travail presque achevé , dans sa jeunesse
, en cinq chants , dont il en avait perdu trois . Dans
les deux chants conservés , c'est bien encore le Marini ,
mais tellement purgé de ses innombrables et insupportables
défauts , tellement réduit aux grâces de son
esprit et de son imagination , qu'on le croirait d'un goût
irréprochable : ce fut alors que M. Ginguené travailla
avec plus de soin , et pourtant avec plus de bonheur ,
la
traduction en vers des Noces de Thétis et de Pélée
si difficiles à traduire , même en prose , et que , dans
notre langue poétique , si difficile à manier , il conserva ,
au poëme de Catulle , ces belles formes de l'épopée antique
, ces mouvemens si passionnés de l'amour , qui
ont été imités par Virgile ; ce fut enfin à cette même
époque où le succès bien décidé de son grand ouvrage en
avait fait comme l'historiographe de la littérature italienne
, que M. Ginguené composa et imprima ce grand
nombre de très -bons vers français , faits pour étonner
beaucoup dans un écrivain qu'on n'eût connu que comme
prosateur, si on avait pu oublier la Confession de Zulmé
et le poëme de Léopold.
Ces jours , si heureux pour son talent , le furent aussi
pour lui-même , et ne cessèrent pas de l'être entièrement
dans l'année même où il avançait plus vers la fin
de sa vie que vers la fin de son ouvrage . Il est vrai que
son bonheur était composé d'élémens qui ne pouvaient
guère ni lui manquer , ni se séparer les uns des autres .
Les premiers de tous , et ceux qui étaient toujours le
MARS 1817.
529
plus près de son coeur et de tous les goûts de son esprit ,
c'était sa femme , née dans la même famille , comme
pour être plus sûrement destinée à embellir sa vie et à
adoucir sa mort ; c'était un jeune enfant anglais , dont EINE
il avait été nommé tuteur , et dont , sans d'autre adoption
que la tendresse , il devint le père en même temps
que madame Ginguené en devenait la mère : c'était une
petite maison de campagne , dans la vallée de Montmorency,
adossée à la forêt , non loin des lieux qui avaient
servi aux promenades solitaires , aux rêveries et aux
compositions de l'écrivain dont les écrits parlaient le
plus à sa raison et à son âme ( hoc erat in votis ) ;
c'étaient les séances de sa classe dans l'institut où il ne
manquait jamais de se rendre pour voir des collègues
qui lui étaient chers , dont il était aimé , et pour se mêler
à des travaux dans lesquels il tenait souvent la plume
de son académie ; c'étaient ces sociétés de Paris , ces
réunions d'hommes éclairés , de femmes de goût et de
talens , qui avaient pour lui autant de charmes , dans
l'hiver , que la vallée de Montmorency , sa forêt , ses
collines et ses eaux dans les belles saisons ; c'était enfin
dans son cabinet même et dans le salon de sa femme , un
concours jamais tumultueux et toujours nombreux , à
jour fixe, des membres les plus distingués des quatre académies
, de jeunes talens pour lesquels elles devaient s'ou- .
vrir bientôt , d'étrangers qui honoraient assez ou l'Helvétie
, ou l'Italie , ou l'Allemagne , pour être comme
naturalisés dans la littérature de la France et dans la philosophie
de l'Europe. Ce n'étaient pas là seulement pour
M. Ginguené des consolations de la vie , c'étaient des
délices qu'il aurait voulu prolonger au- delà de tous les
âges et de tous les temps ; c'est au milieu de tout cela
qu'on l'a vu
Penser, sentir , aimer au bord du monument ,
Et jouir de la vie à son dernier moment.
35
530 MERCURE DE FRANCE .
Correspondance sur les romans avec une amie de
province.
Je suis bien fière , mon amie , que vous ayez adopté
mon opinion sur les divers ouvrages dont je vous ai parlé
dans ma première lettre : le suffrage des personnes qu'on
aime est certainement le seul qui touche le coeur , et celui
qui flatte le plus l'amour- propre.
Quand on voit l'immense quantité de brochures politiques
, de discours , d'opinions , de projets de tous les
genres qui couvrent chaque jour les étalages de nos libraires
, on est surpris qu'il reste assez de papier en
France et assez de bras pour fournir à l'impression des
romans nouveaux ; certaines personnes s'étonnent même
qu'il se trouve quelqu'un pour les lire ; pour moi je m'étonne
ou plutôt je m'afflige d'autre chose : c'est que, entre
ces deux extrêmes, il ne se fasse rien, absolument rien de
remarquable ; les années s'écoulent , et la littérature
languit étouffée , pour ainsi dire , sous la politicomanie.
Les femmes ne sont pas exemptes de la contagion ; que
dis-je ? elles la propagent , et vous trouvez sur la toilette
de nos merveilleuses , le budget de l'année plutôt que
le
roman du jour.
J'ai toujours eu l'habitude de lire seulement les choses
qui sont à ma portée , et je vous avoue franchement que
je laisse de côté tous ces ouvrages , excellens peut -être ,
où sont traitées les hautes questions de la politique, et sur
lesquels j'entends journellement déraisonner toutes les
femmes et bon nombre d'hommes qui se croient raisonnables
. Je trouve dans ma bibliothèque de quoi m'occuper
d'une manière aussi utile qu'agréable ; La Fontaine
Boileau , Racine et Corneille , La Bruyère , me tiennent
MARS 1817
531
fidèle compagnie ; vous pensez bien que je n'en exclus
ni Rousseau , ni surtout Voltaire , malgré les anathêmes
qu'on s'avise , un peu tard , de lancer contre eux. Je lis
avec plaisir les ouvrages de ceux qui essaient de marcher
sur les traces de ces grands hommes, et je leur sais gré, du
moins , des efforts qu'ils font pour imiter de si parfaits
modèles . Je vous parlerais de quelques- uns de ces essais ,
s'il appartenait aux femmes de juger en dernier ressort ,
les ouvrages d'une certaine classe ; mais je veux me renfermer
dans les attributions qu'on semble nous abandonner
exclusivement . Tous les romans nouveaux et nationaux
, à de rares exceptions près , sont composés par des
femmes ; puisqu'on nous laisse le soin de les faire , on
doit nous permettre de les juger , et sur cela nous pourrons
parler sans aigreur et sans passion . D'ailleurs vous
voulez connaître , au moins de nom , les nouveautés de ce
genre, et c'est un motif déterminant pour moi , de me
livrer à une lecture trop rarement agréable .
Il nous faut du nouveau , n'en fût-il plus au monde.
Malheureusement c'est ce qu'on ne trouve pas dans les
romans nouveaux , surtout dans ceux de nos trop féconds
voisins d'outre-mer et d'outre- Rhin : ce sont les mêmes
aventures , les mêmes personnages , les mêmes descriptions
, je dirai presque les mêmes discours ; quelle insupportable
monotonie ! .... Je vous vois rire d'ici de mon
exclamation , et demander la cause de cette boutade,
La voici : figurez-vous un ouvrage qui a pour titre les
Trois Romans ou Contes d'Aujourd'hui ( 1 ) : vous vous
(1 ) Composés de l'Héritière de Riverdsdale , des Soeurs et de Julienne
; traduits de l'anglais de MM . Isaaks , par le traducteur de l'Orpheline
du Presbytère . Quatre vol . in - 12 . Prix : 9 fr . et 11 fr. par
postc. Chez H. Nicole, à la librairie stéréotype , rue de Seine , n. 12 .
la

35 .
552 MERCURE DE FRANCE .
attendriez sans doute à trouver trois nouvelles d'un genre
absolument différent , la peinture de trois caractères intéressans
, des détails de moeurs appartenans à l'époque
actuelle ; eh bien ! point du tout : ces prétendus contes
d'aujourd'hui , sont des contes renouvelés , non des
Grecs , mais de tous les romans, anglais qui ont paru depuis
cinquante ans ; les principaux personnages se ressemblent
par leurs qualités , leurs défauts , leurs inconséquences
, et leurs aventures se ressemblent encore plus
que leurs personnes ; en un mot ces Trois Romans paraissent
jetés dans le même moule. Quelle malheureuse
idée de l'auteur de les avoir réunis dans un seul recueil !
s'il les avait publiés séparément et à quelque temps
d'intervalle , on eût été moins choqué de la monotonie et
de l'invention mesquine de ses nouvelles . Vous vous doùtez
bien qu'elles m'ont peu intéressée, cependant je dois
rendre justice au traducteur qui parvient à les faire lire
jusqu'au bout et non sans quelque agrément . Son style
est naturel , facile et simple ; j'insisterai sur cette derpière
qualité dont il faut savoir un gré infini aux traducteurs
des romans anglais qui tous , depuis quelques années,
sont écrits avec une emphase , une prétention , qui paraîtraient
bien ridicules dans notre langue ennemie de
toute affetterie .
Il n'en était pas ainsi jadis des romans d'Auguste Lafontaine,
lorsqu'il se bornait à offrir les scènes si familières
de la vie : alors il savait peindre avec charme des événe◄
mens si vraisemblables, si simples,qu'on prenait malgré soi
un intérêt vraiment personnel à ses aimables compositions
. Malheureusement son talent semble s'être épuisé
dans ses premiers ouvrages , et sa fécondité nuit beaucoup
à sa réputation : il est impossible par exemple de retrouver
l'auteur des tableaux de famille dans le Presbytère
MARS 1817.
533
u bord de la mer ( 1 ) qu'un traducteur inconnu vient
de donner au public . C'est un imbroglio dont l'amateur de
romans le plus déterminé peut soutenir à peine la lecture,
et qu'il serait bien difficile d'analyser . Douze ou quinze
intérêts différens se croisent , se choquent et se nuisent
mutuellement. A peine avez- vous fait connaissance avec
un personnage , qu'il faut vous occuper d'un autre :
avant la fin du premier volume , vous êtes obligé de
vous mettre au moins une douzaine de noms dans la mémoire
. Vous commencez alors à respirer , et vous vous
attendez à voir le développement de leurs aventures dans
les volumes suivans ; pas du tout, maintenant il faut
suivre dans ses voyages un certain M. Frédéric , que le
pasteur trouve dans un petit berceau d'osier sur un bane
de sable , et qu'il a éle vé comme son fils .
Le lecteur , disposé à s'attacher au héros du roman ,
se félicite enfin de l'avoir trouvé ; mais un ami de Frédéric
, poursuivant dans l'univers entier le séducteur de
sa soeur , l'histoire de ce séducteur , les amours du frère
vengeur , la passion de la belle Olympe pour Frédéric ,
les aventures de la mère de Frédéric qu'on finit par
retrouver , d'autres incidens amenés sans préparation ,
ne vous permettent pas de fixer votre intérêt , et vous
vous trouvez absolument comme un individu froissé
dans la foule , qui n'entend qu'un bourdonnement général
, et ne distingue aucun discours suivi .
Le caractère d'Isabelle , soeur de la tendre Olympe ,
serait assez piquant s'il était vraisemblable ; mais peut-on
se figurer qu'une jeune personne de quatorze ans soit
assez habile pour déconcerter l'intrigue la plus compliquée
, pour démasquer des fourbes exercés , et qu'elle
(1) Quatre vol . in- 12 . Prix : 9 fr. , et 11 fr. par
Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , n . 23 .
la poste. Chez Arthu
554
MERCURE DE FRANCE.
ait assez de courage pour oser , seule avec sa nourrice ,
courir les champs au milieu de la nuit ? Si les demoiselles
allemandes ont un goût si précoce pour les aventures
, faut- il les en féliciter ? Ce qu'il y a de bien
certain , c'est que nous n'engagerons point nos jeunes
Françaises à les imiter .
par
La fable de ce roman est aussi invraisemblable que
mal composée ; et ces défauts ne sont rachetés ni
l'intérêt ni par le charme des détails . Le traducteur a
gardé l'anonyme ; c'est par modestie , sans doute . S'il a
eu le tort de traduire un mauvais roman , c'est à lui
seul qu'appartient le mérite de le faire lire .
Quant au Château du Mystère , ou Adolphe et
Eugénie , publié par M. Brissot de Warville ( 1 ) ,
l'éditeur nous apprend qu'aux environs de Pise , on
lui apporta une valise trouvée sur la grande route , et
que cette valise contenait le roman qu'il publie aujourd'hui
. Il avoue que le style pourrait être plus soigné ,
et qu'on aurait dû faire des changemens au plan. Hé ,
M. l'éditeur , dans ce cas- là , que ne laissiez - vous la
valise sur la route de Pise ? Nous aurions un mauvais
roman de moins ; et l'auteur , s'il n'a point été assassiné
par les brigands des Apennins , comme vous le supposez
, vous devrait de sincères remercîmens .
Trouvez bon , mon amie , que je ne m'étende pas
davantage sur un ouvrage qu'il m'a été impossible
d'achever malgré tout le désir que j'ai de satisfaire
votre curiosité .
Je vous entends d'ici me demander pourquoi je me
erois obligée de vous parler de tant de productions qui
( 1 ) Quatre vol . in- 12 . Prix : 9 fr . , et 11 fr . par la poste . Au cabinet
littéraire , cour du Commerce, nº . 16 , fanbourg Saint- Germain ; et chez
Pigorean , libraire , place Saint-Germain- l'Auxerrois , n. 20.
MARS 1817.
555
mais
songez donc que la
doivent tomber dans l'oubli ;
lecture d'un roman en quatre volumes prend au moins
une journée , et le temps est si précieux ! Je veux vous
empêcher de perdre le vôtre à lire d'insipides rapsodies ,
et vous indiquer le moyen de l'employer , sinon avec
utilité , du moins avec quelque agrément . Ce n'est pas
ma faute si la plupart des libraires , par suite de spéculations
mercantilles, ont un goût si décidé pour les ouvrages
qui leur coûtent si peu, mais dont le prix , malgré cela ,
est toujours au- dessus de la valeur . Ce n'est pas ma
faute si tant de gens se croient en état d'écrire , parce
qu'ils barbouillent du papier , et se font imprimer sans
se mettre en peine du succès. Ce n'est pas pour obtenir
de la réputation qu'il travaillent .... Mais j'oublie que j'ai
à vous dire du bien d'un tout petit roman intitulé :
Louise de Sénancourt , par madame de T.... , auteur
de Cécile de Renneville et de Marie Rolden ( 1 ) . C'est
un canevas plutôt qu'un ouvrage complet ; mais , dans
ce canevas , on trouve de la sensibilité , de la grâce , de
l'esprit et un intérêt doux . On regrette que l'ouvrage.
soit aussi court , et que l'auteur se soit borné à nous
donner une esquisse .
Il faut que je vous parle d'une brochure intitulée :
Six mois à Londres en 1816 , suite de l'ouvrage
ayant pour titre Quinze jours à Londres à la fin
de 1815 , par le même auteur ( 2 ) . Ce n'est pas un
roman , mais je me permets cette petite excursion . Cet
ouvrage m'a singulièrement amusée ; c'est une suite de
tableaux , ou plutôt de croquis faits d'après nature ,
dans lesquels l'auteur retrace , en observateur aussi exact
(1 ) Un vol . in- 12 . Prix : 2 fr. A Paris , chez Maradan , lib. , rue .
Guénégaud , n. 9,
(2 ) A Paris , chez Eymery, lib. , rue Mazarine , n. 30..
36 MERCURE DE FRANCE .
qu'impartial , les moeurs , les usages , les singularités de
la capitale de l'Angleterre il loue sans exagération ,
critique sans amertume , juge sans passion , et peint avec
fidélité . Je vous recommande les chapitres intitulés : La
Veille de Saint - Valentin. -Beaux - Arts . - Fête
des Ramoneurs. - Café Lloyd. A quinze schelings
ma Femme , etc. , etc. Il est à désirer que l'auteur
à qui nous devons déjà la Quinzaine à Londres ,
continue son travail et complète l'intéressante galerie
qu'il a commencée . Z.
-
་་་་ ་་་ འ་འ་འའ་་ ལ་ ་་་
VARIÉTÉS .
VOLTAIRE AUX ENFERS .
Ce qu'on va lire , on s'en apercevra de resté , n'est
point un pastiche du style de Voltaire , comme les
lettres de Boileau à M. de Vivonne étaient des pastiches
du style de Balsac et de Voiture . Ce sont les souvenirs
faibles et décolorés d'un songe , dont l'impression
terrible a trop effrayé l'imagination , pour laisser
à la mémoire toute sa fidélité.
Je lisais ; vous devinerez bientôt ce que je lisais .....
Cependant le sommeil s'empara de mes sens . Des figures
diaboliques , des flammes renversées , des carochas
( 1 ) , des laniberinos (2) , et des capuchons volti-
( 1 ) Bonnets de carton élevés en forme de pain de sucre , et couverts de
flammes et de figures diaboliques , dont on coiffait les condamnés par l'inquisition
, qui allaient faire pénitence sur le bûcher , dans les auto-da-fé.
( 2) Scapulaires de toile jaune parsemés de croix de Saint-André
MARS 1817 .
537
geaient en songe autour de mon cerveau . Tout à coup
un son rautque , discord , nasillard , se fait entendre ; à
ce bruit l'enfer a tremblé ; un tombeau s'ouvre ; l'ombre
de Voltaire m'apparaît et s'écrie , en se bouchant les
oreilles :
:
Ah ! Patouillet , Nonotte , Sabatier ,
Quoi ! jusqu'ici me rompre la cervelle !
A mon tympan , messieurs , faites quartier :
Laissez la justice éternelle
Et Satan faire leur métier.
Chez les vivans cherchez qui vous réponde ;
Lancez contre enx vos écrits lourds et durs ;
Mais , par le ciel , dont vous êtes si sûrs ,
Laissez en paix damner le pauvre monde.
Troubler les morts , oh ! cela n'est pas beau !
Je suis damné , puisqu'il faut vous le dire ,
Avec Molière et Jean-Jacques Rousseau :
Faut-il encor nous forcer de vous lire ?
Quoi ! m'écriai-je , vous avez lu ! .... Hélas ! oui , répondit
l'ombre , et , soit dit entre nous , c'est peut-être
la seule contrariété un peu forte que j'aie éprouvée en
enfer . Ces diables ne sont pas si noirs qu'on veut bien
le dire il s'en trouve d'aimables , de spirituels : Asmodée
, Belphegor ; d'éloquens : Belzebuth , Lucifer et le
Satan de Milton qui vaut presque le Jupiter d'Homère.
Mais sans parler des esprits rebelles , nous avons assez
bonne compagnie en enfer : Corneille , La Fontaine ,
Racine , Molière..
peintes en ronge ; ils servaient d'ornemens aux prisonniers du Saint-Offices
, lorsqu'ils se rendaient processionnellement au bûcher , pour figurer
dans l'acte de foi.
538 MERCURE DE FRANCE .
Comment , Corneille ?
Mor.
L'OMRRE .
Oui, Corneille , le grand Corneille : Diogène et Lucien
m'ont vingt fois conté les détails de son entrée .
Il voulut d'abord demander pourquoi le père de la tragédie
, l'auteur de Polyeucte , était aussi maltraité ;
mais ceux qui jugent en première instance , en attendant
l'autre jugement , lui répondirent :
Allons , vous aviez l'âme un peu républicaine ;
Votre Cid qui long-temps fit courir tout Paris ,
D'un cardinal vous mérita la haine ,
Et vous voulez entrer au paradis ?
Vous nous citez votre pièce chrétienne :
Le choix n'est pas heureux , l'exemple ne vaut rien.
Dans Polyeucte, et qu'il vous en souvienne ,
Sévère est le héros , et Sévère est païen.
Corneille alors , tout rayonnant de gloire ,
Ne daigne plus disputer la victoire :
Grand comme les héros qu'il chanta dans ses vers ,
D'un air de Nicomède il descend aux enfers.
ΜΟΙ .
1
Et La Fontaine , le bon La Fontaine , comment n'at-
il pas trouvé grâce ?
L'OMBRE .
Si j'eusse été juge le moins du monde , j'aurais voulu
mettre La Fontaine de mon côté , ne fût- ce que pour
lui entendre raconter ses fables ; mais les esprits supérieurs
voient plus loin que nous autres philosophes.➡
MARS 1817.
539
ر
M. Fouquet y est-il ? demanda le bonhomme au portier.
-Oui , lui répond-on . C'est bon , ouvrez , dit La
Fontaine .
-
Ses contes sous le bras , il entra doucement
Sans demander pourquoi , sans plainte ni murmure ,
Et dit : il faut partout observer la nature .
Voyons ici ; j'y serai chaudement ;
J'y verrai Rabelais ; ce doit être un bonhomme :
J'aimai toujours ce curé-là .
Montaigne , sans doute, y sera ;
Car il doutait. Allons , je vois qu'en somme ,
Mort ou vivant , là-haut , comme ici - bas ,
Je ne saurais porter deux bâts.
Je puis encor , selon ma fantaisie ,
Causer avec Guillot , gémir avec Robin.
Je n'aurai plus de jour d'académie
Qui vienne m'arracher d'avec Jeannot Lapin,
Quant à Racine , il eut un peu d'humeur quand il fallut
passer le Styx : il citait Athalie , Esther. Ah ! lui
répondit un des introducteurs , M. le gentilhomme ordinaire
, en bonne conscience , n'est-ce pas plutôt pour
plaire à madame de Maintenon , que pour faire votre
salut , que vous avez composé vos tragédies sacrées ?
D'ailleurs , pour deux pièces de ce genre , que d'amour
profane dans vos autres ouvrages ! Allons , entrez , entrez
, nous savons notre consigne : compelle intrare.
ΜΟΙ .
Et que dit Molière ; car vous paraissez , ombre illustre ,
avoir recueilli beaucoup d'anecdotes nécrologiques sur
les écrivains de l'enfer.
540
MERCURE DE FRANCE .
L'OMBRE.
Molière ? oh ! celui -là n'a pas fait de façons , il a
sauté à pieds joints en enfer , car il a fait le Tartuffe.
Nous avons encore le président Montesquieu .
ΜΟΙ ,
Montesquieu ! cela m'étonne : il a pourtant écrit sur
la noblesse et les priviléges d'une façon orthodoxe dans
l'Esprit des Lois.
L'OMBRE .
Oui ; mais vous oubliez ses petites gaîtés dans les
Lettres Persannes . Il est des nôtres . Fénélon....
MOI.
Ah ! pour celui-là , vous ne prétendez pas ....
L'OMBRE .
Des nôtres encore ; certes , il l'a bien mérité .
Et comment cela?
MOI.
L'OMBRE.
Rappelez-vous l'Eucharis de son Télémaque , et surtout
ses doctrines philosophiques sur les devoirs des
Gouvernemens; d'ailleurs , bénigne Bossuet , qui a beaucoup
de crédit pour placer ici ceux qu'il n'aime pas ,
l'avait fortement recommandé ; avec un peu de faveur ,
on l'a fait entrer dans les lieux bas comme demi-philosophe.
Du reste , nous avons , comme vous pouvez
croire , Diderot , d'Alembert , Mably et Raynal. Je ne
parle pas de Platon , de Socrate , d'Homère , de VirMARS
1817. 541
gile , de Cicéron : ce sont les patriarches de l'enfer ;
ils nous ont aplani la route . A la vérité , nons n'avons
en prophètes un peu remarquables que Mahomet ; en
apôtres , que Judas ; mais ce dernier est trop mauvaise
compagnie ; personne ne le voit : on le laisse compter
son or dans un coin . Je ne citerai point les femmes ;
presque toutes les jolies nous arrivent : il semble que
l'Amour et les Grâces aient fait un pacte avec l'Enfer .
MOI .
Mais , dites- moi , je vous prie , à quoi passez - vous
votre temps ?
L'OMBRE .
Rousseau chante des hymnes ; il écrit un traité sur
l'existence de Dieu ; Montesquieu fait une constitution
pour ce pays-ci ; La Fontaine récite des fables ; Molière
compose des comédies ; il a déjà fait l'Intrigant , le
Délateur et quelques autres pièces de caractère . Pour
moi , je fais jouer mes tragédies . Oh ! les bons acteurs ,
Roscius , Garrick , le Kain , Molé , etc. etc. ! Les esprits
rebelles ne dédaignent point de jouer avec nous ,
et , pour les fureurs d'Orosmane et d'Oreste ,
avons tel diable qui ne le cède pas à Talma.
nous
MOI.
Comment se trouve La Fontaine de son nouveau
geure de vie ?
L'OMBRE .
Fort bien ; il s'accoutume à sa nouvelle demeure.
Jean-Jacques , songeant aux maux de l'autre vie , cède
542 MERCURE DE FRANCE .
quelquefois à son indignation . « Mon cher Rousseau ,
» lui dit hier Molière ,
Vous voulez un grand mal à la nature humaine !
» Aigri par le souvenir des persécutions , vous êtes
>> resté par trop misanthrope . Vous détestiez les moeurs
» de votre siècle et la méchanceté de vos contempo-
» rains ; mais, si j'en crois les morts qui nous arrivent ,
» l'espèce humaine ne vaut guère mieux ; et votre élo-
» quence n'aurait pas un moins vaste champ , pour
contre la perversité . » — « Moi ! répondit
« Rousseau d'un air dédaigneux , je n'accuse point les
» hommes de ce siècle d'avoir tous les vices ; ils n'ont
» que ceux des âmes láches ! » En achevant ces mots ,
il nous tourna le dos , prit le bras de Fabricius , et s'enfonça
dans les bosquets de l'enfer .
>> tonner
MOI...
Mais vous , prince des philosophes , comment gouvernez-
vous le Tartare ?
L'OMBRE .
Je ne me plains de ma place ni dans ce monde ,
ni dans cet autre qu'on nomme postérité : je ne m'y
trouve pas mal , et comme depuis que je suis chez les
diables , je deviens bon diable moi-même , pour calmer
l'ire de mes ennemis , je veux bien me rétracter et faire
ici ma confession :
Je me repens : j'ai fait la Henriade ;
Sur les ligueurs , j'ai parlé comme un sot ;
J'ai trop vanté Henri le huguenot.
Mes vers sont plats et ma muse est maussadę.
MARS 1817. 545
Du brave Coligny , j'ai déploré le sort.
La Saint Barthélemi fut un jour d'indulgence ;
Si j'en ai fait un crime , en effet j'eus grand tort :
Tous les poignards étaient bénis d'avance .
Ce n'est pas tout ; j'ai , pour n'omettre rien ,
Calomnié saint Dominique :
S'il fit brûler maint hérétique ,
Il ne le fit que pour leur bien .
Distillant le poison de mon style perfide ,
J'ai réhabilité Calas le parricide ;
J'ai rendu jacobins les serfs du Mont-Jura ;
J'ai mal parlé des fils de Loyola ,
Et de Clément , ce pauvre régicide :
J'eus tort , j'eus dix fois tort : med , meá culpá.
❤nmnimu mmmmmu
A. J.
mmmmmmmmmmınm⌁ınıv
ANNALES DRAMATIQUES.
THEATRE FEYDEAU .
Première représentation des Deux Capitaines de
Hussards.
Ce théâtre est malheureux en nouveautés , en voilà deux
qui viennent d'y échouer successivement . Le Revenant est
rentré, sur-le-champ , dans la nuit du tombeau , et les Deux
Capitaines ont, dès le premier choc , battu en retraite devant
le parterre . En vain ont-ils voulu l'étourdir par un
feu roulant d'épigrammes , il a riposté à coups de sifflet .
Quelques bons mots un peu hazardés l'ont rendu trop
sévère sur beaucoup d'autres . Les auteurs ont eu évi¬
544 MERCURE DE FRANCE .
demment l'intention d'imiter Beaumarchais ; ils doivent
sentir maintenant combien un pareil modèle est dangereux
. D'ailleurs , chez l'auteur de Figaro , les jeux de
mots cachent souvent des pensées très-fines et il ne se
repose pas entièrement sur des lazzis pour intéresser le
spectateur ; il l'attache avant tout par une fable bien ourdie.
Une , deux , trois , quatre intrigues qui se croisent ,
voilà ce que l'on trouve dans ses pièces , et il n'y en pas
même une dans les Deux Capitaines. Un amant qui retrouve
sa maîtresse au fond des montagnes de la Savoie ,
un billet sans adresse qui amène un quiproquo , un
capitaine de hussards qui se déguise en magicien , et un
valet qui se fait passer pour un oncle , telles sont les bases
usées et fragiles sur lesquelles repose le nouvel opéra
comique . Un dialogue trop hérissé de pointes , une mu~~
sique agréable , que l'on attribue à un compositeur distingué
, la voix charmante de madame Duret , et celle de
Martin , n'ont pu sauver la faiblesse du fonds : au reste
les auteurs doivent se consoler de ce revers par le souvenir
de leurs succès passés . Il est vrai que ce n'est pas
dans la carrière des lettres qu'ils les ont obtenus ; mais
ils n'en sont pas moins honorables . Heureux les poètes
qui , comme ceux des Deux Capitaines , peuvent le lendemain
d'une chute , montrer une tête couverte de
lauriers .
THEATRE DES VARIÉTÉS .
Première représentation des Vendanges normandes.
Il est d'usage au théâtre que tout Gascon soit fanfaron
et tout Limousin imbécille ; le malin descendant de
MARS 1817 . 545
>
Pourceaugnac , qui attire maintenant la foule au théâtre
de la rue de Chartres , est une exception qui ne fait
que
confirmer la règle . Dans tous les temps et dans tous les
pays, il y a eu des provinces vouées de la sorte à un ridicule
particulier . On sait avec quel mépris la Grèce
traitait les Béotiens , quoique Pindare et Epaminondas
eussent pris naissance à Thèbes . De nos jours , il est de
rigueur que tous les niais qui paraissent sur le théâtre de
Londres , soient Irlandais ; ce sont les Champenois de la
Grande-Bretagne , quoique l'esprit des habitans de l'Irlande
soit pour le moins aussi fin et aussi délié que celui
de John Bull , et que , toute proportion gardée , il soit né
autant de grands hommes dans cette île qu'en Angleterre .
Ces illustres exemples sont bien propres à consoler
les Normands de l'espèce d'acharnement avec lequel on
les traduit sur la scène comme gens un peu trop rusés ,
toutes les fois qu'il s'agit de leurs intérêts . D'ailleurs ,
si l'on remontait à la source de ces imputations calomnieuses
qu'un peuple fait à un autre , on trouverait
presque toujours qu'elle est honorable pour la nation
injuriée . Si les Normands ne s'étaient point établis en
France en vainqueurs , s'ils ne s'étaient point emparés
d'une de ses plus belles provinces , il est très- probable
que les Parisiens ne leur auraient pas gardé si longtemps
rancune ; mais ils doivent trouver que gens ,
qui ont pris jusqu'à la capitale du royaume , sont enclins
à tout prendre .
des
Comme leurs prédécesseurs , les auteurs du vaudeville
nouveau ont fait des fripons de leurs Normands ;
malheureusement ces fripons ne sont pas gais , et c'est
au théâtre le plus grand des vices. Le père Falaise et
le père Brisebec ont promis de marier leurs enfans après
36
546
MERCURE DE FRANCE .
la récolte des pommes ; elle est sur le point d'être achevée
et ils voudraient bien retarder encore le jour des noces
. Ils se cherchent querelle sur les articles du contrat ;
l'un prétend ne donner pour dot à sa fille , qu'un
petit champ de pommiers , dont la moitié appartient au
voisin , et l'autre ne veut céder pour tout revenu , å son
fils , que trois procès . Mais il survient bientôt un motif
plus sérieux de rupture entre les deux manans : pendant
qu'ils se disputent , leurs ânes se battent , et de là , un
procès que le juge du lieu vient décider sur la scène . Ce
procès d'ânes a paru un peu long au public ; il a trouvé
que les avocats s'identifiaient trop avec les délinquans,
et de nombreux sifflets ont provoqué la clôture des débats
. Le calme ne s'est rétabli qu'après l'arrêt , qui cóndamne
les deux plaideurs aux dépens . Ni l'un ni l'autre
ne veut les payer , et chacun d'eux forme le projet de
les prélever sur un superbe pommier chargé de fruits,
que son adversaire a soustrait à la vendange . Pendant
que tout le village est à la danse , Brisebec monte au pommier
de Falaise , et Falaise au pommier de Brisebec . Le
garde-chasse du canton aperçoit les fripons , tire un coup
de fusil et crie au voleur . Nos deux maraudeurs se précipitent
l'un sur l'autre et s'arrêtent réciproquement . Pour
qu'il n'y ait point de scandale , ils sont obligés d'unir
leurs enfans , dont le garde-chasse protège les amours .
Cette scène dont l'idée est d'un bon comique , a aidé la
pièce à se traîner jusqu'à la fin . Les auteurs ont garđé
l'anonyme.
Bosquier a joué Falaise avec plus de prétention que de
naturel ; il fera bien d'aller au Vaudeville voir Joli et
Philippe dans les Deux Gaspards . Lefèvre a rempli avec
assez de rondeur le rôle du garde-chasse , franc BourguiMARS
1817 .
1547
gnon , qui ne boit que du vin , et qui n'en a pas plus d'esprit
pour cela . ( 1)
( 1) Les articles sur les théâtres n'étant pas tous de la même plume ,
pour éviter la variété des signatures , les rédacteurs n'en mettront désormais
aucune ; mais ils ne refuseront jamais de se nommer aux personnes qui
pourraient avoir quelque intérêt à les connaître.
POLITIQUE.
INTÉRIEUR.
DES CHAMBRES .
(article XI. )
Continuation du budget.
Il me reste à rendre compte des discussions qui ont
eu lieu sur l'emprunt , la dotation de la caisse d'amortis
sement , et la vente des bois .
De l'emprunt.
L'emprunt peut être considéré comme une véritable
révolution dans notre administration financière . Depuis
vingt ans , toute mesure de cette espèce , impossible en
pratique , était frappée de réprobation en théorie. On
peignait le système des emprunts , comme favorisant l'agiotage
, grévant de taxes onéreuses les générations futures,
et produisant, pour dernier résultat , une banqueroute
inévitable . Dans la discussion actuelle , l'opinion
a paru toute changée : non-seulement la commission du
budget , mais des orateurs qui , durant quinze années¿
56.
548 MERCURE DE FRANCE .
avaient prédit à l'Angleterre , avec une régularité pério→
dique , qu'elle trouverait sa ruine dans des emprunts ,
ont appuyé le projet que le gouvernement présentait :
les adversaires de ce projet ne se sont point montrés
contraires à cette partie de la loi : M. de Villèle luimême
a proposé un emprunt de 200 millions : et sans la
nature du gage , il est probable que l'assentiment eût
été presque unanime .
Cette modification , dans les idées financières , due
pour le moment aux nécessités présentes , aura vraisemblablement
une grande influence sur l'avenir ; et comme
cette influence ne se bornera pas uniquement à ce qui
touche au système du crédit , je placerai ici quelques
idées générales , parmi lesquelles se trouvent et celles de
l'ingénieux écrivain qui m'a prêté ses secours dans l'examen
du budget , et des considérations qui m'ont frappé,
et qui devront , ce me semble , entourer de précautions
prudentes l'usage de ce moyen , excellent dans ses
effets immédiats , mais qui n'est pas , comme
verra , sans dangers politiques .
on le
Il n'y a aucun
doute que l'action
de l'emprunt
, sous le
rapport
des ressources
laissées
à la reproduction
et à
l'industrie
, ne soit préférable
à l'action
de l'impôt
. Quelle que soit la nature de la dépense à laquelle un
peuple est forcé de pourvoir , il est clair , qu'en dernière
analyse , il faut que chaque individu la supporte , en raison
de ses moyens pécuniaires . Le gouvernement ne fait
que répartir et percevoir la quote-part de chaque contribuable.
Or , s'il peut se procurer par un emprunt les
fonds nécessaires , les contribuables ne paient le total
de la dépense que graduellement et par parties. Ils la
paient , par exemple , en trente-sept ans , si le fonds d'amortissement
est d'un , et l'intérêt de cinq pour cent .
Si , au contraire , le gouvernement lève la même somme
par la voie de l'impôt , les contribuables sont forcés de
payer dans l'année le capital entier . Qui ne sent qu'entre
les deux manières de se procurer des fonds , la différence
est énorme , dans ses effets sur l'aisance et la prospérité
des gouvernés ? Dans l'hypothèse de l'impôt , le
gouvernement enlève à chaque contribuable un capital
qui eût alimenté son industrie . Dans l'hypothèse de l'emprunt
, il n'ôte au contribuable que six , ou tout au plus
1
549 MARS 1817 .
dix pour cent de la somme à laquelle sa quote -part de
l'impôt se serait élevée. Par l'emprunt , il traite de gré à
gré avec des prêteurs dont il améliore la situation , car si
leur situation n'était pas améliorée par leurs transactions
avec le gouvernement , rien ne les engagerait à lui livrer
leurs capitaux . Par l'impôt , le gouvernement agit de
force contre des contribuables , dont il détériore la situation
; car il ne les consulte pas , et ne s'enquiert point
du vide qu'occasione l'absence du capital qu'il absorbe ,
et de la stérilité qui en résulte pour la reproduction . En
empruntant , il ne fait qu'employer un superflu accumulé
par l'économie prévoyante d'une classe de particuliers
en imposant , il frappe sur le nécessaire de plusieurs
classes de contribuables . Il est donc clair , qu'envisagé
sous le point de vue purement financier , le système
de l'emprunt a , sur celui de l'impôt , d'immenses
avantages. Mais ces avantages mêmes ajoutent aux
dangers qu'il peut avoir , 'sous un autre rapport , et en le
considérant de plus haut .
L'impôt s'arrête devant la réalité , et devant une réalité
dont les limites sont assez resserrées . Toute l'habileté
fiscale du monde ne peut enlever à un peuple ce
qu'il n'a pas , et un proverbe vulgaire a consacré cette
vérité , contre laquelle le génie des plus rusés financiers
échoue ( 1 ) . Lors donc qu'il faut subvenir à toutes les
dépenses publiques , en exigeant annuellement des contribuables
la totalité de ces dépenses , l'impossibilité met
des bornes aux entreprises inutiles ou trop dispendieuses
.
L'emprunt , au contraire , a sa base dans le crédit ,
c'est-à-dire , dans l'idée que le prêteur conçoit , que les
intérêts de ce qu'il prête lui seront payés et comme il
est bien plus facile de payer les intérêts de la dépense publique
que le capital , puisque ces intérêts ne sont , à ce
capital , en les supposant très-hauts , que comme un à
dix ; il est manifeste qu'un gouvernement qui emprunte,
s'il a l'esprit de rester fidèle à ses engagemens , peut
dépenser beaucoup plus qu'un gouvernement qui vit
d'impôts.
Il s'ensuit que les gouvernemens emprunteurs sont de
(1) Là où il n'y a rien , le Roi perd ses droits.
550 MERCURE DE FRANCE .
fait bien plus riches , c'est-à-dire , ont bien plus de richesses
disponibles que les autres .
Or, ce n'est pas un petit inconvénient pour les peuples
que la trop grande richesse des gouvernemens . J'écrivais
, il y a long-temps : « La possession d'une très-
» grande fortune inspire , même aux particuliers , des
» désirs , des caprices , des fantaisies désordonnées ,
» qu'ils n'auraient pas conçues dans une position plus
» restreinte . Il en est de même des hommes en pou-
» voir. Ce qui a suggéré aux ministres anglais , depuis
>> cinquante ans , des prétentions si exagérées , c'est
» la trop grande facilité qu'ils nt trouvée à se pro-
» curer d'immenses trésors . Le superflu de l'opulence
>> enivre , comme le superflu de la force , parce que
» l'opulence est une force , et de toutes la plus réelle .
» De là des plans , des ambitions , des projets , qu'un
» gouvernement qui n'aurait possédé que le nécessaire
» n'eût jamais formés . »
2
L'on objectera que les gouvernemens qui , de la
sorte , abuseraient de leurs moyens de crédit , en sapperaient
les bases . Abandonnés de l'opinion , dira-t- on , ils
ne trouveraient plus chaque année de quoi remplir leurs
engagemen's , et la confiance en leur exactitude une fois
ébranlée , le système des emprunts leur deviendrait impossible.
Cela n'est pas entièrement vrai , ou du moins cela
n'est vrai que beaucoup trop tard . La sécurité des prêteurs
s'use moins vite que la véritable opinion nationale , etun
gouvernement qui , par calcul , a été scrupuleux dans
ses paiemens , trouve à emprunter , long-temps après
que ses mesures sont impopulaires . Les prèteurs forment
une classe à part , qui se prépare par l'économie à prêter
de nouveau ce qu'elle a épargné sur les intérêts qui lui
sont payés . Voyant dans la fidélité du passe une garantie
pour l'avenir , cette classe ne songe qu'au bénéfice
qu'elle retire de ses capitaux , sans s'inquiéter de l'usage
que l'autorité en pourra faire et de la sorte un gouvernement
peut aller long- temps de guerre en guerre
et de dépense en dépense , avant que la magie de son
crédit soit détruite .
:
L'Angleterre , depuis un demi - siècle , n'est restée
étrangère à aucune des agitations de notre Europe ,
MARS 1817.
551
souvent elle s'en est mêlée contre le voeeu et l'instinct .
du peuple anglais; son crédit n'a pas souffert du dissentiment
de l'opinion politique , parce que l'opinion
financière lui est restée favorable Sa dette s'est accrue ,
au point que toute la valeur de son sol ne suffirait pas
pour la payer ; son crédit n'a reçu aucune atteinte .
La misère s'est mise dans la classe laborieuse ; son
crédit n'a pas été ébranlé . La pénurie a passé jusque
dans les classes opulentes ; son crédit est resté le même .
Le mécontentement et la souffrance ont produit partout
des insurrections partielles; son crédit a survécu . Et dans
un moment où , de toutes parts , éclatent des tentatives
désespérées , son crédit est intact , ses fonds sont audessus
du pair et tandis que , si l'on en croit ses ministres
, les mesures les plus rigoureuses sont indispensables
pour conjurer les dangers intérieurs , ce crédit
lui fournit encore , par des emprunts remplis à l'instant ,
les moyens de conserver sa suprématie au dehors .
Le crédit est donc , entre les mains des gouvernemens ,
une arme terrible . Le système des emprunts , facile , favorable
à l'industrie qu'il épargne , commode pour l'autorité
, qu'il dispense de chercher des expédiens qui
blessent immédiatement la masse de la nation , peut
devenir un fléau pour les peuples mêmes qui en profitent
, parce qu'il est perpétuellement une invitation aux
gouvernemens d'en abuser.
Conclurons-nous de là , qu'il faut rejeter ce système ?
à Dieu ne plaise . Mais il faut placer à côté , dans la
constitution , des résistances efficaces et insurmontables.
Il faut que les représentans d'une nation soient
d'autant plus en garde contre les effets politiques des
emprunts , que leurs effets financiers sont moins sentis
que ceux des impôts . Ce n'est pas un grand malheur en
finance , que d'augmenter les impôts de six millions par
an , en votant un emprunt de cent millions . Mais c'est un
mal incalculable pour toute nation , que de donner à
son gouvernement cent millions , dont il n'a pas besoin ,
parce qu'il se crée incontinent des besoins , au détriment
de la liberté ou de la paix , pour dépenser ce superflu
de richesse . Quand un peuple accorde à son gouvernement
des sommes inutiles , il ne souffre pas seulemcnt
des sacrifices qu'il s'impose , il souffre aussi de
552 MERCURE DE FRANCE .
l'usage qu'on fait de ces sacrifices . Il ne paie plus pour
avoir la paix assurée par un bon système de défense : il
paie pour avoir la guerre , parce que l'autorité , fière
de ses trésors , invente mille prétextes pour les dépenser
glorieusement , comme elle dit . Le peuple paye , non
pour que le bon ordre soit maintenu dans l'intérieur ,
mais pour que des courtisans enrichis troublent l'ordre
public par des vexations impunies : et comme l'effet des
emprunts , bien qu'infiniment moins sensible que celui
des impôts , es pourtant d'augmenter les taxes , il arrive
un moment où les deux inconvéniens se combinent . Le
gouvernement s'était corrompu par la richesse ; le peuple
se corrompt par la pauvreté.
Ces réflexions , qu'on trouvera peut-être fort intempestives
; car , à en juger par notre position présente ,
nous ne sommes pas encore menacés d'un excès de crédit
, m'ont paru nécessaires , parce qu'avec les ressources
de la France , il est indubitable qu'une loyauté commune
donnera au gouvernement , dans peu de temps ,
un crédit immense : et j'ai pensé que pour indiquer les
dangers politiques du crédit , il fallait précisément choisir
l'époque où il vient de renaître , et où ses séductions
sont moins irrésistibles , parce que ses moyens sont plus
bornés .
Je passe à l'emprunt particulier qui a fait l'objet de la
discussion . Les adversaires du projet de loi se sont prévalus
, pour l'attaquer , du principe admis par la commission
et par le ministre , savoir : que cet emprunt serait
négocié sur le crédit ouvert de trente millions de rentes ,
et comme dix millions avaient eté négociés au taux
de 55 , il ont établi comme démontré , que les emprunts
subséquens se négocieraient à un taux plus désavantageux
encore . M. de la Bourdonnaye et M. de Villèle
sont entrés dans de grands détails , et nous ont annoncé
que la France serait débitrice en 1821 , de plusieurs milliards.
L'expérience a déjà réfuté ces prédictions sinistres .
Les rentes négociées à 55 , sont aujourd'hui à 60 ; et cette
hausse , dont tout fait presumer la durée , enlevera aux
préteurs la faculté de prendre à 58 les dix millions
qui forment la seconde portion de l'emprunt . M. de
Villèle a beaucoup insisté sur ce que , par le traité conclu
, les prêteurs outre l'intérêt exorbitant qui leur étaitMARS
1817.
553
alloué , acquéraient en capital nominal presque le double
du capital réel qu'ils avaient fourni . Mais en premier
lieu , cette condition , onéreuse sans doute , êtait prescrite
par la nécessité ; car , comme on l'a observé à la tribune
, pour un emprunt , il faut être deux . Secondement ,
l'aliénation d'un capital nominal , plus considérable que
le capital réel , a lieu dans toutes les ventes et négociations
de rentes sur l'État . Cette inégalité fait la base de
la plupart des emprunts anglais . Le gouvernement donne
cent livres sterling en tiers consolidé , pour soixante livres
sterling en numéraire : et comme un gouvernement
n'est jamais contraint au remboursement du capital , il
n'y a de perte pour lui , qu'autant que la caisse d'amortissement
est obligée de racheter les effets publics à un
taux plus élevé : mais cette perte est amplement compensée
par les avantages qui résultent de la hausse des
effets publics . Quant à l'objection fondée sur la préférence
qu'on semblait accordér aux capitalistes étrangers ,
elle se réfute par le fait , puisque les capitalistes nationaux
ont pu s'intéresser à l'emprunt , dans la proportion de
leurs moyens actuels .
Mais si l'opposition a eu tort , dans ses calculs et dans
ses prophéties , elle a eu raison de se plaindre du secret
dont on avait entouré la négociation . Les orateurs ministériels
ont dit , il est vrai , qu'aucun emprunt n'aurait
pu se conclure , sans une négociation secrète et confidentielle.
Cette assertion serait vraie , tout au plus , s'il
s'agissait d'emprunter cinq ou six millions . Mais quand
il est question d'en emprunter cent , ou plutôt de vendre
dix millions de rentes , la solvabilité et la moralité financière
du gouvernement emprunteur , quel qu'il soit , et la
valeur quelconque des inscriptions offertes en nantissement
ou en paiement , sont des données tellement connues
dans toutes les places commerçantes de l'Europe
que les offres faites par les capitalistes qui ont conclu
l'emprunt , l'auraient , sans nul doute , été de même , par
d'autres capitalistes , si l'emprunt avait été proposé au
rabais , suivant l'usage d'Angleterre . Le ministre aurait
par là échappé au reproche d'avoir consenti à une négociation
trop onéreuse , reproche qui pèse inévitablement
sur les négociations secrètes : la clandestinité engendre
la défiance . Aussi les Bruits répandus sur cette négocia554
MERCURE DE FRANCE.
tion , avant que ses résultats ne fussent publics , étaient-ils
beaucoup plus fàcheux que la réalité : et qu'on ne s'en
prenne pas à ceux qui les répandaient; qu'on ne prétende
point qu'ils devaient s'abstenir de juger ce qu'ils ne connaissaient
pas. Le budget , et tout ce qui s'y rapporte ,
les dépenses projetées , aussi bien que les moyens d'y
pourvoir , soit par des impôts , soit par des emprunts
sont du ressort du gouvernement et des chambres, quant
à la législation et l'exécution : mais quant à l'opinion ,
ces choses appartiennent de droit à tous les contribuables
, puisqu'elles influent sur la fortune de tous les contribuables.
C'est donc grandement à tort qu'on a taxé de témérité
un capitaliste recommandable , qui , dans un écrit
fort de calculs et plein de courage , s'est élevé contre les
conditions supposées de la négociation qui avait lieu . Il
aurait dû attendre , a- t - on dit , que ces conditions fussent
rendues publiques . Non , certes ; c'était avant la
conclusion du traité qu'il fallait prévenir les mauvais effets
que l'on redoutait . Il s'est trompé dans ses conjectures
, n'importe . L'inconvénient d'avoir eu des craintes
que l'événement a démenties , n'était rien en comparaison
du service qu'il auraitrendu , si ses craintes se fussent
trouvées fondées et que ses réclamations les eussent empêchées
de se réaliser . Comme capitaliste , il a usé de son
droit , car il s'est défendu contre ce qu'il croyait nuisible
à ses intérêts . Comme citoyen , il a rempli un devoir.
Au reste , quelque critique de détail qu'on puisse diriger
sur les formes suivies dans cette opération importante
, il est hors de doute que les résultats en sont
heureux . C'est le premier emprunt volontaire qui ait eu
lieu depuis vingt-cinq ans et indépendamment de cet
avantage de circonstance , il en est un plus précieux que
je me plais à développer.
Les préteurs n'ont pas aventuré des capitaux si considérables
, sans examiner le gage qu'on leur donnait. Or
la valeur de ce gage tient en entier au maintien de la
liberté en France . Des expériences multipliées l'ont assez
prouvé , comme je l'ai dit ailleurs Dès qu'on s'écarte
de la route de la liberté , la France est en péril. Les
préteurs , dont l'influence est grande sur l'opinion de
MARS 1817.
555
l'Europe , sont donc essentiellement intéressés à ce que
l'exagération , l'absurdité , l'orgueil des souvenirs , l'espoir
des vengeances , et toutes les passions qui nous
menacent , ne l'emportent pas sur le voeu national.
Sans liberté point de nation ; sans nation point de crédit
; sans crédit point de gage pour nos créanciers . Un
gouvernement despotique , une administration inconstitutionnelle
, et qui voudrait persister dans ses erreurs ,
ferait tomber les rentes , je ne dis pas à quarante , mais
à dix , jusqu'à ce qu'il n'y eût plus ni rentes , ni France.
La richesse des principaux capitalistes de l'Europe , est
donc liée désormais à l'affermissement de notre liberté .
Or , cette richesse , fondée sur l'industrie , a pour appui
les lumières ; ses organes sont partout . Les amis de la
liberté , les seuls hommes qui puissent nous sauver et
nous régir , ont donc , par cet emprunt , acquis des
avocats pour leur cause . Ces avocats , dans chaque pays ,
sont les individus qui y exercent le plus d'influence. Les
trésors des gouvernemens sont sous leur empire , car
ces trésors existent par eux . Ils sont devenus les alliés
de notre liberté , en s'associant à notre fortune . Cette
alliance sera salutaire , et plus salutaire que bien d'autres
. J'aime mieux l'intervention de l'opinion européenne
, que l'intervention de la diplomatie européenne .
Nos nouveaux alliés ne sauraient avoir d'arrière -pensée.
Notre affaiblissement ne ferait pas leur force : notre ruine
ne les enrichirait pas .
B. DE CONSTANT.
556 MERCURE DE FRANCE .
mmmmını
ANNONCES ET NOTICES.
L'Industrie littéraire et scientifique liguée avec l'industrie
commerciale et manufacturière . Tom . I , troisième
partie , FINANCES , par M. Saint-Aubin . Prix :
2 fr. Chez Delaunay , libraire , au Palais -Royal.
Au lieu du premier titre , qui est une énigme pour les neuf dixièmes
des lecteurs , et en place du second , qui est trop général et vague , l'auteur
aurait mieux fait d'intituler ce second écrit sur les financés : Esprit
des divers budgets qui ont paru en France , depuis celui de Charlemagne,
jusques et y compris celui de 1817 .
L'avant-propos présente un aperçu de la marche progressivement plus
grande et plus honorable que l'administration des finances a suivie en
France , en passant des mains des juifs et des traitans , dans celles des
banquiers et des capitalistes , et , enfin , en remplaçant , par des emprunts
publics ouverts à tout le monde , les anticipations et aflanes extraordinaires
faites à huis-clos avec quelques fournisseurs d'écus privilégiés. On
y trouve un extrait du budget de Charlemagne
, où figurent parmi
les recettes , les produits de la vente des poules et des oeufs de la basse- cour de S. M. I. , ainsi que'de toutes les fines herbes des jardins-potagers.
Quel intervalle immense ! s'écrie l'auteur avec raison , entre ce modeste budget et celui de 1817 , dans lequel 150 mille hectares de bois figurent
comme un hors- d'oeuvre dans le menu d'un dîner à trois services . Nou- velle preuve que, même en finances , les choses ne sont plus aujourd'hui sicut erant in principio . Il est remarquable , au reste , que Charlemagne craignait dès-lors ( il y a plus de mille ans ) , que la France ne manquât
un jour de bois. Comment les adversaires de la vente des bois nationaux qui fait partie du budget de 1817 , n'ont-ils pas cité l'autorité de ce
grand homme contre celle de la majorité de la commission des finances ? La publicité des budgets , qui date du compte rendu de M. Necker ,
est , selon l'auteur , indispensable pour procurer au gouvernement les
ressources que le crédit peut lui fournir , et pour rendre disponibles celles
qu'il a . C'est le seul moyen pour qu'un budget devienne populaire.
Cette publicité est encore le seul contre-poids que les gouvernés et
administrés puissent opposer à l'énorme accroissement que la puissance
financière du gouvernement a acquis depuis la révolution , par suite de
l'unité et de l'uniformité qu'elle a introduite dans la législation , l'administration
et la comptabilité sur toute la surface du royaume , et dans
toutes les branches du service . C'est cette uniformité qui fait que le gouvernement
actuel a moins de peine à lever 774 millions en impôts de
toute espèce sur la France épuisée par vingt années de révolution et de
guerre , que l'ancien gouvernement n'en avait à lever 500 millions sur
cette même France dans toute sa splendeur , après nombre d'années de
paix. Cette idée nous a paru neuve et féconde en résultats.
MARS 1817. 557
Le grand nombre des contribuables porte tonte son attention sur la
dépense , parce que c'est d'elle que dépend la quote-part qu'ils auront à
payer. Sans en contester l'importance , l'auteur pense que le bon choix
des recettes ou des impôts est aussi un objet majeur , en ce qu'un mauvais
impôt , qui attaque les capitaux , ou qui entrave l'industrie , tarit la richesse
nationale dans sa source.
Ce qui influe encore singulièrement sur l'aisance ou le malaise des
contribuables , c'est l'emploi des recettes à des dépenses plus ou moins
productives. A l'appui de cette réflexion , l'auteur présente un tableau
raisonné de la dépense effective faite en 1682 , sous le ministère de Colbert
, d'où il tire plusieurs rapprochemens assez piquans . L'entretien de
la Bastille , par exemple , coûtait plus que celui du pavé de Paris. Le
département des écuries dépensait autant que celui des ponts et chaussées ,
joint à celui du commerce et des manufactures; la verrerie et la fauconnerie
avaient absorbé huit fois le coût du pain de munition de toute
l'armée , etc. , etc.
Vient ensuite un état au vrai de la position financière de la France au
commencement de 1817 , d'où il résulte que c'est le seul pays de l'Europe
qui , en ce moment , n'a pas de déficit proprement dit .
L'examen du budget de 1817 est trop resserré pour être susceptible
d'une analyse ; il faut le lire dans l'ouvrage . Nous y avons remarqué avec
plaisir l'exposé de la méthode employée en Angleterre pour n'avoir ni liquidation
ni arriéré , soit dans le ministère de la guerre , soit dans celui de
la marine. Cet expédient , tout contraire qu'il puisse être à l'intérêt particulier
de quelques fournisseurs , nous paraît néanmoins très-favorable à
l'économie.
L'auteur regrette que , dans un budget fondé sur le crédit public , on
ait renvoyé le paiement intégral des créanciers de l'arriéré ( tous nationaux
) , à l'an 1821 , lorsqu'il était si facile de leur assurer ce paiement
de suite, en allouant huit pour cent d'intérêt, au lieu de cinq à leurs certificats
de liquidation , comme le ministre de 1814 l'avait fait pour les
obligations du trésor.
Quant àl'emprunt, l'auteur observe avec raison qu'il est assezétrange de
le voir attaqué par les journaux de l'opposition en Angleterre , et par les
écrivains et orateurs de l'opposition dans ce pays-ci , et , des deux côtés ,
par les mêmes motifs . Le Times et le Morning- Chronicle trouvent trèsmauvais
que des Anglais placent en France leurs capitaux dont , selon
eux , les Anglais ont tant besoin . A Paris , au contraire , bien des gens
reprochent au ministre d'avoir traité avec une compagnie de banquiers
anglais et hollandais , pour un emprunt dont les intérêts , la commission
et les bénéfices iront aux étrangers . Ainsi , en Angleterre , on craint que
le numéraire ne sorte en gros , tandis qu'en France on craint qu'il ne sorte
en détail . L'auteur croit que , des deux côtés , on a ' ort . La France gagne
à faire entrer les capitaux qui lui manquent , et l'Angleterre gagne en
plaçant à gros intérêts ceux qu'elle a de trop , ou du moins qu'elle ne
pourrait placer aussi avantageusement chez elle.
Réflexions sur l'armée , huit pages in- 4° . , imprimées
chez Herhan , rue et passage du Caire .
Ces réflexions , sorties de la plume d'un général distingué sous les rapports
militaires aussi bien que politiques , sont remarquables par la sim558-
MERCURE DE FRANCE.
plicité et le courage . Il est à désirer que le gouvernement , les hommes en
place , les étrangers et les Français lisent avec attention ce peu de pages ,
dans lesquelles d'importantes vérités sont développées , et où dominent la
modération et l'amour du bien .
Euvres complètes de J. La Fontaine . Un vol . in- 8" .
orné de gravures , d'un portrait de La Fontaine , et d'un
fac simile de son écriture . Proposées par souscription .
En publiant en un seul volume in-8 ° . la totalité des OEuvres de notre
célèbre fabuliste , disent les éditeurs dans leur prospectus , nous avons
compte sur le suffage de cette portion nombreuse de lecteurs qui désirent
acquérir les classiques francais , renfermés dans le plus petit espace possible
, et au prix le plus moderé . Le premier volume du Voltaire in-8° .,
qui vient de paraître , doit prouver que le procédé employé pour réunir
six volumes en un seul , ne nuit en rien à la netteté ni à là beauté de
l'impression,
Les matières des Euvres complètes de La Fontaine seront rangées
dans l'ordre suivant : 19. les Fables , avec quinze gravures ; 2 ° . les OEu
vres diverses ; 3° . les Amours de Psyché et Cupidon ; 4 ° . le Théâtre ;
50. les Contes . ( Cette dernière partie des OEuvres de La Fontaine
sera livrée avec le volume , ou detachée et brochée à part , à la vo→
lonté des Souscripteurs . )
Le volume sera précédé d'une Vie de La Fontaine , composée par un
homme de lettres distingué . Le frontispice de l'ouvrage sera accompagné
d'un portrait de La Fontaine , et d'une vignette représentant la maison
du bon homme. On joindra un fac simile de l'écriture de La Fontaine .
Cette édition contiendra une partie des notes de Chamfort , et les remarques
et observations de plusieurs éditeurs , qui méritent d'être recueillies
et citées .
Le volume sera divisé en deux parties , afin de laisser aux souscripteurs
la faculté de faire relier en un ou en deux volumes .
Le prix des OEuvres complètes de La Fontaine est , pour les personnes
qui souscriront d'ici au 1er avril prochain , de 12 fr. , pap. f. , et de
24 fr. pap. vél, sat . Passé le 1er avril , le prix sera , pour les non-souscripteurs
, de 15 fr. , pap. f. , et 30 fr. pap. vél . sat . On ne paie rien
d'avance. L'ouvrage sera mis en vente le 30 avril prochain .
On souscrit à Paris , chez Pillet , imprimeur-libraire , éditeur de la
Collection des Moeurs françaises , rue Christine , n. 5 .
N. B. Les mêmes éditeurs publieront successivement et de la même
manière , les Cavres de Molière , de Regnard , de Racine , de Boileau,
et les chefs -d'oeuvre de P. et Th. Corneille. La collection formera six
volumes in-8.
Nomenclature des Rues de Paris en 1817 , avec les
tenans et les aboutissans , offrant de nouveaux noms de
rues , qui ne se trouvent sur aucun plan de Paris . Prix :
1 fr . 25 cent . A Paris , chez Treuttel et Wurtz , rue
Bourbon ; Goujon , rue du Bac ; et au dépôt principal
rue de Tournon , n . 7 .
Les Soupers de Momus , recueil de chansons inédites
MARS 1817.
559
pour 1817 ( quatrième année de la collection ) . Un vol .
in- 18 , orné de jolies figures et de musique . Prix : 2 fr.,.
et 2 fr. 50 c . par la poste . A Paris , chez Arthus Bertrand ,
libraire , rue Hautefeuille n 23. 9
La joyeuse société à qui l'on doit ce recueil , est déjà connue par
trois années de succès . Les noms des Bérenger , des Armand Gouffé , etc. ,
ne promettent pas moins de plaisir cette année que les précédentes aux
amateurs de chansons .
Les Passe - Temps d'un Momusien , ou Recueil de
Chansons et Poésies de P. J. Charrin , de plusieurs
académies . Un vol . in-18 , orné de quatre joliès gravures
et de huit airs notes . Prix : 1 fr . 80 c . , et 2 fr 50 c .
par la poste . A Paris , chez Arthus Bertrand , libraire ,
rue Hautefeuille , n . 23 ; et chez Locard et Davi , rue
de Seine , n. 54.
Après avoir payé son tribut à la société de Momus , M. Charrin a
voulu prouver au public qu'il pouvait chanter tout senl . Il sait varier ses
tons , et nous ne doutons pas que ses Passe-Temps n'en procurent d'agréa
bles à ses lecteurs .
L'Enfant lyrique du carnaval , choix des meilleures
chansons joyeuses , anciennes , modernes et inédites ;
par M. Oury , membre du caveau moderne , deuxième
année, 1817. Un vol in- 18 . Prix : 1 fr . 50 c. A Paris ,
chez Alexis Eymery , libraire , rue Mazarine , n . 30 ; et
chez Delaunay , lib. , au Falais-Royal.
Nous nous y prenons un peu tard pour révéler au public l'existence de
P'Enfant du carnaval; mais il nous a semblé que c'était un joyeux compagnon
dont la société devait être recherchée en tout temps .
Des Colonies et de la Révolution actuelle de l'Amerique
; par M. de Pradt , ancien archevêque de Malines ,
Deux vol. in -8 ° . Prix : 12 fr. , et 15 fr. par la poste . A
Paris , chez Béchet , rue des Grands-Augustins , n. 11.
Nous rendrons compte incessamment de cet important ouvrage.
Le Panorama des Boudoirs , ou l'Empire des Nairs ;
par le chevalier James Lawrence , avec cette épigraphe :
Genus huic materna superbum
Nobilitas dabat , incertum de patre ferebat.
VIRG. , I. XI , 341 .
Quatre vol. in-12 . Prix : 9 fr. A Paris , chez Pigoreau ,.
place Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 20.
Les nairs sont une caste noble de la côte de Malabar ; il en est question
dans les plus anciens écrivains de l'Indoustan . Les femmes, chez les nairs ,
ont le privilége de choisir leurs maris , et d'en changer quand elles veu
560 MERCURE DE FRANCE .
lent. La mère senle est chargée des enfans . Le samorin lui-même et les
autres princes n'ont pour héritiers que les enfans de leurs soeurs . On a
établi cet usage pour que les hommes , n'ayant point de famille , fissent
toujours prêts à marcher à l'ennemi . Lorsque les neveux sont en âge de
porter les armes , ils suivent leurs oncles à la guerre . Un enfant nair parle
de ses oncles et des amans de sa mère ; mais le mot de père est inconnu
pour lui. C'est sur les usages de cette caste , au moins bizarres par rapport
à nos moeurs , que le chevalier James Lawrence a fondé son roman .
On pourrait exiger peut -être plus de grâce et plus de légèreté dans le
style ; mais le chevalier James Lawrence est étranger , et c'est un motif
pour que le lecteur excuse ce que son livre peut offrir d'étrange.
En annonçant, dans notre dernier numéro , la nouvelle édition du
Lycée de La Harpe , en trois vol. in- 8 ° . , qui s'imprime en ce moment
chez VERDIÈRE , libraire , quai des Augustins , n . 27 , nous avions
manifesté quelques craintes sur le succès de cette entreprise. Un modèle,
joint au Prospectus , était la seule pièce qui nous eût servi à prononcer.
M. VERDIERE s'est empressé de nous montrer les premières feuilles de
son ouvrage , et elles nous ont paru très- propres à bien faire augurer
de cette édition classique destinée sur-tout à la jeunesse , qui fait journellement
usage d'éditions stéréotypes dont les caractères sont plus fins que
ceux du nouveau Lycée .
ERRATA.
Il s'est glissé plusieurs fautes typographiques dans le
dernier article de l'Ermite de la Guyanne , particulièrement
dans l'orthographe des noms propres . Nous
croyons devoir les rectifier , ne fût-ce que pour ôter aux
aristarques de province le petit plaisir de les attribuer
à l'auteur.
- Pag. 485 , M. Marran , lisez : Marrast. - Pag. 486 , Cadithon ,
lisez Cadilhon . M. le comte Carère , lis . : M. le comte de Carrère.
- Pag. 489 , le sablier , lis. : le sabla. — M. Borda d'Oso , lis . Borda
d'Oro. chef d'escadron , lis . : chef d'escadre . -Pag. 490 , cantous ,
lis. cantons . Budres , lis . : Oudres. :
-
TABLE .
5141 Annales dramatiques . Poésie.
543
Enigme , charade et logog . 515 Politique.
547
Nouvelles littéraires . 517 Annonces et notices .
556
Variétés 536
IMPRIMERIE DE C. L F. PANCKOUCKE.
niimmm… ınïnsi
MERCURE
DE FRANCE.
SAMEDI 29 MARS 1817 .
mmmmmmmmmmy
AVIS IMPORTANT.
Les personnes dont l'abonnement expire au 1er avril,
sont invitées à le renouveler , si elles ne veulent pas éprou
ver d'interruption dans l'envoi des numéros.
Le MERCURE DE FRANCE paraît le Samedi de chaque semaine . Le
prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr . pour six
mois , et 50 fr. pour l'année.
Les Livres , Gravures , etc. , que l'on voudra faire annoncer dans le
MERCURE , les Poésies et Articles que l'on désirera y faire insérer , doivent
être adressés , francs de port , à M. LEFEBVRE , directeur du
Mercure, rue des Poitevins, no 14 , près la place Saint-André- des -Arcs .
Pour tout ce qui est relatif aux Abonnemens , il faut écrire , franc de
port , à M. BOUET , à la même adresse .
Les bureaux sont ouverts tous les jours , depuis neuf heures du matin
jusqu'à six heures du soir.
LITTERATURE.
POÉSIE .
FABLE .
La Diligence.
Clic , clac , clic , holà ! gare ! gare !
La foule se rangeait ;
TOME 1er.
37
$62 MERCURE DE FRANCE .
Et chacun s'écriait :
Peste ! quel tintamare !
Quelle poussière ! Ah ! c'est un grand seigneur....
C'est un prince du sang.... c'est un ambassadeur ....
La voiture s'arrête ; on accourt , on s'avance ;
C'était…….…. la diligence ,
Et personne
dedans.
Du bruit , du vide ; amis , voilà , je pense ,
Le portrait de beaucoup de gens.
(Par M. GAUDY. )
ACROSTICHES ( 1 ).
I.
◄oltaire , en vain l'erreur , se couvrant d'un faux zèle ,
Outrage ta mémoire , et veut flétrir ton nom :
e monde , pour jamais à tes leçons fidèle ,
' admire , et vengera ta gloire et la raison .
h ! contre tes écrits , que peuvent ces outrages ?
mmortels comme toi , tes sublimes ouvrages ,
épandus jusqu'aux bouts de ce vaste univers ,
clairent les mortels et font tomber leurs fers .
( Par M. T. P. )
( 1 ) Nous regrettons d'autant plus que le défaut d'espace ne nous permette
pas d'insérer un plus grand nombre d'acrostiches sur le nom de
Voltaire , que presque tous ceux que nous avons reçus sont aussi remarquables
par la pensée que par l'expresssion ; mais il nous aurait fallu consacrer
la moitié du numéro à ce genre de poëme , qui n'est point assez
important pour occuper tant de place.
MARS 1817.
563
II.
rai modèle du goût , dont ta dictas les lois ,
O ratenr éloquent , ingénieux poëte ,
e sage te chérit , l'amitié te regrette .
on nom s'unit au nom du meilleur de nos rois.
> u temple de mémoire , inscrit dès ton aurore ,
1 n'est point de lauriers qui ne couvrent ton front.
évéré des Français , ton buste semble encore
f ffrayer les méchans et rire de Fréron .
( Par M. J.-B. A, B. )
III.
ictime tour-à- tour du sort et des jaloux ,
Outragé , poursuivi , couvrant tout de sa gloire ,
e faux zèle , enflammé d'un aveugle courroux ,
enta , mais vainement , de flétrir sa mémoire.
> ppui de l'innocent , son vengeur courageux ,
I chanta les héros , démasqua l'hypocrite ,
enversa de l'erreur le trône ténébreux ,
t les tyrans en lui trouvèrent un Tacite. ( Par M. BORY. )
IV .
oltaire , auteur divin , poëte renommé ,
Oh! que j'aime en tes vers la sensible Idamé ,
e fougueux Orosmane et la tendre Zaïre !
our-à-tour inspirant la pitié , la terreur ,
la fois tu sais plaire , effrayer et séduire.
I faut s'abandonner à ton charme vainqueur.
enais , nouveau phénix ! ah ! reviens sur la terre ,
craser les Frérons et nous rendre un Homère .
( Par Mademoiselle A. D. L. )
37.
564 MERCURE DE FRANCE.
V.
<ainqueur des préjugés , Voltaire , esprit sublime ,
✪n doit à tes écrits pleins de grâce et de sens
'anguste vérité . D'une voix unanime ,
"
on génie immortel , vanté dans tous les temps ,
nos derniers neveux servira de modèle.
miter ton courage , et marcher sur tes pas ,
affermir ta doctrine , applaudir à ton zèle ,
st le voeu des Français . Ils ne l'enfreindtont pas !!
(Par M. J. B. LÉTA.)
VI.
ous qui , suivant l'effet d'un aveugle 'délire ,
sez sur ce grand homme appeler le mépris ,
a haine et ses fureurs , par d'imprudens écrits ,
✈aisez-vous . . . . l'homme sage et l'honore et l'admire.
h! pourquoi voulez-vous nous ravir ce trésor ?
1 enrichit la France , et l'Anglais nous l'envie ....
espectez , croyez-moi , cet immortel génie :
n voulant l'abaisser vous l'élevez encor. (Par M ***. )
ACROSTICHE
Proposé pour le 26 avril.
ROUSSEAU.
N. B. Les personnes qui voudront s'exercer sur ce
sujet , sont priées de faire parvenir , avant le 21 avril ,
leurs pièces à M. LEFEBVRE , directeur du Mercure ,
rue des Poitevins , n. 14.
MARS 1817:
565
ÉNIGME.
Quatre pieds , cher lecteur , composent tout mon être ,
Et je suis d'autant plus facile à reconnaître ,
Que pouvant chaque jour céder à mon pouvoir ,
Peut-être t'ai-je fait manquer à ton devoir.
Au sein des nuits sur- tout j'exerce mon empire ,
Je fais chanter , pleurer ; peut-être , sans trop dire ,
Je suis de tous les temps et de tous les climats.
On m'a vu quelquefois au milieu des combats ,
Rompre les bataillons , décider la victoire ;
Que je suis loin pourtant de rechercher la gloire ;
Car je préfère à tout la paix et le repos ,
Et jamais je ne fus compagne des héros .
(Par M. D..., habitué du café Halfort )
CHARADE.
Que dejoueurs trompés par mon premier !
Que d'écrivains, oubliant mon dernier
Sont abreavés de mon entier !
"
(Par Madame BILLET , d'Arras .
ww
LOGOGRIPHE
Dans les cercles brillans de la société ,
On me voit arriver avec l'oisiveté ;
Ma soeur me suit de près , et souvent son langage ,
Plus méchant que le mien remporte l'avantage.
566 MERCURE DE FRANCE.
Tu peux dans mes neuf pieds , rassembler , cher lecteur ,
Une ville où repose un prophète imposteur;
Celui dont le talent nous conserve la vie ;
La déesse propice aux voeux d'Iphigénie;
Le moteur de nos sens que Dieu fit iamørtel.
Le pain qu'au peuple hebreu distribuait le ciel;
Ce qu'on trouve charmant chez la jeune Glycère ;
Un peuple d'Orient amateur de la guerre ;
Le mois où tous les coeurs se rouvrent à l'amour ;
Dans le calendrier , la veille d'un saint joar;
L'exercice léger qu'inventèrent les grâces :
Mais j'en dis trop lecteur je te vois sur mes traces .
( Par M. T ..... )
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'énigme est point ; celui de la charade ,
troupeau ; celui du logogriphe , maire , où l'on trouve
Marie , mer , mire , mai , mari , mi , arme etramę.
MARS 1817. 567
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
PORTRAIT HISTORIQUE
DE MALESHERBES (1 ).
Voici ce que j'écrivais , il y a quelques années , à la
fin d'un éloge historique de M. de Malesherbes , trèsprécieux
par les faits , et intéressant par le ton et le style ;
dernier écrit de mon confrère à l'Institut , le respectable
M. Gaillard.
<«< Et moi aussi , j'ai connu M. de Malesherbes : je l'ai
» connu , non par des rapports avec le magistrat , avec
» le ministre ; mais au sein de sa famille , au milieu de
ses vieux serviteurs , dans les occupations de sa re-
» traite , dans les pensées de la solitude ; je l'ai connu
» par le bienfait sans prix de ses conseils , de son
» estime , de son amitié ; par le dépôt de ses confidences
» intimes ; et je puis dire , à mon tour : Nul homme në
» réunit jamais plus de vertus , de connaissances , plus
» de beaux faits et de hautes pensées ; un esprit aussi
» piquant et un aussi beau caractère .
» Je voudrais , ainsi que M. Gaillard , écarter de lui
>> ces comparaisons , que l'on a déjà multipliées , avec
>> plusieurs grands hommes de l'antiquité ; non qu'elles
» ne lui conviennent ; mais parce qu'elles dissimulent
<< trop sa physionomie distincte .
>> J'ai recueilli dans ma mémoire les souvenirs , les
(1 ) Cet article est extrait d'un ouvrage intitulé : Fragmens politiques.
et littéraires; par M. Lacretelle aîné , l'un des rédacteurs du Mercure.
568
MERCURE DE FRANCE .
» impressions de ses entretiens , pendant plusieurs sé-
» jours à Malesherbes , en tête à tête avec lui . D'autres
>> traceront mieux que moi le grand homme ; c'est sur-
>> tout le bonhomme que je veux montrer ; l'homme
» sans modèle et sans copie ; un de ces originaux dont
>> il semble que la nature ait brisé le moule , après l'a-
» voir employé une fois . »
Lors de sa rentrée au conseil d'état en 1787 , il avait
bien voulu me choisir pour rédiger les travaux préparatoires
de plusieurs plans de réforme dans les lois , que le
roi l'avait autorisé à lui présenter . J'ai encore ces travaux
, qui ne sont que d'informes ébauches . Je viens de
les examiner , elles demanderaient ce second travail
qui reçoit seul le style , par l'achèvement et l'épurement
des idées ne pouvant plus leur donner ce mérite nécessaire
, j'allais les brûler , mais je me suis arrêté par
la pensée que je devais conserver les méditations d'un
grand citoyen , propres à féconder quelque jour les esprits
qui se porteront vers ces objets . Je placerai en
tête de ces morceaux , tous assez étendus , quoique nom
complets , une relation de mes rapports avec M. de
Malesherbes c'est par cette forme simple et en m'abandonnant
à des souvenirs qui me sont sacrés , que je le
louerai , comme il voulait l'être , par la seule vérité . Ce
recueil fera un volume dans mes oeuvres , en y joignant
quelques -uns des écrits de M. de Malesherbes .
:
En attendant , je crois devoir reproduire l'hommage
que j'avais rendu à cet auguste martyr d'un héroïque
dévouement : c'est son portrait dans le plus beau moment
de sa vie , celui qui a consacré sa mémoire.
Il est encadré dans la fin d'un de mes écrits sur la révolution.
Cet écrit avait pour but une mesure proposée
MARS 1817 .
569
pour prévenir l'abominable coup d'état dit du 18 fructidor.
C'est du même écrit que j'ai tiré le morceau ci-dessus
, un second Mirabeau au directoire ( 1 ) . Il a pour
titre Adresse au directoire sur la réélection du corps
législatif en l'an 5 .
:
On y trouve des réflexions sur le cours des opinions
dans ce temps , qui s'appliquent encore à nos manières
de voir et de nous conduire d'aujourd'hui : ce sera , je
l'espère , une excuse à l'étendue du morceau .
Je me suis conformé d'ailleurs à deux principes que
j'ai établis dans une discussion inédite sur les portraits
historiques : l'un , qu'un portrait historique peut trèsbien
ne montrer le héros que sous l'aspect le plus saillant
de sa vie ; l'autre , que si le portrait fait partie d'un
morceau , c'est le morceau lui - même qui est le portrait .
Exemple dans Bossuet : détachez , comme on fait , du tɛbleau
des guerres civiles de la Grande-Bretagne , le
portrait de Cromwel , vous lui ôtez la moitié de son effet :
rendez-le au tableau , et vous sentirez tout ce que vous
lui ôtiez en l'isolant.
MALESHERBES.
Je ne sais quel mauvais génie se joue impitoyablement
du caractère des Français . Nul peuple n'est aussi
propre à dépasser les autres dans la recherche de la
vérité ; nul peuple ne tirerait plus de prodiges du régime
de la liberté ; nul peuple ne s'est porté plus violemment
vers un changement de son état et de son sort .
Nous avons fait , pendant un demi -siècle , toutes les
espèces de guerres à toutes les espèces de préjugés . Et ,
à cette heure , que nous les avons détruits dans nous et
( 1) Autre morceau de l'ouvrage cité ci- dessus .
570
MERCURE
DE FRANCE.
autour de nous , nous en recherchons l'autorité , sans
pouvoir en reprendre la persuasion . Plus légers encore
qu'inconstans , nous voudrions faire avec la raison , non
un divorce de haine , mais un divorce d'humeur.
Châtiés par la liberté même , nous sommes mûrs
pour la posséder : désabusés par la philosophie de quelques-
uns de ses écarts , il est en nous de ne plus employer
que ses véritables acquisitions . Mais , ayant en
horreur notre état actuel , nous n'accusons que cette
liberté , que cette philosophie , dont nous avions reçu
l'impulsion , dont nous avons faussé la direction ; comme
des enfans dépités , nous nous absolvóns de tout , nous
n'accusons que nos maîtres . Arrivés à un terme où tous
les changemens qui se sont faits parmi nous , sont nos
seules ressources , où nous pouvons nous lancer dans
un avenir plus vaste et plus fécond , nous ne savons
plus que tourner nos regards en arrière ; c'est ce qui
ne nous convient plus que nous regrettons ; c'est ce qui
nous est acquis que nous répudions . Humiliés de la
violence avec laquelle nous avons brisé les vieilles institutions
, nous perdrons la fierté avec laquelle nous devons
maintenir les nouvelles.
A l'origine , pas une classe qui n'ait voulu , qui n'ait
concouru , de tous ses moyens , à renverser le vieil édifice
, à commencer par le gouvernement , et à finir par
la plus petite corporation . Nul signe plus certain qu'il
n'était plus bon ; nulle preuve plus irrécusable qu'il
fallait le renouveler . Et il n'en fallait pas moins pour
l'ébranler ; et , avec ce genre d'ébranlement , il n'en
pouvait rien rester. On s'était partout passionné de
MARS 1817.
5721
l'idée qu'il n'y avait point , ou qu'il n'y avait plus de:
constitution en France , et qu'il en fallait une.
Mais on dirait que nous ne sommes entrés dans les
révolutions que pour échapper à des constitutions .
On les met en discussion , lorsqu'il ne s'agit que de le: s
faire aller ; on les condamne avant de les éprouver ; or
leur demande la réparation de tous les maux , et on
reprend tous les maux plutôt que de consentir à ce
remède.
Nous ignorons que toute constitution est bonne dès
qu'elle va ; qu'elle va beaucoup plus par ce qu'on y
met , que par ce qu'on y trouve ; par le zèle sincère de
tous ses agens , que par la sagesse de ses institutions ;
que la plus parfaite devant être celle qui choquerait le
plus de préventions , de préjugés et de passions , serait
précisément celle qui irait le moins , si tout le monde
ne s'attachait à son char ; que s'en défier , en trop raisonner
, lui trop demander d'abord , est ce qui lui nuit
le plus ; que c'est du jour seulement que tous s'en contentent
, que tous aident à son mouvement , qu'on peut
commencer à la réformer , parce qu'alors c'est relativement
à son succès qu'on la réforme , et non pas pour sa
chute .
Ce qui décrie à l'avance les constitutions , c'est d'en
faire , à l'avance , le triomphe d'un parti sur un autre ,
et non un gage d'alliance entre tous les partis ; c'est de
leur commander de marcher entre l'arrogance des vainqueurs
et l'animosité des vaincus ; c'est de les exposer
aux voies de la tyrannie par la crainte des soulèvemens ;
c'est d'en dénaturer les principes par les effets qu'elles
572
MERCURE
DE FRANCE
.
opèrent ; c'est de provoquer des troubles par la manière
dont on les établit ; c'est de les forcer à jouer contre
des troubles avant de jouer dans leur ordre régulier ;
c'est de ne pas pourvoir à la création d'un esprit public
capable de les maintenir ; c'est d'appeler , dans leurs
pouvoirs , de faux amis ou des ennemis acharnés ; c'est
d'empoisonner d'avance la représentation des discordes
des élections ; c'est de fonder la guerre même dans l'état
de paix qui leur est propre , et hors duquel elles ne sont
qu'un nom qu'on attaque , et un nom dont on abuse .
C'est la faute qu'on a faite dès le commencement ;
c'est celle où on a persévéré à chaque renouvellement
de nos assemblées souveraines .
Une idée grande , simple , facile , conforme à l'état
de désuétude où toutes les choses anciennes étaient
tombées , à la force de rénovation qui nous entraînait ,
eût tout retenu , tout fixé , eût opéré , sans convulsion ,
un changement bien conçu et bien dirigé.
C'est dans les conseils du roi qu'elle devait être portée ;
c'est là qu'on eût dû en organiser l'exécution .
« Qu'est-ce que ces états-généraux qu'on vous propose
? devait-on dire au roi . C'est un vieux débris de
l'ancienne barbarie ; c'est un champ de bataille où viennent
lutter ensemble trois factions d'un même peuple ;
c'est un choc de tous les faux intérêts contre l'intérêt général
; c'est ou l'inertie ou l'opiniâtreté de l'esprit de
ce corps ; c'est un moyen de subversion ; ce n'en peut
être un de rénovation . Prenez ce vieil édifice pour ce
qu'il est , pour une ruine . On ne s'y rattache que comme
à un souvenir ; emparez -vous des esprits par une insti
MARS 1817. 573
tution qui les étonne et leur plaise , que la nation avoue ,
et où elle puisse mieux prédominer. Que reste- t - il en
France ? Une nation et un roi . Qui doivent traiter ensemble
? qui peuvent bien s'accorder , parce qu'ils ont un
lien établi , un intérêt , une affection commune ? La
nation et le roi . Qu'un roi , placé à la fin du dix -huitième
siècle , ne convoque pas les trois ordres du quatorzième
; qu'il appelle les propriétaires d'une grande
nation , renouvelée par sa civilisation . Un roi qui subit
une constitution se croit dégradé . Un roi qui propose
une constitution obtient la plus belle gloire qui soit
parmi les hommes ; et tout ce qu'il y a de plus vif et de
plus constant dans leur reconnaissance. Une constitution
doit être appropriée aux idées sages , que la discussion a
préparées et fixées . Concevez la constitution de votre
siècle ; prenez - y votre place ; et ne craignez pas de la
fonder sur les droits du peuple . Votre nation , vous voyant
à la hauteur de ses voeux , n'aura plus qu'à perfectionner
votre ouvrage , avant de le sanctionner. C'est ainsi
que vous maîtriserez un grand événement , en l'accomplissant
vous-même ; c'est ainsi qu'il s'accomplira sans
secousses ; c'est ainsi que l'intervalle d'une rapide délibération
changera un vieux chaos , dans un ordre solide et
permanent. >>
Je crois qu'il n'est pas aujourd'hui un bon esprit qui
niat la force , la justesse , la sûreté de cette marche . Eh
bien ! elle fut présentée dans le temps , et n'obtint que le
sourire du mépris.
Est -ce le peu de recommandation de son auteur , la
suspicion qu'on pouvait prendre de lui , qui en éloigna ?
574
MERCURE DE FRANCE .
Non , elle venait du plus homme de bien de ce siècle ;
d'un magistrat , d'un ministre , d'un homme populaire en
France , avant le culte des réputations populaires ; d'un
homme qui avait adopté le roi dans son coeur , comme un
père se dévoue particulièrement à un enfant , qu'une
étoile menaçante conduit à sa ruine ( 1 ) . J'ai vu écrire ce
mémoire, dont je donne l'idée principale . Je l'ai lu et relu ;
je somme ici tous ceux qui peuvent en avoir eu connaissance
, d'en déposer , avec moi , pour la gloire de son
auteur . C'est M. de Malesherbes ( 2 ) .
( 1 ) C'était le principe et le caractère de la tendre affection que M. de
Malesherbes portait à Louis XVI . Pendant qu'ils étaient ses ministres ,
entre M. Turgot et lui , le mot sur le Roi était : notre bon jeune homme.
Bien long-temps après M. de Malesherbes me disait , que le seul de ses
ministres que le Roi eût aimé , c'était M. Turgot. Il avait , d'après plusieurs
données , de tristes pressentimens sur la destinée du Roi .
(2 ) Il devait cette grande vérité à la nation , autant qu'au Roi ; il prit
pour un devoir de retenir dans le secret de l'amitié , le rebut qu'elle
essuya dans une cour ; et c'est peut -être la seule erreur de ce grand
homme. Je ne connais plus que M. de la Luzerne , évêque de Langres
neveu de M. de Malesherbes , qui puisse avoir connaissance de ce mémoire
, remis au Roi dans une audience particulière , avant la demande
des états-généraux par le parlement .
Quant à moi , non-seulement je l'ai lu plusieurs fois ; mais je l'ai vu
composer; M. de Malesherbes l'a écrit à la terre de Verneuil , chez madame
de Sénosan , l'une de ses soeurs , où j'allais souvent . Je me rappelle
encore d'avoir accompagné M. de Malesherbes de Verneuil à Versailles
, le jour où il alla remettre son mémoire au Roi . Enfin , je me
rappelle que , plusieurs mois après , M. Necker , rentré au ministère
comme principal ministre , me pria de lui obtenir une communication du
mémoire ; que l'un me l'a confié , pour cette destination ; et que l'autre
me l'a rendu , pour la remise . On doit croire , et je crois moi- même ,
que l'esprit et les couleurs en étaient moins tranchées que dans mon analyse.
Mais tel était le fonds.
MARS 1817 . 575
A ce nom , tout mon coeur se brise. Je vois tomber
sous la main d'un bourreau , cette tête où fut conçue la
seule pensée qui sauvait la France , par sa révolution
même ! Et , avant de mourir , combien d'angoisses dans
son coeur! Ce roi, qu'il avait voulu combler d'un bonheur
et d'une gloire , inconnus sur les trônes , il n'avait pu l'arracher
à l'échafaud : cette patrie où , la première , sa voix
courageuse avait sollicité de sages réformés , il l'avait
vue ravagée par une innovation sans frein ; et en proie à
un régime de terreur , dont il ne lui fut pas accordé
d'entrevoir la chute prochaine ! Je le vois frappé à côté
de ses vieux serviteurs ; entre sa soeur et son gendre ; dans
les bras de sa fille et de sa petite fille. Accumulation de
férocités inouïes , réservées pour lui seul , dans ces jours
atroces. Mais , comme sa mort fut un crime à part , elle
eut un effet à part : c'est par elle qu'il fut constaté qu'on
allait à l'extermination de la vertu ; et cette impression ,
reçue jusque dans les hommes les plus grossiers , fut une
de celles qui accomplirent le plus puissamment la délivrance
de thermidor.
Vénérable Malesherbes , entends du fond du tombeau ,
reconnais la voix d'un ami , que tu daignas honorer
d'une confiance intime ; que ce soit lui qui apporte à teś
mânes l'expiation de la génération entière ; qu'il t'apprenne
que ton nom sera désormais , parmi nous , celui de
la sagesse , du courage , de la vertu sans tache , du génie
protecteur des empires . C'est devant l'image de ton supplice
, que j'ai parlé d'amnistic ; et mon coeur se soulève
contre ce voeu de ma raison . Mais je te vois , je t'entends ;
576
MERCURE DE FRANCE.
La paix dans ma patrie , la paix à tout prix ; qu'elle soit
la rançon de mon sang , de celui des miens , de celui de
mes amis , de celui de tant d'honorables Français . Génie
tutélaire des gens de bien , je recueille donc encore de toi
une parole , digne d'être transmise , comme un devoir , à
tous nos concitoyens . Amnistie donc , puisqu'il le faut ,
puisque tule veux ; que les lois se refusent à des vel
geances qu'elles ne pourraient remplir ; et que leur clémence
crée le remords dans ces coeurs qui n'avaient plus
rien d'humain !
Confident de ta haute pensée sur le cours de nos événemens
, je la gardais dans ma mémoire , comme un dépôt
religieux ; j'attendais le retour de la raison publique ,
pour la révéler. Elle m'a inspiré dans l'époque où nous
sommes ; elle a développé dans mon esprit une vue , qui
part du même principe , et va au même but. Je t'en dois
l'hommage ; je la mets sous la protection de ta gloire .
Ombre sacrée ! je t'implore ; reprends ton courage ,
auguste vieillard . Ne répugne pas d'apparaître encore à
ce parti , sous le règne duquel tu marchas à un échafaud
; complais - toi encore à un service pour cette nation
qui te fut si chère. Viens leur dire : Les nations périssent
, quand elles entrent dans un grand événement
sans avoir , à l'avance , conjuré ce qu'il a de sinistre.
O Français de tous les partis ! êtes -vous assez sûrs de
bien manoeuvrer dans la tempête , pour ne pas chercher
un port à l'approche de l'orage ? J'ai vu , dans les jours
de sa détresse et de son héroïque piété , cet enfant
proscrit de tant de Rois , cette victime consacrée de
MARS
577
MARS 181817 .
votre révolution , qui avait eu le malheur de repousser
mon conseil , accabler mon coeur de son profond regret .
Tremblez de tomber dans des catastrophes où celui
qu'on donne vous reviendrait aussi comme un repentir !
mmm……nė
L'ERMITE EN PROVINCE.
LES BASSES-PYRENEES .
Bayonne.
Nous ne nous connaissons que depuis dix jours ,
mon cher Ermite , et c'est du fond de mon coeur que
partent les regrets que je donne à notre séparation ; il
y a des gens qui devraient ou ne se rencontrer , ou ne
se quitter jamais . Je me trouve heureux de faire
naître une pareille réflexion dans l'esprit d'un homme
qui sait si bien l'inspirer. Adieu ! je retourne dans
ma solitude .

-
Le bien que j'y puis faire est mon dernier plaisir.
-Adieu ! je continue mon philosophique pélerinage . "
Nous ne nous rencontrerons plus sur la route ; mais
nous nous retrouverons au terme où j'espère vous
attendre long - temps . Dieu bénisse le Solitaire ! —
Dieu accompagne le voyageur ! En prononçant ces
derniers mots. M. N ... , qu'une voiture attendait à la
porte de l'auberge où nous étions descendus au Saint-
Esprit , me serra la main de la manière la plus affectueuse
, et nous nous séparâmes .
Il faut du temps pour savoir jusqu'à quel point un
homme peut être méprisable ; quelques jours suffisent
38
578 MERCURE DE FRANCE .
pour apprécier un homme de bien . La verdure peut
cacher un marais ; de beaux épis annoncent toujours
une bonne terre .
M. N... possède toutes les vertus , toutes les qualités
des gens de son pays , sans aucun des défauts qu'on leur
reproche. Les Gascons ( je parle de ceux dont un travail
pénible et journalier n'a pas brisé le caractère primitif)
sont généralement braves, spirituels , vifs , enjoués ,
d'un commerce facile et d'une originalité piquante : ils
acceptent gaiment les charges de la vie ; fiers de leur
pays , ils l'aiment peut-être autant par vanité que par
sentiment ; leur humeur vagabonde les disperse sur tous
les points du globe ; et dans quelque lieu du monde où
l'on trouve cent hommes rassemblés , on peut parier
qu'on y rencontrera un Gascon : l'industrie la plus productive
est toujours celle qu'ils exercent dans le pays où
ils séjournent ; et comme la guerre est , de tous les jeux
de hasard , celui où les chances d'un succès rapide sont
les plus communes , le métier des armes est celui qu'ils
embrassent le plus volontiers.
J'ai connu à Délhy un Gascon, nommé Costas , grandmaître
de l'artillerie du Mogol : au moment où il fut
revêtu de cet emploi , il ne connaissait , de son aveu ,
d'autre arme que le fusil qu'il avait porté , six ans ,
dans le régiment de l'Ile -de-France dont il était déserteur .
En traversant le Cateck , au fond du golfe du Bengale,
j'ai été conduit devant un chef de Marates né sur les
bords de la Garonne. Cet aventurier , plein de courage
et d'esprit , dont le nom européen était Deserre , a eu
la malheureuse fantaisie de revenir en France à l'époque
de la terreur trois mois après son retour , il fut conduit
à l'échafaud , et mourut avec Danton.
:
Je n'oublierai jamais que , parmi les prisonniers que
MARS 1817. 579
nous fimes sur les Otomacas , au bord du lac Parima ( 1 ),
se trouvait un sauvage de Carcassonne , qui portait ,
pour tout vêtement , un habit de camelot , gorge de
pigeon , dont la forme européenne attira , fort heureusement
pour lui , mon attention au moment où les
Zangaïs , qui s'en étaient emparés , se disputaient à qui
découperait sa chevelure . Quelque affreux que fût un
pareil moment , je ne pus me défendre d'un rire convulsif
à la vue de cet étrange personnage , à qui la frayeur
avait suggéré l'idée de jouer du galoubet pour adoucir
ses féroces ennemis bien en prit au nouvel Orphée
que je vinssé à son secours ; ses accens ne l'eussent certainement
pas tiré d'affaire . Cet homme , de la connaissance
, et de la reconnaissance duquel je n'ai pas eu
beaucoup à me louer , ne parlait jamais qu'en pleurant
des rives de l'Adour où il a pris naissance , et du toit
paternel dont on l'avait banni ; j'ai su depuis pour quel
motif, ce qui m'a un peu refroidi sur l'intérêt qu'il
m'avait d'abord inspiré.
:
L'imagination des Gascons est facile à s'exhalter , et
l'art de les conduire consiste à s'emparer de leur premier
mouvement . M. N... m'a fait dîner dans les Landes
avec un ancien maire qui , ne pouvant faire rejoindre
les conscrits de sa commune , s'avisa de les réunir sur
la place , et de les haranguer en ces termes du haut
d'un balcon qui lui servait de tribune : « Capdébious ,
écoutez - moi ; vous connaissez ce brave de L.......
Oui, oui.- Eh bien ! il est aujourd'hui commandant au
Grand - Caire ( là où est né J. C. , comme il est bon que
vous le sachiez ) , et pourtant il n'était qu'un chipous
comme vous autres !! Je ne vous en dis pas davantage . >>
( 1) Voyez le deuxième volume de l'Ermite de la Guyanne , p . 86.
38.
580
MERCURE
DE FRANCE .
Nos braves et pieux Lannusquets ne tinrent pas à tant
d'éloquence , et se rendirent en foule au dépôt .
} Le Saint- Esprit n'est , à proprement parler , qu'un
faubourg de Bayonne , dont il est séparé par l'Adour ,
et à laquelle le réunit un très- beau pont de bois . La
citadelle , ouvrage de Vauban , d'où l'on découvre
Bayonne et les rivières qui l'arrosent , les cimes des
Pyrénées , le port et une vaste étendue de mer , offre
un des aspects les plus pittoresques que je connaisse :
Vernet a fait , de cette vue magnifique , le sujet d'une
de ses plus belles marines .
La population du Saint-Esprit , qui s'élève à quatre
mille âmes environ , est composée en très -grande partie
d'Israëlites . On peut voir dans Basnage, à quelle époque et
dans quelles circonstances s'établirent , dans les provinces
méridionales de la France , et principalement au Saint-
Esprit , à Bayonne et à Bordeaux , ces familles juives
échappées au supplice des inquisitions . Elles trouvèrent
d'abord en France , cette généreuse hospitalité dont la
nation française a toujours offert l'exemple ; depuis la
révolution , les juifs sont entrés au partage de la justice
et des droits commmuns à tous les citoyens . Les familles
juives , d'origine espagnole et portugaise qui habitent le
midi ; celles d'origine allemande qui habitent le nord ,
vivent maintenant sous une même loi civile et religieuse
: confondant ainsi leurs moeurs et leurs langages,
ils forment ce que l'on doit appeler maintenant les juifs
français.
Il n'existe , à Bayonne même , qu'un très - petit nombre
de familles juives , parmi lesquelles celle de M. Furtado
est la plus considérée ; ce n'est que depuis la
révolution que les Bayonnais ont souffert que les juifs
devinsent habitans de la ville. Les juifs du Saint-Esprit
MARS 1817 .
581
sont en général honnêtes , sobres , laborieux ; ils exercent
honorablement toutes les professions utiles ; quelquesuns
s'occupent avec succès des arts libéraux , et presque
tous ont donné des preuves d'attachement à la cause de
la légitimité constitutionelle ; cependant , il faut bien
avouer qu'ils sont encore victimes des préventions religieuses
qu'un petit nombre de fanatiques cherchent à
faire revivre.
Les juifs du Saint -Esprit ont trois synagogues : tous
les samedis un rabbin espagnol y vient prêcher dans une
langue qui n'est plus entendue que de quelques vieillards,
et à laquelle il faudra bien finir par substituer la langue
française , devenue d'un usage beaucoup plus général .
Bayonne est divisé en deux parties , par la Nive ;
l'Adour en baigne une portion extérieure , et reçoit la
Nive sous les murs du Réduit.
L'entrée du port est gênée par une barre qui varie, et
qu'il faut souvent reconnaître la sonde à la main . On a
construit à l'embouchure de l'Adour deux belles jetées
qui ont pour objet de contenir les dunes et de resserrer la
rivière , afin de donner au courant plus de force pour
déblayer le chenal.
Bayonne , où l'on compte treize ou quatorze mille habitans
, est situé de la manière la plus pittoresque ; mais
la ville est généralement mal bâtie : l'air y est pur , les
vins exquis et les femmes charmantes ; les environs en
sont délicieux ; mais la campagne de 1813 , pendant laquelle
on a tout détruit dans un rayon d'une lieue , a fait
disparaître les maisons de campagne et les beaux arbres
dont elles étaient parées .
Il se fait à Bayonne un commerce considérable , dont
les laines de Castille et d'Arragon , les vins et les eauxde-
vie de la Chalosse , du Béarn et de l'Armagnac , sont ,
avec les matières résineuses , les principaux objets .
MERCURE DE FRANCE .
Les allées marines forment un promenade d'autant
plus remarquable qu'elle ne ressemble à rien de ce qu'on
a vu : c'est une espèce de jetée , plantée d'arbres , entretenue
et sablée avec beaucoup de soin ; l'un des côtés
est bordé de jolies maisons peintes de diverses couleurs ;
de l'autre règne un quai superbe où viennent s'amarrer
I´s navires , et d'où l'on découvre le Saint-Esprit couronné
par la citadelle ; au pied , le chantier royal de
construction qu'on appelle le parc , et une rangée de petites
maisons appelées chais ( 1 ) , d'un aspect trèsagréable.
1
Bayonne est à jamais célèbre dans les fastes sanglans
de la guerre, par l'invention de la baïonnette , arme doublement
nationale , et par son origine , et par l'emploi
terrible que les Français savent en faire.
Autant que je puis en juger au premier coup - d'oeil ,
les arts sont ici peu cultivés , et l'éducation n'y vient que
faiblement au secours des plus heureuses dispositions naturelles
. Les moeurs sont aimables sans être très -polies ;
la bienveillance dans les manières y supplée à la grâce ,
et communément l'esprit y manque d'instruction . Je n'ai
pas besoin de dire que ces aperçus généraux n'excluent
pas de nombreuses et brillantes exceptions .
Je ne sais sur quelles préventions traditionnelles a pu
s'établir l'absurde réputation de faux braves que l'on a
faite aux habitans de ces provinces , lorsque l'expérience
de tous les temps a si bien prouvé que le courage militaire
est, dans toutes les classes,une de leurs qualités distinctives
; lorsqu'il est de fait que sur tant de héros dont se
sont peuplées nos armées , aux différentes époques de
notre histoire , la Gascogne en peut à bon droit réclamer
à elle seule la plus grande partie .
(1 ) Magasins pour les vins et les matières résineuses .
MARS 1817.
585
Adéfaut de savans et de gens de lettres (parmi lesquels
je ne me rappelle aucun autre nom que celui de Duvergier,
abbé de Saint-Cyran ( 1 ) , ami et disciple de Jansénius)
, Bayonne a produit beaucoup d'hommes distingués
dans la carrière des finances et du commerce : je
citerai M. Laborde de Meréville, célèbre par la protection
et les encouragemens qu'il prodiguait aux lettres et
aux arts qui l'en ont si noblement récompensé dans la
personne de son fils ; M. Cabarus qui s'est acquis une
réputation si brillante , en qualité de ministre dans un
royaume voisin , dont il a régi les finances : parmi les anciens
négocians , M. Martin-Antoine Bretons , mort avant
la révolution ; M. Nicolas Lormand , âgé de go ans , tous.
deux moins recommandables par d'immenses richesses ,
que par les vertus commerciales dont ils ont laissé
l'exemple à MM. Léon et Jean Batbédat , Poydenol ,
Laserre , Betbeder , tous également distingués par
leur probité , leur mérite et leur fortune . Les chefs de
deux maisons de banque dont s'honore le commerce de
Paris ( MM. Lafitte et Behic , ont aussi pris naissance
à Bayonne .
Le patriotisme est une des vertus qui distinguent les
Bayonnais ; lorsque sous Edouard III leur ville.fut conquise
par les Anglais , ils la reprirent sur l'ennemi , at
obtinrent entre autres priviléges le droit de se garder euxmêmes
, et de prendre pour devise des armes que la ville
a conservées , nunquàm polluta .
En 1815 , les Espagnols forts de quinze mille hommes
passèrent la Bidassoa , et firent une démonstration sur
Bayonne ; il n'y avait pas un soldat dans la place ; les.
bayonnais coururent aux armes : 800 hommes de garde
( 1 ) M. Duvergier d'Hauranne , négociant de Rouen , et membre de
la chambre des députés , est de la même famille .
584 MERCURE DE FRANCE.
nationale d'élite occupèrent les approches ; trois cents
marins , dont vingt-quatre furent organisés en compagnie
d'artillerie , armèrent tous les forts : les hommes
âgés et les vieillards garnirent le camp retranché et les
remparts ; tous jurèrent de s'ensevelir sous les ruines de la
ville cette contenance imposa tellement aux Espagnols
, qu'ils renoncèrent à leur projet . Les Bayonnais ont
l'esprit militaire ; la garde nationale a la tenue et manoeuvre
comme un vieux régiment de ligne.
Les marins de Bayonne sont excellens ; plusieurs officiers
nés dans cette ville ont illustré notre marine ; les capitaines
de vaisseaux Dubourdieu et Roquebert , sont
morts glorieusement en combattant des forces supérieures
; le capitaine Bergeret s'est illustré par de grands
talens et par plusieurs combats célèbres .
La vie privée des habitans de Bayonne , dans les classes
supérieures , est à peu près la mêmeque celle des habitans
de Bordeaux : l'éducation des femmes y est peut -être
plus soignée sous le rapport de la culture de l'esprit et
des talens d'agrément ; mais elles n'en sont pas moins élevées
aux travaux et aux soins du ménage .
La salle de spectacle de Bayonne est très -petite ; on n'y
joue que pendant quelques mois de l'année , et les acteurs
qu'on y envoie justifient pour l'ordinaire le peu d'empressement
que les habitans de cette ville témoignent
pour le plus noble des délassemens.
2
De tous les plaisirs la danse est celui auquel on se livre
ici avec le plus d'ardeur ; les bals sont très -fréquens pendant
l'hiver , et dans l'été , les Bayonnais de toutes les
classes se rendent à Biarrits , village situé sur le bord de
la mer , pour s'y livrer aux plaisirs du bain et de la danse ;
c'est ordinairement en cacolet ( 1 ) que se font les parties
de Biarritz .
( 1 ) Espèce de pannier à dos posé sur un mulet, et garni d'oreillers .
MARS 1817 .
585
Je ne dois pas oublier de parler de la Pamperruque ›
danse bayonnaise particulière à la ville : elle se danse
dans les rues , en habit de caractère , au son du tambour,
et sans musique. La pamperruque était de rigueur autrefois
pour faire les honneurs de la ville à quelque grand
personnage : elle se composait des jeunes gens et des demoiselles
les plus distingués : cette danse , tout-à-fait locale
, est triste , monotone , et ne peut avoir de charmes
que pour ceux à qui elle rappelle des souvenirs d'enfance.
La Course de l'Oie est un jeu nautique dans lequel les
marins bayonnais , tous excellens nageurs , déploient
leur force et leur prodigieuse agilité .
Parmi les superstitions du pays , le dragon à plusieurs
têtes de Lucia , joue un trop grand rôle pour le passer
sous silence . L'histoire , ou plutôt le conte populaire atteste
que ce dragon désolait la contrée ; qu'un Belzunce
se dévoua pour le salut commun ; qu'il tua le dragon ,
mais qu'il fut étouffé par la flamme et la fumée que ce
monstre vomissait .
J'aurai occasion , en visitant le pays basque , de parler
de la chambre d'amour , et de rapporter l'anecdote des
deux amans que la mort y surprit , dans les transports de
la plus douce ivresse .
L'ERMITE DE LA GUYANNE,
586 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS.
Lettre inédite de Chesterfield à sonfils ( 1 ) .
MON CHER AMI ,
Très-peu de négociateurs ont été remarquables par
leur érudition . Les plus célèbres que la France ait produits
; et je ne sais guère de nation qui puisse se vanter
d'en avoir eu en plus grand nombre et de plus habiles ,
étaient des hommes de M. d'Harcourt , guerre, tels que
le comte d'Estrades , le maréchal d'Uxelles et autres .
Dans ces derniers temps , le duc de Malborough , aussi
habile négociateur que bon général , était excessivement
ignorant dans les lettres , mais très- connaisseur
en hommes ; tandis que le savant Grotius fut regardé, en
Suède et en France , comme un ministre assez inepte .
C'est ce dont , à mon avis , il est aisé de donner l'explication
. Un homme d'un profond savoir doit avoir
employé la plus grande partie de son temps avec les
livres ; au lieu qu'un habile négociateur a passé la plus
grande partie de sa vie avec les hommes. Le profond
littérateur , que l'on tire de la poussière de son cabinet .
se conduit, en affaires , d'après les leçons qu'il a puisées
dans ses livres ; il ne connaît les hommes que tels qu'il
les a vus dans ses lectures , mais non pas tels que l'expérience
les lui aurait fait connaître , et il agit en conséquence
. Il se guide par les faits de l'histoire de Rome
et de Sparte , dans des circonstances qui lui paraissent
faussement analogues ; tandis que , depuis le commencement
du monde , il est bien rare d'en voir deux qui
se ressemblent exactement ; et il serait capable , dans
( 1 ) En insérant dans notre troisième numéro une première lettre de
Chesterfield , nous en avons promis une seconde : on peut se reporter à
la note que nous avons publiée alors ; on y verra les raisons que nous
avons de croire ces lettres inédites .
MARS 1817.
587
les circonstances où il croirait nécessaire d'employer de
la vigueur et de la vivacité , de tracer un cercle autour
de ceux avec qui il aurait à négocier , et d'insister sur
une réponse cathégorique de leur part , avant de les
en laisser sortir ; parce qu'il aurait lu , dans l'histoire
romaine , qu'un ambassadeur de la république en avait
une fois agi de la sorte . Certainement il est un degré
de savoir qui peut être utile ; mais il n'en est aucun qui
puisse faire un ministre habile au lieu qu'une grande
connaissance du monde , des caractères , des passions ,
des habitudes et des moeurs des hommes , en a fait
mille , sans un grain de savoir . Il est rare que les hommes
de guerre aient la connaissance des livres ; leur
éducation les éloigne de l'étude ; mais ce qui les dédommage
de ce manque d'instruction , c'est le grand
usage du monde qu'ils acquièrent aisément , pour y avoir
été jetés de bonne heure : ils sont appelés à voir des hommes
et des caractères de tout genre Ils s'aperçoivent
bien vite que pour s'élever promptement , le premier
moyen est de plaire . Ils cherchent donc à réussir par
les manières insinuantes et polies . C'est par là qu'ils
acquièrent de la distinction dans les cours , et qu'ils
réussissent auprès des femmes . Je souhaiterais que votre
âge vous eût permis de faire une ou deux campagnes
comme volontaire . Vous auriez gagné une habitude
d'attention et de souplesse dont je crains que vous
n'ayez un peu besoin .
Un ministre près d'une cour étrangère n'a pas tous
les jours de grandes affaires à traiter , de sorte que les
occasions d'exercer ses connaissances et ses talens , en
fait de négociation , se présentent rarement . Mais il a ,
tous les jours et à tous les instans , à préparer et à rendre
plus douce et plus facile la route qu'il doit tenir pour
négocier avec succès , c'est-à -dire qu'il doit parvenir ,
par ses manières , non-seulement à s'insinuer dans le
monde , mais aussi à gagner la confiance des personnes
influentes et des hommes en place , à contribuer à leurs
plaisirs et à les accoutumer insensiblement à ne plus le
regarder comme étranger . Un habile ministre peut conduire
tout aussi bien les affaires de son maître , en faisant
avec grâce et élégance les honneurs d'un souper
et d'un bal , qu'en écrivant laborieusement une dépêche
588 MERCURE DE FRANCE .
dans son cabinet. Le maréchal d'Harcourt , par sa
magnificence , ses manières et sa politesse , parvint à
émousser la longue haine que les Espagnols portaient
aux Français . La cour et les grands devinrent personnellement
ses amis. Ils fréquentaient habituellement
son hôtel ; ils en vinrent insensiblement à préférer le
joug des Français à celui des Allemands , ce qui , dans
ma conviction , ne serait pas arrivé si le comte d'Harrack
· avait été le maréchal d'Harcourt , ou que le maréchal
d'Harcourt eût été le comte d'Harrack . Le comte d'Estrades
, par ses manières polies , avait formé des liaisons
dans les Provinces-Unies et s'était tellement acquis
l'affection de toute la république , tant en Hollande
que dans les autres provinces , que le grand pensionnaire
de Witt s'adressait souvent à lui pour se concilier
des amis dans les Etats , lorsqu'il avait quelques
affaires difficiles à traiter . Certainement ce n'était pas
à la lecture et à la connaissance des livres , mais bien
à celle des hommes qu'il devait cette habileté . La danse ,
les armes , le cheval, un peu de tactique militaire , faisaient
le fond capital de son éducation ; et s'il avait
jamais su que collegium signifiait collége , c'était sûrement
par accident ; mais il savait ce qui était d'une
utilité plus grande . Il était entré dans le grand monde
dès l'âge de treize ans . Il avait étudié les hommes et
les femmes si long-temps, qu'il les jugeait au premier
coup-d'oeil .
En parlant , l'autre jour , sur ce sujet et sur quelques
autres , relativement à vous , avec un homme qui vous
connaît et qui vous aime , je lui exprimai mon inquiétude
et mon désir que vos manières et vos agrémens ,
comme homme du monde , répondissent et servissent
d'ornemens à vos qualités , à votre mérite personnel ,
et égalassent en vous vos sentimens d'honneur et votre
jugement. Cette personne m'interrompit et me dit :
« Soyez en repos à cet égard . Cela n'arrivera pas et ne
peut arriver. Cela n'est point dans son caractère ; ces
agrémens , cette douceur , ces attentions que vous lui
demandez ne sont pas dans sa nature ; et quelque chose
que vous fassiez , quelque peine qu'il veuille se donner
à cet égard , il n'acquerra jamais ce que vous désirez .
peut déguiser , modifier un peu , si vous voulez , le On
MARS 1817.
589
FORM
ROYAL
5
naturel avec du travail et du soin ; mais on ne parvient
point à le changer , et encore moins à s'en rendre le maître. » Je me mis à contester la vérité de ce principe
en admettant néanmoins
qu'à plusieurs égards on ne changeait pas la nature . Je soutins en même
temps que , dans beaucoup d'autres points , il était facile, C.
en y mettant du soin , de la modifier et de la perfectionner
jusqu'à la changer entierement ; que je re gardais les agrémens extérieurs dont nous parlions
comme de pures modes qui ne dépendaient que de la volonté et de la constance , et que conséquemment
j'étais convaincu que votre bon sens vous en ferait sentir l'im- portance , et vous ferait prendre la résolution de les
acquérir à tout prix , même en dépit de la nature , si la
nature y entrait pour quelque chose . Notre dispute fut
assez longue , et se termina , comme Voltaire dit que toutes les disputes finissent en Angleterre , par un pari de
cinquante guinées , dont je dois être le juge sur mon honneur. Vous en avez lu les conditions et l'objet . Si
vous croyez que je doive gagner le pari , vous pouvez en être de moitié , vous êtes le maître , mais dites-le
à temps. Je vous déclare que je voudrais de bien bon coeur qu'il m'en coûtât mille guinées pour ne pas
perdre les cinquante qu'il dépend de vous de me faire gagner si vous le voulez bien.
ANNALES DRAMATIQUES .
THEATRE-FRANÇAIS . Germanicus .
Les mêmes motifs de prudence qui ont fait suspendre
les représentations de cette tragédie , nous commandent
le silence sur les scènes fàcheuses auxquelles la première
représentation a donné lieu. C'est une réserve qu'il eût
été à désirer que tous les journaux s'imposâssent ; il ev
est qui ont à regretter d'avoir ajouté au scandale , par
l'exagération de leurs récits . Pour nous , dégagés de
toutes passions , nous tâcherons de mettre le lecteur
59
590
MERCURE DE FRANCE .
impartial à portée de juger si la tragédie nouvelle meritait
le succés qu'elle a obtenu .
Il est nécessaire avant tout d'établir en peu de mots
les faits historiques sur lesquels elle repose . Tous les
historiens qui ont parlé de Germanicus , s'accordent à
vanter la beauté de son caractère , et la grandeur de
son âme ; Tibère , le soupçonneux Tibère devait naturellement
prendre de l'ombrage d'un jeune prince sur
lequel le peuple romain paraissait fonder tant d'espé
rance . Ill'envoya dans un exil honorable , saisissant le prétexte
que vinrent lui présenter les troubles de l'Orient .
En même temps il fit gouverneur de Syrie , Cnéus Pison ,
homme violent et superbe , excité dans son orgeuil et
dans sa haine par sa femme Plancine . On croit qu'il
était chargé d'ordres particuliers de Tibère contre le
jeune César . Ce qu'il y a de certain , c'est que Plancine
eut, avant de partir pour Antioche , des conférences seerettes
avec Livie , qui haïssait Germanicus à cause de
sa femme Agrippine , fille d'Agrippa . Plancine et
Pison , arrivés en Syrie , abreuvèrent Germanicus et
Agrippine de dégoûts et d'outrages. Bientôt le prince
tomba malade à Antioche et mourut . Pison fut violemment
soupçonné de l'avoir empoisonné. Il fut traduit en
jugement , à Rome , devant le sénat ; mais sa mort prévint
son arrêt. On le trouva un matin , égorgé dans sa
chambre , son épée à côté, de lui . Tacite se souvient d'avoir
entendu dire à des vieillards qu'on avait vu souvent
dans les mains de l'ison , des papiers qu'il avait l'intention
de montrer au sénat , et qui devaient compromettre
l'empereur. Mais Séjan l'amusa par de vaines promesses
, et il est vraisemblable que Tibère le fit assassiner .
On proposa d'élever , en mémoire de ces tristes événemens
, une statue d'or dans le temple de Mars Vengeur .
C'est alors que Tibère fit cette réponse pleine de sagesse :
« Il faut des monumens pour les victoires étrangères ; et
pour les maux domestiques , la douleur et le silence . »
On voit dans cette analyse succinte des faits qui ont
fourni à M. Arnault sa tragédie , le lieu de lascène , l'action
entière , et quatre des principaux personnages ,
Germanicus , Agrippine, Plancine , Pison . Les figures sont
toutés tracées dans Tacite . Le poëte n'a eu en quelque
sorte qu'à copier. Mais que de pareilles copies sont diffiMARS
1817 .
591
ciles à rendre ressemblantes . Il fallait bien de l'art pour
montrer Germanicus aussi grand et aussi aimable sur le
théâtre qu'il l'est dans l'histoire . Les personnages d'Agrippine
et de Plancine présentaient un véritable écueil.
L'orgueil et l'emportement, qui sont le fond de leur caractère
, semblaient devoir en faire deux figures à peu
près semblables . Le poëte a su habilement tirer parti des
puances qu'ils offraient , et tandis qu'il a envenimé par
le commerce de Pison l'emportement de Plancine , il a
adouci et tempéré celui d'Agrippine , par la tendresse
qu'elle porte à Germanicus. Ainsi deux caractères à peu
près semblables ont pris de ce qui les entoure une couleur
différente . A ces personnages et à celui de Pison ,
dont Tacite a dessiné aussi les principaux traits , l'auteur
a ajouté ceux du jeune Pison et de Séjan qui lui appartiennent
. Le jeune Pison , placé entre la fidélité qu'il
doit à son général . et l'attachement qu'il porte à son
père , est merveilleusement imaginé pour lier entre eux
les divers intérêts qui se partagent l'action ; mais le personnage
de Séjan mérite surtout les plus grands éloges .
C'est une création véritable , c'est en lui que réside toute
la tragédie. Comme le nom de Sully rappelle aussitôt
celui de Henri IV , Séjan , dans un point de vue bien opposé
, fait souvenir de Tibère ; il le représente ; soit qu'il
parle , soit qu'il agisse , on voit toujours Tibère derrière
lui . C'est un personnage vraiment tragique que cet
homme mystérieux , qui vient en secret tendre des piéges
autour de Germanicus : c'est une conception grande et
profondément morale que celle de ce ténébreux génie ,
de ce pouvoir inconnu qui entraîne au mal , qui trompe
en la flattant l'ambition et la faiblesse , qui dirige les
méchans de manière à leur laisser croire qu'ils agissent
par eux-mêmes , et qui , lorsqu'ils ont commis le crime ,
sort tout-à - coup des ombres qui l'enveloppaient , et parait
pour les eu punir.
en
Voyons comment l'auteur a distribué l'action de sa
tragédie entre ces différens personnages .
La scène est à Antioche ; il fait nuit . Séjan arrive de
Rome . Chargé des ordres secrets de Tibère contre Germanicus
, il pénètre , sous l'habit d'un esclave , jusque
dans la maison du prince ; il se fait reconnaître au sénateur
Sentius , homme comme il en est trop , tout prêt à
39 .
502
MERCURE DE FRANCE .
sacrifier , à l'avancement de sa fortune , le devoir , lajustice
et la reconnaissance . Il apprend de lui l'indiscipline
de l'armée , la mésintelligence de Germanicus et de
Pison , tous les événemens enfin qui ont précédé son arrivée
en Syrie . Puis , quand il a bien reconnu de quelle
nature est la fidélité de Sentius , il éveille son ambition ,
il l'éblouit par le prix auquel elle peut prétendre , et lui
découvre enfin une partie des volontés de l'empereur . II
est interrompu un moment par l'arrivée de Germanicus
qui paraît avec le jour , entouré de ses amis , et donnant
divers ordres pour éloigner Pison des provinces où il
commande . Séjan , dès que Germanicus s'est éloigné reprend
l'ouvrage de la séduction . Il n'a pas beaucoup de
peine à déterminer Sentius à concourir au crime que Tibère
ordonne , surtout quand il a fait briller à ses yeux
l'anneau de l'empereur lui-même , le sceau impérial qui
peut changer en décrets les volontés de Séjan . Il ne s'agit
donc plus que de trouver les moyens de faire rentrer
Pison dans Antioche , car c'estlui que César a choisi pour
perdre Germanicus ; il faut soulever l'armée , faire agir
Plancine . Les deux complices se séparent , et laissent le
spectateur dans l'attente des événemens que , caché dans
l'ombre , le mystérieux esclave va diriger .
O pouvoir ! ô grandeur !
Quel charme exercez -vous sur presque tous les cours !
Sur tous : bien que le sage antrement en décide ,
Le moins ambitieux n'est que le plus timide.
Cette exposition est très -belle et remplit toutes les conditions
des expositions parfaites . Le spectateur apprend
ce qu'il est nécessaire qu'il sache , sans qu'on ait l'air de
le lui apprendre . Tout cet acte est bien conduit ; il y
règne une couleur sombre et tout -à-fait tragique , et il
excite , en finissant , une grande curiosité . Cependant
Plancine , poussée déjà sans le savoir par Séjan , pleine
de ragee
de l'exil de son mari , vient dans le camp exciter
les soldats à la révolte , et cherche à entrainer son
fils dans la rébellion ; l'armée redemande Pison à grands
cris ; Pison lui -même est venu se mettre à la tête des révoltés
: le trouble et le danger croissent de moment en
moment. Germanicus songe enfin à mettre sa femme et
ses enfans à l'abri du péril ; il force Agrippine à se séparer
de lui , et à chercher un asile contre des Romains à la
MARS 1817 .
593
cour d'un roi barbare; il la recommande aux amis qui doivent
protéger sa fuite , l'embrasse et marche aux factieux :
Peuple armé , trop semblable à la foule incertaine ,
Dont l'amour est fureur aussi bien que la haine ,
Et qui , par les excès des plus sanglans transports ,
Signale également son crime et ses remords .
On se rappelle le magnifique tableau où Tacite , que
Racine appelle le plus grand peintre de l'antiquité , nous
représente Agrippine fuyant du camp des Romains révoltés
;
Ses femmes , ses enfans accompagnant ses pas ;
Le dernier de ses fils pleurant entre ses bras .
Les rebelles , honteux de voir leur chef craindre leurs
fureurs pour sa propre famille , pleins du repentir de leur
faute , ramenèrent Agrippine en triomphe à Germanicus .
M. Arnault a profité habilement de cet incident historique
; et , le transportant des bords du Rhin dans la
Syrie , il l'a heureusement rattaché à son action . Chez
lui , c'est le jeune Marcus Pison qui fait rentrer l'armée
dans son devoir ; et la générosité du fils sert la cause du
père bien mieux que la révolte des légions . Pison , grâces
à ce fils magnanime , est admis à se justifier . Il rentre
dans Antioche il vient attendre le prince au pied
de son tribunal . Mais son feint repentir n'est qu'un voile
qui lui sert à couvrir sa vengeance . L'armée a abandonné
sa cause , il ne s'abandonnera pas lui-même. S'il a été dé-
Sarmé en entrant, ainsi que ses amis , il lui reste un poignard
caché dans son sein . Le jeune Marcus surprend
son secret . Il entend prononcer l'arrêt de mort du
prince . Que fera-t-il ? le laissera- t- il périr? accusera-t-il
son père ? Cependant on voit paraître Germanicus . Ici
commence une scène qui nous a paru du plus grand intérêt
, et qui a produit beaucoup d'effet . Germanicus entre
le frout calme , plein de confiance . Il renvoie les
licteurs que Marcus avait fait ranger pour le défendre ,
au pied de son tribunal .
Autour de moi pourquoi ces faisceaux et ces armes ?
Il est passé , Romains , le moment des alarmes :
Un semblable appareil ne nous est plus permis ;
Sortez , je ne suis pas avec des ennemis.
594
MERCURE DE FRANCE.
Marcus entre le prince et Pison , plein de trouble
observe tous les mouvemens de son père.
GERMANICUS .
Aprochez-vous , Pison.
MARCUS ( à Pison qui s'avance pour frapper Germanicus . )
Que faites-vous , mon père ?
J'obéis.
PISON.
GERMANICUS.
Pourquoi donc retenez- vous ses pas ?
PISON ( à Marcus. )
Mon bras est désarmé.
MARCUS.
Votre coeur ne l'est pas....
GERMANICUS ( à Pison , en lui rendant son épée. )
Reprenez votre épée....
Il se livre !
PLANCINE ( à part, }
PISON ( àpart. )
Il se sauve !
Pison , vaincu , ne peut plus frapper un prince si généreux
; il tombe à ses genoux , et lui donne des marques
du plus sincère repentir . Il semble que l'action soit
finie là ; mais Séjan va la renouer.
que
.
Dans le premier moment de son ressentiment , Germanicus
avait écrit une lettre à Tibère , pleine d'accu
sations contre Pison ; cette lettre , que Sentius avait été
chargé de porter à Rome , a été remise par celui-ci aux
mains de Séjan . Bien que le prince , depuis la réconcilia
tion , ait envoyé quelqu'un sur les pas de Sentius , pour le
ramener , Séjan n'en feint moins la lettre a été
pas
écrite après la paix jurée . Il la fait parvenir à Plancine
qui n'a pas de peine à rallumer dans l'âme de Pison , sa
haine mal éteinte . Pison embrasse avidement cette
idée que Germanicus le trompe , afin de le perdre avec
moins de remords . Il veut découvrir aux soldats la perfidie
de leur chef ; mais Plancine l'arrète : c'est la feinte
qu'il faut opposer à la feinte . Le fer a trompé une fois sa
vengeance , que le poison la serve mieux . Pison repousse
avec effroi une arme si perfide ; un guerrier ne peut
MARS 1817- 595
s'en servir ; il ne s'y résoudrait que par un ordre exprès
de l'empereur. Avant de partir de Rome , il a été convenu
avec Livie , que s'il en fallait venir à cette extrémité
, on lui enverrait pour signal l'anneau de l'empereur
lui-même . Au milieu de cette incertitude , par une
combinaison de Séjan , Germanicus , à qui un esclave
vient d'apporter l'anneau fatal , le remet à Pison comme
symbole du nouveau pouvoir que l'empereurlui confère .
Pison alors , plein de trouble , se laisse conduire par cette
main invisible qui le gouverne , et il accompagne au festin
préparé pour la réconciliation , Germanicus , qui
presse avec bonté son ennemi de s'y rendre , et qui ne
sait pas qu'il l'invite lui-même à venir hâter sa mort .
Nous voici arrivés au cinquième acte . Le crime est
commis . Germanicus est empoisonné , quoiqu'il respire
encore . Pison incertain , effrayé d'un si grand forfait , a
hésité long -temps ; mais la voix d'un homme , dans la
foule , l'a rappelé à son homicide devoir , en lui disant :
Pense à Tibère . Il a cru entendre Tibère lui-même lui
parler. Les soldats de son parti accourent de toutes parts.
pour le défendre contre les amis de Germanicus . Bientôt
on apporte ce prince mourant aux pieds de la statue
d'Auguste . Il expire dans les bras d'Agrippine , en demandant
vengeance à ses amis contre Plancine et Pison.
Couple ingrat.... ! sa fureur , dont je pétis victime ,
M'a contraint à la haine , et c'est son plus grand crime .
Que cette haine , amis , ne soit pas sans effet :
C'est peu de les punir pour le mal qu'ils m'ont fait :
Punissez-les surtout pour consoler la terre
De la perte du bien que j'espérais lui faire.
A peine Pison triomphe-t- il de la mort de Germanicus
, qu'on annonce Séjan ; ce personnage invisible
qui a fait mouvoir tous les fils de l'intrigue , ce favori
de Tibère se montre enfin entouré de licteurs et revêtu
de tout l'appareil de la puissance . Quelle péripétie ! Tandis
que Pison se réjouit de son arrivée , cet homme
même qui semble venir pour le récompenser , calme ,
immobile , terrible , commande froidement qu'on ar
rête l'auteur du crime , et le punit de son obéissance :
Pison veut se tuer.
596
MERCURE DE FRANCE.
Dieux ! je suis désarmé.
PISON.
MARCUS ( lui présente son épée en détournant les yeux. )
Tenez , mon père.
PLANCINE .
Arrête.
L'espoir d'être vengée rend Agrippine à la vie . Les
cris de la fureur succèdent en elle au morne abattement
du désespoir ; elle fait faire un serment à ses amis sur le
corps de Germanicus .
Jurez de le venger.
AGRIPPINE.
LES AMIS DE GERMANICUS ,
Nous le jurons.
AGRIPPINE .
Partons.
SEJAN .
Applaudis-toi , Sejan , du malheur de la terre ;
La joie , en ce moment , te sied mieux qu'à Tibère .
On voit , par cette analyse détaillée , que l'action est
une , grande , simple ; elle marche avec noblesse et se
développe avec intérêt ; les proportions de l'art y sont
exactement observées ; c'est un ouvrage du haut genre ;
il n'y faut point chercher de ces effets qu'on trouve
dans ces pièces d'intrigues ou dans celles qui tirent leur
mouvement des passions ; le genre historique n'en a
pas besoin , il vit par la peinture fidèle des caractères , la
vérité des couleurs , l'idéal des sentimens ; c'est le genre
le plus difficile , parce que l'intérêt n'y est pas soutenu
par les passions , les événemens , les coups de théâtre ;
il se contente de représenter au naturel les choses
telles qu'elles ont dû arriver . C'est un mérite bien rare
que celui de tracer des personnages connus avec des
couleurs qui leur soient propres , et de manière à ce
qu'on puisse les reconnaître au premier coup d'oeil.
Cette vérité d'imitation est ce qui donna au Britannicus
de Racine un rang si élevé parmi les chefs-d'oeuvre de
notre scène : c'est aussi un mérite distinctif du nouvel
ouvrage de M. Arnault ; il nous semble remplir le grand
MARS 1817 .
597
but de la tragédie , le seul peut-être qu'elle devrait
avoir , qui est d'élever l'âme , de donner de nobles
pensées et de généreux sentimens .
:
Cette pièce n'est pas à l'abri de la critique ; il ne nous
paraît pas , par exemple , que l'auteur ait apporté assez
d'obstacles à la mort de Germanicus ; on ne sent pas
qu'il ait mis assez d'alternative entre la crainte et l'espérance
Germanicus d'ailleurs agit peu . L'anneau de
Tibère peut trouver aussi des censeurs le prince le
remet à Pison avant de partir pour aller combattre les
Parthes ; c'est la marque du commandement : comment
donc , en ce cas , Germanicus vient- il seulement de le
recevoir de l'empereur ? S'il ne lui était pas nécessaire
jusque là pour gouverner ces provinces , il ne doit donc
pas être plus nécessaire à Pison en son absence . On sent
peut -être un peu trop la combinaison du poëte . Le personnage
de Plancine n'a pas assez de cet idéal qui ,
Du plus affreux objet fait un objet aimable .
Nous avons trouvé encore que l'action demeurait stationnaire
pendant la scène de Germanicus et d'Agrippine au
quatrième acte ; mais nous n'aurons pas le courage de
nous plaindre d'une faute , si c'en est une , qui a pro-
'duit de si beaux vers .
En résultat , les nombreuses beautés dont fourmille
l'ouvrage l'emportent de beaucoup sur les défauts que
la critique peut y reprendre . Ce qui sur-tout distingue
cette production , c'est le style : il est nerveux et con-
´cis , rempli de pensées ou brillantes ou profondes, étincelant
de beaux vers : on retrouve dans plusieurs
passages la maniere de Corneille ; c'est un éloge que
beaucoup de gens en font volontiers ; mais en accordant
au style de M. Arnault la force , quelques-uns semblent
lui refuser absolument la grâce et l'élégance ; c'est pour
'ceux-là que nous avons retenu le morceau qui suit :
nous ne garantissons pas l'exactitude de la citation ,
elle appartient à la belle scène du quatrième acte entre
Germanicus et Agrippine ; c'est la réponse que fait
Agrippine à ces beaux vers déjà tant de fois cités où
Germanicus projette le bonheur du peuple romain .
Quelle gloire, en effet , pour le prince , pour l'homme
Qui veille, sur le trône , aux grands destins de Rome ,
598 MERCURE DE FRANCE.
De donner cette base à sa propre grandeur ;
De rendre aux saintes lois leur antique splendeur ;
De ne se réserver des droits du rang suprême
Que celui de sauver le peuple de lui-même ;
Et d'assurer sa gloire et sa prospérité
Par l'accord de l'empire et de la liberté !
AGRIPPINE.
Tel était le projet de ton malheureux père ;
It réva , comme toi , le bonheur de la terre ;
Comme toi , dès l'enfance , on avait vu ses mains
S'essayer à briser les chaînes des Romains ;
Vain espoir qu'a détruit sa mort prématurée !
Sa vie à nos besoins ne fut pas mesurée ;
Et le sort qui voulut prolonger nos malheurs ,
A l'âge où je te vois , le ravit à nos pleurs !
Triste pressentiment pour le coeur d'une éponse !
Sourde à la voix publique , en sa fureur jalouse
Des béros dont le monde avait fait ses amours ,
Rarement la fortune a prolongé les jours.
Drusus avant trente ans finit sa destinée ;
Marcellus expira dans sa vingtième année.
Dieux ! sauvez mon époux d'un sort si rigonreux ;
Plus aimé qu'eux , hélas ! sera-t-il plus heureux ?
Nous n'avons pas besoin de faire sentir le charme de
ces vers , que de légères corrections rendraient tout à
fait dignes du plus éloquent et du plus tendre de nos
poëtes ; on y reconnaîtra une heureuse imitation de
Tacite. Infaustos populi romani amores , Il y a dans le
cours de cet ouvrage un grand nombre d'imitations
semblables , où le poëte lutte souvent avec bonheur
contre l'historien . M. Arnault tient sans doute à honneur
de dire, ainsi que Racine le disait de Britannicus : Il n'y
a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont
Tacite ne m'ait donné l'idée .
On a fait plusieurs pièces sur Germanicus ; mais elles
sont si obscures , qu'il est presqu'inutile d'en parler. II
en existe une de Colonia , imprimée en 1697 ; celle de
Boursault n'est remarquable que parce qu'elle a donné
lieu , dit-on , à la mésintelligence de Racine et de Corneille
; celle de Pradon n'est connue que par l'épi
gramme de Racine.
MARS 1817 599
um
POLITIQUE.
INTÉRIEUR .
DES CHAMBRES.
(XIIe article . )
Projet de loi sur le budjes.
(Continuation . )
La nature , lebut et les avantages des caisses d'amortissement
ont été récemment expliqués dans tant de
livres , de brochures et d'articles de journaux , que tout
développement nouveau serait superflu . Je me hornerai
donc à dire ici pourquoi les mesures proposées par la
commission pour la dotation de la caisse d'amortissement
ont rencontré de l'opposition dans l'assemblée ,
de quels argumens les opposans se sont appuyés , comment
on a répondu , et enfin comment on aurait pu répondre
mieux encore .
La chambre des députés de 1815 avait déjà doté la
caisse d'amortissement de 20 millions. Il est probable
que le doublement de cette dotation , joint à l'affectation
d'un fonds consolidé et d'un budget particulier pour la
dette publique , n'aurait rencontré cette année aucun
obstacle , si le seul produit des impôts avait pu lui servir
de base ; mais la proposition d'affecter à cette destination
la totalité des bois nationaux non encore vendus ,
y compris ceux qui ont appartenu à l'ancien clergé de
France , a paru à une partie de l'assemblée une profanation
et une injustice. Cependant , avant d'attaquer
directement cette proposition , sous ce double point de
vue , les adversaires du budget ont combattu la dotation
même de la caisse d'amortissement par des raisonnemens
qu'ils ont appuyés de calculs .
600 MERCURE DE FRANCE .
Ces raisonnemens , reproduits sous diverses formes
et accompagnés de quelques divagations , se réduisent à
deux principaux.
1º. Tout fonds d'amortissement a pour base essentielle
l'intérêt composé qui opère l'amortissement , moins en
raison de la quotité qu'en raison du temps , c'est-à - dire
qu'un fonds médiocre , accumulé pendant une longue
suite d'années , amortit une masse de dettes plus considérable
qu'un fonds sextuple n'en amortirait dans un
espace six fois plus court . Un fonds d'un pour cent , par
exemple , amortit dans trente-sept ans le capital emprunté.
En supposant l'intérêt à 5 , tandis qu'un fonds
de 6 pour cent n'amortirait son capital qu'en dix ans
au lieu de six , qui est le sixième de 37. Pourquoi donc ,
a-t -on dit , priver la nation de ses ressources , quand
elle doit subvenir à des dépenses forcées , et payer
dettes exigibles , dans le but de produire , par un fonds
d'amortissement disproportionné , un résultat qu'on obtiendrait
avec moins de peine et moins de sacrifices , en
respectant l'action lente mais infaillible du temps ?.
"
des
2º. Tant que les recettes n'excèdent pas les dépenses ;
tant que , pour pourvoir à celles - ci , des emprunts
sont nécessaires , toute caisse d'amortissement est sans
effet ; car tout ce qui , d'un côté , amortit la dette , la
grossit de l'autre part.
Les défenseurs du projet ont répondu à la première
objection , que le fonds d'amortissement n'était point
aussi considérable qu'on le supposait ; qu'il ne dépassait
point la proportion naturelle ; que la dette déjà contractée
et celle qui restait à contracter , formerait ,
d'ici à quatre ans , deux cent millions de rentes , et
qu'en ajoutant même au fonds d'amortissement le produit
annuel de la vente des bois , ce fonds n'excéderait
guère le 3 pour cent du capital emprunté.
Pour réfuter la seconde objection , ils ont invoqué la
puissance de l'intérêt composé , et voulu démontrer par
des calculs , que même , lorsqu'on empruntait , l'amortissement
, peu sensible à la vérité , n'était pas absolument
nul.
Raisonner ainsi , c'est ne pas s'entendre . Il est évident
qu'aussi long-temps qu'il y a un déficit de resettes
, la somme qui est distraite , chaque année , pour
MARS 1817 .
601
la caisse d'amortissement , augmente d'autant le déficit
et la somme à emprunter . En conséquence , dans la
supposition la plus favorable , celle où le gouvernement
emprunterait au même taux auquel la caisse d'amortissement
rachète , l'intérêt composé s'accumulerait d'une
part contre le gouvernement , par ses emprunts , et de
l'autre , en sa faveur , par les rachats de la caisse d'amortissement
dans une proportion précisément la même .
Pour plus de clarté , puisons notre exemple dans le
budget mème. Le trésor versera , cette année , quarante
millions pris sur les recettes dans la caisse d'amortissement,
qui , rachetant , avec cette somme , environ
66 millions et demi de capital en rentes , au cours dé
Go , diminuera d'autant la dette publique . Mais , d'un
autre côté , le gouvernement se voit forcé d'emprunter ,
dans cette même année , 305 millions pour acquitter
les contributions de guerre , et les autres engagemens
que les puissances lui ont imposés . Il emprunterait évidemment
40 millions de moins s'il ne les avait pas délégués
à la caisse d'armortissement . Suppposons donc qu'il
se procure ces 40 millions contre des rentes au même
cours de 60 , il augmentera le capital de sa dette de
66 millions et demi , somme égale à la diminution que
la caisse d'amortissement aura opérée . Le résultat sera
donc nul.
Mais j'ai dit que cette hypothèse était la plus favorable
: elle l'est trop. Le gouvernement n'emprunte pas au
cours de soixante . Les capitalistes qui lui prètent ne
prennent les rentes qu'à cinquante-cinq. Il est donc clair
qu'il augmente sa dette plus que la caisse d'amortissement
ne la diminue ; l'effet de cette opération n'est donc
pas seulement nul pour le trésor ; il lui est défavorable.
C'est sous un tout autre point de vue qu'il aurait fallu
défendre la dotation de la caisse d'amortissement . Ce n'est
point comme pouvant amortir les dettes qui existent ,
tandis que l'Etat en contracte de nouvelles , que cet établissement
est une immense ressource : c'est comme soutenant
le cours des effets publics , en enlevant
par des
rachats journaliers la portion de ces effets que les porteurs
, pressés d'argent , vendraient à vil prix , si cette
caisse ne se présentait pour les acheter au cours . Al'aide
de la hausse que ces achats journaliers produisent , le gou602
MERCURE DE FRANCE .
vernement conclut des emprunts à des conditions moins
onéreuses. Les créanciers voient la valeur vénale de leurs
fonds s'améliorer . Le taux commun de l'intérêt baisse :
le prix des biens-fonds s'élève . Le commerce , l'industrie
manufacturière , l'agriculture y gagnent . Tel est , dans
nos circonstances , le véritable et incalculable avantage
de cette institution , vantée , à juste titre , comme une
des causes de la prospérité des finances britanniques.
Grâces à cet ingénieux mécanisme , les effets publics se
sont soutenus en Angleterre , malgré l'accroissement de
sa dette , et même en raison inverse de l'effet que cet accroissement
semblait devoir produire . En 1784 , après la
paix de l'Amérique , les trois pour cent consolidés étaient
à cinquante-quatre , et la dette non rachetée se montait
à 38 millions sterlings . Aujourd'hui , le capital de cette
dette est plus que triplé , et les trois pour cent valent
soixante -neuf. Aussi , en 1814 , l'Angleterre , malgré sa
dette énorme , empruntait 64 millions sterlings , au taux
moyen de cinq et demi.
C'est surtout dans un moment où le succès des emprunts
que la nécessité nous commande , dépend du cours
des rentes à l'époque de chaque négociation , qu'il importe
d'établir une caisse d'amortissement richement
dotée. Le cours des rentes tient uniquement à la quantité
, non des rentes inscrites , mais de celles qui sont offertes
en vente , et dont la valeur s'élevera par les rachats
journaliers que la caisse d'amortissement pourra opérer.
En partant de ces considérations et en laissant de
côté l'amortissement proprement dit , les défenseurs de
cette partie du budget auraient pu combattre victorieusement
leurs adversaires , tandis qu'en présentant la
caisse d'amortissement comme destinée dès aujourd'hui
à l'extinction de la dette , ils se plaçaient sur un terrain
qu'ils ne pouvaient défendre , et leur défaite eût été
constatée si le parti opposé avait su profiter de ses avantages
. Mais ce parti , qui , dans cette occasion , était
théologien de coeur , et financier par nécessité , ne s'est
pas prévalu de sa supériorité accidentelle , en calculs et
en logique. Il a préféré prendre un autre poste , où plus
d'éloquence pourrait être déployée , plus de souvenirs
invoqués , et plus d'invectives dirigées contre la révolution
et ses auteurs .
MARS 1817.
603
En effet , comme je l'ai dit ailleurs , la question de
l'aliénation des bois de l'Etat nous reportait à toutes
celles qui ont été agitées en 1789. Tous les argumens
allégués jadis pour transformer le clergé en propriétaires
de biens-fonds inaliénables , ont été reproduits seulement
avec les modifications imposées à tous les orateurs par
la nécessité d'appuyer leurs théories d'une apparence
d'utilité générale . Sentant qu'il ne suffisait plus d'exhumer
de la poussière de nos archives des ordonnances
tombées en désuétude , et d'invoquer des droits formellement
abolis , ils ont cherché à prouver que l'intérêt
public se trouvait d'accord avec ce qu'ils disaient être
la justice rigoureuse , que le clergé , remis en possession
des forêts , les administrerait mieux , les ménageraft
plus que les particuliers , et qu'en conséquence , la
France gagnerait moralement et économiquement à un
retour aussi complet que le permet ce qui s'est passé ,
vers ce qui existait avant la révolution .
Cette double obligation qu'ils s'étaient prescrite a jeté
dans leurs argumens et dans leur style une grande variété.
Tantôt , ils nous ont annoncé la foudre prête à
tomber sur les impies qui attaqueraient les chênes sacrés
; tantôt ils nous ont inquiété sur la crudité de nos
alimens , faute de combustibles ; et passant ainsi du
ciel à la terre , et du spirituel au temporel , ils n'ont rien
négligé pour sauver ces forêts , d'autant plus vénérables ,
qu'elles ont appartenu à plus d'un clergé , car avant
l'établissement du christianisme , les Druides y célébraient
déjà leurs rites un peu sauvages.
L'aliénation des bois a donc été considérée :
1º . Comme contraire à la religion , dont les ministres,
pour être indépendans , doivent posséder des propriétés
foncières qui ne puissent leur être enlevées ;
2º . Comme subversive du droit de propriété ;
3. Comme en opposition avec les intérêts de l'Etat .
B. DE CONSTant .
(La fin au prochain numero.)
604 MERCURE DE FRANCE.
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AANNNNONCES ET NOTICES.
Encore un Pourceaugnac, vaudeville en un acte , par
MM . Eugène Scribe et Delestre-Poirson . Prix : 1 fr . 25 c. ,'
et fr. 50 c . par la poste . Chez madame Ladvocat ,
libraire , au Palais -Royal , galerie de bois , n . 197 .
Si ce charmant vaudeville a autant de lecteurs qu'il a eu de spectateurs ,
nous ne tarderons pas sans doute à en annoncer une seconde édition .
Examende la Doctrine médicale généralement adoptée ,
et des Systèmes modernes de Nosologie , dans lequel on
détermine , par les faits et le raisonnement , leur influence
sur le traitement et sur la terminaison des maladies ; suivi
d'un plan d'étude fondé sur l'anatomie et la physiologie
; pour parvenir à la connaissance du siége et des
symptômes des affections pathologiques et à la thérapeutique
la plus rationelle ; par F. J. V. Broussais
chevalier de la Légion-d'Honneur , médecin principal
d'armée , médecin ordinaire et professeur à l'hôpital
militaire d'instruction de Paris ; avec cette épigraphe :
Qu'est l'observation , si l'on ignore là où siége le mal ?
BICHAT .
A Paris , chez Gabon , libraire , rue de l'Ecole de Médecine
, n . 2 . Un fort vol. in-8° . Prix : 6 fr .
?
Au lieu du titre d'Examen que porte cet ouvrage , ou pourrait trèsbien
lui donner celui de Critique. En effet , l'auteur , en passaut en
revue les systèmes suivis actuellement dans l'art de guérir , leur porte des
coups d'autant plus rudes qu'il semble avoir toujours la raison pour
guide , et qu'il s'appuie sur une foule d'observations et sur les succès
d'une pratique dont il a constamment éprouvé les bons effets pendant le
long espace de temps qu'il s'est trouvé à la tête du service de santé dans
les armées françaises . Son style est vif, animé , piquant , peut- être même
paraîtra-il quelquefois trop canstique ; les personnes étrangères à la médecine
ne liront pas ce livre sans plaisir.
TABLE.
Poésie . 561 Variétés 586
Enigme , charade et logog. 565 Annales dramatiques . 589
Nouvelles littéraires . 567 Politique.
596
L'Ermite en province. 577 Annonces et notices. 604
IMPRIMERIE DE C. L F. PANCKOUCKE. ‘
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le