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1816, 08-10, t. 68, n. 48-58 (3, 10, 17, 24, 31 août, 7, 14, 21, 28 septembre, 5, 12 octobre)
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MERCURE
ROSAD
OMRBE
DE FRANCE .
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TOME SOIXANTE - HUITIEME.
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HERMFE
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A PARIS ,
,
A
L'ADMINISTRATION DU MERCURE ,
RUE VENTADOUR N° 5 ;
ET CHEZ EYMERY, LIBRAIRE , RUE MAZARINE , Nº 30.
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1816.
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
385422
ASTOR, LENOX AND
TILDEN FOUNDATIONS
1905
****
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
Lespersonnes dont l'abonnement est expiré, sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
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la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très- lisible . Les lettres , livres , gravures , etc.,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs ..
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POESIE.
-
LA RESTAURATION ,
POEME INÉDIT EN TROIS CHANTS
Deuxième fragment.
CHANT PREMIER.
Celui qu'on avait vu long-temps victorieux
Par un bonheur constant éblouir tous les yeux,
Etait enfin vaincu ; la fortune lassée
Cessait de seconder son audace insensée.
Affaibli chaque jour par de nouveaux revers ,
Détesté des Français , haï de l'univers ,
Dépouillé de sa gloire et de sa renommée ,
Cecolosse effrayant n'était plus qu'un pygmée.
TOME 68 . X
:
4 3
MERCURE DE FRANCE .
Lui-même ayant détruit le prestige enchanteur
Qui cachait les ressorts de sa fausse grandeur ,
Ilne lui restait plus de sa vaste puissance
Que la présomption, l'orgueil et l'arrogance ;
Et dans un tel état , sans amis , sans appui ,
Lorsque le monde entier se liguait contre lui ,
On le voyait toujours , avec la même audace
Aux paroles de paix opposer la menace ;
Et du bord de l'abîme entr'ouvert par ses mains ,
Il méditait encor de perfides desseins .
Mais le Rhin est franchi ; de Germains , de Tartares
Nos champs sont inondés ; des hordes de barbares
Sèment de tous côtés le ravage et l'horreur.
Tout retrace à nos yeux ces siècles de fureur
Où des peuples entiers , sans lois et sans patrie ,
Ravageaient tour-à-tour la superbe Italie ;
Etdétruisant par-tout les monumens des arts ,
Partageaient les débris du trône des Césars .
Cependant le danger qui s'approche et s'augmente
Jusqu'en la capitale a porté l'épouvante.
Tel un torrent fougueux inondant les vallons ,
Détruit en un instant nos fruits et nos moissons ;
Ainsi de l'ennemi les phalanges guerrièrės
S'avançant à grands pas menacent nos barrières.
Tout fuit àleur approche , et de débris couverts
Nos champs et nos hameaux bientôt restent déserts ;
Leurs tristes habitans jusques dans Paris même
Apportent leur misère et leur frayeur extrême ;
Onn'entend en tous lieux , dans ces affreux momens,
Quedes cris , des soupirs et des gémissemens.
Enfin , la vérité se montrant toute entière ,
Dévoile de nos chefs l'imposture grossière ;
Etbientôt dans nos champs on voit se déployer
Denombreux bataillons prêts à nous foudroyer.
Unbruit épouvantable et semblable au tonperte
Ebranle nos maisons et fait trembler la terre.
2
AOUT 1816. 5
C'est l'airain étranger dont l'imposante voix
Retentit dans nos murs pour la première fois.
Ainsi qu'on voit les flots d'une mer qui s'agite,
Le peuple vers le bruit court et se précipite:
L'effroi , I inquiétude ont saisi tous les coeurs ,
Et chacun se prépare à de nouveaux malheurs.
Quel sera le destin de cette ville immense
D'ennemis entourée et presque sans défense ?
Celui qui de l'Europe alluma le courroux ,
Dans un piège entraîné se trouve loin de nous ;
Et de ses légions les déplorables restes,
Bien loin de nous servir nous deviendraient funestes,
Ses dignes courtisans qui juraient de périr ,
De combattre pour lui jusqu'au dernier soupir,
Soigneux de conserver leur vie et leurs richesses,
En fuyant lâchement ont trahi leurs promesses ,
Enrichis des sueurs d'un peuple malheureux ,
Ils lui laissent le soin de combattre pour eux.
Tout-à-coup le bruit cesse. Un lugubre silence
Nous présage déjà qu'il n'est plus d'espérance.
C'en est fait ; notre sort est enfin décidé :
Le nombre a triomphé , la valeur a cédé.
Tout effort désormais deviendrait inutile.
Nos soldats consternés traversent notre ville.
Le dépit , la douleur se peignent dans leurs yeux :
On les voit à regret abandonner ces lieux.
LOGOGRIPHE.
Je porte un nom brillant dans la mythologie.
Lecteur , sois attentif et connais mes effets.
Dans le monde idéal je puise mes secrets.
Etre surnaturel , en moi tout est magie.
Je trompe et je séduis ; talisman merveilleux ,
J'abrège les tourmens d'un amour malheureux ;
Je péntire un coeur froid d'une brûlante flamme ;
De la nymphe etdu dieu je ne forme qu'une ame ;
6 MERCURE DE FRANCE.
1.
J'ai des adorateurs dans le monde réel ;
Mon sort est éclatant ; mais quelquefois cruel ;
Dans le palais des rois je fixe mon asile ;
Ce n'est plus Cupidon qui me sert de mobile;
L'intérêt est mon but, mon principe et ma fin ;
Je me couvre avec art et remplis mon destin.
Douze élémens , lecteur , composent ma structure.
Désunis et combine : en moi tu pourras voir
Un être intéressant et cher à la nature ,
Un chef de musulmans investi du pouvoir ,
Le lieu d'où l'on se plaît à contempler l'orage ,
Un mot doux à l'oreille et charmant pour le coeur ,
Un tour vif et brillant qui frappe et fait image ,
Ceprincipe inconnu secret du créateur ,
Undiscours affranchi de mesure et de rimes ,
L'être souple et subtil qui change à volonté ,
Le métal corrupteur vil instrument de crimes ,
Un poëte fameux dans la postérité ,
Celui que sans erreur on ne peut définir ,
Le fils du dieu des arts dont la lyre divine
Sut émouvoir Pluton et charmer Proserpine ,
La fleur à vif éclat qu'un souffle fait périr ,
Ce qui mène un héros à l'immortalité ,
Un immense océan , un habitant de l'onde ,
L'heure où l'ame retourne à la Divinité ,
Un empire connu dans les fastes du monde.
Pur M. CHARTIER DE CHENEVIÈRES.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Songe. Celui du Logogriphe est Framboise.
Le mot de la Charade est Corail.
1
AOUT 1816.. 7
1
umm
QUATRE ÉVÉNEMENS DANS UN JOUR.
ANECDOTE .
Mme de Blanc-Ménil comptait neuf lustres ; moins
vieillie par les années que par de longs malheurs , il ne
lui restait plus que de légers vestiges de sa beauté , qui
l'avait rendue autrefois l'objet des hommages d'une foule
d'hommes trop empressés à lui plaire, pour ne l'avoir
point exposée à la jalousie de quelques femmes. Douce ,
prévenante , affectueuse , l'on recherchait son entretien ,
quoiqu'il n'eût rien d'original et de piquant , parce que
le coeur en faisait continuellement les frais. Mme de
Blanc-Ménil , après avoir été long-temps maltraitée par
la fortune , avait enfin reçueilli un héritage qui se montait
à 20,000 liv. de rentes. Un fils unique qu'elle idolatrait
, lui faisait sur-tout sentir , avant cette heureuse
circonstance, l'amertume de sa position. Si l'opulence
dont elle allaitjouir la flattait , c'était seulement à cause
de Charles , cet objet de sa tendresse maternelle. Quoiqu'enclin
, dès son jeune âge à l'oisiveté , source première
des chagrins de la vie , Charles , guidé par un
excellent naturel et par les leçons de la meilleure des
mères , avait surmonté son aversion pour le travail ; il
ne s'y livra d'abord avec ardeur que par le seul désir de
dédommager sa mère des sacrifices que son éducation
lui avait coûtés. Les éloges qu'il reçut de ses maîtres
enflammèrent son zèle; il s'appliqua de plus en plus
chaque jour à l'étude , et remporta plusieurs prix àl'université
de Paris .
Quand Mme de Blanc-Ménil parlait à son fils de la joie
qu'elle éprouvait de ses succès , et de ses regrets de ne
pouvoir lui procurer les amusemens de son âge , il lui
répondait , en l'embrassant : Notre pauvreté m'est chère;
nevous en plaignez pas , au contraire aimons-la ,je lui
devrai monbonheur. Si vous eussiez vécu dans l'opulence
, je me serais abandonné à la paresse ; j'aurais vu
8 MERCURE DE FRANCE.
mon adolescence se perdre au milieu de frivoles jouissances
, et je ne connaîtrais pas les seuls plaisirs qui
soient véritables , le calme de la conscience et le travail.
A l'époque où l'héritage dont nous venons de parler
échut à Mme de Blanc - Ménil , son fils à peine entré
dans sa dix-neuvième année , venait de sortir de l'école
polytechnique , où il s'était distingué , emportant avec
lui l'estime de ses maîtres et l'amitié de ses camarades .
Il devait sur-tout ces avantages précieux à la douceur ,
à la pureté de ses moeurs , à sa déférence respectueuse
pour ses supérieurs , et aux égards qu'il témoignait à ses
egaux.
Charles , lui dit Mme de Blanc-Ménil , la Providence
a fait pour nous plus que je n'osai jamais lui demander .
Me voilà propriétaire d'environ 500,000 liv. en immeubles
: je t'enlaisse la libre disposition; uses-en comme
de biens à toi ; ouvre ma maison à tes amis ; tu es sage ,
prudent; je suis certaine que ta conduite justifiera ma
confiance.
Charles , ne voulant point abuser des bontés de sa
mère , ne fit que des dépenses utiles ; et continuant de se
livrer à ses travaux , s'attacha à composer sa société
de quelques-uns de ses camarades qui lui parurent les
plus dignes de son affection , à cause de l'attention
qu'ils avaient de partager les tendres soins qu'il prodi
guait à samère.
Un soir du mois de mai qu'ils soupaient tous ensemble
, Mme de Blanc-Ménil vanta le charme qu'on
goûtait à respirer l'air de la campagne dans les premiers
beaux jours du printemps. Eh bien ! maman , reprit
Charles, c'est demain dimanche , allons-y faire une
partie.-Volontiers , où irons-nous ?-A Sceaux ou à
Saint-Cloud , ou bien à Meudon .- Je préfere un endroit
tout à fait solitaire , où rien ne me rappelle la ville.-
Vous risquerez de n'y pas trouver de quoi dîner.-Nous
emporterons une volaille froide , un pâté; et puis dans
aucun village on ne manque d'oeufs , de beurre , de lait.
-Oh ! pardonnez-moi . - Bon , reprit un des jeunes
gens,nommé Alexis , vous voilà bien embarrassés , nous
pouvons , si Madame le veut , passer une journéedéliAOUT
1816.
cieuse dans le hameau le plus isolé et le plus jóli du
monde : nous y ferons bonne chère , nous y trouverons
de bon vin , et tout cela ne nous coûtera qu'un remer
cîment.-Ce lieu est-il habité par quelque génie ou par
quelque fée , demanda Charles en riant ?-Non , répondit
Alexis , mais par un ancien professeurdel'école , M. D...
Cet homme respectable qui reçut de ses pères une fortune
considérable , n'embrassa la carrière de l'instruction
que par le désir d'être utile à ses semblables ; il regardait
les émolumens de sa place comme le patrimoine
des pauvres , et le leur distribuait en entier. Quand les
travaux de sa chaire devinrent pour lui trop pénibles ,
loin de suivre l'usage assez généralement adopté de
confier sans discernement un emploi aussi important que
le sien à un suppléant peu capable , il s'en démit en
faveur de celui de ses élèves qui était le plus en état de
le remplacer , et se retira dans le hameau de F.... où il
possède une superbe terre. Là, prenant pour modèle
Cimon l'Athénien , il ouvre ses jardins au public , partage
ses récoltes avec les indigens. Son bonheur consiste
à faire celui des autres , et son plus grand plaisir est de
recevoir à sa table des élèves de l'école. Allons le surprendre.-
En aussi grande compagnie , ce serait au
moins indiscret, dit Mme de Blanc-Ménil.-Oh ! mon
Dieu non , Madame, plus nous serons de monde , plus
il éprouvera de satisfaction .- Vous le croyez ?-Je
vous l'assure .
Sur la parole d'Alexis , on part le lendemain pour
se rendre au village de F.... Pendant toute la route .
l'entretien roula sur le vénérable professeur ; on brûlait
d'impatience d'arriver à son séjour. Après environ trois
heures de marche , Alexis , plein de joie , s'écrie : Courage
, nous touchons au terme de nos désirs ; j'aperçois
les tourelles du château , je ne les vis jamais sans attendrissement
: leur aspect me rappelle tant de doux souvenirs
; et j'en suis certain , ajouta-t-il , en s'adressant
à Mme de Blanc-Ménil , le tableau dont vous allez être
témoin laissera dans votre belle ame des souvenirs inef
façables .
On entre enfin dans le village de F.... Grand Dieu !
1
८
IO MERCURE DE FRANCE .
dit Alexis , la porte du château est fermée ; et le front
pâle, le sein palpitant, il ouvre la voiture , en sort avec
précipitation; dans la cruelle inquiétude qu'il éprouve ,
il n'ose poursuivre son chemin , et demande à une jeune
paysanne, qui se trouvait sur son passage , des nouvelles
de M. D.... Hélas ! Monsieur , répondit-elle, voilà aujourd'hui
précisément quatre semaines que le brave
homme n'est plus ; les pauvres trouvaient un père en
lui : aussi , le jour de sa mort , tout le canton retentissait
de cris , de gémissemens ; et depuis cette époque ,
plus de jeux , plus de danse. Nos heures de repos se
passent à prier pour le défunt ; il n'en a guère besoin , je
crois; il sera monté tout droit au ciel ; mais enfin , cela
console.- Ses parens doivent être dans une profonde
douteur ?-Oh ! ce ne sont que de petits cousins , ils
héritent .-A-t-il fait quelques legs particuliers ? - Il a
laissé 60,000 liv. , à l'effet d'établir une école gratuite
pour les orphelins , et un hospice pour les vieillards ; il
a fait des rentes à tous ses domestiques , et puis il
a donné sa bibliothèque et 20,000 fr. au professeur
qui tient à présent sa chaire . Oh ! pour celui-là , par
exemple, il estbien affligé : il vient tous les jeudis et tous
les dimanches pleurer sur la tombe de son bienfaiteur ;
on l'y a vu encore ce matin. Quant aux domestiques ,
ces pauvres gens n'ont pu se décider à rester dans le
village; ils l'ont quitté le lendemain des funérailles de
leur maître.
Lapaysanne continuait à parler sur ce sujet , Alexis ,
absorbé dans ses réflexions l'écoutait sans l'entendre , et
ne songeait pas à rejoindre sa société. Mme de Blanc-
Ménil ayant appris de son côté la mort de M. D.... , envoya
chercher Alexis par Charles et par ses camarades.
Dès qu'ils furent remontés en voiture , elle ordonna au
cocher de retourner vite à Paris , voulant les éloigner
au plutôt d'un lieu qui ne pouvait faire naître en eux que
de sombres pensées .
On avait déjà fait la moitié de la route; Mme de Blanc-
Ménil était parvenue par son aimable entretien , à
rendre un peu de calme àAlexis , quand , tout-à-coup ,
la soupente de la voiture cassa. Le village le plus voisin
AOUT 1816.
de l'endroit où cet accident les surprit , se trouvait distant
de trois quarts de lieue. Charles , craignant que sa
mère ne se sentit incommodée de la chaleur du jour, la
priait de ne pas faire ce chemin à pied; mais elle le
voulait absolument. Sur ces entrefaites , Alexis aperçoit
une jeune femme qui se promenait , en tenant par la
main une petite fille de cinq à six ans , et s'informe
d'elle s'il n'y avait pas quelque habitation sur la route.
La maison de mes parens , répond la jeune femme , n'est
éloignée que de quarante pas d'ici , ce sont de pauvres
gens ; mais , si vous consentez à me suivre chez eux ,
vous serez bien reçus . Mme de Blanc- Ménil cède aux
instances d'Alexis et de Charles , qui lapressent d'accepter
cette offre. Elle recommande à son cocher d'aller
faire raccommoder la soupente brisée , et de venir les
reprendre dès qu'elle serait en bon état : celui-ci fait
observer quele travail de l'ouvrier durera peut-être plusieurs
heures. Nouvel embarras ! où dînera-t-on ? La
jeune femme lève cet obstacle , en assurant les voyageurs
que s'ils peuvent se résigner à faire un repas frugal, ses
parens seront charmés de partager leur dîner avec eux.
En entrant dans la chaumière , les voyageurs sont
frappés d'émotion à l'aspect de deux vieux époux qui
leur représententl'image parfaite de Philémon et Baucis.
Clotilde, c'était le nom de la jeune femme , raconte
l'accident survenu à Mme de Blanc-Ménil , et l'honneur
qu'elle veutbien leur accorder. La vieille Marcelle court
aussi vite que son âge le lui permet pour apporter à cette
dame un bon fauteuil ; Clotilde aide à son vieux père à
retirer la table sur laquelle le couvert de la famille était
placé , pour en dresser une plus grande; on la pare de
linge blanc et de vaisselle d'étain d'une extrême propreté.
Marcelle déniche les oeufs du poulailler , Clotilde
trait la vache , on prépare à la hâte une bonne soupe aux
choux , une giblotte de lapin , un filet de porc frais est
mis à la broche , on fait griller du boudin, des saucisses ,
le vieux Marcel va chercher dans le caveau quelques
bouteilles d'un excellent vin , et l'on se met à table.
Mme de Blanc-Ménil , touchée de l'accueil qu'elle reçoit
de ses hôtes , se livre à la plus franche gaieté ;tous
12 MERCURE DE FRANCE .
les convives suivent son exemple , à l'exception d'Alexis
et de Clotilde .
Sur la fin du repas , la fille de Clotilde , la petite Ninette,
qui n'avait pas cessé de tenir ses regards attachés
sur Charles , s'écrie : Comme ce beau monsieur ressemble
àmon oncle;nous nele voyons plus,mon oncle.
-Tu sais bien qu'il est en Italie , répond sa grand'
maman.-Vous avez un fils ? reprend Mme de Blanc-
Ménil . Oui , Madame , un bon fils ; il nous honore ,
lai , du moins , dit avec une sorte d'orgueil et le ton du
reproche le vieux Marcel , en regardant Clotilde. Celle-ci
baissa lesyeux et poussa un soupir. Ma femme , montre
à Madame , dit Marcel , les médailles que mon fils t'a
envoyées. Elle tire aussitôt de sa poche deux boîtes qui
contenaient deux médailles en or,sur un côté desquelles
la tête du Poussin était gravée; sur l'autre on lisait :
Premier prix de sculpture. Marcel , l'an .....
Mme de Blanc-Ménil songea avec attendrissement que
presque tous les hommes célèbres étaient nés sous un
toît de chaume. Ensuite elle dit au vieillard : Vous êtes
un heureux père ! Heureux ! reprit ce dernier ; oui ,
si ma fille..... Les joues de Clotilde deviennent d'une
pâleur mortelle; des larmes humectent ses paupières .-
Grand papa , je t'en prie , ne fais pas pleurer maman ,
dit Ninette enjoignant ses petites mains .--
rait répandre trop de larmes , reprit le vieillard d'un ton
sévère.Mon ami , réplique avec douceur sa femme , tu
déchires l'ame de notre enfant.-Elle n'a point ménagé
la mienne. La bonne mère regarde son mari ; il
entend sa prière et se tait.
Elle ne sau-
En ce moment une chaise de poste s'arrête à la porte
de la chaumière. C'est Jules , c'est mon fils , dit la vieille
Marcelle , c'est lui-même. A peine a-t-elle prononcé ces
mots que son fils bien-aimé la presse sur son coeur; il
vole ensuite dans les bras de son père , puis il couvre
tour-à-tour de caresses Clotilde et Ninette. La présence
des voyageurs n'a point arrêté l'effusion de ses sentimens.
Dans l'ivresse qu'il éprouve de se retrouver au
seinde sa famille, il n'a point aperçu les étrangers ; il
AQUT 1816. เวี
les voit enfin,leur adresse des excuses : ils y répondent
par des complimens.
Revenu de son premier trouble , Jules dit à sa soeur :
Je ne m'attendais pas au bonheur de te rencontrer ici ;
mais par quel hazard ton mari n'y est-il pas avec toi ?
-A cette question que Clotilde redoutait d'entendre ,
elle demeure sans voix , son front se couvre d'une sueur
froide : elle s'évanouit. Ninette , effrayée de l'état de sa
mère , pousse des cris déchirans ; son aïeule l'éloigne de
ce douloureux spectacle. Charles et ses amis transportent
Clotildedans sa chambre . Le vieux Marcel empêche
Jules de les suivre . Laisse une soeur trop coupable ,
dit-il , etque ton inquiétude pour elle ne corrompe point
le plaisir des premiers momens de notre réunion. Jules
ne conçoit rien à ce discours ; il aime tendrement Clotilde;
il ne pourra que la plaindre et non la haïr s'il la
trouve criminelle; mais son père commande , il obéit.
En entrant dans la chambre de Clotilde , les regards
d'Alexis s'étaient portés sur un tableau représentant
cette jeune femine occupée à allaiter son enfant. Ases
côtés on voyait un homme d'environ trente ans , qui
tenait un livre à la main , et paraissait toutefois moins
occupé de sa lecture que de la jeune femme , qu'il contemplait
avec une vive émotion. Cette dernière figure
était la ressemblance parfaite du professeur élève de
M. D..... Alexis savait que cet homme estimable avait
épousé par inclination la fille d'un pauvre laboureur ; il
devine alors les motifs de la scène dont il vient d'être le
témoin , s'approche de Mme de Blanc-Ménil , lui serre
la main en lui adressant un regard significatif, et sort
de la chaumière avec ses amis .
Les soins de Mme de Blanc-Ménil et ceux de la bonne
Marcelle rendent à Clotilde l'usage de ses sens ; elle ne
les reprend que pour faire éclater sa douleur : Mon
Dieu ! s'écrie-t-elle , que vais-je devenir entre un père
etun frère justement irrités ! Pourquoi , mon Dieu , ne
m'avez-vous pas ôté la vie ? Calme-toi , mon enfant ,
ditMarcelle en fondant en larmes , ta faute est affreuse ,
sans doute; néanmoins tu trouveras toujours en moi une
tendremère. Hélas ! votre bonté ne sert qu'à me faire
1
14 MERCURE DE FRANCE.
sentir plus vivement mes torts . Loin d'être le soutiende
votre vieillesse , je l'accable d'affliction . Je vous ai ravie
au bonheur que vous goûtiez avec mon père. Inflexible
sur l'honneur , il vous reproche continuellement votre
faiblesse pour une fille indigne de vous; lui , mon père ,
qui jamais avant mon funeste égarement , ne vous
adressa que des paroles d'amour et de paix ! Croyezvous
que je puisse supporter plus long-temps ce supplice
?Non , mon parti est pris ; plus d'un chemin mène
àla mort; je me délivrerai d'une existence qui trouble
cellede tous les miens. Mon mari alors , monmarique
j'ai trop offensé , aura soin de vous ; mon père et mon
frère verront que je me suis rendu justice ; ils me pardonneront
et verseront peut-être quelques larmes sur
mon tombeau. Ou sera-t-il placé ? s'écrie la vénérable
Marcelle ; la religion n'exile-t-elle pas de la terre sainte
l'impie qui brave ses lois ! Insensée ! veux-tu déshonorer
par un nouveau crime les cheveux blancs de ton père
et les miens ! Dieu te recevrait-il dans son sein ? Et ta
fille , que lui répondrais -je quand elle me demanderait
sa mère ? Rejette de ta pensée l'horrible dessein que t'inspire
le désespoir ; répare ta faute par une conduite exemplaire
; ton époux , touché de ton repentir , écoutera
peut-être les prières de tes vieux parens. Il est bon ,
juste, sensible ; il ne voudra pas repousser de ses bras la
mère de son enfant.-Jamais , jamais il ne me pardonnera
; il m'a arrachée à l'indigence , il a fourni à mon
frère les moyens d'entrer dans la noble carrière des arts ,
je lui devais le titre de mère , et j'ai pu le trahir!!!!
Pourquoi vous livrer à ces idées terribles ? répliqua
Mme de Blanc-Ménil.
Toujours le repentir trouve un Dieu qui pardonne.
s'é
Votre époux serait-il plus inflexible que Dieu ? Je le
vois , votre jeunesse séduite par un indigne amour ,
carta du sentier du devoir ; vous avez manqué à votre
époux , à votre enfant ; vous vous êtes manquée à vousmême
; mais ainsi qu'il arrive toujours , votre séducteur
a été sans doute le premier instrument dont la Providence
s'est servie pour vous punir; il s'est joué de ses
AOUT 1816. 15
sermens comme vous vous étiez joué des vôtres; vous
vous serez livrée,pour regagner son coeur , à des démarches
imprudentes; votre époux a connu l'injure que vous
lui aviez faite; il vous abannie de sa maison.- Il est
trop vrai , voilà ma triste histoire. Vous voyez bien ,
Madame , qu'il ne me reste aucune espérance.-Votre
mari vous aime encore , puisqu'il vous a mise sous la
protectionpaternelle. Attendez toutdu temps et de votre
résignation.
Mme deBlanc-Ménil réussit par ses discours à dissiper
l'horrible agitation de Clotilde,qui pourtant ne pouvait
songer sans effroi à reparaître devant son frère ; mais
tandis qu'elle se faisait une image cruelle de sa prochaine
entrevue avec lui , Jules cherchait à savoir si les
erreurs d'une soeur chérie étaient tout-à-fait inexcusables.
De questions en questions , il apprit de son père
que l'époux de Clotilde lui avait donné de légitimes sujets
de jalousie avant qu'elle méconnût ses devoirs . Je
respire , dit Jules ; je puis encore et la plaindre et l'aimer.
Il supplie son père de lui permettre de porter quelques
consolations à l'infortunée , et le décide en mêmetemps
à se rendre aussi auprès d'elle .
Clotilde , que ne rassurait point leur présence , cache
précipitamment sa tête entre ses mains , et dit à Ninette :
Ma fille , conjure- les d'épargner ta malheureuse mère ;
ils accueilleront les voeux de l'innocence ! Tout-à-coup
J'on entend marcher à grands pas au dehors ; la porte
de la chaumière s'ouvre avec force. Papa ! papa ! s'écrie
Ninette , quel bonheur; il n'est plus fâché contre nous ,
et l'enfant baise avec transport les mains de son père .
Clotilde se jette aux pieds de son époux en criant: Grace !
grâce ! Vous m'avez trompé , Alexis , dit le professeur ;
vous m'avez assuré, en montrant sa femme , vous m'avez
assuré que les jours de Madame étaient en danger ;
pour quel motif? Grâce grâce ! répète Clotilde. La
vieilleMarcelle leve des yeux supplians sur son gendre ;
Ninette tombe à genoux à côté de sa mère Tu as raison
de t'humilier, dit Marcela sa fille ; la honte, voilà désormais
ton partage. Mon père , reprit Jules , oubliezvous
les titres deClotilde auprès de nous? Que penseront
16 MERCURE DE FRANCE.
d'elle ces étrangers ? Ne pouvez-vous être abusé sur son
compte ?Les apparences ...-Non , non , je suis coupable ,
s'écrie Clotilde; loin de moi l'idée de surprendre par un
mensonge l'estime que je ne mérite pas. Je suis coupable,
mais l'avenir m'appartient; j'expierai le passé;mon frère
ne rougira plus de sa soeur, et ma fille recevra de moi
des leçons de vertu.
Ma femme, dit le professeur d'une voix émue , en
relevant Clotilde , ma femme , ah ! pourquoi le public
n'ignore-t-il pas les sujets de plainte que j'ai contre vous ,
j'aurais pu les oublier. Monsieur, reprit Jules d'un ton
ferme , vous auriez dû vous respecter assez pour ne
mettre personne dans la confidence d'un semblable
secret ; n'avez-vous pas d'ailleurs autorisé , en quelque
sorte par votre exemple , les torts de votre femme ? Ne
deviez-vous pas veiller sur sa jeunesse ? N'étiez-vous
pas son protecteur autant que son époux ? ne pouviezvous
déployer de caractère que pour devenir son accusateur
? Je sais ce que vous avez fait pour mes parens
et pour moi : mais plus nous étions liés à vous par la
reconnaissance , plus vous deviez craindre de nous ravir
le seul bien que nous ne tenions pas de vous , l'honneur!
-Mon frère , mon cher frère , ménage-le , je t'en
supplie.- Laisse-le ,Clotilde , dit le professeur; laisse-le
s'abandonner à l'élan d'un coeur généreux. Je l'avoue ,
je ne suis pas irréprochable , ton frère seul à raison ;
Jules , embrasse moi. Est-ce un frère que j'embrasserai
?-Oui , le frère le plus tendre. Clotilde ,je viendrai
souvent te voir , serrer notre enfant sur mon sein;
maisje ne puis encore te rappeler auprès de moi. Il faut
d'abord accoutumer le public à nous revoir ensemble.
-Vous ne sauriez trop tôt , dit Mme de Blanc-Ménil
vous réunir à la mère de votre fille , si vous voulez lui
rendre la réputation qu'un éclat scandaleux lui a fait
perdre. Dans une affaire de cette nature les délais
ne font qu'aggraver le mal. Croyez-moi , si vous tardez
à reprendre Clotilde , on vous représentera comme un
homme séduit par une femme artificieuse . Si , au contraire
, vous la ramenez dès aujourd'hui dans votre
maison, on pensera que , calomniée auprès de vous, elle
AOUT 1816.
17
atrouvé les moyens de vous prouver son innocence. Le
retour de son frère , dont les bonnes moeurs sont connues ,
appuyera cette favorable opinion, et la vie régulière de
Clotilde la confirmera.
Le raisonnement de Mme de Blanc-Ménil porta dans
l'esprit du professeur une douce conviction , dont en
secret , il sentait depuis long-temps le besoin. L'entière
réconciliation des deux époux s'opéra le même soir. Cet
événement prêta d'abord à rire aux gens malins ; les
gens sages y applaudirent; le professeur n'eut jamais à
se repentir de son indulgence , et Mme de Blanc-Ménil
se félicita toujours de l'heureuse issue d'une promenade
qui avait commencé sous de si lugubres auspices.
Mme DUFRENOY.
MERE A
ROY
5
с.
SEINE
YAL
NOTE
Sur la dernière Elégie de Mme Babois.
Tout le monde a pleuré M. Ducis , mais personne ne
l'a encore aussi bien pleuré que Mme Victoire Babois.
Cette dame, connue par des élégies pleines de sensibilité
, de grâce , de mollesse , et de mélancolie , vient
de soupirer sur sa lyre la mort de son illustre ami , et
ses accords , sortis de son ame , sont dignes d'elle , et du
poëte que nous regrettons tous . Qui ne se plairait àrépéter
avec Mme Babois , en parlant de M. Ducis :
Où trouver de sa voix l'accent sublime et tendre?
Celui qui l'entendit ne doit plus rien entendre!
etlorsqueplus loin elle s'écrie :
Ainsi son coeur brûlant , mais pur comme un beau jour ,
Jamais de la vertu n'a séparé l'amour.
Et, sans qu'il y prétende , oh ! comme elle est unie
An charme douloureux de lamélancolie!
Aces trésors cachés , mais riches , mais féconds ,
D'oùjaillissentdes traits , des accens siprofonds;
J
2
18 MERCURE DE FRANCE.
३
D'où sortent la pitié , le remords , lá tendresse ,
La piété , l'amour , le charme , les douleurs ;
Tous ces vers faits avec des pleurs ,
Qu'on lit , qu'on répète sans cesse ,
Et qui restent dans tous les coeurs.
Ne se dit-on pas que cet éloge si pur , si touchant , si
mélodieux , peut être appliqué à Mme Babois elle-même.
EXPOSÉ DES MOTIFS
mm
Qui ont engagé , en 1808 , S. M. C. Ferdinand VII , a
se rendre à Bayonne , présenté à l'Espagne et à l'Europe;
par Don Juan Escoiquiz , conseiller d'état ,
⚫commandeur de l'ordre de Charles III , etc. , etc.
Traduit librement de l'espagnol en français , augmenté
de notices historiques sur Don Juan Escoiquiz , ainsi
que sur plusieurs ministres et grands seigneurs espapagnols
, et où l'on trouvera des pièces authentiques
concernant le massacre de Madrid. In-8° de 200
pages, orné du portrait de l'auteur. A Paris , chez Michaud,
imprimeur du roi , rue des Bons-Enfans , nº 34.
Don Juan Escoiquiz , auteur de cet ouvrage , est également
connu dans les lettres et dans la diplomatie.
Après avoir publié les Nuits d' Young , traduites en vers
espagnols , il donna un poëme épique sous le titre de
Mexico conquise. Il fit successivement paraître les traductions
du Paradis perdu de Milton , en vers espagnols
; la réfutation d'un mémoire contre l'inquisition ,
la traduction de deux romans de Pigault - Lebrun
parmi lesquelles on remarque celle de M. Botte; enfin
l'ouvrage dont nous parlons. Ce dernier avait déjà obtenu
deux fois en France les honneurs de la traduction;
l'une fut publiée à Toulouse en 1814 , par M. de Carnerero
, espagnol réfugié ; l'autre parut à Bourges lamême
année, sous le nom du docteur Raynal.
En s'écartant souvent du texte pour substituer ses
réflexions à celles de l'auteur original, M. de Carnerero a
>
1
AOUT 1816.
19
omis ungrand nombre de passages intéressans ; il pensa
moins à faire connaître l'ouvrage de Don Escoiquiz ,
qu'à flatter cet homme puissant , dont il réclamait la
protection pour rentrer dans sa patrie .
Le travail du docteur Raynal mérite le même re
proche, et en outre , il a fini par ne plus écrire en
français , pour s'être souvent attaché à rendre minutieusement
certains mots étrangers. Sa version , calque infidelle,
ne peut donner aucune idée du style vifet piquant
de l'auteur.
Enfin M. de Pradt , dans ses mémoires historiques sur
la révolution d'Espagne , vient encore d'appeler l'attention
sur le ministre espagnol , én rapportant sa conversation
avec Buonaparte , et s'est fortement trompé en
voulantsignaler les prétenduesinexactitudesde l'ouvrage
de Don Juan Escoiquiz. On serait vraiment tenté de
croire que le négociateur de Napoléon avoulu se venger ,
pour n'avoir pas aussi bien calculé que le précepteur de
Ferdinand VII. Aussi le nouveau traducteur s'est-il
attaché à combattre les allégations de M. de Pradt , à
relever les erreurs , les omissions , et les fautes qui fourmillent
dans les productions de l'archevêque de Malines.
Le critique signale les nombreux emprunts faits par
M. de Pradt dans les mémoires de Llorente , publiés
sous l'anagramme de son nom Nellerto , que le diplomate
français a pris pour le véritable nom de l'auteur,
dans l'apologie d'Azanza et d' O-Farrill, écrit Offaril
par M. de Pradt , dans l'exposé de Cevallos , enfin dans
la brochure romanesque de M. Rocca ,, sur la guerre de
la péninsule. 1
Le nouveau traducteur qui s'est caché sous le nom
pseudonyme de Brunadru , après un avertissement rempli
d'intérêt , donne une notice biographique sur Don
Juan Escoiquiz , Il résulte de ses recherches que le pré
cepteur de Ferdinand VII est né dans la province de
Navarre , en 1762 , d'une famille noble , qu'il fut envoyé
jeune encore à Madrid , et reçu dans les pages de
Charles III ; qu'il se fit remarquer par son amour pour
les lettres et les sciences exactes , par son esprit observateur
, et sur-tout par la sagesse de ses goûts.
2.
20 MERCURE DE FRANCE.
En sortant des pages , Don Juan avait à opter entre un
brevet de capitaine ou l'investiture d'un canonicat ; il
se décida pour ce dernier parti , et entra au chapitre de
Saragosse , l'un des plus distingués de l'Espagne . Sa réputation
s'accrut tellement , que lorsqu'il fut question
de donner un précepteur au prince des Asturies , le roi
jeta les yeux sur le chanoine pour lui confier l'éducation
de son fils aîné.
La douceur d'Escoiquiz , les charmes qu'il répandait
dans ses leçons , lui gagnèrent l'amitié et la confiance
de son élève , qui repoussait les prévenances de Don
Manuel Godoy, plus connu sous le nom de prince de la
Paix , par des manières pleines de franchise et de grandeur.
Le favori jugeant bien que cette conduite devait
être attribuée au précepteur , lefit en conséquence exiler
àTolède.
Le prince sentant combien il lui était important de
conserver des relations avec un homme dont son ennemi
redoutait autant l'influence , entretintune correspondance
active et secrète avec Escoiquiz. L'Espagne indignée
contre Don Manuel Godoy , allait se soulever; tout se
réunissait pour préparer une de ces commotions politiques
qui ébranlent les trônes , si elles ne les renversent
pas. DonJuan loin d'abandonner son élève , composa
plusieurs mémoires pour essayer de dessiller les yeux de
Charles IV etde la reine; mais Godoy fait considérer
les avis du chanoine comme des actes de révolte , et le
célèbre procès de l'Escurial eut lieu. Les déclarations
courageuses de l'accusé firent trembler le favori ambitieux
, qui se hâta de faire ordonner la détention de
l'Infant.
Bientôt les événemens de l'Escurial arrivent , le peuple
de Madrid , réuni aux troupes régulières , fait tomber le
favori; Ferdinand VII est appelé au trône , etDonJuan
devient conseiller d'état .
Quepouvait faire le roi et son ministre , sans finances ,
avec une armée mal organisée , les meilleures troupes
éloignées , environnés des Français , qui maîtres du
Portugal , des places fortes du royaume,des positions
1
AOUT 1816. 21
militaires , environnaient la capitale , et commençaient
àparler en ennemi.
Tremblant sur l'avenir , Escoiquiz crut qu'il serait
utiledese rapprocher de la France, et de s'occuperd'unir
le prince des Asturies à l'une des soeurs de Napoléon ,
dont on avait tout à craindre et tout à espérer. C'est
d'après ce planque Ferdinand partit pour la France ,
suivi de son fidelle conseiller. Ce dernier fut bientôt apprécié
par Napoléon , qui chercha à le gagner sans pouvoiryparvenir.
Il était même si jaloux de la conservation
de l'honneur de son prince , qu'il demanda hautement,
unjour qu'il le crut compromis , une réparation
que Napoléon ordonna à M. de Pradt de faire en son
nom.
Après les renonciations de Bayonne et la ratification
deBordeaux , Escoiquiz suivit les princes à Valençay ,
où il éprouva bientôt de nouveaux chagrins qui furent
causés par unde ses parens , JuanGualberto Amezega.
Sous prétexte d'être dévoué à ses princes , il se présente
à Valençay , où il obtint la charge de grand écuyer du
roi . Le traître s'entendait avec la police de France , et
se servit de ses intrigues pour faire éloigner ses compatriotes.
Le duc de San-Carlos fut envoyé en surveillance
à Lons-le-Saulnier , et Don Escoiquiz eut ordre de se
rendre à Bourges , où prodigue envers les malheureux ,
il employait la plus grande partie de ce qu'il possédait
àsecourirses compatriotes , et les Français indigens.
Ayant épuisé ses principales ressources , la campagne
devint son asile, et sa bienfaisance quoique restreinte ,
n'en devint que plus active. Enfin ,la coalition de 1814
ayant fait changer les dispositions de Buonaparte à l'égard
des princes , Don Juan se rendit à Valençay pour
les accompagner dans leur patrie , où il rentra glorieusement
, ayant pris la part la plus active aux négociations
qui avaient amené cet heureux résultat.
Don Juan Escoiquiz n'a écrit cet exposé que pour répondre
à des gens mal instruits oumal intentionnés , qui
avaient osé l'accuser de trahison. Profitant de sa captivité,
on avait semé le bruit qu'on devait attribuer àson
23 MERCURE DE FRANCE .
impéritie , ainsi qu'à celle des autres conseillers d'état
ses collègues , le voyage que le roi Ferdinand avait fait
à Bayonne au mois d'avril 1808. Le duc de l'Infantado
et D. Pedro Cevallos ( et non Cevalhos , comme le dit
M. l'abbé de Pradt ) , placés dans la même position que
Don Juan , avaient regagné la confiance de la nation ,
et ce dernier ne pouvait trouver l'occasion de se discut
per. L'on en vint même jusqu'à publier un écrit sous
son nom , écrit qu'il désavoua hautement. Sitôt qu'il
fut rentré à Madrid , il s'empressa de composer cette
justification , qui jette le plus grand jour sur les événemens
arrivés en Espagne , et sur les motifs qui engagèrentla
famille royale et les princes à se rendre àBayonne,
L'auteur fait d'abord connaître les renseignemens que
le roi , son conseil privé , et lui en particulier , avaient
sur les desseins de l'empereur des Français , depuis l'époque
de son arrivée à Madrid jusqu'au to avril 1808 ,
que le roi partit de sa capitale pour se rendre à Burgos ;
il fait sentir combien le prince de la Paix est coupable ,
et démontre qu'il est auteur des malheurs affreux qui
ont accablé l'Espagne. Après avoir tracé le tableau de la
cour et de Madrid , rendu compte des dangers qui environnaient
le roi lors de l'arrivée de l'auteur ( 28 mars
1808 ) , ce dernier indique les motifs puissans du roi
etde son conseil pour ne pas soupçonner le projet secret
de Napoléon; il décrit le voyage de S. M. , son arrivée
àBayonne , la conduite suivie par le roi et par son conseil
. Don Juan donne les raisons de sa conduite particulière
et des motifs qui le firent agir. Après une réponse
au sermon prêché à Cadix contre ceux qui avaient partagé
la captivité du roi à Valençay , on trouve des détails
piquans sur les derniers instans de cette détention , sur
la négociation à l'occasion de la rentrée de S. M. dans
ses états , ainsi que sur le départ de Valençay.
-Le reste du volume contient des pièces justificatives
fort curieuses. Le nº 111 , renferme la fameuse conversation
entre Napoléon et Don Juan ; elle est fort longue ,
et bien plus intéressante que celle publiée par M. de
Pradt. Le traducteur a fait suivre ces pièces d'une no
tice sur le massacre des habitans de Madrid (3 mai1808)
AOUT 1816 τ 123
et termine parun examen impartial des Mémoires historiques
sur la révolution d'Espagne , par l'ancien archevêque
de Malines. Le traducteur reproche à l'exprélat
le peu d'exactitude qu'il a apportée dans les noms,
dans les dates et dans les faittss;; puis il fait remarquer
les nombreuses fautes qui se trouvent dans son ouvrage ,
même dans la préface, ainsi que dans l'avis qui précède
le corps de l'ouvrage. En effet , pour unhomme qui se
dit être au fait des choses les plus secrètes de l'Espagne ,
il est surprenant de trouver l'erreur suivante (note, p. 8) :
<<On lui avait accordé ( au prince de la Paix ) des hon-
>> neurs bizarres et inusités, tels que de faire porter des
>>drapeaux flottans aux portières de sa voiture. » Le
fait est qu'on avait permis à D. Manuel Godoy de faire
peindre des drapeaux flottans dans les armoiries dont
les panneaux de ses voitures étaient ornés . Plus loin l'épouse
de ce favori est tantôt appelée Marie-Thérèse et
Louise de Bourbon . Je ne suivrai point le critique dans
tous les reproches qu'il adresse au diplomate de Napoléon
; qu'il me soit seulement permis de dire que sur
406pages dont se composent les Mémoires historiques ,
le nouveau traducteur n'en laisse à l'auteur que 132.L
Enfin, pour terminer , je dirai que cette traduction
est très-fidelle et bien écrite; qu'elle contient des notices
biographiques fort étendues sur les principaux personnagesde
lacourd'Espagne , tels que D. Manuel Godoy,
Don Joseph-Miguel Azanza , D. Cavallero , Eugenio
Yzquierdo , Pedro Cevallos,D. Olaguer Feliu ,Gomes
Labrador , le duc de San-Carlos , le duc, de l'Infantado
et autres; que les notes , pour être courtes , n'en sont pas
moins substancielles et curieuses ; enfin , que cet ouvrage
doit être lu et conféré avec celui de M. de Pradt, dout
il est le correctif et le régulateur. Pord 'p
:
wwwwwwww
ROQUEFORT.
51
MERCURE DE FRANCE.
LETTRE A UN PROVINCIAL .
La Ménagerie littéraire , ou le Diable qui n'en est
pas un.
Vous exigez de moi , Monsieur , quelques détails sur
les nouveautés qui égayent maintenant le bon peuple
de notre bonne ville de Paris . Cette année paraît malheureusement
frappée de stérilité : nous sommes en quelque
sorte réduits à vivre sur les souvenirs du passé. Peu
s'en faut même qu'on ne regarde aujourd'hui comme
des fictions les puces travailleuses , l'araignée sensible,
lafemme sans langue, le héron à deux tétes , et tant
d'autres merveilles qui faisaient dernièrement les délices
des boulevarts.
Pour comble de détresse , nous venons de perdre les
jongleurs indiens , qu'on voyait seulement dans la rue
Castiglione , à la différence de certains autres jongleurs
qui se rencontrent par-tout. Ces habitans de l'autre
monde poursuivent leurs expéditions , et essayent de lever
des tributs en Normandie. Instruits qu'ils avaient
affaire à des connaisseurs , on assure qu'à Rouen ils se
sont surpassés . L'und'eux ne s'est pas contenté, comme
à Paris ,de s'enfoncer son épée jusque dans l'estomac ;
'pour suppléer au defaut de recette , ill'a mangée ,
P'est , comme on dit, passée au travers du corps.
et se
MM. Franconi avant leur départ , afin d'assurer leur
succès en province,ont voulu mêler quelques bipèdes
à leurs quadrupèdes ; les sujets abondent , mais les ta-
Jens sont rares ; on ne leur a présenté que des actrices
qui bronchent à chaque pas , et des acteurs beaucoup
moins forts que le Régent. ( 1 )
Faute de mieux , et puisque nous sommes sur le chapitre
des bateleurs , je vais vous parler d'une petite
(1) Superbe cheval anglais que MM. Franconi seuls ont pu
dompter.
1.
AOUT 1816. 25
ménagerie littéraire qui affiche incognito rue du Pont
de Lodi. C'est là que l'on voit un singe àla fois si faible
et si lourd qu'il lui a fallu d'abord un porte-béquille
pour le soutenir et le défendre, et bientôt après un
cornac pour truchement.
L'enseigne est tout à Paris; aussi les propriétaires
de ce fagotin l'ont-ils produit dans le monde sous le
titre de Nouveau Diable boîteux . Marche-t-il droit , ou
cloche-t-il comme le véritable Asmodée ? c'est ce qu'on
ne peut dire , car on ne l'a jamais vu qu'à genoux devant
le public , dont il voudrait avoir l'air de se moquer.
Ne me demandez point , Monsieur , quelle est la patrie
decethomoncule nain manqué , pygmée capable tout
auplus de combattre contre les grues ; on a d'abord cru
qu'il était Français ; mais ses allures cyniques , ses espiégleries
maussades , sa physionomie plus laide encore
que ridicule, ont déterminé le public à adopter à
égard l'opinion des nègres , qui regardent les singes
comme le rebut d'une nation étrangère jeté parmi eux
pour y végéter.
son
Comme notre fagotin a vécu jusqu'ici dans une obscurité
profonde , il ne peut soutenir le grand jour ; aussi
est-il forcé de se traîner dans l'ombre. Tout chez lui est
emprunté , son nom même de singe ne lui appartient
pas; car si tout singe est un animal , tout animal n'est
pas unsinge. Au reste , s'il partage avec l'orang-outang
letriste privilège d'être le dernier des hommes , il n'est
pascommelui lepremierdes singes . Aussi méchant que
lebabouin, il paraît moins fort que lui. Vous le voyez ,
Monsieur, notre héros n'est proprement ni singe , ni babouin
, d'où nous devons conclure que c'est un magot ,
animal singulier qui tient le milieu entre les deux espèces.
1
L'effronterie est pour réussir un moyen en général
plus sûrque le mérite. Le magot s'est donnépour avoir
de l'esprit, les badauds ont cru, et en ont étépour leurs
ducatons. En effet il n'en est point là comme chez
Bobéche , qui fait tout pour l'honneur; on ne rend point
P'argent à laporte ; d'ailleurs notresinge est trophonnête
pour vouloir risquer une banqueroute complète; aussi
26 MERCURE DE FRANCE .
1
s'est-il assuré quelques tours du baton. Ces sortes de
profits seraient , dit-on , assez considérables , si sa délicatesse
lui permettait de ne point partager ;mais souvent
on l'a vu renvoyer à leur véritable adresse les marques
de souvenir qui lui sont personnellement,adressées.
Voyez , Monsieur , quelle est ma bonne-foi ! Plus loyal
que certains journalistes qui disent étourdiment le mal
dont ils ne sont pas sûrs , et qui se taisent presque tour
jours sur le bien qu'ils savent , j'avouerai que le talent
de plusieurs des entrepreneurs attachés à l'exploitation
du journal mérite des égards. Quoi de plus spirituel,
par exemple , que le porte-béquille du singe boîteux ?
C'est , dit-on , un assez bonjeune homme dont le corps
est mince , court , et en tout sens d'une petitesse remarquable.
Créé et mis au monde pour amuser le public ,
il naquit dans le sanctuaire des lettres . Versé dans la
connaissancedes caractères , il eût déjà pu s'illustrer par
des peintures de moeurs ; mais il a mieux aimé jusqu'ici
vivre frugalement de chroniques et de calembourgs. A
tout pécheur miséricorde ; il a promis de soigner désormais
sa réputation , et de se livrer à la composition. On
assure qu'il va , comme libraire-éditeur , publier plusieurs
ouvrages dans lesquels il aura soin de ne rien
écrire, afin d'en assurer le succès . Né pour éclairer son
siècle , il a quelque temps tenu le flambeau qui répandait
un faux jour sur la petite lanterne magique où le
Singe boîteux évoquait les ombres de plusieurs auteurs
encore vivans. Vous comprenez , Monsieur , que je veux
parler ici de cette espèce de panorama , autrement dit
galerie historique , dont le cadre n'est pas nouveau , et
qui n'a point été rempli d'une manière neuve. Plusieurs
portraits sont à peu près sans couleur , quelques autres
ne signifient rien , et c'est précisément ceux qu'on a
trouvé les plus ressemblans. A quoi bon peindre des
hommes déjà connus et qui , entrés dans le domaine de
larenommée, ne peuvent plus échapper à lagloire ?Les
bonnes et les nourrices avaient-elles attendu l'apparition
du Singe boîteux pour décerner à M. Bouilly la palme
de la sensibilité , et pour publier que de sa plume s'écoulent
avec des larmes une foule de mots qui vont au coeur
AOUT 1816. 27
et s'y enfoncent, comme il le dit lui-même , jusqu'à
la garde ? Le Singe boîteux n'était pas de ce monde ,
que déjà tous les artistes avaient reconnu que M. Carle
Vernet ne donne point de relâche à l'admiration de ses
contemporains, et qu'il court par trois routes différentes
à l'immortalité , où il est porte par ses chevaux , ses tableaux
et ses calembourgs. Un reproche plus grave que
je me crois en droit d'adresser aux diables associés ,
c'est d'avoir un instant, par des révélations indiscrètes ,
troublé le repos de Mme la comtesse de V... , plus connue
sous le nom de Mme Julie Molé. On assure que sans les
prompts secours de l'un des médecins de l'Odéon , M.. ,
plus connu sous le nom de M. Metembière, nous serions
réduits à pleurer cette muse de la rue de Vaugirard, que
nous avons eu la consolation de voir dernièrement promener
encore au Luxembourg sa misantropie et ses repentirs.
( 1)
Pourmoi ,je l'avoue , sije m'étais mêlé de biographie ,
j'aurais suivi une autre marche; loin d'inscrire sur le
livre de vie une foule d'auteurs qui n'en ont déjà que
tropnoirci les feuillets , par un travail plus utile , j'aurais
délivré un brevet d'immortalité à une foule d'illustres
inconnus. On juge aisément que je me serais dûd'abord
àM. N..... mécanicien aussi habile que littérateur distingué
Je l'eus représenté environnédes membres épars
d'une foule de malheureux auteurs qu'il a impitoyablement
disséqués ; on l'eut vu , les ciseaux à la main,
composant sans encre ni papier, quatre volumes de
pièces de rapport , et , à l'aide d'un certain crédit, forçant
les colleges à louer , et sur-tout à acheter ce chefd'oeuvredemarqueterie,
doonntt ttoouuss les ébénistes paraissent
jaloux.
Vous n'auriez pas sur-tout été oublié , illustre M. ***
dont les bontés se sont long-temps étendues sur tous les
journaux , qui enrichissiez à la fois , de vos pâles
écrits , le Mercure que vous avez appauvri , unjournal
et
(1) MadameJulie Molé est l'auteur de Misantropie et Repentir,
pièce de Kotzebue , qu'elle a traduit de l'allemand avec des secours
étrangers
1
44
:
28 MERCURE DE FRANCE.
P
Quotidien que vous avez affaibli , feu Nain Rose que
vous avez tué ; voire même le Singe boîteux , que ,
malgré tous vos talens , vous n'avez pu rendre plus
mauvais. Les archives où dorment pour jamais les petits
articles de M. ** pourront être utilement consultées par
la postérité , qui , sans doute , aura besoin de quelques
certificats de vie pour croire à son existence.
Mais la notice , qui , sans doute , eût pu assurer à elle
seule le succès de mon livre , et que je me serais plu à
tracer avec le plus de vérité , eût été celle du cornac ,
interprète assermenté du Singe boîteux. D'abord brillant
Ermitede laChaussée-d'Antin, puis Ermite de laGuiane,
où les chaleurs excessives paraissent lui avoir porté à la
tête, il ne reste plus de lui ,après tantde métamorphoses
etdenombreux changemens de livrée , qu'un vieillard
usé , qui , se rendant justice, s'est de lui-même nommé
le Franc Parleur. Rarement à certaines époques on vit
long-temps sans avoir des ennemis; pour accabler ses
détracteurs , notre cornac a recueilli , dans différens
journaux , ses pages éparses comme celles de la Sybille ,
et ena formé peu à peu quelques volumes, déjà d'un
grand poids dans la littérature légère. Sans doute qu'en
réunissant ainsi ses ouvrages , il a voulu forcer en gros
un succès qu'il n'a pu obtenir en détail. Sur combien
dethéâtresn'aurais-jepoint à déplorer ses chutes ! peutêtre
que lanotice eût été unpeu longue, mais l'auraitelle
parue? Dailleurs , comment abréger en un pareil
sujet?Un seul trait a souvent suffi pour peindreungrand
homme, il faut des pages entières pour caractériser les
petits. Un écueil sur-tout à craindre en élevant ainsi un
autel aux dieux inconnus , serait de ne pouvoir suffire à
la consommationde l'encens , parfum que ces Messieurs
hument avec un plaisir d'autant plus grand , qu'ils le
méritent moins. Peut-être , d'ailleurs , qu'un pareil ouvrage
pourrait se ressentir de l'ennui des sujets , et qu'il
paraîtrait de difficile digestion à la plus grande partie
des lecteurs. Tout le monde n'est pas aussiheureusement
constitué que Jacques de Falaise , et il n'est donné qu'à
ce normand privilégié d'avaler presque en même-temps ,
et sans se gêner , des noix , unfourneau de pipe , trois
AOUT 1816.
29
cartes roulées ensemble, une rose avec sesfeuilles , sa
tige , et méme ses épines ; un oiseau vivant , une souris
vivante, et enfin une petite anguille aussi toute en vie.
Depareilsdébuts promettentbeaucoup , et pour répondre
à l'attente du public , il se propose d'envoyer sous peu
uncartel dedéfi ànotre singe. Sera-ce le Diable boîteux
qui engoulera le normand , cera-ce le normand qui
avalera le Diable , c'est ce que l'événement ne tardera
pas à nous apprendre; j'aurai soin , Monsieur , de vous
faire connaître tous les détails de cette lutte; les paris
sont ouverts , et l'on distingue déjà un grand nombre de
guinées sur le tapis. Il n'appartient à personne de faire
son
éloge. Toutefois , Monsieur, permettez qu'en passant
je vous priede remarquer que , suivant le précepted'Aristote
, ma lettre a un commencement , un milieu et
une fin; mérite fort mince , sans doute , mais qui ne se
trouve cependant pas toujours dans les petits articles
de nos antagonistes , qui , plus prompts à écrire qu'à
imaginer , ne savent jamais , ni commencer, ni finir.
Agréez , Monsieur , etc.
4
NOTE
Sur les galeries du Luxembourg.
La translation des tableaux de la galerie de Rubens
au Muséum , m'a fait naître une idée que je vous prie
de publierpar la voie de votre journal , si vous la trouvez
susceptible de quelque intérêt.
Ces tableaux avaient été faits pour la galerie occupéé
aujourd'hui par le grand escalier , c'est là où ils sont
restés près dedeux siècles. Celle où nous les avons vus
en dernier lieu avait été consacrée , par Marie de Médicis
, pour y retracer l'histoire et les vertus d'Henri IV.
Ne pourrait- on pas profiter aujourd'hui de l'état de
viduité dans lequel se trouve cette galerie , pour réaliser
ceprojet ? Qu'elle circonstance plus favorable pourrait se
rencontrer , que celle de la restauration de l'illustre fa-
د
30 MERCURE DE FRANCE .
mille des Bourbons , dont ce grand prince était le chef,
et dont le souvenir est si cher aux Français ?
Il résulterait ce me semble divers avantages de cette
entreprise , celui de rendre à cette galerie sa destination
primitive , de rappeler sans cesse la gloire , la bonté et
les vertus d'unde nos plus grands rois. Nous ajouterons
encore à tous ces avantages , celui de donner occasion
à nos habiles artistes de fixer , par de nouveaux chefsd'oeuvre
leur réputation , la gloire de l'école française ,
et sa supériorité sur toutes celles des autres nations de
l'Europe . L'exécution de ce projet serait d'autant plus
utile , même pour les progrès de la peinture , que le
costume français du temps d'Henri IV , sur-tout celui
des hommes , était favorable à cet art , et qu'en y introduisant
, comme l'a fait Rubens , l'allégorie et la mythologie
adroitement ménagées , on pourrait faire des tableaux
de sujets français , vraiment historiques .
PONCE.
AMA
BEAUX - ARTS .
ÉCOLE ESPAGNOLE.
BERRUGUETE ( ALPHONSE. )
Peintre , Sculpteur , Architecte.
Cet artiste , du mérite le plus éminent , est le premier
professeur qui répandit dans le royaume le goût d'un
dessinpur et exact. C'est lui qui fit connaître les belles
proportions du corps , le grandiose des formes ; rien enfin
ne lui fut étranger de tout ce qui constitue la peinture ,
la sculpture et l'architecture.
Il naquit à Paredes de Nava , vers 1480. Son père ,
Pierre Berruguete , peintre de Philippe Ier , lui donna
les premiers élémens. Alphonse , à la mort de son père ,
ne trouvant point de maître digne de lui , fut en Italie.
Valarinous apprend qu'il était à Florence en 1503. C'est
AOUT 1816. 30
alors qu'il copia le plus célèbre carton que Michel-Ange
avait tracé , en concurrence avec Léonard de Vinci ,
pour peindre la guerre de Pise , dans la salle du grand
conseil de cette ville (1) .
Berruguete fut à Rome e 1504 , avec Michel-Ange ,
son maître, que le pape Jules II avait appelé pour travailler
au Vatican. Notre espagnol aida beaucoup Buona
Rota, et resta toujours à ses côtés dans cette capitale , où
il fit des progrès vraiment extraordinaires . C'est alors
que le Bramante , architecte de S. S. , chargea Berruguete
de faire un modèle de cire en grand du Laocoon ,
pour le couler en bronze. Il eut pour concurrens Jacob
Sansovino , Zacharie Zacchi , de Volterre , et le Vieux ,
de Bologne ; mais Raphaël préféra le modèle de Sansevino.
Berruguete revint à Florence , et Philippe Lippi étant
mort , il travailla , quoique sans l'achever à un tableau
des religieuses Hyeronimites que Lippi avait commencé.
Alphonse resta quelque temps encore dans cette ville , y
laissant , ainsi qu'à Rome , plusieurs amis , parmi lesquels
on voit avec plaisir figurer Baccio Bandinelli , et
André del Sarto .
Il revint en Espagne , riche de pratique et de savoir ,
et resta quelque temps à Sarragosse , où il fit l'autel de la
chapelle et le sépulchre du vice-chancelier d'Arragon.
Désirant connaître Damien Formente , qui travaillait
au grand autel de la cathédrale de Houesca , Berruguete
le fut voir. Formente se trouva bien de cette visite , car
il corrigea sa manière en cherchant àimiter un aussi
grand artiste.
De retour en Castille , Berruguete fut distingué d'une
manière éclatante par Charles-Quint.
L'empereur le nomma de suite son peintre , son sculpteur
, et lui ordonna différens ouvrages , tant pour l'Alcazar
de Madrid , que pour le palais que l'on construisait
J
(1) Les personnes instruites saventque cet ouvrage admirable de
Michel-Ange servit d'étude à Aristote de Saint-Galles , à Ridolto , à
Ghirlandaio, François Granicio , Baccio Bandinelli , Raphael d'Urbin,
et à tous les grands artistes de ce temps.
1
:
32 MERCURE DE FRANCE.
àGrenade. Bientôt après il fut nommé valet-de-chambre
du souverain.
Alphonse de Fonseca, archevêque de Tolède , le fit
travailler au grand college qu'il fondait à Salamanque ( 1 ).
L'évêque de Cuença , Jaques Ramirez de Villa Escasa
, l'employa pour la galerie du grand collége de son
évêché , et l'on peut juger des travaux dont fut chargé
Berruguete , puisque l'on employa plus de 150,000 ducats
d'or à cet ouvrage.
Berruguete s'étant marié avec une demoiselle de
Rioseco,,se fixa dans cette ville , où il exécuta le sépulchre
de l'évêque de Palencia dans le collège de Saint-
Grégoire, et le maître-auteldu monastère royal de Saint-
Benoît ; il y termina beaucoup d'autres ouvrages , et fut
occupé tant à Valladolid que dans plusieurs autres villes
de la Vieille-Castille .
En 1526, Alphonse fit un marché qu'il conclut en
1532 , pour l'église de Saint-Benoît. L'une des conditions
expresses était que dans le grand oeuvre qu'il allait diriger
, il ferait au moins les têtes et les mains tant en
sculpture qu'en peinture.
,
Berruguete fut chargé de la sculpture du choeur de
la cathédrale de Tolède , ouvrage magnifique autant
qu'immense; (2) il fit aussi la Transfiguration de N. S.
que l'on voit au-dessus du fauteuil de l'archevêque , et
qui lui valut tant d'éloges.
A la suite de ces occupations constantes , Berruguete
devint si riche qu'en 1559 il acheta de S. M. Philippe II
la seigneurie de Ventosa , près Valladolid .
Personne jusqu'à présent n'a disputé à cet artiste son
mérite singulier et ses connaissances profondes dans les
(1) Le traité portait littéralement que toutes les peintures et
statues qui composeraient le maître-autel , seraient toutes de la main
deBerruguete.
(2) Tous les marbres pour cette grande entreprise se tirèrent
des carrières d'Espeja , et l'albâtre de celles de Cogollado. Il n'est
pas déplacé de dire ici que l'Espagne produit des marbres de la
plus grande beauté, et qu'elle en possède enmême temps une variété
étonnante.
AOUT 1816. 33
ROYAL
5
C.
SEINE
trois arts qu'il cultivait; Palomino dit au fº 47 du premier
volume de son ouvrage :
« Berruguete fut celui qui apporta en Espagne ,
> comme disciple de Michel-Ange, la perfection de la
» peinture à l'huile . »
Berruguete cependant se distingua davantage dans
l'art de la sculpture , ainsi que le fit son maître. La noblesse
des caractères , une anatomie un peu chargée , un
dessin correct , et sur-tout le grand art de faire trouver
sous les draperies tous les effets du nud , sont les avantages
qui constituent sa facture. Il faut ajouter qu'il terminait
tout avec un soin particulier .
Dans l'architecture , s'il n'eut pas un goût plus exquis ,
c'est qu'il suivit un peu trop la manière de son temps ,
qui offrait des parties exactes et pleines de finesse ,
mais dont l'ensemble présentait un peu de confusion .
Les Villalpando , les Ruy-Diaz , les Grégoire Pardo ,
Jean Mancano , Torribio Rodriguez , Pierre Martinez ,
de Castaneda , Jean - Baptiste et André Hernandez ,
Dominique Cespedes , Vigarny , étaient des artistes du
plus grand mérite qui travaillèrent avec Berruguete aux
sculptures , bas- reliefs et ornemens des temples . Quelques-
uns d'eux furent si habiles que dans la suite des
temps on a donné à Berruguete les produits de leur
talent.
Isaac de Helle peignit aussi en 1568 un tableau de
l'Espérance que l'on attribue encore à notre Alphonse ,
et que je rappelle ici comme un hommage au savoir de
Helle.
Berruguete fut un des artistes les plus laborieux qui
aient existé ; Sarragosse , Madrid , Valladolid , Palencia,
Santoyo , Paredes de Nava , Villar de Fallades , Médina
del Campo , Salamanque , la Mejorada , la Ventosa ,
Cuenca , Alcalá de Henares , Tolede , possèdent dans
leurs palais et cathédrales des preuves incontestables de
la fécondité de cet habile homme.
On admire particulièrement à Grenade les bustes et
ornemens du superbe palais commencé par Charles V.
On a tort , au surplus , de croire que les bas-reliefs qui
sont sur les supports des colonnes soient de lui.
3
34
MERCURE DE FRANCE .
Alphonse Berruguete , après avoir laissé des témoignages
si honorables de ses nombreux talens , mourut
dans Alcalà en, 1561..
Le souverain lui fit faire des funérailles de la plus
haute magnificence .
F. Q.
LETTRE
DE L'AVOCAT POURETCONTRE .
Vous ne verrez pas , Monsieur , la seconde représen
tation de Laquelle des trois ; l'auteur a prudemment
retiré cette pièce , et l'annonce qu'on en a faite n'était
que l'affiche de consolation ordinaire en pareil cas. Cet
acte de modestiedésarme la critique : iln'y adonc plus
rien à dire sur cette méprise.
J'apprends avec plaisir que votre journal est lu à la
cour ; il en peut résulter pour lui de brillans avantages.
Je souhaite qu'on lui rende l'encouragement qu'il recevait
l'an dernier , et dont il me semble plus digne que
jamais. Les bons principes , la saine littérature et l'amour
désintéressé de la patrie se sont réfugiés dans cette
feuille; tout lemonde la lit avec empressement , et j'observe
que les opinions les plus opposées se réunissent
pour applaudir àl'esprit qui la dirige.Ainsi, tandis que
Le Journalde Paris plaide avec chaleur une question
malposée ; que celui des Débats se livre à tous les charmesd'une
nouvelle invention désignée par le nouveau
mot d'ultrà-royalisme , et que la Quotidienne déclare
à lamultitude de ses abonnés qu'elle est constitutionnelle
, le Mercure de France suit paisiblement sa route
entre ces écueils; il n'allarme aucun parti , il ne froisse
aucun intérêt , et il sait se rendre utile à la puissance
sans offenser personne. La sagesse de cette conduite aura
sa récompense. Mais pour ne parler que des choses étrangères
à la politique , quel plaisir pour vous , Monsieur ,
d'être l'interprète de la vérité entre la ville et la cour !
AOUT 1816. 35
d'apprendre à celle-ci , par exemple , que M. Raoul
Rochette est un pauvre écrivain ; que son mémoire sur
l'improvisation chez les Romains est un lourd fatras ;
que celui de M. Letrôsne sur la population de l'Atrique
est rempli d'aperçus fins , d'idées neuves; qu'il existe
des hommes de lettres dignes de fixer ses regards . et
qui n'ont jamais été de circonstance; que les auteurs
dramatiques attendent de la justice du monarque la
transmission de leur noble héritage à leurs derniers des
cendans , à l'exclusion des comédiens qui dépouillent
les veuves et les orphelins de ceux qui ont le plus honoré
leur pays ; que les acteurs , enfin , ne sont point
indignes de quelque bienveillance lorsqu'ils ne sont pas
aussi mauvais qu'Armand , dont le public attend ethate
de tous ses voeux la prochaine retraite ! ... Cette tâche va
devenir pour votrejournal une source inépuisable d'agrémens
de toute espèce , etje vous en félicite de bon coeur.
Mile Paradol-Félis , qui a débuté à l'Opéra dans le
rôle de Didon , a joué , ou plutôt chanté celui d'Alceste;
elle a montré dans tous deux les qualités et les défauts
que l'on doit attendre d'une débutante. La qualité de
sa voix et le charme de son extérieur doivent l'engager
à travailler . Si cette demoiselle s'y décide , nous pourrons
avoir un beau et bon sujet de plus.
Ce théâtre nous prépare un ouvrage fait pour mériter
l'attention publique; je veux parler de Roger, roi de
Sicile, dont le poëme offre des situations tour à tour
gracieuses et attachantes. La musique est d'un compositeur
justement célèbre ; il m'a fait entendre quelques
passages de la partition de cet opéra , et j'ai vivement
partagé le plaisir d'une assemblée capable d'en juger.
Un mérite que j'y ai particulièrement remarqué , c'est
la rapidité des phrases musicales , qui exclut la répétitionfastidieuse
des mêmes mots ; ainsi lorsque le héros
nous annoncera qu'il retourne dans son camp , nous
n'aurons pas à craindre qu'il mette plus de temps à le
dire qu'il n'en faut pour le faire . Dans cette pièce l'actionestcomptée
pour quelque chos et les cinq décors
nouveauxn''yy seront qu'accessoires : l'éloge estcomplet.
Vous savez que l'académie des beaux-arts a reçudans
3.
36 MERCURE DE FRANCE .
son sein M. Berton , surintendant honoraire , survivancier
delamusique du roi ; mais vous ignorez peut- être , et je
ne puis vous taire que cette nomination a eu lieu à lapluralitéde
vingt-huit voix contre une ; ce qui , au dépouillement
des scrutins , a produit un léger murmure causé
par le rire involontaire des membres , qui ne se souvenaient
plus de M. Nicolo.
Pourne plus revenir sur l'institut , je vous dirai , avec
un peu d'orgueil , que mon désir est accompli , et que
la marche tracée dans ma dernière lettre a été suivie :
on a chargé plusieurs membres de cet illustre corps de
terminer les débats existans entre MM. Picard et Duval.
Cela rappelle que M. Bigot de Préameneu est membre
de l'académie; on ne se souviendrait pas aussi facilement
de ses titres; son tiers dans cet arbitrage sera le premier.
Au reste , il importe que l'académie , fasse de temps à
autre, quelques élections semblables , pour justifier les
épigrammes dont elle est souvent l'objet.
La comédie du siècle , le Philinte de Molière , a été
joué dernièrement au Théâtre Français avec un ensemble,
untalent qu'il ne m'est pas permis de passer sous silence.
Je déplore si souvent la nécessité de vous rendre compte
des mauvaises représentations , que je trouve un plaisir
biendoux àvous parler de celle-ci.Vous avez déjà deviné
qu'Armand n'y jouait pas ; cela a répandu un charme
délicieux sur cette soirée. Damas qui possédait si bien
le rôle de Philinte, est maintenant chargé de celui d'Alceste;
il y met une chaleur , une énergie d'expression ,
une force de sentiment qui lui font le plus grandhonneur.
Baptiste aîné est bien placé dans l'autre; le ton de la
haute comédie lui convient; il y est noble, sensible et
vrai. L'espace me manque pour citer les autres acteurs;
il suffit de dire qu'ils ont tous fort bien secondé leurs
camarades .
L'Odéon a donné , par ordre, le Chevalier de Canolle
et le Chemin de Fontainebleau . Le duc et la duchesse
de Berri ont assisté à cette représentation.
Il n'y a toujours rien de nouveau pour l'Opéra-Comique.
J'y suis entré l'autre jour par désoeuvrement.Ah!
Monsieur, quellethébaïde ! on donnait Jeannotet Colin ;
AOUT 1816 . 3g
plus, L'une pour l'autre ; ah ! Monsieur , quelle musique!
quels acteurs ! j'en suis encore tout étourdi , tout
transi.Aquoi pense Martin ? Il ne chante plus. Que fait
Lesage? Il ne joue plus. Mme Moreau est éteinte . Richebourg
ne vaut rien. Le petit Ponchard a du zèle ; Huet
faitcequ'il peut; mais tout cela ne forme pas une troupe.
Il n'y a pas dans tout ce théâtre de quoi donner de la
vogue au moindre Pont-Neuf. Cela est inquiétant. Son
genre est cependant français ; et il faut qu'il soit devenu
biendétestable pour qu'àce titre je n'y trouve pas quelque
chose. Heureusement Mme Gavaudan va reparaître ; le
congé d'un mois qu'elle avait obtenu pour rétablir sa
santé , est expiré ; et nous allons la revoir ce qu'elle a
toujours été , charmante. J'ai bien peur que le début de
Mile Lobé , femme Richebourg , ne soit une compensation
à l'heureux événement que je vous annonce. J'ai vu
jouer cette actrice autrefois , et je tremble. Cependant il
convient d'attendre ; c'est de la comédie que je lui ai vu
jouer , et c'est à Feydeau qu'elle va débuter , il y a bien
de la différence .
Le 17 juin , ou l'Heureuse journée , et les Chansonniers
, sont deux pièces du Vaudeville sur le compte
desquelles je vous dois un mot. Il me sera facile de
m'acquitter. Il existe entre ces deux ouvrages une analogie
frappante : mêmes auteurs , même motif, même
sujet , et presque mêmes détails. Quatre demoiselles à
marier par-tout; quatre militaires et quatre chansonniers
à leur donner ; incertitude d'un père et d'une mère
jusqu'à ce qu'on ait chanté beaucoup de couplets de
circonstance; et enfin , quadruple mariage des deux
côtés . Voilà toute l'histoire. De l'esprit , beaucoup
d'amour pour la famille des Bourbons, souvent de la
gaité et trop de longueurs. Tel est ce qu'il ya à
louer et à blâmer dans ces deux pièces , de MM. Désaugiers
et Gentil .
Farinelli n'est qu'une bluette , fondée sur une mince
anecdote ; mais les auteurs l'ont présentée avec grâce .
Ils ont déguisé l'extrême faiblesse du sujet en la couvrant
de traits heureux , de couplets bien écrits ; les acteurs
ont fait le reste. Farinelli est jeune , il n'est pas
38 MERCURE DE FRANCE .
encore sorti des pages. Sur trois pommes cuites qu'il
attend pour son déjeûner , le valet de l'auberge qu'il
habite enmange une ; deux auteurs , ses voisins , dévorent
Ies autres . Ces Messieurs , habiles à brocher des pièces
sur toutes les circonstances , en préparent une sur la mort
de Farinelli , qu'un journal a tué. Ils associent à cet
oraison funèbre ce chanteur lui-même , qui , pour se
venger de leur crédule inhumanité , feint d'avoir empoisonné
les pommes de leur déjeûner. Enfin après s'être
amusé aux dépens de tous , il les rend à la santé par une
ariette; et le garçon d'auberge épouse une petite marchande
d'huîtres qui est là pour cela. Mlle Lucie chante
bien le rôle de Farinelli , elle pourrait s'appliquer à le
jouer d'avantage : la voix de cette intéressante actrice
est fort agréable; il est à désirer qu'elle travaille la
partie dramatique. Philippe représente on ne peut mieux
l'auteur Ardélion , qui s'attribue l'ouvrage de son confrère
. Ce rôle est pris dans la nature ; on dit même que
l'auteur a voulu peindre un de ses collaborateurs que je
ne veux pas nommer : dans ce cas il a réussi , tout le
monde a reconnu l'original. Guénée n'est pas très-plaisant
dans l'autre auteur; il a de la bonne volonté.
Edouard est utile; bien placé par-tout , il n'est remarquable
nulle part ; il donne à son valet d'auberge une
assez bonne physionomie . Mlle Betzy est une écaillère
très-appétissante; moins d'embonpoint et plus de talent
lui siéraient à merveille .
Une grande partie de l'approvisionnement du théâtre
des Variétés est faite par un M. Durand , qui change
plus souvent son nom , que la forme de ses ouvrages. Je
respecterai , comme je le dois , son incognito ; il n'appartient
à personne de le trahir : en littérature , les convenances
équivalent aux lois qui régissent la société civile ;
c'est un crime d'y manquer. C'est donc à M. Durand
que je reprocherai le peu de soin qu'il met à compose
ses pièces. Il a de l'esprit sans doute, une sorte dr
penchant à l'observation; mais il abuse d'une malheue
reuse facilité ; il ne se respecte pas assez , et il fait tro -
peude cas du public. Comment a-t-il pu se flatter qup
cedernier accueillerait son Cadet Roussel intrigant ? Ie
AOUT 1816. 59
est vrai que les mêmes spectateurs avaient eu l'air de
rire de Jocrisse grand-père. Mais de bonne foi , est-ce
àdes personnes raisonnables et sur un théâtre où l'on
compte quelques bons acteurs , qu'il faut offrir de telles
parades ? Je vous reparlerai de ces pièces; le temps me
presse. Je me hâte de vous apprendre , Monsieur , la
transaction amiable que j'ai encore conseillée entre les
administrateurs des Variétés et Mile Cuisot , elle vient
d'avoir lieu à la satisfaction de tout le monde .
Une autre action plus sérieuse vient d'être intentée par
une dame Fornerod née Quimper , à la descendante de
Corneille , qui exploite si bien le souvenir de ce grand
nom. Chacune prétend être la seule descendante en ligne
directe . On a d'abord commencé cette réclamation avec
toutes les politesses d'usage; déjà les malices s'en mêlent ,
et le public attend les injures : j'espère cependant les
prévenir. En ma qualité d'Avocat des comédiens , je
suis le défenseur de beaucoup plus de gens qu'on ne
pense . Ma clientelle ne se borne pas aux acteurs qui
'se montrent sur les théâtres ; tous ceux qui se produisent
en public , à quelque degré de scandale que ce soit ,
rentrent dans mes attributions. C'est à ce titre que je suis
saisi de la discussion élevée entre les susdites dames.
Mais avant de hasarder aucun jugement , il faut que je
consulte les sacs , que je lise les pièces qui m'ont été
adressées par toutes les parties , et c'est de quoi je m'occupe.
Ainsi donc jusque-là , cette lettre n'étant à autres
fins ,
Je suis , etc.
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens.
DU DERANGEMENT DANS L'ORDRE DES SAISONS .
Tandis que tout est dans le désordre sur ce globe , et
que les gouvernemens s'occupent ou feignent de s'occuper
à chercher les moyens d'y remédier, cette confusion
semble s'étendre jusqu'à la nature , les saisons paraissent
aussi dérangées que la politique. La fin de l'hiver
40 MERCURE DE FRANCE.
nous a donné des jours dont on aurait remercié le soleil
aumilieude l'éttéé ,, et l'été vientdenous en faire essuyer
qui auraient excité des murmures au milieu de l'hiver .
Un froid embrumé , des pluies morfondantes ont déshonoré
le mois de juin et de juillet ; et il paraît que cette
méprise du temps est presque générale dans tous les
pays compris entre le Rhône et la Tamise , du moins
par les lettres de Lyon , de Bruxelles ; on voit qu'on y
éprouve la même température.
Onygémissait tristement auprès des foyers , quand le
bruit s'est répandu qu'on avait découvert des taches
nombreuses dans le soleil . On assure néanmoins qu'iln'y
a rien à craindre , que les pluies dont on s'allarme n'ont
rien d'extraordinaire aux mois de juin et de juillet ; que
cette humidité désordonnée est une espèce de crise à
laquelle la nature est assujétie , à peu près tous les neuf
ans soit , dit-on , par la révolution de l'apogée de la
lune , soit par une période physique. On cite en preuve
les journaux des années 1767 , 1768 et 1769 , par lesquels
ont voit qu'en effet ces trois étés n'ont dû être ni moins
tristes , ni moins désolans que celui-ci .
Mélanges de politique et de littérature , extrait des
Annales de M. Linguet , année 1777.
1 Cet article a étéfourni par Mme de Genlis .
ww
INTERIEUR .
www
Une ordonnance du to juillet a nommé les princes de la famille
royale grands croix de l'ordre royal et militaire de Saint -Louis .
-Par une autre ordonnance , le roi a annullé les exemptions
accordées sous le gouvernement précédent pour le droit de port
d'armes de chasse. Tous sans exception sont assujétis au droit de
15 fr. En effet , la charte ne reconnaît point de privilégiés.
- Une ordonnance du 17 prescrit de faire une nouvelle éditiondes
cinq codes qui nous réggiisssseenntt:; elle contiendra les changemens
que l'ordre accttuueell nécessite,et par conséquent lasuppression
des dénominations , expressions et formules qui rappellent les divers
gouvernemens antérieurs au retour de S. M. La loi sur la suppression
du divorce sera comprise dans cette édition.
-Par autre ordonnance , le roi a créé des commissaires-priseura
1
AOUT 1816. 41
dansles villesde Marseille, Nîmes, Bordeaux , Lyon , Rouen , Lille,
Bayonne, Montpellier et Caen.
-Par une ordonnance du 17 , le roi a organisé la garde nationale
du royaume. Les dispositions très-étendues de cette ordonnance
nous empêchent de la rapporter : c'est le code militaire de
cette arme.
Ordonnance du 19 qui proroge au 1 septembre prochainle
délai pour les déclarations à faire relativement aux tissus de fabriques
étrangères qui sont prohibés; il était expiré le 1 " juillet.
-
Le ministre de l'intérieur a écrit à MM. les préfets , que
considérant les mesures d'épuration des maires et adjoints comme
terminées , il les prévient qu'à l'avenir les propositions de destitutions
des maires , des adjoints et des conseillers municipaux lui
devront être faites par des arrêtés particuliers , motivés et accompagnés
de pièces .
-
Le ministre de l'intérieur , par une lettre du 4 juillet, a recommandé
aux préfets de faire exécuter toutes les dispositions qui
régissent l'instruction publique.
-Une lettre du ministre des finances adressée aux préfets , a
pour objet d'empêcher que les fonctionnaires publics n'excitent personne
à faire l'abandon de sa quote-part dans l'emprunt de cent
millions. Le roi ne veut recevoir que le don du zèle et de l'amour.
Le roi a autorisé la ville de Pont- sur-Seine à changer son
nom , et à prendre celui de Pont- le-Roi. Les marques de dévouement
que cette ville , si maltraitée en 1814 , a données à la cause
sacrée , lui ont mérité cette faveur.
M. Gallatin , envoyé extraordinaire des Etats-Unis de l'Amérique
, a présenté ses lettres de créance au roi .
-
Sa Majesté a daigné confirmer les privilèges dont l'académie
avait autrefois joui ; ils consistent dans le droit que son directeur a
d'être introduit auprès du roi , de lui soumettre sans intermédiaire
les nominations qu'elle a faites ; il harangue Sa Majesté au nom de
l'académie. Les médailles frappées par ordre du roi, dans les événemens
publics , sont distribuées àtous les académiciens , et trois
d'entr'eux ont des places aux spectacles de la cour.
Le roi a nommé une commission pour s'occuper de l'organisation
de l'instruction publique. Les membres de cette commission
sont MM. de Beausset , évêque d'Alais ; l'évêque d'Aire ; le vicomte
de Chateaubriand, le comte de Fontanes , et Royer-Collard. M. l'évêque
d'Aire n'ayant point accepté , M. l'abbé d'Etchegarai a été
nommé à saplace. Toutes les maisons d'instruction , toutes les écoles
sont sous l'inspection de la commission d'instruction publique , à
l'exceptiondes séminaires.
-
Sa Majesté a été à Saint-Denis visiter la maison royale qu'il
a établie pour l'éducation des filles des défenseurs de l'état. Il y a
étéreçucommeun père chéri et bienfaisant doit l'être de ses enfans.
42
MERCURE DE FRANCE.
Par unemarque insigne de faveur , il a daigné attacher lui-même
la cravatte du drapeau de la garde nationale de cette ville , et quelques
jours après M. le grand aumonier est retourné à Saint-Denis
pour bénir le drapeau .
-M. Thomas a obtenu , à la dernière exposition , le grand prix
depeinture. Le public , et la section de peinture l'avaient décerné
à M. Lancrenon, qui n'a eu que le second. Toutes les sections
réunies l'ont donné à M. Thomas , qui ne l'a emporté que d'une
voix. L'institut acependantdéclaré qquu''il regrettaitde n'avoir pas
deux premiers prix à donner.
-L'académie des inscriptions avait proposé pour sujet de prix
d'expliquer le système métrique d'Hiéron d'Alexandrie, et d'en
donnerle rapport avec les autres mesures des anciens. Le prix a été
décerné à M. Letrosne , actuellement membre de l'institut , mais qui
n'y a été nommé que postérieurement à la remise de sonmémoire.
- M. le baron de Lessert et M. le baron Maurice , maître des
requêtes , ont été nommés associés libres par l'académie des sciences.
La cour de cassation a rejeté le pourvoi de Babeuf, Dufei ,
Zenowitz et Laurent -Beaupré , dans l'affaire du Nain tricolore;
Bouquot s'était désisté de son pourvoi. On se rappellera qu'ils ont
été condamnés à la déportation.
La cour de cassation ayant rejeté le pourvoi de Pleignier et
de ses complices, ils ont subi leur jugement le 27 de ce mois. La
voiture ayant été les prendre à Bicêtre , où ils avaient été transférés ,
Pleignier fut si abattu pendant toute la route , qu'il pouvait à peine
supporter la voiture , Carbonneau gémissait sur le sort de sa famille,
etTolleronmontrait plus de fermeté et de résignation. Après la lecture
qui leur fut faite de leur arrêt , les secours de la religion leur
ont été offerts , et ils les ontacceptés. Carbonneau et Tolleron paraissaient,
enallant au supplice, écouter attentivement les exhortations
de leurs confesseurs. Pleignier ayant plusieurs fois dans l'après dîner
répété qu'il voulait parler au roi , M. le chancelier s'est transporté
àlaprison; il ne paraît pas que ses déclarations aient quelque importance,
et seulement il cherchait à prolonger son existence. En
effet, l'exécutionqui devait se faire à six heures n'a eu lieu qu'à
huitheures passées. Le public s'y était porté en foule, le plus profondsilence
régnait; mais à peine Pleigniera-t- il eu subi le supplice,
que les cris de Vive le se sont fait entendre de tous les côtés .
roi!
-Tandis que ces parricides expiaient leur crime , un autre
grand coupable était puni du sien à Lyon. Le général Mouton-
Duvernet ayant été condamné à mort à l'unanimité par le conseil
de guerre, et son pourvoi en révision ayant de même été rejeté, il
a étéconduit à la mort le 26 au matin Ce général ayant su la veille
le rejet de son pourvoi , a demandé qu'il lui fût donné un confesseur,
et il a trouvé dans la religion de puissantes consolations . Il a
reconnu et hautement avoué tout le mal qu'il avait fait , et a dit
qu'il avait eu tort de suivre le système de défense auquel il s'était
7
AOUT 1816.
45
livré. Onl'a conduit en voiture au lieu de l'exécution ; deux ecclésiastiques
l'accompagnaient, etil récitait avec eux les prières des agonisans.
Il voulaitne pas avoir les yeux bandés ; mais son confesseur
exigeant qu'il eût un bandeau , lui- même se l'est attaché sur-lechamp,
et auparavant il a récité tout haut le Domine salvum fac
regem. Au moment où il levait les mains au ciel , la troupe a fait
feu. Sa vie fut coupable , mais sa mort édifiera tous les chrétiens.
- Le fils de Regnault-de -Saint-Jean-d'Angely vient , dit-on ,
dedébarquer au Havre , muni des pouvoirs de, son père pour vendre
les biens qu'il avait en France .
Un bâtiment appartenant au port de Marseille ayant été rencontré
à la hauteur de Civita-Vecchia , fut chassé par un corsaire
tripolitain. L'équipage abandonna le vaisseau et se sauva à terre .
Le corsaire prit le bâtiment et l'emmena à Tripoli. Le pacha ayant
su que la prise était française , l'a fait remettre au consul du roi .
-On annonce l'arrivée prochaine , à Paris , de S. E. le cardinal
Pacca, qui se rend en France pour y traiter des affaires civiles de
l'église gallicane. M. Courtois de Pressigny, évêque de Saint-Malo ,
qui revientde Rome , est arrivé au Bugei. M. l'évêque de Sisteron,,
qui était resté en Angleterre , est , dit-on , de retour en France.
MM. les maréchaux duc de Conegliano , comte de Jourdan ,
ducdeTrévise , de Tarente , de Reggio , d'Albufera; comte de Gouvion
Saint-Cyr , duc de Coigni , comte de Beurnonville , duc de
Feltre, de Valmi ,et comte Pérignon , ont tous prêté serment
entre les mains du roi. M. le comte de Vioménil , qui était absent ,
aprêté le sien quelques jours après .
-La médaille frappée pour le mariage de Mgr. le duc de Berri ,
représente d'un côté la tête de S. M. Louis XVIII , très-ressemblante;
sur l'autre face est le génie de la France, tenant deux couronnes.
Au milieu de l'une on lit ces mots : Carolus Ferdin. , et dans
T'autre Carolina Ferdin , au haut : spes altera regni .
EXTERIEUR.
Le duc de Cambridge est arrivé de Hanovre pour assister au mariage
de la princesse Marie , sa soeur, avec le duc de Glocester. It
était attendu pour cette cérémonie , qui a dû se faire le lundi
21 juillet. La tendre affection qui les unit a fait que la princesse , sa
soeur , a désiré attendre son retour; c'est lui qui doit la remettre à
sonmari. La princesse portera le manteau royal de velours rouge
et undiadême en pierreries. Tous ses vêtemens seront de fabriques
nationales , et elle a fait connaître son désir que toutes les dames qui
assisteraient à la cérémonie , ne portassent pas d'autres étoffes que
celles fabriquées en Angleterre.
-L'armée anglaise a laissé en Sicile un monument glorieux et
utilede son séjour dans cette île. Elle a construit près du cône le
plus élevé de l'Etna , à environ 9,000 pieds au-dessus du niveau de
44 MERCURE DE FRANCE .
la mer , un petit bâtiment qui contient trois pièces et une écurie; on
lenomme la casa inglese . On lit au-dessus de la porte cette inscription:
Etnam perlustrantibus has ædes Britanni Sicilia , anno salutis
1811 .
- Il existe en Allemagne une Mme Krudener , qui depuis quelque
temps se mêle de tenir des conférences publiques sur la religion.
Elle a de nombreux prosélites ,puisqu'àl'une deses assemblées il
y avaitplus de 500 personnes. Elle réside maintenant àKreusach ,
dans lehautmargraviat de Bade. Apparemment que dans ses pieuses
instructions elle ne cite pas le précepte formel de saint Paul , qui
recommande aux femmes d'écouter et de garder le silence.
-Les arbitres nommés pour examiner les droits des divers prétendans
au duché de Bouillon , et prononcer sur leur validité , ont
admis les prétentions de M. le prince de Rohan et rejeté celles de
M. Philippe d'Auvergne , qui est au service de l'Angleterre .
-Des lettres de Philipsbourg annoncent la rupture d'unedigue
du Rhin vers l'endroit où une partie de la Saalbach s'y réunit. En
Hollande , toutes les prairies qui environnent le Rhin et l'Issel sont
sous l'eau .
Le grand duc de Hesse a pris possession , le 11 juillet, de la
ville de Mayence , mais la ville seule est mise entre ses mains. La
citadelle, les forts et toutes leurs dépendances , restent au pouvoir
destroupesde l'Autriche et de la Prusse , quiy tiendront des garnisons.
Le duc de Hesse prend le titre de grand duc du Rhin.
- Une femme belge, mariée en Angleterre, était venue dans son
pays natal pour embaucher des ouvrières en dentelles et les emmener
avec elle ; celles-ci ont été arrêtées à Ostende au moment où elles
s'embarquaient, non pas à cause de leur émigration , mais parce
qu'elles avaient pris les patrons , qui sont une propriété très-importante
des maîtresde fabrique.
La deuxième chambre des états-généraux du royaume des
Pays-Bas a admis , sur le rapport de lacommission qu'elle avait
nommée à cet effet , l'uniformité des poids et mesures dans tout le
royaume, à la majorité de 70 voix contre 2. Le roi vient d'augmenter
l'escadre hollandaise qui croise dans la Méditerranée , de deux frégates,
en sorte qu'elle consiste actuellement en six frégates. On pense
qu'elle fera sajonction avec la flotte anglaise, pour coopérer à l'expédition
d'Alger. Les Napolitains arment de leur côté contre les
barbaresques. Les Algériens évacuent toutes leurs richesses dans
l'intérieurdes terres. La flotte de lord Exmouth est partie de Portsmouth
, on l'a vue passer à la hauteur de l'île de Portland , avec un
vent favorable pour sortir de la Manche. Elle consiste en vingt- trois
bâtimens , dont un de 120 canous , la Reine Charlotte ; un de 98 ,
quatre de 74 , quatre grosses frégates , et les autres de diverses grandeurs.
La Russie a fait annoncer qu'elle allait payer en Allemagne
les dettes qu'elle y avait contractées et qui étaient arriérées .
-L'empereur a envoyé au prince royal de Suède 200 croix de
Saint-Georges en argent, pour les distribuer aux soldats suédois
qui se sont le plus distingués dans la dernière guerre.
Σ
AOUT 1816. 45
www
MERCURIALE.
Le temps des bonnes moeurs est revenu; elles sont
done choquées de voir courir dans Paris des femmes
revêtues d'un costume demi- militaire : ces dames l'affectionnent
particulièrement. La police pourrait fixer ses
regards sur les inconvéniens de ce carnaval perpétuel ,
dont le moindre est de produire des méprises étranges ,
et aussi fâcheuses pour les femmes que pour les maris .
Lamémoire de Henri IVest le titre d'une enseigne
fort bien peinte que l'on admire rue Saint-Honoré en
face celle du Four. Notre muséum en plein vent est
d'une richesse immense; hélas !!! ....
AParis , tout est spectacle et mode. Dans ce moment
il faut avoir une travée à Notre-Dame , une tribune à
l'institut , une loge pour l'opéra de Natalie , et sans
doute une fenêtre à la Grève , afin de varier.
Le Diable boîteux s'est engagé à mériter l'honneur
de notre critique : il ne tient pas sa promesse. Destouches
pressentait l'existence de ce pauvre diable lorsqu'il
fit ce vers applicable :
Avez-vous à lacher encore quelque sottise?
A la séance de l'académie des inscriptions et belleslettres
, M. Raoul-Rochette a été fort applaudi par les
dames ,qui ne l'ont pas entendu. Les savans ne l'ont pas
applaudi, parce qu'ils le comprenaient bien.
Mémoire , Exposé , Réplique , Lettres , voilà où
MM. Picard et Duval en sont. Ou donc est l'huissier du
comte Almaviva pour leur crier , avec sa petite voix
claire : Silence , Messieurs !
En parlant de l'oeuf bordelais qui annonce le retour
de Buonaparte , et que l'on fait voir par curiosité à
Londres , on a oublié la circonstance principale : c'est
que Buonaparte est dedans .
MM. Georges Duval et Rochefort n'ont pas été présentés
auduc de Berri , comme un journal l'a prétendu .
Ala vérité , lorsque le prince sortit du spectacle ces
46 MERCURE DE FRANCE.
Messieurs étaient immédiatement derrière lui; mais
rien n'a prouvé que quelqu'un y prit garde .
ANNONCES .
Méthodefacile pour batir les églises , les chapelles ,
les cimetières et les presbytères des campagnes ,
75 cent.; Les petits Bátisseurs , I fr.; Du fléau des
incendies , moyen d'en garantir les habitations , 50 с.
Les trois ouvrages réunis , franc de port , 3 fr . Se trouvent
chez l'auteur , M. Cointereau , à Sainte-Perrine de
Chaillot , nº 99 , et chez Delaunay , libraire , galeries de
bois , au Palais-Royal , et Brunot-Labbe , quai des Augustins.
Ces troisbrochures ont étéprésentées à S. Ex le ministre
de l'intérieur , qui les a accueillies , car elles présententdes
vues utiles etdes moyens économiques. Les
hommes et les circonstances d'un certain temps n'ont
pas favorisé M. Cointereau. S. A. R. Monsieur l'avait
pris sous sa protection en 1788 ; le feu roi lui avait
donné des marques d'intérêt. Cointereau , attaché à ses
illustres protecteurs , défendit leurs bienfaits avec une
vivacité très-loyale , mais très-peu circonspecte. Certes
nous ne l'en blamerons pas , et autant qu'il est en nous
nous cherchons à lui faire rendre par ses contemporains
une justice tardive. On s'est vengé de l'homme sur sa
découverte , ce qui était facile , car ses ennemis étaient
ses juges. Excepté dans le Lyonnais , où le pisé , c'està-
dire , la bâtisse en terre , prend les formes les plus
commodes et les plus élégantes , et cela de temps immé
morial , il est reconnu que par-tout ailleurs la bâtisse en
terre est celle du, pauvre , dont elle affiche au-dehors
par sa laideur , l'extrême misère. Cette bâtisse devient
non-seulement plus laide mais plus incommode lors
qu'on l'entremêle avec celle en bois , par les différentes
retraites que prennent ces deux corps , ensorte que l'on
ne voit de tous côtés que des scissures par lesquelles l'air
et l'eau ont un libre passage. Le pisé obvie à ces graves
inconvéniens ;mais l'auteur a fait bien plus , il a invente
AOUT 1816.
47
un instrument qu'il a nommé crescise, avec lequel il
forme la terre même du sol en gros moëllons très-durs
et compactes , il les lie avec l'argile détrempée , et le
mur finit par être d'une seule pièce. La crescise peut
donner toutes les formes , offrir des moulures et des ornemens
, servir à élever des colonnes , ensorte que les
jardins du riche , sa ménagerie , ses basses-cours peuvent
être décorés à peu de frais par desbâtimens qui nẻ
sont ordinairement destinés qu'à l'utilité. Les vues de
l'auteur nous ont paru très-saines , et la lecture de ces
opuscules sera utile à tous les propriétaires . On ne peut
contester aux Anglais de profondes connaissances en
économie rurale ; ils ont fait venir Cointereau , et lai
ont fait élever plusieurs bâtimens pour leur servir de
modèles . La méthode est simple et facile , car ce sont
des ouvriers anglais qui ont exécuté sous ses ordres , et
il ne communiquait avec eux que par interprète..
Notice par M. Michel Berr sur les Benjamites ,
poëme traduit de l'hébreu par M. de Malleville. Chez
Egron, imprimeur , rue des Noyers , nº 37 .
M. Berr examine la question si véritablement le poëme
de M. de Malleville a été traduit de l'hébreu; il paraît ,
en douter , et ses connaissances dans la littérature hé
braïque rendent son opinion d'un grand poids. Cette
dissertation n'a rien de pesant ni d'ennuyeux ; l'auteur
a su y jetter de l'agrément par la comparaison qu'il a
faite de quelques autres morceaux de littérature.
Les Iis , idylles sur les événemens de 1814 et 1816 ;
par M. B. Chez Bobée , imprimeur , rue St.-Paul , nº2.
Nous rendrons compte de cette brochure.
Journal général de la littérature de France , sixième
cahier , juin 1816. Chez Treuttel et Wurtz , rue de
Bourbon , nº 17 .
Cejournal rend un compte intéressant de tout ce qu'il
y ade nouveau dans la librairie française , et n'est pas
seulement utile à ceux qui en font un objet de commerce.
Galignani's repertory , ofEnglish litterature ( 8th.
year.) On souscrit à Paris , rue Vivienne , nº 18 , à la
librairie de Galignani , rédacteur de ce journal , qui
48 MERCURE DE FRANCE.
paraît tous les mois. Prix de la souscription : 36 fr. par
an pour toute la France , port franc; 40 francs pour l'étranger
: pour six mois , 20 fr. , 22 à l'étranger; chaque
numéro 5fr. 50 c.
Cejournal est à sa huitième année , il avait été suspendu
à causedes événemens de 1815 , et le quatre-vingtneuvième
numéro vient de reparaître .
La littérature anglaisejouit depuis si long-temps d'une
estime générale , que l'on doit accueillir avec empressementun
ouvrage qui nous rend un compte fidelle de tout
cequ'elle produit de nouveau. Lesjournaux en ce genre
sont très-multipliés en Angleterre et si coûteux , qu'il est
d'un grand avantage de trouver réuni dans celui-ci tout
ceque nous avons intérêt de connaître. Chaque numéro
estdehuit feuilles ; nous en extrairons des morceaux.
L'anti-martial , ou les extravagances de la guerre ,
boutade d'un poëte ; par F. de T. In-8° . Prix : 60 cent. ,
avec cette épigraphe :
Bien heureux sont les pacifiques.
Chez les marchands de nouveautés .
M. Demmenie continue tous les soirs ses intéressantes
expériences dans l'ancienne salle de M. Olivier ,
rue Neuve-des-Petits-Champs , vis-à-vis la trésorerie.
Il joint à une merveilleuse dextérité des connaissances
étendues dans l'art de la verrerie ; et ceux à qui des
notions peuvent suffire , sont certains d'en prendre de
bonnes en l'écoutant. L'émail et le verre prennent en
peud'instans sous ses doigts les formes les plus élégantes
et les plus variées , tantôt c'est une fleur ou bien un
oiseau. On a en outre le plaisir de voir mouver de trèsjolis
tableaux , dont l'un représente avec une grande
fidélité une marine et un coucher du soleil .
:
Errata du dernier numéro ..
Page 454 , ligne 29 , au lieu de penatis , lisez peccatis.
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
N.° 5.
/
***** *******
MERCURE
:
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
TIMBRE
Les personnes dont l'abonnement est expiré, sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. - On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois.On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très - lisible . - Les lettres , livres ,, gravures , etc. ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
POESIE.
LES DÉSIRS.
wwwwwwwwww
Parvum parva decent. HOR. Ep.
Auprès du feu quand je tiens les pincettes ,
De mes désirs roulent les tourbillons ;
Aussi nombreux que ces vaines bluettes
Que je fais naître en poussant mes tisons.
Du genre humain une bonne partie
Adésirer aime à passer sa vie ;
Car c'est , hélas ! lorsqu'on y pense bien ,
Un sot état que ne désirer rien.
Un financier aussi lourd que sa caisse ,
Dort le matin, il dort aussi le soir.
TOME 68°. 4
ROV
5
50 MERCURE DE FRANCE.
Lassé du jour , lassé de sa richesse ,
Il vit sans crainte , ainsi que sans espoir.
Il est midi , lui dit son secrétaire ;
Eveillez- vous. Il répond : Pourquoi faire ?
Or la fortune , ou prudente ou sévère ,
D'un pareil mal a su me garantir ,
Et l'or chez moi n'éteint pas le désir.
Accourez donc , vous qui d'une chimère
Connaissez l'art de former un plaisir.
Je voudrais bien voir le champ de mon père
Jusques ici prolonger ses sillons !
Dit le berger couché sur la fougère.
J'aurais alors grand nombre de moutons ;
Et quatre chiens de la plus belle taille
M'entoureraient , prompts à livrer bataille
Atous les loups , tyrans de ces cantons.
Je voudrais bien avoir un vaste empire !
En déjeunant s'écrie un fils de roi ;
Et dans le cercle où je ferais la loi
Voir le soleil sur tout ce qui respire
Suivre son cours , sans sortir de chez moi.
Je voudrais bien donner à ma poupée
Nouveau bonnet et plus joli jupon !
Dit un enfant dont l'ame est occupée
Du soin d'orner un buste de carton.
Je voudrais bien montrer sur le théâtre
Mes vers pompeux et mon style éclatant !
Dit, plein d'orgueil , un poëte idolâtre
De ses travaux , que le sifflet attend.
Je voudrais bien avoir l'aîle rapide
De cet oiseau qui porta Jupiter ;
Etdominer, dans mon vol intrépida,
Tout à la fois l'air, la terre et la mer!
Tels sont les voeux du comte de Tufière ,
Qui , par l'orgueil , gonflé comme un ballon ,
Comme unballon, dans sa démarche altière ,
AOUT 1816. 5r
L
Semble planer sur le vaste horison,
Etdont les pieds restent dans la poussière.
Vous soupirez , aimable Zénobé ,
Et vos beaux yeux mouillés de quelques larmės ,
D'un coeur ému trahissent les alarmes.
Dans le chagrin votre esprit absorbé ,
Des plus doux biens ne goûte plus les charmes.
Qui vous condamne à ces cruels soucis ?
Voyez-vous fuir vos plus tendres amis?
Ah! dites-vous , un costume à la mode
Que vous refuse un époux incommode
Cause vos pleurs..... Excusez sij'en ris.
Je ris aussi quelquefois de moi-même.
Combien de riens auxquels je tiens encor !
Combien de fois , pleind'une erreur extrême ,
Je poursuivis , dans un pénible essor ,
Les plus grands maux au lieu du bien suprême,
Et la fumée en des nuages d'or !
Volez , Désirs , troupe utile et frivole ,
Que l'Espérance accompagne toujours !
Sur l'univers , comme les fils. d'Eole ,
Vous répandez , en suivant votre cours ;
Et la tempête et le frais des beaux jours.
Volez , suivis de Soucis et d'Amours !
Puisqu'il le faut visitez ma retraite :
Je suis mortel , je dois subir vos lois.
Mais , s'il se peut, dans mon ame inquiète,
Sans les amours arrivez quelquefois .
J.-P. BRÈS.
ÉNIGME.
De l'esprit et du corps j'entretiens l'embonpoint ;
J'étale sur le teint et les lis et les roses .
Celui qui ne m'a point
N'est pas riche quand même il aurait toutes choses.
4
52
MERCURE DE FRANCE .
A
www
LOGOGRIPHE .
Je présente un état agréable on fâcheux .
Mon aspect est flatteur ; je souris au jeune âge
Qui se plaît à rêver un avenir heureux ;
Mais je suis dédaigné du penseur et du sage.
Méditez, en effet , mon bizarre destin :
Mon aurore éblouit par sa vive allégresse ;
Je suis paré de fleurs ; cependant la tristesse ,
Compagne des soucis , devance mon déclin :
Plus de ris et de jeux , partant plus de tendresse.
La rose autour de moi se transforme en cyprès ,
Et je compte mes jours par de cuisans regrets .
Sept élémens , lecteur , composent ma structure.
En les décomposant chez moi tu pourras voir
Le mois qui ressucite et pare la nature ;
Un musulman titré , ferme appui du pouvoir ;
Un être peu commun , doux charme de la vie ;
Du peuple volatil le chant délicieux ;
D'un objet feint ou vrai la fidelle copie ;
Ce qu'on exige ici dans la langue des dieux ;
Un redoutable mal ; la soeur de la vengeance ;
Ce qui défend nos jours en toute circonstance ;
Un nom prééminent révéré dans les cieux ;
Unhabitant des airs , un élément , un sage.
Veux-tu me diviser par égale moitié ?
Vois un être léger , capricieux , volage ,
Et ce qu'un sexe , enfin , déguise sans pitié.
Par M. CHARTIER DE CHENEVIÈRES .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
(
Le mot du Logogriphe est Métamorphose , dans lequel se trouve
Mère , Omar , Port , Ose, Métaphore , Ame , Prose , Prothée , Or ,
Homere , Homme , Orphée , Rose , Trophée , Mer, Homar, Mort ,
Rome. 1
AOUT 1816 . 53
www
LA NOUVELLE EMMA ,
Ou les Caractères anglais du siècle ; par l'auteur d'Orgueil
et Préjugé , traduit de l'anglais. Quatre vol .
in-12. Prix : 10 fr. , et 12 fr. 50 cent. franc de port .
Chez Arthus Bertrand , rue Hautefeuille , nº 23; et
Roger , libraire , rue du Cimetière-Saint- André-des-
Arts , nº 11 .
Les mères peuvent le faire lire à leurs filles.
Cette épigraphe pouvant n'être qu'un piége tendu à
labonne-foi des acheteurs ,je commencerai par assurer
qu'elle a une très-juste application. Le respect pour les
moeurs est exactement conservé; les incidens en petit
nombre , présentés dans le cours de l'ouvrage , servent
uniquement à mettre en jeu les caractères des personnages
; les uns ont des ridicules , d'autres des défauts
mêlés de bonnes qualités. On ne doit point s'attendre à
trouver ces grands événemens qui agitent l'ame avec
violence ; il n'y a pas dans ce roman la plus petite tour ,
ni le moindre revenant , quoiqu'il soit d'origine anglaise .
C'est le tableau de l'intérieur d'une société de campagne ,
et il n'est pas dépourvu d'intérêt. Malgré cet éloge , la
critique aura son tour , mais avant je dirai en proposition
générale , que le meilleur roman est non-seulement
très-peu utile , mais même, considéré relativement au
bon emploi du temps , qu'il est nuisible. En effet , si
une jeune personne commence son cours de lecture romanesque
par ce qu'ily a de meilleur , il n'est rien de
moins certain qu'elle aura toujours cette sage précaution;
mille piéges lui sont tendus , et n'y eût-il que sa
propre curiosité , elle finira par ne plus choisir. Je ne
crois pas être moraliste trop sévère en affirmant que le
temps consacré à la lecture d'un roman est perdu pour
la véritable instruction , et qu'il est au moins pris sur
celui qui appartient à des soins importans , ou bien à un
travail utile. Je vais cependant rendre compte d'un
54 MERCURE DE FRANCE .
roman , voilà entre ma pensée et un acte bien positif,
une dissidence remarquable; j'en conviens , mais un
torrent débordé n'est point arrêté dans ses ravages en
voulant élever une digue au milieu de son cours ; placezlà
sur ses bords , et peut-être parviendrez-vous à empêcher
de plus grands malheurs. Une bonne réflexion que
lesmiennes auront fait naître , soit à une mère de famille
trop indulgente , soit à sa jeune fille , sera pour moi un
grand succès .
Emma est charmante, elle a vingtetun ans, des talens
que ses dispositions naturelles lui eussent permis de porter
très-loin; mais il eût fallu faire des études suivies , avoir
une tenue de caractère dont Emma ne se croit point
dispensée , mais qu'elle remet toujours au lendemain.
M. Woodhouse , son père , n'est point infirme , il a seulement
une disposition nerveuse si irritable , que toujours
près d'être incommodé , sans jamais le devenir ,
il se livre perpétuellement aux petits soins qui conservent
sa santé dans un juste équilibre. Le caractère n'a rien
cependant de petit , car cette inquiète surveillance s'étend
à tout ce qui l'entoure. Le froid , le chaud , le serein ,
l'inquiètent pour les autres autant quepour-lui-même.
Si dans les repas , dans les thés qu'il donne , il n'offre
pas avec une grande largesse , ce n'est pas parcimonie ,
mais un accident pourrait arriver, et il en tremble.Heureusement
qu'Emma , sa fille chérie , fait avec art disparaître
tout ce que la manie de son père aurait de désaréable
pour ses hôtes .
C'est en bas âge qu'Emma perdit sa mère , elle n'en
peut avoir de souvenir. La fortune de M. Woodhouse
lui a permis de donner à sa fille Mile Taylor pour institutrice.
La suite de l'ouvrage prouvera qu'elle était une
digne maîtresse; seulement elle a trop vu les bonnes
qualités de son élève , et point assez les défauts qui pouvaient
leurnuire. Emma a beaucoupd'esprit , mais point
dejugement, car celui-ci nantde la comparaisondes idées,
des choses et des personnes ; à son âge on n'a rien acquis
de tout cela. Quand on est doué de grandes facultés morales
et qu'on les emploie sans réflexion et sans guide ,
on fait des fautes , de grandes fautes; je ne dis pas de
AOUT 1816. 55
criminelles, car d'une part le cadre de l'auteur n'en
comporte pas de pareilles , mais on trouble la société , on
fait du mal à tout ce qui nous entoure; quand on réfléchit
ensuite , que le coeur est sensible et l'esprit délicat ,
on est mécontent de soi , et combien alors on se trouve
malheureux ; telle est Emma.
M. Woodhouse est trop occupé d'éviter un rhume ,
pour se livrer à de grands intérêts. Son caractère dramatique
est parfaitement conservé , et si bien que c'est
lui qui donne d'une manière inattendue l'heureux dénouement
des petites aventures d'Emma .
Le grand malheur de celle-ci était donc de trop présumer
d'elle-même.... Son premier chagrin fut de se
séparer de Mile Taylor , qui se marie à M. Weston ,
homme d'un excellent caractère , qui a des manières
agréables , un âge convenable , et une fortune compétente.
Les regrets de la séparation sont d'autant plus
vifs , que Mme Weston les méritait.
Emmademeure à Highbury , grand village , et même
presque ville ; M. Woodhouse qui n'a pas la moindre
force de corps ni d'esprit , ne cesse de regretter Mme Weston.
Emma ne voit les ridicules de son père que pour
les réparer , elle les rejette sur son état vaporeux, et il
est tel que les pas de ses promenades d'été et d'hiver
sont calculés; il les parcourt suivant l'état du ciel , qu'il
observe soigneusement.
Mme Weston demeure à Runsdall , terre que son mari
a achetée de ses profits dans le commerce , il a pu en se
mariant ne pas chercher la fortune . Sa première épouse
lui a laissé un fils nommé Franck Churchill. Le jeune
homme a été adopté par son oncle maternel , un Churchill.
Al'époque du second mariage de sonpère. Franck
est majeur , vit chez son oncle qui , n'ayant point d'enfans
, lui a fait prendre son nom. Milady Churchill aime
passionnément le neveu de son mari, et c'est par là seulement
qu'elle a un rôle soutenable; car cette femme.
toujours se plaignant d'être malade , est insupportable
àtout le monde. Ses capricieuses volontés se succèdent
si vite , qu'elle en a toujours quelqu'une en réserve
àopposer aux désirs des autres , et comine elle est riche ,
56 MERCURE DE FRANCE .
ses volontés sont despotiques . M. Weston sacrifiant l'amour
paternel à l'avantage de son fils , l'a confié à son
oncle Churchill , et c'est seulement quand il va à Enscombe
qu'il peut voir Franck .
La société de M. Woodhouse éprouve un grand vide
par lapertedeMile Taylor ; elle estcomposéede M. Knigthley,
dont le frère a épousé la soeur aînée d'Emma , de
M. Elton, vicaire d'Hygbury , de Mme Bates , et de sa fille
puînée; et d'une Mme Godard , maîtresse de pension.
Toutes ces dames sont très-promptes à accepter les invitations
qui leur viennent d'Hartfield; on va les chercher
en carrosse , et elles s'en retournent de même toutes
les fois que Jacques , ses chevaux , et M. Woodhouse
ne trouventpas que ce soit une corvée tropforte. 1
Mme Bates , veuve de l'ancien vicaire d'Hygbury ,
âgée , un peu sourde , jouit d'autant de considération
que l'on peut en avoir quand on n'est point riche. Sa fille
est sibonnequ'elle est aimée généralement , quoiqu'elle
ne soit plus jeune , que jamais elle n'ait été jolie , et
qu'elle ne cesse jamais de parler. Mais comme elle
n'ouvre labouche que pour dire des choses affectueuses ,
marquer sa reconnaissance des attentions que l'on a
pour sa mère et pour elle , ou pour dire du bien de
quelqu'un , on lui pardonne son bavardage. Un jour
que la société, doit par les soins d'Emma , s'assembler
pour prendre du thé et faire la partie de M. Woodhouse ,
Mme Godard écrit pour demander la permission d'amener
avec elle mis Henriette Smith , l'une de ses pensionnaires
, jolie blonde aux yeux bleus , blanche , potelée
, âgée de dix-sept ans , mise en bas âge chez
Mme Godard , où elle est très-bien élevée ; car cette
maison d'éducation ne ressemble point aux autres , on
y étudie , on yjoue , on y a une nourriture saine et
sur-tout abondante. Les grâces d'Henriette , la douceur
de son caractère , voilà tout ce que l'on sait d'elle , ses
parens sont inconnus. Elle a été passer un temps assez
long dans une famille de fermiers nommés Martin ; ils
louent la ferme de Donwell qui appartient à M. Knigthley.
Emma, dont l'imagination est vive , et qui est
souveraine dans la maison paternelle , prend la réso-
?
AOUT 1816. 57
lution de protéger Henriette , de l'instruire , de la détacher
de ses anciennes connaissances. Cette entreprise
lui paraît très-louable , digne d'elle , de ses loisirs , et de
l'influence dont elle jouit. Ces projets l'occupent tellement
que la soirée lui paraît courte , et que l'instant du
souper arrive. Moment critique pour la sensibilité
de M. Woodhouse , parce qu'il est convaincu que les
soupers sont nuisibles à la santé , il offre de tout en
tremblant .
Emma , vive et décidée , a bientôt introduit l'humble
et docile Henriette à Hartfieldt ; bientôt elles ne se quittent
plus. Celle-ci qui ne sait pas grand-chose , ne peut
parler que de ce qu'elle sait. Le sujet le plus fréquent de
ses conversations est la famille Martin , où se trouve
un fils aimant sa mère , ses soeurs , et qui donne toutes
les preuves d'un excellent naturel. Emma s'est mis dans
l'esprit , et l'on ne sait pourquoi , qu'Henriette doit appartenir
à des gens puissans; d'ailleurs elle veut élever
Henriette au niveau de sa société , elle cherche donc à
l'éloigner de cesfermiers , qui n'ont pu prendre les belles
manières ; au cas que sajeune protégée ait conçu quelque
idée favorable pour le jeune Martin , l'élégant vicaire
M. Elton , jeune , vif, paraît à Emma l'homme qui doit
les faire oublier. Déjà elle projette leur union , arrange
sa société et ses promenades. Cette idée lui paraît si
simple , qu'elle craint de ne pas avoir été la première à
qui elle soit venue .
M. Knigthley n'est rien moins qu'enchanté de la
grande intimité d'Emma avec Henriette ; c'est un grand
et bel homme , d'un caractère froid et réfléchi ; il a
37 ans , a vu naître Emma , il est son allié , et comme
il est franc , il se permet de parler librement et de blamer
quand il le juge convenable. Aussi dit-il un jour
àMme Weston : Henriette est la plus mauvaise compagnie
qu'Emma puisse avoir ; elle ne sait rien , et
croit qu'Emma sait tout. Mme Weston , en qualité
d'ancienne institutrice , défend son élève .
Emma se croit bientôt sûre de réussir dans ses projets ;
car M. Elton vient plus fréquemment que jamais à
Hartfield . Si elle loue Henriette , ce qui lui arrive sou
58 MERCURE DE FRANCE .
vent , il enchérit sur les éloges. Emma , pour lui donner
des occasions plus fréquentes de la voir , veut faire le
portrait d'Henriette , et pendant qu'elle posera elle prie
Elton de faire la lecture. Le portrait terminé , il se
charge de le porter à Londres pour y faire mettre une
bordure. L'imagination d'Henriette commence à s'exalter;
mais une lettre du jeune Martin trouble toutes ses
idées ; il l'aime et la demande en mariage : que faire ?
Emma la décide à refuser ce parti , qui est véritablement
avantageux.
Ce refus excite la colère de M. Knigthley , et elle redouble
quand il entend Emma lui dire que Martin n'est
pas l'égal d'Henriette. Non , s'écrie-t- il , il n'est pas
son égal; car il est autant son supérieur enjugement
qu'il l'est enfortune. Au reste , si vous songez à Elton
vous perdez vos peines .
Diverses circonstances nécessaires à lire dans l'ouvrage
font naître chez Henriette un vif attachement
pourElton. Celui-ci , cependant , quoique la louant sans
cesse devant Emma , ne s'explique point : elle en est
très-impatientée. L'usage est en Angleterre de se rassembler
pendant les fêtes de Noël. M. Jean Knigthley
est venu de Londres avec sa femme , fille aînée de
M. Woodhouse, et toute la famille est invitée à dîner
chez M. Weston. Henriette, qui devait être du dîner ,
tombe malade , et n'est pas de la partie. M. Elton s'y
trouve , se montre très-gai , au grand mécontentement
d'Emma. Le retour se fait par un temps horrible ; laneige
tombe ; les plus grandes frayeurs assiègent M. Woodhouse
, et l'arrangement des places dans les voitures est
tel que M. Elton, qui s'est beaucoup plus occupé du dîner
que de la maladie d'Henriette , qu'on lui a destinée
inpetto, fait en route une déclaration d'amour si directe
à Emma , qu'elle s'en offense , sur-tout d'après le ton
méprisant qu'il prend en parlant de la protégée dont
Emma prétend qu'il s'est montré très-amoureux. Il descend
de voiture brouillé avec Emma lorsque l'on passe
devant son presbytère , et la laisse livrée aux plus cruelles
réflexions. Elle a fait le malheur de sa jeune amie , non
pas , sedit-elle , en l'empêchant d'épouser Martin ; mais
AOUT 1816. 59
enlui inspirant de l'attachement pour Elton. Elle a de
la peine à croire qu'elle ait mal jugé des choses et des
personnes , et cependant elle n'est pas contente d'ellemême.
Que dira Knigthley ; la première , la plusfatale
erreur venait d'elle : elle avait tort.
Le lendemainde Noël , Elton part pour Bath. C'est à
ce moment que le rôle d'Emma devient pénible. Henriette
a recouvré la santé. Comment porter un coup terrible
à cet être aimable et trop confiant ?Emma seule
l'a trompée : la position est intéressante. Le caractère
d'Henriette est fait pour intéresser.
Depuis long-temps M. Weston annonçait l'arrivée
de M. Frank Churchill à Highbury. Attendu après les
fêtes de Noël , il ne vient point: sa tante ne lui permet
pas de s'éloigner . La lettre d'excuse qui arrive au lieu de
lui , rend tout le monde mécontent. Le sévère M. Knigthley
, qui ne paraît pas très-prévenu en faveur dujeune
homme, soutient que s'il eût eu un véritable sentiment
de ses devoirs , il serait venu chez son père. Un homme
bien convaincu de son devoir , dit-il , trouve toujours
moyen de le remplir. Autant Knigthley met de vivacité
à blâmer Frank , autantEmma en met à le défendre.
Ledésir qu'elle a de donner quelque dissipation à Henriette
, dont le coeur et l'esprit sont très- malades , font
vaincre à Emma la répugnance qu'elle éprouve à rendre
visite à Mme Bates. Ce n'est pas tant la surdité de la
mère et le bavardage de la fille qui causent cette répugnance
, qu'une secrète jalousie contre Jeanne Fairfax ,
petite-fille et nièce de ces dames , et dont elles font le
principal sujet de leur conversation; il est pénible d'entendre
vanter sans cesse ses bonnes qualités , ses talens
et ses lettres : bien plus , de les entendre lire ; car
Jeanne est à Londres chez le colonel Campbell, dont la
femme apris Jeanne en amitié; son père a sauvé la vie
au colonel sur le champ de bataille. Elle en a fait la
compagne de ses filles , lui a donné les mêmes maîtres .
Jeanne a reçu l'éducation la plus distinguée, et ses talens
y font honneur. Sa grande beauté leur donne un
nouveau prix . Emma , qui a passé une partie de sajeunesse
avec elle , l'a revue plusieurs fois dans les voyages
60 MERCURE DE FRANCE .
qu'elle a faits chez sa grand'mère ; elle apprécie Jeanne ,
et l'en aime d'autant moins . C'est en Angleterre bien
autrement qu'en France ; nos dames ne sont pas capables
d'une semblable jalousie . Emma , fort peu heureuse
dans ses combinaisons , a calculé , avant de se résoudre
à faire sa visite , l'époque de la dernière lettre ; il ne peut
en être venu depuis , et cependant le matin même il en est
arrivé une de Londres. Ce qu'il y a de pis , c'est qu'elle
annonce un très - prochain voyage de Jeanne Fairfax
chez sa grand'mère. Miss Campbell , mariée depuis quelques
semaines à M. Dixon , va en Irlande visiter avec
toute sa famille les terres de son mari. Jeanne passera
chez Mme Bates tout le temps qu'il pourra durer. Je renvoie
à l'ouvrage même pour connaître ce qui se passe dans
l'esprit de la belle Emma; car elle est belle aussi , et il
n'a tenu qu'à elle de n'avoir rien à envier à Jeanne ;
mais comme elle a toujours remis au lendemain à
vaincre les difficultés et à porter au point de perfection
ce qu'elle a appris , elle ne se dissimule pas que si ses
talens passent la médiocrité , ils sont loin d'atteindre à
ceux de la belle Fairfax .
( La suite à un Nº prochain. )
ww
LE CONTEMPTEUR .
(II° article. )
:
Une des lois les plus impérieuses de la nature est la
reproduction des espèces , et pour qu'elle ne fut point
éludée , elle a eu soin de l'entourer de voluptés; aussi
tous les animaux concourent avec empressément à son
exécution . L'homme , toujours en lutte contre elle , a cru
devoiry mettre des entraves , et il les a multipliées sous
différentes formes. En vain deux individus de différent
sexe sont-ils sollicités par l'instinct naturel de se rapprocher
; en vain tous les caractères de la puberté développés
en eux les y autorisent ; l'accomplissement de
leurs voeux est subordonné à la volonté de ceux dans la
AOUT 1816 . 6
dépendance desquels leur éducation les aplacés. Ce sont
ordinairement les pères , ou bien ceux qui leur sont
substitués. Or, cette volonté constamment répressive est
presque toujours dirigée par des vues tout-à-fait étrangères
au voeu de la nature , bien qu'elle puisse être
quelquefois raisonnable dans l'ordre social. Tantôt elle
est fondée sur une prévoyance que les seules institutions
humaines peuvent justifier ; telle est la nécessité que les
futurs époux soient préalablement pourvus de moyens
d'existence pour eux et pour les enfans qui sont censés
devoir naître de cette union. Or , ces moyens sont ou
positifs , si les individus appartiennent à la classe propriétaire
ou capitaliste , ou éventuels si l'industrie est
leur seul apanage. Dans le premier cas, le père qui a
quelquefois une nombreuse famille , calcule que s'il se
désaisit, en faveur de chacun de ses enfans , d'une partie
de ses possessions ou de ses capitaux ( 1 ) , il s'appauvrira
sensiblement , et ce n'est qu'avec regret et le plus tard
possible qu'il fait ce sacrifice pour quelques-uns d'entre
eux; les autres se consumeront en vains désirs ou se
livreront à des liaisons illicites , suivant les lois de cette
même société qui sont impuissantes à favoriser leurs
penchans légitimes; que si la famille est dépourvue de
biens , il faut que les jeunes gens , avant qu'il leur soit
permis de se choisir une compagne , aient acquis le
talent nourricier qui doit lui tenir lieu de propriété ,
ainsi qu'à ses enfans. Ce n'est pas que la nécessité de
l'état social une fois admise , il soit déraisonnable que
l'expérience des pères préserve la jeunesse des calamités
qui seraient la suite infaillible de son imprévoyance sur
les résultats d'une union entourée du plus absolu dénuement
, mais cela même ne prouve rien en faveur de l'espèce
qui est assujétie à cette gêne.
Et comme si ces obstacles , qui par leur liaison intime
(1) Nous avons observé précédemment que les possessions territoriales
et leurs produits ont été long-temps les seules richesses.
Tout le monde sait , que par succession de temps , les métaux précieux
en ont composé une factice qui les représente , et que ce sont
ceux qui les possèdent qu'on nomme capitalistes.
62 MERCURE DE FRANCE.
avec l'ordre établi , sont devenus presque naturels , n'étaient
pas assez fâcheux , le caprice des hommes sait en
imaginer bien d'autres pour retarder ou empêcher l'accomplissement
du voeu de la nature et de la jeunesse ;
tellessont ce qu'on appelle les convenances. Convenance
defortune, convenance d'état , convenances de préjugés ,
d'amitié , de haine , etc. , etc. Les contrariétés qui en
résultent enfantent une grande partie des chagrins qui
empoisonnent la vie humaine.
L'attrait que la nature a imprimé aux deux sexes l'un
pour l'autre, afin que ses intentions fussent plus surement
remplies est si véhément, qu'il excite souvent
entre les mâles d'une même espèce , des fureurs et des
combats plus cruels que ceux même que les besoins de
leur existence les porte à se livrer quand l'objet est contesté.
Une cause particulière suscite fréquemment cette
rivalité parmi les animaux , c'est la rareté des dispositions
favorables que la femelle ne manifeste qu'à des
époquesdéterminées . La femme est , à cet égard, traitée
plus généreusement par la mère commune ,d'ou ildevrait
résulter des conséquences plus avantageuses à la
propagation ; mais quoique les penchans soient aussi vifs
chez l'homme que chez la brute , ils sont modifiés , et
même tout-à-fait dénaturés par l'effet de ses facultés
intellectuelles .
L'AMOUR .
:
Dans les animaux l'amour n'est qu'une sensation
physique et passagère ; pour l'homme il est devenu un
sentiment qui peut être défini une sensation réfléchie ,
conséquemmentplus prolongée. Quelle supériorité apparente
au premier aspect en faveur de l'homme; mais
combien est-elle chèrement achetée ! C'est par le pouvoir
de la réflexion qu'il a jugé les plaisirs de l'amour
purement physiques , trop matériels et trop grossiers ; it
a en conséquence apporté une sortedd''éépuration qu'il
adésignée sous les noms de délicatesse , de pudeur. Il
en est résulté en effet un surcroît de jouissance à laquelle
cette partie de nous-même qu'on appelle ame ou esprit ,
prend au moins autant de part que le corps, et qui a
y
1
AOUT 1816 . 63
bien aussi ses délices; et c'est de là qu'il a pris le nom
d'amour moral , par opposition à l'amour physique.
J'observe toutefois que cette qualification lui convient
mal, comme j'aurai lieu de le faire remarquer par la
suite; et même en suivant l'étymologie du mot mens,
qui veut dire esprit , celle d'amour mental serait beaucoup
plus juste. Quoi qu'il en soit , le même esprit d'observation
lui a fait concevoir des idées de beauté à laquelle
ses désirs s'attachent presque exclusivement , ou
dumoins elle ne peut être suppléée à ses yeux que par la
jeunesse; en sorte que la plupart des femmes qui sont
dépourvues de la première et qui ont perdu la seconde ,
sont dédaignées et comptées pour rien dans les fonctions
les plus intéressantes de la vie.
Čependant cet amour , tout moral qu'on se plaît à le
peindre , est tellement subordonné aux sensations physiques
, qu'il s'use et s'éteint avec elles. La femme dont
laconstitution est plus délicate , a par cela même , des
sensations plus fines ; le sentiment chez elle , participe
de cette délicatesse ; c'est pourquoi la pudeurlui est plus
naturelle. Elle aime avec plus de tendresse et de constance
, etla satiété dont elle est tôt ou tard la victime ,
est une source de peines intarissables pour son coeur ,
dont elle ne peut se dédommager qu'en se dépravant ,
suivant l'opinion rigoureuse , qui lui prescrit des devoirs
plus sévères.
Eh! combien d'autres disgrâces n'éprouve pas l'amour
? souvent ce sentiment n'est point partagé par
celui qui l'inspire ; que de chagrins alors il fait éprouver
àceluiqui estdédaigné. En vain l'homme est en possession
dudroit de manifester ses désirs ; en vain a-t-il
assujéti le sexe faible à tous ses caprices dans l'usage
ordinaire de la vie; dans ce seul cas lafemme conserve
l'égalité , la supériorité même ; elle peut résister impunément
à toutes ses provocations , si elle ne partage pas
son empressement ; quel que soit le motif qui ladétermine
, elle aime àle parerdu nomde sentiment. Hélas !
si elle osait scruter sa conscience et s'avouer les mouvemens
qui l'agitent , combien de fois n'aurait-elle pas à
rougir!
64 MERCURE DE FRANCE.
Ne dissimulons pourtant pas ce qu'il peut y avoir de
louable dans notre espèce. Le coeur humain est susceptible
de quelques affections vraiment sublimes , telles.
sont celles de l'estime et de l'amitié , et quand elles s'allient
à l'amour pour dicter son choix , c'est alors que
l'homme est vraiment un être supérieur. Malheureusement
l'expérience prouve que ce cas est infiniment rare .
Au reste , tant que dure la vivacité des premiers transports
, il s'en faut bien qu'ils soient une source constante
deplaisirs pour ceux qu'ils affectent. Tout animal est
jaloux de l'objet qu'il désire ou qu'il possède ; mais à la
crainte naturelle de perdre celui de sa jouissance , se
joint , pour l'homme seul , l'amertume de l'amour propre
blessé , sorte de sentiment , qui bien que factice , n'en a
pas moins de violence. Les plus belles années de sa vie
sont souvent abreuvées de ce double poison qui constitue
une jalousie particulière à son espèce : elle fait son
propre tourment et celui de l'objet de sa passion. Les
querelles élevées entre les brutes pour une semblable
cause sont vives, mais de courte durée; celles de l'homme
se renouvellent à chaque instant , et leurs effets en sont
quelquefois atroces .
Quoique nous prétendions avoir épuré l'amour , il est
pourtant incontestable que les différentes combinaisons
qu'il nous inspire contrarient incessamment les idées
morales qui constituent ce que nous nommons la vertu ,
et qu'il intervient intempestivement dans une infinité
d'actions de notre vie , qui sans lui seraient beaucoup :
plus estimables. Bien plus , la facilité que nous trouvons
åenmultiplier les actes au gré de nos désirs , et qui semblerait
un privilège attaché à notre espèce, devient fatale
à une multitude d'individus qui trouvent la mort dans
la dissipation inconsidérée des sources de la vie .
Certes , si l'amour procure aux animaux des jouissances
bien courtes et bien grossières , toutes les modifications
que lui a fait subir notre intelligence sont loin
d'avoir augmenté la somme de notre bonheur.
Parmi les abus que j'ai signalés , ceux de la difficulté
des unions légitimes et de l'abandon auquel sont condamnées
les femmes privées de jeunesse et de beauté ,:
AOUT 1816. 65
い
pourraient être contestés en objectant que la population
humaine, malgré ces vices apparens de la civilisation ,
s'accroît dans une progression qui deviendrait effrayante
si tous les individus de ces deux classes étaient également
appelés à la propagation. Je répondrai que s'il
était vrai que l'excès de la population pût jamais être un
fléau , ce serait une disgrace particulière à notre race ;
car dans toutes les autres c'est un bienfait de la nature ,
etj'enconcluerais que l'espèce humaine est un composé
d'élémens incompatibles , dont les combats éternels la
tiennent dans une incertitude et une agitation fort
étrangères au bonheur.
L'AMITIÉ.
Labienveillance est un sentiment que la nature a imprimé
à tous les êtres vivans en faveur les uns des autres.
L'homme est à cet égard unpeu mieux partagé que les
autres animaux , en ce que chez lui ce sentiment se développe
et se perfectionne par la réflexion , et produit
ce qu'onnomme l'amitié. Quoiqu'il en soit , ce seul instinct
suffit pour le déterminer quelquefois à se priver
d'une portion de son nécessaire et le céder à son semblable.
Quelques auteurs ont prétendu que ce désintéressement
apparent est un véritable égoïsme , qui trouve
une privation légère moins pénible que la vue de la
souffrance d'autrui , qui l'affecte désagréablement. En
admettant cette interprétation , l'égoïsme est encore un
des plus beaux dons de la nature. Heureux si les effets
en étaient toujours aussi bienfaisans ! mais bientôt cette
facultéde réfléchir dont l'homme fait un abus constant ,
trouve le moyen de diviser la sensibilité et de la porter
exclusivement sur lui-même , et sous ce rapport l'égoïsme
est devenu le poison de la société. Cependant la
bienveillance et l'amitié prévalent encore sur quelques
ames privilégiées , et il est bon d'observer qu'elles conservent
d'autant plus d'énergie que l'homme est resté
plus près de la nature ; car , par une inconséquence inexplicable
, l'avarice, l'un des plus honteux effets de l'égoïsme
, s'accroît en proportiondu bien-être. Quoiqu'il
TIMBRE
SEINE
(
5
66 MERCURE DE FRANCE .
ensoit , le sentiment de l'amitié n'en est pas moins un
des plus beaux apanages de l'homme ; on avu ses effets
se porter jusqu'à l'héroisme et commander les plus
grands sacrifices ; sans en excepter celui de la vie.
Il y aurait pourtant de l'injustice à ne pas admettre
en partage de cette précieuse qualité , cet aimable animal
compagnon fidelle de l'homme , et dont le dévouement
sans bornes et désintéressé fait souvent honte à la
froideur dont il s'est lui-même laissé pénétrer.
Au reste , si j'ai dû féliciter la gent humaine de cebel
attribut , j'éprouve le chagrin de lui offrir plus de motifs
de regrets que de satisfaction , puisque le petit nombre
decas où elle sait en tirer avantage atteste qu'il est
presqu'entièrement perdu pour elle.
w
L. C. D. L. B.C.
(La suite à un N° prochain.)
OBSERVATIONS ,
1º Sur la confection d'une nouvelle carte de la retraite
des dix mille; 2º sur la dénomination d'Epithrace ,
ou Villes épithraces; par J.-B. GAIL , lecteur royal.
La marche des Grecs vers la Haute - Asie , et leur
étonnant retour connu sous le nom de retraite des dix
mille , a donné lieu à des cartes très-savantes ; mais
tout enleurpayantun tributd'estime mérité , nous avons
cru pouvoir, soit d'après des renseignemens et plans modernes,
soit d'après une étude plus approfondie du texte
de Xénophon , arriver à une nouvelle carte qui représenterait
avec plus d'exactitude , 1º le tracé des pays ;
2º la positiondes peuples , des villes et des fleuves; 3º la
directionde la marche et sur-tout le retour des dix mille
de Cunaxa en Grèce.
1º Tracé des pays . Pour la Grèce et pour les côtes de
laThrace et du Bosphore , nous trouverons des secours
etdans les cartes de M. de Choiseul , et dans le plandes
AOUT 1816.
67
Dardanelles de M. le comte Andréossi. Pour la Haute-
Asie, nous profiterons de la carte de M. Olivier. Quant
àlacartedu Caucase et des pays adjacens , par M. Lapie,
elle offrira un tracé plus correct et plus sûr du pays des
Carduques , des sources de l'Euphrate et des côtes de
laColchide.
La carte de Danville ( Asia minor) place Sinope
par 41 ° 2' , c'est-à-dire , un degré trop au sud. Graces
aux observations de M. Beauchamp , qui a relevé une
grande erreur , nous dirons que la latitude de Sinope
est de 42° 2' 16" . On conçoit qu'une erreur d'un degré
dans la latitude de toutela côte septentrionale de l'Asie
mineure baignée par le Pont-Euxin , doit apporter de
grands changemens dans la position de tous les lieux
voisins du Pont-Euxin .
Notre nouvelle carte profitera de plans particuliers
de Sinope et autres villes , et sera basée , comme on
voit , sur des matériaux authentiques et récens .
II . Position des villes et des fleuves. Le texte de Xénophon
sous les yeux , nous rechercherons de nouveau
lapositiondes lieux que traversèrent les Grecs dans leur
marche de Sardes à Cunaxa , et particulièrement depuis
leur départ des Pyles de Syrie , et peut-être parviendrons-
nous à éclaircir la nature et la position des canaux
de la Babylonie, lesquelles , dans des cartes connues, ne
s'accordent pas avec le texte de Xénophon.
Malgré tous nos efforts , la position des lieux que
nomme Xénophon depuis les canaux de la Babylonie
jusqu'aux défilés des Carduques restera , il faut l'avouer,
trop peu déterminée; mais nous devrons à l'itinéraire
de notrehistorien militaire et géographe tout ensemble ,
les moyens de réparer de grandes erreurs commises sur
la position des Carduques , des Scythins , des Taoques ,
et de quelques villes de la côte du Pont-Euxin. Un
texte pur et la direction de la marche bien établie
d'après ce texte , nous autoriseront à rapprocher les
Taoques de plus de trois degrés de longitude des côtes
du Pont-Euxin. La position des Scythins sera déterminéepar
laposition des Macrons, comme laposi
5.
68 MERCURE DE FRANCE.
tion des Chalybes et des Taoques le sera par celle des
Scythins. (1 )
Quant à l'excursion des Grecs dans la Thrace , elle a
été l'objet d'un Mémoire sur la géographie de l'Odrysie
, qui je l'espère , donnera lieu à d'utiles rectifications .
III . Marche des dix mille de Cunaxa en Grèce . Les
Grecs venaient de vaincre en bataille rangée les formidables
armées d'Artaxerxès ; mais ils avaient perdu
Cyrus. Dès-lors s'évanouirent tous les projets de conquête
et de gloire : les Grecs ne songèrent plus qu'à la
retraite.
Vers le milieu de la nuit qui suivit la bataille , (2)
l'armée revint au camp d'avant l'action. Ariée s'y était
déjà réfugié. Il était éloigné de quatre parasanges du
camp des Grecs. (A. , 1 , 10, 1 ; t. 3 , p. 494.)
Apartirde ce camp l'armée avait le soleil à sa droite :
ellesedirigeait donc vvers lenord : conséquence qui avait
échappé à MM. Delisle et Danville , et à laquelle a été
conduit M. le comte de la Luzerne. Ce savant répond
très-bien à Voltaire, qui ne savait pas le grec , mais qui,
doué d'une sagacité égale à son goût exquis , avait dit :
« Si quelqu'un comprend la marche des Grecs dans
>> laquelle ils tournaient le dos à la Grèce , il mefera
>>plaisir de me l'expliquer. » Cette explication demandée,
l'illustre comte de la Luzerne la donne au grand
homme dans une petite note bien modeste , dont quelqu'un
a profité sans même prononcer le nomde son auteur.
Al'aidede cette note nous éviterons une erreur; mais
les conseils de ce même savant nous manquent pour le
moment où les Grecs sortent des défilés des Carduques .
Au sortir de ces défilés , les Grecs traversent l'Eu-.
phrate près de sa source et à travers le pays des Taoques
et des Scythins , arrivent sur les bords du Pont-
Euxin : alors ils marchaient du midi au nord-ouest.
(1) Retraite des dix mille , 1. 4, ch. 8 , t. 4, p. 19o et passim , de
ma traduction complète de Xénophon.
(2) A., 2, 2, 7; t. 3 , p. 520de ma traduction complète de Xénophon.
Aest abréviation de Anabase, ou retraite des dix mille .
AOUT 1816. 69
Commentdonc supposer avec un savant , que sans motif
et contre toute vraisemblance , ils se soient tout àcoup
dirigés droit à l'est pour revenir ensuite droit à l'ouest ?
Ni le texte grec , ni aucune autre autorité quelconque ne
sauraient justifier cette hypothèse. Nous essaierons de
prouver qu'une telle déviation de la part des Grecs est
inadmissible.
Le texte de Xénophon sous les yeux , nous suivrons
les Grecs pas à pas , d'abord depuis Sardes jusqu'à Cunaxa
, ensuite dans leur retraite depuis Cunaxa jusques
dans la Thrace , terme de leur retraite. Xénophon , dans
la position critique où il se trouvait , ne pouvait pas toujours
prendre des notes très-exactes. Nous aurons donc
des difficultés à vaincre ; mais nous espérons en surmonter
une grande partie.
Sinous ne parvenons pas à répandre un jour complet ,
toujours aurons-nous reculé les ténèbres . D'autres viendront
qui répandront la lumière à grands flots : nous
auronsdu moinsla confiance de croire, que dans un mémoire
très-détaillé et maintenant terminé , nous sommes
quelquefois parvenus à expliquer le texte de Xénophon
par sa géographie , et sa géographie par son texte; à faire
concorder avec notre carte les mesures itinéraires données
par le texte grec , à établir par fois des points d'appui
, et à corriger des erreurs de près de quatre degrés
enlongitude.
Unsavantjustement célèbre annonce le projet de rectifierplusieurs
de ces erreurs , mais qu'il me soit permis
de réclamer l'avantage de l'antériorité , et de remarquer
que je les ai signalées en 1814 dans un de mes opuscules
classiques , intitulé Extraits d'Hérodote. Paris , Aug.
Delalain.
Observations sur la dénomination d'Epithrace ou villes
Epithraces employée dans mon Atlas , n' 16.
A tout moment on rencontre dans Thucydide , Xénophon
, Démosthènes , Isocrate , etc. , ces locutions :
Θράκη et τα ἐπὶ τῆς Θράκης : on les rend par la Thrace;
mais en réfléchissant sur le génie de la langue et sur de
1
70
MERCURE DE FRANCE .
nombreux témoignages historiques , j'ai pensé qu'une
seule etmême locution ne pouvait rendre deux locutions
évidemment distinctes , et que la première signifiait la
Thrace proprement dite , celle qui était habitée par les
Barbares; et l'autre l'épithrace ou villes épithraces ,
dénomination qui indiquerait les colonies grecques établies
sur la merEgée , depuis la presqu'île de la Pallène
jusqu'àByzance à peu près , et auxquelles les Athéniens ,
àune époque indiquée par Thucydide (8, 64, 1 ) , donnèrent
ungouverneur, ce que notre historienn'annonce
pas comme une création de place. Un helléniste français
forthabile traduit τὰ ἐπὶ Θράκης , par les pays de la
Thrace, ou les affaires de la Thrace ,version conforme
àcelle de l'interprète latin , qui donne ad obeundas res
Thraciæ , tandis que Hudson traduit in Thraciam pergens;
mais je crois tous les deux fautifs .
La version que j'ai proposée paraîtra plus exacte à
ceux qui se rappelleront les constans efforts des Grecs
pour s'emparer du littoral de la Thrace , et leurs succès
àune époque indiquée par Strabon (p. 498 , édit. de
Kühn) dans cette phrase : « La Thrace fut divisée en
>> deux parties ; l'une , lapartie septentrionale, appar-
> tint aux Thraces ; l'autre , savoir , le littoral de la
Thrace , ( ή παραλία ) demeura aux Grecs. »
১১
Onpourrait , d'après Thucydide ( 2,97 et ailleurs ) ,
montrer une partie de la côte de la Thrace habitée par
les Barbares; mais quelle conclusion entirer ? celle que
nous admettons nous-mêmes , que toute la côte de la
Thrace n'était pas uniquement occupée par les Grecs ;
qu'entre plusieurs colonies grecques , certaines portions
de terrains intermédiaires étaient restées au pouvoir des
Thraces , en vertu de traités avec Sitalcès ( 1 ) et autres ;
qu'enfin le mot épithrace n'entraîne pas l'idée de continuité
de terrain sur la côte. Mais en faisant cette concession,
nous nous croyons fondés à prétendre que la
dénomination d'épithrace avertit d'une division sinon
(1) Voy. le 20 tableau chronologique de monAtlas , olymp. 97 ,
431 ans av. J. С.
AOUT 1816.
71
géographique du moins politique de la Thrace , en
Thrace proprement dite (la partie septentrionale
qu'habitaient les Barbares ) , et en épithrace , ou colonies
épithraces , ou villes épithraces , dénomination
qui indiquerait le littoral de la Thrace.
En proposant cette innovation , je corrige une erreur
grammaticale dix mille fois répétée; j'ajoute en quelque
sorte une région àla Grèce;je me rends utileànos géographes
, et je fournis à nos historiens un moyen de se
rendre intelligibles lorsqu'ils auront à parler de l'époque
où les Grecs , après avoir long-temps convoité le littoral
de la Thrace , virent enfin leurs efforts couronnés .
Sur ce point de critique grammaticale et géogra -
phique , j'ai composé un mémoire détaillé. Puissent
d'heureuses circonstances favoriser l'impression de ce
mémoire et de tant d'autres mémoires ! En attendant
que ce voeu s'accomplisse , je me féliciterai du moins de
l'usage de ces rapports annuels ou l'institut annonce les
recherches de ses membres et en indique la date. Un
fait, entre tant d'autres , attestera l'utilité de cet usage.
Depuis plus de dix ans j'avais énoncé mon opinion sur
laprétendue ville d'Olympie ; l'année dernière un savant
étranger énonça la même opinion. Sans l'usage
dont jeparle , que devenait le fruit de mes recherches
sur ce point de critique ? Un autre peut-être en aurait
eu l'honneur.
Je me permettrai d'étendre cette observation sur d'autres
travaux qui m'ont conduit à des résultats dont je
me verrais avec peine enlever le fruit , tels que ma dissertation
sur la course des chars , par Sophocle ; mon
Mémoire sur l'épithrace , ma première bataille de
Mantinée, qui influa și puissaniment sur les destinées
de la Grèce ,et dont cependant le nom n'est pas même
prononcé par ceux de nos historiens qui ont traité de
I'histoire ancienne ; l'Histoire de ce Sitalcès , qu'on
peut surnommer l'Epaminondas de la Grèce , et dont
cependantnoshistoriens n'ont pas plus aperçu le royaume
que les géographes n'ont discute philologiquement sa
Thrace odrysienne ; une Excursion sur ces gouverneurs
qui relevaient du roi des Odryses , et que de céle
72
MERCURE DE FRANCE .
bres antiquaires , Eckel , Cary et autres , ont mal à propos
rangés parmi les rois de Thrace , et dix autres mémoires
que je croirais d'une aussi haute importance .
wwwwwwwwwM
J.-B. GAIL , lecteur royal ,
conservateur des manuscrits grecs
et latins de la bibliothèque du roi .
VARIÉTÉS .
Jeu des Anecdotes .
9.
Le Mercure de France , avant nos troubles politiques ,
était remarquable par son enjouement ; il s'efforçait
sur-tout de procurer aux paisibles habitans des maisons
de campagne , des moyens de se récréer pendant les
longues soirées d'hiver. Le logogryphe et la charade ne
peuvent suffire , il faut des jeux , des contes , des anecdotes
. L'intention étant de ramener le Mercure à son
véritable but , j'ai pensé , Monsieur , que vous accueilleriez
la relation suivante.
Je me trouvais l'hiver dernier chez M. de Grandval ,
dans un vieux château , où une circonstance particulière
avait réuni une société nombreuse. Le temps était affreux
; les cartes , qui nous occupèrent dès le matin ,
finirent par nous fatiguer , et selon l'usagé , après dîner
on fit un grand demi- cercle devant le foyer. La conversation
tomba sur l'esprit humain; l'un l'éleva , l'autre
le rabaissa ; la plupart le traitaient fort peu favorablement
, appuyant leur avis de tous les traits historiques
et de toutes les anecdotes qui se présentaient à leur mémoire.
Quelqu'un proposa de procéder avec ordre à
l'examen d'un si grand personnage , et d'essayer de produire
une ressemblance complète. M. de Grandval , saisissant
cette idée , fit des billets , et voulut que le sort
assignât à chaque peintre les couleurs dont il ferait usage.
L'expédient fut applaudi , et l'urne nous divise en deux
partis.
Beaucoup de divisions et de subdivisons indiquées au
AOUT 1816. 73
parti favorable à l'esprit humain , en faisaient un bataillon
redoutable. Ma foi , dit gaîment M. de Senneville , que
le sort plaçait du parti opposé , et qui devait commencer
par le mot bizarreries , vous avez voulu nous diviser en
troupes distinctes , qui chacune eût son chef, et j'ai
l'honneur de commander la première , mais en vérité
j'aurais besoin de toute l'armée pour me seconder , car
tout est réuni dans le mot qui m'est échu. L'esprit humain
cesse-t-il jamais d'être bizarre , alors même qu'il
se montre sous les formes les plus différentes et les plus
opposées ? Il est vif, il est lent; il est léger , il est lourd ;
profond , puéril ; savant , ignorant ; stérile , fécond;
borné , inventif; malin , rusé ; simple , niais , même
stupide ; fort , faible ; fier , humble; vain,orgueilleux ;
rampant ;bon , cruel ; médisant , généreux , contrariant ,
satirique , entêté , chicanneur , prudent , imprudent ,
adroit, inconséquent , fou , sage , exalté , insouciant, inquiet
, résolu , incertain; franc, faux , fourbe , traître ,
dissimulé ; il brave la mort , il la redoute. Vous y ajouterez
, Messieurs , tout ce qui vous conviendra; pour moi ,
voilà le texte de mon sermon, que mes collègues et moi
nous allons développer de notre mieux et sur tous les
points ....
Le parti favorable fut tout étourdi à cediscours. M. de
Grandval , établi pour juge , comme le Polémon de
Damétas et de Corydon , invita M. de Senneville à commencer
, en lui disant que ses rivaux trouveraient sans
doute encore moyen de se tirer heureusement d'affaire
avec ce qui leur était départi ; que cependant il le priait
de s'en tenir strictement aux limites naturelles de son
territoire . M. de Senneville le promit , et peut-être se
proposait de débiter d'abord tout ce qu'il avait à dire
pour son compte , avant qu'un des siens lui succédât ;
mais bientôt chacun d'eux lança un trait de sa façon ,
comme empressé de prendre part à la lutte et de soulager
son chef; cequi donna un mouvement remarquable aux
efforts de cepremier parti , et produisit un agréable
désordre que je me garderai bien de ne pas essayer de
transmettre dans mon récit , voulant faire connaître dans
tous ses principes le Jeu des Anecdotes .
74 MERCURE DE FRANCE.
Onferait un volumede toutes les bizarrerieshumaines ,
detous les contrastes , de toutes les originalités qui furent
citées. Accumulant les singularités , M. de Senneville
montra Galilée craignant les esprits; Loke n'osant s'approcher
d'un mort; le grave et profond Mallebranche
s'amusant sur le Pont-Neufà écouter les joueurs deviolon
et les chansonniers ; Charles-Quint jouant aux échecs
avec son singe; un prince gratifiant un astrologue d un
évêché, pour lui avoir dit la bonne aventure ; Richedien
, Mazarin , croyant aux sorciers et aux diables. Un
des adjudans de M. de Senneville fit le portrait comique
d'un marquis de P..... , qui n'osait ni rire ni parler , de
crainte de manquer à la représentation ; la tête , les
épaules, les bras de ce personnage ne se remuaient
qu'avec art et dessein. Il se mordait les lèvres , fronçait
le sourcil, il jetait un regard dédaigneux; c'était là
sa réponse ordinaire à presque toutes les paroles qu'on
avait l'honneurde lui adresser. S'il faisait la grâce de dire
un oui ou un non , s'il racontait une histoire , c'était
d'une voix si basse que , pour ne pas l'interrompre , on
n'osait ni tousser ni cracher. Alors il seregardait comme
une espèce de divinité qu'on honorait en silence. Un
autre parlad'un bon gentilhomme quine se faisaitjamais
saigner sans s'être fait apporter sa pertuisane , parce que ,
disait-il, un homme de guerre ne devait répandre son
sang que les armes à la main.
Il n'est peut être pas de manies qu'on ne se plut à
rappeler. Unjeune homme rapporta cette anecdote , que
raconte l'abbé d'Arnaud , où celui-ci rendant visite au
grand duc de Toscane , trouva ce prince se promenant
dans sa chambre entre deux grands thermomètres , et
ayant enmain cinq ou six calottes , qu'avec la prestesse
du plus adroitjoueur de gobelets il necessait de remettre
sursa tête ou d'en ôter, selon les degrés de froid oude chaleur
que les thermomètres indiquaient. M. de Senneville
,revenu à la charge , parla d'un médecin allemand
si passionné pour Horace , que les oeuvres seules de ce
poëte , multipliées en plus de quatre cents éditions de
tout âge et de tout pays , composaient sa bibliothèque.
Un gentilhomme napolitain , dit-il , avait soutenu qua
AOUT 1816. 75
torze duels pour prouver que l'Arioste était préférable
au Dante , et avoua en mourant n'avoir jamais lu ni
l'un ni l'autre. La manie de Jacques Ier qui voulait
toujours parler latin ne fut pas oubliée , et l'on conta
sonaventureavec le duc d'Auxonne , notre ambassadeur.
Celui-ci s'étant présenté un jour que le monarque , environné
de plusieurs seigneurs , était auprès du feu et le
bonnet sur la tête , Jacques lui dit : Si vestra dominatio
haberet tiaram qualem ego habeo , eam rogarem tegere
caput( Si votre seigneurie avait un bonnet comme le
mien , je la prierais de se couvrir. ) Le duc qui avait la
riposte en main répondit : Sciat majestas vestra quod
meus pileus in hac occasione debet inspici sicut tiara
( Que votre majesté sache que dans cette occasion mon
chapeau doit être regardé comme un bonnet ), et il se
couvrit. Les seigneurs qui étaient présens ne voulant pas
être découverts tandis que le duc d'Auxonne avait le
chapeau sur la tête , défilèrent l'un après l'autre. Le roi
lui dit alors : Nullos habemus censores , commodè loquamur
latinè ( Nous n'avons point de censeurs , parlons
latin à notre aise . ) -Tunc , répondit le duc , æquum
est ut discipulus sit detectus coram domino ( il est juste
encecas queledisciple soit découvertdevant le maître ) ,
et il se découvrit.
L'autre parti s'efforçait de commencer à parler , il n'y
put parvenir; il lui fallut entendre encore dépeindre
différens originaux. Un nouveau champion raconta
qu'une dame connue dans tout Paris mangeait régulièrement
soixante grosses pêches par jour , disant que si
elle ymanquait elle perdrait sa gaîté. Une autre ( c'était
unemarquise )sonnait à deux heures après minuit pour
demander un bal , comme on demanderait un bouillon ;
il fallait alors que ses voisins se rassemblassent pour
former une danse à la hate , sans quoi elle allait périr . II
en était de même d'une comtesse , si les cartes dont elle
se servait , et même tous ses gens , n'étaient parfumés à
la bergamote et au jasmin. Un baronnet de Londres
s'était , dit-on , fait une maxime constante d'agir dans
les choses les plus indifférentes de la vie , suivant les
idées abstraites de la raison , et de n'avoir aucun égard
76 MERCURE DE FRANCE.
auxusages. Il avait commencé parne point avoir d'heure
fixe pour prendre ses repas et pour dormir. Ne voulant
employer aucune phrase qui ne fût exactement vraie ,
jamais il ne disait à quelqu'un je suis votre serviteur , il
se bornait à souhaiter toutes sortes de biens. Toujours à.
son lever il se mettait à la fenêtre , et après avoir respiré
l'air une demi-heure , il récitait de toute sa force
une cinquantaine de vers pour l'exercice de ses poumons .
II choisissait préférablement des vers d'Homère , parce
que le grec , sur- tout dans ce poëte , est plus sonore , plus
ronflant , et plus propre à faciliter l'expectoration que
toute autre langue. D'observations en observations , il en
vint à se coiffer d'un turban , au lieu de porter une perruque
, parce que celle- ci lui parut une coiffure moins
saine , et à se faire faire des habits tout d'une pièce ,
parce que les nombreuses coutures des vêtemens ordinaires
et les ligatures qu'ils nécessitent , empêchaient ,
selon lui , la circulation du sang.
Le chefdu parti opposé , M. de Saint-Albin , prit enfin
Ja parole , et commença par s'étonner que l'on voulût
faire un crime à l'esprit humain de quelques bizarreries ,
d'où l'on ne pouvait rien conclure après tout , sinon qu'il
n'était pas exempt de défauts et même de maladies.
Citez-nous donc aussi , dit- il , tous les écarts d'imagination
qui naissent des affections mélancoliques. Que ne
nous parlez-vous de cet homme de Burcott , au comté de
Worcester , qui se tint pendant vingt-huit ans au lit , se
croyant privé de toute chaleur naturelle , et y suppléant
par une immense réunion de chemises , de couvertures
de laine et de bonnets de coton . Entretenez-nous de cette
folle qui tenait toujours le doigt levé , dans la ferme
persuasion qu'elle soutenait le monde. N'y eut-il pas
aussi unejeune fille qui s'imagina qu'elle était en enfer ,
et que rien ne pouvait éteindre le feu dont elle prétendait
être dévorée ? Faites plus ; prenez la nouvelle de
Cervantes , et montrez - nous le licencié Vidriera se
croyant un homme de verre....
Cet exorde effraya le parti Senneville et causa une
grande rumeur; on sentit la tactique de l'orateur , qui
cherchait à ridiculiser d'avance toutes les nouvelles citaAOUT
1816.
77
tions qu'on pourrait opposer. Une dame qui n'avait pas
encore parlé, réclama son droit. Nous n'avons pas tous
combattu , dit cette amazone , j'ai de grands coups a
porter , et j'invite toute notre armée à ne pas se laisser
ainsi forcer dans ses propres retranchemens .
Sa voix enflamma plusieurs guerriers qui ne s'étaient
pas encore montrés dans la carrière , et ceux-ci s'emparèrent
tous à la fois des armes dont on avait voulu se,
servir contr'eux . Ce fut alors une véritable réunion de
Don Quichottes suant sanget eau , à férailler contre le
fantôme présent à leur imagination. L'un attaquait l'esprit
humain dans ses lois , souvent oppressives ; l'autre
dans ses gouvernemens , tant de fois incertains ou défectueux.
Ils montraient les factions, les guerres ne cessant
d'ensanglanter le monde ; les proscriptions portées
par les citoyens contre les citoyens; là les trônes renversés
pour faire place aux républiques ; ici les républiques
détruites pour élever des trônes ; les conquérans ,
les dévastateurs seuls honorés ; Alexandre et César regardés
, célébrés comme des dieux. Vous vanterez ,
disait un autre , ses méditations profondes , ses sciences ,
ses découvertes : quel en est souvent le résultat ? Nous
rions des vains pronostics de l'astronomie et des efforts
impuissans des aérostats ; mais pensons-nous sans frémir
à ces nouveaux foudres qu'il inventa pour remplacer des
armes beaucoup moins meurtrières , et ravager en un
seul instant les cités , les campagnes , en détruisant des
milliers d'individus ? Sa sagacité , direz-vous , devina le
Nouveau-Monde : voyez bientôt les Portugais portant la
flamme et la désolation chez les Mexicains ; l'infortuné
Guatimozin et toute sa famille jetés nus et vivans sur des
brasiers ardens . Par-tout , à l'arrivée d'une portion vagabonde
de l'Europe pour s'emparerde cette terre nouvelle,
les indigènes massacrés , proscrits , ou traités comme des
bêtes de somme; enfin de malheureux Africains arrachés
à leur patrie , achetés , emballés à fond de cale , tous
pêle-mêle etpouvant à peine respirer , pour aller exploiter
les entrailles d'un sol dévasté.
Ecoutez! écoutez ! s'écriait le parti opposé ,
comme en Angleterre dans la chambre des communes ;
73
MERCURE DE FRANCE .
mais nos Don Quichottes n'écoutaient rien; l'un d'eux
s'espadonnait contre la barbarie combinée des hommes
envers leurs semblables. Le coeur et la raison , disait-il ,
ont dans tous les temps dicté des peines pour les coupables
, mais est-ce le coeur qui apu se montrer ingénieux
à inventer des supplices ? Est-ce le coeur qui a
imaginé de faire scier des hommes entre deux planches ?
(Ecoutez ! écoutez ! ) Est-ce le coeur qui a déterminé
ces situations douloureuses , ces horribles étreintes dans
lesquelles mouraientlentement des malheureux courbés
sous des chaînes qui resserraient et rapprochaient les
deux extrémités de leur corps ( Ecoutez ! écoutez ! ) Non ,
c'estl'imaginationd'un artiste qui secondale coeur féroce
de Phalaris par l'invention du taureau d'airain ; c'est
l'esprithumainqui , dans l'antiquité, suggéra le supplice
deRégulus , et qui dans nos temps modernes , a enfanté
les tortures et l'inquisition. Plus cruel que les plus cruels
emportemens , il conduisit un ezar de Moscovie à faire
enfoncer un clou dans la tête d'un ambassadeur qui
s'était couvert devant Ini ; se récréant dans ses barbares
folies , il guidait ce roi de Maroc , dont le divertissement
habituel était de réussir en même-temps à monter à
cheval , à tirer son sabre , et à couper la tête à l'esclave
qui lui tenait l'étrier.
M. de Senneville était rentré en lice , et dérida l'assemblée
par le chapitre amusant des distractions ; un
autre parla de cette invention bizarre que l'on nomme
étiquette. Selon lui , elle causa la mortdu roi d'Espagne
Philippe III . Ce monarque était placé près d'un foyer
trop ardent et se trouvait seul ; il ne convenait pas qu'il
arrêtât lui-même l'impétuosité de la flamme , ni qu'il
se levât même pour appeler du secours. Un seigneur
qui survint enfin , s'excusa d'un tel office avec beaucoup
de regrets sur les graves conséquences qui en résulteraient
pour ses prérogatives et pour son rang.Les officiers
en charge n'ayant pu être rencontrés assez tôt , le roi
éprouva une chaleur si vive , qu'il en eut un érésipèle à
la tête , et une fièvre qui le conduisit au tombeau. Vinrent
ensuite les ruses , les tours d'adresse , les traits de perfidie
, la magie , la sorcellerie , la peur de la mort, celle
AOUT 1816.
79
des revenans , les apparitions , les marques d'orgueil ,
les défiances , les préventions. Le parti Saint-Albin ne
savait plusauquel entendre. Plusieursde ses antagonistes
allèrent jusqu'à citer quelques-uns des passages les plus
touchanset lesplus sublimesde Racine,de Jean-Jacques,
et de Fénélon, pour y opposer des calembourgs , des
turlupinades ou des réparties de suisse. Les minuties , les
riens, les naïvetés , les balourdises , étaient un sujet inépuisable
en anecdotes . Minuit sonna , et cependant l'amazone
n'avait pas encore porté ses grands coups . On
fut forcéde suspendre la séance , mais on se promit bien
de la reprendre du matin.
( La suite à un prochain numéro . )
J.
RÉVE D'UN AMANT DES LIS .
www
La fête où la garde nationale parut épuiser tous les
lisde la capitale , si le sol ne les reproduisait comme par
enchantement , m'a fait rêver. Voyons si mon rêve en
s'accomplissant me fera surnommer l'Amant des lis : je
n'ai d'autre ambition.
Je rêvais donc que d'un commun accord tous les
Français s'étaient donné , pour le 15 août , parole aux
Champs-Elysées. Leur intention était d'y célébrer une
fête auguste que tous avaient décorée du beau nom de
la Fête des lis.
Je rêvais que comme par enchantement les Champs-
Elysées s'étaient trouvés illuminés. (On sut ensuiteque
c'était par ordre du souverain suprême des lis , qui ne
fait rien sans esprit , que cette illumination s'était exécutée
) .
Je rêvaisquetous les musiciens,grands artistes comme
ménétriers , faisaient danser tous les amans de cette
belle fleur.
Mais le plus beau du rêve c'est qu'aucun garde nationale
, aucun fonctionnaire , aucun Parisien , enfin ,
n'avait manqué au rendez-vous; que tous portaient à
leur boutonniere un lis épanoui , et que les dames , qui
80 MERCURE DE FRANCE.
s'étaient rendues en foule au lieu indiqué , en portaient
unmagnifique sur la tête.
Jamais rêve ne fut plus agréable; jamais l'air ne fut
plus embaumé ; jamais les esprits ne furent plus satisfaits.
Que les Français soient reconnaissans , et mon rêve
deviendra une réalité.
F. Q.
NOTE
Sur l'ouvrage ayant pour titre : De Buonaparte , sa
famille et sa cour.
Presque tous les journaux ont rendu compte de cet
ouvrage très-curieux; il renferme beaucoup d'anecdotes
sur des personnages qui ne peuvent échapper à l'oeil de
l'histoire ; mais ilprésente aussi des lacunes que l'auteur
s'empressera de remplir dès qu'il en sera averti . Un mot
d'unhomme important en apprend plus sur son caractère
que toutes les belles phrases de cet auteur qu'une
femmedd''esprit appellelacommèredugenre historique.
C'est en le lisant qu'on apprécie toute la justesse de cette
idée de Fontenelle : l'histoire est une fable convenue .
Parmi les anecdotes les plus curieuses de l'ouvrage
en question , on remarquera particulièrement une mystification
du Poinsinet de notre siècle . Pour dédommager
ce poëte , nous rappellerons un de ses bons mots à
Savary , ministre de la police. Ce ministre lui demandait
un jour s'il fallait beaucoup de temps pour faire un bon
poëme.-Monseigneur , répondit-il , il en faut toujours
trop pour le faire mauvais.
L'auteur , très au courant de ce qui s'est passé à la
cour et à la ville sous le règne de Buonaparte, n'aurait
pas dû oublier une épigramme de Chénier contre l'illustre
Carion de Nisas , qui prétendait descendre des
rois d'Arragon , et qui en proclamant Buonaparte em
AOUT 1816 . 81
pereur à la tribune , se faisait siffler dans tragédie de
Pierre le Grand.
Prince Carion , s'il vous plaît ,
Quittez le cothurne tragique.
Vous serez mieux dans le comique :
Vous êtes un si bon valet!
X.
LES TROIS AGES ,
Ou les Jeux olympiques , l'Amphithéâtre et la Chevalerie.
Un vol . in-12. Chez Firmin Didot , rue Jacob ,
n° 24.
Il ne faut pas confondre cet ouvrage avec les Quatre
ages de la femme , de M Ponchon. Ces deux livres
sortent bien des mêmes presses , mais non de la même
plume; et si leurs titres ont quelque ressemblance , on
entrouvera moins dans leur style. J'ai cru devoir prémunir
mes lecteurs contre ce quiproquo ; il a été funeste
à plus d'une personne de ma connaissance. M. Ponchon ,
en célébrant après Legouvé le mérite des femmes , n'a
montré que sa galanterie. L'auteur anonyme des Trois
ages , au contraire , en chantant les jeux brillans de la
Grèce , les spectacles sanglans de Rome , et les nobles
fêtes de notre chevalerie , a fait succéder aux burlesques
hémistiches de M. Ponchon , une versification remarquable
par sa pureté et par son élégance. Je n'accor
derai pas à cet ouvrage un titre que l'auteur lui-même
n'a pas cru devoir lui accorder. Il ne l'intitule pas
poëme , seulement il donne le nom de chant aux six
pièces de vers qu'il a faites sur les jeux olympiques , le
cirque et la chevalerie. On me trouvera peut-être un peu
sévère ; mais en conscience je ne puis appeler autrement
des souvenirs historiques rassemblés avec plus d'exactitude
que d'agrément , des tirades écrites avec plus d'art
que d'inspiration. Le travail se fait trop sentir dans tous
les vers de M. ***', son ton est trop didactique. Il invoque
encommençantClio et Minerve; elles n'ontpoint été
82 MERCURE DE FRANCE.
sourdes à sa prière , car son livre est plein de vérités et
de sagesse. Mais il aurait aussi bien fait , en chantant
les jeux olympiques , d'appeler à son aide la muse de
Pindare. Ce poëte lyrique , dont M. *** fait mention
, ne lui a point semblé digne d'être imité.
O Pindare! quel trouble et quel brûlant délire
Animent les accens , inspirent tes écarts !
On ne trouvera ni trouble , ni brûlant délire , ni écarts,
dans les Trois áges ; la part de M. *** estcependant
encore assez belle. Nous serions trop exigeans de demander
des poëtes;et nous n'aurionspas à nous plaindre,
si nous avions quelques versificateurs aussi habiles que
L'auteur du livre que j'annonce.
Dans undiscours préliminaire , qui prouve que l'auteur
sait aussi bien écrire en prose qu'en vers , il nous
donne lui-même le plan de son ouvrage , si l'on peut
dire toutefois que les Trois ages aient un plan. Il ne se
dissimule pas la difficulté qu'il y avait à être neufdans
un sujet tel que celui qu'il a choisi. « On ne pouvait
>> éviter la concurrence des grands modèles ; mais il était
>> possible de s'arrêter de préférence àquelques tableaux
moins connus , e et le sujet était encore assez riche pour
» qu'un tel choix ne l'appauvrit point, Les épisodes
» qu'on a choisis sont presque tous empruntésde l'his-
>> toire. En voulant prouver l'influence des fêtes sur les
>>moeurs , il fallait citer des exemples: tout autre sys-
>> teme n'eut donné à cet ouvrage qu'un caractère ro-
>> manesque , et n'eut, laissé apercevoir aucun rapport
>> entre les principes et les faits.200
Lamorale est une belle chose , mais elle n'est guère
poëtique. Un poëme vit de fictions; on ne trouve que
des faits dans les Trois âges. L'auteur continue : « On
», a cherché à conserver àchaque siècle sa couleur , à
>>chaque institution son langage, les mots qui lui sont
» consagrés , que le temps n'a point vieillis , et qui , en
» peignant mieux les moeurs locales , ont permis de
» répandre plus le variété entre les trois parties de cet
ouvrage... Jailu avec attention les six chants des
1
AOUT 1816. 85
,
Trois âges , mais je n'y ai point trouvé de variété. C'est
par-tout le mêmeton , la même correction et la même
froideur de style; par-tout des vers aussi exacts que
Mezerai. Par-tout enfin , je le répète , des vers très-bien
faits , et trop rarement de la poësie. On va en juger par
quelques citations ; mais avantdd''eennttrrerdans cet examen
je crois devoir citer un passage du discours préliminaire ,
qui mérite d'être remarqué ; il est question du goût des
Romains pour les horribles jeux du cirque : « Le désir
» des éloges , l'amour de la vie , contribuerent å per-
> fectionner l'art de combattre , et cette habileté fat une
>>espèce de voile jeté sur le crime. On prétendait n'aller
>>voir qu'une lutte d'adresse et de courage; mais une
> secrète férocité faisait désirer de voirmourir; onjouis-
» sait de la catastrophe comme du triomphe ; et l'am-
» phithéâtre aurait déplu sans victimes. Désirer de
voir mourir , me semble présenter une alliance de mots
aussi étrange qu'énergique. Cette curiosité barbare n'est
malheureusementquetrop commune; et l'empressement
que l'on montre tous les jours pour voir des malheureux
expirer sur l'échafaud , prouve que le peuple de Paris ,
comme celui de Rome , désire de voir mourir.
Les jeux olympiques , l'amphithéâtre et la chevalerie
sont les trois parties de ce livre : il y a deux chants pour
chaque partie.C'est dans les deux premieres que l'auteur
avait le plus de souvenirs à redouter ; les Géorgiques ,
le 5º livre de l'Enéide , traduits si bien par Delille , et
presque tous les poëtes anciens et modernes ont traité ce
sujet, ou ont emprunté leurs comparaisons des jeux et
des coursesdellaa Grèce. Toutes les fois que M. *** s'est
trouvé en concurrence avec ces grands modèles , il a été
court; ensorte que s'il les a imités il ne leur a fait que
de légers emprunts. Voici à peu près tout ce qu'il dit de
lacourse des chars. Il peint Agenor animant ses coursiers
: 1.
Son ardeur les excite , et son bras redoutable
Fait voler sur leurs flancs le fouet infatigable .
250 %A
4
Mais bientôt , enflammés par un essicu brûlant, ash
C
Les orbes de son char s'embrasent en roulant.
6.
84 MERCURE DE FRANCE.
1
Ce tourbillon de feu que l'air attise encore ,
S'attache en pétillant à l'axe qu'il dévore .
Agénor tombe enfin , privé du double appui
Qui fuit obliquement et s'abat loin de lui ;
Il tombe , et voit traîner dans la vaste carrière
Son trône d'un moment jeté dans la poussière.
Ces écueils imprévus semés de toutes parts ,
Des rivaux d'Agénor embarrassent les chars.
Les coursiers révoltés résistent à leurs guides.
Théagène lui seul , plus adroit , plus rapide ,
Ramenant sous le frein ses chevaux effarés ,
Devance les guerriers dans la plaine égarés ;
Et son char effleurant la borne qu'il évite ,
Vers le but qui l'attend roule et se précipite.
Ces deux derniers vers ont de la rapidité et sont une
imitation fort heureuse de metafervidis evitata rotis .
Effarés est une expression familière et même triviale
qui neconvient point à la noblesse du sujet ; l'axe qu'il
dévore est d'une dureté trop imitative ; redoutable
n'est pas ce me semble , l'épithète qu'il faudrait dans
le premier vers. La séparation des deux roues est exprimée
d'une manière poëtique. Il y a peut-être trop d'épithètes
. Ce défaut , qui est celui de l'école moderné , se
fait sentirdans les Trois Ages; il y a sur-tout des mots
que l'auteur affectionne : quelquefois il les répète jusqu'à
satiété ; par exemple , colossal, paternel, maternel
, fraternel , reviennent à chaque instant; criminel
✓est aussi fréquemment employé.
(La suite à un N° prochain. )
ww
Suite du Dictionnaire raisonné des Etiquettes , etc.
Par Madame la comtesse de Genlis .
AMOUR. On n'a jamais vu dans la bonne compagnie
deshommesd'assez mauvais ton poury afficher, comme
dans lesContes de M. Marmontel, les sentimens les plus
AOUT 1816 . 85
dépravés (1 ) ; mais sur la fin du 18º siècle , l'affectation
de sensibilité que chaque jour semblait accroître, devint
à certains égards si ridicule , que malgré la grâce
et l'élégancedes personnes qui l'avaient mise à la mode,
elle tomba tout àcoup en discrédit ; on s'en moqua avec
esprit et gaieté; la raison se trouvait au fond d'accord
avec la malice , et dans ce cas les épigrammes sont véritablement
redoutables . La raison a toute son autorité ,
tout son poids lorsqu'elle amuse la malignité. On vit se
former dans la société un parti de l'opposition qui , par
sa gaieté , la légèreté de son ton , la finesse de ses plaisanteries
, déconcertait sans cesse le sérieux de la secte
sentimentale , et déjouait ses plus touchantes dissertations.
Tandis que les uns affichaient en tout genre les
sentimens les plus exagérés , les autres affectaient une
insouciance que souvent ils n'avaient pas , et bientôt
la vérité ne se trouva plus ni d'un côté ni de l'autre . A
force de se moquer des fausses vertus , on finit par estimer
moins les véritables , parce qu'on ne les discerna
plus , et que l'habitude du sarcasme et de l'incrédulité
s'étend à tout indistinctement. Lorsqu'on a eu le malheur
de mettre tout son amour propre à n'être la dupe
d'aucune affectation , on perd l'heureuse faculté d'admirer
, et l'on ne passe alors que trop facilement de la
censure à la satire, et de la médisance habituelle à la
calomnie. Ainsi dans le monde l'esprit observateur n'est.
pas sans danger ; il aiguise sans doute la finesse de l'esprit
, mais il peut gâter le caractère si le coeur n'est pas
essentiellement sensible et bon. On était frappé dans le
monde par les contrastes les plus étonnans; on entendait
les discussions les plus étranges , etdans la même société
les entretiens les plus singuliers et les plus variés . Des
(1) L'auteur de ce Dictionnaire croit avoir démontré dans le conte
des Deux Réputations la fausseté dangereuse et le ridicule des peintures
du monde des Contes de M. Marmontel. Nulle réclamation ne
s'éleva contre cette critique , et quelques années après , M. Marmontel
faisant une nouvelle édition de ses Contes , retrancha de
l'ancienne préface cette phrase : Si ces Contes n'ont pas le mérite
de peindre fidellement lemonde, ils n'en ont aucun.
:
86 MERCURE DE FRANCE .
femmes d'une conduite au moins imprudente , disser -
taient gravement sur toutes les affections de l'ame et sur
tous les devoirs de la vie. Livrées à l'ambition , à laplus
extrême dissipation, elles vantaient avec enthousiasme
le charme de la retraite , de la lecture , et la puissance
de l'amitié ; elles peignaient l'amour sous les traits les
plus romanesques , et ne le concevaient que platonique .
D'un autre côté, et souvent dans le même salon , on ne
parlait qu'avec une ironie piquante de l'amitié , de l'amour,
et l'on se glorifiait de ne croire qu'à la vanité.
En effet , l'amour propre seul formait presque toujours
le fond de ces liaisons ; on voulait sur-tout qu'elles fussent
brillantes ; on croyait que le langage d'une pruderie sentimentale
dispensait du mystère , et que d'ailleurs l'éclat
des conquêtes effaçait la honte des égaremens. Il y avait
dans toutes les têtes (du moins à bien peu d'exceptions
près ) une fermentation d'orgueil , de prétentions , de
désirs ardens d'obtenir dés succès de quelque genre
qu'i's fussent , qui jointe à la confusion des idées morales
, au dénuement de principes , dénouait peu à peu
tous les liens de la société et desséchait l'ame en exaltant
l'imagination. On ne marchait point avec effronterie
vers le vice , on ne levait point avec audace le
masque de la vertu , au contraire , on parlait toujours
d'elle sinon avec le charme de la vérité,du moins avec
les expressions de l'enthousiasme. On n'était pas tout à
fait hypocrite ; on mettait plus de soin à s'abuser soimême
qu'à tromper les autres ; on se pervertissait en
croyant raffiner , épurer tous les sentimens ; l'artifice
n'était pas toujours avec la fausseté , mais la déraison
était par-tout. Au milieu de ce désordre intellectuel et
moral et d'un égoïsme universel , l'amour fut dénaturé
comme tous les autres sentimens. Dans la conversation ,
on finit par le représenter comme une passion véhémente
jusqu'à la démence , jusqu'à la rage , et dans la
réalité il n'eut en général qu'une influence d'intrigue
sur la dernière moitié du 18º siècle . Amourde la patrie.
Voy, Patriotisme.
AMUSEMENS . Ils furent brillans etnobles dans le siècle
dernier. Il régnait alors une grande magnificence dans
AOUT 1816. 87
1.
les maisons des princes , et même dans celles des parti
culiers riches ; on y donnait des fêtes , on y jouait la
comédie , on y jouissait d'une parfaite liberté. Il y avait
àParis une grande quantité de maisons ouvertes. Dans
lés sociétés particulières on faisait de la musique , on
jouait des proverbes , ce qui était plus ingénieux et plus
spirituel que de jouer des charades; Tout à coup les prétentions
à l'esprit mirent les sciences à la mode; on fit
pendant les hivers des cours de chimie , de physique ,
d'histoire naturelle , on n'apprit rien, mais on retint
quelques mots scientifiques; les femmes prirent une teinté
de pédanterie , elles devinrent moins aimables , et sé
préparèrent ainsià disserter unjour sur la politique.
Les femmes pourraient , aussi bien que les hommes ,
s'appliquer avec succès aux sciences , en renonçant à une
partiedesamusemens frivoles qui occupent presquetoutes
leurs journées. Mais quand elles voudront n'avoir que
l'apparence de l'instruction ,elles netromperontpersonne
à cet égard ,et elles perdront tous les agrémens de leur
sexe , car le ridicule le plus frappaut de la pédanterie est
réservé à cette prétention mal fondée.
ANGLOMANIE . Ce furent les philosophistes, et sur-tout
M. de Voltaire , qui répandirent en France l'anglomanie ,
qui fut si générale sur la fin du dernier siècle. M. de
Voltaire à la vérité critiquait avec beaucoup d'injustice
Shakespeare , et les autres grands littérateurs anglais ,
dont il empruntait les principales beautés sans les citer.
Maisd'un autre côté,il répétait dans tous ses pamphlets ,
et dans son Dictionnaire philosophique , que les Français
étaient des Welche , que ce siècle,était dans la
boue , etc.; et il vantait avec emphase la constitution ,
la liberté, les moeurs anglaises. Les encyclopédistes , et
tous les jeunes auteurs copiaient ces pompeux éloges ; et ,
tandis qu'on se moquait de nous sur tous les théatres de
l'Angleterre , nous faisions sur les notres le panégyrique
des Anglais. Les femmes ne portaient plus que des robes
à l'anglaise , des papelines ,des moires , des toiles , du
linon d'Angleterre , elles vendaient leurs, diamans pour
acheter des petits grains d'acier et des verreries anglaises;
la poterie anglaise faisait dédaigner la porcelaine de
88 MERCURE DE FRANCE.
Sèvres; on reléguait dans les gardes-meubles les magnifiques
tapisseries des Gobelins , pour y substituer du
papier bleu anglais ; on renonçait à toute conversation
pour passer les soirées à prendre du thé et à manger des
tartines de beurre ; on culbutait les beaux jardins de
Lenotre, on contournait nos majestueuses allées à perte
de vue , on détruisait nos bassins et nos jets d'eau , on
creusait de petits ruisseaux bourbeux ,honorés du nom
de rivière; on surchargeait nos parcs de ponts , d'ermitage
, de ruines , de tombeaux; nos jeunes gens allaient
passer huit jours à Londres pour y apprendre àpenser :
le résultat de cette étude était de raccourcir les étriers de
leurs chevaux , de hausser le siége deleurs cochers , et
dans la société , de terminer toutes les discussions par
un pari. Enfin,on métamorphosa des champs de verdure
en tapis dejeu , on établit des courses de chevaux ,
on se ruina , on perdit toutes les habitudes nationales
c'était perdre une grande partie de l'attachement qu'on
anaturellement pour son pays; on se moqua de l'antique
galanterie , de l'ancienne politesse , on cessa d'être français
... ; l'esprit d'innovation devintgénéral , et cet esprit ,
uni aux idées philosophiques , devait produire tout ce
qu'on a vu. On en était là au commencement de l'année
1789! ....
1
,
39
wwwmminin
;
LETTRE
DE L'AVOCAT POURETCONTRE .
Les heureux de la terre ont de nombreux priviléges :
leurs crimes sont des fautes , leurs fautes des erreurs , et
leurs erreurs ne sont rien. Cette vérité odieuse , cette
maxime des nations corrompues , vous l'avez méditéę
comme moi , Monsieur ; vous en avez reconnu la funeste
influence sur nos moeurs , etje n'ai pas la prétention de
vous apprendre quelque chose à ce sujet ; je veux seulement
prévenir l'idée que je sacrifie à l'idole en intervertissant
l'ordre hiérarchique adopté dans mes lettres. Leur
objet étant les théâtres en général , il est naturel que les
AOUT 1816. 89
plus considérables,les plus importans passent les premiers
: c'est lamarche que je suis ordinairement envous
donnant une espèce de revue plus ou moins amusante ,
selon que l'écrivain ést affecté et le lecteur en bonne ou
mauvaise disposition; mais de nouvelles circonstances
veulent un ordre nouveau , et j'arrive par le chemin de
ce long préambule à vous dire que la Comédie Française
et l'Opéra seront aujourd'hui sacrifiés à l'Odéon . Je vous
aipromis sur ce dernier théâtre quelques réflexions dont
c'est ici le lieu de s'occuper . Encore une fois , ne croyez
pas que son bonheur soit le motif de ma préférence; on
sait que dans sa plus grande infortune je ne l'ai point
abandonné , et je dissimulerais en vain le plaisirque sa
résurrection me cause; mais le seul amour de l'art me
conduit.
J'attendrai donc que l'opéra de Nathalie ou la Famille
russe soit débarrassé des longueurs et de quelques
inconvenances qui lui ont heaucoup nui , pour vous en
direma façon de penser. Cependant rien ne m'empêche
de rendre justice à plusieurs parties du poëme et à la
belle facture d'un bon nombre demorceaux qui ne dépareraient
pas un chef-d'oeuvre .
Le début de M. Eric-Bernard occupe en ce moment
les habitués du Théâtre Français : les avis de ces Messieurs
sont partagés . Le groupe qui est à poste fixe devant
la cheminée du foyer pendant l'hiver , et sur le balcon
lorsque l'été n'est pas trop pluvieux , est partagé en trois
classes ; la première espère beaucoup , la seconde peu ,
et la troisième ...... je n'achève pas : vous devinez. Quel
embaras pour un homme qui veut être impartial! et
comment fixer son opinion lorsqu'il n'est pas présomptueux
? Je m'abuse ,ou je crois que le compte de mes
propres impressions n'est pas celui que je dois au public ;
ce sont les siennes qu'il faut lui rappeler. Le jugement
de la multitude est presque toujours fondé en justice;
c'est à nous de l'épier , de le saisir , et de le transmettre
avec de modestes observations si nous voulons le rectifier
, et de n'y rien ajouter s'il nous paraît complétement
sage. Dans l'occurence , les trois arrêts me semblent
exagérés. Le milieu entre beaucoup ,peu et rien pour-
1
90
MERCURE DE FRANCE.
Jait fournir une base solide à l'opinion raisonnableque
l'on doit avoir du talent de M. Eric-Bernard. Ce débutant
estjeune , beau , assez bien fait; il ade l'intelligence ,
de la chaleur , et une voix qu'il nuancera davantage en
Ja travaillant moins; mais un défaut que je voudrais
taire , et qui lui fermera la route des progrès , c'est la
servile imitation d'un homme que les jeunes gens doivent
se borner à admirer. Par l'effet d'un art enchanteur
Talma nous à accoutumés aux plus grands torts
de sa diction ; il a une manière , et ce n'est pas avec cela
que l'on fait école. Il n'est ni Baron , ni Lekain , ni Larive
: il est lui , c'est- à-dire , intéressant , pathétique et
souvent sublime ; mais il faut qu'il finisse à lui , ou nous
perdrions la scène qu'il embellit de sa présence. L'extrême
émotion de M. Eric- Bernard ne lui a pas encore
permis de se livrer à ses inspirations; plus tard nous le
jugerons mieux .
Je vous ai dit , Monsieur , que l'existence d'un second
Théâtre Français est un bienfait pour l'art dramatique .
Je n'ai pas besoin d'éloquence pour vous en convaincre;
vous savez cela aussi bien que le dernier bourgeois de
la rue de Vaugirard : mais ce que vous ignorez peutêtre,
et cequi passe les limites du douzième arrondissement,
c'est ladifficulté d'administrer , de faire prospérer
un établissement en butte , par son utilité même , à une
foule de passions opposées entr'elles. N'attendez pas
que je vous conduise dans le labyrinthe obseur de ces
rivalités , de ces haines qui s'attachent à tout ce dont
peut naître le bien public ou quelque fortune particulière
; nous ne sortirions pas de ce cercle honteux ou
tournent sans cesse les ennemis des hommes et des choses.
Bornons-nous au souvenir du triste état où languissait le
théâtre de l'Odéon , lorsqu'une main réparatrice en accepta
le gouvernement. Je déclare ici ne prétendre en
rienjuger les personnes , nevouloir faire aucune comparaison
facheuse pour qui que ce soit ; cela tombe précisément
à côté de mes attributions . Je m'attache aux faits :
Abandonné de ses chefs , dépouillé de ses avantages ,
déshéritéde son titre , et menacé d'une prochaine cloture,
'Odéon a tout à coup recouvré son fondateur , son guide
AOUT 1816. 91
naturel , ses encouragemens , sa gloire. Les comédiens
ont retrouvé leur père; les auteurs , un conseil , un appui
tel qu'il est difficile de le supposer , quand on n'en a pas
fait l'épreuve. Il n'y a ici , de ma part , nulle exagération;
aucun intérêt personnel ne préside à l'expression
de cette vérité ; s'il était possible de la mettre en doute ,
j'en appellerais à tous les artistes de bonne foi , à tous les
auteurs qui n'admirent pas trop leurs ouvrages refusés ,
etdontles relations avec M. Picard ont eu quelque suite ;
ils rendraient justice à la douceur , à la sûreté de son
commerce , et à la franchise de ses avis . Inaccessible au
soupçon de flagornerie ,j'insiste sur ce point , parce qu'il
estd'une plus grande influence qu'on ne le croit sur la
prospéritéd'un théâtre. Les gens de lettres ont sans doute
des défauts comme tous les hommes , ils en ont même
departiculiers à leur profession ; mais en général , ils
sont sensibles aux procédés ,faciles à séduire quand on
s'en empare avec des formes aimables ;eettdans leconflit
d'opinions produit par cette fronde toujours renaissante ,
leplus grandnombre aimerait mieux les refusde Mazarin
que les faveurs de Richelieu,
Point d'émulation , point d'arts . C'est un principe
consacré chez tous les peupleséclairés.De la concurrence ,
naissent les talens ; et cette noble envie de surpasser ses
compétiteurs produit les succès. Il faut donc deuxtemples
àThalie. Le premier , desservi par des gens du plus haut
mérite , n'a rien à rreeddouter des efforts du second; ils
pourraient même s'entr'aider sans se nuire. L'un se remplit
de fidelles accoutumés à l'odeur de l'encens qu'on y
brûle , et qui ne déserteront jamais son culte ; on achète
par un petit pélerinage le plaisir d'assister aux céré
monies de l'autre; ils ne sauraient donc se faire aucun
tort.
Augrand regret de plusieurs malins personnages , je
ne melivrerai pas ici àla recherche de quelques plaisanteries
bien rebattues sur la Comédie française. Elle a
certainement ses abus , comme toutes les institutions ;
chez elle
J'observe , comme vous , cent choses tous les jours ,
Quipourraient mieux aller prenant un autre cours ;
72 MERCURE DE FRANCE .
mais en dernier résultat , ce théâtre est encore le plus
beaudu monde; dès qu'il le voudra , il en sera le plus
utile ; et ce n'est pas en décourageant ses premiers sujets
qu'on en obtiendra l'accomplissement de tant de voeux.
Cette raison fortifie la nécessité de poursuivre les médiocres
jusqu'à ce qu'ils aient renoncé au dangereux
empire qu'ils veulent y prendre. Que le talent domine ,
c'est juste ; cette prérogative est sa récompense : mais
que la nullité commande! cela ne peut- être ; et je consacrerai
tout mon temps à la défense de cette cause.
L'Odéon doit beaucoup au Chevalier de Canolle ; il
y aurait de l'ingratitude à le contester. Mais en ramenant
la foule à ce théâtre , cette pièce a seulement déterminé
plutôt l'effet de la révolution qui devait s'y opérer.
Les bons ouvrages font beaucoup , mais le mode d'administration
fait d'avantage. Je n'en veux qu'un exemple
: sous l'ancienne direction ( dont encore une fois je
n'apprécie point la conduite ) , la comédie posthume de
Colin-d'Harleville , les Querelles des deux Frères ,
attirèrent une affluence plus considérable encore que
celle qui se presse en ce moment sous les voûtes de
P'Odéon; elle s'écoula , et avec elle s'évanouit l'espoir
d'un bonheur plus durable. Ce qui ne fut alors qu'une
bonne fortune, est aujourd'hui le gage d'une longue
félicité. En même-temps qu'une ordonnance consolide
l'établissement et assure le sort des personnes qui y sont
employées , le directeur appelle ses confrères au partage
de sagloire et de ses succès; il gouverne d'une main
ferme et d'un esprit facile le timon de l'état qui lui est
confié; et ilprouve qu'à défautdu Chevalier de Canolle,
le premier ouvrage digne de ses soins aurait fixé l'attentionpublique.
Pourtant j'entrevois un danger , et je me hâte de le
signaler . Cette remarque s'accordera avec mon impartialité
, et fera la partde cet esprit dejournalisme qui
veut de la critique par-tout. Il me semble que l'Odéon
accorde trop de place au vaudeville. Ce genre , qui n'est
que toléré chez lui , n'y doit être qu'un léger accessoire .
Il plaît , voilà l'excuse; il attire , voilà le péril. Le charme
de lamusique ,des voix agréables , le pouvoir des chan
AOUT 1816,
75
sons sur les oreilles françaises , justifient en quelque sorte
le plaisir qu'on y trouve ; mais si ce goût devenait une
préférence , adieu la comédie ! les excellentes scènes de
M. Picard lui-même pâtiraient devant unflon-flon. Les
exemples ne me manqueraient pas pour autoriser cette
crainte. La province que je viens encore de parcourir en
ressent les funestes effets; le trop fréquent voisinage du
vaudeville et de l'opéra-comique atué la comédie. Ce
malheur est grand , et nous devons d'autant plus le déplorer
, que je suis certain de voir se réaliser la prédiction
suivante: Quelle que soit la puissance de lamusique ,
elle ne peut vivre sans une étroite affinité avec la poësie .
Nous avons de bons compositeurs , mais on fait beaucoupde
mauvais opéra-comiques , etde plus détestables
vaudevilles. Le public se lasserades accompagnemens à
cause des paroles; habitué à deux jouissances , il sera
blasé sur les charines d'une seule ; son goût pour la comédie
simple, naturelle , sera perdu ; et s'il ne déserte pas
les salles de spectacles , ce n'est qu'au mélodrame qu'il
ira chercher des émotions quelconques, sans pensermême
à les définir.
Ne voyez pas , Monsieur , dans le succès du mélodrame
un moyen d'atténuer le mérite de ma prophétie ; vous
vous abuseriez : observateur par nature et par état tout
ensemble , j'ai bien étudié le caractère des différens spectateurs
que j'ai vus dans les théâtres de nos départemens ,
à Paris même; etj'ai trouvé par-tout un tendre penchant
pour les grands airs et les couplets , à l'exclusion de
l'amour jadis si fort , pour le mélodrame. Celui-ci a
beaucoup perdu de son crédit ; mais je réponds qu'il le
retrouvera , et le public se portera avec d'autant plus de
fureur à ses solennités , qu'il y sera presque autorisé par
l'état des choses.
La bonne comédie doit donc être la pierre fondamentale
de l'édifice dont M. Picard est le restaurateur, puisque
la tragédie lui est interdite : il croulera encoreune
fois s'il s'écarte de ce principe. Le meilleur système
d'administration ne tiendra pas contre les effets que doivent
produire des parades telles que la Fin du monde ,
par exemple.
(
✓
94 MERCURE DE FRANCE.
)
Le temps , l'espace et les expressions me manquent
pour vous parler, Monsieur , de cette dégoutanttee rapsodie.
Le Vaudeville et les Variétés l'ont refusée ; Bobèche
Ini-même ne l'aurait point acceptée. Jugez-en par ces
traits dont ma mémoire s'est involontairement salie : les
taches du soleil sont des taches de rousseur..... Elles
n'ont rien d'étonnant,parce que cet astre est sans cesse
exposé au hale.... Comment le soleil a-t-il passé la
nuit?.... Quand on exprime la crainte de voir le monde
périr par le feu, une marchande de gâteaux crie : Cela
brûle! .... Par l'eau , un marchand de tisanne répond :
A la fraîche , qui veut boire ? ..... Et tandis que l'on
cherche àdeviner les accidens qu'on observe sur le soleil ,
unhomme s'écrie : Savonpour enlever toutes sortes de
taches , et on l'invite à débarbouiller l'astre du jour.
Toutes ces gentillesses finissent par la remarque patriotique
que le nombre dix-huit en France doit porter bonheur.
La plume échappe de ma main ; je n'ai pas la
force de vous en dire davantage, et je ne sais si je trouverai
celle de vous assurer des sentimens avec lesquels
je suis , etc.
..
1
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens.
mwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
MERCURIALE.
Dans les réunions où les auteurs vont quêter des complimens
, sous le prétexte de demander des conseils , y
a-t-il plus d'avantages pour eux à lire avant déjeuner
qu'après? (Réponse à l'ordinaire prochain. ).
On s'occupe d'une cargaison de comédiens pour le
Brésil. Le directeur ne tient pas à la qualité. St. -Eugène ,
Armandet Mile Delâtre pourraient bien faire un voyage
delongcours.
Les derniers numeros du Journal des Dames conte
naient quelques articles piquans. C'est une nouvelle.
Nous sommes si tranquilles qu'on serait fondé à
qu'il n'y aplus de politique. Est-on certain qu'il y a
une littérature ?
dire
ait
AOUT 1816. 95
Au sujet d'une pierre de cent livres pesant, tombée du
ciel , unjournal a dit qu'en tombant sur une maison elle
y aurait causé du dommage. On peut ajouter à cette
assertion que sa chute sur une souris l'aurait infailliblement
mise à mort. Voilà de ees vérités qu'il est important
d'écrire .
Dernièrement un Anglais ayant eu lajambe amputée
voulut la faire enterrer dans une église de Londres. On
lui demanda trop cher pour la cérémonie : Laissez-la ,
dit-il , elle ira une autre fois avec le reste du corps .
Le Constitutionnel nous parle avec enthousiasme de
l'aisance de Mile Cuisot.-Tu Dieu ! se serait écrié
M. Desmasures , si c'est là de l'aisance , ce n'est pas de
laplus noble.
On a remarqué que le théâtre Feydeau était devenu
l'Odéon de la Chaussée d'Antin depuis que MM. Т....
et D .... y travaillent.
On dit que la fin du monde est retardée ; cependant
on pourrait la croire prochaine aux choses extraordinaires
dont on est témoin. Une actrice refuse par verta
la main d'un riche banquier ; deux auteurs en procès
prennent des arbitres ; le Diable boîteux n'a pas fait de
fautes de français dans son dernier numéro ; MileGeorges
ne fait plus que trois contre-sens par soirée ; l'Odéon était
plein le 25juillet ; enfin , le Journal des Débats prêche
lamodération et la Quotidienne la tolérance .
ANNONCES .
La nouvelle exposition du Cosmorama offre une vue
générale et plusieurs aspects de l'île et des fortifications
deMalte. Le public parait très-empressé de connaître
la situation géographique , et les prodiges que l'art a
opérés sur ce rocher stérile, qui par les soins des illustres
chevaliers de l'ordre de Saint - Jean de Jérusalem , est
devenu une des plus agréables et des plus sûres stations
de l'Europe; d'ailleurs l'histoire de cette incomparable
chevalerie est trop célèbre pour ne pas exciter la curio
96 MERCURE DE FRANCE,
sité et l'admiration. Nous engageons aussi nos lecteurs
àparcourir le précis historique de cette exposition , qui
est un abrégé très-soigneusement rédigé de l'histoirede
Malte , ainsi que des vicissitudes et des exploits des preux
qui l'ont gouvernée pendant plusieurs siècles avec tantde
sagesse et tant d'honneur.
Les élèves de M. Pierre continuent d'exposer aux
yeux du public les intéressans tableaux que cet habile
artiste avait produits. L'art n'a point dégénéré entre
leurs mains , et l'exécution est toujours aussi parfaite.
Possesseurs de tous ses moyens , ils cherchent à ajouter
àleur collection déjà nombreuse ; l'empressement du
public doit contribuer à leur faire faire de nouveaux
efforts auxquels nous nous empresserons de rendre
justice.
Il est question de poursuivre la mise en circulation du
beau plan général de Paris connu sous le nom de plan
Verniquet , du nom de son auteur.
Ce travail , le plus considérable et le plus détaillé de
ceux de ce genre , puisqu'il forme un atlas de 72 feuilles
grand in -folio , a coûté 30 ans de soins à M. Verniquet ;
il le commença en 1774. Il eut en 1785 l'honneur de
voir ses dessins agréés par le roi , qui en ordonna l'exécution.
Ce même prince , en 1789 , accorda à l'auteur ,
à titre de récompense , le privilége exclusifde la gravure
du plan de Paris , pour lui et ses hoirs à perpétuité.
Ceplan, auquel un très-grand nombre d'artistes et
ingénieurs ont été appelés à travailler , est remarquable
par l'étendue de son échelle , ce qui lui a assuré l'avantage
de la plus précise exactitude. Il a été levé à raison
d'une ligne par pied , et réduit ensuite pour la gravure à
unedemi-ligne par toise. Il a toujours servi et sert encore
journellement pour tous les projets de changemens , ouvertures
de rues et embellissemens qui se fontdans Paris.
Onportera sur les planches de ce plan les changemens
résultans des derniers travaux exécutés dans Paris .
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
N.° 5.
******** *********
MERCURE
DE FRANCE.
www
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré, sont invitées le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année.- On ne peut souscrire
que du i de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et surtout très- lisible. - Les lettres , livres , gravures , etc.,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
www
-
POESIE .
LA RESTAURATION ,
POEME INÉDIT EN TROIS CHANTS.
Troisième fragment.
CHANT PREMIER.
La foule se dissipe et le tumulte cesse,
Le peuple se retire accablé de tristesse ,
Bientôt tout est désert. Il semble en peu d'instans
Que Paris ait perdu ses nombreux habitans .
Plus de plaisirs bruyans , ni de jeux , ni de fêtes :
Les esprits sont glacés , les bouches sont muettes ;
On n'entend plus le bruit des coursiers ni des chars ;
Le calme et la frayeur règnent de toutes parts.
Том 68 7
98
MERCURE DE FRANCE.
La nuit redouble encor nos craintes et nos peines.
Deux cent mille étrangers sont campés dans nos plaines.
Les côteaux d'alentour éclairés de leurs feux ,
Retentissent de cris et de transports joyeux.
•
Quand du fier Alaric les terribles cohortes
Tenaient Rome assiégée et veillaient à ses portes ,
Sur la foi des remparts , des tours et des créneaux ,
Les Romains se livraient aux douceurs du repos.
Tout à coup on entend des hurlemens funèbres ;
Une sombre clarté perce dans les ténèbres ;
Et le peuple éveillé par de lugubres cris ,
Voit Rome toute entière en proie aux ennemis .
La terreur aussitôt de tous les coeurs s'empare ,
L'un veut fuir , et périt sous les coups du barbare ;
L'autre , du Visigoth croit braver les efforts ,
Et confie aux verroux sa vie et ses trésors .
Mais bientôt par le feu les maisons embrasées
S'ouvrent de toutes parts. Les portes sont brisées.
Le soldat y pénètre, et cet instant fatal
Du désordre et du meurtre est le cruel signal.
La beauté , la vertu , l'honneur et l'innocence ,
Il n'est rien d'épargné. L'épouse sans défense
Aux yeux de son époux arraché de ses bras ,
Endure des affronts pires que le trépas .
Le barbare sans frein se livre à tous les crimes.
Les efforts des bourreaux , les sanglots des victimes ,
Les cris du désespoir qu'on entend en tous lieux ,
Par d'horribles accens frappent l'air et les cieux.
Les flammes , qui bientôt gagnent la ville entière ,
Prêtent à ce tableau leur affreuse lumière ;
Et le jour qui paraît fait voir à tous les yeux
D'innombrables essaims de soldats furieux ,
Qui plongés dans l'ivresse et souillés de carnage ,
Par d'effroyables chants célèbrant leur courage ,
Au milieu des débris , sur des monceaux de morts ,
De leur gaieté féroce exhalent les transports.
AOUT 1816.
99
Enfin lorsque de sang leur rage est énivrée ,
Le meurtre cesse , et Rome an pillage est livrée.
Tout l'or des nations conquis par taut d'exploits ,
Les chefs -d'oeuvre de l'art , les dépouilles des rois ,
Des richesses sans nombre en tous lieux rassemblées ,
Que dix siècles de gloire avaient accumulées ,
Par d'ignorans vainqueurs, ces précieux objets
Dispersés ou détruits , sont perdus pour jamais.
C'est ainsi qu'un barbare en ces jours de misère
Humilia l'orgueil des vainqueurs de la terre ;
Il vengea l'univers par d'insignes forfaits ,
Et rendit aux Romains les maux qu'ils avaient faits .
D'un semblable fléau redoutant la furie,
Le Français désolé tremble pour sa patrie ;
Il voit autour de lui des vainqueurs irri és
Prêts à venger l'affront de leurs champs dévastés ;
Et le peuple abusé , sur la foi de son maître ,
Croit que ces fiers guerriers que le Don a vu naître ,
Des Vandales , des Goths , imitant les fureurs ,
Vont de notre cité faire un séjour d'horreur.
.
Lemonarque puissant de cet empire immens
Est ici , sous vos murs , il vient sauver la France.
Ah! ne redoutez plus ces guerriers étrangers ;
Alexandre est leur chef , il n'est plus de dangers.
Ce n'est point pour ravir vos enfans et vos femmes ,
Dévaster vos cités ét les livrer aux flammes ;
C'est pour vous délivrer, c'est pour rompre vos fers,
Mettre un terme aux malheurs que vous avez soufferts ,
D'undespote insensé briser la tyrannie ,
Que vous voyez l'Europe armée et réunie .
Ouvrez les yeux , Français , rassurez vos esprits ,
Et connaissez entin , qui sont vos ennemis.
Vous n'en aviez qu'un seul , il était sur le trône.
C'est lui qui par le crime usurpant la couronne ,
Immolait vos enfans et pillait vos trésors ;
C'est lui qui prétendait , par d'indignes efforts ,
1
7 .
100 MERCURE DE FRANCE.
D'Attila , d'Alaric surpassant la furie ,
Ramener parmi nous l'antique barbarie .
Mais son règne est passé : chérissez ses vainqueurs ,
Et ne voyez en eux que vos libérateurs .
ÉPITAPHE DE M. ***
Ci gît un poëte qui fut
Père de mainte tragédie ,
Desquelles aucune ne put
Jusqu'au troisième acte être ouïe.
Piqué d'être mis au rebut ,
Il fit , sans qu'on s'en aperçut ,
Deux traités de philosophie ,
Et cependant jamais ne fut
Membre d'aucune académie.
Je faux , il fut de l'institut.
Quatre jours avant qu'il mourut
On l'y mit en cérémonie.
Celui qu'à sa place on reçut
Répandit des fleurs sur sa vie;
Et ce jour- là le public sut
Qu'il venait de perdre ungénie.
DE CAZENOVE
LA MORT D'UN ÉPOUX.
Élégie.
Il n'est plus !.... et je vis , et mes tristes concerts
Redisent ma douleur à ces bosquets déserts.
Apeine surmon front les roses d'hyménée
Annonçaient de mes jours l'époque fortunée ;
Apeine un avenir trompeur
mes regards charmés présentait le bonheur,
AOUT 1816 . ΙΟΙ
Que des rives du Styx la déité puissante
Vint frapper mon époux d'une fièvre brûlante ;
Et malgré mes soupirs , mes larmes , mes transports ,
Je le vis de mes bras descendre chez les morts.
Malheureuse ! j'entends ces hymnes funéraires
Qui m'annonçaient le départ sans retour.
Je frémis , je saccombe à mes douleurs amères ,
Et la tombe est pour moi le plus heureux séjour.
L'airain retentissant au milieu des ténèbres
Augmente ma frayeur. Mille spectres funèbres
Environnent la couche où mon oeil égaré
Cherche et ne trouve plus un époux adoré.
Les vents frais du matin, les fleurs et la verdure ,
Des tranquilles forêts l'hôte mélodieux ,
Tout ce qui plaît dans la nature ,
Sous un voile de deuil vient affliger mes yeux.
Au fond de ce triste bocage ,
Je n'entends plus la voix qui pénétrait mon coeur.
Pour consoler mon pénible veuvage ,
Progné seule répond au cri de ma douleur .
Ah ! dans ce lieu désert , dans cet antre sauvage ,
Allons cacher ma peine et pleurer mon malheur .
Que dis-je , hélas ! je ne puis te survivre ,
De mes beaux jours toi l'infidelle espoir ;
Pour te chérir j'aimais encore à vivre :
Tun'es plus ! pour mon coeur mourir est un devoir.
Adieu , vous que je pleure encore,
Mère sensible et vertueux parens.
O vous ! qui de ma vie avez soigné l'aurore ,
Ecoutez mes adieux et mes derniers accens,
Au sein de Jéhova , dans l'éternel empire ,
Je vais joindre l'ami pour qui mon coeur soupire.
Je l'entends .... il m'appelle.... ô doux ravissement !
Cher ami ! cher époux ! une sombre tristesse
Depuis que tu n'es plus m'environne sans cesse .
Je ne puis vivre , hélas ! dans cet affreux tourment.
Cemonde m'importune , et je sens que mon ame
102 MERCURE DE FRANCE.
S'éloignant pour jamais du séjour des douleurs ,
Va goûter près de toi d'une immortelle flamme
Les plaisirs purs , les célestes douceurs .
Ocher époux! je te rejoins , je meurs !
P. ALBERT.
COUPLETS
Adressés à S. A. R. Mgr. le duc de Berri , à l'occasion
de son mariage avec la princesse de Naples .
AIR de l'Oriflamme.
Otoi ! l'honneur de la chevalerie ,
Toi dont l'aspect enflamme le guerrier ,
Berri ! le myrthe , au gré de la patrie ,
Va donc fleurir pour toi près du laurier.
Louis devait ce prix à ta vaillance ;
Et nous mettons nos voix à l'unisson
Pour répéter le cri cher à la France :
Vive Berri ! gloire au fils d'un Bourbon !
Peuple français bénis ta destinée !
Vois Caroline à la cour de Louis ,
Le front orné des roses d'hyménée,
Consolider le triomphe des lis.
Son nom pour nous est d'un heureux présage ,
Et nous verrons Caroline-Bourbon
Mère d'un fils objet de notre hommage ,
Et de l'amour qu'inspire un si beau nom.
Oui , des Bourbons la race auguste et chère ,
A notre amour conservera ses droits;
Et nous serous , sous leur règne prospère ,
Ce qu'ont été nos pères autrefois.
Fiers d'obéir à leurs lois paternelles ,
Tout bon Français tient gravé dans son coeur
AOUT 1816. 103
Ces mots sacrés pour des sujets fidelles :
Tout pour le roi , la patrie et l'honneur.
Plus de danger pour notre belle France ;
Près de Louis elle a dans Ferdinand
Un défenseur dont la haute vaillance
Lui garantit les beaux jours qu'elle attend.
Et nos guerriers , si la voix de la gloire
Sous Ferdinand les appelle aux combats ,
Sauront, par lui menés à la victoire ,
Ason exemple affronter le trépas.
ENVOI .
Du vaillant Béarnais illustre rejeton ,
La muse qui t'adresse aujourd'hui son hommage
Sait qu'il est mal aisé de trouver un langage
Digne de ton auguste nom .
Mais témoin des apprêts de l'hymen d'un Bourbon ,
Elle n'a pu résister à l'envie
De parler du guerrier qui tout à la patrie,
Quand l'honneur parle obéit à sa voix :
Toujours prêt à défendre au péril de sa vie ,
Le trône du meilleur des rois.
CHAS.
ÉNIGME.
Je suis un abrégé des merveilles du monde;
Mais non, je suis plutôt moi-même un monde entier ,
Chez moi chacun peut faire à l'aise son métier :
On y rit , on y pleure , on y chante , on y gronde.
J'ai de grandes vertus , mais en crimes j'abonde.
Tant pis pour qui chez moi craindrait de s'ennuyer.
J'offre tous les plaisirs , le bal , la comédie ,
104
1 MERCURE DE FRANCE.
La science , la sagesse , et même la folie.
Une nymphe charmante en me faisant sa cour ,
Pour elle, par ses dons augmente mon amour.
1
w
CHARADE .
Souvent par mon premier courant à la fortune,
L'homme trouve la mort , chose , hélas ! troopp commune.
Le plus fameux docteur en tentant mon dernier ,
Souvent tranche des jours qu'amusait mon entier.
LOGOGRIPHE.
Parmi tous les hôtes des bois
Je jette l'effroi , l'épouvante.
Vous avez deux pieds , j'en ai trois :
Coupez ma tête et je vous tente.
Retournez-moi sans différer ,
La chose devient différente ;
Car vous allez me comparer
Le sein de votre amante.
Mots del'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Lemot de l'Enigme est Santé. Celui du Logogriphe estMariage,
dans lequel on trouve Mai , Aga , Ami , Ramage , Image , Rime ,
Rage , Ire , Arme , Marie , Geai , Air , Mage , Mari , Age .
wwwww
AOUT 1816. 105
ww
LA NOUVELLE EMMA.
( II et dernier article. )
Toute charmante qu'est Emma , elle est femme et
jalouse; cette passion lui met tout à coup dans l'esprit
que si Jeanne n'a pas été en Irlande , c'est assurément
parce que M. Dixon étant sur-tout amoureux de la fortune
de miss Campbell , aurait bien pu conserver son
coeur pour les charines de Jeanne. Dans le cours du roman
cette idée se développe , acquiert pour Emma
un nouveau degré de certitude; car bientôt ce n'estplus
une idée vague , elle le parierait , et d'autant plus que
le très-franc M. Knightley lui dit un jour qu'elle n'aime
pas Jeanne Fairfax , parce qu'elle voit en elle lajeune
personne accomplie, qu'elle croit étre elle-même. Nulle
feinme ne se résoud à pardonner une telle accusation.
Emma n'est cependant pas injuste , car dans la première
visite qu'elle lui fait , elle la trouve charmante ,
et se détermine à ne la plus haïr . Mais malheureusement
cettejeune personne a une réserve qui touche à l'extrême
froideur , et bientot Emma , que cela mécontente , revient
à ses premiers sentimens . Cette réserve est portée
si loin , qu'il n'a pas été possible de savoir si M. Franck
est bel homme , s'il est aimable en société , s'il y paraît
instruit ; on sait cependant que Jeanne et Franck se sont
vus aux eaux de Weymouth. Elle n'obtient à toutes ces
questions que des réponses courtes et vagues , son humeur
en redouble. Elle a pourtant su la dissimuler , car
Knightley était présent à la visite , il est le protecteur
déclaré de la belle Fairfax .
Depuis le lendemain de Noël , Elton s'était absenté
deHighbury ; on apprend tout à coup qu'il va se marier
àBath , et comme c'est Mile Bates qui apporte cette nouvelle
, le récit n'en est pas court. Cette conversation fatigue
Emma dont les pensées se portent sur Henriette ,
victime des belles combinaisons d'Emma .
En effet les peines d'Henriette sont vives et longues ,
106 MERCURE DE FRANCE.
maisMe Woodhouse s'en console, parce que dumoins
le fermierMartin ne règne plus sur le coeur de son amie.
Cette consolation est une fausse combinaison de plus ,
Emma y est sujette.
Les nouvelles se succèdent rapidement , M. Weston
annonce peu de jours après, que Franck arrive le lendemain
à quatre heures du soir. Mais Franck est vif , et
empressé d'arriver chez son père , il a hâté sa route et
vientle jourmême. Emma qui n'a pas oublié les quatre
heures , est donc très-étonnée qu'à midi M. Weston lui
présente , à Hartfield , l'aimable Franck . Les beautés du
site, le caractère des habitans , tout est passé en revue
dans cette visite. Franck se montre galant , spirituel et
bon fils , portéd'inclination pour Mme Weston , sa bellemère.
La belle Jeanne a aussi son article , Franck en
parle avec réserve en la plaignant de sa situation , et de
l'état d'institutrice auquel elle se destine; état pour lequel
sa santé très-délicate ne paraît pas la rendre très-propre :
il remarque sur-tout son extrême pâleur. La curieuse
Emma entasse question sur question; tantôt sur la famille
Campbell, puis sur Dixon , leur gendre. Franck
répond à tout en véritable jeune homme, dit beaucoup
demots et fort peu de choses , montre seulement une
grande gaîté et une extrême envie de se marier. Emma
conçoit de lui une fort bonne opinion , qui est ébranlée
dès le lendemain. L'étourdi prend la poste , et fait trentedeuxmilles
pour aller à Londres se faire couper les cheveux.
Cecaprice de jeune homme déplaît fort à la raisonnable
Emma , car elle l'est , quoique souvent elle
raisonne tout de travers. Elle n'a pas été sans s'apercevoir
que M. et Mme Weston désireraient beaucoup que
Franck lui parût aimable , et si leurs coeurs étaient d'accord,
le rang et la fortune sont parfaitement convenables
; il n'y aurait à vaincre que l'opposition de
M. Woodhouse pour le mariage. M. Knightley n'est rien
moins que l'admirateur de Franck , le voyage pour la
coupe des cheveux ne trouve pas grâce devant lui ; il
blâme , Emma le contredit; ils se querellent, c'est assez
leur usage.
M.Cale,
Cole, riche bourgeois , qui demeure àHighbury ,
AOUT 1816.
107
a
réunit à un grand dîner toute la bonne société du pays ;
Emma, Jeanne s'y trouvent , et lesujet de la conversation
est l'arrivée d'un très-joli forté-piano , que Jeanne
reçu de Londres la veille ; l'auteur de ce joli présent
garde l'incognito. Tous les soupçons se portent sur la
famille Campbell , et ceux d'Emma en particulier sur
Dixon. Emma seule occupe Franck. M. Knightley a
aussi ses soins , et ils sont pour Jeanne ; il lui a envoyé
sa voiture pour l'amener , et elle la reconduira. Mme
Westonconclut de ces attentions multipliées , qu'un mariage
entre Jeanne et lui pourrait bien avoir lieu. Cette
idée déplaît beaucoup à Emma , par la raison que son
neveu Henri , fils de M. Jean Knightley , se verrait
privé de Donwell-Abbey par ce mariage. Mme Weston
n'en persiste pas moins àcroire la chose très-probable ,
etconclut que c'est lui , sans doute , qui a fait l'envoi du
forté-piano Au reste , Emma se sent le lendemain tourmentée
par la supériorité de talens queJeanne a montrée
la veille dans le concert que M. Cole a donné , et de la
vivacité que Franck a mis à les faire briller et à l'accompagner.
Sa jalouse perspicacité lui a fait croire qu'il
aime peut-être Jeanne , mais la conduite de Franck est
propre à détruire ce léger soupçon ; toutes ses attentions
sont pour Emma , qui le trouve aimable. Le jeune
étourdı n'a pas le même bonheur avec M. Knightley qui
le blâme sans cesse , et l'appelle assez fréquemment
entre ses dents ,jeunefat Quand on a dansé , on désire
danser encore. Il se prépare donc un nouveau bal , dont
nous passerons tous les apprêts et les conversations qu'il
amène ( car Emma est un roman en conversation , et
quand il y a des femmes le roman ne marche pas trèsvite.
) M. Knightley n'aime pas le bal , cependant ,
quand Emma l'en presse , il consent à s'y trouver. M.
Elton reparaît sur la scène avec sa riche épouse , nous
comprendrons tout ce qu'elle est , en nous rappelant certaines
femmes puissantes il y a quelques années , qui
savaient et possédaient tout ce que l'argent peut faire
acquérir , et ce n'est ni le sens commun, ni les sciences ,
ni le bon ton. Voilà donc ce qu'est Mme Elton , jadis miss
Hawkins , remplie de ridicules, sans qualités qui les com108
MERCURE DE FRANCE .
1
pensent. Mme Elton se mêle , sans qu'on l'en prie , d'être
la protectrice de Jeanne , et sa protection est une persécution.
Une explication a lieu entre Emma et Knightley
, à qui elle dit très-clairement qu'il pense à épouser
Jeanne; la grandeur de votre admiration pour elle ,
vous prendra peut-être par surprise unjour ou l'autre .
-D'autres ont déjà pris l'avance pour me le dire .....
Cela n'arrivera cependant jamais L'arrivée de l'éléganteMme
Elton est marquée par des fêtes et de grands
repas , où elle se montre aussi orgueilleuse que bavarde.
Franck a été obligé de repartir précipitamment.; Mme
Churchill est malade , et ce départ a rompu le grand
bal que M. et Mme Weston devaient donner à la brillante
société du pays ; le choix à faire pour les invitations
est l'objet d'une foule de commérages dont nos petites
villes fournissent passablement d'exemples , et dont on
pourrait aussi accuser toutes les cotteries des grandes .
Quand Emma n'aurait pas de secrets mécontentemens
contre Elton , qui ne perd aucune occasion , ainsi
que sa femme , d'humilier Henriette , cette chère protégée
dont le coeur souffre toujours malgré les efforts
continuels qu'elle faits pour oublier le méprisant Elton ,
les ridicules de sa digne épouse , ses hautes prétentions
mettraient un grand froid entre Emma et elle ; aussi cet
instinct malicieux dont les femmes ne me paraissent pas
dépourvues en Angleterre , fait-il que Mme Elton redouble
sa très-tourmentante protection pour Jeanne
Fairfax , qu'elle voit à peu près délaissée. Mine Elton veut
donc absolument que Jeanne se place dans
une maison
poury élever de jeunes personnes. C'est la route que
Jeanne s'est proposée de suivre ; mais non dans le moment
même; elle désire attendre le retour de la famille
Campbell et la consulter sur le choix qu'elle doit faire.
Cet arrangement déplaît extrêmement à Mme Elton , qui
malgré le refus de Jeanne n'en poursuit pas moins son
projet. Tout-à-coup une lettre de Franck annonce que
Mme Churchill arrivera à Londres sous peu de jours ;
elle espère que l'air y sera meilleur pour elle qu'à Enscombe.
Ce caprice est heureux pour lui; cardu moins
il ne sera qu'à 17 milles de la maison paternelle .
AOUT 1816.
109
Emma à cette nouvelle examine l'état de son coeur ,
et est bientôt certaine que ce n'était pas pour ellemême
qu'elle était inquiète , mais pour Franck . La résolutionqu'elle
a prise de ne se point marier est la même,
elle ne veut pas que le pauvrejeune homme s'attache
àelle trop fortement. Il vientde Londres passer quelques
jours à Highbury ; le bal projeté se donne; Henriette
y reçoit une forte humiliation de la part d'Elton ,
qui refuse de danser avec elle. M. Knightley qui voit le
chagrinde cette pauvre enfant , la prie à danser, etdanse
très-bien. Emmalui sait autantde gré de cette conduite,
qu'elleconçoit un plus grand mépris pour celle d'Elton.
?
Le lendemain, elle reportait toutes ses pensées sur les
divers personnages du bal, lorsqu'elle voit Franck donnant
lebras à Henriette , qui estdans un état de saisissement
effrayant , et qui àpeine entrée s'évanouit. Lorsque
par les soins d'Emma elle est revenue à elle-même , elle
lui raconte que venant pour lui parler d'une grande affaire
, elle a été attaquée par des Bohémiens qui lui ont
demandé de l'argent , et voulaient lui prendre tout ce
qu'elle en avait sur elle. M. Franck, qui repartait , a vu
de loin cette scène , l'a délivrée des mains de ces brigands:
sans lui elle ignore ce qu'elle serait devenue. Des
Bohémiens en Angleterre ? dira-t-on. Iln'y a là rien qui
étonne unAnglais ; ces gens y sont en grand nombre ,
et fort dangereux ; John Bull met cela au nombre de ses
libertés , ainsi que les vols de grand chemin , les rixes
populaires et leboxage : il ne veut pas de police.Emma
ne doute pas que cet événement ne doive amener un
résultat intéressant pour Henriette : elle arrange donc
un mariage ; Franck est beau , Henriette charmante ,
aussi Emma compte bien ne pas négliger la pensée qui
vient de se présenter. Henriette a aussi ses pensées àcommuniquer
, et c'était dans ce dessein qu'elle se rendait à
Hartfield lorsque les Bohémiens la rencontrerent. L'insulte
qu'Elton lui a faite l'a complétement guérie; elle
montre une collection de niaiseries soigneusement enveloppées
, et qui toutes avaient appartenu à son vainqueur.
L'amoureux paquet est jeté au feu malgré la
suscription qu'elle y avait mise : Trésor très-précieux.
1
110 MERCURE DE FRANCE .
Dansune autre conversation qui a lieu quinze jours
après , car il y a beaucoup de conversations dans cet ouvrage
, ce qui ne fait pas marcher les aventures , mais
augmente à merveille les volumes , Henriette dit qu'elle
ne se mariera jamais. - Voilà une nouvelle résolution.
J'espère que vous ne ferez pas ce compliment
à M. Elion ?-AM. Elton ? non en vérité; puis entre
ses dents : Si supérieur à M. Elton. Ici j'en demande
bien pardon à l'auteur ; tel génie malencontreux qu'il
ait donné à Emma , elle devait parler autrement, dans
un dialogue d'ailleurs très-adroitement conduit , et qui
prouve à Emma que son amie est attachée par la reconnaissance
à un troisième vainqueur ; car Martin , Elton
et celui-ci ..... on ne le nomme jamais autrement : en
voilà bien trois . Le caractère d'Henriette n'est cependant
pas avili ; une jolie personne sans fortune , sans protecteur
, placée dans la société comme une île au milieu
de l'Océan , éprouve le besoin de rencontrer un appui.
Emma , en lui faisant repousser Martin , a fait naître
des idées de fortune etde rang qu'elle n'eût jamais connues
. Sa conductrice l'a égarée , Henriette mérite une
indulgente pitié. Le comble de la maladresse de la part
de l'auteur , est de faire dire à Emma qu'aucun пот пе
nous échappe. Cela ressemble aussi de trop près aux intrigues
de nos comédies nouvelles , où l'on ne s'entend
pas , parce que l'on veut ne pas s'entendre ..
Knightley de son côté fait des conjectures , et comme
Franck n'a pas cessé de lui déplaire , il l'examine sans
cesse, et croit qu'il cherche à tromper Emma , tandis
qu'il a des vues peu honorables sur Jeanne , Knightley
en vientmême à soupçonner une intelligence mutuelle.
Une bévue de Franck ajoute à ses soupçons , it se promet
de veiller sur Emma et de la dérober au danger. Une
partie générale où la société se rend chez lui pour cueillir
des fraises , donne aissance à divers incidens , d'où il
résulte qu'Emma croit Knightley amoureux d'Henriette;
que Franck , s'étant fait long-temps attendre , n'arrive
qu'après ledépart de Jeanne , qquuiis'est retirée à l'insu
detout le monde, à l'exception d'Emma qui a vu en
AOUT 1816. ΙΣΕ
elleune extrême agitation. Franck tâche de paraître gai ,
et ne l'est véritablement point. Onse résout cependant
àfaire le lendemain une visite au paysage de Box-Hill.
Tout se réunissait pour rendre cette partie très-agréable...
En arrivant on s'extasia sur la beauté du lieu , mais la
journée ne tint point ce qu'elle avait annoncée; on remarquait
une langucur, un défaut d'union qu'il fut
impossible de vaincre . Franck , d'abord taciturne et
maussade , se fit ensuite une étude d'amuser Emma exclusivement
; elle s'y prêtait , et tout le monde l'accusa
d'être coquette. Knightleymarque son mécontentement;
une espèce de discussion et de mésintelligence paraît s'élever
entre Fairfax et Franck ; Emma devient satirique;
l'humeur gagne , chacun remonte dans sa voiture ,
mécontent , ennuyé , ce qui arrive assez souvent dans
ces parties préméditées , dont on a dit , plusieurs jours
d'avance : Comme nous nous y amuserons bien. En
effet la gaîté fuit tout empire , et craint les apprêts. Le
retour fut triste pour Emma , car au moment où elle
remontait dans sa voiture , le véridique Knightley lui
retraça fortement tous les torts qu'elle avait eus pendant
lajournée.
C'est sur-tout contre la bonne Mile Bates qu'elle avait
montré son esprit mordant ; elle se résout donc à réparer
sa faute dès le lendemain , en lui faisant une visite. Les
travers d'Emma n'attaquent pas son coeur; mais dans
le cours ordinaire de la société , il est plus souvent nécessaire
d'avoir un bon esprit qu'un bon coeur. Elle effectue
son projet; Emma trouve Fairfax malade et Mile Bates
triste , car sa nièce cédant tout à coup aux importunités
de la protection de Mme Elton , s'est résolue à accepter
uneplace d'institutrice qu'elle lui avait procurée , et doit
partir sans délai.
Mile Woodhouse , en rentrant à Hartfield , voit M.
Knigthley , dont elle reçoit un accueil très-affectueux ,
car il sent qu'elle a profité de ses avis , et que sa visite à
Mme Bates est une espèce d'excuse de la conduite de la
veille ; il lui apprend qu'il part à l'instant pour Londres ,
et prenant Emma par la main, il se sépare d'elle avec
une rapidité plus grande que celle qu'il met ordinaire--
)
112 MERCURE DE FRANCE .
7
ment dans toutes ses actions . Une pensée subite paraît
l'avoir entraîné . Franck , qui dès le matin était retourné
auprès de milady Churchill , écrit deux jours après ,
qu'à peine il était arrivé , qu'une véritable maladie a
attaqué sa santé et qu'elle vient d'y succomber.
Toute la société d'Highbury se trouve désorganisée
par l'absence desuns , la mauvaise humeur des autres ,
par le deuil que M. Weston prend à cause de la mort
de sa belle-soeur et par la maladie de la belle Fairfax .
La jolie Henriette a aussi un air très-grave , et paraît à
Emma devenir pensive , d'où elle conclu lumineusement
que sa protégée craint de perdre Franck , devenu
indépendant par la mort de miladi Churchill , héritier
d'un titre , et dont la fortune sera évidemment considérable.
Emma se flatte cependant de conduire tout avec
tant de dextérité , que les événemens auront une issue
favorable .
L'incommodité de Fairfax semble devenir plus grave ;
Emma en est touchée et redouble d'empressement ; elle
lui fait des visites qui ne sont pas reçues ; elle lui écrit
pour lui offrir d'aller la prendre en voiture pour se promenerdans
la campagne , car elle a appris que sonmédecin
lui avait recommandé de faire quelqu'exercice.
La réponse à ce billet affectueux , est un refus laconique
et d'une sécheresse désobligeante. D'autres faits prouvent
à Emma que Fairfax ne veut lui avoir aucune
espèce d'obligations ; elle en gémit , et voudrait que
M. Knightley , dont l'estime lui est précieuse , n'eût pas
été absent; il aurait pu juger combien elle avait fait d'efforts
pour réparer ses inconséquences.
Elle est donc satisfaite de sa conduite et croyait n'avoirplus
qu'à penser aux amours d'Henriette , lorsqu'elle
voit entrer M. Weston qui la supplie d'un air mystérieux
de se rendre près de sa femme a Runsdall. Elle le suit ,
vainement l'accable- elle de questions ; elle est certaine
qu'il a un secret , mais elle ne peut en obtenir la
moindre révélation. Arrivés à Runsdall , le premier soin
de M. Weston est de la laisser seule avec sa femme.
Celle-ci est abattue; sa figure décomposée montre qu'elle
éprouve un grand tourment d'esprit.
AOUT 1816. 115
Emma s'attend à quelqu'événement d'une grande importance.
Après plusieurs hésitations , Mme Weston lui
ditque Franck est venu; il est resté un
l'objet de cette visite inattendue était de révéler à
son père qu'il était depuis le mois d'octobre , c'est-àdire
, depuis plus de six mois marié...... à Jeanne
Fairfax.... Quoi ! .... Jeanne Fairfax ! grand Dieu !
Vous ne parlez pas sérieusement ? s'écrie Emma. Ce
cri n'était que celui de la surprise , et bientôt Mme Weston
est rassurée sur la crainte qu'elle éprouvait que son
élève n'eût conçu un attachement trop vifpour Franck ,
et les larmes aux yeux elle l'assure que rien ne peut lui
faire autant de bien que ce qu'elle venaitde lui entendre
dire. La conduite de Franck paraît cependant très-blamable
à Emma. Pourquoi , lorsqu'il était déjà engagé ,
lui faire la cour aussi publiquement? C'est ce qui a
amené cette crise de Box-Hill ; leur brouillerie venait
de la conduite peu mesurée qu'il a tenue. L'épithète est
douce. Emma s'appesantit sur les torts de Franck. Quoi !
laisser Jeanne devenir institutrice ! Mais comment м.
Churchill a-t-il pris ce mariage ? Mieux que l'on ne
pouvait s'y attendre ; il donne son consentement. Ce
dernier mot fâche Emma intérieurement : il l'eut donc
donnépourHenriette ! s'écrie-t-elle. Pauvre Henriette!
tevoilà encore dupe de mes combinaisons. Ici l'auteur
a eu tort de négliger de faire sentir toute la noblesse du
caractère de son héroïne , et nous ne l'imiterons pas.
Y a-t-il beaucoup de femmes , qui dans la position
d'Emma, s'occupent principalement de leurs fautes personnelles
, et non de celles que l'on a commises envers
elles . Il a voulu prémunir les jeunes personnes contre
cette manie de tout faire, de disposer de tout dans l'intérieur
de la société , et d'y être souveraines . Il a montré
que de bonnes intentions ne suffisaient pas ; que la maturité
de la réflexion , amenée par l'âge ou éclairée par
de sages conseils , était encore indispensable.
quart-d'heure MBREROY
Emma était alors , mais trop tard,persuadée qu'elle
aurait dû se servir de tous ses moyens pour empécher
Henriette de se livrer à un espoir chimérique; mais ,
ajoutait-elle , le sens commun et moi n'avons pas sou-
8
114.
MERCURE DE FRANCE .
vent habités ensemble . M. Weston , en quittant Emma ,
lui avait recommandé le secret ; il n'use pas pour luimême
de cette précaution si souvent employée , et presque
toujours inutile. Aussi bientôt Highbury en sait
autantqu'Emma elle-même; celle-ci voit paraître Henriette
qui accourt pour lui apprendre l'étrange nouvelle
qu'il a lui-même contée à cette jeune personne , et toujours
sous le secret. Quel est l'étonnement d'Emma en
n'apercevant aucun trouble,pas la moindre apparence
de chagrin dans son amie ? Auriez-vous jamais imaginé
, lui dit celle - ci , qu'il pút étre amoureux de
Fairfax , c'est cependant possible , car vous lisez dans
le coeur de tout le monde. Ce compliment ne paraît pas
très-bienplacé dans le moment , car Emma se disait
qu'elle ne conçoit rien à tout ce qu'elle entend. Il en résulteune
très-longue explication à laquelle je renvoie ,
etd'où il résulte que Knightley , et non pas Franck, est
le héros d'Henriette , que le grand service rendu par le
premier , et qu'elle trouve bien supérieur à celui d'avoir
étéprotégée contre les Bohémiens par Franck , c'est
qu'on l'eut fait danser ; ce trait est caractéristique. Nos
Françaises n'en doivent pas murmurer; la scène est en
Angleterre .
Nous ne suivrons pas Emma dans ses longues et douloureuses
réflexions. Le mariage d'Henriette avec Knightley
enlévera Donwell à Henri , son neveu. Il est bien
naturel qu'elle lui porte un vif intérêt. Oh ! si elle n'eut
jamais entrepris deformer Henriette.... N'avait-elle
pas fait l'énorme folie de s'opposer à son mariage
avec Martin.... et si la vanité avait remplacé l'humilité ,
c'était àelle seule qu'elle en était redevable. Ses réflexions
deviennent d'autant plus amères , que par cet événement
Emma connaît enfin la véritable situation de son coeur ;
elle croyait n'avoir que de l'estime , une très-grande
estime pour Knightley , hélas ! elle l'aime , lui seulavait..
pris soin de luiformer le coeur et l'esprit.
Nous ne voulons point ôter aux lecteurs la peine
d'aller chercher , dans l'ouvrage même , plusieurs situations
attachantes , et qui sont amenées naturellement par
la position d'Emma,de Fairfax , et même de Franck ;
AOUT 1816. 115
le forté-piano revient aussi en scène , et l'on découvre
l'auteur de son envoi. Je me refuse au plaisir de rapporter
la conversation de Knightley avec Emma lorsqu'il
revient de Londres , c'est un des meilleurs endroits
de l'ouvrage . Elle est toute entière résumée dans le passage
suivant : Il trouve Emma agitée , abattue ; Franck
est un monstre. Elle lui déclare qu'elle ne l'a jamais
aimé; Franck n'est pas si noir : Emma aime Knightley
, s'il eut alors songé à Franck , il l'eut sans doute
trouvé un assez brave garçon . Emma , toute entière à
son bonheur , ne se souvient plus que Donwell n'appartiendra
pas à son neveu Henri.
Si le coeur d'Emma n'est plus troublé , son esprit
éprouve encore de grandes agitations ; il faut guérirHenriette
de sa passion romanesque , et ce qui ne sera pas
moins difficile , obtenir le consentement de M. Woodhouse.
Bornons-nous à dire que Henriette , fille naturelle
d'un simple marchand , perd à la vérité toutes ses idées
de grandeur; mais à la place de ces illusions , elle recouvre
la paixdu coeur , et trouve un excellent mari dans
le fermier Martin. Quant à M. Woodhouse , qui est trèsopposé
en général au mariage , et sur-tout à celui de sa
fille , un accident assez léger , qui , dans son caractère
lui paraît plus redoutable que le mariage même , le
porte , non seulement à consentir à celui de sa fille , mais
même à le presser.
Dans la peinture comme dans les lettres il est plus
d'un genre , et lorsque l'on réussit dans celui auquel on
s'est livré , on a encore droit aux éloges. L'un n'achète
que des tableaux d'histoire , tandis que l'autre ne forme
sa galerie que de paysages . Il faut satisfaire tous les goûts .
L'auteur d'Emma a bien tracé ses caractères; ils ont
une vérité frappante. Il les a conservés dans toutes les
positions où il les place , et le dénouement , ainsi queje
l'ai dit en commençant , est naturel , parce qu'il n'aît du
caractère de M. Woodhouse. L'action marche avec lenteur
dans la première moitié de l'ouvrage ; elle a de la
rapidité dans la seconde , sans nuire aux développemens .
Les Anglais aiment ces longues conversations dans les
quelles une idée reparaît sous diverses formes. Les dis
8.
116 MERCURE DE FRANCE .
sertations sont de leur goût. Ils se plaisent à sonder tous
les replis du coeur humain; et il est naturel qu'un auteur
anglais ait cherché à plaire à ceux pour qui il écrivait.
Mais au moment où un traducteur s'empare d'un
ouvrage , et veut nous le rendre propre dans sa traduction
, il doit aussi chercher à plaire aux lecteurs français .
Nous désirons satisfaire promptement notre curiosité ;
elle est vive , elle est impatiente. Il faut donc savoir
élaguer avec goût ; nous ne supportons pas une pièce de
théâtre , même bien écrite , si l'action en est trop lente.
Le traducteur a réussi à donner quatre volumes ; avec
trois il eut fait un bon ouvrage si .... dois-je le dire , s'il
savait écrire en français. Il a gardé l'anonyme , et cela
me met à l'aise ; je serais assez enclin à penser que c'est
une jeune personne qui apprend l'anglais , et n'a point
encore fini son cours de grammaire française. Elle oublie
àtout moment la règle qui prescrit de mettre le second
verbe à l'imparfait du subjonctif, quand le premier est à
l'imparfait ou au plusque parfait de l'indicatif. Il était
possible que , rentrés chez eux , ils se rappelaient......
Voulez-vous des locutions incorrectes ? Nous n'aimons
pas d'étre tenues en suspens ; des mots employés dans
un sens que notre langue ne leur donne point : elle allait
dans peu étre heureuse . et dans l'affluence pour opulence.
-Ayant considéré l'éligibilité de la place ,
c'est-à-dire, la préférence qu'on doit lui donner ; eligibility
ofa place, signifie en anglaisfit to be chosen , place
propre à être choisie , et non pas comme le mot français
éligibilité, pour laquelle il faut être choisi. La propriété
des mots est une de ces mille choses qu'il est à peu près
indispensable de savoir quand on se mêle de traduire ,
et qu'on livre sa traduction au public. Voulez-vous de
l'élégant , du sonore ? Vous trouverez , se croire capable
de régler la destinée d'un chacun : il était plus
clair que le jour , que c'était de lui que je parlais . J'ai
si peu de confiance en moi , que j'espère que quand...
Les amateurs du néologisme pâliront de dépit pour n'avoir
pas trouvé que la vue et l'odorat étaient également
gratifiés : ilfaut pacifier un coeur , on peut magnifier
un défaut. En voilà assez et même trop pour donner une
AOUT 1816.
117
juste idée des talens de l'anonyme , et comme il n'y a
qu'une jeune pensionnaire que je puisse croire capable
d'écrire ainsi , je lui adresserai le vers suivant , parodié
du législateur du Parnasse :
Sachez plutôt broder si c'est votre talent.
DE VILLENEUVE.
M
LES TROIS AGES.
( II . et dernier Extrait. )
En se servant ainsi plusieurs fois des mêmes termes ,
il faut bien qu'il en fasse au moins une fois un heureux
usage. L'auteur , en parlant des débris du char d'Agénor,
appelle cela des écueils imprévus ; ce sont cependant les
seuls que l'on puisse prévoir en pareil cas, et lorsque tant
de chars s'élancent à la fois , il est très-probable qu'il y
en aura quelques-uns de brisés. Cette épithète est plus
justement placée dans le passage suivant; il s'agit de la
révolte des gladiateurs et de la guerre sociale , queM***
appelle la guerre servile pour faire rimer à Sicile.
Le secours de la nuit brise leur esclavage ;
Le jour les trouve armés et guide leur courage.
Les marteaux de Vulcain , la hache , les fléaux ,
Et le soc nourricier , et la tranchante faulx ,
Instrumens imprévus de guerre et d'épouvante ,
Sont tombés au hazard sous leur main menaçante.
Il est dommage seulement qu'instrumens imprévus
ne soientque la répétition anticipée de tombés au hasard
qu'on lit dans le vers suivant , et qui affaiblit l'hémistiche
précédent.
On trouvera aussi que le premier vers sent plus l'école
moderne que celle des Boileau et des Racine. A la
suite de ces vers on en trouve un qui offre une imitation
trop frappante d'un vers de Lebrun , devenu proverbe :
Le désespoir armé ne pardonne jamais.
118 MERCURE DE FRANCE.
Ce vers n'a coûté à M. *** que des frais de mémoire ,
et il lui a suffi de se rappeler , ce qui est assez facile à un
auteur , que
L'amour propre offensé ne pardonne jamais .
Mais ce qui mérite aussi de prendre placedans lamémoire
des amateurs de jolis vers , c'est le passage suivant.
Tous ceux qui ont eu le plaisir d'être couronnés
au collège , en reconnaîtront la vérité et lui devront
d'heureux souvenirs .
Les yeux sur son aïeul , l'ingénu Pisidore ,
Modeste dans la gloire , adolescent encore,
Impatient d'atteindre à des succès nouveaux ,
Sur les pas des guerriers marche à pas inégaux.
Et son front engagé dans sa large couronne ,
Brille comme une fleur que la feuille environne.
Ce tableau est plein de grâce , et je crois que c'est la
première fois que la poësie s'en est emparée. Il se reproduit
cependant chaque année sous nos yeux aux distributions
de prix. Que de choses non moins intéressantes
frappent aussi souvent nos regards ! nous les regardons
avec indifférence et nous attendons pour en sentir le
charme que le génie observateur les ramène sous nos
yeux et les entoure du prestige de son talent. Remarquons
aussi qu'un des plus jolis traits de ce passage est
encore une imitation.
Sur les pas des guerriers marche à pas inégaux ,
il rappelle le vers de Virgile :
Sequiturque patrem non passibus æquis.
C'est sans doute pour témoigner sa reconnaissance à
l'auteur de l'Eneide , qui lui a fourni ce trait , que l'auteurdes
TroisAges prétend que les ouvrages de ce poëte
ont rendu
Rome moins factieuse et son maître plusjuste.
。
Son génie a changé les moeurs de l'univers.
•
AOUT 1816.
119
Oui, c'est pour l'arracher aux discordes publiques
Que Virgile chantant ses nobles Géorgiques ,
D'un peuple furieux adoucit les peuchans.
Je crois que Voltaire appelle Virgile avec plus de vérité
le
Chantre flatteur du tyran des Romains.
L'auteur des Trois Ages cite dans ses notes , à l'appui
de son opinion , l'autorité de Justice , un des éditeurs
de Virgile. Tout le monde souscrira à tous les
éloges que l'on peut faire du génie de Virgile ; mais en
même-temps il est impossible de reconnaître dans les
hyperboles adulatrices dont Auguste est l'objet à chaque
page des Bucoliques , des Géorgiques et de l'Enéide ,
cette haîne du despotisme et cette horreur de la flatterie
que Justice et M. *** prêtent si libéralement à Virgile.
Alfiéri ne peut lui pardonner cette longue suite de louanges
qu'il prodigue àAuguste dans le 6º livre de l'Enéide,
tandis qu'il accorde à peine quelques vers insignifians
aux Scipion , aux Régulus , aux Fabricius , aux Fabius ,
sur lesquels il semble glisser avec la rapidité de l'insouciance.
Peu satisfait de cela , continue Alfieri , Virgile
>>> consacre dix - neuf de ses vers les plus beaux et les
> plus touchans à louer un certain Marcellus , neveu
>>d'Auguste , qui mourut très-jeune , et qui serait resté
>>enseveli dans l'oubli le plus profond sans la basse su-
» blimité de cette tirade , tandis qu'un simple hémistiche
lui suffit pour Caton , trois vers pour Junius
>> Brutus , et qu'il ne dit pas un seul mot de Marcus
>> Brutus. » Mais cequiporte la fureur d'Alfieri à son
comble , c'est de voir que Virgile ne parle de Cicéron
que pour donner la palme de l'éloquence aux orateurs
grecs, et l'arracher à l'illustre Romain. Il est à remarquer
que les premiers poètes italiens ont traité à cet
égard Virgile avec la dernière rigueur. On vient de voir
lecourroux un peu déclamateur d'Alfieri , voici maintenant
des vers où le chantre de Roland n'épargne pas le
chantre d'Enée :
Non fu si santo , ne benigno Augusto
Come la tuba di Virgilio suona ;
120 MERCURE DE FRANCE.-
L'avere avuto in poesia buon gusto
La proscrisione iniqua gli perdona
Nessun sapria se Neron fosse ingiusto
Ne sua fama saria men forse buona
( Avesse avuto e terra , e ciel nemici )
Segli scrittori sapea tenersi amici. ( Canto 35. )
On les a traduits ainsi :
Virgile pour Auguste , embouchant la trompette ,
En vain de ses vertus s'est rendu l'interprète ;
Lesdonsde l'empereur, sa libéralité ,
Firent du triumvir cacher la cruauté.
Malgré tant de forfaits , malgré tant de victimes ;
Non , jamais de Néron on n'eut connu les crimes ;
On l'eut divinisé , de ce nom abhorré,
On verrait le grand homme aujourd'hui décoré,
Si de lâches flatteurs soudoyant le génie ,
Il eut su racheter sa longue tyrannie.
Parmi les poëtes anglais , Hayley , dans son Essai sur la
poësie épique, a fait les mêmes reproches à Virgile.
Cettedigression m'a un peu éloigné de M. ***. Je reviens
à son ouvrage pour louer le choix de ses comparaisons;
ce sont les endroits les plus poëtiques de son
livre. Parmi les épisodes on distingue celui d'Androclès
et celui de Montgommeri. Le principal mérite de
M. *** est sans contredit la richesse des rimes; les Trois
Ages enfin sont une production un peu trop correcte , la
marche en est trop uniforme. Achaque chant les exemples
ou les épisodes , si l'on aime mieux , viennent après
les préceptes et les descriptions : tout cela est trop compassépour
un poëme. Il y a de beaux vers , de très-beaux
vers ; mais après avoir lu les Trois Ages , on se rappelle
involontairement que Voltaire , en disant que l'hexamètre
est fort beau,, lui donneencore une autre épithète.
Il vaudrait mieux , pour le succès des Trois Ages , qu'ils
eussent moins de beautés et un peu plus d'agrément :
nous finirons cet article par les vers qui terminent l'ouvrage.
L'auteur parle des devoirs d'un chevalier. Cette
1
AOUT 1816. 121
citation vaudra peut-être quelques auditeurs de plus à
latirade sur la chevalerie , que débite ce pauvre Charlemagne
, si tant est qu'il la débite encore.
Héritage immortel , doux et riche trésor ,
De généreux penchans , d'héroïques exemples ,
Protège nos cités , nos palaiset nos temples.
Veiller, dans le péril , sur les jours de son roi ,
Tout perdre , hors l'honneur ; ne point fausser sa foi ,
Tendre un bras secourable au faible qui l'implore,
Que ces hautes vertus nous signalent encore !
Que ce peuple , animé d'une ardente valeur ,
Dominant la fortune et fier dans le malheur,
Léger dans les plaisirs , mais fidelle à la gloire ,
Des leçons du passé conserve la mémoire :
Du génie et des arts étende les bienfaits ;
Eternise l'horreur qui s'attache aux forfaits ,
Et rappelle ces jours où la chevalerie
Ne séparaitjamais l'honneur et la patrie!
T.
wwwww
A M. LE RÉDACTEUR ,
Sur la deuxième édition de l'Art d'obtenir des places .
Monsieur ,
L'un de vos plus anciens abonnés du département de
la Corrèze , qui depuis l'âge de raison , n'a jamais
manqué de lire votre estimable journal , de deviner les
mots des énigmes ,des charades et logogriphes insérés
au commencement de chaque numéro (ce qui lui a procuré
l'avantage d'être surnommé l'OEdipe de Brivesla-
Gaillarde, son lieu natal ) , vous prie de vouloir bien
accueillir la plainteencalomnie et en plagiat qu'il porte
contre l'auteur du livre intitulé : L'Art d'obtenir les
places , ou Conseils aux solliciteurs ; ouvrage dédié
122 MERCURE DE FRANCE.
aux solliciteurs , et dont la seconde édition ,que je reçois
l'instant , ne fait que d'être mise au jour. Non content
d'avoir donné connaissance de tous les moyens admirables
dont j'ai fait un emploi si fréquent , d'avoir profité
de mes découvertes, des finesses et subtilités qu'il
m'a fallu mettre en usage , il m'a pris pour son original ,
et a dévoilé plusieurs de mes aventuresquej'avais le plus
d'intérêt à cacher.
Nous recevons tous en naissant un penchant plus ou
moins irrésistible vers tel ou tel talent ; si le docteur
Gall eut tâté mes protubérances , il eut reconnu sur-lechampquej'avais
celle de la sollicitation . Dès ma plus
tendre enfance je n'ai cessé de demander; placé dans
un collége , j'étais chargé d'obtenir la grâcede ceux de
mes camarades qui ne savaient pas leurs leçons , ou qui
n'avaient pas fait leurs devoirs. Ma mère crut remarquer
en moi quelque chose de surnaturel qui lui faisait
présumer que je ne pouvais exercer mes talens dans la
province , etqu'une brillante fortune m'attendait à Paris .
Je partis riche d'espérance , léger d'argent , et bientôt
voyant le fond de ma bourse , je songeai à me rendre
utile à tous les braves gens qui auraient besoin de mon
secourset qui voudraient m'employer ..
Imaginez-vous ,M. le rédacteur , que , pendant quinze
ans , j'ai sollicité pour des individus des départemens ,
et lorsquej'ai reconnu l'avantage de ma méthode , j'ai
fini par solliciter pour moi. J'étais sûr de réussir et plein
deconfiancedans mes démarches ; carje pouvais assurer
d'avance que la demande qui m'était faite serait accordée;
je vous avouerai même que j'ai été cent fois
tenté de prendre un brevet d'invention pour l'infaillibilité
de mes vues. Non , jamais lorsque M. Willaume
faisait fureur par sa Matrimoniomanie , cet homme
célèbre n'est parvenu à la hauteur de mes heureux résultats.
Mais la science , le talent , la réputation , ne
m'ont point énorgueillis , et malgré des succès , sans
cesse croissans , j'ai toujours travaillé au plus juste prix ,
sans avoir égard au renchérissement extraordinaire des
grâces de toute espèce.
Pourtransmettre mes talens , j'ai fait l'éducation d'un
AOUT 1816. 123
neveu , natif de Figeac; je m'en chargeai avec d'autant
plusde plaisir, que j'avais révé sa gloire , que cetenfant
possédait nombre de bonnes qualités , particulièrement
une élasticité de caractère difficile à rencontrer , pour
ne pas dire à nulle autre pareille. Pour mieux développer
les espérances qu'il faisait concevoir , pour qu'il
apprit à réduire à leur juste valeur les discours entortillés
d'un grand personnage , pour mieux savoir péser
pelangage mielleux , vulgairement appelé eau bénite de
cour , je l'avais initié à la connaissance des énigmes ,
charades et logogryphes ; non seulement il les devinait
facilement , mais il en composait aussi qui ne laissaient
pas de lui faire une jolie réputation dans le département.
Trouvant en lui ce que je désirais rencontrer dans mon
successeur , je l'initiai au grand art de la sollicitation ,
et bientôt le petit fit des progrès inconcevables . Saluant
toutes les personnes de marque ou celles des gens du
peuple qquuipouvaient lui être de quelque utilité ,peu lui
importait que sur quarante ou cinquante coups de chapeau
il ne lui en fut pas rendu le quart. Pour le rendre
imperméable à la pluie , il ne survenait pas une ondée
voire même un orage , que je ne le menasse promener tête
nue; qu'il me soit permis de vous dire qu'au risque de
l'exposer à gagner une pleurésie ou une fluxion de poitrine
, il en étaitde même lorsque le soleil dardait avec
le plus de force. Pendant l'hiver je le conduisais dans
les cafés et à la Redoute , puis je le faisais sortir , après
avoir été fortement échauffé par la danse , afin qu'il fût
capable de passer subitement et alternativement du froid
le plus vif à la plus extrême chaleur.
,
Mon neveu , assez joli garçon ( il me ressemble , mais
il ne sera jamais aussi bien que moi ) , a le nez de la
longueur requise pour ne pouvoir être atteint d'une porte
fermée brusquement. L'auteur , toujours mauvais plaisant
, prétend que mon nez dépassait trois pouces , et que
j'étais devenu camard à lasuite d'un accident pareil..
Cet audacieux devait au moins s'assurer de la vérité des
faits, et puisqu'il a négligé une partie aussi essentielle ,
je vais prendre cette peine. Vous saurez donc , M. le
rédacteur , que je fus chargé de solliciter une place dans
124 MERCURE DE FRANCE.
les droits réunis , pour un personnage qui m'avait offert
une bonne récompense; ayant obtenu ma demande , je
remerciai humblement M. le directeur , et lui fis une
profonde salutation. Je me relevais , lorsque la porte ,
poussée fortement par un courant d'air , se ferma brusquement
, et me débarrassa d'un bon pouce de nez. A la
vérité il était un peu trop volumineux pour un solliciteur ,
mais grâce à cet accident , je n'en possède plus que dixhuit
lignes de longueur , et vous voyez , Monsieur ,
comme justement on écrit l'histoire.
Lorsque je fis partir mon neveu pour la capitale , je
lui avais monté une garde- robe pareille à celle indiquée
dans l'ouvrage ; mais le petit auteur s'est étrangement
trompé en exigeant qu'un solliciteur soit pourvu de six
paires de bas de soie noire. S'il eût eu de l'économie et
qu'il eut pratiqué les instructions qu'il a publiées , il
aurait jugé que trois paires de bas étaient tout ce qu'il
fallait et qu'elles devaient suffire .
Mon cher neveu commençait à bien faire son chemin
etje n'en étais pas surpris , il était mon élève ; je l'avais
d'abord pourvu des quatre ouvrages indiqués par mon
plagiaire , et j'avais ensuite joint, comme supplément
indispensable , 1º le Dictionnaire des rues de Paris ,
pour servir d'explication au plan de la capitale ; 2° le
Pétitionnaire royal , qui contient des renseignemens
ntiles ; 3º le Secrétaire royal, livre qui peut fournir à
lui seul un plus grand nombre de traits d'érudition que
le Nobiliaire universel ; 4º et enfin l'Art de diner en
ville , ouvrage de la plus grande importance , qui ne
peut être trop lu ni trop médité.
Hector de Roustignac avait reçu du ciel le don inappréciable
d'une jambe sèche et d'un coude-pied trèshaut;
aidé de mes préceptes j'en avais fait le plus intrépide
marcheur du département de la Corrèze. Et puisque
mes instructions , mes notes , mes remarques ,mes observations
, mes expériences ,viennent d'être communiquées
au public par la voie de l'impression , que d'après mon
travail chacun peut solliciter , que tous mes tours d'adresse
, més ruses , sont maintenant à la portée du premier
venu, j'écris àmon neveu de revenir près de moi ,
1
AOUT 1816. 125
persuadé qu'à la suite de dix à douze leçons je puis
l'envoyer à Londres , où je compte bien que non seulement
il égalera , il effacera , mais encore qu'il surpassera
les plus renommés marcheurs de toute la Grande-Bretagne.
Dieux ! est-il possible d'être malheureux à ce point ,
et de perdre en un jour le fruit de tant de travaux et de
tant de veilles. Que de dépenses inutiles ? J'avais donné
à ce neveu chéri d'abord un maître de danse , afin qu'il
se présentât avec grâce , puis un maître de musique. Ce
dernier lui enseignaitll'art de prendre le tonplus bas avec
ungrand seigneur , de se mettre à l'unisson avec ses semblables
, et de tenir le haut ton avec les inférieurs , ou du
moins avec ces gens dont on ne peutjamais avoir besoin .
Hector n'avait point cette vertu moutonnière de certains
solliciteurs ; il savait passer devant une sentinelle sans
que ces mots : On n'entre pas , prononcés d'une voix de
basse-taille , lui en eussent imposé. Mon neveu était
connu à la sous-préfecture de notre endroit ; s'étant
présenté trop souvent chez le sous-préfet , cecherHector ,
qui déjà préludait les premiers essais de sa gloire ,
était consigné au suisse et au factionnaire. Eh bien , il
passait sans être aperçu ni de l'un ni de l'autre , et se
trouvait toujours à l'audience ou dans les bureaux. Je
vous laisse à penser , M. le rédacteur , si mon neveu ,
laissant àdessein son chapeau dans le café voisin , n'eut
pas connu lemoyen employé à Paris , d'entrer dans une
administration la tête découverte , la main remplie de
papiers qu'on porte négligemment, et s'il eut manqué
de dire aux deux cerbères : Je suis de la maison ; il est
de fait que par cette réponse brève et concise , le solliciteur
intelligent échappera au suisse, et franchira la sentinelle
.
J'avais également fait entrer dans mon travail des
remarques sur ces maudits suisses , sur les garçons de
bureaux , et à l'égard de ces derniers , mon neveu non
seulementleur parlait avec amitié , leur prenait la main ,
mais il les invitait encore à se raffraîchir chez le marchand
de vin; il offrait à dîner à l'huissier qui pouvait
lui être favorable , nedédaignait jamais le modeste em
126 MERCURE DE FRANCE .
ployé, lui présentait même la prise de tabac , quoiqu'il
n'enprit point. Il connaissait les chefs , les sous-chefs ,
ainsi que les chefs de division ; il faisait une étude particulière
de leurs relations , de leurs moeurs , de leurs
usages , de leur caractère et de leur intérieur; il savait
les flatter en leur parlantde ce qui pourrait les intéresser.
Mon neveu complimentait celui-ci sur la beauté de ses
diamans , sur les vertus de Mme sa femme , félicitait
l'autre sur son goût éclairé pour les beaux- arts , trouvait
un nouveau Catulle , un rival de Parny dans un mauvais
rimeur , ou un nouvel Horace dans un chansonnier;
enfin il appelait Roscius un déclamateur emphatique et
ridicule.
Mon plagiaire a beaucoup trop étranglé le chapitre sur
le ministre , dont au surplus , il définit assez bien le
caractère . Les remarques sur le laissez-passer, sur les
vices ordinaires des pétitions , sont de la plus grande
justesse; aussi m'appartiennent-elles en entier. J'ai cent
fois éprouvé les vicissitudes décrites par mon copiste , et
ce n'est qu'après des essais multiples , des expériences
sans nombre , qu'il m'a été possible de pouvoir juger
sainement d'une affaire , et des résultats qu'elle pouvait
produire.
Le chapitre intitulé patience est trop écourté , parce
que le solliciteur doit toujours en être pourvu d'une forte
dose; celui desfemmes n'est pas assez mordant. Combien
de fois une jolie solliciteuse ne m'a-t-elle pas fait passer
des heures entières dans l'antichambre d'un homme en
place , et remettre au lendemain la grâce que j'étais certain
de pouvoir obtenir la veille. Mais je combats l'opinion
de l'auteur , qui veut absolument qu'un solliciteur
soit marié ; il doit savoir qu'il se trouve une foule de
jeunes et très-jolies femmes , lesquelles moyennant une
rétribution convenue , se chargent d'aller assiéger les
bureaux; elles finiss toujours par remporter la victoire
par leur opiniâtreté, ou par leur acharnement à suivre
une affaire. Vous savez , M. le rédacteur , comme partout
, et particulièrement à Paris , une jolie femme jouit
dudroit de retomber impunément dans les redites , de
tourmenter sans indiscrétion , de harceler sans importu-
1
AOUT 1816.
127
nité ; alors l'impatience fait obtenir ce que la gravité
bureaucratique aurait long-temps fait attendre.
Le chapitre du Café est traité de main de maître ;
on s'aperçoit que l'auteur est là sur son terrain. Il faut
qu'il ait beaucoup fréquenté les limonadiers des administrations
pour parler aussi pertinemment. Je ne serais
point étonné si j'apprenais qu'il eût été ou qu'il fût à la
tête d'un établissement de ce genre; car je le rrééppèètte,
c'est très-bien , mais parfaitement bien , et en vérité moi
qui m'en pique je n'eusse pas fait mieux. Les changemens
de visage n'ont pas aussi souvent lieu que mon
plagiaire voudrait bien le faire entendre. Un employé
connaissant bien sa partie devient extrêmement difficile
à remplacer. Lui seul porte dans sa mémoire le détail
de cent cartons; il est le registre vivant de son administration
; il connaît tous les détails , tous les arrêtés ,
les ordonnances , ce qui est permis , ce qui ne l'est pas ,
etc. , etc. Qu'un commis soit changé , passe ; mais toute
une division , c'est trop fort. Pourquoi jeter de l'inquiétude
parmi les pauvres solliciteurs ? Leur sort n'est-il
pas assez malheureux , sans chercher à répandre des
craintes sur la réussite de leurs démarches , et empoisonner
par là l'espoir dont ils se sont bercés ?
Quant à l'agilité et à l'audace , qualités essentielles
du solliciteur , je me flatte d'en avoir la dose suffisante
pour nemanquer aucune affaire , et mon neveu , éclairé
par mes conseils , me fait trop honneur pour queje vous,
prive du plaisir d'entendre unde ces traits rares fait pour
illustrer àjamais celui qui a eu le courage de l'exécuter.
Je me sers du texte de mon plagiaire , attendu qu'il a
fidellement rapporté la chose , et que malgré mon ressentiment
, le désir de me venger , je n'en rendrai pas
moins justice à ses saillies vives et piquantes , à sa manière
de narrer. Je pourrais également louer la finesse
de son tact et son discernement. Ce garçon fera surement
son chemin , et je n'en serai point étonné, parce
que j'ai remarqué dans ses accès de verve et de gaieté
que je l'avais considérablement inspiré. D'après la modestie
de mon aveu , Monsieur le rédacteur , vous ne
128 MERCURE DE FRANCE .
serez point surpris du succès pyramidal que vient d'obtenir
ce petit ouvrage..
L'auteur n'ayant point fait connaître le nom du personnage
désigné sous la lettre M.... , je suis flatté d'apprendre
à vos lecteurs ainsi qu'à la postérité que ce personnage
estmon neveu , Hector de Roustignac. Ce qui
vous paraîtra plus admirable , c'est que dans le trait
suivant ce charmant Hector ne remplissait que le rôle
de solliciteur.
« M.... (món neveu ) sollicitait une place d'auditeur
àune époque où le nombre de ces apprentifs fonctionnaires
était encore limité. M.... , très-protégé d'ailleurs ,
mettait tout son espoir dans une heureuse mortalité.
Aussi était-il au courant de toutes les maladies , à l'affût
de tous les décès. Ils étaient rares dans un corps entièrement
composé de magistrats imberbes. Cependant il
arrive ce moment si désiré ; un auditeur vient de mourir
dans le cours de ses brillantes destinées . Notre solliciteur
l'apprend chez un grand auquel il faisait sa cour , mais
il ne l'apprend pas seul; il se trouve là comme pour le
désoler ,unautre candidat qui aspire au même honneur.
Ce dernier a sur lui l'avantage d'avoir à ses ordres un
bon cabriolet : mon neveu est venu dans un mauvais
fiacre. Comment faire pour gagner de vitesse ? C'est une
place qu'il faut attraper à la course. Notrehomme prend
vivement son parti; il observe du coin de l'oeil les mouvemens
de son adversaire; sort du salon en mêmetemps
que lui , descend les degrés sur ses talons , et
tandis que cet heureux compétiteur s'élance dans sa
voiture , mon neveu monte derrière d'un pied leste et
assuré. Noble exemple d'humilité ! Un jeune homme
d'une haute espérance , en habit à la française et l'épée
au côté , derrière un cabriolet , s'élevant au-dessus des
préjugés du vulgaire et des chimères de l'orgueil ! Quelle
leçon pour les ambitieux ! Nos deux rivaux arrivent enfin
: ils sont chez le ministre ; mais tandis que l'un se
dégage avecpeine de l'étroite voiture où il est renfermé ,
l'autre est déjà introduit auprès de son excellence. Il fait
connaître l'objet qui l'amene. Le ministre qui a vingt
fois promis , ne peut plus se dédire et engage sa parole.
AOUT 1816 .
129
Mon cher élève est au comble de ses voeux ; il se retire ,
rencontre son ex-concurrent qui montait l'escalier; il
lui fait part de son bonheur et le félicite malignement
sur la vitesse de son cheval .>>>
Ce trait d'agilité est charmant. Lorsque je l'appris ,
j'eusse voulu embrasser cet Hector qui avait si
fité de mes leçons et l'étouffer de caresses. Je lui écrivis
bienpropour
le féliciter de ce qu'il se montrait digne de parcourir
la carrière où il s'était élancé; j'étais fier d'avoir
dirigé ses premiers pas ; mais en lui accordant le juste
tribut d'éloges que son adresse paraissait devoir mériter ,
je lui donnais de nouvelles instructions. Je l'invitais à
continuer de marcher sur mes traces , à former son audace
sur la mienne , à se composer une figure toujours
riante , lors même que le personnage auquel il s'adresserait
le brusquerait ,lui fermerait la porte au nez , le recevrait
encore plus mal. J'ai appris à mes dépens que
les mauvais traitemens reçus avec grâce et résignation ,
jettent beaucoup d'intérêt sur une affaire. Je lui citai
à cet égard la conduite tenue dans une circonstance difficile
par un de mes amis , auquel j'avais fait obtenir
une sous-préfecture , et comment il avait réussi , grâces
aux conseils salutaires que je lui avais donnés. Je dois
également avouer que cet ami suivit mes instructions
de point en point.
la
« Il y a quelques années , M. *** apprend , dans
sous-préfecture où il était confiné , qu'une préfecture
est vacante. Il prend la poste , arrive à Paris , et
se rend directement chez le souverain , qui le reçoit fort
mal. Il s'excuse comme il peut et se retire avec un air
contrit, qu'il a soin de laisser sur le seuil de l'antichambre.
En entrant dans cette pièce il se rengorge ,
promène sur tous ceux qui l'observent des regards satisfaits.
Chacun de se lever, de le féliciter tout haut et
d'envier tout bas son bonheur. Il ne perd point de
temps ; il s'arrache aux complimens affectueux de tous
ces courtisans sincères , et se rend chez le ministre. Il
est introduit.<<<Le prince , dit-il à son excellence , vient
» de me témoigner qu'il était satisfait de mes services ;
> il m'en donne une récompense bien flatteuse : il me
1
9
150 MERCURE DE FRANCE .
«
> nomme à la préfecture vacante , et m'envoie auprès
de vous réclamer mes pouvoirs. » Le ministre reste
quelques minutes silencieux ; mais le ton ferme et assuré
de son interlocuteur , ne lui permettant pas de suspecter
l'exactitude de ce récit , il remet au lendemain le hardi
solliciteur, qui le soir même était bien et dûment préfet .>>>
Voilà ce qui s'appelle parfaitement se conduire. L'audacedu
solliciteur consiste à braver les efforts , à mépriser
les injures , àmentir à propos , à se montrer toujours
triomphant , à l'instant même d'une défaite. Je
n'avais jamais un visage plus rayonnant qu'au moment
oùje maudissais mon étoile, etjamais mon pas n'étaitplus
assuré que lorsque j'avais fait une fausse démarche. Je
portais par-tout cet entêtement de bonheur , cette rage
de satisfaction ; je faisais éclater ces deux vertus chez
les grands , les ministres , chez mes protecteurs , chez
mes concurrens ; aussi j'ai presque toujours atteint le
but , ce qui devait être , parce que la modestie a toujours
étémon apanage. Retiré dans ma ville natale , je
jouissais en silence du bonheur des heureux que j'avais
faits et que je ferais encore. Un neveu,mon unique espérance
, le soutien de ma gloire , me faisait espérer que
le grand art de solliciter ne s'éteindrait jamais dans la
famille des Roustignac. Toujours disposé à rendre service
, je formais des voeux pour en rendre de nouveaux
à la race future. A l'aide de mes notes , et particulièrement
de mon expérience , je préparais une instruction
qui eut évité bien des peines aux pauvres diables obligés
d'aller assiéger les bureaux. J'achevais ce travail ,
dont j'avais extrait les passages les plus saillans , lorsqu'un
de ces écrivains de la capitale toujours prêts à
s'emparer des propriétés des provinciaux , et sans doute
poussé par quelque mauvais génie , s'avise de publier
presque toutes mes découvertes , et prétend se moquer
de moi. La distance des lieux me contraint bien malgré
moi à ne pas tirer vengeance d'un pareil larcin ; j'avais
envie de lui faire un bel et bon procès ; mais , après
tout , j'ai réfléchi qu'il valait beaucoup mieux faire connaître
son procédé par la voie de votre journal , afin que
lepublic sache à quoi s'en tenir sur son compte. Il a vraiment
de l'esprit , cet auteur , et je regrette qu'il ne soit
AOUT 1816. 131
pas nédans nos cantons; ce qui me le persuade c'est
l'article qui termine son ouvrage : sa briéveté m'engage
à le transcrire ; il est intitulé : Des Gascons . « Ces Messieurs
, dit-il , soutiendront qu'il n'y a rien de neuf dans
cet ouvrage. » Eh bien! moi qui ne suis pas Gascon je
suis de cet avis , puisque le premier j'ai fait toutes les
observations qui sont contenues dans la brochure dont
il est question. Mais patience , je vais faire passer cette
note à tous mes amis et anciens collègues qui résident
dans les départemens environnant le mien , et il verra ....
Recevez , M. le rédacteur , etc.
BENAZET DE ROUSTIGNAC .
www
BEAUX - ARTS.
ÉCOLE ESPAGNOLE.
MORALES ( LOUIS DE) surnommé el Divino ( 1).
Morales naquit à Badajos au commencement du
seizième siècle , vers 150g. Il paraît qu'il apprit les élémens
, soit à Valladolid , soit à Tolède , où il y avait à
cette époque de grands professeurs ; mais ce ne pût être
(ainsi que le dit Palomino) sous Pierre de Campana,
puisque cet illustre maître ne parut en Espagne que vers
1548, et que l'on trouve des tableaux de mérite signés
Morales , 1546.
Il commença dans Valladolid , ainsi qu'on le peut
conjecturer par des figures jusques à mi-corps pour des
oratoires , tels que la cathédrale de Séville en possède un.
Il fut quelque temps à Tolède , et revint ensuite en Etramadure.
(1) Morales fut ainsi surnommé, soit parce qu'il ne peignit que
des objets sacrés , soit pour le mérite de son pinceau; mais cet épithète
arbitraire que chacun des deux motifs peut justifier convient
àbeaucoup de peintres espagnols.
,
9
132 MERCURE DE FRANCE .
1
Philippe II , par anticipation , voulait qu'on préparat
les ornemens destinés au temple et au monastère qu'il
faisait construire à l'Escurial ; Morales qu'il connaissait
depuis long- temps fut invité à se rendre près de S. M. ,
qui désirait le charger de la composition de quelques
tableaux . L'artiste qui aimait la représentation , et qui ,
dans ses talens , trouvait les moyens de la soutenir , se
présente à la cour avec un faste extraordinaire. On empoisonne
, auprès du souverain , ce goût de Morales pour
la dépense ; à l'instant on lui fait compter ses frais de
route présumés , et en même-temps il reçoit l'ordre de
retourner dans sa patrie. C'est alors cependant qu'il fit
son superbe tableau de la Voie de Douleurs , que Philippe
II fit mettre chez les Hiéronimites de Madrid .
De retour à Badajos , avec un profond ressentiment ,
Morales vit la fortune l'abandonner ; il finit par avoir
si peu d'occupations , qu'il tomba dans la misère la plus
absolue, Sa vue s'affaiblit , et de plus il perdit la fermeté
, si nécessaire au genre de peindre qu'il avait adopté.
C'est en cet état que , passant par Badajos l'an 1581 ,
Philippe II , à son retour de Portugal dont il venait de
prendre possession , le vit et lui dit : Tu es bien vieux ,
Morales ; oui , sire , et très- pauvre. A cette réponse S.M.
lui signa une pension de 300 ducats qu'il toucha pendant
cinq ans , car il mourut à Badajos en 1586.
Le mérite de ce professeur , dont on peut voir un des
tableaux les plus capitaux dans la riche collection de
M. le baron de Masias , consiste dans l'exactitude du
plus austère dessin , dans la connaissance profonde des
nuds , la dégradation des teintes , et dans l'art sur-tout
de peindre les passions de l'ame. Il apportait une prolixité
rare dans les barbes et les cheveux , qui à la loupe ,
sont d'un détail surprenant , et de loin n'en sont pas
moinsd'un effet admirable.
Les ouvrages de cet artiste célèbre sont justement
considérés , et l'on doit espérer qu'une fois l'école espagnole
mise au rang qu'elle doit tenir à tous égards , les
grands hommes qui la composent verront leurs productions
sortir de l'état d'abnégation dans lequel elles restent
en France , en Flandres , en Italie .
AOUT 1816. 135
Morales , que l'on doit à juste titre surnommer le
Bellin espagnol , et qui sans doute a plus d'énergie que
lepeintre vénitien , mettait à ses travaux un temps infini .
Cependant malgré cette lenteur apparente , il n'en a pas
moins laisse des tableaux dans toutes les églises de
Tolède , de Madrid , de Séville , de Valladolid , d'Avila
, de Burgos , de Miraflores , de Grenade , de la
Higuera de Fregenal , d'Arroyo del Puerco , de la Puebla
de la Calzada , d'Alcantara , de Badajos , dansplusieurs
chartreuses , au palais du Pardo , et chez beaucoup d'amateurs
.
Rarement il a peint des épisodes compliqués , si ce
n'est la Voiede Douleurs dontj'ai parlé, et letableau que
l'on a vu quelque temps au musée ; il se bornait à des
sujets simples tels que des Christ , des Vierges de Douleurs
, etc. , toujours sur bois , jamais sur toile .
Peu de peintres ont été plus copiés , plus imités que
Morales. Il est nombre d'amateurs irréfléchis qui dès le
moment qu'ils voient des Ecce homo bien obtus , des
Mères de Douleurs bien décharnées , donnent ces misérables
productions au divino Morales , qui est le peintre
du sentiment , de l'expression et du fini le plus parfait.
Notre artiste eut un fils et plusieurs élèves , qui cherchant
à l'imiter n'ont jamais fait que les carricatures
horribles dont je viens de parler.
F. Q.
wwwwwwwwwwww
Suite du Dictionnaire raisonné des Etiquettes , etc.
Par Madame la comtesse de Genlis .
APPARTEMENT ( grand. ) On appelait ainsi , avant la
révolution , une assemblée solennelle et générale de toute
la famille royale , des princes du sang et de toute la cour ,
à l'occasion d'un événement mémorable , comme par
exemple d'un traité de paix , ou de la naissance ou du
mariage d'un prince de la famille royale. Cette cérémonie
se réduisait à faire sa cour au roi , établi à une
table de jeudans un immense salon ou dans une galerie .
134 MERCURE DE FRANCE .
Toutes les personnes présentées y étaient admises ; on
jouait , et les femmes qui ne jouaient pas faisaient leur
cour , assises sur des plians. Dans ces occasions , ainsi
qu'habituellement au jeu du roi et de la reine , toutes
les femmes présentées , qu'elles eussent ou non les honneurs
du Louvre , étaient assises , même sans être à la
grande table du jeu , ou aux petites tables de jeu particulier
des princesses .
Depuis la révolution , quelques journalistes paraissent
croire qu'il est plus noble et plus respectueux de mettre
toujours au pluriel l'appartement du souverain et des
princes. Ainsi , ils disent que le roi sort de ses appartemens
, qu'il rentre dans ses appartemens , ce qui ne
s'est jamais dit avant la révolution , parce qu'alors on
parlait bien. Le plus grand monarque de l'Univers n'occupera
jamais qu'un seul palais dans une de ses villes ,
et dans l'un de ses palais il ne loge que dans l'appartemet
qu'il s'est réservé. Le mot appartement signifie
l'assemblage de plusieurs pièces réunies pour former un
seul logement; on a quelquefois la magnificence d'en
avoir deux , l'un d'hiver, l'autre d'été , mais on n'en
occupe qu'un à la fois . Ainsi , dire que le roi rentre dans
ses appartemens , c'est à peu près comme si l'on disait
qu'il rentre dans ses palais pour aller se reposer dans
ses chambres à coucher. L'intention de ces manières de
parler pourrait être fort respectueuse , mais les phrases
n'en seraient pas moins ridícules , et celle que nous critiquons
est tout aussi étrange.
ARCHITECTURE. Depuis le grand siècle , celui de
Louis-le-Grand , l'architecture s'est soutenue avec honneur
en France , mais avant la révolution , car les arts
ont été plus florissans sous nos rois que sous le gouvernement
révolutionnaire. A Paris , l'église de Sainte-
Geneviève , les écoles de chirurgie , le palais Bourbon ,
la construction de la halle , et dans les provinces plusieurs
salles de spectacles , sur-tout celle de Bordeaux ,
par feu M. Louis , sont de fort beaux monumens ( 1 ) . On
(1) Les escaliers sans soutien , d'une légèreté si hardie , sont une
invention de ce temps , ainsi que les fenêtres sur les cheminées.
ه گ ن
AOUT 1816. 135
n'apas fait depuisla révolution un monument que l'on
puisse citer.
Il semble que l'architecture n'étant point un art d'imitation
, doive nécessairement finir parrépéter ses combinaisons
et n'en plus trouver de nouvelles. Les formes
des temples etdes palais paraissent être épuisées ; cet art
pourrait encore offrir des décorations et des idées neuveś
dans la construction des tombeaux , des fontaines , et
des bains publics.
ART DRAMATIQUE . Vingt-sept années se sont écoulées
depuis la révolution , et en cherchant seulement dans
ce même nombre d'années avant la révolution , on
trouvera la tragédie de Tancrède , celle d'Iphigénie en
Tauride ,deGuymondde Latouche; Zelmire etBayard,
de Dubelloy; Warvick , de M. de Laharpe ; Guillaume-
Tell , de Lemière , etc. Les bonnes comédies furent plus
rares , mais a-t-on fait depuis la révolution une pièce
plus morale , mieux conduite et plus intéressante que
l'Ecole des Pères , de M. Péeyre ? Un drame plus national
et plus agréable que la Partie de Chasse de
Henri IV ? Une pièce satyrique , plus plaisante que le
Barbier de Séville ? Une comédie plus spirituelle et plus
brillante que l'Optimiste ? On ne peut se dissimuler que
l'artdramatique est étrangement déchu depuis vingt-sept
ans , il est facile d'en trouver les raisons .
D'abord , pendant les cinq ou six premières années
de la révolution , on voulait de la férocité dans les tragédies
, c'était ce qu'on appelait alors de la grandeur et
de l'énergie : ensuite beaucoup d'auteurs s'appliquèrent
à trouver des allusions flatteuses , des rapprochemens
flatteurs , par conséquent il fallait éviter avee soin tout
ce qui pouvait au contraire donner lieu à des applications
fâcheuses , soit dans le choix des sujets , soit dans
les caractères et ilé développement des sentimens , et
malgré toutes ces précautions, des censeurs impitoyables
signalaient leur zèle en mutilant , sous des prétextes
toujours puériles et souvent risibles , ces pauvres tragédies
composées avec tant de prudence. Les vils esclaves
qui écrivaient sous le règne du tyran Louis XIV ,
n'eurent aucune de ces entraves; Corneilleet Racine
1
136 MERCURE DE FRANCE .
1
,
écrivirent d'inspiration tout à leur aise. Enfin quelques
auteurs ont uniquement travaillé pour un seul acteur ,
et en faisant des tragédies , n'ont songé qu'à un rôle
toujours du même genre. Ce n'est pas ainsi que l'on fait
de bonnes pièces . Cependant on pourrait citer de ces
derniers temps , trois tragédies qui annoncent beaucoup
de talent.
Quant aux comédies , on a trop agi dans ce siècle
pour avoir pu observer; on a mal peint parce qu'on a
mal vu. Et d'ailleurs , les usages , les manières , le ton ,
variant et changeant sans cesse avec les divers gouvernemens
, les tableaux ont été trop fugitifs pour qu'il ait
été possible d'en saisir fidellement les traits. On peut
bien, par une esquisse rapide et légère , fixer l'image
d'une ombre ; mais l'ombre elle-même , dépourvue de
couleur , vaut-elle la peine qu'un grand maître emploie
son talent à en perpétuer le souvenir ?
Pour former des ridicules généraux et des moeurs , il
faut de longues habitudes; nous n'en avons plus , nous
sommes à la fois usés , tout neufs , indécis , irrésolus ,
sur le ton , les manières , les formes que nous devons
adopter ; il y a dans la société une telle bigarrure , qu'il
est impossible d'y saisir un seul trait caractéristique.
Les bons peintres de moeurs peuvent bien faire quelques
petits portraits isolés , mais pour tracer ces tableaux
frappans de ressemblance que chacun reconnaît , parce
que tout le monde en rencontre les originaux , il faut
attendre. Ainsi le temps seul pourra nous rendre la
bonne comédie. ( Voyez déclamation théâtrale. )
On a inventé dans ces derniers temps un genre de
pièce très-nuisible à l'art dramatique en général , c'est
ce qu'on appelle les pièces de circonstance ; c'est-à-dire ,
des pièces jouées d'abord à la cour , ensuite à Paris , et
qui expriment l'amour pour le souverain, ou qui célèbrent
d'heureux événemens publics. Ces pièces , qui
n'offrent ni intrigues , ni caractères , ne peuvent rester
au théâtre , ainsi que l'annonce leur titre , et elles sont
un très-mauvais emploi du temps et des veilles des auteurs
dramatiques. Il vaudrait beaucoup mieux , dans
ces occasions , faire comme autrefois de véritables pièces
AOUT 1816 . 137
précédées de petits prologues d'une ou deux scènes. Aux
fêtes de la cour de Louis-le-Grand , on vit successivement
les premières représentations des pièces de Racine ,
de Molière et des opéra de Quinault. De tels ouvrages
honoreraient beaucoup plus des fêtes royales que ne peuvent
le faire les pièces de circonstances les plus flatteuses
. L'usage des prologues a été suivi sous les deux
derniers règnes; cependant un auteur qui a saisi ou créé
tous les genres de flatterie ainsi que tous ceux de la
satire , M. de Voltaire , qui a tant calomnié les rois ,
inventa les pièces de circonstances. Il fit pour louer
Louis XV un drame intitulé Trajan ( flatterie qui depuis
n'a été que renouvelée). L'ouvrage ne valait rien ,
et le roi lui-même le jugea ainsi. Après la représentation
, M. de Voltaire entr'ouvrit la loge où était le roi ,
et s'adressant à M. le maréchal de Richelieu , lui dit de
manière à être entendu du roi : Trajan est-il content ?
le roi choqué de cette liberté , terrassa l'auteur par un
regard sévère. M. de Voltaire déconcerté, se hata de
s'éloigner. (1 ) Cet essai ne mit pas en vogue les pièces
de circonstances , qui n'ont été à la mode que depuis la
révolution. Enfin une chose également nuisible à la littérature
, au bon goût et aux moeurs , c'est la grande
quantité de spectacles. Voy. Mélodrame. Avant la révolution
nous n'avions que la Comédie Française , l'Opéra,
la Comédie Italienne , les Bouffons ,et c'était assez .
Voy. Spectacles .
LETTRE
DE L'AVOCAT POURETCONTRE .
De l'esprit tous les jours : tel est l'engagement que les
journaux prennent avec le public. Heureusement cette
promesse n'est que comminatoire , et beaucoup de vos
(1) Cette anecdote est rapporté dans le Cours de littérature de
M.de Laharpe , Laharpe,qui
qui n'est pas suspect de malveillance lorsqu'il parle
de M. de Voltaire .
138 MERCURE DE FRANCE.
confrères , Monsieur , se dispensent de la tenir. Cela
n'empèche pas le coche de partir; vide ou plein il arrive
àsa destination , et dans ce service l'exactitude n'est pas
une petite qualité. Pour moi à qui l'on ne demande
qu'un talent hebdomadaire , je suis coupable d'être en
défaut; j'ai peur que cela ne m'arrive souvent. Cinq ou
six pages d'esprit (et de quel esprit !) tous les huitjours ,
ne sont pourtant pas une redevance bien onéreuse. Si je
n'avais que cette obligation , il me suffirait d'écouter
et de transcrire ce quej'entends autour de moi; je vis
dans une société tellement savante , que je n'aurais aucun
frais d'imagination à faire; le précieux talent du
sténographe Breton me tiendrait lieu de tout ; mais occupé
de travaux différens , j'apporte dans le monde une
distraction qui m'a causé plus d'un préjudice. Les uns
me disent insolent , fier , sans usage;les autres stupide ,
froid , capricieux , exclusif. Tandis que l'oeil fixé sur un
tableau que je ne vois pas , la bouche béante devant une
personne quejen'entends guère , ou les mains étendues
vers unnuage que je ne songe point à saisir , je cherche
une idée qui vous sera agréable, un hémistiche qui fera
rire le parterre , ou enfin une locution administrative
quemonchef ne corrigera pas , je m'expose à la censure
des oisifs . Sans que j'y prenne garde le conciliabule de
ces messieurs s'assemble , les apparences seules sont admises
, on me juge sans me connaître , et voilà une réputation.
Je n'aurai pas aujourd'hui le moyen de produire en
ma défense une lettre écrite avec esprit. Depuis ma dernière
, les théâtres ont beaucoup travaillé ; toutes les
affiches sont couvertes de titres nouveaux annonçantdes
pièces un peu anciennes , et je ne puis employer laplace
que vous m'accordez qu'à un coup-d'oeil rapide de toutes
ces choses. J'y passe donc sans divertir à autre acte .
M. Eric-Bernard est toujours la dernière nouveauté
de la Comédie Française : il continue ses débuts avec
succès. Le rôle d'Orosmane lui a fait honneur. On ne
sait encore s'il sera admis à l'essai. Son prédécesseur ,
M. David , a obtenu cet avantage : c'est d'un bon augure.
On parle du début d'une très-belle femme dans un
AOUT 1816. 139
emploi secondaire , et de la rentrée de Perlet ; ce sont
deux bonnes nouvelles : une jolie personne et un bon
comédien ne sont déplacés nulle part. Pendant que les
échos de la Loire-Inférieure retentissent des applaudissemens
donnés à Mile Mars , la Comédie fait ici force
de voile pour conserver l'équilibre au bâtiment que
Talma a bien radoubé. Je vous ai promis des vers de
Charlemagne. Patientez , avant peu ma dette sera acquittée.
C'est avec raison que vous tenez à enrichir votre
journal de quelques bonnes citations ; il survit à tant
d'ouvrages qu'il est utile d'en conserver les meilleurs
fragmens. Mais aujourd'hui vous le voyez , Monsieur ,
je cours à ma première halte , vous serez satisfait .
Nathalie ou la Famille russe s'acclimate dans la rue
de Richelieu. Les longueurs et les mauvaises expressions
ont disparu : l'intérêt est demeuré. Le musicien a fait
des sacrifices , et tout annonce que le public saura gré
aux auteurs des efforts qu'ils ont faits pour lui plaire.
Un grand proscrit , Voldik , ministre et général russe ,
est victime de l'ambition de Varemzor , son gendre , qui
l'a fait exiler et jouit de ses dépouilles. La comtesse de
Varemzor a quitté son époux pour suivre son père ; son
fils Alexis l'accompagne ,et tous trois vivent près d'Irkoust
en Sibérie. Le débordement d'une rivière menace
l'habitation d'un exilé que personne ne connaît encore.
Alexis vole à son secours pendant qu'un nouveau gouverneur
fait son entrée dans le pays. Ce dernier a été le
précepteur de Voldik. Tandis qu'on le fête on annonce
le naufrage d'Alexis. Désespoir de Nathalie qui s'embarque
, et fin du premier acte. Au second , un orage ,
une reconnaissance entre l'héroïne et le farouche exilé ,
qui est son époux lui-même , et départ de la famille pour
aller fléchir Voldik , dont le gouverneur a apporté la
grâce. Le troisième acte se passe en explications dont le
résultat est que Nathalie , qui veut rester en Sibérie avec
son époux comme elle y est restée avec son père , partage
la joie générale en apprenant que la czarine permet
au gouverneur d'abréger l'exil de Varemzor . On
donne une grande fête après laquelle on part vraisemblablement.
140 MERCURE DE FRANCE.
Vous voyez , Monsieur , que ce poëme offrait un heureux
cadre à la musique. La situation des personnages
prêtait à l'expression de mille sentimens divers ; la
pompe du spectacle s'y trouvait même liée sans efforts .
Pourquoi donc , avec tout cela , n'a-t-on pas fait un
ouvrage meilleur ? Je ne sais ; mais le talent n'a pas toujours
manqué aux deux auteurs , ils en ont donné de
fréquentes preuves dans cet opéra. Le dialogue est souvent
naturel , et la musique savante : la romance d'Alexis
et le grand air de Voldik attestent un mérite des
plus distingués; et il y a lieu de penser que lorsque
M. Reicha aura travaillé d'avantage pour notre théâtre ,
il se placera parmi les compositeurs dont l'école française
s'honore. Quant à l'auteur des paroles , sa réputation est
faite; et je regrette qu'il ne se soit pas nommé,j'aurais
du plaisir à rappeler son titre à la bienveillance du public.
à
Soumis à l'ordre des dates , je dois vous parler , Monsieur
, de la Fin du Monde de l'Odéon , avant les deux
Philibert. Il y a pourtant entre ces deux ouvrages une
différence égale à celle que l'on pourrait remarquer
entre Tartuffe et Jocrisse Grand- Père. C'est donc
quelque chose que d'arriver le premier !
Un charlatan fait croire deux imbécilles qu'au
moyen d'une liqueur et de quelques pillules , il les préservera
de la mort générale; et quand ces deux niais se
rencontrent , après un orage qu'ils regardent comme la
funeste catastrophe , ils se querellent pour le partage du
globe. Le mariage de leurs enfans met fin à leur discussion
comme aux effets de leur_crédulité .
Que vous dirai-je de cette parade , sinon que ses auteurs
ontde l'esprit , et que s'ils ne prennent une prompte
revanche , je dirai tout haut ce que je pense de l'erreur
qu'ils viennent de commettre ?
Picardest usé , disaient les ennemis de cet ingénieux
écrivain , quelques-uns de ses amis le répétaient. Personnene
le croyait ; mais il est sidouxde punir un homme
de sa supériorité ! Les devoirs d'une place qui se compose
de mille soins pénibles , des chagrins domestiques, quelques
débats d'intérêts privés , et le choix d'un sujet qui
AOUT 1816. 141
<
demande une entière liberté d'esprit, ont empêchéM. de
Boulainville de venir à bien. L'intention est bonne ; le
point du départ bien choisi; le ridicule vrai , et la morale
utile; mais l'exécution n'a pas répondu à tout cela.
La Double réputation est un ouvrage à revoir , et non
àrefaire , comme bien des gens l'ont prétendu . En attendant
, les deux Philibert viennent de donner un démenti
aux mal-intentionnés. Et comme si l'auteur eût
voulu se jouer de leurs prétendues craintes , il a justement
choisi un sujet simple , commun , et qui serait usé
dans les mains d'un autre; par là il a montré que la
fraîcheur de son imagination nous permet encore d'espérer
une foule de bons ouvrages , et que son génie ,
fécond en ressources , ne se rebutera d'aucun obstacle.
Mais j'ai tant de choses àvous dire des autres théâtres ,
que je me bornerai aujourd'hui à l'analyse des deux
Philibert , pour revenir plus tard sur cette pièce.
L'ainé de ces deux frères n'est point un Caton, mais
c'est un jeune homme rangé, intéressant , aimable.
L'autre , un mauvais sujet , dans la plus douce acсер-
tion du terme ; joueur , libertin , gourmand , sans gêne ,
sans aucun sentiment des convenances , et dont l'éducation
est à peu près nulle. Le premier est employé au ministère
des affaires étrangères ; l'autre ne fait rien. La
parité de noms a souvent produit entr'eux des quiproquo
plus ou moins plaisans ; mais la suite de celui-ci
paraîtdevoir tirer plus à conséquence. Philibert , le sage ,
a vu dans une promenade la fille d'un notaire retiré au
boulevart des Invalides ; il s'attache à ses pas , et enfin
loue un petit appartement vis -à-vis de sa maison. Il est
inutile d'ajouter que la jeune personne l'a remarqué
aussi , et qu'elle en est éprise. Un maître de musique
nommé Clairville , ami de Philibert , se charge de négocier
ce mariage ; en effet , il intéresse tellement la
famille Duparc au sort de son protégé, qu'on envoie à
ce dernier une invitation à dîner à la maison de campagne
pour laquelle on part. Le billet , attendu par l'amoureux
que Clairville a prévenu , tombe dans les mains
du mauvais sujet , qui accepte sans façon une place dans
le cabriolet d'un cousin destiné à la demoiselle ; ils ar
142 MERCURE DE FRANCE.
rivent à la campagne. Là , Philibert jeune se fait connaître
par tant d'indiscrétions , d'inconvenances , qu'on
est forcé de lui faire sentir toute la gêne qu'il cause. Il
cède gaîment à cette invitation , un peu différente de la
première; il quitte la maison , et le voilà déjàdans un
café voisin , jouant au billard , buvant de la liqueur et
faisant tapage. Lassé d'attendre , son frère s'est adressé
au portier de M. Duparc , qui lui a vaguement enseigné
lamaison de campagne de son maître; il n'en a pas
moins pris le chemin , et il arrive avec son valet , devant
unegrille , qu'à son nomun domestique refuse d'ouvrir.
Pendant qu'il cherche la cause de cet accueil , Philibert
cadet paraît au balcon du café. Ils se retrouvent , s'expliquent
, et bientôt le père , mieux informé par le fou
lui-même , consent à donner à Philibert l'homme de
mérite , sa fille qu'il refusait à Philibert le mauvais sujet.
Le succès complet de cette pièce justifie l'étendue que
j'ai donnée à mon analyse. Je crois n'avoir rien oublié
de ce qui peut en transmettre le souvenir ; et je termine
aujourd'hui par vous apprendre , avec une vive satisfaction
, que M. Picard , nommé au bruit des applaudissemens
unanimes , a été demandé à grands cris. Il s'est
dérobé au voeu du public empressé de le voir ; deux raisons
s'opposaient principalement à ce qu'il le satisfit ;
mais le plaisir ôte la mémoire.
Vous savez , Monsieur , ce que je pense de Feydeau.
Je ne vous le répéterai pas aujourd'hui . Ce théâtre s'est
si bien arrangé qu'il est indépendant de ses succès et
de ses chûtes ; les premiers ne l'enrichissent pas ; et les
autres ne lui font plus de tort. S'il était dans la prospérité
, l'Opéra-Comique joué il y a quelques jours sous
le nom du Maître et le Valet, lui ferait du bien ; mais
je crois ce théâtre atteint de la maladie dont il mourra.
Deux mots vous donneront une idée de cette pièce.
Maurice , intendant des biens de M. de Florville , est
sur le point d'épouser Laurette qui ne l'aime pas , parce
qu'il est vieux , et qu'un valet-de-chambre de Paris l'a
touchée. Les préparatifs du mariage se font avec pompe ,
-lorsque le maître du château arrive. Son valet , Jasmin ,
AOUT 1816 .
1
143
lui conseille de s'amuser à séduire la future de son intendant
, que ce pauvre garçon reconnaît bientôt pour l'objet
de ses amours parisiennes . C'est Jasmin lui-même que
Florville charge de ses intérêts auprès de la petite ; et
vousjugez bien , Monsieur , que les efforts du valet tendent
à réparer les effets de son mauvais conseil , en éloignant
sa maîtresse de son maître. Il y parvient. Assaut
de malices; Florville succombe , et consent à donner en
dot une somme destinée à l'enlèvement de la demoiselle.
Le poëme de cette pièce vit de réminiscences. Beaumarchais
pourrait réclamer sa part dans la contexture
de quelques scènes; mais il ne revendiquerait pas les
détails , l'esprit du dialogue et la marche totale de l'ouvrage
, qui est sage et froid , raisonnable et languissant.
La musique vaut mieux ; ony reconnaît la touche d'un
maître habile dont les paroles ont dû souvent paralyser
les inspirations. Le final du second acte , un air chanté
par Huet et deux ou trois autres morceaux d'une facture
agréable et savante ont fait deviner le nom de M. Kreutzer,
proclamé au milieu des marques d'une vraie satisfaction
. Son collègue a joui du même honneur ; mais la
différence du succès était sensible. M. Justin est ce coupable.
Forcé de remettre à l'ordinaire prochain le détail des
autres nouveautés , je vous en donnerai pourtant le détail
numérique. Au Vaudeville , Tivoli qui commence
bien ; aux Variétés , la Fin du Monde , remarquable par
un esprit de localité ; Samson , à la Porte Saint-Martin :
beau décor , exécution agréable ; à l'Ambigu-Comique ,
le Vieil Oncle , tableau dignedd''uunplusgrand cadre; et
enfin le Soldat d'Henri IV à la Gaité . Les auteurs sont
MM . Maréchalle et Gombaut. Le talent de faire des
pièces comme celle-ci est leur moindre mérite : le premier
est restaurateur , et l'autre marchand de toiles.
Je suis , etc.
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens. A
144 MERCURE DE FRANCE.
www
ANNONCES .
Histoire de France pendant les guerres de religion ;
par Charles Lacretelle , membre de l'institut et professeur
d'histoire à l'académie de Paris . Quatrième et dernier
volume , in-8° de 470 pages , bien imprimé en
caractère cicéro neuf, sur papier carré fin. Prix : 6 fr. ,
et 7 fr. 50 cent. franc de port par la poste. L'ouvrage
complet en quatre volumes 24 fr.. et 31 fr . franc de
port par la poste. Les mêmes , papier vélin , 48 fr . , et
54fr. franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais-
Royal , galerie de bois , nº 245 .
La Roulette , ou Histoire d'un Joueur ; 6ª édition
revue et augmentée d'un Songe trouvé dans les papiers
d'un joueur , ornée d'un tableau gravé. Chez Rapet ,
rue Saint-André-des-Arts , nº 41. Prix : 1 fr. 50 cent.
La Fin du monde et le Jugement dernier , poëme ,
par M. Lablée. Chez Dentu , libraire , Palais -Royal .
Ode dithyrambique sur le mariage de Mg. le duc de
Berri avec la princesse Caroline des Deux-Siciles . Chez
Cl. Fr. Laurens jeune , libraire , rue du Bouloi ,n4,
au premier .
L'Art de soigner les pieds , et le danger de se confier
à des pédicures qui ne connaissent point les nerfs ni
les muscles ; celui de se servir du rasoir et de la pointe
des ciseaux . Nouvelle édition revue , corrigée et augmentée
par l'auteur. Prix : 50 cent. et 75 c. par la poste.
Chez l'auteur , rue de la Bibliothèque , nº 23 , où l'on
trouve la Pommade pour la destruction des cors , 5 fr .;
l'Eau divine pour fortifier les muscles et les nerfs dans la
marche , 5 fr .
Nota . L'abondance des matières nous a forcé de remettre
au numéro prochain le tableau de l'intérieur et
de l'extérieur .
DUBRAY , IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
N.° 5.
****** ***
MERCURE
DE FRANCE.
ww
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année.-On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance, et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très- lisible. - Les lettres , livres , gravures , etc.,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
POESIE .
ODE
SUR LA CONJURATION DE 1812 ,
www.
Qui a concouru pour le prix des Jeux Floraux ( 1 ) ;
Par M. L. CHARLES .
Non ille ......
Pro patria timidus perire..
De ses vastes pensers l'homme se glorifie ;
Dans ses propres conseils son coeur qui se confie ,
Croitque tout ici bas marche par ses desseins.
Mais du sort des mortels Dieu seul conduit les rênes ,
Et ses mains souveraines
Sans nous du haut des cieux gouvernent nos destins.
(1)C'est ainsi que l'académie prononce pour la pièce qui obtient l'accessit. On
eroit l'auteur pseudonyme.
TOME 68 . 10
7
146 MERCURE DE FRANCE .
Dans un ordre éternel , fruit de sa providence ,
Des choses et des temps le cours réglé s'avance
Saus que nos vains efforts puissent le corriger ;
Et des événemens le torrent invincible ,
Dans sa marche inflexible ,
Entraîne l'orgueilleux qui croit le diriger.
Voyez-vous s'élever ce fils de la fortune ?
De son obscurité fuyant l'ombre importune ,
Il séduit l'univers trompé par ses exploits ,
Sur le front d'un soldat entasse les couronnes ,
Etjusque sur leurs trônes
D'un seul de ses regards intimide les Rois,
Quel bras terrassera ce mortel téméraire ?
Monarques , liguez - vous des deux bouts de la terre ;
C'est à vous d'abaisser son insolent orgueil :
Accourez. Mais en vain votre union l'assiège ,
Le ciel qui le protège ,
Plus loin de ses grandeurs a préparé l'écueil.
Tel le cèdre au milieu des forêts qu'il domine ,
Pousse jusqu'aux enfers sa profonde racine ,
Tandis que de sa tête il va toucher les cieux .
Mille vents conjurés en vain lui font la guerre;
C'est d'un coup de tonnerre
Que doit être brisé son front audacieux.
Dieudes rois , ton bras seul a pu sauver le monde ;
Ta puissance immortelle en prodiges féconde ,
De ce coup éclatant mérite tout l'honneur.
Oui , toi seul es l'auteur de notre délivrance ;
Toi seul rends à la France
Ses lois, sa liberté , ses rois et son bonheur.
Eh! qu'était-il besoin que l'Europe en furie ,
Desbords duTanaïs aux champs de l'Ibérie ,
Contreunseul homme armât cent peuples conjurés ?
1
1
AOUT 1816. 147
S'il eût dû succomber sous des forces humaines,
De ses honteuses chaînes ,
Français, des Français seuls nous auraient délivrés.
O champs de la Russie ! plaines désastreuses
Où cent mille héros , victimes malheureuses ,
Qu'à l'envi moissonnaient la faim et les hivers ,
Accusantde leur chef l'homicide imprudence,
Erraient sans espérance ,
Et vainqueurs fugitiſs mouraient dans les déserts!
Tandis qu'un furieux expiant ses ravages ,
Couvrait de nos débris vos régions sauvages ,
La vengeance en secret s'armait pour le punir.
Et du trône où s'assit la fortune insolente ,
La ruine éclatante ,
Allait au fond du nord jusqu'à lui retentir.
Hélas ! nous n'avions pas expié tous nos crimes :
Tombez , nobles vengeurs ; tombez , mortels sublimes.
Sous les murs de Leipsick nous sommes attendus .
Mais sans briser le joug de la France asservie ,
Si vous perdez la vie ,
Vos trépas généreux ne seront point perdus.
Sous le fer des tyrans quand la vertu succombe ,
Son sang ne périt point consumé par la tombe ,
Il n'est point en fumée exhalé dans les airs ;
L'Eternel le reçoit dans l'urne de vengeance ,
Préparant en silence
Lecoup qui doit l'absoudre aux yeux de l'univers.
1
Nos maux ont à la fin lassé sa patience.
Dans les rois de la terre il a mis sa puissance ,
Et soudain leur vainqueur est tombé devant eux.
Etdès long-temps bannis de nos tristes rivages ,
Après vingt ans d'orages ,
Les lis ont refleuri dans leur empire heureux.
10.
148 MERCURE DE FRANCE.
En goûtant la douceur de notre destinée ,
Français , oublirions -nous la troupe infortunée
Qui mourut pour hater ce bienheureux moment ?
Aucun hommage encor n'a consolé leurs mânes ;
Et dans des lieux profanes
Leurs os abandonnés gissent sans monument.
Vivans , s'ils n'ont pu voir la fin de nos misères ,
Qe du moins le retour de nos destins prospères
A leurs restes éteints se fasse , hélas ! sentir.
Eh ! quel mortel impie échappé du naufrage ,
Sans tombeau sur la plage
Laisse les malheureux que l'onde a vu périr ?
L'avenir dirait done : pour venger leur patrie ,
Des Français d'un tyran bravèrent la furie ;
Le trépas fut le prix d'un dévouement si beau.
Où sont les monumens de ces nobles victimes?
Leurs ombres magnanimes
Méritaient des autels et n'ont pas un tombeau.
Non , nous ne voulons pas qu'une telle souillure
Aille flétrir nos noms dans la race future.
Vous serez honorés , manes de nos vengeurs !
Sous un marbre commun vos dépouilles sacrées ,
Ajamais révérées ,
Iront de siècle en siècle attester nos douleurs.
Etsi...... mais loin de nous ces présages funestes.
Si jamais de ses feux ressuscitant les restes
La Discorde attaquait et le trône et les lois ,
Armés pour foudroyer ses lignes criminelles ,
De vos cendres fidelles ,
Nos neveux apprendraient à mourir pour leurs rois.
Ainsi vous recevrez nos éternels hommages ;
Ainsi vos noms chéris vivront dans tous les âges,
Despleurs de la patrie à jamais honorés.
AOUT 1816. 149
Trop heureux qui n'a point d'autres pleurs à répandre ,
Ni de douleur plus tendre
Aporter sur la tombe où vous reposerez !
O triste et cher objet de deuil et de tendresse !
Infortuné BOUTREUX ! tes vertus , ta jeunesse
De tes assassins même ont ému la pitié......
Mais je dois consacrer d'autres chants à ta gloire.
Au temple de mémoire ,
Puissé- je unir nos noms unis par l'amitié !
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
LE JUGEMENT DERNIER.
Ode.
Dieu se lève entouré des vents et de la foudre;
La trompette résonne , et l'univers en poudre
S'écroule et disparaît dans l'abîme confus .
Tout est détruit : le temps , l'espace , la matière ,
La vie et la lumière ,
La mort même n'est plus.
Mais l'homme existe encor. Dans cette horreur profonde,
Il se présente seul , dernier débris du monde ;
Sous ses pas chancelans la terre même a fui.
Et ce roi détrôné de tout ce qui respire
Cherche en vain son empire
Emporté loin de lui.
Pécheur , dès ce moment ton supplice commence.
Où se cacher , où fuir l'implacable vengeance
Dujuge méconnu dont l'aspect les confond ?
Contre Ini du néant ils implorent l'asile......
Désespoir inutile !
L'enfer seul leur répond.
Dieu parle , et dans ce gouffre avide, insatiable ,
De ses saintes fureurs ministre impitoyable ,
150 MERCURE DE FRANCE.
:
L'ange exterminateur les presse et les unit.
Ils tombent poursuivis de flammes invisibles,
Et des traits invincibles
Du Dieu qui les punit.
Les saints en ont frémi. Témoins de leur supplice,
Ils ont peur que ce Dieu qu'irrite sa justice,
Ne les condamne eux-mêmes à ce dernier moment ;
Et voyant la colère en ses regards empreinte ,
Attendent avec crainte
Le fatal jugement.
Mais le Seigneur s'appaise et sa voix les rassure.
Venez , dit-il , ô vous dont l'ame ferme et pure
Me servit sans partage et n'aima que ma loi!
Venez connaître enfin mes clartés adorables
Et ces biens ineffables
Dont la source est en moi.
Venez aussi , pécheurs dont les fautes passées
Se cachent à mes yeux , par vos pleurs effacées.
Des crimes expiés Dieu ne se souvient plus :
Ma justice punit, mais ma bonté pardonne.
Recevez la couronne
Promise à mes élus.
Alors les cieux onverts d'allégresse frémissent ;
Des séraphins en choeur les harpes retentissent ;
An céleste concert les saints viennent s'unir.
L'Eternel sur eux tous répand sa gloire immense ,
Et leur bonheur commence
Pour jamais ne finir.
DE CAZENOVE .
LA CONTRITION DU DÉLATEUR.
Un dénonciateur, à son heure dernière ,
Sentant tout le néant des choses d'ici bas ,
AOUT 1816. 151
Tristement confessait son cas ,
Requérant l'absolvo pour gagner la frontière
Du pays où tout va , mais dont on ne vient pas.
Sale était le bissac , et père Nicolas
Pour approprier la matière
N'était pas sans quelqu'embarras .
Vous avez , dites- vous , par noire jalousie
Et par cupidité dénoncé le prochain ?
Cet acte , frère , est très -vilain ,
Et même il sent l'apostasie ;
D'ailleur par votre esprit malin
Vous déconsidérez le célèbre Cazin
De notre bon comté de Brie ,
Dont Boileau méchamment discrédita le vin.
Si de ce gros péché voulez avoir remise ,
Il faut du fond du coeur réparer la sottise.
Père , reprit le vieux pécheur ,
Il est bien vrai , je fus fourbe et menteur ,
Au docteur Tamponneau j'ai fait donner la chasse;
Tel affront il ne méritait;
Il est docte et loyal , il n'a jamais mal fait :
Bonne tête est sus sa tignasse.
Mais pour tout avouer mon bien plus grand regret
Est de n'avoir pas eu sa place.
ÉNIGME .
Dans une prison claire , et cependant fort noire ,
On me poursuit , me frappe , et moi dans ce tourment
Je vais , je viens , je tourne , ou roule incessamment.
Sans pitié pourra -t-on écouter mon histoire ?
Je fus dès en naissant un magasin de coups ..
On dit que j'en vaux mieux : c'est une triste gloire;
Car le temps que je vis mon sort n'est pas plus doux.
Qui mieux sait me frapper prétend s'en faire accroire.
Et pour ces traitemens je n'ai point de courroux.
152 MERCURE DE FRANCE.
wwwwwwwwwwwwwwwww
LOGOGRIPHE .
En transposant mes onze pieds ,
Mon nom , lecteur , aux yeux expose
De maintes fau ses déités
L'histoire et la métamorphose.
On voit d'abord cet agent souverain
Qui sut Ivrer au dieu de Ganimède
La belle dont naquit, malgré la tour d'airain ,
Le sauveur d'Andromède .
La déesse de l'équité ;
Celui d'où vint le nom de l'antique cité
Dont l'amour d'un berger a causé la ruine ;
Le crime qui livra la chaste Proserpine ;
Cet époux sans égal
Qui fut chercher sa femme
Au manoir infernal ;
La belle qu'une soeur , par un commerce infâme ,
Voulut livrer au messager du ciel ;
Une parque , un prince cruel
Dont l'aïeul , au sein des eaux même,
Est en proie à sa soif extrême ;
Le mont où succomba le dieu des grands travaux;
Une amante du dieu des eaux ;
Celui , qui non moins changeant qu'elle,
Du même dieu conduisait les troupeaux ,
Et savait prendre une forme nouvelle ;
Une muse , un funeste fruit
Dont la vue éclatante
Sut brouiller tout l'Olympe et fixer Atalante.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'Enigme est Paris Celui du Logogriphe est Cor, où
N'on trouve Or , Roc. Le mot de la Charade est Mercure
AOUT 1816. 153
EBEN - HAÇAN ,
Histoire imitée de l'oriental.
PRÉFACE .
Je liai connaissance avec un persan : nous nous étions
entendus sans parler la même langue; bientôt il m'instruisit
dans la sienne ; il me prêta les livres de sa nation ,
je les dévorai , car les préceptes de la plus sévère morale
ysont revêtus d'images riantes et faciles; je résolusmême
de les traduire , me berçant déjà de l'espoir de briller .
Tandis que je me livrais tout entier à ces livres , que je
m'y pénétrais des devoirs de l'homme , et que je méditais
d'en instruire les autres , j'oubliai mon ami.
« Lecteur , que les ornemens et les fleurs de celui-ci
> ne vous fassent donc pas oublier dans l'auteur votre
>> conseiller et votre ami. »
EBEN - HAÇAN.
Kuften megher nesim saba ez tchemen resid : ja
karvan misk zeraï Koten resid.
Ce livre est le zéphire qui apporte les parfums de la
prairie qu'il a traversée ; c'est la caravane qui arrive
chargée du musc du Koten .
CHAPITRE PREMIER.
L'ADOLESCENCE .
Haçan vit fleurir son adolescence dans les riantes
campagnes que borde le Tanaïs , vers les confins de la
Georgie. Il vivait , avec son père Samboul , du produit
d'un troupeau dont ils étaient eux-mêmes les pâtres.
Dans les belles solitudes qu'ils habitaient , on respire
154 V
MERCURE DE FRANCE.
avec les suaves odeurs que répandent mille fleurs aromatiques
, une continuelle félicité. Les parfums (1) ont
tantd'influence dans ces délicieuses contrées , qe mêlés
sans cesse avec l'air , ils donnent au sang plus riche une
exquise finesse , et portent dans le cerveau des images
vives et gracieuses. C'est au milieu de ces fleurs et de
ces fruits voluptueux que la beauté a pris naissance , et
le divin Mohammed, pour la plus grande gloire de sa
religion , a voulu que les femmesy fussent les plus belles
de tout l'Orient .
Haçan avait été élevé dans la loi du prophète , pour
laquelle son père avait une grande vénération. Leur
jardin leur servait de mosquée , car il est dit dans le
Koran : J'aime la prière dans les jardins et dans les
prairies.
Le jeune georgien avait perfectionné ses grâces et sa
beauténaturelle par les exercices du corps , la musique
et la poësie. Il imitait sur un luth, que le vieux Samboul
avait rapporté de ses voyages , les concerts des
chantres des bois , qui avaient été ses seuls maîtres dans
cet art. Plusieurs fois il avait vu le faon trompé , venir
sans le voir , se désaltérer à la fontaine auprès delaquelle
il touchait son mélodieux instrument. Souvent il pleurait
dans des vers plaintifs , la belle Nourennhi , sa mère ,
qu'il avait perdue dès son aurore , comme la fleur non
encore éclose voit cueillir la tige dont elle sort. Il avait
construit un léger esquif sur lequel il visitait les îles
dont est semé le Tanais, ou traversait son large lit pour
aller faire des excursions sur l'autre rive. Quelquefois ,
armé d'un arc , il atteignait dans leur vol les oiseaux les
plus rapides ; ou , plus prompt que la flèche , il poursuivait
à la course la gazelle capricieuse. Ainsi la musique
et la poësie adoucissaient ce que ces moeurs avaient
de trop rude , et cette vie active corrigeait à son tour la
mollesse de ces arts .
Haçan croyait à la destinée , non pas à la manière des
(1 ) Les parfums sont tels en Orient , que Mohammed disait souvent
que Dieu avait créé deux choses pour le bonheur des hommes :
lesfemmes et les parfums.(Abulfeda,portrait de Moham.)
مل
AOUT 1816. 155
Orientaux , qui , par paresse d'ame , aiment mieux admettre
que les événemens sont irrévocablement arrêtés
d'avance pourse laisser conduire à leur cours , et n'avoir
pas la peine d'agir ; mais il y croyait parce qu'il avait
eu des pressentimens , et que sansla destinée il ne saurait
y avoir de pressentiment (1 ). Car tout ce qui arrive
étant fixé d'avance par un enchaînement invariable , les
causes qui se disposent à amener les événemens ainsi
préétablis , peuvent agir déjà sur nous et par de secrètes
influences nous en donner un avertissement certain avant
qu'ils soient arrivés . Mais si cet ordre de causes et d'effets
était rompu, si la sagesse invisible n'eut rien prévu
ni marqué sur la table de lumière , tout serait lejouet
d'un hasard aveugle , et nul pressentiment ne nous instruiraitdes
choses dont l'arrivée serait elle-même incertaine.
Cependant , depuis quelque temps , son luth soupirait
des chants langoureux; sa main parcourait plus souvent
le mode uzzal (2) ; il ne lisait plus sans émotion ces vers
du poëte Saadi ;
« Une belle femme qui brille d'une pudeur virginale
» est un astre dont nul n'évite les charmantes influences ;
>>Sa blancheur paraît surpasser celle des lis , son sou-
>> rire est plus délicieux qu'un jardin de roses ;
Si tu savais comme elle a des paroles magiques qui
> endorment les plus vives douleurs ! >>>
Parcourait-il cet endroit du Koran où il est écrit :
« Sous des ombrages toujours verts on voit de jeunes
» vierges errer , vêtues de blanc , au bord des fleuves ,
▸ et quelquefois comme des perles éclatantes parer les
▸ ondes de leurs beaux corps (3) » .
(1) Mohammed en eut un si fort, d'un malheur qui devait lui
arriver , que ses cheveux blanchirent d'avance. L'histoire parle de
ces pressentimens. Les Romains remercièrent les dieux d'une victoire
, trois jours avant d'en recevoir la nouvelle. Le pape Pie V
tressaillit , et annonça le succès de la bataille de Lépante avant qu'elle
fut terminée.
(2) Mode pour le tendre .
(3) Sous des ombrages , etc.; c'est ce paradis. Il est surnommé
156 MERCURE DE FRANCE .
Alors un rouge vif colorait son visage , quoiqu'un
sujet si saint n'ait pas été fait pour jeter le trouble dans
les sens de la jeunesse.
Un jour son père le fit venir et lui donnant une bourse
de sequins assez lourde , lui dit : Mon fils , l'age est
venu où la solitude n'aurait plus decharmes pour toi ;
prends cette bourse , je l'ai reçue de mes ancêtres ; vas
vivre parmi les hommes , fais y choix d'une compagne ,
et si tu es sage , reviens vivre auprès de ton vieux père.
Cela dit , il lui fit l'adieu de la séparation.
wwwwwwwwwwwwwwm
FER .
CHARLEMAGNE ,
Tragédie en cinq actes; par Louis Népomucène Lemercier
, représentée au Théâtre Français , le 27 juin
1816. Chez Barba , au Palais - Royal , derrière le
Théâtre Français , nº 51 .
(Ir article.)
soyez
Toujours le public se plaindra des auteurs; jamais les
auteurs ne seront contens du public. L'un dira sans cesse :
amusez-moi; les autres : applaudissez-nous. Le premier :
faites-moi de belles tragédies ; les seconds : écoutez-les
plus tranquillement. Soyez moins ennuyeux ;
moins difficile ; « montrez-vous sur-tout moins ingrat,
et quand nous avons consacré de longues et pénibles
veilles à vous faire passer une heure de plaisir , soyez
plus indulgent ; n'allez pas pour un vers , pour un hémistiche
rire lorsque nous avons voulu vous faire pleurer.
» Ce n'est pas sans quelque raison que les auteurs
pourraient parler ainsi au public ; mais celui-ci serait
endroit de leur répondre: « Je suis capricieux , je l'avoue
; mais votre gloire n'en est que plus belle; triomphez
de mes caprices; ou si vous les redoutez,pourquoi
Jannat-al- Naim , le Jardin du Plaisir; la terre yet de musc et
de safran. Mohammed, pour suprême félicité, y peint le bonheur
des croyans mariés avec les houris.
AOUT 1816 . 157
1
vous y exposez-vous ? Vous savez que me plaire est et
sera toujours la suprême loi ; vous devez aussi savoir ,
car je présume que vous lisez Boileau ,
Qu'il n'est point de degrés du médiocre au pire.
Il vous recommande sur-tout de choisir des héros propres
à m'intéresser. Quelquefois je puis vous affranchir
de ses règles austères pourvu qu'il en résulte de l'agrément
; mais les enfreindre sans m'amuser , c'est ce que
je ne saurais jamais pardonner.>> Ade pareils argumens
la meilleure réplique de la part d'un auteur serait sans
doute un bon ouvrage. Cependant il n'en est pas moins
vrai que M. Lemercier peut avec quelque fondement
reprocher au parterre la rigueur avec laquelle Charlemagne
a été traité à la première représentation. On sait
d'ailleurs comment aujourd'hui , et sur-tout aux premières
représentations , se compose le parterre de nos
théâtres. Quand chaque acteur y a placé ses gagistes ,
quand l'esprit de parti y a fait entrer les siens , il reste bien
peu de place aux gens raisonnables et impartiaux. Il est
en outre une circonstance particulière qu'il est bonde
faire connaître au public. M. Lemercier avait reçu d'avance
beaucoup de lettres anonymes dans lesquelles on
le menaçait de faire tomber son ouvrage. C'est ce qu'il
fait entendre dans son avertissement : « Perdre ma pièce
était un parti pris . »
1
L'auteur se félicite de la seconde représentation , dont
le succès , dit-il , a récompensé ses efforts ; elle a été,
tranquille , mais non exempte de marques d'improbation
, et l'on s'est montré plus attentif que satisfait. J'ai
assisté à cette représentation , et c'est d'après l'impression
qu'elle a faite ce jour-là sur le public que je vais
examiner la pièce de M. Lemercier .
Dans son avertissement il indique lui-même la ressemblance
que le fonds de sa tragédie peut avoir avec
Cinna. « Le personnage d' Auguste , dit-il , qui agit peu
>> et contre lequel tout agit , m'a servi de modèle. Au-
> guste pardonne , Charlemagne punit : cette diff rence
> tient au sujet; mais l'intrigue et le mouvement dé-
> graderaient également ces deux roles. » Je ferai donc
158 MERCURE DE FRANCE.
voir, et cela m'est permis d'après l'aveu de l'auteur ,
jusqu'à quel point il a été heureux en imitant un des
chefs-d'oeuvre de Corneille. Cet aveu me servira également
à relever une contradiction de M. Lemercier. Dans
une espèce de post-face il prétend que les caractères et
le dénouement de sa pièce sont entièrement neufs . Pour
le dénouement , c'est ce que nous verrons plus tard;
mais l'auteur ne vient-il pas de déclarer que ce caractère
d'inaction qu'il donne à Charlemagne il l'a emprunté
à Auguste ? Après avoir opposé M. Lemercier à
lui-même , je veux , en exposant le sujet de sa pièce , me
servir de ses propres réflexions , en me réservant le droit
de les combattre. Tout ce qui se trouve marqué de guillemets
est tiré de l'avertissement .
<<Astrade , comte de Thuringe , ne fut pas un humble
>> commensal de la cour de Charlemagne; mais un
> prince aux prérogatives duquel pouvaient se ratta-
>> cher tous les intérêts de l'antique pairie. Il est donc
>> en mesure de contester des droits dans le nouveau
> partage des états et de conspirer contre le souverain
» qui le rendit son tributaire.>> Astrade conspire donc
contre Charlemagne pour reconquérir ses droits et
pour venger l'offense faite à sa maison dans la personne
de Régine sa soeur, et la maîtresse de Charles ,
qui l'abandonne pour épouser Irène . Théodon , prince
dépouillé de ses états comme Astrade , et dont le père a
été enfermé par ordre de Charlemagne , est naturellement
le complice de la conspiration. Le prétexte de son
arrivée à la cour est la grâce de sonpère qu'il vient solliciter.
Theuderic , général des troupes de Charles et son
ami , se trouve là pour le sauver des pièges qu'on lui
tend ; Hugues , fils naturel de Régine et de ce prince ,
pour écouter et découvrir les traîtres. Alcuin ne paraît
pas d'abord être dans la pièce d'une grande utilité ; mais
il sert beaucoup au dénouement. Quand Charles a ordonné
de faire périr Astrade , il dit à Alcuin :
Suis ses pas , son repentir peut-être
Te fera des aveux utiles à connaître.
Il nous apprend ensuite que le traître n'a pas voulu se
confesser , et qu'il est mort dans l'impénitence finale.
AOUT 1816. 159
20
« Régine , femme tendre et courageuse , n'a qu'une
des faiblesses de son sexe et en a toutes les vertus . >>>
M. Lemercier pouvait ajouter qu'elle a aussi les vertus
du nôtre , puisqu'il lui accorde le courage; mais avec
tant de vertus elle n'a pas le don d'intéresser , et à l'éloge
pompeux que l'auteur en fait , on peut répondre :
Oh! ciel , que de vertus vous me faites haïr !
On aurait désiré , ajoute M. Lemercier , pour sur-
> croît d'intérêt dramatique , qu'elle conspirât avec
>>Astrade contre son amant ; mais les combats de son
coeur , tour à tour entraîné par l'amour , le regret et
>> la vengeance , ne m'auraient fourni que des scènes
» communes , qu'un pathétique usé, bien moins noble
▸ que les anxiétés nouvelles auxquelles je la livre entre
» un frère , un fils , un homme adoré.» Il me semble
que les anxiétés nouvelles dont parle M. Lemercier ne
sont pas très - neuves ; Camille et Sabine tremblent
comme Régine pour un frère et un amant tout à la fois;
au lieu qu'il eut été bien plus dans le caractère d'une
amante méprisée de conspirer contre celui dont elle a dû
se flatter de partager le trone. Je ne sais si ce combat de
P'amour et de l'ambition eut produit des scènes communes
; mais je crois qu'il en serait résulté une situation
plus dramatique. Il valait mieux sans doute donner
àRégine quelques faiblesses de plus que d'en faire une
femme si parfaite ; la pièce aurait gagné en intérêt ce
que la maîtresse de Charlemagne aurait perdu en vertu ;
c'eut étésur-tout plus conséquent de sa part , puisqu'elle
dit en parlant du mariage d'Irène :
Non , ce barbare hymen ne s'accomplira point ,
Un lien éternel à votre sort me joint.
Aureproched'immoralité qu'on a fait à cette tragédie
qui nous offre la maîtresse d'un roi , mère d'un fils naturel,
M. Lemercier répond par l'exemple de Jocaste ,
de Phedre , et de la Clytemnestre de son Agamemnon.
Quelque différence que nos moeurs mettent entre Régine
et les personnages que cite M. Lemercier , quelque ingrat
que doive nous paraître le rôle d'une concubine ,
160 MERCURE DE FRANCE .
1
on aurait excusé l'auteur si le nom de Régine , se rattachant
à des souvenirs historiques , causait quelque
intérêt ; mais elle est aussi inconnue qu'Astrade. A l'exception
de Charlemagne et d'Alcuin, tous les autres
personnages mis en scène rappellent le plaisant projet
de ce poëte dont parle Boileau , et qui va choisir Childebrand.
Voilà le défaut capital de Charlemagne . L'enfance
et le danger de Hugues sembleraient pourtant devoir
nous attacher : Joas , dans Athalie , attendrit tous
les coeurs ; Astyanax , quoique absent , fait couler nos
larmes ; mais quelle différence ! Dans Andromaque , il
s'agit d'un enfant dont la vie allarme tant d'états ; c'est
le fils d'Hector et d'Andromaque , c'est tout ce qui reste
de Troie. Dans Athalie c'est le jeune Eliacin , seul
échappé du carnage de toute sa famille ; c'est le rejeton
précieux qui doit , de David éteint , rallumer le flambeau.
Mais Hugues est un des mille et un petits princes
bátards dont fourmillent nos vieilles chroniques ; et il
intéresse si peu Astrade lui-même , qu'après avoir voulu
lui donner la couronne , il veut lui donner la mort.
L'auteur n'a pas pu se dissimuler que sa pièce était sans
intérêt ; mais voici comment il s'excuse : « Ai-je besoin
>> de redire aux connaisseurs que nous avons deux espèces
> de tragédies ; l'une toute passionnée , telle que le Cid ,
>> Polyeucte , Andromaque , Iphigénie , Zaïre ; l'autre
>> toute historique , telle que la Mort de Pompée , Héra-
>> clius , Sertorius , Nicomède , Othon. » Remarquons
d'abord que dans la classe des tragédies historiques ,
l'auteur ne cite que des pièces de Corneille , et quoique
le père du théâtre soit une autorité respectable , je crois
qu'on ne peut conclure dd'exemples tirés d'un seul auteur ,
sur-tout d'un auteur dont le grand défaut consiste dans
la multiplicité de discussions politiques . Mais admettons
les exemples fournis par M. Lemercier. Ne trouve-t-on
dans la mort de Pompée que des développemens politiques
? Pompée victime de la plus lâche trahison , le
beau caractère de César , la grande ame et la douleur
de Cornélie , les récits d'Achorée , tout cela ne respiret-
il pas le plus noble et le plus vif intérêt ? En plaçant
Cléopâtre à côté de César , Corneille a-t- il mis aussi sur
AOUT 1816. 161
lascène le petit Césarion pour écouter et découvrir le
complot qui menace le vainqueur de Pharsale ? S'il
l'avait fait , aurions-nous éprouvé le sentiment dont nous
pénètre la
générosité de Cornélie. Quant à Héraclius CIMBREROKA
ce n'est point par sa pénible intrigue , mais par le pathétique
qui règne dans tant de belles scènes et qui est
porté au plus haut point au quatrième acte , que cette
tragédie'se recommande à notre admiration . Othon ne
sejoue plus ; Nicomède est plutôt une comédie héroïque
qu'une tragédie. Corneille avoue lui-înême qu'elle sort
un peu des règles ordinaires. C'est une pièce dont on ne
peut s'autoriser , à moins de faire agir , comme Corneille
, au défaut de la terreur et de la pitié , ce nouveau
ressort , que suivant Voltaire , il a le premier mis en
usage , et dont il a fait une base de la tragédie , je veux
dire l'admiration. Cette grandeur de sentimens qui la
produit se trouve aussi dans Sertorius , dont on n'a
d'ailleurs retenu que la belle scène entre Sertorius et
Pompée , et quelques vers du rôle de Viriate. Les
exemples de la mort de Pompée et d'Héraclius sont donc
contre M. Lemercier. Voyons si dans Charlemagne il a
employé le troisième ressort de la tragédie , celui qui
remplace l'intérêt dans Nicomède , l'admiration ? Mais
qui admirerons-nous dans Charlemagne ? est-ce Charles
quand il nous dit :
Les vertus que ma voix ne put persuader ,
Le cimeterre en main je vins les commander.
quand il n'arrive sur la scène que pour débiter de beaux
discours sur ce qu'il a fait , sans rien faire dans la pièce
que chasser une concubine , et punir un insensé qui veut
l'assassiner : est-ce Astrade , qui comme le prétend l'auteur
, peut avoir des raisons particulières pour conspirer
contre Charlemagne , mais qui n'a ni un nom assez
connu , ni d'assez nobles motifs , ni d'assez grands moyens
pour venirconspirer sur la scène ? Est-ce Régine , femme
fort respectable sans doute , malgré son unique faiblesse ,
mais qui ne peut nous plaire , parce qu'il nous faut au
théâtre , pour me servir de l'expression de Balzac , d'adorables
furies ? Est-ce Theudéric qui vient secourir
SEINE
C.
11
162
MERCURE DE FRANCE ,
1
Charlemagne au moment du danger , sans qu'on sache
comment il en a été informé; qui annonce aux deux
"conjurés que le roi les mande , et qui s'en va sans nous
dire à quand l'entrevue ,ou pourquoi elle n'a pas lieu ?
Est-ce enfin le petit Hugues qui vient déranger si méchamment
les conspirateurs pendant qu'ils causent , qu'à
la deuxième représentation, dont M. Lemercier est si
content , on leur a crié : On vous écoute ?
D'où vient donc qu'une tragédie , dont une conspiration
fait la base , et dans laquelle un prince tel que
Charlemagne doit être la victime du complot, n'a pu
avoir le succès qu'ont obtenu sur la scène les conspirations
de Brutus , de Činna , de Manlius , de Warwic ? c'est que
le dessein d'Astrade ressemble plutôt à un assassinat
qu'àune conjuration. Il faut dans une conjuration de
grands intérêts , de violens ressentimens. Quand Brutus
conspire , c'est pour la liberté : Cinna veut-il faire périr
Auguste , c'est pour venger la mort du père de sa maîtresse
; la tête d'Auguste doit lui valoir la main d'Emilie.
Manlius se plaint de l'ingratitude et de l'injustice de
Rome , elle oublie qu'il a été son sauveur. Quand Warwic
se déclare contre son souverain , c'est pour punir
un prince qui lui doit la couronne de vouloir lui enlever
son épouse; et ce n'est pas un lâche complot que Warwic
trame contre Edouard; c'est échappé de sa prison , les
armes à la main , et à la tête du peuple , qu'il l'attaque.
Nous supportons Cinna se préparant à percer le sein
d'Auguste au milieu d'un sacrifice ; nous souffrons Brutus
égorgeant César au milieu du sénat; lenom de la li- berté nous faitexcuser ces farouches Romains. Mais dans
nos moeurs les mêmes moyens seraient odieux et révoltans
, et tout héros moderne , fut-il encore plus illustre
que Warwic , ne pourrait être admis sur la scène , en
conspirant aussi lâchement qu'Astrade. Que M. Lemercier
ne nous reproche donc pas notre ignorance : « Si les
➤ spectateurs français , dit-il , étaient aussi bien instruits
⚫ de leur propre histoire que de celle des Grecs et des
► Romains , ils auraient peut-être mieux accueilli cer-
>> tains détails que j'ai supprimés. » En parlant ainsi ,
il fait son procès et nonpas le nôtre. Tout écrivain dra
AOUT 1816. 163
matique n'est-il pas obligéde composer ses pièces pour
le public tel qu'il est , et non pour le public tel qu'il
devrait être ? Cette règle n'a-t-elle pas été celle de tous
nos classiques ? Le Cid, Iphigénie en Aulide et Zaïre ,
font pleurer le simple bourgeois comme l'amateur le
plus éclairé. Ce n'est donc jamais la faute du public
quand une pièce n'est pas bonne , c'est toujours cellede
l'auteur.
Un second article sera consacré à de nouvelles remarques
, et elles sont nombreuses. M. Lemercier ne se
plaindra pas au moins de la précipitation des journalistes
, si celle du parterre lui a été funeste.
T.
DE LA VIEILLESSE .
La vieillesse , selon Cicéron , est à lafois l'objet de
nos désirs et de nos murmures. Chacun s'afflige de se
trouver vieux , et tout le monde aspire à le devenir. Tel
est le sort des mortels , ils sont effrayés de leur but , et ils
voudraient en y courant le voir toujours reculer devant
eux.
La vieillesse ressemble un peu à la vertu , on la respecte,
mais on ne l'aime pas ; elle annonce la fin du
banquet de la vie , c'est alors , nous dit Voltaire , que
L'esprit baisse , nos sens glacés
Cèdent au temps impitoyable ;
Comme des convives lassés
D'avoir trop long-temps tenu table.
Cependant , à cette époque de la vie où la vérité sévère
remplace les douces illusions; lorsque nos souvenirs
, qui sont les vrais précurseurs de Minos , d'Eaque
et de Rhadamante , ne nous rappellent que de nobles
pensées , de belles actions et de bons ouvrages , nous
goûtons d'avance le bonheur de l'Elysée ; nous sentons
quenotre mémoire sera honorée parce que notre exis
11٠
164 MERCURE DE FRANCE.
tence a été utile , et nous jouissons d'une considération
qui vaut et remplace bien des plaisirs .
Aussi lorsque vous voyez un vieillard aimable , doux ,
égal, content , et même joyeux , soyez certain qu'il a
été dans sa jeunesse juste , bon , généreux et tolérant ; sa
fin ne lui donne ni regret du passé, ni crainte de l'avenir
, et son couchant est le soir d'un beau jour.
Les vieillards chagrins sont ceux que leur mémoire
tourmente , et qui regrettent une vie mal dépensée.
Dans les pays où la vertu règne , on honore la vieillesse
: les peuples corrompus la négligent , la méprisent ,
la tournent en ridicule sur leurs théâtres . Cicéron , qui
tenait encore aux anciens temps , fut le consolateur et le
panégyriste de la vieillesse. Juvénal en fit l'objet de sa
satire.
Ce poëte mordant se plaît à peindre l'oeil éteint , le
menton tremblant , le dos voûté, la marche engourdie
du vieillard , le supplice qu'il éprouve en s'efforçant vainement
de broyer le pain qui le nourrit. Il le représente
au spectacle suivi d'un valet qui s'égosille à l'avertir
qu'on chante. Son triste pinceau vous retrace la goutte
qui déforme ses pieds , la pierre qui déchire ses reins ; il
n'attribue qu'à la fièvre le reste dechaleur qui l'anime.
Enfin , vous le voyez simple et crédule , victime des
charlatans qui hâtent sa mort , ou dupe d'une gouvernante
qui lui dicte un testament.
Il n'a pas même pitié de la caducité ; il rit de cette
seconde enfance qui confond tous les objets. Sans égard
pour ses cheveux blancs , il offre à vos regards le père
de famille
Qui méconnaît ses parens attristés ,
Cet ami qui soupait la veille à ses côtés ,
Ce fils qu'il éleva , ses filles , et sa femme
Qu'il appelle monsieur, et son valet madame.
Enfin , en vous rappelant la douleur du père d'Achille,
ou les malheurs du vieux Priam , il vous annonce que
chaque année de plus vous expose à perdre les objets les
plus chers , à voir tout tomber autour de vous; ondirait
AOUT 1816. 165
L
qu'il veut vous faire renoncer à vivre dans la crainte de
vieillir.
Voyez ce qui résulte dans les siècles dépravés de cet
oubli des convenances , de ce mépris absurde pour ce
qu'on devrait respecter le plus! L'expérience devient inutile,
la raison nepeutplus corriger la folie, les jeunes gens
raillent leurs pères au lieu de les écouter , la vertu rougit
devant le vice , et le vieillard triste de son isolement et
honteux de ses années , quitte le costume qui lui convient
, la gravité qui le décore , pour déguiser son âge
qu'on humilie , ses cheveux blancs se cachent sous une
perruque blonde , son menton se garnit d'une grosse cravatte,
son frac étroit serre et gêne ses membres fatigués ,
et la crainte du mépris le force à devenir ridicule.
Oh ! que je regrette ce temps où j'ai vu de vénérables
magistrats , de respectables guerriers , offrant à notre respect
les leçons du passé , les traces du temps , et conservant
leur ton et leurs vêtemens antiques ! Ils frappaient
nos esprits de la majesté de l'histoire ; nous n'osions
nous asseoir devant eux , et nous les prenions avec raison
pour nos maîtres et pour nos modèles .
Le temps licencieux de la régence commença dans
ce genre les modernes saturnales , et les vieux ministres
de Louis XIV auraient pu dire au régent, comme Sully
á Louis XIII en présence d'une jeunesse étourdie qui
critiquait sa gravité : Lorsque le feu roi m'appelait à
sa cour pour me consulter , il en chassait préalablement
les bouffons et les baladins .
Mais sans nous arrêter plus long-temps sur un point
qui ne peut être raisonnablement contesté ( le respect
qu'on doit à la vieillesse ) , examinons si elle est en effet
aussi malheureuse qu'on se le figure , si ses inconvéniens
n'ont pas de compensation , et si Dieu , que nous accusons
avec autant de légéreté que d'ingratitude , a privé
réellement l'hiver de nos ans de toute douceur et de tout
plaisir.
Pour moi je soutiens que sa bonté féconde a répandu
des fleurs sur toutes les saisons de la vie ; il ne nous faut
qu'un peu de bon esprit pour les bien connaître et les
cueillir à propos ; mais ilnefaut pas chercher du lilas en
-r66 MERCURE DE FRANCE.
été et des oeillets en hiver : chaque chose ason temps,
et on a dit avec raison que celui qui n'a pas l'espritde
son age , de son age a tout le malheur.
Un Caton de vingt ans et un Adonis de cinquante ,
sont également ridicules ; nous devons nous regarder
vieillir , ne viser qu'aux succès qui conviennent à l'époque
où nous nous trouvons , et ne pas oublier les changemens
que le temps fait en nous , et que nous remarquons
si vîte chez autrui.
Il faut nous préserver du ridicule de cette coquette
quepeint Labruyère , qui regarde le temps et les années
seulement comme quelque chose qui ride et enlaidit
les autres femmes ; elle oublie qu'on lit son age sur
son visage , et que la parure , qui embellit lajeunesse ,
éclaire les défauts de la vieillesse; la mignardise l'accompagne
dans la douleur , dans lafièvre , et elle meurt
parée en rubans couleur de rose.
On reproche à la vieillesse de nous priver des plaisirs
, de nous éloigner des affaires , et de nous rapprocher
de la mort. Cicéron y ajoute sans nécessité un
autre griefcompris dans ceux- ci , celui d'affaiblir notre
corps.
Nous répondrons avec lui, mais en peu de mots: d'abord
qu'elle calme les passions sans éteindre les sentimens;
elle ne nous fait perdre des plaisirs que leurs
excès ; on a moins d'amour , mais plus d'amitié ; on
compose moins , on juge mieux ; on ne court plus , mais
on se promène ; on cesse de disputer , mais on cause; on
n'est plus matelot, mais pilote; le conseil remplace le
champ de bataille; au lieu d'apprendre de nouvelles
choses on enseigne les anciennes , et l'espérance qui nous
guidait sur la terre nous tourne doucement vers les cieux ;
notre raison reçoit des hommages plus durables que ceux
qu'on rendait à notre figure , et le fruit que nous portons
est aussi recherché que la fleur de notre printemps.
L'éloignement des affaires n'est pas un reproche plus
fondé. D'abord on pourrait mettre en question si c'est
un malheur , et si on a lieu de regretter dans un port
tranquille les tempêtes de la vie.
D'ailleurs combien d'excmples fameux n'a-t-on pas
AOUT 1816. : 167
àciter pour prouver que la vieillesse n'est pas toujours
inactive et sans gloire ? Voyez chez les anciens , Nestor,
de Rome ; Sophocle à cent ans excitantl'enthousiasme
l'oracledu des Grecs ; Fabius et Caton , soutiens
et triomphant de l'envie ; Solon dictant des lois à sa
patrie; et chez les modernes , Villars vainqueur à Denain;
Lhopital, sage au conseil , fier et ferme dans l'exil;
Frédéric , ombrageant sa vieillesse de lauriers belliqueux
et de palmes littéraires ; Fontenelleet Voltaire ,
après un siècle de triomphes rajeunissant encore le Parnasse
français.
Mais , dira-t-on , c'est le voisinage de la mort qui est
affreux dans la vieillesse. La mort ! eh! quoi , n'est-ce
pas lebut commun , le sort universel ? Ne meurt-on pas
àtout âge ? Dans d'autres saisons on y tombe violemment
comme dans un précipice; après douze ou quinze
lustres on y marche par une pente douce, Jeunes , c'est
un vol qu'on nous fait; vieux , c'est une dette que nous
payons. Nos sens émoussés sentent moins la douleur de
cette séparation; les infirmités même nous y ont peu à
peu accoutumés. Notre corps est un logis que le temps
use et gâte petit à petit, pour que nous le quittions avec
moins de regrets. Le jeune homme court à la mort , elle
vient au-devant du vieillard .
Je pense comme Sénèque qui disait : Je ne trouve
rien de vieilli en moi que les vices ; quitte de ce fardeau
, mon ammejouit de nepresque plus avoir rien de
commun avec mon corps ; elle s'élance libre et dégagée.
A l'entendre c'est lafleur de sa jeunesse .
N'en doutons point , tous ces reproches faits au dernier
âge sont injustes; ils partentd'un esprit faux et d'un
coeur ingrat. Le système des compensations est vrai
quand onne veut pas le pousser trop loin. Tout estmêlé
de biens et de maux dans la vie ; c'est un tableau où la
lumière est toujours à côté de l'ombre .
La vieillesse chagrine est le résultat d'une jeunesse
mal cultivée . La saine vieillesse qui termine une sage
existence , c'est le bon fruit dans sa maturité.
On se plaint des vols que nous fait le temps ; mais je
nevois pas que la vieillesse éteigne la piété,réfroidisse
168 MERCURE DE FRANCE .
J'amitié ; elle ne nous enlève ni le désir de l'estime , ni
l'amour des lettres , ni les charmes de la conversation ;
elte nous dégoûte seulement de ce que nous ne devons
pasaimer.
A en croire certaines gens , rien n'est pire que l'épithète
de vieux ; il n'y a de bon que ce qui est jeune et
nouveau. Cependant on peut les forcer à reconnaître que
les vieux livres sont encore les meilleurs ; qu'une vieille
amitié lie plus fortement qu'un jeune amour ; que rien
n'élève et n'attendrit autant l'ame que les vieux monumens
et les vieux chênes . Une vieille coutume est plus
respectée qu'une nouvelle loi ; les vieux maux sont ceux
qu'on supporte le plus facilement. On préférera toujours
le vieux vin au nouveau , et on aime presqu'autant la
naïveté du vieux langage que la grâce du parler de l'enfance.
J'ai quitté souvent dans ma jeunesse les plus aimables
coquettes de Paris , pour passer la soirée chez la vieille
MmeGeoffrin et chez la vieille Mme du Deffant. Elles
me faisaient oublier plus que les autres la marche du
temps, en le remplissant mieux.
La vieille comtesse de Romanzof, en Russie , me
charmait parsa mémoire , par sa vivacité , par ses récits :
elle avait vu bâtir la première maison de Pétersbourg ,
elle avait été témoin du passage de la barbarie àla civilisation;
elle laissait entendre que Pierre-le-Grand l'avait
aimée , et que même il n'avait pas été trop mal reçu. En
racontant ses voyages , elle me faisait assister au dîner
de Mme de Maintenon et de Louis XIV .. J'entrais avec
elledans la tente du duc de Marlborough, je la suivais à
la cour de la reine Anne : c'était l'histoire vivante , et
jene me lassais pas plus de l'entendre , qu'elle de parler.
En vain cherchera-t-on dans toutes les cours de l'Europe
un jeune homme aussi aimable que leprince de
Ligne l'était à quatre-vingts ans. Rien ne s'était aigri
dans ce vase précieux , tout y conservait la fraîcheur de
la nouveauté; son coeur s'était arrêté à vingt ans , et son
esprit à trente. Toute sa vie n'a été qu'une langue jeu
pesse.
Bi
Il existe donc quelques hommes privilégiés , comme
AOUT 1816. 169
certains climats où règne un éternel printemps ; et leur
heureuse vieillesse ressemble aux îles fortunées , dont les
arbres toujours verts , portent enttoouutt.temps àlafois, des
feuilles , des fleurs , etdes fruits .
On serait d'abord tenté de croire que la vieillesse en
affaiblissant les organes , diminue le courage : mais l'expérience
prouve le contraire ; car ainsi que le dit un
ancien , une longue vie nous apprend à mépriser la
mort.
On quitte avec moins de regret des jouissances qu'on
doit si peu garder , on brave aisément une si faible perte.
Unjourddeebataille , le vieux soldat rit des longues espérances
des jeunes gens , et leur dit : Devant le canon
nous sommes tous du méme age .
Lorsque tout Athènes tremblait et se taisait en présence
de lagarde du tyran Pisistrate , le vieux Solon
seul la bravait , et défendait la liberté mourante. Un
athénien lui demanda ce qui pouvait lui inspirer tant
d'audace , il répondit : Ma vieillesse .
C'est à la fin de notre carrière qu'on sent comme
Charron , qu'un bon mourir vaut mieux qu'un mal
vivre.
L'aveugle jeunesse regarde la vie commeunepropriété
, et la vieillesse sent bien que c'est un usufruit ;
elle y tient moins , et pour cela même en jouit peut-être
mieux ..........
D'ailleurs il y a plus de gens qu'on ne pense qui trouvent
que notre existence est assez longue , et que sa fin
est le commencement d'un autre bonheur. Ils disent ,
comme l'auteur de la sagesse : Que servirait une plus
longue vie pour simplement vivre , respirer, manger ,
boire , voir ce monde ? Faut- il tant de temps pour
avoir tout vu , tout su , tout goûté? Si long-temps pratiquer
, et toujours recommencer , à quoi bon cela ?
Qui ne se saoulerait de toujours faire même chose ?
Si cela n'estfacheux , c'est au moins superflu .
Je sais bien que beaucoup de vieillards tiennent fortement
à la vie , elle est pour eux une habitude dont ils
ne veulent pas se défaire ; mais cet attachement même
à leur existence en prouve évidemment le bonheur , et
1
170
MERCURE DE FRANCE.
démontre mieux que les plus forts argumens , que jus
qu'au dernier jouril existe des liens de plaisirs qui nous
attachent au monde.
Non seulement la vieillesse jouit du présent , mais elle
projette encore pour l'avenir. Ne riez pas de vos rêves ,
elle vous répondrait avec le vieillard de La Fontaine :
Mes arrières neveux me devront cet ombrage :
Eh bien ! défendez vous au sage
Desedonnerdes soins pour le plaisir d'autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui ;
J'en puis jouir demain , et quelques jours encore ,
Jepuis enfin compter l'aurore
Plus d'une fois sur vos tombeaux.
L'égoïste ne connaît pas cette jouissance , aussi sa
vieillesse est triste ; il n'a ni compagnon , ni successeur ,
ni espoir. Il remplit seul maussadement son cercle étroit ,
commele limaçon sa coquille. Le passé est pour lui un
vide , le présent un désert , et l'avenir le néant.
Je sais bien qu'on rencontredes vieillards insupportables
par leur caduque vanité , par leur ennuyeux bavardage
, et par leur humeur épineuse ; entachés d'avarice
, et craignant la mort , parce qu'ils sont , ainsi que
ledit un de nos vieux moralistes , acoquinés à la vie.
Mais ne rencontrons-nous pas une foule de jeunes
gens avec les mêmes défauts ? Ils vous choquent davantage
dans le vieillard , parce que vous vous attendez
moins à les lui trouver ; ses cheveux blancs vous promettaient
la sagesse , et ses paroles vous montrent la
folie : beaucoup d'hommes ne sont que de vieux enfans
.
le
La vie est un voyage : peu de voyageurs en rapportent
une utile instruction ; plusgrand nombre n'a vu
par-tout que des postes , des auberges , des bals , des
spectacles , et des filles .
Nous rendons tous , sans le savoir , un juste hommage
à la vieillesse , en louant le temps passé aux dépens du
temps présent. Ce sont les erreurs et les folies de notre
jeunesse , qui s'inclinent avce respect devant le souvenir
>
AOUT 1816. 171
desleçons etdes exemples de nos vieux parens; et l'idée
de l'âge d'or ne nous est peut-être venue que du temps
où notre enfance écoutait les préceptes sages et purs de
la vieillesse .
Je crois pouvoir affirmer sans paradoxe , lorsque la
vieillesse n'est pas folle , et semblable à une seconde enfance
, que des quatre âges de la vie , le dernier est le
plus heureux.
D'abord il s'occupe plus de la divinité , parce qu'il
sent plus le besoin d'y croire. Le vieillard est déjà
presque plus voisin du ciel que de la terre ; l'immortalité
de l'ame est la consolation de la mort des sens .
C'est ce que disait si bien à ses enfans le vieux Cyrus
au bord du tombeau : il ne voyait plus son trone à
Babylone , mais dans le séjour d'Oromase; et de toute
sa gloire le seul souvenir qui le satisfit , était celui de
ses vertus .
Toutes les opinions des sages , anciens et modernes , se
réunissent pour nous prouver que le seul moyen de
bonheur pour l'homme se trouve dans la modération ;
c'est là le résultat de leur philosophie. Eh bien ! tandis
qu'ils s'efforcent vainement de nous porter à cette vertu
qui évite les éclats , modère les désirs , et calme les passions
, la vieillesse le fait tout naturellement.
Existait-il , parimni les sages de laGrèce , unplus parfait
modèle de raison et de bonheur , que ce vénérable
Ducis , qui cultivait en paix les lettres et ses champs , au
bruit des tempêtes de l'Europe , et qui restait calme ,
vertueux , aimable et tolérant au milieu du choc des
passions , du débordement des vices , du bouleversement
des empires ?Ah ! c'était bien à lui qu'on pouvait appli
quer dans sa douce retraite ces vers de Racan :
Roi de ses passions il a ce qu'il désire ,
Son fertile domaine est son petit empire;
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ,
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces ;
Et sans porter envie à la pompe des princes
Ilest content chez lui de les voir en tableau.
Le Cointe DE SÉGUR.
172
MERCURE DE FRANCE.
i
Suite du Dictionnaire raisonnédes Etiquettes , etc.
Par Madame la comtesse de Genlis .
ARTISTES . Il serait à désirer que tous les artistes
connussent les avantages d'une bonne éducation et des
bonnes moeurs réunies aux talens ; ils auraient dans la
société l'existence la plus agréable et la plus brillante.
On souffre lorsqu'on voit un artiste distingué par un
talent supérieur , se rabaisser par ses goûts , son ton , sa
manière , et une ignorance honteuse. Les arts , ennoblis
par la conduite et la culture de l'esprit , seraient une si
belle parure de la vertu ! L'obligation d'être instruit est
plus particulièrement rigoureuse pour les peintres , qui
doivent savoir parfaitement l'histoire ancienne et moderne
, tout ce qui a rapport aux coutumes et aux costumes
antiques , la mythologie , et qui même doivent
connaître les poëmes anciens et modernes. Ainsi l'étude
des langues leur serait très-utile. Les anciens peintres de
la grande école italienne avaient presque tous les plus
vastes connaissances , et une prodigieuse quantité parmi
eux joignaient à cette instruction les talens de la poësie
et de la musique. La culture des arts étend et complète
celle de l'esprit , et l'instruction à son tour est nécessaire
aux arts , et donne aux artistes une considération qu'ils
n'auront jamais sans elle. Un homme de lettres peut ,
sans s'avilir , donner des leçons publiques de littérature
et vendre ses ouvrages; la seule différence qui se trouve
entre obtenir une place qui vaut de l'argent , ou en assurant
son sort comme artiste , est que dans le dernier cas
il faut nécessairement avoir un talent , et que dans le
premier , très-souvent l'intrigue en tient lieu. Ainsi un
artiste musicien peut fort noblement donner des leçons
et des concerts publics; car le public , les princes , et
tous ceux qui veulent s'initier dans les arts , doivent une
juste rétribution aux talens . Mais il est indigne d'un
grand artiste de paraître chez les particuliers comme un
ménétrier , et d'y faire payer ses soirées : c'est s'exclure
soi-même de la bonne compagnie , que s'y montrer sous
AOUT 1816 . 173
1
eette forme mercenaire qui n'a droit à aucun égard de
société . Quand les artistes d'un talent supérieur sauront
se respecter eux-mêmes , qu'ils auront une réputation
sans tache , de l'usage du monde et une conversation
agréable , ils seront recherchés dans la société avec autant
d'empressement que de grâce .
ARTS ( beaux. ) Nous avons déjà dit qu'avant la révolution
l'architecture a eu beaucoup plus d'éclat que dans
ces derniers temps , et les sculpteurs français , depuis
cette époque , n'ont rien fait que l'on puisse comparer
aux beaux ouvrages de Pigale , de Coustou , de Julien ,
d'Allegrin , etc. La peinture a été plus heureuse , mais
on n'a pas fait de plus beaux tableaux que le serment
des Horaces , la mort de Socrate , de M. David ; la
Cananéenne , le Marius , de M. Drouais , etc.; et dans
un genre moins relevé , mais charmant , rien n'a égalé
M. Greuze. La seule miniature a fait des progrès ,
nul peintre en ce genre n'a eu le fini et la perfection
de MM. Isabey , Augustin , et de quelques autres.
M. Haller , dans le dernier siècle , avait mis à la mode
un fort mauvais genre de miniature ; il ne visait qu'à
l'effet des masses , et négligeait entièrement les détails ,
c'est un défaut intolérable dans une miniature, qui demande
nécessairement à être vue de près , c'est même un
défaut en tout genre de peinture , car la sublimité de
l'art est de réunir tous les genres de beautés , et le fini
en est un très-précieux. Sans doute il ne faut pas qu'il
nuise à la liberté du dessin , à l'expression , à l'effet de
l'ensemble , mais un peintre véritablement supérieur
peut réunir tous ces divers genres de mérite , comme le
prouvent les chefs-d'oeuvre des grands maîtres. Le chevalierReynols
, en Angleterre , a fait des portraits d'un
fort bel effet , mais qui sont peints comme des décorationsd'opéra;
ce n'estpas ainsique Rigault, Testelin , etc. ,
faisaient leurs beaux portraits.
On devrait n'admettre dans la peinture (1 ) que le
;
(1) Le morceau suivant sur la peinture est extrait du Journal
Imaginaire du même auteur , mais ce même morceau était tiré de
cedictionnaire manuscrit, ainsi la page qu'on va lire n'est ici qu'une
restitution.
174 MERCURE DE FRANCE.
genre héroïque et le genre gracieux , et rejeter le gro
tesque et le trivial , par conséquent les tabagies , les
vendeuses de poissons , etc.; c'est-à-dire , presque tous
ces tableaux flamands que l'on a si souvent préférés aux
sublimes productions des écoles d'Italie. La durée et
l'immobilité de la peinture et de la sculpture indiquent
assez qu'elles ne doivent représenter que des actions et
des choses dignes d'être consacrées. L'art mobile de la
représentation théâtrale n'exige pas la même sévérité ;
onpeut avec plaisir voir plusieurs fois une pure bouffonnerie
; l'art plus fugitifencore de la musique permet
aussi quelques écarts , quelques folies passagères : il n'en
est pas ainsi d'un tableau qu'on voit tous les jours et
toute sa vie. Il faut être bien dépourvu de délicatesse et
degoût pour seplaire ,pendant vingt-cinq ou trente ans ,
àse voir entouré de vieillards ignobles et hideux , de
cuisinières dégoûtantes , et de porte- faix ivres . Il est
étrange de s'enfermer chaque jour dans son cabinet pour
yvivre en aussi mauvaise compagnie , et souvent de se
ruiner pour étendre et prolonger une telle jouissance .
Et que penser des artistes qui choisissent constamment
de tels sujets ?On se moquerait avec raison d'un peintre
de fleurs et de fruits , qui , au lieu de les représenter
avec toute leur fraîcheur , ne s'attacherait à les peindre
avec une parfaite vérité que moisis , fannés etdesséchés .
Le peintre de figures est- il plus excusable , lorsqu'il
n'emploie ses talens qu'à représenter des figures dont les
formes , l'attitude et l'action , sont également grossières
, et dont l'expression est basse et ridicule ?
Quant à la poësie , on a perfectionné son mécanisme ,
on versifia mieux; mais quoique nous ayons plusieurs
poëtes d'un grand talent , ont-ils surpassé ceux du siècle
dernier ? Tout, depuis vingt-six ans , devient purement
matériel , triste influence du philosophisme ! Aussi
a-t-on nouvellement inventé ce qu'on appelle très- improprement
le genre descriptif Nos poëtes , dans leurs
grands ouvrages , uniquement occupés des lacs , des
fleuves , des mers , des paysages pittoresques , des rochers
, et des cavernes , finiront par oublier qu'il existe
des créatures humaines ,dont les passions , les affections
AOUT 1816. 175
etdes sentimens peuvent intéresser. Les descriptions ,
ornemens nécessaires dans un poème , n'y doivent être
que de brillans accessoires , et ne sauraient constituer
ungenre.
Pour la musique , nous ne pouvons citer qu'un bien
petit nombre d'excellens compositeurs français , et les
amateurs n'ont point oublié Monsigny , Grétry , Duni ,
Philidor , etc. Voyez musique instrumentale.
ARTS D'INDUSTRIE. Voyez manufactures.
ASSEMBLÉE. Dans quelques sociétés , et sur-tout dans
les feuilles publiques , on a fort mal à propos substitué
à ce mot celui de réunion . Car le mot de réunion daus
ce sens , exprime seulement que des personnes qui se
connaissent intimement se donnent rendez-vous et se
retrouvent ensemble , ainsi on peut dire une réunion de
famille , une réunion d'amis. Mais il est ridicule d'appeler
réunion le rassemblement de deux ou trois mille
personnes à un spectacle , à une fête , et il faut dire alors
assemblée, comme on disait autrefois. On ne pensait
peut-être pas alors avec cette profondeur, devenue maintenant
presque universelle , mais on n'employait pas
(du moins généralement) des expressions impropres.
ATHÉES. M. de Voltaire , dans son dictionnaire philosophique
au mot athée , fait le plus grand éloge des
athées . Il dit que l'athée dans son erreur conserve sa
raison qui lui coupe les griffes . C'est ce qu'on a vu sous
le règne de Roberspierre. Dans le même ouvrage , au
motame ( article absurde et infâme d'un bout à l'autre ) ,
M. de Voltaire adresse aux gens religieux cette burlesque
apostrophe : << Vous , ennemis de la raison et de Dieu ,
» vous qui blasphémez l'un et l'autre ( 1 ) , vous traitez
■ l'humble doute et l'humble soumission du philosophe ,
> commelelouptraite l'agneaudans les Fables d'Esope. »
On connaît la profonde humilité des philosophes modernes
, mais on ne se rappelle pas trop les noms de ceux
que les gens religieux ont emportés au fond d'une forêt
pour les dévorer. On sait seulement que les humbles
(1)Encroyant que Dienveut un culte et qu'il punit le crime.
176
MERCURE DE FRANCE.
disciples des philosophes ont fait périr des milliers de
victimes sur les échaffauds ; on sait encore que d'Alembert
, dans les lettres au roi de Prusse , l'exhortait , ainsi
que Voltaire , à persécuter les jésuites ; que Voltaire ,
dans les siennes , disait que s'il était roi , il emploierait
le fer et lefeu pourexterminer les chrétiens; que Diderot
aécrit qu'il voudrait pouvoir étrangler le dernier roi avec
les boyaux du dernier prêtre..... Les agneaux d'Alembert
, Diderot et Voltaire ! .... quel troupeau !
LETTRE
DE L'AVOCAT POURETCONTRE.
Ce que j'aime , c'est le ton de la vérité , le courage
de ladire , bien opposé à cette flatterie servile , à cette
basse timidité qui règne aujourd'hui dans la république
des lettres. Presque tous nos journaux ne sont plus que
des répertoires de complimens , et pourquoi cela ? c'est
que le plus mince écrivain a l'adresse de s'attacher à
quelques seigneurs , à quelques femmes en crédit , qui
ne veulent pas absolument que l'on attaque leurs chers
petits rimailleurs ou romanciers. Mes amis ne viennentils
pas une prévenir quelquefois moi- même , lorsqu'il
paraît quelque livre nouveau : « Prenez garde à ce que
>>vous direz de cet ouvrage ; l'auteur est protégé par
M. le prince***, parM. le duc***, parMme ** ; il
>> est très-bien reçu danstelle maison ; il est de telle aca-
» démie; il tient à telle personne , etc. » Aussi , que
devient notre Parnasse ? tous les bons citoyens en gémissent
: il n'y a plus que des succès de cabale et de
protection. Que je m'estimerais heureux si je pouvais
persuader à tous les Mécènes , mâles et femelles , que
leur fureur de protéger porte les coups les plus funestes
à notre littérature ; qu'ils corrompent le goût : qu'ils
enchaînent les bras de ses vengeurs; qu'ils se font hair
et mépriser , et se donnent gratuitement des ridicules;
«
AOUT 1816 .
STIMBRE
177
parce que , comme dit le grand Rousseau , un sot suffrage
déshonore autant qu'un sot livre , et que le public
N'épargne pas , quand l'écrit est jugé,
Le protecteur plus que le pro égé.
Si les auteurs eux - mêmes y faisaient une sérieuse at
tention , ils sentiraient que tous les mouvemens qu'ils se
donnent , que toutes les bassesses qu'ils se permettent ,
ne leur serviront de rien ; que leurs intrigues , les appuis
qu'ils se procurent , leur envie de nuire, ne font qu'irriter
les bons esprits ; qu'ils peuvent bien, pendant
quelque temps , imposer silence à la critique , ou du
moins affaiblir ses traits ; mais que tot ou tard elle fera
entendre une voix d'autant plus terrible , qu'elle aura
été captivée. Ils peuvent s'y attendre. Et n'est - il pas
vraisemblable que dans trente ou quarante ans , il paraîtra
quelque bon Ana , ou quelque autre ouvrage qui
dévoilera toute leur médiocrité , toute leur ignorance ?
Oncroit, au reste , que c'est par humeur , par animosité
, par jalousie , qu'on en veut à certains beaux
esprits , tandis que l'on n'est guidé que par le pur amour
des lettres , par le zèle ardent du goût , par la crainte
trop bien fondée de sa dépravation. C'est ainsi que l'on
confond l'esprit de méchanceté avec l'esprit de vérité.
Cela est tout simple : les auteurs qui reconnaissent le
moins, des synonimes dans notre langue , sont trop intéressés
à faire adopter celui-là .
Ce que vous venez de lire , Monsieur , n'est pas de
moi . Il y a environ soixante ans que le plus célèbre de
nos critiques faisait ces réflexions . Je les ai trouvées en
m'occupant de ma lecture ordinaire , à la fin d'une
journée toute consacrée aux lettres; elles m'ont paru si
applicables à l'état de notre Parnasse , que je n'ai pu
résister à l'envie de vous les transcrire. Vous serez frappé
comme moi du rapport que les circonstances de cette
époque ont avec les nôtres. Vous y réfléchirez sans doute
autant que je l'ai fait , et vous en tirerez cette conséquence
flatteuse pour nos auteurs contemporains , qu'il
n'y a riende personnel dans les ridicules qu'on leur re-
VE
1
12
178
MERCURE
DE FRANCE .
proche; mais qu'il faut s'en prendre à la chienne de robe
qui fait son métier .
Dans le temps où ces remarques parurent , il y avait
autant de courage à les publier que de mérite à les faire.
Ily a aujourd'hui , pour le moins , de l'utilité à les rappeler.
Puissent - elles mettre tout le monde en garde
contre les abus qu'elles signalent !
Sans avoir , à beaucoup près , autant d'importance
que Fréron , je reçois souvent des avis semblables à ceux
dont il parle plus haut : « Ne rendez donc point justice
»
àtel mauvais acteur , me dit - on , il a un proche
>> parent au service d'une grande table. Ménagez un peu
» la nullité de cette actrice , elle a le bras long. Trouvez
»
bonne la pièce de circonstance , son auteur est che-
>> valier depuis nombre de jours . Dites du bien du vau-
»
deville nouveau , son père putatif dîne chez le mi-
>> nistre ; » et mille autres fadaises de ce genre . Mais
qu'ai-je à démêler , moi , homme de lettres , avec un
employé du gobelet ?Que me fait la longueur d'un bras
dontjeneveuxpas me servir ? Qu'a de commun le titre
d'un auteur qui fait une méchante pièce , avec le jugement
impartial que je dois porter de son ouvrage ? Et le
dînerd'un ministre doit-il exercerquelque influence sur
le mien ? Non , sans doute; tout cela ne m'importe guère.
L'amour de mes devoirs , un goût triomphant pour la
littérature , et plus encore , le besoin de l'estime publique
, l'emporteront toujours sur de vaines considérations.
Il faut ou m'empêcher d'écrire , ou me laisser dire
la vérité ; mais le respect dû à la loi sur la liberté de la presse me rassure ; égide couvre tous les écrivains
ennemis de la licence .
son
Votre penchant naturel , le caractère de générosité
que je vous connais , et comme l'a dit Voltaire :
La pitié dont la voix ,
Alors qu'on est vengé fait entendre sa loi ;
tout cela vous attendrira sur le trépas du Diable boîteux .
Ce petit espiègle, dont je ne puis plus dire ce que je
pense , puisqu'il est défunt, vient d'être rayé de la liste
desvivans; il a rejoint le Géant vert dans la tombe.
AOUT 1816.
179
C'est un malheur pour votre journal; il se trouve ainsi
défait d'un adversaire qui lui rendait service : ses injures
doublaient l'estime que vous vous êtes acquise. Mais ne
vous désolez pas , le Journal de Paris semble disposé à
le remplacer , et vous ne perdrez rien : déjà le Mercure
latin a été l'occasion d'une ruade dont vous devez être
dangereusement blessé. C'est dommage que dans la
même feuille , en relevant une faute d'ortographe faite
sur l'affiche du théâtre Feydeau , on ait laissé échapper
une grosse faute de français . Cela ne donne pas beaucoup
de droits à critiquer les autres . Le rédacteur de la note
qui vous attaque a la manie de faire croire qu'il sait le
latin;maisje vous suis cautionde sacomplète ignorance
sur ce point , et on peut dire de lui , qu'en faitd'erreurs ,
d'inepties et de mauvais goût , vires aquirit eundo.
Le sens de ces derniers mots s'applique mieux
encore au succès des deux Philibert. Depuis la première
représentation de cette jolie comédie , la foule augmente
dejour en jour ; on se presse sous le péristile, dans les
loges , et souvent l'orchestre des musiciens est envahi. Je
crois cette dernière circonstance inouie à l'Odéon . Cette
affluence vous prouve , Monsieur , la vérité de ce que je
vous disais l'autre jour ; ce théâtre devait se relever. Le
Chevalier de Canolle a eu le bonheur de contribuer à sa
restauration , et il l'a fait sans doute avec honneur; mais
à son défaut , les deux Philibert le rachetaient. En un
mot , il faut tout espérer d'un homme qui , dans son
théâtre , administre , fait des pièces , et se promène luimême.
Le Tivoli du Vaudeville n'est pas très-amusant; le
titre promettait ce que le commencement de l'ouvrage
atenu; mais la seconde partie en est faible. Cependant
le succès n'a été que peu contesté , et je crois que les auteurs
auraient pu se nommer sans honte. Ce sont trois
hommes d'esprit . Le sujet de cette pièce est mince : un
oncle vient dans ce jardin reprendre des mains d'une
vieille folle , sa nièce que cette dernière veut donner à
un intrigant qui joue l'anglais , et il unit cette jeune personne
à un officier de la garde royale ; voilà tout. Les
épisodes sont assez gais; celui de la parade est sur-tout
12.
180 MERCURE DE FRANCE.
original ; Joly y représente à merveille un de ces comédiens
de trétaux connus sous le nom de paillasses : on
a vu celui-là quelque part. Je suis seulement fâché
qu'un aussi bon acteur ait recours à l'usage des masques
, des nez postiches et des peintures dont il se couvre
le visage. Ces moyens ne produisent que des résultats
grotesques , sans vérité. C'est avec sa physionomie qu'un
acteurdoit faire illusion, et celui-ci en possède une aussi
mobile qu'expressive. Son talent, qui est fort agréable ,
suppléera facilement à ce que lanature peut lui avoir
refusé pour la représentation de certains personnages.
Si le vaudeville de Tivoli finissait comme il commence
, tout Paris l'aurait voulu voir.
Madame de Villedieu , jouée lundi dernier à ce
théâtre , n'y a point obtenu de succès. Ceux mêmes dont
lemétier est d'applaudir sans entendre , n'ont que rarement
trouvé l'occasion de gagner leur salaire. Il faut
convenir aussi que cette pièce passe la permission accordée
aux ouvrages d'aujourd'hui; elle n'offre pas une
idée de scène , une apparence d'intention comique , un
mot tant soit peu piquant; on n'y trouve quc fautes grossières
de langage,platitudes d'expressions , couplets mal
écrits , mal tournés , rebattus , sans sel , sans esprit , et
tout cela noyé dans unplan fondé sur le mépris des plus
saintes lois du sens commun. L'auteur , que personne
n'a pu me désigner , a prudemment gardé l'anonyme :
c'est ce qu'il a fait de plus sage dans cette affaire. Benserade
veut enlever une orpheline dont Mme de Villedieu
prend soin. Cette dernière profite de l'occasion pour corriger
l'esprit jaloux de son mari , en se substituant à la
place de cette Angéline que son amant épouse quand
Charleval a fait connaître le quiproquo au bonhomme
de Villedieu . On a vu cela par-tout , mais nulle part
aussi mal présenté. Il faut que cette pièce soit la premièrede
quelque jeune homme étranger à notre théâtre.
Dans ce cas la faiblesse de son essai lui défend la récidive;
il doit jusqu'à nouvel ordre borner ses études a
celle de la grammaire , et ne plus recommencer sous
peine de voir prendre au sérieux le mot qu'un homme
pleind'esprit a dit à côté de moi : c'est que l'action de
CI
AOUT 1816 . 181
composer des ouvrages semblables devrait être prévue
par le Code pénal.
Le monde va finir. Les burlesques explications que
M. Désastres donne de ce phénomène ne rassurent pas
les habitans d'un village qui se préparent à la catastrophe
(c'est ainsi que Brunet l'appelle ). Un soldat profite
de cette frayeur pour retirer des mains d'un paysan
sot et fripon le dépôt qu'il est tenté de nier, et avec cet
argent il épouse sa belle .
Voilà le sujet de la pièce jouée aux Variétés sous le
titre de la Fin du Monde. Vous jugez , Monsieur , qu'il
n'y a rien à dire d'un ouvrage fait et joué à la hâte
commecelui-là; mais il est impossible de ne pas applaudir
à l'admirable talent de Potier , qui fait écouter et
même valoir des choses que je n'ose désigner. Il faut voir
cet acteur; c'est vraiment un miracle, Il se sert de ses
avantages d'une manière étonnante , et il tire un tel parti
de l'absence de ce qui lui manque , qu'il en fait un de
ses moyens de succès les plus victorieux . On assure qu'il
va être intéressé dans l'administration de son théâtre , à
l'exemple de Brunet. Cette conduite des entrepreneurs
est louable ; elle est faite pour exciter l'émulation , et
prouvent que ces Messieurs savent apprécier le vrai mérite.
C'est tout à fait à eux-mêmes qu'il convient d'en
faire honneur , et non aux propositions que le Vaudeville
a, dit-on , faites à Potier . Ce n'est pas la première
fois que les administrateurs des Variétés ont donné des
témoignages de leur bon esprit et de leur désintéressement.
Quand on ne consulte , comme ils le font , que
les plaisirs du public , on doit réussir , et cette sorte de
succès n'est enviée de personne .
Samson fait venir à ses tours de force . Henri remplit
fort bien ce role ; je ne l'ai pas trouvé si grêle qu'on a
voulu le dire. Chacun sait que les hommes les plus forts
ne sont pas les plus gros , et je vous assure , Monsieur ,
que dans ce ballet l'acteur fait illusion. Mme Quériau
fait preuve d'intelligence dans le rôle de Dalila , qui lui
siérait mieux s'il était plus gai , et si cette princesse pouvait
plus raisonnablement se montrer en jupon court.
Je ne vous parle pas de l'action; tout le monde devine
1
182 MERCURE DE FRANCE .
sur quelle base elle repose ; il suffit de vous dire que les
tableaux sont gracieux et les pas bien exécutés . La beauté
des décorations et le coup-d'oeil de la fin ajoutent au
mérite de cet ouvrage. On applaudit avec plaisir pendant
la représentation ; mais on court au dénouement ,
et en cela l'auteur aurait pu mieux imiter les curieux.
Jesuis , etc.
w
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens.
ww
INTERIEUR.
En exécution de l'ordonnance du mois de juin dernier , par laquelle
le roi a déclaré que pour récompenser les sous-officiers de sa
garde et de la ligne que leur bonne conduite et leur zèle dans le
service auraient fait distinguer, il en serait promus à des sons-lieutenances
, S. M. a nommé trois sous - officiers dans chaque régiment
de sa garde , et deux dans ceux de cavalerie , au grade de sous-lieutenant.
Le roi a nommé de la commission établie près du ministère
de la maison du roi , MM. Gérard , Guérin , Gros et Girodet , peintres
; Lemot , sculpteur ; Quatremère de Quinci et Castellan , amateurs
, et le directeur des musées royaux ainsi que l'architecte da
Louvre.
-M. Landon , premier peintre de Mgr. le duc de Berri , a été
nommé conservateur général du musée à la place de M. Dufourni.
Une autre ordonnance du roi porte que tout individu détenteur
d'armes militaires sera tenu de les déposer à sa mairie. Les
gardes nationales et les gardes forestiers sont exempts des dispositions
de cette ordonnance .
- L'ordonnance pour les gardes nationales du royaume doit
recevoir quelques modifications relativement à la garde nationale
de Paris. Jusques-là les anciens réglemens resteront en vigueur.
--Leministre de la guerre ayant des ordres à donner à M. Armand-
Michel Varnier , il est invité à faire connaître sa demeure.
-M. le maréchal Oudinot conserve , par une exception particulière
et faite en sa faveur , le commandement de la garde nationale
de Paris et le grade de major-général de la garde royale , ce
qui est une dérogation à l'ordonnance sur la garde nationale , puisque
personne ne peut , d'après son texte , posséder à la fois un commandement
dans la ligne et dans la garde nationale.
-Ordonnance du roi qui accorde des lettres de naturalisation
AOUT 1816. 183
àM.Abraham de Cologna , grand rabbin, né àMantoue , et président
du consistoire des israélites de France.
Le ministre dela guerre a ordonné que toutes les armes,militaires
portatives répandues dans le département de la Côte-d'Or fussent
réunies dans les arsenaux .
-Le roi a nommé membre de la légion d'honneur M. Bessières
fils , négociant à Gramat , département du Lot, qui en 1815 distribua
aux indigens près de 20 mille hectolitres de grains à un prix audessous
du cours , et auquel ils pouvaient atteindre.De pareilstraits
de civisme ont été donnés en divers endroits . M. Jean François , de
Narbonne , ayant reçu un bateau de grains , pouvait gagner 10 francs
par sac; il levendit au prix coûtant. Son action fit baisser le grain
le marché. Le sieur Laforgue , simple boulanger sur àSt-Gandens,
dedeuxmois
Latorgue,simple boular
départementde la Haute-Garonne, afourni pendantprès
avant la récolte ,lleeppaaiinnaux indigens à unsoudeperte parmarque
audessous de la taxe , et il le fit sur la simple demande de M. Carbon
curé, qui lui peignait le malheur de ses paroissiens. Ilya bien loin
de ces bonnes actions à celle de ce cultivateur américain , qui riche
deplusieurs millions , vient de se pendre pour avoir vendu un peu
moins cher qu'il ne le voulait cent boisseaux de grains .
- Le prix du blé baisse considérablement par-tout , car on
mandequedans les parties de l'Allemagne , limitrophes de la France ,
la diminution se fait généralement sentir. On écrit la même chose
des départemens du Puy-de-Dôme et du Cantal : dès le 24 juillet
le prix moyendu blé était de 24 fr. 75 c. sur le marché de Toulouse.
Le roi de Sardaigne a fait exposer au pilori , sur le marché ,
trois monopoleurs de blé ; s'il est des gens qui spéculent sur la vie
de leurs semblables , c'est à l'autorité légitime qu'il appartient seule,
de les punir de leur cruelle avarice. Le midi de la France , riche
endiverses cultures , est obligé de tirer des départemens de l'intérieur
le supplément de sa consommation. La saison peu favorable ayant
retardé la moisson , il y a eu un renchérissement dans toutes les
céréales. ACastres ,une portion du petit peuple prétendit taxer les
grains sur lemarché , et il y eut une émeute dans laquelle l'autorité
du maire fut méconnue ,le lieutenant de gendarmerie qui marchait
à ses côtés fut blessé. Le préfet se rendit sur-le-champ à Castres ,
fit assembler la garde nationale , la harangua ; les mutins furent connus
et arrêtés , ils ont été conduits publiquement à Albi , chef-lieu
de prééffeeccttuurree:, pour y être jugés.
Le roi , outre les dons qu'il avait précédemment faits à la
ville de Versailles , a accordé aux indigens de cette même ville 6000 f.
à l'occasion du mariage de Mgr. le duc de Berri . Mme la duchesse
d'Angoulême avait aussi , avant son départ pour les eaux de Vichy,
donné 2400 fr . pour qu'il fut retiré 800 nantissemens du Mont de
Piété qui existe à Versailles.
- Le buste de S. M. a été placé dans la bibliothèque royale ,
rue de Richelieu . M. Malingre, l'un des employés , a mis au pied
184 MERCURE DE FRANCE.
l'inscription suivante, en vers grecs , latins et français. Nous allons
donner les distiques latins et français ..
Hic bene rex , inter doctos doctissimus ipse
Hæc loca doctafovens , ab avis alavisque dicala.
Roi savant , il'protège et chérit ces beaux lieux ,
Qu'ont ouverts aux savans ses augustes aïeux .
L'inscription latine nous paraît supérieure à la française ; le dactissimus
ipse a une bien plus grande énergie .
- L'académie des inscriptions et belles- lettres a nommé les
dix académiciens libres qu'elle devait s'adjoindre , ce sont Mgr. le
chancelier , MM. le comte de Blacas , l'abbé de Betancourt , l'abbé
de Montesquiou , le comte de Barbé- Marbois , M. Faurisde Saint-
Vincent , Schweighauser , le comte Germain Garnier , Laurentde
Villedeuil , et l'évêque de Pouilli .
- M. le prince de Condé a cédé définitivement l'aile du palais
Bourbon qui est occupé par la chambre des députés. Cette cession
a nécessité de nouvelles distributions ; une grille de séparation va
être placée , et le jardin ne sera plus ouvert au public .
- M. Vincent , peintre de l'académie , dont les nombreux
élèves soutiennent en France et à Rome l'honneur de notre école ,
vient de mourir .
- Les personnes imposées dans l'emprunt de 100 millions, qui
veulent obtenir le remboursement des sommes auxquelles elles ont
été imposées, doivent. d'après un avertissement que M. le préfet du
département de la Seine vient de faire pubher , déposer leurs pièces
à la pprrééffeecture , il leur sera donné un bulletin constatant le dépôt
qu'elles auront fait de leurs titres,
-Nous croyons utile de faire connaître aux cultivateurs français
l'avis que la commission du gou ernement d'Hanovre vient de
publier. La mauvaise saison ayant été générale sous notre latitude ,
les eaux ayant débordé plusieurs fois , il peut être avantageux d'user
de la même précaution ; elle cons ste à faire manger beaucoup de
sel aux bestiaux , nourris avec des herbes cueillies dans les prairies
qui ont été inondées .
-Les travaux du château de Versailles sontà peu près terminés ,
et le service divin se fait tous les jours dans la chapelle .
-On vient de reprendre les travaux de la galerie du nord au
château des Tuileries , tant à l'extérieur que dans l'intérieur.
Onfrappe chaque jour , à la monnaie de Paris, pour 100,000f
depièces de5 fr et d'un fr ,
Il est arrivé à Bordeaux plusieurs navires venant de la Martinique
et de la Guadeloupe , tout y était , le 22 juin , dans leplus
grand ordre Des nouvellesplus récentes apprennent que les troupes
anglaises avaient quitté l'îte de la Guadeloupe , et qu'il ne s'y trou
AOUT 1816. 185
vaitplusque les chefs , qui attendaient l'expédition partie de France
pour lui faire la remise de l'île.
Un jugement du tribunal de l'arrondissement d'Etampes
vient deprononcer que Jean-Baptiste Sersaut , cultivateur à Cerni ,
qui le 6 septembre 1815 s'était marié devant l'officier civil à Marie-
Jeanne Constantin , veuve Pierre Sersaut , sera tenu de se séparer
d'elle de corps et de biens , une telle alliance étant interdite par le
code civil.
Les avoués près le tribunal de Lyon ont fait la remise de
10,000 francs qu'ils avaient payés dans l'emprunt de cent millions.
Nous ne craignons pas de nous répéter à ce sujet , et nous dirons
que chaquejour le Moniteur est rempli de nouvelles listes d'abandons
volontaires faits soit par des officiers , soit par des corps ,
ou de simples particuliers. Une démarche aussi générale est un sûr
indicateur de la bonté de l'esprit public , et nous en joindrons un
autre. A Hennebon, dont la population est de 4 à mille ames ,
il existait 17 fédérés . Leur ancien égavement faisait exister entr'eux
et le reste de leurs concitoyens une funeste séparation. Ils ont imité
ceuxde Lorient , et se présentant à la mairie ils ont demandé à
prêter leur serment de fidélité et à se réunir au reste de la famille.
Il est d'unhaut intérêt de faire calculer que par-tout c'était la minorité
, et unetrès-faible minorite , qui s'efforçait de donner la loi.
- S. M ayant daigné commuer la peine des travaux forcés à
laquelle Jacques -Emeri Ozéré avait été condamné dans l'affaire des
patriotesde 1816, en celle de cing années de prison , qui n'est point
infamante, il n'a pas été mis à l'exposition avec les autres coupables.
Sourdon n'a point été reconduit dans la même prison que ses complices.
Les révélations qu'il avait faites contr'eux les avaient portés
à des menaces auxquelles on a voulu le soustraire . Telles sont les
associations du crime.
- Les vingt-un individus accusés de l'assassinat des volontaires
royaux dans le village d'Arpaillagues , en 1815 , ont été ,
après seize heures de délibération du jury , condamnés, huit à mort ,
neufaux travaux forcés à perpétuité Deux femmes étaient au nombre
des criminels condamnés à mort; ce n'était pas leur sexe qui rendait
leurs crimes plus odieux , c'était la nature de leurs actions
mêmes.
Omer.
On vient d'établir une ligne télégraphique de Calais à Saint-
EXTERIEUR .
Les manufactures du Devonshire éprouvent la plus grande détresse;
on indique pour cause de cet état affligeant , la diminution
que la compagnie des Indes a faite dans ses commandes. Depuis
deux à trois ans elle les a réduites de moitié, les laines étant augmentées
de même. Chaque année elle enlevait 240,000 aunes. Dans
le comté de Strafford , où est située Birmingham, les ouvriers ne
186 MERCURE DE FRANCE.
mangent que des légumes , par l'impossibilité dans laquelle ils se
trouvent de pouvoir acheter du pain : onne peut refuser à la nation
anglaise cet élan d'un généreux patriotisme qui la fait s'occuper
réellementde venir au secours de l'infortune. Ilexiste à Londres une
réunion toutephilantropique , dont l'objet est de secourir lespauvres
ouvriers. Elle s'est rassemblée , suivant l'usage du pays , dans une
taverne . L'assemblée, très-nombreuse , était présidée par le duc
d'Yorck; les duc de Kent , de Cambridge et de Glocester , s'y trouvaient,
ainsi que le chancelier de l'Echiquier . La motion faite par
le président d'ouvrir une souscription pour venir au secours des
ouvriers, fut troublée par un amendement du lord Cochrane , dont
lesjournauxont eu depuisdeux ans de si fréquentes occasions de
parler; il voulait que l'assemblée déclarât que les taxes énormes qui
pésaient sur l'Angleterre, étaient la causedela misère publique. II
sejeta dans des calculs politiques qu'on lui prouva être tout à fait
étrangers àl'objetde la réunion, et à l'existence même de lasociété.
L'assemblée devint extraordinairement tumultueuse , et se rompit
plutôt qu'elle ne se sépara ; la souscription cependant s'effectua , et
semonte actuellement à 720,000 francs. Le prince Régent a souscrit
pour 500 livres stefl. , 12,000 fr . Le même lord Cochrane est maintenantappelé
enjustice, pour répondre sur son évasion, lorsqu'il fut
mis enprison à King's Bench pour une opération qui futjugée frauduleuse.
Les journaux avaient prétendu , il y a quelque temps , que
lord Liverpool et M. Vansittart étaient malades , et devaient aller
aux eaux ; cette nouvelle ayant été démentie , le bruit courut qu'il y
allait au moins y avoir un changementdans uneportion du ministère,
ce qui ne se confirma pas.Alors on parut croire à une dissolutiondu
parlement , puis à la nécessité de le convoquer promptement
, et pendant que toutes ces opinions se succédaient si rapidement,
le ministère s'occupait de faire une nouvelle prorogation du
parlement qui durera jusqu'à Noël ; d'où il résulte qu'il n'a pas
besoinde fonds et que le conseil estparfaitementuni.
Les fonds de lacompagnie des Indes éprouvèrent une baisse
de 5 p. 100 en trois jours, lorsque la nouvelle de la guerre dans
l'Inde avec le Nepaul se répandit, mais la crainte a été de peu de
durée, car après unetrès-courte campagne , dans laquelle cependant
il y a eu plusieurs actions assez vives , le traité a été ratifié , et
le pays contesté remis entre les mains des Anglais , les fonds sont
remontés. Ceux de l'état continuent de baisser , et la cause en est
iudiquée si diversement , et en général d'une manière si peu raisonnable,
que nous parlerons seulementdu fait et non des opinions.
Malgrénotre réserve , nous nous permettrons de faire observer que
les longues dissertations des journaux de l'opposition sur le déficit
qui existe dans le revenu public pour le trimestre de 1816 , expiré
le5juillet, ont pu troubler les esprits . Les trois grandes sources des
revenus publics , sil'on encompare le e produit avec le mêmetrimestre
de 1815,donneraient pour cette année undéficit de 8 millions et
demi sterl.
AOUT 1816 . 187
-L'orfin de Portugal vaut à Londres 3 liv. sterl . et 19 schillings
l'once. Les nouvelles pièces d'or dont nous avons parlé ( sovereigns )
valent 20 schillings .
- Sheridan, mort dans un état voisin de la détresse , a été
enterré avec la plus grande pompe à l'abbaye de Wessminster , dans
le Poets-Corner , en face du monument de Goldsmith. Une extrémité
de sa tombe touche celle de Shakespeare , et l'autre à celle d'Handel .
M. Pitt , qui fut son antagoniste , est mort de même , pauvre .
-Les Anglais se plaignent vivement de la loi rendue par le roi
Ferdinand VII, elle remeten vigueur celle existant avant la dernière
guerre. Elle permettait l'entrée dans les colonies espagnoles , des
objets d'habillement confectionnés en Angleterre , sous la condition
que la cargaison serait ccoommppoossééee de deux tiers d'objets semblables
prriiss enEspagne,et que le dernier tiers aurait payé les droits. Aujourd'hui
l'état des fabriques espagnoles ne permettant pas de s'y
fournir des deux tiers éxigés par laloi , il devient impossible d'exporter
d'Angleterre le dernier tiers , ce qui paralyse les manufactures
anglaises.
Sir Robert Wilson, sorti de prison le mois dernier , est
retourné en Angleterre; le capitaine Hutchinson est allé à sa garnison
à Cambrai , et M. Bruce est parti pour l'Italie. Ce sont les
trois condamnés dans l'affaire de Lavalette.
-Dans un pays où l'on spécule avec autant de hardiesse , il est
impossibleque le commerce et que l'état, ne soit pas dans ses revenus
dans une position toujours flottante. On dit que six millions de
livres sterlings de marchandises sont déposées à la Jamaïque ; elles
devaient de là se répandre sur tous les points du nouveau continent ;
mais tout à coup l'horison politique se charge de nuages ; on craint
d'envoyer dans le continent, et cependant toutymonte d'une manière
étonnante. Un habit de drap fin coûte to guinées aux Etats-
Unis ; un chapeau , to piastres , et ces marchandises qui ont payé
des droits de sortie et qui ont une valeur primitive , s'accumulent
etdépérissent , et la cité éprouve des faillites. Ce qui ajoute à cette
incertitude , c'est la mésintelligence qui existe sur les lacs entre les
Américains et les Anglais. Ceux- là se plaignent que les officiers de
lamarine anglaise leur font éprouver des vexations , et que sous le
prétexte de chercher à bord des marins anglais déserteurs , ils fouillent
les bâtimens d'une façon insultante. Lorsqu'après cette nouvelle
on a vu le gouvernement anglais demander qu'il fût mis d'une
manière prompte des vaisseaux de transport à sa disposition , pour
les fréteret leur faire porter dans lenorddel'Amnéérriiqquuee5200 quintaux
de munitions d'artillerie , il s'est répandu un certain effroi dans
le commerce. Les journaux de l'opposition ontd'abord mis en avant
qu'il ne s'offrait que de vieux bâtimens , et ensuite que la navigation
à l'approche de l'équinoxe était extraordinairement dangereuse à
l'époque du départ possible de ces bâtimens. On a citéque la compagnie
d'assurance refusait de prendre sur les vaisseaux après le
15 août, et que ceux-ci ne pourraient mettre en mer que dans le
188 MERCURE DE FRANCE .
courant de sseepptteemmbbrree.. Ilparaît eertainque l'inquiétuden'arien
dissimulédes possibilitésdumal.
- Les Anglais avaient formé un établissement à Madagascar.
Depuis long-temps les nations européennes qui possèdent des îles
dans cette portion de l'Afrique ont cherché à obtenir droit de domicile
assuré dans cette île immense : toutes y ont échoué plus tôt ou
plus tard. Le refus d'une pièce de drap bleu fait à un chef, a causé
le massacre de toute la colonie.
- Les luddistes continuent leurs ravages sur différens points ;
ils attaquent à force ouverte les fabriques dans lesquelles de nouvelles
machines économiques ent été introduites ; ils les brisentet
détruisent les ateliers. Leur aveugle fureur s'étend jusques aux nouveaux
instrumens aratoires ; ils ne sentent pas qu'au prix où est portéé
lamain-d'oeuvre , il est impossible de soutenir aucune espèce de
fabrication si on n'y apporte pas une nouvelle économie; en unmot
la question me paraît se réduire à ceci : vaut-il mieux que moins
debras travaillent et vivent , qu'il n'y en ait pointdu tout ? Vaut-il
mieux que les fabricans en augmentant leurs capitaux puissent
étendre leurs opérations , que de voir les fabriques languir, se miner
et s'anéantir ? On est obligé de repousser leurs attaques à force
ouverte. Ces mouvemens intestins , cette habitude des combats
contre la force publique entraînent certainement les plus grands
dangers.
M. Wilberforce , le premier négrophile de l'Europe , a tenu
avec ses adhérens une grande assemblée dans une taverne : des noirs
yassistaient. Les discours les plus violens y ont été tenus contre
l'esclavage. On doit convenir que si les principes étaient bons , la
manière de les exposer était infiniment dangereuse. Il paraît que
les gens sensés ont été révoltés contre cette séance. L'exemple du
passé sera-t-il done toujours perdu ? Cette scène nous a rappelé
cette autre si honteuse dans laquelle tous les prétendus députés du
globe vinrent en ambassade à la convention. MM. les ambassadeurs
avaient loué leurs habits à la friperie. Les souverains ont fait contre
la traite des noirs tout ce quel'humanité, la politique et la prudence
pouvaient permettre de faire , et si M. Wilberforce voulait
réfléchir sur le calcul présenté parM. Colqhoam , ilmettraitplus
de réserve dans ses démarches , et sa philantropie s'étendrait jusques
aux blancs , parmi lesquels il est né , où il vit , et qui lui donnent
un rang, ce qui mérite bien quelques égards. Voici au reste le
calcul de M. Colqhoum. Le nombre des esclaves se monte dans les
anciennes colonies anglaises à 634,096. Dans celles récemment acquises
, soit par des traités , soit par la conquête, il est de 136,000 ,
entout de 770,096. La valeur de chaque tête étant portée à to liv.
sterl., denne le capital énorme de 53,906,720 liv. sterl. La valeur
des terres cultivées et incultes dans les anciennes colonies est de
28,001,718 liv. sterl. , et dans les nouvelles de 14 millions. Le rapportdes
anciennes colonies estde 18,516,540 liv. sterl., et dans les
nouvelles de 3,989,132 liv. st. Leur possession, en y joignant les
bénéfices annuels du commerce , représente uncapital au moinsde
AOUT 1816.
189
100 millions de liv. sterl. Un pareil tableau devrait faire réfléchir
M. Wilberforce et ses partisans ; car enfin l'Angleterre est leur patrie,
et les colonies sont habitées par ses concitoyens. Où done
est sa philantropie ?
-Le fléan de la guerre civile déploie toutes ses fureurs dans
l'Amérique espagnole. Les indépendans paraissent avoir eu depuis
quelque temps des avantages marqués , ce qui a donné licu à de nouveaux
massacres , car le général espagnol ayant traité les prisonniers
comme des révoltés , les généraux insurgés ont usé de représailles ,
et 800 Espagnols qui avaient été pris ont été fusillés . C'est à une
telle conduite qu'il faut vraisemblablement attribuer la désertion
des troupes royales. Dans presque toutes les actions , un nombre
assez grand de soldats passe du côté des indépendans . On dit cependantque
le roi de Portugal a promis d'appuyer d'une armée de 15
à 16 mille hommes l'expédition espagnole contre Buenos Aires et
Monté-Vidéo. Ges secours seraient de la plus grande utilité sur les
bords de la rivière de la Plata ; mais onprête d'autres intentions aux
Portugais, on croit qu'ils sont d'accord avec Vanegas , général insurgé.
Celui- ci est également ennemi du gouvernement légitime
européen et de celui du congrès de l'indépendance ; en sorte que
sonprojet serait de livrer aux armées portugaises toute la partie
dans laquelle il commande , et qui s'étend le long des bords de la
Plata.
- Bolivar qui a été attaquer la Marguerite , vient de voir ses
forces navales recevoir un nouvel accroissement. Il a actuellement
trente-cinq bâtimens de guerre à opposer à la marine royale ; ce
sont presque tous des goelettes de 2 à seize canons , et montées de
75à 200 hommes d'équipage. Cette augmentation vient de la prise
qu'ila faite de l'escadrille espagnole qui était forte de sept bâtimens.
Celle-ci a été complètement défaite et prise par les insurgés. On
assure que les Etats-Unis de l'Amérique ouvrent leurs ports et fournissent
des armes aux indépendans. Cette nouvelle n'aurait rien d'étonnant
, car il existe entre les Espagnols et les Américains de trèsgraves
discussions relatives à la Louisiane. Buonaparte se l'était fait
céder par l'Espagne , et ensuite la vendit aux Américains , qui , non
seulement l'ont occupée sur-le-champ , mais en outre se sont saisis
d'uné portion qui était en litige , et que l'Espagne dit n'avoir pas
cédée. Cette assistance paraît d'autant moins douteuse ,que c'est de
la Nouvelle-Orléans qu'est parti , pour le Mexique , le général Humbert.
On doit se rappeler l'expédition que nous fimes en Irlande ,
ce fut luiqui commanda le débarquement. Il a une grande intrépidité.
D'autres officiers français réfugiés en Amérique l'ont accompagné,
et tous ont reçu des grades dans l'armée indépendante
mexicaine forte de 50,000 hommes. Les quatre navires que les corsaires
des indépendans ont pris sur les côtes d'Europe , aux environs
de Cadix , portaient 400,000 dollars .
Des lettres de Rio-Janéiro avaient annoncé que les princesses
dePortugal s'embarqueraient au commencementdejuin,onpense
190
MERCURE DE FRANCE .
que lamort de la reine a retardé leur départ. Des nouvelles plus
récentes disent qu'elles doivent être accompagnées d'une troisième
princesse , et que la reine actuellement régnante viendra en Europe.
- Le roi d'Espagne vient de créer un junte de représailles. Elle
est chargée de prononcer définitivement sur la restitution des biens
appartenans aux Français domiciliés ou non domiciliés en Espagne ,
etdont les biens ont été séquestrés ou coufisqués par suite des événemens
arrivés depuis 1793. Lajunte doit prendre pour base de ses
jugemens le premier article additionnel du traité de Paris de 1814.
-Fouché , qui se rend, dit-on , à Prague , travaille aux mémoires
de son ministère ; Sully a fait aussi les siens , et il les intitula
avec raison Economies royales . Ceux de Fouché auront sans doute ,
en supposant que l'historien soit véridique , un grand intérêt ; mais
quel titre porteront-ils ?
On évalue à 35 millions le numéraire que le trésor public , à
Vienne, doit verser à la banque que l'empereur vient de créer , 6 ont
d'abord été remis. Les spéculateurs ont , dès le premier instant ,
cherché à entraver les opérations ; il a fallu opposer diverses précautions
à leurs manoeuvres , et, entr'autres choses , ordonner que l'on
ne rembourserait pas au-dessus de 7,000 florins à une seule personne.
Avantque l'on eut pris cette précantion, il y avait des gens qui
étaient obligés de prendre des charrettes pour emporter l'argent des
billets qu'ils avaient convertis . Les agioteurs ont alors divisé leurs
échanges entre divers porteurs , en sorte qu'il y a eu une foule considérable,
quoique quatre bureaux eussent été ouverts pour échanger ;
on a été obligé alors d'ordonner que les demandes d'échange seraient
faites par écrit , et que les numéros à échanger seraient rendus publics
, pour que chacun put connaître son tour. Des négocians qui
avaient été signalés comme les auteurs de ces manoeuvres , ont eu
leurs comptoirs fermés , et leurs livres ont été soumis à une vérification.
Ils ont depuis reçu la permission de reprendre le cours de
Teurs affaires .
Le 28 juillet à midi l'archiduchesse Clémentine a signé son
acte de renonciation à tous ses droits , et le soir elle a été mariée
avec le prince Léopold de Naples . Les deux époux sont encore auprès
de l'empereur.
-Degen, que nous avons vu si mal réussir au Champ-de-Mars ,
ne persiste pas moins à faire de nouvelles tentatives pour diriger
son ballon avec des ailes . Ii vient de faire un nouvel essai à Vienne
qui a eu le sort accoutumé , une de ses ailes a même été cassée dans
le cours de l'expérience.
-Le professeur Hermann, de Ratisbonne , a inventé une table à
filer, autour de laquelle travaillent plusieurs personnes. Tout se
borne de leur part à tirer le fil. Nous avons vu, il y a quelques années
, à Paris , une boîte très -portative qu'une femme, en gardant
ses troupeaux, pouvait porter à son cou, et cependant filer sans que
AOUT 1816 .
191
l'air fit casser le fil. Il serait à désirer que cette boîte fut d'un usage
général dans les campagnes .
-L'invitation faite par l'empereur Alexandre à plusieurs têtes
couronnées d'accéder au traité de la sainte alliance , paraît s'adresser
àtoutes les puissances ; le roi de Wurtemberg , celui de Bavière , la
diète générale des cantons Suisses en out reçu une pareille. Le roi de
Danemarck a donné son accession à ce traité.
Le prince royal, de Suède s'était rendu en Norwège pour y
faire la clôture de la diète , à la fin de la session ; sa présence y a été
très -utile , et a porté les esprits à la paix : quelques résolutions ont
même reçu des modifications qui les rendent plus agréables au gouvernement
, et il a acquis au nouvel ordre de choses des partisans ,
parmi ceux qui s'y étaient montrés le plus opposés .
Le Danemarck cède à la Suède pour 95,000 écus en espèces ,
les bâtimens qu'il possédait dans la Norwège.
-Lamaisonque les jésuites possédaient à Saint-Pétersbourg a
été destinée à un établissement de bienfaisance, et comme ces religieux
n'ont pas justifié de la solidité d'une dette de 200 et tant de
mille roubles qu'ils prétendaient avoir contractée pour édifier cette
maison , l'empereur a ordonné qu'il serait passé outre.
-Le roi des Pays-Bas s'occupe d'établir une ligne de places fortifiées
sur ses frontières . Namur , Charleroi , Mons , Athet Tournai
sont réparées soigneusement.
- Le général Excelmans a été arrêté à Bréda , par les ordres
du gouvernement des Pays-Bas. Il voyageait en déguisant son nom.
- Les rédacteurs de l'Observateur belge , et du Nain jaune ,
réfugiés , ont reçu , à ce que l'on dit , des mandats de comparution
pour se présenter devant le juge d'instruction. Les autres réfugiés
français qui se trouvent encore à Bruxelles , ont eu ordre d'en partir
pour se rendre dans les endroits qui ont été assignés pour être leur
séjour ; et ceux qui allèguent l'état de leur santé , afin de continuer à
résider dans cette ville, sont obligés de fournir des preuves que
l'allégation n'est pas vaine.
La grande majorité des bourgeois de Francfort ayant accepté
la nouvelle constitution , le sénat , par un décret, l'a déclarée loi
fondamentale de l'état.
www
MERCURIALE.
wwwwww
Réponse à la question proposée dans l'avant-dernier
numéro .
Maux d'estomac , froideur , distractions , ennui , menacent
le succès d'une lecture faite avant déjeuner.
192 MERCURE DE FRANCE.
Plénitude , ivresse , engouement , sommeil , sont
craindre après.
Dans le premier cas les auditeurs se possèdent ; ils
jugent avec calme et réflexion; mais les poëtes d'aujourd'hui
regardent un arrêt rendu sans trépignemens
comme une chute.
Dans le second, l'assemblée est mieux disposée à se
pâmer d'admiration; mais les fumées du vin jointes à
celles de l'amour propre exposent la santé du lecteur.
Conclusion .
Les bons auteurs peuvent lire avant déjeuner.
Les mauvais doivent lire après .
Il faudrait servir tous les ouvrages de M. Vieillard
avec le dessert .
Utiliser n'est pas français; il le deviendra quoiqu'il
soit moins ridicule que quatre-z-yeux , reçu par l'académie
, et alors nous demanderonssi , lorsqu'on fait tout
avec la vapeur , il n'y aurait pas moyen d'utiliser.celles
des femmes .
En cas d'affirmative , l'épouse du questionneur serait
d'un grand secours aux progrès de l'industrie .
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
ANNONCES .
L'académie de Rouen a tenu sa séance publique , et
distribué le prix d'éloquence , dont le sujet était l'éloge
deBernardin de Saint-Pierre . Il a été gagné par M. Patin
, maître des conférences de l'école normale , dont il
était ancien élève.
Le Nº du 15 août du Journal de la Jeunesse vient de
paraître. Ce No n'est pas moins agréable que les précédens.
On y trouvera un joli Voyage d'Eugène , dont le
titre seul promettait au public un intérêt particulier.
DUBRAY, IMPRIMEUR DU MERCURE, KUI VENTADOUR ,
พ.°.5.
*****************
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoides numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. - On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très- lisible . Les lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
ww
POESIE.
1
A PYRRHA .
Quis multa gracilis te puer , etc.
Pyrrha , quel tendre adolescent
Baigné de nard et sur des roses ,
Te presse d'un bras caressant
Dans l'antre vert où tu reposes ?
Ta tresses , pour charmer ses yeux,
L'or de ta blonde chevelure ;
Mais, hélas ! que de fois aux dieux
Il se plaindradeton parjure!
TOME 68°.
1
13
194
MERCURE DE FRANCE.
Il entendra mugir un jour
Les noirs autans , l'onde en furie .
Lui qui goûte en paix ton amour
Etpense être aimé pour la vie.
Aux zéphirs qu'il veut captiver ,
Il s'abandonne , exempt d'alarmes.
Malheur à qui sans t'éprouver
Se laisse éblouir par tes charmes !
Moi , sauvé des flots écumaus ,..
Au dieu des mers j'offre une image ,
Où l'on voit que mes vêtemens
Sontencortrempés du naufrage.
BERTHOLON DE POLLET.
wwwwwwwwwwwww
ROLLER ET COLIN ,
OU LE MÉFIANT DEVENU AVEUGLE.
Conte moral lu par l'auteur en 1801 à une séance publique de la
société des belles-lettres séant au Louvre.
Un trafiquant avait couru le monde
Quelques quarante ou cinquante ans;
Et comme la machine ronde
Est un théâtre où dès long-temps
La mauvaise foi surabonde ,
Cet homme avait , partie à ses dépens ,
Appris à soupçonner les guerriers , les marchands ,
Les sages , les mondains , les lettrés , tout le monde.
Si quelqu'un parlait de vertu ,
« La vertu ! disait- il, ce n'est qu'une chimère ;
>> J'ai vu des gens tuer leur frère
>> Pour un séquin , pour un écu.
>> Par-tout jen'ai vu qu'artifice ,
>> Qu'égoïsme ou duplicité;
>> Et l'univers n'est habité
>> Que par le crime et par le vice.
21
AOUT 1816. 195
>> Les nègres vendent leurs enfans ,
>> Des juges leurs arrêts ,des princes leurs bannières,
>> Et les Muses, qu'on dit si fières ,
> Vendent aussi leurs complimens.
>> J'ai vieilli ; mon expérience
>> Ne croit point à la probité,
>> Et je répète avec constance
>> Ce vieux proverbe accrédité ,
>> Qui nous dit que la méfiance
>>> Est mère de la sureté. »
Roller ( c'était le nom de notre personnage) ,
Avait peut-être un peu raison ;
Mais il le prenait sur un ton
Et trop bruyant et trop sauvage.
Croire aux méchans était fort bien ;
Croire à leur nombre formidable ,
Etait encor plus raisonnable;
Mais ne pas croire aux gens de bien ,
Voilà qui n'est point pardonnable.
Industrieux , économe , prudent ,
Roller avait dans ses voyages
Amassé force argent comptant ,
Et des forêts et des naufrages
Il avait sauvé cet argent.
Plongé dans sa misanthropie ,
Il songeait nuit et jour à trouver un moyen
11
Pour placer , assurer son bien ,
1
Etnepointmendier à la fin de sa vie.
2
Onvint lui proposer des champs ,
De beaux vergers , d'excellentes prairies ;
Mais il savait les voleries
Etles bons tours des paysans :
Il refusa les métairies.
Onvint lui demander ses fonds
Pour deux amis entrant dans les affaires ,
Et l'on offrit les cautions
Ettous les contrats nécessaires.
15
196 MERCURE DE FRANCE .
1
Il répondit : Vos jeunes gens
Ont de l'esprit et de l'honneur , sans doute ;
Mais les exemples sontfréquens ;
Mais les exemples sont récens ,
Et je crains une banqueroute .
Bien des partis se montrèrent encor :
Roller fut sourd et garda son trésor .
Une nuit , il veillait appuyé sur sa table
Lorsqu'on siffla sous ses volets ;
Il pålit , il jugea que ces affreux sifflets
Etaient un signal veritable.
« Les voleurs , dit-il , ont noté
• Cette maison qu'un vieillard seul habite ;
>> Il faut par une prompte fuite
>>> Mettre mon or en sureté. >>>
En effet , dès que la lumière
Eut blessé les yeux des hiboux ,
Et que leurs frères les filoux
Furent rentrés dans leur tannière ,
Roller , sa cassette à la main ,
Abandonna son domicile ,
Et courant d'un pas incertain ,
Tout en feignant un air tranquille ,
Se trouva sur le soir assez loin de la ville ,
Dans les détours d'un vieux chemin .
Sous l'horison rougi l'on voyait des ruines
Que de grands arbres ombrageaient ,
Et que des buissons protégeaient
De leurs innombrables épines.
Le voyageur bénit les dieux
Puis s'approcha de la masure;
Et quand Phoebé du haut des cieux
Ne répandit sur la nature
Que les rayons d'un jour douteux ,
Fait pour soustraire à tous les yeux
Les détails de cette aventure ,
Il entra courageusement
AOUT 1816 .
197
Parmi les ronces complaisantes ,
Et souleva bien doucement
Deux grosses pierres chancelantes ,
Qu'il rétablit sur son argent.
Après avoir achevé son ouvrage
Il allait reprendre sans bruit
Le vieux chemin et son voyage ,
Lorsqu'un sombre et vaste nuage
Couvrant la lune , l'obscurcit ,
Et confondit le paysage
Dans une impénétrable nuit.
Roller ne sachant plus retrouver le passage
Qui naguère l'avait conduit ,
Mangea son pain , et s'étendit ,
Et s'endormit sous le feuillage.
Il s'enfonça dans un si doux sommeil ,
Que le jour suivant de soleil rezinah
Etait bienhaut dans sa carrière,
Lorsque le méfiant entr'ouvrit la paupière.
Mais, hélas ! quel affreux réveil!
Son oeil paralysé fut mort à la lumière.
Il crut d'abord qu'un songe vain
Causait son erreur effrayante ;
1
Il fit un eri , porta sa main
Sur la pelouse environnante ;
Il écouta; sur les rameaux
Dont les festons couvraient sa tête,
La mélodieuse fauvette G
۲
Défiait au chant les oiseaux .
m
( La suite au prochain numéro.)
www
LE MAITRE ET SON VALET.
Conte.
Qu'elle est belle l'économie!
Le soir en soupant seul onn'a qu'une bougie.
198
MERCURE DE FRANCE .
4
En effet c'est assez
Pour y bien voir et manger à son aise .
Une de plus est luxe déplacé ,
Soit dit sans que cela déplaise
2
Aux gens du très-bon ton . J'en conviendrai pourtant ,
Un désagréable accident
Quin'a rien d'extraordinaire
Peut arriver , comme hier chez Valère :
Son laquais mal-adroit éteignit la lumière
En voulant la moucher. Valère mécontent ,
Lui dit avec quelque colère ,
Parbleu ! si je voulais j'en ferais bien autant.
Lors le valet lui répond gravement :
Je le crois bien , Monsieur , car vous m'avez vu faire.
JOUYNEAU - DESLOGES ( de Poitiers .)
TRADUCTION NOUVELLE
Du distique de M. Malingre.
Roi très -savant lui -même , il protège ces lieux
Des savans le séjour , fondé par ses aïeux . ( 1 )
w
R.
VERS A MADAME *****
-1
Toi qui sais cultiver , loin d'un monde imposteur,
Tes paisibles vertus , ton esprit ét ton coeur ;
Toi dont la raison plaît et le savoir étonne ,
Etdont le front est ceint de la double couronne
Acquise à la sagesse ansı qu'à labeauté ,
Accepte de ma muse un encens mérité,
Ah! si du dieu des vers j'avais en main la lyre ,
De tes charmes touchans sans cesse adorateur ,
(1) Ce n'estpas avecM.Malingre que nous avons prétendu lutter,
mais contre l'énergiede son distique latin. V. le nº précéd. , p. 184 .
AOUT 1816 . 199
J'oserais célébrer, dans mon brûlant délire,
Cet air où la bonté s'unit à la candeur.
Je chanterais aussi cet aimable sourire ,
Ce feu vifet piquant qui brille dans tes yeux,
Tous ces trésors secrets , nobles présens des dieux,
Le doux son de ta voix et ton art de séduire.
Trahi par Apollon je fais parler mon coeur.
D'un sexe trop jaloux crains d'éveiller l'envie ;
Songe à cueillir des fleurs pour l'hiver de ta vie ,
Et dois à tes vertus ton calme et ton bonheur.
ParM. CHARTIER DE CHENEVIÈRES .
ÉNIGME .
L'on voit en nous deux soeurs étroitement unies,
Egales en grandeur et de même Beaute';
On nous apprit sur-tout à nous montrer polies ?"
Nous aurions sans cela bien peu d'utilité.
On nous place souvent en des maius très-serviles ;
Quelquefois nous brillons entre les doigts d'Hébé.
Sitôt qu'on nous sépare on nous rend inutiles.
*** Cependant on prend garde à notre réunion,
Car par- tout nous portons de la division .
Nous n'avons pourtant poiut un mauvais caractère :
C'est la faute d'autrui. Manquons-nous de le faire?
Unhomme fort brutal nous donne la leçon.
Il nous met tout en ſeu : voyez notre misère.
CHARADE.
Un remède que prend à propos mon premier ,
De son maître parfois éloigne le danger.
Le canonnier adroit tirant sur mon dernier ,
Au point qu'il ajustait fait faire mon entier.
119
200
MERCURE DE FRANCE.
LOGOGRIPHE .
Jesuis ceque je su's sous plus d'une figure.
Je dois mon être à l'art ainsi qu'à la nature.
Bien souvent j'ai trois pieds et je ne marche pas;
1
Je n'aij mais qu'un bras .
En tout lieu , dans tout temps , on me croit fort utile ;
On me voit en campagne , on me voit à la ville.
1
Je dois au feu ma forme , et par un sort fatal,
On me remet au feu pour appaiser un mal .
Neuf, dix , six , sept et trois , je montre du caprice ;
Sept, neuf , dix , je fais voir un péché de malice.
Cependant lorsqu'on rend hommage à l'éternel ,
Avec un sept , neuf, cinq , on me voit sur l'autel.
Neuf, deux et six , je crains une patte cruelle.
Trois , sept , huit , neuf e dix , le défaut d'une belle.
Je deviens animal avec un cing, six , trois ;
•Mamort fait le plaisir des princes et des rois.
Tu peux me deviner , je suis assez publique.
Je t'of re même encor deux notes de musique,
Mais prends cinų , six et dix pour la belle saison ;
Carsansdeux,sept et neuf tu meurs comme un oison.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Lemot de l'Enigme est la Balle de paume, Çelui du Logogriphe
est Metamorphose , où l'on trouve Or, Astrée , Tros , Rapt, Orphée,
Hersé , Atropos , Atrée , OEta , Métra, Protée , Erato , Pomme.
Errata du numéro précédent.
Page 152, première ligne du Logogriphe , au lieu de onze pieds,
lisez douzepieds.
AOUT 1816 . 201
w ww
LE FRANÇAIS A VENISE.
Anecdote du quatorzième siècle.
Henri Marolle , fils unique d'un riche armateur de
Nantes , voyageait depuis quatre ans pour son instruction
et pour son plaisir. Il parcourut d'abord la Hollande
, l'Angleterre , la Suisse , et de là il se rendit en
Italie. Après avoir admiré les antiques monumens de
Rome, les phénomènes de Naples et la beauté du climat
de Florence , il partit l'an 1384 pour aller visiter la ville
merveilleuse , qui fondée sur le lit même du golfe Adriatique
, présente l'aspect d'un vaste navire se reposant au
sein des eaux .
Venise , cette ville que défendaient sa structure et sa
situation ; Venise , qui pendant quatorze siècles donna
laloi à tant de peuples vaincus sans devenir la conquête
d'aucun vainqueur ; Venise qui jusqu'à nos jours n'eut
d'autres maîtres que ses fondateurs , d'autres magistrats
que leurs descendans , paraissait appelée à l'époque dont
je parle à se rendre souveraine maîtresse des mers. L'origine
de Venise , les causes de sa formation , sa construction
singulière , la simplicité de ses premières lois ,
sa tranquillité dans les plus violens orages , son indépendance
au milieu des autres peuples asservis , les
variations , les troubles, les réformes de son gouvernement
, son administration sévère , ne laissant de liberté
toute entière que pour les plaisirs , un souverain à qui
on accordait tous les honneurs sans lui accorder aucun
pouvoir , un peuple ombrageux et jouissant néanmoins
de la plus grande tranquillité , ouvrait un vaste champ
aux observations de Henri. Il futfrappé du spectacle que
lui offrait la route qui conduit à Venise; d'un côté il
admira la perspective unique de cette ville immense ;
de l'autre un rivage couvert de maisons , de palais , de
jardins , d'arbres , de promenades , de vases , de statues
paraissant s'élever du fond de la mer ; et ce qui lui rendait
encore ce chemin plus agréable, c'était la multi202
MERCURE DE FRANCE.
1
tudede barques et de gondoles qui montaient et descendaient
sans cesse , et ce peuple nombreux qui venait le
longde la route présenter aux étrangers des fruits , des
pâtisseries , des raffraîchissemens et des fleurs.
La situation de Venise en fait une ville vraiment
unique. Ses rues sont des canaux , ses charrettes sont des
barques , ses carrosses sont des gondoles; on n'y voit
ni chevaux , ni ânes , ni mulets ; la ville ressemble à un
vaste labyrinthe; un nombre considérable de ponts à
une seule arche , presque tous bâtis en marbre et sans
garde-fous , établissent une communication entre tous
les quartiers. C'est par les canaux que se transportent
les denrées , que se voiturent les marchandises , et que
les gondoles abordent aux maisons. Toutes ces gondoles
sont uniformes et tapissées de noir , à l'effet d'empêcher
le luxe et pour ne laisser aucune marque d'inégalité
parmi les citoyens .
La gondole , voiture douce , agréable et commode , est
unpetit bâtiment large de cinq pieds et long de vingtcinq
; on s'y trouve à couvert dans une loge carrée , dont
les angles sont arrondis par en haut. Le siège , propre
àcontenir deux personnes , est formé d'un coussin de
maroquin noir ; la porte , les deux côtés et le derrière.
sont garnis de glaces qu'on ôte à volonté pour y substituer
des rideaux de crêpe à travers lesquels on ne peut
être vu.
Une veste juste , un pantalon, un bonnet rond d'étoffe
, composent l'habillement des gondoliers. La seule
famille du doge a droit de leur faire porter sa livrée.
Ces hommes bien taillés , nerveux , forts , d'une agilité
extrême , d'une adresse inconcevable , s'esquivent et
passent à côté les uns des autres avec une effrayante
célérité; ils entrent dans les canaux les plus étroits , et
lanuit comme le jour ils savent se tirer des plus grands
embaras. Ils se font justice entr'eux , de manière que
lorsqu'un gondolier se rend coupable de quelque friponmerie
, il est sur-le-champ noyé par ses camarades.
Les gondeliers se plaisent à converser avec les personnes
qu'ils conduisent ; ils sont d'ailleurs de la plus
grande gaieté. Marolle ne fut pas peu surpris d'entendre
AOUT 1816. 205
le premier dont il se servit chanter les vers de Sannazar
sur la ville de Venise , ainsi terminés :
Illamhominesdices , hanc posuisse deos. (1)
Sa surprise redoubla lorsqu'après ces vers le conducteur
de lagondole chanta une strophe de l'Arioste. Vous
êtes aussi instruit que gai , lui dit Marolle.- Instruit ,
peu ; gai , beaucoup.-Votre métier est pourtant rude.
-Moins que celui du Doge; tous mes jours se ressemblent;
je suis vieux , et je n'ai pas encore connu le chagrin
, tandis que j'ai déjà vu passer comme des ombres
sept doges , dont aucun, certes , ne coula des jours aussi
heureux que les miens.- Sept doges !- Oui , Monsieur,
dans l'espace de vingt-neuf ans. D'abord Marin Falier.
Elu en 1554 , lors de la mort d'André Dandolo , à qui
tous les Vénitiens ont donné des larmes sincères , parce
qu'il contribua pendant díx années à la gloire et au bonheur
de la nation , Marin Falier , citoyen riche et qui
avait rempli avec honneur les fonctions des principales
magistratures , monta sur le trône ducal. Mais parvenu
àce haut rang il ne justifia point nos espérances. Excité
par l'amiral Bertuce Isarel , etjaloux de se venger d'une
légère insulte ainsi que d'augmenter sa puissance , il
résolut d'exterminer d'un seul coup toute la noblesse.
Dans ce dessein , le matin du 15 avril 1355 , au bruit
des cloches de Saint-Marc , tous les conjurés vendus au
doge devaient se réunir sur la place du palais , pour immoler
les nobles qui se rendaient au grand conseil. Un
des chefs de ce complot , ami d'un membre du conseil ,
voulant le sauver du massacre général , alla le trouver
la veille du jour fixé pour l'exécution , et lui recommanda,
sous le sceau du secret, de ne pas sortir de sa
maison le lendemain , quoiqu'il pût arriver.
Le membre du conseil l'ayant pressé de questions , il
lui dévoila la conjuration. Celui-ci en avertit les nobles;
ils se rassemblèrent , firent garder les portes du palais ,
défendirent qu'on sonnât les cloches de Saint-Marc, et
(1) Ondiraitque la ville de Rome a été bâtie par les hommeset
celle de Venise par les dieux.
204
MERCURE DE FRANCE.
ordonnèrent l'arrestation des conjurés. Les interrogatoires
que subirent ces derniers ayant prouvé que la
conjuration avait été dirigée par le doge , on décida que
ce chef de l'état n'en étant que le premier sujet , devait,
comme un autre citoyen , subir la peine portée par les
lois contre les traîtres à la patrie.
En conséquence, le conseil des dix se rendit en corps
au palais du doge et lui ôta en cérémonie la corne ducale;
on condamna d'une voix unanime Marin Falier
àlapeine de mort. Cet arrêt rendu , on le conduisit dans
le lieu où l'on a coutume de faire le couronnement des
doges , et là on lui trancha la tête. Cette exécution faite ,
un des chefs du conseil des dix se montra aux fenêtres
dupalais quidonne sur la place , tenant en main le glaive
ensanglanté , et prononça à haute voix ces paroles : On
vient de faire justice du traître.
Aussitôt les portes du palais s'ouvrirent , et le peuple
vint en foule voir le corps du doge , qui était resté sur
le lieu du supplice. Le conseil des dix rendit un second
arrêt pour confisquer les biens de Marin Falier et de ses
complices. Le soir son corps fut mis dans une gondole
et porté sans aucun appareil au lieu de la sépulture dans
la salle du grand conseil , où l'on met tous les portraits
des doges.Ala place où devait être celui de Marin Falier
onfit représenter un trône ducal couvert d'un voile noir ,
avec cette inscription :
C'est ici la place de Marin Falier, décapité pour
ses crimes.
Le 21 du même mois , Jean Gradenigo , âgé de
soixante-seize ans , fut élu doge. C'était un très-grand
jurisconsulte. Le jour même de son couronnement il se
rendit au conseil des dix pour instruire le procès des conjurés.
Plus de quatre cents personnes se trouvèrent compromises
; on exila une grande partie d'entr'elles ; les
autres subirent la peine capitale, et l'on ordonna que
tous les ans , le 16 d'avril , il y aurait une procession en
actions de grâces de la faveur que Dieu avait accordée
à la république en la sauvant du péril qu'elle venait de
courir.
Sur ces entrefaites , la paix conclue avec Gènes proAOUT
1816. 205
duisit une grande joie dans Venise; mais cette joie fut
bientôt troublée par la guerre que nous eûmes à soutenir
avec le roi de Hongrie. Tandis que ce monarque faisait
le siège de Trévise , Jean Gradenigo mourut. Quoiqu'il
eût ungrand amour pour sa patrie , on ne le regretta
point , parce que fort avare , il songeait avant tout à
augmenter ses richesses .
Les circonstances critiques dans lesquelles on se trouvait
ne permirent pas de retarder l'élection du nouveau
doge. On avait besoin d'unhommehabile dans la guerre ;
c'est pourquoi on nomma Jean Delfino , qui se trouvait
alors à Trévise. Le roi de Hongrie refusa un passeport
au nouveau doge; mais ce prince voyant de quelle importance
il était pour la république et pour lui de ne pas
demeurer exposé aux événemens du siège , hasarda une
sortie. Il s'ouvrit un passage à travers les lignes ennemies
, fila entre les quartiers des Hongrois , qui s'aperçurent
trop tard de sa fuite pour l'arrêter , et se rendit à
Venise , où sa présence causa la plus vive allégresse.
Jean Delfino conduisit assez bien nos affaires , et la
république signa , dans le mois d'avril 1357 , une trève
avec le roi de Hongrie. Malheureusement cette trève
dura peu , nous ne pûmes rassembler des troupes suffisantes
pour nous tirer de cet embarras . Si le roi de Hongrie
échoua dans le Trévisan , où il porta la plus grande
partie de ses forces , des traîtres , entre lesquels se trouvait
un abbé , servirent les intérêts de notre ennemi; et,
malgré notre bravoure , nous fûmes obligés de signer une
paix honteuse , et d'abandonner la Dalmatie que nous
possédions depuis trois cents ans .
Onhumilie toujours les vaincus. L'empereur d'Allemagne
, dont relevait le Trévisan , nous fit alors une insulte
dans la personne de nos ambassadeurs. Il fallut se
résigner à la souffrir ; nous ne pouvions nous venger.
La santé de Jean Delfino était déjà fort affaiblie , il
venait de perdre la vue ; encore plus accablé sous le
poids de nos revers que sous celui de ses infirmités , le
doge invoquait sans cesse la mort; mais il devait encore
pleurer sur de nouveaux malheurs. La peste ravageant
Venise, emporta un grand nombre de citoyens. Cette
206 MERCURE DE FRANCE .
horrible calamité mit le comble aux chagrins de Delfino;
il mourut le 11 juillet 1361 .
Sous son règne on rendit plusieurs lois qui opposèrent
au luxe d'utiles barrières , et devinrent favorables au bon
ordre des finances de l'état , ainsi qu'à la conservation
des moeurs.
Tandis qu'on se préparait à l'élection d'un doge , le
bruit se répandit dans Venise que Laurent Celsi , capitaine
du golfe , avait remporté une victoire éclatante sur
l'escadregénoise , et le conclave des électeurs le proclama
doge. Mais la nouvelle qu'on avait répandue était sans
fondement. Cette aventure humilia un peu les électeurs
et déplut à la noblesse. Cependant on envoya douze sénateurs
annoncer à Laurent Celsi sa nomination ; il fut
couronné le 21 du mois d'août.
Le père de Laurent Celsi , brave homme, mais original ,
offrit alors à rire aux malins. Ce vieillard , croyant que le
doge , en qualité de fils , lui devait toujours du respect ,
et ne pouvant toutefois éviter de se découvrir sans inanquer
au chef de l'état , prit le parti d'aller tête nue. Le
doge , fâchéque son père prêtât aux railleries , plaça une
croix sur le devant de sa corne ducale. Le vieillard reprit
sonchapeau et se découvrit devant son fils , en disant :
« C'est la croix queje salue et non mon fils , car lui ayant
» donné l'existence , il reste mon inférieur. »
Venise se reposait au sein de la paix , quand éclata la
révolte de l'île de Candie. La sage modération du sénat
ayant accru l'audace des rébelles , ils eurent recours à la
force. Les révoltés , ainsi que cela arrive presque toujours
en semblables occasions , ne retirèrentd'autre fruit
de leur entreprise que la honte d'être vaincus, et le regret
de se voir assujétis à des lois plus sévères; les trois
quarts de leurs chefs eurent la tête tranchée , les autres
subirent les peines de l'exil et de la confiscation.
Ledoge fit rendre des actions de grâces solennelles de
cettevictoire pendant trois jours ; ensuite il la célébra par
leplusmagnifiquetournoi qu'on ait encore vu. Des étrangers
dedistinction s'y rendirent en foule.
Peu de temps après , le roi de Chypre nous sollicitade
nous unir avec lui contre les Turcs , et nous nous prépaAOUT
1816.
207
râmes à armer une flotte nombreuse. Dans l'intervalle
le doge mourut , et l'on nomma pour le remplacer Mare
Cornaro.
Son règne commença sous de favorables auspices. La
flotte vénitienne conduite à Alexandrie obtint les plus
grands succès . La prise et le pillage de cette ville nous
enrichit d'un immense butin; mais ce fut le seul avantage
qu'on retira de cette expédition. Une seconde révolte
de Candie eut les mêmes suites que la première , et l'on
prit des mesures qui consommèrent l'esclavage des Grecs,
ses habitans.
Marc Cornaro mourut en 1367 ; il avait régné unpeu
moins de deux ans : on lui donna pour successeur André
Contarini , qui ne voulait point accepter cette dignité ,
et résistait aux pressantes instances de ses parens et de
ses amis . Le sénat , blessé de ses refus , le sommade se
rendre au voeu de la nation , sous peine d'être déclaré
coupable de désobéissance et de voir ses biens confisqués.
Le sénat eut tort ; Contarini se conduisit comme un
bon citoyen , car autrefois , en Syrie , un devin lui avait
annoncé que sous son règne la république souffrirait de
très -grands maux . En effet , pendant le cours de douze
ans , nous comptâmes , pour ainsi dire , chacun de nos
jours par des revers. Je ne riais ni ne chantais pendant
ce temps là, je vous assure. De succès en succès , les armées
coalisées contre nous s'approchèrent de Venise ;
notre situation devint affreuse . Cependant un léger avantage
remporté sur les Génois par Victor Pisani et par
Barbadigo , commandans de notre flotte , relevèrent un
peu nos esprits abattus. Le peuple reprenant une attitude
plus ferme , déclama contre les citoyens qui se renfermaient
dans leurs maisons , au lieu d'aller combattre
l'ennemi : « Que sont devenus , s'écriait - on de toutes
>>parts , ces braves Vénitiens qu'on a vus triompher si
» souvent des Génois avec des forces moindres que les
leurs ? Où est cette ancienne intrépidité qui plaçait
>> nos guerriers au-dessus de tous les obstacles ? Qui nous
» empêche de prendre les armes ? Pourquoi attendre que
>> l'ennemi nous prévienne ? Qu'il sache du moins que
»
208 MERCURE DE FRANCE.
» rien ne pourra nous empêcher de mourir pour la patrie
» et pour la liberté . »
Néanmoins le sénat cherchait à traiter de la paix avec
les coalisés , qui n'étaient plus qu'àcinq milles de Venise.
Aveuglés par leurs triomphes , ils voulurent profiter de
notre douloureuse situation pour mettre les états de la
république au pillage , et notre liberté sous le joug ; ils
ignoraient ceque peut un peuple énergique , alors qu'on
verse sur lui les affronts . Le sénat et le peuple , égaleinent
indignés de l'orgueil des ennemis , trouvèrent de puissantes
ressources dans leur désespoir ; on équipa à la hâte
une nouvelle flotte. Le doge , quoique âgé de soixante
et douze ans , déclara qu'il la commanderait , et sortant
de son palais pour se mêler parmi la foule du peuple assemblée
sur la place : << Mes amis , dit-il , réunissons-
>> nous contre l'étranger. Pour moi , marchant à votre
» tête , je saurai vaincre ou mourir avec vous . La patrie
>> nous appelle ; nous sommes tous ses enfans , vengeons-
» la des outrages qu'on lui fait.>>>
Ces paroles , sorties d'une bouche vénérable , enflammèrent
tous les coeurs du saint amour de la patrie . Quel
lâche aurait pu lui refuser son bras , quand ce respectable
septuagénaire , chefde l'état , donnait un aussi courageux
exemple.
Moi-même je quittai la rame pour prendre les armes ;
une partie du sénat s'embarqua avec le doge : tous les
citoyens qui ne purent faire partie de l'embarquement
rivalisèrent de générosité pour fournir des secours d'hommes
, d'argent etde munitions ,et ce grand mouvement
national sauva notre liberté.
La fortune revenue sous nos drapeaux ne les abandonna
plus : les Génois éprouvèrent à leur tour des disgrâces
. Le doge , alors âgé de quatre-vingts ans ,et qui
depuis six mois supportait les fatigues et les périls du
siége de Chioza , voyant sa santé décliner chaque jour ,
se détermina , pressé par les médecins , à écrire aux conseillers
chargés du gouvernement en son absence , pour
leur exposer le besoin qu'il avait de retourner à Venise.
Les conseillers lui répondirent que de sa présence à l'ar
AOUT 1816.
209
mée dépendait le salut de la république. André Contarini
n'hésita point à se sacrifier pour elle.
Lanoble conduite du doge nous valut bientôt une paix
honorable . De cetteépoque date ladécadence des Génois ,
qui passèrent sous le joug d'une domination étrangère ,
tandis que nous recouvrâmes toutes nos possessions , et
ce qui vaut mieux , notre indépendance.
La république , juste envers tous ceux qui l'avaient
servie, les combla de grâces et de dignités . Depuis son
retour dans la capitale , le doge traînait des jours languissans;
il succomba à ses maux le 5 juin 1382 .
André Contarini rendit des services extraordinaires à
la patrię. Pour elle , il exposa sa vie, engagea ses revenus
, vendit savaisselle d'argent. Aussi crut-on devoir
rendre à sa mémoire des honneurs éclatans : il fut le
premierde nos princes pourquil'on prononça une oraison
funèbre. Cet hommage , que la reconnaissance nationale
rendit aux qualités admirables de Contarini , est devenu
depuis un vain privilége attaché à la place de doge .
Ace prince vertueux succéda Michel Morozini , le
seul noble peut- être qu'on n'aurait pas dû choisir . Pendant
le siége de Chioza , il avait bassement profité de la
circonstance où chacun vendait ses biens , pour acheter
des propriétés considérables ; 25,000 ducats ainsidépensés
durant la guerre , ¡lui en valurent plus de 100,000 à la
paix : « Quoi , lui dit un de ses amis , nous sommes en
» danger de perdre Venise , et vous songez à faire des
>> acquisitions ! Si l'état doit périr, répondit-il , je ne
>> veux pas être enveloppé dans sa ruine. » Etcet homme,
vil esclave de l'or , fut appelé par des ames vénales à
commander å des citoyens généreux ! Sous son dogat la
peste dévora dix-neuf mille citoyens ; lui-même en
mourut au bout de quatre mois de règne. Notre amour
avait élevé un monument à Contarini , l'adulation en
dressa un à Morozini.
un
Antoine Venier , capitaine des armes à Candie , lui
succéda. Il commença l'exercice de son pouvoiirr par
trait généreux , présage de tout le bien qu'il a fait jusqu'à
ce jour à la république . Dès qu'il eut reçu la nouvelle
de son élection, il envoya prier le gouverneur de
1
1
14
210 MERCURE DE FRANCE.
1
Candie , avec qui il avait eu quelques démélés , de se
rendre auprès de lui. Offensé du message de Venier ,
le gouverneur lui fit dire que c'était à lui à venir le
trouver. Alors Venier lui notifia qu'il n'était plus un
simple capitaine des armes , mais le doge de la république.
Le gouverneur , inquiet , troublé , se hâte d'aller
offrir ses excuses et son respect à Venier. Celui-ci l'embrasse
en lui disant : « Je ne vous ai fait venir que pour
» vous rendre mon amitié ; je saisirai toutes les occa-
>> sions de vous en donner des preuves. >>>
Venier entra dans Venise le 13 janvier de l'année dernière
, et fut couronné le lendemain. La Providence
marqua son avénement au trône par un bienfait signalé:
la peste cessa.
Maintenant le doge s'occupe à réparer les pertes que
la république a souffertes sous le règne de ses prédécesseurs
, à rétablir le commerce , et tout doit nous faire
espérer que si son règne se prolonge il portera Venise au
plus haut degré de splendeur.
Le gondolier ne se lassait pas de causer , Marolle ne
se lassait pas de l'entendre ; mais soudain la foule du
peuple qui se promenait sur les quais fit retentir par
couplets alternatifs les belles strophes du Tasse peignant
Renaud suspendu aux créneaux de Jérusalem. Les gondoliers
mêlèrent leurs voix à celles du peuple , et ce concert
délicieux donna à Marolle l'idée la plus favorable
des agrémens du séjour de Venise .
Mme DUFRENOY.
PRINCIPES
Sur ladistinction du contrat et du sacrement de mariage ,
sur le pouvoir d'apposer des empêchemens dirimans ,
et sur le droit d'accorder des dispenses matrimoniales .
Paris , A. Egron , 1816 , in-8°. Prix : 6 f. , et 7 f. 50 c.
franc de port .
Le débutde cet ouvrage , comme l'annonce le titre
est de prouver qu'il y a une distinction réelle entre le
3
AOUT 1816. 211
contrat et le sacrement de mariage ; que le premier résulte
du consentement réciproque des parties , lorsque
ceconsentement est revêtu des conditions propres à produire
un véritable engagement entr'elles ; que le dernier
est un rit sacré institué pour sanctifier leur union.
Ainsi , suivant la doctrine de l'auteur , c'est le contrat
et non le sacrement qui forme le lien par lequel deux
époux sont irrévocablement unis ensemble. Il suit de
cette idée si simple en elle- même , que le contrat de
mariage , comme tous les autres contrats qui ont lieu
dans la société , est soumis pour sa validité , aux formes
que lapuissance civile juge à propos d'y apposer , et par
conséquent qu'à elle seule appartient le pouvoir direct et
immédiat d'établir des empêchemens dirimans et d'en
dispenser; que la puissance spirituelle n'exerce en cette
matière d'autre droit que celui qui convient à sa nature ,
c'est-à-dire , qu'elle peut accorder ou refuser la bénédiction
nuptiale , lorsqu'elle découvre dans les conventions
matrimoniales des clauses réprouvées par le droit
naturel ou divin , ou qui , à raison de certaines circonstances
, seraient capables de nuire au salut des contractans.
C'est en ce sens qu'elle établit des empêchemens
prohibitifs , lesquels n'influent cependant en rien sur la
nature et la validité du contrat.
Une théorie si contraire à l'enseignement actuel des
écoles , avait besoin d'être fortifiée par des preuves qui
pussent la mettre à l'abri d'une juste critique. Pour cela
l'auteur remonte à la loi primitive du mariage , tel qu'il
fut institué dès l'origine du monde par Dieu lui-même ,
dans la personne d'Adam et Eve. C'est dans les circonstances
qui accompagnèrent ce premier mariage , et dans
les paroles qui furent prononcées en cette occasion par
son divin instituteur , et par les deux pères du genre humain
, qu'il trouve les caractères essentiels qui ont dû
former , dans tous les temps et chez tous les peuples , la
nature de l'union conjugale , son unité , son indissolu
bilité , etc. Il fait voir ensuite que Jésus- Christ , en rappelant
le mariage à sa première institution , n'a fait que
le dégager des altérations qu'il avait éprouvées par la
corruption des hommes; qu'il n'en apoint changé la
1
14.
212 MERCURE DE FRANCE .
nature , et que sous la nouvelle loi il est toujours en luimême
l'union indissoluble de l'homme et de la femme ,
indépendaminent de toute autre condition sur-ajoutée à
celle de son origine . Le divin auteur de la nouvelle loi ,
dit le savant anonyme , a bien institué un sacrement
destiné à répandre dans le coeur des époux les grâces
proprès à leur nouvel état , et à leur faciliter l'accomplissement
des devoirs pénibles qu'il leur impose. Mais
rien n'annonce dans tout ce qui se passa dans cette occasion
, que le sacrement soit devenu une partie intégrante
du mariage , que l'église ait acquis par là aucune autorité
directe sur le contrat , et que cet acte , le plus important
de tous ceux de la société , ait été soustrait à la puissance
civile , pour être mis sous la dépendance de la
puissance ecclésiastique.
La preuve de cette vérité entraîne l'auteur dans ladiscussion
de tous les monumens de l'antiquité sacrée et
profane , pour montrer que pendant les douze premiers
siècles de l'église , les bornes qui séparent les deux puissances
à cet égard , furent religieusement respectées de
part et d'autre ; que la puissance civile exerça constamment
, et sans contradiction , tous les droits qui lui conviennent
sur le contrat , et que la puissance ecclésiastique,
bornée à la partie spirituelle de cet acte solennel , ne le
considéra jamais que sous le rapport du salut des fidelles ;
qu'elle ne procéda jamais contre les infracteurs de ses
lois que par la voie des censures ; qu'elle se réduisit à de
simples prohibitions , sans prétendre que ses réglemens
dussent influer sur le contrat , qui seul , forme le lien
conjugal , lorsque ce contrat est conforme aux lois de la
société civile.
Ces principes , suivant l'auteur , ne commencèrent
àéprouver quelqu'affaiblissement que dans le cours du
neuvième et du dixième siècle , époque de l'invention
des fausses décrétales qui ne tarderent pas à bouleverser
toute la discipline de l'église , et à dénaturer toutes les
idées qu'on avaiteues jusqu'alors en cette partie comme
ne beaucoup d'autres. Le désordre fut porté à son comble
par la fameuse compilation du moine Gratien , où furent
confondus pêle-mêle les vraies et les fausses décrétales
AOUT 1816 . 213
des anciens papes , et qui formèrent la base de l'enseignement
des écoles.
Malgré l'envahissement de tant de doctrines erronées ,
les anciennes maximes se conservèrent dans un petit
nombre de monumens , dans les livres lithurgiques , dans
les rituels , dans les catéchismes , etc. , où la distinction
entre le contrat et le sacrement de mariage continua à
être marquée par des caractères qui ne permettaient pas
de les confondre. Il n'est pas jusqu'à la collection de
Gratien , quine contienne des monumens du înême genre,
Cette discussion est suivie , dans l'ouvrage , de celle des
difficultés qu'on pourrait faire contre le sentiment de
l'auteur. De toutes ces difficultés , la plus considérable
est tirée des canons et des décrets de la vingt-quatrième
sessiondu concile de Trente. Il faut voir dans l'ouvrage
mème l'explication que l'auteur en donne , pour concilier
le respect dû aux décisions dogmatiques de ce concile
, avec la liberté que les canonistes et les théologiens
français se sont toujours réservée de combattre les déci
sions de ce même concile qui n'appartiennent point au
dépôt de la foi , et qui ne sauraient s'accorder avec les
maximes reçues dans le royaume.
On trouve à la fin de ce traité un appendix qui contient
l'examen des questions suivantes : 1º Quel jugement
doit-on porter du système adopté par le clergé
français sur la réhabilitation des, mariages contractés
durant la révolution ? 2º des avantages que pourraient
présenter , dans l'intérêt de la morale religieuse , la séparation
du contrat et du sacrement ? L'ouvrage est
précédé d'un discours préliminaire , dont l'objet est, de
prouver qu'il existe , dans l'enseignement des écoles ,
des questions importantes sur lesquelles il serait difficile
de concilier la théologie moderne avec la doctrine de
l'antiquité , principalement en ce qui concerne le mariage.
Tout ce discours ne contient que le développement
de ce principe de Tertullien , généralement reçu dans
l'église, et qui sert d'épigraphe a l'ouvrage , qu'il n'y a
de vrai et de divin que ce qui dérive de la tradition apostolique
; que tout ce qui vient d'une autre source en matière
de doctrine , est faux et erroné.
214
MERCURE DE FRANCE .
Nous n'avons pas parlé de l'ordre , du ton , et du style
qui règnent dans tout ce traité; nous nous bornerons à
dire que les preuves en sont bien choisies et clairement
développées ; que les raisonnemens nous en ont paru
forts et précis ; qu'il est écrit avec autant de sagesse que
de fermeté. On y reconnaîtra sans peine la manière d'un
auteur très-exercé dans toutes les matières canoniques
et ecclésiastiques , qui a composé divers ouvrages dont
plusieurs ont été favorablement accueillis du public.
Nous terminerons cette analyse en faisant observer que
quelque jugement qu'on puisse porter sur le fond de sa
doctrine dans la question présente, on ne saurait lui contester
un grand zele pour le maintien des saintes règles ,
et pour la réforme des abus que l'ignorance des siècles
de ténèbres a introduits dans la discipline de l'église sur
la matière qui fait l'objet de son ouvrage.
w
***
www
CHARLEMAGNE.
( II et dernier article. )
Il y a des noms malheureux en littérature , celui de
Charlemagne est de ce nombre. Le poëme de Charlemagne
, de Louis le Laboureur, est une des armes les
plus meurtrières dans le combat du Lutrin ; celui de
LucienBuonaparte , qui porte le même titre , aurait aussi
surement affadi le coeur de Dodillon et de Boirude.
M. Millevoye , dont les lettres pleurent aujourd'hui la
perte , moins malheureux que ces deux auteurs , n'a cependant
pas triomphé tout à fait de la fatalité attachée
en poësie à Charlemagne ;et M. Lemercier vient de
prouver qu'il aurait mieux fait de fouiller encore dans
la cendre poëtique d'llion , que de remuer la poussière
gothique de la féodalité.
J'ai montré dans mon premier article le vice radical
du sujet ; il est tel que l'exécution devait s'en ressentir ,
AOUT 18:6. 215
1-
et indépendamment des entraves dont il genait l'auteur ,
le goût n'a pas toujours présidé au développement de
l'intrigue et des caractères . Les imitations trop fréquentes
des grands maîtres , mêlées aux situations que
M. Lemercie a tirées de nos annales , ne servent qu'à
faire ressortir la froideur ou l'invraisemblance de cette
pièce. Il enest résulté une tragédie qui nepouvait réussir .
J'ai déjà parlé , d'après l'auteur , de la conformité qui
existe entre Charlemagne et Cinna. De même qu'Auguste
, dans la pièce de Corneille , Charlemagne paraît
sur la scène pour tenir conseil ; Astrade, qui conspire
contre le roi , s'y trouve admis ; mais il y assiste comme
tous les autres seigneurs de la cour ; il s'y trouve par
hasard . Quelle différence dans Cinna , celui-ci vient
d'apprendre à Emilie l'ardeur des conjurés; il sort pour
aller tout disposer , quand on vient lui dire qu'Auguste
le mande avec Maxime ; c'est en particulier qu'il veut
leur parler. Ce mystère leur fait craindre avec raison
d'être découverts ; le long discours d'Auguste sur les
malheurs attachés au souverain pouvoir , doit confirmer
leur appréhension. Cette grande tirade , loin d'être déplacée
, est un chef-d'oeuvre , puisqu'elle entretient leur
inquiétude , et produit par là une situation très-dramatique.
Lorsqu'enfin Auguste leur a fait connaître le point
sur lequel il veut les consulter, Cinna et Maxime , par
les conseils que chacun d'eux lui donne , parlent , l'un
comme un ardent ami de la liberté , comme le vengeur
plus ardent encore de sa maîtresse , en lui disant de
garderl'empire qu'il veut lui arracher avec la vie ; l'autre
en homme touché des nouveaux bienfaits d'Auguste ,
qui abdiquant l'autorité suprême , cesse d'être coupable
à ses yeux. Tout est donc motivé dans cette scène admirable;
Charlemagne , au contraire , entre en scène au
deuxième acte., et dit :
Vous tous , nobles amis et fidelles sujets ,
Prenez place et soyez instruits de mes projets.
Au tróne des Césars , la reine de Byzance ,
A de votre empereur demandé l'alliance.
Je ne dis rien de ces deux vers , d'après lesquels il
216 MERCURE DE FRANCE.
résulte que la demande de la main de Charlemagne a
été faite par Irène au trône des Césars.
Mais avantd'en parler, dites-moi quels lauriers
Sur nos confins encor ont cueillis mes guerriers ?
Theudéric , avez-vous repoussé les Abares ?
Ne pourrait- on pas lui dire avec Dandin :
Les Abares n'ont point d'autorité céans .
Mais Aristote aurait dû en avoir , ou , à son défaut ,
Alcuin devrait dire à Charlemagne , que cette transition ,
avant d'en parler , peut satisfaire ceux qui écoutent un
prince dans son conseil privé , mais qu'elle ne peut convenir
dans la bouche d'un roi quand il vient sur le
théâtre pour amuser ceux , qui à laporte , ont cru acheter
du plaisir. Alcuin , ce savant homme , aurait dû aussi
lui dire : « Sire , vous auriez pu vous dispenser de me
faire paraître avec vous sur la scène; quoique je ne sois
que diacre , j'y suis déplacé ; je n'y fais rien de bon , et
ce n'est quepar pure honnêteté pour moi,je le vois bien ,
qu'avantde parler de votre mariage avec Irène , qui vous
a fait demander au trône des Césars , vous avez engagé
dans votre conseil une discussion sur les biens du clergé;
ce sont des matières trop graves , et si jamais les Français
s'en mêlent , ce ne sera pas au théâtre , mais dans les
états-généraux du royaume. Je ne sais si alors les prêtres
imiteront mon désintéressement et s'ils diront comme
moi:
Je viens faire à l'état qu'enrichira ce don ,
D'un trop vaste domaine un utile abandon.
Mais je puis vous prédire qu'il valait mieux me laisser
enAngleterre que de me faire venir en France pour y
exciter la gaieté des Parisiens . » Aux réflexions sensées
du sage Alcuin , on pourrait ajouter qu'il les exprime
en homme qui a lu Racine et Massillon. On connaît les
vers d'Abner; voici le passage de Massillon. Il est questionde
l'inconvenance de la chasse pour un ecclésiastique.
« Un prêtre , les armes à la main, ne respirant
> que le sang et le carnage , représente-t-il le divin pas
AOUT 1816. 217
teur occupé à conduire paisiblement son troupeau ?.....
Quelle vénération peuvent avoir les peuples pour un
pasteur qu'on voit tenir en ses mains le signe et le gage
de notre salut, le pain de vie..... après avoir vu il n'y a
qu'unmoment ces mains destinées ààdes usages si divins
, employées à manier des armes meurtrières , et
dressées àporter la mort et la terreur à de vils animaux. »
Alcuin empruntant les beautés de l'auteur d'Athalie et
de l'évêque de Clermont , combat ll''opinion d'Astrade ,
qui ne voudrait pas voir désarmer les prêtres. On connaît
les moeurs des premiers siècles de la monarchie , et
sur-tout l'évêque de Beauvais et sa massue. Le discours
d'Alcuin mérite d'être rapporté.
Est-ce aux mains d'un prélat teint du sang des mortels,
Atoucher le calice et le paindes autels?
Aumilieu des combats les enfans de l'église ,
Levant leurs bras au ciel , comme autrefois Moïse ,
Servent mieux Israel contre ses ennemis
Que ne ferait le glaive entre leurs mains remis.
Leurs secours sont des voeux , leurs armes des prières ;
Leur doctrine aux enfans doit prêter ses lumières ,
Grossir des livres saints le dépôt précieux ,
Transmettre aux temps futurs les faits de nos aïeux ,
Faire entendre anx remords des voix consolatrices ,
Al'indigence infirme offrir de doux hospices :
Tel est notre devoir ; et moi sans m'effrayer
De la perte des biens qu'on peut nous envier ,
Vains trésors , dont le soin mêlé d'inquiétude
M'enlève à ma retraite , à ma paisible étude ,
Je viens faire à l'état qu'enrichira ce don ,
D'un trop vaste domaine un utile abandon.
La beauté de cette tirade fait oublier que la discussion
qui l'a amenée est un peu inutile; mais ce que
rien n'excusera , c'est la longueur de cette scène toute
pleine de dissertations politiques. La présence d'Astrade
dans le conseil de Charles ne produit aucun effet . L'auteur
à voulu y rémédier plus loin , dans la scène IX du
(
1
MERCURE DE FRANCE.
218
II acte . Theuderic vient dire à Astrade que l'empereur
le mande , comme Auguste fait mander Cinna ; mais il
s'en tient là , comme je crois l'avoir remarqué dans mon
premier article. Astrade sort après avoir dit à Gérolde :
Suis-je pale ,dis- moi , comme l'est Théodon ?
On n'ertend plus parler de son entrevue avec le roi.
Quand il reparaît iln'en dit pas un mot, et lorsque
Charles revient dans la troisième scène du quatrième
acte , c'est pour dire :
....... Sur mes pas qui vous a tous conduits ?
et pour entendre Astrade lui répondre :
Sansa o're ordre, seigneur,venus sur votre trace.
Annoncer une chose aussi importante qu'une entrevue
d'Astrade avec le roi , au moment où il conspire contre
sa vie , sans nous en rendre compte et ne pas nous apprendre
si elle a eu lieu dans l'entr'acte , c'est un vide
dans l'intrigue qui ne peut être attribué qu'à une grande
absence d'attention . Cette troisième scène du quatrième
acte dont je viens de parler , est la principale situation
de la pièce ; c'est là que Charlemagne se trouve entre
l'épée d'Astrade et celle de Theuderic : l'un vient pour
attaquer , l'autre pour défendre ses jours ; mais Charles
ne sait quelle main soupçonner , et il balance entre Astrade
et Theuderic comme le fait Antiochus entre Cléopâtre
et Rodogune. Ce n'est pas encore l'imitation la plus
sensible qu'offre cette scène , car elle est toute entière
dans une comédie héroïque de Goldoni , intitulée Renaud
de Montauban. Dans la pièce italienne , le même
Charlemagne se trouve entre les comtes de Mayence ,
qui veulent attenter à sa vie , et Renaud , qui vient pour
le préserver du poignard des assassins. C'est pendant la
nuit , comme dans la tragédie ; et pour rendre la ressemblance
parfaite , Charlemagne , dans la pièce de M. Lemercier
, soupçonne Régine qui s'est armée d'un poignard
pour le secourir , comme dans Goldoni , Renaud
passe d'abord pour le traître , par une méprise reproduite
souvent sur la scène française.... des boulevarts.
AOUT 1816 .
219
Charlemagne offre bien encore d'autres imitations ;
par exemple Régine , dans ces deux vers :
En ce que fait un roi tout alarme et tout blesse ;
Punir est cruauté , pardonner est faiblesse .
ne fait que répéter ce que dit Venceslas à son fils pour
le dégoûter de vouloir lui enlever la couronne , qu'il
finit cependant par lui donner , sans doute comme un
présent funeste. D'ailleurs ces lieux communs sur le
triste destin des rois , qu'Agamemnon , Phocas , Auguste
, Assuérus et mille autres potentats ont rebattus
sans cesse à nos oreilles , nous ont assez convaincus du
bonheur que nous avons d'être peuple. Astrade tient bien
le même langage que Manlius , en disant qu'il dissimule
mieux en ne se contraignant pas ; c'est ce qu'il exprime
assez clairement :
Tout mon zèle enflammé , mes fiers emportemens
Sont l'art mystérieux de mes déguisemens.
EnfinRégine annonçant qu'elle va se retirer dans un
couvent , puisque Charles ne veut plus d'elle , ressemble
un peu , n'en déplaise à M. Lemercier qui soutient que
sondénouement est neuf , à Iunie , se faisant vestale après
la mort de son amant; ou , si l'on veut , à la comtesse
Almaviva , voulant aller aux Ursulines pour échapper
aux jalousies sans amour de son mari. Il faut être romaine
pour se faire vierge , quand on a perdu son amant ; il
n'est pas sûr que Régine ait exécuté son projet , et en
le supposant , cela remonte au ge siècle. Malgré la vogue
dont jouit aujourd'hui tout ce qui est vieux , je ne crois
pas que l'exemple de Régine soit suivi; la comtesse Almaviva
ne fait que parler des Ursulines. Toutes ces
dames qui songent au couvent , dans un moment d'humeur
, ressemblent aux matelots qui marmottent des
prières pendant l'orage. Parmi les pièces que la tragédie
de Charlemagne rappelle , on pourrait bien citer encore
Bérénice . Titus renvoie cette princesse , et Charlemagne
renonce à Régine , parce que l'intérêt de leurs états le
commande. Mais je crois en avoir assez dit sur une tra
220 MERCURE DE FRANCE.
gédie dans laquelle plusieurs tirades font reconnaître
l'auteur d'Agamemnon. A l'exception de ces passages ,
lesversde Charlemagne sontdurs,et sur-tout incorrects .
L'auteur semble avoir voulu leur donner une couleur
sauvage , conforme au siècle brillant et barbare qu'il a
entrepris de retracer ; mais son style en a contracté une
âpreté , qui étonne d'abord le lecteur qu'elle finit par rebuter.
Je ne saurais mieux terniner cet article que par
latirade sur la chevalerie , qu'on pourra comparer avec
celle des Trois Ages , que j'ai citée dans le Mercure du
17 août 1816. Hugues demande l'honneur d'être armé
chevalier , Charlemagne lui répond :
Aimable et digne enfant , je te ceindiai l'épée
Quand, du respect des lois , ta jeune ame frappée
Connaîtra leur sagesse , et pourra concevoir
Quel est des nobles preux le sévère devoir.
Pour eux ce fer n'est point une vaine parure ,
Il ne doit pas armer la licence et l'injure ,
Enhardir la vengeance où le coeur est enclin ,
Assassiner le faible , égorger l'orphelin ;
Mais il doit protéger le pauvre qu'en offense ;
Mais il doit de la veuve assurer la défense ;
Secourir l'ami ié, la timide pudeur ,
Garantir des traités la loyale candeur;
Appuyer la vertu , l'honneur et la vieillesse ;
Tel est cet ornement de la haute prouesse .
Lefrançais que ma main ceint duglaive sacré,
Qu'au sangdes ennem'sj'ai teint et consacré
Je l'appelle à servir l'autel et la patrie ,
Et c'est de ce grand jour que commence sa vie.
T.
Q
AOUT 1816.
221
RELATION 1
D'un voyage forcé en Espagne et en France , dans les
années 1810 à 1814 , par le général-majorlord Blayney,
prisonnier de guerre, traduit de l'anglais , avec des
notes du traducteur , deux volumes in-8°. Prix : 10 f. ,
et franc de port 15 fr . Chez Arthus-Bertrand , libraire ,
rue Hautefeuille , nº 23 .
Tandis que les Français assiégeaient Cadix en 1810 ,
les Espagnols et leurs alliés cherchaient à opérer des diversions
enjetant des troupes , et tentant des expéditions
sur les points d'où l'on présumait pouvoir inquiéter et
gêner l'ennemi. Une de ces expéditions , aux ordres de
lord Blayney , vint attaquer le fort de Fuengirola , et fut
battue Son chef même se laissa prendre assez mal-adroitement
, selon ce qu'on peut conjecturer d'après sa propre
relation. Prisonnier de guerre , il se vit dans le cas de
faire , comine il le dit , un voyageforcédu fond de l'Espagne
à Verdun .
C'est des événemensde cet important voyage que lord
Blayney a jugé à propos d'instruire ses compatriotes , et
dont un traducteur a cru pouvoir, à son tour , divertir
les lecteurs français . Rien en effet de plus gai , de plus
amusant que le britannisme de notre voyageur. Ne
craignez pas toutefois , que grave politique , il fasse comparaître
devant vous les gouvernemens , leurs ministres
et leurs généraux , ou que froid calculateur , il vous
perde dans les tableaux statistiques de la richesse des
champs , de l'industrie des villes qu'il parcourt , ou bien
encorequ'il vous enfonce sur les pas de quelque géologue,
parmi les rocs sauvages et au sein des précipices , pour
découvrir le rocher granitique ou le calcaire primitif,
suivre les traces du passage des eaux et de l'action du
feu , courir après les sables ou les laves, les coquilles ou
les basaltes ; non , lord Blayney ne se casse point la tête
à toute cette science. C'est bien assez qu'il s'expose
à se la faire casser quand l'honneur l'y appelle; hors de
1
They
222 MERCURE DE FRANCE .
ce noble état , le plus beau que puisse embrasser un
homme comme il faut , et dès qu'il n'a plus à s'occuper
de tuer des hommes , lord Blayney est unbon compagnon
qui ne songe plus qu'à tuer le temps , et qui paraît
y réussir le plus gaîmentdu monde. Son livre , farci d'une
solide instruction en gastronomie , nous donne le compte
des bouteilles qu'il a vidées , nous indique les lieux où
l'on peut espérer d'en trouver de pareilles , nous signale
comme des écueils les auberges où l'on ne boit que du
vin détestable , et bon seulement pour des gosiers français
; nous apprend quelles rivières fournissent d'excellent
poisson , quelles campagnes nourrissent de fingibier ,
de succulentes volailles ; inutiles bienfaits de la Providence
envers une nation ingrate , qui n'a pu encore apprendre
des Anglais à avoir de la religion et des moeurs ,
à faire une soupe au lièvre , un bifteck aux huîtres , et
une sauce au beurre fondu .
Quoique lord Blayney fut bien sûr d'intéresser la plupart
de ses lecteurs en les entretenant de procédés gastronomiques
, de bonnes auberges , de bons vins et de
jolies filles , il a cependant aussi très-judicieusement
pensé qu'il était des gens d'un goût difficile , d'un esprit
sérieux , et qui avaient la manie de demander dans un
ouvrage mince , frivole , quelques éclairs de raison.
Jaloux et capable de captiver tous les suffrages , notre
voyageur a bien voulu , pour ces sortes de lecteurs , larder
par-ci par-là ses descriptions de bons repas , de quelques
réflexions solides et profondes , de quelques détails historiques
, qui prouvent qu'un homme comme il faut sait
tout ,peut parler hardiment de tout ,et est toujours certain
d'amuser ceux à qui il fait l'honneur de communiquer
ses connaissances. Est- on curieux d'avoir une idée
de celles de lord Blayney ? On apprendra de lui que son
gouvernement mérite , par son désintéressement et sa
générosité , d'être l'arbitre de l'Europe ; que rien n'est si
avantageux aux peuples que l'amitié des Anglais , qui ,
dès que ceux-ci sont alliés de quelque nation , ne lui
laissent plus rien à désirer des produits de leurs manufactures
et de leur industrie , et travaillent si vivement
pour elle , qu'elle n'a plus qu'à se croiser les bras , rece
AOUT 1816. 223
voir , consommer et payer; que le sentiment des bienfaits
, dont l'Angleterre comble l'Univers , est si universellement
répandu , que le seul nom d'anglais est un
titre au bon accueil du monde entier ; qu'aussi tout français
bien él-vé témoigne une sorte de culte à un anglais ;
qu'il a éprouvé lui-même, jusque chez les Arabes ,
qu'un uniforme de général anglais avait quelque chose
d'imposant. Il avoue néanmoins que de temps en temps
il a rencontré des réfractaires à ce culte , soit aux armées ,
soit dans la société . Il a eu à souffrir , qu'au mépris de
son imposant uniforme , des soldats l'invitassent à boire
avec eux , en lui frappant sur l'épaule : ce manque d'égards
au reste pouvait s'excuser en faveur de la proposition.
Mais quel oubli inconcevable de ces respects dus
à un anglais par le monde entier , dans ces filles d'auberges
qui venaient familièrement adresser la parole à
milord ? Quelle insolence chez ces misérables gargotiers
de province , dont l'un osait bien lui soutenir que ses
sauces valaient mieux que toute la cuisine anglaise; dont
l'autre , au mépris de l'habeas corpus , prétendait l'asservir
à manger la viande avant le poisson; dont un
troisième porte son irrévérentieuse ignorance jusqu'à lui
servir un canard róti , qui est la chose , après le mauvais
vin , que milord déteste le plus au monde; et qui tous
enfin ,jugeantde la générosité des milords anglais par
cellede leurgouvernement , lui présentaient des budjets
dedépenses que n'auraient pas imaginés le génie calculateurd'aucun
des aubergistes des trois royaumes. Il est
vraiqueces mécomptes , aux hommages que notre voyageur
devait attendre de tous ces gens honnêtes , ne lui
arrivèrent que lorsqu'il se trouva en contact avec ce
peuple- canaille qui s'avisa de se croire fait pour la
liberté , et de vouloir une chartre et des lois .
GIRAUD.
( La suite au numéro prochain. )
:
wwwwwwwwww
224 MERCURE DE FRANCE.
BEAUX - ARTS.
ÉCOLE ESPAGNOLE .
CANO ( ALPHONSE ) ,
Peintre d'histoire , Sculpteur et architecte.
Cegrand artiste naquit àGrenade le 19 mars 1601 .
Son père , architecte , lui enseigna son art , et suivant
les conseils de son ami Jean del Castillo , transporta sa
famille à Séville , où notre Alphonse apprit la sculpture
sous le célèbre Jean Martinez Montagnez. Il prit d'abord
des leçons de peinture sous François Pacheco , ensuite
sous Castillo , dont j'ai parlé ci-dessus .-Cano animé
du désir de la gloire , ne perdait aucun instant. Il étudiait
dans lamaison de Pilatos les statues et bustes grecs
qui ornaient ce palais des ducs d'Alcala. C'est là qu'à
force de travailler , Cano sut acquérir un style élevé ,
créa les formes les plus belles , et parvint à draper avec
un goût et une franchise qui le classent parmi les sculpteurs
du plus grand mérite. De son premier temps , on
voit à Séville cinq grands maître- autels dont l'architecture
, la sculpture et la peinture sont entièrement de lui ,
et présentent des traits de génie que ne désavouerait pas
Michel-Ange , dont Cano semble avoir été l'élève .-En
1628 , le père de Cano fut chargé d'établir le grand
maître-autel de la paroisse de Lebrija. Le traité passé ,
Cano père se mit à travailler ; mais il mourut en 1630 ,
avant d'avoir achevé. Cano fils , chargé de suivre le travail
de son père , le conclut à la satisfaction de tous les
connaisseurs. Palomino fait les plus grands et les plus
justes élogesde la sculpture de cet ouvrage; il cite comine
un chef-d'oeuvre la statue de la Vierge tenant i'enfant ,
qui est entièrement du jeune Alphonse. Plusieurs professeurs
, à cette époque , disputaient à Cano le premier
Tang dans l'exercice de ces trois brillantes facultés , la
AOUT 1816. 225
peinture , la sculpture et l'architecture; mais le génie
ardent de Cano ne lui permettait pas de jouer un rôle
secondaire.- Il paraît que ,presse un jour par son caractère
violent , il eut une affaire avec Sébastien Llano
de Valdes , homme généralement reconnu pour son
mérite et sa modération : Cano , très-adroit , blessa son
rival assez grièvement pour devoir sortir de Grenade , et
vint à Madrid ; c'était en 1637. Cano trouva un appui
dans l'amitié de son condisciple Jacques Velasquez , qui
était de retour d'Italie , et qui jouissant de la plus haute
faveur , sut procurer à son ami la protection du comte
d'Olivarez. En effet , le duc destina , en 1039 , Alphonse
à la direction dequelques ouvrages dans ses palais , où
il parvint malgré son caractère , à obtenir la protection
du père Jean-Baptiste Mayno , peintre du roi , et maître
de dessin du prince Balthazar. C'est à cette époque que
Cano peignit le beau monument du couvent de Saint-
Gilles; pour la semaine sainte : l'arc triomphal pour la
porte de Guadalaxara , lors de l'entrée de Marianne
d'Autriche seconde femme du roi , et qu'il fit plusieurs
tableaux d'un genre si nouveau en Espagne , d'une telle
suavité , que surnommé l'Albane espagnol , Lebrun
lui-même se méprit à deux de ses compositions , dans
1a Chartreuse deTriana . En 1643 , Cano vint à Tolède
pour obtenir la place de directeur des travaux de la cathédrale
, qui fut donné à Philippe-Lazare de Goyti. Il
paraîtrait que c'est vers ce temps qu'on accusa Cano de
lamortdesa femme , et qu'il fut mis dans les prisonsde
la cour , où il souffrit la question sans rien avouer. Ce
bruit fut général dans toute l'Espagne; cependant on a
fait toutes les démarches nécessaires , et sans succès ,
pour découvrir le procès de cette affaire . -Lazare Diaz
del Valle , qui vivait à Madrid alors , et qui cite cent
traits particuliers de la vie de Cano , ne parle point de
cet événement , dont Palomino seul fait mention .
1647 , Cano fut nommé majordome de la confrairie de
Notre-Dame-des-Sept-Douleurs de Madrid; ce qui atténue
un peu la présomption du crime donton vient de
l'accuser : car à cette époque , ces confrairies , quoi
qu'on en puisse dire , étaient assez scrupuleuses pour ne
En
15
226 MERCURE DE FRANCE .
pas admettre, au moins un homme prévenu d'un assassinat.
En 1650 , Cano revint à Tolède , pour donner
son assentiment àde nouvelles constructions qu'on avait
faites dans la cathédrale . Il fut à Valence et à la chartreuse
de Porta Cæli , où il laissa des preuves nombreuses
detous ses talens. It revint ensuite àMadrid , où il conçut
le projet de se faire ordonner pour Grenade , s'y retirer ,
et y mener une vie moins agitée au milieu des travaux
qu'il brûlait d'entreprendre. Cano fit sa demande au
chapitre de Grenade , qui parfaitement instruit des talens
prodigieux d'Alphonse , vint représenter à Philippe
IV combien il serait avantageux d'obtenir un artiste
aussi distingué . S. M. donna son consentement le
11 septembre 1651 , avec la condition que Cano serait
ordonné dans l'espace d'un an.- Alphonse fut mis en
possession le 20 février 1652 , et installé par le chapitre ,
dans un magnifique atelier qu'on avait fait préparer
pour le recevoir. On lui offrit ensuite tout ce qui serait
nécessaire à ses travaux , et on l'exempta d'assister au
choeur, excepté lesjours de fête .-L'année était écoulée,
et Cano ne se faisant pas ordonner , le chapitre , jaloux
de compterparmi ses membres unhomme de ce mérite ,
le pressait de tenir sa promesse; voyant qu'il temporisait
trop , on s'adressa au roi : S. M. , prévenue par des
raisons secrètes que lui avait déduites Cano , voulut bien
obtempérer à ce qu'on lui donnât la première prébende
vacante. Cano gagnait du temps , et le chapitre de Grenade
se refusait à lui tenir compte du produit de son canonicat
, lorsque l'évêque de Salamanque le fait chanoine,
l'ordonne sous-diacre , et fait tant pour l'artiste,
que le roi ordonne au chapitre de Grenadede lui compter
àl'instant tous les arrérages échus de sa prébende , qu'il
conserva tranquillementjusqu''àà sa mort.
Alphonse Cano a été l'undes artistes qui ont le plus
illustré l'Espagne sans en être jamais sorti. Il avait le
coup-d'oeil de la plus grande justesse ; dans son dessin
pur, jamais il n'a manqué à la beauté de l'antique ni à
la vraie nature. Personne n'a possédé plus que lui la
belle simplicité.-Peu d'artistes ont autant dessiné que
lui; sesdessins généralement estimés et toujours courus ,
AOUT 1816.
227
se trouvent chez tous les amateurs. Il est vrai que dans
aucun des trois arts qu'il cultivait en maître , il n'entreprit
jamais rien avant d'en avoir créé le dessin avec
un soin particulier. Mais ce que l'on doit considérer
comme unphénomène , c'est que sachant donner à ses
sculptures la vigueur de Michel-Ange , il a su donner à
quelques-unes de ses productions en peinture la douceur
de l'Albane.- Les arts perdirent Cano le5 octobre 1667,
laissant une foule d'élèves qui ont illustré leur maître.
Parmi les plus distingués dans la peinture , on compte :
Alphonse deMena , Michel-Jérôme de Cieza , Sébastien
de Herrera Barneuvo , Pierre - Athanase Bocanegra ,
Ambroise Martinez , Sébastien Gomez et Jean Nino de
Guevarra , tous artistes distingués dont nous donnerons
l'historique. -Les ouvrages publics et principaux de
Cano sont répandus dans toute l'Espagne , et sont tous
d'unmérite reconnu. On peut juger au surplus, de la
vérité de cette assertion , en voyant un tableau de ce
grand maître chez M. Fabre , rue de Cléry, nº 9. Il n'est
point une église, un couvent de Cordoue , de Madrid ,
de Grenade , de Séville , qui ne possède plusieurs chefsd'oeuvre
de lui. Le Brixa , la chartreuse de Xeres , celle
de Saint-Martin de las Cuevas , celles du Paular , de
Porta Cæli , Tolède , Valence , Murcie , Malaga , partout
enfin Cano a laissé des souvenirs de sa fécondité et
deson génie.
2
F. Q.
LA SÉANCE ACADÉMIQUE.
J'aime passionément la littérature ; je lis et relis
chaque jour, avec plus d'admiration et de charmes , les
chefs-d'oeuvre de nos grands écrivains. Je me plais dans
les réunions savantes; mais je redoute la foule , le bruit ,
la chaleur. Mon estomac , maître despotique et cruel ,
ne me permet pas de faire la moindre infraction à ses
lois, sans m'en punir sévèrement. Je m'interdis donc
toute jouissance qui se prolonge au-delà de l'heure fixée
15.
228 MERCURE DE FRANCE .
pour mes repas , et comme malheureusement je naquis
à une époque où l'on n'attendait point pour dîner le
déclindu soleil,je me vois privé d'assister aux séances
publiques de l'institut , sources fécondes d'observations
etdeplaisirs. Néanmoins , je ne pus résister à l'envie de
me rendre à la première séance tenue par l'académie
française depuis sa réorganisation. Les noms du récipiendaire,
du président , et de l'élégant et sage écrivain dont
trois palmes littéraires ornent déjà le front rayonnant
dejeunesse, ne me laissaient que peu de force pour combattre
mes désirs .
C'était d'ailleurs le jour de la fête de notre bon roi ,
jour d'allégresse et d'indulgence , où l'on ne peut guère
se défendre d'enfreindre les règles austeres qu'on s'est
prescrites .
Les portes du palais des arts qui ne s'ouvrent qu'à
deux heures , étaient assiégées dès midi par les curieux ;
la moisson n'est pas toujours recueillie par celui qui
sème le grain. Arrivé un peu tard , je sus , au moyen
d'un peu d'assurance , de flatterie et d'adresse , m'emparer
d'une des meilleures places de la salle : on aurait
tort demeblâmer , je n'ai fait en cela que suivre l'exemple
de beaucoup de gens parvenus ainsi à des postes élevés.
Toutefois mon usurpation , connue de ceux qui m'environnaient
, ne les ayant point prévenus en ma faveur , je
n'avais pas la ressource de leur conversation pour occuper
la grande heure d'attente , qui devait encore précéder
l'ouverture de la séance; mes réflexions en remplirent
le vide.
Cemêmejourde la Saint-Louis , en 1790 ,je fus pour
lapremière fois témoin de ladistributiondu prix de poësie
décerné par l'académie française ; alors lesjuges du concours
étaient Laharpe , Marmontel , Barthélemy , etc. , le
poëte couronné , M. de Fontanes , qui jeune encore ,
promettait undigne successeur aux grands écrivains du
siècle de Louis XIV .
M.de Sèze ayant paru; son aspect réveilla soudain en
moiles plus cruels et les plus touchans souvenirs. Je contemplais
avecune sortede vénérationle célèbre défenseur
duplus juste ,du meilleur , et du plus infortuné des rois.
AOUT 1816. 229
Je songeais àM. de Malsherbe que j'ai vu , l'arrosoir à
lamain, vivifier ses plantes potagères , et qui semblable
à Camille , renonça sans peine au pouvoir pour cultiver
ses champs , et quitta ses champs pour se montrer sur la
brèche à l'instant du péril. Je songeais à l'entrée de ce
vertueux magistrat dans la prison des Madelonnettes ,
entrée dont je fus témoin. Je me rappelai intérieurement
ces mots sortisde sa bouche , mots qui retentirent tant
de fois dans mon ame ! comme ses compagnons d'infortune
s'écrièrent en le voyant : Quoi , vous aussi M. de
Malesherbe ! Eh , messieurs , répondit- il , le roi !
M. de Sèze , M. de Malesherbe me rappelaient ces
antiques sénateurs , qui après la défaite de l'armée romaine
, ne pouvant se résoudre à une honteuse capitulation
, se rassemblèrent dans la place publique , et là , attendirent
la mort sur leur chaise curule. Pourquoi , me
dis-je en moi-même , notre siècle si fécond en braves
guerriers , a-t-il produit si peu de citoyens courageux ?
Pendant que je m'interrogeais ainsi , M. de Fontanes
vint occuper le fauteuil de président , et ouvrit la séance
par la lecture d'un rapport sur le dernier concours. Ce
rapport , dans lequel on retrouve l'ordre et l'élégance de
styleddeeM. Suard, reçut desapplaudissemens mérités.J'y
remarquai cette phrase : « L'académie françaisefondée
>> par la monarchie , est tombée et s'est relevée avec
» elle.»
M. de Campenon lut ensuite plusieurs fragmens du
discours couronné. Une diction sage , des pensées justes ,
un choix heureux de citations me frappèrent. Je fus
très-content de la manière avec laquelle M. Villemain
aborde son sujet , et de celle dont il a su encadrer le
portrait de Sylla , morceau admirable où M. de Montesquieu
s'est montré l'égal de Salluste et de Tacite.
Quoique l'auditoire parut très-satisfait de l'ouvrage
de M. Villemain , il semblait toutefois presser de ses
voeux le moment où il entendrait parler M. de Sèze. Son
exorde lui concilia d'abord tous les esprits, comme le souvenir
de son admirable conduite lui avait d'avance concilié
tous les coeurs . Il retraça d'un ton plein de modestie et
de sensibilité la noble cause qui lui avait sur-tout valu
230 MERCURE DE FRANCE .
l'honneur de prendre rang parmi les académiciens. Je
n'essaierai point , dit-il ensuite , de faire l'éloge littéraire
des écrits de mon célèbre prédécesseur ; assidu
courtisandu palais de Thémis , j'ai peu fréquenté le
temple des Muses ; je n'imiterai point ce rhéteur qui parlait
de l'art de la guerre devant Annibal . Et M. de Sèze ,
entraîné sans doute malgré lui par le plaisir de rendre
hommage au rare talent de M. Ducis , s'engagea dans
une longue dissertation sur les beautés que renferme
chacun de ses écrits. Plus loin il retraça les vertus de
M. Ducis , sa piété , sa constance dans ses opinions , sa
fidélité à son roi , les nobles refus qu'il opposa aux faveurs
dont Bonaparte voulut le combler , et il immola
unegrandepartiedes Français à la gloire de M. Ducis .
Dans cet endroit du discours de M. de Sèze , mes regards
se portèrent à la fois sur tous les côtés de la salle. Rien
de plus instructif que le tableau qu'offraient les auditeurs;
quelques-uns secouaient la tête ; d'autres se rongeaient
les ongles ; ceux-ci , ils étaient en minorité ,
applaudissaient endirigeant leurs yeux sur certains personnages
; ceux-là , ne se sentant pas coupables des torts
d'une fortune bizarre, conservaient une attitude décente.
Moi je souffrais pour tous les spectateurs que les tempêtes
de la révolution avaient jetés dans un chemin épineux
et glissant , et j'eus besoin de penser à la cause
sacrée que M. de Sèze avait embrassée et défendue pour
l'écouter sans trop d'impatience. Enfin le courageux
orateur ranima l'attention du public en plaçant sous ses
yeux le récit naïf et touchant fait par M. Ducis , de l'accueil
rempli de bonté qu'il obtintdu roi ; puis il arriva
naturellement à l'éloge de cet auguste prince. Là , nulle
déclamation , nulle enflure ; tout était bien, parce que
tout était vrai , et je retrouvai avec plaisir dans M. de
Sèze l'éloquent défenseur de Louis XVI et le digne
apologiste du monarque adoré qui nous gouverne.
Cependant sonnait l'heure où des besoins impérieux
commandaient la retraite: Ventre affamé n'a point
d'oreilles . En vain M. de Fontanes allait prendre la parole
; plusieurs femmes élégantes et jolies dont la précence
embellissait le centre de la salle, partirent avec
AOUT 1816. 231
précipitation. On achète toujours les honneurs parquelqu'inconvénient.
Les dames admises à ces places distinguées
ne pouvaient sortir de la salle sans passer
devant les orateurs ; une d'elles salua M. de Fontanes ,
qui lui rendit en riant son salut. Aussitôt un spectateur
-s'écrie : Voilà une politesse singulière ! L'assemblée
toute entière , que dans ce moment critique le beau talent
de M. de Fontanes n'aurait peut-être pas retenue ,
se vit comine enchainée par cette remarque judicieuse.
La forme d'usage remplie , M. de Fontanes annonce
qu'il dira peu de choses sur M. Ducis . La vérité , ajoutet-
il , suffit à l'éloge d'un homme supérieur. Ensuite il
établit que notre caractère dépend moins de la direction
qu'on nous donne dans les écoles publiques . que de l'éducation
reçue dans votre première enfance. C'est pourquoi
, poursuit-il , les torts reprochés aux maîtres sont
presque toujours les torts des parens. M. Ducis élevé au
sein d'une famille vertueuse , borna d'abord ses études
à la lecture de la Bible et à celle de la Vie des hommes
illustres de Plutarque ; livres , fait observer M. de Fontanes
, qui pourraient seuls suffire à notre instruction ,
parce qu'ils renferment tout. Plus loin M. de Fontanes
retrace en peu de mots , et dans un langage pur , noble
et simple , les vertus , le caractère , le talent de M. Ducis.
La muse tragique , dit-il , ne le poursuivait pas toujours
; la muse pastorale se plaisait à venir le délasser.
En cet endroit il fait un tableau ravissant de la vie toute
poëtique de M. Ducis , absolument étranger aux horreurs
de la révolution . Puis , par une apostrophe magni
fique qui lui sert de transition , il passe ainsi à l'éloge de
M. de Sèze .
Vous , Monsieur , dit-il , ( alors arrive une courte et
sublime peinture de nos malheurs; ) il tonne contre les
régicides , qui se croyant tous des Cromwels , meditaient
bassement un grand crime pour acquérir une
infame immortalité. Cependant il les divise en deux
classes ; il s'indigne contre les uns , il plaint les autres ,
qui poussés par la crainte de la mort , prononcerent
P'arrêt fatal de celle du vertueux Louis XVI. Le glaive
levé sur toutes les têtes , poursuit-il , était toujours prét
232 MERCURE DE FRANCE .
1
:
àfrapper le remords , et méme le simple repentir. H
lone les efforts employés par M. de Sèze pour sauver les
jours de son roi. Vous avez été , dit- il , jusqu'à opposer
à ses ennemis l'intérêt de leur propre conservation ;vous
avez soutenu cette cause sacrée , et ce sera votre éter
nelle gloire. )
y
Le discours de M. de Fontanes renferme à mon avis
tous les genres de sublime. Avec des tours et des mouvemens
dignes de Bossuet , on admire la force et la
pureté de Massillon , l'onction , la grâce et la douceur
du langage de Fénélon. Le pathétique est porté au plus
haut degré de véhémence et d'élévation dans le passage
relatifà la mort de Louis XVI . On voit que ce morceau
est sorti tout entier de l'ame de l'auteur ; aussi en le prononçant
ses yeux se sont-ils mouillés de larmes .
L'enthousiasme que M. de Fontanes a produit a été
général , et je ne craindrai point d'avancer que son succès
şera aussi durable qu'il fut brillant .
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
Notre correspondance avec M. Pouretcontre nous
ayant manqué par le dernier courrier , nous éprouvons
une vive inquiétude sur l'état de sa santé , car il nous a
habitués à son exactitude ; au reste nous tiendrons nos
lecteurs au courant de tout ce qu'il y a eu de nouveau
dans cette semaine : ce n'est pas une petite affaire , car
la fête du roi a mis tout le Parnasse en rumeur , et il n'y
apas de théâtre qui n'ait éprouvé le besoin de présenter
son hommage; toutes les fleurs du bouquet n'étaient pas
égalementbelles et suaves , mais dans une fête de famille
on est toujours porté à l'indulgence. La Comédie Française
n'a pas cette fois été la dernière a présenter son
hommage. Elle a donné lafête de Henri IV ; c'est un
acte en vers libres. Les habitans d'Argenteuil veulent
fêter le roi ; ils désirent se rendre à Paris , mais les habitans
d'un village voisin , jaloux et mécontens de ce qu'il
ne leur a pas été permis de se joindre à Messieurs d'Ar
genteuil,ont enlevé les bateaux et les ont attachés tous de
AOUT 1816. 233
l'autre côté de la rivière , il faut donc rester chez soi.
La fille du vigneron donnera samain à celui qui aura
le mieux célébré le roi , dont on imagine de couronner
le buste. Bastien est l'amant préféré de la jeune fille ,
qui est assez mécontente de voir son amour en péril. Un
vigneron apporte une couronne de pampre , la jeune fille
endonne unede roses , l'épi est apporté par une fermière ,
et par un militaire le laurier ; des couplets analogues
motivent le choix que chacun a fait de la couronne qu'il
apporte; la fermière rappelle la sollicitude d'Henri ,
qui aima mieux nourrir Paris que le soumettre. Bastien
arrive enfin , et l'olivier est la couronne qu'il pose sur
la tête du monarque ; il obtient la main de sa maîtresse.
Cette manière indirecte de louer donne plus de liberté à
l'auteur , et elle a complètement réussi. Son nom d'ailleurs
annonce presque toujours un succès; c'est M. de
Rougemont.
L'Odéon a donné la Chaumière bretonne , dont les
auteurs sont MM. Georges Duval et Rochefort. L'intrigue
a été trouvée un peu froide ; mais de jolis couplets,
des mots heureux , et puis la circonstance , tout a fait
réussir la pièce. Un défenseur de la cause royale a vu
sa fidélité récompensée ; son fils Isidore a été placé au lycéedeVannes,
etlui, a reçu une pension. Lejeune homme
apris aussi les armes le 20 mars. Le père avait recueilli
une jeune fille , qui dans le temps de nos malheureux
troubles , avait été abandonnée à l'âge de cinq ans. On
ignor absolument à qui elle appartient. Le père Mathurin
a cependant depuis peu découvert qu'elle a un frère
qui est officier dans une légion départementale. Isidore
aime Rosette ,et le père qui avait eu le projet de lui
donner Rosette , y renonce en apprenant à qui elle appartient.
Le même jour la légion de l'Isère arrive , et
c'est celle où le frère de Rosette est officier. La reconnaissance
a lieu , et Darmence consent à donner sa
soeur à Isidore . Mathurin refuse à cause de la disproportiondes
rangs ; mais des dépêches arrivent de Paris ;
le roi instruit de la conduite d'Isidore , envoie des lettres
de noblesse à Mathurin et la croix de la légion d'honneur
à Isidore , le mariage se fait. Un paysan niais , un
234 MERCURE DE FRANCE .
médecin gascon et bien égoïste , sont destinés àrépandre
un peu de gaieté dans l'action .
LaFête de la Saint-Louis , donnée aumême théâtre ,
a eu à peine un demi-succès. Le nom de l'auteur ayant
été demandé par un petit nombre de voix , il s'est fait
nommer Montgravier. On a pu lui tenir compte de son
zèle; mais cela ne suffit pas , le talent est encore nécessaire.
Le Vaudeville a donné la Rosière de Hartwell.
MM. Dartois , Achille Dartois et Letournel en sont les
auteurs . Une très-jolie gravure dans laquelle le roi est
représenté couronnant une rosière qui lui dit : Mon
prince, Dieu vous la rende ! a fourni le sujet de la
pièce. Les habitans d'Hartwell , ont par reconnaissance ,
fondé la fête d'une rosière le jour de la Saint-Louis.
Lefranc , concierge du château , veut marier sa fille qui
a obtenu la rose , à Georges , fils de Miller négociant.
Celui-ci arrive des Indes , et retire le consentement que
sa soeur avait donné pour lui à ce mariage. Miller n'aime
pas les Français . Miller , revenu riche , avait précédemment
éprouvé des malheurs; une main bienfaisante et
inconnue a mis un terme à ses embarras , et c'est par son
secours qu'il est parvenu à rétablir sa fortune. Il a conservé
de la reconnaissance pour son bienfaiteur , il fait
tous ses efforts afin de parvenir à le connaître. Il y réussit
, et il apprend que c'était l'auguste prince qui habitait
Hartwell . Tous ses préjugés sont aneantis,et comme
pour le sauver le prince n'a pas demandé s'il était Anglais
, il rougit de demander si la future de son fils est
Française. Nous ne parlons pas de deux personnages
épisodiques joués par Joli ; qui répandent beaucoup de
gaieté dans la piece. Ces deux originaux veulent se
battre , courent l'un après l'autre , et ne peuventjamais
se rencontrer .
La St. -Louis villageoise a bien réussi aux Variétés ,
car elle a beaucoup fait rire. On s'est préparé dans un village
à célébrer très -joyeusement la St.-Louis : le père
Latreille , cabaretier, amis son vin en perce, et Coco , le
marchand de tisanne , a préparé double ration. Le maire
du village est absent , M. Prudentin , son adjoint , a
AOUT 1816 . 235
toute l'autorité. C'est un homme d'ordre , bon français ,
qui veut que l'on se réjouisse beaucoup , mais sur-tout
avec ordre. Il ordonne donc , pour le maintien du bon
ordre , que les cabarets soient fermés toute la journée ,
car les habitans du village voisin pourraient survenir
et ils ne doivent pas être de la fête du village. Mais
comme la danse estdangereuse pour les bonnes moeurs ,
on ne dansera pas . Enfin des accidens arrivent souvent
avec les armes à feu , on ne tirera pas à la cible ; du
reste il faut s'amuser tant que l'on pourra. Un lancier de
la garde royale survient avec trois de ses camarades , ils
sont effarouchés de l'ordonnance municipale , et persuadent
à M. Prudentin d'y mettre quelques amendemens
: ils obtiennent successivement tant d'amendemens
, que l'on danse , on tire à la cible et l'on boit ; ce
qu'il y a de plaisant , c'est que Prudentin fait comme
tout le monde. Cela ressemble assez au çonte de Memnon
, mais ici l'imitation est d'un bon emploi.
Nous rendrons compte des autres théâtres le numéro
prochain; mais avant de finir nous citerons un couplet
d'une jolie ronde qui termine la pièce. Il est chanté par
le marchand de tisanne Coco .
AIR: Sans mentir.
Quoique je n'sois qu'un imbécille ,
D'puis plus d'vingt ans j'sentons bien
Qu'il est temps d'rester tranquille :
Aux chang'mens on n'gagne rien.
Ac'que l'roi fait pour la France,
Moi j'applaudis aujourd'hui ;
Yn'faut pas être , jepense ,
Plus royaliste que lui ....
Selon moi ,
V'la je croi ,
Comme ondoit aimer son roi .
336 MERCURE DE FRANCE.
1
INTERIEUR.
Par ordonnance du 7 août, le roi a déchargé du droit de 50 cent.
par quintal métrique , le blé qui serait importé en France. Cette
mesuretend à favoriser l'importationdes grains.
-Une autre ordonnance prescrit que l'arriéré spécifié par la
loi du 20 mars 1813 , et qui s'étenddu 25 septembre 1800 au 31 décembre
1809, fait partie de l'arriéré postérieur , partant du 1" janvier
1810 au 1 janvier 1816 , et qu'il sera payé dans les mêmes
valeursque celles qui ont été prescrites par la loi du 28 avril 1816.
-
er
Une loi rendue le 13 avril 1803 avait ordonné de rédiger un
nouveau codex; l'état actuel des connaissances en chimie eten pharmacie
rendait cet ouvrage nécessaire. De savans professeurs de médecine
et d'habiles pharmaciens avaient été chargés de travailler à
cette rédaction , elle est terminée . Le roi vient d'en ordonner l'impression.
L'ordonnance prescrit à chaque pharmacien l'emploi de ce
nouvel ouvrage intitulé Pharmacopoea Gallica.
- Le délai pour les déclarations à faire des marchandises et
tissus prohibés expire le 1 septembre , les registres sont clos ce jour
et les visites commenceront. Le terme pour la réexportation des
marchandises qui auront été déclarées , est fixé au 1er janvier 1817 .
-Sept voltigeurs de la légion départementale de Strasbourg
ont étécondamnés ,pour fait de contrebande , à 1000 fr. d'amende
et six mois de prison.
Ledépartement de la Drôme , taxé dans l'emprunt de 100
millions à 300,000 fr . , en a déjà fait au roi l'abandon de 200,000.
On aurait peine à croire à quel point les horribles temps
dontnous sortons ontrépandu la corruption dans les coeurs , si des
faits multipliés n'en donnaient pas la funeste preuve. Les tribunaux
retentissent dans toute la France de causes honteuses ou effrayantes.
Un sieur Protet , dont la femme tenait un restaurant rue du Four-
Saint-Germain, est dénoncé par elle comme ayant tenu publiquement
des propos attentatoires à la sureté du gouvernement et à la
personnemême de S. M. Le mari est mis en prison et traduitdevant
les juges. La discussion amène la preuve que la dénonciation est
calomnieuse , que les témoins sont subornés. Un capitaine invalide
entendu comme témoin dépose des détails de la subornation; le
mari est déclaré innocent, le ministère public requiert que surle-
champ la dénonciatrice et les témoins qu'elle avait fait entendre
soient arrêtés , et que leur procès soit instruit en faux témoignage.
L'arrêt a été rendu conforme aux conclusions , à l'instant même
tous ont passé du banc des témoins dans la prison. Le mari a été
mis en liberté et reconduit à son domicile par ses amis. Le but de
cette tendre épouse était de trouver un moyen de suppléer à la loi
qui a supprimé le divorce. Voilà pourtant où la loi dudivorce , cet
AOUT 1816. 257
epprobre de la législation des derniers temps , peut conduire des espritsétrangers
àla morale et aux principes religieux, qui commandent
également l'indissolubilité de l'union conjugale. Que l'on ne croie
pas que ces témoins soient pris dans une classe où l'ignorance sert
l'énergie des passions ; il y a un ancien procureur au parlement
nommé Petit de Rauli ; un ancien notaire , Aubert de Termeche , et
sa femme , enfin , une femme Marais , revendeuse.
-
Jean-Baptiste Drouet , comte d'Erlon , contumax , a été condamné
à la peine de mort par le premier conseil de guerre de la
16e division militaire. Ce fut par son ordre que les troupes s'avancèrent
au-devant de l'usurpateur , et marchèrent sur la Fère pour
s'emparer de l'artillerie.
Nous attendions le jugement qui serait prononcé dans le
procès de M. le comte de Barruel Beauvert , pour rendre compte de
l'affaire même. M. de Barruel a publié des lettres dans lesquelles il
a cru devoir signaler des personnages trop fameux depuis quelques
années. Ily avait inscrit un sieur Biennait, rôtisseur , demeurantau
marché des Jacobins , et il l'accusait d'avoir été l'un des assassins de
Mame la princesse Lamballe. Le sieur Biennait a rendu plainte en
calomnie , il est père d'une nombreuse famille , il lui doit son honneur;
en outre , il avait été honoré du titre de fournisseur de la
maisondu roi et des princes , et cet avantage lui avait été enlevé ,
non seulement d'après l'imputation de M. Barruel , mais en outre
par le soin qu'il avait eu de la faire connaître aux plus augustes personnages
. Les débats ont été longs et vifs , ils ont prouvé que l'ouvrage
de M. Barruel avait été écrit avec une grande précipitation et
surdes renseignemens très-peu exacts ; il a même , dans le cours de
l'instruction , été obligé, pour se débarrasser de plusieurs plaintes
qui allaient tomber sur lai , de publier dans les journaux diverses
rétractations, position fort désagréable quand elle se répète. Il faisait
valoir son zèle , ses anciens services , sa déportation à Cayenne en
septembre 1797 , pour avoir publié les Actes des Apôtres . Les juges
ne peuvent prononcer que sur la question qui leur est soumise , et
tous les services allégués par M. Barruel n'avaient aucune influence
sur la question en calomnie , voici l'extrait du prononcé.
M. Barruel Beauvert a été condamné à 25 francs d'amende envers
l'état, et auxdépens pour tout dommages et intérêts envers Biennait.
MaisM. le procureur du roi s'était rendu partie intervenante, et avait
rendu plainte contre M. Barruel de Beauvert , pour avoir inséré dans
sonouvrage , comme citation , un abominable libelle contre le roi
etsonauguste famille , il avait lui-même qualifié ce libelle d'infame,
mais enoutre pour s'être permis de hasarder les reproches les
plus injurieux contre la personne et le gouvernement de Sa Majesté;
le tribunal faisant droit sur la plainte , et considérant que la gravité
de l'offense et le rang des personnes ne permettant pas d'admettre
les excuses proposées , a condamné M. Barrnel à 300 fr. d'amende ,
asupprimé l'ouvrage intitulé Lettres , et donné acte à M. le procu
reurdu roide la réserve par lui faite de poursuivre quiconquedébi
terait cet ouvrage,
258 MERCURE DE FRANCE .
-M. Peltier , auquel on doit les Actes des Apôtres , s'est empresséde
réclamer contre l'assertion de M. Barruel, en nommant
ses collaborateurs , qui sont: M. le comte général Langeron , le
comte de Lauraguais , duc de Brancas pair de France , le comte de
Rivarol , M. Regnier , M. Menil-Durand , le comte d'Aubonne ,
M. George , M. Beville . M. Langlois , M. Artaud , M. l'abbé de la
Bintinais , M. Bergasse , M. le chanoine Surmenie. Les amis du trône
aimeront à conserver ces noms. Il est vrai cependant que M. Barruel
avait fait ensuite un ouvrage sous le même titre , et pour lequel
il fut déporté.
-La cour supérieure de Liège vientde prononcer sur l'appel
du rédacteur du Mercure surveillant Le sieur Charles Ceuleneer
a été condamné à deux mois de prison,500 fr. d'amende , à la privation
des droits civils pendant cinq ans. Il s'est pourvu en cassation.
Madame , duchesse d'Angoulême , est arrivée à Paris le 10 de ce
mois ; elle revenait des eaux de Vichi. Pendant son séjour aux eaux
et sur toute sa route , elle a recueilli les témoignages les plus sincères
de l'amour et du respect. Par-tout où elle a séjourné ,des fêtes
brillantes lui ont été données , et par-tout aussi elle a laissé des
marques de cette bienfaisance , qui , oserons-nous le dire , est chez
elle une seconde ame. En visitant l'hospice de Dijon, car elle ne les
oublie jamais , de jeunes soldats malades , et prévenus de désertion ,
se sontjetés nu-pieds à ses genoux en pleurant leur faute; elle leur
a promis de faire connaître leur repentir au roi .
Mgr. le grand aumonier , sur la prière de S Ex. le ministre
de l'intérieur , a mis dans ses attributions les secours à délivrer aux
congrégations religieuses et aux prêtres âgés et infirmes.
-La commissiond'instruction publique vient de donner son
approbation à la méthode lancasterienne d'éducation.
portion contributive dans l'emprunt de centmil-
M. Lepitre , curé de Savigny , départementde Seine et Oise,
ayant acquitté sa
lions, apayéddeemêmecelle deplusieurs de ses paroissiens que leur
indigence mettait hors d'état d'y satisfaire .
Une députation de la Corse a été admise auprès de S. M.;
elle lui a présenté une adresse qui contient les expressions du respect
et du dévouement le plus entier.
-Les embellissemens du choeur de la cathédrale de Paris se
continuent; on a remarqué que plusieurs chapelles étaient encore
nues et sans autel : le mal seul se fait vite.
-Ondésireraitvoir mettre en placela belle Vierge en marbre
qui jadis était aux Carmes - Déchaux, et qui maintenant est à
terredans le coind'une des chapelles de Notre-Dame.
-M. l'évêque de Sisteron vient de débarquer à Calais, il arrive
d'Angleterre.
-
Le 1 août la Meuse a débordé pour la quatrième fois.
Le quai que l'on a construit sur une portion du terrain des
AOUT 1816. 209
maisons de la rue de la Huchette, vient d'être livré au passage des
gens de pied. It communique du Pour Saint -Michel au Petit-Pont.
On a remarqué à ce sujet qu'il y avait à Paris quarante-neuf quais
quibordent lesd ux bras de ta Se ne,
M. le marquis de Rivière , no're ambassadeur à la Porte , a
fait sa visite de cérémonie au grand,visir le 24 juin.
- La peste règne toujours à Constantinople , il périt journellement
dans les hôpitaux un certain nombre de malades .
L'homme pour qui les institutions religieuses n'étaient rien
quand elles ne survaient pas son ambition , avait cru qu'il lui était
nécessaire de rendre aux Français leur sainte cérémonie de la procession
de l'Aassomption : il essaya aussi de se la rendre personnelle
en y envoyant ses courtisans , ell: fut donc rétablie; mais ce n'était
pas le voeu de Louis XIII. Ce roi , fondateur de cette procession ,
annonce dans sa déclaration du to fé tier 1638 , qu'il met sa personne
, son état , sa couronneet ses sujets , sous la protection de la
Sainte-Vierge. Le trône et l'autel furent renversés , les fléaux de tous
les genres tombèrent sur la France égarée. Les descendans de
Louis XIII sont au milieu de nous, ils nous rendent notre culte qui
est le leur, ils viennent continuer cette consécration , vouée par leur
royal auteur; les pontifes , les grands les accompagnent , le peuple
s'yporte en foule , reconnaît ces cérémonies religieuses, et bénit le
dieu qui lui a rendu , avec ses princes , le repos etle bonheur. Monsieur,
Madame duchesse d'Angoulême , Mgr. le due de Beri , Madame
la duchesse de Berri se sont rendus à la cathédrale , et ont
suivi la procession. M. l'évêque de Bernis , M.de Clermont , M. de
la Luzerne, M. l'évêque d'Amiclée , M. l'abbé de Bombelle, s'y
étaient rendus. Les députations des corps de magistrature y étaient
suivant la coutume , et dansl'ordre prescrit par la déclaration.
Mgr. le duc d'Angoulême est revenu pour se trouver à la fête
du roi ; il a parcouru le département de l'Isère et plusieurs de ceux
qui l'entourent ; il a même été en Savoie pour se réunir quelques
instans à ses augustes parens. Cette entrevue a été touchante. Après
tant d'événemens si désastreusement prolongés , se retrouver dans
sa famille , revoir ceux qui ont partagé nos reverset oreules leurs
propres à supporter, il est impossible de ne pas verser avec eux des
larmes. Mgr. le duc d'Angoulème , tout entier à la mission dont le
roi l'avait chargé , n'a donné que peu d'instans à sa propre satisfaction;
il est revenu faire par- tout le bien, et revoir ces mêmes lieux
où la trahison et la révolte lai firent courir tant de dangers. Il est
venuy recueillir de la part detous les bons Français des témoignages
d'amour. Les co pables ont pris la fuite ou sont punis , et ceux qui
n'étaient qu'égarés ont fait éclater leur sincère repentir. Le prince ,
accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp , a parcouru
les montagues du Dauphiné. Il se rend un soir dans un оnе
écartée , signalée par ses mauvaises dispositions: se fait connaître
au maire, lui demande les noms des habitans qui paraissent être le
plus opposés au gouvernement. Le maire remet en tremblant une
/
240 MERCURE DE FRANCE.
liste composée de vingt noms. Le prince repart en lui imposant le
secret . Dès le lendemain Mgr. le duc d'Angoulême revient , et toujours
peu accompagné; la commune s'assemble : il est reçu froide .
ment; le prince , après quelques instans de séjour , demande une
escorte, et nomme pour la composer les vingt personnes portées
sur la liste ; c'est a elles qu'il se confie , et cet acte généreux a bientôt
son effet. Lorsque l'escorte est de retour, ces homines sont changés ,
ils sont redevenus Français. Darius , fils d'Hystape , faisait une imprudence
en se livrant dans un lieu écarté aux conspirateurs qui
voulaient l'assassiner , car un assassin a l'ame dégradée ; cependant
cette imprudence lui réussit : tous tombèrent à ses pieds ; mais ici
c'était des esprits égarés. Heureux les peuples dont les princes ne
dédaignent aucun moyen pour conquérir des coeurs !
Les journaux à qui leur étendue permet de donner le détail des
séjours du prince , c'est-à-dire , des fêtes qui lui ont été offertes
car lajoie a éclaté par-tout, ont rempli leurs pages des plus brillantes
descriptions; nous sommes réduits à donner seulement les actes
généreux et bienfaisans , et encore souvent la place nous manquet-
elle. ABesançon le prince ayant appris que le général Debelle ,
qui l'année dernière dans sa révolte lui avait fait courir de grands
dangers , et qui depuis condamné à mort , devait à la clémencedu roi
età une généreuse intercession d'avoir vu sa peine commuée , venait
depuis peu dejours d'être conduit dans la citadelle , le prince , dis-je ,
averti de l'état de besoin où se trouvait le général , lui fit remettre
800 fr.; le lendemain il le vit , lui adressa des paroles de consolations
, et lui donna 1200 fr. de pension sur sa cassette. O! grand
Henri , voilà de vos vengeances. Disons aussi que le général a protesté
, aux genoux du prince , que son plus vif désir était de pouvoir
mourir pour le roi et pour le prince.
Malgré toutes les fades adulations données dans les journaux
sous le gouvernement précédent , à la protection qu'il accordait aux
arts , il n'en est pas moins réel que l'école indispensable des liseurs
depatrons était presque tombée à Lyon. Le prince arrivé dans cette
ville, a porté la plus grande attention aux manufactures qu'elle renferme;
il y a rétabli une école pour douze liseurs ou liseuses.
- Le 3 de ce mois un violent incendie s'est manifesté dans la
manufacture de tabac à Toulouse. Elle est devenue la proie des
flammes , et ce n'est qu'avec les plus grandes peines, et par de larges
coupures , que l'on est parvenu à sauver le quartier où était situé
cette fabrique. Le préfet , les officiers , les troupes ont individuellementdonné
les preuves du plus grand courage. L'artillerie à pieda
eu sept hommes de blessés , les ouvriers d'artillerie trois; plusieurs
officiers de la légion départementale l'ont été aussi.
-La récolte de la soie a été très-abondante dans le pays d'Avignon.
DUBRAY, IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
พ.° 5.
*** * ****
MERCURE
DE FRANCE.
も
AVIS ESSENTIEL .
Lespersonnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
-
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. On ne peut souscrire
quedu 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très - lisible . - Les lettres , livres , gravures , etc.,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs.
156
POESIE.
SAINT - LOUIS ,
CHANT GALLIQUE.
AU ROI , ( le 25 août 1816. )
Ministres du Très-Haut, prenez vos harpes d'or ;
Auxtransports de vos coeurs donnez un libre essor;
Que vos voix , de Louis pour chanter les louanges ,
S'unissent aux accords des saints et des archanges.
Au séjour du bonheur il goûte le repos Sa
Que ledieu des chrétiens promet à ses héros.
Томк 68°. 16
242 MERCURE DE FRANCE.
Ce roi religieux qui des bords de la France
Aux champs égyptiens porta ses étendards ,
Etdes enfans du Christ relevant l'espérance
Rassembla leurs débris épars.
De la brûlante Asie il touche les limites ;
Disperse du croissant les bataillons nombreux.
Ainsi de Gédéon les soldats généreux
Virent à leur aspect fuir les Madianites .
Jérusalem , ouvre tes portes
Au libérateur du tombeau ,
Et reçois dans tes murs les illustres cohortes
Qui portent de la croix le glorieux fardeau.
terre féconde en miracles!
Deses armes tu vis s'éclipser la splendeur.
Parles traversees,s, les obstacles,
Dieu voulait éprouver son noble serviteur.
:
Lavictoire a son bras cesse d'être fidelle;
Le fer des Sarrasins moissonne ses soldats ;
La captivité plus cruelle
Attend les malheureux échappés au trépas.
Louis est dans les fers; son supplice s'apprête
S'il ne veut point du Christ déserter les autels.
Le glaive levé sur sa tête ,
Louis, au vrai Dieu des mortels
Ne craint point d'adresser encore son hommage.
Le Sarrasin admire son courage ;
Tant de vertu désarme sa fureur :
Lecaptif, à ses pieds voit tomber le vainqueur.
Il est libre ; il revoit les lieux de sa naissance ;
Sonpeuple avec transport jouit de sa présence :
Mais les chrétiens livrés à leurs persécuteurs ,
Réclament de Louis le secours tutélaire.
Pour la seconde fois il aborde à la terre
Témoin de ses exploits , témoin de ses
Odestin imprévu! le souffle redoutable
ses malheurs.
SEPTEMBRE 1816. 廉 243
De l'Auster dévorant élancé des déserts
Dans les rangs des Français jette unmal incurable.
Nul ne peut échapper à ce cruel revers.
Tout périt : le vieillard, le jeune homme intrépide
Descendent à la fois dans la nuit du tombeau:
Comme l'on voit tomber sous la rapide faulx :
Le pavot orgueilleux , le lierre timide;
Et le camp des chrétiens , veufde ses chevaliers ,
Est jonché de cyprès où croissaient les lauriers.
Aumilieudes mourans, souverain magnanime ,
Louis pour ses sujets s'offre comme victime.
Mais le poison déjà circule dans son sein;
De la contagion lui-même il est atteint.
Entouré de ses preux , étendu sur la cendre :
<<<De nos fautes , dit-il , Dieu semble nous punir;
>> Pourquoi ces cris , ces pleurs ? ah ! cessez d'en répandre ,
>> Et de votre monarque apprenez à mourir. »
Il se tait. Cependant sur son noble visage
Brille encor la sérénité ;
De ses liens mortels son ame se dégage,
Etremonte au séjour de la divinité.
Auprès de l'éternel , sois l'appui de la France
Monarque vertueux qu'elle implore en ce jour;
Protège la famille objet de son amour,
Et de Dieu sur ton peuple appelle la clémence.
wwwwwwwwww
:
H. MONTOL.
www
ROLLER ET COLIN ,
OU LE MÉFIANT DEVENU AVEUGLE.
(Suite et fin.)
A
Les chars des moissonneurs , répandus dans la plaine,
Enlevaient aux sillons les épis entr'ouverts,
Et de sa dévorante haleine
Phébus embrâsait l'univers.
Non , non, d'ansonge périssable
16.
244
MERCURE DE FRANCE .
Roller n'éprouvait point le facile tourment :
Il éprouvait le supplice incurable
D'un éternel aveuglement.
Ilcomprit sonmalheur, fruit de son imprudence ;
Il se rappela du serein
La capricieuse influence;
Il rugit avec violence ;
Il pleura , déchira son sein,
Et jura que si leidestina
Comptait jouir de sa souffrance ,
Il tromperait son espérance,
En se laissant mourir de faim.
Ledésespoir , dans sa furie ,
Est un conseiller bien affreux;
Sa voix aigrit les malheureux,
Et leur fait abhorrer la vie.
Mais la nature , dont la voix
ip
Abienplus de pouvoir sur tout ce qui respire,
Charme nos peines , nous attire ,
Etnous réconcilie avec ses douces lois.
Deux jours entiers , sur sa masure,
L'aveugle répandit des pleurs ,
Sans espoir , et sans nourriture, 1
Etsans secours consolateurs . Cura
Enfin, prèsde son ermitage : Tha . :
Unjeune enfant conduisit ses moutons ,
Etsemit à chanter ses naïves chansons.
Les réunit dessous l'ombrage ,...
Berger, lui dit Roller, je vous crois charitable ;
Je suis aveugle: un peu de pain,
Quelque dur qu'il puisse étre , appaiserait mafaim;
Je me sens défaillir , soyez-moi secourable.
<< O ciel ! s'écria le berger ,
PRO
>>>Un aveugle ! et dans la misère !
>> Pauvre vieillard , voici ma pannetière ;
>> Je n'ai point d'appétit , vous pouvez tout manger.
>> Mangez , ajouta-t-il , transporté d'allégresse ,
:
SEPTEMBRE 1816. 245
>> Tandis qu'au plus prochain ruisseau ,
>> Colin , de toute sa vitesse ,
✔>> Ira puiser pour vous une bouteille d'eau
>> D'une fraîcheur enchanteresse. >>>
Aces mots , l'obligeant Colin
Précipite ses pas vers le ruisseau voisin.
Pénétré de reconnaissance
Pour tant de générosité,
Un moment , Roller fut tenté
De lui faire sa confidence ;
Mais il fut soudaiu arrêté
Par un retour de méfiance.
Ceberger, dit- il , a bon coeur,
S'ilfautjuger de lui par ce qu'il vient defaire;
Maisje tiens d'unfameux auteur
Q'onpeut changer de caractère.
Peut- être qu'unjour cet enfant
Sera le plus méchant des hommes.
Alors, que deviendraient mes sommes ?
Je les perdrais assurément :
Elles resteront où nous sommes.
:
Le berger de retour , l'aveugle le pria
De s'attacher à sa personne.
Sur son refus , il insista,
Le supplia , le conjura ;
Et Colin , dont l'ame était bonne ,
Voyant ses larmes, accepta.
Il voulut ramener le troupean chez son père ,
Vieux laboureur chargé d'enfans ,
Qui , malgré ses embrassemens ,
Et sa douleur vive et sincère ,
N'osa que pousser un soupir ,
Craignant, hélas ! de retenir
Un fils dont le départ allégeait sa misère,
Tout alla bien les premiers jours ;
246 MERCURE DE FRANCE.
Nos pélerins quêteurs vivaient d'intelligence.
Colinprodiguait ses secours
ARoller, dont la défiance
Semblait avoir fui pour toujours.
Mais ce n'était qu'une vaine apparence :
Le fleuve , arrêté dans son cours ,
Reprit bientôt sa violence .
Un jour Roller , tout agité ,
S'écria : Colin tu me voles!
Et répéta ces honteuses paroles
Avec l'accent de la férocité.
Il fit plus : sa main criminelle
Saisit le faible conducteur ,
Et parcourut avec ardeur
Les habits soupçonnés de ce guide fidelle,
Qu'un tel excès glaça d'horreur.
Colin avait la candeur de l'enfance :
Des pleurs brûlans obscurcirent ses yeux.
Il supplia ce maître furieux
1
De respecter son innocence ,
Dont il prit à témoin les dieux.
Les dieux , près d'éclater gardèrent le silence;
Et le vieillard impétueux
Frappa Colin et brisa ses cheveux.
Unvoyageur vit de loin le supplice ,
1
Et la douceur de cet enfant ;
Il accourut rapidement ,
L'interrogea complaisamment ,
Le plaignit , lui rendit justice ,
Le détacha de son tyran ,
Et le retint à son service.
Roller , laissé dans le chemin ,
Sentit bientôt à la froidure
Que le soleil , sur son déclin ,
Faisait place à la nuit obscure..
Lesdangers qu'il allait courir ,
SEPTEMBRE 1816. 247
S'il demeurait en ces lieux , immobile ,
Ason esprit vinrent s'offrir ,
Et le déterminer à fuir
Comme il saurait , pour trouver un asile.
Il entendit à deux cents pas
La voix plaintive d'une mère
Rappelant son petit Lucas.
Il courut vers les cris ; mais comme il ne vit pas
Quel sentier conduisait jusques à la chaumière ,
En tâtonnant il s'avança ,
Posa son pied dans l'air , frémit , et s'élança
Dans les gouffres d'une rivière.
Il tournoya , se débattit en vain ,
Deux fois en vain reparut sur les ondes :
Il s'engloutit sous leurs lames profondes
En implorant Colin , son cher Colin ;
Etmaudissant dans sa souffrance
Le vieux proverbe accrédité ,
Qui nous dit que la méfiance
Est mère de la sureté. ( 1 )
LAFONT D'AUSSONNE.
ÉNIGME .
L'air , l'Océan sous tes yeux me font naître ;
L'homme d'honneur me voit deux fois paraître.
Inutile à plusieurs , j'accompagne l'amour ;
Je sers dans l'amitié , je sers dans l'infortune;
Je viens à l'ordre. Admise dans l'atour,
Je suis une chose commune.
Prise encor dans un autre sens ,
Je puis , sans respecter les droits les plus puissans ,
Et sans blesser aussi l'autorité suprême ,
M'adresser aux enfers , à la terre , aux dieux même.
Qu'arrive- t- il , enfin ? bien souvent je déplais ;
Le ton fait tout, c'est assez , je me tais.
248 MERCURE DE FRANCE.
i
wwwww
CHARADE .
L'honnête homme par-tout se contente aisément ,
Lorsqu'avec mon premier il est indépendant.
Commandés par Moreau , les valeureux Français
S'ils ont fait mon dernier l'ont fait avec succès.
Mon tout par sa hauteur , son air majestueux ,
Paraît en s'élevant vouloir atteindre aux cieux.
LOGOGRIPHE .
Folâtre amusement d'une tendre jeunesse ,
Onne me voit jamais d'une triste vieillesse
Egayer les momens graves et paresseux.
On rirait de la voir se livrer à mes jeux.
Demon corps suspendu le mouvement critique
Dans la joie est souvent une scène tragique .
D'abord qu'un harceleur vient troubler mon repos ,
J'avance , je recule , emportant mon héros.
Trois , quatre , cinq , six , un , je vis agile et leste ,
Dans le fade élément qu'un ivrogne déteste ;
Mais cinq , un , dix et deux , me met dans la prison :
Adieu c'est fait de moi , je suis au court -bouillon.
Six , neuf, deux , dix , douze , un fléau redoutable.
Sept , cinq est désiré plus qu'il n'est désirable.
Deux , sept , huit, on me voit en musique , en plein-chan
Six, quatre , deux, poursuis tu le fais en marchant.
J'en ai je crois trop dit ; lecteur , pense et devine :
Je porte dans mon sein un meuble de cuisine ,
Le nom triste et fâcheux d'un homme sans esprit ,
Et ce que tu reçois lorsque quelqu'un t'écris .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Lemot de l'Enigme est les lames des ciseaux . Celui du Logogriphe
est Cafetière , où l'on trouve Rétif, Ire , Cire , Rat , Fière , Cerf ,
Ré , Fa , Eté, Air. Le mot de la Charade est Culbute..
1
SEPTEMBRE 1816. 249
w www
RELATION
D'un voyage forcé en Espagne et en France , dans les
années 1810 à 1814 , par le général-majorlord Blayney,
prisonnier de guerre, traduit de l'anglais , avec des
notesdu traducteur.
( II . et dernier article. )
Maisd'ailleurs il faut voir avec quelle vigueur et quelle
dignité il remit les insolens à leur place , et soutint l'honneur
du nom anglais et la prééminence d'Albion. Repoussant
et confondant les prétentions de celui-ci en
faisant sa sauce lui-même , réprimant l'orgueil de ceuxlà
en jetant , d'un airfort délibéré , leurs plats par les
fenêtres ,et les menaçant à la moindre récidive de les
faire suivrepar leurpersonne; distribuant àtous les signes
de sonprofond mépris , leur prouvant sur-tout qu'aussi
fort sur l'arithmétique, que tous les marchands de Londres
ensemble , il n'était pas homme à payer plus qu'il
ne fallait; par-tout il sut se placer à son rang , etse faire
rendre sa part de culte , que ces gens grossiers avaient
essayéde lui dérober. Comme nous ne lisons pas exactement
les journaux anglais , nous ne savons pas précisément
qu'elle sensation aura produite en Angleterre , le
patriotisme de lord Blayney ; mais il ne faut plus compter
sur la reconnaissance des hommes et des gouvernemens ,
si le parlement ne lui a pas décerné une récompense
publique pour avoir si dignement défendu l'honneur de
la nation .
On ne lui saura peut-être pas autant de gré de s'être
avisé de parler d'histoire. Notre impartialité nous force
d'avouer qu'ilne se montre pas aussi fortdans cette partie,
que quand il expose les titres qu'ont acquis les Anglais ,
sans doute dansl'Inde , enAmérique, à Copenhague , etc. ,
auxrespects du monde entier.
Malgré l'éclat imposant de son uniforme , on ne peut
se défendre d'un mouvement qui n'est pas tout à fait
250 MERCURE DE FRANCE.
celui de la vénération , lorsqu'on lui entend dire que
Galilée inventa le télescope sous Charles V, que François
Ier est né à Amboise , que Louis XIy est mort , que
Charles IX a fait bâtir le château de Château-Thierry ,
bien qu'il n'ait fait que l'ériger en duché. Lorsqu'enfin,
il prend dans une bibliothèque, l'histoire Bysantine de
Pachyméra, qu'il appelle Palchymènes , pour une histoire
de la Grèce de la plus haute antiquité. Quand on
n'aque ces preuves d'érudition à donner , il n'est pas trèsadroit
de reprocher aux Français leur ignorance , et leurs
fréquentes méprises en fait de géographie et d'histoire.
Mais ,quoi! ensaqualité de gentilhomme,le célèbreM.
de Pourceaugnacn'avait-il pas appris à raisonnerde tout,
en lisant les romans ? Peut-être qu'aussi un lord anglais
a leprivilége d'apprendre l'histoire au Vaudeville ou au
mélodrame; et dans ce cas onpeut reconnaître que ce
que notre voyageur en dit n'est pas encore si mal , pour
unhomme qui n'en fait pas son état.
Puisque nous venons de nous permettre quelques observations
critiques , achevons cette partie pénible de
notre tâche , en observant , sauftout le respect dû à lord
Blayney , qu'il tombe quelquefois dans d'assez singulières
contradictions. On le voit, par exemple , à quelques
pages dedistance , penser que la suppression des
moines en Espagne , fut une mauvaise opération, et
dire ensuite que les Espagnols tireront au moins de l'invasion
des Français , le grand avantage de la destruction
des couvens.
Il ne serait pas difficile de multiplier les citations de
ce genre; mais d'ailleurs il ne faut pas attacher à ces
petites variations, plus d'importance que lord Blayney
n'y en met sans doute lui-même , car il nous paraît au
fond assez accommodant. Le tout est de le prendre dans
ses bons momens , comme par exemple lorsqu'il a rencontré
de bons vins vieux , une bonne table , de bons
convives; c'est alors que ses esprits s'éclaircissent , qu'il
parle raison , et convient àpeu près qu'il ne fautpas toujours
prendre au pied de la lettre quelques jugemens que
lui arrache ab irato , le séjour dans une mauvaise auberge,
ou la présence d'un hôte impertinent.
SEPTEMBRE 1816. 251
Cependant il est un point capital sur lequel l'opinion
de lord Blayney est irrévocablement fixée ; c'est l'infériorité
décidée des Français en tout genre. Quoiqu'on .
veuille lui objecter à cet égard , il vous confond en deux
mots : mauvais, détestable; et comme M. Beaufils , il
ne sort pas de là. Il avoue au reste que les Anglais et
les Français se détestent , mais c'est parce que nous les
envions, tandis qu'eux nous méprisent. En effet , quel
cas peut-on faire de gens à qui la nature a prodigué les
plus excellentes truites , et qui ne savent pas les accommoder?
Comment vivre avec des demi-barbares , qui
n'aiment point à se battre à coups de poing, qui dînent
en un quart- d'heure , boivent de mauvais vin , et se
croient de petits Lucullus quand leurs plus magnifiques
repas se prolongent jusqu'à trois quart-d'heures.
C'est , selon toute apparence , de ce mépris de la table
et des grands dîners , objets de la vénération de toute
l'antiquité , que proviennent tous les autres vices de ce
malheureux peuple des Gaules. En effet , quand il est
quitte de son dîner impromptu , il ne sait plus que faire.
L'oisiveté , mère de tout mal , l'entraîne à toutes sortes
de désordres , sur-tout à faire la cour aux femmes ou à
écouter les doctrines des philosophes , ce qui lui a fait
perdre sa religion et ses moeurs ; tandis que l'anglais qui
passe vraisemblablement sa vie à aller de la table au lit
etdu lit à la table , n'a pas le temps de songer aux
oeuvres du démon , et conserve par là cette chasteté
dont ses filles donnent de si touchans exemples , cette
piété fervente , ce respect des anciens principes dont lord
Blayney se montre pénétré , et qui ne lui permettraient
pas de vivre tranquille avec sa conscience s'il ne mangeait
pas une oie à la Saint-Michel , au jour de Noël
unplum-pudding , et des crépes au mardi gras .
Il faudrait copier le voyage d'un bout à l'autre , si
nous prétendions faire connaître avec exactitude tous les
reproches qu'un observateur aussi fin que lord Blayney
trouve à adresser aux Français .
Terminons par deux ou trois traits d'autant plus convenables
à citer , que notre auteur eut la gloire d'en être
le héros. Unjour il rencontra un beau cheval qui boîtait
1
252 MERCURE DE FRANCE.
depuis neufmois , il était abandonné des vétérinaires
français. LordBlayney lève le pied de l'animal , en tire
un clou qu'il s'y était enfoncé , lui dit : Marche , et
l'animal est guéri. Une autre fois un commandant ,
monté sur son cheval de bataille , semblait narguer ,
dans unmauvais chemin , notre voyageur affourché sur
une méchante rosse espagnole. Lord Blayney voit que
l'honneur des écuyers Bretons est compromis , et qu'il
en sera responsable aux yeux de la nation et de la postérité
; il anime sa rossinante , il la met en haleine , il
lui inspire l'élan patriotique dont il est transporté; soutenu
par une main anglaise , le maigre bidet trouve des
jambes , quedis-je desjambes ?ce sont des ailes : il fend
J'air , il rase la boue , et triomphe au bout de la carrièreoù
son orgueilleux rival est resté enfoncé. Cette victoire
flatta infiniment l'amour propre de lord Blayney ; nous
pensons , quant à nous , qu'elle répare , ou tout au moins
balance l'échec de Fuengirold , et que depuis lors ,' sa
captivité aura dû être bien adoucie par l'idée qu'il n'avait
pas quitté l'Espagne sans s'être vengé de ses vainqueurs.
L'auteur nous avertit aussi qu'il est naturellement
plaisant et gai. Voici un des échantillons de son humour
britannique. Unjour , des paysans (français bien entendu)
étaienttout émerveillés de lui voir un cheval sans oreilles ;
car sans l'heureux voyage forcé de lord Blayney , on
n'aurait jamais parlé enFrance d'un cheval essorille.
Il se divertit beaucoup à leur faire accroire que c'était
une race étrangère qu'on ne voyaitqu'en Angleterre. Un
de ces paysans remercia sa seigneurie de ce qu'elle lui
apprenait , en demandant comme il devait ,pardon de
la liberté grande , et ajouta qu'il avait une si forte passion
pour les chevaux , qu'il ne pouvait voir passer un
milord anglais sans l'accoster. Lord Blayney sourit au
compliment , qu'il ne trouva pas trop mal tourné.
Vers la fin de son second volume , il donne sur le
renversement de Buonaparte beaucoup de détails , mais
que tout le monde sait; on y trouve cependant aussi
quelques particularités assez curieuses : en voici une
quin'estpas la moins rare de tout le livre. Un dimanche
SEPTEMBRE 1816. 253
au soir que lord Blayney était encore à table avec quelques
amis , trois de leurs verres se cassèrent d'euxmémes
, et pour comble d'horreur ils étaient pleins , et
le vin se répandit sur le plancher. Ce n'est pas tout :
une pendule se mit à sonner deux eents seize coups de
suite sans s'arrêter ; et enfin des hiboux , des orfraies
firent entendre des cris affreux. Lord Blayney , toujours
judicieux et profond , observa que ces signes annonçaient
certainement ou un tremblement de terre , ou
une grande révolution politique. Ses convives en convinrent
; mais à laquelle de ces deux idées funestes ? le
cas était embarrassant. Malheureusement ils n'eurent pas
le temps de faire épreuve de leur sagacité , car à l'instant
même une estafette frappant à la porte à coups redoublés
, vint leur apporter la nouvelle de la chute de
Napoléon.
Envoilà assez sans doute pour prouver au lecteur que
le voyage de lord Blayney est un livre infiniment curieux
, et que lui-même devra se féliciter éternellement
du petit désagrément qui l'a forcé à cueillir un laurier
littéraire bien plus unique en son genre , que celui que
la fortune eut pu lui donner comme à tant d'autres sur
les champs de batailles. Nous ne voudrions pourtant pas
répondre, que quelques esprits moroses, quelques-uns de
ces gens qui s'efforcent de cacher , sous le masque de
l'orgueil national , cette envie que nous portons tous
aux Anglais , n'essayassent de se figurer notre auteur
sous les traits d'un de ces originaux dont la révolution á
singulièrement diminué le nombre , et qui avec un nom ,
des dettes , des chiens , et des chevaux , se croyaient appelés
à parler de tout , à prétendre à tout , à réussir en
tout. Ces censeurs récalcitrans voudront peut-être encore
ne voir qu'une vanité risible dans les respects et les hommages
dont le noble lord entoure le nom anglais , et dans
la dignité personnelle qu'il étale , que les calculs d'un
égoïsme fastueux. Peut-être même qu'ils pousseront l'irrévérence
, après l'avoir lu , jusqu'à se glorifier de n'être
que Français. Nous n'entreprendrons point de corriger
ces incorrigibles , et nous n'en conseillerons pas moins
1
254 MERCURE DE FRANCE.
la lecture de ce voyage à tous ceux qui désirent faire la
connaissance d'un anglais vraiment plaisant.
GIRAUD .
wwwww
1
LE RETOUR DES BOURBONS ,
Poëme en dix chants , avec cette épigraphe :
Est- il d'autre parti que celui de vos rois?
AParis , chez Germain Mathiot, libraire , rue Saint-
André-des-Arts , nº 34.
(1" article.) fy
La poësie est sans contredit le premier et le plus difficile
de tous les arts. S'il arrive parfoisddee cueillir , sans
trop de peine , quelques fleurs sur les bords du Permesse,
très-rarement on parvient à s'en composer une couronne
que le temps ne flétrit point. Dans l'empire du Parnasse
il est beaucoup d'appelés , peu d'élus ; là, comme partout,
la foule du peuple est grande, les privilégiés sont
en petit nombre. Cependant les obstacles qu'on doit
surmonter pour sortir de la classe inférieure n'épouvantent
personne ; chacun espère les franchir , et lemoins
habile se montre presque toujours le plus audacieux ; la
raison en est simple : douter o'est déjà savoir.
Quand on examine toutes les qualités dont la réunion
est nécessaire aux grands poëtes , on ne s'étonne plus ,
que semblables aux météores , ces phénomènes ne nous
apparaissent que de loin en loin. En effet , pour prendre
rang parmi ces génies admirables , il faut d'abord tenir
de la nature , avec la faculté de bien penser , une sensibilité
profonde , un esprit élevé et susceptible d'enthousiasme;
il faut ensuite nourrir et fortifier ces dispositions
au grand , dit Longin , par l'habitude de ne
remplir son ame que de sentimens honnêtes et nobles.
Il n'est pas possible qu'un esprit toujours rabaissé vers
de petits objets , produise quelque chose qui soit digne
SEPTEMBRE 1816 . 255
d'admiration et fait pour la postérité; on ne met dans
ses écrits que ce qu'on puise dans soi-même , et le sublime
est , pour ainsi dire , le son que rend une grande
ame!
Mais supposons même un homme doué des précieux
avantages dont nous venons de parler , ils ne lui sufliraient
pas pour conquérir la palme immortelle des
muses. Quand il aura muri ses idées par la réflexion ;
quand il saura bien choisir un sujet , bien concevoir un
plan; quand il connaîtra parfaitement toutes les figures
de la pensée et celles de la diction , il ne pourra encore
atteindre àson noble but s'il néglige de puiser à la source
laplus féconde du grand , et qui selon Longin , renferme
en soi toutes les autres : c'est la composition et l'arrangementdes
paroles dans toute leur magnificence et leur
dignité. Lejugement de l'oreille est le plus superbe de
tous , dit Quintilien.
« L'harmonie du discours , fait encore observer Lon-
» gin, ne frappe pas seulement l'oreille , mais l'esprit ;
>>elle y réveille une foule d'idées , de sentimens , d'i-
» mages , et parle de près à notre ame par le rapport
> des sons avec les pensées..... C'est l'assemblage et la
» proportion des membres qui fait la beauté du corps ;
>> séparez-les , et cette beauté n'existe plus. Il en est de
» même des parties de la phrase harmonique ; détrui-
» sez-en l'arrangement , rompez les liens qui les unis-
" sent , et tout l'effet est détruit. »
Ces principes établis et développés avec éloquence
par les savans régulateurs des lettres , guident un jeune
écrivain dans la carrière pénible et glorieuse où l'entraîne
le noble besoinde s'illustrer et le sentiment intérieur
de ses forces. La foi transporte les montagnes ,
dit l'Ecriture. Ces paroles , prises dans un autre sens ,
sont applicables au génie : rien ne résiste à ses efforts ;
sa puissance s'accroît par les entraves mêmes qui semblent
s'opposer à sa course , et voilà les raisons pour lesquelles
notre langue possède tant de chef-d'oeuvres.
Néanmoins l'abondance de nos richesses en ce genre
ne contente pas encore les érudits ; ils se plaignent sans
cessedece que nous n'avons pas de poëme épique. Les
56 MERCURE DE FRANCE .
۱
Anglaishonorent de ce titre le Paradis perdu de Milton ,
malgré les défauts de toute espèce qu'il renferme ; et
nous , moins reconnaissans ou plus éclairés , nous ne voulons
pas reconnaître une véritable épopée dans la Henriade,
quoique cetouvrage contiennebeaucoupdebeautés
du premier ordre. Sans prétendre infirmer ou confirmer
ce jugement , j'oserai dire que nous n'avons rien à envier
aux peuples nos rivaux. Corneille , Molière , Racine et
Voltaire lui - même peuvent facilement consoler la
France de ce qu'elle ne donna pas le jour à Milton , au
Tasse, au Camoëns .
un
Pourquoi d'ailleurs notre patrie , si fertile en prodiges ,
ne verrait-elle pas naître quelque jour un Virgile ,
Homère ? Les merveilles dont un court espace de temps
nous a rendus les témoins , ne peuvent-elles inspirer des
chants immortels à la lyre ? Si l'on ne fit jamais moins
de cas des vers qu'en ce siècle , jamais , et ceci vient à
l'appui du système des compensations , jamais on n'en
vit éclore autant. Peut-être donc un poëte encore inconnu
compose-t-il en silence un épopée magnifique.
Pour moi , que cet espoir ne cesse de flatter , je lis avec
soin tous les poëmes qui se présentent sous ma main;
grands , petits , longs , courts , minces , épais , tristes ,
gais , pathétiques , malins , critiques , didactiques , philosophiques
, héroïques , héroï-comiques , descriptifs ,
érotiques , mythologiques , burlesques , etc. Je me rappelle
que le Paradis perdu , oublié pendant plus d'un
grand siècle dans l'échoppe d'un bouquiniste , où il fut
trouvé par Addisson , ne faitpas moins aujourd'hui l'orgueil
de la nation anglaise que sa charte libérale achetée
au prix de soixante ans de troubles , de malheurs et de
généreux sacrifices. En conséquence , je ne laisse échapper
aucune occasion de découvrir une épopée.
C'est ce désir profond en raison de ma passion pour
Ja gloire de ma patrie , qui m'a fait jeter les yeux aujourd'hui
sur le poëme annoncé en tête de cet article.
Le titre promet une peinture pompeuse des miraculeux
événemens qui se sontpassés sous nos yeux. Je n'en saurais
douter , c'est un nouveau Voltaire qui célebre le
SEPTEMBRE 1816.
257
retour des petits-fils de Henri. Voltaire a ouvert la carrière
de l'épopée en France ; ce n'est pas tout de marcher
sur ses traces , il faut le surpasser : notre auteur doit
être supérieur au chantre du bon roi , comme Racine l'a
été à Corneille. La Henriade brille à la fois , il est vrai ,
par la sagesse de la composition , par l'éclat du coloris
etpar la noblessedu dessein ; mais n'y manque-t-il pas
et l'intérêt , et l'intrigue , et le pathétique ? La Henriade
est écrite dans un style enchanteur; mais de quelle monotonie
ne sont pas ces vers toujours hexamètres et toujours
pompeux ? Un génie extraordinaire prescrit et ne
suit point les règles. Notre auteur en est un assurément ,
car quelle variété de rhythme n'y a-t-il pas dans ses
chants ! Tantôt ses vers ont dix , tantôt onze et tantôt
treize pieds ; il en est même qui en ont douze, comme
ceux de Voltaire; mais quelle extrême différence dans
les expressions ! Tantôt sublime , tantôt familier , il sait
prendre tous les tons , et il laisse à chaque passage ses
lecteurs dans le doute, si c'est une Henriade ou un épique
badin qu'il parcourt. Variété rare et modèle nouveau ,
dedescendre à mesure que le sujet s'élève , et de s'élever
àmesure qu'il tombe. N'a-t-on pas reproché à Klopstock
l'abus du sublime ? Notre auteur ne peut pas plus
ressembler à Klopstock qu'à Voltaire. Voltaire a rempli
son sujet de merveilleux qui refroidit son poëme ; je puis
garantir qu'il n'y a rien de merveilleux dans celui que
j'annonce.
Au lieu de faire , comme Voltaire , de ses grands
hommes des dieux , notre auteura , selon l'expression
deMontaigne , habillé les grands hommes de ses pièces.
C'est ainsi que le caractère des écrivains se réfléchit toujours
dans leurs héros. Heureux ceux que chante notre
poëte épique !
:
( La suite au numéro prochain . )
SEINE
wwwwwww
1
17
258 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS .
Suite du Jeu des Anecdotes (1 ) .
Il me serait difficile d'exprimer combien ce divertissement
occupa les esprits. La plupartde nos combattans
dormirent peu ; chacun rêvait aux moyens d'attaquer
ou de riposter. Le parti Saint-Albin sur-tout , lorsqu'il
reparut , était pensif, au point de faire sourire ses antagonistes
: on le disait outré de la sortie de la veille. Une
dame de ce parti ne put s'empêcher de dire que l'agression
était inouie , que l'on avait constamment divagué ,
et qu'au surplus on ne voulait sans doute autre chose
qu'empêcher ses adversaires de parler. Quoi qu'il en fût ,
la séance s'ouvrit , et l'amazone prit la parole.
«Je sais tout ce qu'on peut alléguer en faveur de
l'esprit humain , dit-elle , mais jamais vous ne le disculperez
entièrement des accusations portées contre lui.
Peut-être plusieurs de nos orateurs ont-ils été trop loin ,
peut-être devaient-ils , écoutant moins leur zèle , modérer
leur extrême franchise ; mais si je fais cette remarque,
ce n'est pas pour détruire , ou rendre même
douteuse aucune de leurs assertions , c'est seulement
parce qu'il en fallait beaucoup moins pour accabler ceux
qui pourraient prétendre à prouver l'infaillibilité , l'excellence
, et la suprême sagesse de l'esprit humain. Je
viens , messieurs , vous parler de tous les sentimens divers,
élevés pour et contre mon sexe, et c'est à cette occasion
que je vous prierai de résoudre si décidément l'esprit
humain est fou ; je vous demanderai comment il
peut se montrer si peu conséquent , et se refuser par fois
aux raisonnemens les plus simples du bon sens.
«
)
Mon sexe a souvent paru digne d'hommages , et
j'osedire que ce sont les personnages les plus recommandables
et les plus vertueux, qui l'ont traité le plus fayorablement.
Des enthousiastes ont placé les femmes au-
(1) Voyez la page 72 .
SEPTEMBRE 1816.
259
dessous des hommes; d'autres ont pensé qu'elles communiquaient
avec le ciel; lesGrecs les préféraient pour
interprêter les oracles ; les Celtes adoraient leurs predictions
, les regardaient comme une image de la divinité ,
et attribuaient à tout ce qu'elles touchaient un privilége
surnaturel . Mahomet lui-même semble leur marquer
une considération particulière , et prenant soin de les
défendre , condamne à quatre-vingts coups de fouet ceux
qui accuseront les femmes , sans pouvoir produire quatre
témoins contre elllleess;; il charge en outre les calomniateurs
, de malédictions en ce monde et en l'autre.
>> Que penser maintenant de toutes ces opinions
étranges qui ne tendent qu'à déprimer les femmes , et
souvent àleur adresser les plus plates injures ? Ou un
Publius Syrus a-t-il été prendre que toutefois qu'une
femme est seule et réveuse , elle pense au mal ? Où
votre Strabon et votre Platon ont-ils trouvé qu'aux
femmes est due l'origine de la superstition ? Votre
Tite-Live , que lafemme est un animal impuissant et
indomptable ? Je pardonne à des Juifs endurcis de nous
traiter de magiciennes et de sorcières. Le divin Aristote
veut que ce soit un plus grand crime de tuer une femme
que de tuer un homme ; n'est-on pas indigné lorsqu'un
bizarre personnage comme Diogène , voyant une femme
pendue à un arbre , s'écrie : Qu'il serait à désirer que
tous les arbresportassent de telsfruits ? Les Manichéens
enfin prétendaient , vous le savez , que Dieu ne créa
l'homme ni måle ni femelle , et que la distinction des
sexes est l'ouvrage du diable ; il ne restait plus sans
doute qu'à nous rejeter entièrementde la société , et c'est
се qu'a tenté le ridicule auteur d'une dissertation anonyme
, par cette assertion extraordinaire, que lesfemmes
ne font point partie de l'espèce humaine. J'attends ,
Messieurs , que l'esprit humain nous explique toutes ces
contradictions. »
On se doute bien que l'auditoire n'écoutait pas dans
un profond silence. Če n'était plus en criant : Ecoutez!
écoutez ! que l'on interrompait l'orateur ; on riait .
L'amazone reprit la parole. J'entends rire , dit-elle ; et
pourquoi rit-on? parce qu'une femme parle , et parte
17 .
260 MERCURE DE FRANCE.
de son sexe; autre singularité , autre bizarrerie dont
sans doute aussi vous nous rendrez compte. ( On rit . )
Eh bien , Messieurs , vous aurez plus encore à m'expliquer.
Les usages établis chez les hommes ne sont pas
moins bizarres que leur langage et leurs pensées , et
toujours occupée de mon sexe , je vous demanderai
pourquoi il est si différemment traité dans les différens
pays ? Là , une liberté indéfinie est accordée aux femmes ,
là, un esclavage excessif leur est imposé ; chez les Turcs,
la pluralité des femmes; sur la côte du Malabar , la pluralité
des maris ; en Lithuanie , un époux légitime et
plusieurs concubines ; enArabie , une femine appartient
à plusieurs maris , immoralité admise comme dogme
par les nicolaïtes , les gnostiques , les épiphanistes et les
anabaptistes. Je pourrais vous parlerdes cérémonies relatives
au mariage chez les peuples divers , et ce serait
sans doute un ample sujet à méditations ; mais jamais
découvrirait-on comment l'esprit humain a pu persuader
à certaines castes d'indiens , que la mère de la mariée,
doit sous peine de déshonneur , se couper avec un
ciseau de charpentier , les deux premières jointures des
deux derniers doigts de la main ? Dites-nous pourquoi
chez les Arméniens , l'époux coupait le bas de l'oreille
droite de l'épouse , et celle-ci le haut de l'oreille gauche
de son mari? Finissons par admirer tous ensemble ces
Caraïbes de Surinam , chez qui le mari , dont la femme
vient d'accoucher , se met promptement au lit où on lui
prodigue les soins et les félicitations , tandisque la femme
souffrante s'occupe à préparer le festin pour régaler les
parens et les amis .
L'amazone ayant cessé de parler , un chevalier du
parti Saint-Albin se leva , et s'efforçant de prendre un
ton plein de gravité : Madame , dit-il , je pourrais n'opposerqu'un
mot à vos observations , c'est que l'esprit
humainn'est point cause si beaucoup de personnages ont
eu à se plaindre de votre sexe. ( Onrit. ) Les moeurs et les
usages , Madame , ne peuvent être les mêmes chez tous
les peuples , ceci est absolument étranger à l'esprit humain;
les uns tiennent à des considérations politiques ,
lesautres naissent de l'influence très-différente de climat
1
SEPTEMBRE 1816. 261
opposés. Quant àvos premières citations , permettez-moi
d'yrelever quelqu'inexactitude. Mahomet, par exemple ,
que vous dites avoir traité votre sexe avec une considération
particulière , condamne à la vérité à quatre-vingts
coups defouet ceux qui accuseront les femmes sans pouvoir
produire quatre témoins contr'elles , mais vous ne
dites pas que le mari est excepté , et que celui-ci peut ,
sans avoir de témoins , accuser sa femme , pourvu
qu'iljure quatre fois qu'il dit vrai , et qu'à la cinquième
fois iljoigne l'imprécation au serment. Or ,
nous savons tous que le législateur arabe prononce des
peines effrayantes contre les femmes coupables . Si cependant
elles ne sont qu'indociles ( ce qui ne paraîtra
pas encore sans doute une très-grande faveur de sa part ) ,
il conseille aux maris de se contenter de les battre et de
les faire coucher seules. ( On rit. )
<< Beaucoup d'écrivains au surplus , j'en fais l'aveu ,
ont très-mal parlé de votre sexe , et à mon sens , le plus
grand défaut de tout ce que vous avez rapporté , est de
n'offrir qu'un tableau incomplet sur lequel il est impossible
de porter un jugement raisonné. Il est des opinions
si ridicules qu'il suffit de les citer , et je crois ne pouvoir
mieux vous réfuter vous-même , qu'en réparant les
omissions importantes que vous avez faites. Comment ,
par exemple , se rappeler sans gémir ce que publia le
jurisconsulte italien Nérisan , que les mauvais anges ne
furent pas précipités dans l'enfer , mais qu'ils passèrent
dans le corps des femmes pour faire enrager les hommes.
(On rit. ) Mais ce sont sur-tout les rabbins qu'il faut
entendre. Ecoutez ceci : Dieu , disent-ils , ne voulut
point créer d'abord la femme , parce qu'il prévit que
l'homme se plaindrait bientôt de sa malice. Il attendit
qu'Adam la lui demandât , et celui-ci ne manqua pas
de le faire dès qu'il eut remarqué que les animaux paraissaient
devant lui deux à deux. ( On rit. ) Dieu ,
ajoutent-ils , prit alors toutes les précautions nécessaires
pour la rendre bonne , mais ce fut inutilement. Il ne
voulut point la tirer de la tête , de peur qu'elle n'eût
l'esprit vain et l'aime coquette ; cependant , ajoutent toujours
les rabbins , il eut beau faire , ce malheur n'a pas 1
262 MERCURE DE FRANCE.
laisséd'arriver , et leprophète Isaïe seplaignait , il y
long-temps , que les filles d'Israël allaient la tête levée
et lagorge nue. Dieu ne la voulut point tirer des yeux ,
de peur qu'elle ne jouât de la prunelle; cependant ,
disent encore les rabbins , Isaïe se plaignit que les filles
avaient l'oeil tourné à la galanterie. Il ne voulut point
la tirer de la bouche , de peur qu'elle ne parlat trop ;
mais, prétendent toujours les rabbins , on ne peut arrêter
sa langue ni le flux de ses paroles. Il ne la prit point
de l'oreille, de peur qu'elle ne fût une écouteuse ; cependant
il est dit de Sara qu'elle écoutait à la porte de la
tente pour savoir le secret des anges. Dieu ne la forma
pointdu coeur,depeur qu'elle ne fût jalouse; cependant ,
au dire des rabbins , lajalousie et l'envie déchirent le
coeur des femmes et des filles . Il ne la voulut point former
ni des pieds , ni de la main , de peur qu'elle ne fût
coureuse , et que l'envie de dérober ne la prît; cependant
Dina courut et se perdit , et avant elle Rachel avait
dér bé les dieux de son père. On a donc eu beau faire ,
ajoutent les Rabbins , et ils concluent d'une manière
digne de toute l'histoire.>>>
L'amazone riait de tout son coeur , loin de se fâcher
de la gaîté générale. Simonides , reprit le conteur , rapporte
la chose différemment. Il suppose dix sortes de
femmes , mais il établit des allusions qu'en vérité je ne
reproduirai qu'en rougissant. Croirez-vous qu'il forme
la première espèce de tout ce qui entre dans la compositiond'un
pourceau ? D'après les règles de l'analogie ,
vous devinez le caractère et les habitudes de cette première
femme , fort peu agréable dans ses habits et dans
sapersonne. Il compose la seconde de ce qui servit à
former le renard : ruse, esprit et discernement. La troisième
espèce , qui comprend les femmes grondeuses et
criardes , naquit , dit-il , des particules canines; laquatrième
, qui donne les paresseuses , les apathiques , vint
de la terre; la cinquième sortit de la mer; celles-ci ,
dit-il , passent quelquefois de l'orage le plus terrible au
calme le plus profond , et du temps le plus sombre
au plus beau soleil du monde. Ce sont les femmes d'une
humeur inégale et que l'on nomme ordinairement va
SEPTEMBRE 1816. 263
poreusas. La sixième sorte se composa de tout ce qui
servit à former l'ane; ces femmes-ci ont besoin d'être
battues , et alors elles mettent tout en usage pour plaire
à leurs maris. Les matériaux qui formerent le chat
servirent à composer la septième sorte ; ce sont les
femmes mélancoliques , bizarres , chagrines , toujours
prêtes , dit Simonides , à égratigner leurs maris et à leur
sauter atuuvvisage. Elles sont , ajoutent- ils , sujettes à commettre
de petits larcins et des friponneries. Les femmes
qui ne songent qu'à leur parure , à leur ajustement , qui
ne cessent d'orner leur tongue chevelure , naquirent de
ce qui forma la jument à la crinière flottante ; ce fut la
huitième sorte. La neuvième tira son extraction du
singe ; ces femmes-ci sont laides et malicieuses . Enfin
ladixième espèce fut prise de l'abeille , et bienheureux ,
s'écrie Simonides , l'homme qui en rencontre une de
cette origine ! c'est la perle des femmes.
>>C'est dans le Spectateur de 1756 que je me souviens
d'avoir lu ce fatras d'absurdités . Qu'inférer de toutes
ces extravagances ? qu'il existe des fous ; mais la société,
qui renferme des fous et des sages , en est-elle moins
éminemment aimable ?:
>> Névisan fut chassé de Turin par les femmes , et n'y
rentra qu'en faisant amende honorable. Si quelques-uns
des écrivains qui injurièrent les dames restèrent impunis
, tant d'autres les ont vengées par les hommages les
plus flatteurs et les plus mérités ! Les deux sexes , formés
pour vivre ensemble, se plaisent mutuellement à
se lutiner , sans que cependant leur union leur soit moins
chère à tous deux. Les hommes sur-tout , si parfois il
leur échappe quelques traits malins , ne portent-ils pas
l'affection qu'ils éprouvent jusqu'à l'adoration ? Mais
c'est trop m'occuper de quelques singularités individuelles
, presqu'imperceptibles dans l'immensité de l'esprithumain
; il est temps qu'il triomphe enfin des vaines
imputations d'un parti qui a cru l'accabler , et n'a
cependant réussi à lui porter aucune véritable atteinte.
Ce n'est plus d'un culte profane que j'ai à vous entretenir;
je vais vous parler de ces hautes conceptions par
lesquelles l'homme a fait en quelque sorte communi
T
264 MERCURE DE FRANCE .
quer la terre avec les cieux. Est-il un de nos adversaires
qui veuille l'interrompre dans ses méditations religieuses
? Quel est celui qui l'attaquera dans les idées
sublimes , qu'il s'est faites de la divinité et des moyens
de mériter les récompenses d'une autre vie ? ...- Moi ,
s'écria un champion du parti Senneville. Profitant de
la surprise de son adversaire , et se hâtant de citer toutes
les créations les plus extraordinaires de la mythologie ,
les cérémonies ridicules du paganisme ; récitant ensuite
presqu'en entier le 8º chant du poëme de l'Imagination,
il montra le tambour magique des Lapons et leurs
terreurs superstitieuses , les chats et les légumes des
Egyptiens , les différens fétiches de l'Inde , et
..... Ce ruban frisé qui va s'amincissant
Sous le rabat léger qui l'enlève en glissant ; :
et le dieu radoteur des Samoïèdes , et l'excrément divin
si précieux aux Tartares ..... Le tumulte recommençait,
Passant aux temps modernes et ànos contrées , il retraça
tous les schismes, toutes les hérésies. (Ecoutez! écoutez !)
<<Seigneur , disait-il avec l'auteur des Lettres persannes ,
je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans
cesse à votre sujet; je voudrais vous servir selon votre
volonté; mais chaque homme que je consulte veut que
je vous serve à la sienne .... » ( Ecoutez ! ) On eut beau
dire , il acheva sa prière.
Cet effort fut le dernier de la part d'un parti plus remarquablepar
son courage et son opiniatreté que par la
bontédesa cause : l'esprithumain devait triompher , et
il triompha. Tous les schismes ,toutes les hérésies , toutes
les superstitions n'ôtent rien au mérite de l'homme religieux
, que le vrai culte venge assez de quelques erreurs.
Unnouvel orateur , en prouvant la sublimité de
la croyance du catholicisme , en démontra les bienfaits
continuels dans tous les pays du monde. Ce n'étaient
plus des anecdotes qu'il rapportait , il citait des pages
de l'ouvrage immortel du Génie du christianisme . Un
des siens lui succédant , ne craignit pas , quoiqu'on en
eût dit , de rappeler l'attention sur les découvertes humaines
, et fit admirer aussi la hardiesse des travaux
SEPTEMBRE 1816. 265
exécutés d'âge en âge sur toute la surfacedu globe. On
acombattu , dit à son tour M. de Saint-Albin , quelques
torts , quelques écarts de l'esprit humain; mais le ciel
le plus pur est-il sans nuages ? La nature prévoyante
n'a-t-elle pas à dessein répandu de la variété sur tout
ce qui frappe ici bas nos regards ? L'uniformité serait
elle-même un défaut pour nous. L'homme n'est point
né pour la perfection , et si elle s'offrait à ses yeux elle
1
lui déplairait bientôt , parce qu'il la trouverait monotone:
il lui faut une diversité d'opinions comme une di-
1
versité d'objets . Si la nature si variée est toujours belle ,
etsi le ciel tantde fois obscurci brille toujours d'un éclat
que rien ne rivalise , pourquoi l'esprit humain devrait-il
porter la peine de quelques erreurs , qui tels que des
nuages passagers , ne font que varier sa surface ? Imparfait
comme tout ce qui existe , il n'en est que plus intéressant
; ses efforts n'en sont que plus remarquables , ses
succès que plus dígnes d'admiration.
Parti de ce point , M. de Saint-Albin accumula les
citations en faveur de l'esprit humain , et n'eut point
de peine à prouver son excellence. M. de Grandval ,
enfin , se levant, contempla les deux partis et prononça
gravement le non nostrum inter vos. Oui , dit-il , vous
avez tous deux mérité le prix , et je n'ajouterai pas : sat
prata biberunt; les sujets nemanquent point. Si demain
lapluie continue,je vous invite à recommencer .
Tel est , Monsieur , le divertissement que nous sûmes
nous créer , et qui nous amusa mutuellement , sans que
le parti Senneville pût se dissimuler qu'il avait en effet
plus d'une fois divagué dans la cause.
G.
LE TOMBEAU
De Mesdames de France , à Trieste.
M. de Chateaubriand a , dans son Itinéraire , traité
avec une extrême rigueur Trieste et ces bords de l'Adriatique
où il ne voyait plus l'Italie , et qui n'offraient
266 MERCURE DE FRANCE.
pas encore laGrèce à ses yeux. Cette ville (dit-il en
> parlant de Trieste ) adossée contre des montagnes sté-
> riles , est régulièrement bâtie et sous un assez beau
>> ciel ; c'est là que le souffle de la civilisation expire
➤ et que la barbarie commence. » Si je ne me trompe ,
cepeudemots,joints à une ligne sur l'Istrie et les monts
de la Croatie , forment l'unique souvenir que ce poëte
voyageur ait cru devoir accorder à l'Illyrie moderne.
Toutefois les côtes de l'Illyrie , lieu naturel des deux
terres classiques de l'antiquité , ne sont étrangères ni à
la renommée, ni aux divers genres de beautés de l'une
et de l'autre. Là comme dans Aquilée et dans Athènes ,
se réveillent auprès de l'amphithéâtre de Pola , des monumens
de Salone,les souvenirs de vingt peuples , qui
ont passé après les Romains et lesGrecs; là, une chaîne
de monts répand sur les bords d'une mer semée d'îles
sans nombre , une variété toujours nouvelle de sites ,
quele crayonadéjà recueillis, comme ceux de la Grèce
etde l'Italie. (1) Dirai-je les sept poëtiques sources du
Timave , qui reçurent les galères du peuple-roi , et où
se réfléchissent aujourd'hui les ruines uniques d'un
simple monastère chrétien ; et Pola qu'embellissaitAuguste,
devenue au bout de dix-huit siècles le secret objet
des voeux de Joseph second. (2) Je vous salue , ô monts
silencieux de Lovrana , de Tersalto , dont des batailles
sanglantes troublèrent autrefois la paix !
Parvenu à Zara , la ville des croisés , tenterai-je de
rappeler tous les titres de gloire de cette Dalmatie , si
justement surnommée la demi-Grèce ? Ici Spalatro ,
laMarseille de ces bords , renfermée toute entière dans
le palais de Dioclétien ; Salone , qui plus heureuse que
Pola , a retrouvé une place dans les Martyrs ; (3) et non
loindesjardins du dernier persécuteur de l'église primi-
(1) Voyagepittoresqued'Istrie et
Voyagepit
l'abbé de Saint-Non.
de Dalmatie , par Cassaret
(2) Leportde Pola est d'une grande beauté. Joseph II eut désiré,
ddiitt--oonn,l'obtenir des Vénitiens , pour en faire un port demazinemilitaire.
(3) Livres 18 et 22
SEPTEMBRE 1816. 267
tive , les champs couverts de sépultures chrétiennes.
Mais j'aperçois déjà Raguse , l'émule de Venise , et le
dernier boulevart réel de la politesse et des lumières ;
les restes de la seconde Epidaure , ce Monténégro enfin,
où vit sous les lois d'un évêque une peuplade également
redoutée du Turc et du catholique , et au pied de ces
roches menaçantes , les bouches non moins fameuses de
Cattaro , port admirable , mais presqu'inaccessible ,
qu'ombragent en vain le palmier et l'oranger , puisque
les garnisons autrichienne , russe et française qui y ont
étéjetées tour à tour, semblaient s'y dire l'une à l'autre,
comme jadis les prisonniers de l'Etat Vénitien : O vous
qui entrez ! déposez toute espérance.
Toutefois ces antiques monumens , ces grands souvenirs
, ces débris éloquens , propriétés de l'histoire , instruisent
également les hommes de tous les pays , et
remplissent l'ame de tout voyageur des plus douces
émotions ; mais Trieste nous offre un souvenir national ;
cette ville parle au coeur du Français. C'est là qu'une
simple tombe , pieux et dernier asile de la vertu , reçut
mesdames Adelaïde et Victoire , filles de France , qui
repoussées en quelque sorte de la mer par la tempête ,
etn'ayant plus où reposer leur tête dans l'Italie entière ,
vinrent dans Trieste implorer un refuge , l'une déjà
mourante , l'autre destinée à vivre encore assez pour
édifier l'étranger par le spectacle d'une vertu à laquelle
le malheur avait donnéje ne sais quoi d'achevé .
En 1807, à son retour de Jérusalem , M. de Chateaubriand
osait exprimer dans ce journal quelque chose
de ce qu'il avait éprouvé en visitant la cendre de ces
pieuses princesses. Persécuté pour cette sincérité courageuse
, il lui fut interdit sans doute de rappeler dans son
Itinéraire jusqu'au lieu où reposaient Mesdames. Je l'ai
visité après lui , et plus heureux j'ai pu souventy porter
mon secret hommage.
J'étais à peine arrivé à Trieste , que le souvenir des
nobles pages de M. de Chateaubriand, et les indications
d'un frère , qui animé de sentimens non moins français ,
avait dès 1805 visité la tombe vénérée , dirigèrent sur le
champ mes regards vers la cathédrale et le château. Ce
268 MERCURE DE FRANCE .
doublemonument, assis au sommet d'une hauteur au
pied de laquelle s'étend la ville neuve , offre l'aspect
d'une couronne murale.
Ce fut dans l'une des dernières matinées de février
1811 , que je me dirigeai vers la montagne. Aux deux
tiers de sa hauteur , on trouve l'église de Sainte-Marie-
Majeure , et j'y fus agréablement surpris d'entendre un
concert de voix , qui toutes , dans un parfait accord ,
s'élevaient vers le ciel . Le charme de cette prière italienne
du matin , ne peut se comparer qu'à celui des
mêmes prières dans le midi de l'Allemagne. Mais ici
se montre le caractère différent des deux peuples; les
chants de l'Allemand sont nobles et graves ; ils respirent
le calme habituel de son ame, la tranquille simplicité
de ses moeurs; chez l'Italien , des sons plus tendres ,
plus gracieux , une mélodie séduisante , portent une
sorte de trouble dans le coeur : c'est déjà le langage des
passions et du repentir . Chez l'Allemand , tout est encore
pur et paisible comme l'innocence. Au-dessus de
Sainte-Marie-Majeure, il règne dans les scènes religieuses
un ton plus austère; là, commence à un premier tournant
de la côte , ce qu'on peut nommer la voie sainte.
C'est une forte montée , bordée d'antiques murs , dans
lesquels , de distance en distance , se trouvent creusées
de petites grottes, où les principales circonstances de la
passion ont été sculptées. Il est rare de ne pas trouver
quelque fidelle ami du silence et de la paix , méditant à
genoux devant la porte de ces grottes. Mais rien ne me
frappa davantage qu'une femme jeune encore et dont
les traits à demi cachés sous des voiles de deuil , annonçaient
le rang distingué. Prosternée au milieu de deux
jeunes filles , comme elle entièrement vêtues de noir , on
eut pu dire la douleur même enseignant àpleurer un
père et redemandant un époux .
Bientôt , s'avançant entre quelques vieux arbres , on
s'élève au sommet de la hauteur. Ala droite du château ,
se découvre une église de construction gothique , mais
fort simple ; une grosse tour carrée en fait tout l'ornement.
Au-dessus , comme un superbe panache , se recourbe
la tête antique d'un tilleul à mille branches , véSEPTEMBRE
1816.
269
1
nérable témoin des transactions municipales , lorsque
Trieste n'était encore qu'une pauvre communauté de
pécheurs. ( 1 ) Tous les ans l'arbre antique se revêt de
magnifiques feuillages , et tel qu'un phare il indique au
marin perdu dans la haute mer l'approche du port désiré
.
L'esplanade quiprécède l'église est en partie couverte
de pierres tombales; les murs du temple sont euxmêmes
chargés d'inscriptions et de débris qui rappellent
jusqu'au souvenir de l'ancienne Tergeste. Qu'est-ce que
la durée de la vie lorsqu'on peut ainsi d'un regard mesurer
des siècles ?
Je n'entrai dans le temple qu'après avoir inutilement
examiné les pierres tombales répandues sur l'esplanade.
Combien j'étais loin de penser qu'en mettant le pied
dans le saint édifice , je foulerais dès le premier pas ces
restes, augustes dont j'attendais de si éloquentes leçons !
Le temple était froid et solitaire ; l'ensemble irrégulier
que présententdeux rangs de voûtes élevées àla gauche
de la nef , tandis qu'un seul règne sur la droite , me
parut répondre à la simplicité de l'architecture extérieure.
La lance de saint Just , placée dans une tribune
au haut de la nef, m'apprit que le temple était sous
l'invocation de cet antique patron de la cité. Les temps
ne sont plus où le peuple de Trieste voyait dans cette
lance révérée une force supérieure à celle des remparts
et des machines de guerre ; mais par un sentiment de
pieuse reconnaissance , il l'a conservée pour armes.
Le pavé de l'église se compose presqu'entièrement de
pierres tombales. Je trouvai rassemblées dans une même
chapelle, ouplacées sur une même file le long des voûtes ,
les tombes de plusieurs générations d'une même famille.
Souvent je lus des inscriptions semblables à celles qui
(1) Trieste n'est devenue une place de quelqu'importance que sous
l'empereur Charles VI; ce prince la déclara port franc en 1728 , et
y fit construire l'ancien lazaret et le vieux môle , qui porte le nom
de Saint-Charles. Un second môle jeté bien plus avant dans la mer
que le premier , a formé sous Marie - Thérèse la nouvelle enceinte
duport , et apris de cette princesse le nom de mole Sainte-Thérèse.
270
MERCURE DE FRANCE.
m'avaient si profondément frappé dans l'un des plus
vastes dépôts de sépultures qu'offre peut-être le monde
chrétien, Saint-Antoine de Padoue : Un tel , méditant
sur safin , a préparé ce tombeau pour lui-méme
et pour les siens...... Un tel s'est marqué ce tombeau
en telle année;et plus bas et comme d'une autre main :
Il est mort tant d'années après , en telle année.
Cependant , le corps penché et les yeux baissés vers
le pavé , j'avais interrogé vainement la plupart de ces
tombeaux. Bientôt une pensée triste remplit mon ame
à l'aspect de plusieurs tombes sans inscriptions. Je craignis
que les pieuses princesses n'eussent voulu imposer
silence même à la pierre , et par suite de leur amour
pour la France , ne laisser aucune trace de leur exil sur
une terre éloignée. Combien de fois je cherchai un simple
lis , que l'étranger du moins aurait pu sculpter sur
leurtombe ! Mais , hélas ! me disais-je,lorsque Mesdames
sont mortes , elles n'étaient plus que de pauvres
voyageuses , auxquelles on a accordé un peu de terre.
Enfin au pied de la porte latérale par laquelle j'étais
entré, au bas d'un petit escalier qui conduit à l'orgue ,
je trouvai une pierre oblongue ; aux angles étaient figurées
quatre têtes de mort ;deux os en croix étaient sculptés
sur chacun des côtés , et au milieu était inscrit un
écussson dont les bords étaient dessinés par des filets de
marbres jaune et rouge ; un aigle noir,la couronne en
tête , était placé dans l'écusson sur le bord inférieur; audessus
de l'écusson était un second aigle semblable au
premier. Quoique je ne pusse m'expliquer à quelle couronne
appartenaient ces aigles , où je ne retrouvais point
les deux têtes de l'aigle impérial d'Autriche , je restais
penché sur la tombe , considérant attentivement les
moindres détails .
Incapable de supporter plus long-temps une triste incertitude
, plein de trouble , désirant et craignant à la
fois de voir reconnaître en moi un français , je courus
m'adresser aux gardiens de l'église ; ils m'apprirent que
cette tombe était en effet celle de Mesdames. J'y revins
avec une plus vive émotion ,et fléchissant le genou ,
je la fixai long-temps encore. Alors je retrouvai dans ces
SEPTEMBRE 1816.
271
aigles , dont je n'avais pu d'abord deviner le secret , le
symbole d'une autre couronne ravie à l'illustre aïe i de
Mesdames ( 1) , au milieu même de la gloire de leur
maison , comme si ces femmes augustes , forcées de
laisser après elles quelques souvenirs de leur grandeur
première , avaient voulu qu'il s'y mêlât encore des idées
d'infortune. La mémoire de Stanislas , deux fois obligé
dedescendre d'untrône si noblement acquis , de la pieuse
Marie Leczinska , finissant dans la douleur , après la
mort d'un fils que la France entière pleurait avec elle,
une vie passée en faisant le bien , répandait , s'il était
possible , un nouvel intérêt sur cette tombe , où reposaient,
àquatre cents lieues de la sépulture qui les avait
long-temps attendues , deux filles de France.
Ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, et la fuite
douloureuse de Mesdames au travers de la France à
demi-rebelle , et l'asyle que leur avait offert un pape
vénérable , asyle ensanglanté bientôt par la guerre , et la
pompe importune de leur débarquement a Trieste (2) ,
et les bénédictions du pauvre , environnant l'habitation
modeste où elles se renfermèrent soudain , et l'amitié
enfin, qui plus fidelle que l'espérance même , resta pour
elles l'unique et inséparable compagne , la seconde providence
dumalheur. Qui pourrait en effet oublier Mme
de Narbonne (3) , et ces mots qu'elle était si digne d'emprunter
au vertueux ami du frère de Mesdames : Ma
douleur les a suivies jusqu'ici (4) . Mais comment se
(1) L'aigle de Pologne est blanc, pourquoi ceux qui ont été
placés sur latombe de Mesdames , ont-ils été sculptés en noir ? Je
ne saurais l'expliquer; mais il n'en est pas moins vrai que c'est l'aigle
de Pologne qu'on a voulu figurer.
(2) Toute la garnison était sur pied. Une garde d'honneur fut
placée à l'hôtel de Mesdames , elles demandèrent qu'on l'a retirat
aussitôt.
(3) Mme de Narbonne , dame d'honneur de Mesdames , a voulu
finir ses jours à Trieste ; elle y vivait encore en 1811 .
(4) Huc usque luctus meus. On sait que ces mots, conformément
au voeu exprimé par M. le maréchal de Muy , ont été gravés sur sa
tombe, à la porte du choeur de la cathédrale de Sens , et à quelque
pas du monument sous lequel reposent M. le dauphin et M.la
dauphine.
272
MERCURE DE FRANCE.
livrer à des idées consolantes au milieu de tant et de si
tristes souvenirs !
Tout occupé de ce que j'avais vu , je retournai à
Trieste par la route pratiquée entre la cathédrale et le
château;unsentimentpénible remplitmoncoeur, lorsque
sur les murs du château même je lus cette inscription :
Le comte Sigismond de Lovacz , gouverneur , a fait
ouvrir ce chemin pour les voitures , en 1805. Ainsi
donc , me dis-je , les restes augustes des filles de
tant de rois n'ont pu être conduits sur un char jusqu'au
lieu de leur sépulture . Heureux mille fois ceux dont les
bras soutinrent ce fardeau sacré , du pied de la hauteur
jusque sous les voûtes du temple ; mais hélas ! peut-être
ne comptait-on pas un seul français parmi eux ? C'est à
des étrangers que fut commis , sans partage , ce pieux
ethonorable office. Ah ! du moins elles ont reposé en
paix , à l'ombre des autels du dieu de leur père , ces
cendres augustes , et n'ont point été profanées par le
soufle impur d'une révolution dontles crimes onttroublé
la paix même des tombeaux; en sorte que l'on a pu
graver sur les sépultures royales ce vers célèbre, que nos
aïeux regardaient peut-être plutôt comme le cri d'une
ame fortement exaltée,que comme la simple expression
d'unevérité susceptible d'être confirmée parl'expérience :
Ergo quidem sua sunt ipsis quoque fata sepulchris.
Ainsi donc les tombeaux ont aussi leurs destins.
wwwww
P.
BEAUX - ARTS.
ÉCOLE ESPAGNOLE.
BECERRA ( GASPARD. )
1
Sculpteur , Peintre et Architecte ( 1 ).
Ce grand peintre travailla long-temps avec Michel-
Ange dans Saint-Pierre. On ne peut parler de ce célèbre
(1) Nous nous empressons de donner à nos lecteurs les articles
SEPTEMBRE 1816.
RO
TIMBRE
273
artiste sans une profonde vénération , puisque c'est à la
pureté de son goût et à ses talens immenses que les arts
en Espagne doivent leur perfection et l'éclat dont ils ont
véritablement brillé. Becerra naquit à Baeza en 1520 .
Voyantde bonne heure les progrès qu'avait faits en Italie
Berruguete, il fut puiser aux mêmes sources : ne pouvant
être élève de Raphaël , il l'étudia; mais il le fut de
Michel-Ange , qui pendant plusieurs années le fit travailler
à Saint-Pierre et à la Vigne du pape Jules II .
Entouré de chefs-d'oeuvre , et parmi nombre de grands
artistes qui les avaient créés , Becerra sut aussi acquérir
une réputation immense , car il aida Vasari dans les salles
de la chancellerie de Rome , et vit une Nativité de lui ,
placée en regard d'une autre de Daniel de Volterre , dans
l'église de la Trinité del Monte à Rome , que les Italiens
signalent ordinairement comme de Volterre ; tant Becerra
avait acquis la manière de Daniel ! Grand anatomiste
, notre Becerra fit les dessins pour l'ouvrage que le
docteur Jean Valverde publia en 1554, et qui depuis ce
temps , sert d'étude aux peintres , aux sculpteurs et aux
chirurgiens . Il fit de plus deux statues anatomiques ,
dont les plâtres sont entre les mains de tous les professeurs.-
Becerra se maria dans Rome le 15 juillet 1556 ,
et revint bientôt en Espagne par Sarragosse , où Morlanez
lejeune , sculpteur aussi célèbre qu'opulent , s'empressa
de le visiter. Becerra lui présenta quelques- uns
de ses dessins et un superbe bas-relief en albâtre , que
depuis ce temps on a placé dans une chapelle de Saint-
Bernard de la Seu.-Philippe II , qui connaissait le
mérite de notre artiste , ne tarda pas à le prendre à son
service . S. M. l'employa dans les travaux de l'Alcazar
de Madrid et au palais du Pardo.- Il fut nommé sculpteur
du roi le 26 novembre 1562 , et son peintre le 23
août 1563 à Ségovie. En recevant la cédule qui le nommait
, S. M. lui permit de plus de s'absenter , et lui dit :
Par-tout où vous irez , vos honoraires vous seront
"
que nous pouvons obtenir , avant que le Dictionnaire des peinties
espagnols ne paraisse. Cet ouvrage , destiné à jeter un grand jour sur
cette école inconnue , doit paraître très-incessamment.
SEINE
6.
18
274
:
MERCURE DE FRANCE.
>> comptés. >> Notre Becerra peignit à fresque le passage
de la salle des audiences du palais à Madrid , et l'un des
ceintres de la même galerie. De plus , il les orna de stucs
etd'arabesques. Il peignit ensuite , avec le Bergamasque ,
lapartiedupalais où le roi avait son cabinet , et l'embellit
de plusieurs sujets tirés de la fable , en les entrelaçantd'ornemens
en orqui descendaient jusques à terre .
Ces chefs-d'oeuvre de goût , de facilité et d'intelligence ,
périrent dans l'incendie de 1735la veille de Noël.-Mais
le Pardo conserve la pièce où notre grand homme peignit
Méduse , Andromède et Persée. C'est là qu'il est
facile d'observer , d'admirer jusqu'à quel point Becerra
avait porté la correction , la pureté , l'expression et toutes
les autres branches de cet art sublime. - Il sut encore
mieux se distinguer comme sculpteur. La mort l'enleva
en 1570 , trop jeune encore , ainsi que l'observait avec
raison son ami Jean de Arfé, en le pleurant avec tous ses
collaborateurs.-Dans un placet que Becerra laissa en
mourant pour Philippe II , en faveur de sa femme , il
eut soin de recommander le mérite de ses disciples
Michel Martinez , Balthazar Torneo et Michel de Ribas ,
sculpteurs , qui l'aiderent dans les stucs du palais de
Madrid et du Pardo .-Il faisait mention , dans la même
lettre , de Michel Barroso , de Barthélemy del Rio , de
Bernuis , peintre de Tolède , et de Jean Ruis de Castagneda,
sculpteur en bois ,de Tolède, de François Lopez ,
peintre de Madrid , et de Jérôme Vasques, peintre de
Valladolid , qui tous l'avaient aidé dans les nombreux
ouvrages dont il avait été chargé , et qui pour la plupart
étaient ses élèves. Les dessins de Becerra sont
très-rares et très-estimés : il les faisait au crayon noir et
rouge , il les étudiait et les terminait avec un soin partículier
, considérant que ledessin est la base de la peinture.-
Il s'occupait tellement de cette partie de l'art ,
qu'ayant été plusieurs jours à dessiner le Mercure de la
fable de Méduse , qui orne l'appartement de S. M. au
Pardo , le roi lui dit : « Comment vous n'avez fait que
>> cela ? » et lui de sourire respectueusement.-Il suivait
l'usage des grands maîtres d'Italie , dessinant sur
des cartons les sujets aussi grands qu'il devait les peindre ;
-
SEPTEMBRE 1816. 275
c'est à l'abandon de cet usage que l'on doit attribuer la
décadence du dessin dans les siècles suivans .- Les ouvrages
de Becerra sont on ne peut plus nombreux : ils
ornentles palais et les couvens de Rome , de Sarragosse ,
du Pardo , de Zamora , de Huete , de Madrid , de Valladolid,
de Grenade , de Rioseco , de Medina del Campo ,
de Salamanque , de Bribiesca , d'Astorga , etc. On peut
voir à Paris , de ce maître , un Christ de la plus grande
beauté , et une tête dont la vérité surprend .
AM
LETTRE
F. Q.
wwwwwwwww
DE L'AVOCAT POURETGONTRE .
Monsieur ,
Dans le précédent numéro de votre feuille , vous reconnaissez
l'exactitude que je mets à vous envoyer mes
lettres sur les spectacles ; et vous m'accusez en même
temps de négligence au sujet de ma dernière , que vous
dites n'avoir point reçue. Fidelle observateur de mes
devoirs , j'ai dû m'affliger de cette supposition. Vous le
savez , l'estime publique est la seule chose à laquelle je
tienne obstinément; les autres biens de la terre sont transitoires
et fugitifs. Dans le cas dont il s'agit , vous ne
risquez rien d'apprendre à vos lecteurs que l'insertion
dema lettre n'a pas eu lieu par l'effet d'une circonstance
indépendante de notre commune volonté : tout le
monde sera satisfait .
Vous n'ignorez pas , Monsieur , que je suis en correspondance
avec les plus savans hommes de l'Europe ;
c'est ce qui m'a souvent donné les moyens d'étaler dans
mes lettres une érudition fraîchement arrivée par le
courrier de la poste. Depuis long-temps plusieurs de
ces messieurs me font d'aimables propositions , dont le
but est de m'attirer dans leurs pays , afin d'établir entre
nous une sorte d'institut libre où nous nous livrerions
r
18.
276
MERCURE DE FRANCE.
aux charmes de diverses études. Cet idée m'a d'abord
séduit ; l'espérance de m'abandonner entièrement aux
lettres , le désir d'étendre quelques notions vagues que
j'ai des sciences abstraites , et enfin le bonheur que je
découvrais de loin au sein de cette petite république ,
tout m'enchantait dans l'exécution de ce dessein . Une
seule pensée m'a retenu : l'amour de la patrie ; on l'éprouve
, on ne le définit point. N'attendez donc pas de
phrases à ce sujet. Sachez seulement , Monsieur , que
de nouvelles circonstances , des sollicitations plus pressantes
, ont amené d'autres réflexions ( sans éteindre le
feu sacré que je nourris en moi ) , et qu'en un mot je
pars......
Mon cher Kotzebue , qui est à la tête de cette coalition,
vient de me mander son projet de terminer sa
course vagabonde ; il se fixe définitivement dans la capitale
de l'Allemagne. C'est là qu'il va reprendre ses travaux
littéraires . Nombre de nos correspondans sont déjà
près de lui : ils goûtent ensemble le plaisir de relire les
belles scènes de Misantropie et Repentir; leur génie
s'échauffe ... que dis-je ? Leurs plumes s'évertuent peutêtre
; ils écrivent à tour de bras quelques nouveaux
chef-d'oeuvres auxquels je n'aurai point de part. Ah ! je
n'y tiens plus , la main me démange , et j'ai bien envie ,
Monsieur , de vous faire un drame avant de partir .
Ma résolution est donc prise ; je vais au milieu de ces
bons Allemands, de cette nation que vingtans deguerre
nous a fait estimer davantage , de ce peuple généreux ,
hospitalier , et qui marche sans crainte à la lumière de
son siècle ; j'y vais , dis-je , m'instruire de leurs vertueux
exemples , de leurs vastes connaissances , et me rendre
digne d'augmenter un jour le nombre des hommes à
talens dont notre France s'honore à tant de titres .
J'ai négligé pour vous , Monsieur , beaucoup de gens
qui s'intéressaient à moi ; notamment un nomméPoquelin
dit Molière , dont vous avez sans doute entendu
parler . Malgré la froideur de l'accueil qu'il m'a fait
souvent , j'ai quelque raison de croire qu'il m'estime un
peu. Il y a peut-être de l'amour propre à me supposer
an crédit auprèsdu valet-de-chambre d'un roi; mais
SEPTEMBRE 1816. 277
eelui-ci est d'une bonté si rare , que je hasarde tout à
l'abri de mon admiration pour lui. Non seulement je
compte qu'il fera la route avec moi , mais j'espère ne
plus le quitter. Je vous épargne ici , Monsieur , de tristes
réflexions sur l'état de notre Parnasse ; sur la mauvaise
route dans laquelle je crois apercevoir nos auteurs , et
principalement sur les périls dont le sceptre de la critique
littéraire me semble environné. Ce n'estpas queje trouve
trop débiles les mains inaccoutumées qui le portent ;
mais je déplore l'usage qu'elles en font : elles s'en servent
comme d'un poignard!
Malgré la douleur que j'éprouve au parti que je
prends , je tremble d'y trouver des consolations. Je voudrais
avoir à regretter de n'être pas témoin d'un heureux
changement ; du moins je le haterai de mes voeux.
Puissent les gens de lettres sentir bientôt qu'il n'est point
de réputation sans estime , point de talens sans probite !
Alors les journalistes , pénétrés du respect qu'on doit à
leur profession noblement exercée , s'offenseront de s'entendre
dire par un confrère ami de leur mérite , mais
ennemi de leurs erreurs :
Puisqu'entre humains ainsi vous vivez en vrais loups ,
Messieurs , vous ne m'aurez de ma vie avec vous .
Adieu , auteurs et comédiens toujours aimés ; j'oublie
vos invectives , vos menées , vos anonymes , vos calomnies
; je n'emporte de votre souvenir que ce qui vous
fait honneur , et je me refuse an plaisir d'une dernière
vengeance en vous lançant , comme un Parthe , des traits
dont le choix seul eût pu m'embarrasser.
Je suis , etc.
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens .
1
278 MERCURE DE FRANCE.
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SPECTACLES.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Représentation extraordinaire au bénéficede Mme Gardel.
Páris , Silvain , le Déserteur.
Quoique les prix fussent doublés , la vaste enceinte
de l'Opéra était pleine; et si le public a été un peu fatigué
de la longueur de la représentation , Mme Gardel
en a été consolée par la recette qui s'est élevée à 25,000 f.;
argent et applaudissemens , on lui a tout prodigué. Elle
apu se convaincre doublement que la meilleurefaçon
de louer est de louer avec les mains. Quand on songe
que Corneille mourut dans la pauvreté , et qu'avec des
entrechats onpeut gagner 25,000 francs dans une soirée ,
on serait tente de conseiller aux poëtes du jour d'abandonner
les sentiers stériles du Parnasse , et de courir
tous chez un maître de danse. Puisqu'il ne faut aujourd'hui
que frapper la terre du pied pour en faire sortir de
l'or ; tout le monde y trouverait son compte. MM. tels
et tels , au lieu de méchans vers , feraient peut- être de
jolies pirouettes.
Onacommencé par le Jugement de Paris , qui n'avait
pas été donné depuis dix ans . Ceux des spectateurs
qui ne fréquentent l'Opéra que depuis cette époque , ont
cru trouver , dans le premier acte de ce ballet , des imitations
de Flore et Zéphyre; les anciens habitués du
théâtre disent , au contraire , que l'ouvrage de M. Didelot
ressemble unpeu à celui de M. Gardel. Quoi qu'il
en soit , lareprise de Paris a laissé beaucoup à désirer
sous le rapportdes machines et des accessoires. L'olympe
n'est descendu sur la scène qu'avec timidité , il est remonté
vers le ciel avec plus de peur encore. Neptune
est le dieu qui a éprouvé le plus de difficultés dans
retraite. Le machiniste l'avait oublié , et le souverain
des eaux a été obligé de retourner dans son empire à
sa
SEPTEMBRE 1816. 259
)
pied sec, et en se servant de son trident comme d'une
canne. Pour accompagner dignement le burlesque départ
, on a osé fredonner , sans respect pour la majesté
des dieux : Allez vous-en gens de la noce.
Detoute la céleste compagniequi a assisté au mariage
de Thétis et de Pélée , Terpsichore seule a bien joué son
rôle. Elle a parue entourée d'une cour brillante , où
M. Oscar Byrne s'était sans doute glissé à son insu .
Albert , Antonin , Paul , Ferdinand , Anatole , ont fait
merveille comme à l'ordinaire ; la légère Fanny Bias ,
maintenant la meilleure danseuse ( Mme Martin-Gosselin
est malade) , l'élégante Bigottini , ont enlevé tous les
suffrages . Parlerai-je de la grâce répandue dans tous les
mouvemens de Mme Courtin , des entrechats redoublés
de Mme Delisle , dont l'enbompoint tombe et rebondit
à faire plaisir , ou des restes encore admirables de la perfection
de Mme Gardel ? Je n'en finirais pas si je voulais
nommertoute cette nichée de nymphes aux pieds légers .
Mlle Clotilde faisait la plus belle;elle l'était il y a quinze
ou vingt ans. Pourquoi Mile Bigottini n'a-t-elle pas été
chargée du rôle de Vénus ? Mine Fanny Bias aurait fort
bien pu jouer OEnone. La beauté n'est pas si nécessaire
dans ce dernier role. Quoiqu'en ait dit un journal , Mu
Victoire Saulnier est fort bien placée dans Pallas . Sa
haute taille , sa beauté un peu sérieuse , son port de
déesse , sont parfaitement assortis avec le casque , la
lance et l'égide.
Silvain , ce chef-d'oeuvre de Grétry , a été chanté et
joué avec un ensemble qu'on pouvait attendre de chanteurs
et d'acteurs tels que Dérivis, Fleury; Mmes Branchu
et Gavaudan , et Mile Grassari. Le seul défaut de la voix
de cette dernière actrice est d'être quelquefois un peu
perçante. On a fini par le Déserteur, c'est-à-dire qu'on
agardé l'ennui pour la fin. Dans ce ballet Mme Courtin
a été la seule qui nous ait prouvé que la cour de Terpsichore
nedataitpas toute entière de cinquante ans. Gardel,
Vestris , etc. , etc., ont fait tant de plaisir dans leur jeunesse
, qu'ils s'imaginent plaire encore; il est malheureux
que le public ne partage pas leur illusion.
-Mardi dernier on a donné , avec le joli opéra d'A
280 MERCURE DE FRANCE .
ristippe , la deuxième représentation de la reprise de
Paris. Le jeu des machines a encore été plus mal exécuté;
Jupiter a manqué se casser le cou en remontant
au ciel : c'est sans doute à cela qu'il faut attribuer la
suppression du bain et de la toilette de Vénus. Peut-être
aussi Mlle Clotilde a-t-elle réfléchi qu'elle n'était plus
d'âge à se montrer en déshabillé.
THEATRE FRANÇAIS .
Hamlet , la fête d'Henri IV.
La manière dont Talma a joué Hamlet vendredi dernier
, est pour la mémoire de Ducis un hommage plus
digne de ce grand poëte , que bien des discours où l'on
a pu être étonné de voir peindre comme un courtisan un
écrivain dont l'ame était si indépendante , et dont les
vers respirent les plus beaux sentimens . Talma a su
prêter à ces nobles accens , et au sombre génie de Ducis ,
un talent si vrai , qu'à la dernière représentation plusieurs
femmes ont jeté des cris de frayeur , au moment
où Hamlet lève le poignard sur sa mère. Ces cris perçans
auront sans doute chatouillé les oreilles de l'acteur aussi
agréablement que les bravos du parterre , souvent prodigués
avec un enthousiasme un peu trop retentissant.
Il faut ou que les journaux ne soient pas difficiles , ou
qu'ils se trouvent tous amis de M. Rougemont , pour
avoir pu louer un ouvrage aussi trivial et aussi mal écrit
que la Fête de Henri IV. Comment expliquer autrement
l'enthousiasme qu'ont excité des vers tels que
ceux-ci :
C'est pour l'amant chéri de la belle des belles ,
Disaient en soupirant nos jeunes jouvencelles ,
Qui , tout en travaillant , souriaient anx garçons .
Sedaine a fait chanter , mais il n'a pas dit :
Un troupeau dejouvencelles ,
Toutes jeunes , toutes belles.
On n'aurait eu rien à dire à M. Rougemont s'il avait
fait chanter sa pièce sur le théâtre de Brunet , et on pour
SEPTEMBRE 1816. 281
rait lui donner un conseil à peu près semblable à celui
qu'Hector donne à M. Galonier :
Et de quoi diable aussi , du métier dont vous êtes,
Vous avisez-vous là de nous faire des vers ?
Faites-nous des couplets.
Veut-on encore un échantillon de l'esprit de la pièce?
Un jardinier d'Argenteuil , que M. Rougemont a mis
au rang de nos savans , fait à Henri IV un mérite de
son amour pour le vin ; il dit que Néron ne buvait que
de l'eau , et que
Père Trajan s'enivrait quelquefois.
C'est , comme on voit , une heureuse imitation de : Avalez-
moi ça , père , que Michaud , dans la Partie de
chasse , dit àHenri IV en lui donnant àboire.
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Première représentation de la petite Manie des
grandeurs .
Cette pièce n'a point réussi . On a fait répéter un couplet
contre l'institut. Il est chanté par M. Dumoulin ,
paysan parvenu , à qui Frontin conseille de tenir table
ouverte pour être reçu à l'académie. Le couplet finit
ainsi :
M. DUMOULIN.
Je n'ai fait ni vers , ni prose ,
Je n'ai jamais eu d'esprit.
FRONTIN.
Monsieur , c'est la moindre chose ,
Car l'institut fait crédit .
DELCLOS.
INTERIEUR .
Ordonnance du roi , du 8 août, prescrivant , d'après l'art. 69 de la
loi du 28 avril , la manière dont tous les fabricans de tissus et objets
282 MERCURE DE FRANCE.
denature analogue aux tissus et étoffes prohibés , doivent marquer et
tenir registre des objets de leur fabrication , afin que les prudhommes
puissent prononcer sur la légitimité des marchandises. Cotté
ordonnance , très-intéressante pour le commerce , contient 10 articles.
- Par une décision du roi , en date du 21 août , il est défendu
aux troupes , lorsqu'elles sont sous les armes , de faire aucune acclamation.
Dans un ordre du jour de la garde nationale parisienne ,
M. le commandant général a fait connaître que cette décision concernait
aussi les gardes nationales. Il a de plus défendu que l'on
admît à l'avenir des enfans en uniforme dans les rangs .
-La fête de Sa Majesté a été célébrée dans toute la France avec
un égal enthousiasme. On doit dire qu'elle était à Paris une fète
vraiment publique , car l'infortune a été appelée à la partager. On
n'apoint faitde ces distributions tumultueuses de vivres , où l'audace
, la force ravissaient à la faiblesse et à la misère langoureuse
des secours qui leur auraient été véritablement utiles. C'est dans les
mairies , sous les yeux des magistrats du peuple , et par les soins
des comités debienfaisance ,que les distributions ont eu lieu. Dire
par qui elles ont été faites , c'est assurer qu'elles ont été bien faites.
Ce qu'il ya eu de mieux dans la méthode adoptée , c'est qu'elle a
été d'un bon exemple ; les pauvres ont été appelés par-tout
sentirde la joie générale. Les bâtimens publics étaient les seuls qu'il
y avait eu ordre d'illuminer ; cependant lejour de la fête l'illumination
était générale.
à se res-
-Le roi vient de donner au département de l'Isère , qui a beaucoup
souffert des inondations , une somme de 50 mille francs.
-M. le lieutenant général vicomte de Bruges , commissaire du
roi eu Prusse, pour régler le compte des dépenses des prisonniers
français , a obtenu de S. M. prussienne une remise sur le montant
de ce que la France devait. M. de Bruges a reçu du roi de Prusse
une tabatière enrichie de diamans .
Le 1 de ce mois S. A. R. Monsieur était accompagné, en
se rendant chez le roi , de six nouveaux aides -de - camp suisses .
- M. le duc de Richelieu et M. de Fontanes , remplissent pour
eesemestre, le premier , les fonctions de directeur de l'académie
française; et le second , celles de chancelier . A la séance publique de
Ja Saint-Louis , le directeur étant absent , M. de Fontanes , chance-
Jier, a présidé l'académie; c'est en cette qualité qu'il a eu l'honneur
de présenter au roi , étant accompagné de M. de Sèze , nouvel académicien
, les discours qu'ils ont prononcés dans cette séance . On
se rappellera que cette présentation est l'un des plus honorables
droits que Sa Majesté ait rendus à l'académie française ; il doit en
outre être bien cher aux deux académiciens , puisqu'il leur a procuré
le bonheur de recevoir du roi même cet éloge : Et cantare
pares, et respondere parati. Virgile en composant sa 7º églogue ,
'il avait pus'attendre àll''hhoonnnneeuurrde cette citation,l'eût trouvébien
SEPTEMBRE 1816. 285
au- dessus des milliers de sesterces de son tu Marcellus eris . C'est
avec le même goût que le monarque juste appréciateur du mérite
du discours de M. de Fontanes ,a remarqué que cet orateur avait
pu développer ce que la modestie de M. de Sèze avait été forcée de
taire.
-Sa Majesté a conservé à Mme Millevoye la pension de 1,200 f.
qui avait été donnéeà son mari. Il est mort d'une maladie de poitrine
, à l'âge de 33 ans ; il lui laisse deux enfans. Malgré tous
les poëtes qui nous restent , et peut-être même à cause de cela ,
les Muses regretteront long-temps celui-ci mort dans la force de
l'âge , et au moment où le talent acquiert de nouvelles forces .
-M. Moreau, frère du général , a été nommé administrateurgénéral
des postes .
- M. la Brousse , administrateur de l'ancienne caisse d'amortissement
, a été nommé liquidateur des comptes de la caisse générale
et des agens comptables , pour toutes les parties de la comptabilité
de cette même caisse , antérieures au 1er juin 1816.
M. de Talleyrand , qui était venu à Paris avant la fête du
roi, est reparti le 2 de ce mois pour sa terre de Valençai.
M. le comte Serrurier a , le 1º de ce mois , prêté entre les
mains du roi , le serment , en qualité de maréchal de France. Le roi
lui en a remis le bâton. M. le comte Serrurier étant absent lorsque
la même cérémonie a eu lieu pour les autres maréchaux.
Lord Wellington , dont la santé a été rétablie par l'usage des
eaux de Cheltenham , etqui était revenu àParis pour assister à la
fête de S. M. , vient d'en repartir pour se rendre à son quartiergénéral
de Cambrai .
- Tous les bâtimens venant des Etats-Unis sont , d'après les
ordres du ministre de l'intérieur , soumis dans les ports du départementdu
Pas-de-Calais , à une quarantaine , à cause des maladies
qui peuvent être causées par les inondations de la Nouvelle-Orléans.
Cette quarantaine doit même être prolongée pour les bâtimens
chargés de coton et d'autres marchandises également sujettes à être
aisément infectées .
-Les dons pour l'érection de la statue de Henri leGrand continuent
d'être faits avec un grand zèle,et les Français s'empressent
de réparer l'injure qu'un petit nombre de factienx a fait à toute
la France. Le comité continue de rendre compte de l'état des travaux.
Iln'y a pas deux ans que M. Lemot a commencé son modèle ,
etdéjà il estterminé. On a rappelé à cette occasion que Bouchardon
fut huit ans à finir celui de la statue équestre de Louis XV. M. Lemot
en est arrivé au point de commencer à poser les cires. Le métal
a reçu les deux fontes préparatoires nécessaires pour rendre l'alliage
uniforme; alors devenant également fluide , il pénètre dans les
petits conduits, et l'on court moins de risques de voir manquer la
fonte. Le métal a été fait dans les proportions de celui qui servait
1
284 MERCURE DE FRANCE.
aux fontes des Keller. Il y a lieu d'espérer que vers la fin de l'année
prochaine la statue pourra être mise en place. Les traits du
père du peuple ont été rendus par M. Lemot avec une grande vérité.
Onvante aussi la pose du cheval et son mouvement.
-Une lettre du ministre de la guerre à M. le comte de Jumilhac,
commandant de la 16. division militaire , l'instruitque les lords de
l'amirauté ontdéfendu sous les peines les plus sévères , que les bâtitimens
qui poursuivent les smoglers ( contrebandiers ) ne débarquassent
sur les côtes de France ou n'entrassent dans nos ports
pour reconnaître et capturer ces bâtimens. Il leur estmême défendu
de les attaquer à une lieu des côtes de France.
-Le bateau à vapeur construit à Berci , par M. le marquis de
Jouffroi , a été lancé à l'eau le 27 du mois dernier , en présence de
S. A. R. Monsieur , qui a bien voulu lui donner son nom. Le clergé
deBerci s'était rendu dans le chantier pour bénir le bâtiment. Ila
donc été nommé le Charles-Philippe. On n'a eu a regretter dans
cette journée que la présence de M. le baron Marchant , commissaire
ordonnateur , et l'un des intéressés dans cette utile entreprise.
Quelques jours avant il avait été noyé en descendant la Seine dans
uncanotqui a chaviré en heurtant contre une pile du pont Notre-
Dame. Il est la seule victime de cet accident. Tous les employés de
l'administration portaient un crêpe au bras .
Malgré la difficulté que l'on a éprouvée par la saison pluvieuse
à faire la récolte des foins , leur prix vient de baisser d'un
tiers.
-On a publié dans le Monitenr du 5 septembre , une instruction
qui est d'un grand intérêt pour les cultivateurs ; elle est
relative aux moyens à prendre pour la conservationdes grains , en
leur procurant la plus prompte exsiccation possible.
- Le ministre de la guerre , afin d'éviter les réclamations qui
auraient pu s'élever par la multiplicité des liquidations de traitemens
et pensions , qui doivent être faites dans les bureaux de son
ministère , a fait publierun avis dans lequel ila indiqué quetoutes
les parties réclamantes seraient classées par ordre alphabétique ;
qu'ilserait fait untirage public de quatre lettres ,formant unepremière
série. Ce tirage a été il y a peu de jours fait publiquement
àl'Hôtel-de-Ville , en présence de M. le préfetdu département de
Ja Seine. La première série a été composée par le sort , des lettres
Z , K , G , T.
-M. le comte Missiessi , commandant de la marine à Toulon ,
a donné avis au commerce qu'ily avait dans la Méditerranée plusieurs
pirates dont les bâtimens portent pavillon noir ; ilsattaquent
indifféremment tous ceux qu'ils rencontrent , les pillent et les détruisent
Deux de leurs bâtimens ont déjà été reconnus ; l'un a un
seul mât, trois canons , et 80 hommes d'équipage ; l'autre est un
brigantin armé de dix canons et ayant 5o hommes d'équipage. Plusieurs
bâtimens du roi sont en croisière pour protéger notre comSEPTEMBRE
1816. 285
merce. M. le comte Missiessi annonce qu'il va incessamment en faire
sortir d'autres avec la même mission.
-Le jour où les troupes prussiennes en garnison à Sedan ont
célébré la fête de leur roi , elles ont fait remettre aux pauvres de la
ville une somme de 1000 fr .
Le gouvernement français a fait demander , par un avis
qu'il apublié, des ecclésiastiques pour desservir l'ile de Bourbon ,
qui depuis long-temps n'a plus le nombre de ministres nécessaire
au culte.
- Le a de ce mois, il a été fait dans l'église des dames carmelites
rue de Vaugirard , un service en expiation des massacres des
prêtres en 1792. M. l'abbé Guyon a prononcé un discours dans lequel
il a renduhommage à ces martyrs de la foi. M. l'abbé Loutte ,
aumonier du Val-de-Grâce , qui dans ces jours d'horreurs échappa
au fer des assassins , a donné la bénédiction du saint-sacrement.
Une quête abondante a été faite en faveur des filles de la Providence .
- Lorsque M. le marquis de Rivière , notre ambassadeur , fit.
son entrée à Constantinople, il se rendit en descendant de la corvette
à la chapelle royale de Saint-Louis , où l'on chanta le Te
Deum. M. l'abbé Desmasures , chanoine honoraire de Toulouse,
prononça undiscours analogue à la cérémonie. Sur les éloges qui
furent donnés à ce discours le divan a voulu le connaître , et a ordonné
ensuite de le faire traduire en langue turque. La pelisse que
notre ambassadeur a reçue du grand-visir le jour de sa première.
audience , est estimé 4,000 francs. Le grand seigneur passant
devant l'hôtel de l'ambassade , s'arrêta pour considérer les armes
deFrance qui avaient été rétablies , et fit donner une gratification
aux janissaires qui forment la garde de l'ambassadeur , ce qui ,
dans les usagesdu pays est regardé comme une preuve de la faveur
qui lui est accordée.
-
Il y aquelques semaines que M. le procureur du roi avait
rendu plainte enpolice correctionnelle contre M. l'abbé Vinson,
comme auteur d'un ouvrage intitulé : Le concordat expliqué au
roi. Il y attaquait les aliénations des biens nationaux faites depnis
1791. Il avait été ordonné sur la plainte, que l'instruction serait
faite à huit clos , et cela en vertu de l'art. 64 de la charte constitutionnelle.
Cette affaire vient d'être jugée : l'ouvrage intitulé :
Le concordat expliqué au roi suivant la doctrine de l'église ca
tholique a été supprimé , et M. l'abbé Vinson condamné à trois
mois de prison , saufà M. le procureur du roi à s'entendre avec
les supérieurs ecclésiastiques. M. Vinson a en outre été condamné
à 50 fr. d'amende , deux ans de surveillance de haute police , et
à donner 300 fr. de cautionnement.
- Rosset et Lavalette , accusés d'avoir , de complicité avec
Didier , cherché à exciter un mouvement seditienx à Lyon au
mois de janvier , viennent d'y être condamnés , le 31 d'août ,
dix ans de bannissement , dix ans de surveillance de haute police ,
et 100 mille francs de cautionnement chacun. Lavalette a été dé286
MERCURE DE FRANCE.
gradé de la légion d'honneur. Montain ,leur co- accusé , a été condamné
à cinq ans de prison , cinq ans de surveillance , et 25 mille
francs de cautionnement.
- Le maire de Honhergies près Lille , ayant été maltraité
par un soldat russe , M. le procureur du roi s'en est plaint au
général en chef de l'état-major. Le soldat a été effectivement reconnu
coupable et sévèrement puni , son capitaine fo tement réprimandé.
EXTERIEUR .
Lepape se livre sans relâche aux soins de l'administration , ses
regards se sont arrêtés sur la foule de mendians qui se trouvaient
dans Rome. Il a ordonné que ceux qui n'étaient pas des Etats Romains
en sortissent. Le nombre se montait à 5,750, et celui des nationaux
à 37,048 .
Sa sainteté vient de rendre , de motu proprio , un déeret par
lequel il a organisé l'administration de ses états , les cours de justice,
les rapports civils des membres d'un même état; ily a réparé
les désastreuses conceptions du code de Buonaparte , si souvent en
opposition avec la saine morale et avec le culte catholique romain.
-Le pape s'était réservé in petto la nomination de plusieurs
cardinaux; il vient de faire connaître celle de cinq prélats , Mgrs. Simeonini
, Quarantotti , Georges Doria , Ercolami , Sanseverino.
Errata du numéro précédent.
Page 222, ligne 24. Au lieu de: ouvrage mince , frivole ; lisez :
même frivole.
Page 223, ligne 30. Au lieu de : tous ces gens honnêtes; lisez :
tous les gens honnêtes.
www
ANNONCES.
La nouvelle expositiondu Cosmorama offre l'aspect
de la ville , de la rade et des nombreuses fortifications
d'Alger , et une partie de la côte des états barbaresques
en Afrique. Les différentes vues prises d'après nature ,
et exécutées avec soin , offrent en ce moment un trèsgrand
intérêt.
M. Gail , lecteur royal , etc. , opéré il y a un mois
par M. le baron Boyer, d'une tumeur squirrheuse à la
partie mammillaire droite , vient d'être rendu à ses tra
SEPTEMBRE 1816.
287
vaux. Un des plus importans est son Atlas pour l'intelligence
des auteurs grecs et latins ; 54 cartes. ( 1 )
Nous en rendrons bientot compte , en revenant sur ses
traductions d'Anacréon , de Théocrite , de Thucydide et
de Xénophon , dont M. Gail a publié une traduction
complète pour la première fois , et enrichie de variantes,
de notes historiques , géographiques , etc.
La Création du monde , ou système d'organisation
primitive , suivie de l'interprétation des principaux phé
nomènes et accidens qui se sont opérés dans la nature
depuis l'origine de l'Univers jusqu'à nos jours , etc.;
par unAustrasien, avec cette épigraphe :
Vérité, simplicité , franchise et liberté : telles
sont les dispositions qui m'animent , et sur lesquelles
reposeront toujours mes dires et mes
écrits.
Deuxième édition. Prix : 5 francs. A Givet , chez de
Gamache-Barbaise , imprimeur , libraire et relieur ; et
se vend chez les principaux libraires de Paris , 1816.
Beautés de l'histoire d'Italie , ou Abrégé des annales
italiennes , avec le tableau des moeurs , des sciences , des
lettres et des arts , depuis l'invasion des Barbares jusqu'à
nos jours ; ouvrage orné de douze belles gravures , à
l'usage de lajeunesse ; par M. Giraud , auteur de la Campagne
de Paris , etc. Deux vol. in-12 de500 pag. chacun.
Prix : 6 fr. , et 8 fr. 25 c . par la poste . Paris , à la librairie
d'éducation d'Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30 .
Guide sanitaire des voyageurs aux Colonies , ou
Conseils hygiéniques en faveur des Européens destinés
àpasser aux iles; suivis d'une liste des médicamens dont
on doit munir la pharmacie domestique à établir sur
chaque habitation ; par M. E. Descourtilz , docteur en
médecine de la faculté de Paris , ancien médecin du
gouvernement à Saint-Domingue , et fondateur du lycée
colonial; médecin de l'hospice civil de Beaumont , et
1
(1) Cet ouvrage se vend à Paris , chez Ch. Gail , neveu , au collège
Royal. Prix: 36 fr . papier ordinaire , et 72 fr. papier vélin.
L
288 MERCURE DE FRANCE .
membre de plusieurs sociétés savantes ; avec cette épigraphe
:
L'hygiène est puisée dans la nature; c'est la
raison et le sens commun qui l'ont fait découvrir.
Si leshommesy eussent apporté plus d'attention,
s'ils eussent été moins avides de courir après les
remèdes secrets , jamais la médecine n'aurait été
tournée en ridicule .
BUCAN , Méd. dom.
Paris , C. L. F. Panckoucke , rue Serpente , nº 16 .
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l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. - On ne peut souscrire
que du 1" de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très- lisible.- Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration da
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
wwwwwwwwwwww
POESIE.
ODE ( INÉDITE ) ,
Après la campagne de Russie 1812.
Pourquoi voyons-nous , o nature !
Formé de tes savantes mains ,
L'homme , superbe créature ,
Rempli de penchans inhumains ?
En lui donnant un coeur docile ,
Tu prouves un but noble , utile ,
Une douce félicité ;
Mais rendant ton plus bel ouvrage
Injuste , envieux , plein de rage ,
Quelle en est la nécessité?
TOME 68°. 19
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800 MERCURE DE FRANCE.
1
Lorsque l'éternelle puissance
Conçut l'homme par un bienfait ,
Toi qui lui donna la naissance
Tu pouvais le rendre parfait ;
Tu pouvais à sa destinée ,
Ason existence bornée ,
Ajouter le plus grand bonheur.
Mais , victime de tes caprices ,
Tu lui fais part de tous les vices ,
Source et cause de son malheur.
Universelle , régulière ,
En tes innombrables travaux,
Tous ceux qu'embrasse la carrière
Outdevant toi des droits égaux.
L'astre brille au sein de l'espace ,
Le moindre insecte y tient sa place
Dans une heureuse liberté.
C'est le bonheur de tous les êtres !
Mais l'homme seul , l'homme a des maîtres
Il naîtdans la captivité.
De tous les élémens contraires ,
Les hommes , par toi composés ,
Livrés à leurs sens arbitraires ,
Sont toujours entr'eux opposés.
Auxuns tu donnes la prudence ,
La bonté , la douce clémence ,
Le respect, la timidité ;
Aux autres l'audace insolente ,
La férocité turbulente ,
Et l'insigne perversité.
Sur ce globe que l'homme foule ,
Où sans cesse il se reproduit ,
Le jour , la nuit, errant en foule ,
Un vil intérêt le conduit.
Le lâche, envieux des richesses ,
SEPTEMBRE 1816.
291
Les recherche par des bassesses
Prèsdu puissant impérieux;
Qui par la guerre et son ravage ,
Immole ou tient dans l'esclavage
Ses compagnons laborieux.
Ainsi les maîtres de la terre
Que le pouvoir enfle d'orgueil ,
Se menaçant de leur tonnerre
Mettent les nations en deuil.
De leurs armemens formidables
Etde leurs chocs épouvantables
Tous les peuples sont effrayés .
Onne voit que champs de batailles ,
Que renversement de murailles ,
Et que bataillons foudroyés.
Omère sublime des mondes !
Si grande en tes nobles produits ,
Faut-il que de tes mains fécondes
Des monstres soient les tristes fruits ?
Comment de ta source sacrée
Put sortir un horrible Atrée,
Un Pisarre aux champs du Pérou?
Est-ce toi , sont-ce tes ouvrages
Que tant de guerres , de ravages,
Que la flamme embrâsant Moscou ?
Ah! si le mal est nécessaire ,
S'il entre en ton vaste dessein,
Pourquoi de sa triste misère
M'affliger , m'oppresser le sein ?
Quand tu rends le juste louable ,
Pourquoi l'injuste est-il blamable,
Et pourquoi nous fait-il horreur ?
Al'opérer quand tu t'égares ,
Que n'est-il des seuls coeurs barbares
L'aliment et le destructeur !
19
292
MERCURE DE FRANCE .
Doué de la raison sensée ,
S'il n'eut jamais connu le mal,
Seul être grand par la pensée ,
L'homme , de l'ange était l'égal.
Lui seul t'admirant en ses veilles ,
A ta grandeur , à tés merveilles ,
Rend un hommage solennel.
Lui seul , de tout ce qui respire
Sait reconnaître ton empire
Et s'élever à l'éternel.
Faible atome , au sein de l'espace
Dont l'abîme étonne ses yeux ,
Dans sa noble et savante audace
Il ose mesurer les cieux !
Perçant l'étendue infinie ,
II voit la sublime harmonie
Desmondes, des astres divers;
Il cherche, interroge , devine ,
La loi , la sagesse divine
Par qui subsiste l'univers.
Ah! lorsqu'il est par ta puissance
En cette terre sans rivaux ,
Et par sa noble intelligence
Le chef-d'oeuvre de tes travaux ,
Pourquoi , fier d'être ta merveille ,
Et quand en lui ton esprit veille ,
Le mal entre-t-il en son coeur ?
D'où lui vient la fureur des armes ?
Etcomment trouve-t-il des charmes
An'être , hélas ! qu'un destructeur ?
Mais, immuable auteur des choses ,
Aux crimes ainsi qu'aux vertus ,
Ace qu'il fait tu le disposes :
Je le vois , je n'en doute plus .,
Que ce fruit d'un amour sincère
1
✓ SEPTEMBRE 1816. 293
Soit produit au sein de sa mère
Pour sa joie ou pour son effroi ;
Qu'un insecte à peine paraisse ,
Ou qu'un soleil brille sans cesse ,
O nature ! c'est toujours toi !!!
www
F.
LA BULLE DE SAVON ,
Ode.
Toi qu'Iris décora de ses couleurs riantes ,
Globe, qui nais paré des feux du diamant ,
Qui parcours l'air , semblable au papillon charmant,
Et semblable aux sphères errautes
Dont est peuplé le firmament;
Aton brillant aspect , la muse qui m'inspire
Semble me convier à chanter tes attraits.
Puissent mes vers offrir tes plus aimables traits ! ......
Mais quoi ! quand j'accordais ma lyre ,
Zéphir souffle , et tu disparais .
J.-P. BRÈS .
www
STANCES
Ecrites par Ducis peu dejours avant sa mort.
Heureuse solitude ,
Seule béatitude ,
Que votre charme est doux!
De tous les biens du monde ,
Dans ma grotte profonde ,
Je ne veux plus que vous.
Obeata solitudo !
O sola beatitudo!
Qu'un vaste empire tombe ,
Qu'est-ce au loin pour ma tombe
SAINT-BERNARD.
294 MERCURE DE FRANCE .
1
Qu'unvain bruit qui se perd?
Et les rois qui s'assemblent,
Et leurs seeptres qui tremblent,
Que les joncs du désert?
Mon Dieu ! ta croix que j'aime ,
Enmourant à moi-même
Me fait vivre pour toi .
Ta force est ma puissance ;
Ta grace , ma défense;
Ta volonté , ma loi .
Déchu de l'innocence ,
Mais par la pénitence
Encor cher à tes yeux;
Triomphant par ses armes ,
Baptisé par mes larmes ,
J'ai reconquis les cieux.
Souffrant octogénaire ,
Le jour pour ma paupière
N'est qu'un brouillard confus.
Dans l'ombre de mon être
Je cherche à reconnaître
Cequ'autrefoisje fus.
Omon père ! ô mon guide !
Dans cette thébaïde
Toi qui fixa mes pas !
Voici ma dernière heure :
Fais , mon Dieu , que j'y meur
Couvert de ton trépas,
Paul, ton premier ermite ;
Dans tou sein qu'il habite
Exhala ses cent ans.
Je suis prêt : frappe, immole ,
Etqu'enfin je m'envole
Auséjour des vivans.
1
SEPTEMBRE 1816. 295
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
A MADEMOISELLE C ..... F..... ,
Qui invitait l'auteur à faire des vers pour demander
au ciel du beau temps.
Pour appaiser du ciel le courroux trop sévère ,
Si mes faibles écrits avaient quelque pouvoir ,
Plus brillant à nos yeux d'éclat et de lumière ,
L'astre du jour enfin comblerait notre espoir
En redonnant la vie au monde
Par sa chaleur bienfaisante et féconde .
Mais que pourraient de méchans vers ?
Vainement je mettrais mon esprit à l'envers
Pour le fléchir . Ah ! que plus efficace
Et plus digne de sa bonté ,
Implorant la Divinité ,
Votre prière obtiendrait de sa grâce
}
Le but de nos désirs , de nos plus ardens voeux.
Par vous tous les mortels seraient peut-être heureux.
On sait que la beauté , la vertu , l'innocence ,
Qui sur la terre exercent leur puissance ,
Ont aussi du pouvoir quelquefois dans les cieux.
ÉNIGME .
J'étais et je serai , voilà quel est mon sort ;
Et qui croit me saisir me trouve déjà mort.
wmwmwm
CHARADE.
www
Le prophète , interdit dans ses commandemens
L'usage du premier à tous les musulmans.
Parmi les ornemens dont se pare une belle ,
Mon second lui procure une grâce nouvelle.
Ceux à qui l'abondance a fait perdre le goût,
Préfèrent mon entier au succulent ragoût.
HERVIEU.
196 MERCURE DE FRANCE .
LOGOGRIPHE .
1
Je suis sur mes dix pieds un meuble très-utile
Dont on se sert l'hiver , et sur -tout à la ville.
Par une agile main promenée avec soin ,
Pour le voluptueux je deviens un besoin.
Tel que le fils d'Egée entrant au labyrinthe ,
Tiens ce fil que je t'offre , et chemine sans crainte.
Tu vas trouver du sexe un des plus doux appas ;
Ce qu'un pauvre , en janvier , souffre de n'avoir pas ;
Le produit d'un insecte , un titre , une rivière ;
De la reine des dieux l'aimable messagère ;
Ce qui donne la forme à nos corps , à nos mains ;
Un peuple belliqueux soumis par les Romains ;
Un oiseau dont la voix nous séduit , nous enchante ;
Ce qui couvre ou dessine une taille charmante ;
Un auteur estimé , mais moins qu'Anacreon ;
Un endroit bien fatal au chasseur Actéon ;
L'oiseau qui des Romains sauva le Capitole ;
Ce qui plaît à l'amant, sur-tout quand il le vole ;
Ce qui couvre chez nous certaine nudité ;
De l'idolâtre Egypte une divinité ;
La peine qu'on encourt en se conduisant mal ,
Et que Rome infligeait pour crime capital ;
Le fruit qui d'un jardin vient embellir les treilles ;
L'animal dont Midas hérita des oreilles ;
Ceque l'homme sensé doit préférer au beau ;
(
La contrée aux déserts , très - souvent manquant d'eau ;
Le valet ébahi , dont le rusé Mercure
Prit pour servir Jupin la taille et la figure ;
Ce sans quoi nul mortel ne saurait exister ,
Et que maint téméraire , enfin , veut exploiter .
T. DE COURCELLES.
Le mot de l'Enigme insérée dans le dernier numéro , est l'Apostrophe.
Celuidu Logogriphe est Escarpolette , dans lequel on trouve
Carpe,Rets,Peste , Or, Sol (note ), Pas , Pot , Sot , Lettre. Le mot
de la Charade est Peuplier.
SEPTEMBRE 1816.
297
ww
OEUVRES BADINES ET MORALES , HISTORIQUES
ET PHILOSOPHIQUES DE JACQUES
CAŽOTTE ,
Première édition complète. Paris , Jean-François Bastien,
éditeur , rue Hautefeuille , nº 5. Trois volumes in-8°
ornés de gravures et de deux portraits de l'auteur .
Prix : 21 fr . brochés en carton.
(I article. )
Le nom de Cazotte , bien connu des gens de lettres ,
est cher aux hommes probes , il est précieux aux amis
du tròne. Une édition complète de ses oeuvres est donc
un présent fait à la littérature ; on aime à connaître
dans toutes ses productions , celui qui eut une grande
célébrité. Celle de Cazotte , comme littérateur , ne fut
pas pendant sa vie , portée à sa véritable valeur , de
trop grands obstacles s'y opposaient , et nous en parlerons
dans le cours de notre extrait. Nous pouvons dire
au reste d'avance , qu'ils furent la suite de la justesse ,
de la loyauté , de la vertu de son caractère. Mais les
causes de sa mort anticipée , les circonstances horribles
qui la précédèrent , une anecdote racontée sur lui par
Laharpe , ont de beaucoup augmenté sa réputation ; nous
nous proposons donc de le considérer sous le double rapport
d'homme appartenant aux lettres et à l'histoire , et
nous commencerons par le point de vue historique. Nous
le ferons avec une certaine étendue , parce qu'il nous
semble que le jugement porté sur lui et sur cette édition
, dans plusieurs autres journaux , est incomplet ;
qu'il en est même quelques-uns où il a été dicté , non
seulement par des préjugés , mais en outre par la passion
, ce qui l'a rendu éminemment injuste ( 1 ) .
Cazotte , retiré à Pierri près d'Epernai , y était aimé
et respecté généralement; fidelle sujet, il vit les com-
(1) Le Journal de Paris entr'autres.
298 MERCURE DE FRANCE.
mencemens de la révo'ution , et la prétendue perfectibilité
qu'elle devait ameuer , d'abord avec déplaisir ,
puis avec dégoût , et bientot avec horreur. Depuis beaucoupd'années
, il était entièrement livré aux idées religieuses
,et quoiqu'il nous paraisse certain qu'il s'égarait
sur des points importans , il nous semble également démontré
qu'il avait conservé les principes fondamentaux
dans toute leur pureté. Il n'était donc point attaché au
roi uniquement par une antique habitude de la monarchie
, oupar des intérêts privés , mais parce que la fidélité
au monarque est un dogme sacré dans l'église romaine ;
il ne proclamait pas l'inviolabilité , il l'a croyait.
Cazotte était donc navré de douleur à la vue de toutes
les insultes qui furent prodiguées au monarque depuis
1789 jusqu'au 10 août 1792 ; aussi dans toutes ces occasions
déployait- il ce qu'il avait d'énergie , et ce que
malheureusement il croyait posséder de lumières surnaturelles
, pour s'opposer au torrent dévastateur. On ne
doit pas au reste dissimuler , qu'au milieu de toutes les
idées mystiques qui l'égaraient , il n'ait donné de bons
avis , et qu'il n'ait porté desjugemens sains, sur les personnes
et sur les choses ;mais il était difficile d'y prendre
confiance , lorsqu'ils se trouvaient mêlés parmi des prédictions
dont plusieurs avaient déjà été démenties par
l'événement. S'il n'eut pas voulu prédire , on eut sans
doute pris davantage garde à la conclusion qu'il tire de
la nécessité d'un mouvement violent à faire , contre les
factieux de la salle du Manége , de la salle des Jacobins
, et de tous les clubs connus. Il dit en termes exprès
: Si le roi ne prend pas ce parti , et qu'il soit
déchu , il est eertain qu'il sera jugé , et qu'il périra
comme périt Charles Ier , pag. 99; Conseils au roi ,
6 août 1792. Le tableau qu'il fait , pag. 30 , de l'état de
ia France , également d'une vérité frappante , est déchirant.
On aime encore à lui entendre dire du roi , p. 39:
AEpernai , les excès les plus incroyables n'ont pu lui
arracher un témoignage de frayeur , il a donné des
preuves uniques de sangfroid ; il est donc né avec cette
bravoure héréditaire chez les Bourbons . Nous avons
avancé que Cazotte ne s'occupait que de son devoir dans
SEPTEMBRE 1816 . 299
tous les services qu'il cherchait à rendre , nous en trouvons
l'honorable témoignage dans cette phrase , p. 29 :
Je voudrais qu'on profitat du temps où le roi n'est rien ,
pour le débarrasser de tout ce qui doit l'incommoder
sur le trône : quand ily remontera , il aura bien assez
d'entraves domestiques , sans ses inutiles domestiques
tels que nous. Cette phrase caractérise le désintéressement
d'un loyal français .
•Pourquoi faut-il qu'à côté de tant de preuves d'un
jugement sain, et nous en supprimons un plus grand
nombre encore , voyez pag. 43 , 44 , etc. , nous ayons à
parler des rêveries de l'illuminisme ? Cazotte était né
avec une imagination vive et brillante , amie du mer--
veilleux , nous en aurons la preuve lorsque nous nous
occuperons de ses productions littéraires. Il venait de
publier le Diable amoureux ; un disciple de Martinez
chef et l'un des fondateurs de la secte des illuminés , se
présente chez Cazotte , le croit , d'après cet ouvrage , en
commerce réel avec les puissances de l'air, demeure
fort étonné en apprenant , que l'imagination seule de
P'auteur a fait les frais de cet ouvrage ; mais dans cette
même conversation il l'imprègne de toutes ses erreurs ,
et le néophite est bientôt l'un des disciples lesplus ardents
de Martinez. Depuis les premiers gnostiques , qui dans
les temps de l'église primitive , n'étaient que de grossiers
hérésiarques , jusqu'à Mme Guyon , dont la subtile misticité
fit errer un instant Fénélon lui-même , la doctrine
catholique a eu à se défendre contre ces malheureuses
erreurs des imaginations exaltées . Ces écarts sont d'un
exemple plus entraînant quand ils se rencontrent dans
unhomme probe , dont la conduite est pure , les principes
sains , et qui pêche seulement par la fausse application
de plusieurs vérités , et tel fut Cazotte. Ce n'était
ni l'intérêt , ni le désir de briller et de se rendre important
, qui lui faisait écrire à Pouteau son ami , secrétairede
la liste civile , le 8 mai 1792 : Les succès de la
propagande , comme ses crimes , sont à leurs fins ; et
plus loin : Ils n'ont pas quarante jours à vivre , et
veulent se souiller par de nouvelles inhumanités . Et
pag. 14: Tous les impies qui approcheront de lui ( du
300 MERCURE DE FRANCE .
roi) , seront forcés de courber la tête au lieu de pouvoir
lever sur lui leurs bras sacriléges . Hélas ! que、
n'était-il prophète . Nos maux extrémes vontfinir dans
trente-quatre jours juste , dit- il , pag. 48; et lui , peu
de temps après , il devait périr sur l'échaffaud . J'en ai
dit assez pour montrer la vanité de ces illusions , l'abus
qu'elles entraînent des choses saintes , et le trouble
qu'elles peuvent apporter dans les idées religieuses .
Nous nous y serions moins arrêtés , si nous ne savions
pas qu'il est encore des personnes qui propagent l'illuminisme
, et s'il ne nous avait pas paru utile de prémunir
des imaginations ardentes , mais droites , contre de telles
erreurs ; car il est plus facile d'amener à la vérité l'incrédulité
absolue, que ceux qui se croient éclairés et
n'ont qu'une fausse lumière .
Cazotte, dont les écrits furent trouvés dans les bureaux
de M. de Laporte, après la fatale journée du 10 août , fut
arrêté et conduit avec sa fille Elisabeth dans les prisons
de l'Abbaye. Aux massacres du 2 et 3 septembre , les
bourreaux - juges l'avaient condamné à mort ; sa fille
s'élance , le couvre de son corps , s'écrie : Vous n'arriverez
au coeur de mon père qu'après avoir percé le
mien. Puissance de la piété filiale , vous fites tomber le
fer des mains des assassins , mais pour bien peu de jours ;
le 25 septembre , Cazotte , âgé de soixante-quatorze ans ,
périt sur l'échaffaud , dressé en permanence sur la place
du Carrousel. Réal , avant la révolution , avait été obligé
de vendre sa charge de procureur au châtelet , ce fut lui
qui remplit les fonctions d'accusateur public ; il était
membredu club des jacobins , et lui devait une victime.
Cazotte périt en s'écriant : Je meurs comme j'ai vécu ,
fidelleà Dieu et à mon roi. Cette phrase est digne de
Cazottetel que nous le connaissons , elle est vraie : peuton
endire autant de celle que l'on trouve un peu plus
haut ? je ne le pense pas ; elle est tout à fait hors des idées
habituelles de cet homme , très-respectable malgré ses
erreurs , lesquelles au reste ne faisaient tort qu'à luimême.
On lui fait dire , à ceux qui l'entouraient , qu'il
ne regrettait que safille ; qu'il savait qu'il méritait
la mort; quela loi était sévère , mais qu'il la trouvait
SEPTEMBRE 1816. 301
?
juste. Je suis très-porté à admettre les deux premiers
membres , mais le dernier , que la loi , est visiblement
interpolé , il a dû l'être par les rédacteurs du procèsverbal
de cet assassinat , il est entièrement opposé aux
paroles qu'il prononce en mourant. Il ne pouvait pas
nommer juste une loi qui le faisait périr pour avoir été
fidelle à son roi , quand peu de minutes après il s'honorait
de cette même fidélité.
Il n'est pas difficile de se rappeler comment on dressait
alors les procès- verbaux . Le mensonge n'était- il pas
la pensée naturelle de ceux qui empruntaient les formes
dérisoires d'une justice légale, pour commettre les assassinats
, que leur sureté ou la vengeance demandaient
qu'ils commissent. Il nous paraît aussi très -naturel que
Cazotte ait dit qu'il ne regrettait que sa fille ; elle seule
était en péril, ses fils étaient émigrés ; elle, on la retenait
en prison , elle avait montré un grand courage , une
ame héroïque , il devenait très-vraisemblable pour un
coeur paternel , qu'on pourrait la trouver redoutable , et
qu'elle serait assassinée , comme son père , au nom dela
loi. Il nous semble donc que les réclamations élevées sur
ce passage peuvent paraître trop vives. Nous n'ignorons
pas qu'un bon fits réclamera toujours comme l'héritage
le plus précieux , sa part dans le coeur paternel , il en
jouissait , et leur correspondance le montre ; ce dernier
cridelatendresse d'un père s'explique naturellement par
le danger de la position dans laquelle Mile Cazotte se
trouvait . Tous les détails de ce funeste événement seront
lus avec intérêt dans l'ouvrage même.
Il y a plusieurs années que les journaux s'occupèrent
beaucoup de la prédiction attribuée par Laharpe à
Cazotte; toutes leurs discussions laissèrent la question
indécise. Dans l'époque où nous vivons on n'a pas un
certain penchant à croire aux prophètes , mais les événemens
annoncés ont tous été réalisés ; c'est Laharpe qui
rapporte le fait , et l'autorité de cet écrivain est d'un
grand poids . Depuis que la nouvelle édition dont nous
rendons compte a paru , les journalistes se sont travaillés
pour avoir une opinion sur cette prétendue prophétie ,
car ils la nomment ainsi ;et M. A , dans le Journal des
302 MERCURE DE FRANCE.
Débats , loinde nous donner une solution satisfaisante ,
nous jette dans un plus grand embarras. Il incline à
penserque Cazotte n'a point fait cette prophétie, et cependant
, ajoute-t-il , Laharpe n'est point menteur. Nous
espérons , en examinant la question sous un point de
<vue que nous croyons neuf, obtenir un résultat plus
décisif.
Laharpe n'a point menti , Cazotte n'a point fait la
prophétie , et très-vraisemblablement le diner ou l'on
dit qu'elle fût faite , n'a pas eu lieu. C'est là ce que je
crois prouver par le texte même.
Il convient d'examiner d'abord la disposition d'esprit
dans laquelle Laharpe se trouvait lorsqu'il écrivit cette
anecdote , c'est lui qui va nous en instruire . Il dit , en
parlant de lui-même ( pag . 24 ) : Vousy serez pour un
miracle tout ou moins aussi extraordinaire ; vous
serez alors chrétien. Laharpe admirant également sa
conversion , et la manière dont il avait échappé sain et
sauf à la tempête révolutionnaire , cherchait toutes les
occasions d'en rendre à Dieu de publiques actions de
grâces. Son zèle religieux lui inspirait une horrible aversion
pour les principes philosophiques qu'il avait si longtemps
professés et défendus : tous ses efforts tendaient
alors à les anéantir dans les autres , comme ils l'étaient
chez lui.
Convaincu que l'impiété de cette doctrine , qui livre
l'homme à toutes ses passions , puisqu'elle le laisse à ses
propres forces , était la cause primordiale des crimes qui
venaient d'être commis , il a voulu rapprocher dans un
court espace les noms des principaux sectaires , et montrer
sur eux- mêmes , les désastreux effets qu'elle devait
produire. Pour démontrer enfin jusques où elle peut
porter ses attentats , il donne le coup de pinceau le plus
vigoureux , et retrace les circonstances horribles de la
mort des personnes les plus augustes. Tous ceux qu'il
met en scène ont péri. Il laisse indécis le lieu où la scène
même se passe , et le vague que cette réticence répand,
entre dans ledessein de Laharpe. Ses détracteurs ont
étéobligés de convenir qu'il avait une profonde connaissance
de l'esprit humain; il a voulu l'étonner par une
SEPTEMBRE 1816. 303
espèce de merveilleux , afin de lui faire recevoir plus aisément
les dures vérités qu'il avait à dire; en un mot ,
il n'a fait et n'a voulu faire qu'un apologue : lui seul
nous en fournira la preuve. Il savait que Cazotte s'était
toujours montré ennemi déclaré le la secte philosophique;
témoin ce passage , p. 73 : N'appelez pas vos
adversaires démagogues , appelez - les philosophes ;
c'est la plus grande injure que l'on puisse dire à un
homme.... Quelle personne Laharpe pouvait - il donc
mettre en scène , et dont le nom fut préférable ? Aussi
choisit-il Cazotte. Ne croyez pas cependant qu'il veuille
laisser l'opinion s'égarer , et même soumettre au doute
la réalité de cette prophétie ; il a le plus grand soin de
l'infirmer dès l'instant où il la récite ; il vous dit : Un
seul des convives ... avait laissé tomber tout doucement
quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme :
c'était Cazotte , homme aimable et original , mais
malheureusement infatué des rêveries des illuminés .
Cette phrase me paraît une clef avec laquelle il est facile
de pénétrer dans les secrètes intentions de Laharpe .
Jamais il n'eut le projet de faire prendre son récit pour
celui d'une prophétie , dont toutes les parties avaient été
vérifiées par l'événement , ce qui donnerait de justes
droits à Cazotte au titre de prophete. Bien loin de là , il
commence par lui enlever ceux qu'il aurait à notre confiance
, en nous le présentant comme malheureusement
infatué de réveries . Laharpe avait trop de jugement
pourcommettre sans l'appercevoir une inconvenance de
cette nature ; il l'a au contraire commise à dessein, afin
de se faire deviner plus aisément; et si quelque chose
m'étonne , c'est d'avoir été le premier à développer cette
opinion. En la suivant , on trouve toutes les difficultés
éclaircies . Je sens qu'elle peut déplaire aux vétérans du
philosophisme ; car la défection de Lalıarpe , son passage
dans le camp ennemi , les traits dont il les a aceablés ,
les ont forcés à rougir de leurs propres enseignes , à en
changer les couleurs.
R.
(La suite au numéro prochain. )
304 MERCURE DE FRANCE .
m
LE CONTEMPTEUR .
(III article )
AMOUR PROPRE . - ORGUEIL . - VANITÉ .
Si la réflexion dont l'homme est particulièrement
doué , modifie et perfectionne , à quelques égards , ses
sentimens , quelquefois aussi elle les déprave ; car bien
quelle puisse être guidée par la combinaison de certaines
idées qui constituent ce qu'on nomme la raison , elle agit
le plus souvent sans guide et par une sorte d'instinct ,
et produit dans l'ame des affections secondaires , que la
nature n'y avait point imprimées , et qui sont plus ou
moins vicieuses. Tel est l'orgueil, espèce de sentiment
bien différent de l'amour propre , avec lequel on ne saurait
le confondre quoiqu'il semble y avoir quelques rapports
. L'amour propre considéré comme amour de soi ,
est un sentiment naturel qui inspire à tout animal , le
besoin de sa conservation etde son bien être , autrement
il se confond avec la vanité. L'orgueil est le désir d'obtenir
une prééminence absolue sur ses semblables , et
souvent la persuasion intime de jouir de ce privilège
sans autre aveu que le sien propre. 1Il pourrait être excusable
s'il était inspiré par la conscience d'une supériorité
bien caractérisée des dons de la nature , tels que
la force , la beauté , ou des qualités éminertes et incontestables
; mais ce n'est point ordinairement à de si beaux
titres que l'homme s'en laisse infatuer , et les prétentions
frivoles sur lesquelles il l'établit , le rendent d'autant
plus méprisable. La richesse est une de celles qui
se prononcent à cet égard avec le plus d'assurance .
L'espèce d'hommage que rendent aux hommes qui la
possèdent ceux qui en sont dépourvus , parce qu'ils espèrent
par leurs complaisances en détourner quelques
parcelles en leur faveur , est la principale cause de feur
infatuation. Y a-t-il pourtant rien dans le monde de plus
stupide que cette présomption ? Quel mérite personnel
acquiert donc un individu de la surabondance de ses
SEPTEMBRE 1816. 305
propriétés ? Ah ! sans doute la société dégénérée lui as
sure un avantage cruel sur ceux qui ne possèdent rien
et qu'il rend ses tributaires; mais heureusement il en
existe qui ne sont pas entièrement dénués , et qui par
la modération de leurs désirs , savent s'affranchir de son
odieuse influence. Ceux-là du moins ont le droit de le
juger et de le réduire à sa juste valeur , qui est or dinairement
une parfaite nullité; car les qualités les plus viles
sont presque toujours compagnes de l'orgueil , fondé sur
un aussi méprisable principe.
Il serait consolant de pouvoir du moins se persuader
que ce vice n'affecte que la classe opulente , car alors il
serait borné à un petit nombre d'individus , eu égard à
l'immensité de la population ; mais , hélas ! c'est un
venin si subtil , les facultés intellectuelles de l'homme ,
si vantées , se sont tellement prêtées à son insinuation ,
que la masse générale en est infectée jusques dans les
classes, qui en paraîtraient le moins susceptibles ; car au
défaut de la richesse , un prestige non moins fantastique,
celui de la naissance , sert d'aliment à l'orgueil , et ces
deux mobiles , par cela même qu'ils sont imaginaires ,
se prêtent à toutes les modifications , à toutes les gradations
, et comme untel genre de supériorité ne peut
être que relatif , depuis le grand seigneurjusqu'au manant
, depuis le financier jusqu'au mendiant , il n'y a
pas un individu qui ne trouve quelqu'inférieur à dédaigner.
Enfin, les professions les plus viles prétendent encore
à des distinctions; la courtisanne déhontée , mais
brillante d'attraits et de luxe , n'ose-t-elle pas mépriser
celle, dont Plutus n'a pas décoré la turpitude ?
L'orgueil considéré sous l'aspect que je viens de présenter
, est sans contredit un des vices les plus odieux
qui affectent l'espèce humaine. Cependant il se manifeste
par fois avec des caractères moins révoltans , alors
il devient pure vanité. Tel est ce contentement de soimême
qu'inspire à l'homme , la jouissance de quelques
avantages qui ne sont pas plus en lui-même, que ceux de
la naissance et de la richesse ; mais dont au moins le
ridicule ne tombe que sur lui seul , sans blesser directement
les autres. C'est ainsi qu'on le voit se glorifier de
1 20
306 MERCURE DE FRANCE .
1. possession d'une infinité d'objets dont l'opinion fait
-tout le mérite , et avec lesquels il lui plaît de s'identifier .
Ici c'est la magnificence de sa maison , l'élégance de son
ameublement ; là , ses joyaux , ses équipages , ses chevaux
, sa parure , et enfin jusqu'aux talens de son cuisinier
, au sujet desquels il reçoit les complimens de ses
convives d'aussi bonne foi que s'ils lui étaient personnels.
Tout cela , je le répète , n'est que ridicule ; mais
qu'il est humiliant pour l'être qui se croit le premier
dans la nature , parce qu'il a la faculté de raisonner ses
sensations , d'obtenir d'aussi pitoyables résultats ! Et cependant
quel est l'homme , si raisonnable qu'il soit , qui
ose se flatter de n'avoir jamais éprouvé cette faiblesse ?
Moi-même , à qui la vérité dicte ces réflexions , moimême
, et j'en rougis de dépit et de honte , ne me suis -je
pas surpris à me pavaner sous un habit riche ou élégant?
n'ai-je pas alors marché la tête plus haute ? enfin , ne
me suis-je pas senti humilié lorsque , dans des momens
de revers , j'étais réduit à un costume trop mesquin au
gré de mes habitudes ? L'homme est donc continuellement
en proie à l'orgueil , qui suscite contre lui et trèsjustement
la haine; ou à la vanité , qui lui attire le mépris
; et cependant , par une contradiction étrange entre
son raisonnement et ses penchans , rien ne le révolte
autant dans les autres , que ces défauts. Inutiles efforts
deson sens intime qui lui en démontre la turpitude ! il
semble que ce soit une gangrene invétérée , inoculée à
jamais dans la constitution humaine , pour en faire la
honte et le tourment.
Convenons néanmoins , à l'honneur de l'espèce ( si
toutefois il peut-être honorable pour elle qu'il se trouve
un petit nombre d'exceptions à l'observation générale ) ,
convenons , dis-je , qu'il s'est montré par fois quelques
sages , qui ont su se préserver de ce mal contagieux . Et
certes , si le mot vertu est consacré à désigner les heureux
efforts de la raison , pour surinonter les passions
même les plus naturelles et les moins nuisibles , il me
semblerait bien plusjustement appliqué au triomphe de
l'entendementhumain surundes vices les plus contraires
aux avantages que pourait offrir la société. Quoi qu'il
SEPTEMBRE 1816. 507
en soit, là vertu opposée à ce vice est celle qu'on nomme
modestie , et dans son plus haut degré , humilité. Elle
est, pour les esprits supérieurs et profonds , qu'on appelle
philosophes le résultat de leurs méditations sur ce qui
constitue la véritable dignité de l'homme , et au moyen
desquelles ils ont acquis assez de force , pour réprimer les
mouvemens désordonnés de l'imagination et même des
sens . Mais comme ces efforts de la morale naturelle ne
sont à la portée que d'un petit nombre d'hommes privilégiés
, l'intervention d'une doctrine annoncée au nom
de la Divinité est venue fort à propos pour la suppléer,
et en propager les principes parmi le plus grand nombre ,
quiestpeu capable de reflexions profondes . J'examinerai
enson temps les effets de cette influence surnaturelle sur
les habitudes et les passions des hommes ; mais je ferai
observer qu'en ce qui regarde le sujet dont il est question,
la religion n'a pas eu des succès plus décisifs que la philosophie
, et bien que les préceptes de l'une soient encore
plus sévères que ceux de l'autre , elle a plutôt obtent
des démonstrations hypocrites, qu'une abjuration franche
et entière de l'orgueil. On le voit même percer à travers
les pratiques les plus pieuses et les plus respectables. En
un mot , les vrais sages qu'ont produits en ce genre ,
comme en bien d'autres , la morale naturelle ou la mo
rale religieuse , sont en si petit nombre , qu'il est ineertain
si l'espèce humaine a droit de s'en glorifier ; mais
dumoins ils doivent être pour elle l'objet d'une éternelle
vénération. C'est ce qui ne sera point contesté , car lorsqu'il
ne s'agit que de rendre hommage à la vertu ,
l'homme ne s'y refuse guère , il lui est arraché malgré
lui ; mais il reconnaît , soit tacitement , soit à haute voix ,
qu'il lui est impossible de la pratiquer. Un des plus
beaux génies de l'antiquité n'a point rougi d'exprimer
cette inconséquence , dans des vers devenus célèbres :
Video melioraproboque ,
Deteriora sequor. HOR.
<< Je vois ce qui est bien et je l'approuve , et cependantje
faisle mal. » Ainsi donc l'intelligencede l'homme
20.
308 MERCURE DE FRANCE .
-est sans effet pour sa perfection morale; n'est-il pas plus
'àplaindre que s'il en était totalement privé ?
Une fausse acception des mots donne souvent de
fausses idées des choses ; ainsi bien des gens sont tentés
de regarder l'orgueil , en certaines circonstances , comme
une qualité estimable. Il existe en effet dans l'hemme
uncertainmouvement de l'ame, que lui inspire le sentiment
de sa dignité lorsqu'il se décide à une action
généreuse; le défaut d'expression propre àdésigner ce
sentiment , a fait adopter celle de noble orgueil; et l'on
voit assez , par l'épithète qu'on a été obligé d'y ajouter ,
que l'orgueil proprement dit ne peut jamais être pris en
bonne part.
JALOUSIE.- ENVIE . -HAINE.
La jalousie , qui est le désir d'obtenir sur ses semblables
une certaine préférence , n'est pas étrangère à la
nature; on en voit quelques étincelles dans les animaux;
mais il appartenait à l'homme d'en faire une passion.
Non contentd'obtenir cette préférence de la part de ceux
qu'il affectionne , il veut qu'elle soit exclusive et universelle
, sans se mettre en peine de la mériter. Bientôt
elle lui rend pénibles tous les avantages dont il voit
jouir les autres , et c'est alors qu'elle prend le caractère
de l'envie. Ce vice empoisonne son existence ; tout ce
qu'il possède lui devient indifférent , et la prospérité
d'autrui fait son malheur , idée si bien exprimée par
Destouches :
Et vous emmaigrissez par l'embonpoint d'autrui.
En vain la nature a imprimé dans son ame un penchant
debienveillance pour ses semblables , qui est un
de ses plus beaux attributs ; l'envie, étouffe en lui ce sentiment
précieux , premier lien de la société , et le prive
de ses plus douces jouissances pour faire place à lahaine
qui en est le fléau , et fait son propre tourment.
m
१
SEPTEMBRE 1816. 50g
LE RETOUR DES BOURBONS.
( II . et dernier article.)
mm
J'ai , dans mon premier article , donné au Retour des
Bourbons , poëme en dix chants , les éloges que m'ont
semblé mériter la simplicité du plan , puisé dans nos
gazettes , et historique comme elles , l'aimable variété
du style et des tons , et enfin sa supériorité incontestable
sur tous les poëmes épiques passés , présens et probablement
futurs. Il me reste à justifier par des citations
l'enthousiasme de mes louanges , et à montrer à mes
concitoyens , que sans nous en douter , nous sommes
contemporains d'un Milton français , qui a certainement
de commun avec lui de se trouver chez les bouquinistes ,
ce que l'envie même ne tentera pas de me nier .
Piquant Geoffroy , que n'existes-tu encore ! On t'a
vu embarrassé d'enlever à Voltaire la gloire de son épopée
; à défaut de rivaux à lui opposer , il vient de s'en
produire un , tardif, mais redoutable. Prête-moi quelques
instans ta plume attique ; que juste comme toi , je
soutienne une thèse à laquelle tu as dû ta gloire ; gloire
que tu n'as pas du moins comme Voltaire , laissé envier
à la postérité.
J'ai dit que l'auteur du Retour des Bourbons avait
fait un poëme en tout supérieur à la Henriade. En effet ,
commençons par comparer les débuts. Qu'est , auprès
de l'invocation de Voltaire :
Descends du haut des cieux , auguste Vérité ;
Répands sur mes écrits ta force et ta elarté;
cette manière d'entrer de plein saut en matière :
Lorsqu'échappés des plus cruels naufrages ,
Nos rois , enfin rendus à notre amour ,
Loin de nos bords détournent les orages ,
Muse , chantons leur glorieux retour.
Quelheureux commencement que ce lorsque ! Pauvre
1
330
MERCURE DE FRANCE .
1
Voltaire! ce sont de ces beautés que tu as été incapable
de trouver.
Mais c'est dans la description de Paris qu'on voit surtout
l'extrême différence des mérites des deux poëtes.
Que dit Voltaire ?
Je ne vous peindrai point le tumulte , les cris ,..........
Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris ,
;
Le fils assassiné sur le corps de son père ,
Lé frère avec la soeur , la fille avec la mère ,
Les époux expirans sous leurs toîts embrasés ,
Les enfans au berceau sur la pierre écrasés, etc.
Toutes ces images sont faibles et décolorées auprès de
celles que l'on rencontre page 21 de notre chantre :
Armes, caissons , prisonniers , combattans ,
Chars encombrés de morts et de mourans,
Environnaient ou traversaient la ville .
19
La capitale et tous ses habitans
:
Offraient alors un caractère unique ( est unique ).
Plus curieux qu'inquiets ( admirez le qu'inquiets ), les
passans
S'interrogeaient ; à peine les marchands
1
S'occupaient-ils de fermer leurs boutiques , etc.
4
Je ne trouve rien dans Voltaire de comparable à cet
autre passage , qui a une grâcetoute particulière ; p. 81 :
Je ne sais pas quelle bizarrerie
Avait marqué pour point de ralliment
La violette. Aussi ces bonnes gens
Présentaient-ils sur leur veste salie(1)
Cette couleur , par eux seuls avilie.
Nous plaignions tous une modeste fleur
Par la canaille ainsi désenchantée .
(1) Et dans quatre mouchoirs de sa beauté salis ,
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.
SEPTEMBRE 1816 . 31
Le lis pour eux avait trop de splendeur.
La violette avait eu le malheur
De se trouver bien plus à leur portée.
Je n'ai pas besoin de recommander ce morceau , de
pareils vers ; le moule est brisé , et je crains fort , si
l'auteur continue d'écrire , qu'il ne reste au-dessous de
lui-même . C'est mieux que de l'héroïque , c'est de l'ultra-
héroïque.
Quelquefois , cependant , il daigne imiter Voltaire ;
mais de manière à s'approprier les imitations , en sorte
qu'on peut lui dire sans crainte :
Vous lui faites , seigneur ,
En le volant beaucoup d'honneur.
C'est ainsi que le début du quatrième chant ressemble
fort à celui d'un des chants de certain poëme , qui commence
ainsi :
O profondeur , ô divine sagesse,
Que tu confonds l'orgueilleuse faiblesse
De tous ces grands si petits à tes yeux.
et que notre Homère rend ainsi :
Dans tes secrets , divine providence ,
Faibles humains , pouvons-nous pénétrer , etc.
D'un pareil chef-d'oeuvre on voudrait tout transcrire;
mais l'admiration n'a que peu de manières de s'exprimer
, et les beautés de cette épopée sont infinies. Il est
sur-tout de ces apostrophes que nous pouvons bien citer ,
mais louer , jamais. Telle est celle de la plage ou débarque
Buonaparte.
Illustre Canne, etc.
et plus loin encore .
Toi, terre sainte, &! bien heureuse Canne .
Il est vrai que le poëte met ces apostrophes dans la
bouche de l'ennemi : c'est un trait d'esprit assez noir ,
et dont je ne l'aurais pas cru capable. L'auteur est en
fonds pour deverser le ridicule.
OCanne, illustre Canne.
312
MERCURE DE FRANCE .
C'est peu de sacrifier Voltaire à la réputation de notre
auteur , sa gloire veut des victimes non moins illustres .
Corneille , dans Othon , a voulu peindre l'ardeur de
régner , dont trois ambitieux étaient animés , et il en
parle dans ces vers , que jusqu'à la lecture du Retour
des Bourbons , j'avais trouvés admirables ..
On les voyait tous trois empressés sous un maître ,
Qui , chargé d'un long age , a peu de temps à l'être ;
Et tous trois , à l'envi , s'empressent ardemment
Aqui dévorerait ce règne d'un moment.
Voyez comment la même idée est exprimée dans les
suivans , que je pense aussi loin de ceux de Corneille
queM. l'est de tous ..... nos grands ennemis.
A ses côtés , bien dignes d'ètre ass's ,
Sombres , siégeaient ses frères avilis ,
Rêvant encor fortone et diadème ,
2
Je ne parle pas du teint bléme , et de mille autres
gentillesses dont fourmille d'ailleurs chaque chant; que
dis-je , chaque paragraphe , chaque vers , chaque hémistiche
de ce chef-d'oeuvre. Citons encore .
Vers les ligueurs enfin le grand Henri s'avance ,
Et s'adressant aux siens , qu enflammait sa présence :
Vous êtes nés français et je suis votre roi;
Voilà nos ennemis , marchez et suivez-moi.
Ne perdez point de vue , au fort de la tempête ,
Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête ,
Vous le verrez toujours au chemin de l'honneur .
Voilà comme Voltaire a rendu les sublimes paroles
de Henri le Grand , à la bataille d'Ivry. Peut-être aurat-
on cru qu'on ne pouvait placer dans la bouche de son
illustre petite-fille rien au-dessus de ces nobles expressions
; qu'on se détrompe , le génie triomphe de tous les
obstacles. Voici comme le notre fait parler Madame ,
duchesse d'Angoulême , aux soldats mutinés de Bordeaux
:
Point de sermens , dit-elle ,
Dieu m'a parlé ,j'obéis à sa voix.
SEPTEMBRE 1816. 313
Je vous confie une ville fidelle,
Respectez-la. La fille de vos rois
Commande encore pour la dernière fois.
Mais c'est en vain , dit l'auteur ,
Pour déchirer et pour perdre la France ,
Il a suffi d'un seul Napoléon.
J'approche de la fin . Mes lecteurs me croiront maintenant,
quand je leur dirai que , de long-temps , un
poëme ne m'a autant amusé que celui-ci . Puisqu'on va
proclamer un Milton français , qu'on me proclame un
autre Adisson , car c'est bien moi qui ai découvert le
rare génie qui manquait à la France. N'ai-je pas fait
servir d'ailleurs Voltaire de piédestal à ma statue : j'ai
bien mérité des antiphilosophes qui ont de bonnes rai -
sons pour l'être .
Alexandre ne voulait être peint que par Appelles .
Pourquoi d'augustes personnages ne défendraient-ils
pas à de méchans poëtes de barbouiller leurs images et
leurs actions ?
w
L'habitant du faubourg Saint- Germain .
ÉLOGE DE MONTESQUIEU ,
ww
Discours qui a remporté le prix d'éloquence décerné par
l'académie française dans sa séance du 25 août 1816 ;
par M. VILLEMAIN , professeur à la faculté des lettres .
A Paris , chez Firmin Didot , imprimeur du roi , etc. ,
rue Jacob , nº 24.
Quelques Aristarques français , non contens de critiquer
les malheureux essais de nos auteurs modernes ,
ont cru y trouver les caractères d'une décadence irrévocable
de notre littérature , concluant faute de réflexion,
du passé au présent , que l'empire des lettres
devait avoir , comme les autres empires , son accroissement
, sa perfection et sa chute . Ils n'ont pas tenu compte
des obstacles sans nombre , qui ont concouru acciden
316 MERCURE DE FRANCE.
valoir ce qu'il y a de plus admirable en effetdans Montesquieu
; c'est ce génie conservateur des institutions de
tous les peuples , et l'art d'y démêler à travers les lois
les plus bizarres , ce qu'il pouvait y avoir de bon , pour
le recommander à leur vénération , plutôt que de leur
faire désirer une perfection dangereuse. Il remarque
avec raison son adresse à trouver des compensations
dans les gouvernemens les moins populaires , sauf le
despotisme , avec lequel un esprit raisonnable , et surtout
Montesquieu , ne sut jamais composer. C'est avec
autantd'éloquence que de vérité , que ce jeune professeur
exprime l'intention du magistrat législateur , en
disant de lui : « Lorsque la liberté manque à l'institution
politique , il la cherche dans les lois et dans les
> coutumes, où elle se réfugie quelquefois , comme un
dieu inconnu ignoré du peuple qu'il protège. >>>
»
»
Les Considérations sur la décadence de l'empire
romain , offrent une telle multitude de beautés du premier
ordre , que l'enthousiasme du panégyriste s'accroît
àleur aspect ; le génie de l'auteur semble s'emparer de
lui; souvent il prend sa couleur , son élégance ,son énergie
, et si je ne voulais éviter même l'apparence de la
flatterie , j'oserais dire qu'il s'élève jusqu'à la hauteur
de son modèle .
M. Villemain rencontre-t- il sur sa route , dans l'objet
de son éloge , quelques parties faibles ou qui ont prété
à la critique ? il les justifie ou les atténue avec finesse ,
et quelquefois avec succès . Ainsi ,obligé de convenir
quele style deMontesquieu est quelquefois déparépar des
grâces affectées et de subtils raffinemens , il insinue que
bienqu'il ait pu être influencé à cet égard par l'esprit
de son siècle , ce défaut apparent fut encore de sa part
l'effet d'un systême , car , dit- il , « les fautes des grands
écrivains sont rarement involontaires. En parcourant
>> quelques théories sur le goût , esquissées par Montes-
» quieu , on y retrouve une préférence marquée pour
>>cette finesse délicate , pour ces pensées inattendues ,
»
»
ces contrastes brillans qui éblouissent l'esprit. N'ou-
>>blions pas une pareille censure pour la gloire même
> de Montesquieu; car du milieu de ces petitesses il
SEPTEMBRE 1816 . 317
» s'est élevé à la hauteur du génie antique. Il semble
>> que ce grand homme, tant qu'il ne traitait pas des
>> sujets dignes de sa pensée , se livrait à l'influence de
>> son siècle; mais lorsqu'il avait rencontré un sujet
>> égal à ses forces , alors il était libre , il n'apparte-
» nait qu'à lui-même , et redevenait simple et naturel,
>.>parce qu'il pouvait montrer toute sa grandeur. »
En rapprochant les deux points de vue différens sous
lesquels Bossuet et Montesquieu ont considéré les Romains
, M. Villemain en fait cette belle comparaison ,
qui peut rendre incertainde quel côté est l'avantage :
»
Il y a sans doute plus de grandeur apparente dans la
> rapide esquisse de Bossuet , qui n'a fait des Romains
>> qu'un épisode de l'histoire du monde. Rome se mon-
>>tre plus étonnante dans Montesquieu , qui ne voit
» qu'elle au milieu de l'univers. Les deux écrivains
>>> expliquent sa grandeur et sa chute ; l'un a saisi quel-
>> ques traits primitifs avec une force qui lui donne la
> gloire de l'invention ; l'autre , en réunissant tous les
» détails , a découvert des causes invisibles jusqu'à lui ;
» il a rassemblé , comparé , opposé les faits avec cette
>> sagacité laborieuse, moins admirable qu'une première
>> vue du génie , mais qui donne des résultats plus cer-
» tains et plus justes...... »
Si la grandeur et la chute des Romains ont inspiré de
sublimes pensées à leur historien, celles-ci échauffent
à leur tour l'imagination de son panégyriste ; il semblait
ne vouloir que retracer les peintures de l'original , et ce
sont de vrais tableaux qui naissent sous sa plume. En
voici un exemple :
« Montesquieu a pénétré tout le génie de la répu-
>> blique romaine. Quelle connaissance des moeurs et
» des lois ! Les événemens se trouvent expliqués par les
>> moeurs , et les grands homines naissent de la consti-
>> tution de l'état . A l'intérêt d'une grandeur toujours
>> croissante , il substitue ce triste contraste de la tyran-
»
»
nie recueillant tous les fruits de la gloire. Une nouvelle
progression recommence : celle de l'esclavage
> précipitant un peuple à sa ruine par tous les degrés
› de la bassesse. On assiste avec l'historien à cette lon-
(
:
318 MERCURE DE FRANCE.
1
>>>gue expiation de la conquête du monde, et les na
>> tions vaincues paraissent trop vengéés . »
Les grands génies sont quelquefois tellement pressés
de la surabondance de leurs idées , qu'ils éprouvent le
besoin de les concentrer ; ils voudraient en renfermer
plusieurs dans une seule expression, et s'il était possible,
dans un seul mot , craignant d'en atténuer la force par
leur extension. Alors ils sont concis ou abstraits , selon
le degré de clarté que conserve leur discours. La première
de ces qualités est une perfection , la seconde est
un défaut , mais qui s'excuse quelquefois , car après tout
il ne fautqu'un peu plus de sagacitépourles comprendre ,
et cela suffit à ceux qui n'écrivent pas pourle vulgaire.
Tel a été souvent Montesquieu , sur-tout dans son
Esprit des lois , et il n'en a pas paru moins admirable;
mais cen'est pas une raison pour l'imiter. J'ai dit que
M. Villemain s'était tellement pénétré de son modèle
qu'il a quelquefois pris les teintes les plus séduisantes
de son style , et puisque j'ai promis d'être véridique ,
j'ajouterai qu'il me semble l'avoir un peu trop imité
dans ce dernier caractère. Ces exemples' , il est vrai ,
sont rares ; peut-être aussi me trompai-je ; aussi je lai
livre mes remarques sans aucune prétention. Voici une
phrase que je crois susceptible de cette application":
Que dire de cette éloquence extraordinaire ,inusitée ,
» qui tient à l'alliance de l'imagination et de la poli-
> tique , et prodigue à la fois les pensées profondes et
ת
K
»
les saillies de l'enthousiasme , éloquence qui n'estpas
celle de Pascal ni de Bossuet, sublime cependant et
toute animée de ces passions républicaine qui sont
les plus éloquentes de toutes , parce qu'elles mêlent
à la grandeur des sentimens la chaleur d'une faction
? » Il ne me paraît pas facile de démêler- comment
la chaleur d'unefaction , qui ne présente jamais
une idée favorable, aurait pu imprimer un caractère
de sublimité à l'éloquence de Montesquicu. Cette idée
plus développée aurait probablement présenté un sens
plus satisfaisant.
+
J'en dirai autant de cette autre pensée : « L'excessive
>>> liberté, par sa naturemême, abesoin , pour la servir ,
SEPTEMBRE 1816.
19
» d'un excessifesclavage, » Mais revenons à des conceptions
plus relevées , et d'une toute autre importance
par leur sens profond, non moins que par la beauté de leur
expression. «Quoique les lois positives soient quelquefois
>> inconséquentes et bizarres ,elles résultent de rapports
>> nécessaires. Leur existence est une preuve de leur
»
»
utilité relative . Les lois que conserve un peuple sont
les meilleures qu'il puisse avoir , et la pensée de re-
>> nouveler , sur un seul principe , toutes les législations
>> de la terre , serait aussi fausse qu'impraticable ; mais
"
»
les connaître et les discuter , choisir et recommander
celles qui honorent l'esprit humain , voilà le travail
>> qui doit occuper un sage , et qui peut épuiser toute la
>> profondeur du plus vaste génie. Alors la connaissance
»
»
des lois , appuyée sur l'histoire et sur sa politique ,
>> s'éloigne également de la science du jurisconsulte et
des rêves de l'homme de bien. Les pensées qu'elles
fournit àun digne interprète , entrent insensiblement
dans le trésor des idées humaines , et en modifiant
> l'esprit d'un peuple , elles produisent de nouveaux
>> rapports , qui dans l'avenir , produiront des lois , et
>> changeront en nécessités morales les espérances et les
>>projets d'un génie bienfaisant. >>>
»
M. Villemain ne pouvait et ne devait pas , dans son
plan , chercher à combattre victorieusement une opinion
de Montesquieu aussi décisive que celle-ci : Le
climat influe puissamment sur les lois et sur la liberté
des peuples. Il avoue , à la vérité , que « cette hypothèse
>> est démentie par l'histoire , que le ciel de la Grèce n'a
>> pas changé , et que l'esclavage rampe sur la terre de
> la liberté. » Il en dit autant de Rome : « Il n'y a plus
>> de Romains en Italie , quoique sous le même ciel ;
>> mais ce sont les lois et les moeurs qui lui manquent. >>
"
»
»
Il en conclut que ces exemples , sans détruire l'opinion
de Montesquieu , prouvent seulement la force
desdivers principes qu'il a reconnus , et nous attestent
>>quel concours de faits et d'institutions est nécessaire
>> pour former et pour maintenir un peuple libre . » Les
raisons ne manqueraient peut-être pas pour tirer une
conséquence absolument opposée;mais c'estun système
1
1
320 MERCURE DE FRANCE.
dont on peut soutenir le pour et le contre avec autant de
probabilité pour l'un que pour l'autre.
J'abonderais encore moins dans son sens , relativement
à l'influence du climat sur l'esclavage domestique , au
moins en ce qu'il adopte avec Montesquieu pour cause
seconde et pourtant absolue , le despotisme de l'orient .
Il faudrait admettre préalablement qu'il n'y a jamais eu
de despotisme domestique ailleurs que dans l'orient , ce
qui est évidemment contraire à la vérité; enfin c'est à
mon avis prendre l'effet pour la cause , et si j'admettais
cette influence, j'en trouverais un motif bien plus naturel
dans l'indolence, que les climats chauds impriment
au caractère des habitans , indolence qui leur suggère le
besoin de suppléer au défaut de leur activité par celle
de leurs esclaves .
Mais je me reproche d'insister sur ces vétilles , qui
sontpour la discussion des objets de pure curiosité , tandis
que les bornes qui me sont assignées me forcent à négliger
une foule de beautés qui feront de ce discours si
justement couronné , un vrai monument d'éloquence
française dans les annales littéraires .
Ceserait louer imparfaitement son auteur , que de faire
remarquer que c'est au printemps de sa vie qu'il déploie
un talent aussi consommé , lorsqu'il montre toute la
profondeur et l'érudition d'un vieux littérateur , lorsque
c'est déjà la troisième couronne qui décore son front.
Quelle carrière brillante s'ouvre devant lui ! quel espoir
aussipour la république des lettres !
M
D. L. C. Β.
mmman
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
Reprise du Chevalier à la mode.
Combattre le mauvais goût , encourager le zèle , mêleraux
éloges que mérite le talent des leçons utiles , voilà
SEPTEMBRE 1816.
324
freis
latâchequi nous est imposée , et que nous prenons l'en
gagement de remplir avec fidélité; mais le principal bu
de nos efforts sera de poursuivre sans relâche l'intrigue
et la cabale. Si l'art dramatique est dans un état si déplorable,
c'est au trafic des applaudissemens qu'il faut
s'en prendre. Les auteurs de nos jours , presque tous ri
ches,mais pauvres d'esprit , trouvent plus commode
pour réussir, de dépenser de l'argent que de faire des
frais d'imagination; ils ne travaillent pas leurs ouvrages,
parce qu'ils sont sûrs qu'on travaillera leurs succès. Les
acteurs , de leur côté , comptant sur une admiration
qu'ils ont soudoyée , s'embarrassent fort peu de leurs
rôles et du public, ou plutôt le public n'est composéque
de leurs amis. Et pourquoi en effet se livreraient-ils à
une étude fatigante et renonceraient-ils à leurs douces
indispositions ? Pour être applaudis ils n'ont qu'à paraître
; pour être applaudis ils n'ont qu'à se retirer; s'ils
ne reviennent pas sur la scène , on les rappelle à grands
cris quand la toile estbaissée ; on perpétue leurtriomphe
jusqu'au-delà des représentations où ils daignent se montrer.
On ne peut blamer les applaudisseurs à gages ; ils
veulent gagner noblement l'argent qu'ils ont reçu ; ils
font leur métier avec une probité dont tous les gens salariés
, grands et petits , ne se piquent pas toujours.
L'entreprise des succès est aujourd'hui une des branches
d'industrie les plus florissantes; c'est une professiondont
les beaux- arts tirent une grande utilité. Sans lacabale ,
saurions-nous que Mille Volnais est une grande actrice ?
Sans les applaudissemens redoublés dont chacune de ses
entrées et de ses sorties est toujours saluée , sa modestie
lui aurait-ellejamais inspiré l'idéede neplus resserrer son
talent dans Paris , et d'aller faire fondre en larmes les
bons Tourangeaux ? Mais quoi, je déclame contre la
cabale, et je lui fais un crime d'un de ses plus grands
bienfaits ! Si elle n'avait d'autres effets que d'éloigner
du théâtre les princesses qui nous fatignent de leur médiocrité
, il faudrait l'encourager , loin de vouloir Fabo
lir; mais malheureusement les actrices dont elle nous
délivre quelque temps , ne reviennent de la province
qu'avec une escorte encore plus nombreuse d'admira-
21
322 MERCURE DE FRANCE .
1
teurs . Déjà on annonce le retour de Mie Georges , et
s'il faut en croire la renommée , elle doit assujetir les
Parisiens, aux mêmes formalités que les Lyonnais ; désormais
on ne pourra entrer au Théâtre Français qu'en
présentant ses billets aux agens de Mile Georges; ( 1)
il faudra l'applaudir sous peine d'encourir la disgrâce
des agens de Mile Georges. On sait qu'ils ne sont pas
endurans , et quelles tempêtes on attire sur sa tête quand
on leur résiste.
Si par hasard quelque personne honnête ,
D'un sens plus droit et d'un goût plus heureux,
Des bons écrits ayant meublé sa tête ,
Leur fait l'affront de siffler à leurs yeux ,
Tout aussitôt la bruyante cohue ,
D'étonnement et de colère émue,
Tonne à grands cris contre l'audacieux.
1
Au moindre signe d'improbation , vingt robustes enthousiastes
,
Aux épaules puissantes ,
A la voix de Stentor , aux mains retentissantes ,
:
crient : A bas ! A la porte ! et l'honnête homme qui
avait donné quarante-quatre sous pour venir applaudir.
Racine, et qui avait cru devoir s'armer d'un sifflet vengeur
en le voyant défigurer , est mis à la porte comme
perturbateur de l'ordre public.
Il serait bien temps de faire cesser de pareils abus ;
mais l'on ne peut y parvenir qu'en leur faisant une
guerre à outrance. Il faudrait que tous les journaux livrassent
chaque jour de nouvelles attaques à ce commerce
avilissant , où l'enthousiasme se vend au plus
offrant ; à moins , ce que je n'ose croire , qu'on ne trouve
moyen d'obtenir les éloges des journalistes comme les
bravos des claqueurs à gages . Il faudrait déjouer ces
indignes manoeuvres de la médiocrité , et quelquefois
même du talent , en les révélant au public; peut-être
Voyez le Journal de Paris,numéros de la semaine dernière.
:
SEPTEMBRE 1816 . 323
que toutes ces turpitudes dévoilées feraient rougir ceux
qui osent y avoir recours . Pour nous , toutes les fois que
nous pourrons découvrir quelques-uns de ces honteux
marchés , conclus par les auteurs et les acteurs avec tout
ce qu'il y a de plus vil et de plus bas dans la lie du peuple
, nous les signalerons sans aucun ménagement. Que
tous les amis de l'art dramatique unissent leurs efforts
aux nôtres ; qu'ils apprennent aux acteurs qu'il ne leur
suffira plus pour être applaudis , de jeter une bourse
au milieu du parterre . Liguons- nous tous contre ce fléau
de la scène française; que les plus habiles rappellent
aux auteurs les austères leçons d'Horace et de Boileau ,
et leur retracent les beautés de nos grands maîtres . Pour
moi , qui n'ose me croire seul appelé à une aussi noble
destination , je saurai du moins faire entendre quelques
avis salutaires; je pourrai , par exemple , donner des
leçons de grammaire et de prosodie aux comédiens , et
même àplusd'un auteur. S'il arrive encore à Mile Bourgoin
de dire dans le Misanthrope , comme je le lui ai
entendu dire une fois :
11973 シン
ديرد Lamalpropre sur elle de peu d'attraits chargée,
ma férule tombera sans pitié sur ses jolis doigts ; si
Fleury s'obstine à changer les vers du Tartuffe en répétant
sans cesse :
Le plus grand scélérat qu'ait jamais été,
je le prierai de vouloir bien , en se corrigeant ,
.. Faire amende honorable au parterre ,
D'avoir fait à son vers estropier Molière.
Si Talma , enfin , comme à la dernière représentation
de Cinna , s'oublie une seconde fois au point de réciter
ainsi les vers suivans :
:
jecrois l'entendre encor me dire :
Cinna par tes conseils je retiendrai l'empire ,
Mais je le retiendrai pour vous en faire part..
Je l'en avertirai avec tous les égards que l'on doit à son
talent , et aŭ respect qu'il montre ordinairement pour
L
21.
1
524 MERCURE DE FRANCE.
nos grands poëtes ; après Mile Mars , c'est Talma qui
observeellee plus scrupuleusement la mesure des vers qu'il
débite. C'est par cette sévérité , que l'on rendra au théâtre
l'éclat dont il brillait dans les temps où l'on sifflait
Molé , quand la langue lui tournait , et où Mile
Clairon allait apprendre au fort l'Evêque qu'on pouvait
punir ses caprices , si l'on ne pouvait rien sur son honneur.
a
Ladernière reprise du Chevalier à la mode a eu lieu
au mois d'avril 1806. Depuis la retraite de Mile Contat ,
aucune actrice n'avait pu , ou n'avait voulu se charger
du rôle de Mme Patin. C'est ce qui avait fait négliger ce
chef-d'oeuvre de Dancourt ,dont les pièces ne paraissent
pas jouir d'une plus grande faveur auprès des acteurs
qu'auprès du public . J'ai entendu siffler les Bourgeoises
de qualité; cela ne m'a pas étonné , car Georges Dandin
eu le même sort , et rien ne peut donner une idée plus
justedumérite deDDaancourt , que de voir le parterre le
confondre dans ses dégoûts avec Molière. Dancourt est
un de nos meilleurs auteurs comiques, L'on retrouve
dans ses ouvrages ce bon sens , cette vérité, ce naturel
qui sont réunis à un si haut point dans Molière. Dancourt
n'a peint que la petite société ; il n'a frondé que
des ridicules , et ceux de la classe beourgeoise sont les
plus saillans ; un bourgeois est sans déguisemens ; il se
présente comme il est ; l'on n'a presque qu'à le copier; il
se produit avec tant de bonhomie , qu'ily a conscience ,
en quelque sorte , à s'en moquer. Molière nous offre le
tableau du grand monde, comme celui du monde bourgeois;
il oserendrele vice même justiciable du tribunal
de Thalie. Dans les gens de cour tout est art et dissimulation
; c'est là sur-tout que le vice revêt tant de
formesdifférentteess pourenimposermieux ; c'est Protée
cherchant par mille métamorphoses à se dérober à nos
regards. Pour rendre vains tous ses déguisemens , il faut
l'épier , l'observer continuellement dans ce passage rapide
d'une forme à une autre; il faut une main ferme et
hardie pour faire tomber tous les masques dont il se
-couvre. Mais ce n'est point assez de luienlever les fausses
couleursdont il se parait, il fautlui en donner d'autres,
SEPTEMBRE 1816. 325
qui sans affaiblir la ressemblance , ne le montrent cependantpasdans
sa hideuse nudité. Ce monstre odicux ( 1 )
doit , non seulement paraître supportable , mais encore
comique.
Tous ces prodiges , l'auteur du Misanthrope et de
Tartuffe les a opérés. Dancourt , moins profond que
Molière , mais presque aussi vrai que lui dans les petits
portraits qu'il a tracés , n'a point donné à ses pièces un
aussi grand but moral ; sa verve , légère et satyrique ,
s'est contentée de nous égayer aux dépens des gens de
robe et de finances ,et des campagnards. Le Chevalier à
lamode est bien un homme de cour , mais nous ne le
voyons que dans ses rapports avec Mme Patin; il ne vient
sur la scène que pour parler avec des bourgeoises et pour
en rire. Le Chevalierà la mode fut donné aprèsl'Homme
à bonnes fortunes , de Baron. La scène dans laquelle
Mme Patin , la baronne et Lucile reconnaissent que le
chevalier leur a envoyé à toutes trois les mêmes vers , et
où la baronne voit entre les mains de Mme Patin les tablettes
qu'elle a données au chevalier , est évidemment
imitée de l'Homme à bonnes fortunes ; dans cette dernière
pièce , Cidalise et Araminte retrouvent entre les
mains l'une de l'autre , l'agraffe et la montre dont elles
avaient fait présent à Moncade. Mais ce n'est pas là l'imitationlaplus
importante;les prétentionsde Mme Patin
qui voudrait être femme de qualité à quelque prix que
ce fût, sont les mêmes que celles du Bourgeois gentilhomme.
Quand Lisette lui dit qu'il vaut mieux avoir
de l'argent sans qualité , que de la qualité sans argent ,
parce qu'avec l'un on peut avoir l'autre qui ne donne
pas toujours du bien, elle répond : « Il n'importe ,
» c'est toujours quelque chose de bien charmant qu'un
>> grand nom. » Quand Lisette ajonte que certaines
grandes dames ont vu , en rentrant chez elles ,saisir leur
carosse et leurs chevaux par les sergens : « Piût au ciel
s'écrie Mme Patin, que cela me fut arrivé et que je 7
(1) Il n'estpoint de serpentni de monstre odieux ,
Qui par l'art îmiténe puisse plaire aux yeux.
C
,
326 MERCURE DE FRANCE .
>> fusse marquise. » Elle a reçu une avanie d'une dame
delacour , qui a fait reculer son carosse de plus de vingt
pas; elle est furieuse : M. Serrefort , son beau-frère ,
craint que l'affaire n'éclate à la cour , et qu'il ne puisse
se parer de quelque grosse taxe. Il l'engage à se soumettre
aux articles d'accommodement dressés par lui.
Entre autres conditions , il faudra qu'elle se rende au
logis de la marquise avec laquelle elle a eu ce démêlé ,
modestement vêtue ; en robe , cependant , mais avec
» une queue plus courte que celle qu'elle porte d'ordi-
>> naire. » Elle répond : « Oh ! pour l'article de la queue
» je suis déjà sa très-humble servante , et je ne rogne-
«
30 rais pas deux doigts de ma queue pour toutes les
>>marquises du monde. » Une pareille folle qui ne
veut pas rogner deux doigts de sa queue , consentirait
bien, comme M. Jourdain , à perdre deux doigts de la
main pour être femme de qualité. Lorsqu'elle parle de
prendre un écuyer , pour agir d'écuyer à écuyer , avec
la marquise , elle dit à M. Serrefort , qui lui demande
si elle est femme à écuyer : Pour peu que vous m'obstiniez
, vous me ferez prendre des pages ; comme M. Jourdain
dit à sa femme : Ma fille sera marquise en dépit de
tout le monde , et si vous me mettez en colère je la ferai
duchesse. Enfin Mme Patin prétend que M. Serrefort est
frère de feu son mari , soit ; mais que son mari étant
mort , M. Serrefort ne lui est plus rien; et M. Jourdain
dit à sa femme , qui lui demande s'ils descendent tous
deux que de bonne bourgeoisie : Voilà pas le coup de
langue....
De tous les acteurs qui jouaient en 1806 , Fleury et
Mile Thénard sont les seuls qui aient conservé leurs rôles .
Fleury est encore charmant dans ce rôle malgré son âge.
On a beaucoup ri quand il a chanté à Mme Patin , et à
elle seule , l'air qu'il dit avoir fait pour le madrigal envoyé
à trois belles , et quand il a ajouté : Vous ne
m'aimez plus , puisque vous êtes insensible au chromatiquedont
cet air est tout rempli; mais on a encore plus
applaudi quand Mme Patin lui a dit , dans une autre
scène : « Qu'il dit les choses de bonne grace ! » Mme
Thénard a été fort plaisante dans la vieille haronne;
SEPTEMBRE 1816 . 527
1
mais elle atrop chargé la scène où elle fait apporter deux
épées pour se battre avec Mme Patin. Cette aventure
arriva , dit-on , du temps de Dancourt. Mlle Leverd est
la première actrice qui ait osé succéder à Mile Contat
dans ce rôle . Elle a fort bien joué la scène où le chevalier
lui chante un air , et les deux où elle souffre cruellement
des conseils bourgeois de M. Serrefort , le frère de feu
son mari. Mais il lui fallait la présence de son beaufrère
, pour lui rappeler qu'elle était la veuve d'un financier
épais. Dans les autres scènes, elle a parlé trop souvent
comme une femme du grand monde. Il est vrai
qu'on peut le lui pardonner; elle est habituée à jouer
Célimène , Céliante , Julie; mais ce qu'on ne peut lui
passer , c'est de compter assez peu sur son talent pour
placer au milieu du parterre les partisans les plus vigoureux
et les plus dévoués. Mile Bourgoin , dans le petit
rôle de Lucile , n'a pas laissé échapper l'occasion d'estropier
la prose de Dancourt , elle a dit : « Ilfaudrait
» que ma tante se dépéche. » Quand à Thénard et à
Mile Demerson , ils me sauront gré de ne point parler
d'eux.
Dimanche on a donné le Mariage de Figaro pour
les débuts de Mile Saint-Fal dans Suzanne . Cette actrice
grasseyait beaucoup il y a dix mois ; elle a fait disparaître
ce défaut presqu'entièrement ; elle devrait bien
aussi nous délivrer des gagistes nombreux qui l'applaudissent
avec tant de fureur. J'ai remarqué à cette représentation
de la folle Journée , que les gens difficiles et
les dames sévères qui trouvent si révoltantes certaines
expressions de Molière et de Dancourt , s'accommodent
fort bien du jargon obscène et des scenes licencieuses
de Beaumarchais. Lundi Mile Clairet a continué ses débuts
dans Lisette des Folies amoureuses . C'est une jolie
petite soubrette ; elle n'est pas embarrassée sur les
planches ; mais elle est froide et minaudière , parle beaucoup
trop vite , et ne sait pas gouverner sa voix , dont le
timbre est assez agréable. Enfin , je crois que Mlle Emilie
Clairet ne vaudra guère mieux que Mlle Emilie Contat.
1
THEATRE DE L'OPÉRA- COMIQUE .
Mlle Regnault vient de partir , et pour nous en con
528 MERCURE DE FRANCE.
soler Mme Boulanger revient; elleajoué pour sarentrée
le rôle de la princesse de Navarre dans Jean de Paris ,
rôle créé par Mile Regnault , et celui de la soubrette
dans Félicie. Elle pouvait certainement mieux choisir
pour faire briller son talent , et nous donner en mêmetemps
une autre pièce que Félicie , qui pour nous faire
expier le plaisir de voir Mme Boulanger, nous a offert
l'afféterie sentimentale de M. Dupaty , et les gentillesses
grimacières de Mile Palar. Le début de M. Vizentini
dans l'emploi de Lesage , est unde ces secrets qu'il faut
reveler aux gens qui veulent tout savoir; c'est comme
l'apparitionque Mile Dumont a faite incognito au Vaudeville
dans le rôle de Fanchon: elle chante comme
Mlle Minette et joue comme Mile Betzi.
THEATRE DES VARIÉTÉS.
Première représentationde la Magnétismomanie , de
M. Vernet , frère de l'acteur .
Les auteurs de ce théâtre sont bien heureux ; ils n'ont
qu'à dire des bêtises et à les mettre dans la bouche de
Potier, ils sont applaudis , grâce à cet illustre soutien
du calembourg. Cet acteur est si imperturbable qu'il
ne rit même pas des absurdités qu'on lui fait débiter .
ww
E.
INTERIEUR.
Nous retrouvons enfin notre monarchie , et les monumens qui lui
ont appartenus. La statue équestre de Louis XIV vient d'être refaite
dans le fronton de l'hôtel des Invalides. Le prince y est représenté à
l'agede trente-six ans , et c'est celui , où livré à toutes les illusions
de la gloire , il savait penser que ses triomphes avaient coûté des
pleurs , il cherchait à les tarir. Il soignait ses blessés et ne les empoisonnait
pas. Il n'interrogeait pas les médecins de ses armées sur le
jour prochain où ils devaient par leur mort , expier le malheur
d'avoir servi à ses triomphes; il's'occupait de rendre leur vie commode,
leur vieillesse moins souffrante, leurs plaies moins douloureuses;
et si l'histoire , trop sévère peut- être , lui demande compte
de quelques-unes des guerres qu'il fit , du moins Phumanité n'a
point de reproches à lui adresser. L'inscription replacée au bas du
piédestal rappelle l'époque de la fondation de l'hôtel. Ludovicus
1
SEPTEMBRE 1816. 329
magnus militibus, regali munificentia in perpetuum providens , has
sedes posuit , anno domini MDCLXXV.
Unporc a mangé , à Mavei-sur-Vaise , dans le département
de laMeuse, un enfant d'un an. Il l'a enlevé de son berceau, et la
mère , qui avait laissé la porte ouverte étant rentrée , a trouvé que
l'animal avait dévoré la tête et les bras de l'enfant. Ces malheurs
étaient jadis plus fréquens , et vraisemblablement paruneplus grande
négligence , car dans la jurisprudence criminelle de ces siècles , le
cochon était pendu par l'exécuteur public , en vertu d'une sentence
rendue par le juge criminel , et l'animal était brûlé ; nous avons lu
dans les anciens comptes des domaines les pièces justificatives de ces
désastreux procès .
- Une grande question de droit a été décidée à la cour de cassation;
elle était de savoir si l'état civil d'un individu est divisible ,
c'est-à-dire , si chez une puissance une personne peut- être reconnue
pouvoir jouir de certains droits civils, et en êtrepprriivé chez une
autre ppuuiissssaanncce. II s'agissait d'une femme, qui reconnue par des
jugemensprononcés en Russie comme légalement divorcée et ensuite
remariée , pouvait jouir légalement de ce second état en
France. La cour de Rouen avait prononcé que non: sur le pourvoi
en cassation , et d'après la déclaration de 1629 qui ne reconnaît
point les jugemens prononcés en pays étranger, la cour a rejeté
le pourvoi.
Le nommé Cousseau , impliqué dans l'affaire de Grenoble
avec Didier , a été arrêté dans la commune d'Allemont , département
de l'Isère.
- Le général Delaborde , qui avait été mis en jugement , a
fait plaider un moyen préjudiciel qui a été accueilli par le conseil
deguerre. L'ordonnance du roi porte : que le général Laborde sera
poursuivi. L'accusé a soutenu qu'il n'y avaitpas identité , que son
nom étantDelaborde, ne formant qu'un seul et même mot, l'ordonnance
du roi ne lui était pas applicable. Le conseil en ayant
délibéré a admis ce moyen, et iln'a pas été procédé à la lecture de
l'acte d'accusation .
Le général de Veaux, et ses co-accusés Hernoux , Lejeas et
Boyer , ont été acquittés à Dijon , sur la déclaration du juri .
- Le lieutenant-général Morand , contumax , a été condamné
àmortpar le 1er conseilde guerre de la 12ª division militaire , séant
à la Rochelle , pour avoir , le 3 avril 1815 , fait une proclamation
tendant à allumer la guerre civile.
Une ordonnance du roi , du 4 de ce mois, donne à l'école
polytechnique lanouvelle organisation qui avait été annoncéedans
P'ordonnance dumois d'avril dernier. Les plusheureux changemens
ont été faits dans le plan des études. L'un est que les candidats seront
interrogés pour le latin sur un auteur de la force de la réthorique ;
précédemmentc'était sur le de officiis de Cicéron, que ll''oonnexplique
ordinairement en troisième , et comme les candidats savaient sur
330 MERCURE DE FRANCE.
quoi ils auraient à répondre , ils tâchaient d'apprendrelede officiis ,
et non pas la langue latine. Le second est d'une haute importance ,
etdoit influer sur les habitudes morales des élèves ; cette école n'aura
rien de militaire.
Unbruitqui paraît très-authentique se répand que l'expédition
de lord Exmouth a eu leplus heureux succès. La marine d'Alger
estdétruite , tous les esclaves européens seront rendus , et les Algériens
renoncent à leurs pirateries.
EXTERIEUR .
Il vient d'être conclu , entre S. S. et le roi de Naples , une convention
d'après laquelle l'extradition des coupables aura lieu entre
les deux états : on regarde cette mesure comme très-salutaire pour
la sureté des deux puissances. Les états pontificaux viennent d'être
aussi divisés en douze provinces , et dix -neufdépartemens.
M. Wiscar vient d'exposer ici un tableau des plus grandes
dimensions que l'on ait vues. Il a 20 pieds de haut et 30 pieds de
large; il représente la Résurrection du fils de la veuve de Naïm.
lla eu a Rome le plus grand succès . On le presse vivement de le
porter en Angleterre , afin d'en faire une exposition , en anglais
(exhibition.) La saison est généralement dérangée entre le 40 degré
de latitude et le 66º , car Saint-Pétersbourg qui est près du 60 degré
était brûlée par une chaleur constante et forte , tandis que nous
étions , et que nous sommes encore tourmentés par un cataclisme
continuel. Le 16juillet , à Naples , on n'avait pas encore pu prendre
les bains d'eau de mer. Le 7 août, à quatre heures après midi , une
secousse de tremblement de terre s'est fait sentir ; peu de momens
après une erruption du Vésuve a eu lieu. Deux torrens de lave ont
coulé sur les flancs de la montagne , mais sans causer de dégâts ; le
soir même ils étaient arrêtés. Des lettres écrites de cette ville le 6 ,
ainsi que lesjournaux anglais,semblaient menacercette villeparun
guerre. L'escadre américaine composée du
Washington, vaisseau de 74; de la Java, frégate de 50 canons; la
Constellation ,de 38; et de la corvette l'Erié , s'étaient présentés
dans la rade. M. Pinknei , qui serend à Constantinople, était chargé
de réclamer les propriétés américaines confisquées par Murat, elles
sont estimées à 4millions de piastres. Le roi Ferdinand se préparait
à la résistance , il a pris 13,000 Autrichiens a sa solde , et un brick
deguerre anglais était envoyé à lord Exmouth , que l'on supposaità
Gibraltar, pour réclamer son secours. Les journaux anglais paraissaientcependantcroire
que les craintes étaient mal fondées , M. Pinknei
ne devant , selon eux , être chargé que de négociations amicales ,
etdans ce moment il a présenté ses lettres de créance au roi , et les
affaires sont mises en négociation.
Les jésuites ont perdu toute faveur à la cour de Naples , le
pape avait fait remettre au roi une nouvelle note en leur faveur ,
mais la cour d'Autriche a insisté avec la plus grande force auprès de
son allié pour qu'il persistât à les rejeter , ce qu'il a fait. Unde nos
journauxaprésentéuntableau detoutes les puissances par lesquelles
SEPTEMBRE 1816. 331
cet ordre est repoussé , et c'est presque par toutes celles de l'Enrope.
La fureur avec laquelle les pirates ravagent les côtes d'Italie
est à son comble. Ils viennent de faire une descente dans le golfe de
Menfredonia , dans la Capitanate , province napolitaine ; ils ont , sur
unespace de cinq mille , brûlé toutes les barques de pêcheurs , et
enlevé 133 personnes .
- Toutes les associations secrètes , quel que soit leur nom ,
viennent d'être sévèrement défendues dans le royaume de Naples.
Onpeut se rappeler qu'il y a déjà quelques années celle des Francs-
Maçons fut rigoureusement poursuivie.
Les nouvelles capitulations avec la Suisse ont été ratifiées par
S. M. T. C. , et l'échange de la ratification a été reçue officiellement
par la diète générale.
S'il est un pays où l'adoption d'un système uniforme de poids
etmesures puisse faire sentir ses avantages , il est vraisemblableque
ce sera en Suisse ; on y trouve 11 mesures différentes du pied , 60 de
l'aune , 87 pour les grains , 81 pourles liquides , et50de poids .
-
Le général Kosciuscho, qui en 1794 combattit avec tant de
valeur pour la défense de la Pologne , a envoyé , de Soleure , tooofr. ,
pour contribuer à l'érection de l'arc de triomphe que sa patrie élève
en l'honneur de l'empereur Alexandre.
Les eaux du Rhin s'élevaient le mois dernier , à Arnheim , à
14pieds6pouces. Elles étaient montéés de 22 pouces en quatrejours.
Les députés des sept états sur le Rhin , s'occupent d'organiser la navigationde
ce fleuve , en formant la commission centrale qui doit
exister d'après la décision prise par le congrès de Vienne. Le conseiller
Nau , bavarrois , est nommé président de la commission , et-
M. Pietsch secrétaire .
- On a publié à Francfort le montant de la population des seize
pays que les alliés ont repris sur Buonaparte , elle se monte à
31,691,297 individus .
Michel Krauss vientde mourir en Hongrie àl'âge de 125 ans ,
il s'était marié trois fois . Il eut vingt-deux enfans de son premier
mariage , neuf du second; il avait 114 ans lorsqu'il contracta son
troisième mariage
Le général Ameil , arrêté il y a quelque temps à Lunebourg ,
est enfermé dans une tour de l'ancien couvent de Saint-Gothard. On
lui a laissé le choix entre une prison perpétuelle , ou l'extradition en
France.
On vient de brûler , en présence des commissaires des hautes
puissances alliées , pour 50 millions de florins des obligations qu'elles
avaient créées en 1813 , et qu'elles ont acquittées .
Le roi de Wurtemberg continue demanifester son opposition
à l'établissement d'une caisse particulière qui serait propre aux états ,
et ne serait soumise à aucune inspection età aucun compte.Les états
302 MERCURE DE FRANCE .
reclament cet établissement comme un ancien privilége; le roi s'y
refuse , parce que c'est mettre au milieu de l'état une puissance indépendantequipeut
devenir nuisibleàtous. Cette opinion nous paraîtra
d'autant plus fondée, que nous nous rappellerons mieux les maux
qui sont résultés du pouvoir que l'assemblée, soit-disant nationale ,
aexercé sur l'émission des assignats , et les ressources qu'elle y a
puisées pour nuire. Le roi se plaint que les états-généraux entravent
Lamarche des affaires, ils ont été appelés parlui afinde donner à
sonpeuple une constitution appropriée à ses besoins , c'est l'unique
objetde leur convocation , et le monarque pense que jusqu'au moment
où cette constitution sera terminée et mise en activité , c'est à
lui à pourvoir seul aux soins des affaires , et au gouvernement de
Pétat.
Les états ne cessent d'élever de nouvelles réclamations contre
les impôts établis par le roi. Il en est un qui le fut à l'époque où le
royaume de Wurtemberg gémissait sous la tyrannie du prétendu
protecteur de la ccoonnffééddéérraattiioonn germanique; iillporte sur les denrées
coloniales. Onpeut croire qu'il pèse sur le peuple , et qu'il sera
nécessaire de le soulager de ce fardeau; mais il est impossible d'objecter
riende satisfaisant aux réponses du monarque : <<Mon devoir
leplus impérieux est de gouverner et de donner la paix et le repos
àmonpeuple; le vôtre est de travailler avec moi à la nouvelle constitutionque
je lui ai promise , que je veux lui donner. Occupez-vous
sans relâche de ce grand ouvrage. Jusqu'à ce qu'il soit achevé, vous
n'avez aucun droit d'intervenir dans les opérations du gouvernement.
>>>
Le roi Gustave Adolphe , qui habite actuellement Francfort ,
où il mène une vie solitaire, a pris le nom de Gustaff-Sohn .
- Le général Rapp est aux eaux de Scheuznach , couvert de
plusdevingt blessures ; ces eaux lui ont été ordonnées pour sa guérison;
mais aussitôt que la saison sera passée , il compte repartir
pour la France.
Le capitaine de gendarmerie Emmeretchs s'est tué d'un coup
depistolet à Liège. Cet officier était généralement estimé. Il marquaitdansunbillet
que l'on a trouvé à ses côtés ,qu'il priait que
l'on renvoyât sa femme dans son pays , et qu'il ne laissait point de
dettes. Avant de mourir , il avait fait remettre à un autre officier
l'état de sa compagnie. On ne savait à quoi attribuer une aussi
cruelle résolution ; mais son colonel l'a fait connaître. Le capitaine
Emmeretchs portait à un point excessif l'amour de ses devoirs ; il
avait fait de la régularité du service qu'il commandait son point
d'honneur. Les gendarmes de sa compagnie ayant laissé échapper
lecolonel Latapie , et le Mercure surveillant du Rhin s'étant permisdes
plaisanteries à ce sujet , le malheureux capitaine n'a pu les
soutenir , et il a mis fin à sesjours. Si le journaliste qui est la cause
de ce malheur se rendait justice , il briserait sa plume.
-Les évêques de la Belgique ont envoyé en nom collectifune
Lettre au roides Pays-Bas, enlui remettant un brefdu pape relatif
SEPTEMBRE 1816. 533-
aux affaires de l'église catholique romaine dans ce royaume. Sa
sainteté demande au roi par ce brefde faire tout ce qui sera en lui
à l'effet de concilier les devoirs de ses sujets catholiques envers sa
personne , avec ce que leur conscience exige d'eux , en raisondu
serment exigé par la loi fondamentale de l'état. La cour de Rome,
après avoir pris connaissance de la conduite tenue par les évêques ,
avait déclaré qu'elle était conforme aux canons.
Les dernières nouvelles venues de Francfort laissent toujours
dans l'incertitude surr l'époquuee oùdoit se faire l'ouverturede ladiète
germanique. Les discussions territoriales paraissent cependant être
terminées ; mais on indique,quedesprétentions d'unplushaut intérêt
doivent être réglées avant l'ouverture des séances. M. Humbold,
dont le nom est également illustre dans les sciences et dans la diplo
matie , est actuellement à Francfort en qualitéde ministre du roi de
Prusse. On compte sur ses talens pour applanir beaucoup de difficultés.
-On peut citer avec éloge la briéveté et l'énergie dudiscours
qu'un paysan de la Scanie a tenu , à Lunden, au prince royal de
Suède,enlui portant la parole au nom d'une députation : Nos sapins
ne changent jamais de couleur, jamais nos rochers ne chaugentde
place , notre fidélité sera également inébranlable.
Le 21 aooûûtt,, lenommé Simon, réfugié français enBelgique,
que le gouvernement du pays avait fait arrêter , sur la demande que
lui en avait adressée celui de France , a été remis aux autorités françaises.
Cet homme avait présenté une pétition aux états-généraux
des Pays-Bas ,et il a ensuite fait une protestation contre son extradition.
Est-ce que les Anglais , si jaloux de leur liberté , ne sentent
pas, et même assez souvent , combien il est nécessaire de suspendre
les effets de la loi habeas corpus ? Est- ce que leur acte du parlemeut
sur l'alien bill n'est pas une pareille suspension du droit de
refuge ? Leur position géographique rend cette dernière loi d'une
facile exécution. N'est-il donc pas nécessaire que les puissances continentales
aient aussi l'usage d'un pareil moyen de sureté? On dé
fendsa propre maison de l'incendie en arrêtant celui qui attaque la
maison de son voisin.
-Les dommages que la ville de Leipsick et ses environs ont
éprouvé en 1813 par la bataille qui s'y donna,ont été évalués à
2,580,959 écus , monnaie de Saxe.
Une rixe sanglante vient d'avoir lieu entre les troupes de la garnison
de Namur. Ellea , comme celle qui effraya il y a quelques
semaines la ville de Mayence, pris naissance dans des cabarets. On
disait il y a peu dejours que les puissances sentaient lanécessitéde
ne mettre à Mayence en garnison que les troupes d'une seule puissance.
-C'est M. l'archevêque de Vienne qui a donné le sacrement
de baptême à la jeune princesse dont l'archiduchesse Charles est
accouchée. L'empereur a été le parrain. Les actions de la banqus
554 MERCURE DE FRANCE.
f
créée par ce prince étaient prises rapidement , et le mois dernier
plusdedeux mille étaient déjà souscrites. Les personnages les plus
distingués étaient du nombre des souscripteurs. Vingt millions de
florins de papier échangé ont été brulés. Les agioteurs cherchaient
toujours à faire d'une mesure de salut public' un moyen de spécu-
Jation particulière , en entravant les opérations de la banque. On ne
peut concevoir comment les juifs ,qui ont besoin de la protection
de l'Autriche , et qui même la réclament avec empressement , se
trouvent toujours au premier rang parmi les spéculateurs dange-
Teux. On a été obligé de leur défendre à Milan de faire le commerce
des grains; ils ont été contraints de déclarer ce que chacun d'eux
enpossédait, et de n'en garder que le nécessaire pour leur consommation.
Dix-huit siècles d'abaissement, d'opprobretet de rejet par
toutes les nations , ne suffisent pas pour animer encore ces os secs
annoncés par le prophète Ezéchiel.
-Dans un tableau de statistique de la Bohême et de la Moravie,
on trouve que l'on n'y comptait en 1786 que 430,244 maisons , tandis
qu'il y en a aujourd'hui 510,983 , c'est-à-dire , 80739 de plus.
Cet accroissement ne peut pas , je pense , dépendre entièrement de
celui de la population; mais de ce que le fléau de la guerre ayant
moins long- temps pesé sur ces provinces , et d'une manière moins
rigoureuse , elles sont devenues un lieu de refuge pour les malheureux
habitans des autres parties de l'Allemagne.-La fête de
S. M. T. C. a été célébrée à Vienne par M. l'ambassadeur de France.
Le nonce du pape a célébré la messe chantée à cette occasion . Leş
trois ambassadeurs des branches de la maison de Bourbon , celui de
France et ceux d'Espagne et de Naples, le nonce du pape, etdes
chevaliers de Saint- Louis se sont réunis à l'hôtel de l'ambassade ,
où il y a eu un repas de 50 couverts.
-
Vienne.
Tous les objets de première nécessité sont très-chers à
Le prince régent , qui avait été attaqué d'une inflammation
debas-ventre,étant parfaitement guéri , voyage dans ce moment,
etdoit aller visiter le marquis d'Anglesei. C'est ce général qui perdit
une jambe à la bataille de Waterloo.
Le nombre d'Anglais qui se rendent sur le continent ne-diminue
pas ; l'économie est la principale raison de cette émigration
momentanée. Les personnes riches , ou seulement aisées , ont l'usage
dans cette saison , le parlement étant prorogé , de se rendre ou aux
eaux, on sur les côtes pour y prenere les bains de mer. Depuis
long-temps le continent n'était plus abordable ; il est pacifié, et
naturellement il doit exciter la curiosité de ceux qui n'y étaient pas
encore venus , on qui regrettaient de ne pouvoir y paraître. Les journaux
de l'opposition, dont la marche est de se montrer sans cesse
opposés à ce qui se fait , seulement parce que cela se fait , s'élèvent
contre cet abandon momentané des riches. On peut cependant lear
faire observer que l'on compte dans le nombre des voyageurs plusieurs
membres distingués de l'opposition. Un de ces journaux rap
SEPTEMBRE 1816. 335
portaitque 600domestiques congédiés à cause des voyages entrepris,
s'étaient assemblés à une taverne pour y réclamer le secours d'une
souscription en leur faveur , et que plusieurs nobles lords devaient
se rendre dans l'assemblée.
✓ On ne peut cependant se dissimuler qu'il règne dans le peuple
un esprit de mécontentement que la stagnation du commerce augmente.
Sans cet esprit d'agitation , se serait-il élevé à Glascow une
émeute parmi ceux que la bienfaisance s'empressait de secourir ?
Des souscripteurs font délivrer des soupes économiques , et des
murmures s'élèvent ; un des souscripteurs indigné contre cette ingratitude
, la reproche vivement , et de là naît une sédition contre 1
laquelle il a tallu déployer la force militaire.
- Les habitaus de Reading ont dressé une adresse au maire de
cette ville, afin d'obtenir la permission de présenter une pétition au
prince régent , pour qu'il ordonnat aux ministres de porter leur attention
sur les places sans fonctions ( sine cures ) . Tandis que cela
se passait dans cette ville , il se tenait à Londres une assemblée convoquée
dans le même dessein. On a remarqué avec raison que les
discours qui y ont été prononcés étaient moins dictés par l'amour
vrai du bien que par l'esprit de parti. Nous y avons reconnu les
idées, les expressions même dont la sanglante tribune d'an club
qui n'a que trop existé en France, retentissait il n'y a pas 25 ans.
A
-Si l'indignation publique peut- être excitée fortement , n'est-ce
pas plutôt contre ce commerce de crimes établi par les agens mêmes
de la police en Angleterre. Ils corrompaient des malheureux , leur
indiquaient le crime à commettre, puis allant denoncer lear victime
àlajustice, ils recevaient la récompense que la loi accorde au dénonciateur.
Thomas Brock , accusé de ce genre de corruption , avait
été mis en prison, il a trouvé le moyen de s'en échapper. Uner
pareille coalition, pour faire commettre des crimes , existait en
Hollande; un officier de police en a été accusé et convaincu , il a
été condamné à recevoir Io coups de fouet, à la flétrissure , et à
sept ans de travaux forcés.
}
- La compagnie des Indes orientales a souscritpour la somme:
de 1,000 liv. sterl. , en faveur des ouvriers dans la détresse. יניי
- Dans le nombre des attaques journ lères que se font les
journaux anglais , on peut- être assez étonné d'en voir un qui a
essayéde soutenir que l'Angleterre ne devait pas se montrer l'ennemi
irréconciliable des régences barbaresques , qu'elles avaient souvent
été d'une grande utilité au commerce de la Grande-Bretagne , ensorte
qu'il y avait un certain intérêt à les ménager. Cette proposition ,
au moins inconvenante d'après la conduite actuelle du dey d'Alger ,
a été vigoureusement attaquée par le Times , et par des raisons trèssolides
. Tous les regards sont en effet arrêtés sur lord Exmouth. Son
escadre , contrariée par les vents , n'a pu arriver à Gibraltar aussitôt
qu'on l'espérait. L'escadre hollandaise a demandé à faire sa jonction ,
ceque lordExmouth a accepté. Il a, en outre , renforcé sa flotte de
cingchaloupes canonnières et d'un brick armé en brûlot. Des juifs ,
)
336 MERCURE DE FRANCE.
(
partis d'Alger , ont assuré qu'il y a dix-neufjours les Algériens ne
s'attendaient pas encore à être attaqués. Un brick danois arrivé à
Gènes le 18 août , a rapporté quela famille du consul anglais avait
pu se sauver à bord de l'escadreanglaise qui avait paru devantAlger
Je 12. Il paraissait que le consul n'avait pas pu y parvenir, et l'on
craignaitqu'en cas d'un bombardement , les Algériens ne l'exposassent
sur les remparts. Lord Exmouth en se présentant devant la
ville avait expédié un bateau pour demander que le consul lui fut
renvoyé, l'équipage a été mis aux fers ; un second batean envoyé
pour former la même demande et réclamer le premier parlementaire,
a subi le même sort Les Algériens ne veulent pas tirer le premier
coup de canon, mais ils coniptent se défendre avec la dernière
vigueur. L'ambassadeur que le dey a envoyé à Constantinople paraît
y avoir été bien reçu, car la Porte n'a rien dit sur les pirateries
desAlgériens , quien ontre , paraissaient annoncerpour les firmans
de sahautesse une obéissance dont ils avaient depuis long - temps
perdul'habitude.
ANNONCES.
wwwwwwwww
Les regards des connaisseurs et des amateurs les plus
plus distingués , s'arrêtent sur l'exposition des beaux et
nombreux ouvrages en verre sortis des mains de M. Demmenie
, qui sans autres matériaux que du verre , et
avec une lampe et l'adresse de ses doigts , sait être à
la fois peintre , sculpteur et architecte. Chaque partie de
cette collectionvraiement curieuse , est l'objet d'une surprise
etd'un éloge. On admire successivement des fruits ,
des fleurs , des oiseaux d'une vérité parfaite , des habitations
décorées par d'agréables accessoires , et jusqu'à un
vaisseau de ligne complétement gréé , etc. , etc. Le professeur
initie l'assemblée dans les secrets de son art. M.
Demmenie joint dans ses procédés l'utile et l'agréable ;
il donne sur la nature du verre et les divers emplois
qu'on peut faire de cette substance , des connaissances
très-utiles .
Errata du précédent numéro .
Page 264 , ligne 15 , au liu de rabat , lisez rabot .
Page 266, ligne 9, au lieu de lieu,lisez lien.
DUBRAY, IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR,
Ν. 5.
-
***
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
ww
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
er
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. On ne peut souscrire
quedu 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très - lisible . Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
m
-
POESIE .
DISCOURS
wwwwwwwwwwwwwwwwww
De GALGACUS , Général des Bretons ,
Traduit de la vie d'Agricola , par Tacite.
ARGUMENT.
Les Romains , sous la conduite d'Agricola , général des armées
de Domitien , avaient envahi presqu'entièrement la Bretagne Galgacus
, l'un des chefs des Bretons , se retira au fond de la Calédonie
(Ecosse ) avec les débris des différentes armées , battues précédemment
par les Romains , dont les forces étaient augmentées par des
levées continuelles chez les différens peuples conquis. Acculé à la
mer , Galgacus fut forcé d'accepter le dernier combat , dout l'issue
soumit la Bretagne entière au joug de Rome. Ce général , avant le
combat , adresse à ses troupes le discours suivant :
Bretons ! plus j'envisage et nos pressans dangers
Et quel but sur nos bords guide ces étrangers ,
TOME 68 . 22
1
338 MERCURE DE FRANCE.
t
1
Plus je crois que le jour qui voit notre alliance
Verrade nos tyrans expirer la puissance.
Anos voisins domptés ils ont donné des fers.
Ici finit le monde; et sur le sein des mers
En vain nous penserions éviter l'esclavage ,
Quand la flotte romaine assiège ce rivage ;
Ainsi donc, des combats il faut tenter le sort:
C'est le dernier recours du timide et du fort.
Lors des premiers assauts où l'audace romaine
Trouva plus d'une fois la victoire incertaine ,
Notre espoir, notre appui , ce fut notre valeur.
En effet, des Bretons et l'exemple et l'honneur ,
Placés sur ces rochers comme en un sanctuaire ,
Nos regards , des vaincus ne voyaient point la terre;
Ils n'étaient point frappés de l'aspect odieux
D'un honteux esclavage inconnu dans ces lieux.
Enfin, notre renom et cette solitude
Ont éloigné le jour de notre servitude.
Mais découverts , comment échapper aux vainqueurs ?
Pensez-vous maintenant désarmer leurs fureurs ?
L'univers envahi, ces brigands de la terre
Sur les flots indignés ont apporté la guerre.
L'Orient, l'Occident n'ont pu les assouvir :
Richesse , pauvreté , tout flatte leur désir.
Unpays est-il riche ? ils deviennent avares.
Pauvre ? l'ambition y jette ces barbares.
Dévaster , égorger , voilà par quels bienfaits
Aux peuples accablés ils dispensent la paix ,
Nos proches , nos enfans de l'hymen tendre gage ,
Vont mourir lein de nous sur un autre rivage.
Nos épouses , nos soeurs , des soldats furieux
Peut- être éviteront les transports odieux ,
Les traîtres , comme amis reçus dans nos familles ,
Séduisent avec art nos femmes et nos filles.
Ondévore nos biens pour payer les tribus ;
On accable nos bras de travaux assidus
Qui d'unvainqueur farouche attestent l'insolence;
1
SEPTEMBRE 1816. 339
D'indignes traitemens en sont la récompense.
On peut vendre une fois l'homme né pour servir,
Et son maître du moins prend soin de le nourrir.
Chaque jour la Bretagne achète ses entraves ,
Chaque jour les tyrans épuisent leurs esclaves;
Au sein d'une famille , un nouveau serviteur
De ses compagnons même éprouve la rigueur.
Tels , flétris les derniers du joug de l'esclavage ,
Nous ne devons qu'attendre et la honte et l'outrage.
Ce séjour n'offre point de mines , ni des ports
Dont nous puissions pour Rome exploiter les trésors.
De ces lieux aux Romains le secret porte ombrage ;
Les Romains des vaincus redoutent le courage.
Vous donc, qui chérissez ou la vie ou l'honneur ,
Vous n'avez plus d'espoir que dans votre valeur.
Les Brigantes , guidés par l'ardeur d'une femme , (1)
Portèrent dans leurs camps et le fer et la flamme,
Si ce premier succès ne les eut éblouis ,
Ils auraient pour toujours chassé leurs ennemis.
Nous , que la liberté de sa flamme dévore ,
Qui sous un joug de fer ne plions point encore ,
Faisons à ces Romains connaître les guerriers
Qui des derniers Bretons défendent les foyers.
Sachez que vos tyrans , quand la mort les menace ,
Cessent de conserver cette insolente audace
Qu'ils montrent à vos yeux au milieu de la paix.
Nos haînes , nos discords , ont fait tous leurs succès ;
Ils les ont su tourner au profit d'une armée
Avide de hasards , de pillage affamée ,
Qu'une victoire unit , que disperse un revers.
Peut- être pensez- vous que jaloux de leurs fers ,
La plupart des Bretons , je rougis de le dire ,
Dont le sang consolide un odieux empire ,
Les Germains , les Gaulois , par des liens puissans ,
( 1) Peuple de la Calédonie , gouverné par Cartismandua , leur
reine.
22.
540
MERCURE DE FRANCE.
Demeurent attachés au char de leurs tyrans ?
La crainte , la terreur , sont des noeuds peu durables.
Brisez -les , réveillez des haînes implacables ;
Les vaincus oseront attaquer les vainqueurs .
Ont-ils , vos ennemis , pour enflammer leurs coeurs ,
Des femmes , des enfans , dont l'aspect les excite?
Qui peut leur reprocher une honteuse fuite ?
Ils sont ou sans patrie ou nés loin de ces bords.
Ah! les dieux , pour tromper leurs coupables efforts ,
Les livrent enchainés et presque sans défense
Aux coups d'un peuple brave armé par la vengeance ,
Et l'horreur de ces lieux , qui leur sont inconnus ,
Porte déjà l'effroi dans leurs coeurs éperdus ,
De leurs armes l'éclat vous semble-t-il à craindre ?
Il ne saurait blesser , il ne peut vous atteindre.
Mille alliés viendront s'offrir de toutes parts ;
Les Bretons les premiers suivront nos étendards ;
Les Francs se souviendront de leur indépendance;
Le reste des Teutons va rompre une alliance
Dont les Usupiens ont osé s'affranchir. (1 )
Et quel obstacle encor peut donc nous retenir ?
Des forts abandonnés ? des vétérans débiles ?
Des préteurs occupés de discordes civiles ?
Là je vois les Romains , ici sont les tribus ,
Et tous les châtimens qu'on impose aux vaincus.
Il faut donc à l'instant tomber dans l'esclavage,
Ou porter dans leurs rangs la mort et le ravage ;
Quand vous devez combattre , il faut de vos aïeux
Vous rappeler l'honneur , songer à vos neveux.
H. MONTOL.
(1) Peuplade de la Calédonie.
wm
1
SEPTEMBRE 1816 . 341
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A CHLOÉ .
Vitas hinnuleo me similis Chloé , etc.
Tu me fuis , Chloé , comme un daim
Qui sur les monts cherche sa mère ,
Et s'effraie au murmure vain
Des vents , et du bois solitaire.
Soit que dans la jeune saison;
Les feuillages mouvans frémissent ,
Soit qu'un lézard touche un buisson ,
Son coeur bat , ses genoux fléchissent.
Pourquoi me fuir ? je ne suis pas
Un tigre de ton sang avide.
De ta mère quitte les pas ;
Il est temps qu'amour soit ton guide.
BERTHOLON DE POLLET.
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L'ÉPOUSEUR ACCOMMODANT.
Conte.
Tu vas te marier ; fidelle à l'amitié ,
Réponds : connais-tu bien le sang de ta moitié?
Jadis d'un sien parent qu'entreprit la justice ,
Un fer brûlant marqua les débuts dans le vice ;
Puis le drôle assez haut mourut...... Dieu sait comment.
Le père est décrié , c'est un vrai garnement.
La mère en ses vieux jours , affectant la sagesse ,
Prétendit , mais en vain , au surnom de Lucrèce.
-Qu'importe ! je sais tout , terminons l'entretien.
La mère ne yit plus , et la fille est très - bien ;
۱
1
342
MERCURE DE FRANCE .
Ce parent lui tient peu, si tant est qu'il lui tienne ;
Le père peut changer : la fortune est certaine.
-Comment ! que dira-t-on ? ta naissance , ton rang ,
Ton nom , tout te commande un hymen différent.
- Un rang se perd , mon nom est un meuble inutile.
- Je te comp ends : l'argent , sans lui tout est stérile.
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
LE RENDEZ - VOUS .
Ode galante.
Déesse des plaisirs faciles ,
Des jeux et de la volupté ,
Vénus , sous ces berceaux tranquilles
Conduis la coquette Myrthé.
'Al'oeil vigilant de sa mère ,
Aux craintes d'un amant jaloux ,
Dérobes avec soin le mystère
Qui protège ce rendez-vous.
Déjà de son écharpe sombre
La nuit enveloppe les cieux ;
Que Myrthé vienne , et que dans l'ombre
Ton astre seul brille à ses yeux.
Eh quoi ! d'une marche rapide
J'entends les pas se succéder.
C'est elle..... déesse de Gnide ,
Je n'ai plus rien à demander.
Mais , pour excuser sa défaite,
Quels sermens eile exigera !
Doux sermens que l'écho répète,
Et que Zéphire emportera.
SEPTEMBRE 1816. 343
Bientôt l'aurore qui s'avance
Va nous séparer sans retour ;
Demain j'oublierai mon amour ,
Elle oubliera ma récompense.
DE CAZENOVE.
LE CLUB DES PURITAINS.
Conte.
Dans une illustre cotterie ,
De très-moroses puritains ,
Unjour un brave ignorantin
S'enrôlant pour la confrairie,
S'offrit au péril du scrutin.
Grand bruit parmi les commissaires ;
Cethomme est-il vierge , est-il pur ?
S'est-il mêlé dans les affaires ?
Et paraît-il enfin bien sûr ?
Très - chers et respectables frères ,
Dit le vénérable doyen ,
Admittetur , tel est notre avis unanime :
Il est suivant notre maxime .
Le candidat est pur, car il n'est bon à rien.
ÉNIGME.
Plus belle que l'Amour ,
Je n'avais pas un jour
Que j'épousai mon père ;
Et cependant je n'eus jamais de mère.
1
Je n'avais pas un an
Que j'avais un enfant.
Pour compléter ma destinée ,
Je dus mourir sans être née.
344
MERCURE DE FRANCE.
CHARADE.
Mon tout et mon premier sont d'une forme ronde ,
Et deux fois mon dernier est sur la mappe-monde.
www
LOGOGRIPHE .
De mon utilité le médecin décide
Et mon premier effet est de faire souffrir.
Je conviens que je suis quelquefois homicide ;
Enfant de la douleur et jamais du plaisir .
Mais quel trésor de bien ma présence chérie
N'apporte- t- elle pas à mille malheureux
Qui sans moi dans leurs maux auraient perdu la vie !
Et peut-être, lecteur , l'éprouvez - vous comme eux .
Ma naissance est un mal ; elle est toujours sensible :
Bien souvent très-heureuse , et quelquefois nuisible.
Laissons ces premiers traits ; combinons un, deux , huit,
Méfiez-vous de moi , je friponne sans bruit.
Avec un, cinq , six , sept , je n'ai plus de courage .
Trois , quatre , cinq , six , huit , me passant de langage ,
J'annonçai le retour de l'époux de Sara ;
On le vit avec joie , et son père en pleura.
Un , cinq , sept , huit , que Dieu te le conserve.
Un , deux , sept , huit, hélas ! que le ciel t'en préserve.
Avec un , six , sept , huit , gardons notre vertu :
C'est le solide bien , lecteur , qu'en penses-tu ?
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est le présent. Celui du Logogriphe est Bassinoire
, dans lequel on trouve Sein , Bois , Soie , Baron , Aisne , Iris ,
Os , Sabin , Serin , Bion , Bain , Oie , Baiser , Bas. Isis , Ban , Raisin ,
Ane, Bon ,Asie , Sosie ,Air. Le mot de la Charade est Vinaigrette.
1
SEPTEMBRE 1816. 345
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www
OEUVRES BADINES ET MORALES , HISTORIQUES
ET PHILOSOPHIQUES DE JACQUES
CAZOTTE .
( II et dernier article. )
Nous ne reviendrons plus sur les prophéties , les songes
et les révélations de Cazotte , ce n'est pas qu'il n'y eut
au moins un interêt de curiosité à les connaître , mais
nous renvoyons à l'ouvrage ; il y aura sans doute beaucoup
d'esprits superficiels , qui n'y appercevront que l'égarement
de l'imagination ; d'autres , plus attentifs et
plus mûrs , aimeront ày retrouver un bon et fidelle sujet,
dont les erreurs doivent être déplorées ; enfin les personnes
éclairées sur la religion trouveront une preuve de
l'extrême danger qu'il y a d'aller puiser ailleurs qu'aux
véritables sources .
Dans la courte analyse que nous donnerons des ouvrages
de Cazotte , nous suivrons l'ordre dans lequel
l'éditeur les a rangés. Il nous aurait semblé préférable
qu'ils l'eussent été d'après les époques de leur publication.
Il est plus facile de saisir alors la marche du talent
d'un auteur , on le voit naître , se développer , et s'il s'affaiblit
ou se relève ensuite , on peut juger qu'elles ont été
les causes de ces variations diverses , en les rapprochant
des temps où il écrivit. Le jugement qu'un critique porte,
contribue à éclairer ceux qui entreprennent de courir
la même carrière , car toute critique ne doit pas
avoir d'autre objet. Si l'auteur vit , il peut se corriger
lui-même ; s'il n'existe plus , ses défauts ,présentés d'une
manière convenable , servent à montrer aux autres ce
qu'ils doivent fuir , ou ce qu'il faut imiter. Nous sommes
donc fâchés de voir que cet ordre chronologique n'ait
pas été suivi dans cette édition , et lorsque l'on trouve
les mille et unefadaises , à la fin du second volume ,
après avoir lu dans le premier et au commencement du
second plusieurs des meilleurs ouvrages de l'auteur ,
comment ne pas croire que son talent a tout à fait dé
346 MERCURE DE FRANCE .
généré. Mais si ce petit conte, bien digne de son nom ,
avait été mis le premier , puisqu'il est effectivement le
premier ouvragede Cazotte , qui le composa àvingt-sept
ans , on serait par cette circonstance même, porté à l'indulgence
. Ce n'est pas que ce conte à dormir debout ,
Cazotte lui-même l'appelle ainsi , ne contienne des critiques
spirituelles et malignes sur les moeurs du temps ,
et qu'il n'en fronde ouvertement les ridicules ; mais ces
critiques ont perdu pour nous beaucoup de leur prix ,
nonpas que nos moeurs soient au fond plus pures et
meilleures , mais parce que nos travers ont pris d'autres
formes.
Le poëme d'Ollivier , car l'auteur a nommé ainsi les
douze chapitres , dont il a composé ce roman de chevalerie
qui est écrit en prose , et il est vrai que ces chapitres
sont aussi nommés chants , ce roman , dis-je , prouve
combien l'imagination de l'auteur était féconde et en
même-temps qu'il avait étudié les modèles. Comme le
Boyardo et l'Arioste , l'auteur prend , quitte et reprend
ses héros ; au moment où il les abandonne , il a soin de
les laisser dans une situation qui pique la curiosité.
Ollivier , personnage principal , est sur le premier plan
du tableau et par-tout son caractère est soutenu . Sigismond
, qui persécute Ollivier , et qui a de fortes raisons
poursemontrerinexorable , garde aussi son caractère.Mais
il n'en est pas de même d'Enguerrand. On ne retrouve
pas en lui le chevalier du treizième ou du quatorzième
siècle , il en a l'armure , il éprouve quelques -unes de
ces aventures de féerie dont nos vieux romanciers sont
si prodigues , mais leur dénouement et le héros ressemblent
de trop près aux marquis du milieu du siècle dernier;
il en résulte une disparate fatigante. Lorsque sur
la foi d'un titre , notre imagination s'est abandonnée à
rêver chevalerie et magiciens , elle est désagréablement
réveillée lorsque l'on trouble le songe par des images
mal assorties. Elles sont bien dessinées , seules elles plairaient
, mais elles ne se trouvent plus à leur place. Isolezles
, et vous trouverez que l'auteur a bientracé ses figures ;
formez-en un tout , et vous lui refuserez la connaissance
de son art. Desinit in piscem mulierformosa supernè .
SEPTEMBRE 1816 . 347
Les contours du poisson sont bien tracés, la femme_est
belle , et de l'ensemble ne résulte qu'un objet désagréable.
Dans toute composition l'accord des parties est
ce qui entraîne les suffrages. Peignez si vous voulez le
diable , mais ne le couronnez pas de roses . Il y a un personnage
qui n'est qu'au troisième plan , et qui à force
debon sens est extrêmement plaisant , c'est Barin , l'écuyer
d'Enguerrand. Celui-ci voit des paysans qu'une
chanson villageoise , un peu plus que gaie met en joie ,
Enguerrand entr'autres travers , a celui d'être poète , il
veut déconfire le rustique ménétrier , et s'empare du
violon ; il chante une romance de sa composition , il est
hué : le bon Barin pour le consoler lui dit : « Eh ! de
» quoi vous avisez-vous d'aller chanter des langueurs
» à des Limousins. » Depuis Molière jusqu'à Colind'Harleville
, qui s'écrie dans l'Optimiste : Je pouvais
naître Limousin , les plaisanteries se sont répétées sans
cesse sur les habitans de cette montagneuse province ,
où cependant les chevaux sont très-légers . Deux jolis
fabliaux , la Brunette anglaise et le Diable à Quatre ,
qui se trouvent rapportés épisodiquement dans Ollivier ,
prouvent que Cazotte aurait pu rimer tout son roman.
Il serait en entier écrit en vers , que je lui refuserais le
nom de poëme. Il faut pour un poëme plus d'ensemble ,
que tous les personnages marchent plus ou moins heureusement
vers un même but , mais il est nécessaire
quetous y concourent eetty servent; c'est cet ensemble
quimanque an poëme d'Ollivier. C'est un ouvrage amusant
qui est très -loin de la perfection .
Le Diable amoureux est une conception bizarre ,
dont l'exécution est beaucoup plus parfaite que celle
d'Ollivier , car tout y est entièrement lié. L'idée en
est peu galante. Le diable veut séduire Alvare ; il prend
la figure d'une jolie fille. Frameri a puisé dans ce conte
l'idée de l'Infante de Zamora , pièce qui n'a point eu
de succès , malgré la bonne musique qui devait la faire
réussir ; mais alors on aimait encore la véritable comédie
, la musique seule ne faisait point une réussite.Au
moment où Cazotte composait le Diable amoureux , il
n'était point encore livré à l'illuminisme ; mais on sent
548 MERCURE DE FRANCE.
en le lisant qu'il était dans une disposition très-prochaine
d'y croire , et très-propre à s'y livrer . Les adeptes s'y
trompèrent. Toujours original , il y fit mettre des gravures
qui sont des charges grotesques , et dont l'auteur
s'amuse dans l'avant-propos de sa Nouvelle. L'éditeur a
eu raison de les renouveler dans cette édition , car elles
étaient devenues rares . On doit aussi le louer d'avoir
donné le dénouement primitifdu Diable amoureux , et
tel que Cazotte l'avait conçu d'abord. Cédant ensuite à
des critiques , il lui donna des développemens que je
erois devoir critiquer. Le premier dénouement est rapide
, sort du sujet même , conserve Alvare pur , et le
fait sortir vainqueur du combat. Les remords , la piété
filiale lui donnent la force de prononcer les mots qui
peuvent dissiper le prestige. On quitte donc sa lecture
amusé par les détails et satisfait d'Alvare ; on sent toute
lavérité de la réflexion de sa mère , lorsqu'elle lui dit
ensuite : Mon cherfils , vous avez couru après les mensonges
, et dès le moment méme vous en avez été environné.
Celle d'un docteur de Salamanque n'est pas
moins vraie , et est plus profonde : le caractère de l'interlocuteur
l'exige. C'est sur-tout dans son discours que
l'auteur a placé toute la morale de son conte ; car il cherchait
toujours à tourner vers un but utile ce qu'il
écrivait. Il faut convenir cependant qu'il a trop souvent
sacrifié au goût de son siècle , et que sa plume n'a pas
toujours une pudeur virginale. Depuis la régence , les
moeurs perdaient chaque jour de leur sévérité , et les
lectures habituelles se ressentaient dans toutes les classes
de cet oublide la morale . Les héros des romans du siècle
de Louis XIV se contentaient de disserter sur l'amour
dans une longue enfilade d'épais volumes : on ne les lisait
plus. Les acteurs des petits romans du tems où Cazotte
écrivait , le mettaient en action; ils firent raffoler
les boudoirs , dont ils peignaient licencieusement les
secrets , et ces écrits corrupteurs étaient recherchés avec
avidité. Un auteur désire être lu , un libraire veut surtout
vendre ; tous se mirent à exploiter la corruption
publique pour en faire leur profit. On pourrait , à toutes
les époques , déterminer avec certitude quel était le ca-
1
1
SEPTEMBRE 1816. 549
ractère dominant de la société , en connaissant la faveur
dont a joui tel ou tel roman . L'accueil fait à celui de
Chauderlos de la Clos , et la fortune qu'il procura à l'auteur
, nous certifient des coeurs corrompus et propres à
se livrer à toutes les horreurs. Peu d'années après nous
avons en effet vu la révolution. Cazotte n'échappa point
au mauvais espritde son temps; il n'est pas toujours assez
réservé. Je suis cependant porté à croire que chez lui
c'était un travers , une faiblesse de l'amour propre , qui
désire ne pas négliger un moyen de succès ; car dans ce
qu'il dit, on voit qu'il eut su mieux que bien d'autres en
dire davantage.
Defausses critiques lui firent donc changer le dénouement
du Diable amoureux; Alvare est vaincu , mais non
entièrement corrompu : c'est là ce qui rend ce dénousment
faux. Si Cazolte eut continué son ouvrage sur le
plan qu'il indique , il eut bien fait d'adopter cette manière
assez licencieuse de dénouer l'intrigue , et alors il
n'aurait pas laissé à une autre plume à écrire le Moine.
Si au lieu de faire une édition complète , M. Bastien
eut donné une édition choisie , son goût lui aurait certainement
fait rejeter la Belle par accident. Notre dessein
, dans cet article critique , ne pouvant être que de
nous rendre utile aux lecteurs et aux jeunes littérateurs ,
nous ne nous arrêterons pas davantage sur ce pitoyable
conte de fée ; mais nous devons une toute autre place à
Maugrabi , magicien.
Cettevaste composition a permis à Cazotte de déployer
toute la richesse de son imagination. Elle a bien , dans
le principe , un peu trop de ressemblance avec la Lampe
merveilleuse ; mais dans le but moral et pour les détails ,
elle en diffère totalement. La magie y étale toute sa
puissance . Les personnages qui deviennent les victimes
de Maugrabi , tombent dans ses pièges par leur propre
faute; tous ont voulu satisfaire quelque passion , et ce
mouvement désordonné leur a fait faire un serment qui
produit toutes leurs infortunes. Maugrabi finit cependant
par recevoir la juste punition de ses crimes , et celui
qui réussit à triompher de ses enchantemens , n'y parvient
que par un retour sincère vers Dieu et Mahomet
350 MERCURE DE FRANCE .
son prophète , car cet ouvrage est entièrement dans le
genre des contes arabes. Maugrabi est forcé de s'absenter;
c'est pendant cette absence que Habed- il-Rouman
triomphe de tous les enchantemens , et délivre ses compagnons
d'inforture. Mais l'auteur a commis ici une
invraisemblance. Plusieurs fois Maugrabi a tendu par
de feintes absences , des pièges à ceux qu'il retient chez
lui; ils peuvent craindre que celle-ci ne soit de la même
nature , et ils s'occupent à raconter leurs aventures , au
lieu de commencer par détruire le charme dont tous les
autres dépendent. Les épisodes sont intéressans et bien
amenés , et se trouveraient à leur véritable place si la
nécessité et la longueur de l'absence du magicien étaient
déterminées plus fortement.
Dans le Lord impromptu, le merveilleux est employé
d'une manière tout-à-fait différente , car il n'existe que
dans les apparences . Nous avons vu depuis quelques
années éclore des romans où l'on a imité Cazotte avec
assez de succès ; mais les éloges sont dus à celui qui le
premier a mis un ressort en oeuvre. La possibilité du
rôle du capitaine Sentri est cependant une concession
qu'il faut faire à l'auteur , pourtrouver sa fable vraisemblable
, et l'existence de la chevalière d'Eon contribue
beaucoup à nous mettre dans cette indulgente position
d'esprit. En effet , cette concession une fois faite , on
trouve du plaisir à relire cette nouvelle. Cazotte saisit
bien ses caractères et les trace avec vérité . Les travers
de la société ne lui échappent pas , il les critique avec
finesse et sur-tout avec justesse. La Patte du Chat , conte
zinzimois , est une satyre continuelle des ridicules qui
blessaient ses regards. Il ne faut pas chercher d'autre
intérêt dans la lecture de ce petit conte de féerie .
Cette manière de critiquer a un défaut capital; c'est
celui de donner aux personnages que l'on met en scène
des moeurs qui ne leur sont pas naturelles , de leur prêter
des discours qu'ils ne doivent pas tenir; et par un contresens
perpétuel , de les faire agir d'une façon opposée
à leur nature , du moins telle qu'on la suppose.
La Belle juive est encore une nouvelle dans laquelle
la magie intervient comme premier ressort. Pour bien
SEPTEMBRE 1816. 35€
juger Cazotte , il est essentiel de montrer les ressources
dont il s'est servi. Le lord impromptu excepté , ce sont
les fées qu'ilmet en jeu quelques-unes sont assez bonnes ,
ou ce sont les suppôts de satan , et le prince des ténèbres
lui-même. Si ce n'avait pas été la pente irrésistible de
ses idées , il serait plus souvent sorti de ce cercle vicieux;
il en est presque le créateur, au moins quand à la grandeur
du parti qu'il en a tiré. En vain son imagination
est-elle féconde enriches descriptions , en faits terribles ;
j'en suis alors plus fâché de le voir ne pas appliquer sa
pensée à des choses plus vraisemblables , et par cela
même plus instructives. D'ailleurs le talisman qui agit
avec tant de puissance sur Alphonse , est une imitation
trop frappante de cet anneau , qui suivant nos vieux
romanciers , rendit Charlemagne si follement éperdu de
l'une de ses maîtresses . Le sommeil de ces deux rois dans
les bras de leurs séductrices , est également funeste aux
deux princes . Le conte de Cazotte est traité d'une manière
plus profonde ; mais il n'y a de nouveau que la
broderie , et ce n'est pas là ce qui caractérise un bon
auteur , c'est par l'invention qu'il a droit à ce titre.
Gazotte écrivait facilement en vers , et même beaucoup
trop , aussi la plupart des pièces qu'il a laissées
sont-elles d'une extrême faiblesse ; il s'y trouve des idées
piquantes , quelques vers qui plaisent , mais point de
morceau que l'on puisse aimer à citer. La chanson était
bien mieux dans son genre ; je m'abstiendrai de rapporter
celles dans lesquelles il me paraît avoir le mieux
réussi. Il voulut faire des fables , et je ne connais guère
d'auteurquiyait plus mal réussi , fût-ce même Lamothe-
Houdart. L'esprit épigrammatique de Cazotte était absolument
étranger à ce genre de composition , et si je
parle de ses fables , c'est pour assurer qu'il y a complètement
échoué.
Avant de terminer mon examen,je doisrevenir sur ce
quej'ai annoncédans le premier article , que Cazotte n'a
pas joui de son vivant du rang qu'il devait occuper dans
notre littérature , et j'ai dit que j'en indiquerais la cause.
Quelle que fut la liberté que Cazotte donnatà sa plume ,
il n'en avait pas moins un très-grand éloignement pour
352 MERCURE DE FRANCE .
la secte philosophique , et pour son patriarche ; celui relégué
à Ferney y jouissait de toute sa gloire , bien ou
mal acquise , et le inalicieux Cazotte, âge de vingt-sept
ans , non seuleinent n'était pas ébloui de tant d'éclat ,
mais se permettait même d'en faire l'objet de sa satire.
Voltaire , mécontent des Génevois , avait fait contre eux
un assez mauvais poëme qu'il livrait au public par
chant détaché : le quatrième commençait a circuler;
Cazotte lance un chant septième , qui suppose comme
racontés , les événemens que Voltaire aurait placés dans
le cinquième et le sixième , il lui enlève ainsi tous ses
matériaux ; l'espiéglerie était un peu forte , mais elle ne
suffit pas à Cazotte : il évoque Fréron dans un songe , le
fait paraître aux yeux de Voltaire , auquel le critique
adresse ces vers .
Retire- toi galant sexagénaire ,
Et laisse- là ces prestiges de l'art ,
- Eh ! que veux- tu bourreau de ma vieillesse ?
T'humitier , châtier et punir
D'avoir pillé , d'avoir trop su haïr ,
D'être envieux , ......
Ceci je crois est un peu plus qu'une égratignure , et
cependant le Journal de Paris assure que c'est là tout
ce que Cazotte osa faire au grand homme. Le poëme de
la Voltériade entrepris vers la même époque , donna de
si grandes allarmes à Voltaire , qu'il nit Tiriot en campagne
, pour persuader au jeune homme, que plaisanter
aux dépens d'un plaisant aussi redoutable , était un amusement
dangereux , le poème ne fut pas continué ;
Cazotte n'en fut pas moins é oigné de tous les honneurs
littéraires . On trouve ne po ondu premier chant et
le plan des six autres dans cette édition .
La sévérité du critique du journal s'étend jusques sur
l'édition , car il conclut qu'elle sera du mo | ropre à
en faire donner une meilleure , y ayant dans celle-ci
une omission de plusieurs pièces rares , qu'il a été rechercher
à la bibliothèque du roi. La recherche ne lui a pas
SEPTEMBRE 1816. 353
assurément causé beaucoup de fatigue , car M. Bastien ,
dans l'avertissement , cite le numéro des cartons où ces
pièces se trouvent. Il les a examinées , et comme elles
sont relatives à la guerre musicale qui existait dans le
parterre de l'Opéra , entre le coin du roi et celui de la
reine, et qu'elles n'auraient eu aucun mérite pour nous ,
il apris le sage parti de ne les pas comprendre dans son
édition , qu'elles auraient inutilement grossie. Le Critique
est juste en général , et nous nous sommes trouvés
d'accord sur plusieurs points ; mais il s'exprime avec
une amertume que Cazotte et son éditeur ne méritaient
pas , et qui nuit aux vérités qu'il émet.
R.
ww wwwwwwww
LA FRANCE APRÈS LA RÉVOLUTION.
( II article . )
Il n'est pas rare d'entendre des gens pleins d'esprit et
de bon sens , regretter dans l'intérêt des peuples , ces
temps de simplicité et d'ignorance où les hommes se
reposantdu soin de les gouverner, sur les souverains que
le ciel avait placés à leur tête , suivaient paisiblement
le train coutumier de leurs affaires domestiques . Alors
les enfans comme leurs pères , ne se demandaient pas
de quel droit on les rendait heureux , pourvu qu'ilsle
fussent , et ne plaçant leur félicité que dans des jouissances
réelles et positives , ils se souciaient fort peu de
toutes ces abstractions politiques pour lesquelles nous autres
modernes nous nous faisons hacher de si grand
coeur .
Sans doute , il y a quelques fondemens dans ces regrets
; il est constant quesous untel ordre de choses , la
révolte étant le seul moyen qui restât aux sujets de sortir
de la situation trop pénible où les aurait mis la tyrannie ,
le bonheur public était aussi le seul motif de sécurité
pour les souverains . Ainsi , les rois vivant dans la crainte
des peuples , comme les peuples dans la crainte des rois ,
il y avait balance de crainte entre les deux puissances,
TIMBRE
SEINE
23
354 MERCURE DE FRANCE.
etpar conséquent repos; mais cette crainte est-elle assez
invariable et assez déterminée pour offrir une base rassurante
à la tranquillité d'une nation ? Il faut en pratique
des choses positives , et pour ainsi dire , matérielles ; il
faut des bornes fixes et précises qui soient dans le gouvernement
même , et non dans l'imagination des hommes
; en un mot , il faut des institutions .
D'ailleurs , si les peuples ignorans sont plus aisés à
gouverner, ils sont aussi plus aisés à égarer et plus accessibles
à tous les genres de fanatismes . On ne saurait trop
répéter que ce n'est point avec des vérités qu'on fait et
qu'on alimente les guerres civiles , mais avec le mensonge
; et que les mensonges les plus grossiers , les plus
absurdes , sont précisément ceux qu'il est le plus difficile
de détruire , parce que le raisonnement ne peut les atteindre.
Cette réflexion explique tout naturellement
pourquoi les temps de barbarie sont si féconds en troubles
et en séditions . Dans les siècles civilisés , le canon
est appelé ultima ratio regum , la dernière raison des
rois ; dans les temps de barbarie , on pourrait l'appeler
la seule raison des hommes .
Onne manquera pas de nous objecter, que c'est la propagation
des lumières qui a amené la révolution et tous
les maux qu'elle a traînés à sa suite. Mais qu'on ne s'y
trompe pas ; ce n'est pas pour y trop voir que les hommes
s'égarent , c'est pour n'y pas voir assez. L'aveugle qui
commence à recouvrer la lumière veut marcher sans
guide ettombedans les précipices ; achevez de lui rendre
le jour , il suivra la route sans s'écarter , parce que les
précipices lui feront peur, Lademi-civilisation enfante
les paradoxes , détruit la morale et la religion. Une civilisation
plus perfectionnée ramène les hommes à la
morale et à la religion , en les éclairant sur leurs véritables
intérêts , qui ne peuvent en être séparés. Notre
histoire nous offre l'application précise de ces observations;
elle nous montre au dix-huitième siècle la philosophieà
son enfance , faisant naître dans toutes les classes
ledoute religieux et politique , l'athéisme et l'anarchie.
Tournons un feuillet de plus, et nous verrons dans le
dix-neuvième siècle , l'athéisme foudroyé , la religion
SEPTEMBRE 1816 . 355
triomphante , l'ordre et la morale proclamés , la monarchie
relevée sur ses vieux fondemens , et pour nous
servir d'une belle expression de M. de Sèze , les peuples
gardant eux -mêmes les avenues du trône . ( 1 )
La seule conclusiondans la question qui nous occupe ,
que nous puissions tirerde larévolution , c'est que l'époque
la plus désastreuse dans la vie d'une nation , est celle où
elle commence à vouloir se conduire par le raisonnement ;
elle tombe alors dans tous les écarts de l'idéologie, l'expérience
seule les rectifie , et les leçons de l'expérience
sont coûteuses . Tout gouvernement fondé sur l'ignorance
porte donc avec lui le germe de sa destruction , celui-là
seul est solide, qui a été fait après la lumière ; la fausse
politique s'efforce d'aveugler les hommes pour les conduire
par la main; la vraie politique les éclaire et leur
montre la route .
Si quelque chose peut nous attacher plus fortement
encore aux institutions nouvelles , c'est cette pensée ,
qu'elles sont basées , non sur les intérêts périssables d'une
classe plus ou moins puissante de citoyens , mais sur les
principes éternels de la morale publique; sur ces principes
dont l'origine est dans le ciel ; qui existèrent dans
les idées des sages de tous les siècles , dans la conscience
de tous les hommes vertueux ; qui existèrent indépendamment
de leur application plus ou moins difficile ,
suivant les temps et les lieux , et même presque toujours
impossible mais qui , réalisés dans une société , doivent
la porter au plus haut degré de force et de grandeur ,
en mettant tous les individus qui la composent dans cet
état de bien être intérieur, qui facilite le développement
de tous les gerines de gloire, de tous les sentimens nobles
et héroïques.
Un sage de l'antiquité a dit que le gouvernement le
plus parfait serait celui qui se composerait des trois pouvoirs
, monarchique , aristocratique , et démocratique.
Unautre sage adit qu'il ne fallait pas , en législation ,
chercher les imeilleures lois possibles , mais celles qui
convenaient le mieux à la nation qu'elles étaient des-
(1 ) Procès des prétendus patriotes de 1816,
23.
1
(
356 MERCURE DE FRANCE.
tinées à régir. C'est dans ces deux principes combinés,
que se trouve toute l'apologie de la charte constitutionnelle.
Il suffit d'ouvrir l'histoire pour se convaincre qu'un
gouvernement représentatif est essentiellement dans les
moeurs du peuple français . Si nous allons chercher nos
pères dans les forêts de la Germanie , long-temps avant
leur établissement dans les Gaules , nous les voyons partageant
avec leurs rois la puissance législative , et délibérant
avec eux sur les hauts intérêts de l'état. Chez les
Germains , dit C. Tacite , Regibus non est infinita potestas
; de minoribus rebus principes consultant , de
majoribus omnes . Toutes les lois qui nous sont parvenues
de ces temps reculés, portent encore le nom des
Malberges ( 1 ) , ou assemblées dans lesquelles elles avaient
été faites. La loi salique , qui offre le recueil de ces lois
et coutumes éparses , fut composée d'après les ordres de
Pharamond par quatre de ses principaux officiers , et
présentée ensuite par lui à la nation assemblée. Ce code
fut augmenté sous Clovis , dans les états-généraux d'Aixla-
Chapelle , et dans ceux de Thionville; il a reçu plusieurs
additions sous les successeurs de ce monarque ,
mais toujours en assemblées générales.
Cet usage de régler la législation en assemblée générale
, s'est maintenu long-temps sans aucune interruption.
Dans le septième siècle , dit l'abbé Millot , les
parlemens ambulatoires appelés placita , plaids , devinrent
fréquens . On y délibérait en commun sur les affaires
publiques , on proposait au roi les avis , on lui
faisait les demandes qu'on jugeait convenables , et il
décidait en souverain.
Charlemagne fit ses capitulaires avec l'aide des états
à Aix-la-Chapelle; un capitulaire de 801 porte : Cum
omnium consensu. On lit dans les capitulaires de
Charles le Chauve : Lex populi consensufit , et constitutione
regis .
La représentation nationale en France est donc aussi
( 1 ) Malberges de Maas , Conférences , etc.; Berg, dans les
langues du nord, montagnes, assemblées sur des montagnes.
SEPTEMBRE 1816 . 357
ancienne que la monarchie ; seulement elle a éprouvé
plusieurs changemens dans ses élémens , suivant que la
nation elle-même a été diversement composée.
Quand les Francs enlevèrent les Gaules à la domination
romaine , ils se substituèrent dans les droits des
premiers conquérans , et continuèrent à traiter en vaincus
les Gaulois , qui tributaires et soumis , n'avaient aucune
importance politique ; la nation était donc alors
dans les Francs , qui seuls , furent admis aux assemblées
générales . Ainsi , la noblesse , les gentilshommes ,
les hommes de la nation , étaient les seuls qui la représentassent
. Plus tard , le clergé ayant par ses lumières
etpar ses richesses acquis une grande considération dans
l'état , le duc Pépin lui permit d'envoyer des députés
aux états-généraux ; plus tard enfin , le peuple qui avait
su profiter de toutes les circonstances favorables pour
sortir de la servitude où la conquête l'avait plongé , se
trouva par le fait au niveau des autres ordres : il fut affranchi
sous Louis le Hutin , en 1315 , et prit part à la
représentation nationale sous le règne de Jean II ,
en 1355.
C'est donc du règne de Jean II , que date , à proprement
parler , l'émancipation du peuple français . C'est
dans ce règne si fécond en événemens désastreux pour
la patrie , alors que les guerres civiles se reproduisajent
sous toutes les formes pour déchirer ses entrailles ; alors
que l'étranger tenant le roi dans ses fers et couvrant le
royaume de ses phalanges victorieuses , demandait insolemment
la moitié de nos provinces; c'est alors , disonsnous
,que la liberté sortant des malheurs publics , montra
pour la première fois à l'Europe les trois pouvoirs , monarchique
, aristocratique et démocratique , réunis dans
un gouvernement. On ne saurait trop le répéter , c'est
chez nous que s'est réalisé ce grand problême politique
dont nos voisins se sont emparés , et qui leur a servi de
base dans cette constitution dont ils sont si fiers , mais
que nous n'avons plus à leur envier.
On verra peut-être dans cet aperçu la confirmation
de ce que nous avons dit dans un premier article , que
les révolutions des peuples ne sont point des événemens
358 MERCURE DE FRANCE .
)
dans leur histoire , mais la marche invisible de leurs
institutions vers cette perfectibilité indéfinie que l'allemand
Kant a découverte , et que ce n'est point à la
France à méconnaître .
Si dès le quatorzieme siècle toutes les classes de l'état
se trouvèrent enfin participer à la représentation nationale
, cette représentation elle-même n'était , ni assez
réglée , ni assez ess tielle dans le gouvernement , pour
que la patrie en retirat un véritable avantage. Les étatsgénéraux,
qui dans les premiers âges de la monarchie
s'assemblaient tous les ans au mois de mai , n'étaient
plus convoqués que de loin en loin , lorsque le souverain
avait à demand er au peuple quelque subside extraordinaire
, ou lorsque les abus s'accumulant dans l'état ,
l'o nion publique se soulevait contre le gouvernement,
qui se trouvait forcé en quelque sorte d'entrer en composition
avec elle. Il résultait de cet état de choses plusieurs
inconvéniens fort graves ; les états n'étant appelés
te dans des cas extraordinaires . leur convocation
produisait dans le royaume une espèce de secousse, qui
éveillant toutes les passions privées , toutes les ambitions,
toutes les espérances coupables; ensuite , cette
convocation ayant lieu précisément lorsque le pouvoir
monarchique ne se sentait plus assez fort pour agir seul ,
les autres pouvoirs fondaient sur cet aveu de faiblesse
des idées d'envahissement , toujours opposées au rétablissement
de la paix ; enfin il résultait de cette division
du peuple en trois ordres , separément représentés
et opposés d'intérêts , sans qu'aucune limite précise les
empêchât de se heurter , queles états-généraux offraient ,
non l'aspect de la nation réunie pour délibérer avec son
souverain,, mais l'image effrayante de trois grandes factions
en présence , qui loin de chercher à terminer les
malheurs publics , s'efforçaient d'en tirer tous les avantages
particuliers, qui pouvaient en ressortir pour chacunesd'elles
.
De ces inconvéniens , qui faisaient de la convocation
des états un véritable moinent de crise pour la monarchie
, était né en axiome de gouvernement : que tout
devait être fait pour le peuple et rien par lui; axiome
SEPTEMBRE 1816. 359
qui renferme peut-être une vérité relative; mais dont
l'application en France a toujours été et sera toujours
impossible.
Qu'on nous permette de hasarder ici une remarque
que nous appuierons de quelques exemples , c'est qu'il
exista toujours dans la conscience d'un roi de France
quelque chose qui repoussa comme injuste et irréligieux
l'exercice d'un pouvoir entièrement absolu. Soit que
cette idée naquit en eux des traditions de notre histoire
ou de l'influence du christianisme , soit enfin , que comme
Français ils ne se séparaient point à cet égard de l'opinion
nationale , nos rois se sont toujours considérés plutôt
comme les administrateurs de la France que comme
ses possesseurs .
Le duc de Bourgogne , ce prince que la mort enleva
trop tôt à la patrie , dont il était destiné à faire la gloire
et les délices, disait qu'un roi était fait pour ses sujets ,
et non ses sujets pour lui. Ainsi , c'est de la bouche d'un
Bourbon qu'est sortie cette maxime, que leurs ennemis
n'ont répétée avec tant de fracas que pour faire croire
au peuple qu'elle avait été méconnue par eux : aussi se
sont-ils bien gardés d'en indiquer l'origine .
Louis XIV , celui de tous les rois de France qui réunit
en ses mains le plus d'autorité , et qui gouverna avec
plus de puissance , offre encore un grand exemple à l'appui
de notre remarque. Forcé , par l'obération de ses
finances , d'augmenter les impositions de son royaume ,
il tomba dans une tristesse profonde qui mit ses jours en
danger. Maréchal , son médecin , l'ayant pressé de lui
faire connaître la cause du dépérissement de sa santé :
J'éprouve , lui dit-il , de violens scrupules de prendre
ainsi le bien d'autrui. ( 1 ) .
Sans doute il y avait dans le raisonnement de l'homme
(1 ) Mémoires de Saint-Simon. - Le père Letellier rendit le repos
au roi en lui apportant une consultation des docteurs de Sorbonne ,
portant que le bien de ses sujets lui appartenait en propre. - S'il
n'yavait eu à cette époque ni jésuites , ni Sorbonne , le monarque ,
honnêtehomme et chrétien , aurait peut-être donné la charte constitutionnelle.
1
360 MERCURE DE FRANCE .
d'état bien des moyens de repousser ces scrupules. Ce
n'était pas pour lui personnellement que Louis XIV
exigeait une partie des revenus de ses sujets , et en ce
cas le bien d'autrui servait à acquitter les dépenses d'autrui.
Ce grand prince était trop éclairé pour que ces réflexions
ne se présentassent pas d'elles-mêmes à son esprit;
mais l'esprit de l'homme d'état se taisait devant
les scrupules de l'honnête homme. Se seraient-ils élevés
ces scrupules si honorables pour l'ame de ce monarque ,
si l'impôt qui devait être payé par le peuple , avait été
décrété par lui.
Hâtons-nous de conclure de ces faits , que la charte
constitutionnelle est en harmonie , non seulement avec
les moeurs et l'opinion du peuple français , mais encore
avec les moeurs et l'opinion des rois de France.
Puisse cette vérité nous attacher encore davantage à nos
institutions , à nos souverains , et fortifier nos espérances
.
Nous ne terminerons point ces recherches sur la tendance
de l'esprit public en France , sans dire un mot de
la manière miraculeuse dont les parlemens se sont
trouvés investis du droit de contrebalancer l'autorité
souveraine.
Cette autorité s'était habituée à marcher sans le concours
des états-généraux , et l'on ne voyait rien dans
les institutions du royaume qui pût seul servir d'entrave .
Un conseiller au parlement,Jean Mont- Luc ( 1) , sous
Philippe-le-Bel , s'avise , pour son usage particulier , de
recueillir sur un registre les anciennes ordonnances , et
les choses mémorables dont il avait eu connaissance . On
fait plusieurs copies de ce registre. Les rois qui avaient
perdu leur chartrier , sentant la nécessité d'avoir un
dépôt d'archives , prennent peu à peu l'habitude d'envoyer
leurs édits et ordonnances aux greffes des parlemens
, comme pour compléter les collections : et voilà
qu'aucun édit ne peut être exécuté s'il n'a été enregistré
par le parlement , et qu'un pouvoir politique , dont
jusqu'ici on n'avait pas soupçonné l'existence , s'élève
(1) Voltaire , Histoire des parlemens .
SEPTEMBRE 1816. 361
tout à coup aussi haut que le trône , se place entre le
gouvernement et les gouvernés ; reçoit les émanations
du pouvoir , les arrête ou les vivifie , suivant qu'il le
juge convenable , et que la forme de la monarchie se
trouve ainsi changée, sans que la main des hommes puisse
être aperçue dans ce changement.
Qui oserait nier après un tel exemple , qu'une monarchie
tempérée ne soit pas inhérente à l'existence
d'une nation où elle se forme d'elle- même , comme
l'or dans les mines du Potose , par le seul effet du
temps et de la gravitation ?
C'est ainsi que dans les âges d'ignorance les choses
deviennent les idées , et marchent pour ainsi dire à leur
insu; tandis que dans les âges de lumière , ce sont les
idées qui ouvrent la marche du siècle et entraînent les
choses après elles .
DE LOURDOUEIX .
wwwwwwwwwwww mwmmmmm
Suite du Dictionnaire raisonné des Etiquettes, etc.
Par Madame la comtesse de Genlis .
AUMÔNES. Les philosophistes parlaient beaucoup de
bienfaisance , mais (à l'exceptiond'un très-petitnombre),
pour n'avoir rien de commun avec les chrétiens , ils
Jaisaient peu la charité. Sous le règne de la terreur , un
pauvre vieillard demandant l'aumône au nom de Jésus-
Christ , fut sévèrement réprimandé par un jacobin.
Hélas ! citoyen , répondit le mendiant , c'est qu'autrefois
pour l'amour de ce nom on soulageait ma misère , et
j'ai beau demander au nom de l'Etre supréme , on ne
me donne rien. On peut être humain et libéral sans religion
, mais jamais la compassion naturelle ne produira
ces actions, ces sacrifices , et les dévouemens sublimes ,
dont la piété offre une si grande multitude d'exemples .
Il est des vertus que la religion seule peut donner (1 ) ,
(1) Par exemple l'humilité. Le chrétien seul peut être véritablementhumble
; il ne s'attribue rien , il sait que tout ce qui est bon
vient de Dieu ,et que la gloire n'appartient qu'à lui,
1
362 MERCURE DE FRANCE .
il en est plusieurs qu'elle seule encore peut porter au plus
baut point de perfection , et la bienfaisance est de ce
nombre. Voyez Fondations et Quétes .
AUTEURS. Une multitude d'auteurs de profession
s'obstine depuis cent ans à reprocher aux princes , aux
grands seigneurs , aux nobles , un dédain absurde pour
la littérature , et pour les gens de lettres . Ce reproche a
pu être fondé dans les premiers temps de la monarchie ,
mais il n'existait pas de littérature nationale dans ces
siècles reculés . On ne pouvait s'enthousiasmer alors que
pour les exploits guerriers qui affermissaient les trônes ,
et qui préservaient de l'invasion des barbares. Depuis
Louis XI sur-tout , il n'y a point d'hommages que les
savans et les gens de lettres n'aient reçus de cette classe
qu'ils ont si souvent calomniée dans leurs ouvrages . On
sait quel fut l'enthousiasme de lavertueuse Marguerite
de Savoie , première femme de Louis XI , pour les talens
d'Alain Chartier; la reine de Navarre , soeur de François
Ier , n'aima pas moins les lettres , elle les cultiva ,
ainsi que le roi son frère ; elle entretint des correspondances
littéraires avec plusieurs poëtes , elle faisait des
vers pour eux ; l'infortunée Marie Stuart en fit de charmans
pour le temps : ce fut-elle qui envoya à Ronsard
un superbe rosier d'argent avec cette inscription : A
Ronsard, l'Apollon de la source des Muses. Charles IX,
très-bon poëte pour son siècle , fit de beaux vers pour
Ronsard, dans lesquels il mettait l'art des vers au-dessus
de l'art de régner, et préférait la couronne du poëte à
cellede roi. Laprincesse Marguerite , soeur de Charles IX,
et première femme de Henri le Grand , se rendit célèbre
par le même goût et les mêmes succès . Les meilleurs
mémoires historiques de ce règne et des suivans , les plus
spirituels et les mieux écrits , ont été faits par des personnes
de la cour , parmi lesquelles on compte des princesses
et plusieurs autres femmes. Henri le Grand aima
etprotégea les sciences et les lettres avec autant d'ardeur
que son petit- fils , il écrivit bien ; il nous a laissé plusieurs
jolies chansons. Des ligueurs , très-coupables , obtinrent
de lui, en faveur de leurs talens , non seulement un
généreux pardon , mais des places , et ses bonnes grâces
SEPTEMBRE 1816. 363
particulières ( 1 ) . C'est en suivant ce noble exemple que
Louis XIV a répandu tant de gloire sur sa vie , sur son
siècle , et sur la nation française . Anne d' Autriche aimait
la poësie , elle autorisa même Voiture à faire pour elle
des vers badins de société . Mlle de Montpensier honorait
le poëte Ségrais de son amitié , elle composait des contes
el elle écrivait sa vie. Le duc d'Orléans , qui fut depuis
régent , cultivait à la fois et avec succès , la peinture , la
musique ,et la littérature. Dans ce siècle , tous les hommes
de la cour, et toutes les femmes de la classe noble , distingués
par leur esprit ( et le nombre en fut grand) ,
presque tous les hommes d'état ont écrit , et laissé des
ouvrages . La cour de Sceaux fut une véritable académie ;
et ce goût pour les lettres , non seulement s'est perpétué
dans le dix-huitième siècle , mais s'y est encore accru .
Ilperdit il est vrai sa pureté et son utilité , et par malheur
il n'endevint que plus ardent. Pourquoi donc ces éternelles
déclamations sur l'ignorance des courtisans et des
nobles , et sur leur indifference pour la littérature ? Que
veut- on ? Que dans cette classe , ceux-même qui n'ont
aucune instruction , qui sont également dépourvus de
talent et d'imagination , et qui ne savent pas écrire , composent
et publient des livres ? C'est ce qu'ils font tout
comme les roturiers . Il serait donc temps de leur rendre
justice à cet égard , et de convenir que la classe de la
noblesse a produit des auteurs dont les ouvrages honoreront
toujours la littérature française (2) ; et qu'en outre ,
depuis trente ans , tous les nobles à peu près sont devenus
(1) Entr'autres , Mathieu , l'historien , qui avait publié contre lui
les plus injurieux libelles . Henri IV le fit son historiographe , et
l'adunt dans sa plus grande intimité.
(2) Montaigne , Malherbe , Racan , Sully , le cardinal de Retz , le
cardinal de Polignac (auteur du beau poëme l'Anti-Lucrèce) ; Bossuet,
Fénélon , le duc de la Rochefoucault, auteur des Maximes ;
Chaulieu , la Fare , Montesquieu , Maupertuis , M.de Maintenon ,
Mesdamesde Sévigné, de Lafayette , de Brézi ; de la Suze , Deshoulières
, d'Aunoy , de Lambert , de Graffigny ; Mesdemoiselles de la
Force, Vauvernagues ; le marquis de Chastellux, le chevalier de
Boufflers , Pompignan, etc., etc., appartenaient à la classe de la
noblesse .
364
MERCURE DE FRANCE .
auteurs. Il résulte de cette manie universelle , qu'au lieu
de juges , les vrais littérateurs n'ont plus que des rivaux ,
même parmi les gens du monde. On ne parle plus d'un
ouvrage nouveau , que d'après ses systèmes et ses prétentions
, etnon d'après l'impression qu'il produit. La satyre
et l'injustice sont plus que jamais les preuves de l'envie
qu'il excite ; et lorsqu'il est critiqué vaguement avec
aigreur , sans que l'on puisse faire une citation ridicule
ou condamner une chose repréhensible , et qu'en même
temps il se vend bien , on peut être assuré qu'il est bon .
Voyez Journalistes , Journaux , Littérature et Néologisme.
AVARICE. On ne connaît plus la véritable magnificence
. ( Voyez ce mot. ) L'avarice que produit toujours
l'égoïsme , est beaucoup plus générale qu'autrefois , mais
elle a perdu ses formes ridicules , le nombre des avares
est très-augmenté , et l'on ne rencontrera pas dans tout
Paris un seul Harpagon. Dans une nation civilisée ,
lorsque les moeurs sont corrompues et les vices devenus
communs , on ne trouve plus d'apparences tout à fait
grossières et de ridicules frappans .Toutes les écorces sont
adoucies et perfectionnées. Le grand nombre a travaillé
à cette espèce de réforme , qui est bientôt faite . On
s'observe , on se déguise , l'art de plaire et d'intéresser
n'est plus que celui de feindre etde tromper; la pruderie
et la fausseté s'insinuent dans tous les discours
cher un profond égoïsme et une honteuse avarice, on
disserte sur la sensibilité , sur la bienfaisance. On parle
sans charme , sans naturel ; on fait peu de dupes , mais
on est approuvé par tous les complices de cette affectation
, c'est obtenir de nombreux suffrages .
; pour ca-
Quand les travers et les vices sont devenus épidémiques
, et que l'artifice leur ôte leur couleur naturelle ,
ils n'offrent plus rien de saillant , et le talent même de
Molière ne pourrait les transporter avec un grand succès
sur le théâtre. L'avarice de nos jours n'est qu'un vice
odieux et triste. L'observateur ne peut maintenant que
saisir des nuances , et non des traits caractéristiques et
plaisans . En ne peignant que ce qu'on voit , il est impossible
de faire une comédie véritablement comique.
SEPTEMBRE 1816 . 365
Le champ de la censure est immense aujourd'hui ; une
satyre vigoureuse et mordante excite rarement le rire ,
l'extrême causticité n'a rien de gai , mais il faut nécessairement
qu'une bonne comédie de caractère et de
moeurs soit plaisante .
M
DU VERRE D'EAU SUCRÉE ,
Et de son influence dans la littérature.
Parmi les usages consacrés dans les réunions littéraires
, celui de prendre un verre d'eau sucrée lorsqu'on
fait une lecture , est un de ceux auxquels les littérateurs
tiendront le plus long-temps .
Il serait facile de prouver que cet usage solennel est
pour ainsi dire antique. Athénée nous présente le nom
de toutes les boissons , qui dans les bals et les cotteries
des anciens , tenaient la place de nos bavaroises , de nos
sorbets et de notre verre d'eau sucrée . C'est là une vaste
carrière pour les savans qui voudront nous donner une
gastronomie comparée, qui manque encore aux siècles
modernes.
Lucien se raille des philosophes qui mettaient autant
de soin à s'adoucir la voix , au moyen de certains breuvages
, qu'à chercher de bonnes raisons.
Perse recommande aux héros de cotteries de son
temps , de se munir d'un breuvage propre à rendre le
gosier flexible :
Scilicet hæc populo pexusque , togaque recenti ,
Et natalitia tandem cum sardonyche albus ,
Sede leges celsa liquido cum plasmate guttur
Mobile collueris , patrantifractus ocello .
SAT. 1 , v. 15.
Voici ce passage imité en vers français , comme on
imite Perse, c'est-à-dire, en donnant quatre vers pour un.
Quand vous lirez vos vers , doux fruits de tant de veilles ,
Voulez - vousdes Romains captiver les oreilles ?
366 MERCURE DE FRANCE.
Donnez à l'art le soin d'arranger vos cheveux ;
Que votre robe neuve ait un éclat pompeux ;
Mettez à votre doigt la sardoive brillante
Qu'aux beaux jours seulement votre doigt nous présente.
Placez-vous gravement sur un siège élevé.
Que, par une liqueur doucement abreuvé ,
Votre gosier flexible , harmonieux et tendre ,
Ajoute à la douceur des vers qu'il fait entendre ;
Tandis que les regards de vos yeux abattus
Peindront l'homme lassé des combats de Vénus.
On voit , d'après ces détails , que les cotteries de
Rome avaient de nombreux rapports avec celles de
Paris .
Je ne sais si le verre d'eau sucrée était déjà à la mode
à l'époque de ces célèbres réunions de l'hotel de Rambouillet
, dans lesquelles on médisait à la fois de Racine
et du café. Ce qui me porte à croire que non , c'est que
Molière n'en a tiré aucun parti pour la scène , où le
verre d'eau sucrée aurait figuré avec non moins de
succès que les machines hydrauliques qu'on voit dans
le Malade imaginaire et dans Monsieur de Pourceaugnac
.
Quelques personnes pensent que le célèbre quoiqu'on
die , du troisième acte des Femmes savantes , deimandait
au moins six verres d'eau sucrée .
Sanlecque , dans son charmant poëme sur les gestes
des prédicateurs , n'eut pas manqué de parler de l'eau
sucrée , si elle se fut montrée sur les bords de la chaire
évangélique.
Après de longues recherches , nous croyons pouvoir
assurer que l'illustration du verre d'eau sucrée date
chez nous , de l'existe ce des réunions littéraires présidées
par ces dames . qui durant la fin du dix-huitième
siècle , accordaient si libéralement les soins les plus déliçats
aux hommes de lettres , et leur offraient d'une
main généreuse le velours pour le vêtement necessaire ,
et le sucre qui devait prévenir les extinctions de voix .
De nos jours , on verrait plutot un athénée sans prétentions,
que sans verre d'eau sucrée. On le voit sur la
1
SEPTEMBRE 1816. 567
table du lecteur de l'institut , et quelquefois il pénètre
jusques dans le sanctuaire de Themis , où on le boit , il
est vrai , avec plus de gravité.
La sybille de Delphes, au rapport de Plutarque, mâchait
des feuilles de laurier , et buvait de l'eau de la
fontaine de Castalie avant de recevoir l'inspiration. Le
vin était quelquefois nécessaire pour appeler l'influence
d'Apollon . Il y avait quelques poëtes qui faisaient usage
d'opium etmême d'ellébore , etc. Le démon de l'impro-'
visation , en Italie , veut un autre régime : il demeure
muet si on ne lui fournit le verre d'eau sucrée à chaque
minute. On a vu le moment où le système continental
allait porter au démon improvisateur les plus cruelles
atleintes . J'ai vu un improvisateur avaler , pour faire
une ode , autant de verres d'eau que M. Cadet-de-Vaux
veut qu'on en prenne pour guérir la goutte la plus enracinée.
Voiture aurait dit qu'il ne devait sortir de ce
gosier que des vers confits , point du tout; qui le croirait
? Cette ode célébrait une bataille des plus sanglantes.
M. Daru , dans sa Théorie des réputations , est le
premier qui ait reconnu et signalé , parmi les modernes ,
toute l'utilité du verre d'eau sucrée , son importance
dans la littérature , et qui ait montré combien il peut
- servir pour faire son chemin dans les cotteries .
L'auteur , demi- confus d'attirer tous les yeux ,
S'incline avec respect. D'un linge officieux
Essuie un front modeste où la gloire rayonne ,
Rougit sous le mouchoir de l'encens qu'on lui donne.
Tousse trois fois , trois fois laisse recommencer
Les mains de ses amis prompts à le caresser ;
Etpuis , pour adoucir sa poitrine altérée ,
Boit , à ce bruit flatteur , le verré d'eau sucrée.
M. le Duc , dans son Nouvel art poëtique , a fait
merveilleusement sentir les agrémens du verre d'eau
sucrée , lorsqu'il peint le favori des muses et des cotteries
, qui ,
Ecoutant des bravo les aimables concerts ,
Savoure unverre d'eau moins sucré que ses vers.
368 MERCURE DE FRANCE.
1
Le verre d'eau sucrée termine merveilleusement
une séance académique. Cet usage a quelque chose d'innocent
qui porte tous les esprits à la douceur , et qui
éteint la bile du critique le plus sévère.
N'en doutons point , cet usage influera sur la postérité
, et nos descendans , au moyen du verre d'eau sucrée
, auront sans doute la voix plus douce que celle des
cygnes du Caïstre , et des Syrennes d'Homère.
J. P. B.
www
BEAUX - ARTS.
ÉCOLE ESPAGNOLE .
FERNANDEZ NAVARRETE EL MUDO ( JEAN.)
Cegrandpeintred'histoire naquit àLogrono vers 1526 .
Il ne vint au monde ni sourd ni muet , comme le dit le
célèbre père Siguenza ; car un manuscrit très - curieux ,
relatif au testament de ce grand homme , prouve qu'une
infirmité très-grave , qu'il eut à l'âge de trois ans , lui fit
perdre le sens de l'ouïe d'une telle manière , que ne pouvant
rien entendre , il ne put rien apprendre.- De /
très-bonne heure il manifesta son inclination pour la
peinture, car dès son plus bas âge il copiait tout ce qu'il
voyait avec du charbon ; c'est ce qui engagea son père à
le mener au monastère de l'Etoile , ordre de Saint-
Jérôme , peu distant de Logrono , pour que , selon le
père Siguenza , « il apprit quelque chose d'un religieux
quiétaitunpeu versé dans l'art de peindre , et qui s'appelait
le frère Vincent. Ce bon père , qui savait bien le
peu qu'il savait , reconnut dans Fernandez de grands
moyens , et engagea ses parens à l'envoyer de suite en
Italie>. >>
Il travailla sous le Titien et sous d'autres maîtres renommés
de ce temps. On ne saurait dire s'il fit alors de
lui-même quelque chose d'important; mais ce qu'il y
SEPTEMBRE 1816. 369
a de sûr , c'est que Peregrino Tibaldi , avec qui il avait
été lié en Italie , voyant à l'Escurial les productions de
Navarrete , disait qu'il n'avait jamais rien fait de pareil .
- Il est cependant un fait qui prouve qu'à cette époque
déjà Fernandez jouissait en Italie de quelque réputation ,
puisque c'est alors que Philippe II le fit appeler pour
travailler à l'Escurial. Fernandez en effet vint à Madrid ,
et le6 mars 1568 le roi le nomma son peintre. C'est dans
cette circonstance , que pour preuve de son habileté ,
Fernandez présenta à S. M. un petit tableau du Baptême
de Notre-Seigneur , qui plut beaucoup au roi.
Fernandez alors vint à l'Escurial en 1571 ; il apporta
sonAssomption , le Martyre de Saint-Jacques , que l'on
a vus au Musée, pour lesquels on le paya largement.
Sa mère , qui était très-belle femme, lui servit de
dèle pour la Vierge , et son père pour l'un des apôtres .
-
mo-
Ala suite de ces tableaux , Navarrete eut l'ordre de
faire pour la sacristie du collège de la Nativité , le
Christ à la Colonne , la Sainte-Famille , et Saint-Jean
l'Evangéliste écrivant l'Apocalypse dans l'île de Patmos.
De ces huit tableaux que je viens de signaler , trois périrent
dans un incendie. Le Martyre de Saint-Jacques ,
dont le bourreau , d'un caractère dur et d'un visage extraordinaire
, est selon le père Siguenza , le portrait
d'un ouvrier de Logrono , et non du sieur Santoyo , secrétaire
de Philippe II ( 1 ) . On trouve dans ces productions
le génie , le grandiose , la couleur et l'énergie qui
peuvent seuls appartenir à un artiste du premier mérite ,
et qui lui ont mérité le second surnom du Carabage es-
(1) Cette histoire sur Santoyo est généralement répandueenEspagne
, il n'est pas étonnant que des étrangers y ajoutent foi, et sans
le témoignage du père Siguenza , que l'on doit regarder comme irrécusable,
le ministre Santoyo aurait toujours les honneurs qu'on lui
fait dans cette affaire. On prétend qu'il ne payait pas depuis longtemps
la pension du muet, qui pour se venger , choisit la figure
duministrepour celle de son bourreau. Plainte de l'un, explication
de l'autre devant le roi, qui selon l'historiette , aurait fait payer
l'artiste , grondé Santoyo , et ordonné qu'on laissât le tableauque le
ministre voulait faire brûler .
C'est celui qu'on a vu au Muséc.
TIMBRE
SEINE
24
370
MERCURE DE FRANCE.
pagnol . Navarrette, quand il fut dans sa patrie , peignit
aussi plusieurs ouvrages qui décorent le monastère de
la Estrella .
Le 31 août 1576 , le roi ordonna que l'on comptât à
Fernandez 500 ducats d'or pour son tableau d'Abraham
devant les anges. C'est à cette époque de 1576 qu'avec
les hiéronymites de l'Escurial il passa uncontratque le
roi approuva par une cédule. (1) Le malheur a voulu
que Fernandez neputtenir sa promesse en entier. Il commença
par les huit tableaux désignés dans le contrat
pour être peints les premiers , savoir : les apôtres , les
évangélistes , saint Paul et saint Barnabé , qui de deux
endeux, composent seize figures de grandeur naturelle.
Il commença et finit ces huit tableaux dans les années
1577 et 1578, et se mit à ébaucher les autres; mais la
mort l'enleva le 28 mars 1579 , à Tolède , chez son ami
Nicolas de Vergara le jeune , où il avait été dans l'espoir
de se mieux porter.- Ce qu'il y a à remarquer , c'est
qu'on trouva dans son atelier 41 grandes toiles , les unes
ébauchées , les autres presque conclues;cela peut donner
ane idée de l'activité de notre muet , qui en effet était
infatigable .-Lope de Vega Carpio , le célèbre poëte ,
composa pour le Mudo ce qui suit :
Noquiso el cielo que hablase
Porque conmi entendimiento
Diese mayor sentimiento
(1) Par ce contrat, Navarrete s'engage à peindre pour le couvent
del'Escurial trente-deux tableaux, dont vingt-sept de sept pieds et
demi de haut sur sept pieds et un quart de large , et les cinq autres
detreize pieds dehautsur neufde large. Il s'engage de plus à ce
que toutes les figures aient six pieds un quart de hauteur, et à ce
quetout soitde sa main. Ces chefs-d'oeuvre , ainsi que tout ce qu'il
yavait à l'Escurial de précieux en tableaux, ont étéconduits àMadrid
àdos d'hommes,avec un soin particulier : 800 hommes portaient
et 1500 escortaient. L'esprit de parti , sans me permettre
aucune désignation, voulait brûler l'Escurial : il fut décidé que
toutviendrait àMadrid, et tout fut religieusement déposé auRosaire.
Onne laissa à l'Escurial que quelques bronzes des Leoni , le fameux
Christ en marbre et les tableaux jugés médiocres, Cette mesure fit
que rien ne se perdit , etque la totalité sur-tout ne fut pas brûlée.
SEPTEMBRE 1816. 571
A las cosas que pintase :
Ytanta vida lesdi
Con el pincel singular ,
Que como no pudehablar
Hicequehablasenpor mi.
« Le ciel ma refusé de parler l'avantage ,
>> Pour que mon seul entendement
>>> Donnât le sentiment
>> A chaque personnage.
>> En effet , ma touche est si vive ,
>> Et ma couleur si décisive ,
>> Qu'à mes portraits je semble imposer une loi ,
>> Celle de s'énoncer pour moi. »
Fernandez de Navarrete fut doué d'un talent extraor
dinaire ; de plus , il possédait dans l'histoire sacrée et
profane, et dans la mythologie, des connaissances aussi
profondes que réfléchies. Quoique muet , (1) il lisait ,
écrivait , jouait aux cartes , donnait à ses démonstrations
la clarté la plus précise , de manière qu'il se faisait
admirer de tout ce qui approchait de lui. Mais il fut
sur-tout un grand artiste , tant pour le dessin que pour
l'expression , et dans la composition très-peu se sont
approchés de lui. Pour le coloris il n'eut de son temps
aucun rival , puisqu'il fut surnommé le Titien espagnol.-
Les ouvrages publiés , de Fernandez Navarrete
elMudo sont considérables , et presque tous de la plus
grande dimension. L'Escurial possédait près de trente
de ses compositions , et particulièrement son morceau
de réception. Il représente la Sainte-Cécile de Raphaël ,
au sujetde laquelle il sut dire que ne pouvant créer une
aussi belle chose , il valait mieux chercher à l'imiter.
Cepetit tableau est en effet un chef-d'oeuvre. La Estrella
, Salamanque , Valence , ont aussi un grand nom-
(1)Unmuetqui sait écrire et démontrer des talens, n'a riend'extraordinaire
à présent; mais la nature n'avait pas encore, en 1526,
créé, pour le bien de l'humanité, des abbésde Lépée ni des abbés
Sicard.
24.
372
MERCURE DE FRANCE .
bre des productions de ce grand artiste , qui vraiment
fut l'honneur de son pays , comme il fut une des singularités
de la nature .
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS .
Le Chevalier à la mode.
F. Q.
Geoffroy avait bien raison de dire que Molière était
le père nourricier de tous ses successeurs , et qu'il
avait ouvert toutes les sources du comique. J'ai fait
voir quelle ressemblance offre Mme Patin avec le Bourgeois
gentilhomme. La scène où M. Serrefort apporte à
sa belle-soeur les articles d'accommodement de la part
dela marquise , rappelle M. de Sottenville dictant à son
gendre les conditions si plaisantes de la réparation que
cepauvreGeorges Dandin est obligé de faire à Clitandre.
C'est encoreMolière , qui dans le Festin de Pierre ,
a fourni à Baron et à Dancourt, le modèle de Moncade
et de Villefontaine. C'est sur Don Juan que sont copiés
ces hommes à bonnes fortunes , ces chevaliers à la
mode qui trompent toutes les femmes qui ont le malheur
de s'en laisser charmer. Mais dans Molière , si nous
voyons les perfidies d'un libertin , nous sommes aussi
témoins de sa punition; au lieu que toutes les autres
pièces donnent à ces aimables imposteurs une indifférence
commode, qui les console de tout, et qui met toujours
les rieurs de leur côté . Le Chevalier de Dancourt ,
le Moncade de Baron , et le Moncade de Dallainval ,
sont les premiers à rire et à nous faire rire des personnages
qu'ils voulaient et qu'ils n'ont pu duper. Dans
toutes les comparaisons que l'on fera de Molière et de
ses imitateurs , on trouvera toujours au premier cette
supériorité , presque aussi grande sous le rapport moral
que sous le rapport littéraire.
SEPTEMBRE 1816 . 373
Si Dancourt a tant d'obligations à Molière , il a été
imité à son tour. Mme Abraham , Benjamin , M. Mathieu
et le marquis de Moncade de l'École des Bourgeois
, ont beaucoup de rapport avec Mme Patin , Lucile ,
M. Serrefort , et le chevalier de Villefontaine; et il n'y
en a pas moins entre le Chevalier , la Baronne , Frontin
et Marine de Turcaret , et le Chevalier à la Mode ,
Mme Patin , Crispin et Lisette . Dans la pièce de Lesage ,
le marquis de la Tribaudière retrouve chez la Baronne
Mme Turcaret , sa conquête de lansquenet , comme le
Chevalier à la mode rencontre sa vieille Baronne chez
Mme Patin .
La seconde représentation de la reprise du Chevalier
à la mode a été suivie des Fausses confidences ; dans
les deux pièces c'est une veuve amoureuse , mais Araminte
est aussi aimable, que Mme Patin est ridicule ; mais
Doranteest aussi intéressant, que Villefontaine est odieux .
Dans la comédie de Marivaux , Dubois fait à Araminte
defausses confidences pour augmenter l'amour qu'elle
a pour son maître; dans celle de Dancourt , Crispin ,
quia laissé découvrir la liste des maîtresses du chevalier ,
est forcé par celui-ci de faire aussi de fausses confidences
à Mme Patin , pour justifier ses liaisons avectoutes
les femmes : dans l'une , c'est un homme de cour ruiné
quiveut épouser les 40,000 livres de rente de la Baronne
ou les 55,000 de Mme Patin ; dans l'autre , c'est un jeune
homme de mérite , sans bien et sans naissance , qui sacrifie
une riche douairière, à l'amour sans espérance qu'il
a pour Araminte. Là , c'est une veuve vieille et extravagante
, qui sans écouter les sages conseils desonbeaufrère
, voudrait échanger son argent contre la qualité
d'un homme qui la trompe ; ici , c'est une veuve jeune
et sensible , qui préfère aux vues ambitieuses de sa mère
et au beau nom de Dorimon , le plaisir de donner sa
fortune et sa main à un jeune homme charmant. Mme
Patin recherche le chevalier , plus par vanité que par
amour ; et voilà pourquoi elle finit par entendre raison
parepo Migaud : Araminte au contraire aime
Dorante ; et voilà pourquoi sa mère ne peut l'empêcher
de prendre pour mari le petit intendant. On voit que
et épouserм.
374 MERCURE DE FRANCE .
ces deux pièces ne présentent que des contrastes , et le
dialoguede Marivaux est aussi éloigné de celui de Dancourt
, que le jargon peut l'être du ton de la vérité. Il y
ad'ailleurs beaucoup d'intérêt dans les Fausses confidences
, qui sont le chef-d'oeuvre de Marivaux; mais
on ne trouve quelques traits d'un comique franc et naturel
que dans les rôles de M. Remi et de Mme Argante.
Il y a une scène qui semble imitée du Chevalier à la
mode. Mme Argante conseille , ou plutôt ordonne à Dorante
de tromper sa fille sur son droit , dans son affaire
avec le comte Dorimon , et de favoriser ce dernier ;
Mme Patin engage également M. Migaud à faire gagner
à la baronne son procès , qu'elle ait droit ou non. L'intendant
et le conseiller se refusent tous deux à faire une
injustice : mais il y a cette différence , à l'avantage de
Dancourt, que Mme Patin ne parle pas sérieusement; c'est
un jeu de sa part ; elle a de l'humeur , et veut se débarrasser
de M. Migaud ; elle luifait une querelle d'allemand,
comme elle le dit elle-même : Mme Argante ,
au contraire , parle de sang froid . Sa proposition,il est
vrai , ne sert qu'à faire ressortir la probité de Dorante ,
mais elle n'en est pas moins odieuse. Dancourt est beaucoupplus
moral .
Mile Leverd n'a pas été bien inspirée de jouer dans la
même soirée Mme Patin et Araminte; elle n'a mis presque
aucune différence entre ces deux roles si différens . Elle
aparu amoureuse du chevalier de Villefontaine comme
de Dorante . Encore une fois Mme Patin ne veut épouser
le chevalier que pour devenir femme de qualité , pour
porterunde ces noms qui emplissent le plus la bouche ;
au lieu qu'Araminte aime pour aimer , et pour être
aimée. Cependant Mlle Leverd a trouvé pour défenseur
unde nos plus habiles critiques. M. S.... , dans le Moniteur,
a cherché fort adroitement , non seulement à la
justifier , mais à prouver qu'elle avait parfaitement saisi
l'esprit durôle; selon lui ,une femme qui aun carrosse ,
des chevaux , un cocher à moustaches, et tout le train
desdames de la cour , et qui est accoutumée à imiter
leurton et leurs manières , doit en avoir conservé quelque
chose : c'est comme si l'on disait que M. Jourdain , qui
SEPTEMBRE 1816. 375
ades laquais etdes maîtres entout genre,comme les
personnes de qualité , qui porte à son habit les fleurs en
en bas , comme les personnes de qualité , doit en avoir
la grâce et l'élégance. M. S.... , en se contredisant un
peu , ajoute que Mme Patin doit seulement avoir le ridicule
d'une bourgeoise qui singe les femmes de la
cour; mais Mile Leverd ne l'a presque jamais .On dirait
qu'elle aime le chevalier pour lui- même, et non pour
le nom qu'il porte, tant elle met de tendresse dans les
discours et les regards qu'elle lui adresse. Mile Leverd
a tellement porté malheur à M. S.... , qu'il dit que
Mme Patin ne doit pas être jouée comme Mme Jourdain ;
c'est certainement ce que personne ne lui contestera.
Mme Jourdain est une bourgeoise qui veut l'être ; elledit
à qui veut l'entendre qu'elle est fille d'un marchand :
Mme Patin est une bourgeoise honteuse de l'être , qui
reniepour sonbeau-frère M. Serrefort. Non , sans doute ,
il ne faut pas jouer Mme Patin comme Mme Jourdain ,
mais il faut la jouer comme M. Jourdain , comme
Mme Abraham. M. S, ... prétend que dans ce cas il n'y
aurait plus de gradation entre le rôle de la vieille
Baronne et celui de Mme Patin; mais la baronne n'est
que la caricature de la noblesse , opposée à la caricature
de la bourgeoisie ; ce sont les folles prétentions d'une
timide roturière, qui tremble devant une épée nue, et la
bravoure grotesque d'une bradamante à paniers et à
vertugadins, que Dancourt a voulu mettre aux prises ;
et peut-être l'issue de ce cartel ridicule , autant que les
conseils de M. Serrefort , décide burlesquement Mm
Patin à épouser M. Migaud , comme si elle voulait se
punir par là de n'avoir point osé se mesurer avec une
femme de qualité.
Andromaque.- Début de M. Victor dans Oreste.
M. Victor a choisi pour son coup d'essai un des rôles
les plus difficiles , et les mieux joués par Lafon et Talma .
Ce débutant déclame fort bien , et peut-être trop bien ;
il est à craindre que son débit , si conforme aux leçons
de son maître , ne soit point propre à rendre les inspirations
qu'aucun professeur ne peut donner. M. Victor
576
MERCURE DE FRANCE.
promet , dit-on , beaucoup; puisse-t-il faire mentir le
proverbe qui dit : Promettre et tenir sont deux !
a succédé à
La représentation qu'on a donnée le même jour , des
Originaux , de Fagan, peut être considérée comme une
reprise. Monrose , qui dans cette pièce ,
Dugazon , paraît être fort aimé du public ; mais presque
tout son mérite consiste dans son agilité. Dans Lolive ,
du Grondeur , c'est le maître de danse bretteur qu'il
joue le mieux ; il ne fait que se remuer , s'agiter , se
contourner de mille manières , à la grande satisfaction
du parterre ; dans le Mercure galant , ce sont encore les
mêmes contorsions. M. Brettenville , de Fagan , et le
maître de danse , de Dugazon , viennent de lui fournir
encore une belle occasion de déployer sa souplesse et ses
grimaces ; mais interdisez à Monrose ses gambades , ses
sauts et ses trépignemens , et ce petit luron si sémillant
vadevenir aussi froid que Cartigny. Sa taille est mince
et g . êle , sa voix glapissante et sa figure peu expressive ;
en în pour que Monrose amuse, il faut toujours lui dire :
Allons , saute marquis .
Les comédiens français ont jugé à propos de supprimer
une bonne scène des Originaux , et l'ont remplacée
par celles du maître italien et du maître de danse. Ces
deux bouffonneries de Dugazon sont la monnaie de la
scène de Fagan ; mais c'est une monnaie pleine d'alliage ,
et Boileau aurait certainement renvoyé le macaroni et
la queue du chat , sur la place où Brioché préside .
Tous les journaux ont fait éclater, leur indignation
contre Mlle Gersay , qui à la dernière représentation du
Mariage de Figaro , s'est habillée en homme pour siffler
Mlle Regnier. Mais à quoi se réduisent toutes ces
déclamations ? à reprocher à Mile Gersay de n'avoir pas,
comme les princesses dont elle recevait les confidences ,
de quoi salarier des admirateurs pour elle et des siffleurs
contre ses rivales. Otez à Chérubin son équipage et ses
diamans , et vous trouverez plus d'une fois ce petit
drôle , qu'on prendrait pour une femme , blotti , non
dans un fauteuil , pour ne pas compromettre Suzanne ,
mais dans une loge, pour imiter Mile Gersay. Cette actrice
, qui a été surprise en flagrant délit , vient d'envoyer
SEPTEMBRE 1816 . 377
sa démission; elle ne pouvait pas , en effet , rester plus
long-temps à la Comédie Française. La première condition
pour figurer parmi les princesses du théâtre , est
de pouvoir acheter l'assurance de n'être jamais exposée
soi-même à recevoir de pareilles avanies .
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE . - ODÉON.
Pendant que Miles Saint-Falet Clairet font fracas
aux Français , les paisibles habitués de Feydeau et de
l'Odéon ont cru remarquer , en nettoyant deux fois leurs
lorgnettes , les débuts presqu'imperceptibles de Mme Juclier
et de Mme Drouville. S'ils ne se sont point trompés,
il faut plaindre le théâtre Feydeau de la conspiration
que les femmes semblent avoir formée contre lui. Les
Amazones ne voulaient point laisser entrer d'hommes
dans leur empire; les actrices de Feydeau semblent avoir
résolu de n'admettre parmi elles aucun acteur dont le
talent pût égaler le leur. Mme Juclier promet de remplacer
Mme Desbrosses , comme Mile More nous laisse
sans inquiétude sur la retraite de Mme Gavaudan ; mais ,
hélas ! personne ne promet de remplacer Elleviou. Quant
à Mme Drouville , qui a aussi débuté dans les mères à
l'Odéon , elle paraît vouloir ravir aux faibles mains de
Miles Descuillés et Sara Lescot le sceptredes douairières
,porté si long-temps avec gloire par Mme Molé.-
L'Odéon va donner la Femme jalouse. Mlle Délia doit
jouerMme Dorsan. Quelle témérité de lutter contre Mile
Leverd, et de vouloir élever autel contre autel ! -Après
le Chevalier de Canolle et les deux Philibert , l'Odéon
avait besoin de reprendre haleine; il lui fallait , pour se
reposer , le petit succès des Petits Protecteurs. Cette
pièce , dont le second titre est l'Escalier dérobé , serait
mieux intitulée : les Ricochets dérobés ; l'imitation
est un peu trop forte. Les Petits Protecteurs sont de
M. Daubigny , un des auteurs de la Pie voleuse. Ses
titres et ses ouvrages sont toujours ou voleurs , ou volés.
THEATRE DE LA PORTE SAINT -MARTIN.
La reprise de la Fille mal gardée a été remarquable
par l'escapade de Mme Saint-Amand , qui va expier sa
5,8 MERCURE DE FRANCE .
1.
courte absence du théâtre en passant quinze jours aux
Madelonnettes ; par les bonds prodigieux de Colin , et
les entrechats un peu graveleux de Lise, qui ne semble
pas avoir été élevée mieux , qu'elle n'est gardée.
THEATRE DE LA GAITÉ .
1
Première représentation de la Fille du Désert , ou
les Germains .
La Fille du Désert n'attirera pas autant de monde
qu'Agar, dans le désert. C'est encore une pièce dérobée,
el MM. Louis et Duperche ont volé la Vestale , que
M. de Jouy a volée lui-même ; mais l'auteur de l'opéra
a été le bon larron : les auteurs du mélodrame ont été
sifflés. On a cependant demandé leurs noms ; un acteur
s'est avancé et adit : Messieurs , la pièce que nous avons
eu l'honneur de représenter devant vous est..... Mauvaise,
a crié tout à coup unhomme au répart brusque ;
tout le monde a été de son avis .
E.
INTERIEUR .
Leroi , par son ordonnance du 5 de ce mois , a dissous la chambre
desdéputés , et réduit au nombre prescrit par la charte celui des
membres de la nouvelle chambre , qui est convoquée pour le 4 novembre
prochain. Tout député doit être âgé de 40 ans , et payer
1000 fr. d'imposition.s Les conseils électoraux d'arrondissement
s'assembleront le 25 septembre , et ceux de département le 4 octobre.
L'article 1 porte expressément que nul article de la charte ne sera
révisé; l'article 2 dissout la chambre existante. Les autres sont réglementaires
et concernent les élections. Un état de la population de
chaque département et du nombre de députés à nommer par chacun
d'eux, est annexé à cette ordonnance: il est de 258. La plus haute
sagesse a présidé à cette ordonnance , et la joie avec laquelle elle a
été accueillie, prouve à quel point elle était désirée. La foule qui
s'est portée le dimanche 8sous le balcon où le roi a la bonté de
s'avancer le dimanche en revenant de la messe , semblait , par la
vivacité de ses acclamations redoublées , le remercier de ce nouveau
bienfait. On ne peut se le dissimuler , la crainte s'était emparée
detous ceuxqui n'avaient pas perdu la mémoire. Ce ne furentpas les
méchansqui en 1789firent le mal dans les commencemens de cette
trop fameuse assemblée; ils laissèrent des hommes honnêtes , mais
SEPTEMBRE 1816. 379
dont l'exaltation était dangereuse , entamer des discussions métaphysiques
, mettre en avant des systèmes inconciliables avec la
marche d'un bon gouvernement. Les esprits s'aigrirent , s'aliénèrent
les uns des autres , et ce fut dans cette fermentation , qui devint
générale , car elle gagna toutes les classes de la société , que les
hommes pervers firent peu à peu éclore les projets qu'ils avaient
préparés dans l'obscurité , et que la France fut perdue avec son roi.
-Une deuxième ordonnance du même jour nomme les 86présidens
des colléges électoraux dedépartement.On a remarqué qu'aucun
membre de la chambre des pairs n'y était porté, et qu'entre
ceux qui étaient nommés présidens , il se trouvait47 membres de
l'ancienne chambre.
-Le roi , dont la bienfaisance multiplie les ressources , vient de
donner 30 mille francs aux habitans du département de la Moselle ,
qui a été ravagé par un orage terrible, et 50mille à ceux du département
de l'Isère, qui a souffert des inondations par larupturede
quelques digues . Mgr. le duc d'Angoulême en a aussi donné dix
mille.
- Madame , duchesse d'Angoulême , lorsqu'elle a séjourné à
Troyes en revenant des eaux , s'est plue à raconter , que passant à
Nogent-sur-Seine , il y a 21 ans , pour se rendre en Autriche , etque
n'ayant rien voulu recevoir des tyrans de la France , elle se trouvait
dépourvue dunécessaire. La maîtresse de poste s'en étant aperçue ,
lui offrit tout ce qui lui manquait. Madame accepta d'une simple
Française ce qu'elle avait refusé de tenir du crime puissant. Madame
ayantdepuis voulu récompenser cette femme fidelle à l'honneur,
elle lui répondit: Qu'elle désirait pour elle et poursafamille
le bonheur de lui baiser la main.
-Le 25 juillet dernier , l'île de la Guadeloupe a été remise par
sir Leith , commandant des troupes anglaises , à M. le comte de
Lardenoi , que le roi a nommé gouverneur de cette île .
-Sa Majesté , par une ordonnance du août , a prescrit qu'il
serait donné des congés de semestre à la moitié des officiers do
chaque légion départementale et de chaque régiment de cavalerie.
Ils doivent durer da 15 septembre au 1 avril 1817.
- S. A. R. Monsieur; Madame , duchesse d'Angoulême , et
Mgr. le duc d'Angoulême , ont été visiter l'atelier de M. Lemot;
ils ontvu avec satisfaction le modèle de la statue de leur noble auteur
. Monsieur a voulu examiner le registre qui contient les noms
de ceux dont les offrandes réparent l'injure faite au bon roi .
Mme Jaquotot , dont nous avons parlé en rendant comptede
la visite que S. M. a faite à la manufacture de Sèvres , vient d'être
nommée par le roi son premier peintre en porcelaine.
-Une ordonnance de S. M. règle le traitement, les fonctions et
le rangdes aumôniers attachés à chaque régiment. Leur rang est
celui de capitaine .
380 MERCURE DE FRANCE .
M. Piquet a établi à Lyon des ateliers dans lesquels oncopie
les tableaux des maîtres de l'art par un procédé mécanique de son
invention. Il est certain que ces imitations doivent être préférées à
ces peintures que l'on voyait dans nos églises , et qui souvent n'étaient
que de médiocres croûtes. Mgr. le duc d'Angoulême a été
visiter cette manufacture , et il en a encouragé l'auteur. Il y a vu
un Christ d'après Lebrun : ce tableau a cinq pieds deux pouces de
haut, trois pieds huit pouces de large , et peut être donné pour
le prix de 50 fr. Le Baptême de Saint-Jean , qui contient deux
figures , pour 60 fr l'Assomptionde la Vierge , d'après le Dominiquin,
tableau de six pieds de haut, quatre pieds six pouces
de large , renfermant quatorze personnages , pour 70 fr. La piété
trouvera ainsi les moyens de réparer les dégâts commis dans beaucoup
d'églises de campagne.
,
-Le roi vient d'établir une école pratique des mines à Saint-
Etienne en Forez .
- En attendant que les académies couronnent les discours qui
nous apprendront comment on peut arriver à la restauration des
moeurs, les ministres de la religion , protégés par le gouvernement ,
pénètrent dans les prisons , y répandent l'instruction , y prêchent
l'évangile à de malheureux enfans auxquels il était peut -être inconnu,
ou qui en connaissaient si peu les maximes , qu'ils sont ,
àpeine dans leur adolescence , condamnés à la réclusion pour des
crimes . Ces zélés ministres commencent à retirer le fruit de leur
mission, car il y a peu de temps qu'environ vingt enfans enfermés à
Sainte-Pelagie , ont fait leur première communion dans la chapelle
de laprison.
Lanouvelle que les affaires de l'église gallicane étaient sur le
point d'être terminées , se confirme , et d'autant plus qu'un ecclésiastique
, secrétaire de notre ambassadeur à Rome , est arrivé depuis
peu de jours ; on le dit chargé de dépêches importantes .
-D'après le compte qui a été renda à S. M. que les corps de
sagardeportés au monent où ils se trouvent , suffisaient au service ,
S. M. a ordonné de suspendre le recrutement, comme il l'a déjà fait
pour latroupede ligne.
- M. Tiolier fils vient d'être nommé en remplacement de M. son
père , graveur général des monnaies.
-Sa Majesté s'est rendue le 18 de ce mois à Vincennes , pour
y passer en revue les corps d'artillerie de sa garde. Après avoir
passé au pas dans sa calèche entre les rangs , S. M. a vu commencer
l'exercice à feu . S. M. était placée sous une tente dressée sur une
petite éminence , et le service des pièces s'est fait avec la plus grande
précision.Au moment où le roi passait entre les rangs , le plus profond
silence y régnait par respect pour l'ordonnance qui défend
aux troupes sous les armes aucune acclamation ; mais les regards
remplis d'amour exprimaient ce qu'il n'était pas permis de dire.
Le zèle de la troupe esttel qué dans une seule nuit elle avait dressé
une batterie de trois gros mortiers .
qué
SEPTEMBRE 1816. 38
-Sa Majesté doit faire une revue générale, le r' d'octobre prochain,
de tous les corps de sagarde, époque à laquelle M. leducde
Reggio cesse son service , et où M, le duc deRaguse prend le sien.
-Le roi vient , par une ordonnance , d'autoriser l'établissement,
à Paris , d'une compagnie d'assurance maritime. On espère de
grands avantages , pour le commerce , de l'existence de cette compagnie.
Les chaleurs qu'il a fait depuis quelques jours ont fait le
plus grand hien dans les campagnes ; les fermiers ont ressorti des
granges les grains qu'ils avaient été forcés d'y rentrer encore humides.
Les vins et eaux-de-vie ont baissé de prix dans le midi.
Dans cette année , la foire de Beaucaire , comparée à cellede
1815 , a donné une différence en plus de 7,210,100 fr. en faveur de
l'activité du commerce.
-On mande de Naples que don Francisco Ambruosi a cultivé
avec le plus grand succès , dans la province de Bari , l'espèce de
pavotdont on retire en Asie l'opium. On assure que celui qu'il en
a obtenu est d'une qualité supérieure à celui que nous sommes forcés
de tirer exclusivement de l'Asie. Cette drogue importante faisait
annuellement sortir de l'Europe des sommes considérables. La
plante peut , ajoute-t - on , s'acclimater dans nos provinces méridionales.
Il paraît maintenant assuré que le mariage de S. M. l'empereur
d'Autriche avec la princesse Charlotte de Bavière , aura lieu ,
et même sous peu de temps . On s'occupe à réparer les appartemens
occupés par la feue impératrice. On pense que le roi de Bavière et sa
famille se rendront à Vienne pour assister au mariage.
EXTERIEUR .
Les journaux américains disent que Regnault de Saint-Jeand'Angely
et Réal veulent fonder une coloniefrançaise dans la Carolinedu
sud près des bords de l'Ohio ; le premier y a acheté 10 mille
acres de terre , et le second 8 milles. Admettront-ils aux avantages
de la colonisatión Billaud-de-Varennes , que l'on dit aussi s'être
enfui de Cayenne : on le croyait mort , il s'est retiré dans les Etats-
Unis; puissent-ils tous y apprendre quels sont les devoirs del'homme
envers ses semblables . Regnault cependant n'a pas perdu le goût
d'écrire , et il insère dans les journaux des articles où il se montre
chaud partisan de la liberté; ce n'est plus pour Buonaparte qu'il
taille saplume.
- Les journaux de New-Yorck annonçaient que l'armée de
Bolivar avait obtenu des avantages sur les Espagnols loyaux , dans
le pays de Venezuela ; mais que toute l'armée de Morelos , dans le
Mexique , était soumise.
-Les indépendans ont une frégate de 32 canons , et une corvette
de 20 , en croisière devant les Canaries. Ils ont acheté des vaisseaux
fins voiliers et les arment à Buenos Aires. Un bâtiment anglais
:
382 MERCURE DE FRANCE .
avu au vent de la Trinité une flotte des indépendans composée de
dix-huit ou vingt bâtimens de 14 à 20 canons et de deux bombardes.
L'expédition portugaise dont nous avons déjà parlé devait ,
le4juin, partir de Rio-Janeiro. Elle consistait en un vaisseau de
74,sixfrégates , sept chaloupes , et plusieurs vaisseaux de transports
chargés de 7,000 hommes de troupes régulières , dont 4,000 ont
servi sous les ordres de Wellington Cette expédition semble devoir
être dirigéecontre Monte-Video; on a écrit depuis qu'elle était en
mer.
- On prétend que Christophe a engagé des savans à se rendre
d'Angleterre àSaint-Domingue; on ajoutait qu'il y en avait quelques-
unsqui avaient accepté : il faut espérer , pour l'honneur de la
science, que cette dernière partie de la nouvelle est controuvée.
D'autres personnes devaient s'y rendre des environs d'Hambourg.
Onacitédepuis d'autres officiers allemands qui acceptaient du servicedans
lestroupes de ce noir .
Les fonds de la banque norwégienne ont été fixés à 3 millions
rixdallers .
- L'espagne a fait mettre la citadelle de Ceuta en état de défense,
maislatournure avantageuse que les affaires ont pris à Alger ,
rendra cette précaution inutile. Lord Exmouth, qui a été blessé ,
est retourné à Gibraltar pour y réparer les fortes avaries que son
escadre a éprouvées dans le combat. Un de ses officiers de pavillon a
passé ilya quelques jours à Paris , il se rendait à Londres ; il a confirmé
la nouvelle que nous avons donnée. Les Algériens commençaientàcourir
contre les Espagnols au moment de l'expédition.
- L'expédition annoncée , forte de 8,000 hommes , 2,000 cavaliers
et un traind'artillerie , que l'Espagne doit envoyer en Amérique
coutre les indépendans , n'a point encore mis en mer . Le commerce
de Cadix sent aussi la nécessité de faire des efforts pour se
défendre contre leurs corsaires ; il doit aider le gouvernement pour
armer quatre vaisseaux qui , tous les trois mois , serviront d'escorte
auxbâtimens marchands..
-Les généraux Abadie et Lardisabal ont été exilés , parce que,
dans leur correspondance qui a été interceptée , ils révélaient une
partie des secrets du cabinet.
- L'évêque de Crama a versé dans le trésor du roi 250,000 fr.
Lesprincesses de Brésil , dont on savait le départ, ont débarqué
à Cadix le 4 de ce mois.
-Les dues de Kentet celui de Cambridge sont dans cemoment
dans le royaume des Pays- Bas. Le duc de Cambridge doit se rendre
au quartier-général de lord Wellington , pour voir l'armée qui va
être exercée aux grandes manoeuvres.
Les injures et les personnalités dont le rédacteur du Nain
jauneremplit son libelle, lui ont suscité des querelles. Il s'ensuivit
une rixedans le pare, àBruxelles, etmême des voies de fait. Dirat ,
1
SEPTEMBRE 1816. 383
principal rédacteur , s'est battu enduel ; il a reçu une balle qui lui a
traversé la joue et cassé quelques dents .
- Le capitaine Manby vient de faire en Angleterre , à Woolwich
, l'épreuve d'une pompe à incendie d'une construction particulière,
et avec laquelle , au lieu d'eau pure , il emploie une liqueur
composée d'un peu de potasse et de chaux. On dit que toutes les
expériences ont été concluantes en faveur de l'invention.
-Les coups de vent qui accompagnent le retour des équinoxes ,
ont cette année causé beaucoup de naufrages , et plusieurs bâtimens ,
tant anglais que d'autres nations , ont péri ou échoué sur les côtes
de France et aux environs de Calais . Un paquebot anglais a man.
quépérir en entrant à Ostende. Tout le monde a été sauvé, à l'exceptiond'un
seul homme.
ANNONCES.
L'académie des jeux floraux propose , pour sujet
de discours , Dans l'état actuel de la monarchiefrançaise
, quels seraient les moyens les plus propres à
opérer la restauration des lettres et des moeurs ?
L'académie aura à distribuer , comme prix réservés ,
trois amaranthes , cinq violettes , un souci , un lis , et
deux églantines. L'amaranthe est le prix de l'ode, la
violette est destinée à un poëme ou à un épître ; les
églogues , les idylles et les élégies concourent pour le
souci; le lis est destiné à un hymne ou un sonnet en
l'honneur de la Vierge , c'est le seul prix de poësie dont
le sujet soit déterminé. L'églantine d'or est le prix du
discours proposé par l'académie.
se
Le concours est ouvert jusqu'au 16 février 1817 inclusivement.
Il faut faire remettre , par quelqu'un qui
soit domicilié à Toulouse , trois exemplaires de chaque
✓ ouvrage , adressés à M. Poitevin , ancien avocat ,
crétaire perpétuel de l'académie , il en donnera récépissé.
Il suffit de mettre en tête de l'ouvrage une devise,
et il est inutile de joindre un billet cacheté contenant
le nom de l'auteur .
Histoire abrégée du pontificat ; par M. Benoiston
de Chateauneuf , tom. rer. Prix : 5 fr. , et 6 fr . par la
poste. A Paris , chez l'auteur , rue Saint-Dominique
d'Enfer , n° 200; chez Moreau , imprimeur-libraire , rue
584 MERCURE DE FRANCE .
Saint-Honoré , nº 315 ; et chez les marchands de nouveautés
. 1
Guide de l'avocat , ou essais d'instruction pour les
jeunes gens qui se destinent à cette profession ; par M. Gibaut
, avocat , docteur régent à la faculté de droit de
Poitiers . A Paris , chez Beaucé , libraire , rue J.-J. Rousseau
( Plâtrière ) , nº 14. Deux volumes de 500 pages .
Histoire des religions et des moeurs de tous les
peuples du monde : avec 600 gravures , représentant
toutes les cérémonies et coutumes religieuses , dessinées
et gravées par le célèbre B. Picart ; publiées en Hollande ,
par J.-F. Bernard : augmentée de l'histoire des religions
des derniers peuples découverts depuis cinquante ans ;
des cérémonies de certaines messes et processions singulières;
des convulsionnaires ; de l'histoire de l'inquisition;
de la superstition ; des sorciers; des enchantemens;
de l'apparition des esprits; de la baguette divinatoire ;
de la fête des foux ; des saturnales ; des sectes religieuses
; des événemens survenus dans le clergé et l'église
catholique en France depuis 1789 ; de l'origine ,
de l'utilité et des abus de la franc-maçonnerie , etc. , etc. ,
avec 30 planches nouvelles. Six volumes in-4° publiés
en 24 livraisons. Chaque livraison est de 7 fr. 50 c. , et
franc "de port 9 fr. Il paraît deux livraisons par mois ;
première livraison contenant 31 gravures. On souscrit
à Paris , chez Mile Adèle et Hippolyte P. , artistes , rue
des Marais , nº 18 , faubourg Saint-Germain ; Pelicier ,
libraire , au Palais-Royal ; et A. Eymery , libraire , rue
Mazarine , no . 30.
Cet ouvrage , justement estimé et connu depuis longtemps
, n'est pas susceptible d'un extrait ; mais lorsque
ladeuxième livraison nous aura été remise , nous aurons
soin de rendre compte de la manière dont cette nouvelle
édition est exécutée. Nous croyons pouvoir dire , d'après
l'examen de la première livraison, qu'elle doit être accueillie
favorablement.
DUBRAY , IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
พ.° 5.
**************
RO TIMBRE
MERCURE
DE FRANCE.
SEINE
www
AVIS ESSENTIEL .
Lespersonnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros.
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 5o fr. pour l'année.- On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très - lisible . - Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration da
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
POESIE.
ENDY MIΟΝ ,
wm
Cantate à l'occasion du tableau de M. Giraudet , représentant
Endymion endormi , tandis que Zéphire écarte lefeuillage pour
laisser pénétrer les rayons qui annoncent la présence de Diane.
<< Toi qui défends les fleurs de ce rivage
>> Des feux brûlans que verse le lion ,
> Enseigne-moi quel asile sauvage
>> Retient ce soir le bel Endymion.
>> Repose-t-il sur le bord des fontaines ,
» Ou près du roc d'où sort le noir torrent ?
>>> Ou poursuit- il sur les plages lointaines
>> La sombre hyenne et le lynx dévorant ?
TOME 68 . 25
386
MERCURE DE FRANCE.
>>>Parcours les bois sur ton aile légère,
>> Et , si tu rends ce héros à mes voeux ,
>> Toutes les nuits , sur l'herbe bocagère ,
>> Mes doux rayons éclaireront tes jeux.>>>
Ainsi parlait Diane au jeune fils d'Eole ,
Qui rafraîchit Lathmos de son souffle léger .
Zéphire obéissant quitte les fleurs , s'envole ,
Et dans les bois profonds cherche l'heureux berger.
Sur sa route incertaine il sème un doux murmure.
Bientôt, en pénétrant sous la feuillée obscure ,
Il trouve Endymion dans le sein du sommeil ,
Et revient sur ses pas sans hâter son réveil.
<<<Déesse sensible ,
>>> L'aimable chasseur
>> D'un sommeil paisible
Goûte la douceur.
>> Sa bouche où la rose.
>> Semble s'animer ,
>> Pendant qu'il repose
>>> Vient de vous nommer.
>> Venez, lanuit sombre
>> Voile un corps si beau ;
>> Apportez dans l'ombre
>>> Votre doux flambeau . »
Diane suit les pas de son fidelle guide ,
Et porte au fond des bois sa lumière timide.
Là , sous l'heureux abri de rameaux toujours frais ,
Sur la peau des lions le beau chasseur repose.
Elle approche en tremblant de ces abris secrets.
Atravers le cytise et les feuilles de rose,
Le désir fait glisser ses regards caressans ;
Et d'une main légère écartant le feuillage ,
Zéphire à ses regards ouvre un libre passage.
SEPTEMBRE 1816. 387
De l'aspect du héros elle enivre ses sens ,
Etd'une lumière éthérée
Porte les doux rayons sur sa bouche adorée.
L'écho mystérieux entendit ces accens :
<<Dors , fils de Jupiter. Puisse ton chien fidelle
>>> Ecarter loin de toi le farouche lion!
>> Puisse le chant de Philomèle
» Hâter seul le réveil de mon Endymion !
>> Puisse sa belle bouche être toujours nourrie
>> Des trésors par l'abeille au printemps amassés !
>> Puisse l'herbe toujours fleurie
>> Se courber mollement sous ses membres lassés ! >>>
A ces mots le chasseur s'éveille ;
Ces accens enchanteurs ont frappé son oreille.
D'un jour mystérieux il se voit entouré ;
Des rêves du bonheur son coeur est enivré;
Il reconnaît Diane , il soupire , il l'appelle ,
Etses tendres efforts arrêtent l'immortelle.
Zéphire, aux jeunes fleurs qui parfument Lathmos ,
Alla conter cette aventure ;
Et l'on dit que souvent son indiscret murmure
Laisse encore entendre ces mots :
<< Fleurs , au souffle de l'amour
>>> Ouvrez vos brillans calices .
» Goûtez toutes ses délices ,
>> Quand la soeur du dieu du jour
>>>Devient amante à son tour.
>> Fleurs , au souffle de l'amour
>> Ouvrez vos brillans' calices.>>>
J.-P. BRÈS.
25.
388 MERCURE DE FRANCE.
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
A MADAME DE B*** ,
Pour l'engager à revenir à la campagne , comme elle
l'avait promis .
« Oui , je reviendrai près de vous ,
>> Mes bons amis que je regrette;
» Je veux , malgré le sort jaloux ,
>>> Revoir encor cette retraite
» Dont les agrémens sont si doux.
>> Croyez que les jours de l'absence
>> Vont être bien longs pour mon coeur ,
>> Et que je ferai tout , dans mon impatience ,
>> Pour en abréger la rigueur. >>
C'était ainsi qu'Eléonore
En partant calmait nos ennuis ;
Mais cet espoir qui nous avait séduits
Ne peut plus nous séduire encore.
Déjà le printemps s'est enfui
Avec son aimable compagne ;
La saison qui marche après lui
Déserte aussi notre campagne :
1
Et nous vous appelons , hélas ! toujours en vain.
Il est vrai que parfois un mot de votre main
Vient adoucir notre souffrance ;
Mais quelque charme qu'ait pour nous
Tout ce qui vient de vous ,
Qu'est-ce auprès de votre présence ?
Qui peut done arrêter vos pas
Et vous faire oublier ces valons solitaires
Qui pour vous avaient tant d'appas ?
Pourquoi donc ne venez-vous pas
Fouler de vos pieds délicats
La pelouse de nos bruyères ,
Et vous mêler aux jeux de nos jeunes bergères?
SEPTEMBRE 1816. 389
Telle on raconte qu'autrefois
Vénus , sous l'ombrage des bois ,
Prenait part aux plaisirs de ses nymphes légères.
Ah ! si le murmure des eaux ,
Si le parfum des fleurs , si le chant des oiseaux
N'ont plus rien qui vous intéresse ;
Si ce monde brillant dont la foule s'empresse
A vous environner d'honneurs toujours nouveaux ,
Près de lui vous retient sans cesse ,
Pendant qu'en proie à la tristesse
Nous soupirons vers vous du fond de nos hameaux ,
De votre coeur , au moins , nous avons droit d'attendre
Quelque chose pour tant d'amours ;
Et si vous ne venez pour passer de beaux jours ,
Venez , venez pour nous les rendre.
ÉNIGME .
Le sexe dont je suis , qui doit me revêtir ,
Ne m'habille avec soin que pour me découvrir ;
Et celle à qui je fais le mieux gagner sa vie ,
Semble à me dépouiller mettre une grande envie.
Des deux sexes le vêtement ,
La parure , l'ameublement ,
De moi tire son origine .
Je retiens fort souvent une beauté peu fine ,
Qui l'oreille fermée aux soupirs d'un amant ,
Me fait la cour assiduement .
Dès que l'appàt du gain m'a mise toute nue,
Onquitte mon corps sec et tout d'une venue.
Dans un tendre déguisement
D'un dieu je fis l'amusement.
CHARADE.
On voit le malheureux chargé de mon premier ,
Traîner avec douleur sa pénible existence.
590 MERCURE DE FRANCE .
Quoique très- inconstant , quelquefois mon dernier
De l'homme ambitieux a comblé l'espérance.
Par le crime souillé , quand un faible mortel
Adresse au Tout-Puissant une longue prière,
Agenoux prosterné au pied du saint autel ,
S'il n'est point mon entier c'est en vain qu'il espère.
LOGOGRIPHE..
Quoique je sois de fort peu de valeur ,
Moncorps mince et fluet, dans toutes les toilettes ,
Est d'un grand usage aux coquettes ,
Et pent donner aussi du tintoin au lecteur .
D'abord un certain mois qu'on destine aux fleurettes
Divise également mon tout.
Item, on trouve encor , en cherchant jusqu'au bout ,
La fille de Cadmus , une nymphe , une ville ,
Un mot latin qu'à mainte fille
Maint galant traduit en français ;
Ce qu'un homme d'honneur tâche de rendre illustre ;
Ce qu'il faut dénombrer cinq fois
Quand on veut composer un lustre ;
Un fratricide , un souverain ,
Un ton de la musique , une qualité rare ,
Dont plus d'un faussement se pare ;
Unmembre , un fruit, etje finis enfin.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Eve. Celui duLogogriphe est Piqueure ,
où l'on trouve Pie , Peur, Queue , Père , Pire , Pure. Le mot de la
Charade est Coupole.
SEPTEMBRE 1816. 391
wwwwwwwww
LE PORTE - FAIX DE BAGDAD ,
OU LES CHARLATANS ET LES IMPOSTEURS .
Conte pour faire suite aux Mille et une Nuits .
Le peuple arabe est un peuple conteur .
LAHARPE.
à l'a-
Iln'est guère personne parmi nous à qui la lecture des
Mille et une Nuits n'ait fait passerquelques heures agréablement
; mais on n'a pas encore envisagé ce livre sous
un rapport plus sérieux , celui de la morale et de la philosophie
. L'éclat éblouissant des fictions ne nuit point
cependant à la vérité , et quelque soit l'auteur ou les
auteurs de ces ingénieux récits , on voit aiséinent que ,
fidelles aux préceptes d'Horace qu'ils n'avaient probablementjaunais
lus ,ils ont cherché à meler l'utile
gréable , sans cependant se croire obligés , comme plusieurs
de nos romanciers modernes , à clouer méthodiquement
à la fin de chaque aventure quelque assommante
moralité. Sous le rapport de l'art et du style , ce
recueil est encore très-remarquable ; les caractères y sont
tracés de main de maître , et chacun des personnages
parle le langage qu'il doit parler , tant il est vrai que les
véritables préceptes de l'art d'écrire sont éternels , immuables
, et ne connaissent point les limites des climats.
-Lesage et Fielding , par exemple , n'auraient pas
décrit d'un style plus piquant le souper imaginaire de
ce Barmecide , et n'auraient pas peint d'une manière
plus franche et plus originale ce célèbre barbier de
Bagdad, dont l'intarrissable loquacité donne lieu à une
foule d'incidens plus comiques les uns que les autres.
Nous ne sommes pas les seuls au reste qui ayons porté ce
jugement sur les Mille et une Nuits ; M. de Laharpe
avait une telle prédilection pour ces productions de l'i -
magination des orientaux , qu'il relisait tous les ans le
recueil des contes traduits par M. Galland , en même592
MERCURE DE FRANCE .
-
temps que les classiques grecs et latins ; c'est lui-même
qui nous l'apprend dans son Cours de littérature.
Quant à nous , après une telle autorité , nous ne craindrons
point d'avouer que les récits , quelquefois un peu
longs il est vrai, de la princesse Scheherazade , ont pour
nous presque autant de charmes que les fables poëtiques
d'Ovide et de l'Arioste.- Mais je me hâte d'en venir au
conte arabe dont je ne suis au reste que le traducteur ,
ou pour mieux dire l'abréviateur .
Sous le règne du calife Haroun-al-Raschid , il y avait
àBagdad un pauvre musulman nommé Aboul-el-Akim ,
qui n'était pas moins renommé dans toute la ville pour
sa sagesse et sa moralité , que pour sa force musculaire
et sa constitution athlétique. Né dans les dernières classes
du peuple , Aboul-el-Akim exerçait à Bagdad l'humble
profession de ses pères ; il gagnait sa vie à porter des fardeaux
et à faire des commissions. Quoique pauvre , il
s'était marié de bonne heure : sa femme était même
jeune et belle , ce qui n'empêchait pas Aboul-el-Akim
de trouver quelquefois que ce nouveau fardeau était
assez difficile à porter , quelque grande que fût d'ailleurs
la force dont la nature l'avait doué. Quoiqu'il fût extrêmement
laborieux , ses petits gains journaliers lui fournissaient
à peine de quoi pourvoir à l'entretien de son
ménage , et sa chère Fatima , c'était le nom de sa fidelle
compagne , ne pouvait s'accoutumer à ce régime de privations
, car elle avait autrefois connu des jours plus
heureux . Les vicissitudes de la fortune seule l'avaient contrainte
à accepter la main du porte-faix de Bagdad , qui
ayant pour sa femme un amour sincère , faisait de son
mieux pour la contenter ; mais la fortune se montrait
ingrate envers lui , et ses efforts n'obtenaient que peu de
succès . Par une fatalité singulière , quoiqu'il passât pour
être un des plus infatigables et des plus vigoureux portefaix
de la ville , Aboul-el-Akim était celui de tous que
l'on employait le moins. Il prit long-temps son mal en
patience ; l'amour qu'il avait pour sa femme lui rendant
ses peines moins amères. Il estvrai de dire que si Fatima
avait des défauts , elle avait aussi de bonnes qualités ;
son attachement à ses devoirs conjugaux était extrême :
SEPTEMBRE 1816. 393
c'était même ce qu'on appelle un dragon de vertu ; elle
était d'ailleurs , comme nous l'avons dit , assez jeune et
assez belle : ses grands yeux noirs inspiraient l'amour ,
et son visage était aussi rond que la lune lorsqu'elle est
dans son plein , ce qui est regardé comme une grande
beauté chez les Turcs. Son principal défaut était d'être
un peu vive et acariâtre : à cela près , c'était du reste
une assez bonne personne.
Ne pouvant endurer plus long- temps sa situation ,
qui devenait pire de jour en jour, notre musulman résolut
enfin de s'ex patrier et d'aller tenter la fortune ailleurs .
Il suivait en cela les conseils d'un jeune fakir , dont le
couvent était situé dans un des faubourgs de la ville de
Bagdad , et qui s'y était acquis une grande réputation
de sagesse et de sainteté.
Les conseils du fakir déterminèrent Aboul-el-Akim
à s'expatrier. Il avait fait depuis peu la connaissance de
ce jeune moine turc dans une des mosquées les plus
fréquentées de la ville , et l'avait plusieurs fois invité
chez lui . Le fakir avait acquis en peu de temps beaucoupd'empire
sur l'esprit de l'humble et pauvre musulman.
Fatima elle-même montrait beaucoup de déférence
pour ses avis ; il ne cessait de répéter au docile
Aboul-el-Akim que nul n'est prophète en son pays ; il
lui racontait plusieurs exemples de personnes qui avaient
trouvé la fortune dans des contrées lointaines , entr'autres
celui de Sinbad le mariu , ce Robinson des Arabes ,
dont les aventures , alors toutes récentes , étaient déjà
célèbres chez tous les peuples de l'Orient. « Combien de
»
»
»
»
»
»
»
fois Sinbad le marin aurait-il fait fortune , disait le
fakir aux deux époux , s'il avait été plus sage , et s'il
se fût borné à venirjouir dans sa patrie des richesses
immenses qu'il avait acquises dans ses premiers
voyages ? Nul doute , Aboul-el-Akim , pour peu que
vous soyez favorisé du grand prophète , que doué
>> comme vous l'êtes d'une force extraordinaire , vous
ne parveniez à la fortune , si vous allez à Ispahan ou
dans la capitale des Indes , où vous acquerrez bientôt
de la célébrité , au lieu de végéter tristement comme
>> vous faites , dans le pays qui vous a vu naître. Quel
»
2)
394 MERCURE DE FRANCE .
⚫ contentement ce sera pour vous d'y revenir riche et
>> considéré , etde pouvoir faire le bonheurd'une épouse
> digne d'un meilleur sort !>>
Ces discours , et d'autres semblables répétés fréquemment
, s'imprimèrent peu à peu dans l'esprit d'Aboulel-
Akim , et le déterminèrent enfin à s'éloigner. D'abord
son intention fut d'emmener avec lui sa chère Fatima;
mais après y avoir mûrement réfléchi , et pris l'avis du
fakir , il se décida à partir seul. Son absence ne devait
être que de deux ou trois ans , temps qui lui paraissait
suffisant pour acquérir , si ce n'est une fortune, du moins
une honnête aisance , dont il reviendrait jouir à Bagdad
auprès de sa fidelle compagne. Il ne lui fut pas difficile
de faire goûter ce projet à Fatima. Il prit donc congé
d'elle un beau matin, l'embrassa bien tendrement , lui
recommanda de veiller avec soin sur ses petites propriétés
, et sur-tout de conserver son honneur intact , ce
que Fatima lui promit de faire du mieux qu'elle pourrait
, en l'assurant qu'il ne devoit avoir aucune inquiétude
à cet égard . Cette scène d'adieux étant donc une
fois terminée , notre musulman , un bâton d'ébène à la
main et un petit sac de cuir sur le dos , s'achemina seul
et à pied vers la capitale de la Perse,
Il y avait à peine deux jours qu'Aboul-el-Akim était
parti; les joues de la tendre , de l'inconsolable Fatima
étaient encore humides des larmes qu'elle avait versées
lors de cette funeste séparation , lorsqu'un soir elle fut
réveillée en sursaut par de grands coups redoublés, que
l'on frappait à sa porte. S'étant habillée à la hate , Fatima
courut à sa fenêtre , et fut on ne peut plus surprise
de reconnaître à la clarté de la lune,Aboul-el-Akim
qui lapriaitdedescendre. Il paraissait extrêmement fatigué;
son front jaune était caché sous les plis de son turban.
Fatima , moitié fâchée moitié contente , se hâta
d'ouvrir la porte; déjà elle s'apprêtait à reprocher à
son époux sa pusillanimité et son manque de résolution ,
lorsque celui-ci détachant une large ceinture de cuir
dont il se ceignait les reins , étala tout à coup sur une
table plus de diamans , d'éméraudes , de rubis et de
perles ,que n'en ajamais produit la lampe merveilleuse
1
L
SEPTEMBRE 1816. 395
, se
d'Aladdin. Ace spectacle inattendu ,les yeux de Fatima,
que la fureur et l'indignation faisaient déjà étinceler ,
radoucirent aussitôt ; elle sauta au cou de son mari , l'accabla
de caresses , et l'assura , en versant des larmes ,
qu'elle était moins sensible au plaisir de se trouver dans
l'opulence , qu'à celui de le revoir de retour aussi promptement.
Aboul-el-Akim , après s'être livré à sa tendresse,
lui raconta qu'étant à quelque distance de Bagdad , s'étant
trouvé la veille surpris par la nuit au pied d'une
haute montagne , il s'était endormi sous un palmier ,
après avoir , suivant sa coutume , récité avec ferveur
quelques versets du Coran , et que pendant son sommeil
un génie bienfaisant lui était apparu , et lui avait
indiqué un trésor caché à quelque distance de ce lieu ;
qu'aussitôt après son réveil il s'était empressé d'y aller ,
et avait découvert un amas considérable d'or et de diamans
, dont ce qu'elle admirait n'était qu'une faible
partie; que se voyant ainsi devenu riche , il n'avait eu
rien de plus pressé que de revenir sur ses pas pour jouir
avec sa chère Fatima de ce bonheur inespéré . Qu'on
juge de la joie et du contentement de cette dernière. Nos
deux époux ne tardèrent pas à changer de demeure ;
Aboul-el-Akim fit le lendemain l'acquisition d'un des
plus beaux palais de Bagdad , ils s'y établirent tous les
deux , et pendant deux ans ce ne fut que des réjouissances
et des festins somptueux . Quant au fakir, coinme
il ne reparaissait plus chez Aboul-el-Akim , Fatima en
demanda souvent des nouvelles à ce dernier , qui se
troubla d'abord et parut embarrassé ; mais ensuite il
finit par répondre à sa femme qu'il croyait que le fakir
était parti pour les Grandes-Indes, et qu'il ne revien
drait jamais àBagdad.
Le lecteur a pu être surpris de ce retour inopiné đe
notre musulman , et de la disparition du fakir. Nous ne
le laisserons pas davantage dans l'incertitude à cet
égard: Il est bon qu'il sache , pour l'explication de cette
énigme , que le riche Aboul-el-Akim n'était autre que
le fakir lui-même. Ce jeune moine , dont l'extérieur
était austère et vénérable , n'était rien moins que ce qu'il
paraissait être . Epris depuis long-temps des charmes de
396 MERCURE DE FRANCE .
1
la belle Fatima , il avait caché soigneusement son amour
à celle qui l'avait fait naître sans le vouloir. Le fakir
connaissait trop la vertu farouche de Fatima pour essayer
de la séduire ; il savait trop bien qu'il n'aurait
recueilli d'une pareille tentative que de la honte et du
déshonneur. Il eut donc recours , pour parvenir à ses fins ,
au stratagême dont on vient de lire le récit. D'abord il
engagea Aboul-el- Akim à s'expatrier , et ensuite , dès
qu'il fut parti, il se revêtit de sa figure ; car ce fakir
était un grand magicien; il avait fait dans l'Inde une
étude particulière de la nécromancie , de façon que cette
métamorphose s'opéra dans un tour de main. Quant
aux perles et aux diamans , on juge bien qu'ayant les
esprits infernaux à ses ordres , le fakir en avait à foison .
Quelques mauvais plaisans ne manqueront pas ici de
faire observer que prendre pour plaire à une femme le
visage même de son mari , n'est pas une ruse fort adroite
pour un sorcier , et qu'à Paris du moins un pareil déguisement
ne ferait pas fortune auprès de la plupart des
femmes . Nous ne nous arrêterons point à réfuter ces
plaisanteries ; le fait que nous rapportons n'en passe pas
moins pour certain à Bagdad .
Il y avait deux ans que le fakir vivait ainsi avec la
belle Fatima , sans que celle-ci se fut en aucune manière
aperçue de la supercherie , et sans que la tendresse
de ce faux époux se fut affaiblie , comme il arrive
le plus souvent par une longue possession , lorsque le
véritable Aboul-el-Akim arriva en personne à Bagdad.
Il était monté sur un superbe dromadaire , et suivi d'un
long cortège d'esclaves , de chameaux et autres bêtes de
somme chargées des richesses qu'il apportait de la ville
d'Ispahan , où la fortune l'avait comblé au-delà même
de ses espérances. Les lecteurs qui avant tout exigent
dansun conte même , de la vraisemblance , demanderont
peut-être ici comment il est possible qu'à porter
des fardeaux , ou même à faire montre en public de sa
force extraordinaire , Aboul-el-Akim pût avoir , dans
un si court espace de temps , acquis des richesses aussi
considérables . C'est ce que l'auteur arabe n'a point jugé
àpropos de nous apprendre. On demandera peut-être
1
SEPTEMBRE 1816 . 397
encore comment Aboul-el-Akim avait pu rester deux
ans sans donner de ses nouvelles à une épouse dont il
ne s'était séparé qu'à regret ? Je répondrai à cette objectionque
cela s'explique aisément par la précaution qu'avait
eue le magicien de faire intercepter sur la route ,
par son démon familier , les lettres qu'Aboul-el-Akim
avait écrites à Fatima . Des lecteurs difficiles m'objecteront
peut- être encore qu'il est étonnant que le fakir
n'ait pas eu recours à sa sorcellerie pour empêcher le
retour du mari supplanté , ou du moins pour en être
instruit d'avance. C'est ce que nous n'entreprendrons
point de décider. Il ne faut pas aussi se montrer trop
exigeant, sans cela il n'y aurait d'autre parti à prendre
qu'àposer la plume , et qu'à renoncer à écrire des contes,
ou même l'histoire .
On devine bien , sans que nous ayons besoin de le
dire , qu'Aboul-el-Akim s'empressa de prendre des informations
sur ce qu'était devenue sa femme. Il se présenta
chez elle ; mais il en fut repoussé et méconnu. Le
fakir qui survint sur ces entrefaites , traita Aboul-el-
Akimd'imposteur et de magicien , qui avait emprunté
sa figure pour séduire sa femme. Cette affaire fit grand
bruit dans tout Bagdad , et les deux rivaux s'appelèrent
mutuellement devant le cadi.
Quoique ce magistrat fut renommé dans tout l'Orient
pour sa profonde sagacité et pour sa haute sagesse , il se
trouva fort embarrassé de porter un jugement dans cette
affaire. Les deux Aboul-el-Akim se resseınblaient parfaitement
l'un l'autre. Le fakir répondit de la manière
la plus satisfaisante à toutes les questions qui lui furent
faites : il était instruit des moindres particularités arrivées
dès sa plus tendre enfance au véritable Aboul-el-
Akim. Il connaissait tous les secrets du lit conjugal, et
donna les renseignemens les plus exacts et les plus dé
taillés. Il montrait d'ailleurs un sang-froid et une assurance
imperturbables . La pauvre Fatima, qui subitellemême
plusieurs interrogatoires , ne savait que penser et
à quel signe elle pouvait reconnaître le légitime possesseur
de sa personne. Enfin , on vint à se rappeler que le
véritable porte-faix de Bagdad était célèbre pour sa
598 MERCURE DE FRANCE .
force surprenante. Ce fut à cette dernière épreuve que
l'on soumit les deux adversaires .
Il y avait devant la porte du cadi une énorme co-
Ionne de granit qui gissait par terre. Elle était longue
au moins de treennttee--ddeeuuxx pieds. Le cadi ordonna que
chacun des deux rivaux ferait l'essai de sa force , en enlevant
cette colonne de terre et la portant à une certaine
distance : celui qui laporteraitle plus loin serait reconnu
pour le véritable Aboul-el-Akim. Ce dernier n'accepta
qu'avec répugnance cette épreuve , où il craignait de
succomber ; ce qui excita parmi le peuple , qui était accouru
en foule à ce spectacle extraordinaire , une impression
qui n'était pas en faveur du légitime époux de
Fatima. Quant au fakir , il applaudit à tout rompre à
cette décision; cependant le véritable Aboul-el-Akim ,
animé de la plus vive indignation , s'avance hardiment ,
jettebas sa longue robe , et se ceignant les reins àplusieurs
reprises d'une large ceinture de cuir , après avoir
à haute voix imploré la protection du prophète , se
courbe , saisit de ses deux bras nerveux l'énorme colonne
de granit , l'ébranle , l'arrache de terre avec de
longs efforts , l'enlève , et la tenant appuyée contre sa
poitrine , il court , les muscles tendus ,tout haletantet
tout baigné de sueur , la déposer à quarante pas plus
loin , au milieu des applaudissemens des spectateurs ,
dont tous les yeux se tournerent alors vers le fakir. Ce
dernier ne parut point déconcerté ; un sourire malin errait
sur ses lèvres , et sa physionomie exprimait la confiance
et le contentement. On se doute bien que l'imposteur
comptait dans cette occurrence sur l'assistance
de ses génies familiers ; il s'approcha de la colonne tout
en ricannant , et l'enleva d'une seule main comme un
léger soliveau , et fut ensuite comme en se jouant ladéposer
à trois cents pas plus loin. A ce prodige , tous les
assistans poussèrent un long cri de surprise , et mille
voix s'écrièrent que le fakir étaitle véritable porte-faix
de Bagdad , que l'autre n'était qu'un magicien et
qu'un imposteur ; mais lecadi monta sur son tribunal ,
et ordonna que Fatima serait rendue à celui qui n'avait
porté la colonne de granit qu'à une distance de qua
SEPTEMBRE 1816. 599
rante pas. Celui-ci , ajouta-t-il , est l'homme fort que
nous cherchons à reconnaître ; quant à celui qui a eu
l'air de se jouer d'un pareil fardeau , ce ne peut être
à coup sûr qu'un magicien et non pas un homme : l'un
est le véritable Aboul-el-Akim ; l'autre n'est qu'un imposteur
et qu'un charlatan. Le peuple commençait à
murmurer_contre cejugement , lorsque le fakir , sur lequel
tous les regards étaient fixés , disparut aussitôt du
milieu de l'assemblée , au sein d'un nuage bleuâtre, qui
lançait de tous côtés des foudres et des éclairs qui s'évanouirent
à l'instant meine. Cet événement désilla les
yeux du peuple , Fatima et le véritable Aboul-el-
Akim furent reconduits en triomphe chez eux , et tout
le monde admira le discernement et la profonde sagesse
du cadi. Avant de rentrer dans sa maison ,le cadi jugea
à propos de faire une leçon au peuple. « Mes amis , leur
>>dit- il , n'oubliez jamais ce que vous venez de voir ;
>> mettez à profit cet exemple ; méfiez-vous toujours et
» en tout de l'exagération : qui veut trop prouver ne
> prouve rien ; l'imposture et le charlatanisme s'an-
>>noncent toujours par des excès : qui promet trop n'a
>>l'intentionde riendonner. L'hyperbole fut toujours la
compagne de la fraude ; en disant ces mots , le
cadi rentra dans son logis et ferma sa porte.
»
Que de bon sens dans le discours laconique de ce
grave musulman , et quelle utile morale nous pouvons
tirer de ce conte , en apparence frivole ! Qu'un homme,
par exemple , revêtu de la robe doctorale , s'élance sur
ses tréteaux et nous dise avec assurance : « Je rends la
» vie aux morts et la santé aux malades ; ne craignez
>> point de vous livrer à tous les excès de la débauche
>>et de l'intempérance , voici un élixir qui est un sûr
>> préservatifcontre la maladie , la vieillesse et la mort ;
>> achetez-en avec confiance >> C'est pour le coup qu'il
faut nous rappeler les sages paroles du cadi de Bagdad :
<<Méfiez-vous toujours et en tout de l'exagération : qui
>> promet tout n'a l'intention de rien donner. » Mais si
unhomme sage et modeste nous tenait ce langage : De
>> longues études et une constante observationde lanature
4 m'ont donné peut-être quelques lumières sur l'art de
5
400
MERCURE DE FRANCE.
"
>> guérir; je ne mets point à l'abri de toutes lesmaladies
mais je me flatte de pouvoir seconder la nature dans
>> les efforts qu'elle faittoujours pour nous en délivrer ,
>>lorsqu'une fois nous en sommesatteints ; » oh ! alors
nous pouvons avoir confiance dans ce discours : voilà le
véritable médecin , le premier n'est qu'un imposteur et
qu'un charlatan ; gardons-nous d'acheter de ses drogues
empoisonnées . Si , par exemple , des législateurs comme
on n'en a que trop vus, venaient nous dire hautement :
« Peuple , nous n'avons en vue que le bonheur com-
>>mun ; nous vous ferons jouir des grands bienfaits de
>> l'égalité ; sous son niveau , s'abaisseront toutes les
>>classes de la société; les biens de la terre , toutes les
>> jouissances du luxe seront à la portée de tous , nous
>>ramènerons l'âge d'or parmi vous , et il n'y aura plus
>> alors de pauvres ni de riches . » Oh ! c'est alors encore
qu'il faut se boucher les oreilles se rappeler l'aventure
d'Aboul-el-Akim et les préceptes du cadi ;
mais si , d'un autre côté , des magistrats , d'un ton
calme et modeste , s'adressaient au peuple en ces
termes s'ils lui disaient : << Appelés par vos libres
>> suffrages à veiller à la défense de vos droits , nous
>>prenons ici l'engagement sacré de le faire avec hon-
>> neur et justice ; nous prendrons en main la cause du
>> pauvre comme celle du riche ; le salaire de l'un et la
>>propriété de l'autre seront également respectés ; nous
>> nous attacherons à seconder les vues du prince , à
»
,
,
calmer toutes les haines , à étouffer tous les ressenti-
>> mens : Peuple , nous pouvons sans crainte avoir con-
>> fiance dans ces promesses. >> A ce langage , on reconnaît
les véritables législateurs ; les premiers ne sont que
des imposteurs et des charlatans. Rappelons-nousles
mots du cadi : Qui promet tout , n'a l'intention de
»
«
rien donner. » S'il était possible , pour terminer par
un exemple encore plus frappant , qu'un soldat sorti des
derniers rangs de l'armée , qu'un aventurier sans naissance
, s'élançant hardiment sur un trône , fût venu nous
tenir ce langage : « Peuple , reconnaissez en moi votre
>> maître , remettez dans mes mains le sceptre antique
» de vos rois , je vous rendrai le peuple le plus puissant
SEPTEMBRE 1816 . 401
«
» de la terre; tous les monarques de l'Europe viendront
» abaisser leur tête humiliée devant vos faisceaux et
>>vos haches sanglantes; la Chine et le Japon seront
>> aux rangs de vos tributaires , et je vous rendrai l'ar-
>> bitre et la terreur de tous nos voisins . » Oh ! c'est
pour le coup , que nous aurions dû mettre en pratique
les sages maximes du cadi . Que nous avons payé
cher notre fatale imprudence , et combien ce qui
n'est que gigantesque est éloigné de ce qui est grand !
Mais sid'un autre côté, un monarque auguste, l'héritier
directd'une longue suite de rois , eûtdaigné , d'une voix
noble et touchante , nous faire entendre ces paroles :
Remonté sur le trône de mes ancêtres ,je ne regarde
» mes sujets que comme mes enfans ; je veux faire le
» bonheur de mon peuple , ma félicité est inséparable
>> de la sienne ; je lui promets , non des jours brillans ,
>> mais des jours heureux. Jusqu'ici ce sont les pères
» qui , contre l'ordre de la nature , ont assisté aux funérailles
de leurs enfans ; sous mon règne , ce seront
>> les enfans qui fermeront les yeux de leurs pères. Je
>>guérirai toutes les blessures de l'état et j'essuierai
>>toutes les larmes ; je ferai refleurir de nouveau l'a-
>> griculturee,, le commerce , les sciences et les arts.
>>Mon peuple comptera autant d'amis que de voisins ;
>>je viens récompenser la vertu , pardonner à l'erreur
>> et ne punir que le crime. » Oh ! c'est alors plus que
jamais que nous devons avoir confiance dans le prince
qui tientunpareil langage ; celui- là nous donnera plus
encore qu'il ne nous proinet. Voilà le maître légitime ,
le véritable Souverain !
»
TIMBRE
SKINE
J
www
LA SERVIÈRE.
402
MERCURE DE FRANCE .
-
M
MÉMOIRE
SUR CETTE DOUBLE QUESTION :
Le huitième livre de la guerre du Péloponèse appartient-
il à Thucydide ? Est-ildigne de cet écrivain.
Personne n'ignore que l'Histoire des vingt-une premières
années de la guerre du Péloponèse ,par Thucydide
, est divisée en huit livres ( 1) .
On s'accorde'unanimement à dire que les sept premiers
appartiennent à cet historien; mais il n'en estpas
ainsi du huitième livre. Son authenticité a été attaquée
par des modernes , et même , si l'on en croit Marcellin
(2) , par des critiques anciens qui l'ont attribué , ou
à la fille de Thucidide , ou à Xénophon , ou à Théopompe
; d'autres , tout en reconnaissant l'authenticité
du huitième livre , ont pensé qu'il pourrait bien être en
effet de Thucydide , mais de Thucydide , où arrêté
dans le cours de son ouvrage par la mort (3) , où arrivé
au déclin de la vie et de son talent (4) , et tellement
éclipsé , que loin de laisser apercevoir la plus légère
empreinte de ce génie fier et profond, il ne présente
que les rêves d'un malade , ægri omnia .
(1) Je parle ici d'après la division reçue le plus généralement. Denys d'Halic. ( Περὶ τ . δι . Ρ. 147 , 30. ) l'adınet; Liodore de S.
(XIII , ch. 42 , p . 573.) l'admetpareillement,en ajoutant qued'autres
luien attribuent neuf, ce qui est à remarquer .
(2) Dans sa vie de Thucydide.
(3) Selon eux , le 8e livre, qui frappe par la cumulation des événemens
, renfermait probablement des matériaux dont Thucydide
se réservait la disposition , l'arrangement et la forme dramatique.
(4) Incomtior hic liber reliquis , dit Vossius, de Hist. Græc.;
jugement cité par Gottleb, mais sans aucune réflexion. Voy. Sarvicii
biblioth. gr. , p. 869. Zenn. Comment. inperic. concion.,p.
Dionys Halic., de thuc. gen. scr., p. 847. M. l'abbéAuger , t. 2 ,
13.
85 desesHarangues des hist.gr. , et avant eux,Dodwel.V Xénophon, t. 5, 2º partie, p. 47, 1.30, et p. 48, 1, 1 , 2 et 3, etmême
p.1. 19, 20.
SEPTEMBRE 1816.
403
1
Aucune de ces opinions ne me paraissant fondée,je
-vais essayer , dans deux mémoires , de les combattre et
de prouver , 1º que le huitième livre est de Thucydide ;
2º que ce huitième livre , est non d'un autre , mais de
lui seul , de lui plein de force et de vigueur.
En examinant si une partie considérable du plus beau
monument historique que le temps ait épargné appartient
réellement à Thuycdide , et s'il est digne de lui ,
je ne crains pas qu'on m'accuse de m'engager dans une
de ces questions oiseuses où l'on déploie trop souvent
un vain luxe d'érudition.
En effet , peut-il être indifférent de s'assurer si l'histoire
est d'un témoin oculaire ou d'un homme éloigné
des temps dont il décrit l'histoire , d'un personnage
ignoré ou d'un écrivain recommandable par son exactitude
et son impartialité ? Peut-il être indifférent de savoir
à quelle source a puisé l'historien ? quel rang il tenait
dans sa patrie ? quels étaient ses affections envers
les individus et les gouvernemens ? quels furent ses opinions
politiques , ses vices ou ses vertus , son intérêt de
parler ou de se taire , ses moyens et ses efforts pour découvrir
la vérité ? Si vous ignorez ces diverses circonstances
, son ouvrage , quelqu'en soit d'ailleurs lemérite,
ne perdra-t-il pas aux yeux du critique la plus grande
partie de son prix historique ? Et son témoignage ,
toutes les fois que d'autres ne le confirmeront pas ,
sera-t-il invoqué avec confiance ? Non-seulement en
histoire , mais encore en philosophie, en géographie ; le
doute ne sera-t-il pas pénible? Il importe donc de
fixer l'opinion que l'on doit se former du huitième.
livre de la guerre du Péloponèse , par Thucydide , et
par-là de faire cesser un découragement nuisible à l'intérêt
de la langue de l'histoire et de la géographie des
Grecs.
Nous avons de nombreux adversaires à combattre ;
mais le nombre de ceux qui soutiennent une erreur ne
doit pas intimider un ami de la vérité ; cent partisans
d'une erreur ne sont bien souvent que les échos paresseux
d'un homme habile , qui ss''eesst laborieusement
trompé ( et sic mendacia crescunt ex atavis male
26.
404
MERCURE DE FRANCE .
cæpta) ; cent autorités de nos aïeux n'en représentent
souvent qu'une eule qu'il fautjuger franchement , eûtelle
deux mille ans et plus d'ancienneté.
PREMIÈRE SECTION .- Le huitième livre de la Guerre
du Péloponèse appartient- il à Thucydide ?
On a d'abord avancé qu'on devait attribuer le huitième
livre , soit à la fille de Thucydide , soit à Xénophon
, soit à Théopompe ( 1 ) ; mais il est évident qu'aucun
de ces trois personnages n'en est l'auteur..
Ammien Marcellin, rappelant qu'on attribuait ce
livre à la fille de Thucydide , rejette lui-même cette
idée comme absurde. Une femme pouvait-elle atteindre
à cette énergie de style , à cette profondeur de pensées
qui distinguent le huitième livre ? Comment d'ailleurs ,
l'auteur d'une si étonnante production n'aurait-il pas ,
ambitionnant la célébrité , entrepris un autre ouvrage
et transmis son nom à la postérité (2)?
Veut-on qu'il soit de Xénophon ? Mais , je le demande,
quel intérêt un historien qui voulait être continuateur
de Thucydide , avait-il de mettre sous le nom
de celui-ci ,une partie de son propre ouvrage ? Quel
était le but d'un mensonge qu'il répugne de prêter sans
preuves au digne disciple de Socrate?Que gagnait-il à se
ravirà lui-même un des plus beaux fleurons de sa couronne
? D'ailleurs , admirable par ses formes gracieuses,
il pouvait continuer , mais ne pouvait jamais imiter
l'historien qui étonne par sa force , sa hardiesse , ses
couleurs franches et énergiques . Autre considération :
Xénophon partial (3) se ressouvient trop souvent qu'Athènes
l'a exilé , et que Lacédémone a consolé ses disgrâces
, tandis que dans l'ame de Thucydide , toujours
impartial , l'amour de la patrie semble s'accroître avec
(1) P. 728 , Marcellim , de Thucyd vitá p. 728, éd. du Thucyd.
deM. Beck.
(2) Marcell. , ib. p. 728.
(3) Diod. S. , 1. XIII , 42 , p. 573.
ط ب
i
SEPTEMBRE 1816 . 405
les malheurs de cette même patrie : Xenophon intéresse
faiblement dans ses helléniques ( 1 ) , tandis que Thucydide
, dans tout le cours de son histoire , attache , intéresse
, remue , enfonce l'aiguillon si avant, que nous
quittons à regret son histoire .
Attribuera-t-on le huitième livre à Théopompe ? II
avait , il est vrai , ainsi que Xénophon , continue l'Histoire
de la Guerre du Péloponèse ; et l'on doit en convenir
, son amour pour la vérité , son ardeur pour les
recherches ( 2) , son intelligence à classer les faits , à
distinguer les causes et les résultats (3) , la clarté
l'élégante et noble simplicité de son style (4) , mérite
que tui donne Denis d'Halicarnasse , quoique d'après
le même écrivain , M. de Sainte-Croix lui attribue un
style peiné , lourd et sans vie; en un mot , toutes les
qualités que lui ont reconnues les anciens critiques se
retrouvent dans le huitième livre de Thucydide. Mais
(1) Lorsque je parle du faible intérêt qu'inspire Xénophon comme
historien, ma remarque ne porte que sur les Helleniques , production
à laquelle son auteur semble n'avoir pas mis la dernière main.
((22)) ᾿Ανδρος φιλαλήθες , καὶ πολλὰ χρήματα καταναλώσαντος εἰς
τὴν περὶ τῆς ἱςορίας ἐξετασιν ἀκρι ที. Athen. Deipn. III , p. 85.
(3) Dionys Halic , ep. ad Pomp. , p. 131 , 1. 40.
(4) Id. Ib. P. 132, 1. 18. Καθαρὰ γὰρ ἡ λέξις , καὶ κοινὴ καὶ σαφήσ,
ὑψηλὴ τε καὶ μεγαλοπρεπής ...... Συγκειμένη τε κατὰ τὴν μέσων άρμο-
νιαν , ἡδεῶς καὶ μαλακῶς ῥικσα. D'après ce jugement, j'ai pu attribuer
àTheopompe une élégante simplicité de style. CommentdoncM.de
Sainte-Croix , d'après le même écrivain , lui prête-t-il un style peiné,
lourd et sans vie ? Denys d'Halicarnasse accuse bien quelques -unes
des digressions de Theopompe de réfroidir l'intérêt du sujet qu'il
traite ( Τιῶν παρεκβάσεων ψυχρώς ένιαι λέγονται, de Prisc. sor. , p. 70.);
mais cette accusation ne détruit pas l'éloge qu'il donne à son style ,
qu'il compare à celui d'Isocrate , dont le style n'est assurément pas
peiné et lourd. Serait-ce dans φιλοπονίας queM. Sainte- Croix aurait
vu l'idée de style peiné? Mais dans le passage où Denys l'emploie
(p. 131 , ep. ad Pomp. ) , ce mot est un éloge , car il y est question
du soin et des recherches laborieuses de Theopompe , considéré
comme historien. Ala suite de ce jugement, qquu''iill fonde sur Denys
(deprriissce.. scr.,c.ΧΙ. ) , M.de Sainte-Croix aajjoouuttee, ro que Theopompe
continua l'histoire de Thucydide ; mais sans dire où elle
commence; 2º qu'il inséra dans son XI.livre le IVe des Helleniques
de Xénophon , livre dont les anciens faisaient un cas particulier.
1
406 MERCURE DE FRANCE.
4
en même temps , ce livre , exempt des défauts dont on
accuse Théopompe , n'a ni ces interminables harangues
que lui reproche Plutarque ( 1) , et dont l'absence a suscité
tant de critiques , ni ces longues et froides digressions
(2) où il aimait à s'engager , et où il lui arrivait
souvent de se perdre (3) .
Aces considérations , s'en joindra une autre , tirée du
caractère moral de Théopompe. On le dit orgueilleux et
vain. Or , un tel homme se serait-il complu à se ravir
l'honneur du récit de la guerre d'Ionie , pour en gratifier
Thucidide ? Et si Xénophon était trop vertueux
pour ternir par un mensonge la noblesse de son caractere
, Théopompe n'était-il pas trop vain pour chérir
une imposturedont l'unique résultat eût été de se priver
d'un ouvrage qui eût accru l'estime de ses contemporains
et l'admiration de la postérité ?
Ainsi qu'on le sent déjà , rien ne prouve qu'aucun
des trois personnages cités fût l'auteur du huitième
livre. Inclinons donc à le rendre à Thucydide. Pour
l'endépouiller, on ne nous oppose, ni omission duhuitième
livre de la part des copistes de son texte (4) , ni
locutions ou assertions démenties par les livres précédens
, ni témoignage historique , ni induction quelconque.
Avouons donc l'authenticité du huitième livre.
Plusieurs auteurs anciens , Diodore(5) , Plutarque (6),
Estienne deByzance (7) , la reconnaissent. Aces graves
témoignages , joignons celui de Thucyde lui-même. Je
(1) Plutarq. præcept, rei ger. , t. 2 , p. 803 .
(2) Τῶν παρεκβασεων ψυχρῶς ἔνιαι λέγονται , Ι. 1 .
(3) Voy. Photii biblioth. , p. 393.
(4) Aucundes copistes qui donnent les sept premiers livres n'omet
lehuitième; aucunn'y oppose le moindre signe de doute.
(5) T. 1 , 1. 12 , с. 37, p. 502 ; et l. 13 , c. 42 , p. 573 .
(6) Plut. , de Garrulitate , t. 11 , p. 513 , B. Dans sa vie d'Alcib. ,
lemême écrivain parle d'Hyperbolus d'après le 8 livre de Thucydide,
Il lui attribuait donc ce 8e livre ?
(7) Voc,Βίλισσες εἰ Δριμᾶσσας
SEPTEMBRE 1816..
407
le trouve consigné en trois passages ( 1 ) . Voici le premier
( 5 , 26 ) , qui est formel , clair , et d'une importance
extrême dans la présente discussion .
Thucydide d'Athènes a écrit la guerre des Athé
niens et des Péloponésiens , jusqu'au temps où lesLacédémoniens
détruisirent la domination d' Athènes et
s'emparèrent des longs murs et du Pirée. Jusqu'à
cette époque , la durée de la guerre fut en tout de
vingt-sept ans ( 5 , 26 ).
Remarquez ces mots : Thucydided' Athènes a écrit la
guerre des Athéniens et des Péloponésiens jusqu'au
temps où Lacédémone détruisit la dominationd'Athènes.
Thucydide pouvait-il dire avec plus de précision et
de netteté, qu'ila écrit les vingt-sept années qui composent
toute la guerre du Péloponèse ( et non pas les vingt
et une premières années seulement ) , et par conséquent
le huitième livre , qui finit à la vingt-unieme année ?
Quand Thucydide inséra l'annonce de son ouvrage à
la place qu'elle occupe au cinquième livre , toute son
histoire était'terminée. Il l'avait revue avec soin ; et
l'observation qu'il en fait est nécessairement un article
ajouté par lui , dans la révisionde tout cet ouvrage.
Thucydide est donc l'auteur de la guerre toute entière ,
qu'on ne songeait guère à lui attribuer , et par conséquent
du huitième livre.
Cette assertion recevra une nouvelle force du passage
suivant : « Thucydide d' Athènes ( 1 , 1 ) a présenté
l'ensemble (2) de la guerre du Péloponèse ; et de
cet autre ( 2 , 1 ) : A partir de cette époque fixe (3) ,
(1) Je pourrais dire dans quatre , en y joignant 1 , 24 , 1. S'il
Lest permis deciter en note un argument , quoique foible , je remarquerai
que Thuc. se nomme au 8 livre, comme il s'est nommé dans
les précédens. 1 , 1.2, 103. 3,25 et 116.4, 135. 5, 26. 6, 7. 7 , 18.
8, 6.
(2) Ζυνέγραψε,, expression que répète Thuc. 2, 103, 2. 3, 25, 2
et3, 116, 2.4, 135, 3.6, 7 , 3. 8,6, 4 , et 8 , 60 , 3 ; et qui dit
bien plus que γράφειν. Xénophon , t. 5, p. 658 de mon éd.,dit
ἔγραψε , et non ξυνεγραψε ; et p. 830, γραφεσθῳ .
(3) Voy. ma glose d'ένθένδε dans ma dissert. sur cette question:
Thucydide a-t- ildonné la G. toute entière du Péloponése ?
ל
408 MERCURE DE FRANCE .
e
ἐνθένδε ( c'est-à-dire de la première année de la 87
olympiade ) les événemens ont été écrits de suite et
sans interruption ( γέγραπται ἑξῆς ) tels qu'ils sont arrivés.
Pourquoi dans ces trois exemples le parfait et l'aoriste
? C'est que Thucydide parle d'une période parcourue
etdont les faits sont , non pas à raconter , mais
réellement décrits dans le moment où il parle. Thucydide
est donc auteur de la guerre toute entière , dont la
durée égale vingt-sept ans , et par conséquentdu huitième
livre , injustement et bien légèrement contesté.
Après avoir fait sentir l'importance de la question
qui nous occupe , nous avons essayé de prouver que ni
la fille de Thucydide , ni Xénophon , ni Théopompe ,
n'étaient auteurs du huitième livre de la guerre du
Péloponèse ; que les partisans de l'opinion qui dépouille
Thucydide de son huitième livre ne pouvaient opposer
aucune preuve, soit négative , soit positive; ni omission
du huitième livre de la part des copistes de son texte ,
ni locutions en assertions démenties par les livres précédens
, ni induction quelconque; que , loin d'avoir
pour eux aucun témoignage historique , ils étaient , au
contraire, combattus par les graves témoignages dePlutarque
, de Diodore , d'Estienne de Byzance et de Thucydide
lui-même. D'après de telles preuves , nous nous
sommes crus et nous nous croyons très-fondés dans cette
conclusion , que Thucydide est l'auteur de ce huitième
livre , qu'on lui a jusqu'aujourd'hui injustement et bien
légèrement contesté. Reste maintenant à prouver que le
huitième livre est un ouvrage digne de Thucydide :
question qui va être l'objet d'une seconde section
dont il faudra excuser l'étendue , en raison de l'importance
du sujet.
DEUXIÈME SECTION. - Le huitième livre est-il digne
de Thucide!
Forcés d'avouer maintenant que tout concourt à restituer
à Thucydide la guerre toute entière du Péloponèse
, et par conséquent le huitième livre , les critiques
SEPTEMBRE 1816 .
409
1
se retrancheront-ils dans l'opinion tant de fois énoncée
qu'il est l'enfant de sa vieillesse ( incomtior hic liber
reliquis ) ? Même dans cette dernière position , nous les
attaquerons avec avantage.
1
On sait que Thucydide de retour dans sa patrie ( 1 ) ,
à l'âge de soixante-huit ans (2) , s'était alors appliqué
à rédiger son histoire , à en lier toutes les parties , et à
leur donner un ensemble. Il en résulte que non-seulement
le huitième livre , mais encore tous les autres ,
sont également le fruit de sa vieillesse , et qu'ils ont été
tous rédigésen deux ou trois ans au plus, puisque depuis
long-temps et à loisir il avait préparé ses matériaux et
composé ses harangues. Or, personne ne conteste aux
sept premiers livres aucune des qualités qui constituent
le grand historien ; pourquoi ne pas rendre la même
justice au huitième ?
Supposer que Thucydide ait perdu insensiblement
de ses facultés, à mesure qu'il avançait dans sa tâche ,
le huitième livre se ressentant de cet affaiblissement
moral a pu , à la rigueur , être inférieur , par exemple
, au premier. Mais comment se persuader qu''iill fût
au-dessous du septième , qui n'a dû être écrit que peu
de temps auparavant , et où les critiques s'accordent à
voir le talent de Thucydide dans toute sa vigueur.
Non , son huitième livre n'est point du tout inférieur
au septième. Pour le prouver , nous considérerons en
lui l'historien, le géographe et l'écrivain : l'historien
remplissant religieusement la plus essentielle de toutes
les obligations , qui est l'impartialité ; l'historien toujours
d'accord avec lui-même , conservant dans le huitième
livre , même caractère que dans les livres précédens
, même profondeur de vues , même politique ,
même manière dejuger les individus et les gouvernemens
; le géographe toujours exact , clair , intéressant
dans ses détails géographiques , particulièrement sur les
côtes de l'Asie ; enfin , l'écrivain , toujours aussi éner-
(1) Un an après la fin de la G. du Pélop., 94 ol. et dem. , 403 av.
J.C.
(2) Dodw. , Appar. adann. Thuc.
1
410 MERCURE DE FRANCE ,
gique de langage , mais plus concis peut-être , plus rapide
et non moins élégant; Thucydide se retrouvant
tout entier avec son talent , son ame , son génie. Aujourd'hui
, nous nous bornerons à considérer Thucydide
comme historien .
( La suite au numéro prochain. )
www
LA FIN DU MONDE
ET LE JUGEMENT DERNIER ,
Poème par M. Lablée , chevalier de l'ordre royal de la
Légion d'Honneur , de l'académie de Lyon .
Pourquoi le jugement dernier nous fait-il tant de
peur ? C'est que nous y devons paraître les uns devant
les antres , tels que nous sommes. Plus de moyen de se
cacher ; plus d'espoir de concilier avec les commodités
du vice , les apparences de la vertu. Le manteau brillant
des grands imposteurs tombera avec le voile sacré
des petits tartuffes. Le masque de l'intrigue , le fard de
la pruderie , les fausses couleurs de la dévotion , tout
disparaîtra. Le plagiaire sera dépouillé de toutes les
plumes dont il s'était paré , et si l'on pouvait rire au
Jugement dernier , ce ne serait pas la chose la moins
plaisante. Enfin , nous nous verrons tous dans notre hideuse
nudité. Le secret de toutes les réputations , le tarifde
tous les succès , tout sera connu ,tout sera révélé.
Nous saurons à quoi nous en tenir sur la gloire des
princes , la droiture des minisitstrreess ,, l'intégritédes
cats , le désintéressement des commis , l'incorruptibilité
des juges , la probité des marchands , la vertu des
femmes , la fidélité des maris , les promesses des grands ,
la bonne foi des gascons , la conscience des Juifs , la
modestie des comédiens , l'humilité des auteurs , l'honnêteté
des journalistes , la sincérité des amis , etc., etc.
Tant de désirs honteux et qui à peine étaient formés ,
que nous tâchions de nous les cacher à nous-mêmes ;
tant de rêves ridicules de fortune et d'élévation , douces
avoSEPTEMBRE
1816 . 411
erreurs auxquelles notre coeur séduit , se livrait sans
cesse ; tant de jalousies basses et secrètes , que nous
nous dissimulions par fierté , et qui , cependant , étaient
le principe invisible de toute notre conduite ; tant de
haines et d'animosités qui nous avaient armés à notre
insa contre nos meilleurs amis ; tant de projets de crime
auxquels l'occasion seule avait manqué , et que nous
n'avions comptés pour rien , parce qu'ils n'étaient pas
sortis de notre coeur ; voilà ce qu'on étalera à nos yeux ;
et nous verrons que ce que nous connaissions le moins
de nous , c'était nous-mêmes .
Le monde est un grand théâtre , où chacun presque,
joue un personnage emprunté. Comme nous sommes
pleins de passions et que toutes les passions ont toujours
quelque chose de bas'et de méprisable , toute notre attention
est d'en cacher la bassesse et de nous donner pour
ce que nous ne sommes pas ; le vice est toujours trompeur
et dissimulé. Toute notre vie n'est qu'une suite de
déguisemens et d'artifices ; nos amis mêmes les plus
sincères et les plus familiers ne nous connaissent qu'à
demi ; nous échappons à tout le monde ; nous changeons
de caractère , de sentiment , d'inclination , selon
les conjonctures et le caractère de ceux à qui nous voulons
plaire; par-là , nous nous faisons une réputation
d'habileté et de sagesse ; le jour qui doit nous priver du
fruit de tantde dissimulation, doit être pour nous lejour
le plus redoutable. La confusion de se voir démasqué, le
dépit de ne pouvoir plus tromper personne ; l'amour
propre réduit à la honte et à l'impuissance ; voilà les
tourmens les plus cruels qui nous soient réservés dans
l'autre monde. Si celui-ci a été justement comparé à un
théâtre , on peut dire avec autant de raison , que les
plaines de Josaphat en seront les coulisses , et que nous
déposerons là le clinquant et l'oripeau qui nous avaient
servi à éblouir les autres , après nous avoir éblouis
nous-mêmes. Voilà le tableau dont M. Lablée a voulu
nous donner l'esquisse dans une pièce de 292 vers qu'il
appelle poëme , et dans laquelle il décrit ainsi les signes
précurseurs de la Fin dumonde .
412 MERCURE DE FRANCE.
L'airain sonnant par tout , la lune ensanglantée ,
Les mouvemens plus vifs de la terre agitée ,
Le choc tumultueux de tous les élémens ,
D'animaux égarés les affreux hurlemens ,
Tout annonce aux humains dont la raison s'égare,
Que du monde cxpirant la chute se prépate.
M. Lablée affectionne beaucoup le mot égaré , on le
retrouve bientôt pour la troisième fois à la fin de la tirade
suivante qui mérite d'être citée toute entière .
Inutiles leçons des funèbres enreintes !
Aquoi servent encore ces larmes et ces plaintes.
Quels mouvemens divers agitent les esprits ?
Les méchans restent seuls , quand les bons sont unis.
Les uns sûrs de leur sort , vont exhalant leur rage ;
D'autres se montrent vains d'un impuissant courage:
Immobiles , ceux-ci semblent pétrifiés ;
Ades appuis ceux- là sont fortement liés .
Ah! parmi ses enfans , ce vénérable père
N'offre pas du remords le sombre caractère :
Il les prend dans ses bras , les presse sur son coeur ,
Et condamne , en ces mots , leur trop vive frayeur .
« Enfans , n'oubliez pas , que malgré notre offense ,
» Le Dieu de la justice est un Dieu de clémence ,
>> Il voit nos repentirs. Ah ! croyons que demain
> Nous serons pour toujours réunis dans son sein. »
Il dit, et des enfans l'ame n'est plus troublée.
Par cet espoir aussi , la vôtre est consolée ,
Vous dont les actions n'ont pas déshonoré
Votre sexe tropfaible et souvent égaré.
Les vers de M. Lablée ressemblent un peu trop à ce
sexe-là , avec lequel il a encore un autre rapport ; c'est
de réfléchir fort peu. Par exemple, il peint l'éternel rendant
ses arrêts solennels .
Son glaive est agité , sa terrible balance .
Se penche seulement au gré de sa clémence.
SEPTEMBRE 1816. 413
:
A l'instant tous les bras vers lui sont élancés ;
Les mots : grace ! pardon ! sont par tout prononcés.
Mais ils le sont en vain ; l'immuablejustice ,
Des coupab'es mortels commande le supplice.
Comment une balance qui ne se penche qu'au gré de
la clémence peut-elle être terrible ? Si dieu écoute seulement
la clémence, on ne peut pas parler ensuite de
son immuable justice.
Latirade suivante , sans être bien poëtique , fait du
moins honneur aux sentimens de M. Lablée.
Vous êtes condamnés , princes ambitieux
Dout les armes bravaient la colère des cieux ,
Qui toujours prolongeant les horreurs de la guerre ,
Pour vos seuls intérêts ensanglantiez la terre ;
Et vous , qui dégradant la majesté des rois ,
Soumettiez vos sujets à d'arbitraires lois ,
Et qui leur ravissiez au gré de votre envie
La fortune , l'honneur, la liberté , la vie;
Et vous , d'un peuple faible odieux oppresseurs ,
Ministres sans vertus et courtisans sans moeurs ,
Habiles à cacher , dédaigneux politiques ,
Vos vols et vos excès sous des raisons publiques ;
Et vous , qui prosternés devant les premiers rangs ,
Caressant tour à tour et le peuple et les grands ,
N'avez dû qu'à l'intrigue , à d'obscures bassesses ,
De l'emploi , des honneurs , de honteuses richesses ,
Méconnaissiez les droits de la sainte amitié ,
Refusiez au malheur des marques de pitié ,
Et dont les coeurs flétris par d'indignes souillures ,
Ne s'avivaient qu'au sein des voluptés impures ;
Et vous , etc. , etc
Après avoir fait le tableau des peines des méchans ;
après avoir dit :
De votre désespoir , ah ! qu'importe l'essor ;
Souffrez , n'avez-vous pas mérité votre sort ?
l'auteur s'écrie tout à coup :
6.
Spectacle ravissant ! image consolante!
1
414
MERCURE DE FRANCE.
On s'étonne d'abord que M. Lablée se réjouisse du
malheur même des méchans ; mais on s'aperçoit bientôt
que ce vers n'est qu'une transition ex abrupto , pour
décrire le bonheur des élus en général. L'auteur observe
dans un post-scriptum de 18 lignes , que dans un роёте
presqu'entièrement descriptif, il n'a pu se livrer à ces
mouvemens , ce désordre , cet abandon , qui dans les
belles odes que nous possedons sur la méme matière ,
ontfait briller le génie de leurs auteurs , et à lafaveur
desquels ils nous ont offert de si grandes images , des
expressions si sublimes. Il y a de la bonne-foi et de la
générosité de la part de M. Lablée de nous renvoyer
ainsi à l'ode de Gilbert sur lejugement dernier , comme
pour nous consoler de son poëme descriptif; mais si ce
poëme semble avoir été fait avec tant de précipitation ,
c'est que sans doute M. Lablée a voulu le faire paraître
avant la fin du monde. Comme elle se trouve retardée ,
l'auteur aura le temps de mettre la dernière main à son
ouvrage. Peut- être le plaisir de louer les vers de M. Lablée
ne nous est pas réservé : c'est un bonheur destiné à
nos neveux ; mais nous nous en consolerons avec le
vieillard de Lafontaine ; et si par hasard il fallait encore
les critiquer , je m'estimerais heureux de n'en être plus
chargé , et je mourrai en disant :
Maneat nostros ea cura nepotes !
LA ROULETTE. -6 édition .
1
Voici un autre ouvrage de M. Lablée , qui a eu plus
de succès que n'en aura jamais la Fin du monde , car
je doute qu'elle aille seulement à une autre édition. Ce
n'est pas que la Roulette soit un livre bien écrit; mais le
sujet devait intéresser tant de monde ! Que d'auteurs
dont tout le mérite consiste dans l'à-propos ou dans la
popularité du sujet ! à une représentation de l'Opéra-
Comique de la Bataille d'Ivri , un provincial demandait
à sonvoisin quel était l'auteur de la pièce.- C'est
Henri IV , lui répondit froidement celui-ci. - Vous
SEPTEMBRE 1816. 415
voulez dire que c'est le héros de la pièce; mais l'auteur
? - C'est Henri IV . Voilà tout ce que le questionneur
put tirer de celui qu'il interrogeait. La bataille
d'Ivri n'est pas la seule pièce dont Henri IV soit l'auteur;
on peut bien lui attribuer toutes celles que les
théâtres nous prodiguent depuis quelque temps. Le succès
de la Roulette était certain ; tous les joueurs ont
voulu le lire , et le nombre en est grand. Il n'y a d'ailleurs
qu'une seule chose remarquable dans cette composition
, sous le rapport littéraire; le joueur perd plusieurs
fois par des circonstances indépendantes des
chances du jeu , et toujours produites par des accidens
étrangers : c'est , ou l'arrivée imprévue d'agens de la
police dans une maison de jeu clandestine , ou une querelle
suivie d'un duel , ou l'infidélité d'un partenaire ,
qui l'empêchent de prendre sa revanche ou de recueillir
son gain. Ces événemens , quoique malheureux pour le
joueur, ne le font cependant pas renoncer à sa martingale
, sur laquelle il fonde toutes ses espérances , parce
qu'on ne peut pas les mettre sur le compte dujeu ni du
joueur. Cette idée , dans une main plus habile , aurait
pu fournir une situation dramatique ; mais tel qu'il est,
l'ouvrage de M. Lablée a réussi , et le succès qu'il a
obtenu prouve que l'auteur n'a pas joué de malheur
comme son héros .
T.
www
HISTOIRE
De Marie-Charlotte - Louise , reine des Deux-Siciles .
Ouvrage présenté à S. A. R. Mgr. le duc de Berri ;
orné du portrait de cette princesse , donné par S. M.
elle-même à S. A. Mme la duchesse douairière d'Orléans
; par Serieys , professeur d'histoire . -Un vol .
in-8º de 222 pages. A Paris , chez Plancher , rue Serpente
, nº 14 , et chez Delaunay , libraire , au Palais-
Royal .
Encore un nouvel ouvrage qui fournit la preuve de
la difficulté d'écrire l'histoire des contemporains , ou
416 MERCURE DE FRANCE.
des événemens passés sous nos yeux. Après avoir fait
choix d'un personnage , il arrive presque toujours que
l'auteur se passionnant pour son héros , ne fait ressortir
que ses bonnes qualités , sans jamais laisser apercevoir
les mauvaises; pallie ses fautes pour exagérer ce qui est
bien. En convenant que l'histoire particulière d'un personnage
plus ou moins célèbre ne doit pas être un simple
journal de sa vie publique , on me permettra de faire
observer qu'elle ne doit pas être non plus un panégyrique
continuel. M. Serieys paraît avoir été convaincu
de cette vérité lorsqu'il a dit : « Malgré l'assurance que
nous inspirent le choix et l'importance du sujet , nous
ne pouvons nous dissimuler qu'on nous fera peutêtreplus
d'un reproche sur la manière dont quelquefois
nous nous sommes permis de le traiter ; on bla-
» mera un monologue que nous avons osé prêter à la
>> reine , et plusieurs pensées , qui d'après les circons-
>>tances , occupaient vraisemblablement son ame au
K
"
»
»
»
fondde sa retraite , au château de Hezendorf, à la veille
du congrès qui allait s'ouvrir . L'histoire , dira-t -on ,
>> a ses règles comme l'art dramatique , comme chaque
genre de littérature ; celui qui l'écrit ne peut ni ne
doit employer les couleurs poëtiques , encore moins
>> celles qui sont romanesques. »
»
»
Marie- Charlotte-Louise , reine de Naples , soeur de
l'infortuné Marie- Antoinette , reine de France , avait
pour mère Marie-Thérèse , unique rejeton de l'empereur
Charles VI; elle naquit le 18 août 1752 , fut mariée le
5 avril 1768 à Ferdinand IV, roi de Naples , frère de
Charles IV, roi d'Espagne . Ce fut après avoir mis au
monde le prince Charles-Titus , en 1774, que l'épouse
de Ferdinand fut admise au conseil , et bientôt elle sut
le diriger à sa volonté. En vain le vieux ministre Tanucci
voulut-il s'opposer à la prépondérance que prenait
la reine ; il fut renvoyé , et fournit une nouvelle preuve
que la loi du plus fort est toujours la meilleure.
Tanucci fut remplacé par le marquis de la Sambucca,
ancien ambassadeur à la cour de Vienne. Dès ce moment
la reine jugea convenable d'adjoindre à ce ministre
un petit conseil privé, connu sous le nomde con
1 417 SEPTEMBRE 1816 .
siglietto. Il était composé de la reine , présidente; du
comte de Wildreck , Autrichien; du marquis de la
Sambucca; du chevalier Vivenzio de Nole et de Caroline,
son épouse. Ce dernier , fils du premier médecin
du roi , était chargé de la police à Naples.
Il manquait un chef à la marine , et le chevalier Acton
, Anglais , connu par une affaire brillante en Afrique,
bel homme et beau parleur , fut mis à la tête de la marine
napolitaine. Malgré les éloges donnés par l'auteur
aux choix que la reine faisait des étrangers pour remplir
les premières places du royaume , il n'en est pas moins
vrai que ces choix faisaient murmurer les Napolitains ;
ils se voyaient avec peine forcés de renoncer aux premiers
emplois ; dès-lors l'émulation s'éteignit , et le corps
de marine cessa de se distinguer. Les Barbaresques enlevaient
souvent dans les parages de la Sicile , des bâtimens
infiniment supérieurs à ceux qu'ils montaient , et
venaient jusques dans les ports, insulter les pavillons.
Que l'Europe s'arme et impose des lois à ces infâmes
pirates pour lesquels , l'âge, le sexe ne sont rien. Les flibustiers
ont été détruits ; pourquoi les forbans de la côte
d'Afrique n'éprouveraient-ils pas le même sort ? Que
peut-on attendre de gens sans foi , pour qui les traités les
plus solennels n'ont rien de sacré ? Toujours prêts à se
révolter , ils sacrifient le prince qui les gouverne à leur
ressentiment , ou plutôt à leur caprice. L'élévation d'un
nouveau monarque n'a jamais lieu sans que des flots de
sang coulent,que des révoltes n'arrivent , et que des
milliers de victimes ne tombent sous les coups des prétendans.
La reine mit au monde en 1777 le prince François-
Janvier-Joseph , père de S. A. R. la duchesse de Berri ,
puis en 1782 la princesse Amélie , épouse de Mgr. le duc
d'Orléans. Rien ne manquait au bonheur de Marie-
Charlotte , lorsqu'un événement affreux vint arrêter le
coursde są prospérité. Je veux parler du terrible tremblement
de terre qui eut lieu en 1783 dans la Sicile et
dans la Calabre , et dont les détails font frémir. Outre la
relation officielle rélative à ce malheureux événement ,
27
418 MERCURE DE FRANCE.
M. Serieys consacre douze pages de notes pour en mieux
faire connaitre les résultats .
L'auteur nous apprend que le roi Ferdinand fit paraître
un ouvrage italien intitulé : Origine de la population
de la colonie de Saint-Leucio et de ses progrès
jusqu'à ce jour , avec les lois correspondantes à son
bon gouvernement; par Ferdinand IV, roi des Deux-
Siciles . ANaples , de l'imprimerie royale , 1789 , in-4° .
Saint-Leucio est un nouveau village élevé près du palais
de Caserte , et son origine ne remonte qu'àl'année 1773.
L'agréable situation qu'il présente , sa proximité de la
capitale , la fertilité du terrain , la franchise dont jouissaient
les colons , y attirèrent plusieurs familles , et dès
l'an 1789 , ce village se montait àdeux cent quatorze
individus. On en compte maintenant deux fois autant.
M. Serieys présumant avec raison , que l'ouvrage du
monarque des Deux-Siciles devait être peu connu , en a
donné un fort long extrait. On aura du plaisir à le lire ,
parce que tout dans cet établissement est dirigé vers
l'activité et les bonnes moeurs . Dès le matin , tout le
monde se rend à l'église et de là au travail. En sortant
des manufactures et des ateliers , les enfans vont deux à
deux aux écoles , puis retournent reprendre leurs occupations.
Amidi l'on dîne , et le travail recommence à
midi trois-quarts. Dans l'après-dîner , il y a encore
quelques heures d'école. Les travaux cessent à onze
heures du soir , et la journée se termine par une prière
que l'on va faire àl'église. Les dimanches après les offices
, la jeunesse est exercée au maniement des armes .
Les habillemens sont uniformes , et il n'est pas permis
d'y faire le moindre changement. Tous les jeux ,
même les plus honnêtes , sont expressément défendus
sous peine de bannissement. Il en est de même pour
ceux qui se moquent des habitans , qui en parlent mal .
Le sarcasme , la raillerie , les mauvais propos , n'ont jamais
pénétré dans ce séjour; on ignore ce qu'est la
calomnie, et ses affreux poisons n'y sont point à redouter.
Que n'avons-nous en France un pareil établissement !
l'autorité pourrait y envoyer quelques-uns de ces journalistes
hargneux , querelleurs , qui croient avoir de
SEPTEMBRE 1816. 419
l'esprit quand ils médisent et qu'ils débitent des mensonges
grossiers . On y enverrait aussi cet individu jaloux
dès succès de ses confrères ; cet académicien faisant
partie d'une coterie , qui dit à qui veut l'entendre que
lui seul et ses amis ont de l'esprit , et qui ne persuade
personne ; il repousse le mérite modeste; il n'accorde
sa protection qu'aux intrigans , aux flatteurs , et rejette
opiniâtrement , celui dont les talens pourraient porter
ombrage à tous ceux de sa clique. Dieu ! quel heureux
temps que celui où tout le monde dirait : Embrassonsnous
et faisons la paix !
wwwwwww
( La suite au numéro prochain. )
www mmmm
SPECTACLES.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Débuts .
« Quels applaudissemens plus flatteurs que ceux du
>> Théâtre , dit d'Alembert , dans sa réponse à J.-J.
Rousseau ! c'est là que l'amour-propre ne peut se »
» faire illusion ni sur les succès , ni sur les chutes ....
Je ne sais comment d'Alembert l'entendait , mais rien
ne prouve moins la vérité de cette remarque , faite
en 1758 , que ce qui se passe de nos jours dans nos
spectacles . Quand nos princesses tragiques excitent de
si grands transports d'admiration , hélas ! il ne leur
est pas permis de sefaire illusion sur le prix de ces
applaudissemens si flatteurs . Leur bourse diminue à
mesure que leur gloire augmente ; l'enthousiasme est
fort cher aujourd'hui ; Andromaque étalerait en vain
pour nous toucher , ses misères et ses douleurs ; elle
aurait beau dire que son fils est le seul bien qui lui
reste ; ses lamentations seraient en pure perte. Si on
répond à ses sanglots par autant de battemens de mains,
si un bravo vient la consoler de chacun de ses gémis-
1
27.
420
MERCURE DE FRANCE .
semens , c'est qu'elle a su emporter avec elle quelques
débris des trésors de Pergame ; et ces trésors distribués
à propos ont attendri des coeurs insensibles à ses larmes.
En voyant cette foule de débutans et de débutantes
qui se succèdent avec tant de rapidité sur tous les théâtres
, on pourrait leur dire :
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre .
Mile Zéllie Mollart a paru trois ou quatre fois , presque
incognito , au milieudes nombreuses favorites de Terpsichore
, elle n'est, ni plus ni moins ingambe, que toutes
ces nymphes qui sautent au second rang. Onpeut la
comparer à Mme Delisle , pour l'embonpoint. MileMollart
s'est tout-à-coup éclipsée , sans doute pour reparaître
bientôt plus svelte , et plus légère, et pour imiter
Mile Saint-Fal , en faisant perdre à sa taille ce que
celle-ci a fait perdre à sa voix. Mlle Gosse , élève de
Terpsichore et de M. Guillet, comme Mlle Mollart ,
ne s'est montrée qu'une seule fois. Les journaux n'en
ont point parlé , elle-même s'est dérobée aux éloges
qui l'attendaient ; cette apparition si subite et si courte
doit exciter nos regrets ; mais les destins l'ont ainsi
voulu :
Ostendent terris hanc tantùm fata , neque ultrà
Esse sinent.
à ces débuts obscurs , dans la danse, a succédé le début
brillant de Mile Percilliée , dans Laméa des Bayadères,
la figure de cette jeune syrène a autant de charme que
sa voix. Elle ne ressemble pas à certaines cantatrices
qu'on ne peut entendre , qu'en fermant les yeux , et
à maintes actrices qu'on ne peut regarder qu'en se
bouchant les oreilles. Mile Percillée, along-temps confondu
avec les voix subalternes des choeurs de l'Opéra,
ces accens dont elle fait aujourd'hui retentir le théâtre,
sans mélange et sans accompagnement fâcheux. Après
Laméa, elle a joué Antigone avec un égal succès.
A côté d'elle , M. Louvet , des long-temps promis par
l'affiche , s'est essayé dans le rôle de Thésée : sa taille
ne le rend pas plus digne de jouer les rois , que sa voix ,
1
SEPTEMBRE 1816. 421
de remplacer Lays. Il a fait un contre-sens , en chantant
à Bonel : Du malheur auguste victime ! Cet
OEdipe là n'est rien moins qu'auguste. On serait tenté
de pardonner aux Dieux d'avoir dépouillé de la couroane
un roi , qui a si peu de noblesse et dont le ton
et les manières sont plus propres à figurer au lutrin de
Boirude , qu'au trône de Laïus. Lavigne a fort bien
chanté le rôle de Polinice. Mais on a de la peine à s'imaginer
qu'avec un visage si honnête et un air si pacifique,
ce prince soit si mauvais frère. On a bien raison de
direque la fable n'est qu'une menteuse .
L'affiche nous menace d'une représentation au bénéfice
de Lays . Serait - ce sa retraite qu'on nous annonce
? ou bien Lays voudrait-il imiter un grand acteur
qui sans se retirer , a fait mettre à son profit le parterre
à six francs et les premières à vingt francs ? Si
cette coutume s'établissait , les comédiens n'auraient
jamais à craindre de dérangement dans leurs affaires ,
et ils ne seraient pas forcés d'aller si souvent faire
payer aux provinces, le luxe qu'ils étalent à Paris. Cette
considération , si intéressante pour les artistes , n'aura
pas sans doute été négligée dans les nouveaux réglemens
qui vont paraître sur la Comédie Française. Ils
auraient déjà été oubliés ; mais Mile Mars , absente depuis
trois mois , a écrit qu'elle ne pourrait venir qu'au
mois de novembre donnerson adhésion à l'article , qui
fixe la durée des congés à six semaines.
THEATRE FRANÇAIS .
Première représentation du Médisant , comédie en trois
actes et en vers , de M. Gosse ; précédée d'Eugénie.
Un enrouement subit de Mile Demerson a retardé
de quelques jours la première représentation du Médisant.
Cette pièce n'a rien perdu pour attendre. Elle
areçu un accueil dont l'auteur doit être content pour
son coup d'essai ; et dont la critique n'aurait rien à
dire , sans la froideur des deux premiers actes , et sans
la ressemblance un peu trop forte du troisième acte
1
422 MERCURE DE FRANCE .
avec le Philinthe de Molière. L'intrigue du Médisant
est faible et vide d'action ; une courte analyse va faire
juger de ce défaut , auquel l'auteur a cherché à remédier
par la multiplicité des portraits .
La scène est à Paris , dans un hôtel garni , c'est un
lieu bien commode pour les auteurs comiques : on y
voit M. Dubreuil , le Médisant , venu à Paris pour un
procès , et prenant le nom de Valsés , on ne sait
trop pourquoi ; Mme Dubreuil se cachant sous le nom
de Mine Laure , pour donner une leçon àson époux ,
comme dans les Maris Garçons ; sa fille Pauline , ou
Mile Laure , aimée de M. Duvernoy fils ; M. Duvernoy
père , débarqué fraîchement de province, afin de
connaître lui-même la conduite de son fils à Paris ;
Enfin Rose , suivante de Mme Dubreuil , l'hôte et
Eugène , valet de l'hôtel . Valsés médit de Mme et de
Mile Laure sans les connaître, et sans les avoir encore
vues. Il s'attire par là les réprimandes de M. Duvernoy
père , dans qui il retrouve une de ses connaissances
. Duvernoy a quelque rapport avec M. Daiglemont
des Étourdis , ou avec Philinthe du Misanthrope,
ou plutôt avec Ariste du Méchant , ou bien avec Chrysalde
de l'Ecole des Femmes , à moins qu'on ne
tranche la difficulté , en disant qu'il ressemble à tous
les quatre. Duvernoy fils s'emporte aussi contre Valsés,
qui ose lancer ses traits sur sa maîtresse. Mais l'explication
un peu vive d'abord , n'a pas de suites, grâce à
la reconnaissance de M. Dubreuil et de sa femme.
Jusqu'à la situation qui amène cette reconnaissance ,
tout languit dans la pièce , et l'on est réveillé
seulement par le cliquetis des épigrammes , que la
malice libérale de Valsés , distribue à tout le monde.
Il est vrai qu'en faisant parler le Médisant, M. Gosse
a rempli son titre, et s'il mérite des reproches pour le
manque d'action , il mérite encore plus d'éloges pour
la manière dont il a tracé et soutenu le caractère du
Médisant. Valsés apprend dans une lettre de Mme Dubreuil
, qu'il croit dans sa province , et qui est près
de lui , sous le nom de Mme Laure , qu'un insolent a
osé attaquer l'honneur de sa femme et de sa fille , de
SEPTEMBRE 1816 . 425
sachère Pauline. La tendresse paternelle et les discours
de Duvernoy lui font alors sentir les tristes effets de
la médisance. Mais bientôt revenant à son insurmontable
habitude , il en prend sujet de se déchaîner ,
avec une fureur nouvelle , contre les hommes , et dit
son ami , qui lui reproche d'imiter encore ces médisans
dont il se plaint lui-même
à
:
Du moins quand j'ai médit c'était avec raison. Il
est dommage seulement que cette situation si dramatique
d'un homme victime de ses propres défauts , et
qui même alors ne peut y renoncer , se trouve toute
entière dans le Philinthe de Fabre d'Eglantine. Valsés
outrageant sa femme et sa fille , est puni de sa médisance
, comme Philinte , insensible à des malheurs qui
sont les siens , est puni de son égoïsme. Une autre imitation
assez importante est celle d'une scène de l'École des
Maris. Duvernoy préparant Dubreuil à la lettre dont je
viens de parler , lui apprend qu'un de ses confrères , un
financier comme lui , ( Dubreuil est directeur des contributions
) est joué par sa femme . Dubreuil se réjouit
d'avance de pouvoir rire aux dépens d'un collègue ,
ne sachant pas qu'il rit déjà de lui-même. Sganarelle
se moque ainsi d'Ariste , croyant qu'il est trompé
par Léonore ; mais il reconnaît bientot son erreur , en
voyant Isabelle chez Valère.
Le style du Médisant est facile , mais un peu incorrect;
c'est plutôt le ton de la satire que celui de la comédie.
Il était difficile de ne pas reproduire dans un
sujet pareil , bien des tirades du Méchant et du Misanthrope;
mais j'engage M. Gosse, qui a cité dans sa pièce
deux vers de Molière , à ne pas refaire ce grand maître.
Il aurait mieux valu répéter :
C'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde,
que de dire :
L'on nuit à chacun en flattant tout le monde.
La neuvième satire de Boileau a subi , comme le
Misanthrope et le Méchant, les corrections de M. Gosse.
424
MERCURE DE FRANCE .
Parmi les vers qu'on a le plus applaudis , on remarque
les suivans :
L'autre , vil délateur , s'en va l'oreille basse ;
Il eut beau dénoncer , il n'aura pas de place.
M. Gosse ayantaverti le public que son ouvrage avait
été reçu avant l'Hôtel garni , je n'ai pas parlé de la ressemblance
de ces deux comédies .
La pièce a été bien jouée , sur-tout par Damas ,
chargé du rôle du médisant , ou plutôt du railleur aimable
que M. Gosse a substitué au médisant un peu
grossier de Destouches . Damas n'a pris un ton mordant
et amer, qu'en disant ce vers contre les journaux :
Dans nos chers feuilletons , politesse et bonté.
En lançant ce lardon il a cessé d'être Valsés , il est redevenu
Damas. L'impolitesse est sans doute un grand
tort ; mais n'appellerait-on pas ainsi la sévérité ? et les
acteurs ont-ils droit de s'en plaindre , je le demande à
M. Damas , quand ils achètent les applaudissemens de
vils gagistes au lieu de mériter ceux des honnêtes gens ?
Baptiste aîné , qui avait supérieurement joué le père
dans Eugénie , a estropié un vers de M. Gosse ; il a dit
dans la dernière scène :
Lemal qu'on entend, il ne faut pas le dire.
Cela m'a étonné , car cet acteur respecte ordinairement
Ja mesure des vers . Mlle Volnais , chargée du rôle insignifiant
de Mme Dubreuil , a joué auparavant Eugénie .
Cette actrice a une singulière habitude ; elle ajoute des
Ah ! aux passages qu'elle veut faire ressortir. Elle a dit ,
par exemple , à Clarendon : Employez auprès de mon
père cet art de persuader.... Ah ! .... que vous possédez
si bien. Mite Volnais , comme Acaste du Misanthrope :
Connaît les beaux endroits qui méritent des ah !
THEATRE ROYAL ITALIEN . - ODEON.
La reprise de la Pazza per Amore ( la Folle par
Amour)a eu lieudans le désert ; la musique de Paësiello
(
SEPTEMBRE 1816. 425
n'a pas trouvé de fort dignes interprètes. Les temps de
Mmes Barilli et Festa ne reviendront-ils plus ? Mile Humbert
n'a pas eu beaucoup plus de témoins de ses débuts
dans le Jeu de l'Amour et du Hasard et dans les
Fausses confidences , et ses efforts n'ont pas été couronnés
d'un plus brillant succès . Cette actrice a débuté
il y a deux ou trois ans dans la tragédie ; elle représentait
mieux Camille et Hermione, qu'elle ne joue Silvia
et Araminte. Cependant elle n'a pas été admise parmi
les princesses tragiques , et aujourd'hui qu'elle double
Mile Délia , comme Mlle Leverd double Mile Mars , on
va sans doute ajouter sa médiocrité à celle de Mlles Roy,
Perroud , etc. , etc.
THEATRE DE LA PORTE SAINT -MARTIN.
Première représentation du Fils vengeur , ou la
Comtesse de Narbonne.
fille
Nous n'avons au théâtre que des fils vengeurs. Léon ,
pour venger la mort de son père Odoar , ne tue pas sa
mère , comme Oreste , Ninias et Hamlet ; il ne verse le
sang que de son oncle : c'est bien peu de chose pour un
mélodrame . Léon est amoureux de Théanie , crue fille
de Roger , l'assassin d'Odoar ; mais on apprend au dénouement,
qu'un pareil monstre n'a pasdonné le jour à
une fille si vertueuse. Cette découverte n'a pas fait autant
de plaisir au parterre qu'à l'amant ; on a sifflé le
Phébus de M. Pelletier-Volmeranges ; mais on a applaudi
les ballets de M. Placide , la musique de M. Piccini,
qui porte un beau nom , et les frais de l'administration
, qui pourrait bien se faire un procès avec l'Opéra
pour lamagnificence de ses décorations.On cherche déjà
querelle au genre des ballets d'Hamlet et de Samson.
E.
426 MERCURE DE FRANCE .
www
INTERIEUR.
Le paiement du semestre de la dette perpétuelle, échue le 22 septembre,
a commencé à se faire suivant l'ordre ordinaire et dans
toutes les lettres , le 23 de cemois.
Une ordonnance du roi , du 20 septembre , porte : Le vicomte
de Châteaubriand, ayant dans un écrit imprimé , élevé des
doutes sur notre volonté personnelle , manifestée par notre ordonnance
du 5 septembre présent mois , nous avons ordonné et ordonnons
:
Le vicomte de Châteaubriand cessera dès ce jour , d'être compté
au nombre de nos ministres d'état.
- L'imprimeur Lenormand vient d'éprouver deux saisies qui
vont donner lieu contre lui à deux poursuites différentes . La première
a pour objet la contravention qu'il a commise en ne déposant
point dans les bureaux de la direction générale de la librairie , inun
exemplaire de l'ouvrage de M. le vicomte de Châteaubriand ,
titulé de la Monarchie suivant la Charte . Ce dépôt doit être fait aux
termes de la loi du 21 septembre 1814 , sous peine de saisie et d'amende
; et avant toute publication de l'ouvrage et son insertion au
journal de la librairie. Apeine cette saisie venait-elle d'être faite, que
Lenormand en a remis une seconde édition sous presse , celle-ci a
été saisie à la requête du juge d'instruction du département de la
Seine. Il est certain , que sous un rapport bien respectable , cet ouvrage
devait déjà paraître condamnable ; et parconséquent , que
l'auteur et l'imprimeur devaient être les premiers à enfairejustice.
Cedernier avait encore sous les yeux l'ordonnance par laquelle Sa
Majesté avait retiré au sieur Michaut , le brevet d'imprimeur du
roi , pour avoir publié l'ouvrage de M. l'abbé Vinson , dans lequel
la charte n'était pas respectée comme elle doit l'être de tout
Français ; il ne pouvait pas douter que la Majesté Royale ne se
trouvât offenséedans un ouvrage où l'on mettait endoute la volonté
personnelle du monarque , ce sont les termes mêmes de
l'ordonnance du 20 septembre , par laquelle le roi retire publiquement
sa confiance à l'auteur. Mais le roi a dit : Je veux tout ce
quipeut sauver la France , et le roi fait ce qu'il a dit. Les égards
dus à M. de Châteaubriand , commegrand écrivain , nous empêchent
d'expliquer toute notre pensée , M. Lenormand n'est sans
doute pas heureux dans le moment où cette double poursuite pèse
sur lui ; mais il faut nécessairement que l'on se ressouvienne de ce
qu'est véritablement le roi en France; ilest la base de la monarchie, la
loi n'existe que par sa volonté , elle ne peut exister autrement. Mais
deplus, mettre cette volonté en doute , quand c'est sur elle que
repose tout l'ordre social , n'est-ce pas vouloir ébranler cet ordre ,
sans lequel il n'y a ni repos , ui sureté. Le roi a donné la charte , et
SEPTEMBRE 1816 . 437
cet acte important est le résultat précieux de notre antique constitution
rendue propre à nos besoins et à nos moeurs , cet acte a été
reçu avec reconnaissance , et nulle main ne peut toucher à ce monument,
que celle qui a eu le droit de l'élever.
Le 14 de ce moins , la croix a été replantée sur le Mont-
Valérien ; il y avait un grand concours defidèless,. c'estM. l'évèque
de Chalons qui a officié. Son A. R. Monsieur , Madame duchesse
d'Angoulême et monseigneur le duc d'Angoulême s'y sont
rendus le 21 , ils ont été reçus an piedde la montagne par le clergé,
et ont assisté à la messe. Cette fête a été instituée en mémoire de
la victoire d'Honorius sur Cosroes . Celui-ci était venu assiéger Jérusalem
, l'avait prise , en avait emporté la vraie croix. Honorius
ayant vaincu Cosroes après dix ans de guerre , le contraignit à rendre
les esclaves et le butin qu'il avait fait à Jérusalem. Honorius y
étant de retour , porta pieds nus la croix sur ses épaules , et la replaça
dans l'église.
-
La demoiselle Renée Bordereau , que l'on peut surnommer
l'héroïne de la Vendée, où elle combattit vaillamment , à eu l'honneur
d'être présentée au roi par M. de la Roche - Jacquelin . Cette
demoiselle est couverte des blessures qu'elles a reçues en combattant.
Monseigneur le duc de Berri a pris , sous son auguste protection,
la société philantropique. Il lui a fait en outre remettre
8,000 fr. pour contribuer aux secours qu'elle ne cesse de donner
aux infortunés .
M. de Vintimille , évêque de Carcassonne , vient d'arriver
d'Angleterre , il annonce le retour des autres évêques français qui
avaient continué d'y séjourner. On assure qu'ils ont remis leurs
démissions entre les mains du roi , et qu'elles sont envoyées à
Rome. M. l'abbé de Fleuriel, secrétaire de M.de Blacas, a dû repartir
aussi.
Les commissaires des quatre puissances alliées se sont réunis
avec les commissaires du roi , pour procéder à la vérification des
paiemens qui leur ont été faits. Il a été reconnu que tout avait été
exactement soldé jusqu'au 31 juillet dernier ; que c'était avec la
même exactitude que les paiemmeennss s'effectuaient chaque jour; en
sorte que les sept millions de rente qui ont été créés pour sureté des
contributions , doivent rester entre les mains des dépositaires , sans
qu'il y ait lieu à y toucher.
Apeine jouissons - nous du repos , que le commerce français
cherche à reprendre son ancienne activité.Une expédition importante
se prépare à Bordeaux. Le vaisseau le Bordelais , dontl'armateur est
M. Balguerric Junior , doit se rendre à Nootka sur la côte N. O. de
J'Amérique septentrionale , s'élever jusqu'à la rivière de Cook et le
plus possible dans le Nord , pour revenir aux îles Sandwich , aller
à la Chine , et ensuite retourner à Bordeaux. Les pelleteries et les
hois précieux doivent faire l'objet de ses échanges. Les officiers de
428 MERCURE DE FRANCE .
(
marine les plus expérimentés ont demandé à faire partie de cette
expédition.
-L'Académie royale des beaux-arts a nommé M. Prudhon
pour succéder à M. Vincent,
-
Le roi , par son ordonnance du 11 avril dernier , avait déclaré
qu'il n'y avait pas lieu à exercer aucun recours contre M le
duc de Gaëte , et M. le comte Mollien pour l'aliénation qui avait
été faitedes rentes appartenant à la caisse d'amortissement ; une
seconde ordonnance du 11 septembre , rendue sur l'avis de la commissionnommée
par Sa Majesté , prononce relativement au sieur
Ouvrart, que les transferts qui lui ont été faits , ne sont pas un
prêt , mais une vente , et qu'il n'y a pas lieu à aucun recours contrelui.
Un ordre du jour de S. E. le ministre de la guerre , faitconnaître
que Sa Majesté ordonne la stricte exécutionde l'ordonnance
de 1768 , et qu'en conséquence , nul corps ne peut prendre les
armes pour l'arrivée d'autres corps en marche , et que tonte autorité
constituée ne doit pas les aller recevoir , ni les accompagner à leur
départ.
- Les colléges électoraux ne devant s'occuper que des opérations
qui leur ont été confiées , ils ne doivent point faire d'adresse ,
ni voter de députations particulières. Le ministre a fait connaître
aux présidens la volonté expresse du roi à ce sujet.
- Le 19de ce mois , à Pont-sur-Yonne à 3 lieues de Sens , une
trombe acausé les plus grands ravages. Il paraît qu'elle a éclaté à
peudedistance de cette ville. Elle a ouvert une ravine , qui mesurée
près de Pont , avait 150 pieds de large et 17 de profondeur , 30
maisons ont totalement disparu; quelques personnes ont péri , et
plus de 50 familles sont ruinéeș .
- Ondit que , dans ce moment , on aperçoit sur le disque du
soleil des taches beaucoup plus considérables que celles vues dans
ceprintemps.
M. de Lisle de Sales de l'Académie des inscriptions , vient de
mourir octogénaire, Un de ses meilleurs ouvrages est l'Histoire des
hommes; on lui reprochait cependant d'y avoir accordé trop de
confiance à la chronologie de Ctésias .
L'Académie de Lyon propose pour sujet du prix de discours
pour 1817 : « Quels sont les moyens à employer après une longue
> révolution pour confondre tous les sentimens d'un peuple dans
>> l'amour de la patrie et du roi. » La médaille d'or est de 600 fr .
Les mémoires doivent être envoyés avant le 30 juin à M. Dumas ,
secrétaire. Le prix sera distribué le dernier mardi d'août .
EXTERIEUR .
Tous les journaux anglais sont remplis des détails de l'expédition
delord Exmouth contre Alger.On peut distinguer les journaux de
SEPTEMBRE 1816 . 429
P'opposition à leur couleur sombre , à leur ton mécontent; ils n'osent
pas rabaisser la gloire du pavillon national ; mais son éclat les
fatigue. En effet, il est naturel de louer le gouvernement qui a fait
desdépenses considérables et pris de grands soins pour préparer le
succès qu'il a obtenu ; de là devrait naître sinon de la reconnaissance
, au moins la connaissance que les ministres ont bien rempli
leurs fonctions ; mais comme cela les affermit dans leurs places, alors
on ne peut espérer de les déplacer aussi promptement qu'on l'eut désiré:
de làcette épouvantable morosité. Dans la satisfaction que
lord Exmouth éprouvait de sa réussite, il s'est permis de rendre
des actions de grâces aux ministres dont la prévoyance lui en a
fourni les moyens. Il s'en est peu fallu que cet épanchement d'une
belle ame n'ait été travesti par les journaux mécontens en question
d'état. Je ne désespère pas de voir ces messieurs proposer un bill
pour le crime de invidia ; il servit si bien les opposans d'Athènes
contre Aristide et tant d'autres grands hommes ! Lord
Exmouth a écrit aux lords de l'amirauté , le 28 août , le lendemain
de l'action. Une longue langue de terre qui était couverte de redoutes
et de batteries , couvre le port intérieur d'Alger , ou toute la
marine du dey était retirée. Le premier coup de canon fut tiré par
les Algériens , qui avaient refusé les propositions faites par lord Exmouth,
et ce sont celles qu'ils ont été contraints d'accepter. L'amiral
répondit de tout son feu à cette attaque : son vaisseau seul a tiré
3,000 coups de canon. Il prenait toutes les batteries à revers. Son
vaisseau occupait le milieu de l'entrée du môle. Toute l'escadre et
la flottille ont également fait leur devoir , et le vaisseau l'Imprenable
est celui qui a le plus souffert. Lord Exmouth se loue aussi
extrêmement de la conduite de l'escadre hollandaise sous les ordres
de l'amiral Van Capellen. L'amiral ayant vu que la marine algérienne
était en feu , ne voulut jamais se retirer , quoique son propre
vaisseau fut en danger. Les batteries de l'ennemi ayant été successivement
réduites au silence , et un vent de terre s'étant élevé , l'amiral
a pris le large et a jeté l'ancre dans la rade , pour pouvoir
réparer les avaries. Il était onze heures du soir; mais dès le lendemain
ledey ademandé un armistice , afin de pouvoir traiter des conditions
, qu'il a toutes reçues.
1º L'abolition perpétuelle de l'esclavage pour tous les sujets des
puissances chrétiennes ; 2º la restitution de tous les esclaves , de
quelquenation qu'ils soient , qui sout dans la dominationdu dey;
3º la restitution de toutes les sommes qu'il a reçues pour le rachat
des esclaves , depuis le commencement de l'année , et particulièrement
des 357,000 dollars de la cour de Naples , et des 25,500 du rơi
de Sardaigne ; 4º réparation par le dey , et dans les termes qui lai
seront prescrits , au consul de la nation anglaise , pour les mauvais
traitemens et la prison qu'il lui a fait éprouver. Toutes ces conditions
ont été exactement remplies , et le consul a reçu une indemnité pour
le pillage de ses effets . L'escadre anglaise a eu 863 hommes tués ou
blessés, et la hollandaise 65.
Les canonniers algériens se sont montrés dans cette action
430 MERCURE DE FRANCE .
au-dessus de la réputation dont ils jouissaient en Europe ; ce qui a
faitétabliruncalcul comparatif des pertes que l'Angleterre a éprouvées
dans différentes actions , dont la plus ancienne remonte au
commencement de la guerre qui a troublé toute l'Europe. Il n'y
avait devant Alger que 5 vaisseaux , 5 frégates , et l'escadre hollandaise,
montées de 6,500 hommes , et il y a eu 141 tués et 722blessés
, au total 863 , tandis que devant Copenhague il y avait 11 vaisseaux,
5frégates, portant 7000 hommes, et il y eut 234 tués , 641
blessés , au total 875.
- Lord Exmouth a reçu deux blessures légères , l'une à la
cuisse et l'autre à la joue. Le capitaine Milmane , qui dans le fortdu
combat était à côté de lord Exmouth , à causer avec lui , reçut une
balle morte qui le renversa par terre. L'amiral le voyant tomber
fit appeler le premier lieutenant , et lui ordonna de prendre le commandementdu
vaisseau. Non pas , milord , lui dit le capitaineMilmane
, se mettant à son séant , non pas. Quelques momens après il
se releva et continua de commander.
- Le calcul de la perte éprouvée par l'escadre anglaise , dont
nous venons de présenter le résultat , paraît avoir fortement ému un
Anglo-Américain, car il vient de publier un tableau des pertes que
les Anglais ont éprouvées dans six engagemens qu'ils ont eus avec
les Américains. Il en résulterait que dans ces six combats il y eut
3568 Anglais d'engagés , et que 1103 furent tués , d'où il conclut en
termes de commerce , qui d'ailleurs me semblent peu convenir à
l'exposition d'un fléau pour la nature humaine , que devant Alger
les Anglais n'ont perdu que 13 pour 100 , tandis que vis-à-vis des
Américains ils ont perdu 35 pour 100. Mais pour que toutes les
bases de ce cruel calcul fussent connues , il aurait été nécessaire de
dire combien les Américains avaient d'hommes en action ,et combien
ils en perdirent , car la perte des Algériens va de 7 à 8000
hommes.
-Lord Exmouth retourne en Angleterre. On avait répandu le
bruit que l'expédition d'Alger terminée , il se présenterait devant
Tunis et devant Tripoli ; mais il nous semble que l'on a eu raison de
faire observer , que les beys qui commandent dans ces villes ont
maintenu les traités qu'ils ont faits au commencement de cette
année avec lord Exmouth . Ils ont renoncé à traiter comme esclaves
les prisonniers chrétiens qu'ils pourraient faire , et n'ont prêté aucun
secours au dey d'Alger. C'est par l'effet d'une révolte dans laquelle
le dey de Tunis a pensé lui-même être assassiné , que des
pirateries ont été commises par des Tunisiens ; ainsi tout motif réel
d'agression était ôté aux armes anglaises. Il nous semble que la fidelle
observation des traités doit être la première loi d'une saine
politique.
Un objet qui doit attirer toute l'attention des puissances européennes
, sur-tout dans le moment où l'on se trouve avoir des communications
fréquentes avec les Barbaresques et les diverses côtes
de la Méditerranée, c'est l'état de permanence du fléau de la peste
SEPTEMBRE 1816. 431
dans ces contrées. Ordinairement il se montrait chaque année en
Egypte et en Asie, un peu moins fréquemment à Constantinople. II
ne disparaît plus de cette capitale , et il y a peu de temps qu'il pénétrajusques
dans le palais de l'ambassadeur russe: dix personnes
enfurent attaquées . Céfalonie , l'une des Sept Iles unies qui sont sous
la protection anglaise , vient d'en être frappée. Il n'y a pas longtemps
que l'état de Naples en est délivré. Ainsi nos terreurs ne doivent
pas paraître vaines , car l'appas du gain fait tout braver au
commerce .
-On ditque dans la Syrie un juif a rassemblé un grand nombre
degens de sa nation; il leur promet de rétablir le royaume de Jérusalem
, et par conséquent se fait passer pour le Messie , qu'ils persistent
encore à attendre. Leur table est devenue pour eux un filet ,
et l'anathême prononcé par leurs pères sur eux et leurs enfans a
encore toute sa force. Vingt mille d'entr'eux , domiciliés dans le
Mantouan , viennent de présenter une requête à l'empereur d'Autriche
pour lui demander sa protection en faveur de leurs frères
persécutés en Allemagne. En effet , le sénat d'Hambourg vient de
rendre un décret par lequel il leur ordonne de quitter la ville d'ici
à neuf mois , et de se retirer dans les faubourgs , si avant cette
époque ladiète germanique n'a pas prononcé sur leur existence civile.
Il est certain qu'en Allemagne on ne les voit qu'avecdéplaisir.
Undes journaux , celui de Munich , rapportant le fait de ce prétendu
Messie , disait que si tous les juifs se rendaient auprès de
ce roi , leurs droits se trouveraient ainsi réglés en Allemagne; que
sans doute il établirait dans son royaume la liberté de la presse ,
excepté contre les agioteurs , les usuriers et les receleurs d'effets
volés: sarcasme cruel , mais malheureusement mérité par le plus
grand nombre d'entr'eux. Les juifs lettres se sont vivement plaints
du gazetier.
Honoré Ashby , âgé de 83 ans , vient de se pendre dans le
comtéde Kent. Cet homme portait depuis 50 ans dans sa poche la
cordequ'il a employée pour commettre cecrime.On a peine à concevoir
la persistance d'une si horrible pensée.
-Le bateau à vapeur le Fulton, qui a été construit à New-
Yorck, et qui est destiné à se rendre à Saint-Pétersbourg , est arrivé
enAngleterre. Il n'a mis que 22 jours à faire la traversée. C'est le
premier bâtiment de cette espèce qui ait osé entreprendre une
semblable traversée.
-
Les journaux anglais se sont plus à rapporter très au long
la manièredont s'est fait l'embarquement du roi de Ceilan , que les
Anglais ont fait prisonnier , et qu'ils ont emmené à Madras. Ses
femmes ont été embarquées avec lui. On connaît la jalousie des
orientaux , et ce monarque a pris le plus grand soin pour que l'embarquement
se fitde manière àne pas blesser la sienne. Il paraissait
s'être oublié sur tout autre point. On ne peut s'empêcher de reconnaître
dans le récit que ses vainqueurs nous font , que ce monarque
est une auguste victime du malheur. Je ne sais comment ils ont
:
432 MERCURE DE FRANCE .
1
laissé glisser dans ce récit, en prétendant relever les égards qu'ils
ont us pour ce roi , cette phrase singulière : que depuis l'instant où
il avait été fait prisonnier,toute mesure hostile avait cessé contre
lui. On peut se permettre de penser que c'était bien le moins.
www
ANNONCES .
R.
wwwm
Galignani's Repertori ofenglish litterature , no go.
Chez Galignani , libraire et éditeur , rue Vivienne ,
n° 18.
Nous avons rendu un compte avantageux, dans le
mois d'août du n° 89; celui-ci n'est pas moins digne
d'éloges , et les amateurs de la langue anglaise doivent
prendre intérêt à la publication du Repertory. On y lira
avec intérêt l'article intitulé , OEuvres mêlées d'Edward
Gibbon , Miscellaneous Works of Edward Gibbon ,
etdes mémoires écrits sur sa vie et ses ouvrages , par luimême.
Le rapport du comité nommé pour examiner les
marbres rapportés par lord Elgin en Angleterre , excitera
l'attention des archéologues , et nos traducteurs de
romans y puiseront des ressources pour alimenter nos
presses , et trop souvent nos critiques.
Le volume du Journal de la Jeunesse vient de paraître
le 15 de ce mois. C'est par erreur qu'on y a inséré
que le bureau avait changé de demeure; on s'abonne
toujours rue de l'Université , nº 25.
Des dénonciateurs et des dénonciations ; par l'auteur
de l'Art d'obtenir des Places. Paris , chez Pélicier ,
libraire , Palais -Royal , nº 10. Prix : 4 fr . , et 5 fr. par
laposte.
Réfutation de l'ouvrage de M. Fiévée , ayant pour
titre : Histoire de la session de 1815 ; par H. de
Lourdoueix . Paris , chez Plancher , libraire, rue Serpente
, nº 14 ; Eymery , libraire , rue Mazarine , nº 30 .
Nous rendrons compte incessamment de cet ouvrage.
Annales des Arts et Manufactures , nº 7. Au bureau
des Annales , rue de la Monnaie , nº 11 .
DUBRAY , IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR,
N.° 5.
***** ********
MERE
ROYA
MERCURE
DE FRANCE.
ww
SEINE
50
1 AVIS ESSENTIEL .
Lespersonnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros.
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr .
pour six mois , et 50 fr. pour l'année.- On ne peut souscrire
quedu 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très- lisible. Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
M
-
POESIE.
ÉLÉGIE
Sur la mort de Millevoye.
Muse de la mélancolie ,
Qui solitaire et recueillie ,
Cherche la paix des bois , le calme des déserts ,
Inspire ma douleur , et de ta rêverie
Répands le charme dans mes vers.
Sous le cyprès funèbre cù repose la cendre
Du chantre dont la lyre harmonieuse et tendre
Soupira tes plaisirs et fit chérir tes pleurs ,
Viens porter avec moi des regrets et des fleurs ;
TOME 68 . 28
<
454 MERCURE DE FRANCE.
Etque son ombre consolée ,
De la parque bravant les lois ,
Par mes accens plaintifs un instant éveillée ,
Au souffle du zéphir mêle sa douce voix.
Atteint aux sources de la vie ,
Muet en ses douleurs , penché vers le cercueil ,
Je l'ai vu languissant et respirant le deuil ,
S'éteindre jeune encore en sa jeune agonie.
Il n'est plus..... Mais que dis-je ? impassible du sort ,
Et du temps destructeur orgueilleuse ennemie,
Sa gloire avec son corps git-elle ensevelie ?
Non, la gloire est durable et sait vaincre la mort :
Triste adoucissement de l'humaine misère ! .....
Hélas ! comme un astre éphémère ,
Plus proche de sa fin alors qu'il va croissant ,
Tu n'as fait que passer sur terre ,
Et tu n'as brillé qu'un moment.
Mort à nos yeux , vas , je t'entends encore
Soupirer sur ton luth discrètement hardi ,
Et les attraits et le doux nom de Flore. (1 )
Que tu rappelles bien Parni
Quand il chantait Eléonore !
Près d'une amante , comme lui
Tu nous peins ces transports bien chers à la tendresse ,
Et ce recueillement et cette donce ivresse
Où l'ame s'interroge et commence à jouir ,
Où sommeillent les sens et s'endort le désir
Dans une extase enchanteresse.
Galantimitateur , poëte sans rivaux,
D'Anacréon lorsque ta suis les traces ,
C'est le plaisir, ce sont les Graces
Qui tiennent ta palette et guident tes pinceaux.
Du vieillard de Théos tu rajeunis la gloire :
Ses préceptes furent les tiens ;
(1) Nom de son épouse.
OCTOBRE 1816. 435
Tu sortis comme lui par la ported'ivoire
Qui mène aux champs Elysiens.
Mais c'est peu du talent qu'en tes vers on admire.
De tes tableaux nuançant la couleur ,
Fais-tu gémir l'amour et parler la douleur ?
Ce n'est plus ton esprit, c'est ton coeur qui t'inspire.
Qui ne ressent d'Emma les feux et le martyre ?
Du poëte mourant qui ne plaint le malheur?
De son courage étayant sa faiblesse ,
Aux lieux qui lui sont chers s'il traîne sa pâleur ,
On le voit y rêver l'éclair de son bonheur
Et promener long-temps ses regards de tristesse ;
On se peint de son mal les horribles lenteurs ;
On en frémit en tremblant pour soi-même ;
Et bien souvent laissant couler des pleurs ,
On le suit en idée à son heure suprême.....
Od'une ame sensible illusion que j'aime !
Mais quoi ! pour mériter un laurier immortel ,
Ne suffit-elle pas la touchante peinture
De cet amour si vrai , si maternel ,
Que tu puisas dans la nature?
De piété monument éternel ,
C'est par toi que sur-tout son triomphe s'apprête
Oui, c'est toi qui des ans lui promets la conquête
Et feras dire à nos derniers neveux :
Il fut bon fils autant que bon poëte.
Du mérite que l'on regrette
Privilège bien glorieux !
Epouse inconsolable , ô gémissante mère !
Réveille à ce tableau tes yeux appesantis ,
Et ne viens plus , pensive et solitaire ,
Près de son urne cinéraire
1
Rappeler ton veuvage et nourrir tes ennuis .
Vivre pour le pleurer , c'est mourir pour ton fils.
Ton fils !..... heureux trésor ! tendre fleur d'espérance !
Ah ! de tes seules mains cultivées son enfance.
D'un père avec les traits chéris
28 .
436 MERCURE DE FRANCE.
En lui revivront l'élégance
Et la grâce de ses écrits.
Oui , c'est un dieu qui me l'inspire :
Epris du Pinde , il aura ce délire
Toujours ami de la raison ,
Et doit un jour hériter de sa lyre
En même-temps que de son nom.
Calme donc ta douleur amère .....
N'est- ce pas un penser bien doux
Quand on peut dire d'un époux :
Il vit au souvenir , s'il est mort à la terre .
Ah ! bannis de ton coeur des regrets trop cruels,
Aux outrages du temps sa mémoire est ravie :
Il est mort en goûtant la céleste ambroisie
Qui fait les immortels.
HENRY D'ABBEVILLE.
A MESDEMOISELLES F ...... ,
Qui engageaient l'auteur à convertir un jeune Juif
qu'il a chez lui .
De mon petit Israélite
Quand chacune de vous m'invite
Ahâter la conversion ,
En acceptant la mission
Je craindrais pour la réussite
D'une prompte abjuration,
Vous le convertiriez plus vîte ,
Et d'une aussi bonne action
Je veux vous laisser le mérite.
Sans aucune ostentation
Pratiquant la dévotion ,
Vous saurez beaucoup mieux qu'un autre
En faire un jour un bon apôtre ,
Et de notre religion
Un ami sincère , fidelle ,
OCTOBRE 1816. 437
Pour elle animé d'un saint zèle ,
Et digne enfin de ses bienfaits .
Heureux s'il vous prenait jamais ,
Trop aimables soeurs , pour modèle !
www
LE LENDEMAIN DES ROIS .
Inpromptu .
J'étais hier ivre de mon bonheur ,
J'avais honneurs , sujets , et gente souveraine ;
Je n'ai plus rien , hélas ! de ma grandeur :
Je ne regrette que ma reine .
ENVOI D'UNE MONTRE.
Du temps au pied léger , interprète fidelle ,
Cette montre à vos yeux va retracer le cours.
Ah ! du moins puisse-t - elle ,
Dans sa marche rapide emportant nos beaux jours ,
Ne jamais vous marquer celui d'être infidelle .
( ÉNIGME .
R.
Amant infortuné d'une aimable maîtresse ,
Dont l'ardeur est égale à la vivacité ;
Charmé de ses attraits je la poursuis sans cesse ,
Pour montrer le désir dont je suis tourmenté.
Je ne la quitte point sans que ma folle envie
Obtienne le baiser dont je suis amoureux .
Mais, hélas ! ce baiser est fatal à ma vie ,
Et je meurs tout à coup dans un état affreux .
www
CHARADE .
www
Mon premier , cher lecteur , est du règne animal ;
Mon second appartient au règne végétal ;
Mon tout , qui prend à l'homme et parfois au cheval ,
Provient d'un accident au genre cérébral .
(COURCELLES.)
438 MERCURE DE FRANCE .
mmmmmmmmmmmm
LOGOGRIPHE .
Je suis , mon cher lecteur , du sexe féminin ;
Sur moi plus d'un mortel a pu porter la main.
Peut-être m'auras-tu désiré pour épouse.....
Si tu l'étais toi-même..... ah ! ne sois point jalouse ;
Mets-moi vîte en lambeaux , que mes neufpieds épars
D'un esprit soupçonneux préviennent les écarts.
Tu trouveras en moi l'amante de Léandre;
Cette fille de l'air , malheureuse et trop tendre ;
Un symbole connu de toute liberté ,
Mais qui n'en est point un de la fidélité ;
Cequi chez nous s'enflant nous met mal ànotre aise ;
Un certain amas d'eau qui n'a rien qui déplaise ;
L'un des produits de l'art dont on fait des fourneaux ;
Ce séduisant métal auteur de tant de maux;
Ce que l'on tend alors qu'une flèche on décoche ;
Le nom que prend un met au sortir de la broche ;
Ceque l'on voit courrir dans de vieux bâtimens ;
Ce qui s'attache à nous , dans Paris , en marchant ;
Un terme désigné dans certains privilèges ;
Ce qui servait jadis dans de pompeux cortèges ;
Le signe avant-coureur d'une prochaine mort ;
Ce qu'on désire avoir en provoquant le sort ;
Ce qu'il nous faut tous prendre en entrant dans le monde;
Ce qui pour trømper l'oeil très-souvent nous seconde ;
Ce qui d'une fillette ayant connu l'amour ,
Malgré tout son désir , hélas ! devient trop court ;
Enfin, ce qu'un bon roi dont on sait la prudence ,
Crut devoir nous donner pour le bien de la France.
(COURCELLES.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Quenouille. Celui du Logogriphe est
Camion , Mai , Ino , Io , Coni , Amo , Nom , An , Caïn , Qui , Ani ,
Main, Coin. Le mot de la Charade est Fervents
OCTOBRE 1816 . 439
EBEN - HAÇAN.
CHAPITREE II .
Le Derviche , ou les Conseils.
Le voilà donc parti en leste équipage , beau comme
Aly, son luth sur l'épaule, et son Saadi en poche. Un
nouvel horison s'ouvrait et lui présentait d'inépuisables
richesses . Sonimagination ne l'entretenaitquede femmes
parfumées , de sérails , de jardins parés d'un éternel
printemps , de zéphirs , de lacs et d'îles fortunées : c'était
dans cette jeune tête un luxe d'images dont rien
n'arrêtait l'essor car la montagne de Kaf peut borner
le monde, mais jamais les pensées du jeune homme ,
qui vient de dégager son coù du freinde la dépendance.
?
Il rencontra un derviche , qui frappé de sa beauté ,
l'aborda et lui demanda où il allait. Haçan lui raconta
qu'il faisait route vers Tiflis. Jeune plante bercée jusqu'ici
par les zéphirs doux et embaumés des jardins de
tes pères , lui dit le saint homme , puisses-tu ne pas te
-flétrir dans les lieux brûlans où tu vas être jeté ! Il invita
avec bonté le jeune aventurier à venir se reposer et
prendre quelques alimens dans sa grotte. En entrant ,
Haçan fut frappé de l'air d'austérité qui régnait dans
l'habitation du serviteur de Dieu . Aussitôt celui-ci tira
d'une petite cellule la moitié d'un excellent páté de gazelle
au riz et des bouteilles de Commez . Mon fils , disait
le vieillard , je ne suis point de ces derviches qui
ne savent se maintenir dans la voie du prophète et qu'on
voit succomber si souvent à l'appât du monde , ainsi
qu'il est arrivé à un religieux de Damas , dont je veux
vous raconter l'histoire :
Histoire du religieux de Damas ( 1 ) .
Un religieux vivait à Damas dans une grande aus-
(1 ) Cette histoire se trouve presqu'en entier dans le Gulistan.
440 MERCURE DE FRANCE .
térité , veillant dans les forêts au culte divin , et se
nourrissant de feuilles d'arbres. Le roi le visita et lui
offrit de lui faire disposer une demeure pour mieux vaquer
à l'étude de la religion et faire part aux autres de
sa sagesse. Le religieux refusa d'abord ; mais les courtissaannsslluuii
ayant représenté qu'il serait toujours libre de
retourner dans sa retraite si cette demeure ne lui convenait
pas , on rapporte qu'il y consentit. Il se rendit
dans lejardin de l'un des plus beaux palais du roi : ce
lieu captivait l'ame et récréait les sens ; les roses de ce
jardin rougissaient comme les joues de la jeune beauté.
Le roi envoya au religieux une jeune vierge, dont le
visage , brillant comme la lune dans son plein, séduisit
le derviche ; elle était belle comme les houris du
prophète. Le derviche commença à s'habiller magnifiquement
, se nourrit de mêts exquis , se laissa entraîner
à la beauté de cette jeune fille ; suivant l'oracle des
sages : la chevelure de la beauté est le lien de l'ame et
le piège du plus habile oiseau : pour l'amour de toi , j'ai
prodigué mon ame , ma religion et toute ma science ;
je suis l'oiseau léger et toi le piège trompeur. L'homme
est pris par la femme comme le pied de la mouche dans
le miel.
Dans ce temps , le roi voulut voir le derviche et le
trouva chargé d'embonpoint , le teint vermeil et brillant,
appuyé sur un coussin de soie. La jeune fille ,
penchée au-dessus de sa tête , agitait l'air avec des
plumes de paon. Alors un courtisan d'une longue expérience
prit la parole : Oroi , donnez de l'or aux sages
pourqu'ils puissent vaquer à l'étude de la sagesse , mais
non pour qu'ils s'engraissent .
Mon fils, Dieu exige en nous un parfait détachement,
et l'un des prophètes ne put passer le quatrième ciel ,
parce qu'il lui fut trouvé une aiguille sur sa manche.
Ainsi donc , ô mon fils , ne te laisse pas aller aux attraits
des plaisirs , et ne te rends pas le courtisan de
la fortune . Ecoute ces maximes :
»
« Le contentement de peu est un trésor qui ne craint
pas d'être découvert .
OCTOBRE 1816. 441
» Je me souviens d'avoir vu la maison du sage
>> Lokman .
» Les colonnes et les soliveaux avaient encore leur
>> écorce , les murailles n'étaient que de pierres brutes .
>> Cependant les gens de la première distinction
>> allaient le voir ,
» Et pas un ne trouvait qu'il fût mal logé.>>>
Ainsi parla le vieillard au fils de Samboul . Haçan
prit congé de lui et continua sa route .
Un père garnit la bourse et un derviche donne des
conseils .
HISTOIRE
De Marie-Charlotte-Louise , reine des Deux-Siciles .
( II ., et dernier article. )
Je me suis écarté de mon sujet , et je me hâte d'y
revenir . Les mariages se font bien simplement. Lejour
de la Pentecôte , un jeune garçon et une jeune fille portent
à l'autel deux corbeilles remplies de roses. Ces fleurs
étant bénies , sont distribuées à la commune , savoir :
les roses blanches aux hommes et les autres aux femmes.
En sortant de l'église on s'arrête sous le vestibule , les
anciens prennent place ; le jeune homme offre son bouquet
à la fille dont il a fait choix. Si elle le prend et
l'échange contre le sien , c'est qu'elle accepte ; lorsque
la fille refuse , elle rend le bouquet au jeune homme ,
qui n'a pas le droit de se plaindre. Dans le cas où l'un
des deux individus voudrait épouser un étranger , on
lui donne cinquante ducats ,et il ne peut plus revenir
dans la colonie.
On ne porte point de deuil; seulement les hommes
ont droit de porter un crêpe au bras pendant deux mois ,
et les femmes un fichu noir. Les enfans héritant par portions
égales de leurs parens , et ceux-ci de leurs enfans ,
les testamens deviennent inutiles et on n'en fait jamais.
O trop heureux pays que celui qui ne renferme
442
MERCURE DE FRANCE .
aucun avoué , aucun huissier, pas le moindre suppôt
de la chicane ! c'est vraiment une terre promise. Les
réglemens ont tout prévu , et l'on ne peut pas trouver
l'apparence du plus petit procès. Point d'avocats braillards
, qui souvent embrouillent une cause et qui ruinent
leurs clients ; point d'audiences où vont dormir les
juges, point d'auditoire où les mauvais sujets viennent
prendre des instructions pour mieux se défendre lorsqu'ils
seront assis sur le banc des accusés ,point de procès
scandaleux. Que ces bonnes gens seraient surpris
s'ils voyaient des hommes accuser publiquement leurs
épouses de leur avoir été infidelles , apporter eux-mêmes
les signes de leur déshonneur ; une épouse demander la
rupture de ses noeuds pour cause d'impuissance , ou dévoiler
les turpitudes de leurs maris .
Le gouvernement de la colonie se compose du pasteur
et de cinq anciens , qui sont réélus tous les ans.
C'est à ce tribunal paternel que sont portés les petits
griefs des habitans , et il n'y a point d'appels de ses jugemens
. Les plus grandes peines sont le bannissement
et la défense de porter l'habit. Cependant , comme les
hommes ne sontjamais parfaits , dans le cas où il serait
commis uncrime , le prévenu serait renvoyé à la justice
ordinaire , après avoir été dégradé , c'est- à-dire , rayé
du nombre des colons .
Les événemens survenus en France pendant l'année
1789 , avaient retenti jusqu'à Naples. Ce fut pour en
arrêter les effets que fut conclu l'année suivantele triple
mariage entre des princes et des princesses des maisons
d'Autriche et de Naples. Le 15 d'août 1790 furent célébrées
dans la chapelle du roi , l'alliance de l'archiduc
François avec Marie - Thérèse , et celle de l'archiduc
Ferdinand , grand-duc de Toscane , avec dona Louise.
Le roi et la reine partirent pour Vienne , accompagnés
des deux archiducs , etvoyageaient sous lenomducomte
et de la comtesse de Castellamare. Le but de leur voyagè
était de demander la main de l'archiduchesse Marie-
Christine ,pour le prince héréditaire des Deux-Siciles.
Sitôt la célébration du mariage , LL. MM. se transportèrent
à Francfort , pour assister au couronnement
OCTOBRE 1816. 443
de l'empereur , puis à Presbourg , au couronnement de
S. M. I. en qualité de roi de Hongrie.
LL. MM. se rendirent successivement à Venise , à
Florence , à Rome , puis se rendirent dans leurs états.
La révolution française avait pris un caractère allarmant;
la république venait d'être élevée , et l'un des
premiers actes des meneurs du temps , fut de demander
au roi de Naples la réparation d'une insulte qu'on prétendait
avoir été faite par le ministre Acton à l'ambassadeur
de Semonville. M. Serieys rapporte toutes les
pièces relatives à cet événement , et les termine par la
déclaration de guerre faite à la France par le roi Ferdinand
, qui pour conserver l'indépendance de ses états ,
offrit une somme de huit millions .
M. Serieys exagère lorsque , d'après Mallet-Dupan ,
il élève la somme des contributions imposées par les
Français à la somme de 351,760,000 fr. pour l'Italie. Il
est aisé de poser des chiffres et de les additionner ; mais
il est difficile de démontrer comment telle ou telle ville
auraient été assez riches pour payer des sommes aussi
considérables. Pourquoi adopter sans examen et sans
vérification un compte aussi mal établi ? Suivant l'auteur,
la Lombardie seule aurait fourni près de 137200020
fr. , Rome 30,000,000 fr. Je suis loin de vouloir atténuer
les spoliations qui ont été commises; mais en qualité
d'historien , M. Serieys aurait-il dû prendre des renseignemens
plus exacts , puisque dans ces sommes ne sont
point comprises les réquisitions de toute espèce , qu'il
porte à 350,000,000 fr .
Un traité de paix unissait la France au royaume des
Deux-Siciles ; un des articles portait que les ports de
cette puissance seraient fermés aux Anglais. La reine ,
justement indignée du meurtre de sa soeur , l'infortu
née Marie-Antoinette , écoutant plutôt ses ressentimens
que la raison , se hâta trop précipitamment de violer le
traité. Dans une dépêche de S. M. l'empereur d'Autriche
, ce prince invitait le roi de Naples à le seconder
dans l'expédition qu'il allait entreprendre contre le
Nord de l'Italie ; il l'engageait à marcher sur Rome et
sur le reste du midi de cette contrée.
444 MERCURE DE FRANCE .
En effet , l'occasion était favorable , et le succès paraissait
assuré. Le capitaine qui avait conquis l'Italie
était alors en Egypte , avec l'élite des guerriers français;
la république , affaiblie par l'éloignement de ces
troupes , et plus encore par ses divisions intestines
penchait vers sa ruine , et semblait incapable de repousser
une attaque faite par une armée fraîche et nombreuse.
L'amiral Nelson vint mouiller devant Naples avec sa
flotte; cet officier descendit bientôt à terre pour se
rendre au conseil de guerre , où assistaient avec lui le
voi , le ministre Acton , le général Mack et sir Hamilton
, ambassadeur d'Angleterre . La guerre fut résolue ,
et Ferdinand partit de Naples le 22 novembre 1798 , à
la tête d'une armée de 80,000 hommes divisée en cinq
corps , commandés par les généraux Acton , Mack , le
chevalier de Saxe , le colonel Saint-Philippe et le maréchal
-de- camp Micheroux. Acton , vif , impétueux ,
donna beaucoup trop tôt le signal de l'attaque et précipita
lamarchedu roi . Les troupes , manquant de vivres ,
furent obligées de passer sans ponts plusieurs rivières
grossies par les torrens. Ce manque de vivres et la fatigue
causèrent beaucoup de maladies parmi ces soldats ,
qui pour la plupart n'étaient que des recrues. Aussi au
bout de quelques jours l'armée napolitaine avait cessé
d'exister.
Qui pourrait exprimer la tristesse de la reine et d'Acton
à la nouvelle de ce désastre et du retour du roi ? La
fermentation règne dans la capitale , qui craint la vengeance
des vainqueurs. Marie-Charlotte ayant tout à
craindre d'un peuple prêt à se révolter , d'un peuple qui
venait d'assassiner un courrier du cabinet , et de le traîwer
sous les fenêtres de son palais , ordonne d'incendier
la flotte napolitaine , et s'embarque pour la Sicile sur le
vaisseau de l'amiral anglais , le 22 novembre , suivie de
son époux , de sa famille et d'Acton .
A peine Nelson eut-il fait mettre à la voile , qu'il
s'éleva la tempête la plus violente; le plus jeune des
enfans du roi en mourut de frayeur , et , après mille
dangers , la flotte entra dans le port de Palerme.
OCTOBRE 1816. 445
Les généraux Mack et Pignatelli , désignés pour gouverner
et défendre Naples , commettent les fautes les
plus grandes. Le premier destitue mal à propos le prince
de Moliterno du commandement de Capoue , dont la
garnison sortit par une porte au moment où l'armée
française entrait par l'autre . Le second , dédaigrant de
se concerter avec les bons citoyens , et manquant de fermeté
, laissa un libre cours à tous les excès où se portèrent
les brigands , dont la ville était remplie . Les incendies,
le pillage , les assassinats qui se commirent pendant
le peu de jours que Pignatelli resta dans Naples , le remplirent
tellement d'épouvante , qu'il prit la fuite et se
rendit à Palerme. Aussitôt son départ le désordre s'accrut
à un tel point , que l'on ne trouva d'autre moyen
pour le faire cesser , que d'accélérer l'entrée des Français
àNaples. C'est à la suite de ces événemens que fut établie
la république napolitaine. Le premier soin du général
Championnet fut de prendre des mesures sévères. Les
assassins furent punis et tout rentra dans l'ordre .
La reine, profondément affligée , conservait encore
tout son courage et toute son énergie. Pressentant que
le moment était venu pour ressaisir son sceptre , elle
ordonne au cardinal Ruffo de marcher pour lui rendre
ses états. Le cardinal , à la tête d'hommes dévoués ,
descend dans la Calabre , s'empare de cette province ,
et marchant de succès en succès , arrive aux portes de
Naples où il entre en vainqueur. D'après l'ordre du roi ,
il pardonne , l'amnistie est proclamée ; mais l'amiral
Nelson se montra bien moins indulgent , il sacrifia tous
les individus soupçonnés d'avoir eu des relations avec
les Français .
Le roi avait pardonné ; il ne demandait que le châtiment
de six cent cinquante coupables pour tout le
royaume , et ces mesures vigoureuses , dues en grande
partie à la fermeté de la reine , imposèrent silence aux
factieux , et firent renaître la tranquillité publique : ce
qui parut encore la consolider , fut la paix signée en 1801
avec le gouvernement français.
Dans la crainte d'une seconde invasion , la reine appela
à son secours vingt-quatre mille Anglais ou Russes.
1
1
440 MERCURE DE FRANCE .
Le gouvernement français en guerre avec l'Angleterre ,
invita S. M. Ferdinand à renvoyer ces troupes , et sur
son refus , les Français marchèrent sur Naples avec des
forces supérieures ; à cette nouvelle , le roi se retire une
seconde fois en Sicile. Cette retraite fut précédée d'un
tremblementdeterre moins désastreux que celui de 1785 ,
mais beaucoup plus funeste à la ville de Naples. Depuis
cette catastrophe jusqu'à sa mort , Marie Charlotte ne
traîna qu'une existence pleine d'amertume. En effet ,
deux étrangers occupèrent le trône de Naples , ses parens
de la famille d'Espagne prisonniers en France; son
neveu dépouillé d'une partie de ses états , humilié et
contraint de donner la main de sa fille à l'auteur de tous
ses maux.
On ignore les raisons qui ont déterminé le cabinet
anglais à exiger que cette malheureuse princesse abandonnât
son époux , ses enfans , son royaume , pour être
transportée en Sardaigne. L'auteur prétend connaître le
motif secret qui dirigea la conduite extraordinaire du
cabinet britannique envers la reine des deux Siciles . II
présume que vers la fin de l'année 1812 , il courrait un
bruit que Napoléon voulait rendre à Ferdinand le trône
de Naples , moyennant qu'il ferait avec lui cause commune
contre l'Angleterre , et que Murat était le seul qui
s'était opposé à cet arrangement.
Quoi qu'il en soit,la reine reçut l'ordre de lord Bentinck
de quitter ses états pour nn''yyjamais rentrer. La
reine écrivit à ce seigneur une lettre digne d'elle et de
son rang; elle déclara qu'elle refusait de se rendre en
Sardaigne , mais qu'elle était prête à se mettre en route
pour se rendre dans les états de son neveu , l'empereur
d'Allemagne. La reine fit plusieurs autres demandes ;
les unes furent accueillies et les autres refusées , en sorte
qu'il est fort difficile de comprendre les raisons qui ont
déterminé l'Angleterre à exiger une séparation aussi
douloureuse.
Marie Charlotte s'embarqua avec son fils Léopold sur
la polacre le Saint-Antoine , et se rendit d'abord à
Cagliari , puis à Constantinople , où elle débarqua le
15 septembre après avoir cotoyé les îles de la Grèce , et
OCTOBRE 1816 . 447
1
avoir séjourné à Ténédos. Elle était le 4 novembre à
Odessa : le gouvernement russe lui rendit les plus grands
honneurs; enfin après la plus pénible traversée , l'infortunée
princesse arriva dans la capitale de l'Allemagne
au milieu d'un hiver rigoureux, dont les événemens
politiques et le spectacle de l'Europe entière armée ,
augmentaient encore l'horreur. Son neveu , absent , marchait
avec son armée : sa fille , l'impératrice Marie-
Thérèse , n'était plus , elle seule ignorait cette perte . A la
suite des événemens de 1814 , Marie-Charlotte se retira
dans le château de Hesendorf , maisonde plaisance fort
agréable. Elle songeait à revenir dans ses états , lorsqu'elle
apprit que son époux avait délégué l'autorité souveraine
au prince héréditaire , avec le titre de vicaire général ;
mais les grands chagrins qu'avait éprouvé cette princesse
, la joie qu'elle ressentait en songeant qu'elle pourrait
bientôt rentrer dans Naples , avaient altéré sa santé:
elle mourut d'une attaque d'apoplexie dans la nuit du 7
au 8 septembre 1814. L'empereur d'Allemagne lui fit
fairede magnifiques funérailles. Le coeur de laprincesse
fut porté dans la chapelle de Loretto de l'église des
Augustins , les entrailles à l'église métropolitaine; et son
corps ,transporté dans l'église des capucins , fut ensuite
déposé dans le caveau de la famille impériale .
Tel est en substance l'abrégé de l'histoire de Marie-
Charlotte-Louise , reine des Deux-Siciles . L'auteur était
trop gêné pour pouvoir parler librement ; les événemens
dont il avait à entretenir ses lecteurs s'étaient passés
sous nos yeux , et le plus grand nombre des personnages
qui ont figuré sur le théâtre du monde existe encore. Ce
n'est qu'à la génération prochaine qu'il sera possible de
connaître , et de mieux juger les grands personnages. La
véritépourra paraître entierement dévoilée, et les grandes
menées politiques seront plus senties et mieux appréciées.
M. Serieys a choisi un sujet ingrat; il avait deux écueils
à éviter. S'il mettait trop en évidence la princesse , il
éclipsait son époux; s'il parlait trop de ce dernier , it
enlevait tout l'intérêt que pouvait présenter son héroïne .
L'auteur a tellement senti la force de cette objection et
la sécheresse de son sujet , qu'il a été obligé de noyer son
448 MERCURE DE FRANCE .
,
histoire dans une foule de détails , curieux à la vérité ,
mais parfaitement inutiles. Par exemple , on trouve les
discours du roi Ferdinand à son parlement de Palerme
une longue notice sur le tremblement de terre survenu
en 1785. Les pièces ajoutées contiennent une notice de
quatorze pages sur les sourds-muets ; c'est fort bien sans
doute, mais on conviendra que ce n'est pas dans une
histoire de ce genre qu'on devrait la retrouver. J'en dirai
autant de l'analyse de l'ouvrage de M. Barjoni publiée
en 1798, qui renferme quinze pages. Je demanderai à
l'auteur ce que signifie ce dialogue entre la reine de
Naples et l'impératrice Joséphine; il a beau prévenir
que cedialogue est extrait d'un manuscrit , lequel en
contient plusieurs autres entre de fameux personnages ,
et qu'il les publiera bientôt; c'est fort bien , mais ce
morceau est ici déplacé.
Puisque j'ai fait ma part de critique , il faut aussi que
jedonne celle de l'éloge . L'ouvrage de M. Serieys est
écrit agréablement , on y trouve quelques remarques.
curieuses; il pourra être lu avec intérêt , mais je le répète,
son sujet est mal choisi .
w
ROQUEFORT.
MÉMOIRE
SUR CETTE DOUBLE QUESTION :
www
Lehuitième livre de la guerre du Péloponèse appartient-
il à Thucydide ? Est- ildigne de cet écrivain.
( II et dernier article. )
PREMIÈRE SECTION . - Thucydide historien.
Le huitième livre contient le récit d'un fait principal ,
auquel viennent se rattacher tous les autres : je veux dire
la guerre d'Ionie ; ( 1 ) guerre amenée par la catastrophe
(1 ) J'emprunte à Thucydide lui-même sa propre expression , car
d'abord je voulais dire : Guerre de l'Asie mineure , ou Guerre des
côtes de l'Asie , parce que non seulement l'Ionie , mais encore l'Hallespont,
furent lethéâtre de la guerre.
ROVAD
OCTOBRE 1816 .
449
des Athéniens en Sicile , et dont le but était d'enlever
Athènes ses colonies sur les côtes d'Asie , dans l'Epithrace
et sur l'Hellespont , et avec ses colonies le sceptre
des mers et tous les moyens de prospérité.
Avant de décrire cette guerre , Taucydide veut nous
intéresser à son récit , et il y réussit en annonçant ,
dans une belle introduction ,quels acteurs doivent figurer
, quels intérêts les guident , quelles passions les
animent ; en dépeignant l'exaltation des esprits contre
Athènes , à la nouvelle des désastres de la Sicile ( 1)
(8 , 1. Sq. ) ; en représentant Athènes d'abord consternée
, ensuite , selon son usage , pleine d'espérances au
milieu des revers ( 1,70,2 ; 8 , 1 et 4. ) ; Lacédémone
se flattant désormais d'annéantir sa rivale; le Péloponèse
, la Sicile ( 2) (8 , 1 , 2 ) , les satrapes du grand roi
(8,5,6 ) , unissant leurs ressentimens à ceux de Lacédémone
; en nous montrant , enfin , Athènes seule contre
tous ; Athènes , séjour des sciences et des arts , attirant
à elle tous les peuples , tant qu'elle suivit les principes
de modération que lui conseilloit Périclès; mais ensuite
en butte à la haine universelle de ces mêmes peuples ,
lorsqu'elle se vit entraînée à de folles conquêtes pour
la gloire d'un seul , et le malheur de tous .
Son introduction terminée , Thucydide entre en matière
, c'est-à-dire , qu'après avoir montré les passions en
(1 ) Voy. Brumoi. , t. 9, p. 367 , 470, ν. 1347.
(2) Athènes , trop docile aux vues ambitieuses d'Aleibiade , venait
de faire , dans le port de Syracuse , le plus terrible des naufrages
(Diod. , 1. 13 ), et de perdre la fleur de sa jeunesse, l'élite de ses
guerriers, ses troupes de terre, ses forces de mer, ses finances, enun
mot, sa puissance soit réelle , soit idéale, Ce prestige qui environnait
le beau nom d'Athènes s'était évanoui ; à l'admiration avait succédé
lemépris. Tout alors se soulève contre Athènes, et ses alliés ,trop
long- temps asservis , et la Sicile victorieuse , unissent leurs ressentimens
à ceux de Lacédémone.Quant à l'Asie , elle a juré d'annéantir
l'orgueilleuse ité, qui a résisté à sa puissance , démembré son
empire et ternisa gloire. Voy. Diod. , 1. XIII. Cic. in Verr. , v. 37.
Mém. de l'ac. , t. 6 , p. 391. Gillies , t. 3 , p. 351 , sq. , p. 35.Ce savant
anglais nomme Ochus , roi de Perse à cette époque (d'après
Diod. , 1. 12, p. 322.); tandis que Thuc., 8, 6 , nomme Darius ,fils
d'Artaxerxes.
TIMBRE
29
450 MERCURE DE FRANCE.
présence , il en va montrer les résultats. Il a su éveiller
notre attention ,il la soutiendra ; il dira tantôt ce qu'il
avu, ou ce que lui ont appris de fidelles témoins , interrogés
dans l'un et l'autre parti ; tantôt ce que les yeux
ne voient pas, mais que révèlent au génie observateur ,
et l'habitude de penser, et la connaissance du coeur humain
; il enchaînera les événemens à leur cause ; il rendra
visible le jeu des passions , les ressorts qui les font
mouvoir , les effets qu'elles produisent , et dans ce qu'il
dira des individus et des gouvernemens , l'historien du
huitième livre nous rappellera l'historien des livres précédens
: par-tout impartialité , accord parfait dans les
idées , identité dans les jugemens. C'est sous ces rapports
sur-tout, queje considérerai l'auteur du huitième
livre de la guerre du Péloponèse.
Le personnage qui y figure continuellement , c'est
Alcibiade. Nous l'avons vu dans les sixième et septième
livres ( 1 ) méditant la conquête de la Sicile , faisant de
cette île le théâtre de ses premiers exploits , et projettant
de régner sur l'Afrique , l'Italie et le Péloponèse; mais
bientôt , disgracié , travaillant pour Syracuse et trahissant
Athènes (6, 74) . Nous le voyons dans le huitième
encore , ennemi de sa patrie et dirigeant les vengeances
de Lacédémone contre Athènes. Son influence , soit
visible soit secrète , se fera sentir tour à tour à Lacédémone
, à Athènes , en Eubée , dans l'Epithrace ,
l'Hellespont , sur les côtes de l'Asie , chez les satrapes
du grand roi ; lui seul sera l'ame de la guerre d'Ionie ,
comme il avait prétendu l'être de la guerre de Sicile ;
lui seul en dirigera les mouvemens , en balancera les
chances au gré de son intérêt.
sur
Parmi tant d'individus mis en scène , Alcibiade seul
m'occupera , et parce qu'il est seul l'ame de la guerre
d'łonie , et parce que d'ailleurs cet homme extraordinaire,
mal apprécié par les modernes , ne me semble
bien jugé que par notre historien.
(1) Thuc. ,6,89, 6, 91 ; 7, 19; 8 , 2. Plutarq. , vie d'Alcib. Nep.
inAlcib., c.4.
OCTOBRE 1816.
451
Que des savans modernes , et parmi eux l'élégant
et savant Barthelemy ( 1) , voient en lui , d'après des
anciens , la réunion de ce quo
de plus fort en vices et en vertus (2) ; l'austère Thucy- lanature peut produire
dide se taisant sur ses prétendues vertus , ne montre en
lui, que des talens funestes à sa patrie, que des vices parés
de dehors séduisans , mais jamais compensés par des
vertus réelles ; remarque, qui réfute Cornélius-Népos ,
dont le jugement a séduit notre enfance; Cornélius , lequel
met Thucydide à la tête des écrivains qui
prétendirent honorer et venger la mémoire d'Alcibiade.
Hunc infamatum à plerisque tres gravissimi historici
summis laudibus extulerunt : Thucydides qui ejusdem
ætatis fuit , etc. (3)
L'analyse des événemens de la guerre d'Ionie va
prouver que Cornélius-Népos , pour avoir cité de mémoire,
ou avoir peu lu les originaux , semblable en ce
point à plus d'un historien moderne, a fait un infidelle
portrait d'Alcibiade.
Au moment où la Sicile et le Péloponèse ont juré la
perte d'Athènes , Tissapherne et Pharnabase se présentent
à Lacédémone (4). Alcibiade ne pouvant servir les
deux satrapes à la fois , appuie les prétentions de Tissapherne
, qui répondent le mieux à ses vues. Elles sont
accueillies, et l'on décrète la guerre d'Ionie; ensorte qu'à
la première des négociations , etdès le début du huitieme
livre , commence cette influence d'Alcibiade , qui se
(1 ) Anach. , t. 1 , p. 323.
(2) Nihil illo fuisse excellentius , vel in vitiis vel in virtutibus .
Corn. N. , vie d'Alcib., c. r. En parlant
hommes, qu'on établisse une distinction entre leurs vices et leurs d'Alexandre et autres grands
vertus. ( ior. Q. Curce, 1. X, c. 15. ) J'y consens; mais cette distinction
est inadmissible pour Alcibiade.
(3) C. N. , c. XI. Thucydide loue Alcibiade en deux passages ;
mais comme politique habile et non comme citoyenvertueux.
(4) C'était probablement à l'instigation d'Alcibiade qu'ils venaient
chez les Lacédémoniens . Il savait que s'ils se décidaient à accueillir
des alliés qui offraient leurs services , ils étaient peu actifs pour s'en
procurer.
29.
452
MERCURE DE FRANCE. 1
manifestera jusqu'àla fin de cedrame admirable , lequel
présente unité d'action, et même unité d'intrigues (1 ) ,
puisqu'Alcibiadey agit , soit présent soit absent , comme
Ulysse dans le Philoctète de Sophocle.
La guerre d'Ionie éclate sous de malheureux auspices;
la flotte lacédémonienne est bloquée presqu'au
sortir de ses ports; Sparte veut renoncer à son expédition
(2) . Mais alors s'évanouissent les projets de gloire
et de vengeance conçus par Alcibiade.
Les obstacles redoublant son ardeur (3) , il se présente
au conseil de Lacédémone. Là , après avoir prouvé aux
Lacédémoniens , prompts à se décourager , qu'ils ont infiniment
de courage ( 8,12 ) ; après avoir rendu Eudius
jaloux d'Agis ; après avoir ainsi servi sa propre haîne au
moment même où il parlait de politique et de bien public
, il part , se dirige vers l'Ionie avec cinq vaisseaux
(8,4 et 12 ) seulement ; arrête dans son trajet les vaisseaux,
qui auraient pu répandre la nouvelle de l'échec
(ruse (4) imitée par Annibal en pareille circonstance ) ;
arrive à Chio , annonce comme sa libératrice cette même
flotte lacédémonienne bloquée au Pirée de la Corinthie;
persuade, soulève les villes d'Ionie (5) ; réduitAthènes (6)
(1) Denique sit quidvis simplex duntaxat et unum.
(2) Loind'envoyer une nouvelle flotte , ils veulent même rappeler
les vaisseaux déjà en mer , 8 , 11 .
(3) Il va trouver l'éphore Eudius , et tout en lui représentant
qu'il lui serait glorieux de soustraire l'Ionie à l'alliance d'Athènes ,
et de procurer à Lacédémone celle du grand roi , il travaille contre
Agis, dont il est l'ennemi , et à qui il veut donner un rival. Quant
aux Lacédémoniens, il leur représente en plein conseil, qu'il arriverait
à Chio avant la nouvelle du désastre de la flotte (8 , 12. ); que
là, il dépeindrait la faiblesse d'Athènes et l'ardeur de Lacédémone,
et déciderait aussitôt la défection des villes .
(4) Tite-Live , 1. 25. Voy. la note d'Acacius .
(5) Entr'autres la sage Chio , Erythres et Clazomenes. 8, 24.
(6) Arme contre elle Tissapherne ; parvient , par suite de succès ,
àun traité , le premier que fit le grand roi avec Lacédémone , par
l'entremise de Tissapherne , et arme ainsi l'Asie contre la Grèce.
Au ch. 47, nous voyons le même Alcibiade méditant la ruine de la
démocratie,nonparce qu'il juge vicieuse cette forme de gouvernement;
maisparce qu'il lajuge contraire à son retourdans Athènes.
OCTOBRE 1816. 453
au désespoir ( 8 , 15 ) , et rend Sparte triomphante malgré
elle-même ; et c'est avec cinq vaisseaux , remarque
importante échappée à Plutarque (1) , qu'il opère à lui
seul la plus étonnante révolution (8,14 ) ; suppléant à
l'absence de troupes et de terre et de mer par son activité
, son astuce , son éloquence et son génie.
Mais bientôt la fortune a trahi Lacédémone (2) . Alcibiade
, dans de telles conjonctures , restera-t-il fidelle à
cette république ? Non , et parce qu'elle éprouve des
revers , et parce que d'ailleurs il lui est devenu suspect
(3) . Il se retirera donc à la cour de Tissapherne ; il
y exercera l'influence qu'il perd auprès de Sparte.
Ici peindrai-je Alcibiade faisant sa cour à Tissapherne
(8,46,54 ) qui lui donne toute sa confiance , et que
bientôt il s'efforcera de rendre odieux (8,88 ) : Alcibiade
effrayant les Athéniens par Tissapherne , et Tissapherne
par les Athéniens ( 8,82 ) : Alcibiade après avoir trahi
Athènes , Sparte , Tissapherne ( 8,45 ) , projetant son
retour à Athènes , qu'il a bien voulu , dit Thucydide
(8,47 ) , ne pas détruire , trait rapide , fier et profond ,
digne de remarque ; Alcibiade , pour faciliter son retour
dans sa patrie , jugeant nécessaire l'abolition de la démocratie
( 8,47 ) , et faisant dire par ses amis qu'elle est
voulue par legrand roi comme uniquemoyende traiter
avec Athènes ; Alcibiade , homme perfide ( ἄπιςος , 8,45),
et ne sesouciant pas davantage de l'oligarchie que de la
démocratie ( 8,48 et 8g ) , mais voulant l'une ou l'autre
au gré de son ambition et des circonstances; Alcibiade ,
quoiqu'à la cour de Tissapherne et loin de Samos et
d'Athènes, agitant tour à tour, ou tout ensemble Athènes
(1 ) Plut. , vie d'Alcib . , c. 29.
(2) Le Lacédémonien Chalcidée , probablement devenu confiant
ettéméraire depuis son association avec le léger Alcibiade , perd
lavie dans les campagnes de Milet (8 , 24. ). Dès-lors la fortune
chancelle ; les Athéniens sont vainqueurs ; Lacédémone et Alcibiade
voient retomber sous la puissance d'Athènes , Chio , cette république
sage , aux malheurs de laquelle nous intéresse Thucydide, et dont
il essaie de justifier la politique. (8, 24 et 38.)
(3) Depuis la mort de Chalcidée et la bataille de Milet. (8,45. )
454 MERCURE DE FRANCE.
et Samos ; à Samos , proposant l'aristocratie (1) à ce
même peuple , qui , peu auparavant , défenseur de la
démocratie, a fait des grands et des riches un horrible
massacre , et lancé contr'eux une excomunication politique
( 8,21 ) ; à Athènes , jouant tous les ressorts , mettant
en oeuvre les méchans et les bons , les puissans et
les faibles , tirant parti de l'habiletéde l'un à négocier (2) ,
de l'éloquence d'un autre; des vertus de celui-ci , des
vices brillans de celui-là.
Retracerai-je , à la vue de la faction fautrice de l'oligarchie
voulue par Alcibiade , les courages subjugués
dans Athènes , les défiances réciproques , la stupeur du
péuple qui s'estimait heureux , même en se taisant , d'échapper
à la mort : les assassins enhardis par la frayeur
qu'ils inspirent (8,66) , convoquant une assemblée , y
paraissant armés , et entourés de sicaires et de jeunes
debauchés, qui composaient la cour d'Alcibiade : là, au
milieu de la terreur , proclamant la liberté des opinions
(8.67 ) , faisant au peuple consterné et déclaré
libre , des propositions , qui à la vue des échaffauds , ne
trouvent aucun contradicteur , puis introduisant et installant
les 400 dans la salle du conseil (8 , 69. ). Rappellerai-
je tantdedestitutions , tantde massacres commis
(8,54 et 65 ) pour fonder cette oligarchie jugée utile
au retour d'Alcibiade, lequel bientôt après , fera par
l'entremise de Thrasybule et autres ( 8,81,89 ) , abolir
cette oligarchie cimentée du sang de tant de citoyens ,
et rétablir la démocratie , soit à Samos , soit à Athènes.
De cet exposé fidelle , rapprochons l'affreuse anecdote
racontée par Thucydide ( 3 , 45 , 8 , 82 ) , cette ignoble
perfidie, que des raisons d'état n'excusèrent jamais dans
un négociateur , et les discours que le même historien
met dans sa bouche , et l'on reconnaîtra par-tout ,
idées fortes conçues dans la même tête , combinées par
lemême génie , exprimées par la mêmeplume; par-tout
(1) ASamos, à l'instigation d'Alcibiade , et l'armée qu'il courtise
, et les Samiens , engagent les grands d'Athènes à essayer de rétablir
l'oligarchie à Athènes et à Samos. 8 , 63 .
(2) Thuc. , 8 , 64; et Lexic. Xen. , au mot Pisandre.
OCTOBRE 1816 . 455
identité d'opinions sur Alcibiade ;par-tout profond me
pris pour cet indigne disciple que Socrate essaya vainé
ment de rendre vertueux , et dont Timon disait : Courage,
monfils , je te devrai la perte d'Athènes; pour ce
mauvais citoyen, pour cethomme faux , qui tantot honore
les dieux ( 1 ) , et tantôt les outrage (2); qui , tantôt se
déclare pour la liberté de son pays , et tantôt travaille à
lui donner des fers; pour cet ambitieux ennemi du repoś
du monde , corrupteur de la morale publique et digne
précurseur de Machiavel. Et voilà l'homme dont Cornélius
Népos prètend que Thucydide s'est efforcé de
réhabiliter la mérhoiré ternie par des anciens.
Cet accord dans les idées de Thucydide , cette continuation
de talent , cette identité dans lesjugemens ne se
font pas moins remarquer dans ses observations sur Athenes
, Lacédémone , Chio , et autres républiques.
Lorsque , livre premier , 70 , 2 , on a lu cette phrase
de Thucydide : « Les Athéniens entreprennent au delà
de leurs forces , hasardent méme au delà de leurs résolutions
. Ont- ils échoué ? Déjà de nouvelles espérances
ont rempli le besoin de leurs cooeurs. » Lorsqu'ensuite
on a rémarqué dans le livre septième ( 7 , 28 , 2 ) ces
traits , qui caractérisent l'entreprenante et opiniâtre
Athènes , avant ses désastres en Sicile , ne reconnait-on
pas identitéde pinceau dans l'historien du huitième livre ,
Jorsqu'il dépeint , à l'époque des désastres de la Sicile ,
les Athéniens consternés et presque aussitôt concevánt
de nouvelles espérances, et trouvant d'étonnantes ressources
dans la sagesse que donne le malheur (8 , 1 ;
8,15 ; 8,63; 8,97;8 , 106 ) ; lorsqu'ensuite il dépeint
1) Voy. dans Xén . , et sur-tout dans Plutarque ( vie d'Alcib. ) ,
le récit de cette procession si édifiante à Eleusis.
(2) C'est lui , au jugement de plusieurs savans , que désigné Sophocle
dans son OEd. , t, (v. 902. ) , par ces mots : εἰ τις ὑπέιοπτα.
Les infractions des lois relatives aux cérémonies sacrées ( cellésd'Eleusis
, par exemple ) , lois dictées par la superstition et maintenues
par la politique, étaient plus d'une fois punies de mort. Voy. les
Mystères du paga. , par Sainte- Croix , p. 160 , sq.
456 MERCURE DE FRANCE .
les Athéniens , de nouveau consternés à la nouvelle des
événemens de l'Eubée ( 8,96 ) ; puis reprenant bientôt
courage et méritant dans cette circonstance que Thucydide
loue leur bonne conduite et leur sage politique
(8,97 ) ; lorsqu'ensuite sur l'Hellespont ( 8 , 106 , 107 )
ils obtiennent quelque avantage , avec quelle facilité
leurs ames s'ouvrent encore à l'espérance ? c'en est fait
de leur puissance réelle ; le prestige attaché au beau nom
d'Athènes s'est dissipé , et cependant déjà ils se flattent ,
qu'avec de l'ardeur , ils reprendront la supériorité et
P'empire des mers ,
Ne reconnait-on pas encore identité de pinceau dans
le récit touchant et pathétique des malheurs de cette
même patrie, qui l'a si injustement exilé? Lorsqu'il nous
les a racontés dans le septième livre , il nous a vivement
émus. Ces mêmes émotions , nous les éprouvons
dans le huitième livre; son ame généreuse s'y est répandue
toute entière : gardons-nous donc d'en méconnaître
les accens , et de lui ravir du même coup la double
paline du talent et de la vertu la plus sublime.
Même accord dans les jugemens de Thucydide sur
Lacédémone : celui qui la juge au huitième livre , est
bien celui qui l'a jugée dans les livres précédens .
Livre 1 , 70 , en parlant des Lacédémoniens , il
fait dire à l'orateur Corinthien : « Votre caractère à
vous , est d'entreprendre au-dessous de vos forces et
de votre opinion , de vous défier méme des mesures,
que la raison vous présente comme certaines , et de
croire que jamais vous ne sortirez des dangers . »
... Tels étaient les Lacédémoniens avant la guerre Médique;
tels nous les retrouvons encore, arrivés à la vingtunième
année de la guerre du Péloponèse. Quoique la
guerre , maître violent dans ses leçons ( 3 , 82 ) , modifie
singulièrement le caractère des peuples , le lacédémonien
conservait encore alors ses moeurs primitives : « S'ils
eussent eu l'activité d'Athènes , dit Thucydide ( 8,96 ) ,
ils n'avaient qu'àfaire le siége de cette ville , et dèslors
ils forçaient la flotte d' Ionie , quoique ennemie
de l'oligarchie , à venir au secours d'Athènes ; dès-lors
OCTOBRE 1816. 457
J
ils avaient l'Hellespont , l'lonie , l'Eubéc méme , et
presque toute la domination athénienne. »
Je viens de démontrer une parfaite identité dans les
jugemens de Thucydide sur les individus et les gouvernemens
; que n'aurais-je pas eu à dire , si je me fusse
arrêté sur leurs discordes, que je n'ai fait qu'indiquer, et
dont Alcibiade fut l'éternel artisan. Discordes dans les
villes de la domination athénienne ( 8,64 , 65 ) , auxquelles
on proposait tour à tour l'oligarchie et la démocratie;
discordes entre les athéniens à Samos et ceux
d'Athènes ( 8,86 ) ; entre le peuple de Samos et les
grands ( 8,21 , 73 , 79 et passim ) ; entre Samos et
Athènes ( 8,75 , 76 ); entre les Oligarches et les Athéniens
, soit de la ville , soit du pirée ( 8,94 ) ; et parmi
les Péloponésiens eux-mêmes (8,78,84. )
Faire mention de tant de discordes racontées dans le
huitième livre , c'est avoir expliqué pourquoi , lorsque
les sept autres livres sont ornés de harangues , celui-ci
en paraît dénué ; c'est avoir répondu d'avance à tant de
savans français et étrangers (1 ) que cette absence de
récits étonne , mais qui apparemment ont jugé non
d'après eux-mêmes , mais d'après Vossius etDenis d'Halicarnasse
( et sic mendacia crescunt ex atavis ) , puisque
ce huitième livre , loin d'offrir trop peu de développemens
et d'être l'ouvrage d'un malade , me semble ,
au contraire , un des plus beaux , un des plus remarquables
pour la profondeur des idées , la vigueur du
style , et cette unité de sujet que des lecteurs frivoles
n'apercevront même pas .
Onn'y rencontre pas de harangues , nous dit-on d'après
Denys d'Halicarnasse (2) , donc il n'est pas de Thucydide.
Le huitième livre n'a pas de harangues ! mais ne
(1) Voy. l'abbé Auger , 1 , 2 , p. 85 de ses harangues des histor.
grecs. M. Levesque , p. xv de sa préface de son Thucydide , et surtout
Marcellini , de Thucyd. vitá, p. 728 , sq.
(1) L. 1. , p. 143.
458 MERCURE DE FRANCE .
peut-on donner ce nom àcelles qui sont en style indirect
? Or j'en compte au moins dix à douze. ( 1 )
Onles voudrait en style direct ; mais d'abord le parti
que Thucydidé a pris d'introduire dans son huitième
livredes discours en style indirect , n'est-il pas un moyen
de varier , commandé d'ailleurs par la nature du sujet
qu'il traite ? Que l'on m'indique une circonstance où un
discours en style direct , ou des harangues proprement
dites , revêtues de l'appareil oratoire , auraient pu trouverplace.
Lorsqu'à Samos une partie de l'armée veut défendre
l'oligarchie , Thrasybule et les autres partisans de la démocratie
combattront-ils par des discours en style direct
des soldats mutinés ? Non , ils s'adresseront à différens
soldats ; ils iront de l'un àl'autre (8, 73 , 4 ) , et emploieront
auprès d'eux , non la pompe inutile des discours ,
hon des harangues proprement dites , revêtues de l'appareil
du genre oratoire , mais la voie des représentations
amicales , mais la ruse , la séduction , les promesses,
les largesses . Lorsque dans Athènes (8,93 ) il s'agissait
de renverser la domination des 400 , ces magistrats auraient-
ils été de fins politiques , montant à la tribune et
haranguant tandis qu'on agissait ? Non ; aussi Thucydide
ne les fait-il pasrecourir à la lenteur des harangues .
Les 400 apostent des hommes de leur choix ; il s'établit
des pour-parler d'homme à homme (8,93 , 2 ) ; on engagé
les plus modérés à contenir les mutins ( 8,93 , 2 ) ;
(1 ) Sages représentations du général Phrynichus à ses téméraires
collègues, 8 , 27.-Réflexions d'Hermocrate relativement à la réductionde
la solde par Tissapherne , 8 , 74.-Représentations des
Samiens auprès des grands d'Athènes , à Samos , pour les engager à
rétablir à Athènes et à Samos le gouvernement oligarchique , 8 , 63.
Discours de soldats réclamant auprès de Thrasybule en faveur
de la démocratie , 8 , 73.- Réflexions de soldats entr'eux contre
le systême olygarchique , 8,76.- Plaintes des troupes Péloponésiennes
contre Astyochus et Tissapherne ,8,78.- Discours fanfaron
d'Alcibiade , 8, 81.-Discours du même Alcibiade , donnant
pour son intérêt un conseil salutaire aux Athéniens , 8 , 86. —
Discours insidieux de l'oligarche Théramène contre les oligarches ,
8,92.- Réflexions d'homme à homme en faveur des 400 , 8,93 .
OCTOBRE 1816 . 459
et multitude se calme , et des discours indirects , et
des représentations faites sans apprêt exercent une plus
grande puissance sur les esprits.
En prêtant à ses personnages des harangues en style
direct , Thucydide n'eut été qu'un déclamateur , comme
Théopompe le fut trop souvent. En les négligeant , et
dans les deux dernières circonstances , et dans toutes les
autres ; en préférant , dans un livre plein de faits , d'intrigues
, de révolutions , un récit concis et serré , à une
embarrassante abondance ; en employant son talent à
montrer l'enchaînement et le fil des intrigues , qui se fut
perdu au milieu d'un vain luxe de discours , il fait
preuve de jugement et de goût , et de plus , remplit avec
talent la fonction d'historien , car il eut été romancier
en faisant des discours , qui ne durent ni ne purent être
prononcés , et que la mémoire voudrait oublier (1 ) .
Nous sommes parvenus dans cet extrait à dissiper des
doutes nuisibles à la science . L'historien , le philologue ,
le géographe , n'approchaient qu'avec un sentiment pénible
d'une partiedu plus beau monument historique
qu'ait enfanté l'esprit humain. Nous leur avons révélé
l'auteur du huitième livre si légèrement contesté à Thucydide
; et de plus , nous avons annoncé , ce qui sera le
sujetd'un mémoire particulier , qu'il avait probablement
conduit àsa fin toute la guerre du Péloponèse, par conséquent
bien au delà des seuls livres que nous possédons :
ce qui nous a fait connaître des richesses contestées , et
nous donne à la fois le pressentiment de la perte déplorable
d'un trésor précieux qu'il faut désespérer de retrouver
un jour.
Dans le genre de preuves employées par nous pour
prouver que le huitième livre était de Thucydide seul et
digne de lui , nous avons considéré seulement l'historien.
Dans un second mémoire plus détaillé , plus développé ,
embrassant les huit livres de son histoire , nous le consi-
(1 ) Je ne dois pas dissimuler que plusieurs savans à qui j'ai lu ce
Mémoire , n'ont pas approuvé ma réponse à la dernière objection;
mais il leur ent été difficile ,je crois ,de ne pas souscrire à la force
des autres raisonnemensque j'ai fart valoir.
460 MERCURE DE FRANCE .
dérerons sous le double rapport d'historien et d'écrivain .
Là , nous examinerons quelles furent ses moeurs , son
caractère moral , la tournure de son esprit , sa manière
de juger le juste et l'injuste , d'envisager un fait , de
remonter aux causes , de tracer un tableau ; quelles
formes il donne à ses pensées , de quel style il les revêt.
Cequime conduira à comparer , sous les rapports qu'ils
ont avec Thucydide , les historiens , soit de l'antiquité ,
soitdes temps modernes. Enfin dans un troisième mémoire
accompagné de cartes géographiques , Thucydide
envisagé comme géographe , se montrera sur-tout
dans ses documens sur les côtes de l'Asie , aussi exact
que dans le reste de l'ouvrage , et excitera notre reconnaissance
; et loin de lui ravir le huitième livre , nous penserons
que ce grand homme avait en vue et le huitieme
livre, et la guerre toute entière du Péloponèse , et non
pas unehistoire incomplète , lorsque amant de la gloire ,
et jaloux de bien mériter de la postérité , il lui adressait
ce mot : Mon histoire est plutôt un monument que je
lègue aux siècles à venir , qu'une piècefaite pour disputer
leprix etflatter un momentll''oorreeille ( 1 , 22. )
www
1
J. B. GAIL , professeur de littérature grecque
au collège royal , et conservateur des manuscrits.
NOTICE HISTORIQUE
wwwwwww
Sur la colonie de Sierra-Léone ; par M. LA SERVIERE.
Paris , 1816; chez Alexis Eymery , libraire , rue
Mazarine , nº 30. Prix : 1 fr . , et 1 fr. 25 centimes
par la poste.
Il n'existe peut-être pas dans aucune langue un livre
dont la lecture soit plus attachante et plus instructive
que celle de Plutarque. De tous les écrivains de l'antiquité
, le philosophe de Chéronée est celui qui a fait
parler à la morale le langage le plus simple et le plus
familier ; aussi l'homme d'état et l'homme du peuple
peuvent trouverégalement à profiter et à s'instruire dans
la lecturede ses ouvrages. Brantome s'indignait avec
OCTOBRE 1816 . 461
raison de voir des hommes destinés par leur naissance
à remplir dans la société des professions obscures et communes
, lire avec une avidité dangereuse les vies des
empereurs et des capitaines illustres. Če fier gentilhomme
ne pouvait entendre , sans frémir d'indignation , le nom
de César ou de Pompée sortir d'une bouche vulgaire ;
c'était à ses yeux une sorte de profanation sacrilége. Le
seul fruit de cette lecture , s'écrie-t-il quelque part , est
de remplir la tête de ces petites gens , d'idées folles et
ambitieuses . En dépouillant cette opinion de Brantome
dece qu'elle peut avoir d'exagéré , on conviendra cependantqu'elle
est assez généralement fondée ; maisje doute
qu'elle soit vraie , si on l'applique aux vies des hommes
illustres , telles qu'elles ont été écrites par Plutarque ; au
contraire , il n'est personne de nous , dans quelque rang
obscur où la providence l'ait caché , à qui la vie des
héros de Plutarque ne puisse être profitable , en lui fournissant
quelque rapprochement avec lui-même, ou avec
les circonstances qui l'entourent. Cela vient de ce que
le philosophe grec, comme on l'a déjà remarqué avant
moi , s'est moins attaché à peindre le héros et le personnage
éminent , qu'à montrer l'homme. Je doute ,
quoiqu'on en ait dit , que la lecture des vies illustres de
Plutarque aitjamais seule formé un véritable ambitieux.
Ce ne sont pas des pensées de cette nature que l'on retrouve
empreintes dans son esprit , après avoir médité
les ouvrages de ce naïf et judicieux écrivain.
Il n'est guère de situations dans la vie politique ou
particulière des grands hommes , dont Plutarque est
Î'historien , qui n'offrent quelque analogie avec ce qui se
passe de nos jours , et qui ne nous force, pour ainsi dire ,
àdescendre vers nous-même , et à reporter nos regards
sur notre situation personnelle. Pour moi , par exemple ,
au milieu de nos troubles civils dont les nuages ont pour
ainsi dire environné mon berceau, dans les jours amers
d'une jeunesse orageuse , au sein des vicissitudes d'une
existence inquiète et agitée , ou dans l'insupportable
monotonie d'un présent sans avenir ,(j'ai fait dans ce
peu de lignes , sans y penser , l'histoire de la presque
totalitédes jeunes gens qui sont nés durant le cours de
1
462 MERCURE DE FRANCE.
la révolution ) , je n'ai jamais , dis-je , rencontré dans
Plutarque le passage suivant de la vie de Sertorius , sans
que mes yeux ne se soient aussitôt mouillés de larmes
involontaires .
«
« Là le trouvèrent ( Sertorius ) des mariniers nouvellement
arrivés des iles de l'Océan Atlantique , que les
> anciens appelaient les îles Fortunées. Ce sont deux
îles près l'une de l'autre , n'y ayant qu'un petit bras
de mer entre deux, et sont loing de la coste d'Afrique
environ de cent vingtet cinq lieues. Ilypleut bien peu
>> souvent une pluye doulce , mais ordinairement y
»
"
»
» souffle un doulx et gracieux vent , qui apporte une
>> rosée, laquelle attrempe tellement la terre qu'elle en
>> est grasse et fertile , non seulement pour pouvoir pro-
" duire tout ce que l'on y voudrait planter et semer ,
mais aussi en produit d'elle-même , sans oeuvre ne
>> main d'homne , tant et de si bon fruict , qu'il suffit à
»
» nourrir le peuple y habitant , oisif , sans qu'il ait
>>besoing de se donner peine ou soucy de rien. L'air y
>> est doulx et serein sans jamais offenser les corps.......
: Ce qu'entendant Sertorius il lui prit une merveil-
>> leuse envie de s'en aller habiter en ces îles-là, pour y
>> vivre en repos loin de tyrannie et de toutes guerres.
» Plutarque, de la traduction d'Amyot .
L'application aux circonstances présentes du passage
que l'on vient de lire, est assurément très-aisée à faire:
quel est celui de nous, qui pendant nos orages politiques
, fatigué mêine dans les temps de relâche de ces
dissentions sans cesse renaissantes ou prêtes à renaître ,
au milieu de ce conflit, de ce bouleversement de toutes
les idées , de cette lutte de toutes les passions , de cet
assaut de tous les intérêts , n'ait pas , comme Sertorius ,
tourné ses yeux vers ces lointaines contrées , ou ces funestes
inconvéniens d'une civilisation trop avancée sont
encore ignorés ? Quel est celui , qui dégoûté de tous les
partis , souvent à une égale distance de la justice et de la
vérité , ne se soit lui-même exilé par la pensée , dans
quelqu'une de ces îles de l'Océan Atlantique , dont les
voyageurs nous ont laissé de si séduisantes descriptions ,
et où le bruit même de nos désastres n'est que faiblement
OCTOBRE 1816. 463
parvenu ? Il n'est personne , j'ose le dire , qui n'ait
éprouvé ces désirs et embrassé ces espérances. Mais
quels moyens alors pour pouvoir les réaliser ? Les mers
semblaient nous être fermées de toutes parts. Tel était
le malheur de notre situation , que nos colonies nous
étaient enlevées dans le moment où nous en avions le
plus besoin , où nous pouvions espérer d'y trouver un
refuge et un abri. Elles-mêmes étaient en proie aux
idées dévastatrices qui tourmentaient alors plus ou moins
toutes les nations de la vieille et malheureuse Europe .
Ajoutez encore que les gouvernemens , qui se sont succédés
avec une si effrayante rapidité en France , auraient
été les premiers à s'opposer à des projets d'une nouvelle
colonisation , qui leur aurait enlevé des hommes , dont
le sanngg était nécessaire pour cimenter le nouvel ordre
de choses , qu'on s'efforçait d'établir. La position du
français , alors enfermé dans son vaste territoire , ressemblait
à celle de ces Grecs , compagnons d'Ulysse ,
qui gémissaient captifs dans l'antre du cyclope , en
attendant que leur tour vint d'être dévorés. Les émigrations
chez les autres peuples de l'Europe n'offraient que
peu de ressource. Les mêmes discordes menaçaient d'y
agiter leurs brandons; le débordement des idées révolutionnaires
semblait devoir tout submerger. Souvent
encore le malheureux exilé s'y voyait poursuivi par la
haine des forfaits mêmes , dont il était la première victime
: le repos semblait fuir devant ses pas errans , et la
misère et la mort l'attendaient sur une terre étrangère ,
devenue pour lui aussi dévorante que le sol natal .
Ceux qui ne se sont affligés de la perte de nos colonies
que sous le rapport de nos intérêts commerciaux , me
paraissent n'avoir pas senti toute l'importance de ces
établissemens. L'inappréciable avantage de nos colonies
dans des temps plus heureux , c'est qu'elles offraient à
l'excédent de notre population un débouché toujours ouvert
; dans les circonstances actuelles , lorsque la France
a été épuisée d'hommes par une des plus terribles guerres
qui ait encore ensanglanté le globe , on peut objecter
que ces émigrations ne feraient que l'affaiblir davantage;
mais on se tromperait en jugeant ainsi. Ce n'est
1.
1
464 MERCURE DE FRANCE.
plus notre situation physique qui nous rendnécessaire ,
indispensable même de nouvelles colonisations , mais
c'est notre situation morale ; et ce second motif est encore
plus important , plus impérieux que le premier.
Pour être pénétré de cette vérité , il suffit de jeter un
instant nos yeux autour de nous ; semblables à ce nautonnierdont
parle le Dante , qui sauvé miraculeu sement
du naufrage , et parvenu enfin dans le port , se retourne
et jette un long regard sur cette mer orageuse , dont les
flots ont failli l'engloutir. Sans doute ils sont loin de
nous , ils ont fui pour jamais sur l'aile des vents ces
jours de désastreuse mémoire , où le français se voyait
réduit à envier un tombeau sur des rivages étrangers ;
mais leurs funestes impressions sont loin encore d'être
effacées. Il en est des foudres politiques comme de celles
qui tombent des cieux; les traces qu'elles laissent de
leur passage sont éternelles . Nous sommes arrivés au
port , sans doute , mais nos vêtemenssont encorehumides
du naufrage ; chez nous , le moral a encore plus souffert
que le physique. Plusieurs de nous ont besoinde perdre
jusqu'au souvenir des dissentions qui nous ont si longtemps
agités. Et comment cela serait-il possible , lorsque
l'aspect des lieux mêmes où nous vivons nous le rappelle
sans cesse? L'esprit d'un peuple qui a traversé une révolution
pareille àcelle dont nous sortons , doit nécessairement
être malade. Le besoin du repos se fait sentir,
il est vrai , à toutes les classes; mais il est un grand
nombred'individus qui ne peuvent espérer de letrouver,
que loindes bords qui les ont vu naître , et dont l'imagination
,perpétuellement assaillie par les idées qui l'ont
d'abord échauffée , a besoin d'être fortement distraite
et de s'absorber sur des objets nouveaux. Après des sensations
aussi vives , les coeurs blasés ne peuvent s'attacher
qu'à des choses extraordinaires ; et de l'imprudente
éducation que nous avons malheureusement reçue , et
des événemens dont nous avons tous été les auteurs ,
les témoins ou les victimes , il en est résulté je ne sais
quelle inquiétude morale qui nous porte à envisager le
repos comme le plus grand des supplices. Le dégoût de
l'existence positive se remarque chez un grand nombre
OCTOBRE 1816. 465
d'individus ; on ne veut pas améliorer son sort , on veut
seulement en changer. De folles idées d'ambition se
sont introduites dans toutes les têtes; on a vu tout ré
cemment encore des hommes de la dernière lie du
peuple oser , par un égarement encore plus absurde que
criminel , se livrer à leur tour à l'espoir de devenir les
arbitres des destins d'une nation ; en un mot , on veut
parvenir à la fortune , non comme autrefois nos pères ,
par une route lente et sûre , mais par un assaut , par
quelque coup éclatant , et comme un général gagne une
bataille . Des exemples tout récens de succès ont donné
à ces idées une énergie étonnante , et les ont profondément
enracinées .
Si d'un autre côté , l'on porte ses regards sur d'autres
individus , dont l'esprit a échappé à ces influences contagieuses
, on est tout étonné cependant de les trouver
dans une disposition à peu près semblable ; avec cette
différence , que dans les uns cette inquiétude vague , cet
état souffrant de l'ame provient d'une imagination déréglée
, tandis que dans les autres elle est un résultat infaillible
de leur situation personnelle.Après une révolution
comme la nôtre , qui a opéré tant de déplacements ,
où tant d'intérêts ont été froissés , où tant de liens ont été
rompus , où tant de droits ont été foulés aux pieds , on
est surpris de voir que des routes opposées nous ont
conduits au même point , et nous ont placés dans une
position qui fait que nos intérêts se trouvent devenus les
mêmes , que les intérêts de ceux que nous regardions
comme nos ennemis , abstraction faite seulement du
témoignage de notre conscience. La victime et l'oppresseur
sentent également le besoin , la nécessité , l'une
d'oublier les maux qu'elle a soufferts , et l'autre ceux
qu'il a causés . C'est de ce principe , que sont nées chez
tous les peuples les amnisties et les réconciliations. Que
voit-on dans la société actuelle , dans ce moment où les
crises politiques ont cessé ? une lassitude de tous les
partis ; l'impossibilité la plus absolue de supporter plus
long-temps des émotions ; on n'a plus même l'énergie
qu'il faut pour se haïr réciproquement : on sent également
le besoin d'éviter les lieux qui nous rappellent des
30
466
MERCURE DE FRANCE .
pertes douloureuses , ou qui réveillent en nous le pénible souvenirdenos fautes , de nos erreurs , ou de nos erimes . On soupire de concert après de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; et l'imagination nous transporte loin des bords , qui nous ont vu naître , dans l'espoird'un meil- leur sort et d'un avenir plus tranquille. Il semble en effet qu'une fois transplantés sous un autre ciel, le murmure des flots de cette vaste mer, qui vient se briser en mugis- sant sur les grèves solitaires de ces lointaines contrées , soit seul suffisant pour appaiser , pour étourdir toutes les douleurs , pour faire taire tous les souvenirs , tous les regrets , et pour assoupir jusqu'au remords. Une telle position sociale paraît donc appeler d'elle- même les projets de colonisation ; la liberté et le bonheur semblent nous sourire et nous attendre au delà des mers , qui se sont enfin rouvertes à nos vaisseaux. Les îles de l'O- céan indien ou les côtes sablonneuses de l'Afrique vien- nent nous offrir maintenant sous leurs bois de palmiers et dans leurs roches escarpées , des asiles et des refuges. Pour combien d'individus l'air de la patrie , l'air natal , plus doux à respirer , suivant l'admirable expression de J.-J. Rousseau , que tous les parfums de l'orient , n'a- t-il pas perdu son influence salubre ? On ne peut se le dissimuler ,parmi les sacrifices imposés par la politique , il en est qui sont au-dessus des forces humaines : qu'elle destinée ,par exemple , que celle de l'homme , qui par sa naissance et son éducation , était appelé à tenir un rang dans la société , et qui , repoussé brusquement par la fatalité des circonstances dans la foule commune , se voit réduit en frémissant à resserrer des inclinations nobles et des sentimens élevés dans le cercle étroit d'une condition précaire et servile ? Il est des blessures , il faut l'avouer , pour lesquelles la religion , toute divine, toute consolante qu'elle est, semble n'avoir pas assez d'huile ; ce n'est qu'en s'expatriant , qu'en fuyant l'as- pect des lieux empreints de nos infortunes ,que l'on peut espérer ,dans un autre climat ,de retrouver cette énergie morale sans laquelle nous nous consumons en inutiles efforts. Il estdes circonstances dans la vie où la solitude et l'éloignement deviennent le besoin le plus impérieux
OCTOBRE 1816. 467
de l'ame ; j'en appelle à tous les coeurs sensibles ; j'en
atteste ces larmes , les moins amères de toutes , qui coulent
loin de tous les regards dans le silence des nuits .
Les lecteurs me pardonneront peut-être cette digression
, qui sans être étrangère au sujet de cet article , m'a
fait cependant perdre de vue la brochure pour laqul
j'avais d'abord pris la plume. Si l'on veut d'ailleurs se
souvenir que ces idées de colonisation m'ont long-temps
occupé , et qu'elles ont été pour moi , dans les jours de
l'infortune , une source de consolations et d'espérances ,
on s'expliquera aisément les raisons de mon enthousiasme
: il devait naturellement être d'autant plus vif ,
que ces projets , alors chimériques , sont prêts à se réaliser
sous les auspices d'un gouvernement paternel. Une
société philantropique qui vient de se former à Paris , a
déjà fait connaître son existence au public , et le but vers
lequel elle dirige ses nobles efforts. Je transcris ici les
expressions du programme affiché depuis quelquesjours :
« La société coloniale , en créantde nouvelles et de riches
colonies à la France , se propose de parvenir à l'entière
découverte de tout l'intérieur du continent de l'A-
>> frique , et de porter le flambeau de la religion , avec
>>tous les bienfaits de la civilisation , de l'agriculture
»
»
»
»
et des arts utiles , chez les peuples qui habitent ce
vaste continent encore si peu connu , et qui est néanmoins
l'une des plus belles, des plus riches, et des plus
fertiles parties du globe. Les vues de cette société sont
>> pour parvenir à ces grands résultats , de fonder sur les
»
»
»
»
côtes de l'Afrique française , dans la Sénégambie ,
>> aux environs du cap Verd et sur le continent , une
colonie agricole , qui puisse en peu d'années , tenir
lieu à la France d' une partie de celles qu'elle a perdues,
>> et qui ouvre en même-temps un vaste débouché à ce
>> nombre infini de Français malheureux , qui froissés
>> partoutes les commotions politiques , sont depuisvingt-
>> cinq ans en bute aux outrages et à l'inconstance de la
>> fortune. D'illustres suffrages et l'accession de per-
>> sonnes , qui parun rang élevé , par un grand nom
dans les sciences , par leur fortune ou par leurs ta-
>> lens , et enfin par tous les motifs qui donnent des
30 .
468 MERCURE DE FRANCE.
"
droits à la considération publique , sont faites pour
mériter la confiance de notre auguste monarque et
>> celle du public éclairé , assurent maintenant à la so-
>> ciété coloniale une existence durable , et lui donnent
>> l'espoir de voir ses entreprises couronnées par les plus
heureux succès. » C'est à ce projet de colonisation , que
semble se rattacher la brochure intitulée : Notice historique
sur la colonie de Sierra- Léone , dont le Journal
des Débats a déjà rendu compte. Je m'abstiendrai donc
de le faire ici , par la raison que j'en suis moi-même
l'auteur. En abandonnant bien volontiers à la critique
ce petit ouvrage , sous le rapportde son mérite littéraire ,
j'ai cru pouvoir , sans blesser les convenances , le rappeler
dans cette occasion à l'attention du public , parce
queje ne l'ai écrit que dans des vuesd'utilité. Je m'y suis
proposé seulement de faire connaître , d'une manière
succincte , l'état actuel d'une colonie fondée en Afrique
par la société de Londres , qui a pour but la civilisation
de cet infortuné continent. Je renvoie donc à l'ouvrage
même , qui adu moins le mérite d'être fort court. Quant
aux réflexions morales et philosophiques auxquelles je
viens de me livrer dans ce journal , on peut les considerer
, si l'on veut , comme la préface de îna Notice historique
sur la colonie de Sierra-Léone.
LA SERVIÈRE .
SPECTACLES.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
L'opéra vient de reprendre le joli ballet de l'Enfant
Prodigue , qu'on n'avait pas joué depuis un assez long
temps. M. lle Bigottini déploie dans cet ouvrage , le rare
talent qu'on lui connaît pourla pantomime ; mais quelque
grand qu'il soit , cette actrice semble encore s'en défier,
et sabourse lui paraît un plus sûr moyen pour être applaudie
, que toute la légèretéde ses pieds et toute l'ex
OCTOBRE 1816. 469
pression de sa physionomie. S'il faut en croire quelques
alarmistes , elle doit bientôt partir pour la Russie , avec
Albert. Il faut espérer que ce bruit n'a pas de fondement;
nous aurions trop à craindre des suites d'un pareil voyage.
M.lle Philis a perdu sa voix à Pétersbourg , il aurait
mieux valu que M. le Georges et M. le Bourgoin y eussent
laissé leur médiocrité. Mais les bords glacés de la
Newa ne semblent être funestes qu'au talent. La charmante
Nina pourrait bien en revenir les pieds gelés .
Faisons des voeux , pour détourner loin d'elle un semblable
malheur,
...
Ah ! te ne frigora lædant ,
Ah ! tibi ne teneras glacies secet aspera plantas .
M. lle Betzi Gosse , dont j'ai annoncé la première apparition
, a reparu dans la même obscurité. M. lle Zélie
Mollard s'est aussi montrée de nouveau , Dimanche
dernier. Elle a toujours autant d'embonpoint , et si
M.lle Sophie Arnoult l'eût vu danser avec Paul , ses sarcasmes
ne seraient plus tombés sur son sexe. ( 1 ) Mille
Percillée a joué une seconde fois Laméa des Bayadères ,
onpeut la comparer à M. lle Grassari . Ces deux cantatrices
ont une jolie voix et une jolie figure , on dit que
cela excite beaucoup de scandale dans les coulisses de
l'Opéra , et M. lle Percillée pourrait bien être renvoyée
dans les choeurs , pour avoir eu la témérité de charmer
à la fois , nos yeux et nos oreilles. Pendant tous ces débuts,
on prépare la représentation au bénéfice de Lays .
Ce chanteur ne se retire pas , mais il paraît qu'il à besoin
d'argent , et il espère gagner dans une soirée, une
rente de 12 à 1,500 f. , en offrant au public débonnaire
l'éternel ballet de Flore et Zéphire , l'inévitable tragédie
d'Hamlet , et la nouveauté d'une reprise de Panurge.
On avait d'abord pensé à donner à son bénéfice
la première représentation de la Lampe merveilleuse ;
mais comme on craint que cette lampe ne jette pas
(1 ) On connaît le motde Mlle. Sophie Arnoult sur une danseuse
fortmmaigre, sautant entre deux gros danseurs.
)
470
MERCURE DE FRANCE .
un éclat merveilleux , on lui a préféré l'île des Lanternes
.
THEATRE FRANÇAIS.
Le Médisant.
Je croyais avoir traité M. Gosse avec beaucoup d'indulgence
; une espèce de Don Quichotte littéraire , qui
déclare ne pas connaître sa comédie, vient de rompre
pour lui une lance dans le Journal général. Comme le
héros de la Manche , le champion anonyme du Médisant
se bat sans savoir pour qui. Parce que j'ai dit , comme
tous ceux qui connaissent la comédie de M. Gosse , que
cette pièce ressemble à tout ,on me reproche de disséquer
au lieu de critiquer , et de chagriner les auteurs
par d'injustes censures. Que serait-ce donc , si j'avais
dit que le Médisant ne renferme que la répétition
triviale de quolibets coup sur coup renvoyés , et mille
fois rebattus sur les maris; si j'avais dit que dans un
vers , M. Gosse ne fait que trois syllabes de négociant ;
si j'en avais cité d'autres tels que ceux-ci :
Qu'on appelát niais , que toujours l'onjuát ,
Il est intéressé , sans être intéressant.
Au reste , si j'ai chagriné M. Gosse , M. Barba l'a bien
consolé . Le manuscrit du Médisant vient d'être vendu
50 louis ; avec cela on peut se inoquer de toutes les critiques
, et couvrir au moins la moitié des frais du succès.
On adonné une troisième fois le Chevalier à la Mode;
mais ce n'est plus Fleury, qui fait Villefontaine : on dit
qu'il n'a pas voulu remplir ce rôle plus long-temps à
côté de Mile Leverd. Il prétend qu'iljouait un personnage
trop ridicule, en se moquant d'une Mme Patin qui
a le ton et les manières du grand monde , et qu'il ne
pouvait faire le petit maître auprès d'une femme , dans
qui il croyait voir Célimène ou Araminte. Armand ,
moins scrupuleux , ou plus galant que Fleury , lui a succédé
dans le Chevalier à la Mode , comme dans le
chevalier ivre des Originaux . J'ai oublié , en parlant
de la reprise des Originaux , de faire mention de Fleury
OCTOBRE 1816 . 471
dans ce rôle, qui n'a qu'une scène. Ceux qui l'ont vu
dans le marquis de la Tribaudière , peuvent se faire une
idée de la gaîté et du naturel qu'il y a montré . C'est
maintenant Firmin, qui joue le rôle d'Armand dans les
Originaux. On en aurait été consolé si Armand , en se
faisant remplacer , n'eut pas voulu doubler lui-même
Fleury. Monrosesaute etgambade toujours à faire plaisir.
Quand il veut être mordant il fait la grosse voix , comme
Mile Volnais pousse des sanglots pour nous attendrir.
Cette actrice a les yeux si rouges des pleurs qu'elle a
versés la dernière fois qu'elle a joué la veuve d'Hector ,
que Mlle Wenzel doit la remplacer dans Andromaque.
On dit que cette débutante ne pleure pas tant que Mile
Volnais , mais que peut-être elle nous fera pleurer. Les
habitans du midi sont si charmés de l'accent de Lafont ,
que cet acteur semble vouloir y prolonger encore son
séjour ; ils prétendent qu'on a tort de dire de lui ,
Tout a l'humeur gasconne en un acteur gascon .
Mile Mars , qui est maintenant à Strasbourg , doit faire
sa rentrée vers le 15 octobre .
OPÉRA - COMIQUE - OPÉRA ITALIEN.
M. Perrin , du théâtre de Rouen , a débuté Dimanche
dernier , dans Siméon , de l'opéra de Joseph.
Cet acteur chantera fort bien les rôles de Gavaudan.
L'affiche de Feydeau nous promet la première représentation
de Féodor ou le Batelier du Don , et l'on
annonce pour le retour de Martin, la reprise de l'Auteur
dans son ménage.
On dit que l'Opéra italien pourrait bien se réunir à
l'Opéra-comique , et peut- être encore, les habitués des
deux théâtres ne parviendraient pas à peupler la solituded'unseul.
M.me Catalani ne prétend revenir d'Allemagne
, qu'après avoir fait prévaloir les roulades du
Signor Puccita , sur les symphonies d'Haydn. Pendant
son absence , M.me Patta s'avise d'être indisposée comme
une prima dona. Elle a fait manquer dernièrement une
représentation , comme Mme St-Amand à la Porte
472 MERCURE DE FRANCE.
St-Martin. Mais l'autorité pourrait bien rendre la res
semblance encore plus parfaite ; pour prononcer sur la
petite correction qu'elle mérite , on attend la fin des
débats élevés entre le médecin du théâtre , qui prétend
que Mme Patta était en pleine santé , et le docteur de
cette cantatrice , qui soutient qu'elle était malade .
Hyppocrate dit oui , mais Galien dit non.
Cette contradiction peut s'expliquer. Mme Patta pouvait
se porter fort bien , et M. Barberi ,son galant Esculape
, lui aura sans doute fait vite prendre quelque remède
, pour lui donner la maladie qu'elle n'avait pas.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation des Pages en vacances ou les
Femmes assiégées , Comédie-Vaudeville en trois
actes .
Grands frais de décorations et de costumes , petits
frais d'imagination et d'esprit , imitation des Petits
Braconnierset des Petites Pensionnaires , force lazzis
et pas un seul couplet supportable ; voilà ce que le
Vaudeville a offert au public , au milieu des sifflets , des
éclats de rire et des huées de toute l'assemblée qui était
brillante et nombreuse.
Lespages en vacances ont été , dit-on , joués et applaudis
une vingtaine de fois à Lyon. Mais Paris ne
gratifiera pas sans doute du droit de bourgeoisie , cette
pièce aux provinces si chère. On l'attribue à M. Montperlier
, qui nous a aussi apporté de son pays des mélodrames
fort gais et des chansons fort tristes. Je ne puis
croire que M. Désaugiers ait d'autre tort , dans cette
affaire , que d'avoir reçu l'ouvrage ; c'est déjà bien
assez.
THEATRE DES VARIÉTÉS .
Première représentation de M. Beldam ou la Femme
sans le vouloir.
MM. Armand Gouffé et Villiers ont eu plus de
OCTOBRE 1816 . 473
bonheur aux Variétés que M. Montperlier au Vaudeville;
M. Simplice Beldam , mauvaise copie de Pourceaugnac
, a obtenu un faible succès , grâce à Vernet
et à Cazot. Le Vaudeville final mérite des éloges. Il
doit être de M. Armand Gouffé. Le reste est digne de
M. Villiers . Ces deux auteurs se font appeler sur l'affiche
:Bourgeois de Bourges . Aucun deux ne doit redouter
sans doute qu'on lui applique le couplet où il est
question des armes de cette ville. Ils ont beaucoup trop
compté , pour l'intelligence de ce trait , sur l'érudition
du parterre. Il devait y avoir , à la première représentation,
beaucoup de bourgeois de Bourges dans la salle .
THEATRE DE L'AMBIGU COMIQUE ET DE LA GAITÉ .
Des trois mélodrames joués dans l'espace de huit
jours sur les boulevarts , les deux Walladomir ont
assuré le triomphe de l'Ambigu Comique sur ses
rivaux et ses voisins , jusqu'à l'apparition de quelque
nouveau chef-d'oeuvre . C'est à une femme , à mme .
Barthelemy Hadot et à M. Victor que ce théâtre doit
la vogue dont il jouit maintenant. L'astre d'Abraham
en a pâli ; et l'onction patriarcale de Lafargue , le cède
aux convulsions ambitieuses de Fresnoy. En vain la
Gaité, pour peupler son désert , nous a présenté le
Petit-Eugène , petit Vaudeville à grand spectacle , de
M. Dubois , ni les insipides bêtises de Basnage , ni les
accens robustes de la grosse voix de Mile. Millot ; ni
l'afféterie grimacière de Mme. Adolphe , rien enfin n'a
pu balancer les entrailles maternelles de Mme. Lévêque
, l'impétueuse chaleur de Grévin , et le grassayement
sentimental de Mile. Leroy.
wwwwwwwwwwwwwww
INTERIEUR .
E.
wwww
Lacour de cassation aura à prononcer sur unequestion dejurisprudence
qui intéresse le commerce. La troisième chambre de la
cour royale séant à Grenoble, a rendu un arrêt par lequel elle déclare
qu'une lettre de change tirée le 28 février , à un mois de date ,
474 MERCURE DE FRANCE.
a dû écheoir le 28 mars. La deuxième chambre de cette même cour
a prononcé, dans une affaire absolument semblable , que la lettre
tirée le 28 février , n'était échue que le 31 mars .
Le roi vient d'accorder un secours que l'on dit considérable,
à la ville de Pont- sur-Yonne , qui a été , ainsi que nous l'avons rapporté,
ravagée par une trombe.
-Une ordonnance de S. M. , en date du 28 août, fait une nouvelle
divisiondes forêts du royaume, et en forme quatre directions
pour l'exploitaattiioonndes bois de lamarine. Une autre ordonnance
du 30 août règle toutes les dispositions relatives au martelage des
bois destinés àl'approvisionnement de la marine.
-M. Badeigts de Laborde , ancien commissaire en chef de la
marine à Bayonne , est parvenu , après des tentatives multipliées et
de longues expériences , à obtenir par la distillation de nos bois résineux
, un brai et du goudron au moins égaux en qualité à ceux ,
quelamarine était obligée de tirer exclusivement dunord. Jusques à
lui , ceux que l'on obtenait en France n'avaient de remarquable que
leur infériorité; mais les épreuves faites dans nos ports, et les rapports
de commissaires des sociétés savantes, ayant mis horsdedoute
la supérioritédes produits qu'il obtient , le ministre de la marine lui
ademandé une fourniture de 270,000 kilogrammes de goudron et
de 30,000 de brai .
-Le 28 du mois dernier , un mur de 40 pieds de haut et de 22
delong, situé rue de l'Egoût , quartier Saint-Antoine , est tombé
plein jour. Il servaitdeclôture àun magasin de charbon de terre.
Un enfant de 7 ans a été tué , trois personnes ont été blessées. Un
sourd-muet, en s'exposant à périr , a sauvé deux pétits enfans.
en
-On avait répandu le bruit que le navire l'Athalante , parti
de Nantes pour les Indes occidentales , avait été pris par la flotte de
Pétion. Le fait est vrai ; mais les armateurs se sont empressésde publier
que Pétion s'était hâté de faire relâcher le vaisseau . Tout
Péquipage a été parfaitement traité , et au point même que plusieurs
passagers s'étaient déterminés à se fixer au Port-au-Prince.
-Jacques Leger , berger à Termes , dans le département des
Ardennes , ayant vu une louve d'une énorme taille sortir du bois
pour se jeter sur son troupeau , a osé , n'étant armé que d'un bâton
et de son couteau , se battre contre elle. Il l'a terrassé avec le bâton
et lui a coupé la gorge avec son couteau .
-Le préfet du département de la Gironde a fait connaître à la
ville de Bordeaux une ordonnance qu'il vient de recevoir du roi ,
pour effectuer la démolition du Château-Trompette , et en répartir
le terrain. Depuis longtemps cette mesure était désirée , etdoit contribuer
à l'embellissement de la ville.
Un soldat caserné rue Mouffetard, sujet au somnambulisme
non magnétique , s'étant levé il y a quelques nuits , est tombé par
une fenêtre : il s'est tué.
OCTOBRE 1816. 475
--Sa Majesté a nommé membres du conseil d'instruction et de
perfectionnement de l'école polytechnique , M. le duc Doudeauville ,
M. le comte de la Martellière , et M. le comte de Nicolai , pairs de
France. M. Proni a aussi été nommé examinateur , à la place de
M. Legendre , démissionnaire. 1
-Plusieurs journaux se sont occupés de donner l'état actuel de
la population de la France ; mais prenant des bases fausses , ils l'avaient
fixé trop bas. Les états ministériels de statistique la portent ,
pour les 86 départemens , à 29 millions 150 mille ames .
-On répandait le bruit qu'il a été apporté en France beaucoupdebillets
faux , comme véritables billets de la banque d'Angleterre,
banck notes, ensorte que ceux qui y ont été trompés ont
éprouvé des pertes notables. Il doit certainement exister dans le
droit des nations un moyen de répression. En Angleterre , c'est la
peine capitale. En effet, en France comme en Angleterre,c'est la
confiance dans la loyauté nationale , qui fait recevoir une légère
feuille de papier àlaplaced'unpoids demétal , qui dans toutes les
grandes familles du globe , a une valeur réelle.
-M. Muller fils , auquel nous devons la belle gravure de la
Vierge de Raphaël , vient de mourir à la fleur de son âge.
-Mounier, adjudant de génie , et Thomas , garde -magasin ,
ont été mis en jugement. Ils étaient accusés d'un plan d'invasion et
d'attaque contre le château de Vincennes , et ensuite d'une attaque
contre Paris. Un de leurs moyens était d'empoisonner l'eau dont la
garnison boit. Le poison ne devait être , à ce qu'il paraît , qu'un somnifère
, et ne pas conduire jusques à la mort. Thomas a été acquitté ,
et Mounier a été condamné à la peine capitale. Il s'est pourvu en
cassation.
-
-
Le général Bruyer a été condamné à mort par contumace.
de
la-
Dans le nombre des diverses réclamations qui se sont élevées
contre le rétablissement de l'ordre de Malte , une des plus fortes
est certainement , que ses possessions ont été vendues par toutes les
puissances européennes ;mais unmémoire que leprocureur général
de l'ordre vient de faire remettre au nom de la religion
Malte , pourrait concilier tous les intérêts, et cependant procurer
aux nations commerçantes dans la Méditerranée , une sureté à
quelle la brillante expédition même de lord Exmouth pourrait bien
nepas atteindre. En effet , si par le droit defaire la guerre les puissances
barbaresques entendaient celui de faire la course sur les vaisseaux
marchands , il en résulterait qu'ils commenceraient par attaquer
et piller notre commerce; et si, interprétant toujours à leur
manière les traités , ils tuaient les prisonniers pour ne pas faire
d'esclaves , nous ne voyons pas qu'il fut inutile d'avoir une puissance
essentiellement surveillante à leur opposer. A la mort de
Paul I " , Gustave III offrit à la religion l'île de Gothland , sous la
condition d'avoir perpétuellement des forces dans la Méditerranée
476 MERCURE DE FRANCE .
pour protéger le commerce suédois ; mais lui-même perdit son
trône , et le projet resta sans exécution .
public.
-M. Bellard, procureur général du roi à la cour royale , a été
nommé par S. M. président du collége électoral du départementde
la Seine. Cemagistrat a adressé à tous les membres du collége électoral
une lettre de convocation pour le 4 de ce mois. Nous regrettonsde
ne pouvoir la transmettre à nos lecteurs , et si le peu d'espace
qui nous est consacré ne s'y refusait , nous nous en ferions un
devoir. Ce magistrat exprime d'abord sa reconnaissance pour le
roi,de lamarque de confiance qu'il lui donne. Il expose ensuite,
d'unemanière aussi courte qu'énergique , quels sont les devoirs des
électeurs dans cette importante circonstance. En effet, ilne suffit
pasdegens qui aiment le bien , il faut des gens qui sachent le faire;
il faut comme M. Bellard , comme M. l'avocat général de la cour
de Rennes , des magistrats , des personnes instruites de notre droit
ablic. Ils ne diront pas comme certaines gens , comme certains
journaux: la charte et le roi ; mais : le roi et la charte. En France ,
c'est la personne royale , légitime , qui est la base de la monarchie ;
tout émane d'elle , tout y retourne , commegouvernementet comme
administration. C'est dans les faits de notre histoire , c'est dans l'espace
de 14siècles qu'il faut étudier notre droit public , c'est là qu'il
existe etnon ailleurs. Les rêves métaphysiques nous ont fait tant de
mal, qu'il est temps d'ouvrir les yeux. Enveut-onun exemple frappant:
qu'est-ce que le législateur Jean-Jacques a fait pour laPologne,
sinon préparer sou démembrement ? Que l'on ne m'objecte
pasdavantage cette charte de 1688 chez nos voisins , elle n'est qu'un
traité avec une puissance étrangère , et la nôtre est une convention
qu'unpère a faite avec ses enfans; le père donne , sa famille accepte ,
et lui commechef unique , car dans chaque famille il ne peut y avoir
qu'unpère , ordonne que sa proposition devienne la loi detous.Ce
sont donc les intérêts de toute la famille que les membres à élire
auront à régler; mais d'après l'accord convenu. Il est des temps où
la plus grande des améliorations à notre sort est de rester tels que
nous sommes. Payons et cultivons , nous sommes sauvés. Une grande
difficulté nous attend , c'est d'avoir plus de sens commun que d'esprit,
plus de souvenirs que de projets.Au reste, les noms de la plupartdes
candidats donnent lieu à concevoir de grandes espérances.
Le voeu de la majorité des Français sera bien connu par les élections.
Eneffet, il n'y aura que 45députés de la dernière chambre qui ne
peuvent pas être réélus , n'ayant pas l'âge prescrit , celui de 40 ans.
EXTERIEUR.
Pétion, qui avait assembléune convention nationale , vient d'être
nommé par elle président à vie de la partie méridionale de l'île de
Saint-Domingue.
- La saison n'a pas été moins affligeante dans l'Amérique sep
OCTOBRE 1816.
477
tentrionale que dans les mêmes latitudes en Europe. La disette , et
sur-tout celle des fourrages , se fait craindre dansle norddeNew-
Yorck et dans le Canada.
-Nous avons parlé dans le temps de l'assemblée qui a été tenue
àWestminster , et dans laquelle M. Hunt , lord Cochrane et quelques
autres orateurs de cette nature firent entendre leurs virulentes
déclamations contre les ministres , les sine cures , le système de représentation
, les taxes , enfin contre l'ordre social établi , car rien
ne fut oublié , et il fut arrêté qu'une pétition serait présentée au
prince, régent, Lord Cochrane fut nommé de la députation. Les
schériffs et les députés ayant été demander au ministre quand le
plince régent voudrait admettre la députation , et alors , assis sur
son trône , la pétition lui être présentée , le ministre a fait réponse
que le prince ne la voulait pas recevoir de cette manière; mais
qu'elle devait lui être remise en la façon accoutumée , et par l'intermédiaire
du ministre. Rappelons encore que c'est l'indulgente
bontédu prince régent qui a épargné il a deux ans à lord Cochrane
une séance au pilori. Les députés se sont retirés désappointés.
Oncraint que la guerre ne recommence sous peu dans
l'Inde avec les Marattes.Un corps assez considérable de leurstroupes
a fait une invasion sur le territoire de la compagnie .
-Le 3 de septembre il a neigé en Angleterre sur la route de
Saint-Alban, a 7 lieues de Londres. Le 31 août il y avait eu à
Cantorbéry un ouragan dans lequel un seul pépiniériste avait
éprouvéune perte de 12,000 liv. sterl. La moisson est en général
médiocre dans ce pays .
Les journaux anglais continuent de publier de nouvelles
attaques des luddistes contre les machines ; il y a quelque temps
qu'ils en brisèrent douze àNottingham,eettdepuis ils ont exercé
leurs ravages dans plusieurs autres endroits. Si cependant il pouvait
exister quelques doutes sur le prodigieux avantage qu'il y a dana
la substitution des machines pour épargner la multiplicité, des
bras , on pourrait en trouver la preuve dans celle que l'on vient
d'employer pour mater un vaisseau de ligne. Quatre jeunes gens
ont mis , en peu de momens en place, un mâtqui pesait640 quin
taux.
-Des lettres arrivées d'Alger depuis les dépêches de lord
Exmouth , disent que quelques jours après le traité conclu , un
assez grand nombre de personnes des équipages anglais avait obtenu
de l'amiral la permission de descendre à terre. Les ordres
les plus strictes avaient été donnes par l'amiral pour ne répondre
à aucune espèce de provocations. Cette précaution était extrêmement
essentielle , car la populace n'a cessé d'insulter les Anglais ,
et de les provoquer par tous les moyens. Le mole, et les fortifications
sont ruinés , le phare est abattu. Le vaisseau l'Imprenable
atiré 10,000 boulets.
-L'assemblée du conseil commun de la ville de Londres ,
478 MERCURE DE FRANCE .
commonhall, s'est formée sous la présidence du lord maire. Elle
a voté une adresse au prince régent , pour le féliciter sur le succès
obtenu par l'escadre anglaise. On a fait ensuite la motion , qui a
été adoptée , d'accorder à lord Exmouth les franchises de la cité ,
et quele lord maire lui remettrait une épée de 200 guinées. La
même marque de satisfaction a été votée pour l'amiral Milne ,
et son épée sera de 100 guinées.
- Lord Sidmouth , secrétaire d'état au département des affaires
étrangères , et M. Th. Becket , sous secrétaire , ont mis tant
de soins et d'activité dans l'instruction de l'affaire des agens de
la police qui s'entendaient pour faire commettre des crimes et les
dénoncer ensuite , ensorte que l'ou a pu mettre les coupables en
jugement. Le jour où les juges s'en sont occupés , la foule était
immense. Le juri a prononcéle verdictde culpabilité. Trois malheureux
irlandais , qu'ils avaient induits à faire de la fausse monnaie ,
et qui avaient été condamnés à la peine de mort , mais dont
l'exécution n'avait point encore été ordonnée , ont obtenu leur
grâce et sont en liberté. Une souscription a été ouverte en leur
faveur, afin de leur procurer le moyen de retourner dans leur
pays. En attendant , des particuliers charitables les nourrissent.
-Un particulier de Darlington, bourg situé dans la province
deDurham , possède une copie complète du Pentateuque ; elle
a de quatorze à quinze cents ans d'antiquité. Elle est la plus ancienne
qui soit connue. Elle a resté pendant huit siècles dans la
même famille juive. Elle est écrite sur deux morceaux de peau
de deux pieds de large , et de soixante-neuf de long.
- Plusieurs journaux anglais ont exalté la loyauté nationale
dans la conduite tenue vis-à-visdes indépendans espagnols , auxquels
l'Angleterre ne prête point de secours pour les aider à se soustraire
à leur gouvernement légitime; et en même-temps ils font
observer que les Etats-Unis suivent une conduite entièrement opposée.
Il faut certainement louer tout ce qui a droit à l'être , mais
lapolitique a plus d'un poids et d'une mesure, et pourquoi en employer
une autre avec les habitans de Ceylan. Quant au penchant
que les Anglo-Américains sentent à secourir les insurgés , on ne
peut pas endouter , quand on lit dans le National intelligencer ,
que véritablement c'est là l'inclinatio des habitansn des Etats-Unis.
Or, ce journal est connu pour être celui du président, et pour
en exprimer les opinions.
-D'autres journaux anglais ont assuré que le commodore
Bowls étant arrivé à Rio-Janeiro quatre jours après le départ de
l'expédition portugaise contre Buenos Aires ou Monté - Vidéo ,
s'était opposé àce qu'elle continuât sa marche. En sorte qu'un aviso
avait été expédié pour lui porter un contre-ordre , et les troupes
quis'avançaient par terre vers les bords de la Plata , avaient pareillement
dû s'arrêter.
OCTOBRE 1816 . 479
-La guerre que les insurgés font par mer à l'Espagne , paraît
êtrecelle, qui dans cemoment lui est le plus nuisible. Une prise
très-riche a été conduite par eux à Haïti , dans la partie de leur
allié Christophe , et huit autres près des Canaries. Il se prépare
à la Havane une escadre pour tâcher de nétoyer ces parages , qui
sont infestés de leurs corsaires. Les dernières nouvelles arrivées à
Cadix par le Diamant , annonçaient que l'armée royale avait obtenu
des succès marqués contre Bolivar, dans la nouvelle Grenade.
Ce chef des insurgés avait eu , dans le mois de juin , quelques avantages
; mais des lettres du 14 juillet annoncent que le 10 , s'étant
avancé d'Ocumares , où il avait débarqué , les troupes espagnoles
s'étaient avancées à sa rencontre et l'avaient attaqué , quoiqu'il se fût
retranché sur une montagne. Le combat avait été violent; mais enfin
obligé de fuir vers ses vaisseaux , il ne lui restait plus que 200
hommes sur 800 , avec lesquels il avait fait son débarquement. Au
reste son armée était presque composée de noirs qu'il avait ramassés
àSaint-Domingue.
LesAAnnggllaaiiss se félicitent d'autant plus de l'expédition contre
les Algériens , qu''uunn de leurs bâtimens de commerce , le San-
Antonio, qui avait été pris par les Tripolitains, ayant été menéà
Tripoli , a été relâché par ordre du dey.
La résidence de l'escadre américaine dans la rade de Naples,
paraît donner beaucoup de mécontentement aux publicistes des
journaux de l'Angleterre. Il est au reste certain que M. Pincknei
réside toujours à Naples ,et qu'il presse la fin des négociations. Les
bâtimens confisqués par Murat lui ont été remis sans difficulté;
mais il continue de demander une indemnité pour les propriétés
commerciales qui véritablement avaient été , malgré la foi des promesses
, pillées par l'usurpateur. Le roi de Naples s'en est d'abord
rapporté aux puissances alliées qui ont formé le congrès de Vienne ,
et des courriers leur ont été expédiés. Il ne paraît pas même douteux
que leur intervention ne devienne nécessaire , car à la place
d'indemnités pécuniaires , qui dans le droit commun pourraient être
refusées aux Etats-Unis , ils demandent un port dans la Méditerranée;
mais le congrès ayant garanti à chacune des puissances enropéennes
ses propriétés respectives dans cette mer, il s'ensuit d'abord
que celles du roi de Naples se trouvent sous la commune
garantie, et d'autre part que les grandes puissances riveraines ont
un intérêt puissant à savoir s'il leur convient d'admettre au milieu
d'elles un nouveau propriétaire , dont l'ardeur à étendre ses possessions
est parfaitement connue. Que les Anglais , rivaux de toute
manière des Etats-Unis , soient éloignés de voir cette introduction
paisiblement , cela est très-facile àconcevoir ; mais peut- être aussi,
et sous plus d'un rapport , les autres puissances européennes n'ontelles
pas un moindre intérêt à prononcer pour ou contre l'introductiond'une
nouvelle puissance dans leur sein. Ils demandent l'ile
deLampeduse, qui est située à 25 lieues de Malte ; elle a deux lieues
de longet cinq lieues de tour; c'està peu près la moitié moins que
l'îlede Malte .
480 MERCURE DE FRANCE .
-Les officiers suisses des régimens au service de la France , qui
prirent du service sous l'usurpateur , avaient présenté une pétitiou
a la diète helvétique , afin d'être déchargés des condamnations prononcées
contr'eux ; la diète a maintenu son arrêté.
Les inondations ont été si considérables en suisse , que l'on
estime à 10 mille florins les dommages que le seul canton de Saint-
Gal a éprouvés.
-On espère en Suisse que les réclamations faites auprès du
gouvernement français , pourront procurer une diminution sur le
droitde transit; 2º que l'importation de plusieurs produits des
manufactures suisses sera permise , avec des droits qui n'équivandront
pas à une prohibition absolue , telle qu'elle existe.
-M. l'avoyer Keller, de Lucerne , vient de périr d'une manière
très- funeste. II sortait de la ville , et s'en retournait par une nuit
obscure à une maison de campagne peu distante; le temps était
horrible , et la pluie fondait par torrens. Dans un endroit où le passage
étaitdifficile, il indiqua aux autres la manière d'éviter ledanger
, cequ'ils firent , et lui tomba dans l'eau . Son corps n'a été retrouvé
que le lendemain. Il était généralement respecté , et toute la
ville a assisté aux funérailles de son premier magistrat.
- Un nommé Jean - Baptiste Weininck , né et domicilié à
Bruxelles , vient d'y être condamné à un an de prison , et aux frais
du procès , pour avoir chanté publiquement des couplets en l'honneur
de Buonaparte.
-C'estun français nommé Dazis , et non pas Dirat , rédacteur
du Nainjaune , qui a été si cruellement blessé dans un duel
à Bruxelles. On dit même que les choses se sont passées , de la
part de ses adversaires , d'une manière telle qu'il y a eu lieu à porter
l'affaire devant les tribunaux , et qu'une plainte a été rendue.
Nous avons dit qu'un projet de loi avait été présenté aux
états-généraux contre la répression des délits de la presse , relativement
aux puissances étrangères , car de tout temps la presse a
joui en Hollande d'une liberté presque illimitée. Il s'agissait donc ,
en conservant les anciens droits , de les restreindre relativement
aux puissances voisines. Cette loi vient d'être rendue à une immense
majorité , 64 voix contre 4; les auteurs , éditeurs , imprimeurs
et colporteurs , pourront être atteints et punis , soit par la
prison ou l'amende , et le cas de récidive aggrave la peine.
ANNONCES.
R
ww
Des Juifs au dix-neuvième siècle , ou considérations
sur leur état civil et politique en Europe ; par M. Bail ,
ancien inspecteur auxrevues, membre de la légion d'honneur.
Paris, chez Treuttel et Wurtz , libraires , rue de
Bourbon , nº 17 .
DUERAY, IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
พ.° 5.
*****************
MERCURE
DE FRANCE.
ww wwwwwwwww
AVIS ESSENTIEL .
www
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros . 3
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 5o fr. pour l'année, - On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très - lisible . - Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
POESIE.
LA GRÈCE.
A
ww
Elégie qui a remporté le prix décerné par l'académie
des Jeux Floraux de Toulouse , le 3 mai 1812 .
Plectuntur Achivi .
HORAT.
T
Sur les pas glorienx du chantre de René,
Aux bords de l'Ilissus je me sens entraînész
Plein de sa poëtique ivresse ,
De cette belle et docte Grèce :
Mes pieds pressent le sol jadis si fortuné.
Cette terre aujourd'hui froide , silencieuse,
Том 68 .
31
1
482 MERCURE DE FRANCE.
D'une terreur religieuse
Asaisi mon coeur consterné.
Où sont-ils ces héros dont la valeur brillante
Fit régner en ces lieux la sainte liberté?
Accourez aux accens de ma voix gémissante ,
Venez voir de vos dons le Grec déshérité ,
Aux fers du Musulman tendant sa main tremblante ,
Et la mère des arts esclave obéissante
Des caprices cruels de la stupidité.
(
Sous unjougde fer accablée ,
LaGrèce apparaît à mes yeux ,
Comme une veuve désolée
Pleurant ses héros et ses dieux.
Dans cette vaste solitude ,
Dégradés par la servitude ,
Lesdescendans de Périclès
Ignorent leur propre patrie ,
Etde leur gloire évanouie
N'ont ni souvenirs ni regrets .
LaGrèce toute entière , hélas ! ensevelie
Ne vit plus que dans ses débris ;
Aux yeux du voyageur péniblement surpris ,
Tout offre de la tyrannie
Les outrages dévastateurs ;
Par tout d'avides oppresseurs
Exercent avec barbarie
Le droit terrible des vainqueurs,
Dans ces plainesjadis riantes et fertiles ,
Où d'an sommeil de fer dorment des Thermopiles
Les intrépides défenseurs ,
Mort aux grands souvenirs et de Sparte et d'Athènes ,
Tout un peuple traîne des chaînes
Sur la tombe de ses héros .
Réveillez-vous , sortez de vos tombeaux ,
Venez, morts immortels , dont la longue mémoire
Doit vivre autant que l'univers ;
Armés de vingt siècles de gloire,
OCTOBRE 1816. 483
Paraissez , et bientôt délivré de ses fers ,
Le Gree régénéré connaissant la victoire
Au Tartare insolent fait repasser les mers .......
Mais , hélas ! tout est sourd à ma douleur amère.
Sur ce rivage solitaire
Que frappe le courroux du sort ,
Mon ame , d'horreur oppressée ,
N'entend plus que la voix glacée
Etdu silence et de la mort.
D'une consolante chimère
Mon tristé coeur fut trop épris ;
Le Styx ne rend point à la terre
Les demi-dieux qu'il a surpris;
Et tandis que ma voix résonne
Autour de leurs sacrés tombeaux,
Répétant les noms des héros
D'Athène et de Lacédémone ,
Un Turc , d'un sacrilège bras ,
Brise la dernière colonne
Du temple auguste de Pallas,
ARDANT fils (de Limoges ).
wwwwwww www
LE PRÉCEPTEUR ET SON ÉLÈVE.
7
Anecdote.
D'un magistrat , le maigre instituteur
Parvint avec le temps au rang d'homme d'église.
L'élève le trouvant chez on puissant seigneur ,
Ne put dissimuler son extrême surprise.
-Quoi ! vous ici , mon cher ? par quel hazard.... comment?
-Mais comme vous , monsieur.-Pas tout à fait , vraiment.
Que faites-vous ? - Mais je suis grand-vicaire.
-Combien cela vaut-il ? -Mille francs à peu près .
-Mille francs ? la somme est légère.
-J'ai de plus un bon prieuré
Demille écus,-Diantre ! excellente affaire.
484 MERCURE DE FRANCE .
-Etc'est un cardinal qui me l'a procuré.
- Encor mieux.-Ajoutez une grasse abbaye.
Monsieur l'abbé , mais c'est autre chose cela .
Je veux en ce cas-là
Que nous dînions ensemble ; à demain,je vous prie.
DE KERIVALANT.
ÉNIGME.
La plus vaillante créature
Qui soit dans la nature
Apeur lorsqu'elle entend ma voix ;
Ma barbe bien épaisse a la couleur des flammes ;
Et je suis , sans crainte des lois ,
Sultan impérieux faisant trembler mes femmes.
www
CHARADE.
Onditque mon premier pour l'homme est un martyre ;
Envoyant mon second , chacun l'aime et l'admire;
La voix de mon entier ne saurait nous séduire .
T. DE COURCELLES.
:
LOGOGRIPHE .
Je suis sur mes sept pieds le fruit d'un adultère ;
Connaissant sa vertu , les rigides censeurs
De ma mère jamais n'accusèrent les moeurs ;
Sans coeur, je fus un peuple ignoré du vulgaire.
T. DE COURCELLES .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'Enigme est Papillon. Celui du Logogriphe est Charlotte
, où l'on trouve Héro , Echo , Chat, Rate , Lac , Tôle , Or, Arc,
Rôt, Rat , Crotte, Haro , Char , Rale , Lot,Etat , Art, Lacet, Charte.
Le mot de la Charade est Vertige.
OCTOBRE 1816 . 485
1
DOUZE EPITRES SUIVIES DE STANCES ;
Par M. LOUις Μ..... Chez Didot l'aîné .
:
Douze épîtres , six stances , une page et demie de
préface ou avertissement , en tout soixante-quinze pages,
d'impression ; voilà un bagage poëtique bien modeste ,
et qui ne saurait effaroucher les lecteurs même les moins
complaisans.
Il est tantde cespoëtes intraitables qui ne vous feraient
pas grace d'un seul de leurs hémistiches , avec lesquels
vous n'auriez pas une rime de mécompte , qui si vous ne
leur offrez qu'un tribut d'admiration mesuré et parcimonieux
, pourvoient eux-mêmes à leurs affaires , font
avec aisance les honneurs de leur génie , applaudissent
jusqu'à l'affiche de leurs pièces , et
Se donnent par leurs mains l'encens qu'on leur dénie ,
qu'il y aurait de l'inhumanité à ne pas accueillir , ne
fut-ce que pour la rareté du fait , un auteur humble et
timide qui croit encore à la critique impartiale , qui
attend lejugement des lecteurs éclairés , qui ne présente
ses vers que comine des ébauches et un simple essai de
ses forces , qui promet enfin d'en faire LE SACRIFICE ,
oui, le sacrifice de ses vers , de son amour propre et de
ses dernières illusions, si l'épreuve qu'il tente ne lui
est pas favorable !! Oh! pour le coup , c'est trop fort ; il
faut voir cela de ses yeux pour croire que c'est un poëte
qui parle. Mais quel est donc cet enfant d'Apollon si
étranger aux us du Parnasse ? Comment se nomme-t-il ?
d'où vient-il ? Assurément d'un autre monde. Quant à
moi , je ne le connais pas ,je ne l'ai jamais vu; jamais
je n'entendis rien de pareil ; c'est sans doute quelque
gáte métier. Mais il souhaite qu'on le critique sans
façon; il promet de ne pas se fâcher ; c'est une bonne
fortune qui n'arrive pas souvent aux journalistes. Il faut ,
par le temps qui court , une si forte dose d'éloges pour
édulcorer l'amertume de la plus petite improbation ,
1
486 MERCURE DE FRANCE.
1
qu'on ne nous en voudra sans doute pas ,de servir selon
songoût un auteur , qui s'avise de ne demander que la
vérité , et de nous laisser nos coudées franches.
J'avoue donc , et je dis bien franchement qu'en lisant
les premiers vers de M. M... , je me rappelai involontairement
ce qu'un certain M. Boileau - Despréaux , qui en
son temps , en faisait d'assez bien tournés , pensait de
son talent poétique , dont il comparait l'utilité pour
l'état , à celle du mérite d'un beau joueur de quilles ;
et notez que lui-même il excellait dans cet art.
Cette façon de penser est sans doute singulière; cette
opinion est passablement baroque; elle sera probablement
sifflée par nos auteurs , gens convaincus de l'excellence
de la poësie , sur-tout de la leur; qui trouvent
que les rois et les princes ne sauraient trop la payer , et
sompressent en conséquence de l'offrir à ceux qui leur
en commandent , et même à ceux qui n'en demandent
pas : mais enfin cette opinion était celle de ce M. Boileau
; c'est elle qui lui fit dire tout crûment qu'en fait
depoësie ,
Il n'est pointde degré du médiocre au pire.
et j'allais répéter à M. M.... cette sentence , en l'invitant
àne point porter une pierre inutile à l'autel déjà si vaste
des dieux inconnus , quand je me suis souvenu qu'il
demandait un jugement réfléchi et motivé , que ce jugement
nepouvait être que lerésultatd'un examen complet,
et j'ai repris sa première épître. Sa lecture m'a
remis dans une sorte d'indécision assez semblable à celle
ou me parut être notre auteur lui-même.
Cet auteur en effet , qui comme il nous le dit ,
Voudrait être inconnu , mais non pas ignoré ,
demande à réunir à la fois l'indépendance et la célébrité
, la tranquillité et la culture des arts , l'obscuritéet.
lagloire,un asile contre les regards de l'envie et les nobles
suffrages du public : voilà des goûts assez opposés , et
qu'il n'est pas plus aisé de concilier que de satisfaire.
Mais, moi-même , que lui conseillerai-je ? Sera-ce de
s'en tenir à l'obscurité ,ou de courir après la gloire; de
९
OCTOBRE 1816. 487
1
rentrer dans son asile , ou de sejeter aubeau milieudu
public?
J'entrevois assez ce que le poëte désirerait qu'on lui
dise : mais voilà des vers bien unis , un style bien vague ,
des idées comme on en voit par tout. Ce n'est pas précisément
mauvais ; je n'aperçois pas de faute grave ; la
rime et la raison ne se cherchent pas querelle : et n'est-ce
pas déjà un assez grand défaut que cette absence de
beautés positives ?
Cependant voici un trait bien rendu :
Je ris de cet auteur , qui gros de vanité ,
Prend avec le public des airs de dignité;
Qui se fait imprimer parce qu'on l'en supplie
Que déjà de son livre il court une copie ,
-Et qu'à ses bons amis il veut faire plaisir .
On sent aussi le mouvement poëtique dans les vers
suivans sur Homère :
Le temps a respecté cette antique épopée,
Ce chef-d'oeuvre éternel qu'Alexandre autrefois
Plaçait sous son chevet auprès de son épée ,
Et le temps a brisé le sceptre de cent rois.
Cherchons si l'auteur en a souvent de pareils , et suspendons
notre jugement.
Je passe à l'origine de la sensitive; c'est l'histoire
édifiante d'une jeune personne qui se laissa , il y a déjà
bien long-temps , mourir de chagrin , parce que Pan
alanarration
l'est un peu moins. Cela serait assez joliment placé dans
quelqu'un de ces almanachs innocens , que janvier voit
naître et mourir chaque année ; mais je crains que le
public, auquel M. M..... destine son recueil , ne prenne
que fort peud'intérêt au désespoir de sa belle Sensitive;
et puis il a déjà vu tant de métamorphoses !
Mais j'arrive à une épître à Pierre Corneille. Pour le
coup M. M..... ne compte pas sans doute écrire à celuilà
en madrigaux. En effet, voilà des vers; voilà de la
chaleur et de l'élévation. Le nom de Corneille est si
3
488 MERCURE DE FRANCE.
ر
grand, qu'il semble à l'abri , même d'un mauvais éloge.
Il inspire notre auteur , il en a inspiré bien d'autres.
Cette épître aurait pu remporter tous les honneurs d'une
séance d'athénée : voici entr'autres un trait qui serait
applaudi par-tout.
1
......... j'entends l'altière Cléopatre
Méditer sans frémir ses empoisonnemens.
Dans sa bouche , ennobli des plus fiers sentimens ,
Le crime serait grand s'il pouvait le paraître .
Chef-d'oeuvre inimitable , elle est le tien peut-être ,
Et même si j'en crois des rapports innocens ,
Tendre père , elle obtint à tes yeux complaisans
Un rang, qui de ses soeurs choqua le droit d'aînesse.
Quel coeur n'a ses penchans ? quel père est sans faiblesse ?
En tout s'il y a quelque témérité , même à louer Corneille
, on trouvera que l'audace de M. M..... n'a point
été trp malheureuse. Bien des gens cependant ne croiront
pas qu'il soit nécessaire , à la gloire du père de notre
théâtre , de lui sacrifier Racine , et s'étonneront sur-tout
d'entendre notre auteur dire de ce dernier poëte , que
s'il n'a point les inégalités de son rival ,
S'il a moins de défauts , il a moins de beautés ,
Racine, moins de beautés !! Je plains bien sincèrement
M. Maa. s'il ne sent pas la perfection désespérante
de ce beau génie , et je ne conçois absolument pas
comment on peut avoir le goût des vers , et ne trouver
à Racine qué de la grace , point de plan savant , point
de verve et de romaine énergie. Il est d'autant plus
singulier de voir ce jugement de college , reproduit par
M. M.... , que jusqu'ici lui-même promet peu de ces
inspirations brillantes , de ces élans vigoureux dont il
paraît faire tant de cas; qu'il annonce plutôt des dispositions
à traiter des sujets qui deinandent quelque naturel
, quelque facilité , et qu'enfin sa manière manque de
force , plus que de correction.
En renvoyant à l'almanach des Muses des vers à une
dame sur une couleuvre artificielle, je lis avec plaisir
1
OCTOBRE 1816. 489
1
une assez longue épître où l'auteur se peint avec un ton
de vérité et de bonhommie qui donne envie de le connaître
et de l'aimer. Ce morceau est sagement pensé ,
purement écrit ; il est plein de détails doux et agréables ;
mais c'est à son auteur qu'on peut souhaiter un peu plus
de verve , je dirais même à la rigueur , plutôt un peu
plus de défauts , mais aussi plus de beautés. Je porte le
même jugement de deux épîtres à une Noëmi , qui paraît
inspirer un tendre intérêt à notre poète. Il y a plus
de chaleur dans la pièce où le poëte décrit le charme
la beauté : peut -être ne faudrait-il à M. M.. qu'un
bon amour quile tourmentât bien , pour enflammer tout
àfait son génie. Je crains bien qu'une épitre à une Sophie,
àlaquelle l'auteurreproche d'être insensible , ne réussisse
pas à la toucher.
..
de
Mais voici que M. M.... adresse ses adieux à sa Noëmi :
oh! malheur à lui s'il n'est là ni amant , ni poète. Je
dis amant, et je ne suis pas très -sûr d'avoir bien dit :
M. M..... est aussi modeste , aussi discret pour les affaires
de son coeur , que quand il parle de son talent et de ses
prétentions poëtiques . Je vois qu'on appelle cette Noëmi
une respectable soeur , une véritable amie. On se
plaint à vingt ans d'avoir tout perdu : est-ce bien à cet
âge qu'on ne répare pas la perte d'une femme qui n'est
que soeur, qu'amie ? Voilà cependant une féte , un
premier baiser, des soirées passées dans un hameau
solitaire . Voilà un second baiser , des lèvres qu'on dévore
, des yeux humides tournés vers un amant ivre de
volupté.... Ne disons pas tout aux curieux , et hâtonsnous
d'ajouter que cet amant jure à Noëmi qu'il sera
heureux sans la faire rougir , et qu'il ne peut s'assouvir
de ses chastes tendresses . Je n'y connais plus rien . C'est
bien chaste en effet pour de l'amour..... tout humain ;
c'est bien sensuel pour du platonisme. Notre inconnu est
d'un bout à l'autre une énigme pour moi; il est bien
raisonnable pour ses vingt ans ; il a d'assez singulières
idées pour unhomme d'un âge plus mûr. Quel qu'il soit ,
dans ses adieux à Noëmi , il est vraiment poëte. Il l'est
encore dans sa dernière épître à un ami sur la mort ; il
a su répandre sur ce sujet rebattu une teinte de cette
490 MERCURE DE FRANCE.
philosophie horatienne qui va surprendre les secrets da
coeur humain , qui instruit en riant , etjette des fleurs
sur les épines de la vie. Je ne résiste pas au plaisir de
citerquelque chosede cette dernière piece; voici comme
P'auteur rappelle les festins philosophiques des Egyptiens.
Quand un cercle d'amis , de fleurs ceignant leurs têtes,
D'un tranquille banquet prolongeaient les douceurs ,
Unsquelette immobile , orné comme eux de fleurs,
Sur un siège élevé s'asseyait à leur table ;
Et quand les ris cessaient, convive redoutable ,
Semblait crier tout haut au milieu du festin :
Jouissez aujourd'hui ; sera-t-il temps demain ?
Convive redoutable me paraît faire une sorte de contresens
avec le sentiment de ce petit tableau , qui est d'ailleurs
très-naïvement rendu.
Je pense qu'en dépit du sujet, on ne pourra s'empêcher
de sourire à celui qui suit, et par lequel je vais terminer
mes citations.
Quand victime en naissant à la mort condamné ,
Peut-être j'ai compté ma dernière journée ,
Certesje n'irai pas , atôme ambitieux ,
En souhaits superflus perdre un temps précieux ;
Suis -je même certain d'achever ma pensée ,
Le vers que je polis , la phrase commencée?
Non, le temps peut sans cesse arrêter mon essor ;
Le passé n'est plus rien , l'avenir rien encor.
Entre ce double abîme où le temps se déroule ,
Leprésent fugitif incessamment s'écoule.
Heureux, qui dans son vol sait l'art de le saisir,
Le voit fuir sans regret et l'attend sans désir!
Souvent lorsque la nuit revêt ses sombres voiles ,
Et qu'un crêpe lugubre obscurcit les étoiles ;
Lorsque la solitude et son calme effrayant
Rappellent le silence et l'horreur du néant;
Averti qu'il faudra tôt ou tard que je meure,
Je vais, bien éveillé , rêvant ma dernière heure ,
4
OCTOBRE 1816. 491
1 Et dans mon lit bien chaud je cherche à me pronver
Qu'un jour j'y dormirai pour n'en plus relever.
D'avance àmonchevetje crois entendre un prêtre
Me consoler de moi par l'espoir de renaître ;
Je vois tout l'attirail dont on tue un mourant:
Un notaire , une garde , un docteur ignorant
Parlant mal et beaucoup; puis dans une ordonnance ,
En termes de grimoire écrivant ma sentence.
Un troupeaud'héritiers et quelques vrais amis,
Avec ménagement près de moi sont admis ;
Et tons diversement composant leur visage,
Me font d'un air forcé le compliment d'usage ,
Lorsque je vais partir jurent que je suis mieux ,
Que les premiers raisins me rendront à leurs voeux ,
Et par quelques tableaux des plaisirs de la vie ,
S'efforcent d'égayer un homme à l'agonie.
2 C'est ainsi que M. M.... , comme il le dit lui-même :
Essaie en se jouant les armes de la mort.
i
Il les manie avec une gaieté franche et naturelle , qui
doit faire espérer à ses amis qu'elles ne l'atteindront pas
de sitôt. Est-ce tout ?Non , il nous a encore donné six
stances d'essai .
Ses Dieux lares , les stances sur la mort d'une jeune
femme, sont de petits morceaux pleins de grâce , de
sentiment et de délicatesse. Beaucoup de romances, qui
passent de bouche en bouche à la faveur de la musique
qui les embellit, sont loin de valoir les deux dernières
de ces six pièces , qui mériteraient d'inspirer Boyeldieu
ou Dalvimare.
Voilà un aperçu de ce que M. M.... offre au public.
En lui en rendant compte , en l'avertissant qu'un nouveau
solliciteur se présente à son tribunal , j'ai rempli
ma tâche envers ce juge suprême des auteurs et de leurs
critiques .
Quant à notre auteur lui-même , ai-je répondu à ses
désirs ? ai-je satisfait ses voeux ? Il voulait ,a-t-il dit ,
des observations impartiales ; j'affirme que les miennes
:
492 MERCURE DE FRANCE .
le sont : c'est , au reste , tout ce dont je peux répondre.
J'ai bien envie de lui ouvrir encore davantage ma pensée
, et comme cela ne regarde plus les lecteurs , c'est à
M. M.... que je vais m'adresser.
Entre nous , M. l'inconnu , je crains que vous n'ayez
quelque peu par delà de vos vingt ans ; vous êtes trop
correct , trop grave , trop travaillé pour cet âge; vous
n'avez pas de néologisme , point d'épithètes ambitieuses ,
point de cette manière brillantée , de ces vers sonores
dont le cliquetis étincelant éblouit aujourd'hui la plupart
des lecteurs ; mais aussi votre raison , votre calme
vous laissent un peu froid , un peu uniforme. Oh ! que
j'aimerais bien mieux que votre style fut moins poli ,
votre marche moins sage , et qu'au milieu de quelques
incorrections , de quelques écarts , vous nous montrassiez
plus souvent cette verve , cette chaleur , cet entraînement
, cette audace , heureux dous de la jeunesse !
Il paraît que vous avez d'autres vers en porte-feuille ,
et que vous ne demanderiez pas mieux que de les livrer
à l'impression. Amon avis (remarquez toutefois que
monopinion ne fait pas loi , et que vous ferez très-bien
d'en consulter d'autres ) ; à mon avis , dis-je , si ces pièces
valent ce qui m'a paru louable chez vous , et sur-tout
vos deux dernières épîtres , vous pouvez vous risquer.
J'ai vu vanter bien des gens qui n'en font pas toujours
de meilleurs. Si , en outre , vous nous parlez de vos
amours , tâchez aussi de nous dire là-dessus quelque
chose de clair et de positif. La vertu est de soi-même une
belle et bonne chose;la chasteté est , comme on sait , un
trésor sans prix ; mais pour un poëte élégiaque et amoureux
, vous l'avouerai-je , un peu moins de scrupules ,
un peu de ce maudit fruit défendu , voilà ce qui réveille
le goût d'un siècle qu'on dit corrompu , et qui ressemble
pourtant en cela à tous les autres . Enfin je me suis plains
dene vous pas trouver assez de défauts ; en voici néanmoins
un sur lequel , avant de vous quitter , il faut que
je vous avertisse.
Vous êtes modeste , et vous voulez prendre rang parmi
les poëtes ! Vous doutez de votre talent , et vous voulez
que les autres vous assignent la place que vous devez
OCTOBRE 1816. 493
occuper ! Tenez-vous pour assuré que beaucoup nedemanderont
pas mieux que de vous laisser à la dernière.
On ne prend que trop tôt au mot celui qui ne parle
de lui-même qu'avec réserve et retenue ; mais vous trouverez
tel rimeur par le monde, qui à force de l'entretenir
de son génie , a fini par en persuader les autres , et
en rester lui-même aussi convaincu que content et glorieux.
1
Ainsi donc , trève de pudeur et de modestie , autrement
si vous n'entrez dans la carrière qu'avec du talent
etpointde prôneurs , je ne vous réponds plus du moindre
succès. Au revoir , M. l'inconnu.
GIRAUD .
LE CONTEMPTEUR .
( IV et dernier article.)
En vain , me dira-t-on , contesterez-vous à l'espèce
humaine sa prééminence sur toutes les autres espèces ;
en vain prétendez-vous que son sort est souvent plus à
plaindre que celui des animaux. Ces déclamations rebattues
dans tous les temps , réduites à leur juste valeur,
sont tombées dans le mépris. L'homme doué de la raison
, est par ce seul attribut , et indépendamment de ses
autres qualités , l'oeuvre la plus parfaite de la création.
Si quelquefois il s'égare en se laissant emporter par ses
passions , c'est un abus qui ne conclut rien contre l'excellence
de sa nature. Eh ! quel être dans le monde peut
être comparé àcelui dont le génie a su dompter tous les
autres , faire tourner à son utilité ou à son agrément
toutes les productions de la terre ; former des combinaisons
physiques et morales , dont les unes ont agrandi
le cercle de ses connaissances jusqu'à l'infini , et les autres
lui ont donné l'idée de la vertu ? Quel autre que lui
est capable de calculer des distances inaccessibles , de
les rapprocher de lui par l'entendement , et de pénétrer
les secrets qu'elles semblaient devoir lui interdire à jamais
?Quel autre aurait imaginé les moyens de trans-
:
)
1
494
MERCURE DE FRANCE.
mettre ses pensées , non seulement à ses contemporains
sur toute la surface du globe , mais encore aux siècles
àvenir; de multiplier ses sens et ses forces par de savantes
combinaisons ; de rendre tous les élémens ses tributaires
, et enfin d'élever sa pensée jusqu'à l'auteur de
son être , et de tout ce qui existe dans la nature.
Je conviens que voilà de belles attributions ; mais examinons
quels sont les avantages que l'homme en retire ,
et quoiqu'en insistant sur ses imperfections je n'aie fait
que répéter ce que d'autres avant moi avaient fort bien
remarqué , voyons si ces reproches sont au moins compensés
par le pompeux étalage des éminentes qualités
qu'on lui attribue ; et s'il était vrai , commeje le crains ,
qu'il ne fût riche qu'en superflu et pauvre du nécessaire ,
on ne saurait trop lui remettre ce tableau sous les yeux;
puisque ce sont précisément les dons plus brillans que
solides dont il jouit , qui maintiennent sa présomption ,
et que l'orgueil qu'il tire des premiers l'empêche d'acquérir
les secondes , desquelles seules il pourrait obtenir
le bonheur. Eh ! qu'importe en effet à son bien
être, qu'il domine sur les autres animaux , lorsqu'il est
lui-même dépendant sous tous les rapports ? Dépendant
de ses semblables , souvent jusqu'au plus vil esclavage;
dépendant par ses besoins réels ou imaginaires , par ses
désirs immodérés , par ses préjugés , par ses fantaisies,
etc.-Il asu forcer la terre à le nourrir ; mais celui qui
la sillonne ne peut prétendre qu'à la plus grossière , àla
plus mince , à la plus insuffisante part de ses fruits .-
Il calcule la marche des corps célestes , et ne se connait
pas lui-même; il ignore même ce qu'il lui importerait
le plus de savoir.-La combinaisonde ses idées ,
faculté qui paraît exclusivement dévolne à son espèce ,
constitue en lui cet éve moral qui le guide en toutes
choses, et qu'on nomme raison;elle lui tient lieu de
P'instinct , avec cette différence que celui-ci conduit toujours
les animaux au but de la nature , et que l'autre en
écarte l'homme dans presque toutes les circonstances de
sa vie , et cela parce que l'un est impérieux et décisif,
tandis que l'autre est arbitraire ; et par une singularité
vraiment déplorable , la raison guide assez bien les
OCTOBRE 1816. 495
hommes dans toutes les opérations de simple curiosité
ou d'agrément , 'telles que les arts et les sciences ; mais
elle les trompe presque toujours dans les objets de la
plushaute importance. Je prévois d'avance qu'on va me
taxer ici d'avancer un sophisme , car loin que ce soit la
raison qui égare l'homme , c'est quand il cessed'écouter
sa voix qu'il tombe dans l'erreur. Fort bien , c'est aussi
de cette manière que je l'entends ; mais la raison qui
effectivement , prise dans son sens le plus parfait , est la
faculté pensante bien dirigée , a pour interprète nécessaire
uncompagnon toujours perfide: c'est le raisonnement,
qui semble ne nous avoir été donné que pour
nous décevoir , et dénaturer les inspirations de son générateur.
Je ne saurais donc me tromper en attribuant à
l'une toutes les erreurs dans lesquelles l'autre nous entraîne
. C'est par des faits , c'est par la conduite constante
des hommes dans toutes les opérations de leur vie , et
dans tous les siècles , que je prouverai cette thèse. Et
d'abord , puisqu'il est décidé que l'homme doit vivre en
société , est-il rien de plus important pour lui que l'établissement
des lois qui doivent la régir ? La preınière
de toutes est sans doute celle qui doit constituer la forme
du gouvernement. Eh bien ! parmi les nombreuses nations
qui peuplent la terre , s'en est-il jamais rencontré
deux qui aient pu s'accorder sur le mode le plus sage à
adopter ? Il en est de même pour les lois de détail; ce
qui est vertu chez les uns est crime chez les autres , et
quoiqu'on en voie quelques-unes qui sont communes à
tous les peuples , il suffit qu'il y ait dissidence absolue
dans les principales , pour prouver que la raison est impuissante
à cet égard comme à tant d'autres. Si elle n'est
point une comme la vérité , si elle inspire chaque individu
ou chaque peuple d'une manière différente , ce
n'estplus une boussole salutaire, c'est un feu folet , un
météore trompeur.
La raison nous dit que les hommes de tous les pays
sont frères , qu'ils ont les mêmes devoirs envers eux ,
quelque partie de la terre qui les ait vu naître. Le raisonnement
abien un autre langag,e; il nous apprend à
faire desdistinctions entre ceux de ces frères qui habitent
496 MERCURE DE FRANCE.
A
untel pays , et ceux qui en habitent un autre ; il n'est
pas nécessaire , pour établir ces distinctions , qu'un
peuple existe dans une région lointaine , il suffit qu'il
vive sous des lois différentes , sous d'autres chefs; alors
il ne sont plus que des étrangers pour nous , bien qu'ils
soient nos voisins , bientôt ils deviendront nos ennemis ,
et quel en sera le motif ? Peut- être des moeurs tout à fait
opposées , des offenses graves , des injustices criantes ?
Point du tout; un individu peut bien en offenser un
autre ,plusieurs même peuvent avoir quelques intérêts
àdémêler ensemble , et se prendre de querelle faute de
s'entendre et de vouloir céder de leurs prétentions plus
ou moins justes; mais des nations entières ne sauraient
s'entrechoquer que pour des griefs imaginaires suscités
entre leurs chefs. Tantôt ce sont des haines et des animosités
personnelles à ceux-ci; d'autres fois la tentative
d'étendre leur domination sur une portion du territoire
de leur voisin , et bien que la question soit ordinairement
indifférente aux sujets , qu'elle contrarie même souvent
leur inclination , puisqu'il ne s'agit point de perdre leur
propriété ,mais de savoir par lequel des deux prétendans
ils seront gouvernés ; chacun des souverains persuade à
la masse de ceux qu'il gouverne, que sa querelle leur est
commune , où , sans daigner prendre ce soin , il leur
ordonne de servir sa vengeance ou ses intérêts bien ou
mal fondés ; et la foule de ces êtres avilis s'arme à sa
voix despotique , se jette avec une fureur aveugle sur
ces prétendus ennemis qu'elle ne connaît pas , se fait
égorger ou se baigne dans le sang , sans réflexion et sans
remords; et pour comble de dépravation , en rentrant
dans ses foyers , ose offrir au Créateur des actions de
grâce pour les massacres qu'elle se félicite d'avoir commis
avec son assistance , sans se douter que le père commun
des hommes rejette avec horreur ces sacrilèges
hommages. Il n'y aurait toutefois que de la stupidité et
de l'abrutissement à reprocher aux hommes dégradés à
ce point , s'ils n'étaient ,dans ces fatales expéditions , que
les dupes de ceux qui les gouvernent ; mais ne nous le
dissimulons pas , cette frénésie appartient aux nations
-non moins qu'à leurs guides, et depuis lahorde sauvage
1
OCTOBRE 1816. 497
1
jusqu'aux républiques les plus civilisées , toutes ont été ,
de mémoire d'homme , en proie au même délire . Les
animaux se livrent aussi des combats sanglans , mais du
moins ils sont individuels , et toujours motivés sur l'intérêt
légitime de leur existence ou de leurs amours; enfin
ils sont de courte durée. Il n'appartenait qu'à l'homme
d'en trouver le prétexte dans des combinaisons chimériques
et des raisonnemens fallacieux , d'y intéresser
toute une population , enfin de les rendre interminables .
Quipeutdonc produire d'aussi funestes effets ? Je ne dirai
pas que c'est la raison , mais bien le raisonnement son
- éternel ennemi ; car il n'y a aucune de ces boucheries ,
que depuis le commencement du monde jusqu'à nos
jours , on n'ait prétendu justifier. Et quand on pourrait
prouver que le bon droit était au moins d'un côté , ce
qui n'est pas toujours vrai , il suffit , pour prouver ma
thèse, que l'un des deux ait commis une aggression injuste
; car comme ces scènes se renouvellent incessamment
depuis l'existence connue de la société , tous les
peuples ont commis chacun à leur tour la même injustice
, ont été frappés du même vertige .
Mais enfin , peut-être tous ces actes de folie vont être
expiés par l'usage que l'homme fera du plus beau don
qu'il ait reçu de la nature; il manifestera l'excellence
de son être , il pénétrera la noblesse de son origine , il
= élévera sa pensée jusqu'au créateur de l'univers , et lui
⚫rendra l'hommage qui lui est dû. Ah ! sans doute il faut
qu'il y ait en lui un germe de conception vraiment sublime
, puisqu'au moins un philosophe , après bien des
siècles d'ignorance et d'abrutissement , a pu s'élever par
la seule force de la réflexion jusqu'à l'idée de cet être
primitif , éternel , et tout puissant; mais n'est-il pas déplorable
que cette haute intelligence ait été si rare dans
l'espèce humaine ? Que peut prouver en sa faveur l'exception
, toute admirable qu'elle est , d'un , de dix , de
mille individus qui auraient entrevu l'auguste vérité ,
en comparaison de cette multitude innombrable d'êtres
pourvus en apparence des mêmes facultés ,qui , loin d'en
avoir aperçu la moindre étincelle , sont plus dégradés
par l'absurdité de leurs croyances et de leurs pratiques ,
32
498 MERGURE DE FRANCE.
qu'ils ne le seraient par la privation absoluede toute idée
surun pareil sujet. Bien plus ,n'est-il pas prouvé aujourd'hui
que les profonds génies dont j'ai parlé , n'avaient
pénétré qu'une faible partie des secrets éternels , et que ,
sanslarevélation, nous serions encore nous-mêmes dans
les plus épaisses ténèbres. Je suis fondé à faire valoir ici ,
enfaveur demon opinion contre le prétendu pouvoir
de la raison , l'autorité même de la religion qui nous
prescritd'en abaisser l'orgueil devant la foi, lorsque l'une
se révolte contre ce que l'autre nous enseigne. Quel est
donc le mérite de ce guide si vanté , et quelle confiance
devons-nous avoir en lui , lorsqu'il est prouvé que nous
devons y renoncer dans une des circonstances les plus
importantes de la vie ?
Et quant à cette immensepopulation, qui comprend
aumoins les trois quart de la terre , et quine fut éclairée ,
ni par le flambeau de la philosophie , ni par celui de la
révélation; soit que celle-ci n'ait pu parvenir jusqu'à
elle , soit que ces hommes aveugles , éblouis par une
fausse lumière qu'ils croient également descendue du
ciel , l'aient repoussée , la raison n'a pu leur apprendre
qu'un pareil phénomène excluait la possibilité de tout
autre, et que celui qui nous sert de guide est le seul bien
avéré.
Que dirai-je de ceux , qui héritiers immédiats de ce
don céleste , ont dénaturé la divine inspiration en la
commentant au gré de leur caprice , et qui se trouvent
aussi peu avancés dans la connaissance de l'éternelle vérité
, que si leurs pères ne l'avaient point reçue pour la
leur transmettre. Mais la tradition , aussi authentique
que l'inspiration primitive , restera pour les confondre ,
et la foi se conservera pure , au moins parmi quelques
fidelles , jusques à la fin des siècles .
Cependant quelles atteintes funestes la manie du raisonnement
n'a-t-elle pas portées à ce dépôt sacré ! elle a
ramené le cahosdans une matière où tout semblait devoir
àjamais être éclairci. Qui ne sait combien de disputes
se sont élevées parmi les successeurs des premiers initiés
, d'abord sur des points de peu d'importance , et
ensuite sur des questions plus graves et résolues dans un
OCTOBRE 1816.
499
sens contraire par les partis opposés , en sorte que c'est à
pure perte pour un grand nombre , que la divinité a
daigné se manifester aux hommes. De qui donc faut-il
attendre désormais la vérité ?
Au reste on peut assez raisonnablement penser que
chacun est pénétré des conséquences qui peuvent résulter
pour lui du système qu'il adopte dans ces matières dont
le ressort , en définitif , n'est pas de ce monde . Il serait
naturel d'en conclure que celui qui est dans l'erreur, l'est
de bonne foi , et qu'il suit la voix de sa conscience ; conséquemment
il devrait paraître absurde de prétendre le
contraindredans ses opinions, ni même l'influencer. Mais
ce n'est point ainsi que raisonnent les hommes ; tel est
leur insupportable esprit de domination qu'ils veulent
l'exercer même sur la pensée , et qu'ils traitent en ennemis
ceux qui different avec eux de sentimens ; et ce
qu'il y a de plus déplorable , c'est que tous les partis
également convaincus que la raison est de leur cóté ,
tandis que souvent elle n'est ni de l'un ni de l'autre ,
montrent un égal acharnement. Ce n'est pas assez pour
eux de se youer une haine concentrée , ils ne sauraient
jouir de leur propre existence s'il fallait la partager avec
leurs adversaires , et tout moyen leur paraît bon pour
les anéantir. La voix de la discorde donne bientôt le
signal de la proscription; les aveugles instrumens du
fanatisme courent aux armes , et les peuples s'entredéchirent
avec d'autant plus ddee fureur, que l'objet en
discussion est moins évident. On pourrait même assurer
que l'animosité s'accroît en proportion de l'absurdité de
l'opinion que l'on soutient , et on en trouverait la raison
dans un secret sentiment de honte dont ne peut se dé
fendre celui qui consent à être dupe d'une sotise , et
conçoit qu'elle le rendra l'objetdu mépris de ceux quila
rejettent; car celui qui serait bien sûrde son fait, jouirait
en lui-mêmede sa conviction , ne formerait aucun doute
que la vérité ne triomphât tôt ou tard , et regarderait en
pitié l'aveugle qui se refuserait à son évidence. Il s'est
trouvédes hommes extravagans , qui avec les argumens
les plus subtils , ont voulu mettre en problême l'existence
de tous les êtres et la leur même ; s'est-on jamais
avisé de les persécuter ?
500 MERCURE DE FRANCE.
CONCLUSION.
Je crois avoir prouvé dans nes précédens articles , que
l'homme étaitprivé des facultés les plus nécessaires à son
existence et à son bonheur; qu'il en possédait , au contraire
, qui tournaient constamment àson désavantage
et contre le voeu de la nature; que l'orgueil sur-tout était
le corrupteur le plus actifde ses qualités les plus favorables.
Je viens d'établir que celle dont il est le plus fier,
la raison , qui laisse entrevoir à l'imagination une perfection
plus flatteuse que sûre , est presque toujours dénaturée
par le raisonnement , et détournée de sa destination.
Comment accorder ces causes de dégradation
avec ce sentiment de supériorité qui semble inné en lui ,
avec cette prétention à la suprématie sur tout ce qui
existe ? Certes , dans son état actuel , cette présomption
est vraiment pitoyable ; mais est-il donc destiné à présenter
un contraste perpétuel de tous les élémens du bien
avec la réalité du mal ? N'ai-je point mon intérêt particulier
à concevoir pour l'espèce à laquelle j'appartiens,
une destinée plus satisfaisante ? Oui sans doute je l'entrevois
. Heureux si je sais y atteindre moi-même par
la seule voie qui me semble ouverte pour y conduire
mes semblables ! Je l'avouerai , c'est dans ce raisonnement
si souvent perfide , que j'ai dénoncé comme le
plus dangereux ennemi du bonheur et de la dignité de
I'homme, que je vais chercher le remède aux maux qu'il
nous cause ; mais il faut que je le dise , au grand scandale
de l'orgueil humain , c'est en subordonnant le raisonnement
à l'instinct qu'on peut en attendre un effet
salutaire. Et qu'on ne s'indigne point contre cette expression.
Quel est donc , après tout , ce sens intime que
nous nommons la conscience , sinon cet instinct luimême
? Oui , l'instinct seul nous inspire ce qui est bien ;
c'est en le combattant que nous formons de faux jugemens.
Soyons de bonne foi avec nous-mêmes , et la
fausseté des raisonnemens disparaîtra. Le raisonnement
ainsi épuré élévera nos pensées et nos actions ; nos passions
, sources de tant de maux , seront modérées et cesseront
de faire notre tourment et celui de nos semblables.
L. C. D. L. B. C.
OCTOBRE 1816 . 501
wwww
LETTRE AU RÉDACTEUR ,
Sur les parapluies des Dames.
Monsieur
J'ai recours à votre impartialité. C'est au bon Mercure
que je dois ın'adresser , car il faut dans ma cause
l'inflexibilité de Caton : je vais déposer contre les dames .
Je suis de Beaune , et fort étranger à toutes les modes
du beau sexe de la capitale. Loin de moi cependant
d'avoir la hardiesse de les censurer , tant d'autres l'ont
fait pour moi . On a ri des schalls à cartes géographiques
et à mappemondes; je contemplais dernièrement des
pièces d'indiennes destinées à faire des robes et qui représentent
des tentes , descanons et des bataillons armés :
tudieu , me suis-je dit , que ces dames seront bien gardées
! Les petits chapeaux à l'anglaise , les patins n'ont
pas moins attiré mon attention; mais je ne ime mêlerai
point de toutes ces choses , on en a ri , et j'aurais mauvaise
grâce d'exposer de nouveau , sur les mêmes objets ,
ces dames à la satire. Toutefois il en est qu'on n'a pas
examinés , et les plus graves motifs me forcent à vous
parler de leurs parapluies.
Le parapluie à canne est à la fois trop utile et trop
commode pour que je fasse aux dames un crime de l'avoir
adopté Si cependant elles n'étaient pas aussi fréquemment
hers de chez elles , ily aurait moins de dangers
à courir , ainsi que vous allez en juger. Le parapluie
est d'ailleurs pour elles d'un usage ancien qu'on n'a fait
que renouveler : aussi n'ai-je à les reprendre que sur la
manière dont elles s'en servent lorsqu'il fait beau ; voici
mon aventure. Je n'ai fait encore que mon exorde ,
j'arrive à mon récit.
Je suivais l'autre jour l'un des trottoirs du Pont-Neuf
une dame à très-jolie tournure marchait devant moi :
s'appuyant sur son parapluie. Curieux de juger si se,
traits répondaient à sa taille élégante , je double le pas s
;
502 MERCURE DE FRANCE.
àBeaune comme ailleurs on est curieux; je m'avance
pour la contempler de côté. Ne voila-t-il pas qu'au moment
où je m'approche , elle s'avise de porter arme , et
deplacer si brusquement son parapluie en caporal , que
je me sens frappé sur l'oeil. Une autre dame, qui me
croisait en sens opposé, fait enpassant le même mouvement
militaire , et me voilà frappé sur l'autre oeil . On
ne fut jamais aussi funestement placé entre deux feux.
Ces amazones me marmottèrent quelques excuses , et
poursuivirent leur marche en souriant malignement.
Tandis que je me frottais les yeux , une troisième survient
, et toujours l'arme au bras; cette fois j'en fus
quitte pour une large raie de crotte au bras , car le bout
de la canne sortait du ruisseau , et mon bel habit marron
est taché pour toujours . Corbleu ! m'écriai -je , je me
vengerai à la fois de tout le sexe porte - parapluie , en
faisant insérer le fait dans un journal.
J'ai dit , Monsieur , que je comptais sur votre impartialité
, sur votre ame inflexible ; j'ose croire que vous
répondrez àma confiance en publiant ma lettre. On rira
peut- être de ma curiosité ; mais pouvais-je deviner ,
moi pauvre provincial , qu'il faut craindre à Paris que
les dames à parapluies ne vous donnent dans l'oeil .
Agréez , Monsieur , etc.
w
L'AVEUGLÉ , de Beaune.
LA FRANCE APRÈS LA RÉVOLUTION.
( III et dernier article. )
Nous avons vu dans l'article précédent , quels inconvéniens
résultaient de la division du peuple en trois
ordres , qui étaient devenus autant de partis armés les
uns contre les autres .
Réduire ce peuple à un système d'unité au moyen
d'une égalité politique , dans laquelle viendraient se
fondre toutes les distinctions , toutes les oppositions d'intérêts
, toutes les sources de divisions et de discordes ; le
OCTOBRE 1816 . 505
constituer en puissance législative , afin que sa volonté
ayant concouru à l'établissement des lois, il n'en fût
que plus obligé à leur exécution; rendre cette puissance
permanente , et en renouveler les élémens de manière
àce que l'opinion publique fut continuellement représentée,
pour que legouvernement , marchant par cette
opinion, n'eût rien à redouter d'elle , et que les institutions
pussent suivre le cours de la civilisation , tels sont
lesprincipaux perfectionnemens qu'indiquaient
convéniens , et qu'appelaient les idées du siècle.
ces in-
Il serait résulté de ces perfectionnemens une véritable
démocratie , qui n'aurait pu se trouver en contact immédiat
avec le pouvoir monarchique , sans que l'un des
deux ne finît par détruire l'autre ; et comme un gouvernement
entièrement démocratique n'est pas plus dans
nos moeurs qu'une monarchie absolue ,il était indispensable
de mettre entre ces deux forces opposées une force
égale et immobile , qui, les empêchât de se heurter.
Nous avons vu plus haut que l'ancienne aristocratie , la
noblesse , ayant trop d'intérêts à débattre avec le peuple,
ne pouvait plus remplir cet objet. Il fallait donc tirer
du sein de ce peuple une aristocratie nouvelle qui en
fût indépendante, mais ne lui fût pas opposée. C'est
ainsi que s'est formée la chambre des pairs.
Enfin, la nécessité d'isoler la majesté royale des débats
souvent licencieux de la tribune , et de concilier le
respect et l'obéissance dus au souverains , avec la liberté
dediscussion nécessaire à la confection des lois , motiva
l'institution d'un conseil de ministres , qui représentant
le pouvoir monarchique , peut descendre pour lui dans
l'arêne et y combattre sans d'autres avantages que ceux
qui lui sont assurés par sa constitution. ( 1)
(1) Sidans notre opinion lesdéputés sont en droit de ne voir que
les ministres et jamais le roi , dans la discussion des projets de loi
qui leur sont présentés , cette distinction ne doit pas sortir de l'enceinte
de la chambre; par tout ailleurs une obéissance passive est
lepremier devoir des sujets envers le souverain , qui représente la
loi rendue. Les ordonnances contre lesquelles un écrivain qui a voulu
'armer de la charte pour attaquer le gouvernement , s'est élevé avec
;
504 MERCURE DE FRANCE .
Telles sont les principales parties du nouveau système
représentatif. Assis sur les vieux fondemens de la monarchie
, il s'élève à la hauteur de la perfection idéale.
Le temps et les révolutions en ont indiqué les bases ;
la philosophie la plus éclairée en a régularisé les plans
et coordonné l'ensemble. C'est donc sur-tout avec les
yeux de la spéculation qu'on doit contempler un ouvrage
dont elle est le principal architecte ; elle seule pouvait ,
dans le grand siècle des lumières , concevoir la possibilité
d'un gouvernement fondé sur la vérité , sur le droit
naturel des hommes , sur la liberté civile et l'égalité
politique.
Mais , dira -t-on , ce qui est bon en spéculation n'est
pas toujours bon en pratique. C'est une erreur , et une
erreur désespérante. Nous approcherons davantage de
la vérité en renversant l'axiome et en disant : ce qui
n'est pas bon en pratique n'était pas bon en spéculation.
En effet , perfectionnez , murissez votre plan ; faites entrer
dans vos calculs les passions des hommes , et quand
vous avez vu que cela est bien , mettez la main à l'oeuvre
et réalisez . En général , nous sommes trop prompts
à douter de notre raison ; ne séparons pas si légèrement
ce qui est de ce qui doit être. Les vérités d'inspiration
tant de force , les ordonnances sont un attribut légal du pouvoir
exécutif, puisqu'elles ne sont autre chose que les moyens d'exécution
de la loi consentie par les trois pouvoirs. Cet écrivain nous paraît
s'être également trompé en arguant de la responsabilité des
ministres , pour se croire en droit de substituer leur nom à celui
du roi dans les accusations qu'il élevait contre le gouvernement. Si
cette responsabilité n'est point encore réglée , les limites du moins
en sont fixées par la charte . L'article 56 dit formellement que les
ministres ne peuvent être accusés que pour trahison ou concussion ,
parce que dans ces deux délits ils agissent indépendamment de la
royauté; dans tout autre cas ils ne sont que les agens du roi , et ne
doivent compte qu'à lui seul de leur gestion. On ne peut donc les
rendre responsables des actes du gouvernement , qui d'après la constitution
émanent uniquement du roi. On ne saurait trop admirer la
sagesse de cette charte , qui ne présente pas la plus petite contradiction
dans ses articles, et dont on ne pourrait changer un seul
principe sans s'écarter du bon sens , et sans renverser toutes les idées
sociales.
OCTOBRE 1816. 505
valent bien les vérités d'expérience : ces dernières ne
sont souvent que relatives. Il est seulement trop vrai
que les spéculations les plus belles rencontrent souvent
des difficultés d'exécution qu'il n'appartient pas aux
hommes de franchir. Il est tel perfectionnement qu'on
ne pourrait atteindre qu'en sacrifiant une génération entière
au bien être des générations futures , et une détermination
si terrible dépasse les droits d'un mortel.
Quand un résultat se trouve séparé de nous par la morale
, l'homme doit s'arrêter ; c'est à l'aveugle destin
qu'il appartient seul de conduire sur le sol hérissé d'obstacles
, ce cylindre de fer qui écrase tout sur son passage.
Cette réflexion répond à ce que disent certaines personnes
, que l'infortuné Louis XVI aurait dû se mettre
à la tête de la révolution pour la conduire vers son but
avoué. Nous pensons qu'il ne le devait pas ; tout ce qu'il
pouvait faire c'était de mourir , et de mourir en roi.
Dans cette époque de profanation et d'effervescence , il
fallait sauver la monarchie des erreurs et de la démence
du siècle; il fallait qu'elle se refugiât dans le ciel pendant
l'opération sanglante du génie révolutionnaire ,
pour redescendre ensuite sur la terre avec la religion et
la vertu , dont elle ne doit jamais se séparer .
Les bornes de cet article ne nous permettent pas de
pénétrer plus avant dans l'examen des parties secondaires
qui complètent l'édifice constitutionnel ; nous
essaierons seulement de prouver que les avantages qu'il
nous assure ont déjà ressorti de la courte expérience qui
a suivi son érection .
On a trop légèrement répété , depuis l'ordonnance qui
adissous la chambre des députés , que la dernière session
législative n'avait produit aucun bien réel pour
l'état. S'il est vrai de dire que cette chambre a contrarié
plusd'une fois les vues conciliatrices du gouvernement ,
excité l'effervescence des uns et les inquiétudes des autres
, et retardé cette fusion des partis , d'où doit naître
lapaix intérieure ; s'il est également vrai que l'état n'a
pris une véritable solidité que depuis la séparation des
chambres , toutes les inductions qu'on pourrait en tirer
506 MERCURE DE FRANCE. 1
1
de
contre les gouvernemens représentatifs , ne nous paraissent
point justes. Dans un état composé de trois pouvoirs,
ce n'estpoint isolément qu'il faut examiner chacun
de ces pouvoirs , c'est dans l'ensemble de leurs rapports
et dans le résultat de leurs travaux . On est effrayé de
l'espèce d'exagération qu'on remarque dans un corps
démocratique , et l'on ne pense pas que le législateur a
compté sur cette exagération , dans les droits qu'il a donnés
au pouvoir opposé. La royauté et la démocratie sont
deux forces contraires dont les parties nuisibles se neutralisent
l'une par l'autre ; ce sont deux extrêmes entre
lesquels est le terme moyen, ou le mieux possible , de
même que chaque vertu , suivant Aristote , se trouve
placée entre deux vices. Nous chercherons l'application
de ce raisonnement dans la manière dont s'est rendue la
loi d'amnistie. Le gouvernement, conduit par la raison
d'état , voulait pardonner tout ; l'opinion publique , qui
ne connaît pas la raison d'état , voulait punir tout :
qu'est-il résulté de ces intentions opposées ? La justice
humaine a été aussi loin qu'elle pouvait aller sans compromettre
la sureté de l'état , et si elle a été forcée de
s'arrêter devant les conquêtes du mal , les principes du
moins ont été sauvés. C'est en cela sur-tout, que la
chambre des députés a rendu un véritable service à la
patrie. Après l'attentat scandaleux du 20 mars , lorsque
l'Europe semblait douter que la France possédât encore
assez de principes sociaux pour se maintenir en corpsde
nation; lorsque le crime heureux et puissant riait des
arrêts de la morale , et trouvait , à défaut de l'estime ,
cette espèce de considération que le pouvoir et la richesse
usurpentsur la corruption publique ; lorsque la jeunesse,
qui s'élevait devant ces funestes exemples , prenait le
succès pour la vertu , la bravoure pour l'honneur , l'intérêt
privé pour le patriotisme , et que toutes les notions
naturelles se perdaient ainsi dans laconfusion des mots ,
lachose la plus importante pour le salut de tous , était
derelever la morale , qui seule peut offrir , dans ses
principes généraux et éternels , des fondemens solides
à l'esprit public. Plus la subversion de ces principes
avait été longue et complète ,plus leur rappel devait
OCTOBRE 1816 . 507
être proclamé avec éclat. La chambre des députés a fait
en cela tout ce qu'on pouvait attendre d'un corps qui
avait le noble mandat de représenter l'honneur français:
c'était là le point principal de sa mission , elle l'a remplie.
Mais , dira-t- on , elle aurait dépassé sa tâche si elle
n'eut été dissoute. Cela peut être ; mais elle a été dissoute.
La constitution est donc bonne , puisqu'elle a en
elle-même des moyens suffisans de se conserver .
,
en se
Des hommes qui ont leurs raisons secrètes pour ne pas
croire à la liberté sous un gouvernement légitime , ont
reproché à cette chambre d'avoir marqué une tendance
entièrement opposée au but de son institution
montrant plus monarchique que le pouvoir monarchique
lui-même , ou , pour nous servir de l'expression consacrée
, plus royaliste que le roi. Il est vrai qu'en ce
point la session législative a présenté un phénomène
unique dans l'histoire des états constitutionnels . Cependant
la chambre a été dans son véritable sens , celui de
l'opposition . L'état se trouvait dans une situation extraordinaire
qui devait nécessiter un système également
extraordinaire. Dans le cours habituel des gouvernemens
, l'opinion menace continuellement le pouvoir
monarchique , dont tous les ouvrages de défense doivent
être tournés contre la démocratie; mais ici la démocratie
, qui venait d'exercer tant de ravages , avait l'opinion
contre elle , et comme cette opinion marche toujours
dans un sens quand elle cesse de marcher dans l'autre ,
la réaction du balancier révolutionnaire était peut-être
inévitable , si le pouvoir monarchique ne se fut tourné
précisément en face de l'opinion du jour. Nous ne saurions
trop le répéter , ce n'est point isolément qu'il faut
juger les pouvoirs législatifs , c'est dans leur ensemble.
La conviction où était le roi , que l'amour de ses sujets
pour lui et leur haîne pour les fauteurs de nos longues
infortunes apporteraient quelque chose de trop dans la
balance , a sans doute influé sur le système de conduite
qu'il a adopté dans l'initiative des lois ; et loin qu'aucun
inconvénient ait résulté de cet état de choses , le pouvoir
démocratique s'est ennobli , et le pouvoir monarchique
s'est popularisé; le premier en frappant de
1
508 MERCURE DE FRANCE.
réprobation les fureurs populaires , et le second en les
pardonnant. Il fallait peut-être ce double résultat pour
que la révolution fut finie .
Dureste , si la chambre des députés a été monarchique
dans ses vues , elle s'est montrée tout à fait démocratique
dans ses moyens . Ses efforts , pour envahir l'administration
par l'indépendance des communes et des provinces ;
ses éternels combats pour s'emparer de l'initiative
royale , son voeu bien prononcé pour le renouvellement
intégral, quand les fonctions de ses membres , loin de
tourner à leur avantage personnel , sont au contraire une
charge pour leur fortune ; sa conduite dans la loi des
élections qu'elle avait d'abord entièrement dénaturée
par ses amendemens , et qu'elle reproduisit ensuite avec
les mêmes amendemens, quandla chambre des pairs
l'eut rejetée ; son exaspération-contre les ministres , la
chaleur de ses débats , son impatience , son exaltation ,
son emportement , tout annonçait la présence de cette
liberté , que l'anarchie et le despotisme avaient tour à
tour éloignée de la tribune. Ce n'était donc pas , comme
ontfeint de le croire alors ceux quicalomniaientles inten
tions du roi , une assemblée de courtisans agissant dans
le seul intérèt du pouvoir , c'était le peuple ; c'était le
génie des tempêtes plébéiennes tonnant sur la tribune
aux harangues; c'était le lion duforum avec ses yeux
étincelans et ses rugissemens terribles ; mais , hâtonsnous
de le dire , c'était le lion populaire enfermé dans
✓une enceinte dont il lui était impossible de sortir , et séparé
du souverain par un ministère qu'à toute extrémité
il eût suffi de lui sacrifier pour l'appaiser .
On attache encore une trop grande importance à la
composition d'une chambre des députés ; il semble , à
voir les allarmes que témoignent beaucoup de personnes ,
que le destin de la France et l'existence de la charte
soient à la discrétion de cette chambre. Sans doute , il
est à désirer que les députés qu'on va élire se montrent
animés de l'esprit de conciliation qui dirige le gouvernement
, et que la révolution , qui est morte par le fait ,
ne revive plus dans nos souvenirs ; ( 1 ) mais quand bien
(1) Il n'est pas étonnant que des hommes, qui ont vu tomber à
)
OCTOBRE 1816. 50g
même cette nouvelle chambre épouserait les haînes et
les préventions qui s'étaient établies dans l'ancienne;
quand bienmême ces députés n'embrasseraient la charte
quedans l'intention de l'étouffer , croit-on qu'ils y pourraient
parvenir ? En résultat , le pouvoir démocratique
n'est rien sans les autres pouvoirs ; il faut , pour l'existence
d'une loi , le consentement de la chambre des pairs
et la sanction royale. Si les députés étaient tourmentés
de cet esprit de gouvernement qui s'empare si souvent
des assemblées délibérantes , on les laisserait s'amuser
à discuter des propositions de loi auxquelles on ne donnerait
aucune suite. Mais , nous diront les alarmistes ,
le roi ne peut se passer d'impôts , et si la chambre ne
voulait s'occuper du budget qu'à de certaines conditions,
le roi serait bien obligé de céder à ses demandes. Cette
supposition se détruit d'elle-même. C'est précisément
parce que les députés savent très-bien que la société ne
peut se înaintenir sans contributions , qu'ils ne refuseront
pas de les décréter ; ce serait dire nous ne voulons
pas être gouvernés cette année , ét une assemblée de
propriétaires ne tiendra jamais un tel langage. La royauté
et la chambre seront donc à cet égard dans une simili
leurs côtés la tête de leurs amis etde leurs proches , sous le couteau
des anarchistes , et qui eux - mêmes ont été en butte aux plus cruelles
persécutions , aient encore la vue pleine de ces affreuses images ; il
est même probable qu'elles les obséderont jusqu'au tombeau; mais
il est bonde remarquer que les Français qui approchent de leur
trentième année , c'est-à-dire , ceux qui composent la partie forte de
la nation , avaient à peine âge de raison lorsque toutes ces choses
se passaient. Ces fantômes sanglans qu'on se plaît à explorer ànos
yenx, font donc assez peu d'impression sur l'esprit de la génération
présente. Robespierre et Marat ne sont pluspour nous que des personnages
historiques assez étrangers à nos intérêts , et nous pourrions
dire des noyades etdes lanternades , ce que disait ce marguiller
d'unvieux tableau de son église , dont on lui demandait l'explication:
<< Ceci ne s'est point passé de mon temps. >> Nous sentons le
besoin de sortir enfin de cette fantasmagorie révolutionnaire qui
éternise dans nos coeurs les haînes et les frayeurs, et d'affranchir
un siècle , qui est le nôtre , de l'empire si funeste du siècle passé.
Vivons un peu dans le présent , beaucoup dans l'avenir , et n'oublions
pas qu'il faut boire de l'eau du Léthé avant d'entrer daus les
bosquets heureux de l'Elysée .
510 MERCURE DE FRANCE .
tude de position qui facilitera toutes les transactions ,
une fois le budget réglé , qui empêchera qu'on ne termine
la session , si l'on n'a pas à se louer des députés ,
etqu'on ne remette à une autre année les lois sur lesquelles
on ne pourrait s'accorder ?
Ceux qui s'imaginent que le roi ne peut gouverner
sans les chambres , ont-ils donc peur de manquer de
lois ?
Nous ne saurions trop le répéter pour faire cesser la
frayeur que cause assez généralement le mot degouvernement
représentatif; la chambre des députés n'est
point appelée à gouverner , mais à régler le budget de
l'état. Il ne faut pas croire que les lois seront toujours à
faire ou à refaire en France. Nous n'aurons pas toujours
des amnisties àdécréter , des cris séditieux à réprimer ,
des libertés à restreindre. En temps ordinaire , les délibérations
de la chambre ne porteront que sur les impcsitions
, et de loin en loin sur quelques articles de jurisprudence
qui auront besoin d'être rajeunis ; et quand
une fois on sera bien d'accord sur ce point , qui maintenant
fait toute la question entre les pouvoirs monarchique
et démocratique , conservera-t-on le système
fiscal , ou essayera- t-on de rétablir le système foncier ,
ladiscussiondu budget pourra se terminer en huit jours ,
et la présence des chambres sera sans objet.
On ne doit donc rien craindre de cet esprit démocratique
, dont l'exagération même n'a aucundangerpour la
société ; d'un côté la chambre des pairs , de l'autre la
prérogative royale, opposent des bornes éternelles à ses
écarts; ainsi la tranquillité publique est garantie , et
l'autorité monarchique est fortifiée par la constitution :
l'intrigue sera sans moyens devant la libertédes passions;
tout dans le gouvernement pourra marcher à découvert;
les discussions sont publiques et la liberté sortant du
choc des opinions plébéiennes ne sera plus voilée , ni
pour les peuples , ni pour les rois.
Mais cet amour de la patrie qui ne peut que se fortifier
dans nos ames à mesure que nous examinerons de
plus près les divers points de notre constitution , prendra
encore une nouvelle consistance quand la France moderne
apparaîtra à nos regards dans l'admirable per
OCTOBRE 1816. 511
fection de son système administratif. En effet , si la
beauté qui a tant de charmes pour nos yeux , qui a tant
de pouvoir sur nos coeurs , résulte , pour les choses physiques
de la justesse des proportions et de la simplicité
régulière des diverses parties d'un tout , ces règles appliquées
aux choses intellectuelles , doivent produire ce
beau moral que nous ne pourrons découvrir dans notre
patrie , sans que nos yeux en soient enchantés , notre
orgueil flatté , et sans que notre amour s'en accroisse.
Autant l'ancienne France , considérée sous ce point de
vue , était incohérente et difforme , autant la France
moderne est régulière et uniforme. Tout autrefois semblait
tendre à localiser les intérêts et à substituer l'égoïsme
de corps à l'esprit national, toutes les classes de citoyens
étaient divisées en petits cercles qui s'isolaient dans le
sein de l'état : les arts , les métiers , les institutions de
bienfaisance , les confréries , les communes , tout avait
sa caisse , ses règles , ses lois , sa police , dont ils ne
devaient de compte à personne ; et ce qu'il y avait de
plus singulier , c'est que ces règles , ces lois , cette police ,
changeaient suivant les provinces et suivant les villes.
Tout maintenant tend à centraliser les intérêts et à les
réunir dans un seul et même cercle , la patrie. La loi
est une , la jurisprudence est une, la police est une;
tout arrive de centre en centre jusqu'au centre commun
qui est le trône ; tout arrive de ce trône jusqu'aux dernières
extrémités du corps politique. Allez sur les bords
où fleurit l'oranger , sur ceux où jaunit le tabac ; allez
sous le beau ciel du Languedoc , ou sous le climat brumeux
de la Flandre maritime , par tout vous trouverez
lemême magistrat avec les mêmes attributions , le même
pouvoir; par tout vous serez protégépar la même surveillance
, etjugé dans les mêmes formes .
On a beaucoup parlé dans la dernière chambre des
députés contre cette centralisation ,dont il est vrai que
l'ancien gouvernement avait abusé dans sa détresse pour
s'approprier toutes les caisses locales ; mais ce n'est point
par l'abus qu'il faut juger une institution , c'est par l'usage;
ce qui était nuisible et pernicieux sous un gouvernement
subversif et arbitraire , sera bon sous un
gouvernement constitutionnel , où les ministres sont
512 MERCURE DE FRANCE .
constitutionnellement devant le tribunal de l'opinion .
On a égalementparu regreter dans cette chambre, que
le clergé n'eût plus en France ces vastes possessions territoriales,
qui lui assuraient une si haute importance politique
; personne plus que nous ne désire que la religion
soit florissante , personne ne fait plus de voeux pour que
ses ministres trouvent la considération et le bonheur au
sein de cette société qu'ils éclairent et qu'ils consolent ;
mais, est-il nécessaire, pour cela qu'ils possèdent des
propriétés foncières ? Ne serait- il pas plus conforme à la
sainteté de leur vocation qu'ils reçussent de l'état des
revenus suffisans , et même plus que suffisans à leurs
besoins , afin qu'ils fussent dispensés de tout esprit de
calcul , et que rien de terrestre n'altérât la pureté de
leur ame ? Veut-on les forcer de descendre des hauteurs
de la religion aux viles spéculations de l'intérêt de propriété,
et de consacrer aux soins des affaires de ce monde
des instans qui seront perdus pour les malheureux et les
affligés ? Ne voit-on pas d'ailleurs que donner des terres
au clergé , c'est assurer des moyens de finances aux révolutionnaires
à venir ; c'est mettre sous la main de la
première faction populaire des biens situés hors du
peuple , et que l'opinion ne défend pas ( 1 ) .
Nous ne voyons donc rien dans nos institutions qui
ne soit le résultat de la plus parfaite civilisation , qui ne
garantisse la grandeur politique de la France , et ne
doive concourir à nous rendre plus cher ce nom de
Français , si anciennement en honneur dans les contrées
les plus éloignées.
Si des institutions qui régissent la société nous descendons
ensuite à la société elle-même , avec quel orgueil
ne verront nous pas l'état florissant où se trouvent
(1) Au reste cette question , comme toutes celles qui ont divisé
la chambre et le ministère , rentre dans ces généralités. Conserverat-
on le système fiscal , ou essayera-t-on de rétablirde système foncier
? Laissera-t-on dans la dépendance de l'état tous ceux qui
constituent sa force , ou bien les rendra-t-on indépendans. Maintiendra-
t-on les changemens matériels qui se sont accomplis dans
le siècle , ou essayera-t-on de rétablir ce qui était dans tel ou tel
siècle ?
OCTOBRE 1816 . 513
1
1
chez nous l'agriculture , les arts , l'industrie commerciale
et manufacturière ? Jamais , dans aucun siècle ,
une nation ne présenta un asseinblage aussi imposant
d'hommes lettrés , de guerriers illustres , d'excellens
artistes , de gens versés dans toutes les sciences utiles ;
jamais ces sciences ne furent poussées à un si haut degré
deperfection : est-il un peuple où le sentiment des beaux
arts soit si général , où le génie se reproduise et se multiplie
sous tant de formes , où l'esprit ait autant de
ressort et d'activité ? Est il une nation où la peinture ,
la sculpture , l'architecture , soient cultivées avec tant
d'éclat ? Ce Prudhon , que les étrangers ont nommé le
Corrège moderne; ce Gros , qui a le pinceau large et
facile de Rubens ; ceGuerrin , presque aussi dramatique
que Racine ; ce Giraudet , ce Gérard , et une foule
d'autres artistes qui tous possèdent les parties supérieures .
de leur art , assurent à l'école française la palme du
dix-neuvième siècle , et appellent de tous les points de
l'Europe l'or et l'admiration des étrangers. Loin donc
que la France ait perdu quelque chose de son antique
splendeur pendant les désordres de sa révolution , sa
beauté s'est encore accrue ; ses monumens , ses canaux ,
ses grandes routes , se sont multipliés , et les infortunes
privées semblent avoir tourné au profit de la prospérité
nationale. Les lumières ne sont plus comme autrefois
le propre d'un petit nombre de citoyens , elles sont générales
, elles sont répandues sur la nation entière ; la
politesse , l'éducation , l'élégance , ont ennobli toutes les
classes ; le luxe et le goût ont tout conquis , tout embelli
, tout épuré , les idées se sont élevées , et la philosophie
, ratifiée par l'expérience , s'est réconciliée avec
la religion pour éclairer les hommes . Ainsi , tous les
élémens de la véritable grandeur se trouvent réunis chez
nous , et cette grandeur est d'autant plus solide , qu'elle
n'est point le résultat d'une extension disproportionnée ,
mais qu'elle s'appuie sur les richesses toujours renaissante
du sol le plus fertile de l'Europe . En effet , tel est
l'avantage d'une nation agricole, sur celles qui ne sont
que commerçantes et manufacturières , que la grandeur
de ces dernières est pour ainsi dire éventuelle , p3ui3squ'elle
514
MERCURE DE FRANCE .
est fondée sur une industrie dont la source et les débouchés
sont situés hors de son sein , tandis que la France
pourrait se passer des nations voisines , et n'a rien à
gagner ni à apprendre avec elles .
Aucun événement extérieur ne peut donc compromettre
l'existence d'une nation qui s'est placée si haut
dans la civilisation , et qui trouve tant de ressources dans
les richesses de son territoire . Les désastres de Mont-
Saint-Jean ne doivent point enchaîner nos espérances
ni décourager nos ames ; la France a traversé plus d'une
fois , avec gloire , des circonstances tout aussi graves;
les cyprès de Poitiers et de Pavie n'ont point empêché
la tige florissante du lis français de s'élever au-dessus
des puissances du monde ; c'est dans la conscience de
nos forces, dans notre union que chaque jour semble
cimenter davantage, dans les lumières et la sagesse d'un
roi qui , pour nous servir d'une expression des livres
saints , sonde notre coeuret nos reins , que nous devons
trouver ce calme et cette sécurité qui attend les événemens
sans les craindre , et qui fut toujours l'attribut de
la véritable grandeur.
Telle est cette France trop souvent calomniée par ceux
de ses enfans qui ont encouru sa disgrace;telle est cette
patrie, que les sophismes d'une faction expirante voudraient
en vaindérober à nos regards. Malheur aux ames
fiétries , aux caractères usés, quin'auraient pas puisédans
letableau imparfait que nous venons d'esquisser , quelques
sentimens d'amour pour leur pays , et de reconnaissance
pour le souverain qui nous gouverne; malheur
aux Français qui vont chercher dans l'étranger des sujets
d'admiration , et qui érigent enhéroïsme chez les Bruce
et les Wilson , des sentimens patriotiques qu'ils prétendent
ne plus exister en France ,parce que leurs coeurs
souillés ne sont pas capables de les éprouver ; ne soyons
point dupes de ce chagrin affecté avec lequel , au nom
de la patrie et de l'honneur; on essaye de nous dire
qu'il n'y a plus ni patrie ni honneur. Il n'en est pas un ,
parmi ceux qui tiennent ce langage , dont l'ambition
ou l'intérêt ne pût nous expliquer le prétendu découragement.
L'honneur et lapatrie sont en nous , qui n'avons
OCTOBRE 1816. 515
1
point trempé nos mains dans le sang royal; en nous ,
qui n'avons point vendu la liberté publique à l'ambition
d'un dictateur ; en nous , qui n'avons point prostitué
nos talens , qui n'avons point ramené à la nation le tyranque
lanation avait chassé de son sein ; en nous , qui
sommes Français , qui apprécions le bienfait de la
charte constitutionnelle , qui aimons , qui chérissons le
monarque auquel nousdevons notre liberté , qui croyons
à lalégitimité dans une monarchie héréditaire ; en nous
sur-tout qui sommes jeunes encore , et qui trouvons dans
la vigueur de nos ames , dans l'élévation de nos idées ,
dans l'unanimité de nos voeux et de nos sentimens , de
quoi répondre à la France de la solidité de ses institutions
et de ses destinées glorieuses .
DE LOURDOUEIX.
1
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
Le Médisant.
C'est un désavantage d'être exposé tous les jours àdes
attaques auxquelles on ne peut répondre qu'une fois par
semaine. Pour remédier à cet inconvénient , j'ai adressé
au Journal général ma réponse à un article de la se
maine dernière dirigé contre moi , au sujet du Médi
sant. Il a refusé de l'imprimer ,parce que j'y faisais voir
sa maladresse à contrôler la critique d'une comédie qu'il
déclarait ne pas connaître. Voulant que ma lettre parût
dans une feuillequotidienne, j'ai priéalors le rédacteur en
chefdu Constitutionnel de la publier : il a eu cettebonté.
Le rédacteur des spectacles de ce dernier journal , se
trouve être l'ami intime de M. Gosse; il a cru devoir
ajouter à mes réflexions un petit correctif : rien de plus
naturel , et loin de m'en plaindre , je suis le premier à
reconnaître que cela fait l'éloge de son coeur. Mais l'a
33. 1
516 MERCURE DE FRANCE .
nonyme du Journal général est devenu furieux de la
publication de ma lettre , et son petit article est cent
foisplus comique à lui seul, que les trois actes du Médi
sant ensemble. Voici la substance de ce morceau curieux:
« Vous êtes un ingrat; j'avais fait votre éloge, croyant
>> que vous feriez le mien; mais puisque vous n'avez pas
> dit du bien de moi, je vous ôte votre esprit.>>>
Nul n'aura de l'esprit , hors nous et nos amis.
On reproche aux Femmes savantes de renfermer plasieurs
traits qui ont vieilli. L'anonyme du Journalgénéral
justifie bien Molière de cette accusation. Je vous
retire donc, medit mon terrible antagoniste , lecertificat
d'homme d'esprit. Courez tous au Journal général ,
vous qui pouvez être les amis du rédacteur de la semaine
dernière :
Là , pour vous , de l'esprit se tiennent les bureaux .
Parce que j'ai dit et prouvé que le Médisant ressemblait
à tout , l'anonyme m'appelle l'homme aux ressemblances
, ce qui n'est pas trop correct ni trop clair ; mais
il les aime assez lui-même. Dans sa réponse , il s'assimile
modestement à Voltaire. Il aurait mieux fait , ce
me semble , de se comparer
AGallais qui n'a pas , mais qui donne l'esprit.
Comme Alceste , pour avoir été trop sincère, je me
suis attiré le courroux du Journal général et du Constitutionnel.
Eh bien ! Messieurs , je me dédis . J'ai avancé
que le Médisant ressemblait à tout ,je déclare qu'il ne
ressemble à rien : c'est ce qu'il me sera facile de démontrer.
:• En parlant de la première représentation du Médisant,
j'ai ditqquuee l'auteur méritaitde grands éloges pour
la manière dont il avait tracé et soutenu le personnage
de Dubreuil. C'était , je crois , avoir beaucoup d'indulgence;
mais puisque d'imprudens amis s'obstinent à
porter cetttee piece aauux nues , moi je serai le sage ennemi
qui éclairerai M. Gosse sur les nombreux défauts
de son ouvrage. L'impression vient de les mettre au
OCTOBRE 1816. 517
grand jour. Le Constitutionnel égale M. Gosse à Mo-
Tière , ni plus nimoins ; il dit que le Médisant ne pouvait
être fait que par Molière ou par M. Gosse ; il appelle
cette pièce une comédie de caractère; il parle du génie
qu'il a fallu à M. Gosse pour décrire les plus secrètes
pensées d'un homme , et pour dévoiler les replis les
plus cachés de son coeur. Mais pour peindre le Médisant
, M. Gosse n'a eu qu'à copier tous ceux qui l'entourent
, qu'à se copier lui-même ; il n'a eu qu'à le faire
parler, ou plutôt qu'à lui faire répéter enprose rimée les
beaux vers du Méchant et du Misanthrope. La médisance
est un travers commun à tout le monde ; c'est le
soulagement de l'amour-propre et de l'envie. Destouches
l'a dit dans l'Homme singulier :
Lamoitié des humains rit aux dépens de l'autre.
Or, une pièce qui n'offre rien autre chose que ce penchantnaturel
auquel nous sommes tous portes, peut-elle
être regardée comme une comédie de caractère ? Peut-on
donner ce nom à un ouvrage où l'on voit un homme,
qui logé à Paris dans un hôtel garni , trouve plaisant de
changer denom pour s'amuser impunément de tous les
originaux dont une auberge est le rendez-vous ? Le caractère
du Médisant de M. Gosse , est la bonté même ;
tout le monde parle de son bon coeur; c'est enfin une
espèce de railleur bienfaisant , bien loin d'être une
nuance du méchant , selon la définition que Laharpe
donne de la médisance. Duvernoy le dit lui-même à
Dubreuil :
Tu n'as pas tout à fait ce mauvais caractère ;
Je t'ai vu bon époux , et sur-tout meilleur père.
M. Gosse est de meilleure foi que son ami du Constitutionnel;
il nous apprend , par la bouche de Duvernoy
père , qu'il n'a voulu fronder dans ses trois actes
qu'un simple travers :
Mais quel malin démon , dégradant ta belle ame ,
T'inspire le travers dont l'amitié te blâme.
Je n'aurais pas tant critiqué M. Gosse , si ses amis ne
1
518 MERCURE DE FRANCE .
l'avaient pas loué outre mesure. Un caractère ne peut
être développé qu'en cinq actes ; un ridicule , un défaut ,
peuvent tout au plus en fournir trois. Le Misanthrope ,
le Tartuffe , l'Avare , leJoueur, le Glorieux , leMé
chant , sont en cinq actes .
Après avoir placé son personnage dans cette position ,
après en avoir fait un railleur si benin, il était difficile
de l'amener à éprouver lui-même les funestes effets de
son innocente manie. Pour y réussir , M. Gosse a défiguré
une des plus belles situations qu'il y ait au théâtre .
Dans le Philinte de Molière , Philinte , victime de son
propre égoïsme , court les plus grands dangers ; le fripon
qui asurpris sa bonne foi peut triompher ; Philinte peut
recevoir un châtiment terrible de son odieux caractère ;
on ne sait pas comment il pourra échapper à sa ruine ;
on voit bien les efforts d'Alceste et de l'Avocat , mais
on craint encore plus les manoeuvres du fripon et du
procureur : voilà ce qui rend la situation éminemment
dramatique. Dans le Médisant, au contraire , Mme Dubreuil
et Duvernoy père ont peur de laisser trop longtemps
Dubreuil en proie à son inquiétude : il n'a pas le
temps de sentir les conséquences affligeantes de son imprudence.
A peine a-t-il appris qu'un médisant a osé
attaquer sa femme et sa fille , qu'on lui révèle que ce
médisant c'est lui-même; on en plaisante avec lui ; ce
n'est qu'unjeu.On lui dit tout, au moment où Duvernoy
fils vient lui demander raison des traits qu'il a lancés
contre sa maîtresse. Cette scène , bien traitée , aurait pu
produire de l'effet. L'emportement de l'amant , celuide
Dubreuil , à qui l'on veut faire expier sa médisance,
quand il songe lui-même à venger sa famille outragée ,
les efforts de Duvernoy père pour arrêter le duel , la
crainte de ne pas le voir réussir; tous ces moyens habilement
développés auraient pu donner de l'intérêt à la
situation qui est à peine indiquée. Mais il aurait fallu
pour cela que Mme Dubreuil ne mît pas le spectateur
dans la confidence de son projet ; pour que le jeu des
ressorts que l'auteur dramatique fait mouvoir nous surprenne
et nous attache , il ne doit pas avoir la maladresse
denous les montrer d'abord.
OCTOBRE 1816.
519
A.Le Constitutionnel remarque , en faveur du Medisant
, que le succès de cet ouvrage se soutient sans le
secours de Mlle Mars. Mais la malignité est encore plus
propre à donner la vogue , que tout le talent d'une actrice;
et ceux qui aiment les épigrammes doivent être
satisfaits ; la pièce de M. Gosse n'est qu'une suite de
portraits satiriques. Deux vers contre les dénonciateurs ,
que j'ai déjà cités , sont ce qu'on applaudit le plus. Pour
réussir , M. Gosse a ajouté après coup quelques vers de
circonstance. Qu'on ne dise pas, que ce qui par tout
ailleurs pourrait mériterce nom, n'est dans une comédie
que la peinture des moeurs : c'est en faisant agir ses personnages
, et non en décochant des pointes , comme dans
un vaudeville , qu'on peint les travers de son siècle.
D'ailleurs la délation , que la fin de chaque révolution
voit renaître , n'a jamais été et ne sera jamais dans les
moeurs françaises; et comme elle n'est pas assez aimable
pour être long-temps de mode en France , la vogue du
Médisant vabientôt passeravec elle. En supposantmême
que le succès du Médisant soit aussi grand que le Constitutionnel
le prétend, et aussi durable qu'il l'espère ,
qu'est-ce que cela prouve aujourd'hui ? Si l'auteur de
Assemblée defamille me vantait ses trente représen
tations et les honneurs d'une reprise , je lui demanderais
àquoi il faut les attribuer , ou au mérite de son ouvrage ,
ou bien aux 40 louis qu'il a donnés pour la première
représentation seulement ?
Le style n'est pas la partie brillante du Médisant , et
je ne sais comment le Constitutionnel fera pour en déguiser
la faiblesse et l'incorrection. Dans le premier acte
seul, on trouve quatre fois je crois à la fin des
vers ; c'est une cheville d'une ressource admirable. Car ,
rime avec art ; Médisant avec gens ; lisant avec écrivant;
ces mots : traits médisans , y sont répétés à satiété
, ainsi que blamer. Quant au comique de la pièce,
il n'y a pas le plus petit mot pour rire, et quand Dubreuil
dit :
Mais ris done comme moi ......
on pourrait lui répondre , avec Duvernoy père ,
....... . non , ta gaîté m'assomme.
1
520 MERCURE DE FRANCE .
Pour l'action , elle est nulle ; le troisième acte est
presque tout entier imité mal-adroitement du Philinte
de Molière. Un des traits les plus piquans de ce dernier
acte est pris dans le Médisant de Destouches. Duvernoy
père demande à Dubreuil ce qu'il dirait à l'homme qui
acalomnié sa femme et sa fille. Dubreuil répond :
Votre esprit indiscret eut moins touché mon ame (1 ) ,
Si vous n'aviez encor médit que de ma femme.
Dans la pièce de Destouches , la baronne, apprenant
que le Médisant ne l'a pas épargnée plus que le baron ,
dit à son mari :
Il publie à la cour aussi bien qu'à la ville ,
Que vous n'êtes qu'un sot et qu'un vieux imbécille :
S'il n'eutfait que cela le mal serait petit.
Débuts de Mile Wenzel dans Andromaque et l'Ecole
des Maris.
Cette jeune et jolie débutante ne pleure ni ne chante
comme Mile Volnais , mais elle débite les vers de Racine
comme M. Jourdain demande à Nicole ses pantouffles
et son bonnet de nuit. Elle exprime ses craintes sur le
sort d'Astyanax , comme elle dirait : Quel temps ferat-
il demain?Elle n'a pas eu beaucoup plus de succès
dans Isabelle , quoiqu'elle semble plus faite pour rire
que pour pleurer. Elle a un peu mieux joué Iphigénie ,
et un peu mieux encore Rosine , du Barbier de Séville.
Elle ne manque pas d'intelligence ; mais elle
paraît dénuée de moyens. Sa jolie figure a seule trouvé
grâce devant tous les critiques , excepté cependant devant
M. G. du Journal des Débats. Il a lu dans son
Ovide que Mlle Wenzel était trop jeune , trop belle et
trop petite pour jouer Andromaque. Il veut que l'actrice
qui représente la veuve d'Hector ait au moins six pieds ,
et bientôt il nous dira que ce rôle doit être rempli par
(1) Qu'est- ce que c'est qu'un esprit qui touche une ame !
OCTOBRE 1816. 521
5
un homme, comme la comtesse d'Escarbagnas et la
mère Simone. Talma , fort inégal dans les premiers
actes d'Andromaque, et sublime dans le cinquième , a
estropié deux vers de Racine : au lieu de ,
Que la seule vengeance excite ce transport ,
il a dit :
Que la seule vengeance inspire ce transport.
Au lieu de ,
Laisse-moi des périls dont j'attends tout le fruit ,
il a dit à Pylade :
Porte ailleurs des périls dont j'attends tout le fruit.
Mile Duchesnois , qui a eu de beaux momens dans Hermione
, au lieu d'éclater , pour me servir de l'expression
de Laharpe , a pris un ton langoureux , en disant :
Je ne t'ai point aimé , cruel ! qu'ai- je donc fait?
Victor , qui avait été un peu écrasé à son premier
début , par le rôle d'Oreste , a donné de véritables espérances
dans Achille et dans Tancrède. On ne voit
plus en lui l'élève qui répète les leçons de son maître ,
mais l'acteur qui donne l'essor au talent dont la nature
semble l'avoir doué. Il vient , dit-on , d'être reçu pensionnaire.
M. Auguste doit débuter dans Polyeucte.
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE .
Ce théâtre promet toujours beaucoup de nouveautés
et de reprises ; on lit depuis long-temps sur l'affiche : En
attendant la première représentation de Féodor, ou le
Batelier du Don , la reprise de l'amitié à l'épreuve ,
la Soirée orageuse. Quand ce théâtre nous donnera-t-il
donc des soirées amusantes ?
THEATRE DE L'ODÉON.
La Femme jalouse .
Si toutes les pièces du répertoire du Théâtre Français
étaient aussi bien jouées à l'Odéon que la Femme ja
523 MERCURE DE FRANCE.
louse, le faubourg Saint-Germain n'aurait presque rien
à envier à la rue de Richelieu. Mile Délia ne laisse pas
grand chose àdésirer à ceux qui n'ont vu que Mile Leverd
dans Mme Dorsan. Si Closel a un peu de froideur
dans M. Dorsan , je l'aime encore mieux que la chaleur
de mélodrame de Damas. Mlie Fleury vaut bien Mlie
Bourgoin; Baptiste aîné est le seul que Chazel fasse regretter
, dans le rôle de Daranville . Si la Comédie Française
voulait reprendre sa supériorité dans cette pièce ,
il faudrait que Mme Talma remplit encore le rôle de
lafemme jalouse , Mile Mars celui d'Eugénie , et Fleury
celui de M. Dorsan ; mais Mme Talma n'est plus au
théâtre , Mile Mars est absente , et Fleury ne jouera bientôt
plus rien ; il se retire au mois d'avril.
THEATRE DE LA PORTE SAINT- MARTIN .
Première représentation du Mari en bonne fortune ,
vaudeville de M. Henri.
C'est un petit acte sans conséquence , dont le succès
n'aurait eu rien de remarquable sans la réclamation sérieuse
auquel il a donné lieu. M. Maréchalle.a porté
plainte contre M. Henri , qui n'est autre que M. Henri
Simon. Il l'accuse d'avoir donné , à son insu et par abus
de confiance , au théâtre de la Porte Saint-Martin , cette
piece qu'ils ont faite ensemble il y a quatre ans , et qui
a été lue au Vaudeville et aux Variétés , sous les titres
de l'Auberge du Croissant et de la Femme capitaine.
L'affaire va être renvoyée devant les tribunaux;
mais la marchede la justice est si lente , et le succès d'un
vaudeville si rapide , qu'il est à craindre pour M. Maréchalle
qu'il n'y ait plus de pièce de conviction. Le théâtre
delaPorte Saint-Martin , pour nous consolerde la perte
d'Hamlet et de Samson, que l'Opéra lui défend de jouer,
va nous donner la Perdrix rouge , comédie en un acte,
et les Corbeaux accusateurs , mélodrame à grand spectacle.
Il espère que les aîles de ces oiseaux le porteront
aussi haut que celles de la pie voleuse.
THEATRE DE L'AMBIGU COMIQUE.
Cethéâtre vient de reprendre incognito l'Amour à
OCTOBRE 1816. 523
l'anglaise, vaudeville joné autrefois aux jeunes Elèves.
L'affiche ne porte pas le nom des auteurs ; mais à la
manière dont le Journal de Paris a vanté cette mauvaise
pièce , j'ai deviné qu'elle était de MM. Rougemont
et Ourry , rédacteurs dudit journal. En parlant l'autre
jour de la représentation du Chevalier à la mode , dans
laquelle Armand a remplacé Fleury , ces Aristarques
disaient, que grâce à Fleury, cette comédie serait toujours
vue avec plaisir. Fiez-vous encore aux éloges du
Journal de Paris!
ww wwwwwwwwww
E.
INTERIEUR .
L'objet qui occupe le plus généralement les esprits , est la nomination
faite par les divers colléges électoraux de département, des
députés quidoivent former la nouvelle chambre. Nous croyons donc
qu'il sera agréable à nos lecteurs de trouver ici la liste de tous les
choix connusjusqu'à ce moment.
Ain.M. Camille Jordan.
Aisne. MM. le duc de Gaëte , de Courval , de la dernière chambre;
Carlier , maire.
Aube. MM. le comte de la Briffe , Paillot de Loinel.
Aveyron. MM. le baron de Capelle , le comte de Mustuejols , de
Bonald, de la dernière chambre, Thomas , procureur du roi; le
baron Nogaret , ancien préfet de l'Hérault .
Doubs Les premiers votes ont été annullés ; les élections suivantes
ont été faites : MM. Corvoisier , Chifflet , de la dernière
chambre ; Clément , le comte de Scey , de Grosbois , de la dernière
chambre.
Eure. M. Lisot , ancien député , est le seul qui ait été élu. Le
collége électoral s'est séparé.
1
Eure et Loire. MM. Courtavel , Caquet
Gard. MM. Vogué, Calvières , Trinquelague , tous trois de la
dernière chambre .
Hérault. MM. Montcalm , Durand, tous deux de la dernière
chambre: Ratye , maire de Cette.
Illeet Vilaine. Corbière , ex-député ; Vauquelin de la Rivière ,
ex-député; Garnier-Dufougerai , ex-député ; Moreau , frère du général
, et administrateur des postes.
Indre. M. le comte de Bondi .
Indre et Loire . MM. Gouin , Moisan , Perceval de Witenstorff,
commissaire ordonnateur .
Isère. MM. Savoie-Rollin, ex-député; De la Vallete , Lombard,
Bellescise.
524 MERCURE DE FRANCE .
Jura. MM. Brulé, Babei , tous deux de la dernière chambre;
Jobei , Gagneur , de la dernière chambre.
Loire.MMd. eVougi , président du collége ; Dugas des Varennes ,
de Pommerol , tous ex-députés .
Loire inférieure. MM. Richard jeune , Peirasset..
Loiret. MM. le baron de Talleyrand , de la dernière chambre ;
Crignon d'Aujoner, Henri de Longueve.
Loireet Cher. M. Josse-Beauvoir.
Maine et Loire. MM. Dandigné des Alliers , Papiera-Verrier .
Marne. MM. Royer-Collard, conseiller d'état , et de la dernière
chambre , Froc la Boullaye , Ruinard.
Marne (haute). MM. Becquei , sous-secrétaire d'état au ministère
de l'intérieur; Beugnot, ministre d'état; Sainte -Aldegonde ,
Pastoret .
Meuse. MM. Saunier , Bazoche , ex-députés....
Moselle. MM. Ernouf, lieutenant-général ; Voisin de Gartempe ,
premier président de la cour royale ; de Hansen , tous trois de la
dernière chambre ; Dúcherret , propriétaire.
Nièvre. MM. le marquis de Pracontal , Clément , colonel , exdéputés.
Nord. MM. Beaussier-Mathon , négociant , ex-député , de Forest ,
de Mooster , couseiller de préfecture , ex-député ; Brigod.
Oise. M. Destissac .
Orne. MM. le prince de Broglie , Delaunai , ex-députés ;le comte
d'Orglande , Drnet de Vaux.
Pas de Calais . MM. Blanquart- Bailleuil , ex -député ; Francoville
, d'Harlincourt , Harlai,
Rhin (bas). MM. Ellets , propriétaire ; Kern , conseiller de préfacture;
Magnier-Grandpré, tous trois ex- députes ; Reibell, propriétaire.
Khône. MM. le comte de Fargues , maire de Lyon; de Magneval ,
de Cotton, de la dernière chambre.
Saone et Loire MM. le marquis deGannay, président du collége;
Paccard, le marquis de Beaurepaire , le marquis de Doria.
Seine. MM. Pasquier, ministre d'état ; Bellard, procureur général
de la cour royale; Lafitte , banquier; Try, premier président dutribunal
de première instance ; Chabrol , préfet du département; Lebreton
, notaire; Roi , avocat ; Delaitre,du conseil général de département.
Seine Inférieure. MM. Ribard , maire de Rouen ; le comte Bengnot,
président du collége ; Begouen , conseiller d'état , le prince de
Montmorency , Duvergier de Hauranne .
Seine et Marne. MM. Despatis , procureur du roi ;
Seine et Oise. MM. Delaistre , ancien préfet du département;
Usquin. de la dernière chambre ; le marquis deBizemont , Destouches
, préfet du département.
Somme. MM. Cornet-d'Hincourt , Hardivilliers , Lemarchandde
Gomicourt , Morgan du Belloi , tous de la dernière chambre.
Vendée. MM. le baron Dufougerai,ex-député ;de Laval.
OCTOBRE 1816. 525
Vienne(Haute). MM. Bourdeau, Mousnier, Buisson, ex-députés.
Yonne. MM. Jaquinot- Pampeluune , président du collége;Hay,
de la dernière chambre; le marquis de Villefranche.
Allier. MM. Aupetit-Durand, Preverent de la Bouteraye , tous
deux de la dernière chambre .
Ardennes. MM. Demousseaux , le baron de Salis .
Calvados. MM. Charles d'Hautefeuille , Heroult de Hotto , ancien
conseiller au parlement , tous deux de la dernière chambre ; de
Cordei ,de Folleville ,de la dernière chambre,
Charente. M. Albert , ex-député.
Cher.MM.le baron Augier , maréchal-de-camp; Bouin , docteur
en médecine , tous deux de la dernière chambre.
Creuse M. Michelet , président du collége.
Deux- Sèvres. M. Jard - Panvilliers , président à la cour des
comptes.
Meurthe. MM. Lefrogne , notaire ; le baron Louis .
Nord(bis).MM. le baron de Coppens , le maréchal duc de Trévise.
Les nominations de ce département sont complètes.
Rhin (Haut). MM.de Serre , Voyer d'Argenson , de la dernière
chambre.
Saone (Haute). MM. le marquis de Grammont , de la dernière
chambre ; Martin de Groi./
Seine inférieure. M. Castel , négociant à Dieppe.
Vendée. M. Bejari.
On avait répandu le bruit que la fièvre jaune s'était manifestée
à la Pointe à Pitre ; que sir Leith avait concouru de tous ses
moyens à procurer la sureté de l'île , tandis que les troupes nouvellement
débarquées occuperaient un camp sain et commode, où elles
pourraient rester jusqu'au moment où les symptômes de cette maladie
seraient disparus . Les dernières nouvelles arrivées de cette île
et de la Martinique , où ce bruit avait pris naissance , ont rassuré
contre toutes les craintes . Il est faux que la fièvre jaune se soit manifestée.
Le 19 septembre, un orage a éclaté à Sommedienne , dans
le département de la Mense ; la flèché du clocher a été détruite , et
la tour frappée en plusieurs endroits . Unhomme et une femme qui
s'étaient retirés sous un arbre , ont été frappés de la foudre ; l'homme
est mort sur- le-champ : on dit la femme morte ; tout son corps a
été brûlé. Un enfant qui était près d'enx , n'a eu que des meurtrissures
. Malgré la répétition fréquente de ces événemens , on cède au
premier mouvement , celui de se mettre à l'abri. Il faut donc aussi
iépéter ,que dans le moment où il tonne , on doit éviter de courir ,
de se mettre sous des arbres , et auprès des meules de foin et de
paille.
Le ministre vient de faire publier dans un ordre du jour , la
défense d'introduire aucun changement dans l'uniformeet l'armement
des troupes . Les frais occasionnés seront à la charge des offieiers
qui auront ordonné les dépenses.
TABLE DES MATIÈRES
DU
TOME SOIXANTE - HUIT.
POESIE.
La Restauration . ...
Les Désirs .....
....
...
...
Pages.
3
49
Epitaphe de M*** . ..... ...
100
La mort d'un époux .. Id.
Couplets adressés à Mgr. le duc de Berri ........ 102
Ode sur la conspiration de 1812 .
........
145
Le jugement dernier. 149
Lacontrition du délateur 150
APyrrha , Ode traduite d'Horace ........... 193
Roller et Colin , Conte .... .... 194,243
Le Maitre et son Valet , Conte . 197
Traduction nouvelle du distique de M. Malingre . 198
Vers à Madame *** ... ... Id.
Saint Louis , Chant gallique .... .. 241
Ode après la campagne de Russie 1812 . .....
La bulle de savon , Ode.
..
..
289
......
293
Stances , par Ducis , peu de jours avant sa mort . Id.
A Mile C. F ...... .. 295
Discours de Galgacus , traduit de Tacite .. ... 337
AChloé, Ode d'Horace .
L'épouseur accommodant, Conte ..
...
....
341
Id.
Le Rendez-Vous ... 342
Le club des Puritains .
Endymion , Cantate.
...
.........
........
343
585
AMme de B*** ..
Elégie sur la mort de Millevoye .
A Miles F.
Le lendemain des Rois ...
Envoi d'une montre ..............
....
..... 388
• ....... 433
... ... 456
..............
437
Id.
TABLE DES MATIERES . 527
La Grèce , Elégie .
Le Précepteur et son Elève...
Pages.
481
483
ENIGMES , CHARADES ET LOGOGRIPHES.
Logogriphes , Enigmes , Charades . 5 , 51 , 52 , 105 ,
104 , 151 , 152 , 199 , 200 , 247 , 248 , 295 ,
343,344,389 , 390 , 437,458 , 484..
LITTÉRATURE ET ARTS .
Quatre événemens dans un jour ; par Mme Dufrénoy...
...
7.
Note sur la dernière Elégie de Mme Babois ....
Examen de l'ouvrage de Don Juan Escoiquiz ..
Notice sur Berruguete (Alphonse ) .
17
18
30
1
La nouvelle Emma . 53 et 105
Observation sur une nouvelle carte de la Retraite
des dix mille et la dénomination des villes Epithraces
; par M. Gail .. 66
Note sur l'ouvrage ayant pour titre : De Buonaparte,
sa famille et sa cour . 80
Les Trois âges .... .... 81 et 117
Notice sur sur Louis de Morales . 131
Eben - Haçan , Histoire orientale .. 153 , 439
Tragédie de Charlemagne ...... ...... 156, 214
Le français à Venise; par Mme Dufrénoy , anecdote.
201
Relation d'un voyage forcé en Espagne et en
* France ..... ..
221 , 249
Alphonse Cano ....... 224
Le retour des Bourbons 254 , 509
Gaspard Bécerra . 272
OOEuvres badines et morales , historiques et phi-
Eloge de Montesquieu
losophiques de Cazotte ..
Le verre d'eau sucrée
Jean Fernandez Navarrete el mudo ..
Le porte-faix de Bagdad..
Mémoire sur Thucidide; par M. Gail....
La fin du monde........
...... 297,345
313
565
..
.......
..
368
591
402 , 448
410
528 TABLE DES MATIERES.
La Roulette ..
Histoire de Marie-Charlotte- Louise , reine des
Deux- Siciles ....
Douze Epitres suivies de Stances ,
Pages
414
.... ..
415, 441
485
MELANGES.
Lettre à un provincial .... .. ...... 24
Note sur les galeries du Luxembourg .. .... 29
Du dérangement dans l'ordre des saisons 39
Le Contempteur.. ..60 , 304,493
Jeu des Anecdotes 72, 258
Rêve d'un amant des Lis ..
79
Suite du Dictionnaire raisonné des Etiquettes ,
etc. , par Mme la comtesse de Genlis 84 , 153 , 172 ,
361
Sur l'Art d'obtenir des places 121
De la Vieillesse, par M. de Ségur .
Principes de la distinction du contrat et du sacre-
..... 163
ment de mariage 210
La séance académique ...... 227
Le tombeau de Mesdames de France , à Trieste .
Notice historique sur la colonie de Sierra- Léone .
265
460
Sur les parapluies des dames . 501
La France après la révolution . 553,502
SPECTACLES.
.. Lettre de M. Pouretcontre 34 , 88 , 137 , 176
Correspondance dramatique .. 252 , 278 , 320 , 372 ,
NOUVELLES.
419 , 468, 515
Intérieur , 40 , 182 , 236 , 281 , 328 , 378 , 426 , 473
Extérieur.... 45 , 185 , 286 , 550 , 581 , 428 , 476
Annonces .... 46,95 , 144 , 192 , 236, 286 , 336 ,
383 , 432 , 480
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1816.
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MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
Lespersonnes dont l'abonnement est expiré, sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 5o fr. pour l'année . On ne peut souscrire
quedu 1 de chaque mois. On est prié d'indiqner le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très- lisible . Les lettres , livres , gravures , etc.,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs ..
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POESIE.
-
LA RESTAURATION ,
POEME INÉDIT EN TROIS CHANTS
Deuxième fragment.
CHANT PREMIER.
Celui qu'on avait vu long-temps victorieux
Par un bonheur constant éblouir tous les yeux,
Etait enfin vaincu ; la fortune lassée
Cessait de seconder son audace insensée.
Affaibli chaque jour par de nouveaux revers ,
Détesté des Français , haï de l'univers ,
Dépouillé de sa gloire et de sa renommée ,
Cecolosse effrayant n'était plus qu'un pygmée.
TOME 68 . X
:
4 3
MERCURE DE FRANCE .
Lui-même ayant détruit le prestige enchanteur
Qui cachait les ressorts de sa fausse grandeur ,
Ilne lui restait plus de sa vaste puissance
Que la présomption, l'orgueil et l'arrogance ;
Et dans un tel état , sans amis , sans appui ,
Lorsque le monde entier se liguait contre lui ,
On le voyait toujours , avec la même audace
Aux paroles de paix opposer la menace ;
Et du bord de l'abîme entr'ouvert par ses mains ,
Il méditait encor de perfides desseins .
Mais le Rhin est franchi ; de Germains , de Tartares
Nos champs sont inondés ; des hordes de barbares
Sèment de tous côtés le ravage et l'horreur.
Tout retrace à nos yeux ces siècles de fureur
Où des peuples entiers , sans lois et sans patrie ,
Ravageaient tour-à-tour la superbe Italie ;
Etdétruisant par-tout les monumens des arts ,
Partageaient les débris du trône des Césars .
Cependant le danger qui s'approche et s'augmente
Jusqu'en la capitale a porté l'épouvante.
Tel un torrent fougueux inondant les vallons ,
Détruit en un instant nos fruits et nos moissons ;
Ainsi de l'ennemi les phalanges guerrièrės
S'avançant à grands pas menacent nos barrières.
Tout fuit àleur approche , et de débris couverts
Nos champs et nos hameaux bientôt restent déserts ;
Leurs tristes habitans jusques dans Paris même
Apportent leur misère et leur frayeur extrême ;
Onn'entend en tous lieux , dans ces affreux momens,
Quedes cris , des soupirs et des gémissemens.
Enfin , la vérité se montrant toute entière ,
Dévoile de nos chefs l'imposture grossière ;
Etbientôt dans nos champs on voit se déployer
Denombreux bataillons prêts à nous foudroyer.
Unbruit épouvantable et semblable au tonperte
Ebranle nos maisons et fait trembler la terre.
2
AOUT 1816. 5
C'est l'airain étranger dont l'imposante voix
Retentit dans nos murs pour la première fois.
Ainsi qu'on voit les flots d'une mer qui s'agite,
Le peuple vers le bruit court et se précipite:
L'effroi , I inquiétude ont saisi tous les coeurs ,
Et chacun se prépare à de nouveaux malheurs.
Quel sera le destin de cette ville immense
D'ennemis entourée et presque sans défense ?
Celui qui de l'Europe alluma le courroux ,
Dans un piège entraîné se trouve loin de nous ;
Et de ses légions les déplorables restes,
Bien loin de nous servir nous deviendraient funestes,
Ses dignes courtisans qui juraient de périr ,
De combattre pour lui jusqu'au dernier soupir,
Soigneux de conserver leur vie et leurs richesses,
En fuyant lâchement ont trahi leurs promesses ,
Enrichis des sueurs d'un peuple malheureux ,
Ils lui laissent le soin de combattre pour eux.
Tout-à-coup le bruit cesse. Un lugubre silence
Nous présage déjà qu'il n'est plus d'espérance.
C'en est fait ; notre sort est enfin décidé :
Le nombre a triomphé , la valeur a cédé.
Tout effort désormais deviendrait inutile.
Nos soldats consternés traversent notre ville.
Le dépit , la douleur se peignent dans leurs yeux :
On les voit à regret abandonner ces lieux.
LOGOGRIPHE.
Je porte un nom brillant dans la mythologie.
Lecteur , sois attentif et connais mes effets.
Dans le monde idéal je puise mes secrets.
Etre surnaturel , en moi tout est magie.
Je trompe et je séduis ; talisman merveilleux ,
J'abrège les tourmens d'un amour malheureux ;
Je péntire un coeur froid d'une brûlante flamme ;
De la nymphe etdu dieu je ne forme qu'une ame ;
6 MERCURE DE FRANCE.
1.
J'ai des adorateurs dans le monde réel ;
Mon sort est éclatant ; mais quelquefois cruel ;
Dans le palais des rois je fixe mon asile ;
Ce n'est plus Cupidon qui me sert de mobile;
L'intérêt est mon but, mon principe et ma fin ;
Je me couvre avec art et remplis mon destin.
Douze élémens , lecteur , composent ma structure.
Désunis et combine : en moi tu pourras voir
Un être intéressant et cher à la nature ,
Un chef de musulmans investi du pouvoir ,
Le lieu d'où l'on se plaît à contempler l'orage ,
Un mot doux à l'oreille et charmant pour le coeur ,
Un tour vif et brillant qui frappe et fait image ,
Ceprincipe inconnu secret du créateur ,
Undiscours affranchi de mesure et de rimes ,
L'être souple et subtil qui change à volonté ,
Le métal corrupteur vil instrument de crimes ,
Un poëte fameux dans la postérité ,
Celui que sans erreur on ne peut définir ,
Le fils du dieu des arts dont la lyre divine
Sut émouvoir Pluton et charmer Proserpine ,
La fleur à vif éclat qu'un souffle fait périr ,
Ce qui mène un héros à l'immortalité ,
Un immense océan , un habitant de l'onde ,
L'heure où l'ame retourne à la Divinité ,
Un empire connu dans les fastes du monde.
Pur M. CHARTIER DE CHENEVIÈRES.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Songe. Celui du Logogriphe est Framboise.
Le mot de la Charade est Corail.
1
AOUT 1816.. 7
1
umm
QUATRE ÉVÉNEMENS DANS UN JOUR.
ANECDOTE .
Mme de Blanc-Ménil comptait neuf lustres ; moins
vieillie par les années que par de longs malheurs , il ne
lui restait plus que de légers vestiges de sa beauté , qui
l'avait rendue autrefois l'objet des hommages d'une foule
d'hommes trop empressés à lui plaire, pour ne l'avoir
point exposée à la jalousie de quelques femmes. Douce ,
prévenante , affectueuse , l'on recherchait son entretien ,
quoiqu'il n'eût rien d'original et de piquant , parce que
le coeur en faisait continuellement les frais. Mme de
Blanc-Ménil , après avoir été long-temps maltraitée par
la fortune , avait enfin reçueilli un héritage qui se montait
à 20,000 liv. de rentes. Un fils unique qu'elle idolatrait
, lui faisait sur-tout sentir , avant cette heureuse
circonstance, l'amertume de sa position. Si l'opulence
dont elle allaitjouir la flattait , c'était seulement à cause
de Charles , cet objet de sa tendresse maternelle. Quoiqu'enclin
, dès son jeune âge à l'oisiveté , source première
des chagrins de la vie , Charles , guidé par un
excellent naturel et par les leçons de la meilleure des
mères , avait surmonté son aversion pour le travail ; il
ne s'y livra d'abord avec ardeur que par le seul désir de
dédommager sa mère des sacrifices que son éducation
lui avait coûtés. Les éloges qu'il reçut de ses maîtres
enflammèrent son zèle; il s'appliqua de plus en plus
chaque jour à l'étude , et remporta plusieurs prix àl'université
de Paris .
Quand Mme de Blanc-Ménil parlait à son fils de la joie
qu'elle éprouvait de ses succès , et de ses regrets de ne
pouvoir lui procurer les amusemens de son âge , il lui
répondait , en l'embrassant : Notre pauvreté m'est chère;
nevous en plaignez pas , au contraire aimons-la ,je lui
devrai monbonheur. Si vous eussiez vécu dans l'opulence
, je me serais abandonné à la paresse ; j'aurais vu
8 MERCURE DE FRANCE.
mon adolescence se perdre au milieu de frivoles jouissances
, et je ne connaîtrais pas les seuls plaisirs qui
soient véritables , le calme de la conscience et le travail.
A l'époque où l'héritage dont nous venons de parler
échut à Mme de Blanc - Ménil , son fils à peine entré
dans sa dix-neuvième année , venait de sortir de l'école
polytechnique , où il s'était distingué , emportant avec
lui l'estime de ses maîtres et l'amitié de ses camarades .
Il devait sur-tout ces avantages précieux à la douceur ,
à la pureté de ses moeurs , à sa déférence respectueuse
pour ses supérieurs , et aux égards qu'il témoignait à ses
egaux.
Charles , lui dit Mme de Blanc-Ménil , la Providence
a fait pour nous plus que je n'osai jamais lui demander .
Me voilà propriétaire d'environ 500,000 liv. en immeubles
: je t'enlaisse la libre disposition; uses-en comme
de biens à toi ; ouvre ma maison à tes amis ; tu es sage ,
prudent; je suis certaine que ta conduite justifiera ma
confiance.
Charles , ne voulant point abuser des bontés de sa
mère , ne fit que des dépenses utiles ; et continuant de se
livrer à ses travaux , s'attacha à composer sa société
de quelques-uns de ses camarades qui lui parurent les
plus dignes de son affection , à cause de l'attention
qu'ils avaient de partager les tendres soins qu'il prodi
guait à samère.
Un soir du mois de mai qu'ils soupaient tous ensemble
, Mme de Blanc-Ménil vanta le charme qu'on
goûtait à respirer l'air de la campagne dans les premiers
beaux jours du printemps. Eh bien ! maman , reprit
Charles, c'est demain dimanche , allons-y faire une
partie.-Volontiers , où irons-nous ?-A Sceaux ou à
Saint-Cloud , ou bien à Meudon .- Je préfere un endroit
tout à fait solitaire , où rien ne me rappelle la ville.-
Vous risquerez de n'y pas trouver de quoi dîner.-Nous
emporterons une volaille froide , un pâté; et puis dans
aucun village on ne manque d'oeufs , de beurre , de lait.
-Oh ! pardonnez-moi . - Bon , reprit un des jeunes
gens,nommé Alexis , vous voilà bien embarrassés , nous
pouvons , si Madame le veut , passer une journéedéliAOUT
1816.
cieuse dans le hameau le plus isolé et le plus jóli du
monde : nous y ferons bonne chère , nous y trouverons
de bon vin , et tout cela ne nous coûtera qu'un remer
cîment.-Ce lieu est-il habité par quelque génie ou par
quelque fée , demanda Charles en riant ?-Non , répondit
Alexis , mais par un ancien professeurdel'école , M. D...
Cet homme respectable qui reçut de ses pères une fortune
considérable , n'embrassa la carrière de l'instruction
que par le désir d'être utile à ses semblables ; il regardait
les émolumens de sa place comme le patrimoine
des pauvres , et le leur distribuait en entier. Quand les
travaux de sa chaire devinrent pour lui trop pénibles ,
loin de suivre l'usage assez généralement adopté de
confier sans discernement un emploi aussi important que
le sien à un suppléant peu capable , il s'en démit en
faveur de celui de ses élèves qui était le plus en état de
le remplacer , et se retira dans le hameau de F.... où il
possède une superbe terre. Là, prenant pour modèle
Cimon l'Athénien , il ouvre ses jardins au public , partage
ses récoltes avec les indigens. Son bonheur consiste
à faire celui des autres , et son plus grand plaisir est de
recevoir à sa table des élèves de l'école. Allons le surprendre.-
En aussi grande compagnie , ce serait au
moins indiscret, dit Mme de Blanc-Ménil.-Oh ! mon
Dieu non , Madame, plus nous serons de monde , plus
il éprouvera de satisfaction .- Vous le croyez ?-Je
vous l'assure .
Sur la parole d'Alexis , on part le lendemain pour
se rendre au village de F.... Pendant toute la route .
l'entretien roula sur le vénérable professeur ; on brûlait
d'impatience d'arriver à son séjour. Après environ trois
heures de marche , Alexis , plein de joie , s'écrie : Courage
, nous touchons au terme de nos désirs ; j'aperçois
les tourelles du château , je ne les vis jamais sans attendrissement
: leur aspect me rappelle tant de doux souvenirs
; et j'en suis certain , ajouta-t-il , en s'adressant
à Mme de Blanc-Ménil , le tableau dont vous allez être
témoin laissera dans votre belle ame des souvenirs inef
façables .
On entre enfin dans le village de F.... Grand Dieu !
1
८
IO MERCURE DE FRANCE .
dit Alexis , la porte du château est fermée ; et le front
pâle, le sein palpitant, il ouvre la voiture , en sort avec
précipitation; dans la cruelle inquiétude qu'il éprouve ,
il n'ose poursuivre son chemin , et demande à une jeune
paysanne, qui se trouvait sur son passage , des nouvelles
de M. D.... Hélas ! Monsieur , répondit-elle, voilà aujourd'hui
précisément quatre semaines que le brave
homme n'est plus ; les pauvres trouvaient un père en
lui : aussi , le jour de sa mort , tout le canton retentissait
de cris , de gémissemens ; et depuis cette époque ,
plus de jeux , plus de danse. Nos heures de repos se
passent à prier pour le défunt ; il n'en a guère besoin , je
crois; il sera monté tout droit au ciel ; mais enfin , cela
console.- Ses parens doivent être dans une profonde
douteur ?-Oh ! ce ne sont que de petits cousins , ils
héritent .-A-t-il fait quelques legs particuliers ? - Il a
laissé 60,000 liv. , à l'effet d'établir une école gratuite
pour les orphelins , et un hospice pour les vieillards ; il
a fait des rentes à tous ses domestiques , et puis il
a donné sa bibliothèque et 20,000 fr. au professeur
qui tient à présent sa chaire . Oh ! pour celui-là , par
exemple, il estbien affligé : il vient tous les jeudis et tous
les dimanches pleurer sur la tombe de son bienfaiteur ;
on l'y a vu encore ce matin. Quant aux domestiques ,
ces pauvres gens n'ont pu se décider à rester dans le
village; ils l'ont quitté le lendemain des funérailles de
leur maître.
Lapaysanne continuait à parler sur ce sujet , Alexis ,
absorbé dans ses réflexions l'écoutait sans l'entendre , et
ne songeait pas à rejoindre sa société. Mme de Blanc-
Ménil ayant appris de son côté la mort de M. D.... , envoya
chercher Alexis par Charles et par ses camarades.
Dès qu'ils furent remontés en voiture , elle ordonna au
cocher de retourner vite à Paris , voulant les éloigner
au plutôt d'un lieu qui ne pouvait faire naître en eux que
de sombres pensées .
On avait déjà fait la moitié de la route; Mme de Blanc-
Ménil était parvenue par son aimable entretien , à
rendre un peu de calme àAlexis , quand , tout-à-coup ,
la soupente de la voiture cassa. Le village le plus voisin
AOUT 1816.
de l'endroit où cet accident les surprit , se trouvait distant
de trois quarts de lieue. Charles , craignant que sa
mère ne se sentit incommodée de la chaleur du jour, la
priait de ne pas faire ce chemin à pied; mais elle le
voulait absolument. Sur ces entrefaites , Alexis aperçoit
une jeune femme qui se promenait , en tenant par la
main une petite fille de cinq à six ans , et s'informe
d'elle s'il n'y avait pas quelque habitation sur la route.
La maison de mes parens , répond la jeune femme , n'est
éloignée que de quarante pas d'ici , ce sont de pauvres
gens ; mais , si vous consentez à me suivre chez eux ,
vous serez bien reçus . Mme de Blanc- Ménil cède aux
instances d'Alexis et de Charles , qui lapressent d'accepter
cette offre. Elle recommande à son cocher d'aller
faire raccommoder la soupente brisée , et de venir les
reprendre dès qu'elle serait en bon état : celui-ci fait
observer quele travail de l'ouvrier durera peut-être plusieurs
heures. Nouvel embarras ! où dînera-t-on ? La
jeune femme lève cet obstacle , en assurant les voyageurs
que s'ils peuvent se résigner à faire un repas frugal, ses
parens seront charmés de partager leur dîner avec eux.
En entrant dans la chaumière , les voyageurs sont
frappés d'émotion à l'aspect de deux vieux époux qui
leur représententl'image parfaite de Philémon et Baucis.
Clotilde, c'était le nom de la jeune femme , raconte
l'accident survenu à Mme de Blanc-Ménil , et l'honneur
qu'elle veutbien leur accorder. La vieille Marcelle court
aussi vite que son âge le lui permet pour apporter à cette
dame un bon fauteuil ; Clotilde aide à son vieux père à
retirer la table sur laquelle le couvert de la famille était
placé , pour en dresser une plus grande; on la pare de
linge blanc et de vaisselle d'étain d'une extrême propreté.
Marcelle déniche les oeufs du poulailler , Clotilde
trait la vache , on prépare à la hâte une bonne soupe aux
choux , une giblotte de lapin , un filet de porc frais est
mis à la broche , on fait griller du boudin, des saucisses ,
le vieux Marcel va chercher dans le caveau quelques
bouteilles d'un excellent vin , et l'on se met à table.
Mme de Blanc-Ménil , touchée de l'accueil qu'elle reçoit
de ses hôtes , se livre à la plus franche gaieté ;tous
12 MERCURE DE FRANCE .
les convives suivent son exemple , à l'exception d'Alexis
et de Clotilde .
Sur la fin du repas , la fille de Clotilde , la petite Ninette,
qui n'avait pas cessé de tenir ses regards attachés
sur Charles , s'écrie : Comme ce beau monsieur ressemble
àmon oncle;nous nele voyons plus,mon oncle.
-Tu sais bien qu'il est en Italie , répond sa grand'
maman.-Vous avez un fils ? reprend Mme de Blanc-
Ménil . Oui , Madame , un bon fils ; il nous honore ,
lai , du moins , dit avec une sorte d'orgueil et le ton du
reproche le vieux Marcel , en regardant Clotilde. Celle-ci
baissa lesyeux et poussa un soupir. Ma femme , montre
à Madame , dit Marcel , les médailles que mon fils t'a
envoyées. Elle tire aussitôt de sa poche deux boîtes qui
contenaient deux médailles en or,sur un côté desquelles
la tête du Poussin était gravée; sur l'autre on lisait :
Premier prix de sculpture. Marcel , l'an .....
Mme de Blanc-Ménil songea avec attendrissement que
presque tous les hommes célèbres étaient nés sous un
toît de chaume. Ensuite elle dit au vieillard : Vous êtes
un heureux père ! Heureux ! reprit ce dernier ; oui ,
si ma fille..... Les joues de Clotilde deviennent d'une
pâleur mortelle; des larmes humectent ses paupières .-
Grand papa , je t'en prie , ne fais pas pleurer maman ,
dit Ninette enjoignant ses petites mains .--
rait répandre trop de larmes , reprit le vieillard d'un ton
sévère.Mon ami , réplique avec douceur sa femme , tu
déchires l'ame de notre enfant.-Elle n'a point ménagé
la mienne. La bonne mère regarde son mari ; il
entend sa prière et se tait.
Elle ne sau-
En ce moment une chaise de poste s'arrête à la porte
de la chaumière. C'est Jules , c'est mon fils , dit la vieille
Marcelle , c'est lui-même. A peine a-t-elle prononcé ces
mots que son fils bien-aimé la presse sur son coeur; il
vole ensuite dans les bras de son père , puis il couvre
tour-à-tour de caresses Clotilde et Ninette. La présence
des voyageurs n'a point arrêté l'effusion de ses sentimens.
Dans l'ivresse qu'il éprouve de se retrouver au
seinde sa famille, il n'a point aperçu les étrangers ; il
AQUT 1816. เวี
les voit enfin,leur adresse des excuses : ils y répondent
par des complimens.
Revenu de son premier trouble , Jules dit à sa soeur :
Je ne m'attendais pas au bonheur de te rencontrer ici ;
mais par quel hazard ton mari n'y est-il pas avec toi ?
-A cette question que Clotilde redoutait d'entendre ,
elle demeure sans voix , son front se couvre d'une sueur
froide : elle s'évanouit. Ninette , effrayée de l'état de sa
mère , pousse des cris déchirans ; son aïeule l'éloigne de
ce douloureux spectacle. Charles et ses amis transportent
Clotildedans sa chambre . Le vieux Marcel empêche
Jules de les suivre . Laisse une soeur trop coupable ,
dit-il , etque ton inquiétude pour elle ne corrompe point
le plaisir des premiers momens de notre réunion. Jules
ne conçoit rien à ce discours ; il aime tendrement Clotilde;
il ne pourra que la plaindre et non la haïr s'il la
trouve criminelle; mais son père commande , il obéit.
En entrant dans la chambre de Clotilde , les regards
d'Alexis s'étaient portés sur un tableau représentant
cette jeune femine occupée à allaiter son enfant. Ases
côtés on voyait un homme d'environ trente ans , qui
tenait un livre à la main , et paraissait toutefois moins
occupé de sa lecture que de la jeune femme , qu'il contemplait
avec une vive émotion. Cette dernière figure
était la ressemblance parfaite du professeur élève de
M. D..... Alexis savait que cet homme estimable avait
épousé par inclination la fille d'un pauvre laboureur ; il
devine alors les motifs de la scène dont il vient d'être le
témoin , s'approche de Mme de Blanc-Ménil , lui serre
la main en lui adressant un regard significatif, et sort
de la chaumière avec ses amis .
Les soins de Mme de Blanc-Ménil et ceux de la bonne
Marcelle rendent à Clotilde l'usage de ses sens ; elle ne
les reprend que pour faire éclater sa douleur : Mon
Dieu ! s'écrie-t-elle , que vais-je devenir entre un père
etun frère justement irrités ! Pourquoi , mon Dieu , ne
m'avez-vous pas ôté la vie ? Calme-toi , mon enfant ,
ditMarcelle en fondant en larmes , ta faute est affreuse ,
sans doute; néanmoins tu trouveras toujours en moi une
tendremère. Hélas ! votre bonté ne sert qu'à me faire
1
14 MERCURE DE FRANCE.
sentir plus vivement mes torts . Loin d'être le soutiende
votre vieillesse , je l'accable d'affliction . Je vous ai ravie
au bonheur que vous goûtiez avec mon père. Inflexible
sur l'honneur , il vous reproche continuellement votre
faiblesse pour une fille indigne de vous; lui , mon père ,
qui jamais avant mon funeste égarement , ne vous
adressa que des paroles d'amour et de paix ! Croyezvous
que je puisse supporter plus long-temps ce supplice
?Non , mon parti est pris ; plus d'un chemin mène
àla mort; je me délivrerai d'une existence qui trouble
cellede tous les miens. Mon mari alors , monmarique
j'ai trop offensé , aura soin de vous ; mon père et mon
frère verront que je me suis rendu justice ; ils me pardonneront
et verseront peut-être quelques larmes sur
mon tombeau. Ou sera-t-il placé ? s'écrie la vénérable
Marcelle ; la religion n'exile-t-elle pas de la terre sainte
l'impie qui brave ses lois ! Insensée ! veux-tu déshonorer
par un nouveau crime les cheveux blancs de ton père
et les miens ! Dieu te recevrait-il dans son sein ? Et ta
fille , que lui répondrais -je quand elle me demanderait
sa mère ? Rejette de ta pensée l'horrible dessein que t'inspire
le désespoir ; répare ta faute par une conduite exemplaire
; ton époux , touché de ton repentir , écoutera
peut-être les prières de tes vieux parens. Il est bon ,
juste, sensible ; il ne voudra pas repousser de ses bras la
mère de son enfant.-Jamais , jamais il ne me pardonnera
; il m'a arrachée à l'indigence , il a fourni à mon
frère les moyens d'entrer dans la noble carrière des arts ,
je lui devais le titre de mère , et j'ai pu le trahir!!!!
Pourquoi vous livrer à ces idées terribles ? répliqua
Mme de Blanc-Ménil.
Toujours le repentir trouve un Dieu qui pardonne.
s'é
Votre époux serait-il plus inflexible que Dieu ? Je le
vois , votre jeunesse séduite par un indigne amour ,
carta du sentier du devoir ; vous avez manqué à votre
époux , à votre enfant ; vous vous êtes manquée à vousmême
; mais ainsi qu'il arrive toujours , votre séducteur
a été sans doute le premier instrument dont la Providence
s'est servie pour vous punir; il s'est joué de ses
AOUT 1816. 15
sermens comme vous vous étiez joué des vôtres; vous
vous serez livrée,pour regagner son coeur , à des démarches
imprudentes; votre époux a connu l'injure que vous
lui aviez faite; il vous abannie de sa maison.- Il est
trop vrai , voilà ma triste histoire. Vous voyez bien ,
Madame , qu'il ne me reste aucune espérance.-Votre
mari vous aime encore , puisqu'il vous a mise sous la
protectionpaternelle. Attendez toutdu temps et de votre
résignation.
Mme deBlanc-Ménil réussit par ses discours à dissiper
l'horrible agitation de Clotilde,qui pourtant ne pouvait
songer sans effroi à reparaître devant son frère ; mais
tandis qu'elle se faisait une image cruelle de sa prochaine
entrevue avec lui , Jules cherchait à savoir si les
erreurs d'une soeur chérie étaient tout-à-fait inexcusables.
De questions en questions , il apprit de son père
que l'époux de Clotilde lui avait donné de légitimes sujets
de jalousie avant qu'elle méconnût ses devoirs . Je
respire , dit Jules ; je puis encore et la plaindre et l'aimer.
Il supplie son père de lui permettre de porter quelques
consolations à l'infortunée , et le décide en mêmetemps
à se rendre aussi auprès d'elle .
Clotilde , que ne rassurait point leur présence , cache
précipitamment sa tête entre ses mains , et dit à Ninette :
Ma fille , conjure- les d'épargner ta malheureuse mère ;
ils accueilleront les voeux de l'innocence ! Tout-à-coup
J'on entend marcher à grands pas au dehors ; la porte
de la chaumière s'ouvre avec force. Papa ! papa ! s'écrie
Ninette , quel bonheur; il n'est plus fâché contre nous ,
et l'enfant baise avec transport les mains de son père .
Clotilde se jette aux pieds de son époux en criant: Grace !
grâce ! Vous m'avez trompé , Alexis , dit le professeur ;
vous m'avez assuré, en montrant sa femme , vous m'avez
assuré que les jours de Madame étaient en danger ;
pour quel motif? Grâce grâce ! répète Clotilde. La
vieilleMarcelle leve des yeux supplians sur son gendre ;
Ninette tombe à genoux à côté de sa mère Tu as raison
de t'humilier, dit Marcela sa fille ; la honte, voilà désormais
ton partage. Mon père , reprit Jules , oubliezvous
les titres deClotilde auprès de nous? Que penseront
16 MERCURE DE FRANCE.
d'elle ces étrangers ? Ne pouvez-vous être abusé sur son
compte ?Les apparences ...-Non , non , je suis coupable ,
s'écrie Clotilde; loin de moi l'idée de surprendre par un
mensonge l'estime que je ne mérite pas. Je suis coupable,
mais l'avenir m'appartient; j'expierai le passé;mon frère
ne rougira plus de sa soeur, et ma fille recevra de moi
des leçons de vertu.
Ma femme, dit le professeur d'une voix émue , en
relevant Clotilde , ma femme , ah ! pourquoi le public
n'ignore-t-il pas les sujets de plainte que j'ai contre vous ,
j'aurais pu les oublier. Monsieur, reprit Jules d'un ton
ferme , vous auriez dû vous respecter assez pour ne
mettre personne dans la confidence d'un semblable
secret ; n'avez-vous pas d'ailleurs autorisé , en quelque
sorte par votre exemple , les torts de votre femme ? Ne
deviez-vous pas veiller sur sa jeunesse ? N'étiez-vous
pas son protecteur autant que son époux ? ne pouviezvous
déployer de caractère que pour devenir son accusateur
? Je sais ce que vous avez fait pour mes parens
et pour moi : mais plus nous étions liés à vous par la
reconnaissance , plus vous deviez craindre de nous ravir
le seul bien que nous ne tenions pas de vous , l'honneur!
-Mon frère , mon cher frère , ménage-le , je t'en
supplie.- Laisse-le ,Clotilde , dit le professeur; laisse-le
s'abandonner à l'élan d'un coeur généreux. Je l'avoue ,
je ne suis pas irréprochable , ton frère seul à raison ;
Jules , embrasse moi. Est-ce un frère que j'embrasserai
?-Oui , le frère le plus tendre. Clotilde ,je viendrai
souvent te voir , serrer notre enfant sur mon sein;
maisje ne puis encore te rappeler auprès de moi. Il faut
d'abord accoutumer le public à nous revoir ensemble.
-Vous ne sauriez trop tôt , dit Mme de Blanc-Ménil
vous réunir à la mère de votre fille , si vous voulez lui
rendre la réputation qu'un éclat scandaleux lui a fait
perdre. Dans une affaire de cette nature les délais
ne font qu'aggraver le mal. Croyez-moi , si vous tardez
à reprendre Clotilde , on vous représentera comme un
homme séduit par une femme artificieuse . Si , au contraire
, vous la ramenez dès aujourd'hui dans votre
maison, on pensera que , calomniée auprès de vous, elle
AOUT 1816.
17
atrouvé les moyens de vous prouver son innocence. Le
retour de son frère , dont les bonnes moeurs sont connues ,
appuyera cette favorable opinion, et la vie régulière de
Clotilde la confirmera.
Le raisonnement de Mme de Blanc-Ménil porta dans
l'esprit du professeur une douce conviction , dont en
secret , il sentait depuis long-temps le besoin. L'entière
réconciliation des deux époux s'opéra le même soir. Cet
événement prêta d'abord à rire aux gens malins ; les
gens sages y applaudirent; le professeur n'eut jamais à
se repentir de son indulgence , et Mme de Blanc-Ménil
se félicita toujours de l'heureuse issue d'une promenade
qui avait commencé sous de si lugubres auspices.
Mme DUFRENOY.
MERE A
ROY
5
с.
SEINE
YAL
NOTE
Sur la dernière Elégie de Mme Babois.
Tout le monde a pleuré M. Ducis , mais personne ne
l'a encore aussi bien pleuré que Mme Victoire Babois.
Cette dame, connue par des élégies pleines de sensibilité
, de grâce , de mollesse , et de mélancolie , vient
de soupirer sur sa lyre la mort de son illustre ami , et
ses accords , sortis de son ame , sont dignes d'elle , et du
poëte que nous regrettons tous . Qui ne se plairait àrépéter
avec Mme Babois , en parlant de M. Ducis :
Où trouver de sa voix l'accent sublime et tendre?
Celui qui l'entendit ne doit plus rien entendre!
etlorsqueplus loin elle s'écrie :
Ainsi son coeur brûlant , mais pur comme un beau jour ,
Jamais de la vertu n'a séparé l'amour.
Et, sans qu'il y prétende , oh ! comme elle est unie
An charme douloureux de lamélancolie!
Aces trésors cachés , mais riches , mais féconds ,
D'oùjaillissentdes traits , des accens siprofonds;
J
2
18 MERCURE DE FRANCE.
३
D'où sortent la pitié , le remords , lá tendresse ,
La piété , l'amour , le charme , les douleurs ;
Tous ces vers faits avec des pleurs ,
Qu'on lit , qu'on répète sans cesse ,
Et qui restent dans tous les coeurs.
Ne se dit-on pas que cet éloge si pur , si touchant , si
mélodieux , peut être appliqué à Mme Babois elle-même.
EXPOSÉ DES MOTIFS
mm
Qui ont engagé , en 1808 , S. M. C. Ferdinand VII , a
se rendre à Bayonne , présenté à l'Espagne et à l'Europe;
par Don Juan Escoiquiz , conseiller d'état ,
⚫commandeur de l'ordre de Charles III , etc. , etc.
Traduit librement de l'espagnol en français , augmenté
de notices historiques sur Don Juan Escoiquiz , ainsi
que sur plusieurs ministres et grands seigneurs espapagnols
, et où l'on trouvera des pièces authentiques
concernant le massacre de Madrid. In-8° de 200
pages, orné du portrait de l'auteur. A Paris , chez Michaud,
imprimeur du roi , rue des Bons-Enfans , nº 34.
Don Juan Escoiquiz , auteur de cet ouvrage , est également
connu dans les lettres et dans la diplomatie.
Après avoir publié les Nuits d' Young , traduites en vers
espagnols , il donna un poëme épique sous le titre de
Mexico conquise. Il fit successivement paraître les traductions
du Paradis perdu de Milton , en vers espagnols
; la réfutation d'un mémoire contre l'inquisition ,
la traduction de deux romans de Pigault - Lebrun
parmi lesquelles on remarque celle de M. Botte; enfin
l'ouvrage dont nous parlons. Ce dernier avait déjà obtenu
deux fois en France les honneurs de la traduction;
l'une fut publiée à Toulouse en 1814 , par M. de Carnerero
, espagnol réfugié ; l'autre parut à Bourges lamême
année, sous le nom du docteur Raynal.
En s'écartant souvent du texte pour substituer ses
réflexions à celles de l'auteur original, M. de Carnerero a
>
1
AOUT 1816.
19
omis ungrand nombre de passages intéressans ; il pensa
moins à faire connaître l'ouvrage de Don Escoiquiz ,
qu'à flatter cet homme puissant , dont il réclamait la
protection pour rentrer dans sa patrie .
Le travail du docteur Raynal mérite le même re
proche, et en outre , il a fini par ne plus écrire en
français , pour s'être souvent attaché à rendre minutieusement
certains mots étrangers. Sa version , calque infidelle,
ne peut donner aucune idée du style vifet piquant
de l'auteur.
Enfin M. de Pradt , dans ses mémoires historiques sur
la révolution d'Espagne , vient encore d'appeler l'attention
sur le ministre espagnol , én rapportant sa conversation
avec Buonaparte , et s'est fortement trompé en
voulantsignaler les prétenduesinexactitudesde l'ouvrage
de Don Juan Escoiquiz. On serait vraiment tenté de
croire que le négociateur de Napoléon avoulu se venger ,
pour n'avoir pas aussi bien calculé que le précepteur de
Ferdinand VII. Aussi le nouveau traducteur s'est-il
attaché à combattre les allégations de M. de Pradt , à
relever les erreurs , les omissions , et les fautes qui fourmillent
dans les productions de l'archevêque de Malines.
Le critique signale les nombreux emprunts faits par
M. de Pradt dans les mémoires de Llorente , publiés
sous l'anagramme de son nom Nellerto , que le diplomate
français a pris pour le véritable nom de l'auteur,
dans l'apologie d'Azanza et d' O-Farrill, écrit Offaril
par M. de Pradt , dans l'exposé de Cevallos , enfin dans
la brochure romanesque de M. Rocca ,, sur la guerre de
la péninsule. 1
Le nouveau traducteur qui s'est caché sous le nom
pseudonyme de Brunadru , après un avertissement rempli
d'intérêt , donne une notice biographique sur Don
Juan Escoiquiz , Il résulte de ses recherches que le pré
cepteur de Ferdinand VII est né dans la province de
Navarre , en 1762 , d'une famille noble , qu'il fut envoyé
jeune encore à Madrid , et reçu dans les pages de
Charles III ; qu'il se fit remarquer par son amour pour
les lettres et les sciences exactes , par son esprit observateur
, et sur-tout par la sagesse de ses goûts.
2.
20 MERCURE DE FRANCE.
En sortant des pages , Don Juan avait à opter entre un
brevet de capitaine ou l'investiture d'un canonicat ; il
se décida pour ce dernier parti , et entra au chapitre de
Saragosse , l'un des plus distingués de l'Espagne . Sa réputation
s'accrut tellement , que lorsqu'il fut question
de donner un précepteur au prince des Asturies , le roi
jeta les yeux sur le chanoine pour lui confier l'éducation
de son fils aîné.
La douceur d'Escoiquiz , les charmes qu'il répandait
dans ses leçons , lui gagnèrent l'amitié et la confiance
de son élève , qui repoussait les prévenances de Don
Manuel Godoy, plus connu sous le nom de prince de la
Paix , par des manières pleines de franchise et de grandeur.
Le favori jugeant bien que cette conduite devait
être attribuée au précepteur , lefit en conséquence exiler
àTolède.
Le prince sentant combien il lui était important de
conserver des relations avec un homme dont son ennemi
redoutait autant l'influence , entretintune correspondance
active et secrète avec Escoiquiz. L'Espagne indignée
contre Don Manuel Godoy , allait se soulever; tout se
réunissait pour préparer une de ces commotions politiques
qui ébranlent les trônes , si elles ne les renversent
pas. DonJuan loin d'abandonner son élève , composa
plusieurs mémoires pour essayer de dessiller les yeux de
Charles IV etde la reine; mais Godoy fait considérer
les avis du chanoine comme des actes de révolte , et le
célèbre procès de l'Escurial eut lieu. Les déclarations
courageuses de l'accusé firent trembler le favori ambitieux
, qui se hâta de faire ordonner la détention de
l'Infant.
Bientôt les événemens de l'Escurial arrivent , le peuple
de Madrid , réuni aux troupes régulières , fait tomber le
favori; Ferdinand VII est appelé au trône , etDonJuan
devient conseiller d'état .
Quepouvait faire le roi et son ministre , sans finances ,
avec une armée mal organisée , les meilleures troupes
éloignées , environnés des Français , qui maîtres du
Portugal , des places fortes du royaume,des positions
1
AOUT 1816. 21
militaires , environnaient la capitale , et commençaient
àparler en ennemi.
Tremblant sur l'avenir , Escoiquiz crut qu'il serait
utiledese rapprocher de la France, et de s'occuperd'unir
le prince des Asturies à l'une des soeurs de Napoléon ,
dont on avait tout à craindre et tout à espérer. C'est
d'après ce planque Ferdinand partit pour la France ,
suivi de son fidelle conseiller. Ce dernier fut bientôt apprécié
par Napoléon , qui chercha à le gagner sans pouvoiryparvenir.
Il était même si jaloux de la conservation
de l'honneur de son prince , qu'il demanda hautement,
unjour qu'il le crut compromis , une réparation
que Napoléon ordonna à M. de Pradt de faire en son
nom.
Après les renonciations de Bayonne et la ratification
deBordeaux , Escoiquiz suivit les princes à Valençay ,
où il éprouva bientôt de nouveaux chagrins qui furent
causés par unde ses parens , JuanGualberto Amezega.
Sous prétexte d'être dévoué à ses princes , il se présente
à Valençay , où il obtint la charge de grand écuyer du
roi . Le traître s'entendait avec la police de France , et
se servit de ses intrigues pour faire éloigner ses compatriotes.
Le duc de San-Carlos fut envoyé en surveillance
à Lons-le-Saulnier , et Don Escoiquiz eut ordre de se
rendre à Bourges , où prodigue envers les malheureux ,
il employait la plus grande partie de ce qu'il possédait
àsecourirses compatriotes , et les Français indigens.
Ayant épuisé ses principales ressources , la campagne
devint son asile, et sa bienfaisance quoique restreinte ,
n'en devint que plus active. Enfin ,la coalition de 1814
ayant fait changer les dispositions de Buonaparte à l'égard
des princes , Don Juan se rendit à Valençay pour
les accompagner dans leur patrie , où il rentra glorieusement
, ayant pris la part la plus active aux négociations
qui avaient amené cet heureux résultat.
Don Juan Escoiquiz n'a écrit cet exposé que pour répondre
à des gens mal instruits oumal intentionnés , qui
avaient osé l'accuser de trahison. Profitant de sa captivité,
on avait semé le bruit qu'on devait attribuer àson
23 MERCURE DE FRANCE .
impéritie , ainsi qu'à celle des autres conseillers d'état
ses collègues , le voyage que le roi Ferdinand avait fait
à Bayonne au mois d'avril 1808. Le duc de l'Infantado
et D. Pedro Cevallos ( et non Cevalhos , comme le dit
M. l'abbé de Pradt ) , placés dans la même position que
Don Juan , avaient regagné la confiance de la nation ,
et ce dernier ne pouvait trouver l'occasion de se discut
per. L'on en vint même jusqu'à publier un écrit sous
son nom , écrit qu'il désavoua hautement. Sitôt qu'il
fut rentré à Madrid , il s'empressa de composer cette
justification , qui jette le plus grand jour sur les événemens
arrivés en Espagne , et sur les motifs qui engagèrentla
famille royale et les princes à se rendre àBayonne,
L'auteur fait d'abord connaître les renseignemens que
le roi , son conseil privé , et lui en particulier , avaient
sur les desseins de l'empereur des Français , depuis l'époque
de son arrivée à Madrid jusqu'au to avril 1808 ,
que le roi partit de sa capitale pour se rendre à Burgos ;
il fait sentir combien le prince de la Paix est coupable ,
et démontre qu'il est auteur des malheurs affreux qui
ont accablé l'Espagne. Après avoir tracé le tableau de la
cour et de Madrid , rendu compte des dangers qui environnaient
le roi lors de l'arrivée de l'auteur ( 28 mars
1808 ) , ce dernier indique les motifs puissans du roi
etde son conseil pour ne pas soupçonner le projet secret
de Napoléon; il décrit le voyage de S. M. , son arrivée
àBayonne , la conduite suivie par le roi et par son conseil
. Don Juan donne les raisons de sa conduite particulière
et des motifs qui le firent agir. Après une réponse
au sermon prêché à Cadix contre ceux qui avaient partagé
la captivité du roi à Valençay , on trouve des détails
piquans sur les derniers instans de cette détention , sur
la négociation à l'occasion de la rentrée de S. M. dans
ses états , ainsi que sur le départ de Valençay.
-Le reste du volume contient des pièces justificatives
fort curieuses. Le nº 111 , renferme la fameuse conversation
entre Napoléon et Don Juan ; elle est fort longue ,
et bien plus intéressante que celle publiée par M. de
Pradt. Le traducteur a fait suivre ces pièces d'une no
tice sur le massacre des habitans de Madrid (3 mai1808)
AOUT 1816 τ 123
et termine parun examen impartial des Mémoires historiques
sur la révolution d'Espagne , par l'ancien archevêque
de Malines. Le traducteur reproche à l'exprélat
le peu d'exactitude qu'il a apportée dans les noms,
dans les dates et dans les faittss;; puis il fait remarquer
les nombreuses fautes qui se trouvent dans son ouvrage ,
même dans la préface, ainsi que dans l'avis qui précède
le corps de l'ouvrage. En effet , pour unhomme qui se
dit être au fait des choses les plus secrètes de l'Espagne ,
il est surprenant de trouver l'erreur suivante (note, p. 8) :
<<On lui avait accordé ( au prince de la Paix ) des hon-
>> neurs bizarres et inusités, tels que de faire porter des
>>drapeaux flottans aux portières de sa voiture. » Le
fait est qu'on avait permis à D. Manuel Godoy de faire
peindre des drapeaux flottans dans les armoiries dont
les panneaux de ses voitures étaient ornés . Plus loin l'épouse
de ce favori est tantôt appelée Marie-Thérèse et
Louise de Bourbon . Je ne suivrai point le critique dans
tous les reproches qu'il adresse au diplomate de Napoléon
; qu'il me soit seulement permis de dire que sur
406pages dont se composent les Mémoires historiques ,
le nouveau traducteur n'en laisse à l'auteur que 132.L
Enfin, pour terminer , je dirai que cette traduction
est très-fidelle et bien écrite; qu'elle contient des notices
biographiques fort étendues sur les principaux personnagesde
lacourd'Espagne , tels que D. Manuel Godoy,
Don Joseph-Miguel Azanza , D. Cavallero , Eugenio
Yzquierdo , Pedro Cevallos,D. Olaguer Feliu ,Gomes
Labrador , le duc de San-Carlos , le duc, de l'Infantado
et autres; que les notes , pour être courtes , n'en sont pas
moins substancielles et curieuses ; enfin , que cet ouvrage
doit être lu et conféré avec celui de M. de Pradt, dout
il est le correctif et le régulateur. Pord 'p
:
wwwwwwww
ROQUEFORT.
51
MERCURE DE FRANCE.
LETTRE A UN PROVINCIAL .
La Ménagerie littéraire , ou le Diable qui n'en est
pas un.
Vous exigez de moi , Monsieur , quelques détails sur
les nouveautés qui égayent maintenant le bon peuple
de notre bonne ville de Paris . Cette année paraît malheureusement
frappée de stérilité : nous sommes en quelque
sorte réduits à vivre sur les souvenirs du passé. Peu
s'en faut même qu'on ne regarde aujourd'hui comme
des fictions les puces travailleuses , l'araignée sensible,
lafemme sans langue, le héron à deux tétes , et tant
d'autres merveilles qui faisaient dernièrement les délices
des boulevarts.
Pour comble de détresse , nous venons de perdre les
jongleurs indiens , qu'on voyait seulement dans la rue
Castiglione , à la différence de certains autres jongleurs
qui se rencontrent par-tout. Ces habitans de l'autre
monde poursuivent leurs expéditions , et essayent de lever
des tributs en Normandie. Instruits qu'ils avaient
affaire à des connaisseurs , on assure qu'à Rouen ils se
sont surpassés . L'und'eux ne s'est pas contenté, comme
à Paris ,de s'enfoncer son épée jusque dans l'estomac ;
'pour suppléer au defaut de recette , ill'a mangée ,
P'est , comme on dit, passée au travers du corps.
et se
MM. Franconi avant leur départ , afin d'assurer leur
succès en province,ont voulu mêler quelques bipèdes
à leurs quadrupèdes ; les sujets abondent , mais les ta-
Jens sont rares ; on ne leur a présenté que des actrices
qui bronchent à chaque pas , et des acteurs beaucoup
moins forts que le Régent. ( 1 )
Faute de mieux , et puisque nous sommes sur le chapitre
des bateleurs , je vais vous parler d'une petite
(1) Superbe cheval anglais que MM. Franconi seuls ont pu
dompter.
1.
AOUT 1816. 25
ménagerie littéraire qui affiche incognito rue du Pont
de Lodi. C'est là que l'on voit un singe àla fois si faible
et si lourd qu'il lui a fallu d'abord un porte-béquille
pour le soutenir et le défendre, et bientôt après un
cornac pour truchement.
L'enseigne est tout à Paris; aussi les propriétaires
de ce fagotin l'ont-ils produit dans le monde sous le
titre de Nouveau Diable boîteux . Marche-t-il droit , ou
cloche-t-il comme le véritable Asmodée ? c'est ce qu'on
ne peut dire , car on ne l'a jamais vu qu'à genoux devant
le public , dont il voudrait avoir l'air de se moquer.
Ne me demandez point , Monsieur , quelle est la patrie
decethomoncule nain manqué , pygmée capable tout
auplus de combattre contre les grues ; on a d'abord cru
qu'il était Français ; mais ses allures cyniques , ses espiégleries
maussades , sa physionomie plus laide encore
que ridicule, ont déterminé le public à adopter à
égard l'opinion des nègres , qui regardent les singes
comme le rebut d'une nation étrangère jeté parmi eux
pour y végéter.
son
Comme notre fagotin a vécu jusqu'ici dans une obscurité
profonde , il ne peut soutenir le grand jour ; aussi
est-il forcé de se traîner dans l'ombre. Tout chez lui est
emprunté , son nom même de singe ne lui appartient
pas; car si tout singe est un animal , tout animal n'est
pas unsinge. Au reste , s'il partage avec l'orang-outang
letriste privilège d'être le dernier des hommes , il n'est
pascommelui lepremierdes singes . Aussi méchant que
lebabouin, il paraît moins fort que lui. Vous le voyez ,
Monsieur, notre héros n'est proprement ni singe , ni babouin
, d'où nous devons conclure que c'est un magot ,
animal singulier qui tient le milieu entre les deux espèces.
1
L'effronterie est pour réussir un moyen en général
plus sûrque le mérite. Le magot s'est donnépour avoir
de l'esprit, les badauds ont cru, et en ont étépour leurs
ducatons. En effet il n'en est point là comme chez
Bobéche , qui fait tout pour l'honneur; on ne rend point
P'argent à laporte ; d'ailleurs notresinge est trophonnête
pour vouloir risquer une banqueroute complète; aussi
26 MERCURE DE FRANCE .
1
s'est-il assuré quelques tours du baton. Ces sortes de
profits seraient , dit-on , assez considérables , si sa délicatesse
lui permettait de ne point partager ;mais souvent
on l'a vu renvoyer à leur véritable adresse les marques
de souvenir qui lui sont personnellement,adressées.
Voyez , Monsieur , quelle est ma bonne-foi ! Plus loyal
que certains journalistes qui disent étourdiment le mal
dont ils ne sont pas sûrs , et qui se taisent presque tour
jours sur le bien qu'ils savent , j'avouerai que le talent
de plusieurs des entrepreneurs attachés à l'exploitation
du journal mérite des égards. Quoi de plus spirituel,
par exemple , que le porte-béquille du singe boîteux ?
C'est , dit-on , un assez bonjeune homme dont le corps
est mince , court , et en tout sens d'une petitesse remarquable.
Créé et mis au monde pour amuser le public ,
il naquit dans le sanctuaire des lettres . Versé dans la
connaissancedes caractères , il eût déjà pu s'illustrer par
des peintures de moeurs ; mais il a mieux aimé jusqu'ici
vivre frugalement de chroniques et de calembourgs. A
tout pécheur miséricorde ; il a promis de soigner désormais
sa réputation , et de se livrer à la composition. On
assure qu'il va , comme libraire-éditeur , publier plusieurs
ouvrages dans lesquels il aura soin de ne rien
écrire, afin d'en assurer le succès . Né pour éclairer son
siècle , il a quelque temps tenu le flambeau qui répandait
un faux jour sur la petite lanterne magique où le
Singe boîteux évoquait les ombres de plusieurs auteurs
encore vivans. Vous comprenez , Monsieur , que je veux
parler ici de cette espèce de panorama , autrement dit
galerie historique , dont le cadre n'est pas nouveau , et
qui n'a point été rempli d'une manière neuve. Plusieurs
portraits sont à peu près sans couleur , quelques autres
ne signifient rien , et c'est précisément ceux qu'on a
trouvé les plus ressemblans. A quoi bon peindre des
hommes déjà connus et qui , entrés dans le domaine de
larenommée, ne peuvent plus échapper à lagloire ?Les
bonnes et les nourrices avaient-elles attendu l'apparition
du Singe boîteux pour décerner à M. Bouilly la palme
de la sensibilité , et pour publier que de sa plume s'écoulent
avec des larmes une foule de mots qui vont au coeur
AOUT 1816. 27
et s'y enfoncent, comme il le dit lui-même , jusqu'à
la garde ? Le Singe boîteux n'était pas de ce monde ,
que déjà tous les artistes avaient reconnu que M. Carle
Vernet ne donne point de relâche à l'admiration de ses
contemporains, et qu'il court par trois routes différentes
à l'immortalité , où il est porte par ses chevaux , ses tableaux
et ses calembourgs. Un reproche plus grave que
je me crois en droit d'adresser aux diables associés ,
c'est d'avoir un instant, par des révélations indiscrètes ,
troublé le repos de Mme la comtesse de V... , plus connue
sous le nom de Mme Julie Molé. On assure que sans les
prompts secours de l'un des médecins de l'Odéon , M.. ,
plus connu sous le nom de M. Metembière, nous serions
réduits à pleurer cette muse de la rue de Vaugirard, que
nous avons eu la consolation de voir dernièrement promener
encore au Luxembourg sa misantropie et ses repentirs.
( 1)
Pourmoi ,je l'avoue , sije m'étais mêlé de biographie ,
j'aurais suivi une autre marche; loin d'inscrire sur le
livre de vie une foule d'auteurs qui n'en ont déjà que
tropnoirci les feuillets , par un travail plus utile , j'aurais
délivré un brevet d'immortalité à une foule d'illustres
inconnus. On juge aisément que je me serais dûd'abord
àM. N..... mécanicien aussi habile que littérateur distingué
Je l'eus représenté environnédes membres épars
d'une foule de malheureux auteurs qu'il a impitoyablement
disséqués ; on l'eut vu , les ciseaux à la main,
composant sans encre ni papier, quatre volumes de
pièces de rapport , et , à l'aide d'un certain crédit, forçant
les colleges à louer , et sur-tout à acheter ce chefd'oeuvredemarqueterie,
doonntt ttoouuss les ébénistes paraissent
jaloux.
Vous n'auriez pas sur-tout été oublié , illustre M. ***
dont les bontés se sont long-temps étendues sur tous les
journaux , qui enrichissiez à la fois , de vos pâles
écrits , le Mercure que vous avez appauvri , unjournal
et
(1) MadameJulie Molé est l'auteur de Misantropie et Repentir,
pièce de Kotzebue , qu'elle a traduit de l'allemand avec des secours
étrangers
1
44
:
28 MERCURE DE FRANCE.
P
Quotidien que vous avez affaibli , feu Nain Rose que
vous avez tué ; voire même le Singe boîteux , que ,
malgré tous vos talens , vous n'avez pu rendre plus
mauvais. Les archives où dorment pour jamais les petits
articles de M. ** pourront être utilement consultées par
la postérité , qui , sans doute , aura besoin de quelques
certificats de vie pour croire à son existence.
Mais la notice , qui , sans doute , eût pu assurer à elle
seule le succès de mon livre , et que je me serais plu à
tracer avec le plus de vérité , eût été celle du cornac ,
interprète assermenté du Singe boîteux. D'abord brillant
Ermitede laChaussée-d'Antin, puis Ermite de laGuiane,
où les chaleurs excessives paraissent lui avoir porté à la
tête, il ne reste plus de lui ,après tantde métamorphoses
etdenombreux changemens de livrée , qu'un vieillard
usé , qui , se rendant justice, s'est de lui-même nommé
le Franc Parleur. Rarement à certaines époques on vit
long-temps sans avoir des ennemis; pour accabler ses
détracteurs , notre cornac a recueilli , dans différens
journaux , ses pages éparses comme celles de la Sybille ,
et ena formé peu à peu quelques volumes, déjà d'un
grand poids dans la littérature légère. Sans doute qu'en
réunissant ainsi ses ouvrages , il a voulu forcer en gros
un succès qu'il n'a pu obtenir en détail. Sur combien
dethéâtresn'aurais-jepoint à déplorer ses chutes ! peutêtre
que lanotice eût été unpeu longue, mais l'auraitelle
parue? Dailleurs , comment abréger en un pareil
sujet?Un seul trait a souvent suffi pour peindreungrand
homme, il faut des pages entières pour caractériser les
petits. Un écueil sur-tout à craindre en élevant ainsi un
autel aux dieux inconnus , serait de ne pouvoir suffire à
la consommationde l'encens , parfum que ces Messieurs
hument avec un plaisir d'autant plus grand , qu'ils le
méritent moins. Peut-être , d'ailleurs , qu'un pareil ouvrage
pourrait se ressentir de l'ennui des sujets , et qu'il
paraîtrait de difficile digestion à la plus grande partie
des lecteurs. Tout le monde n'est pas aussiheureusement
constitué que Jacques de Falaise , et il n'est donné qu'à
ce normand privilégié d'avaler presque en même-temps ,
et sans se gêner , des noix , unfourneau de pipe , trois
AOUT 1816.
29
cartes roulées ensemble, une rose avec sesfeuilles , sa
tige , et méme ses épines ; un oiseau vivant , une souris
vivante, et enfin une petite anguille aussi toute en vie.
Depareilsdébuts promettentbeaucoup , et pour répondre
à l'attente du public , il se propose d'envoyer sous peu
uncartel dedéfi ànotre singe. Sera-ce le Diable boîteux
qui engoulera le normand , cera-ce le normand qui
avalera le Diable , c'est ce que l'événement ne tardera
pas à nous apprendre; j'aurai soin , Monsieur , de vous
faire connaître tous les détails de cette lutte; les paris
sont ouverts , et l'on distingue déjà un grand nombre de
guinées sur le tapis. Il n'appartient à personne de faire
son
éloge. Toutefois , Monsieur, permettez qu'en passant
je vous priede remarquer que , suivant le précepted'Aristote
, ma lettre a un commencement , un milieu et
une fin; mérite fort mince , sans doute , mais qui ne se
trouve cependant pas toujours dans les petits articles
de nos antagonistes , qui , plus prompts à écrire qu'à
imaginer , ne savent jamais , ni commencer, ni finir.
Agréez , Monsieur , etc.
4
NOTE
Sur les galeries du Luxembourg.
La translation des tableaux de la galerie de Rubens
au Muséum , m'a fait naître une idée que je vous prie
de publierpar la voie de votre journal , si vous la trouvez
susceptible de quelque intérêt.
Ces tableaux avaient été faits pour la galerie occupéé
aujourd'hui par le grand escalier , c'est là où ils sont
restés près dedeux siècles. Celle où nous les avons vus
en dernier lieu avait été consacrée , par Marie de Médicis
, pour y retracer l'histoire et les vertus d'Henri IV.
Ne pourrait- on pas profiter aujourd'hui de l'état de
viduité dans lequel se trouve cette galerie , pour réaliser
ceprojet ? Qu'elle circonstance plus favorable pourrait se
rencontrer , que celle de la restauration de l'illustre fa-
د
30 MERCURE DE FRANCE .
mille des Bourbons , dont ce grand prince était le chef,
et dont le souvenir est si cher aux Français ?
Il résulterait ce me semble divers avantages de cette
entreprise , celui de rendre à cette galerie sa destination
primitive , de rappeler sans cesse la gloire , la bonté et
les vertus d'unde nos plus grands rois. Nous ajouterons
encore à tous ces avantages , celui de donner occasion
à nos habiles artistes de fixer , par de nouveaux chefsd'oeuvre
leur réputation , la gloire de l'école française ,
et sa supériorité sur toutes celles des autres nations de
l'Europe . L'exécution de ce projet serait d'autant plus
utile , même pour les progrès de la peinture , que le
costume français du temps d'Henri IV , sur-tout celui
des hommes , était favorable à cet art , et qu'en y introduisant
, comme l'a fait Rubens , l'allégorie et la mythologie
adroitement ménagées , on pourrait faire des tableaux
de sujets français , vraiment historiques .
PONCE.
AMA
BEAUX - ARTS .
ÉCOLE ESPAGNOLE.
BERRUGUETE ( ALPHONSE. )
Peintre , Sculpteur , Architecte.
Cet artiste , du mérite le plus éminent , est le premier
professeur qui répandit dans le royaume le goût d'un
dessinpur et exact. C'est lui qui fit connaître les belles
proportions du corps , le grandiose des formes ; rien enfin
ne lui fut étranger de tout ce qui constitue la peinture ,
la sculpture et l'architecture.
Il naquit à Paredes de Nava , vers 1480. Son père ,
Pierre Berruguete , peintre de Philippe Ier , lui donna
les premiers élémens. Alphonse , à la mort de son père ,
ne trouvant point de maître digne de lui , fut en Italie.
Valarinous apprend qu'il était à Florence en 1503. C'est
AOUT 1816. 30
alors qu'il copia le plus célèbre carton que Michel-Ange
avait tracé , en concurrence avec Léonard de Vinci ,
pour peindre la guerre de Pise , dans la salle du grand
conseil de cette ville (1) .
Berruguete fut à Rome e 1504 , avec Michel-Ange ,
son maître, que le pape Jules II avait appelé pour travailler
au Vatican. Notre espagnol aida beaucoup Buona
Rota, et resta toujours à ses côtés dans cette capitale , où
il fit des progrès vraiment extraordinaires . C'est alors
que le Bramante , architecte de S. S. , chargea Berruguete
de faire un modèle de cire en grand du Laocoon ,
pour le couler en bronze. Il eut pour concurrens Jacob
Sansovino , Zacharie Zacchi , de Volterre , et le Vieux ,
de Bologne ; mais Raphaël préféra le modèle de Sansevino.
Berruguete revint à Florence , et Philippe Lippi étant
mort , il travailla , quoique sans l'achever à un tableau
des religieuses Hyeronimites que Lippi avait commencé.
Alphonse resta quelque temps encore dans cette ville , y
laissant , ainsi qu'à Rome , plusieurs amis , parmi lesquels
on voit avec plaisir figurer Baccio Bandinelli , et
André del Sarto .
Il revint en Espagne , riche de pratique et de savoir ,
et resta quelque temps à Sarragosse , où il fit l'autel de la
chapelle et le sépulchre du vice-chancelier d'Arragon.
Désirant connaître Damien Formente , qui travaillait
au grand autel de la cathédrale de Houesca , Berruguete
le fut voir. Formente se trouva bien de cette visite , car
il corrigea sa manière en cherchant àimiter un aussi
grand artiste.
De retour en Castille , Berruguete fut distingué d'une
manière éclatante par Charles-Quint.
L'empereur le nomma de suite son peintre , son sculpteur
, et lui ordonna différens ouvrages , tant pour l'Alcazar
de Madrid , que pour le palais que l'on construisait
J
(1) Les personnes instruites saventque cet ouvrage admirable de
Michel-Ange servit d'étude à Aristote de Saint-Galles , à Ridolto , à
Ghirlandaio, François Granicio , Baccio Bandinelli , Raphael d'Urbin,
et à tous les grands artistes de ce temps.
1
:
32 MERCURE DE FRANCE.
àGrenade. Bientôt après il fut nommé valet-de-chambre
du souverain.
Alphonse de Fonseca, archevêque de Tolède , le fit
travailler au grand college qu'il fondait à Salamanque ( 1 ).
L'évêque de Cuença , Jaques Ramirez de Villa Escasa
, l'employa pour la galerie du grand collége de son
évêché , et l'on peut juger des travaux dont fut chargé
Berruguete , puisque l'on employa plus de 150,000 ducats
d'or à cet ouvrage.
Berruguete s'étant marié avec une demoiselle de
Rioseco,,se fixa dans cette ville , où il exécuta le sépulchre
de l'évêque de Palencia dans le collège de Saint-
Grégoire, et le maître-auteldu monastère royal de Saint-
Benoît ; il y termina beaucoup d'autres ouvrages , et fut
occupé tant à Valladolid que dans plusieurs autres villes
de la Vieille-Castille .
En 1526, Alphonse fit un marché qu'il conclut en
1532 , pour l'église de Saint-Benoît. L'une des conditions
expresses était que dans le grand oeuvre qu'il allait diriger
, il ferait au moins les têtes et les mains tant en
sculpture qu'en peinture.
,
Berruguete fut chargé de la sculpture du choeur de
la cathédrale de Tolède , ouvrage magnifique autant
qu'immense; (2) il fit aussi la Transfiguration de N. S.
que l'on voit au-dessus du fauteuil de l'archevêque , et
qui lui valut tant d'éloges.
A la suite de ces occupations constantes , Berruguete
devint si riche qu'en 1559 il acheta de S. M. Philippe II
la seigneurie de Ventosa , près Valladolid .
Personne jusqu'à présent n'a disputé à cet artiste son
mérite singulier et ses connaissances profondes dans les
(1) Le traité portait littéralement que toutes les peintures et
statues qui composeraient le maître-autel , seraient toutes de la main
deBerruguete.
(2) Tous les marbres pour cette grande entreprise se tirèrent
des carrières d'Espeja , et l'albâtre de celles de Cogollado. Il n'est
pas déplacé de dire ici que l'Espagne produit des marbres de la
plus grande beauté, et qu'elle en possède enmême temps une variété
étonnante.
AOUT 1816. 33
ROYAL
5
C.
SEINE
trois arts qu'il cultivait; Palomino dit au fº 47 du premier
volume de son ouvrage :
« Berruguete fut celui qui apporta en Espagne ,
> comme disciple de Michel-Ange, la perfection de la
» peinture à l'huile . »
Berruguete cependant se distingua davantage dans
l'art de la sculpture , ainsi que le fit son maître. La noblesse
des caractères , une anatomie un peu chargée , un
dessin correct , et sur-tout le grand art de faire trouver
sous les draperies tous les effets du nud , sont les avantages
qui constituent sa facture. Il faut ajouter qu'il terminait
tout avec un soin particulier .
Dans l'architecture , s'il n'eut pas un goût plus exquis ,
c'est qu'il suivit un peu trop la manière de son temps ,
qui offrait des parties exactes et pleines de finesse ,
mais dont l'ensemble présentait un peu de confusion .
Les Villalpando , les Ruy-Diaz , les Grégoire Pardo ,
Jean Mancano , Torribio Rodriguez , Pierre Martinez ,
de Castaneda , Jean - Baptiste et André Hernandez ,
Dominique Cespedes , Vigarny , étaient des artistes du
plus grand mérite qui travaillèrent avec Berruguete aux
sculptures , bas- reliefs et ornemens des temples . Quelques-
uns d'eux furent si habiles que dans la suite des
temps on a donné à Berruguete les produits de leur
talent.
Isaac de Helle peignit aussi en 1568 un tableau de
l'Espérance que l'on attribue encore à notre Alphonse ,
et que je rappelle ici comme un hommage au savoir de
Helle.
Berruguete fut un des artistes les plus laborieux qui
aient existé ; Sarragosse , Madrid , Valladolid , Palencia,
Santoyo , Paredes de Nava , Villar de Fallades , Médina
del Campo , Salamanque , la Mejorada , la Ventosa ,
Cuenca , Alcalá de Henares , Tolede , possèdent dans
leurs palais et cathédrales des preuves incontestables de
la fécondité de cet habile homme.
On admire particulièrement à Grenade les bustes et
ornemens du superbe palais commencé par Charles V.
On a tort , au surplus , de croire que les bas-reliefs qui
sont sur les supports des colonnes soient de lui.
3
34
MERCURE DE FRANCE .
Alphonse Berruguete , après avoir laissé des témoignages
si honorables de ses nombreux talens , mourut
dans Alcalà en, 1561..
Le souverain lui fit faire des funérailles de la plus
haute magnificence .
F. Q.
LETTRE
DE L'AVOCAT POURETCONTRE .
Vous ne verrez pas , Monsieur , la seconde représen
tation de Laquelle des trois ; l'auteur a prudemment
retiré cette pièce , et l'annonce qu'on en a faite n'était
que l'affiche de consolation ordinaire en pareil cas. Cet
acte de modestiedésarme la critique : iln'y adonc plus
rien à dire sur cette méprise.
J'apprends avec plaisir que votre journal est lu à la
cour ; il en peut résulter pour lui de brillans avantages.
Je souhaite qu'on lui rende l'encouragement qu'il recevait
l'an dernier , et dont il me semble plus digne que
jamais. Les bons principes , la saine littérature et l'amour
désintéressé de la patrie se sont réfugiés dans cette
feuille; tout lemonde la lit avec empressement , et j'observe
que les opinions les plus opposées se réunissent
pour applaudir àl'esprit qui la dirige.Ainsi, tandis que
Le Journalde Paris plaide avec chaleur une question
malposée ; que celui des Débats se livre à tous les charmesd'une
nouvelle invention désignée par le nouveau
mot d'ultrà-royalisme , et que la Quotidienne déclare
à lamultitude de ses abonnés qu'elle est constitutionnelle
, le Mercure de France suit paisiblement sa route
entre ces écueils; il n'allarme aucun parti , il ne froisse
aucun intérêt , et il sait se rendre utile à la puissance
sans offenser personne. La sagesse de cette conduite aura
sa récompense. Mais pour ne parler que des choses étrangères
à la politique , quel plaisir pour vous , Monsieur ,
d'être l'interprète de la vérité entre la ville et la cour !
AOUT 1816. 35
d'apprendre à celle-ci , par exemple , que M. Raoul
Rochette est un pauvre écrivain ; que son mémoire sur
l'improvisation chez les Romains est un lourd fatras ;
que celui de M. Letrôsne sur la population de l'Atrique
est rempli d'aperçus fins , d'idées neuves; qu'il existe
des hommes de lettres dignes de fixer ses regards . et
qui n'ont jamais été de circonstance; que les auteurs
dramatiques attendent de la justice du monarque la
transmission de leur noble héritage à leurs derniers des
cendans , à l'exclusion des comédiens qui dépouillent
les veuves et les orphelins de ceux qui ont le plus honoré
leur pays ; que les acteurs , enfin , ne sont point
indignes de quelque bienveillance lorsqu'ils ne sont pas
aussi mauvais qu'Armand , dont le public attend ethate
de tous ses voeux la prochaine retraite ! ... Cette tâche va
devenir pour votrejournal une source inépuisable d'agrémens
de toute espèce , etje vous en félicite de bon coeur.
Mile Paradol-Félis , qui a débuté à l'Opéra dans le
rôle de Didon , a joué , ou plutôt chanté celui d'Alceste;
elle a montré dans tous deux les qualités et les défauts
que l'on doit attendre d'une débutante. La qualité de
sa voix et le charme de son extérieur doivent l'engager
à travailler . Si cette demoiselle s'y décide , nous pourrons
avoir un beau et bon sujet de plus.
Ce théâtre nous prépare un ouvrage fait pour mériter
l'attention publique; je veux parler de Roger, roi de
Sicile, dont le poëme offre des situations tour à tour
gracieuses et attachantes. La musique est d'un compositeur
justement célèbre ; il m'a fait entendre quelques
passages de la partition de cet opéra , et j'ai vivement
partagé le plaisir d'une assemblée capable d'en juger.
Un mérite que j'y ai particulièrement remarqué , c'est
la rapidité des phrases musicales , qui exclut la répétitionfastidieuse
des mêmes mots ; ainsi lorsque le héros
nous annoncera qu'il retourne dans son camp , nous
n'aurons pas à craindre qu'il mette plus de temps à le
dire qu'il n'en faut pour le faire . Dans cette pièce l'actionestcomptée
pour quelque chos et les cinq décors
nouveauxn''yy seront qu'accessoires : l'éloge estcomplet.
Vous savez que l'académie des beaux-arts a reçudans
3.
36 MERCURE DE FRANCE .
son sein M. Berton , surintendant honoraire , survivancier
delamusique du roi ; mais vous ignorez peut- être , et je
ne puis vous taire que cette nomination a eu lieu à lapluralitéde
vingt-huit voix contre une ; ce qui , au dépouillement
des scrutins , a produit un léger murmure causé
par le rire involontaire des membres , qui ne se souvenaient
plus de M. Nicolo.
Pourne plus revenir sur l'institut , je vous dirai , avec
un peu d'orgueil , que mon désir est accompli , et que
la marche tracée dans ma dernière lettre a été suivie :
on a chargé plusieurs membres de cet illustre corps de
terminer les débats existans entre MM. Picard et Duval.
Cela rappelle que M. Bigot de Préameneu est membre
de l'académie; on ne se souviendrait pas aussi facilement
de ses titres; son tiers dans cet arbitrage sera le premier.
Au reste , il importe que l'académie , fasse de temps à
autre, quelques élections semblables , pour justifier les
épigrammes dont elle est souvent l'objet.
La comédie du siècle , le Philinte de Molière , a été
joué dernièrement au Théâtre Français avec un ensemble,
untalent qu'il ne m'est pas permis de passer sous silence.
Je déplore si souvent la nécessité de vous rendre compte
des mauvaises représentations , que je trouve un plaisir
biendoux àvous parler de celle-ci.Vous avez déjà deviné
qu'Armand n'y jouait pas ; cela a répandu un charme
délicieux sur cette soirée. Damas qui possédait si bien
le rôle de Philinte, est maintenant chargé de celui d'Alceste;
il y met une chaleur , une énergie d'expression ,
une force de sentiment qui lui font le plus grandhonneur.
Baptiste aîné est bien placé dans l'autre; le ton de la
haute comédie lui convient; il y est noble, sensible et
vrai. L'espace me manque pour citer les autres acteurs;
il suffit de dire qu'ils ont tous fort bien secondé leurs
camarades .
L'Odéon a donné , par ordre, le Chevalier de Canolle
et le Chemin de Fontainebleau . Le duc et la duchesse
de Berri ont assisté à cette représentation.
Il n'y a toujours rien de nouveau pour l'Opéra-Comique.
J'y suis entré l'autre jour par désoeuvrement.Ah!
Monsieur, quellethébaïde ! on donnait Jeannotet Colin ;
AOUT 1816 . 3g
plus, L'une pour l'autre ; ah ! Monsieur , quelle musique!
quels acteurs ! j'en suis encore tout étourdi , tout
transi.Aquoi pense Martin ? Il ne chante plus. Que fait
Lesage? Il ne joue plus. Mme Moreau est éteinte . Richebourg
ne vaut rien. Le petit Ponchard a du zèle ; Huet
faitcequ'il peut; mais tout cela ne forme pas une troupe.
Il n'y a pas dans tout ce théâtre de quoi donner de la
vogue au moindre Pont-Neuf. Cela est inquiétant. Son
genre est cependant français ; et il faut qu'il soit devenu
biendétestable pour qu'àce titre je n'y trouve pas quelque
chose. Heureusement Mme Gavaudan va reparaître ; le
congé d'un mois qu'elle avait obtenu pour rétablir sa
santé , est expiré ; et nous allons la revoir ce qu'elle a
toujours été , charmante. J'ai bien peur que le début de
Mile Lobé , femme Richebourg , ne soit une compensation
à l'heureux événement que je vous annonce. J'ai vu
jouer cette actrice autrefois , et je tremble. Cependant il
convient d'attendre ; c'est de la comédie que je lui ai vu
jouer , et c'est à Feydeau qu'elle va débuter , il y a bien
de la différence .
Le 17 juin , ou l'Heureuse journée , et les Chansonniers
, sont deux pièces du Vaudeville sur le compte
desquelles je vous dois un mot. Il me sera facile de
m'acquitter. Il existe entre ces deux ouvrages une analogie
frappante : mêmes auteurs , même motif, même
sujet , et presque mêmes détails. Quatre demoiselles à
marier par-tout; quatre militaires et quatre chansonniers
à leur donner ; incertitude d'un père et d'une mère
jusqu'à ce qu'on ait chanté beaucoup de couplets de
circonstance; et enfin , quadruple mariage des deux
côtés . Voilà toute l'histoire. De l'esprit , beaucoup
d'amour pour la famille des Bourbons, souvent de la
gaité et trop de longueurs. Tel est ce qu'il ya à
louer et à blâmer dans ces deux pièces , de MM. Désaugiers
et Gentil .
Farinelli n'est qu'une bluette , fondée sur une mince
anecdote ; mais les auteurs l'ont présentée avec grâce .
Ils ont déguisé l'extrême faiblesse du sujet en la couvrant
de traits heureux , de couplets bien écrits ; les acteurs
ont fait le reste. Farinelli est jeune , il n'est pas
38 MERCURE DE FRANCE .
encore sorti des pages. Sur trois pommes cuites qu'il
attend pour son déjeûner , le valet de l'auberge qu'il
habite enmange une ; deux auteurs , ses voisins , dévorent
Ies autres . Ces Messieurs , habiles à brocher des pièces
sur toutes les circonstances , en préparent une sur la mort
de Farinelli , qu'un journal a tué. Ils associent à cet
oraison funèbre ce chanteur lui-même , qui , pour se
venger de leur crédule inhumanité , feint d'avoir empoisonné
les pommes de leur déjeûner. Enfin après s'être
amusé aux dépens de tous , il les rend à la santé par une
ariette; et le garçon d'auberge épouse une petite marchande
d'huîtres qui est là pour cela. Mlle Lucie chante
bien le rôle de Farinelli , elle pourrait s'appliquer à le
jouer d'avantage : la voix de cette intéressante actrice
est fort agréable; il est à désirer qu'elle travaille la
partie dramatique. Philippe représente on ne peut mieux
l'auteur Ardélion , qui s'attribue l'ouvrage de son confrère
. Ce rôle est pris dans la nature ; on dit même que
l'auteur a voulu peindre un de ses collaborateurs que je
ne veux pas nommer : dans ce cas il a réussi , tout le
monde a reconnu l'original. Guénée n'est pas très-plaisant
dans l'autre auteur; il a de la bonne volonté.
Edouard est utile; bien placé par-tout , il n'est remarquable
nulle part ; il donne à son valet d'auberge une
assez bonne physionomie . Mlle Betzy est une écaillère
très-appétissante; moins d'embonpoint et plus de talent
lui siéraient à merveille .
Une grande partie de l'approvisionnement du théâtre
des Variétés est faite par un M. Durand , qui change
plus souvent son nom , que la forme de ses ouvrages. Je
respecterai , comme je le dois , son incognito ; il n'appartient
à personne de le trahir : en littérature , les convenances
équivalent aux lois qui régissent la société civile ;
c'est un crime d'y manquer. C'est donc à M. Durand
que je reprocherai le peu de soin qu'il met à compose
ses pièces. Il a de l'esprit sans doute, une sorte dr
penchant à l'observation; mais il abuse d'une malheue
reuse facilité ; il ne se respecte pas assez , et il fait tro -
peude cas du public. Comment a-t-il pu se flatter qup
cedernier accueillerait son Cadet Roussel intrigant ? Ie
AOUT 1816. 59
est vrai que les mêmes spectateurs avaient eu l'air de
rire de Jocrisse grand-père. Mais de bonne foi , est-ce
àdes personnes raisonnables et sur un théâtre où l'on
compte quelques bons acteurs , qu'il faut offrir de telles
parades ? Je vous reparlerai de ces pièces; le temps me
presse. Je me hâte de vous apprendre , Monsieur , la
transaction amiable que j'ai encore conseillée entre les
administrateurs des Variétés et Mile Cuisot , elle vient
d'avoir lieu à la satisfaction de tout le monde .
Une autre action plus sérieuse vient d'être intentée par
une dame Fornerod née Quimper , à la descendante de
Corneille , qui exploite si bien le souvenir de ce grand
nom. Chacune prétend être la seule descendante en ligne
directe . On a d'abord commencé cette réclamation avec
toutes les politesses d'usage; déjà les malices s'en mêlent ,
et le public attend les injures : j'espère cependant les
prévenir. En ma qualité d'Avocat des comédiens , je
suis le défenseur de beaucoup plus de gens qu'on ne
pense . Ma clientelle ne se borne pas aux acteurs qui
'se montrent sur les théâtres ; tous ceux qui se produisent
en public , à quelque degré de scandale que ce soit ,
rentrent dans mes attributions. C'est à ce titre que je suis
saisi de la discussion élevée entre les susdites dames.
Mais avant de hasarder aucun jugement , il faut que je
consulte les sacs , que je lise les pièces qui m'ont été
adressées par toutes les parties , et c'est de quoi je m'occupe.
Ainsi donc jusque-là , cette lettre n'étant à autres
fins ,
Je suis , etc.
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens.
DU DERANGEMENT DANS L'ORDRE DES SAISONS .
Tandis que tout est dans le désordre sur ce globe , et
que les gouvernemens s'occupent ou feignent de s'occuper
à chercher les moyens d'y remédier, cette confusion
semble s'étendre jusqu'à la nature , les saisons paraissent
aussi dérangées que la politique. La fin de l'hiver
40 MERCURE DE FRANCE.
nous a donné des jours dont on aurait remercié le soleil
aumilieude l'éttéé ,, et l'été vientdenous en faire essuyer
qui auraient excité des murmures au milieu de l'hiver .
Un froid embrumé , des pluies morfondantes ont déshonoré
le mois de juin et de juillet ; et il paraît que cette
méprise du temps est presque générale dans tous les
pays compris entre le Rhône et la Tamise , du moins
par les lettres de Lyon , de Bruxelles ; on voit qu'on y
éprouve la même température.
Onygémissait tristement auprès des foyers , quand le
bruit s'est répandu qu'on avait découvert des taches
nombreuses dans le soleil . On assure néanmoins qu'iln'y
a rien à craindre , que les pluies dont on s'allarme n'ont
rien d'extraordinaire aux mois de juin et de juillet ; que
cette humidité désordonnée est une espèce de crise à
laquelle la nature est assujétie , à peu près tous les neuf
ans soit , dit-on , par la révolution de l'apogée de la
lune , soit par une période physique. On cite en preuve
les journaux des années 1767 , 1768 et 1769 , par lesquels
ont voit qu'en effet ces trois étés n'ont dû être ni moins
tristes , ni moins désolans que celui-ci .
Mélanges de politique et de littérature , extrait des
Annales de M. Linguet , année 1777.
1 Cet article a étéfourni par Mme de Genlis .
ww
INTERIEUR .
www
Une ordonnance du to juillet a nommé les princes de la famille
royale grands croix de l'ordre royal et militaire de Saint -Louis .
-Par une autre ordonnance , le roi a annullé les exemptions
accordées sous le gouvernement précédent pour le droit de port
d'armes de chasse. Tous sans exception sont assujétis au droit de
15 fr. En effet , la charte ne reconnaît point de privilégiés.
- Une ordonnance du 17 prescrit de faire une nouvelle éditiondes
cinq codes qui nous réggiisssseenntt:; elle contiendra les changemens
que l'ordre accttuueell nécessite,et par conséquent lasuppression
des dénominations , expressions et formules qui rappellent les divers
gouvernemens antérieurs au retour de S. M. La loi sur la suppression
du divorce sera comprise dans cette édition.
-Par autre ordonnance , le roi a créé des commissaires-priseura
1
AOUT 1816. 41
dansles villesde Marseille, Nîmes, Bordeaux , Lyon , Rouen , Lille,
Bayonne, Montpellier et Caen.
-Par une ordonnance du 17 , le roi a organisé la garde nationale
du royaume. Les dispositions très-étendues de cette ordonnance
nous empêchent de la rapporter : c'est le code militaire de
cette arme.
Ordonnance du 19 qui proroge au 1 septembre prochainle
délai pour les déclarations à faire relativement aux tissus de fabriques
étrangères qui sont prohibés; il était expiré le 1 " juillet.
-
Le ministre de l'intérieur a écrit à MM. les préfets , que
considérant les mesures d'épuration des maires et adjoints comme
terminées , il les prévient qu'à l'avenir les propositions de destitutions
des maires , des adjoints et des conseillers municipaux lui
devront être faites par des arrêtés particuliers , motivés et accompagnés
de pièces .
-
Le ministre de l'intérieur , par une lettre du 4 juillet, a recommandé
aux préfets de faire exécuter toutes les dispositions qui
régissent l'instruction publique.
-Une lettre du ministre des finances adressée aux préfets , a
pour objet d'empêcher que les fonctionnaires publics n'excitent personne
à faire l'abandon de sa quote-part dans l'emprunt de cent
millions. Le roi ne veut recevoir que le don du zèle et de l'amour.
Le roi a autorisé la ville de Pont- sur-Seine à changer son
nom , et à prendre celui de Pont- le-Roi. Les marques de dévouement
que cette ville , si maltraitée en 1814 , a données à la cause
sacrée , lui ont mérité cette faveur.
M. Gallatin , envoyé extraordinaire des Etats-Unis de l'Amérique
, a présenté ses lettres de créance au roi .
-
Sa Majesté a daigné confirmer les privilèges dont l'académie
avait autrefois joui ; ils consistent dans le droit que son directeur a
d'être introduit auprès du roi , de lui soumettre sans intermédiaire
les nominations qu'elle a faites ; il harangue Sa Majesté au nom de
l'académie. Les médailles frappées par ordre du roi, dans les événemens
publics , sont distribuées àtous les académiciens , et trois
d'entr'eux ont des places aux spectacles de la cour.
Le roi a nommé une commission pour s'occuper de l'organisation
de l'instruction publique. Les membres de cette commission
sont MM. de Beausset , évêque d'Alais ; l'évêque d'Aire ; le vicomte
de Chateaubriand, le comte de Fontanes , et Royer-Collard. M. l'évêque
d'Aire n'ayant point accepté , M. l'abbé d'Etchegarai a été
nommé à saplace. Toutes les maisons d'instruction , toutes les écoles
sont sous l'inspection de la commission d'instruction publique , à
l'exceptiondes séminaires.
-
Sa Majesté a été à Saint-Denis visiter la maison royale qu'il
a établie pour l'éducation des filles des défenseurs de l'état. Il y a
étéreçucommeun père chéri et bienfaisant doit l'être de ses enfans.
42
MERCURE DE FRANCE.
Par unemarque insigne de faveur , il a daigné attacher lui-même
la cravatte du drapeau de la garde nationale de cette ville , et quelques
jours après M. le grand aumonier est retourné à Saint-Denis
pour bénir le drapeau .
-M. Thomas a obtenu , à la dernière exposition , le grand prix
depeinture. Le public , et la section de peinture l'avaient décerné
à M. Lancrenon, qui n'a eu que le second. Toutes les sections
réunies l'ont donné à M. Thomas , qui ne l'a emporté que d'une
voix. L'institut acependantdéclaré qquu''il regrettaitde n'avoir pas
deux premiers prix à donner.
-L'académie des inscriptions avait proposé pour sujet de prix
d'expliquer le système métrique d'Hiéron d'Alexandrie, et d'en
donnerle rapport avec les autres mesures des anciens. Le prix a été
décerné à M. Letrosne , actuellement membre de l'institut , mais qui
n'y a été nommé que postérieurement à la remise de sonmémoire.
- M. le baron de Lessert et M. le baron Maurice , maître des
requêtes , ont été nommés associés libres par l'académie des sciences.
La cour de cassation a rejeté le pourvoi de Babeuf, Dufei ,
Zenowitz et Laurent -Beaupré , dans l'affaire du Nain tricolore;
Bouquot s'était désisté de son pourvoi. On se rappellera qu'ils ont
été condamnés à la déportation.
La cour de cassation ayant rejeté le pourvoi de Pleignier et
de ses complices, ils ont subi leur jugement le 27 de ce mois. La
voiture ayant été les prendre à Bicêtre , où ils avaient été transférés ,
Pleignier fut si abattu pendant toute la route , qu'il pouvait à peine
supporter la voiture , Carbonneau gémissait sur le sort de sa famille,
etTolleronmontrait plus de fermeté et de résignation. Après la lecture
qui leur fut faite de leur arrêt , les secours de la religion leur
ont été offerts , et ils les ontacceptés. Carbonneau et Tolleron paraissaient,
enallant au supplice, écouter attentivement les exhortations
de leurs confesseurs. Pleignier ayant plusieurs fois dans l'après dîner
répété qu'il voulait parler au roi , M. le chancelier s'est transporté
àlaprison; il ne paraît pas que ses déclarations aient quelque importance,
et seulement il cherchait à prolonger son existence. En
effet, l'exécutionqui devait se faire à six heures n'a eu lieu qu'à
huitheures passées. Le public s'y était porté en foule, le plus profondsilence
régnait; mais à peine Pleigniera-t- il eu subi le supplice,
que les cris de Vive le se sont fait entendre de tous les côtés .
roi!
-Tandis que ces parricides expiaient leur crime , un autre
grand coupable était puni du sien à Lyon. Le général Mouton-
Duvernet ayant été condamné à mort à l'unanimité par le conseil
de guerre, et son pourvoi en révision ayant de même été rejeté, il
a étéconduit à la mort le 26 au matin Ce général ayant su la veille
le rejet de son pourvoi , a demandé qu'il lui fût donné un confesseur,
et il a trouvé dans la religion de puissantes consolations . Il a
reconnu et hautement avoué tout le mal qu'il avait fait , et a dit
qu'il avait eu tort de suivre le système de défense auquel il s'était
7
AOUT 1816.
45
livré. Onl'a conduit en voiture au lieu de l'exécution ; deux ecclésiastiques
l'accompagnaient, etil récitait avec eux les prières des agonisans.
Il voulaitne pas avoir les yeux bandés ; mais son confesseur
exigeant qu'il eût un bandeau , lui- même se l'est attaché sur-lechamp,
et auparavant il a récité tout haut le Domine salvum fac
regem. Au moment où il levait les mains au ciel , la troupe a fait
feu. Sa vie fut coupable , mais sa mort édifiera tous les chrétiens.
- Le fils de Regnault-de -Saint-Jean-d'Angely vient , dit-on ,
dedébarquer au Havre , muni des pouvoirs de, son père pour vendre
les biens qu'il avait en France .
Un bâtiment appartenant au port de Marseille ayant été rencontré
à la hauteur de Civita-Vecchia , fut chassé par un corsaire
tripolitain. L'équipage abandonna le vaisseau et se sauva à terre .
Le corsaire prit le bâtiment et l'emmena à Tripoli. Le pacha ayant
su que la prise était française , l'a fait remettre au consul du roi .
-On annonce l'arrivée prochaine , à Paris , de S. E. le cardinal
Pacca, qui se rend en France pour y traiter des affaires civiles de
l'église gallicane. M. Courtois de Pressigny, évêque de Saint-Malo ,
qui revientde Rome , est arrivé au Bugei. M. l'évêque de Sisteron,,
qui était resté en Angleterre , est , dit-on , de retour en France.
MM. les maréchaux duc de Conegliano , comte de Jourdan ,
ducdeTrévise , de Tarente , de Reggio , d'Albufera; comte de Gouvion
Saint-Cyr , duc de Coigni , comte de Beurnonville , duc de
Feltre, de Valmi ,et comte Pérignon , ont tous prêté serment
entre les mains du roi. M. le comte de Vioménil , qui était absent ,
aprêté le sien quelques jours après .
-La médaille frappée pour le mariage de Mgr. le duc de Berri ,
représente d'un côté la tête de S. M. Louis XVIII , très-ressemblante;
sur l'autre face est le génie de la France, tenant deux couronnes.
Au milieu de l'une on lit ces mots : Carolus Ferdin. , et dans
T'autre Carolina Ferdin , au haut : spes altera regni .
EXTERIEUR.
Le duc de Cambridge est arrivé de Hanovre pour assister au mariage
de la princesse Marie , sa soeur, avec le duc de Glocester. It
était attendu pour cette cérémonie , qui a dû se faire le lundi
21 juillet. La tendre affection qui les unit a fait que la princesse , sa
soeur , a désiré attendre son retour; c'est lui qui doit la remettre à
sonmari. La princesse portera le manteau royal de velours rouge
et undiadême en pierreries. Tous ses vêtemens seront de fabriques
nationales , et elle a fait connaître son désir que toutes les dames qui
assisteraient à la cérémonie , ne portassent pas d'autres étoffes que
celles fabriquées en Angleterre.
-L'armée anglaise a laissé en Sicile un monument glorieux et
utilede son séjour dans cette île. Elle a construit près du cône le
plus élevé de l'Etna , à environ 9,000 pieds au-dessus du niveau de
44 MERCURE DE FRANCE .
la mer , un petit bâtiment qui contient trois pièces et une écurie; on
lenomme la casa inglese . On lit au-dessus de la porte cette inscription:
Etnam perlustrantibus has ædes Britanni Sicilia , anno salutis
1811 .
- Il existe en Allemagne une Mme Krudener , qui depuis quelque
temps se mêle de tenir des conférences publiques sur la religion.
Elle a de nombreux prosélites ,puisqu'àl'une deses assemblées il
y avaitplus de 500 personnes. Elle réside maintenant àKreusach ,
dans lehautmargraviat de Bade. Apparemment que dans ses pieuses
instructions elle ne cite pas le précepte formel de saint Paul , qui
recommande aux femmes d'écouter et de garder le silence.
-Les arbitres nommés pour examiner les droits des divers prétendans
au duché de Bouillon , et prononcer sur leur validité , ont
admis les prétentions de M. le prince de Rohan et rejeté celles de
M. Philippe d'Auvergne , qui est au service de l'Angleterre .
-Des lettres de Philipsbourg annoncent la rupture d'unedigue
du Rhin vers l'endroit où une partie de la Saalbach s'y réunit. En
Hollande , toutes les prairies qui environnent le Rhin et l'Issel sont
sous l'eau .
Le grand duc de Hesse a pris possession , le 11 juillet, de la
ville de Mayence , mais la ville seule est mise entre ses mains. La
citadelle, les forts et toutes leurs dépendances , restent au pouvoir
destroupesde l'Autriche et de la Prusse , quiy tiendront des garnisons.
Le duc de Hesse prend le titre de grand duc du Rhin.
- Une femme belge, mariée en Angleterre, était venue dans son
pays natal pour embaucher des ouvrières en dentelles et les emmener
avec elle ; celles-ci ont été arrêtées à Ostende au moment où elles
s'embarquaient, non pas à cause de leur émigration , mais parce
qu'elles avaient pris les patrons , qui sont une propriété très-importante
des maîtresde fabrique.
La deuxième chambre des états-généraux du royaume des
Pays-Bas a admis , sur le rapport de lacommission qu'elle avait
nommée à cet effet , l'uniformité des poids et mesures dans tout le
royaume, à la majorité de 70 voix contre 2. Le roi vient d'augmenter
l'escadre hollandaise qui croise dans la Méditerranée , de deux frégates,
en sorte qu'elle consiste actuellement en six frégates. On pense
qu'elle fera sajonction avec la flotte anglaise, pour coopérer à l'expédition
d'Alger. Les Napolitains arment de leur côté contre les
barbaresques. Les Algériens évacuent toutes leurs richesses dans
l'intérieurdes terres. La flotte de lord Exmouth est partie de Portsmouth
, on l'a vue passer à la hauteur de l'île de Portland , avec un
vent favorable pour sortir de la Manche. Elle consiste en vingt- trois
bâtimens , dont un de 120 canous , la Reine Charlotte ; un de 98 ,
quatre de 74 , quatre grosses frégates , et les autres de diverses grandeurs.
La Russie a fait annoncer qu'elle allait payer en Allemagne
les dettes qu'elle y avait contractées et qui étaient arriérées .
-L'empereur a envoyé au prince royal de Suède 200 croix de
Saint-Georges en argent, pour les distribuer aux soldats suédois
qui se sont le plus distingués dans la dernière guerre.
Σ
AOUT 1816. 45
www
MERCURIALE.
Le temps des bonnes moeurs est revenu; elles sont
done choquées de voir courir dans Paris des femmes
revêtues d'un costume demi- militaire : ces dames l'affectionnent
particulièrement. La police pourrait fixer ses
regards sur les inconvéniens de ce carnaval perpétuel ,
dont le moindre est de produire des méprises étranges ,
et aussi fâcheuses pour les femmes que pour les maris .
Lamémoire de Henri IVest le titre d'une enseigne
fort bien peinte que l'on admire rue Saint-Honoré en
face celle du Four. Notre muséum en plein vent est
d'une richesse immense; hélas !!! ....
AParis , tout est spectacle et mode. Dans ce moment
il faut avoir une travée à Notre-Dame , une tribune à
l'institut , une loge pour l'opéra de Natalie , et sans
doute une fenêtre à la Grève , afin de varier.
Le Diable boîteux s'est engagé à mériter l'honneur
de notre critique : il ne tient pas sa promesse. Destouches
pressentait l'existence de ce pauvre diable lorsqu'il
fit ce vers applicable :
Avez-vous à lacher encore quelque sottise?
A la séance de l'académie des inscriptions et belleslettres
, M. Raoul-Rochette a été fort applaudi par les
dames ,qui ne l'ont pas entendu. Les savans ne l'ont pas
applaudi, parce qu'ils le comprenaient bien.
Mémoire , Exposé , Réplique , Lettres , voilà où
MM. Picard et Duval en sont. Ou donc est l'huissier du
comte Almaviva pour leur crier , avec sa petite voix
claire : Silence , Messieurs !
En parlant de l'oeuf bordelais qui annonce le retour
de Buonaparte , et que l'on fait voir par curiosité à
Londres , on a oublié la circonstance principale : c'est
que Buonaparte est dedans .
MM. Georges Duval et Rochefort n'ont pas été présentés
auduc de Berri , comme un journal l'a prétendu .
Ala vérité , lorsque le prince sortit du spectacle ces
46 MERCURE DE FRANCE.
Messieurs étaient immédiatement derrière lui; mais
rien n'a prouvé que quelqu'un y prit garde .
ANNONCES .
Méthodefacile pour batir les églises , les chapelles ,
les cimetières et les presbytères des campagnes ,
75 cent.; Les petits Bátisseurs , I fr.; Du fléau des
incendies , moyen d'en garantir les habitations , 50 с.
Les trois ouvrages réunis , franc de port , 3 fr . Se trouvent
chez l'auteur , M. Cointereau , à Sainte-Perrine de
Chaillot , nº 99 , et chez Delaunay , libraire , galeries de
bois , au Palais-Royal , et Brunot-Labbe , quai des Augustins.
Ces troisbrochures ont étéprésentées à S. Ex le ministre
de l'intérieur , qui les a accueillies , car elles présententdes
vues utiles etdes moyens économiques. Les
hommes et les circonstances d'un certain temps n'ont
pas favorisé M. Cointereau. S. A. R. Monsieur l'avait
pris sous sa protection en 1788 ; le feu roi lui avait
donné des marques d'intérêt. Cointereau , attaché à ses
illustres protecteurs , défendit leurs bienfaits avec une
vivacité très-loyale , mais très-peu circonspecte. Certes
nous ne l'en blamerons pas , et autant qu'il est en nous
nous cherchons à lui faire rendre par ses contemporains
une justice tardive. On s'est vengé de l'homme sur sa
découverte , ce qui était facile , car ses ennemis étaient
ses juges. Excepté dans le Lyonnais , où le pisé , c'està-
dire , la bâtisse en terre , prend les formes les plus
commodes et les plus élégantes , et cela de temps immé
morial , il est reconnu que par-tout ailleurs la bâtisse en
terre est celle du, pauvre , dont elle affiche au-dehors
par sa laideur , l'extrême misère. Cette bâtisse devient
non-seulement plus laide mais plus incommode lors
qu'on l'entremêle avec celle en bois , par les différentes
retraites que prennent ces deux corps , ensorte que l'on
ne voit de tous côtés que des scissures par lesquelles l'air
et l'eau ont un libre passage. Le pisé obvie à ces graves
inconvéniens ;mais l'auteur a fait bien plus , il a invente
AOUT 1816.
47
un instrument qu'il a nommé crescise, avec lequel il
forme la terre même du sol en gros moëllons très-durs
et compactes , il les lie avec l'argile détrempée , et le
mur finit par être d'une seule pièce. La crescise peut
donner toutes les formes , offrir des moulures et des ornemens
, servir à élever des colonnes , ensorte que les
jardins du riche , sa ménagerie , ses basses-cours peuvent
être décorés à peu de frais par desbâtimens qui nẻ
sont ordinairement destinés qu'à l'utilité. Les vues de
l'auteur nous ont paru très-saines , et la lecture de ces
opuscules sera utile à tous les propriétaires . On ne peut
contester aux Anglais de profondes connaissances en
économie rurale ; ils ont fait venir Cointereau , et lai
ont fait élever plusieurs bâtimens pour leur servir de
modèles . La méthode est simple et facile , car ce sont
des ouvriers anglais qui ont exécuté sous ses ordres , et
il ne communiquait avec eux que par interprète..
Notice par M. Michel Berr sur les Benjamites ,
poëme traduit de l'hébreu par M. de Malleville. Chez
Egron, imprimeur , rue des Noyers , nº 37 .
M. Berr examine la question si véritablement le poëme
de M. de Malleville a été traduit de l'hébreu; il paraît ,
en douter , et ses connaissances dans la littérature hé
braïque rendent son opinion d'un grand poids. Cette
dissertation n'a rien de pesant ni d'ennuyeux ; l'auteur
a su y jetter de l'agrément par la comparaison qu'il a
faite de quelques autres morceaux de littérature.
Les Iis , idylles sur les événemens de 1814 et 1816 ;
par M. B. Chez Bobée , imprimeur , rue St.-Paul , nº2.
Nous rendrons compte de cette brochure.
Journal général de la littérature de France , sixième
cahier , juin 1816. Chez Treuttel et Wurtz , rue de
Bourbon , nº 17 .
Cejournal rend un compte intéressant de tout ce qu'il
y ade nouveau dans la librairie française , et n'est pas
seulement utile à ceux qui en font un objet de commerce.
Galignani's repertory , ofEnglish litterature ( 8th.
year.) On souscrit à Paris , rue Vivienne , nº 18 , à la
librairie de Galignani , rédacteur de ce journal , qui
48 MERCURE DE FRANCE.
paraît tous les mois. Prix de la souscription : 36 fr. par
an pour toute la France , port franc; 40 francs pour l'étranger
: pour six mois , 20 fr. , 22 à l'étranger; chaque
numéro 5fr. 50 c.
Cejournal est à sa huitième année , il avait été suspendu
à causedes événemens de 1815 , et le quatre-vingtneuvième
numéro vient de reparaître .
La littérature anglaisejouit depuis si long-temps d'une
estime générale , que l'on doit accueillir avec empressementun
ouvrage qui nous rend un compte fidelle de tout
cequ'elle produit de nouveau. Lesjournaux en ce genre
sont très-multipliés en Angleterre et si coûteux , qu'il est
d'un grand avantage de trouver réuni dans celui-ci tout
ceque nous avons intérêt de connaître. Chaque numéro
estdehuit feuilles ; nous en extrairons des morceaux.
L'anti-martial , ou les extravagances de la guerre ,
boutade d'un poëte ; par F. de T. In-8° . Prix : 60 cent. ,
avec cette épigraphe :
Bien heureux sont les pacifiques.
Chez les marchands de nouveautés .
M. Demmenie continue tous les soirs ses intéressantes
expériences dans l'ancienne salle de M. Olivier ,
rue Neuve-des-Petits-Champs , vis-à-vis la trésorerie.
Il joint à une merveilleuse dextérité des connaissances
étendues dans l'art de la verrerie ; et ceux à qui des
notions peuvent suffire , sont certains d'en prendre de
bonnes en l'écoutant. L'émail et le verre prennent en
peud'instans sous ses doigts les formes les plus élégantes
et les plus variées , tantôt c'est une fleur ou bien un
oiseau. On a en outre le plaisir de voir mouver de trèsjolis
tableaux , dont l'un représente avec une grande
fidélité une marine et un coucher du soleil .
:
Errata du dernier numéro ..
Page 454 , ligne 29 , au lieu de penatis , lisez peccatis.
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
N.° 5.
/
***** *******
MERCURE
:
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
TIMBRE
Les personnes dont l'abonnement est expiré, sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. - On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois.On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très - lisible . - Les lettres , livres ,, gravures , etc. ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
POESIE.
LES DÉSIRS.
wwwwwwwwww
Parvum parva decent. HOR. Ep.
Auprès du feu quand je tiens les pincettes ,
De mes désirs roulent les tourbillons ;
Aussi nombreux que ces vaines bluettes
Que je fais naître en poussant mes tisons.
Du genre humain une bonne partie
Adésirer aime à passer sa vie ;
Car c'est , hélas ! lorsqu'on y pense bien ,
Un sot état que ne désirer rien.
Un financier aussi lourd que sa caisse ,
Dort le matin, il dort aussi le soir.
TOME 68°. 4
ROV
5
50 MERCURE DE FRANCE.
Lassé du jour , lassé de sa richesse ,
Il vit sans crainte , ainsi que sans espoir.
Il est midi , lui dit son secrétaire ;
Eveillez- vous. Il répond : Pourquoi faire ?
Or la fortune , ou prudente ou sévère ,
D'un pareil mal a su me garantir ,
Et l'or chez moi n'éteint pas le désir.
Accourez donc , vous qui d'une chimère
Connaissez l'art de former un plaisir.
Je voudrais bien voir le champ de mon père
Jusques ici prolonger ses sillons !
Dit le berger couché sur la fougère.
J'aurais alors grand nombre de moutons ;
Et quatre chiens de la plus belle taille
M'entoureraient , prompts à livrer bataille
Atous les loups , tyrans de ces cantons.
Je voudrais bien avoir un vaste empire !
En déjeunant s'écrie un fils de roi ;
Et dans le cercle où je ferais la loi
Voir le soleil sur tout ce qui respire
Suivre son cours , sans sortir de chez moi.
Je voudrais bien donner à ma poupée
Nouveau bonnet et plus joli jupon !
Dit un enfant dont l'ame est occupée
Du soin d'orner un buste de carton.
Je voudrais bien montrer sur le théâtre
Mes vers pompeux et mon style éclatant !
Dit, plein d'orgueil , un poëte idolâtre
De ses travaux , que le sifflet attend.
Je voudrais bien avoir l'aîle rapide
De cet oiseau qui porta Jupiter ;
Etdominer, dans mon vol intrépida,
Tout à la fois l'air, la terre et la mer!
Tels sont les voeux du comte de Tufière ,
Qui , par l'orgueil , gonflé comme un ballon ,
Comme unballon, dans sa démarche altière ,
AOUT 1816. 5r
L
Semble planer sur le vaste horison,
Etdont les pieds restent dans la poussière.
Vous soupirez , aimable Zénobé ,
Et vos beaux yeux mouillés de quelques larmės ,
D'un coeur ému trahissent les alarmes.
Dans le chagrin votre esprit absorbé ,
Des plus doux biens ne goûte plus les charmes.
Qui vous condamne à ces cruels soucis ?
Voyez-vous fuir vos plus tendres amis?
Ah! dites-vous , un costume à la mode
Que vous refuse un époux incommode
Cause vos pleurs..... Excusez sij'en ris.
Je ris aussi quelquefois de moi-même.
Combien de riens auxquels je tiens encor !
Combien de fois , pleind'une erreur extrême ,
Je poursuivis , dans un pénible essor ,
Les plus grands maux au lieu du bien suprême,
Et la fumée en des nuages d'or !
Volez , Désirs , troupe utile et frivole ,
Que l'Espérance accompagne toujours !
Sur l'univers , comme les fils. d'Eole ,
Vous répandez , en suivant votre cours ;
Et la tempête et le frais des beaux jours.
Volez , suivis de Soucis et d'Amours !
Puisqu'il le faut visitez ma retraite :
Je suis mortel , je dois subir vos lois.
Mais , s'il se peut, dans mon ame inquiète,
Sans les amours arrivez quelquefois .
J.-P. BRÈS.
ÉNIGME.
De l'esprit et du corps j'entretiens l'embonpoint ;
J'étale sur le teint et les lis et les roses .
Celui qui ne m'a point
N'est pas riche quand même il aurait toutes choses.
4
52
MERCURE DE FRANCE .
A
www
LOGOGRIPHE .
Je présente un état agréable on fâcheux .
Mon aspect est flatteur ; je souris au jeune âge
Qui se plaît à rêver un avenir heureux ;
Mais je suis dédaigné du penseur et du sage.
Méditez, en effet , mon bizarre destin :
Mon aurore éblouit par sa vive allégresse ;
Je suis paré de fleurs ; cependant la tristesse ,
Compagne des soucis , devance mon déclin :
Plus de ris et de jeux , partant plus de tendresse.
La rose autour de moi se transforme en cyprès ,
Et je compte mes jours par de cuisans regrets .
Sept élémens , lecteur , composent ma structure.
En les décomposant chez moi tu pourras voir
Le mois qui ressucite et pare la nature ;
Un musulman titré , ferme appui du pouvoir ;
Un être peu commun , doux charme de la vie ;
Du peuple volatil le chant délicieux ;
D'un objet feint ou vrai la fidelle copie ;
Ce qu'on exige ici dans la langue des dieux ;
Un redoutable mal ; la soeur de la vengeance ;
Ce qui défend nos jours en toute circonstance ;
Un nom prééminent révéré dans les cieux ;
Unhabitant des airs , un élément , un sage.
Veux-tu me diviser par égale moitié ?
Vois un être léger , capricieux , volage ,
Et ce qu'un sexe , enfin , déguise sans pitié.
Par M. CHARTIER DE CHENEVIÈRES .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
(
Le mot du Logogriphe est Métamorphose , dans lequel se trouve
Mère , Omar , Port , Ose, Métaphore , Ame , Prose , Prothée , Or ,
Homere , Homme , Orphée , Rose , Trophée , Mer, Homar, Mort ,
Rome. 1
AOUT 1816 . 53
www
LA NOUVELLE EMMA ,
Ou les Caractères anglais du siècle ; par l'auteur d'Orgueil
et Préjugé , traduit de l'anglais. Quatre vol .
in-12. Prix : 10 fr. , et 12 fr. 50 cent. franc de port .
Chez Arthus Bertrand , rue Hautefeuille , nº 23; et
Roger , libraire , rue du Cimetière-Saint- André-des-
Arts , nº 11 .
Les mères peuvent le faire lire à leurs filles.
Cette épigraphe pouvant n'être qu'un piége tendu à
labonne-foi des acheteurs ,je commencerai par assurer
qu'elle a une très-juste application. Le respect pour les
moeurs est exactement conservé; les incidens en petit
nombre , présentés dans le cours de l'ouvrage , servent
uniquement à mettre en jeu les caractères des personnages
; les uns ont des ridicules , d'autres des défauts
mêlés de bonnes qualités. On ne doit point s'attendre à
trouver ces grands événemens qui agitent l'ame avec
violence ; il n'y a pas dans ce roman la plus petite tour ,
ni le moindre revenant , quoiqu'il soit d'origine anglaise .
C'est le tableau de l'intérieur d'une société de campagne ,
et il n'est pas dépourvu d'intérêt. Malgré cet éloge , la
critique aura son tour , mais avant je dirai en proposition
générale , que le meilleur roman est non-seulement
très-peu utile , mais même, considéré relativement au
bon emploi du temps , qu'il est nuisible. En effet , si
une jeune personne commence son cours de lecture romanesque
par ce qu'ily a de meilleur , il n'est rien de
moins certain qu'elle aura toujours cette sage précaution;
mille piéges lui sont tendus , et n'y eût-il que sa
propre curiosité , elle finira par ne plus choisir. Je ne
crois pas être moraliste trop sévère en affirmant que le
temps consacré à la lecture d'un roman est perdu pour
la véritable instruction , et qu'il est au moins pris sur
celui qui appartient à des soins importans , ou bien à un
travail utile. Je vais cependant rendre compte d'un
54 MERCURE DE FRANCE .
roman , voilà entre ma pensée et un acte bien positif,
une dissidence remarquable; j'en conviens , mais un
torrent débordé n'est point arrêté dans ses ravages en
voulant élever une digue au milieu de son cours ; placezlà
sur ses bords , et peut-être parviendrez-vous à empêcher
de plus grands malheurs. Une bonne réflexion que
lesmiennes auront fait naître , soit à une mère de famille
trop indulgente , soit à sa jeune fille , sera pour moi un
grand succès .
Emma est charmante, elle a vingtetun ans, des talens
que ses dispositions naturelles lui eussent permis de porter
très-loin; mais il eût fallu faire des études suivies , avoir
une tenue de caractère dont Emma ne se croit point
dispensée , mais qu'elle remet toujours au lendemain.
M. Woodhouse , son père , n'est point infirme , il a seulement
une disposition nerveuse si irritable , que toujours
près d'être incommodé , sans jamais le devenir ,
il se livre perpétuellement aux petits soins qui conservent
sa santé dans un juste équilibre. Le caractère n'a rien
cependant de petit , car cette inquiète surveillance s'étend
à tout ce qui l'entoure. Le froid , le chaud , le serein ,
l'inquiètent pour les autres autant quepour-lui-même.
Si dans les repas , dans les thés qu'il donne , il n'offre
pas avec une grande largesse , ce n'est pas parcimonie ,
mais un accident pourrait arriver, et il en tremble.Heureusement
qu'Emma , sa fille chérie , fait avec art disparaître
tout ce que la manie de son père aurait de désaréable
pour ses hôtes .
C'est en bas âge qu'Emma perdit sa mère , elle n'en
peut avoir de souvenir. La fortune de M. Woodhouse
lui a permis de donner à sa fille Mile Taylor pour institutrice.
La suite de l'ouvrage prouvera qu'elle était une
digne maîtresse; seulement elle a trop vu les bonnes
qualités de son élève , et point assez les défauts qui pouvaient
leurnuire. Emma a beaucoupd'esprit , mais point
dejugement, car celui-ci nantde la comparaisondes idées,
des choses et des personnes ; à son âge on n'a rien acquis
de tout cela. Quand on est doué de grandes facultés morales
et qu'on les emploie sans réflexion et sans guide ,
on fait des fautes , de grandes fautes; je ne dis pas de
AOUT 1816. 55
criminelles, car d'une part le cadre de l'auteur n'en
comporte pas de pareilles , mais on trouble la société , on
fait du mal à tout ce qui nous entoure; quand on réfléchit
ensuite , que le coeur est sensible et l'esprit délicat ,
on est mécontent de soi , et combien alors on se trouve
malheureux ; telle est Emma.
M. Woodhouse est trop occupé d'éviter un rhume ,
pour se livrer à de grands intérêts. Son caractère dramatique
est parfaitement conservé , et si bien que c'est
lui qui donne d'une manière inattendue l'heureux dénouement
des petites aventures d'Emma .
Le grand malheur de celle-ci était donc de trop présumer
d'elle-même.... Son premier chagrin fut de se
séparer de Mile Taylor , qui se marie à M. Weston ,
homme d'un excellent caractère , qui a des manières
agréables , un âge convenable , et une fortune compétente.
Les regrets de la séparation sont d'autant plus
vifs , que Mme Weston les méritait.
Emmademeure à Highbury , grand village , et même
presque ville ; M. Woodhouse qui n'a pas la moindre
force de corps ni d'esprit , ne cesse de regretter Mme Weston.
Emma ne voit les ridicules de son père que pour
les réparer , elle les rejette sur son état vaporeux, et il
est tel que les pas de ses promenades d'été et d'hiver
sont calculés; il les parcourt suivant l'état du ciel , qu'il
observe soigneusement.
Mme Weston demeure à Runsdall , terre que son mari
a achetée de ses profits dans le commerce , il a pu en se
mariant ne pas chercher la fortune . Sa première épouse
lui a laissé un fils nommé Franck Churchill. Le jeune
homme a été adopté par son oncle maternel , un Churchill.
Al'époque du second mariage de sonpère. Franck
est majeur , vit chez son oncle qui , n'ayant point d'enfans
, lui a fait prendre son nom. Milady Churchill aime
passionnément le neveu de son mari, et c'est par là seulement
qu'elle a un rôle soutenable; car cette femme.
toujours se plaignant d'être malade , est insupportable
àtout le monde. Ses capricieuses volontés se succèdent
si vite , qu'elle en a toujours quelqu'une en réserve
àopposer aux désirs des autres , et comine elle est riche ,
56 MERCURE DE FRANCE .
ses volontés sont despotiques . M. Weston sacrifiant l'amour
paternel à l'avantage de son fils , l'a confié à son
oncle Churchill , et c'est seulement quand il va à Enscombe
qu'il peut voir Franck .
La société de M. Woodhouse éprouve un grand vide
par lapertedeMile Taylor ; elle estcomposéede M. Knigthley,
dont le frère a épousé la soeur aînée d'Emma , de
M. Elton, vicaire d'Hygbury , de Mme Bates , et de sa fille
puînée; et d'une Mme Godard , maîtresse de pension.
Toutes ces dames sont très-promptes à accepter les invitations
qui leur viennent d'Hartfield; on va les chercher
en carrosse , et elles s'en retournent de même toutes
les fois que Jacques , ses chevaux , et M. Woodhouse
ne trouventpas que ce soit une corvée tropforte. 1
Mme Bates , veuve de l'ancien vicaire d'Hygbury ,
âgée , un peu sourde , jouit d'autant de considération
que l'on peut en avoir quand on n'est point riche. Sa fille
est sibonnequ'elle est aimée généralement , quoiqu'elle
ne soit plus jeune , que jamais elle n'ait été jolie , et
qu'elle ne cesse jamais de parler. Mais comme elle
n'ouvre labouche que pour dire des choses affectueuses ,
marquer sa reconnaissance des attentions que l'on a
pour sa mère et pour elle , ou pour dire du bien de
quelqu'un , on lui pardonne son bavardage. Un jour
que la société, doit par les soins d'Emma , s'assembler
pour prendre du thé et faire la partie de M. Woodhouse ,
Mme Godard écrit pour demander la permission d'amener
avec elle mis Henriette Smith , l'une de ses pensionnaires
, jolie blonde aux yeux bleus , blanche , potelée
, âgée de dix-sept ans , mise en bas âge chez
Mme Godard , où elle est très-bien élevée ; car cette
maison d'éducation ne ressemble point aux autres , on
y étudie , on yjoue , on y a une nourriture saine et
sur-tout abondante. Les grâces d'Henriette , la douceur
de son caractère , voilà tout ce que l'on sait d'elle , ses
parens sont inconnus. Elle a été passer un temps assez
long dans une famille de fermiers nommés Martin ; ils
louent la ferme de Donwell qui appartient à M. Knigthley.
Emma, dont l'imagination est vive , et qui est
souveraine dans la maison paternelle , prend la réso-
?
AOUT 1816. 57
lution de protéger Henriette , de l'instruire , de la détacher
de ses anciennes connaissances. Cette entreprise
lui paraît très-louable , digne d'elle , de ses loisirs , et de
l'influence dont elle jouit. Ces projets l'occupent tellement
que la soirée lui paraît courte , et que l'instant du
souper arrive. Moment critique pour la sensibilité
de M. Woodhouse , parce qu'il est convaincu que les
soupers sont nuisibles à la santé , il offre de tout en
tremblant .
Emma , vive et décidée , a bientôt introduit l'humble
et docile Henriette à Hartfieldt ; bientôt elles ne se quittent
plus. Celle-ci qui ne sait pas grand-chose , ne peut
parler que de ce qu'elle sait. Le sujet le plus fréquent de
ses conversations est la famille Martin , où se trouve
un fils aimant sa mère , ses soeurs , et qui donne toutes
les preuves d'un excellent naturel. Emma s'est mis dans
l'esprit , et l'on ne sait pourquoi , qu'Henriette doit appartenir
à des gens puissans; d'ailleurs elle veut élever
Henriette au niveau de sa société , elle cherche donc à
l'éloigner de cesfermiers , qui n'ont pu prendre les belles
manières ; au cas que sajeune protégée ait conçu quelque
idée favorable pour le jeune Martin , l'élégant vicaire
M. Elton , jeune , vif, paraît à Emma l'homme qui doit
les faire oublier. Déjà elle projette leur union , arrange
sa société et ses promenades. Cette idée lui paraît si
simple , qu'elle craint de ne pas avoir été la première à
qui elle soit venue .
M. Knigthley n'est rien moins qu'enchanté de la
grande intimité d'Emma avec Henriette ; c'est un grand
et bel homme , d'un caractère froid et réfléchi ; il a
37 ans , a vu naître Emma , il est son allié , et comme
il est franc , il se permet de parler librement et de blamer
quand il le juge convenable. Aussi dit-il un jour
àMme Weston : Henriette est la plus mauvaise compagnie
qu'Emma puisse avoir ; elle ne sait rien , et
croit qu'Emma sait tout. Mme Weston , en qualité
d'ancienne institutrice , défend son élève .
Emma se croit bientôt sûre de réussir dans ses projets ;
car M. Elton vient plus fréquemment que jamais à
Hartfield . Si elle loue Henriette , ce qui lui arrive sou
58 MERCURE DE FRANCE .
vent , il enchérit sur les éloges. Emma , pour lui donner
des occasions plus fréquentes de la voir , veut faire le
portrait d'Henriette , et pendant qu'elle posera elle prie
Elton de faire la lecture. Le portrait terminé , il se
charge de le porter à Londres pour y faire mettre une
bordure. L'imagination d'Henriette commence à s'exalter;
mais une lettre du jeune Martin trouble toutes ses
idées ; il l'aime et la demande en mariage : que faire ?
Emma la décide à refuser ce parti , qui est véritablement
avantageux.
Ce refus excite la colère de M. Knigthley , et elle redouble
quand il entend Emma lui dire que Martin n'est
pas l'égal d'Henriette. Non , s'écrie-t- il , il n'est pas
son égal; car il est autant son supérieur enjugement
qu'il l'est enfortune. Au reste , si vous songez à Elton
vous perdez vos peines .
Diverses circonstances nécessaires à lire dans l'ouvrage
font naître chez Henriette un vif attachement
pourElton. Celui-ci , cependant , quoique la louant sans
cesse devant Emma , ne s'explique point : elle en est
très-impatientée. L'usage est en Angleterre de se rassembler
pendant les fêtes de Noël. M. Jean Knigthley
est venu de Londres avec sa femme , fille aînée de
M. Woodhouse, et toute la famille est invitée à dîner
chez M. Weston. Henriette, qui devait être du dîner ,
tombe malade , et n'est pas de la partie. M. Elton s'y
trouve , se montre très-gai , au grand mécontentement
d'Emma. Le retour se fait par un temps horrible ; laneige
tombe ; les plus grandes frayeurs assiègent M. Woodhouse
, et l'arrangement des places dans les voitures est
tel que M. Elton, qui s'est beaucoup plus occupé du dîner
que de la maladie d'Henriette , qu'on lui a destinée
inpetto, fait en route une déclaration d'amour si directe
à Emma , qu'elle s'en offense , sur-tout d'après le ton
méprisant qu'il prend en parlant de la protégée dont
Emma prétend qu'il s'est montré très-amoureux. Il descend
de voiture brouillé avec Emma lorsque l'on passe
devant son presbytère , et la laisse livrée aux plus cruelles
réflexions. Elle a fait le malheur de sa jeune amie , non
pas , sedit-elle , en l'empêchant d'épouser Martin ; mais
AOUT 1816. 59
enlui inspirant de l'attachement pour Elton. Elle a de
la peine à croire qu'elle ait mal jugé des choses et des
personnes , et cependant elle n'est pas contente d'ellemême.
Que dira Knigthley ; la première , la plusfatale
erreur venait d'elle : elle avait tort.
Le lendemainde Noël , Elton part pour Bath. C'est à
ce moment que le rôle d'Emma devient pénible. Henriette
a recouvré la santé. Comment porter un coup terrible
à cet être aimable et trop confiant ?Emma seule
l'a trompée : la position est intéressante. Le caractère
d'Henriette est fait pour intéresser.
Depuis long-temps M. Weston annonçait l'arrivée
de M. Frank Churchill à Highbury. Attendu après les
fêtes de Noël , il ne vient point: sa tante ne lui permet
pas de s'éloigner . La lettre d'excuse qui arrive au lieu de
lui , rend tout le monde mécontent. Le sévère M. Knigthley
, qui ne paraît pas très-prévenu en faveur dujeune
homme, soutient que s'il eût eu un véritable sentiment
de ses devoirs , il serait venu chez son père. Un homme
bien convaincu de son devoir , dit-il , trouve toujours
moyen de le remplir. Autant Knigthley met de vivacité
à blâmer Frank , autantEmma en met à le défendre.
Ledésir qu'elle a de donner quelque dissipation à Henriette
, dont le coeur et l'esprit sont très- malades , font
vaincre à Emma la répugnance qu'elle éprouve à rendre
visite à Mme Bates. Ce n'est pas tant la surdité de la
mère et le bavardage de la fille qui causent cette répugnance
, qu'une secrète jalousie contre Jeanne Fairfax ,
petite-fille et nièce de ces dames , et dont elles font le
principal sujet de leur conversation; il est pénible d'entendre
vanter sans cesse ses bonnes qualités , ses talens
et ses lettres : bien plus , de les entendre lire ; car
Jeanne est à Londres chez le colonel Campbell, dont la
femme apris Jeanne en amitié; son père a sauvé la vie
au colonel sur le champ de bataille. Elle en a fait la
compagne de ses filles , lui a donné les mêmes maîtres .
Jeanne a reçu l'éducation la plus distinguée, et ses talens
y font honneur. Sa grande beauté leur donne un
nouveau prix . Emma , qui a passé une partie de sajeunesse
avec elle , l'a revue plusieurs fois dans les voyages
60 MERCURE DE FRANCE .
qu'elle a faits chez sa grand'mère ; elle apprécie Jeanne ,
et l'en aime d'autant moins . C'est en Angleterre bien
autrement qu'en France ; nos dames ne sont pas capables
d'une semblable jalousie . Emma , fort peu heureuse
dans ses combinaisons , a calculé , avant de se résoudre
à faire sa visite , l'époque de la dernière lettre ; il ne peut
en être venu depuis , et cependant le matin même il en est
arrivé une de Londres. Ce qu'il y a de pis , c'est qu'elle
annonce un très - prochain voyage de Jeanne Fairfax
chez sa grand'mère. Miss Campbell , mariée depuis quelques
semaines à M. Dixon , va en Irlande visiter avec
toute sa famille les terres de son mari. Jeanne passera
chez Mme Bates tout le temps qu'il pourra durer. Je renvoie
à l'ouvrage même pour connaître ce qui se passe dans
l'esprit de la belle Emma; car elle est belle aussi , et il
n'a tenu qu'à elle de n'avoir rien à envier à Jeanne ;
mais comme elle a toujours remis au lendemain à
vaincre les difficultés et à porter au point de perfection
ce qu'elle a appris , elle ne se dissimule pas que si ses
talens passent la médiocrité , ils sont loin d'atteindre à
ceux de la belle Fairfax .
( La suite à un Nº prochain. )
ww
LE CONTEMPTEUR .
(II° article. )
:
Une des lois les plus impérieuses de la nature est la
reproduction des espèces , et pour qu'elle ne fut point
éludée , elle a eu soin de l'entourer de voluptés; aussi
tous les animaux concourent avec empressément à son
exécution . L'homme , toujours en lutte contre elle , a cru
devoiry mettre des entraves , et il les a multipliées sous
différentes formes. En vain deux individus de différent
sexe sont-ils sollicités par l'instinct naturel de se rapprocher
; en vain tous les caractères de la puberté développés
en eux les y autorisent ; l'accomplissement de
leurs voeux est subordonné à la volonté de ceux dans la
AOUT 1816 . 6
dépendance desquels leur éducation les aplacés. Ce sont
ordinairement les pères , ou bien ceux qui leur sont
substitués. Or, cette volonté constamment répressive est
presque toujours dirigée par des vues tout-à-fait étrangères
au voeu de la nature , bien qu'elle puisse être
quelquefois raisonnable dans l'ordre social. Tantôt elle
est fondée sur une prévoyance que les seules institutions
humaines peuvent justifier ; telle est la nécessité que les
futurs époux soient préalablement pourvus de moyens
d'existence pour eux et pour les enfans qui sont censés
devoir naître de cette union. Or , ces moyens sont ou
positifs , si les individus appartiennent à la classe propriétaire
ou capitaliste , ou éventuels si l'industrie est
leur seul apanage. Dans le premier cas, le père qui a
quelquefois une nombreuse famille , calcule que s'il se
désaisit, en faveur de chacun de ses enfans , d'une partie
de ses possessions ou de ses capitaux ( 1 ) , il s'appauvrira
sensiblement , et ce n'est qu'avec regret et le plus tard
possible qu'il fait ce sacrifice pour quelques-uns d'entre
eux; les autres se consumeront en vains désirs ou se
livreront à des liaisons illicites , suivant les lois de cette
même société qui sont impuissantes à favoriser leurs
penchans légitimes; que si la famille est dépourvue de
biens , il faut que les jeunes gens , avant qu'il leur soit
permis de se choisir une compagne , aient acquis le
talent nourricier qui doit lui tenir lieu de propriété ,
ainsi qu'à ses enfans. Ce n'est pas que la nécessité de
l'état social une fois admise , il soit déraisonnable que
l'expérience des pères préserve la jeunesse des calamités
qui seraient la suite infaillible de son imprévoyance sur
les résultats d'une union entourée du plus absolu dénuement
, mais cela même ne prouve rien en faveur de l'espèce
qui est assujétie à cette gêne.
Et comme si ces obstacles , qui par leur liaison intime
(1) Nous avons observé précédemment que les possessions territoriales
et leurs produits ont été long-temps les seules richesses.
Tout le monde sait , que par succession de temps , les métaux précieux
en ont composé une factice qui les représente , et que ce sont
ceux qui les possèdent qu'on nomme capitalistes.
62 MERCURE DE FRANCE.
avec l'ordre établi , sont devenus presque naturels , n'étaient
pas assez fâcheux , le caprice des hommes sait en
imaginer bien d'autres pour retarder ou empêcher l'accomplissement
du voeu de la nature et de la jeunesse ;
tellessont ce qu'on appelle les convenances. Convenance
defortune, convenance d'état , convenances de préjugés ,
d'amitié , de haine , etc. , etc. Les contrariétés qui en
résultent enfantent une grande partie des chagrins qui
empoisonnent la vie humaine.
L'attrait que la nature a imprimé aux deux sexes l'un
pour l'autre, afin que ses intentions fussent plus surement
remplies est si véhément, qu'il excite souvent
entre les mâles d'une même espèce , des fureurs et des
combats plus cruels que ceux même que les besoins de
leur existence les porte à se livrer quand l'objet est contesté.
Une cause particulière suscite fréquemment cette
rivalité parmi les animaux , c'est la rareté des dispositions
favorables que la femelle ne manifeste qu'à des
époquesdéterminées . La femme est , à cet égard, traitée
plus généreusement par la mère commune ,d'ou ildevrait
résulter des conséquences plus avantageuses à la
propagation ; mais quoique les penchans soient aussi vifs
chez l'homme que chez la brute , ils sont modifiés , et
même tout-à-fait dénaturés par l'effet de ses facultés
intellectuelles .
L'AMOUR .
:
Dans les animaux l'amour n'est qu'une sensation
physique et passagère ; pour l'homme il est devenu un
sentiment qui peut être défini une sensation réfléchie ,
conséquemmentplus prolongée. Quelle supériorité apparente
au premier aspect en faveur de l'homme; mais
combien est-elle chèrement achetée ! C'est par le pouvoir
de la réflexion qu'il a jugé les plaisirs de l'amour
purement physiques , trop matériels et trop grossiers ; it
a en conséquence apporté une sortedd''éépuration qu'il
adésignée sous les noms de délicatesse , de pudeur. Il
en est résulté en effet un surcroît de jouissance à laquelle
cette partie de nous-même qu'on appelle ame ou esprit ,
prend au moins autant de part que le corps, et qui a
y
1
AOUT 1816 . 63
bien aussi ses délices; et c'est de là qu'il a pris le nom
d'amour moral , par opposition à l'amour physique.
J'observe toutefois que cette qualification lui convient
mal, comme j'aurai lieu de le faire remarquer par la
suite; et même en suivant l'étymologie du mot mens,
qui veut dire esprit , celle d'amour mental serait beaucoup
plus juste. Quoi qu'il en soit , le même esprit d'observation
lui a fait concevoir des idées de beauté à laquelle
ses désirs s'attachent presque exclusivement , ou
dumoins elle ne peut être suppléée à ses yeux que par la
jeunesse; en sorte que la plupart des femmes qui sont
dépourvues de la première et qui ont perdu la seconde ,
sont dédaignées et comptées pour rien dans les fonctions
les plus intéressantes de la vie.
Čependant cet amour , tout moral qu'on se plaît à le
peindre , est tellement subordonné aux sensations physiques
, qu'il s'use et s'éteint avec elles. La femme dont
laconstitution est plus délicate , a par cela même , des
sensations plus fines ; le sentiment chez elle , participe
de cette délicatesse ; c'est pourquoi la pudeurlui est plus
naturelle. Elle aime avec plus de tendresse et de constance
, etla satiété dont elle est tôt ou tard la victime ,
est une source de peines intarissables pour son coeur ,
dont elle ne peut se dédommager qu'en se dépravant ,
suivant l'opinion rigoureuse , qui lui prescrit des devoirs
plus sévères.
Eh! combien d'autres disgrâces n'éprouve pas l'amour
? souvent ce sentiment n'est point partagé par
celui qui l'inspire ; que de chagrins alors il fait éprouver
àceluiqui estdédaigné. En vain l'homme est en possession
dudroit de manifester ses désirs ; en vain a-t-il
assujéti le sexe faible à tous ses caprices dans l'usage
ordinaire de la vie; dans ce seul cas lafemme conserve
l'égalité , la supériorité même ; elle peut résister impunément
à toutes ses provocations , si elle ne partage pas
son empressement ; quel que soit le motif qui ladétermine
, elle aime àle parerdu nomde sentiment. Hélas !
si elle osait scruter sa conscience et s'avouer les mouvemens
qui l'agitent , combien de fois n'aurait-elle pas à
rougir!
64 MERCURE DE FRANCE.
Ne dissimulons pourtant pas ce qu'il peut y avoir de
louable dans notre espèce. Le coeur humain est susceptible
de quelques affections vraiment sublimes , telles.
sont celles de l'estime et de l'amitié , et quand elles s'allient
à l'amour pour dicter son choix , c'est alors que
l'homme est vraiment un être supérieur. Malheureusement
l'expérience prouve que ce cas est infiniment rare .
Au reste , tant que dure la vivacité des premiers transports
, il s'en faut bien qu'ils soient une source constante
deplaisirs pour ceux qu'ils affectent. Tout animal est
jaloux de l'objet qu'il désire ou qu'il possède ; mais à la
crainte naturelle de perdre celui de sa jouissance , se
joint , pour l'homme seul , l'amertume de l'amour propre
blessé , sorte de sentiment , qui bien que factice , n'en a
pas moins de violence. Les plus belles années de sa vie
sont souvent abreuvées de ce double poison qui constitue
une jalousie particulière à son espèce : elle fait son
propre tourment et celui de l'objet de sa passion. Les
querelles élevées entre les brutes pour une semblable
cause sont vives, mais de courte durée; celles de l'homme
se renouvellent à chaque instant , et leurs effets en sont
quelquefois atroces .
Quoique nous prétendions avoir épuré l'amour , il est
pourtant incontestable que les différentes combinaisons
qu'il nous inspire contrarient incessamment les idées
morales qui constituent ce que nous nommons la vertu ,
et qu'il intervient intempestivement dans une infinité
d'actions de notre vie , qui sans lui seraient beaucoup :
plus estimables. Bien plus , la facilité que nous trouvons
åenmultiplier les actes au gré de nos désirs , et qui semblerait
un privilège attaché à notre espèce, devient fatale
à une multitude d'individus qui trouvent la mort dans
la dissipation inconsidérée des sources de la vie .
Certes , si l'amour procure aux animaux des jouissances
bien courtes et bien grossières , toutes les modifications
que lui a fait subir notre intelligence sont loin
d'avoir augmenté la somme de notre bonheur.
Parmi les abus que j'ai signalés , ceux de la difficulté
des unions légitimes et de l'abandon auquel sont condamnées
les femmes privées de jeunesse et de beauté ,:
AOUT 1816. 65
い
pourraient être contestés en objectant que la population
humaine, malgré ces vices apparens de la civilisation ,
s'accroît dans une progression qui deviendrait effrayante
si tous les individus de ces deux classes étaient également
appelés à la propagation. Je répondrai que s'il
était vrai que l'excès de la population pût jamais être un
fléau , ce serait une disgrace particulière à notre race ;
car dans toutes les autres c'est un bienfait de la nature ,
etj'enconcluerais que l'espèce humaine est un composé
d'élémens incompatibles , dont les combats éternels la
tiennent dans une incertitude et une agitation fort
étrangères au bonheur.
L'AMITIÉ.
Labienveillance est un sentiment que la nature a imprimé
à tous les êtres vivans en faveur les uns des autres.
L'homme est à cet égard unpeu mieux partagé que les
autres animaux , en ce que chez lui ce sentiment se développe
et se perfectionne par la réflexion , et produit
ce qu'onnomme l'amitié. Quoiqu'il en soit , ce seul instinct
suffit pour le déterminer quelquefois à se priver
d'une portion de son nécessaire et le céder à son semblable.
Quelques auteurs ont prétendu que ce désintéressement
apparent est un véritable égoïsme , qui trouve
une privation légère moins pénible que la vue de la
souffrance d'autrui , qui l'affecte désagréablement. En
admettant cette interprétation , l'égoïsme est encore un
des plus beaux dons de la nature. Heureux si les effets
en étaient toujours aussi bienfaisans ! mais bientôt cette
facultéde réfléchir dont l'homme fait un abus constant ,
trouve le moyen de diviser la sensibilité et de la porter
exclusivement sur lui-même , et sous ce rapport l'égoïsme
est devenu le poison de la société. Cependant la
bienveillance et l'amitié prévalent encore sur quelques
ames privilégiées , et il est bon d'observer qu'elles conservent
d'autant plus d'énergie que l'homme est resté
plus près de la nature ; car , par une inconséquence inexplicable
, l'avarice, l'un des plus honteux effets de l'égoïsme
, s'accroît en proportiondu bien-être. Quoiqu'il
TIMBRE
SEINE
(
5
66 MERCURE DE FRANCE .
ensoit , le sentiment de l'amitié n'en est pas moins un
des plus beaux apanages de l'homme ; on avu ses effets
se porter jusqu'à l'héroisme et commander les plus
grands sacrifices ; sans en excepter celui de la vie.
Il y aurait pourtant de l'injustice à ne pas admettre
en partage de cette précieuse qualité , cet aimable animal
compagnon fidelle de l'homme , et dont le dévouement
sans bornes et désintéressé fait souvent honte à la
froideur dont il s'est lui-même laissé pénétrer.
Au reste , si j'ai dû féliciter la gent humaine de cebel
attribut , j'éprouve le chagrin de lui offrir plus de motifs
de regrets que de satisfaction , puisque le petit nombre
decas où elle sait en tirer avantage atteste qu'il est
presqu'entièrement perdu pour elle.
w
L. C. D. L. B.C.
(La suite à un N° prochain.)
OBSERVATIONS ,
1º Sur la confection d'une nouvelle carte de la retraite
des dix mille; 2º sur la dénomination d'Epithrace ,
ou Villes épithraces; par J.-B. GAIL , lecteur royal.
La marche des Grecs vers la Haute - Asie , et leur
étonnant retour connu sous le nom de retraite des dix
mille , a donné lieu à des cartes très-savantes ; mais
tout enleurpayantun tributd'estime mérité , nous avons
cru pouvoir, soit d'après des renseignemens et plans modernes,
soit d'après une étude plus approfondie du texte
de Xénophon , arriver à une nouvelle carte qui représenterait
avec plus d'exactitude , 1º le tracé des pays ;
2º la positiondes peuples , des villes et des fleuves; 3º la
directionde la marche et sur-tout le retour des dix mille
de Cunaxa en Grèce.
1º Tracé des pays . Pour la Grèce et pour les côtes de
laThrace et du Bosphore , nous trouverons des secours
etdans les cartes de M. de Choiseul , et dans le plandes
AOUT 1816.
67
Dardanelles de M. le comte Andréossi. Pour la Haute-
Asie, nous profiterons de la carte de M. Olivier. Quant
àlacartedu Caucase et des pays adjacens , par M. Lapie,
elle offrira un tracé plus correct et plus sûr du pays des
Carduques , des sources de l'Euphrate et des côtes de
laColchide.
La carte de Danville ( Asia minor) place Sinope
par 41 ° 2' , c'est-à-dire , un degré trop au sud. Graces
aux observations de M. Beauchamp , qui a relevé une
grande erreur , nous dirons que la latitude de Sinope
est de 42° 2' 16" . On conçoit qu'une erreur d'un degré
dans la latitude de toutela côte septentrionale de l'Asie
mineure baignée par le Pont-Euxin , doit apporter de
grands changemens dans la position de tous les lieux
voisins du Pont-Euxin .
Notre nouvelle carte profitera de plans particuliers
de Sinope et autres villes , et sera basée , comme on
voit , sur des matériaux authentiques et récens .
II . Position des villes et des fleuves. Le texte de Xénophon
sous les yeux , nous rechercherons de nouveau
lapositiondes lieux que traversèrent les Grecs dans leur
marche de Sardes à Cunaxa , et particulièrement depuis
leur départ des Pyles de Syrie , et peut-être parviendrons-
nous à éclaircir la nature et la position des canaux
de la Babylonie, lesquelles , dans des cartes connues, ne
s'accordent pas avec le texte de Xénophon.
Malgré tous nos efforts , la position des lieux que
nomme Xénophon depuis les canaux de la Babylonie
jusqu'aux défilés des Carduques restera , il faut l'avouer,
trop peu déterminée; mais nous devrons à l'itinéraire
de notrehistorien militaire et géographe tout ensemble ,
les moyens de réparer de grandes erreurs commises sur
la position des Carduques , des Scythins , des Taoques ,
et de quelques villes de la côte du Pont-Euxin. Un
texte pur et la direction de la marche bien établie
d'après ce texte , nous autoriseront à rapprocher les
Taoques de plus de trois degrés de longitude des côtes
du Pont-Euxin. La position des Scythins sera déterminéepar
laposition des Macrons, comme laposi
5.
68 MERCURE DE FRANCE.
tion des Chalybes et des Taoques le sera par celle des
Scythins. (1 )
Quant à l'excursion des Grecs dans la Thrace , elle a
été l'objet d'un Mémoire sur la géographie de l'Odrysie
, qui je l'espère , donnera lieu à d'utiles rectifications .
III . Marche des dix mille de Cunaxa en Grèce . Les
Grecs venaient de vaincre en bataille rangée les formidables
armées d'Artaxerxès ; mais ils avaient perdu
Cyrus. Dès-lors s'évanouirent tous les projets de conquête
et de gloire : les Grecs ne songèrent plus qu'à la
retraite.
Vers le milieu de la nuit qui suivit la bataille , (2)
l'armée revint au camp d'avant l'action. Ariée s'y était
déjà réfugié. Il était éloigné de quatre parasanges du
camp des Grecs. (A. , 1 , 10, 1 ; t. 3 , p. 494.)
Apartirde ce camp l'armée avait le soleil à sa droite :
ellesedirigeait donc vvers lenord : conséquence qui avait
échappé à MM. Delisle et Danville , et à laquelle a été
conduit M. le comte de la Luzerne. Ce savant répond
très-bien à Voltaire, qui ne savait pas le grec , mais qui,
doué d'une sagacité égale à son goût exquis , avait dit :
« Si quelqu'un comprend la marche des Grecs dans
>> laquelle ils tournaient le dos à la Grèce , il mefera
>>plaisir de me l'expliquer. » Cette explication demandée,
l'illustre comte de la Luzerne la donne au grand
homme dans une petite note bien modeste , dont quelqu'un
a profité sans même prononcer le nomde son auteur.
Al'aidede cette note nous éviterons une erreur; mais
les conseils de ce même savant nous manquent pour le
moment où les Grecs sortent des défilés des Carduques .
Au sortir de ces défilés , les Grecs traversent l'Eu-.
phrate près de sa source et à travers le pays des Taoques
et des Scythins , arrivent sur les bords du Pont-
Euxin : alors ils marchaient du midi au nord-ouest.
(1) Retraite des dix mille , 1. 4, ch. 8 , t. 4, p. 19o et passim , de
ma traduction complète de Xénophon.
(2) A., 2, 2, 7; t. 3 , p. 520de ma traduction complète de Xénophon.
Aest abréviation de Anabase, ou retraite des dix mille .
AOUT 1816. 69
Commentdonc supposer avec un savant , que sans motif
et contre toute vraisemblance , ils se soient tout àcoup
dirigés droit à l'est pour revenir ensuite droit à l'ouest ?
Ni le texte grec , ni aucune autre autorité quelconque ne
sauraient justifier cette hypothèse. Nous essaierons de
prouver qu'une telle déviation de la part des Grecs est
inadmissible.
Le texte de Xénophon sous les yeux , nous suivrons
les Grecs pas à pas , d'abord depuis Sardes jusqu'à Cunaxa
, ensuite dans leur retraite depuis Cunaxa jusques
dans la Thrace , terme de leur retraite. Xénophon , dans
la position critique où il se trouvait , ne pouvait pas toujours
prendre des notes très-exactes. Nous aurons donc
des difficultés à vaincre ; mais nous espérons en surmonter
une grande partie.
Sinous ne parvenons pas à répandre un jour complet ,
toujours aurons-nous reculé les ténèbres . D'autres viendront
qui répandront la lumière à grands flots : nous
auronsdu moinsla confiance de croire, que dans un mémoire
très-détaillé et maintenant terminé , nous sommes
quelquefois parvenus à expliquer le texte de Xénophon
par sa géographie , et sa géographie par son texte; à faire
concorder avec notre carte les mesures itinéraires données
par le texte grec , à établir par fois des points d'appui
, et à corriger des erreurs de près de quatre degrés
enlongitude.
Unsavantjustement célèbre annonce le projet de rectifierplusieurs
de ces erreurs , mais qu'il me soit permis
de réclamer l'avantage de l'antériorité , et de remarquer
que je les ai signalées en 1814 dans un de mes opuscules
classiques , intitulé Extraits d'Hérodote. Paris , Aug.
Delalain.
Observations sur la dénomination d'Epithrace ou villes
Epithraces employée dans mon Atlas , n' 16.
A tout moment on rencontre dans Thucydide , Xénophon
, Démosthènes , Isocrate , etc. , ces locutions :
Θράκη et τα ἐπὶ τῆς Θράκης : on les rend par la Thrace;
mais en réfléchissant sur le génie de la langue et sur de
1
70
MERCURE DE FRANCE .
nombreux témoignages historiques , j'ai pensé qu'une
seule etmême locution ne pouvait rendre deux locutions
évidemment distinctes , et que la première signifiait la
Thrace proprement dite , celle qui était habitée par les
Barbares; et l'autre l'épithrace ou villes épithraces ,
dénomination qui indiquerait les colonies grecques établies
sur la merEgée , depuis la presqu'île de la Pallène
jusqu'àByzance à peu près , et auxquelles les Athéniens ,
àune époque indiquée par Thucydide (8, 64, 1 ) , donnèrent
ungouverneur, ce que notre historienn'annonce
pas comme une création de place. Un helléniste français
forthabile traduit τὰ ἐπὶ Θράκης , par les pays de la
Thrace, ou les affaires de la Thrace ,version conforme
àcelle de l'interprète latin , qui donne ad obeundas res
Thraciæ , tandis que Hudson traduit in Thraciam pergens;
mais je crois tous les deux fautifs .
La version que j'ai proposée paraîtra plus exacte à
ceux qui se rappelleront les constans efforts des Grecs
pour s'emparer du littoral de la Thrace , et leurs succès
àune époque indiquée par Strabon (p. 498 , édit. de
Kühn) dans cette phrase : « La Thrace fut divisée en
>> deux parties ; l'une , lapartie septentrionale, appar-
> tint aux Thraces ; l'autre , savoir , le littoral de la
Thrace , ( ή παραλία ) demeura aux Grecs. »
১১
Onpourrait , d'après Thucydide ( 2,97 et ailleurs ) ,
montrer une partie de la côte de la Thrace habitée par
les Barbares; mais quelle conclusion entirer ? celle que
nous admettons nous-mêmes , que toute la côte de la
Thrace n'était pas uniquement occupée par les Grecs ;
qu'entre plusieurs colonies grecques , certaines portions
de terrains intermédiaires étaient restées au pouvoir des
Thraces , en vertu de traités avec Sitalcès ( 1 ) et autres ;
qu'enfin le mot épithrace n'entraîne pas l'idée de continuité
de terrain sur la côte. Mais en faisant cette concession,
nous nous croyons fondés à prétendre que la
dénomination d'épithrace avertit d'une division sinon
(1) Voy. le 20 tableau chronologique de monAtlas , olymp. 97 ,
431 ans av. J. С.
AOUT 1816.
71
géographique du moins politique de la Thrace , en
Thrace proprement dite (la partie septentrionale
qu'habitaient les Barbares ) , et en épithrace , ou colonies
épithraces , ou villes épithraces , dénomination
qui indiquerait le littoral de la Thrace.
En proposant cette innovation , je corrige une erreur
grammaticale dix mille fois répétée; j'ajoute en quelque
sorte une région àla Grèce;je me rends utileànos géographes
, et je fournis à nos historiens un moyen de se
rendre intelligibles lorsqu'ils auront à parler de l'époque
où les Grecs , après avoir long-temps convoité le littoral
de la Thrace , virent enfin leurs efforts couronnés .
Sur ce point de critique grammaticale et géogra -
phique , j'ai composé un mémoire détaillé. Puissent
d'heureuses circonstances favoriser l'impression de ce
mémoire et de tant d'autres mémoires ! En attendant
que ce voeu s'accomplisse , je me féliciterai du moins de
l'usage de ces rapports annuels ou l'institut annonce les
recherches de ses membres et en indique la date. Un
fait, entre tant d'autres , attestera l'utilité de cet usage.
Depuis plus de dix ans j'avais énoncé mon opinion sur
laprétendue ville d'Olympie ; l'année dernière un savant
étranger énonça la même opinion. Sans l'usage
dont jeparle , que devenait le fruit de mes recherches
sur ce point de critique ? Un autre peut-être en aurait
eu l'honneur.
Je me permettrai d'étendre cette observation sur d'autres
travaux qui m'ont conduit à des résultats dont je
me verrais avec peine enlever le fruit , tels que ma dissertation
sur la course des chars , par Sophocle ; mon
Mémoire sur l'épithrace , ma première bataille de
Mantinée, qui influa și puissaniment sur les destinées
de la Grèce ,et dont cependant le nom n'est pas même
prononcé par ceux de nos historiens qui ont traité de
I'histoire ancienne ; l'Histoire de ce Sitalcès , qu'on
peut surnommer l'Epaminondas de la Grèce , et dont
cependantnoshistoriens n'ont pas plus aperçu le royaume
que les géographes n'ont discute philologiquement sa
Thrace odrysienne ; une Excursion sur ces gouverneurs
qui relevaient du roi des Odryses , et que de céle
72
MERCURE DE FRANCE .
bres antiquaires , Eckel , Cary et autres , ont mal à propos
rangés parmi les rois de Thrace , et dix autres mémoires
que je croirais d'une aussi haute importance .
wwwwwwwwwM
J.-B. GAIL , lecteur royal ,
conservateur des manuscrits grecs
et latins de la bibliothèque du roi .
VARIÉTÉS .
Jeu des Anecdotes .
9.
Le Mercure de France , avant nos troubles politiques ,
était remarquable par son enjouement ; il s'efforçait
sur-tout de procurer aux paisibles habitans des maisons
de campagne , des moyens de se récréer pendant les
longues soirées d'hiver. Le logogryphe et la charade ne
peuvent suffire , il faut des jeux , des contes , des anecdotes
. L'intention étant de ramener le Mercure à son
véritable but , j'ai pensé , Monsieur , que vous accueilleriez
la relation suivante.
Je me trouvais l'hiver dernier chez M. de Grandval ,
dans un vieux château , où une circonstance particulière
avait réuni une société nombreuse. Le temps était affreux
; les cartes , qui nous occupèrent dès le matin ,
finirent par nous fatiguer , et selon l'usagé , après dîner
on fit un grand demi- cercle devant le foyer. La conversation
tomba sur l'esprit humain; l'un l'éleva , l'autre
le rabaissa ; la plupart le traitaient fort peu favorablement
, appuyant leur avis de tous les traits historiques
et de toutes les anecdotes qui se présentaient à leur mémoire.
Quelqu'un proposa de procéder avec ordre à
l'examen d'un si grand personnage , et d'essayer de produire
une ressemblance complète. M. de Grandval , saisissant
cette idée , fit des billets , et voulut que le sort
assignât à chaque peintre les couleurs dont il ferait usage.
L'expédient fut applaudi , et l'urne nous divise en deux
partis.
Beaucoup de divisions et de subdivisons indiquées au
AOUT 1816. 73
parti favorable à l'esprit humain , en faisaient un bataillon
redoutable. Ma foi , dit gaîment M. de Senneville , que
le sort plaçait du parti opposé , et qui devait commencer
par le mot bizarreries , vous avez voulu nous diviser en
troupes distinctes , qui chacune eût son chef, et j'ai
l'honneur de commander la première , mais en vérité
j'aurais besoin de toute l'armée pour me seconder , car
tout est réuni dans le mot qui m'est échu. L'esprit humain
cesse-t-il jamais d'être bizarre , alors même qu'il
se montre sous les formes les plus différentes et les plus
opposées ? Il est vif, il est lent; il est léger , il est lourd ;
profond , puéril ; savant , ignorant ; stérile , fécond;
borné , inventif; malin , rusé ; simple , niais , même
stupide ; fort , faible ; fier , humble; vain,orgueilleux ;
rampant ;bon , cruel ; médisant , généreux , contrariant ,
satirique , entêté , chicanneur , prudent , imprudent ,
adroit, inconséquent , fou , sage , exalté , insouciant, inquiet
, résolu , incertain; franc, faux , fourbe , traître ,
dissimulé ; il brave la mort , il la redoute. Vous y ajouterez
, Messieurs , tout ce qui vous conviendra; pour moi ,
voilà le texte de mon sermon, que mes collègues et moi
nous allons développer de notre mieux et sur tous les
points ....
Le parti favorable fut tout étourdi à cediscours. M. de
Grandval , établi pour juge , comme le Polémon de
Damétas et de Corydon , invita M. de Senneville à commencer
, en lui disant que ses rivaux trouveraient sans
doute encore moyen de se tirer heureusement d'affaire
avec ce qui leur était départi ; que cependant il le priait
de s'en tenir strictement aux limites naturelles de son
territoire . M. de Senneville le promit , et peut-être se
proposait de débiter d'abord tout ce qu'il avait à dire
pour son compte , avant qu'un des siens lui succédât ;
mais bientôt chacun d'eux lança un trait de sa façon ,
comme empressé de prendre part à la lutte et de soulager
son chef; cequi donna un mouvement remarquable aux
efforts de cepremier parti , et produisit un agréable
désordre que je me garderai bien de ne pas essayer de
transmettre dans mon récit , voulant faire connaître dans
tous ses principes le Jeu des Anecdotes .
74 MERCURE DE FRANCE.
Onferait un volumede toutes les bizarrerieshumaines ,
detous les contrastes , de toutes les originalités qui furent
citées. Accumulant les singularités , M. de Senneville
montra Galilée craignant les esprits; Loke n'osant s'approcher
d'un mort; le grave et profond Mallebranche
s'amusant sur le Pont-Neufà écouter les joueurs deviolon
et les chansonniers ; Charles-Quint jouant aux échecs
avec son singe; un prince gratifiant un astrologue d un
évêché, pour lui avoir dit la bonne aventure ; Richedien
, Mazarin , croyant aux sorciers et aux diables. Un
des adjudans de M. de Senneville fit le portrait comique
d'un marquis de P..... , qui n'osait ni rire ni parler , de
crainte de manquer à la représentation ; la tête , les
épaules, les bras de ce personnage ne se remuaient
qu'avec art et dessein. Il se mordait les lèvres , fronçait
le sourcil, il jetait un regard dédaigneux; c'était là
sa réponse ordinaire à presque toutes les paroles qu'on
avait l'honneurde lui adresser. S'il faisait la grâce de dire
un oui ou un non , s'il racontait une histoire , c'était
d'une voix si basse que , pour ne pas l'interrompre , on
n'osait ni tousser ni cracher. Alors il seregardait comme
une espèce de divinité qu'on honorait en silence. Un
autre parlad'un bon gentilhomme quine se faisaitjamais
saigner sans s'être fait apporter sa pertuisane , parce que ,
disait-il, un homme de guerre ne devait répandre son
sang que les armes à la main.
Il n'est peut être pas de manies qu'on ne se plut à
rappeler. Unjeune homme rapporta cette anecdote , que
raconte l'abbé d'Arnaud , où celui-ci rendant visite au
grand duc de Toscane , trouva ce prince se promenant
dans sa chambre entre deux grands thermomètres , et
ayant enmain cinq ou six calottes , qu'avec la prestesse
du plus adroitjoueur de gobelets il necessait de remettre
sursa tête ou d'en ôter, selon les degrés de froid oude chaleur
que les thermomètres indiquaient. M. de Senneville
,revenu à la charge , parla d'un médecin allemand
si passionné pour Horace , que les oeuvres seules de ce
poëte , multipliées en plus de quatre cents éditions de
tout âge et de tout pays , composaient sa bibliothèque.
Un gentilhomme napolitain , dit-il , avait soutenu qua
AOUT 1816. 75
torze duels pour prouver que l'Arioste était préférable
au Dante , et avoua en mourant n'avoir jamais lu ni
l'un ni l'autre. La manie de Jacques Ier qui voulait
toujours parler latin ne fut pas oubliée , et l'on conta
sonaventureavec le duc d'Auxonne , notre ambassadeur.
Celui-ci s'étant présenté un jour que le monarque , environné
de plusieurs seigneurs , était auprès du feu et le
bonnet sur la tête , Jacques lui dit : Si vestra dominatio
haberet tiaram qualem ego habeo , eam rogarem tegere
caput( Si votre seigneurie avait un bonnet comme le
mien , je la prierais de se couvrir. ) Le duc qui avait la
riposte en main répondit : Sciat majestas vestra quod
meus pileus in hac occasione debet inspici sicut tiara
( Que votre majesté sache que dans cette occasion mon
chapeau doit être regardé comme un bonnet ), et il se
couvrit. Les seigneurs qui étaient présens ne voulant pas
être découverts tandis que le duc d'Auxonne avait le
chapeau sur la tête , défilèrent l'un après l'autre. Le roi
lui dit alors : Nullos habemus censores , commodè loquamur
latinè ( Nous n'avons point de censeurs , parlons
latin à notre aise . ) -Tunc , répondit le duc , æquum
est ut discipulus sit detectus coram domino ( il est juste
encecas queledisciple soit découvertdevant le maître ) ,
et il se découvrit.
L'autre parti s'efforçait de commencer à parler , il n'y
put parvenir; il lui fallut entendre encore dépeindre
différens originaux. Un nouveau champion raconta
qu'une dame connue dans tout Paris mangeait régulièrement
soixante grosses pêches par jour , disant que si
elle ymanquait elle perdrait sa gaîté. Une autre ( c'était
unemarquise )sonnait à deux heures après minuit pour
demander un bal , comme on demanderait un bouillon ;
il fallait alors que ses voisins se rassemblassent pour
former une danse à la hate , sans quoi elle allait périr . II
en était de même d'une comtesse , si les cartes dont elle
se servait , et même tous ses gens , n'étaient parfumés à
la bergamote et au jasmin. Un baronnet de Londres
s'était , dit-on , fait une maxime constante d'agir dans
les choses les plus indifférentes de la vie , suivant les
idées abstraites de la raison , et de n'avoir aucun égard
76 MERCURE DE FRANCE.
auxusages. Il avait commencé parne point avoir d'heure
fixe pour prendre ses repas et pour dormir. Ne voulant
employer aucune phrase qui ne fût exactement vraie ,
jamais il ne disait à quelqu'un je suis votre serviteur , il
se bornait à souhaiter toutes sortes de biens. Toujours à.
son lever il se mettait à la fenêtre , et après avoir respiré
l'air une demi-heure , il récitait de toute sa force
une cinquantaine de vers pour l'exercice de ses poumons .
II choisissait préférablement des vers d'Homère , parce
que le grec , sur- tout dans ce poëte , est plus sonore , plus
ronflant , et plus propre à faciliter l'expectoration que
toute autre langue. D'observations en observations , il en
vint à se coiffer d'un turban , au lieu de porter une perruque
, parce que celle- ci lui parut une coiffure moins
saine , et à se faire faire des habits tout d'une pièce ,
parce que les nombreuses coutures des vêtemens ordinaires
et les ligatures qu'ils nécessitent , empêchaient ,
selon lui , la circulation du sang.
Le chefdu parti opposé , M. de Saint-Albin , prit enfin
Ja parole , et commença par s'étonner que l'on voulût
faire un crime à l'esprit humain de quelques bizarreries ,
d'où l'on ne pouvait rien conclure après tout , sinon qu'il
n'était pas exempt de défauts et même de maladies.
Citez-nous donc aussi , dit- il , tous les écarts d'imagination
qui naissent des affections mélancoliques. Que ne
nous parlez-vous de cet homme de Burcott , au comté de
Worcester , qui se tint pendant vingt-huit ans au lit , se
croyant privé de toute chaleur naturelle , et y suppléant
par une immense réunion de chemises , de couvertures
de laine et de bonnets de coton . Entretenez-nous de cette
folle qui tenait toujours le doigt levé , dans la ferme
persuasion qu'elle soutenait le monde. N'y eut-il pas
aussi unejeune fille qui s'imagina qu'elle était en enfer ,
et que rien ne pouvait éteindre le feu dont elle prétendait
être dévorée ? Faites plus ; prenez la nouvelle de
Cervantes , et montrez - nous le licencié Vidriera se
croyant un homme de verre....
Cet exorde effraya le parti Senneville et causa une
grande rumeur; on sentit la tactique de l'orateur , qui
cherchait à ridiculiser d'avance toutes les nouvelles citaAOUT
1816.
77
tions qu'on pourrait opposer. Une dame qui n'avait pas
encore parlé, réclama son droit. Nous n'avons pas tous
combattu , dit cette amazone , j'ai de grands coups a
porter , et j'invite toute notre armée à ne pas se laisser
ainsi forcer dans ses propres retranchemens .
Sa voix enflamma plusieurs guerriers qui ne s'étaient
pas encore montrés dans la carrière , et ceux-ci s'emparèrent
tous à la fois des armes dont on avait voulu se,
servir contr'eux . Ce fut alors une véritable réunion de
Don Quichottes suant sanget eau , à férailler contre le
fantôme présent à leur imagination. L'un attaquait l'esprit
humain dans ses lois , souvent oppressives ; l'autre
dans ses gouvernemens , tant de fois incertains ou défectueux.
Ils montraient les factions, les guerres ne cessant
d'ensanglanter le monde ; les proscriptions portées
par les citoyens contre les citoyens; là les trônes renversés
pour faire place aux républiques ; ici les républiques
détruites pour élever des trônes ; les conquérans ,
les dévastateurs seuls honorés ; Alexandre et César regardés
, célébrés comme des dieux. Vous vanterez ,
disait un autre , ses méditations profondes , ses sciences ,
ses découvertes : quel en est souvent le résultat ? Nous
rions des vains pronostics de l'astronomie et des efforts
impuissans des aérostats ; mais pensons-nous sans frémir
à ces nouveaux foudres qu'il inventa pour remplacer des
armes beaucoup moins meurtrières , et ravager en un
seul instant les cités , les campagnes , en détruisant des
milliers d'individus ? Sa sagacité , direz-vous , devina le
Nouveau-Monde : voyez bientôt les Portugais portant la
flamme et la désolation chez les Mexicains ; l'infortuné
Guatimozin et toute sa famille jetés nus et vivans sur des
brasiers ardens . Par-tout , à l'arrivée d'une portion vagabonde
de l'Europe pour s'emparerde cette terre nouvelle,
les indigènes massacrés , proscrits , ou traités comme des
bêtes de somme; enfin de malheureux Africains arrachés
à leur patrie , achetés , emballés à fond de cale , tous
pêle-mêle etpouvant à peine respirer , pour aller exploiter
les entrailles d'un sol dévasté.
Ecoutez! écoutez ! s'écriait le parti opposé ,
comme en Angleterre dans la chambre des communes ;
73
MERCURE DE FRANCE .
mais nos Don Quichottes n'écoutaient rien; l'un d'eux
s'espadonnait contre la barbarie combinée des hommes
envers leurs semblables. Le coeur et la raison , disait-il ,
ont dans tous les temps dicté des peines pour les coupables
, mais est-ce le coeur qui apu se montrer ingénieux
à inventer des supplices ? Est-ce le coeur qui a
imaginé de faire scier des hommes entre deux planches ?
(Ecoutez ! écoutez ! ) Est-ce le coeur qui a déterminé
ces situations douloureuses , ces horribles étreintes dans
lesquelles mouraientlentement des malheureux courbés
sous des chaînes qui resserraient et rapprochaient les
deux extrémités de leur corps ( Ecoutez ! écoutez ! ) Non ,
c'estl'imaginationd'un artiste qui secondale coeur féroce
de Phalaris par l'invention du taureau d'airain ; c'est
l'esprithumainqui , dans l'antiquité, suggéra le supplice
deRégulus , et qui dans nos temps modernes , a enfanté
les tortures et l'inquisition. Plus cruel que les plus cruels
emportemens , il conduisit un ezar de Moscovie à faire
enfoncer un clou dans la tête d'un ambassadeur qui
s'était couvert devant Ini ; se récréant dans ses barbares
folies , il guidait ce roi de Maroc , dont le divertissement
habituel était de réussir en même-temps à monter à
cheval , à tirer son sabre , et à couper la tête à l'esclave
qui lui tenait l'étrier.
M. de Senneville était rentré en lice , et dérida l'assemblée
par le chapitre amusant des distractions ; un
autre parla de cette invention bizarre que l'on nomme
étiquette. Selon lui , elle causa la mortdu roi d'Espagne
Philippe III . Ce monarque était placé près d'un foyer
trop ardent et se trouvait seul ; il ne convenait pas qu'il
arrêtât lui-même l'impétuosité de la flamme , ni qu'il
se levât même pour appeler du secours. Un seigneur
qui survint enfin , s'excusa d'un tel office avec beaucoup
de regrets sur les graves conséquences qui en résulteraient
pour ses prérogatives et pour son rang.Les officiers
en charge n'ayant pu être rencontrés assez tôt , le roi
éprouva une chaleur si vive , qu'il en eut un érésipèle à
la tête , et une fièvre qui le conduisit au tombeau. Vinrent
ensuite les ruses , les tours d'adresse , les traits de perfidie
, la magie , la sorcellerie , la peur de la mort, celle
AOUT 1816.
79
des revenans , les apparitions , les marques d'orgueil ,
les défiances , les préventions. Le parti Saint-Albin ne
savait plusauquel entendre. Plusieursde ses antagonistes
allèrent jusqu'à citer quelques-uns des passages les plus
touchanset lesplus sublimesde Racine,de Jean-Jacques,
et de Fénélon, pour y opposer des calembourgs , des
turlupinades ou des réparties de suisse. Les minuties , les
riens, les naïvetés , les balourdises , étaient un sujet inépuisable
en anecdotes . Minuit sonna , et cependant l'amazone
n'avait pas encore porté ses grands coups . On
fut forcéde suspendre la séance , mais on se promit bien
de la reprendre du matin.
( La suite à un prochain numéro . )
J.
RÉVE D'UN AMANT DES LIS .
www
La fête où la garde nationale parut épuiser tous les
lisde la capitale , si le sol ne les reproduisait comme par
enchantement , m'a fait rêver. Voyons si mon rêve en
s'accomplissant me fera surnommer l'Amant des lis : je
n'ai d'autre ambition.
Je rêvais donc que d'un commun accord tous les
Français s'étaient donné , pour le 15 août , parole aux
Champs-Elysées. Leur intention était d'y célébrer une
fête auguste que tous avaient décorée du beau nom de
la Fête des lis.
Je rêvais que comme par enchantement les Champs-
Elysées s'étaient trouvés illuminés. (On sut ensuiteque
c'était par ordre du souverain suprême des lis , qui ne
fait rien sans esprit , que cette illumination s'était exécutée
) .
Je rêvaisquetous les musiciens,grands artistes comme
ménétriers , faisaient danser tous les amans de cette
belle fleur.
Mais le plus beau du rêve c'est qu'aucun garde nationale
, aucun fonctionnaire , aucun Parisien , enfin ,
n'avait manqué au rendez-vous; que tous portaient à
leur boutonniere un lis épanoui , et que les dames , qui
80 MERCURE DE FRANCE.
s'étaient rendues en foule au lieu indiqué , en portaient
unmagnifique sur la tête.
Jamais rêve ne fut plus agréable; jamais l'air ne fut
plus embaumé ; jamais les esprits ne furent plus satisfaits.
Que les Français soient reconnaissans , et mon rêve
deviendra une réalité.
F. Q.
NOTE
Sur l'ouvrage ayant pour titre : De Buonaparte , sa
famille et sa cour.
Presque tous les journaux ont rendu compte de cet
ouvrage très-curieux; il renferme beaucoup d'anecdotes
sur des personnages qui ne peuvent échapper à l'oeil de
l'histoire ; mais ilprésente aussi des lacunes que l'auteur
s'empressera de remplir dès qu'il en sera averti . Un mot
d'unhomme important en apprend plus sur son caractère
que toutes les belles phrases de cet auteur qu'une
femmedd''esprit appellelacommèredugenre historique.
C'est en le lisant qu'on apprécie toute la justesse de cette
idée de Fontenelle : l'histoire est une fable convenue .
Parmi les anecdotes les plus curieuses de l'ouvrage
en question , on remarquera particulièrement une mystification
du Poinsinet de notre siècle . Pour dédommager
ce poëte , nous rappellerons un de ses bons mots à
Savary , ministre de la police. Ce ministre lui demandait
un jour s'il fallait beaucoup de temps pour faire un bon
poëme.-Monseigneur , répondit-il , il en faut toujours
trop pour le faire mauvais.
L'auteur , très au courant de ce qui s'est passé à la
cour et à la ville sous le règne de Buonaparte, n'aurait
pas dû oublier une épigramme de Chénier contre l'illustre
Carion de Nisas , qui prétendait descendre des
rois d'Arragon , et qui en proclamant Buonaparte em
AOUT 1816 . 81
pereur à la tribune , se faisait siffler dans tragédie de
Pierre le Grand.
Prince Carion , s'il vous plaît ,
Quittez le cothurne tragique.
Vous serez mieux dans le comique :
Vous êtes un si bon valet!
X.
LES TROIS AGES ,
Ou les Jeux olympiques , l'Amphithéâtre et la Chevalerie.
Un vol . in-12. Chez Firmin Didot , rue Jacob ,
n° 24.
Il ne faut pas confondre cet ouvrage avec les Quatre
ages de la femme , de M Ponchon. Ces deux livres
sortent bien des mêmes presses , mais non de la même
plume; et si leurs titres ont quelque ressemblance , on
entrouvera moins dans leur style. J'ai cru devoir prémunir
mes lecteurs contre ce quiproquo ; il a été funeste
à plus d'une personne de ma connaissance. M. Ponchon ,
en célébrant après Legouvé le mérite des femmes , n'a
montré que sa galanterie. L'auteur anonyme des Trois
ages , au contraire , en chantant les jeux brillans de la
Grèce , les spectacles sanglans de Rome , et les nobles
fêtes de notre chevalerie , a fait succéder aux burlesques
hémistiches de M. Ponchon , une versification remarquable
par sa pureté et par son élégance. Je n'accor
derai pas à cet ouvrage un titre que l'auteur lui-même
n'a pas cru devoir lui accorder. Il ne l'intitule pas
poëme , seulement il donne le nom de chant aux six
pièces de vers qu'il a faites sur les jeux olympiques , le
cirque et la chevalerie. On me trouvera peut-être un peu
sévère ; mais en conscience je ne puis appeler autrement
des souvenirs historiques rassemblés avec plus d'exactitude
que d'agrément , des tirades écrites avec plus d'art
que d'inspiration. Le travail se fait trop sentir dans tous
les vers de M. ***', son ton est trop didactique. Il invoque
encommençantClio et Minerve; elles n'ontpoint été
82 MERCURE DE FRANCE.
sourdes à sa prière , car son livre est plein de vérités et
de sagesse. Mais il aurait aussi bien fait , en chantant
les jeux olympiques , d'appeler à son aide la muse de
Pindare. Ce poëte lyrique , dont M. *** fait mention
, ne lui a point semblé digne d'être imité.
O Pindare! quel trouble et quel brûlant délire
Animent les accens , inspirent tes écarts !
On ne trouvera ni trouble , ni brûlant délire , ni écarts,
dans les Trois áges ; la part de M. *** estcependant
encore assez belle. Nous serions trop exigeans de demander
des poëtes;et nous n'aurionspas à nous plaindre,
si nous avions quelques versificateurs aussi habiles que
L'auteur du livre que j'annonce.
Dans undiscours préliminaire , qui prouve que l'auteur
sait aussi bien écrire en prose qu'en vers , il nous
donne lui-même le plan de son ouvrage , si l'on peut
dire toutefois que les Trois ages aient un plan. Il ne se
dissimule pas la difficulté qu'il y avait à être neufdans
un sujet tel que celui qu'il a choisi. « On ne pouvait
>> éviter la concurrence des grands modèles ; mais il était
>> possible de s'arrêter de préférence àquelques tableaux
moins connus , e et le sujet était encore assez riche pour
» qu'un tel choix ne l'appauvrit point, Les épisodes
» qu'on a choisis sont presque tous empruntésde l'his-
>> toire. En voulant prouver l'influence des fêtes sur les
>>moeurs , il fallait citer des exemples: tout autre sys-
>> teme n'eut donné à cet ouvrage qu'un caractère ro-
>> manesque , et n'eut, laissé apercevoir aucun rapport
>> entre les principes et les faits.200
Lamorale est une belle chose , mais elle n'est guère
poëtique. Un poëme vit de fictions; on ne trouve que
des faits dans les Trois âges. L'auteur continue : « On
», a cherché à conserver àchaque siècle sa couleur , à
>>chaque institution son langage, les mots qui lui sont
» consagrés , que le temps n'a point vieillis , et qui , en
» peignant mieux les moeurs locales , ont permis de
» répandre plus le variété entre les trois parties de cet
ouvrage... Jailu avec attention les six chants des
1
AOUT 1816. 85
,
Trois âges , mais je n'y ai point trouvé de variété. C'est
par-tout le mêmeton , la même correction et la même
froideur de style; par-tout des vers aussi exacts que
Mezerai. Par-tout enfin , je le répète , des vers très-bien
faits , et trop rarement de la poësie. On va en juger par
quelques citations ; mais avantdd''eennttrrerdans cet examen
je crois devoir citer un passage du discours préliminaire ,
qui mérite d'être remarqué ; il est question du goût des
Romains pour les horribles jeux du cirque : « Le désir
» des éloges , l'amour de la vie , contribuerent å per-
> fectionner l'art de combattre , et cette habileté fat une
>>espèce de voile jeté sur le crime. On prétendait n'aller
>>voir qu'une lutte d'adresse et de courage; mais une
> secrète férocité faisait désirer de voirmourir; onjouis-
» sait de la catastrophe comme du triomphe ; et l'am-
» phithéâtre aurait déplu sans victimes. Désirer de
voir mourir , me semble présenter une alliance de mots
aussi étrange qu'énergique. Cette curiosité barbare n'est
malheureusementquetrop commune; et l'empressement
que l'on montre tous les jours pour voir des malheureux
expirer sur l'échafaud , prouve que le peuple de Paris ,
comme celui de Rome , désire de voir mourir.
Les jeux olympiques , l'amphithéâtre et la chevalerie
sont les trois parties de ce livre : il y a deux chants pour
chaque partie.C'est dans les deux premieres que l'auteur
avait le plus de souvenirs à redouter ; les Géorgiques ,
le 5º livre de l'Enéide , traduits si bien par Delille , et
presque tous les poëtes anciens et modernes ont traité ce
sujet, ou ont emprunté leurs comparaisons des jeux et
des coursesdellaa Grèce. Toutes les fois que M. *** s'est
trouvé en concurrence avec ces grands modèles , il a été
court; ensorte que s'il les a imités il ne leur a fait que
de légers emprunts. Voici à peu près tout ce qu'il dit de
lacourse des chars. Il peint Agenor animant ses coursiers
: 1.
Son ardeur les excite , et son bras redoutable
Fait voler sur leurs flancs le fouet infatigable .
250 %A
4
Mais bientôt , enflammés par un essicu brûlant, ash
C
Les orbes de son char s'embrasent en roulant.
6.
84 MERCURE DE FRANCE.
1
Ce tourbillon de feu que l'air attise encore ,
S'attache en pétillant à l'axe qu'il dévore .
Agénor tombe enfin , privé du double appui
Qui fuit obliquement et s'abat loin de lui ;
Il tombe , et voit traîner dans la vaste carrière
Son trône d'un moment jeté dans la poussière.
Ces écueils imprévus semés de toutes parts ,
Des rivaux d'Agénor embarrassent les chars.
Les coursiers révoltés résistent à leurs guides.
Théagène lui seul , plus adroit , plus rapide ,
Ramenant sous le frein ses chevaux effarés ,
Devance les guerriers dans la plaine égarés ;
Et son char effleurant la borne qu'il évite ,
Vers le but qui l'attend roule et se précipite.
Ces deux derniers vers ont de la rapidité et sont une
imitation fort heureuse de metafervidis evitata rotis .
Effarés est une expression familière et même triviale
qui neconvient point à la noblesse du sujet ; l'axe qu'il
dévore est d'une dureté trop imitative ; redoutable
n'est pas ce me semble , l'épithète qu'il faudrait dans
le premier vers. La séparation des deux roues est exprimée
d'une manière poëtique. Il y a peut-être trop d'épithètes
. Ce défaut , qui est celui de l'école moderné , se
fait sentirdans les Trois Ages; il y a sur-tout des mots
que l'auteur affectionne : quelquefois il les répète jusqu'à
satiété ; par exemple , colossal, paternel, maternel
, fraternel , reviennent à chaque instant; criminel
✓est aussi fréquemment employé.
(La suite à un N° prochain. )
ww
Suite du Dictionnaire raisonné des Etiquettes , etc.
Par Madame la comtesse de Genlis .
AMOUR. On n'a jamais vu dans la bonne compagnie
deshommesd'assez mauvais ton poury afficher, comme
dans lesContes de M. Marmontel, les sentimens les plus
AOUT 1816 . 85
dépravés (1 ) ; mais sur la fin du 18º siècle , l'affectation
de sensibilité que chaque jour semblait accroître, devint
à certains égards si ridicule , que malgré la grâce
et l'élégancedes personnes qui l'avaient mise à la mode,
elle tomba tout àcoup en discrédit ; on s'en moqua avec
esprit et gaieté; la raison se trouvait au fond d'accord
avec la malice , et dans ce cas les épigrammes sont véritablement
redoutables . La raison a toute son autorité ,
tout son poids lorsqu'elle amuse la malignité. On vit se
former dans la société un parti de l'opposition qui , par
sa gaieté , la légèreté de son ton , la finesse de ses plaisanteries
, déconcertait sans cesse le sérieux de la secte
sentimentale , et déjouait ses plus touchantes dissertations.
Tandis que les uns affichaient en tout genre les
sentimens les plus exagérés , les autres affectaient une
insouciance que souvent ils n'avaient pas , et bientôt
la vérité ne se trouva plus ni d'un côté ni de l'autre . A
force de se moquer des fausses vertus , on finit par estimer
moins les véritables , parce qu'on ne les discerna
plus , et que l'habitude du sarcasme et de l'incrédulité
s'étend à tout indistinctement. Lorsqu'on a eu le malheur
de mettre tout son amour propre à n'être la dupe
d'aucune affectation , on perd l'heureuse faculté d'admirer
, et l'on ne passe alors que trop facilement de la
censure à la satire, et de la médisance habituelle à la
calomnie. Ainsi dans le monde l'esprit observateur n'est.
pas sans danger ; il aiguise sans doute la finesse de l'esprit
, mais il peut gâter le caractère si le coeur n'est pas
essentiellement sensible et bon. On était frappé dans le
monde par les contrastes les plus étonnans; on entendait
les discussions les plus étranges , etdans la même société
les entretiens les plus singuliers et les plus variés . Des
(1) L'auteur de ce Dictionnaire croit avoir démontré dans le conte
des Deux Réputations la fausseté dangereuse et le ridicule des peintures
du monde des Contes de M. Marmontel. Nulle réclamation ne
s'éleva contre cette critique , et quelques années après , M. Marmontel
faisant une nouvelle édition de ses Contes , retrancha de
l'ancienne préface cette phrase : Si ces Contes n'ont pas le mérite
de peindre fidellement lemonde, ils n'en ont aucun.
:
86 MERCURE DE FRANCE .
femmes d'une conduite au moins imprudente , disser -
taient gravement sur toutes les affections de l'ame et sur
tous les devoirs de la vie. Livrées à l'ambition , à laplus
extrême dissipation, elles vantaient avec enthousiasme
le charme de la retraite , de la lecture , et la puissance
de l'amitié ; elles peignaient l'amour sous les traits les
plus romanesques , et ne le concevaient que platonique .
D'un autre côté, et souvent dans le même salon , on ne
parlait qu'avec une ironie piquante de l'amitié , de l'amour,
et l'on se glorifiait de ne croire qu'à la vanité.
En effet , l'amour propre seul formait presque toujours
le fond de ces liaisons ; on voulait sur-tout qu'elles fussent
brillantes ; on croyait que le langage d'une pruderie sentimentale
dispensait du mystère , et que d'ailleurs l'éclat
des conquêtes effaçait la honte des égaremens. Il y avait
dans toutes les têtes (du moins à bien peu d'exceptions
près ) une fermentation d'orgueil , de prétentions , de
désirs ardens d'obtenir dés succès de quelque genre
qu'i's fussent , qui jointe à la confusion des idées morales
, au dénuement de principes , dénouait peu à peu
tous les liens de la société et desséchait l'ame en exaltant
l'imagination. On ne marchait point avec effronterie
vers le vice , on ne levait point avec audace le
masque de la vertu , au contraire , on parlait toujours
d'elle sinon avec le charme de la vérité,du moins avec
les expressions de l'enthousiasme. On n'était pas tout à
fait hypocrite ; on mettait plus de soin à s'abuser soimême
qu'à tromper les autres ; on se pervertissait en
croyant raffiner , épurer tous les sentimens ; l'artifice
n'était pas toujours avec la fausseté , mais la déraison
était par-tout. Au milieu de ce désordre intellectuel et
moral et d'un égoïsme universel , l'amour fut dénaturé
comme tous les autres sentimens. Dans la conversation ,
on finit par le représenter comme une passion véhémente
jusqu'à la démence , jusqu'à la rage , et dans la
réalité il n'eut en général qu'une influence d'intrigue
sur la dernière moitié du 18º siècle . Amourde la patrie.
Voy, Patriotisme.
AMUSEMENS . Ils furent brillans etnobles dans le siècle
dernier. Il régnait alors une grande magnificence dans
AOUT 1816. 87
1.
les maisons des princes , et même dans celles des parti
culiers riches ; on y donnait des fêtes , on y jouait la
comédie , on y jouissait d'une parfaite liberté. Il y avait
àParis une grande quantité de maisons ouvertes. Dans
lés sociétés particulières on faisait de la musique , on
jouait des proverbes , ce qui était plus ingénieux et plus
spirituel que de jouer des charades; Tout à coup les prétentions
à l'esprit mirent les sciences à la mode; on fit
pendant les hivers des cours de chimie , de physique ,
d'histoire naturelle , on n'apprit rien, mais on retint
quelques mots scientifiques; les femmes prirent une teinté
de pédanterie , elles devinrent moins aimables , et sé
préparèrent ainsià disserter unjour sur la politique.
Les femmes pourraient , aussi bien que les hommes ,
s'appliquer avec succès aux sciences , en renonçant à une
partiedesamusemens frivoles qui occupent presquetoutes
leurs journées. Mais quand elles voudront n'avoir que
l'apparence de l'instruction ,elles netromperontpersonne
à cet égard ,et elles perdront tous les agrémens de leur
sexe , car le ridicule le plus frappaut de la pédanterie est
réservé à cette prétention mal fondée.
ANGLOMANIE . Ce furent les philosophistes, et sur-tout
M. de Voltaire , qui répandirent en France l'anglomanie ,
qui fut si générale sur la fin du dernier siècle. M. de
Voltaire à la vérité critiquait avec beaucoup d'injustice
Shakespeare , et les autres grands littérateurs anglais ,
dont il empruntait les principales beautés sans les citer.
Maisd'un autre côté,il répétait dans tous ses pamphlets ,
et dans son Dictionnaire philosophique , que les Français
étaient des Welche , que ce siècle,était dans la
boue , etc.; et il vantait avec emphase la constitution ,
la liberté, les moeurs anglaises. Les encyclopédistes , et
tous les jeunes auteurs copiaient ces pompeux éloges ; et ,
tandis qu'on se moquait de nous sur tous les théatres de
l'Angleterre , nous faisions sur les notres le panégyrique
des Anglais. Les femmes ne portaient plus que des robes
à l'anglaise , des papelines ,des moires , des toiles , du
linon d'Angleterre , elles vendaient leurs, diamans pour
acheter des petits grains d'acier et des verreries anglaises;
la poterie anglaise faisait dédaigner la porcelaine de
88 MERCURE DE FRANCE.
Sèvres; on reléguait dans les gardes-meubles les magnifiques
tapisseries des Gobelins , pour y substituer du
papier bleu anglais ; on renonçait à toute conversation
pour passer les soirées à prendre du thé et à manger des
tartines de beurre ; on culbutait les beaux jardins de
Lenotre, on contournait nos majestueuses allées à perte
de vue , on détruisait nos bassins et nos jets d'eau , on
creusait de petits ruisseaux bourbeux ,honorés du nom
de rivière; on surchargeait nos parcs de ponts , d'ermitage
, de ruines , de tombeaux; nos jeunes gens allaient
passer huit jours à Londres pour y apprendre àpenser :
le résultat de cette étude était de raccourcir les étriers de
leurs chevaux , de hausser le siége deleurs cochers , et
dans la société , de terminer toutes les discussions par
un pari. Enfin,on métamorphosa des champs de verdure
en tapis dejeu , on établit des courses de chevaux ,
on se ruina , on perdit toutes les habitudes nationales
c'était perdre une grande partie de l'attachement qu'on
anaturellement pour son pays; on se moqua de l'antique
galanterie , de l'ancienne politesse , on cessa d'être français
... ; l'esprit d'innovation devintgénéral , et cet esprit ,
uni aux idées philosophiques , devait produire tout ce
qu'on a vu. On en était là au commencement de l'année
1789! ....
1
,
39
wwwmminin
;
LETTRE
DE L'AVOCAT POURETCONTRE .
Les heureux de la terre ont de nombreux priviléges :
leurs crimes sont des fautes , leurs fautes des erreurs , et
leurs erreurs ne sont rien. Cette vérité odieuse , cette
maxime des nations corrompues , vous l'avez méditéę
comme moi , Monsieur ; vous en avez reconnu la funeste
influence sur nos moeurs , etje n'ai pas la prétention de
vous apprendre quelque chose à ce sujet ; je veux seulement
prévenir l'idée que je sacrifie à l'idole en intervertissant
l'ordre hiérarchique adopté dans mes lettres. Leur
objet étant les théâtres en général , il est naturel que les
AOUT 1816. 89
plus considérables,les plus importans passent les premiers
: c'est lamarche que je suis ordinairement envous
donnant une espèce de revue plus ou moins amusante ,
selon que l'écrivain ést affecté et le lecteur en bonne ou
mauvaise disposition; mais de nouvelles circonstances
veulent un ordre nouveau , et j'arrive par le chemin de
ce long préambule à vous dire que la Comédie Française
et l'Opéra seront aujourd'hui sacrifiés à l'Odéon . Je vous
aipromis sur ce dernier théâtre quelques réflexions dont
c'est ici le lieu de s'occuper . Encore une fois , ne croyez
pas que son bonheur soit le motif de ma préférence; on
sait que dans sa plus grande infortune je ne l'ai point
abandonné , et je dissimulerais en vain le plaisirque sa
résurrection me cause; mais le seul amour de l'art me
conduit.
J'attendrai donc que l'opéra de Nathalie ou la Famille
russe soit débarrassé des longueurs et de quelques
inconvenances qui lui ont heaucoup nui , pour vous en
direma façon de penser. Cependant rien ne m'empêche
de rendre justice à plusieurs parties du poëme et à la
belle facture d'un bon nombre demorceaux qui ne dépareraient
pas un chef-d'oeuvre .
Le début de M. Eric-Bernard occupe en ce moment
les habitués du Théâtre Français : les avis de ces Messieurs
sont partagés . Le groupe qui est à poste fixe devant
la cheminée du foyer pendant l'hiver , et sur le balcon
lorsque l'été n'est pas trop pluvieux , est partagé en trois
classes ; la première espère beaucoup , la seconde peu ,
et la troisième ...... je n'achève pas : vous devinez. Quel
embaras pour un homme qui veut être impartial! et
comment fixer son opinion lorsqu'il n'est pas présomptueux
? Je m'abuse ,ou je crois que le compte de mes
propres impressions n'est pas celui que je dois au public ;
ce sont les siennes qu'il faut lui rappeler. Le jugement
de la multitude est presque toujours fondé en justice;
c'est à nous de l'épier , de le saisir , et de le transmettre
avec de modestes observations si nous voulons le rectifier
, et de n'y rien ajouter s'il nous paraît complétement
sage. Dans l'occurence , les trois arrêts me semblent
exagérés. Le milieu entre beaucoup ,peu et rien pour-
1
90
MERCURE DE FRANCE.
Jait fournir une base solide à l'opinion raisonnableque
l'on doit avoir du talent de M. Eric-Bernard. Ce débutant
estjeune , beau , assez bien fait; il ade l'intelligence ,
de la chaleur , et une voix qu'il nuancera davantage en
Ja travaillant moins; mais un défaut que je voudrais
taire , et qui lui fermera la route des progrès , c'est la
servile imitation d'un homme que les jeunes gens doivent
se borner à admirer. Par l'effet d'un art enchanteur
Talma nous à accoutumés aux plus grands torts
de sa diction ; il a une manière , et ce n'est pas avec cela
que l'on fait école. Il n'est ni Baron , ni Lekain , ni Larive
: il est lui , c'est- à-dire , intéressant , pathétique et
souvent sublime ; mais il faut qu'il finisse à lui , ou nous
perdrions la scène qu'il embellit de sa présence. L'extrême
émotion de M. Eric- Bernard ne lui a pas encore
permis de se livrer à ses inspirations; plus tard nous le
jugerons mieux .
Je vous ai dit , Monsieur , que l'existence d'un second
Théâtre Français est un bienfait pour l'art dramatique .
Je n'ai pas besoin d'éloquence pour vous en convaincre;
vous savez cela aussi bien que le dernier bourgeois de
la rue de Vaugirard : mais ce que vous ignorez peutêtre,
et cequi passe les limites du douzième arrondissement,
c'est ladifficulté d'administrer , de faire prospérer
un établissement en butte , par son utilité même , à une
foule de passions opposées entr'elles. N'attendez pas
que je vous conduise dans le labyrinthe obseur de ces
rivalités , de ces haines qui s'attachent à tout ce dont
peut naître le bien public ou quelque fortune particulière
; nous ne sortirions pas de ce cercle honteux ou
tournent sans cesse les ennemis des hommes et des choses.
Bornons-nous au souvenir du triste état où languissait le
théâtre de l'Odéon , lorsqu'une main réparatrice en accepta
le gouvernement. Je déclare ici ne prétendre en
rienjuger les personnes , nevouloir faire aucune comparaison
facheuse pour qui que ce soit ; cela tombe précisément
à côté de mes attributions . Je m'attache aux faits :
Abandonné de ses chefs , dépouillé de ses avantages ,
déshéritéde son titre , et menacé d'une prochaine cloture,
'Odéon a tout à coup recouvré son fondateur , son guide
AOUT 1816. 91
naturel , ses encouragemens , sa gloire. Les comédiens
ont retrouvé leur père; les auteurs , un conseil , un appui
tel qu'il est difficile de le supposer , quand on n'en a pas
fait l'épreuve. Il n'y a ici , de ma part , nulle exagération;
aucun intérêt personnel ne préside à l'expression
de cette vérité ; s'il était possible de la mettre en doute ,
j'en appellerais à tous les artistes de bonne foi , à tous les
auteurs qui n'admirent pas trop leurs ouvrages refusés ,
etdontles relations avec M. Picard ont eu quelque suite ;
ils rendraient justice à la douceur , à la sûreté de son
commerce , et à la franchise de ses avis . Inaccessible au
soupçon de flagornerie ,j'insiste sur ce point , parce qu'il
estd'une plus grande influence qu'on ne le croit sur la
prospéritéd'un théâtre. Les gens de lettres ont sans doute
des défauts comme tous les hommes , ils en ont même
departiculiers à leur profession ; mais en général , ils
sont sensibles aux procédés ,faciles à séduire quand on
s'en empare avec des formes aimables ;eettdans leconflit
d'opinions produit par cette fronde toujours renaissante ,
leplus grandnombre aimerait mieux les refusde Mazarin
que les faveurs de Richelieu,
Point d'émulation , point d'arts . C'est un principe
consacré chez tous les peupleséclairés.De la concurrence ,
naissent les talens ; et cette noble envie de surpasser ses
compétiteurs produit les succès. Il faut donc deuxtemples
àThalie. Le premier , desservi par des gens du plus haut
mérite , n'a rien à rreeddouter des efforts du second; ils
pourraient même s'entr'aider sans se nuire. L'un se remplit
de fidelles accoutumés à l'odeur de l'encens qu'on y
brûle , et qui ne déserteront jamais son culte ; on achète
par un petit pélerinage le plaisir d'assister aux céré
monies de l'autre; ils ne sauraient donc se faire aucun
tort.
Augrand regret de plusieurs malins personnages , je
ne melivrerai pas ici àla recherche de quelques plaisanteries
bien rebattues sur la Comédie française. Elle a
certainement ses abus , comme toutes les institutions ;
chez elle
J'observe , comme vous , cent choses tous les jours ,
Quipourraient mieux aller prenant un autre cours ;
72 MERCURE DE FRANCE .
mais en dernier résultat , ce théâtre est encore le plus
beaudu monde; dès qu'il le voudra , il en sera le plus
utile ; et ce n'est pas en décourageant ses premiers sujets
qu'on en obtiendra l'accomplissement de tant de voeux.
Cette raison fortifie la nécessité de poursuivre les médiocres
jusqu'à ce qu'ils aient renoncé au dangereux
empire qu'ils veulent y prendre. Que le talent domine ,
c'est juste ; cette prérogative est sa récompense : mais
que la nullité commande! cela ne peut- être ; et je consacrerai
tout mon temps à la défense de cette cause.
L'Odéon doit beaucoup au Chevalier de Canolle ; il
y aurait de l'ingratitude à le contester. Mais en ramenant
la foule à ce théâtre , cette pièce a seulement déterminé
plutôt l'effet de la révolution qui devait s'y opérer.
Les bons ouvrages font beaucoup , mais le mode d'administration
fait d'avantage. Je n'en veux qu'un exemple
: sous l'ancienne direction ( dont encore une fois je
n'apprécie point la conduite ) , la comédie posthume de
Colin-d'Harleville , les Querelles des deux Frères ,
attirèrent une affluence plus considérable encore que
celle qui se presse en ce moment sous les voûtes de
P'Odéon; elle s'écoula , et avec elle s'évanouit l'espoir
d'un bonheur plus durable. Ce qui ne fut alors qu'une
bonne fortune, est aujourd'hui le gage d'une longue
félicité. En même-temps qu'une ordonnance consolide
l'établissement et assure le sort des personnes qui y sont
employées , le directeur appelle ses confrères au partage
de sagloire et de ses succès; il gouverne d'une main
ferme et d'un esprit facile le timon de l'état qui lui est
confié; et ilprouve qu'à défautdu Chevalier de Canolle,
le premier ouvrage digne de ses soins aurait fixé l'attentionpublique.
Pourtant j'entrevois un danger , et je me hâte de le
signaler . Cette remarque s'accordera avec mon impartialité
, et fera la partde cet esprit dejournalisme qui
veut de la critique par-tout. Il me semble que l'Odéon
accorde trop de place au vaudeville. Ce genre , qui n'est
que toléré chez lui , n'y doit être qu'un léger accessoire .
Il plaît , voilà l'excuse; il attire , voilà le péril. Le charme
de lamusique ,des voix agréables , le pouvoir des chan
AOUT 1816,
75
sons sur les oreilles françaises , justifient en quelque sorte
le plaisir qu'on y trouve ; mais si ce goût devenait une
préférence , adieu la comédie ! les excellentes scènes de
M. Picard lui-même pâtiraient devant unflon-flon. Les
exemples ne me manqueraient pas pour autoriser cette
crainte. La province que je viens encore de parcourir en
ressent les funestes effets; le trop fréquent voisinage du
vaudeville et de l'opéra-comique atué la comédie. Ce
malheur est grand , et nous devons d'autant plus le déplorer
, que je suis certain de voir se réaliser la prédiction
suivante: Quelle que soit la puissance de lamusique ,
elle ne peut vivre sans une étroite affinité avec la poësie .
Nous avons de bons compositeurs , mais on fait beaucoupde
mauvais opéra-comiques , etde plus détestables
vaudevilles. Le public se lasserades accompagnemens à
cause des paroles; habitué à deux jouissances , il sera
blasé sur les charines d'une seule ; son goût pour la comédie
simple, naturelle , sera perdu ; et s'il ne déserte pas
les salles de spectacles , ce n'est qu'au mélodrame qu'il
ira chercher des émotions quelconques, sans pensermême
à les définir.
Ne voyez pas , Monsieur , dans le succès du mélodrame
un moyen d'atténuer le mérite de ma prophétie ; vous
vous abuseriez : observateur par nature et par état tout
ensemble , j'ai bien étudié le caractère des différens spectateurs
que j'ai vus dans les théâtres de nos départemens ,
à Paris même; etj'ai trouvé par-tout un tendre penchant
pour les grands airs et les couplets , à l'exclusion de
l'amour jadis si fort , pour le mélodrame. Celui-ci a
beaucoup perdu de son crédit ; mais je réponds qu'il le
retrouvera , et le public se portera avec d'autant plus de
fureur à ses solennités , qu'il y sera presque autorisé par
l'état des choses.
La bonne comédie doit donc être la pierre fondamentale
de l'édifice dont M. Picard est le restaurateur, puisque
la tragédie lui est interdite : il croulera encoreune
fois s'il s'écarte de ce principe. Le meilleur système
d'administration ne tiendra pas contre les effets que doivent
produire des parades telles que la Fin du monde ,
par exemple.
(
✓
94 MERCURE DE FRANCE.
)
Le temps , l'espace et les expressions me manquent
pour vous parler, Monsieur , de cette dégoutanttee rapsodie.
Le Vaudeville et les Variétés l'ont refusée ; Bobèche
Ini-même ne l'aurait point acceptée. Jugez-en par ces
traits dont ma mémoire s'est involontairement salie : les
taches du soleil sont des taches de rousseur..... Elles
n'ont rien d'étonnant,parce que cet astre est sans cesse
exposé au hale.... Comment le soleil a-t-il passé la
nuit?.... Quand on exprime la crainte de voir le monde
périr par le feu, une marchande de gâteaux crie : Cela
brûle! .... Par l'eau , un marchand de tisanne répond :
A la fraîche , qui veut boire ? ..... Et tandis que l'on
cherche àdeviner les accidens qu'on observe sur le soleil ,
unhomme s'écrie : Savonpour enlever toutes sortes de
taches , et on l'invite à débarbouiller l'astre du jour.
Toutes ces gentillesses finissent par la remarque patriotique
que le nombre dix-huit en France doit porter bonheur.
La plume échappe de ma main ; je n'ai pas la
force de vous en dire davantage, et je ne sais si je trouverai
celle de vous assurer des sentimens avec lesquels
je suis , etc.
..
1
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens.
mwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
MERCURIALE.
Dans les réunions où les auteurs vont quêter des complimens
, sous le prétexte de demander des conseils , y
a-t-il plus d'avantages pour eux à lire avant déjeuner
qu'après? (Réponse à l'ordinaire prochain. ).
On s'occupe d'une cargaison de comédiens pour le
Brésil. Le directeur ne tient pas à la qualité. St. -Eugène ,
Armandet Mile Delâtre pourraient bien faire un voyage
delongcours.
Les derniers numeros du Journal des Dames conte
naient quelques articles piquans. C'est une nouvelle.
Nous sommes si tranquilles qu'on serait fondé à
qu'il n'y aplus de politique. Est-on certain qu'il y a
une littérature ?
dire
ait
AOUT 1816. 95
Au sujet d'une pierre de cent livres pesant, tombée du
ciel , unjournal a dit qu'en tombant sur une maison elle
y aurait causé du dommage. On peut ajouter à cette
assertion que sa chute sur une souris l'aurait infailliblement
mise à mort. Voilà de ees vérités qu'il est important
d'écrire .
Dernièrement un Anglais ayant eu lajambe amputée
voulut la faire enterrer dans une église de Londres. On
lui demanda trop cher pour la cérémonie : Laissez-la ,
dit-il , elle ira une autre fois avec le reste du corps .
Le Constitutionnel nous parle avec enthousiasme de
l'aisance de Mile Cuisot.-Tu Dieu ! se serait écrié
M. Desmasures , si c'est là de l'aisance , ce n'est pas de
laplus noble.
On a remarqué que le théâtre Feydeau était devenu
l'Odéon de la Chaussée d'Antin depuis que MM. Т....
et D .... y travaillent.
On dit que la fin du monde est retardée ; cependant
on pourrait la croire prochaine aux choses extraordinaires
dont on est témoin. Une actrice refuse par verta
la main d'un riche banquier ; deux auteurs en procès
prennent des arbitres ; le Diable boîteux n'a pas fait de
fautes de français dans son dernier numéro ; MileGeorges
ne fait plus que trois contre-sens par soirée ; l'Odéon était
plein le 25juillet ; enfin , le Journal des Débats prêche
lamodération et la Quotidienne la tolérance .
ANNONCES .
La nouvelle exposition du Cosmorama offre une vue
générale et plusieurs aspects de l'île et des fortifications
deMalte. Le public parait très-empressé de connaître
la situation géographique , et les prodiges que l'art a
opérés sur ce rocher stérile, qui par les soins des illustres
chevaliers de l'ordre de Saint - Jean de Jérusalem , est
devenu une des plus agréables et des plus sûres stations
de l'Europe; d'ailleurs l'histoire de cette incomparable
chevalerie est trop célèbre pour ne pas exciter la curio
96 MERCURE DE FRANCE,
sité et l'admiration. Nous engageons aussi nos lecteurs
àparcourir le précis historique de cette exposition , qui
est un abrégé très-soigneusement rédigé de l'histoirede
Malte , ainsi que des vicissitudes et des exploits des preux
qui l'ont gouvernée pendant plusieurs siècles avec tantde
sagesse et tant d'honneur.
Les élèves de M. Pierre continuent d'exposer aux
yeux du public les intéressans tableaux que cet habile
artiste avait produits. L'art n'a point dégénéré entre
leurs mains , et l'exécution est toujours aussi parfaite.
Possesseurs de tous ses moyens , ils cherchent à ajouter
àleur collection déjà nombreuse ; l'empressement du
public doit contribuer à leur faire faire de nouveaux
efforts auxquels nous nous empresserons de rendre
justice.
Il est question de poursuivre la mise en circulation du
beau plan général de Paris connu sous le nom de plan
Verniquet , du nom de son auteur.
Ce travail , le plus considérable et le plus détaillé de
ceux de ce genre , puisqu'il forme un atlas de 72 feuilles
grand in -folio , a coûté 30 ans de soins à M. Verniquet ;
il le commença en 1774. Il eut en 1785 l'honneur de
voir ses dessins agréés par le roi , qui en ordonna l'exécution.
Ce même prince , en 1789 , accorda à l'auteur ,
à titre de récompense , le privilége exclusifde la gravure
du plan de Paris , pour lui et ses hoirs à perpétuité.
Ceplan, auquel un très-grand nombre d'artistes et
ingénieurs ont été appelés à travailler , est remarquable
par l'étendue de son échelle , ce qui lui a assuré l'avantage
de la plus précise exactitude. Il a été levé à raison
d'une ligne par pied , et réduit ensuite pour la gravure à
unedemi-ligne par toise. Il a toujours servi et sert encore
journellement pour tous les projets de changemens , ouvertures
de rues et embellissemens qui se fontdans Paris.
Onportera sur les planches de ce plan les changemens
résultans des derniers travaux exécutés dans Paris .
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
N.° 5.
******** *********
MERCURE
DE FRANCE.
www
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré, sont invitées le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année.- On ne peut souscrire
que du i de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et surtout très- lisible. - Les lettres , livres , gravures , etc.,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
www
-
POESIE .
LA RESTAURATION ,
POEME INÉDIT EN TROIS CHANTS.
Troisième fragment.
CHANT PREMIER.
La foule se dissipe et le tumulte cesse,
Le peuple se retire accablé de tristesse ,
Bientôt tout est désert. Il semble en peu d'instans
Que Paris ait perdu ses nombreux habitans .
Plus de plaisirs bruyans , ni de jeux , ni de fêtes :
Les esprits sont glacés , les bouches sont muettes ;
On n'entend plus le bruit des coursiers ni des chars ;
Le calme et la frayeur règnent de toutes parts.
Том 68 7
98
MERCURE DE FRANCE.
La nuit redouble encor nos craintes et nos peines.
Deux cent mille étrangers sont campés dans nos plaines.
Les côteaux d'alentour éclairés de leurs feux ,
Retentissent de cris et de transports joyeux.
•
Quand du fier Alaric les terribles cohortes
Tenaient Rome assiégée et veillaient à ses portes ,
Sur la foi des remparts , des tours et des créneaux ,
Les Romains se livraient aux douceurs du repos.
Tout à coup on entend des hurlemens funèbres ;
Une sombre clarté perce dans les ténèbres ;
Et le peuple éveillé par de lugubres cris ,
Voit Rome toute entière en proie aux ennemis .
La terreur aussitôt de tous les coeurs s'empare ,
L'un veut fuir , et périt sous les coups du barbare ;
L'autre , du Visigoth croit braver les efforts ,
Et confie aux verroux sa vie et ses trésors .
Mais bientôt par le feu les maisons embrasées
S'ouvrent de toutes parts. Les portes sont brisées.
Le soldat y pénètre, et cet instant fatal
Du désordre et du meurtre est le cruel signal.
La beauté , la vertu , l'honneur et l'innocence ,
Il n'est rien d'épargné. L'épouse sans défense
Aux yeux de son époux arraché de ses bras ,
Endure des affronts pires que le trépas .
Le barbare sans frein se livre à tous les crimes.
Les efforts des bourreaux , les sanglots des victimes ,
Les cris du désespoir qu'on entend en tous lieux ,
Par d'horribles accens frappent l'air et les cieux.
Les flammes , qui bientôt gagnent la ville entière ,
Prêtent à ce tableau leur affreuse lumière ;
Et le jour qui paraît fait voir à tous les yeux
D'innombrables essaims de soldats furieux ,
Qui plongés dans l'ivresse et souillés de carnage ,
Par d'effroyables chants célèbrant leur courage ,
Au milieu des débris , sur des monceaux de morts ,
De leur gaieté féroce exhalent les transports.
AOUT 1816.
99
Enfin lorsque de sang leur rage est énivrée ,
Le meurtre cesse , et Rome an pillage est livrée.
Tout l'or des nations conquis par taut d'exploits ,
Les chefs -d'oeuvre de l'art , les dépouilles des rois ,
Des richesses sans nombre en tous lieux rassemblées ,
Que dix siècles de gloire avaient accumulées ,
Par d'ignorans vainqueurs, ces précieux objets
Dispersés ou détruits , sont perdus pour jamais.
C'est ainsi qu'un barbare en ces jours de misère
Humilia l'orgueil des vainqueurs de la terre ;
Il vengea l'univers par d'insignes forfaits ,
Et rendit aux Romains les maux qu'ils avaient faits .
D'un semblable fléau redoutant la furie,
Le Français désolé tremble pour sa patrie ;
Il voit autour de lui des vainqueurs irri és
Prêts à venger l'affront de leurs champs dévastés ;
Et le peuple abusé , sur la foi de son maître ,
Croit que ces fiers guerriers que le Don a vu naître ,
Des Vandales , des Goths , imitant les fureurs ,
Vont de notre cité faire un séjour d'horreur.
.
Lemonarque puissant de cet empire immens
Est ici , sous vos murs , il vient sauver la France.
Ah! ne redoutez plus ces guerriers étrangers ;
Alexandre est leur chef , il n'est plus de dangers.
Ce n'est point pour ravir vos enfans et vos femmes ,
Dévaster vos cités ét les livrer aux flammes ;
C'est pour vous délivrer, c'est pour rompre vos fers,
Mettre un terme aux malheurs que vous avez soufferts ,
D'undespote insensé briser la tyrannie ,
Que vous voyez l'Europe armée et réunie .
Ouvrez les yeux , Français , rassurez vos esprits ,
Et connaissez entin , qui sont vos ennemis.
Vous n'en aviez qu'un seul , il était sur le trône.
C'est lui qui par le crime usurpant la couronne ,
Immolait vos enfans et pillait vos trésors ;
C'est lui qui prétendait , par d'indignes efforts ,
1
7 .
100 MERCURE DE FRANCE.
D'Attila , d'Alaric surpassant la furie ,
Ramener parmi nous l'antique barbarie .
Mais son règne est passé : chérissez ses vainqueurs ,
Et ne voyez en eux que vos libérateurs .
ÉPITAPHE DE M. ***
Ci gît un poëte qui fut
Père de mainte tragédie ,
Desquelles aucune ne put
Jusqu'au troisième acte être ouïe.
Piqué d'être mis au rebut ,
Il fit , sans qu'on s'en aperçut ,
Deux traités de philosophie ,
Et cependant jamais ne fut
Membre d'aucune académie.
Je faux , il fut de l'institut.
Quatre jours avant qu'il mourut
On l'y mit en cérémonie.
Celui qu'à sa place on reçut
Répandit des fleurs sur sa vie;
Et ce jour- là le public sut
Qu'il venait de perdre ungénie.
DE CAZENOVE
LA MORT D'UN ÉPOUX.
Élégie.
Il n'est plus !.... et je vis , et mes tristes concerts
Redisent ma douleur à ces bosquets déserts.
Apeine surmon front les roses d'hyménée
Annonçaient de mes jours l'époque fortunée ;
Apeine un avenir trompeur
mes regards charmés présentait le bonheur,
AOUT 1816 . ΙΟΙ
Que des rives du Styx la déité puissante
Vint frapper mon époux d'une fièvre brûlante ;
Et malgré mes soupirs , mes larmes , mes transports ,
Je le vis de mes bras descendre chez les morts.
Malheureuse ! j'entends ces hymnes funéraires
Qui m'annonçaient le départ sans retour.
Je frémis , je saccombe à mes douleurs amères ,
Et la tombe est pour moi le plus heureux séjour.
L'airain retentissant au milieu des ténèbres
Augmente ma frayeur. Mille spectres funèbres
Environnent la couche où mon oeil égaré
Cherche et ne trouve plus un époux adoré.
Les vents frais du matin, les fleurs et la verdure ,
Des tranquilles forêts l'hôte mélodieux ,
Tout ce qui plaît dans la nature ,
Sous un voile de deuil vient affliger mes yeux.
Au fond de ce triste bocage ,
Je n'entends plus la voix qui pénétrait mon coeur.
Pour consoler mon pénible veuvage ,
Progné seule répond au cri de ma douleur .
Ah ! dans ce lieu désert , dans cet antre sauvage ,
Allons cacher ma peine et pleurer mon malheur .
Que dis-je , hélas ! je ne puis te survivre ,
De mes beaux jours toi l'infidelle espoir ;
Pour te chérir j'aimais encore à vivre :
Tun'es plus ! pour mon coeur mourir est un devoir.
Adieu , vous que je pleure encore,
Mère sensible et vertueux parens.
O vous ! qui de ma vie avez soigné l'aurore ,
Ecoutez mes adieux et mes derniers accens,
Au sein de Jéhova , dans l'éternel empire ,
Je vais joindre l'ami pour qui mon coeur soupire.
Je l'entends .... il m'appelle.... ô doux ravissement !
Cher ami ! cher époux ! une sombre tristesse
Depuis que tu n'es plus m'environne sans cesse .
Je ne puis vivre , hélas ! dans cet affreux tourment.
Cemonde m'importune , et je sens que mon ame
102 MERCURE DE FRANCE.
S'éloignant pour jamais du séjour des douleurs ,
Va goûter près de toi d'une immortelle flamme
Les plaisirs purs , les célestes douceurs .
Ocher époux! je te rejoins , je meurs !
P. ALBERT.
COUPLETS
Adressés à S. A. R. Mgr. le duc de Berri , à l'occasion
de son mariage avec la princesse de Naples .
AIR de l'Oriflamme.
Otoi ! l'honneur de la chevalerie ,
Toi dont l'aspect enflamme le guerrier ,
Berri ! le myrthe , au gré de la patrie ,
Va donc fleurir pour toi près du laurier.
Louis devait ce prix à ta vaillance ;
Et nous mettons nos voix à l'unisson
Pour répéter le cri cher à la France :
Vive Berri ! gloire au fils d'un Bourbon !
Peuple français bénis ta destinée !
Vois Caroline à la cour de Louis ,
Le front orné des roses d'hyménée,
Consolider le triomphe des lis.
Son nom pour nous est d'un heureux présage ,
Et nous verrons Caroline-Bourbon
Mère d'un fils objet de notre hommage ,
Et de l'amour qu'inspire un si beau nom.
Oui , des Bourbons la race auguste et chère ,
A notre amour conservera ses droits;
Et nous serous , sous leur règne prospère ,
Ce qu'ont été nos pères autrefois.
Fiers d'obéir à leurs lois paternelles ,
Tout bon Français tient gravé dans son coeur
AOUT 1816. 103
Ces mots sacrés pour des sujets fidelles :
Tout pour le roi , la patrie et l'honneur.
Plus de danger pour notre belle France ;
Près de Louis elle a dans Ferdinand
Un défenseur dont la haute vaillance
Lui garantit les beaux jours qu'elle attend.
Et nos guerriers , si la voix de la gloire
Sous Ferdinand les appelle aux combats ,
Sauront, par lui menés à la victoire ,
Ason exemple affronter le trépas.
ENVOI .
Du vaillant Béarnais illustre rejeton ,
La muse qui t'adresse aujourd'hui son hommage
Sait qu'il est mal aisé de trouver un langage
Digne de ton auguste nom .
Mais témoin des apprêts de l'hymen d'un Bourbon ,
Elle n'a pu résister à l'envie
De parler du guerrier qui tout à la patrie,
Quand l'honneur parle obéit à sa voix :
Toujours prêt à défendre au péril de sa vie ,
Le trône du meilleur des rois.
CHAS.
ÉNIGME.
Je suis un abrégé des merveilles du monde;
Mais non, je suis plutôt moi-même un monde entier ,
Chez moi chacun peut faire à l'aise son métier :
On y rit , on y pleure , on y chante , on y gronde.
J'ai de grandes vertus , mais en crimes j'abonde.
Tant pis pour qui chez moi craindrait de s'ennuyer.
J'offre tous les plaisirs , le bal , la comédie ,
104
1 MERCURE DE FRANCE.
La science , la sagesse , et même la folie.
Une nymphe charmante en me faisant sa cour ,
Pour elle, par ses dons augmente mon amour.
1
w
CHARADE .
Souvent par mon premier courant à la fortune,
L'homme trouve la mort , chose , hélas ! troopp commune.
Le plus fameux docteur en tentant mon dernier ,
Souvent tranche des jours qu'amusait mon entier.
LOGOGRIPHE.
Parmi tous les hôtes des bois
Je jette l'effroi , l'épouvante.
Vous avez deux pieds , j'en ai trois :
Coupez ma tête et je vous tente.
Retournez-moi sans différer ,
La chose devient différente ;
Car vous allez me comparer
Le sein de votre amante.
Mots del'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Lemot de l'Enigme est Santé. Celui du Logogriphe estMariage,
dans lequel on trouve Mai , Aga , Ami , Ramage , Image , Rime ,
Rage , Ire , Arme , Marie , Geai , Air , Mage , Mari , Age .
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AOUT 1816. 105
ww
LA NOUVELLE EMMA.
( II et dernier article. )
Toute charmante qu'est Emma , elle est femme et
jalouse; cette passion lui met tout à coup dans l'esprit
que si Jeanne n'a pas été en Irlande , c'est assurément
parce que M. Dixon étant sur-tout amoureux de la fortune
de miss Campbell , aurait bien pu conserver son
coeur pour les charines de Jeanne. Dans le cours du roman
cette idée se développe , acquiert pour Emma
un nouveau degré de certitude; car bientôt ce n'estplus
une idée vague , elle le parierait , et d'autant plus que
le très-franc M. Knightley lui dit un jour qu'elle n'aime
pas Jeanne Fairfax , parce qu'elle voit en elle lajeune
personne accomplie, qu'elle croit étre elle-même. Nulle
feinme ne se résoud à pardonner une telle accusation.
Emma n'est cependant pas injuste , car dans la première
visite qu'elle lui fait , elle la trouve charmante ,
et se détermine à ne la plus haïr . Mais malheureusement
cettejeune personne a une réserve qui touche à l'extrême
froideur , et bientot Emma , que cela mécontente , revient
à ses premiers sentimens . Cette réserve est portée
si loin , qu'il n'a pas été possible de savoir si M. Franck
est bel homme , s'il est aimable en société , s'il y paraît
instruit ; on sait cependant que Jeanne et Franck se sont
vus aux eaux de Weymouth. Elle n'obtient à toutes ces
questions que des réponses courtes et vagues , son humeur
en redouble. Elle a pourtant su la dissimuler , car
Knightley était présent à la visite , il est le protecteur
déclaré de la belle Fairfax .
Depuis le lendemain de Noël , Elton s'était absenté
deHighbury ; on apprend tout à coup qu'il va se marier
àBath , et comme c'est Mile Bates qui apporte cette nouvelle
, le récit n'en est pas court. Cette conversation fatigue
Emma dont les pensées se portent sur Henriette ,
victime des belles combinaisons d'Emma .
En effet les peines d'Henriette sont vives et longues ,
106 MERCURE DE FRANCE.
maisMe Woodhouse s'en console, parce que dumoins
le fermierMartin ne règne plus sur le coeur de son amie.
Cette consolation est une fausse combinaison de plus ,
Emma y est sujette.
Les nouvelles se succèdent rapidement , M. Weston
annonce peu de jours après, que Franck arrive le lendemain
à quatre heures du soir. Mais Franck est vif , et
empressé d'arriver chez son père , il a hâté sa route et
vientle jourmême. Emma qui n'a pas oublié les quatre
heures , est donc très-étonnée qu'à midi M. Weston lui
présente , à Hartfield , l'aimable Franck . Les beautés du
site, le caractère des habitans , tout est passé en revue
dans cette visite. Franck se montre galant , spirituel et
bon fils , portéd'inclination pour Mme Weston , sa bellemère.
La belle Jeanne a aussi son article , Franck en
parle avec réserve en la plaignant de sa situation , et de
l'état d'institutrice auquel elle se destine; état pour lequel
sa santé très-délicate ne paraît pas la rendre très-propre :
il remarque sur-tout son extrême pâleur. La curieuse
Emma entasse question sur question; tantôt sur la famille
Campbell, puis sur Dixon , leur gendre. Franck
répond à tout en véritable jeune homme, dit beaucoup
demots et fort peu de choses , montre seulement une
grande gaîté et une extrême envie de se marier. Emma
conçoit de lui une fort bonne opinion , qui est ébranlée
dès le lendemain. L'étourdi prend la poste , et fait trentedeuxmilles
pour aller à Londres se faire couper les cheveux.
Cecaprice de jeune homme déplaît fort à la raisonnable
Emma , car elle l'est , quoique souvent elle
raisonne tout de travers. Elle n'a pas été sans s'apercevoir
que M. et Mme Weston désireraient beaucoup que
Franck lui parût aimable , et si leurs coeurs étaient d'accord,
le rang et la fortune sont parfaitement convenables
; il n'y aurait à vaincre que l'opposition de
M. Woodhouse pour le mariage. M. Knightley n'est rien
moins que l'admirateur de Franck , le voyage pour la
coupe des cheveux ne trouve pas grâce devant lui ; il
blâme , Emma le contredit; ils se querellent, c'est assez
leur usage.
M.Cale,
Cole, riche bourgeois , qui demeure àHighbury ,
AOUT 1816.
107
a
réunit à un grand dîner toute la bonne société du pays ;
Emma, Jeanne s'y trouvent , et lesujet de la conversation
est l'arrivée d'un très-joli forté-piano , que Jeanne
reçu de Londres la veille ; l'auteur de ce joli présent
garde l'incognito. Tous les soupçons se portent sur la
famille Campbell , et ceux d'Emma en particulier sur
Dixon. Emma seule occupe Franck. M. Knightley a
aussi ses soins , et ils sont pour Jeanne ; il lui a envoyé
sa voiture pour l'amener , et elle la reconduira. Mme
Westonconclut de ces attentions multipliées , qu'un mariage
entre Jeanne et lui pourrait bien avoir lieu. Cette
idée déplaît beaucoup à Emma , par la raison que son
neveu Henri , fils de M. Jean Knightley , se verrait
privé de Donwell-Abbey par ce mariage. Mme Weston
n'en persiste pas moins àcroire la chose très-probable ,
etconclut que c'est lui , sans doute , qui a fait l'envoi du
forté-piano Au reste , Emma se sent le lendemain tourmentée
par la supériorité de talens queJeanne a montrée
la veille dans le concert que M. Cole a donné , et de la
vivacité que Franck a mis à les faire briller et à l'accompagner.
Sa jalouse perspicacité lui a fait croire qu'il
aime peut-être Jeanne , mais la conduite de Franck est
propre à détruire ce léger soupçon ; toutes ses attentions
sont pour Emma , qui le trouve aimable. Le jeune
étourdı n'a pas le même bonheur avec M. Knightley qui
le blâme sans cesse , et l'appelle assez fréquemment
entre ses dents ,jeunefat Quand on a dansé , on désire
danser encore. Il se prépare donc un nouveau bal , dont
nous passerons tous les apprêts et les conversations qu'il
amène ( car Emma est un roman en conversation , et
quand il y a des femmes le roman ne marche pas trèsvite.
) M. Knightley n'aime pas le bal , cependant ,
quand Emma l'en presse , il consent à s'y trouver. M.
Elton reparaît sur la scène avec sa riche épouse , nous
comprendrons tout ce qu'elle est , en nous rappelant certaines
femmes puissantes il y a quelques années , qui
savaient et possédaient tout ce que l'argent peut faire
acquérir , et ce n'est ni le sens commun, ni les sciences ,
ni le bon ton. Voilà donc ce qu'est Mme Elton , jadis miss
Hawkins , remplie de ridicules, sans qualités qui les com108
MERCURE DE FRANCE .
1
pensent. Mme Elton se mêle , sans qu'on l'en prie , d'être
la protectrice de Jeanne , et sa protection est une persécution.
Une explication a lieu entre Emma et Knightley
, à qui elle dit très-clairement qu'il pense à épouser
Jeanne; la grandeur de votre admiration pour elle ,
vous prendra peut-être par surprise unjour ou l'autre .
-D'autres ont déjà pris l'avance pour me le dire .....
Cela n'arrivera cependant jamais L'arrivée de l'éléganteMme
Elton est marquée par des fêtes et de grands
repas , où elle se montre aussi orgueilleuse que bavarde.
Franck a été obligé de repartir précipitamment.; Mme
Churchill est malade , et ce départ a rompu le grand
bal que M. et Mme Weston devaient donner à la brillante
société du pays ; le choix à faire pour les invitations
est l'objet d'une foule de commérages dont nos petites
villes fournissent passablement d'exemples , et dont on
pourrait aussi accuser toutes les cotteries des grandes .
Quand Emma n'aurait pas de secrets mécontentemens
contre Elton , qui ne perd aucune occasion , ainsi
que sa femme , d'humilier Henriette , cette chère protégée
dont le coeur souffre toujours malgré les efforts
continuels qu'elle faits pour oublier le méprisant Elton ,
les ridicules de sa digne épouse , ses hautes prétentions
mettraient un grand froid entre Emma et elle ; aussi cet
instinct malicieux dont les femmes ne me paraissent pas
dépourvues en Angleterre , fait-il que Mme Elton redouble
sa très-tourmentante protection pour Jeanne
Fairfax , qu'elle voit à peu près délaissée. Mine Elton veut
donc absolument que Jeanne se place dans
une maison
poury élever de jeunes personnes. C'est la route que
Jeanne s'est proposée de suivre ; mais non dans le moment
même; elle désire attendre le retour de la famille
Campbell et la consulter sur le choix qu'elle doit faire.
Cet arrangement déplaît extrêmement à Mme Elton , qui
malgré le refus de Jeanne n'en poursuit pas moins son
projet. Tout-à-coup une lettre de Franck annonce que
Mme Churchill arrivera à Londres sous peu de jours ;
elle espère que l'air y sera meilleur pour elle qu'à Enscombe.
Ce caprice est heureux pour lui; cardu moins
il ne sera qu'à 17 milles de la maison paternelle .
AOUT 1816.
109
Emma à cette nouvelle examine l'état de son coeur ,
et est bientôt certaine que ce n'était pas pour ellemême
qu'elle était inquiète , mais pour Franck . La résolutionqu'elle
a prise de ne se point marier est la même,
elle ne veut pas que le pauvrejeune homme s'attache
àelle trop fortement. Il vientde Londres passer quelques
jours à Highbury ; le bal projeté se donne; Henriette
y reçoit une forte humiliation de la part d'Elton ,
qui refuse de danser avec elle. M. Knightley qui voit le
chagrinde cette pauvre enfant , la prie à danser, etdanse
très-bien. Emmalui sait autantde gré de cette conduite,
qu'elleconçoit un plus grand mépris pour celle d'Elton.
?
Le lendemain, elle reportait toutes ses pensées sur les
divers personnages du bal, lorsqu'elle voit Franck donnant
lebras à Henriette , qui estdans un état de saisissement
effrayant , et qui àpeine entrée s'évanouit. Lorsque
par les soins d'Emma elle est revenue à elle-même , elle
lui raconte que venant pour lui parler d'une grande affaire
, elle a été attaquée par des Bohémiens qui lui ont
demandé de l'argent , et voulaient lui prendre tout ce
qu'elle en avait sur elle. M. Franck, qui repartait , a vu
de loin cette scène , l'a délivrée des mains de ces brigands:
sans lui elle ignore ce qu'elle serait devenue. Des
Bohémiens en Angleterre ? dira-t-on. Iln'y a là rien qui
étonne unAnglais ; ces gens y sont en grand nombre ,
et fort dangereux ; John Bull met cela au nombre de ses
libertés , ainsi que les vols de grand chemin , les rixes
populaires et leboxage : il ne veut pas de police.Emma
ne doute pas que cet événement ne doive amener un
résultat intéressant pour Henriette : elle arrange donc
un mariage ; Franck est beau , Henriette charmante ,
aussi Emma compte bien ne pas négliger la pensée qui
vient de se présenter. Henriette a aussi ses pensées àcommuniquer
, et c'était dans ce dessein qu'elle se rendait à
Hartfield lorsque les Bohémiens la rencontrerent. L'insulte
qu'Elton lui a faite l'a complétement guérie; elle
montre une collection de niaiseries soigneusement enveloppées
, et qui toutes avaient appartenu à son vainqueur.
L'amoureux paquet est jeté au feu malgré la
suscription qu'elle y avait mise : Trésor très-précieux.
1
110 MERCURE DE FRANCE .
Dansune autre conversation qui a lieu quinze jours
après , car il y a beaucoup de conversations dans cet ouvrage
, ce qui ne fait pas marcher les aventures , mais
augmente à merveille les volumes , Henriette dit qu'elle
ne se mariera jamais. - Voilà une nouvelle résolution.
J'espère que vous ne ferez pas ce compliment
à M. Elion ?-AM. Elton ? non en vérité; puis entre
ses dents : Si supérieur à M. Elton. Ici j'en demande
bien pardon à l'auteur ; tel génie malencontreux qu'il
ait donné à Emma , elle devait parler autrement, dans
un dialogue d'ailleurs très-adroitement conduit , et qui
prouve à Emma que son amie est attachée par la reconnaissance
à un troisième vainqueur ; car Martin , Elton
et celui-ci ..... on ne le nomme jamais autrement : en
voilà bien trois . Le caractère d'Henriette n'est cependant
pas avili ; une jolie personne sans fortune , sans protecteur
, placée dans la société comme une île au milieu
de l'Océan , éprouve le besoin de rencontrer un appui.
Emma , en lui faisant repousser Martin , a fait naître
des idées de fortune etde rang qu'elle n'eût jamais connues
. Sa conductrice l'a égarée , Henriette mérite une
indulgente pitié. Le comble de la maladresse de la part
de l'auteur , est de faire dire à Emma qu'aucun пот пе
nous échappe. Cela ressemble aussi de trop près aux intrigues
de nos comédies nouvelles , où l'on ne s'entend
pas , parce que l'on veut ne pas s'entendre ..
Knightley de son côté fait des conjectures , et comme
Franck n'a pas cessé de lui déplaire , il l'examine sans
cesse, et croit qu'il cherche à tromper Emma , tandis
qu'il a des vues peu honorables sur Jeanne , Knightley
en vientmême à soupçonner une intelligence mutuelle.
Une bévue de Franck ajoute à ses soupçons , it se promet
de veiller sur Emma et de la dérober au danger. Une
partie générale où la société se rend chez lui pour cueillir
des fraises , donne aissance à divers incidens , d'où il
résulte qu'Emma croit Knightley amoureux d'Henriette;
que Franck , s'étant fait long-temps attendre , n'arrive
qu'après ledépart de Jeanne , qquuiis'est retirée à l'insu
detout le monde, à l'exception d'Emma qui a vu en
AOUT 1816. ΙΣΕ
elleune extrême agitation. Franck tâche de paraître gai ,
et ne l'est véritablement point. Onse résout cependant
àfaire le lendemain une visite au paysage de Box-Hill.
Tout se réunissait pour rendre cette partie très-agréable...
En arrivant on s'extasia sur la beauté du lieu , mais la
journée ne tint point ce qu'elle avait annoncée; on remarquait
une langucur, un défaut d'union qu'il fut
impossible de vaincre . Franck , d'abord taciturne et
maussade , se fit ensuite une étude d'amuser Emma exclusivement
; elle s'y prêtait , et tout le monde l'accusa
d'être coquette. Knightleymarque son mécontentement;
une espèce de discussion et de mésintelligence paraît s'élever
entre Fairfax et Franck ; Emma devient satirique;
l'humeur gagne , chacun remonte dans sa voiture ,
mécontent , ennuyé , ce qui arrive assez souvent dans
ces parties préméditées , dont on a dit , plusieurs jours
d'avance : Comme nous nous y amuserons bien. En
effet la gaîté fuit tout empire , et craint les apprêts. Le
retour fut triste pour Emma , car au moment où elle
remontait dans sa voiture , le véridique Knightley lui
retraça fortement tous les torts qu'elle avait eus pendant
lajournée.
C'est sur-tout contre la bonne Mile Bates qu'elle avait
montré son esprit mordant ; elle se résout donc à réparer
sa faute dès le lendemain , en lui faisant une visite. Les
travers d'Emma n'attaquent pas son coeur; mais dans
le cours ordinaire de la société , il est plus souvent nécessaire
d'avoir un bon esprit qu'un bon coeur. Elle effectue
son projet; Emma trouve Fairfax malade et Mile Bates
triste , car sa nièce cédant tout à coup aux importunités
de la protection de Mme Elton , s'est résolue à accepter
uneplace d'institutrice qu'elle lui avait procurée , et doit
partir sans délai.
Mile Woodhouse , en rentrant à Hartfield , voit M.
Knigthley , dont elle reçoit un accueil très-affectueux ,
car il sent qu'elle a profité de ses avis , et que sa visite à
Mme Bates est une espèce d'excuse de la conduite de la
veille ; il lui apprend qu'il part à l'instant pour Londres ,
et prenant Emma par la main, il se sépare d'elle avec
une rapidité plus grande que celle qu'il met ordinaire--
)
112 MERCURE DE FRANCE .
7
ment dans toutes ses actions . Une pensée subite paraît
l'avoir entraîné . Franck , qui dès le matin était retourné
auprès de milady Churchill , écrit deux jours après ,
qu'à peine il était arrivé , qu'une véritable maladie a
attaqué sa santé et qu'elle vient d'y succomber.
Toute la société d'Highbury se trouve désorganisée
par l'absence desuns , la mauvaise humeur des autres ,
par le deuil que M. Weston prend à cause de la mort
de sa belle-soeur et par la maladie de la belle Fairfax .
La jolie Henriette a aussi un air très-grave , et paraît à
Emma devenir pensive , d'où elle conclu lumineusement
que sa protégée craint de perdre Franck , devenu
indépendant par la mort de miladi Churchill , héritier
d'un titre , et dont la fortune sera évidemment considérable.
Emma se flatte cependant de conduire tout avec
tant de dextérité , que les événemens auront une issue
favorable .
L'incommodité de Fairfax semble devenir plus grave ;
Emma en est touchée et redouble d'empressement ; elle
lui fait des visites qui ne sont pas reçues ; elle lui écrit
pour lui offrir d'aller la prendre en voiture pour se promenerdans
la campagne , car elle a appris que sonmédecin
lui avait recommandé de faire quelqu'exercice.
La réponse à ce billet affectueux , est un refus laconique
et d'une sécheresse désobligeante. D'autres faits prouvent
à Emma que Fairfax ne veut lui avoir aucune
espèce d'obligations ; elle en gémit , et voudrait que
M. Knightley , dont l'estime lui est précieuse , n'eût pas
été absent; il aurait pu juger combien elle avait fait d'efforts
pour réparer ses inconséquences.
Elle est donc satisfaite de sa conduite et croyait n'avoirplus
qu'à penser aux amours d'Henriette , lorsqu'elle
voit entrer M. Weston qui la supplie d'un air mystérieux
de se rendre près de sa femme a Runsdall. Elle le suit ,
vainement l'accable- elle de questions ; elle est certaine
qu'il a un secret , mais elle ne peut en obtenir la
moindre révélation. Arrivés à Runsdall , le premier soin
de M. Weston est de la laisser seule avec sa femme.
Celle-ci est abattue; sa figure décomposée montre qu'elle
éprouve un grand tourment d'esprit.
AOUT 1816. 115
Emma s'attend à quelqu'événement d'une grande importance.
Après plusieurs hésitations , Mme Weston lui
ditque Franck est venu; il est resté un
l'objet de cette visite inattendue était de révéler à
son père qu'il était depuis le mois d'octobre , c'est-àdire
, depuis plus de six mois marié...... à Jeanne
Fairfax.... Quoi ! .... Jeanne Fairfax ! grand Dieu !
Vous ne parlez pas sérieusement ? s'écrie Emma. Ce
cri n'était que celui de la surprise , et bientôt Mme Weston
est rassurée sur la crainte qu'elle éprouvait que son
élève n'eût conçu un attachement trop vifpour Franck ,
et les larmes aux yeux elle l'assure que rien ne peut lui
faire autant de bien que ce qu'elle venaitde lui entendre
dire. La conduite de Franck paraît cependant très-blamable
à Emma. Pourquoi , lorsqu'il était déjà engagé ,
lui faire la cour aussi publiquement? C'est ce qui a
amené cette crise de Box-Hill ; leur brouillerie venait
de la conduite peu mesurée qu'il a tenue. L'épithète est
douce. Emma s'appesantit sur les torts de Franck. Quoi !
laisser Jeanne devenir institutrice ! Mais comment м.
Churchill a-t-il pris ce mariage ? Mieux que l'on ne
pouvait s'y attendre ; il donne son consentement. Ce
dernier mot fâche Emma intérieurement : il l'eut donc
donnépourHenriette ! s'écrie-t-elle. Pauvre Henriette!
tevoilà encore dupe de mes combinaisons. Ici l'auteur
a eu tort de négliger de faire sentir toute la noblesse du
caractère de son héroïne , et nous ne l'imiterons pas.
Y a-t-il beaucoup de femmes , qui dans la position
d'Emma, s'occupent principalement de leurs fautes personnelles
, et non de celles que l'on a commises envers
elles . Il a voulu prémunir les jeunes personnes contre
cette manie de tout faire, de disposer de tout dans l'intérieur
de la société , et d'y être souveraines . Il a montré
que de bonnes intentions ne suffisaient pas ; que la maturité
de la réflexion , amenée par l'âge ou éclairée par
de sages conseils , était encore indispensable.
quart-d'heure MBREROY
Emma était alors , mais trop tard,persuadée qu'elle
aurait dû se servir de tous ses moyens pour empécher
Henriette de se livrer à un espoir chimérique; mais ,
ajoutait-elle , le sens commun et moi n'avons pas sou-
8
114.
MERCURE DE FRANCE .
vent habités ensemble . M. Weston , en quittant Emma ,
lui avait recommandé le secret ; il n'use pas pour luimême
de cette précaution si souvent employée , et presque
toujours inutile. Aussi bientôt Highbury en sait
autantqu'Emma elle-même; celle-ci voit paraître Henriette
qui accourt pour lui apprendre l'étrange nouvelle
qu'il a lui-même contée à cette jeune personne , et toujours
sous le secret. Quel est l'étonnement d'Emma en
n'apercevant aucun trouble,pas la moindre apparence
de chagrin dans son amie ? Auriez-vous jamais imaginé
, lui dit celle - ci , qu'il pút étre amoureux de
Fairfax , c'est cependant possible , car vous lisez dans
le coeur de tout le monde. Ce compliment ne paraît pas
très-bienplacé dans le moment , car Emma se disait
qu'elle ne conçoit rien à tout ce qu'elle entend. Il en résulteune
très-longue explication à laquelle je renvoie ,
etd'où il résulte que Knightley , et non pas Franck, est
le héros d'Henriette , que le grand service rendu par le
premier , et qu'elle trouve bien supérieur à celui d'avoir
étéprotégée contre les Bohémiens par Franck , c'est
qu'on l'eut fait danser ; ce trait est caractéristique. Nos
Françaises n'en doivent pas murmurer; la scène est en
Angleterre .
Nous ne suivrons pas Emma dans ses longues et douloureuses
réflexions. Le mariage d'Henriette avec Knightley
enlévera Donwell à Henri , son neveu. Il est bien
naturel qu'elle lui porte un vif intérêt. Oh ! si elle n'eut
jamais entrepris deformer Henriette.... N'avait-elle
pas fait l'énorme folie de s'opposer à son mariage
avec Martin.... et si la vanité avait remplacé l'humilité ,
c'était àelle seule qu'elle en était redevable. Ses réflexions
deviennent d'autant plus amères , que par cet événement
Emma connaît enfin la véritable situation de son coeur ;
elle croyait n'avoir que de l'estime , une très-grande
estime pour Knightley , hélas ! elle l'aime , lui seulavait..
pris soin de luiformer le coeur et l'esprit.
Nous ne voulons point ôter aux lecteurs la peine
d'aller chercher , dans l'ouvrage même , plusieurs situations
attachantes , et qui sont amenées naturellement par
la position d'Emma,de Fairfax , et même de Franck ;
AOUT 1816. 115
le forté-piano revient aussi en scène , et l'on découvre
l'auteur de son envoi. Je me refuse au plaisir de rapporter
la conversation de Knightley avec Emma lorsqu'il
revient de Londres , c'est un des meilleurs endroits
de l'ouvrage . Elle est toute entière résumée dans le passage
suivant : Il trouve Emma agitée , abattue ; Franck
est un monstre. Elle lui déclare qu'elle ne l'a jamais
aimé; Franck n'est pas si noir : Emma aime Knightley
, s'il eut alors songé à Franck , il l'eut sans doute
trouvé un assez brave garçon . Emma , toute entière à
son bonheur , ne se souvient plus que Donwell n'appartiendra
pas à son neveu Henri.
Si le coeur d'Emma n'est plus troublé , son esprit
éprouve encore de grandes agitations ; il faut guérirHenriette
de sa passion romanesque , et ce qui ne sera pas
moins difficile , obtenir le consentement de M. Woodhouse.
Bornons-nous à dire que Henriette , fille naturelle
d'un simple marchand , perd à la vérité toutes ses idées
de grandeur; mais à la place de ces illusions , elle recouvre
la paixdu coeur , et trouve un excellent mari dans
le fermier Martin. Quant à M. Woodhouse , qui est trèsopposé
en général au mariage , et sur-tout à celui de sa
fille , un accident assez léger , qui , dans son caractère
lui paraît plus redoutable que le mariage même , le
porte , non seulement à consentir à celui de sa fille , mais
même à le presser.
Dans la peinture comme dans les lettres il est plus
d'un genre , et lorsque l'on réussit dans celui auquel on
s'est livré , on a encore droit aux éloges. L'un n'achète
que des tableaux d'histoire , tandis que l'autre ne forme
sa galerie que de paysages . Il faut satisfaire tous les goûts .
L'auteur d'Emma a bien tracé ses caractères; ils ont
une vérité frappante. Il les a conservés dans toutes les
positions où il les place , et le dénouement , ainsi queje
l'ai dit en commençant , est naturel , parce qu'il n'aît du
caractère de M. Woodhouse. L'action marche avec lenteur
dans la première moitié de l'ouvrage ; elle a de la
rapidité dans la seconde , sans nuire aux développemens .
Les Anglais aiment ces longues conversations dans les
quelles une idée reparaît sous diverses formes. Les dis
8.
116 MERCURE DE FRANCE .
sertations sont de leur goût. Ils se plaisent à sonder tous
les replis du coeur humain; et il est naturel qu'un auteur
anglais ait cherché à plaire à ceux pour qui il écrivait.
Mais au moment où un traducteur s'empare d'un
ouvrage , et veut nous le rendre propre dans sa traduction
, il doit aussi chercher à plaire aux lecteurs français .
Nous désirons satisfaire promptement notre curiosité ;
elle est vive , elle est impatiente. Il faut donc savoir
élaguer avec goût ; nous ne supportons pas une pièce de
théâtre , même bien écrite , si l'action en est trop lente.
Le traducteur a réussi à donner quatre volumes ; avec
trois il eut fait un bon ouvrage si .... dois-je le dire , s'il
savait écrire en français. Il a gardé l'anonyme , et cela
me met à l'aise ; je serais assez enclin à penser que c'est
une jeune personne qui apprend l'anglais , et n'a point
encore fini son cours de grammaire française. Elle oublie
àtout moment la règle qui prescrit de mettre le second
verbe à l'imparfait du subjonctif, quand le premier est à
l'imparfait ou au plusque parfait de l'indicatif. Il était
possible que , rentrés chez eux , ils se rappelaient......
Voulez-vous des locutions incorrectes ? Nous n'aimons
pas d'étre tenues en suspens ; des mots employés dans
un sens que notre langue ne leur donne point : elle allait
dans peu étre heureuse . et dans l'affluence pour opulence.
-Ayant considéré l'éligibilité de la place ,
c'est-à-dire, la préférence qu'on doit lui donner ; eligibility
ofa place, signifie en anglaisfit to be chosen , place
propre à être choisie , et non pas comme le mot français
éligibilité, pour laquelle il faut être choisi. La propriété
des mots est une de ces mille choses qu'il est à peu près
indispensable de savoir quand on se mêle de traduire ,
et qu'on livre sa traduction au public. Voulez-vous de
l'élégant , du sonore ? Vous trouverez , se croire capable
de régler la destinée d'un chacun : il était plus
clair que le jour , que c'était de lui que je parlais . J'ai
si peu de confiance en moi , que j'espère que quand...
Les amateurs du néologisme pâliront de dépit pour n'avoir
pas trouvé que la vue et l'odorat étaient également
gratifiés : ilfaut pacifier un coeur , on peut magnifier
un défaut. En voilà assez et même trop pour donner une
AOUT 1816.
117
juste idée des talens de l'anonyme , et comme il n'y a
qu'une jeune pensionnaire que je puisse croire capable
d'écrire ainsi , je lui adresserai le vers suivant , parodié
du législateur du Parnasse :
Sachez plutôt broder si c'est votre talent.
DE VILLENEUVE.
M
LES TROIS AGES.
( II . et dernier Extrait. )
En se servant ainsi plusieurs fois des mêmes termes ,
il faut bien qu'il en fasse au moins une fois un heureux
usage. L'auteur , en parlant des débris du char d'Agénor,
appelle cela des écueils imprévus ; ce sont cependant les
seuls que l'on puisse prévoir en pareil cas, et lorsque tant
de chars s'élancent à la fois , il est très-probable qu'il y
en aura quelques-uns de brisés. Cette épithète est plus
justement placée dans le passage suivant; il s'agit de la
révolte des gladiateurs et de la guerre sociale , queM***
appelle la guerre servile pour faire rimer à Sicile.
Le secours de la nuit brise leur esclavage ;
Le jour les trouve armés et guide leur courage.
Les marteaux de Vulcain , la hache , les fléaux ,
Et le soc nourricier , et la tranchante faulx ,
Instrumens imprévus de guerre et d'épouvante ,
Sont tombés au hazard sous leur main menaçante.
Il est dommage seulement qu'instrumens imprévus
ne soientque la répétition anticipée de tombés au hasard
qu'on lit dans le vers suivant , et qui affaiblit l'hémistiche
précédent.
On trouvera aussi que le premier vers sent plus l'école
moderne que celle des Boileau et des Racine. A la
suite de ces vers on en trouve un qui offre une imitation
trop frappante d'un vers de Lebrun , devenu proverbe :
Le désespoir armé ne pardonne jamais.
118 MERCURE DE FRANCE.
Ce vers n'a coûté à M. *** que des frais de mémoire ,
et il lui a suffi de se rappeler , ce qui est assez facile à un
auteur , que
L'amour propre offensé ne pardonne jamais .
Mais ce qui mérite aussi de prendre placedans lamémoire
des amateurs de jolis vers , c'est le passage suivant.
Tous ceux qui ont eu le plaisir d'être couronnés
au collège , en reconnaîtront la vérité et lui devront
d'heureux souvenirs .
Les yeux sur son aïeul , l'ingénu Pisidore ,
Modeste dans la gloire , adolescent encore,
Impatient d'atteindre à des succès nouveaux ,
Sur les pas des guerriers marche à pas inégaux.
Et son front engagé dans sa large couronne ,
Brille comme une fleur que la feuille environne.
Ce tableau est plein de grâce , et je crois que c'est la
première fois que la poësie s'en est emparée. Il se reproduit
cependant chaque année sous nos yeux aux distributions
de prix. Que de choses non moins intéressantes
frappent aussi souvent nos regards ! nous les regardons
avec indifférence et nous attendons pour en sentir le
charme que le génie observateur les ramène sous nos
yeux et les entoure du prestige de son talent. Remarquons
aussi qu'un des plus jolis traits de ce passage est
encore une imitation.
Sur les pas des guerriers marche à pas inégaux ,
il rappelle le vers de Virgile :
Sequiturque patrem non passibus æquis.
C'est sans doute pour témoigner sa reconnaissance à
l'auteur de l'Eneide , qui lui a fourni ce trait , que l'auteurdes
TroisAges prétend que les ouvrages de ce poëte
ont rendu
Rome moins factieuse et son maître plusjuste.
。
Son génie a changé les moeurs de l'univers.
•
AOUT 1816.
119
Oui, c'est pour l'arracher aux discordes publiques
Que Virgile chantant ses nobles Géorgiques ,
D'un peuple furieux adoucit les peuchans.
Je crois que Voltaire appelle Virgile avec plus de vérité
le
Chantre flatteur du tyran des Romains.
L'auteur des Trois Ages cite dans ses notes , à l'appui
de son opinion , l'autorité de Justice , un des éditeurs
de Virgile. Tout le monde souscrira à tous les
éloges que l'on peut faire du génie de Virgile ; mais en
même-temps il est impossible de reconnaître dans les
hyperboles adulatrices dont Auguste est l'objet à chaque
page des Bucoliques , des Géorgiques et de l'Enéide ,
cette haîne du despotisme et cette horreur de la flatterie
que Justice et M. *** prêtent si libéralement à Virgile.
Alfiéri ne peut lui pardonner cette longue suite de louanges
qu'il prodigue àAuguste dans le 6º livre de l'Enéide,
tandis qu'il accorde à peine quelques vers insignifians
aux Scipion , aux Régulus , aux Fabricius , aux Fabius ,
sur lesquels il semble glisser avec la rapidité de l'insouciance.
Peu satisfait de cela , continue Alfieri , Virgile
>>> consacre dix - neuf de ses vers les plus beaux et les
> plus touchans à louer un certain Marcellus , neveu
>>d'Auguste , qui mourut très-jeune , et qui serait resté
>>enseveli dans l'oubli le plus profond sans la basse su-
» blimité de cette tirade , tandis qu'un simple hémistiche
lui suffit pour Caton , trois vers pour Junius
>> Brutus , et qu'il ne dit pas un seul mot de Marcus
>> Brutus. » Mais cequiporte la fureur d'Alfieri à son
comble , c'est de voir que Virgile ne parle de Cicéron
que pour donner la palme de l'éloquence aux orateurs
grecs, et l'arracher à l'illustre Romain. Il est à remarquer
que les premiers poètes italiens ont traité à cet
égard Virgile avec la dernière rigueur. On vient de voir
lecourroux un peu déclamateur d'Alfieri , voici maintenant
des vers où le chantre de Roland n'épargne pas le
chantre d'Enée :
Non fu si santo , ne benigno Augusto
Come la tuba di Virgilio suona ;
120 MERCURE DE FRANCE.-
L'avere avuto in poesia buon gusto
La proscrisione iniqua gli perdona
Nessun sapria se Neron fosse ingiusto
Ne sua fama saria men forse buona
( Avesse avuto e terra , e ciel nemici )
Segli scrittori sapea tenersi amici. ( Canto 35. )
On les a traduits ainsi :
Virgile pour Auguste , embouchant la trompette ,
En vain de ses vertus s'est rendu l'interprète ;
Lesdonsde l'empereur, sa libéralité ,
Firent du triumvir cacher la cruauté.
Malgré tant de forfaits , malgré tant de victimes ;
Non , jamais de Néron on n'eut connu les crimes ;
On l'eut divinisé , de ce nom abhorré,
On verrait le grand homme aujourd'hui décoré,
Si de lâches flatteurs soudoyant le génie ,
Il eut su racheter sa longue tyrannie.
Parmi les poëtes anglais , Hayley , dans son Essai sur la
poësie épique, a fait les mêmes reproches à Virgile.
Cettedigression m'a un peu éloigné de M. ***. Je reviens
à son ouvrage pour louer le choix de ses comparaisons;
ce sont les endroits les plus poëtiques de son
livre. Parmi les épisodes on distingue celui d'Androclès
et celui de Montgommeri. Le principal mérite de
M. *** est sans contredit la richesse des rimes; les Trois
Ages enfin sont une production un peu trop correcte , la
marche en est trop uniforme. Achaque chant les exemples
ou les épisodes , si l'on aime mieux , viennent après
les préceptes et les descriptions : tout cela est trop compassépour
un poëme. Il y a de beaux vers , de très-beaux
vers ; mais après avoir lu les Trois Ages , on se rappelle
involontairement que Voltaire , en disant que l'hexamètre
est fort beau,, lui donneencore une autre épithète.
Il vaudrait mieux , pour le succès des Trois Ages , qu'ils
eussent moins de beautés et un peu plus d'agrément :
nous finirons cet article par les vers qui terminent l'ouvrage.
L'auteur parle des devoirs d'un chevalier. Cette
1
AOUT 1816. 121
citation vaudra peut-être quelques auditeurs de plus à
latirade sur la chevalerie , que débite ce pauvre Charlemagne
, si tant est qu'il la débite encore.
Héritage immortel , doux et riche trésor ,
De généreux penchans , d'héroïques exemples ,
Protège nos cités , nos palaiset nos temples.
Veiller, dans le péril , sur les jours de son roi ,
Tout perdre , hors l'honneur ; ne point fausser sa foi ,
Tendre un bras secourable au faible qui l'implore,
Que ces hautes vertus nous signalent encore !
Que ce peuple , animé d'une ardente valeur ,
Dominant la fortune et fier dans le malheur,
Léger dans les plaisirs , mais fidelle à la gloire ,
Des leçons du passé conserve la mémoire :
Du génie et des arts étende les bienfaits ;
Eternise l'horreur qui s'attache aux forfaits ,
Et rappelle ces jours où la chevalerie
Ne séparaitjamais l'honneur et la patrie!
T.
wwwww
A M. LE RÉDACTEUR ,
Sur la deuxième édition de l'Art d'obtenir des places .
Monsieur ,
L'un de vos plus anciens abonnés du département de
la Corrèze , qui depuis l'âge de raison , n'a jamais
manqué de lire votre estimable journal , de deviner les
mots des énigmes ,des charades et logogriphes insérés
au commencement de chaque numéro (ce qui lui a procuré
l'avantage d'être surnommé l'OEdipe de Brivesla-
Gaillarde, son lieu natal ) , vous prie de vouloir bien
accueillir la plainteencalomnie et en plagiat qu'il porte
contre l'auteur du livre intitulé : L'Art d'obtenir les
places , ou Conseils aux solliciteurs ; ouvrage dédié
122 MERCURE DE FRANCE.
aux solliciteurs , et dont la seconde édition ,que je reçois
l'instant , ne fait que d'être mise au jour. Non content
d'avoir donné connaissance de tous les moyens admirables
dont j'ai fait un emploi si fréquent , d'avoir profité
de mes découvertes, des finesses et subtilités qu'il
m'a fallu mettre en usage , il m'a pris pour son original ,
et a dévoilé plusieurs de mes aventuresquej'avais le plus
d'intérêt à cacher.
Nous recevons tous en naissant un penchant plus ou
moins irrésistible vers tel ou tel talent ; si le docteur
Gall eut tâté mes protubérances , il eut reconnu sur-lechampquej'avais
celle de la sollicitation . Dès ma plus
tendre enfance je n'ai cessé de demander; placé dans
un collége , j'étais chargé d'obtenir la grâcede ceux de
mes camarades qui ne savaient pas leurs leçons , ou qui
n'avaient pas fait leurs devoirs. Ma mère crut remarquer
en moi quelque chose de surnaturel qui lui faisait
présumer que je ne pouvais exercer mes talens dans la
province , etqu'une brillante fortune m'attendait à Paris .
Je partis riche d'espérance , léger d'argent , et bientôt
voyant le fond de ma bourse , je songeai à me rendre
utile à tous les braves gens qui auraient besoin de mon
secourset qui voudraient m'employer ..
Imaginez-vous ,M. le rédacteur , que , pendant quinze
ans , j'ai sollicité pour des individus des départemens ,
et lorsquej'ai reconnu l'avantage de ma méthode , j'ai
fini par solliciter pour moi. J'étais sûr de réussir et plein
deconfiancedans mes démarches ; carje pouvais assurer
d'avance que la demande qui m'était faite serait accordée;
je vous avouerai même que j'ai été cent fois
tenté de prendre un brevet d'invention pour l'infaillibilité
de mes vues. Non , jamais lorsque M. Willaume
faisait fureur par sa Matrimoniomanie , cet homme
célèbre n'est parvenu à la hauteur de mes heureux résultats.
Mais la science , le talent , la réputation , ne
m'ont point énorgueillis , et malgré des succès , sans
cesse croissans , j'ai toujours travaillé au plus juste prix ,
sans avoir égard au renchérissement extraordinaire des
grâces de toute espèce.
Pourtransmettre mes talens , j'ai fait l'éducation d'un
AOUT 1816. 123
neveu , natif de Figeac; je m'en chargeai avec d'autant
plusde plaisir, que j'avais révé sa gloire , que cetenfant
possédait nombre de bonnes qualités , particulièrement
une élasticité de caractère difficile à rencontrer , pour
ne pas dire à nulle autre pareille. Pour mieux développer
les espérances qu'il faisait concevoir , pour qu'il
apprit à réduire à leur juste valeur les discours entortillés
d'un grand personnage , pour mieux savoir péser
pelangage mielleux , vulgairement appelé eau bénite de
cour , je l'avais initié à la connaissance des énigmes ,
charades et logogryphes ; non seulement il les devinait
facilement , mais il en composait aussi qui ne laissaient
pas de lui faire une jolie réputation dans le département.
Trouvant en lui ce que je désirais rencontrer dans mon
successeur , je l'initiai au grand art de la sollicitation ,
et bientôt le petit fit des progrès inconcevables . Saluant
toutes les personnes de marque ou celles des gens du
peuple qquuipouvaient lui être de quelque utilité ,peu lui
importait que sur quarante ou cinquante coups de chapeau
il ne lui en fut pas rendu le quart. Pour le rendre
imperméable à la pluie , il ne survenait pas une ondée
voire même un orage , que je ne le menasse promener tête
nue; qu'il me soit permis de vous dire qu'au risque de
l'exposer à gagner une pleurésie ou une fluxion de poitrine
, il en étaitde même lorsque le soleil dardait avec
le plus de force. Pendant l'hiver je le conduisais dans
les cafés et à la Redoute , puis je le faisais sortir , après
avoir été fortement échauffé par la danse , afin qu'il fût
capable de passer subitement et alternativement du froid
le plus vif à la plus extrême chaleur.
,
Mon neveu , assez joli garçon ( il me ressemble , mais
il ne sera jamais aussi bien que moi ) , a le nez de la
longueur requise pour ne pouvoir être atteint d'une porte
fermée brusquement. L'auteur , toujours mauvais plaisant
, prétend que mon nez dépassait trois pouces , et que
j'étais devenu camard à lasuite d'un accident pareil..
Cet audacieux devait au moins s'assurer de la vérité des
faits, et puisqu'il a négligé une partie aussi essentielle ,
je vais prendre cette peine. Vous saurez donc , M. le
rédacteur , que je fus chargé de solliciter une place dans
124 MERCURE DE FRANCE.
les droits réunis , pour un personnage qui m'avait offert
une bonne récompense; ayant obtenu ma demande , je
remerciai humblement M. le directeur , et lui fis une
profonde salutation. Je me relevais , lorsque la porte ,
poussée fortement par un courant d'air , se ferma brusquement
, et me débarrassa d'un bon pouce de nez. A la
vérité il était un peu trop volumineux pour un solliciteur ,
mais grâce à cet accident , je n'en possède plus que dixhuit
lignes de longueur , et vous voyez , Monsieur ,
comme justement on écrit l'histoire.
Lorsque je fis partir mon neveu pour la capitale , je
lui avais monté une garde- robe pareille à celle indiquée
dans l'ouvrage ; mais le petit auteur s'est étrangement
trompé en exigeant qu'un solliciteur soit pourvu de six
paires de bas de soie noire. S'il eût eu de l'économie et
qu'il eut pratiqué les instructions qu'il a publiées , il
aurait jugé que trois paires de bas étaient tout ce qu'il
fallait et qu'elles devaient suffire .
Mon cher neveu commençait à bien faire son chemin
etje n'en étais pas surpris , il était mon élève ; je l'avais
d'abord pourvu des quatre ouvrages indiqués par mon
plagiaire , et j'avais ensuite joint, comme supplément
indispensable , 1º le Dictionnaire des rues de Paris ,
pour servir d'explication au plan de la capitale ; 2° le
Pétitionnaire royal , qui contient des renseignemens
ntiles ; 3º le Secrétaire royal, livre qui peut fournir à
lui seul un plus grand nombre de traits d'érudition que
le Nobiliaire universel ; 4º et enfin l'Art de diner en
ville , ouvrage de la plus grande importance , qui ne
peut être trop lu ni trop médité.
Hector de Roustignac avait reçu du ciel le don inappréciable
d'une jambe sèche et d'un coude-pied trèshaut;
aidé de mes préceptes j'en avais fait le plus intrépide
marcheur du département de la Corrèze. Et puisque
mes instructions , mes notes , mes remarques ,mes observations
, mes expériences ,viennent d'être communiquées
au public par la voie de l'impression , que d'après mon
travail chacun peut solliciter , que tous mes tours d'adresse
, més ruses , sont maintenant à la portée du premier
venu, j'écris àmon neveu de revenir près de moi ,
1
AOUT 1816. 125
persuadé qu'à la suite de dix à douze leçons je puis
l'envoyer à Londres , où je compte bien que non seulement
il égalera , il effacera , mais encore qu'il surpassera
les plus renommés marcheurs de toute la Grande-Bretagne.
Dieux ! est-il possible d'être malheureux à ce point ,
et de perdre en un jour le fruit de tant de travaux et de
tant de veilles. Que de dépenses inutiles ? J'avais donné
à ce neveu chéri d'abord un maître de danse , afin qu'il
se présentât avec grâce , puis un maître de musique. Ce
dernier lui enseignaitll'art de prendre le tonplus bas avec
ungrand seigneur , de se mettre à l'unisson avec ses semblables
, et de tenir le haut ton avec les inférieurs , ou du
moins avec ces gens dont on ne peutjamais avoir besoin .
Hector n'avait point cette vertu moutonnière de certains
solliciteurs ; il savait passer devant une sentinelle sans
que ces mots : On n'entre pas , prononcés d'une voix de
basse-taille , lui en eussent imposé. Mon neveu était
connu à la sous-préfecture de notre endroit ; s'étant
présenté trop souvent chez le sous-préfet , cecherHector ,
qui déjà préludait les premiers essais de sa gloire ,
était consigné au suisse et au factionnaire. Eh bien , il
passait sans être aperçu ni de l'un ni de l'autre , et se
trouvait toujours à l'audience ou dans les bureaux. Je
vous laisse à penser , M. le rédacteur , si mon neveu ,
laissant àdessein son chapeau dans le café voisin , n'eut
pas connu lemoyen employé à Paris , d'entrer dans une
administration la tête découverte , la main remplie de
papiers qu'on porte négligemment, et s'il eut manqué
de dire aux deux cerbères : Je suis de la maison ; il est
de fait que par cette réponse brève et concise , le solliciteur
intelligent échappera au suisse, et franchira la sentinelle
.
J'avais également fait entrer dans mon travail des
remarques sur ces maudits suisses , sur les garçons de
bureaux , et à l'égard de ces derniers , mon neveu non
seulementleur parlait avec amitié , leur prenait la main ,
mais il les invitait encore à se raffraîchir chez le marchand
de vin; il offrait à dîner à l'huissier qui pouvait
lui être favorable , nedédaignait jamais le modeste em
126 MERCURE DE FRANCE .
ployé, lui présentait même la prise de tabac , quoiqu'il
n'enprit point. Il connaissait les chefs , les sous-chefs ,
ainsi que les chefs de division ; il faisait une étude particulière
de leurs relations , de leurs moeurs , de leurs
usages , de leur caractère et de leur intérieur; il savait
les flatter en leur parlantde ce qui pourrait les intéresser.
Mon neveu complimentait celui-ci sur la beauté de ses
diamans , sur les vertus de Mme sa femme , félicitait
l'autre sur son goût éclairé pour les beaux- arts , trouvait
un nouveau Catulle , un rival de Parny dans un mauvais
rimeur , ou un nouvel Horace dans un chansonnier;
enfin il appelait Roscius un déclamateur emphatique et
ridicule.
Mon plagiaire a beaucoup trop étranglé le chapitre sur
le ministre , dont au surplus , il définit assez bien le
caractère . Les remarques sur le laissez-passer, sur les
vices ordinaires des pétitions , sont de la plus grande
justesse; aussi m'appartiennent-elles en entier. J'ai cent
fois éprouvé les vicissitudes décrites par mon copiste , et
ce n'est qu'après des essais multiples , des expériences
sans nombre , qu'il m'a été possible de pouvoir juger
sainement d'une affaire , et des résultats qu'elle pouvait
produire.
Le chapitre intitulé patience est trop écourté , parce
que le solliciteur doit toujours en être pourvu d'une forte
dose; celui desfemmes n'est pas assez mordant. Combien
de fois une jolie solliciteuse ne m'a-t-elle pas fait passer
des heures entières dans l'antichambre d'un homme en
place , et remettre au lendemain la grâce que j'étais certain
de pouvoir obtenir la veille. Mais je combats l'opinion
de l'auteur , qui veut absolument qu'un solliciteur
soit marié ; il doit savoir qu'il se trouve une foule de
jeunes et très-jolies femmes , lesquelles moyennant une
rétribution convenue , se chargent d'aller assiéger les
bureaux; elles finiss toujours par remporter la victoire
par leur opiniâtreté, ou par leur acharnement à suivre
une affaire. Vous savez , M. le rédacteur , comme partout
, et particulièrement à Paris , une jolie femme jouit
dudroit de retomber impunément dans les redites , de
tourmenter sans indiscrétion , de harceler sans importu-
1
AOUT 1816.
127
nité ; alors l'impatience fait obtenir ce que la gravité
bureaucratique aurait long-temps fait attendre.
Le chapitre du Café est traité de main de maître ;
on s'aperçoit que l'auteur est là sur son terrain. Il faut
qu'il ait beaucoup fréquenté les limonadiers des administrations
pour parler aussi pertinemment. Je ne serais
point étonné si j'apprenais qu'il eût été ou qu'il fût à la
tête d'un établissement de ce genre; car je le rrééppèètte,
c'est très-bien , mais parfaitement bien , et en vérité moi
qui m'en pique je n'eusse pas fait mieux. Les changemens
de visage n'ont pas aussi souvent lieu que mon
plagiaire voudrait bien le faire entendre. Un employé
connaissant bien sa partie devient extrêmement difficile
à remplacer. Lui seul porte dans sa mémoire le détail
de cent cartons; il est le registre vivant de son administration
; il connaît tous les détails , tous les arrêtés ,
les ordonnances , ce qui est permis , ce qui ne l'est pas ,
etc. , etc. Qu'un commis soit changé , passe ; mais toute
une division , c'est trop fort. Pourquoi jeter de l'inquiétude
parmi les pauvres solliciteurs ? Leur sort n'est-il
pas assez malheureux , sans chercher à répandre des
craintes sur la réussite de leurs démarches , et empoisonner
par là l'espoir dont ils se sont bercés ?
Quant à l'agilité et à l'audace , qualités essentielles
du solliciteur , je me flatte d'en avoir la dose suffisante
pour nemanquer aucune affaire , et mon neveu , éclairé
par mes conseils , me fait trop honneur pour queje vous,
prive du plaisir d'entendre unde ces traits rares fait pour
illustrer àjamais celui qui a eu le courage de l'exécuter.
Je me sers du texte de mon plagiaire , attendu qu'il a
fidellement rapporté la chose , et que malgré mon ressentiment
, le désir de me venger , je n'en rendrai pas
moins justice à ses saillies vives et piquantes , à sa manière
de narrer. Je pourrais également louer la finesse
de son tact et son discernement. Ce garçon fera surement
son chemin , et je n'en serai point étonné, parce
que j'ai remarqué dans ses accès de verve et de gaieté
que je l'avais considérablement inspiré. D'après la modestie
de mon aveu , Monsieur le rédacteur , vous ne
128 MERCURE DE FRANCE .
serez point surpris du succès pyramidal que vient d'obtenir
ce petit ouvrage..
L'auteur n'ayant point fait connaître le nom du personnage
désigné sous la lettre M.... , je suis flatté d'apprendre
à vos lecteurs ainsi qu'à la postérité que ce personnage
estmon neveu , Hector de Roustignac. Ce qui
vous paraîtra plus admirable , c'est que dans le trait
suivant ce charmant Hector ne remplissait que le rôle
de solliciteur.
« M.... (món neveu ) sollicitait une place d'auditeur
àune époque où le nombre de ces apprentifs fonctionnaires
était encore limité. M.... , très-protégé d'ailleurs ,
mettait tout son espoir dans une heureuse mortalité.
Aussi était-il au courant de toutes les maladies , à l'affût
de tous les décès. Ils étaient rares dans un corps entièrement
composé de magistrats imberbes. Cependant il
arrive ce moment si désiré ; un auditeur vient de mourir
dans le cours de ses brillantes destinées . Notre solliciteur
l'apprend chez un grand auquel il faisait sa cour , mais
il ne l'apprend pas seul; il se trouve là comme pour le
désoler ,unautre candidat qui aspire au même honneur.
Ce dernier a sur lui l'avantage d'avoir à ses ordres un
bon cabriolet : mon neveu est venu dans un mauvais
fiacre. Comment faire pour gagner de vitesse ? C'est une
place qu'il faut attraper à la course. Notrehomme prend
vivement son parti; il observe du coin de l'oeil les mouvemens
de son adversaire; sort du salon en mêmetemps
que lui , descend les degrés sur ses talons , et
tandis que cet heureux compétiteur s'élance dans sa
voiture , mon neveu monte derrière d'un pied leste et
assuré. Noble exemple d'humilité ! Un jeune homme
d'une haute espérance , en habit à la française et l'épée
au côté , derrière un cabriolet , s'élevant au-dessus des
préjugés du vulgaire et des chimères de l'orgueil ! Quelle
leçon pour les ambitieux ! Nos deux rivaux arrivent enfin
: ils sont chez le ministre ; mais tandis que l'un se
dégage avecpeine de l'étroite voiture où il est renfermé ,
l'autre est déjà introduit auprès de son excellence. Il fait
connaître l'objet qui l'amene. Le ministre qui a vingt
fois promis , ne peut plus se dédire et engage sa parole.
AOUT 1816 .
129
Mon cher élève est au comble de ses voeux ; il se retire ,
rencontre son ex-concurrent qui montait l'escalier; il
lui fait part de son bonheur et le félicite malignement
sur la vitesse de son cheval .>>>
Ce trait d'agilité est charmant. Lorsque je l'appris ,
j'eusse voulu embrasser cet Hector qui avait si
fité de mes leçons et l'étouffer de caresses. Je lui écrivis
bienpropour
le féliciter de ce qu'il se montrait digne de parcourir
la carrière où il s'était élancé; j'étais fier d'avoir
dirigé ses premiers pas ; mais en lui accordant le juste
tribut d'éloges que son adresse paraissait devoir mériter ,
je lui donnais de nouvelles instructions. Je l'invitais à
continuer de marcher sur mes traces , à former son audace
sur la mienne , à se composer une figure toujours
riante , lors même que le personnage auquel il s'adresserait
le brusquerait ,lui fermerait la porte au nez , le recevrait
encore plus mal. J'ai appris à mes dépens que
les mauvais traitemens reçus avec grâce et résignation ,
jettent beaucoup d'intérêt sur une affaire. Je lui citai
à cet égard la conduite tenue dans une circonstance difficile
par un de mes amis , auquel j'avais fait obtenir
une sous-préfecture , et comment il avait réussi , grâces
aux conseils salutaires que je lui avais donnés. Je dois
également avouer que cet ami suivit mes instructions
de point en point.
la
« Il y a quelques années , M. *** apprend , dans
sous-préfecture où il était confiné , qu'une préfecture
est vacante. Il prend la poste , arrive à Paris , et
se rend directement chez le souverain , qui le reçoit fort
mal. Il s'excuse comme il peut et se retire avec un air
contrit, qu'il a soin de laisser sur le seuil de l'antichambre.
En entrant dans cette pièce il se rengorge ,
promène sur tous ceux qui l'observent des regards satisfaits.
Chacun de se lever, de le féliciter tout haut et
d'envier tout bas son bonheur. Il ne perd point de
temps ; il s'arrache aux complimens affectueux de tous
ces courtisans sincères , et se rend chez le ministre. Il
est introduit.<<<Le prince , dit-il à son excellence , vient
» de me témoigner qu'il était satisfait de mes services ;
> il m'en donne une récompense bien flatteuse : il me
1
9
150 MERCURE DE FRANCE .
«
> nomme à la préfecture vacante , et m'envoie auprès
de vous réclamer mes pouvoirs. » Le ministre reste
quelques minutes silencieux ; mais le ton ferme et assuré
de son interlocuteur , ne lui permettant pas de suspecter
l'exactitude de ce récit , il remet au lendemain le hardi
solliciteur, qui le soir même était bien et dûment préfet .>>>
Voilà ce qui s'appelle parfaitement se conduire. L'audacedu
solliciteur consiste à braver les efforts , à mépriser
les injures , àmentir à propos , à se montrer toujours
triomphant , à l'instant même d'une défaite. Je
n'avais jamais un visage plus rayonnant qu'au moment
oùje maudissais mon étoile, etjamais mon pas n'étaitplus
assuré que lorsque j'avais fait une fausse démarche. Je
portais par-tout cet entêtement de bonheur , cette rage
de satisfaction ; je faisais éclater ces deux vertus chez
les grands , les ministres , chez mes protecteurs , chez
mes concurrens ; aussi j'ai presque toujours atteint le
but , ce qui devait être , parce que la modestie a toujours
étémon apanage. Retiré dans ma ville natale , je
jouissais en silence du bonheur des heureux que j'avais
faits et que je ferais encore. Un neveu,mon unique espérance
, le soutien de ma gloire , me faisait espérer que
le grand art de solliciter ne s'éteindrait jamais dans la
famille des Roustignac. Toujours disposé à rendre service
, je formais des voeux pour en rendre de nouveaux
à la race future. A l'aide de mes notes , et particulièrement
de mon expérience , je préparais une instruction
qui eut évité bien des peines aux pauvres diables obligés
d'aller assiéger les bureaux. J'achevais ce travail ,
dont j'avais extrait les passages les plus saillans , lorsqu'un
de ces écrivains de la capitale toujours prêts à
s'emparer des propriétés des provinciaux , et sans doute
poussé par quelque mauvais génie , s'avise de publier
presque toutes mes découvertes , et prétend se moquer
de moi. La distance des lieux me contraint bien malgré
moi à ne pas tirer vengeance d'un pareil larcin ; j'avais
envie de lui faire un bel et bon procès ; mais , après
tout , j'ai réfléchi qu'il valait beaucoup mieux faire connaître
son procédé par la voie de votre journal , afin que
lepublic sache à quoi s'en tenir sur son compte. Il a vraiment
de l'esprit , cet auteur , et je regrette qu'il ne soit
AOUT 1816. 131
pas nédans nos cantons; ce qui me le persuade c'est
l'article qui termine son ouvrage : sa briéveté m'engage
à le transcrire ; il est intitulé : Des Gascons . « Ces Messieurs
, dit-il , soutiendront qu'il n'y a rien de neuf dans
cet ouvrage. » Eh bien! moi qui ne suis pas Gascon je
suis de cet avis , puisque le premier j'ai fait toutes les
observations qui sont contenues dans la brochure dont
il est question. Mais patience , je vais faire passer cette
note à tous mes amis et anciens collègues qui résident
dans les départemens environnant le mien , et il verra ....
Recevez , M. le rédacteur , etc.
BENAZET DE ROUSTIGNAC .
www
BEAUX - ARTS.
ÉCOLE ESPAGNOLE.
MORALES ( LOUIS DE) surnommé el Divino ( 1).
Morales naquit à Badajos au commencement du
seizième siècle , vers 150g. Il paraît qu'il apprit les élémens
, soit à Valladolid , soit à Tolède , où il y avait à
cette époque de grands professeurs ; mais ce ne pût être
(ainsi que le dit Palomino) sous Pierre de Campana,
puisque cet illustre maître ne parut en Espagne que vers
1548, et que l'on trouve des tableaux de mérite signés
Morales , 1546.
Il commença dans Valladolid , ainsi qu'on le peut
conjecturer par des figures jusques à mi-corps pour des
oratoires , tels que la cathédrale de Séville en possède un.
Il fut quelque temps à Tolède , et revint ensuite en Etramadure.
(1) Morales fut ainsi surnommé, soit parce qu'il ne peignit que
des objets sacrés , soit pour le mérite de son pinceau; mais cet épithète
arbitraire que chacun des deux motifs peut justifier convient
àbeaucoup de peintres espagnols.
,
9
132 MERCURE DE FRANCE .
1
Philippe II , par anticipation , voulait qu'on préparat
les ornemens destinés au temple et au monastère qu'il
faisait construire à l'Escurial ; Morales qu'il connaissait
depuis long- temps fut invité à se rendre près de S. M. ,
qui désirait le charger de la composition de quelques
tableaux . L'artiste qui aimait la représentation , et qui ,
dans ses talens , trouvait les moyens de la soutenir , se
présente à la cour avec un faste extraordinaire. On empoisonne
, auprès du souverain , ce goût de Morales pour
la dépense ; à l'instant on lui fait compter ses frais de
route présumés , et en même-temps il reçoit l'ordre de
retourner dans sa patrie. C'est alors cependant qu'il fit
son superbe tableau de la Voie de Douleurs , que Philippe
II fit mettre chez les Hiéronimites de Madrid .
De retour à Badajos , avec un profond ressentiment ,
Morales vit la fortune l'abandonner ; il finit par avoir
si peu d'occupations , qu'il tomba dans la misère la plus
absolue, Sa vue s'affaiblit , et de plus il perdit la fermeté
, si nécessaire au genre de peindre qu'il avait adopté.
C'est en cet état que , passant par Badajos l'an 1581 ,
Philippe II , à son retour de Portugal dont il venait de
prendre possession , le vit et lui dit : Tu es bien vieux ,
Morales ; oui , sire , et très- pauvre. A cette réponse S.M.
lui signa une pension de 300 ducats qu'il toucha pendant
cinq ans , car il mourut à Badajos en 1586.
Le mérite de ce professeur , dont on peut voir un des
tableaux les plus capitaux dans la riche collection de
M. le baron de Masias , consiste dans l'exactitude du
plus austère dessin , dans la connaissance profonde des
nuds , la dégradation des teintes , et dans l'art sur-tout
de peindre les passions de l'ame. Il apportait une prolixité
rare dans les barbes et les cheveux , qui à la loupe ,
sont d'un détail surprenant , et de loin n'en sont pas
moinsd'un effet admirable.
Les ouvrages de cet artiste célèbre sont justement
considérés , et l'on doit espérer qu'une fois l'école espagnole
mise au rang qu'elle doit tenir à tous égards , les
grands hommes qui la composent verront leurs productions
sortir de l'état d'abnégation dans lequel elles restent
en France , en Flandres , en Italie .
AOUT 1816. 135
Morales , que l'on doit à juste titre surnommer le
Bellin espagnol , et qui sans doute a plus d'énergie que
lepeintre vénitien , mettait à ses travaux un temps infini .
Cependant malgré cette lenteur apparente , il n'en a pas
moins laisse des tableaux dans toutes les églises de
Tolède , de Madrid , de Séville , de Valladolid , d'Avila
, de Burgos , de Miraflores , de Grenade , de la
Higuera de Fregenal , d'Arroyo del Puerco , de la Puebla
de la Calzada , d'Alcantara , de Badajos , dansplusieurs
chartreuses , au palais du Pardo , et chez beaucoup d'amateurs
.
Rarement il a peint des épisodes compliqués , si ce
n'est la Voiede Douleurs dontj'ai parlé, et letableau que
l'on a vu quelque temps au musée ; il se bornait à des
sujets simples tels que des Christ , des Vierges de Douleurs
, etc. , toujours sur bois , jamais sur toile .
Peu de peintres ont été plus copiés , plus imités que
Morales. Il est nombre d'amateurs irréfléchis qui dès le
moment qu'ils voient des Ecce homo bien obtus , des
Mères de Douleurs bien décharnées , donnent ces misérables
productions au divino Morales , qui est le peintre
du sentiment , de l'expression et du fini le plus parfait.
Notre artiste eut un fils et plusieurs élèves , qui cherchant
à l'imiter n'ont jamais fait que les carricatures
horribles dont je viens de parler.
F. Q.
wwwwwwwwwwww
Suite du Dictionnaire raisonné des Etiquettes , etc.
Par Madame la comtesse de Genlis .
APPARTEMENT ( grand. ) On appelait ainsi , avant la
révolution , une assemblée solennelle et générale de toute
la famille royale , des princes du sang et de toute la cour ,
à l'occasion d'un événement mémorable , comme par
exemple d'un traité de paix , ou de la naissance ou du
mariage d'un prince de la famille royale. Cette cérémonie
se réduisait à faire sa cour au roi , établi à une
table de jeudans un immense salon ou dans une galerie .
134 MERCURE DE FRANCE .
Toutes les personnes présentées y étaient admises ; on
jouait , et les femmes qui ne jouaient pas faisaient leur
cour , assises sur des plians. Dans ces occasions , ainsi
qu'habituellement au jeu du roi et de la reine , toutes
les femmes présentées , qu'elles eussent ou non les honneurs
du Louvre , étaient assises , même sans être à la
grande table du jeu , ou aux petites tables de jeu particulier
des princesses .
Depuis la révolution , quelques journalistes paraissent
croire qu'il est plus noble et plus respectueux de mettre
toujours au pluriel l'appartement du souverain et des
princes. Ainsi , ils disent que le roi sort de ses appartemens
, qu'il rentre dans ses appartemens , ce qui ne
s'est jamais dit avant la révolution , parce qu'alors on
parlait bien. Le plus grand monarque de l'Univers n'occupera
jamais qu'un seul palais dans une de ses villes ,
et dans l'un de ses palais il ne loge que dans l'appartemet
qu'il s'est réservé. Le mot appartement signifie
l'assemblage de plusieurs pièces réunies pour former un
seul logement; on a quelquefois la magnificence d'en
avoir deux , l'un d'hiver, l'autre d'été , mais on n'en
occupe qu'un à la fois . Ainsi , dire que le roi rentre dans
ses appartemens , c'est à peu près comme si l'on disait
qu'il rentre dans ses palais pour aller se reposer dans
ses chambres à coucher. L'intention de ces manières de
parler pourrait être fort respectueuse , mais les phrases
n'en seraient pas moins ridícules , et celle que nous critiquons
est tout aussi étrange.
ARCHITECTURE. Depuis le grand siècle , celui de
Louis-le-Grand , l'architecture s'est soutenue avec honneur
en France , mais avant la révolution , car les arts
ont été plus florissans sous nos rois que sous le gouvernement
révolutionnaire. A Paris , l'église de Sainte-
Geneviève , les écoles de chirurgie , le palais Bourbon ,
la construction de la halle , et dans les provinces plusieurs
salles de spectacles , sur-tout celle de Bordeaux ,
par feu M. Louis , sont de fort beaux monumens ( 1 ) . On
(1) Les escaliers sans soutien , d'une légèreté si hardie , sont une
invention de ce temps , ainsi que les fenêtres sur les cheminées.
ه گ ن
AOUT 1816. 135
n'apas fait depuisla révolution un monument que l'on
puisse citer.
Il semble que l'architecture n'étant point un art d'imitation
, doive nécessairement finir parrépéter ses combinaisons
et n'en plus trouver de nouvelles. Les formes
des temples etdes palais paraissent être épuisées ; cet art
pourrait encore offrir des décorations et des idées neuveś
dans la construction des tombeaux , des fontaines , et
des bains publics.
ART DRAMATIQUE . Vingt-sept années se sont écoulées
depuis la révolution , et en cherchant seulement dans
ce même nombre d'années avant la révolution , on
trouvera la tragédie de Tancrède , celle d'Iphigénie en
Tauride ,deGuymondde Latouche; Zelmire etBayard,
de Dubelloy; Warvick , de M. de Laharpe ; Guillaume-
Tell , de Lemière , etc. Les bonnes comédies furent plus
rares , mais a-t-on fait depuis la révolution une pièce
plus morale , mieux conduite et plus intéressante que
l'Ecole des Pères , de M. Péeyre ? Un drame plus national
et plus agréable que la Partie de Chasse de
Henri IV ? Une pièce satyrique , plus plaisante que le
Barbier de Séville ? Une comédie plus spirituelle et plus
brillante que l'Optimiste ? On ne peut se dissimuler que
l'artdramatique est étrangement déchu depuis vingt-sept
ans , il est facile d'en trouver les raisons .
D'abord , pendant les cinq ou six premières années
de la révolution , on voulait de la férocité dans les tragédies
, c'était ce qu'on appelait alors de la grandeur et
de l'énergie : ensuite beaucoup d'auteurs s'appliquèrent
à trouver des allusions flatteuses , des rapprochemens
flatteurs , par conséquent il fallait éviter avee soin tout
ce qui pouvait au contraire donner lieu à des applications
fâcheuses , soit dans le choix des sujets , soit dans
les caractères et ilé développement des sentimens , et
malgré toutes ces précautions, des censeurs impitoyables
signalaient leur zèle en mutilant , sous des prétextes
toujours puériles et souvent risibles , ces pauvres tragédies
composées avec tant de prudence. Les vils esclaves
qui écrivaient sous le règne du tyran Louis XIV ,
n'eurent aucune de ces entraves; Corneilleet Racine
1
136 MERCURE DE FRANCE .
1
,
écrivirent d'inspiration tout à leur aise. Enfin quelques
auteurs ont uniquement travaillé pour un seul acteur ,
et en faisant des tragédies , n'ont songé qu'à un rôle
toujours du même genre. Ce n'est pas ainsi que l'on fait
de bonnes pièces . Cependant on pourrait citer de ces
derniers temps , trois tragédies qui annoncent beaucoup
de talent.
Quant aux comédies , on a trop agi dans ce siècle
pour avoir pu observer; on a mal peint parce qu'on a
mal vu. Et d'ailleurs , les usages , les manières , le ton ,
variant et changeant sans cesse avec les divers gouvernemens
, les tableaux ont été trop fugitifs pour qu'il ait
été possible d'en saisir fidellement les traits. On peut
bien, par une esquisse rapide et légère , fixer l'image
d'une ombre ; mais l'ombre elle-même , dépourvue de
couleur , vaut-elle la peine qu'un grand maître emploie
son talent à en perpétuer le souvenir ?
Pour former des ridicules généraux et des moeurs , il
faut de longues habitudes; nous n'en avons plus , nous
sommes à la fois usés , tout neufs , indécis , irrésolus ,
sur le ton , les manières , les formes que nous devons
adopter ; il y a dans la société une telle bigarrure , qu'il
est impossible d'y saisir un seul trait caractéristique.
Les bons peintres de moeurs peuvent bien faire quelques
petits portraits isolés , mais pour tracer ces tableaux
frappans de ressemblance que chacun reconnaît , parce
que tout le monde en rencontre les originaux , il faut
attendre. Ainsi le temps seul pourra nous rendre la
bonne comédie. ( Voyez déclamation théâtrale. )
On a inventé dans ces derniers temps un genre de
pièce très-nuisible à l'art dramatique en général , c'est
ce qu'on appelle les pièces de circonstance ; c'est-à-dire ,
des pièces jouées d'abord à la cour , ensuite à Paris , et
qui expriment l'amour pour le souverain, ou qui célèbrent
d'heureux événemens publics. Ces pièces , qui
n'offrent ni intrigues , ni caractères , ne peuvent rester
au théâtre , ainsi que l'annonce leur titre , et elles sont
un très-mauvais emploi du temps et des veilles des auteurs
dramatiques. Il vaudrait beaucoup mieux , dans
ces occasions , faire comme autrefois de véritables pièces
AOUT 1816 . 137
précédées de petits prologues d'une ou deux scènes. Aux
fêtes de la cour de Louis-le-Grand , on vit successivement
les premières représentations des pièces de Racine ,
de Molière et des opéra de Quinault. De tels ouvrages
honoreraient beaucoup plus des fêtes royales que ne peuvent
le faire les pièces de circonstances les plus flatteuses
. L'usage des prologues a été suivi sous les deux
derniers règnes; cependant un auteur qui a saisi ou créé
tous les genres de flatterie ainsi que tous ceux de la
satire , M. de Voltaire , qui a tant calomnié les rois ,
inventa les pièces de circonstances. Il fit pour louer
Louis XV un drame intitulé Trajan ( flatterie qui depuis
n'a été que renouvelée). L'ouvrage ne valait rien ,
et le roi lui-même le jugea ainsi. Après la représentation
, M. de Voltaire entr'ouvrit la loge où était le roi ,
et s'adressant à M. le maréchal de Richelieu , lui dit de
manière à être entendu du roi : Trajan est-il content ?
le roi choqué de cette liberté , terrassa l'auteur par un
regard sévère. M. de Voltaire déconcerté, se hata de
s'éloigner. (1 ) Cet essai ne mit pas en vogue les pièces
de circonstances , qui n'ont été à la mode que depuis la
révolution. Enfin une chose également nuisible à la littérature
, au bon goût et aux moeurs , c'est la grande
quantité de spectacles. Voy. Mélodrame. Avant la révolution
nous n'avions que la Comédie Française , l'Opéra,
la Comédie Italienne , les Bouffons ,et c'était assez .
Voy. Spectacles .
LETTRE
DE L'AVOCAT POURETCONTRE .
De l'esprit tous les jours : tel est l'engagement que les
journaux prennent avec le public. Heureusement cette
promesse n'est que comminatoire , et beaucoup de vos
(1) Cette anecdote est rapporté dans le Cours de littérature de
M.de Laharpe , Laharpe,qui
qui n'est pas suspect de malveillance lorsqu'il parle
de M. de Voltaire .
138 MERCURE DE FRANCE.
confrères , Monsieur , se dispensent de la tenir. Cela
n'empèche pas le coche de partir; vide ou plein il arrive
àsa destination , et dans ce service l'exactitude n'est pas
une petite qualité. Pour moi à qui l'on ne demande
qu'un talent hebdomadaire , je suis coupable d'être en
défaut; j'ai peur que cela ne m'arrive souvent. Cinq ou
six pages d'esprit (et de quel esprit !) tous les huitjours ,
ne sont pourtant pas une redevance bien onéreuse. Si je
n'avais que cette obligation , il me suffirait d'écouter
et de transcrire ce quej'entends autour de moi; je vis
dans une société tellement savante , que je n'aurais aucun
frais d'imagination à faire; le précieux talent du
sténographe Breton me tiendrait lieu de tout ; mais occupé
de travaux différens , j'apporte dans le monde une
distraction qui m'a causé plus d'un préjudice. Les uns
me disent insolent , fier , sans usage;les autres stupide ,
froid , capricieux , exclusif. Tandis que l'oeil fixé sur un
tableau que je ne vois pas , la bouche béante devant une
personne quejen'entends guère , ou les mains étendues
vers unnuage que je ne songe point à saisir , je cherche
une idée qui vous sera agréable, un hémistiche qui fera
rire le parterre , ou enfin une locution administrative
quemonchef ne corrigera pas , je m'expose à la censure
des oisifs . Sans que j'y prenne garde le conciliabule de
ces messieurs s'assemble , les apparences seules sont admises
, on me juge sans me connaître , et voilà une réputation.
Je n'aurai pas aujourd'hui le moyen de produire en
ma défense une lettre écrite avec esprit. Depuis ma dernière
, les théâtres ont beaucoup travaillé ; toutes les
affiches sont couvertes de titres nouveaux annonçantdes
pièces un peu anciennes , et je ne puis employer laplace
que vous m'accordez qu'à un coup-d'oeil rapide de toutes
ces choses. J'y passe donc sans divertir à autre acte .
M. Eric-Bernard est toujours la dernière nouveauté
de la Comédie Française : il continue ses débuts avec
succès. Le rôle d'Orosmane lui a fait honneur. On ne
sait encore s'il sera admis à l'essai. Son prédécesseur ,
M. David , a obtenu cet avantage : c'est d'un bon augure.
On parle du début d'une très-belle femme dans un
AOUT 1816. 139
emploi secondaire , et de la rentrée de Perlet ; ce sont
deux bonnes nouvelles : une jolie personne et un bon
comédien ne sont déplacés nulle part. Pendant que les
échos de la Loire-Inférieure retentissent des applaudissemens
donnés à Mile Mars , la Comédie fait ici force
de voile pour conserver l'équilibre au bâtiment que
Talma a bien radoubé. Je vous ai promis des vers de
Charlemagne. Patientez , avant peu ma dette sera acquittée.
C'est avec raison que vous tenez à enrichir votre
journal de quelques bonnes citations ; il survit à tant
d'ouvrages qu'il est utile d'en conserver les meilleurs
fragmens. Mais aujourd'hui vous le voyez , Monsieur ,
je cours à ma première halte , vous serez satisfait .
Nathalie ou la Famille russe s'acclimate dans la rue
de Richelieu. Les longueurs et les mauvaises expressions
ont disparu : l'intérêt est demeuré. Le musicien a fait
des sacrifices , et tout annonce que le public saura gré
aux auteurs des efforts qu'ils ont faits pour lui plaire.
Un grand proscrit , Voldik , ministre et général russe ,
est victime de l'ambition de Varemzor , son gendre , qui
l'a fait exiler et jouit de ses dépouilles. La comtesse de
Varemzor a quitté son époux pour suivre son père ; son
fils Alexis l'accompagne ,et tous trois vivent près d'Irkoust
en Sibérie. Le débordement d'une rivière menace
l'habitation d'un exilé que personne ne connaît encore.
Alexis vole à son secours pendant qu'un nouveau gouverneur
fait son entrée dans le pays. Ce dernier a été le
précepteur de Voldik. Tandis qu'on le fête on annonce
le naufrage d'Alexis. Désespoir de Nathalie qui s'embarque
, et fin du premier acte. Au second , un orage ,
une reconnaissance entre l'héroïne et le farouche exilé ,
qui est son époux lui-même , et départ de la famille pour
aller fléchir Voldik , dont le gouverneur a apporté la
grâce. Le troisième acte se passe en explications dont le
résultat est que Nathalie , qui veut rester en Sibérie avec
son époux comme elle y est restée avec son père , partage
la joie générale en apprenant que la czarine permet
au gouverneur d'abréger l'exil de Varemzor . On
donne une grande fête après laquelle on part vraisemblablement.
140 MERCURE DE FRANCE.
Vous voyez , Monsieur , que ce poëme offrait un heureux
cadre à la musique. La situation des personnages
prêtait à l'expression de mille sentimens divers ; la
pompe du spectacle s'y trouvait même liée sans efforts .
Pourquoi donc , avec tout cela , n'a-t-on pas fait un
ouvrage meilleur ? Je ne sais ; mais le talent n'a pas toujours
manqué aux deux auteurs , ils en ont donné de
fréquentes preuves dans cet opéra. Le dialogue est souvent
naturel , et la musique savante : la romance d'Alexis
et le grand air de Voldik attestent un mérite des
plus distingués; et il y a lieu de penser que lorsque
M. Reicha aura travaillé d'avantage pour notre théâtre ,
il se placera parmi les compositeurs dont l'école française
s'honore. Quant à l'auteur des paroles , sa réputation est
faite; et je regrette qu'il ne se soit pas nommé,j'aurais
du plaisir à rappeler son titre à la bienveillance du public.
à
Soumis à l'ordre des dates , je dois vous parler , Monsieur
, de la Fin du Monde de l'Odéon , avant les deux
Philibert. Il y a pourtant entre ces deux ouvrages une
différence égale à celle que l'on pourrait remarquer
entre Tartuffe et Jocrisse Grand- Père. C'est donc
quelque chose que d'arriver le premier !
Un charlatan fait croire deux imbécilles qu'au
moyen d'une liqueur et de quelques pillules , il les préservera
de la mort générale; et quand ces deux niais se
rencontrent , après un orage qu'ils regardent comme la
funeste catastrophe , ils se querellent pour le partage du
globe. Le mariage de leurs enfans met fin à leur discussion
comme aux effets de leur_crédulité .
Que vous dirai-je de cette parade , sinon que ses auteurs
ontde l'esprit , et que s'ils ne prennent une prompte
revanche , je dirai tout haut ce que je pense de l'erreur
qu'ils viennent de commettre ?
Picardest usé , disaient les ennemis de cet ingénieux
écrivain , quelques-uns de ses amis le répétaient. Personnene
le croyait ; mais il est sidouxde punir un homme
de sa supériorité ! Les devoirs d'une place qui se compose
de mille soins pénibles , des chagrins domestiques, quelques
débats d'intérêts privés , et le choix d'un sujet qui
AOUT 1816. 141
<
demande une entière liberté d'esprit, ont empêchéM. de
Boulainville de venir à bien. L'intention est bonne ; le
point du départ bien choisi; le ridicule vrai , et la morale
utile; mais l'exécution n'a pas répondu à tout cela.
La Double réputation est un ouvrage à revoir , et non
àrefaire , comme bien des gens l'ont prétendu . En attendant
, les deux Philibert viennent de donner un démenti
aux mal-intentionnés. Et comme si l'auteur eût
voulu se jouer de leurs prétendues craintes , il a justement
choisi un sujet simple , commun , et qui serait usé
dans les mains d'un autre; par là il a montré que la
fraîcheur de son imagination nous permet encore d'espérer
une foule de bons ouvrages , et que son génie ,
fécond en ressources , ne se rebutera d'aucun obstacle.
Mais j'ai tant de choses àvous dire des autres théâtres ,
que je me bornerai aujourd'hui à l'analyse des deux
Philibert , pour revenir plus tard sur cette pièce.
L'ainé de ces deux frères n'est point un Caton, mais
c'est un jeune homme rangé, intéressant , aimable.
L'autre , un mauvais sujet , dans la plus douce acсер-
tion du terme ; joueur , libertin , gourmand , sans gêne ,
sans aucun sentiment des convenances , et dont l'éducation
est à peu près nulle. Le premier est employé au ministère
des affaires étrangères ; l'autre ne fait rien. La
parité de noms a souvent produit entr'eux des quiproquo
plus ou moins plaisans ; mais la suite de celui-ci
paraîtdevoir tirer plus à conséquence. Philibert , le sage ,
a vu dans une promenade la fille d'un notaire retiré au
boulevart des Invalides ; il s'attache à ses pas , et enfin
loue un petit appartement vis -à-vis de sa maison. Il est
inutile d'ajouter que la jeune personne l'a remarqué
aussi , et qu'elle en est éprise. Un maître de musique
nommé Clairville , ami de Philibert , se charge de négocier
ce mariage ; en effet , il intéresse tellement la
famille Duparc au sort de son protégé, qu'on envoie à
ce dernier une invitation à dîner à la maison de campagne
pour laquelle on part. Le billet , attendu par l'amoureux
que Clairville a prévenu , tombe dans les mains
du mauvais sujet , qui accepte sans façon une place dans
le cabriolet d'un cousin destiné à la demoiselle ; ils ar
142 MERCURE DE FRANCE.
rivent à la campagne. Là , Philibert jeune se fait connaître
par tant d'indiscrétions , d'inconvenances , qu'on
est forcé de lui faire sentir toute la gêne qu'il cause. Il
cède gaîment à cette invitation , un peu différente de la
première; il quitte la maison , et le voilà déjàdans un
café voisin , jouant au billard , buvant de la liqueur et
faisant tapage. Lassé d'attendre , son frère s'est adressé
au portier de M. Duparc , qui lui a vaguement enseigné
lamaison de campagne de son maître; il n'en a pas
moins pris le chemin , et il arrive avec son valet , devant
unegrille , qu'à son nomun domestique refuse d'ouvrir.
Pendant qu'il cherche la cause de cet accueil , Philibert
cadet paraît au balcon du café. Ils se retrouvent , s'expliquent
, et bientôt le père , mieux informé par le fou
lui-même , consent à donner à Philibert l'homme de
mérite , sa fille qu'il refusait à Philibert le mauvais sujet.
Le succès complet de cette pièce justifie l'étendue que
j'ai donnée à mon analyse. Je crois n'avoir rien oublié
de ce qui peut en transmettre le souvenir ; et je termine
aujourd'hui par vous apprendre , avec une vive satisfaction
, que M. Picard , nommé au bruit des applaudissemens
unanimes , a été demandé à grands cris. Il s'est
dérobé au voeu du public empressé de le voir ; deux raisons
s'opposaient principalement à ce qu'il le satisfit ;
mais le plaisir ôte la mémoire.
Vous savez , Monsieur , ce que je pense de Feydeau.
Je ne vous le répéterai pas aujourd'hui . Ce théâtre s'est
si bien arrangé qu'il est indépendant de ses succès et
de ses chûtes ; les premiers ne l'enrichissent pas ; et les
autres ne lui font plus de tort. S'il était dans la prospérité
, l'Opéra-Comique joué il y a quelques jours sous
le nom du Maître et le Valet, lui ferait du bien ; mais
je crois ce théâtre atteint de la maladie dont il mourra.
Deux mots vous donneront une idée de cette pièce.
Maurice , intendant des biens de M. de Florville , est
sur le point d'épouser Laurette qui ne l'aime pas , parce
qu'il est vieux , et qu'un valet-de-chambre de Paris l'a
touchée. Les préparatifs du mariage se font avec pompe ,
-lorsque le maître du château arrive. Son valet , Jasmin ,
AOUT 1816 .
1
143
lui conseille de s'amuser à séduire la future de son intendant
, que ce pauvre garçon reconnaît bientôt pour l'objet
de ses amours parisiennes . C'est Jasmin lui-même que
Florville charge de ses intérêts auprès de la petite ; et
vousjugez bien , Monsieur , que les efforts du valet tendent
à réparer les effets de son mauvais conseil , en éloignant
sa maîtresse de son maître. Il y parvient. Assaut
de malices; Florville succombe , et consent à donner en
dot une somme destinée à l'enlèvement de la demoiselle.
Le poëme de cette pièce vit de réminiscences. Beaumarchais
pourrait réclamer sa part dans la contexture
de quelques scènes; mais il ne revendiquerait pas les
détails , l'esprit du dialogue et la marche totale de l'ouvrage
, qui est sage et froid , raisonnable et languissant.
La musique vaut mieux ; ony reconnaît la touche d'un
maître habile dont les paroles ont dû souvent paralyser
les inspirations. Le final du second acte , un air chanté
par Huet et deux ou trois autres morceaux d'une facture
agréable et savante ont fait deviner le nom de M. Kreutzer,
proclamé au milieu des marques d'une vraie satisfaction
. Son collègue a joui du même honneur ; mais la
différence du succès était sensible. M. Justin est ce coupable.
Forcé de remettre à l'ordinaire prochain le détail des
autres nouveautés , je vous en donnerai pourtant le détail
numérique. Au Vaudeville , Tivoli qui commence
bien ; aux Variétés , la Fin du Monde , remarquable par
un esprit de localité ; Samson , à la Porte Saint-Martin :
beau décor , exécution agréable ; à l'Ambigu-Comique ,
le Vieil Oncle , tableau dignedd''uunplusgrand cadre; et
enfin le Soldat d'Henri IV à la Gaité . Les auteurs sont
MM . Maréchalle et Gombaut. Le talent de faire des
pièces comme celle-ci est leur moindre mérite : le premier
est restaurateur , et l'autre marchand de toiles.
Je suis , etc.
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens. A
144 MERCURE DE FRANCE.
www
ANNONCES .
Histoire de France pendant les guerres de religion ;
par Charles Lacretelle , membre de l'institut et professeur
d'histoire à l'académie de Paris . Quatrième et dernier
volume , in-8° de 470 pages , bien imprimé en
caractère cicéro neuf, sur papier carré fin. Prix : 6 fr. ,
et 7 fr. 50 cent. franc de port par la poste. L'ouvrage
complet en quatre volumes 24 fr.. et 31 fr . franc de
port par la poste. Les mêmes , papier vélin , 48 fr . , et
54fr. franc de port. Chez Delaunay , libraire , Palais-
Royal , galerie de bois , nº 245 .
La Roulette , ou Histoire d'un Joueur ; 6ª édition
revue et augmentée d'un Songe trouvé dans les papiers
d'un joueur , ornée d'un tableau gravé. Chez Rapet ,
rue Saint-André-des-Arts , nº 41. Prix : 1 fr. 50 cent.
La Fin du monde et le Jugement dernier , poëme ,
par M. Lablée. Chez Dentu , libraire , Palais -Royal .
Ode dithyrambique sur le mariage de Mg. le duc de
Berri avec la princesse Caroline des Deux-Siciles . Chez
Cl. Fr. Laurens jeune , libraire , rue du Bouloi ,n4,
au premier .
L'Art de soigner les pieds , et le danger de se confier
à des pédicures qui ne connaissent point les nerfs ni
les muscles ; celui de se servir du rasoir et de la pointe
des ciseaux . Nouvelle édition revue , corrigée et augmentée
par l'auteur. Prix : 50 cent. et 75 c. par la poste.
Chez l'auteur , rue de la Bibliothèque , nº 23 , où l'on
trouve la Pommade pour la destruction des cors , 5 fr .;
l'Eau divine pour fortifier les muscles et les nerfs dans la
marche , 5 fr .
Nota . L'abondance des matières nous a forcé de remettre
au numéro prochain le tableau de l'intérieur et
de l'extérieur .
DUBRAY , IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
N.° 5.
****** ***
MERCURE
DE FRANCE.
ww
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année.-On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance, et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très- lisible. - Les lettres , livres , gravures , etc.,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
POESIE .
ODE
SUR LA CONJURATION DE 1812 ,
www.
Qui a concouru pour le prix des Jeux Floraux ( 1 ) ;
Par M. L. CHARLES .
Non ille ......
Pro patria timidus perire..
De ses vastes pensers l'homme se glorifie ;
Dans ses propres conseils son coeur qui se confie ,
Croitque tout ici bas marche par ses desseins.
Mais du sort des mortels Dieu seul conduit les rênes ,
Et ses mains souveraines
Sans nous du haut des cieux gouvernent nos destins.
(1)C'est ainsi que l'académie prononce pour la pièce qui obtient l'accessit. On
eroit l'auteur pseudonyme.
TOME 68 . 10
7
146 MERCURE DE FRANCE .
Dans un ordre éternel , fruit de sa providence ,
Des choses et des temps le cours réglé s'avance
Saus que nos vains efforts puissent le corriger ;
Et des événemens le torrent invincible ,
Dans sa marche inflexible ,
Entraîne l'orgueilleux qui croit le diriger.
Voyez-vous s'élever ce fils de la fortune ?
De son obscurité fuyant l'ombre importune ,
Il séduit l'univers trompé par ses exploits ,
Sur le front d'un soldat entasse les couronnes ,
Etjusque sur leurs trônes
D'un seul de ses regards intimide les Rois,
Quel bras terrassera ce mortel téméraire ?
Monarques , liguez - vous des deux bouts de la terre ;
C'est à vous d'abaisser son insolent orgueil :
Accourez. Mais en vain votre union l'assiège ,
Le ciel qui le protège ,
Plus loin de ses grandeurs a préparé l'écueil.
Tel le cèdre au milieu des forêts qu'il domine ,
Pousse jusqu'aux enfers sa profonde racine ,
Tandis que de sa tête il va toucher les cieux .
Mille vents conjurés en vain lui font la guerre;
C'est d'un coup de tonnerre
Que doit être brisé son front audacieux.
Dieudes rois , ton bras seul a pu sauver le monde ;
Ta puissance immortelle en prodiges féconde ,
De ce coup éclatant mérite tout l'honneur.
Oui , toi seul es l'auteur de notre délivrance ;
Toi seul rends à la France
Ses lois, sa liberté , ses rois et son bonheur.
Eh! qu'était-il besoin que l'Europe en furie ,
Desbords duTanaïs aux champs de l'Ibérie ,
Contreunseul homme armât cent peuples conjurés ?
1
1
AOUT 1816. 147
S'il eût dû succomber sous des forces humaines,
De ses honteuses chaînes ,
Français, des Français seuls nous auraient délivrés.
O champs de la Russie ! plaines désastreuses
Où cent mille héros , victimes malheureuses ,
Qu'à l'envi moissonnaient la faim et les hivers ,
Accusantde leur chef l'homicide imprudence,
Erraient sans espérance ,
Et vainqueurs fugitiſs mouraient dans les déserts!
Tandis qu'un furieux expiant ses ravages ,
Couvrait de nos débris vos régions sauvages ,
La vengeance en secret s'armait pour le punir.
Et du trône où s'assit la fortune insolente ,
La ruine éclatante ,
Allait au fond du nord jusqu'à lui retentir.
Hélas ! nous n'avions pas expié tous nos crimes :
Tombez , nobles vengeurs ; tombez , mortels sublimes.
Sous les murs de Leipsick nous sommes attendus .
Mais sans briser le joug de la France asservie ,
Si vous perdez la vie ,
Vos trépas généreux ne seront point perdus.
Sous le fer des tyrans quand la vertu succombe ,
Son sang ne périt point consumé par la tombe ,
Il n'est point en fumée exhalé dans les airs ;
L'Eternel le reçoit dans l'urne de vengeance ,
Préparant en silence
Lecoup qui doit l'absoudre aux yeux de l'univers.
1
Nos maux ont à la fin lassé sa patience.
Dans les rois de la terre il a mis sa puissance ,
Et soudain leur vainqueur est tombé devant eux.
Etdès long-temps bannis de nos tristes rivages ,
Après vingt ans d'orages ,
Les lis ont refleuri dans leur empire heureux.
10.
148 MERCURE DE FRANCE.
En goûtant la douceur de notre destinée ,
Français , oublirions -nous la troupe infortunée
Qui mourut pour hater ce bienheureux moment ?
Aucun hommage encor n'a consolé leurs mânes ;
Et dans des lieux profanes
Leurs os abandonnés gissent sans monument.
Vivans , s'ils n'ont pu voir la fin de nos misères ,
Qe du moins le retour de nos destins prospères
A leurs restes éteints se fasse , hélas ! sentir.
Eh ! quel mortel impie échappé du naufrage ,
Sans tombeau sur la plage
Laisse les malheureux que l'onde a vu périr ?
L'avenir dirait done : pour venger leur patrie ,
Des Français d'un tyran bravèrent la furie ;
Le trépas fut le prix d'un dévouement si beau.
Où sont les monumens de ces nobles victimes?
Leurs ombres magnanimes
Méritaient des autels et n'ont pas un tombeau.
Non , nous ne voulons pas qu'une telle souillure
Aille flétrir nos noms dans la race future.
Vous serez honorés , manes de nos vengeurs !
Sous un marbre commun vos dépouilles sacrées ,
Ajamais révérées ,
Iront de siècle en siècle attester nos douleurs.
Etsi...... mais loin de nous ces présages funestes.
Si jamais de ses feux ressuscitant les restes
La Discorde attaquait et le trône et les lois ,
Armés pour foudroyer ses lignes criminelles ,
De vos cendres fidelles ,
Nos neveux apprendraient à mourir pour leurs rois.
Ainsi vous recevrez nos éternels hommages ;
Ainsi vos noms chéris vivront dans tous les âges,
Despleurs de la patrie à jamais honorés.
AOUT 1816. 149
Trop heureux qui n'a point d'autres pleurs à répandre ,
Ni de douleur plus tendre
Aporter sur la tombe où vous reposerez !
O triste et cher objet de deuil et de tendresse !
Infortuné BOUTREUX ! tes vertus , ta jeunesse
De tes assassins même ont ému la pitié......
Mais je dois consacrer d'autres chants à ta gloire.
Au temple de mémoire ,
Puissé- je unir nos noms unis par l'amitié !
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
LE JUGEMENT DERNIER.
Ode.
Dieu se lève entouré des vents et de la foudre;
La trompette résonne , et l'univers en poudre
S'écroule et disparaît dans l'abîme confus .
Tout est détruit : le temps , l'espace , la matière ,
La vie et la lumière ,
La mort même n'est plus.
Mais l'homme existe encor. Dans cette horreur profonde,
Il se présente seul , dernier débris du monde ;
Sous ses pas chancelans la terre même a fui.
Et ce roi détrôné de tout ce qui respire
Cherche en vain son empire
Emporté loin de lui.
Pécheur , dès ce moment ton supplice commence.
Où se cacher , où fuir l'implacable vengeance
Dujuge méconnu dont l'aspect les confond ?
Contre Ini du néant ils implorent l'asile......
Désespoir inutile !
L'enfer seul leur répond.
Dieu parle , et dans ce gouffre avide, insatiable ,
De ses saintes fureurs ministre impitoyable ,
150 MERCURE DE FRANCE.
:
L'ange exterminateur les presse et les unit.
Ils tombent poursuivis de flammes invisibles,
Et des traits invincibles
Du Dieu qui les punit.
Les saints en ont frémi. Témoins de leur supplice,
Ils ont peur que ce Dieu qu'irrite sa justice,
Ne les condamne eux-mêmes à ce dernier moment ;
Et voyant la colère en ses regards empreinte ,
Attendent avec crainte
Le fatal jugement.
Mais le Seigneur s'appaise et sa voix les rassure.
Venez , dit-il , ô vous dont l'ame ferme et pure
Me servit sans partage et n'aima que ma loi!
Venez connaître enfin mes clartés adorables
Et ces biens ineffables
Dont la source est en moi.
Venez aussi , pécheurs dont les fautes passées
Se cachent à mes yeux , par vos pleurs effacées.
Des crimes expiés Dieu ne se souvient plus :
Ma justice punit, mais ma bonté pardonne.
Recevez la couronne
Promise à mes élus.
Alors les cieux onverts d'allégresse frémissent ;
Des séraphins en choeur les harpes retentissent ;
An céleste concert les saints viennent s'unir.
L'Eternel sur eux tous répand sa gloire immense ,
Et leur bonheur commence
Pour jamais ne finir.
DE CAZENOVE .
LA CONTRITION DU DÉLATEUR.
Un dénonciateur, à son heure dernière ,
Sentant tout le néant des choses d'ici bas ,
AOUT 1816. 151
Tristement confessait son cas ,
Requérant l'absolvo pour gagner la frontière
Du pays où tout va , mais dont on ne vient pas.
Sale était le bissac , et père Nicolas
Pour approprier la matière
N'était pas sans quelqu'embarras .
Vous avez , dites- vous , par noire jalousie
Et par cupidité dénoncé le prochain ?
Cet acte , frère , est très -vilain ,
Et même il sent l'apostasie ;
D'ailleur par votre esprit malin
Vous déconsidérez le célèbre Cazin
De notre bon comté de Brie ,
Dont Boileau méchamment discrédita le vin.
Si de ce gros péché voulez avoir remise ,
Il faut du fond du coeur réparer la sottise.
Père , reprit le vieux pécheur ,
Il est bien vrai , je fus fourbe et menteur ,
Au docteur Tamponneau j'ai fait donner la chasse;
Tel affront il ne méritait;
Il est docte et loyal , il n'a jamais mal fait :
Bonne tête est sus sa tignasse.
Mais pour tout avouer mon bien plus grand regret
Est de n'avoir pas eu sa place.
ÉNIGME .
Dans une prison claire , et cependant fort noire ,
On me poursuit , me frappe , et moi dans ce tourment
Je vais , je viens , je tourne , ou roule incessamment.
Sans pitié pourra -t-on écouter mon histoire ?
Je fus dès en naissant un magasin de coups ..
On dit que j'en vaux mieux : c'est une triste gloire;
Car le temps que je vis mon sort n'est pas plus doux.
Qui mieux sait me frapper prétend s'en faire accroire.
Et pour ces traitemens je n'ai point de courroux.
152 MERCURE DE FRANCE.
wwwwwwwwwwwwwwwww
LOGOGRIPHE .
En transposant mes onze pieds ,
Mon nom , lecteur , aux yeux expose
De maintes fau ses déités
L'histoire et la métamorphose.
On voit d'abord cet agent souverain
Qui sut Ivrer au dieu de Ganimède
La belle dont naquit, malgré la tour d'airain ,
Le sauveur d'Andromède .
La déesse de l'équité ;
Celui d'où vint le nom de l'antique cité
Dont l'amour d'un berger a causé la ruine ;
Le crime qui livra la chaste Proserpine ;
Cet époux sans égal
Qui fut chercher sa femme
Au manoir infernal ;
La belle qu'une soeur , par un commerce infâme ,
Voulut livrer au messager du ciel ;
Une parque , un prince cruel
Dont l'aïeul , au sein des eaux même,
Est en proie à sa soif extrême ;
Le mont où succomba le dieu des grands travaux;
Une amante du dieu des eaux ;
Celui , qui non moins changeant qu'elle,
Du même dieu conduisait les troupeaux ,
Et savait prendre une forme nouvelle ;
Une muse , un funeste fruit
Dont la vue éclatante
Sut brouiller tout l'Olympe et fixer Atalante.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'Enigme est Paris Celui du Logogriphe est Cor, où
N'on trouve Or , Roc. Le mot de la Charade est Mercure
AOUT 1816. 153
EBEN - HAÇAN ,
Histoire imitée de l'oriental.
PRÉFACE .
Je liai connaissance avec un persan : nous nous étions
entendus sans parler la même langue; bientôt il m'instruisit
dans la sienne ; il me prêta les livres de sa nation ,
je les dévorai , car les préceptes de la plus sévère morale
ysont revêtus d'images riantes et faciles; je résolusmême
de les traduire , me berçant déjà de l'espoir de briller .
Tandis que je me livrais tout entier à ces livres , que je
m'y pénétrais des devoirs de l'homme , et que je méditais
d'en instruire les autres , j'oubliai mon ami.
« Lecteur , que les ornemens et les fleurs de celui-ci
> ne vous fassent donc pas oublier dans l'auteur votre
>> conseiller et votre ami. »
EBEN - HAÇAN.
Kuften megher nesim saba ez tchemen resid : ja
karvan misk zeraï Koten resid.
Ce livre est le zéphire qui apporte les parfums de la
prairie qu'il a traversée ; c'est la caravane qui arrive
chargée du musc du Koten .
CHAPITRE PREMIER.
L'ADOLESCENCE .
Haçan vit fleurir son adolescence dans les riantes
campagnes que borde le Tanaïs , vers les confins de la
Georgie. Il vivait , avec son père Samboul , du produit
d'un troupeau dont ils étaient eux-mêmes les pâtres.
Dans les belles solitudes qu'ils habitaient , on respire
154 V
MERCURE DE FRANCE.
avec les suaves odeurs que répandent mille fleurs aromatiques
, une continuelle félicité. Les parfums (1) ont
tantd'influence dans ces délicieuses contrées , qe mêlés
sans cesse avec l'air , ils donnent au sang plus riche une
exquise finesse , et portent dans le cerveau des images
vives et gracieuses. C'est au milieu de ces fleurs et de
ces fruits voluptueux que la beauté a pris naissance , et
le divin Mohammed, pour la plus grande gloire de sa
religion , a voulu que les femmesy fussent les plus belles
de tout l'Orient .
Haçan avait été élevé dans la loi du prophète , pour
laquelle son père avait une grande vénération. Leur
jardin leur servait de mosquée , car il est dit dans le
Koran : J'aime la prière dans les jardins et dans les
prairies.
Le jeune georgien avait perfectionné ses grâces et sa
beauténaturelle par les exercices du corps , la musique
et la poësie. Il imitait sur un luth, que le vieux Samboul
avait rapporté de ses voyages , les concerts des
chantres des bois , qui avaient été ses seuls maîtres dans
cet art. Plusieurs fois il avait vu le faon trompé , venir
sans le voir , se désaltérer à la fontaine auprès delaquelle
il touchait son mélodieux instrument. Souvent il pleurait
dans des vers plaintifs , la belle Nourennhi , sa mère ,
qu'il avait perdue dès son aurore , comme la fleur non
encore éclose voit cueillir la tige dont elle sort. Il avait
construit un léger esquif sur lequel il visitait les îles
dont est semé le Tanais, ou traversait son large lit pour
aller faire des excursions sur l'autre rive. Quelquefois ,
armé d'un arc , il atteignait dans leur vol les oiseaux les
plus rapides ; ou , plus prompt que la flèche , il poursuivait
à la course la gazelle capricieuse. Ainsi la musique
et la poësie adoucissaient ce que ces moeurs avaient
de trop rude , et cette vie active corrigeait à son tour la
mollesse de ces arts .
Haçan croyait à la destinée , non pas à la manière des
(1 ) Les parfums sont tels en Orient , que Mohammed disait souvent
que Dieu avait créé deux choses pour le bonheur des hommes :
lesfemmes et les parfums.(Abulfeda,portrait de Moham.)
مل
AOUT 1816. 155
Orientaux , qui , par paresse d'ame , aiment mieux admettre
que les événemens sont irrévocablement arrêtés
d'avance pourse laisser conduire à leur cours , et n'avoir
pas la peine d'agir ; mais il y croyait parce qu'il avait
eu des pressentimens , et que sansla destinée il ne saurait
y avoir de pressentiment (1 ). Car tout ce qui arrive
étant fixé d'avance par un enchaînement invariable , les
causes qui se disposent à amener les événemens ainsi
préétablis , peuvent agir déjà sur nous et par de secrètes
influences nous en donner un avertissement certain avant
qu'ils soient arrivés . Mais si cet ordre de causes et d'effets
était rompu, si la sagesse invisible n'eut rien prévu
ni marqué sur la table de lumière , tout serait lejouet
d'un hasard aveugle , et nul pressentiment ne nous instruiraitdes
choses dont l'arrivée serait elle-même incertaine.
Cependant , depuis quelque temps , son luth soupirait
des chants langoureux; sa main parcourait plus souvent
le mode uzzal (2) ; il ne lisait plus sans émotion ces vers
du poëte Saadi ;
« Une belle femme qui brille d'une pudeur virginale
» est un astre dont nul n'évite les charmantes influences ;
>>Sa blancheur paraît surpasser celle des lis , son sou-
>> rire est plus délicieux qu'un jardin de roses ;
Si tu savais comme elle a des paroles magiques qui
> endorment les plus vives douleurs ! >>>
Parcourait-il cet endroit du Koran où il est écrit :
« Sous des ombrages toujours verts on voit de jeunes
» vierges errer , vêtues de blanc , au bord des fleuves ,
▸ et quelquefois comme des perles éclatantes parer les
▸ ondes de leurs beaux corps (3) » .
(1) Mohammed en eut un si fort, d'un malheur qui devait lui
arriver , que ses cheveux blanchirent d'avance. L'histoire parle de
ces pressentimens. Les Romains remercièrent les dieux d'une victoire
, trois jours avant d'en recevoir la nouvelle. Le pape Pie V
tressaillit , et annonça le succès de la bataille de Lépante avant qu'elle
fut terminée.
(2) Mode pour le tendre .
(3) Sous des ombrages , etc.; c'est ce paradis. Il est surnommé
156 MERCURE DE FRANCE .
Alors un rouge vif colorait son visage , quoiqu'un
sujet si saint n'ait pas été fait pour jeter le trouble dans
les sens de la jeunesse.
Un jour son père le fit venir et lui donnant une bourse
de sequins assez lourde , lui dit : Mon fils , l'age est
venu où la solitude n'aurait plus decharmes pour toi ;
prends cette bourse , je l'ai reçue de mes ancêtres ; vas
vivre parmi les hommes , fais y choix d'une compagne ,
et si tu es sage , reviens vivre auprès de ton vieux père.
Cela dit , il lui fit l'adieu de la séparation.
wwwwwwwwwwwwwwm
FER .
CHARLEMAGNE ,
Tragédie en cinq actes; par Louis Népomucène Lemercier
, représentée au Théâtre Français , le 27 juin
1816. Chez Barba , au Palais - Royal , derrière le
Théâtre Français , nº 51 .
(Ir article.)
soyez
Toujours le public se plaindra des auteurs; jamais les
auteurs ne seront contens du public. L'un dira sans cesse :
amusez-moi; les autres : applaudissez-nous. Le premier :
faites-moi de belles tragédies ; les seconds : écoutez-les
plus tranquillement. Soyez moins ennuyeux ;
moins difficile ; « montrez-vous sur-tout moins ingrat,
et quand nous avons consacré de longues et pénibles
veilles à vous faire passer une heure de plaisir , soyez
plus indulgent ; n'allez pas pour un vers , pour un hémistiche
rire lorsque nous avons voulu vous faire pleurer.
» Ce n'est pas sans quelque raison que les auteurs
pourraient parler ainsi au public ; mais celui-ci serait
endroit de leur répondre: « Je suis capricieux , je l'avoue
; mais votre gloire n'en est que plus belle; triomphez
de mes caprices; ou si vous les redoutez,pourquoi
Jannat-al- Naim , le Jardin du Plaisir; la terre yet de musc et
de safran. Mohammed, pour suprême félicité, y peint le bonheur
des croyans mariés avec les houris.
AOUT 1816 . 157
1
vous y exposez-vous ? Vous savez que me plaire est et
sera toujours la suprême loi ; vous devez aussi savoir ,
car je présume que vous lisez Boileau ,
Qu'il n'est point de degrés du médiocre au pire.
Il vous recommande sur-tout de choisir des héros propres
à m'intéresser. Quelquefois je puis vous affranchir
de ses règles austères pourvu qu'il en résulte de l'agrément
; mais les enfreindre sans m'amuser , c'est ce que
je ne saurais jamais pardonner.>> Ade pareils argumens
la meilleure réplique de la part d'un auteur serait sans
doute un bon ouvrage. Cependant il n'en est pas moins
vrai que M. Lemercier peut avec quelque fondement
reprocher au parterre la rigueur avec laquelle Charlemagne
a été traité à la première représentation. On sait
d'ailleurs comment aujourd'hui , et sur-tout aux premières
représentations , se compose le parterre de nos
théâtres. Quand chaque acteur y a placé ses gagistes ,
quand l'esprit de parti y a fait entrer les siens , il reste bien
peu de place aux gens raisonnables et impartiaux. Il est
en outre une circonstance particulière qu'il est bonde
faire connaître au public. M. Lemercier avait reçu d'avance
beaucoup de lettres anonymes dans lesquelles on
le menaçait de faire tomber son ouvrage. C'est ce qu'il
fait entendre dans son avertissement : « Perdre ma pièce
était un parti pris . »
1
L'auteur se félicite de la seconde représentation , dont
le succès , dit-il , a récompensé ses efforts ; elle a été,
tranquille , mais non exempte de marques d'improbation
, et l'on s'est montré plus attentif que satisfait. J'ai
assisté à cette représentation , et c'est d'après l'impression
qu'elle a faite ce jour-là sur le public que je vais
examiner la pièce de M. Lemercier .
Dans son avertissement il indique lui-même la ressemblance
que le fonds de sa tragédie peut avoir avec
Cinna. « Le personnage d' Auguste , dit-il , qui agit peu
>> et contre lequel tout agit , m'a servi de modèle. Au-
> guste pardonne , Charlemagne punit : cette diff rence
> tient au sujet; mais l'intrigue et le mouvement dé-
> graderaient également ces deux roles. » Je ferai donc
158 MERCURE DE FRANCE.
voir, et cela m'est permis d'après l'aveu de l'auteur ,
jusqu'à quel point il a été heureux en imitant un des
chefs-d'oeuvre de Corneille. Cet aveu me servira également
à relever une contradiction de M. Lemercier. Dans
une espèce de post-face il prétend que les caractères et
le dénouement de sa pièce sont entièrement neufs . Pour
le dénouement , c'est ce que nous verrons plus tard;
mais l'auteur ne vient-il pas de déclarer que ce caractère
d'inaction qu'il donne à Charlemagne il l'a emprunté
à Auguste ? Après avoir opposé M. Lemercier à
lui-même , je veux , en exposant le sujet de sa pièce , me
servir de ses propres réflexions , en me réservant le droit
de les combattre. Tout ce qui se trouve marqué de guillemets
est tiré de l'avertissement .
<<Astrade , comte de Thuringe , ne fut pas un humble
>> commensal de la cour de Charlemagne; mais un
> prince aux prérogatives duquel pouvaient se ratta-
>> cher tous les intérêts de l'antique pairie. Il est donc
>> en mesure de contester des droits dans le nouveau
> partage des états et de conspirer contre le souverain
» qui le rendit son tributaire.>> Astrade conspire donc
contre Charlemagne pour reconquérir ses droits et
pour venger l'offense faite à sa maison dans la personne
de Régine sa soeur, et la maîtresse de Charles ,
qui l'abandonne pour épouser Irène . Théodon , prince
dépouillé de ses états comme Astrade , et dont le père a
été enfermé par ordre de Charlemagne , est naturellement
le complice de la conspiration. Le prétexte de son
arrivée à la cour est la grâce de sonpère qu'il vient solliciter.
Theuderic , général des troupes de Charles et son
ami , se trouve là pour le sauver des pièges qu'on lui
tend ; Hugues , fils naturel de Régine et de ce prince ,
pour écouter et découvrir les traîtres. Alcuin ne paraît
pas d'abord être dans la pièce d'une grande utilité ; mais
il sert beaucoup au dénouement. Quand Charles a ordonné
de faire périr Astrade , il dit à Alcuin :
Suis ses pas , son repentir peut-être
Te fera des aveux utiles à connaître.
Il nous apprend ensuite que le traître n'a pas voulu se
confesser , et qu'il est mort dans l'impénitence finale.
AOUT 1816. 159
20
« Régine , femme tendre et courageuse , n'a qu'une
des faiblesses de son sexe et en a toutes les vertus . >>>
M. Lemercier pouvait ajouter qu'elle a aussi les vertus
du nôtre , puisqu'il lui accorde le courage; mais avec
tant de vertus elle n'a pas le don d'intéresser , et à l'éloge
pompeux que l'auteur en fait , on peut répondre :
Oh! ciel , que de vertus vous me faites haïr !
On aurait désiré , ajoute M. Lemercier , pour sur-
> croît d'intérêt dramatique , qu'elle conspirât avec
>>Astrade contre son amant ; mais les combats de son
coeur , tour à tour entraîné par l'amour , le regret et
>> la vengeance , ne m'auraient fourni que des scènes
» communes , qu'un pathétique usé, bien moins noble
▸ que les anxiétés nouvelles auxquelles je la livre entre
» un frère , un fils , un homme adoré.» Il me semble
que les anxiétés nouvelles dont parle M. Lemercier ne
sont pas très - neuves ; Camille et Sabine tremblent
comme Régine pour un frère et un amant tout à la fois;
au lieu qu'il eut été bien plus dans le caractère d'une
amante méprisée de conspirer contre celui dont elle a dû
se flatter de partager le trone. Je ne sais si ce combat de
P'amour et de l'ambition eut produit des scènes communes
; mais je crois qu'il en serait résulté une situation
plus dramatique. Il valait mieux sans doute donner
àRégine quelques faiblesses de plus que d'en faire une
femme si parfaite ; la pièce aurait gagné en intérêt ce
que la maîtresse de Charlemagne aurait perdu en vertu ;
c'eut étésur-tout plus conséquent de sa part , puisqu'elle
dit en parlant du mariage d'Irène :
Non , ce barbare hymen ne s'accomplira point ,
Un lien éternel à votre sort me joint.
Aureproched'immoralité qu'on a fait à cette tragédie
qui nous offre la maîtresse d'un roi , mère d'un fils naturel,
M. Lemercier répond par l'exemple de Jocaste ,
de Phedre , et de la Clytemnestre de son Agamemnon.
Quelque différence que nos moeurs mettent entre Régine
et les personnages que cite M. Lemercier , quelque ingrat
que doive nous paraître le rôle d'une concubine ,
160 MERCURE DE FRANCE .
1
on aurait excusé l'auteur si le nom de Régine , se rattachant
à des souvenirs historiques , causait quelque
intérêt ; mais elle est aussi inconnue qu'Astrade. A l'exception
de Charlemagne et d'Alcuin, tous les autres
personnages mis en scène rappellent le plaisant projet
de ce poëte dont parle Boileau , et qui va choisir Childebrand.
Voilà le défaut capital de Charlemagne . L'enfance
et le danger de Hugues sembleraient pourtant devoir
nous attacher : Joas , dans Athalie , attendrit tous
les coeurs ; Astyanax , quoique absent , fait couler nos
larmes ; mais quelle différence ! Dans Andromaque , il
s'agit d'un enfant dont la vie allarme tant d'états ; c'est
le fils d'Hector et d'Andromaque , c'est tout ce qui reste
de Troie. Dans Athalie c'est le jeune Eliacin , seul
échappé du carnage de toute sa famille ; c'est le rejeton
précieux qui doit , de David éteint , rallumer le flambeau.
Mais Hugues est un des mille et un petits princes
bátards dont fourmillent nos vieilles chroniques ; et il
intéresse si peu Astrade lui-même , qu'après avoir voulu
lui donner la couronne , il veut lui donner la mort.
L'auteur n'a pas pu se dissimuler que sa pièce était sans
intérêt ; mais voici comment il s'excuse : « Ai-je besoin
>> de redire aux connaisseurs que nous avons deux espèces
> de tragédies ; l'une toute passionnée , telle que le Cid ,
>> Polyeucte , Andromaque , Iphigénie , Zaïre ; l'autre
>> toute historique , telle que la Mort de Pompée , Héra-
>> clius , Sertorius , Nicomède , Othon. » Remarquons
d'abord que dans la classe des tragédies historiques ,
l'auteur ne cite que des pièces de Corneille , et quoique
le père du théâtre soit une autorité respectable , je crois
qu'on ne peut conclure dd'exemples tirés d'un seul auteur ,
sur-tout d'un auteur dont le grand défaut consiste dans
la multiplicité de discussions politiques . Mais admettons
les exemples fournis par M. Lemercier. Ne trouve-t-on
dans la mort de Pompée que des développemens politiques
? Pompée victime de la plus lâche trahison , le
beau caractère de César , la grande ame et la douleur
de Cornélie , les récits d'Achorée , tout cela ne respiret-
il pas le plus noble et le plus vif intérêt ? En plaçant
Cléopâtre à côté de César , Corneille a-t- il mis aussi sur
AOUT 1816. 161
lascène le petit Césarion pour écouter et découvrir le
complot qui menace le vainqueur de Pharsale ? S'il
l'avait fait , aurions-nous éprouvé le sentiment dont nous
pénètre la
générosité de Cornélie. Quant à Héraclius CIMBREROKA
ce n'est point par sa pénible intrigue , mais par le pathétique
qui règne dans tant de belles scènes et qui est
porté au plus haut point au quatrième acte , que cette
tragédie'se recommande à notre admiration . Othon ne
sejoue plus ; Nicomède est plutôt une comédie héroïque
qu'une tragédie. Corneille avoue lui-înême qu'elle sort
un peu des règles ordinaires. C'est une pièce dont on ne
peut s'autoriser , à moins de faire agir , comme Corneille
, au défaut de la terreur et de la pitié , ce nouveau
ressort , que suivant Voltaire , il a le premier mis en
usage , et dont il a fait une base de la tragédie , je veux
dire l'admiration. Cette grandeur de sentimens qui la
produit se trouve aussi dans Sertorius , dont on n'a
d'ailleurs retenu que la belle scène entre Sertorius et
Pompée , et quelques vers du rôle de Viriate. Les
exemples de la mort de Pompée et d'Héraclius sont donc
contre M. Lemercier. Voyons si dans Charlemagne il a
employé le troisième ressort de la tragédie , celui qui
remplace l'intérêt dans Nicomède , l'admiration ? Mais
qui admirerons-nous dans Charlemagne ? est-ce Charles
quand il nous dit :
Les vertus que ma voix ne put persuader ,
Le cimeterre en main je vins les commander.
quand il n'arrive sur la scène que pour débiter de beaux
discours sur ce qu'il a fait , sans rien faire dans la pièce
que chasser une concubine , et punir un insensé qui veut
l'assassiner : est-ce Astrade , qui comme le prétend l'auteur
, peut avoir des raisons particulières pour conspirer
contre Charlemagne , mais qui n'a ni un nom assez
connu , ni d'assez nobles motifs , ni d'assez grands moyens
pour venirconspirer sur la scène ? Est-ce Régine , femme
fort respectable sans doute , malgré son unique faiblesse ,
mais qui ne peut nous plaire , parce qu'il nous faut au
théâtre , pour me servir de l'expression de Balzac , d'adorables
furies ? Est-ce Theudéric qui vient secourir
SEINE
C.
11
162
MERCURE DE FRANCE ,
1
Charlemagne au moment du danger , sans qu'on sache
comment il en a été informé; qui annonce aux deux
"conjurés que le roi les mande , et qui s'en va sans nous
dire à quand l'entrevue ,ou pourquoi elle n'a pas lieu ?
Est-ce enfin le petit Hugues qui vient déranger si méchamment
les conspirateurs pendant qu'ils causent , qu'à
la deuxième représentation, dont M. Lemercier est si
content , on leur a crié : On vous écoute ?
D'où vient donc qu'une tragédie , dont une conspiration
fait la base , et dans laquelle un prince tel que
Charlemagne doit être la victime du complot, n'a pu
avoir le succès qu'ont obtenu sur la scène les conspirations
de Brutus , de Činna , de Manlius , de Warwic ? c'est que
le dessein d'Astrade ressemble plutôt à un assassinat
qu'àune conjuration. Il faut dans une conjuration de
grands intérêts , de violens ressentimens. Quand Brutus
conspire , c'est pour la liberté : Cinna veut-il faire périr
Auguste , c'est pour venger la mort du père de sa maîtresse
; la tête d'Auguste doit lui valoir la main d'Emilie.
Manlius se plaint de l'ingratitude et de l'injustice de
Rome , elle oublie qu'il a été son sauveur. Quand Warwic
se déclare contre son souverain , c'est pour punir
un prince qui lui doit la couronne de vouloir lui enlever
son épouse; et ce n'est pas un lâche complot que Warwic
trame contre Edouard; c'est échappé de sa prison , les
armes à la main , et à la tête du peuple , qu'il l'attaque.
Nous supportons Cinna se préparant à percer le sein
d'Auguste au milieu d'un sacrifice ; nous souffrons Brutus
égorgeant César au milieu du sénat; lenom de la li- berté nous faitexcuser ces farouches Romains. Mais dans
nos moeurs les mêmes moyens seraient odieux et révoltans
, et tout héros moderne , fut-il encore plus illustre
que Warwic , ne pourrait être admis sur la scène , en
conspirant aussi lâchement qu'Astrade. Que M. Lemercier
ne nous reproche donc pas notre ignorance : « Si les
➤ spectateurs français , dit-il , étaient aussi bien instruits
⚫ de leur propre histoire que de celle des Grecs et des
► Romains , ils auraient peut-être mieux accueilli cer-
>> tains détails que j'ai supprimés. » En parlant ainsi ,
il fait son procès et nonpas le nôtre. Tout écrivain dra
AOUT 1816. 163
matique n'est-il pas obligéde composer ses pièces pour
le public tel qu'il est , et non pour le public tel qu'il
devrait être ? Cette règle n'a-t-elle pas été celle de tous
nos classiques ? Le Cid, Iphigénie en Aulide et Zaïre ,
font pleurer le simple bourgeois comme l'amateur le
plus éclairé. Ce n'est donc jamais la faute du public
quand une pièce n'est pas bonne , c'est toujours cellede
l'auteur.
Un second article sera consacré à de nouvelles remarques
, et elles sont nombreuses. M. Lemercier ne se
plaindra pas au moins de la précipitation des journalistes
, si celle du parterre lui a été funeste.
T.
DE LA VIEILLESSE .
La vieillesse , selon Cicéron , est à lafois l'objet de
nos désirs et de nos murmures. Chacun s'afflige de se
trouver vieux , et tout le monde aspire à le devenir. Tel
est le sort des mortels , ils sont effrayés de leur but , et ils
voudraient en y courant le voir toujours reculer devant
eux.
La vieillesse ressemble un peu à la vertu , on la respecte,
mais on ne l'aime pas ; elle annonce la fin du
banquet de la vie , c'est alors , nous dit Voltaire , que
L'esprit baisse , nos sens glacés
Cèdent au temps impitoyable ;
Comme des convives lassés
D'avoir trop long-temps tenu table.
Cependant , à cette époque de la vie où la vérité sévère
remplace les douces illusions; lorsque nos souvenirs
, qui sont les vrais précurseurs de Minos , d'Eaque
et de Rhadamante , ne nous rappellent que de nobles
pensées , de belles actions et de bons ouvrages , nous
goûtons d'avance le bonheur de l'Elysée ; nous sentons
quenotre mémoire sera honorée parce que notre exis
11٠
164 MERCURE DE FRANCE.
tence a été utile , et nous jouissons d'une considération
qui vaut et remplace bien des plaisirs .
Aussi lorsque vous voyez un vieillard aimable , doux ,
égal, content , et même joyeux , soyez certain qu'il a
été dans sa jeunesse juste , bon , généreux et tolérant ; sa
fin ne lui donne ni regret du passé, ni crainte de l'avenir
, et son couchant est le soir d'un beau jour.
Les vieillards chagrins sont ceux que leur mémoire
tourmente , et qui regrettent une vie mal dépensée.
Dans les pays où la vertu règne , on honore la vieillesse
: les peuples corrompus la négligent , la méprisent ,
la tournent en ridicule sur leurs théâtres . Cicéron , qui
tenait encore aux anciens temps , fut le consolateur et le
panégyriste de la vieillesse. Juvénal en fit l'objet de sa
satire.
Ce poëte mordant se plaît à peindre l'oeil éteint , le
menton tremblant , le dos voûté, la marche engourdie
du vieillard , le supplice qu'il éprouve en s'efforçant vainement
de broyer le pain qui le nourrit. Il le représente
au spectacle suivi d'un valet qui s'égosille à l'avertir
qu'on chante. Son triste pinceau vous retrace la goutte
qui déforme ses pieds , la pierre qui déchire ses reins ; il
n'attribue qu'à la fièvre le reste dechaleur qui l'anime.
Enfin , vous le voyez simple et crédule , victime des
charlatans qui hâtent sa mort , ou dupe d'une gouvernante
qui lui dicte un testament.
Il n'a pas même pitié de la caducité ; il rit de cette
seconde enfance qui confond tous les objets. Sans égard
pour ses cheveux blancs , il offre à vos regards le père
de famille
Qui méconnaît ses parens attristés ,
Cet ami qui soupait la veille à ses côtés ,
Ce fils qu'il éleva , ses filles , et sa femme
Qu'il appelle monsieur, et son valet madame.
Enfin , en vous rappelant la douleur du père d'Achille,
ou les malheurs du vieux Priam , il vous annonce que
chaque année de plus vous expose à perdre les objets les
plus chers , à voir tout tomber autour de vous; ondirait
AOUT 1816. 165
L
qu'il veut vous faire renoncer à vivre dans la crainte de
vieillir.
Voyez ce qui résulte dans les siècles dépravés de cet
oubli des convenances , de ce mépris absurde pour ce
qu'on devrait respecter le plus! L'expérience devient inutile,
la raison nepeutplus corriger la folie, les jeunes gens
raillent leurs pères au lieu de les écouter , la vertu rougit
devant le vice , et le vieillard triste de son isolement et
honteux de ses années , quitte le costume qui lui convient
, la gravité qui le décore , pour déguiser son âge
qu'on humilie , ses cheveux blancs se cachent sous une
perruque blonde , son menton se garnit d'une grosse cravatte,
son frac étroit serre et gêne ses membres fatigués ,
et la crainte du mépris le force à devenir ridicule.
Oh ! que je regrette ce temps où j'ai vu de vénérables
magistrats , de respectables guerriers , offrant à notre respect
les leçons du passé , les traces du temps , et conservant
leur ton et leurs vêtemens antiques ! Ils frappaient
nos esprits de la majesté de l'histoire ; nous n'osions
nous asseoir devant eux , et nous les prenions avec raison
pour nos maîtres et pour nos modèles .
Le temps licencieux de la régence commença dans
ce genre les modernes saturnales , et les vieux ministres
de Louis XIV auraient pu dire au régent, comme Sully
á Louis XIII en présence d'une jeunesse étourdie qui
critiquait sa gravité : Lorsque le feu roi m'appelait à
sa cour pour me consulter , il en chassait préalablement
les bouffons et les baladins .
Mais sans nous arrêter plus long-temps sur un point
qui ne peut être raisonnablement contesté ( le respect
qu'on doit à la vieillesse ) , examinons si elle est en effet
aussi malheureuse qu'on se le figure , si ses inconvéniens
n'ont pas de compensation , et si Dieu , que nous accusons
avec autant de légéreté que d'ingratitude , a privé
réellement l'hiver de nos ans de toute douceur et de tout
plaisir.
Pour moi je soutiens que sa bonté féconde a répandu
des fleurs sur toutes les saisons de la vie ; il ne nous faut
qu'un peu de bon esprit pour les bien connaître et les
cueillir à propos ; mais ilnefaut pas chercher du lilas en
-r66 MERCURE DE FRANCE.
été et des oeillets en hiver : chaque chose ason temps,
et on a dit avec raison que celui qui n'a pas l'espritde
son age , de son age a tout le malheur.
Un Caton de vingt ans et un Adonis de cinquante ,
sont également ridicules ; nous devons nous regarder
vieillir , ne viser qu'aux succès qui conviennent à l'époque
où nous nous trouvons , et ne pas oublier les changemens
que le temps fait en nous , et que nous remarquons
si vîte chez autrui.
Il faut nous préserver du ridicule de cette coquette
quepeint Labruyère , qui regarde le temps et les années
seulement comme quelque chose qui ride et enlaidit
les autres femmes ; elle oublie qu'on lit son age sur
son visage , et que la parure , qui embellit lajeunesse ,
éclaire les défauts de la vieillesse; la mignardise l'accompagne
dans la douleur , dans lafièvre , et elle meurt
parée en rubans couleur de rose.
On reproche à la vieillesse de nous priver des plaisirs
, de nous éloigner des affaires , et de nous rapprocher
de la mort. Cicéron y ajoute sans nécessité un
autre griefcompris dans ceux- ci , celui d'affaiblir notre
corps.
Nous répondrons avec lui, mais en peu de mots: d'abord
qu'elle calme les passions sans éteindre les sentimens;
elle ne nous fait perdre des plaisirs que leurs
excès ; on a moins d'amour , mais plus d'amitié ; on
compose moins , on juge mieux ; on ne court plus , mais
on se promène ; on cesse de disputer , mais on cause; on
n'est plus matelot, mais pilote; le conseil remplace le
champ de bataille; au lieu d'apprendre de nouvelles
choses on enseigne les anciennes , et l'espérance qui nous
guidait sur la terre nous tourne doucement vers les cieux ;
notre raison reçoit des hommages plus durables que ceux
qu'on rendait à notre figure , et le fruit que nous portons
est aussi recherché que la fleur de notre printemps.
L'éloignement des affaires n'est pas un reproche plus
fondé. D'abord on pourrait mettre en question si c'est
un malheur , et si on a lieu de regretter dans un port
tranquille les tempêtes de la vie.
D'ailleurs combien d'excmples fameux n'a-t-on pas
AOUT 1816. : 167
àciter pour prouver que la vieillesse n'est pas toujours
inactive et sans gloire ? Voyez chez les anciens , Nestor,
de Rome ; Sophocle à cent ans excitantl'enthousiasme
l'oracledu des Grecs ; Fabius et Caton , soutiens
et triomphant de l'envie ; Solon dictant des lois à sa
patrie; et chez les modernes , Villars vainqueur à Denain;
Lhopital, sage au conseil , fier et ferme dans l'exil;
Frédéric , ombrageant sa vieillesse de lauriers belliqueux
et de palmes littéraires ; Fontenelleet Voltaire ,
après un siècle de triomphes rajeunissant encore le Parnasse
français.
Mais , dira-t-on , c'est le voisinage de la mort qui est
affreux dans la vieillesse. La mort ! eh! quoi , n'est-ce
pas lebut commun , le sort universel ? Ne meurt-on pas
àtout âge ? Dans d'autres saisons on y tombe violemment
comme dans un précipice; après douze ou quinze
lustres on y marche par une pente douce, Jeunes , c'est
un vol qu'on nous fait; vieux , c'est une dette que nous
payons. Nos sens émoussés sentent moins la douleur de
cette séparation; les infirmités même nous y ont peu à
peu accoutumés. Notre corps est un logis que le temps
use et gâte petit à petit, pour que nous le quittions avec
moins de regrets. Le jeune homme court à la mort , elle
vient au-devant du vieillard .
Je pense comme Sénèque qui disait : Je ne trouve
rien de vieilli en moi que les vices ; quitte de ce fardeau
, mon ammejouit de nepresque plus avoir rien de
commun avec mon corps ; elle s'élance libre et dégagée.
A l'entendre c'est lafleur de sa jeunesse .
N'en doutons point , tous ces reproches faits au dernier
âge sont injustes; ils partentd'un esprit faux et d'un
coeur ingrat. Le système des compensations est vrai
quand onne veut pas le pousser trop loin. Tout estmêlé
de biens et de maux dans la vie ; c'est un tableau où la
lumière est toujours à côté de l'ombre .
La vieillesse chagrine est le résultat d'une jeunesse
mal cultivée . La saine vieillesse qui termine une sage
existence , c'est le bon fruit dans sa maturité.
On se plaint des vols que nous fait le temps ; mais je
nevois pas que la vieillesse éteigne la piété,réfroidisse
168 MERCURE DE FRANCE .
J'amitié ; elle ne nous enlève ni le désir de l'estime , ni
l'amour des lettres , ni les charmes de la conversation ;
elte nous dégoûte seulement de ce que nous ne devons
pasaimer.
A en croire certaines gens , rien n'est pire que l'épithète
de vieux ; il n'y a de bon que ce qui est jeune et
nouveau. Cependant on peut les forcer à reconnaître que
les vieux livres sont encore les meilleurs ; qu'une vieille
amitié lie plus fortement qu'un jeune amour ; que rien
n'élève et n'attendrit autant l'ame que les vieux monumens
et les vieux chênes . Une vieille coutume est plus
respectée qu'une nouvelle loi ; les vieux maux sont ceux
qu'on supporte le plus facilement. On préférera toujours
le vieux vin au nouveau , et on aime presqu'autant la
naïveté du vieux langage que la grâce du parler de l'enfance.
J'ai quitté souvent dans ma jeunesse les plus aimables
coquettes de Paris , pour passer la soirée chez la vieille
MmeGeoffrin et chez la vieille Mme du Deffant. Elles
me faisaient oublier plus que les autres la marche du
temps, en le remplissant mieux.
La vieille comtesse de Romanzof, en Russie , me
charmait parsa mémoire , par sa vivacité , par ses récits :
elle avait vu bâtir la première maison de Pétersbourg ,
elle avait été témoin du passage de la barbarie àla civilisation;
elle laissait entendre que Pierre-le-Grand l'avait
aimée , et que même il n'avait pas été trop mal reçu. En
racontant ses voyages , elle me faisait assister au dîner
de Mme de Maintenon et de Louis XIV .. J'entrais avec
elledans la tente du duc de Marlborough, je la suivais à
la cour de la reine Anne : c'était l'histoire vivante , et
jene me lassais pas plus de l'entendre , qu'elle de parler.
En vain cherchera-t-on dans toutes les cours de l'Europe
un jeune homme aussi aimable que leprince de
Ligne l'était à quatre-vingts ans. Rien ne s'était aigri
dans ce vase précieux , tout y conservait la fraîcheur de
la nouveauté; son coeur s'était arrêté à vingt ans , et son
esprit à trente. Toute sa vie n'a été qu'une langue jeu
pesse.
Bi
Il existe donc quelques hommes privilégiés , comme
AOUT 1816. 169
certains climats où règne un éternel printemps ; et leur
heureuse vieillesse ressemble aux îles fortunées , dont les
arbres toujours verts , portent enttoouutt.temps àlafois, des
feuilles , des fleurs , etdes fruits .
On serait d'abord tenté de croire que la vieillesse en
affaiblissant les organes , diminue le courage : mais l'expérience
prouve le contraire ; car ainsi que le dit un
ancien , une longue vie nous apprend à mépriser la
mort.
On quitte avec moins de regret des jouissances qu'on
doit si peu garder , on brave aisément une si faible perte.
Unjourddeebataille , le vieux soldat rit des longues espérances
des jeunes gens , et leur dit : Devant le canon
nous sommes tous du méme age .
Lorsque tout Athènes tremblait et se taisait en présence
de lagarde du tyran Pisistrate , le vieux Solon
seul la bravait , et défendait la liberté mourante. Un
athénien lui demanda ce qui pouvait lui inspirer tant
d'audace , il répondit : Ma vieillesse .
C'est à la fin de notre carrière qu'on sent comme
Charron , qu'un bon mourir vaut mieux qu'un mal
vivre.
L'aveugle jeunesse regarde la vie commeunepropriété
, et la vieillesse sent bien que c'est un usufruit ;
elle y tient moins , et pour cela même en jouit peut-être
mieux ..........
D'ailleurs il y a plus de gens qu'on ne pense qui trouvent
que notre existence est assez longue , et que sa fin
est le commencement d'un autre bonheur. Ils disent ,
comme l'auteur de la sagesse : Que servirait une plus
longue vie pour simplement vivre , respirer, manger ,
boire , voir ce monde ? Faut- il tant de temps pour
avoir tout vu , tout su , tout goûté? Si long-temps pratiquer
, et toujours recommencer , à quoi bon cela ?
Qui ne se saoulerait de toujours faire même chose ?
Si cela n'estfacheux , c'est au moins superflu .
Je sais bien que beaucoup de vieillards tiennent fortement
à la vie , elle est pour eux une habitude dont ils
ne veulent pas se défaire ; mais cet attachement même
à leur existence en prouve évidemment le bonheur , et
1
170
MERCURE DE FRANCE.
démontre mieux que les plus forts argumens , que jus
qu'au dernier jouril existe des liens de plaisirs qui nous
attachent au monde.
Non seulement la vieillesse jouit du présent , mais elle
projette encore pour l'avenir. Ne riez pas de vos rêves ,
elle vous répondrait avec le vieillard de La Fontaine :
Mes arrières neveux me devront cet ombrage :
Eh bien ! défendez vous au sage
Desedonnerdes soins pour le plaisir d'autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui ;
J'en puis jouir demain , et quelques jours encore ,
Jepuis enfin compter l'aurore
Plus d'une fois sur vos tombeaux.
L'égoïste ne connaît pas cette jouissance , aussi sa
vieillesse est triste ; il n'a ni compagnon , ni successeur ,
ni espoir. Il remplit seul maussadement son cercle étroit ,
commele limaçon sa coquille. Le passé est pour lui un
vide , le présent un désert , et l'avenir le néant.
Je sais bien qu'on rencontredes vieillards insupportables
par leur caduque vanité , par leur ennuyeux bavardage
, et par leur humeur épineuse ; entachés d'avarice
, et craignant la mort , parce qu'ils sont , ainsi que
ledit un de nos vieux moralistes , acoquinés à la vie.
Mais ne rencontrons-nous pas une foule de jeunes
gens avec les mêmes défauts ? Ils vous choquent davantage
dans le vieillard , parce que vous vous attendez
moins à les lui trouver ; ses cheveux blancs vous promettaient
la sagesse , et ses paroles vous montrent la
folie : beaucoup d'hommes ne sont que de vieux enfans
.
le
La vie est un voyage : peu de voyageurs en rapportent
une utile instruction ; plusgrand nombre n'a vu
par-tout que des postes , des auberges , des bals , des
spectacles , et des filles .
Nous rendons tous , sans le savoir , un juste hommage
à la vieillesse , en louant le temps passé aux dépens du
temps présent. Ce sont les erreurs et les folies de notre
jeunesse , qui s'inclinent avce respect devant le souvenir
>
AOUT 1816. 171
desleçons etdes exemples de nos vieux parens; et l'idée
de l'âge d'or ne nous est peut-être venue que du temps
où notre enfance écoutait les préceptes sages et purs de
la vieillesse .
Je crois pouvoir affirmer sans paradoxe , lorsque la
vieillesse n'est pas folle , et semblable à une seconde enfance
, que des quatre âges de la vie , le dernier est le
plus heureux.
D'abord il s'occupe plus de la divinité , parce qu'il
sent plus le besoin d'y croire. Le vieillard est déjà
presque plus voisin du ciel que de la terre ; l'immortalité
de l'ame est la consolation de la mort des sens .
C'est ce que disait si bien à ses enfans le vieux Cyrus
au bord du tombeau : il ne voyait plus son trone à
Babylone , mais dans le séjour d'Oromase; et de toute
sa gloire le seul souvenir qui le satisfit , était celui de
ses vertus .
Toutes les opinions des sages , anciens et modernes , se
réunissent pour nous prouver que le seul moyen de
bonheur pour l'homme se trouve dans la modération ;
c'est là le résultat de leur philosophie. Eh bien ! tandis
qu'ils s'efforcent vainement de nous porter à cette vertu
qui évite les éclats , modère les désirs , et calme les passions
, la vieillesse le fait tout naturellement.
Existait-il , parimni les sages de laGrèce , unplus parfait
modèle de raison et de bonheur , que ce vénérable
Ducis , qui cultivait en paix les lettres et ses champs , au
bruit des tempêtes de l'Europe , et qui restait calme ,
vertueux , aimable et tolérant au milieu du choc des
passions , du débordement des vices , du bouleversement
des empires ?Ah ! c'était bien à lui qu'on pouvait appli
quer dans sa douce retraite ces vers de Racan :
Roi de ses passions il a ce qu'il désire ,
Son fertile domaine est son petit empire;
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ,
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces ;
Et sans porter envie à la pompe des princes
Ilest content chez lui de les voir en tableau.
Le Cointe DE SÉGUR.
172
MERCURE DE FRANCE.
i
Suite du Dictionnaire raisonnédes Etiquettes , etc.
Par Madame la comtesse de Genlis .
ARTISTES . Il serait à désirer que tous les artistes
connussent les avantages d'une bonne éducation et des
bonnes moeurs réunies aux talens ; ils auraient dans la
société l'existence la plus agréable et la plus brillante.
On souffre lorsqu'on voit un artiste distingué par un
talent supérieur , se rabaisser par ses goûts , son ton , sa
manière , et une ignorance honteuse. Les arts , ennoblis
par la conduite et la culture de l'esprit , seraient une si
belle parure de la vertu ! L'obligation d'être instruit est
plus particulièrement rigoureuse pour les peintres , qui
doivent savoir parfaitement l'histoire ancienne et moderne
, tout ce qui a rapport aux coutumes et aux costumes
antiques , la mythologie , et qui même doivent
connaître les poëmes anciens et modernes. Ainsi l'étude
des langues leur serait très-utile. Les anciens peintres de
la grande école italienne avaient presque tous les plus
vastes connaissances , et une prodigieuse quantité parmi
eux joignaient à cette instruction les talens de la poësie
et de la musique. La culture des arts étend et complète
celle de l'esprit , et l'instruction à son tour est nécessaire
aux arts , et donne aux artistes une considération qu'ils
n'auront jamais sans elle. Un homme de lettres peut ,
sans s'avilir , donner des leçons publiques de littérature
et vendre ses ouvrages; la seule différence qui se trouve
entre obtenir une place qui vaut de l'argent , ou en assurant
son sort comme artiste , est que dans le dernier cas
il faut nécessairement avoir un talent , et que dans le
premier , très-souvent l'intrigue en tient lieu. Ainsi un
artiste musicien peut fort noblement donner des leçons
et des concerts publics; car le public , les princes , et
tous ceux qui veulent s'initier dans les arts , doivent une
juste rétribution aux talens . Mais il est indigne d'un
grand artiste de paraître chez les particuliers comme un
ménétrier , et d'y faire payer ses soirées : c'est s'exclure
soi-même de la bonne compagnie , que s'y montrer sous
AOUT 1816 . 173
1
eette forme mercenaire qui n'a droit à aucun égard de
société . Quand les artistes d'un talent supérieur sauront
se respecter eux-mêmes , qu'ils auront une réputation
sans tache , de l'usage du monde et une conversation
agréable , ils seront recherchés dans la société avec autant
d'empressement que de grâce .
ARTS ( beaux. ) Nous avons déjà dit qu'avant la révolution
l'architecture a eu beaucoup plus d'éclat que dans
ces derniers temps , et les sculpteurs français , depuis
cette époque , n'ont rien fait que l'on puisse comparer
aux beaux ouvrages de Pigale , de Coustou , de Julien ,
d'Allegrin , etc. La peinture a été plus heureuse , mais
on n'a pas fait de plus beaux tableaux que le serment
des Horaces , la mort de Socrate , de M. David ; la
Cananéenne , le Marius , de M. Drouais , etc.; et dans
un genre moins relevé , mais charmant , rien n'a égalé
M. Greuze. La seule miniature a fait des progrès ,
nul peintre en ce genre n'a eu le fini et la perfection
de MM. Isabey , Augustin , et de quelques autres.
M. Haller , dans le dernier siècle , avait mis à la mode
un fort mauvais genre de miniature ; il ne visait qu'à
l'effet des masses , et négligeait entièrement les détails ,
c'est un défaut intolérable dans une miniature, qui demande
nécessairement à être vue de près , c'est même un
défaut en tout genre de peinture , car la sublimité de
l'art est de réunir tous les genres de beautés , et le fini
en est un très-précieux. Sans doute il ne faut pas qu'il
nuise à la liberté du dessin , à l'expression , à l'effet de
l'ensemble , mais un peintre véritablement supérieur
peut réunir tous ces divers genres de mérite , comme le
prouvent les chefs-d'oeuvre des grands maîtres. Le chevalierReynols
, en Angleterre , a fait des portraits d'un
fort bel effet , mais qui sont peints comme des décorationsd'opéra;
ce n'estpas ainsique Rigault, Testelin , etc. ,
faisaient leurs beaux portraits.
On devrait n'admettre dans la peinture (1 ) que le
;
(1) Le morceau suivant sur la peinture est extrait du Journal
Imaginaire du même auteur , mais ce même morceau était tiré de
cedictionnaire manuscrit, ainsi la page qu'on va lire n'est ici qu'une
restitution.
174 MERCURE DE FRANCE.
genre héroïque et le genre gracieux , et rejeter le gro
tesque et le trivial , par conséquent les tabagies , les
vendeuses de poissons , etc.; c'est-à-dire , presque tous
ces tableaux flamands que l'on a si souvent préférés aux
sublimes productions des écoles d'Italie. La durée et
l'immobilité de la peinture et de la sculpture indiquent
assez qu'elles ne doivent représenter que des actions et
des choses dignes d'être consacrées. L'art mobile de la
représentation théâtrale n'exige pas la même sévérité ;
onpeut avec plaisir voir plusieurs fois une pure bouffonnerie
; l'art plus fugitifencore de la musique permet
aussi quelques écarts , quelques folies passagères : il n'en
est pas ainsi d'un tableau qu'on voit tous les jours et
toute sa vie. Il faut être bien dépourvu de délicatesse et
degoût pour seplaire ,pendant vingt-cinq ou trente ans ,
àse voir entouré de vieillards ignobles et hideux , de
cuisinières dégoûtantes , et de porte- faix ivres . Il est
étrange de s'enfermer chaque jour dans son cabinet pour
yvivre en aussi mauvaise compagnie , et souvent de se
ruiner pour étendre et prolonger une telle jouissance .
Et que penser des artistes qui choisissent constamment
de tels sujets ?On se moquerait avec raison d'un peintre
de fleurs et de fruits , qui , au lieu de les représenter
avec toute leur fraîcheur , ne s'attacherait à les peindre
avec une parfaite vérité que moisis , fannés etdesséchés .
Le peintre de figures est- il plus excusable , lorsqu'il
n'emploie ses talens qu'à représenter des figures dont les
formes , l'attitude et l'action , sont également grossières
, et dont l'expression est basse et ridicule ?
Quant à la poësie , on a perfectionné son mécanisme ,
on versifia mieux; mais quoique nous ayons plusieurs
poëtes d'un grand talent , ont-ils surpassé ceux du siècle
dernier ? Tout, depuis vingt-six ans , devient purement
matériel , triste influence du philosophisme ! Aussi
a-t-on nouvellement inventé ce qu'on appelle très- improprement
le genre descriptif Nos poëtes , dans leurs
grands ouvrages , uniquement occupés des lacs , des
fleuves , des mers , des paysages pittoresques , des rochers
, et des cavernes , finiront par oublier qu'il existe
des créatures humaines ,dont les passions , les affections
AOUT 1816. 175
etdes sentimens peuvent intéresser. Les descriptions ,
ornemens nécessaires dans un poème , n'y doivent être
que de brillans accessoires , et ne sauraient constituer
ungenre.
Pour la musique , nous ne pouvons citer qu'un bien
petit nombre d'excellens compositeurs français , et les
amateurs n'ont point oublié Monsigny , Grétry , Duni ,
Philidor , etc. Voyez musique instrumentale.
ARTS D'INDUSTRIE. Voyez manufactures.
ASSEMBLÉE. Dans quelques sociétés , et sur-tout dans
les feuilles publiques , on a fort mal à propos substitué
à ce mot celui de réunion . Car le mot de réunion daus
ce sens , exprime seulement que des personnes qui se
connaissent intimement se donnent rendez-vous et se
retrouvent ensemble , ainsi on peut dire une réunion de
famille , une réunion d'amis. Mais il est ridicule d'appeler
réunion le rassemblement de deux ou trois mille
personnes à un spectacle , à une fête , et il faut dire alors
assemblée, comme on disait autrefois. On ne pensait
peut-être pas alors avec cette profondeur, devenue maintenant
presque universelle , mais on n'employait pas
(du moins généralement) des expressions impropres.
ATHÉES. M. de Voltaire , dans son dictionnaire philosophique
au mot athée , fait le plus grand éloge des
athées . Il dit que l'athée dans son erreur conserve sa
raison qui lui coupe les griffes . C'est ce qu'on a vu sous
le règne de Roberspierre. Dans le même ouvrage , au
motame ( article absurde et infâme d'un bout à l'autre ) ,
M. de Voltaire adresse aux gens religieux cette burlesque
apostrophe : << Vous , ennemis de la raison et de Dieu ,
» vous qui blasphémez l'un et l'autre ( 1 ) , vous traitez
■ l'humble doute et l'humble soumission du philosophe ,
> commelelouptraite l'agneaudans les Fables d'Esope. »
On connaît la profonde humilité des philosophes modernes
, mais on ne se rappelle pas trop les noms de ceux
que les gens religieux ont emportés au fond d'une forêt
pour les dévorer. On sait seulement que les humbles
(1)Encroyant que Dienveut un culte et qu'il punit le crime.
176
MERCURE DE FRANCE.
disciples des philosophes ont fait périr des milliers de
victimes sur les échaffauds ; on sait encore que d'Alembert
, dans les lettres au roi de Prusse , l'exhortait , ainsi
que Voltaire , à persécuter les jésuites ; que Voltaire ,
dans les siennes , disait que s'il était roi , il emploierait
le fer et lefeu pourexterminer les chrétiens; que Diderot
aécrit qu'il voudrait pouvoir étrangler le dernier roi avec
les boyaux du dernier prêtre..... Les agneaux d'Alembert
, Diderot et Voltaire ! .... quel troupeau !
LETTRE
DE L'AVOCAT POURETCONTRE.
Ce que j'aime , c'est le ton de la vérité , le courage
de ladire , bien opposé à cette flatterie servile , à cette
basse timidité qui règne aujourd'hui dans la république
des lettres. Presque tous nos journaux ne sont plus que
des répertoires de complimens , et pourquoi cela ? c'est
que le plus mince écrivain a l'adresse de s'attacher à
quelques seigneurs , à quelques femmes en crédit , qui
ne veulent pas absolument que l'on attaque leurs chers
petits rimailleurs ou romanciers. Mes amis ne viennentils
pas une prévenir quelquefois moi- même , lorsqu'il
paraît quelque livre nouveau : « Prenez garde à ce que
>>vous direz de cet ouvrage ; l'auteur est protégé par
M. le prince***, parM. le duc***, parMme ** ; il
>> est très-bien reçu danstelle maison ; il est de telle aca-
» démie; il tient à telle personne , etc. » Aussi , que
devient notre Parnasse ? tous les bons citoyens en gémissent
: il n'y a plus que des succès de cabale et de
protection. Que je m'estimerais heureux si je pouvais
persuader à tous les Mécènes , mâles et femelles , que
leur fureur de protéger porte les coups les plus funestes
à notre littérature ; qu'ils corrompent le goût : qu'ils
enchaînent les bras de ses vengeurs; qu'ils se font hair
et mépriser , et se donnent gratuitement des ridicules;
«
AOUT 1816 .
STIMBRE
177
parce que , comme dit le grand Rousseau , un sot suffrage
déshonore autant qu'un sot livre , et que le public
N'épargne pas , quand l'écrit est jugé,
Le protecteur plus que le pro égé.
Si les auteurs eux - mêmes y faisaient une sérieuse at
tention , ils sentiraient que tous les mouvemens qu'ils se
donnent , que toutes les bassesses qu'ils se permettent ,
ne leur serviront de rien ; que leurs intrigues , les appuis
qu'ils se procurent , leur envie de nuire, ne font qu'irriter
les bons esprits ; qu'ils peuvent bien, pendant
quelque temps , imposer silence à la critique , ou du
moins affaiblir ses traits ; mais que tot ou tard elle fera
entendre une voix d'autant plus terrible , qu'elle aura
été captivée. Ils peuvent s'y attendre. Et n'est - il pas
vraisemblable que dans trente ou quarante ans , il paraîtra
quelque bon Ana , ou quelque autre ouvrage qui
dévoilera toute leur médiocrité , toute leur ignorance ?
Oncroit, au reste , que c'est par humeur , par animosité
, par jalousie , qu'on en veut à certains beaux
esprits , tandis que l'on n'est guidé que par le pur amour
des lettres , par le zèle ardent du goût , par la crainte
trop bien fondée de sa dépravation. C'est ainsi que l'on
confond l'esprit de méchanceté avec l'esprit de vérité.
Cela est tout simple : les auteurs qui reconnaissent le
moins, des synonimes dans notre langue , sont trop intéressés
à faire adopter celui-là .
Ce que vous venez de lire , Monsieur , n'est pas de
moi . Il y a environ soixante ans que le plus célèbre de
nos critiques faisait ces réflexions . Je les ai trouvées en
m'occupant de ma lecture ordinaire , à la fin d'une
journée toute consacrée aux lettres; elles m'ont paru si
applicables à l'état de notre Parnasse , que je n'ai pu
résister à l'envie de vous les transcrire. Vous serez frappé
comme moi du rapport que les circonstances de cette
époque ont avec les nôtres. Vous y réfléchirez sans doute
autant que je l'ai fait , et vous en tirerez cette conséquence
flatteuse pour nos auteurs contemporains , qu'il
n'y a riende personnel dans les ridicules qu'on leur re-
VE
1
12
178
MERCURE
DE FRANCE .
proche; mais qu'il faut s'en prendre à la chienne de robe
qui fait son métier .
Dans le temps où ces remarques parurent , il y avait
autant de courage à les publier que de mérite à les faire.
Ily a aujourd'hui , pour le moins , de l'utilité à les rappeler.
Puissent - elles mettre tout le monde en garde
contre les abus qu'elles signalent !
Sans avoir , à beaucoup près , autant d'importance
que Fréron , je reçois souvent des avis semblables à ceux
dont il parle plus haut : « Ne rendez donc point justice
»
àtel mauvais acteur , me dit - on , il a un proche
>> parent au service d'une grande table. Ménagez un peu
» la nullité de cette actrice , elle a le bras long. Trouvez
»
bonne la pièce de circonstance , son auteur est che-
>> valier depuis nombre de jours . Dites du bien du vau-
»
deville nouveau , son père putatif dîne chez le mi-
>> nistre ; » et mille autres fadaises de ce genre . Mais
qu'ai-je à démêler , moi , homme de lettres , avec un
employé du gobelet ?Que me fait la longueur d'un bras
dontjeneveuxpas me servir ? Qu'a de commun le titre
d'un auteur qui fait une méchante pièce , avec le jugement
impartial que je dois porter de son ouvrage ? Et le
dînerd'un ministre doit-il exercerquelque influence sur
le mien ? Non , sans doute; tout cela ne m'importe guère.
L'amour de mes devoirs , un goût triomphant pour la
littérature , et plus encore , le besoin de l'estime publique
, l'emporteront toujours sur de vaines considérations.
Il faut ou m'empêcher d'écrire , ou me laisser dire
la vérité ; mais le respect dû à la loi sur la liberté de la presse me rassure ; égide couvre tous les écrivains
ennemis de la licence .
son
Votre penchant naturel , le caractère de générosité
que je vous connais , et comme l'a dit Voltaire :
La pitié dont la voix ,
Alors qu'on est vengé fait entendre sa loi ;
tout cela vous attendrira sur le trépas du Diable boîteux .
Ce petit espiègle, dont je ne puis plus dire ce que je
pense , puisqu'il est défunt, vient d'être rayé de la liste
desvivans; il a rejoint le Géant vert dans la tombe.
AOUT 1816.
179
C'est un malheur pour votre journal; il se trouve ainsi
défait d'un adversaire qui lui rendait service : ses injures
doublaient l'estime que vous vous êtes acquise. Mais ne
vous désolez pas , le Journal de Paris semble disposé à
le remplacer , et vous ne perdrez rien : déjà le Mercure
latin a été l'occasion d'une ruade dont vous devez être
dangereusement blessé. C'est dommage que dans la
même feuille , en relevant une faute d'ortographe faite
sur l'affiche du théâtre Feydeau , on ait laissé échapper
une grosse faute de français . Cela ne donne pas beaucoup
de droits à critiquer les autres . Le rédacteur de la note
qui vous attaque a la manie de faire croire qu'il sait le
latin;maisje vous suis cautionde sacomplète ignorance
sur ce point , et on peut dire de lui , qu'en faitd'erreurs ,
d'inepties et de mauvais goût , vires aquirit eundo.
Le sens de ces derniers mots s'applique mieux
encore au succès des deux Philibert. Depuis la première
représentation de cette jolie comédie , la foule augmente
dejour en jour ; on se presse sous le péristile, dans les
loges , et souvent l'orchestre des musiciens est envahi. Je
crois cette dernière circonstance inouie à l'Odéon . Cette
affluence vous prouve , Monsieur , la vérité de ce que je
vous disais l'autre jour ; ce théâtre devait se relever. Le
Chevalier de Canolle a eu le bonheur de contribuer à sa
restauration , et il l'a fait sans doute avec honneur; mais
à son défaut , les deux Philibert le rachetaient. En un
mot , il faut tout espérer d'un homme qui , dans son
théâtre , administre , fait des pièces , et se promène luimême.
Le Tivoli du Vaudeville n'est pas très-amusant; le
titre promettait ce que le commencement de l'ouvrage
atenu; mais la seconde partie en est faible. Cependant
le succès n'a été que peu contesté , et je crois que les auteurs
auraient pu se nommer sans honte. Ce sont trois
hommes d'esprit . Le sujet de cette pièce est mince : un
oncle vient dans ce jardin reprendre des mains d'une
vieille folle , sa nièce que cette dernière veut donner à
un intrigant qui joue l'anglais , et il unit cette jeune personne
à un officier de la garde royale ; voilà tout. Les
épisodes sont assez gais; celui de la parade est sur-tout
12.
180 MERCURE DE FRANCE.
original ; Joly y représente à merveille un de ces comédiens
de trétaux connus sous le nom de paillasses : on
a vu celui-là quelque part. Je suis seulement fâché
qu'un aussi bon acteur ait recours à l'usage des masques
, des nez postiches et des peintures dont il se couvre
le visage. Ces moyens ne produisent que des résultats
grotesques , sans vérité. C'est avec sa physionomie qu'un
acteurdoit faire illusion, et celui-ci en possède une aussi
mobile qu'expressive. Son talent, qui est fort agréable ,
suppléera facilement à ce que lanature peut lui avoir
refusé pour la représentation de certains personnages.
Si le vaudeville de Tivoli finissait comme il commence
, tout Paris l'aurait voulu voir.
Madame de Villedieu , jouée lundi dernier à ce
théâtre , n'y a point obtenu de succès. Ceux mêmes dont
lemétier est d'applaudir sans entendre , n'ont que rarement
trouvé l'occasion de gagner leur salaire. Il faut
convenir aussi que cette pièce passe la permission accordée
aux ouvrages d'aujourd'hui; elle n'offre pas une
idée de scène , une apparence d'intention comique , un
mot tant soit peu piquant; on n'y trouve quc fautes grossières
de langage,platitudes d'expressions , couplets mal
écrits , mal tournés , rebattus , sans sel , sans esprit , et
tout cela noyé dans unplan fondé sur le mépris des plus
saintes lois du sens commun. L'auteur , que personne
n'a pu me désigner , a prudemment gardé l'anonyme :
c'est ce qu'il a fait de plus sage dans cette affaire. Benserade
veut enlever une orpheline dont Mme de Villedieu
prend soin. Cette dernière profite de l'occasion pour corriger
l'esprit jaloux de son mari , en se substituant à la
place de cette Angéline que son amant épouse quand
Charleval a fait connaître le quiproquo au bonhomme
de Villedieu . On a vu cela par-tout , mais nulle part
aussi mal présenté. Il faut que cette pièce soit la premièrede
quelque jeune homme étranger à notre théâtre.
Dans ce cas la faiblesse de son essai lui défend la récidive;
il doit jusqu'à nouvel ordre borner ses études a
celle de la grammaire , et ne plus recommencer sous
peine de voir prendre au sérieux le mot qu'un homme
pleind'esprit a dit à côté de moi : c'est que l'action de
CI
AOUT 1816 . 181
composer des ouvrages semblables devrait être prévue
par le Code pénal.
Le monde va finir. Les burlesques explications que
M. Désastres donne de ce phénomène ne rassurent pas
les habitans d'un village qui se préparent à la catastrophe
(c'est ainsi que Brunet l'appelle ). Un soldat profite
de cette frayeur pour retirer des mains d'un paysan
sot et fripon le dépôt qu'il est tenté de nier, et avec cet
argent il épouse sa belle .
Voilà le sujet de la pièce jouée aux Variétés sous le
titre de la Fin du Monde. Vous jugez , Monsieur , qu'il
n'y a rien à dire d'un ouvrage fait et joué à la hâte
commecelui-là; mais il est impossible de ne pas applaudir
à l'admirable talent de Potier , qui fait écouter et
même valoir des choses que je n'ose désigner. Il faut voir
cet acteur; c'est vraiment un miracle, Il se sert de ses
avantages d'une manière étonnante , et il tire un tel parti
de l'absence de ce qui lui manque , qu'il en fait un de
ses moyens de succès les plus victorieux . On assure qu'il
va être intéressé dans l'administration de son théâtre , à
l'exemple de Brunet. Cette conduite des entrepreneurs
est louable ; elle est faite pour exciter l'émulation , et
prouvent que ces Messieurs savent apprécier le vrai mérite.
C'est tout à fait à eux-mêmes qu'il convient d'en
faire honneur , et non aux propositions que le Vaudeville
a, dit-on , faites à Potier . Ce n'est pas la première
fois que les administrateurs des Variétés ont donné des
témoignages de leur bon esprit et de leur désintéressement.
Quand on ne consulte , comme ils le font , que
les plaisirs du public , on doit réussir , et cette sorte de
succès n'est enviée de personne .
Samson fait venir à ses tours de force . Henri remplit
fort bien ce role ; je ne l'ai pas trouvé si grêle qu'on a
voulu le dire. Chacun sait que les hommes les plus forts
ne sont pas les plus gros , et je vous assure , Monsieur ,
que dans ce ballet l'acteur fait illusion. Mme Quériau
fait preuve d'intelligence dans le rôle de Dalila , qui lui
siérait mieux s'il était plus gai , et si cette princesse pouvait
plus raisonnablement se montrer en jupon court.
Je ne vous parle pas de l'action; tout le monde devine
1
182 MERCURE DE FRANCE .
sur quelle base elle repose ; il suffit de vous dire que les
tableaux sont gracieux et les pas bien exécutés . La beauté
des décorations et le coup-d'oeil de la fin ajoutent au
mérite de cet ouvrage. On applaudit avec plaisir pendant
la représentation ; mais on court au dénouement ,
et en cela l'auteur aurait pu mieux imiter les curieux.
Jesuis , etc.
w
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens.
ww
INTERIEUR.
En exécution de l'ordonnance du mois de juin dernier , par laquelle
le roi a déclaré que pour récompenser les sous-officiers de sa
garde et de la ligne que leur bonne conduite et leur zèle dans le
service auraient fait distinguer, il en serait promus à des sons-lieutenances
, S. M. a nommé trois sous - officiers dans chaque régiment
de sa garde , et deux dans ceux de cavalerie , au grade de sous-lieutenant.
Le roi a nommé de la commission établie près du ministère
de la maison du roi , MM. Gérard , Guérin , Gros et Girodet , peintres
; Lemot , sculpteur ; Quatremère de Quinci et Castellan , amateurs
, et le directeur des musées royaux ainsi que l'architecte da
Louvre.
-M. Landon , premier peintre de Mgr. le duc de Berri , a été
nommé conservateur général du musée à la place de M. Dufourni.
Une autre ordonnance du roi porte que tout individu détenteur
d'armes militaires sera tenu de les déposer à sa mairie. Les
gardes nationales et les gardes forestiers sont exempts des dispositions
de cette ordonnance .
- L'ordonnance pour les gardes nationales du royaume doit
recevoir quelques modifications relativement à la garde nationale
de Paris. Jusques-là les anciens réglemens resteront en vigueur.
--Leministre de la guerre ayant des ordres à donner à M. Armand-
Michel Varnier , il est invité à faire connaître sa demeure.
-M. le maréchal Oudinot conserve , par une exception particulière
et faite en sa faveur , le commandement de la garde nationale
de Paris et le grade de major-général de la garde royale , ce
qui est une dérogation à l'ordonnance sur la garde nationale , puisque
personne ne peut , d'après son texte , posséder à la fois un commandement
dans la ligne et dans la garde nationale.
-Ordonnance du roi qui accorde des lettres de naturalisation
AOUT 1816. 183
àM.Abraham de Cologna , grand rabbin, né àMantoue , et président
du consistoire des israélites de France.
Le ministre dela guerre a ordonné que toutes les armes,militaires
portatives répandues dans le département de la Côte-d'Or fussent
réunies dans les arsenaux .
-Le roi a nommé membre de la légion d'honneur M. Bessières
fils , négociant à Gramat , département du Lot, qui en 1815 distribua
aux indigens près de 20 mille hectolitres de grains à un prix audessous
du cours , et auquel ils pouvaient atteindre.De pareilstraits
de civisme ont été donnés en divers endroits . M. Jean François , de
Narbonne , ayant reçu un bateau de grains , pouvait gagner 10 francs
par sac; il levendit au prix coûtant. Son action fit baisser le grain
le marché. Le sieur Laforgue , simple boulanger sur àSt-Gandens,
dedeuxmois
Latorgue,simple boular
départementde la Haute-Garonne, afourni pendantprès
avant la récolte ,lleeppaaiinnaux indigens à unsoudeperte parmarque
audessous de la taxe , et il le fit sur la simple demande de M. Carbon
curé, qui lui peignait le malheur de ses paroissiens. Ilya bien loin
de ces bonnes actions à celle de ce cultivateur américain , qui riche
deplusieurs millions , vient de se pendre pour avoir vendu un peu
moins cher qu'il ne le voulait cent boisseaux de grains .
- Le prix du blé baisse considérablement par-tout , car on
mandequedans les parties de l'Allemagne , limitrophes de la France ,
la diminution se fait généralement sentir. On écrit la même chose
des départemens du Puy-de-Dôme et du Cantal : dès le 24 juillet
le prix moyendu blé était de 24 fr. 75 c. sur le marché de Toulouse.
Le roi de Sardaigne a fait exposer au pilori , sur le marché ,
trois monopoleurs de blé ; s'il est des gens qui spéculent sur la vie
de leurs semblables , c'est à l'autorité légitime qu'il appartient seule,
de les punir de leur cruelle avarice. Le midi de la France , riche
endiverses cultures , est obligé de tirer des départemens de l'intérieur
le supplément de sa consommation. La saison peu favorable ayant
retardé la moisson , il y a eu un renchérissement dans toutes les
céréales. ACastres ,une portion du petit peuple prétendit taxer les
grains sur lemarché , et il y eut une émeute dans laquelle l'autorité
du maire fut méconnue ,le lieutenant de gendarmerie qui marchait
à ses côtés fut blessé. Le préfet se rendit sur-le-champ à Castres ,
fit assembler la garde nationale , la harangua ; les mutins furent connus
et arrêtés , ils ont été conduits publiquement à Albi , chef-lieu
de prééffeeccttuurree:, pour y être jugés.
Le roi , outre les dons qu'il avait précédemment faits à la
ville de Versailles , a accordé aux indigens de cette même ville 6000 f.
à l'occasion du mariage de Mgr. le duc de Berri . Mme la duchesse
d'Angoulême avait aussi , avant son départ pour les eaux de Vichy,
donné 2400 fr . pour qu'il fut retiré 800 nantissemens du Mont de
Piété qui existe à Versailles.
- Le buste de S. M. a été placé dans la bibliothèque royale ,
rue de Richelieu . M. Malingre, l'un des employés , a mis au pied
184 MERCURE DE FRANCE.
l'inscription suivante, en vers grecs , latins et français. Nous allons
donner les distiques latins et français ..
Hic bene rex , inter doctos doctissimus ipse
Hæc loca doctafovens , ab avis alavisque dicala.
Roi savant , il'protège et chérit ces beaux lieux ,
Qu'ont ouverts aux savans ses augustes aïeux .
L'inscription latine nous paraît supérieure à la française ; le dactissimus
ipse a une bien plus grande énergie .
- L'académie des inscriptions et belles- lettres a nommé les
dix académiciens libres qu'elle devait s'adjoindre , ce sont Mgr. le
chancelier , MM. le comte de Blacas , l'abbé de Betancourt , l'abbé
de Montesquiou , le comte de Barbé- Marbois , M. Faurisde Saint-
Vincent , Schweighauser , le comte Germain Garnier , Laurentde
Villedeuil , et l'évêque de Pouilli .
- M. le prince de Condé a cédé définitivement l'aile du palais
Bourbon qui est occupé par la chambre des députés. Cette cession
a nécessité de nouvelles distributions ; une grille de séparation va
être placée , et le jardin ne sera plus ouvert au public .
- M. Vincent , peintre de l'académie , dont les nombreux
élèves soutiennent en France et à Rome l'honneur de notre école ,
vient de mourir .
- Les personnes imposées dans l'emprunt de 100 millions, qui
veulent obtenir le remboursement des sommes auxquelles elles ont
été imposées, doivent. d'après un avertissement que M. le préfet du
département de la Seine vient de faire pubher , déposer leurs pièces
à la pprrééffeecture , il leur sera donné un bulletin constatant le dépôt
qu'elles auront fait de leurs titres,
-Nous croyons utile de faire connaître aux cultivateurs français
l'avis que la commission du gou ernement d'Hanovre vient de
publier. La mauvaise saison ayant été générale sous notre latitude ,
les eaux ayant débordé plusieurs fois , il peut être avantageux d'user
de la même précaution ; elle cons ste à faire manger beaucoup de
sel aux bestiaux , nourris avec des herbes cueillies dans les prairies
qui ont été inondées .
-Les travaux du château de Versailles sontà peu près terminés ,
et le service divin se fait tous les jours dans la chapelle .
-On vient de reprendre les travaux de la galerie du nord au
château des Tuileries , tant à l'extérieur que dans l'intérieur.
Onfrappe chaque jour , à la monnaie de Paris, pour 100,000f
depièces de5 fr et d'un fr ,
Il est arrivé à Bordeaux plusieurs navires venant de la Martinique
et de la Guadeloupe , tout y était , le 22 juin , dans leplus
grand ordre Des nouvellesplus récentes apprennent que les troupes
anglaises avaient quitté l'îte de la Guadeloupe , et qu'il ne s'y trou
AOUT 1816. 185
vaitplusque les chefs , qui attendaient l'expédition partie de France
pour lui faire la remise de l'île.
Un jugement du tribunal de l'arrondissement d'Etampes
vient deprononcer que Jean-Baptiste Sersaut , cultivateur à Cerni ,
qui le 6 septembre 1815 s'était marié devant l'officier civil à Marie-
Jeanne Constantin , veuve Pierre Sersaut , sera tenu de se séparer
d'elle de corps et de biens , une telle alliance étant interdite par le
code civil.
Les avoués près le tribunal de Lyon ont fait la remise de
10,000 francs qu'ils avaient payés dans l'emprunt de cent millions.
Nous ne craignons pas de nous répéter à ce sujet , et nous dirons
que chaquejour le Moniteur est rempli de nouvelles listes d'abandons
volontaires faits soit par des officiers , soit par des corps ,
ou de simples particuliers. Une démarche aussi générale est un sûr
indicateur de la bonté de l'esprit public , et nous en joindrons un
autre. A Hennebon, dont la population est de 4 à mille ames ,
il existait 17 fédérés . Leur ancien égavement faisait exister entr'eux
et le reste de leurs concitoyens une funeste séparation. Ils ont imité
ceuxde Lorient , et se présentant à la mairie ils ont demandé à
prêter leur serment de fidélité et à se réunir au reste de la famille.
Il est d'unhaut intérêt de faire calculer que par-tout c'était la minorité
, et unetrès-faible minorite , qui s'efforçait de donner la loi.
- S. M ayant daigné commuer la peine des travaux forcés à
laquelle Jacques -Emeri Ozéré avait été condamné dans l'affaire des
patriotesde 1816, en celle de cing années de prison , qui n'est point
infamante, il n'a pas été mis à l'exposition avec les autres coupables.
Sourdon n'a point été reconduit dans la même prison que ses complices.
Les révélations qu'il avait faites contr'eux les avaient portés
à des menaces auxquelles on a voulu le soustraire . Telles sont les
associations du crime.
- Les vingt-un individus accusés de l'assassinat des volontaires
royaux dans le village d'Arpaillagues , en 1815 , ont été ,
après seize heures de délibération du jury , condamnés, huit à mort ,
neufaux travaux forcés à perpétuité Deux femmes étaient au nombre
des criminels condamnés à mort; ce n'était pas leur sexe qui rendait
leurs crimes plus odieux , c'était la nature de leurs actions
mêmes.
Omer.
On vient d'établir une ligne télégraphique de Calais à Saint-
EXTERIEUR .
Les manufactures du Devonshire éprouvent la plus grande détresse;
on indique pour cause de cet état affligeant , la diminution
que la compagnie des Indes a faite dans ses commandes. Depuis
deux à trois ans elle les a réduites de moitié, les laines étant augmentées
de même. Chaque année elle enlevait 240,000 aunes. Dans
le comté de Strafford , où est située Birmingham, les ouvriers ne
186 MERCURE DE FRANCE.
mangent que des légumes , par l'impossibilité dans laquelle ils se
trouvent de pouvoir acheter du pain : onne peut refuser à la nation
anglaise cet élan d'un généreux patriotisme qui la fait s'occuper
réellementde venir au secours de l'infortune. Ilexiste à Londres une
réunion toutephilantropique , dont l'objet est de secourir lespauvres
ouvriers. Elle s'est rassemblée , suivant l'usage du pays , dans une
taverne . L'assemblée, très-nombreuse , était présidée par le duc
d'Yorck; les duc de Kent , de Cambridge et de Glocester , s'y trouvaient,
ainsi que le chancelier de l'Echiquier . La motion faite par
le président d'ouvrir une souscription pour venir au secours des
ouvriers, fut troublée par un amendement du lord Cochrane , dont
lesjournauxont eu depuisdeux ans de si fréquentes occasions de
parler; il voulait que l'assemblée déclarât que les taxes énormes qui
pésaient sur l'Angleterre, étaient la causedela misère publique. II
sejeta dans des calculs politiques qu'on lui prouva être tout à fait
étrangers àl'objetde la réunion, et à l'existence même de lasociété.
L'assemblée devint extraordinairement tumultueuse , et se rompit
plutôt qu'elle ne se sépara ; la souscription cependant s'effectua , et
semonte actuellement à 720,000 francs. Le prince Régent a souscrit
pour 500 livres stefl. , 12,000 fr . Le même lord Cochrane est maintenantappelé
enjustice, pour répondre sur son évasion, lorsqu'il fut
mis enprison à King's Bench pour une opération qui futjugée frauduleuse.
Les journaux avaient prétendu , il y a quelque temps , que
lord Liverpool et M. Vansittart étaient malades , et devaient aller
aux eaux ; cette nouvelle ayant été démentie , le bruit courut qu'il y
allait au moins y avoir un changementdans uneportion du ministère,
ce qui ne se confirma pas.Alors on parut croire à une dissolutiondu
parlement , puis à la nécessité de le convoquer promptement
, et pendant que toutes ces opinions se succédaient si rapidement,
le ministère s'occupait de faire une nouvelle prorogation du
parlement qui durera jusqu'à Noël ; d'où il résulte qu'il n'a pas
besoinde fonds et que le conseil estparfaitementuni.
Les fonds de lacompagnie des Indes éprouvèrent une baisse
de 5 p. 100 en trois jours, lorsque la nouvelle de la guerre dans
l'Inde avec le Nepaul se répandit, mais la crainte a été de peu de
durée, car après unetrès-courte campagne , dans laquelle cependant
il y a eu plusieurs actions assez vives , le traité a été ratifié , et
le pays contesté remis entre les mains des Anglais , les fonds sont
remontés. Ceux de l'état continuent de baisser , et la cause en est
iudiquée si diversement , et en général d'une manière si peu raisonnable,
que nous parlerons seulementdu fait et non des opinions.
Malgrénotre réserve , nous nous permettrons de faire observer que
les longues dissertations des journaux de l'opposition sur le déficit
qui existe dans le revenu public pour le trimestre de 1816 , expiré
le5juillet, ont pu troubler les esprits . Les trois grandes sources des
revenus publics , sil'on encompare le e produit avec le mêmetrimestre
de 1815,donneraient pour cette année undéficit de 8 millions et
demi sterl.
AOUT 1816 . 187
-L'orfin de Portugal vaut à Londres 3 liv. sterl . et 19 schillings
l'once. Les nouvelles pièces d'or dont nous avons parlé ( sovereigns )
valent 20 schillings .
- Sheridan, mort dans un état voisin de la détresse , a été
enterré avec la plus grande pompe à l'abbaye de Wessminster , dans
le Poets-Corner , en face du monument de Goldsmith. Une extrémité
de sa tombe touche celle de Shakespeare , et l'autre à celle d'Handel .
M. Pitt , qui fut son antagoniste , est mort de même , pauvre .
-Les Anglais se plaignent vivement de la loi rendue par le roi
Ferdinand VII, elle remeten vigueur celle existant avant la dernière
guerre. Elle permettait l'entrée dans les colonies espagnoles , des
objets d'habillement confectionnés en Angleterre , sous la condition
que la cargaison serait ccoommppoossééee de deux tiers d'objets semblables
prriiss enEspagne,et que le dernier tiers aurait payé les droits. Aujourd'hui
l'état des fabriques espagnoles ne permettant pas de s'y
fournir des deux tiers éxigés par laloi , il devient impossible d'exporter
d'Angleterre le dernier tiers , ce qui paralyse les manufactures
anglaises.
Sir Robert Wilson, sorti de prison le mois dernier , est
retourné en Angleterre; le capitaine Hutchinson est allé à sa garnison
à Cambrai , et M. Bruce est parti pour l'Italie. Ce sont les
trois condamnés dans l'affaire de Lavalette.
-Dans un pays où l'on spécule avec autant de hardiesse , il est
impossibleque le commerce et que l'état, ne soit pas dans ses revenus
dans une position toujours flottante. On dit que six millions de
livres sterlings de marchandises sont déposées à la Jamaïque ; elles
devaient de là se répandre sur tous les points du nouveau continent ;
mais tout à coup l'horison politique se charge de nuages ; on craint
d'envoyer dans le continent, et cependant toutymonte d'une manière
étonnante. Un habit de drap fin coûte to guinées aux Etats-
Unis ; un chapeau , to piastres , et ces marchandises qui ont payé
des droits de sortie et qui ont une valeur primitive , s'accumulent
etdépérissent , et la cité éprouve des faillites. Ce qui ajoute à cette
incertitude , c'est la mésintelligence qui existe sur les lacs entre les
Américains et les Anglais. Ceux- là se plaignent que les officiers de
lamarine anglaise leur font éprouver des vexations , et que sous le
prétexte de chercher à bord des marins anglais déserteurs , ils fouillent
les bâtimens d'une façon insultante. Lorsqu'après cette nouvelle
on a vu le gouvernement anglais demander qu'il fût mis d'une
manière prompte des vaisseaux de transport à sa disposition , pour
les fréteret leur faire porter dans lenorddel'Amnéérriiqquuee5200 quintaux
de munitions d'artillerie , il s'est répandu un certain effroi dans
le commerce. Les journaux de l'opposition ontd'abord mis en avant
qu'il ne s'offrait que de vieux bâtimens , et ensuite que la navigation
à l'approche de l'équinoxe était extraordinairement dangereuse à
l'époque du départ possible de ces bâtimens. On a citéque la compagnie
d'assurance refusait de prendre sur les vaisseaux après le
15 août, et que ceux-ci ne pourraient mettre en mer que dans le
188 MERCURE DE FRANCE .
courant de sseepptteemmbbrree.. Ilparaît eertainque l'inquiétuden'arien
dissimulédes possibilitésdumal.
- Les Anglais avaient formé un établissement à Madagascar.
Depuis long-temps les nations européennes qui possèdent des îles
dans cette portion de l'Afrique ont cherché à obtenir droit de domicile
assuré dans cette île immense : toutes y ont échoué plus tôt ou
plus tard. Le refus d'une pièce de drap bleu fait à un chef, a causé
le massacre de toute la colonie.
- Les luddistes continuent leurs ravages sur différens points ;
ils attaquent à force ouverte les fabriques dans lesquelles de nouvelles
machines économiques ent été introduites ; ils les brisentet
détruisent les ateliers. Leur aveugle fureur s'étend jusques aux nouveaux
instrumens aratoires ; ils ne sentent pas qu'au prix où est portéé
lamain-d'oeuvre , il est impossible de soutenir aucune espèce de
fabrication si on n'y apporte pas une nouvelle économie; en unmot
la question me paraît se réduire à ceci : vaut-il mieux que moins
debras travaillent et vivent , qu'il n'y en ait pointdu tout ? Vaut-il
mieux que les fabricans en augmentant leurs capitaux puissent
étendre leurs opérations , que de voir les fabriques languir, se miner
et s'anéantir ? On est obligé de repousser leurs attaques à force
ouverte. Ces mouvemens intestins , cette habitude des combats
contre la force publique entraînent certainement les plus grands
dangers.
M. Wilberforce , le premier négrophile de l'Europe , a tenu
avec ses adhérens une grande assemblée dans une taverne : des noirs
yassistaient. Les discours les plus violens y ont été tenus contre
l'esclavage. On doit convenir que si les principes étaient bons , la
manière de les exposer était infiniment dangereuse. Il paraît que
les gens sensés ont été révoltés contre cette séance. L'exemple du
passé sera-t-il done toujours perdu ? Cette scène nous a rappelé
cette autre si honteuse dans laquelle tous les prétendus députés du
globe vinrent en ambassade à la convention. MM. les ambassadeurs
avaient loué leurs habits à la friperie. Les souverains ont fait contre
la traite des noirs tout ce quel'humanité, la politique et la prudence
pouvaient permettre de faire , et si M. Wilberforce voulait
réfléchir sur le calcul présenté parM. Colqhoam , ilmettraitplus
de réserve dans ses démarches , et sa philantropie s'étendrait jusques
aux blancs , parmi lesquels il est né , où il vit , et qui lui donnent
un rang, ce qui mérite bien quelques égards. Voici au reste le
calcul de M. Colqhoum. Le nombre des esclaves se monte dans les
anciennes colonies anglaises à 634,096. Dans celles récemment acquises
, soit par des traités , soit par la conquête, il est de 136,000 ,
entout de 770,096. La valeur de chaque tête étant portée à to liv.
sterl., denne le capital énorme de 53,906,720 liv. sterl. La valeur
des terres cultivées et incultes dans les anciennes colonies est de
28,001,718 liv. sterl. , et dans les nouvelles de 14 millions. Le rapportdes
anciennes colonies estde 18,516,540 liv. sterl., et dans les
nouvelles de 3,989,132 liv. st. Leur possession, en y joignant les
bénéfices annuels du commerce , représente uncapital au moinsde
AOUT 1816.
189
100 millions de liv. sterl. Un pareil tableau devrait faire réfléchir
M. Wilberforce et ses partisans ; car enfin l'Angleterre est leur patrie,
et les colonies sont habitées par ses concitoyens. Où done
est sa philantropie ?
-Le fléan de la guerre civile déploie toutes ses fureurs dans
l'Amérique espagnole. Les indépendans paraissent avoir eu depuis
quelque temps des avantages marqués , ce qui a donné licu à de nouveaux
massacres , car le général espagnol ayant traité les prisonniers
comme des révoltés , les généraux insurgés ont usé de représailles ,
et 800 Espagnols qui avaient été pris ont été fusillés . C'est à une
telle conduite qu'il faut vraisemblablement attribuer la désertion
des troupes royales. Dans presque toutes les actions , un nombre
assez grand de soldats passe du côté des indépendans . On dit cependantque
le roi de Portugal a promis d'appuyer d'une armée de 15
à 16 mille hommes l'expédition espagnole contre Buenos Aires et
Monté-Vidéo. Ges secours seraient de la plus grande utilité sur les
bords de la rivière de la Plata ; mais onprête d'autres intentions aux
Portugais, on croit qu'ils sont d'accord avec Vanegas , général insurgé.
Celui- ci est également ennemi du gouvernement légitime
européen et de celui du congrès de l'indépendance ; en sorte que
sonprojet serait de livrer aux armées portugaises toute la partie
dans laquelle il commande , et qui s'étend le long des bords de la
Plata.
- Bolivar qui a été attaquer la Marguerite , vient de voir ses
forces navales recevoir un nouvel accroissement. Il a actuellement
trente-cinq bâtimens de guerre à opposer à la marine royale ; ce
sont presque tous des goelettes de 2 à seize canons , et montées de
75à 200 hommes d'équipage. Cette augmentation vient de la prise
qu'ila faite de l'escadrille espagnole qui était forte de sept bâtimens.
Celle-ci a été complètement défaite et prise par les insurgés. On
assure que les Etats-Unis de l'Amérique ouvrent leurs ports et fournissent
des armes aux indépendans. Cette nouvelle n'aurait rien d'étonnant
, car il existe entre les Espagnols et les Américains de trèsgraves
discussions relatives à la Louisiane. Buonaparte se l'était fait
céder par l'Espagne , et ensuite la vendit aux Américains , qui , non
seulement l'ont occupée sur-le-champ , mais en outre se sont saisis
d'uné portion qui était en litige , et que l'Espagne dit n'avoir pas
cédée. Cette assistance paraît d'autant moins douteuse ,que c'est de
la Nouvelle-Orléans qu'est parti , pour le Mexique , le général Humbert.
On doit se rappeler l'expédition que nous fimes en Irlande ,
ce fut luiqui commanda le débarquement. Il a une grande intrépidité.
D'autres officiers français réfugiés en Amérique l'ont accompagné,
et tous ont reçu des grades dans l'armée indépendante
mexicaine forte de 50,000 hommes. Les quatre navires que les corsaires
des indépendans ont pris sur les côtes d'Europe , aux environs
de Cadix , portaient 400,000 dollars .
Des lettres de Rio-Janéiro avaient annoncé que les princesses
dePortugal s'embarqueraient au commencementdejuin,onpense
190
MERCURE DE FRANCE .
que lamort de la reine a retardé leur départ. Des nouvelles plus
récentes disent qu'elles doivent être accompagnées d'une troisième
princesse , et que la reine actuellement régnante viendra en Europe.
- Le roi d'Espagne vient de créer un junte de représailles. Elle
est chargée de prononcer définitivement sur la restitution des biens
appartenans aux Français domiciliés ou non domiciliés en Espagne ,
etdont les biens ont été séquestrés ou coufisqués par suite des événemens
arrivés depuis 1793. Lajunte doit prendre pour base de ses
jugemens le premier article additionnel du traité de Paris de 1814.
-Fouché , qui se rend, dit-on , à Prague , travaille aux mémoires
de son ministère ; Sully a fait aussi les siens , et il les intitula
avec raison Economies royales . Ceux de Fouché auront sans doute ,
en supposant que l'historien soit véridique , un grand intérêt ; mais
quel titre porteront-ils ?
On évalue à 35 millions le numéraire que le trésor public , à
Vienne, doit verser à la banque que l'empereur vient de créer , 6 ont
d'abord été remis. Les spéculateurs ont , dès le premier instant ,
cherché à entraver les opérations ; il a fallu opposer diverses précautions
à leurs manoeuvres , et, entr'autres choses , ordonner que l'on
ne rembourserait pas au-dessus de 7,000 florins à une seule personne.
Avantque l'on eut pris cette précantion, il y avait des gens qui
étaient obligés de prendre des charrettes pour emporter l'argent des
billets qu'ils avaient convertis . Les agioteurs ont alors divisé leurs
échanges entre divers porteurs , en sorte qu'il y a eu une foule considérable,
quoique quatre bureaux eussent été ouverts pour échanger ;
on a été obligé alors d'ordonner que les demandes d'échange seraient
faites par écrit , et que les numéros à échanger seraient rendus publics
, pour que chacun put connaître son tour. Des négocians qui
avaient été signalés comme les auteurs de ces manoeuvres , ont eu
leurs comptoirs fermés , et leurs livres ont été soumis à une vérification.
Ils ont depuis reçu la permission de reprendre le cours de
Teurs affaires .
Le 28 juillet à midi l'archiduchesse Clémentine a signé son
acte de renonciation à tous ses droits , et le soir elle a été mariée
avec le prince Léopold de Naples . Les deux époux sont encore auprès
de l'empereur.
-Degen, que nous avons vu si mal réussir au Champ-de-Mars ,
ne persiste pas moins à faire de nouvelles tentatives pour diriger
son ballon avec des ailes . Ii vient de faire un nouvel essai à Vienne
qui a eu le sort accoutumé , une de ses ailes a même été cassée dans
le cours de l'expérience.
-Le professeur Hermann, de Ratisbonne , a inventé une table à
filer, autour de laquelle travaillent plusieurs personnes. Tout se
borne de leur part à tirer le fil. Nous avons vu, il y a quelques années
, à Paris , une boîte très -portative qu'une femme, en gardant
ses troupeaux, pouvait porter à son cou, et cependant filer sans que
AOUT 1816 .
191
l'air fit casser le fil. Il serait à désirer que cette boîte fut d'un usage
général dans les campagnes .
-L'invitation faite par l'empereur Alexandre à plusieurs têtes
couronnées d'accéder au traité de la sainte alliance , paraît s'adresser
àtoutes les puissances ; le roi de Wurtemberg , celui de Bavière , la
diète générale des cantons Suisses en out reçu une pareille. Le roi de
Danemarck a donné son accession à ce traité.
Le prince royal, de Suède s'était rendu en Norwège pour y
faire la clôture de la diète , à la fin de la session ; sa présence y a été
très -utile , et a porté les esprits à la paix : quelques résolutions ont
même reçu des modifications qui les rendent plus agréables au gouvernement
, et il a acquis au nouvel ordre de choses des partisans ,
parmi ceux qui s'y étaient montrés le plus opposés .
Le Danemarck cède à la Suède pour 95,000 écus en espèces ,
les bâtimens qu'il possédait dans la Norwège.
-Lamaisonque les jésuites possédaient à Saint-Pétersbourg a
été destinée à un établissement de bienfaisance, et comme ces religieux
n'ont pas justifié de la solidité d'une dette de 200 et tant de
mille roubles qu'ils prétendaient avoir contractée pour édifier cette
maison , l'empereur a ordonné qu'il serait passé outre.
-Le roi des Pays-Bas s'occupe d'établir une ligne de places fortifiées
sur ses frontières . Namur , Charleroi , Mons , Athet Tournai
sont réparées soigneusement.
- Le général Excelmans a été arrêté à Bréda , par les ordres
du gouvernement des Pays-Bas. Il voyageait en déguisant son nom.
- Les rédacteurs de l'Observateur belge , et du Nain jaune ,
réfugiés , ont reçu , à ce que l'on dit , des mandats de comparution
pour se présenter devant le juge d'instruction. Les autres réfugiés
français qui se trouvent encore à Bruxelles , ont eu ordre d'en partir
pour se rendre dans les endroits qui ont été assignés pour être leur
séjour ; et ceux qui allèguent l'état de leur santé , afin de continuer à
résider dans cette ville, sont obligés de fournir des preuves que
l'allégation n'est pas vaine.
La grande majorité des bourgeois de Francfort ayant accepté
la nouvelle constitution , le sénat , par un décret, l'a déclarée loi
fondamentale de l'état.
www
MERCURIALE.
wwwwww
Réponse à la question proposée dans l'avant-dernier
numéro .
Maux d'estomac , froideur , distractions , ennui , menacent
le succès d'une lecture faite avant déjeuner.
192 MERCURE DE FRANCE.
Plénitude , ivresse , engouement , sommeil , sont
craindre après.
Dans le premier cas les auditeurs se possèdent ; ils
jugent avec calme et réflexion; mais les poëtes d'aujourd'hui
regardent un arrêt rendu sans trépignemens
comme une chute.
Dans le second, l'assemblée est mieux disposée à se
pâmer d'admiration; mais les fumées du vin jointes à
celles de l'amour propre exposent la santé du lecteur.
Conclusion .
Les bons auteurs peuvent lire avant déjeuner.
Les mauvais doivent lire après .
Il faudrait servir tous les ouvrages de M. Vieillard
avec le dessert .
Utiliser n'est pas français; il le deviendra quoiqu'il
soit moins ridicule que quatre-z-yeux , reçu par l'académie
, et alors nous demanderonssi , lorsqu'on fait tout
avec la vapeur , il n'y aurait pas moyen d'utiliser.celles
des femmes .
En cas d'affirmative , l'épouse du questionneur serait
d'un grand secours aux progrès de l'industrie .
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
ANNONCES .
L'académie de Rouen a tenu sa séance publique , et
distribué le prix d'éloquence , dont le sujet était l'éloge
deBernardin de Saint-Pierre . Il a été gagné par M. Patin
, maître des conférences de l'école normale , dont il
était ancien élève.
Le Nº du 15 août du Journal de la Jeunesse vient de
paraître. Ce No n'est pas moins agréable que les précédens.
On y trouvera un joli Voyage d'Eugène , dont le
titre seul promettait au public un intérêt particulier.
DUBRAY, IMPRIMEUR DU MERCURE, KUI VENTADOUR ,
พ.°.5.
*****************
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoides numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. - On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très- lisible . Les lettres , livres , gravures , etc. ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
ww
POESIE.
1
A PYRRHA .
Quis multa gracilis te puer , etc.
Pyrrha , quel tendre adolescent
Baigné de nard et sur des roses ,
Te presse d'un bras caressant
Dans l'antre vert où tu reposes ?
Ta tresses , pour charmer ses yeux,
L'or de ta blonde chevelure ;
Mais, hélas ! que de fois aux dieux
Il se plaindradeton parjure!
TOME 68°.
1
13
194
MERCURE DE FRANCE.
Il entendra mugir un jour
Les noirs autans , l'onde en furie .
Lui qui goûte en paix ton amour
Etpense être aimé pour la vie.
Aux zéphirs qu'il veut captiver ,
Il s'abandonne , exempt d'alarmes.
Malheur à qui sans t'éprouver
Se laisse éblouir par tes charmes !
Moi , sauvé des flots écumaus ,..
Au dieu des mers j'offre une image ,
Où l'on voit que mes vêtemens
Sontencortrempés du naufrage.
BERTHOLON DE POLLET.
wwwwwwwwwwwww
ROLLER ET COLIN ,
OU LE MÉFIANT DEVENU AVEUGLE.
Conte moral lu par l'auteur en 1801 à une séance publique de la
société des belles-lettres séant au Louvre.
Un trafiquant avait couru le monde
Quelques quarante ou cinquante ans;
Et comme la machine ronde
Est un théâtre où dès long-temps
La mauvaise foi surabonde ,
Cet homme avait , partie à ses dépens ,
Appris à soupçonner les guerriers , les marchands ,
Les sages , les mondains , les lettrés , tout le monde.
Si quelqu'un parlait de vertu ,
« La vertu ! disait- il, ce n'est qu'une chimère ;
>> J'ai vu des gens tuer leur frère
>> Pour un séquin , pour un écu.
>> Par-tout jen'ai vu qu'artifice ,
>> Qu'égoïsme ou duplicité;
>> Et l'univers n'est habité
>> Que par le crime et par le vice.
21
AOUT 1816. 195
>> Les nègres vendent leurs enfans ,
>> Des juges leurs arrêts ,des princes leurs bannières,
>> Et les Muses, qu'on dit si fières ,
> Vendent aussi leurs complimens.
>> J'ai vieilli ; mon expérience
>> Ne croit point à la probité,
>> Et je répète avec constance
>> Ce vieux proverbe accrédité ,
>> Qui nous dit que la méfiance
>>> Est mère de la sureté. »
Roller ( c'était le nom de notre personnage) ,
Avait peut-être un peu raison ;
Mais il le prenait sur un ton
Et trop bruyant et trop sauvage.
Croire aux méchans était fort bien ;
Croire à leur nombre formidable ,
Etait encor plus raisonnable;
Mais ne pas croire aux gens de bien ,
Voilà qui n'est point pardonnable.
Industrieux , économe , prudent ,
Roller avait dans ses voyages
Amassé force argent comptant ,
Et des forêts et des naufrages
Il avait sauvé cet argent.
Plongé dans sa misanthropie ,
Il songeait nuit et jour à trouver un moyen
11
Pour placer , assurer son bien ,
1
Etnepointmendier à la fin de sa vie.
2
Onvint lui proposer des champs ,
De beaux vergers , d'excellentes prairies ;
Mais il savait les voleries
Etles bons tours des paysans :
Il refusa les métairies.
Onvint lui demander ses fonds
Pour deux amis entrant dans les affaires ,
Et l'on offrit les cautions
Ettous les contrats nécessaires.
15
196 MERCURE DE FRANCE .
1
Il répondit : Vos jeunes gens
Ont de l'esprit et de l'honneur , sans doute ;
Mais les exemples sontfréquens ;
Mais les exemples sont récens ,
Et je crains une banqueroute .
Bien des partis se montrèrent encor :
Roller fut sourd et garda son trésor .
Une nuit , il veillait appuyé sur sa table
Lorsqu'on siffla sous ses volets ;
Il pålit , il jugea que ces affreux sifflets
Etaient un signal veritable.
« Les voleurs , dit-il , ont noté
• Cette maison qu'un vieillard seul habite ;
>> Il faut par une prompte fuite
>>> Mettre mon or en sureté. >>>
En effet , dès que la lumière
Eut blessé les yeux des hiboux ,
Et que leurs frères les filoux
Furent rentrés dans leur tannière ,
Roller , sa cassette à la main ,
Abandonna son domicile ,
Et courant d'un pas incertain ,
Tout en feignant un air tranquille ,
Se trouva sur le soir assez loin de la ville ,
Dans les détours d'un vieux chemin .
Sous l'horison rougi l'on voyait des ruines
Que de grands arbres ombrageaient ,
Et que des buissons protégeaient
De leurs innombrables épines.
Le voyageur bénit les dieux
Puis s'approcha de la masure;
Et quand Phoebé du haut des cieux
Ne répandit sur la nature
Que les rayons d'un jour douteux ,
Fait pour soustraire à tous les yeux
Les détails de cette aventure ,
Il entra courageusement
AOUT 1816 .
197
Parmi les ronces complaisantes ,
Et souleva bien doucement
Deux grosses pierres chancelantes ,
Qu'il rétablit sur son argent.
Après avoir achevé son ouvrage
Il allait reprendre sans bruit
Le vieux chemin et son voyage ,
Lorsqu'un sombre et vaste nuage
Couvrant la lune , l'obscurcit ,
Et confondit le paysage
Dans une impénétrable nuit.
Roller ne sachant plus retrouver le passage
Qui naguère l'avait conduit ,
Mangea son pain , et s'étendit ,
Et s'endormit sous le feuillage.
Il s'enfonça dans un si doux sommeil ,
Que le jour suivant de soleil rezinah
Etait bienhaut dans sa carrière,
Lorsque le méfiant entr'ouvrit la paupière.
Mais, hélas ! quel affreux réveil!
Son oeil paralysé fut mort à la lumière.
Il crut d'abord qu'un songe vain
Causait son erreur effrayante ;
1
Il fit un eri , porta sa main
Sur la pelouse environnante ;
Il écouta; sur les rameaux
Dont les festons couvraient sa tête,
La mélodieuse fauvette G
۲
Défiait au chant les oiseaux .
m
( La suite au prochain numéro.)
www
LE MAITRE ET SON VALET.
Conte.
Qu'elle est belle l'économie!
Le soir en soupant seul onn'a qu'une bougie.
198
MERCURE DE FRANCE .
4
En effet c'est assez
Pour y bien voir et manger à son aise .
Une de plus est luxe déplacé ,
Soit dit sans que cela déplaise
2
Aux gens du très-bon ton . J'en conviendrai pourtant ,
Un désagréable accident
Quin'a rien d'extraordinaire
Peut arriver , comme hier chez Valère :
Son laquais mal-adroit éteignit la lumière
En voulant la moucher. Valère mécontent ,
Lui dit avec quelque colère ,
Parbleu ! si je voulais j'en ferais bien autant.
Lors le valet lui répond gravement :
Je le crois bien , Monsieur , car vous m'avez vu faire.
JOUYNEAU - DESLOGES ( de Poitiers .)
TRADUCTION NOUVELLE
Du distique de M. Malingre.
Roi très -savant lui -même , il protège ces lieux
Des savans le séjour , fondé par ses aïeux . ( 1 )
w
R.
VERS A MADAME *****
-1
Toi qui sais cultiver , loin d'un monde imposteur,
Tes paisibles vertus , ton esprit ét ton coeur ;
Toi dont la raison plaît et le savoir étonne ,
Etdont le front est ceint de la double couronne
Acquise à la sagesse ansı qu'à labeauté ,
Accepte de ma muse un encens mérité,
Ah! si du dieu des vers j'avais en main la lyre ,
De tes charmes touchans sans cesse adorateur ,
(1) Ce n'estpas avecM.Malingre que nous avons prétendu lutter,
mais contre l'énergiede son distique latin. V. le nº précéd. , p. 184 .
AOUT 1816 . 199
J'oserais célébrer, dans mon brûlant délire,
Cet air où la bonté s'unit à la candeur.
Je chanterais aussi cet aimable sourire ,
Ce feu vifet piquant qui brille dans tes yeux,
Tous ces trésors secrets , nobles présens des dieux,
Le doux son de ta voix et ton art de séduire.
Trahi par Apollon je fais parler mon coeur.
D'un sexe trop jaloux crains d'éveiller l'envie ;
Songe à cueillir des fleurs pour l'hiver de ta vie ,
Et dois à tes vertus ton calme et ton bonheur.
ParM. CHARTIER DE CHENEVIÈRES .
ÉNIGME .
L'on voit en nous deux soeurs étroitement unies,
Egales en grandeur et de même Beaute';
On nous apprit sur-tout à nous montrer polies ?"
Nous aurions sans cela bien peu d'utilité.
On nous place souvent en des maius très-serviles ;
Quelquefois nous brillons entre les doigts d'Hébé.
Sitôt qu'on nous sépare on nous rend inutiles.
*** Cependant on prend garde à notre réunion,
Car par- tout nous portons de la division .
Nous n'avons pourtant poiut un mauvais caractère :
C'est la faute d'autrui. Manquons-nous de le faire?
Unhomme fort brutal nous donne la leçon.
Il nous met tout en ſeu : voyez notre misère.
CHARADE.
Un remède que prend à propos mon premier ,
De son maître parfois éloigne le danger.
Le canonnier adroit tirant sur mon dernier ,
Au point qu'il ajustait fait faire mon entier.
119
200
MERCURE DE FRANCE.
LOGOGRIPHE .
Jesuis ceque je su's sous plus d'une figure.
Je dois mon être à l'art ainsi qu'à la nature.
Bien souvent j'ai trois pieds et je ne marche pas;
1
Je n'aij mais qu'un bras .
En tout lieu , dans tout temps , on me croit fort utile ;
On me voit en campagne , on me voit à la ville.
1
Je dois au feu ma forme , et par un sort fatal,
On me remet au feu pour appaiser un mal .
Neuf, dix , six , sept et trois , je montre du caprice ;
Sept, neuf , dix , je fais voir un péché de malice.
Cependant lorsqu'on rend hommage à l'éternel ,
Avec un sept , neuf, cinq , on me voit sur l'autel.
Neuf, deux et six , je crains une patte cruelle.
Trois , sept , huit , neuf e dix , le défaut d'une belle.
Je deviens animal avec un cing, six , trois ;
•Mamort fait le plaisir des princes et des rois.
Tu peux me deviner , je suis assez publique.
Je t'of re même encor deux notes de musique,
Mais prends cinų , six et dix pour la belle saison ;
Carsansdeux,sept et neuf tu meurs comme un oison.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Lemot de l'Enigme est la Balle de paume, Çelui du Logogriphe
est Metamorphose , où l'on trouve Or, Astrée , Tros , Rapt, Orphée,
Hersé , Atropos , Atrée , OEta , Métra, Protée , Erato , Pomme.
Errata du numéro précédent.
Page 152, première ligne du Logogriphe , au lieu de onze pieds,
lisez douzepieds.
AOUT 1816 . 201
w ww
LE FRANÇAIS A VENISE.
Anecdote du quatorzième siècle.
Henri Marolle , fils unique d'un riche armateur de
Nantes , voyageait depuis quatre ans pour son instruction
et pour son plaisir. Il parcourut d'abord la Hollande
, l'Angleterre , la Suisse , et de là il se rendit en
Italie. Après avoir admiré les antiques monumens de
Rome, les phénomènes de Naples et la beauté du climat
de Florence , il partit l'an 1384 pour aller visiter la ville
merveilleuse , qui fondée sur le lit même du golfe Adriatique
, présente l'aspect d'un vaste navire se reposant au
sein des eaux .
Venise , cette ville que défendaient sa structure et sa
situation ; Venise , qui pendant quatorze siècles donna
laloi à tant de peuples vaincus sans devenir la conquête
d'aucun vainqueur ; Venise qui jusqu'à nos jours n'eut
d'autres maîtres que ses fondateurs , d'autres magistrats
que leurs descendans , paraissait appelée à l'époque dont
je parle à se rendre souveraine maîtresse des mers. L'origine
de Venise , les causes de sa formation , sa construction
singulière , la simplicité de ses premières lois ,
sa tranquillité dans les plus violens orages , son indépendance
au milieu des autres peuples asservis , les
variations , les troubles, les réformes de son gouvernement
, son administration sévère , ne laissant de liberté
toute entière que pour les plaisirs , un souverain à qui
on accordait tous les honneurs sans lui accorder aucun
pouvoir , un peuple ombrageux et jouissant néanmoins
de la plus grande tranquillité , ouvrait un vaste champ
aux observations de Henri. Il futfrappé du spectacle que
lui offrait la route qui conduit à Venise; d'un côté il
admira la perspective unique de cette ville immense ;
de l'autre un rivage couvert de maisons , de palais , de
jardins , d'arbres , de promenades , de vases , de statues
paraissant s'élever du fond de la mer ; et ce qui lui rendait
encore ce chemin plus agréable, c'était la multi202
MERCURE DE FRANCE.
1
tudede barques et de gondoles qui montaient et descendaient
sans cesse , et ce peuple nombreux qui venait le
longde la route présenter aux étrangers des fruits , des
pâtisseries , des raffraîchissemens et des fleurs.
La situation de Venise en fait une ville vraiment
unique. Ses rues sont des canaux , ses charrettes sont des
barques , ses carrosses sont des gondoles; on n'y voit
ni chevaux , ni ânes , ni mulets ; la ville ressemble à un
vaste labyrinthe; un nombre considérable de ponts à
une seule arche , presque tous bâtis en marbre et sans
garde-fous , établissent une communication entre tous
les quartiers. C'est par les canaux que se transportent
les denrées , que se voiturent les marchandises , et que
les gondoles abordent aux maisons. Toutes ces gondoles
sont uniformes et tapissées de noir , à l'effet d'empêcher
le luxe et pour ne laisser aucune marque d'inégalité
parmi les citoyens .
La gondole , voiture douce , agréable et commode , est
unpetit bâtiment large de cinq pieds et long de vingtcinq
; on s'y trouve à couvert dans une loge carrée , dont
les angles sont arrondis par en haut. Le siège , propre
àcontenir deux personnes , est formé d'un coussin de
maroquin noir ; la porte , les deux côtés et le derrière.
sont garnis de glaces qu'on ôte à volonté pour y substituer
des rideaux de crêpe à travers lesquels on ne peut
être vu.
Une veste juste , un pantalon, un bonnet rond d'étoffe
, composent l'habillement des gondoliers. La seule
famille du doge a droit de leur faire porter sa livrée.
Ces hommes bien taillés , nerveux , forts , d'une agilité
extrême , d'une adresse inconcevable , s'esquivent et
passent à côté les uns des autres avec une effrayante
célérité; ils entrent dans les canaux les plus étroits , et
lanuit comme le jour ils savent se tirer des plus grands
embaras. Ils se font justice entr'eux , de manière que
lorsqu'un gondolier se rend coupable de quelque friponmerie
, il est sur-le-champ noyé par ses camarades.
Les gondeliers se plaisent à converser avec les personnes
qu'ils conduisent ; ils sont d'ailleurs de la plus
grande gaieté. Marolle ne fut pas peu surpris d'entendre
AOUT 1816. 205
le premier dont il se servit chanter les vers de Sannazar
sur la ville de Venise , ainsi terminés :
Illamhominesdices , hanc posuisse deos. (1)
Sa surprise redoubla lorsqu'après ces vers le conducteur
de lagondole chanta une strophe de l'Arioste. Vous
êtes aussi instruit que gai , lui dit Marolle.- Instruit ,
peu ; gai , beaucoup.-Votre métier est pourtant rude.
-Moins que celui du Doge; tous mes jours se ressemblent;
je suis vieux , et je n'ai pas encore connu le chagrin
, tandis que j'ai déjà vu passer comme des ombres
sept doges , dont aucun, certes , ne coula des jours aussi
heureux que les miens.- Sept doges !- Oui , Monsieur,
dans l'espace de vingt-neuf ans. D'abord Marin Falier.
Elu en 1554 , lors de la mort d'André Dandolo , à qui
tous les Vénitiens ont donné des larmes sincères , parce
qu'il contribua pendant díx années à la gloire et au bonheur
de la nation , Marin Falier , citoyen riche et qui
avait rempli avec honneur les fonctions des principales
magistratures , monta sur le trône ducal. Mais parvenu
àce haut rang il ne justifia point nos espérances. Excité
par l'amiral Bertuce Isarel , etjaloux de se venger d'une
légère insulte ainsi que d'augmenter sa puissance , il
résolut d'exterminer d'un seul coup toute la noblesse.
Dans ce dessein , le matin du 15 avril 1355 , au bruit
des cloches de Saint-Marc , tous les conjurés vendus au
doge devaient se réunir sur la place du palais , pour immoler
les nobles qui se rendaient au grand conseil. Un
des chefs de ce complot , ami d'un membre du conseil ,
voulant le sauver du massacre général , alla le trouver
la veille du jour fixé pour l'exécution , et lui recommanda,
sous le sceau du secret, de ne pas sortir de sa
maison le lendemain , quoiqu'il pût arriver.
Le membre du conseil l'ayant pressé de questions , il
lui dévoila la conjuration. Celui-ci en avertit les nobles;
ils se rassemblèrent , firent garder les portes du palais ,
défendirent qu'on sonnât les cloches de Saint-Marc, et
(1) Ondiraitque la ville de Rome a été bâtie par les hommeset
celle de Venise par les dieux.
204
MERCURE DE FRANCE.
ordonnèrent l'arrestation des conjurés. Les interrogatoires
que subirent ces derniers ayant prouvé que la
conjuration avait été dirigée par le doge , on décida que
ce chef de l'état n'en étant que le premier sujet , devait,
comme un autre citoyen , subir la peine portée par les
lois contre les traîtres à la patrie.
En conséquence, le conseil des dix se rendit en corps
au palais du doge et lui ôta en cérémonie la corne ducale;
on condamna d'une voix unanime Marin Falier
àlapeine de mort. Cet arrêt rendu , on le conduisit dans
le lieu où l'on a coutume de faire le couronnement des
doges , et là on lui trancha la tête. Cette exécution faite ,
un des chefs du conseil des dix se montra aux fenêtres
dupalais quidonne sur la place , tenant en main le glaive
ensanglanté , et prononça à haute voix ces paroles : On
vient de faire justice du traître.
Aussitôt les portes du palais s'ouvrirent , et le peuple
vint en foule voir le corps du doge , qui était resté sur
le lieu du supplice. Le conseil des dix rendit un second
arrêt pour confisquer les biens de Marin Falier et de ses
complices. Le soir son corps fut mis dans une gondole
et porté sans aucun appareil au lieu de la sépulture dans
la salle du grand conseil , où l'on met tous les portraits
des doges.Ala place où devait être celui de Marin Falier
onfit représenter un trône ducal couvert d'un voile noir ,
avec cette inscription :
C'est ici la place de Marin Falier, décapité pour
ses crimes.
Le 21 du même mois , Jean Gradenigo , âgé de
soixante-seize ans , fut élu doge. C'était un très-grand
jurisconsulte. Le jour même de son couronnement il se
rendit au conseil des dix pour instruire le procès des conjurés.
Plus de quatre cents personnes se trouvèrent compromises
; on exila une grande partie d'entr'elles ; les
autres subirent la peine capitale, et l'on ordonna que
tous les ans , le 16 d'avril , il y aurait une procession en
actions de grâces de la faveur que Dieu avait accordée
à la république en la sauvant du péril qu'elle venait de
courir.
Sur ces entrefaites , la paix conclue avec Gènes proAOUT
1816. 205
duisit une grande joie dans Venise; mais cette joie fut
bientôt troublée par la guerre que nous eûmes à soutenir
avec le roi de Hongrie. Tandis que ce monarque faisait
le siège de Trévise , Jean Gradenigo mourut. Quoiqu'il
eût ungrand amour pour sa patrie , on ne le regretta
point , parce que fort avare , il songeait avant tout à
augmenter ses richesses .
Les circonstances critiques dans lesquelles on se trouvait
ne permirent pas de retarder l'élection du nouveau
doge. On avait besoin d'unhommehabile dans la guerre ;
c'est pourquoi on nomma Jean Delfino , qui se trouvait
alors à Trévise. Le roi de Hongrie refusa un passeport
au nouveau doge; mais ce prince voyant de quelle importance
il était pour la république et pour lui de ne pas
demeurer exposé aux événemens du siège , hasarda une
sortie. Il s'ouvrit un passage à travers les lignes ennemies
, fila entre les quartiers des Hongrois , qui s'aperçurent
trop tard de sa fuite pour l'arrêter , et se rendit à
Venise , où sa présence causa la plus vive allégresse.
Jean Delfino conduisit assez bien nos affaires , et la
république signa , dans le mois d'avril 1357 , une trève
avec le roi de Hongrie. Malheureusement cette trève
dura peu , nous ne pûmes rassembler des troupes suffisantes
pour nous tirer de cet embarras . Si le roi de Hongrie
échoua dans le Trévisan , où il porta la plus grande
partie de ses forces , des traîtres , entre lesquels se trouvait
un abbé , servirent les intérêts de notre ennemi; et,
malgré notre bravoure , nous fûmes obligés de signer une
paix honteuse , et d'abandonner la Dalmatie que nous
possédions depuis trois cents ans .
Onhumilie toujours les vaincus. L'empereur d'Allemagne
, dont relevait le Trévisan , nous fit alors une insulte
dans la personne de nos ambassadeurs. Il fallut se
résigner à la souffrir ; nous ne pouvions nous venger.
La santé de Jean Delfino était déjà fort affaiblie , il
venait de perdre la vue ; encore plus accablé sous le
poids de nos revers que sous celui de ses infirmités , le
doge invoquait sans cesse la mort; mais il devait encore
pleurer sur de nouveaux malheurs. La peste ravageant
Venise, emporta un grand nombre de citoyens. Cette
206 MERCURE DE FRANCE .
horrible calamité mit le comble aux chagrins de Delfino;
il mourut le 11 juillet 1361 .
Sous son règne on rendit plusieurs lois qui opposèrent
au luxe d'utiles barrières , et devinrent favorables au bon
ordre des finances de l'état , ainsi qu'à la conservation
des moeurs.
Tandis qu'on se préparait à l'élection d'un doge , le
bruit se répandit dans Venise que Laurent Celsi , capitaine
du golfe , avait remporté une victoire éclatante sur
l'escadregénoise , et le conclave des électeurs le proclama
doge. Mais la nouvelle qu'on avait répandue était sans
fondement. Cette aventure humilia un peu les électeurs
et déplut à la noblesse. Cependant on envoya douze sénateurs
annoncer à Laurent Celsi sa nomination ; il fut
couronné le 21 du mois d'août.
Le père de Laurent Celsi , brave homme, mais original ,
offrit alors à rire aux malins. Ce vieillard , croyant que le
doge , en qualité de fils , lui devait toujours du respect ,
et ne pouvant toutefois éviter de se découvrir sans inanquer
au chef de l'état , prit le parti d'aller tête nue. Le
doge , fâchéque son père prêtât aux railleries , plaça une
croix sur le devant de sa corne ducale. Le vieillard reprit
sonchapeau et se découvrit devant son fils , en disant :
« C'est la croix queje salue et non mon fils , car lui ayant
» donné l'existence , il reste mon inférieur. »
Venise se reposait au sein de la paix , quand éclata la
révolte de l'île de Candie. La sage modération du sénat
ayant accru l'audace des rébelles , ils eurent recours à la
force. Les révoltés , ainsi que cela arrive presque toujours
en semblables occasions , ne retirèrentd'autre fruit
de leur entreprise que la honte d'être vaincus, et le regret
de se voir assujétis à des lois plus sévères; les trois
quarts de leurs chefs eurent la tête tranchée , les autres
subirent les peines de l'exil et de la confiscation.
Ledoge fit rendre des actions de grâces solennelles de
cettevictoire pendant trois jours ; ensuite il la célébra par
leplusmagnifiquetournoi qu'on ait encore vu. Des étrangers
dedistinction s'y rendirent en foule.
Peu de temps après , le roi de Chypre nous sollicitade
nous unir avec lui contre les Turcs , et nous nous prépaAOUT
1816.
207
râmes à armer une flotte nombreuse. Dans l'intervalle
le doge mourut , et l'on nomma pour le remplacer Mare
Cornaro.
Son règne commença sous de favorables auspices. La
flotte vénitienne conduite à Alexandrie obtint les plus
grands succès . La prise et le pillage de cette ville nous
enrichit d'un immense butin; mais ce fut le seul avantage
qu'on retira de cette expédition. Une seconde révolte
de Candie eut les mêmes suites que la première , et l'on
prit des mesures qui consommèrent l'esclavage des Grecs,
ses habitans.
Marc Cornaro mourut en 1367 ; il avait régné unpeu
moins de deux ans : on lui donna pour successeur André
Contarini , qui ne voulait point accepter cette dignité ,
et résistait aux pressantes instances de ses parens et de
ses amis . Le sénat , blessé de ses refus , le sommade se
rendre au voeu de la nation , sous peine d'être déclaré
coupable de désobéissance et de voir ses biens confisqués.
Le sénat eut tort ; Contarini se conduisit comme un
bon citoyen , car autrefois , en Syrie , un devin lui avait
annoncé que sous son règne la république souffrirait de
très -grands maux . En effet , pendant le cours de douze
ans , nous comptâmes , pour ainsi dire , chacun de nos
jours par des revers. Je ne riais ni ne chantais pendant
ce temps là, je vous assure. De succès en succès , les armées
coalisées contre nous s'approchèrent de Venise ;
notre situation devint affreuse . Cependant un léger avantage
remporté sur les Génois par Victor Pisani et par
Barbadigo , commandans de notre flotte , relevèrent un
peu nos esprits abattus. Le peuple reprenant une attitude
plus ferme , déclama contre les citoyens qui se renfermaient
dans leurs maisons , au lieu d'aller combattre
l'ennemi : « Que sont devenus , s'écriait - on de toutes
>>parts , ces braves Vénitiens qu'on a vus triompher si
» souvent des Génois avec des forces moindres que les
leurs ? Où est cette ancienne intrépidité qui plaçait
>> nos guerriers au-dessus de tous les obstacles ? Qui nous
» empêche de prendre les armes ? Pourquoi attendre que
>> l'ennemi nous prévienne ? Qu'il sache du moins que
»
208 MERCURE DE FRANCE.
» rien ne pourra nous empêcher de mourir pour la patrie
» et pour la liberté . »
Néanmoins le sénat cherchait à traiter de la paix avec
les coalisés , qui n'étaient plus qu'àcinq milles de Venise.
Aveuglés par leurs triomphes , ils voulurent profiter de
notre douloureuse situation pour mettre les états de la
république au pillage , et notre liberté sous le joug ; ils
ignoraient ceque peut un peuple énergique , alors qu'on
verse sur lui les affronts . Le sénat et le peuple , égaleinent
indignés de l'orgueil des ennemis , trouvèrent de puissantes
ressources dans leur désespoir ; on équipa à la hâte
une nouvelle flotte. Le doge , quoique âgé de soixante
et douze ans , déclara qu'il la commanderait , et sortant
de son palais pour se mêler parmi la foule du peuple assemblée
sur la place : << Mes amis , dit-il , réunissons-
>> nous contre l'étranger. Pour moi , marchant à votre
» tête , je saurai vaincre ou mourir avec vous . La patrie
>> nous appelle ; nous sommes tous ses enfans , vengeons-
» la des outrages qu'on lui fait.>>>
Ces paroles , sorties d'une bouche vénérable , enflammèrent
tous les coeurs du saint amour de la patrie . Quel
lâche aurait pu lui refuser son bras , quand ce respectable
septuagénaire , chefde l'état , donnait un aussi courageux
exemple.
Moi-même je quittai la rame pour prendre les armes ;
une partie du sénat s'embarqua avec le doge : tous les
citoyens qui ne purent faire partie de l'embarquement
rivalisèrent de générosité pour fournir des secours d'hommes
, d'argent etde munitions ,et ce grand mouvement
national sauva notre liberté.
La fortune revenue sous nos drapeaux ne les abandonna
plus : les Génois éprouvèrent à leur tour des disgrâces
. Le doge , alors âgé de quatre-vingts ans ,et qui
depuis six mois supportait les fatigues et les périls du
siége de Chioza , voyant sa santé décliner chaque jour ,
se détermina , pressé par les médecins , à écrire aux conseillers
chargés du gouvernement en son absence , pour
leur exposer le besoin qu'il avait de retourner à Venise.
Les conseillers lui répondirent que de sa présence à l'ar
AOUT 1816.
209
mée dépendait le salut de la république. André Contarini
n'hésita point à se sacrifier pour elle.
Lanoble conduite du doge nous valut bientôt une paix
honorable . De cetteépoque date ladécadence des Génois ,
qui passèrent sous le joug d'une domination étrangère ,
tandis que nous recouvrâmes toutes nos possessions , et
ce qui vaut mieux , notre indépendance.
La république , juste envers tous ceux qui l'avaient
servie, les combla de grâces et de dignités . Depuis son
retour dans la capitale , le doge traînait des jours languissans;
il succomba à ses maux le 5 juin 1382 .
André Contarini rendit des services extraordinaires à
la patrię. Pour elle , il exposa sa vie, engagea ses revenus
, vendit savaisselle d'argent. Aussi crut-on devoir
rendre à sa mémoire des honneurs éclatans : il fut le
premierde nos princes pourquil'on prononça une oraison
funèbre. Cet hommage , que la reconnaissance nationale
rendit aux qualités admirables de Contarini , est devenu
depuis un vain privilége attaché à la place de doge .
Ace prince vertueux succéda Michel Morozini , le
seul noble peut- être qu'on n'aurait pas dû choisir . Pendant
le siége de Chioza , il avait bassement profité de la
circonstance où chacun vendait ses biens , pour acheter
des propriétés considérables ; 25,000 ducats ainsidépensés
durant la guerre , ¡lui en valurent plus de 100,000 à la
paix : « Quoi , lui dit un de ses amis , nous sommes en
» danger de perdre Venise , et vous songez à faire des
>> acquisitions ! Si l'état doit périr, répondit-il , je ne
>> veux pas être enveloppé dans sa ruine. » Etcet homme,
vil esclave de l'or , fut appelé par des ames vénales à
commander å des citoyens généreux ! Sous son dogat la
peste dévora dix-neuf mille citoyens ; lui-même en
mourut au bout de quatre mois de règne. Notre amour
avait élevé un monument à Contarini , l'adulation en
dressa un à Morozini.
un
Antoine Venier , capitaine des armes à Candie , lui
succéda. Il commença l'exercice de son pouvoiirr par
trait généreux , présage de tout le bien qu'il a fait jusqu'à
ce jour à la république . Dès qu'il eut reçu la nouvelle
de son élection, il envoya prier le gouverneur de
1
1
14
210 MERCURE DE FRANCE.
1
Candie , avec qui il avait eu quelques démélés , de se
rendre auprès de lui. Offensé du message de Venier ,
le gouverneur lui fit dire que c'était à lui à venir le
trouver. Alors Venier lui notifia qu'il n'était plus un
simple capitaine des armes , mais le doge de la république.
Le gouverneur , inquiet , troublé , se hâte d'aller
offrir ses excuses et son respect à Venier. Celui-ci l'embrasse
en lui disant : « Je ne vous ai fait venir que pour
» vous rendre mon amitié ; je saisirai toutes les occa-
>> sions de vous en donner des preuves. >>>
Venier entra dans Venise le 13 janvier de l'année dernière
, et fut couronné le lendemain. La Providence
marqua son avénement au trône par un bienfait signalé:
la peste cessa.
Maintenant le doge s'occupe à réparer les pertes que
la république a souffertes sous le règne de ses prédécesseurs
, à rétablir le commerce , et tout doit nous faire
espérer que si son règne se prolonge il portera Venise au
plus haut degré de splendeur.
Le gondolier ne se lassait pas de causer , Marolle ne
se lassait pas de l'entendre ; mais soudain la foule du
peuple qui se promenait sur les quais fit retentir par
couplets alternatifs les belles strophes du Tasse peignant
Renaud suspendu aux créneaux de Jérusalem. Les gondoliers
mêlèrent leurs voix à celles du peuple , et ce concert
délicieux donna à Marolle l'idée la plus favorable
des agrémens du séjour de Venise .
Mme DUFRENOY.
PRINCIPES
Sur ladistinction du contrat et du sacrement de mariage ,
sur le pouvoir d'apposer des empêchemens dirimans ,
et sur le droit d'accorder des dispenses matrimoniales .
Paris , A. Egron , 1816 , in-8°. Prix : 6 f. , et 7 f. 50 c.
franc de port .
Le débutde cet ouvrage , comme l'annonce le titre
est de prouver qu'il y a une distinction réelle entre le
3
AOUT 1816. 211
contrat et le sacrement de mariage ; que le premier résulte
du consentement réciproque des parties , lorsque
ceconsentement est revêtu des conditions propres à produire
un véritable engagement entr'elles ; que le dernier
est un rit sacré institué pour sanctifier leur union.
Ainsi , suivant la doctrine de l'auteur , c'est le contrat
et non le sacrement qui forme le lien par lequel deux
époux sont irrévocablement unis ensemble. Il suit de
cette idée si simple en elle- même , que le contrat de
mariage , comme tous les autres contrats qui ont lieu
dans la société , est soumis pour sa validité , aux formes
que lapuissance civile juge à propos d'y apposer , et par
conséquent qu'à elle seule appartient le pouvoir direct et
immédiat d'établir des empêchemens dirimans et d'en
dispenser; que la puissance spirituelle n'exerce en cette
matière d'autre droit que celui qui convient à sa nature ,
c'est-à-dire , qu'elle peut accorder ou refuser la bénédiction
nuptiale , lorsqu'elle découvre dans les conventions
matrimoniales des clauses réprouvées par le droit
naturel ou divin , ou qui , à raison de certaines circonstances
, seraient capables de nuire au salut des contractans.
C'est en ce sens qu'elle établit des empêchemens
prohibitifs , lesquels n'influent cependant en rien sur la
nature et la validité du contrat.
Une théorie si contraire à l'enseignement actuel des
écoles , avait besoin d'être fortifiée par des preuves qui
pussent la mettre à l'abri d'une juste critique. Pour cela
l'auteur remonte à la loi primitive du mariage , tel qu'il
fut institué dès l'origine du monde par Dieu lui-même ,
dans la personne d'Adam et Eve. C'est dans les circonstances
qui accompagnèrent ce premier mariage , et dans
les paroles qui furent prononcées en cette occasion par
son divin instituteur , et par les deux pères du genre humain
, qu'il trouve les caractères essentiels qui ont dû
former , dans tous les temps et chez tous les peuples , la
nature de l'union conjugale , son unité , son indissolu
bilité , etc. Il fait voir ensuite que Jésus- Christ , en rappelant
le mariage à sa première institution , n'a fait que
le dégager des altérations qu'il avait éprouvées par la
corruption des hommes; qu'il n'en apoint changé la
1
14.
212 MERCURE DE FRANCE .
nature , et que sous la nouvelle loi il est toujours en luimême
l'union indissoluble de l'homme et de la femme ,
indépendaminent de toute autre condition sur-ajoutée à
celle de son origine . Le divin auteur de la nouvelle loi ,
dit le savant anonyme , a bien institué un sacrement
destiné à répandre dans le coeur des époux les grâces
proprès à leur nouvel état , et à leur faciliter l'accomplissement
des devoirs pénibles qu'il leur impose. Mais
rien n'annonce dans tout ce qui se passa dans cette occasion
, que le sacrement soit devenu une partie intégrante
du mariage , que l'église ait acquis par là aucune autorité
directe sur le contrat , et que cet acte , le plus important
de tous ceux de la société , ait été soustrait à la puissance
civile , pour être mis sous la dépendance de la
puissance ecclésiastique.
La preuve de cette vérité entraîne l'auteur dans ladiscussion
de tous les monumens de l'antiquité sacrée et
profane , pour montrer que pendant les douze premiers
siècles de l'église , les bornes qui séparent les deux puissances
à cet égard , furent religieusement respectées de
part et d'autre ; que la puissance civile exerça constamment
, et sans contradiction , tous les droits qui lui conviennent
sur le contrat , et que la puissance ecclésiastique,
bornée à la partie spirituelle de cet acte solennel , ne le
considéra jamais que sous le rapport du salut des fidelles ;
qu'elle ne procéda jamais contre les infracteurs de ses
lois que par la voie des censures ; qu'elle se réduisit à de
simples prohibitions , sans prétendre que ses réglemens
dussent influer sur le contrat , qui seul , forme le lien
conjugal , lorsque ce contrat est conforme aux lois de la
société civile.
Ces principes , suivant l'auteur , ne commencèrent
àéprouver quelqu'affaiblissement que dans le cours du
neuvième et du dixième siècle , époque de l'invention
des fausses décrétales qui ne tarderent pas à bouleverser
toute la discipline de l'église , et à dénaturer toutes les
idées qu'on avaiteues jusqu'alors en cette partie comme
ne beaucoup d'autres. Le désordre fut porté à son comble
par la fameuse compilation du moine Gratien , où furent
confondus pêle-mêle les vraies et les fausses décrétales
AOUT 1816 . 213
des anciens papes , et qui formèrent la base de l'enseignement
des écoles.
Malgré l'envahissement de tant de doctrines erronées ,
les anciennes maximes se conservèrent dans un petit
nombre de monumens , dans les livres lithurgiques , dans
les rituels , dans les catéchismes , etc. , où la distinction
entre le contrat et le sacrement de mariage continua à
être marquée par des caractères qui ne permettaient pas
de les confondre. Il n'est pas jusqu'à la collection de
Gratien , quine contienne des monumens du înême genre,
Cette discussion est suivie , dans l'ouvrage , de celle des
difficultés qu'on pourrait faire contre le sentiment de
l'auteur. De toutes ces difficultés , la plus considérable
est tirée des canons et des décrets de la vingt-quatrième
sessiondu concile de Trente. Il faut voir dans l'ouvrage
mème l'explication que l'auteur en donne , pour concilier
le respect dû aux décisions dogmatiques de ce concile
, avec la liberté que les canonistes et les théologiens
français se sont toujours réservée de combattre les déci
sions de ce même concile qui n'appartiennent point au
dépôt de la foi , et qui ne sauraient s'accorder avec les
maximes reçues dans le royaume.
On trouve à la fin de ce traité un appendix qui contient
l'examen des questions suivantes : 1º Quel jugement
doit-on porter du système adopté par le clergé
français sur la réhabilitation des, mariages contractés
durant la révolution ? 2º des avantages que pourraient
présenter , dans l'intérêt de la morale religieuse , la séparation
du contrat et du sacrement ? L'ouvrage est
précédé d'un discours préliminaire , dont l'objet est, de
prouver qu'il existe , dans l'enseignement des écoles ,
des questions importantes sur lesquelles il serait difficile
de concilier la théologie moderne avec la doctrine de
l'antiquité , principalement en ce qui concerne le mariage.
Tout ce discours ne contient que le développement
de ce principe de Tertullien , généralement reçu dans
l'église, et qui sert d'épigraphe a l'ouvrage , qu'il n'y a
de vrai et de divin que ce qui dérive de la tradition apostolique
; que tout ce qui vient d'une autre source en matière
de doctrine , est faux et erroné.
214
MERCURE DE FRANCE .
Nous n'avons pas parlé de l'ordre , du ton , et du style
qui règnent dans tout ce traité; nous nous bornerons à
dire que les preuves en sont bien choisies et clairement
développées ; que les raisonnemens nous en ont paru
forts et précis ; qu'il est écrit avec autant de sagesse que
de fermeté. On y reconnaîtra sans peine la manière d'un
auteur très-exercé dans toutes les matières canoniques
et ecclésiastiques , qui a composé divers ouvrages dont
plusieurs ont été favorablement accueillis du public.
Nous terminerons cette analyse en faisant observer que
quelque jugement qu'on puisse porter sur le fond de sa
doctrine dans la question présente, on ne saurait lui contester
un grand zele pour le maintien des saintes règles ,
et pour la réforme des abus que l'ignorance des siècles
de ténèbres a introduits dans la discipline de l'église sur
la matière qui fait l'objet de son ouvrage.
w
***
www
CHARLEMAGNE.
( II et dernier article. )
Il y a des noms malheureux en littérature , celui de
Charlemagne est de ce nombre. Le poëme de Charlemagne
, de Louis le Laboureur, est une des armes les
plus meurtrières dans le combat du Lutrin ; celui de
LucienBuonaparte , qui porte le même titre , aurait aussi
surement affadi le coeur de Dodillon et de Boirude.
M. Millevoye , dont les lettres pleurent aujourd'hui la
perte , moins malheureux que ces deux auteurs , n'a cependant
pas triomphé tout à fait de la fatalité attachée
en poësie à Charlemagne ;et M. Lemercier vient de
prouver qu'il aurait mieux fait de fouiller encore dans
la cendre poëtique d'llion , que de remuer la poussière
gothique de la féodalité.
J'ai montré dans mon premier article le vice radical
du sujet ; il est tel que l'exécution devait s'en ressentir ,
AOUT 18:6. 215
1-
et indépendamment des entraves dont il genait l'auteur ,
le goût n'a pas toujours présidé au développement de
l'intrigue et des caractères . Les imitations trop fréquentes
des grands maîtres , mêlées aux situations que
M. Lemercie a tirées de nos annales , ne servent qu'à
faire ressortir la froideur ou l'invraisemblance de cette
pièce. Il enest résulté une tragédie qui nepouvait réussir .
J'ai déjà parlé , d'après l'auteur , de la conformité qui
existe entre Charlemagne et Cinna. De même qu'Auguste
, dans la pièce de Corneille , Charlemagne paraît
sur la scène pour tenir conseil ; Astrade, qui conspire
contre le roi , s'y trouve admis ; mais il y assiste comme
tous les autres seigneurs de la cour ; il s'y trouve par
hasard . Quelle différence dans Cinna , celui-ci vient
d'apprendre à Emilie l'ardeur des conjurés; il sort pour
aller tout disposer , quand on vient lui dire qu'Auguste
le mande avec Maxime ; c'est en particulier qu'il veut
leur parler. Ce mystère leur fait craindre avec raison
d'être découverts ; le long discours d'Auguste sur les
malheurs attachés au souverain pouvoir , doit confirmer
leur appréhension. Cette grande tirade , loin d'être déplacée
, est un chef-d'oeuvre , puisqu'elle entretient leur
inquiétude , et produit par là une situation très-dramatique.
Lorsqu'enfin Auguste leur a fait connaître le point
sur lequel il veut les consulter, Cinna et Maxime , par
les conseils que chacun d'eux lui donne , parlent , l'un
comme un ardent ami de la liberté , comme le vengeur
plus ardent encore de sa maîtresse , en lui disant de
garderl'empire qu'il veut lui arracher avec la vie ; l'autre
en homme touché des nouveaux bienfaits d'Auguste ,
qui abdiquant l'autorité suprême , cesse d'être coupable
à ses yeux. Tout est donc motivé dans cette scène admirable;
Charlemagne , au contraire , entre en scène au
deuxième acte., et dit :
Vous tous , nobles amis et fidelles sujets ,
Prenez place et soyez instruits de mes projets.
Au tróne des Césars , la reine de Byzance ,
A de votre empereur demandé l'alliance.
Je ne dis rien de ces deux vers , d'après lesquels il
216 MERCURE DE FRANCE.
résulte que la demande de la main de Charlemagne a
été faite par Irène au trône des Césars.
Mais avantd'en parler, dites-moi quels lauriers
Sur nos confins encor ont cueillis mes guerriers ?
Theudéric , avez-vous repoussé les Abares ?
Ne pourrait- on pas lui dire avec Dandin :
Les Abares n'ont point d'autorité céans .
Mais Aristote aurait dû en avoir , ou , à son défaut ,
Alcuin devrait dire à Charlemagne , que cette transition ,
avant d'en parler , peut satisfaire ceux qui écoutent un
prince dans son conseil privé , mais qu'elle ne peut convenir
dans la bouche d'un roi quand il vient sur le
théâtre pour amuser ceux , qui à laporte , ont cru acheter
du plaisir. Alcuin , ce savant homme , aurait dû aussi
lui dire : « Sire , vous auriez pu vous dispenser de me
faire paraître avec vous sur la scène; quoique je ne sois
que diacre , j'y suis déplacé ; je n'y fais rien de bon , et
ce n'est quepar pure honnêteté pour moi,je le vois bien ,
qu'avantde parler de votre mariage avec Irène , qui vous
a fait demander au trône des Césars , vous avez engagé
dans votre conseil une discussion sur les biens du clergé;
ce sont des matières trop graves , et si jamais les Français
s'en mêlent , ce ne sera pas au théâtre , mais dans les
états-généraux du royaume. Je ne sais si alors les prêtres
imiteront mon désintéressement et s'ils diront comme
moi:
Je viens faire à l'état qu'enrichira ce don ,
D'un trop vaste domaine un utile abandon.
Mais je puis vous prédire qu'il valait mieux me laisser
enAngleterre que de me faire venir en France pour y
exciter la gaieté des Parisiens . » Aux réflexions sensées
du sage Alcuin , on pourrait ajouter qu'il les exprime
en homme qui a lu Racine et Massillon. On connaît les
vers d'Abner; voici le passage de Massillon. Il est questionde
l'inconvenance de la chasse pour un ecclésiastique.
« Un prêtre , les armes à la main, ne respirant
> que le sang et le carnage , représente-t-il le divin pas
AOUT 1816. 217
teur occupé à conduire paisiblement son troupeau ?.....
Quelle vénération peuvent avoir les peuples pour un
pasteur qu'on voit tenir en ses mains le signe et le gage
de notre salut, le pain de vie..... après avoir vu il n'y a
qu'unmoment ces mains destinées ààdes usages si divins
, employées à manier des armes meurtrières , et
dressées àporter la mort et la terreur à de vils animaux. »
Alcuin empruntant les beautés de l'auteur d'Athalie et
de l'évêque de Clermont , combat ll''opinion d'Astrade ,
qui ne voudrait pas voir désarmer les prêtres. On connaît
les moeurs des premiers siècles de la monarchie , et
sur-tout l'évêque de Beauvais et sa massue. Le discours
d'Alcuin mérite d'être rapporté.
Est-ce aux mains d'un prélat teint du sang des mortels,
Atoucher le calice et le paindes autels?
Aumilieu des combats les enfans de l'église ,
Levant leurs bras au ciel , comme autrefois Moïse ,
Servent mieux Israel contre ses ennemis
Que ne ferait le glaive entre leurs mains remis.
Leurs secours sont des voeux , leurs armes des prières ;
Leur doctrine aux enfans doit prêter ses lumières ,
Grossir des livres saints le dépôt précieux ,
Transmettre aux temps futurs les faits de nos aïeux ,
Faire entendre anx remords des voix consolatrices ,
Al'indigence infirme offrir de doux hospices :
Tel est notre devoir ; et moi sans m'effrayer
De la perte des biens qu'on peut nous envier ,
Vains trésors , dont le soin mêlé d'inquiétude
M'enlève à ma retraite , à ma paisible étude ,
Je viens faire à l'état qu'enrichira ce don ,
D'un trop vaste domaine un utile abandon.
La beauté de cette tirade fait oublier que la discussion
qui l'a amenée est un peu inutile; mais ce que
rien n'excusera , c'est la longueur de cette scène toute
pleine de dissertations politiques. La présence d'Astrade
dans le conseil de Charles ne produit aucun effet . L'auteur
à voulu y rémédier plus loin , dans la scène IX du
(
1
MERCURE DE FRANCE.
218
II acte . Theuderic vient dire à Astrade que l'empereur
le mande , comme Auguste fait mander Cinna ; mais il
s'en tient là , comme je crois l'avoir remarqué dans mon
premier article. Astrade sort après avoir dit à Gérolde :
Suis-je pale ,dis- moi , comme l'est Théodon ?
On n'ertend plus parler de son entrevue avec le roi.
Quand il reparaît iln'en dit pas un mot, et lorsque
Charles revient dans la troisième scène du quatrième
acte , c'est pour dire :
....... Sur mes pas qui vous a tous conduits ?
et pour entendre Astrade lui répondre :
Sansa o're ordre, seigneur,venus sur votre trace.
Annoncer une chose aussi importante qu'une entrevue
d'Astrade avec le roi , au moment où il conspire contre
sa vie , sans nous en rendre compte et ne pas nous apprendre
si elle a eu lieu dans l'entr'acte , c'est un vide
dans l'intrigue qui ne peut être attribué qu'à une grande
absence d'attention . Cette troisième scène du quatrième
acte dont je viens de parler , est la principale situation
de la pièce ; c'est là que Charlemagne se trouve entre
l'épée d'Astrade et celle de Theuderic : l'un vient pour
attaquer , l'autre pour défendre ses jours ; mais Charles
ne sait quelle main soupçonner , et il balance entre Astrade
et Theuderic comme le fait Antiochus entre Cléopâtre
et Rodogune. Ce n'est pas encore l'imitation la plus
sensible qu'offre cette scène , car elle est toute entière
dans une comédie héroïque de Goldoni , intitulée Renaud
de Montauban. Dans la pièce italienne , le même
Charlemagne se trouve entre les comtes de Mayence ,
qui veulent attenter à sa vie , et Renaud , qui vient pour
le préserver du poignard des assassins. C'est pendant la
nuit , comme dans la tragédie ; et pour rendre la ressemblance
parfaite , Charlemagne , dans la pièce de M. Lemercier
, soupçonne Régine qui s'est armée d'un poignard
pour le secourir , comme dans Goldoni , Renaud
passe d'abord pour le traître , par une méprise reproduite
souvent sur la scène française.... des boulevarts.
AOUT 1816 .
219
Charlemagne offre bien encore d'autres imitations ;
par exemple Régine , dans ces deux vers :
En ce que fait un roi tout alarme et tout blesse ;
Punir est cruauté , pardonner est faiblesse .
ne fait que répéter ce que dit Venceslas à son fils pour
le dégoûter de vouloir lui enlever la couronne , qu'il
finit cependant par lui donner , sans doute comme un
présent funeste. D'ailleurs ces lieux communs sur le
triste destin des rois , qu'Agamemnon , Phocas , Auguste
, Assuérus et mille autres potentats ont rebattus
sans cesse à nos oreilles , nous ont assez convaincus du
bonheur que nous avons d'être peuple. Astrade tient bien
le même langage que Manlius , en disant qu'il dissimule
mieux en ne se contraignant pas ; c'est ce qu'il exprime
assez clairement :
Tout mon zèle enflammé , mes fiers emportemens
Sont l'art mystérieux de mes déguisemens.
EnfinRégine annonçant qu'elle va se retirer dans un
couvent , puisque Charles ne veut plus d'elle , ressemble
un peu , n'en déplaise à M. Lemercier qui soutient que
sondénouement est neuf , à Iunie , se faisant vestale après
la mort de son amant; ou , si l'on veut , à la comtesse
Almaviva , voulant aller aux Ursulines pour échapper
aux jalousies sans amour de son mari. Il faut être romaine
pour se faire vierge , quand on a perdu son amant ; il
n'est pas sûr que Régine ait exécuté son projet , et en
le supposant , cela remonte au ge siècle. Malgré la vogue
dont jouit aujourd'hui tout ce qui est vieux , je ne crois
pas que l'exemple de Régine soit suivi; la comtesse Almaviva
ne fait que parler des Ursulines. Toutes ces
dames qui songent au couvent , dans un moment d'humeur
, ressemblent aux matelots qui marmottent des
prières pendant l'orage. Parmi les pièces que la tragédie
de Charlemagne rappelle , on pourrait bien citer encore
Bérénice . Titus renvoie cette princesse , et Charlemagne
renonce à Régine , parce que l'intérêt de leurs états le
commande. Mais je crois en avoir assez dit sur une tra
220 MERCURE DE FRANCE.
gédie dans laquelle plusieurs tirades font reconnaître
l'auteur d'Agamemnon. A l'exception de ces passages ,
lesversde Charlemagne sontdurs,et sur-tout incorrects .
L'auteur semble avoir voulu leur donner une couleur
sauvage , conforme au siècle brillant et barbare qu'il a
entrepris de retracer ; mais son style en a contracté une
âpreté , qui étonne d'abord le lecteur qu'elle finit par rebuter.
Je ne saurais mieux terniner cet article que par
latirade sur la chevalerie , qu'on pourra comparer avec
celle des Trois Ages , que j'ai citée dans le Mercure du
17 août 1816. Hugues demande l'honneur d'être armé
chevalier , Charlemagne lui répond :
Aimable et digne enfant , je te ceindiai l'épée
Quand, du respect des lois , ta jeune ame frappée
Connaîtra leur sagesse , et pourra concevoir
Quel est des nobles preux le sévère devoir.
Pour eux ce fer n'est point une vaine parure ,
Il ne doit pas armer la licence et l'injure ,
Enhardir la vengeance où le coeur est enclin ,
Assassiner le faible , égorger l'orphelin ;
Mais il doit protéger le pauvre qu'en offense ;
Mais il doit de la veuve assurer la défense ;
Secourir l'ami ié, la timide pudeur ,
Garantir des traités la loyale candeur;
Appuyer la vertu , l'honneur et la vieillesse ;
Tel est cet ornement de la haute prouesse .
Lefrançais que ma main ceint duglaive sacré,
Qu'au sangdes ennem'sj'ai teint et consacré
Je l'appelle à servir l'autel et la patrie ,
Et c'est de ce grand jour que commence sa vie.
T.
Q
AOUT 1816.
221
RELATION 1
D'un voyage forcé en Espagne et en France , dans les
années 1810 à 1814 , par le général-majorlord Blayney,
prisonnier de guerre, traduit de l'anglais , avec des
notes du traducteur , deux volumes in-8°. Prix : 10 f. ,
et franc de port 15 fr . Chez Arthus-Bertrand , libraire ,
rue Hautefeuille , nº 23 .
Tandis que les Français assiégeaient Cadix en 1810 ,
les Espagnols et leurs alliés cherchaient à opérer des diversions
enjetant des troupes , et tentant des expéditions
sur les points d'où l'on présumait pouvoir inquiéter et
gêner l'ennemi. Une de ces expéditions , aux ordres de
lord Blayney , vint attaquer le fort de Fuengirola , et fut
battue Son chef même se laissa prendre assez mal-adroitement
, selon ce qu'on peut conjecturer d'après sa propre
relation. Prisonnier de guerre , il se vit dans le cas de
faire , comine il le dit , un voyageforcédu fond de l'Espagne
à Verdun .
C'est des événemensde cet important voyage que lord
Blayney a jugé à propos d'instruire ses compatriotes , et
dont un traducteur a cru pouvoir, à son tour , divertir
les lecteurs français . Rien en effet de plus gai , de plus
amusant que le britannisme de notre voyageur. Ne
craignez pas toutefois , que grave politique , il fasse comparaître
devant vous les gouvernemens , leurs ministres
et leurs généraux , ou que froid calculateur , il vous
perde dans les tableaux statistiques de la richesse des
champs , de l'industrie des villes qu'il parcourt , ou bien
encorequ'il vous enfonce sur les pas de quelque géologue,
parmi les rocs sauvages et au sein des précipices , pour
découvrir le rocher granitique ou le calcaire primitif,
suivre les traces du passage des eaux et de l'action du
feu , courir après les sables ou les laves, les coquilles ou
les basaltes ; non , lord Blayney ne se casse point la tête
à toute cette science. C'est bien assez qu'il s'expose
à se la faire casser quand l'honneur l'y appelle; hors de
1
They
222 MERCURE DE FRANCE .
ce noble état , le plus beau que puisse embrasser un
homme comme il faut , et dès qu'il n'a plus à s'occuper
de tuer des hommes , lord Blayney est unbon compagnon
qui ne songe plus qu'à tuer le temps , et qui paraît
y réussir le plus gaîmentdu monde. Son livre , farci d'une
solide instruction en gastronomie , nous donne le compte
des bouteilles qu'il a vidées , nous indique les lieux où
l'on peut espérer d'en trouver de pareilles , nous signale
comme des écueils les auberges où l'on ne boit que du
vin détestable , et bon seulement pour des gosiers français
; nous apprend quelles rivières fournissent d'excellent
poisson , quelles campagnes nourrissent de fingibier ,
de succulentes volailles ; inutiles bienfaits de la Providence
envers une nation ingrate , qui n'a pu encore apprendre
des Anglais à avoir de la religion et des moeurs ,
à faire une soupe au lièvre , un bifteck aux huîtres , et
une sauce au beurre fondu .
Quoique lord Blayney fut bien sûr d'intéresser la plupart
de ses lecteurs en les entretenant de procédés gastronomiques
, de bonnes auberges , de bons vins et de
jolies filles , il a cependant aussi très-judicieusement
pensé qu'il était des gens d'un goût difficile , d'un esprit
sérieux , et qui avaient la manie de demander dans un
ouvrage mince , frivole , quelques éclairs de raison.
Jaloux et capable de captiver tous les suffrages , notre
voyageur a bien voulu , pour ces sortes de lecteurs , larder
par-ci par-là ses descriptions de bons repas , de quelques
réflexions solides et profondes , de quelques détails historiques
, qui prouvent qu'un homme comme il faut sait
tout ,peut parler hardiment de tout ,et est toujours certain
d'amuser ceux à qui il fait l'honneur de communiquer
ses connaissances. Est- on curieux d'avoir une idée
de celles de lord Blayney ? On apprendra de lui que son
gouvernement mérite , par son désintéressement et sa
générosité , d'être l'arbitre de l'Europe ; que rien n'est si
avantageux aux peuples que l'amitié des Anglais , qui ,
dès que ceux-ci sont alliés de quelque nation , ne lui
laissent plus rien à désirer des produits de leurs manufactures
et de leur industrie , et travaillent si vivement
pour elle , qu'elle n'a plus qu'à se croiser les bras , rece
AOUT 1816. 223
voir , consommer et payer; que le sentiment des bienfaits
, dont l'Angleterre comble l'Univers , est si universellement
répandu , que le seul nom d'anglais est un
titre au bon accueil du monde entier ; qu'aussi tout français
bien él-vé témoigne une sorte de culte à un anglais ;
qu'il a éprouvé lui-même, jusque chez les Arabes ,
qu'un uniforme de général anglais avait quelque chose
d'imposant. Il avoue néanmoins que de temps en temps
il a rencontré des réfractaires à ce culte , soit aux armées ,
soit dans la société . Il a eu à souffrir , qu'au mépris de
son imposant uniforme , des soldats l'invitassent à boire
avec eux , en lui frappant sur l'épaule : ce manque d'égards
au reste pouvait s'excuser en faveur de la proposition.
Mais quel oubli inconcevable de ces respects dus
à un anglais par le monde entier , dans ces filles d'auberges
qui venaient familièrement adresser la parole à
milord ? Quelle insolence chez ces misérables gargotiers
de province , dont l'un osait bien lui soutenir que ses
sauces valaient mieux que toute la cuisine anglaise; dont
l'autre , au mépris de l'habeas corpus , prétendait l'asservir
à manger la viande avant le poisson; dont un
troisième porte son irrévérentieuse ignorance jusqu'à lui
servir un canard róti , qui est la chose , après le mauvais
vin , que milord déteste le plus au monde; et qui tous
enfin ,jugeantde la générosité des milords anglais par
cellede leurgouvernement , lui présentaient des budjets
dedépenses que n'auraient pas imaginés le génie calculateurd'aucun
des aubergistes des trois royaumes. Il est
vraiqueces mécomptes , aux hommages que notre voyageur
devait attendre de tous ces gens honnêtes , ne lui
arrivèrent que lorsqu'il se trouva en contact avec ce
peuple- canaille qui s'avisa de se croire fait pour la
liberté , et de vouloir une chartre et des lois .
GIRAUD.
( La suite au numéro prochain. )
:
wwwwwwwwww
224 MERCURE DE FRANCE.
BEAUX - ARTS.
ÉCOLE ESPAGNOLE .
CANO ( ALPHONSE ) ,
Peintre d'histoire , Sculpteur et architecte.
Cegrand artiste naquit àGrenade le 19 mars 1601 .
Son père , architecte , lui enseigna son art , et suivant
les conseils de son ami Jean del Castillo , transporta sa
famille à Séville , où notre Alphonse apprit la sculpture
sous le célèbre Jean Martinez Montagnez. Il prit d'abord
des leçons de peinture sous François Pacheco , ensuite
sous Castillo , dont j'ai parlé ci-dessus .-Cano animé
du désir de la gloire , ne perdait aucun instant. Il étudiait
dans lamaison de Pilatos les statues et bustes grecs
qui ornaient ce palais des ducs d'Alcala. C'est là qu'à
force de travailler , Cano sut acquérir un style élevé ,
créa les formes les plus belles , et parvint à draper avec
un goût et une franchise qui le classent parmi les sculpteurs
du plus grand mérite. De son premier temps , on
voit à Séville cinq grands maître- autels dont l'architecture
, la sculpture et la peinture sont entièrement de lui ,
et présentent des traits de génie que ne désavouerait pas
Michel-Ange , dont Cano semble avoir été l'élève .-En
1628 , le père de Cano fut chargé d'établir le grand
maître-autel de la paroisse de Lebrija. Le traité passé ,
Cano père se mit à travailler ; mais il mourut en 1630 ,
avant d'avoir achevé. Cano fils , chargé de suivre le travail
de son père , le conclut à la satisfaction de tous les
connaisseurs. Palomino fait les plus grands et les plus
justes élogesde la sculpture de cet ouvrage; il cite comine
un chef-d'oeuvre la statue de la Vierge tenant i'enfant ,
qui est entièrement du jeune Alphonse. Plusieurs professeurs
, à cette époque , disputaient à Cano le premier
Tang dans l'exercice de ces trois brillantes facultés , la
AOUT 1816. 225
peinture , la sculpture et l'architecture; mais le génie
ardent de Cano ne lui permettait pas de jouer un rôle
secondaire.- Il paraît que ,presse un jour par son caractère
violent , il eut une affaire avec Sébastien Llano
de Valdes , homme généralement reconnu pour son
mérite et sa modération : Cano , très-adroit , blessa son
rival assez grièvement pour devoir sortir de Grenade , et
vint à Madrid ; c'était en 1637. Cano trouva un appui
dans l'amitié de son condisciple Jacques Velasquez , qui
était de retour d'Italie , et qui jouissant de la plus haute
faveur , sut procurer à son ami la protection du comte
d'Olivarez. En effet , le duc destina , en 1039 , Alphonse
à la direction dequelques ouvrages dans ses palais , où
il parvint malgré son caractère , à obtenir la protection
du père Jean-Baptiste Mayno , peintre du roi , et maître
de dessin du prince Balthazar. C'est à cette époque que
Cano peignit le beau monument du couvent de Saint-
Gilles; pour la semaine sainte : l'arc triomphal pour la
porte de Guadalaxara , lors de l'entrée de Marianne
d'Autriche seconde femme du roi , et qu'il fit plusieurs
tableaux d'un genre si nouveau en Espagne , d'une telle
suavité , que surnommé l'Albane espagnol , Lebrun
lui-même se méprit à deux de ses compositions , dans
1a Chartreuse deTriana . En 1643 , Cano vint à Tolède
pour obtenir la place de directeur des travaux de la cathédrale
, qui fut donné à Philippe-Lazare de Goyti. Il
paraîtrait que c'est vers ce temps qu'on accusa Cano de
lamortdesa femme , et qu'il fut mis dans les prisonsde
la cour , où il souffrit la question sans rien avouer. Ce
bruit fut général dans toute l'Espagne; cependant on a
fait toutes les démarches nécessaires , et sans succès ,
pour découvrir le procès de cette affaire . -Lazare Diaz
del Valle , qui vivait à Madrid alors , et qui cite cent
traits particuliers de la vie de Cano , ne parle point de
cet événement , dont Palomino seul fait mention .
1647 , Cano fut nommé majordome de la confrairie de
Notre-Dame-des-Sept-Douleurs de Madrid; ce qui atténue
un peu la présomption du crime donton vient de
l'accuser : car à cette époque , ces confrairies , quoi
qu'on en puisse dire , étaient assez scrupuleuses pour ne
En
15
226 MERCURE DE FRANCE .
pas admettre, au moins un homme prévenu d'un assassinat.
En 1650 , Cano revint à Tolède , pour donner
son assentiment àde nouvelles constructions qu'on avait
faites dans la cathédrale . Il fut à Valence et à la chartreuse
de Porta Cæli , où il laissa des preuves nombreuses
detous ses talens. It revint ensuite àMadrid , où il conçut
le projet de se faire ordonner pour Grenade , s'y retirer ,
et y mener une vie moins agitée au milieu des travaux
qu'il brûlait d'entreprendre. Cano fit sa demande au
chapitre de Grenade , qui parfaitement instruit des talens
prodigieux d'Alphonse , vint représenter à Philippe
IV combien il serait avantageux d'obtenir un artiste
aussi distingué . S. M. donna son consentement le
11 septembre 1651 , avec la condition que Cano serait
ordonné dans l'espace d'un an.- Alphonse fut mis en
possession le 20 février 1652 , et installé par le chapitre ,
dans un magnifique atelier qu'on avait fait préparer
pour le recevoir. On lui offrit ensuite tout ce qui serait
nécessaire à ses travaux , et on l'exempta d'assister au
choeur, excepté lesjours de fête .-L'année était écoulée,
et Cano ne se faisant pas ordonner , le chapitre , jaloux
de compterparmi ses membres unhomme de ce mérite ,
le pressait de tenir sa promesse; voyant qu'il temporisait
trop , on s'adressa au roi : S. M. , prévenue par des
raisons secrètes que lui avait déduites Cano , voulut bien
obtempérer à ce qu'on lui donnât la première prébende
vacante. Cano gagnait du temps , et le chapitre de Grenade
se refusait à lui tenir compte du produit de son canonicat
, lorsque l'évêque de Salamanque le fait chanoine,
l'ordonne sous-diacre , et fait tant pour l'artiste,
que le roi ordonne au chapitre de Grenadede lui compter
àl'instant tous les arrérages échus de sa prébende , qu'il
conserva tranquillementjusqu''àà sa mort.
Alphonse Cano a été l'undes artistes qui ont le plus
illustré l'Espagne sans en être jamais sorti. Il avait le
coup-d'oeil de la plus grande justesse ; dans son dessin
pur, jamais il n'a manqué à la beauté de l'antique ni à
la vraie nature. Personne n'a possédé plus que lui la
belle simplicité.-Peu d'artistes ont autant dessiné que
lui; sesdessins généralement estimés et toujours courus ,
AOUT 1816.
227
se trouvent chez tous les amateurs. Il est vrai que dans
aucun des trois arts qu'il cultivait en maître , il n'entreprit
jamais rien avant d'en avoir créé le dessin avec
un soin particulier. Mais ce que l'on doit considérer
comme unphénomène , c'est que sachant donner à ses
sculptures la vigueur de Michel-Ange , il a su donner à
quelques-unes de ses productions en peinture la douceur
de l'Albane.- Les arts perdirent Cano le5 octobre 1667,
laissant une foule d'élèves qui ont illustré leur maître.
Parmi les plus distingués dans la peinture , on compte :
Alphonse deMena , Michel-Jérôme de Cieza , Sébastien
de Herrera Barneuvo , Pierre - Athanase Bocanegra ,
Ambroise Martinez , Sébastien Gomez et Jean Nino de
Guevarra , tous artistes distingués dont nous donnerons
l'historique. -Les ouvrages publics et principaux de
Cano sont répandus dans toute l'Espagne , et sont tous
d'unmérite reconnu. On peut juger au surplus, de la
vérité de cette assertion , en voyant un tableau de ce
grand maître chez M. Fabre , rue de Cléry, nº 9. Il n'est
point une église, un couvent de Cordoue , de Madrid ,
de Grenade , de Séville , qui ne possède plusieurs chefsd'oeuvre
de lui. Le Brixa , la chartreuse de Xeres , celle
de Saint-Martin de las Cuevas , celles du Paular , de
Porta Cæli , Tolède , Valence , Murcie , Malaga , partout
enfin Cano a laissé des souvenirs de sa fécondité et
deson génie.
2
F. Q.
LA SÉANCE ACADÉMIQUE.
J'aime passionément la littérature ; je lis et relis
chaque jour, avec plus d'admiration et de charmes , les
chefs-d'oeuvre de nos grands écrivains. Je me plais dans
les réunions savantes; mais je redoute la foule , le bruit ,
la chaleur. Mon estomac , maître despotique et cruel ,
ne me permet pas de faire la moindre infraction à ses
lois, sans m'en punir sévèrement. Je m'interdis donc
toute jouissance qui se prolonge au-delà de l'heure fixée
15.
228 MERCURE DE FRANCE .
pour mes repas , et comme malheureusement je naquis
à une époque où l'on n'attendait point pour dîner le
déclindu soleil,je me vois privé d'assister aux séances
publiques de l'institut , sources fécondes d'observations
etdeplaisirs. Néanmoins , je ne pus résister à l'envie de
me rendre à la première séance tenue par l'académie
française depuis sa réorganisation. Les noms du récipiendaire,
du président , et de l'élégant et sage écrivain dont
trois palmes littéraires ornent déjà le front rayonnant
dejeunesse, ne me laissaient que peu de force pour combattre
mes désirs .
C'était d'ailleurs le jour de la fête de notre bon roi ,
jour d'allégresse et d'indulgence , où l'on ne peut guère
se défendre d'enfreindre les règles austeres qu'on s'est
prescrites .
Les portes du palais des arts qui ne s'ouvrent qu'à
deux heures , étaient assiégées dès midi par les curieux ;
la moisson n'est pas toujours recueillie par celui qui
sème le grain. Arrivé un peu tard , je sus , au moyen
d'un peu d'assurance , de flatterie et d'adresse , m'emparer
d'une des meilleures places de la salle : on aurait
tort demeblâmer , je n'ai fait en cela que suivre l'exemple
de beaucoup de gens parvenus ainsi à des postes élevés.
Toutefois mon usurpation , connue de ceux qui m'environnaient
, ne les ayant point prévenus en ma faveur , je
n'avais pas la ressource de leur conversation pour occuper
la grande heure d'attente , qui devait encore précéder
l'ouverture de la séance; mes réflexions en remplirent
le vide.
Cemêmejourde la Saint-Louis , en 1790 ,je fus pour
lapremière fois témoin de ladistributiondu prix de poësie
décerné par l'académie française ; alors lesjuges du concours
étaient Laharpe , Marmontel , Barthélemy , etc. , le
poëte couronné , M. de Fontanes , qui jeune encore ,
promettait undigne successeur aux grands écrivains du
siècle de Louis XIV .
M.de Sèze ayant paru; son aspect réveilla soudain en
moiles plus cruels et les plus touchans souvenirs. Je contemplais
avecune sortede vénérationle célèbre défenseur
duplus juste ,du meilleur , et du plus infortuné des rois.
AOUT 1816. 229
Je songeais àM. de Malsherbe que j'ai vu , l'arrosoir à
lamain, vivifier ses plantes potagères , et qui semblable
à Camille , renonça sans peine au pouvoir pour cultiver
ses champs , et quitta ses champs pour se montrer sur la
brèche à l'instant du péril. Je songeais à l'entrée de ce
vertueux magistrat dans la prison des Madelonnettes ,
entrée dont je fus témoin. Je me rappelai intérieurement
ces mots sortisde sa bouche , mots qui retentirent tant
de fois dans mon ame ! comme ses compagnons d'infortune
s'écrièrent en le voyant : Quoi , vous aussi M. de
Malesherbe ! Eh , messieurs , répondit- il , le roi !
M. de Sèze , M. de Malesherbe me rappelaient ces
antiques sénateurs , qui après la défaite de l'armée romaine
, ne pouvant se résoudre à une honteuse capitulation
, se rassemblèrent dans la place publique , et là , attendirent
la mort sur leur chaise curule. Pourquoi , me
dis-je en moi-même , notre siècle si fécond en braves
guerriers , a-t-il produit si peu de citoyens courageux ?
Pendant que je m'interrogeais ainsi , M. de Fontanes
vint occuper le fauteuil de président , et ouvrit la séance
par la lecture d'un rapport sur le dernier concours. Ce
rapport , dans lequel on retrouve l'ordre et l'élégance de
styleddeeM. Suard, reçut desapplaudissemens mérités.J'y
remarquai cette phrase : « L'académie françaisefondée
>> par la monarchie , est tombée et s'est relevée avec
» elle.»
M. de Campenon lut ensuite plusieurs fragmens du
discours couronné. Une diction sage , des pensées justes ,
un choix heureux de citations me frappèrent. Je fus
très-content de la manière avec laquelle M. Villemain
aborde son sujet , et de celle dont il a su encadrer le
portrait de Sylla , morceau admirable où M. de Montesquieu
s'est montré l'égal de Salluste et de Tacite.
Quoique l'auditoire parut très-satisfait de l'ouvrage
de M. Villemain , il semblait toutefois presser de ses
voeux le moment où il entendrait parler M. de Sèze. Son
exorde lui concilia d'abord tous les esprits, comme le souvenir
de son admirable conduite lui avait d'avance concilié
tous les coeurs . Il retraça d'un ton plein de modestie et
de sensibilité la noble cause qui lui avait sur-tout valu
230 MERCURE DE FRANCE .
l'honneur de prendre rang parmi les académiciens. Je
n'essaierai point , dit-il ensuite , de faire l'éloge littéraire
des écrits de mon célèbre prédécesseur ; assidu
courtisandu palais de Thémis , j'ai peu fréquenté le
temple des Muses ; je n'imiterai point ce rhéteur qui parlait
de l'art de la guerre devant Annibal . Et M. de Sèze ,
entraîné sans doute malgré lui par le plaisir de rendre
hommage au rare talent de M. Ducis , s'engagea dans
une longue dissertation sur les beautés que renferme
chacun de ses écrits. Plus loin il retraça les vertus de
M. Ducis , sa piété , sa constance dans ses opinions , sa
fidélité à son roi , les nobles refus qu'il opposa aux faveurs
dont Bonaparte voulut le combler , et il immola
unegrandepartiedes Français à la gloire de M. Ducis .
Dans cet endroit du discours de M. de Sèze , mes regards
se portèrent à la fois sur tous les côtés de la salle. Rien
de plus instructif que le tableau qu'offraient les auditeurs;
quelques-uns secouaient la tête ; d'autres se rongeaient
les ongles ; ceux-ci , ils étaient en minorité ,
applaudissaient endirigeant leurs yeux sur certains personnages
; ceux-là , ne se sentant pas coupables des torts
d'une fortune bizarre, conservaient une attitude décente.
Moi je souffrais pour tous les spectateurs que les tempêtes
de la révolution avaient jetés dans un chemin épineux
et glissant , et j'eus besoin de penser à la cause
sacrée que M. de Sèze avait embrassée et défendue pour
l'écouter sans trop d'impatience. Enfin le courageux
orateur ranima l'attention du public en plaçant sous ses
yeux le récit naïf et touchant fait par M. Ducis , de l'accueil
rempli de bonté qu'il obtintdu roi ; puis il arriva
naturellement à l'éloge de cet auguste prince. Là , nulle
déclamation , nulle enflure ; tout était bien, parce que
tout était vrai , et je retrouvai avec plaisir dans M. de
Sèze l'éloquent défenseur de Louis XVI et le digne
apologiste du monarque adoré qui nous gouverne.
Cependant sonnait l'heure où des besoins impérieux
commandaient la retraite: Ventre affamé n'a point
d'oreilles . En vain M. de Fontanes allait prendre la parole
; plusieurs femmes élégantes et jolies dont la précence
embellissait le centre de la salle, partirent avec
AOUT 1816. 231
précipitation. On achète toujours les honneurs parquelqu'inconvénient.
Les dames admises à ces places distinguées
ne pouvaient sortir de la salle sans passer
devant les orateurs ; une d'elles salua M. de Fontanes ,
qui lui rendit en riant son salut. Aussitôt un spectateur
-s'écrie : Voilà une politesse singulière ! L'assemblée
toute entière , que dans ce moment critique le beau talent
de M. de Fontanes n'aurait peut-être pas retenue ,
se vit comine enchainée par cette remarque judicieuse.
La forme d'usage remplie , M. de Fontanes annonce
qu'il dira peu de choses sur M. Ducis . La vérité , ajoutet-
il , suffit à l'éloge d'un homme supérieur. Ensuite il
établit que notre caractère dépend moins de la direction
qu'on nous donne dans les écoles publiques . que de l'éducation
reçue dans votre première enfance. C'est pourquoi
, poursuit-il , les torts reprochés aux maîtres sont
presque toujours les torts des parens. M. Ducis élevé au
sein d'une famille vertueuse , borna d'abord ses études
à la lecture de la Bible et à celle de la Vie des hommes
illustres de Plutarque ; livres , fait observer M. de Fontanes
, qui pourraient seuls suffire à notre instruction ,
parce qu'ils renferment tout. Plus loin M. de Fontanes
retrace en peu de mots , et dans un langage pur , noble
et simple , les vertus , le caractère , le talent de M. Ducis.
La muse tragique , dit-il , ne le poursuivait pas toujours
; la muse pastorale se plaisait à venir le délasser.
En cet endroit il fait un tableau ravissant de la vie toute
poëtique de M. Ducis , absolument étranger aux horreurs
de la révolution . Puis , par une apostrophe magni
fique qui lui sert de transition , il passe ainsi à l'éloge de
M. de Sèze .
Vous , Monsieur , dit-il , ( alors arrive une courte et
sublime peinture de nos malheurs; ) il tonne contre les
régicides , qui se croyant tous des Cromwels , meditaient
bassement un grand crime pour acquérir une
infame immortalité. Cependant il les divise en deux
classes ; il s'indigne contre les uns , il plaint les autres ,
qui poussés par la crainte de la mort , prononcerent
P'arrêt fatal de celle du vertueux Louis XVI. Le glaive
levé sur toutes les têtes , poursuit-il , était toujours prét
232 MERCURE DE FRANCE .
1
:
àfrapper le remords , et méme le simple repentir. H
lone les efforts employés par M. de Sèze pour sauver les
jours de son roi. Vous avez été , dit- il , jusqu'à opposer
à ses ennemis l'intérêt de leur propre conservation ;vous
avez soutenu cette cause sacrée , et ce sera votre éter
nelle gloire. )
y
Le discours de M. de Fontanes renferme à mon avis
tous les genres de sublime. Avec des tours et des mouvemens
dignes de Bossuet , on admire la force et la
pureté de Massillon , l'onction , la grâce et la douceur
du langage de Fénélon. Le pathétique est porté au plus
haut degré de véhémence et d'élévation dans le passage
relatifà la mort de Louis XVI . On voit que ce morceau
est sorti tout entier de l'ame de l'auteur ; aussi en le prononçant
ses yeux se sont-ils mouillés de larmes .
L'enthousiasme que M. de Fontanes a produit a été
général , et je ne craindrai point d'avancer que son succès
şera aussi durable qu'il fut brillant .
CORRESPONDANCE DRAMATIQUE.
Notre correspondance avec M. Pouretcontre nous
ayant manqué par le dernier courrier , nous éprouvons
une vive inquiétude sur l'état de sa santé , car il nous a
habitués à son exactitude ; au reste nous tiendrons nos
lecteurs au courant de tout ce qu'il y a eu de nouveau
dans cette semaine : ce n'est pas une petite affaire , car
la fête du roi a mis tout le Parnasse en rumeur , et il n'y
apas de théâtre qui n'ait éprouvé le besoin de présenter
son hommage; toutes les fleurs du bouquet n'étaient pas
égalementbelles et suaves , mais dans une fête de famille
on est toujours porté à l'indulgence. La Comédie Française
n'a pas cette fois été la dernière a présenter son
hommage. Elle a donné lafête de Henri IV ; c'est un
acte en vers libres. Les habitans d'Argenteuil veulent
fêter le roi ; ils désirent se rendre à Paris , mais les habitans
d'un village voisin , jaloux et mécontens de ce qu'il
ne leur a pas été permis de se joindre à Messieurs d'Ar
genteuil,ont enlevé les bateaux et les ont attachés tous de
AOUT 1816. 233
l'autre côté de la rivière , il faut donc rester chez soi.
La fille du vigneron donnera samain à celui qui aura
le mieux célébré le roi , dont on imagine de couronner
le buste. Bastien est l'amant préféré de la jeune fille ,
qui est assez mécontente de voir son amour en péril. Un
vigneron apporte une couronne de pampre , la jeune fille
endonne unede roses , l'épi est apporté par une fermière ,
et par un militaire le laurier ; des couplets analogues
motivent le choix que chacun a fait de la couronne qu'il
apporte; la fermière rappelle la sollicitude d'Henri ,
qui aima mieux nourrir Paris que le soumettre. Bastien
arrive enfin , et l'olivier est la couronne qu'il pose sur
la tête du monarque ; il obtient la main de sa maîtresse.
Cette manière indirecte de louer donne plus de liberté à
l'auteur , et elle a complètement réussi. Son nom d'ailleurs
annonce presque toujours un succès; c'est M. de
Rougemont.
L'Odéon a donné la Chaumière bretonne , dont les
auteurs sont MM. Georges Duval et Rochefort. L'intrigue
a été trouvée un peu froide ; mais de jolis couplets,
des mots heureux , et puis la circonstance , tout a fait
réussir la pièce. Un défenseur de la cause royale a vu
sa fidélité récompensée ; son fils Isidore a été placé au lycéedeVannes,
etlui, a reçu une pension. Lejeune homme
apris aussi les armes le 20 mars. Le père avait recueilli
une jeune fille , qui dans le temps de nos malheureux
troubles , avait été abandonnée à l'âge de cinq ans. On
ignor absolument à qui elle appartient. Le père Mathurin
a cependant depuis peu découvert qu'elle a un frère
qui est officier dans une légion départementale. Isidore
aime Rosette ,et le père qui avait eu le projet de lui
donner Rosette , y renonce en apprenant à qui elle appartient.
Le même jour la légion de l'Isère arrive , et
c'est celle où le frère de Rosette est officier. La reconnaissance
a lieu , et Darmence consent à donner sa
soeur à Isidore . Mathurin refuse à cause de la disproportiondes
rangs ; mais des dépêches arrivent de Paris ;
le roi instruit de la conduite d'Isidore , envoie des lettres
de noblesse à Mathurin et la croix de la légion d'honneur
à Isidore , le mariage se fait. Un paysan niais , un
234 MERCURE DE FRANCE .
médecin gascon et bien égoïste , sont destinés àrépandre
un peu de gaieté dans l'action .
LaFête de la Saint-Louis , donnée aumême théâtre ,
a eu à peine un demi-succès. Le nom de l'auteur ayant
été demandé par un petit nombre de voix , il s'est fait
nommer Montgravier. On a pu lui tenir compte de son
zèle; mais cela ne suffit pas , le talent est encore nécessaire.
Le Vaudeville a donné la Rosière de Hartwell.
MM. Dartois , Achille Dartois et Letournel en sont les
auteurs . Une très-jolie gravure dans laquelle le roi est
représenté couronnant une rosière qui lui dit : Mon
prince, Dieu vous la rende ! a fourni le sujet de la
pièce. Les habitans d'Hartwell , ont par reconnaissance ,
fondé la fête d'une rosière le jour de la Saint-Louis.
Lefranc , concierge du château , veut marier sa fille qui
a obtenu la rose , à Georges , fils de Miller négociant.
Celui-ci arrive des Indes , et retire le consentement que
sa soeur avait donné pour lui à ce mariage. Miller n'aime
pas les Français . Miller , revenu riche , avait précédemment
éprouvé des malheurs; une main bienfaisante et
inconnue a mis un terme à ses embarras , et c'est par son
secours qu'il est parvenu à rétablir sa fortune. Il a conservé
de la reconnaissance pour son bienfaiteur , il fait
tous ses efforts afin de parvenir à le connaître. Il y réussit
, et il apprend que c'était l'auguste prince qui habitait
Hartwell . Tous ses préjugés sont aneantis,et comme
pour le sauver le prince n'a pas demandé s'il était Anglais
, il rougit de demander si la future de son fils est
Française. Nous ne parlons pas de deux personnages
épisodiques joués par Joli ; qui répandent beaucoup de
gaieté dans la piece. Ces deux originaux veulent se
battre , courent l'un après l'autre , et ne peuventjamais
se rencontrer .
La St. -Louis villageoise a bien réussi aux Variétés ,
car elle a beaucoup fait rire. On s'est préparé dans un village
à célébrer très -joyeusement la St.-Louis : le père
Latreille , cabaretier, amis son vin en perce, et Coco , le
marchand de tisanne , a préparé double ration. Le maire
du village est absent , M. Prudentin , son adjoint , a
AOUT 1816 . 235
toute l'autorité. C'est un homme d'ordre , bon français ,
qui veut que l'on se réjouisse beaucoup , mais sur-tout
avec ordre. Il ordonne donc , pour le maintien du bon
ordre , que les cabarets soient fermés toute la journée ,
car les habitans du village voisin pourraient survenir
et ils ne doivent pas être de la fête du village. Mais
comme la danse estdangereuse pour les bonnes moeurs ,
on ne dansera pas . Enfin des accidens arrivent souvent
avec les armes à feu , on ne tirera pas à la cible ; du
reste il faut s'amuser tant que l'on pourra. Un lancier de
la garde royale survient avec trois de ses camarades , ils
sont effarouchés de l'ordonnance municipale , et persuadent
à M. Prudentin d'y mettre quelques amendemens
: ils obtiennent successivement tant d'amendemens
, que l'on danse , on tire à la cible et l'on boit ; ce
qu'il y a de plaisant , c'est que Prudentin fait comme
tout le monde. Cela ressemble assez au çonte de Memnon
, mais ici l'imitation est d'un bon emploi.
Nous rendrons compte des autres théâtres le numéro
prochain; mais avant de finir nous citerons un couplet
d'une jolie ronde qui termine la pièce. Il est chanté par
le marchand de tisanne Coco .
AIR: Sans mentir.
Quoique je n'sois qu'un imbécille ,
D'puis plus d'vingt ans j'sentons bien
Qu'il est temps d'rester tranquille :
Aux chang'mens on n'gagne rien.
Ac'que l'roi fait pour la France,
Moi j'applaudis aujourd'hui ;
Yn'faut pas être , jepense ,
Plus royaliste que lui ....
Selon moi ,
V'la je croi ,
Comme ondoit aimer son roi .
336 MERCURE DE FRANCE.
1
INTERIEUR.
Par ordonnance du 7 août, le roi a déchargé du droit de 50 cent.
par quintal métrique , le blé qui serait importé en France. Cette
mesuretend à favoriser l'importationdes grains.
-Une autre ordonnance prescrit que l'arriéré spécifié par la
loi du 20 mars 1813 , et qui s'étenddu 25 septembre 1800 au 31 décembre
1809, fait partie de l'arriéré postérieur , partant du 1" janvier
1810 au 1 janvier 1816 , et qu'il sera payé dans les mêmes
valeursque celles qui ont été prescrites par la loi du 28 avril 1816.
-
er
Une loi rendue le 13 avril 1803 avait ordonné de rédiger un
nouveau codex; l'état actuel des connaissances en chimie eten pharmacie
rendait cet ouvrage nécessaire. De savans professeurs de médecine
et d'habiles pharmaciens avaient été chargés de travailler à
cette rédaction , elle est terminée . Le roi vient d'en ordonner l'impression.
L'ordonnance prescrit à chaque pharmacien l'emploi de ce
nouvel ouvrage intitulé Pharmacopoea Gallica.
- Le délai pour les déclarations à faire des marchandises et
tissus prohibés expire le 1 septembre , les registres sont clos ce jour
et les visites commenceront. Le terme pour la réexportation des
marchandises qui auront été déclarées , est fixé au 1er janvier 1817 .
-Sept voltigeurs de la légion départementale de Strasbourg
ont étécondamnés ,pour fait de contrebande , à 1000 fr. d'amende
et six mois de prison.
Ledépartement de la Drôme , taxé dans l'emprunt de 100
millions à 300,000 fr . , en a déjà fait au roi l'abandon de 200,000.
On aurait peine à croire à quel point les horribles temps
dontnous sortons ontrépandu la corruption dans les coeurs , si des
faits multipliés n'en donnaient pas la funeste preuve. Les tribunaux
retentissent dans toute la France de causes honteuses ou effrayantes.
Un sieur Protet , dont la femme tenait un restaurant rue du Four-
Saint-Germain, est dénoncé par elle comme ayant tenu publiquement
des propos attentatoires à la sureté du gouvernement et à la
personnemême de S. M. Le mari est mis en prison et traduitdevant
les juges. La discussion amène la preuve que la dénonciation est
calomnieuse , que les témoins sont subornés. Un capitaine invalide
entendu comme témoin dépose des détails de la subornation; le
mari est déclaré innocent, le ministère public requiert que surle-
champ la dénonciatrice et les témoins qu'elle avait fait entendre
soient arrêtés , et que leur procès soit instruit en faux témoignage.
L'arrêt a été rendu conforme aux conclusions , à l'instant même
tous ont passé du banc des témoins dans la prison. Le mari a été
mis en liberté et reconduit à son domicile par ses amis. Le but de
cette tendre épouse était de trouver un moyen de suppléer à la loi
qui a supprimé le divorce. Voilà pourtant où la loi dudivorce , cet
AOUT 1816. 257
epprobre de la législation des derniers temps , peut conduire des espritsétrangers
àla morale et aux principes religieux, qui commandent
également l'indissolubilité de l'union conjugale. Que l'on ne croie
pas que ces témoins soient pris dans une classe où l'ignorance sert
l'énergie des passions ; il y a un ancien procureur au parlement
nommé Petit de Rauli ; un ancien notaire , Aubert de Termeche , et
sa femme , enfin , une femme Marais , revendeuse.
-
Jean-Baptiste Drouet , comte d'Erlon , contumax , a été condamné
à la peine de mort par le premier conseil de guerre de la
16e division militaire. Ce fut par son ordre que les troupes s'avancèrent
au-devant de l'usurpateur , et marchèrent sur la Fère pour
s'emparer de l'artillerie.
Nous attendions le jugement qui serait prononcé dans le
procès de M. le comte de Barruel Beauvert , pour rendre compte de
l'affaire même. M. de Barruel a publié des lettres dans lesquelles il
a cru devoir signaler des personnages trop fameux depuis quelques
années. Ily avait inscrit un sieur Biennait, rôtisseur , demeurantau
marché des Jacobins , et il l'accusait d'avoir été l'un des assassins de
Mame la princesse Lamballe. Le sieur Biennait a rendu plainte en
calomnie , il est père d'une nombreuse famille , il lui doit son honneur;
en outre , il avait été honoré du titre de fournisseur de la
maisondu roi et des princes , et cet avantage lui avait été enlevé ,
non seulement d'après l'imputation de M. Barruel , mais en outre
par le soin qu'il avait eu de la faire connaître aux plus augustes personnages
. Les débats ont été longs et vifs , ils ont prouvé que l'ouvrage
de M. Barruel avait été écrit avec une grande précipitation et
surdes renseignemens très-peu exacts ; il a même , dans le cours de
l'instruction , été obligé, pour se débarrasser de plusieurs plaintes
qui allaient tomber sur lai , de publier dans les journaux diverses
rétractations, position fort désagréable quand elle se répète. Il faisait
valoir son zèle , ses anciens services , sa déportation à Cayenne en
septembre 1797 , pour avoir publié les Actes des Apôtres . Les juges
ne peuvent prononcer que sur la question qui leur est soumise , et
tous les services allégués par M. Barruel n'avaient aucune influence
sur la question en calomnie , voici l'extrait du prononcé.
M. Barruel Beauvert a été condamné à 25 francs d'amende envers
l'état, et auxdépens pour tout dommages et intérêts envers Biennait.
MaisM. le procureur du roi s'était rendu partie intervenante, et avait
rendu plainte contre M. Barruel de Beauvert , pour avoir inséré dans
sonouvrage , comme citation , un abominable libelle contre le roi
etsonauguste famille , il avait lui-même qualifié ce libelle d'infame,
mais enoutre pour s'être permis de hasarder les reproches les
plus injurieux contre la personne et le gouvernement de Sa Majesté;
le tribunal faisant droit sur la plainte , et considérant que la gravité
de l'offense et le rang des personnes ne permettant pas d'admettre
les excuses proposées , a condamné M. Barrnel à 300 fr. d'amende ,
asupprimé l'ouvrage intitulé Lettres , et donné acte à M. le procu
reurdu roide la réserve par lui faite de poursuivre quiconquedébi
terait cet ouvrage,
258 MERCURE DE FRANCE .
-M. Peltier , auquel on doit les Actes des Apôtres , s'est empresséde
réclamer contre l'assertion de M. Barruel, en nommant
ses collaborateurs , qui sont: M. le comte général Langeron , le
comte de Lauraguais , duc de Brancas pair de France , le comte de
Rivarol , M. Regnier , M. Menil-Durand , le comte d'Aubonne ,
M. George , M. Beville . M. Langlois , M. Artaud , M. l'abbé de la
Bintinais , M. Bergasse , M. le chanoine Surmenie. Les amis du trône
aimeront à conserver ces noms. Il est vrai cependant que M. Barruel
avait fait ensuite un ouvrage sous le même titre , et pour lequel
il fut déporté.
-La cour supérieure de Liège vientde prononcer sur l'appel
du rédacteur du Mercure surveillant Le sieur Charles Ceuleneer
a été condamné à deux mois de prison,500 fr. d'amende , à la privation
des droits civils pendant cinq ans. Il s'est pourvu en cassation.
Madame , duchesse d'Angoulême , est arrivée à Paris le 10 de ce
mois ; elle revenait des eaux de Vichi. Pendant son séjour aux eaux
et sur toute sa route , elle a recueilli les témoignages les plus sincères
de l'amour et du respect. Par-tout où elle a séjourné ,des fêtes
brillantes lui ont été données , et par-tout aussi elle a laissé des
marques de cette bienfaisance , qui , oserons-nous le dire , est chez
elle une seconde ame. En visitant l'hospice de Dijon, car elle ne les
oublie jamais , de jeunes soldats malades , et prévenus de désertion ,
se sontjetés nu-pieds à ses genoux en pleurant leur faute; elle leur
a promis de faire connaître leur repentir au roi .
Mgr. le grand aumonier , sur la prière de S Ex. le ministre
de l'intérieur , a mis dans ses attributions les secours à délivrer aux
congrégations religieuses et aux prêtres âgés et infirmes.
-La commissiond'instruction publique vient de donner son
approbation à la méthode lancasterienne d'éducation.
portion contributive dans l'emprunt de centmil-
M. Lepitre , curé de Savigny , départementde Seine et Oise,
ayant acquitté sa
lions, apayéddeemêmecelle deplusieurs de ses paroissiens que leur
indigence mettait hors d'état d'y satisfaire .
Une députation de la Corse a été admise auprès de S. M.;
elle lui a présenté une adresse qui contient les expressions du respect
et du dévouement le plus entier.
-Les embellissemens du choeur de la cathédrale de Paris se
continuent; on a remarqué que plusieurs chapelles étaient encore
nues et sans autel : le mal seul se fait vite.
-Ondésireraitvoir mettre en placela belle Vierge en marbre
qui jadis était aux Carmes - Déchaux, et qui maintenant est à
terredans le coind'une des chapelles de Notre-Dame.
-M. l'évêque de Sisteron vient de débarquer à Calais, il arrive
d'Angleterre.
-
Le 1 août la Meuse a débordé pour la quatrième fois.
Le quai que l'on a construit sur une portion du terrain des
AOUT 1816. 209
maisons de la rue de la Huchette, vient d'être livré au passage des
gens de pied. It communique du Pour Saint -Michel au Petit-Pont.
On a remarqué à ce sujet qu'il y avait à Paris quarante-neuf quais
quibordent lesd ux bras de ta Se ne,
M. le marquis de Rivière , no're ambassadeur à la Porte , a
fait sa visite de cérémonie au grand,visir le 24 juin.
- La peste règne toujours à Constantinople , il périt journellement
dans les hôpitaux un certain nombre de malades .
L'homme pour qui les institutions religieuses n'étaient rien
quand elles ne survaient pas son ambition , avait cru qu'il lui était
nécessaire de rendre aux Français leur sainte cérémonie de la procession
de l'Aassomption : il essaya aussi de se la rendre personnelle
en y envoyant ses courtisans , ell: fut donc rétablie; mais ce n'était
pas le voeu de Louis XIII. Ce roi , fondateur de cette procession ,
annonce dans sa déclaration du to fé tier 1638 , qu'il met sa personne
, son état , sa couronneet ses sujets , sous la protection de la
Sainte-Vierge. Le trône et l'autel furent renversés , les fléaux de tous
les genres tombèrent sur la France égarée. Les descendans de
Louis XIII sont au milieu de nous, ils nous rendent notre culte qui
est le leur, ils viennent continuer cette consécration , vouée par leur
royal auteur; les pontifes , les grands les accompagnent , le peuple
s'yporte en foule , reconnaît ces cérémonies religieuses, et bénit le
dieu qui lui a rendu , avec ses princes , le repos etle bonheur. Monsieur,
Madame duchesse d'Angoulême , Mgr. le due de Beri , Madame
la duchesse de Berri se sont rendus à la cathédrale , et ont
suivi la procession. M. l'évêque de Bernis , M.de Clermont , M. de
la Luzerne, M. l'évêque d'Amiclée , M. l'abbé de Bombelle, s'y
étaient rendus. Les députations des corps de magistrature y étaient
suivant la coutume , et dansl'ordre prescrit par la déclaration.
Mgr. le duc d'Angoulême est revenu pour se trouver à la fête
du roi ; il a parcouru le département de l'Isère et plusieurs de ceux
qui l'entourent ; il a même été en Savoie pour se réunir quelques
instans à ses augustes parens. Cette entrevue a été touchante. Après
tant d'événemens si désastreusement prolongés , se retrouver dans
sa famille , revoir ceux qui ont partagé nos reverset oreules leurs
propres à supporter, il est impossible de ne pas verser avec eux des
larmes. Mgr. le duc d'Angoulème , tout entier à la mission dont le
roi l'avait chargé , n'a donné que peu d'instans à sa propre satisfaction;
il est revenu faire par- tout le bien, et revoir ces mêmes lieux
où la trahison et la révolte lai firent courir tant de dangers. Il est
venuy recueillir de la part detous les bons Français des témoignages
d'amour. Les co pables ont pris la fuite ou sont punis , et ceux qui
n'étaient qu'égarés ont fait éclater leur sincère repentir. Le prince ,
accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp , a parcouru
les montagues du Dauphiné. Il se rend un soir dans un оnе
écartée , signalée par ses mauvaises dispositions: se fait connaître
au maire, lui demande les noms des habitans qui paraissent être le
plus opposés au gouvernement. Le maire remet en tremblant une
/
240 MERCURE DE FRANCE.
liste composée de vingt noms. Le prince repart en lui imposant le
secret . Dès le lendemain Mgr. le duc d'Angoulême revient , et toujours
peu accompagné; la commune s'assemble : il est reçu froide .
ment; le prince , après quelques instans de séjour , demande une
escorte, et nomme pour la composer les vingt personnes portées
sur la liste ; c'est a elles qu'il se confie , et cet acte généreux a bientôt
son effet. Lorsque l'escorte est de retour, ces homines sont changés ,
ils sont redevenus Français. Darius , fils d'Hystape , faisait une imprudence
en se livrant dans un lieu écarté aux conspirateurs qui
voulaient l'assassiner , car un assassin a l'ame dégradée ; cependant
cette imprudence lui réussit : tous tombèrent à ses pieds ; mais ici
c'était des esprits égarés. Heureux les peuples dont les princes ne
dédaignent aucun moyen pour conquérir des coeurs !
Les journaux à qui leur étendue permet de donner le détail des
séjours du prince , c'est-à-dire , des fêtes qui lui ont été offertes
car lajoie a éclaté par-tout, ont rempli leurs pages des plus brillantes
descriptions; nous sommes réduits à donner seulement les actes
généreux et bienfaisans , et encore souvent la place nous manquet-
elle. ABesançon le prince ayant appris que le général Debelle ,
qui l'année dernière dans sa révolte lui avait fait courir de grands
dangers , et qui depuis condamné à mort , devait à la clémencedu roi
età une généreuse intercession d'avoir vu sa peine commuée , venait
depuis peu dejours d'être conduit dans la citadelle , le prince , dis-je ,
averti de l'état de besoin où se trouvait le général , lui fit remettre
800 fr.; le lendemain il le vit , lui adressa des paroles de consolations
, et lui donna 1200 fr. de pension sur sa cassette. O! grand
Henri , voilà de vos vengeances. Disons aussi que le général a protesté
, aux genoux du prince , que son plus vif désir était de pouvoir
mourir pour le roi et pour le prince.
Malgré toutes les fades adulations données dans les journaux
sous le gouvernement précédent , à la protection qu'il accordait aux
arts , il n'en est pas moins réel que l'école indispensable des liseurs
depatrons était presque tombée à Lyon. Le prince arrivé dans cette
ville, a porté la plus grande attention aux manufactures qu'elle renferme;
il y a rétabli une école pour douze liseurs ou liseuses.
- Le 3 de ce mois un violent incendie s'est manifesté dans la
manufacture de tabac à Toulouse. Elle est devenue la proie des
flammes , et ce n'est qu'avec les plus grandes peines, et par de larges
coupures , que l'on est parvenu à sauver le quartier où était situé
cette fabrique. Le préfet , les officiers , les troupes ont individuellementdonné
les preuves du plus grand courage. L'artillerie à pieda
eu sept hommes de blessés , les ouvriers d'artillerie trois; plusieurs
officiers de la légion départementale l'ont été aussi.
-La récolte de la soie a été très-abondante dans le pays d'Avignon.
DUBRAY, IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
พ.° 5.
*** * ****
MERCURE
DE FRANCE.
も
AVIS ESSENTIEL .
Lespersonnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
-
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. On ne peut souscrire
quedu 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très - lisible . - Les lettres , livres , gravures , etc.,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs.
156
POESIE.
SAINT - LOUIS ,
CHANT GALLIQUE.
AU ROI , ( le 25 août 1816. )
Ministres du Très-Haut, prenez vos harpes d'or ;
Auxtransports de vos coeurs donnez un libre essor;
Que vos voix , de Louis pour chanter les louanges ,
S'unissent aux accords des saints et des archanges.
Au séjour du bonheur il goûte le repos Sa
Que ledieu des chrétiens promet à ses héros.
Томк 68°. 16
242 MERCURE DE FRANCE.
Ce roi religieux qui des bords de la France
Aux champs égyptiens porta ses étendards ,
Etdes enfans du Christ relevant l'espérance
Rassembla leurs débris épars.
De la brûlante Asie il touche les limites ;
Disperse du croissant les bataillons nombreux.
Ainsi de Gédéon les soldats généreux
Virent à leur aspect fuir les Madianites .
Jérusalem , ouvre tes portes
Au libérateur du tombeau ,
Et reçois dans tes murs les illustres cohortes
Qui portent de la croix le glorieux fardeau.
terre féconde en miracles!
Deses armes tu vis s'éclipser la splendeur.
Parles traversees,s, les obstacles,
Dieu voulait éprouver son noble serviteur.
:
Lavictoire a son bras cesse d'être fidelle;
Le fer des Sarrasins moissonne ses soldats ;
La captivité plus cruelle
Attend les malheureux échappés au trépas.
Louis est dans les fers; son supplice s'apprête
S'il ne veut point du Christ déserter les autels.
Le glaive levé sur sa tête ,
Louis, au vrai Dieu des mortels
Ne craint point d'adresser encore son hommage.
Le Sarrasin admire son courage ;
Tant de vertu désarme sa fureur :
Lecaptif, à ses pieds voit tomber le vainqueur.
Il est libre ; il revoit les lieux de sa naissance ;
Sonpeuple avec transport jouit de sa présence :
Mais les chrétiens livrés à leurs persécuteurs ,
Réclament de Louis le secours tutélaire.
Pour la seconde fois il aborde à la terre
Témoin de ses exploits , témoin de ses
Odestin imprévu! le souffle redoutable
ses malheurs.
SEPTEMBRE 1816. 廉 243
De l'Auster dévorant élancé des déserts
Dans les rangs des Français jette unmal incurable.
Nul ne peut échapper à ce cruel revers.
Tout périt : le vieillard, le jeune homme intrépide
Descendent à la fois dans la nuit du tombeau:
Comme l'on voit tomber sous la rapide faulx :
Le pavot orgueilleux , le lierre timide;
Et le camp des chrétiens , veufde ses chevaliers ,
Est jonché de cyprès où croissaient les lauriers.
Aumilieudes mourans, souverain magnanime ,
Louis pour ses sujets s'offre comme victime.
Mais le poison déjà circule dans son sein;
De la contagion lui-même il est atteint.
Entouré de ses preux , étendu sur la cendre :
<<<De nos fautes , dit-il , Dieu semble nous punir;
>> Pourquoi ces cris , ces pleurs ? ah ! cessez d'en répandre ,
>> Et de votre monarque apprenez à mourir. »
Il se tait. Cependant sur son noble visage
Brille encor la sérénité ;
De ses liens mortels son ame se dégage,
Etremonte au séjour de la divinité.
Auprès de l'éternel , sois l'appui de la France
Monarque vertueux qu'elle implore en ce jour;
Protège la famille objet de son amour,
Et de Dieu sur ton peuple appelle la clémence.
wwwwwwwwww
:
H. MONTOL.
www
ROLLER ET COLIN ,
OU LE MÉFIANT DEVENU AVEUGLE.
(Suite et fin.)
A
Les chars des moissonneurs , répandus dans la plaine,
Enlevaient aux sillons les épis entr'ouverts,
Et de sa dévorante haleine
Phébus embrâsait l'univers.
Non , non, d'ansonge périssable
16.
244
MERCURE DE FRANCE .
Roller n'éprouvait point le facile tourment :
Il éprouvait le supplice incurable
D'un éternel aveuglement.
Ilcomprit sonmalheur, fruit de son imprudence ;
Il se rappela du serein
La capricieuse influence;
Il rugit avec violence ;
Il pleura , déchira son sein,
Et jura que si leidestina
Comptait jouir de sa souffrance ,
Il tromperait son espérance,
En se laissant mourir de faim.
Ledésespoir , dans sa furie ,
Est un conseiller bien affreux;
Sa voix aigrit les malheureux,
Et leur fait abhorrer la vie.
Mais la nature , dont la voix
ip
Abienplus de pouvoir sur tout ce qui respire,
Charme nos peines , nous attire ,
Etnous réconcilie avec ses douces lois.
Deux jours entiers , sur sa masure,
L'aveugle répandit des pleurs ,
Sans espoir , et sans nourriture, 1
Etsans secours consolateurs . Cura
Enfin, prèsde son ermitage : Tha . :
Unjeune enfant conduisit ses moutons ,
Etsemit à chanter ses naïves chansons.
Les réunit dessous l'ombrage ,...
Berger, lui dit Roller, je vous crois charitable ;
Je suis aveugle: un peu de pain,
Quelque dur qu'il puisse étre , appaiserait mafaim;
Je me sens défaillir , soyez-moi secourable.
<< O ciel ! s'écria le berger ,
PRO
>>>Un aveugle ! et dans la misère !
>> Pauvre vieillard , voici ma pannetière ;
>> Je n'ai point d'appétit , vous pouvez tout manger.
>> Mangez , ajouta-t-il , transporté d'allégresse ,
:
SEPTEMBRE 1816. 245
>> Tandis qu'au plus prochain ruisseau ,
>> Colin , de toute sa vitesse ,
✔>> Ira puiser pour vous une bouteille d'eau
>> D'une fraîcheur enchanteresse. >>>
Aces mots , l'obligeant Colin
Précipite ses pas vers le ruisseau voisin.
Pénétré de reconnaissance
Pour tant de générosité,
Un moment , Roller fut tenté
De lui faire sa confidence ;
Mais il fut soudaiu arrêté
Par un retour de méfiance.
Ceberger, dit- il , a bon coeur,
S'ilfautjuger de lui par ce qu'il vient defaire;
Maisje tiens d'unfameux auteur
Q'onpeut changer de caractère.
Peut- être qu'unjour cet enfant
Sera le plus méchant des hommes.
Alors, que deviendraient mes sommes ?
Je les perdrais assurément :
Elles resteront où nous sommes.
:
Le berger de retour , l'aveugle le pria
De s'attacher à sa personne.
Sur son refus , il insista,
Le supplia , le conjura ;
Et Colin , dont l'ame était bonne ,
Voyant ses larmes, accepta.
Il voulut ramener le troupean chez son père ,
Vieux laboureur chargé d'enfans ,
Qui , malgré ses embrassemens ,
Et sa douleur vive et sincère ,
N'osa que pousser un soupir ,
Craignant, hélas ! de retenir
Un fils dont le départ allégeait sa misère,
Tout alla bien les premiers jours ;
246 MERCURE DE FRANCE.
Nos pélerins quêteurs vivaient d'intelligence.
Colinprodiguait ses secours
ARoller, dont la défiance
Semblait avoir fui pour toujours.
Mais ce n'était qu'une vaine apparence :
Le fleuve , arrêté dans son cours ,
Reprit bientôt sa violence .
Un jour Roller , tout agité ,
S'écria : Colin tu me voles!
Et répéta ces honteuses paroles
Avec l'accent de la férocité.
Il fit plus : sa main criminelle
Saisit le faible conducteur ,
Et parcourut avec ardeur
Les habits soupçonnés de ce guide fidelle,
Qu'un tel excès glaça d'horreur.
Colin avait la candeur de l'enfance :
Des pleurs brûlans obscurcirent ses yeux.
Il supplia ce maître furieux
1
De respecter son innocence ,
Dont il prit à témoin les dieux.
Les dieux , près d'éclater gardèrent le silence;
Et le vieillard impétueux
Frappa Colin et brisa ses cheveux.
Unvoyageur vit de loin le supplice ,
1
Et la douceur de cet enfant ;
Il accourut rapidement ,
L'interrogea complaisamment ,
Le plaignit , lui rendit justice ,
Le détacha de son tyran ,
Et le retint à son service.
Roller , laissé dans le chemin ,
Sentit bientôt à la froidure
Que le soleil , sur son déclin ,
Faisait place à la nuit obscure..
Lesdangers qu'il allait courir ,
SEPTEMBRE 1816. 247
S'il demeurait en ces lieux , immobile ,
Ason esprit vinrent s'offrir ,
Et le déterminer à fuir
Comme il saurait , pour trouver un asile.
Il entendit à deux cents pas
La voix plaintive d'une mère
Rappelant son petit Lucas.
Il courut vers les cris ; mais comme il ne vit pas
Quel sentier conduisait jusques à la chaumière ,
En tâtonnant il s'avança ,
Posa son pied dans l'air , frémit , et s'élança
Dans les gouffres d'une rivière.
Il tournoya , se débattit en vain ,
Deux fois en vain reparut sur les ondes :
Il s'engloutit sous leurs lames profondes
En implorant Colin , son cher Colin ;
Etmaudissant dans sa souffrance
Le vieux proverbe accrédité ,
Qui nous dit que la méfiance
Est mère de la sureté. ( 1 )
LAFONT D'AUSSONNE.
ÉNIGME .
L'air , l'Océan sous tes yeux me font naître ;
L'homme d'honneur me voit deux fois paraître.
Inutile à plusieurs , j'accompagne l'amour ;
Je sers dans l'amitié , je sers dans l'infortune;
Je viens à l'ordre. Admise dans l'atour,
Je suis une chose commune.
Prise encor dans un autre sens ,
Je puis , sans respecter les droits les plus puissans ,
Et sans blesser aussi l'autorité suprême ,
M'adresser aux enfers , à la terre , aux dieux même.
Qu'arrive- t- il , enfin ? bien souvent je déplais ;
Le ton fait tout, c'est assez , je me tais.
248 MERCURE DE FRANCE.
i
wwwww
CHARADE .
L'honnête homme par-tout se contente aisément ,
Lorsqu'avec mon premier il est indépendant.
Commandés par Moreau , les valeureux Français
S'ils ont fait mon dernier l'ont fait avec succès.
Mon tout par sa hauteur , son air majestueux ,
Paraît en s'élevant vouloir atteindre aux cieux.
LOGOGRIPHE .
Folâtre amusement d'une tendre jeunesse ,
Onne me voit jamais d'une triste vieillesse
Egayer les momens graves et paresseux.
On rirait de la voir se livrer à mes jeux.
Demon corps suspendu le mouvement critique
Dans la joie est souvent une scène tragique .
D'abord qu'un harceleur vient troubler mon repos ,
J'avance , je recule , emportant mon héros.
Trois , quatre , cinq , six , un , je vis agile et leste ,
Dans le fade élément qu'un ivrogne déteste ;
Mais cinq , un , dix et deux , me met dans la prison :
Adieu c'est fait de moi , je suis au court -bouillon.
Six , neuf, deux , dix , douze , un fléau redoutable.
Sept , cinq est désiré plus qu'il n'est désirable.
Deux , sept , huit, on me voit en musique , en plein-chan
Six, quatre , deux, poursuis tu le fais en marchant.
J'en ai je crois trop dit ; lecteur , pense et devine :
Je porte dans mon sein un meuble de cuisine ,
Le nom triste et fâcheux d'un homme sans esprit ,
Et ce que tu reçois lorsque quelqu'un t'écris .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Lemot de l'Enigme est les lames des ciseaux . Celui du Logogriphe
est Cafetière , où l'on trouve Rétif, Ire , Cire , Rat , Fière , Cerf ,
Ré , Fa , Eté, Air. Le mot de la Charade est Culbute..
1
SEPTEMBRE 1816. 249
w www
RELATION
D'un voyage forcé en Espagne et en France , dans les
années 1810 à 1814 , par le général-majorlord Blayney,
prisonnier de guerre, traduit de l'anglais , avec des
notesdu traducteur.
( II . et dernier article. )
Maisd'ailleurs il faut voir avec quelle vigueur et quelle
dignité il remit les insolens à leur place , et soutint l'honneur
du nom anglais et la prééminence d'Albion. Repoussant
et confondant les prétentions de celui-ci en
faisant sa sauce lui-même , réprimant l'orgueil de ceuxlà
en jetant , d'un airfort délibéré , leurs plats par les
fenêtres ,et les menaçant à la moindre récidive de les
faire suivrepar leurpersonne; distribuant àtous les signes
de sonprofond mépris , leur prouvant sur-tout qu'aussi
fort sur l'arithmétique, que tous les marchands de Londres
ensemble , il n'était pas homme à payer plus qu'il
ne fallait; par-tout il sut se placer à son rang , etse faire
rendre sa part de culte , que ces gens grossiers avaient
essayéde lui dérober. Comme nous ne lisons pas exactement
les journaux anglais , nous ne savons pas précisément
qu'elle sensation aura produite en Angleterre , le
patriotisme de lord Blayney ; mais il ne faut plus compter
sur la reconnaissance des hommes et des gouvernemens ,
si le parlement ne lui a pas décerné une récompense
publique pour avoir si dignement défendu l'honneur de
la nation .
On ne lui saura peut-être pas autant de gré de s'être
avisé de parler d'histoire. Notre impartialité nous force
d'avouer qu'ilne se montre pas aussi fortdans cette partie,
que quand il expose les titres qu'ont acquis les Anglais ,
sans doute dansl'Inde , enAmérique, à Copenhague , etc. ,
auxrespects du monde entier.
Malgré l'éclat imposant de son uniforme , on ne peut
se défendre d'un mouvement qui n'est pas tout à fait
250 MERCURE DE FRANCE.
celui de la vénération , lorsqu'on lui entend dire que
Galilée inventa le télescope sous Charles V, que François
Ier est né à Amboise , que Louis XIy est mort , que
Charles IX a fait bâtir le château de Château-Thierry ,
bien qu'il n'ait fait que l'ériger en duché. Lorsqu'enfin,
il prend dans une bibliothèque, l'histoire Bysantine de
Pachyméra, qu'il appelle Palchymènes , pour une histoire
de la Grèce de la plus haute antiquité. Quand on
n'aque ces preuves d'érudition à donner , il n'est pas trèsadroit
de reprocher aux Français leur ignorance , et leurs
fréquentes méprises en fait de géographie et d'histoire.
Mais ,quoi! ensaqualité de gentilhomme,le célèbreM.
de Pourceaugnacn'avait-il pas appris à raisonnerde tout,
en lisant les romans ? Peut-être qu'aussi un lord anglais
a leprivilége d'apprendre l'histoire au Vaudeville ou au
mélodrame; et dans ce cas onpeut reconnaître que ce
que notre voyageur en dit n'est pas encore si mal , pour
unhomme qui n'en fait pas son état.
Puisque nous venons de nous permettre quelques observations
critiques , achevons cette partie pénible de
notre tâche , en observant , sauftout le respect dû à lord
Blayney , qu'il tombe quelquefois dans d'assez singulières
contradictions. On le voit, par exemple , à quelques
pages dedistance , penser que la suppression des
moines en Espagne , fut une mauvaise opération, et
dire ensuite que les Espagnols tireront au moins de l'invasion
des Français , le grand avantage de la destruction
des couvens.
Il ne serait pas difficile de multiplier les citations de
ce genre; mais d'ailleurs il ne faut pas attacher à ces
petites variations, plus d'importance que lord Blayney
n'y en met sans doute lui-même , car il nous paraît au
fond assez accommodant. Le tout est de le prendre dans
ses bons momens , comme par exemple lorsqu'il a rencontré
de bons vins vieux , une bonne table , de bons
convives; c'est alors que ses esprits s'éclaircissent , qu'il
parle raison , et convient àpeu près qu'il ne fautpas toujours
prendre au pied de la lettre quelques jugemens que
lui arrache ab irato , le séjour dans une mauvaise auberge,
ou la présence d'un hôte impertinent.
SEPTEMBRE 1816. 251
Cependant il est un point capital sur lequel l'opinion
de lord Blayney est irrévocablement fixée ; c'est l'infériorité
décidée des Français en tout genre. Quoiqu'on .
veuille lui objecter à cet égard , il vous confond en deux
mots : mauvais, détestable; et comme M. Beaufils , il
ne sort pas de là. Il avoue au reste que les Anglais et
les Français se détestent , mais c'est parce que nous les
envions, tandis qu'eux nous méprisent. En effet , quel
cas peut-on faire de gens à qui la nature a prodigué les
plus excellentes truites , et qui ne savent pas les accommoder?
Comment vivre avec des demi-barbares , qui
n'aiment point à se battre à coups de poing, qui dînent
en un quart- d'heure , boivent de mauvais vin , et se
croient de petits Lucullus quand leurs plus magnifiques
repas se prolongent jusqu'à trois quart-d'heures.
C'est , selon toute apparence , de ce mépris de la table
et des grands dîners , objets de la vénération de toute
l'antiquité , que proviennent tous les autres vices de ce
malheureux peuple des Gaules. En effet , quand il est
quitte de son dîner impromptu , il ne sait plus que faire.
L'oisiveté , mère de tout mal , l'entraîne à toutes sortes
de désordres , sur-tout à faire la cour aux femmes ou à
écouter les doctrines des philosophes , ce qui lui a fait
perdre sa religion et ses moeurs ; tandis que l'anglais qui
passe vraisemblablement sa vie à aller de la table au lit
etdu lit à la table , n'a pas le temps de songer aux
oeuvres du démon , et conserve par là cette chasteté
dont ses filles donnent de si touchans exemples , cette
piété fervente , ce respect des anciens principes dont lord
Blayney se montre pénétré , et qui ne lui permettraient
pas de vivre tranquille avec sa conscience s'il ne mangeait
pas une oie à la Saint-Michel , au jour de Noël
unplum-pudding , et des crépes au mardi gras .
Il faudrait copier le voyage d'un bout à l'autre , si
nous prétendions faire connaître avec exactitude tous les
reproches qu'un observateur aussi fin que lord Blayney
trouve à adresser aux Français .
Terminons par deux ou trois traits d'autant plus convenables
à citer , que notre auteur eut la gloire d'en être
le héros. Unjour il rencontra un beau cheval qui boîtait
1
252 MERCURE DE FRANCE.
depuis neufmois , il était abandonné des vétérinaires
français. LordBlayney lève le pied de l'animal , en tire
un clou qu'il s'y était enfoncé , lui dit : Marche , et
l'animal est guéri. Une autre fois un commandant ,
monté sur son cheval de bataille , semblait narguer ,
dans unmauvais chemin , notre voyageur affourché sur
une méchante rosse espagnole. Lord Blayney voit que
l'honneur des écuyers Bretons est compromis , et qu'il
en sera responsable aux yeux de la nation et de la postérité
; il anime sa rossinante , il la met en haleine , il
lui inspire l'élan patriotique dont il est transporté; soutenu
par une main anglaise , le maigre bidet trouve des
jambes , quedis-je desjambes ?ce sont des ailes : il fend
J'air , il rase la boue , et triomphe au bout de la carrièreoù
son orgueilleux rival est resté enfoncé. Cette victoire
flatta infiniment l'amour propre de lord Blayney ; nous
pensons , quant à nous , qu'elle répare , ou tout au moins
balance l'échec de Fuengirold , et que depuis lors ,' sa
captivité aura dû être bien adoucie par l'idée qu'il n'avait
pas quitté l'Espagne sans s'être vengé de ses vainqueurs.
L'auteur nous avertit aussi qu'il est naturellement
plaisant et gai. Voici un des échantillons de son humour
britannique. Unjour , des paysans (français bien entendu)
étaienttout émerveillés de lui voir un cheval sans oreilles ;
car sans l'heureux voyage forcé de lord Blayney , on
n'aurait jamais parlé enFrance d'un cheval essorille.
Il se divertit beaucoup à leur faire accroire que c'était
une race étrangère qu'on ne voyaitqu'en Angleterre. Un
de ces paysans remercia sa seigneurie de ce qu'elle lui
apprenait , en demandant comme il devait ,pardon de
la liberté grande , et ajouta qu'il avait une si forte passion
pour les chevaux , qu'il ne pouvait voir passer un
milord anglais sans l'accoster. Lord Blayney sourit au
compliment , qu'il ne trouva pas trop mal tourné.
Vers la fin de son second volume , il donne sur le
renversement de Buonaparte beaucoup de détails , mais
que tout le monde sait; on y trouve cependant aussi
quelques particularités assez curieuses : en voici une
quin'estpas la moins rare de tout le livre. Un dimanche
SEPTEMBRE 1816. 253
au soir que lord Blayney était encore à table avec quelques
amis , trois de leurs verres se cassèrent d'euxmémes
, et pour comble d'horreur ils étaient pleins , et
le vin se répandit sur le plancher. Ce n'est pas tout :
une pendule se mit à sonner deux eents seize coups de
suite sans s'arrêter ; et enfin des hiboux , des orfraies
firent entendre des cris affreux. Lord Blayney , toujours
judicieux et profond , observa que ces signes annonçaient
certainement ou un tremblement de terre , ou
une grande révolution politique. Ses convives en convinrent
; mais à laquelle de ces deux idées funestes ? le
cas était embarrassant. Malheureusement ils n'eurent pas
le temps de faire épreuve de leur sagacité , car à l'instant
même une estafette frappant à la porte à coups redoublés
, vint leur apporter la nouvelle de la chute de
Napoléon.
Envoilà assez sans doute pour prouver au lecteur que
le voyage de lord Blayney est un livre infiniment curieux
, et que lui-même devra se féliciter éternellement
du petit désagrément qui l'a forcé à cueillir un laurier
littéraire bien plus unique en son genre , que celui que
la fortune eut pu lui donner comme à tant d'autres sur
les champs de batailles. Nous ne voudrions pourtant pas
répondre, que quelques esprits moroses, quelques-uns de
ces gens qui s'efforcent de cacher , sous le masque de
l'orgueil national , cette envie que nous portons tous
aux Anglais , n'essayassent de se figurer notre auteur
sous les traits d'un de ces originaux dont la révolution á
singulièrement diminué le nombre , et qui avec un nom ,
des dettes , des chiens , et des chevaux , se croyaient appelés
à parler de tout , à prétendre à tout , à réussir en
tout. Ces censeurs récalcitrans voudront peut-être encore
ne voir qu'une vanité risible dans les respects et les hommages
dont le noble lord entoure le nom anglais , et dans
la dignité personnelle qu'il étale , que les calculs d'un
égoïsme fastueux. Peut-être même qu'ils pousseront l'irrévérence
, après l'avoir lu , jusqu'à se glorifier de n'être
que Français. Nous n'entreprendrons point de corriger
ces incorrigibles , et nous n'en conseillerons pas moins
1
254 MERCURE DE FRANCE.
la lecture de ce voyage à tous ceux qui désirent faire la
connaissance d'un anglais vraiment plaisant.
GIRAUD .
wwwww
1
LE RETOUR DES BOURBONS ,
Poëme en dix chants , avec cette épigraphe :
Est- il d'autre parti que celui de vos rois?
AParis , chez Germain Mathiot, libraire , rue Saint-
André-des-Arts , nº 34.
(1" article.) fy
La poësie est sans contredit le premier et le plus difficile
de tous les arts. S'il arrive parfoisddee cueillir , sans
trop de peine , quelques fleurs sur les bords du Permesse,
très-rarement on parvient à s'en composer une couronne
que le temps ne flétrit point. Dans l'empire du Parnasse
il est beaucoup d'appelés , peu d'élus ; là, comme partout,
la foule du peuple est grande, les privilégiés sont
en petit nombre. Cependant les obstacles qu'on doit
surmonter pour sortir de la classe inférieure n'épouvantent
personne ; chacun espère les franchir , et lemoins
habile se montre presque toujours le plus audacieux ; la
raison en est simple : douter o'est déjà savoir.
Quand on examine toutes les qualités dont la réunion
est nécessaire aux grands poëtes , on ne s'étonne plus ,
que semblables aux météores , ces phénomènes ne nous
apparaissent que de loin en loin. En effet , pour prendre
rang parmi ces génies admirables , il faut d'abord tenir
de la nature , avec la faculté de bien penser , une sensibilité
profonde , un esprit élevé et susceptible d'enthousiasme;
il faut ensuite nourrir et fortifier ces dispositions
au grand , dit Longin , par l'habitude de ne
remplir son ame que de sentimens honnêtes et nobles.
Il n'est pas possible qu'un esprit toujours rabaissé vers
de petits objets , produise quelque chose qui soit digne
SEPTEMBRE 1816 . 255
d'admiration et fait pour la postérité; on ne met dans
ses écrits que ce qu'on puise dans soi-même , et le sublime
est , pour ainsi dire , le son que rend une grande
ame!
Mais supposons même un homme doué des précieux
avantages dont nous venons de parler , ils ne lui sufliraient
pas pour conquérir la palme immortelle des
muses. Quand il aura muri ses idées par la réflexion ;
quand il saura bien choisir un sujet , bien concevoir un
plan; quand il connaîtra parfaitement toutes les figures
de la pensée et celles de la diction , il ne pourra encore
atteindre àson noble but s'il néglige de puiser à la source
laplus féconde du grand , et qui selon Longin , renferme
en soi toutes les autres : c'est la composition et l'arrangementdes
paroles dans toute leur magnificence et leur
dignité. Lejugement de l'oreille est le plus superbe de
tous , dit Quintilien.
« L'harmonie du discours , fait encore observer Lon-
» gin, ne frappe pas seulement l'oreille , mais l'esprit ;
>>elle y réveille une foule d'idées , de sentimens , d'i-
» mages , et parle de près à notre ame par le rapport
> des sons avec les pensées..... C'est l'assemblage et la
» proportion des membres qui fait la beauté du corps ;
>> séparez-les , et cette beauté n'existe plus. Il en est de
» même des parties de la phrase harmonique ; détrui-
» sez-en l'arrangement , rompez les liens qui les unis-
" sent , et tout l'effet est détruit. »
Ces principes établis et développés avec éloquence
par les savans régulateurs des lettres , guident un jeune
écrivain dans la carrière pénible et glorieuse où l'entraîne
le noble besoinde s'illustrer et le sentiment intérieur
de ses forces. La foi transporte les montagnes ,
dit l'Ecriture. Ces paroles , prises dans un autre sens ,
sont applicables au génie : rien ne résiste à ses efforts ;
sa puissance s'accroît par les entraves mêmes qui semblent
s'opposer à sa course , et voilà les raisons pour lesquelles
notre langue possède tant de chef-d'oeuvres.
Néanmoins l'abondance de nos richesses en ce genre
ne contente pas encore les érudits ; ils se plaignent sans
cessedece que nous n'avons pas de poëme épique. Les
56 MERCURE DE FRANCE .
۱
Anglaishonorent de ce titre le Paradis perdu de Milton ,
malgré les défauts de toute espèce qu'il renferme ; et
nous , moins reconnaissans ou plus éclairés , nous ne voulons
pas reconnaître une véritable épopée dans la Henriade,
quoique cetouvrage contiennebeaucoupdebeautés
du premier ordre. Sans prétendre infirmer ou confirmer
ce jugement , j'oserai dire que nous n'avons rien à envier
aux peuples nos rivaux. Corneille , Molière , Racine et
Voltaire lui - même peuvent facilement consoler la
France de ce qu'elle ne donna pas le jour à Milton , au
Tasse, au Camoëns .
un
Pourquoi d'ailleurs notre patrie , si fertile en prodiges ,
ne verrait-elle pas naître quelque jour un Virgile ,
Homère ? Les merveilles dont un court espace de temps
nous a rendus les témoins , ne peuvent-elles inspirer des
chants immortels à la lyre ? Si l'on ne fit jamais moins
de cas des vers qu'en ce siècle , jamais , et ceci vient à
l'appui du système des compensations , jamais on n'en
vit éclore autant. Peut-être donc un poëte encore inconnu
compose-t-il en silence un épopée magnifique.
Pour moi , que cet espoir ne cesse de flatter , je lis avec
soin tous les poëmes qui se présentent sous ma main;
grands , petits , longs , courts , minces , épais , tristes ,
gais , pathétiques , malins , critiques , didactiques , philosophiques
, héroïques , héroï-comiques , descriptifs ,
érotiques , mythologiques , burlesques , etc. Je me rappelle
que le Paradis perdu , oublié pendant plus d'un
grand siècle dans l'échoppe d'un bouquiniste , où il fut
trouvé par Addisson , ne faitpas moins aujourd'hui l'orgueil
de la nation anglaise que sa charte libérale achetée
au prix de soixante ans de troubles , de malheurs et de
généreux sacrifices. En conséquence , je ne laisse échapper
aucune occasion de découvrir une épopée.
C'est ce désir profond en raison de ma passion pour
Ja gloire de ma patrie , qui m'a fait jeter les yeux aujourd'hui
sur le poëme annoncé en tête de cet article.
Le titre promet une peinture pompeuse des miraculeux
événemens qui se sontpassés sous nos yeux. Je n'en saurais
douter , c'est un nouveau Voltaire qui célebre le
SEPTEMBRE 1816.
257
retour des petits-fils de Henri. Voltaire a ouvert la carrière
de l'épopée en France ; ce n'est pas tout de marcher
sur ses traces , il faut le surpasser : notre auteur doit
être supérieur au chantre du bon roi , comme Racine l'a
été à Corneille. La Henriade brille à la fois , il est vrai ,
par la sagesse de la composition , par l'éclat du coloris
etpar la noblessedu dessein ; mais n'y manque-t-il pas
et l'intérêt , et l'intrigue , et le pathétique ? La Henriade
est écrite dans un style enchanteur; mais de quelle monotonie
ne sont pas ces vers toujours hexamètres et toujours
pompeux ? Un génie extraordinaire prescrit et ne
suit point les règles. Notre auteur en est un assurément ,
car quelle variété de rhythme n'y a-t-il pas dans ses
chants ! Tantôt ses vers ont dix , tantôt onze et tantôt
treize pieds ; il en est même qui en ont douze, comme
ceux de Voltaire; mais quelle extrême différence dans
les expressions ! Tantôt sublime , tantôt familier , il sait
prendre tous les tons , et il laisse à chaque passage ses
lecteurs dans le doute, si c'est une Henriade ou un épique
badin qu'il parcourt. Variété rare et modèle nouveau ,
dedescendre à mesure que le sujet s'élève , et de s'élever
àmesure qu'il tombe. N'a-t-on pas reproché à Klopstock
l'abus du sublime ? Notre auteur ne peut pas plus
ressembler à Klopstock qu'à Voltaire. Voltaire a rempli
son sujet de merveilleux qui refroidit son poëme ; je puis
garantir qu'il n'y a rien de merveilleux dans celui que
j'annonce.
Au lieu de faire , comme Voltaire , de ses grands
hommes des dieux , notre auteura , selon l'expression
deMontaigne , habillé les grands hommes de ses pièces.
C'est ainsi que le caractère des écrivains se réfléchit toujours
dans leurs héros. Heureux ceux que chante notre
poëte épique !
:
( La suite au numéro prochain . )
SEINE
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1
17
258 MERCURE DE FRANCE .
VARIÉTÉS .
Suite du Jeu des Anecdotes (1 ) .
Il me serait difficile d'exprimer combien ce divertissement
occupa les esprits. La plupartde nos combattans
dormirent peu ; chacun rêvait aux moyens d'attaquer
ou de riposter. Le parti Saint-Albin sur-tout , lorsqu'il
reparut , était pensif, au point de faire sourire ses antagonistes
: on le disait outré de la sortie de la veille. Une
dame de ce parti ne put s'empêcher de dire que l'agression
était inouie , que l'on avait constamment divagué ,
et qu'au surplus on ne voulait sans doute autre chose
qu'empêcher ses adversaires de parler. Quoi qu'il en fût ,
la séance s'ouvrit , et l'amazone prit la parole.
«Je sais tout ce qu'on peut alléguer en faveur de
l'esprit humain , dit-elle , mais jamais vous ne le disculperez
entièrement des accusations portées contre lui.
Peut-être plusieurs de nos orateurs ont-ils été trop loin ,
peut-être devaient-ils , écoutant moins leur zèle , modérer
leur extrême franchise ; mais si je fais cette remarque,
ce n'est pas pour détruire , ou rendre même
douteuse aucune de leurs assertions , c'est seulement
parce qu'il en fallait beaucoup moins pour accabler ceux
qui pourraient prétendre à prouver l'infaillibilité , l'excellence
, et la suprême sagesse de l'esprit humain. Je
viens , messieurs , vous parler de tous les sentimens divers,
élevés pour et contre mon sexe, et c'est à cette occasion
que je vous prierai de résoudre si décidément l'esprit
humain est fou ; je vous demanderai comment il
peut se montrer si peu conséquent , et se refuser par fois
aux raisonnemens les plus simples du bon sens.
«
)
Mon sexe a souvent paru digne d'hommages , et
j'osedire que ce sont les personnages les plus recommandables
et les plus vertueux, qui l'ont traité le plus fayorablement.
Des enthousiastes ont placé les femmes au-
(1) Voyez la page 72 .
SEPTEMBRE 1816.
259
dessous des hommes; d'autres ont pensé qu'elles communiquaient
avec le ciel; lesGrecs les préféraient pour
interprêter les oracles ; les Celtes adoraient leurs predictions
, les regardaient comme une image de la divinité ,
et attribuaient à tout ce qu'elles touchaient un privilége
surnaturel . Mahomet lui-même semble leur marquer
une considération particulière , et prenant soin de les
défendre , condamne à quatre-vingts coups de fouet ceux
qui accuseront les femmes , sans pouvoir produire quatre
témoins contre elllleess;; il charge en outre les calomniateurs
, de malédictions en ce monde et en l'autre.
>> Que penser maintenant de toutes ces opinions
étranges qui ne tendent qu'à déprimer les femmes , et
souvent àleur adresser les plus plates injures ? Ou un
Publius Syrus a-t-il été prendre que toutefois qu'une
femme est seule et réveuse , elle pense au mal ? Où
votre Strabon et votre Platon ont-ils trouvé qu'aux
femmes est due l'origine de la superstition ? Votre
Tite-Live , que lafemme est un animal impuissant et
indomptable ? Je pardonne à des Juifs endurcis de nous
traiter de magiciennes et de sorcières. Le divin Aristote
veut que ce soit un plus grand crime de tuer une femme
que de tuer un homme ; n'est-on pas indigné lorsqu'un
bizarre personnage comme Diogène , voyant une femme
pendue à un arbre , s'écrie : Qu'il serait à désirer que
tous les arbresportassent de telsfruits ? Les Manichéens
enfin prétendaient , vous le savez , que Dieu ne créa
l'homme ni måle ni femelle , et que la distinction des
sexes est l'ouvrage du diable ; il ne restait plus sans
doute qu'à nous rejeter entièrementde la société , et c'est
се qu'a tenté le ridicule auteur d'une dissertation anonyme
, par cette assertion extraordinaire, que lesfemmes
ne font point partie de l'espèce humaine. J'attends ,
Messieurs , que l'esprit humain nous explique toutes ces
contradictions. »
On se doute bien que l'auditoire n'écoutait pas dans
un profond silence. Če n'était plus en criant : Ecoutez!
écoutez ! que l'on interrompait l'orateur ; on riait .
L'amazone reprit la parole. J'entends rire , dit-elle ; et
pourquoi rit-on? parce qu'une femme parle , et parte
17 .
260 MERCURE DE FRANCE.
de son sexe; autre singularité , autre bizarrerie dont
sans doute aussi vous nous rendrez compte. ( On rit . )
Eh bien , Messieurs , vous aurez plus encore à m'expliquer.
Les usages établis chez les hommes ne sont pas
moins bizarres que leur langage et leurs pensées , et
toujours occupée de mon sexe , je vous demanderai
pourquoi il est si différemment traité dans les différens
pays ? Là , une liberté indéfinie est accordée aux femmes ,
là, un esclavage excessif leur est imposé ; chez les Turcs,
la pluralité des femmes; sur la côte du Malabar , la pluralité
des maris ; en Lithuanie , un époux légitime et
plusieurs concubines ; enArabie , une femine appartient
à plusieurs maris , immoralité admise comme dogme
par les nicolaïtes , les gnostiques , les épiphanistes et les
anabaptistes. Je pourrais vous parlerdes cérémonies relatives
au mariage chez les peuples divers , et ce serait
sans doute un ample sujet à méditations ; mais jamais
découvrirait-on comment l'esprit humain a pu persuader
à certaines castes d'indiens , que la mère de la mariée,
doit sous peine de déshonneur , se couper avec un
ciseau de charpentier , les deux premières jointures des
deux derniers doigts de la main ? Dites-nous pourquoi
chez les Arméniens , l'époux coupait le bas de l'oreille
droite de l'épouse , et celle-ci le haut de l'oreille gauche
de son mari? Finissons par admirer tous ensemble ces
Caraïbes de Surinam , chez qui le mari , dont la femme
vient d'accoucher , se met promptement au lit où on lui
prodigue les soins et les félicitations , tandisque la femme
souffrante s'occupe à préparer le festin pour régaler les
parens et les amis .
L'amazone ayant cessé de parler , un chevalier du
parti Saint-Albin se leva , et s'efforçant de prendre un
ton plein de gravité : Madame , dit-il , je pourrais n'opposerqu'un
mot à vos observations , c'est que l'esprit
humainn'est point cause si beaucoup de personnages ont
eu à se plaindre de votre sexe. ( Onrit. ) Les moeurs et les
usages , Madame , ne peuvent être les mêmes chez tous
les peuples , ceci est absolument étranger à l'esprit humain;
les uns tiennent à des considérations politiques ,
lesautres naissent de l'influence très-différente de climat
1
SEPTEMBRE 1816. 261
opposés. Quant àvos premières citations , permettez-moi
d'yrelever quelqu'inexactitude. Mahomet, par exemple ,
que vous dites avoir traité votre sexe avec une considération
particulière , condamne à la vérité à quatre-vingts
coups defouet ceux qui accuseront les femmes sans pouvoir
produire quatre témoins contr'elles , mais vous ne
dites pas que le mari est excepté , et que celui-ci peut ,
sans avoir de témoins , accuser sa femme , pourvu
qu'iljure quatre fois qu'il dit vrai , et qu'à la cinquième
fois iljoigne l'imprécation au serment. Or ,
nous savons tous que le législateur arabe prononce des
peines effrayantes contre les femmes coupables . Si cependant
elles ne sont qu'indociles ( ce qui ne paraîtra
pas encore sans doute une très-grande faveur de sa part ) ,
il conseille aux maris de se contenter de les battre et de
les faire coucher seules. ( On rit. )
<< Beaucoup d'écrivains au surplus , j'en fais l'aveu ,
ont très-mal parlé de votre sexe , et à mon sens , le plus
grand défaut de tout ce que vous avez rapporté , est de
n'offrir qu'un tableau incomplet sur lequel il est impossible
de porter un jugement raisonné. Il est des opinions
si ridicules qu'il suffit de les citer , et je crois ne pouvoir
mieux vous réfuter vous-même , qu'en réparant les
omissions importantes que vous avez faites. Comment ,
par exemple , se rappeler sans gémir ce que publia le
jurisconsulte italien Nérisan , que les mauvais anges ne
furent pas précipités dans l'enfer , mais qu'ils passèrent
dans le corps des femmes pour faire enrager les hommes.
(On rit. ) Mais ce sont sur-tout les rabbins qu'il faut
entendre. Ecoutez ceci : Dieu , disent-ils , ne voulut
point créer d'abord la femme , parce qu'il prévit que
l'homme se plaindrait bientôt de sa malice. Il attendit
qu'Adam la lui demandât , et celui-ci ne manqua pas
de le faire dès qu'il eut remarqué que les animaux paraissaient
devant lui deux à deux. ( On rit. ) Dieu ,
ajoutent-ils , prit alors toutes les précautions nécessaires
pour la rendre bonne , mais ce fut inutilement. Il ne
voulut point la tirer de la tête , de peur qu'elle n'eût
l'esprit vain et l'aime coquette ; cependant , ajoutent toujours
les rabbins , il eut beau faire , ce malheur n'a pas 1
262 MERCURE DE FRANCE.
laisséd'arriver , et leprophète Isaïe seplaignait , il y
long-temps , que les filles d'Israël allaient la tête levée
et lagorge nue. Dieu ne la voulut point tirer des yeux ,
de peur qu'elle ne jouât de la prunelle; cependant ,
disent encore les rabbins , Isaïe se plaignit que les filles
avaient l'oeil tourné à la galanterie. Il ne voulut point
la tirer de la bouche , de peur qu'elle ne parlat trop ;
mais, prétendent toujours les rabbins , on ne peut arrêter
sa langue ni le flux de ses paroles. Il ne la prit point
de l'oreille, de peur qu'elle ne fût une écouteuse ; cependant
il est dit de Sara qu'elle écoutait à la porte de la
tente pour savoir le secret des anges. Dieu ne la forma
pointdu coeur,depeur qu'elle ne fût jalouse; cependant ,
au dire des rabbins , lajalousie et l'envie déchirent le
coeur des femmes et des filles . Il ne la voulut point former
ni des pieds , ni de la main , de peur qu'elle ne fût
coureuse , et que l'envie de dérober ne la prît; cependant
Dina courut et se perdit , et avant elle Rachel avait
dér bé les dieux de son père. On a donc eu beau faire ,
ajoutent les Rabbins , et ils concluent d'une manière
digne de toute l'histoire.>>>
L'amazone riait de tout son coeur , loin de se fâcher
de la gaîté générale. Simonides , reprit le conteur , rapporte
la chose différemment. Il suppose dix sortes de
femmes , mais il établit des allusions qu'en vérité je ne
reproduirai qu'en rougissant. Croirez-vous qu'il forme
la première espèce de tout ce qui entre dans la compositiond'un
pourceau ? D'après les règles de l'analogie ,
vous devinez le caractère et les habitudes de cette première
femme , fort peu agréable dans ses habits et dans
sapersonne. Il compose la seconde de ce qui servit à
former le renard : ruse, esprit et discernement. La troisième
espèce , qui comprend les femmes grondeuses et
criardes , naquit , dit-il , des particules canines; laquatrième
, qui donne les paresseuses , les apathiques , vint
de la terre; la cinquième sortit de la mer; celles-ci ,
dit-il , passent quelquefois de l'orage le plus terrible au
calme le plus profond , et du temps le plus sombre
au plus beau soleil du monde. Ce sont les femmes d'une
humeur inégale et que l'on nomme ordinairement va
SEPTEMBRE 1816. 263
poreusas. La sixième sorte se composa de tout ce qui
servit à former l'ane; ces femmes-ci ont besoin d'être
battues , et alors elles mettent tout en usage pour plaire
à leurs maris. Les matériaux qui formerent le chat
servirent à composer la septième sorte ; ce sont les
femmes mélancoliques , bizarres , chagrines , toujours
prêtes , dit Simonides , à égratigner leurs maris et à leur
sauter atuuvvisage. Elles sont , ajoutent- ils , sujettes à commettre
de petits larcins et des friponneries. Les femmes
qui ne songent qu'à leur parure , à leur ajustement , qui
ne cessent d'orner leur tongue chevelure , naquirent de
ce qui forma la jument à la crinière flottante ; ce fut la
huitième sorte. La neuvième tira son extraction du
singe ; ces femmes-ci sont laides et malicieuses . Enfin
ladixième espèce fut prise de l'abeille , et bienheureux ,
s'écrie Simonides , l'homme qui en rencontre une de
cette origine ! c'est la perle des femmes.
>>C'est dans le Spectateur de 1756 que je me souviens
d'avoir lu ce fatras d'absurdités . Qu'inférer de toutes
ces extravagances ? qu'il existe des fous ; mais la société,
qui renferme des fous et des sages , en est-elle moins
éminemment aimable ?:
>> Névisan fut chassé de Turin par les femmes , et n'y
rentra qu'en faisant amende honorable. Si quelques-uns
des écrivains qui injurièrent les dames restèrent impunis
, tant d'autres les ont vengées par les hommages les
plus flatteurs et les plus mérités ! Les deux sexes , formés
pour vivre ensemble, se plaisent mutuellement à
se lutiner , sans que cependant leur union leur soit moins
chère à tous deux. Les hommes sur-tout , si parfois il
leur échappe quelques traits malins , ne portent-ils pas
l'affection qu'ils éprouvent jusqu'à l'adoration ? Mais
c'est trop m'occuper de quelques singularités individuelles
, presqu'imperceptibles dans l'immensité de l'esprithumain
; il est temps qu'il triomphe enfin des vaines
imputations d'un parti qui a cru l'accabler , et n'a
cependant réussi à lui porter aucune véritable atteinte.
Ce n'est plus d'un culte profane que j'ai à vous entretenir;
je vais vous parler de ces hautes conceptions par
lesquelles l'homme a fait en quelque sorte communi
T
264 MERCURE DE FRANCE .
quer la terre avec les cieux. Est-il un de nos adversaires
qui veuille l'interrompre dans ses méditations religieuses
? Quel est celui qui l'attaquera dans les idées
sublimes , qu'il s'est faites de la divinité et des moyens
de mériter les récompenses d'une autre vie ? ...- Moi ,
s'écria un champion du parti Senneville. Profitant de
la surprise de son adversaire , et se hâtant de citer toutes
les créations les plus extraordinaires de la mythologie ,
les cérémonies ridicules du paganisme ; récitant ensuite
presqu'en entier le 8º chant du poëme de l'Imagination,
il montra le tambour magique des Lapons et leurs
terreurs superstitieuses , les chats et les légumes des
Egyptiens , les différens fétiches de l'Inde , et
..... Ce ruban frisé qui va s'amincissant
Sous le rabat léger qui l'enlève en glissant ; :
et le dieu radoteur des Samoïèdes , et l'excrément divin
si précieux aux Tartares ..... Le tumulte recommençait,
Passant aux temps modernes et ànos contrées , il retraça
tous les schismes, toutes les hérésies. (Ecoutez! écoutez !)
<<Seigneur , disait-il avec l'auteur des Lettres persannes ,
je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans
cesse à votre sujet; je voudrais vous servir selon votre
volonté; mais chaque homme que je consulte veut que
je vous serve à la sienne .... » ( Ecoutez ! ) On eut beau
dire , il acheva sa prière.
Cet effort fut le dernier de la part d'un parti plus remarquablepar
son courage et son opiniatreté que par la
bontédesa cause : l'esprithumain devait triompher , et
il triompha. Tous les schismes ,toutes les hérésies , toutes
les superstitions n'ôtent rien au mérite de l'homme religieux
, que le vrai culte venge assez de quelques erreurs.
Unnouvel orateur , en prouvant la sublimité de
la croyance du catholicisme , en démontra les bienfaits
continuels dans tous les pays du monde. Ce n'étaient
plus des anecdotes qu'il rapportait , il citait des pages
de l'ouvrage immortel du Génie du christianisme . Un
des siens lui succédant , ne craignit pas , quoiqu'on en
eût dit , de rappeler l'attention sur les découvertes humaines
, et fit admirer aussi la hardiesse des travaux
SEPTEMBRE 1816. 265
exécutés d'âge en âge sur toute la surfacedu globe. On
acombattu , dit à son tour M. de Saint-Albin , quelques
torts , quelques écarts de l'esprit humain; mais le ciel
le plus pur est-il sans nuages ? La nature prévoyante
n'a-t-elle pas à dessein répandu de la variété sur tout
ce qui frappe ici bas nos regards ? L'uniformité serait
elle-même un défaut pour nous. L'homme n'est point
né pour la perfection , et si elle s'offrait à ses yeux elle
1
lui déplairait bientôt , parce qu'il la trouverait monotone:
il lui faut une diversité d'opinions comme une di-
1
versité d'objets . Si la nature si variée est toujours belle ,
etsi le ciel tantde fois obscurci brille toujours d'un éclat
que rien ne rivalise , pourquoi l'esprit humain devrait-il
porter la peine de quelques erreurs , qui tels que des
nuages passagers , ne font que varier sa surface ? Imparfait
comme tout ce qui existe , il n'en est que plus intéressant
; ses efforts n'en sont que plus remarquables , ses
succès que plus dígnes d'admiration.
Parti de ce point , M. de Saint-Albin accumula les
citations en faveur de l'esprit humain , et n'eut point
de peine à prouver son excellence. M. de Grandval ,
enfin , se levant, contempla les deux partis et prononça
gravement le non nostrum inter vos. Oui , dit-il , vous
avez tous deux mérité le prix , et je n'ajouterai pas : sat
prata biberunt; les sujets nemanquent point. Si demain
lapluie continue,je vous invite à recommencer .
Tel est , Monsieur , le divertissement que nous sûmes
nous créer , et qui nous amusa mutuellement , sans que
le parti Senneville pût se dissimuler qu'il avait en effet
plus d'une fois divagué dans la cause.
G.
LE TOMBEAU
De Mesdames de France , à Trieste.
M. de Chateaubriand a , dans son Itinéraire , traité
avec une extrême rigueur Trieste et ces bords de l'Adriatique
où il ne voyait plus l'Italie , et qui n'offraient
266 MERCURE DE FRANCE.
pas encore laGrèce à ses yeux. Cette ville (dit-il en
> parlant de Trieste ) adossée contre des montagnes sté-
> riles , est régulièrement bâtie et sous un assez beau
>> ciel ; c'est là que le souffle de la civilisation expire
➤ et que la barbarie commence. » Si je ne me trompe ,
cepeudemots,joints à une ligne sur l'Istrie et les monts
de la Croatie , forment l'unique souvenir que ce poëte
voyageur ait cru devoir accorder à l'Illyrie moderne.
Toutefois les côtes de l'Illyrie , lieu naturel des deux
terres classiques de l'antiquité , ne sont étrangères ni à
la renommée, ni aux divers genres de beautés de l'une
et de l'autre. Là comme dans Aquilée et dans Athènes ,
se réveillent auprès de l'amphithéâtre de Pola , des monumens
de Salone,les souvenirs de vingt peuples , qui
ont passé après les Romains et lesGrecs; là, une chaîne
de monts répand sur les bords d'une mer semée d'îles
sans nombre , une variété toujours nouvelle de sites ,
quele crayonadéjà recueillis, comme ceux de la Grèce
etde l'Italie. (1) Dirai-je les sept poëtiques sources du
Timave , qui reçurent les galères du peuple-roi , et où
se réfléchissent aujourd'hui les ruines uniques d'un
simple monastère chrétien ; et Pola qu'embellissaitAuguste,
devenue au bout de dix-huit siècles le secret objet
des voeux de Joseph second. (2) Je vous salue , ô monts
silencieux de Lovrana , de Tersalto , dont des batailles
sanglantes troublèrent autrefois la paix !
Parvenu à Zara , la ville des croisés , tenterai-je de
rappeler tous les titres de gloire de cette Dalmatie , si
justement surnommée la demi-Grèce ? Ici Spalatro ,
laMarseille de ces bords , renfermée toute entière dans
le palais de Dioclétien ; Salone , qui plus heureuse que
Pola , a retrouvé une place dans les Martyrs ; (3) et non
loindesjardins du dernier persécuteur de l'église primi-
(1) Voyagepittoresqued'Istrie et
Voyagepit
l'abbé de Saint-Non.
de Dalmatie , par Cassaret
(2) Leportde Pola est d'une grande beauté. Joseph II eut désiré,
ddiitt--oonn,l'obtenir des Vénitiens , pour en faire un port demazinemilitaire.
(3) Livres 18 et 22
SEPTEMBRE 1816. 267
tive , les champs couverts de sépultures chrétiennes.
Mais j'aperçois déjà Raguse , l'émule de Venise , et le
dernier boulevart réel de la politesse et des lumières ;
les restes de la seconde Epidaure , ce Monténégro enfin,
où vit sous les lois d'un évêque une peuplade également
redoutée du Turc et du catholique , et au pied de ces
roches menaçantes , les bouches non moins fameuses de
Cattaro , port admirable , mais presqu'inaccessible ,
qu'ombragent en vain le palmier et l'oranger , puisque
les garnisons autrichienne , russe et française qui y ont
étéjetées tour à tour, semblaient s'y dire l'une à l'autre,
comme jadis les prisonniers de l'Etat Vénitien : O vous
qui entrez ! déposez toute espérance.
Toutefois ces antiques monumens , ces grands souvenirs
, ces débris éloquens , propriétés de l'histoire , instruisent
également les hommes de tous les pays , et
remplissent l'ame de tout voyageur des plus douces
émotions ; mais Trieste nous offre un souvenir national ;
cette ville parle au coeur du Français. C'est là qu'une
simple tombe , pieux et dernier asile de la vertu , reçut
mesdames Adelaïde et Victoire , filles de France , qui
repoussées en quelque sorte de la mer par la tempête ,
etn'ayant plus où reposer leur tête dans l'Italie entière ,
vinrent dans Trieste implorer un refuge , l'une déjà
mourante , l'autre destinée à vivre encore assez pour
édifier l'étranger par le spectacle d'une vertu à laquelle
le malheur avait donnéje ne sais quoi d'achevé .
En 1807, à son retour de Jérusalem , M. de Chateaubriand
osait exprimer dans ce journal quelque chose
de ce qu'il avait éprouvé en visitant la cendre de ces
pieuses princesses. Persécuté pour cette sincérité courageuse
, il lui fut interdit sans doute de rappeler dans son
Itinéraire jusqu'au lieu où reposaient Mesdames. Je l'ai
visité après lui , et plus heureux j'ai pu souventy porter
mon secret hommage.
J'étais à peine arrivé à Trieste , que le souvenir des
nobles pages de M. de Chateaubriand, et les indications
d'un frère , qui animé de sentimens non moins français ,
avait dès 1805 visité la tombe vénérée , dirigèrent sur le
champ mes regards vers la cathédrale et le château. Ce
268 MERCURE DE FRANCE .
doublemonument, assis au sommet d'une hauteur au
pied de laquelle s'étend la ville neuve , offre l'aspect
d'une couronne murale.
Ce fut dans l'une des dernières matinées de février
1811 , que je me dirigeai vers la montagne. Aux deux
tiers de sa hauteur , on trouve l'église de Sainte-Marie-
Majeure , et j'y fus agréablement surpris d'entendre un
concert de voix , qui toutes , dans un parfait accord ,
s'élevaient vers le ciel . Le charme de cette prière italienne
du matin , ne peut se comparer qu'à celui des
mêmes prières dans le midi de l'Allemagne. Mais ici
se montre le caractère différent des deux peuples; les
chants de l'Allemand sont nobles et graves ; ils respirent
le calme habituel de son ame, la tranquille simplicité
de ses moeurs; chez l'Italien , des sons plus tendres ,
plus gracieux , une mélodie séduisante , portent une
sorte de trouble dans le coeur : c'est déjà le langage des
passions et du repentir . Chez l'Allemand , tout est encore
pur et paisible comme l'innocence. Au-dessus de
Sainte-Marie-Majeure, il règne dans les scènes religieuses
un ton plus austère; là, commence à un premier tournant
de la côte , ce qu'on peut nommer la voie sainte.
C'est une forte montée , bordée d'antiques murs , dans
lesquels , de distance en distance , se trouvent creusées
de petites grottes, où les principales circonstances de la
passion ont été sculptées. Il est rare de ne pas trouver
quelque fidelle ami du silence et de la paix , méditant à
genoux devant la porte de ces grottes. Mais rien ne me
frappa davantage qu'une femme jeune encore et dont
les traits à demi cachés sous des voiles de deuil , annonçaient
le rang distingué. Prosternée au milieu de deux
jeunes filles , comme elle entièrement vêtues de noir , on
eut pu dire la douleur même enseignant àpleurer un
père et redemandant un époux .
Bientôt , s'avançant entre quelques vieux arbres , on
s'élève au sommet de la hauteur. Ala droite du château ,
se découvre une église de construction gothique , mais
fort simple ; une grosse tour carrée en fait tout l'ornement.
Au-dessus , comme un superbe panache , se recourbe
la tête antique d'un tilleul à mille branches , véSEPTEMBRE
1816.
269
1
nérable témoin des transactions municipales , lorsque
Trieste n'était encore qu'une pauvre communauté de
pécheurs. ( 1 ) Tous les ans l'arbre antique se revêt de
magnifiques feuillages , et tel qu'un phare il indique au
marin perdu dans la haute mer l'approche du port désiré
.
L'esplanade quiprécède l'église est en partie couverte
de pierres tombales; les murs du temple sont euxmêmes
chargés d'inscriptions et de débris qui rappellent
jusqu'au souvenir de l'ancienne Tergeste. Qu'est-ce que
la durée de la vie lorsqu'on peut ainsi d'un regard mesurer
des siècles ?
Je n'entrai dans le temple qu'après avoir inutilement
examiné les pierres tombales répandues sur l'esplanade.
Combien j'étais loin de penser qu'en mettant le pied
dans le saint édifice , je foulerais dès le premier pas ces
restes, augustes dont j'attendais de si éloquentes leçons !
Le temple était froid et solitaire ; l'ensemble irrégulier
que présententdeux rangs de voûtes élevées àla gauche
de la nef , tandis qu'un seul règne sur la droite , me
parut répondre à la simplicité de l'architecture extérieure.
La lance de saint Just , placée dans une tribune
au haut de la nef, m'apprit que le temple était sous
l'invocation de cet antique patron de la cité. Les temps
ne sont plus où le peuple de Trieste voyait dans cette
lance révérée une force supérieure à celle des remparts
et des machines de guerre ; mais par un sentiment de
pieuse reconnaissance , il l'a conservée pour armes.
Le pavé de l'église se compose presqu'entièrement de
pierres tombales. Je trouvai rassemblées dans une même
chapelle, ouplacées sur une même file le long des voûtes ,
les tombes de plusieurs générations d'une même famille.
Souvent je lus des inscriptions semblables à celles qui
(1) Trieste n'est devenue une place de quelqu'importance que sous
l'empereur Charles VI; ce prince la déclara port franc en 1728 , et
y fit construire l'ancien lazaret et le vieux môle , qui porte le nom
de Saint-Charles. Un second môle jeté bien plus avant dans la mer
que le premier , a formé sous Marie - Thérèse la nouvelle enceinte
duport , et apris de cette princesse le nom de mole Sainte-Thérèse.
270
MERCURE DE FRANCE.
m'avaient si profondément frappé dans l'un des plus
vastes dépôts de sépultures qu'offre peut-être le monde
chrétien, Saint-Antoine de Padoue : Un tel , méditant
sur safin , a préparé ce tombeau pour lui-méme
et pour les siens...... Un tel s'est marqué ce tombeau
en telle année;et plus bas et comme d'une autre main :
Il est mort tant d'années après , en telle année.
Cependant , le corps penché et les yeux baissés vers
le pavé , j'avais interrogé vainement la plupart de ces
tombeaux. Bientôt une pensée triste remplit mon ame
à l'aspect de plusieurs tombes sans inscriptions. Je craignis
que les pieuses princesses n'eussent voulu imposer
silence même à la pierre , et par suite de leur amour
pour la France , ne laisser aucune trace de leur exil sur
une terre éloignée. Combien de fois je cherchai un simple
lis , que l'étranger du moins aurait pu sculpter sur
leurtombe ! Mais , hélas ! me disais-je,lorsque Mesdames
sont mortes , elles n'étaient plus que de pauvres
voyageuses , auxquelles on a accordé un peu de terre.
Enfin au pied de la porte latérale par laquelle j'étais
entré, au bas d'un petit escalier qui conduit à l'orgue ,
je trouvai une pierre oblongue ; aux angles étaient figurées
quatre têtes de mort ;deux os en croix étaient sculptés
sur chacun des côtés , et au milieu était inscrit un
écussson dont les bords étaient dessinés par des filets de
marbres jaune et rouge ; un aigle noir,la couronne en
tête , était placé dans l'écusson sur le bord inférieur; audessus
de l'écusson était un second aigle semblable au
premier. Quoique je ne pusse m'expliquer à quelle couronne
appartenaient ces aigles , où je ne retrouvais point
les deux têtes de l'aigle impérial d'Autriche , je restais
penché sur la tombe , considérant attentivement les
moindres détails .
Incapable de supporter plus long-temps une triste incertitude
, plein de trouble , désirant et craignant à la
fois de voir reconnaître en moi un français , je courus
m'adresser aux gardiens de l'église ; ils m'apprirent que
cette tombe était en effet celle de Mesdames. J'y revins
avec une plus vive émotion ,et fléchissant le genou ,
je la fixai long-temps encore. Alors je retrouvai dans ces
SEPTEMBRE 1816.
271
aigles , dont je n'avais pu d'abord deviner le secret , le
symbole d'une autre couronne ravie à l'illustre aïe i de
Mesdames ( 1) , au milieu même de la gloire de leur
maison , comme si ces femmes augustes , forcées de
laisser après elles quelques souvenirs de leur grandeur
première , avaient voulu qu'il s'y mêlât encore des idées
d'infortune. La mémoire de Stanislas , deux fois obligé
dedescendre d'untrône si noblement acquis , de la pieuse
Marie Leczinska , finissant dans la douleur , après la
mort d'un fils que la France entière pleurait avec elle,
une vie passée en faisant le bien , répandait , s'il était
possible , un nouvel intérêt sur cette tombe , où reposaient,
àquatre cents lieues de la sépulture qui les avait
long-temps attendues , deux filles de France.
Ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, et la fuite
douloureuse de Mesdames au travers de la France à
demi-rebelle , et l'asyle que leur avait offert un pape
vénérable , asyle ensanglanté bientôt par la guerre , et la
pompe importune de leur débarquement a Trieste (2) ,
et les bénédictions du pauvre , environnant l'habitation
modeste où elles se renfermèrent soudain , et l'amitié
enfin, qui plus fidelle que l'espérance même , resta pour
elles l'unique et inséparable compagne , la seconde providence
dumalheur. Qui pourrait en effet oublier Mme
de Narbonne (3) , et ces mots qu'elle était si digne d'emprunter
au vertueux ami du frère de Mesdames : Ma
douleur les a suivies jusqu'ici (4) . Mais comment se
(1) L'aigle de Pologne est blanc, pourquoi ceux qui ont été
placés sur latombe de Mesdames , ont-ils été sculptés en noir ? Je
ne saurais l'expliquer; mais il n'en est pas moins vrai que c'est l'aigle
de Pologne qu'on a voulu figurer.
(2) Toute la garnison était sur pied. Une garde d'honneur fut
placée à l'hôtel de Mesdames , elles demandèrent qu'on l'a retirat
aussitôt.
(3) Mme de Narbonne , dame d'honneur de Mesdames , a voulu
finir ses jours à Trieste ; elle y vivait encore en 1811 .
(4) Huc usque luctus meus. On sait que ces mots, conformément
au voeu exprimé par M. le maréchal de Muy , ont été gravés sur sa
tombe, à la porte du choeur de la cathédrale de Sens , et à quelque
pas du monument sous lequel reposent M. le dauphin et M.la
dauphine.
272
MERCURE DE FRANCE.
livrer à des idées consolantes au milieu de tant et de si
tristes souvenirs !
Tout occupé de ce que j'avais vu , je retournai à
Trieste par la route pratiquée entre la cathédrale et le
château;unsentimentpénible remplitmoncoeur, lorsque
sur les murs du château même je lus cette inscription :
Le comte Sigismond de Lovacz , gouverneur , a fait
ouvrir ce chemin pour les voitures , en 1805. Ainsi
donc , me dis-je , les restes augustes des filles de
tant de rois n'ont pu être conduits sur un char jusqu'au
lieu de leur sépulture . Heureux mille fois ceux dont les
bras soutinrent ce fardeau sacré , du pied de la hauteur
jusque sous les voûtes du temple ; mais hélas ! peut-être
ne comptait-on pas un seul français parmi eux ? C'est à
des étrangers que fut commis , sans partage , ce pieux
ethonorable office. Ah ! du moins elles ont reposé en
paix , à l'ombre des autels du dieu de leur père , ces
cendres augustes , et n'ont point été profanées par le
soufle impur d'une révolution dontles crimes onttroublé
la paix même des tombeaux; en sorte que l'on a pu
graver sur les sépultures royales ce vers célèbre, que nos
aïeux regardaient peut-être plutôt comme le cri d'une
ame fortement exaltée,que comme la simple expression
d'unevérité susceptible d'être confirmée parl'expérience :
Ergo quidem sua sunt ipsis quoque fata sepulchris.
Ainsi donc les tombeaux ont aussi leurs destins.
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P.
BEAUX - ARTS.
ÉCOLE ESPAGNOLE.
BECERRA ( GASPARD. )
1
Sculpteur , Peintre et Architecte ( 1 ).
Ce grand peintre travailla long-temps avec Michel-
Ange dans Saint-Pierre. On ne peut parler de ce célèbre
(1) Nous nous empressons de donner à nos lecteurs les articles
SEPTEMBRE 1816.
RO
TIMBRE
273
artiste sans une profonde vénération , puisque c'est à la
pureté de son goût et à ses talens immenses que les arts
en Espagne doivent leur perfection et l'éclat dont ils ont
véritablement brillé. Becerra naquit à Baeza en 1520 .
Voyantde bonne heure les progrès qu'avait faits en Italie
Berruguete, il fut puiser aux mêmes sources : ne pouvant
être élève de Raphaël , il l'étudia; mais il le fut de
Michel-Ange , qui pendant plusieurs années le fit travailler
à Saint-Pierre et à la Vigne du pape Jules II .
Entouré de chefs-d'oeuvre , et parmi nombre de grands
artistes qui les avaient créés , Becerra sut aussi acquérir
une réputation immense , car il aida Vasari dans les salles
de la chancellerie de Rome , et vit une Nativité de lui ,
placée en regard d'une autre de Daniel de Volterre , dans
l'église de la Trinité del Monte à Rome , que les Italiens
signalent ordinairement comme de Volterre ; tant Becerra
avait acquis la manière de Daniel ! Grand anatomiste
, notre Becerra fit les dessins pour l'ouvrage que le
docteur Jean Valverde publia en 1554, et qui depuis ce
temps , sert d'étude aux peintres , aux sculpteurs et aux
chirurgiens . Il fit de plus deux statues anatomiques ,
dont les plâtres sont entre les mains de tous les professeurs.-
Becerra se maria dans Rome le 15 juillet 1556 ,
et revint bientôt en Espagne par Sarragosse , où Morlanez
lejeune , sculpteur aussi célèbre qu'opulent , s'empressa
de le visiter. Becerra lui présenta quelques- uns
de ses dessins et un superbe bas-relief en albâtre , que
depuis ce temps on a placé dans une chapelle de Saint-
Bernard de la Seu.-Philippe II , qui connaissait le
mérite de notre artiste , ne tarda pas à le prendre à son
service . S. M. l'employa dans les travaux de l'Alcazar
de Madrid et au palais du Pardo.- Il fut nommé sculpteur
du roi le 26 novembre 1562 , et son peintre le 23
août 1563 à Ségovie. En recevant la cédule qui le nommait
, S. M. lui permit de plus de s'absenter , et lui dit :
Par-tout où vous irez , vos honoraires vous seront
"
que nous pouvons obtenir , avant que le Dictionnaire des peinties
espagnols ne paraisse. Cet ouvrage , destiné à jeter un grand jour sur
cette école inconnue , doit paraître très-incessamment.
SEINE
6.
18
274
:
MERCURE DE FRANCE.
>> comptés. >> Notre Becerra peignit à fresque le passage
de la salle des audiences du palais à Madrid , et l'un des
ceintres de la même galerie. De plus , il les orna de stucs
etd'arabesques. Il peignit ensuite , avec le Bergamasque ,
lapartiedupalais où le roi avait son cabinet , et l'embellit
de plusieurs sujets tirés de la fable , en les entrelaçantd'ornemens
en orqui descendaient jusques à terre .
Ces chefs-d'oeuvre de goût , de facilité et d'intelligence ,
périrent dans l'incendie de 1735la veille de Noël.-Mais
le Pardo conserve la pièce où notre grand homme peignit
Méduse , Andromède et Persée. C'est là qu'il est
facile d'observer , d'admirer jusqu'à quel point Becerra
avait porté la correction , la pureté , l'expression et toutes
les autres branches de cet art sublime. - Il sut encore
mieux se distinguer comme sculpteur. La mort l'enleva
en 1570 , trop jeune encore , ainsi que l'observait avec
raison son ami Jean de Arfé, en le pleurant avec tous ses
collaborateurs.-Dans un placet que Becerra laissa en
mourant pour Philippe II , en faveur de sa femme , il
eut soin de recommander le mérite de ses disciples
Michel Martinez , Balthazar Torneo et Michel de Ribas ,
sculpteurs , qui l'aiderent dans les stucs du palais de
Madrid et du Pardo .-Il faisait mention , dans la même
lettre , de Michel Barroso , de Barthélemy del Rio , de
Bernuis , peintre de Tolède , et de Jean Ruis de Castagneda,
sculpteur en bois ,de Tolède, de François Lopez ,
peintre de Madrid , et de Jérôme Vasques, peintre de
Valladolid , qui tous l'avaient aidé dans les nombreux
ouvrages dont il avait été chargé , et qui pour la plupart
étaient ses élèves. Les dessins de Becerra sont
très-rares et très-estimés : il les faisait au crayon noir et
rouge , il les étudiait et les terminait avec un soin partículier
, considérant que ledessin est la base de la peinture.-
Il s'occupait tellement de cette partie de l'art ,
qu'ayant été plusieurs jours à dessiner le Mercure de la
fable de Méduse , qui orne l'appartement de S. M. au
Pardo , le roi lui dit : « Comment vous n'avez fait que
>> cela ? » et lui de sourire respectueusement.-Il suivait
l'usage des grands maîtres d'Italie , dessinant sur
des cartons les sujets aussi grands qu'il devait les peindre ;
-
SEPTEMBRE 1816. 275
c'est à l'abandon de cet usage que l'on doit attribuer la
décadence du dessin dans les siècles suivans .- Les ouvrages
de Becerra sont on ne peut plus nombreux : ils
ornentles palais et les couvens de Rome , de Sarragosse ,
du Pardo , de Zamora , de Huete , de Madrid , de Valladolid,
de Grenade , de Rioseco , de Medina del Campo ,
de Salamanque , de Bribiesca , d'Astorga , etc. On peut
voir à Paris , de ce maître , un Christ de la plus grande
beauté , et une tête dont la vérité surprend .
AM
LETTRE
F. Q.
wwwwwwwww
DE L'AVOCAT POURETGONTRE .
Monsieur ,
Dans le précédent numéro de votre feuille , vous reconnaissez
l'exactitude que je mets à vous envoyer mes
lettres sur les spectacles ; et vous m'accusez en même
temps de négligence au sujet de ma dernière , que vous
dites n'avoir point reçue. Fidelle observateur de mes
devoirs , j'ai dû m'affliger de cette supposition. Vous le
savez , l'estime publique est la seule chose à laquelle je
tienne obstinément; les autres biens de la terre sont transitoires
et fugitifs. Dans le cas dont il s'agit , vous ne
risquez rien d'apprendre à vos lecteurs que l'insertion
dema lettre n'a pas eu lieu par l'effet d'une circonstance
indépendante de notre commune volonté : tout le
monde sera satisfait .
Vous n'ignorez pas , Monsieur , que je suis en correspondance
avec les plus savans hommes de l'Europe ;
c'est ce qui m'a souvent donné les moyens d'étaler dans
mes lettres une érudition fraîchement arrivée par le
courrier de la poste. Depuis long-temps plusieurs de
ces messieurs me font d'aimables propositions , dont le
but est de m'attirer dans leurs pays , afin d'établir entre
nous une sorte d'institut libre où nous nous livrerions
r
18.
276
MERCURE DE FRANCE.
aux charmes de diverses études. Cet idée m'a d'abord
séduit ; l'espérance de m'abandonner entièrement aux
lettres , le désir d'étendre quelques notions vagues que
j'ai des sciences abstraites , et enfin le bonheur que je
découvrais de loin au sein de cette petite république ,
tout m'enchantait dans l'exécution de ce dessein . Une
seule pensée m'a retenu : l'amour de la patrie ; on l'éprouve
, on ne le définit point. N'attendez donc pas de
phrases à ce sujet. Sachez seulement , Monsieur , que
de nouvelles circonstances , des sollicitations plus pressantes
, ont amené d'autres réflexions ( sans éteindre le
feu sacré que je nourris en moi ) , et qu'en un mot je
pars......
Mon cher Kotzebue , qui est à la tête de cette coalition,
vient de me mander son projet de terminer sa
course vagabonde ; il se fixe définitivement dans la capitale
de l'Allemagne. C'est là qu'il va reprendre ses travaux
littéraires . Nombre de nos correspondans sont déjà
près de lui : ils goûtent ensemble le plaisir de relire les
belles scènes de Misantropie et Repentir; leur génie
s'échauffe ... que dis-je ? Leurs plumes s'évertuent peutêtre
; ils écrivent à tour de bras quelques nouveaux
chef-d'oeuvres auxquels je n'aurai point de part. Ah ! je
n'y tiens plus , la main me démange , et j'ai bien envie ,
Monsieur , de vous faire un drame avant de partir .
Ma résolution est donc prise ; je vais au milieu de ces
bons Allemands, de cette nation que vingtans deguerre
nous a fait estimer davantage , de ce peuple généreux ,
hospitalier , et qui marche sans crainte à la lumière de
son siècle ; j'y vais , dis-je , m'instruire de leurs vertueux
exemples , de leurs vastes connaissances , et me rendre
digne d'augmenter un jour le nombre des hommes à
talens dont notre France s'honore à tant de titres .
J'ai négligé pour vous , Monsieur , beaucoup de gens
qui s'intéressaient à moi ; notamment un nomméPoquelin
dit Molière , dont vous avez sans doute entendu
parler . Malgré la froideur de l'accueil qu'il m'a fait
souvent , j'ai quelque raison de croire qu'il m'estime un
peu. Il y a peut-être de l'amour propre à me supposer
an crédit auprèsdu valet-de-chambre d'un roi; mais
SEPTEMBRE 1816. 277
eelui-ci est d'une bonté si rare , que je hasarde tout à
l'abri de mon admiration pour lui. Non seulement je
compte qu'il fera la route avec moi , mais j'espère ne
plus le quitter. Je vous épargne ici , Monsieur , de tristes
réflexions sur l'état de notre Parnasse ; sur la mauvaise
route dans laquelle je crois apercevoir nos auteurs , et
principalement sur les périls dont le sceptre de la critique
littéraire me semble environné. Ce n'estpas queje trouve
trop débiles les mains inaccoutumées qui le portent ;
mais je déplore l'usage qu'elles en font : elles s'en servent
comme d'un poignard!
Malgré la douleur que j'éprouve au parti que je
prends , je tremble d'y trouver des consolations. Je voudrais
avoir à regretter de n'être pas témoin d'un heureux
changement ; du moins je le haterai de mes voeux.
Puissent les gens de lettres sentir bientôt qu'il n'est point
de réputation sans estime , point de talens sans probite !
Alors les journalistes , pénétrés du respect qu'on doit à
leur profession noblement exercée , s'offenseront de s'entendre
dire par un confrère ami de leur mérite , mais
ennemi de leurs erreurs :
Puisqu'entre humains ainsi vous vivez en vrais loups ,
Messieurs , vous ne m'aurez de ma vie avec vous .
Adieu , auteurs et comédiens toujours aimés ; j'oublie
vos invectives , vos menées , vos anonymes , vos calomnies
; je n'emporte de votre souvenir que ce qui vous
fait honneur , et je me refuse an plaisir d'une dernière
vengeance en vous lançant , comme un Parthe , des traits
dont le choix seul eût pu m'embarrasser.
Je suis , etc.
POURETCONTRE ,
Avocat des Comédiens .
1
278 MERCURE DE FRANCE.
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SPECTACLES.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE .
Représentation extraordinaire au bénéficede Mme Gardel.
Páris , Silvain , le Déserteur.
Quoique les prix fussent doublés , la vaste enceinte
de l'Opéra était pleine; et si le public a été un peu fatigué
de la longueur de la représentation , Mme Gardel
en a été consolée par la recette qui s'est élevée à 25,000 f.;
argent et applaudissemens , on lui a tout prodigué. Elle
apu se convaincre doublement que la meilleurefaçon
de louer est de louer avec les mains. Quand on songe
que Corneille mourut dans la pauvreté , et qu'avec des
entrechats onpeut gagner 25,000 francs dans une soirée ,
on serait tente de conseiller aux poëtes du jour d'abandonner
les sentiers stériles du Parnasse , et de courir
tous chez un maître de danse. Puisqu'il ne faut aujourd'hui
que frapper la terre du pied pour en faire sortir de
l'or ; tout le monde y trouverait son compte. MM. tels
et tels , au lieu de méchans vers , feraient peut- être de
jolies pirouettes.
Onacommencé par le Jugement de Paris , qui n'avait
pas été donné depuis dix ans . Ceux des spectateurs
qui ne fréquentent l'Opéra que depuis cette époque , ont
cru trouver , dans le premier acte de ce ballet , des imitations
de Flore et Zéphyre; les anciens habitués du
théâtre disent , au contraire , que l'ouvrage de M. Didelot
ressemble unpeu à celui de M. Gardel. Quoi qu'il
en soit , lareprise de Paris a laissé beaucoup à désirer
sous le rapportdes machines et des accessoires. L'olympe
n'est descendu sur la scène qu'avec timidité , il est remonté
vers le ciel avec plus de peur encore. Neptune
est le dieu qui a éprouvé le plus de difficultés dans
retraite. Le machiniste l'avait oublié , et le souverain
des eaux a été obligé de retourner dans son empire à
sa
SEPTEMBRE 1816. 259
)
pied sec, et en se servant de son trident comme d'une
canne. Pour accompagner dignement le burlesque départ
, on a osé fredonner , sans respect pour la majesté
des dieux : Allez vous-en gens de la noce.
Detoute la céleste compagniequi a assisté au mariage
de Thétis et de Pélée , Terpsichore seule a bien joué son
rôle. Elle a parue entourée d'une cour brillante , où
M. Oscar Byrne s'était sans doute glissé à son insu .
Albert , Antonin , Paul , Ferdinand , Anatole , ont fait
merveille comme à l'ordinaire ; la légère Fanny Bias ,
maintenant la meilleure danseuse ( Mme Martin-Gosselin
est malade) , l'élégante Bigottini , ont enlevé tous les
suffrages . Parlerai-je de la grâce répandue dans tous les
mouvemens de Mme Courtin , des entrechats redoublés
de Mme Delisle , dont l'enbompoint tombe et rebondit
à faire plaisir , ou des restes encore admirables de la perfection
de Mme Gardel ? Je n'en finirais pas si je voulais
nommertoute cette nichée de nymphes aux pieds légers .
Mlle Clotilde faisait la plus belle;elle l'était il y a quinze
ou vingt ans. Pourquoi Mile Bigottini n'a-t-elle pas été
chargée du rôle de Vénus ? Mine Fanny Bias aurait fort
bien pu jouer OEnone. La beauté n'est pas si nécessaire
dans ce dernier role. Quoiqu'en ait dit un journal , Mu
Victoire Saulnier est fort bien placée dans Pallas . Sa
haute taille , sa beauté un peu sérieuse , son port de
déesse , sont parfaitement assortis avec le casque , la
lance et l'égide.
Silvain , ce chef-d'oeuvre de Grétry , a été chanté et
joué avec un ensemble qu'on pouvait attendre de chanteurs
et d'acteurs tels que Dérivis, Fleury; Mmes Branchu
et Gavaudan , et Mile Grassari. Le seul défaut de la voix
de cette dernière actrice est d'être quelquefois un peu
perçante. On a fini par le Déserteur, c'est-à-dire qu'on
agardé l'ennui pour la fin. Dans ce ballet Mme Courtin
a été la seule qui nous ait prouvé que la cour de Terpsichore
nedataitpas toute entière de cinquante ans. Gardel,
Vestris , etc. , etc., ont fait tant de plaisir dans leur jeunesse
, qu'ils s'imaginent plaire encore; il est malheureux
que le public ne partage pas leur illusion.
-Mardi dernier on a donné , avec le joli opéra d'A
280 MERCURE DE FRANCE .
ristippe , la deuxième représentation de la reprise de
Paris. Le jeu des machines a encore été plus mal exécuté;
Jupiter a manqué se casser le cou en remontant
au ciel : c'est sans doute à cela qu'il faut attribuer la
suppression du bain et de la toilette de Vénus. Peut-être
aussi Mlle Clotilde a-t-elle réfléchi qu'elle n'était plus
d'âge à se montrer en déshabillé.
THEATRE FRANÇAIS .
Hamlet , la fête d'Henri IV.
La manière dont Talma a joué Hamlet vendredi dernier
, est pour la mémoire de Ducis un hommage plus
digne de ce grand poëte , que bien des discours où l'on
a pu être étonné de voir peindre comme un courtisan un
écrivain dont l'ame était si indépendante , et dont les
vers respirent les plus beaux sentimens . Talma a su
prêter à ces nobles accens , et au sombre génie de Ducis ,
un talent si vrai , qu'à la dernière représentation plusieurs
femmes ont jeté des cris de frayeur , au moment
où Hamlet lève le poignard sur sa mère. Ces cris perçans
auront sans doute chatouillé les oreilles de l'acteur aussi
agréablement que les bravos du parterre , souvent prodigués
avec un enthousiasme un peu trop retentissant.
Il faut ou que les journaux ne soient pas difficiles , ou
qu'ils se trouvent tous amis de M. Rougemont , pour
avoir pu louer un ouvrage aussi trivial et aussi mal écrit
que la Fête de Henri IV. Comment expliquer autrement
l'enthousiasme qu'ont excité des vers tels que
ceux-ci :
C'est pour l'amant chéri de la belle des belles ,
Disaient en soupirant nos jeunes jouvencelles ,
Qui , tout en travaillant , souriaient anx garçons .
Sedaine a fait chanter , mais il n'a pas dit :
Un troupeau dejouvencelles ,
Toutes jeunes , toutes belles.
On n'aurait eu rien à dire à M. Rougemont s'il avait
fait chanter sa pièce sur le théâtre de Brunet , et on pour
SEPTEMBRE 1816. 281
rait lui donner un conseil à peu près semblable à celui
qu'Hector donne à M. Galonier :
Et de quoi diable aussi , du métier dont vous êtes,
Vous avisez-vous là de nous faire des vers ?
Faites-nous des couplets.
Veut-on encore un échantillon de l'esprit de la pièce?
Un jardinier d'Argenteuil , que M. Rougemont a mis
au rang de nos savans , fait à Henri IV un mérite de
son amour pour le vin ; il dit que Néron ne buvait que
de l'eau , et que
Père Trajan s'enivrait quelquefois.
C'est , comme on voit , une heureuse imitation de : Avalez-
moi ça , père , que Michaud , dans la Partie de
chasse , dit àHenri IV en lui donnant àboire.
THEATRE DU VAUDEVILLE .
Première représentation de la petite Manie des
grandeurs .
Cette pièce n'a point réussi . On a fait répéter un couplet
contre l'institut. Il est chanté par M. Dumoulin ,
paysan parvenu , à qui Frontin conseille de tenir table
ouverte pour être reçu à l'académie. Le couplet finit
ainsi :
M. DUMOULIN.
Je n'ai fait ni vers , ni prose ,
Je n'ai jamais eu d'esprit.
FRONTIN.
Monsieur , c'est la moindre chose ,
Car l'institut fait crédit .
DELCLOS.
INTERIEUR .
Ordonnance du roi , du 8 août, prescrivant , d'après l'art. 69 de la
loi du 28 avril , la manière dont tous les fabricans de tissus et objets
282 MERCURE DE FRANCE.
denature analogue aux tissus et étoffes prohibés , doivent marquer et
tenir registre des objets de leur fabrication , afin que les prudhommes
puissent prononcer sur la légitimité des marchandises. Cotté
ordonnance , très-intéressante pour le commerce , contient 10 articles.
- Par une décision du roi , en date du 21 août , il est défendu
aux troupes , lorsqu'elles sont sous les armes , de faire aucune acclamation.
Dans un ordre du jour de la garde nationale parisienne ,
M. le commandant général a fait connaître que cette décision concernait
aussi les gardes nationales. Il a de plus défendu que l'on
admît à l'avenir des enfans en uniforme dans les rangs .
-La fête de Sa Majesté a été célébrée dans toute la France avec
un égal enthousiasme. On doit dire qu'elle était à Paris une fète
vraiment publique , car l'infortune a été appelée à la partager. On
n'apoint faitde ces distributions tumultueuses de vivres , où l'audace
, la force ravissaient à la faiblesse et à la misère langoureuse
des secours qui leur auraient été véritablement utiles. C'est dans les
mairies , sous les yeux des magistrats du peuple , et par les soins
des comités debienfaisance ,que les distributions ont eu lieu. Dire
par qui elles ont été faites , c'est assurer qu'elles ont été bien faites.
Ce qu'il ya eu de mieux dans la méthode adoptée , c'est qu'elle a
été d'un bon exemple ; les pauvres ont été appelés par-tout
sentirde la joie générale. Les bâtimens publics étaient les seuls qu'il
y avait eu ordre d'illuminer ; cependant lejour de la fête l'illumination
était générale.
à se res-
-Le roi vient de donner au département de l'Isère , qui a beaucoup
souffert des inondations , une somme de 50 mille francs.
-M. le lieutenant général vicomte de Bruges , commissaire du
roi eu Prusse, pour régler le compte des dépenses des prisonniers
français , a obtenu de S. M. prussienne une remise sur le montant
de ce que la France devait. M. de Bruges a reçu du roi de Prusse
une tabatière enrichie de diamans .
Le 1 de ce mois S. A. R. Monsieur était accompagné, en
se rendant chez le roi , de six nouveaux aides -de - camp suisses .
- M. le duc de Richelieu et M. de Fontanes , remplissent pour
eesemestre, le premier , les fonctions de directeur de l'académie
française; et le second , celles de chancelier . A la séance publique de
Ja Saint-Louis , le directeur étant absent , M. de Fontanes , chance-
Jier, a présidé l'académie; c'est en cette qualité qu'il a eu l'honneur
de présenter au roi , étant accompagné de M. de Sèze , nouvel académicien
, les discours qu'ils ont prononcés dans cette séance . On
se rappellera que cette présentation est l'un des plus honorables
droits que Sa Majesté ait rendus à l'académie française ; il doit en
outre être bien cher aux deux académiciens , puisqu'il leur a procuré
le bonheur de recevoir du roi même cet éloge : Et cantare
pares, et respondere parati. Virgile en composant sa 7º églogue ,
'il avait pus'attendre àll''hhoonnnneeuurrde cette citation,l'eût trouvébien
SEPTEMBRE 1816. 285
au- dessus des milliers de sesterces de son tu Marcellus eris . C'est
avec le même goût que le monarque juste appréciateur du mérite
du discours de M. de Fontanes ,a remarqué que cet orateur avait
pu développer ce que la modestie de M. de Sèze avait été forcée de
taire.
-Sa Majesté a conservé à Mme Millevoye la pension de 1,200 f.
qui avait été donnéeà son mari. Il est mort d'une maladie de poitrine
, à l'âge de 33 ans ; il lui laisse deux enfans. Malgré tous
les poëtes qui nous restent , et peut-être même à cause de cela ,
les Muses regretteront long-temps celui-ci mort dans la force de
l'âge , et au moment où le talent acquiert de nouvelles forces .
-M. Moreau, frère du général , a été nommé administrateurgénéral
des postes .
- M. la Brousse , administrateur de l'ancienne caisse d'amortissement
, a été nommé liquidateur des comptes de la caisse générale
et des agens comptables , pour toutes les parties de la comptabilité
de cette même caisse , antérieures au 1er juin 1816.
M. de Talleyrand , qui était venu à Paris avant la fête du
roi, est reparti le 2 de ce mois pour sa terre de Valençai.
M. le comte Serrurier a , le 1º de ce mois , prêté entre les
mains du roi , le serment , en qualité de maréchal de France. Le roi
lui en a remis le bâton. M. le comte Serrurier étant absent lorsque
la même cérémonie a eu lieu pour les autres maréchaux.
Lord Wellington , dont la santé a été rétablie par l'usage des
eaux de Cheltenham , etqui était revenu àParis pour assister à la
fête de S. M. , vient d'en repartir pour se rendre à son quartiergénéral
de Cambrai .
- Tous les bâtimens venant des Etats-Unis sont , d'après les
ordres du ministre de l'intérieur , soumis dans les ports du départementdu
Pas-de-Calais , à une quarantaine , à cause des maladies
qui peuvent être causées par les inondations de la Nouvelle-Orléans.
Cette quarantaine doit même être prolongée pour les bâtimens
chargés de coton et d'autres marchandises également sujettes à être
aisément infectées .
-Les dons pour l'érection de la statue de Henri leGrand continuent
d'être faits avec un grand zèle,et les Français s'empressent
de réparer l'injure qu'un petit nombre de factienx a fait à toute
la France. Le comité continue de rendre compte de l'état des travaux.
Iln'y a pas deux ans que M. Lemot a commencé son modèle ,
etdéjà il estterminé. On a rappelé à cette occasion que Bouchardon
fut huit ans à finir celui de la statue équestre de Louis XV. M. Lemot
en est arrivé au point de commencer à poser les cires. Le métal
a reçu les deux fontes préparatoires nécessaires pour rendre l'alliage
uniforme; alors devenant également fluide , il pénètre dans les
petits conduits, et l'on court moins de risques de voir manquer la
fonte. Le métal a été fait dans les proportions de celui qui servait
1
284 MERCURE DE FRANCE.
aux fontes des Keller. Il y a lieu d'espérer que vers la fin de l'année
prochaine la statue pourra être mise en place. Les traits du
père du peuple ont été rendus par M. Lemot avec une grande vérité.
Onvante aussi la pose du cheval et son mouvement.
-Une lettre du ministre de la guerre à M. le comte de Jumilhac,
commandant de la 16. division militaire , l'instruitque les lords de
l'amirauté ontdéfendu sous les peines les plus sévères , que les bâtitimens
qui poursuivent les smoglers ( contrebandiers ) ne débarquassent
sur les côtes de France ou n'entrassent dans nos ports
pour reconnaître et capturer ces bâtimens. Il leur estmême défendu
de les attaquer à une lieu des côtes de France.
-Le bateau à vapeur construit à Berci , par M. le marquis de
Jouffroi , a été lancé à l'eau le 27 du mois dernier , en présence de
S. A. R. Monsieur , qui a bien voulu lui donner son nom. Le clergé
deBerci s'était rendu dans le chantier pour bénir le bâtiment. Ila
donc été nommé le Charles-Philippe. On n'a eu a regretter dans
cette journée que la présence de M. le baron Marchant , commissaire
ordonnateur , et l'un des intéressés dans cette utile entreprise.
Quelques jours avant il avait été noyé en descendant la Seine dans
uncanotqui a chaviré en heurtant contre une pile du pont Notre-
Dame. Il est la seule victime de cet accident. Tous les employés de
l'administration portaient un crêpe au bras .
Malgré la difficulté que l'on a éprouvée par la saison pluvieuse
à faire la récolte des foins , leur prix vient de baisser d'un
tiers.
-On a publié dans le Monitenr du 5 septembre , une instruction
qui est d'un grand intérêt pour les cultivateurs ; elle est
relative aux moyens à prendre pour la conservationdes grains , en
leur procurant la plus prompte exsiccation possible.
- Le ministre de la guerre , afin d'éviter les réclamations qui
auraient pu s'élever par la multiplicité des liquidations de traitemens
et pensions , qui doivent être faites dans les bureaux de son
ministère , a fait publierun avis dans lequel ila indiqué quetoutes
les parties réclamantes seraient classées par ordre alphabétique ;
qu'ilserait fait untirage public de quatre lettres ,formant unepremière
série. Ce tirage a été il y a peu de jours fait publiquement
àl'Hôtel-de-Ville , en présence de M. le préfetdu département de
Ja Seine. La première série a été composée par le sort , des lettres
Z , K , G , T.
-M. le comte Missiessi , commandant de la marine à Toulon ,
a donné avis au commerce qu'ily avait dans la Méditerranée plusieurs
pirates dont les bâtimens portent pavillon noir ; ilsattaquent
indifféremment tous ceux qu'ils rencontrent , les pillent et les détruisent
Deux de leurs bâtimens ont déjà été reconnus ; l'un a un
seul mât, trois canons , et 80 hommes d'équipage ; l'autre est un
brigantin armé de dix canons et ayant 5o hommes d'équipage. Plusieurs
bâtimens du roi sont en croisière pour protéger notre comSEPTEMBRE
1816. 285
merce. M. le comte Missiessi annonce qu'il va incessamment en faire
sortir d'autres avec la même mission.
-Le jour où les troupes prussiennes en garnison à Sedan ont
célébré la fête de leur roi , elles ont fait remettre aux pauvres de la
ville une somme de 1000 fr .
Le gouvernement français a fait demander , par un avis
qu'il apublié, des ecclésiastiques pour desservir l'ile de Bourbon ,
qui depuis long-temps n'a plus le nombre de ministres nécessaire
au culte.
- Le a de ce mois, il a été fait dans l'église des dames carmelites
rue de Vaugirard , un service en expiation des massacres des
prêtres en 1792. M. l'abbé Guyon a prononcé un discours dans lequel
il a renduhommage à ces martyrs de la foi. M. l'abbé Loutte ,
aumonier du Val-de-Grâce , qui dans ces jours d'horreurs échappa
au fer des assassins , a donné la bénédiction du saint-sacrement.
Une quête abondante a été faite en faveur des filles de la Providence .
- Lorsque M. le marquis de Rivière , notre ambassadeur , fit.
son entrée à Constantinople, il se rendit en descendant de la corvette
à la chapelle royale de Saint-Louis , où l'on chanta le Te
Deum. M. l'abbé Desmasures , chanoine honoraire de Toulouse,
prononça undiscours analogue à la cérémonie. Sur les éloges qui
furent donnés à ce discours le divan a voulu le connaître , et a ordonné
ensuite de le faire traduire en langue turque. La pelisse que
notre ambassadeur a reçue du grand-visir le jour de sa première.
audience , est estimé 4,000 francs. Le grand seigneur passant
devant l'hôtel de l'ambassade , s'arrêta pour considérer les armes
deFrance qui avaient été rétablies , et fit donner une gratification
aux janissaires qui forment la garde de l'ambassadeur , ce qui ,
dans les usagesdu pays est regardé comme une preuve de la faveur
qui lui est accordée.
-
Il y aquelques semaines que M. le procureur du roi avait
rendu plainte enpolice correctionnelle contre M. l'abbé Vinson,
comme auteur d'un ouvrage intitulé : Le concordat expliqué au
roi. Il y attaquait les aliénations des biens nationaux faites depnis
1791. Il avait été ordonné sur la plainte, que l'instruction serait
faite à huit clos , et cela en vertu de l'art. 64 de la charte constitutionnelle.
Cette affaire vient d'être jugée : l'ouvrage intitulé :
Le concordat expliqué au roi suivant la doctrine de l'église ca
tholique a été supprimé , et M. l'abbé Vinson condamné à trois
mois de prison , saufà M. le procureur du roi à s'entendre avec
les supérieurs ecclésiastiques. M. Vinson a en outre été condamné
à 50 fr. d'amende , deux ans de surveillance de haute police , et
à donner 300 fr. de cautionnement.
- Rosset et Lavalette , accusés d'avoir , de complicité avec
Didier , cherché à exciter un mouvement seditienx à Lyon au
mois de janvier , viennent d'y être condamnés , le 31 d'août ,
dix ans de bannissement , dix ans de surveillance de haute police ,
et 100 mille francs de cautionnement chacun. Lavalette a été dé286
MERCURE DE FRANCE.
gradé de la légion d'honneur. Montain ,leur co- accusé , a été condamné
à cinq ans de prison , cinq ans de surveillance , et 25 mille
francs de cautionnement.
- Le maire de Honhergies près Lille , ayant été maltraité
par un soldat russe , M. le procureur du roi s'en est plaint au
général en chef de l'état-major. Le soldat a été effectivement reconnu
coupable et sévèrement puni , son capitaine fo tement réprimandé.
EXTERIEUR .
Lepape se livre sans relâche aux soins de l'administration , ses
regards se sont arrêtés sur la foule de mendians qui se trouvaient
dans Rome. Il a ordonné que ceux qui n'étaient pas des Etats Romains
en sortissent. Le nombre se montait à 5,750, et celui des nationaux
à 37,048 .
Sa sainteté vient de rendre , de motu proprio , un déeret par
lequel il a organisé l'administration de ses états , les cours de justice,
les rapports civils des membres d'un même état; ily a réparé
les désastreuses conceptions du code de Buonaparte , si souvent en
opposition avec la saine morale et avec le culte catholique romain.
-Le pape s'était réservé in petto la nomination de plusieurs
cardinaux; il vient de faire connaître celle de cinq prélats , Mgrs. Simeonini
, Quarantotti , Georges Doria , Ercolami , Sanseverino.
Errata du numéro précédent.
Page 222, ligne 24. Au lieu de: ouvrage mince , frivole ; lisez :
même frivole.
Page 223, ligne 30. Au lieu de : tous ces gens honnêtes; lisez :
tous les gens honnêtes.
www
ANNONCES.
La nouvelle expositiondu Cosmorama offre l'aspect
de la ville , de la rade et des nombreuses fortifications
d'Alger , et une partie de la côte des états barbaresques
en Afrique. Les différentes vues prises d'après nature ,
et exécutées avec soin , offrent en ce moment un trèsgrand
intérêt.
M. Gail , lecteur royal , etc. , opéré il y a un mois
par M. le baron Boyer, d'une tumeur squirrheuse à la
partie mammillaire droite , vient d'être rendu à ses tra
SEPTEMBRE 1816.
287
vaux. Un des plus importans est son Atlas pour l'intelligence
des auteurs grecs et latins ; 54 cartes. ( 1 )
Nous en rendrons bientot compte , en revenant sur ses
traductions d'Anacréon , de Théocrite , de Thucydide et
de Xénophon , dont M. Gail a publié une traduction
complète pour la première fois , et enrichie de variantes,
de notes historiques , géographiques , etc.
La Création du monde , ou système d'organisation
primitive , suivie de l'interprétation des principaux phé
nomènes et accidens qui se sont opérés dans la nature
depuis l'origine de l'Univers jusqu'à nos jours , etc.;
par unAustrasien, avec cette épigraphe :
Vérité, simplicité , franchise et liberté : telles
sont les dispositions qui m'animent , et sur lesquelles
reposeront toujours mes dires et mes
écrits.
Deuxième édition. Prix : 5 francs. A Givet , chez de
Gamache-Barbaise , imprimeur , libraire et relieur ; et
se vend chez les principaux libraires de Paris , 1816.
Beautés de l'histoire d'Italie , ou Abrégé des annales
italiennes , avec le tableau des moeurs , des sciences , des
lettres et des arts , depuis l'invasion des Barbares jusqu'à
nos jours ; ouvrage orné de douze belles gravures , à
l'usage de lajeunesse ; par M. Giraud , auteur de la Campagne
de Paris , etc. Deux vol. in-12 de500 pag. chacun.
Prix : 6 fr. , et 8 fr. 25 c . par la poste . Paris , à la librairie
d'éducation d'Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30 .
Guide sanitaire des voyageurs aux Colonies , ou
Conseils hygiéniques en faveur des Européens destinés
àpasser aux iles; suivis d'une liste des médicamens dont
on doit munir la pharmacie domestique à établir sur
chaque habitation ; par M. E. Descourtilz , docteur en
médecine de la faculté de Paris , ancien médecin du
gouvernement à Saint-Domingue , et fondateur du lycée
colonial; médecin de l'hospice civil de Beaumont , et
1
(1) Cet ouvrage se vend à Paris , chez Ch. Gail , neveu , au collège
Royal. Prix: 36 fr . papier ordinaire , et 72 fr. papier vélin.
L
288 MERCURE DE FRANCE .
membre de plusieurs sociétés savantes ; avec cette épigraphe
:
L'hygiène est puisée dans la nature; c'est la
raison et le sens commun qui l'ont fait découvrir.
Si leshommesy eussent apporté plus d'attention,
s'ils eussent été moins avides de courir après les
remèdes secrets , jamais la médecine n'aurait été
tournée en ridicule .
BUCAN , Méd. dom.
Paris , C. L. F. Panckoucke , rue Serpente , nº 16 .
Objet d'intérêt public recommandé à l'attention du
gouvernement et de tous les amis de l'agriculture. Examen
de l'influence qu'exerce , sur la fructification du
froment , l'arbrisseau connu sous le nom d'Epine vinette
, Berberis vulgaris ; par M. Yvart , de l'institut.
Chez Mme Huzard , rue de l'Eperon Saint-André-des-
Arts , nº 7. Nous en rendrons compte incessamment.
ou Merveilles et beautés de la nature en France ,
Description de tout ce que la France offre de curieux
sous le rapport de l'histoire naturelle , avec sept gravures
et unecarte; parG. B. Depping. Deux vol. Chez Alexis
Eymery , rue Mazarine , nº 3o. Prix : 6 fr. , et 8 fr .
frane de port.
Journal historique du siége de Sarragosse ; par
S. Daubedard de Ferussac , chef de bataillon d'étatmajor.
Un vol . in-8° . Prix : 3 fr. et franc de port 3 fr .
75 c. Chez Alexis Eymery , rue Mazarine , nº 30 .
L'unique moyen de rétablir les moeurs et de maintenir
la tranquillité publique , se trouve au cabinet de
lecture Vieille rue du Temple , nº 6 , près la rue Saint-
Antoine.
Ce petit ouvrage , dont nous rendrons compte , est
divisé en six séances . On publie la première.
Annales des arts et manufactures , tom . n° 6,
décembre 1815. Au bureau des Annales , rue de la
Monnaie , nº 11 .
2,
Nous rendrons compte de ce numéro incessamment.
DUBRAY , IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
N. ° 5.
****** ******
MERCURE
DE FRANCE.
M
AVIS ESSENTIEL .
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. - On ne peut souscrire
que du 1" de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très- lisible.- Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration da
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
wwwwwwwwwwww
POESIE.
ODE ( INÉDITE ) ,
Après la campagne de Russie 1812.
Pourquoi voyons-nous , o nature !
Formé de tes savantes mains ,
L'homme , superbe créature ,
Rempli de penchans inhumains ?
En lui donnant un coeur docile ,
Tu prouves un but noble , utile ,
Une douce félicité ;
Mais rendant ton plus bel ouvrage
Injuste , envieux , plein de rage ,
Quelle en est la nécessité?
TOME 68°. 19
ww
800 MERCURE DE FRANCE.
1
Lorsque l'éternelle puissance
Conçut l'homme par un bienfait ,
Toi qui lui donna la naissance
Tu pouvais le rendre parfait ;
Tu pouvais à sa destinée ,
Ason existence bornée ,
Ajouter le plus grand bonheur.
Mais , victime de tes caprices ,
Tu lui fais part de tous les vices ,
Source et cause de son malheur.
Universelle , régulière ,
En tes innombrables travaux,
Tous ceux qu'embrasse la carrière
Outdevant toi des droits égaux.
L'astre brille au sein de l'espace ,
Le moindre insecte y tient sa place
Dans une heureuse liberté.
C'est le bonheur de tous les êtres !
Mais l'homme seul , l'homme a des maîtres
Il naîtdans la captivité.
De tous les élémens contraires ,
Les hommes , par toi composés ,
Livrés à leurs sens arbitraires ,
Sont toujours entr'eux opposés.
Auxuns tu donnes la prudence ,
La bonté , la douce clémence ,
Le respect, la timidité ;
Aux autres l'audace insolente ,
La férocité turbulente ,
Et l'insigne perversité.
Sur ce globe que l'homme foule ,
Où sans cesse il se reproduit ,
Le jour , la nuit, errant en foule ,
Un vil intérêt le conduit.
Le lâche, envieux des richesses ,
SEPTEMBRE 1816.
291
Les recherche par des bassesses
Prèsdu puissant impérieux;
Qui par la guerre et son ravage ,
Immole ou tient dans l'esclavage
Ses compagnons laborieux.
Ainsi les maîtres de la terre
Que le pouvoir enfle d'orgueil ,
Se menaçant de leur tonnerre
Mettent les nations en deuil.
De leurs armemens formidables
Etde leurs chocs épouvantables
Tous les peuples sont effrayés .
Onne voit que champs de batailles ,
Que renversement de murailles ,
Et que bataillons foudroyés.
Omère sublime des mondes !
Si grande en tes nobles produits ,
Faut-il que de tes mains fécondes
Des monstres soient les tristes fruits ?
Comment de ta source sacrée
Put sortir un horrible Atrée,
Un Pisarre aux champs du Pérou?
Est-ce toi , sont-ce tes ouvrages
Que tant de guerres , de ravages,
Que la flamme embrâsant Moscou ?
Ah! si le mal est nécessaire ,
S'il entre en ton vaste dessein,
Pourquoi de sa triste misère
M'affliger , m'oppresser le sein ?
Quand tu rends le juste louable ,
Pourquoi l'injuste est-il blamable,
Et pourquoi nous fait-il horreur ?
Al'opérer quand tu t'égares ,
Que n'est-il des seuls coeurs barbares
L'aliment et le destructeur !
19
292
MERCURE DE FRANCE .
Doué de la raison sensée ,
S'il n'eut jamais connu le mal,
Seul être grand par la pensée ,
L'homme , de l'ange était l'égal.
Lui seul t'admirant en ses veilles ,
A ta grandeur , à tés merveilles ,
Rend un hommage solennel.
Lui seul , de tout ce qui respire
Sait reconnaître ton empire
Et s'élever à l'éternel.
Faible atome , au sein de l'espace
Dont l'abîme étonne ses yeux ,
Dans sa noble et savante audace
Il ose mesurer les cieux !
Perçant l'étendue infinie ,
II voit la sublime harmonie
Desmondes, des astres divers;
Il cherche, interroge , devine ,
La loi , la sagesse divine
Par qui subsiste l'univers.
Ah! lorsqu'il est par ta puissance
En cette terre sans rivaux ,
Et par sa noble intelligence
Le chef-d'oeuvre de tes travaux ,
Pourquoi , fier d'être ta merveille ,
Et quand en lui ton esprit veille ,
Le mal entre-t-il en son coeur ?
D'où lui vient la fureur des armes ?
Etcomment trouve-t-il des charmes
An'être , hélas ! qu'un destructeur ?
Mais, immuable auteur des choses ,
Aux crimes ainsi qu'aux vertus ,
Ace qu'il fait tu le disposes :
Je le vois , je n'en doute plus .,
Que ce fruit d'un amour sincère
1
✓ SEPTEMBRE 1816. 293
Soit produit au sein de sa mère
Pour sa joie ou pour son effroi ;
Qu'un insecte à peine paraisse ,
Ou qu'un soleil brille sans cesse ,
O nature ! c'est toujours toi !!!
www
F.
LA BULLE DE SAVON ,
Ode.
Toi qu'Iris décora de ses couleurs riantes ,
Globe, qui nais paré des feux du diamant ,
Qui parcours l'air , semblable au papillon charmant,
Et semblable aux sphères errautes
Dont est peuplé le firmament;
Aton brillant aspect , la muse qui m'inspire
Semble me convier à chanter tes attraits.
Puissent mes vers offrir tes plus aimables traits ! ......
Mais quoi ! quand j'accordais ma lyre ,
Zéphir souffle , et tu disparais .
J.-P. BRÈS .
www
STANCES
Ecrites par Ducis peu dejours avant sa mort.
Heureuse solitude ,
Seule béatitude ,
Que votre charme est doux!
De tous les biens du monde ,
Dans ma grotte profonde ,
Je ne veux plus que vous.
Obeata solitudo !
O sola beatitudo!
Qu'un vaste empire tombe ,
Qu'est-ce au loin pour ma tombe
SAINT-BERNARD.
294 MERCURE DE FRANCE .
1
Qu'unvain bruit qui se perd?
Et les rois qui s'assemblent,
Et leurs seeptres qui tremblent,
Que les joncs du désert?
Mon Dieu ! ta croix que j'aime ,
Enmourant à moi-même
Me fait vivre pour toi .
Ta force est ma puissance ;
Ta grace , ma défense;
Ta volonté , ma loi .
Déchu de l'innocence ,
Mais par la pénitence
Encor cher à tes yeux;
Triomphant par ses armes ,
Baptisé par mes larmes ,
J'ai reconquis les cieux.
Souffrant octogénaire ,
Le jour pour ma paupière
N'est qu'un brouillard confus.
Dans l'ombre de mon être
Je cherche à reconnaître
Cequ'autrefoisje fus.
Omon père ! ô mon guide !
Dans cette thébaïde
Toi qui fixa mes pas !
Voici ma dernière heure :
Fais , mon Dieu , que j'y meur
Couvert de ton trépas,
Paul, ton premier ermite ;
Dans tou sein qu'il habite
Exhala ses cent ans.
Je suis prêt : frappe, immole ,
Etqu'enfin je m'envole
Auséjour des vivans.
1
SEPTEMBRE 1816. 295
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
A MADEMOISELLE C ..... F..... ,
Qui invitait l'auteur à faire des vers pour demander
au ciel du beau temps.
Pour appaiser du ciel le courroux trop sévère ,
Si mes faibles écrits avaient quelque pouvoir ,
Plus brillant à nos yeux d'éclat et de lumière ,
L'astre du jour enfin comblerait notre espoir
En redonnant la vie au monde
Par sa chaleur bienfaisante et féconde .
Mais que pourraient de méchans vers ?
Vainement je mettrais mon esprit à l'envers
Pour le fléchir . Ah ! que plus efficace
Et plus digne de sa bonté ,
Implorant la Divinité ,
Votre prière obtiendrait de sa grâce
}
Le but de nos désirs , de nos plus ardens voeux.
Par vous tous les mortels seraient peut-être heureux.
On sait que la beauté , la vertu , l'innocence ,
Qui sur la terre exercent leur puissance ,
Ont aussi du pouvoir quelquefois dans les cieux.
ÉNIGME .
J'étais et je serai , voilà quel est mon sort ;
Et qui croit me saisir me trouve déjà mort.
wmwmwm
CHARADE.
www
Le prophète , interdit dans ses commandemens
L'usage du premier à tous les musulmans.
Parmi les ornemens dont se pare une belle ,
Mon second lui procure une grâce nouvelle.
Ceux à qui l'abondance a fait perdre le goût,
Préfèrent mon entier au succulent ragoût.
HERVIEU.
196 MERCURE DE FRANCE .
LOGOGRIPHE .
1
Je suis sur mes dix pieds un meuble très-utile
Dont on se sert l'hiver , et sur -tout à la ville.
Par une agile main promenée avec soin ,
Pour le voluptueux je deviens un besoin.
Tel que le fils d'Egée entrant au labyrinthe ,
Tiens ce fil que je t'offre , et chemine sans crainte.
Tu vas trouver du sexe un des plus doux appas ;
Ce qu'un pauvre , en janvier , souffre de n'avoir pas ;
Le produit d'un insecte , un titre , une rivière ;
De la reine des dieux l'aimable messagère ;
Ce qui donne la forme à nos corps , à nos mains ;
Un peuple belliqueux soumis par les Romains ;
Un oiseau dont la voix nous séduit , nous enchante ;
Ce qui couvre ou dessine une taille charmante ;
Un auteur estimé , mais moins qu'Anacreon ;
Un endroit bien fatal au chasseur Actéon ;
L'oiseau qui des Romains sauva le Capitole ;
Ce qui plaît à l'amant, sur-tout quand il le vole ;
Ce qui couvre chez nous certaine nudité ;
De l'idolâtre Egypte une divinité ;
La peine qu'on encourt en se conduisant mal ,
Et que Rome infligeait pour crime capital ;
Le fruit qui d'un jardin vient embellir les treilles ;
L'animal dont Midas hérita des oreilles ;
Ceque l'homme sensé doit préférer au beau ;
(
La contrée aux déserts , très - souvent manquant d'eau ;
Le valet ébahi , dont le rusé Mercure
Prit pour servir Jupin la taille et la figure ;
Ce sans quoi nul mortel ne saurait exister ,
Et que maint téméraire , enfin , veut exploiter .
T. DE COURCELLES.
Le mot de l'Enigme insérée dans le dernier numéro , est l'Apostrophe.
Celuidu Logogriphe est Escarpolette , dans lequel on trouve
Carpe,Rets,Peste , Or, Sol (note ), Pas , Pot , Sot , Lettre. Le mot
de la Charade est Peuplier.
SEPTEMBRE 1816.
297
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OEUVRES BADINES ET MORALES , HISTORIQUES
ET PHILOSOPHIQUES DE JACQUES
CAŽOTTE ,
Première édition complète. Paris , Jean-François Bastien,
éditeur , rue Hautefeuille , nº 5. Trois volumes in-8°
ornés de gravures et de deux portraits de l'auteur .
Prix : 21 fr . brochés en carton.
(I article. )
Le nom de Cazotte , bien connu des gens de lettres ,
est cher aux hommes probes , il est précieux aux amis
du tròne. Une édition complète de ses oeuvres est donc
un présent fait à la littérature ; on aime à connaître
dans toutes ses productions , celui qui eut une grande
célébrité. Celle de Cazotte , comme littérateur , ne fut
pas pendant sa vie , portée à sa véritable valeur , de
trop grands obstacles s'y opposaient , et nous en parlerons
dans le cours de notre extrait. Nous pouvons dire
au reste d'avance , qu'ils furent la suite de la justesse ,
de la loyauté , de la vertu de son caractère. Mais les
causes de sa mort anticipée , les circonstances horribles
qui la précédèrent , une anecdote racontée sur lui par
Laharpe , ont de beaucoup augmenté sa réputation ; nous
nous proposons donc de le considérer sous le double rapport
d'homme appartenant aux lettres et à l'histoire , et
nous commencerons par le point de vue historique. Nous
le ferons avec une certaine étendue , parce qu'il nous
semble que le jugement porté sur lui et sur cette édition
, dans plusieurs autres journaux , est incomplet ;
qu'il en est même quelques-uns où il a été dicté , non
seulement par des préjugés , mais en outre par la passion
, ce qui l'a rendu éminemment injuste ( 1 ) .
Cazotte , retiré à Pierri près d'Epernai , y était aimé
et respecté généralement; fidelle sujet, il vit les com-
(1) Le Journal de Paris entr'autres.
298 MERCURE DE FRANCE.
mencemens de la révo'ution , et la prétendue perfectibilité
qu'elle devait ameuer , d'abord avec déplaisir ,
puis avec dégoût , et bientot avec horreur. Depuis beaucoupd'années
, il était entièrement livré aux idées religieuses
,et quoiqu'il nous paraisse certain qu'il s'égarait
sur des points importans , il nous semble également démontré
qu'il avait conservé les principes fondamentaux
dans toute leur pureté. Il n'était donc point attaché au
roi uniquement par une antique habitude de la monarchie
, oupar des intérêts privés , mais parce que la fidélité
au monarque est un dogme sacré dans l'église romaine ;
il ne proclamait pas l'inviolabilité , il l'a croyait.
Cazotte était donc navré de douleur à la vue de toutes
les insultes qui furent prodiguées au monarque depuis
1789 jusqu'au 10 août 1792 ; aussi dans toutes ces occasions
déployait- il ce qu'il avait d'énergie , et ce que
malheureusement il croyait posséder de lumières surnaturelles
, pour s'opposer au torrent dévastateur. On ne
doit pas au reste dissimuler , qu'au milieu de toutes les
idées mystiques qui l'égaraient , il n'ait donné de bons
avis , et qu'il n'ait porté desjugemens sains, sur les personnes
et sur les choses ;mais il était difficile d'y prendre
confiance , lorsqu'ils se trouvaient mêlés parmi des prédictions
dont plusieurs avaient déjà été démenties par
l'événement. S'il n'eut pas voulu prédire , on eut sans
doute pris davantage garde à la conclusion qu'il tire de
la nécessité d'un mouvement violent à faire , contre les
factieux de la salle du Manége , de la salle des Jacobins
, et de tous les clubs connus. Il dit en termes exprès
: Si le roi ne prend pas ce parti , et qu'il soit
déchu , il est eertain qu'il sera jugé , et qu'il périra
comme périt Charles Ier , pag. 99; Conseils au roi ,
6 août 1792. Le tableau qu'il fait , pag. 30 , de l'état de
ia France , également d'une vérité frappante , est déchirant.
On aime encore à lui entendre dire du roi , p. 39:
AEpernai , les excès les plus incroyables n'ont pu lui
arracher un témoignage de frayeur , il a donné des
preuves uniques de sangfroid ; il est donc né avec cette
bravoure héréditaire chez les Bourbons . Nous avons
avancé que Cazotte ne s'occupait que de son devoir dans
SEPTEMBRE 1816 . 299
tous les services qu'il cherchait à rendre , nous en trouvons
l'honorable témoignage dans cette phrase , p. 29 :
Je voudrais qu'on profitat du temps où le roi n'est rien ,
pour le débarrasser de tout ce qui doit l'incommoder
sur le trône : quand ily remontera , il aura bien assez
d'entraves domestiques , sans ses inutiles domestiques
tels que nous. Cette phrase caractérise le désintéressement
d'un loyal français .
•Pourquoi faut-il qu'à côté de tant de preuves d'un
jugement sain, et nous en supprimons un plus grand
nombre encore , voyez pag. 43 , 44 , etc. , nous ayons à
parler des rêveries de l'illuminisme ? Cazotte était né
avec une imagination vive et brillante , amie du mer--
veilleux , nous en aurons la preuve lorsque nous nous
occuperons de ses productions littéraires. Il venait de
publier le Diable amoureux ; un disciple de Martinez
chef et l'un des fondateurs de la secte des illuminés , se
présente chez Cazotte , le croit , d'après cet ouvrage , en
commerce réel avec les puissances de l'air, demeure
fort étonné en apprenant , que l'imagination seule de
P'auteur a fait les frais de cet ouvrage ; mais dans cette
même conversation il l'imprègne de toutes ses erreurs ,
et le néophite est bientôt l'un des disciples lesplus ardents
de Martinez. Depuis les premiers gnostiques , qui dans
les temps de l'église primitive , n'étaient que de grossiers
hérésiarques , jusqu'à Mme Guyon , dont la subtile misticité
fit errer un instant Fénélon lui-même , la doctrine
catholique a eu à se défendre contre ces malheureuses
erreurs des imaginations exaltées . Ces écarts sont d'un
exemple plus entraînant quand ils se rencontrent dans
unhomme probe , dont la conduite est pure , les principes
sains , et qui pêche seulement par la fausse application
de plusieurs vérités , et tel fut Cazotte. Ce n'était
ni l'intérêt , ni le désir de briller et de se rendre important
, qui lui faisait écrire à Pouteau son ami , secrétairede
la liste civile , le 8 mai 1792 : Les succès de la
propagande , comme ses crimes , sont à leurs fins ; et
plus loin : Ils n'ont pas quarante jours à vivre , et
veulent se souiller par de nouvelles inhumanités . Et
pag. 14: Tous les impies qui approcheront de lui ( du
300 MERCURE DE FRANCE .
roi) , seront forcés de courber la tête au lieu de pouvoir
lever sur lui leurs bras sacriléges . Hélas ! que、
n'était-il prophète . Nos maux extrémes vontfinir dans
trente-quatre jours juste , dit- il , pag. 48; et lui , peu
de temps après , il devait périr sur l'échaffaud . J'en ai
dit assez pour montrer la vanité de ces illusions , l'abus
qu'elles entraînent des choses saintes , et le trouble
qu'elles peuvent apporter dans les idées religieuses .
Nous nous y serions moins arrêtés , si nous ne savions
pas qu'il est encore des personnes qui propagent l'illuminisme
, et s'il ne nous avait pas paru utile de prémunir
des imaginations ardentes , mais droites , contre de telles
erreurs ; car il est plus facile d'amener à la vérité l'incrédulité
absolue, que ceux qui se croient éclairés et
n'ont qu'une fausse lumière .
Cazotte, dont les écrits furent trouvés dans les bureaux
de M. de Laporte, après la fatale journée du 10 août , fut
arrêté et conduit avec sa fille Elisabeth dans les prisons
de l'Abbaye. Aux massacres du 2 et 3 septembre , les
bourreaux - juges l'avaient condamné à mort ; sa fille
s'élance , le couvre de son corps , s'écrie : Vous n'arriverez
au coeur de mon père qu'après avoir percé le
mien. Puissance de la piété filiale , vous fites tomber le
fer des mains des assassins , mais pour bien peu de jours ;
le 25 septembre , Cazotte , âgé de soixante-quatorze ans ,
périt sur l'échaffaud , dressé en permanence sur la place
du Carrousel. Réal , avant la révolution , avait été obligé
de vendre sa charge de procureur au châtelet , ce fut lui
qui remplit les fonctions d'accusateur public ; il était
membredu club des jacobins , et lui devait une victime.
Cazotte périt en s'écriant : Je meurs comme j'ai vécu ,
fidelleà Dieu et à mon roi. Cette phrase est digne de
Cazottetel que nous le connaissons , elle est vraie : peuton
endire autant de celle que l'on trouve un peu plus
haut ? je ne le pense pas ; elle est tout à fait hors des idées
habituelles de cet homme , très-respectable malgré ses
erreurs , lesquelles au reste ne faisaient tort qu'à luimême.
On lui fait dire , à ceux qui l'entouraient , qu'il
ne regrettait que safille ; qu'il savait qu'il méritait
la mort; quela loi était sévère , mais qu'il la trouvait
SEPTEMBRE 1816. 301
?
juste. Je suis très-porté à admettre les deux premiers
membres , mais le dernier , que la loi , est visiblement
interpolé , il a dû l'être par les rédacteurs du procèsverbal
de cet assassinat , il est entièrement opposé aux
paroles qu'il prononce en mourant. Il ne pouvait pas
nommer juste une loi qui le faisait périr pour avoir été
fidelle à son roi , quand peu de minutes après il s'honorait
de cette même fidélité.
Il n'est pas difficile de se rappeler comment on dressait
alors les procès- verbaux . Le mensonge n'était- il pas
la pensée naturelle de ceux qui empruntaient les formes
dérisoires d'une justice légale, pour commettre les assassinats
, que leur sureté ou la vengeance demandaient
qu'ils commissent. Il nous paraît aussi très -naturel que
Cazotte ait dit qu'il ne regrettait que sa fille ; elle seule
était en péril, ses fils étaient émigrés ; elle, on la retenait
en prison , elle avait montré un grand courage , une
ame héroïque , il devenait très-vraisemblable pour un
coeur paternel , qu'on pourrait la trouver redoutable , et
qu'elle serait assassinée , comme son père , au nom dela
loi. Il nous semble donc que les réclamations élevées sur
ce passage peuvent paraître trop vives. Nous n'ignorons
pas qu'un bon fits réclamera toujours comme l'héritage
le plus précieux , sa part dans le coeur paternel , il en
jouissait , et leur correspondance le montre ; ce dernier
cridelatendresse d'un père s'explique naturellement par
le danger de la position dans laquelle Mile Cazotte se
trouvait . Tous les détails de ce funeste événement seront
lus avec intérêt dans l'ouvrage même.
Il y a plusieurs années que les journaux s'occupèrent
beaucoup de la prédiction attribuée par Laharpe à
Cazotte; toutes leurs discussions laissèrent la question
indécise. Dans l'époque où nous vivons on n'a pas un
certain penchant à croire aux prophètes , mais les événemens
annoncés ont tous été réalisés ; c'est Laharpe qui
rapporte le fait , et l'autorité de cet écrivain est d'un
grand poids . Depuis que la nouvelle édition dont nous
rendons compte a paru , les journalistes se sont travaillés
pour avoir une opinion sur cette prétendue prophétie ,
car ils la nomment ainsi ;et M. A , dans le Journal des
302 MERCURE DE FRANCE.
Débats , loinde nous donner une solution satisfaisante ,
nous jette dans un plus grand embarras. Il incline à
penserque Cazotte n'a point fait cette prophétie, et cependant
, ajoute-t-il , Laharpe n'est point menteur. Nous
espérons , en examinant la question sous un point de
<vue que nous croyons neuf, obtenir un résultat plus
décisif.
Laharpe n'a point menti , Cazotte n'a point fait la
prophétie , et très-vraisemblablement le diner ou l'on
dit qu'elle fût faite , n'a pas eu lieu. C'est là ce que je
crois prouver par le texte même.
Il convient d'examiner d'abord la disposition d'esprit
dans laquelle Laharpe se trouvait lorsqu'il écrivit cette
anecdote , c'est lui qui va nous en instruire . Il dit , en
parlant de lui-même ( pag . 24 ) : Vousy serez pour un
miracle tout ou moins aussi extraordinaire ; vous
serez alors chrétien. Laharpe admirant également sa
conversion , et la manière dont il avait échappé sain et
sauf à la tempête révolutionnaire , cherchait toutes les
occasions d'en rendre à Dieu de publiques actions de
grâces. Son zèle religieux lui inspirait une horrible aversion
pour les principes philosophiques qu'il avait si longtemps
professés et défendus : tous ses efforts tendaient
alors à les anéantir dans les autres , comme ils l'étaient
chez lui.
Convaincu que l'impiété de cette doctrine , qui livre
l'homme à toutes ses passions , puisqu'elle le laisse à ses
propres forces , était la cause primordiale des crimes qui
venaient d'être commis , il a voulu rapprocher dans un
court espace les noms des principaux sectaires , et montrer
sur eux- mêmes , les désastreux effets qu'elle devait
produire. Pour démontrer enfin jusques où elle peut
porter ses attentats , il donne le coup de pinceau le plus
vigoureux , et retrace les circonstances horribles de la
mort des personnes les plus augustes. Tous ceux qu'il
met en scène ont péri. Il laisse indécis le lieu où la scène
même se passe , et le vague que cette réticence répand,
entre dans ledessein de Laharpe. Ses détracteurs ont
étéobligés de convenir qu'il avait une profonde connaissance
de l'esprit humain; il a voulu l'étonner par une
SEPTEMBRE 1816. 303
espèce de merveilleux , afin de lui faire recevoir plus aisément
les dures vérités qu'il avait à dire; en un mot ,
il n'a fait et n'a voulu faire qu'un apologue : lui seul
nous en fournira la preuve. Il savait que Cazotte s'était
toujours montré ennemi déclaré le la secte philosophique;
témoin ce passage , p. 73 : N'appelez pas vos
adversaires démagogues , appelez - les philosophes ;
c'est la plus grande injure que l'on puisse dire à un
homme.... Quelle personne Laharpe pouvait - il donc
mettre en scène , et dont le nom fut préférable ? Aussi
choisit-il Cazotte. Ne croyez pas cependant qu'il veuille
laisser l'opinion s'égarer , et même soumettre au doute
la réalité de cette prophétie ; il a le plus grand soin de
l'infirmer dès l'instant où il la récite ; il vous dit : Un
seul des convives ... avait laissé tomber tout doucement
quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme :
c'était Cazotte , homme aimable et original , mais
malheureusement infatué des rêveries des illuminés .
Cette phrase me paraît une clef avec laquelle il est facile
de pénétrer dans les secrètes intentions de Laharpe .
Jamais il n'eut le projet de faire prendre son récit pour
celui d'une prophétie , dont toutes les parties avaient été
vérifiées par l'événement , ce qui donnerait de justes
droits à Cazotte au titre de prophete. Bien loin de là , il
commence par lui enlever ceux qu'il aurait à notre confiance
, en nous le présentant comme malheureusement
infatué de réveries . Laharpe avait trop de jugement
pourcommettre sans l'appercevoir une inconvenance de
cette nature ; il l'a au contraire commise à dessein, afin
de se faire deviner plus aisément; et si quelque chose
m'étonne , c'est d'avoir été le premier à développer cette
opinion. En la suivant , on trouve toutes les difficultés
éclaircies . Je sens qu'elle peut déplaire aux vétérans du
philosophisme ; car la défection de Lalıarpe , son passage
dans le camp ennemi , les traits dont il les a aceablés ,
les ont forcés à rougir de leurs propres enseignes , à en
changer les couleurs.
R.
(La suite au numéro prochain. )
304 MERCURE DE FRANCE .
m
LE CONTEMPTEUR .
(III article )
AMOUR PROPRE . - ORGUEIL . - VANITÉ .
Si la réflexion dont l'homme est particulièrement
doué , modifie et perfectionne , à quelques égards , ses
sentimens , quelquefois aussi elle les déprave ; car bien
quelle puisse être guidée par la combinaison de certaines
idées qui constituent ce qu'on nomme la raison , elle agit
le plus souvent sans guide et par une sorte d'instinct ,
et produit dans l'ame des affections secondaires , que la
nature n'y avait point imprimées , et qui sont plus ou
moins vicieuses. Tel est l'orgueil, espèce de sentiment
bien différent de l'amour propre , avec lequel on ne saurait
le confondre quoiqu'il semble y avoir quelques rapports
. L'amour propre considéré comme amour de soi ,
est un sentiment naturel qui inspire à tout animal , le
besoin de sa conservation etde son bien être , autrement
il se confond avec la vanité. L'orgueil est le désir d'obtenir
une prééminence absolue sur ses semblables , et
souvent la persuasion intime de jouir de ce privilège
sans autre aveu que le sien propre. 1Il pourrait être excusable
s'il était inspiré par la conscience d'une supériorité
bien caractérisée des dons de la nature , tels que
la force , la beauté , ou des qualités éminertes et incontestables
; mais ce n'est point ordinairement à de si beaux
titres que l'homme s'en laisse infatuer , et les prétentions
frivoles sur lesquelles il l'établit , le rendent d'autant
plus méprisable. La richesse est une de celles qui
se prononcent à cet égard avec le plus d'assurance .
L'espèce d'hommage que rendent aux hommes qui la
possèdent ceux qui en sont dépourvus , parce qu'ils espèrent
par leurs complaisances en détourner quelques
parcelles en leur faveur , est la principale cause de feur
infatuation. Y a-t-il pourtant rien dans le monde de plus
stupide que cette présomption ? Quel mérite personnel
acquiert donc un individu de la surabondance de ses
SEPTEMBRE 1816. 305
propriétés ? Ah ! sans doute la société dégénérée lui as
sure un avantage cruel sur ceux qui ne possèdent rien
et qu'il rend ses tributaires; mais heureusement il en
existe qui ne sont pas entièrement dénués , et qui par
la modération de leurs désirs , savent s'affranchir de son
odieuse influence. Ceux-là du moins ont le droit de le
juger et de le réduire à sa juste valeur , qui est or dinairement
une parfaite nullité; car les qualités les plus viles
sont presque toujours compagnes de l'orgueil , fondé sur
un aussi méprisable principe.
Il serait consolant de pouvoir du moins se persuader
que ce vice n'affecte que la classe opulente , car alors il
serait borné à un petit nombre d'individus , eu égard à
l'immensité de la population ; mais , hélas ! c'est un
venin si subtil , les facultés intellectuelles de l'homme ,
si vantées , se sont tellement prêtées à son insinuation ,
que la masse générale en est infectée jusques dans les
classes, qui en paraîtraient le moins susceptibles ; car au
défaut de la richesse , un prestige non moins fantastique,
celui de la naissance , sert d'aliment à l'orgueil , et ces
deux mobiles , par cela même qu'ils sont imaginaires ,
se prêtent à toutes les modifications , à toutes les gradations
, et comme untel genre de supériorité ne peut
être que relatif , depuis le grand seigneurjusqu'au manant
, depuis le financier jusqu'au mendiant , il n'y a
pas un individu qui ne trouve quelqu'inférieur à dédaigner.
Enfin, les professions les plus viles prétendent encore
à des distinctions; la courtisanne déhontée , mais
brillante d'attraits et de luxe , n'ose-t-elle pas mépriser
celle, dont Plutus n'a pas décoré la turpitude ?
L'orgueil considéré sous l'aspect que je viens de présenter
, est sans contredit un des vices les plus odieux
qui affectent l'espèce humaine. Cependant il se manifeste
par fois avec des caractères moins révoltans , alors
il devient pure vanité. Tel est ce contentement de soimême
qu'inspire à l'homme , la jouissance de quelques
avantages qui ne sont pas plus en lui-même, que ceux de
la naissance et de la richesse ; mais dont au moins le
ridicule ne tombe que sur lui seul , sans blesser directement
les autres. C'est ainsi qu'on le voit se glorifier de
1 20
306 MERCURE DE FRANCE .
1. possession d'une infinité d'objets dont l'opinion fait
-tout le mérite , et avec lesquels il lui plaît de s'identifier .
Ici c'est la magnificence de sa maison , l'élégance de son
ameublement ; là , ses joyaux , ses équipages , ses chevaux
, sa parure , et enfin jusqu'aux talens de son cuisinier
, au sujet desquels il reçoit les complimens de ses
convives d'aussi bonne foi que s'ils lui étaient personnels.
Tout cela , je le répète , n'est que ridicule ; mais
qu'il est humiliant pour l'être qui se croit le premier
dans la nature , parce qu'il a la faculté de raisonner ses
sensations , d'obtenir d'aussi pitoyables résultats ! Et cependant
quel est l'homme , si raisonnable qu'il soit , qui
ose se flatter de n'avoir jamais éprouvé cette faiblesse ?
Moi-même , à qui la vérité dicte ces réflexions , moimême
, et j'en rougis de dépit et de honte , ne me suis -je
pas surpris à me pavaner sous un habit riche ou élégant?
n'ai-je pas alors marché la tête plus haute ? enfin , ne
me suis-je pas senti humilié lorsque , dans des momens
de revers , j'étais réduit à un costume trop mesquin au
gré de mes habitudes ? L'homme est donc continuellement
en proie à l'orgueil , qui suscite contre lui et trèsjustement
la haine; ou à la vanité , qui lui attire le mépris
; et cependant , par une contradiction étrange entre
son raisonnement et ses penchans , rien ne le révolte
autant dans les autres , que ces défauts. Inutiles efforts
deson sens intime qui lui en démontre la turpitude ! il
semble que ce soit une gangrene invétérée , inoculée à
jamais dans la constitution humaine , pour en faire la
honte et le tourment.
Convenons néanmoins , à l'honneur de l'espèce ( si
toutefois il peut-être honorable pour elle qu'il se trouve
un petit nombre d'exceptions à l'observation générale ) ,
convenons , dis-je , qu'il s'est montré par fois quelques
sages , qui ont su se préserver de ce mal contagieux . Et
certes , si le mot vertu est consacré à désigner les heureux
efforts de la raison , pour surinonter les passions
même les plus naturelles et les moins nuisibles , il me
semblerait bien plusjustement appliqué au triomphe de
l'entendementhumain surundes vices les plus contraires
aux avantages que pourait offrir la société. Quoi qu'il
SEPTEMBRE 1816. 507
en soit, là vertu opposée à ce vice est celle qu'on nomme
modestie , et dans son plus haut degré , humilité. Elle
est, pour les esprits supérieurs et profonds , qu'on appelle
philosophes le résultat de leurs méditations sur ce qui
constitue la véritable dignité de l'homme , et au moyen
desquelles ils ont acquis assez de force , pour réprimer les
mouvemens désordonnés de l'imagination et même des
sens . Mais comme ces efforts de la morale naturelle ne
sont à la portée que d'un petit nombre d'hommes privilégiés
, l'intervention d'une doctrine annoncée au nom
de la Divinité est venue fort à propos pour la suppléer,
et en propager les principes parmi le plus grand nombre ,
quiestpeu capable de reflexions profondes . J'examinerai
enson temps les effets de cette influence surnaturelle sur
les habitudes et les passions des hommes ; mais je ferai
observer qu'en ce qui regarde le sujet dont il est question,
la religion n'a pas eu des succès plus décisifs que la philosophie
, et bien que les préceptes de l'une soient encore
plus sévères que ceux de l'autre , elle a plutôt obtent
des démonstrations hypocrites, qu'une abjuration franche
et entière de l'orgueil. On le voit même percer à travers
les pratiques les plus pieuses et les plus respectables. En
un mot , les vrais sages qu'ont produits en ce genre ,
comme en bien d'autres , la morale naturelle ou la mo
rale religieuse , sont en si petit nombre , qu'il est ineertain
si l'espèce humaine a droit de s'en glorifier ; mais
dumoins ils doivent être pour elle l'objet d'une éternelle
vénération. C'est ce qui ne sera point contesté , car lorsqu'il
ne s'agit que de rendre hommage à la vertu ,
l'homme ne s'y refuse guère , il lui est arraché malgré
lui ; mais il reconnaît , soit tacitement , soit à haute voix ,
qu'il lui est impossible de la pratiquer. Un des plus
beaux génies de l'antiquité n'a point rougi d'exprimer
cette inconséquence , dans des vers devenus célèbres :
Video melioraproboque ,
Deteriora sequor. HOR.
<< Je vois ce qui est bien et je l'approuve , et cependantje
faisle mal. » Ainsi donc l'intelligencede l'homme
20.
308 MERCURE DE FRANCE .
-est sans effet pour sa perfection morale; n'est-il pas plus
'àplaindre que s'il en était totalement privé ?
Une fausse acception des mots donne souvent de
fausses idées des choses ; ainsi bien des gens sont tentés
de regarder l'orgueil , en certaines circonstances , comme
une qualité estimable. Il existe en effet dans l'hemme
uncertainmouvement de l'ame, que lui inspire le sentiment
de sa dignité lorsqu'il se décide à une action
généreuse; le défaut d'expression propre àdésigner ce
sentiment , a fait adopter celle de noble orgueil; et l'on
voit assez , par l'épithète qu'on a été obligé d'y ajouter ,
que l'orgueil proprement dit ne peut jamais être pris en
bonne part.
JALOUSIE.- ENVIE . -HAINE.
La jalousie , qui est le désir d'obtenir sur ses semblables
une certaine préférence , n'est pas étrangère à la
nature; on en voit quelques étincelles dans les animaux;
mais il appartenait à l'homme d'en faire une passion.
Non contentd'obtenir cette préférence de la part de ceux
qu'il affectionne , il veut qu'elle soit exclusive et universelle
, sans se mettre en peine de la mériter. Bientôt
elle lui rend pénibles tous les avantages dont il voit
jouir les autres , et c'est alors qu'elle prend le caractère
de l'envie. Ce vice empoisonne son existence ; tout ce
qu'il possède lui devient indifférent , et la prospérité
d'autrui fait son malheur , idée si bien exprimée par
Destouches :
Et vous emmaigrissez par l'embonpoint d'autrui.
En vain la nature a imprimé dans son ame un penchant
debienveillance pour ses semblables , qui est un
de ses plus beaux attributs ; l'envie, étouffe en lui ce sentiment
précieux , premier lien de la société , et le prive
de ses plus douces jouissances pour faire place à lahaine
qui en est le fléau , et fait son propre tourment.
m
१
SEPTEMBRE 1816. 50g
LE RETOUR DES BOURBONS.
( II . et dernier article.)
mm
J'ai , dans mon premier article , donné au Retour des
Bourbons , poëme en dix chants , les éloges que m'ont
semblé mériter la simplicité du plan , puisé dans nos
gazettes , et historique comme elles , l'aimable variété
du style et des tons , et enfin sa supériorité incontestable
sur tous les poëmes épiques passés , présens et probablement
futurs. Il me reste à justifier par des citations
l'enthousiasme de mes louanges , et à montrer à mes
concitoyens , que sans nous en douter , nous sommes
contemporains d'un Milton français , qui a certainement
de commun avec lui de se trouver chez les bouquinistes ,
ce que l'envie même ne tentera pas de me nier .
Piquant Geoffroy , que n'existes-tu encore ! On t'a
vu embarrassé d'enlever à Voltaire la gloire de son épopée
; à défaut de rivaux à lui opposer , il vient de s'en
produire un , tardif, mais redoutable. Prête-moi quelques
instans ta plume attique ; que juste comme toi , je
soutienne une thèse à laquelle tu as dû ta gloire ; gloire
que tu n'as pas du moins comme Voltaire , laissé envier
à la postérité.
J'ai dit que l'auteur du Retour des Bourbons avait
fait un poëme en tout supérieur à la Henriade. En effet ,
commençons par comparer les débuts. Qu'est , auprès
de l'invocation de Voltaire :
Descends du haut des cieux , auguste Vérité ;
Répands sur mes écrits ta force et ta elarté;
cette manière d'entrer de plein saut en matière :
Lorsqu'échappés des plus cruels naufrages ,
Nos rois , enfin rendus à notre amour ,
Loin de nos bords détournent les orages ,
Muse , chantons leur glorieux retour.
Quelheureux commencement que ce lorsque ! Pauvre
1
330
MERCURE DE FRANCE .
1
Voltaire! ce sont de ces beautés que tu as été incapable
de trouver.
Mais c'est dans la description de Paris qu'on voit surtout
l'extrême différence des mérites des deux poëtes.
Que dit Voltaire ?
Je ne vous peindrai point le tumulte , les cris ,..........
Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris ,
;
Le fils assassiné sur le corps de son père ,
Lé frère avec la soeur , la fille avec la mère ,
Les époux expirans sous leurs toîts embrasés ,
Les enfans au berceau sur la pierre écrasés, etc.
Toutes ces images sont faibles et décolorées auprès de
celles que l'on rencontre page 21 de notre chantre :
Armes, caissons , prisonniers , combattans ,
Chars encombrés de morts et de mourans,
Environnaient ou traversaient la ville .
19
La capitale et tous ses habitans
:
Offraient alors un caractère unique ( est unique ).
Plus curieux qu'inquiets ( admirez le qu'inquiets ), les
passans
S'interrogeaient ; à peine les marchands
1
S'occupaient-ils de fermer leurs boutiques , etc.
4
Je ne trouve rien dans Voltaire de comparable à cet
autre passage , qui a une grâcetoute particulière ; p. 81 :
Je ne sais pas quelle bizarrerie
Avait marqué pour point de ralliment
La violette. Aussi ces bonnes gens
Présentaient-ils sur leur veste salie(1)
Cette couleur , par eux seuls avilie.
Nous plaignions tous une modeste fleur
Par la canaille ainsi désenchantée .
(1) Et dans quatre mouchoirs de sa beauté salis ,
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.
SEPTEMBRE 1816 . 31
Le lis pour eux avait trop de splendeur.
La violette avait eu le malheur
De se trouver bien plus à leur portée.
Je n'ai pas besoin de recommander ce morceau , de
pareils vers ; le moule est brisé , et je crains fort , si
l'auteur continue d'écrire , qu'il ne reste au-dessous de
lui-même . C'est mieux que de l'héroïque , c'est de l'ultra-
héroïque.
Quelquefois , cependant , il daigne imiter Voltaire ;
mais de manière à s'approprier les imitations , en sorte
qu'on peut lui dire sans crainte :
Vous lui faites , seigneur ,
En le volant beaucoup d'honneur.
C'est ainsi que le début du quatrième chant ressemble
fort à celui d'un des chants de certain poëme , qui commence
ainsi :
O profondeur , ô divine sagesse,
Que tu confonds l'orgueilleuse faiblesse
De tous ces grands si petits à tes yeux.
et que notre Homère rend ainsi :
Dans tes secrets , divine providence ,
Faibles humains , pouvons-nous pénétrer , etc.
D'un pareil chef-d'oeuvre on voudrait tout transcrire;
mais l'admiration n'a que peu de manières de s'exprimer
, et les beautés de cette épopée sont infinies. Il est
sur-tout de ces apostrophes que nous pouvons bien citer ,
mais louer , jamais. Telle est celle de la plage ou débarque
Buonaparte.
Illustre Canne, etc.
et plus loin encore .
Toi, terre sainte, &! bien heureuse Canne .
Il est vrai que le poëte met ces apostrophes dans la
bouche de l'ennemi : c'est un trait d'esprit assez noir ,
et dont je ne l'aurais pas cru capable. L'auteur est en
fonds pour deverser le ridicule.
OCanne, illustre Canne.
312
MERCURE DE FRANCE .
C'est peu de sacrifier Voltaire à la réputation de notre
auteur , sa gloire veut des victimes non moins illustres .
Corneille , dans Othon , a voulu peindre l'ardeur de
régner , dont trois ambitieux étaient animés , et il en
parle dans ces vers , que jusqu'à la lecture du Retour
des Bourbons , j'avais trouvés admirables ..
On les voyait tous trois empressés sous un maître ,
Qui , chargé d'un long age , a peu de temps à l'être ;
Et tous trois , à l'envi , s'empressent ardemment
Aqui dévorerait ce règne d'un moment.
Voyez comment la même idée est exprimée dans les
suivans , que je pense aussi loin de ceux de Corneille
queM. l'est de tous ..... nos grands ennemis.
A ses côtés , bien dignes d'ètre ass's ,
Sombres , siégeaient ses frères avilis ,
Rêvant encor fortone et diadème ,
2
Je ne parle pas du teint bléme , et de mille autres
gentillesses dont fourmille d'ailleurs chaque chant; que
dis-je , chaque paragraphe , chaque vers , chaque hémistiche
de ce chef-d'oeuvre. Citons encore .
Vers les ligueurs enfin le grand Henri s'avance ,
Et s'adressant aux siens , qu enflammait sa présence :
Vous êtes nés français et je suis votre roi;
Voilà nos ennemis , marchez et suivez-moi.
Ne perdez point de vue , au fort de la tempête ,
Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête ,
Vous le verrez toujours au chemin de l'honneur .
Voilà comme Voltaire a rendu les sublimes paroles
de Henri le Grand , à la bataille d'Ivry. Peut-être aurat-
on cru qu'on ne pouvait placer dans la bouche de son
illustre petite-fille rien au-dessus de ces nobles expressions
; qu'on se détrompe , le génie triomphe de tous les
obstacles. Voici comme le notre fait parler Madame ,
duchesse d'Angoulême , aux soldats mutinés de Bordeaux
:
Point de sermens , dit-elle ,
Dieu m'a parlé ,j'obéis à sa voix.
SEPTEMBRE 1816. 313
Je vous confie une ville fidelle,
Respectez-la. La fille de vos rois
Commande encore pour la dernière fois.
Mais c'est en vain , dit l'auteur ,
Pour déchirer et pour perdre la France ,
Il a suffi d'un seul Napoléon.
J'approche de la fin . Mes lecteurs me croiront maintenant,
quand je leur dirai que , de long-temps , un
poëme ne m'a autant amusé que celui-ci . Puisqu'on va
proclamer un Milton français , qu'on me proclame un
autre Adisson , car c'est bien moi qui ai découvert le
rare génie qui manquait à la France. N'ai-je pas fait
servir d'ailleurs Voltaire de piédestal à ma statue : j'ai
bien mérité des antiphilosophes qui ont de bonnes rai -
sons pour l'être .
Alexandre ne voulait être peint que par Appelles .
Pourquoi d'augustes personnages ne défendraient-ils
pas à de méchans poëtes de barbouiller leurs images et
leurs actions ?
w
L'habitant du faubourg Saint- Germain .
ÉLOGE DE MONTESQUIEU ,
ww
Discours qui a remporté le prix d'éloquence décerné par
l'académie française dans sa séance du 25 août 1816 ;
par M. VILLEMAIN , professeur à la faculté des lettres .
A Paris , chez Firmin Didot , imprimeur du roi , etc. ,
rue Jacob , nº 24.
Quelques Aristarques français , non contens de critiquer
les malheureux essais de nos auteurs modernes ,
ont cru y trouver les caractères d'une décadence irrévocable
de notre littérature , concluant faute de réflexion,
du passé au présent , que l'empire des lettres
devait avoir , comme les autres empires , son accroissement
, sa perfection et sa chute . Ils n'ont pas tenu compte
des obstacles sans nombre , qui ont concouru acciden
316 MERCURE DE FRANCE.
valoir ce qu'il y a de plus admirable en effetdans Montesquieu
; c'est ce génie conservateur des institutions de
tous les peuples , et l'art d'y démêler à travers les lois
les plus bizarres , ce qu'il pouvait y avoir de bon , pour
le recommander à leur vénération , plutôt que de leur
faire désirer une perfection dangereuse. Il remarque
avec raison son adresse à trouver des compensations
dans les gouvernemens les moins populaires , sauf le
despotisme , avec lequel un esprit raisonnable , et surtout
Montesquieu , ne sut jamais composer. C'est avec
autantd'éloquence que de vérité , que ce jeune professeur
exprime l'intention du magistrat législateur , en
disant de lui : « Lorsque la liberté manque à l'institution
politique , il la cherche dans les lois et dans les
> coutumes, où elle se réfugie quelquefois , comme un
dieu inconnu ignoré du peuple qu'il protège. >>>
»
»
Les Considérations sur la décadence de l'empire
romain , offrent une telle multitude de beautés du premier
ordre , que l'enthousiasme du panégyriste s'accroît
àleur aspect ; le génie de l'auteur semble s'emparer de
lui; souvent il prend sa couleur , son élégance ,son énergie
, et si je ne voulais éviter même l'apparence de la
flatterie , j'oserais dire qu'il s'élève jusqu'à la hauteur
de son modèle .
M. Villemain rencontre-t- il sur sa route , dans l'objet
de son éloge , quelques parties faibles ou qui ont prété
à la critique ? il les justifie ou les atténue avec finesse ,
et quelquefois avec succès . Ainsi ,obligé de convenir
quele style deMontesquieu est quelquefois déparépar des
grâces affectées et de subtils raffinemens , il insinue que
bienqu'il ait pu être influencé à cet égard par l'esprit
de son siècle , ce défaut apparent fut encore de sa part
l'effet d'un systême , car , dit- il , « les fautes des grands
écrivains sont rarement involontaires. En parcourant
>> quelques théories sur le goût , esquissées par Montes-
» quieu , on y retrouve une préférence marquée pour
>>cette finesse délicate , pour ces pensées inattendues ,
»
»
ces contrastes brillans qui éblouissent l'esprit. N'ou-
>>blions pas une pareille censure pour la gloire même
> de Montesquieu; car du milieu de ces petitesses il
SEPTEMBRE 1816 . 317
» s'est élevé à la hauteur du génie antique. Il semble
>> que ce grand homme, tant qu'il ne traitait pas des
>> sujets dignes de sa pensée , se livrait à l'influence de
>> son siècle; mais lorsqu'il avait rencontré un sujet
>> égal à ses forces , alors il était libre , il n'apparte-
» nait qu'à lui-même , et redevenait simple et naturel,
>.>parce qu'il pouvait montrer toute sa grandeur. »
En rapprochant les deux points de vue différens sous
lesquels Bossuet et Montesquieu ont considéré les Romains
, M. Villemain en fait cette belle comparaison ,
qui peut rendre incertainde quel côté est l'avantage :
»
Il y a sans doute plus de grandeur apparente dans la
> rapide esquisse de Bossuet , qui n'a fait des Romains
>> qu'un épisode de l'histoire du monde. Rome se mon-
>>tre plus étonnante dans Montesquieu , qui ne voit
» qu'elle au milieu de l'univers. Les deux écrivains
>>> expliquent sa grandeur et sa chute ; l'un a saisi quel-
>> ques traits primitifs avec une force qui lui donne la
> gloire de l'invention ; l'autre , en réunissant tous les
» détails , a découvert des causes invisibles jusqu'à lui ;
» il a rassemblé , comparé , opposé les faits avec cette
>> sagacité laborieuse, moins admirable qu'une première
>> vue du génie , mais qui donne des résultats plus cer-
» tains et plus justes...... »
Si la grandeur et la chute des Romains ont inspiré de
sublimes pensées à leur historien, celles-ci échauffent
à leur tour l'imagination de son panégyriste ; il semblait
ne vouloir que retracer les peintures de l'original , et ce
sont de vrais tableaux qui naissent sous sa plume. En
voici un exemple :
« Montesquieu a pénétré tout le génie de la répu-
>> blique romaine. Quelle connaissance des moeurs et
» des lois ! Les événemens se trouvent expliqués par les
>> moeurs , et les grands homines naissent de la consti-
>> tution de l'état . A l'intérêt d'une grandeur toujours
>> croissante , il substitue ce triste contraste de la tyran-
»
»
nie recueillant tous les fruits de la gloire. Une nouvelle
progression recommence : celle de l'esclavage
> précipitant un peuple à sa ruine par tous les degrés
› de la bassesse. On assiste avec l'historien à cette lon-
(
:
318 MERCURE DE FRANCE.
1
>>>gue expiation de la conquête du monde, et les na
>> tions vaincues paraissent trop vengéés . »
Les grands génies sont quelquefois tellement pressés
de la surabondance de leurs idées , qu'ils éprouvent le
besoin de les concentrer ; ils voudraient en renfermer
plusieurs dans une seule expression, et s'il était possible,
dans un seul mot , craignant d'en atténuer la force par
leur extension. Alors ils sont concis ou abstraits , selon
le degré de clarté que conserve leur discours. La première
de ces qualités est une perfection , la seconde est
un défaut , mais qui s'excuse quelquefois , car après tout
il ne fautqu'un peu plus de sagacitépourles comprendre ,
et cela suffit à ceux qui n'écrivent pas pourle vulgaire.
Tel a été souvent Montesquieu , sur-tout dans son
Esprit des lois , et il n'en a pas paru moins admirable;
mais cen'est pas une raison pour l'imiter. J'ai dit que
M. Villemain s'était tellement pénétré de son modèle
qu'il a quelquefois pris les teintes les plus séduisantes
de son style , et puisque j'ai promis d'être véridique ,
j'ajouterai qu'il me semble l'avoir un peu trop imité
dans ce dernier caractère. Ces exemples' , il est vrai ,
sont rares ; peut-être aussi me trompai-je ; aussi je lai
livre mes remarques sans aucune prétention. Voici une
phrase que je crois susceptible de cette application":
Que dire de cette éloquence extraordinaire ,inusitée ,
» qui tient à l'alliance de l'imagination et de la poli-
> tique , et prodigue à la fois les pensées profondes et
ת
K
»
les saillies de l'enthousiasme , éloquence qui n'estpas
celle de Pascal ni de Bossuet, sublime cependant et
toute animée de ces passions républicaine qui sont
les plus éloquentes de toutes , parce qu'elles mêlent
à la grandeur des sentimens la chaleur d'une faction
? » Il ne me paraît pas facile de démêler- comment
la chaleur d'unefaction , qui ne présente jamais
une idée favorable, aurait pu imprimer un caractère
de sublimité à l'éloquence de Montesquicu. Cette idée
plus développée aurait probablement présenté un sens
plus satisfaisant.
+
J'en dirai autant de cette autre pensée : « L'excessive
>>> liberté, par sa naturemême, abesoin , pour la servir ,
SEPTEMBRE 1816.
19
» d'un excessifesclavage, » Mais revenons à des conceptions
plus relevées , et d'une toute autre importance
par leur sens profond, non moins que par la beauté de leur
expression. «Quoique les lois positives soient quelquefois
>> inconséquentes et bizarres ,elles résultent de rapports
>> nécessaires. Leur existence est une preuve de leur
»
»
utilité relative . Les lois que conserve un peuple sont
les meilleures qu'il puisse avoir , et la pensée de re-
>> nouveler , sur un seul principe , toutes les législations
>> de la terre , serait aussi fausse qu'impraticable ; mais
"
»
les connaître et les discuter , choisir et recommander
celles qui honorent l'esprit humain , voilà le travail
>> qui doit occuper un sage , et qui peut épuiser toute la
>> profondeur du plus vaste génie. Alors la connaissance
»
»
des lois , appuyée sur l'histoire et sur sa politique ,
>> s'éloigne également de la science du jurisconsulte et
des rêves de l'homme de bien. Les pensées qu'elles
fournit àun digne interprète , entrent insensiblement
dans le trésor des idées humaines , et en modifiant
> l'esprit d'un peuple , elles produisent de nouveaux
>> rapports , qui dans l'avenir , produiront des lois , et
>> changeront en nécessités morales les espérances et les
>>projets d'un génie bienfaisant. >>>
»
M. Villemain ne pouvait et ne devait pas , dans son
plan , chercher à combattre victorieusement une opinion
de Montesquieu aussi décisive que celle-ci : Le
climat influe puissamment sur les lois et sur la liberté
des peuples. Il avoue , à la vérité , que « cette hypothèse
>> est démentie par l'histoire , que le ciel de la Grèce n'a
>> pas changé , et que l'esclavage rampe sur la terre de
> la liberté. » Il en dit autant de Rome : « Il n'y a plus
>> de Romains en Italie , quoique sous le même ciel ;
>> mais ce sont les lois et les moeurs qui lui manquent. >>
"
»
»
Il en conclut que ces exemples , sans détruire l'opinion
de Montesquieu , prouvent seulement la force
desdivers principes qu'il a reconnus , et nous attestent
>>quel concours de faits et d'institutions est nécessaire
>> pour former et pour maintenir un peuple libre . » Les
raisons ne manqueraient peut-être pas pour tirer une
conséquence absolument opposée;mais c'estun système
1
1
320 MERCURE DE FRANCE.
dont on peut soutenir le pour et le contre avec autant de
probabilité pour l'un que pour l'autre.
J'abonderais encore moins dans son sens , relativement
à l'influence du climat sur l'esclavage domestique , au
moins en ce qu'il adopte avec Montesquieu pour cause
seconde et pourtant absolue , le despotisme de l'orient .
Il faudrait admettre préalablement qu'il n'y a jamais eu
de despotisme domestique ailleurs que dans l'orient , ce
qui est évidemment contraire à la vérité; enfin c'est à
mon avis prendre l'effet pour la cause , et si j'admettais
cette influence, j'en trouverais un motif bien plus naturel
dans l'indolence, que les climats chauds impriment
au caractère des habitans , indolence qui leur suggère le
besoin de suppléer au défaut de leur activité par celle
de leurs esclaves .
Mais je me reproche d'insister sur ces vétilles , qui
sontpour la discussion des objets de pure curiosité , tandis
que les bornes qui me sont assignées me forcent à négliger
une foule de beautés qui feront de ce discours si
justement couronné , un vrai monument d'éloquence
française dans les annales littéraires .
Ceserait louer imparfaitement son auteur , que de faire
remarquer que c'est au printemps de sa vie qu'il déploie
un talent aussi consommé , lorsqu'il montre toute la
profondeur et l'érudition d'un vieux littérateur , lorsque
c'est déjà la troisième couronne qui décore son front.
Quelle carrière brillante s'ouvre devant lui ! quel espoir
aussipour la république des lettres !
M
D. L. C. Β.
mmman
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
Reprise du Chevalier à la mode.
Combattre le mauvais goût , encourager le zèle , mêleraux
éloges que mérite le talent des leçons utiles , voilà
SEPTEMBRE 1816.
324
freis
latâchequi nous est imposée , et que nous prenons l'en
gagement de remplir avec fidélité; mais le principal bu
de nos efforts sera de poursuivre sans relâche l'intrigue
et la cabale. Si l'art dramatique est dans un état si déplorable,
c'est au trafic des applaudissemens qu'il faut
s'en prendre. Les auteurs de nos jours , presque tous ri
ches,mais pauvres d'esprit , trouvent plus commode
pour réussir, de dépenser de l'argent que de faire des
frais d'imagination; ils ne travaillent pas leurs ouvrages,
parce qu'ils sont sûrs qu'on travaillera leurs succès. Les
acteurs , de leur côté , comptant sur une admiration
qu'ils ont soudoyée , s'embarrassent fort peu de leurs
rôles et du public, ou plutôt le public n'est composéque
de leurs amis. Et pourquoi en effet se livreraient-ils à
une étude fatigante et renonceraient-ils à leurs douces
indispositions ? Pour être applaudis ils n'ont qu'à paraître
; pour être applaudis ils n'ont qu'à se retirer; s'ils
ne reviennent pas sur la scène , on les rappelle à grands
cris quand la toile estbaissée ; on perpétue leurtriomphe
jusqu'au-delà des représentations où ils daignent se montrer.
On ne peut blamer les applaudisseurs à gages ; ils
veulent gagner noblement l'argent qu'ils ont reçu ; ils
font leur métier avec une probité dont tous les gens salariés
, grands et petits , ne se piquent pas toujours.
L'entreprise des succès est aujourd'hui une des branches
d'industrie les plus florissantes; c'est une professiondont
les beaux- arts tirent une grande utilité. Sans lacabale ,
saurions-nous que Mille Volnais est une grande actrice ?
Sans les applaudissemens redoublés dont chacune de ses
entrées et de ses sorties est toujours saluée , sa modestie
lui aurait-ellejamais inspiré l'idéede neplus resserrer son
talent dans Paris , et d'aller faire fondre en larmes les
bons Tourangeaux ? Mais quoi, je déclame contre la
cabale, et je lui fais un crime d'un de ses plus grands
bienfaits ! Si elle n'avait d'autres effets que d'éloigner
du théâtre les princesses qui nous fatignent de leur médiocrité
, il faudrait l'encourager , loin de vouloir Fabo
lir; mais malheureusement les actrices dont elle nous
délivre quelque temps , ne reviennent de la province
qu'avec une escorte encore plus nombreuse d'admira-
21
322 MERCURE DE FRANCE .
1
teurs . Déjà on annonce le retour de Mie Georges , et
s'il faut en croire la renommée , elle doit assujetir les
Parisiens, aux mêmes formalités que les Lyonnais ; désormais
on ne pourra entrer au Théâtre Français qu'en
présentant ses billets aux agens de Mile Georges; ( 1)
il faudra l'applaudir sous peine d'encourir la disgrâce
des agens de Mile Georges. On sait qu'ils ne sont pas
endurans , et quelles tempêtes on attire sur sa tête quand
on leur résiste.
Si par hasard quelque personne honnête ,
D'un sens plus droit et d'un goût plus heureux,
Des bons écrits ayant meublé sa tête ,
Leur fait l'affront de siffler à leurs yeux ,
Tout aussitôt la bruyante cohue ,
D'étonnement et de colère émue,
Tonne à grands cris contre l'audacieux.
1
Au moindre signe d'improbation , vingt robustes enthousiastes
,
Aux épaules puissantes ,
A la voix de Stentor , aux mains retentissantes ,
:
crient : A bas ! A la porte ! et l'honnête homme qui
avait donné quarante-quatre sous pour venir applaudir.
Racine, et qui avait cru devoir s'armer d'un sifflet vengeur
en le voyant défigurer , est mis à la porte comme
perturbateur de l'ordre public.
Il serait bien temps de faire cesser de pareils abus ;
mais l'on ne peut y parvenir qu'en leur faisant une
guerre à outrance. Il faudrait que tous les journaux livrassent
chaque jour de nouvelles attaques à ce commerce
avilissant , où l'enthousiasme se vend au plus
offrant ; à moins , ce que je n'ose croire , qu'on ne trouve
moyen d'obtenir les éloges des journalistes comme les
bravos des claqueurs à gages . Il faudrait déjouer ces
indignes manoeuvres de la médiocrité , et quelquefois
même du talent , en les révélant au public; peut-être
Voyez le Journal de Paris,numéros de la semaine dernière.
:
SEPTEMBRE 1816 . 323
que toutes ces turpitudes dévoilées feraient rougir ceux
qui osent y avoir recours . Pour nous , toutes les fois que
nous pourrons découvrir quelques-uns de ces honteux
marchés , conclus par les auteurs et les acteurs avec tout
ce qu'il y a de plus vil et de plus bas dans la lie du peuple
, nous les signalerons sans aucun ménagement. Que
tous les amis de l'art dramatique unissent leurs efforts
aux nôtres ; qu'ils apprennent aux acteurs qu'il ne leur
suffira plus pour être applaudis , de jeter une bourse
au milieu du parterre . Liguons- nous tous contre ce fléau
de la scène française; que les plus habiles rappellent
aux auteurs les austères leçons d'Horace et de Boileau ,
et leur retracent les beautés de nos grands maîtres . Pour
moi , qui n'ose me croire seul appelé à une aussi noble
destination , je saurai du moins faire entendre quelques
avis salutaires; je pourrai , par exemple , donner des
leçons de grammaire et de prosodie aux comédiens , et
même àplusd'un auteur. S'il arrive encore à Mile Bourgoin
de dire dans le Misanthrope , comme je le lui ai
entendu dire une fois :
11973 シン
ديرد Lamalpropre sur elle de peu d'attraits chargée,
ma férule tombera sans pitié sur ses jolis doigts ; si
Fleury s'obstine à changer les vers du Tartuffe en répétant
sans cesse :
Le plus grand scélérat qu'ait jamais été,
je le prierai de vouloir bien , en se corrigeant ,
.. Faire amende honorable au parterre ,
D'avoir fait à son vers estropier Molière.
Si Talma , enfin , comme à la dernière représentation
de Cinna , s'oublie une seconde fois au point de réciter
ainsi les vers suivans :
:
jecrois l'entendre encor me dire :
Cinna par tes conseils je retiendrai l'empire ,
Mais je le retiendrai pour vous en faire part..
Je l'en avertirai avec tous les égards que l'on doit à son
talent , et aŭ respect qu'il montre ordinairement pour
L
21.
1
524 MERCURE DE FRANCE.
nos grands poëtes ; après Mile Mars , c'est Talma qui
observeellee plus scrupuleusement la mesure des vers qu'il
débite. C'est par cette sévérité , que l'on rendra au théâtre
l'éclat dont il brillait dans les temps où l'on sifflait
Molé , quand la langue lui tournait , et où Mile
Clairon allait apprendre au fort l'Evêque qu'on pouvait
punir ses caprices , si l'on ne pouvait rien sur son honneur.
a
Ladernière reprise du Chevalier à la mode a eu lieu
au mois d'avril 1806. Depuis la retraite de Mile Contat ,
aucune actrice n'avait pu , ou n'avait voulu se charger
du rôle de Mme Patin. C'est ce qui avait fait négliger ce
chef-d'oeuvre de Dancourt ,dont les pièces ne paraissent
pas jouir d'une plus grande faveur auprès des acteurs
qu'auprès du public . J'ai entendu siffler les Bourgeoises
de qualité; cela ne m'a pas étonné , car Georges Dandin
eu le même sort , et rien ne peut donner une idée plus
justedumérite deDDaancourt , que de voir le parterre le
confondre dans ses dégoûts avec Molière. Dancourt est
un de nos meilleurs auteurs comiques, L'on retrouve
dans ses ouvrages ce bon sens , cette vérité, ce naturel
qui sont réunis à un si haut point dans Molière. Dancourt
n'a peint que la petite société ; il n'a frondé que
des ridicules , et ceux de la classe beourgeoise sont les
plus saillans ; un bourgeois est sans déguisemens ; il se
présente comme il est ; l'on n'a presque qu'à le copier; il
se produit avec tant de bonhomie , qu'ily a conscience ,
en quelque sorte , à s'en moquer. Molière nous offre le
tableau du grand monde, comme celui du monde bourgeois;
il oserendrele vice même justiciable du tribunal
de Thalie. Dans les gens de cour tout est art et dissimulation
; c'est là sur-tout que le vice revêt tant de
formesdifférentteess pourenimposermieux ; c'est Protée
cherchant par mille métamorphoses à se dérober à nos
regards. Pour rendre vains tous ses déguisemens , il faut
l'épier , l'observer continuellement dans ce passage rapide
d'une forme à une autre; il faut une main ferme et
hardie pour faire tomber tous les masques dont il se
-couvre. Mais ce n'est point assez de luienlever les fausses
couleursdont il se parait, il fautlui en donner d'autres,
SEPTEMBRE 1816. 325
qui sans affaiblir la ressemblance , ne le montrent cependantpasdans
sa hideuse nudité. Ce monstre odicux ( 1 )
doit , non seulement paraître supportable , mais encore
comique.
Tous ces prodiges , l'auteur du Misanthrope et de
Tartuffe les a opérés. Dancourt , moins profond que
Molière , mais presque aussi vrai que lui dans les petits
portraits qu'il a tracés , n'a point donné à ses pièces un
aussi grand but moral ; sa verve , légère et satyrique ,
s'est contentée de nous égayer aux dépens des gens de
robe et de finances ,et des campagnards. Le Chevalier à
lamode est bien un homme de cour , mais nous ne le
voyons que dans ses rapports avec Mme Patin; il ne vient
sur la scène que pour parler avec des bourgeoises et pour
en rire. Le Chevalierà la mode fut donné aprèsl'Homme
à bonnes fortunes , de Baron. La scène dans laquelle
Mme Patin , la baronne et Lucile reconnaissent que le
chevalier leur a envoyé à toutes trois les mêmes vers , et
où la baronne voit entre les mains de Mme Patin les tablettes
qu'elle a données au chevalier , est évidemment
imitée de l'Homme à bonnes fortunes ; dans cette dernière
pièce , Cidalise et Araminte retrouvent entre les
mains l'une de l'autre , l'agraffe et la montre dont elles
avaient fait présent à Moncade. Mais ce n'est pas là l'imitationlaplus
importante;les prétentionsde Mme Patin
qui voudrait être femme de qualité à quelque prix que
ce fût, sont les mêmes que celles du Bourgeois gentilhomme.
Quand Lisette lui dit qu'il vaut mieux avoir
de l'argent sans qualité , que de la qualité sans argent ,
parce qu'avec l'un on peut avoir l'autre qui ne donne
pas toujours du bien, elle répond : « Il n'importe ,
» c'est toujours quelque chose de bien charmant qu'un
>> grand nom. » Quand Lisette ajonte que certaines
grandes dames ont vu , en rentrant chez elles ,saisir leur
carosse et leurs chevaux par les sergens : « Piût au ciel
s'écrie Mme Patin, que cela me fut arrivé et que je 7
(1) Il n'estpoint de serpentni de monstre odieux ,
Qui par l'art îmiténe puisse plaire aux yeux.
C
,
326 MERCURE DE FRANCE .
>> fusse marquise. » Elle a reçu une avanie d'une dame
delacour , qui a fait reculer son carosse de plus de vingt
pas; elle est furieuse : M. Serrefort , son beau-frère ,
craint que l'affaire n'éclate à la cour , et qu'il ne puisse
se parer de quelque grosse taxe. Il l'engage à se soumettre
aux articles d'accommodement dressés par lui.
Entre autres conditions , il faudra qu'elle se rende au
logis de la marquise avec laquelle elle a eu ce démêlé ,
modestement vêtue ; en robe , cependant , mais avec
» une queue plus courte que celle qu'elle porte d'ordi-
>> naire. » Elle répond : « Oh ! pour l'article de la queue
» je suis déjà sa très-humble servante , et je ne rogne-
«
30 rais pas deux doigts de ma queue pour toutes les
>>marquises du monde. » Une pareille folle qui ne
veut pas rogner deux doigts de sa queue , consentirait
bien, comme M. Jourdain , à perdre deux doigts de la
main pour être femme de qualité. Lorsqu'elle parle de
prendre un écuyer , pour agir d'écuyer à écuyer , avec
la marquise , elle dit à M. Serrefort , qui lui demande
si elle est femme à écuyer : Pour peu que vous m'obstiniez
, vous me ferez prendre des pages ; comme M. Jourdain
dit à sa femme : Ma fille sera marquise en dépit de
tout le monde , et si vous me mettez en colère je la ferai
duchesse. Enfin Mme Patin prétend que M. Serrefort est
frère de feu son mari , soit ; mais que son mari étant
mort , M. Serrefort ne lui est plus rien; et M. Jourdain
dit à sa femme , qui lui demande s'ils descendent tous
deux que de bonne bourgeoisie : Voilà pas le coup de
langue....
De tous les acteurs qui jouaient en 1806 , Fleury et
Mile Thénard sont les seuls qui aient conservé leurs rôles .
Fleury est encore charmant dans ce rôle malgré son âge.
On a beaucoup ri quand il a chanté à Mme Patin , et à
elle seule , l'air qu'il dit avoir fait pour le madrigal envoyé
à trois belles , et quand il a ajouté : Vous ne
m'aimez plus , puisque vous êtes insensible au chromatiquedont
cet air est tout rempli; mais on a encore plus
applaudi quand Mme Patin lui a dit , dans une autre
scène : « Qu'il dit les choses de bonne grace ! » Mme
Thénard a été fort plaisante dans la vieille haronne;
SEPTEMBRE 1816 . 527
1
mais elle atrop chargé la scène où elle fait apporter deux
épées pour se battre avec Mme Patin. Cette aventure
arriva , dit-on , du temps de Dancourt. Mlle Leverd est
la première actrice qui ait osé succéder à Mile Contat
dans ce rôle . Elle a fort bien joué la scène où le chevalier
lui chante un air , et les deux où elle souffre cruellement
des conseils bourgeois de M. Serrefort , le frère de feu
son mari. Mais il lui fallait la présence de son beaufrère
, pour lui rappeler qu'elle était la veuve d'un financier
épais. Dans les autres scènes, elle a parlé trop souvent
comme une femme du grand monde. Il est vrai
qu'on peut le lui pardonner; elle est habituée à jouer
Célimène , Céliante , Julie; mais ce qu'on ne peut lui
passer , c'est de compter assez peu sur son talent pour
placer au milieu du parterre les partisans les plus vigoureux
et les plus dévoués. Mile Bourgoin , dans le petit
rôle de Lucile , n'a pas laissé échapper l'occasion d'estropier
la prose de Dancourt , elle a dit : « Ilfaudrait
» que ma tante se dépéche. » Quand à Thénard et à
Mile Demerson , ils me sauront gré de ne point parler
d'eux.
Dimanche on a donné le Mariage de Figaro pour
les débuts de Mile Saint-Fal dans Suzanne . Cette actrice
grasseyait beaucoup il y a dix mois ; elle a fait disparaître
ce défaut presqu'entièrement ; elle devrait bien
aussi nous délivrer des gagistes nombreux qui l'applaudissent
avec tant de fureur. J'ai remarqué à cette représentation
de la folle Journée , que les gens difficiles et
les dames sévères qui trouvent si révoltantes certaines
expressions de Molière et de Dancourt , s'accommodent
fort bien du jargon obscène et des scenes licencieuses
de Beaumarchais. Lundi Mile Clairet a continué ses débuts
dans Lisette des Folies amoureuses . C'est une jolie
petite soubrette ; elle n'est pas embarrassée sur les
planches ; mais elle est froide et minaudière , parle beaucoup
trop vite , et ne sait pas gouverner sa voix , dont le
timbre est assez agréable. Enfin , je crois que Mlle Emilie
Clairet ne vaudra guère mieux que Mlle Emilie Contat.
1
THEATRE DE L'OPÉRA- COMIQUE .
Mlle Regnault vient de partir , et pour nous en con
528 MERCURE DE FRANCE.
soler Mme Boulanger revient; elleajoué pour sarentrée
le rôle de la princesse de Navarre dans Jean de Paris ,
rôle créé par Mile Regnault , et celui de la soubrette
dans Félicie. Elle pouvait certainement mieux choisir
pour faire briller son talent , et nous donner en mêmetemps
une autre pièce que Félicie , qui pour nous faire
expier le plaisir de voir Mme Boulanger, nous a offert
l'afféterie sentimentale de M. Dupaty , et les gentillesses
grimacières de Mile Palar. Le début de M. Vizentini
dans l'emploi de Lesage , est unde ces secrets qu'il faut
reveler aux gens qui veulent tout savoir; c'est comme
l'apparitionque Mile Dumont a faite incognito au Vaudeville
dans le rôle de Fanchon: elle chante comme
Mlle Minette et joue comme Mile Betzi.
THEATRE DES VARIÉTÉS.
Première représentationde la Magnétismomanie , de
M. Vernet , frère de l'acteur .
Les auteurs de ce théâtre sont bien heureux ; ils n'ont
qu'à dire des bêtises et à les mettre dans la bouche de
Potier, ils sont applaudis , grâce à cet illustre soutien
du calembourg. Cet acteur est si imperturbable qu'il
ne rit même pas des absurdités qu'on lui fait débiter .
ww
E.
INTERIEUR.
Nous retrouvons enfin notre monarchie , et les monumens qui lui
ont appartenus. La statue équestre de Louis XIV vient d'être refaite
dans le fronton de l'hôtel des Invalides. Le prince y est représenté à
l'agede trente-six ans , et c'est celui , où livré à toutes les illusions
de la gloire , il savait penser que ses triomphes avaient coûté des
pleurs , il cherchait à les tarir. Il soignait ses blessés et ne les empoisonnait
pas. Il n'interrogeait pas les médecins de ses armées sur le
jour prochain où ils devaient par leur mort , expier le malheur
d'avoir servi à ses triomphes; il's'occupait de rendre leur vie commode,
leur vieillesse moins souffrante, leurs plaies moins douloureuses;
et si l'histoire , trop sévère peut- être , lui demande compte
de quelques-unes des guerres qu'il fit , du moins Phumanité n'a
point de reproches à lui adresser. L'inscription replacée au bas du
piédestal rappelle l'époque de la fondation de l'hôtel. Ludovicus
1
SEPTEMBRE 1816. 329
magnus militibus, regali munificentia in perpetuum providens , has
sedes posuit , anno domini MDCLXXV.
Unporc a mangé , à Mavei-sur-Vaise , dans le département
de laMeuse, un enfant d'un an. Il l'a enlevé de son berceau, et la
mère , qui avait laissé la porte ouverte étant rentrée , a trouvé que
l'animal avait dévoré la tête et les bras de l'enfant. Ces malheurs
étaient jadis plus fréquens , et vraisemblablement paruneplus grande
négligence , car dans la jurisprudence criminelle de ces siècles , le
cochon était pendu par l'exécuteur public , en vertu d'une sentence
rendue par le juge criminel , et l'animal était brûlé ; nous avons lu
dans les anciens comptes des domaines les pièces justificatives de ces
désastreux procès .
- Une grande question de droit a été décidée à la cour de cassation;
elle était de savoir si l'état civil d'un individu est divisible ,
c'est-à-dire , si chez une puissance une personne peut- être reconnue
pouvoir jouir de certains droits civils, et en êtrepprriivé chez une
autre ppuuiissssaanncce. II s'agissait d'une femme, qui reconnue par des
jugemensprononcés en Russie comme légalement divorcée et ensuite
remariée , pouvait jouir légalement de ce second état en
France. La cour de Rouen avait prononcé que non: sur le pourvoi
en cassation , et d'après la déclaration de 1629 qui ne reconnaît
point les jugemens prononcés en pays étranger, la cour a rejeté
le pourvoi.
Le nommé Cousseau , impliqué dans l'affaire de Grenoble
avec Didier , a été arrêté dans la commune d'Allemont , département
de l'Isère.
- Le général Delaborde , qui avait été mis en jugement , a
fait plaider un moyen préjudiciel qui a été accueilli par le conseil
deguerre. L'ordonnance du roi porte : que le général Laborde sera
poursuivi. L'accusé a soutenu qu'il n'y avaitpas identité , que son
nom étantDelaborde, ne formant qu'un seul et même mot, l'ordonnance
du roi ne lui était pas applicable. Le conseil en ayant
délibéré a admis ce moyen, et iln'a pas été procédé à la lecture de
l'acte d'accusation .
Le général de Veaux, et ses co-accusés Hernoux , Lejeas et
Boyer , ont été acquittés à Dijon , sur la déclaration du juri .
- Le lieutenant-général Morand , contumax , a été condamné
àmortpar le 1er conseilde guerre de la 12ª division militaire , séant
à la Rochelle , pour avoir , le 3 avril 1815 , fait une proclamation
tendant à allumer la guerre civile.
Une ordonnance du roi , du 4 de ce mois, donne à l'école
polytechnique lanouvelle organisation qui avait été annoncéedans
P'ordonnance dumois d'avril dernier. Les plusheureux changemens
ont été faits dans le plan des études. L'un est que les candidats seront
interrogés pour le latin sur un auteur de la force de la réthorique ;
précédemmentc'était sur le de officiis de Cicéron, que ll''oonnexplique
ordinairement en troisième , et comme les candidats savaient sur
330 MERCURE DE FRANCE.
quoi ils auraient à répondre , ils tâchaient d'apprendrelede officiis ,
et non pas la langue latine. Le second est d'une haute importance ,
etdoit influer sur les habitudes morales des élèves ; cette école n'aura
rien de militaire.
Unbruitqui paraît très-authentique se répand que l'expédition
de lord Exmouth a eu leplus heureux succès. La marine d'Alger
estdétruite , tous les esclaves européens seront rendus , et les Algériens
renoncent à leurs pirateries.
EXTERIEUR .
Il vient d'être conclu , entre S. S. et le roi de Naples , une convention
d'après laquelle l'extradition des coupables aura lieu entre
les deux états : on regarde cette mesure comme très-salutaire pour
la sureté des deux puissances. Les états pontificaux viennent d'être
aussi divisés en douze provinces , et dix -neufdépartemens.
M. Wiscar vient d'exposer ici un tableau des plus grandes
dimensions que l'on ait vues. Il a 20 pieds de haut et 30 pieds de
large; il représente la Résurrection du fils de la veuve de Naïm.
lla eu a Rome le plus grand succès . On le presse vivement de le
porter en Angleterre , afin d'en faire une exposition , en anglais
(exhibition.) La saison est généralement dérangée entre le 40 degré
de latitude et le 66º , car Saint-Pétersbourg qui est près du 60 degré
était brûlée par une chaleur constante et forte , tandis que nous
étions , et que nous sommes encore tourmentés par un cataclisme
continuel. Le 16juillet , à Naples , on n'avait pas encore pu prendre
les bains d'eau de mer. Le 7 août, à quatre heures après midi , une
secousse de tremblement de terre s'est fait sentir ; peu de momens
après une erruption du Vésuve a eu lieu. Deux torrens de lave ont
coulé sur les flancs de la montagne , mais sans causer de dégâts ; le
soir même ils étaient arrêtés. Des lettres écrites de cette ville le 6 ,
ainsi que lesjournaux anglais,semblaient menacercette villeparun
guerre. L'escadre américaine composée du
Washington, vaisseau de 74; de la Java, frégate de 50 canons; la
Constellation ,de 38; et de la corvette l'Erié , s'étaient présentés
dans la rade. M. Pinknei , qui serend à Constantinople, était chargé
de réclamer les propriétés américaines confisquées par Murat, elles
sont estimées à 4millions de piastres. Le roi Ferdinand se préparait
à la résistance , il a pris 13,000 Autrichiens a sa solde , et un brick
deguerre anglais était envoyé à lord Exmouth , que l'on supposaità
Gibraltar, pour réclamer son secours. Les journaux anglais paraissaientcependantcroire
que les craintes étaient mal fondées , M. Pinknei
ne devant , selon eux , être chargé que de négociations amicales ,
etdans ce moment il a présenté ses lettres de créance au roi , et les
affaires sont mises en négociation.
Les jésuites ont perdu toute faveur à la cour de Naples , le
pape avait fait remettre au roi une nouvelle note en leur faveur ,
mais la cour d'Autriche a insisté avec la plus grande force auprès de
son allié pour qu'il persistât à les rejeter , ce qu'il a fait. Unde nos
journauxaprésentéuntableau detoutes les puissances par lesquelles
SEPTEMBRE 1816. 331
cet ordre est repoussé , et c'est presque par toutes celles de l'Enrope.
La fureur avec laquelle les pirates ravagent les côtes d'Italie
est à son comble. Ils viennent de faire une descente dans le golfe de
Menfredonia , dans la Capitanate , province napolitaine ; ils ont , sur
unespace de cinq mille , brûlé toutes les barques de pêcheurs , et
enlevé 133 personnes .
- Toutes les associations secrètes , quel que soit leur nom ,
viennent d'être sévèrement défendues dans le royaume de Naples.
Onpeut se rappeler qu'il y a déjà quelques années celle des Francs-
Maçons fut rigoureusement poursuivie.
Les nouvelles capitulations avec la Suisse ont été ratifiées par
S. M. T. C. , et l'échange de la ratification a été reçue officiellement
par la diète générale.
S'il est un pays où l'adoption d'un système uniforme de poids
etmesures puisse faire sentir ses avantages , il est vraisemblableque
ce sera en Suisse ; on y trouve 11 mesures différentes du pied , 60 de
l'aune , 87 pour les grains , 81 pourles liquides , et50de poids .
-
Le général Kosciuscho, qui en 1794 combattit avec tant de
valeur pour la défense de la Pologne , a envoyé , de Soleure , tooofr. ,
pour contribuer à l'érection de l'arc de triomphe que sa patrie élève
en l'honneur de l'empereur Alexandre.
Les eaux du Rhin s'élevaient le mois dernier , à Arnheim , à
14pieds6pouces. Elles étaient montéés de 22 pouces en quatrejours.
Les députés des sept états sur le Rhin , s'occupent d'organiser la navigationde
ce fleuve , en formant la commission centrale qui doit
exister d'après la décision prise par le congrès de Vienne. Le conseiller
Nau , bavarrois , est nommé président de la commission , et-
M. Pietsch secrétaire .
- On a publié à Francfort le montant de la population des seize
pays que les alliés ont repris sur Buonaparte , elle se monte à
31,691,297 individus .
Michel Krauss vientde mourir en Hongrie àl'âge de 125 ans ,
il s'était marié trois fois . Il eut vingt-deux enfans de son premier
mariage , neuf du second; il avait 114 ans lorsqu'il contracta son
troisième mariage
Le général Ameil , arrêté il y a quelque temps à Lunebourg ,
est enfermé dans une tour de l'ancien couvent de Saint-Gothard. On
lui a laissé le choix entre une prison perpétuelle , ou l'extradition en
France.
On vient de brûler , en présence des commissaires des hautes
puissances alliées , pour 50 millions de florins des obligations qu'elles
avaient créées en 1813 , et qu'elles ont acquittées .
Le roi de Wurtemberg continue demanifester son opposition
à l'établissement d'une caisse particulière qui serait propre aux états ,
et ne serait soumise à aucune inspection età aucun compte.Les états
302 MERCURE DE FRANCE .
reclament cet établissement comme un ancien privilége; le roi s'y
refuse , parce que c'est mettre au milieu de l'état une puissance indépendantequipeut
devenir nuisibleàtous. Cette opinion nous paraîtra
d'autant plus fondée, que nous nous rappellerons mieux les maux
qui sont résultés du pouvoir que l'assemblée, soit-disant nationale ,
aexercé sur l'émission des assignats , et les ressources qu'elle y a
puisées pour nuire. Le roi se plaint que les états-généraux entravent
Lamarche des affaires, ils ont été appelés parlui afinde donner à
sonpeuple une constitution appropriée à ses besoins , c'est l'unique
objetde leur convocation , et le monarque pense que jusqu'au moment
où cette constitution sera terminée et mise en activité , c'est à
lui à pourvoir seul aux soins des affaires , et au gouvernement de
Pétat.
Les états ne cessent d'élever de nouvelles réclamations contre
les impôts établis par le roi. Il en est un qui le fut à l'époque où le
royaume de Wurtemberg gémissait sous la tyrannie du prétendu
protecteur de la ccoonnffééddéérraattiioonn germanique; iillporte sur les denrées
coloniales. Onpeut croire qu'il pèse sur le peuple , et qu'il sera
nécessaire de le soulager de ce fardeau; mais il est impossible d'objecter
riende satisfaisant aux réponses du monarque : <<Mon devoir
leplus impérieux est de gouverner et de donner la paix et le repos
àmonpeuple; le vôtre est de travailler avec moi à la nouvelle constitutionque
je lui ai promise , que je veux lui donner. Occupez-vous
sans relâche de ce grand ouvrage. Jusqu'à ce qu'il soit achevé, vous
n'avez aucun droit d'intervenir dans les opérations du gouvernement.
>>>
Le roi Gustave Adolphe , qui habite actuellement Francfort ,
où il mène une vie solitaire, a pris le nom de Gustaff-Sohn .
- Le général Rapp est aux eaux de Scheuznach , couvert de
plusdevingt blessures ; ces eaux lui ont été ordonnées pour sa guérison;
mais aussitôt que la saison sera passée , il compte repartir
pour la France.
Le capitaine de gendarmerie Emmeretchs s'est tué d'un coup
depistolet à Liège. Cet officier était généralement estimé. Il marquaitdansunbillet
que l'on a trouvé à ses côtés ,qu'il priait que
l'on renvoyât sa femme dans son pays , et qu'il ne laissait point de
dettes. Avant de mourir , il avait fait remettre à un autre officier
l'état de sa compagnie. On ne savait à quoi attribuer une aussi
cruelle résolution ; mais son colonel l'a fait connaître. Le capitaine
Emmeretchs portait à un point excessif l'amour de ses devoirs ; il
avait fait de la régularité du service qu'il commandait son point
d'honneur. Les gendarmes de sa compagnie ayant laissé échapper
lecolonel Latapie , et le Mercure surveillant du Rhin s'étant permisdes
plaisanteries à ce sujet , le malheureux capitaine n'a pu les
soutenir , et il a mis fin à sesjours. Si le journaliste qui est la cause
de ce malheur se rendait justice , il briserait sa plume.
-Les évêques de la Belgique ont envoyé en nom collectifune
Lettre au roides Pays-Bas, enlui remettant un brefdu pape relatif
SEPTEMBRE 1816. 533-
aux affaires de l'église catholique romaine dans ce royaume. Sa
sainteté demande au roi par ce brefde faire tout ce qui sera en lui
à l'effet de concilier les devoirs de ses sujets catholiques envers sa
personne , avec ce que leur conscience exige d'eux , en raisondu
serment exigé par la loi fondamentale de l'état. La cour de Rome,
après avoir pris connaissance de la conduite tenue par les évêques ,
avait déclaré qu'elle était conforme aux canons.
Les dernières nouvelles venues de Francfort laissent toujours
dans l'incertitude surr l'époquuee oùdoit se faire l'ouverturede ladiète
germanique. Les discussions territoriales paraissent cependant être
terminées ; mais on indique,quedesprétentions d'unplushaut intérêt
doivent être réglées avant l'ouverture des séances. M. Humbold,
dont le nom est également illustre dans les sciences et dans la diplo
matie , est actuellement à Francfort en qualitéde ministre du roi de
Prusse. On compte sur ses talens pour applanir beaucoup de difficultés.
-On peut citer avec éloge la briéveté et l'énergie dudiscours
qu'un paysan de la Scanie a tenu , à Lunden, au prince royal de
Suède,enlui portant la parole au nom d'une députation : Nos sapins
ne changent jamais de couleur, jamais nos rochers ne chaugentde
place , notre fidélité sera également inébranlable.
Le 21 aooûûtt,, lenommé Simon, réfugié français enBelgique,
que le gouvernement du pays avait fait arrêter , sur la demande que
lui en avait adressée celui de France , a été remis aux autorités françaises.
Cet homme avait présenté une pétition aux états-généraux
des Pays-Bas ,et il a ensuite fait une protestation contre son extradition.
Est-ce que les Anglais , si jaloux de leur liberté , ne sentent
pas, et même assez souvent , combien il est nécessaire de suspendre
les effets de la loi habeas corpus ? Est- ce que leur acte du parlemeut
sur l'alien bill n'est pas une pareille suspension du droit de
refuge ? Leur position géographique rend cette dernière loi d'une
facile exécution. N'est-il donc pas nécessaire que les puissances continentales
aient aussi l'usage d'un pareil moyen de sureté? On dé
fendsa propre maison de l'incendie en arrêtant celui qui attaque la
maison de son voisin.
-Les dommages que la ville de Leipsick et ses environs ont
éprouvé en 1813 par la bataille qui s'y donna,ont été évalués à
2,580,959 écus , monnaie de Saxe.
Une rixe sanglante vient d'avoir lieu entre les troupes de la garnison
de Namur. Ellea , comme celle qui effraya il y a quelques
semaines la ville de Mayence, pris naissance dans des cabarets. On
disait il y a peu dejours que les puissances sentaient lanécessitéde
ne mettre à Mayence en garnison que les troupes d'une seule puissance.
-C'est M. l'archevêque de Vienne qui a donné le sacrement
de baptême à la jeune princesse dont l'archiduchesse Charles est
accouchée. L'empereur a été le parrain. Les actions de la banqus
554 MERCURE DE FRANCE.
f
créée par ce prince étaient prises rapidement , et le mois dernier
plusdedeux mille étaient déjà souscrites. Les personnages les plus
distingués étaient du nombre des souscripteurs. Vingt millions de
florins de papier échangé ont été brulés. Les agioteurs cherchaient
toujours à faire d'une mesure de salut public' un moyen de spécu-
Jation particulière , en entravant les opérations de la banque. On ne
peut concevoir comment les juifs ,qui ont besoin de la protection
de l'Autriche , et qui même la réclament avec empressement , se
trouvent toujours au premier rang parmi les spéculateurs dange-
Teux. On a été obligé de leur défendre à Milan de faire le commerce
des grains; ils ont été contraints de déclarer ce que chacun d'eux
enpossédait, et de n'en garder que le nécessaire pour leur consommation.
Dix-huit siècles d'abaissement, d'opprobretet de rejet par
toutes les nations , ne suffisent pas pour animer encore ces os secs
annoncés par le prophète Ezéchiel.
-Dans un tableau de statistique de la Bohême et de la Moravie,
on trouve que l'on n'y comptait en 1786 que 430,244 maisons , tandis
qu'il y en a aujourd'hui 510,983 , c'est-à-dire , 80739 de plus.
Cet accroissement ne peut pas , je pense , dépendre entièrement de
celui de la population; mais de ce que le fléau de la guerre ayant
moins long- temps pesé sur ces provinces , et d'une manière moins
rigoureuse , elles sont devenues un lieu de refuge pour les malheureux
habitans des autres parties de l'Allemagne.-La fête de
S. M. T. C. a été célébrée à Vienne par M. l'ambassadeur de France.
Le nonce du pape a célébré la messe chantée à cette occasion . Leş
trois ambassadeurs des branches de la maison de Bourbon , celui de
France et ceux d'Espagne et de Naples, le nonce du pape, etdes
chevaliers de Saint- Louis se sont réunis à l'hôtel de l'ambassade ,
où il y a eu un repas de 50 couverts.
-
Vienne.
Tous les objets de première nécessité sont très-chers à
Le prince régent , qui avait été attaqué d'une inflammation
debas-ventre,étant parfaitement guéri , voyage dans ce moment,
etdoit aller visiter le marquis d'Anglesei. C'est ce général qui perdit
une jambe à la bataille de Waterloo.
Le nombre d'Anglais qui se rendent sur le continent ne-diminue
pas ; l'économie est la principale raison de cette émigration
momentanée. Les personnes riches , ou seulement aisées , ont l'usage
dans cette saison , le parlement étant prorogé , de se rendre ou aux
eaux, on sur les côtes pour y prenere les bains de mer. Depuis
long-temps le continent n'était plus abordable ; il est pacifié, et
naturellement il doit exciter la curiosité de ceux qui n'y étaient pas
encore venus , on qui regrettaient de ne pouvoir y paraître. Les journaux
de l'opposition, dont la marche est de se montrer sans cesse
opposés à ce qui se fait , seulement parce que cela se fait , s'élèvent
contre cet abandon momentané des riches. On peut cependant lear
faire observer que l'on compte dans le nombre des voyageurs plusieurs
membres distingués de l'opposition. Un de ces journaux rap
SEPTEMBRE 1816. 335
portaitque 600domestiques congédiés à cause des voyages entrepris,
s'étaient assemblés à une taverne pour y réclamer le secours d'une
souscription en leur faveur , et que plusieurs nobles lords devaient
se rendre dans l'assemblée.
✓ On ne peut cependant se dissimuler qu'il règne dans le peuple
un esprit de mécontentement que la stagnation du commerce augmente.
Sans cet esprit d'agitation , se serait-il élevé à Glascow une
émeute parmi ceux que la bienfaisance s'empressait de secourir ?
Des souscripteurs font délivrer des soupes économiques , et des
murmures s'élèvent ; un des souscripteurs indigné contre cette ingratitude
, la reproche vivement , et de là naît une sédition contre 1
laquelle il a tallu déployer la force militaire.
- Les habitaus de Reading ont dressé une adresse au maire de
cette ville, afin d'obtenir la permission de présenter une pétition au
prince régent , pour qu'il ordonnat aux ministres de porter leur attention
sur les places sans fonctions ( sine cures ) . Tandis que cela
se passait dans cette ville , il se tenait à Londres une assemblée convoquée
dans le même dessein. On a remarqué avec raison que les
discours qui y ont été prononcés étaient moins dictés par l'amour
vrai du bien que par l'esprit de parti. Nous y avons reconnu les
idées, les expressions même dont la sanglante tribune d'an club
qui n'a que trop existé en France, retentissait il n'y a pas 25 ans.
A
-Si l'indignation publique peut- être excitée fortement , n'est-ce
pas plutôt contre ce commerce de crimes établi par les agens mêmes
de la police en Angleterre. Ils corrompaient des malheureux , leur
indiquaient le crime à commettre, puis allant denoncer lear victime
àlajustice, ils recevaient la récompense que la loi accorde au dénonciateur.
Thomas Brock , accusé de ce genre de corruption , avait
été mis en prison, il a trouvé le moyen de s'en échapper. Uner
pareille coalition, pour faire commettre des crimes , existait en
Hollande; un officier de police en a été accusé et convaincu , il a
été condamné à recevoir Io coups de fouet, à la flétrissure , et à
sept ans de travaux forcés.
}
- La compagnie des Indes orientales a souscritpour la somme:
de 1,000 liv. sterl. , en faveur des ouvriers dans la détresse. יניי
- Dans le nombre des attaques journ lères que se font les
journaux anglais , on peut- être assez étonné d'en voir un qui a
essayéde soutenir que l'Angleterre ne devait pas se montrer l'ennemi
irréconciliable des régences barbaresques , qu'elles avaient souvent
été d'une grande utilité au commerce de la Grande-Bretagne , ensorte
qu'il y avait un certain intérêt à les ménager. Cette proposition ,
au moins inconvenante d'après la conduite actuelle du dey d'Alger ,
a été vigoureusement attaquée par le Times , et par des raisons trèssolides
. Tous les regards sont en effet arrêtés sur lord Exmouth. Son
escadre , contrariée par les vents , n'a pu arriver à Gibraltar aussitôt
qu'on l'espérait. L'escadre hollandaise a demandé à faire sa jonction ,
ceque lordExmouth a accepté. Il a, en outre , renforcé sa flotte de
cingchaloupes canonnières et d'un brick armé en brûlot. Des juifs ,
)
336 MERCURE DE FRANCE.
(
partis d'Alger , ont assuré qu'il y a dix-neufjours les Algériens ne
s'attendaient pas encore à être attaqués. Un brick danois arrivé à
Gènes le 18 août , a rapporté quela famille du consul anglais avait
pu se sauver à bord de l'escadreanglaise qui avait paru devantAlger
Je 12. Il paraissait que le consul n'avait pas pu y parvenir, et l'on
craignaitqu'en cas d'un bombardement , les Algériens ne l'exposassent
sur les remparts. Lord Exmouth en se présentant devant la
ville avait expédié un bateau pour demander que le consul lui fut
renvoyé, l'équipage a été mis aux fers ; un second batean envoyé
pour former la même demande et réclamer le premier parlementaire,
a subi le même sort Les Algériens ne veulent pas tirer le premier
coup de canon, mais ils coniptent se défendre avec la dernière
vigueur. L'ambassadeur que le dey a envoyé à Constantinople paraît
y avoir été bien reçu, car la Porte n'a rien dit sur les pirateries
desAlgériens , quien ontre , paraissaient annoncerpour les firmans
de sahautesse une obéissance dont ils avaient depuis long - temps
perdul'habitude.
ANNONCES.
wwwwwwwww
Les regards des connaisseurs et des amateurs les plus
plus distingués , s'arrêtent sur l'exposition des beaux et
nombreux ouvrages en verre sortis des mains de M. Demmenie
, qui sans autres matériaux que du verre , et
avec une lampe et l'adresse de ses doigts , sait être à
la fois peintre , sculpteur et architecte. Chaque partie de
cette collectionvraiement curieuse , est l'objet d'une surprise
etd'un éloge. On admire successivement des fruits ,
des fleurs , des oiseaux d'une vérité parfaite , des habitations
décorées par d'agréables accessoires , et jusqu'à un
vaisseau de ligne complétement gréé , etc. , etc. Le professeur
initie l'assemblée dans les secrets de son art. M.
Demmenie joint dans ses procédés l'utile et l'agréable ;
il donne sur la nature du verre et les divers emplois
qu'on peut faire de cette substance , des connaissances
très-utiles .
Errata du précédent numéro .
Page 264 , ligne 15 , au liu de rabat , lisez rabot .
Page 266, ligne 9, au lieu de lieu,lisez lien.
DUBRAY, IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR,
Ν. 5.
-
***
MERCURE
DE FRANCE.
AVIS ESSENTIEL .
ww
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros .
er
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 50 fr. pour l'année. On ne peut souscrire
quedu 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très - lisible . Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
m
-
POESIE .
DISCOURS
wwwwwwwwwwwwwwwwww
De GALGACUS , Général des Bretons ,
Traduit de la vie d'Agricola , par Tacite.
ARGUMENT.
Les Romains , sous la conduite d'Agricola , général des armées
de Domitien , avaient envahi presqu'entièrement la Bretagne Galgacus
, l'un des chefs des Bretons , se retira au fond de la Calédonie
(Ecosse ) avec les débris des différentes armées , battues précédemment
par les Romains , dont les forces étaient augmentées par des
levées continuelles chez les différens peuples conquis. Acculé à la
mer , Galgacus fut forcé d'accepter le dernier combat , dout l'issue
soumit la Bretagne entière au joug de Rome. Ce général , avant le
combat , adresse à ses troupes le discours suivant :
Bretons ! plus j'envisage et nos pressans dangers
Et quel but sur nos bords guide ces étrangers ,
TOME 68 . 22
1
338 MERCURE DE FRANCE.
t
1
Plus je crois que le jour qui voit notre alliance
Verrade nos tyrans expirer la puissance.
Anos voisins domptés ils ont donné des fers.
Ici finit le monde; et sur le sein des mers
En vain nous penserions éviter l'esclavage ,
Quand la flotte romaine assiège ce rivage ;
Ainsi donc, des combats il faut tenter le sort:
C'est le dernier recours du timide et du fort.
Lors des premiers assauts où l'audace romaine
Trouva plus d'une fois la victoire incertaine ,
Notre espoir, notre appui , ce fut notre valeur.
En effet, des Bretons et l'exemple et l'honneur ,
Placés sur ces rochers comme en un sanctuaire ,
Nos regards , des vaincus ne voyaient point la terre;
Ils n'étaient point frappés de l'aspect odieux
D'un honteux esclavage inconnu dans ces lieux.
Enfin, notre renom et cette solitude
Ont éloigné le jour de notre servitude.
Mais découverts , comment échapper aux vainqueurs ?
Pensez-vous maintenant désarmer leurs fureurs ?
L'univers envahi, ces brigands de la terre
Sur les flots indignés ont apporté la guerre.
L'Orient, l'Occident n'ont pu les assouvir :
Richesse , pauvreté , tout flatte leur désir.
Unpays est-il riche ? ils deviennent avares.
Pauvre ? l'ambition y jette ces barbares.
Dévaster , égorger , voilà par quels bienfaits
Aux peuples accablés ils dispensent la paix ,
Nos proches , nos enfans de l'hymen tendre gage ,
Vont mourir lein de nous sur un autre rivage.
Nos épouses , nos soeurs , des soldats furieux
Peut- être éviteront les transports odieux ,
Les traîtres , comme amis reçus dans nos familles ,
Séduisent avec art nos femmes et nos filles.
Ondévore nos biens pour payer les tribus ;
On accable nos bras de travaux assidus
Qui d'unvainqueur farouche attestent l'insolence;
1
SEPTEMBRE 1816. 339
D'indignes traitemens en sont la récompense.
On peut vendre une fois l'homme né pour servir,
Et son maître du moins prend soin de le nourrir.
Chaque jour la Bretagne achète ses entraves ,
Chaque jour les tyrans épuisent leurs esclaves;
Au sein d'une famille , un nouveau serviteur
De ses compagnons même éprouve la rigueur.
Tels , flétris les derniers du joug de l'esclavage ,
Nous ne devons qu'attendre et la honte et l'outrage.
Ce séjour n'offre point de mines , ni des ports
Dont nous puissions pour Rome exploiter les trésors.
De ces lieux aux Romains le secret porte ombrage ;
Les Romains des vaincus redoutent le courage.
Vous donc, qui chérissez ou la vie ou l'honneur ,
Vous n'avez plus d'espoir que dans votre valeur.
Les Brigantes , guidés par l'ardeur d'une femme , (1)
Portèrent dans leurs camps et le fer et la flamme,
Si ce premier succès ne les eut éblouis ,
Ils auraient pour toujours chassé leurs ennemis.
Nous , que la liberté de sa flamme dévore ,
Qui sous un joug de fer ne plions point encore ,
Faisons à ces Romains connaître les guerriers
Qui des derniers Bretons défendent les foyers.
Sachez que vos tyrans , quand la mort les menace ,
Cessent de conserver cette insolente audace
Qu'ils montrent à vos yeux au milieu de la paix.
Nos haînes , nos discords , ont fait tous leurs succès ;
Ils les ont su tourner au profit d'une armée
Avide de hasards , de pillage affamée ,
Qu'une victoire unit , que disperse un revers.
Peut- être pensez- vous que jaloux de leurs fers ,
La plupart des Bretons , je rougis de le dire ,
Dont le sang consolide un odieux empire ,
Les Germains , les Gaulois , par des liens puissans ,
( 1) Peuple de la Calédonie , gouverné par Cartismandua , leur
reine.
22.
540
MERCURE DE FRANCE.
Demeurent attachés au char de leurs tyrans ?
La crainte , la terreur , sont des noeuds peu durables.
Brisez -les , réveillez des haînes implacables ;
Les vaincus oseront attaquer les vainqueurs .
Ont-ils , vos ennemis , pour enflammer leurs coeurs ,
Des femmes , des enfans , dont l'aspect les excite?
Qui peut leur reprocher une honteuse fuite ?
Ils sont ou sans patrie ou nés loin de ces bords.
Ah! les dieux , pour tromper leurs coupables efforts ,
Les livrent enchainés et presque sans défense
Aux coups d'un peuple brave armé par la vengeance ,
Et l'horreur de ces lieux , qui leur sont inconnus ,
Porte déjà l'effroi dans leurs coeurs éperdus ,
De leurs armes l'éclat vous semble-t-il à craindre ?
Il ne saurait blesser , il ne peut vous atteindre.
Mille alliés viendront s'offrir de toutes parts ;
Les Bretons les premiers suivront nos étendards ;
Les Francs se souviendront de leur indépendance;
Le reste des Teutons va rompre une alliance
Dont les Usupiens ont osé s'affranchir. (1 )
Et quel obstacle encor peut donc nous retenir ?
Des forts abandonnés ? des vétérans débiles ?
Des préteurs occupés de discordes civiles ?
Là je vois les Romains , ici sont les tribus ,
Et tous les châtimens qu'on impose aux vaincus.
Il faut donc à l'instant tomber dans l'esclavage,
Ou porter dans leurs rangs la mort et le ravage ;
Quand vous devez combattre , il faut de vos aïeux
Vous rappeler l'honneur , songer à vos neveux.
H. MONTOL.
(1) Peuplade de la Calédonie.
wm
1
SEPTEMBRE 1816 . 341
w wwwwww
A CHLOÉ .
Vitas hinnuleo me similis Chloé , etc.
Tu me fuis , Chloé , comme un daim
Qui sur les monts cherche sa mère ,
Et s'effraie au murmure vain
Des vents , et du bois solitaire.
Soit que dans la jeune saison;
Les feuillages mouvans frémissent ,
Soit qu'un lézard touche un buisson ,
Son coeur bat , ses genoux fléchissent.
Pourquoi me fuir ? je ne suis pas
Un tigre de ton sang avide.
De ta mère quitte les pas ;
Il est temps qu'amour soit ton guide.
BERTHOLON DE POLLET.
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L'ÉPOUSEUR ACCOMMODANT.
Conte.
Tu vas te marier ; fidelle à l'amitié ,
Réponds : connais-tu bien le sang de ta moitié?
Jadis d'un sien parent qu'entreprit la justice ,
Un fer brûlant marqua les débuts dans le vice ;
Puis le drôle assez haut mourut...... Dieu sait comment.
Le père est décrié , c'est un vrai garnement.
La mère en ses vieux jours , affectant la sagesse ,
Prétendit , mais en vain , au surnom de Lucrèce.
-Qu'importe ! je sais tout , terminons l'entretien.
La mère ne yit plus , et la fille est très - bien ;
۱
1
342
MERCURE DE FRANCE .
Ce parent lui tient peu, si tant est qu'il lui tienne ;
Le père peut changer : la fortune est certaine.
-Comment ! que dira-t-on ? ta naissance , ton rang ,
Ton nom , tout te commande un hymen différent.
- Un rang se perd , mon nom est un meuble inutile.
- Je te comp ends : l'argent , sans lui tout est stérile.
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LE RENDEZ - VOUS .
Ode galante.
Déesse des plaisirs faciles ,
Des jeux et de la volupté ,
Vénus , sous ces berceaux tranquilles
Conduis la coquette Myrthé.
'Al'oeil vigilant de sa mère ,
Aux craintes d'un amant jaloux ,
Dérobes avec soin le mystère
Qui protège ce rendez-vous.
Déjà de son écharpe sombre
La nuit enveloppe les cieux ;
Que Myrthé vienne , et que dans l'ombre
Ton astre seul brille à ses yeux.
Eh quoi ! d'une marche rapide
J'entends les pas se succéder.
C'est elle..... déesse de Gnide ,
Je n'ai plus rien à demander.
Mais , pour excuser sa défaite,
Quels sermens eile exigera !
Doux sermens que l'écho répète,
Et que Zéphire emportera.
SEPTEMBRE 1816. 343
Bientôt l'aurore qui s'avance
Va nous séparer sans retour ;
Demain j'oublierai mon amour ,
Elle oubliera ma récompense.
DE CAZENOVE.
LE CLUB DES PURITAINS.
Conte.
Dans une illustre cotterie ,
De très-moroses puritains ,
Unjour un brave ignorantin
S'enrôlant pour la confrairie,
S'offrit au péril du scrutin.
Grand bruit parmi les commissaires ;
Cethomme est-il vierge , est-il pur ?
S'est-il mêlé dans les affaires ?
Et paraît-il enfin bien sûr ?
Très - chers et respectables frères ,
Dit le vénérable doyen ,
Admittetur , tel est notre avis unanime :
Il est suivant notre maxime .
Le candidat est pur, car il n'est bon à rien.
ÉNIGME.
Plus belle que l'Amour ,
Je n'avais pas un jour
Que j'épousai mon père ;
Et cependant je n'eus jamais de mère.
1
Je n'avais pas un an
Que j'avais un enfant.
Pour compléter ma destinée ,
Je dus mourir sans être née.
344
MERCURE DE FRANCE.
CHARADE.
Mon tout et mon premier sont d'une forme ronde ,
Et deux fois mon dernier est sur la mappe-monde.
www
LOGOGRIPHE .
De mon utilité le médecin décide
Et mon premier effet est de faire souffrir.
Je conviens que je suis quelquefois homicide ;
Enfant de la douleur et jamais du plaisir .
Mais quel trésor de bien ma présence chérie
N'apporte- t- elle pas à mille malheureux
Qui sans moi dans leurs maux auraient perdu la vie !
Et peut-être, lecteur , l'éprouvez - vous comme eux .
Ma naissance est un mal ; elle est toujours sensible :
Bien souvent très-heureuse , et quelquefois nuisible.
Laissons ces premiers traits ; combinons un, deux , huit,
Méfiez-vous de moi , je friponne sans bruit.
Avec un, cinq , six , sept , je n'ai plus de courage .
Trois , quatre , cinq , six , huit , me passant de langage ,
J'annonçai le retour de l'époux de Sara ;
On le vit avec joie , et son père en pleura.
Un , cinq , sept , huit , que Dieu te le conserve.
Un , deux , sept , huit, hélas ! que le ciel t'en préserve.
Avec un , six , sept , huit , gardons notre vertu :
C'est le solide bien , lecteur , qu'en penses-tu ?
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est le présent. Celui du Logogriphe est Bassinoire
, dans lequel on trouve Sein , Bois , Soie , Baron , Aisne , Iris ,
Os , Sabin , Serin , Bion , Bain , Oie , Baiser , Bas. Isis , Ban , Raisin ,
Ane, Bon ,Asie , Sosie ,Air. Le mot de la Charade est Vinaigrette.
1
SEPTEMBRE 1816. 345
wwwwwwwwwwww
www
OEUVRES BADINES ET MORALES , HISTORIQUES
ET PHILOSOPHIQUES DE JACQUES
CAZOTTE .
( II et dernier article. )
Nous ne reviendrons plus sur les prophéties , les songes
et les révélations de Cazotte , ce n'est pas qu'il n'y eut
au moins un interêt de curiosité à les connaître , mais
nous renvoyons à l'ouvrage ; il y aura sans doute beaucoup
d'esprits superficiels , qui n'y appercevront que l'égarement
de l'imagination ; d'autres , plus attentifs et
plus mûrs , aimeront ày retrouver un bon et fidelle sujet,
dont les erreurs doivent être déplorées ; enfin les personnes
éclairées sur la religion trouveront une preuve de
l'extrême danger qu'il y a d'aller puiser ailleurs qu'aux
véritables sources .
Dans la courte analyse que nous donnerons des ouvrages
de Cazotte , nous suivrons l'ordre dans lequel
l'éditeur les a rangés. Il nous aurait semblé préférable
qu'ils l'eussent été d'après les époques de leur publication.
Il est plus facile de saisir alors la marche du talent
d'un auteur , on le voit naître , se développer , et s'il s'affaiblit
ou se relève ensuite , on peut juger qu'elles ont été
les causes de ces variations diverses , en les rapprochant
des temps où il écrivit. Le jugement qu'un critique porte,
contribue à éclairer ceux qui entreprennent de courir
la même carrière , car toute critique ne doit pas
avoir d'autre objet. Si l'auteur vit , il peut se corriger
lui-même ; s'il n'existe plus , ses défauts ,présentés d'une
manière convenable , servent à montrer aux autres ce
qu'ils doivent fuir , ou ce qu'il faut imiter. Nous sommes
donc fâchés de voir que cet ordre chronologique n'ait
pas été suivi dans cette édition , et lorsque l'on trouve
les mille et unefadaises , à la fin du second volume ,
après avoir lu dans le premier et au commencement du
second plusieurs des meilleurs ouvrages de l'auteur ,
comment ne pas croire que son talent a tout à fait dé
346 MERCURE DE FRANCE .
généré. Mais si ce petit conte, bien digne de son nom ,
avait été mis le premier , puisqu'il est effectivement le
premier ouvragede Cazotte , qui le composa àvingt-sept
ans , on serait par cette circonstance même, porté à l'indulgence
. Ce n'est pas que ce conte à dormir debout ,
Cazotte lui-même l'appelle ainsi , ne contienne des critiques
spirituelles et malignes sur les moeurs du temps ,
et qu'il n'en fronde ouvertement les ridicules ; mais ces
critiques ont perdu pour nous beaucoup de leur prix ,
nonpas que nos moeurs soient au fond plus pures et
meilleures , mais parce que nos travers ont pris d'autres
formes.
Le poëme d'Ollivier , car l'auteur a nommé ainsi les
douze chapitres , dont il a composé ce roman de chevalerie
qui est écrit en prose , et il est vrai que ces chapitres
sont aussi nommés chants , ce roman , dis-je , prouve
combien l'imagination de l'auteur était féconde et en
même-temps qu'il avait étudié les modèles. Comme le
Boyardo et l'Arioste , l'auteur prend , quitte et reprend
ses héros ; au moment où il les abandonne , il a soin de
les laisser dans une situation qui pique la curiosité.
Ollivier , personnage principal , est sur le premier plan
du tableau et par-tout son caractère est soutenu . Sigismond
, qui persécute Ollivier , et qui a de fortes raisons
poursemontrerinexorable , garde aussi son caractère.Mais
il n'en est pas de même d'Enguerrand. On ne retrouve
pas en lui le chevalier du treizième ou du quatorzième
siècle , il en a l'armure , il éprouve quelques -unes de
ces aventures de féerie dont nos vieux romanciers sont
si prodigues , mais leur dénouement et le héros ressemblent
de trop près aux marquis du milieu du siècle dernier;
il en résulte une disparate fatigante. Lorsque sur
la foi d'un titre , notre imagination s'est abandonnée à
rêver chevalerie et magiciens , elle est désagréablement
réveillée lorsque l'on trouble le songe par des images
mal assorties. Elles sont bien dessinées , seules elles plairaient
, mais elles ne se trouvent plus à leur place. Isolezles
, et vous trouverez que l'auteur a bientracé ses figures ;
formez-en un tout , et vous lui refuserez la connaissance
de son art. Desinit in piscem mulierformosa supernè .
SEPTEMBRE 1816 . 347
Les contours du poisson sont bien tracés, la femme_est
belle , et de l'ensemble ne résulte qu'un objet désagréable.
Dans toute composition l'accord des parties est
ce qui entraîne les suffrages. Peignez si vous voulez le
diable , mais ne le couronnez pas de roses . Il y a un personnage
qui n'est qu'au troisième plan , et qui à force
debon sens est extrêmement plaisant , c'est Barin , l'écuyer
d'Enguerrand. Celui-ci voit des paysans qu'une
chanson villageoise , un peu plus que gaie met en joie ,
Enguerrand entr'autres travers , a celui d'être poète , il
veut déconfire le rustique ménétrier , et s'empare du
violon ; il chante une romance de sa composition , il est
hué : le bon Barin pour le consoler lui dit : « Eh ! de
» quoi vous avisez-vous d'aller chanter des langueurs
» à des Limousins. » Depuis Molière jusqu'à Colind'Harleville
, qui s'écrie dans l'Optimiste : Je pouvais
naître Limousin , les plaisanteries se sont répétées sans
cesse sur les habitans de cette montagneuse province ,
où cependant les chevaux sont très-légers . Deux jolis
fabliaux , la Brunette anglaise et le Diable à Quatre ,
qui se trouvent rapportés épisodiquement dans Ollivier ,
prouvent que Cazotte aurait pu rimer tout son roman.
Il serait en entier écrit en vers , que je lui refuserais le
nom de poëme. Il faut pour un poëme plus d'ensemble ,
que tous les personnages marchent plus ou moins heureusement
vers un même but , mais il est nécessaire
quetous y concourent eetty servent; c'est cet ensemble
quimanque an poëme d'Ollivier. C'est un ouvrage amusant
qui est très -loin de la perfection .
Le Diable amoureux est une conception bizarre ,
dont l'exécution est beaucoup plus parfaite que celle
d'Ollivier , car tout y est entièrement lié. L'idée en
est peu galante. Le diable veut séduire Alvare ; il prend
la figure d'une jolie fille. Frameri a puisé dans ce conte
l'idée de l'Infante de Zamora , pièce qui n'a point eu
de succès , malgré la bonne musique qui devait la faire
réussir ; mais alors on aimait encore la véritable comédie
, la musique seule ne faisait point une réussite.Au
moment où Cazotte composait le Diable amoureux , il
n'était point encore livré à l'illuminisme ; mais on sent
548 MERCURE DE FRANCE.
en le lisant qu'il était dans une disposition très-prochaine
d'y croire , et très-propre à s'y livrer . Les adeptes s'y
trompèrent. Toujours original , il y fit mettre des gravures
qui sont des charges grotesques , et dont l'auteur
s'amuse dans l'avant-propos de sa Nouvelle. L'éditeur a
eu raison de les renouveler dans cette édition , car elles
étaient devenues rares . On doit aussi le louer d'avoir
donné le dénouement primitifdu Diable amoureux , et
tel que Cazotte l'avait conçu d'abord. Cédant ensuite à
des critiques , il lui donna des développemens que je
erois devoir critiquer. Le premier dénouement est rapide
, sort du sujet même , conserve Alvare pur , et le
fait sortir vainqueur du combat. Les remords , la piété
filiale lui donnent la force de prononcer les mots qui
peuvent dissiper le prestige. On quitte donc sa lecture
amusé par les détails et satisfait d'Alvare ; on sent toute
lavérité de la réflexion de sa mère , lorsqu'elle lui dit
ensuite : Mon cherfils , vous avez couru après les mensonges
, et dès le moment méme vous en avez été environné.
Celle d'un docteur de Salamanque n'est pas
moins vraie , et est plus profonde : le caractère de l'interlocuteur
l'exige. C'est sur-tout dans son discours que
l'auteur a placé toute la morale de son conte ; car il cherchait
toujours à tourner vers un but utile ce qu'il
écrivait. Il faut convenir cependant qu'il a trop souvent
sacrifié au goût de son siècle , et que sa plume n'a pas
toujours une pudeur virginale. Depuis la régence , les
moeurs perdaient chaque jour de leur sévérité , et les
lectures habituelles se ressentaient dans toutes les classes
de cet oublide la morale . Les héros des romans du siècle
de Louis XIV se contentaient de disserter sur l'amour
dans une longue enfilade d'épais volumes : on ne les lisait
plus. Les acteurs des petits romans du tems où Cazotte
écrivait , le mettaient en action; ils firent raffoler
les boudoirs , dont ils peignaient licencieusement les
secrets , et ces écrits corrupteurs étaient recherchés avec
avidité. Un auteur désire être lu , un libraire veut surtout
vendre ; tous se mirent à exploiter la corruption
publique pour en faire leur profit. On pourrait , à toutes
les époques , déterminer avec certitude quel était le ca-
1
1
SEPTEMBRE 1816. 549
ractère dominant de la société , en connaissant la faveur
dont a joui tel ou tel roman . L'accueil fait à celui de
Chauderlos de la Clos , et la fortune qu'il procura à l'auteur
, nous certifient des coeurs corrompus et propres à
se livrer à toutes les horreurs. Peu d'années après nous
avons en effet vu la révolution. Cazotte n'échappa point
au mauvais espritde son temps; il n'est pas toujours assez
réservé. Je suis cependant porté à croire que chez lui
c'était un travers , une faiblesse de l'amour propre , qui
désire ne pas négliger un moyen de succès ; car dans ce
qu'il dit, on voit qu'il eut su mieux que bien d'autres en
dire davantage.
Defausses critiques lui firent donc changer le dénouement
du Diable amoureux; Alvare est vaincu , mais non
entièrement corrompu : c'est là ce qui rend ce dénousment
faux. Si Cazolte eut continué son ouvrage sur le
plan qu'il indique , il eut bien fait d'adopter cette manière
assez licencieuse de dénouer l'intrigue , et alors il
n'aurait pas laissé à une autre plume à écrire le Moine.
Si au lieu de faire une édition complète , M. Bastien
eut donné une édition choisie , son goût lui aurait certainement
fait rejeter la Belle par accident. Notre dessein
, dans cet article critique , ne pouvant être que de
nous rendre utile aux lecteurs et aux jeunes littérateurs ,
nous ne nous arrêterons pas davantage sur ce pitoyable
conte de fée ; mais nous devons une toute autre place à
Maugrabi , magicien.
Cettevaste composition a permis à Cazotte de déployer
toute la richesse de son imagination. Elle a bien , dans
le principe , un peu trop de ressemblance avec la Lampe
merveilleuse ; mais dans le but moral et pour les détails ,
elle en diffère totalement. La magie y étale toute sa
puissance . Les personnages qui deviennent les victimes
de Maugrabi , tombent dans ses pièges par leur propre
faute; tous ont voulu satisfaire quelque passion , et ce
mouvement désordonné leur a fait faire un serment qui
produit toutes leurs infortunes. Maugrabi finit cependant
par recevoir la juste punition de ses crimes , et celui
qui réussit à triompher de ses enchantemens , n'y parvient
que par un retour sincère vers Dieu et Mahomet
350 MERCURE DE FRANCE .
son prophète , car cet ouvrage est entièrement dans le
genre des contes arabes. Maugrabi est forcé de s'absenter;
c'est pendant cette absence que Habed- il-Rouman
triomphe de tous les enchantemens , et délivre ses compagnons
d'inforture. Mais l'auteur a commis ici une
invraisemblance. Plusieurs fois Maugrabi a tendu par
de feintes absences , des pièges à ceux qu'il retient chez
lui; ils peuvent craindre que celle-ci ne soit de la même
nature , et ils s'occupent à raconter leurs aventures , au
lieu de commencer par détruire le charme dont tous les
autres dépendent. Les épisodes sont intéressans et bien
amenés , et se trouveraient à leur véritable place si la
nécessité et la longueur de l'absence du magicien étaient
déterminées plus fortement.
Dans le Lord impromptu, le merveilleux est employé
d'une manière tout-à-fait différente , car il n'existe que
dans les apparences . Nous avons vu depuis quelques
années éclore des romans où l'on a imité Cazotte avec
assez de succès ; mais les éloges sont dus à celui qui le
premier a mis un ressort en oeuvre. La possibilité du
rôle du capitaine Sentri est cependant une concession
qu'il faut faire à l'auteur , pourtrouver sa fable vraisemblable
, et l'existence de la chevalière d'Eon contribue
beaucoup à nous mettre dans cette indulgente position
d'esprit. En effet , cette concession une fois faite , on
trouve du plaisir à relire cette nouvelle. Cazotte saisit
bien ses caractères et les trace avec vérité . Les travers
de la société ne lui échappent pas , il les critique avec
finesse et sur-tout avec justesse. La Patte du Chat , conte
zinzimois , est une satyre continuelle des ridicules qui
blessaient ses regards. Il ne faut pas chercher d'autre
intérêt dans la lecture de ce petit conte de féerie .
Cette manière de critiquer a un défaut capital; c'est
celui de donner aux personnages que l'on met en scène
des moeurs qui ne leur sont pas naturelles , de leur prêter
des discours qu'ils ne doivent pas tenir; et par un contresens
perpétuel , de les faire agir d'une façon opposée
à leur nature , du moins telle qu'on la suppose.
La Belle juive est encore une nouvelle dans laquelle
la magie intervient comme premier ressort. Pour bien
SEPTEMBRE 1816. 35€
juger Cazotte , il est essentiel de montrer les ressources
dont il s'est servi. Le lord impromptu excepté , ce sont
les fées qu'ilmet en jeu quelques-unes sont assez bonnes ,
ou ce sont les suppôts de satan , et le prince des ténèbres
lui-même. Si ce n'avait pas été la pente irrésistible de
ses idées , il serait plus souvent sorti de ce cercle vicieux;
il en est presque le créateur, au moins quand à la grandeur
du parti qu'il en a tiré. En vain son imagination
est-elle féconde enriches descriptions , en faits terribles ;
j'en suis alors plus fâché de le voir ne pas appliquer sa
pensée à des choses plus vraisemblables , et par cela
même plus instructives. D'ailleurs le talisman qui agit
avec tant de puissance sur Alphonse , est une imitation
trop frappante de cet anneau , qui suivant nos vieux
romanciers , rendit Charlemagne si follement éperdu de
l'une de ses maîtresses . Le sommeil de ces deux rois dans
les bras de leurs séductrices , est également funeste aux
deux princes . Le conte de Cazotte est traité d'une manière
plus profonde ; mais il n'y a de nouveau que la
broderie , et ce n'est pas là ce qui caractérise un bon
auteur , c'est par l'invention qu'il a droit à ce titre.
Gazotte écrivait facilement en vers , et même beaucoup
trop , aussi la plupart des pièces qu'il a laissées
sont-elles d'une extrême faiblesse ; il s'y trouve des idées
piquantes , quelques vers qui plaisent , mais point de
morceau que l'on puisse aimer à citer. La chanson était
bien mieux dans son genre ; je m'abstiendrai de rapporter
celles dans lesquelles il me paraît avoir le mieux
réussi. Il voulut faire des fables , et je ne connais guère
d'auteurquiyait plus mal réussi , fût-ce même Lamothe-
Houdart. L'esprit épigrammatique de Cazotte était absolument
étranger à ce genre de composition , et si je
parle de ses fables , c'est pour assurer qu'il y a complètement
échoué.
Avant de terminer mon examen,je doisrevenir sur ce
quej'ai annoncédans le premier article , que Cazotte n'a
pas joui de son vivant du rang qu'il devait occuper dans
notre littérature , et j'ai dit que j'en indiquerais la cause.
Quelle que fut la liberté que Cazotte donnatà sa plume ,
il n'en avait pas moins un très-grand éloignement pour
352 MERCURE DE FRANCE .
la secte philosophique , et pour son patriarche ; celui relégué
à Ferney y jouissait de toute sa gloire , bien ou
mal acquise , et le inalicieux Cazotte, âge de vingt-sept
ans , non seuleinent n'était pas ébloui de tant d'éclat ,
mais se permettait même d'en faire l'objet de sa satire.
Voltaire , mécontent des Génevois , avait fait contre eux
un assez mauvais poëme qu'il livrait au public par
chant détaché : le quatrième commençait a circuler;
Cazotte lance un chant septième , qui suppose comme
racontés , les événemens que Voltaire aurait placés dans
le cinquième et le sixième , il lui enlève ainsi tous ses
matériaux ; l'espiéglerie était un peu forte , mais elle ne
suffit pas à Cazotte : il évoque Fréron dans un songe , le
fait paraître aux yeux de Voltaire , auquel le critique
adresse ces vers .
Retire- toi galant sexagénaire ,
Et laisse- là ces prestiges de l'art ,
- Eh ! que veux- tu bourreau de ma vieillesse ?
T'humitier , châtier et punir
D'avoir pillé , d'avoir trop su haïr ,
D'être envieux , ......
Ceci je crois est un peu plus qu'une égratignure , et
cependant le Journal de Paris assure que c'est là tout
ce que Cazotte osa faire au grand homme. Le poëme de
la Voltériade entrepris vers la même époque , donna de
si grandes allarmes à Voltaire , qu'il nit Tiriot en campagne
, pour persuader au jeune homme, que plaisanter
aux dépens d'un plaisant aussi redoutable , était un amusement
dangereux , le poème ne fut pas continué ;
Cazotte n'en fut pas moins é oigné de tous les honneurs
littéraires . On trouve ne po ondu premier chant et
le plan des six autres dans cette édition .
La sévérité du critique du journal s'étend jusques sur
l'édition , car il conclut qu'elle sera du mo | ropre à
en faire donner une meilleure , y ayant dans celle-ci
une omission de plusieurs pièces rares , qu'il a été rechercher
à la bibliothèque du roi. La recherche ne lui a pas
SEPTEMBRE 1816. 353
assurément causé beaucoup de fatigue , car M. Bastien ,
dans l'avertissement , cite le numéro des cartons où ces
pièces se trouvent. Il les a examinées , et comme elles
sont relatives à la guerre musicale qui existait dans le
parterre de l'Opéra , entre le coin du roi et celui de la
reine, et qu'elles n'auraient eu aucun mérite pour nous ,
il apris le sage parti de ne les pas comprendre dans son
édition , qu'elles auraient inutilement grossie. Le Critique
est juste en général , et nous nous sommes trouvés
d'accord sur plusieurs points ; mais il s'exprime avec
une amertume que Cazotte et son éditeur ne méritaient
pas , et qui nuit aux vérités qu'il émet.
R.
ww wwwwwwww
LA FRANCE APRÈS LA RÉVOLUTION.
( II article . )
Il n'est pas rare d'entendre des gens pleins d'esprit et
de bon sens , regretter dans l'intérêt des peuples , ces
temps de simplicité et d'ignorance où les hommes se
reposantdu soin de les gouverner, sur les souverains que
le ciel avait placés à leur tête , suivaient paisiblement
le train coutumier de leurs affaires domestiques . Alors
les enfans comme leurs pères , ne se demandaient pas
de quel droit on les rendait heureux , pourvu qu'ilsle
fussent , et ne plaçant leur félicité que dans des jouissances
réelles et positives , ils se souciaient fort peu de
toutes ces abstractions politiques pour lesquelles nous autres
modernes nous nous faisons hacher de si grand
coeur .
Sans doute , il y a quelques fondemens dans ces regrets
; il est constant quesous untel ordre de choses , la
révolte étant le seul moyen qui restât aux sujets de sortir
de la situation trop pénible où les aurait mis la tyrannie ,
le bonheur public était aussi le seul motif de sécurité
pour les souverains . Ainsi , les rois vivant dans la crainte
des peuples , comme les peuples dans la crainte des rois ,
il y avait balance de crainte entre les deux puissances,
TIMBRE
SEINE
23
354 MERCURE DE FRANCE.
etpar conséquent repos; mais cette crainte est-elle assez
invariable et assez déterminée pour offrir une base rassurante
à la tranquillité d'une nation ? Il faut en pratique
des choses positives , et pour ainsi dire , matérielles ; il
faut des bornes fixes et précises qui soient dans le gouvernement
même , et non dans l'imagination des hommes
; en un mot , il faut des institutions .
D'ailleurs , si les peuples ignorans sont plus aisés à
gouverner, ils sont aussi plus aisés à égarer et plus accessibles
à tous les genres de fanatismes . On ne saurait trop
répéter que ce n'est point avec des vérités qu'on fait et
qu'on alimente les guerres civiles , mais avec le mensonge
; et que les mensonges les plus grossiers , les plus
absurdes , sont précisément ceux qu'il est le plus difficile
de détruire , parce que le raisonnement ne peut les atteindre.
Cette réflexion explique tout naturellement
pourquoi les temps de barbarie sont si féconds en troubles
et en séditions . Dans les siècles civilisés , le canon
est appelé ultima ratio regum , la dernière raison des
rois ; dans les temps de barbarie , on pourrait l'appeler
la seule raison des hommes .
Onne manquera pas de nous objecter, que c'est la propagation
des lumières qui a amené la révolution et tous
les maux qu'elle a traînés à sa suite. Mais qu'on ne s'y
trompe pas ; ce n'est pas pour y trop voir que les hommes
s'égarent , c'est pour n'y pas voir assez. L'aveugle qui
commence à recouvrer la lumière veut marcher sans
guide ettombedans les précipices ; achevez de lui rendre
le jour , il suivra la route sans s'écarter , parce que les
précipices lui feront peur, Lademi-civilisation enfante
les paradoxes , détruit la morale et la religion. Une civilisation
plus perfectionnée ramène les hommes à la
morale et à la religion , en les éclairant sur leurs véritables
intérêts , qui ne peuvent en être séparés. Notre
histoire nous offre l'application précise de ces observations;
elle nous montre au dix-huitième siècle la philosophieà
son enfance , faisant naître dans toutes les classes
ledoute religieux et politique , l'athéisme et l'anarchie.
Tournons un feuillet de plus, et nous verrons dans le
dix-neuvième siècle , l'athéisme foudroyé , la religion
SEPTEMBRE 1816 . 355
triomphante , l'ordre et la morale proclamés , la monarchie
relevée sur ses vieux fondemens , et pour nous
servir d'une belle expression de M. de Sèze , les peuples
gardant eux -mêmes les avenues du trône . ( 1 )
La seule conclusiondans la question qui nous occupe ,
que nous puissions tirerde larévolution , c'est que l'époque
la plus désastreuse dans la vie d'une nation , est celle où
elle commence à vouloir se conduire par le raisonnement ;
elle tombe alors dans tous les écarts de l'idéologie, l'expérience
seule les rectifie , et les leçons de l'expérience
sont coûteuses . Tout gouvernement fondé sur l'ignorance
porte donc avec lui le germe de sa destruction , celui-là
seul est solide, qui a été fait après la lumière ; la fausse
politique s'efforce d'aveugler les hommes pour les conduire
par la main; la vraie politique les éclaire et leur
montre la route .
Si quelque chose peut nous attacher plus fortement
encore aux institutions nouvelles , c'est cette pensée ,
qu'elles sont basées , non sur les intérêts périssables d'une
classe plus ou moins puissante de citoyens , mais sur les
principes éternels de la morale publique; sur ces principes
dont l'origine est dans le ciel ; qui existèrent dans
les idées des sages de tous les siècles , dans la conscience
de tous les hommes vertueux ; qui existèrent indépendamment
de leur application plus ou moins difficile ,
suivant les temps et les lieux , et même presque toujours
impossible mais qui , réalisés dans une société , doivent
la porter au plus haut degré de force et de grandeur ,
en mettant tous les individus qui la composent dans cet
état de bien être intérieur, qui facilite le développement
de tous les gerines de gloire, de tous les sentimens nobles
et héroïques.
Un sage de l'antiquité a dit que le gouvernement le
plus parfait serait celui qui se composerait des trois pouvoirs
, monarchique , aristocratique , et démocratique.
Unautre sage adit qu'il ne fallait pas , en législation ,
chercher les imeilleures lois possibles , mais celles qui
convenaient le mieux à la nation qu'elles étaient des-
(1 ) Procès des prétendus patriotes de 1816,
23.
1
(
356 MERCURE DE FRANCE.
tinées à régir. C'est dans ces deux principes combinés,
que se trouve toute l'apologie de la charte constitutionnelle.
Il suffit d'ouvrir l'histoire pour se convaincre qu'un
gouvernement représentatif est essentiellement dans les
moeurs du peuple français . Si nous allons chercher nos
pères dans les forêts de la Germanie , long-temps avant
leur établissement dans les Gaules , nous les voyons partageant
avec leurs rois la puissance législative , et délibérant
avec eux sur les hauts intérêts de l'état. Chez les
Germains , dit C. Tacite , Regibus non est infinita potestas
; de minoribus rebus principes consultant , de
majoribus omnes . Toutes les lois qui nous sont parvenues
de ces temps reculés, portent encore le nom des
Malberges ( 1 ) , ou assemblées dans lesquelles elles avaient
été faites. La loi salique , qui offre le recueil de ces lois
et coutumes éparses , fut composée d'après les ordres de
Pharamond par quatre de ses principaux officiers , et
présentée ensuite par lui à la nation assemblée. Ce code
fut augmenté sous Clovis , dans les états-généraux d'Aixla-
Chapelle , et dans ceux de Thionville; il a reçu plusieurs
additions sous les successeurs de ce monarque ,
mais toujours en assemblées générales.
Cet usage de régler la législation en assemblée générale
, s'est maintenu long-temps sans aucune interruption.
Dans le septième siècle , dit l'abbé Millot , les
parlemens ambulatoires appelés placita , plaids , devinrent
fréquens . On y délibérait en commun sur les affaires
publiques , on proposait au roi les avis , on lui
faisait les demandes qu'on jugeait convenables , et il
décidait en souverain.
Charlemagne fit ses capitulaires avec l'aide des états
à Aix-la-Chapelle; un capitulaire de 801 porte : Cum
omnium consensu. On lit dans les capitulaires de
Charles le Chauve : Lex populi consensufit , et constitutione
regis .
La représentation nationale en France est donc aussi
( 1 ) Malberges de Maas , Conférences , etc.; Berg, dans les
langues du nord, montagnes, assemblées sur des montagnes.
SEPTEMBRE 1816 . 357
ancienne que la monarchie ; seulement elle a éprouvé
plusieurs changemens dans ses élémens , suivant que la
nation elle-même a été diversement composée.
Quand les Francs enlevèrent les Gaules à la domination
romaine , ils se substituèrent dans les droits des
premiers conquérans , et continuèrent à traiter en vaincus
les Gaulois , qui tributaires et soumis , n'avaient aucune
importance politique ; la nation était donc alors
dans les Francs , qui seuls , furent admis aux assemblées
générales . Ainsi , la noblesse , les gentilshommes ,
les hommes de la nation , étaient les seuls qui la représentassent
. Plus tard , le clergé ayant par ses lumières
etpar ses richesses acquis une grande considération dans
l'état , le duc Pépin lui permit d'envoyer des députés
aux états-généraux ; plus tard enfin , le peuple qui avait
su profiter de toutes les circonstances favorables pour
sortir de la servitude où la conquête l'avait plongé , se
trouva par le fait au niveau des autres ordres : il fut affranchi
sous Louis le Hutin , en 1315 , et prit part à la
représentation nationale sous le règne de Jean II ,
en 1355.
C'est donc du règne de Jean II , que date , à proprement
parler , l'émancipation du peuple français . C'est
dans ce règne si fécond en événemens désastreux pour
la patrie , alors que les guerres civiles se reproduisajent
sous toutes les formes pour déchirer ses entrailles ; alors
que l'étranger tenant le roi dans ses fers et couvrant le
royaume de ses phalanges victorieuses , demandait insolemment
la moitié de nos provinces; c'est alors , disonsnous
,que la liberté sortant des malheurs publics , montra
pour la première fois à l'Europe les trois pouvoirs , monarchique
, aristocratique et démocratique , réunis dans
un gouvernement. On ne saurait trop le répéter , c'est
chez nous que s'est réalisé ce grand problême politique
dont nos voisins se sont emparés , et qui leur a servi de
base dans cette constitution dont ils sont si fiers , mais
que nous n'avons plus à leur envier.
On verra peut-être dans cet aperçu la confirmation
de ce que nous avons dit dans un premier article , que
les révolutions des peuples ne sont point des événemens
358 MERCURE DE FRANCE .
)
dans leur histoire , mais la marche invisible de leurs
institutions vers cette perfectibilité indéfinie que l'allemand
Kant a découverte , et que ce n'est point à la
France à méconnaître .
Si dès le quatorzieme siècle toutes les classes de l'état
se trouvèrent enfin participer à la représentation nationale
, cette représentation elle-même n'était , ni assez
réglée , ni assez ess tielle dans le gouvernement , pour
que la patrie en retirat un véritable avantage. Les étatsgénéraux,
qui dans les premiers âges de la monarchie
s'assemblaient tous les ans au mois de mai , n'étaient
plus convoqués que de loin en loin , lorsque le souverain
avait à demand er au peuple quelque subside extraordinaire
, ou lorsque les abus s'accumulant dans l'état ,
l'o nion publique se soulevait contre le gouvernement,
qui se trouvait forcé en quelque sorte d'entrer en composition
avec elle. Il résultait de cet état de choses plusieurs
inconvéniens fort graves ; les états n'étant appelés
te dans des cas extraordinaires . leur convocation
produisait dans le royaume une espèce de secousse, qui
éveillant toutes les passions privées , toutes les ambitions,
toutes les espérances coupables; ensuite , cette
convocation ayant lieu précisément lorsque le pouvoir
monarchique ne se sentait plus assez fort pour agir seul ,
les autres pouvoirs fondaient sur cet aveu de faiblesse
des idées d'envahissement , toujours opposées au rétablissement
de la paix ; enfin il résultait de cette division
du peuple en trois ordres , separément représentés
et opposés d'intérêts , sans qu'aucune limite précise les
empêchât de se heurter , queles états-généraux offraient ,
non l'aspect de la nation réunie pour délibérer avec son
souverain,, mais l'image effrayante de trois grandes factions
en présence , qui loin de chercher à terminer les
malheurs publics , s'efforçaient d'en tirer tous les avantages
particuliers, qui pouvaient en ressortir pour chacunesd'elles
.
De ces inconvéniens , qui faisaient de la convocation
des états un véritable moinent de crise pour la monarchie
, était né en axiome de gouvernement : que tout
devait être fait pour le peuple et rien par lui; axiome
SEPTEMBRE 1816. 359
qui renferme peut-être une vérité relative; mais dont
l'application en France a toujours été et sera toujours
impossible.
Qu'on nous permette de hasarder ici une remarque
que nous appuierons de quelques exemples , c'est qu'il
exista toujours dans la conscience d'un roi de France
quelque chose qui repoussa comme injuste et irréligieux
l'exercice d'un pouvoir entièrement absolu. Soit que
cette idée naquit en eux des traditions de notre histoire
ou de l'influence du christianisme , soit enfin , que comme
Français ils ne se séparaient point à cet égard de l'opinion
nationale , nos rois se sont toujours considérés plutôt
comme les administrateurs de la France que comme
ses possesseurs .
Le duc de Bourgogne , ce prince que la mort enleva
trop tôt à la patrie , dont il était destiné à faire la gloire
et les délices, disait qu'un roi était fait pour ses sujets ,
et non ses sujets pour lui. Ainsi , c'est de la bouche d'un
Bourbon qu'est sortie cette maxime, que leurs ennemis
n'ont répétée avec tant de fracas que pour faire croire
au peuple qu'elle avait été méconnue par eux : aussi se
sont-ils bien gardés d'en indiquer l'origine .
Louis XIV , celui de tous les rois de France qui réunit
en ses mains le plus d'autorité , et qui gouverna avec
plus de puissance , offre encore un grand exemple à l'appui
de notre remarque. Forcé , par l'obération de ses
finances , d'augmenter les impositions de son royaume ,
il tomba dans une tristesse profonde qui mit ses jours en
danger. Maréchal , son médecin , l'ayant pressé de lui
faire connaître la cause du dépérissement de sa santé :
J'éprouve , lui dit-il , de violens scrupules de prendre
ainsi le bien d'autrui. ( 1 ) .
Sans doute il y avait dans le raisonnement de l'homme
(1 ) Mémoires de Saint-Simon. - Le père Letellier rendit le repos
au roi en lui apportant une consultation des docteurs de Sorbonne ,
portant que le bien de ses sujets lui appartenait en propre. - S'il
n'yavait eu à cette époque ni jésuites , ni Sorbonne , le monarque ,
honnêtehomme et chrétien , aurait peut-être donné la charte constitutionnelle.
1
360 MERCURE DE FRANCE .
d'état bien des moyens de repousser ces scrupules. Ce
n'était pas pour lui personnellement que Louis XIV
exigeait une partie des revenus de ses sujets , et en ce
cas le bien d'autrui servait à acquitter les dépenses d'autrui.
Ce grand prince était trop éclairé pour que ces réflexions
ne se présentassent pas d'elles-mêmes à son esprit;
mais l'esprit de l'homme d'état se taisait devant
les scrupules de l'honnête homme. Se seraient-ils élevés
ces scrupules si honorables pour l'ame de ce monarque ,
si l'impôt qui devait être payé par le peuple , avait été
décrété par lui.
Hâtons-nous de conclure de ces faits , que la charte
constitutionnelle est en harmonie , non seulement avec
les moeurs et l'opinion du peuple français , mais encore
avec les moeurs et l'opinion des rois de France.
Puisse cette vérité nous attacher encore davantage à nos
institutions , à nos souverains , et fortifier nos espérances
.
Nous ne terminerons point ces recherches sur la tendance
de l'esprit public en France , sans dire un mot de
la manière miraculeuse dont les parlemens se sont
trouvés investis du droit de contrebalancer l'autorité
souveraine.
Cette autorité s'était habituée à marcher sans le concours
des états-généraux , et l'on ne voyait rien dans
les institutions du royaume qui pût seul servir d'entrave .
Un conseiller au parlement,Jean Mont- Luc ( 1) , sous
Philippe-le-Bel , s'avise , pour son usage particulier , de
recueillir sur un registre les anciennes ordonnances , et
les choses mémorables dont il avait eu connaissance . On
fait plusieurs copies de ce registre. Les rois qui avaient
perdu leur chartrier , sentant la nécessité d'avoir un
dépôt d'archives , prennent peu à peu l'habitude d'envoyer
leurs édits et ordonnances aux greffes des parlemens
, comme pour compléter les collections : et voilà
qu'aucun édit ne peut être exécuté s'il n'a été enregistré
par le parlement , et qu'un pouvoir politique , dont
jusqu'ici on n'avait pas soupçonné l'existence , s'élève
(1) Voltaire , Histoire des parlemens .
SEPTEMBRE 1816. 361
tout à coup aussi haut que le trône , se place entre le
gouvernement et les gouvernés ; reçoit les émanations
du pouvoir , les arrête ou les vivifie , suivant qu'il le
juge convenable , et que la forme de la monarchie se
trouve ainsi changée, sans que la main des hommes puisse
être aperçue dans ce changement.
Qui oserait nier après un tel exemple , qu'une monarchie
tempérée ne soit pas inhérente à l'existence
d'une nation où elle se forme d'elle- même , comme
l'or dans les mines du Potose , par le seul effet du
temps et de la gravitation ?
C'est ainsi que dans les âges d'ignorance les choses
deviennent les idées , et marchent pour ainsi dire à leur
insu; tandis que dans les âges de lumière , ce sont les
idées qui ouvrent la marche du siècle et entraînent les
choses après elles .
DE LOURDOUEIX .
wwwwwwwwwwww mwmmmmm
Suite du Dictionnaire raisonné des Etiquettes, etc.
Par Madame la comtesse de Genlis .
AUMÔNES. Les philosophistes parlaient beaucoup de
bienfaisance , mais (à l'exceptiond'un très-petitnombre),
pour n'avoir rien de commun avec les chrétiens , ils
Jaisaient peu la charité. Sous le règne de la terreur , un
pauvre vieillard demandant l'aumône au nom de Jésus-
Christ , fut sévèrement réprimandé par un jacobin.
Hélas ! citoyen , répondit le mendiant , c'est qu'autrefois
pour l'amour de ce nom on soulageait ma misère , et
j'ai beau demander au nom de l'Etre supréme , on ne
me donne rien. On peut être humain et libéral sans religion
, mais jamais la compassion naturelle ne produira
ces actions, ces sacrifices , et les dévouemens sublimes ,
dont la piété offre une si grande multitude d'exemples .
Il est des vertus que la religion seule peut donner (1 ) ,
(1) Par exemple l'humilité. Le chrétien seul peut être véritablementhumble
; il ne s'attribue rien , il sait que tout ce qui est bon
vient de Dieu ,et que la gloire n'appartient qu'à lui,
1
362 MERCURE DE FRANCE .
il en est plusieurs qu'elle seule encore peut porter au plus
baut point de perfection , et la bienfaisance est de ce
nombre. Voyez Fondations et Quétes .
AUTEURS. Une multitude d'auteurs de profession
s'obstine depuis cent ans à reprocher aux princes , aux
grands seigneurs , aux nobles , un dédain absurde pour
la littérature , et pour les gens de lettres . Ce reproche a
pu être fondé dans les premiers temps de la monarchie ,
mais il n'existait pas de littérature nationale dans ces
siècles reculés . On ne pouvait s'enthousiasmer alors que
pour les exploits guerriers qui affermissaient les trônes ,
et qui préservaient de l'invasion des barbares. Depuis
Louis XI sur-tout , il n'y a point d'hommages que les
savans et les gens de lettres n'aient reçus de cette classe
qu'ils ont si souvent calomniée dans leurs ouvrages . On
sait quel fut l'enthousiasme de lavertueuse Marguerite
de Savoie , première femme de Louis XI , pour les talens
d'Alain Chartier; la reine de Navarre , soeur de François
Ier , n'aima pas moins les lettres , elle les cultiva ,
ainsi que le roi son frère ; elle entretint des correspondances
littéraires avec plusieurs poëtes , elle faisait des
vers pour eux ; l'infortunée Marie Stuart en fit de charmans
pour le temps : ce fut-elle qui envoya à Ronsard
un superbe rosier d'argent avec cette inscription : A
Ronsard, l'Apollon de la source des Muses. Charles IX,
très-bon poëte pour son siècle , fit de beaux vers pour
Ronsard, dans lesquels il mettait l'art des vers au-dessus
de l'art de régner, et préférait la couronne du poëte à
cellede roi. Laprincesse Marguerite , soeur de Charles IX,
et première femme de Henri le Grand , se rendit célèbre
par le même goût et les mêmes succès . Les meilleurs
mémoires historiques de ce règne et des suivans , les plus
spirituels et les mieux écrits , ont été faits par des personnes
de la cour , parmi lesquelles on compte des princesses
et plusieurs autres femmes. Henri le Grand aima
etprotégea les sciences et les lettres avec autant d'ardeur
que son petit- fils , il écrivit bien ; il nous a laissé plusieurs
jolies chansons. Des ligueurs , très-coupables , obtinrent
de lui, en faveur de leurs talens , non seulement un
généreux pardon , mais des places , et ses bonnes grâces
SEPTEMBRE 1816. 363
particulières ( 1 ) . C'est en suivant ce noble exemple que
Louis XIV a répandu tant de gloire sur sa vie , sur son
siècle , et sur la nation française . Anne d' Autriche aimait
la poësie , elle autorisa même Voiture à faire pour elle
des vers badins de société . Mlle de Montpensier honorait
le poëte Ségrais de son amitié , elle composait des contes
el elle écrivait sa vie. Le duc d'Orléans , qui fut depuis
régent , cultivait à la fois et avec succès , la peinture , la
musique ,et la littérature. Dans ce siècle , tous les hommes
de la cour, et toutes les femmes de la classe noble , distingués
par leur esprit ( et le nombre en fut grand) ,
presque tous les hommes d'état ont écrit , et laissé des
ouvrages . La cour de Sceaux fut une véritable académie ;
et ce goût pour les lettres , non seulement s'est perpétué
dans le dix-huitième siècle , mais s'y est encore accru .
Ilperdit il est vrai sa pureté et son utilité , et par malheur
il n'endevint que plus ardent. Pourquoi donc ces éternelles
déclamations sur l'ignorance des courtisans et des
nobles , et sur leur indifference pour la littérature ? Que
veut- on ? Que dans cette classe , ceux-même qui n'ont
aucune instruction , qui sont également dépourvus de
talent et d'imagination , et qui ne savent pas écrire , composent
et publient des livres ? C'est ce qu'ils font tout
comme les roturiers . Il serait donc temps de leur rendre
justice à cet égard , et de convenir que la classe de la
noblesse a produit des auteurs dont les ouvrages honoreront
toujours la littérature française (2) ; et qu'en outre ,
depuis trente ans , tous les nobles à peu près sont devenus
(1) Entr'autres , Mathieu , l'historien , qui avait publié contre lui
les plus injurieux libelles . Henri IV le fit son historiographe , et
l'adunt dans sa plus grande intimité.
(2) Montaigne , Malherbe , Racan , Sully , le cardinal de Retz , le
cardinal de Polignac (auteur du beau poëme l'Anti-Lucrèce) ; Bossuet,
Fénélon , le duc de la Rochefoucault, auteur des Maximes ;
Chaulieu , la Fare , Montesquieu , Maupertuis , M.de Maintenon ,
Mesdamesde Sévigné, de Lafayette , de Brézi ; de la Suze , Deshoulières
, d'Aunoy , de Lambert , de Graffigny ; Mesdemoiselles de la
Force, Vauvernagues ; le marquis de Chastellux, le chevalier de
Boufflers , Pompignan, etc., etc., appartenaient à la classe de la
noblesse .
364
MERCURE DE FRANCE .
auteurs. Il résulte de cette manie universelle , qu'au lieu
de juges , les vrais littérateurs n'ont plus que des rivaux ,
même parmi les gens du monde. On ne parle plus d'un
ouvrage nouveau , que d'après ses systèmes et ses prétentions
, etnon d'après l'impression qu'il produit. La satyre
et l'injustice sont plus que jamais les preuves de l'envie
qu'il excite ; et lorsqu'il est critiqué vaguement avec
aigreur , sans que l'on puisse faire une citation ridicule
ou condamner une chose repréhensible , et qu'en même
temps il se vend bien , on peut être assuré qu'il est bon .
Voyez Journalistes , Journaux , Littérature et Néologisme.
AVARICE. On ne connaît plus la véritable magnificence
. ( Voyez ce mot. ) L'avarice que produit toujours
l'égoïsme , est beaucoup plus générale qu'autrefois , mais
elle a perdu ses formes ridicules , le nombre des avares
est très-augmenté , et l'on ne rencontrera pas dans tout
Paris un seul Harpagon. Dans une nation civilisée ,
lorsque les moeurs sont corrompues et les vices devenus
communs , on ne trouve plus d'apparences tout à fait
grossières et de ridicules frappans .Toutes les écorces sont
adoucies et perfectionnées. Le grand nombre a travaillé
à cette espèce de réforme , qui est bientôt faite . On
s'observe , on se déguise , l'art de plaire et d'intéresser
n'est plus que celui de feindre etde tromper; la pruderie
et la fausseté s'insinuent dans tous les discours
cher un profond égoïsme et une honteuse avarice, on
disserte sur la sensibilité , sur la bienfaisance. On parle
sans charme , sans naturel ; on fait peu de dupes , mais
on est approuvé par tous les complices de cette affectation
, c'est obtenir de nombreux suffrages .
; pour ca-
Quand les travers et les vices sont devenus épidémiques
, et que l'artifice leur ôte leur couleur naturelle ,
ils n'offrent plus rien de saillant , et le talent même de
Molière ne pourrait les transporter avec un grand succès
sur le théâtre. L'avarice de nos jours n'est qu'un vice
odieux et triste. L'observateur ne peut maintenant que
saisir des nuances , et non des traits caractéristiques et
plaisans . En ne peignant que ce qu'on voit , il est impossible
de faire une comédie véritablement comique.
SEPTEMBRE 1816 . 365
Le champ de la censure est immense aujourd'hui ; une
satyre vigoureuse et mordante excite rarement le rire ,
l'extrême causticité n'a rien de gai , mais il faut nécessairement
qu'une bonne comédie de caractère et de
moeurs soit plaisante .
M
DU VERRE D'EAU SUCRÉE ,
Et de son influence dans la littérature.
Parmi les usages consacrés dans les réunions littéraires
, celui de prendre un verre d'eau sucrée lorsqu'on
fait une lecture , est un de ceux auxquels les littérateurs
tiendront le plus long-temps .
Il serait facile de prouver que cet usage solennel est
pour ainsi dire antique. Athénée nous présente le nom
de toutes les boissons , qui dans les bals et les cotteries
des anciens , tenaient la place de nos bavaroises , de nos
sorbets et de notre verre d'eau sucrée . C'est là une vaste
carrière pour les savans qui voudront nous donner une
gastronomie comparée, qui manque encore aux siècles
modernes.
Lucien se raille des philosophes qui mettaient autant
de soin à s'adoucir la voix , au moyen de certains breuvages
, qu'à chercher de bonnes raisons.
Perse recommande aux héros de cotteries de son
temps , de se munir d'un breuvage propre à rendre le
gosier flexible :
Scilicet hæc populo pexusque , togaque recenti ,
Et natalitia tandem cum sardonyche albus ,
Sede leges celsa liquido cum plasmate guttur
Mobile collueris , patrantifractus ocello .
SAT. 1 , v. 15.
Voici ce passage imité en vers français , comme on
imite Perse, c'est-à-dire, en donnant quatre vers pour un.
Quand vous lirez vos vers , doux fruits de tant de veilles ,
Voulez - vousdes Romains captiver les oreilles ?
366 MERCURE DE FRANCE.
Donnez à l'art le soin d'arranger vos cheveux ;
Que votre robe neuve ait un éclat pompeux ;
Mettez à votre doigt la sardoive brillante
Qu'aux beaux jours seulement votre doigt nous présente.
Placez-vous gravement sur un siège élevé.
Que, par une liqueur doucement abreuvé ,
Votre gosier flexible , harmonieux et tendre ,
Ajoute à la douceur des vers qu'il fait entendre ;
Tandis que les regards de vos yeux abattus
Peindront l'homme lassé des combats de Vénus.
On voit , d'après ces détails , que les cotteries de
Rome avaient de nombreux rapports avec celles de
Paris .
Je ne sais si le verre d'eau sucrée était déjà à la mode
à l'époque de ces célèbres réunions de l'hotel de Rambouillet
, dans lesquelles on médisait à la fois de Racine
et du café. Ce qui me porte à croire que non , c'est que
Molière n'en a tiré aucun parti pour la scène , où le
verre d'eau sucrée aurait figuré avec non moins de
succès que les machines hydrauliques qu'on voit dans
le Malade imaginaire et dans Monsieur de Pourceaugnac
.
Quelques personnes pensent que le célèbre quoiqu'on
die , du troisième acte des Femmes savantes , deimandait
au moins six verres d'eau sucrée .
Sanlecque , dans son charmant poëme sur les gestes
des prédicateurs , n'eut pas manqué de parler de l'eau
sucrée , si elle se fut montrée sur les bords de la chaire
évangélique.
Après de longues recherches , nous croyons pouvoir
assurer que l'illustration du verre d'eau sucrée date
chez nous , de l'existe ce des réunions littéraires présidées
par ces dames . qui durant la fin du dix-huitième
siècle , accordaient si libéralement les soins les plus déliçats
aux hommes de lettres , et leur offraient d'une
main généreuse le velours pour le vêtement necessaire ,
et le sucre qui devait prévenir les extinctions de voix .
De nos jours , on verrait plutot un athénée sans prétentions,
que sans verre d'eau sucrée. On le voit sur la
1
SEPTEMBRE 1816. 567
table du lecteur de l'institut , et quelquefois il pénètre
jusques dans le sanctuaire de Themis , où on le boit , il
est vrai , avec plus de gravité.
La sybille de Delphes, au rapport de Plutarque, mâchait
des feuilles de laurier , et buvait de l'eau de la
fontaine de Castalie avant de recevoir l'inspiration. Le
vin était quelquefois nécessaire pour appeler l'influence
d'Apollon . Il y avait quelques poëtes qui faisaient usage
d'opium etmême d'ellébore , etc. Le démon de l'impro-'
visation , en Italie , veut un autre régime : il demeure
muet si on ne lui fournit le verre d'eau sucrée à chaque
minute. On a vu le moment où le système continental
allait porter au démon improvisateur les plus cruelles
atleintes . J'ai vu un improvisateur avaler , pour faire
une ode , autant de verres d'eau que M. Cadet-de-Vaux
veut qu'on en prenne pour guérir la goutte la plus enracinée.
Voiture aurait dit qu'il ne devait sortir de ce
gosier que des vers confits , point du tout; qui le croirait
? Cette ode célébrait une bataille des plus sanglantes.
M. Daru , dans sa Théorie des réputations , est le
premier qui ait reconnu et signalé , parmi les modernes ,
toute l'utilité du verre d'eau sucrée , son importance
dans la littérature , et qui ait montré combien il peut
- servir pour faire son chemin dans les cotteries .
L'auteur , demi- confus d'attirer tous les yeux ,
S'incline avec respect. D'un linge officieux
Essuie un front modeste où la gloire rayonne ,
Rougit sous le mouchoir de l'encens qu'on lui donne.
Tousse trois fois , trois fois laisse recommencer
Les mains de ses amis prompts à le caresser ;
Etpuis , pour adoucir sa poitrine altérée ,
Boit , à ce bruit flatteur , le verré d'eau sucrée.
M. le Duc , dans son Nouvel art poëtique , a fait
merveilleusement sentir les agrémens du verre d'eau
sucrée , lorsqu'il peint le favori des muses et des cotteries
, qui ,
Ecoutant des bravo les aimables concerts ,
Savoure unverre d'eau moins sucré que ses vers.
368 MERCURE DE FRANCE.
1
Le verre d'eau sucrée termine merveilleusement
une séance académique. Cet usage a quelque chose d'innocent
qui porte tous les esprits à la douceur , et qui
éteint la bile du critique le plus sévère.
N'en doutons point , cet usage influera sur la postérité
, et nos descendans , au moyen du verre d'eau sucrée
, auront sans doute la voix plus douce que celle des
cygnes du Caïstre , et des Syrennes d'Homère.
J. P. B.
www
BEAUX - ARTS.
ÉCOLE ESPAGNOLE .
FERNANDEZ NAVARRETE EL MUDO ( JEAN.)
Cegrandpeintred'histoire naquit àLogrono vers 1526 .
Il ne vint au monde ni sourd ni muet , comme le dit le
célèbre père Siguenza ; car un manuscrit très - curieux ,
relatif au testament de ce grand homme , prouve qu'une
infirmité très-grave , qu'il eut à l'âge de trois ans , lui fit
perdre le sens de l'ouïe d'une telle manière , que ne pouvant
rien entendre , il ne put rien apprendre.- De /
très-bonne heure il manifesta son inclination pour la
peinture, car dès son plus bas âge il copiait tout ce qu'il
voyait avec du charbon ; c'est ce qui engagea son père à
le mener au monastère de l'Etoile , ordre de Saint-
Jérôme , peu distant de Logrono , pour que , selon le
père Siguenza , « il apprit quelque chose d'un religieux
quiétaitunpeu versé dans l'art de peindre , et qui s'appelait
le frère Vincent. Ce bon père , qui savait bien le
peu qu'il savait , reconnut dans Fernandez de grands
moyens , et engagea ses parens à l'envoyer de suite en
Italie>. >>
Il travailla sous le Titien et sous d'autres maîtres renommés
de ce temps. On ne saurait dire s'il fit alors de
lui-même quelque chose d'important; mais ce qu'il y
SEPTEMBRE 1816. 369
a de sûr , c'est que Peregrino Tibaldi , avec qui il avait
été lié en Italie , voyant à l'Escurial les productions de
Navarrete , disait qu'il n'avait jamais rien fait de pareil .
- Il est cependant un fait qui prouve qu'à cette époque
déjà Fernandez jouissait en Italie de quelque réputation ,
puisque c'est alors que Philippe II le fit appeler pour
travailler à l'Escurial. Fernandez en effet vint à Madrid ,
et le6 mars 1568 le roi le nomma son peintre. C'est dans
cette circonstance , que pour preuve de son habileté ,
Fernandez présenta à S. M. un petit tableau du Baptême
de Notre-Seigneur , qui plut beaucoup au roi.
Fernandez alors vint à l'Escurial en 1571 ; il apporta
sonAssomption , le Martyre de Saint-Jacques , que l'on
a vus au Musée, pour lesquels on le paya largement.
Sa mère , qui était très-belle femme, lui servit de
dèle pour la Vierge , et son père pour l'un des apôtres .
-
mo-
Ala suite de ces tableaux , Navarrete eut l'ordre de
faire pour la sacristie du collège de la Nativité , le
Christ à la Colonne , la Sainte-Famille , et Saint-Jean
l'Evangéliste écrivant l'Apocalypse dans l'île de Patmos.
De ces huit tableaux que je viens de signaler , trois périrent
dans un incendie. Le Martyre de Saint-Jacques ,
dont le bourreau , d'un caractère dur et d'un visage extraordinaire
, est selon le père Siguenza , le portrait
d'un ouvrier de Logrono , et non du sieur Santoyo , secrétaire
de Philippe II ( 1 ) . On trouve dans ces productions
le génie , le grandiose , la couleur et l'énergie qui
peuvent seuls appartenir à un artiste du premier mérite ,
et qui lui ont mérité le second surnom du Carabage es-
(1) Cette histoire sur Santoyo est généralement répandueenEspagne
, il n'est pas étonnant que des étrangers y ajoutent foi, et sans
le témoignage du père Siguenza , que l'on doit regarder comme irrécusable,
le ministre Santoyo aurait toujours les honneurs qu'on lui
fait dans cette affaire. On prétend qu'il ne payait pas depuis longtemps
la pension du muet, qui pour se venger , choisit la figure
duministrepour celle de son bourreau. Plainte de l'un, explication
de l'autre devant le roi, qui selon l'historiette , aurait fait payer
l'artiste , grondé Santoyo , et ordonné qu'on laissât le tableauque le
ministre voulait faire brûler .
C'est celui qu'on a vu au Muséc.
TIMBRE
SEINE
24
370
MERCURE DE FRANCE.
pagnol . Navarrette, quand il fut dans sa patrie , peignit
aussi plusieurs ouvrages qui décorent le monastère de
la Estrella .
Le 31 août 1576 , le roi ordonna que l'on comptât à
Fernandez 500 ducats d'or pour son tableau d'Abraham
devant les anges. C'est à cette époque de 1576 qu'avec
les hiéronymites de l'Escurial il passa uncontratque le
roi approuva par une cédule. (1) Le malheur a voulu
que Fernandez neputtenir sa promesse en entier. Il commença
par les huit tableaux désignés dans le contrat
pour être peints les premiers , savoir : les apôtres , les
évangélistes , saint Paul et saint Barnabé , qui de deux
endeux, composent seize figures de grandeur naturelle.
Il commença et finit ces huit tableaux dans les années
1577 et 1578, et se mit à ébaucher les autres; mais la
mort l'enleva le 28 mars 1579 , à Tolède , chez son ami
Nicolas de Vergara le jeune , où il avait été dans l'espoir
de se mieux porter.- Ce qu'il y a à remarquer , c'est
qu'on trouva dans son atelier 41 grandes toiles , les unes
ébauchées , les autres presque conclues;cela peut donner
ane idée de l'activité de notre muet , qui en effet était
infatigable .-Lope de Vega Carpio , le célèbre poëte ,
composa pour le Mudo ce qui suit :
Noquiso el cielo que hablase
Porque conmi entendimiento
Diese mayor sentimiento
(1) Par ce contrat, Navarrete s'engage à peindre pour le couvent
del'Escurial trente-deux tableaux, dont vingt-sept de sept pieds et
demi de haut sur sept pieds et un quart de large , et les cinq autres
detreize pieds dehautsur neufde large. Il s'engage de plus à ce
que toutes les figures aient six pieds un quart de hauteur, et à ce
quetout soitde sa main. Ces chefs-d'oeuvre , ainsi que tout ce qu'il
yavait à l'Escurial de précieux en tableaux, ont étéconduits àMadrid
àdos d'hommes,avec un soin particulier : 800 hommes portaient
et 1500 escortaient. L'esprit de parti , sans me permettre
aucune désignation, voulait brûler l'Escurial : il fut décidé que
toutviendrait àMadrid, et tout fut religieusement déposé auRosaire.
Onne laissa à l'Escurial que quelques bronzes des Leoni , le fameux
Christ en marbre et les tableaux jugés médiocres, Cette mesure fit
que rien ne se perdit , etque la totalité sur-tout ne fut pas brûlée.
SEPTEMBRE 1816. 571
A las cosas que pintase :
Ytanta vida lesdi
Con el pincel singular ,
Que como no pudehablar
Hicequehablasenpor mi.
« Le ciel ma refusé de parler l'avantage ,
>> Pour que mon seul entendement
>>> Donnât le sentiment
>> A chaque personnage.
>> En effet , ma touche est si vive ,
>> Et ma couleur si décisive ,
>> Qu'à mes portraits je semble imposer une loi ,
>> Celle de s'énoncer pour moi. »
Fernandez de Navarrete fut doué d'un talent extraor
dinaire ; de plus , il possédait dans l'histoire sacrée et
profane, et dans la mythologie, des connaissances aussi
profondes que réfléchies. Quoique muet , (1) il lisait ,
écrivait , jouait aux cartes , donnait à ses démonstrations
la clarté la plus précise , de manière qu'il se faisait
admirer de tout ce qui approchait de lui. Mais il fut
sur-tout un grand artiste , tant pour le dessin que pour
l'expression , et dans la composition très-peu se sont
approchés de lui. Pour le coloris il n'eut de son temps
aucun rival , puisqu'il fut surnommé le Titien espagnol.-
Les ouvrages publiés , de Fernandez Navarrete
elMudo sont considérables , et presque tous de la plus
grande dimension. L'Escurial possédait près de trente
de ses compositions , et particulièrement son morceau
de réception. Il représente la Sainte-Cécile de Raphaël ,
au sujetde laquelle il sut dire que ne pouvant créer une
aussi belle chose , il valait mieux chercher à l'imiter.
Cepetit tableau est en effet un chef-d'oeuvre. La Estrella
, Salamanque , Valence , ont aussi un grand nom-
(1)Unmuetqui sait écrire et démontrer des talens, n'a riend'extraordinaire
à présent; mais la nature n'avait pas encore, en 1526,
créé, pour le bien de l'humanité, des abbésde Lépée ni des abbés
Sicard.
24.
372
MERCURE DE FRANCE .
bre des productions de ce grand artiste , qui vraiment
fut l'honneur de son pays , comme il fut une des singularités
de la nature .
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS .
Le Chevalier à la mode.
F. Q.
Geoffroy avait bien raison de dire que Molière était
le père nourricier de tous ses successeurs , et qu'il
avait ouvert toutes les sources du comique. J'ai fait
voir quelle ressemblance offre Mme Patin avec le Bourgeois
gentilhomme. La scène où M. Serrefort apporte à
sa belle-soeur les articles d'accommodement de la part
dela marquise , rappelle M. de Sottenville dictant à son
gendre les conditions si plaisantes de la réparation que
cepauvreGeorges Dandin est obligé de faire à Clitandre.
C'est encoreMolière , qui dans le Festin de Pierre ,
a fourni à Baron et à Dancourt, le modèle de Moncade
et de Villefontaine. C'est sur Don Juan que sont copiés
ces hommes à bonnes fortunes , ces chevaliers à la
mode qui trompent toutes les femmes qui ont le malheur
de s'en laisser charmer. Mais dans Molière , si nous
voyons les perfidies d'un libertin , nous sommes aussi
témoins de sa punition; au lieu que toutes les autres
pièces donnent à ces aimables imposteurs une indifférence
commode, qui les console de tout, et qui met toujours
les rieurs de leur côté . Le Chevalier de Dancourt ,
le Moncade de Baron , et le Moncade de Dallainval ,
sont les premiers à rire et à nous faire rire des personnages
qu'ils voulaient et qu'ils n'ont pu duper. Dans
toutes les comparaisons que l'on fera de Molière et de
ses imitateurs , on trouvera toujours au premier cette
supériorité , presque aussi grande sous le rapport moral
que sous le rapport littéraire.
SEPTEMBRE 1816 . 373
Si Dancourt a tant d'obligations à Molière , il a été
imité à son tour. Mme Abraham , Benjamin , M. Mathieu
et le marquis de Moncade de l'École des Bourgeois
, ont beaucoup de rapport avec Mme Patin , Lucile ,
M. Serrefort , et le chevalier de Villefontaine; et il n'y
en a pas moins entre le Chevalier , la Baronne , Frontin
et Marine de Turcaret , et le Chevalier à la Mode ,
Mme Patin , Crispin et Lisette . Dans la pièce de Lesage ,
le marquis de la Tribaudière retrouve chez la Baronne
Mme Turcaret , sa conquête de lansquenet , comme le
Chevalier à la mode rencontre sa vieille Baronne chez
Mme Patin .
La seconde représentation de la reprise du Chevalier
à la mode a été suivie des Fausses confidences ; dans
les deux pièces c'est une veuve amoureuse , mais Araminte
est aussi aimable, que Mme Patin est ridicule ; mais
Doranteest aussi intéressant, que Villefontaine est odieux .
Dans la comédie de Marivaux , Dubois fait à Araminte
defausses confidences pour augmenter l'amour qu'elle
a pour son maître; dans celle de Dancourt , Crispin ,
quia laissé découvrir la liste des maîtresses du chevalier ,
est forcé par celui-ci de faire aussi de fausses confidences
à Mme Patin , pour justifier ses liaisons avectoutes
les femmes : dans l'une , c'est un homme de cour ruiné
quiveut épouser les 40,000 livres de rente de la Baronne
ou les 55,000 de Mme Patin ; dans l'autre , c'est un jeune
homme de mérite , sans bien et sans naissance , qui sacrifie
une riche douairière, à l'amour sans espérance qu'il
a pour Araminte. Là , c'est une veuve vieille et extravagante
, qui sans écouter les sages conseils desonbeaufrère
, voudrait échanger son argent contre la qualité
d'un homme qui la trompe ; ici , c'est une veuve jeune
et sensible , qui préfère aux vues ambitieuses de sa mère
et au beau nom de Dorimon , le plaisir de donner sa
fortune et sa main à un jeune homme charmant. Mme
Patin recherche le chevalier , plus par vanité que par
amour ; et voilà pourquoi elle finit par entendre raison
parepo Migaud : Araminte au contraire aime
Dorante ; et voilà pourquoi sa mère ne peut l'empêcher
de prendre pour mari le petit intendant. On voit que
et épouserм.
374 MERCURE DE FRANCE .
ces deux pièces ne présentent que des contrastes , et le
dialoguede Marivaux est aussi éloigné de celui de Dancourt
, que le jargon peut l'être du ton de la vérité. Il y
ad'ailleurs beaucoup d'intérêt dans les Fausses confidences
, qui sont le chef-d'oeuvre de Marivaux; mais
on ne trouve quelques traits d'un comique franc et naturel
que dans les rôles de M. Remi et de Mme Argante.
Il y a une scène qui semble imitée du Chevalier à la
mode. Mme Argante conseille , ou plutôt ordonne à Dorante
de tromper sa fille sur son droit , dans son affaire
avec le comte Dorimon , et de favoriser ce dernier ;
Mme Patin engage également M. Migaud à faire gagner
à la baronne son procès , qu'elle ait droit ou non. L'intendant
et le conseiller se refusent tous deux à faire une
injustice : mais il y a cette différence , à l'avantage de
Dancourt, que Mme Patin ne parle pas sérieusement; c'est
un jeu de sa part ; elle a de l'humeur , et veut se débarrasser
de M. Migaud ; elle luifait une querelle d'allemand,
comme elle le dit elle-même : Mme Argante ,
au contraire , parle de sang froid . Sa proposition,il est
vrai , ne sert qu'à faire ressortir la probité de Dorante ,
mais elle n'en est pas moins odieuse. Dancourt est beaucoupplus
moral .
Mile Leverd n'a pas été bien inspirée de jouer dans la
même soirée Mme Patin et Araminte; elle n'a mis presque
aucune différence entre ces deux roles si différens . Elle
aparu amoureuse du chevalier de Villefontaine comme
de Dorante . Encore une fois Mme Patin ne veut épouser
le chevalier que pour devenir femme de qualité , pour
porterunde ces noms qui emplissent le plus la bouche ;
au lieu qu'Araminte aime pour aimer , et pour être
aimée. Cependant Mlle Leverd a trouvé pour défenseur
unde nos plus habiles critiques. M. S.... , dans le Moniteur,
a cherché fort adroitement , non seulement à la
justifier , mais à prouver qu'elle avait parfaitement saisi
l'esprit durôle; selon lui ,une femme qui aun carrosse ,
des chevaux , un cocher à moustaches, et tout le train
desdames de la cour , et qui est accoutumée à imiter
leurton et leurs manières , doit en avoir conservé quelque
chose : c'est comme si l'on disait que M. Jourdain , qui
SEPTEMBRE 1816. 375
ades laquais etdes maîtres entout genre,comme les
personnes de qualité , qui porte à son habit les fleurs en
en bas , comme les personnes de qualité , doit en avoir
la grâce et l'élégance. M. S.... , en se contredisant un
peu , ajoute que Mme Patin doit seulement avoir le ridicule
d'une bourgeoise qui singe les femmes de la
cour; mais Mile Leverd ne l'a presque jamais .On dirait
qu'elle aime le chevalier pour lui- même, et non pour
le nom qu'il porte, tant elle met de tendresse dans les
discours et les regards qu'elle lui adresse. Mile Leverd
a tellement porté malheur à M. S.... , qu'il dit que
Mme Patin ne doit pas être jouée comme Mme Jourdain ;
c'est certainement ce que personne ne lui contestera.
Mme Jourdain est une bourgeoise qui veut l'être ; elledit
à qui veut l'entendre qu'elle est fille d'un marchand :
Mme Patin est une bourgeoise honteuse de l'être , qui
reniepour sonbeau-frère M. Serrefort. Non , sans doute ,
il ne faut pas jouer Mme Patin comme Mme Jourdain ,
mais il faut la jouer comme M. Jourdain , comme
Mme Abraham. M. S, ... prétend que dans ce cas il n'y
aurait plus de gradation entre le rôle de la vieille
Baronne et celui de Mme Patin; mais la baronne n'est
que la caricature de la noblesse , opposée à la caricature
de la bourgeoisie ; ce sont les folles prétentions d'une
timide roturière, qui tremble devant une épée nue, et la
bravoure grotesque d'une bradamante à paniers et à
vertugadins, que Dancourt a voulu mettre aux prises ;
et peut-être l'issue de ce cartel ridicule , autant que les
conseils de M. Serrefort , décide burlesquement Mm
Patin à épouser M. Migaud , comme si elle voulait se
punir par là de n'avoir point osé se mesurer avec une
femme de qualité.
Andromaque.- Début de M. Victor dans Oreste.
M. Victor a choisi pour son coup d'essai un des rôles
les plus difficiles , et les mieux joués par Lafon et Talma .
Ce débutant déclame fort bien , et peut-être trop bien ;
il est à craindre que son débit , si conforme aux leçons
de son maître , ne soit point propre à rendre les inspirations
qu'aucun professeur ne peut donner. M. Victor
576
MERCURE DE FRANCE.
promet , dit-on , beaucoup; puisse-t-il faire mentir le
proverbe qui dit : Promettre et tenir sont deux !
a succédé à
La représentation qu'on a donnée le même jour , des
Originaux , de Fagan, peut être considérée comme une
reprise. Monrose , qui dans cette pièce ,
Dugazon , paraît être fort aimé du public ; mais presque
tout son mérite consiste dans son agilité. Dans Lolive ,
du Grondeur , c'est le maître de danse bretteur qu'il
joue le mieux ; il ne fait que se remuer , s'agiter , se
contourner de mille manières , à la grande satisfaction
du parterre ; dans le Mercure galant , ce sont encore les
mêmes contorsions. M. Brettenville , de Fagan , et le
maître de danse , de Dugazon , viennent de lui fournir
encore une belle occasion de déployer sa souplesse et ses
grimaces ; mais interdisez à Monrose ses gambades , ses
sauts et ses trépignemens , et ce petit luron si sémillant
vadevenir aussi froid que Cartigny. Sa taille est mince
et g . êle , sa voix glapissante et sa figure peu expressive ;
en în pour que Monrose amuse, il faut toujours lui dire :
Allons , saute marquis .
Les comédiens français ont jugé à propos de supprimer
une bonne scène des Originaux , et l'ont remplacée
par celles du maître italien et du maître de danse. Ces
deux bouffonneries de Dugazon sont la monnaie de la
scène de Fagan ; mais c'est une monnaie pleine d'alliage ,
et Boileau aurait certainement renvoyé le macaroni et
la queue du chat , sur la place où Brioché préside .
Tous les journaux ont fait éclater, leur indignation
contre Mlle Gersay , qui à la dernière représentation du
Mariage de Figaro , s'est habillée en homme pour siffler
Mlle Regnier. Mais à quoi se réduisent toutes ces
déclamations ? à reprocher à Mile Gersay de n'avoir pas,
comme les princesses dont elle recevait les confidences ,
de quoi salarier des admirateurs pour elle et des siffleurs
contre ses rivales. Otez à Chérubin son équipage et ses
diamans , et vous trouverez plus d'une fois ce petit
drôle , qu'on prendrait pour une femme , blotti , non
dans un fauteuil , pour ne pas compromettre Suzanne ,
mais dans une loge, pour imiter Mile Gersay. Cette actrice
, qui a été surprise en flagrant délit , vient d'envoyer
SEPTEMBRE 1816 . 377
sa démission; elle ne pouvait pas , en effet , rester plus
long-temps à la Comédie Française. La première condition
pour figurer parmi les princesses du théâtre , est
de pouvoir acheter l'assurance de n'être jamais exposée
soi-même à recevoir de pareilles avanies .
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE . - ODÉON.
Pendant que Miles Saint-Falet Clairet font fracas
aux Français , les paisibles habitués de Feydeau et de
l'Odéon ont cru remarquer , en nettoyant deux fois leurs
lorgnettes , les débuts presqu'imperceptibles de Mme Juclier
et de Mme Drouville. S'ils ne se sont point trompés,
il faut plaindre le théâtre Feydeau de la conspiration
que les femmes semblent avoir formée contre lui. Les
Amazones ne voulaient point laisser entrer d'hommes
dans leur empire; les actrices de Feydeau semblent avoir
résolu de n'admettre parmi elles aucun acteur dont le
talent pût égaler le leur. Mme Juclier promet de remplacer
Mme Desbrosses , comme Mile More nous laisse
sans inquiétude sur la retraite de Mme Gavaudan ; mais ,
hélas ! personne ne promet de remplacer Elleviou. Quant
à Mme Drouville , qui a aussi débuté dans les mères à
l'Odéon , elle paraît vouloir ravir aux faibles mains de
Miles Descuillés et Sara Lescot le sceptredes douairières
,porté si long-temps avec gloire par Mme Molé.-
L'Odéon va donner la Femme jalouse. Mlle Délia doit
jouerMme Dorsan. Quelle témérité de lutter contre Mile
Leverd, et de vouloir élever autel contre autel ! -Après
le Chevalier de Canolle et les deux Philibert , l'Odéon
avait besoin de reprendre haleine; il lui fallait , pour se
reposer , le petit succès des Petits Protecteurs. Cette
pièce , dont le second titre est l'Escalier dérobé , serait
mieux intitulée : les Ricochets dérobés ; l'imitation
est un peu trop forte. Les Petits Protecteurs sont de
M. Daubigny , un des auteurs de la Pie voleuse. Ses
titres et ses ouvrages sont toujours ou voleurs , ou volés.
THEATRE DE LA PORTE SAINT -MARTIN.
La reprise de la Fille mal gardée a été remarquable
par l'escapade de Mme Saint-Amand , qui va expier sa
5,8 MERCURE DE FRANCE .
1.
courte absence du théâtre en passant quinze jours aux
Madelonnettes ; par les bonds prodigieux de Colin , et
les entrechats un peu graveleux de Lise, qui ne semble
pas avoir été élevée mieux , qu'elle n'est gardée.
THEATRE DE LA GAITÉ .
1
Première représentation de la Fille du Désert , ou
les Germains .
La Fille du Désert n'attirera pas autant de monde
qu'Agar, dans le désert. C'est encore une pièce dérobée,
el MM. Louis et Duperche ont volé la Vestale , que
M. de Jouy a volée lui-même ; mais l'auteur de l'opéra
a été le bon larron : les auteurs du mélodrame ont été
sifflés. On a cependant demandé leurs noms ; un acteur
s'est avancé et adit : Messieurs , la pièce que nous avons
eu l'honneur de représenter devant vous est..... Mauvaise,
a crié tout à coup unhomme au répart brusque ;
tout le monde a été de son avis .
E.
INTERIEUR .
Leroi , par son ordonnance du 5 de ce mois , a dissous la chambre
desdéputés , et réduit au nombre prescrit par la charte celui des
membres de la nouvelle chambre , qui est convoquée pour le 4 novembre
prochain. Tout député doit être âgé de 40 ans , et payer
1000 fr. d'imposition.s Les conseils électoraux d'arrondissement
s'assembleront le 25 septembre , et ceux de département le 4 octobre.
L'article 1 porte expressément que nul article de la charte ne sera
révisé; l'article 2 dissout la chambre existante. Les autres sont réglementaires
et concernent les élections. Un état de la population de
chaque département et du nombre de députés à nommer par chacun
d'eux, est annexé à cette ordonnance: il est de 258. La plus haute
sagesse a présidé à cette ordonnance , et la joie avec laquelle elle a
été accueillie, prouve à quel point elle était désirée. La foule qui
s'est portée le dimanche 8sous le balcon où le roi a la bonté de
s'avancer le dimanche en revenant de la messe , semblait , par la
vivacité de ses acclamations redoublées , le remercier de ce nouveau
bienfait. On ne peut se le dissimuler , la crainte s'était emparée
detous ceuxqui n'avaient pas perdu la mémoire. Ce ne furentpas les
méchansqui en 1789firent le mal dans les commencemens de cette
trop fameuse assemblée; ils laissèrent des hommes honnêtes , mais
SEPTEMBRE 1816. 379
dont l'exaltation était dangereuse , entamer des discussions métaphysiques
, mettre en avant des systèmes inconciliables avec la
marche d'un bon gouvernement. Les esprits s'aigrirent , s'aliénèrent
les uns des autres , et ce fut dans cette fermentation , qui devint
générale , car elle gagna toutes les classes de la société , que les
hommes pervers firent peu à peu éclore les projets qu'ils avaient
préparés dans l'obscurité , et que la France fut perdue avec son roi.
-Une deuxième ordonnance du même jour nomme les 86présidens
des colléges électoraux dedépartement.On a remarqué qu'aucun
membre de la chambre des pairs n'y était porté, et qu'entre
ceux qui étaient nommés présidens , il se trouvait47 membres de
l'ancienne chambre.
-Le roi , dont la bienfaisance multiplie les ressources , vient de
donner 30 mille francs aux habitans du département de la Moselle ,
qui a été ravagé par un orage terrible, et 50mille à ceux du département
de l'Isère, qui a souffert des inondations par larupturede
quelques digues . Mgr. le duc d'Angoulême en a aussi donné dix
mille.
- Madame , duchesse d'Angoulême , lorsqu'elle a séjourné à
Troyes en revenant des eaux , s'est plue à raconter , que passant à
Nogent-sur-Seine , il y a 21 ans , pour se rendre en Autriche , etque
n'ayant rien voulu recevoir des tyrans de la France , elle se trouvait
dépourvue dunécessaire. La maîtresse de poste s'en étant aperçue ,
lui offrit tout ce qui lui manquait. Madame accepta d'une simple
Française ce qu'elle avait refusé de tenir du crime puissant. Madame
ayantdepuis voulu récompenser cette femme fidelle à l'honneur,
elle lui répondit: Qu'elle désirait pour elle et poursafamille
le bonheur de lui baiser la main.
-Le 25 juillet dernier , l'île de la Guadeloupe a été remise par
sir Leith , commandant des troupes anglaises , à M. le comte de
Lardenoi , que le roi a nommé gouverneur de cette île .
-Sa Majesté , par une ordonnance du août , a prescrit qu'il
serait donné des congés de semestre à la moitié des officiers do
chaque légion départementale et de chaque régiment de cavalerie.
Ils doivent durer da 15 septembre au 1 avril 1817.
- S. A. R. Monsieur; Madame , duchesse d'Angoulême , et
Mgr. le duc d'Angoulême , ont été visiter l'atelier de M. Lemot;
ils ontvu avec satisfaction le modèle de la statue de leur noble auteur
. Monsieur a voulu examiner le registre qui contient les noms
de ceux dont les offrandes réparent l'injure faite au bon roi .
Mme Jaquotot , dont nous avons parlé en rendant comptede
la visite que S. M. a faite à la manufacture de Sèvres , vient d'être
nommée par le roi son premier peintre en porcelaine.
-Une ordonnance de S. M. règle le traitement, les fonctions et
le rangdes aumôniers attachés à chaque régiment. Leur rang est
celui de capitaine .
380 MERCURE DE FRANCE .
M. Piquet a établi à Lyon des ateliers dans lesquels oncopie
les tableaux des maîtres de l'art par un procédé mécanique de son
invention. Il est certain que ces imitations doivent être préférées à
ces peintures que l'on voyait dans nos églises , et qui souvent n'étaient
que de médiocres croûtes. Mgr. le duc d'Angoulême a été
visiter cette manufacture , et il en a encouragé l'auteur. Il y a vu
un Christ d'après Lebrun : ce tableau a cinq pieds deux pouces de
haut, trois pieds huit pouces de large , et peut être donné pour
le prix de 50 fr. Le Baptême de Saint-Jean , qui contient deux
figures , pour 60 fr l'Assomptionde la Vierge , d'après le Dominiquin,
tableau de six pieds de haut, quatre pieds six pouces
de large , renfermant quatorze personnages , pour 70 fr. La piété
trouvera ainsi les moyens de réparer les dégâts commis dans beaucoup
d'églises de campagne.
,
-Le roi vient d'établir une école pratique des mines à Saint-
Etienne en Forez .
- En attendant que les académies couronnent les discours qui
nous apprendront comment on peut arriver à la restauration des
moeurs, les ministres de la religion , protégés par le gouvernement ,
pénètrent dans les prisons , y répandent l'instruction , y prêchent
l'évangile à de malheureux enfans auxquels il était peut -être inconnu,
ou qui en connaissaient si peu les maximes , qu'ils sont ,
àpeine dans leur adolescence , condamnés à la réclusion pour des
crimes . Ces zélés ministres commencent à retirer le fruit de leur
mission, car il y a peu de temps qu'environ vingt enfans enfermés à
Sainte-Pelagie , ont fait leur première communion dans la chapelle
de laprison.
Lanouvelle que les affaires de l'église gallicane étaient sur le
point d'être terminées , se confirme , et d'autant plus qu'un ecclésiastique
, secrétaire de notre ambassadeur à Rome , est arrivé depuis
peu de jours ; on le dit chargé de dépêches importantes .
-D'après le compte qui a été renda à S. M. que les corps de
sagardeportés au monent où ils se trouvent , suffisaient au service ,
S. M. a ordonné de suspendre le recrutement, comme il l'a déjà fait
pour latroupede ligne.
- M. Tiolier fils vient d'être nommé en remplacement de M. son
père , graveur général des monnaies.
-Sa Majesté s'est rendue le 18 de ce mois à Vincennes , pour
y passer en revue les corps d'artillerie de sa garde. Après avoir
passé au pas dans sa calèche entre les rangs , S. M. a vu commencer
l'exercice à feu . S. M. était placée sous une tente dressée sur une
petite éminence , et le service des pièces s'est fait avec la plus grande
précision.Au moment où le roi passait entre les rangs , le plus profond
silence y régnait par respect pour l'ordonnance qui défend
aux troupes sous les armes aucune acclamation ; mais les regards
remplis d'amour exprimaient ce qu'il n'était pas permis de dire.
Le zèle de la troupe esttel qué dans une seule nuit elle avait dressé
une batterie de trois gros mortiers .
qué
SEPTEMBRE 1816. 38
-Sa Majesté doit faire une revue générale, le r' d'octobre prochain,
de tous les corps de sagarde, époque à laquelle M. leducde
Reggio cesse son service , et où M, le duc deRaguse prend le sien.
-Le roi vient , par une ordonnance , d'autoriser l'établissement,
à Paris , d'une compagnie d'assurance maritime. On espère de
grands avantages , pour le commerce , de l'existence de cette compagnie.
Les chaleurs qu'il a fait depuis quelques jours ont fait le
plus grand hien dans les campagnes ; les fermiers ont ressorti des
granges les grains qu'ils avaient été forcés d'y rentrer encore humides.
Les vins et eaux-de-vie ont baissé de prix dans le midi.
Dans cette année , la foire de Beaucaire , comparée à cellede
1815 , a donné une différence en plus de 7,210,100 fr. en faveur de
l'activité du commerce.
-On mande de Naples que don Francisco Ambruosi a cultivé
avec le plus grand succès , dans la province de Bari , l'espèce de
pavotdont on retire en Asie l'opium. On assure que celui qu'il en
a obtenu est d'une qualité supérieure à celui que nous sommes forcés
de tirer exclusivement de l'Asie. Cette drogue importante faisait
annuellement sortir de l'Europe des sommes considérables. La
plante peut , ajoute-t - on , s'acclimater dans nos provinces méridionales.
Il paraît maintenant assuré que le mariage de S. M. l'empereur
d'Autriche avec la princesse Charlotte de Bavière , aura lieu ,
et même sous peu de temps . On s'occupe à réparer les appartemens
occupés par la feue impératrice. On pense que le roi de Bavière et sa
famille se rendront à Vienne pour assister au mariage.
EXTERIEUR .
Les journaux américains disent que Regnault de Saint-Jeand'Angely
et Réal veulent fonder une coloniefrançaise dans la Carolinedu
sud près des bords de l'Ohio ; le premier y a acheté 10 mille
acres de terre , et le second 8 milles. Admettront-ils aux avantages
de la colonisatión Billaud-de-Varennes , que l'on dit aussi s'être
enfui de Cayenne : on le croyait mort , il s'est retiré dans les Etats-
Unis; puissent-ils tous y apprendre quels sont les devoirs del'homme
envers ses semblables . Regnault cependant n'a pas perdu le goût
d'écrire , et il insère dans les journaux des articles où il se montre
chaud partisan de la liberté; ce n'est plus pour Buonaparte qu'il
taille saplume.
- Les journaux de New-Yorck annonçaient que l'armée de
Bolivar avait obtenu des avantages sur les Espagnols loyaux , dans
le pays de Venezuela ; mais que toute l'armée de Morelos , dans le
Mexique , était soumise.
-Les indépendans ont une frégate de 32 canons , et une corvette
de 20 , en croisière devant les Canaries. Ils ont acheté des vaisseaux
fins voiliers et les arment à Buenos Aires. Un bâtiment anglais
:
382 MERCURE DE FRANCE .
avu au vent de la Trinité une flotte des indépendans composée de
dix-huit ou vingt bâtimens de 14 à 20 canons et de deux bombardes.
L'expédition portugaise dont nous avons déjà parlé devait ,
le4juin, partir de Rio-Janeiro. Elle consistait en un vaisseau de
74,sixfrégates , sept chaloupes , et plusieurs vaisseaux de transports
chargés de 7,000 hommes de troupes régulières , dont 4,000 ont
servi sous les ordres de Wellington Cette expédition semble devoir
être dirigéecontre Monte-Video; on a écrit depuis qu'elle était en
mer.
- On prétend que Christophe a engagé des savans à se rendre
d'Angleterre àSaint-Domingue; on ajoutait qu'il y en avait quelques-
unsqui avaient accepté : il faut espérer , pour l'honneur de la
science, que cette dernière partie de la nouvelle est controuvée.
D'autres personnes devaient s'y rendre des environs d'Hambourg.
Onacitédepuis d'autres officiers allemands qui acceptaient du servicedans
lestroupes de ce noir .
Les fonds de la banque norwégienne ont été fixés à 3 millions
rixdallers .
- L'espagne a fait mettre la citadelle de Ceuta en état de défense,
maislatournure avantageuse que les affaires ont pris à Alger ,
rendra cette précaution inutile. Lord Exmouth, qui a été blessé ,
est retourné à Gibraltar pour y réparer les fortes avaries que son
escadre a éprouvées dans le combat. Un de ses officiers de pavillon a
passé ilya quelques jours à Paris , il se rendait à Londres ; il a confirmé
la nouvelle que nous avons donnée. Les Algériens commençaientàcourir
contre les Espagnols au moment de l'expédition.
- L'expédition annoncée , forte de 8,000 hommes , 2,000 cavaliers
et un traind'artillerie , que l'Espagne doit envoyer en Amérique
coutre les indépendans , n'a point encore mis en mer . Le commerce
de Cadix sent aussi la nécessité de faire des efforts pour se
défendre contre leurs corsaires ; il doit aider le gouvernement pour
armer quatre vaisseaux qui , tous les trois mois , serviront d'escorte
auxbâtimens marchands..
-Les généraux Abadie et Lardisabal ont été exilés , parce que,
dans leur correspondance qui a été interceptée , ils révélaient une
partie des secrets du cabinet.
- L'évêque de Crama a versé dans le trésor du roi 250,000 fr.
Lesprincesses de Brésil , dont on savait le départ, ont débarqué
à Cadix le 4 de ce mois.
-Les dues de Kentet celui de Cambridge sont dans cemoment
dans le royaume des Pays- Bas. Le duc de Cambridge doit se rendre
au quartier-général de lord Wellington , pour voir l'armée qui va
être exercée aux grandes manoeuvres.
Les injures et les personnalités dont le rédacteur du Nain
jauneremplit son libelle, lui ont suscité des querelles. Il s'ensuivit
une rixedans le pare, àBruxelles, etmême des voies de fait. Dirat ,
1
SEPTEMBRE 1816. 383
principal rédacteur , s'est battu enduel ; il a reçu une balle qui lui a
traversé la joue et cassé quelques dents .
- Le capitaine Manby vient de faire en Angleterre , à Woolwich
, l'épreuve d'une pompe à incendie d'une construction particulière,
et avec laquelle , au lieu d'eau pure , il emploie une liqueur
composée d'un peu de potasse et de chaux. On dit que toutes les
expériences ont été concluantes en faveur de l'invention.
-Les coups de vent qui accompagnent le retour des équinoxes ,
ont cette année causé beaucoup de naufrages , et plusieurs bâtimens ,
tant anglais que d'autres nations , ont péri ou échoué sur les côtes
de France et aux environs de Calais . Un paquebot anglais a man.
quépérir en entrant à Ostende. Tout le monde a été sauvé, à l'exceptiond'un
seul homme.
ANNONCES.
L'académie des jeux floraux propose , pour sujet
de discours , Dans l'état actuel de la monarchiefrançaise
, quels seraient les moyens les plus propres à
opérer la restauration des lettres et des moeurs ?
L'académie aura à distribuer , comme prix réservés ,
trois amaranthes , cinq violettes , un souci , un lis , et
deux églantines. L'amaranthe est le prix de l'ode, la
violette est destinée à un poëme ou à un épître ; les
églogues , les idylles et les élégies concourent pour le
souci; le lis est destiné à un hymne ou un sonnet en
l'honneur de la Vierge , c'est le seul prix de poësie dont
le sujet soit déterminé. L'églantine d'or est le prix du
discours proposé par l'académie.
se
Le concours est ouvert jusqu'au 16 février 1817 inclusivement.
Il faut faire remettre , par quelqu'un qui
soit domicilié à Toulouse , trois exemplaires de chaque
✓ ouvrage , adressés à M. Poitevin , ancien avocat ,
crétaire perpétuel de l'académie , il en donnera récépissé.
Il suffit de mettre en tête de l'ouvrage une devise,
et il est inutile de joindre un billet cacheté contenant
le nom de l'auteur .
Histoire abrégée du pontificat ; par M. Benoiston
de Chateauneuf , tom. rer. Prix : 5 fr. , et 6 fr . par la
poste. A Paris , chez l'auteur , rue Saint-Dominique
d'Enfer , n° 200; chez Moreau , imprimeur-libraire , rue
584 MERCURE DE FRANCE .
Saint-Honoré , nº 315 ; et chez les marchands de nouveautés
. 1
Guide de l'avocat , ou essais d'instruction pour les
jeunes gens qui se destinent à cette profession ; par M. Gibaut
, avocat , docteur régent à la faculté de droit de
Poitiers . A Paris , chez Beaucé , libraire , rue J.-J. Rousseau
( Plâtrière ) , nº 14. Deux volumes de 500 pages .
Histoire des religions et des moeurs de tous les
peuples du monde : avec 600 gravures , représentant
toutes les cérémonies et coutumes religieuses , dessinées
et gravées par le célèbre B. Picart ; publiées en Hollande ,
par J.-F. Bernard : augmentée de l'histoire des religions
des derniers peuples découverts depuis cinquante ans ;
des cérémonies de certaines messes et processions singulières;
des convulsionnaires ; de l'histoire de l'inquisition;
de la superstition ; des sorciers; des enchantemens;
de l'apparition des esprits; de la baguette divinatoire ;
de la fête des foux ; des saturnales ; des sectes religieuses
; des événemens survenus dans le clergé et l'église
catholique en France depuis 1789 ; de l'origine ,
de l'utilité et des abus de la franc-maçonnerie , etc. , etc. ,
avec 30 planches nouvelles. Six volumes in-4° publiés
en 24 livraisons. Chaque livraison est de 7 fr. 50 c. , et
franc "de port 9 fr. Il paraît deux livraisons par mois ;
première livraison contenant 31 gravures. On souscrit
à Paris , chez Mile Adèle et Hippolyte P. , artistes , rue
des Marais , nº 18 , faubourg Saint-Germain ; Pelicier ,
libraire , au Palais-Royal ; et A. Eymery , libraire , rue
Mazarine , no . 30.
Cet ouvrage , justement estimé et connu depuis longtemps
, n'est pas susceptible d'un extrait ; mais lorsque
ladeuxième livraison nous aura été remise , nous aurons
soin de rendre compte de la manière dont cette nouvelle
édition est exécutée. Nous croyons pouvoir dire , d'après
l'examen de la première livraison, qu'elle doit être accueillie
favorablement.
DUBRAY , IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
พ.° 5.
**************
RO TIMBRE
MERCURE
DE FRANCE.
SEINE
www
AVIS ESSENTIEL .
Lespersonnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler, si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros.
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 5o fr. pour l'année.- On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très - lisible . - Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration da
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
POESIE.
ENDY MIΟΝ ,
wm
Cantate à l'occasion du tableau de M. Giraudet , représentant
Endymion endormi , tandis que Zéphire écarte lefeuillage pour
laisser pénétrer les rayons qui annoncent la présence de Diane.
<< Toi qui défends les fleurs de ce rivage
>> Des feux brûlans que verse le lion ,
> Enseigne-moi quel asile sauvage
>> Retient ce soir le bel Endymion.
>> Repose-t-il sur le bord des fontaines ,
» Ou près du roc d'où sort le noir torrent ?
>>> Ou poursuit- il sur les plages lointaines
>> La sombre hyenne et le lynx dévorant ?
TOME 68 . 25
386
MERCURE DE FRANCE.
>>>Parcours les bois sur ton aile légère,
>> Et , si tu rends ce héros à mes voeux ,
>> Toutes les nuits , sur l'herbe bocagère ,
>> Mes doux rayons éclaireront tes jeux.>>>
Ainsi parlait Diane au jeune fils d'Eole ,
Qui rafraîchit Lathmos de son souffle léger .
Zéphire obéissant quitte les fleurs , s'envole ,
Et dans les bois profonds cherche l'heureux berger.
Sur sa route incertaine il sème un doux murmure.
Bientôt, en pénétrant sous la feuillée obscure ,
Il trouve Endymion dans le sein du sommeil ,
Et revient sur ses pas sans hâter son réveil.
<<<Déesse sensible ,
>>> L'aimable chasseur
>> D'un sommeil paisible
Goûte la douceur.
>> Sa bouche où la rose.
>> Semble s'animer ,
>> Pendant qu'il repose
>>> Vient de vous nommer.
>> Venez, lanuit sombre
>> Voile un corps si beau ;
>> Apportez dans l'ombre
>>> Votre doux flambeau . »
Diane suit les pas de son fidelle guide ,
Et porte au fond des bois sa lumière timide.
Là , sous l'heureux abri de rameaux toujours frais ,
Sur la peau des lions le beau chasseur repose.
Elle approche en tremblant de ces abris secrets.
Atravers le cytise et les feuilles de rose,
Le désir fait glisser ses regards caressans ;
Et d'une main légère écartant le feuillage ,
Zéphire à ses regards ouvre un libre passage.
SEPTEMBRE 1816. 387
De l'aspect du héros elle enivre ses sens ,
Etd'une lumière éthérée
Porte les doux rayons sur sa bouche adorée.
L'écho mystérieux entendit ces accens :
<<Dors , fils de Jupiter. Puisse ton chien fidelle
>>> Ecarter loin de toi le farouche lion!
>> Puisse le chant de Philomèle
» Hâter seul le réveil de mon Endymion !
>> Puisse sa belle bouche être toujours nourrie
>> Des trésors par l'abeille au printemps amassés !
>> Puisse l'herbe toujours fleurie
>> Se courber mollement sous ses membres lassés ! >>>
A ces mots le chasseur s'éveille ;
Ces accens enchanteurs ont frappé son oreille.
D'un jour mystérieux il se voit entouré ;
Des rêves du bonheur son coeur est enivré;
Il reconnaît Diane , il soupire , il l'appelle ,
Etses tendres efforts arrêtent l'immortelle.
Zéphire, aux jeunes fleurs qui parfument Lathmos ,
Alla conter cette aventure ;
Et l'on dit que souvent son indiscret murmure
Laisse encore entendre ces mots :
<< Fleurs , au souffle de l'amour
>>> Ouvrez vos brillans calices .
» Goûtez toutes ses délices ,
>> Quand la soeur du dieu du jour
>>>Devient amante à son tour.
>> Fleurs , au souffle de l'amour
>> Ouvrez vos brillans' calices.>>>
J.-P. BRÈS.
25.
388 MERCURE DE FRANCE.
wwwwwwwwwwwwwwwwwwwww
A MADAME DE B*** ,
Pour l'engager à revenir à la campagne , comme elle
l'avait promis .
« Oui , je reviendrai près de vous ,
>> Mes bons amis que je regrette;
» Je veux , malgré le sort jaloux ,
>>> Revoir encor cette retraite
» Dont les agrémens sont si doux.
>> Croyez que les jours de l'absence
>> Vont être bien longs pour mon coeur ,
>> Et que je ferai tout , dans mon impatience ,
>> Pour en abréger la rigueur. >>
C'était ainsi qu'Eléonore
En partant calmait nos ennuis ;
Mais cet espoir qui nous avait séduits
Ne peut plus nous séduire encore.
Déjà le printemps s'est enfui
Avec son aimable compagne ;
La saison qui marche après lui
Déserte aussi notre campagne :
1
Et nous vous appelons , hélas ! toujours en vain.
Il est vrai que parfois un mot de votre main
Vient adoucir notre souffrance ;
Mais quelque charme qu'ait pour nous
Tout ce qui vient de vous ,
Qu'est-ce auprès de votre présence ?
Qui peut done arrêter vos pas
Et vous faire oublier ces valons solitaires
Qui pour vous avaient tant d'appas ?
Pourquoi donc ne venez-vous pas
Fouler de vos pieds délicats
La pelouse de nos bruyères ,
Et vous mêler aux jeux de nos jeunes bergères?
SEPTEMBRE 1816. 389
Telle on raconte qu'autrefois
Vénus , sous l'ombrage des bois ,
Prenait part aux plaisirs de ses nymphes légères.
Ah ! si le murmure des eaux ,
Si le parfum des fleurs , si le chant des oiseaux
N'ont plus rien qui vous intéresse ;
Si ce monde brillant dont la foule s'empresse
A vous environner d'honneurs toujours nouveaux ,
Près de lui vous retient sans cesse ,
Pendant qu'en proie à la tristesse
Nous soupirons vers vous du fond de nos hameaux ,
De votre coeur , au moins , nous avons droit d'attendre
Quelque chose pour tant d'amours ;
Et si vous ne venez pour passer de beaux jours ,
Venez , venez pour nous les rendre.
ÉNIGME .
Le sexe dont je suis , qui doit me revêtir ,
Ne m'habille avec soin que pour me découvrir ;
Et celle à qui je fais le mieux gagner sa vie ,
Semble à me dépouiller mettre une grande envie.
Des deux sexes le vêtement ,
La parure , l'ameublement ,
De moi tire son origine .
Je retiens fort souvent une beauté peu fine ,
Qui l'oreille fermée aux soupirs d'un amant ,
Me fait la cour assiduement .
Dès que l'appàt du gain m'a mise toute nue,
Onquitte mon corps sec et tout d'une venue.
Dans un tendre déguisement
D'un dieu je fis l'amusement.
CHARADE.
On voit le malheureux chargé de mon premier ,
Traîner avec douleur sa pénible existence.
590 MERCURE DE FRANCE .
Quoique très- inconstant , quelquefois mon dernier
De l'homme ambitieux a comblé l'espérance.
Par le crime souillé , quand un faible mortel
Adresse au Tout-Puissant une longue prière,
Agenoux prosterné au pied du saint autel ,
S'il n'est point mon entier c'est en vain qu'il espère.
LOGOGRIPHE..
Quoique je sois de fort peu de valeur ,
Moncorps mince et fluet, dans toutes les toilettes ,
Est d'un grand usage aux coquettes ,
Et pent donner aussi du tintoin au lecteur .
D'abord un certain mois qu'on destine aux fleurettes
Divise également mon tout.
Item, on trouve encor , en cherchant jusqu'au bout ,
La fille de Cadmus , une nymphe , une ville ,
Un mot latin qu'à mainte fille
Maint galant traduit en français ;
Ce qu'un homme d'honneur tâche de rendre illustre ;
Ce qu'il faut dénombrer cinq fois
Quand on veut composer un lustre ;
Un fratricide , un souverain ,
Un ton de la musique , une qualité rare ,
Dont plus d'un faussement se pare ;
Unmembre , un fruit, etje finis enfin.
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Eve. Celui duLogogriphe est Piqueure ,
où l'on trouve Pie , Peur, Queue , Père , Pire , Pure. Le mot de la
Charade est Coupole.
SEPTEMBRE 1816. 391
wwwwwwwww
LE PORTE - FAIX DE BAGDAD ,
OU LES CHARLATANS ET LES IMPOSTEURS .
Conte pour faire suite aux Mille et une Nuits .
Le peuple arabe est un peuple conteur .
LAHARPE.
à l'a-
Iln'est guère personne parmi nous à qui la lecture des
Mille et une Nuits n'ait fait passerquelques heures agréablement
; mais on n'a pas encore envisagé ce livre sous
un rapport plus sérieux , celui de la morale et de la philosophie
. L'éclat éblouissant des fictions ne nuit point
cependant à la vérité , et quelque soit l'auteur ou les
auteurs de ces ingénieux récits , on voit aiséinent que ,
fidelles aux préceptes d'Horace qu'ils n'avaient probablementjaunais
lus ,ils ont cherché à meler l'utile
gréable , sans cependant se croire obligés , comme plusieurs
de nos romanciers modernes , à clouer méthodiquement
à la fin de chaque aventure quelque assommante
moralité. Sous le rapport de l'art et du style , ce
recueil est encore très-remarquable ; les caractères y sont
tracés de main de maître , et chacun des personnages
parle le langage qu'il doit parler , tant il est vrai que les
véritables préceptes de l'art d'écrire sont éternels , immuables
, et ne connaissent point les limites des climats.
-Lesage et Fielding , par exemple , n'auraient pas
décrit d'un style plus piquant le souper imaginaire de
ce Barmecide , et n'auraient pas peint d'une manière
plus franche et plus originale ce célèbre barbier de
Bagdad, dont l'intarrissable loquacité donne lieu à une
foule d'incidens plus comiques les uns que les autres.
Nous ne sommes pas les seuls au reste qui ayons porté ce
jugement sur les Mille et une Nuits ; M. de Laharpe
avait une telle prédilection pour ces productions de l'i -
magination des orientaux , qu'il relisait tous les ans le
recueil des contes traduits par M. Galland , en même592
MERCURE DE FRANCE .
-
temps que les classiques grecs et latins ; c'est lui-même
qui nous l'apprend dans son Cours de littérature.
Quant à nous , après une telle autorité , nous ne craindrons
point d'avouer que les récits , quelquefois un peu
longs il est vrai, de la princesse Scheherazade , ont pour
nous presque autant de charmes que les fables poëtiques
d'Ovide et de l'Arioste.- Mais je me hâte d'en venir au
conte arabe dont je ne suis au reste que le traducteur ,
ou pour mieux dire l'abréviateur .
Sous le règne du calife Haroun-al-Raschid , il y avait
àBagdad un pauvre musulman nommé Aboul-el-Akim ,
qui n'était pas moins renommé dans toute la ville pour
sa sagesse et sa moralité , que pour sa force musculaire
et sa constitution athlétique. Né dans les dernières classes
du peuple , Aboul-el-Akim exerçait à Bagdad l'humble
profession de ses pères ; il gagnait sa vie à porter des fardeaux
et à faire des commissions. Quoique pauvre , il
s'était marié de bonne heure : sa femme était même
jeune et belle , ce qui n'empêchait pas Aboul-el-Akim
de trouver quelquefois que ce nouveau fardeau était
assez difficile à porter , quelque grande que fût d'ailleurs
la force dont la nature l'avait doué. Quoiqu'il fût extrêmement
laborieux , ses petits gains journaliers lui fournissaient
à peine de quoi pourvoir à l'entretien de son
ménage , et sa chère Fatima , c'était le nom de sa fidelle
compagne , ne pouvait s'accoutumer à ce régime de privations
, car elle avait autrefois connu des jours plus
heureux . Les vicissitudes de la fortune seule l'avaient contrainte
à accepter la main du porte-faix de Bagdad , qui
ayant pour sa femme un amour sincère , faisait de son
mieux pour la contenter ; mais la fortune se montrait
ingrate envers lui , et ses efforts n'obtenaient que peu de
succès . Par une fatalité singulière , quoiqu'il passât pour
être un des plus infatigables et des plus vigoureux portefaix
de la ville , Aboul-el-Akim était celui de tous que
l'on employait le moins. Il prit long-temps son mal en
patience ; l'amour qu'il avait pour sa femme lui rendant
ses peines moins amères. Il estvrai de dire que si Fatima
avait des défauts , elle avait aussi de bonnes qualités ;
son attachement à ses devoirs conjugaux était extrême :
SEPTEMBRE 1816. 393
c'était même ce qu'on appelle un dragon de vertu ; elle
était d'ailleurs , comme nous l'avons dit , assez jeune et
assez belle : ses grands yeux noirs inspiraient l'amour ,
et son visage était aussi rond que la lune lorsqu'elle est
dans son plein , ce qui est regardé comme une grande
beauté chez les Turcs. Son principal défaut était d'être
un peu vive et acariâtre : à cela près , c'était du reste
une assez bonne personne.
Ne pouvant endurer plus long- temps sa situation ,
qui devenait pire de jour en jour, notre musulman résolut
enfin de s'ex patrier et d'aller tenter la fortune ailleurs .
Il suivait en cela les conseils d'un jeune fakir , dont le
couvent était situé dans un des faubourgs de la ville de
Bagdad , et qui s'y était acquis une grande réputation
de sagesse et de sainteté.
Les conseils du fakir déterminèrent Aboul-el-Akim
à s'expatrier. Il avait fait depuis peu la connaissance de
ce jeune moine turc dans une des mosquées les plus
fréquentées de la ville , et l'avait plusieurs fois invité
chez lui . Le fakir avait acquis en peu de temps beaucoupd'empire
sur l'esprit de l'humble et pauvre musulman.
Fatima elle-même montrait beaucoup de déférence
pour ses avis ; il ne cessait de répéter au docile
Aboul-el-Akim que nul n'est prophète en son pays ; il
lui racontait plusieurs exemples de personnes qui avaient
trouvé la fortune dans des contrées lointaines , entr'autres
celui de Sinbad le mariu , ce Robinson des Arabes ,
dont les aventures , alors toutes récentes , étaient déjà
célèbres chez tous les peuples de l'Orient. « Combien de
»
»
»
»
»
»
»
fois Sinbad le marin aurait-il fait fortune , disait le
fakir aux deux époux , s'il avait été plus sage , et s'il
se fût borné à venirjouir dans sa patrie des richesses
immenses qu'il avait acquises dans ses premiers
voyages ? Nul doute , Aboul-el-Akim , pour peu que
vous soyez favorisé du grand prophète , que doué
>> comme vous l'êtes d'une force extraordinaire , vous
ne parveniez à la fortune , si vous allez à Ispahan ou
dans la capitale des Indes , où vous acquerrez bientôt
de la célébrité , au lieu de végéter tristement comme
>> vous faites , dans le pays qui vous a vu naître. Quel
»
2)
394 MERCURE DE FRANCE .
⚫ contentement ce sera pour vous d'y revenir riche et
>> considéré , etde pouvoir faire le bonheurd'une épouse
> digne d'un meilleur sort !>>
Ces discours , et d'autres semblables répétés fréquemment
, s'imprimèrent peu à peu dans l'esprit d'Aboulel-
Akim , et le déterminèrent enfin à s'éloigner. D'abord
son intention fut d'emmener avec lui sa chère Fatima;
mais après y avoir mûrement réfléchi , et pris l'avis du
fakir , il se décida à partir seul. Son absence ne devait
être que de deux ou trois ans , temps qui lui paraissait
suffisant pour acquérir , si ce n'est une fortune, du moins
une honnête aisance , dont il reviendrait jouir à Bagdad
auprès de sa fidelle compagne. Il ne lui fut pas difficile
de faire goûter ce projet à Fatima. Il prit donc congé
d'elle un beau matin, l'embrassa bien tendrement , lui
recommanda de veiller avec soin sur ses petites propriétés
, et sur-tout de conserver son honneur intact , ce
que Fatima lui promit de faire du mieux qu'elle pourrait
, en l'assurant qu'il ne devoit avoir aucune inquiétude
à cet égard . Cette scène d'adieux étant donc une
fois terminée , notre musulman , un bâton d'ébène à la
main et un petit sac de cuir sur le dos , s'achemina seul
et à pied vers la capitale de la Perse,
Il y avait à peine deux jours qu'Aboul-el-Akim était
parti; les joues de la tendre , de l'inconsolable Fatima
étaient encore humides des larmes qu'elle avait versées
lors de cette funeste séparation , lorsqu'un soir elle fut
réveillée en sursaut par de grands coups redoublés, que
l'on frappait à sa porte. S'étant habillée à la hate , Fatima
courut à sa fenêtre , et fut on ne peut plus surprise
de reconnaître à la clarté de la lune,Aboul-el-Akim
qui lapriaitdedescendre. Il paraissait extrêmement fatigué;
son front jaune était caché sous les plis de son turban.
Fatima , moitié fâchée moitié contente , se hâta
d'ouvrir la porte; déjà elle s'apprêtait à reprocher à
son époux sa pusillanimité et son manque de résolution ,
lorsque celui-ci détachant une large ceinture de cuir
dont il se ceignait les reins , étala tout à coup sur une
table plus de diamans , d'éméraudes , de rubis et de
perles ,que n'en ajamais produit la lampe merveilleuse
1
L
SEPTEMBRE 1816. 395
, se
d'Aladdin. Ace spectacle inattendu ,les yeux de Fatima,
que la fureur et l'indignation faisaient déjà étinceler ,
radoucirent aussitôt ; elle sauta au cou de son mari , l'accabla
de caresses , et l'assura , en versant des larmes ,
qu'elle était moins sensible au plaisir de se trouver dans
l'opulence , qu'à celui de le revoir de retour aussi promptement.
Aboul-el-Akim , après s'être livré à sa tendresse,
lui raconta qu'étant à quelque distance de Bagdad , s'étant
trouvé la veille surpris par la nuit au pied d'une
haute montagne , il s'était endormi sous un palmier ,
après avoir , suivant sa coutume , récité avec ferveur
quelques versets du Coran , et que pendant son sommeil
un génie bienfaisant lui était apparu , et lui avait
indiqué un trésor caché à quelque distance de ce lieu ;
qu'aussitôt après son réveil il s'était empressé d'y aller ,
et avait découvert un amas considérable d'or et de diamans
, dont ce qu'elle admirait n'était qu'une faible
partie; que se voyant ainsi devenu riche , il n'avait eu
rien de plus pressé que de revenir sur ses pas pour jouir
avec sa chère Fatima de ce bonheur inespéré . Qu'on
juge de la joie et du contentement de cette dernière. Nos
deux époux ne tardèrent pas à changer de demeure ;
Aboul-el-Akim fit le lendemain l'acquisition d'un des
plus beaux palais de Bagdad , ils s'y établirent tous les
deux , et pendant deux ans ce ne fut que des réjouissances
et des festins somptueux . Quant au fakir, coinme
il ne reparaissait plus chez Aboul-el-Akim , Fatima en
demanda souvent des nouvelles à ce dernier , qui se
troubla d'abord et parut embarrassé ; mais ensuite il
finit par répondre à sa femme qu'il croyait que le fakir
était parti pour les Grandes-Indes, et qu'il ne revien
drait jamais àBagdad.
Le lecteur a pu être surpris de ce retour inopiné đe
notre musulman , et de la disparition du fakir. Nous ne
le laisserons pas davantage dans l'incertitude à cet
égard: Il est bon qu'il sache , pour l'explication de cette
énigme , que le riche Aboul-el-Akim n'était autre que
le fakir lui-même. Ce jeune moine , dont l'extérieur
était austère et vénérable , n'était rien moins que ce qu'il
paraissait être . Epris depuis long-temps des charmes de
396 MERCURE DE FRANCE .
1
la belle Fatima , il avait caché soigneusement son amour
à celle qui l'avait fait naître sans le vouloir. Le fakir
connaissait trop la vertu farouche de Fatima pour essayer
de la séduire ; il savait trop bien qu'il n'aurait
recueilli d'une pareille tentative que de la honte et du
déshonneur. Il eut donc recours , pour parvenir à ses fins ,
au stratagême dont on vient de lire le récit. D'abord il
engagea Aboul-el- Akim à s'expatrier , et ensuite , dès
qu'il fut parti, il se revêtit de sa figure ; car ce fakir
était un grand magicien; il avait fait dans l'Inde une
étude particulière de la nécromancie , de façon que cette
métamorphose s'opéra dans un tour de main. Quant
aux perles et aux diamans , on juge bien qu'ayant les
esprits infernaux à ses ordres , le fakir en avait à foison .
Quelques mauvais plaisans ne manqueront pas ici de
faire observer que prendre pour plaire à une femme le
visage même de son mari , n'est pas une ruse fort adroite
pour un sorcier , et qu'à Paris du moins un pareil déguisement
ne ferait pas fortune auprès de la plupart des
femmes . Nous ne nous arrêterons point à réfuter ces
plaisanteries ; le fait que nous rapportons n'en passe pas
moins pour certain à Bagdad .
Il y avait deux ans que le fakir vivait ainsi avec la
belle Fatima , sans que celle-ci se fut en aucune manière
aperçue de la supercherie , et sans que la tendresse
de ce faux époux se fut affaiblie , comme il arrive
le plus souvent par une longue possession , lorsque le
véritable Aboul-el-Akim arriva en personne à Bagdad.
Il était monté sur un superbe dromadaire , et suivi d'un
long cortège d'esclaves , de chameaux et autres bêtes de
somme chargées des richesses qu'il apportait de la ville
d'Ispahan , où la fortune l'avait comblé au-delà même
de ses espérances. Les lecteurs qui avant tout exigent
dansun conte même , de la vraisemblance , demanderont
peut-être ici comment il est possible qu'à porter
des fardeaux , ou même à faire montre en public de sa
force extraordinaire , Aboul-el-Akim pût avoir , dans
un si court espace de temps , acquis des richesses aussi
considérables . C'est ce que l'auteur arabe n'a point jugé
àpropos de nous apprendre. On demandera peut-être
1
SEPTEMBRE 1816 . 397
encore comment Aboul-el-Akim avait pu rester deux
ans sans donner de ses nouvelles à une épouse dont il
ne s'était séparé qu'à regret ? Je répondrai à cette objectionque
cela s'explique aisément par la précaution qu'avait
eue le magicien de faire intercepter sur la route ,
par son démon familier , les lettres qu'Aboul-el-Akim
avait écrites à Fatima . Des lecteurs difficiles m'objecteront
peut- être encore qu'il est étonnant que le fakir
n'ait pas eu recours à sa sorcellerie pour empêcher le
retour du mari supplanté , ou du moins pour en être
instruit d'avance. C'est ce que nous n'entreprendrons
point de décider. Il ne faut pas aussi se montrer trop
exigeant, sans cela il n'y aurait d'autre parti à prendre
qu'àposer la plume , et qu'à renoncer à écrire des contes,
ou même l'histoire .
On devine bien , sans que nous ayons besoin de le
dire , qu'Aboul-el-Akim s'empressa de prendre des informations
sur ce qu'était devenue sa femme. Il se présenta
chez elle ; mais il en fut repoussé et méconnu. Le
fakir qui survint sur ces entrefaites , traita Aboul-el-
Akimd'imposteur et de magicien , qui avait emprunté
sa figure pour séduire sa femme. Cette affaire fit grand
bruit dans tout Bagdad , et les deux rivaux s'appelèrent
mutuellement devant le cadi.
Quoique ce magistrat fut renommé dans tout l'Orient
pour sa profonde sagacité et pour sa haute sagesse , il se
trouva fort embarrassé de porter un jugement dans cette
affaire. Les deux Aboul-el-Akim se resseınblaient parfaitement
l'un l'autre. Le fakir répondit de la manière
la plus satisfaisante à toutes les questions qui lui furent
faites : il était instruit des moindres particularités arrivées
dès sa plus tendre enfance au véritable Aboul-el-
Akim. Il connaissait tous les secrets du lit conjugal, et
donna les renseignemens les plus exacts et les plus dé
taillés. Il montrait d'ailleurs un sang-froid et une assurance
imperturbables . La pauvre Fatima, qui subitellemême
plusieurs interrogatoires , ne savait que penser et
à quel signe elle pouvait reconnaître le légitime possesseur
de sa personne. Enfin , on vint à se rappeler que le
véritable porte-faix de Bagdad était célèbre pour sa
598 MERCURE DE FRANCE .
force surprenante. Ce fut à cette dernière épreuve que
l'on soumit les deux adversaires .
Il y avait devant la porte du cadi une énorme co-
Ionne de granit qui gissait par terre. Elle était longue
au moins de treennttee--ddeeuuxx pieds. Le cadi ordonna que
chacun des deux rivaux ferait l'essai de sa force , en enlevant
cette colonne de terre et la portant à une certaine
distance : celui qui laporteraitle plus loin serait reconnu
pour le véritable Aboul-el-Akim. Ce dernier n'accepta
qu'avec répugnance cette épreuve , où il craignait de
succomber ; ce qui excita parmi le peuple , qui était accouru
en foule à ce spectacle extraordinaire , une impression
qui n'était pas en faveur du légitime époux de
Fatima. Quant au fakir , il applaudit à tout rompre à
cette décision; cependant le véritable Aboul-el-Akim ,
animé de la plus vive indignation , s'avance hardiment ,
jettebas sa longue robe , et se ceignant les reins àplusieurs
reprises d'une large ceinture de cuir , après avoir
à haute voix imploré la protection du prophète , se
courbe , saisit de ses deux bras nerveux l'énorme colonne
de granit , l'ébranle , l'arrache de terre avec de
longs efforts , l'enlève , et la tenant appuyée contre sa
poitrine , il court , les muscles tendus ,tout haletantet
tout baigné de sueur , la déposer à quarante pas plus
loin , au milieu des applaudissemens des spectateurs ,
dont tous les yeux se tournerent alors vers le fakir. Ce
dernier ne parut point déconcerté ; un sourire malin errait
sur ses lèvres , et sa physionomie exprimait la confiance
et le contentement. On se doute bien que l'imposteur
comptait dans cette occurrence sur l'assistance
de ses génies familiers ; il s'approcha de la colonne tout
en ricannant , et l'enleva d'une seule main comme un
léger soliveau , et fut ensuite comme en se jouant ladéposer
à trois cents pas plus loin. A ce prodige , tous les
assistans poussèrent un long cri de surprise , et mille
voix s'écrièrent que le fakir étaitle véritable porte-faix
de Bagdad , que l'autre n'était qu'un magicien et
qu'un imposteur ; mais lecadi monta sur son tribunal ,
et ordonna que Fatima serait rendue à celui qui n'avait
porté la colonne de granit qu'à une distance de qua
SEPTEMBRE 1816. 599
rante pas. Celui-ci , ajouta-t-il , est l'homme fort que
nous cherchons à reconnaître ; quant à celui qui a eu
l'air de se jouer d'un pareil fardeau , ce ne peut être
à coup sûr qu'un magicien et non pas un homme : l'un
est le véritable Aboul-el-Akim ; l'autre n'est qu'un imposteur
et qu'un charlatan. Le peuple commençait à
murmurer_contre cejugement , lorsque le fakir , sur lequel
tous les regards étaient fixés , disparut aussitôt du
milieu de l'assemblée , au sein d'un nuage bleuâtre, qui
lançait de tous côtés des foudres et des éclairs qui s'évanouirent
à l'instant meine. Cet événement désilla les
yeux du peuple , Fatima et le véritable Aboul-el-
Akim furent reconduits en triomphe chez eux , et tout
le monde admira le discernement et la profonde sagesse
du cadi. Avant de rentrer dans sa maison ,le cadi jugea
à propos de faire une leçon au peuple. « Mes amis , leur
>>dit- il , n'oubliez jamais ce que vous venez de voir ;
>> mettez à profit cet exemple ; méfiez-vous toujours et
» en tout de l'exagération : qui veut trop prouver ne
> prouve rien ; l'imposture et le charlatanisme s'an-
>>noncent toujours par des excès : qui promet trop n'a
>>l'intentionde riendonner. L'hyperbole fut toujours la
compagne de la fraude ; en disant ces mots , le
cadi rentra dans son logis et ferma sa porte.
»
Que de bon sens dans le discours laconique de ce
grave musulman , et quelle utile morale nous pouvons
tirer de ce conte , en apparence frivole ! Qu'un homme,
par exemple , revêtu de la robe doctorale , s'élance sur
ses tréteaux et nous dise avec assurance : « Je rends la
» vie aux morts et la santé aux malades ; ne craignez
>> point de vous livrer à tous les excès de la débauche
>>et de l'intempérance , voici un élixir qui est un sûr
>> préservatifcontre la maladie , la vieillesse et la mort ;
>> achetez-en avec confiance >> C'est pour le coup qu'il
faut nous rappeler les sages paroles du cadi de Bagdad :
<<Méfiez-vous toujours et en tout de l'exagération : qui
>> promet tout n'a l'intention de rien donner. » Mais si
unhomme sage et modeste nous tenait ce langage : De
>> longues études et une constante observationde lanature
4 m'ont donné peut-être quelques lumières sur l'art de
5
400
MERCURE DE FRANCE.
"
>> guérir; je ne mets point à l'abri de toutes lesmaladies
mais je me flatte de pouvoir seconder la nature dans
>> les efforts qu'elle faittoujours pour nous en délivrer ,
>>lorsqu'une fois nous en sommesatteints ; » oh ! alors
nous pouvons avoir confiance dans ce discours : voilà le
véritable médecin , le premier n'est qu'un imposteur et
qu'un charlatan ; gardons-nous d'acheter de ses drogues
empoisonnées . Si , par exemple , des législateurs comme
on n'en a que trop vus, venaient nous dire hautement :
« Peuple , nous n'avons en vue que le bonheur com-
>>mun ; nous vous ferons jouir des grands bienfaits de
>> l'égalité ; sous son niveau , s'abaisseront toutes les
>>classes de la société; les biens de la terre , toutes les
>> jouissances du luxe seront à la portée de tous , nous
>>ramènerons l'âge d'or parmi vous , et il n'y aura plus
>> alors de pauvres ni de riches . » Oh ! c'est alors encore
qu'il faut se boucher les oreilles se rappeler l'aventure
d'Aboul-el-Akim et les préceptes du cadi ;
mais si , d'un autre côté , des magistrats , d'un ton
calme et modeste , s'adressaient au peuple en ces
termes s'ils lui disaient : << Appelés par vos libres
>> suffrages à veiller à la défense de vos droits , nous
>>prenons ici l'engagement sacré de le faire avec hon-
>> neur et justice ; nous prendrons en main la cause du
>> pauvre comme celle du riche ; le salaire de l'un et la
>>propriété de l'autre seront également respectés ; nous
>> nous attacherons à seconder les vues du prince , à
»
,
,
calmer toutes les haines , à étouffer tous les ressenti-
>> mens : Peuple , nous pouvons sans crainte avoir con-
>> fiance dans ces promesses. >> A ce langage , on reconnaît
les véritables législateurs ; les premiers ne sont que
des imposteurs et des charlatans. Rappelons-nousles
mots du cadi : Qui promet tout , n'a l'intention de
»
«
rien donner. » S'il était possible , pour terminer par
un exemple encore plus frappant , qu'un soldat sorti des
derniers rangs de l'armée , qu'un aventurier sans naissance
, s'élançant hardiment sur un trône , fût venu nous
tenir ce langage : « Peuple , reconnaissez en moi votre
>> maître , remettez dans mes mains le sceptre antique
» de vos rois , je vous rendrai le peuple le plus puissant
SEPTEMBRE 1816 . 401
«
» de la terre; tous les monarques de l'Europe viendront
» abaisser leur tête humiliée devant vos faisceaux et
>>vos haches sanglantes; la Chine et le Japon seront
>> aux rangs de vos tributaires , et je vous rendrai l'ar-
>> bitre et la terreur de tous nos voisins . » Oh ! c'est
pour le coup , que nous aurions dû mettre en pratique
les sages maximes du cadi . Que nous avons payé
cher notre fatale imprudence , et combien ce qui
n'est que gigantesque est éloigné de ce qui est grand !
Mais sid'un autre côté, un monarque auguste, l'héritier
directd'une longue suite de rois , eûtdaigné , d'une voix
noble et touchante , nous faire entendre ces paroles :
Remonté sur le trône de mes ancêtres ,je ne regarde
» mes sujets que comme mes enfans ; je veux faire le
» bonheur de mon peuple , ma félicité est inséparable
>> de la sienne ; je lui promets , non des jours brillans ,
>> mais des jours heureux. Jusqu'ici ce sont les pères
» qui , contre l'ordre de la nature , ont assisté aux funérailles
de leurs enfans ; sous mon règne , ce seront
>> les enfans qui fermeront les yeux de leurs pères. Je
>>guérirai toutes les blessures de l'état et j'essuierai
>>toutes les larmes ; je ferai refleurir de nouveau l'a-
>> griculturee,, le commerce , les sciences et les arts.
>>Mon peuple comptera autant d'amis que de voisins ;
>>je viens récompenser la vertu , pardonner à l'erreur
>> et ne punir que le crime. » Oh ! c'est alors plus que
jamais que nous devons avoir confiance dans le prince
qui tientunpareil langage ; celui- là nous donnera plus
encore qu'il ne nous proinet. Voilà le maître légitime ,
le véritable Souverain !
»
TIMBRE
SKINE
J
www
LA SERVIÈRE.
402
MERCURE DE FRANCE .
-
M
MÉMOIRE
SUR CETTE DOUBLE QUESTION :
Le huitième livre de la guerre du Péloponèse appartient-
il à Thucydide ? Est-ildigne de cet écrivain.
Personne n'ignore que l'Histoire des vingt-une premières
années de la guerre du Péloponèse ,par Thucydide
, est divisée en huit livres ( 1) .
On s'accorde'unanimement à dire que les sept premiers
appartiennent à cet historien; mais il n'en estpas
ainsi du huitième livre. Son authenticité a été attaquée
par des modernes , et même , si l'on en croit Marcellin
(2) , par des critiques anciens qui l'ont attribué , ou
à la fille de Thucidide , ou à Xénophon , ou à Théopompe
; d'autres , tout en reconnaissant l'authenticité
du huitième livre , ont pensé qu'il pourrait bien être en
effet de Thucydide , mais de Thucydide , où arrêté
dans le cours de son ouvrage par la mort (3) , où arrivé
au déclin de la vie et de son talent (4) , et tellement
éclipsé , que loin de laisser apercevoir la plus légère
empreinte de ce génie fier et profond, il ne présente
que les rêves d'un malade , ægri omnia .
(1) Je parle ici d'après la division reçue le plus généralement. Denys d'Halic. ( Περὶ τ . δι . Ρ. 147 , 30. ) l'adınet; Liodore de S.
(XIII , ch. 42 , p . 573.) l'admetpareillement,en ajoutant qued'autres
luien attribuent neuf, ce qui est à remarquer .
(2) Dans sa vie de Thucydide.
(3) Selon eux , le 8e livre, qui frappe par la cumulation des événemens
, renfermait probablement des matériaux dont Thucydide
se réservait la disposition , l'arrangement et la forme dramatique.
(4) Incomtior hic liber reliquis , dit Vossius, de Hist. Græc.;
jugement cité par Gottleb, mais sans aucune réflexion. Voy. Sarvicii
biblioth. gr. , p. 869. Zenn. Comment. inperic. concion.,p.
Dionys Halic., de thuc. gen. scr., p. 847. M. l'abbéAuger , t. 2 ,
13.
85 desesHarangues des hist.gr. , et avant eux,Dodwel.V Xénophon, t. 5, 2º partie, p. 47, 1.30, et p. 48, 1, 1 , 2 et 3, etmême
p.1. 19, 20.
SEPTEMBRE 1816.
403
1
Aucune de ces opinions ne me paraissant fondée,je
-vais essayer , dans deux mémoires , de les combattre et
de prouver , 1º que le huitième livre est de Thucydide ;
2º que ce huitième livre , est non d'un autre , mais de
lui seul , de lui plein de force et de vigueur.
En examinant si une partie considérable du plus beau
monument historique que le temps ait épargné appartient
réellement à Thuycdide , et s'il est digne de lui ,
je ne crains pas qu'on m'accuse de m'engager dans une
de ces questions oiseuses où l'on déploie trop souvent
un vain luxe d'érudition.
En effet , peut-il être indifférent de s'assurer si l'histoire
est d'un témoin oculaire ou d'un homme éloigné
des temps dont il décrit l'histoire , d'un personnage
ignoré ou d'un écrivain recommandable par son exactitude
et son impartialité ? Peut-il être indifférent de savoir
à quelle source a puisé l'historien ? quel rang il tenait
dans sa patrie ? quels étaient ses affections envers
les individus et les gouvernemens ? quels furent ses opinions
politiques , ses vices ou ses vertus , son intérêt de
parler ou de se taire , ses moyens et ses efforts pour découvrir
la vérité ? Si vous ignorez ces diverses circonstances
, son ouvrage , quelqu'en soit d'ailleurs lemérite,
ne perdra-t-il pas aux yeux du critique la plus grande
partie de son prix historique ? Et son témoignage ,
toutes les fois que d'autres ne le confirmeront pas ,
sera-t-il invoqué avec confiance ? Non-seulement en
histoire , mais encore en philosophie, en géographie ; le
doute ne sera-t-il pas pénible? Il importe donc de
fixer l'opinion que l'on doit se former du huitième.
livre de la guerre du Péloponèse , par Thucydide , et
par-là de faire cesser un découragement nuisible à l'intérêt
de la langue de l'histoire et de la géographie des
Grecs.
Nous avons de nombreux adversaires à combattre ;
mais le nombre de ceux qui soutiennent une erreur ne
doit pas intimider un ami de la vérité ; cent partisans
d'une erreur ne sont bien souvent que les échos paresseux
d'un homme habile , qui ss''eesst laborieusement
trompé ( et sic mendacia crescunt ex atavis male
26.
404
MERCURE DE FRANCE .
cæpta) ; cent autorités de nos aïeux n'en représentent
souvent qu'une eule qu'il fautjuger franchement , eûtelle
deux mille ans et plus d'ancienneté.
PREMIÈRE SECTION .- Le huitième livre de la Guerre
du Péloponèse appartient- il à Thucydide ?
On a d'abord avancé qu'on devait attribuer le huitième
livre , soit à la fille de Thucydide , soit à Xénophon
, soit à Théopompe ( 1 ) ; mais il est évident qu'aucun
de ces trois personnages n'en est l'auteur..
Ammien Marcellin, rappelant qu'on attribuait ce
livre à la fille de Thucydide , rejette lui-même cette
idée comme absurde. Une femme pouvait-elle atteindre
à cette énergie de style , à cette profondeur de pensées
qui distinguent le huitième livre ? Comment d'ailleurs ,
l'auteur d'une si étonnante production n'aurait-il pas ,
ambitionnant la célébrité , entrepris un autre ouvrage
et transmis son nom à la postérité (2)?
Veut-on qu'il soit de Xénophon ? Mais , je le demande,
quel intérêt un historien qui voulait être continuateur
de Thucydide , avait-il de mettre sous le nom
de celui-ci ,une partie de son propre ouvrage ? Quel
était le but d'un mensonge qu'il répugne de prêter sans
preuves au digne disciple de Socrate?Que gagnait-il à se
ravirà lui-même un des plus beaux fleurons de sa couronne
? D'ailleurs , admirable par ses formes gracieuses,
il pouvait continuer , mais ne pouvait jamais imiter
l'historien qui étonne par sa force , sa hardiesse , ses
couleurs franches et énergiques . Autre considération :
Xénophon partial (3) se ressouvient trop souvent qu'Athènes
l'a exilé , et que Lacédémone a consolé ses disgrâces
, tandis que dans l'ame de Thucydide , toujours
impartial , l'amour de la patrie semble s'accroître avec
(1) P. 728 , Marcellim , de Thucyd vitá p. 728, éd. du Thucyd.
deM. Beck.
(2) Marcell. , ib. p. 728.
(3) Diod. S. , 1. XIII , 42 , p. 573.
ط ب
i
SEPTEMBRE 1816 . 405
les malheurs de cette même patrie : Xenophon intéresse
faiblement dans ses helléniques ( 1 ) , tandis que Thucydide
, dans tout le cours de son histoire , attache , intéresse
, remue , enfonce l'aiguillon si avant, que nous
quittons à regret son histoire .
Attribuera-t-on le huitième livre à Théopompe ? II
avait , il est vrai , ainsi que Xénophon , continue l'Histoire
de la Guerre du Péloponèse ; et l'on doit en convenir
, son amour pour la vérité , son ardeur pour les
recherches ( 2) , son intelligence à classer les faits , à
distinguer les causes et les résultats (3) , la clarté
l'élégante et noble simplicité de son style (4) , mérite
que tui donne Denis d'Halicarnasse , quoique d'après
le même écrivain , M. de Sainte-Croix lui attribue un
style peiné , lourd et sans vie; en un mot , toutes les
qualités que lui ont reconnues les anciens critiques se
retrouvent dans le huitième livre de Thucydide. Mais
(1) Lorsque je parle du faible intérêt qu'inspire Xénophon comme
historien, ma remarque ne porte que sur les Helleniques , production
à laquelle son auteur semble n'avoir pas mis la dernière main.
((22)) ᾿Ανδρος φιλαλήθες , καὶ πολλὰ χρήματα καταναλώσαντος εἰς
τὴν περὶ τῆς ἱςορίας ἐξετασιν ἀκρι ที. Athen. Deipn. III , p. 85.
(3) Dionys Halic , ep. ad Pomp. , p. 131 , 1. 40.
(4) Id. Ib. P. 132, 1. 18. Καθαρὰ γὰρ ἡ λέξις , καὶ κοινὴ καὶ σαφήσ,
ὑψηλὴ τε καὶ μεγαλοπρεπής ...... Συγκειμένη τε κατὰ τὴν μέσων άρμο-
νιαν , ἡδεῶς καὶ μαλακῶς ῥικσα. D'après ce jugement, j'ai pu attribuer
àTheopompe une élégante simplicité de style. CommentdoncM.de
Sainte-Croix , d'après le même écrivain , lui prête-t-il un style peiné,
lourd et sans vie ? Denys d'Halicarnasse accuse bien quelques -unes
des digressions de Theopompe de réfroidir l'intérêt du sujet qu'il
traite ( Τιῶν παρεκβάσεων ψυχρώς ένιαι λέγονται, de Prisc. sor. , p. 70.);
mais cette accusation ne détruit pas l'éloge qu'il donne à son style ,
qu'il compare à celui d'Isocrate , dont le style n'est assurément pas
peiné et lourd. Serait-ce dans φιλοπονίας queM. Sainte- Croix aurait
vu l'idée de style peiné? Mais dans le passage où Denys l'emploie
(p. 131 , ep. ad Pomp. ) , ce mot est un éloge , car il y est question
du soin et des recherches laborieuses de Theopompe , considéré
comme historien. Ala suite de ce jugement, qquu''iill fonde sur Denys
(deprriissce.. scr.,c.ΧΙ. ) , M.de Sainte-Croix aajjoouuttee, ro que Theopompe
continua l'histoire de Thucydide ; mais sans dire où elle
commence; 2º qu'il inséra dans son XI.livre le IVe des Helleniques
de Xénophon , livre dont les anciens faisaient un cas particulier.
1
406 MERCURE DE FRANCE.
4
en même temps , ce livre , exempt des défauts dont on
accuse Théopompe , n'a ni ces interminables harangues
que lui reproche Plutarque ( 1) , et dont l'absence a suscité
tant de critiques , ni ces longues et froides digressions
(2) où il aimait à s'engager , et où il lui arrivait
souvent de se perdre (3) .
Aces considérations , s'en joindra une autre , tirée du
caractère moral de Théopompe. On le dit orgueilleux et
vain. Or , un tel homme se serait-il complu à se ravir
l'honneur du récit de la guerre d'Ionie , pour en gratifier
Thucidide ? Et si Xénophon était trop vertueux
pour ternir par un mensonge la noblesse de son caractere
, Théopompe n'était-il pas trop vain pour chérir
une imposturedont l'unique résultat eût été de se priver
d'un ouvrage qui eût accru l'estime de ses contemporains
et l'admiration de la postérité ?
Ainsi qu'on le sent déjà , rien ne prouve qu'aucun
des trois personnages cités fût l'auteur du huitième
livre. Inclinons donc à le rendre à Thucydide. Pour
l'endépouiller, on ne nous oppose, ni omission duhuitième
livre de la part des copistes de son texte (4) , ni
locutions ou assertions démenties par les livres précédens
, ni témoignage historique , ni induction quelconque.
Avouons donc l'authenticité du huitième livre.
Plusieurs auteurs anciens , Diodore(5) , Plutarque (6),
Estienne deByzance (7) , la reconnaissent. Aces graves
témoignages , joignons celui de Thucyde lui-même. Je
(1) Plutarq. præcept, rei ger. , t. 2 , p. 803 .
(2) Τῶν παρεκβασεων ψυχρῶς ἔνιαι λέγονται , Ι. 1 .
(3) Voy. Photii biblioth. , p. 393.
(4) Aucundes copistes qui donnent les sept premiers livres n'omet
lehuitième; aucunn'y oppose le moindre signe de doute.
(5) T. 1 , 1. 12 , с. 37, p. 502 ; et l. 13 , c. 42 , p. 573 .
(6) Plut. , de Garrulitate , t. 11 , p. 513 , B. Dans sa vie d'Alcib. ,
lemême écrivain parle d'Hyperbolus d'après le 8 livre de Thucydide,
Il lui attribuait donc ce 8e livre ?
(7) Voc,Βίλισσες εἰ Δριμᾶσσας
SEPTEMBRE 1816..
407
le trouve consigné en trois passages ( 1 ) . Voici le premier
( 5 , 26 ) , qui est formel , clair , et d'une importance
extrême dans la présente discussion .
Thucydide d'Athènes a écrit la guerre des Athé
niens et des Péloponésiens , jusqu'au temps où lesLacédémoniens
détruisirent la domination d' Athènes et
s'emparèrent des longs murs et du Pirée. Jusqu'à
cette époque , la durée de la guerre fut en tout de
vingt-sept ans ( 5 , 26 ).
Remarquez ces mots : Thucydided' Athènes a écrit la
guerre des Athéniens et des Péloponésiens jusqu'au
temps où Lacédémone détruisit la dominationd'Athènes.
Thucydide pouvait-il dire avec plus de précision et
de netteté, qu'ila écrit les vingt-sept années qui composent
toute la guerre du Péloponèse ( et non pas les vingt
et une premières années seulement ) , et par conséquent
le huitième livre , qui finit à la vingt-unieme année ?
Quand Thucydide inséra l'annonce de son ouvrage à
la place qu'elle occupe au cinquième livre , toute son
histoire était'terminée. Il l'avait revue avec soin ; et
l'observation qu'il en fait est nécessairement un article
ajouté par lui , dans la révisionde tout cet ouvrage.
Thucydide est donc l'auteur de la guerre toute entière ,
qu'on ne songeait guère à lui attribuer , et par conséquent
du huitième livre.
Cette assertion recevra une nouvelle force du passage
suivant : « Thucydide d' Athènes ( 1 , 1 ) a présenté
l'ensemble (2) de la guerre du Péloponèse ; et de
cet autre ( 2 , 1 ) : A partir de cette époque fixe (3) ,
(1) Je pourrais dire dans quatre , en y joignant 1 , 24 , 1. S'il
Lest permis deciter en note un argument , quoique foible , je remarquerai
que Thuc. se nomme au 8 livre, comme il s'est nommé dans
les précédens. 1 , 1.2, 103. 3,25 et 116.4, 135. 5, 26. 6, 7. 7 , 18.
8, 6.
(2) Ζυνέγραψε,, expression que répète Thuc. 2, 103, 2. 3, 25, 2
et3, 116, 2.4, 135, 3.6, 7 , 3. 8,6, 4 , et 8 , 60 , 3 ; et qui dit
bien plus que γράφειν. Xénophon , t. 5, p. 658 de mon éd.,dit
ἔγραψε , et non ξυνεγραψε ; et p. 830, γραφεσθῳ .
(3) Voy. ma glose d'ένθένδε dans ma dissert. sur cette question:
Thucydide a-t- ildonné la G. toute entière du Péloponése ?
ל
408 MERCURE DE FRANCE .
e
ἐνθένδε ( c'est-à-dire de la première année de la 87
olympiade ) les événemens ont été écrits de suite et
sans interruption ( γέγραπται ἑξῆς ) tels qu'ils sont arrivés.
Pourquoi dans ces trois exemples le parfait et l'aoriste
? C'est que Thucydide parle d'une période parcourue
etdont les faits sont , non pas à raconter , mais
réellement décrits dans le moment où il parle. Thucydide
est donc auteur de la guerre toute entière , dont la
durée égale vingt-sept ans , et par conséquentdu huitième
livre , injustement et bien légèrement contesté.
Après avoir fait sentir l'importance de la question
qui nous occupe , nous avons essayé de prouver que ni
la fille de Thucydide , ni Xénophon , ni Théopompe ,
n'étaient auteurs du huitième livre de la guerre du
Péloponèse ; que les partisans de l'opinion qui dépouille
Thucydide de son huitième livre ne pouvaient opposer
aucune preuve, soit négative , soit positive; ni omission
du huitième livre de la part des copistes de son texte ,
ni locutions en assertions démenties par les livres précédens
, ni induction quelconque; que , loin d'avoir
pour eux aucun témoignage historique , ils étaient , au
contraire, combattus par les graves témoignages dePlutarque
, de Diodore , d'Estienne de Byzance et de Thucydide
lui-même. D'après de telles preuves , nous nous
sommes crus et nous nous croyons très-fondés dans cette
conclusion , que Thucydide est l'auteur de ce huitième
livre , qu'on lui a jusqu'aujourd'hui injustement et bien
légèrement contesté. Reste maintenant à prouver que le
huitième livre est un ouvrage digne de Thucydide :
question qui va être l'objet d'une seconde section
dont il faudra excuser l'étendue , en raison de l'importance
du sujet.
DEUXIÈME SECTION. - Le huitième livre est-il digne
de Thucide!
Forcés d'avouer maintenant que tout concourt à restituer
à Thucydide la guerre toute entière du Péloponèse
, et par conséquent le huitième livre , les critiques
SEPTEMBRE 1816 .
409
1
se retrancheront-ils dans l'opinion tant de fois énoncée
qu'il est l'enfant de sa vieillesse ( incomtior hic liber
reliquis ) ? Même dans cette dernière position , nous les
attaquerons avec avantage.
1
On sait que Thucydide de retour dans sa patrie ( 1 ) ,
à l'âge de soixante-huit ans (2) , s'était alors appliqué
à rédiger son histoire , à en lier toutes les parties , et à
leur donner un ensemble. Il en résulte que non-seulement
le huitième livre , mais encore tous les autres ,
sont également le fruit de sa vieillesse , et qu'ils ont été
tous rédigésen deux ou trois ans au plus, puisque depuis
long-temps et à loisir il avait préparé ses matériaux et
composé ses harangues. Or, personne ne conteste aux
sept premiers livres aucune des qualités qui constituent
le grand historien ; pourquoi ne pas rendre la même
justice au huitième ?
Supposer que Thucydide ait perdu insensiblement
de ses facultés, à mesure qu'il avançait dans sa tâche ,
le huitième livre se ressentant de cet affaiblissement
moral a pu , à la rigueur , être inférieur , par exemple
, au premier. Mais comment se persuader qu''iill fût
au-dessous du septième , qui n'a dû être écrit que peu
de temps auparavant , et où les critiques s'accordent à
voir le talent de Thucydide dans toute sa vigueur.
Non , son huitième livre n'est point du tout inférieur
au septième. Pour le prouver , nous considérerons en
lui l'historien, le géographe et l'écrivain : l'historien
remplissant religieusement la plus essentielle de toutes
les obligations , qui est l'impartialité ; l'historien toujours
d'accord avec lui-même , conservant dans le huitième
livre , même caractère que dans les livres précédens
, même profondeur de vues , même politique ,
même manière dejuger les individus et les gouvernemens
; le géographe toujours exact , clair , intéressant
dans ses détails géographiques , particulièrement sur les
côtes de l'Asie ; enfin , l'écrivain , toujours aussi éner-
(1) Un an après la fin de la G. du Pélop., 94 ol. et dem. , 403 av.
J.C.
(2) Dodw. , Appar. adann. Thuc.
1
410 MERCURE DE FRANCE ,
gique de langage , mais plus concis peut-être , plus rapide
et non moins élégant; Thucydide se retrouvant
tout entier avec son talent , son ame , son génie. Aujourd'hui
, nous nous bornerons à considérer Thucydide
comme historien .
( La suite au numéro prochain. )
www
LA FIN DU MONDE
ET LE JUGEMENT DERNIER ,
Poème par M. Lablée , chevalier de l'ordre royal de la
Légion d'Honneur , de l'académie de Lyon .
Pourquoi le jugement dernier nous fait-il tant de
peur ? C'est que nous y devons paraître les uns devant
les antres , tels que nous sommes. Plus de moyen de se
cacher ; plus d'espoir de concilier avec les commodités
du vice , les apparences de la vertu. Le manteau brillant
des grands imposteurs tombera avec le voile sacré
des petits tartuffes. Le masque de l'intrigue , le fard de
la pruderie , les fausses couleurs de la dévotion , tout
disparaîtra. Le plagiaire sera dépouillé de toutes les
plumes dont il s'était paré , et si l'on pouvait rire au
Jugement dernier , ce ne serait pas la chose la moins
plaisante. Enfin , nous nous verrons tous dans notre hideuse
nudité. Le secret de toutes les réputations , le tarifde
tous les succès , tout sera connu ,tout sera révélé.
Nous saurons à quoi nous en tenir sur la gloire des
princes , la droiture des minisitstrreess ,, l'intégritédes
cats , le désintéressement des commis , l'incorruptibilité
des juges , la probité des marchands , la vertu des
femmes , la fidélité des maris , les promesses des grands ,
la bonne foi des gascons , la conscience des Juifs , la
modestie des comédiens , l'humilité des auteurs , l'honnêteté
des journalistes , la sincérité des amis , etc., etc.
Tant de désirs honteux et qui à peine étaient formés ,
que nous tâchions de nous les cacher à nous-mêmes ;
tant de rêves ridicules de fortune et d'élévation , douces
avoSEPTEMBRE
1816 . 411
erreurs auxquelles notre coeur séduit , se livrait sans
cesse ; tant de jalousies basses et secrètes , que nous
nous dissimulions par fierté , et qui , cependant , étaient
le principe invisible de toute notre conduite ; tant de
haines et d'animosités qui nous avaient armés à notre
insa contre nos meilleurs amis ; tant de projets de crime
auxquels l'occasion seule avait manqué , et que nous
n'avions comptés pour rien , parce qu'ils n'étaient pas
sortis de notre coeur ; voilà ce qu'on étalera à nos yeux ;
et nous verrons que ce que nous connaissions le moins
de nous , c'était nous-mêmes .
Le monde est un grand théâtre , où chacun presque,
joue un personnage emprunté. Comme nous sommes
pleins de passions et que toutes les passions ont toujours
quelque chose de bas'et de méprisable , toute notre attention
est d'en cacher la bassesse et de nous donner pour
ce que nous ne sommes pas ; le vice est toujours trompeur
et dissimulé. Toute notre vie n'est qu'une suite de
déguisemens et d'artifices ; nos amis mêmes les plus
sincères et les plus familiers ne nous connaissent qu'à
demi ; nous échappons à tout le monde ; nous changeons
de caractère , de sentiment , d'inclination , selon
les conjonctures et le caractère de ceux à qui nous voulons
plaire; par-là , nous nous faisons une réputation
d'habileté et de sagesse ; le jour qui doit nous priver du
fruit de tantde dissimulation, doit être pour nous lejour
le plus redoutable. La confusion de se voir démasqué, le
dépit de ne pouvoir plus tromper personne ; l'amour
propre réduit à la honte et à l'impuissance ; voilà les
tourmens les plus cruels qui nous soient réservés dans
l'autre monde. Si celui-ci a été justement comparé à un
théâtre , on peut dire avec autant de raison , que les
plaines de Josaphat en seront les coulisses , et que nous
déposerons là le clinquant et l'oripeau qui nous avaient
servi à éblouir les autres , après nous avoir éblouis
nous-mêmes. Voilà le tableau dont M. Lablée a voulu
nous donner l'esquisse dans une pièce de 292 vers qu'il
appelle poëme , et dans laquelle il décrit ainsi les signes
précurseurs de la Fin dumonde .
412 MERCURE DE FRANCE.
L'airain sonnant par tout , la lune ensanglantée ,
Les mouvemens plus vifs de la terre agitée ,
Le choc tumultueux de tous les élémens ,
D'animaux égarés les affreux hurlemens ,
Tout annonce aux humains dont la raison s'égare,
Que du monde cxpirant la chute se prépate.
M. Lablée affectionne beaucoup le mot égaré , on le
retrouve bientôt pour la troisième fois à la fin de la tirade
suivante qui mérite d'être citée toute entière .
Inutiles leçons des funèbres enreintes !
Aquoi servent encore ces larmes et ces plaintes.
Quels mouvemens divers agitent les esprits ?
Les méchans restent seuls , quand les bons sont unis.
Les uns sûrs de leur sort , vont exhalant leur rage ;
D'autres se montrent vains d'un impuissant courage:
Immobiles , ceux-ci semblent pétrifiés ;
Ades appuis ceux- là sont fortement liés .
Ah! parmi ses enfans , ce vénérable père
N'offre pas du remords le sombre caractère :
Il les prend dans ses bras , les presse sur son coeur ,
Et condamne , en ces mots , leur trop vive frayeur .
« Enfans , n'oubliez pas , que malgré notre offense ,
» Le Dieu de la justice est un Dieu de clémence ,
>> Il voit nos repentirs. Ah ! croyons que demain
> Nous serons pour toujours réunis dans son sein. »
Il dit, et des enfans l'ame n'est plus troublée.
Par cet espoir aussi , la vôtre est consolée ,
Vous dont les actions n'ont pas déshonoré
Votre sexe tropfaible et souvent égaré.
Les vers de M. Lablée ressemblent un peu trop à ce
sexe-là , avec lequel il a encore un autre rapport ; c'est
de réfléchir fort peu. Par exemple, il peint l'éternel rendant
ses arrêts solennels .
Son glaive est agité , sa terrible balance .
Se penche seulement au gré de sa clémence.
SEPTEMBRE 1816. 413
:
A l'instant tous les bras vers lui sont élancés ;
Les mots : grace ! pardon ! sont par tout prononcés.
Mais ils le sont en vain ; l'immuablejustice ,
Des coupab'es mortels commande le supplice.
Comment une balance qui ne se penche qu'au gré de
la clémence peut-elle être terrible ? Si dieu écoute seulement
la clémence, on ne peut pas parler ensuite de
son immuable justice.
Latirade suivante , sans être bien poëtique , fait du
moins honneur aux sentimens de M. Lablée.
Vous êtes condamnés , princes ambitieux
Dout les armes bravaient la colère des cieux ,
Qui toujours prolongeant les horreurs de la guerre ,
Pour vos seuls intérêts ensanglantiez la terre ;
Et vous , qui dégradant la majesté des rois ,
Soumettiez vos sujets à d'arbitraires lois ,
Et qui leur ravissiez au gré de votre envie
La fortune , l'honneur, la liberté , la vie;
Et vous , d'un peuple faible odieux oppresseurs ,
Ministres sans vertus et courtisans sans moeurs ,
Habiles à cacher , dédaigneux politiques ,
Vos vols et vos excès sous des raisons publiques ;
Et vous , qui prosternés devant les premiers rangs ,
Caressant tour à tour et le peuple et les grands ,
N'avez dû qu'à l'intrigue , à d'obscures bassesses ,
De l'emploi , des honneurs , de honteuses richesses ,
Méconnaissiez les droits de la sainte amitié ,
Refusiez au malheur des marques de pitié ,
Et dont les coeurs flétris par d'indignes souillures ,
Ne s'avivaient qu'au sein des voluptés impures ;
Et vous , etc. , etc
Après avoir fait le tableau des peines des méchans ;
après avoir dit :
De votre désespoir , ah ! qu'importe l'essor ;
Souffrez , n'avez-vous pas mérité votre sort ?
l'auteur s'écrie tout à coup :
6.
Spectacle ravissant ! image consolante!
1
414
MERCURE DE FRANCE.
On s'étonne d'abord que M. Lablée se réjouisse du
malheur même des méchans ; mais on s'aperçoit bientôt
que ce vers n'est qu'une transition ex abrupto , pour
décrire le bonheur des élus en général. L'auteur observe
dans un post-scriptum de 18 lignes , que dans un роёте
presqu'entièrement descriptif, il n'a pu se livrer à ces
mouvemens , ce désordre , cet abandon , qui dans les
belles odes que nous possedons sur la méme matière ,
ontfait briller le génie de leurs auteurs , et à lafaveur
desquels ils nous ont offert de si grandes images , des
expressions si sublimes. Il y a de la bonne-foi et de la
générosité de la part de M. Lablée de nous renvoyer
ainsi à l'ode de Gilbert sur lejugement dernier , comme
pour nous consoler de son poëme descriptif; mais si ce
poëme semble avoir été fait avec tant de précipitation ,
c'est que sans doute M. Lablée a voulu le faire paraître
avant la fin du monde. Comme elle se trouve retardée ,
l'auteur aura le temps de mettre la dernière main à son
ouvrage. Peut- être le plaisir de louer les vers de M. Lablée
ne nous est pas réservé : c'est un bonheur destiné à
nos neveux ; mais nous nous en consolerons avec le
vieillard de Lafontaine ; et si par hasard il fallait encore
les critiquer , je m'estimerais heureux de n'en être plus
chargé , et je mourrai en disant :
Maneat nostros ea cura nepotes !
LA ROULETTE. -6 édition .
1
Voici un autre ouvrage de M. Lablée , qui a eu plus
de succès que n'en aura jamais la Fin du monde , car
je doute qu'elle aille seulement à une autre édition. Ce
n'est pas que la Roulette soit un livre bien écrit; mais le
sujet devait intéresser tant de monde ! Que d'auteurs
dont tout le mérite consiste dans l'à-propos ou dans la
popularité du sujet ! à une représentation de l'Opéra-
Comique de la Bataille d'Ivri , un provincial demandait
à sonvoisin quel était l'auteur de la pièce.- C'est
Henri IV , lui répondit froidement celui-ci. - Vous
SEPTEMBRE 1816. 415
voulez dire que c'est le héros de la pièce; mais l'auteur
? - C'est Henri IV . Voilà tout ce que le questionneur
put tirer de celui qu'il interrogeait. La bataille
d'Ivri n'est pas la seule pièce dont Henri IV soit l'auteur;
on peut bien lui attribuer toutes celles que les
théâtres nous prodiguent depuis quelque temps. Le succès
de la Roulette était certain ; tous les joueurs ont
voulu le lire , et le nombre en est grand. Il n'y a d'ailleurs
qu'une seule chose remarquable dans cette composition
, sous le rapport littéraire; le joueur perd plusieurs
fois par des circonstances indépendantes des
chances du jeu , et toujours produites par des accidens
étrangers : c'est , ou l'arrivée imprévue d'agens de la
police dans une maison de jeu clandestine , ou une querelle
suivie d'un duel , ou l'infidélité d'un partenaire ,
qui l'empêchent de prendre sa revanche ou de recueillir
son gain. Ces événemens , quoique malheureux pour le
joueur, ne le font cependant pas renoncer à sa martingale
, sur laquelle il fonde toutes ses espérances , parce
qu'on ne peut pas les mettre sur le compte dujeu ni du
joueur. Cette idée , dans une main plus habile , aurait
pu fournir une situation dramatique ; mais tel qu'il est,
l'ouvrage de M. Lablée a réussi , et le succès qu'il a
obtenu prouve que l'auteur n'a pas joué de malheur
comme son héros .
T.
www
HISTOIRE
De Marie-Charlotte - Louise , reine des Deux-Siciles .
Ouvrage présenté à S. A. R. Mgr. le duc de Berri ;
orné du portrait de cette princesse , donné par S. M.
elle-même à S. A. Mme la duchesse douairière d'Orléans
; par Serieys , professeur d'histoire . -Un vol .
in-8º de 222 pages. A Paris , chez Plancher , rue Serpente
, nº 14 , et chez Delaunay , libraire , au Palais-
Royal .
Encore un nouvel ouvrage qui fournit la preuve de
la difficulté d'écrire l'histoire des contemporains , ou
416 MERCURE DE FRANCE.
des événemens passés sous nos yeux. Après avoir fait
choix d'un personnage , il arrive presque toujours que
l'auteur se passionnant pour son héros , ne fait ressortir
que ses bonnes qualités , sans jamais laisser apercevoir
les mauvaises; pallie ses fautes pour exagérer ce qui est
bien. En convenant que l'histoire particulière d'un personnage
plus ou moins célèbre ne doit pas être un simple
journal de sa vie publique , on me permettra de faire
observer qu'elle ne doit pas être non plus un panégyrique
continuel. M. Serieys paraît avoir été convaincu
de cette vérité lorsqu'il a dit : « Malgré l'assurance que
nous inspirent le choix et l'importance du sujet , nous
ne pouvons nous dissimuler qu'on nous fera peutêtreplus
d'un reproche sur la manière dont quelquefois
nous nous sommes permis de le traiter ; on bla-
» mera un monologue que nous avons osé prêter à la
>> reine , et plusieurs pensées , qui d'après les circons-
>>tances , occupaient vraisemblablement son ame au
K
"
»
»
»
fondde sa retraite , au château de Hezendorf, à la veille
du congrès qui allait s'ouvrir . L'histoire , dira-t -on ,
>> a ses règles comme l'art dramatique , comme chaque
genre de littérature ; celui qui l'écrit ne peut ni ne
doit employer les couleurs poëtiques , encore moins
>> celles qui sont romanesques. »
»
»
Marie- Charlotte-Louise , reine de Naples , soeur de
l'infortuné Marie- Antoinette , reine de France , avait
pour mère Marie-Thérèse , unique rejeton de l'empereur
Charles VI; elle naquit le 18 août 1752 , fut mariée le
5 avril 1768 à Ferdinand IV, roi de Naples , frère de
Charles IV, roi d'Espagne . Ce fut après avoir mis au
monde le prince Charles-Titus , en 1774, que l'épouse
de Ferdinand fut admise au conseil , et bientôt elle sut
le diriger à sa volonté. En vain le vieux ministre Tanucci
voulut-il s'opposer à la prépondérance que prenait
la reine ; il fut renvoyé , et fournit une nouvelle preuve
que la loi du plus fort est toujours la meilleure.
Tanucci fut remplacé par le marquis de la Sambucca,
ancien ambassadeur à la cour de Vienne. Dès ce moment
la reine jugea convenable d'adjoindre à ce ministre
un petit conseil privé, connu sous le nomde con
1 417 SEPTEMBRE 1816 .
siglietto. Il était composé de la reine , présidente; du
comte de Wildreck , Autrichien; du marquis de la
Sambucca; du chevalier Vivenzio de Nole et de Caroline,
son épouse. Ce dernier , fils du premier médecin
du roi , était chargé de la police à Naples.
Il manquait un chef à la marine , et le chevalier Acton
, Anglais , connu par une affaire brillante en Afrique,
bel homme et beau parleur , fut mis à la tête de la marine
napolitaine. Malgré les éloges donnés par l'auteur
aux choix que la reine faisait des étrangers pour remplir
les premières places du royaume , il n'en est pas moins
vrai que ces choix faisaient murmurer les Napolitains ;
ils se voyaient avec peine forcés de renoncer aux premiers
emplois ; dès-lors l'émulation s'éteignit , et le corps
de marine cessa de se distinguer. Les Barbaresques enlevaient
souvent dans les parages de la Sicile , des bâtimens
infiniment supérieurs à ceux qu'ils montaient , et
venaient jusques dans les ports, insulter les pavillons.
Que l'Europe s'arme et impose des lois à ces infâmes
pirates pour lesquels , l'âge, le sexe ne sont rien. Les flibustiers
ont été détruits ; pourquoi les forbans de la côte
d'Afrique n'éprouveraient-ils pas le même sort ? Que
peut-on attendre de gens sans foi , pour qui les traités les
plus solennels n'ont rien de sacré ? Toujours prêts à se
révolter , ils sacrifient le prince qui les gouverne à leur
ressentiment , ou plutôt à leur caprice. L'élévation d'un
nouveau monarque n'a jamais lieu sans que des flots de
sang coulent,que des révoltes n'arrivent , et que des
milliers de victimes ne tombent sous les coups des prétendans.
La reine mit au monde en 1777 le prince François-
Janvier-Joseph , père de S. A. R. la duchesse de Berri ,
puis en 1782 la princesse Amélie , épouse de Mgr. le duc
d'Orléans. Rien ne manquait au bonheur de Marie-
Charlotte , lorsqu'un événement affreux vint arrêter le
coursde są prospérité. Je veux parler du terrible tremblement
de terre qui eut lieu en 1783 dans la Sicile et
dans la Calabre , et dont les détails font frémir. Outre la
relation officielle rélative à ce malheureux événement ,
27
418 MERCURE DE FRANCE.
M. Serieys consacre douze pages de notes pour en mieux
faire connaitre les résultats .
L'auteur nous apprend que le roi Ferdinand fit paraître
un ouvrage italien intitulé : Origine de la population
de la colonie de Saint-Leucio et de ses progrès
jusqu'à ce jour , avec les lois correspondantes à son
bon gouvernement; par Ferdinand IV, roi des Deux-
Siciles . ANaples , de l'imprimerie royale , 1789 , in-4° .
Saint-Leucio est un nouveau village élevé près du palais
de Caserte , et son origine ne remonte qu'àl'année 1773.
L'agréable situation qu'il présente , sa proximité de la
capitale , la fertilité du terrain , la franchise dont jouissaient
les colons , y attirèrent plusieurs familles , et dès
l'an 1789 , ce village se montait àdeux cent quatorze
individus. On en compte maintenant deux fois autant.
M. Serieys présumant avec raison , que l'ouvrage du
monarque des Deux-Siciles devait être peu connu , en a
donné un fort long extrait. On aura du plaisir à le lire ,
parce que tout dans cet établissement est dirigé vers
l'activité et les bonnes moeurs . Dès le matin , tout le
monde se rend à l'église et de là au travail. En sortant
des manufactures et des ateliers , les enfans vont deux à
deux aux écoles , puis retournent reprendre leurs occupations.
Amidi l'on dîne , et le travail recommence à
midi trois-quarts. Dans l'après-dîner , il y a encore
quelques heures d'école. Les travaux cessent à onze
heures du soir , et la journée se termine par une prière
que l'on va faire àl'église. Les dimanches après les offices
, la jeunesse est exercée au maniement des armes .
Les habillemens sont uniformes , et il n'est pas permis
d'y faire le moindre changement. Tous les jeux ,
même les plus honnêtes , sont expressément défendus
sous peine de bannissement. Il en est de même pour
ceux qui se moquent des habitans , qui en parlent mal .
Le sarcasme , la raillerie , les mauvais propos , n'ont jamais
pénétré dans ce séjour; on ignore ce qu'est la
calomnie, et ses affreux poisons n'y sont point à redouter.
Que n'avons-nous en France un pareil établissement !
l'autorité pourrait y envoyer quelques-uns de ces journalistes
hargneux , querelleurs , qui croient avoir de
SEPTEMBRE 1816. 419
l'esprit quand ils médisent et qu'ils débitent des mensonges
grossiers . On y enverrait aussi cet individu jaloux
dès succès de ses confrères ; cet académicien faisant
partie d'une coterie , qui dit à qui veut l'entendre que
lui seul et ses amis ont de l'esprit , et qui ne persuade
personne ; il repousse le mérite modeste; il n'accorde
sa protection qu'aux intrigans , aux flatteurs , et rejette
opiniâtrement , celui dont les talens pourraient porter
ombrage à tous ceux de sa clique. Dieu ! quel heureux
temps que celui où tout le monde dirait : Embrassonsnous
et faisons la paix !
wwwwwww
( La suite au numéro prochain. )
www mmmm
SPECTACLES.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Débuts .
« Quels applaudissemens plus flatteurs que ceux du
>> Théâtre , dit d'Alembert , dans sa réponse à J.-J.
Rousseau ! c'est là que l'amour-propre ne peut se »
» faire illusion ni sur les succès , ni sur les chutes ....
Je ne sais comment d'Alembert l'entendait , mais rien
ne prouve moins la vérité de cette remarque , faite
en 1758 , que ce qui se passe de nos jours dans nos
spectacles . Quand nos princesses tragiques excitent de
si grands transports d'admiration , hélas ! il ne leur
est pas permis de sefaire illusion sur le prix de ces
applaudissemens si flatteurs . Leur bourse diminue à
mesure que leur gloire augmente ; l'enthousiasme est
fort cher aujourd'hui ; Andromaque étalerait en vain
pour nous toucher , ses misères et ses douleurs ; elle
aurait beau dire que son fils est le seul bien qui lui
reste ; ses lamentations seraient en pure perte. Si on
répond à ses sanglots par autant de battemens de mains,
si un bravo vient la consoler de chacun de ses gémis-
1
27.
420
MERCURE DE FRANCE .
semens , c'est qu'elle a su emporter avec elle quelques
débris des trésors de Pergame ; et ces trésors distribués
à propos ont attendri des coeurs insensibles à ses larmes.
En voyant cette foule de débutans et de débutantes
qui se succèdent avec tant de rapidité sur tous les théâtres
, on pourrait leur dire :
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre .
Mile Zéllie Mollart a paru trois ou quatre fois , presque
incognito , au milieudes nombreuses favorites de Terpsichore
, elle n'est, ni plus ni moins ingambe, que toutes
ces nymphes qui sautent au second rang. Onpeut la
comparer à Mme Delisle , pour l'embonpoint. MileMollart
s'est tout-à-coup éclipsée , sans doute pour reparaître
bientôt plus svelte , et plus légère, et pour imiter
Mile Saint-Fal , en faisant perdre à sa taille ce que
celle-ci a fait perdre à sa voix. Mlle Gosse , élève de
Terpsichore et de M. Guillet, comme Mlle Mollart ,
ne s'est montrée qu'une seule fois. Les journaux n'en
ont point parlé , elle-même s'est dérobée aux éloges
qui l'attendaient ; cette apparition si subite et si courte
doit exciter nos regrets ; mais les destins l'ont ainsi
voulu :
Ostendent terris hanc tantùm fata , neque ultrà
Esse sinent.
à ces débuts obscurs , dans la danse, a succédé le début
brillant de Mile Percilliée , dans Laméa des Bayadères,
la figure de cette jeune syrène a autant de charme que
sa voix. Elle ne ressemble pas à certaines cantatrices
qu'on ne peut entendre , qu'en fermant les yeux , et
à maintes actrices qu'on ne peut regarder qu'en se
bouchant les oreilles. Mile Percillée, along-temps confondu
avec les voix subalternes des choeurs de l'Opéra,
ces accens dont elle fait aujourd'hui retentir le théâtre,
sans mélange et sans accompagnement fâcheux. Après
Laméa, elle a joué Antigone avec un égal succès.
A côté d'elle , M. Louvet , des long-temps promis par
l'affiche , s'est essayé dans le rôle de Thésée : sa taille
ne le rend pas plus digne de jouer les rois , que sa voix ,
1
SEPTEMBRE 1816. 421
de remplacer Lays. Il a fait un contre-sens , en chantant
à Bonel : Du malheur auguste victime ! Cet
OEdipe là n'est rien moins qu'auguste. On serait tenté
de pardonner aux Dieux d'avoir dépouillé de la couroane
un roi , qui a si peu de noblesse et dont le ton
et les manières sont plus propres à figurer au lutrin de
Boirude , qu'au trône de Laïus. Lavigne a fort bien
chanté le rôle de Polinice. Mais on a de la peine à s'imaginer
qu'avec un visage si honnête et un air si pacifique,
ce prince soit si mauvais frère. On a bien raison de
direque la fable n'est qu'une menteuse .
L'affiche nous menace d'une représentation au bénéfice
de Lays . Serait - ce sa retraite qu'on nous annonce
? ou bien Lays voudrait-il imiter un grand acteur
qui sans se retirer , a fait mettre à son profit le parterre
à six francs et les premières à vingt francs ? Si
cette coutume s'établissait , les comédiens n'auraient
jamais à craindre de dérangement dans leurs affaires ,
et ils ne seraient pas forcés d'aller si souvent faire
payer aux provinces, le luxe qu'ils étalent à Paris. Cette
considération , si intéressante pour les artistes , n'aura
pas sans doute été négligée dans les nouveaux réglemens
qui vont paraître sur la Comédie Française. Ils
auraient déjà été oubliés ; mais Mile Mars , absente depuis
trois mois , a écrit qu'elle ne pourrait venir qu'au
mois de novembre donnerson adhésion à l'article , qui
fixe la durée des congés à six semaines.
THEATRE FRANÇAIS .
Première représentation du Médisant , comédie en trois
actes et en vers , de M. Gosse ; précédée d'Eugénie.
Un enrouement subit de Mile Demerson a retardé
de quelques jours la première représentation du Médisant.
Cette pièce n'a rien perdu pour attendre. Elle
areçu un accueil dont l'auteur doit être content pour
son coup d'essai ; et dont la critique n'aurait rien à
dire , sans la froideur des deux premiers actes , et sans
la ressemblance un peu trop forte du troisième acte
1
422 MERCURE DE FRANCE .
avec le Philinthe de Molière. L'intrigue du Médisant
est faible et vide d'action ; une courte analyse va faire
juger de ce défaut , auquel l'auteur a cherché à remédier
par la multiplicité des portraits .
La scène est à Paris , dans un hôtel garni , c'est un
lieu bien commode pour les auteurs comiques : on y
voit M. Dubreuil , le Médisant , venu à Paris pour un
procès , et prenant le nom de Valsés , on ne sait
trop pourquoi ; Mme Dubreuil se cachant sous le nom
de Mine Laure , pour donner une leçon àson époux ,
comme dans les Maris Garçons ; sa fille Pauline , ou
Mile Laure , aimée de M. Duvernoy fils ; M. Duvernoy
père , débarqué fraîchement de province, afin de
connaître lui-même la conduite de son fils à Paris ;
Enfin Rose , suivante de Mme Dubreuil , l'hôte et
Eugène , valet de l'hôtel . Valsés médit de Mme et de
Mile Laure sans les connaître, et sans les avoir encore
vues. Il s'attire par là les réprimandes de M. Duvernoy
père , dans qui il retrouve une de ses connaissances
. Duvernoy a quelque rapport avec M. Daiglemont
des Étourdis , ou avec Philinthe du Misanthrope,
ou plutôt avec Ariste du Méchant , ou bien avec Chrysalde
de l'Ecole des Femmes , à moins qu'on ne
tranche la difficulté , en disant qu'il ressemble à tous
les quatre. Duvernoy fils s'emporte aussi contre Valsés,
qui ose lancer ses traits sur sa maîtresse. Mais l'explication
un peu vive d'abord , n'a pas de suites, grâce à
la reconnaissance de M. Dubreuil et de sa femme.
Jusqu'à la situation qui amène cette reconnaissance ,
tout languit dans la pièce , et l'on est réveillé
seulement par le cliquetis des épigrammes , que la
malice libérale de Valsés , distribue à tout le monde.
Il est vrai qu'en faisant parler le Médisant, M. Gosse
a rempli son titre, et s'il mérite des reproches pour le
manque d'action , il mérite encore plus d'éloges pour
la manière dont il a tracé et soutenu le caractère du
Médisant. Valsés apprend dans une lettre de Mme Dubreuil
, qu'il croit dans sa province , et qui est près
de lui , sous le nom de Mme Laure , qu'un insolent a
osé attaquer l'honneur de sa femme et de sa fille , de
SEPTEMBRE 1816 . 425
sachère Pauline. La tendresse paternelle et les discours
de Duvernoy lui font alors sentir les tristes effets de
la médisance. Mais bientôt revenant à son insurmontable
habitude , il en prend sujet de se déchaîner ,
avec une fureur nouvelle , contre les hommes , et dit
son ami , qui lui reproche d'imiter encore ces médisans
dont il se plaint lui-même
à
:
Du moins quand j'ai médit c'était avec raison. Il
est dommage seulement que cette situation si dramatique
d'un homme victime de ses propres défauts , et
qui même alors ne peut y renoncer , se trouve toute
entière dans le Philinthe de Fabre d'Eglantine. Valsés
outrageant sa femme et sa fille , est puni de sa médisance
, comme Philinte , insensible à des malheurs qui
sont les siens , est puni de son égoïsme. Une autre imitation
assez importante est celle d'une scène de l'École des
Maris. Duvernoy préparant Dubreuil à la lettre dont je
viens de parler , lui apprend qu'un de ses confrères , un
financier comme lui , ( Dubreuil est directeur des contributions
) est joué par sa femme . Dubreuil se réjouit
d'avance de pouvoir rire aux dépens d'un collègue ,
ne sachant pas qu'il rit déjà de lui-même. Sganarelle
se moque ainsi d'Ariste , croyant qu'il est trompé
par Léonore ; mais il reconnaît bientot son erreur , en
voyant Isabelle chez Valère.
Le style du Médisant est facile , mais un peu incorrect;
c'est plutôt le ton de la satire que celui de la comédie.
Il était difficile de ne pas reproduire dans un
sujet pareil , bien des tirades du Méchant et du Misanthrope;
mais j'engage M. Gosse, qui a cité dans sa pièce
deux vers de Molière , à ne pas refaire ce grand maître.
Il aurait mieux valu répéter :
C'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde,
que de dire :
L'on nuit à chacun en flattant tout le monde.
La neuvième satire de Boileau a subi , comme le
Misanthrope et le Méchant, les corrections de M. Gosse.
424
MERCURE DE FRANCE .
Parmi les vers qu'on a le plus applaudis , on remarque
les suivans :
L'autre , vil délateur , s'en va l'oreille basse ;
Il eut beau dénoncer , il n'aura pas de place.
M. Gosse ayantaverti le public que son ouvrage avait
été reçu avant l'Hôtel garni , je n'ai pas parlé de la ressemblance
de ces deux comédies .
La pièce a été bien jouée , sur-tout par Damas ,
chargé du rôle du médisant , ou plutôt du railleur aimable
que M. Gosse a substitué au médisant un peu
grossier de Destouches . Damas n'a pris un ton mordant
et amer, qu'en disant ce vers contre les journaux :
Dans nos chers feuilletons , politesse et bonté.
En lançant ce lardon il a cessé d'être Valsés , il est redevenu
Damas. L'impolitesse est sans doute un grand
tort ; mais n'appellerait-on pas ainsi la sévérité ? et les
acteurs ont-ils droit de s'en plaindre , je le demande à
M. Damas , quand ils achètent les applaudissemens de
vils gagistes au lieu de mériter ceux des honnêtes gens ?
Baptiste aîné , qui avait supérieurement joué le père
dans Eugénie , a estropié un vers de M. Gosse ; il a dit
dans la dernière scène :
Lemal qu'on entend, il ne faut pas le dire.
Cela m'a étonné , car cet acteur respecte ordinairement
Ja mesure des vers . Mlle Volnais , chargée du rôle insignifiant
de Mme Dubreuil , a joué auparavant Eugénie .
Cette actrice a une singulière habitude ; elle ajoute des
Ah ! aux passages qu'elle veut faire ressortir. Elle a dit ,
par exemple , à Clarendon : Employez auprès de mon
père cet art de persuader.... Ah ! .... que vous possédez
si bien. Mite Volnais , comme Acaste du Misanthrope :
Connaît les beaux endroits qui méritent des ah !
THEATRE ROYAL ITALIEN . - ODEON.
La reprise de la Pazza per Amore ( la Folle par
Amour)a eu lieudans le désert ; la musique de Paësiello
(
SEPTEMBRE 1816. 425
n'a pas trouvé de fort dignes interprètes. Les temps de
Mmes Barilli et Festa ne reviendront-ils plus ? Mile Humbert
n'a pas eu beaucoup plus de témoins de ses débuts
dans le Jeu de l'Amour et du Hasard et dans les
Fausses confidences , et ses efforts n'ont pas été couronnés
d'un plus brillant succès . Cette actrice a débuté
il y a deux ou trois ans dans la tragédie ; elle représentait
mieux Camille et Hermione, qu'elle ne joue Silvia
et Araminte. Cependant elle n'a pas été admise parmi
les princesses tragiques , et aujourd'hui qu'elle double
Mile Délia , comme Mlle Leverd double Mile Mars , on
va sans doute ajouter sa médiocrité à celle de Mlles Roy,
Perroud , etc. , etc.
THEATRE DE LA PORTE SAINT -MARTIN.
Première représentation du Fils vengeur , ou la
Comtesse de Narbonne.
fille
Nous n'avons au théâtre que des fils vengeurs. Léon ,
pour venger la mort de son père Odoar , ne tue pas sa
mère , comme Oreste , Ninias et Hamlet ; il ne verse le
sang que de son oncle : c'est bien peu de chose pour un
mélodrame . Léon est amoureux de Théanie , crue fille
de Roger , l'assassin d'Odoar ; mais on apprend au dénouement,
qu'un pareil monstre n'a pasdonné le jour à
une fille si vertueuse. Cette découverte n'a pas fait autant
de plaisir au parterre qu'à l'amant ; on a sifflé le
Phébus de M. Pelletier-Volmeranges ; mais on a applaudi
les ballets de M. Placide , la musique de M. Piccini,
qui porte un beau nom , et les frais de l'administration
, qui pourrait bien se faire un procès avec l'Opéra
pour lamagnificence de ses décorations.On cherche déjà
querelle au genre des ballets d'Hamlet et de Samson.
E.
426 MERCURE DE FRANCE .
www
INTERIEUR.
Le paiement du semestre de la dette perpétuelle, échue le 22 septembre,
a commencé à se faire suivant l'ordre ordinaire et dans
toutes les lettres , le 23 de cemois.
Une ordonnance du roi , du 20 septembre , porte : Le vicomte
de Châteaubriand, ayant dans un écrit imprimé , élevé des
doutes sur notre volonté personnelle , manifestée par notre ordonnance
du 5 septembre présent mois , nous avons ordonné et ordonnons
:
Le vicomte de Châteaubriand cessera dès ce jour , d'être compté
au nombre de nos ministres d'état.
- L'imprimeur Lenormand vient d'éprouver deux saisies qui
vont donner lieu contre lui à deux poursuites différentes . La première
a pour objet la contravention qu'il a commise en ne déposant
point dans les bureaux de la direction générale de la librairie , inun
exemplaire de l'ouvrage de M. le vicomte de Châteaubriand ,
titulé de la Monarchie suivant la Charte . Ce dépôt doit être fait aux
termes de la loi du 21 septembre 1814 , sous peine de saisie et d'amende
; et avant toute publication de l'ouvrage et son insertion au
journal de la librairie. Apeine cette saisie venait-elle d'être faite, que
Lenormand en a remis une seconde édition sous presse , celle-ci a
été saisie à la requête du juge d'instruction du département de la
Seine. Il est certain , que sous un rapport bien respectable , cet ouvrage
devait déjà paraître condamnable ; et parconséquent , que
l'auteur et l'imprimeur devaient être les premiers à enfairejustice.
Cedernier avait encore sous les yeux l'ordonnance par laquelle Sa
Majesté avait retiré au sieur Michaut , le brevet d'imprimeur du
roi , pour avoir publié l'ouvrage de M. l'abbé Vinson , dans lequel
la charte n'était pas respectée comme elle doit l'être de tout
Français ; il ne pouvait pas douter que la Majesté Royale ne se
trouvât offenséedans un ouvrage où l'on mettait endoute la volonté
personnelle du monarque , ce sont les termes mêmes de
l'ordonnance du 20 septembre , par laquelle le roi retire publiquement
sa confiance à l'auteur. Mais le roi a dit : Je veux tout ce
quipeut sauver la France , et le roi fait ce qu'il a dit. Les égards
dus à M. de Châteaubriand , commegrand écrivain , nous empêchent
d'expliquer toute notre pensée , M. Lenormand n'est sans
doute pas heureux dans le moment où cette double poursuite pèse
sur lui ; mais il faut nécessairement que l'on se ressouvienne de ce
qu'est véritablement le roi en France; ilest la base de la monarchie, la
loi n'existe que par sa volonté , elle ne peut exister autrement. Mais
deplus, mettre cette volonté en doute , quand c'est sur elle que
repose tout l'ordre social , n'est-ce pas vouloir ébranler cet ordre ,
sans lequel il n'y a ni repos , ui sureté. Le roi a donné la charte , et
SEPTEMBRE 1816 . 437
cet acte important est le résultat précieux de notre antique constitution
rendue propre à nos besoins et à nos moeurs , cet acte a été
reçu avec reconnaissance , et nulle main ne peut toucher à ce monument,
que celle qui a eu le droit de l'élever.
Le 14 de ce moins , la croix a été replantée sur le Mont-
Valérien ; il y avait un grand concours defidèless,. c'estM. l'évèque
de Chalons qui a officié. Son A. R. Monsieur , Madame duchesse
d'Angoulême et monseigneur le duc d'Angoulême s'y sont
rendus le 21 , ils ont été reçus an piedde la montagne par le clergé,
et ont assisté à la messe. Cette fête a été instituée en mémoire de
la victoire d'Honorius sur Cosroes . Celui-ci était venu assiéger Jérusalem
, l'avait prise , en avait emporté la vraie croix. Honorius
ayant vaincu Cosroes après dix ans de guerre , le contraignit à rendre
les esclaves et le butin qu'il avait fait à Jérusalem. Honorius y
étant de retour , porta pieds nus la croix sur ses épaules , et la replaça
dans l'église.
-
La demoiselle Renée Bordereau , que l'on peut surnommer
l'héroïne de la Vendée, où elle combattit vaillamment , à eu l'honneur
d'être présentée au roi par M. de la Roche - Jacquelin . Cette
demoiselle est couverte des blessures qu'elles a reçues en combattant.
Monseigneur le duc de Berri a pris , sous son auguste protection,
la société philantropique. Il lui a fait en outre remettre
8,000 fr. pour contribuer aux secours qu'elle ne cesse de donner
aux infortunés .
M. de Vintimille , évêque de Carcassonne , vient d'arriver
d'Angleterre , il annonce le retour des autres évêques français qui
avaient continué d'y séjourner. On assure qu'ils ont remis leurs
démissions entre les mains du roi , et qu'elles sont envoyées à
Rome. M. l'abbé de Fleuriel, secrétaire de M.de Blacas, a dû repartir
aussi.
Les commissaires des quatre puissances alliées se sont réunis
avec les commissaires du roi , pour procéder à la vérification des
paiemens qui leur ont été faits. Il a été reconnu que tout avait été
exactement soldé jusqu'au 31 juillet dernier ; que c'était avec la
même exactitude que les paiemmeennss s'effectuaient chaque jour; en
sorte que les sept millions de rente qui ont été créés pour sureté des
contributions , doivent rester entre les mains des dépositaires , sans
qu'il y ait lieu à y toucher.
Apeine jouissons - nous du repos , que le commerce français
cherche à reprendre son ancienne activité.Une expédition importante
se prépare à Bordeaux. Le vaisseau le Bordelais , dontl'armateur est
M. Balguerric Junior , doit se rendre à Nootka sur la côte N. O. de
J'Amérique septentrionale , s'élever jusqu'à la rivière de Cook et le
plus possible dans le Nord , pour revenir aux îles Sandwich , aller
à la Chine , et ensuite retourner à Bordeaux. Les pelleteries et les
hois précieux doivent faire l'objet de ses échanges. Les officiers de
428 MERCURE DE FRANCE .
(
marine les plus expérimentés ont demandé à faire partie de cette
expédition.
-L'Académie royale des beaux-arts a nommé M. Prudhon
pour succéder à M. Vincent,
-
Le roi , par son ordonnance du 11 avril dernier , avait déclaré
qu'il n'y avait pas lieu à exercer aucun recours contre M le
duc de Gaëte , et M. le comte Mollien pour l'aliénation qui avait
été faitedes rentes appartenant à la caisse d'amortissement ; une
seconde ordonnance du 11 septembre , rendue sur l'avis de la commissionnommée
par Sa Majesté , prononce relativement au sieur
Ouvrart, que les transferts qui lui ont été faits , ne sont pas un
prêt , mais une vente , et qu'il n'y a pas lieu à aucun recours contrelui.
Un ordre du jour de S. E. le ministre de la guerre , faitconnaître
que Sa Majesté ordonne la stricte exécutionde l'ordonnance
de 1768 , et qu'en conséquence , nul corps ne peut prendre les
armes pour l'arrivée d'autres corps en marche , et que tonte autorité
constituée ne doit pas les aller recevoir , ni les accompagner à leur
départ.
- Les colléges électoraux ne devant s'occuper que des opérations
qui leur ont été confiées , ils ne doivent point faire d'adresse ,
ni voter de députations particulières. Le ministre a fait connaître
aux présidens la volonté expresse du roi à ce sujet.
- Le 19de ce mois , à Pont-sur-Yonne à 3 lieues de Sens , une
trombe acausé les plus grands ravages. Il paraît qu'elle a éclaté à
peudedistance de cette ville. Elle a ouvert une ravine , qui mesurée
près de Pont , avait 150 pieds de large et 17 de profondeur , 30
maisons ont totalement disparu; quelques personnes ont péri , et
plus de 50 familles sont ruinéeș .
- Ondit que , dans ce moment , on aperçoit sur le disque du
soleil des taches beaucoup plus considérables que celles vues dans
ceprintemps.
M. de Lisle de Sales de l'Académie des inscriptions , vient de
mourir octogénaire, Un de ses meilleurs ouvrages est l'Histoire des
hommes; on lui reprochait cependant d'y avoir accordé trop de
confiance à la chronologie de Ctésias .
L'Académie de Lyon propose pour sujet du prix de discours
pour 1817 : « Quels sont les moyens à employer après une longue
> révolution pour confondre tous les sentimens d'un peuple dans
>> l'amour de la patrie et du roi. » La médaille d'or est de 600 fr .
Les mémoires doivent être envoyés avant le 30 juin à M. Dumas ,
secrétaire. Le prix sera distribué le dernier mardi d'août .
EXTERIEUR .
Tous les journaux anglais sont remplis des détails de l'expédition
delord Exmouth contre Alger.On peut distinguer les journaux de
SEPTEMBRE 1816 . 429
P'opposition à leur couleur sombre , à leur ton mécontent; ils n'osent
pas rabaisser la gloire du pavillon national ; mais son éclat les
fatigue. En effet, il est naturel de louer le gouvernement qui a fait
desdépenses considérables et pris de grands soins pour préparer le
succès qu'il a obtenu ; de là devrait naître sinon de la reconnaissance
, au moins la connaissance que les ministres ont bien rempli
leurs fonctions ; mais comme cela les affermit dans leurs places, alors
on ne peut espérer de les déplacer aussi promptement qu'on l'eut désiré:
de làcette épouvantable morosité. Dans la satisfaction que
lord Exmouth éprouvait de sa réussite, il s'est permis de rendre
des actions de grâces aux ministres dont la prévoyance lui en a
fourni les moyens. Il s'en est peu fallu que cet épanchement d'une
belle ame n'ait été travesti par les journaux mécontens en question
d'état. Je ne désespère pas de voir ces messieurs proposer un bill
pour le crime de invidia ; il servit si bien les opposans d'Athènes
contre Aristide et tant d'autres grands hommes ! Lord
Exmouth a écrit aux lords de l'amirauté , le 28 août , le lendemain
de l'action. Une longue langue de terre qui était couverte de redoutes
et de batteries , couvre le port intérieur d'Alger , ou toute la
marine du dey était retirée. Le premier coup de canon fut tiré par
les Algériens , qui avaient refusé les propositions faites par lord Exmouth,
et ce sont celles qu'ils ont été contraints d'accepter. L'amiral
répondit de tout son feu à cette attaque : son vaisseau seul a tiré
3,000 coups de canon. Il prenait toutes les batteries à revers. Son
vaisseau occupait le milieu de l'entrée du môle. Toute l'escadre et
la flottille ont également fait leur devoir , et le vaisseau l'Imprenable
est celui qui a le plus souffert. Lord Exmouth se loue aussi
extrêmement de la conduite de l'escadre hollandaise sous les ordres
de l'amiral Van Capellen. L'amiral ayant vu que la marine algérienne
était en feu , ne voulut jamais se retirer , quoique son propre
vaisseau fut en danger. Les batteries de l'ennemi ayant été successivement
réduites au silence , et un vent de terre s'étant élevé , l'amiral
a pris le large et a jeté l'ancre dans la rade , pour pouvoir
réparer les avaries. Il était onze heures du soir; mais dès le lendemain
ledey ademandé un armistice , afin de pouvoir traiter des conditions
, qu'il a toutes reçues.
1º L'abolition perpétuelle de l'esclavage pour tous les sujets des
puissances chrétiennes ; 2º la restitution de tous les esclaves , de
quelquenation qu'ils soient , qui sout dans la dominationdu dey;
3º la restitution de toutes les sommes qu'il a reçues pour le rachat
des esclaves , depuis le commencement de l'année , et particulièrement
des 357,000 dollars de la cour de Naples , et des 25,500 du rơi
de Sardaigne ; 4º réparation par le dey , et dans les termes qui lai
seront prescrits , au consul de la nation anglaise , pour les mauvais
traitemens et la prison qu'il lui a fait éprouver. Toutes ces conditions
ont été exactement remplies , et le consul a reçu une indemnité pour
le pillage de ses effets . L'escadre anglaise a eu 863 hommes tués ou
blessés, et la hollandaise 65.
Les canonniers algériens se sont montrés dans cette action
430 MERCURE DE FRANCE .
au-dessus de la réputation dont ils jouissaient en Europe ; ce qui a
faitétabliruncalcul comparatif des pertes que l'Angleterre a éprouvées
dans différentes actions , dont la plus ancienne remonte au
commencement de la guerre qui a troublé toute l'Europe. Il n'y
avait devant Alger que 5 vaisseaux , 5 frégates , et l'escadre hollandaise,
montées de 6,500 hommes , et il y a eu 141 tués et 722blessés
, au total 863 , tandis que devant Copenhague il y avait 11 vaisseaux,
5frégates, portant 7000 hommes, et il y eut 234 tués , 641
blessés , au total 875.
- Lord Exmouth a reçu deux blessures légères , l'une à la
cuisse et l'autre à la joue. Le capitaine Milmane , qui dans le fortdu
combat était à côté de lord Exmouth , à causer avec lui , reçut une
balle morte qui le renversa par terre. L'amiral le voyant tomber
fit appeler le premier lieutenant , et lui ordonna de prendre le commandementdu
vaisseau. Non pas , milord , lui dit le capitaineMilmane
, se mettant à son séant , non pas. Quelques momens après il
se releva et continua de commander.
- Le calcul de la perte éprouvée par l'escadre anglaise , dont
nous venons de présenter le résultat , paraît avoir fortement ému un
Anglo-Américain, car il vient de publier un tableau des pertes que
les Anglais ont éprouvées dans six engagemens qu'ils ont eus avec
les Américains. Il en résulterait que dans ces six combats il y eut
3568 Anglais d'engagés , et que 1103 furent tués , d'où il conclut en
termes de commerce , qui d'ailleurs me semblent peu convenir à
l'exposition d'un fléau pour la nature humaine , que devant Alger
les Anglais n'ont perdu que 13 pour 100 , tandis que vis-à-vis des
Américains ils ont perdu 35 pour 100. Mais pour que toutes les
bases de ce cruel calcul fussent connues , il aurait été nécessaire de
dire combien les Américains avaient d'hommes en action ,et combien
ils en perdirent , car la perte des Algériens va de 7 à 8000
hommes.
-Lord Exmouth retourne en Angleterre. On avait répandu le
bruit que l'expédition d'Alger terminée , il se présenterait devant
Tunis et devant Tripoli ; mais il nous semble que l'on a eu raison de
faire observer , que les beys qui commandent dans ces villes ont
maintenu les traités qu'ils ont faits au commencement de cette
année avec lord Exmouth . Ils ont renoncé à traiter comme esclaves
les prisonniers chrétiens qu'ils pourraient faire , et n'ont prêté aucun
secours au dey d'Alger. C'est par l'effet d'une révolte dans laquelle
le dey de Tunis a pensé lui-même être assassiné , que des
pirateries ont été commises par des Tunisiens ; ainsi tout motif réel
d'agression était ôté aux armes anglaises. Il nous semble que la fidelle
observation des traités doit être la première loi d'une saine
politique.
Un objet qui doit attirer toute l'attention des puissances européennes
, sur-tout dans le moment où l'on se trouve avoir des communications
fréquentes avec les Barbaresques et les diverses côtes
de la Méditerranée, c'est l'état de permanence du fléau de la peste
SEPTEMBRE 1816. 431
dans ces contrées. Ordinairement il se montrait chaque année en
Egypte et en Asie, un peu moins fréquemment à Constantinople. II
ne disparaît plus de cette capitale , et il y a peu de temps qu'il pénétrajusques
dans le palais de l'ambassadeur russe: dix personnes
enfurent attaquées . Céfalonie , l'une des Sept Iles unies qui sont sous
la protection anglaise , vient d'en être frappée. Il n'y a pas longtemps
que l'état de Naples en est délivré. Ainsi nos terreurs ne doivent
pas paraître vaines , car l'appas du gain fait tout braver au
commerce .
-On ditque dans la Syrie un juif a rassemblé un grand nombre
degens de sa nation; il leur promet de rétablir le royaume de Jérusalem
, et par conséquent se fait passer pour le Messie , qu'ils persistent
encore à attendre. Leur table est devenue pour eux un filet ,
et l'anathême prononcé par leurs pères sur eux et leurs enfans a
encore toute sa force. Vingt mille d'entr'eux , domiciliés dans le
Mantouan , viennent de présenter une requête à l'empereur d'Autriche
pour lui demander sa protection en faveur de leurs frères
persécutés en Allemagne. En effet , le sénat d'Hambourg vient de
rendre un décret par lequel il leur ordonne de quitter la ville d'ici
à neuf mois , et de se retirer dans les faubourgs , si avant cette
époque ladiète germanique n'a pas prononcé sur leur existence civile.
Il est certain qu'en Allemagne on ne les voit qu'avecdéplaisir.
Undes journaux , celui de Munich , rapportant le fait de ce prétendu
Messie , disait que si tous les juifs se rendaient auprès de
ce roi , leurs droits se trouveraient ainsi réglés en Allemagne; que
sans doute il établirait dans son royaume la liberté de la presse ,
excepté contre les agioteurs , les usuriers et les receleurs d'effets
volés: sarcasme cruel , mais malheureusement mérité par le plus
grand nombre d'entr'eux. Les juifs lettres se sont vivement plaints
du gazetier.
Honoré Ashby , âgé de 83 ans , vient de se pendre dans le
comtéde Kent. Cet homme portait depuis 50 ans dans sa poche la
cordequ'il a employée pour commettre cecrime.On a peine à concevoir
la persistance d'une si horrible pensée.
-Le bateau à vapeur le Fulton, qui a été construit à New-
Yorck, et qui est destiné à se rendre à Saint-Pétersbourg , est arrivé
enAngleterre. Il n'a mis que 22 jours à faire la traversée. C'est le
premier bâtiment de cette espèce qui ait osé entreprendre une
semblable traversée.
-
Les journaux anglais se sont plus à rapporter très au long
la manièredont s'est fait l'embarquement du roi de Ceilan , que les
Anglais ont fait prisonnier , et qu'ils ont emmené à Madras. Ses
femmes ont été embarquées avec lui. On connaît la jalousie des
orientaux , et ce monarque a pris le plus grand soin pour que l'embarquement
se fitde manière àne pas blesser la sienne. Il paraissait
s'être oublié sur tout autre point. On ne peut s'empêcher de reconnaître
dans le récit que ses vainqueurs nous font , que ce monarque
est une auguste victime du malheur. Je ne sais comment ils ont
:
432 MERCURE DE FRANCE .
1
laissé glisser dans ce récit, en prétendant relever les égards qu'ils
ont us pour ce roi , cette phrase singulière : que depuis l'instant où
il avait été fait prisonnier,toute mesure hostile avait cessé contre
lui. On peut se permettre de penser que c'était bien le moins.
www
ANNONCES .
R.
wwwm
Galignani's Repertori ofenglish litterature , no go.
Chez Galignani , libraire et éditeur , rue Vivienne ,
n° 18.
Nous avons rendu un compte avantageux, dans le
mois d'août du n° 89; celui-ci n'est pas moins digne
d'éloges , et les amateurs de la langue anglaise doivent
prendre intérêt à la publication du Repertory. On y lira
avec intérêt l'article intitulé , OEuvres mêlées d'Edward
Gibbon , Miscellaneous Works of Edward Gibbon ,
etdes mémoires écrits sur sa vie et ses ouvrages , par luimême.
Le rapport du comité nommé pour examiner les
marbres rapportés par lord Elgin en Angleterre , excitera
l'attention des archéologues , et nos traducteurs de
romans y puiseront des ressources pour alimenter nos
presses , et trop souvent nos critiques.
Le volume du Journal de la Jeunesse vient de paraître
le 15 de ce mois. C'est par erreur qu'on y a inséré
que le bureau avait changé de demeure; on s'abonne
toujours rue de l'Université , nº 25.
Des dénonciateurs et des dénonciations ; par l'auteur
de l'Art d'obtenir des Places. Paris , chez Pélicier ,
libraire , Palais -Royal , nº 10. Prix : 4 fr . , et 5 fr. par
laposte.
Réfutation de l'ouvrage de M. Fiévée , ayant pour
titre : Histoire de la session de 1815 ; par H. de
Lourdoueix . Paris , chez Plancher , libraire, rue Serpente
, nº 14 ; Eymery , libraire , rue Mazarine , nº 30 .
Nous rendrons compte incessamment de cet ouvrage.
Annales des Arts et Manufactures , nº 7. Au bureau
des Annales , rue de la Monnaie , nº 11 .
DUBRAY , IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR,
N.° 5.
***** ********
MERE
ROYA
MERCURE
DE FRANCE.
ww
SEINE
50
1 AVIS ESSENTIEL .
Lespersonnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros.
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr .
pour six mois , et 50 fr. pour l'année.- On ne peut souscrire
quedu 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement ,
et sur- tout très- lisible. Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
M
-
POESIE.
ÉLÉGIE
Sur la mort de Millevoye.
Muse de la mélancolie ,
Qui solitaire et recueillie ,
Cherche la paix des bois , le calme des déserts ,
Inspire ma douleur , et de ta rêverie
Répands le charme dans mes vers.
Sous le cyprès funèbre cù repose la cendre
Du chantre dont la lyre harmonieuse et tendre
Soupira tes plaisirs et fit chérir tes pleurs ,
Viens porter avec moi des regrets et des fleurs ;
TOME 68 . 28
<
454 MERCURE DE FRANCE.
Etque son ombre consolée ,
De la parque bravant les lois ,
Par mes accens plaintifs un instant éveillée ,
Au souffle du zéphir mêle sa douce voix.
Atteint aux sources de la vie ,
Muet en ses douleurs , penché vers le cercueil ,
Je l'ai vu languissant et respirant le deuil ,
S'éteindre jeune encore en sa jeune agonie.
Il n'est plus..... Mais que dis-je ? impassible du sort ,
Et du temps destructeur orgueilleuse ennemie,
Sa gloire avec son corps git-elle ensevelie ?
Non, la gloire est durable et sait vaincre la mort :
Triste adoucissement de l'humaine misère ! .....
Hélas ! comme un astre éphémère ,
Plus proche de sa fin alors qu'il va croissant ,
Tu n'as fait que passer sur terre ,
Et tu n'as brillé qu'un moment.
Mort à nos yeux , vas , je t'entends encore
Soupirer sur ton luth discrètement hardi ,
Et les attraits et le doux nom de Flore. (1 )
Que tu rappelles bien Parni
Quand il chantait Eléonore !
Près d'une amante , comme lui
Tu nous peins ces transports bien chers à la tendresse ,
Et ce recueillement et cette donce ivresse
Où l'ame s'interroge et commence à jouir ,
Où sommeillent les sens et s'endort le désir
Dans une extase enchanteresse.
Galantimitateur , poëte sans rivaux,
D'Anacréon lorsque ta suis les traces ,
C'est le plaisir, ce sont les Graces
Qui tiennent ta palette et guident tes pinceaux.
Du vieillard de Théos tu rajeunis la gloire :
Ses préceptes furent les tiens ;
(1) Nom de son épouse.
OCTOBRE 1816. 435
Tu sortis comme lui par la ported'ivoire
Qui mène aux champs Elysiens.
Mais c'est peu du talent qu'en tes vers on admire.
De tes tableaux nuançant la couleur ,
Fais-tu gémir l'amour et parler la douleur ?
Ce n'est plus ton esprit, c'est ton coeur qui t'inspire.
Qui ne ressent d'Emma les feux et le martyre ?
Du poëte mourant qui ne plaint le malheur?
De son courage étayant sa faiblesse ,
Aux lieux qui lui sont chers s'il traîne sa pâleur ,
On le voit y rêver l'éclair de son bonheur
Et promener long-temps ses regards de tristesse ;
On se peint de son mal les horribles lenteurs ;
On en frémit en tremblant pour soi-même ;
Et bien souvent laissant couler des pleurs ,
On le suit en idée à son heure suprême.....
Od'une ame sensible illusion que j'aime !
Mais quoi ! pour mériter un laurier immortel ,
Ne suffit-elle pas la touchante peinture
De cet amour si vrai , si maternel ,
Que tu puisas dans la nature?
De piété monument éternel ,
C'est par toi que sur-tout son triomphe s'apprête
Oui, c'est toi qui des ans lui promets la conquête
Et feras dire à nos derniers neveux :
Il fut bon fils autant que bon poëte.
Du mérite que l'on regrette
Privilège bien glorieux !
Epouse inconsolable , ô gémissante mère !
Réveille à ce tableau tes yeux appesantis ,
Et ne viens plus , pensive et solitaire ,
Près de son urne cinéraire
1
Rappeler ton veuvage et nourrir tes ennuis .
Vivre pour le pleurer , c'est mourir pour ton fils.
Ton fils !..... heureux trésor ! tendre fleur d'espérance !
Ah ! de tes seules mains cultivées son enfance.
D'un père avec les traits chéris
28 .
436 MERCURE DE FRANCE.
En lui revivront l'élégance
Et la grâce de ses écrits.
Oui , c'est un dieu qui me l'inspire :
Epris du Pinde , il aura ce délire
Toujours ami de la raison ,
Et doit un jour hériter de sa lyre
En même-temps que de son nom.
Calme donc ta douleur amère .....
N'est- ce pas un penser bien doux
Quand on peut dire d'un époux :
Il vit au souvenir , s'il est mort à la terre .
Ah ! bannis de ton coeur des regrets trop cruels,
Aux outrages du temps sa mémoire est ravie :
Il est mort en goûtant la céleste ambroisie
Qui fait les immortels.
HENRY D'ABBEVILLE.
A MESDEMOISELLES F ...... ,
Qui engageaient l'auteur à convertir un jeune Juif
qu'il a chez lui .
De mon petit Israélite
Quand chacune de vous m'invite
Ahâter la conversion ,
En acceptant la mission
Je craindrais pour la réussite
D'une prompte abjuration,
Vous le convertiriez plus vîte ,
Et d'une aussi bonne action
Je veux vous laisser le mérite.
Sans aucune ostentation
Pratiquant la dévotion ,
Vous saurez beaucoup mieux qu'un autre
En faire un jour un bon apôtre ,
Et de notre religion
Un ami sincère , fidelle ,
OCTOBRE 1816. 437
Pour elle animé d'un saint zèle ,
Et digne enfin de ses bienfaits .
Heureux s'il vous prenait jamais ,
Trop aimables soeurs , pour modèle !
www
LE LENDEMAIN DES ROIS .
Inpromptu .
J'étais hier ivre de mon bonheur ,
J'avais honneurs , sujets , et gente souveraine ;
Je n'ai plus rien , hélas ! de ma grandeur :
Je ne regrette que ma reine .
ENVOI D'UNE MONTRE.
Du temps au pied léger , interprète fidelle ,
Cette montre à vos yeux va retracer le cours.
Ah ! du moins puisse-t - elle ,
Dans sa marche rapide emportant nos beaux jours ,
Ne jamais vous marquer celui d'être infidelle .
( ÉNIGME .
R.
Amant infortuné d'une aimable maîtresse ,
Dont l'ardeur est égale à la vivacité ;
Charmé de ses attraits je la poursuis sans cesse ,
Pour montrer le désir dont je suis tourmenté.
Je ne la quitte point sans que ma folle envie
Obtienne le baiser dont je suis amoureux .
Mais, hélas ! ce baiser est fatal à ma vie ,
Et je meurs tout à coup dans un état affreux .
www
CHARADE .
www
Mon premier , cher lecteur , est du règne animal ;
Mon second appartient au règne végétal ;
Mon tout , qui prend à l'homme et parfois au cheval ,
Provient d'un accident au genre cérébral .
(COURCELLES.)
438 MERCURE DE FRANCE .
mmmmmmmmmmmm
LOGOGRIPHE .
Je suis , mon cher lecteur , du sexe féminin ;
Sur moi plus d'un mortel a pu porter la main.
Peut-être m'auras-tu désiré pour épouse.....
Si tu l'étais toi-même..... ah ! ne sois point jalouse ;
Mets-moi vîte en lambeaux , que mes neufpieds épars
D'un esprit soupçonneux préviennent les écarts.
Tu trouveras en moi l'amante de Léandre;
Cette fille de l'air , malheureuse et trop tendre ;
Un symbole connu de toute liberté ,
Mais qui n'en est point un de la fidélité ;
Cequi chez nous s'enflant nous met mal ànotre aise ;
Un certain amas d'eau qui n'a rien qui déplaise ;
L'un des produits de l'art dont on fait des fourneaux ;
Ce séduisant métal auteur de tant de maux;
Ce que l'on tend alors qu'une flèche on décoche ;
Le nom que prend un met au sortir de la broche ;
Ceque l'on voit courrir dans de vieux bâtimens ;
Ce qui s'attache à nous , dans Paris , en marchant ;
Un terme désigné dans certains privilèges ;
Ce qui servait jadis dans de pompeux cortèges ;
Le signe avant-coureur d'une prochaine mort ;
Ce qu'on désire avoir en provoquant le sort ;
Ce qu'il nous faut tous prendre en entrant dans le monde;
Ce qui pour trømper l'oeil très-souvent nous seconde ;
Ce qui d'une fillette ayant connu l'amour ,
Malgré tout son désir , hélas ! devient trop court ;
Enfin, ce qu'un bon roi dont on sait la prudence ,
Crut devoir nous donner pour le bien de la France.
(COURCELLES.)
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro .
Le mot de l'Enigme est Quenouille. Celui du Logogriphe est
Camion , Mai , Ino , Io , Coni , Amo , Nom , An , Caïn , Qui , Ani ,
Main, Coin. Le mot de la Charade est Fervents
OCTOBRE 1816 . 439
EBEN - HAÇAN.
CHAPITREE II .
Le Derviche , ou les Conseils.
Le voilà donc parti en leste équipage , beau comme
Aly, son luth sur l'épaule, et son Saadi en poche. Un
nouvel horison s'ouvrait et lui présentait d'inépuisables
richesses . Sonimagination ne l'entretenaitquede femmes
parfumées , de sérails , de jardins parés d'un éternel
printemps , de zéphirs , de lacs et d'îles fortunées : c'était
dans cette jeune tête un luxe d'images dont rien
n'arrêtait l'essor car la montagne de Kaf peut borner
le monde, mais jamais les pensées du jeune homme ,
qui vient de dégager son coù du freinde la dépendance.
?
Il rencontra un derviche , qui frappé de sa beauté ,
l'aborda et lui demanda où il allait. Haçan lui raconta
qu'il faisait route vers Tiflis. Jeune plante bercée jusqu'ici
par les zéphirs doux et embaumés des jardins de
tes pères , lui dit le saint homme , puisses-tu ne pas te
-flétrir dans les lieux brûlans où tu vas être jeté ! Il invita
avec bonté le jeune aventurier à venir se reposer et
prendre quelques alimens dans sa grotte. En entrant ,
Haçan fut frappé de l'air d'austérité qui régnait dans
l'habitation du serviteur de Dieu . Aussitôt celui-ci tira
d'une petite cellule la moitié d'un excellent páté de gazelle
au riz et des bouteilles de Commez . Mon fils , disait
le vieillard , je ne suis point de ces derviches qui
ne savent se maintenir dans la voie du prophète et qu'on
voit succomber si souvent à l'appât du monde , ainsi
qu'il est arrivé à un religieux de Damas , dont je veux
vous raconter l'histoire :
Histoire du religieux de Damas ( 1 ) .
Un religieux vivait à Damas dans une grande aus-
(1 ) Cette histoire se trouve presqu'en entier dans le Gulistan.
440 MERCURE DE FRANCE .
térité , veillant dans les forêts au culte divin , et se
nourrissant de feuilles d'arbres. Le roi le visita et lui
offrit de lui faire disposer une demeure pour mieux vaquer
à l'étude de la religion et faire part aux autres de
sa sagesse. Le religieux refusa d'abord ; mais les courtissaannsslluuii
ayant représenté qu'il serait toujours libre de
retourner dans sa retraite si cette demeure ne lui convenait
pas , on rapporte qu'il y consentit. Il se rendit
dans lejardin de l'un des plus beaux palais du roi : ce
lieu captivait l'ame et récréait les sens ; les roses de ce
jardin rougissaient comme les joues de la jeune beauté.
Le roi envoya au religieux une jeune vierge, dont le
visage , brillant comme la lune dans son plein, séduisit
le derviche ; elle était belle comme les houris du
prophète. Le derviche commença à s'habiller magnifiquement
, se nourrit de mêts exquis , se laissa entraîner
à la beauté de cette jeune fille ; suivant l'oracle des
sages : la chevelure de la beauté est le lien de l'ame et
le piège du plus habile oiseau : pour l'amour de toi , j'ai
prodigué mon ame , ma religion et toute ma science ;
je suis l'oiseau léger et toi le piège trompeur. L'homme
est pris par la femme comme le pied de la mouche dans
le miel.
Dans ce temps , le roi voulut voir le derviche et le
trouva chargé d'embonpoint , le teint vermeil et brillant,
appuyé sur un coussin de soie. La jeune fille ,
penchée au-dessus de sa tête , agitait l'air avec des
plumes de paon. Alors un courtisan d'une longue expérience
prit la parole : Oroi , donnez de l'or aux sages
pourqu'ils puissent vaquer à l'étude de la sagesse , mais
non pour qu'ils s'engraissent .
Mon fils, Dieu exige en nous un parfait détachement,
et l'un des prophètes ne put passer le quatrième ciel ,
parce qu'il lui fut trouvé une aiguille sur sa manche.
Ainsi donc , ô mon fils , ne te laisse pas aller aux attraits
des plaisirs , et ne te rends pas le courtisan de
la fortune . Ecoute ces maximes :
»
« Le contentement de peu est un trésor qui ne craint
pas d'être découvert .
OCTOBRE 1816. 441
» Je me souviens d'avoir vu la maison du sage
>> Lokman .
» Les colonnes et les soliveaux avaient encore leur
>> écorce , les murailles n'étaient que de pierres brutes .
>> Cependant les gens de la première distinction
>> allaient le voir ,
» Et pas un ne trouvait qu'il fût mal logé.>>>
Ainsi parla le vieillard au fils de Samboul . Haçan
prit congé de lui et continua sa route .
Un père garnit la bourse et un derviche donne des
conseils .
HISTOIRE
De Marie-Charlotte-Louise , reine des Deux-Siciles .
( II ., et dernier article. )
Je me suis écarté de mon sujet , et je me hâte d'y
revenir . Les mariages se font bien simplement. Lejour
de la Pentecôte , un jeune garçon et une jeune fille portent
à l'autel deux corbeilles remplies de roses. Ces fleurs
étant bénies , sont distribuées à la commune , savoir :
les roses blanches aux hommes et les autres aux femmes.
En sortant de l'église on s'arrête sous le vestibule , les
anciens prennent place ; le jeune homme offre son bouquet
à la fille dont il a fait choix. Si elle le prend et
l'échange contre le sien , c'est qu'elle accepte ; lorsque
la fille refuse , elle rend le bouquet au jeune homme ,
qui n'a pas le droit de se plaindre. Dans le cas où l'un
des deux individus voudrait épouser un étranger , on
lui donne cinquante ducats ,et il ne peut plus revenir
dans la colonie.
On ne porte point de deuil; seulement les hommes
ont droit de porter un crêpe au bras pendant deux mois ,
et les femmes un fichu noir. Les enfans héritant par portions
égales de leurs parens , et ceux-ci de leurs enfans ,
les testamens deviennent inutiles et on n'en fait jamais.
O trop heureux pays que celui qui ne renferme
442
MERCURE DE FRANCE .
aucun avoué , aucun huissier, pas le moindre suppôt
de la chicane ! c'est vraiment une terre promise. Les
réglemens ont tout prévu , et l'on ne peut pas trouver
l'apparence du plus petit procès. Point d'avocats braillards
, qui souvent embrouillent une cause et qui ruinent
leurs clients ; point d'audiences où vont dormir les
juges, point d'auditoire où les mauvais sujets viennent
prendre des instructions pour mieux se défendre lorsqu'ils
seront assis sur le banc des accusés ,point de procès
scandaleux. Que ces bonnes gens seraient surpris
s'ils voyaient des hommes accuser publiquement leurs
épouses de leur avoir été infidelles , apporter eux-mêmes
les signes de leur déshonneur ; une épouse demander la
rupture de ses noeuds pour cause d'impuissance , ou dévoiler
les turpitudes de leurs maris .
Le gouvernement de la colonie se compose du pasteur
et de cinq anciens , qui sont réélus tous les ans.
C'est à ce tribunal paternel que sont portés les petits
griefs des habitans , et il n'y a point d'appels de ses jugemens
. Les plus grandes peines sont le bannissement
et la défense de porter l'habit. Cependant , comme les
hommes ne sontjamais parfaits , dans le cas où il serait
commis uncrime , le prévenu serait renvoyé à la justice
ordinaire , après avoir été dégradé , c'est- à-dire , rayé
du nombre des colons .
Les événemens survenus en France pendant l'année
1789 , avaient retenti jusqu'à Naples. Ce fut pour en
arrêter les effets que fut conclu l'année suivantele triple
mariage entre des princes et des princesses des maisons
d'Autriche et de Naples. Le 15 d'août 1790 furent célébrées
dans la chapelle du roi , l'alliance de l'archiduc
François avec Marie - Thérèse , et celle de l'archiduc
Ferdinand , grand-duc de Toscane , avec dona Louise.
Le roi et la reine partirent pour Vienne , accompagnés
des deux archiducs , etvoyageaient sous lenomducomte
et de la comtesse de Castellamare. Le but de leur voyagè
était de demander la main de l'archiduchesse Marie-
Christine ,pour le prince héréditaire des Deux-Siciles.
Sitôt la célébration du mariage , LL. MM. se transportèrent
à Francfort , pour assister au couronnement
OCTOBRE 1816. 443
de l'empereur , puis à Presbourg , au couronnement de
S. M. I. en qualité de roi de Hongrie.
LL. MM. se rendirent successivement à Venise , à
Florence , à Rome , puis se rendirent dans leurs états.
La révolution française avait pris un caractère allarmant;
la république venait d'être élevée , et l'un des
premiers actes des meneurs du temps , fut de demander
au roi de Naples la réparation d'une insulte qu'on prétendait
avoir été faite par le ministre Acton à l'ambassadeur
de Semonville. M. Serieys rapporte toutes les
pièces relatives à cet événement , et les termine par la
déclaration de guerre faite à la France par le roi Ferdinand
, qui pour conserver l'indépendance de ses états ,
offrit une somme de huit millions .
M. Serieys exagère lorsque , d'après Mallet-Dupan ,
il élève la somme des contributions imposées par les
Français à la somme de 351,760,000 fr. pour l'Italie. Il
est aisé de poser des chiffres et de les additionner ; mais
il est difficile de démontrer comment telle ou telle ville
auraient été assez riches pour payer des sommes aussi
considérables. Pourquoi adopter sans examen et sans
vérification un compte aussi mal établi ? Suivant l'auteur,
la Lombardie seule aurait fourni près de 137200020
fr. , Rome 30,000,000 fr. Je suis loin de vouloir atténuer
les spoliations qui ont été commises; mais en qualité
d'historien , M. Serieys aurait-il dû prendre des renseignemens
plus exacts , puisque dans ces sommes ne sont
point comprises les réquisitions de toute espèce , qu'il
porte à 350,000,000 fr .
Un traité de paix unissait la France au royaume des
Deux-Siciles ; un des articles portait que les ports de
cette puissance seraient fermés aux Anglais. La reine ,
justement indignée du meurtre de sa soeur , l'infortu
née Marie-Antoinette , écoutant plutôt ses ressentimens
que la raison , se hâta trop précipitamment de violer le
traité. Dans une dépêche de S. M. l'empereur d'Autriche
, ce prince invitait le roi de Naples à le seconder
dans l'expédition qu'il allait entreprendre contre le
Nord de l'Italie ; il l'engageait à marcher sur Rome et
sur le reste du midi de cette contrée.
444 MERCURE DE FRANCE .
En effet , l'occasion était favorable , et le succès paraissait
assuré. Le capitaine qui avait conquis l'Italie
était alors en Egypte , avec l'élite des guerriers français;
la république , affaiblie par l'éloignement de ces
troupes , et plus encore par ses divisions intestines
penchait vers sa ruine , et semblait incapable de repousser
une attaque faite par une armée fraîche et nombreuse.
L'amiral Nelson vint mouiller devant Naples avec sa
flotte; cet officier descendit bientôt à terre pour se
rendre au conseil de guerre , où assistaient avec lui le
voi , le ministre Acton , le général Mack et sir Hamilton
, ambassadeur d'Angleterre . La guerre fut résolue ,
et Ferdinand partit de Naples le 22 novembre 1798 , à
la tête d'une armée de 80,000 hommes divisée en cinq
corps , commandés par les généraux Acton , Mack , le
chevalier de Saxe , le colonel Saint-Philippe et le maréchal
-de- camp Micheroux. Acton , vif , impétueux ,
donna beaucoup trop tôt le signal de l'attaque et précipita
lamarchedu roi . Les troupes , manquant de vivres ,
furent obligées de passer sans ponts plusieurs rivières
grossies par les torrens. Ce manque de vivres et la fatigue
causèrent beaucoup de maladies parmi ces soldats ,
qui pour la plupart n'étaient que des recrues. Aussi au
bout de quelques jours l'armée napolitaine avait cessé
d'exister.
Qui pourrait exprimer la tristesse de la reine et d'Acton
à la nouvelle de ce désastre et du retour du roi ? La
fermentation règne dans la capitale , qui craint la vengeance
des vainqueurs. Marie-Charlotte ayant tout à
craindre d'un peuple prêt à se révolter , d'un peuple qui
venait d'assassiner un courrier du cabinet , et de le traîwer
sous les fenêtres de son palais , ordonne d'incendier
la flotte napolitaine , et s'embarque pour la Sicile sur le
vaisseau de l'amiral anglais , le 22 novembre , suivie de
son époux , de sa famille et d'Acton .
A peine Nelson eut-il fait mettre à la voile , qu'il
s'éleva la tempête la plus violente; le plus jeune des
enfans du roi en mourut de frayeur , et , après mille
dangers , la flotte entra dans le port de Palerme.
OCTOBRE 1816. 445
Les généraux Mack et Pignatelli , désignés pour gouverner
et défendre Naples , commettent les fautes les
plus grandes. Le premier destitue mal à propos le prince
de Moliterno du commandement de Capoue , dont la
garnison sortit par une porte au moment où l'armée
française entrait par l'autre . Le second , dédaigrant de
se concerter avec les bons citoyens , et manquant de fermeté
, laissa un libre cours à tous les excès où se portèrent
les brigands , dont la ville était remplie . Les incendies,
le pillage , les assassinats qui se commirent pendant
le peu de jours que Pignatelli resta dans Naples , le remplirent
tellement d'épouvante , qu'il prit la fuite et se
rendit à Palerme. Aussitôt son départ le désordre s'accrut
à un tel point , que l'on ne trouva d'autre moyen
pour le faire cesser , que d'accélérer l'entrée des Français
àNaples. C'est à la suite de ces événemens que fut établie
la république napolitaine. Le premier soin du général
Championnet fut de prendre des mesures sévères. Les
assassins furent punis et tout rentra dans l'ordre .
La reine, profondément affligée , conservait encore
tout son courage et toute son énergie. Pressentant que
le moment était venu pour ressaisir son sceptre , elle
ordonne au cardinal Ruffo de marcher pour lui rendre
ses états. Le cardinal , à la tête d'hommes dévoués ,
descend dans la Calabre , s'empare de cette province ,
et marchant de succès en succès , arrive aux portes de
Naples où il entre en vainqueur. D'après l'ordre du roi ,
il pardonne , l'amnistie est proclamée ; mais l'amiral
Nelson se montra bien moins indulgent , il sacrifia tous
les individus soupçonnés d'avoir eu des relations avec
les Français .
Le roi avait pardonné ; il ne demandait que le châtiment
de six cent cinquante coupables pour tout le
royaume , et ces mesures vigoureuses , dues en grande
partie à la fermeté de la reine , imposèrent silence aux
factieux , et firent renaître la tranquillité publique : ce
qui parut encore la consolider , fut la paix signée en 1801
avec le gouvernement français.
Dans la crainte d'une seconde invasion , la reine appela
à son secours vingt-quatre mille Anglais ou Russes.
1
1
440 MERCURE DE FRANCE .
Le gouvernement français en guerre avec l'Angleterre ,
invita S. M. Ferdinand à renvoyer ces troupes , et sur
son refus , les Français marchèrent sur Naples avec des
forces supérieures ; à cette nouvelle , le roi se retire une
seconde fois en Sicile. Cette retraite fut précédée d'un
tremblementdeterre moins désastreux que celui de 1785 ,
mais beaucoup plus funeste à la ville de Naples. Depuis
cette catastrophe jusqu'à sa mort , Marie Charlotte ne
traîna qu'une existence pleine d'amertume. En effet ,
deux étrangers occupèrent le trône de Naples , ses parens
de la famille d'Espagne prisonniers en France; son
neveu dépouillé d'une partie de ses états , humilié et
contraint de donner la main de sa fille à l'auteur de tous
ses maux.
On ignore les raisons qui ont déterminé le cabinet
anglais à exiger que cette malheureuse princesse abandonnât
son époux , ses enfans , son royaume , pour être
transportée en Sardaigne. L'auteur prétend connaître le
motif secret qui dirigea la conduite extraordinaire du
cabinet britannique envers la reine des deux Siciles . II
présume que vers la fin de l'année 1812 , il courrait un
bruit que Napoléon voulait rendre à Ferdinand le trône
de Naples , moyennant qu'il ferait avec lui cause commune
contre l'Angleterre , et que Murat était le seul qui
s'était opposé à cet arrangement.
Quoi qu'il en soit,la reine reçut l'ordre de lord Bentinck
de quitter ses états pour nn''yyjamais rentrer. La
reine écrivit à ce seigneur une lettre digne d'elle et de
son rang; elle déclara qu'elle refusait de se rendre en
Sardaigne , mais qu'elle était prête à se mettre en route
pour se rendre dans les états de son neveu , l'empereur
d'Allemagne. La reine fit plusieurs autres demandes ;
les unes furent accueillies et les autres refusées , en sorte
qu'il est fort difficile de comprendre les raisons qui ont
déterminé l'Angleterre à exiger une séparation aussi
douloureuse.
Marie Charlotte s'embarqua avec son fils Léopold sur
la polacre le Saint-Antoine , et se rendit d'abord à
Cagliari , puis à Constantinople , où elle débarqua le
15 septembre après avoir cotoyé les îles de la Grèce , et
OCTOBRE 1816 . 447
1
avoir séjourné à Ténédos. Elle était le 4 novembre à
Odessa : le gouvernement russe lui rendit les plus grands
honneurs; enfin après la plus pénible traversée , l'infortunée
princesse arriva dans la capitale de l'Allemagne
au milieu d'un hiver rigoureux, dont les événemens
politiques et le spectacle de l'Europe entière armée ,
augmentaient encore l'horreur. Son neveu , absent , marchait
avec son armée : sa fille , l'impératrice Marie-
Thérèse , n'était plus , elle seule ignorait cette perte . A la
suite des événemens de 1814 , Marie-Charlotte se retira
dans le château de Hesendorf , maisonde plaisance fort
agréable. Elle songeait à revenir dans ses états , lorsqu'elle
apprit que son époux avait délégué l'autorité souveraine
au prince héréditaire , avec le titre de vicaire général ;
mais les grands chagrins qu'avait éprouvé cette princesse
, la joie qu'elle ressentait en songeant qu'elle pourrait
bientôt rentrer dans Naples , avaient altéré sa santé:
elle mourut d'une attaque d'apoplexie dans la nuit du 7
au 8 septembre 1814. L'empereur d'Allemagne lui fit
fairede magnifiques funérailles. Le coeur de laprincesse
fut porté dans la chapelle de Loretto de l'église des
Augustins , les entrailles à l'église métropolitaine; et son
corps ,transporté dans l'église des capucins , fut ensuite
déposé dans le caveau de la famille impériale .
Tel est en substance l'abrégé de l'histoire de Marie-
Charlotte-Louise , reine des Deux-Siciles . L'auteur était
trop gêné pour pouvoir parler librement ; les événemens
dont il avait à entretenir ses lecteurs s'étaient passés
sous nos yeux , et le plus grand nombre des personnages
qui ont figuré sur le théâtre du monde existe encore. Ce
n'est qu'à la génération prochaine qu'il sera possible de
connaître , et de mieux juger les grands personnages. La
véritépourra paraître entierement dévoilée, et les grandes
menées politiques seront plus senties et mieux appréciées.
M. Serieys a choisi un sujet ingrat; il avait deux écueils
à éviter. S'il mettait trop en évidence la princesse , il
éclipsait son époux; s'il parlait trop de ce dernier , it
enlevait tout l'intérêt que pouvait présenter son héroïne .
L'auteur a tellement senti la force de cette objection et
la sécheresse de son sujet , qu'il a été obligé de noyer son
448 MERCURE DE FRANCE .
,
histoire dans une foule de détails , curieux à la vérité ,
mais parfaitement inutiles. Par exemple , on trouve les
discours du roi Ferdinand à son parlement de Palerme
une longue notice sur le tremblement de terre survenu
en 1785. Les pièces ajoutées contiennent une notice de
quatorze pages sur les sourds-muets ; c'est fort bien sans
doute, mais on conviendra que ce n'est pas dans une
histoire de ce genre qu'on devrait la retrouver. J'en dirai
autant de l'analyse de l'ouvrage de M. Barjoni publiée
en 1798, qui renferme quinze pages. Je demanderai à
l'auteur ce que signifie ce dialogue entre la reine de
Naples et l'impératrice Joséphine; il a beau prévenir
que cedialogue est extrait d'un manuscrit , lequel en
contient plusieurs autres entre de fameux personnages ,
et qu'il les publiera bientôt; c'est fort bien , mais ce
morceau est ici déplacé.
Puisque j'ai fait ma part de critique , il faut aussi que
jedonne celle de l'éloge . L'ouvrage de M. Serieys est
écrit agréablement , on y trouve quelques remarques.
curieuses; il pourra être lu avec intérêt , mais je le répète,
son sujet est mal choisi .
w
ROQUEFORT.
MÉMOIRE
SUR CETTE DOUBLE QUESTION :
www
Lehuitième livre de la guerre du Péloponèse appartient-
il à Thucydide ? Est- ildigne de cet écrivain.
( II et dernier article. )
PREMIÈRE SECTION . - Thucydide historien.
Le huitième livre contient le récit d'un fait principal ,
auquel viennent se rattacher tous les autres : je veux dire
la guerre d'Ionie ; ( 1 ) guerre amenée par la catastrophe
(1 ) J'emprunte à Thucydide lui-même sa propre expression , car
d'abord je voulais dire : Guerre de l'Asie mineure , ou Guerre des
côtes de l'Asie , parce que non seulement l'Ionie , mais encore l'Hallespont,
furent lethéâtre de la guerre.
ROVAD
OCTOBRE 1816 .
449
des Athéniens en Sicile , et dont le but était d'enlever
Athènes ses colonies sur les côtes d'Asie , dans l'Epithrace
et sur l'Hellespont , et avec ses colonies le sceptre
des mers et tous les moyens de prospérité.
Avant de décrire cette guerre , Taucydide veut nous
intéresser à son récit , et il y réussit en annonçant ,
dans une belle introduction ,quels acteurs doivent figurer
, quels intérêts les guident , quelles passions les
animent ; en dépeignant l'exaltation des esprits contre
Athènes , à la nouvelle des désastres de la Sicile ( 1)
(8 , 1. Sq. ) ; en représentant Athènes d'abord consternée
, ensuite , selon son usage , pleine d'espérances au
milieu des revers ( 1,70,2 ; 8 , 1 et 4. ) ; Lacédémone
se flattant désormais d'annéantir sa rivale; le Péloponèse
, la Sicile ( 2) (8 , 1 , 2 ) , les satrapes du grand roi
(8,5,6 ) , unissant leurs ressentimens à ceux de Lacédémone
; en nous montrant , enfin , Athènes seule contre
tous ; Athènes , séjour des sciences et des arts , attirant
à elle tous les peuples , tant qu'elle suivit les principes
de modération que lui conseilloit Périclès; mais ensuite
en butte à la haine universelle de ces mêmes peuples ,
lorsqu'elle se vit entraînée à de folles conquêtes pour
la gloire d'un seul , et le malheur de tous .
Son introduction terminée , Thucydide entre en matière
, c'est-à-dire , qu'après avoir montré les passions en
(1 ) Voy. Brumoi. , t. 9, p. 367 , 470, ν. 1347.
(2) Athènes , trop docile aux vues ambitieuses d'Aleibiade , venait
de faire , dans le port de Syracuse , le plus terrible des naufrages
(Diod. , 1. 13 ), et de perdre la fleur de sa jeunesse, l'élite de ses
guerriers, ses troupes de terre, ses forces de mer, ses finances, enun
mot, sa puissance soit réelle , soit idéale, Ce prestige qui environnait
le beau nom d'Athènes s'était évanoui ; à l'admiration avait succédé
lemépris. Tout alors se soulève contre Athènes, et ses alliés ,trop
long- temps asservis , et la Sicile victorieuse , unissent leurs ressentimens
à ceux de Lacédémone.Quant à l'Asie , elle a juré d'annéantir
l'orgueilleuse ité, qui a résisté à sa puissance , démembré son
empire et ternisa gloire. Voy. Diod. , 1. XIII. Cic. in Verr. , v. 37.
Mém. de l'ac. , t. 6 , p. 391. Gillies , t. 3 , p. 351 , sq. , p. 35.Ce savant
anglais nomme Ochus , roi de Perse à cette époque (d'après
Diod. , 1. 12, p. 322.); tandis que Thuc., 8, 6 , nomme Darius ,fils
d'Artaxerxes.
TIMBRE
29
450 MERCURE DE FRANCE.
présence , il en va montrer les résultats. Il a su éveiller
notre attention ,il la soutiendra ; il dira tantôt ce qu'il
avu, ou ce que lui ont appris de fidelles témoins , interrogés
dans l'un et l'autre parti ; tantôt ce que les yeux
ne voient pas, mais que révèlent au génie observateur ,
et l'habitude de penser, et la connaissance du coeur humain
; il enchaînera les événemens à leur cause ; il rendra
visible le jeu des passions , les ressorts qui les font
mouvoir , les effets qu'elles produisent , et dans ce qu'il
dira des individus et des gouvernemens , l'historien du
huitième livre nous rappellera l'historien des livres précédens
: par-tout impartialité , accord parfait dans les
idées , identité dans les jugemens. C'est sous ces rapports
sur-tout, queje considérerai l'auteur du huitième
livre de la guerre du Péloponèse.
Le personnage qui y figure continuellement , c'est
Alcibiade. Nous l'avons vu dans les sixième et septième
livres ( 1 ) méditant la conquête de la Sicile , faisant de
cette île le théâtre de ses premiers exploits , et projettant
de régner sur l'Afrique , l'Italie et le Péloponèse; mais
bientôt , disgracié , travaillant pour Syracuse et trahissant
Athènes (6, 74) . Nous le voyons dans le huitième
encore , ennemi de sa patrie et dirigeant les vengeances
de Lacédémone contre Athènes. Son influence , soit
visible soit secrète , se fera sentir tour à tour à Lacédémone
, à Athènes , en Eubée , dans l'Epithrace ,
l'Hellespont , sur les côtes de l'Asie , chez les satrapes
du grand roi ; lui seul sera l'ame de la guerre d'Ionie ,
comme il avait prétendu l'être de la guerre de Sicile ;
lui seul en dirigera les mouvemens , en balancera les
chances au gré de son intérêt.
sur
Parmi tant d'individus mis en scène , Alcibiade seul
m'occupera , et parce qu'il est seul l'ame de la guerre
d'łonie , et parce que d'ailleurs cet homme extraordinaire,
mal apprécié par les modernes , ne me semble
bien jugé que par notre historien.
(1) Thuc. ,6,89, 6, 91 ; 7, 19; 8 , 2. Plutarq. , vie d'Alcib. Nep.
inAlcib., c.4.
OCTOBRE 1816.
451
Que des savans modernes , et parmi eux l'élégant
et savant Barthelemy ( 1) , voient en lui , d'après des
anciens , la réunion de ce quo
de plus fort en vices et en vertus (2) ; l'austère Thucy- lanature peut produire
dide se taisant sur ses prétendues vertus , ne montre en
lui, que des talens funestes à sa patrie, que des vices parés
de dehors séduisans , mais jamais compensés par des
vertus réelles ; remarque, qui réfute Cornélius-Népos ,
dont le jugement a séduit notre enfance; Cornélius , lequel
met Thucydide à la tête des écrivains qui
prétendirent honorer et venger la mémoire d'Alcibiade.
Hunc infamatum à plerisque tres gravissimi historici
summis laudibus extulerunt : Thucydides qui ejusdem
ætatis fuit , etc. (3)
L'analyse des événemens de la guerre d'Ionie va
prouver que Cornélius-Népos , pour avoir cité de mémoire,
ou avoir peu lu les originaux , semblable en ce
point à plus d'un historien moderne, a fait un infidelle
portrait d'Alcibiade.
Au moment où la Sicile et le Péloponèse ont juré la
perte d'Athènes , Tissapherne et Pharnabase se présentent
à Lacédémone (4). Alcibiade ne pouvant servir les
deux satrapes à la fois , appuie les prétentions de Tissapherne
, qui répondent le mieux à ses vues. Elles sont
accueillies, et l'on décrète la guerre d'Ionie; ensorte qu'à
la première des négociations , etdès le début du huitieme
livre , commence cette influence d'Alcibiade , qui se
(1 ) Anach. , t. 1 , p. 323.
(2) Nihil illo fuisse excellentius , vel in vitiis vel in virtutibus .
Corn. N. , vie d'Alcib., c. r. En parlant
hommes, qu'on établisse une distinction entre leurs vices et leurs d'Alexandre et autres grands
vertus. ( ior. Q. Curce, 1. X, c. 15. ) J'y consens; mais cette distinction
est inadmissible pour Alcibiade.
(3) C. N. , c. XI. Thucydide loue Alcibiade en deux passages ;
mais comme politique habile et non comme citoyenvertueux.
(4) C'était probablement à l'instigation d'Alcibiade qu'ils venaient
chez les Lacédémoniens . Il savait que s'ils se décidaient à accueillir
des alliés qui offraient leurs services , ils étaient peu actifs pour s'en
procurer.
29.
452
MERCURE DE FRANCE. 1
manifestera jusqu'àla fin de cedrame admirable , lequel
présente unité d'action, et même unité d'intrigues (1 ) ,
puisqu'Alcibiadey agit , soit présent soit absent , comme
Ulysse dans le Philoctète de Sophocle.
La guerre d'Ionie éclate sous de malheureux auspices;
la flotte lacédémonienne est bloquée presqu'au
sortir de ses ports; Sparte veut renoncer à son expédition
(2) . Mais alors s'évanouissent les projets de gloire
et de vengeance conçus par Alcibiade.
Les obstacles redoublant son ardeur (3) , il se présente
au conseil de Lacédémone. Là , après avoir prouvé aux
Lacédémoniens , prompts à se décourager , qu'ils ont infiniment
de courage ( 8,12 ) ; après avoir rendu Eudius
jaloux d'Agis ; après avoir ainsi servi sa propre haîne au
moment même où il parlait de politique et de bien public
, il part , se dirige vers l'Ionie avec cinq vaisseaux
(8,4 et 12 ) seulement ; arrête dans son trajet les vaisseaux,
qui auraient pu répandre la nouvelle de l'échec
(ruse (4) imitée par Annibal en pareille circonstance ) ;
arrive à Chio , annonce comme sa libératrice cette même
flotte lacédémonienne bloquée au Pirée de la Corinthie;
persuade, soulève les villes d'Ionie (5) ; réduitAthènes (6)
(1) Denique sit quidvis simplex duntaxat et unum.
(2) Loind'envoyer une nouvelle flotte , ils veulent même rappeler
les vaisseaux déjà en mer , 8 , 11 .
(3) Il va trouver l'éphore Eudius , et tout en lui représentant
qu'il lui serait glorieux de soustraire l'Ionie à l'alliance d'Athènes ,
et de procurer à Lacédémone celle du grand roi , il travaille contre
Agis, dont il est l'ennemi , et à qui il veut donner un rival. Quant
aux Lacédémoniens, il leur représente en plein conseil, qu'il arriverait
à Chio avant la nouvelle du désastre de la flotte (8 , 12. ); que
là, il dépeindrait la faiblesse d'Athènes et l'ardeur de Lacédémone,
et déciderait aussitôt la défection des villes .
(4) Tite-Live , 1. 25. Voy. la note d'Acacius .
(5) Entr'autres la sage Chio , Erythres et Clazomenes. 8, 24.
(6) Arme contre elle Tissapherne ; parvient , par suite de succès ,
àun traité , le premier que fit le grand roi avec Lacédémone , par
l'entremise de Tissapherne , et arme ainsi l'Asie contre la Grèce.
Au ch. 47, nous voyons le même Alcibiade méditant la ruine de la
démocratie,nonparce qu'il juge vicieuse cette forme de gouvernement;
maisparce qu'il lajuge contraire à son retourdans Athènes.
OCTOBRE 1816. 453
au désespoir ( 8 , 15 ) , et rend Sparte triomphante malgré
elle-même ; et c'est avec cinq vaisseaux , remarque
importante échappée à Plutarque (1) , qu'il opère à lui
seul la plus étonnante révolution (8,14 ) ; suppléant à
l'absence de troupes et de terre et de mer par son activité
, son astuce , son éloquence et son génie.
Mais bientôt la fortune a trahi Lacédémone (2) . Alcibiade
, dans de telles conjonctures , restera-t-il fidelle à
cette république ? Non , et parce qu'elle éprouve des
revers , et parce que d'ailleurs il lui est devenu suspect
(3) . Il se retirera donc à la cour de Tissapherne ; il
y exercera l'influence qu'il perd auprès de Sparte.
Ici peindrai-je Alcibiade faisant sa cour à Tissapherne
(8,46,54 ) qui lui donne toute sa confiance , et que
bientôt il s'efforcera de rendre odieux (8,88 ) : Alcibiade
effrayant les Athéniens par Tissapherne , et Tissapherne
par les Athéniens ( 8,82 ) : Alcibiade après avoir trahi
Athènes , Sparte , Tissapherne ( 8,45 ) , projetant son
retour à Athènes , qu'il a bien voulu , dit Thucydide
(8,47 ) , ne pas détruire , trait rapide , fier et profond ,
digne de remarque ; Alcibiade , pour faciliter son retour
dans sa patrie , jugeant nécessaire l'abolition de la démocratie
( 8,47 ) , et faisant dire par ses amis qu'elle est
voulue par legrand roi comme uniquemoyende traiter
avec Athènes ; Alcibiade , homme perfide ( ἄπιςος , 8,45),
et ne sesouciant pas davantage de l'oligarchie que de la
démocratie ( 8,48 et 8g ) , mais voulant l'une ou l'autre
au gré de son ambition et des circonstances; Alcibiade ,
quoiqu'à la cour de Tissapherne et loin de Samos et
d'Athènes, agitant tour à tour, ou tout ensemble Athènes
(1 ) Plut. , vie d'Alcib . , c. 29.
(2) Le Lacédémonien Chalcidée , probablement devenu confiant
ettéméraire depuis son association avec le léger Alcibiade , perd
lavie dans les campagnes de Milet (8 , 24. ). Dès-lors la fortune
chancelle ; les Athéniens sont vainqueurs ; Lacédémone et Alcibiade
voient retomber sous la puissance d'Athènes , Chio , cette république
sage , aux malheurs de laquelle nous intéresse Thucydide, et dont
il essaie de justifier la politique. (8, 24 et 38.)
(3) Depuis la mort de Chalcidée et la bataille de Milet. (8,45. )
454 MERCURE DE FRANCE.
et Samos ; à Samos , proposant l'aristocratie (1) à ce
même peuple , qui , peu auparavant , défenseur de la
démocratie, a fait des grands et des riches un horrible
massacre , et lancé contr'eux une excomunication politique
( 8,21 ) ; à Athènes , jouant tous les ressorts , mettant
en oeuvre les méchans et les bons , les puissans et
les faibles , tirant parti de l'habiletéde l'un à négocier (2) ,
de l'éloquence d'un autre; des vertus de celui-ci , des
vices brillans de celui-là.
Retracerai-je , à la vue de la faction fautrice de l'oligarchie
voulue par Alcibiade , les courages subjugués
dans Athènes , les défiances réciproques , la stupeur du
péuple qui s'estimait heureux , même en se taisant , d'échapper
à la mort : les assassins enhardis par la frayeur
qu'ils inspirent (8,66) , convoquant une assemblée , y
paraissant armés , et entourés de sicaires et de jeunes
debauchés, qui composaient la cour d'Alcibiade : là, au
milieu de la terreur , proclamant la liberté des opinions
(8.67 ) , faisant au peuple consterné et déclaré
libre , des propositions , qui à la vue des échaffauds , ne
trouvent aucun contradicteur , puis introduisant et installant
les 400 dans la salle du conseil (8 , 69. ). Rappellerai-
je tantdedestitutions , tantde massacres commis
(8,54 et 65 ) pour fonder cette oligarchie jugée utile
au retour d'Alcibiade, lequel bientôt après , fera par
l'entremise de Thrasybule et autres ( 8,81,89 ) , abolir
cette oligarchie cimentée du sang de tant de citoyens ,
et rétablir la démocratie , soit à Samos , soit à Athènes.
De cet exposé fidelle , rapprochons l'affreuse anecdote
racontée par Thucydide ( 3 , 45 , 8 , 82 ) , cette ignoble
perfidie, que des raisons d'état n'excusèrent jamais dans
un négociateur , et les discours que le même historien
met dans sa bouche , et l'on reconnaîtra par-tout ,
idées fortes conçues dans la même tête , combinées par
lemême génie , exprimées par la mêmeplume; par-tout
(1) ASamos, à l'instigation d'Alcibiade , et l'armée qu'il courtise
, et les Samiens , engagent les grands d'Athènes à essayer de rétablir
l'oligarchie à Athènes et à Samos. 8 , 63 .
(2) Thuc. , 8 , 64; et Lexic. Xen. , au mot Pisandre.
OCTOBRE 1816 . 455
identité d'opinions sur Alcibiade ;par-tout profond me
pris pour cet indigne disciple que Socrate essaya vainé
ment de rendre vertueux , et dont Timon disait : Courage,
monfils , je te devrai la perte d'Athènes; pour ce
mauvais citoyen, pour cethomme faux , qui tantot honore
les dieux ( 1 ) , et tantôt les outrage (2); qui , tantôt se
déclare pour la liberté de son pays , et tantôt travaille à
lui donner des fers; pour cet ambitieux ennemi du repoś
du monde , corrupteur de la morale publique et digne
précurseur de Machiavel. Et voilà l'homme dont Cornélius
Népos prètend que Thucydide s'est efforcé de
réhabiliter la mérhoiré ternie par des anciens.
Cet accord dans les idées de Thucydide , cette continuation
de talent , cette identité dans lesjugemens ne se
font pas moins remarquer dans ses observations sur Athenes
, Lacédémone , Chio , et autres républiques.
Lorsque , livre premier , 70 , 2 , on a lu cette phrase
de Thucydide : « Les Athéniens entreprennent au delà
de leurs forces , hasardent méme au delà de leurs résolutions
. Ont- ils échoué ? Déjà de nouvelles espérances
ont rempli le besoin de leurs cooeurs. » Lorsqu'ensuite
on a rémarqué dans le livre septième ( 7 , 28 , 2 ) ces
traits , qui caractérisent l'entreprenante et opiniâtre
Athènes , avant ses désastres en Sicile , ne reconnait-on
pas identitéde pinceau dans l'historien du huitième livre ,
Jorsqu'il dépeint , à l'époque des désastres de la Sicile ,
les Athéniens consternés et presque aussitôt concevánt
de nouvelles espérances, et trouvant d'étonnantes ressources
dans la sagesse que donne le malheur (8 , 1 ;
8,15 ; 8,63; 8,97;8 , 106 ) ; lorsqu'ensuite il dépeint
1) Voy. dans Xén . , et sur-tout dans Plutarque ( vie d'Alcib. ) ,
le récit de cette procession si édifiante à Eleusis.
(2) C'est lui , au jugement de plusieurs savans , que désigné Sophocle
dans son OEd. , t, (v. 902. ) , par ces mots : εἰ τις ὑπέιοπτα.
Les infractions des lois relatives aux cérémonies sacrées ( cellésd'Eleusis
, par exemple ) , lois dictées par la superstition et maintenues
par la politique, étaient plus d'une fois punies de mort. Voy. les
Mystères du paga. , par Sainte- Croix , p. 160 , sq.
456 MERCURE DE FRANCE .
les Athéniens , de nouveau consternés à la nouvelle des
événemens de l'Eubée ( 8,96 ) ; puis reprenant bientôt
courage et méritant dans cette circonstance que Thucydide
loue leur bonne conduite et leur sage politique
(8,97 ) ; lorsqu'ensuite sur l'Hellespont ( 8 , 106 , 107 )
ils obtiennent quelque avantage , avec quelle facilité
leurs ames s'ouvrent encore à l'espérance ? c'en est fait
de leur puissance réelle ; le prestige attaché au beau nom
d'Athènes s'est dissipé , et cependant déjà ils se flattent ,
qu'avec de l'ardeur , ils reprendront la supériorité et
P'empire des mers ,
Ne reconnait-on pas encore identité de pinceau dans
le récit touchant et pathétique des malheurs de cette
même patrie, qui l'a si injustement exilé? Lorsqu'il nous
les a racontés dans le septième livre , il nous a vivement
émus. Ces mêmes émotions , nous les éprouvons
dans le huitième livre; son ame généreuse s'y est répandue
toute entière : gardons-nous donc d'en méconnaître
les accens , et de lui ravir du même coup la double
paline du talent et de la vertu la plus sublime.
Même accord dans les jugemens de Thucydide sur
Lacédémone : celui qui la juge au huitième livre , est
bien celui qui l'a jugée dans les livres précédens .
Livre 1 , 70 , en parlant des Lacédémoniens , il
fait dire à l'orateur Corinthien : « Votre caractère à
vous , est d'entreprendre au-dessous de vos forces et
de votre opinion , de vous défier méme des mesures,
que la raison vous présente comme certaines , et de
croire que jamais vous ne sortirez des dangers . »
... Tels étaient les Lacédémoniens avant la guerre Médique;
tels nous les retrouvons encore, arrivés à la vingtunième
année de la guerre du Péloponèse. Quoique la
guerre , maître violent dans ses leçons ( 3 , 82 ) , modifie
singulièrement le caractère des peuples , le lacédémonien
conservait encore alors ses moeurs primitives : « S'ils
eussent eu l'activité d'Athènes , dit Thucydide ( 8,96 ) ,
ils n'avaient qu'àfaire le siége de cette ville , et dèslors
ils forçaient la flotte d' Ionie , quoique ennemie
de l'oligarchie , à venir au secours d'Athènes ; dès-lors
OCTOBRE 1816. 457
J
ils avaient l'Hellespont , l'lonie , l'Eubéc méme , et
presque toute la domination athénienne. »
Je viens de démontrer une parfaite identité dans les
jugemens de Thucydide sur les individus et les gouvernemens
; que n'aurais-je pas eu à dire , si je me fusse
arrêté sur leurs discordes, que je n'ai fait qu'indiquer, et
dont Alcibiade fut l'éternel artisan. Discordes dans les
villes de la domination athénienne ( 8,64 , 65 ) , auxquelles
on proposait tour à tour l'oligarchie et la démocratie;
discordes entre les athéniens à Samos et ceux
d'Athènes ( 8,86 ) ; entre le peuple de Samos et les
grands ( 8,21 , 73 , 79 et passim ) ; entre Samos et
Athènes ( 8,75 , 76 ); entre les Oligarches et les Athéniens
, soit de la ville , soit du pirée ( 8,94 ) ; et parmi
les Péloponésiens eux-mêmes (8,78,84. )
Faire mention de tant de discordes racontées dans le
huitième livre , c'est avoir expliqué pourquoi , lorsque
les sept autres livres sont ornés de harangues , celui-ci
en paraît dénué ; c'est avoir répondu d'avance à tant de
savans français et étrangers (1 ) que cette absence de
récits étonne , mais qui apparemment ont jugé non
d'après eux-mêmes , mais d'après Vossius etDenis d'Halicarnasse
( et sic mendacia crescunt ex atavis ) , puisque
ce huitième livre , loin d'offrir trop peu de développemens
et d'être l'ouvrage d'un malade , me semble ,
au contraire , un des plus beaux , un des plus remarquables
pour la profondeur des idées , la vigueur du
style , et cette unité de sujet que des lecteurs frivoles
n'apercevront même pas .
Onn'y rencontre pas de harangues , nous dit-on d'après
Denys d'Halicarnasse (2) , donc il n'est pas de Thucydide.
Le huitième livre n'a pas de harangues ! mais ne
(1) Voy. l'abbé Auger , 1 , 2 , p. 85 de ses harangues des histor.
grecs. M. Levesque , p. xv de sa préface de son Thucydide , et surtout
Marcellini , de Thucyd. vitá, p. 728 , sq.
(1) L. 1. , p. 143.
458 MERCURE DE FRANCE .
peut-on donner ce nom àcelles qui sont en style indirect
? Or j'en compte au moins dix à douze. ( 1 )
Onles voudrait en style direct ; mais d'abord le parti
que Thucydidé a pris d'introduire dans son huitième
livredes discours en style indirect , n'est-il pas un moyen
de varier , commandé d'ailleurs par la nature du sujet
qu'il traite ? Que l'on m'indique une circonstance où un
discours en style direct , ou des harangues proprement
dites , revêtues de l'appareil oratoire , auraient pu trouverplace.
Lorsqu'à Samos une partie de l'armée veut défendre
l'oligarchie , Thrasybule et les autres partisans de la démocratie
combattront-ils par des discours en style direct
des soldats mutinés ? Non , ils s'adresseront à différens
soldats ; ils iront de l'un àl'autre (8, 73 , 4 ) , et emploieront
auprès d'eux , non la pompe inutile des discours ,
hon des harangues proprement dites , revêtues de l'appareil
du genre oratoire , mais la voie des représentations
amicales , mais la ruse , la séduction , les promesses,
les largesses . Lorsque dans Athènes (8,93 ) il s'agissait
de renverser la domination des 400 , ces magistrats auraient-
ils été de fins politiques , montant à la tribune et
haranguant tandis qu'on agissait ? Non ; aussi Thucydide
ne les fait-il pasrecourir à la lenteur des harangues .
Les 400 apostent des hommes de leur choix ; il s'établit
des pour-parler d'homme à homme (8,93 , 2 ) ; on engagé
les plus modérés à contenir les mutins ( 8,93 , 2 ) ;
(1 ) Sages représentations du général Phrynichus à ses téméraires
collègues, 8 , 27.-Réflexions d'Hermocrate relativement à la réductionde
la solde par Tissapherne , 8 , 74.-Représentations des
Samiens auprès des grands d'Athènes , à Samos , pour les engager à
rétablir à Athènes et à Samos le gouvernement oligarchique , 8 , 63.
Discours de soldats réclamant auprès de Thrasybule en faveur
de la démocratie , 8 , 73.- Réflexions de soldats entr'eux contre
le systême olygarchique , 8,76.- Plaintes des troupes Péloponésiennes
contre Astyochus et Tissapherne ,8,78.- Discours fanfaron
d'Alcibiade , 8, 81.-Discours du même Alcibiade , donnant
pour son intérêt un conseil salutaire aux Athéniens , 8 , 86. —
Discours insidieux de l'oligarche Théramène contre les oligarches ,
8,92.- Réflexions d'homme à homme en faveur des 400 , 8,93 .
OCTOBRE 1816 . 459
et multitude se calme , et des discours indirects , et
des représentations faites sans apprêt exercent une plus
grande puissance sur les esprits.
En prêtant à ses personnages des harangues en style
direct , Thucydide n'eut été qu'un déclamateur , comme
Théopompe le fut trop souvent. En les négligeant , et
dans les deux dernières circonstances , et dans toutes les
autres ; en préférant , dans un livre plein de faits , d'intrigues
, de révolutions , un récit concis et serré , à une
embarrassante abondance ; en employant son talent à
montrer l'enchaînement et le fil des intrigues , qui se fut
perdu au milieu d'un vain luxe de discours , il fait
preuve de jugement et de goût , et de plus , remplit avec
talent la fonction d'historien , car il eut été romancier
en faisant des discours , qui ne durent ni ne purent être
prononcés , et que la mémoire voudrait oublier (1 ) .
Nous sommes parvenus dans cet extrait à dissiper des
doutes nuisibles à la science . L'historien , le philologue ,
le géographe , n'approchaient qu'avec un sentiment pénible
d'une partiedu plus beau monument historique
qu'ait enfanté l'esprit humain. Nous leur avons révélé
l'auteur du huitième livre si légèrement contesté à Thucydide
; et de plus , nous avons annoncé , ce qui sera le
sujetd'un mémoire particulier , qu'il avait probablement
conduit àsa fin toute la guerre du Péloponèse, par conséquent
bien au delà des seuls livres que nous possédons :
ce qui nous a fait connaître des richesses contestées , et
nous donne à la fois le pressentiment de la perte déplorable
d'un trésor précieux qu'il faut désespérer de retrouver
un jour.
Dans le genre de preuves employées par nous pour
prouver que le huitième livre était de Thucydide seul et
digne de lui , nous avons considéré seulement l'historien.
Dans un second mémoire plus détaillé , plus développé ,
embrassant les huit livres de son histoire , nous le consi-
(1 ) Je ne dois pas dissimuler que plusieurs savans à qui j'ai lu ce
Mémoire , n'ont pas approuvé ma réponse à la dernière objection;
mais il leur ent été difficile ,je crois ,de ne pas souscrire à la force
des autres raisonnemensque j'ai fart valoir.
460 MERCURE DE FRANCE .
dérerons sous le double rapport d'historien et d'écrivain .
Là , nous examinerons quelles furent ses moeurs , son
caractère moral , la tournure de son esprit , sa manière
de juger le juste et l'injuste , d'envisager un fait , de
remonter aux causes , de tracer un tableau ; quelles
formes il donne à ses pensées , de quel style il les revêt.
Cequime conduira à comparer , sous les rapports qu'ils
ont avec Thucydide , les historiens , soit de l'antiquité ,
soitdes temps modernes. Enfin dans un troisième mémoire
accompagné de cartes géographiques , Thucydide
envisagé comme géographe , se montrera sur-tout
dans ses documens sur les côtes de l'Asie , aussi exact
que dans le reste de l'ouvrage , et excitera notre reconnaissance
; et loin de lui ravir le huitième livre , nous penserons
que ce grand homme avait en vue et le huitieme
livre, et la guerre toute entière du Péloponèse , et non
pas unehistoire incomplète , lorsque amant de la gloire ,
et jaloux de bien mériter de la postérité , il lui adressait
ce mot : Mon histoire est plutôt un monument que je
lègue aux siècles à venir , qu'une piècefaite pour disputer
leprix etflatter un momentll''oorreeille ( 1 , 22. )
www
1
J. B. GAIL , professeur de littérature grecque
au collège royal , et conservateur des manuscrits.
NOTICE HISTORIQUE
wwwwwww
Sur la colonie de Sierra-Léone ; par M. LA SERVIERE.
Paris , 1816; chez Alexis Eymery , libraire , rue
Mazarine , nº 30. Prix : 1 fr . , et 1 fr. 25 centimes
par la poste.
Il n'existe peut-être pas dans aucune langue un livre
dont la lecture soit plus attachante et plus instructive
que celle de Plutarque. De tous les écrivains de l'antiquité
, le philosophe de Chéronée est celui qui a fait
parler à la morale le langage le plus simple et le plus
familier ; aussi l'homme d'état et l'homme du peuple
peuvent trouverégalement à profiter et à s'instruire dans
la lecturede ses ouvrages. Brantome s'indignait avec
OCTOBRE 1816 . 461
raison de voir des hommes destinés par leur naissance
à remplir dans la société des professions obscures et communes
, lire avec une avidité dangereuse les vies des
empereurs et des capitaines illustres. Če fier gentilhomme
ne pouvait entendre , sans frémir d'indignation , le nom
de César ou de Pompée sortir d'une bouche vulgaire ;
c'était à ses yeux une sorte de profanation sacrilége. Le
seul fruit de cette lecture , s'écrie-t-il quelque part , est
de remplir la tête de ces petites gens , d'idées folles et
ambitieuses . En dépouillant cette opinion de Brantome
dece qu'elle peut avoir d'exagéré , on conviendra cependantqu'elle
est assez généralement fondée ; maisje doute
qu'elle soit vraie , si on l'applique aux vies des hommes
illustres , telles qu'elles ont été écrites par Plutarque ; au
contraire , il n'est personne de nous , dans quelque rang
obscur où la providence l'ait caché , à qui la vie des
héros de Plutarque ne puisse être profitable , en lui fournissant
quelque rapprochement avec lui-même, ou avec
les circonstances qui l'entourent. Cela vient de ce que
le philosophe grec, comme on l'a déjà remarqué avant
moi , s'est moins attaché à peindre le héros et le personnage
éminent , qu'à montrer l'homme. Je doute ,
quoiqu'on en ait dit , que la lecture des vies illustres de
Plutarque aitjamais seule formé un véritable ambitieux.
Ce ne sont pas des pensées de cette nature que l'on retrouve
empreintes dans son esprit , après avoir médité
les ouvrages de ce naïf et judicieux écrivain.
Il n'est guère de situations dans la vie politique ou
particulière des grands hommes , dont Plutarque est
Î'historien , qui n'offrent quelque analogie avec ce qui se
passe de nos jours , et qui ne nous force, pour ainsi dire ,
àdescendre vers nous-même , et à reporter nos regards
sur notre situation personnelle. Pour moi , par exemple ,
au milieu de nos troubles civils dont les nuages ont pour
ainsi dire environné mon berceau, dans les jours amers
d'une jeunesse orageuse , au sein des vicissitudes d'une
existence inquiète et agitée , ou dans l'insupportable
monotonie d'un présent sans avenir ,(j'ai fait dans ce
peu de lignes , sans y penser , l'histoire de la presque
totalitédes jeunes gens qui sont nés durant le cours de
1
462 MERCURE DE FRANCE.
la révolution ) , je n'ai jamais , dis-je , rencontré dans
Plutarque le passage suivant de la vie de Sertorius , sans
que mes yeux ne se soient aussitôt mouillés de larmes
involontaires .
«
« Là le trouvèrent ( Sertorius ) des mariniers nouvellement
arrivés des iles de l'Océan Atlantique , que les
> anciens appelaient les îles Fortunées. Ce sont deux
îles près l'une de l'autre , n'y ayant qu'un petit bras
de mer entre deux, et sont loing de la coste d'Afrique
environ de cent vingtet cinq lieues. Ilypleut bien peu
>> souvent une pluye doulce , mais ordinairement y
»
"
»
» souffle un doulx et gracieux vent , qui apporte une
>> rosée, laquelle attrempe tellement la terre qu'elle en
>> est grasse et fertile , non seulement pour pouvoir pro-
" duire tout ce que l'on y voudrait planter et semer ,
mais aussi en produit d'elle-même , sans oeuvre ne
>> main d'homne , tant et de si bon fruict , qu'il suffit à
»
» nourrir le peuple y habitant , oisif , sans qu'il ait
>>besoing de se donner peine ou soucy de rien. L'air y
>> est doulx et serein sans jamais offenser les corps.......
: Ce qu'entendant Sertorius il lui prit une merveil-
>> leuse envie de s'en aller habiter en ces îles-là, pour y
>> vivre en repos loin de tyrannie et de toutes guerres.
» Plutarque, de la traduction d'Amyot .
L'application aux circonstances présentes du passage
que l'on vient de lire, est assurément très-aisée à faire:
quel est celui de nous, qui pendant nos orages politiques
, fatigué mêine dans les temps de relâche de ces
dissentions sans cesse renaissantes ou prêtes à renaître ,
au milieu de ce conflit, de ce bouleversement de toutes
les idées , de cette lutte de toutes les passions , de cet
assaut de tous les intérêts , n'ait pas , comme Sertorius ,
tourné ses yeux vers ces lointaines contrées , ou ces funestes
inconvéniens d'une civilisation trop avancée sont
encore ignorés ? Quel est celui , qui dégoûté de tous les
partis , souvent à une égale distance de la justice et de la
vérité , ne se soit lui-même exilé par la pensée , dans
quelqu'une de ces îles de l'Océan Atlantique , dont les
voyageurs nous ont laissé de si séduisantes descriptions ,
et où le bruit même de nos désastres n'est que faiblement
OCTOBRE 1816. 463
parvenu ? Il n'est personne , j'ose le dire , qui n'ait
éprouvé ces désirs et embrassé ces espérances. Mais
quels moyens alors pour pouvoir les réaliser ? Les mers
semblaient nous être fermées de toutes parts. Tel était
le malheur de notre situation , que nos colonies nous
étaient enlevées dans le moment où nous en avions le
plus besoin , où nous pouvions espérer d'y trouver un
refuge et un abri. Elles-mêmes étaient en proie aux
idées dévastatrices qui tourmentaient alors plus ou moins
toutes les nations de la vieille et malheureuse Europe .
Ajoutez encore que les gouvernemens , qui se sont succédés
avec une si effrayante rapidité en France , auraient
été les premiers à s'opposer à des projets d'une nouvelle
colonisation , qui leur aurait enlevé des hommes , dont
le sanngg était nécessaire pour cimenter le nouvel ordre
de choses , qu'on s'efforçait d'établir. La position du
français , alors enfermé dans son vaste territoire , ressemblait
à celle de ces Grecs , compagnons d'Ulysse ,
qui gémissaient captifs dans l'antre du cyclope , en
attendant que leur tour vint d'être dévorés. Les émigrations
chez les autres peuples de l'Europe n'offraient que
peu de ressource. Les mêmes discordes menaçaient d'y
agiter leurs brandons; le débordement des idées révolutionnaires
semblait devoir tout submerger. Souvent
encore le malheureux exilé s'y voyait poursuivi par la
haine des forfaits mêmes , dont il était la première victime
: le repos semblait fuir devant ses pas errans , et la
misère et la mort l'attendaient sur une terre étrangère ,
devenue pour lui aussi dévorante que le sol natal .
Ceux qui ne se sont affligés de la perte de nos colonies
que sous le rapport de nos intérêts commerciaux , me
paraissent n'avoir pas senti toute l'importance de ces
établissemens. L'inappréciable avantage de nos colonies
dans des temps plus heureux , c'est qu'elles offraient à
l'excédent de notre population un débouché toujours ouvert
; dans les circonstances actuelles , lorsque la France
a été épuisée d'hommes par une des plus terribles guerres
qui ait encore ensanglanté le globe , on peut objecter
que ces émigrations ne feraient que l'affaiblir davantage;
mais on se tromperait en jugeant ainsi. Ce n'est
1.
1
464 MERCURE DE FRANCE.
plus notre situation physique qui nous rendnécessaire ,
indispensable même de nouvelles colonisations , mais
c'est notre situation morale ; et ce second motif est encore
plus important , plus impérieux que le premier.
Pour être pénétré de cette vérité , il suffit de jeter un
instant nos yeux autour de nous ; semblables à ce nautonnierdont
parle le Dante , qui sauvé miraculeu sement
du naufrage , et parvenu enfin dans le port , se retourne
et jette un long regard sur cette mer orageuse , dont les
flots ont failli l'engloutir. Sans doute ils sont loin de
nous , ils ont fui pour jamais sur l'aile des vents ces
jours de désastreuse mémoire , où le français se voyait
réduit à envier un tombeau sur des rivages étrangers ;
mais leurs funestes impressions sont loin encore d'être
effacées. Il en est des foudres politiques comme de celles
qui tombent des cieux; les traces qu'elles laissent de
leur passage sont éternelles . Nous sommes arrivés au
port , sans doute , mais nos vêtemenssont encorehumides
du naufrage ; chez nous , le moral a encore plus souffert
que le physique. Plusieurs de nous ont besoinde perdre
jusqu'au souvenir des dissentions qui nous ont si longtemps
agités. Et comment cela serait-il possible , lorsque
l'aspect des lieux mêmes où nous vivons nous le rappelle
sans cesse? L'esprit d'un peuple qui a traversé une révolution
pareille àcelle dont nous sortons , doit nécessairement
être malade. Le besoin du repos se fait sentir,
il est vrai , à toutes les classes; mais il est un grand
nombred'individus qui ne peuvent espérer de letrouver,
que loindes bords qui les ont vu naître , et dont l'imagination
,perpétuellement assaillie par les idées qui l'ont
d'abord échauffée , a besoin d'être fortement distraite
et de s'absorber sur des objets nouveaux. Après des sensations
aussi vives , les coeurs blasés ne peuvent s'attacher
qu'à des choses extraordinaires ; et de l'imprudente
éducation que nous avons malheureusement reçue , et
des événemens dont nous avons tous été les auteurs ,
les témoins ou les victimes , il en est résulté je ne sais
quelle inquiétude morale qui nous porte à envisager le
repos comme le plus grand des supplices. Le dégoût de
l'existence positive se remarque chez un grand nombre
OCTOBRE 1816. 465
d'individus ; on ne veut pas améliorer son sort , on veut
seulement en changer. De folles idées d'ambition se
sont introduites dans toutes les têtes; on a vu tout ré
cemment encore des hommes de la dernière lie du
peuple oser , par un égarement encore plus absurde que
criminel , se livrer à leur tour à l'espoir de devenir les
arbitres des destins d'une nation ; en un mot , on veut
parvenir à la fortune , non comme autrefois nos pères ,
par une route lente et sûre , mais par un assaut , par
quelque coup éclatant , et comme un général gagne une
bataille . Des exemples tout récens de succès ont donné
à ces idées une énergie étonnante , et les ont profondément
enracinées .
Si d'un autre côté , l'on porte ses regards sur d'autres
individus , dont l'esprit a échappé à ces influences contagieuses
, on est tout étonné cependant de les trouver
dans une disposition à peu près semblable ; avec cette
différence , que dans les uns cette inquiétude vague , cet
état souffrant de l'ame provient d'une imagination déréglée
, tandis que dans les autres elle est un résultat infaillible
de leur situation personnelle.Après une révolution
comme la nôtre , qui a opéré tant de déplacements ,
où tant d'intérêts ont été froissés , où tant de liens ont été
rompus , où tant de droits ont été foulés aux pieds , on
est surpris de voir que des routes opposées nous ont
conduits au même point , et nous ont placés dans une
position qui fait que nos intérêts se trouvent devenus les
mêmes , que les intérêts de ceux que nous regardions
comme nos ennemis , abstraction faite seulement du
témoignage de notre conscience. La victime et l'oppresseur
sentent également le besoin , la nécessité , l'une
d'oublier les maux qu'elle a soufferts , et l'autre ceux
qu'il a causés . C'est de ce principe , que sont nées chez
tous les peuples les amnisties et les réconciliations. Que
voit-on dans la société actuelle , dans ce moment où les
crises politiques ont cessé ? une lassitude de tous les
partis ; l'impossibilité la plus absolue de supporter plus
long-temps des émotions ; on n'a plus même l'énergie
qu'il faut pour se haïr réciproquement : on sent également
le besoin d'éviter les lieux qui nous rappellent des
30
466
MERCURE DE FRANCE .
pertes douloureuses , ou qui réveillent en nous le pénible souvenirdenos fautes , de nos erreurs , ou de nos erimes . On soupire de concert après de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; et l'imagination nous transporte loin des bords , qui nous ont vu naître , dans l'espoird'un meil- leur sort et d'un avenir plus tranquille. Il semble en effet qu'une fois transplantés sous un autre ciel, le murmure des flots de cette vaste mer, qui vient se briser en mugis- sant sur les grèves solitaires de ces lointaines contrées , soit seul suffisant pour appaiser , pour étourdir toutes les douleurs , pour faire taire tous les souvenirs , tous les regrets , et pour assoupir jusqu'au remords. Une telle position sociale paraît donc appeler d'elle- même les projets de colonisation ; la liberté et le bonheur semblent nous sourire et nous attendre au delà des mers , qui se sont enfin rouvertes à nos vaisseaux. Les îles de l'O- céan indien ou les côtes sablonneuses de l'Afrique vien- nent nous offrir maintenant sous leurs bois de palmiers et dans leurs roches escarpées , des asiles et des refuges. Pour combien d'individus l'air de la patrie , l'air natal , plus doux à respirer , suivant l'admirable expression de J.-J. Rousseau , que tous les parfums de l'orient , n'a- t-il pas perdu son influence salubre ? On ne peut se le dissimuler ,parmi les sacrifices imposés par la politique , il en est qui sont au-dessus des forces humaines : qu'elle destinée ,par exemple , que celle de l'homme , qui par sa naissance et son éducation , était appelé à tenir un rang dans la société , et qui , repoussé brusquement par la fatalité des circonstances dans la foule commune , se voit réduit en frémissant à resserrer des inclinations nobles et des sentimens élevés dans le cercle étroit d'une condition précaire et servile ? Il est des blessures , il faut l'avouer , pour lesquelles la religion , toute divine, toute consolante qu'elle est, semble n'avoir pas assez d'huile ; ce n'est qu'en s'expatriant , qu'en fuyant l'as- pect des lieux empreints de nos infortunes ,que l'on peut espérer ,dans un autre climat ,de retrouver cette énergie morale sans laquelle nous nous consumons en inutiles efforts. Il estdes circonstances dans la vie où la solitude et l'éloignement deviennent le besoin le plus impérieux
OCTOBRE 1816. 467
de l'ame ; j'en appelle à tous les coeurs sensibles ; j'en
atteste ces larmes , les moins amères de toutes , qui coulent
loin de tous les regards dans le silence des nuits .
Les lecteurs me pardonneront peut-être cette digression
, qui sans être étrangère au sujet de cet article , m'a
fait cependant perdre de vue la brochure pour laqul
j'avais d'abord pris la plume. Si l'on veut d'ailleurs se
souvenir que ces idées de colonisation m'ont long-temps
occupé , et qu'elles ont été pour moi , dans les jours de
l'infortune , une source de consolations et d'espérances ,
on s'expliquera aisément les raisons de mon enthousiasme
: il devait naturellement être d'autant plus vif ,
que ces projets , alors chimériques , sont prêts à se réaliser
sous les auspices d'un gouvernement paternel. Une
société philantropique qui vient de se former à Paris , a
déjà fait connaître son existence au public , et le but vers
lequel elle dirige ses nobles efforts. Je transcris ici les
expressions du programme affiché depuis quelquesjours :
« La société coloniale , en créantde nouvelles et de riches
colonies à la France , se propose de parvenir à l'entière
découverte de tout l'intérieur du continent de l'A-
>> frique , et de porter le flambeau de la religion , avec
>>tous les bienfaits de la civilisation , de l'agriculture
»
»
»
»
et des arts utiles , chez les peuples qui habitent ce
vaste continent encore si peu connu , et qui est néanmoins
l'une des plus belles, des plus riches, et des plus
fertiles parties du globe. Les vues de cette société sont
>> pour parvenir à ces grands résultats , de fonder sur les
»
»
»
»
côtes de l'Afrique française , dans la Sénégambie ,
>> aux environs du cap Verd et sur le continent , une
colonie agricole , qui puisse en peu d'années , tenir
lieu à la France d' une partie de celles qu'elle a perdues,
>> et qui ouvre en même-temps un vaste débouché à ce
>> nombre infini de Français malheureux , qui froissés
>> partoutes les commotions politiques , sont depuisvingt-
>> cinq ans en bute aux outrages et à l'inconstance de la
>> fortune. D'illustres suffrages et l'accession de per-
>> sonnes , qui parun rang élevé , par un grand nom
dans les sciences , par leur fortune ou par leurs ta-
>> lens , et enfin par tous les motifs qui donnent des
30 .
468 MERCURE DE FRANCE.
"
droits à la considération publique , sont faites pour
mériter la confiance de notre auguste monarque et
>> celle du public éclairé , assurent maintenant à la so-
>> ciété coloniale une existence durable , et lui donnent
>> l'espoir de voir ses entreprises couronnées par les plus
heureux succès. » C'est à ce projet de colonisation , que
semble se rattacher la brochure intitulée : Notice historique
sur la colonie de Sierra- Léone , dont le Journal
des Débats a déjà rendu compte. Je m'abstiendrai donc
de le faire ici , par la raison que j'en suis moi-même
l'auteur. En abandonnant bien volontiers à la critique
ce petit ouvrage , sous le rapportde son mérite littéraire ,
j'ai cru pouvoir , sans blesser les convenances , le rappeler
dans cette occasion à l'attention du public , parce
queje ne l'ai écrit que dans des vuesd'utilité. Je m'y suis
proposé seulement de faire connaître , d'une manière
succincte , l'état actuel d'une colonie fondée en Afrique
par la société de Londres , qui a pour but la civilisation
de cet infortuné continent. Je renvoie donc à l'ouvrage
même , qui adu moins le mérite d'être fort court. Quant
aux réflexions morales et philosophiques auxquelles je
viens de me livrer dans ce journal , on peut les considerer
, si l'on veut , comme la préface de îna Notice historique
sur la colonie de Sierra-Léone.
LA SERVIÈRE .
SPECTACLES.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
L'opéra vient de reprendre le joli ballet de l'Enfant
Prodigue , qu'on n'avait pas joué depuis un assez long
temps. M. lle Bigottini déploie dans cet ouvrage , le rare
talent qu'on lui connaît pourla pantomime ; mais quelque
grand qu'il soit , cette actrice semble encore s'en défier,
et sabourse lui paraît un plus sûr moyen pour être applaudie
, que toute la légèretéde ses pieds et toute l'ex
OCTOBRE 1816. 469
pression de sa physionomie. S'il faut en croire quelques
alarmistes , elle doit bientôt partir pour la Russie , avec
Albert. Il faut espérer que ce bruit n'a pas de fondement;
nous aurions trop à craindre des suites d'un pareil voyage.
M.lle Philis a perdu sa voix à Pétersbourg , il aurait
mieux valu que M. le Georges et M. le Bourgoin y eussent
laissé leur médiocrité. Mais les bords glacés de la
Newa ne semblent être funestes qu'au talent. La charmante
Nina pourrait bien en revenir les pieds gelés .
Faisons des voeux , pour détourner loin d'elle un semblable
malheur,
...
Ah ! te ne frigora lædant ,
Ah ! tibi ne teneras glacies secet aspera plantas .
M. lle Betzi Gosse , dont j'ai annoncé la première apparition
, a reparu dans la même obscurité. M. lle Zélie
Mollard s'est aussi montrée de nouveau , Dimanche
dernier. Elle a toujours autant d'embonpoint , et si
M.lle Sophie Arnoult l'eût vu danser avec Paul , ses sarcasmes
ne seraient plus tombés sur son sexe. ( 1 ) Mille
Percillée a joué une seconde fois Laméa des Bayadères ,
onpeut la comparer à M. lle Grassari . Ces deux cantatrices
ont une jolie voix et une jolie figure , on dit que
cela excite beaucoup de scandale dans les coulisses de
l'Opéra , et M. lle Percillée pourrait bien être renvoyée
dans les choeurs , pour avoir eu la témérité de charmer
à la fois , nos yeux et nos oreilles. Pendant tous ces débuts,
on prépare la représentation au bénéfice de Lays .
Ce chanteur ne se retire pas , mais il paraît qu'il à besoin
d'argent , et il espère gagner dans une soirée, une
rente de 12 à 1,500 f. , en offrant au public débonnaire
l'éternel ballet de Flore et Zéphire , l'inévitable tragédie
d'Hamlet , et la nouveauté d'une reprise de Panurge.
On avait d'abord pensé à donner à son bénéfice
la première représentation de la Lampe merveilleuse ;
mais comme on craint que cette lampe ne jette pas
(1 ) On connaît le motde Mlle. Sophie Arnoult sur une danseuse
fortmmaigre, sautant entre deux gros danseurs.
)
470
MERCURE DE FRANCE .
un éclat merveilleux , on lui a préféré l'île des Lanternes
.
THEATRE FRANÇAIS.
Le Médisant.
Je croyais avoir traité M. Gosse avec beaucoup d'indulgence
; une espèce de Don Quichotte littéraire , qui
déclare ne pas connaître sa comédie, vient de rompre
pour lui une lance dans le Journal général. Comme le
héros de la Manche , le champion anonyme du Médisant
se bat sans savoir pour qui. Parce que j'ai dit , comme
tous ceux qui connaissent la comédie de M. Gosse , que
cette pièce ressemble à tout ,on me reproche de disséquer
au lieu de critiquer , et de chagriner les auteurs
par d'injustes censures. Que serait-ce donc , si j'avais
dit que le Médisant ne renferme que la répétition
triviale de quolibets coup sur coup renvoyés , et mille
fois rebattus sur les maris; si j'avais dit que dans un
vers , M. Gosse ne fait que trois syllabes de négociant ;
si j'en avais cité d'autres tels que ceux-ci :
Qu'on appelát niais , que toujours l'onjuát ,
Il est intéressé , sans être intéressant.
Au reste , si j'ai chagriné M. Gosse , M. Barba l'a bien
consolé . Le manuscrit du Médisant vient d'être vendu
50 louis ; avec cela on peut se inoquer de toutes les critiques
, et couvrir au moins la moitié des frais du succès.
On adonné une troisième fois le Chevalier à la Mode;
mais ce n'est plus Fleury, qui fait Villefontaine : on dit
qu'il n'a pas voulu remplir ce rôle plus long-temps à
côté de Mile Leverd. Il prétend qu'iljouait un personnage
trop ridicule, en se moquant d'une Mme Patin qui
a le ton et les manières du grand monde , et qu'il ne
pouvait faire le petit maître auprès d'une femme , dans
qui il croyait voir Célimène ou Araminte. Armand ,
moins scrupuleux , ou plus galant que Fleury , lui a succédé
dans le Chevalier à la Mode , comme dans le
chevalier ivre des Originaux . J'ai oublié , en parlant
de la reprise des Originaux , de faire mention de Fleury
OCTOBRE 1816 . 471
dans ce rôle, qui n'a qu'une scène. Ceux qui l'ont vu
dans le marquis de la Tribaudière , peuvent se faire une
idée de la gaîté et du naturel qu'il y a montré . C'est
maintenant Firmin, qui joue le rôle d'Armand dans les
Originaux. On en aurait été consolé si Armand , en se
faisant remplacer , n'eut pas voulu doubler lui-même
Fleury. Monrosesaute etgambade toujours à faire plaisir.
Quand il veut être mordant il fait la grosse voix , comme
Mile Volnais pousse des sanglots pour nous attendrir.
Cette actrice a les yeux si rouges des pleurs qu'elle a
versés la dernière fois qu'elle a joué la veuve d'Hector ,
que Mlle Wenzel doit la remplacer dans Andromaque.
On dit que cette débutante ne pleure pas tant que Mile
Volnais , mais que peut-être elle nous fera pleurer. Les
habitans du midi sont si charmés de l'accent de Lafont ,
que cet acteur semble vouloir y prolonger encore son
séjour ; ils prétendent qu'on a tort de dire de lui ,
Tout a l'humeur gasconne en un acteur gascon .
Mile Mars , qui est maintenant à Strasbourg , doit faire
sa rentrée vers le 15 octobre .
OPÉRA - COMIQUE - OPÉRA ITALIEN.
M. Perrin , du théâtre de Rouen , a débuté Dimanche
dernier , dans Siméon , de l'opéra de Joseph.
Cet acteur chantera fort bien les rôles de Gavaudan.
L'affiche de Feydeau nous promet la première représentation
de Féodor ou le Batelier du Don , et l'on
annonce pour le retour de Martin, la reprise de l'Auteur
dans son ménage.
On dit que l'Opéra italien pourrait bien se réunir à
l'Opéra-comique , et peut- être encore, les habitués des
deux théâtres ne parviendraient pas à peupler la solituded'unseul.
M.me Catalani ne prétend revenir d'Allemagne
, qu'après avoir fait prévaloir les roulades du
Signor Puccita , sur les symphonies d'Haydn. Pendant
son absence , M.me Patta s'avise d'être indisposée comme
une prima dona. Elle a fait manquer dernièrement une
représentation , comme Mme St-Amand à la Porte
472 MERCURE DE FRANCE.
St-Martin. Mais l'autorité pourrait bien rendre la res
semblance encore plus parfaite ; pour prononcer sur la
petite correction qu'elle mérite , on attend la fin des
débats élevés entre le médecin du théâtre , qui prétend
que Mme Patta était en pleine santé , et le docteur de
cette cantatrice , qui soutient qu'elle était malade .
Hyppocrate dit oui , mais Galien dit non.
Cette contradiction peut s'expliquer. Mme Patta pouvait
se porter fort bien , et M. Barberi ,son galant Esculape
, lui aura sans doute fait vite prendre quelque remède
, pour lui donner la maladie qu'elle n'avait pas.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Première représentation des Pages en vacances ou les
Femmes assiégées , Comédie-Vaudeville en trois
actes .
Grands frais de décorations et de costumes , petits
frais d'imagination et d'esprit , imitation des Petits
Braconnierset des Petites Pensionnaires , force lazzis
et pas un seul couplet supportable ; voilà ce que le
Vaudeville a offert au public , au milieu des sifflets , des
éclats de rire et des huées de toute l'assemblée qui était
brillante et nombreuse.
Lespages en vacances ont été , dit-on , joués et applaudis
une vingtaine de fois à Lyon. Mais Paris ne
gratifiera pas sans doute du droit de bourgeoisie , cette
pièce aux provinces si chère. On l'attribue à M. Montperlier
, qui nous a aussi apporté de son pays des mélodrames
fort gais et des chansons fort tristes. Je ne puis
croire que M. Désaugiers ait d'autre tort , dans cette
affaire , que d'avoir reçu l'ouvrage ; c'est déjà bien
assez.
THEATRE DES VARIÉTÉS .
Première représentation de M. Beldam ou la Femme
sans le vouloir.
MM. Armand Gouffé et Villiers ont eu plus de
OCTOBRE 1816 . 473
bonheur aux Variétés que M. Montperlier au Vaudeville;
M. Simplice Beldam , mauvaise copie de Pourceaugnac
, a obtenu un faible succès , grâce à Vernet
et à Cazot. Le Vaudeville final mérite des éloges. Il
doit être de M. Armand Gouffé. Le reste est digne de
M. Villiers . Ces deux auteurs se font appeler sur l'affiche
:Bourgeois de Bourges . Aucun deux ne doit redouter
sans doute qu'on lui applique le couplet où il est
question des armes de cette ville. Ils ont beaucoup trop
compté , pour l'intelligence de ce trait , sur l'érudition
du parterre. Il devait y avoir , à la première représentation,
beaucoup de bourgeois de Bourges dans la salle .
THEATRE DE L'AMBIGU COMIQUE ET DE LA GAITÉ .
Des trois mélodrames joués dans l'espace de huit
jours sur les boulevarts , les deux Walladomir ont
assuré le triomphe de l'Ambigu Comique sur ses
rivaux et ses voisins , jusqu'à l'apparition de quelque
nouveau chef-d'oeuvre . C'est à une femme , à mme .
Barthelemy Hadot et à M. Victor que ce théâtre doit
la vogue dont il jouit maintenant. L'astre d'Abraham
en a pâli ; et l'onction patriarcale de Lafargue , le cède
aux convulsions ambitieuses de Fresnoy. En vain la
Gaité, pour peupler son désert , nous a présenté le
Petit-Eugène , petit Vaudeville à grand spectacle , de
M. Dubois , ni les insipides bêtises de Basnage , ni les
accens robustes de la grosse voix de Mile. Millot ; ni
l'afféterie grimacière de Mme. Adolphe , rien enfin n'a
pu balancer les entrailles maternelles de Mme. Lévêque
, l'impétueuse chaleur de Grévin , et le grassayement
sentimental de Mile. Leroy.
wwwwwwwwwwwwwww
INTERIEUR .
E.
wwww
Lacour de cassation aura à prononcer sur unequestion dejurisprudence
qui intéresse le commerce. La troisième chambre de la
cour royale séant à Grenoble, a rendu un arrêt par lequel elle déclare
qu'une lettre de change tirée le 28 février , à un mois de date ,
474 MERCURE DE FRANCE.
a dû écheoir le 28 mars. La deuxième chambre de cette même cour
a prononcé, dans une affaire absolument semblable , que la lettre
tirée le 28 février , n'était échue que le 31 mars .
Le roi vient d'accorder un secours que l'on dit considérable,
à la ville de Pont- sur-Yonne , qui a été , ainsi que nous l'avons rapporté,
ravagée par une trombe.
-Une ordonnance de S. M. , en date du 28 août, fait une nouvelle
divisiondes forêts du royaume, et en forme quatre directions
pour l'exploitaattiioonndes bois de lamarine. Une autre ordonnance
du 30 août règle toutes les dispositions relatives au martelage des
bois destinés àl'approvisionnement de la marine.
-M. Badeigts de Laborde , ancien commissaire en chef de la
marine à Bayonne , est parvenu , après des tentatives multipliées et
de longues expériences , à obtenir par la distillation de nos bois résineux
, un brai et du goudron au moins égaux en qualité à ceux ,
quelamarine était obligée de tirer exclusivement dunord. Jusques à
lui , ceux que l'on obtenait en France n'avaient de remarquable que
leur infériorité; mais les épreuves faites dans nos ports, et les rapports
de commissaires des sociétés savantes, ayant mis horsdedoute
la supérioritédes produits qu'il obtient , le ministre de la marine lui
ademandé une fourniture de 270,000 kilogrammes de goudron et
de 30,000 de brai .
-Le 28 du mois dernier , un mur de 40 pieds de haut et de 22
delong, situé rue de l'Egoût , quartier Saint-Antoine , est tombé
plein jour. Il servaitdeclôture àun magasin de charbon de terre.
Un enfant de 7 ans a été tué , trois personnes ont été blessées. Un
sourd-muet, en s'exposant à périr , a sauvé deux pétits enfans.
en
-On avait répandu le bruit que le navire l'Athalante , parti
de Nantes pour les Indes occidentales , avait été pris par la flotte de
Pétion. Le fait est vrai ; mais les armateurs se sont empressésde publier
que Pétion s'était hâté de faire relâcher le vaisseau . Tout
Péquipage a été parfaitement traité , et au point même que plusieurs
passagers s'étaient déterminés à se fixer au Port-au-Prince.
-Jacques Leger , berger à Termes , dans le département des
Ardennes , ayant vu une louve d'une énorme taille sortir du bois
pour se jeter sur son troupeau , a osé , n'étant armé que d'un bâton
et de son couteau , se battre contre elle. Il l'a terrassé avec le bâton
et lui a coupé la gorge avec son couteau .
-Le préfet du département de la Gironde a fait connaître à la
ville de Bordeaux une ordonnance qu'il vient de recevoir du roi ,
pour effectuer la démolition du Château-Trompette , et en répartir
le terrain. Depuis longtemps cette mesure était désirée , etdoit contribuer
à l'embellissement de la ville.
Un soldat caserné rue Mouffetard, sujet au somnambulisme
non magnétique , s'étant levé il y a quelques nuits , est tombé par
une fenêtre : il s'est tué.
OCTOBRE 1816. 475
--Sa Majesté a nommé membres du conseil d'instruction et de
perfectionnement de l'école polytechnique , M. le duc Doudeauville ,
M. le comte de la Martellière , et M. le comte de Nicolai , pairs de
France. M. Proni a aussi été nommé examinateur , à la place de
M. Legendre , démissionnaire. 1
-Plusieurs journaux se sont occupés de donner l'état actuel de
la population de la France ; mais prenant des bases fausses , ils l'avaient
fixé trop bas. Les états ministériels de statistique la portent ,
pour les 86 départemens , à 29 millions 150 mille ames .
-On répandait le bruit qu'il a été apporté en France beaucoupdebillets
faux , comme véritables billets de la banque d'Angleterre,
banck notes, ensorte que ceux qui y ont été trompés ont
éprouvé des pertes notables. Il doit certainement exister dans le
droit des nations un moyen de répression. En Angleterre , c'est la
peine capitale. En effet, en France comme en Angleterre,c'est la
confiance dans la loyauté nationale , qui fait recevoir une légère
feuille de papier àlaplaced'unpoids demétal , qui dans toutes les
grandes familles du globe , a une valeur réelle.
-M. Muller fils , auquel nous devons la belle gravure de la
Vierge de Raphaël , vient de mourir à la fleur de son âge.
-Mounier, adjudant de génie , et Thomas , garde -magasin ,
ont été mis en jugement. Ils étaient accusés d'un plan d'invasion et
d'attaque contre le château de Vincennes , et ensuite d'une attaque
contre Paris. Un de leurs moyens était d'empoisonner l'eau dont la
garnison boit. Le poison ne devait être , à ce qu'il paraît , qu'un somnifère
, et ne pas conduire jusques à la mort. Thomas a été acquitté ,
et Mounier a été condamné à la peine capitale. Il s'est pourvu en
cassation.
-
-
Le général Bruyer a été condamné à mort par contumace.
de
la-
Dans le nombre des diverses réclamations qui se sont élevées
contre le rétablissement de l'ordre de Malte , une des plus fortes
est certainement , que ses possessions ont été vendues par toutes les
puissances européennes ;mais unmémoire que leprocureur général
de l'ordre vient de faire remettre au nom de la religion
Malte , pourrait concilier tous les intérêts, et cependant procurer
aux nations commerçantes dans la Méditerranée , une sureté à
quelle la brillante expédition même de lord Exmouth pourrait bien
nepas atteindre. En effet , si par le droit defaire la guerre les puissances
barbaresques entendaient celui de faire la course sur les vaisseaux
marchands , il en résulterait qu'ils commenceraient par attaquer
et piller notre commerce; et si, interprétant toujours à leur
manière les traités , ils tuaient les prisonniers pour ne pas faire
d'esclaves , nous ne voyons pas qu'il fut inutile d'avoir une puissance
essentiellement surveillante à leur opposer. A la mort de
Paul I " , Gustave III offrit à la religion l'île de Gothland , sous la
condition d'avoir perpétuellement des forces dans la Méditerranée
476 MERCURE DE FRANCE .
pour protéger le commerce suédois ; mais lui-même perdit son
trône , et le projet resta sans exécution .
public.
-M. Bellard, procureur général du roi à la cour royale , a été
nommé par S. M. président du collége électoral du départementde
la Seine. Cemagistrat a adressé à tous les membres du collége électoral
une lettre de convocation pour le 4 de ce mois. Nous regrettonsde
ne pouvoir la transmettre à nos lecteurs , et si le peu d'espace
qui nous est consacré ne s'y refusait , nous nous en ferions un
devoir. Ce magistrat exprime d'abord sa reconnaissance pour le
roi,de lamarque de confiance qu'il lui donne. Il expose ensuite,
d'unemanière aussi courte qu'énergique , quels sont les devoirs des
électeurs dans cette importante circonstance. En effet, ilne suffit
pasdegens qui aiment le bien , il faut des gens qui sachent le faire;
il faut comme M. Bellard , comme M. l'avocat général de la cour
de Rennes , des magistrats , des personnes instruites de notre droit
ablic. Ils ne diront pas comme certaines gens , comme certains
journaux: la charte et le roi ; mais : le roi et la charte. En France ,
c'est la personne royale , légitime , qui est la base de la monarchie ;
tout émane d'elle , tout y retourne , commegouvernementet comme
administration. C'est dans les faits de notre histoire , c'est dans l'espace
de 14siècles qu'il faut étudier notre droit public , c'est là qu'il
existe etnon ailleurs. Les rêves métaphysiques nous ont fait tant de
mal, qu'il est temps d'ouvrir les yeux. Enveut-onun exemple frappant:
qu'est-ce que le législateur Jean-Jacques a fait pour laPologne,
sinon préparer sou démembrement ? Que l'on ne m'objecte
pasdavantage cette charte de 1688 chez nos voisins , elle n'est qu'un
traité avec une puissance étrangère , et la nôtre est une convention
qu'unpère a faite avec ses enfans; le père donne , sa famille accepte ,
et lui commechef unique , car dans chaque famille il ne peut y avoir
qu'unpère , ordonne que sa proposition devienne la loi detous.Ce
sont donc les intérêts de toute la famille que les membres à élire
auront à régler; mais d'après l'accord convenu. Il est des temps où
la plus grande des améliorations à notre sort est de rester tels que
nous sommes. Payons et cultivons , nous sommes sauvés. Une grande
difficulté nous attend , c'est d'avoir plus de sens commun que d'esprit,
plus de souvenirs que de projets.Au reste, les noms de la plupartdes
candidats donnent lieu à concevoir de grandes espérances.
Le voeu de la majorité des Français sera bien connu par les élections.
Eneffet, il n'y aura que 45députés de la dernière chambre qui ne
peuvent pas être réélus , n'ayant pas l'âge prescrit , celui de 40 ans.
EXTERIEUR.
Pétion, qui avait assembléune convention nationale , vient d'être
nommé par elle président à vie de la partie méridionale de l'île de
Saint-Domingue.
- La saison n'a pas été moins affligeante dans l'Amérique sep
OCTOBRE 1816.
477
tentrionale que dans les mêmes latitudes en Europe. La disette , et
sur-tout celle des fourrages , se fait craindre dansle norddeNew-
Yorck et dans le Canada.
-Nous avons parlé dans le temps de l'assemblée qui a été tenue
àWestminster , et dans laquelle M. Hunt , lord Cochrane et quelques
autres orateurs de cette nature firent entendre leurs virulentes
déclamations contre les ministres , les sine cures , le système de représentation
, les taxes , enfin contre l'ordre social établi , car rien
ne fut oublié , et il fut arrêté qu'une pétition serait présentée au
prince, régent, Lord Cochrane fut nommé de la députation. Les
schériffs et les députés ayant été demander au ministre quand le
plince régent voudrait admettre la députation , et alors , assis sur
son trône , la pétition lui être présentée , le ministre a fait réponse
que le prince ne la voulait pas recevoir de cette manière; mais
qu'elle devait lui être remise en la façon accoutumée , et par l'intermédiaire
du ministre. Rappelons encore que c'est l'indulgente
bontédu prince régent qui a épargné il a deux ans à lord Cochrane
une séance au pilori. Les députés se sont retirés désappointés.
Oncraint que la guerre ne recommence sous peu dans
l'Inde avec les Marattes.Un corps assez considérable de leurstroupes
a fait une invasion sur le territoire de la compagnie .
-Le 3 de septembre il a neigé en Angleterre sur la route de
Saint-Alban, a 7 lieues de Londres. Le 31 août il y avait eu à
Cantorbéry un ouragan dans lequel un seul pépiniériste avait
éprouvéune perte de 12,000 liv. sterl. La moisson est en général
médiocre dans ce pays .
Les journaux anglais continuent de publier de nouvelles
attaques des luddistes contre les machines ; il y a quelque temps
qu'ils en brisèrent douze àNottingham,eettdepuis ils ont exercé
leurs ravages dans plusieurs autres endroits. Si cependant il pouvait
exister quelques doutes sur le prodigieux avantage qu'il y a dana
la substitution des machines pour épargner la multiplicité, des
bras , on pourrait en trouver la preuve dans celle que l'on vient
d'employer pour mater un vaisseau de ligne. Quatre jeunes gens
ont mis , en peu de momens en place, un mâtqui pesait640 quin
taux.
-Des lettres arrivées d'Alger depuis les dépêches de lord
Exmouth , disent que quelques jours après le traité conclu , un
assez grand nombre de personnes des équipages anglais avait obtenu
de l'amiral la permission de descendre à terre. Les ordres
les plus strictes avaient été donnes par l'amiral pour ne répondre
à aucune espèce de provocations. Cette précaution était extrêmement
essentielle , car la populace n'a cessé d'insulter les Anglais ,
et de les provoquer par tous les moyens. Le mole, et les fortifications
sont ruinés , le phare est abattu. Le vaisseau l'Imprenable
atiré 10,000 boulets.
-L'assemblée du conseil commun de la ville de Londres ,
478 MERCURE DE FRANCE .
commonhall, s'est formée sous la présidence du lord maire. Elle
a voté une adresse au prince régent , pour le féliciter sur le succès
obtenu par l'escadre anglaise. On a fait ensuite la motion , qui a
été adoptée , d'accorder à lord Exmouth les franchises de la cité ,
et quele lord maire lui remettrait une épée de 200 guinées. La
même marque de satisfaction a été votée pour l'amiral Milne ,
et son épée sera de 100 guinées.
- Lord Sidmouth , secrétaire d'état au département des affaires
étrangères , et M. Th. Becket , sous secrétaire , ont mis tant
de soins et d'activité dans l'instruction de l'affaire des agens de
la police qui s'entendaient pour faire commettre des crimes et les
dénoncer ensuite , ensorte que l'ou a pu mettre les coupables en
jugement. Le jour où les juges s'en sont occupés , la foule était
immense. Le juri a prononcéle verdictde culpabilité. Trois malheureux
irlandais , qu'ils avaient induits à faire de la fausse monnaie ,
et qui avaient été condamnés à la peine de mort , mais dont
l'exécution n'avait point encore été ordonnée , ont obtenu leur
grâce et sont en liberté. Une souscription a été ouverte en leur
faveur, afin de leur procurer le moyen de retourner dans leur
pays. En attendant , des particuliers charitables les nourrissent.
-Un particulier de Darlington, bourg situé dans la province
deDurham , possède une copie complète du Pentateuque ; elle
a de quatorze à quinze cents ans d'antiquité. Elle est la plus ancienne
qui soit connue. Elle a resté pendant huit siècles dans la
même famille juive. Elle est écrite sur deux morceaux de peau
de deux pieds de large , et de soixante-neuf de long.
- Plusieurs journaux anglais ont exalté la loyauté nationale
dans la conduite tenue vis-à-visdes indépendans espagnols , auxquels
l'Angleterre ne prête point de secours pour les aider à se soustraire
à leur gouvernement légitime; et en même-temps ils font
observer que les Etats-Unis suivent une conduite entièrement opposée.
Il faut certainement louer tout ce qui a droit à l'être , mais
lapolitique a plus d'un poids et d'une mesure, et pourquoi en employer
une autre avec les habitans de Ceylan. Quant au penchant
que les Anglo-Américains sentent à secourir les insurgés , on ne
peut pas endouter , quand on lit dans le National intelligencer ,
que véritablement c'est là l'inclinatio des habitansn des Etats-Unis.
Or, ce journal est connu pour être celui du président, et pour
en exprimer les opinions.
-D'autres journaux anglais ont assuré que le commodore
Bowls étant arrivé à Rio-Janeiro quatre jours après le départ de
l'expédition portugaise contre Buenos Aires ou Monté - Vidéo ,
s'était opposé àce qu'elle continuât sa marche. En sorte qu'un aviso
avait été expédié pour lui porter un contre-ordre , et les troupes
quis'avançaient par terre vers les bords de la Plata , avaient pareillement
dû s'arrêter.
OCTOBRE 1816 . 479
-La guerre que les insurgés font par mer à l'Espagne , paraît
êtrecelle, qui dans cemoment lui est le plus nuisible. Une prise
très-riche a été conduite par eux à Haïti , dans la partie de leur
allié Christophe , et huit autres près des Canaries. Il se prépare
à la Havane une escadre pour tâcher de nétoyer ces parages , qui
sont infestés de leurs corsaires. Les dernières nouvelles arrivées à
Cadix par le Diamant , annonçaient que l'armée royale avait obtenu
des succès marqués contre Bolivar, dans la nouvelle Grenade.
Ce chef des insurgés avait eu , dans le mois de juin , quelques avantages
; mais des lettres du 14 juillet annoncent que le 10 , s'étant
avancé d'Ocumares , où il avait débarqué , les troupes espagnoles
s'étaient avancées à sa rencontre et l'avaient attaqué , quoiqu'il se fût
retranché sur une montagne. Le combat avait été violent; mais enfin
obligé de fuir vers ses vaisseaux , il ne lui restait plus que 200
hommes sur 800 , avec lesquels il avait fait son débarquement. Au
reste son armée était presque composée de noirs qu'il avait ramassés
àSaint-Domingue.
LesAAnnggllaaiiss se félicitent d'autant plus de l'expédition contre
les Algériens , qu''uunn de leurs bâtimens de commerce , le San-
Antonio, qui avait été pris par les Tripolitains, ayant été menéà
Tripoli , a été relâché par ordre du dey.
La résidence de l'escadre américaine dans la rade de Naples,
paraît donner beaucoup de mécontentement aux publicistes des
journaux de l'Angleterre. Il est au reste certain que M. Pincknei
réside toujours à Naples ,et qu'il presse la fin des négociations. Les
bâtimens confisqués par Murat lui ont été remis sans difficulté;
mais il continue de demander une indemnité pour les propriétés
commerciales qui véritablement avaient été , malgré la foi des promesses
, pillées par l'usurpateur. Le roi de Naples s'en est d'abord
rapporté aux puissances alliées qui ont formé le congrès de Vienne ,
et des courriers leur ont été expédiés. Il ne paraît pas même douteux
que leur intervention ne devienne nécessaire , car à la place
d'indemnités pécuniaires , qui dans le droit commun pourraient être
refusées aux Etats-Unis , ils demandent un port dans la Méditerranée;
mais le congrès ayant garanti à chacune des puissances enropéennes
ses propriétés respectives dans cette mer, il s'ensuit d'abord
que celles du roi de Naples se trouvent sous la commune
garantie, et d'autre part que les grandes puissances riveraines ont
un intérêt puissant à savoir s'il leur convient d'admettre au milieu
d'elles un nouveau propriétaire , dont l'ardeur à étendre ses possessions
est parfaitement connue. Que les Anglais , rivaux de toute
manière des Etats-Unis , soient éloignés de voir cette introduction
paisiblement , cela est très-facile àconcevoir ; mais peut- être aussi,
et sous plus d'un rapport , les autres puissances européennes n'ontelles
pas un moindre intérêt à prononcer pour ou contre l'introductiond'une
nouvelle puissance dans leur sein. Ils demandent l'ile
deLampeduse, qui est située à 25 lieues de Malte ; elle a deux lieues
de longet cinq lieues de tour; c'està peu près la moitié moins que
l'îlede Malte .
480 MERCURE DE FRANCE .
-Les officiers suisses des régimens au service de la France , qui
prirent du service sous l'usurpateur , avaient présenté une pétitiou
a la diète helvétique , afin d'être déchargés des condamnations prononcées
contr'eux ; la diète a maintenu son arrêté.
Les inondations ont été si considérables en suisse , que l'on
estime à 10 mille florins les dommages que le seul canton de Saint-
Gal a éprouvés.
-On espère en Suisse que les réclamations faites auprès du
gouvernement français , pourront procurer une diminution sur le
droitde transit; 2º que l'importation de plusieurs produits des
manufactures suisses sera permise , avec des droits qui n'équivandront
pas à une prohibition absolue , telle qu'elle existe.
-M. l'avoyer Keller, de Lucerne , vient de périr d'une manière
très- funeste. II sortait de la ville , et s'en retournait par une nuit
obscure à une maison de campagne peu distante; le temps était
horrible , et la pluie fondait par torrens. Dans un endroit où le passage
étaitdifficile, il indiqua aux autres la manière d'éviter ledanger
, cequ'ils firent , et lui tomba dans l'eau . Son corps n'a été retrouvé
que le lendemain. Il était généralement respecté , et toute la
ville a assisté aux funérailles de son premier magistrat.
- Un nommé Jean - Baptiste Weininck , né et domicilié à
Bruxelles , vient d'y être condamné à un an de prison , et aux frais
du procès , pour avoir chanté publiquement des couplets en l'honneur
de Buonaparte.
-C'estun français nommé Dazis , et non pas Dirat , rédacteur
du Nainjaune , qui a été si cruellement blessé dans un duel
à Bruxelles. On dit même que les choses se sont passées , de la
part de ses adversaires , d'une manière telle qu'il y a eu lieu à porter
l'affaire devant les tribunaux , et qu'une plainte a été rendue.
Nous avons dit qu'un projet de loi avait été présenté aux
états-généraux contre la répression des délits de la presse , relativement
aux puissances étrangères , car de tout temps la presse a
joui en Hollande d'une liberté presque illimitée. Il s'agissait donc ,
en conservant les anciens droits , de les restreindre relativement
aux puissances voisines. Cette loi vient d'être rendue à une immense
majorité , 64 voix contre 4; les auteurs , éditeurs , imprimeurs
et colporteurs , pourront être atteints et punis , soit par la
prison ou l'amende , et le cas de récidive aggrave la peine.
ANNONCES.
R
ww
Des Juifs au dix-neuvième siècle , ou considérations
sur leur état civil et politique en Europe ; par M. Bail ,
ancien inspecteur auxrevues, membre de la légion d'honneur.
Paris, chez Treuttel et Wurtz , libraires , rue de
Bourbon , nº 17 .
DUERAY, IMPRIMEUR DU MERCURE , RUE VENTADOUR ,
พ.° 5.
*****************
MERCURE
DE FRANCE.
ww wwwwwwwww
AVIS ESSENTIEL .
www
Les personnes dont l'abonnement est expiré , sont invitées à le
renouveler , si elles ne veulent point éprouver d'interruption dans
l'envoi des numéros . 3
Le prix de l'abonnement est de 14 fr. pour trois mois , 27 fr.
pour six mois , et 5o fr. pour l'année, - On ne peut souscrire
que du 1 de chaque mois. On est prié d'indiquer le numéro de
la dernière quittance , et de donner l'adresse bien exactement,
et sur- tout très - lisible . - Les lettres , livres , gravures , etc ,
doivent être adressés , francs de port , à l'administration du
MERCURE , rue Ventadour , nº 5 , et non ailleurs .
POESIE.
LA GRÈCE.
A
ww
Elégie qui a remporté le prix décerné par l'académie
des Jeux Floraux de Toulouse , le 3 mai 1812 .
Plectuntur Achivi .
HORAT.
T
Sur les pas glorienx du chantre de René,
Aux bords de l'Ilissus je me sens entraînész
Plein de sa poëtique ivresse ,
De cette belle et docte Grèce :
Mes pieds pressent le sol jadis si fortuné.
Cette terre aujourd'hui froide , silencieuse,
Том 68 .
31
1
482 MERCURE DE FRANCE.
D'une terreur religieuse
Asaisi mon coeur consterné.
Où sont-ils ces héros dont la valeur brillante
Fit régner en ces lieux la sainte liberté?
Accourez aux accens de ma voix gémissante ,
Venez voir de vos dons le Grec déshérité ,
Aux fers du Musulman tendant sa main tremblante ,
Et la mère des arts esclave obéissante
Des caprices cruels de la stupidité.
(
Sous unjougde fer accablée ,
LaGrèce apparaît à mes yeux ,
Comme une veuve désolée
Pleurant ses héros et ses dieux.
Dans cette vaste solitude ,
Dégradés par la servitude ,
Lesdescendans de Périclès
Ignorent leur propre patrie ,
Etde leur gloire évanouie
N'ont ni souvenirs ni regrets .
LaGrèce toute entière , hélas ! ensevelie
Ne vit plus que dans ses débris ;
Aux yeux du voyageur péniblement surpris ,
Tout offre de la tyrannie
Les outrages dévastateurs ;
Par tout d'avides oppresseurs
Exercent avec barbarie
Le droit terrible des vainqueurs,
Dans ces plainesjadis riantes et fertiles ,
Où d'an sommeil de fer dorment des Thermopiles
Les intrépides défenseurs ,
Mort aux grands souvenirs et de Sparte et d'Athènes ,
Tout un peuple traîne des chaînes
Sur la tombe de ses héros .
Réveillez-vous , sortez de vos tombeaux ,
Venez, morts immortels , dont la longue mémoire
Doit vivre autant que l'univers ;
Armés de vingt siècles de gloire,
OCTOBRE 1816. 483
Paraissez , et bientôt délivré de ses fers ,
Le Gree régénéré connaissant la victoire
Au Tartare insolent fait repasser les mers .......
Mais , hélas ! tout est sourd à ma douleur amère.
Sur ce rivage solitaire
Que frappe le courroux du sort ,
Mon ame , d'horreur oppressée ,
N'entend plus que la voix glacée
Etdu silence et de la mort.
D'une consolante chimère
Mon tristé coeur fut trop épris ;
Le Styx ne rend point à la terre
Les demi-dieux qu'il a surpris;
Et tandis que ma voix résonne
Autour de leurs sacrés tombeaux,
Répétant les noms des héros
D'Athène et de Lacédémone ,
Un Turc , d'un sacrilège bras ,
Brise la dernière colonne
Du temple auguste de Pallas,
ARDANT fils (de Limoges ).
wwwwwww www
LE PRÉCEPTEUR ET SON ÉLÈVE.
7
Anecdote.
D'un magistrat , le maigre instituteur
Parvint avec le temps au rang d'homme d'église.
L'élève le trouvant chez on puissant seigneur ,
Ne put dissimuler son extrême surprise.
-Quoi ! vous ici , mon cher ? par quel hazard.... comment?
-Mais comme vous , monsieur.-Pas tout à fait , vraiment.
Que faites-vous ? - Mais je suis grand-vicaire.
-Combien cela vaut-il ? -Mille francs à peu près .
-Mille francs ? la somme est légère.
-J'ai de plus un bon prieuré
Demille écus,-Diantre ! excellente affaire.
484 MERCURE DE FRANCE .
-Etc'est un cardinal qui me l'a procuré.
- Encor mieux.-Ajoutez une grasse abbaye.
Monsieur l'abbé , mais c'est autre chose cela .
Je veux en ce cas-là
Que nous dînions ensemble ; à demain,je vous prie.
DE KERIVALANT.
ÉNIGME.
La plus vaillante créature
Qui soit dans la nature
Apeur lorsqu'elle entend ma voix ;
Ma barbe bien épaisse a la couleur des flammes ;
Et je suis , sans crainte des lois ,
Sultan impérieux faisant trembler mes femmes.
www
CHARADE.
Onditque mon premier pour l'homme est un martyre ;
Envoyant mon second , chacun l'aime et l'admire;
La voix de mon entier ne saurait nous séduire .
T. DE COURCELLES.
:
LOGOGRIPHE .
Je suis sur mes sept pieds le fruit d'un adultère ;
Connaissant sa vertu , les rigides censeurs
De ma mère jamais n'accusèrent les moeurs ;
Sans coeur, je fus un peuple ignoré du vulgaire.
T. DE COURCELLES .
Mots de l'Enigme , de la Charade et du Logogriphe
insérés dans le dernier numéro.
Le mot de l'Enigme est Papillon. Celui du Logogriphe est Charlotte
, où l'on trouve Héro , Echo , Chat, Rate , Lac , Tôle , Or, Arc,
Rôt, Rat , Crotte, Haro , Char , Rale , Lot,Etat , Art, Lacet, Charte.
Le mot de la Charade est Vertige.
OCTOBRE 1816 . 485
1
DOUZE EPITRES SUIVIES DE STANCES ;
Par M. LOUις Μ..... Chez Didot l'aîné .
:
Douze épîtres , six stances , une page et demie de
préface ou avertissement , en tout soixante-quinze pages,
d'impression ; voilà un bagage poëtique bien modeste ,
et qui ne saurait effaroucher les lecteurs même les moins
complaisans.
Il est tantde cespoëtes intraitables qui ne vous feraient
pas grace d'un seul de leurs hémistiches , avec lesquels
vous n'auriez pas une rime de mécompte , qui si vous ne
leur offrez qu'un tribut d'admiration mesuré et parcimonieux
, pourvoient eux-mêmes à leurs affaires , font
avec aisance les honneurs de leur génie , applaudissent
jusqu'à l'affiche de leurs pièces , et
Se donnent par leurs mains l'encens qu'on leur dénie ,
qu'il y aurait de l'inhumanité à ne pas accueillir , ne
fut-ce que pour la rareté du fait , un auteur humble et
timide qui croit encore à la critique impartiale , qui
attend lejugement des lecteurs éclairés , qui ne présente
ses vers que comine des ébauches et un simple essai de
ses forces , qui promet enfin d'en faire LE SACRIFICE ,
oui, le sacrifice de ses vers , de son amour propre et de
ses dernières illusions, si l'épreuve qu'il tente ne lui
est pas favorable !! Oh! pour le coup , c'est trop fort ; il
faut voir cela de ses yeux pour croire que c'est un poëte
qui parle. Mais quel est donc cet enfant d'Apollon si
étranger aux us du Parnasse ? Comment se nomme-t-il ?
d'où vient-il ? Assurément d'un autre monde. Quant à
moi , je ne le connais pas ,je ne l'ai jamais vu; jamais
je n'entendis rien de pareil ; c'est sans doute quelque
gáte métier. Mais il souhaite qu'on le critique sans
façon; il promet de ne pas se fâcher ; c'est une bonne
fortune qui n'arrive pas souvent aux journalistes. Il faut ,
par le temps qui court , une si forte dose d'éloges pour
édulcorer l'amertume de la plus petite improbation ,
1
486 MERCURE DE FRANCE.
1
qu'on ne nous en voudra sans doute pas ,de servir selon
songoût un auteur , qui s'avise de ne demander que la
vérité , et de nous laisser nos coudées franches.
J'avoue donc , et je dis bien franchement qu'en lisant
les premiers vers de M. M... , je me rappelai involontairement
ce qu'un certain M. Boileau - Despréaux , qui en
son temps , en faisait d'assez bien tournés , pensait de
son talent poétique , dont il comparait l'utilité pour
l'état , à celle du mérite d'un beau joueur de quilles ;
et notez que lui-même il excellait dans cet art.
Cette façon de penser est sans doute singulière; cette
opinion est passablement baroque; elle sera probablement
sifflée par nos auteurs , gens convaincus de l'excellence
de la poësie , sur-tout de la leur; qui trouvent
que les rois et les princes ne sauraient trop la payer , et
sompressent en conséquence de l'offrir à ceux qui leur
en commandent , et même à ceux qui n'en demandent
pas : mais enfin cette opinion était celle de ce M. Boileau
; c'est elle qui lui fit dire tout crûment qu'en fait
depoësie ,
Il n'est pointde degré du médiocre au pire.
et j'allais répéter à M. M.... cette sentence , en l'invitant
àne point porter une pierre inutile à l'autel déjà si vaste
des dieux inconnus , quand je me suis souvenu qu'il
demandait un jugement réfléchi et motivé , que ce jugement
nepouvait être que lerésultatd'un examen complet,
et j'ai repris sa première épître. Sa lecture m'a
remis dans une sorte d'indécision assez semblable à celle
ou me parut être notre auteur lui-même.
Cet auteur en effet , qui comme il nous le dit ,
Voudrait être inconnu , mais non pas ignoré ,
demande à réunir à la fois l'indépendance et la célébrité
, la tranquillité et la culture des arts , l'obscuritéet.
lagloire,un asile contre les regards de l'envie et les nobles
suffrages du public : voilà des goûts assez opposés , et
qu'il n'est pas plus aisé de concilier que de satisfaire.
Mais, moi-même , que lui conseillerai-je ? Sera-ce de
s'en tenir à l'obscurité ,ou de courir après la gloire; de
९
OCTOBRE 1816. 487
1
rentrer dans son asile , ou de sejeter aubeau milieudu
public?
J'entrevois assez ce que le poëte désirerait qu'on lui
dise : mais voilà des vers bien unis , un style bien vague ,
des idées comme on en voit par tout. Ce n'est pas précisément
mauvais ; je n'aperçois pas de faute grave ; la
rime et la raison ne se cherchent pas querelle : et n'est-ce
pas déjà un assez grand défaut que cette absence de
beautés positives ?
Cependant voici un trait bien rendu :
Je ris de cet auteur , qui gros de vanité ,
Prend avec le public des airs de dignité;
Qui se fait imprimer parce qu'on l'en supplie
Que déjà de son livre il court une copie ,
-Et qu'à ses bons amis il veut faire plaisir .
On sent aussi le mouvement poëtique dans les vers
suivans sur Homère :
Le temps a respecté cette antique épopée,
Ce chef-d'oeuvre éternel qu'Alexandre autrefois
Plaçait sous son chevet auprès de son épée ,
Et le temps a brisé le sceptre de cent rois.
Cherchons si l'auteur en a souvent de pareils , et suspendons
notre jugement.
Je passe à l'origine de la sensitive; c'est l'histoire
édifiante d'une jeune personne qui se laissa , il y a déjà
bien long-temps , mourir de chagrin , parce que Pan
alanarration
l'est un peu moins. Cela serait assez joliment placé dans
quelqu'un de ces almanachs innocens , que janvier voit
naître et mourir chaque année ; mais je crains que le
public, auquel M. M..... destine son recueil , ne prenne
que fort peud'intérêt au désespoir de sa belle Sensitive;
et puis il a déjà vu tant de métamorphoses !
Mais j'arrive à une épître à Pierre Corneille. Pour le
coup M. M..... ne compte pas sans doute écrire à celuilà
en madrigaux. En effet, voilà des vers; voilà de la
chaleur et de l'élévation. Le nom de Corneille est si
3
488 MERCURE DE FRANCE.
ر
grand, qu'il semble à l'abri , même d'un mauvais éloge.
Il inspire notre auteur , il en a inspiré bien d'autres.
Cette épître aurait pu remporter tous les honneurs d'une
séance d'athénée : voici entr'autres un trait qui serait
applaudi par-tout.
1
......... j'entends l'altière Cléopatre
Méditer sans frémir ses empoisonnemens.
Dans sa bouche , ennobli des plus fiers sentimens ,
Le crime serait grand s'il pouvait le paraître .
Chef-d'oeuvre inimitable , elle est le tien peut-être ,
Et même si j'en crois des rapports innocens ,
Tendre père , elle obtint à tes yeux complaisans
Un rang, qui de ses soeurs choqua le droit d'aînesse.
Quel coeur n'a ses penchans ? quel père est sans faiblesse ?
En tout s'il y a quelque témérité , même à louer Corneille
, on trouvera que l'audace de M. M..... n'a point
été trp malheureuse. Bien des gens cependant ne croiront
pas qu'il soit nécessaire , à la gloire du père de notre
théâtre , de lui sacrifier Racine , et s'étonneront sur-tout
d'entendre notre auteur dire de ce dernier poëte , que
s'il n'a point les inégalités de son rival ,
S'il a moins de défauts , il a moins de beautés ,
Racine, moins de beautés !! Je plains bien sincèrement
M. Maa. s'il ne sent pas la perfection désespérante
de ce beau génie , et je ne conçois absolument pas
comment on peut avoir le goût des vers , et ne trouver
à Racine qué de la grace , point de plan savant , point
de verve et de romaine énergie. Il est d'autant plus
singulier de voir ce jugement de college , reproduit par
M. M.... , que jusqu'ici lui-même promet peu de ces
inspirations brillantes , de ces élans vigoureux dont il
paraît faire tant de cas; qu'il annonce plutôt des dispositions
à traiter des sujets qui deinandent quelque naturel
, quelque facilité , et qu'enfin sa manière manque de
force , plus que de correction.
En renvoyant à l'almanach des Muses des vers à une
dame sur une couleuvre artificielle, je lis avec plaisir
1
OCTOBRE 1816. 489
1
une assez longue épître où l'auteur se peint avec un ton
de vérité et de bonhommie qui donne envie de le connaître
et de l'aimer. Ce morceau est sagement pensé ,
purement écrit ; il est plein de détails doux et agréables ;
mais c'est à son auteur qu'on peut souhaiter un peu plus
de verve , je dirais même à la rigueur , plutôt un peu
plus de défauts , mais aussi plus de beautés. Je porte le
même jugement de deux épîtres à une Noëmi , qui paraît
inspirer un tendre intérêt à notre poète. Il y a plus
de chaleur dans la pièce où le poëte décrit le charme
la beauté : peut -être ne faudrait-il à M. M.. qu'un
bon amour quile tourmentât bien , pour enflammer tout
àfait son génie. Je crains bien qu'une épitre à une Sophie,
àlaquelle l'auteurreproche d'être insensible , ne réussisse
pas à la toucher.
..
de
Mais voici que M. M.... adresse ses adieux à sa Noëmi :
oh! malheur à lui s'il n'est là ni amant , ni poète. Je
dis amant, et je ne suis pas très -sûr d'avoir bien dit :
M. M..... est aussi modeste , aussi discret pour les affaires
de son coeur , que quand il parle de son talent et de ses
prétentions poëtiques . Je vois qu'on appelle cette Noëmi
une respectable soeur , une véritable amie. On se
plaint à vingt ans d'avoir tout perdu : est-ce bien à cet
âge qu'on ne répare pas la perte d'une femme qui n'est
que soeur, qu'amie ? Voilà cependant une féte , un
premier baiser, des soirées passées dans un hameau
solitaire . Voilà un second baiser , des lèvres qu'on dévore
, des yeux humides tournés vers un amant ivre de
volupté.... Ne disons pas tout aux curieux , et hâtonsnous
d'ajouter que cet amant jure à Noëmi qu'il sera
heureux sans la faire rougir , et qu'il ne peut s'assouvir
de ses chastes tendresses . Je n'y connais plus rien . C'est
bien chaste en effet pour de l'amour..... tout humain ;
c'est bien sensuel pour du platonisme. Notre inconnu est
d'un bout à l'autre une énigme pour moi; il est bien
raisonnable pour ses vingt ans ; il a d'assez singulières
idées pour unhomme d'un âge plus mûr. Quel qu'il soit ,
dans ses adieux à Noëmi , il est vraiment poëte. Il l'est
encore dans sa dernière épître à un ami sur la mort ; il
a su répandre sur ce sujet rebattu une teinte de cette
490 MERCURE DE FRANCE.
philosophie horatienne qui va surprendre les secrets da
coeur humain , qui instruit en riant , etjette des fleurs
sur les épines de la vie. Je ne résiste pas au plaisir de
citerquelque chosede cette dernière piece; voici comme
P'auteur rappelle les festins philosophiques des Egyptiens.
Quand un cercle d'amis , de fleurs ceignant leurs têtes,
D'un tranquille banquet prolongeaient les douceurs ,
Unsquelette immobile , orné comme eux de fleurs,
Sur un siège élevé s'asseyait à leur table ;
Et quand les ris cessaient, convive redoutable ,
Semblait crier tout haut au milieu du festin :
Jouissez aujourd'hui ; sera-t-il temps demain ?
Convive redoutable me paraît faire une sorte de contresens
avec le sentiment de ce petit tableau , qui est d'ailleurs
très-naïvement rendu.
Je pense qu'en dépit du sujet, on ne pourra s'empêcher
de sourire à celui qui suit, et par lequel je vais terminer
mes citations.
Quand victime en naissant à la mort condamné ,
Peut-être j'ai compté ma dernière journée ,
Certesje n'irai pas , atôme ambitieux ,
En souhaits superflus perdre un temps précieux ;
Suis -je même certain d'achever ma pensée ,
Le vers que je polis , la phrase commencée?
Non, le temps peut sans cesse arrêter mon essor ;
Le passé n'est plus rien , l'avenir rien encor.
Entre ce double abîme où le temps se déroule ,
Leprésent fugitif incessamment s'écoule.
Heureux, qui dans son vol sait l'art de le saisir,
Le voit fuir sans regret et l'attend sans désir!
Souvent lorsque la nuit revêt ses sombres voiles ,
Et qu'un crêpe lugubre obscurcit les étoiles ;
Lorsque la solitude et son calme effrayant
Rappellent le silence et l'horreur du néant;
Averti qu'il faudra tôt ou tard que je meure,
Je vais, bien éveillé , rêvant ma dernière heure ,
4
OCTOBRE 1816. 491
1 Et dans mon lit bien chaud je cherche à me pronver
Qu'un jour j'y dormirai pour n'en plus relever.
D'avance àmonchevetje crois entendre un prêtre
Me consoler de moi par l'espoir de renaître ;
Je vois tout l'attirail dont on tue un mourant:
Un notaire , une garde , un docteur ignorant
Parlant mal et beaucoup; puis dans une ordonnance ,
En termes de grimoire écrivant ma sentence.
Un troupeaud'héritiers et quelques vrais amis,
Avec ménagement près de moi sont admis ;
Et tons diversement composant leur visage,
Me font d'un air forcé le compliment d'usage ,
Lorsque je vais partir jurent que je suis mieux ,
Que les premiers raisins me rendront à leurs voeux ,
Et par quelques tableaux des plaisirs de la vie ,
S'efforcent d'égayer un homme à l'agonie.
2 C'est ainsi que M. M.... , comme il le dit lui-même :
Essaie en se jouant les armes de la mort.
i
Il les manie avec une gaieté franche et naturelle , qui
doit faire espérer à ses amis qu'elles ne l'atteindront pas
de sitôt. Est-ce tout ?Non , il nous a encore donné six
stances d'essai .
Ses Dieux lares , les stances sur la mort d'une jeune
femme, sont de petits morceaux pleins de grâce , de
sentiment et de délicatesse. Beaucoup de romances, qui
passent de bouche en bouche à la faveur de la musique
qui les embellit, sont loin de valoir les deux dernières
de ces six pièces , qui mériteraient d'inspirer Boyeldieu
ou Dalvimare.
Voilà un aperçu de ce que M. M.... offre au public.
En lui en rendant compte , en l'avertissant qu'un nouveau
solliciteur se présente à son tribunal , j'ai rempli
ma tâche envers ce juge suprême des auteurs et de leurs
critiques .
Quant à notre auteur lui-même , ai-je répondu à ses
désirs ? ai-je satisfait ses voeux ? Il voulait ,a-t-il dit ,
des observations impartiales ; j'affirme que les miennes
:
492 MERCURE DE FRANCE .
le sont : c'est , au reste , tout ce dont je peux répondre.
J'ai bien envie de lui ouvrir encore davantage ma pensée
, et comme cela ne regarde plus les lecteurs , c'est à
M. M.... que je vais m'adresser.
Entre nous , M. l'inconnu , je crains que vous n'ayez
quelque peu par delà de vos vingt ans ; vous êtes trop
correct , trop grave , trop travaillé pour cet âge; vous
n'avez pas de néologisme , point d'épithètes ambitieuses ,
point de cette manière brillantée , de ces vers sonores
dont le cliquetis étincelant éblouit aujourd'hui la plupart
des lecteurs ; mais aussi votre raison , votre calme
vous laissent un peu froid , un peu uniforme. Oh ! que
j'aimerais bien mieux que votre style fut moins poli ,
votre marche moins sage , et qu'au milieu de quelques
incorrections , de quelques écarts , vous nous montrassiez
plus souvent cette verve , cette chaleur , cet entraînement
, cette audace , heureux dous de la jeunesse !
Il paraît que vous avez d'autres vers en porte-feuille ,
et que vous ne demanderiez pas mieux que de les livrer
à l'impression. Amon avis (remarquez toutefois que
monopinion ne fait pas loi , et que vous ferez très-bien
d'en consulter d'autres ) ; à mon avis , dis-je , si ces pièces
valent ce qui m'a paru louable chez vous , et sur-tout
vos deux dernières épîtres , vous pouvez vous risquer.
J'ai vu vanter bien des gens qui n'en font pas toujours
de meilleurs. Si , en outre , vous nous parlez de vos
amours , tâchez aussi de nous dire là-dessus quelque
chose de clair et de positif. La vertu est de soi-même une
belle et bonne chose;la chasteté est , comme on sait , un
trésor sans prix ; mais pour un poëte élégiaque et amoureux
, vous l'avouerai-je , un peu moins de scrupules ,
un peu de ce maudit fruit défendu , voilà ce qui réveille
le goût d'un siècle qu'on dit corrompu , et qui ressemble
pourtant en cela à tous les autres . Enfin je me suis plains
dene vous pas trouver assez de défauts ; en voici néanmoins
un sur lequel , avant de vous quitter , il faut que
je vous avertisse.
Vous êtes modeste , et vous voulez prendre rang parmi
les poëtes ! Vous doutez de votre talent , et vous voulez
que les autres vous assignent la place que vous devez
OCTOBRE 1816. 493
occuper ! Tenez-vous pour assuré que beaucoup nedemanderont
pas mieux que de vous laisser à la dernière.
On ne prend que trop tôt au mot celui qui ne parle
de lui-même qu'avec réserve et retenue ; mais vous trouverez
tel rimeur par le monde, qui à force de l'entretenir
de son génie , a fini par en persuader les autres , et
en rester lui-même aussi convaincu que content et glorieux.
1
Ainsi donc , trève de pudeur et de modestie , autrement
si vous n'entrez dans la carrière qu'avec du talent
etpointde prôneurs , je ne vous réponds plus du moindre
succès. Au revoir , M. l'inconnu.
GIRAUD .
LE CONTEMPTEUR .
( IV et dernier article.)
En vain , me dira-t-on , contesterez-vous à l'espèce
humaine sa prééminence sur toutes les autres espèces ;
en vain prétendez-vous que son sort est souvent plus à
plaindre que celui des animaux. Ces déclamations rebattues
dans tous les temps , réduites à leur juste valeur,
sont tombées dans le mépris. L'homme doué de la raison
, est par ce seul attribut , et indépendamment de ses
autres qualités , l'oeuvre la plus parfaite de la création.
Si quelquefois il s'égare en se laissant emporter par ses
passions , c'est un abus qui ne conclut rien contre l'excellence
de sa nature. Eh ! quel être dans le monde peut
être comparé àcelui dont le génie a su dompter tous les
autres , faire tourner à son utilité ou à son agrément
toutes les productions de la terre ; former des combinaisons
physiques et morales , dont les unes ont agrandi
le cercle de ses connaissances jusqu'à l'infini , et les autres
lui ont donné l'idée de la vertu ? Quel autre que lui
est capable de calculer des distances inaccessibles , de
les rapprocher de lui par l'entendement , et de pénétrer
les secrets qu'elles semblaient devoir lui interdire à jamais
?Quel autre aurait imaginé les moyens de trans-
:
)
1
494
MERCURE DE FRANCE.
mettre ses pensées , non seulement à ses contemporains
sur toute la surface du globe , mais encore aux siècles
àvenir; de multiplier ses sens et ses forces par de savantes
combinaisons ; de rendre tous les élémens ses tributaires
, et enfin d'élever sa pensée jusqu'à l'auteur de
son être , et de tout ce qui existe dans la nature.
Je conviens que voilà de belles attributions ; mais examinons
quels sont les avantages que l'homme en retire ,
et quoiqu'en insistant sur ses imperfections je n'aie fait
que répéter ce que d'autres avant moi avaient fort bien
remarqué , voyons si ces reproches sont au moins compensés
par le pompeux étalage des éminentes qualités
qu'on lui attribue ; et s'il était vrai , commeje le crains ,
qu'il ne fût riche qu'en superflu et pauvre du nécessaire ,
on ne saurait trop lui remettre ce tableau sous les yeux;
puisque ce sont précisément les dons plus brillans que
solides dont il jouit , qui maintiennent sa présomption ,
et que l'orgueil qu'il tire des premiers l'empêche d'acquérir
les secondes , desquelles seules il pourrait obtenir
le bonheur. Eh ! qu'importe en effet à son bien
être, qu'il domine sur les autres animaux , lorsqu'il est
lui-même dépendant sous tous les rapports ? Dépendant
de ses semblables , souvent jusqu'au plus vil esclavage;
dépendant par ses besoins réels ou imaginaires , par ses
désirs immodérés , par ses préjugés , par ses fantaisies,
etc.-Il asu forcer la terre à le nourrir ; mais celui qui
la sillonne ne peut prétendre qu'à la plus grossière , àla
plus mince , à la plus insuffisante part de ses fruits .-
Il calcule la marche des corps célestes , et ne se connait
pas lui-même; il ignore même ce qu'il lui importerait
le plus de savoir.-La combinaisonde ses idées ,
faculté qui paraît exclusivement dévolne à son espèce ,
constitue en lui cet éve moral qui le guide en toutes
choses, et qu'on nomme raison;elle lui tient lieu de
P'instinct , avec cette différence que celui-ci conduit toujours
les animaux au but de la nature , et que l'autre en
écarte l'homme dans presque toutes les circonstances de
sa vie , et cela parce que l'un est impérieux et décisif,
tandis que l'autre est arbitraire ; et par une singularité
vraiment déplorable , la raison guide assez bien les
OCTOBRE 1816. 495
hommes dans toutes les opérations de simple curiosité
ou d'agrément , 'telles que les arts et les sciences ; mais
elle les trompe presque toujours dans les objets de la
plushaute importance. Je prévois d'avance qu'on va me
taxer ici d'avancer un sophisme , car loin que ce soit la
raison qui égare l'homme , c'est quand il cessed'écouter
sa voix qu'il tombe dans l'erreur. Fort bien , c'est aussi
de cette manière que je l'entends ; mais la raison qui
effectivement , prise dans son sens le plus parfait , est la
faculté pensante bien dirigée , a pour interprète nécessaire
uncompagnon toujours perfide: c'est le raisonnement,
qui semble ne nous avoir été donné que pour
nous décevoir , et dénaturer les inspirations de son générateur.
Je ne saurais donc me tromper en attribuant à
l'une toutes les erreurs dans lesquelles l'autre nous entraîne
. C'est par des faits , c'est par la conduite constante
des hommes dans toutes les opérations de leur vie , et
dans tous les siècles , que je prouverai cette thèse. Et
d'abord , puisqu'il est décidé que l'homme doit vivre en
société , est-il rien de plus important pour lui que l'établissement
des lois qui doivent la régir ? La preınière
de toutes est sans doute celle qui doit constituer la forme
du gouvernement. Eh bien ! parmi les nombreuses nations
qui peuplent la terre , s'en est-il jamais rencontré
deux qui aient pu s'accorder sur le mode le plus sage à
adopter ? Il en est de même pour les lois de détail; ce
qui est vertu chez les uns est crime chez les autres , et
quoiqu'on en voie quelques-unes qui sont communes à
tous les peuples , il suffit qu'il y ait dissidence absolue
dans les principales , pour prouver que la raison est impuissante
à cet égard comme à tant d'autres. Si elle n'est
point une comme la vérité , si elle inspire chaque individu
ou chaque peuple d'une manière différente , ce
n'estplus une boussole salutaire, c'est un feu folet , un
météore trompeur.
La raison nous dit que les hommes de tous les pays
sont frères , qu'ils ont les mêmes devoirs envers eux ,
quelque partie de la terre qui les ait vu naître. Le raisonnement
abien un autre langag,e; il nous apprend à
faire desdistinctions entre ceux de ces frères qui habitent
496 MERCURE DE FRANCE.
A
untel pays , et ceux qui en habitent un autre ; il n'est
pas nécessaire , pour établir ces distinctions , qu'un
peuple existe dans une région lointaine , il suffit qu'il
vive sous des lois différentes , sous d'autres chefs; alors
il ne sont plus que des étrangers pour nous , bien qu'ils
soient nos voisins , bientôt ils deviendront nos ennemis ,
et quel en sera le motif ? Peut- être des moeurs tout à fait
opposées , des offenses graves , des injustices criantes ?
Point du tout; un individu peut bien en offenser un
autre ,plusieurs même peuvent avoir quelques intérêts
àdémêler ensemble , et se prendre de querelle faute de
s'entendre et de vouloir céder de leurs prétentions plus
ou moins justes; mais des nations entières ne sauraient
s'entrechoquer que pour des griefs imaginaires suscités
entre leurs chefs. Tantôt ce sont des haines et des animosités
personnelles à ceux-ci; d'autres fois la tentative
d'étendre leur domination sur une portion du territoire
de leur voisin , et bien que la question soit ordinairement
indifférente aux sujets , qu'elle contrarie même souvent
leur inclination , puisqu'il ne s'agit point de perdre leur
propriété ,mais de savoir par lequel des deux prétendans
ils seront gouvernés ; chacun des souverains persuade à
la masse de ceux qu'il gouverne, que sa querelle leur est
commune , où , sans daigner prendre ce soin , il leur
ordonne de servir sa vengeance ou ses intérêts bien ou
mal fondés ; et la foule de ces êtres avilis s'arme à sa
voix despotique , se jette avec une fureur aveugle sur
ces prétendus ennemis qu'elle ne connaît pas , se fait
égorger ou se baigne dans le sang , sans réflexion et sans
remords; et pour comble de dépravation , en rentrant
dans ses foyers , ose offrir au Créateur des actions de
grâce pour les massacres qu'elle se félicite d'avoir commis
avec son assistance , sans se douter que le père commun
des hommes rejette avec horreur ces sacrilèges
hommages. Il n'y aurait toutefois que de la stupidité et
de l'abrutissement à reprocher aux hommes dégradés à
ce point , s'ils n'étaient ,dans ces fatales expéditions , que
les dupes de ceux qui les gouvernent ; mais ne nous le
dissimulons pas , cette frénésie appartient aux nations
-non moins qu'à leurs guides, et depuis lahorde sauvage
1
OCTOBRE 1816. 497
1
jusqu'aux républiques les plus civilisées , toutes ont été ,
de mémoire d'homme , en proie au même délire . Les
animaux se livrent aussi des combats sanglans , mais du
moins ils sont individuels , et toujours motivés sur l'intérêt
légitime de leur existence ou de leurs amours; enfin
ils sont de courte durée. Il n'appartenait qu'à l'homme
d'en trouver le prétexte dans des combinaisons chimériques
et des raisonnemens fallacieux , d'y intéresser
toute une population , enfin de les rendre interminables .
Quipeutdonc produire d'aussi funestes effets ? Je ne dirai
pas que c'est la raison , mais bien le raisonnement son
- éternel ennemi ; car il n'y a aucune de ces boucheries ,
que depuis le commencement du monde jusqu'à nos
jours , on n'ait prétendu justifier. Et quand on pourrait
prouver que le bon droit était au moins d'un côté , ce
qui n'est pas toujours vrai , il suffit , pour prouver ma
thèse, que l'un des deux ait commis une aggression injuste
; car comme ces scènes se renouvellent incessamment
depuis l'existence connue de la société , tous les
peuples ont commis chacun à leur tour la même injustice
, ont été frappés du même vertige .
Mais enfin , peut-être tous ces actes de folie vont être
expiés par l'usage que l'homme fera du plus beau don
qu'il ait reçu de la nature; il manifestera l'excellence
de son être , il pénétrera la noblesse de son origine , il
= élévera sa pensée jusqu'au créateur de l'univers , et lui
⚫rendra l'hommage qui lui est dû. Ah ! sans doute il faut
qu'il y ait en lui un germe de conception vraiment sublime
, puisqu'au moins un philosophe , après bien des
siècles d'ignorance et d'abrutissement , a pu s'élever par
la seule force de la réflexion jusqu'à l'idée de cet être
primitif , éternel , et tout puissant; mais n'est-il pas déplorable
que cette haute intelligence ait été si rare dans
l'espèce humaine ? Que peut prouver en sa faveur l'exception
, toute admirable qu'elle est , d'un , de dix , de
mille individus qui auraient entrevu l'auguste vérité ,
en comparaison de cette multitude innombrable d'êtres
pourvus en apparence des mêmes facultés ,qui , loin d'en
avoir aperçu la moindre étincelle , sont plus dégradés
par l'absurdité de leurs croyances et de leurs pratiques ,
32
498 MERGURE DE FRANCE.
qu'ils ne le seraient par la privation absoluede toute idée
surun pareil sujet. Bien plus ,n'est-il pas prouvé aujourd'hui
que les profonds génies dont j'ai parlé , n'avaient
pénétré qu'une faible partie des secrets éternels , et que ,
sanslarevélation, nous serions encore nous-mêmes dans
les plus épaisses ténèbres. Je suis fondé à faire valoir ici ,
enfaveur demon opinion contre le prétendu pouvoir
de la raison , l'autorité même de la religion qui nous
prescritd'en abaisser l'orgueil devant la foi, lorsque l'une
se révolte contre ce que l'autre nous enseigne. Quel est
donc le mérite de ce guide si vanté , et quelle confiance
devons-nous avoir en lui , lorsqu'il est prouvé que nous
devons y renoncer dans une des circonstances les plus
importantes de la vie ?
Et quant à cette immensepopulation, qui comprend
aumoins les trois quart de la terre , et quine fut éclairée ,
ni par le flambeau de la philosophie , ni par celui de la
révélation; soit que celle-ci n'ait pu parvenir jusqu'à
elle , soit que ces hommes aveugles , éblouis par une
fausse lumière qu'ils croient également descendue du
ciel , l'aient repoussée , la raison n'a pu leur apprendre
qu'un pareil phénomène excluait la possibilité de tout
autre, et que celui qui nous sert de guide est le seul bien
avéré.
Que dirai-je de ceux , qui héritiers immédiats de ce
don céleste , ont dénaturé la divine inspiration en la
commentant au gré de leur caprice , et qui se trouvent
aussi peu avancés dans la connaissance de l'éternelle vérité
, que si leurs pères ne l'avaient point reçue pour la
leur transmettre. Mais la tradition , aussi authentique
que l'inspiration primitive , restera pour les confondre ,
et la foi se conservera pure , au moins parmi quelques
fidelles , jusques à la fin des siècles .
Cependant quelles atteintes funestes la manie du raisonnement
n'a-t-elle pas portées à ce dépôt sacré ! elle a
ramené le cahosdans une matière où tout semblait devoir
àjamais être éclairci. Qui ne sait combien de disputes
se sont élevées parmi les successeurs des premiers initiés
, d'abord sur des points de peu d'importance , et
ensuite sur des questions plus graves et résolues dans un
OCTOBRE 1816.
499
sens contraire par les partis opposés , en sorte que c'est à
pure perte pour un grand nombre , que la divinité a
daigné se manifester aux hommes. De qui donc faut-il
attendre désormais la vérité ?
Au reste on peut assez raisonnablement penser que
chacun est pénétré des conséquences qui peuvent résulter
pour lui du système qu'il adopte dans ces matières dont
le ressort , en définitif , n'est pas de ce monde . Il serait
naturel d'en conclure que celui qui est dans l'erreur, l'est
de bonne foi , et qu'il suit la voix de sa conscience ; conséquemment
il devrait paraître absurde de prétendre le
contraindredans ses opinions, ni même l'influencer. Mais
ce n'est point ainsi que raisonnent les hommes ; tel est
leur insupportable esprit de domination qu'ils veulent
l'exercer même sur la pensée , et qu'ils traitent en ennemis
ceux qui different avec eux de sentimens ; et ce
qu'il y a de plus déplorable , c'est que tous les partis
également convaincus que la raison est de leur cóté ,
tandis que souvent elle n'est ni de l'un ni de l'autre ,
montrent un égal acharnement. Ce n'est pas assez pour
eux de se youer une haine concentrée , ils ne sauraient
jouir de leur propre existence s'il fallait la partager avec
leurs adversaires , et tout moyen leur paraît bon pour
les anéantir. La voix de la discorde donne bientôt le
signal de la proscription; les aveugles instrumens du
fanatisme courent aux armes , et les peuples s'entredéchirent
avec d'autant plus ddee fureur, que l'objet en
discussion est moins évident. On pourrait même assurer
que l'animosité s'accroît en proportion de l'absurdité de
l'opinion que l'on soutient , et on en trouverait la raison
dans un secret sentiment de honte dont ne peut se dé
fendre celui qui consent à être dupe d'une sotise , et
conçoit qu'elle le rendra l'objetdu mépris de ceux quila
rejettent; car celui qui serait bien sûrde son fait, jouirait
en lui-mêmede sa conviction , ne formerait aucun doute
que la vérité ne triomphât tôt ou tard , et regarderait en
pitié l'aveugle qui se refuserait à son évidence. Il s'est
trouvédes hommes extravagans , qui avec les argumens
les plus subtils , ont voulu mettre en problême l'existence
de tous les êtres et la leur même ; s'est-on jamais
avisé de les persécuter ?
500 MERCURE DE FRANCE.
CONCLUSION.
Je crois avoir prouvé dans nes précédens articles , que
l'homme étaitprivé des facultés les plus nécessaires à son
existence et à son bonheur; qu'il en possédait , au contraire
, qui tournaient constamment àson désavantage
et contre le voeu de la nature; que l'orgueil sur-tout était
le corrupteur le plus actifde ses qualités les plus favorables.
Je viens d'établir que celle dont il est le plus fier,
la raison , qui laisse entrevoir à l'imagination une perfection
plus flatteuse que sûre , est presque toujours dénaturée
par le raisonnement , et détournée de sa destination.
Comment accorder ces causes de dégradation
avec ce sentiment de supériorité qui semble inné en lui ,
avec cette prétention à la suprématie sur tout ce qui
existe ? Certes , dans son état actuel , cette présomption
est vraiment pitoyable ; mais est-il donc destiné à présenter
un contraste perpétuel de tous les élémens du bien
avec la réalité du mal ? N'ai-je point mon intérêt particulier
à concevoir pour l'espèce à laquelle j'appartiens,
une destinée plus satisfaisante ? Oui sans doute je l'entrevois
. Heureux si je sais y atteindre moi-même par
la seule voie qui me semble ouverte pour y conduire
mes semblables ! Je l'avouerai , c'est dans ce raisonnement
si souvent perfide , que j'ai dénoncé comme le
plus dangereux ennemi du bonheur et de la dignité de
I'homme, que je vais chercher le remède aux maux qu'il
nous cause ; mais il faut que je le dise , au grand scandale
de l'orgueil humain , c'est en subordonnant le raisonnement
à l'instinct qu'on peut en attendre un effet
salutaire. Et qu'on ne s'indigne point contre cette expression.
Quel est donc , après tout , ce sens intime que
nous nommons la conscience , sinon cet instinct luimême
? Oui , l'instinct seul nous inspire ce qui est bien ;
c'est en le combattant que nous formons de faux jugemens.
Soyons de bonne foi avec nous-mêmes , et la
fausseté des raisonnemens disparaîtra. Le raisonnement
ainsi épuré élévera nos pensées et nos actions ; nos passions
, sources de tant de maux , seront modérées et cesseront
de faire notre tourment et celui de nos semblables.
L. C. D. L. B. C.
OCTOBRE 1816 . 501
wwww
LETTRE AU RÉDACTEUR ,
Sur les parapluies des Dames.
Monsieur
J'ai recours à votre impartialité. C'est au bon Mercure
que je dois ın'adresser , car il faut dans ma cause
l'inflexibilité de Caton : je vais déposer contre les dames .
Je suis de Beaune , et fort étranger à toutes les modes
du beau sexe de la capitale. Loin de moi cependant
d'avoir la hardiesse de les censurer , tant d'autres l'ont
fait pour moi . On a ri des schalls à cartes géographiques
et à mappemondes; je contemplais dernièrement des
pièces d'indiennes destinées à faire des robes et qui représentent
des tentes , descanons et des bataillons armés :
tudieu , me suis-je dit , que ces dames seront bien gardées
! Les petits chapeaux à l'anglaise , les patins n'ont
pas moins attiré mon attention; mais je ne ime mêlerai
point de toutes ces choses , on en a ri , et j'aurais mauvaise
grâce d'exposer de nouveau , sur les mêmes objets ,
ces dames à la satire. Toutefois il en est qu'on n'a pas
examinés , et les plus graves motifs me forcent à vous
parler de leurs parapluies.
Le parapluie à canne est à la fois trop utile et trop
commode pour que je fasse aux dames un crime de l'avoir
adopté Si cependant elles n'étaient pas aussi fréquemment
hers de chez elles , ily aurait moins de dangers
à courir , ainsi que vous allez en juger. Le parapluie
est d'ailleurs pour elles d'un usage ancien qu'on n'a fait
que renouveler : aussi n'ai-je à les reprendre que sur la
manière dont elles s'en servent lorsqu'il fait beau ; voici
mon aventure. Je n'ai fait encore que mon exorde ,
j'arrive à mon récit.
Je suivais l'autre jour l'un des trottoirs du Pont-Neuf
une dame à très-jolie tournure marchait devant moi :
s'appuyant sur son parapluie. Curieux de juger si se,
traits répondaient à sa taille élégante , je double le pas s
;
502 MERCURE DE FRANCE.
àBeaune comme ailleurs on est curieux; je m'avance
pour la contempler de côté. Ne voila-t-il pas qu'au moment
où je m'approche , elle s'avise de porter arme , et
deplacer si brusquement son parapluie en caporal , que
je me sens frappé sur l'oeil. Une autre dame, qui me
croisait en sens opposé, fait enpassant le même mouvement
militaire , et me voilà frappé sur l'autre oeil . On
ne fut jamais aussi funestement placé entre deux feux.
Ces amazones me marmottèrent quelques excuses , et
poursuivirent leur marche en souriant malignement.
Tandis que je me frottais les yeux , une troisième survient
, et toujours l'arme au bras; cette fois j'en fus
quitte pour une large raie de crotte au bras , car le bout
de la canne sortait du ruisseau , et mon bel habit marron
est taché pour toujours . Corbleu ! m'écriai -je , je me
vengerai à la fois de tout le sexe porte - parapluie , en
faisant insérer le fait dans un journal.
J'ai dit , Monsieur , que je comptais sur votre impartialité
, sur votre ame inflexible ; j'ose croire que vous
répondrez àma confiance en publiant ma lettre. On rira
peut- être de ma curiosité ; mais pouvais-je deviner ,
moi pauvre provincial , qu'il faut craindre à Paris que
les dames à parapluies ne vous donnent dans l'oeil .
Agréez , Monsieur , etc.
w
L'AVEUGLÉ , de Beaune.
LA FRANCE APRÈS LA RÉVOLUTION.
( III et dernier article. )
Nous avons vu dans l'article précédent , quels inconvéniens
résultaient de la division du peuple en trois
ordres , qui étaient devenus autant de partis armés les
uns contre les autres .
Réduire ce peuple à un système d'unité au moyen
d'une égalité politique , dans laquelle viendraient se
fondre toutes les distinctions , toutes les oppositions d'intérêts
, toutes les sources de divisions et de discordes ; le
OCTOBRE 1816 . 505
constituer en puissance législative , afin que sa volonté
ayant concouru à l'établissement des lois, il n'en fût
que plus obligé à leur exécution; rendre cette puissance
permanente , et en renouveler les élémens de manière
àce que l'opinion publique fut continuellement représentée,
pour que legouvernement , marchant par cette
opinion, n'eût rien à redouter d'elle , et que les institutions
pussent suivre le cours de la civilisation , tels sont
lesprincipaux perfectionnemens qu'indiquaient
convéniens , et qu'appelaient les idées du siècle.
ces in-
Il serait résulté de ces perfectionnemens une véritable
démocratie , qui n'aurait pu se trouver en contact immédiat
avec le pouvoir monarchique , sans que l'un des
deux ne finît par détruire l'autre ; et comme un gouvernement
entièrement démocratique n'est pas plus dans
nos moeurs qu'une monarchie absolue ,il était indispensable
de mettre entre ces deux forces opposées une force
égale et immobile , qui, les empêchât de se heurter.
Nous avons vu plus haut que l'ancienne aristocratie , la
noblesse , ayant trop d'intérêts à débattre avec le peuple,
ne pouvait plus remplir cet objet. Il fallait donc tirer
du sein de ce peuple une aristocratie nouvelle qui en
fût indépendante, mais ne lui fût pas opposée. C'est
ainsi que s'est formée la chambre des pairs.
Enfin, la nécessité d'isoler la majesté royale des débats
souvent licencieux de la tribune , et de concilier le
respect et l'obéissance dus au souverains , avec la liberté
dediscussion nécessaire à la confection des lois , motiva
l'institution d'un conseil de ministres , qui représentant
le pouvoir monarchique , peut descendre pour lui dans
l'arêne et y combattre sans d'autres avantages que ceux
qui lui sont assurés par sa constitution. ( 1)
(1) Sidans notre opinion lesdéputés sont en droit de ne voir que
les ministres et jamais le roi , dans la discussion des projets de loi
qui leur sont présentés , cette distinction ne doit pas sortir de l'enceinte
de la chambre; par tout ailleurs une obéissance passive est
lepremier devoir des sujets envers le souverain , qui représente la
loi rendue. Les ordonnances contre lesquelles un écrivain qui a voulu
'armer de la charte pour attaquer le gouvernement , s'est élevé avec
;
504 MERCURE DE FRANCE .
Telles sont les principales parties du nouveau système
représentatif. Assis sur les vieux fondemens de la monarchie
, il s'élève à la hauteur de la perfection idéale.
Le temps et les révolutions en ont indiqué les bases ;
la philosophie la plus éclairée en a régularisé les plans
et coordonné l'ensemble. C'est donc sur-tout avec les
yeux de la spéculation qu'on doit contempler un ouvrage
dont elle est le principal architecte ; elle seule pouvait ,
dans le grand siècle des lumières , concevoir la possibilité
d'un gouvernement fondé sur la vérité , sur le droit
naturel des hommes , sur la liberté civile et l'égalité
politique.
Mais , dira -t-on , ce qui est bon en spéculation n'est
pas toujours bon en pratique. C'est une erreur , et une
erreur désespérante. Nous approcherons davantage de
la vérité en renversant l'axiome et en disant : ce qui
n'est pas bon en pratique n'était pas bon en spéculation.
En effet , perfectionnez , murissez votre plan ; faites entrer
dans vos calculs les passions des hommes , et quand
vous avez vu que cela est bien , mettez la main à l'oeuvre
et réalisez . En général , nous sommes trop prompts
à douter de notre raison ; ne séparons pas si légèrement
ce qui est de ce qui doit être. Les vérités d'inspiration
tant de force , les ordonnances sont un attribut légal du pouvoir
exécutif, puisqu'elles ne sont autre chose que les moyens d'exécution
de la loi consentie par les trois pouvoirs. Cet écrivain nous paraît
s'être également trompé en arguant de la responsabilité des
ministres , pour se croire en droit de substituer leur nom à celui
du roi dans les accusations qu'il élevait contre le gouvernement. Si
cette responsabilité n'est point encore réglée , les limites du moins
en sont fixées par la charte . L'article 56 dit formellement que les
ministres ne peuvent être accusés que pour trahison ou concussion ,
parce que dans ces deux délits ils agissent indépendamment de la
royauté; dans tout autre cas ils ne sont que les agens du roi , et ne
doivent compte qu'à lui seul de leur gestion. On ne peut donc les
rendre responsables des actes du gouvernement , qui d'après la constitution
émanent uniquement du roi. On ne saurait trop admirer la
sagesse de cette charte , qui ne présente pas la plus petite contradiction
dans ses articles, et dont on ne pourrait changer un seul
principe sans s'écarter du bon sens , et sans renverser toutes les idées
sociales.
OCTOBRE 1816. 505
valent bien les vérités d'expérience : ces dernières ne
sont souvent que relatives. Il est seulement trop vrai
que les spéculations les plus belles rencontrent souvent
des difficultés d'exécution qu'il n'appartient pas aux
hommes de franchir. Il est tel perfectionnement qu'on
ne pourrait atteindre qu'en sacrifiant une génération entière
au bien être des générations futures , et une détermination
si terrible dépasse les droits d'un mortel.
Quand un résultat se trouve séparé de nous par la morale
, l'homme doit s'arrêter ; c'est à l'aveugle destin
qu'il appartient seul de conduire sur le sol hérissé d'obstacles
, ce cylindre de fer qui écrase tout sur son passage.
Cette réflexion répond à ce que disent certaines personnes
, que l'infortuné Louis XVI aurait dû se mettre
à la tête de la révolution pour la conduire vers son but
avoué. Nous pensons qu'il ne le devait pas ; tout ce qu'il
pouvait faire c'était de mourir , et de mourir en roi.
Dans cette époque de profanation et d'effervescence , il
fallait sauver la monarchie des erreurs et de la démence
du siècle; il fallait qu'elle se refugiât dans le ciel pendant
l'opération sanglante du génie révolutionnaire ,
pour redescendre ensuite sur la terre avec la religion et
la vertu , dont elle ne doit jamais se séparer .
Les bornes de cet article ne nous permettent pas de
pénétrer plus avant dans l'examen des parties secondaires
qui complètent l'édifice constitutionnel ; nous
essaierons seulement de prouver que les avantages qu'il
nous assure ont déjà ressorti de la courte expérience qui
a suivi son érection .
On a trop légèrement répété , depuis l'ordonnance qui
adissous la chambre des députés , que la dernière session
législative n'avait produit aucun bien réel pour
l'état. S'il est vrai de dire que cette chambre a contrarié
plusd'une fois les vues conciliatrices du gouvernement ,
excité l'effervescence des uns et les inquiétudes des autres
, et retardé cette fusion des partis , d'où doit naître
lapaix intérieure ; s'il est également vrai que l'état n'a
pris une véritable solidité que depuis la séparation des
chambres , toutes les inductions qu'on pourrait en tirer
506 MERCURE DE FRANCE. 1
1
de
contre les gouvernemens représentatifs , ne nous paraissent
point justes. Dans un état composé de trois pouvoirs,
ce n'estpoint isolément qu'il faut examiner chacun
de ces pouvoirs , c'est dans l'ensemble de leurs rapports
et dans le résultat de leurs travaux . On est effrayé de
l'espèce d'exagération qu'on remarque dans un corps
démocratique , et l'on ne pense pas que le législateur a
compté sur cette exagération , dans les droits qu'il a donnés
au pouvoir opposé. La royauté et la démocratie sont
deux forces contraires dont les parties nuisibles se neutralisent
l'une par l'autre ; ce sont deux extrêmes entre
lesquels est le terme moyen, ou le mieux possible , de
même que chaque vertu , suivant Aristote , se trouve
placée entre deux vices. Nous chercherons l'application
de ce raisonnement dans la manière dont s'est rendue la
loi d'amnistie. Le gouvernement, conduit par la raison
d'état , voulait pardonner tout ; l'opinion publique , qui
ne connaît pas la raison d'état , voulait punir tout :
qu'est-il résulté de ces intentions opposées ? La justice
humaine a été aussi loin qu'elle pouvait aller sans compromettre
la sureté de l'état , et si elle a été forcée de
s'arrêter devant les conquêtes du mal , les principes du
moins ont été sauvés. C'est en cela sur-tout, que la
chambre des députés a rendu un véritable service à la
patrie. Après l'attentat scandaleux du 20 mars , lorsque
l'Europe semblait douter que la France possédât encore
assez de principes sociaux pour se maintenir en corpsde
nation; lorsque le crime heureux et puissant riait des
arrêts de la morale , et trouvait , à défaut de l'estime ,
cette espèce de considération que le pouvoir et la richesse
usurpentsur la corruption publique ; lorsque la jeunesse,
qui s'élevait devant ces funestes exemples , prenait le
succès pour la vertu , la bravoure pour l'honneur , l'intérêt
privé pour le patriotisme , et que toutes les notions
naturelles se perdaient ainsi dans laconfusion des mots ,
lachose la plus importante pour le salut de tous , était
derelever la morale , qui seule peut offrir , dans ses
principes généraux et éternels , des fondemens solides
à l'esprit public. Plus la subversion de ces principes
avait été longue et complète ,plus leur rappel devait
OCTOBRE 1816 . 507
être proclamé avec éclat. La chambre des députés a fait
en cela tout ce qu'on pouvait attendre d'un corps qui
avait le noble mandat de représenter l'honneur français:
c'était là le point principal de sa mission , elle l'a remplie.
Mais , dira-t- on , elle aurait dépassé sa tâche si elle
n'eut été dissoute. Cela peut être ; mais elle a été dissoute.
La constitution est donc bonne , puisqu'elle a en
elle-même des moyens suffisans de se conserver .
,
en se
Des hommes qui ont leurs raisons secrètes pour ne pas
croire à la liberté sous un gouvernement légitime , ont
reproché à cette chambre d'avoir marqué une tendance
entièrement opposée au but de son institution
montrant plus monarchique que le pouvoir monarchique
lui-même , ou , pour nous servir de l'expression consacrée
, plus royaliste que le roi. Il est vrai qu'en ce
point la session législative a présenté un phénomène
unique dans l'histoire des états constitutionnels . Cependant
la chambre a été dans son véritable sens , celui de
l'opposition . L'état se trouvait dans une situation extraordinaire
qui devait nécessiter un système également
extraordinaire. Dans le cours habituel des gouvernemens
, l'opinion menace continuellement le pouvoir
monarchique , dont tous les ouvrages de défense doivent
être tournés contre la démocratie; mais ici la démocratie
, qui venait d'exercer tant de ravages , avait l'opinion
contre elle , et comme cette opinion marche toujours
dans un sens quand elle cesse de marcher dans l'autre ,
la réaction du balancier révolutionnaire était peut-être
inévitable , si le pouvoir monarchique ne se fut tourné
précisément en face de l'opinion du jour. Nous ne saurions
trop le répéter , ce n'est point isolément qu'il faut
juger les pouvoirs législatifs , c'est dans leur ensemble.
La conviction où était le roi , que l'amour de ses sujets
pour lui et leur haîne pour les fauteurs de nos longues
infortunes apporteraient quelque chose de trop dans la
balance , a sans doute influé sur le système de conduite
qu'il a adopté dans l'initiative des lois ; et loin qu'aucun
inconvénient ait résulté de cet état de choses , le pouvoir
démocratique s'est ennobli , et le pouvoir monarchique
s'est popularisé; le premier en frappant de
1
508 MERCURE DE FRANCE.
réprobation les fureurs populaires , et le second en les
pardonnant. Il fallait peut-être ce double résultat pour
que la révolution fut finie .
Dureste , si la chambre des députés a été monarchique
dans ses vues , elle s'est montrée tout à fait démocratique
dans ses moyens . Ses efforts , pour envahir l'administration
par l'indépendance des communes et des provinces ;
ses éternels combats pour s'emparer de l'initiative
royale , son voeu bien prononcé pour le renouvellement
intégral, quand les fonctions de ses membres , loin de
tourner à leur avantage personnel , sont au contraire une
charge pour leur fortune ; sa conduite dans la loi des
élections qu'elle avait d'abord entièrement dénaturée
par ses amendemens , et qu'elle reproduisit ensuite avec
les mêmes amendemens, quandla chambre des pairs
l'eut rejetée ; son exaspération-contre les ministres , la
chaleur de ses débats , son impatience , son exaltation ,
son emportement , tout annonçait la présence de cette
liberté , que l'anarchie et le despotisme avaient tour à
tour éloignée de la tribune. Ce n'était donc pas , comme
ontfeint de le croire alors ceux quicalomniaientles inten
tions du roi , une assemblée de courtisans agissant dans
le seul intérèt du pouvoir , c'était le peuple ; c'était le
génie des tempêtes plébéiennes tonnant sur la tribune
aux harangues; c'était le lion duforum avec ses yeux
étincelans et ses rugissemens terribles ; mais , hâtonsnous
de le dire , c'était le lion populaire enfermé dans
✓une enceinte dont il lui était impossible de sortir , et séparé
du souverain par un ministère qu'à toute extrémité
il eût suffi de lui sacrifier pour l'appaiser .
On attache encore une trop grande importance à la
composition d'une chambre des députés ; il semble , à
voir les allarmes que témoignent beaucoup de personnes ,
que le destin de la France et l'existence de la charte
soient à la discrétion de cette chambre. Sans doute , il
est à désirer que les députés qu'on va élire se montrent
animés de l'esprit de conciliation qui dirige le gouvernement
, et que la révolution , qui est morte par le fait ,
ne revive plus dans nos souvenirs ; ( 1 ) mais quand bien
(1) Il n'est pas étonnant que des hommes, qui ont vu tomber à
)
OCTOBRE 1816. 50g
même cette nouvelle chambre épouserait les haînes et
les préventions qui s'étaient établies dans l'ancienne;
quand bienmême ces députés n'embrasseraient la charte
quedans l'intention de l'étouffer , croit-on qu'ils y pourraient
parvenir ? En résultat , le pouvoir démocratique
n'est rien sans les autres pouvoirs ; il faut , pour l'existence
d'une loi , le consentement de la chambre des pairs
et la sanction royale. Si les députés étaient tourmentés
de cet esprit de gouvernement qui s'empare si souvent
des assemblées délibérantes , on les laisserait s'amuser
à discuter des propositions de loi auxquelles on ne donnerait
aucune suite. Mais , nous diront les alarmistes ,
le roi ne peut se passer d'impôts , et si la chambre ne
voulait s'occuper du budget qu'à de certaines conditions,
le roi serait bien obligé de céder à ses demandes. Cette
supposition se détruit d'elle-même. C'est précisément
parce que les députés savent très-bien que la société ne
peut se înaintenir sans contributions , qu'ils ne refuseront
pas de les décréter ; ce serait dire nous ne voulons
pas être gouvernés cette année , ét une assemblée de
propriétaires ne tiendra jamais un tel langage. La royauté
et la chambre seront donc à cet égard dans une simili
leurs côtés la tête de leurs amis etde leurs proches , sous le couteau
des anarchistes , et qui eux - mêmes ont été en butte aux plus cruelles
persécutions , aient encore la vue pleine de ces affreuses images ; il
est même probable qu'elles les obséderont jusqu'au tombeau; mais
il est bonde remarquer que les Français qui approchent de leur
trentième année , c'est-à-dire , ceux qui composent la partie forte de
la nation , avaient à peine âge de raison lorsque toutes ces choses
se passaient. Ces fantômes sanglans qu'on se plaît à explorer ànos
yenx, font donc assez peu d'impression sur l'esprit de la génération
présente. Robespierre et Marat ne sont pluspour nous que des personnages
historiques assez étrangers à nos intérêts , et nous pourrions
dire des noyades etdes lanternades , ce que disait ce marguiller
d'unvieux tableau de son église , dont on lui demandait l'explication:
<< Ceci ne s'est point passé de mon temps. >> Nous sentons le
besoin de sortir enfin de cette fantasmagorie révolutionnaire qui
éternise dans nos coeurs les haînes et les frayeurs, et d'affranchir
un siècle , qui est le nôtre , de l'empire si funeste du siècle passé.
Vivons un peu dans le présent , beaucoup dans l'avenir , et n'oublions
pas qu'il faut boire de l'eau du Léthé avant d'entrer daus les
bosquets heureux de l'Elysée .
510 MERCURE DE FRANCE .
tude de position qui facilitera toutes les transactions ,
une fois le budget réglé , qui empêchera qu'on ne termine
la session , si l'on n'a pas à se louer des députés ,
etqu'on ne remette à une autre année les lois sur lesquelles
on ne pourrait s'accorder ?
Ceux qui s'imaginent que le roi ne peut gouverner
sans les chambres , ont-ils donc peur de manquer de
lois ?
Nous ne saurions trop le répéter pour faire cesser la
frayeur que cause assez généralement le mot degouvernement
représentatif; la chambre des députés n'est
point appelée à gouverner , mais à régler le budget de
l'état. Il ne faut pas croire que les lois seront toujours à
faire ou à refaire en France. Nous n'aurons pas toujours
des amnisties àdécréter , des cris séditieux à réprimer ,
des libertés à restreindre. En temps ordinaire , les délibérations
de la chambre ne porteront que sur les impcsitions
, et de loin en loin sur quelques articles de jurisprudence
qui auront besoin d'être rajeunis ; et quand
une fois on sera bien d'accord sur ce point , qui maintenant
fait toute la question entre les pouvoirs monarchique
et démocratique , conservera-t-on le système
fiscal , ou essayera- t-on de rétablir le système foncier ,
ladiscussiondu budget pourra se terminer en huit jours ,
et la présence des chambres sera sans objet.
On ne doit donc rien craindre de cet esprit démocratique
, dont l'exagération même n'a aucundangerpour la
société ; d'un côté la chambre des pairs , de l'autre la
prérogative royale, opposent des bornes éternelles à ses
écarts; ainsi la tranquillité publique est garantie , et
l'autorité monarchique est fortifiée par la constitution :
l'intrigue sera sans moyens devant la libertédes passions;
tout dans le gouvernement pourra marcher à découvert;
les discussions sont publiques et la liberté sortant du
choc des opinions plébéiennes ne sera plus voilée , ni
pour les peuples , ni pour les rois.
Mais cet amour de la patrie qui ne peut que se fortifier
dans nos ames à mesure que nous examinerons de
plus près les divers points de notre constitution , prendra
encore une nouvelle consistance quand la France moderne
apparaîtra à nos regards dans l'admirable per
OCTOBRE 1816. 511
fection de son système administratif. En effet , si la
beauté qui a tant de charmes pour nos yeux , qui a tant
de pouvoir sur nos coeurs , résulte , pour les choses physiques
de la justesse des proportions et de la simplicité
régulière des diverses parties d'un tout , ces règles appliquées
aux choses intellectuelles , doivent produire ce
beau moral que nous ne pourrons découvrir dans notre
patrie , sans que nos yeux en soient enchantés , notre
orgueil flatté , et sans que notre amour s'en accroisse.
Autant l'ancienne France , considérée sous ce point de
vue , était incohérente et difforme , autant la France
moderne est régulière et uniforme. Tout autrefois semblait
tendre à localiser les intérêts et à substituer l'égoïsme
de corps à l'esprit national, toutes les classes de citoyens
étaient divisées en petits cercles qui s'isolaient dans le
sein de l'état : les arts , les métiers , les institutions de
bienfaisance , les confréries , les communes , tout avait
sa caisse , ses règles , ses lois , sa police , dont ils ne
devaient de compte à personne ; et ce qu'il y avait de
plus singulier , c'est que ces règles , ces lois , cette police ,
changeaient suivant les provinces et suivant les villes.
Tout maintenant tend à centraliser les intérêts et à les
réunir dans un seul et même cercle , la patrie. La loi
est une , la jurisprudence est une, la police est une;
tout arrive de centre en centre jusqu'au centre commun
qui est le trône ; tout arrive de ce trône jusqu'aux dernières
extrémités du corps politique. Allez sur les bords
où fleurit l'oranger , sur ceux où jaunit le tabac ; allez
sous le beau ciel du Languedoc , ou sous le climat brumeux
de la Flandre maritime , par tout vous trouverez
lemême magistrat avec les mêmes attributions , le même
pouvoir; par tout vous serez protégépar la même surveillance
, etjugé dans les mêmes formes .
On a beaucoup parlé dans la dernière chambre des
députés contre cette centralisation ,dont il est vrai que
l'ancien gouvernement avait abusé dans sa détresse pour
s'approprier toutes les caisses locales ; mais ce n'est point
par l'abus qu'il faut juger une institution , c'est par l'usage;
ce qui était nuisible et pernicieux sous un gouvernement
subversif et arbitraire , sera bon sous un
gouvernement constitutionnel , où les ministres sont
512 MERCURE DE FRANCE .
constitutionnellement devant le tribunal de l'opinion .
On a égalementparu regreter dans cette chambre, que
le clergé n'eût plus en France ces vastes possessions territoriales,
qui lui assuraient une si haute importance politique
; personne plus que nous ne désire que la religion
soit florissante , personne ne fait plus de voeux pour que
ses ministres trouvent la considération et le bonheur au
sein de cette société qu'ils éclairent et qu'ils consolent ;
mais, est-il nécessaire, pour cela qu'ils possèdent des
propriétés foncières ? Ne serait- il pas plus conforme à la
sainteté de leur vocation qu'ils reçussent de l'état des
revenus suffisans , et même plus que suffisans à leurs
besoins , afin qu'ils fussent dispensés de tout esprit de
calcul , et que rien de terrestre n'altérât la pureté de
leur ame ? Veut-on les forcer de descendre des hauteurs
de la religion aux viles spéculations de l'intérêt de propriété,
et de consacrer aux soins des affaires de ce monde
des instans qui seront perdus pour les malheureux et les
affligés ? Ne voit-on pas d'ailleurs que donner des terres
au clergé , c'est assurer des moyens de finances aux révolutionnaires
à venir ; c'est mettre sous la main de la
première faction populaire des biens situés hors du
peuple , et que l'opinion ne défend pas ( 1 ) .
Nous ne voyons donc rien dans nos institutions qui
ne soit le résultat de la plus parfaite civilisation , qui ne
garantisse la grandeur politique de la France , et ne
doive concourir à nous rendre plus cher ce nom de
Français , si anciennement en honneur dans les contrées
les plus éloignées.
Si des institutions qui régissent la société nous descendons
ensuite à la société elle-même , avec quel orgueil
ne verront nous pas l'état florissant où se trouvent
(1) Au reste cette question , comme toutes celles qui ont divisé
la chambre et le ministère , rentre dans ces généralités. Conserverat-
on le système fiscal , ou essayera-t-on de rétablirde système foncier
? Laissera-t-on dans la dépendance de l'état tous ceux qui
constituent sa force , ou bien les rendra-t-on indépendans. Maintiendra-
t-on les changemens matériels qui se sont accomplis dans
le siècle , ou essayera-t-on de rétablir ce qui était dans tel ou tel
siècle ?
OCTOBRE 1816 . 513
1
1
chez nous l'agriculture , les arts , l'industrie commerciale
et manufacturière ? Jamais , dans aucun siècle ,
une nation ne présenta un asseinblage aussi imposant
d'hommes lettrés , de guerriers illustres , d'excellens
artistes , de gens versés dans toutes les sciences utiles ;
jamais ces sciences ne furent poussées à un si haut degré
deperfection : est-il un peuple où le sentiment des beaux
arts soit si général , où le génie se reproduise et se multiplie
sous tant de formes , où l'esprit ait autant de
ressort et d'activité ? Est il une nation où la peinture ,
la sculpture , l'architecture , soient cultivées avec tant
d'éclat ? Ce Prudhon , que les étrangers ont nommé le
Corrège moderne; ce Gros , qui a le pinceau large et
facile de Rubens ; ceGuerrin , presque aussi dramatique
que Racine ; ce Giraudet , ce Gérard , et une foule
d'autres artistes qui tous possèdent les parties supérieures .
de leur art , assurent à l'école française la palme du
dix-neuvième siècle , et appellent de tous les points de
l'Europe l'or et l'admiration des étrangers. Loin donc
que la France ait perdu quelque chose de son antique
splendeur pendant les désordres de sa révolution , sa
beauté s'est encore accrue ; ses monumens , ses canaux ,
ses grandes routes , se sont multipliés , et les infortunes
privées semblent avoir tourné au profit de la prospérité
nationale. Les lumières ne sont plus comme autrefois
le propre d'un petit nombre de citoyens , elles sont générales
, elles sont répandues sur la nation entière ; la
politesse , l'éducation , l'élégance , ont ennobli toutes les
classes ; le luxe et le goût ont tout conquis , tout embelli
, tout épuré , les idées se sont élevées , et la philosophie
, ratifiée par l'expérience , s'est réconciliée avec
la religion pour éclairer les hommes . Ainsi , tous les
élémens de la véritable grandeur se trouvent réunis chez
nous , et cette grandeur est d'autant plus solide , qu'elle
n'est point le résultat d'une extension disproportionnée ,
mais qu'elle s'appuie sur les richesses toujours renaissante
du sol le plus fertile de l'Europe . En effet , tel est
l'avantage d'une nation agricole, sur celles qui ne sont
que commerçantes et manufacturières , que la grandeur
de ces dernières est pour ainsi dire éventuelle , p3ui3squ'elle
514
MERCURE DE FRANCE .
est fondée sur une industrie dont la source et les débouchés
sont situés hors de son sein , tandis que la France
pourrait se passer des nations voisines , et n'a rien à
gagner ni à apprendre avec elles .
Aucun événement extérieur ne peut donc compromettre
l'existence d'une nation qui s'est placée si haut
dans la civilisation , et qui trouve tant de ressources dans
les richesses de son territoire . Les désastres de Mont-
Saint-Jean ne doivent point enchaîner nos espérances
ni décourager nos ames ; la France a traversé plus d'une
fois , avec gloire , des circonstances tout aussi graves;
les cyprès de Poitiers et de Pavie n'ont point empêché
la tige florissante du lis français de s'élever au-dessus
des puissances du monde ; c'est dans la conscience de
nos forces, dans notre union que chaque jour semble
cimenter davantage, dans les lumières et la sagesse d'un
roi qui , pour nous servir d'une expression des livres
saints , sonde notre coeuret nos reins , que nous devons
trouver ce calme et cette sécurité qui attend les événemens
sans les craindre , et qui fut toujours l'attribut de
la véritable grandeur.
Telle est cette France trop souvent calomniée par ceux
de ses enfans qui ont encouru sa disgrace;telle est cette
patrie, que les sophismes d'une faction expirante voudraient
en vaindérober à nos regards. Malheur aux ames
fiétries , aux caractères usés, quin'auraient pas puisédans
letableau imparfait que nous venons d'esquisser , quelques
sentimens d'amour pour leur pays , et de reconnaissance
pour le souverain qui nous gouverne; malheur
aux Français qui vont chercher dans l'étranger des sujets
d'admiration , et qui érigent enhéroïsme chez les Bruce
et les Wilson , des sentimens patriotiques qu'ils prétendent
ne plus exister en France ,parce que leurs coeurs
souillés ne sont pas capables de les éprouver ; ne soyons
point dupes de ce chagrin affecté avec lequel , au nom
de la patrie et de l'honneur; on essaye de nous dire
qu'il n'y a plus ni patrie ni honneur. Il n'en est pas un ,
parmi ceux qui tiennent ce langage , dont l'ambition
ou l'intérêt ne pût nous expliquer le prétendu découragement.
L'honneur et lapatrie sont en nous , qui n'avons
OCTOBRE 1816. 515
1
point trempé nos mains dans le sang royal; en nous ,
qui n'avons point vendu la liberté publique à l'ambition
d'un dictateur ; en nous , qui n'avons point prostitué
nos talens , qui n'avons point ramené à la nation le tyranque
lanation avait chassé de son sein ; en nous , qui
sommes Français , qui apprécions le bienfait de la
charte constitutionnelle , qui aimons , qui chérissons le
monarque auquel nousdevons notre liberté , qui croyons
à lalégitimité dans une monarchie héréditaire ; en nous
sur-tout qui sommes jeunes encore , et qui trouvons dans
la vigueur de nos ames , dans l'élévation de nos idées ,
dans l'unanimité de nos voeux et de nos sentimens , de
quoi répondre à la France de la solidité de ses institutions
et de ses destinées glorieuses .
DE LOURDOUEIX.
1
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
Le Médisant.
C'est un désavantage d'être exposé tous les jours àdes
attaques auxquelles on ne peut répondre qu'une fois par
semaine. Pour remédier à cet inconvénient , j'ai adressé
au Journal général ma réponse à un article de la se
maine dernière dirigé contre moi , au sujet du Médi
sant. Il a refusé de l'imprimer ,parce que j'y faisais voir
sa maladresse à contrôler la critique d'une comédie qu'il
déclarait ne pas connaître. Voulant que ma lettre parût
dans une feuillequotidienne, j'ai priéalors le rédacteur en
chefdu Constitutionnel de la publier : il a eu cettebonté.
Le rédacteur des spectacles de ce dernier journal , se
trouve être l'ami intime de M. Gosse; il a cru devoir
ajouter à mes réflexions un petit correctif : rien de plus
naturel , et loin de m'en plaindre , je suis le premier à
reconnaître que cela fait l'éloge de son coeur. Mais l'a
33. 1
516 MERCURE DE FRANCE .
nonyme du Journal général est devenu furieux de la
publication de ma lettre , et son petit article est cent
foisplus comique à lui seul, que les trois actes du Médi
sant ensemble. Voici la substance de ce morceau curieux:
« Vous êtes un ingrat; j'avais fait votre éloge, croyant
>> que vous feriez le mien; mais puisque vous n'avez pas
> dit du bien de moi, je vous ôte votre esprit.>>>
Nul n'aura de l'esprit , hors nous et nos amis.
On reproche aux Femmes savantes de renfermer plasieurs
traits qui ont vieilli. L'anonyme du Journalgénéral
justifie bien Molière de cette accusation. Je vous
retire donc, medit mon terrible antagoniste , lecertificat
d'homme d'esprit. Courez tous au Journal général ,
vous qui pouvez être les amis du rédacteur de la semaine
dernière :
Là , pour vous , de l'esprit se tiennent les bureaux .
Parce que j'ai dit et prouvé que le Médisant ressemblait
à tout , l'anonyme m'appelle l'homme aux ressemblances
, ce qui n'est pas trop correct ni trop clair ; mais
il les aime assez lui-même. Dans sa réponse , il s'assimile
modestement à Voltaire. Il aurait mieux fait , ce
me semble , de se comparer
AGallais qui n'a pas , mais qui donne l'esprit.
Comme Alceste , pour avoir été trop sincère, je me
suis attiré le courroux du Journal général et du Constitutionnel.
Eh bien ! Messieurs , je me dédis . J'ai avancé
que le Médisant ressemblait à tout ,je déclare qu'il ne
ressemble à rien : c'est ce qu'il me sera facile de démontrer.
:• En parlant de la première représentation du Médisant,
j'ai ditqquuee l'auteur méritaitde grands éloges pour
la manière dont il avait tracé et soutenu le personnage
de Dubreuil. C'était , je crois , avoir beaucoup d'indulgence;
mais puisque d'imprudens amis s'obstinent à
porter cetttee piece aauux nues , moi je serai le sage ennemi
qui éclairerai M. Gosse sur les nombreux défauts
de son ouvrage. L'impression vient de les mettre au
OCTOBRE 1816. 517
grand jour. Le Constitutionnel égale M. Gosse à Mo-
Tière , ni plus nimoins ; il dit que le Médisant ne pouvait
être fait que par Molière ou par M. Gosse ; il appelle
cette pièce une comédie de caractère; il parle du génie
qu'il a fallu à M. Gosse pour décrire les plus secrètes
pensées d'un homme , et pour dévoiler les replis les
plus cachés de son coeur. Mais pour peindre le Médisant
, M. Gosse n'a eu qu'à copier tous ceux qui l'entourent
, qu'à se copier lui-même ; il n'a eu qu'à le faire
parler, ou plutôt qu'à lui faire répéter enprose rimée les
beaux vers du Méchant et du Misanthrope. La médisance
est un travers commun à tout le monde ; c'est le
soulagement de l'amour-propre et de l'envie. Destouches
l'a dit dans l'Homme singulier :
Lamoitié des humains rit aux dépens de l'autre.
Or, une pièce qui n'offre rien autre chose que ce penchantnaturel
auquel nous sommes tous portes, peut-elle
être regardée comme une comédie de caractère ? Peut-on
donner ce nom à un ouvrage où l'on voit un homme,
qui logé à Paris dans un hôtel garni , trouve plaisant de
changer denom pour s'amuser impunément de tous les
originaux dont une auberge est le rendez-vous ? Le caractère
du Médisant de M. Gosse , est la bonté même ;
tout le monde parle de son bon coeur; c'est enfin une
espèce de railleur bienfaisant , bien loin d'être une
nuance du méchant , selon la définition que Laharpe
donne de la médisance. Duvernoy le dit lui-même à
Dubreuil :
Tu n'as pas tout à fait ce mauvais caractère ;
Je t'ai vu bon époux , et sur-tout meilleur père.
M. Gosse est de meilleure foi que son ami du Constitutionnel;
il nous apprend , par la bouche de Duvernoy
père , qu'il n'a voulu fronder dans ses trois actes
qu'un simple travers :
Mais quel malin démon , dégradant ta belle ame ,
T'inspire le travers dont l'amitié te blâme.
Je n'aurais pas tant critiqué M. Gosse , si ses amis ne
1
518 MERCURE DE FRANCE .
l'avaient pas loué outre mesure. Un caractère ne peut
être développé qu'en cinq actes ; un ridicule , un défaut ,
peuvent tout au plus en fournir trois. Le Misanthrope ,
le Tartuffe , l'Avare , leJoueur, le Glorieux , leMé
chant , sont en cinq actes .
Après avoir placé son personnage dans cette position ,
après en avoir fait un railleur si benin, il était difficile
de l'amener à éprouver lui-même les funestes effets de
son innocente manie. Pour y réussir , M. Gosse a défiguré
une des plus belles situations qu'il y ait au théâtre .
Dans le Philinte de Molière , Philinte , victime de son
propre égoïsme , court les plus grands dangers ; le fripon
qui asurpris sa bonne foi peut triompher ; Philinte peut
recevoir un châtiment terrible de son odieux caractère ;
on ne sait pas comment il pourra échapper à sa ruine ;
on voit bien les efforts d'Alceste et de l'Avocat , mais
on craint encore plus les manoeuvres du fripon et du
procureur : voilà ce qui rend la situation éminemment
dramatique. Dans le Médisant, au contraire , Mme Dubreuil
et Duvernoy père ont peur de laisser trop longtemps
Dubreuil en proie à son inquiétude : il n'a pas le
temps de sentir les conséquences affligeantes de son imprudence.
A peine a-t-il appris qu'un médisant a osé
attaquer sa femme et sa fille , qu'on lui révèle que ce
médisant c'est lui-même; on en plaisante avec lui ; ce
n'est qu'unjeu.On lui dit tout, au moment où Duvernoy
fils vient lui demander raison des traits qu'il a lancés
contre sa maîtresse. Cette scène , bien traitée , aurait pu
produire de l'effet. L'emportement de l'amant , celuide
Dubreuil , à qui l'on veut faire expier sa médisance,
quand il songe lui-même à venger sa famille outragée ,
les efforts de Duvernoy père pour arrêter le duel , la
crainte de ne pas le voir réussir; tous ces moyens habilement
développés auraient pu donner de l'intérêt à la
situation qui est à peine indiquée. Mais il aurait fallu
pour cela que Mme Dubreuil ne mît pas le spectateur
dans la confidence de son projet ; pour que le jeu des
ressorts que l'auteur dramatique fait mouvoir nous surprenne
et nous attache , il ne doit pas avoir la maladresse
denous les montrer d'abord.
OCTOBRE 1816.
519
A.Le Constitutionnel remarque , en faveur du Medisant
, que le succès de cet ouvrage se soutient sans le
secours de Mlle Mars. Mais la malignité est encore plus
propre à donner la vogue , que tout le talent d'une actrice;
et ceux qui aiment les épigrammes doivent être
satisfaits ; la pièce de M. Gosse n'est qu'une suite de
portraits satiriques. Deux vers contre les dénonciateurs ,
que j'ai déjà cités , sont ce qu'on applaudit le plus. Pour
réussir , M. Gosse a ajouté après coup quelques vers de
circonstance. Qu'on ne dise pas, que ce qui par tout
ailleurs pourrait mériterce nom, n'est dans une comédie
que la peinture des moeurs : c'est en faisant agir ses personnages
, et non en décochant des pointes , comme dans
un vaudeville , qu'on peint les travers de son siècle.
D'ailleurs la délation , que la fin de chaque révolution
voit renaître , n'a jamais été et ne sera jamais dans les
moeurs françaises; et comme elle n'est pas assez aimable
pour être long-temps de mode en France , la vogue du
Médisant vabientôt passeravec elle. En supposantmême
que le succès du Médisant soit aussi grand que le Constitutionnel
le prétend, et aussi durable qu'il l'espère ,
qu'est-ce que cela prouve aujourd'hui ? Si l'auteur de
Assemblée defamille me vantait ses trente représen
tations et les honneurs d'une reprise , je lui demanderais
àquoi il faut les attribuer , ou au mérite de son ouvrage ,
ou bien aux 40 louis qu'il a donnés pour la première
représentation seulement ?
Le style n'est pas la partie brillante du Médisant , et
je ne sais comment le Constitutionnel fera pour en déguiser
la faiblesse et l'incorrection. Dans le premier acte
seul, on trouve quatre fois je crois à la fin des
vers ; c'est une cheville d'une ressource admirable. Car ,
rime avec art ; Médisant avec gens ; lisant avec écrivant;
ces mots : traits médisans , y sont répétés à satiété
, ainsi que blamer. Quant au comique de la pièce,
il n'y a pas le plus petit mot pour rire, et quand Dubreuil
dit :
Mais ris done comme moi ......
on pourrait lui répondre , avec Duvernoy père ,
....... . non , ta gaîté m'assomme.
1
520 MERCURE DE FRANCE .
Pour l'action , elle est nulle ; le troisième acte est
presque tout entier imité mal-adroitement du Philinte
de Molière. Un des traits les plus piquans de ce dernier
acte est pris dans le Médisant de Destouches. Duvernoy
père demande à Dubreuil ce qu'il dirait à l'homme qui
acalomnié sa femme et sa fille. Dubreuil répond :
Votre esprit indiscret eut moins touché mon ame (1 ) ,
Si vous n'aviez encor médit que de ma femme.
Dans la pièce de Destouches , la baronne, apprenant
que le Médisant ne l'a pas épargnée plus que le baron ,
dit à son mari :
Il publie à la cour aussi bien qu'à la ville ,
Que vous n'êtes qu'un sot et qu'un vieux imbécille :
S'il n'eutfait que cela le mal serait petit.
Débuts de Mile Wenzel dans Andromaque et l'Ecole
des Maris.
Cette jeune et jolie débutante ne pleure ni ne chante
comme Mile Volnais , mais elle débite les vers de Racine
comme M. Jourdain demande à Nicole ses pantouffles
et son bonnet de nuit. Elle exprime ses craintes sur le
sort d'Astyanax , comme elle dirait : Quel temps ferat-
il demain?Elle n'a pas eu beaucoup plus de succès
dans Isabelle , quoiqu'elle semble plus faite pour rire
que pour pleurer. Elle a un peu mieux joué Iphigénie ,
et un peu mieux encore Rosine , du Barbier de Séville.
Elle ne manque pas d'intelligence ; mais elle
paraît dénuée de moyens. Sa jolie figure a seule trouvé
grâce devant tous les critiques , excepté cependant devant
M. G. du Journal des Débats. Il a lu dans son
Ovide que Mlle Wenzel était trop jeune , trop belle et
trop petite pour jouer Andromaque. Il veut que l'actrice
qui représente la veuve d'Hector ait au moins six pieds ,
et bientôt il nous dira que ce rôle doit être rempli par
(1) Qu'est- ce que c'est qu'un esprit qui touche une ame !
OCTOBRE 1816. 521
5
un homme, comme la comtesse d'Escarbagnas et la
mère Simone. Talma , fort inégal dans les premiers
actes d'Andromaque, et sublime dans le cinquième , a
estropié deux vers de Racine : au lieu de ,
Que la seule vengeance excite ce transport ,
il a dit :
Que la seule vengeance inspire ce transport.
Au lieu de ,
Laisse-moi des périls dont j'attends tout le fruit ,
il a dit à Pylade :
Porte ailleurs des périls dont j'attends tout le fruit.
Mile Duchesnois , qui a eu de beaux momens dans Hermione
, au lieu d'éclater , pour me servir de l'expression
de Laharpe , a pris un ton langoureux , en disant :
Je ne t'ai point aimé , cruel ! qu'ai- je donc fait?
Victor , qui avait été un peu écrasé à son premier
début , par le rôle d'Oreste , a donné de véritables espérances
dans Achille et dans Tancrède. On ne voit
plus en lui l'élève qui répète les leçons de son maître ,
mais l'acteur qui donne l'essor au talent dont la nature
semble l'avoir doué. Il vient , dit-on , d'être reçu pensionnaire.
M. Auguste doit débuter dans Polyeucte.
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE .
Ce théâtre promet toujours beaucoup de nouveautés
et de reprises ; on lit depuis long-temps sur l'affiche : En
attendant la première représentation de Féodor, ou le
Batelier du Don , la reprise de l'amitié à l'épreuve ,
la Soirée orageuse. Quand ce théâtre nous donnera-t-il
donc des soirées amusantes ?
THEATRE DE L'ODÉON.
La Femme jalouse .
Si toutes les pièces du répertoire du Théâtre Français
étaient aussi bien jouées à l'Odéon que la Femme ja
523 MERCURE DE FRANCE.
louse, le faubourg Saint-Germain n'aurait presque rien
à envier à la rue de Richelieu. Mile Délia ne laisse pas
grand chose àdésirer à ceux qui n'ont vu que Mile Leverd
dans Mme Dorsan. Si Closel a un peu de froideur
dans M. Dorsan , je l'aime encore mieux que la chaleur
de mélodrame de Damas. Mlie Fleury vaut bien Mlie
Bourgoin; Baptiste aîné est le seul que Chazel fasse regretter
, dans le rôle de Daranville . Si la Comédie Française
voulait reprendre sa supériorité dans cette pièce ,
il faudrait que Mme Talma remplit encore le rôle de
lafemme jalouse , Mile Mars celui d'Eugénie , et Fleury
celui de M. Dorsan ; mais Mme Talma n'est plus au
théâtre , Mile Mars est absente , et Fleury ne jouera bientôt
plus rien ; il se retire au mois d'avril.
THEATRE DE LA PORTE SAINT- MARTIN .
Première représentation du Mari en bonne fortune ,
vaudeville de M. Henri.
C'est un petit acte sans conséquence , dont le succès
n'aurait eu rien de remarquable sans la réclamation sérieuse
auquel il a donné lieu. M. Maréchalle.a porté
plainte contre M. Henri , qui n'est autre que M. Henri
Simon. Il l'accuse d'avoir donné , à son insu et par abus
de confiance , au théâtre de la Porte Saint-Martin , cette
piece qu'ils ont faite ensemble il y a quatre ans , et qui
a été lue au Vaudeville et aux Variétés , sous les titres
de l'Auberge du Croissant et de la Femme capitaine.
L'affaire va être renvoyée devant les tribunaux;
mais la marchede la justice est si lente , et le succès d'un
vaudeville si rapide , qu'il est à craindre pour M. Maréchalle
qu'il n'y ait plus de pièce de conviction. Le théâtre
delaPorte Saint-Martin , pour nous consolerde la perte
d'Hamlet et de Samson, que l'Opéra lui défend de jouer,
va nous donner la Perdrix rouge , comédie en un acte,
et les Corbeaux accusateurs , mélodrame à grand spectacle.
Il espère que les aîles de ces oiseaux le porteront
aussi haut que celles de la pie voleuse.
THEATRE DE L'AMBIGU COMIQUE.
Cethéâtre vient de reprendre incognito l'Amour à
OCTOBRE 1816. 523
l'anglaise, vaudeville joné autrefois aux jeunes Elèves.
L'affiche ne porte pas le nom des auteurs ; mais à la
manière dont le Journal de Paris a vanté cette mauvaise
pièce , j'ai deviné qu'elle était de MM. Rougemont
et Ourry , rédacteurs dudit journal. En parlant l'autre
jour de la représentation du Chevalier à la mode , dans
laquelle Armand a remplacé Fleury , ces Aristarques
disaient, que grâce à Fleury, cette comédie serait toujours
vue avec plaisir. Fiez-vous encore aux éloges du
Journal de Paris!
ww wwwwwwwwww
E.
INTERIEUR .
L'objet qui occupe le plus généralement les esprits , est la nomination
faite par les divers colléges électoraux de département, des
députés quidoivent former la nouvelle chambre. Nous croyons donc
qu'il sera agréable à nos lecteurs de trouver ici la liste de tous les
choix connusjusqu'à ce moment.
Ain.M. Camille Jordan.
Aisne. MM. le duc de Gaëte , de Courval , de la dernière chambre;
Carlier , maire.
Aube. MM. le comte de la Briffe , Paillot de Loinel.
Aveyron. MM. le baron de Capelle , le comte de Mustuejols , de
Bonald, de la dernière chambre, Thomas , procureur du roi; le
baron Nogaret , ancien préfet de l'Hérault .
Doubs Les premiers votes ont été annullés ; les élections suivantes
ont été faites : MM. Corvoisier , Chifflet , de la dernière
chambre ; Clément , le comte de Scey , de Grosbois , de la dernière
chambre.
Eure. M. Lisot , ancien député , est le seul qui ait été élu. Le
collége électoral s'est séparé.
1
Eure et Loire. MM. Courtavel , Caquet
Gard. MM. Vogué, Calvières , Trinquelague , tous trois de la
dernière chambre .
Hérault. MM. Montcalm , Durand, tous deux de la dernière
chambre: Ratye , maire de Cette.
Illeet Vilaine. Corbière , ex-député ; Vauquelin de la Rivière ,
ex-député; Garnier-Dufougerai , ex-député ; Moreau , frère du général
, et administrateur des postes.
Indre. M. le comte de Bondi .
Indre et Loire . MM. Gouin , Moisan , Perceval de Witenstorff,
commissaire ordonnateur .
Isère. MM. Savoie-Rollin, ex-député; De la Vallete , Lombard,
Bellescise.
524 MERCURE DE FRANCE .
Jura. MM. Brulé, Babei , tous deux de la dernière chambre;
Jobei , Gagneur , de la dernière chambre.
Loire.MMd. eVougi , président du collége ; Dugas des Varennes ,
de Pommerol , tous ex-députés .
Loire inférieure. MM. Richard jeune , Peirasset..
Loiret. MM. le baron de Talleyrand , de la dernière chambre ;
Crignon d'Aujoner, Henri de Longueve.
Loireet Cher. M. Josse-Beauvoir.
Maine et Loire. MM. Dandigné des Alliers , Papiera-Verrier .
Marne. MM. Royer-Collard, conseiller d'état , et de la dernière
chambre , Froc la Boullaye , Ruinard.
Marne (haute). MM. Becquei , sous-secrétaire d'état au ministère
de l'intérieur; Beugnot, ministre d'état; Sainte -Aldegonde ,
Pastoret .
Meuse. MM. Saunier , Bazoche , ex-députés....
Moselle. MM. Ernouf, lieutenant-général ; Voisin de Gartempe ,
premier président de la cour royale ; de Hansen , tous trois de la
dernière chambre ; Dúcherret , propriétaire.
Nièvre. MM. le marquis de Pracontal , Clément , colonel , exdéputés.
Nord. MM. Beaussier-Mathon , négociant , ex-député , de Forest ,
de Mooster , couseiller de préfecture , ex-député ; Brigod.
Oise. M. Destissac .
Orne. MM. le prince de Broglie , Delaunai , ex-députés ;le comte
d'Orglande , Drnet de Vaux.
Pas de Calais . MM. Blanquart- Bailleuil , ex -député ; Francoville
, d'Harlincourt , Harlai,
Rhin (bas). MM. Ellets , propriétaire ; Kern , conseiller de préfacture;
Magnier-Grandpré, tous trois ex- députes ; Reibell, propriétaire.
Khône. MM. le comte de Fargues , maire de Lyon; de Magneval ,
de Cotton, de la dernière chambre.
Saone et Loire MM. le marquis deGannay, président du collége;
Paccard, le marquis de Beaurepaire , le marquis de Doria.
Seine. MM. Pasquier, ministre d'état ; Bellard, procureur général
de la cour royale; Lafitte , banquier; Try, premier président dutribunal
de première instance ; Chabrol , préfet du département; Lebreton
, notaire; Roi , avocat ; Delaitre,du conseil général de département.
Seine Inférieure. MM. Ribard , maire de Rouen ; le comte Bengnot,
président du collége ; Begouen , conseiller d'état , le prince de
Montmorency , Duvergier de Hauranne .
Seine et Marne. MM. Despatis , procureur du roi ;
Seine et Oise. MM. Delaistre , ancien préfet du département;
Usquin. de la dernière chambre ; le marquis deBizemont , Destouches
, préfet du département.
Somme. MM. Cornet-d'Hincourt , Hardivilliers , Lemarchandde
Gomicourt , Morgan du Belloi , tous de la dernière chambre.
Vendée. MM. le baron Dufougerai,ex-député ;de Laval.
OCTOBRE 1816. 525
Vienne(Haute). MM. Bourdeau, Mousnier, Buisson, ex-députés.
Yonne. MM. Jaquinot- Pampeluune , président du collége;Hay,
de la dernière chambre; le marquis de Villefranche.
Allier. MM. Aupetit-Durand, Preverent de la Bouteraye , tous
deux de la dernière chambre .
Ardennes. MM. Demousseaux , le baron de Salis .
Calvados. MM. Charles d'Hautefeuille , Heroult de Hotto , ancien
conseiller au parlement , tous deux de la dernière chambre ; de
Cordei ,de Folleville ,de la dernière chambre,
Charente. M. Albert , ex-député.
Cher.MM.le baron Augier , maréchal-de-camp; Bouin , docteur
en médecine , tous deux de la dernière chambre.
Creuse M. Michelet , président du collége.
Deux- Sèvres. M. Jard - Panvilliers , président à la cour des
comptes.
Meurthe. MM. Lefrogne , notaire ; le baron Louis .
Nord(bis).MM. le baron de Coppens , le maréchal duc de Trévise.
Les nominations de ce département sont complètes.
Rhin (Haut). MM.de Serre , Voyer d'Argenson , de la dernière
chambre.
Saone (Haute). MM. le marquis de Grammont , de la dernière
chambre ; Martin de Groi./
Seine inférieure. M. Castel , négociant à Dieppe.
Vendée. M. Bejari.
On avait répandu le bruit que la fièvre jaune s'était manifestée
à la Pointe à Pitre ; que sir Leith avait concouru de tous ses
moyens à procurer la sureté de l'île , tandis que les troupes nouvellement
débarquées occuperaient un camp sain et commode, où elles
pourraient rester jusqu'au moment où les symptômes de cette maladie
seraient disparus . Les dernières nouvelles arrivées de cette île
et de la Martinique , où ce bruit avait pris naissance , ont rassuré
contre toutes les craintes . Il est faux que la fièvre jaune se soit manifestée.
Le 19 septembre, un orage a éclaté à Sommedienne , dans
le département de la Mense ; la flèché du clocher a été détruite , et
la tour frappée en plusieurs endroits . Unhomme et une femme qui
s'étaient retirés sous un arbre , ont été frappés de la foudre ; l'homme
est mort sur- le-champ : on dit la femme morte ; tout son corps a
été brûlé. Un enfant qui était près d'enx , n'a eu que des meurtrissures
. Malgré la répétition fréquente de ces événemens , on cède au
premier mouvement , celui de se mettre à l'abri. Il faut donc aussi
iépéter ,que dans le moment où il tonne , on doit éviter de courir ,
de se mettre sous des arbres , et auprès des meules de foin et de
paille.
Le ministre vient de faire publier dans un ordre du jour , la
défense d'introduire aucun changement dans l'uniformeet l'armement
des troupes . Les frais occasionnés seront à la charge des offieiers
qui auront ordonné les dépenses.
TABLE DES MATIÈRES
DU
TOME SOIXANTE - HUIT.
POESIE.
La Restauration . ...
Les Désirs .....
....
...
...
Pages.
3
49
Epitaphe de M*** . ..... ...
100
La mort d'un époux .. Id.
Couplets adressés à Mgr. le duc de Berri ........ 102
Ode sur la conspiration de 1812 .
........
145
Le jugement dernier. 149
Lacontrition du délateur 150
APyrrha , Ode traduite d'Horace ........... 193
Roller et Colin , Conte .... .... 194,243
Le Maitre et son Valet , Conte . 197
Traduction nouvelle du distique de M. Malingre . 198
Vers à Madame *** ... ... Id.
Saint Louis , Chant gallique .... .. 241
Ode après la campagne de Russie 1812 . .....
La bulle de savon , Ode.
..
..
289
......
293
Stances , par Ducis , peu de jours avant sa mort . Id.
A Mile C. F ...... .. 295
Discours de Galgacus , traduit de Tacite .. ... 337
AChloé, Ode d'Horace .
L'épouseur accommodant, Conte ..
...
....
341
Id.
Le Rendez-Vous ... 342
Le club des Puritains .
Endymion , Cantate.
...
.........
........
343
585
AMme de B*** ..
Elégie sur la mort de Millevoye .
A Miles F.
Le lendemain des Rois ...
Envoi d'une montre ..............
....
..... 388
• ....... 433
... ... 456
..............
437
Id.
TABLE DES MATIERES . 527
La Grèce , Elégie .
Le Précepteur et son Elève...
Pages.
481
483
ENIGMES , CHARADES ET LOGOGRIPHES.
Logogriphes , Enigmes , Charades . 5 , 51 , 52 , 105 ,
104 , 151 , 152 , 199 , 200 , 247 , 248 , 295 ,
343,344,389 , 390 , 437,458 , 484..
LITTÉRATURE ET ARTS .
Quatre événemens dans un jour ; par Mme Dufrénoy...
...
7.
Note sur la dernière Elégie de Mme Babois ....
Examen de l'ouvrage de Don Juan Escoiquiz ..
Notice sur Berruguete (Alphonse ) .
17
18
30
1
La nouvelle Emma . 53 et 105
Observation sur une nouvelle carte de la Retraite
des dix mille et la dénomination des villes Epithraces
; par M. Gail .. 66
Note sur l'ouvrage ayant pour titre : De Buonaparte,
sa famille et sa cour . 80
Les Trois âges .... .... 81 et 117
Notice sur sur Louis de Morales . 131
Eben - Haçan , Histoire orientale .. 153 , 439
Tragédie de Charlemagne ...... ...... 156, 214
Le français à Venise; par Mme Dufrénoy , anecdote.
201
Relation d'un voyage forcé en Espagne et en
* France ..... ..
221 , 249
Alphonse Cano ....... 224
Le retour des Bourbons 254 , 509
Gaspard Bécerra . 272
OOEuvres badines et morales , historiques et phi-
Eloge de Montesquieu
losophiques de Cazotte ..
Le verre d'eau sucrée
Jean Fernandez Navarrete el mudo ..
Le porte-faix de Bagdad..
Mémoire sur Thucidide; par M. Gail....
La fin du monde........
...... 297,345
313
565
..
.......
..
368
591
402 , 448
410
528 TABLE DES MATIERES.
La Roulette ..
Histoire de Marie-Charlotte- Louise , reine des
Deux- Siciles ....
Douze Epitres suivies de Stances ,
Pages
414
.... ..
415, 441
485
MELANGES.
Lettre à un provincial .... .. ...... 24
Note sur les galeries du Luxembourg .. .... 29
Du dérangement dans l'ordre des saisons 39
Le Contempteur.. ..60 , 304,493
Jeu des Anecdotes 72, 258
Rêve d'un amant des Lis ..
79
Suite du Dictionnaire raisonné des Etiquettes ,
etc. , par Mme la comtesse de Genlis 84 , 153 , 172 ,
361
Sur l'Art d'obtenir des places 121
De la Vieillesse, par M. de Ségur .
Principes de la distinction du contrat et du sacre-
..... 163
ment de mariage 210
La séance académique ...... 227
Le tombeau de Mesdames de France , à Trieste .
Notice historique sur la colonie de Sierra- Léone .
265
460
Sur les parapluies des dames . 501
La France après la révolution . 553,502
SPECTACLES.
.. Lettre de M. Pouretcontre 34 , 88 , 137 , 176
Correspondance dramatique .. 252 , 278 , 320 , 372 ,
NOUVELLES.
419 , 468, 515
Intérieur , 40 , 182 , 236 , 281 , 328 , 378 , 426 , 473
Extérieur.... 45 , 185 , 286 , 550 , 581 , 428 , 476
Annonces .... 46,95 , 144 , 192 , 236, 286 , 336 ,
383 , 432 , 480
DUBRAY , IMPRIMEUR DU MERCURE
Qualité de la reconnaissance optique de caractères